:0
.^^...»^.v^,.^.>v:.<..^.u.-.
'y
HISTOIRE
DE LA
DIVINATION
DANS L'ANTIQUITÉ
SAINT-QUENTIN. — IMPRIMERIE .TfLES MOCREA.I:.
Ic^IIPARTAlENTAL
LiBRARY
ICI S
.IMfc •-•«••^'V^
HISTOIRE
DE LA
DIVINATION
DANS L'ANTIQUITÉ
PAR
^^^
AT BOUCHÉ-LECLERCQ
PROFESSEUR A LA FACULTÉ DES LETTRES DE MONTPELLIER,
PROFESSEUR SUPPLÉANT A LA FACULTÉ DES LETTRES DE PARIS.
TOME TROISIEME
ORACLES DES DIEUX (suite)
ORACLES DES HEROS ET DES MORTS
ORACLES EXOTIQUES HELLÉNISÉS
PARIS
ERNEST LEROUX, EDITEUR
LIBRAIRE DE LA SOCIÉTÉ ASIATIQUE
DE l'École des langues orientales vivantes, etc.
28, RUE BONAPARTE, 28
1880
BF
Bu
■ I
DEUXIÈME PARTIE
LES
SACERDOCES DIVINATOIRES
CHAPITRE QUATRIEME
LES ORACLES d'APOLLON
La conception du type d'Apollon, idéal de force, de grâce
et de dignité, qui renferme tout ce que peut contenir de di-
vin la nature humaine transfigurée et affranchie de la mort,
marque dans l'évolution morale de la race hellénique le dé-
but d'une ère nouvelle. Apollon est un des derniers fruits de
l'imagination mythoplastique des Grecs ; il en est aussi
l'œuvre la plus achevée.
La mythologie hellénique était parvenue, au cours de ses
essais antérieurs, à enfermer dans des formes humaines les
forces naturelles que les Pélasges sentaient confusément
s'agiter autour d'eux. Elle s'était déjà exercée à dégrossir et
à dépouiller de leurs attriliuts monstrueux les dieux orien-
taux qu'elle consentait à introduire dans la famille des Olym-
piens. Mais elle n'avait pas encore trouvé l'occasion d'utili-
ser à son entière satisfaction ses aptitudes spéciales. Le génie
grec était trop porté à faire de l'homme la mesure de toutes
choses pour laisser aux divinités qui mènent le monde l'am-
1
2 LES ORACLES DES DIEUX
pleur et rèiiergie que suppose leur tâche. Il a u-availlé sans
relâche à convertir la religion en art et à détruire, en lui
imposant le joug de Testhétique, Tintempérante vitalité du
sentiment religieux. Les mythes grandioses et obscurs qui
lui arrivaient des rivages de l'Egypte et de l'Asie se fondaient
en quelque sorte sous sa main; il les allégeait de tous les
éléments irrationnels qui en agrandissaient la majesté fac-
tice, et, une fois en possession de l'idée fondamentale, il la
symbolisait à son tour dans des figures de proportion
moyenne, habitées par une intelligence soumise aux lois de
la raison, mues par des volontés et des passions en tout
semblables à celles de notre espèce. La religion hellénique,
hostile à tout ce qui trouble et inquiète la conscience, enleT
vait à ses dieux les prérogatives les plus caractéristiques des
divinités orientales, la liberté illimitée de leur A'ouloir. le
droit au respect aveugle de leurs décisions et l'irresponsa-
bilité de leurs actes. Elle les voulait aussi intelligibles qu'in-
telligents et elle rejetait tout le mystère qu'elle ne pouvait
éliminer du monde dans la notion vague du Destin, faite de
toutes les questions insolubles. Le Destin serait ce qu'il y a
de plus divin dans les conceptions religieuses de la Grèce
si la théologie poétique ne s'était acharnée à dépouiller de
toute réalité cet être indéfinissable, et ne Pavait réduit à
n'être plus qu'une idée toujours présente à la pensée de Zeus,
c'est-à-dire l'obligation que s'impose le maîire du monde de
ne pas déranger les lois immanentes du mécanisme uni-
versel.
Le sentiment de l'art et la dialectique, ces deux facultés
maîtresses du génie national, s'accordaient ainsi à resserrer
les limites du monde divin et à diminuer les figures idéales
t|ui le peuplent de tout ce qui excède la portée du regard.
Aussi la mythologie hellénique a-t-elle mal réussi à conser-
ver aux tyj[)es des divinités sui)rênies la grandeur qui leur
ORACLES D'APOI.LO N 3
convient. Les trois gouverneurs de l'univers, Zeus, Poséidon
et Hadès, sont des souverains peu imposants et, de bonne
heure, les poètes abusent de ce que le plus grand des trois
est aussi le plus débonnaire pour lui parler ou parler de lui
sur un ton de familiarité à peine respectueux. On comprend
que le ciseau de Phidias ait pu ajouter quelque chose au
prestige du « père des dieux et des hommes. »
La religion grecque a excellé, au contraire, à dessiner les
types des divinités moyennes, de celles qui, plus libres en
leurs allures, échappent aux soucis mal compensés du pou-
voir et dont l'existence, fertile en incidents, en entreprises,
en plaisirs, est toute au gré de leurs adorateurs. Celles-là ont
évidemment éveillé la sympathie humaine, et l'on s'aperçoit,
au charme répandu sur leurs traits, qu'elles ont été admirées,
de cette admiration qui, chez un peuple d'artistes, confine à
l'amour. Telle a été, avec un reste imperceptible de raideur
hiératique, la puissante fille de Zeus, Athêna; tel, le gracieux
et souple Hermès; tel, enfin, le superbe Apollon. Tous ces
dieux, sains d'esprit et de corps, ont cessé d'être des person-
nifications symboliques pour devenir de véritables Hellènes,
et ce serait déconcerter la sereine vénération qu'ils inspirent
que de les ramener à leur berceau symbolique. Ceux qui leur
demandent aide et protection aiment mieux avoir affaire à
des âmes humaines qu'à des ressorts moteurs, le ressort fût-il
la foudre, le vent ou la lumière.
Apollon a été particulièrement choyé par la piété nationale
et il est devenu, avec le temps, le type le plus parfait de la
race. Tandis que ses congénères se contentaient de cultes
épars et sans cohésion entre eux, Apollon était le centre
d'une religion qui tendait à devenir universelle : il était
accueilli partout, et toutes les tribus helléniques, attirées
par l'éclat grandissant de sa gloire, lui prêtaient à l'envi
toutes les perfections dont elles -^ivairMit, loprp^ rMifiniAnt T/ ■
4 LES ORACLES DES DIEUX
Ioniens, après l'avoir dégagé des formes barbares que lui
avaient données ou laissées leurs voisins, les Cariens, Lyciens
et Cretois, admiraient en lui le merveilleux éphèbe aux che-
veux d'or, armé de flèches inévitables, terrible pour ses enne-
mis, souriant a ses fidèles ; les Éoliens préféraient tendre sur
son arc sonore les sept cordes qui le transformaient en lyre,
et écouter les accents du divin artiste ; les Doriens révéraient
en lui le destructeur des monstres, le fléau des enfants de
ténèbres, le Paean qui frappe et qui guérit \ le purificateur
du monde physique et du monde moral, dont la vertu s'in-
fuse avec le laurier symbolique dans l'eau des lustrations.
Il lui manquait encore la plus belle de ses prérogatives, celle
qui le mit hors de pair et le rendit nécessaire à tous. Le
hasard, aidé par un sacerdoce intelligent, se chargea de la
lui donner. Partout, les Nymphes, déjà investies par les reli-
gions primitives d'une vertu prophétique, subissaient sa do-
mination hautaine. Maître enfin du Parnasse, après un long
siège, il y recueillit l'héritage des cultes pélasgiques qui lui
léguèrent les instruments de la révélation chthonienne, les
voix et les songes, et, plus tard, les servantes de Dionysos,
qui couraient échevelées dans la montagne, lui apprirent le
secret de l'enthousiasme.
Dès lors, son empire est fondé, empire d'autant plus stable
qu'il s'associe tout d'abord ou plutôt s'identifie avec la supré-
matie déjà reconnue de Zeus. Apollon n'a pas l'ambition de
détrôner le Père : il se contente d'être sa parole, son prophète^,
et l'admiration qu'inspire le mystère de la révélation nou-
-IjIIa'./jwv, -aîwv, Ilaiâv, L'pillii>le doiil Je double sens a déjà fuunii aux
exégèlos antiques plus d'un rapprochement édifiant. — 2) Aib; Tipocpi^Tr^;
(JEscu^h.,Eumen., 19) : ^spàuwv Ai6ç (Aristopii., Aves, rMG). Sophocle appelle
une prophétie d'Apollon çaTiç Aibç {SovnocL.,Œd. ilco;., toi). Apollon s'est iden-
tifié plus tard avec le Adyo; ou le Nouç des philosophes mysticpies, d"autant
plus facilement qu'on l'appelait dans la langue courante ^sb; X^yio?, le dieu
des oracles (Mknand. Rhet., F.pidict., t7, p. 319. 321). Les poètes ont créé
pour lui l'épilhète do Zr)v6cppwv ou Zr.voooxjîp (Anthol. Palat., IX, 525, 7).
I
ORACLES D'aPOLLON . 5
o
Telle n'a point a lutter contre les droits antérieurs des
oracles de Zeus. Les poètes, empressés de répandre dans le
peuple la doctrine orthodoxe élaborée à Delphes, répètent
à l'envi que toute parole tombée du trépied fatidique est ins-
pirée par Zeus lui-même ^ Ils insinuent même que Zeus, seul
confident du destin, ne veut plus avoir lui-même d'autre
interprète de sa pensée qu'Apollon-, de telle sorte que les
devins libres tiennent aussi leur clairvoyance de leur chef
Apollon ^ Une pareille théorie, séduisante par sa simplicité
même, menaçait la prospérité de toute institution rivale et
réduisit en effet à un rôle secondaire les oracles qui se
tinrent en dehors de l'influence apollinienne. En revanche, le
sacerdoce pythique étendit au loin son hégémonie. Apollon,
qui était venu d'Asie archer et musicien, y retourna pro-
phète. Partout où s'était implanté son culte, il y eut comme
une effervescence qui. gagnant de proche en proche, aboutit
ou à l'installation d'oracles apolliniens, plus ou moins dé-
pendants du sacerdoce de Pytho, ou à la création d'un pro-
phétisme libre, représenté par les sibylles et les chresmo-
logues orphiques. Le rivage de TAsie-Mineure retentit de
voix inspirées que n'avait jamais entendues l'oreille d'Ho-
mère, et l'antique sanctuaire de Délos, après avoir aspiré à
être, lui aussi « l'oracle des hommes ' » à une époque où
i) « Jamais, dit Apollon dans les Euménldes (617-618), jamais je n'ai parlé,
du haut de mon trône fatidique, au sujet d'un homme, d'une femme ou
d'une cité, que Zeus, père des Olympiens, ne l'ait ordonné. » — 2) Voy. les
affirmations très nettes de l'aède homérique dans VHijmne à Hennés (vol. I,
p. 193; II, p. 398). Euripide est sur ce point d'une orthodoxie complète. Il
dit : « Zeus est parmi les dieux le devin le plus infaillible (a[). Aristid., Il,
p. 51 Dind.) et ailleurs : « Phébus seul devrait rendre des oracles aux
humains, lui qui ne craint personne iVhnm., î);;8-9")9). — 3) Solon, passant
en revue les i)rofcssions, arrive à celle de devin qui est octroyée par Apollon :
"AXXov [AdévTiv îOrjxsv àvaÇ Ezaspyoç ' \k611wv{ fraQm. 13, 53 Bergk). Les tragiques,
Euripide surtout, cherchent à discréditer les di'vins au profit des oracles et
affectent de ne connaître que les oracles d'Apollon. — 4) Hvmn. Hom., In
ApoU. 81. -£pr/.aXXÉa vrj'ov. . . s'|j.;j.£vai àv^pw-tov /priaTi^ptov.
G LES ORACLES DES DIEUX
Apollon dédaignait encore la société des bacchantes, dut re-
noncer à garder sa place dans ce concert de révélations exta-
tiques.
Ainsi fut constituée, d'additions successives, la personnalité
complexe d'Apollon'. Le dieu fut alors ce que tout Hellène
eût voulu être, beau, d'une beauté à la fois virile et gra-
cieuse, fort, vaillant, sage, habile surtout, menant de front
la science, l'art et le plaisir, sensible à l'amitié, peu curieux
de tendresse et trop jaloux de sa liberté pour porter le joug
d'hyménée. Puis vint aussi pour lui le déclin, hâté par l'ex-
cès même de ses honneurs. La piété, la spéculation philoso-
phique, Tastrologie, l'invasion des dieux solaires de l'Orient
dans lesquels on ne pouvait méconnaître les proches parents
d'Apollon, ramenaient invinciblement à son point de départ
la carrière du fils de Loto. Il remonta jusqu'à la région où
il se confondit de nouveau avec son précurseur, le Titan
Hélios ou Hypérion, puis s'absorba dans l'astre même qui lui
avait donné la vie. Il devenait ainsi le foyer même de l'uni-
vers, le modérateur du temps et, pour bien des gens, le « plus
grand des dieux-, » mais il s'éloignait du monde terrestre
et, surtout, il cessait d'être une copie idéale de l'humanité
pour prendre le caractère f ital des forces naturelles. Il sor-
tait ainsi de la religion hellénique et rentrait dans sa véri-
table patrie, le ciel d'Orient.
C'est qu'en effet ce dieu à physionomie si grecque était
venu de l'étranger ou, pour parler plus exactement, la reli-
gion grecque, plus habile à perfectionner qu'à créer, avait
i) Platon, dans le Cratijlr, ;\ iiMliiil à quatre les offices d'XpoWon musicien,
prophète, médecin et archer. Celte elassilioation (hnicnt usuelle après lui. On
la retrouve, avec un ordre difi'ércnl, <lans le canevas tracé par le rhéteur Mé-
nandre (ouvd£ti.f.tç tou Osoû-ToÇtxTJ, jj-aviix^ laxpr/.r^, iaoutix./,). — 2) Menaxd. RheT.,
Kpidict., p. 320. L'idcntilé d'Apollon et du Soleil a été aperçue de bonne
heure par les anciens et établie scientifiquement par les Stoïciens. Plutarque
répète constamment que c'est là une opinion depuis fort longtemps répandue.
{T)ef. orac, 42, etc.)
OR.\rT,ES D APOT,I,ON 7
tiré du dehors l'être myiliiqno dont (dlo fit son Apollon.
Nous ne sommes guère en mesure de déterminer en quel
temps, en quels lieux, sous l'influence de quelles préoccupa-
tions s'est élaboré dans Timagination populaire ce type divin,
et par quelle épuration progressive il est arrivé à représen-
ter dignement, dans l'éclat de sa beauté surhumaine, la lu-
mière dont il est la personnification. Nous croyons voir seu-
lement, en nous aidant de souvenirs à demi effiicés, que les
peuples du littoral asiatique, mis en contact les uns avec les
autres par leurs propres mouvements et par l'activité des
marins crétois, ont collaboré à cette œuvre commune, sans
qu^on puisse dire oii a commencé à resplendir la figure hu-
maine d^Apollon.
Il se peut que le nom d'Apollon et celui d'PIélios rappellent
encore le type de Bel ou Baal', deux fois soumis par la my-
thologie grecque à un travail d'adaptation physique et mo-
rale, et conduit enfin, grâce au concours de la piété dorienne,
\) On ne compte plus les etymologies du nom d'Apollon ('Ar6).).(ov -'A-sX-
Xwv - A::Xtov — Ay)/u chez les Étrusques; Apollo ou Apcllo chez les Latins).
Platon, dans le Cratyle, en otire une pour chaque fonction d'Apollon et les
philosophes en ont proposé, après lui, d'aussi étrangères h toute recherche
philologique. Apollon sagittaire est ainsi àû pâXXwv ou àTiorâXXwv ou, en tant
que destructeur, iJ-oXX'Jwv : A. musicien, chef du chœur des astres, est à-
roXwv pour ijjia-iioXôJv ou o[xo--oXôJv ou àva-;:oXojv : A. médecin est à-sXXwv
(lat. pello) ou d-sXaûvtov (v6ao'j;} OU, commme purificateur et libérateur, àîio-
Xo-jwv, 7-oXûwv : A. prophète est, en dépit de son surnom de Loxlas ou Tortu,
a::Xouv, le « simple, » c'est-à-dire le « vrai » ou, comme le voulaient les La-
tins, apei'icns, celui qui « ouvre » les secrets. Enfin Apollon-IIélios est tantôt
« seul » de son espèce (où tzoXXwv, en latin Sol, de soins), ou un faisceau de
forces nombreuses {àKo jcoXXwv), ou un astre qui se lève tous les jours à une
autre place que la veille {àr.'dXkm). On voit tout ce qu'un seul mot peut
contenir d'intentions, quand on sait les y trouver ; car, avec le système de
Platon, on peut les faire entrer toutes dans le nom du dieu. Les phi-
lologues modernes se rallient, en général, à létymologic qui dérive 'Ajc6XXwv
du verbe àr.éXXw=ir,tl^-^(M (Hksvch. s. v.). C'est un système plausible; mais il
se peut aussi ([u'Apollon soit venu d'Orient avec un nom sémiliijuc auquel
la langue grecque a donné, après coup, un sens intelligible p(»ui' les Grecs.
Le démiurge assyrien Bd est devenu en Pliénicie le dieu solaiti- Tiiuil. Haal
8 LES ORACLES DES DIEUX
a sa perfection. Mais il n^en faudrait pas conclure qu'Apollon
doive ses aptitudes à Bel. Les retouches ont souvent emporté
le fond, et il est pour nous indifférent, en définitive, que le
mythe apoUinien se soit développé sous une impulsion ini-
tiale venue du dehors. Apollon a mis le pied sur le rivage
de la Grèce européenne avant de ressembler, même de loin, à
ce qu'il fut plus tard, A Avnykhe, par exemple, on vénérait
Apollon sous la forme d'une colonne de trente coudées de
haut, à laiiuelle un art naïf avait adapté des pieds, quatre
mains et une tète à quatre oreilles surmontée d^un casque'.
C'était un débris d'une civilisation exotique, d'un culte apol-
linien apporté, probablement parles Cretois, dans la vallée de
l'Eurotas. D'après Eumélos de Corinthe, un des plus anciens
poètes cycliques, l'Apollon de Delphes était également sym-
bolisé, à la façon orientale, plutôt que représenté, par une
colonne-. A Délos, on montrait aussi une statue archaïque du
dieu qu'on disait scul[)tée par Dédale •' et qui devait l'aire
sourire les contemporains de Scopas ou de Praxitèle. C'est
donnerait, par simple mélatlièse, Abal, qui est bien prùs du dieu solaire
Cretois 'ASéXtoç. Abelios, suivant que la consonne labiale se condense ou s'as-
pire, devient à volonté WrAlioi;, W.r.zlX'xioç, W-kHIm^, 'A::6)«Xti)v, ou 'AFsXtoî
'As'Xtoç, 'lUXioç, "llX'.oç. On peut rappeler, à cette occasion, qu'Hélios portait
encore, cliez les Lacédémoniens, le nom de Bala (Hesych. s. v.). On trouve-
rait aussi aisément, si on regardait cette contre-épreuve comme indispen-
sable, et l'on a déjà trouvé des étymologies sémitiques du nom d'Artcmis.
Cela n'empêcbe nullement de retrouver, dans le type apollinien, des mytbes
solaires d'origine aryenne, des traits empruntés à Roudra ou à lnd]'a, vain-
queur du dragon Alii, bien que les dieux solaires de la Chaldée et de l'Egypte
soient aussi grands destructeurs de reptiles et de miasmes. Le caractère
d'Apollon est assez complexe et sa biographie assez accidentée pour qu'on
ne soit pas obligé de s'en tenir k un modèle unique. — 1) Pausan., III, 19,2.
T£ip4'-/E[p -/.ai TîTpâwToç. Zkxoiî., I, ',i't. Ai'OSTOL., I, 93. Hesych., S. v. y.oup(ôtov et
xuvxzfaç. On a trouvé à Cypre un dieu s('niiti(iuo, Resef-Mlkal, dont le nom est
traduit en grec par AfioUon Amijkolos : au même endroit M. Ceccaldi a décou-
vert un autel dédié AI'OLLQM AMÏKLAIQF. Rcsef est un dieu solaire, proto-
type ou copie d'Apollon Amykiéen (Cf. J. Eutin'G, Scchspluimikische Inschriften
ans îdalion. Strassb. 187o). — 2) Clem. Alex., Sf/'om. I, |^ 164. Apollon Agijieus
fut toujours l'cprésiMilé ainsi. — :ii Paisan., IX, 40, '.]. Il y avait de ces « mor-
ORACLES D APOLI,ON 9
la Grèce qui a donné a Apollon, non seulement la beauté
physique dont elle n'était avare pour personne, mais les qua-
lités intellectuelles et morales auxquelles il a dû d'être le
plus vivant et le plus admiré des dieux olympiens.
L'histoire psychologique d'Apollon se dégagera peu à peu
de l'histoire même de ses oracles. Il nous suffit, pour ordon-
ner la série de ces instituts fameux, de suivre, à l'aide des
indications déjà fournies plus haut, la propagation du culte
apollinien au sein des peuplades helléniques'.
Si haut que nous remontions dans l'histoire, nous trouvons
toujours le point de départ des légendes apolliniennes, aussi
bien que les cultes dont elles donnent l'explication, en Lycie,
en Troade, ou en Crète. Ces trois régions forment comme
les limites du monde remuant, affairé, inventif, où se pé-
nètrent et se coml)inent les éléments constitutifs du carac-
tère hellénique. Là, la race grecque, mise en contact avec
des peuples et des civilisations hétérogènes, reçoit de toutes
parts des impressions diverses et s'assimile, dans la mesure .
qui lui convient, les emprunts qu'elle convertit en propriété
nationale. C'est là qu'est née la religion d'Apollon et d'Arté-
mis, entée sur les cultes solaires de FOrient et de l'Egypte.
Les Cretois, qui s'étaient déjà faits les apôtres de Zeus, en
furent les plus ardents propagateurs.
Les Ioniens suivirent des premiers le mouvement qui en-
traînait vers elle tous les peuples riverains de la mer Egée,
ceaux taillés (Ç6ava) » un peu partout, et ou ne cite celui-ci que comme
exemple. La statue de Lêto à Délos était si informe qu'elle eut seule le pouvoir
de dérider Parméniscos de Métaponte qui avait perdu, dans l'antre de Tro-'
phonios, la faculté de rire (Seuls Del. ap. Athen. , XIV, .^ 2). -.- 1) On n'a pas à*
discuter ici tous les systèmes proposés depuis 0. Muller (iJoricr, I, 200-360).
On n'admet plus qu'Apollon soit un dieu doricn apporté de Tempe à Del-
phes, de là en Crète par un premier mouvement des Doriens, et répandu
ensuite par les marins crétois sui- les rivages de la mer Ég'ée et de la mer
Ionienne; mais la critique de rillustre savant a élucidé toutes les parties du
problème et tout le monde a tiré parti des faits accumulés et groupés par lui.
10 l.ES ORACLES DES DIEUX
attachés j usque-l;\ ;ui culte de Poséidon. Jadis, partout ou un
promontoire domine les flots et où ces coursiers blanchissants
d'écume semblaient amener le dieu qui les pousse, la piété
des marins avait élevé un autel ou un temple à Poséidon. Les
Ioniens d'Asie, rejoints par une grande partie de leurs
frères d'Europe que leur ramenait la poussée des invasions,
s'étaient groupés d'abord autour du temple posidonien de
Mycale, centre de leur hexapole'. Lorsque le classement dé-
finitif des races se fut opéré et que les Ioniens d'Asie, ceux
des Cyclades et des grandes îles du nord, de Lemnos, de
Thasos, de l'Eubée^ et même ceux de TAttique, se recon-
nurent pour frères, alors les fêtes « panioniennes » de Mycale
perdirent le caractère national qu'on leur attribuait. Il fallut
à cette fédération élargie un centre nouveau qui fut, autant
que possible, le centre géographique du domaine ionien et
un culte fédéral qui devînt l'occasion et la garantie des réu-
nions amphictyoniques. Ce centre aurait pu être Ténos, où
le culte de Poséidon avait déjà, saus doute, une notoriété
considérable-, mais la grande amphictyonie ionienne, sans
abjurer sa dévotion à Poséidon, se sentait pénétrée par la re-
ligion nouvelle etpressée de lui rendre hommage. Elle choi-
sit Apollon pour protecteur de la confédération et l'îlot aban-
donné de Délos pour rendez-vous des panégyries.
Mais Apollon n'était encore que l'archer divin, le musicien
honoré par les danses et les chants des jeunes filles de Délos,
ou le « delphinien, » l'héritier adouci de Poséidon. Le médecin
et le prophète s'est formé ailleurs : il a pris conscience de
lui-même dans les méditations religieuses des Doriens.
■ Quand les Doriens quittèrent la région de l'Olympe où la pro-
pagande Cretoise leur avait apporté le culte d'Apollon, ils em-
portèrent avec eux le laurier de Tempe et les rites des purifica-
1) Hekod., I, 148. Strai!., VIII, 7, 2. XIV, 1, 20. Sciiol. IIom., lliad. XX.
40i..— 2) Sthaiî., X, ;;, H. C. l. Gn;EC., 2329-2.33'k Clem. Alk\., Protrcpt. § 30.
ORACLES D'aPOLLON 11
lions apolliniemies. Ils plantèrent ce laurier sur le Parnasse,
près de l'antre de Gœa et, appelant à eux l'Apollon crétois,
qui semblait attendre à Krisa leurvenue, ils fondèrent l'oracle
pythique, desservi en commun par les prêtresses de Gœa et
les interprètes d'Apollon. De là, la renommée du dieu pro-
phète commença à rayonner aux alentours, officiellement
reconnue par l'épopée nationale, qui vante les richesses
accumulées derrière « le seuil de pierre de Phébus-Apollon,
dans la rocheuse Pytho ', » et amène à ce même seuil, pour
consulter le dieu, avant l'expédition de Troie, le « prince des
hommes, » Agamemnon -. Les cultes apolliniens épars en
Phocide, en Béotie, en Eubée, celui de Délos même, s'essayè-
rent, eux aussi, aux rites divinatoires, et le mouvement avait
déjà atteint le rivage asiatique lorsque partit de Pytho une
nouvelle et, cette fois, irrésistible impulsion. Le délire pro-
phétique, utilisant à la fois, pour percer le mystère de la
pensée divine, les forces réunies de toutes les religions assem-
blées sur le Parnasse, venait d'ouvrir, au lieu qu'on se plut
dès lors à considérer comme le centre du monde, une large
source de révélation régulière, disciplinée, garantie par
l'autorité d'un sacerdoce puissant. L'oracle ainsi renouvelé
communique au monde méditerranéen tout entier une sorte
d'ébranlement religieux. Désormais, il n'y a plus de prospé-
rité que pour les instituts qui imitent ses pratiques et acceptent
son investiture. Les mantéions apolliniens de la Grèce euro-
péenne s'effacent; le culte de Délos, désertant une lutte
inégale, retourne à ses jeux et à ses danses; plus loin, sur-
gissent, greffés sur des cultes antérieurs, des oracles vassaux
de Delphes, celui des Branchides et celui de Klaros.
Lorsque l'élan pieux produit par cette mémorable innova-
\) HoM., Iliacl. IX, 404-403. - 2) Hom., 0%.s.s. VIII, 80 On a déjiï vu qtic les
grands devins homériques, Calchas et Héiénos, ont reçu d'Apollon leur pri-
vilège.
12 LES ORACLES DES DIEUX
tioii s'est amorti, le prestig'e acquis s'en va peu à peu; la
discipline qui aurait pu grouper en un vaste système tous les
mantéions apolliniens se relâche : la théologie raisonneuse
détache du sol, pour l'incorporer a la personne mobile
d'Apollon, le pouvoir fatidique ; les instituts divinatoires se
multiplient au hasard et discréditent du même coup un pri-
vilège devenu banal.
Nous allons suivre, dans le classement des oracles apolli-
niens, la marche qui vient d'être indiquée. Ce n'est pas y
déroger sensiblement que de rechercher les traces fugitives
de l'oracle de Délos avant d'aborder l'histoire de Delphes. Si
l'oracle de Pytho est plus ancien que l'autre, le culte de Délos
paraît être, en revanche, antérieur à celui du Parnasse. Les
légendes de Délos sont comme la préface naturelle des tradi-
tions pythiques et nous aurons, en les étudiant, l'occasion de
voir ce que i)Ouvait être, ce qu'a été un culte d'Apollon à
peu près dépourvu des séductions mystérieuses de la man-
tique.
ORACLE DE DELOS 13
^ 1
ORACLE DE DELOS. [*]
Naissance d'Apollon à Délos. — La légende d'Hyperborée à Délos. —
Association des cultes apolUniens de Délos et de la Lycie. — La divi-
nation à Délos et le rationalisme ionien. — Glaukos et les Néréides: la
déesse Brizo ou Britomartis. — Indigence et obscurité des légendes
concernant l'oracle d'Apollon. — Le prophète Anios. — Silence de l'o-
racle durant la période historique. — Délos sous la domination athé-
nienne. — Vicissitudes diverses, pillages répétés, décadence finale de
l'île. — L'oracle de Délos dans l'Enéide. — Résurrection artificielle de
l'oracle au deuxième siècle de notre ère. — Délaissement complet de l'île.
Délos n'était, avant que le culte d'Apollon n'en fît une île
sainte, qu'un rocher stérile et délaissé, bon tout au plus pour
[*] Hymx. Hom. ïnApoll. 1-178 (Et? 'A-éXXwva Ar.À-.ov).
* DiiNARCHUs [Delius?], A7;>aa/.6ç [Xoyoç] (Dion. De Dinarch., 1).
* Aristoteles, ArjXfwv TOÀiTcta (Athen. VII, § 47. Diog. Lacrt. VIII, 13).
* Pal.ephatus Abydenus, Ar,).ta7.ît (Suid. s. v. ITaXaf^axoç).
*Phanodicus, Ar;)aa-/.â (Scliol. Apollon. Rh. I, 2!l. 419. Serv. jEn.,
IV, 14.
* Demades [AthemeXSIS?^, 'latopîot -^p't AtjXou /.a\ -^; Y£vÉj£w; twv Ar-,Toy;
nafôwv (Suidas, s. v. A7)[j.d(orjç).
* Semus Delius, ArjXtâ; ou Ar,X'. axwv |it6X. rj (V. Fragm. Hist. Graec. éd.
MûUer-Didot, IV, p. 492-494).
Callimachus, Hjjmn. in Dclum (32G vers).
Inscriptions et monnaies (G. I. Graec, 2203-2329. lo. G. Rascue, Lexic. univ.
rei numm. vett. s. v. Delos [1783], Suppl. ibid. [1804], Eckhel, Doctr. niimm.,
VI, p. 328-329. [1796]. T. E. Mioxnet, Desc*-. des méd., II, p. 313. N»- 31, 32.
[1807], Suppl. IV, p. 389-390. N"^ 189-198. [1829]. Atinal. Instit. di corr. av-
cheol, 1861, p. 39. 1864, p. 232-233.
Descriptions et fouilles, du milieu du xve siècle jusqu'à nos jours, par Gi-
riaco d'Ancona, Buondelmonle, Spon et Whcclcr, Tournefort, Leake, Brœn-
sted, Bory de Saint-Vincent, Ross, Gli. Benoit, L. Lacroix, L. Terrier, Mi-
chaëlis, A. Lcbèguc, Th. Homolle.
Dissertations historiques et mythographii{ucs de :
Saluer, Histoire de l'isle de Délos. 1717 (Mém. Acad. Inscr. lil, p. 376-
391).
Ezech. Spanheim, Obss. in Callimachi Hymnum in Dclum (éd. Ernesti.
Lugd. Batav. 1761. Il, p. 369-396).
14 LES ORACLES DES DIEUX
abriter les polypes et les « sordides demeures des phoques
noirs '. » On raconta plus tard que Poséidon, d'un coup
de trident, l'avait fait sortir du fond des eaux et qu'elle avait
flotté au hasard sur leur surface jusqu'au jour où Zeus l'a-
vait fixée avec des chaînes d'acier, afin qu'elle pût servir
d'asile à Lêto poursuivie par la colère de Héra -. C'est là, en
effet, sur cette terre toute neuve •', que, suivant la tradition
ionienne, Léto avait donné le jour à Artémis et a Apollon.
Les Ioniens, plus jaloux d'ajouter au prestige de leur île
sainte que de conserver des souvenirs historiques, avaient
cédé à cet instinct qui pousse les peuples à s'approprier, à
fixer sur leur sol, à enfermer dans leur horizon les objets de
leur culte. Nulle part l'instinct particulariste, effet d'un pa-
triotisme erdent et exclusif, n'a plus hardiment modifié les
traditions religieuses que dans cette Grèce si morcelée. Les
mythographes se fatiguent à compter toutes les Nysa oti l'on
fait naître Dionysos et ne s'étonnent plus de trouver tant de
berceaux d'Apollon. Pour les Ioniens, Apollon était bien né
à Délos. Leurs aèdes célébraient dans leurs panégyries ce
grand événement, si glorieux pour la race ionienne, et leurs
D'Orville, MisceUan. Observai, criticae. Vil. Lugd. Batav. 1736.
K. ScHWENCK, Deliaca. Fart. 1. Francof. 182d.
ScHL.EGER, Pauca quaedam de rébus Dell. Mitau, 1840.
G. Gilbert, Deliaca. I. Golting. 1869.
J. A. Lebègue, Recherches sur Délos. Paris, i876. Le premier travail
d'ensemble sur l'histoire et la relig-ion de l'île. On doit aux fouilles de l'au-
teur un certain nombre de résultats précis et à son érudition quelques
hypothèses ingénieuses (Cf. la récension de J. Girard, Journal des savants,
d876).
Les communications relatives aux explorations toutes récentes de M. Tu.
HoMOLLE sont encore dispersées dans divers recueils.
1) Hym. Hom., In Apoll. 11. — 2) Plndar. ap. Strad., X, 5, 2. — 3) Les
Ioniens aiment à faire reposer sur un sol vierge leur droit de propriété. Les
Athéniens se vantaient d'avoir été les fils et les premiers habitants de leur
sol. Le Doricn se faisait volontiers gloire, comme Ilybrias, de récoller à la
pninln de l;i lance et de vivre sur le pays conquis : l'Ionien n'avuue que
les con(juèles pacili(]ues. Il y a là un Irait de caractère.
ORACLE DE DELOS
chants finirent par constituer une tradition poétique qui
s'imposa à la foi de la majeure partie des Hellènes. Nous
avons encore, dans une rapsodie épique, composée par
un aède Homéride, la forme la plus naïve de la légende
ionienne.
La malheureuse Lêto, portant dans son sein le fruit des
amours de Zeus, errait à la recherche d'une terre qui voulût
abriter son fils. Son itinéraire, tel que le décrit le poète,
part de la Crète et décrit autour de la mer Egée un cercle,
ou plutôt une spirale, dont Délos est le centre ^. L'aède ne
connaît pas encore la fiction raffinée qui fait naître Apol-
lon à Délos parce que, sortie récemment et tout exprès du
sein des eaux, cette terre était la seule qui n'eût pu lui être
interdite à l'avance par les précautions de Héra. A ses yeux,
c'est par suite d'un contrat librement débattu entre Lêto et
Délos que l'île se décide à braver le courroux de Héra; et
il ne nous cache pas que, si Délos surmonte ainsi sa dé-
fiance et sa peur, c'est que, ayant beaucoup à gagner, elle
n'avait à peu près rien à perdre. Elle fait prêter à Lêto « le
grand serment qu^ici Apollon bâtira tout d'abord un superbe
temple pour être l'oracle des hommes. » La déesse jure par
le Styx et est aussitôt saisie des douleurs de l'enfantement.
Elle les endura « neuf jours et neuf nuits, » jusqu'à ce que
Eilithyia, enfin mandée, vînt la délivrer. « Quand Eilithyia,
arbitre des douleurs, atteignit Délos, l'enfantement saisit
Lêto, et elle se sentit près d'accoucher. Elle jeta ses deux
bras autour d'un palmier et elle appuya ses genoux sur le
1) Itinéraire de Lêto : la Crète, ^gine, l'Attique, l'Eubée, Scyros, Pépa-
rèlhe, le Pélion, l'Alhos, Samolhrace, Imbros, Lemnos, Lesbos, Cliios, KJa-
ros, Samos, Milet, Cnide, Carpatbos, Naxos, Paros, Rhenea, et enfui Délos.
Les Athéniens voulaient que Lêto fût allée directement du promontoire Sou-
nionà Délos. Ils montraient même le lieu (Zami^p) où Lêto, saisie par les
douleurs, avait ôté sa ceinture (Çvtiir,). Hyperiu., Fragm., 70, éd. Blass.
Palsan., I, 31, 1.
16 LES ORACLES DES DIEUX
tendre gazon et la terre au-dessous d'elle sourit et reniant
bondit à la lumière '. »
Ce récit, qui décerne à Délos l'incomparable privilège d'a-
voir été le berceau d'Apollon, semblait accorder trop d'atten-
tion encore à toutes ces contrées qui avaient vu passer Lêto
et qui auraient pu accepter ses promesses. Ne devait-on
pas, d'ailleurs, en remontant ce parcours, se demander d'où
venait Lêto ? Il y avait chance d'arriver par là à la Lycie qui
était bien la patrie de la déesse, le lieu oti son culte eut le
plus de vogue et se conserva le plus longtemps. Si Délos
était le point d'arrivée, la Lycie était le point de départ ; si
Apollon était né sur les bords de l'Inopos, il avait été conçu
sur les rives du Xanthos lycien.
Peut-être est-ce au désir d'isoler Délos dans sa gloire qu'est
dû le crédit accordé en ce lieu à la légende d'Hyperborée,
dont parlaient déjà les anciens hymnes liturgiques de l'île
sainte. L'imagination grecque s'était créé un paradis terrestre
et l'avait placé, à l'abri de toute recherche, derrière les monts
Riphées qui reculaient eux-mêmes devant les progrès des con-
naissances géographiques. Une croyance répandue dans le
monde antique, que nous retrouverons en Etrurie et qui venait
peut-êtredelaChaldée, plaçait au nord le séjour des dieux; soit
que le pôle, centre des mouvements célestes et régulateur im-
mobile de l'univers, parùtêtre le siège où aboutissaient en quel-
que sorte les rênes de l'énorme attelage, soit qu'une tradition
confuse eût parlé aux peuples du midi des nuits lumineuses
et des jours démesurés de l'extrême nord-. Les Grecs avaient
1) Hymn. Hom., In Apoll., dlo-M9. Cf. TnKOG.\.,o-IO. — 2) Homère (Odyss.,
X, 86), sait un pays où « les sentiers de la nuit et ceux du jour sont tout pro-
ches. » Son paradis terrestre n'est encore qu'à l'ile de Syros, 'Opruyfr,;
■/.aOJnapOev • 80i xpoTzai rjsXEoio [Odyss. XV, 404). On atlril)uait ;\ Hésiode un
poème (?) Hîpl 'ï-cp6op£tov (Hkrod., IV, 32). Nous retrouverons à Delphes la
légende d'Hyperhorée plus développée et surtout plus entièrement mêlée à
l'histoire de Foraclc. Voy., sur les Hyperboréens, les dissertations de Gédoyn,
Banier, Penzel, Bayer, Schubart, Baumstark, etc.
ORACLE DE DELOS 17
placé le cénacle de leurs dieux sur l'Olympe en un temps où
cette montagne fermait leur horizon du côté des régions sep-
tentrionales ; puis, leur Olympe idéalisé s'enfonça dans les
perspectives lointaines, jusqu'à cette contrée merveilleuse
dont la curiosité humaine ne pouvait plus faire le tour. Le
séjour lumineux d'Hyperborée devait être particulièrement
aimé d'Apollon, et l'onenvint à penser que c'était sa véritable
patrie. A Délos, on concilia le privilège de l'île avec celui
d'Hyperborée en disant que Délos était le lieu de naissance
d'Apollon et Hyperborée le pays de sa mère.
Là, à Tendroit où l'Eridan sejettedans l'Océan, sur le bord
du disque terrestre, « au delà de Borée, » régnait un prin-
temps perpétuel. C'est de là seulement que pouvaient venir
ces cygnes au blanc plumage qui s'abattaient de temps à
autre sur l'archipel', ou ces légions de cailles {zp-j^t:) qui
faisaient de toutes les îles autant d'Ortygies. Lêto, qui avait
été, disait-on, métamorphosée en caille'"' et que l'on appelait
parfois « la mère des cailles''. »leur avait jadis montré ce che-
min. Elle aussi était venue d'Hyperborée, fuyant, sous une
forme d'emprunt, la colère de Héra. La forme d'oiseau était pour
Léto un déguisement gracieuxet quiexpliquait bien sa course
au-dessus des flots ; mais il fallait cependant satisfaire
d'une manière quelconque la tradition qui s'obstinait à la
faire « lycienne » et l'habitude prise par les poètes épiques
d'appeler Apollon « Ajy.rfj-vy^: ''. » Au lieu de supposer, comme
l'ont fait les modernes, que laLycie elle-même devait son nom
à Apollon, dieu de lalumière"', on imagina que le dieu était
le fils de Leto transformée en louve (Xjy.a'.va). C'est en louve
1; AiusTui'ii., Aves, 870. — 2) Serv., JEh., 111, 72. SuivaiiL lavorsioii ordi-
naire, c'est Astéria, sœur de Lêto, qui est changée en caille. — 3) 'OprjyofjLrJTpa.
Aristoi'ii., ibid. — i) Hosi., Iliad. IV, iOI. 119. Honirrc ne suit rien des rap-
ports de Lèto avec Délos. — o) Aj/.fr; de X-j^ = lux : étymologic confirmée
par de nombreux rapprochenienls ({u'on trouvera dans les traités de my-
tliologie.
18 I.ES ORACLES DES DIEUX
poursuivie que Lêto avait franchi la distance qui sépare
Hyperborée de Dëlos. Sa course vertigineuse avait duré douze
jours. A peine né, Apollon avait reçu les hommages des Hy-
perboréens, c'est-à-dire les prémices de leurs fruits, enve-
loppés dans de la paille de froment et apportés par deux
jeunes tilles, Hyperoché et Laodikê, escortées elles-mêmes*
de cinq de leurs concitoyens'. Une autre tradition, également
accréditée à Délos, prétendait que déjà l'enfantement d'Apol-
lon avait été facilité par une oti'rande que deux vierges hyper-
boréennes, Argé et Opis, avaient, fort à propos, présentée à
leur compatriote, la déesse Eilithyia-. Comme nilesvierges%
ni probablement leurs compagnons n'étaient retournés à Hyper-
borée, il était naturel de considérer ces derniers comme les
œkistes de Délos, et cette manière de voir fut confirmée par
une prophétesse légendaire, Astéria, qui déclara tout le peu-
ple délien issu d'Hyperborée'. On ajoutait même que le fa-
meux thaumaturge hyperboréen, Abaris, n'était venu en
Grèce que « pour renouveler avec les Déliens l'amitié qui
existait entre les deux peuples"'. »
Voilà donc Délos affranchie de toute compétition dans le
monde réel et ne devant son culte, ou même ses habitants, qu'au
pays des chimères. Cependant, la tradition qui rattachait le
culte apoUinien de Délos aux cultes analogues et très-vivaces
de la Lycie ne se laissait pas supprimer ainsi. Les cygnes
d) Hkrod., IV, 33. Cf. Pausan., I, 31, 2. Comme une foule de cultes divers
prét,euihiieiU à llioiiiieur des [iiésenls liypcrboréens, les logographes tra-
cèrent aussi pour ces ambassades livpcrhoréennes un ou plusieurs itiné-
raires. Hérodote [loc. cit.) en donne un qui en vaut un autre. 11 ne faut pas
asseoir d'inductions trop savantes sur ces reproductions de légendes iden-
tiques. En Grèce les « bonnes histoires « se localisent jimiout et se répètent
à satiété. Sur les Ilyperboreens à Dodone, voy. vol. II, p. 311 ; à Del|)hes,
voy. ci-dessous. — 2) IIeiiod., IV, 35. Il était cpicstion dans un hymne d'Olen
d'une autre Hyperboréenne, Acliaïa (Pausa.n., V, 7, 8). — 3) Hkrod., IV, 33.
34. 3o. EusEii., Praep. Ev. H, <>. — 4) Euseb., Praep. Ev. V, 28. Asteria ou
Délos personniliée. — 3 Diuu., 11, 47.
ORACLE DE DELOS 19
n'étaient pis hyperboréens pour tout le monde. Tandis qu'Alcée
imaginait, pour ramener Apollon en H3'perborée, un char
attelé de cygnes". ceux quo le savant Callimaque nous montre
chantiat mélodieusemeut autour de Lèto en travail venaient
des bords du Pactole, c'est-à-dire de l'Asie-Mineure-. Quand
les Déliens consultaient leurs archives sacrées, ils trouvaient
les plus anciens chants de leur liturgie attribués à Olen, un
aèdelycien^; une foule de détails, dont il estinutile d'accroître
l'énumération, reportaient la pensée des croyants vers la
Lycie.
Les Athéniens, intrépides dans leur vanité, avaient depuis
longtemps tourné la difficulté. Ils prétendaient que la Lycie
était une colonie ionienne et lui donnaient pour fondateur le
héros athénien Lykos, fils de Pandion''. Qu'on les crûtou non,
il y eut un moment où le sacerdoce de Délos sentit qu'il y
avait avantage pour lui à faire alliance avec les cultes lyciens,
d'autant plus que l'oracle de Delphes lui avait disputé et à
peu près enlevé ses relations imaginaires avec Hyperborée.
Une nouvelle et probablement dernière modification de la lé-
gende partagea les attentions et la présence d'Apollon entre
Délos et la Lycie. On disait, au mépris des légendes de Pytho,
qu'aussitôt après sa naissance, Apollon s'était empressé de
se rendre en Lycie"' et qu'il avait conservé depuis un égal
amour pour ses deux résidences. Il était censé passer les six
mois de la belle saison à Délos, et les six autres sur les grèves
plus tièdes de Patara, en Lycie. Ceux qui voulaient le con-
sulter et qui ne se laissaient pointaller àcroire aux enseigne-
ments contraires de Pytho savaient ainsi où le trouver.
L'oracle de Délos pouvait donner audience dans la saison d'été
Ij Alc. ap. HiMER., Orat., XIV, 10. Voyez, ci-dessous, Oracle de Delphes. —
2) Calliu., h. in Del., 210. 249. — 3) Pausax., I, 1^, 5 ; VIII, 21, 3; IX, 27, 2.
Olen devint aussi Hyperboréen. — 4) Paus^n., I, 11> 4. Steph. Byz., s. v.
A'jz(a. — oj TzETZ. ad Lyco^-lir., 401. etc.
20 LES ORACLES DES DIEUX
et se reposer le reste de l'année surlacoliaboration de l'oracle
de Patara'.
On oublierait volontiers, en errant à travers ce dédale de
légendes, qu'il y avait ou quil était censé y avoir à Délos un
oracle, tant l'existence de cet institut préoccupe peu les
mythographes. Après avoir déblayé le terrain des mythes qui
l'encombrent, nous allons essayer de déterminer quelle place
il faut faire, dans l'histoire des réalités, à l'officine divinatoire
de Délos.
On a déjà pu remarquer que tous ces récits concernant
Délos et les origines de ses privilèges réussissent mai à dé-
guiser leur origine récente. L'auteur de V Odyssée connaît
Délos ou Ortygia, qui est déjà un lieu de pèlerinage. C'est là
qu'Artémis a tué le géant Orion-'. Il doit yavoirvu,commeson
héros, « l'autel d'Apollon, et auprès, une jeune tige de pal-
mier^ » 11 connaît aussi la belle Lêto, Tillustre compagne de
Zeus, la mère d'Apollon'' : il a même entendu dire qu'elle est
allée à Pytho% et il ne lui vient pas l'idée, à lui qui vit en
lonie, d'affirmer en passant les droits, plus tard si vantés,
de Délos. A plus forte raison garde-t-il le silence sur l'oracle
insulaire. La légende, cependant, n'allait pas tarder à se
constituer. Nous l'avons vue apparaître, déjà toute formée,
dans la première partie derHi/mne à AjwUon. Le poètey vante
la prospérité inespérée de Délos, les réunions des Ioniens, la
grâce de leurs femmes et l'agrément des jeux; mais il ne
trouve rien à dire de l'oracle, qu'il mentionne à peine*"', tandis
que son confrère, celui qui chante Apollon Pythien, donne
i) Serv-, ^n. IV, 143. 14i, Cf. Herod., I, 18-2. — 2) Hom., Ody.ss. V, [123-
124. — 3)HoM., Odyss., YI, 162-163. — 4) Mm., lliacL, I, 36; V, 447; XIV,
327; XVI, 849; XIX, 413; XX, 40, 72; XXI, 497. 498. 302; XXIV, 607. Odyss.,
VI, 103; XI, 318. o80. — 3) Hou., Odyss., XI, 380. — 6) IIvmn. Hom., Ad xipoll.
81. Il osl vrai que (1. Hurmanu suppose ici une lacune. Il n'en est pas moins
constant que, dans lout le reste du nuuveau, il n'es! pas question de roraclc.
ORACLE DE DELOS 21
pour but aux pérégrinations du dieu la fondation d'un oracle
et ne perd jamais de vue la gloire prophétique du sanctuaire
de Pytho.
Plus tard, les légendes déliennes pullulent' et assurent à
Délos une renommée comparable à celle de Delphes; mais on
n'entend plus parler de l'oracle. L'influence de Delphes sus-
cite des instituts mantiques en pleine lonie, à Milet et à
Colophon. sans que le patriotisme ionien oppose à Tenva-
hissement de la divination extatique autre chose que sa Si-
bylle. Lorsque Polycrate de Samos, voulant donner Tîle de
Rhenea au dieu, la fit attacher à Délos par une chaîne, comme
jadis Zeus avait fixé Délos elle-même-, et fonda des jeux
commémoratifs, il eut, dit-on, l'idée de demander à Apollon
quel nom il fallait donner à ces jeux, mais c'est à Delphes
qu'il l'envoya consulter''. Quand Pythagore vint à Délos
sacrifier sur l'autel Apollon Génêlor'', on ne dit pas qu'il ait
engagé avec l'oracle un colloque philosophique comme on
prétendait qu'il en avait tenu avec la pythie Thémistoclea.
Dans les grands dangers qui menacèrent et épargnèrent
longtemps Délos, la voix de l'oracle ne s'est pas élevée pour
avertir les habitants ou menacer l'ennemi. Aussi les Déliens
furent-ils des plus mal conseillés. Ils s'enfuirent devant un
péril imaginaire à l'approche du général de Darius, Datis,
qui se montra plein de piété envers Apollon-Soleil, et brûla
trois cents talents d'encens sur sur son autel'*. En revanche,
ils furent surpris par les fantaisies de Poséidon qui, en dépit
de ses serments, ébranla à plusieurs reprises l'île inébran-
1) C'est à cette accumulation de légendes que Délos dut ses divers noms,
étayés d'une multitude d'étymologies, Orlygla, Asteria ou Astnrté, Pelasgia,
Lagia, Pyrpole, Chlamydla, Kynxthos, Agathoiim, Skythias, Ajiaphé. Voy. Lk-
BÈGUE, Op. cit., p. 21-29. — 2) Thuc, III, lOi. — 3) Suidas, s. v. Taùtà aof.
D'après Thucydide (III, 104) les jeux Déliens datent de 42o avant J.-C. —
4) Clem. Alex., Strom., VII, § 32. — o) Herod., VI, 97. Tzetzes adLycophr.,
1432. ScHOL. Aristoj'h., Pac. 410.
22 LES ORACLES DES DIEUX
lable ', et ils se croyaient en pleine sécurité lorsque les bandes
de Mithridate mirent Délos à feu et à sang. Les Athéni^ens
eux-mêmes, qui cherchaient à faire de Délos une rivale de
Delphes et à tendre tous les ressorts du patriotisme ionien,
ne paraissent pas avoir essayé de faire revivre l'oracle comme
ils s'efforçaient de donner aux jeux déliens l'éclat des jeux
pythiques. Leurs théories, leurs Déliastes, qui, depuis le temps
et sur le vaisseau même de Thésée, allaient chaque année à
Délos, y portaient des offrandes mais n'avaient pas mission
d'en rapporter des conseils.
Il faut arriver au deuxième siècle avant notre ère pour
entendre parler d'une époque reculée où l'oracle de Délos
régnait sur l'Archipel. Suivant Zenon de Rhodes, qui recueil-
lit vers ce temps quelques légendes rhodiennes, les Rhodiens,
qui avaient pourtant chez eux le dieu-prophète Hélios, s'é-
taient adressés à l'oracle de Délos pour lui demander un
moyen d'échapper à d'énormes serpents sortis de terre par
génération spontanée 2. On citait aussi une consultation d'un
héros rhodien, Althéménès, fils d'un roi de Crète et victime,
comme Œdipe, de la fatalité^ Virgile, qui ne sortit jamais
d'Italie, a plus fait pour la renommée de l'oracle de Délos
que tous les logographes ensemble. C'est lui qui l'a intro-
duit dans le cjde des légendes gréco-romaines et lui a prêté
l'appareil de la révélation la plus miraculeuse. S'inspirant
peut-être de quelques traditions analogues à celles qu'avait
rassemblées Zenon de Rhodes'', il y amène son héros toujours
en quête d'une patrie. Énée est reçu par le prêtre-roi, Anios,
ami d'Anchise : il invoque Apollon et, promptement exaucé,
I) Hkrod., VI, 98. TuucYD., II, 8. Cf. le texte hyperbolique de TertuUien
{Apolog. iO). — 2) DioD., V, 58. Les serpents sont détruits par le héros
Phorbas, ([ui est ensuite récompensé par Apollon (IIvgin , Poet. astnm., U).
— 3) Dioi)., V, 50. Apollodore, qui avait déjà laconlé la même légende,
dit simplement que le père d'Althéménès consulta « le dieu » (Apollod., IU,
2, I). _4) Cf. Dion., I, 50.
ORACLE DE D EL os 28
il obtient un oracle autophone,« Tout parut trembler soudain.
le temple et le laurier du dieu; toute la montagne semblait
s'agiter autour de nous et la cuve du trépied se mit à mugir
au fond de Tadyton grand ouvert. Nous nous prosternons à
terre et une voix vient frapper nos oreilles'. » Cette voix est
celle de Phœbus lui-même qui n'a besoin ici d'aucun ins-
trument ni d'aucun interprète. La hardiesse de la Action nous
dispense de discuter ce proc(klé sommaire. Ovide nous parle
bien plus longuement du prêtre Anios et surtout de ses filles;
mais il mentionne sans le moindre détail la consultation
d'Énée^. Lucain se croit autorisé par l'exemple de Virgile à
parler des « trépieds » de Délos^, ce mot n'étant guère qu'un
équivalent du terme plus technique (cortina) employé par
Virgile; mais il n'a pas vu plus que son devancier cet engin
fatidique. Du reste, les poètes latins, qui ont cantonné les
Muses sur le Parnasse et transformé Castalie en fontaine
poétique, n'ont pas droit d'être écoutés quand il s'agit de
préciser la teneur des traditions grecques.
Ainsi, jusqu'aux abords de notre ère, les témoignages his-
toriques, ou ceux qu'on peut considérer comme tels, accordent
à l'oracle aussi peu d'attention que les légendes mytholo-
giques. Il ne reste plus à interroger que les monuments, les
vestiges matériels laissés à Délos par le culte d'Apollon.
Un des derniers explorateurs de l'ile '' a dégagé, au sommet
du Kynthos, une grotte artificielle, de construction primi-
tive, sur laquelle les voyageurs n'avaient jeté jusqu'ici qu'un
regard distrait. Il y a trouvé un bloc informe de granit qui
a servi de piédestal à une statue, une crevasse humide, et,
en avant de Pédicule, une sorte de bassin de marbre qui pa-
i) ViRG., JE». III, 90-93. C'est la « vaticination » à la mode latine. Voy.
Vol. IV, Divination Italique. — 2) Ovid., Mctam. XIII, 632-679. — 3) Lucan.,
Phars. VI, 42;i. — 4) J. A. Lebègce, Recherches sur Délos.
24 LES ORACLES DES DIEUX
raît avoir supporté un trépied métallique. Il a attribué la
construction de ce sanctuaire archaïque aux Cariens ou Pé-
lasges mêlés de Sémites, ce qui est fort vraisemblable, car,
lors de la purification de l'île par Pisistrate, on constata que
Délos n'avait pas toujours été une terre ionienne et que « plus
de la moitié des tombes appartenait aux Cariens'. » Le bloc
de granit a pu être, en effet, un baetyle adoré par ces Asia-
tiques et converti plus tard en piédestal. Mais on accordera
moins fiicilement au jeune et enthousiaste archéologue qu'a-
près avoir été une « caverne astronomique » la grotte du
Kynthos ait été le siège d'un antique oracle apollinien, com-
parable à celui de Pytho, ayant comme lui son omplialos. son
antre et son trépied prophétique. Ici les preuves font com-
plètement défaut-; les indices fournis, soit par l'examen des
lieux, soit par les comparaisons analogiques, tournent contre
l'hypothèse. Le privilège de Tantrede Delphes est le legs d'un
culte tellurique et non d'un culte solaire : le trépied, qui se
rencontre partout comme ornement ou offrande votive, ne
concourt àl'opération divinatoire qu'a titre de support placé
au-dessus de l'antre fatidique, lequel est lui-même au fond
de Vadyton, tandis que le trépied du Kynthos se fût trouvé
en dehors du sanctuaire et tout à fait séparé de la crevasse.
Enfin, pour invoquer le seul texte un peu ancien qui témoigne
de l'existence d'un oracle à Délos, on a peine à croire que le
« superbe temple » destiné par Apollon à être « l'oracle des
hommes'' » soit l'informe caverne du mont Kynthos et non
pas le temple d'Apollon situé plus bas, tout près du rivage
occidental.
Cependant, M. Lebègue ne s'est pas complètement trompé
en faisant de la « caverne du dragon » un oracle apollinien, f
d) ïiii;r,YD.,I, 8. — 2) La critiqiif de rctle partie de la thèse de M. I.elièfrue
a déjà été faite, et avec l)eaiieou|i de compétence, par J. Girard {Journal des
Savants, 1876). - 3) Hymn. HoM.,Adil]3oW. Voy., ci-dessus, p. lii.
'■*
OPwACLE DE DÉLOS 25
et même en sig-nalant les particularités qui lui doiiiient avec
celui de Pytho un faux air de ressemblance. Il n'a eu d'autre
tort que de partager l'illusion générale des fidèles de l'hel-
lénisme à l'époque de la décadence et de croire à l'origine
archaïque d'une institution qui venait d'être suscitée par un
dernier effort de la vieille foi. La grotte pélasgique n'était
pas un oracle et on ne songea pas à y improviser une officine
de ce genre, tant que les mantéions en vogue voulurent et
purent défendre leur privilège; mais elle a servi, à partir du
second siècle de notre ère, à des pratiques divinatoires qui
en firent un oracle auxiliaire, créé, à l'heure du péril, pour
affirmer, par un courant énergique de révélation, la vitalité
des dieux nationaux.
Nous verrons plus loin les traces laissées par cette
institution tardive et éphémère. Il demeure acquis pour le
moment que le sacerdoce apollinien de Délos, au temps de
sa prospérité, ne paraît pas avoir assumé le rôle de dispen-
sateur d'une révélation officielle. On en devine facilement la
raison si l'on tient compte des circonstances et du tempé-
rament particulier de la race ionienne. Les Ioniens, à quelque
période de leur histoire qu'on les prenne, ont toujours mon-
tré un tour d'esprit critique et raisonneur, une tendance
innée au rationalisme. Sans repousser absolument le mer-
veilleux, surtout quand il embellit leurs légendes nationales,
ils n'en veulent accepter que le côté aimable. Ils ont une
répugnance invincible pour tout ce qui met l'imagination aux
prises avec le surnaturel, pour le mysticisme, la méditation,
les soliloques intérieurs : ils ne connaissent point ces exa-
mens de conscience qui, tournant autour de l'idée du devoir
comme autour d'un pivot inébranlable, ramènent dans le
cercle tracé par la loi les révoltes, les lil)res échappées de la
passion individuelle, et impriment peu à peu dans l'âme l'idée
ou même le besoin de l'expiation. Marins aventureux, impa-
2G LES ORACLES DES DIEUX
tients de toute contrainte et promptement débarrassés de
leurs dynasties héroïques, satisfaits d'une religion tout
extérieure, sans dog-mes et sans morale, les Ioniens sont res-
tés étrangers a tout un côté de la religion apollinienne, â
celui précisément par où elle saisissait l'âme plus calme et
plus réglée des Doriens. La piété dorienne cède volontiers au
désir d'entrer, par la mantique, en relation intime avec la
divinité. Le Dorien garde partout la discipline et la docilité
naïve du soldat : il est toujours prêta demander aux dieux ce
qu'il doit faire : il veut que la révélation lui dicte les pré-
ceptes de sa morale et jusqu'aux articles de ses constitutions
politiques. L'Ionien, jaloux de sa liberté, aime à prendre con-
seil de lui-même et se sauve, au besoin, du repentir par l'a-
mour-propre ou la légèreté. En même temps que ses habitudes
d'indépendance diminuent chez lui le besoin de révélation,
le tour analytique de son esprit ne lui permet pas de conce-
voir la divination autrement que sous sa forme raisonnée,
forme étroite et prosaïque, qui laisse place au doute et
ne saurait atteindre à la puissance de l'extase fatidique. En
outre, cette divination inductive n'est guère faite pour être
exercée par des corporations agissant à titre de collectivité
indivise, tandis que la mantique enthousiaste concentre sur
l'instrument dont elle se sert et le prestige du dieu (|ui l'ins-
pire et la garantie du sacerdoce qui l'emploie. L'Ionie n'est
pas la terre des oracles. Ceux qu'elle a hébergés ont été
fondés sur son sol par des corporations appartenant à d'autres
tribus. Délos n'a pas eu d'oracle tant que l'influence ionienne
est restée exclusive ou prépondérante.
Mais d'autre part, elle a eu, conformément à l'usage ionien,
ses devins libres, et c'est de cette façon que se dissipe l'équi-
voque laissée dans l'esprit par les textes et les faits analysés
précédemment. Cet « oracle » mal défini dont parle Y Hymne
à Apollon, ces consultaiions légendaires rappelées par les
ORACLE DE DÉLOS 27
logographes et les poètes, tous ces vagues indices qui feraient
croire à une lacune dans l'histoire religieuse de Délos, s'ex-
pliquent par la présence dans l'ile sainte, au rendez-vous des
pèlerins, d'une quantité de devins libres qui constituent une
sorte d'oracle, non par leur association, mais par leur nombre.
Autant qu'on peut en juger à distance, le culte d'Apollon, qui
laissa envahir l'île par une foule d'autres cultes, n'eut même
pas la prétention de discipliner et d'enrôler à son service les
devins de Délos. Les uns prophétisaient par oniromancie au
nom d'une déesse orientale, Brizo, « la Dormeuse, » qui paraît
être venue de Crète, où on l'appelait Britomartis *. Brizo pas-
sait pour être la patronne des matelots et était particulièrement
vénérée par les femmes des pêcheurs. En Crète, on racontait
que Britomartis-Dictynna était une compagne d'Artémis, une
nymphe qui, poursuivie neuf mois durant, d'une course achar-
née, par l'amoureux Minos, finit par se précipiter dans la mer
et fut divinisée par Artémis. C'était le même chemin qui
avait mené à l'apothéose le pêcheur Glaukos, un autre patron
des matelots dont les devins de Délos devaient parler souvent
à leur clientèle. Ce Glaukos, comblé d'aventures et de généa-
logies, passait d'ordinaire pour un gendre de Néreus et un
ami ou un fils de Poséidon, ce qui n'empêchait pas de recon-
naître en lui Mélikertes ou Melkart ^ Il comptait, à volonté,
parmi les plus anciennes divinités ou les plus nouvelles, pour
i) Sur Brizo, voy. Semus Del. ap. Athen., VHI, § 12. Hesycii., s. v. Bpt^o-
[idtvTiç. Etym.[M., s. V. BptÇo). EusTATH., Odyss., p. 1720. Les anciens distin-
guent Bmo [man^/s] de Bn'^omc/ riis(HESYCH. etEiYM. M.,s. V. BpiT6[j.aptti;) mais les
rapports de Délos avec la Crète et l'affinité établie, par Artémis, entre Bri-
tomartis et Apollon, me persuadent que la dévotion h Brizo est due à une
importation des légendes Cretoises. Britomartis a une biographie très variée,
à travers laquelle on voit qu'il s'agit d'une divinité lunaire comparée, puis
assimilée à Artémis et, par Artémis, à Hécate, à Pcrséphone ({u'on trouv(>
appelée du nom de Bpipit/j (Tzetz. ad Lycopbr., IJ7(!i ou, si l'on veut, à la
déesse cosraogonique qui contient tous ces flambeaux nocturnes, la NuitCVoy.
vol. H, p. 256). — 2) NiCAN. ap. Athen., VU ^ 47.
28 LES ORACLES DES DIEUX
un ami secourable ou pour un génie fâcheux, et chacun pou-
vait l'honorer à sa manière. On le disait grand prophète, des
plus infaillil)les et en même temps des plus abordables, car
on savait qu'il était venu jadis s'installer à Délos avec les
Néréides pour se tenir à la disposition des consultants '. Les
Argonautes avaient déjà tiré parti de sa science -. et d'aucuns
prétendaient qu'Apollon lui-même avait appris de lui la
man tique ^.
On voit qu'à Délos la religion d'Apollon était accommo-
dante et ne visait pas au monopole de l'art divinatoire. Brizo
et Glaukos répondaient mieux que le fils de Lêto aux besoins
d'une population où tout le monde, indigènes et voyageurs,
avait affaire à la mer. Apollon avait aussi ses devins, dont
quelques-uns peut-être se croyaient les descendants ou les
héritiers du héros Anios. La légende d'Anios, flls et prêtre
d'Apollon, et de ses filles les Œnotropes. qui nourrirent pen-
dant neuf ans toute l'armée d'Agamemnon, date au moins du
temps de Phérécyde '' ; mais on ne voit pas qu'Anios fût dès lors
considéré comme prophète. Plus tard, lorsque cette aptitude
fut attribuée, d'une manière banale, à tous les flls d'Apollon,
on s'aperçut qu'Anios était doué de prescience et qu'il l'avait
bien montré en expliquant aux Grecs les oracles et prodiges
suivant lesquels Troie ne pouvait être prise avant la dixième
année. Ceux qui n'attachaient pas à l'hérédité le don de seconde
vue firent de lui l'élève de son père. « Apollon, écrit Diodore,
songeant à l'éducation de son fils, lui enseigna l'art divina-
toire, ce qui lui attira de grands honneurs"'. » Clément
d'Alexandrie inscrit Anios sur sa liste de prophètes païens ^
i) Atiien., ibiJ. Voy., vol. Il, p. 26:i. — 2) Il avait construit Argo (Athen.,
ibid.) et prophétisé, comme Protée ou Triton (Tzktz. ad Lycoplir. Toi, les
vicissitudes du voyage. — 3) Nicand. ap. Atiien., VII, § i8. — 4) Pheukcvd.
ap. TzKTz. ad Lycoplir., îiTO. Cf. Ovid. i¥<'<aw., Xill, Gai sqq. — 3) Diod.,
V, 62. - 6) Clem. Alex., Strom.,], § 134.
ORACLE DE DELOS 29
Un des fils d'Anios. Audros, éponyme de l'île de ce nom, avait
aussi appris d'Apollon l'art augurai '; enfin, Tàme divinisée
d'une des tantes du héros délien inspirait dans laChersonèse
de Carie, par la grâce d'Apollon, un oracle médical -. Apollon
affirmait donc à Délos ses facultés mantiques, mais comme
il le fait dans le monde d'Homère, en accordant le don de
divination à des individus qui en usent ensuite librement et
le portent partout avec eux. L'histoire d'Anios suffirait à elle
seule à prouver qu'il n'y a pas eu à Délos d'oracle apollinien.
Tandis que, partout où se fondent des instituts de ce genre,
les corporations sacerdotales se serrent autour d'un ancéti*e
qui a fixé au sol son privilège personnel, la famille d'Anios
se disperse à plaisir et disparaît dès la première génération.
Son fils Andros, l'augure, émigré dans une autre Cyclade ^;
son autre fils, Thasos, est déchiré par des chiens '' ; trois de
ses filles sont changées en colombes par Dionysos ^ et il en
donne une autre, Launa ou Lavinia, « laquelle était prophé-
tesse et savante ", » à Énée qui l'emmène en Italie. Enfin, les
deux soeurs de sa mère sont transportées par Apollon en Carie.
On ne s'y prendrait pas autrement pour empêcher une famille
sacerdotale de s'arroger un privilège exclusif et perpétuel.
Ainsi, on pouvait appeler Délos un oracle, au même titre
que Telmessos ', en tant que pays fertile en devins, devins de
Brizo, de Glaukos, d'Apollon, ou des trois ensemble, pourvus
de méthodes diverses et capables de les adapter au goût de
leurs clients. Nous ne savons à peu près rien de plus sur leur
industrie, mais le rôle qu'ils jouèrent, dit-on, dans une cir-
constance relatée par Semos de Délos indique très nettement
qu'ils n'avaient point à subir chez eux la suprématie d'un oracle.
« Un jour que les Athéniens sacrifiaient à Délos, l'esclave,
i) Oviu., Mctmn. XIII, (joO. — 2) Uiuu., V, 03. Voy., ci-dessous, Oracles
héroïques. — 3) Ovid., /oc. cit. — i) Hygix., fah. 2f7. — o] Ovid. ibid. etc. —
Oj Dio.N., I, o9. — 7) Voy., vol. I, p. i'ii cl vol. II, p. 'M. 7;j.
oO LES UliACL ES DES DIEUX
qui avait puise de l'eau avec l'aiguière, versa dans la phiale
cette eau avec des poissons, et alors les devins des Déliens
leur prédirent l'empire de la mer ^ » Une telle prédiction
valait certes la peine d'être contrôlée et, s'il y avait eu un
oracle à Délos, les théores athéniens l'auraient rapportée à
Athènes garantie par la voix d'Apollon lui-même.
Il suffit d'ailleurs de parcourir d'un coup d'oeil rapide Tliis-
toire de Dëlos pour constater que, en su])posant même aux
Ioniens les remarquables aptitudes du sacerdoce pythique,
un oracle ne pouvait trouver dans une station maritime,
toute à jour, tumultueuse et surpeuplée comme l'a été long-
temps Délos, le recueillement et le mystère dont ne saurait
se passer la mantique apollinienne.
L'île lut longtemps indépendante. C'était une sorte de terre
neutre qui appartenait en droit à la confédération ionienne,
mais qui, en lait, avait tous les avantages de cette neutralité,
sans les inconvénients. Aussi les Déliens, selon la })romesse
du dieu et grâce à son culte, menaient sur leur rocher stérile
une vie qui, s'il en faut croire les comiques athéniens, n'était
pas une vie de privations ^ Mais lorsque les Athéniens eurent
fait reconnaître leur hégémonie dans l'Archipel, ils voulurent
tenir entre leurs mains le centre religieux de l'Ionie. Ils
avaient, suivant leur habitude, des droits historiques à faire
valoir. A les en croire, Délos devait tout à l'Attique et aux
héros athéniens, ses richesses, ses jeux, son palmier et même
son dieu. Mais surtout, ils étaient les plus forts et ne comp-
taient pas s'embarrasser des récriminations. Dés le temps de
Solon et de Pisistrate, ils font à Délos des purifications qui
annoncent leur dessein d'y régner en maîtres. En vertu de
« certains oracles, » venus on ne sait d'oii, Pisistrate purifia
I)Athen. VITI, !^ :5. — 2) On leur attribuait l'invcutioa des poulardes
(Pli.\.,X, [oO), 139).
ORACLE DE DE LOS 31
Délos de la manière suivante : « de toute l'étendue du terri-
toire que l'on apercevait depuis le temple, il fit exhumer les
morts que l'on transporta dans une autre partie de Tile *. »
En 506, Athènes envoie à Délos des « clérouques » ou colons
pourvus d'un lot de terre -. Périclès leva les derniers scru-
pules en faisant d'Athènes la véritable métropole de Tlonie,
et la guerre du Péloponnèse disposa les Athéniens aux mesures
violentes. En 425, toujours « pour obéir a un oracle, » ils
purifient Délos d'une manière définitive. « Toutes les tombes
furent enlevées; il fut ordonné qu'à l'avenir il n'y aurait
plus dans l'île ni décès ni accouchement, mais que les mori-
bonds et les femmes près de leur terme seraient transportées
à Rhénéa K » Désormais, les Déliens n'eurent plus de patrie,
car on n'appelait de ce nom, dans l'antiquité, que la terre oii
reposaient les ancêtres; aussi y eut-il des froissements et des
conflits. Deux ans après, l'impatience nerveuse des Athéniens
se manifeste par un coup d'éclat. Ils décrètent l'expulsion
en masse des Déliens, soi-disant « coupables d'un ancien délit
qui entachait leur caractère sacré'*. » La perte d'Amphipolis
provoqua chez les Athéniens un examen de conscience : ils
écoutèrent leurs remords et la voix de l'oracle de Delphes et
les Déliens, réfugiés à Atramyttion, en Mysie, furent rappelés'-'.
Les exilés rentrèrent, mais froissés et humiliés même par
leurs protecteurs, car les prêtres de Delphes avaient en
quelque sorte obligé certains d'entre eux à renier leur
foi en leur persuadant qu'Apollon était né à Tégyre, en
Béotie •=. L'issue de la guerre du Péloponnèse fit croire aux
Déliens qu'ils étaient émancipés, comme tous les anciens
1)Herod., I, 64. Thucyd., III, 104. Purification de Délos pai- Epiiiiénide
(Plutarch., Conv. sept. sap. 14).- 2) C. I. Gk., II, p. 22o, Si'a.nhkm. ad Culliiu
H. in Del., 314. — 3) Thucyd., III, 104. — 4) Thucyd., V, i. Probablement le
meurtre que leur reprocha plus tard Hypéride (Deliac. fragm., 73. Blass).
— o) Thucyd., V, 32. Diod., Xil, 77. — (i; Plutarch., Defect. orac. Ij.
32 LES ORACLES DES DIEUX
alliés d'Athènes, par les victoires de Sparte. Mais Athènes,
vaincue, ne renonçait pas cependant à ressaisir l'ile sainte
et ne cessait de la revendiquer comme sienne. Les Déliens
invoquèrent l'arbitrage des Spartiates et ne furent pas peu
surpris de s'entendre dire parle roi Pausanias, qui se pressait
un peu, ce semble, d'employer cet argument: «Comment donc
serait-ce là votre patrie, puisque nul de vous n'y est né et
que nul de vous n'y reposera '? » Obligés de subir l'hégé-
monie athénienne et de livrer leur temple à de i)rétendus
amphictyons qui étaient tous Athéniens, ils se vengeaient de
temps à autre par des violences aussitôt punies de l'amende,
de la confiscation et de l'exil. En désespoir de cause, ils en
appelèrent au grand tribunal des Ami)hictyons de Delphes,
présidé par Philippe de Macédoine (34G). Hypéride plaida
pour le peuple athénien et prouva, par l'itinéraire de Léto,
que Délos tenait son culte de TAttique, car Léto avait été
conduite au lieu de sa délivrance par Athéna Pronœa elle-
même -. Les Amphictyons pensèrent ce qu'ils voulurent de
cet argument, mais ils donnèrent gain de cause aux Athéniens
qui continuèrent à administrer le temple et les biens d'Apol-
lon. Il fallut la l)ataille de Cranon pour rendre Délos aux
Déliens.
Le temps qui s'écoula entre la ruine délinitive de la puis-
sance athénienne et la conquête romaine fut pour Délos libre
une ère de prospérité. Les dons affluaient de toutes parts,
même de rÉgy[)te, de la Syrie, et de la Macédoine. On put
rebâtir le temple d'Apollon •'.
Mais, lorsque les Romains devinrent les arbitres de la
1) Plctahch., Apophtk. Lacon. o7, I. — 2) Hvi'Kuid., BeUar. frayin. 70.
Blass. Suivante. Bœtticlier {Baumkultus dcr Hcllcnm, p. 415. 418), le palmier
de Délos appartenait au culte d'Atliêna, et cela, en vertu «le l'idée préconçue
({ue le laurier est inséparable d'Apollon. Mais le laurier est le symbole d'A|uil-
lonpurilicaleur elpropliiHtj; tandis «{u'Apolion Driii'n qui, par nature, n'était
ni l'un ni l'autre, a gardé son symbole oriental. — 3) G. I. Gra;i;., 2266.
ORACLE DE DELOS 33
Grèce, les Athéniens firent valoir auprès d'eux des droits
qu'ils n'avaient pas laissé prescrire. Flamininus leur promit
sans doute, dès 196, que Dêlos leur serait rendue'. En atten-
dant, les Romains disposaient de l'île à leur gré. Après
la défaite d'Antioclius et de Persée, ils le déclarèrent port
franc (167) et firent ainsi baisser de neuf dixièmes les revenus
des Rhodiens qu'ils voulaient punir-. Ils la donnèrent l'anriée
suivante aux Athéniens par un sénatus-consultô en bonne
forme •■'.
Les Athéniens tenaient maintenant « le loup par les
oreilles'' » bien décidés à en finir avec lui. Les Déliens furent
expulsés'* et remplacés par des colons athéniens. Désormais,
rîle fut gouvernée par un épimélète ou curateur envoyé
chaque année d'Athènes et les actes publics datés par les
noms des archontes éponymes de la métropole". L'île devint
un vaste entrepôt commercial" qui dut sa honteuse pros-
périté aux malheurs de la patrie^ et au vice capital des
sociétés antiques, à la traite des esclaves. Délos, Tîle sainte,
l'asile de Lêto persécutée, était devenue le plus grand marché
d'esclaves de tout l'Orient. C'était comme un entrepôt cosmo-
polite où l'on trouvait des hommes et des dieux de toute pro-
venance ^.
Cette prospérité ne dura guère. Délos aurait fourni aux
1) Liv., XXXIII, 30. — 2) PoLYB., XXXI, 7, 10-12. — 3) Polyb. XXX, 18, 1-7.
— 4) Polyb., XXX, 18 a. — o) lisse réfugièrent en Achaïe (Polyb., XXXII, 17).
— 6) Bœckh ap. C. I. Gr.ec, il, p. 22o-237. A. Dumont, La chronologie athé-
nienne à Délos (Rev. arcliéol. 1873. Il, p. 2oG-2o8j. A. Lkbègue, op. cit.,
p. 310. — 7) Strab., X; o, 11. — 8) La destruction de Corintlic (146) déve-
loppe à Délos l'industrie du i^ronze jusque-là diminuée par la concurrence
(Strab., X, 5, 4). C'est peut-être ce qui explique que L. Mummius Achaïcus,
condamné plus tard par un jury de chevaliers, eut l'idée de finir ses jours à
Délos (Appiax., B. Civ., I, 37). Il dut y être bien reçu. — 9) Sur les cultes
asiatiques et égyptiens de Délos, voy. G. I. Gr.ec, 2293-230G. Mkier, Comm.
Epigr., I, p. 42. Les Romains, en i39, affichent à Délos, pour le faire con-
naître de tout l'Orient, leur traité avec les Juifs {Machab., I, 15, 23).
3
34 LES ORACLES DES DIEUX
moralistes, s'ils y avaient pris garde, un bel exemple de
vengeance providentielle. Seulement, l'exemple aurait été
plus frappant si rîle avait été ravagée par les forçats. Il y eut
bien une révolte d'esclaves à Délos, en 133, au moment où le
cri de vengeance poussé par les esclaves de Sicile retentis-
sait] usqu'en Orient, mais l'émeute fut étouffée. En tout cas,
Tun des hommes qui ont le plus contiibué à la ruine de Délos
et d'Athènes était lils d'un Athénien et d'une esclave égyp-
tienne. C'était le philosophe péripatéticien Aristion, qui se
fit démagogue et jeta le peuple athénien, toujours prompt
à l'enthousiasme, dans les bras de Mithridate. On ne parlait
plus, dans tout l'Orient, que d'écraser Rome, l'ennemie du
genre humain. Les Romains, menacés de toutes parts, con-
centraient leurs forces. Un légat, Orbius, protégeait les inté-
rêts romains à Délos. Aristion résolut de l'en déloger et
envoya à Délos un général de sa trempe, le péripatéticien
Apellikon de Téos, qui n'avait encore fait le métier de pirate
que dans les bibliothèques. L'armée athénienne fut taillée en
pièces. Mais à peine Apellikon s'était-il enfui qu'arriva la
flotte pontique, commandée par Archélaos et Métrophane ' et
montée par des pirates de toutes nations. Délos fut prise d'as-
saut. Ses défenseurs, pour la plupart Romains ou Italiens,
furent massacrés au nombre de vingt mille environ ; les maga-
sins et les temples furent pillés, et le reste de la population
vendu â l'encan-. Ainsi furent vengés, par les soi-disant
alliés des Athéniens, les esclaves qui avaient été parqués à
Délos et dont plus d'un peut-être était au nombre des dévas-
tateurs. On ne manqua pas de remarquer que Métrophane et
Mithridate avaient, en i)unition de ce crime, péri de mort
violente et qu'une antique statue d'Apollon en bojs, jetéeà
l'eau par les barbares, avait été pieusement recueillie sur le
1) Paiisanias (III, 23, 2) appelle ce gcucral Mcnopli.uic. — 2 Ai'Pian., 7?.
]lithnd., 27-29. Cf. STUAn.,.\, o, 4.
ORACLE DE DELOS 35
rivage de la Béotie ' ; mais l'île sainte n'en était pas moins
changée en désert (80 av. J.-C).
Lorsqu'on fît la paix avec Mithridate, Délos était à peu près
aussi pauvre et aussi désolée qu'avant la naissance d'Apollon.
Ceux qui se hasardèrent à y revenir s'j'' croyaient en sûreté
sous la protection des flottes romaines ; mais ils furent pris
un jour, d'un seul coup de fil^t, par le hardi corsaire Athé-
nodore qui renversa ce qu'^ ses d 'vanci ts n'nva ent pas eu
le temps de détruire (69)^. Puis, vinrent le«! collectionneurs,
ravageurs d'une autre espèce qui emportèrent peu à peu tout
ce qui aviit quelque prix. Verres figure parmi ces touristes
et Cicéron a soin de faii-e remarquer l'énormité d' m tel sacri-
lège, puni du reste par une tempête qui empêcha Verres
d'emporter sa proie^ L'orateur n'a sans doute pas fait un
tableau de fantaisie en peignant l'indignation muette des
Déliens, mais l'indignation venait de ce que Verres volait au
lieu d'acheter. Délos avait encore une population flottante
de marchands, parmi lesquels des Juifs, que César crut devoir
protéger contre la malveillance des Déliens ^
Les Athéniens tenaient pourtant toujours à la possession de
ce rocher qui leur avait été rendu par Lucullus, repris par
Sulla, donné à nouveau par César. La solitude s'y faisait
peu à peu; mais ils s'obstinaient à y entretenir le culte
d'Apollon"' et d'Athêna, et montaient la garde autour des
ruines qu'ils ne pouvaient plus relever, pauvres qu'ils
étaient eux-mêmes. On dit pourtant qu'à la fin ils se las-
sèrent et qu'ils eurent l'idée de vendre Délos pour payer
1) Pausan., III, 23, o. C'est une vieille anecdote rajeunie et retournée
(Cf.HEROD., VI, H8i. — 2) Phleg. Trall. ap. Paor., Cod. xcvii, p. 8i a.—
3) Cic, In Vcrr. Act. sec. I, 18; V, 72. — 4) Joseimi., Ant. .Iwl. XIV, <8, 8.
— ;;) Sous Néron, Miisoniiis Riit'u^, expulsé de lîonni, devient » prêtre à vie "
d'Apollon Délien {Ephem. archeoL, 3833, 3).
3G LES ORACLES DES DIEUX
leurs dettes'. Hadrien, qui aimait à mêler son nom aux sou-
venirs du passé, aurait bien dû songer à ranimer l'oracle
qui, tout le monde le savait depuis Virgile, avait envoyé
Énée en Italie. Mais Hadrien ne pouvait rappeler, ni surtout
retenir les vivants dans un désert. Lorsque Pausanias passa
par Délos, il n'y trouva qu'un piquet de soldats athéniens
envoyés là pour protéger le temple-.
Délos, aux yeux des Hellènes fervents, restait pourtant tou-
jours l'île sainte: on y venait encore tous les ans de Lemnos
pour chercher le feu nouveau^ La piété, surexcitée parla
lutte de l'antique religion avec le christianisme, paraît avoir
fait alors ce que ni la politique athénienne ni le dilettantisme
archéologique n'avaient pu faire : elle créa et fit parler l'oracle
de Délos.
Les témoignages qui constatent l'existence réelle, à cette
époque, d'un oracle organisé sur le modèle des mantéions apol-
liniens encore en activité ne sont pas nombreux, mais ils ne
doivent pas passer inaperçus. Le grotesque Jupiter de Lucien
se plaint des corvées qu'impose le métier de dieu. « Apollon,
dit-il, grâce à la profession compliquée qu'il a choisie, a les
oreilles presque rompues par la foule des importuns qui vien-
nent lui demander des oracles. Tantôt il faut qu'il se trouve
à Delphes; un instant après, il court à Colophon; de là, il
passe au Xanthe, puis il galope à Klaros, à Délos, ou chez les
Branchides: partout, en un mot, où la prêtresse, après avoir
bu l'eau sacrée et mâché le laurier, secoue le trépied et
ordonne au dieu de paraître, il doit arriver sans se faire
attendre et mettre bout à bout ses oracles, sous peine de
\) Philostr., vit. Soph. \, 24. Pliiloslrale raconte quelecélèbre professeur
d'éloquence, Lollianus, s'écria à celle occasion : « 0 Poséidon, fais à Délos
un plaisir que lu lui dois! Perniels-lui, une fois vendue, de s'enfuir! » —
2) Pausan., YIII, 33, I. Sur le prétendu Olympicion conslruil à Délos aux
frais d'Hadrien (Phlkg. Trall. ap. SxF.rii., Byz.,s.v. mu[A7:[£iov) voy. A. Le-
BÈGUK, Délos, p. 326. — 3; Philostr., Hcroic, p. 7i0.
ORATLE DE DE LOS 37
compromettre tout le crédit de son métier'. » Une boutade
de Lucien n'a pas la valeur d'un texte historique: mais Lucien
avait beaucoup voyagé et il écrivait pour des lecteurs dont
bon nombre avaient visité Délos. Il est probable qu'il parle
de ce qu'il sait et peut-être de ce qu'il a vu de ses yeux.
Délos avait donc à cette époque son oracle, pourvu des rites
uniformément adoptés par les mantéions apolliniens de la
décadence. Ce devait être une copie réduite du modèle. Le
Kynthos rappelait, de fort loin, il est vrai, le Parnasse, et le
vieil édicule pélasgique, avec un trépied et un laurier, pre-
nait aisément un air mystérieux. C'est la, et non pas dans le
temple bâti près du port, que les prophétesses- se sont effor-
cées de leur mieux de ressembler aux pythies et aux sibylles.
On en a pour preuve, outre la vraisemblance, un texte
d'Himérius. « Dans cette île_, au dire des habitants, on
montre un temple simple de structure, mais consacré par
la tradition et les légendes qui s'y rattachent. C'est là,
d'après cette tradition, que Léto enfanta les dieux.... et
c^est de là qu'Apollon, pour honorer le lieu de sa naissance,
après avoir fixé au sol des trépieds sacrés avec des rameaux
(de laurier), rend ses oracles aux Hellènes ^ » La descrip-
tion s'adapte parfaitement, comme l'a déjà montré M. Lebè-
gue, à la grotte du Kjmthos. C'est cet oracle mort-né, copié
sur des modèles décrépits, qui valut à Délos un dernier sou-
rire de la fortune. On s'efforçait de lai faire une réputation.
Maxime de Tyr, sans y regarder de plus près, regrettait
qu'Alexandre ne Teût point consulté en son temps ''. Julien
1) LuciAN., Bis accus, i . — 2) On a trouvé, sur un marbre provenant de
Délos, une inscription mutilée qui parait être une rapsodie de style prophé-
tique. Le texte est dans un état désespéré, mais il semble bien qu'il y est
question d'une -po'jTjTtç (C. I. Gr.ec, add. 2308 c. a-b), laquelle peut être, il
est vrai, la Sibylle. — 3) Himer., Omt., XVMl, 1. Cf. Lkbègue, Délos, p. i08.
— 4) Max. Tyr^. DIss.XU, 1.
38 LES ORACLES DES DIEUX
comprit Délos dans la liste irénérale des oracles auxquels il
demanda des conseils pour son expédition d'Orient'.
On sait combien était chimérique le plan de restauration
religieuse poursuivi par Julien. En vain, les Athéniens s'em-
pressaient d'expédier encore des théories à Délos^; le chris-
tianisme terrassa l'hellénisme niême dans l'île sainte. Apollon
céda au Christ ce rocher abreuvé du sang de tant d'héca-
tombes et témoin de tant de fêtes brillantes. La religion
nouvelle le purifia en nivelant le sol encombré de ruines.
Mais elle sembla reculer elle-même devant le souvenir
importun du passé. L'évêque de Délos que l'on voit figurer
au concile de Chalcédoine (4.^il), Sabinus% n'était là sans
doute que pour affirmer le triomphe de la croix, car Délos ne
paraît pas avoir porté d'églises sur les fondations de ses
anciens temples. Ce n'était plus qu'un nid à légendes, au
sommet duquel la superstition populaire plaçait toujours la
demeure du python ou dragon apollinien.
\) Theodoret. Hist., Ecdes. III, Ifi. — 2) Himer., Orat. IV, tO; XVIl[, 1.
— 3) Le Ql'iex, Oricns Christianus, 1, p. 9i-o-9i6 [Paris, 1740]. Ce Sabinus
devait être un évêque in partihits et n'ayant pas droit de suffrage au con-
cile, car on ne trouve pas sa signature parmi celles des évêques de la pro-
vince des Iles, dont Rhodes était la métropole.
ORACLE DE DELPHES 39
ni.
ORACLE DE DELPHES[*].
De tous les oracles d'Apollon, aucun n'a inspiré une foi
aussi vive et n'a conservé aussi longtemps son crédit, aucun
n'a eu sur les destinées delà Grèce une influence aussi consi-
[*] La liste des ouvrages concernant l'oracle de Delphes est des plus char-
gées. Nous mentionnerons d'abord les compilations antiques, dont les débris
ont été recueillis et classés dans les Fragm. Hisfonc. Grarc. de C. Muller
(Didot); puis, les inscriptions et monnaies ; enfin, dans l'oi'dre de date, les
mémoires et dissertations historiques.
Hymx. HoiiER., In ApolUn. (Et; krJjllmoL nj9iov) 170-368.
* Theopompus, TTspl twv crulr.QlvTwv h. AsXawv -/prjLtaxwv (Athen., XI!, § f3;
XllI, § 83).
* PuLEMoN iLiENsis, Uzf\ Ttov Èv \{k'.fQiç, ^rjaau'pwv (Plutarch. Quaest. con-
viv., V, 2).
* Anaxandrides (Alkxandrides) Delphus, ïlept tGjv a-Ar^U^niùv Iv AeXtpoî';
àva8r,;A«Tiov (Plutarch. Lysand., 18, etc. Zenob., 1, o7). — IlEpt xou Iv
AsÀsoî; ypriarrîpîoj (Steph. Byz s. V. Hapvxcjjd;). — IlEpi Auy.wpsta; (^Steph.
Byz. s. V. AûXr)).
* Hegesander Delphus, 'r;zo[j.vi^[xaTx [îiEpi àvôpttivTwv xa\ dtyaXijLaTuv] (Athen.
V, §4«).
Plutarchus, Uzp\ Toû El Iv AeXoor;. — Ilspt xou arj ypav Sii.tj.STpa vuv xr-jV
Tluôtav. — Ilspt si'.XsXot::6xiov ypr'i'îxirjpiiov.
* Alcetas, Ilsp't xwv Iv AsÀçoîç àva6ri[xâxwv (Athen., XIII, § o9).
* Mnaseas Patrensis, AsXï)f/.wv y^pr^aixtov auvaYwyrî (Schol. Hesiod. Theog., l\~
Schol. Pind. 0/?/mp., II, 70).
*Apellas PoNTicus, AsX^txà (Clem. Alex. Protrept., §47. Suidas, s. v.
'Poôtj[);:tooç) .
* Melisseus, AsX^.xfi (Schol. Hesiod. 0pp., 32).
* Theodorus Phoc.eus, IIspl 96).ou AsX^f/ou (Vitruv. Praef., 7).
Les explorations et fouilles indiquées ci-après ont fourni environ sept cents
textes épigraphiques, dont un très petit nombre ayant trait directement à
rinstitut prophétique. Delphes a été visitée parCiriaco d'Ancona(i437), Spon
et Wheeler (I67G), Chandler (1705), Clarke, DodwelL Gell, Ross (1834),
Leake (183o), Fr. Thiersch (18i0), Ulrichs (1840). Les fouilles les plus récentes
sont : 1" celle d'O. Miiller ^ISiOj, dont les résultats ont été publiés par E.
40 LES ORACLES DES DIEUX
dérable que l'oracle de Delphes. Son histoire résume tout ce
qu'il y a eu de vivant et de fécond dans la religion apolli-
nionne. Aussi cette histoire oflFre-t-elle une variété d'aspects
Curtius. — 2" celles d'un Caslriote, M, Franco (1860-1861^ qui ont fourni les
textes publiés par Conze et Micliaelis \.A)inal. Instit. Corrisp. ArchcoL, dSOl,
p. G6-74).— 3" les fouilles, à peu près contemporaines (1861), de MM.Wesclier
et Foucart, auxquelles on doit près de oOO inscriptions concernant particu-
lièrement l'affranchissement des esclaves. On trouvera la majeure partie
des inscriptions rassemblées en deux siècles dans :
C. I. Grjec, No^ 1687-1724.
E. Curtius, Anecdota Delphica {Q9 Inscr.) Gotting. 1843.
Le Bas, Voyage archéoL, 111, Nos 833-970. Paris, 1853.
C. Wescher et P. Foucart, Inscriptions recueillies à Delphes, etc. [480 Inscr.]
Paris, 1863. Cf. BulieU. Instit. arch., 1865, p. 17-26.97. Annal. 1866,
p. 1-18.
Rasche, Lex. r. numm. vett. s. v. Delphi. — Eckhel, D. n., YI, p. 194. —
MioNXET, II, p. 96-97. N"s 21-31. SiippL, 111, p. 497-501. N^s 26-56.
C. Cavedoni, Monetc archoiche de' Delfi confrontate con le analoghe de' Focii
(BuUett. Instit arch 1853. p. 78-80).
Puis vient rinterminable série des dissertations qui montrent à quel point
l'oracle de Delphes est resté le centre de l'histoire grecque.
E. DicKi.Nsox, Delphi Phoenicizantes. Oxon. 1655. Francof. 1669.
Casp. Sagittarius, l'coraculo I iclphico. lenae, 1675.
Hardion, Sîir l'oracle de l'elphes, 1712 (Mém. Acad. Inscr., III, p. 13.-199).
DE Valois, Des richesses du temple de Delphes et des différents pilUujes qui
en ont été faits, 1715 (Hist. de l'Acad. des Inscr. ill, p. 78-64;.
F. Mengotti, L'oracolo di Delfo. Terza ediz. Milano, 1820.
F. ToRRicE.Ni, Gonsiderazioni sulV oracolo di Delfo del conte Mengotti. Mi-
lano, 1821
F. AuBROsoLi, Dell' oracolo di Delfo e dcgli Amfizioni di Delfo. Milano, 1821.
Chr. Lobeck, De Thriis Delphicis. Regioni. 1820.
0. MuLLER, Diss. de tripode delphico. Gotting, 1820. — Ueber die Tripoden.
2 Abhdl. 1820. 1825.
H. .1. Merxlo, De vi et efficacia oracnli Delphici in Graecorum res gravissi-
mas. Traj. ad Rhen. 1822.
C. F. Wilster, De religione et oraculo Apollinis Delphici. Havniae, 1827,
H. PioTROwsKi, De gravitate oraculi Delphici. Varsov. 1827. Lips. 1829.
L. Zander, Art. Delphi. 1832 (Ersch u. Grubers Encycl. F, 23 p. 397-407).
A. Grasiiof, De Pythonis oraculi primordiis atque incremento. Hildesh. 1836.
K. D. HiiLLiiANN, Wûrdigung des delpliischcn Orakels. Bonn, 1837.
W. GcETTE, Las delphische Orakel m scinem politischen, religiœsen und sittli-
chen Einfluss au f die alte Welt. Leipz. 1839.
P. G. FoRciiUAMxiER, L'occupation dc l'oracle de Delphes par Apollon (Annal.
Inst. arch. 1838, p. 276-291).— Apollos Ankunft in Delphi. Kiel, 1840.
ORACLE DE DELPHES 41
qui la rend, si l'on n'y prend garde, non moins confuse
qu'intéressante. Nous allons essayer de la diviser pour la
rendre intelligible, en conservant, autant que possible, le
parallélisme des faits et des idées dirigeantes.
L. Preller, Art. De/i^/ti, 1842 ^Paulys R. E. II, p. 909-d\9). — Dclphica,
18o4 (Ausgcw. Aiifs. p. 224-2uG).
F. Stiefelhagen, De oraculo Apollinis Bclphicl. Bonn. 1848.
J. Kayser, Delphi. Darmsladt, 18oo (avec récension de Fr. Wieseler, ap.
Jahbb. fiu'Fhilol. l8o7, p. 665-694).
J. Heimbrod, De oraculo Dclphico. Gymnprogr. Gleiwitz, 18o9.
C. Bœtticher, Der 0/nphalos des Zens zu Delphi. Berlin, 1859 (réc. de Fr.
Wieseler, Gœttiny. gel. Anzeig. 1860, p. 161-196i. — UOrneoscopia nella
mantica di Delf'o (Ann. Inst. areh., 1861, p. 243-257).
Fr. Wieseler, Intorno aW oinfalo delphico (Annal. Instit. arcli. 1857, p. -160
sqq. — L'Oïneoscopia nella mantica di Delfo (Ibid. 1861, p. 356-365).
JJeher don delphischen Dreifuss. GœLting. 1871.
G. WoLFF, L'eber die Stiftung des delphischen Orakels. Leipzig, 1863
(Verhdl. d. XXI'" Versamml. i;i862] d. deutsch. Philologen zu Augsburg).
C.W. Gœttling, Das delphische Om/îe/,1863 (Gesamm. Abliandl. Il, p. 49-71).
W. J. Cron, Die delphischen Sprûche des Jahres 480 v. Chr. Gymnpr. Augs-
burg, 1863.
G. F. ScHŒiiANN. Gr. Alt. I2 {Das delphische Orakcl, p. 41-49; Berlin, 1863.
L. WE.\iGER,ûi<aes<<onum Delphicanim spécimen [De Anaxandrida, Polemonc,
Hegesandro, reritm delphicanim scriptoribus). Bonnae, 1865.
P. Foucabt, Mémoire sur les ruines et l'histoire de Delphes. Paris, 1865.
(Arcb. Miss, il sér. T. II .
^Y. Thomas, Ue belphico oraculo quid cxistimandum sit disputatur. Gymnpr.
Dillenburg. 1867.
.1. Roulez, La lithobolie à Delphes {Ann. Instit. areh. 1867, p. 140-150).
L. DE DoNOp, De variis anathematum Delphicorum, generibus. Gotting. 1868.
K. J. Ehllxger, De Apolline et oraculo ejus /)e/p/aco. Gymnpr. Emmerich.
1870.
A.Mo}iyLsv:s, Delphika. Leipz. 1878.
Si l'on ajoute à ce catalogue quantité d'études sur des institutions con-
nexes, comme l'ampbictyonie pythique, les jeux, les guerres sacrées, sur les
monuments figurés, etc., et si l'on songe qu'aucune histoire de la Grèce
(histoire ou mythologie) n'a pu se dispenser de toucher ;ï ce sujet, on com-
prend que la matière est triturée et ressassée à satiété. Pour restituer à chaque
auteur sa petite part d'idées personnelles, avec une appréciation critique,
il eût fallu décupler l'étendue des notes, résultat encombrant d'un travail
stérile auquel, de guerre lasse, j'ai dû renoncer. On trouvera partout les
témoignages anciens, rarement des analyses de théories récentes, et encore
moins de discussions sur ces théories.
42 LES ORACLES DES DIEUX
A. — l'oracle de DELPHES
AVANT l'avènement D'APOLLON
Particularités physiques du site. — L'antre et les sources du Parnasse.
— Oracle primitif de Gœa et de Thémis. — Oracle de Poséidon. —
Succession des cultes indigènes et des religions importées, — Culte
pélasgique de Gaea et de Zeus (Lykoreios). — La ville de Lykoreia et les
Deukalionides. — Les Dryopes. — Les Thrakides et le culte de Dion3'sos.
— Cultes exotiques. — Activité de la propagande Cretoise. - Le bétyle
de Kronos. — Culte crétois et ionien de Poséidon Delphinios. —
Delphes et le dauphin de Poséidon. — • Étymologie de Ac)vcpo(. — Lutte
et transaction entre le culte de Poséidon et celui d'Apollon. — Le dau-
phin, attribut d'Apollon Delphinios.
Le rocher sur lequel devait se dresser le «trépied commun
de la Grèce'» était un lieu prédestiné. L'apre et sauvage
solitude du lieu était bien faite pour frapper l'imagination
superstitieuse des vieux âges. Le pâtre qui s'en approchait
considérait de là avec une sorte d'effroi cette gorge du Pleis-
tos qui semblait avoir été ouverte par une cassure énorme
ayant séparé jadis le Parnassedu Kirphis. Il se représentait la
force géologique qui a produit ce phénomène sous les traits
d'un être surnaturel déchargeant sur ces rochers anfractueux
un coup formidable. S'il considérait le Parnasse lui-même,
il voyait surgir, au dessus de blocs énormes qu'une main
invisible avait peut-être lancés du sommet, deux murailles
verticales, les Phgedriades, qui, se soudant à angle obtus,
enferment entre leurs parois un amphithéâtre colossal -, et,
]) Tpi';'.ooa /.or/ov 'EXXaSoç (EuRiPiD., Ion, 36()) xo'.vJ) tiv.a. (Plutarch., Aristld.,
20). Plus tard, Tite-Live appelle Delphes : Commune generis liumnni oraculum
(Liv.. XXXVIII, 48). — 2) Strah., IX, H, 3. .Icstix. , XXIV, 6, 8. Cf. pour le sile
et les monuments, les descriptions de Ulrichs, Reisen und Forscimngen in
Grlechenland. Bi. I. Brcmen, I8W. J de Witte, Monuments de Delphes, ap.
Annal. Instit. arch., i8ti, p. o-13. Fr. Thierscii, Ueber die Topographie von
Delphi. Munchen, I8i0. .1. J. Meriax, Die Topographie von Delphi. Basel, 1853
(avec réc. de Fr. Wiesrler, Jahrbb. f. Phil. [1857], p. 663-694), et les ouvrages
déjA cités de J. Kayser et surloiil de P. Foucart.
ORACLE DE DELPHES 43
surcettepente circulaire, il regardaitcourir les eaux de sources
mystérieuses qui sortaient toutes vives de la pierre même.
L'air qu'on respire là est lourd, chargé d'une vapeur tiède
quand le soleil y darde ses rayons réverbérés par les flancs
nus des rochers, et d'une fraîcheur humide aussitôt que
l'ombre envahit ce recoin perdu. Les moindres bruits y sont
répercutés et grossis par l'écho sonore des Phasdriades '. Cet
ensemble de sensations fortes faisait descendre dans l'âme
naïve d'un Pélasge ou d'un Hellène des premiers siècles une
sorte de recueillement involontaire et de secrète terreur. Soit
que son pied fît rouler au fond des ravins les pierres dont le
sol est jonché, ou que, levant les yeux vers les cimes consa-
crées, comme tous les hauts lieux, à la présence invisible de
la divinité , il vît tournoyer dans l'air les oiseaux de proie, ou
encore que, sacrifiant aux puissances divines, il regardât la
fumée de l'autel balancer en montant ses spirales capricieuses,
il attribuait à tous ces incidents une solennité particulière
et comme une intention surnaturelle. Enfin, s'il s'endormait
au murmure des ruisseaux bondissants, ses sens ébranlés
transformaient en songes prophétiques les impressions qu'ils
devaient aux objets d'alentour.
On retrouve, en effit, la trace de ces expériences instinc-
tives dans les légendes locales. On disait, même au temps oîi
l'oracle apollinien était en pleine prospérité, que la Terre ou
la Nuit, l'une et l'autre mères du sommeil et de3 songes, puis
Thémis, avaient prophétisé à Delphes avant Apollon^. On
croyait savoir que Poséidon y avait révélé l'avenir par l'organe
d'un prophète appelé Feuardent et que deux de ses fils y
avaient observé, l'un, le vol des oiseaux, l'autre les entrailles
des victimes^.
1) Ce détail n'est pas oublié dans la description de Justin (ibid). Cf.HELioD.,
Mthiop., IV, \1. _2j Voj. vol. Il, p. 2o4.2o7. — 3) Voy. vol. II, p. 35.
334. 366.
44 LES ORACLES DES DIEUX
Puis, c'étaient des contes sur les trois nymphes ailées, les
Thries qui, la tête poudrée de farine blanche, voltigeaient de
fleur en fleur comme des abeilles et, dans «le vallon du Par-
nasse» oii elles habitaient, avaient enseigné à Apollon la
divination fondée sur le mouvement des galets ou cailloux
roulés'. On reconnaît encore dans ces nymphes étranges les
trois sources fatidiques, Castalia, Cassotis et Delphousa, qui,
gonflées par les pluies du printemps, entraînaient avec l'é-
cume blanche de leurs ondes les cailloux épars dans leur
lit bordé de fleurs. Le souvenir de ces «abeilles» n'avait
jamais complètement disparu des alentours de l'oracle. On
appelait parfois la pythie «l'abeille de Delphes-» et. ce qui
est plus signiflcatif, une tradition bizarre voulait qu'à la place
du temple d'Apollon il y eût eu jadis une construction légère
faite de plumes réunies avec de la cire\ Les cailloux eux-
mêmes avaient fini par se mêler aux rites de l'oracle apol-
linien. Des gens, dont il est difficile aujourd'hui de contrôler
le dire, prétendaient que le bassin de bronze placé sur le
trépied fatidique était rempli de ces galets, lesquels s'agi-
taient lorsque Apollon rendait ses oracles ', et il est possible
que la thriobolie ou lithobolie ait été pratiquée dans le temple
d'Apollon, concurremment avec la méthode intuitives
Ainsi, de toutes parts surnagent de vagues réminiscences
d'un âge où le sentiment religieux, éveillé par la nature tour-
mentée du Parnasse, s'adressait à des symboles divers, errant
de l'un à l'autre, et invoquant tour à tour sous des noms
différents la puissance qui se manifestait, dans cette gorge
\) Hymx. Hom., In Mercur., 552 sqq. Schol. Callim., II. in ApolL, 45. Cf.
vol. I, p. 192; vol. II, p. 40'i.. — 2) Pixn., Pytk., IV, 100 [60]. Le litre de
MÉXiacat était déjà, il est vrai, frénéralisé et s'appliquait soit aux Nymphes,
appelées aussi MsXiai (Lobkck, Aglaoph., p, 817), soit aux prêtresses de
Démêler (vol. II, p. 293) et peut-être à celles d'Artémis. — 3) Pausan., X, 5, 9.
-^ 4) Suidas, s. v. ITyOci. Eudoc, p. 109. — 5) J. Roulez, loc. cit. Voy. vol.
I, p- 194, et ci-dessous.
ORACLE DE DELPHES 45
sauvage, par une irrésistible fascination, en attendant le
moment où ces aspirations religieuses devaient se fixer dans
un culte plus élevé, destiné à les résumer et à les satisfaire
toutes à la fois.
L'histoire légendaire a établi après coup dans ces traditions
obscures un ordre artificiel, mais acceptable pourtant en ce
qu'il représente à peu près la succession probable des
croyances et des rites sur lesquels s'est édifié Toracle
d'Apollon. Elle suppose que l'antre ou crevasse ('/âqxa vy-ç)
d'où l'oracle a tiré en tout temps ses révélations surnaturelles
était d'abord la bouche même de Ga^a; qu'à l'avènement des
Kronides, c'est à dire, quand la religion des Hellènes expulse
ou transforme les cultes pélasgiques, Poséidon a revendiqué
la possession de ce lieu privilégié et qu'enfin Poséidon a dû
céder la place à Apollon. Ces substitutions de personnes di-
vines sont, suivant que les mythographes acceptent ou écar-
tent le scandale des guerres divines, considérées comme le
résultat d'expropriations violentes ou de contrats librement
consentis; mais l'ordre de succession reste le même, et il n'y
a pas. de raison de douter qu'il ne corresponde à quelque
réalité historique.
Ce que nous savons de l'oracle de Dodone nous donne une
idée de ce qu'a dû être l'oracle primitif de Gtea. Une source,
un arbre permettant d'enteadre et les voix d'en bas et les
voix d'en haut ; une ouverture par où s'échappent les songes ' ;
c'était tout ce qu'il fallait pour établir avec les divinités
invisibles des premiers âges un échange de prières et de ré-
vélations. La source était l'une des trois fontaines de Par-
nasse, peut-être déjà la source Cassotis, dont un filet dérivé
coulait, dit-on, au fond de l'antre prophétique. Quant àl'arbre,
I) Voy., vol. I, p. 282; vol. II, p. 279. G. WolfT, dciiis la réunion des
philologues à Augsbourg {op. cit.) a insisté avec raison sur ce point que
rorucle clitlionien avait dû être un oracle oniromantique.
46 LES ORACLES DES DIEUX
en un temps où le culte d'Apollon avait voué le laurier aux
rites divinatoires, on supposait que c'était un laurier penché,
comme on le voyait plus tard, sur l'ouverture du gouffre. On
racontait, en conséquence, que Gsea avait pour interprète
(TcpiiAavT'.ç) la nymphe Daphné ou Daphnis (Laurier) sa fille,
et que Daphné s'était changée en laurier, par la grâce de sa
mère, dans les bras amoureux d'Apollon. ^ Ce mythe n'était,
d'ailleurs, nullement imposé à la foi, car il se disait aussi
que Gaea s'était donné pour gardien et pour prophète Python,
le fruit monstrueux de ses entrailles".
Daphné et Python sont des personnages^ d > l'épopée apol-
linienne, incorporés aux réminiscences d'une période anté-
rieure. C'est aussi au travail de l'imagination hellénique
qu'il faut attribuer cette copie idéalisée de Gaea qu'on appelle
Thémis. Les théologiens conciliants, Eschyle entre autres^,
enseignaient que Gaea s'était déchargée du soin de prophé-
tiser sur sa fille Thémis, et, pour adoucir encore la transition
entre les divinités telluriques et Apollon, ils admettaient que
Thémis s'était associé ou même substitué volontairement sa
sœur Phœbé la Titanide, laquelle fit cadeau de son siège
prophétique et même de son nom à Apollon, devenu Phœbos-
Apollon.
Mais la tradition recueillie et retouchée par Eschyle n'est
qu'une des nombreuses combinaisons de légendes^ essayées
1) Pausan.,X. o, 5. Pal.ephat., De wcrcdlb. '60. Skrv., ^n., II, 513; UF, 91.
Il est possible que l'arbre correspondant ici au chêne de Dodone ait été un
ancêtre du fameux platane dit d'Agamemnon (Theophr., H. plant. IV, 13.
Pli.n., XVI, [88], 238), voisin de Kastalia ou de Delphousa.— 2) Eurip., Iphig.
Taur. 12io. Argum Pind., Pyth., Hygim., fab., \iO. Pausan., X, 6, 6. —
3) /EscuYL., Eumen.,'\-S. Voy., vol. II, p. 2:;6-2G0. — 4) On distingue, tout
compte t'ait, quatre systèmes de transmission de la propriété en litige, de
Gœa à Apollon, les divinités titulaires de l'oracle étant substituées ou as-
sociées comme suit : I" Gxa, Thémis, Apollon : la (variante orphique) Nyx
avec Dionvsos pour pruphèle, r/it//(is, Apullon; 2oG«d, Tlumis, Plurb'', Apol-
lon; 3- Gara et Poséidon, Thémis et Poséidon, Apollon; i Gsea, Thémis et
OKACLE DE DELPHES 47
par les mythographes pour reconstituer Thistoire primitive
de l'oracle, et ce n'est probablement pas la plus conforme à la
foi populaire, car Eschyle semble avoir pris à tâche de refaire
la mythologie pour en tirer un enseignement moral. La plu-
part des récits mythiques mettent en conflit direct avec Gsea
au moins deux usurpateurs successivement attirés ptir les
séductions du lieu, Poséidon et Apollon, l'un et l'autre ré-
solus à dépouiller de sa propriété Tantique déesse, sauf à
transiger entre eux après la victoire. Suivant certains hymnes
liturgiques attribués à Musseos, Poséidon avait montré plus
de ménagements qu'on n'en eût attendu de son caractère. Il
s'était contenté d'installer à côté de l'oracle de Gsea ses inter-
prètes à lui, Pyrkon, Delphos, Parnassos, de sorte que
l'oracle primitif, ainsi doublé, lui appartenait par moitié'. A
l'arrivée d'Apollon, il avait composé sans trop de difficulté
avec le nouveau prétendant et avait accepté, en échange de
sa part de propriété, soit l'île de Kalauria-, soit le Ténare^.
Le sacerdoce apollinien avait achevé de le désintéresser, en
lui conservant un autel dans le temple de son successeur %
une mention dans les prières de la Pythie% et sans doute aussi
en faisant bon accueil à ses descendants. Ce sont même deux
Poséidon, Apollon, sans compter la théorie de Lycophron, ou, tout au moins,
de ses scoliasles, qui introduisaient Kronos dans quelqu'une de ces séries.
{) Pausan., X, o, 6; 24, 4. Schol. ^schyl., Eumm, 2. 16. Schol. Euripid.,
Orest., 160. Hygin., foh., 161. Plin., YII, [b"/], 203. Tzetz. ad Lycophr., 208.
A. Mommsen {Dclphika, p. 14. 20;, après avoir posé en principe que les
oscillations légères du sol, si fréquentes dans certaines régions de la Grèce,
ont été les signes révélateurs de Gœa, établit aisément l'association de Gsea
et de Poséidon, celui-ci dominant celle-là et la faisant parler par force au
besoin, en sa qualité d"Evvoaiyaroç. G. WoUf {op. cit., p. 68) pense que Po-
séidon a été associé à Gœa, ou plutôt à Thémis, en qualité d'époux, parce
que ce couple se retrouve en Arcadie. — 2) Pausan., X, 5, 6. On disait aussi
que Kalauria avait été échangée contre Délos (Stuau., 'VIII, 6, 14. Suidas, s,
v. "laov). Cf. Th. Panofka, La cession de Calauria à Neptune, ap. Auu. Instit.
arch. i84o, p. 63-67. -- 3)Strab. ibid. — i) Pausan., X, 2i-, 'k Euripid., Ion,
446. — bj/EscHYL., Eumcn., 27.
48 LES ORACLES DES DIEUX
petit-fils de Poséidon, Trophonios et Agamèdes, qui bâtissent
le temple d'Apollon. ' Ainsi délivré d'un rival incommode,
Apollon n'avait plus à vaincre que la résistance de Gsea.
En mettant des hommes à la place des acteurs divins on
dégage de ces récits un chapitre de l'histoire religieuse de
la Grèce. La période sur laquelle ils jettent une vague lueur
est cet âge tourmenté et si mal connu qui transforme la Grèce
pélasgique en Hellade.
Le culte de Gsea suppose le culte complémentaire du Ciel,
l'époux de la Terre, conçu comme élément lumineux et gé-
nérateur. Les Pélasges, à qui on prête si volontiers une
religion spiritualiste et monothéiste, adoraient la fécondité
de la Nature, représentée par l'hymen mystérieux des deux
grandes divinités cosmogoniques. Du reste, des deux cultes
que nous cherchons sur le Parnasse, celui qu'on ne leur con-
teste pas est précisément celui du Ciel lumineux, que les
Hellènes avaient accepté, dans leur théogonie raisonnée,
sous le nom d'Ouranos, dans leur mythologie, sous le nom
de Zeus Lykseos. Or, au-dessus de la bouche de Gsea, plus
haut même que le fameux antre Corykios, demeure des
Nymphes, sur le plateau étroit qui confine à la cime la plus
méridionale du Parnasse, s'élevait, dit-on, la ville deLykoreia.
bâtie par Deucalion lui-même au sortir de son arche. Ses
habitants que, pour couper court à toute objection, l'on ap-
pelait autochthones, avaient, à un certain moment, aban-
donné leur nid d'aigle et fondé plus bas la ville de Delphes^.
ï) Leur père, Erginos, est artificiellement dédoiiljlé en deux personnalités
distinctes (Apollod., I, 9, IG; II, 4, H). — 2) Strab., IX, 3, 3. Pacsan., X,
0, 2. Marm. Par., 2. Steph. Byz., s. v. Au/.wpîta. On s"aUend bien à retrou-
ver ici l'amas ordinaire de scories, laissé par un travail d'imagination
poursuivi durant des siècles. Lykorcia et Delphes ne suffisant pas à un
grand nombre d'éponymes, on mit, tout en haut du mont, Pamasia,
fondée par Parnassos, détruite par le déluge; plus bas, Lykorcia, fondée
par Lykoreus, d'où l'on descend à Delphes, bâtie par Delphos et dotée d'un
deuxième nom, Fijtho, par Pylhès, fils de Delphes (Pausan., X, 6, etc.).
ORACLE DE DELPHES 49
Si grand qu'ait été racharnementdes mytliographes à con-
fisquer au profit d'Apollon les traditions antérieures, on re-
connaît encore dans Lykoreia un établissement du même
âge et presque du même nom que la Lykosoura arcadienne,
la plus ancienne de toutes les villes', perchée, elle aussi, sur
un plateau élevé, à moitié chemin entre le lieu où les Pé-
lasges arcadiens adoraient la terre et la cime sur laquelle ils
sacrifiaient à Zeus Lykœos. On rencontre même encore, dans
le fatras des mythes mal assimilés par la religion apolli-
nienne, la trace de souvenirs (împruntés à la biographie d'un
Zeus à peine hellénisé^.
Là, comme ailleurs, les Pélasges avaient passé, c'est-à-
dire que la population indigène s'était affinée et diversement
A l'exception de Parnassos qui fut et resta fils de Poséidon, sans doute
parce qu'il y avait à Delphes des familles qui tenaient à descendre de
héros posidoniens, tous les autres œkistes devinrent lils d'Apollon. Parnas-
sos, Lykoreus et Pythès pouvaient, du reste, s'éliminer à volonté : ce sont
des personnages secondaires. Le nom du Parnasse ou Larnasse vient alors
de l'arche (XapvaÇ) de Deucalion (Steph. Byz. s. v. napvaaad;), et celui de
Lykoreia, des « loups » envoyés par Apollon Lykios pour conduire les survi-
vants du déluge (Pausan., ibid.). Quant à Pythès, il fait double emploi avec
le serpent Python. Dautre part, la légende de Deucalion n'était pas si bien
rivée au Parnasse qu'on ne la rencontre ailleurs, au Tomaros, à l'Othrys,
au mont Athos, à Némée.., etc. L'histoire de Lykoreia groupait en faisceau
une bonne partie des plus vieilles légendes du Parnasse. Elle avait été
écrite par Anaxandride de Delphes, ou plutôt, suivant une conjecture vrai-
semblable de M. E. Maas, par Alexandre Polyhistor. Le nom de Lykoreia s'est
conservé jusqu'à nos jours dans celui de Liakoura, alors que ceux de Del-
phes et de Pylho ont disparu depuis des siècles. — I) Pausan., Ylll, 38, i.
Sur Lykosoura, voy. vol. H, p. 38o-386. — 2) Telle est la mixture assez trouble
qui résulte du mélange delà légende de Pylhon, déjà doublé de Tityos, avec
celle de Typhon bizarrement associé à Delphync. Suivant le récit d'Apollo-
dore {I, 6, 3), Zeus, vaincu et « énervé » par Typhon, avait été enfermé dans
l'anti'e Korykos, sous la garde de Delphyne. On se croirait bien au Parnasse,
si le mythographc ne plaçait son antre Korykos en Cilicie. Le même Apollo-
dore il, 7, 2) sait que Deucalion, sauvé des eaux, éleva sur le Parnasse un
autel à Zeus Phyxios et qu'il y entra, par l'interinédiairc de Hermès, en
colloque avec Zeus. Ce sont là des réminiscences d'un culte cl de révélations
antérieures au culte d'Apollon.
4
50 LES ORACLES DES DIEUX
mélangée avec l'apport des immigrations ou des invasions.
On ne sait a quelle époque Lykoreia fut abandonnée pour un
site un peu plus abordable ; mais Delphes conservait encore,
à l'époque historique, des familles issues de Deukalion, par
conséquent originaires de Lykoreia, investies de privilèges
sacerdotaux qu'elles devaient tenir d'une investiture fort an-
cienne. Elles avaient Tinsigne honneur de fournir au sacerdoce
d'Apollon le collège auxiliaire des «Saints ("O^-.:'.)» dignitaires
choisis par le sort et dont les fonctions, en dépit de ce titre
pompeux, se réduisaient à peu de chose, car ils passent à peu
près inaperçus dans l'histoire de l'oracle ^ On s'expliquerait
la considération dont jouissaient ces familles et leur rôle
effacé en les tenant pour les débris d'un sacerdoce antérieur,
analogue à la corporation des Selloi de Dodone. Sans vou-
loir donner aux mots une précision suspecte, on peut regar-
der les Deukalionides de Delphes comme le legs de l'époque
pélasgique.
Les Lykoréens ne devaient pas être si différents qu'on le
dit plus tard des Drj^opes ou « hommes des bois » qui habi-
taient le versant septentrional du Parnasse et qui, pour n'a-
voir pas su changer à temps de mœurs et de religion, furent
vaincus et asservis par les serviteurs d'Apollon. Quant aux
Thrakides, que l'on retrouve plus tard promus à la dignité
de gardiens de l'oracle-, il est difficile de dire si l'on en
doit placer l'origine dans une époque aussi reculée. L'his-
toire de Delphes a été si bien accommodée aux prétentions
du sacerdoce apollinien que tous ceux qui ont accepté le
culte d'Apollon sont représentés comme ayant été de tout
i) Plut. Quaest. Gmcc, 9, Isid. et Osir., 3o). 11 vu sans dire (]iie, pour 0.
Mûllcr {Dorier, I^, p. 213), ces Ilosii sont de purs Doriens. A. Mommsen
{Urtphlka, p. 2o0, 300, SOi-) suppose que les Hosii conscrvaienl ;i l)eli)hes le
cullc andiaïquc de Promclheus el îciu-éscnlaienl, aux tliéoxénies du prin-
temps, i'humanilc i)riniiUve hébergeant les dieux : conjecture «pii vient k
l'appui de la nôtre. — 2) Diou , XVI, 2i-.
ORACLE DE DELPHES 51
temps au service de ce dieu. Ainsi, les aèdes mythiques que l'on
peut considérer comme les ancêtres des Thrakides, Pliilam-
mon et son fils Tiiamyris le Thrace, montrent pour lui un grand
zèle. Philammon se fait tuer en défendant son temple contre
les Phlégyens d'Orchomène '. Tliamyris, tel que nous le re-
présente sa légende, vainqueur aux concours pythiques -,
favori et bientôt rival outrecuidant des Muses, a bien l'air
d'un converti qui aurait délaissé le culte des nymphes poé-
tiques de l'Hélicon pour celui d'Apollon. Si l'on regarde au-
tour de ces personnages, on s'aperçoit qu'ils ne sont pas
seuls. On rencontre, en Béotie et aux alentours du Parnasse,
toute une tribu de ces Thraces auxquels la Béotie doit le
culte des Muses et celui de Dionysos : et leur histoire my-
thique est si intimement mêlée à celle des Minyens % c'est-à-
dire, à la vie d'une des plus anciennes peuplades pélas-
giques ou helléniques, qu'on ne peut se défendre de leur
attribuer, à eux aussi, une haute antiquité, La présence,
dans cette région et à cette époque, de fervents adorateurs
des nymphes et de Dionysos rappelle que l'Hélicon est près
du Parnasse et que, si Apollon a pu venir du fond de l'Asie à
Pytho, Dionysos, le « Zeus de Nysa » né dans un repli de
THélicon ', a dû l'y devancer. Il ne faudrait pas, sous pré-
texte de réagir contre les exagérations des sectaires orphi-
ques, pour qui Dionysos est à l'origine de toutes choses,
soutenir que le culte de Dionysos date seulement de Tépoque
où il prit une si grande extension. Dans la chronologie du
succès, Dionysos est à peu près le dernier venu. Homère ne
voit encore en lui qu'un héros ou demi-dieu assez poltron"',
1) Pausan., IX, 36, 2. - 2) Pausax., X, 7, 2.-3) Sur les Thraces de
Béotie et leurs cultes, voy. 0. Muller, Orclwmenos und die Mimjer. 2^ éd.,
p. 372-384. — 4) Voy. Alf. Maury, Reliij. de la Grèce, I, p. 300 scjq. o00-o21.
F. Lenormant, Art. Bacchus (Dict. des ;inti(i. de Daremberg et Saglio).
P. Decharme, Mythol. de la Grèce ant., p. 40;j-i't2. — .-)) Hom. lliad., VI,
130-1 iO.
52 LES ORACLES DES DIEUX
et ne se doute guère qu'un jour viendra où des légions de
prêtres épuiseront en l'honneur du dieu du théâtre toutes les
formes de la louange, tandis que les clients des Mystères
attendront de lui leur salut dans l'autre monde. Mais, en
attendant que les mythes asiatiques de Sabazios, de Zagreus
et d'Iacchos vinssent enfler aussi démesurément son impor-
tance, le Zeus de Nysa, qui n'est encore que le dieu du vin, flls
de la Terre ', avait en Béotieson groupe de fidèles. Il courait en
liberté sur l'Hélicon, le Kithseron ou le Parnasse avec les
nymphes ses compagnes et, à certains jours, l'instinct d'imi-
tation lançait sur ses traces les bandes avinées des bac-
chantes. Qu'il y ait eu déjà dans ses traits la marque d'une
association antérieure entre un Bakchos cadméen et un
Dionysos thrace^, peu importe : il suffit d'établir que le
culte de Dionysos est fort ancien dans la région et que la
propagande apoUinienne a dû le trouver déjà installé aux
alentours de l'oracle de Gsea. La place prise par Dionysos dans
les traditions des Kadméens, des Minyens, des Béotiens et
des Thraces, indique assez qu'il appartient, sous sa forme
primitive, aux plus lointaines réminiscences de l'histoire
hellénique. D'un autre côté, à défaut des arguments péremp-
toires dont la mythographie est habituée à se passer, on est
autorisé par plus d'un indice à faire commencer avant l'arri-
vée d'Apollon l'invasion du culte bacchique à Pytho. On a
déjà remarqué la présence à Delphes des Thrakides. Il faut
ajouter que les Deukalionides ou « Saints » de Delphes
offraient de temps à autre à Dionysos un sacrifice secret
dans le temple d'Apollon''. Ce sont là comme des vestiges
d'un culte archaïque, caché sous l'expansion postérieure
{) Scfiar,, pour (rh'jÂM, ^iasOXov, cf. Bsjjhç, signifie le sol, le suiiporl de
l'univers. Cf. vol. I, |>. ■ioi. fiieu-Uioné ou Tliyoné, mère de Dionysos.
Vol. Il, p. 292. — 2j 0. MiJLLEU, op. ci(., p. :i77. — :); Pll-taik ii. Bc hid. et
Osii'id., 3i).
ORACLE DE DELPHES 53
des rites dionysiaques a Delplies. On peut même dire, d'une
façon sommaire, que le sacerdoce d'Apollon se montrait
partout décidé à fermer ses temples aux cultes nouveaux.
Les dieux qu'on y trouve installés — et nous verrons plus
loin combien Dionysos y était près d'Apollon — n'y sont pas
entrés; ils n'ont eu qu'à n'en pas sortir. Le sanctuaire de
Pytho renfermait l'antre de Ggea, l'omphalos symbolique de
Zeus, l'image et l'autel de Poséidon et le tombeau de Dio-
nysos. Ce sont là les divinités qui ont attendu et préparé
l'avènement d'Apollon.
Gsea, Zeus ou le ciel lumineux, Dionysos, constituent l'ap-
port des religions indigènes : Poséidon et Apollon viennent
d'ailleurs.
La baie au fond de laquelle débouche le Pleistos forme au
pied du Parnasse une sorte de port visité, dès la plus haute
antiquité, par les marchands de la Phénicie et les aventu-
riers Cretois, cariens ou ioniens. C'est parla que sont venus
bien des cultes inconnus aux adorateurs du Ciel, de la Terre
et des eaux courantes. Les dieux y débarquaient avec leurs
apôtres, les nouveaux remplaçant les anciens à mesure que
la vogue passait des uns aux autres. Au temps où la légende
de Zeus, flls de Kronos, s'élaborait en Crète avec les matériaux
fournis par une foule de mythes antérieurs, le Parnasse s'en-
richit d'une relique qui attestait la vérité d'un épisode de
l'enfance de Zeus. Un bétyle, adoré peut-être auparavant par
les sectateurs de quelque religion sidérale, se trouva être la
pierre même que Gaea ou Rhéa avait fait avaler à Kronos,
après l'avoir enveloppée de langes pour tromper l'appétit ho-
micide du Titan. « Mais celui-ci d'abord vomit la pierre qu'il
avait engloutie en dernier lieu, et Zeus la fixa sur la vaste
terre, dans la divine Pytho, sous les voûtes du Parnasse, pour
être un monument par la suite et l'étonnementdes mortels'. »
I) Hesiod. Theof/., 407-o00. Cf. Apollod., T, 1, 7.
54 LES ORACLES DES DIEUX
Poséidon, qui paraît avoir tenu un moment, aux yeux des
marins de l'Archipel, le rang" de dieu suprême \ ne pouvait
manquer a ce rendez-vous de cultes hétérogènes. Il dut y
être adoré avec l'attribut et le surnom dont Apollon devait
hériter plus tard, en qualité de Poséidon Delphinios^, le dieu
fantasque qui choisit pour escorte les plus informes de ses
sujets.
On pouvait encore dénombrer plus tard bien des lieux
où était adoré le « roi des dauphins, » mais rares étaient ceux
où la renommée d'Apollon Delphinios n'avait pas effacé le
droit antérieur de Poséidon. Le Delphinion de l'Attique,
d'où Thésée, fils de Poséidon, cinglait vers la Crète, était de-
venu une sorte de fief apollinien, et Poséidon déchu n'y était
plus que le héros yEgeus. Même au cap Ténare, où, comme
l'indique la légende citée plus haut, le culte posidonien resta
dominant, les dauphins qui sauvent le musicien Arion de Mé-
thymne sont des envoyés d'Apollon-''. A plus forte raison
ceux qui portèrent au promontoire de Rhion le corps d'Ho-
siode assassiné '• agissaient-ils, non seulement par les ordres,
mais en quelque sorte sous les yeux du dieu de Delphes.
Apollon, à qui tous les dieux ont donné quelque chose, a été
comblé des dépouilles de Poséidon. Il l'a supplanté jusque
dans cette Tarente qui, ayant pour éponyme le héros Taras,
1) Voy., vol. II, p. 3Go, et ci-dessus, p. \0. — 2) Le culte de Poséidon,
après rAttiquc, où les rois sont, par moitié, autochthoues et, par moitié, fils
de Poséidon, envahit aussi, par divers côtés, la Béotie, et cela avant la reli-
gion d'Apollon, car d'après 171. homérique, Apollon le trouve déjà installé à
Onchestos. A Onchestos, Poséidon était Hippios, mais il ne résulte pas de là
qu"il lût adoré sous ce vocable unique dans toute la région qui. au rapport
d'Aristarque, lui était consacrée en entier (Schol. Iliad., \, 422. Etym. M.,
p. ^)'i-7, 10). On trouve en Réotie une source Telphousa, analogue à la
Delphousa du Parnasse, qui a pu lui appartenir et qui, en tout cas, n'a pas
appartciui à Apollon, éternel ennemi de la nynqihe. Tout près de Telphousa,
à (JEkalea et à Haliarte, souvenirs et Inmbcau du héros crétois Rhadamantliys
(Cf. vol. II, p. 97). — 3) Plutarch. S<'pt. sap. eonv . iS. Pausa.\., III, 2.o, 7.
Sehv. EcJog , VIII, îîo. Cf. .En., III, 332. — 4j Plutarch. ibicl., 19.
ORACLE DE DELPHES 55
fils de Poséidon', et devant tout à la mer, payait la dîme a
Delphes et attribuait à un dauphin, évidemment serviteur
d'Apollon, le salut de son oekiste Phalanthos à demi noyé
dans la baie de Krisa^ Les dauphins jouaient un rôle con-
sidérable dans les histoires de naufrages, et toujours pour la
plus grande gloire d'Apollon. Le mythe d'Apollon-dauphin,
inséré, comme nous le verrons, dans le récit le plus authen-
tique concernant les origines de l'oracle, consacra pour tou-
jours cette usurpation. Le caractère du dauphin s'accommoda
naturellement aux préférences de son nouveau maître. Après
avoir été peut-être l'effroi des matelots, il devint le plus
philanthrope des poissons. On vit en lui un joyeux ami de la
lumière, de la musique, de la danse, et, au besoin, un pro-
phète^. Un si aimable compagnon ne pouvait plus être au
service de Poséidon.
Pourtant le souvenir de Poséidon Dolphinios se conservait
encore très près de Delphes, à Antikyra, au pied du Kirphis,
grâce a l'hostilité '' qui fermait à la propagande des prêtres
d'Apollon le pays de l'hellébore. Cet indice, venant à l'appui
de tant d'autres présomptions, permet de penser que Poséidon
Delphinios est bien l'éponyme de Delphes et qu'Apollon
\) Aristot. ap. PoLL. Onnm. IX, 80. Pausan., X, 10, 8. Serv. Gcorg.,
IV, 126. — 2) Pausan., X, 13, 10. L'altération de la légende est ici flagrante,
carAi^istote (loc. cit.^ a vu, sur les monnaies de Tarente, Taras porté par un
daupliin, et cette première version s'est conservée à côté de l'autre (Prob.,
Gcorg., II, 17G). — 3) Le dauphin est partout çfXauXoç et prédit aux matelots
bonne chance (Cf. Aristoph., Jla«. 1317-1319). Cela ne suffit pas. On finit par
raconter, en travestissant la légende d'Apollon-dauphin, « qu'il y avait, près
de l'oracle d'Apollon, une espèce de baie, où habitait un dauphin fatidique :
et quand on y venait en barque, le dauphin, apparaissant à la proue, débi-
tait des prédictions et des oracles.» (Schol. Arisïopii., Ran. 1313. Cod. Reg.).
Ce conte est bien récent, mais il en courait de pareils dans l'antiquité,
et on en trouvera plus loin qui valent celui-ci. — 4) Antikyra proscrite
après la première guerre sacrée (Pausan., X, G. Cf. ci-dessous, titre D.). —
ij) 11 n'y a plus, dans la mythologie hellénique, de question simple. Pour
éclaircir celle-ci, il faut distinguer d'abord entre Delphes et Pytho. Pytho
est l'oracle d'Apollon Pythios; Delphes, la cité assise un pou |iliis bas. Avant
56 LES ORACLES DES DIEUX
lui a pris l'attribut du dauphin en se substituant a lui.
Des quatre généalogies qui avaient cours a propos de Del-
l'avénement d'Apollon, le nom de Delphes devait désigner et Toracle et la
cité, si elle existait déjà. On croit généralement que le nom de Pytho est
antérieur à relui de Delphes, en faisant ohserver (juHonière ronnnit Pytho
(lliad., IL ol9; LX, 40;i. Odyss., Vlll, 80; XI, ;i81), tandis que Delphes se
trouve mentionnée pour la première fois par les Homérides {[1. ad Dian. 14.
Cf. oÉXsEio; |îw;j.6';. Ad Apoll. 490) et dans un fragment d'Heraclite (Plutarch.
Vllth. ovac, 21). C'est là une preuve négative niis'e à néant par une tradition
positive qui fai' de Pylhès le lils de Delphos (Pausan., X, 0, 3). Reste à savoir
d'oîi vient le nom de Delphes ilù.^oi, éol. Be>vOo(i. Si l'on écarte le héros
éponyme Delphos, qui répond à la question par la ([ueslion, l'opinion
commune, depuis les Homérides jusqu'à Tzetzès {ad Lycophr., 208), était que
\zk-^oi devait son nom à Apollon AsX-^i'vioç et celui-ci, son surnom au dauphin
(ûsXcptç) dont il avait pris la forme pour apparaître aux Cretois {H. ad Apoll,
495). La légende du dragon l'y l lion tenant à Delphes beaucoup plus de
place que celle du dauphin, on fit rentrer celle-ci dans celle-là eu don-
nant au dragon — dont le sexe avait toujours été variable, au choix des
mvthographes — le nom de Asî^tpjvr), Aû.o'rir^, AîÂtp'Jç, ou même AsXçi'i; et
AsX-ffv. Delphinios devenait ainsi l'équivalent de Pythios et il n'y avait plus
d'éléments hétérogènes dans le type de l'Apollon de Pytho. A partir de
l'époque alexandrine, la fusion est faite. Ce renfort de preuves n'empêchait
pas les esprits inventifs de songer à d'autres étymologies. L'un pensait que
05X96; devait signifier « seul, >> par opposition à àosXcpoç, et en faisait parla
un synonyme d"A::6XXwv dérivé de où -oXXwv, lequel revient lui-même au
Soleil ou SoI[iis] des Latins; d'autres supposaient, au contraire, (|ue ôcÀ^of
était pour àozk'foi et indiquait, soit le couple fraternel d'Apollon et d'Ai'témis
(Cf. A. AtSuixato; aux Hranchides), ou d'Apollon et de Dionysos, soit la fra-
ternité originelle des Delphiens et des Lykoréens. Tel autre trouvait dans
oiXoioç, aussi aisément que dans û/,X[o;, la définition du pouvoir fatidique
d'Apollon {h -où or,Xojv àsavr]). Les mythographes d'aujourd'hui sont à peu
près unanimes à rejeter l'étymologie dérivée du dauphin ou dragon, et,
pour ditférentes raisons, suivant les systèmes. Hs pensent que le mythe du
dauphin a été, au contraire, inventé après coup pour expli(|uer un nom
préexistant, et s'accordent, ou peu s'en faut, à tirer AsXyot du mot oeXç-ùç,
déjà indiqué, comme on l'a vu, par les Alexandrins. Mais, pour l'un, ôsXçûç,
dont le sens propre est utcnts, devient l'humidité limoneuse et grouillante,
dont on trouve le souvenir dans le nom des animaux prolifiques (osXtpf;,
oiXcpaE) : pour tel autre, c'est le « creux » du Parnasse, soit l'antre fatidi(jue
on la caverne de Python, soit le rii'(]ue concave sur leijucl Delphes était
assise. Forchhaminer, conihinant ces deux idées, décompose Ô3X-fcvto; en
osXfpjç et îvî(o=v/(/cr. Comme il traduit 'AzijXXwv par « sécheur de houe 616;)»
et rûOioç par « tai'issanl, » Apollon devient, de la tête aux pieds, le dieu du
drainage. On i)eul trouvei' (jue l'aride Pytho n'avait pas besoin d'être si
ORACLE DE DELPHES 57
phos ', une au moins faisait de lui un fils de Poséidon et
de la nymphe « noire » Mélsena - ou Mélantho, et cette tra-
dition a d'autant plus de valeur qu'elle a résisté, comme la
généalogie de Parnassos, aux efforts faits par le sacerdoce
soigneusement desséchée. Askooî a été aussi raftaclié par un autre biais à la
religion solaire ou lunaire, et considéré comme venant de TfîXs-'^âîiv — bril-
ler au loin, malgré la difficulté qu'il y a à interpréter ainsi des noms de
sources comme TsXçouaa, Osl-cuaa... etc. Toutes ces interprétations sont peu
satisfaisantes, et la meilleure, celle qui voit dans SsXtpûç l'élément aqueux
s'appuie précisément sur le fait dont nous allons tirer parti, à savoir que,
dans tous les Delpldnia de la Grèce, Apollon a l'air d'un dieu marin et que
les trois ou quatre Delphouses ou Thclphouscs ou Tclphousps qu'on connaît
sont des sources. On résout, ce semble, bien des difficultés en faisant du
dauphin, animal marin et symbole de Poséidon, l'éponyme de Delphes. Le
culte de Poséidon étant un des plus anciens, on peut expliquer l'existence
de Dclphinia antérieure même à l'oracle apollinien de Delphes. Le dauphin
de Poséidon ayant pu être un monstre informe au lieu d'un gai nageur, on
comprend qu'il ait été confondu avec leshorribles autochthones du Parnasse,
Python ou Delphyne, objets de dégoût pour Apollon. Ainsi se résout la
contradiction i[u\\ y a à faire du dauphin l'ami et de Delphyne l'ennemie
d'Apollon. Delphyne, c'est un souvenir peu altéré de la religion posido-
nienne et des monstres marins : le dauphin représente le culte posidonien
conquis et remplacé par celui d'Apollon. Enfin, pour ne pas négliger le rap-
prochement étymologique qui a réuni tant de sull'rages, on peut toujours
dériver osXçfç de ocJ^^ûç, en raison de la forme et de la fécondité du dau-
phin, qui a été aussi consacré à Aphrodite. — 1) Pausan., X, 6. Tzetzes ad
Lycophr., 208. — 2) Melsena parait être la « terre noire, » qualification plus ou
moins exacte du sol en ce lieu (cf. F. G. Welcker, Gr.'fiœtlerl., 1, p. 32G). Ce
détail n'aurait guère été remarqué si l'on n'avait trouvé sur des médailles de
Delphes des figures à peu près conformes au type éthiopien. Là-dessus, l'aven-
tureux Th. Panofka {Delphi und Melaine. Berlin, i 849) affirme ({ue le nègre des
médailles est bien Delphos, fils de la Noire. Fr. Wieseler {Esopo rapprescntato
corne neyro su medaglie delfiche, ap. Bullett. Instit. arch., 1832, p. 17(5. Cf.
Bullelt., 1853, p. 78, 93.) propose une explication plus vraisemblable, à
savoir qu'il s'agit d'Ésope, victime des Delphiens et honoré par des céré-
monies expiatoires. L. Preller {Lier Negethopf auf delpkischen Mimzen, 1856.
Ausgew. Aufs., p. 440) l'approuve et, faute de mieux, nous faisons comme
lui, en conciliant toutefois les opinions adverses. Le fait est qu'il y a dti y
avoir une confusion entre Ésope et Delphos, car on entend parler d'un sage
eunuque appelé Delphos, auteur du l'vôJOt C7a'jt6v (Bekrer, Anecd., p. 283, 13),
assagi sans doute par le châtiment qui punit ses amours avec la pythie Aris-
tokleia (Suidas, s. v. ïà o' Ix xou Tpi'-oooç). C'est ainsi que se font et se ra-
jeunissent les légendes.
58 LES ORACLES DES DIEUX
apoUinien pour effacer les vestiges des cultes antérieurs.
Mais les adorateurs de Poséidon, au moment où ils Axaient
sur lui leurs hommages, avaient déjà l'imagination assiégée
de mythes plus sereins et plus féconds. L'invasion des reli-
gions astrales de l'Orient, solaires et lunaires, poursuivait sa
marche victorieuse. Le bétyle de Kronos en était l'avant-
garde à Delphes. On a déjà remarqué, à diverses reprises,
les affinités naturelles et artiflcielles établies entre les divinités
des eaux et celles du feu'. Le culte de Poséidon s'associait
en divers lieux ^ au culte d'Hélios, regardé comme anté-
rieur et doué d'une vitalité plus grande. Le jour oii Héliosse
régénéra sous la forme d'Apollon, le règne de Poséidon prit
fin. Les Cretois et Ioniens, las du trident, se prirent d'enthou-
siasme pour l'arc et la lyre. Ils proclamèrent partout l'avè-
nement d'Apollon. C'est par ces commerçants doublés d'apô-
tres que les diverses tribus helléniques ont été mises en
relation et ont participé presque en même temps aux progrès
que faisait, dans la conscience nationale, le sentiment reli-
gieux. Les noms crétois de Kirrha et de Krisa^ montrent assez
que les Crétois étaient familiers avec la région du Parnasse.
Ils apportèrent là le culte nouveau, comme ils l'implantaient
loin de là, à l'embouchure du Pénée, sous le reflet des neiges
de FOlympe. Krisa n'adora plus d'autre Delphinien qu'Apollon.
Apollon n'était encore pour les Crétois que le symbole de la
lumière radieuse et pénétrante et le guide des marins, car
on ne voit pas qu'ils lui aient attribué chez eux l'office de
prophète; mais l'attraction exercée par l'oracle de Gsea devait
\) Vol. H, p. 2G6-208. 365. R. Pabst {De diis Grâce, fatid., p. 73) va un peu
loin quand il reconnaît dans le Poséidon de Dclplies le « Soleil marin. » Ce
qui est vrai, c'est que les rites empyromantiqucs ail t'ibués à la divination
posidoniennc indiquent bien une infusion de symboles solaires dans le culte
de Poséidon. — 2) On peut amener Hélios Uii-mcme <\ Delphes, si l'on prend
au sérieux la P/iœ&é d'Eschyle (ci-dessus, p. 46), reste du couple ILiios-Pliœbé.
— 3) Kptaa équivaut ji Kpîîcicja, la <c Cretoise. » Kl^pa doit avoir le mûmc sens.
ORACLE DE DELPHES 59
développer chez le dieu solaire une aptitude qui, en pareil
lieu, était venue à Poséidon lui-même. Que les Dorions amè-
nent au secours du Delphinien leur Apollon Pythien, et les
deux formes de la religion apollinienne vont se joindre sur
le Parnasse pour y asseoir, sur la bouche même de Gsea, l'ora-
cle de Pytho.
B. l'avènement d'apollon.
Les religions et les habitants du Parnasse à l'arrivée d'Apollon. — Les
Cretois à Krisa : Apollon Delphinios. — Élaboration de la légende
d'Apollon Pythios en Thessalie. — Le Pythion de l'Olympe. — Les
Doriens et Apollon Pythios à Delphes, — Constitution d'une caste sa-
cerdotale et fondation de l'oracle apollinien. — Synthèse artificielle des
légendes antérieures. — Histoire des origines de l'oracle d'après ïHymne
à ApoUon. — Étymologle du nom de Pytho. — Invasion de la légende
d'Hyperborée, — Conversion des légendes en histoire par la méthode
éclectique et rationaliste.
L'essaim des légendes qui bourdonnent autour du Parnasse
est si tumultueux que, pour tirer de ce bruit confus quelques
idées claires, il faut imiter le fils de Laërte consultant les
ombres. Il faut avoir fait un choix préalable de traditions
caractéristiques et écarter les autres jusqu'au moment où on
pourra leur permettre de reprendre vie sans risquer de détruire
la cohésion des résultats acquis. C'est renoncer à une so-
lution que de les écouter toutes à la fois. Nous avons déjà
allégé d'un grand nombre de données discordantes l'histoire
de l'oracle apollinien, et nous pouvons maintenant nous
faire une idée approchée de la variété des éléments groupés
autour du Parnasse par l'attraction propre aux lieux que
hante obstinément l'idée religieuse.
Qu'on suppose une époque de transition oil les cultes
indigènes faiblissaient sous l'effort des religions venues du
dehors ; où le Zeus pélagisque n'avait plus qu'un petit
60 LES ORACLES DES DIEUX
nombre d'adorateurs, de Lykoréens perdus dans la mon-
tagne; où le Zeus de Nysa restait à l'écart et no pouvait, chef
obscur d'une cohorte de nymphes, défendre l'oracle de Geea
sa mère contre les empiétements de Poséidon Delphinios ins-
tallé par des navigateurs de l'archipel sur le rivage de Krisa.
Qu'on se représente des prêtres de Poséidon, rattachés à la
personne même de leur dieu par leurs ancêtres symboliques,
le dauphin Delphos et le phoque PhokosS et venant dresser
près de l'oracle de Gaeales brasiers fumants avec lesquels ils
avaient la prétention de satisfaire, eux aussi, la curiosité
anxieuse des pèlerins. Tel était à peu près l'état des choses
lorsque les Cretois, épris de fictions plus riantes, apportèrent
sur le même rivage- Apollon conçu, non comme un nouveau
maître du monde, mais comme le lieutenant du sage Zens
Crétagène et le fruit le plus glorieux de ses amours.
Loin de ces lieux prédestinés, dans l'ombre qui couvrait
encore les acteurs des siècles à venir, s'élaborait la légende qui
devait donner à Pytho son nom et à l'oracle sa valeur morale.
Les Dorions, éminemment accessibles aux impressions reli-
gieuses, avaient déjà trouvé l'aliment qui convenait a leur
intelligence préoccupéo d'ordre et d'harmonie. Inquiétés,
déplacés parles invasions thessaliennes qui avaient précipité
les Béotiens sur les Minyens d'Orchomène et les Kadméens
de Thèbes, refoulés vers l'Olympe, puis dans les défilés du
Pinde, ils avaient pourtant joui d'un instant de paix et de
bonheur sur les bords du Pénée. C'est là qu'ils avaient confié
leurs destinées à des rois descendants d'Héraklès, là qu'ils
avaient embrassé la religion d'Apollon. Apollon, amené à
1) Pliokos ^cf. Pliokidc),pèi"e delvrisos, époiiymedc Krisa (HERACLio.j/'raf^m.,
3o. Stkpii. Byz.,s. V. Kpîaa^ Une des copies de Pliokos a pour parents /Eakos
et une Néréide (Apollod., III, 12, G. Schol. Hom. Iliad., Il, 14). On donnait
aussi i\ des poissons !c nom de Kpbja et de Kfppt; (Suidas, s. v.). — 2) Sur le
culte d'Apollon à Krisa, voy. L. Preller, Delj)kica, étude consacrée ii l'his-
toire de Krisa et au culte d'Apollon Delphinios.
ORACLE DE DELPHES 61
l'embouchure du fleuve par la civilisation troutre-mer,
leur apparut comme l'aurore dans la délicieuse vallée de
Tempe. 11 leur apporta ce laurier symbolique dont, plus tard,
les processions parties de Delphes venaient, tous les neuf ans,
cueillir un rameau. 11 curent désormais un dieu national,
leur protecteur et presque leur père, car ils aimaient à se
persuader que leur ancêtro, Doros, était flls d'Apollon. Leur
foi n'eut point de défaillance, même lorsqu'il leur ûillut
quitter les Trois-Villes {Trijjolis) entre lesquelles ils avaient
réparti leurs trois tribus et délaisser le sanctuaire commun, le
Pythion, qu'ils avaient élevé au pied de l'Olympe. Ils la con-
servaient entière, prêts à la défendre et même a l'imposer,
lorsqu'ils débouchèrent dans le district montagneux occupé
par les Dryopes et s'installèrent, par droit de conquête, entre
l'Œta et le Parnasse.
Mais, pour eux, Apollon n'est pas un artiste élégant et ca-
pricieux; c'est un foyer de lumière physique et morale. Le
soleil qui est là haut lui appartient et manifeste aux yeux
du corps sa puissance; mais c'est aussi de lui qu'émanent
ces rayons intérieurs qui font apparaître le vrai à l'intelli-
gence, le bien à la conscience, les détournent l'une et l'au-
tre de l'erreur et, au besoin, les ramènent de leur égarement.
Il est le dieu pur et, par là, l'ennemi-né des êtres impurs et
méchants. Pour ceux-ci il était implacable et il se souve-
nait, en les voyant, qu'il savait atteindre de loin.
Ces enseignements étaient résumés dans le mythe d'Apollon
vainqueur de Python, mythe' qu'on a appelé justement, « le
dogme fondamental de la religion pythique. » La tradition
poétique, fixée pour toujours à Delphes par le nom même de
Pytho donné à l'oracle d'Apollon, voulait que l'archer divin
I) Ce myllie a été étudié de très prés, au point de vue mythog-raphiquc
;'l archéulogi({ue, par Th. Schrkiuku, Apollon /'ythvklorios, ein Bcilrag zur
gricchischen Religions-und Kunstgcschichtc. Leipzig, 1879.
62 LES ORACLES DES DIEUX
eût tue eu ce lieu un monstre qui désolait la contrée, mons-
tre informe et innommé qu'on appela Python parce que son
cadavre « pourrit » sur le sol. C'est en souvenir de cet exploit
qu'Apollon avait gardé le nom de Pythios^. En examinant at-
tentivement le duel du dragon et du dieu dans le creux (vx-r^)
du Parnasse, on s'aperçoit que ce grand drame se détache
facilement de l'histoire de l'oracle et qu'il y forme un épi-
sode inutile-. Il a fallu, pour établir un rapport intime entre
l'oracle et le dragon, imaginer que Python était le défenseur
de Gsea contre Apollon ou même le prophète de Gsea. Cette
version, que Pindare ignore^ et dont Eschyle ne dit mot, appa-
raît avec Euripide'' et se surcharge de détails inédits à partir
de l'époque alexandrine. Elle a le tort, dont se souciaient peu
les sceptiques, d'enlever à l'œuvre sanglante d'Apollon son
caractère philanthropique. La légende du meurtre du dra-
gon se rencontre en divers lieux, en Crète, à Tégyre, à Si-
kyone, a Gryneia et ailleurs. Cette localisation multiple d'une
aventure mythique est un fait ordinaire et ne prouve pas
que la tradition première ne soit pas née à Pytho ; mais elle
montre au moins que le souvenir du dragon est plutôt attaché à la
personne d'Apollon qu'au sol de Delphes. Si l'on envisage le
second acte du drame, la purification d'Apollon souillé par
le sang versé, on voit qu'il ne tient pas tout entier sur la
scène de Delphes et qu'il s'achève ailleurs. Tous les neuf ans,
à la grande fête du Septcrion\ une espèce de tragédie sym-
{) IIûOwv, ITuOw, TTJOio; de T^UnU\—Tputrescere. IIym., IIom. Ad ApolL, 363.
373. Voy. , ci-dessous, renseiul)le des légendes pylliiques. — 2) Th. Schrkiuer,
Op. cit., p. 7. — 3) Selon Pindare {fr. 33. Bergk) Apollon lutte avec Gœa
elle-même : Eschyle écarte jusqu'à l'idée de combat. — i) Euripid., Ipkig.
Taur., 1247. — o) Plutarcij., Defed. orac, 8. lii. 21. Quaest. graec, 12. De
mus., M. Epho.i. ap. Strab., IX, 3, 12. JEîa\n., Var. IJisL, III, 1, etc. Is-tr^ptov
est diversement inlerpi'été suivant qu'on le dérive de a='6w, ou de ar,;:w, ou
qu'on suppose une l'orme cjTE-T/^ptov, de azéw. La pénitence d'Apollon avait
duré neiif ans : on était donc censé ramener de Tcmpé l'Apollon (pli avait
tué le dragua à la l'élc précédente.
ORACLE DE DELPHES 63
boliqiie appelée la tradition sacrée (j.tpoç Xiyzc) en ravivait le
souvenir. On dressait, devant le temple pytliique, une ca-
bane de planches qui représentait la demeure du dragon. Un
jeune garçon, jouant le rôle d'Apollon, s'en approchait par un
sentier détourné et, sans doute après avoir décoché sa flèche,
il se ruait, lui et son cortège de porte-flambeaux, sur la ca-
bane qui se trouvait en un instant saccagée et incendiée; après
quoi, il s'enfuyait au plus vite du côté du nord. Il allait ainsi,
errant et pénitent, j usqu'à Tempe où, disait-on , Apollon s'était
purifié et couronné de lauriers, et on l'en ramenait procession-
uellement par la « voie sacrée % » purifié comme le dieu. Une
autre tradition prétendait qu'Apollon avait été purifié par le
Cretois Karmanor de Tarrha- et que le fils de Karmanor,
Chrysothémis, était venu chanter le premier aux jeux pythi-
ques le récit de la mort du dragon 3.
Le fait qui ressort de ces réminiscences vivaces est que la
légende du dragon est venue toute faite à Delphes, apportée
par les Cretois et les Dorions, et accommodée aux particu-
larités physiques du site. On montrait le lieu oit se tenait le
dragon, la pierre d'où Apollon avait lancé sa flèche '', comme,
au besoin, le berceau d'Apollon et le tombeau de Python.
C'est là une simple distribution de rôles dans une scène qui
pouvait se transporter en tous lieux. Comme tous les dieux
de la lumière, Apollon est, par nature, le fléau des monstres
ténébreux. De même que Zeus a foudroyé, après les Titans,
les Géants et Typhon, de même Apollon délivre le monde des
fléaux dévorants, poursuivant ainsi Toeuvre qu'Héraklès doit
terminer après lui^ Les Cretois l'ont, sans aucun doute, con-
1) La voie sacré passait par la Thessalie (Pélasgiotide),le pays des Maliens et
des iEnianes, l'OEta, la Doride et la Locride occidentale, autant d'étapes do-
riennes. — 2) Pausan., II, 30, 3. — 3) Pausan., X, 7, 2. Ce chant traditionnel
est le v6|a.oç ru9tx6ç. — 4) On en montrait une pareille à Sikyone (Hesych., s. v.
To^toj |3ouv6ç).— 5) Le mythe de Python, et l'étymologie de ce nom ont donné
lieu à un si formidable débordement de conjectures qu'un recule devant ii;
64 lp:s oracles des dieux
sidéré comme un dieu sauveur et ont attaché à son culte l'idée
complémentaire de purification; mais, quand on voit Je peu
d'attention prêté par les Ioniens à ce mythe et à ses applica-
labciir de la discussion. Dans l'antiquilé, on n'a guère affaire ffu'à deux opi-
nions : à révhémérisme, dont le procédé est bien connu, et au symbolisme
stoïcien, qui voyait généralement dans Python l'humidité marécageuse dessé-
chée parle soleil. L'explication du stoïcien Antipater (Macrob. Sat. I, 17, o7)
paraît encore suffisante à la plupart des érudits modernes, surtout à ceux qui
ont vu les vapeurs matinales se tordre dans la vallée du Plcislos et se dissiper
sous les rayons solaires. Qu'on ajoute à l'eau, si l'on veut, les ténèbres, et
l'on aura, à condition de ne pas vouloir trop préciser, une hypothèse pro-
bable. En dehors de ce système, on trouve un évhémérisme mitigé qui voit
un souvenir d'une lutte violente entre les sectateurs d'Apollon et les premiers
habitants de Pytho ou, tout au moins, une lutte entre des religions diverses.
Python représente ainsi, soit le culte tilanique de Gœa, soit même Dionysos.
Celte explication ne vaut que pour Delphes, et il faut poser à nouveau le
problème partout où on rencontre la légende du di'agon. Sur la question
d'étymologie, les divergences sont encore plus marquées et les conjectures
plus arbitraires. En éliminant le héros Pythès, inventé pour le besoin de la
cause, il reste comme étymologie courante, dans l'antiquité, celle de l'aède
homérique : Pytho (de -jeEaOat) est le lieu où « pourrit » le dragon. On avait
songé à confirmer celte opinion en disant que les Locriens Ozolcs ou « puants »
devaient au cadavre de Python leur malencontreux sobriquet (Plutahch.,
Quaest. Ovaec. \'6). Pytho étant un oracle, on imagina aussi de dériver ce
nom de TcuOsTOat (inf. aor. de -uv6avo[;.at) et de le traduire par « lieu d'in-
terrogation » (Strac. IX, 3, d. etc). Bien que la syllabe -u de ce dernier
verbe soit brève, tandis que ITu est long dans IlyOoj, ce système parait avoir
eu à peu près la moitié des suffrages. 11 faut citer pour mémoire l'idée
bizarre deCorniOcius qm voyait dans Apollon Pylhiosle « dernier des dieux»
(7:u[i.3t-ov Osôiv), c'est-à-dire le soleil arrivant au terme de sa course et inflé-
chissant son orbite dans l'un ou l'autre solstice. Cancer ou Capricorne, signes
qui rappellent le dragon (Macrob. 1, 17, G1-G3). L'érudition moderne con-
tinue à torturer les deux verbes -jOsjOai. Ceux qui tiennent pour -jOsciOai :=
pourrir et ne veulent pas du dragon, cherchent quehjue autre allusion, par
exemple, une allusion àl'évaporation des eaux ou à la délilcscence des roches
du Parnasse. Pytho devient ainsi ré({uivalent du Fuidhorn des Alpes ber-
noises. Ceux qui sont satisfaits par -uOsaOat ^= intcrrofjcr, se mettent au-dessus
des scrupules de métrique, ou pensent que la syllabe r.'j de -jOw, originaire-
ment brève, s'est allongée en l'honneur de l'élymologie orthodoxe donnée
par l'aède homérique. On est même parvenu, pour se disperser d'opter,
à faire sortir le sens d'interroger du sens de faire pourrir. Une troisième
o[iiiiion, assez en faveur, dérive riuOc/) de pùOoç = f/o?//f;T (angl. bottom). Le
gouffre est celui de l'oracle, et Python est un génie souterrain ou, si l'on
veut, un soleil souterrain, opposé à l'autre. Tout cela est bien conjectural et
ORACLE DE DELPHES C5
tioiis morales', on est conduit à penser que, sans les Doriens,
la religion d'Apollon n'eût pas tiré grand parti de ce germe
fécond. L'oracle de Delphes a du à l'esprit dorien sa domina-
tion sur les consciences scrupuleuses et sa compétence dans
les questions de morale. Or, il est plus que probable que,
pour méditer sur la pureté d'Apollon et sur la rude pénitence
qu^il avait cru devoir faire, même après un meurtre méritoire,
les Doriens n'ont pas attendu le hasard qui les mit en con-
tact avec les Cretois de Krisa ou de Delphes. Ils ont dû
apporter la légende de Python de leur Pythion de l'Olympe,
du lieu où Apollon avait recouvré son innocence première et
où croissait le laurier sacré. Le sacerdoce de Pytho, qui
tenait tant à s'affranchir de toute dépendance, ne se fût pas
résigné, sans cette raison historique, à faire venir son dieu
de l'Olympe et à aller chercher si, loin une branche de lau-
rier.
Nous pouvons donc attribuer la fondation de l'oracle apol-
linien de Pytho ou, si l'on veut, la régénération de l'ancien
oracle pélasgique, à la rencontre en ce lieu de deux cultes
repose toujours, en définitive, sur des détails particuliers à Pytho, qui n'ont
pas la même importance dans la légende d'Apollon envisagée à un point de
vue plus général. Puisque Apollon continue l'œuvre de Zeus et qu'il lutte
comme lui contre les symboles du désordre, de la violence, des ténèbres,
pourquoi ne verrait-on point dans l'ennemi d'Apollon une copie de celui de
Zeus? Python n'est peut-être qu'un Typhon à peine défiguré, et il n'y a d'un
nom à l'autre qu'une métathèse. La parenté des deux monstres explique
ainsi ce qfte M. Th. Schreibcr tient pour une pure incohérence, l'associa-
tion de leurs deux légendes dans l'hymne homéri(|ue. Elle explique encore
bien mieux une tradition, recueillie par Plutarquc à Delphes, suivant laquelle
un certain Typhon aurait pris Delphes et profané le temple (Plutauch., De
fac. in orbe liin. 30). Python ramené à Typhon est, comme ce dernier,
vapeur, fumée, trombe, cyclone, une force naturelle qui ne se trouve pas
rivée au sol du Parnasse et qui se localise au gré des croyants. — 1) La
légende du dragon ne se trouve pas dans les anciennes traditions de Délos,
et on a vu si les purifications faites par les Athéniens leur avaient été ordon-
nées par Apollon Délien. Du reste les prêtres de Delphes trouvaient eux-
mêmes la légende bien ridicule au tenqis de Plutarque [Def. orac. Ib).
66 LES ORACLES DES DIEUX
analogues, apportés de régions diverses, par des races diffé-
rentes, et associés à la suite d'un pacte intervenu entre les
Cretois et les Doriens. Les Cretois, qui étaient vraisemblable-
ment les premiers occupants et qui avaient, aux yeux des
Doriens, le prestige d'une civilisation supérieure, gardèrent
pour eux le sacerdoce : ils acceptèrent, en revanche, l'Apollon
des Doriens, avec son nom, son laurier, son dragon, ses
scrupules et ses exigences méticuleuses. Pytlio se trouve
être, dans l'histoire légendaire qui se forme après ce grand
événement, le point où Apollon, venant du nord, rencontre
ses x^rêtres que le hasard lui amène du midi.
Il est temps, après avoir esquissé l'histoire probable des
origines de l'oracle, de l'entendre raconter par les prêtres et
de la voir débrouiller à tâtons par les logographes.
C'est dans l'œuvre des Homérides qu'on trouve le plus
ancien récit concernant la fondation de l'oracle. V Hymne à
A^jollon, commencé par un aède ionien chantant à Délos,
s'achève sur la lyre d'un chantre accouru aux concours
pythiques. Aussi, d'un bond, Apollon s'élance sur TOlympe
où les Immortels admirent sa beauté. Il en descend bientôt
pour chercher sur la terre le lieu où il veut s'élever un temple
et rendre ses oracles. Le poète dénombre avec complaisance
les régions visitées et dédaignées par le dieu. Apollon traverse
la Piérie, passe par lolkos, hésite un instant en Eubée en
regardant la plaine de Lélante, franchit l'Euripe et parcourt
la Béotie encore inhabitée. Il s'arrête enfin, charmé par la
fraîcheur verdoyante du paysage, près d'Haliarte sur les
l>ords de la fontaine Telphousa et y jette les fondements de
son temple, au grand dépit de la nymphe, jalouse d'un tel
voisinage. Mais la destinée veillait sur la fortune de Delphes
et, pour y amener Apollon, le poète ne craint pas de prêter
au jeune dieu une naïveté singulière. Tout révélateur qu'il
est, Apollon se laisse persuader par Telphousa que le lieu est
ORACLE DE DELPHES 67
peu favorable au recueillement et que les bêtes de somme,
en venant boire à la source, y mèneront grand bruit. Elle
l'envoie à Krisa, c'est-à-dire au devant d'un terrible danger.
Apollon se transporte donc à Krisa, « sous le Parnasse
neigeux au pied d'un mamelon tourné vers le Zéphyre : au-
dessus sont suspendus des rochers et au-dessous court une
vallée profonde et abrupte. Là le prince Phœbos- Apollon
résolut de bâtir un temple aimable et dit : « Voici où je pense
« bâtir un temple superbe qui sera pour les hommes un oracle :
« et eux m'amèneront toujours ici de complètes hécatombes,
« aussi bien ceux qui habitent le fertile Péloponnèse que ceux
« qui occupent l'Europe et les îles entourées par les flots, en
« vue de me consulter; et moi, je leur révélerai à tous un
« conseil sûr, le dictant en mon temple opulent. » Ayant ainsi
parlé, Phœbos- Apollon jeta des fondations larges et grandes
en toute leur étendue et, sur ces fondements, Trophonios et
Agamèdes, fils d'Erginos, chers aux dieux immortels, posèrent
le seuil de pierre, et, tout autour, d'innombrables tribus
d'hommes élevèrent le temple en pierres taillées, pour qu'il
fût toujours célébré des aèdes. »
Mais, près de ce « seuil » est une fontaine gardée par un
dragon femelle (opx/.awa) qui jadis avait servi de nourrice à
Typhon et qui désolait la contrée. « Celui qui la rencontrait
était emporté par son jour fatal, jusqu'à ce que le prince qui
atteint de loin, Apollon, lui eût lancé un trait irrésistible.
Déchirée d'atroces douleurs, elle s'étendit palpitante sur un
vaste espace, se roulant sur le sol et poussant sans relâche
d'horribles clameurs. Enfin, elle s'enfuit en rampant çà et là
dans la forêt où elle expira en exhalant des flots de sang.
Or Phœbos-Apollon se glorifia : « Maintenant, dit-il, pourris
« où tu es, sur la terre nourricière : tu ne vivras plus pour être
« le fléau des humains... mais ici, la Terre noire et le brillant
« Hypérion te feront tomber en pourriture. » Il [)arla ainsi
68 LES ORACLES DES DIEUX
en se glorifiant. Cependant les ténèbres couvrirent les yeux
du monstre et la force sacrée du soleil le décomposa au lieu
même que depuis on appelle Pytlio : et les hommes ont donné
au prince le surnom de Pythien parce que là la force du péné-
trant soleil a pourri le serpent. »
L'aède trouve sans doute que le cadavre d'un ennemi sent
toujours bon, car il s'attarde un peu longtemps à sa leçon
d'étymologie. Apollon songe enfin à se venger de la nymphe
dont il reconnaît alors la perfidie. Près de ses eaux enseve-
lies sous les rochers qu'il y fait rouler, il se dresse à lui-même
un autel et s'y fait adorer sous le nom de Telphousien. Puis
il réfléchit que son temple de Pytho est vide. « Et certes
alors, en son âme, Phœbos-Apollon se demanda quels hommes
initiés il amènerait pour être ses serviteurs dans la rocheuse
Pytho, pour y faire les cérémonies saintes et annoncer les
décrets de Phoebos-Apollon aux armes d'or, lorsqu'il parle-
rait par la voix du laurier sous les voûtes du Parnasse. 11
roulait donc en son esprit ces pensées quand, sur la sombre
mer, il aperçut une nef rapide qui portait des hommes
nombreux et vaillants. C'étaient des Cretois de Knosos, ville
de Minos. »
Ces Cretois qu'il apercevait par delà le Péloponnèse, allaient
à Pylos; mais Apollon, prenant Taspectd'un dauphin énorme,
s'élance dans la mer et de là sur le pont du navire qu'il amène,
en dépit des matelots stupéfaits, dans le port de Krisa. Là il
saute à terre, se transforme en un météore lumineux, revient
sur ses pas, sous la forme humaine, et déclare aux Cretois
qu'il les prend à son service. « Désormais nul de vous ne
retournera dans son aimable ville, dans sa belle maison,
auprès de son épouse; mais ici vous garderez mon riche
temple, honoré de bien des mortels... Vous saurez les desseins
des Immortels et, par leur volonté, vous serez honorés per-
pétuellement tous les jours. » Apollon leur enjoint donc de
ORACLE DE DELPHES 09
lui élever un autel sur le rivage et de Fy invoquer comme
Delphinien, puis de le suivre jusqu'à son temple. Ses ministres
improvisés s'installent de cette façon dans le lieu stérile oii
ils ont craint un instant de ne pouvoir subsister, mais où
Apollon leur certifie qu'ils trouveront honneur et profit.
L'oracle pythique est fondé et pourvu d'un sacerdoce héré-
ditaire.
Cette légende reproduit l'idée qu'on se faisait en Grèce des
origines de l'oracle vers le huitième siècle avant notre ère,
c'est-à-dire à une époque où Krisa exerçait encore sur l'ins-
titut un droit de suzeraineté, hél)orgeait les pèlerins et les
obligeait à sacrifier sur l'autel de l'Apollon crétois avant de
monter à Pytho. Elle montre clairement, par l'itinéraire et
parles métamorphoses symboliques du dieu, le double aspect,
la double origine, et les deux foyers de la religion apolli-
nienne en cette contrée. Les mj'thographes postérieurs l'ont
étirée en sens divers et écrasée sous une multitude de sur-
charges', mais nous avons la bonne fortune de la rencontrer
là sous une forme relativement simple.
1) Le dauphin préoccupe peu les mytliographes qui le laissent de côté ou
le confondent avec Python. C'est sur la nature et le caractère de Python que
portent les retouches. Le drame se complique et le nœud se serre. Tuer un
monstre pour se défendre, ou par philanthropie, est un acte trop simple.
On lui chercha des motifs plus savants, au risque d'en diminuer la valeur
morale. D'abord on dit que Python empêchait les mortels de s'approcher de
l'oracle de Gsea ou de Thémis ; puis on fit de Python, non plus une bête mal-
faisante, mais un défenseur de Gîea. La victoire d'Apollon est alors un
épisode d'une conquête violente. On rendit au meurtrier une allure plus che-
valeresque en disant que Python avait poursuivi, sur l'ordre de Hêra,
Lêto enceinte des œuvres de Zeus et que Apollon vengeait ainsi les injures
de sa mère . La légende de Python s'assimila ainsi celle du géant Tityos qui,
à Pytho même, avait voulu faire violence à Lêto et avait été mis à mort par
les deux jumeaux. Pour que le drame fût plus étonnant, on attribua cet
exploit à Apollon nouveau-né, ce qui conduisit à le faire naître à Pytho,
sans quoi, il eût fallu transporter toute la scène à Délos. Un dieu que Calli-
maque nous montre prophétisant dans le ventre de sa mère, pouvait bien,
comme Héraklès, tuer des monstres en venant au monde. En y regardant
de plus près, quelques dissidents eurent bien l'idée qu'Artémis, née la prc-
70 LES ORACLES DES DIEUX
La légende d'Hyperborée qui, à Delphes comme à Délos, se
surajoute au culte d'Apollon, est au contraire, dépourvue de
tout caractère historique. Elle a été extraite, par une sorte
de symbolisme artificiel, des religions solaires. Que Delphes
l'ait ou non empruntée aux traditions de Délos, elle eut sa
place marquée dans les ietes de Pytho et parmi les plus
solennelles. On célébrait tous les ans au printemps, en chan-
tant le péan joyeux, la théophanie, l'apparition ou le retour
{kT.:c-q[jJ.x) du dieu lumineux, comme on pleurait, à l'entrée
de l'hiver, son départ (à-icriij.îa) pour Hyperborée'. Delphes
n'avait rien à envier à Délos. On y trouvait des héros hyper-
borôens, Hypérochos et Laodikos-, qui valaient bien leurs
mière et déjà capable d'aider à la délivrance de sa mère, avait dû lancer à
Python le trait mortel : mais celte version ne prévalut pas, non plus que
rhisolentc hérésie des orphiques, lesquels, fatigués d'entendre dire que
Dionysos était enseveli à Delphes à côté de Python, soutinrent qu'Apollon,
simple fils de Silène, avait été, au contraire, tué par Python et enterré sous
ou dans son trépied. Tous les systèmes qui transforment Python en prophète
et l'ensevelissent soit dans l'antre, soit sous le trépied ou dans la coHhia du
trépied, soit sous l'omphalos, qui, en un mot, font de l'oracle le tombeau de
Python, sont nés de l'étymologie r.'Mi = interrogalion. Python est alors le
symbole de la vertu fatidique dérivée de la Terre. Mais il y avait déjà long-
temps que l'evhémérisme avait fait de Python, de son fils Aïx, et de Tityos,
des hommes. Ce système, funeste à la poésie encore plus qu'à la religion,
resta confiné dans les ouvrages sérieux. Les poètes et rhéteurs de la déca-
dence n'avaient garde d'abandonner une si belle matière à amplifications.
Le rhéteur Ménandre donne, pour la traiter, des conseils que feront bien de
méditer les érudits trop enclins à utiliser les moindres détails des récits
mythiques. Il esquisse la description du monstre qui entourait de ses
immenses replis le Parnasse, la plus haute montagne du monde, et dressait
sa tête au-dessus, qui avalait des troupeaux et buvait des fleuves entiers, etc.
(Menand., Epidict. p. 325-320. Walz). C'est la « Grèce menteuse » prise sur
le fait. — 1) Voy, l'analyse du péan d'Aicée ap. Hiuer., Orut., XIV, dO. Cf.
Cic, Nat. Dcor., 111, 23. Sur les e£o<pd(via du mois Bysios, voy. A. Mommsen,
BeJphika, p. 280-297. Quelques savants, entre autres, G. Wolif, supposent
que la légende d'Hyperborée est simplement le souvenir défiguré de la
Thessalie, d'où était venu avec les Doriens le culte pylhiquc. Mais celte
légende est si répandue, si complexe, qu'elle s'explique mai de celle façon.
L'explication tombe tout à fait si fou rudmel, comme le fait croire l'allusion
à la Lycie par Olen, que Délos a comui Hyjierborée avant Pylho. — 2) Pal'-
SAN., I, 4, 4; X, 23, 2.
ORACLE DE DELPHES 71
homonymes féminins de Dôlos, et les habitants étaient, tout
comme leurs émules, des Hyperboréens authentiques'. Bœo,
une prophétesse ou plutôt une poétesse de Delphes, dans un
poème cité par Pausanias, racontait que l'oracle avait été
fondé, au temps jadis, par des Hyperboréens, Pagasos,
Agyieus et Olen-. Olen, que la Lycie et Délos réclamaient à
l'envi, devenait ainsi le premier prophète d'Apollon et l'un
des nombreux inventeurs de Thexamètre^, On disait même
qu'Apollon avait envoyé en Hyperborée le temple de plumes
ou de fougères qu'on lui avait dressé à Delphes, comme si ce
logement lui avait paru un excellent palais d'hiver'. Tous
ces récits plaisaient à l'imagination par leur invraiseip.blance
même : ils avaient de plus l'avantage d'affranchir le sanc-
tuaire de Delphes de toute dépendance vis-à-vis des lieux de
naissance d'Apollon. Au temps de la guerre du Péloponnèse,
les prêtres de Delphes n'osaient pas encore soutenir qu'Apollon
fût né chez eux : ils se contentaient d'enlever à Délos, fût-ce
pour le donner à Tégyre'', un honneur qu'ils hésitaient à
revendiquer en face des traditions contraires. Ce n'est qu'au
siècle d'Alexandre que ce scrupule s'en va. Cléarque de Soles,
un disciple d'Aristote, affirmait que Lêto était venue de
Chalkis à Delphes et qu'elle y avait enfanté près de la caverne
de Python". En attendant, la légende d'Hyperborée répon-
dait au même besoin. Le char attelé de cygnes qui, tous les
ans, amenait Apollon à Delphes venait du pays des rêves et
Delphes ne devait rien à quelque terre que ce fût. On laissait
donc courir l'une à côté de l'autre, sans chercher à les com-
biner, de peur de les détruire l'une par l'autre, la tradition
historique qui plaçait en terre grecque le berceau, les
4) Mnaseas ap. Schol. Apoll. Rhod., II, C7o. — 2) Pausan., X, 5, 7-8. Cf.
Clem. Alex., Strom., 1, § 132. — 3) Pausan., ibid. — 4) Pausan., X, 5, 9-10.
— 5) Voy., ci-dessus, p. 31. — 6) Athen., XV, § 72. Cf. Plutarch., Quaest.
(iraec, 9.
72 LES ORACLES DES DIEUX
exploits, les amours d'Apollon, et la fantaisie qui le transpor-
tait par des voies miraculeuses dans un monde chimérique.
C'est sur ces données complexes, et sur bien d'autres aujour-
d'hui oubliées, que s'exerça non pas la critique, mais la pa-
tience des logographes. Les érudits de l'antiquité prenaient
à tâche de reconstituer, en combinant et, au besoin, en com-
plétant par des raccords de leur invention des légendes iso-
lément conçues, une histoire vraisemblable et cohérente du
passé, qui rendît compte, d'une manière plausible, d'une foule
d'usages inexpliqués. Ils cherchaient moins la vérité objective,
le vrai en soi, que le mérite d'une systématisation ingénieuse.
Rattacher le culte de Delphes à celui de Délos, oii la légende
ionienne faisait naître Apollon, n'offrait aucune difficulté.
Délos était le point de départ, Delphes le point d'arrivée.
Mais lorsque, remontant au-delà des prétentions doriennes et
ioniennes, on soupçonna une ère antérieure où le culte
d'Apollon avait son centre en Asie et son poste le plus avancé
en Crète, le problème devint plus difficile à résoudre. Apollon
s'appelait en maint endroit Lykeios. On avait beau varier de
mille manières les rapports d'Apollon avec les loups, faire
de lui leur ami, leur ennemi, ou le flls de la louve, comme
Romulus,le plus simple était encore de le considérer comme
un dieu lycien. On imagina donc qu'un fils d'Apollon et de
la nymphe Lykia, Icadios, avait fondé dans son pays natal,
auquel il donna le nom de sa mère, une ville qu'il appela
Patora ou Patara en l'honneur de son « père. » Puis, s'em-
barquant pour l'Italie, il avait fait naufrage, avait été sauvé
par un dauphin et apporté par l'animal au pied du Parnasse
oi^i il avait élevé un temple à Apollon, sans oublier d'éter-
niser le souvenir de son aventure en appelant ce lieu Delphes,
c'est-à-dire, « lieu du dauphin'. » Une autre version, plus
I) Serv., JEn. III, 332. L. Prcller {DelpMca, p. 230) voutlrait corriger le
texte de Servius et lire Caslalios pour Iradios.
ORACLE DE DELPHES 73
travaillée, introduit dans la tradition Krisa, la Crète et même
l'Italie, mais en négligeant la Lycie. Icadios, un Cretois,
voyageant avec son frère lapys, aurait été conduit par un dau-
phin au Parnasse tandis qu'Iapys abordait en Italie. Icadios
avait donné à l'endroit où il prit terre le nom de « Crète »
ou Krisa, et au lieu oîi il éleva le temple celui du dauphin ^
Ces banalités ne sont pas plus sérieuses que les Actions
poétiques et n'en ont pas le charme. Les évhéméristes enten-
daient donner une histoire rationnelle de la fondation de
Toracle. Ce qu'on appelait l'oracle de la Terre était un gouffre
d'où sortait une vapeur froide, capable de donner des ver-
tiges et des hallucinations. Comme une légende parlait d'un
certain Aïx (Chèvre), fils de Pj^thon-, et qu'on avait, à
Delphes, l'habitude d'immoler des chèvres avant de consulter
l'oracle ^ il était facile de voir que les chèvres étaient pour
quelque chose dans l'institution des rites divinatoires. « Des
chèvres paissaient autour de ce gouffre, car Delphes n'était
pas encore fondée. Or, chaque fois qu'elles s'approchaient de
la cavité et qu'elles regardaient dedans, elles se mettaient à
bondir d'une façon singulière et à proférer des sons tout dif-
férents de leur voix ordinaire. Celui qui gardait les chèvres,
étonné de ce phénomène, s'approcha à son tour du gouffre,
regarda dans l'intérieur et éprouva la même chose que les
chèvres. Ces animaux paraissaient être animés du même
esprit que les devins, et le berger était devenu capable de
prédire l'avenir. Le bruit de cette merveille s'étant répandu
chez les indigènes, beaucoup de monde vint visiter ce lieu :
tous ceux qui avaient tenté l'expérience devinrent inspirés.
Telle fut l'origine miraculeuse de cet oracle qui passait pour
celui delà Terre. Pendant quelque temps, ceux qui voulaient
connaître l'avenir s'approchaient du gouffre et se communi-
1) CoRMFic. ap. Serv., ibid.— 2) Plutarch., Quaest. fjraec.^ 12. — 3) Voy.
ci-dessous.
74 LES ORACLES DES DIEUX
quaient les oracles qui leur étaient inspirés. Mais commet
par la suite, plusieurs hommes s'étaient, clans leur extase,
précipités clans Tabîme et qu ils avaient tous disparu, les
habitants de l'endroit, pour prévenir de pareils accidents,
instituèrent comme unique prophétesse une femme qui ren-
dait les oracles: on construisit pour elle une machine sur
laciuelle elle montait sans danger pour recevoir les inspira-
tions et rendre les oracles à ceux qui l'interrogeaient. Cette
machine reposait sur trois pieds; delà son nom de trépied'. »
Plutarque et Pausanias nous apprennent que le berger s'ap-
pelait Corétas^, et la première prophétesse Phémonoé, celle-ci
illustrée par l'invention de rhexamôtre'. Avec un brigand,
nommé Python et surnommé Drakou ', qui molestait les pèle-
rins, l'histoire de l'oracle était complète.
A part quelques traits empruntés à la réalité matérielle et
le nom du berger, dans lequel on reconnaît l'origine Cretoise
des prêtres de Delphes, ce récit ne contient rien qui mérite
un instant d'attention. Il restait au moins aux logographes
un peu d'imagination et beaucoup de mémoire. Les évhémé-
ristes oublient même le nom d'Apollon dans leur histoire de
Delphes; ou du moins, nous ne voyons pas comment cette
vapeur souterraine, qui possède l'étrange propriété de dévoi-
ler l'avenir, a été reconnue pour être l'inspiration d'Apollon.
Une bonne partie des questions qu'ils ont négligé de se
poser a déjà été élucidée : nous allons chercher dans la cons-
titution originelle du sacerdoce delphique et dans le progrès
de ses méthodes divinatoires la solution de celles qui restent
encore en suspens.
1) DioD., XVI, 26. — 2) Plutarcu., Defed. orac. 42. 46. Corélas, c'est
encore le « Cretois. » Cf. les Kourètes, etc. — 3) Pausan., X, 5, 7, ou Phano-
théa(CLEM. Alex., S'.rom., I, § 80). L'hexamètre est inventé par bien des gens,
par Thémis, Orphée, Olcn, Musée, les Péléiades de Dodone .., etc. On ne
saurait mieux dire que la poésie est la langue des dieux, mais qu'on n'en
connaît pas l'origine. — 4) Ephor. ap. Strab., IX, 3, 12.
ORACLE DE DELPHES 75
C. LES SACERDOCES ET LES METHODES DE L'ORACLE APOLLINIEN.
Rites légués par le culte de Gœa et de Zeus Lykoreios. —Les songes de Gœa
et les voix (ôfxtpac') de Zeus. — Les Saints et les pythies. — L'omphalos
symbole de Zeus. — Les aigles et les Kélédones. — Rites empyromanti-
ques. — Élimination des songes et des sorts. — Les voix d'Apollon, pro-
phète de Zeus. — Transformation et régénération de l'oracle par la man-
tique enthousiaste. — L'enthousiasme issu du culte deG0ea,de Dionysos
et des Nymphes. — Association intime d'Apollon et de Dionysos. —
Rites de l'oracle sous le régime de la divination intuitive. — Le trépied
d'Apollon. — La Pythie. — Les prêtres et prophètes d'Apollon : le pros-
tate du temple et le néocore. — Versification des oracles. — Interpré-
tation des oracles : les exégètes. — Consultations publiques et privées,
ordinaires et extraoï-dinaires. —Jours fastes et néfastes. — Le mois
Bysios et les audiences mensuelles. — Le droit de promantie. — Sacri-
fices et épreuves préalables. — Cérémonies préparatoires à l'extase. —
Questions et réponses écrites. — Collections officielles et privées des
textes prophétiques.
Les résultats fournis par les précédentes recherches vont
peut-être porter la lumière dans l'agrégat confus de rites, de
fonctions spéciales, d'engins symboliques, de traditions ex-
plicatives qu'il faut encore trier et classer avant de mesurer
l'énergie de cet immense a])pareil. Derrière les dieux déjà
dénombrés' il y a eu des sacerdoces, etces sacerdoces, à leur
tour, ont pris leurs habitudes propres dont on doit retrouver
la trace dans Fœuvre collective. Si envahissant qu'il fût, le
culte apoUinien n'a pas complètement anéanti les autres ; et
ce qu'il en a laissé subsister au temps oii il était maître in-
contesté de Pytho permet d'apprécier la vitalité dont jouis-
saient ces habitudes religieuses à une époque antérieure.
1) Ou n'a mentionné que ceux qui ont servi à constituer l'oracle. Sur l'en-
semble des cultes delphiques et leur répartition probable dans le calendrier
religieux, voy. K. F. Hermann, Deanno delphico. Gotting. 1844. Chr. Petersen,
Der dclphische Fcstcijclus des Apollon und des Dioni/sos. Hamburg, 1859.
A. MoMMSEN, Delphika. Leipz. 1878.
i
76 LES ORACLES DES DIEUX
La présence, au sein du corps sacerdotal, des Deukalionides,
descendants, par leur ancêtre, de Prométhée, c'est-à-dire de
Thémis ou Gaea, indique que la vieille religion pélasgique,
avec son couple divin et ses méthodes divinatoires, s'était
accommodée à de nouvelles exigences, mais n'avait pas dis-
paru. Elle était même si indispensable à la conservation du
privilège local qu'elle ne pouvait être abolie sans entraîner |
la ruine de l'oracle apollinien. Sans l'antre, les sources et
les effluves telluriques, le trépied d'Apollon se fût envolé, lui
aussi', comme le temple de plumes et de cire, et eût couru
après la vogue au lieu de la fixer près de lui.
L'oracle du Parnasse a donc possédé, à l'origine, des rites
analogues à ceux de Dodone, c'est-à-dire qu'on y entendait
les « voix {yj.zyJ) » de Zeus et que la Terre y parlait par le
murmure des sources et les révélations des songes. Les prê-
tres de Zeus ont été les ancêtres des « Saints : » les prêtresses
de Gsea, les premières pythies. La divination par les songes
a laissé derrière elle des réminiscences trop nombreuses pour
qu'on puisse en récuser la valeur. Non-seulement les collec-
teurs de légendes sont unanimes à affirmer l'existence d'un
oracle archaïque de Geea et de Thémis. mais Euripide, qui
aimait les raretés mythologiques, a sauvé de l'oubli une tra-
dition significative à notre point de vue. « Lorsque le fils de
Lêto eut dépossédé Thémis de son oracle souterrain, Gaea
enfanta les fantômes des songes qui décelaient le passé et
l'avenir à beaucoup de mortels étendus pour dormir dans de
sombres cavernes, et, vengeant ainsi l'injure faite à sa fille,
elle ravit à Apollon le privilège de rendre des oracles. Alors
le dieu s'élançant d'un bond vers l'Olympe, enlaça ses mains
enfantines autour du trône de Zeus, le suppliant d'écarter du
1) Ceci n'est pas simplement une métaphore, ou c'est, si l'on veut, une méta-
phore dessinée parles artistes antiques qui, pour donner à Apollon le choix
des véhicules, le font porter par des cygnes ou des trépieds ailés.
ORACLE DE DELPHES 77
sanctuaire pythique le courrouxdeGsea et les voix nocturnes.
Zens rit de voir que son fils accourait vers lui pour s'assurer
des hommages qui feraient affluer For dans son temple, et il
secoua sa chevelure en signe d'assentiment. Il supprima les
songes nocturnes, arracha les mortels àlastupeurdesvisions
de la nuit et rendit à Loxias ses honneurs'. » Il y a là, abs-
traction faite de l'arrangement poétique, une allusion bien
claire à des rites primitifs remplacés par la mantique apolli-
nienne. Quant au sacerdoce de Gœa, il a survécu en ce lieu
à l'oniromancie. Ce n'est évidemment pas pour affirmer le
droit d'Apollon que la légende s'obstinait à placer auprès de
Geea sa servante et interprète (-p6[;,av-'.ç) Daphné, violentée
par le dieu. Apollon n'avait pas de prêtresse; la pythie n'était
dans son temple qu'un instrument passif qu'il avait trouvé en
place et plié à ses volontés.
La révélation émanée de Zeus par les voix, voix de la foudre,
voix des souffles aériens, est plus difficile à retrouver, parce
qu'elle était censée se confondre avec celle d'Apollon. Le
Zeus des Hellènes n'ayant jamais été bien distingué de celui
des Pélasges, la théorie qui faisait d'Apollon la « Parole » de
Zeus ne pouvait pas admettre qu'il y eût jamais eu à Pytho une
révélation de Zeus indépendante d'Apollon. Pourtant, plus
d'une inconséquence trahit çà et là le caractère artificiel du
système. On a déjà vu que Deukalion avait consulté Zeus au
sommet du Parnasse: la première pythie engagée au service
d'Apollon s'appelle Phémonoé, celle qui « comprend les
voix- » : enfin le rôle joué dans les traditions locales par les
l)EcRiPiD., Iphig. Taur. 1239-1281. Cf. vol. I, p. 282. II, p. 260. II faut
ajouter qu'une tradition attribuait l'invention de l'oniromancie à Araphictyon
(Plix. VII [56], 203). Ampliictyon est le le fils de Deukalion, un ancêtre des
« Saints, » encore plus qu"un roi de l'Attique. — 2) Pour apprécier la valeur
de cet argument, il faut se rappeler que les voix (ô{i<pat') sont un mode de
révélation propre à Zeus — le Zeus archaïque, — et qu'on ne les trouve
nulle part interprétées dans les instituts qui relèvent d'Apollon, à l'époque
historique (Cf. vol. I, p. ioli. 346}..
78 LES ORACLES DES DIEUX
oiseaux, surtout par l'aigle, lemessager du Zeus hellénique,
joint à la présence dans le sanctuaire de Pytho du fameux
« nombril (c;;.ç;aX;-:) ' » symbole du Zeus des Pélasges, nous
i) La nature, la situation et surtout le sens symbolique de Vomphalos sont
matière à discussion, et le monceau de dissertations accumulées sur cette
curiosité énigmatique n'a d'égal que celui qui pèse sur le fameux trépied.
Il faut, pour abréger, renoncer à restituer à leurs auteurs toutes les opinions
émises. L'omphalos était une pierre blanclie, en forme de cône arrondi que
l'on ornait de bandelettes (Eurip., Ioji. 224. Strab., IX, 3, 6. Pacsan., X, 16, 3)
et qui apparaît sur les monuments figurés couvert d'un réseau à grandes
mailles. Que cette pierre ait été un fétiche ou bétyle, on ne le conteste
guère : mais on se heurte tout d'abord à une question préjudicielle. On
connaît à Delphes un bétyle déjà déclaré tel par les anciens (Etym. M., s. v.
Bai'tuXoç), la pierre de Kronos, de forme ovoïde, qu'on arrosait d'huile tous
les jours et qu'on enveloppait de laine blanche aux fêtes en souvenir des
langes de Zeus (Paosan., X, 24, 6. cf. VIII, 8, 2 et ci-dessus p. 53). Que l'on
identifie ces langes avec les rubans et le réseau de l'omphalos, et voilà la
confusion opérée. Plus d'un érudit ancien l'avait déjà faite, et cela contribue
pour beaucoup à rendre les textes équivoques ou contradictoires. Pour nous,
qui voyons dans l'omphalos le symbole de Zeus, nous préférerions identifier
l'omphalos et la pierre de Kronos, appelée Zsl»; Afaxoç par Lycophron
{Alex. 400) ; mais il est absolument nécessaire de ne pas abandonner les réa-
lités matérielles que l'on peut tâter dans ces ténèbres. Or, Pausanias a vu à
un certain endroit l'omphalos (Pausan, X, 16, 3) et à un autre endroit,
l'extrême limite du péribole (X, 24,6), la pierre de Kronos. L'un n'était donc
pas l'autre, et il faut maintenir la distinction, dût-on soutenir, comme on
l'a fait, que la pierre de Kronos a été longtemps le vrai omphalos et que
l'omphalos vu par Pausanias était une copie récente du premier. Cette
question préalable est donc résolue, autant qu'elle peut l'être, par des indi-
cations topographiques. Considérons celles-ci d'un peu plus près, au risque
d'ébranler déjà la foi dans le résultat acquis. On ne s'entendpassur l'empla-
cement de cette relique parce que les auteurs ne s'accordent pas là-dessus
et que les artistes dessinaient par à peu près, sans souci des archéologues
futurs. Pausanias parle de l'omphalos à propos d'objets exposés en dehors du
temple : Varron {Ling. lat. Vil, 17) dit qu'il se trouve in acdc ad latus : le
scoliaste de Lucien [De saltat. 38) le place « sur le pavé » du temple. Les
vases peints le représentent plus ou moins près du trépied, en dedans ou en
dehors du petit nuir ou balustrc (xpri^fç) qui séparait ïadyton de la cella,
et c'est merveille de voiries cfîbrts que font les érudils i)our combiner tous
ces renseignements discordants. Les plus patients, à bout de forces, finissent
par supposer que l'omphalos a été déplacé à une certaine époque ou même
à diverses reprises. Il était peut-être plus simple de penser que bien des
gens, dans l'antiquité comme aujourd'hui, en parlaient sans l'avoir vu et
s'en faisaient une idée approchée, chacun suivant l'état de ses connaissances.
ORACI,E DE DELPHES 79
permet cFentrevoir comme une ombre des rites disparus. On
racontait que Zeus, en peinede découvrir le centre du monde,
avait fait partir en même temps de l'Orient et de l'Occident
Ce qui paraît résulter de la grande majorité des témoignages, c'est quel'om-
phalos était dans l'intérieur du temple. Si l'on veut plus de précision, ce sont
de nouveaux embarras. 11 n'est pas difficile de citer des tcxtesoùTomphalos
est dit « voisin du trépied. » M. Wieseler trouve que, si l'omphalos est dans la
cella, il n'est pas assez près du trépied, et qu'on doit le placer dans Yadyton.
Soit. Or on sait, d'autre part, que le temple avait son foyer (laifa), qui était
tout à côté du trépied et fort peu distinct de l'omphalos {[xznrsàii'^yloz iaifa
EuRipiD., Ion, 462), surtout dans l'histoire d'Oresteà Pytho, telle que la ra-
conte Eschyle. Là-dessus, l'omphalos devient le foyer, la Hestia de Delphes,
comme le montre d'ailleurs sa forme arrondie, la forme des temples de Vesta.
On a pourtant peine à croire qu'une pierre blanche, convexe, de plus, enru-
bannée et couverte d'une résille, ait pu être un foyer; et il faut encore invo-
quer, pour écarter ce système, les yeux de Pausanias qui a vu le foyer
(Pausan. X, 24. 4) distinct de l'omphalos. Ainsi, sauf à trouver plus tard une
transaction entre les opinions adverses, l'omphalos n'est ni la pierre de
Kronos, ni le foyer du sanctuaire. Qu"était-il donc, etsi, comme on n'en peut
douter, c'est un symbole, que représente-t-il ? LesDelphicns étaient persua-
dés qu'il marquait le centre exact du disque terrestre et qu'il en était appelé
pour cette raison, le « nombril. » Épiménide avait été puni jadis par Apol-
lon pour en avoir douté. Varron, qui n'avait guère peur d'Apollon, voulait
bien que Pytho fût le nombril de la terre, mais il ajoutait malicieusement
que la nature ne met pas le nombril au milieu du corps. Le nom d'àj^^aXàç
est donc une simple métaphore qu'on retrouve, appliquée à Jérusalem, sous
la plume des docteurs chrétiens et des rabbins. Mais cette explication, qui
suffit à première vue, satisfait moins quand on réfléchit que la pierre sym-
bolique doit dater d'une époque où Delphes ne songeait pas à se dire le
centre du monde. De plus, on rencontre eu Crète, le pays de Zeus, un lieu
appelé o[jioaX6ç parce que, disait-on, le cordon ombilical de Zeus enfant
était tombé là (Diod., V, 70). On commence à soupçonner que l'omphalos a
quelque rapport avec le culte de Zeus et que son nom pourrait bien être
une allération populaire d'un nom antérieur qu'on ne comprenait plus.
L'idée était venue à un ancien, qui dérivait ôjaçaloç de o^^-fi : pour lui,
l'omphalos avait été, avant le trépied, le siège d'où tombait la « voix » fatidi-
(iue ; seulement, il prenait cette voix pour celle d'Apollon (Cornut., Nat. Deor.
32). 0. Mûller, pour rattacher le fétiche à un culte plus ancien, a eu la ma-
lencontreuse idée de soutenir que l'omphalos était originairement l'antre
lui-même, d'où sortait une voix divine ou une odeur suave (ô|j.or5=ÔŒ[n^ ?)
qu'on avait soin de rendre perceptible (Pind., Olymp. VII, 32 [58]. Plutarch.,
Def. orac. 50). Mais l'omphalos était une pierre, et c'est bien le moins qu'on
laisse subsister le fait matériel. Du reste, rû[jicp7^ est encore plus étrangère à
Gtca qu'à Apollon. La plupart des archéologues laissent de côté le nom et
80 LES ORACLES DES DIEUX
deux aigles de même envergure et que ces oiseaux s'âtaieiit
rencontrés précisémentau-dessus del'omphalos'. En souvenir
s'occupent de lachose. Ceux qui, dans raiiliquité, faisaientdc Fomphalos une
sorte de stèle dressée sur le tombeau de Python ou de Dionysos (Hesych.,
s. V. To?îo-j [îouvo':. Philochor., Fiagm. 22, TATiAN.,Arf. Graec. 8) ouvraient
déjà le champ des libres hypothèses. Les hypothèses n'ont pas manqué. Il y
en a, dans le nombre, de ridicules, comme celle qui, expliquant un conte
par un autre, retrouve dans l'oinphalos l'image de Tancien temple de cire
envolé en Hyperborée. On a vu généralement dans l'omphalos le symbole de
la purification, à cause de sa couleur blanche et surtout parce qu'Oreste péni-
tent s'y est assis (iEscHYL., Eumen. 40), comme il s'est assis sur d'autres pierres
àTrœzen (Pausan., II, 31, 4) et à Gythion (Pausan., III, 22, i). En suivant
l'idée de purification, on aie choix entre divers cultes cathartiques et, lapu-
rification engendrant la médecine, on arrive, si l'on veut, Jusqu'à Asklépios
dont on rie s'attendait guère à trouver la jeune renommée associée à un si
vieux féticlui. C. Bœtticher s'est tenu plus près de la vraisemblance en con-
sidérant l'omphalos comme le lieu où Zeus Mœragète faisait entendre ses
lîaoaf. C'est une opinion voisine de la nôtre. Pour nous, l'omphalos, pierre
blanche, arrondie, fianquée de ses deux aigles d'or, est le symbole du Zeus
pélasgique, de l'atmosphère lumineuse, enserrée par la voûte céleste. Ce
symbole archaïque a été adopté par le Zeus hellénique qui, avec ses aigles, a
posé sur elle son sceau. Une tradition qu'on n'a pas assez fait valoir montre
bien que l'omphalos représentait Zeus et spécialementsa révélation, ses d'j.-ç7.i.
De même que la Pythie, instrument d'Apollon, prophétise sur le trépied,
attribut de son maître, de même Apollon, quand il est supposé prophétiser lui-
même, est assis sur l'omphalos, symbole de Zeus dont il est l'interprète.
Les artistes n'observent pas toujours cette distinction, mais elle est signifi-
cative sous la plume d'Euripide et de Platon (o;j.-fxlàv [j.â3ov y.aOfïTwv Ooîooç
ujj.vwoaî'ppoToî'i;. EURiPiD., Ion. o-G. 6Qtà<;l%\ lou ôiJLçaÀoû -/.aOrîiJiEvoç ÈÇriYSîrat. Plat.,
Rep. IV, p. 427). Cornutus avait donc raison de dire que l'omphalos, comme
siège mantiquc, a précédé le trépied. On peut aussi accommoder le débat
entre l'omphalos et la pierre de Kronos, en accordant que celle-ci avait été
remplacée par celui-là lorsque s'accrédita la tradition du « nombril. » Une
(c petite » pierre ovoïde était avant tout mobile : le centre géodésique du
monde avait besoin d'être marqué par une borne plus robuste, enracinée au
sol. Cet accommodement n'est d'ailleurs pas sans exemple. Les Romains
avaient aussi leur Jupiter Lapis, un silex que les Fétiaux emportaient avec
eux, et un Jupiter Terminus iiul était rivé au Capitole, comme l'omphalos
de Delphes. Nous devons nous borner à ces indications pour ne pas étouffer
le sujet principal sous les accessoires. — 1)Pind. ap.STRAii., IX, 3, 6. Cf. Pj/th.
IV, 4. Plut. Def. orac, 1-2. Schol. Soph., Œd.n. 480. Claudian. Prol. in Mail.
Theod. consul. 11 — 16 etc. Plutarque ajoute que, de son temps, la mesure
avait été vérifiée par deux voyageurs partis l'un de la Grande-Bretagne et l'au-
tre du fond de la Mer Rouge. On avait cherché à éliminer durécitlesaiglesdc
Zeus en les remplaçant par des corbeaux ou des cygnes, oiseaux d'Apollon.
i
ORACLE DE DELPHES 81
du fait, deux aigles d'or flanquaient de part et d'autre la
pierre sacrée. Dans un fragment de péan, Pindare nous parle
« des Kélëdones d'or '» qui « chantaient » au-dessus du fron-
ton du temple. Si obscure que soit la pensée du poète, vue à
travers un texte si mutilé, on ne peut guère hésiter à recon-
naître là les « Klédones » ou « voix » émanées de l'invisible
dieu des Pélasges.
Les rites de la divination par les oiseaux et de Tempyro-
mancie sont de même considérés, par les traditions relatives
à Parnassos et àDelphos', comme antérieurs à l'avènement
d'Apollon.
Nous voici donc autorisés à signaler comme étant d'institu-
tion archaïque les méthodes divinatoires qui viennent d'être
énumérées : l'interprétation des songes et des voix, l'observa-
tion des oiseaux et des signes fournis par la flamme des autels.
La transformation de l'oracle primitif en oracle apollinien
a-t-elle entraîné tout d'abord un remaniement complet de
ces rites? Il faut, pour le croire, se laisser dominer par l'illu-
sion que produit la renommée postérieure des pythies exta-
tiques. On s'imagine aisémentque l'enthousiasme prophétique
est inhérent à la religion d'Apollon et que celle-ci a com-
mencé par où elle a fini. L'oniromancie a pu être éliminée de
bonne heure, parce qu'il y a en effet, d'après les dogmes des
religions solaires, hostilité entre les songes, fils des ténèbres,
et la lumière. C'est le soleil que, à l'exemple des Chaldéens"',
les Grecs superstitieux priaient de détourner l'effet des son-
ges fâcheux''. De là, la guerre entre Apollon et Gsea. Encore
1) PiNDAR., Fragm. 30. Bergk. ap. Pausan., X, 5, H. On prenait à la lettre,
au temps de Pausanias, l'allégorie de Pindare. Reste à voir si KtjX/jOoveç vient
de Y.r},i(ji = charmer, et KXrjO'jvsç de y.a.'kiio ou zXew. Le cas n'est pas embar-
rassant, car Y.T;Xiui signifie charmer, au sens magique du mot, et y.aXÉw a aussi
le sens d'évoquer par un charme magique (Cf. vol. I, p. 155). — 2) Voy. ci-
dessus, p. 43. — 3) Cf. F. Lenormant, La Magie chez les Chaldéens, p. 54. —
4) Voy. vol. I, p. 323.
6
82 LES UKAGLES UES DIEUX
cette antip:\thie a-t-elle été mise en oubli par les mytho-
graphes qui associent Apollon et Thémis. Dans ce système,
Apollon accepte les leçons de la déesse* qui, loin de faire mau-
vais visage à son successeur, pousse la complaisance jusqu'à
le suppléer durantses huit d'années d'expiation-. Ladivination
par les sorts, dont le souvenir s'est conservé dans certaines
expressions techniques % disparut aussi, au moins comme mé-
thode principale, sous l'inlluence de la religion apollinienne.
Mais, ni les voix d'en-haut, ni les oiseaux fatidiques, ni les
présages tirés des sacrifices n'ont été reniés par Apollon.
Dans un hymne homérique, Apollon, qui va laisser à Hermès
la divination cléromantique et qui est intéressé, par consé-
quent, à bien définir ce qu'il entend se réserver, dit: « Celui-là
tirera profit de ma voix (ch-?-?;?) qui viendra conduit par le
cri et les ailes d'oiseaux irréprochables : celui-là tirera profit
de ma voix et je ne le tromperai pas. » Il n'en sera pas de
même pour l'indiscret qui « se fiant à des oiseaux de vain
langage » voudrait lui extor>iuer ses révélations'. Ce texte est
assez clair pour qui ne le torture pas. Il signifie que les pèle-
rins, avant de monter à Pytho pour y entendre la voix du
dieu, devaient consulter les auspices et, au cas oii ceux-ci
seraient défavorables, renoncer à faire parler l'oracle. Krisa,
qui tenait alors Pytho sous sa dépendance, était sans doute
le lieu de ces épreuves préalables qui pouvaient aussi se faire
par empyromancie% sur l'autel du « Delphinien. » Cette con-
jecture aplanit bien des difficultés, exagérées par des discus-
1) Strab., IX, 3, H. — 2) Plutarch., Bef. orac. 21. Herod. malign. 23. Thé-
mis j:pocp^itç au service d'Apollon (Schol. Pind., Nem. IX, 123. Cf. vol. II,
p, 2G0). — 3) On a dit, de tout Lcmps, àvaXev vj IluOfa — àverXev ô Oiôç — i^imas.
■/pr^a^ài, etc. Voy. vol. I, p. 192-193. — 4) Hymn. IIom., Ad. Mercur. o43-547.
Apollon vient de dircî lui-même (v. 532)qu'il lient ses révélations h Atbçô[i(p^ç.
— 5) Les textes nous p^ermettent de préciser. Les épreuves tentées sur l'autel
d'Apollon Dnlphinicn a upartcnaienl à ïalphitomancie. Le dieu ordonne à ses
prêtres d'allumer du i'eU sur sou autel et d'y olMr de la blaiiclie farine
ORACLE DE DELPHES 83
sions confuses', et explique aussi pourquoi Tart augurai et les
rites empyromantiques passaient dans le pays pour être
d'origine posidonienne.Krisa adorait Apollon Delphinios et on
y gardait toujours le souvenir du premier «Delphinien, » de
Poséidon. Ainsi, l'^iJ-cpï], c'est-à-dire l'écho de la montagne,
le souffle du vent dans le feuillage-, les roulements lointains
du tonnerre, enfin, le langage de Zeus, était le langage d'A-
pollon, comme le voulait la doctrine qui faisait d'Apollon
la parole de Zeus. Il est même probable que les autres
méthodes n'étaient pas exclues du sanctuaire. L'Œdipe de
Sophocle, se souvenant que l'oracle l'a marqué pour le
parricide, parle du « foyer prophétique de Pytho et des
oiseaux criant dans les airs, sur la foi desquels il devait tuer
son père"' » : Euripide fait consulter Apollon par Néoptolème
dans l'adyton même, sur le foyer, par la méthode empyroman-
tique^ Ce sont là des souvenirs utilisés par les tragiques
(Hym. Hoy.., Ad. Apoll. 491-509). Ailleurs, il avoue qu'enfant, à l'insu de
son père.^ il a appris la divination à l'ancienne mode, celle qui ne relève pas
de Zeus.^ en se mettant à l'école des Thries qui ont la tête « poudrée de farine
blanche (Hym. Hom., Ad. Merciir. oo4).» On comprend qu'Apollon ait mérité
par là. et gardé Tépithète d'àX-fixoadvTi; ou àXsupojjL^vTt; (Voy vol. I, p 182).
L'ero.pyromancie était à Delphes d'usage si général que la Pythie appelait
emphatiquement les Delphicns :iupt/.aoi (Plut., Pyth. orac. 24). ParProméthée
r.-jç,'f]poi, la méthode se rattache au culte de Gai-a-Thémis. — 1) 11 s'est élevé
lii-dessus un grand débat entre deux adversaires qu'on trouve souvent aux
prises, G. Bœtticher, qui soutient que rornéoscopie entrait dans les rites de
l'oi^acle, ou, tout au moins, a servi, comme les vautours de Romulus, à lui
donner l'investiture, et Fr. Wieseler soutenant l'opinion opposée. Voy. la
bibliographie, p. 41. — 2) Le laurier d'Apollon jouait ici le rôle du chêne à
Dodone L'auteur de YHymne à Apollon (v. 393; dit que le dieu voulait s'ins-
taller sous les voûtes du Parnasse pour y « prophétiser par le laurier » (yp^'^v
Iz ôa-ivr,;. Le laurier n'est dans la divination enthousiaste qu'un accessoire
inutile; ici, il est l'instrument même de la révélation. Comme la Péléiade
était la « pythie du chêne, » la Pythie était la Péléiade du laurier. 11 en est
resté, plus tard, l'usage de secouer le laurier en attendant l'inspiration
extatique. — 3) Sophocl., (Ed. Reg. 964-967. — 4) Eurii'id., Androni m2.
Néoptolème a déjà fait une consultation préalable au dehors «avec les devins
de l'ytho » {ibid. 1103).
84 LES ORACLES DES DIEUX
pour donner à leur œuvre un air crantiquité. Ils sont confir-
més par une note de Pline qui attribue ù Pliémonoé, la pre-
mière pythie d'Apollon, un classement des oiseaux fatidiques'.
Nous devons, par conséquent, nous représenter l'oracle
d'Apollon comme empruntant à la divination usuelle ses pro-
cédés et ses Inductions, mais les transformant peu à peu par
une confiance de plus on plus grande en l'assistance du dieu,
en la docilité de son interprète, par une subordination pro-
gressive du signe extérieur à l'intelligence qui le traduit et
de celle-ci à l'influence divine qui la dirige.
L'oracle d'Apollon avait déjà des allures solennelles. Il ne
s'ouvrait pas à tous ni en tout temps. Une fois l'an seulement,
s'il en faut croire les autorités invoquées par Plutarque-, le
septième jour du mois Bysios (Pythies), jour anniversaire
de la naissance d'Apollon et de la fondation de l'oracle, le
dieu, tout récemment arrivé des régions lointaines, donnait
audience à ses fidèles. Plus tard même, lorsqu'il fallut multi-
plier les jours de consultation, les prêtres d'Apollon décla-
raient ne pouvoir garantir que les prophéties rendues en
présence du dieu''.
Ces habitudes de recueillement, cette gravité religieuse,
dans laquelle on ne peut méconnaître l'influence de l'esprit
dorien, préparaient la révolution mémorable qui créa de
toutes pièces à Delphes et, par Delphes, fit pénétrer dans la
Grèce entière les rites miraculeux de Tenthousiasme. Nous
avons déjà indiqué à jilusieurs reprises '' les origines proba-
bles de cet élan mystique qui a transformé les Pythies en
habitacles de l'esprit divin et fait sortir de terre, par une
sorte de contre-coup spontané, les chresmologues et les
sibylles. Il ne reste plus qu'à achever la démonstration en y
'.) Pll\., X, [8], 21. — 2) Plutauch., Qiiaest. grœc. 9, — li"» oùx àr.ooi^oM
'AziXXwvo; lu/ivToç (PiNDAR., Vijih.W, îJ). — 4) Cf. vol. 1. p. 3o0-36o. vol. II,
p. 93-04. 142.' 140. 378.380.
ORACLE DE DELPHES 85
faisant entrer quelques faits dont le détail ne pouvait pas
être distrait de l'histoire de l'oracle.
Pour créer l'enthousiasme prophétique, il fallait appliquer
à la divination \sima?iie ou fureur divine, l'éréthisme nerveux
que produisait, dans quelques organismes impressionnables,
l'explosion trop vive du sentiment religieux, exprimé par
des rites bruyants et capiteux. Il faudrait interroger les my-
thologues circonvoisines et peut-être aussi les sciences natu-
relles pour savoir comment les Grecs, qui ont produit et dé-
laissé tant de systèmes, ont pu rester aussi obstinément at-
tachés à l'idée que les effluves telluriques, et surtout les
sources vives qui jaillissent du sol, sont capables de jeter
l'homme dans une folie surnaturelle. On dirait que la terre est
pour l'homme une nourrice trop forte et qu'il s'enivre sur son
sein. Les poètes ne sont, aux yeux de la religion grecque, que
les possédés des plus intelligentes entre toutes les Nymphes,
de celles qui savent « ce qui est, ce qui sera et ce qui était
auparavant ^ » Les Muses sont les seules nymphes qui aient
préoccupé à ce point l'imagination antique : on n'attribuait
aux autres que des cas de « nymphomanie » isolée. Il n'en
était pas de même de Dionysos, nourrisson, ami, protecteur,
frère et coryphée des Nymphes. Il savait transformer la sève
de la terre en vin et, avec le vin, mettre en vibration tous les
nerfs surexcités à la fois.
Or le culte de Dionysos et des Nymphes, engendré lui-même
par l'adoration' de la terre, avait en Béotie et dans la région
du Parnasse une vitalité singulière^. Le sacerdoce d'Apollon,
qui accueillait dans son sein les Deukalionides et les prê-
tresses deGsea, dut compter aussi avec ceux qui déchaînaient
sur le Parnasse l'eflfervescence périodique des orgies. Le fit-
i) Hesiod., Theog., 38. — 2) Cf. Bœtticher, Das Grab des Dionysos an der
Marmorb'isis zu Dresden. Berlin, 18j8. M. Ross, De Baccho Detphico, Bonnae,
iSGo, et les disseiialions sur le trépied.
80 LES ORACLES DES DIEUX
il de bonne heure et de bonne grâce? Nous n'en savons rien;
mais, s'il hésita à s'adjoindre les « Thrakides, » il dut bientôt
s'estimer heureux d'avoir tiré si bon parti d'une alliance où
le culte de Dionysos aurait pu garder la meilleure part. Déjà
adulte au temps d'Homère, la religion d'Apollon n'eût peut-
être pas lutté sans désavantage contre le mouvement inat-
tendu qui, vers le huitième siècle avant notre ère, régénéra
le culte de Dionysos et en fit le fondement d'une foi nouvelle,
pleine de séduction mystique. On reconnaît à ces tressaille-
ments soudains que les faibles barrières élevées par le génie
hellénique autour de sa religion rationaliste ont cédé, une fois
de plus, sous l'effort de la propagande orientale. Les croyances
vieillissent vite en Grèce et il faut que, de temps à autre, l'im-
portation étrangère y remplace, par des mystères nouveaux,
le merveilleux qui s'en va. Cette fois, le culte de Dionysos
recevait en même temps du nord et du midi des excitations
puissantes; d'un côté, l'exemple contagieux des orgies phry-
giennes de Sabazios ; de l'autre, un écho mélancolique de la
légende d'Osiris, le dieu souffrant et mourant; tout cela, non
plus éparpillé au grand jour qui dissipe les chimères, mais
concentré, combiné, échauffé dans l'ombre, sous l'abri des ini-
tiations. Toutes les réminiscences vagues laissées dans la
tradition indigène par le culte de Gœa se réveillaient à ce
contact et venaient grossir le torrent de mythes et de sym-
boles groupés autour du nom de Dionysos '.
Le privilège mantique si laborieusement conquis par le
sacerdoce apollinion pour son dieu se trouvait menacé par
une religion qui avait un droit immédiat sur les Nymphes et
1 1 Voyez les remarques disséminées çà et là au cours du second volume,
sur le caractère dionysiaque, c'est-à-dire chthonien, attribué aux devins et
aux chresmologues. L'association de Dionysos et de Gpea-Démêter est des
plus connues. Euripide fait dire à Tirésias que les « deux premières » divi-
nités sont celles qui donnent le pain et le vin [Baç.ch., 274 sqq.). Temples de
Gsea et des Muses à Delphes (Plutauch., tyth. orac. 17).
ORACLE DE DELPHES 87
qui connaissait par la révélation les secrets du monde sou-
terrain, fermé aux regards d'Apollon'. L'association intime
qui fit désormais d'Apollon et de Dionysos un couple frater-
nel prévint le dang-er et créa à l'oracle de Pytho une com-
pétence universelle. Rien de ce qui se passait entre le disque
de la terre et les régions supérieures n'échappait au regard
d'Apollon; la moitié obscure de l'œuf gigantesque auquel les
orphiques comparaient le monde est sondée par Dionysos
qui se plonge, de temps à autre, dans l'horreur de la mort.
Avec un peu de réflexion spéculative et un peu de théologie
égyptienne, on en vint à penser que si Apollon était le flam-
beau du jour, Dionysos représentait ce même flambeau tra-
versant, durant la nuit, les régions souterraines, et l'asso-
ciation tendit à se convertir en synthèse. En attendant, les
deux cultes s'unirent, de la façon la plus étroite, dans le
sanctuaire de Pytho. Ils y eurent, ou peu s'en faut, une part
égale d'hommages -. Des deux frontons du temple bâti au
sixième siècle avant notre ère, l'un représentait la légende
i] Le Tirésias d'Euripide [ihid. 298) dit de Dionysos : [j-dvi-.? o'ôôaffAwv oBa.
Eschyle allait peut-être plus loin en faisant entendre qu'Apollon devait sa
prescience à Dionysos, ce qui a été la doctrine orphique. Il appelle Apollon
6 y.i<jc7£"uç 'AttôXXojv 6 Baz/etoç 6 [AKvnç (ap. Macr., Sat 1, 18, 6). — 2) Fêtes
de Dionysos à Delphes. Fêtes célébrées tous les huit ans : Heroîs, drame
mystique représentant Sémélé ramenée des enfers par son fils : Charila,
cérémonie expiatoire en l'honneur d'une infortunée qui s'était pendue
(comme Erigone). Fêtes célébrées tous les deux ans : Trieterika, naissance
et invention de Dionysos, et enfin, l'enseveli.ssement de Dionysos par Apol-
lon, fête qui paraît avoir été périodique comme la précédente. Quoi qu'en
dise A. Momrasen (p. 114) les fêtes à cycle novénaire doivent remonter à
une antiquité assez reculée. Dionysos eut de plus, chaque année, les trois
mois d'hiver, durant lesquels le dithyrambe remplaçait le péan (Plutarch.,
De El ap. D., 9). Plutarque {ibid.) dit expressément, et cela était vrai pour
le temps où il vivait, que « Bacchus n'avait pas dans l'oracle une part moindre
que celle d'Apollon. » Sur cette question, où il y a place pour des
controverses de détail, voy. C. Bœtticher, op. cit. ; Chr. Petersen, Bas
Gntb und die Todtenfeier des Dionysos (Philologus, XV [1860], p. 77-91);
M. Ross, op. cit. Malheureusement, les textes sont d'une complaisance illi-
H8 LES ORA.CLES DES DIEUX
d'Apollon et l'autre celle de Dionysos'. Les retouches opérées
sur les traditions locales achevèrent jusque dans le détail le
traité d'alliance. On dit, par exemple, que Delphos n'était
pas un fils de Poséidon, mais le fils d'Apollon et de Thyia,
fille elle-même d'un certain Kastalios et première prétresse
de Dionysos^. Il follut même que Dionysos acquît quelque
droit à devenir, comme Apollon, l'éponyme de Delphes et
que les dauphins figurassent dans ses aventures. Aussi les
aèdes lui attribuèrent-ils une équipée qui rappelle de très
près les fantaisies d'Apollon apparaissant en pleine mer aux
Cretois. Dionysos, debout sur un promontoire, est saisi par des
pirates tyrrhéniens qui l'emmènent enchaîné sur leur vais-
seau. Mais voici que les liens tombent de ses pieds et de ses
mains; le vin coule à flots dans le navire; une vigne enlace
soudain le mat jusqu'au sommet, et le dieu, métamorphosé
en lion, bondit sur le chef. « Les autres, évitant le destin fatal,
sautèrent tous à la fois dans la mer divine, et ils devinrent
dauphins '^ » Plus tard on dit que les pirates étaient devenus
fous'', car la folie (ij.avîa) était la punition ordinaire de tous
ceux qui s'attaquaient à Dionysos.
A moins d'exiger des démonstrations rigoureuses que ne
fournit ni ne comporte un pareil sujet, on trouvera très
vraisemblable, pour ne pas dire évident, que la « manie »
prophétique des pythies soit venue des orgies dionysiaques
et non du culte d'Apollon. L'examen plus détaillé des rites
mitée pour tous les systèmes, et on voit les archéologues susnommés mettre
Apollon sur la même ligne que Dionysos et Python, lis trouvent à Delphes
trois fêtes des morts : une pour Apollon, enseveli dans son trépied; une
pour Dionysos, enfermé dans un trépied pareil, et une pour Python, enterré
sous l'omphalos : Apollon n'est plus guère qu'un héros. Les arguments sont
iaihles et les conclusions excessives. — l)PArsAN., X, 19, 4. Cf. P. Foucart,
Op. rit., p. G3. Le fronton d'Apollon était tourné à l'E., côté des dieux, celu^
de Dionysos était tourné à l'O., côté des héros (Schol. PiND.,/if/im. III, tlO),
— 2) Pausan., X, 6, 4.— 3) Hymn. Hom., Ad Bacch. 5i-o3. — 4) Ai'ollod., lil,
5, 3. Hygin., Fab., 134, etc.
ORACLE DE DELPHES 89
employés depuis par Foracle achèvera de former sur ce
point la conviction. La date de cette rénovation des rites di-
vinatoires à Pytho ne peut être précisée, mais elle coïncide
avec le mouvement qui en a été la cause déterminante, avec
l'essor de la religion dionysiaque. On ne se tromperait pas
beaucoup en la plaçant à la fin du huitième siècle avant
notre ère ou, au plus tard, dans le cours du septième <.
Voici, enfin constituée d'éléments divers rapprochés par le
hasard, la grande mantique apoUinienne, telle que Fa connue
la Grèce à l'apogée de sa civilisation. Il est temps de la con-
sidérer d'un peu plus près sous sa nouvelle forme et d'en
analyser le mécanisme.
De tous les instruments dont dispose Apollon, il n'en est
pas an peut-être qui lui appartienne en propre. Apollon est
l'esprit de l'oracle et il se sert d'organes inventés par d'au-
tres, comme il joue de la lyre fabriquée par Hermès. Le seul
symbole extérieur qu'on puisse regarder comme fourni
par l'appareil de son culte est le trépied- qui portait la
l) Voy. vol. lei", p. 360-363. J'accorde très volontiers que les Rheira de
Lycurgue ne peuvent guère servir à établir des calculs chronologiques. Non-
seulement ce ne sont pas des oracles pour tout le monde, mais la tradition
hésite à affirmer que la forme poétique ait été introduite par la divination
apolliniennc. Plutarque a l'air de croire que l'oracle de Gcea parlait aussi
en vers, parce que la chapelle des Muses était à côté de celle de Gsea (Plu-
TARCH., / yth. orac. 17). — 2) Ici, comme en face de Tomphalos, les conjectures
pullulent, toutes hérissées de textes à l'appui ; et il faut, malgi'é qu'on en ait,
s'ouvrir une voie à travers ces ombres importunes. Que le trépied soit un
symbole du feu et des divinités solaires, c'est ce qu'on n'eût pas contesté si,
d'une part, l'emploi universel de cet instrument n'en avait fait un attribut ba-
nal, et si, d'autre part, la légende de Dionysos bouilli dans une chaudière,
les trépieds choragiques.... etc., n'avaient fait adjuger le trépied à Dionysos.
0. Muilera soutenu ce système. Un trépied est bien un foyer, mais il porte
au-dessus une chaudière; Dionysos est l'eau dans laquelle est incorporé le
feu, et on croirait, à entendre certaines légendes, que la mythologie a voulu
faire de lui le dieu Alcool. Donc le trépied est un instrument bachique. Plus
d'un érudit se tire d'affaire en laissant la question indécise et en admettant à
Pytho deux trépieds, l'un d'Apohon, l'autre de Dionysos. Fr. Wieseler, qui
90 LES ORACLES DES DIEUX
Pytliie et la tenait suspendue au-dessus de l'antre où
une dérivation artificielle jetait les eaux de la source
a traité en dernier lieu toutes les questions relatives au trépied, commence
par déblayer le terrain d'une foule de textes allégués mal k propos, en iso-
lant le trépied manlique de tous ses congénères. Il distingue d'abord le tré-
pied-ustensile, avec sa chaudière {iiir.'jpi^zy]ç,), et des trépieds sans feu (à'-upot)
à la mode de Delphes (Seî^^ixol Tp(7:o3sç), instruments et ornements sacrés.
Parmi ces trépieds à la mode de Delphes, il faut mettre à part les trépieds
anathématiques, simples ex-volos en nombre illimité, et les tables à trois
pieds (ôsXcpi/.at Tp4-£'Cai, mensac dflphtrac) qu'on appelle aussi « trépieds » de
Delphes. Reste alors le trépied muntique, seul de son espèce. Ce trépied
n'avait pas de vertu propre attachée à sa substance, et il put être remplacé
à diverses reprises. Il était « d'or » c'est-à-dire de bois doré, au temps d'Eu-
ripide {Iph. Tnur., 1253) et d'Aristophane {Plut., 9>, d'airain au temps de
lamblique {Mysi. III, M). Quant à la peau de Python dont il était cou-
vert, aux dents qu'il contenriit,... etc., ce sont là des bévues de scoliastes
qui prenaient à la lettre des expressions figurées et entassaient des
contes absurdes sur des légendes qu'ils ne comprenaient pas. Si l'on
veut analyser l'appareil et définir les termes qui en désignent les par-
ties, oXii.oç, x'j/.Xo?, à'^wv conina, çtiXrj. XéSr];, y.ùIZr\, si, de plus, on y fait
entrer les machines sonnantes et soufflantes dont parlent les auteurs
de la décadence, on ne sait à qui entendre. Textes divers, monuments
figurés de toute espèce (Wieseler donne ao dessins de trépieds), permettent
les hypothèses les plus inconciliables. La confusion ou combinaison de
l'omphalos avec le trépied, sur les monuments, n'est pas une des moindres
causes de cet embarras. On a ainsi un 8).[jloç en forme d'œuf qu'on a supposé
fait de deux calottes hémisphériques, et, comme il est question dans les
auteurs d'un tube en forme de serpent qui amenait dans le bassin du tré-
pied le soufUe de la terre et y produisait des sons, on a imaginé des dispo-
sitions invraisemblables. On a peine à s'empêcher de rire en se rteprésentant
la Pythie telle que la dépeint Clavier, à califourchon sur cet œuf, jambe de
çà, jambe de là, gouvernant ainsi cette machine soufflante et faisant varier
les sons produits par les vibrations du couvercle selon qu'elle se penche
d'un côté ou de l'autre. 0. Millier a cherché un agencement plus raison-
nable. D'après lui, I'^aoç, appelé aussi xûxXoç, était un disque posé sur les
trois anneaux ou oreilles qui terminaient par le lniuL les trois montants du
trépied, et supportant le siège de la Pythie. Au-dessous de l'holmos était la
cuve du trépied tpiiXrj), et dans l'intérieur de celte cuve vibrait au moindre
choc une calotte intérieure, concave et sonore, l"à?wv ou cortina, posée sur
une sorte de pédicule léger ou suspendue d'une façon quelconque. Tel
autre dislingue l'à'iojv, instrument sonore, de la conina, couvercle hémi-
sphéri({ue de la cuve, ou en fait uu support cylindrique sur lequel l'holmos
était fixé par son centre. M Wieseler, venaut api'ès tant d'autres, s'aperçoit
qu'il est chimérique de vouloir imposer aux mots une précision qu'ils n'ont
ORACLE DE DELPHES 91
Kassotis '. Ce trépied avait aussi sa légende. Oti prétendait
qu'il avait été donné jadis par Jason, enfoui par les Hylléens,
emporté, tantôt par Héraklès, tantôt par Corœbos, ou encore
trouvé dans la mer par un pêcheur milésien, réclamé par
divers compétiteurs, adjugé par Apollon « au plus sage »
offert successivement à chacun des sept Sages et, en fin de
compte, rapporté à Apollon lui-même. Les Grecs ne man-
quèrent pas de disserter sur la matière et sur la forme du
trépied pour y chercher des sens symboliques. Des dialec-
ticiens raffinés trouvaient que les trois pieds de cet usten-
sile — qui avait trois pieds partout — représentaient le
passé, le présent et l'avenir, trois perspectives également
ouvertes au regard d'Apollon -. Les modifications qu'il a pu
subir, dans la suite des temps, permettent de ne pas
pas. Le proverbe « dormir dans rholmos(ZENOB., Cent., III, 63) » indique bien
que ce disque pouvait être confondu avec le bassin (<piâXr) Xi^rf<;-y.{ké^) et le
bassin paraît fort mal distingué de la cortina, dans laquelle on place toute
espèce d'amulettes, les dents, les os, la peau de Python, des galets ou des
dés qui sautaient en l'air, disait-on, quand l'oracle parlait. De même, là où
l'un a cru voir un tube en forme de serpent, l'autre met un serpent vivant.
Que l'on rapproche les trois ou quatre étymologies anciennes de curtina
(ScHOL LucAN., Ph'trs., V, Io2. Mythogb. Vat., 111, 8, o) et l'on verra si ceux
de qui on attend des renseignements étaient renseignés eux-mêmes. Il faut
donc opter pour les vraisemblances. Le trépied étant un siège et non une
marmite, ni une table, rôX;j.o? ne peut avoir été qu'un support plat, appelé
xûxXoç parce qu'il est circulaire. Il pouvait avoir un couvercle hémisphérique
dans l'intervalle des consultations; mais, quand il servait, il portait ou la
pythie elle-même, maintenue par les trois oreilles du trépied, ou plutôt le
siège de la pythie. Si le trépied avait un bassin, ce qui était bien inutile,
ce bassin était la cortina ou «îÇojv : sinon, la roriina était l'ensemble des
pièces qui couronnaient le trépied. Quant au bassin d'amulettes, c'est un
accessoire qui appartient à la décadence de l'oracle, une boîte comme
celle des « sorts de Dodone » (Cf. vol. II, p. 304) que l'on mettait sur le
trépied, au lieu et place de la Pythie, pour procéder à des consultations
cléi'omanliques. Des baguettes (paCooî) entrecroisées et fixées aux pieds de
l'appareil empêchaient la Pythie, en cas de chute, de rouler dans l'antre ou-
vert sous le trépied. — i) Pausan., X, 24, 7. — 2) Schol. Aristoph., Plut., 9.
ScHOL. Luc.\N., Phars, V. 121. Lutat. ad Stat. Theb.,l, oO'J. Fl-lge.nt., Mytliul.,
I, 16. Marc. Cap., IX, p. 303.
02 I,ES ORACLES DES DIEUX
choisir entre les assertions de ceux qui le donnent comme
très élevé ' et de ceux qui le représentent comme un siège
ordinaire permettant à la Pythie d'appuyer ses pieds sur
Vomphalos-, de ceux qui l'appellent le trépied d'or et
de ceux qui disent « le trépied d'airain. »
On peut expliquer aussi par des perfectionnements successifs
la complexité des pièces qui constituaient le « trépied reten-
tissant » des poètes. Le son du bronze avait, comme celui
des cloches chrétiennes, une vertu bienfaisante, et déjà le
poète Alcman parlait des trépieds que l'arrivée d'Apollon
fait retentir à Delphes '^ Ce qui était d'abord une métaphore
put se convertir, jusqu'à un certain point, en réalité. Il
fallut céder aux grossières superstitions de la décadence,
secouer le laurier et faire vibrer le trépied pour annonce': ce
souffle divin dont on chantait depuis si longtemps les mer-
veilleux effets.
{) Strab., IX, 3, 5. Cf. DioD., XVI, 2G. — 2) Scènes tirées des monu-
ments figurés (Voy. C. W. Gœttling, Gesamm. Ahhandliingen, II, p. Gl).
— 3) ap. HiMER., Orat. XIV, tO. On trouve ailleurs des allusions analogues,
ïka:/.z... y.tkoior^iTi ap. Ernii'iD., Orest., 330. Ion., 93. "ay$v ap. Aristopu. Equil.
lOIG. Coi'tina mugit (à Uélos), ap. Virg., £n., III, 92. Ikddit vocem ap. Ovid.
Met., XV, 835. àçwv auTo66rjToç, Tpfîtouç aù-co66riToç ap. Nonn., Dionys. IV, 292.
XIII, 133, etc. Tout cela peut encore s'expliquer par des métaphores. Cepen-
dant Delphes eut peut-être, comme Dodone, son « bronze parlant » qui pou-
vait être distinct du trépied mantique. On dit qu'un certain Glaucon de
Chios avait donné au temple de Delphes un trépied de bronze qu'il suffisait
de frapper au pied pour lui faire rendre le son d'une lyre (Euseb., Adv.
MarcelL, I, p. IG). Au temps où il ne reste plus guèi'e de l'oracle qu'un sou-
venir, l'imagination se donne libre carrière. Claudien se persuade que le
souftle du dieu faisait tourner le trépied, tripodas plcniur aura rutat (/n
liiifln. I, l'racf. 12). Au lieu d'inspirer la Pythie, l'eau de Kastalie ou de
Kassotis rend un son musical quand le dieu s'y infuse (/Eneas Soph., Epist.
17), ou elle parle (Nonn., ibid. XIII, i3i;, ce qui est impossible, dit naïvement
le scoliaste d'Euripide [ad Pliœn., 222) Le laurier en fait autant, et on ne
s'étonne pas d'entendre affirmer qu'il y avait à Delphes une statue capable
de parler en « langage articulé » (Schol. Bodl. in Greg. Naz.). Ce sont là des
hyperboles qui ont à peu près autant de valeur historiciue que la légende
du Virgile magicien, et il ne faut pas classer toutes ces inventions parmi
les méthodes de l'oracle de Delphes.
ORACLE DE DELPHES 93
Sur cet instrument inerte montait l'instrument vivant mais
passif du dieu révélateur, la Pythie, en qui l'analyse histo-
rique retrouve la prêtresse de Gsea, la servante de Dionysos
et l'esclave d'Apollon. Elle était, pour cet office, choisie entre
toutes les filles de Delphes'. Le dieu, qui devait être désor-
mais son seul époux, la voulait belle et chaste. Toute souillure
l'eût rendue indigne de l'union mystique que les polémistes
chrétiens se sont trop complus à ridiculiser par leurs allu-
sions indécentes ^ sans prévoir que la même arme serait un
jour, et avec aussi peu de convenance, retournée contre leur
foi. Malheur au sacrilège qui aurait osé s'attaquer à la
Pythie! Si secret qu'eût été le crime, il pouvait être dénoncé
par le dieu^. On ne voit pas cependant que les prêtres de
Delphes aient édicté à ce sujet des règlements rigoureux,
analogues au code qui régissait les vestales romaines. Lors-
que le Thessalien Echécrate'* eut enlevé une Pythie, ils pré-
vinrent de pareils scandales en choisissant désormais des
femmes qui avaient dépassé la cinquantaine"^; puis, quand la
sécurité revint, ils remirent en vigueur l'ancienne coutume,
car, au temps de Plutarque, la Pythie était, comme autre-
fois, une vierge. La seule différence entre l'ancien temps et
le nouveau, c'est que l'honneur de fournir à l'oracle des
pythies était moins envié et qu'il fallait s'adresser à des fa-
milles pauvres. L'oracle s'était contenté d'abord d'une seule
pythie. Lorsque sa clientèle s'étendit sur le monde entier, ce
ne fut pas trop de deux pythies ordinaires et d'une pythie sup-
IjIIaawv AsXcpfowv ^^afpsToç (EuRiPiD., Ton. 1323). — 2) Origen., In Cels. III,
p. 125, VU, p. o53. Chrysost., Homel. XX in Cor., 22. Schol. Aristoph., Plut.,
39. Longin emploie une métaphore énergique, mais encore respectueuse,
quand il représente la Pythie èf/.'Jixova x^? ôatijiovfou Suvâijisw; (De Sublim., 13).
—3) Voy. l'histoire d'Aristokleia dénonçant elle-même, dans un accès d'en-
thousiasme, son complice Delphos (Suidas, s. v. Ta 3' h tou Tp(7:oooç). —
4) Probahlement le général dont parle Polybe (V, 63. 63. 82. 85).— o) Diod.,
XVI, 26.
94 LES ORACLES DES DIEUX
plémentaire pour le service des consultations '. Au temps de
Plutarque, une pythie unique suffisait de reste à la besogne
vulgaire que l'oracle, honteux de sa décadence, expédiait à
un prix peu rémunérateur. On voit que les pythies étaient
bien considérées comme des organes passifs dont on pouvait,
suivant le besoin, augmenter ou restreindre le nombre.
Elles ne font pas, à vrai dire, partie de la corporation sacer-
dotale qui les emploie, qui les yeut dociles et les préfère
ignorantes, les estimant d'autant ^lus parfaites qu'elles res-
semblent davantage aux animaux ^
L'intelligence de l'oracle résidait dans le corps des prêtres
d'Apollon. Ils avouaient volontiers leur origine Cretoise
lorsque Pytho était sous la dépendance de Krisa. Plus tard,
le corporation étant devenue une cité ou, tout au moins, l'a-
ristocratie de la cité'*, elle cessa d'être une race à part, et se
recruta librement au sein de cette aristocratie dont elle repré-
sentait l'élite. En tout cas, il faut faire, dans le sein du groupe,
une place spéciale aux Hosii qu'on a eu tort de confondre
avec les prêtres d'Apollon, et qui étaient plutôt attachés aux
cultes de Zeus et de Dionysos. Ceux-là, comme les Thrakides
qui représentent des traditions analogues, paraissent n'avoir
pas laissé absorber par une association plus large leur droit
héréditaire. Les prêtres d'Apollon, pour jouer le grand rôle
qui leur a été dévolu, ont fait le sacrifice de leur personnalité
1) Plutarch., Bef. orac 8. — 2) Plutarch., Pyth. ora<\ 22. C'est la conclu-
sion logique de la Ihéorie de la possession démoniaque : mais cette
théorie n'a pas été conçue d'un seul coup, et les pythies antérieures ont
eu plus d'initiative et de considération; témoin le rôle attribué à Thémisto-
kleia vis-à-vis de Pjthag-ore (voy. ci-dessous, p. 157). — 3) Il y a là un
point obscur. Il est souvent parlé des nobles Delphiens (AsX'fwv àpiat^;.
EuRiPiD., Ion., 416. Voy. ci-dessous des xofpavot rjôuof — AsX^wv
(îvaxTEç, qui se constituent en jury pour juger les sacrilèges (nuO{a iJ/î^^oj)
et les précipiter de la roche Hyampeia {ibid. 1219. 1222. 1251). 0. Mill-
ier, qui voit des Doriens partout, n'hésite pas à admettre l'existence à
Delphes d'une aristocratie dorienne qui tenait sous sa dépendance la corpo-
ORACLE DE DELPHES 95
avec une abnégation qui a déjà été remarquée^ Ils se sont si
bien effacés derrière le dieu, auquel ils laissaient riionneur
et aussi la responsabilité de leurs actes, qu'on a peine à les
découvrir dans l'ombre où ils se tiennent. Nous ne savons
quelle était, au juste, la constitution du sacerdoce apollinien,
le nombre et les attributions de ses membres, le groupement
hiérarchique qu'il avait adopté. Ce n'est qu'au second siècle
avant notre ère que les documents épigraphiques nous ap-
portent quelques brèves indications. Les actes d'affranchis-
sements découverts en très grand nombre à Delphes sont
presque tous contresignés par les « prêtres (îepeTc) d'Apollon^. »
On s'aperçoit ainsi que ces prêtres étaient au nombre de
deux et que leur dignité était à vie, car on retrouve sous
plusieurs archontats les mêmes signatures. Au-dessous d'eux
se trouve mentionné parfois une sorte d'homme d'affaires
qu'on appelait le « prostate du sanctuaire, » et le gardien du
matériel, ou « néocore\ » On ne saurait affirmer que le col-
lège sacerdotal ait été de tout temps organisé ainsi : il est
même probable que, au temps de sa gloire, l'oracle reposait
sur des assises moins étroites. Il nous faut de même affirmer,
ration Cretoise, selon la prédiction mise dans la bouche d'Apollon par l'aède
homérique (H Hom., Ad ApoU., 54o-543). C'est là une solution arbitraire. La
prophétie d'Apollon, où il est question d'outrages (u6piç) possibles de la part
de « gouverneurs auxquels les prêtres seront à jamais soumis par nécessité
(0::' àvayxatV|) » s'applique mal à une aristocratie avec laquelle les prêtres
ne pouvaient manquer de s'allier et très bien à la suzeraineté Jalouse de
Krisa avant la guerre sacrée. Il me semble qu'au temps de l'aède, il n'y
avait à Pytho qu'une corporation, d'origine Cretoise, et point de cité indé-
pendante : au temps d'Euripide, Delphes n'était plus, depuis longtemps,
une corporation fermée, mais une cité sainte dont l'aristocratie au moins
était formée par les familles sacerdotales. — 1) Voy., vol. II, p. 235. —
2) Voy., avec les inscriptions indiquées ci-dessous, P. F'oucart, Mé-
moire sur l'affraiickiasemenl d'-s esclaves par forme de vente à une 'iivinité,
d'après les imcr'ptiuns de Del/jhes. Paris, 18G7. A. Mommsen, Delphische Ar-
chonten nach dur Zril geordnct (Philol. XXIV [180G], p. l-i-8). — 3) Euripide a
fait du jeune /on un néocore et on n"a qu'à lire la pièce pour avoir une
idée des fonctions attachées à ce titre.
96 LES ORACLES DES DIEUX
sans autre preuve que la vraisemblance, l'identité des prêtres
(IspElç) et des prophètes (-pcfô-a'.) d'Apollon. La Pythie était
toujours assistée, dans ses extases, d'un ou de plusieurs pro-
phètes' qui recueillaient ses paroles confuses, ses cris inarti-
culés et en composaient un oracle ordinairement versifié-,
chargé des tours pompeux et des obscurités calculées qui
I) Euripide {Ion, 415-4161 désigne les prophètes par cette périphrase :
« Ceux qui siègent près du trépied, l'élite des Delphiens, ceux qu'a choisis
le sort » Il résulterait de là que les prêtres-prophètes étaient désignés à
celte époque par le sort, ce qui s'accorde bien avec les usages du temps.
Les textes qui parlent de prophètes, au pluriel, comme celui-ci (id. ^lian.
H. Anim., X, 26), n'obligent pas à admettre que la Pythie était assistée de
plusieurs prophètes à la fois. Hérodote (VIII, 36j a l'air de croire qu'il n'y
avait \ Delphes qu'un seul prophète, et Plutarque {Dcfect. orac, 51), décrivant
un accident arrivé au cours d'une consultation, signale la présence « du
prophète Nicandre et d'autres prêtres. » On concilie ces divers témoi-
gnages en admettant que les prophètes se relayaient à tour de rôle, de
sorte qu'il n'y en avait jamais qu'un près de la Pythie. — 2) Encore une
question incidente à vider. Les anciens s'en étaient déjà préoccupés et
Plutarque a écrit, comme on sait, un traité spécial sur la matière. Sa
conclusion est qu'Apollon ne s'est jamais interdit la prose, et qu'il ré-
servait les vers pour les consultations solennelles. Quoi qu'en dise Plu-
tarque, la Pythie n'a guère parlé en prose avant la guerre du Péloponnèse.
Elle put alors délaisser la prosodie pour la langue que venait de se créer
l'éloquence. En parcourant les textes transcrits par les historiens, on voit
que le rhythme ordinaire des prophéties est l'hexamètre, souvent spondaïque,
mais que les prêti^es de Delphes essayèrent aussi d'autres mètres, surtout
de l'ïambe, signalé pour la première fois dans l'oracle rendu aux Cnidiens
du temps d'Harpage (Herod., I, 174). Les oracles en distiques, dont on trouve
un exemple (distique renversé;, daté du temps dePhalaris (Athen'.,XI11,§ 78) et
qui deviennent fréquents dans l'ère chrétienne, sont presque tous apocryphes.
La langue poétique n'a pas été le privilège de l'oracle de Delphes. En Grèce,
les privilèges ne durent pas. Dodone prétendit aussi à l'invention de l'hexa-
mètre (Voy., vol. Il, p. 303) et les collections de textes inspirés montrent
que tous les oracles ont versifié leur prédictions. (Sur la métrique des
oracles, voy. G. Wolff, Porphyrii de pkilos. ex orac. Iiaur. libr. rehquiae).
On a noté — Plutarque avait déjà commencé à le faire {Dtf. orac. 24) —
un certain nombre d'expressions ampoulées propres au style d'Apollon qui
appelait les Delphiens Iluptxàoi, les Tliessaliens 7toixiX6oicppot, les Corin-
thiens ■/oiviy.ojj.kpai, les Areadiens ^yloc^r^ijoi, les Spartiates 6cpto66pot, les
Lydiens 7:oûa6po(, les hommes en général 6p£avo(, les tleuves àpt\j.r.^-:a.i,
etc.
ORACLE DE DELPHES 97
constituaient le st3de propre d'Apollon Loxias i. L'office du
prophète assistant était d'une importance telle qu'on ne
comprendrait pas que les prêtres dirigeants ne s'en soient
pas chargés eux-mêmes. Ils étaient prêtres par le caractère
inhérent à leur personne, prophètes, c'est-à-dire interprètes^
dans l'exercice de cette fonction spéciale. Le rôle de secré-
taire de la Pythie n'était pas des plus faciles, car il fallait
improviser, avec des centons et des proverbes plus ou moins
bien raccordés, des phrases qui eussent, à première vue, un
rapport quelconque avec la question. La mode des consulta-
tions sur questions écrites, que l'on pouvait étudier à l'avance,
dut rendre ce genre d'impromptus moins malaisé. Le pro-
phète, fourni de connaissances théologiques et pourvu de
renseignements sur le consultant, ayant d'ailleurs la mé-
moire meublée de vers et de tours poétiques, parvenait à
formuler une réponse suffisamment claire quand il s'agissait
de questions de morale, de conseils à donner, obscure et tor-
tueuse quand le consultant voulait réellement savoir l'avenir^.
L'oracle ainsi rédigé n'était guère intelligible pour le client.
Celui-ci Fallait porter à des exégètes de profession. Il est pro-
bable que chaque mantéion avait ses exégètes attitrés, comme
il avait ses prophètes: ce qui n'exclut pas cependant l'inter-
vention des exégètes libres. A l'ombre du temple de Delphes
s'abritait tout un essaim de devins'' dont la principale fonc-
tion a dû être, non pas de remplacer ou de contrôler l'oracle,
1) Ao;îa; dGlo^6i:=:oblirjuuf:,avilùiiuis. (Juuinl J'asti'ologie dcvinl à la iiindc,
on expliqua ce surnom frApollon-Soleil par l'obi i(j[uilé de l'ccliptique (Schol.
Aristoi'H., liut. 8)'. — 2j L'oracle était toujours censé dicté par la Pythie
qui parlait à la première personne, comme étant le dieu lui-même. Mais,
au témoignage de l'iutarque (Pi th. on(c., 2o), on s'est douté de tout tenqjs
(juc la facture poétique ne venait pas d'elle. — 3) Mkvtei; -jOizo? (Euripid.,
Androm, 1103). On sl; reju'ésente aisément l'exégèse d'an oracle cci'tifiée
par l'einpyromancie (^ui avait valu, soit à certains descendants do Pyrkon
(,Hksvcii. s. V. -yr^y.ôo'.i, soit aux Delphicns en général, le litre de -uix.oot ou
;;upty.doi. Sur les exégètes libres, voy, vol. II, p. 223.
08 Li:S UUAC1,KS DES DIEUX
mais de dégager sa pensée et de prouver, par les expériences
de la divination indiK-tive, l'exactitudede leur interprétation.
Derrière la corporation sacerdotale, qui a seule droit de
nous occuper ici, nous apparaît par échappées la ville de
Delphes, créée par l'oracle, avec sa constitution aristocrati-
que, ses archontes, son sénat, ses luttes intestines ^ et son
immoralité précoce, peuple de sacrificateurs et d'hôteliers à
qui il arriva naturellement de perdre avant tout le monde la
foi qu'il exploitait chez les autres.
Nous connaissons assez maintenant le matériel de l'oracle
et ses desservants pour nous représenter ce qui se passait un
jour de consultation.
Dans le principe, nous l'avons déjà dit-, on n'interrogeait
l'oracle qu'à de rares intervalles, peut-être une seule ibis par
an. Apollon n'était pas toujours à la discrétion des consul-
tants et il avait fixé lui-même son jour d'audience. Mais,
comme on savait qu'il restait tout l'été à Delphes, on se per-
mit bientôt, après s'être assuré de son consentement par des
épreuves préalables, de lui demander des consultations ex-
traordinaires, sans pour cela abroger la règle. Il s'intéressait
trop à la prospérité de son oracle de prédilection pour ne
pas se montrer complaisant. Il y eut cependant, à toutes les
époques, des jours néfastes (à-copâscçj signalés par le calen-
drier du lieu, pendant lesquels l'oracle devait s'abstenir de
répondre même à un Alexandre \ On prit, à la fin, le parti de
modifier le règlement et de rendre le trépied accessible une
fois par mois \ sans doute le septième jour '% comme pour le
mois Bysios. Si l'on prend ce régime comme mesure moyenne
i) Sur le p-ouvernement de Dclplies, vciy. les li-;ivaux de P. P'oucart, A.
Mommsen, etc. (ci-dessus, p. 41. 91')). luiiiiitié tragique de Kralès et d'Or-
gilaos (Aristt., folil. V, 3, 3. Plutaucii., Praec. polit., 32). — 2) Voy. ci-
dessus, p. 84. — 3) Plutarch., Alex., i't. Cf. aiafa fjijiepa ap. El'Ripid.
loii, 421. — 41 Plutaki;!!., (Jii- est. (jracc., \). — o) l,e iioni])re 7 est d'origine
aslrulugiipie et venu dUrieul avec Apollon.
ORACLE DE DELPHES 99
de l'activité de Toracle, et si Ton retranche de l'année les
trois mois d'hiver consacrés à Dionysos, mais pendant les-
quels l'oracle n'eût pu parler au nom d'Apollon absent, on
arrive à un total d'environ neuf jours de consultations régu-
lières par an, l'audience du mois Bysios restant de toutes la
plus solennelle \
Le sort décidait de l'ordre dans lequel se présentaient les
consultants-, à moins que certains d'entre eux n'eussent reçu
du sacerdoce delphique le privilège de xpcy.av-EÎa ■', ou le
droit de passer avant les autres. Mais avant de les admettre,
il laliait une épreuve préalable pour savoir si Apollon les
agréait. Cette précaution, déjà bien recommandée par le dieu
lui-même dans VHyiime àHermcs\ n'était sans doute omise
en aucun temps : elle était de rigueur les jours de consulta-
tions extraordinaires.
L'auguration étant une méthode peu pratique, on l'avait
remplacée par le sacrifice. La victime, ordinairement une
chèvre '% parfois une brebis** , un taureau ou un sanglier "^
était soumise par les prêtres à une docimasie sérieuse. «Il
I) .1. Kayser {Delphica, p. 61) pense que, ce jour là, l'oracle appelait à la
fois tous les consultants et leur donnait une ample réponse d'où chacun
tirait ensuite ce qui lui paraissait aller à son adresse. C'est [lour cela que
tant d'oracles coniniencent par illâ : ce sont comme des alinéas détaciiés.
A. Mommscn {Delpliika, p. 289', rapportant au 7 Bysios la « consultation ^'•é-
nérale devant le temple ()(^pïi(Ji/,ptov xotvbv rp'o vaou. Ion, 420) » dont parle Eu-
ripide, admet que,cejour-là, la Pythie s'asseyait sur les marches du temple,
devant la foule amassée entre le grand autel et le pronaos, et rendait un
oracle collectif, g-ratuit ou, du moins, ;i bon marché. Le reste du mois était
consacré aux consultati(jns particulières, plus conipli(iuées, plus coûteuses
aussi, qui se donnaient dans l'adyton, du haut du tré[»ied. — 2) tEschyl.
Eumeit. :j(l. Simplicius nous donne une formule employée poiu' le lirage au
sort, formule qrii, autlienli([ue ou non, n'a pu être rédigée avant l'époque
où le culte de Tyché était à la mode. La voici : (AEXcpor? Sa /.al 7ipo7.a-:7)fy£v Iv
Tot"; lpwT/,(jîai)- ~Q. Tuyr) y.a\ Ao^Ja, xw 31, ifvtOsjxtcJTSJSti; ; (Snii'Lic., Phys. IF, p. 75).
— 3) C. LGr.ec, lG9i-lG'J3, etc. — 4) Voy., ci-dessus, [). S2. — .j; Plitaucij.,
Dcf.omc. 49. De làla légende d'Aïx, (ils di^ Python, (^l des chèvres de Coiétas.
— G Ei'uii'iD., Ion, 229. — 7) Plutarch. D' f. unie, 49.
KJO LES ORACLES DES DIEUX
n'y a pas d'oracle rendu, à moins que la victime ne tremble
de tout son corps et ne s'agite des cornes aux pieds pendant
qu'on répand sur elle des libations. 11 ne suffit pas qu'elle
remue la tête, comme dans les autres sacrifices; il tant que
tous ses membres tressaillent ensemble, frappés de pali)ita-
tions et de fréniissenienis (ju'acconipa^iie un murmure con-
Yulsif. Si ces symptômes ne se manilestcMit pas. les prêtres
disent que l'oracle ne peut Ibnctionner et ils n'introduisent
pas la Pytliie '.»Un peu i)lus loin, Plularfiue sendjledire que
l'épreuve par l'eau était réservée aux chèvres. «Pour les dis-
positions de l'àme, on les reconnaît chez les taureaux en leur
donnant de la farine, chez les sangliers, en leur donnant des
pois chiches. S'ils refusent, on estime que ces animaux n<>
sont pas sains -. »
Si les signes étaient favorables, la Pythie, après s'être pu-
rifiée par des al)lutions dans l'eau de Kastalie •% par des fu-
migations obtenues en faisant brûler du laurier et de la
farine d'orge ', pénétrait dans l'adyton, revêtue d'un costume
théâtral '■' qui rappelait celui d'Apollon Musagète, buvait de
l'eau de la source Kassotis, mettait une feuille de laurier
1) PuTAUcii., Ucf. orac, iG. — 2; Plltarcji., ibiJ., i'J. — 3) Les textes
sont là-dessus si peu précis que l'on est embarrassé de choisir entre
Kastalie et Kassotis. Si l'on compte les témoignages, c'est Kastalie qui
est voisine du trépied et produit l'inspiration (Pi.nd., Pylh. IV, l(i3 [297].
Evnu'W., Iplii'j. Taur. t'2.">7. Ovin., Met. III, 14. l.rciAN., Jiip Tray. 30. ?soxn.
Dionys., IV, 310. Thkmist., Orat., IV, p. o3j.Muis Pausanias (X, 2i-, 7) dit
expi-essément (jue la source de Kassotis, après avoir cheminé sous terre,
« coule dans l'adjl^ii du dieu cl y rend lesfcniincs t'alidi(pies. » Les archéo-
logues confirment le dire de Pausaïuas. Kastalie était à l'entrée de l'en-
ceinte sacrée, Kassotis prés du siège même de l'oracle. iVoy. P. Foucart,
Delphes, p. 20-22, 77-78). Il faut donc admettre, ce qui est d'ailleui's attesté
(Scuni,. l'^ru.i'., Phocn., 222l, que la Pythie l'ais;iit ses alihilidiis — ■ comme
li's cunsullants ciix-inémcs — à, la l'oidiiiiii' de K.'islalic (ii'i Apulldii a\;iil,
tlil-on, lavé sa cheyeiure (Hou., Od. III, i, (il), el (ju'elle ])uvait l'eau de
Kassolis. Mais on vnil hini aussi <pr(iii iir ilislinguait pas d'abord entre
les deux soui'ces cl (piOii leur croy.iil la même origine. — 4) Plutarch.,
l'i/th. vnir..r>. — ;;, Phtau 51., ibid., l't.
ORACLE DE DELPHES 101
flans sa bouclie, ot tenant à la main nne branclio du mémo
arbre', montait sur le trépied. Alors les consultants qui at-
tendaient dans une pièce attenante-, étaient introduits à tour
de rôle et posaient leur question, soit de vive voix, soit par
écrite La Pythie enivrée, disait-on, parles vapeurs de l'antre
et saisie par le dieu, tombait aussitôt dans une extase que les
poètes se sont plu à décrire avec les couleurs les plus criardes ''
et que. nous ne décrirons pas après eux. Ce qui est certain,
c'est que cette crise nei'veuse n'était pas toujours simulée,
car, au temps de Plutarque, une pythie en mourut ••.
Chaque consultant recevait ensuite la transcription offi-
cielle de l'oracle par le prophète. S'il n'était que le délégué
du client véritable, on lui remettait la réponse scellée et le
proverbe disait qu'il risquait de perdre ou les yeux, ou la
main, ou la langue, en cas d'indiscrétion ". Les oracles
rendus aux envoyés des cités {f)i(.,iç.zi-(hz-pi-:'.) allaient re-
joindre dans les archives de ces cités les autres documents
officiels. A Sparte, ils étaient remis a la garde des rois et
des Poithéens, théores permanents de l'Etat ". A Athènes, les
Pisistratides en avaient déposé dans Tacropole ^. On parle
d'une collection analogue à Argos '\ et il est probable que
i) [Aajri!ja;j.Évrj t% oaçv^ç (LuciAN., Bis accu<s., {). Lucien ajoute qu'elle « se-
couait le trépied, » et le scoliaste d'Aristophane (P/h<. 21 3) dit qu'elle « se-
couait les lauriers qui se trouvaient près du trépied. » Le laurier était
prodigué à Delphes sous toutes les formes. Les textes parlent de rameaux,
do couronnes, de guirlandes (Cf. Schol. Aristoph., FLuL 39), de lauriers
croissant sur le bord de l'antre, sans compter le laurier cueilli à Tempe.
On ne distingue pas bien, à travers tout ce feuillage, comment en usait la
Pythie. Voy., pour tous les renseignements sur ces questions, C. Bœtticher,
Ber DaumJiiiHiis des Hellenen, xxiii, xxiv, p. 338-392. — 2) Plutarch., Def.
orac, oO. P. FoucART, ibid , p. 7i~7,"i. — 3) Le scoliaste d'Aristophane {Plut.
39) dit que les questions étaient présentées à la Pythie écrites sur des la-
blettes encadrées de lauriers. Cf. les lames de plomb de Dodone. — 4) Aucun
n'a dépassé en hyperlioles violentes le long récit de la Vliarsale (V, 71-23o).
— '.)] Plltarch., Dcf. orac, 'M . — G) Slid., s. v. Ta xrJa. — 7) Voy., vol. Il,
p. 21 7-. —8) Herod., V, 90. — 0) ô-.aOipat [j.ïXaYYP^'-pJJ'ç T.oklwi yc';j.0J7ai U^J.ryj
yr,puaxTMv (EiRipri)., Frnrjm. (i2'.>. N.nir'k .
102 LES ORACLES DES DIK-TX
tous les États en relation avec Delphes considéraient comme
un dépôt précieux les i)rophéties «lui les concernaient. A
plus forte raison les prêtres de Delphes, qui avaient besoin
de coordonner les réponses de l'oracle avec les réponses pré-
cédemment rendues, gardaient-ils copie de tout ce qui sor-
tait de leurs mains '. C'est de telles collections qu'est sortie
une bonne partie de ces oracles que nous avons déjà ren-
contrés aux mains des exégètes.
Avant de jeter un coup d'œil sur les débris de cette révé-
lation, sur les ordres, les conseils, les préceptes émanés de
Delphes, etd'apprécier l'espèce de domination morale exercée
en Grèce par l'oracle, il est bon de le voir s'essayer au gou-
vernement des esprits. On comprendra mieux, après l'avoir
vu à l'œuvre, ce qui a fait sa force et sa faiblesse.
D. HISTOIRE DE L'ORACLE, DES ORIGINES A LA RECONSTRUCTION DU
TEMPLE D'APOLLON.
Arrivée des Doriens dans la Doride. — Asservissement des Dryopes. — Ins-
titution de l'amphictyonie delpliique. — L'oracle sous la protection des
Amphictyons. — Histoire légendaire de l'oracle. — Les amiset les ennemis
d'Apollon. — Les Doriens dans le Péloponnèse, échappant en partie à la
direction de l'oracle. — Attraction exercée sur eux par les cultes locaux. — •
Légende d'Héraklès ravisseur du trépied. — Fondation de l'oracle d'Apol-
lon Pvthœys à Argos, la métropole achéenne. — Rapt du trépied par
l'Argien Corœbos. — Sparte unique foyer de l'esprit dorien. — Lycurgue
et la révélation apollinienne. — Rôle de l'oracle dans les guerres de Mes-
sénie. — Sparte incorporée à la fédération olympique. — Avances faites
par l'oracle aux cités ioniennes. — Rupture entre Delphes et Krisa. —
La première Guerre sacrée. — Réorganisation des jeux pythiques : ère
des Pythiades. — Incendie et reconstruction du temple de Delphes.
L'oracle de' Pytlio a dû à l'invasion dorienne les moyens
d'inlluence dont il s'est si heureusement servi. C'est pour
1) Lysandi-e fait courir des prophélirs soi-disant sorties des « arcliivcs
secrètes où les prêtres conscrvaieiil de 1res anciens oracles, etc.» (Plutaucu.,
Lys'and. 2G. Cf. Piiox., Leœ. s. v. ZJyaaTpov).
ORACI^E DE D El. PII ES 10?.
avoir façonno à sa guiso la plus croyanto rle^ races helléni-
ques, avant qu'elle ne se répandît, comme une coulée de
métal en fusion, dans les moules politiques ébauchés déjà
par les tribus aînées, qu'il est devenu le conseil et, plus
d'une fois, l'arbitre des cités. Le jour oii les Doriens s'instal-
lèrent entre l'Œta et le Parnasse, dans le pays des Pélasges
Dryopes, il eut à sa dévotion des hommes de foi et d'éner-
gie. Ces pieux serviteurs d'Apollon reportèrent sur le sanc-
tuaire du Parnasse, où ils rc^trouvaientleur dieu, tout le res-
pect dont ils avaient jadis entouré leur Pythion de l'Olympe,
et ils commencèrent par consacrer à Pytho les prémices de
leur conquête. Ceux des Drj^opes qui ne voulurent point
chercher au loin une nouvelle patrie furent transportés près
de Kirrha, déclarés serfs d'Apollon et obligés de payer une
redevance à son temple'. Ainsi commença ce qu'on appellerait
de nos jours le pouvoir temporel du sacerdoce pythique. Les
prêtres y trouvèrent le double avantage et d'avoir des vassaux
et d'être débarrassés de voisins rebelles à leur propagande.
Ils ne se montrèrent pas ingrats. Les Doriens reçurent d'eux
le Péloponnèse, à charge de le prendre. L'oracle ne laissa
jamais révoquer en doute le droit des Doriens sur l'héritage
d'Héraklès. Bien des siècles plus tard, Isocrate mettait en-
core dans la bouche d'Archidamos la justification de la con-
quête dorienne, appuyée sur la parole de l'oracle. « Lorsque
Héraklès, dit-il, eut échangé sa vie mortelle contre la con-
i) Les conquêtes doriennes, faites sous la conduite des Hcraklides, sont
souvent données, en langage mytliiquo, pour des exploits d'Héraklès. C'est
Héraklès qui chasse les Dryopes de la Doride (Strab., VHI, G, 12. Pausa.\.,
IV, 3i-, 6. ScHOL. Ap. Ruod., I, 1218). Los Dryopes sont des Pélasges (Lé-
léges^ : leur nom signifie des lioinines des bois ou des chênes (opùçt et Aris-
tole (ap. Strab. ibi'l.) faisait de Dryops un fils d'Arkas. Or, on sait qu'Ar-
cadien est synonyme de Pélasge. Les serfs transportés près de Kirrha
s'appelèrent KpajyxÀXtoxi, KpxjaAAtoxi (Harpocii. s v.) ou 'Ay.paYxXXfoxt (JE^-
CHiN., In Ctes. § 107), du héros éponyme Ivi'iigalciis, lils de Dryops, qui fut
pétrifié p;ir Apollon (Axtox. Tiii-.., i).
loi LES ORACLES DES DIEUK
dition de dieu, d'abord ses enfants, persécutes par des en-
nemis puissants, se trouvèrent en toutes sortes d'errements
et de dangers, et,après la mort d'Eurysthènes, ils émigrèrent
chez les Doriens. A la troisième génération, ils vinrent à
Delphes, voulant consulter l'oracle sur certaines choses. Or,
le dieu ne répondit pas à leurs questions, mais il leur or-
donna d'aller dans leur patrie. En méditant sur cette révé-
lation, ils trouvèrent qu'Argos était leur patrie '.» 11 y a
sans doute de l'exagération à attribuer ainsi toute l'initiative
à l'oracle, mais on ne saurait douter que les Doriens n'aient
conquis le Péloponnèse avec des armes bénies par Apollon
Pythien.
Mais déjà Pytho avait construit son chef-d'œuvre, la fa-
meuse amphictyonie qui fut le plus grand effort fait par la
race grecque pour constituer une nation. On sait peu de
chose concernant les origines et Tàge de cette institu-
tion -, mais, on devine, à la complexité de son mécanisme,
qu'elle a été le résultat d'une fusion opérée entre des groupes
préexistants. Elle gravitait autour de deux cultes, celui d'A-
pollon et celui deDéméter,etelle avait deux lieux de réunion,
Delphes et Anthéla. On aurait pu prédire de hautes desti-
nées à une fédération qui parait avoir introduit dans Tusage
le nom générique d'Hellènes, applicable à tous ses membres,
aune ligue qui eut un instant l'ambition de formuler les
règles du droit international et d'ébaucher le cadre d'une
1) IsocRAT., Archid. § 17. — 2) 11 y a, sur ce sujet, depuis le mémoire do
L. de Valois (1714; ({uantilé de dissertations dont nous ne citerons que la
plus récente : H. BiiUGEL, Die pylxisc.h-delphisdie Ampliiclijonie. Miinchen,
1K77. I/aiiliiiuilé de l'ainpliiclyoïiir (■>! attestée y.tr la légende (Amphictyon
fds de Deucalion) et surtout par li composition de fampliictyonic la<pudle
ne correspond plus à l'état de la (Iréc",' aux temps liistoricpies. Les douze
peuples de ramphiclyonie primitive étaient les : 1» Ioniens, 2" Dolopes,
3* rhussaliens, 4» .Jinianes, :i" M'gnct<», (^ Maliens, 7« Pltlhiotes, f-" Dorie>.s,
90 /Vtoct'ens (et Delphi ens) 10° Locricns, 11" Béotiens, 12" Pcnli.vbes. Chaque
I)euple avait un sullVa.ij-e au conseil.
ORACLE DE DELPHES 105
religion commune '. Les prêtres d'Apollon, qui on étaient
l'àme, crurent avoir mis la main sur tout un peuple. Ils se
trompaient, ou ils ne se montrèrent pas à la hauteur de leur
tâche. S'il est vrai que l'amphictyonie ait imposé à tous ses
membres l'obligation de ne priver d'eau et de ne détruire
aucune ville dans toute l'étendue de la confédération -, on vit
cette règle d'humanité violée dans une guerre sacrée faite
au nom d'Apollon et sous ses yeux-'. On prétend que l'oracle
s'était fait un devoir « de ne pas donner ses conseils à des
Hellènes en guerre avec des Hellènes '', » et son histoire le
montre intervenant à chaque instant dans les discordes intes-
tines de la Grèce sans s'attribuer le rôle de conciliateur.
L'amphictyonie, qui pouvait devenir une nation, resta une
espèce de ligue religieuse dont la principale, pour ne pas dire
la seule préoccupation était de protéger les intérêts maté-
riels de l'oracle. On ne lui connaît guère d'autre rôle à
l'époque historique. H y avait, dans le serment des Amphic-
tyons, une phrase qu'ils prirent toujours au sérieux; c'est
celle par laquelle ils s'engageaient, « si quelqu'un volait le
temple du dieu, ou était complice du vol, ou attentait à quel-
qu'une des choses sacrées, à le punir de la main, du pied,
de la voix et de toute leur force"'. » L'oracle était donc sous
la protection de la grande majorité des Hellènes et acquérait
par là le caractère d'une institution nationale. Quand on veut
apprécier l'inrluence, d'ailleurs variable, qu'il a exercée,
il ne faut pas oublier que ses fêtes, ses jeux, l'inventaire
1) Il est douteux que l'amphictyonie ait réellement dressé le canon des
douze grands dieux et leur ait donné le surnom d'Olympiens, emprunté
aux souvenirs des Doriens. Il est facile de démontrer (]ue ce canon est aussi
variable que celui des sept Sages, ce qui revient à dire qu'il n'y jamais eu de
liste universellement acceptée (Voy. K. Lehrs, Ihis soyenannle Zwœlpjœllcr-
syt,Um[Vo]). Aufs. p. 23o-2o8]). —2) Serment des Amphiclyons ap. /1"]schi.\.,
De fais. leg. § tio. — 3) Voy. ci-dessous. — i) Xk.noi'H. flellcn., 111, 2, 22.—
o) .'EscHiN, ibid. Cf. Strab., IX, 3, 7.
lOG LES ORAri,ES DES DIEUX
et la gestion de sa fortune, ses prétentions et ses griefs, ont
suffi a occuper les séances du grand conseil fédéral.
Nous ne pouvons guère restituer Thistoire de l'oracle à
cette époque reculée d'après les annales édifiantes qu'il s'é-
tait lui-même composées. On y parle souvent d'attaques bru-
tales, de violences sacrilèges venues de divers côtés et
vengées, soit par le dieu lui-même, soit par ses fidèles Do-
riens. La lutte contre les méchants avait été ouverte par
Apollon en personne, qui avait tué un brigand eubéen, Py-
thès, fils de Krios', substitué, comme fléau de la région,
au serpent Python. Puis c'était le roi d'Argos, Danaos, qui
avait saccagé les alentours du Parnasse et brûlé le temple
d'Apollon. L'indiflérence des Hellènes, qui avaient abandonné
le sanctuaire aux dévastateurs, avait été punie par une stéri-
lité générale qui ne céda qu'à l'institution des jeux pythi-
ques -. Orchomène et ses Phlégyens étaient signalés aussi à
l'horreur des fidèles. On racontait comment Phlégyas. père
ou frère de l'impie Ixion, irrité des amours d'Apollon avec
sa fille Koronis, avait incendié le temple, mais avait été
tué par les flèches du dieu et condamné dans les enfers à un
éternel supplice \ Thôbes avait appris de môme comment fi-
nissent les ennemis d'Apollon. Son roi Amphion avait été
tué devant le temple qu'il voulait détruire '*. Héraklès, au
contraire, était venu, dans les moments difficiles, puiser force
et confiance auprès de l'oracle qui lui montrait l'apothéose
au l)Out de sa rude carrière "'. Héraklès n'avait été ingrat
ni envers Asklépios son médecin, ni envers Apollon Pytliien.
Il avait élevé à l'un une chapelle près d'Amyklaî, à l'autre,
\) Pausan., X, 6, o. — 2) Augustin., Civ. De/, XVIII. 12. —3) Les Phlégyens
sonl ohar.irôs di' linp 'te ciiines pour qu'il n'y ait pas là le souvenir (ruiic
lutte réoll(;. Loui's licrus, Tityos, Phlégyas, Phorhas, ont tous insulté, ou
Apollon, ou sa mère, ou ses prêtres, et ont été exterminés, ou par les traits
d'Apollon, ou parla foudre de Zeus, ou encore par Poséidon. — 4) Hygin ,
ftih.. <). — -i^ Skrv., ^rt.. VIII. -JC'.i.
ORACLE DR DELPHES 107
lin temple sur la côte d'Achaïe, entre Pellène et ^Egire ', on,
ce qui revient au même, les Doriens le tirent pour lui. Le
platane de Delphes immortalisait le souvenir de la consulta-
tion dWgamemnon -. L'oracle ne prenait évidemment pas à
sa charge les faits et gestes d'Apollon en Troade, car il eût
été embarrassé de justifier le rôle anti-patriotique du dieu
qui lut, durant toute la guerre^ l'adversaire décidé des
Achéens. La pénitence d'Oreste et l'influence de Néoptolème
fils d'Achille formaient un contraste plein d'enseignements.
Outré qu'Apollon eût laissé assassiner Achille dans son temple
de Thymbra, Néoptolème était venu à Delphes pour y exercer
des représailles •*. Bien des versions couraient sur sa mort,
mais on s'accordait à la regarder comme le châtiment de son
impiété '. Cependant, ce héros, qui devait être cher aux Thes-
saliens et qui passait pour avoir aimé une petite fille d'Héra-
klès% n'était pas rangé parmi ceux qui suljissent des peines
éternelles. Son sang avait apaisé les dieux, et les sacrifices
annuels qu'on lui offrait à Delphes ^' apaisaient à leur tour le
courroux de son ombre.
Pendant que ces légendes, toutes chargées d'intentions
morales et d'avertissements comminatoires, s'élaboraient à
Delphes, les Doriens s'installaient dans le Péloponnèse et se
dispersaient pour garder leurs conquêtes. Chacun de leurs
pas avait été guidé par les conseils de l'oracle, et c'était avec
son agrément qu'ils appli(|uaient aux 'cités transformées par
eux les antiques lois d'yEgimios. Cependant, il était à crain-
dre que les conditions nouvelles dans lesquelles allait vivre
et se développer le génie dorien n'altérassent le dévouement
1) Pausan., m, i9, 7; 20, 5. — 2) Theophr. H. Plant., IV, 13. Plin., XVI,
[44], 238. — 3) EuRiPiu., Aiidrom., 51 sqq. lOOli. Skkv., ^n., l'.I, 332. — 4 Cf.
G. F. .Jatta, L'assassinio di Ni^oi'olemo -di). Anaal. Instil. di corr. Arcli. 1868,
p. 235-248. — 5) .Justin., XVII, 3, 4. Voy. vol. II, p. 297. — 6) Pausan., X,
24, o. Aussi romltre de Néoptolème défend, jiliis lard, le temple contre les
Gaulois (Pausan., X, 23, 2, I, 4. 4).
108 LES ORACLES DES DIEUX
ingnnii «les Doriens à l'égard do Pytho. Ils renconti^iieiit,
dans la vallée de TEurotas et ailleurs, divers cultes apolli-
iiiens, notamment celui d'Apollon AmylvUieos et celui d'A-
pollon Karneios, ({ui pouvaient les distraire de l'adoration
d'Apollon Pythien. A Olympie, c'était un culte antique, un
oracle vénérable où Gtea, Thémis, Zeus lui-même offraient
une direction aux consciences '. Peut-être même, respec-
tueux des traditions archaïques, les Doriens étaient-ils tentés
de s'incliner devant les divinités arcadiennes, Hermès, pro-
phète autant que messager de Zeus, et Pan, dont on disait
qu'Apollon s'était fait le disciple -. Eùt-elle été inaccessible
à toutes ces influences, la race dorienne, gouvernée par
des Héraklides et rencontrant partout dans ses traditions
le souvenir d'Héraklès, pouvait céder inconsciemment au
désir de glorifier cet ancêtre et de recourir à ses conseils
paternels avec la confiance ({u'inspirait jusque-là l'oracle
d'Apollon. Ce danger n'avait rien de prol)lématique, car
on voit Ambrakia, fondée au milieu du vue siècle par les
Corinthiens, faire passer le culte d'Héraklôs avant celui
d'Apollon, et cela, s'il en faut croire la légende, après ré-
flexion et de propos délibéré. Les Ambrakiotes convenaient
qu'ils avaient des obligations à Apollon et à Artémis; mais
ils consacrèrent leur ville à « Héraklès et à ses enfants, »
parce que les habitants de Corintlie, leur métropole, descen-
daient d'Héraklès •'.
L'oracle de Pytho dut, sous peine de perdre son hég('mo-
nie, lutter contre toutes ces séductions et c'est une étude cu-
rieuse que de rechercher, dans les réminiscences de cet âge,
la trace de ses efforts. Il réussit complètement à prévenir le
développement d'une révélation fondée sur le culte d'Héra-
I) VoY. vol. II, p. -XM. — ?) Voy. voL II, p. 383. .307 s(pi. — 3) Antonin.
I,ii!i;h.. \.
ORACLE DE DELPHES ' 109
klès. La lê^-eiide si connue du rapt du tréi)ied ' n'est pas
autre chose, ce semble, que l'expression mythique des efforts
faits par les deux religions qui se disputaient alors le cœur
desDoriens. Un jour Héraklès, encore souillé du sang d'Iphi-
tos, avait voulu forcer la pythie Xénokleia à monter pour
lui sur le trépied. Irrité du refus de la prophotesse. il avait
emporté le trépied, les uns disaient simplement, hors du
temple -, les autres, jusqu'à Ciythion, au fond du Péloponnèse-',
ou à Phénée, en pleine Arcadie ''. Apollon ayant poursuivi
le ravisseur, il y avait eu un combat acharné entre les deux
invincibles, combat terminé par une intervention supérieure
et par la soumission volontaire d'Hérakiôs. Le conte, ainsi
présenté, n'explique pas ce qu'Héraklès voulait faire du tré-
pied. Il y manque un trait que l'on retrouve ailleurs. Héra-
klès entendait, avec le trépied, se créer un « oracle à lui ■'. »
Ce n'était point, de sa part, malice noire, mais dérangement
d'esprit. Tout le monde s'accorde à placer l'aventure du tré-
pied au cours de la folie qui punit le meurtrier d'Iphitos et
dont il fut guéri par Apollon. En somme, le culte d'Héraklès
resta, chez les Doriens, subordonné à la religion d'Apollon
et il n'y eut plus de conflit à craindre.
Le rôle effacé des oracles de Pan et d'Hermès montre bien
que, de ce coté-là aussi, l'hégémonie apollinienne ne reçut
aucune atteinte, i: Hymne à Hermès, si souvent cité déjà '■,
1) Héraklès xpt-ooocpofoç est rcpj'ésenté sur lanl do inonunicnls liâmes (juc
l'on jie peut douter de la grande notoriété de la légende. (Voy. la planche
reproduite par P. Dfx.iiarme, MytI.ol. de h> Gicce, ]). i81). On a sur le sujet des
dissertations spéciales de Fr. I assow, Th. Panotka, Zoega, F. (1. Welcker,
E. Curtius. Passow avait déjà reniar(]ué (jue la latde en question hante spé-
cialement le Péloponnèse. — 2) Pausa.n.,X, 13, 8. Cf. Hygin., Fab., 32. C'est
là la version de Delphes, où l'on n'admettait pas non plus (pi'il y eût eu
bataille entre Héraklès et Apollon. — 3) Palsan., HI, 21,8. — 4) Putarch.,
Ser. mim. vind., 12. l'iiénéc ayant été inondée, on vit là une vengeance
hudive d'Apollon. — o) [lavistov toiov iAicllou., H, (i, 2). — (i) Voy. vol. \,
p. l'J 1-192. vol. H, p. 398.
110 LES ORACLES DES DIEUX
roprcseiite à peu près la transaction intervenue entre le lilb
de Maïa et celui de Lêto. Le culte d"Apollon lui-même, soit
implanté dans les populations achéennes, soit importé par les
Doriens, était autrement dangereux. Le raisonnement qui,
plus tard, compromit la stabilité des oracles, menaça de
bonne heure les privilèges acquis. Les Doriens se souvenaient
d'avoir adoré Apollon sur TOlympe avant de le révérer à
Pytho : il n'y avait pas de raison pour qu'Apollon ne les
suivît pas, avec tous ses attributs, dans leur nouvelle patrie.
Il n'y avait même pas de raison pour qu'il ne les y eut pas
précédés, sous une forme différente peut-être, mais également
vénérable. Les Doriens ne pouvaient pas refuser de compter,
par exemple, avec Apollon Karneios, qui paraît avoir été investi
aussi du pouvoir fatidique. La légende nous renseigne à peu
près sur la façon dont fut réglée cette question de cons-
cience. Elle dit que les Doriens tuèrent le prophète Karnos,
étranger à leur race, et firent un accommodement avec le
dieu^ qui, évidemment, renonça à exercer parmi eux son mi-
nistère prophétique. Mais il était moins aisé d'empêcher la
fondation d'oracles inspirés par Apollon Pythien lui-même,
le protecteur et le compagnon des Doriens. La gloire d'Argos,
capitale des Héraklides, exerçait sur le culte national des
Doriens une attraction puissante. Si Apollon voulait s'instal-
ler au milieu de son peuple, c'était là qu'il devait siéger. Aussi
peut-on constater qu'il s'est fondé à Argos, par l'initiative
d'un soi-disant Pythaeys^ c'est-a-dire d'Apollon Pythien en
personne, un oracle pourvu d'une pythie, autour duquel se
groupèrent un certain nombre de villes habituées à considérer
Arii-os comme leur suzeraine, Hermione '\ Asine ', Épidaure=*
1) Voy. vol. Il, p. :i7. — -Il Pai-san., II, 2'c, I, et ci-dossoiis, Ora'Ies d'Apol-
Inii Uiradiofp, H 4Apolhn Li/keios. — 3) Pausan., 11, 3't, 4. — 4) Pausan , II,
3G, j. — o) Thucyd., V, o3.
ORACLE DE DELPHES 111
et Sparte elle-même'. C'était un véritable schisme qui se pré-
parait, encouragé par Tindocilité naturelle du génie grec et
sa répugnance pour toute centralisation excessive. Mais
Argos était une renommée achéenne et l'invasion des Doriens
ne fit que hâter sa décadence. Son oracle eut même fortune
et ne porta pas longtemps ombrage aux prêtres de Pytho -. Une
légende obscure et compliquée, que Pausanias a recueillie à
Mégare, renferme peut-être une allusion ironique à cette ten-
tative avortée. Un Argien, nommé Corœbos, étant allé à
Delphes pour régler un différend avec Apollon, la Pythie lui
ordonna d'emporter le trépied et de bâtir un temple à Apol-
lon au lieu où il le laisserait tomber. Corœbos avait alors
repris le chemin de son pays, mais le trépied était tombé en
route près de Mégare, au lieu appelé depuis Tripodiscos ^ Ne
dirait-on pas que les Argiens ont voulu dérober à Pytho son
inspiration et qu'ils n'ont pu apporter jusque chez eux le pri-
vilège convoité ?
L'oracle de Delphes paraît donc être parvenu à surveiller,
môme de loin, les Doriens qui avaient pris, dans l'ancienne
Doride, l'habitude de lui obéir. Il ne se crée point, dans le
Péloponnèse, de corporation sacerdotale qui balance son au-
torité et l'oracle pélasgique d'Olympie ferme pour toujours le
Gœon d'où il tirait jadis ses révélations. Et pourtant, ce n'é-
tait là qu'un demi-succès. La fusion progressive des Doriens
1) DioD., XII, 78. De plus, les Spartiates, qui célébraient les Hyakinthia et
les K'irneia en l'honneur d'Apollon Amykléen cl Karnéeu, confondaient
Apollon rytlia;ys avec Apollon Amykléen (Pausax., III, 10, 8; II, !»). Il est
probable que les cultes d'Apollon Pytbien à Mégare, Sikyone, Trœzen,
-ilgine, Tégée, Phénée, relevaient aussi de l'Apollon d'Argos. — 2) Plutarque
raconte que, la dynastie des Téniénides étant venue à s'éteindre (vers 700),
les Argiens envoyèrent consulter l'oracle de Delphes sur le choix d'une autre
famille (Plutarch., De fort. Alex. Il, 8). L'oracle local est li bien oublié. —
3) Pausan., I, 43, 8. Le nom du lieu signifie probablement trivium, et le
confe a dû être inventé pour en donner une élyniologie, mais l'inlervenlion
de l'Argien n'en est pas moins un détail intéressant.
112 LES ORACLES DES DIEUX.
avec les races conquises relâchait peu à peu les liens de
l'amphictyonie delphique. L'oracle ne trouvait plus d'obéis-
sance assurée qu'à Sparte. Là, malgré quelques concessions
niites aux cultes locaux, le groupe dorien, isolé du reste de
la i)opulation et hostile aux influences du dehors, conservait
intacte sa première foi. Là, les institutions d'yEgimios avaient
été complétées et fixées à jamais par un pieux législateur qui
ne voulait tenir son autorité que de l'oracle de Delphes.
Lycurgue, sur la biographie duquel, de Taveu de Plutarque
lui-même ', on ne possède pas un détail authentique, tient de
si près au mythe qu'on a pu voir en lui soit une personnifica-
tion de l'autorité sacerdotale, soit même un décalque humain
du type d'Apollon -. C'est de Delphes que Lycurgue rapporte
les preuves de sa mission et la garantie solennelle donnée à
ses lois par la parole du dieu; c'est là que la Pythie lui dé-
cerne comme une apothéose anticipée'', là qu'il retourne pour
mourir''. Les âges postérieurs oublièrent volontiers que la
constitution de Sparte devait beaucoup aux lois de Minos, et
que Minos passait plutôt pour un confident de Zens que pour
un serviteur d'Apollon. On ne voulut plus voir, dans le code
1) Plutaiu.ii., Lycu)-!]., 1. —2) Voy. la dissertation de H. Gelzer, Lijknrfj
iind die delphische Priesterschaft ap. Rhein. Mus., XXVIII [1873], i-oo, où sont
rassemblés tous les textes relatifs à la question, l/auleur démontre facile-
ment que Aj/.oypyo; ou Au/.6h(>yo; convient très bien comme épithèlc d'A-
pollon (cf. Aj/.toç, Au/.arb;). Il préfcrc cependant admettre que Lycurgue
n'est pas un simple mythe, mais une incarnation humaine d'Apollon. Oi' il
n'y a qu'un prêtre qui puisse passer pour l'incarnation d'un dieu, et qu'une
corporation sacerdotale qui ait j>u accomplir l'œuvre de Lycurgue. Comme
Lycurgue est dit delà famille j'oyale, M. Gelzer conclut qu'il a existé à
Sparte un sacerdoce, soumis à Delphes, dont le chef portait le titre de
Au/.oupYOi; attaché non à sa [lersonne, mais à sa fonction, et ({ue ce grand-
l)rrtie était appelé métaphoriquement le « frère du roi. » Les préjnisses
sont bien'posées ; la conclusion est aventureuse. L'oi'acle de Delphes suflit à
cxpli([uer Lycurgue. — 3). IIiaioD., I. (>:>. Cf. Dion., VU, I i. Euskij.. Piwp.
Ei:iui(/.,\, 27, etc. — 4) Diverses traditions foui moiiiir l.yrurgue à Delphes
(Pll-taiu.h., lijc, 29. à Kirrha {Plutaiu;ii., Lyc, 37), à Llis (Pal-san.. VI, 2 i, (i)
et eu tirète (Phtakcii., Ljjc. 31).
ORACLE DE DELPHES 113
qui fit de Sparte une cité unique en son genre, que l'œuvre
du dieu de Delphes'. Les Rhetra passaient pour le résumé
des révélations faites au législateur, et, comme les choses
valent surtout pour l'idée qu'on s'en fait, c'est bien l'influence
de l'oracle pythique qui s'établit à demeure à Sparte avec les
lois de Lycurgue.
Aussi l'oracle seconda de tout son pouvoir l'ambition de la
cité modèle. Il montra en particulier, dans les guerres de
Messénie, une partialité à peine déguisée. Le peuple messé-
nien avait plus d'un tort aux yeux de l'oracle de Delphes.
Non-seulement il occupait un sol fertile, convoité par les
Spartiates, mais, au lieu d'accueillir la propagande religieuse
partie de Delphes, il venait de nouer des relations avec le
sanctuaire rival de Délos - et avait pour conseillers ordinaires
des devins lamides, originaires d'Ohaiipie''. Il n'en fallait pas
tant pour rendre les Messéniens indignes de pitié. La guerre
d'extermination qui leur fut faite est toujours représentée
comme justifiée parleur impiété ''. On raconte que les Mes-
séniens, bloqués sur l'Ithome, envoyèrent à Delphes le devin
Tisis, et qu'ils en reçurent l'ordre cruel d'immoler une jeune
i) Suivant une tradition, ({ui doit rtre la plus ancienne, Lycurgue est allé
demander à Delphes la confirmation de ses lois apportées de Crète (Herod., I,
60. Xenoph., Rep. Laced., VIII, 5. Ephor. ap. Strab., X, 4, 19. Cic. Divin., I,
96). Mais l'autre tradition, qu'Hérodote connaît aussi, finit par l'emporter
(Plat., Legg. I, p. 032. Pausax., III, 2, 4. Plutarcu., Lyc. G. 13-, Def. orac. 19.
Strab., XVi, 2, 38. Clem. Alex., Strom., ï, §170. Theodoret., Adv. grâce. X,
p. 123, etc.). Elle avait pour elle le sens du mot ^T\-z^a.i-=eff'ata, qu'on inter-
prète presque toujours par [xavtEfat, ■/^orjfjfj.oî (Phjtarch., ibid., Suid., Phot.,
s. V. T^xpai). Les ennemis du merveilleux se chargèrent d'expliquer la con-
tradiction ; ils dirent (|ue Lycurgue avait imité Minos jusqu'au bout en se
donnant jtour le confident d'Apollon, et qu'il feignit de rapporter de Pytho
ce qu'il y avait au contraire porté pour le faire certifier par l'oracle (Polyb. , X,
2, 11. .Justin., III, 3, 10. Polv.kn., î, 19, i). Polypenus dit mrme. crûment que
la Pythie donna sa garantie pour de l'argent « -/pr^[j.aat -c-Etaji-Év/i. » (CL C.
W. Gœttlixg, Veher dievier lykiirgischen Rhetren, ap. Gesamni. Abhandl., I,
p. 317-3bl). — 2)Pal-san., IV, 4, 1. — 3)Pausan., IV, 9, 3, etc. Voy., vol. II.
p. G3-6;J. — 4) Voy. particulièrement Isocrat., Archidain. ^ 11-32.
8
lli LES ORACLES DES DIEUX
fille da sang- des ^pytides Plus tard, lorsque Aristomène,
l'eifroi des Spartiates, vient à Delphes demander oii est son
bouclier perdu, on l'envoie à Lébadée, à l'oracle de Tropho-
nios'. Archidamos résume comme il suit les rapports de
Pytho avec les belligérants. « La guerre traînant en longueur
et les deux partis ayant envoyé à Delphes, eux pour implorer
le salut, nous pour demander par quel moyen nous nous
emparerions le plus vite de leur cité, à eux l'oracle ne ré-
pondit pas, attendu que leur demande était injuste, et à nous,
il nous enseigna quels sacrifices il fallait faire et à qui nous
devions demander du secours 2. »
Mais, une fois la Messénie conquise, Sparte se trouva en
contact avec l'Élide. Après avoir essayé de la conquérir, elle
comprit qu'elle n'arriverait à dominer le Péloponnèse qu'en
se glissant dans l'amphictyonie, fondée par les Pélopides,
dont le centre était le culte de Zeus Olympios. Elle fit donc
sa paix avec les Arcadiens, d'une part^ avec les Eléens, de
l'autre, et elle put d'autant mieux sauver les apparences que
les Héraklides s'étaient de tout temps donnés pour les des-
cendants et les continuateurs des dynasties achéennes. A
Olympie, les Doriens invoquèrent, comme à l'ordinaire, des
droits traditionnels, et le temple de Zeus passa depuis lors
pour avoir été bâti par Héraklès 4.
L'admission des Spartiates dans la fédération olympique
était pour l'oracle de Delphes une grave menace. Olympie
1) Pausan., IV, 16, G. Le bouclier se retrouve en effet à Lébadée et le
conte, ainsi arrangé, ne met pas Delphes en suspicion. Mais, si elle a un
fond historique, la légende paraît indiquer que les Messéniens renoncèrent
à consulter Apollon et s'adressèrent à l'antique oracle de Zeus Trophonios.
— 2) IsocR., ibid. § 31. — 3) Les Spartiates avaient demandé à Delphes la
possession de l'Arcadie. L'entreprise ayant échoué, l'oracle de Pytho fit savoir
qu'il l'avait déconseillée (Herod., I, GG), en leur accordant toutefois Tégée
(Herod., I, 66-68. PoLY.EN., I, 8). Aussi, plus tard, les Spartiates s'adressèrent
à ce sujet à Zeus Dodonéen (Diod., XV, 72. Cf. vol. Il, p. 314). — 4) Scuol.
Pi.ND., Olymp. V, 10.
ORACLE DE DELPHES 115
avait un oracle, des jeux, ou plutôt, comme disaient les
Grecs, des concours (àytoveç) solennels protégés par une
trêve sacrée ih.tyv.^lx) et qui attirèrent bientôt les regards
de la Grèce entière. En même temps, l'autorité des rois
Héraklides allait s'affaiblissant de jour en jour: les quatre
Poithéens que l'oracle avait placés près d'eux pour le repré-
senter à toute heure ne pouvaient plus tirer grand parti de
leur bonne volonté tenue en échec par le pouvoir grandissant
des éphores. Ces éphores, créés pour surveiller les rois, sem-
blaient également tenir en suspicion l'oracle pythique : ils
avaient à Thalamse leur oracle particulier, de sorte que la
direction des affaires de la cité échappait aux prêtres d'A-
pollon.
Ceux-ci songèrent alors à se rapprocher des Ioniens qui
faisaient partie del'amphiclyoniedelphique, c'est-à-dire, d'A-
thènes et de Sikyone dont la population était encore à demi
ionienne. Ils se hâtèrent d'autant plus de se faire de nou-
veaux amis qu'ils se sentaient menacés dans leur indépen-
dance et dans leurs revenus par les Kriséens. Les Kriséens,
en effet, ne se consolaient pas d'avoir perdu, par le fait de
l'invasion dorienne, le protectorat ou plutôt la propriété de
l'oracle. Delphes, qui, à l'origine, n'était qu'une dépendance
de la ville Cretoise, s'était fait une situation inviolable, ga-
rantie par le conseil amphictyonique. Krisa s'en vengeait en
molestant les pèlerins le long du chemin qui conduit de
Kirrha à Delphes, et en levant sur eux des taxes arbitraires^
Les tyrans qui y régnaient alors " avaient moins de scrupules
1) Strab., IX, 3, 4. Ils avaient en dernier lieu, paraît-il, enlevé la fille
d'un roi de Phocide et un certain nombre de jeunes filles d'Argos qui reve-
naient de Pytlio(ATHEN., XIII, § 10). — 2) On entend parler, à l'origine, d'un
roi de race ^akide, Stropliios, fils de Krisos (Pausan., II, 29, i). Au vue siè-
cle, Kriba était gouvernée par le tyran DauHos, fondateur de Mctaponte
(Strab., VI, 1, l'j). Cf. J. ¥. Tktschke, De Crisa et Cirrha, Strals., 1854. L.
Preller, Dclphica (I. Crisa und sein Verhxltniss zu Kirrha und Delphi).
116 LES ORACLES DES DIEUX
peut-être que les rois légitimes d'autrefois: ils étaient, de
plus, odieux aux prêtres do Pytho, gardiens des saines tra-
ditions politiques. Il y avait là le germe d'un conflit qui devait
éclater quand le sacerdoce de Pytho aurait trouvé des alliés.
• Il ne fut pas bien difficile d'exciter le zèle des Ioniens. On
pouvait, au besoin, leur faire remarquer que la Pythie parlait
leur dialecte; que, loin d'être aveugle pour les défauts des
Doriens. l'oracle avait IjI-'iuk'' la cupidité des Spartiates ' et
leui' avait refusé l'Arcadie : que la bienveillante indiscrétion
du Delphien Cléomantis avait enseigné à Codros le moyen de
sauver l'Attique de l'invasion dorienne". Athènes, du reste,
prenait déjà les conseils de Solon qui savait apprécier l'im-
portance de cette évolution politique, et le tyran deSikyone,
Clisthène, fat enchanté de voir Toracle qui l'avait combattu
faire amende honorable et accepter ses services^. On s'enten-
dit facilement de part et d'autre. Le culte d'Apollon Pythien
fut introduit, par Épiménide et Solon, dans la religion de la
cité athénienne et mis sur le même rang que celui d'Apollon
Délien \ Les prêtres de Pytho, qui avaient cherché, quelques
années auparavant, à placer Athènes sous le joug d'un tyran
de leur choix % furent heureux d'obtenir d'une piété bien
entendue plus qu'ils ne pouvaient attendre dim coup de force.
i) Tyrt., frar/m., 3. Suid., s. v. AuxoîîpYos- — ~) Lyci'rg., Adv. Lcocrat.
§ 87. Suidas, s. v. E'jyEviaTîpo;. — 3) Herod., V, 67. — 4) Il y avait déjà à
Athènes le culte d'Apollon Lykeios, que l'on disait fondé par Lykos,
d'Apollon Delpliinios, fondé par /Egée, d'Apollon Délien, par Érisychtlion
ouÉriclithonios, d'Apollon Patroos, par Thésée. Désormais, Apollon Pythien
fut reconnu TiaxpCJo? tT; -okzi (Demosth., Pro Coron. § 141). Le Pythion d'A-
thènes fut Itâli par les Pisislratidcs. Il est jjrohahle que la théorie pythique
fut instituée alors; mais il l'.illiit composer avec la vanité athénienne et
admettre que la voie suivie par la procession avait été jadis frayée devant
les pas d'Apollon par des forgerons atiiénicns (.Escuvl., Eumm., 10-14).
Athènes avait donc été visitée par Apollon Pythien avant Pytho elle-même.
— ii) L'oracle avait conseillé à Kylon « de s'emparer de l'acropole d'Athènes
pendant l;i plus grande fête de Zeus » (Thi'cvd., I, 12()). Le coup ayant
manqué, on vil |;'i un piège tendu par Apollon à tui ainluliciix.
ORACLE DE DELPHES 117
Il purent donc se venger de Krisa sans faire appel aux
Doriens. Les Ampliictyons, ayant pris connaissance de leurs
griefs et consulté Apollon, déclarèrent impies et sacrilèges
les Kriséens, et avec eux les Kraugallides, les serfs dryopesqui
leur avaient prêté main forte. Ils jurèrent de les combattre,
« nuit et jour, » jusqu'à ce que leur ville fût détruite et eux-
mêmes réduits en esclavage K Ainsi fut proclamée la guerre
de Krisa (Kp-.jaiV.cç rS/.i[j.o:) ou première Guerre sacrée.
Cette guerre, qui dura dix ans (600-590 av. J.-C.?), eut le
caractère sauvage des guerres de religion. Lorsque l'armée
fédérale, formée de contingents amenés par Selon et Alcmseon,
par Clisthène de Sikyone et par les Scopades de Tliessalie, eut
rasé Krisa et enfermé les Kriséens dans leur port de Kirrha, on
viola contre eux les règles du droit des gens. Solon, à qui on fait
honneur du stratagème % coupa le cours d'eau qui alimentait
Kirrha et rendit ensuite aux assiégés l'eau empoisonnée avec
de l'hellébore. Tout était permis contre des excommuniés.
Kirrha une fois détruite, la guerre, transportée dans les
gorges des montagnes, se prolongea cinq années encore et
se termina par l'anéantissement complet du peuple maudit.
« L'emplacement de Krisa resta désert : son nom disparut
de la liste des villes helléniques ; ses champs furent consa-
crés au dieu de Delphes dont le domaine s'étendit alors jus-
qu'à la baie de Kirrha, de sorte que les pèlerins d'outre-mer
n'eurent plus à traverser un territoire étranger. 11 était de
l'intérêt de l'État sacerdotal de Delphes de ne pas laisser sub-
sister de poste fixe entre lui et la mer. Les Amphictyons y
veillèrent avec autant de sévérité qu'en mettaient Elis et
Sparteà garder Olympie-'. »
4) /EscHiN., In Ctcsiph. § 107-108. — 2) Pausan., X, 37, 7. Suidas., s. v.
"LQm^. D'autres ratlribuent à. Clisthène (Fronïix., III,. 7, G. Cf. Poly.en., III,
5) ou H TAsclépiade Nébros (v. ci-dessous). — 3) E. Curtius, Griech. Gcsch.,
P, p. 248.
118 LES ORACLES DES DIEUX
Ainsi, le sicerdoce de Delphes, qui jusque-là n'avait disposé
que de quelques serfs, avait gagné à cette guerre un vaste
domaine désormais sacré et inviolable, une entière autono-
mie, et même quelque chose de plus. La réorganisation des
jeux pythiques le mit à même de rivaliser d'influence avec le
sanctuaire d'Olympie. Jusque-là, en effet, ces jeux, célébrés
chaque neuvième année pour marquer le commencement
d'une octaétéride, ne comportaient qu'un concours poétique
sur un thème connu, lePa^an d'Apollon '. Désormais le con-
cours, étendu aux exercices gymniques et équestres, allait se
renouveler chaque cinquième année, comme les jeux olym-
piques, et disputer à ceux-ci la première place dans l'estime
des Hellènes. On vit aussitôt l'émulation, qui est le trait do-
minant du caractère grec, se précipiter dans cette nouvelle
carrière avec une ardeur telle que l'on put, dès la seconde
Pythiade, supprimer les récompenses en argent et couronner
les vainqueurs avec les branches de laurier rapportées de
Tempe ^
Tout allait à souhait pour l'oracle. L'incendie du temple,
survenu environ quarante ans après la guerre sacrée (548),
lui permit de mesurer l'immense prestige dont il jouissait
alors. Ce temple, oeuvre de Trophonios et d'Agamèdes, brûla
jusqu'au ras de terre, et du vieil édifice il ne resta plus que
l'adyton cyclopéen, ce « seuil de l'âpre Pytho » que la nature
et les hommes avaient fait indestructible. Aussitôt les Am-
phictyons ordonnèrent des quêtes dans toute l'Hellade et,
pour stimuler le zèle des Delphiens, ils mirent à leur charge
1)Strab., IX, 3, 10.— 2) La première Pythiade commence en .>8C(D82^d'après
Corsini et Clinton). En tous cas, les jeux étaient célébrés la troisième année
de chaque olympiade, dans le mois Boukalios. Substitution des couronnes
aux prix (Pausan., X, 7, 5). Clisthène saisit cette occasion de fonder aussi à
Sikyone des jeux pythiques, soi-disant renouvelés du temps d'Adrastos (Pm-
DAR., Nem. IX, 50-33 [120-120]. Schol. ibid.). Piudare rappelle la victoire
remportée là par i'Etnéen Chromios. En somme, la concurrence se trouva
être peu redoutable pour les grands jeux de Delphes.
ORACLE DE DELPHES 119
le tiers de la dépense. Les Delphiens allèrent de ville en
ville et excitèrent une pieuse émulation. Les étrangers eux-mê-
mes rivalisèrent de générosité avec les Hellènes. Les Grecs
établis en Egypte et le roi d'Egypte Amasis envoyèrent de
fortes sommes '. Aussitôt les fonds rassemblés, la reconstruc-
tion commença. L'architecte Spintharos de Corinthe fit les
dessins et la puissante ûimille des Alkméonides d'Athènes se
chargea, pour 3,000 talents, de l'entreprise. Les Alkméonides
étaient assez riches pour n'y pas chercher une occasion de
réaliser des bénéfices. L'exil qui les avait frappés après le
le meurtre des partisans deKylon, loin de les appauvrir, leur
avait donné l'occasion de lier connaissance avec Crésus et de
puiser dans son trésor-. Ils avaient depuis obtenu de Delphes
la rémission de leur péché héréditaire, et ils n'avaient plus
qu'une ambition, rentrer dans leur patrie. Mais ils ne pou-
vaient rentrer à Athènes qu'en expulsant les Pisistratides et,
pour cela, le concours de l'oracle était précieux. Aussi se
montrèrent-ils généreux. Tandis que le cahier des charges
n'exigeait pour la maçonnerie du temple que la pierre du
pays, ils construisirent la façade principale en marbre de
Paros^ Depuis lors, l'oracle ne cessa de répéter atout venant,
surtout aux Spartiates, qu'il fallait chasser d'Athènes les Pi-
sistratides \
La reconstruction du temple de Delphes marque l'apogée
de la puissance politique de l'oracle qui, comblé de richesses,
obéi des Grecs, flatté parles monarques asiatiques", visité par
1) Herod., II, 180. — 2) Herod., VI, 125. — 3) Herod., V, 62. D'autres
disent en marbre du Pentélique (Stei'H. Byz., s. v. IsXcpof). Sur les dimen-
sions, le style du temple et tous détails techniques, voy. P. Foccart (op. cit.,
p. 59). Athènes fournit aussi les sculpteurs Praxias et Androsthène et y ga-
gna une grande réputation artistique. — 4) Herod., îbid. Schol. Aristoph.,
Lysistr. 1153. — 5) Consultation do Midas (Herod., I, 1 i). Les rois de Lydie
sont des clients assidus et généreux . Gygès (Herod., I, 13-14), Alyattc (He-
rod., I, 19 , Crésus, dont la biographie est, pour ainsi dire, un chapitre de
l'histoire de Delphes (Herod., I, 46-52. 55. 90-91).
120 LES ORACLES DES DIEUX
les Étrusques et bientôt par les Romains', emplit de sa re-
nommée et de son influence tout le bassin de la Méditerranée.
Le moment est favorable pour analyser de i)lus près ce que
renferme de ressources et d'idées cette étonnante institution
qu'on dirait le centre d'un vaste empire spirituel,
E. INFLUENCE POLITIQUE, RELIGIEUSE ET MORALE DE L'ORACLE.
Le crédit de l'oracle fondé sur une foi indestructible en la possibilité et la
réalité de la divination. — L'oracle institut national. — Caractère pré-
caire de son autorité. — L Tendances oligarchiques de l'oracle : guerre
faite aux tyrans ou démagogues : compromis avec les tyrans d'allure
monarchique. — L'oracle et la réputation des cités. — Influence domi-
nante de l'oracle sur les colonies : Apollon Archégète. — Colonies de
Delphes. — Dîmes coloniales perçues par l'oracle : 1' k été d'or ». — Les
législations coloniales inspirées et surveillées par l'cracle. — II. Inter-
vention de l'oracle dans les affaires religieuses. — Action restreinte et
prétentions modestes des prêtres d'Apollon. — Le calendrier amphictyo-
nique. — Encouragements donnés au culte des héros. — Usage et abus
de l'apothéose. — III. Doctrines morales de l'oracle. — Théorie de l'ex-
piation. — Distinction entre la pénitence et la purilîcation magique ou
Katharsis . — Part de l'acte et de l'intention dans la responsabilité
morale. — Crimes et purilîcation d'Oresta et d'Alcmœon. — La culpa-
bilité reportée de préférence dans l'intention. — Sanctions de l'autre
vie, — Morale positive de l'oracle : « les commandements de Delphes.»
Absence des grands principes moraux. — L'oracle et les écoles philoso-
phiques. — Prospérité matérielle de l'oracle : sa gestion financière. —
Réputation équivoque des Delphiens, habitants et prêtres. — Symp-
tômes de décadence.
On devine conil)ien a dû être puissante et multiple l'in-
fluence d'un oracle que tant de circonstances heureuses
avaient élevé au rang d'institution nationale. Pour la bien
comprendre, sans la déprécier ni l'exagérer, il est bon de
1) Agylla (Caere), qui avait pourlant un oracle indigène, se montre très
soucieuse des conseils de Delphes (IIiorou., I, 1G7. Straii.,V, 2, 3). Rome con-
sulte sous Tarquin-le-Superbe (Liv, I, ."iti), durauL la guerre de Véïes (Liv., V,
15. DioD., XIV, 93) et la seconde guerre punique (Liv., X.\ll, li~. XXIII, H).
Puis vinrent les Sardes (Pausan., X, 17, 1) et iiirnir les Carthaginois (Diob.,
XIX, 2).
ORACLE DE DELPHES 121
nous replacer au point de vue des Grecs, en écartant des
objections qui, au point de vue historique, sont de nulle
valeur, et qui pèsent bien peu, aujourd'hui encore, dans la
balance du psychologue.
\f ne faut pas croire que la non-réalisation des prophéties
pût entamer à bref délai le crédit de l'oracle. On voit tous les
jours que rien n'est accommodant comme la crédulité humaine.
Les croyants parvenaient presque toujours à se démontrer à
eux-mêmes que la parole d'Apollon s'était accomplie, mais
tout autrement qu'ils ne s'y étaient attendu. L'histoire de la
divination est remplie de ces surprises qui faisaient admirer
les ressources ingénieuses de Loxias et permettaient de con-
cilier, dans la mesure du possible, la liberté humaine avec la
liberté et la dignité des dieux. C'eût été mettre la fierté di-
vine d'Apollon aune singulière épreuve que d'exiger de lui, à
chaque question, une réponse catégorique; c'eût été, du même
coup écraser la liberté humaine sous une certitude impérative
et l'obligera choisir entre une révolte impie autant qu'inutile
et une soumission aveugle à la fatalité. Personne ne repro-
chait au dieu de ne pas livrer aux mortels tout le secret des
destins, et on était persuadé qu'il y avait, dans ses réticences et
ses détours, une grande sagesse. Les oracles rencontraient en
Grèce une disposition d'esprit très favorable, l'idée que les
Immortels ne disposent pas comme ils le veulent de l'avenir
et qu'ils n'ont pas le droit de bouleverser l'enchaînement né-
cessaire des causes. Le sacerdoce pythique encourageait cette
doctrine', sachant bien qu'Apollon regagnait en réputation de
bon vouloir ce que la révélation perdait d'effet utile. Si quel-
qu'un se plaignait d'avoir été ou mal averti ou égaré par les
1) C'est Pindare, le poète hiératique, qui affirme, non seulement, comme
Hésiode, la parenté originelle des hommes et des dieux (^iVem. VI, 1), mais
la suprématie de la loi universelle sur les uns et les autres : N6[jioç ô -avxwv
^aaiXelis >^a-:wv t£ y.y.\ àOxvâ-uiv {Fragm., i'6\. Bergk., Cf. vol. I, p. 20).
122 LES ORACLES DES DIEUX
conseils de l'oracle, on lui rappelait que nul ne peut ni ne doit
entraver la marche des destins et qu'il était insensé d'at-
tendre d'Apollon les moyens d'éviter l'inévitable. Apollon
s'était même réservé le droit de mentir ou de donner des
conseils pernicieux, s'il le jugeait à propos'. C'était là le
châtiment qu'il réservait aux indiscrets, aux mal intentionnés,
à tous ceux qui approchaient de son temple avec des arrière-
pensées coupables.
Le client d'Apollon avait donc, en cas de mécompte, mille
manières de s'expliquer son désappointement sans mettre
en cause le pouvoir fatidique de l'oracle. Il pouvait même
s'en prendre aux prêtres, penser que la Pythie avait parlé en
l'absence du dieu ou avait été corrompue par quelque in-
trigue, sans que sa foi fût ébranlée pour cela. Il y eut des
scandales de ce genre, et il est évident que le prestige du
sacerdoce apoUinien en souffrit ; mais ce n'est pas un para-
doxe que de dire qu'ils contribuèrent à consolider la foi à la
divination en aidant à rendre raison des insuccès bien cons-
tatés.
Il n'est pas non plus philosophique d'admettre, avec Van
Dale et Fontenelle, que le jeu des oracles ait été, partout et
à toutes les époques, une fourberie consciente des prêtres.
Ces prêtres étaient eux-mêmes sous l'influence de la tradi-
tion. Ils croyaient, eux aussi, à la divinité et à la présence
d'Apollon, ei ils pouvaient réellement arriver à se persuade^
qu'ils entendaient le sens des cris de la Pythie ou que leur
traduction était spontanée et, par conséquent, inspirée. C'est
une manière bien superricielle de juger les rites divinatoires
que de supposer qu'ils n'avaient pas de mystère pour ceux
qui les appliquaient. Quand même on démontrerait que les
prêtres de Delphes employaient un ensemble de moyens
\) Hymn. Hom., In Mercur. 341-5i9. Cf. l'histoire de Callistratos d'ApUidna
(Lycurg., In Lcocrat. § 93).
ORACLE DE DELPHES 123
habilement combinés pour produire le délire physiologique
de la Pythie, on n'aurait pas démontré par là qu'il y avait
de leur part supercherie. Ces moyens leur avaient été indi-
qués par la tradition liturgique, c'est-à-dire par la divinité
elle-même, et n'étaient efficaces que par le bon plaisir de
cette volonté supérieure. Il n'y a qu'une idée rebelle aux
explications accommodantes; c'est le concept de loi natu-
relle, apporté en Grèce par la physique ionienne. Partout où
cette idée s'empare des esprits, la religion est frappée au
cœur et ne vit plus que de compromis. Il faut que l'action
divine s'identifie avec la « force des choses » ou disparaisse
devant elle.
L'oracle de Delphes a survécu aux dialecticiens qui l'avaient
obligé à combiner la théorie de l'inspiration avec l'emploi
des agents naturels : c'est assez dire qu'il avait pu traverser,
sans éveiller le doute au-dehors ni installer le mensonge au-
dedans, les siècles où la révélation était considérée comme
un fait palpable et non comme un problème à discuter. Puis,
par l'effet inévitable du temps et les ravages de la réflexion, la
foi s'était peu à peu affaiblie, chez les prêtres d'abord, chez
les profanes ensuite. L'immixtion perpétuelle de l'oracle
dans les affaires publiques de la Grèce contribua, plus que
toute autre cause, à rendre le corps sacerdotal suspect et
digne de l'être. La défiance, une fois éveillée, ne put que
s'accroître, et les abus devinrent d'autant plus évidents que
nulle habileté ne suffît à remplacer la sincérité absente.
Mais, au commencement du sixième siècle avant notre ère,
le crédit du sacerdoce pythique était encore intact et l'on ne
saurait affirmer que les prophètes d'Apollon n'aient pas cru
sincèrement collaborer à une oeuvre divine.
Ce qui surprend le plus dans cet accord de l'opinion, c'est
que les Hellènes, si amoureux d'indépendance et si particuliè-
rement hostiles à toute domination sacerdotale, aient laissé
l'il LES ORACLES DES DIEUX
une autorité sans contrôle se substituer ou pi ntôi se superposer
à la divination lil)re. plus conforme aux habitudes nationales
et glorifiée par les souvenirs de l'âge héroïque. Le fait s'ex-
plique par plusieurs causes dont aucune ne fait attendre un
effet nécessaire, mais qui, groupées et aidées par les circons-
tances, ont plié peu à peu l'indocile fierté du génie hellé-
nique. De ces causes, les unes sont générales, et nous les
avons déjà rencontrées en abordant Fhisloire des oracles,
les autres sont propres au sanctuaire de Delphes.
Il est inutile d'insister à nouveau sur l'opportunité du site et
rexcellence de la religion qui recueillit l'héritage de toutes les
traditions accumulées en ce lieu. Les Cretois qui fondèrent la
corporation sacerdotale ajoutaient à tous ces éléments de suc-
cès le prestige d'une civilisation plus avancée. Ils apportaient
aux grossières peuplades campées autour du Parnasse les
inventions, les instruments de progrès créés par Teffort col-
lectif de la Phénicie, de l'Egypte, de Tlonie, et n'eurent pas
de peine à faire reconnaître leur supériorité intellectuelle.
Les prophètes gagnent toujours à venir de loin. Il ne leur
restait plus qu'à se maintenir au-dessus du niveau général,
et ils y réussirent longtemps, grâce à l'étendue de leurs in-
formations, grâce aussi à l'esprit de corps qui mettait à la
disposition du groupe entier les connaissances amassées par
le travail de chacun de ses membres.
La création de la mantique enthousiaste décupla la puis-
sance d'un oracle à qui le dévouement des Doriens et la réor-
ganisation de l'amphiciyonie delphique avait déjà assuré une
clientèle incomparable. Le respect intéressé, les flatteries et
les présents des Barbares achevèrent de donner à l'oracle le
caractère d'un institut national qui pouvait être, à l'occasion,
l'organe diplomatique du peuple entier traitant avec les races
étrangères. La Grèce, toujours prompte à défaire les ébauches
de confédération improvisées sous la pression des circons-
ORACLE DE DELPHES 125
tances, n'eut jamais de capitale où elle pût plus commodé-
ment prendre conscience d'elle-même sans rien sacrifiei* de ses
habitudes antérieures. Delphes profita de cette situation
exceptionnelle et son hégémonie fut d'autant plus facileuiont
acceptée qu^elle ne pouvait, en aucun cas, substituer à la per-
suasion des ordres impératifs. L'oracle put dominer la Grèce,
mais sans se prévaloir d'un droit acquis. La multiplicité des
États, leur hostilité réciproque, le soin jaloux avec lequel
ils veillaient sur leur autonomie, l'obligeaient à faire en
détail le siège de chaque cité, à modifier son attitude et ses
prétentions suivant les tendances de l'esprit local. Il lui était,
par conséquent, interdit d'avoir une politique régulière et
constante, une personnalité bien marquée : et l'on comprend
que, ne pouvant étendre son action sans la diversifier, il ait
laissé partout la trace de son infiuence sans avoir pris dans
l'histoire le rôle prépondérant auquel on l'eût cru destiné. Il
mit son empreinte sur bien des constitutions, mais par l'in-
termédiaire de législateurs restés indépendants ; il envoya
ça et là, aux époques de crise, des laissionnaires déguisés,
Thalétas, Terpandre, Tyrtée à Sparte, Épiménide à Athènes ;
mais, si l'on excepte Sparte, où les Poithéens, commensaux
et conseillers des rois', rendaient possible a toute heure son
intervention, il ne songea pas ou ne réussit pas à installer
dans les cités des représentants attitrés de son autorité -, cette
autorité n'étant efficace qu'à condition de ne jamais exiger
l'obéissance.
Il faut s'habituer, pour juger de son pouvoir réel, à
cette équivoque constante, à cette perpétuelle incertitude
des résultats. La parole d'Apollon, qui pouvait ébranler ou
1) Herod., YI, o7. Cf. vol. II, p. 217. — 2) Les exégètesruGdyprjaxoi d'Athènes
(ibid.) n'ont eu, à cet égard, qu'un rôle insignillant. II est possible qu'ils aient
été consultés sur l'expiation liturgique de certains homicides (Bœckh, C. I.
Gr., I, p. 513), mais il ne siégeaient pas avec les éphètes au Ddphinion, dont
le nom semblait cependant appeler leur présence.
126 LES ORACLES DES DIEUX
affermir, détrôner ou légitimer des dynasties, modifier des
lois, réintégrer des bannis, déchaîner des haines ou sus-
pendre des hostilités, était incapable de triompher de la
moindre résistance. Elle apportait des conseils que les cités
comme les individus suivaient ou négligeaient, à leurs
risques et périls. Non-seulement elle ne disposait d'aucun
moyen coercitif, mais elle ne créait même pas, dans la plu-
part des cas, d'obligation de conscience, attendu que nul
n'est obligé en conscience d'agir au mieux de ses intérêts
propres.
Ces réserves une t'ois faites, on ne peut nier que les prêtres
d'Apollon n'aient eu souvent la joie de se voir obéis, et qu'ils
n'aient, à travers les inconséquences obligées de leur poli-
tique, mis dans leurs actes une certaine suite. Delphes repré-
sente en Grèce l'esprit aristocratique et conservateur, celui
qui dominait dans les états dorions et y faisait régner la
liberté « édifiée par les dieux '. » Aussi l'oracle lutte-t-il,
chaque fois qu'il peut le faire sans danger, contre l'esprit
opposé qu'il qualifie de révolutionnaire. Les excès des démo-
craties turbulentes et inexpérimentées, les tyrans démago-
giques qui surgirent de toutes parts, au vu" et au viii«
siècle, sur les ruines des dynasties légitimes et des coteries
oligarchiques, ne lui donnèrent que trop d'occasions de
vanter les bienfaits de la liberté d'institution divine.
Il le faisait parfois, si l'on en croit une légende conservée par
Pausanias, d'une façon bien spirituelle. Mégare étant lasse
de la royauté et voulant se donner des archontes électifs, un
certain yEsymnos, type symbolique des œsymnètes, « alla
demander à Delphes de quelle façon ils parviendraient à
vivre heureux. Le dieu lui révéla bien d'autres choses et lui
dit que les Mégariens prospéreraient s'ils délibéraient avec
1) 'EXsuÔ£p(a 3£6o,aaToç (PiNDAR., Pyth. I, (Jl).
ORACLE DE DELPHES 127
les plus nombreux '. » Rien déplus démocratique en appa-
rence ; mais l'oracle entendait par opinion de la majorité
la voix des ancêtres plus nombreux, à eux tous, que chaque
génération de leurs descendants. Les avertissements partis
de Delphes prirent même souvent la forme de menaces, sur-
tout près des tyrans vieillis et inquiets. Il y avait longtemps
que, même en Grèce, les prêtres avaient essayé de juger les
rois. Nestor, dans V Odyssée, demande àTélémaques'il voyage
par libre choix ou si, par hasard, « les gens du peuple ne
Tont pas pris en haine, pour obéir à la voix d'un dieu-, » Ce
que des prêtres ou des devins isolés avaient osé contre les
dynasties d'autrefois, le puissant sacerdoce de Delphes l'es-
sayait sans péril contre les tyrans incertains du lendemain et
plus redoutés qu'estimés ^
L'oracle avait parfois mieux que des hexamètres menaçants
à opposer aux tyrans et aux démocraties. L'armée Spartiate
se chargea longtemps de jeter à bas les gouvernements flétris
par les anathèmes d'Apollon. Polycrate de Samos faillit
tomber de cette manière '', et Lygdamis de Naxos, le protégé
des Pisistratides, succomba avant ses protecteurs expulsés,
eux aussi, par les Spartiates. Mais les prêtres de Delphes
n'étaient pas impitoyables pour ceux qu'ils craignaient ou
dont ils voulaient se servir. L'appui qu'ils refusaient à tel
parvenu, ils l'offraient en quelque sorte à leur voisin, le
tyran de Corinthe, à ce Périandre qu'ils ont fait inscrire sur
{) Pausan., I, 43, 3. - 2) Hosi., Odyss. III, 2do. Schol. ihid. — 3) Réponse
équivoque et menaçante faite à l'envoyé du tyran d'Epidaure, Proclès (vers
G30) ap. Plutarch., Pyth. orac. 19. Un fait caractéristique, c'est la consul-
tation des Agrigentins qui viennent demander à la Pythie le moyen de se
défaire de Plialaris(vers 530). — 4) L'expédition des Spartiates contre Samos
n'ayant pas réussi, Hérodote ne dit pas qu'elle ait été conseillée par la
Pythie (Herod., III, 46-47), mais l'oracle passa pour avoir prédit la mort de
Polycrate (Suid., s. v. Ilûôtoc • Taùxà aoQ, et l'on sait, d'une manière générale,
que Sparte était encouragée par roraelc dans la guerre ({u'elle fit aux ty-
rans.
128 LES ORACLES DES DIEUX
la liste des Sages. L'oracle laissa dire qu'il avait promis la
tyrannie « à Kypsélos et à ses fils' : » il ordonna ou approuva
l'expulsion desBakchiades"- et resta fidèle a Périandre jusque
dans des circonstances oii il risquait de compromettre le
prestige de la religion. On vit Périandre, assassin de sa
femme, poursuivre dans son fils le futur vengeur de sa vic-
time, défendre à qui que ce fût de le recevoir sous son toit,
faisant savoir « que quiconque l'accueillerait ou même cau-
serait avec lui, payerait à Apollon une amende sacrée dont la
proclamation indiquerait le montant''. » Les prêtres d'Apollon
acceptèrent là un triste rôle. Nous avons vu plus haut qu'ils
avaient supporté d'être défendus par ce Clisthène qui faisait
à Sikyone table rase des institutions doriennes, et cela, après
lui avoir dit à lui-même qu'il était « un homme à lapider'.»
Ils protégèrent du mieux qu'ils purent l'odieux Phalaris, de
légendaire mémoire, en déclarant à ceux qui méditaient de
le tuer qu'Apollon lui avait accordé une prolongation d'exis-
tence''. De même, ils restèrent en relations très amicales avec
les fastueux potentats de Syracuse, les fils de Dinomène, qui
comblaient de présents et l'oracle et Pindare, son poète
favori.
Ils firent moins de concessions aux démocraties qui se re-
fusaient à porter le joug monarchique. L'émulation était la
passion grecque par excellence, et il fut un temps oti l'on at-
tachait une grande importance aux encouragements et aux
réprimandes venues de Pytho. Les prêtres distribuaient outre
les cités réloge ouïe blâme et frappaient, en leur honneur ou a
\) Herod., V, 92. 11 y avait à Pyllio la chapelle des Corinthiens, fondée
par Kypsélos (Plutarch., Pyth. ortie, 13). — 2) Schol. Ai>oll. Rhod., IV,
1212. — 3) IIerod., III, o2. — 4) Hkrod., V, 67. — a) Lucien s'est amusé à
écrire une lettre apologétique de Phalaris offrant à Apollon Pythien son
taureau d'airain, et un discours par lequel un prêtre de Delphes exhorte ses
rollég-ues à accepter les dons, sans refrarder d'où ils vioniirnt. Le malin so-
lihistc a emprunté hien des traits à la réalité.
ORACLE DE DELPHES 129
leur détriment, de ces vers qui deviennent vite des proverbes.
La réputation des États se faisait ainsi à Delphes et les juge-
ments tombés du haut du trépied sont souvent entrés sans
contrôle dans l'histoire. Si les informations dont nous dispo-
sons nous permettaient de les soumettre à une révision atten-
tive, on trouverait probablement que toutes les sentences
sévères ont frappé les cités démocratiques. On verra plus
loin au prix de quelle déférence les Athéniens retinrent la
bienveillance toujours problématique de l'oracle. Les Athé-
niens prétendaient qu'un oracle avait comparé leur ville à un
« aigle dans les nuages \ » mais ce compliment leur venait
des prophéties de Bakis ; ils se vantaient aussi d'avoir été
chargés par Apollon Pythien d'offrir à Démêter les r.pcr^pi'j'.x
pour toute l'Hellade-, mais ils étaient à peu près seuls à le
croire. On citait, contre les habitants d'^Egse ou de Mégare,
un oracle-proverbe qui déclarait ces villes indignes même
du dixième rang parmi les cités grecques ^ Or, si nous ne
savons rien des ^giens, les malédictions de Théognis nous
éclairent sur le crime des Mégariens. Parlait-on de Milet?
« Les Milésiens étaient jadis braves, » avait dit l'oracle '*,
quelque temps avant les guerres médiques, alors que Milet
avait ses démagogues et ses tyrans.
Les Sybarites, amis des Milésiens, furent bien autrement
maltraités. Il serait curieux de rechercher les motifs qui ont
attiré sur S.\ baris la colère des prêtres de Delphes. Cette ville
a été signalée par l'oracle comme une sentine de vices, tandis
1) ScHOL. Aristoi'H. Equit., 1013. 1086. Av. 978. — 2) Schol. Aristoph.
Equit.^ 729. Suid., s. v. Ilporjpoatai. Lycurg. fnujui., 8(). 87. — -3) Suid., s. v.
AtYisî; . 'V|i.efç w May^pa;, — 4) AristoI'H. Flut., 1002. ScH0L.,^6ùi. SuiD., s. V.
"Maav. Athen., XII, §20. Tous ces oracles sont de provenance incertaine et on
les attribue à Delphes parce que c'est surtout de lui (|ue les Grecs disaient
« l'oracle » tout court. Hemsterhuys, annotant les scolies d'Aristophane,
attribue ce jugement sur les Milésiens à l'oracle des Brancliides : mais cet
institut était trop près de Milet pour encourager ainsi les ennemis de la
grande cité ionienne.
9
130 J.ES ORACJ.es DEi: DIEUX
que son heureuse rivale, Crotoue, est représeiiLëe comuie le
modèle de toutes les vertus. Coupables d'un meurtre compli-
qué de sacrilège, les Sybarites consultaient un jour sur le
cas. La Pythie déclara le crime irrémissible et chassa du
temple leurs théores sans leur indiquer d'expiation'. Elle
prédit au Sybarite Amyris la décadence et la ruine de sa pa-
trie^ Lorsque cette ruine fut consommée (510), ceux des sur-
vivants qui allèrent implorer les conseils d'Apollon se virent
salués par cette apostrophe narquoise : « Vous, qui buvez peu
d'eau et mangez beaucoup de gâteaux'! » et, comme ils de-
mandaient en quel lieu ils devaient fonder une nouvelle Sy~
baris,illeur fut répondu, toujours avec une pointe de malice :
« là où l'on doit boire de l'eaU avec mesure et où l'on peut
manger sans mesure''. » On conçoit que les Sybarites, se dé-
fiant de la malveillance de l'oracle, aient demandé, pour fon-
der Thurium (443), l'assistance des devins athéniens''.
Ces indications sommaires et d'une authenticité douteuse
nous renseignent mal sur les griefs de l'oracle contré Sybaris;
mais on peut être assuré que les prêtres de Delphes se sont
crus lésés dans les droits qu'ils s'arrogeaient volontiers sur les
colonies. Dans la Grèceproprement dite, l'influence de l'oracle
se heurtait toujours à des habitudes prises, à des institutions
traditionnelles plus anciennes parfois que le culte d'Apollon
lui-même, tandis que la plupart des colonies avaient été fon-
dées avec sa coopération et avaient grandi sous sa surveil-
lance.
La fondation d'une colonie était, aux yeux des Grecs comme
dans l'opinion des Romains, un acte religieux, assimilable
de tout point à l'édification d'un temple. Une ville nouvelle
est un sanctuaire nouveau où viendront siéger les dieux de
1) ^:lian. Var. hist., III, «. — 2) Athkn., XII, ^ 18. Suid., s. v. "Apptç.
El'stath. ad Dion. Pcricg., 37i-. — 3) SriD., s. v. IMÉipio Cowp. — 4) l)ii>ii., XII,
10. — 5) SciiuL. Aiusïoi'ii. iV«/6., 332. Suid. s. v. Bo'jpiofxâvTEiç. Cf. vol. 11, p. t<3.
ORACLE DE DELPHES 131
la métropole et où va brûler le feu symbolique emprunté au
foyer de l'ancienne patrie. C'est donc à la religion de dési-
gner, de purifier, de consacrer l'emplacement où les dieux
protecteurs de la cité vont demeurer avec les hommes, après
avoir consulté pour cela la volonté de ces mêmes dieux. Et
qui connaissait mieux les volontés célestes que l'oracle de
Delphes? Quelle intelligence pouvait guider plus sûrement
les oekistes que celle d'Apollon Conducteur ('Ap-/'îT^''l-:)* ?
L'oracle s'était déjà emparé de la conscience hellénique à l'é-
poque où la Grèce, reposée de l'invasion dorionne, prospère
et surpeuplée, laissa envoler de ses entrailles les essaims
aventureux qui allèrent porter sa langue et ses moeurs sur
tous les rivages de la Méditerranée. Ce fut donc lui qui, au
cours du viii" et du vir siècle, remplaça les devins libres
dont l'assistance avait suffi jusque-là aux fondateurs de ci-
tés^ Depuis lors, « Phœbos sourit toujours aux villes qui se
fondent et élève lui-même leurs assises^ » On disait même
que le dieu de Delphes donnait en quelque sorte aux colo-
nies le choix de leur destinée. Syracuse et Crotone, par
exemple, étaient censées avoir choisi, par la bouche de leurs
1) Cf. HùLLMANN, De Apolline civitatum aiictore. Regiom. 181 1. Les exemples
de rintervenlion de l'oracle dans la fondation des cités abondent. Ceux i[iii
ont lu la quatrième pythique de Pindare et l'ouvrage d'Hérodote peuvent se
tenir pour renseignés. De tons ces exemples accumulés devait se dégager à
la fin une doctrine, le devoir pour les colons de prendre le mol d'ordre à
Delphes. Nous savons que c'était là l'usage (Cf. Cic. Divin., I, i. Cels. ap.
Origen. C. Ce/s., VIII, 45. Serv. Mn., Ifl, 88. Menand. Rhet., p. 326), mais il
est intéressant do constater que cet usage si général et si facile à justifier
n'a pu devenir une règle obligatoire Hérodote (V, 42^ est convaincu que
Dorieus a eu tort de ne pas consulter l'oracle avant de s'embarquer pour
l'Italie; mais il constate du même coup qu'à la lin du vie siècle, au moment
où le prestige de l'oracle était dans tout son éclat, des Spartiates conduits
par un Héraklide osaient se passer des conseils de Pytho. — 2) L'oracle refit,
à son point de vue, l'histoire de la colonisation, et l'on finit par trouver, à
l'origine des métropoles elles-mêmes, l'inévitable •/pr]'îa'';ç ([iii en détermine
la fondation. Les devins libres sont expulsés, ou peu s'en faut, de l'u'uvre
das logograplies.— 3) Callimach. In ApolL, o6
132 LES ORACLES DES DIEUX
œkistes, Arcliias et ^Myskellos, Tune la richesse, Tautre la
santé'.
A ne considf'rer l'intervention de l'oracle qu'au point de
vue humain, il faut convenir ({u'olle pouvait être singulière-
ment utile et que les Hellènes mettaient en partait accord
leur foi et leur intérêt. Grâce a ses relations multiples, le
sacerdoce de P\ iho était instruit de tout ce qui se passait et
dans le niondo grec et aux alentours, 11 centralisait tous les
renseignements, tous les récits de voyages, dressait des car-
tes d'après ces notes et collectionnait même les produits des
divers pays. Il se mettait ainsi en état de donner à tout ve-
nant, en connaissance de cause, des indications dont la
justesse, après vérification, paraissait miraculeuse. Apollon
se vantait de connaître les entrailles de la mer et le nombre
de grains de sable qui couvrent ses rivages-. On le croyait
sans peine en rencontrant, sur une plage inconnue encore,
l'accident de terrain, la source, les produits naturels dési-
gnés d'avance par l'oracle. Lorsqu'Apollon ordonna à Grinos
de fonder une ville en Libye, personne parmi les consul-
tants ne savait où était la Libye''. Souvent, comme dans ce
cas particulier, l'oracle prenait l'initiative de la colonisation
et n'oubliait rien pour faire réussir un plan suggéré par lui.
Kyrène une fois assise sur le rivage africain, « la Pythie,
par ses oracles, excita tous les Hellènes à prendre la mer et
à s'associer en Libye aux Kyrénéens... L'affluence fut grande
alors à Kyrène'. « On voit même l'oracle, jouant le rôle de
médecin politique, engager les villes besoigneuses à retran-
cher de leur sein la dîme de leur ])opulation, se faire le guide
et le suzerain des émigrants désormais consacrés à Apollon, et
1) SciD., s. V. 'Ap/jx;. Diui). YIII, 17. Strab., VI, I, 12. Zknob., Ilf, 42. —
2) Hkp.od., I, 47. Suiu., s. v. •!/a|j.[j.a-/.ojtoYdtpYapa. Ciriuco d'Ancona a trouvé à
Delplios cette tière déclai-atioii gravée sur une table de marlire. — 3) He-
ROD., IV, i;iO. L'oracle insiste cl iinil par ojiliger Battos à fonder Kyrène
(jhid. i;id-i;i');. — î iiKuni,., IV, ];;•).
ORACLE DE DELPHES 133
fonder avec eux des colonies dont Delphes devenait ainsi la
métropole. C'est de cette manière qu'il fonda, avec des Chalki-
diens décimés etdes réfugiés messéniens, sa colonie de Rhé-
gion, dont il avait lieu d'être fier'. Nous ne saurions dire si
Métaponte, une des cités les plus dévouées à Apollon, ne
dut pas à quelque procédé analogue d'avoir pour œkiste Dau-
lios, le tyran de Krisa^ ; mais il parait que Magnésie du
Méandre était aussi «colonie de Delphes, consacrée au dieu'»
et Plutarque loue les, Magnésiens et les Érétriens d'avoir of-
fert à Apollon les prémices de leur population''. Cet usage,
qui n'est pas sans analogie avec le versacrurti des populations
italiques, survécut même aux circonstances qui l'avaient fait
naître et subsista amoindri dans l'habitude superstitieuse de
vouer des enfants à Apollon Pythien"'. En somme, on le voit,
l'oracle encouragea de son mieux l'expansion de la race hel-
lénique et prit à cœur de diriger le mouvement. Il s'est
trouvé ainsi que les colons obéissaient, en définitive, à ceux
qui étaient le plus en état de les diriger, et « c'est peut-être là,
dit E. Curtius, le plus grand et le plus durable service que
l'oracle ait rendu à la Grèce ■5. »
Ce service n'était pas désintéressé. Delphes entendait gar-
der, non-seulement sur ses colonies, mais sur toutes les colo-
nies dont l'oracle avait aidé les fondateurs, un droit de suze-
raineté qui n'était pas sans se traduire par des exigences
pratiques. Ces cités devaient lui envoyer, en signe d'obé-
dience, la dîme de leur récoltes, ou plutôt l'équivalent en or,
1) Tm. ap. Strab., VI, 1, G. 9, Antig. Caryst., Hht. mirab. 1. — 2) Ephor.
ap. Strab., VI, 1, lij. — 3) Aristt. ap. Athex., IV, § 74. Les Magnésiens
étaient tenus de fournir aux Delphiens de passage chez eux le logement,
l'éclairage, le sel, l'huile et le vinaigre (ihid.). — ij Plutarch. Pijth. orac,
16. — 5) C. I. Gr^c. 1716. L'usage de confier des enfants à une protection
céleste spéciale et de les vouer à une couleur symbolicjue existe encore de
nos jours. — 6) E. Ccrtius, Gnech. Gesch., V, \k 4S(>. Cf. l;i déclaination
ampoulée du rliéteur IMénnndn- (/oc. cit.).
134 LES ORACI ES DES DIEUX
r « été d'or {ypzz\j^i Oipcç)'. Métaponte, Myrina et Apol'.onie
sont citées parmi les plus fidèles à s'acquitter de ce tribut^
que les prêtres de Delphes n'ont pu convertir en une rede-
vance obligatoire.
Apollon ne dédaignait pas plus le nom de « porte-dîmes
(A£-/.arr,çspGç) ^ » que celui de « conducteur» mais il n'osait
prendre les allures d'un créancier : il indiquait seulement
par un autre surnom, celui de « bénéficier (Kôccwoc) ' » qu'il
savait aussi enrichir ceux qui ne lésinaient pas sur les bonnes
œuvres. LeshabitantsdeSiphnos en étaient un exemple. Leurs
mines d'or et d'argent avaient fait d'eux les plus riches des
insulaires et leur dime avait constitué à Delphes un trésor
magnifique ^. Mais ils se lassèrent de payer et bientôt la mer
noya leurs mines. Tel est du moins le récit édifiant que Pau-
sanias a entendu faire à Delphes*"'.
Pourtant, il faut le dire, l'oracle tenait encore plus à domi-
ner les colonies, à y faire prévaloir ses idées politiques et re-
ligieuses, qu'à les exploiter en vue d'un bénéfice pécuniaire.
Dès qu'elles furent assez émancipées de la tutelle des métro-
poles pour vivre de leur vie propre, il leur fit donner des lois
par des hommes de son choix. Il ordonna aux Kyrénéens,
1) Strab., VI, I, 14. Plutarch. Pyth. orac, 16. Eustath. ad Dion. Perieg.,
308. Cf. G. Rathgeber, Mémoire sur le ypuaouv Ospo;, ap. Annal, d. Instit. di
Cuit. arcli.l8i-3, p. i6-o9. — 2) Strab. et Plut. ibid. Pandosia, colonie cro-
loniale, doit avoir payé Télé d'or, car une monnaie du lieu montre un tré-
pied entouré d'un feston circulaire et, dans le champ, les vestiges d'un épi
(Annal, d. Instit. 1833, p. 12). Sélinunte otfril une fois un«bouquel de persil
en or » (Plutarch. Pyth. orac, 12); les Ampéliotes de Libye, un pied de sil-
phium (SuiD., s. v. iliXcpiov). Ce sont là des cadeaux plutôt que des rede-
vances. — 3) Pausanias a vu à Megare trois antiques statues d'ébène, qui
représentaient Apollon Pythir.n, Archéyéte et Décatéphore (Pausan., I, 42, 5).
— 4) TzETz. ad l.ycophr., 208. — 5) Herod., III, o7. — 6) Pausan., X, 11,2.
SuiD.,s. V. Sfipvtoi. LesSiphniens gardaient pcul-èti'e rancune à l'oracle pour
rincut'sioQ dos Samiens et les 100 talents qu'il avait fallu payer alors (He-
Roij., III, o8). La Pythie les avait avertis, mais par une prophétie inintelli-
gible et, par conséquent, inutile, qui ne valait pas l'argent offert à Apollon.
ORACLE DE DELPHES 135
qui venaient lui demander une constitution, d'aller chercher
un législateur à Mantinée, où ils trouvèrent Démonax^; aux
Locriens de la Grande-Grèce, il indiqua Zaleukos, qui leur
confectionna un corps de lois avec des statuts empruntés à- la
Crète, à Sparte et à l'Aréopage^ Cette législation, comme
celle de Charondas à Catane% d'Androdamas à Chalkis de
Thrace', porte l'empreinte de l'esprit du sacerdoce de Pytho,
esprit socialiste et autoritaire qui place l'idéal politique dans
l'harmonie ou plutôt l'uniformité des volontés soumises à une
compression savante, dans la convergence des actes de tous
vers un même but, et dans l'immutabilité des institutions.
L'action de l'oracle sur les colonies nous donne la mesure
extrême de ce que pouvait supporter de tutelle sacerdotale,
en matière politique et économique, une cité de sang grec.
On s'attend à trouver les institutions religieuses placées plus
directement sous la surveillance des prêtres d'Apollon. Mais
là encore, il faut se garder des exagérations familières à
ceux qui prennent la République de Platon pour une copie de
la réalité. « C'est à Apollon Delphien, dit Platon, que nous
laissons le soin de faire les lois les plus grandes, les plus
belles et les plus importantes, c'est-à-dire, celles qui con-
cernent la manière de construire les temples, les sacrifices,
le culte des dieux, des génies, des héros, les funérailles et
les cérémonies qui servent à apaiser les mânes des morts..,
car le dieu de Delphes est, en matière de religion, l'interprète
naturel du pays, ayant exprès choisi le milieu et comme le
nombril de la terre pour y rendre ses oracles \ » Il eût fallu
i)HEROD.,IV, 161. — 2)DioD., XII, 20-21. Strab., VI, 1,8. Schol. Pind. 01.,
XI,17. — 3)DioD., XII, H -19. D'après Aristote (Po^fï., Il, 9, 5, les lois de Cha-
rondas furent adi^ptées « par les villes chalcidiennes en Italie et en Sicile, »
c'est-à-dire, Rhégion, Zankle, Naxos de Sicile, Leontion, Catane, Eubœa,
Himère, Kallipolis. — 4) Androdamas de Rhégion n'avait sans doute fai
qu'importer les lois de Charondas dans la Chalcidicpie {kmsTT.iUd.). La lyre
d'Apollon apparaît sour toutes les monnaies des villes de la Clialcidique. —
3) Plat. Rep., IV, p. 427.
130 LES ORACLES DES DIEUX
à Platon les pontifes de Tancienne Rome, ou même ceux de
la nouvelle.
L'oracle lui-même ne portait pas si loin ses prétentions.
Trouvant partout des usages établis et sachant que chaque
culte local faisait corps avec la cité, il se contenta de favo-
riser certaines tendances religieuses, mais sans condamner
la diversité des coutumes traditionnelles. « Lorsque, dit
Xénophon, l'on demande au dieu de Delphes ce qu'il faut
faire pour être agréable aux dieux, il répond : suivre l'usage
de son pays '. » Il ne parait pas davantage avoir saisi les oc-
casions qui s'offraient à lui de s'arroger une juridiction dis-
ciplinaire sur les prêtres, d'ailleurs peu nombreux, qui çà et
là desservaient des cultes spéciaux. L'entreprise avait des
chances de succès, parce que les infractions des prêtres à
leurs devoirs professionnels étaient des sacrilèges qui inquié-
taient la conscience publique et que Ton s'adressait volon-
tiers à l'oracle pour conjurer les effets de })areils malheurs.
Quand la prêtresse Timo eut introduit subrepticement Mil-
tiade dans le temple de Démêter Thesmophore ;\ Paros, les
Pariens envoyèrent consulter à Delphes, demandant s'ils de-
vaient infliger un cluUimenta la prêtresse. « La Pythie ne le
leur permit pas, disant que Timo n'était point coupable-. » Des
siècles plus tard, ce qui montre bien la persistance de la cou-
tume, le prêtre d'Héraklès Misogyne en Phocide, n'ayant pas
su garder jusqu'au bout de son année de sacerdoce son vœu
de chasteté, alla lui-même demander une pénitence à Apol-
2) Xenoph. Mem., IV, 3, i(i. Cf. Cic. [.rug., Il, KJ, R». H csl évident (ju'il
aurait pu ébranler les cultes les plus solidement établis en discréditant les
traditions sur lesquelles ils reposaient, et peut-être allumer des (|uerelles
reliirifuscs. Il n'en fit rien. Quand TArcadien Apollopliane alla demander
à Apollon SI Asklrpios était bien Épidaurien par sa mère, le dieu confirma
les droits d'Epidaure (Pausan., II, 2(), 7), mais, que fût-il advenu s'il eût mis
en iionneur une Iradilinn livale? Les prêtres de Pytlio comprirent que jiio-
vo(|uer l'éveil de fespiil riili([ue, c'était préparer leur propre ruine. —
3jHKnoD., VI, 13r>.
ORACLE DE DELPHES 137
Ion qui l'excusa tout d'abord. Le sacerdoce pythique se con-
tenta de juger les causes qui lui étaient soumises, sans am-
bitionner le rôle de tribunal disciplinaire.
La seule règle générale qu'il aurait bien voulu faire accep-
ter de toutes les villes grecques était une ordonnance
uniforme du calendrier. La confection du calendrier, qui
assignait aux fêtes publiques leur rang et leur durée, qui
consacrait les mois et les jours à des divinités déterminées,
touchait de très près aux intérêts religieux et pouvait par là
donner prise à l'intervention de l'oracle. Aristophane, dans
la parabase des Nuées, s'amuse à peindre le désarroi que
jettent dans les habitudes des dieux les corrections récem-
mentapportées au calendrier athénien. « llsaccablent la lune
de menaces, dit le chœur, toutes les fois qu'ils s'en retour-
nent chez eux, frustrés de leur repos, parce qu'on n'a pas
célébré la fête que ramenait l'ordre des jours'. » C'est là l'ex-
pression plaisante d'un scrupule religieux que l'on comprend
mieux encore quand on a étudié l'histoire du calendrier
romain. Les fêtes des dieux antiques ayant un rapport étroit
avec la vie de la nature, c'était en dénaturer le sens que de
les laisser errer, à la suite d'un hémérologe mal fait, à tra-
vers toutes les saisons. Indépendamment de cette considéra-
tion, il était choquant de voir certains anniversaires, fondés
sur des légendes identiques, être célébrés en divers lieux à
des dates différentes. Les jeux nationaux, revenant à inter-
tervalles réguliers, firent plus pour obliger les cités grec-
ques à s'accorder sur la supputation du temps que tous les
efforts de l'oracle ; mais l'oracle, qui avait sous la main le
conseil amphictyonique, n'est pas sans avoir essayé de faire
prévaloir les règles dont il usait pour son compte -. Il avait
\) Aristoph., ISuh., 617-619. — 2) Cf. K. F. Hkrmanx, De anno Delphico.
Gotting-. 1844. Chu. Petersex, Der delphische Festci/clus des Apollos und des
Dionysos. Hambur^, 1859. A. Mommsen, Delphika. Lei^-z. 1878.
l^ LES ORACLES DES DIEUX
d'abord groupé les années ou les mois en un cycle de 8 an-
nées ou 99 mois, qui s'ouvrait par la grande procession de
Tempe. Ce cycle avait reçu une valeur théologique qui lui
assurait un point d'appui dans la conscience. Il marquait,
d'après l'exemple donné par Apollon lui-même, le laps de
temps considéré comme nécessaire à l'expiation de l'homicide
par le bannissement du meurt^i^^^. Les fêtes de Dionysos consa-
crèrent le cycle triétérique.et on trouverait çà et là des traces
de l'approbation accordée à diverses combinaisons dont la
plus connue est le cycle de Méton retouché par Callippos, ou
« grande année > de 19 ans. Les prêtres de Delphes ont eu
le bon sens de ne pas gêner les calculs des astronomes et de
ne pas attacher les bénédictions célestes à un seul système. Ils
bornaient leur ambition à obtenir que l'année, dùt-elle avoir,
suivant les usag-es locaux, des points de départ différents,
marchât partout du même pas et fît co'incider, autant que
possible, les fêtes des mêmes dieux'. Il fallait pour cela que
les cités renonçassent à leur liberté d'intercalatioD, et c'é-
1) On sait de quelles difficultés est hérissée l'étude de la chronologie
grecque. Ce n'est pas ici le lieu de comparer tous les calendriers connus
arec ce que 1':" -z'' iu calendrier de Delphes. On ne peut que renvoyer
aux oorrages -^ . i. A. Mommsen trouve un accord remarquable entre
la dirision de Tannée à Athènes et le ménologe de Delphes. De part et
d'antre, deus semestres, dont Fun commence arec Tannée cirile et l'autre
avec Tannée religieuse ; même méthode d'intercalation à la fin de Tannée
religieuse. Ce qai importe à notre sujet, c'est qu'il t a en réellement un
calendrier apoUinien, une manière de compter d'après le dieu r^rri 6îov.
C. I. Arnc. H, I, n" 408. 433. 437. 471. 472). Les inscriptions athéniennes
qui constatent la divergence des dates données « d'après Tarchonte » et
" ^3 le diea - " :at bien que la cité avait conservé son droit d'in-
. . , ^- ^iion, mais :^-^ ..; acceptait cepenl^^^ m. calendrier amphictyonique
réglé chaque année à Delphes ei comi.. . ans hiéromnémons. C'est
parée que le calendrier est en désordre que^ au dire des ^Ta-?ê«- (62.3-626), les
dieui ne sont pas contents d'Hjp député an conseil amphictyonique.
Lorsqa'aprèa les e-^ ' ^ -' ^ étéride, la tétraétéride i?), Toclaé-
téride, la supputa ^ i fixée parle cycle de JUéton, il n'y
avait plus Heu de procéder ain^i par tâtonnement'^ délibérés à nouveau tous
les an=,.
ORACLE DEDELPHRS 130
tait là un sacrifice qui ne parait avoir été consenti que par
les Doriens. Vers le v" siècle, on voit les Doriens du Pélo-
ponnèse s'entendre pour observer tous en même temps la
trêve sacrée que ramenait tous les ans le mois Karneios.
Les Spartiates, cette fois encore, furent les plus fidèles à un
devoir religieux qu'ils firent passer avant le devoir pa-
triotique le jour 011 il aurait fallu courir à Marathon. Les
Argiens, moins scrupuleux, abusèrent parfois de la piété
étroite des Spartiates. En 419, ils arrêtèrent leur calendrier
au moment d'entrer dans le mois Karneios, afin de pouvoir
envahir le terri toire. d'Épidaure ' ; plus tard (391), ils mi-
rent entre eux et une invasion imminente des Spartiates un
mois Karneios fictif, mais les Spartiates, qui les connais-
saient, avaient eu soin de demander à Olynipie et à Delphes
une dispense contresignée par deux divinités-.
Ainsi, à l'égard des cultes établis, l'oracle ne proposait que
la réforme la plus extérieure et la plus indirecte, un agen-
cement satisfaisant du calendrier. Il était un peu plus libre
et pouvait se promettre d'être mieux obéi quand il s'agis-
sait de cultes à établir. Il lui était facile, en effet, d'encou-
rager ou d'alarmer la curiosité pieuse, encore peu sûre
d'elle-même, qui allait au-devant de pratiques nouvelles,
généralement importées du dehors. Des rites condamnés
par Apollon auraient été tenus pour suspects par les hommes
sérieux. Mais les prêtres de Pytho, tout en travaillant à éta-
blir l'hégémonie religieuse de leur dieu, étaient trop de leur
temps et de leur pays pour frapper d'anaihème une religion
quelconque. Le polythéisme hellénique était assez consé-
quent avec ses principes pour ne pas nier la divinité des
dieux récemment connus ou étrangers à la nation, assez op-
timiste pour ne pas admettre qu'il y eût des dieux mauvais.
i) Thucyd., V, 34. — 2} Xenoph. Hellen., IV, 7, 2-3.
140 I.KS ORACLES DES DIEUX
L'oracle de Delphes ne se donna donc pas pour mission de
protéger les cultes indigènes contre l'importation des sym-
boles et des rites à la mode. Il ne vit sans doute pas avec
plaisir Kyrène, fondée sous ses auspices, se tourner vers
l'oracle de Zeus Ammon; il aima mieux pourtant faire al-
liance avec le dieu égyptien que de lutter contre lui. Mais
s'il renonça à surveiller les frontières démesurément éten-
dues du monde grec, il chercha à réveiller la fécondité de la
religion nationale, de façon à tirer de son sein ce qu'on al-
lait chercher ailleurs.
Il n'eut guère à s'occuper des dieux proprement dits, dont
le prestige allait décroissant de jour en jour sans que per-
sonne s'en aperçut ou s'en souciât. Apollon était, avec Diony-
sos, le plus jeune et le plus aimé des Immortels, et il som-
blait qu'il profitait plutôt qu'il ne souffrait de la décadence
des autres. En revanche, l'oracle s'occupa, avec une persis-
tance qui dénote un plan réfléchi, de propager le culte des
héros. De ce côté, la religion grecque était susceptible d'un
développement indéfini et bien en harmonie, d'une part, avec
l'esprit général de la race, qui poussait à la glorification de
l'homme, d'un autre côté, avec le patriotisme local, qui mon-
trait un goût très-vif pour les dieux nés dans le pays. Encou-
rager le culte des héros, c'était donc à la fois rajeunir dans
chaque cité la religion traditionnelle sans rompre avecle passé,
satisfaire le besoin de protecteurs nombreux, familiers, mis à
la portée des plus humbles, qui commençait a se faire sentir
dans le monde, et prévenir, dans la mesure du possible, le dé-
senchantement qui, plus tard, ouvrit la Grèce au torrent des
superstitions étrangères. C'était aussi, du môme coup, puis-
qu'un héros est un homme admis aux honneurs de l'immorta-
lité, ériger l'oracle en tribunal des apothéoses' et lui confier
\) VA. K. W. NiTzscu, De apotkeosis apiid Graecos vulgatae causis. Kiliae,
181-0. F. V,.\\KhCKEH,Giirch. Gnitcrklirr. III, p. 294sqq. Weleker aUril)iie à la
ORACLE DE DELPHES 141
le droit crouvrir ou de fermer à son gré l'accès du monde divin.
La liste serait longue de toutes les chapelles bâties, de
tous les sacrifices institués, de toutes les translations de re-
liques ordonnées par l'oracle en Flionneur des héros. Il faut
se borner à quelques exemples. Les tribus athéniennes ren-
daient un culte à leurs éponymes : lorsque Clisthène en relit
la liste, les dix tribus nouvelles reçurent do Delphes la liste
correspondante des héros indigènes qu'elles devaient hono-
rer'. L'oracle choisit ceux-ci parmi les plus anciens noms
(jue fournissent les légendes du pays, en dehors de tout es-
prit de parti. Si l'on ajoute à ces cultes tous ceux des dèmes,
(|ui durent s'adresser aussi à des ancêtres, on voit quelle
large part fut faite tout d'un coup, dans la religion athé-
nienne, à l'élément héroïque. Avant la bataille de Platées,
l'oracle ordonna aux Athéniens de sacrifier aussi a sept hé-
popularilé du cuUe d'Héraklès l'idée et Tusage fréiiuent de l'apothéose. Hé-
raklès est le type de l'homme déilié, et il est vrai de dire qu'après son apo-
théose, qu'on disait garantie par l'oracle, l'immortalité paraissait moins diffi-
ciieàatfeindre.Mais il faut distinguer pourtant entre l'apothéose proprement
dite et l'«héroisalion. » Héraklès, Asklépios, — Dionysos, suivant la tradition
delphi(]ue, — avaient été faits dieux : mais l'Olympe n'était pas accessible
auxhévos, qui ne sont que les plus vivants d'entre les morts. Les Dioscures,
((ui sont alternativement dieux et héros, forment la transition d'une classe à
l'autre. Lorsque la démonologie orientale vint compliquer les croyances
si simples des premiers âges, les dieux inférieurs et les héros supérieurs se
mêlèrent dans la classe bariolée des génies (oa[;Aovsç), dont chacun fixait les
limites à sa fantaisie. Le monde des héros se grossit alors de recrues nou-
velles et tous les morts finirent par y entrer. Encore ces distinctions n'é-
taient-elles pas acceptées par tout le monde. Pour bien des gens, les âmes
des morts étaient des gmies, et les héros d'autrefois étaient à volonté des
génies ou des tiicMœ (Zsuç 'At^çtâpaoç, Zeu? AyaiJ-siAvwv... etc.). Dans ce désar-
roi universel, la doctrine de l'oracle, s'il en avait une, ne compte plus pour
rien.— D'Ex-oÀXwv ^vo[iaTwv IXoij-sv-w ■cà7:aXaià tou n'j(itou(PoLL. Onomast., VIII,
HO). Noms des dix héros choisis : Erechtheus, Kékrops, iKgeus, Pandion,
Akamas, Antiochos, Léon, Œneus, Hippothoon, Aias if. de Télamon). Plus
tard, la flatterie ajouta à cette liste Antigone et Démétrios Poliorkète (307),
puis, Plolémée Philadelphe (26:j) et AUale I (200); enfin, Hadiien. Mais
l'oracle n'est pas responsable de ces apothéoses ridicules, décernées à des
vivants.
i4-J LES ORACLES DES DIEUX
ros, « archégètes» des Platéeus '. Les prêtres de Delphes obli-
geaient en quelque sorte les cités a se souvenir de leurs ancê-
tres, et ils prenaient un plaisir d'érudits à tirer de l'ombre les
plus délaissés. Les Épidauriens ne savaient plus ce qu'étaient
au juste Damia et Auxesia, quand on leur ordonna de sculp-
ter les images de ces héroïnes dans un tronc d'olivier 2.
Les Thébains se demandèrent sans doute quel rapport il
pouvait bien y avoir entre eux et Hector lorsqu'ils reçurent
Tordre d'aller chercher les restes du héros à Ophrynion, en
Troade\Les Orchoméniens durent avoir quelque peine à trou-
ver les ossements du fabuleux Actseon '• ; mais une corneille
envoyée par les dieux leur montra le lieu oli reposaient
ceux d'Hésiode, dont ils firent la translation sur le conseil
de la Pythie "\ Les Mgides, transplantés à Sparte ne pouvaient
emporter avec eux les reliques de Laïos et d'Œdipe : l'oracle
leur ordonna d'élever une chapelle « aux Érinyes » de ces
deux héros". On sait, parle récit d'Hérodote", comment Apol-
lon, ayant promis Tégée aux Spartiates qui revenaient bat-
tus de chaque expédition en Arcadie, déclara que ceux-ci
devaient d'abord rapporter de Tégée les ossements d'Oreste.
L'échappatoire était habile, car, pour fouiller le sol de Tégée,
il fallait commencer par s'en emparer. Les Spartiates furent
si heureux de réussir à mettre la main sur le talisman, qu'ils
se contentèrent, et pour cause, de cette conquête, persuadés
qu'ils feraient aisément le reste plus tard. Les Éléens ne fu-
rent pas moins satisfaits de rentrer en possession d'un os
gigantesque, ramassé au fond de la mer par un pêcheur d'E-
rétrie et reconnu par la Pythie pour être une omoplate de
Pélops*.
I) Plutarch. Aristid., H. (^lkm. Alkx. Protrept., § 40. — 2) Hfrod., V, 82.
— 3) Pausan., IX, 8, 3. ScHOL. Yen. Hom. Iliiid., XIII, i. — 4) Pausan., IX,
38, 5. — 5) Pausan., IX, 38, 3-4.-6) Hkrod., V, d49. — 7) Hkrod., I, (5(3-68.
On prétendait que le cercueil d'Oreste avait sept coudées de longueui-. —
S) Palsan., V, 13, 4-6.
ORACLE DE DELPHES 143
L'oracle ne s'était pas interdit de décerner les honneurs
héroïques à des personnages de notoriété plus récente; mais
il s'aventurait là sur un terrain dangereux. Il commença par
décerner des certificats de vertu, très voisins de l'apothéose,
aux représentants de ses idées, aux législateurs et aux sages;
puis il se laissa aller à flatter les passions et les manies du
jour. L'engouement des Grecs pour les athlètes produisit au-
tant d'apothéoses que le respect des ancêtres. Nombre d'ath-
lètes allèrent ainsi rejoindre dans les régions supérieures
leur modèle, Héraklès. Tantôt, c'est Cléomède d'Astypalée
qui est déclaré « le dernier des héros'; tantôt, c'est Euthymos,
un autre lutteur, qui est divinisé de son vivant ^ à la suite
d'aventures merveilleuses; puis Théagène de Thasos% Nicon,
Œbotas% et bien d'autres. On peut déjà prévoir les temps
de décadence, où les acteurs, les « artistes de Dionysos, » se
croiront, sur la parole de l'oracle, des dieux vivants, invio-
lables et sacrés en temps de guerre aussi bien qu'en temps
de paix ". Les Spartiates ne comprirent pas du premier coup
cette nouvelle manière d'entendre la religion. Quand l'ora-
cle leur ordonna de bâtir un sanctuaire à l'athlète Hippo-
sthènes, ils supposèrent que l'on voulait leur faire adorer
sous ce nom, qui signifie « vigueur des chevaux, » Poséidon
lui-même '. Les prêtres de Delphes se jetaient là un peu à
l'étourdie dans une voie dangereuse, car ils se mêlaient de
garantir des renommées fort sujettes au soupçon. Les athlè-
tes qui trichaient au jeu n'étaient pas rares, et Apollon avait
1) Pausan., VI, 9, 7. Pldtarch. Romul., 28. — 2) Pausan., VI, 6, 4-H .
Plin., VII [47], 152. - 3) Pausan., VI, H, 2-9. — 4) Suid., s. v. Nîxwv. Sui-
das transporte à Nicon les aventures de Théagène. Ce « victorieux » doit
être identique à Théagène. — .5) Pacsan., VI, 3, 8. — 6) C. I. Gr.ec, 3067.
lig. 17-19. Cf. P. Foucart, Be collegiis scenicorum artificum apud Graecos, Pa-
ris. 1873, qui donne (p. 3i-36) de nombreux exemples de cet engouement
ridicule. — 7) Pausan., III, \o, 7. Hipposthènes a dû rire « canonisé » long-
temps a|irès sa mort. Il avait été vainqueur dans la lutte pour enfants, au.\
jeux olympiques de l'an 032 avant notre ère.
144 LES ORACLES DES DIEUX
vraiment mieux à l'aire qu'à contrôler les décisions du jury
des concours '. Mais les Grecs acceptaient assez volontiers
les apothéoses décrétées par lui, d'autant plus volontiers que
c'étaient là, après tout, des dévotions facultatives et que la
parole de l'oracle n'enchaînait la conscience de personne, pas
même celle des desservants. Ceux-ci conservaient la faculté
de dégager au besoin leur responsabilité et celle du dieu en
imputant à la Pythie les erreurs commises. On racontait que
la Pythie, ayant décerné à Héraclide de Pont une sorte d'a-
pothéose obtenue par intrigue, avait été bientôt après mor-
due par un serpent dans Vadyton et en était morte-. Cela
prouvait bien, contre le dire des gens malintentionnés, que
les dignités célestes n'étaient pas à vendre et qu'Apollon
prenait ses brevets au sérieux.
L'apothéose étant la plus haute récompense d'une vie
exenlplaire, l'oracle ne pouvait la décerner sans définir, au
moins implicitement, ce qu'il entendait par vertu. Les Grecs,
affranchis de bonne heure de tout enseignement doctrinal,
ne pouvaient, pour distinguer le bien et le mal. que s'en rap-
porter à leur propre conscience. Mais leur conscience, fa-
çonnée, comme tout leur être, à la vie publique, ne connais-
sait guère ou, du moins, ne sentait vivement que la morale
applicable aux sociétés. Or, la morale sociale se préoccupe
beaucoup plus des actes que de l'intention ; elle n'essaie
guère de pénétrer le for intérieur, qui échappe à la prise de
l'autorité publique et à l'action des lois. La religion ordi-
naire n'élevait pas plus haut les regards. Les dieux, qui ne
s'étaient pas toujours montrés irréprochables, ne se croyaient
pas le droit d'être sévères. Ils feignaient d'ignorer, comme
tout le monde, les fautes cachées, et les coupables avérés
\) Cf. l'oracle qui obliçe les Athéniens à payer l'amende imposée par les
Éléens à l'athlèle Callippos et à. ses adversaires, en 332 av;nil J.-C. (Pausa.n.,
V, 21, :;}. — 2) nroG. I.akut., V, 01.
ORACLE DE DELPHES 145
avaient facilement raison de leur courroux, avec des sacrifi-
ces et des présents '. Les héros d'Homère ne paraissent même
pas se préoccuper de la justice divine. Quand ils ont versé le
sang pour satisfaire une vengeance particulière, ils ne re-
doutent que les représailles des parents de leur victime.
L'exil ou une indemnité pécuniaire les débarrasse de ce
souci, et ils vont par le monde sans craindre ni la colère du
trépassé qui a bu Teau du Léthé et ne se souvient plus, ni
celle des dieux qui laissent volontiers les mortels régler
entre eux leurs différends-.
Les religions orientales prêtèrent de bonne heure à la
Grèce des rites « cathartiques » ou purificatoires d'où le sens
moral est également absent. Celles-là avaient la prétention
d'atteindre l'àme par le corps et de laver les souillures de la
conscience, non par le redressement de l'intention, par le
repentir, mais par le pouvoir magique de certaines drogues
et de certaines incantations (/.xSapy,:-:). L'indifférence relative
des Hellènes en matière d'expiation valait mieux encore que
le souci méticuleux de pareilles pratiques. Le malheur aver-
tissait parfois le coupable qu'il avait besoin de faire sa paix
avec les dieux en réparant, dans la mesure du possible, le
mal commis, et cette activité réparatrice (r/ajîjiç) avait au
moins un semblant de valeur morale. Désormais, il fut en-
tendu que l'effort de la volonté ne pouvait rien sans l'in-
tervention des ingrédients matériels et des formules qui
constituaient la purification (/.aoâpj'.ç) proprement dite ='.
1) Hymn, H(jm. In Ccrer., 3G7-3G9. — 2) Il faut dire que les règles de mo-
rale ne sont pas tout à fait absentes des poèmes homériques. Les préceptes
d'Hésiode marquent déjà un grand progrès. Le poète recommande la pra-
tique de toutes les vertus et représente Zeus comme le grand justicier de ce
monde {0pp. et dies, .325 sqq.). — 3) Sur tout ce qui concerne les purifica-
tions de l'âge héroïque et après Homère, voy. N.egelsbach, Homevische
Thcolocjie. 2« édit Nurnb. 1861, p. 31o-35o. ]S(Xchhomc)'ischc Thcologic. Nurnb.
iS.'Jl, p. 318-370. Cf. LoBECK, Aglaophamus, p. 300 sqq. 967 sqq. E. von La-
SAULX, Die Sûhnopfer der Gricchcn imd Rœmer. ^Yiirzb. 18il.
10
14t.) LES ORACLES DES DIEUX
Enfin, détail qui montre bien ici l'invasion d^'un esprit étran-
ger à la Grèce, le coupable ne pouvait pas s'appliquer à
lui-même cette espèce de sacrement. Il était obligé de se
mettre corps et Time a la discrétion d'un tiers qui se char-
geait de le purifier. Nul doute qu'en Orient le purificateur
ne dût être un prêtre. Les Grecs ne purent supporter un tel
monopole. Chez eux, la science des choses saintes n'était
plus — si elle l'avait jamais été — la propriété d'une caste,
et ils pensèrent qu'en bonne logique, si les rites opéraient
par eux-mêmes, ils devaient être efficaces aux mains de qui-
conque savait s'en servir ^
L'oracle d'Apollon paraît avoir eu quelque peine, en face
de cette invasion d'idées exotiques, à déterminer le rôle qu'il
entendait se réserver. 11 y avait là un mélange confus d'i-
dées, de questions philosophiques et de recettes supersti-
tieuses, qu'il réussit mal à débrouiller. Attacher la respon-
sabilité à l'intention, sans tenir compte des actes, c'eût été
préparer la suppression de toute morale pratique et délivrer
l'individu de tout autre contrôle que du sien propre. L'acte
extérieur et tangible constituait une dérogation aux lois na-
turelles ou révélées. On devait le considérer comme un mal
en soi, mettant à la charge de celui qui le commettait une
certaine part de responsabilité. Si l'on n'était coupable que
par l'intention, les dieux ne pouvaient exiger d'expiation
que pour les crimes consentis, et ne pouvaient l'exiger que
des criminels. Mais alors, quel besoin avait-on de recou-
rir à la révélation pour découvrir les causes cachées des
\) La plupart des purificateurs légendaires sont dos devins ou des jtrôlres,
coninie Mélampus, ù (^ui Homère ne connaissait pas encore cette spécialité,
et qui purifie les Prœtides (cf. vui. Il, p. 18), Hakis, qui guérit la nympho-
manie des femmes de Lacédémone (Schol. Aristoph. Pac, 1071. Av. 962),
Enclos, Epiménide, etc. Les agyrtes et autres charlatans prétendaient aussi
purifier par privilège spécial. Mais on trouve déjà, dans une des plus vieilles
légendes, le parricide Alcmaîon purifié par le roi Phégcus, qui n'était pas
un l'réli'c.
ORACLE DE DELPHES 147
malheurs publics et privés ? L'oracle, dans plus de la
moitié des cas, était consulté, non pas sur les mystères de
l'avenir, mais sur les secrets du passé. Il vivait d'enquêtes
rétrospectives aboutissant à la découverte de quelque faute
involontaire, ignorée même du coupable, et imposant à ce-
lui-ci, ou même à la cité dont il faisait partie, une expiation
qui remettait tout dans l'ordre. Ainsi, transporter le péché
dans les profondeurs inconnues de la conscience, c'était
substituer à des lois connues un critérium inconnaissable et
inaugurer l'anarchie morale ; ne pas tenir compte de l'inten-
tion, c'était ou bien déclarer qu'elle ne constitue pas un élé-
ment de culpabilité et, par là, rester en arrière des progrès
déjà accomplis par la pensée philosophique, ou bien re-
noncer à atteindre la faute dans sa source première, la vo-
lonté.
On eût été embarrassé à moins. L'oracle ne parvint pas à
se faire sur ce point une doctrine qui lui fût propre. Il ac-
cepta la doctrine des purificateurs orientaux, en ce sens qu'il
aimait à les représenter comme des délégués d'Apollon \ et
en même temps, il encourageait l'élaboration des légendes
«
qui lui attribuaient une manière plus raisonnable et plus
morale de remettre les péchés. Parmi ces légendes, il n'en
est pas de plus célèbre et de plus compliquée que celle d'O-
reste ^. On la dirait fi^briquée par des casuistes raffinés qui
voulaient résumer en un exemple frappant toutes les diffi-
cultés de la théorie et combiner, dans une juste mesure, la
1) On a vu, à propos des devins et thaumaturges, comment la religion
apollinienne les amène dans l'entourage de son dieu. Le plus indépendant
peut-être de tous, Bakis, ne fait pas exception. Théopompe avait soin de
dire que les l.acédémoniens l'avciient accepté comme purificateur des mains
d'Apollon ('Az6XXwvo; tojxotç toutov xaeapTrjv o6vtoç. Schol. Aristoph. Pac.
1071. Av., 9G2). — 2) Cf. 0. Lubbert, Oreate corne tipo delV espiazione, ap.
Annal. delF Instit. 1863, p. i2l-1ir). La légende d'OEdipc est aussi connue,
mais elle est moins complète : Œdipe reste trop longtemps sans avoir con-
science de la fatalité dont il est l'instrument presque passif.
148 LES ORACLES DES DIEUX
fatalité d'autrefois, qui a prise sur le for extérieur, avec la
responsabilité qui naît du lil)ro arbitre.
Le crime d'Oreste est, en effet, préparé de longue main par
les crimes des iiénérations antérieures. Après l'épouvantable
festin que lui avait servi Atrée, Tliyeste, déjà incestueux
avec sa belle-sœur Aérope ou Mérope, reçoit d'Apollon le
conseil de se procréer un vengeur avec sa propre fille Pélo-
pia. La divinité aveugle ceux qui ont perdu tout droit à la
miséricorde et leur conseille, au besoin, des forfaits, ^gistlie,
fils de Thyeste et de Pélopia, assassine Agamemnon, fils
d'Atrée, et ce crime, bien que nécessité en quelque sorte par
le destin, doit être vengé. Le vengeur d'Agamemnon sera
Oreste, qui, élevé à Krisa chez le rbi Strophios, est envoyé
par l'oracle même pour accomplir la malédiction céleste.
Oreste, instrument de la justice d'en haut, n'en doit pas
moins être puni à son tour. A peine a-t-il commis le parri-
cide qu'il tombe en démence et s'enfuit poursuivi par les
Erinyes.
Bien des cultes se disputaient l'honneur d'avoir coopéré au
.salut d'Oreste : aussi la légende le fait-elle voyager dans
une foule de directions. On le rencontre a Delphes, à Athènes,
à Gytheion, à Trœzen, en Tauride, en Messénie, en Épire et
jusqu'en Italie. Mais la tradition immortalisée par VOrestie
d'Eschyle distingue dans le crime d'Oreste la souillure de
l'âme, qui est effacée par le dieu de Delphes, et la responsa-
bilité sociale dont le coupable est déchargé par le vote de
l'aréopage. A partir du moment oii l'infortuné s'est assis en
suppliant sur VonpJialos, Apollon devient son protecteur et
son avocat. Le dieu, qui reconnaît avoir pesé sur la détermi-
nation d'Oreste, plaide devant la justice humaine la cause de
celui dont il a déjà purifié la conscience. L'intervention de
l'aréopage devait fiatter les Athéniens, mais paraître super-
fiue à Delphes. Euripide, qui tenait moins aux prétentions
ORACLE DE DELPHES 149
d'Athènes, faisait revenir Oreste à Delphes après le jugement
de l'aréopage. L^oracle imposait alors au héros, comme
supplément d'expiation, d'aller en Tauride et d'apporter à
Athènes la statue d'Artémis ' .
L'histoire d'Alcmaeon, qui tue sa mère Ériphile pour obéir .
aux dernières volontés de son père Amphiaraos et a l'ordre
exprès d'Apollon, est comme une réduction de la légende
d'Oreste. Alcma^on devient également fou furieux et la puri-
fication entreprise'sur lui par Phégeus ne finit pas ses tour-
ments. Il vient alors consulter l'oracle de Delphes qui l'en-
voie en une terre nouvellement formée par les alluvions de
l'Achéloos et franche des malédictions lancées par Ériphile
mourante.
Mais ces légendes-types, si amples qu'elles soient, négli-
gent le cas où la culpabilité réside dans la détermination
spontanée de la volonté et l'hypothèse la plus intéressante
de toutes, le péché d'intention, non suivi d'acte extérieur.
Au temps d'Hérodote, la question avait été posée et on avait
la réponse de l'oracle. L'historien raconte que, vers l'époque
des guerres médiques, un Milésien, inquiet pour sa fortune,
la mit en dépôt chez le Spartiate Glaucos. Le propriétaire
mourut et, ses fils étant venus réclamer le dépôt en justi-
fiant de leur identité, Glaucos fit l'étonné et demanda du
temps pour rappeler ses souvenirs. Par un scrupule bizarre,
ce dévot et malhonnête personnage alla demander à Apollon
s'il pouvait se parjurer sans qu'il lui arrivât malheur. La
réponse de la Pythie fut foudroyante. Glaucos eut beau de-
mander pardon au dieu et restituer le dépôt, sa famille fut
anéantie et son foyer éteint à jamais. Le péché d'intention,
aggravé, il est vrai, par une tentative de corruption pratiquée
sur Apollon lui-même, avait été déclaré irrémissible.
Sur tous ces points, la doctrine de Delphes, si flottante
i) Eunii'iD. lphi{i.Taur.,Ti(\.
150 LES ORACLES DES DIEIX
qu'elle ait été, nous apparaît donc comme plus élevée que
les idées vulgaires, dont elle tient compte dans un certaine
mesure. QueFacte extérieur soit ou non doublé d'une inten-
tion coupable, il faut d'abord qu'il soit expié. On disait bien
qu'Apollon lui-même s'était purifié du meurtre d'un monstre
comme Python ' ou des Cyclopes par une pénitence de huit
années. Cet exemple coupait court à toutes les objections,
et l'oracle n'a jamais varié là-dessus -. Le sang- humain ne
pouvait être répandu sans expiation consécutive. Non-seule-
ment Apollon fit expier des assassinats comme ceux d'Ésope,
d'Archiloque, etc., mais il obligea les Spartiates à se purifier
après l'exécution des envoyés de Darius^ et les Athéniens à
élever une chapelle aux mânes d'un vil métragyrte ''. Il con-
tribua par là à inculquer le respect de la vie humaine, et il
évita autant que possible d'atténuer l'effet philanthropique
du précepte en demandant, comme expiation du meurtre, la
vie du meurtrier. La purification religieuse, la réconciliation
des criminels avec les dieux, et par suite avec la société,
1) On a prétendu (A. Mommsen, Delphika, p. 294) que la fête du Septérion
n"a été instituée que quand Python fut devenu, de par les évhéméristes, un
être humain, peut-être après la deuxième guerre sacrée, vers l'an 345. Il y
a là matière à discussion, mais la thèse susdite a contre elle des raisons
sérieuses. La période ennaëlérique du Septérion n'était plus en usage alors.
On sait aussi par Plutarque (De/", orac, 15) que les théologiens de Delphes
enseignaient encore de son temps l'animalité de Python, et l'étymologie
d'âpy.xoi, citée ci-après, indique que Texpialion du meurtre d'un animal ne
passait pas pour étrange. — 2) Le tribunal où l'on jugeait à Athènes les cas
dhomicide déclarés licites parles lois s'appelait le ûe/p/iinio??, peut-être parce
qu'on y appliquait les règles d'expiation indi([uées par l'oracle. — 3) Herod.,
VII, 134. SuiD., s. V. EÉp^rjî. — 4) Suiû. s. v. Mr.TpaYjpxrjÇ. Exemples d'expia-
tions ordonnés par l'oracle : aux Pélasges de Lemnos (Herud., VI, 139) ; aux
Agylléens (Herod., I, HJTj; aux Apolloniales pour avoir crevé les yeux à Eué-
nios (Herod., IX, 93), à Pythagoras d'Ephèse (Suid., s. v. HuOaydpaç) ; aux Del-
phicns, meurtriers d'Ésope (Herod., il, 134); à Callondas de Naxos, surnommé
Corax, assassin d'Archiloque (Pujtarch., Ser. num. vind., 17. Suid., s. v. Ap-
■/iÀo/oç). Un conte alhéiiien voulait même que les jeunes filles ou « ourses »
consacrées à Arlémis Brauronia[lussent vouées en expiation du meurtre d'une
ourse chère à la déesse (Sl'id., s. v. "Apxioç).
ORACLE DE DELPHES 151
était destinée, dans la pensée de l'oracle, à remplacer la peine
de mort '. Mais les prêtres d'Apollon se gardèrent d'employer
à cet effet les rites magiques de l'Orient. Des honneurs
funèbres rendus aux victimes, des fondations pieuses, des
amendes ou dommages-intérêts ou même, à l'exemple d'Apol-
lon, d'Héraklès, d'Oreste, des années de vie humiliée et péni-
tente, tels étaient d'ordinaire les moyens de réparation qu'ils
suggéraient à leurs clients. A la catharsis, ils substituaient
l'examen de conscience, dont ils faisaient un devoir à ceux
qui approchaient de l'oracle. Les ablutions avec l'eau de
Kastalia étaient imposées aux pèlerins ; mais ceux-ci de-
vaient savoir que ce n'était là qu'un S3^mbole. « Étrang.ir,
avait dit la Pythie, entre l'âme pure dans l'enclos du dieu
de la pureté, après avoir effleuré l'onde de la source : pour
l'homme de bien une petite goutte suffit; quant au méchant,
l'Océan tout entier ne le laverait pas avec ses flots ^ »
Ce sont là des idées qui, sous cette forme précise, ne da-
tent pas de très-loin, mais dont la conscience hellénique a
eu de bonne heure le pressentiment. Il y avait, à Kéryneia,
1) II y a bien à ce tableau certaines ombres : mais on ne peut écouter à la
fois toutes les voix discordantes. On dit qu'Apollon fit tuer iNéoptolème par
Oreste et que l'oracle ordonna à plusieurs reprises des sacrifices humains
ou des suicides (Cf. Pausan., IV, 9, o-7 ; IX, 25, 1; 33, 4, etc.). Presque
toutes les jeunes filles exposées aux monstres le sont par ordre de l'oracle.
On est là en pleine légende, tandis qu'il y a quelque réalité dans l'action
civilisatrice de l'oracle. — 2) Anthol. Palat.,XIV, 71. Eschyle dit de même :
« Pour purifier la main souillée du meurtre, c'est en vain que tous les fleuves
réuniraient leurs ondes » {Choeph., 72-74). Comment ne pas rappeler à ce
propos les vers d'Alfred de Musset, qui fondent en une seule expression
deux belles pensées ;
Le cœur d'un homme vierge est un vase profond :
Lorsque la première eau qu'on y verse est impure,
La mer y passerait sans laver la souillure.
Car l'abîme est immense et la tache est au fond!
Cicéron avait déjà cueilli en chemin cette fleur : la souillure corporelle s'en-
lève, dit-il; animi labes nec dhiturnitate evanescere, nec amnibus ullis elui po-
test (Cic. Legr/.. il. 10).
]~^2 LES ORACLES PES DIEUX
en Achaïe, un sanctuaire des Euménicles dont on faisait re-
monter la fondation a Oreste. Le peuple était convaincu que
si quelqu'un y entrait, la conscience chargée de quelque
faute, il était à l'instant même fou de terreur'. Le regard
d'Apollon pénètre, lui aussi, jusqu'au fond de Tàme, et les
coupables, si bien cachée que fût leur faute, avaient peur
d'entendre tomber de son trépied des apostrophes menaçan-
tes'. La religion apollinienne n'oublia qu'une chose, mais
l'oubli lui fut fatal. Elle ne comprit pas que la certitude du
châtiment pour les impénitents doit être compensée par
la certitude du pardon pour ceux qui se repentent. C'est là
ce qui manque à la théorie de l'expiation, entendue à la
grecque et confinée dans la conscience. La conversion, le
repentir, sont toujours d'effet incertain. Les dieux grecs n'ont
pas su s'obliger à pardonner dans des conditions détermi-
nées : il en résulta que les religions étrangères prirent et
gardèrent le privilège de traiter les maladies de Tàme.
Les prêtres d'Apollon suivirent pourtant, mais à regret et
trop tard, le mouvement qui entraînait l'imagination grec-
que vers les perspectives d'outre-tombe ouvertes par ces reli-
gions exotiques au nom de la justice etde l'expiation. C'est de
l'Egypte que vint et par Delphes que se répandit en Grèce,
du VII'' au \^ siècle, le souci de la vie future. Jusque-là, les
Hellènes avaient envisagé là mort comme étant, pour le com-
mun des hommes, la fin des joies et des souffrances. Pin-
i) Pausax., VII, 23,7. — 2) La mantique, suivant Apollonius de Tyano,
« ordonne à ceux qui pénètrent dans le sanctuaire du dieu pour le consulter,
de s'y rendre à ]"étal de puietr, sans quoi, il leur dira : Sortez de mon
temple! » (Piiilostr. Vit. ApoIL, II!, 42, 2). Au temps de Philostrate, l'idée
de pureté spirituelle, prônée pai- toutes les sectes, élail à la porlée nirme
des esprits vulgaires. Mélange de l'idée et des rites syniboli(]ues dans une
inscription de Délos, donnée par Koumanoudis, qui ordonne de s'approcher
de ZeusKyntiiios et de Athrné Kynthia « avec une âme pure, un haliil blanc,
et sans chaussure. » Affirni.ilidn dini sjiiiilualismc plus net au fi'onlon du
temple d'Épidaure fl^niii'Hvit. Ahstin., 11, t'J).
ORACLE DE DELTIIES 153
dare et Pythagore, hôtes de Pytho, se firent, chacun à leur
manière, les apôtres des croyances à la fois consolantes et
terribles que Platon fixa pour toujours dans l'âme humaine'.
Les châtiments et les récompenses de la vie future entrèrent
alors dans les théories théologiques de Delphes et donnèrent
à la morale un fondement plus solide. Le culte des héros, de
jour en jour plus encouragé, indiquait assez quel était le lot
des justes: la crainte des tourments étaient inculquée dans
l'âme des pèlerins' par des images sensibles. Quelques an-
nées après les guerres médiques, le pinceau de Polygnote
couvrit la Lesché des Cnidiens à Delphes de scènes emprun-
tées au monde infernal-. Comme en Egypte aussi, on chercha
à conserver à l'âme le corps dont elle avait fait sa demeure.
L'oracle, on l'a vu, aimait à ordonner des translations d'os-
sements : il voulait qu'on attachât un grand prix à ces reli-
ques. C'est à Delphes seulement que Pausanias a entendu
parler du génie souterrain Eurynomos, représenté par Po-
lygnote, et qui a mission de faire disparaitre la chair des ca-
davres en conservant les ossements'*. Enfin, comme pour tirer
parti des doctrines les plus désintéressées, l'oracle en vint
plus tard à garantir, non pas précisément le bonheur dans
l'autre monde, mais des services funèbres perpétuels â ceux
qui faisaient la dépense nécessaire à une fondation de ce
genre''.
La doctrine de l'expiation constitue, pour ainsi dire, le
côté négatif de la morale. Les préceptes positifs de l'oracle
i) Pindare enseignait, comme Pythagorc, la métempsycose, avec la di-
gnité héroïque et le repos au bout de la seconde ou de la troisième vie
(PiND. Olymp., Il, G8. Id. ap. Platon., Mmon, li). — 2) Pausan., X, 28 sqq.
F. (i. Wflckku, Die Coinposition dcr Polygnotlschcn Gcmwlde in clcr Lcsche zu
Delphi, 18il. (Kleiiie Schriften, V, p. ()3-i:}l)). — iVi Pausan., X, 28, 7. —
4) Wescher et Foucaht, hiscr. de Delphes, \v 43(). On pouvait sans doute
aussi se recommander à Apollon [lonr obtenir une de ces morts subites et
douces dont il passait pour rlie l'auteur (Hom. Ilind., XXIV. 7."i8).
ir)4 LES ORACLES DES DIEUX
sont plus difficiles encore à retrouver. Il se contenta généra-
lement d'exprimer dans des maximes vagues ce sens de la
modération, celte horreur des extrêmes qui est le fond de
l'esprit grec. Il n'aimait pas l'excès de la passion brutale,
mais n'encourageait pas non plus les réactions orgueilleuses
de rintelligence en révolte contre la nature. Apollon con-
seillait, par exemple, à un père inquiet de laisser son fils re-
trouver la santé dans les ébats amoureux'. Il excusait
d'emblée le prêtre d'Héraklès Misogyne qui avait enfreint
son vœu de chasteté'. Aussi n'était-il pas précisément incon-
séquent avec lui-même en acceptant les offrandes d'une Rho-
dopis ou d'une Phryné^ Que dis-je? Il a mérité qu'on le
soupçonne de quelque complaisance pour l'aberration hon-
teuse qui a déshonoré les siècles les plus glorieux de la
civilisation hellénique. De l'aveu des Grecs eux-mêmes, les
institutions de la Crète et de Sparte, si hautement recomman-
dées par le dieu de Pytho, ne pouvaient manquer d'induire
les natures vulgaires à des tentations dégradantes, et il faut
convenir qu'on chercherait vainement dans la biographie
d'Apollon l'amour naturel et légitime représenté comme un
élément de bonheur'. Hêra, la déesse de l'union conjugale,
■l)SuiD., S. V. A'.oysvr];. — 2) Plutarch., Pyfh. omc, 20. Cf. ci-dessus,
p. 13(5. — 3) Herod., Il, 135. Plutarch. Pyth. orac, lîi. Pacsan., X, 15, 3.
— 4) On a déjà parlé ailleurs, à propos des sibylles (vol. II, p. 151-132), de
la brutalité et des déceptions d'Apollon. Coronis le trompe; Marpossa lui
préfère Idas;Cassandre, Manto, Okyrrhoé, tille du tleiive Imbrasos, le dé-
testent et le fuient; Telphousa l'écarté par ruse, et la nymphe Sinope le
prend, comme au piège, dans un serment captieux. L'histoire de la plupart
des prophètes d"Apollon, Amphiaraos, Amphilochos, Phineus, est assombrie
par des trahisons féminines, et Orphée Uii-mème est misogyne à sa ma-
nière. Les (irecs n'ont pas manqué de prêter à Apollon, pour les excuser,
les plus inexcusables de leurs vices. Plutarque mentionne avec dégoût « les
contes des poètes sur l'amour d'Apollon pour Phorbas, Hyacinthe, Admète,
ilippolyte de Sicyone (Plutarch. Numa, 4), » mais des sophistes effrontés
citaient à des jeunes garçons ces exemples corrupteurs (Philostr. Epist., o,
[4i]; 8 [il)]; 57 [56] i. L'histoire des oracles en a été particulièrement souil-
lée. Presque tons les protégés d'Apollon, devins ou fondateurs d'oracles,
ORACLE DE DELPHES 155
poursuivit de sa haine le fils de Lêto avant même qu'il ne fût
né : on dirait qu'il s'en souvint toujours.
Les sentences morales qui forment les « commandements
de Delphes '» sont peu nombreuses et leur authenticité même
est difficile à établir. En effet, on les attribuait moins à Apol-
lon lui-même qu'aux Sages inspirés par sa sagesse, et il n'en
est pour ainsi dire pas une qui n'ait été adjugée à cinq ou
six auleurs différents, ou encore, au groupe entier. C'est, si
l'on veut, l'œuvre de la raison humaine approuvée et contre-
signée par la raison divine. L'oracle, en les faisant graver
sur les colonnes du temple d'Apollon, en acceptait la res-
ponsabilité. Le mystérieux E, qui frappait tout d'abord les
regards, était un thème fécond de commentaires-. Était-ce le
comme Hélénos, Branchos, Klaros, sont devenus des ^ amis » plus que sus-
pects du dieu. Un conte recueilli k Delphes même attribue à Apollon, con-
sulté sur le châtiment dû à un acte ignoble, une indulgence singulière et
singulièrement exprimée (Athen\, Xlil, § 84). Il serait cependant injuste de
faire remonter à l'oracle de Delphes la responsabilité de ce dévergondage
d'imagination. La religion n'avait pas de dogmes, son histoire point de
forme arrêtée, et nul ne pouvait empêcher la mythologie de se surcharger
d'additions malsaines. — t) AEXçtxà ypdjjijjLaTa, — r.oo-^pi^ij.'xxx — l-tYpdt[x[xaTa —
Tcapayy^Àaaxa — à-Q'fO/yjxaTa — p/^[j.aTa — yvwaai. Cf. Orelli, OpilSCUlci Grseco-
rum vett. sententiosa et moralia. Lips. 1819. I, p. 137-192. — G. W. Gœtt-
LiNG, Bie delpliischen Sprùche (Gesamm. Ablidl. I, p. 221-251). F. Schultz,
Die Sprùche der delphischen Saeule ap. Ph\lo\. \Xl\, [1866]. p. 193-226.—
2) Voy. les explications diverses dans le traité spécial de Plutarque (De
El apiid Delphos) On trouvera, dans les dissertations de Gœttling et de
Schultz, tous les détails, qui importent peu ici, sur le nombre, l'authen-
ticité relative, l'origine, la forme, le sens des aphorismes, leur répartition
sur les murs ou les colonnes du temple, leur disposition s\ métrique, etc.
Il y a là ample matière à conjectures tt une occasion commode de faire
preuve d'érudition. Que ceux qui pas n'ont d'opinion sur tous ces questions
se consolent en pensant que MM. Schultz et Gœttling sont en désaccord sur
presque tous les points L'un ne trouve que cinq sentences authentiques là
où l'autre en a compté six : il déclare prose ce que son devancier s'est
épuisé à mettre en vers, et il lit sur une des colonnes de la façade ce que
l'autre avait cru gravé sur une colonne du fond ou même sur le mur du
pronaos. On peut aussi, sans inconvénient, ignorer de quelle façon étaient
gravées les sentences; si c'est bien l'E, et l'E tout seul, qui a été successive-
ment fait en bois, en bronze, en or, et appliqué à l'édifice, etc.
15G LES ORACLES DES DIEUX
dieu qui clisaitau croyant : « El, tu es; » c'est-à- dire, tu es un
être responsable, oblii^é d'employer utilement ta vie, ou bien
le fidèle qui s'écriait dans un acte de foi : Dieu révélateur,
« tu es » et me voici prêt ;\ l'entendre ? L'un et l'autre sens
laissaient dans l'àme une pensée religieuse et morale. « A
dieu l'honneur ! » disait plus loin une autre sentence. « Rien
de trop » était aussi un excellent conseil. La plus profonde et
la plus admirée de ces maximes était le fameux « Connais-toi
toi-même (Tvwe-. zxj--yi) » qui est, pour parler comme Platon ',
la lin de toute science. Celle-là passait décidément pour une
révélation divine.
La notoriété acquise à ces maigres aphorismes montre
bien ce que les prêtres de Delphes auraient pu tenter s'ils
avaient eu les hautes ambitions qu'on est parfois enclin A
leur prêter. D'autres, à leur place, auraient aspiré à l'hon-
neur de donner à la Grèce, et, par elle, au monde, un code
de morale révélée. Mais il lallait, pour cela, avoir une doc-
trine, poursuivre un système, et ils n'avaient que l'art d'uti-
liser au jour le jour les circonstances. Ils se contentèrent
de poser quelques problèmes sous forme énigmatique, de
piquer la curiosité et d'exciter la réllexion, en attendant
que la philosophie vînt s'emparer de l'hégémonie intellec-
tuelle qu'ils n'avaient pas su garder-. Ils ont passé sans
laisser derrière eux une grande idée, sans attacher leur nom
au redressement de quelque injustice. Les principes ne leur
doivent à peu près rien. Ils ont contribué, dans une certaine
mesure, à faciliter l'affranchissement des esclaves et ils se
1) I'lat. ChannUl., p. lOG. — 2) Ce que roracle ne lil pas, d'autres pa-
raissent l'avoir essayé en se couvrant (ic son nom. M. Sehullz (Op. cii.)
donne, d'apr«''s un manuscrit tloicnlin du xv^ siècle, une collerlioii de 92 sen-
tences intitulées : Ttov î-zà. ao^ôjv 7:apaYyÉÀ[j.a-:a, aiiva S'jpc'6r,aav y.cy.oXaaij.Éva £-t
Toù Iv \zk-MXi; -/.(ovo;. 11 reprarde ce petit ai»ré<i-é de morale comme une sorte
de catéchisme qui circulait sous la garantie présumée de la révélation
apiilliiiiriinc.
ORACLE DE DELPHES 157
sont montrés pour les leurs des maîtres assez doux' ;'mais ils
n'ont cherché ni a préparer l'abolition de l'esclavage, comme
les stoïciens, ni à le justifier, comme Aristote. Nulle part
on ne trouve de doctrine arrêtée qui puisse invoquer leur
suffrage.
La conduite que tint l'oracle à l'égard des philosophes
est intéressante à suivre. On voit que les prêtres de Delphes
hésitent à les traiter en ennemis et cherchent au contraire à
les attacher, par des liens de confraternité, au sanctuaire
pythique. Apollon peut ainsi dominer le groupe des Sages et
parler au monde par la bouche de Pythagore, confident de
la pythie Thémistoclea-, ou par Torgane quasi-prophétique
d'Empédocle, thaumaturge couronné de a bandelettes del-
phiques^ » Socrate et Platon furent amis des prêtres et leur
rendirent en effet des services. Les épicuriens et les scepti-
ques ne durent pas être aussi agréables; mais, si l'oracle les
maudit, il les maudit tout bas. On ne voit pas qu'il ait jeté un
mot dans les disputes des écoles, et en cela il fit preuve de
i) Les inscriptions publiées par E. Cnrtius et P. Foucart ont donné une
certaine importance à la question des all'ranchissenients opérés par vente
simulée de l'esclave à Apollon. Cette question a été traitée d'abord par Cur-
tius {Anecd. Delphica § 1. De manumisslonc sacra Grscconnn), puis, avec des
détails nouveaux, par P. Foucart {Mémoire sur Vaff'ranchissenicnt des esclaves
2Kir forme de vente aune divinité, d'après les inscr. de Delphes. Paris, 18G7).
Les prêtres ne rendaient pas là aux esclaves un service désintéi'essé : ce-
pendant leur garantie était évidemment uliio à la sécurité des affranchis.
La manumission religieuse pouvait se l'aire ailleurs qu'à Delphes et par
devant d'autres dieux qu'Apollon : c'est une raison de plus pour ne pas
intercaler ces faits dans Thisloire de l'oracle. Apollon Pjlhien avait aussi
ses esclaves, des femmes hiérodules, dont le sort passe pour avoir été assez
doux. Les Phéniciennes d'Euripide s'applaudissent d'être envoyées comme
esclaves à Delphes ^244 sqq.) ; Plutarque [Amator., 21) compare cet esclavage
à celui de l'Amour, et un romancier de la décadence prend son héroïne,
Chariclée, parmi les jeunes recluses de Pytho. Cf. A. Hirï, Die Hierodulen.
Berlin, 1818, avec un appendice de Bœckh. — i) Diog. Lakiit., VIII, 8, 21.
La Pythie s'appelle aussi Aristokleia (Porphyr., Vit. l'ythaij., % 41). —
3) Sx^[i[j.aTa ozkt^\-/.à (SuiD., s. v. ' Ep.7t£oo-/.X%. Schol. Auistoph. Plut., 39).
158 LES ORACLES DES DIEUX.
sagesse ^ Dans un monde qui les avait dépassés, les prêtres
de Delphes ne s'obstinèrent pas à vouloir discipliner les in-
telligences; ils ne se sentaient pas autrement menacés par
le libre examen et ils pouvaient se convaincre, en faisant
l'inventaire de leurs richesses^, que leur puissance reposait
sur de fortes assises.
Au moment où nous allons reprendre l'histoire chronolo-
gique de l'oracle, Delphes est en voie de devenir la plus
grande banque du monde. Autour du temple s'élèvent de
toutes parts des Trésors remplis d'ex-votos envoyés par diffé-
1) Socrale déclare à ses juges qu'ilaélé souvent l'interprète du dieu de Pytlio
et qu'Apollon l'a proclamé publiquenient le plus sage des hommes (Xknoph.
Apol., 2, lo. Plat. Apol., 21). On sait quelle place l'oracle tient dans la cité
de Platon. Zenon de Citium passe pour avoir reçu de Delphes un conseil
déjà donné à Socrate, celui de « prendre la couleur des morts » (Suid. s. v.
Atyu::T(a. Z/jVwv). Diogène, ennemi de la divination, avait été engagé — soit par
l'oracle de Delphes, soit, peut-être par quelque oracle de Sinope, — à faire
de la fausse monnaie. Ce conseil, pris à la lettre, l'avait conduit en exil et,
par l'exil, à la philosophie (Diog. Laert. VI, 20-21. Suid. s. v. Atoy/vr);). —
2) Kayser résume comme suit le budget des recettes de l'oracle. A. Recettes
ordinaires. \° Dîmes sur les mines et récolles dans les colonies. 2» Location
ou produit des biens du temple, cultivés par des serfs. 3" Intérêt des capi-
taux prêtés (Cf. Thuc. I, 121. Demosth. In Mid., § 144). 40 Droit sur les capi-
taux déposés (Cf. Plut. Lys., 18). B. Recettes extraordinaires. 1" Dîme du
butin de guerre. 2» Amendes prononcées par les Amphictyons. .3» Amendes
dites « sacrées » prononcées par d'autres tribunaux (Cf. Herod., III, 52).
io Présents de toute espèce, offerts par les « bienfaiteurs du dieu (ot xbv 8sbv
£Ù£pYr)Trix6T£ç), donations provoquées et récompensées par des honneurs
comme la r.po^vdx, 7;po[xavt£t'a, 7:po3op{a, rpooiz^a, àa^xlsta, iTj'ki.x, à-:{kdoi, yTJç
l'y/TTiiiç, O£apoooy.(a. La T:po[j.avT£(a et la Ocapoooxfa sont des privilèges dont
disposent tous les oracles: les autres distinctions sont de nature poli-
tique et peuvent être accordées par toutes les cités. Les distinctions particu-
ières à Delphes sont la couronne de laurier (odtcpwjç ar^tpavo; Tiapà tou Oeou.
CuRTius, N°s 41, 42) et une tente d'honneur aux réunions amphictyoniques
(ay.avà È;x' HuXata à r.çithzix. CuRT. N" 4o). Les offrandes extraordinaires pou-
vaient se convertir en allocation régulière comme la -uO(a; ou ;:uOa[ç des
Athéniens (Strab., IX, 3, 12. Rangabé, II, n 2276). A. Mommsen pense
que les prêtres procédaient, tous les ans, dans le mois Ilêvakieios, à un in-
vculiiii'c général de leurs inens, comme les prêtres do Délos dans le courant
du mois Thargélion. Ces inventaires ont fourni la matière des descriptions
et catalogues cités plus haut (p. 39).
ORACLE DE DELPHES 150
rents peuples, princes et cités, athlètes heureux, criminels
repentis, riches bienfaiteurs du temple, vaniteux de toute
espèce empressés de mettre leur nom en évidence. Avec le
produit des biens-fonds, les dîmes, argent et esclaves, pré-
levées sur le butin de guerre, sur les colonies, avec les
amendes imposées, les intérêts produits, tout cela constituait
un capital énorme qu'une gestion intelligente accroissait
rapidement. En outre, comme il n'y avait pas en Grèce de lieu
plus sûr que Pytho,les États comme les individus apportaient
là les documents précieux, testaments, contrats, créances,
même de l'argent monnayé, dépôts que les prêtres se char-
gaient de garder en récompensant même la confiance des
déposants par des privilèges honorifiques, comme ceux de
proxénie, proédrie, promantie, etc. L'oracle tenait ainsi
entre ses mains d'immenses intérêts et se montrait jaloux
d'accroître cette nombreuse clientèle. On stimulait le zèle
des pèlerins en racontant que les héros et les dieux eux-
mêmes avaient donné l'exemple des offrandes commémora-
tives. Zeus avait déposé à Pytho la pierre de Kronos; Héra-
klès, au lendemain de ses victoires ou de ses accès de folie,
y envoyait des présents. Apollon, du reste, avait souvent
demandé des cadeaux sans périphrase et avec insistance. On
savait qu'il avait exigé un jour de Pélops un agneau d'or et
qu'il avait obligé le héros à satisfaire ce caprice '.
Les moyens d'acquérir ne manquaient pas : mais, comme
il n'est pas moins important de conserver, on inspirait à ceux
qui auraient été tentés de voler le dieu une terreur supers-
titieuse. Il était arrivé qu'un malfaiteur de cette espèce avait
été indiqué aux prophètes, — d'autres disaient dévoré — par un
loup dont on montrait la statue à Delphes ^ L'oracle avait lui-
1) SuiD. S. V. 'Avoc9r,|j.a. ScHOL. Aristoph. Nul)., iVt. On mettait cette histoire
sur le compte de l'oracle d'Apollon Napéen à Leshos, mais il en courait de
pareilles à Delphes, et celle-là avait aussi à Delphes son eifet utile. —
2} Pacsan., X, a, 7. iEnAN. Hist. unim., X, 26.
160 LES ORACLES DES DIEUX
même la réputation d'être particulièrement clairvoyant pour
retrouver les trésors enfouis ou dérobés, et Platon, dans son
État idéal, estime que le dieu de Delphes est le meilleur juge
en matière de détournements considérables '. Cette spécialité
pouvait avoir son côté fâcheux, en ce sens que l'oracle ris-
quait d'être assiégé par les chercheurs de trésors; mais on
savait d'autre part que le dieu n'encourageait guère la cupi-
dité des paresseux. On riait de ce Polycrate de Thèbes qui,
ayant ouï parler d'uu trésor enfoui par Mardonius à Platée,
avait consulté l'oracle sur les recherches à faire et en avait
reçu le conseil de « remuer toutes les pierres"-. » Il y avait
bien aussi des avertissements plus directs et des exemples
plus significatifs à proposer à ceux que les richesses de
Delphes faisaient rêver. Sans parler de la juridiction extra-
ordinaire des Amphictyons, il y avait ù Delphes un tribunal
qui jugeait très sommairement et d'où plus d^un était sorti
pour être précipité du haut de la roche Hyampeia. Tel avait
été le sort du Delphien Orgilaos dans les bagages duquel un
ennemi avait glissé un vase appartenant au temple ^ ; tel
aussi, celui d'Ésope accusé d'un méfait analogue ''. Il fallait
se garder, non seulement de commettre cette espèce de
sacrilège, mais même d'en être soupçonné.
Les prêtres de Delphes avaient donc poussé très loin l'ha-
bileté pratique : mais, il faut le dire, ils perdaient en énergie,
en élévation morale, en patriotisme, ce qu'ils gagnaient en
opulence. La Grèce allait entrer dans une période de crise
où, obligée de faire face aux périls les plus extrêmes, elle ne
reçut de Pytho que de lâches suggestions. Déjà l'oracle, au
milieu des discordes intestines qui divisaient le pays, n'a-
vait pas toujours su cacher la partialité et Tinconséquence
IjPlat. Legg., XI, p. 'Jli. — 2) Suid. s. v. Tlàvia v.ilwK C'est IÏM[uivalenl
de lapolog-ue Le Laboureur et ses enfunts. — 3) Plutarch. Pracc. Polit., 'M.
Pi) LUTARcii. Ser. mon. vind. 12. .-Ehan. Var. hist., XI, iJ.
ORACLE DE DELPHES 161
do sa conduite. Mais, lorsque l'on eut afTaire aux races étran-
gères, on songea que la P^'tliie n'avait jamais dédaigné l'or
des Barbares, et on se demanda si, après les avoir exploités
avec le plus louable patriotisme, elle ne s'était pas oubliée
au point de leur en être reconnaissante. Le temps va venir
où l'on entendra dire que la Pythie, « médise, » qu'elle
« laconise, » qu'elle « philippise. » et que les oracles sont au
plus offrant. Le mépris commence par frapper cette popula-
tion de devins, de sa'criflcateurs, de pâtissiers, d'hôteliers, de
fabricants d'ex-votos, tous gens de mœurs peu édifiantes, qui
vivent sur la bourse des pèlerins ' ; de là, il va monter jus-
qu'aux prêtres .
En attendant, le sanctuaire de Pytho est toujours le centre
du monde : sa renommée est montée assez haut pour que,
même après un long déclin, elle reste incomparable en son
genre; mais déjà la défiance a mis à jour bien des canaux
secrets qui jettent dans la source de l'enthousiasme des fer-
ments corrupteurs : la décadence a commencé.
F. HISTOIRE DE L'ORACLE DE DELPHES, DE LA GUERRE DE KRISA
A LA FIN DES GUERRES SACREES (590-338).
Influence de l'oracle sur l'histoire intérieure d'Athènes. — L'oracle allié
des Alkméonides contre Pisistrate et les Pisistratides. — Consécration
des réformes de Clisthène. — Pytho et Sparte. — Corruption de la
pythie par Cléomêne. — Rôle de l'oracle durant les guerres médiques.
— Politique anti-nationale des prêtres de Pytho. — L'histoire écrite
par Hérodote. — Périclès revient aux traditions de Pisistrate. — Inter-
vention armée de Périclès à Delphes. — Partialité de l'oracle du-
rant la guerre du Péloponnèse. — Delphes et Lysandre. — Menace
d'une invasion illyrienne. — L'oracle et Épaminondas. — Projets de
1) La gourmandise et la rapacité des Delphieiis étaient devenues prover-
biales, et ils étaient, sous ce rapport, assimilés aux Déliens (Athen. IV,
§74). Leur gagne-pain était le couteau ([j.â7atpa) du sacrifice. La coutellerie
de Delphes reste célèbre pour avoir fourni une comparaison assez obscure
àAnstote (Polit., I, i, o).Cf. Gœttling, Comment, de macliacra Delphicaquae
est apud Ai'istotelem. Jenae, 18o0.
11
162 LES ORACLES DES DIEUX
Jason de Thessalie. — La deuxième Guerre sacrée (355-346). — Pillage
du temple par lesPhocidiens. — Intervention de Philippe de Macédoine.
— Capitulation de Phalœkos et châtiment des Phocidiens. — Dépit des
Athéniens. — Accusation portée contre les Amphisséens. — Nouvelle
guerre sacrée terminée par Philippe.
Le sacerdoce delpliique, victorieux de Krisa et émancipé
par la première guerre sacrée, ne songea plus qu'à tirer parti
d'une influence politique qui venait de se révéler si grande.
Tranquille du côté des Doriens, il porta son attention de pré-
férence sur cette race ionienne qui, après avoir gardé durant
des siècles une attitude défiante, avait enfin reconnu impli-
citement la supériorité de Delphes sur Délos. Athènes était
alors dans un état de crise, provoqué par le premier conflit
de la démocratie naissante avec l'aristocratie dont Solon avait
remplacé les droits héréditaires par le cens. Le peuple,
encore incapable d'imposer aux mécontents le respect d'une
constitution toute neuve, s'était tout simplement serré autour
de Pisistrate devenu un « tyran» populaire.
Pisistrate savait combien les hommes de son espèce étaient
suspects à Pytho. Il fit le possible pour se concilier la faveur
d'Apollon Pythien. Il alla j usqu'à décréter peine de mort contre
quiconque souillerait le Pythion d'Athènes et fit montre d'un
zèle que son petit-fils imita plus tard en élevant dans ce même
temple un autel spécial ^ Mais l'oracle tenait pour ses ennemis
personnels, les Alkméonides, et ne s'en cachait guère ^. Le
tyran redoutait l'influence de prêtres que les Athéniens ne
pouvaient regarder ni comme les adversaires de leurs insti-
tutions, car ils avaient approuvé les lois de Solon, ni comme
des protecteurs à dédaigner, car ils venaient de faire de
Miltiade, fils de Kypsélos, un roi des Dolonces^, Aussi, tout
en évitant de leur rendre injure pour injure, Pisistrate s'ef-
i) TiiucYD., VI, 54. SuiD., s. V. 'Ev HuOt'w. — 2) Cf. W. Visciikr, Ueber die
Stcllung des Geschlechts der Alkmseoniden m Atken. Base), 1847, et ci-dessus,
p. 119.— 3)Herod., VI, 34-3G.
ORACLE DE DELPHES 163
força de détourner de Pytho les regards des Athéniens. Il
alla, sur le conseil de « certains oracles ', » qui probablement
ne venaient pas de Delphes, purifier l'île de Délos, rendre au
culte d'Apollon Délien son antique splendeur et ranimer le sou-
venir de l'amphictyonie ionienne dont ce culte était le centre
et le lien. Rien ne pouvait être plus désagréablement ressenti
à Delphes, et si Polycrate de Samos, un autre tyran ionien,
choisit ce moment pour demander à l'oracle quel nom il de-
vait donner aux jeul qu'il venait d'instituer à Délos même, on
conçoit que sa question ait été considérée comme une imper-
tinences.
Pisistrate ripostait encore d'une autre manière aux sug-
gestions hostiles de l'oracle. Il intéressa de plus près le pa-
triotisme athénien au culte d'Athêna, patronne de la cité :
il fit des Panathénées une fête splendide à laquelle, tous les
quatre ans, s'ajoutaient des concours poétiques et musicaux
destinés à remplacer, pour les Athéniens, les jeux pythiques.
Qui sait même si, en rebâtissant le temple de Zeus, il ne son-
geait pas à utiliser, pour en faire un oracle, le gouffre qui
s'ouvrait là dans le sol et qui passait pour avoir absorbé les
eaux du déluge 3?
Les Pisistratides paraissent avoir continué cette guerre
sourde faite par leur père à l'influence de Delphes, car on
prête à Hipparque l'intention de surpasser les fameux
aphorismes delphiques par les sentences qu'il fit graver sur
les hermès des rues '', Peut-être l'oracle ne fut-il pas étran-
ger à l'espèce d'apothéose qui glorifia les meurtriers d'Hip-
parque, Harmodios et Aristogiton. La popularité extraordi-
naire dontjouit leur mémoire ne s'explique guère parles pas-
1) Herod., I, 64. Thucyd., III, 104. —2) Voyez ci-dessus, p. 21. — 3) Pau-
SAN., I, 18, 7. On jetait tous les ans des gâteaux de miel dans ce gouffre
consacré, comme le Gœon d'Olympie, à Gœa Olympia (Cf. Vol. II, p. 253,
où la tradition concernant le déluge a été altribuéc par inadvertance à
Olynipie). — 4) Ps.- Plat. Hipparch., p. 228.
1C4 LES ORACLES DES DIEUX
sioiis suspectes qui leur tinrent lieu de patriotisme ou par les
conséquences de ce tyrannicide. Quant les Athéniens célé-
braient en eux les libérateurs de leur cité, ils ne pouvaient
pas avoir oublié que, pour renverser Hippias, il avait fallu
l'intervention armée de Sparte; que cette intervention, pro-
voquée par l'oracle, avait mémo failli demeurer impuissante,
et que le hasard seul avait mis lin à la résistance des Pisis-
tratides retranchés dans l'acropole. Ce n'est pas ainsi que
tombent les oppresseurs d'un peuple. Il y avait même, dans
la dévotion aux a libérateurs, » quelque chose d'humiliant
pour le patriotisme athénien, Athènes était tombée bien bas
si elle avait eu besoin, pour s'affranchir, de gens qui se sen-
taient encore de leur origine étrangère et qui, en vengeant
leurs propres injures, ne songeaient pas à faire les affaires
de la liberté 1.
Les Alkméonides rentrèrent et l'un d'eux, transfuge de son
parti, acheva l'œuvre de Solon. L'oracle parut se faire dé-
mocrate avec Clisthene. Il fournit aux dix tribus instituées
par le nouveau système des héros éponymes ^, c'est à dire, un
culte officiel, nécessaire à leur existence légale, et il dut ap-
prouver aussi la transformation, par le même procédé, des
villages en dénies ou communes pourvues d'une certaine au-
tonomie. Les Athéniens profitaient de cette bonne volonté
sans cesser de se défier. Quand la réaction aristocratique me-
née par Isagoras rappela les Spartiates, ils trouvèrent parmi
les prisonniers faits sur les étrangers et les factieux un Del-
phien, Timasithéos. Ils le mirent à mort sans le moindre
scrupule '^ Enfin, ils paraissent avoir expulsé de leur sein
Clisthene lui-même. Derrière le législateur on avait retrouvé
l'Alkméonide; on croyait peu au désintéressement d'une fa-
1) Herod., V, 'ù'S. o7. 61. TiiLCYU., I, 20. VI, '-W-. — 2) 'lù tzoàXwv ôvo;iâtwv
sÀo;/.;'vrrj xx -aXatà ToCi ITuOfou (PoLLUX, Olluiii., Vlil, 110;. — 3) IJEIlOD., V, 72.
Le l'uiL L':st de Tan oOH uvunl J.-C.
ORACLE DE DELPHES 1G5
mille qui avait suborné la Pythie et levé des troupes avec
l'argent de Delphes pour rentrer de vive force dans la cité .
Les prophètes de Pytho commençaient à porter la peine de
leurs intrigues. Les Spartiates eux-mêmes étaient mécon-
tents. C'est que l'oracle, en goût d'intervention, jouait alors
une partie très compliquée sans avoir, pour se garder des
inconséquences, une ligne de conduite bien arrêtée. Pendant
qu'il paralysait les efforts des Athéniens en guerre avec les
Éginètes et les Béotiens -,'il les humiliait en les tenant comme
sous la surveillance de Sparte, et il excitait les Spartiates,
avides de repos, sans leur donner de bonnes raisons. A la
fin, ceux-ci s'inquiétaient de tant agir sans comprendre. Ils
se sentaient au service d'une volonté étrangère et se raidis-
saient d'instinct contre cette direction occulte. Lors de l'ex-
pédition entreprise pour soutenir Isagoras, leur roi Cléomène
avait saisi dans l'acropole d'Athènes une collection d'o-
racles qui promettaient aux Athéniens la victoire sur les
Spartiates. Peut-être y en avait-il, dans le nombre, qui ve-
naient de Delphes même. Les Lacédémoniens, déjà «informés
des manœuvres des Alkméonides pour gagner la Pythie, et de
ce que la Pythie avait fait à l'égard d'eux-mêmes et des Pisis-
tratides% » se seraient ainsi assurés de leurs propres yeux
qu'on soufflait àPj'thoie chaud et le froid.
Ils se convainquirent bientôt que, non content d'encoura-
ger à la fois Clisthène et Cléomène, l'oracle abusait de leur
crédulité pour les poussera des actes injustes et impolitiques.
Cléomène, voulant ftiire déposer son collègue Démarate, fit
certifier par la Pythie que Démarate était un bâtard intro-
duit par l'adultère dans la lignée des Eurypohtides. A
quelque temps de la, ces intrigues furent dévoilées. Le sa-
cerdoce d'Apollon sauva son crédit en criant lui-même au
ij IlERon., V, G3. Demosth. In Mal., § 1 ii. — 2) IIeuod., V, 89. — 3) IIe-
ROD., V, ao.
166 LES ORACLES DES DIEUX
scandale et en flétrissant les coupables. Nous ne savons quel
fut le châtiment de Cobon, un des personnages les plus im-
portants de la ville, qui s'était fait l'agent de Cléomène, mais
la pythie Périalla fut «dépouillée de ses honneurs^ ». Lorsque
Cléomène perdit la raison, on fit courir le bruit que c'était là
le châtiment de son sacrilège; mais les Spartiates, las de
merveilleux pour cette fois, affirmaient que c'était la consé-
quence de son ivrognerie-.
Cependant, la Grèce allait recevoir le choc du grand em-
pire asiatique et intercaler dans son histoire une page d'é-
popée. Dans cette lutte héroïque, le rôle de Calchas était à
prendre. A une époque où la nation n'avait pas encore cons-
cience de son unité, Delphes seule pouvait ébranler à la fois
tous lescontingents helléniques etles grouper devant l'ennemi.
Ses prêtres étaient mieux placés que personne pour voir
approcher l'orage et jeter le cri d'alarme en temps opportun.
Mais il se trouva que le trépied commun de la Grèce ne va-
lait pas la bouche du Calchas d'autrefois. L'argent de Crésus
avait empêché Apollon de mettre les Hellènes en garde contre
les envahissements des Orientaux : la peur le rendit aussi
circonspect devant les Perses. Quand Harpage, le général de
Cyrus, avait mis le siège devant Cnide, l'oracle avait décou-
ragé la résistance des Cnidiens^ Cette fois, la flotte perse put
traverser l'archipel et jeter l'ancre devant la plage de Mara-
thon; aucun appel ne partit de Pytho. On savait que le
Grand-Roi était plus riche encore que Crésus et que, si ses
troupes avaient pillé naguère le temple des Branchides à la
suite d'un assaut '', elles avaient respecté « comme des hommes
sacrés '^ » les Déliens qui n'avaient essayé aucune résistance.
L'oracle garda donc le silence et, lorsque les Athéniens
prièrent les Spartiates de se joindre a eux, aucune dispense
\) Herod., Vf, 70. Pausa.n., III, 4, 4. — 2) Herod., VI, 84. — 3) Euseb.
Praep. Evang.,y, 20. — 4) Herod., VI, 19. — o) Herod., VI, 97.
ORACLE DE DELPHES 107
ne vint de Delphes pour permettre à ceux-ci de se mettre en
campagne avant la pleine lune. Aussi la dévote armée ar-
riva-t-elle à Marathon après la bataille ^
Dix ans plus tard, Xerxès arrivait avec une armée innom-
brable pour venger l'humiliation de son père. Les Athéniens
courent à Delphes et, au lieu d'y trouver des encourage-
ments, ils entendent la pythie Aristonikè prononcer les
oracles les plus terribles : « Infortunés, fuyez aux extrémités
de la terre. .. abandonnez vos demeures et les hauts sommets
de votre ville... Du faîte des temples s'écoule un sang noir ^... »
Comme le Delphien Timon, qui voulait laisser au prophète
le temps de revenir sur d'aussi malheureuses expressions,
leur avait conseillé d'insister, ils obtiennent enfin le fameux
conseil de s'abriter derrière un rempart de bois^ On sait
comment Thémistocle tira parti de l'ambiguïté du passage et
comment la bataille de Salamine, gagnée en dépit de ces pro-
phéties pusillanimes, fut portée au compte des prédictions
vérifiées. Les prêtres de Delphes firent tout ce qu'il fallait,
avant et même après Salamine, pour que la Grèce se livrât
sans résistance. C'est que l'incorporation pacifique de la
Grèce à l'empire des Perses ne leur paraissait pas un bien
grand malheur, tandis qu'ils craignaient fort les violences et
le pillage. Non seulement ils avaient effrayé les Athéniens,
mais ils défendaient aux Argiens', aux Corcyréens^, aux
Cretois^ de se joindre à l'armée nationale; ils gardèrent
près d'eux, sans lui suggérer une pensée patriotique, Cadmos,
l'envoyé de Gélon de Syracuse, qui attendait l'issue de la
lutte pour reconnaître la suzeraineté des Perses, si Xerxès
était vainqueur"; ils répondaient aux Delphiens en quête de
conseils de « sacrifier aux vents, qui devaient être les meil-
i) Herod., VI, iOQ. i20. — 2) Herod., VII, 140. — 3) Herod., VII, 141. —
4) Herod., VII, 148. — 5) Herod., Viï, 108. — fi) Herod., VII, 160. 171. —
7) Herod., VH, 1fi3-163.
108 LES ORACLES DES DIEUX
leurs auxiliaires dos Grecs' » :.ils surchargeaient les Athé-
niens et les Platéens de dévotions encombrantes-; ils firent
savoir aux Lacédémoniens que leur ville serait dévastée par
les Barbares ou un de leurs rois tués\ Après le premier choc,
lorsque Leonidas eut succombé aux TJiermopyles, ils pres-
crivirent de « demander satisfaction à Xerxès et d'accepter
ce qu'il donnerait'. » Ce fut pour eux le moment aigu de la
crise. Le flot de l'invasion venait battre le pied du Parnasse.
Xerxès savait que le temple était riche, et une première ten-
tative, repoussée, dit-on, à coups de miracles"', confirma
leurs craintes.
La victoire de Salamine ne les délivrait pas de cette me-
nace. Mardonius était resté, avec trois fois plus de soldats
que les Grecs n'en pouvaient mettre en ligne. Heureusement,
Mardonius, qui rêvait de devenir le satrape des Hellènes,
prenait au sérieux leurs oracles et leurs devins. 11 avait à
son service le Telliade éléen Hégésistrate % et son agent
particulier, Mys, faisait une tournée dans les mantéions de la
Béotien On ne dit pas que Mys soit monté à Pytho, mais Mar-
donius n'en fut pas moins informé de l'existence d'une pro-
phétie où il était dit que les Perses seraient exterminés api^ès
avoir pillé le temple de Delphes^ Cette prophétie avait déjà
servi dans une autre occurrence ; cependant, elle agit à mer-
veille sur l'esprit de Mardonius. Les desservants de l'oracle
1) Herod., VII, 178. C'était un souvenir de la tempête qui avait coulé la
flotte perse au mont Atlios en 493. Le conseil fut répété aux Athéniens (He-
rod., VII, 189). — 2) Voy., ci-dessus, p. fil. Zcus lui-même a pitié des alliés
et apparaît en songe au général des Platéens pour lui expliquer l'oracle
d'Apollon (Plutarch. Aristid., 11).— 3) Herod., Vil, 220. — 4) Herod., VIII,
■114. — 5) Herod., VHl, 3o-40. Dion., XI, 14. Ctes. Fnujm., 2;;. Ils prétendirent
après coup qu'Apollon s'était chargé lui-même de se défendre et que c'est
pour cette raison que tous les Uelphiens se sauvèrent, à l'exception du pro-
phète Akératos resté avec 60 hommes (Herod. ihid.). Le mot d'Apollon servit
plusieurs fois. — 6) Herod., IX, 37-38. Voy., vol. H, p. 71 . — 7) Herod., VIII,
133-13:;. Plutarch., Amtid., 19. —8) Herod., IX, 42-43.
ORACLE DE DELPHES 169
purent dès lors se croire à, l'abri de toute tentative et n'avoir
pas à redouter le sort d'Eleusis'. Ils gardèrent une attitude
absolument passive pendant qu'à Platée se décidaient les
destinées de la Grèce.
Mais tel était encore le prestige de l'oracle et la force de
l'habitude que les Grecs, abandonnés d'Apollon, n'en por-
tèrent pas moins à son temple leurs actions de grâces. Avant
Salamine, ils avaient voté avec serment une résolution ainsi
conçue : « Tous ceux qui, étant Hellènes, se sont donnés au
Perse sans y être contraints, lorsque les choses seront re-
mises dans l'ordre, payeront la dîme à Delphes pour le dieu-. »
Après Platée, ils s'empressèrent de consacrer dans le sanc-
tuaire pythique un magnifique trépied d'or représentant les
prémices du butin ^. Gélon, vainqueur des Carthaginois à Hi-
mère, avait envoyé de son côté un trépied d'or du poids de
seize talents''. Quatorze ans plus tard, après la victoire de
rEur3'médon,les Athéniens consacrèrent encore à Delphes la
dîme du butin"'. L'oracle fit, du reste, très bonne figure, une
fois le danger passé. Il déclara le sol de la Grèce souillé par
la présence des Barbares, fit éteindre partout les feux et four-
nit le feu nouveau emprunté au « foyer commun''. »
Le crédit de l'oracle ne paraissait donc nullement ébranlé :
les offrandes étaient plus magnifiques que jamais, et
il aurait fallu être bien pessimiste pour se demander s'il
n'entrait pas dans ces libéralités plus d'émulation que de
i) Herod., IX, 63. — 2)Herod.,VII, 232. Diod., X[,29. Lycurg. Aclv. Leocr.,
p. lo8. 193. Reiskc. Scid., s. v. oExa-rtviav. — 3) Herod., L\, 81. Pausan., X,
3, o. Le trépied d'or était posé sur une espèce de colonne torse en bronze,
d'environ six mètres de haut, formée de trois serpents enroulés en iiélice.
Cotte colonne fut transportée à Constantinople et retrouvée ou plutôt dé-
gagée en ISoG. Cf. 0. Frick, Vas platœische Weihr/eschenk zii Constantinopel.
Lcipz. 1859. C. W. Gœttling, Ucbev die Basis des pkUœischcn Wcihgcschenkes
in Delphi (Ces. Abbdl. Il, p. 71-77). P. Foucart, Mém. sur Delphes, p. 3o-4i.
— 4)Di0D., X[, 20. SciiOL. Pixp. ruth., I, 1 iO. — 5) Diod., XI, 02. — 0) Pld-
TARcn. Aristid., 20.
170 LES ORACLES DES DIEUX
piété. Et pourtant, il était impossible que les Grecs, si di-
visés et si pervsonnels qu'ils fussent, ne sentissent pas que l'o-
racle avait manqué à sa mission, qu'ils avaient lutté et
triomphé sans lui. La joie do la victoire retenait les récrimi-
nations ; mais il était bon cependant de les prévenir. Les
prêtres de Delphes eurent la bonne fortune de faire écrire en
quelque sorte sous leurs yeux l'histoire des guerres médiques
et de faire ainsi tourner à la glorification de l'oracle un succès
qu'il semblait avoir prévu. Hérodote les a écoutés avec plus
d'attention encore et de foi que les prêtres de Memphis. Son
livre, marqué de cette empreinte sacerdotale, apparaît, sous
la luxuriante abondance des détails, comme une vaste thèse
destinée à prouver la véracité des oracles en général et de
celui de Delphes en particulier.
Il suffit de passer d'Hérodote à Thucydide pour comprendre
la réaction qui se fit alors, en dépit de telles apologies, contre
ces dispensaires de révélation, chez un petit nombre d'esprits
d'élite, principalement à Athènes. Thémistocle en avait
donné le signal. On peut juger de l'opinion qu'on avait de
lui à Delphes par l'accueil qu'il y trouva quand il vint consa-
crer à Apollon la dîme de sa part de butin. La Pythie lui or-
donna do remporter au plus vite son offrande'. Pôriclès se
mit à la tête du mouvement rationaliste qui tendait à éli-
miner do la politique l'infiuence sacerdotale et les conseils
d'origine surnaturelle. Il savait la démocratie abhorrée à
Delphes et la conciliation impossible sur le terrain des prin-
cipes : aussi fit-il à l'oracle une guerre méthodique et sa-
vante où les armes mêmes jouèrent un rôle. En 448, en eff'et,
avait éclaté une nouvelle guerre sacrée. Depuis que l'on ne
prenait plus au sérieux le conseil des Amphictyons, les Pho-
cidiens s'étaient arroi^é un droit de surveillance sur l'admi-
'o^
I) Pausan., X, 14, 0.
ORACLE DE DELPHES 171
nistration du temple, sous prétexte que Delphes faisait partie
de la Phocide'. Les Delphiens, impatients de ce joug, appe-
lèrent les Lacédémoniens qui vinrent en armes expulser les
Phocidiens du temple. Mais Périclès, informé de l'incident,
saisit l'occasion d'humilier à la fois les prêtres de Pytho et
les Spartiates : il alla lui-même à Delphes avec des troupes,
rendit aux Phocidiens leur droit traditionnel, et « prit » pour
Athènes un droit de promantie pareil à celui des Lacédémo-
niens ^ Cette jalousie entre Phocidiens et Delphiens devait
allumer, un siècle plus tard, une guerre terrible, aussi fu-
neste à l'indépendance nationale qu'à la Phocide dévastée.
S'inspirant des exemples de Pisistrate, Périclès opéra des
diversions religieuses. Il rendit plus somptueuses encore les
fêtes d'Athêna et occupa à tout propos les Athéniens de Délos :
autant de mesures que Delphes ne pouvait ni blâmer hautement
ni voir avec plaisir. Il semble même avoir exercé son irrésis-
tible influence sur l'esprit d'Hérodote qui, plein de foi dans
la sagesse du grand homme, alla coopérer à la fondation de
Thurium, entreprise sans le concours de l'oracle et peut-être
malgré lui.
Aussi, quand éclata la guerre du Péloponnèse, l'oracle,
qui aurait pu peut-être la prévenir^, prit ouvertement parti
pour Lacédémone'*. Les alliés comptaient, pour contreba-
lancer la puissance financière d'Athènes, sur les trésors de
Delphes et d'Olympie^. Les Athéniens furent assiégés de pré-
dictions sinistres. Thucydide se contente de dire dédaigneuse-
ment : « les devins chantaient toute sorte d'oracles que chacun
écoutait sous l'empire de sa passion *■•, » et il ne cite comme
1) DiOD., XVI 23.,— 2) Plutarch. Pericl, 21. Tuucyd., I, \12. Aristodem.
ap. Fragm. Hist. Graec, V, p. IG. — 3) Il aurait pu, en tout cas, étouffer le
différend entre Corinthiens et Corcyréens qui en fut l'occasion ; car les Épi-
damniens le consultent d'abord (Thucyd., I, 2o), et les Corcyréens invoquent
ensuite sa médiation (I, 28). Les prêtres de Pytho ne Orent rien pour la
paix. — 4) Thucyd., I, 118. 123. Plutarch. Pijth. orac, 19. — 3) Thucyd., I,
121. — fi) TnrcYn., II, 21.
172 LES ORACLES DES DIEUX
émanée do Delphes qu'une défense d'occuper le terrain vaprne
du Pêlasglcon, défense dont on paraît, du reste, avoir tenu
compte'. Périclès, comme le dit plus tard Démosthène, ne
suivait que les lumières de la raison et appelait tous ces
oracles des « préceptes de lâcheté-. »
Mais Périclès mourut au moment où la lutte venait de
s'engager. Ses successeurs, pour dominer les esprits surex-
cités, remplacèrent l'autorité qui leur manquait par un per-
pétuel recours à la révélation. Seulement, ne pouvant avoir
Delphes pour eux, ils se rabattaient, soit sur d'anciens
oracles pythiques, soit sur des prophéties sibyllines ou des
prédictions de Bakis. Dodone et Ammon fournirent aussi
leur contingent de textes révélés^. Le peuple athénien, tel
que le représente Aristophane dans ses Chevalie7^s, en 424,
est mené par les oracles et donne sa confiance à l'orateur le
mieux pourvu de cette espèce d'arguments. Cléon, naguère
le pire ennemi de Périclès, paraît avoir fait des avances aux
prêtres de Delphes. Il est possible, du moins, qu'il les ait
consultés au sujet de Pylos et qu'il ait compris l'inutilité de
ses négociations en recevant une réponse ainsi conçue.: « Il
y a une Pylos devant Pylos, et une Pylos encore autre part '•. »
Les hostilités sur le terrain religieux étaient alors aussi
envenimées qu'elle pouvaient l'être. Delphes servait aux La-
cédémoniens de station militaire'', et les Athéniens ne s'é-
taient jamais senti une plus grande dévotion pour Délos où,
1) TnucYD., II, 17. M. Foucaii vient de relroiivcr à Eleusis deux documents
officiels gravés sur une même table : i° Un décret des Athéniens qui s'obli-
gent, en vertu d'un oracle, à payer la dimc h Eleusis et invitent les autres
Hellènes ;'i les imiter : 2° Un décret rendu sur la proposition du devin Lam-
pon et relatif au Télasgicon. Ce dernier décret devait avoir été rédigé par
l'exégéte athénien (Voy. vol. II, p. 82-221), d'après le texte de l'oracle
[Comptes rendus de l'Acad. desltiscr., 2 avril 1S80).— 2) PurrAUcii. Dnnosth.,
20. Périclès décernait hii-iiiêmc raïutlhéose, et il ne la décernait qu'aux dé-
fenseurs de la patrie (I'lutaucii., PericL, S). — 3) Voy. vol. Il, p. 222. 314.
3r)l. — 4) AiusTOi'u. Equit., IGoî). Sciiol. ihid. — ii) Tuccvd., III, 101.
OllACLE DE DELPHES 173
après mainte purification, ils rétablirent les jeux quinquen-
naux tombés en désuétude depuis des siècles'. La guerre du
Péloponnèse prenant le caractère d'une guerre de race, les
Ioniens cherchaient à hausser le prestige de leur culte fé-
déral au niveau de la renommée de l'oracle dorien. Il n'est
pas sûr que les Athéniens se soient fait illusion sur leurs
chances a ce point de vue. Ils épiaient les occasions do
rentrer en grâce. Le premier article de la trêve qu'ils con-
clurent en 423 stipulait que l'oracle de Delphes serait ouvert
à tout le monde comme par le passé, et protégé par tout le
monde-. L'année suivante, ils « rétablirent les Déliens dans
leur île, tant a cause du malheur de leurs armes que pour
obéir à l'oracle de Delphes^. » Les Déliens restèrent depuis
lors les obligés et presque les vassaux des prêtres de Pytho '.
Enfin, lorsque les belligérants signèrent la paix dite de Ni-
cias, le premier article garantit encore à tous le droit de
consulter les oracles. On y ajouta la disposition suivante :
« En ce qui concerne l'enceinte et le temple d'Apollon à
Delphes, ainsi que les habitants de Delphes, ils seront indé-
pendants, affranchis de tout tribut et de toute juridiction
étrangère, eux et leur territoire^ » Ainsi finit légalement le
protectorat contesté des Phocidiens que Périclès avait naguère
appuyé de son intervention.
Lorsque la guerre recommença, l'oracle continua à rece-
voir, comme par le passé''-, les dépouilles des vaincus, quels
qu'ils fussent. C'était sa manière de rester neutre entre les
partis. Il accejjta de Lysandre, soit à titre d'offrande, soit à
titre de dépôt, ce que le vainqueur avait pu arracher aux en-
trailles épuisées d'Athènes. Lysandre plaça dans le temple
1) TiiucYD., m, loi. Cf. ci-dessus, p. 21. — 2) Thucyd., IV, H8. — 3)Thu--
CYD., V, 32. — 4) Les Déliens, assimilés aux colons de Pyllio, devaient aux
Delpbiens de passage « le sel, le vinaigre, l'huile, le bois et les couvertures »
(Athen., IV, § 74.) — :j) Tuucyd., V, 18. — G) Un exemple, entre plusieurs,
dans TiiucYD., IV, 134.
174 LES ORACLES DES DIEUX
d'Apollon sa statue et celles de tous les capitaines de sa
flotte, payées avec l'argent du butin, monument d'orgueil et
d'impudence qu'on n'eût jamais dû voir en un tel lieu'. Les
prêtres auraient eu de la peine, à cette époque, à persuader
aux Athéniens qu'ils avaient intercédé pour eux. On le dit
plus tard ^, mais le fait reste à démontrer.
Du reste, le sacerdoce de Pytlio, aveuglé par sa prospérité,
croyait ne plus avoir besoin de prudence. Les Lacédémo-
niens avaient exilé en 445 leur roi Plistoanax : la Pythie leur
ordonna « de le rappeler de la terre étrangère, sous peine de
labourer la terre avec un soc d'argent. » Ils se décidèrent
enfin à obéir (426); mais, à chaque revers, ils accusaient Plis-
toanax d'avoir, d'accord avec son frère Aristoclès, suborné
la Pythie -^ L'armée de Sparte n'en restait pas moins, par
habitude, au service de l'oracle. Durant la guerre du Pélo-
ponnèse, il avait fait naître une occasion de conflit avec les
Éléens, alliés des Athéniens et rivaux de Delphes. Il avait en-
voyé le roi Agis sacrifier à Zeus Olympien pour le succès de
ses armes, et les Éléens s'étaient opposés à cette profanation
de leur culte, attendu que le dieu d'Olympie devait rester le
protecteur de tous les Hellènes'*. Les Éléens en furent punis
par deux invasions lacédémoniennes (399-398), la perte de
leur suzeraineté sur les villes de l'Élide, et le pillage de leur
territoire. Cet exploit 'accompli, Agis alla offrir à Delphes la
dîme du butin. La mort d'Agis fit naître un débat scanda-
leux entre le fils et le frère du défunt. Agésilas traitait Léoty-
chide de bâtard et celui-ci lui opposait un oracle avertissant
les Spartiates de se garder d'une royauté boiteuse ^ Le plus
simple était de recourir à Delphes, mais les Spartiates, se
rappelant les expériences peu édifiantes du passé, choisirent
eux-mêmes : ils proclamèrent Agésilas (398).
1) Plutarcu. Lysand., 18. — 2)jEli\n. Var. lUst., IV, 0. — 3)Thucvd., V,
16. — 4) Xenoph. Ilellen., III, 2, 21-29. Pausan., lïl, 8, 4. Uiod., XIV, 17. —
5) Cf. vol. II, p. 223.
ORACLE DE DELPHES 175
Cependant Lysandre, qui jouait alors le rôle de faiseur de
rois, aurait bien voulu être roi lui-même. Il ne pouvait le
devenir qu'en faisant abolir la royauté de droit divin au
profit d^un système électif, et une pareille révolution n'était
possible à Sparte qu'avec le concours des oracles. Il essaya
de gagner les prêtres de Delphes, de Dodone et d'Ammon^.
La plupart de ses biographes croient qu'il fut partout écon-
duit; mais la version d'Éphore, conservée par Plutarque,
donne à penser qu'il trouva des complices à Delphes. Voici,
en substance, le récit passablement romanesque d'Ephore.
Lysandre avait choisi, pour instrument de ses desseins, un
enfant, appelé Silénos, que sa mère prétendait fils d'Apollon.
Beaucoup de gens crurent à cette paternité divine, et Lysan-
dre fit semblant d'y croire. Ses affîdés répandaient dans
Sparte le bruit que l'on conservait à Delphes d'antiques pro-
phéties qui ne devaient être lues que par un fils d'Apollon.
Les choses ainsi préparées, Silénos devait aller à Delphes et
réclamer les prophéties, à titre de fils d'Apollon. Ceux des
prêtres qui étaient les complices de Lysandre devaient prendre
sur la naissance de Silénos d'exactes informations. Vérifica-
tion faite, ils devaient montrer ces écrits au jeune homme, et
celui-ci, lire publiquement les prédictions qu'ils contenaient,
surtout celle qui était le but de l'intrigue et qui regardait la
la royajité de Lacédémone. On y aurait vu qu'il était meil-
leur et plus expédient aux Spartiates de « choisir leurs rois
parmi les citoyens les plus vertueux. » Cette comédie ne put
être jouée « par la timidité d'un des acteurs,» et les Lacédé-
moniens n'apprirent toutes ces belles choses qu'après la mort
de Lysandre, en fouillant dans ses papiers. Une si longue et
si chanceuse intrigue ne s'accorde guère avec ce qu'on sait
du caractère de Lysandre. Sous le renard, il y avait en lui le
1) Plutarch. Lysand., 23. DiOD., XIV, 13.— 2) Plutarch. ibid. Cic. Divin.,
I, 43. Corn. Nep. Lysand., 3. Cf. Vol. II, p. 313. 352.
176 LES ORACLES DES DIEUX
lioiK Mais, fùt-il tout entier de l'invention d'Éphore, ce ré-
cit montre de quoi on croyait capable, vers 350 avant J.-C,
et les prêtres de Delphes et les naïfs Spartiates.
Les Spartiates n'étaient pas aussi crédules qu'on se plaisait
aie dire; mais ils étaient liésàDelphes par leurintérét autant
que par leur foi. Ils avaient des soldats, mais étaient souvent
besoigneux et mal informés. Delphes leur fournissait des
renseignements et, au besoin, des subsides. Aussi étaient-ils
toujours prêts à défendre le bien d'Apollon. En 384, ils en-
voyèrent des troupes jusqu'en Épire pour arrêter une inva-
sion illyrienne. On ne s'expliquerait pas une intervention aussi
lointaine si l'on n'apprenait que les Illyriens avaient comploté
avec Denys de Syracuse de pousser jusqu'à Delphes pour
piller le temple'.
Malheureusement, les Spartiates n'employaient pas toujours
leur temps à arrêter les invasions de barbares. Leurs attentats
contre la liberté et l'autonomie des villes grecques provo-
quèrent une prise d'armes, et Sparte recula devant l'irrésis-
tible indignation des Béotiens. L'oracle suivit avec inquiétude
les progrès de la puissance thébaine qui, en quinze années,
naquit, grandit et tomba avec Épaminondas.
Les Béotiens, indociles et opiniâtres par nature, avaient
toujours gardé vis-à-vis de Delphes une attitude défiante. Ils
n'entendaient pas être dominés par la puissante corporation
sacerdotale queleur rappelait sans cesse le fronton majestueux
du Parnasse, dressé au bout de leur horizon. Ils avaient leurs
oracles à eux et nulle terre n'était plus hantée par les voix
prophétiques que la Béotie -. Que leur i)arlait-on des cultes
de Delphes ! Dionysos leur appartenait, pour ainsi dire, en
toute propriété, et Ton venait de constater, durant la guerre
du Péloponnèse, qu'Apollon était né chez eux^ Leurs légendes,
«
1) DiOD., XV, 13. — 2) BouoTÎx -oÀ-j-^tovo? (Pluïauch., Dcf. unie, o). —
3) Voy. ci-dessus, p. 31.
ORACLE DE DELPHES 177
OU plutôt celles des Phlégyens, desMinyens et des Cadméens
qu'ils avaient remplacés, ne leur parlaient guère des bienfaits
•d'Apollon Pythien, qui avait toujours été l'ennemi de leurs
ancêtres ou l'auxiliaire de leurs ennemis '. Ils étaient, d'ail-
leurs, gens de main lourde et fort capables de soudaines co-
lères. Ils passaient pour avoir jadis jeté au feu, sur un simple
soupçon, une prêtresse de Dodone -, et c'est chez eux qu'une
anecdote devenue proverbe plaçait Faventure tragique de ce
Phocos qui, père d'une jeune fille convoitée par trente préten-
dants, fut massacré par ceux-ci pour avoir remis à Apollon
Pythien le choix de son gendre ^. Les Béotiens étaient d'autant
plus dangereux, à l'époque, qu'ils voyaient dans les Spartiates
les favoris de Delphes et qu'Épaminondas n'était pas homme
à avoir peur des prophéties ■*.
Épaminondas s'occupa d'abord de vaincre. La bataille de
Leuctres (371) rejeta les Spartiates dans le Péloponnèse.
Épaminondas les y suivit et leur fit une guerre mêlée d'agis-
sements diplomatiques dont les résultats furent merveilleux.
L'Arcadie fut réorganisée et devint un État puissant, avec
Mégalopolis pour capitale; la Messénie fut ressuscitée; tout
ce qu'il y avait de haines contre Sparte dans les traditions et
souvenirs sortit de terre. Pendant ce temps, l'oracle tremblait.
Épaminondas fondait Messène sans recourir à ses conseils,
mais assisté de ses devin? àlui et des oracles de Bakis^. Pour
comble de malheur, Jason de Thessalie, jugeant l'occasion
favorable, s'apprêtait, sous prétexte de présider les jeux py-
thiques, à faire un coup de main sur Delphes. « On ne sait
i) Dans YHymne à Délos (v. 83-95) Callimaqiie imagine ou recueille une
tradition d'après laquelle Apollon, irrité contre Thèbes qui repousse Lêto,
aurait prophétisé, dès le ventre de sa mère, la ruine de cette ville qui fut
trois fois détruite, par les Épigones, par les Pélasgcs au temps de la guerre
de Troie, et par Alexandre. — 2) Voy., vol. II, p. 310. — 3) Plutarch. Narr.
amai., 4. Dioge.\., VIII, 66. Apostol., XYIII, 47. — 4) Plutarch. Demosth., 20.
DiOD., XV, 32-34. — 3) Pausan., IV, 27, 3-6.
12
178 I,ES ORACLES DES DIEUX
pas encore aujourd'hui. ditXénophon, quelles étaient réelle-
ment ses intentions à l'égard des richesses sacrées; mais on
a dit que, les Delphiens ayant demandé à Toracle ce qu'ils-
devaient faire dans le cas où il toucherait à l'argent consacré
à Apollon, le dieu répondit que cela serait son affaire'. »
Apollonne comptait guère sur les Delphiens pour le défendre;
aussi Jason fut-il poignardé fort à propos et ses assassins
fêtés en Grèce comme des instruments de la Providence.
Avec Épaminondas, Delphes en fut quitte pour faire preuve
de docilité et reconnaître les faits accomplis. Le général thé-
bain réorganisa l'amphictyonie delphique, en exclut les Pélo-
ponnésiens et fit condamner les Lacédémoniens par le tribu-
nal des Amphictyons à une amende de 500 talents, pour avoir
violé le droit international en s'emparant de la Cadmée un
jour de fête-. Au bout d'un certain délai, l'amende, n'ayant
pas été payée, fut doublée. Les Spartiates, stupéfaits de ce
revirement, se trouvaient ainsi sous le coup d'une sorte d'ex-
communication lancée de Delphes où l'on acceptait des mains
d'Épaminondas la dime du butin fait à Leuctres. Quant au
sacerdoce pythique, il se pliait de bonne grâce à sa nouvelle
situation, heureux d'être toujours du côté du plus fort. Il
laissa même mettre sa marque sur la dernière page de la
biographie d'Épaminondas. On prétendit que l'oracle avait
averti le héros d' « éviter Pélagos, » sans lui dire, bien en-
tendu, qu'il ne s'agissait pas de la mer, mais d'un endroit près
de Mantinée ^.
Prédite ou non, la mort d'Épaminondas (3G2) fit crouler
son œuvre. La Grèce fatiguée était mûre pour la domination
macédonienne. L'oracle de Delphesjoue un grand rôle dans
ce qu'on pourrait appeler l'entrée en scène de Philippe de
Macédoine, et cela, moins par son initiative propre que par
i) Xenoph. Ucllcn., VI, 4, 27. — 2) DiOD., XVI, 23. 29. Justin., VIII, I. —
3) SuiD. s. V. 'E7:3c[i.£iva)vûa?.
ORACLE DE DELPHES 179
les intrigues dont la gestion de ses propriétés fut le prétexte
et la guerre dont ses trésors furent l'aliment.
Les Thébains détestaient de longue date les Phocidiens
qui, de leur côté, avaient refusé de prendre partàla dernière
invasion du Péloponnèse ^ Les Thébains, se parant d'un zèle
bien inattendu pour les intérêts d'Apollon, accusèrent les
Phocidiens, devant le consei,l des Amphictyons, d'avoir mis
en culture des terres appartenant au dieu. Les Amphictyons,
obéissant aux rancunes des Thébains, des Delphiens et des
Thessaliens, condamnèrent les Phocidiens aune forte amende
et déclarèrent que, au cas où elle ne serait pas payée, la
Phocide entière serait confisquée au profit du dieu. Les Pho-
cidiens exaspérés coururent aux armes, et ainsi commença
la deuxième, ou plutôt, troisième Guerre sacrée (355-346),
guerre acharnée et sans merci qui fut comme un dernier et
irrémissible attentat de la Grèce libre contre elle-même^.
Les Phocidiens, dirigés par les chefs de deux familles
particulièrement détestées à Delphes, Philomélos etOnomar-
chos, débutèrent par un coup de maître. Après s'être assurés
delà neutralité bienveillante d'Athènes et des récentes sym-
pathies de Sparte d'oti Philomélos rapporta des promesses et
même de l'argent, ils surprirent Delphes et mirent la main
sur le temple. Il y eut une escarmouche dans laquelle pé-
rirent les Thrakides. Les biens de cette famille furent confis-
qués, à titre d'exemple. Pausanias prétend même que, sans
les représentations d'Archidamos, roi de Sparte, les Phoci-
diens auraient tué tous les hommes valides, vendu les en-
fants et les femmes et rasé Delphes jusqu'aux fondements^.
1) Xenoph. Hellen., VII, 5, 4. — 2) Les sources de Thistoire de cet épisode
dans DioDOR., XVI, 23-60. Justin., VIII. 1-2. Pausan., III, 10, 3-5. X, 2-3, et
les fragments des chroniqueurs ou arcbéologues anciens qui se sont occupés
des richesses pillées par les belligérants. Il y a aussi des histoires spéciales
de cette guerre par K. Wolf (1833), J. Boot (I83G), A. Tschepke (1841), Th.
Flathe (1834). — 3) Pausan., III, 10, 4.
180 LES ORACLES DES DIEUX
Les Lôcriens, accourus au secours d'Apollon, furent battus,
et alors l'oracle sans défense fut contraint de «phocidiser. »
Philornelos Toblig-ea à prédire le triomphe définitif de ses
bandes. « Il ordonna à la pythie de s'asseoir sur le trépied
et de prophétiser selon les rites antiques. La prophétesse lui
représentant que cela était contre les rites anciens, il employa
la menace et la força de monter sur le trépied. La pythie,
faisant allusion à cet excès de violence, prononça que Philo-
mélos pouvait faire tout ce qu'il voulait. Il fut satisfait de
cette réponse et accepta l'oracle comme favorable. Il le fit
même mettre immédiatement par écrit et publia partout que
le dieu lui avait permis de faire tout ce qu'il voudrait. Il con-
voqua ensuite une assemblée oii, après avoir fait connaître
la réponse de la pythie, il exhorta la multitude à mettre sa
confiance en lui'. »
Philoraélos fit mieux encore. Désireux de prévenir en fa-
veur de sa cause Topinion publique, il lança de Delphes
un manifeste où il justifiait sa conduite et promettait de
veiller sur l'oracle, patrimoine commun de la nation. Il
offrait même, pour témoigner de la pureté de ses intentions,
de dresser un inventaire relatant le nombre et le poids des
ex-votos. En attendant, les Delphiens payèrent pour le dieu.
Philomélos frappa sur les riches une première contribution
de guerre, mit le temple en état de défense, grossit son
armée en élevant la solde de ses mercenaires, et se prépara
à recevoir l'ennemi.
Cependant, les lenteurs des Thébains contrastaient avec la
décision énergique des Phocidiens, Pendant que les Lôcriens,
trop pressés, se faisaient battre de nouveau par Philomélos,
les Thébains organisèrent méthodiquement la coalition qui
allait châtier les sacrilèges. Le conseil amphictyonique, con-
1) Exemple d'oracle clédonislique et anecdote suspecte, comme étant re-
produite à propos d'Alexandre (Voy. ci-dessous, p. -191).
ORACLE DE DELPHES 181
voqué par eux aux Thermopyles et agissant, sans être au
complet, comme une représentation régulière de l'Hellade,
mit les Phocidiens au ban de la nation et proclama la guerre
sainte (355).
De l'Olympe au golfe de Corinthe, Locriens, Doriens,
Thessaliens, Béotiens, tous les ennemis des Phocidiens ré-
pondirent à cet appel. De leur côté, les Phocidiens trouvaient
bien ça et là quelques sympathies, mais peu ou point de se-
cours : l'Achaïe seule envoya quelques renforts. Philomélos
se vit obligé de recourir à la puissance de l'or et de justifier
les accusations d'abord calomnieuses des alliés. Il commença
parfaire au temple un emprunt forcé, mais régulièrement
inscrit et placé sous la garantie d'un trésorier spécial institué
à cet effet : puis, la nécessité fit bon marché de ces précau-
tions. Ex-votos, dépôts, reliques des vieux âges, tout y passa.
Les Phocidiens versèrent dans la circulation plus de dix mille
talents. Une partie de cet argent alla au dehors acheter des
complaisances. Sparte taxa les siennes à très haut prix. On
prétend que le roi Archidamos, sa femme Deinicha, le Sénat,
les éphores et tous les citoyens influents s'enrichirent des
dépouilles d'Apollon^. Le condottiere athénien Charès reçut
à lui seul, dit-on, soixante talents -.
Philomélos ne fit que commencer la spoliation du sanc-
tuaire, car, battu, après quelques succès, dans la vallée du
Céphise, blessé et cerné par les ennemis, il échappa à la
captivité en se précipitant du haut des rochers de Tithora.
Mais Onomarchos et son frère Phayllos, qui commandèrent
après lui, se montrèrent bien moins scrupuleux qu'il ne l'a-
vait été. Ils firent servir l'argent et l'or à payer leurs plai-
sirs % le bronze et le fera fabriquer des armes. LesThébains,
après la mort de Philomélos, croyaient la partie gagnée :
i) Pausan., III, 10, 3. IV, 5, 4. — 2) Athen., XII, § 43. — 3) Voy. les dé-
tails, peu édifiants d'ailleurs, donnés par Tliéopompc(ATHEi\.,XUI, §83).
182 LES ORACLES DES DIEUX
ils se faisaient illusion. Les trésors de Delphes valaient
plus d'une armée. Une alliance conclue par Onomarchos et
Phayllos avec Lycophron, tyran de Pherœ, fit tourner la
chance. Les Thébains se virent menacés sur leur propre ter-
ritoire et les audacieux coups de main d'Onomarchos firent
trembler les habitants de la Doride et de la Locride. Le ter-
rible chef de bande trouva même le temps d'aller en Thes-
salie secourir Lycophron contre le roi de Macédoine et de
battre à deux reprises cet agresseur inopportun (353).
Mais le roi de Macédoine s'appelait Philippe et ne se dé-
courageait pas pour si peu. Philippe ne pouvait souhaiter
une plus belle occasion d'intervenir enfin dans les affaires
de la Grèce. La fortune complaisante lui donnait pour adver-
saires des sacrilèges, et, en vengeant ses propres injures, il
allait apparaître à la Grèce comme le vengeur d'Apollon.
Quelques mois après sa double victoire, Onomarchos était
battu en Thessalie, tué et mis en croix après sa mort comme
sacrilège. Trois mille prisonniers phocidiens furent précipités
dans la mer, comme étant des monstres d'impiété dont les
restes auraient souillé la terre (352).
Les Grecs furent effrayés en apprenant que ce roi de Macé-
doine qu'ils croyaient si loin d'eux était à leurs portes, avec
une armée de plus de vingt mille hommes en goût de vic-
toire. Les Athéniens coururent barrer les Thermopyles, et
Philippe attendit avant d'aller plus loin.
La guerre traîna depuis lors en longueur et devint un véri-
table fléau national. Les Phocidiens, maîtres de Coronée et
d'Orchomène, faisaient la guerre de partisans et ne laissaient
pas un instant de repos aux régions d'alentour. Thébains et
Thessaliens imploraient l'assistance de Philippe pendant que
Phalsekos, fils d'Onomarchos, faisait appel aux Spartiates et
aux Athéniens. A la fin, les trésors de Delphes s'épuisaient; on
en était à fouiller le sol du temple, autour de Pomphalos et
ORACLE DE DELPHES 183
du trépied, et à soupçonner de détournement généraux et
trésoriers. C'était là un symptôme fâcheux et Plialaskos se
sentait gagné par le découragement. Les Spartiates lui
avaient envoyé Archidamos avec mille hoplites, mais pour
observer les événements ; les Athéniens avaient d'abord
armé cinquante galères pour le soutenir, mais ils voulaient
que Phalaekos leur cédât les Thermopyles, et celui-ci, après
le leur avoir promis, retira sa parole, si bien que les
Athéniens songèrent à s'entendre avec Philippe. Phalsekos les
prévint et traita avec le roi de Macédoine. Contre la remise
des Thermopyles, Philippe laissa au sacrilège le droit de se
retirer librement avec ses huit mille soldats pour aller exercer,
où bon lui semblerait, le métier de condottiere.
Phalsekos livrait ainsi son pays aux plus épouvantables
représailles. La Phocide désarmée attendait en silence qu'on
décidât de son sort. Philippe contint la rage de ses alliés,
qui ne parlaient de rien moins que d'un massacre général,
et ne voulut rien brusquer en un moment qu'il sentait décisif
pour l'avenir de la Macédoine. Il joua gravement son rôle de
restaurateur de la religion. Il commença par réintégrer à
Delphes le corps sacerdotal, et par convoquer le conseil des
Amphictyons. Là, il réorganisa à son gré la grande fédéra-
tion hellénique. Les Phocidiens furent exclus de l'amphic-
tyonie et les deux voix dont ils disposaient transportées à la
Macédoine. Sparte, qui avait été complice de leur crime,
resta provisoirement en interdit. Les Athéniens, n'ayant pas
prêté main forte à l'armée amphictyonique, ne reçurent pas
pour cette fois de convocation.
On délibéra ensuite sur le sort des Phocidiens. Les Œtéens,
se fondant sur la coutume, voulaient qu'on précipitât du
haut de la roche Hyampeia, comme sacrilèges, tous les Pho-
cidiens en état de porter les armes. Philippe tenait à rendre
les Phocidiens inofifensifs, mais non à les supprimer. On
184 LES ORACLES DES DIEUX
décida donc que les vingt-deux villes phocidiennes seraient
démantelées et leurs habitants dispersés dans des villages
de cinquante maisons au plus ; que ces habitants, préalable-
ment dépouillés de leurs chevaux et de leurs armes, paieraient
au temple un tribut annuel fixé à soixante talents, et cela,
jusqu'à ce que tout l'argent enlevé fût rentré, c'est-à-dire, à
perpétuité.
On pouvait compter sur les alliés pour exécuter la terrible
sentence. Aussi, Dcmosthène, demandant compte à Eschine
de sa complicité avec les ennemis de la Grèce, traçait de la
malheureuse Phocide le tableau le plus lugubre : « C'est un
spectacle terrible, Athéniens, dit-il, et vraiment lamentable-
Lorsque nous allâmes à Delphes, il nous fallut bien voir tout
cela de nos yeux, les maisons effondrées, les murs rasés, le
pays veuf d'adultes, des femmes, quelques enfants et des vieil-
lards misérables. La parole ne suffit pas à décrire de telles
infortunes '. »
Telle fut cette étrange guerre sacrée, dans laquelle le senti-
ment religieux n'entre pour rien et où l'on vit, sans trop de
scandale, Sparte abandonner la cause de l'oracle ou même
partager ses dépouilles. Le sacerdoce de Pytho put juger
alors de l'effet produit par ses intrigues et se convaincre
qu'il avait perdu sans retour la direction des consciences
doriennes. Il s'en consolait en pensant qu'il avait maintenant
pour protecteur le puissant roi de Macédoine, et il comptait
avec raison sur l'habitude pour lui ramener les hommages
et les offrandes. En attendant^ il tirait de son malheur le
meilleur parti possible. L'histoire, écrite par un admirateur
des Macédoniens, Théopompe de Chios, ne parla qu'avec
indignation des déprédations commises dans le temple et
eut soin de signaler, comme un avertissement d'en haut, la
fin malheureuse des coupables. « On remarqua, dit Philon,
1) Demosth., De falsa kg., § 63.
ORACLE DE DELPHES 185
et c'est ce que racontent les historiens de la guerre sacrée,
que, trois peines différentes étant réservées aux sacrilèges,
le saut des rochers, la noyade et le feu, les trois violateurs
du temple de Delphes, Philomélos, Onomarchos et Phayllos,
se sont partagé ces trois châtiments. Le premier, gravissant
un rocher escarpé, le vit s'écrouler sous lui et fut précipité
et écrasé ; le second fut emporté dans la mer par son cheval
et s'y noya avec lui ; Phayllos, ou bien mourut de consomp-
tion, ou bien — car il y a deux versions sur son compte —
fut brûlé avec le temple d'Abae ^ ». Phalaskos, réduit à
louer au plus offrant les bras de ses mercenaires, fut tué en
Crète et ses soldats trouvèrent çà et là la punition de leurs
forfaits. Ceux même qui avaient servi sous Archidamos furent
égorgés en Lucanie comme sacrilèges ^ « Les villes les plus
considérables, complices de la spoliation de l'oracle, n'échap-
pèrent pas non plus à la vengeance divine, car nous les ver-
rons plus tard, en guerre avec Antipater, perdre tout à la
fois leur hégémonie et leur indépendance. Enfin, les femmes
des chefs phocidiens, qui portaient des colliers d'or prove-
nant du pillage du temple, reçurent elles-mêmes le châtiment
de leur impiété. L'une d'elles, qui avait porté le collier
d'Hélène, se livrait à de honteuses débauches et prostituait
sa beauté au premier venu; une autre, qui avait mis le collier
d'Ériphile, eut sa maison incendiée par l'aîné de ses fils at-
teint de folie et périt elle-même dans les flammes ^ » La maî-
tresse de Philomélos, Pharsalia, fut mise en pièces sur la
place publique de Métaponte par des devins saisis d'une
fureur aussi soudaine qu'inexplicable '.
Il n'y a rien à redire à cette manière d'écrire l'histoire.
C'était à ceux qui trouvaient la justice divine trop visible-
ment aidée, en cette occurrence, par les passions humaines,
i) Phil. ap.EusEB. Pracp. Evang., VIII, 14, 33. — 2) Diodor., XVI, 63.—
3)DioDOH.,XVl,64. - 4) Athen., XllI, §83.
186 LES ORACLES DES DIEUX
de demander pourquoi Thèbes, qui avait si résolument atta-
qué les sacrilèges, fut, vingt ans plus tard, ruinée de fond en
comble, et pourquoi le pieux Philippe périt assassiné à la
fleur de Tage. Quand les anecdotes mises en circulation par
Théopompe n'auraient eu pour effet que de faire rentrer à
Delphes un peu de cet or maudit S elles n'auraient pas tout
à fait manqué leur but.
Au lendemain de la guerre sacrée, Philippe voyait
sa piété vantée par toute la Grèce ; il avait reçu le droit
de promantie enlevé aux Athéniens ^ la présidence des
jeux pythiques% en attendant le titre de généralissime des
Hellènes. La Pythie « philippisait » d'elle-même et lui don-
nait tout bas le conseil de combattre « avec des lances d'ar-
gent \ » Philippe n'avait que faire de ce conseil, attendu
qu'il le mettait depuis longtemps en pratique ; mais il utilisa
de diverses manières l'influence de l'oracle, notamment pour
battre en brèche le crédit des hommes clairvoyants qui péné-
traient ses desseins. Démosthène s'entendit reprocher par
Eschine « son impieté à l'égard du sanctuaire de Delphes ^ »
et les Athéniens apprirent à leurs dépens qu'il ne fallait pas
trop se moquer de 1' « ombre de Delphes «. » Ils avaient eu le
double tort de ne pas envoyer de délégués aux jeux pythiques
de 346, ce qui était une preuve de mauvaise humeur, et de
dédier dans le temple des boucliers d'or destinés à rappeler
la victoire de Platée, ce qui parut une provocation de mau-
vais goût à l'égard des Thébains.
Les Athéniens s'accordaient là une satisfaction dange-
reuse. Les Thébains irrités s'entendirent avec les Amphis-
séens, qui se chargèrent de demander aux Amphictyons la
i)Plularquc {Pyth. orne, 16) dit que les Opunliens rapportèrent à Del-
phes une urne pleine de pièces frappées avec l'or dérobée par les Plioci-
diens. — 2) Demosth., De fais, kg., § 57. Depace, § 62. —3) Diod., XVI, 60.
— 4) Suidas, s. v. 'Apy^p^a- — 5) ^schin. In Ctesiph., § lOtJ. — 6) Demosth.
De pace, §25.
ORACLE DE DELPHES 187
condamnation des Athéniens. La dédicace des boucliers était
deux fois criminelle; d'abord, parce que le droit amphictyo-
nique défendait les trophées conquis sur des Grecs, et ensuite
parce que les Athéniens n'avaient pas attendu que le temple
souillé par la guerre fût réparé et purifié suivant les rites.
Une amende de cinquante talents paraissait nécessaire au
député amphisséen pour punir tant d'audace. C'est pour re-
pousser cette attaque que le député athénien Eschine accusa
à son tour les Amphisséens d'avoir violé, et d'une manière
bien plus grave, le droit sacré en occupant et cultivant une
parcelle de l'ancien territoire de Kirrha. Les Amphictyons
voulurent aller constater le délit; mais les Amphisséens,
exaspérés de cette querelle imprévue, repoussèrent par la
force Amphictyons et Delphiens. C'était un nouveau crime,
à la suite duquel les Amphictyons, convoqués en session ex-
traordinaire aux Thermopyles, mirent les Amphisséens hors
la loi'. Philippe étant alors occupé à combattre les Scythes
et les Triballes, on chargea son représentant, Kottyphos de
Pharsale, de commencer la guerre sainte. Kottyphos n'eut
garde de rien faire, car il fallait rendre nécessaire la présence
de Philippe qui, à la session d'automne, fut chargé de punir
les sacrilèges, au lieu et place de l'amphictyonie (339j.
Les complices et les dupes de Philippe avaient manœuvré,
dans toute cette longue intrigue, avec une entente merveil-
leuse. On ne saura jamais quelle part y prit le sacerdoce
delphique, mais il est certain que le souci de ses propriétés,
foncières ou autres, fournit à l'ennemi des libertés grecques
des occasions qu'en d'autres circonstances il eût attendues
longtemps. Une sorte de malédiction était attachée à ce ter-
ritoire : le sang des Kriséens, versé dans la première guerre
sacrée, avait été une semence de discorde.
i) ^scHiN. De fais, kg., §11G. In Ctesiph., § lOG-129. Demosth. Pro Coron.,
§ 140-158.
188 LES ORACLES DES DIEUX
On sait quelle tournure prit cette prétendue guerre sainte.
Philippe châtia les Amphisséens, qui restèrent longtemps
encore frappés de l'excommunication religieuse'; mais les
plus rudes coups tombèrent sur les Athéniens et les Thé-
bains. La bataille de Chéronée (338) mit fin à l'indépendance
hellénique et, comme le dit l'orateur Lycurgue, « avec les
corps de ceux qui y succombèrent fut ensevelie la liberté des
autres Grecs. »
G. L'ORACLE DE DELPHES SOUS LA DOMINATION DES MACEDONIENS
ET DES ROMAINS.
Réorganisation probable du corps sacerdotaL — Consultations de Philippe
et d'Alexandre. — Isolement de Delphes entre les monarchies fondées
par les successeurs d'Alexandre. — Les Etoliens à Delphes. — Les
Gaulois au Parnasse (279). — Réorganisation du conseil amphictyonique.
— Le protectorat romain. — Emprunt forcé fait au temple par SuUa.
— Apollon Palatin et Apollon Pythien sous l'empire. — Réforme du
conseil amphictyonique par Auguste. — Le temple dépouillé par Néron.
— Dion Chrysostome à Delphes. — Piété de Trajan, d'Hadrien et des
Antonins, — Activité nouvelle de l'oracle, remis en possession de son
domaine. — Plutarque prêtre d'Apollon. — Mort accidentelle d'une
pythie. — Décadence rapide de l'oracle. — Le temple dépouillé par
Constantin. — Consultation de Julien. — L'hellénisme proscrit : dispa-
rition de l'oracle.
Avec la domination macédonienne s'ouvre pour Delphes
une nouvelle période. La vie politique se retire peu à peu des
divers membres de la nation et l'oracle s'aperçoit bientôt que
les cités alanguies n'ont plus ni espérances, ni désirs. La
solitude va se faire autour du trépied fatidique. Le corps
sacerdotal lui-même avait été fortement éprouvé par la ter-
rible guerre phocique. Les Thrakides étaient morts, et les
autres familles n'étaient sans doute pas restées intactes. Il
est possible que cet affaiblissement de Taristocratie sacer-
dotale ait eu pour effet de rattacher plus intimement les des-
\) DioD., XVllI, 56.
ORACLE DE DELPHES 189
servants de Pytho à la cité de Delphes et défaire disparaître
la ligne de démarcation qui séparait des simples citoyens la
caste liiératique. Nous savons si peu de chose sur la compo-
sition du corps sacerdotal aux époques antérieures ' que l'on
ne saurait dire en quoi le nouveau différait de l'ancien. Des
inscriptions nombreuses-, mais se rapportant toutes à un laps
de temps assez court, au premier quart du deuxième siècle
avant notre ère, nous apprennent qu'à l'époque les « prêtres
d'Apollon {lip^ç Ar.ôWiô^iù:), » les seuls qui eussent le droit de
porter ce titre, étaient au nombre de deux, et qu'ils étaient
nommés à vie, car tel d'entre eux figure dans dix-huit ar-
cliontats différents. Au-dessous d'eux figure un sacristain
ou néocore et un administrateur ou prostate. On a peine à
croire qu'au temps de sa splendeur, l'oracle ait été aussi mé-
diocrement pourvu de ministres, ou tout au moins de digni-
taires. En tout cas, les réformes ont pu se faire au fur et à
mesure, et, s'il en est question en ce moment, c'est que les
désordres et les souillures delà guerre sacrée rendaient né-
cessaire une sorte de restauration matérielle et morale de
l'oracle et que nulle occasion n'était plus propre aux nou-
veautés.
Les dégâts commis n'étaient pas de ceux qui se réparent
i)Voy., ci-dessus, p.9o. — 2) Ce sont les inscriptions publiées par E.Gurtius
et Wescher-Foucart. Ajoutez C. I. Gr.ec. 1702-1710. Extraire de là les noms
des prêtres et magistrats, les grouper et en faire des listes parallèles, est un
travail de patience qui a été assez bien fait par A. Mommsen, Pelphische Ar-
chontennach der Zeit geordnet {Philol., XXIV [1866], p. 1-48). Voici, d'après
Mommsen, la succession (çà et là discontinue) des collèges des prêtres d'Apol-
lon connus par les inscriptions, à partir de l'an 199 avant J.-C. : 1. Eiiklês :
Xéno7i,l\h de Boulon. 2. Euklcidas : Xénon, fds de Polyon. 3. Xénon : Athamhos,
fils d'Agatbon. 4. Athambos : Amyntas. S.Amyntas : Tarantinos. 6. Androni-
kos : Praxias.l. Dromokleidas : Archon. 8. Arcbon : Athambos, fils d'Abroma-
cbos. 9. Hagion : Pyrrhias. 10. Pyrrbias : Patron. 11. Eiimenidas : Laiudas.
12. Laïadas : Nicostratos. 13. Nicostratos : Kallistratos. 14. C. Memmius Euthy-
damas : Eukleidas (règne de Vespasien). 16. JEakidas : Mestrios Plutarchos...
On constate que les mêmes personnages ont d'ordinaire exercé dans la ville
de Delphes des magistratures civiles.
190 LES ORACLES DES DIEUX
aisément. Cependant Delphes redevint bientôt le musée na-
tional. Les Grecs, comme on l'a vu par l'exemple des Athé-
niens, s'empressaient d'y replacer les monuments de leur
gloire passée : mais il est à croire que l'or et l'argent y furent
longtemps rares. Les cités étaient appauvries par un siècle
de guerres incessantes, et Philippe était homme à faire des
emprunts plutôt que des cadeaux à Apollon.
Les prêtres de Delphes s'étaient trompes s'ils avaient cru
trouver dans-les rois de Macédoine des instruments dociles
ou simplement des donateurs généreux. La pythie philippi-
sait sans grand profit, et Philippe était peut-être, de tous,
celui qui la consultait le moins. Il eut soin toutefois de la
faire parler lorsqu'il eut préparé cette expédition d'Asie qui
allait devenir l'épopée d'Alexandre . L'oracle se trouva,
comme toujours, avoir prédit ce à quoi il ne pensait guère,
la mort de Philippe ^. Alexandre commença par briser en
Grèce toute résistance à ses volontés. L'oracle n'osa ni en-
courager, ni intimider les Thébains décidés à une lutte iné-
gale : il leur répondit par une de ces banalités équivoques
dont il était coutumier. Les prêtres de Delphes ne se
croyaient pas obligés d'être plus hardis que leurs confrères
de Thèbes, qui prêtèrent à Apollon Isménien ou Spodios une
échappatoire analogue^.
Au moment de partir pour l'Asie, Alexandre vint, comme
son père, demandera Apollon Pythien les promesses de vic-
toire dont il avait besoin pour exciter ses soldats. L'élève
d'Aristote avait peu de respect pour les minuties liturgiques;
il fit bien voir qu'il était venu pour commander et non pour
obéir. « Il se trouva, dit Plutarque, qu'on était dans les jours
néfastes, où il n'est pas permis à la prêtresse de rendre des
oracles. Alexandre commença par envoyer prier la pythie de
venir au temple. Elle refusa, alléguant que la loi le lui dé-
1) DiOD., XVI, 91.— 2) DioD., XVII, 10.
ORACLE DE DELPHES 191
fendait. Alors Alexandre va la trouver lui-même et la traîne
de force au temple. La pythie, vaincue, pour ainsi dire, par
cette violence, s'écria : 0 mon fils, tu es invincible ! » A cette
parole, Alexandre dit qu'il n'a plus besoin d'autre oracle et
qu'il a celui qu'il désirait d'elle^ L'anecdote n'est pas des
mieux garanties; mais on n'aurait pas comparé de si près
Alexandre et Philomélos, si l'oracle avait été au mieux avec
la Macédoine.
Alexandre, « fils de Zeus, » fut, du reste, sans le savoir,
un des pires ennemis d'Apollon Pythien. Ses conquêtes mer-
veilleuses^ le prestige qui l'égala de son vivant aux plus
fameux héros de la légende, puis, l'excitation produite par
le contact des civilisations orientales, l'effervescence intel-
lectuelle qui provoqua soudain vers Alexandrie un afflux de
toutes les forces inoccupées de la Grèce, tout cela fit singu-
lièrement pâlir la vieille gloire de l'oracle. On s'aperçut
bientôt à Delphes que Vomphalos n'était plus au centre du
monde. Pendant près d'un siècle, l'oracle, rejeté hors de la
politique active, n'a pour ainsi dire pas d'histoire. Les
royaumes et dynasties se fondent sans lui et il se trouve, en
fin de compte, plus dépourvu de protection que les instituts
rivaux. Ammon s'appuyait sur les Ptolémées : les largesses
des Séleucides allaient aux mantéions de l'Asie-Mineure :
Dodone tirait quelques secours des ennemis de la Macédoine,
des Ptolémées et des rois d'Épire : Delphes n'avait pour
appui que les rois de Macédoine, presque tous grossiers^ vio-
lents, rapaces et odieux aux Hellènes. La constitution du
royaume de Pergame fit espérer une clientèle royale. At-
tale 1er se montra, en effet, désireux de fonder sur la parole
d'Apollon la légitimité de sa dynastie^ Il faisait preuve de
piété, à sa manière, en mettant à mort un grammairien, Da-
\) Plutarch. Alex., 14. Cf. Socrat. Eist. Eccles., 111,22.— 2) Diodor. Exg.
Vatic, p. 103. Suidas, s. v. "AitaXoç.
192 LES ORACLES DES DIEUX
phiclas, coupable d'avoir tourné en dérision Homère, l'oracle
de Delphes^, et aussi la cour de Pergame-. Mais il ne fallait
pas compter retrouver de ce côté ni l'ingénuité ni la ma-
gnificence d'un Crésus.
Pour comble de malheur, l'oracle se voyait en butte aux
attaques d'un peuple énergique et à demi-sauvage, les Éto-
liens, qui voulaient entrer de force dans l'amphictyonie
pythique et qui s'étaient emparés de Delphes sans que la
Grèce s'émût de cet attentat. En 290, l'occupation étolienne
rendant impossible la célébration des jeux pythiques dans la
plaine de Krisa, on s'était contenté de les célébrer à Athènes,
sous la présidence du Poliorkète^ Dix ans plus tard, l'am-
phictyonie, par un reste de pudeur, accepta l'offre des Spar-
tiates, qui voulaient déloger du Parnasse les Étoliens, alliés
d'Antigone Gonatas. Le roi Aréos, s'imaginant qu'il n'y avait
qu'à piller et incendier, se laissa surprendre par une poignée
d'Étoliens qui taillèrent en pièces sa petite armée, et, quand
les Spartiates demandèrent aux Amphictyons un concours
effectif, on les accusa de chercher à asservir la Grèce'. On ne
voulait plus de guerre sacrée, sous aucun prétexte.
L'oracle dut compter au nombre des incidents les plus
heureux de son existence le danger qu'il courut en 279 et
qui attira de nouveau sur lui l'attention de la Grèce. Les
Celtes avaient, l'année précédente, envahi la Macédoine et
battu Ptolémée Kéraunos. Cette fois, ils s'apprêtaient à rava-
ger l'Hellade, lorsqu'ils furent arrêtés aux Thermopyles par
une armée fédérale. On se serait cru au temps des guerres
médiques. Mais, se dérobant tout à coup, les Gaulois tour-
nèrent bride vers Delphes, qu'ils comptaient surprendre,
comme si on pouvait surprendre Apollon. Le Brenn se per-
mettait des plaisanteries sacrilèges, disant que les dieux
1) Suidas, s. v. Aacpfoaç. — 2) Strab., XIV, i, 39. — 3) Plutarch., Demetr.,
4-0. —4) Justin., XXIV, 1. Cf. Polyb., IV, 2o. C. I. Gr. I, p. 824.
ORACLE DE DELPHES 193
étaient assez riches pour faire des largesses aux humains. Il
montrait de loin à ses soldats les statues et les quadriges qui
surmontaient les terrasses et les frontons du temple, affir-
mant que tout cela était d'or massif. Devant les Barbares,
le sentiment national se réveilla. Apollon qui, dit-on, promit
de se défendre lui-même, fut secouru par ceux qu'il avait
jadis frappés d'anathème, par les Phocidiens, les Locriens
d'Amphissa et les Étoliens^ On raconte aussi que l'oracle,
loin d'affamer l'ennemi, avait interdit de mettre en lieu sûr le
vin et les provisions, comptant sur l'intempérance des Gau-
lois pour gagner du temps. Lorsque les Celtes donnèrent
l'assaut, « les prêtres et prêtresses de tous les temples de
Delphes, les pythies elles-mêmes avec leurs insignes et leurs
bandelettes, les cheveux épars, tous en désordre et la figure
bouleversée, courent au premier rang des combattants : ils
s'écrient que le dieu est arrivé, qu'ils l'ont vu descendre
dans le temple par l'ouverture du toit et que, au moment oii,
prosternés devant lui, ils invoquaient son assistance, un
jeune homme d'une beauté surhumaine et, à ses côtés, deux
vierges armées étaient venus le rejoindre des deux temples
voisins, celui d'Artémis et celui d'Athêna. Ils ajoutaient
qu'ils avaient fait plus que voir ces êtres surnaturels, qu'ils
avaient même entendu la vibration de l'arc et le bruit des
armes; qu'il fallait, par conséquent, marcher sans hésitation
à l'ennemi sur les pas des dieux et s'associer à leur vic-
toire^. »
Ces encouragements doublèrent l'énergie de la garnison
qui sentit bientôt l'intervention divine. La terre trembla sous
les pas des Gaulois, les foudres et éclairs les aveuglaient et
les consumaient sur place : des héros du temps passé, Hypé-*
rochos, Laodokos, tous deux Hyperboréens, Pyrrhos, fils
1) Justin., XXIV, G-7. — 2) Pausan., X, 23, i. I, 4, 4. Cf. Suidas, 'E(j.o\
^zki^izi. — 3) Jlstin., XXIV, 8.
13
194 LES ORACLES DES DIEUX
d'Achille, et un quatrième, Phylakos, originaire de Delphes,
apparurent au fort de la mêlée, pourfendant les barbares * .
La nuit qui suivit ce premier assaut, les Gaulois campés au
pied du Parnasse furent assaillis par une tourmente de neige
et écrasés par centaines sous les blocs énormes spontanément
détachés de la montagne. Le lendemain, attaqués à leur tour,
repoussés, puis saisis d'une «panique» semée parle grand Pan
lui-même, ils finirent par s'entre-tuer dans les ténèbres. La
faim et le fer des défenseurs d'Apollon eurent raison du petit
nombre des survivants, de telle sorte que cette bande de
180,000 hommes fut littéralement exterminée ^ On institua,
en mémoire de cette victoire inespérée, les « fêtes du Salut
(SuJTop'.a) » qui se célébraient à Delphes et rivalisaient d'éclat
avec les jeux pythiques^.
C'est faire à une religion tombée une violence inutile que
de la dépouiller de ses miracles. Il ne faut pas disputer à
l'amour-propre des Hellènes cette dernière glorification de
leur foi patriotique. Cela dit, on est bien obligé d'avouer que
tant de bravoure, humaine et divine, paraît n'avoir rien
empêché. On reprocha plus d'une fois, par la suite, aux Gau-
lois d'avoir pillé le temple '' ; on crut même que l'or maudit
de Toiosa, si fatal à Csepion, venait de là ^ : et il est probable
qu'on ne les aurait pas accusés de s'être retirés les mains
pleines, s'ils avaient été aussi maltraités que le dit la lé-
gende.
L'équipée des Gaulois fit sentir le besoin de restaurer une
fois déplus l'amphictyonie pythique. LesPhocidiens avaient
1) Pausan., I, 4, 4. X, 23. 3. C'csL presque, mot pour mot, le récit d'Héro-
dote (VIII, 37), avec les Gaulois à la place des Perses. — 2) Diod., XXII, 12.
Pausan., ihicl. Appian., Illyr., 4-3. Propert., IV, 13, 51-54. Cf. Polyb., T, 6.
II, 30. — 3) Le commencement du décret d'institution, rendu au nom de la
lif^uc étolicnne et des Athéniens, a été retrouvé en 1800. Voy. P. Foucart,
Bdi)hcs, p. 207. Inscr. Dclph., 3. 4. 5. 6.— 4) Liv., XXXVIII, 48. Cf. XL, 58.-
5)Strad., IV, 1, 13. Justin., XXXIi, 3.
ORACLE DE DELPHES 195
bien mérite d'y reprendre leur place; les Delphiens avaient
l'ambition d'y figurer à titre d'État indépendant, et les Éto-
liens voulaient y être admis. L'antique assemblée fédérale se
trouva bientôt plus rajeunie qu'elle n'eût désiré, car les nou-
veauxven.us, Macédoniens et Étoliens, étaient en état de dicter
leurs volontés aux autres'. Les Étoliens semblent même avoir
gardé une part du domaine sacré, que les Ampliictyons
n'osèrent réclamer à ces sauvages. Il fallut, pour rendre à
l'oracle la jouissance de ses biens, l'intervention des Ro-
mains. En 191, le consul M' Acilius Glabrio, vainqueur
d'Antioclius et des Étoliens, permit aux hiéromnémons
réunis à Delphes de délimiter à nouveau le domaine sacré
et d'effacer toute trace de spoliation 2.
Les Romains n'étaient pas inconnus à Delphes et Apollon
était trop bon prophète pour leur faire mauvais visage. Depuis
le temps de Tarquin-le Superbe, les livres sibyllins avaient
de temps à autre rappelé aux Romains que le trépied de
Pytho était de bon conseil, quand on savait reconnaître ses
services. Apollon avait été consulté par le Sénat durant le
siège de Véïes et récompensé par la dîme du butin ^ après la
bataille de Cannes^ et payé sur les dépouilles d'HasdrubaP.
Les Romains rendirent à l'oracle le service de le débarrasser
de Persée, qui se croyait assez chez lui à Delphes pour y
\) L'histoire de ramphictyonie, bien que connexe à celle de Foracle, mé-
rite une étude à part. Pour ce qui concerne les remaniements en question,
je renvoie aux dissertations spéciales de C. Wescher, Eclaircissements sur la
découverte d'une inscription amphictyonique au bas du monument bilingue de
Delphes. 1865. C. Bûcher, Quaestionum Amphictyonicarum spécimen {De gente
Aetolica Amphictyoniae participe. Bonn. 1870. R. Weil, De Amphictyonum
Delphicorum suffragiis. Berlin, 1872. H. Sauppe, Commentatio de amphictyonia
Delphica. Gotting, 1873. Bûruel, Dlepylœisch-delpJdsche Awphictyonie.Mûnch.
1877. — 2) CI. Gr.,1711. — 3) Appian., Ital.,8. Liv., V, i:;. IG. 28. — 4)Liv.,
XXII, 37. XXIll, 11. Appian. An?iib., 27. — 5)Liv., XXVIll, 4.j. L'allégation de
Julien [Orat. V, p. 159), suivant lequel l'oracle aurait ordonné aux Romains
d'aller chercher la Grande-Mère, est inexacte. L'ordre émanait des livres
sibyllins
196 LES ORACLES DES DIEUX
tendre un guet-apens au roi Eumène' ou pour y loger ses
soldats-. Les prêtres virent sans regret les piédestaux dressés
pour porter les statues de Persôe recevoir celles de Paul-
Émile, qui visita lui-même, en 167, le célèbre sanctuaire''.
Les privilèges de la ville furent confirmés par le Sénat ',et le
Parnasse parut être redevenu un observatoire commode,
d'où Ton pouvait suivre sans danger le flux et le reflux des
choses humaines.
Cette sécurité fut cependant troublée, de temps à autre,
par de chaudes alertes. Les Romains, qui excellaient à faire
la police de leur empire, ne pouvaient pas toujours prévenir
les coups de main comme celui qu'exécutèrent les Gaulois en
114, et les Thraces à plusieurs reprises, notamment en 84.
Eusèbe dit même que le temple fat brûlé à trois reprises par
ces dévastateurs ^ Mais ces déprédations, commises par des
bandes errantes, ont pu se borner à quelques dégâts facile-
ment réparés. L'emprunt forcé fait par Sulla dut laisser des
traces bien autrement profondes. « Sulla, dit Plutarque,
écrivit aux Amphictyons à Delphes qu'on ferait bien de lui
envoyer les trésors du dieu; que ces trésors seraient plus en
sûreté entre ses mains, ou que, s'il était forcé de s'en servir,
il leur en rendrait la valeur. 11 leur dépêcha un de ses amis,
le Phocidien Kaphis, avec ordre do peser tout ce qu'il pren-
drait. Kaphis, arrivé à Delphes, n'osait toucher à ces dépôts
sacrés et, devant les Amphictyons, il fondit en larmes,
déplorant la nécessité qui lui était imposée. Quelques-
uns lui dirent alors qu'ils entendaient, au fond du sanctuaire,
résonner la lyre d'Apollon. Kaphis, soit qu'il le crût réelle*
ment, soit qu'il voulût jeter dans l'ame de Sulla une terreur
religieuse, lui écrivit pour l'en avertir. Sulla lui fit une ré-*
i) Appian. B. Macccl, 11. — 2) Polyb., XXII, 22. Liv., XLI, 22. XLII, 40. —
3) Liv., XLV, 27. - 4) Le Bas, n" 852, a, b. c. — 5) Euseb. Praep. Evanrj., ,
2, 8.
ORACLE DE DELPHES 197
poiise moqueuse. Il s'étonnait, disait-il, que Kaphisne com-
prît pas que le chant était un signe de joie et non pas de
colère. Aussi lui enjoignit-il de tout prendre sans crainte,
alléguant que le dieu voyait avec plaisir enlever ses richesses
et en faisait l'abandon. Le vulgaire des Grecs ne s'aperçut
pas du pillage. Quant aux Amphictyons, lorsqu'il fallut
mettre en pièces le tonneau d'argent massif, reste des of-
frandes des rois, qui n'avait pu être transporté sur aucune
voiture à cause de son poids et de sa grosseur, ils se remirent
en mémoire la conduite de T. Flamininus, de M' Acilius et
de Paul-Emile ^ »
Il est difficile de savoir si le futur dictateur, qui plaisan-
tait si agréablement avec les Amphictyons, faisait peser l'ar-
gent avec une autre intention que celle de compter ses
bénéfices; mais on sait comment il remboursa cette dette.
Après la bataille de Chéronée, il consacra à Apollon Pythien
et à Zeus Olympien la moitié du territoire des Thébains, avec
ordre de restituer à ces dieux, en prenant sur le revenu,
l'argent qu'il avait lui-même enlevé de leurs temples-. »
Apollon savait ce que vaudrait, Sulla une fois parti, sa
créance sur les Thébains. Et pourtant, Sulla croyait à la di-
vinité d'Apollon Pythien. Il lui arriva, dans un danger pres-
sant, à la porte Colline, d'adresser une prière presque naïve
à une figurine en or qui lui venait de Delphes et qui repré-
sentait Apollon Pythien. C'est à se demander si cet homme,
qui se donnait volontiers comme le favori des dieux, n'était
pas à demi sincère quand il prétendait qu'Apollon était en-
chanté de lui prêter son argents
Il n'est pas étonnant, après cela, que Strabon ait trouvé
le temple de Delphes très-pauvre en métaux précieux,
i) Plutarch., Sulla, 12. — 2) Plutarch., ibid. — 3) Pausanias attribue la
hideuse maladie dont mourut Sulla, non pas à la vengeance d'Apollon,
mais à celle d'Athêna (Pausan., I, 20, 7).
198 LES ORACLES DES DIEUX
bien qu'ayant conservé ses chefs-d'œuvre artistiques ' .
Les convulsions formidables qui signalèrent l'agonie de la
république romaine firent un peu oublier le « nombril de la
terre. » Quand le calme se rétablit, la terre avait un nouveau
centre, le Palatin, et on eût dit qu'Apollon lui-même, tout
flier des hommages du prince, avait déserté le Parnasse pour
cette colline d'oii il pouvait parler à l'univers. Comme l'écri-
vait plus tard Claudien : « Voici que le mont Palatin voit
grandir la vénération qu"il inspire ; il tressaille sous le dieu
qui l'habite et révèle aux peuples de toutes parts prosternés
des oracles préférables a ceux de Delphes-. » Préférables à
ceux de Delphes ! Le mot ne fut peut-être pas dit alors;
mais les prêtres do Pytho durent voir avec douleur Rome
s'emparer du plus glorieux des dieux grecs pour en faire le
patron spécial et presque le médecin ordinaire de la famille
Julienne; le prince s'essayer lui-même à copier ce divin
modèle et se faire sculpter en Apollon; le collège des Quin-
décemvirs ajouter à ses insignes le laurier, le trépied, le
dauphin, dépouilles opimes de la religion hellénique; enfin,
le temple d'Apollon Palatin devenir un véritable oracle
lorsqu'Auguste 3^ déposa l'édition officielle des livres sibyl-
lins. Apollon s'était fait Romain et, s'il y avait encore en
Grèce un sanctuaire apoUinien qui pût compter sur la
faveur impériale, c'était celui d'Actium. Celui-là avait le
double mérite d'avoir été témoin de la victoire d'Octave et
de ne pas rendre d'oracles.
On n'a pas besoin de preuves matérielles pour être con-
vaincu que les officines de révélation devaient être surveillées
par le gouvernement impérial. Les mesures de rigueur dé-
crétées à Rome contre les faiseurs d'horoscopes servaient
d'avertissement aux dispensateurs d'oracles. Du reste,
Delphes n'apprit pas seulement par ouï-dire qu'on avait l'œil
i) Strab., IX, 3, 8. — 2) Claudiâx. De T7 consul, llonor., 33 sqq.
ORACLE DE DELPHES 199
sur lui. Auguste, qui réorganisait tant de choses, réorganisa
aussi J'amphictyonie pythique. II le fit de telle manière que,
sur trente voix, il en attribua six à sa chère ville de Nico-
polis, la nouvelle Actium, introduite d'office dans la confédé-
ration. Nicopolis eut donc, dans l'assemblée spécialement
chargée de la protection de Toracle, trois fois plus d'in-
fluence que Delphes a^ec ses deux suffrages'. Après cette injure
il ne manquait plus que les violences de Néron.
Néron avait eu, paraît-il, la fantaisie de consulter l'oracle
et n'avait eu qu'à se louer de la réponse. On l'avertissait de
se tenir en garde contre la soixante-treizième année, sans
lui dire, bien entendu, que c'était l'âge de Galba. Aussi
avait-il témoigné sa satisfaction par un cadeau de cent mille
deniers -. Mais la malignité populaire fit circuler des oracles
qui le traitaient de parricide, et il est possible, comme on
l'a cru% qu'il en ait rendu Apollon Pythien responsable. Si
Néron n'avait fait que piller le temple, on expliquerait sa
conduite par le désir d'accroître ses collections d'œuvres
d'art. Cinq cents statues de bronze enlevées d'un seul coup
par ses commissaires-priseurs, Acratus et Secundus Carrinas,
l'auraient amplement satisfait. Mais il ne s'en tint pas là.
Il enleva au temple son domaine, souilla Vadyton en y fai-
sant couler le sang humain et fit même jeter des cadavres
dans l'antre sacré ^,
L'oracle se tut après un pareil sacrilège. Le fait paraît
certain, car Lucain s'en plaint'^ et Juvénal constate que,
« comme les oracles chôment à Delphes, les ténèbres de
\) Cf. G. F. Hertzberg, Geschichte Griechenlands iinter der Herrschaft der
Rœmer, I, [18G6], p. 0II-0I2. — 2) Dio Cass., LXIII, IL — 3) Ps. Lucian.
Nevo, 10. — 4) Sur la profanation et le pillage de Delphes, voy. Ps. Lucian.,
ihid. Dio Cass., ibid. Pausan., X, 7, i. Dio Chrys. Orat., XXXI, p. 335. Plu-
TARCH., De El ap. Delph., {. Themist. Orat., XIX, p. 276. Néron n'emporta
pas iout iRhodi etiamnum IriamiUa sirjnorum esse Mucianus prodidit, necpau-
ciora Athenis, Olympiae, Dclphis superesse diciinhir (Pli.x., XXXIV, § 36). —
5) LucAN. i>/uirs., V, 69. 112. 136,
200 LES ORACLES DES DIEUX
l'avenir pèsent sur le genre humain'. » Le tremblement de
terre de l'an 79- dut faire croire qu'Apollon ne reviendrait
plus et que Pytho retombait sous le joug de Poséidon. Ce-
pendant, si l'oracle se taisait pour le public, il ne refusait
pas une audience à ses amis. C'est ainsi que, a la fin du siècle,
il put confier ses tristesses à Dion Chrysostome, ame ardente
etloyale,àqui il donna le singulier conseil d'aller en costume
demendiant visiter les frontières du nord^ Quand on songe
que c'est là que Dion gagna une armée a la cause de Nerva,
on se demande si la mission que le rhéteur avait reçue de
l'oracle ne faisait pas partie d'une combinaison élaborée à
Delphes. En tout cas, on célébra à Delphes des fêtes en l'hon-
neur de Nerva''.
Apollon pouvait se réjouir. Ce qui lui revenait, ce n'était
pas seulement la faveur impériale, c'était aussi l'opinion
publique. La philosophie sceptique qui, depuis deux siècles,
avait fait une si rude guerre au merveilleux, commençait
à céder à une réaction religieuse dont Delphes allait profiter.
Le monde se sentait travaillé par un irrésistible besoin de
croire et de substituer le sentiment, avec ses illusions et ses
audaces, à l'austère labeur de la raison. Pendant que le
christianisme envahissait les classes inférieures de la société,
les classes moyennes, lettrés, érudits, philosophes même,
cherchaient à restaurer les anciens mythes en les accommo-
dant aux exigences du moment, en y enfermant un certain
nombre d'idées générales, de théories, de symboles empruntés
aux doctrines de Pythagore et de Platon. Les empereurs fa-
vorisèrent ce mouvement des esprits en quête de félicité
intérieure.
Trajan paraît l'tre celui qui songea le premier a réparer le
dommage causé par Néron ii l'oracle de Delphes. Entre Tan
i) JcvEx., VI, 555.-2) Pluïarcii. Def. orac, 41. — 3) Dio CimYs. De fuga,
I, p. 2i3.— 4} G. I. Gr., 1713:
ORACLE DE DELPHES 201
114 et 117 de notre ère, autant qu'on peut le conjecturer
d'après un document mutilé, le légat C. Avidius Nigrinus,
après avoir pris l'avis des hiéromnémons, procéda à une
nouvelle délimitation du domaine delphique, qui avait du
être peu à peu envahi par les habitants d'Amphissa et d'An-
tikyra'. Le prince et son successeur, Hadrien, étaient d'ail-
leurs assez «pariétaires » pour ne pas négliger les répara-
tions au temple, au cas oii elles auraient été nécessaires. De
leur côté, les Amphictyons avaient déjà fait quelque chose
pour leur capitale. Vers la fin du premier siècle, ils avaient
fondé à Delphes une bibliothèque amphictyonique dont nous
connaissons un administrateur, T. Flavius Soclaros, de
Tithora-. On voit, à n'en pas douter, que le conseil fédéral
tenait à suivre l'exemple donné par Auguste et à rendre
Apollon Pythien aussi secourable aux lettrés qu'Apollon
Palatin.
En même temps, le service des consultations publiques
recommença. Hadrien voulut bien achalander l'oracle en le
consultant lui-même et donner un modèle des questions que
pouvait tolérer la police impériale en demandant quelle était
la patrie d'Homère ^ La réponse du dieu ne fut d'accord, ni
avec un autre oracle qui avait été, disait-on, rendu à Homère
en personne et qui était gravé à Delphes même '*, ni avec un
oracle du prophète Euclos^; mais Hadrien^ qui était bien
capable d'avoir son opinion toute faite, put d'autant mieux
juger de l'empressement que mettait Apollon à lui donner
raison''.
1) C. I. Gr., 1711. G. I. L., m, ."JGT. Gf. Wescher, Etude sur le monument
bilingue de Delphes. 18C8. — 2j G. I Gr. 1733. Nsa Ilavôwpa. Nov. 18G1, p.
388. Sans doute le fils d'Arislion, ami de Plularque (Pluïarcu. Amat., 2).
— 3) ÂNTHOL. Palat., XIV, 102. —4) Pausan'., X, 24, 2. Ps. Plutarch. Vit.
Ilom., 4. Steph. Byz., s. v. "lo:. Euseb. Praep. Evang., V, 33. — 5) Pausan.,
X, 24, 3. — 6) Hadrien et Antonin paraissent avoir affecté une certaine dévo-
tion pour Apollon Pythien. Gf. E. Boumann, Iscrizione degli Antonini ed
Apolline Pizio ap. Bullett. d. Inslit. 1869, p. 42-47.
202 LES ORACLES DES DIEUX
A cette époque, l'oracle eut aussi la bonne fortune d'avoir
pour admirateur et pour avocat devant l'opinion publique la
plus grande notoriété littéraire du temps, Plutarque, un
philosophe qui avait une foi sincère et qui avait accepté les
fonctions de prêtre d'Apollon Pythien'. Ces fonctions le mi-
rent en rapports intimes avec Je sacerdoce delphique et avec
le conseil des Amphictyons, au sein duquel il dut siéger sou-
vent. Plutarque, par ses démarches personnelles et par ses
écrits, contribua à relever le prestige amoindri de l'oracle et à
raviver la .foi en la révélation apollinienne. Il exposa les
raisons sur lesquelles se fondait cette croyance, réfuta les
objections, expliqua les faits qui avaient servi d'argument
aux sceptiques, justifia les innovations, et sut trouver, pour la
défense de ses thèses édifiantes, le ton modéré, les preuves
faciles qui conviennent et suffisent à la moyenne des esprits 2.
L'aimable écrivain nous fait faire connaissance avec la so-
ciété cultivée qui vivait alors dans le voisinage du Parnasse,
grammairiens, philosophes, médecins venus de divers côtés :
il nous promène au milieu du grand musée pythique, oii les
guides attitrés guettent le touriste et le fatiguent de leurs
énumérations ; il nous montre avec orgueil les édifices nou-
veaux, le faubourg de Pylasa restauré et « reprenant une
nouvelle jeunesse, » enfin, tous les indices d'une prospérité
renaissante. Il nous présentera au besoin la pythie, une bonne
fille de la campagne, ignorante et vertueuse '\ Elle est arrivée
i) Plutarch. Qiiaest. conviv., Vil, 2, 2. On ne voit pas bien si Plutarque
est prêtre à Cliéronée ou à Delphes. M. Hcrlzberg {Op. cit.. Il, p. 1G7), se
prononce pour Chéronée; mais le nom de celui que Plutarque appelle son
« collègue en sacerdoce, « Eulhydémos, me paraît pouvoir être identifié avec
celui de C. Memmius Eutliydamas, qui est appelé prêtre d'Apollon dans un
document cpigraphiquc, provenant de Delphes (C. I. Or. 1710). CF. Ther-
mes de PhiUu'(|ue à Delphes [Bull, de corr. Jlcllén., 1, p. 409). Plutarque
place souvent à Delphes la scène de ses dialogues. Mestrios Plutarchos est
prêtre à Delphes sous Hadrien (C. I. Gr. 1713. Keil, Jnscr. Bocot., p. 147).—
2) Cl', vol. I, p. 7G-78. 3(38. —3) Plutarch. Fyth. orac, 22.
ORACLE DE DELPHES 203
depuis peu, pour remplacer la pythie hystérique dont le
prophète Nicaiidre pourrait, mieux que personne, raconter
l'étrange fin. C'est une aventure tragique qui avait sans doute
eu déjà des précédents, à moins qu'on ne la croie devinée à
l'avance par l'imagination de Lucain ' . Des étrangers étaient
venus consulter l'oracle. La victime préparatoire était morne
et la Pythie ne prit place sur le trépied qu'avec répugnance.
« Dès les premières réponses, il était facile de voir, à l'âpreté
de sa voix, qu'elle était comme un vaisseau désemparé et
incapable de supporter la mer. L'esprit qui la remplissait
était un esprit muet et malicieux. A la fin, complètement
troublée, elle s'élança vers l'issue en poussant un cri terrible
et se précipita sur le sol, mettant en fuite, non-seulement
ceux qui étaient venus consulter l'oracle, mais encore le pro-
phète Nicandre et les prêtres qui se trouvaient là. Rentrés
quelques instants après, ils la relevèrent. Elle avait repris
sa raison, mais elle mourutau bout de peu dejours^.» Cette
histoire prouvait aux sceptiques que l'enthousiasme n'était
pas une vaine jonglerie, et aux croyants, qu'il ne fallait pas
consulter Apollon malgré lui.
A part les accidents de cette nature, la vie s'écoulait assez
uniforme autour du trépied sacré. « Aujourd'hui, rien n'est
multiple, rien n'est mystérieux, rien n'est effrayant. C'est sur
des intérêts minimes et vulgaires que roulent les questions,
comme il est naturel qu'elles se formulent dans un temps
de loisir. « Dois-je me marier? dois-je entreprendre cette
navigation? Dois-je prêter cette somme? Les oracles les plus
importants qui soient sollicités par les villes ont trait à l'a-
bondance des fruits de la terre, à la multiplication du bétail,
à la santé des individus ^ »
i) LucAN. Phars., Y, 213-220. — 2) Plutarch. Dcf. orac, 51. — 3) Plu-
TARCH. Pyth. orac, 28. Cf., dès le temps d'Antigone Goualas, la consultation
ridicule des Astypaléons (Athen., IX, § G3) et les consultations ordinaires
de Dodone (vol. II, p. 318-320).
204 LES ORACLES DES DIEUX
C'est bien là ce qui devait empêcher à jamais le retour de la
prospérité passée. La révélation des oracles avait besoin,
pour s'épancher à l'aise, des agitations politiques, et l'empire
avait fait des loisirs à tout le monde. La dévotion privée ne
suffisait pas à combler le vide laissé par la disparition de la
grande clientèle d'autrefois. Jamais peut-être on n'avait été
plus avide de communications surnaturelles, mais cet appétit
intense n'avait pas besoin, pour se satisfaire, de recourir aux
rites solennels et coûteux de Pytho'. La démonologie com-
plaisante des platoniciens et néo-pythagoriciens jetait entre
ciel et terre des myriades de génies occupés à porter aux
hommes, sous forme de songes, de voix, d'apparitions de
toute nature, la connaissance de l'avenir. Le nombre des de-
vins, exégètes, prophètes, astrologues ambulants, s'accrois-
sait dans la même proportion. Enfin, ceux qui réser-
vaient leur confiance pour les oracles avaient sous la main
des collections de prophéties dont une méthode cléromantique
quelconque permettait de tirer parti. Ces recueils avaient le
double avantage d'offrir des conseils plus variés et même plus
sûrs, parce qu'ils dataient d'une époque où la vertu prophé-
tique des oracles était encore dans toute son énergie. L'im-
posante renommée d'Apollon Pythien était plutôt faite pour
éloigner la foule des questionneurs vulgaires, occupés de
soucis mesquins. L'oracle ne pouvait ni retrouver quelque
veine heureuse sans se mêler des affaires politiques, ni vivre
en pleine sécurité sans s'en abstenir.
Il se départit un peu de sa circonspection lorsque la mort
de Pertinax livra l'empire aux compétitions des généraux.
Consulté sur les chances respectives de Septime Sévère, de
Pescennius Niger et de Clodius Albinus, il aurait répondu :
« Le meilleur est le brun : l'Africain est bon, le plus mauvais
est le blanc- ». Puis, il aurait prédit l'avènement du Cartha-
i) Voy. voL II, p. 238-239. — 2) Spautian. Pescenn, Nig., 8.
ORACLE DE DELPHES 205
ginois (Sévère), la durée de son règne, et indiqué son succes-
seur. Il va sans dire que ces prophéties ont été fabriquées ou
arrangées après coup ; mais elles n'auraient pas circulé et
trouvé place dans l'histoire s'il avait été entendu que l'oracle
de Delphes s'interdisait toute espèce d'horoscope politique.
Les prêtres de Delphes furent plus imprudents encore en
laissant dire qu'ils avaient justifié par la loi du talion le
meurtre d'Aurélien'. Mais, en temps ordinaire, ils se gar-
daient des indiscrétions. Prédire à un prince généreux des
victoires aux jeux olympiques"^; faire, sous Maximin, qui
n'entendait mot à la philosophie, l'éloge du stoïcien Thémis-
tocle ^ ; renseigner Amélius Tuscus sur les destinées de son
maître Plotin dans l'autre monde '' ; peser les mérites res-
pectifs de Porphyre et de lamîjlique en déclarant le Syrien
inspiré et le Phénicien érudit^ voilà les sujets sur lesquels
la Pythie pouvait essayer sans inconvénient sa clairvoj'ance
surnaturelle.
L'empire romain devint un empire grec, et la fondation
d'une nouvelle capitale en terre grecque était une de ces
occasions qui jadis eussent mis Apollon en verve. Malheu-
reusement pour l'oracle, c'était aussi le moment oii le chris-
tianisme supplantait l'hellénisme dans le palais des Césars.
Les évêques qui entouraient Constantin allaient employer,
contre Delphes et ses pythies, des armes plus efficaces que les
plaisanteries d'Origène. L'empereur, déjà désireux de fermer
les mantéions, qu'il estimait dangereux pour sa sécurité,
avait en outre une ville toute neuve à orner, et il songea aux
œuvres d'art renfermées dans les temples. Ses émissaires,
comme jadis ceux de Néron, firent main basse sur tous ces
musées où la majesté de l'art cachait encore la décrépitude
de la vieille religion. Pytho dut ouvrir ses portes aux réqui-
i) SuiD., s. V. Xh.vt r.iOo:. — 2) Mos. Choren., II, G9. — 3) Syncell. Chron.,
p. 681. — 4) PoRPHYR. Vit. Plot., 22. — o) David, in Porpbjr. Isagog.
206 LES ORACLES DES DIEUX
sitions impériales et vit partir avec douleur, pour Constan-
tinople le trépied colossal qui rappelait la victoire de Platées,
un Apollon enfin, tout ce qui valait la peine d'être emportée
L'oracle, dépouillé, intimidé^ incertain de l'avenir, se re-
fusa-t-il désormais aux consultations? On ne saurait l'affir-
mer,, mais le fait est probable, car lorsque, environ trente
ans plus tard, un caprice inespéré de la fortune fît monter sur
le trône un prince dévoué à l'hellénisme, le zèle même de
Julien ne parvint pas à vaincre le découragement des prêtres
de Delphes. Quand le médecin de l'empereur, Oribase de
Pergame, vint les engager à rouvrir la source prophétique
et à relever le trépied, voici comment une tradition peu au-
thentique, mais qui vise à la vraisemblance, fait parler l'ora-
cle : « Allez, dit Apollon, dites ceci au roi : ma maison avec
ses décors est tombée par terre : Phœbus n'a plus de grotte,
plus de laurier prophétique, plus de source parlante; l'onde
murmurante elle-même a séché ^. » Telles auraient été,
suivant le chroniqueur byzantin, les dernières paroles de cet
oracle qui, depuis près de quinze siècles, dispensait la révéla-
tion apollinienne à tous les riverains de la Méditerranée.
Nous ne savons si le sacerdoce pythique signa ainsi offi-
ciellement sa propre abdication : il est permis de croire
pourtant que, sans avoir une grande confiance dans le succès
des efforts de Julien, il essaya de se reprendre à la vie. En
tout cas, la piété du prince valut à Delphes appauvrie une
exemption d'impôts 3. Ce fut là le premi-er et le dernier bien-
fait que la ville sainte dut à Julien, dont la fin prématurée
acheva de discréditer les anciens dieux. Comme on ne man-
qua pas de le remarquer alors, tous les oracles, à commen-
cer par celui de Delphes, lui avaient prédit qu'il serait malade
i) EusEB. Vit. Constant., III, 54. Socrat., I, 16. Sozom., II, 4, 3. Zo-
ziM., If, 31, 1-2. Cassiod., II, 20. — 2) Cedren., p. 532. Bonn. — 3) Julian.
Epist.,2,ï).
ORACLE DE DELPHES 207
mais ne mourrait pas dans son expédition d'Orient: or, il
fut tué sans avoir été malade ' .
La mort de Julien fut la mort de Fliellénisme officiel.
Bientôt vint Théodose qui fit fermer les temples, Arcadius
qui les fit démolir, et Alaric qui, doublement redoutable et
comme Barbare et comme chrétien, ne laissa plus derrière
lui que des ruines. Delphes échappa au sort d'Eleusis et
d'Olympie, non pas parce que les dieux ou Stilicon défendi-
rent le sanctuaire, mais parce que le Goth ne prit pas le temps
d'escalader le Parnasse '^. La Grèce ravagée ne pouvait plus
payer les taxes imposées par le fisc, et c'est à cette circons-
tance que nous devons de voir reparaître le nom de Delphes.
La ville obtint de Théodose II, pour toutes les cités de la
préfecture d'Illyrie, remise d'un certain nombre de charges
et de corvées (424) ^ Elle ne pouvait demander cette faveur
sans s'être soumise à l'édit péremptoire de l'année précédente
qui proscrivait, sous les peines les plus sévères, toute pra-
tique de l'ancien culte''.
Cette fois, il n'y a plus à en douter, l'antre fatidique est
scellé à jamais et le temple voué à la destruction.
Peu à peu, le Parnasse se dépeupla et, comme si l'œuvre
du sacerdoce d'Apollon devait être entièrement efi'acée, pen-
dant que Delphes disparaissait du monde des vivants, Krisa
la maudite, Krisa, la victime de l'excommunication lancée de
Pytho, relevait ses ruines. Aujourd'hui, Chryso a des champs
fertiles et des vignobles, tandis qu'il faut des archéologues
bien experts pour retrouver la place où était « l'oracle des
hommes. »
1) Philostorg. Hist. EccL, VU, 12. Nicephor., X, 39. — 2) Claudiea fait
honneur à Slilicon de la sécurité de Delphes {In Hupi. Pracf.). Ce que dit le
même poète des oracles rendus en l'honneur d'Honorius {In IV consul. Ho-
nor. 143. Cf. Epigr. 29) ne mérite pas plus de créance. Ce sont des figures
ou des banalités poétiques. Prudence, son contemporain, dit expressément :
Belphica damnatis tacuerunt sortibus antra {Apoth., 438). — 3) Cod. Theod.,
XV, o, 4. — 4) CoD. Theod., XVI, 10, 22.
§ m
AUTRES ORACLES D'APOLLON DANS LA GRÈCE d'eUROPE
I. Phocide. — Oracle d'Abce. — Origines incertaines de l'institut. — Con-
sultation de Crésus et de Mardonius. — Le temple incendié par les
Thébains. — II. Béotie. — Oracle de Tégyre. — Tégyre, berceau
d'Apollon. — Oracle d'AkrcTphia (Apollon Ptoos). — Consultation de
Mardonius. — Rites divinatoires de l'oracle. — Renaissance de l'oracle.
— Oracle d'Apollon Isménios à Thèbes. — Origines de l'oracle. — Les
Daphnéphores. — Oracle d'Apollon Spodios à Thèbes. — L'empyro-
mancie et le clédonisme à Thèbes. — Oracles de caractère incertain :
la fontaine Telphousa et les sources de l'Hélicon. — Oracle d'Eutrésis.
— Oracle d'Hysiœ. — III. Eubée. — Oracle d'Orobiœ fApollon Seli-
nuntios). — IV. Péloponnèse. — Oracles d'Apollon à Argos (Apollon
Diradiotes et Apollon Lykiosj. — V. Thrace. — Oracle de Denjca, près
d'Abdère.
Lorsque la religion apollinienne pénétra clans la région
que domine le Parnasse, elle ne rencontra pas du premier
coup le centre autour duquel elle devait concentrer ses efforts
et grouper les peuples convertis. Ses rites se fixèrent ça et
là, au hasard des circonstances. Les pérégrinations d'Apollon
en quête d'un lieu oii il put rendre ses oracles, les tâtonne-
ments, les incertitudes que lui prête la légende avant de
l'amener à Pytho, témoignent de la libre fécondité de son
culte à une époque où Delphes ne prétendait pas encore à la
suprématie religieuse.
La Phocide et la Boétie s'étaient couvertes de sanctuaires
apolliniens autonomes, enracinés au sol par des traditions
locales où nous retrouverons uniformément Tincorrigible
prétention de tous les cultes qui intéressent le patriotisme,
ORACLES VOISINS DE DELPHES 209
la prétention d'être antiques et indigènes, d'exister par eux-
mêmes et de prendre date avant les instituts rivaux. Il est
chimérique aujourd'hui de chercher à établir par quel flux
et reflux de propagande ont été disséminées dans ces con-
trées les pratiques de la religion apollinienne. Il y a eu là
une moisson hâtive que l'ombre du Parnasse a empêchée de
venir à pleine maturité et dont nous ne voyons ni la fleur,
ni le fruit. On distingue seulement comme deux courants
distincts, pour ne pas dire opposés, qui font circuler dans
toute la région les idées venues de Délos et de Delphes, la
dévotion à la manière ionienne et à la manière dorienne. On
rencontre, sur la côte qui regarde l'Eubée, un Délion et un
Delphinion, copies réduites ou symboles des deux foyers
d'attraction qui font sentir partout leurs influences concur-
rentes. Les cultes restés sous la direction de l'esprit ionien
ne se sont point transformés en oracles : les autres ont suivi
l'exemple de Pytho sans accepter sa suzeraineté. L'exercice
de la mantique leur a valu quelque renommée, mais les
expose aussi à des comparaisons qui ont dû humilier plus
d'une fois les desservants de ces médiocres et prétentieux
instituts.
Abse ^ était une petite ville située au N.-E. de la Pho-
cide, près de la frontière de Béotie, au pied du mont Hy-
phantéion. Le nom d'Abee obligeait les logographes à
établir un lien entre cette bourgade phocidienne et les
Abantes qui avaient jadis occupé l'Eubée, ceux-ci étant
rattachés à leur tour à un ancêtre mythique, Abas, fils,
suivant la tradition la plus commune, de Lynkeus et d'Hy-
1) "A6at, 'A6a\, "A6a. Steph. Byz., s. v. "A6at et Teyûpa. Strabon (IX, 3, 13) a
l'air de ne pas savoir très bien où est Abœ, qu'il place près de l'Hélicon. Sur
les ruines, peu importantes, d'Abœ, voy. Leake, Travels in Northern Greece,
II, p. 163 sqq. Autres cultes apolliniens eu Phocidc, à Tithronion (Pausan.,
X, 2, o; 33, 12) et ù Apollonia, l'ancienne Kyparissos(STEPii. Byz., s. v. 'AroX-
Xwvfa).
14
210 LES OEACLES DES DIEL'X
permnestra. Les Ab^eens se disaient descendus de colons
argiens dont Abas était le chef. Aristote les croyait d'ori-
gine thrace^ sans doute parce qu'il les rapprochait ainsi de
Tégyre et de son cponyme le roi thrace Tégyrios^ Dans l'une
comme dans l'autre hypothèse, Abee aurait été le berceau, ou
tout au moins le point de départ des conquérants de l'Eubée.
Nous ne savons comment les légendes locales expliquaient
l'origine de l'oracle d'Apollon. Peut-être racontaient-elles
qu'Apollon, descendu de l'Olympe et allant à Delphes, s'y
était arrêté. Cet itinéraire est plus direct et plus naturelle-
ment indiqué que celui dont l'aède homérique promène les
détours à travers l'Eubée et la Béotie. Peut-être, pour re-
monter plus haut encore dans le passé, prétendait-on que
l'oracle d'Apollon avait succédé à un oracle oniromantique
dédié au Titan Hélios. Du moins, une légende postérieure,
fabriquée avec des débris de traditions béotiennes et pho-
cidiennes, parle d'un temple d'Hélios ou les consultants ve-
naient pratiquer l'incubation et où succomba, précisément
à cause de cet usage, la vertu d'Antiope'*. Mais il n'y a aucun
fond à faire sur de pareilles données, et cet oracle hypothé-
tique pourrait aussi bien être transporté, soit à Tithorée, où
était le tombeau d'Antiope et un temple d'Asklépios Archagé-
tas, soit à Amphikgea, où fonctionnait un oracle oniroman-
tique de Dionysos. On peut d'autant moins s'échapper en con-
jectures que nous ne connaissons ni la méthode mantique
employée à Abte, ni les particularités physiques qui avaient
fixé en ce lieu la révélation.
L'oracle d'Abse passait pour avoir été fondé « avant celui
de Delphes ••, » ce qui était plus facile à dire qu'à prouver.
Sophocle le suppose en pleine renommée au temps d'Œdipe
1) Pausan., X, 35, 1. — 2) AniSTT. ap. Strar., X, 1,3. — 3) Apollod., III,
13, 4. — 4) lo. Malala, Chronogr., p. 43, éd. Bonn. —3) Steph. Byz., ibid.
Cf. Pausan., ibid.
ORACLE D AB^ 211
et le cite entre Delphes et Olympie ^ ; mais les poètes ne sont
pas tenus de rendre aux archéologues des comptes bien
précis. L'institut n'apparaît dans l'histoire qu'au sixième
siècle avant notre ère, au moment oùCrésus inquiet demande
aux dieux helléniques par quels moyens il pourra arrêter les
envahissements des Perses. Abœ fut un des sept oracles que
consultèrent ses envoyés ; mais Hérodote ne sait rien ou ne
dit rien de ce qui s'y passa-. Il est à croire que les présents
du roi de Lydie figuraient parmi ces « objets précieux » et
ces « nombreuses offrandes » que pillèrent les soldats de
Xerxês après le combat des Thermopyles^. Les Phocidiens,
de leur côté, ne fût-ce que pour protester contre l'ingratitude
de Delphes qui repoussait leur patronage et reniait leur
parenté, se plaisaient à enrichir le temple d'Abœ. Quelques
années avant les guerres médiques, on les voit faire du
butin enlevé aux Thessaliens deux parts égales, dont l'une fut
consacrée à Pytho et l'autre à Abœ \ leur piété les portant à
être généreux envers leur oracle national et leur vanité les
engageant à porter leurs trophées au grand musée du Par-
nasse.
Les Thessaliens avaient de la mémoire : ils conduisirent à
Abse les Perses, qui saccagèrent et incendièrent le temple ^
On ne comprend pas très bien comment, quelques mois après,
l'émissaire de Mardonius, Mys, osa y venir consulter Apol-
lon'', à moins que Mardonius, intimidé par le honteux échec
du Grand-Roi, ne l'ait chargé d'y reporter les objets enlevés.
Les guerres médiques une fois terminées, l'amphictyonie
décida que, pour éterniser le souvenir des excès sacrilèges de
l'invasion, on ne réparerait pas les temples brûlés ^ La Pho-
1) SoPHOCL. OEd. Rex, 900.— 2) Herod., I, 46. Hesych. s. v. "A6at. — 3) He-
ROD., VIII, 33. — 4) Herod., VIII, 27. — 5) Herod., VIII, 33. — 6) Herod.,
VIII, 134. — 7) Pausan., X, 35, 2. Pausanias croit naïvement que la mesure
a été appliquée.
212 I.ES ORACLES DES DIEUX
cide était, avec l'Attique, le pays qui avait le plus souffert,
et les autres membres de ramphictyonie en parlaient bien à
leur aise. Ce décret, du reste, ne fut pris au sérieux par
personne. Les Athéniens y répondirent en élevant leParthé-
non; mais AbcB ne devait plus retrouver sa prospérité passée.
Les Thébains, ennemis irréconciliables des Phocidiens,
achevèrent, un siècle et demi plus tard, l'œuvre des Modes,
avec la coopération des Thessaliens qui avaient aussi de
vieilles rancunes à satisfaire. C'était pendant cette terrible
guerre sacrée qui faillit amener l'extermination du peuple
phocidien. Aba3, fortifiée par les Phocidiens, menaçait la
frontière de Béotie. Attaquée une première fois par les Béo-
tiens', elle fut, à quelque temps de là, prise d'assaut. Cinq
cents Phocidiens, réfugiés dans le temple d'Apollon, y furent
brûlés jusqu'au dernier, comme des sacrilèges et des excom-
muniés qu'ils étaient. Diodore, qui copie Théopompe, croit
l'incendie allumé par Timprudence toute providentielle des
assiégés^; Pausanias, plus franc, avoue que les Phocidiens
furent brûlésdepropos délibéré et malgré leurs supplications'*.
Les Thébains détruisirent ainsi un oracle qu'ils avaient
eux-mêmes consulté plus d'une fois, notamment avant la
bataille de Leuctres ''. Cependant, lorsque le conseil amphic-
tyonique, présidé par Philippe, réduisit en servage les Pho-
cidiens vaincus '% les Abeeens furent reconnus innocents de
toute participation aux sacrilèges commis sur le Parnasse et
même à la guerre". Leur ville fut donc exceptée delasentence
portée contre toutes les autres villes de la Phocide; mais le
temple resta à l'état de ruine enfumée et l'oracle ne fut plus
qu'un souvenil\
Lorsqu'Auguste réorganisa la province d'Achaïe, Abaî
garda l'autonomie que les Romains, « par piété pour Apol-
1) DiODOR.,XVI,38.— 2)DioDOR., XVI, 58.-3) Pausan., X, 33, 3. —4) Pau-
SAN., IV, 32, o. — 5) Voy. ci-dessus, p. 18 1. — G) Pausan., X, 3, 2.
ORACLE DE TEGYRE 213
Ion ', » lui avaient probablement laissée jusque-la. Apollonios
de Tyane visita le vieux temple^ : Hadrien bâtit à côté une
petite chapelle où les Abseens relevèrent les statues d'Apol-
lon, d'Artémis et de Lêto que leur avaient léguées leurs
ancêtres^ Mais Hadrien ne put ressusciter l'oracle, car Pau-
sanias en parle comme d'une manifestation à peu près ou-
bliée de la puissance prophétique d'Apollon.
Il n'y avait qu'à franchir la montagne pour trouver, sur
le versant méridional, la ville béotienne de Tégyre et un
autre oracle d'Apollon. La Béotie était une terre où les reli-
gions les plus variées avaient trouvé l'accueil que doivent
faire au surnaturel des gens d'esprit lourd et de caractère
sombre. Ces religions s'y étaient comme accumulées, au lieu
de se succéder et de disparaître avec les tribus qui les avaient
apportées. La contrée était à la fois très dévote à Poséidon, à
Dionysos, a Apollon, et les oracles apolliniens qu'elle pos-
sédait ne rendaient pas inutiles les oracles héroïques dont
l'inspiration était rapportée àTrophonios, Amphiaraos, Tiré-
sias ou Glaukos. Ce sol, traversé par la grande route des in-
vasions, gardait la trace de tous les symboles religieux qu'y
avait apportés, des Pélasges aux Béotiens, le mouvement
incessant des peuples.
Tégyre passait pour être le berceau d'Apollon '•. On y trou-
vait une montagne qui portait le nom de Délos, et, à la place
du palmier ou de l'olivier qui avaient abrité la délivrance de
Lêto, deux sources appelées des mêmes noms, Phœnix et
Elsea. On montrait aussi le Ptoon ou « lieu de l'épouvante, »
d'où était sorti le sanglier qui fit peur à l'accouchée \ La
tradition locale, qui tendait à diminuer le prestige de Délos,
fut acceptée à un certain moment par des Déliens exilés qui
1) Pausan., X, 3o, 2. — 2) Philostr. Vit. ApolL, IV, 23-31. — 3) Pausan.,
X, 33, 4. — 4) Plutarch. Peloiml., IG. Stkpii. Cyz., s. v. Tsyifa. — 5) Plu-
TARCH., ihid.
214 LES ORACLES DES DIEUX
changèrent sans doute d'avis une fois rentrés chez eux'. Plu-
tarque serait bien tenté d'y croire, ne fût-ce que par patrio-
tisme; mais il se rappelle à temps qu'Apollon est un dieu vé-
ritable, qui n'est né nulle part. Tégyre avait aussi sa bonne
part des légendes de Pytho : Apollon y avait fait mordre la
poussière à Python et à Tityos. Bref, il ne manquait rien à
Tégyre, si ce n'est un peu plus de clientèle.
Plutarque affirme que « l'oracle avait été florissant jus-
qu'aux guerres médiques, époque à laquelle le grand prêtre
était Échécrate. » Il sait même que le dieu, par la bouche de
son interprète, avait promis aux Hellènes la victoire sur les
Perses-^. Environ un siècle plus tard, l'oracle était abandonné,
et pour toujours^ ce qui montre qu'il avait moins de vitalité
encore que l'oracle phocidien d'Abae.
Ensuivant le rivage du lac Copaïs dans la direction de l'est
on rencontrait, à une faible distance de Tégyre, la ville
d'Akrsephia''. Apollon avait, non loin de là, un temple bâti
au pied du mont Ptoon. Il y était adoré sous le vocable de
Ptoos, en souvenir delà grande peur de Lêto'^ ou de Tœkiste
Ptoos, fils d'Atliamas et do Thémisto*"'. Pindare a chanté la
fondation de l'oracle. Il montrait le dieu parcourant la terre
et les mers et s'arrêtant enfin au sommet du mont Ptoos.
« Alors, embrassant du regard toute la plaine qui s'étend au-
dessous de lui, il fait rouler au bas de la montagne d'im-
menses quartiers de roche ; ce sont les premières assises de
son temple^. »
Le premier prophète d'Apollon en ce lieu avait été Ténéros,
fils d'Apollon et de Mélia, Ténéros, « le ministre du temple
i) Voy., ci-dessus, p. 31. Semos de Délos (ap. Stepu., ibid.) cilc Tégyre
parmi les lieux de naissance d'Apollon. — 2) Plutarcii. Dcf. orac, 5. —
3) Plutarch. Pelop., Kî. Dcf. orac, 8. — 4) 'Axpaicpfa, 'Axpatçvfa, 'Axpafçiov,
'Axpaf'fviov. — 5) Stei'H. Hyz., s. v. 'Axpatipfa. Tzetz. ad Lycophr., 2G0. —
0) Pausan., IX, 23, G. Généalogie dillerenle dans Eliennc de Byzance {ibid.).
7) ap. Strar., IX, 2, 3i-.
0 ORACLE D'AKR.EPHIA 215
à la voix prophétique, de qui ce sol sacré a emprunté son
nom^. » Les origines de l'oracle remontaient, comme on
voit, à une antiquité respectable, et l'on pouvait croire que
les héros de la guerre de Troie y étaient venus-. En tout
cas, il était assez connu au temps des guerres médiques pour
que Mardonius l'envoyât consulter, et ses prêtres avaient
assez de relations avec l'Asie-Mineure pour savoir manier la
langue carienne. Les mantéions grecs, mis en goût par les
largesses de Crésus, ménageaient d'aimables surprises aux
Barbares généreux. « Mys, passant d'oracle en oracle, parvint
à l'enclos sacré d'Apollon Ptoos. Ce lieu saint qu'on appelle
Ptoon est sur le territoire de Thèbes, près du lac Copaïs, au
pied de la montagne voisine d'Akrsephia. Ce Mys entra donc
dans l'enclos sacré d'Apollon, accompagné des trois citoyens
élus par le peuple pour transcrire les réponses du dieu, quand,
à l'improviste, le prêtre se servit d'une langue barbare.
Ceux des Thébains qui accompagnaient Mys furent saisis
d'entendre un tel langage au lieu de la langue grecque et ne
surent quel parti prendre. Mais l'Européen Mys leur prit la
tablette qu'ils portaient, y transcrivit la parole du prophète
et déclara qu'il avait parlé carien\ »
Ce passage d'Hérodote nous permet de nous faire une idée
approchée des rites divinatoires en usage à Akrsephia. Nous
voyons qu'Apollon y parlait par la bouche d'un prophète qui
jouait un rôle passif et dont les paroles étaient recueillies
par des délégués assistants pris en dehors du corps sacerdotal,
lequel, ou bien n'existait plus, ou bien avait été obligé de
subir le contrôle des fonctionnaires civils. Cet ordre de
choses sent la conquête, et l'on sait qu'en effet les Thébains
1) Alc. ap. Strab. ibid. Cf. Pausan., IX, 10, 6; 2G, i. Schol. Pi.xd. Pijth.,Xl.
2)PLUTARCH.BrM«. rut. ut., 7. — 3) Herod., VIII, 133. Cf. Pausan., IX, 23, 6.
Plutarch. Def. orne, 5. « Européen » signifie natif d'Europos en Carie. Plu-
tarque [Aristid., i9) attribue la réponse en langue carienne à Toracle de Tro-
phonios. Peut-être les prêtres s'étaient-ils donné le mot de part et d'autre.
216 LES ORACLES DES DIEUX
avaient imposé par la force leur suzeraineté aux villes de
Béotie.
L'oracle, encore consulté par Tlièbes avant Leuctres', dis-
parut dans l'exécution militaire qu'Alexandre infligea aux
Thébains. Il servit d'asile à un certain nombre de ceux que
les Macédoniens chassaient ainsi de leurs foyers, mais il se
sentit frappé par contre-coup et paraît avoir depuis lors
gardé le silence qui convient aux délaissés. On se souvint
seulement plus tard que jadis, « avant l'expédition d'Alexan-
dre et la ruine de Thèbes, il y avait là un oracle véri-
dique". »
Cependant, si l'on en croit des inscriptions qu'on n'a aucune
raison de tenir pour suspectes, l'oracle, avant d'abdiquer,
essaya de se reprendre à la vie. On a trouvé, sur un piédestal
qui a porté un trépied de bronze, les noms des fonctionnaires
béotiens qui ont offert le trépied, au nom de la confédéra-
tion, à Apollon Ptoos, à la suite d'un oracle rendu par le
prophète Onymastos de Thespies''. Une offrande semblable,
à peu près contemporaine de la première, perpétue égale-
ment le souvenir d'une « excellente révélation » faite au
nom du dieu par le même Onymastos'*. On rapporte aussi,
avec quelque vraisemblance, à Apollon Ptoos l'oracle qui,
i) Pausan., IV, 32, 5. — 2) Pausan., IX, 23, 6. Ps, Callisthène (I, 45) parle
d'une scène violente faite par Alexandre à un oracle que C. Mûller croit être
celui deTégyre etFr.Wicseler, celui d'Akrfcpliia.Ce récit doit être une simple
réédition de l'anecdote qui montre la pythie brutalisée par Phayllos ou
Alexandre. — 3) Inscription trouvée par Ulriciis, Sur une inscription trouvée
dans les ruines de l'oracle du mont Ptoon (BuUett. d. Instit.. 1838, p. 109-112).
Ileisenund ForffchunrjenmGricchenlnnd, p. 230 sqq. Le texte a été réimprimé
et diversement amendé dans LkBas, 11, 080-08G. Keil, Sijllog. inscr. Bocotic,
p. G9. L'inscription paraît dater approximativeinent de 310 av. J.-C. — 4) H.
G. LoLLiNG, Ptoische Inschrift (Mitthcii. <1. dcutsch. InsLit., 1878, p. 80-94).
Onymastos y est qualifié de [xtiEvctç, ce qui désigne une profession ; tandis
que, dans l'inscription précédente, on pourrait le prendre pour un simple
thcore ou consultant (iji.avTEu6[i.EVoç).
ORACLES DE THEBES 217
vers le même temps, ordonna aux Orchoméniens de consa-
crer un trépied aux Charités, leurs patronnes \
L'affirmation si nette de Pausanias ne permet pas de douter
que, en dépit de ces tentatives de résurrection, l'oracle n'ait
fini par se résigner à son sort. C'est en vain qu'on créa des
jeux Ptoïens ; le pays, appauvri et dépeuplé, prenait peu à peu
l'aspect d'un marais ajouté au lac Copaïs, et l'argent du riche
Épaminondas d'Akryephia -, un contemporain de Caligula,
ne réussit qu'à donner un éclat aussi éphémère que factice
à un culte décrépit.
Le légende donnait pour frère ou pour oncle au prophète
Ténéros d'Akrœphia le héros Isménos, éponyme du fleuve
qui de Thèbes va se jeter dans le lac Copaïs. C'est dire quelle
affinité étroite rattache le sanctuaire du Ptoon à celui d'A-
pollon Isménios^ Le temple du dieu s'élevait, hors des
murs de Thèbes, sur un monticule appelé, comme le fleuve
qui coulait au pied, Isménios. Il renfermait une statue d'A-
pollon en bois de cèdre, sculptée par Canachos et absolu-
ment semblable à celle que le même artiste avait coulée en
bronze pour le temple des Branchides. A la porte d'entrée
se voyait la pierre sur laquelle Manto, fille de Tiresias, avait
coutume de s'asseoir ''.
L'oracle datait, lui aussi, comme on peut s'y attendre, d'une
haute antiquité. Tiresias y avait pratiqué l'empyromancie et
examiné la « cendre prophétique »^' : sa fille y avait été consa-
crée à Apollon et Héraklès figurait sur la liste des Daphné-
phores ou Porte-lauriers, c'est-à-dire, des jeunes garçons
i) C. I. Gr., 1393. Keil, ibid., p. 101. Il est question ici d'un prophète
([j.avT£u6ij.£voç) également Thespien, Dinias, et d'un délégué ou consultant
(^EOT:po-{wv) dont le nom est effacé. — 2) C. I. Gr. 1625. Keil, ibid., p. 110-
127. Cf. G. Hertzberg, Gesch. Griech. II, p. 3i. 04. — 3) Le scoliaste de Pin-
dare {Pyth., XI) fait prophétiser Ténéros lui-même dans l'Ismenion. —
4) Pausan, IX, 10, 1-4. Cf. Th. Panofka, Der Mantositz am lamniion zu Thebcn
(Arch. Zeit. 1843). — o) Sophocl. Œd. Rex, 21. Cf. Antlgon. 1003.
218 I.E ORACLES DES DIEUX
qui avaient revêtu le sacerdoce d'Apollon Isménios. Cette
dignité était annuelle et l'enfant qui en était investi devait
joindre toutes les qualités physiques, la beauté et la
force, aux avantages de la naissance. Dans ces conditions,
un tel sacerdoce devait être un honneur fort envié et les
pères des Daphnéphores s'empressaient d'en graver le sou-
venir sur des trépieds votifs. C'est ce qu'avait fait Amphi-
tryon pour Héraklès. Le trépied qu'il avait consacré était le
plus remarquable de tous ceux qu'a vus Pausanias'. Héro-
dote a lu des inscriptions en lettres archaïques, dites « cad-
méennes, « sur trois trépieds donnés l'un par Amphitryon,
l'autre par Laodamas, fils d'Étéocle, le troisième par Scœos
l'athlète, contemporain des derniers Labdakides ^ Continué
durant des siècles, cet usage avait fini par accumuler dans
risménion une magnifique collection de trépieds. Pindare,
qui n'en parle pas par ouï-dire, a soin de vanter « le sanc-
tuaire oii sont déposés des trépieds d'or, lieu que Loxias a
honoré entre tous et a nommé Isménion, le destinant à être
le siège véridique de ses révélations ^ »
Les noms de Tirésias, de Manto et de Ténéros indiquent
bien que l'Isménion de Thèbes était, de temps immémorial, un
foyer de révélation : mais ils avertissent aussi que l'oracle
n'est pas de fondation apoUinienne. Il est difficile de dire
quel culte représente le vieux devin cadméen, mais ni l'ori-
gine légendaire de sa prescience '' ni sa méthode divina-
toire ne procèdent de la religion d'Apollon. La méthode
n'avait pas changé depuis, car nous savons par Hérodote
qu'on suivait à Thèbes les rites d'Olympie ••, c'est-à-dire les
\) Pausan.. IX, 10, 4. — 2) Herol)., V, iiS-lil. Trépied consacré par Crésus
(Heuou., I, 92). — 3) PiNDAR., Pyth.,\l, G-10. En outre, les Béotiens (Thébains?)
riaient tonus de fournir chaque année un trépied ù Dodone (Cf. vol. Il, p. 310).
— i) Voy. vol. Il, p. 29-34. Le caractère des légendes fait penser à. Zeus ou à
Athènes, celui des rites à Poséidon. Apollon Isménios a été, par simple conjec-
ture étymologique, assimilé au dieu cananéen Esmoun. — 5)H(.:roi).,V11I, 13i.
ORACLES DE THÈBES 219
procédés de l'empyromancie et de l'extispicine. Il y avait
donc là, à n'en pas douter, des devins de profession, analo-
gues aux lamides et aux Klytiades d'Olympie, et restant,
comme eux, pour être plus indépendants, en dehors des
sacerdoces honorifiques \ L'oracle de l'Isménion n'a pas
l'unité et la force collective d'un corps comme celui de Pytho.
Il ressemble, au contraire, de très près, à ce rendez-vous de
devins libres et de clients que nous avons appelé l'oracle
d'Olympie.
On peut en dire autant du second oracle apollinien de
Thèbes, celui d'Apollon Spodios ou « Cendrillon », qui se
trouvait en un autre endroit, non loin de la porte dite d'É-
lectre. Il consistait en un autel construit, comme celui
d'Olympie, avec la cendre fj-KÔoo?) des victimes et posé sur un
fragment de rocher qu'on appelait la « Pierre assagissante »
parce que, disait-on, un jour qu'Héraklès, dans un accès de
folie furieuse, voulait tuer Amphitryon, Athêna lui avait
lancé cette pierre et l'avait assoupi du coup^. La matière
qui composait l'autel et qui avait fait donner à Apollon l'épi-
thète de Spodios montre assez quelle était la méthode adoptée
par les desservants de cet oracle. Les mêmes praticiens pou-
vaient entretenir l'activité des deux instituts.
Thèbes avait donc deux sources de révélation, mais gou-
vernées à la mode d'autrefois, c'est-à-dire n'étant qu'un
exercice à peine régularisé de la divination libre. La ténacité
avec laquelle l'esprit béotien conservait les vieux usages dut
pourtant céder au besoin de régénérer par des innovations
ces officines mal achalandées. Pausanias a vu pratiquer
dans le temple d'Apollon Spodios le clédonisme suivant le
rite de Smyrne ^, qui pouvait bien être une combinaison ar-
l)On trouve encore mentionné dans Maxime deTyr (Diss., X1Y,1), un « devin
Béotien IÇ 'l7|j.rjv(ou. » — 2) Pausan, IX, 11, 2. 7. C'est Héraklôs qui passait
pour avoir élevé partout les autels de cette espèce, à Thèbes, à Olympie et
même aux Cranchides (Pausan., V, 13, 11). — 3) Pausan., TX, H, 7.
220 LES ORACLES DES DIEUX
tificielle de l'omination avec le rite olympique. Le consul-
tant aurait, par exemple, posé sa question au moment de
sacrifier et accepté pour réponse les paroles fortuites ou
même les bruits inarticulés qu'il entendait soit pendant, soit
après le sacrifice. Il est à croire qu'Apollon Isménios s'était
aussi décidé à varier son langage. Diodore rapporte qu'au
moment d'engager contre Alexandre une lutte désespérée,
les Thébains, préoccupés d'une certaine toile d'araignée à
reflets irisés qu'on avait trouvée dans le temple de Déméter,
consultèrent sur ce prodige leur « oracle national (zàTp-.iv) » et
que l'oracle leur répondit par le vers suivant : « La toile
tissue présage aux uns du malheur, aux autres du bon-
heur'. » Or, l'oracle national des Thébains ne peut être,
quoi qu'en disent certains commentateurs, ni l'oracle de
Lébadée ni celui d'Akrsephia ou de Tégyre : c'est un institut
thébain, et le seul qui puisse prétendre à l'épithète en
question est l'oracle d'Apollon Isménios -. Mais les rites em-
pyromantiques et toutes les inductions fondées sur le sacri-
fice sont hors d'état de fournir un aphorisme d'une forme
précise et d'une insignifiance calculée comme celui que cite
Diodore. Il faut bien admettre que l'oracle usait à l'occasion
d'une méthode qui lui permettait de parler, lui aussi, en lan-
gage ordinaire^ La plus simple est la cléromancie, sous cette
forme spéciale qui consiste à tirer au sort des phrases toutes
faites et, jusqu'à preuve du contraire, nous nous en tiendrons
à cette explication. Les oracles de Thèbes partagèrent la for-
tune de la cité. C'est dire qu'Alexandre leur enleva plus que
le superflu et que Sulla ne leur laissa même pas le né-
cessaire.
Sur le chemin de Thèbes à Coronée, près d'Haliarte, un
\) DiODOR., XYII, 10. Cf. ci-dessus, p. 190. — 2)C'cst îi Apollon Isménios (et
à Dionysos) que sacrifie Épaminondas, au moment de fonder Messène (P.\n-
SAN., IV, 27, 0). — .'^) 'la[j.vbv Y.7A TV' Ixe" «pwvïiv (Max. Tyr., 7)/s,s. XLI, 2).
LA SOURCE DE TE LP HO USA 221
fl]et d'eau filtrant à travers les rochers du mont Tilpliousiou
avait fixe les hommages des premiers habitants du pays et
sans doute servi, comme tant d'autres, à la divination. A
l'époque historique, il ne restait plus guère que le souvenir
des rites d'autrefois ; on savait qu'il y avait eu là un oracle
ou qu'il avait été question d'en établir un, et cette vague rémi-
niscence donnait à la source de Telphousa le renom d'une
grandeur déchue qui ne pouvait ni revivre ni disparaître tout
à fait. Tant de traditions hantaient ce recoin solitaire qu'on ne
sait quelle était celle qui tenait la plus grande place dans la
religion du lieu et lui imprimait sa physionomie spéciale. La
plus ancienne légende, celle que l'on peut regarder comme
antérieure à la diffusion de la religion apollinienne, mêle
la nymphe de la fontaine à l'histoire de Kadmos. Tantôt
Telphousa, conçue comme Téléphassa, divinité lunaire qui
« brille au loin ', » est la mère ou la sœur de Kadmos, tan-
tôt, sous le nom de Tilphossa, la mère du dragon que tua le
héros thébain.
L'histoire mythique ne prend point souci d'établir un rap-
port — qui aurait chance d'être le véritable — entre Tilphousa
ou Telphousa et Poséidon Delphinios ", mais elle rattachait
facilement la nymphe aux traditions apoUiniennes. La source
est une des étapes marquées par les poètes sur la route d'A-
pollon « cherchant où il pourrait rendre aux hommes ses
oracles ^ » Le dieu, enchanté du site, songe à s'y fixer et
commence même la construction de son temple en « jetant
des fondations larges et grandes en toute leur étendue. » Mais
la nymphe persuade à Apollon de pousser jusqu'à Krisa, et
elle pouvait se croire débarrassée d'une rivalité dangereuse
lorsqu'Apollon revient plein de courroux et tire de la perfide
i] Cf. Ino, Pasiphaé, Leucolliea (vol. H, p. 270-272). Les Kadméens sont
d'origine phénicienne et, comme tels, adonnés aux cultes sidéraux. —
2) Voy. ci-dessus, p. 5i, note i. — 3) Voyez ci-dessus, p. GG-G7.
222 LES ORACLES DES DIEUX
une double vengeance, en barrant son cours et en installant
sursesbords son propre culte. « Il bâtit un autel au milieu
d'un bois sacré, près de la belle fontaine, et là tous les hom-
mes invoquent le prince sous le nom de Telphousios, parce
qu'il a humilié le cœur de la sainte Telphousa ^ ».
L'antagonisme entre l'ancien culte naturaliste et la religion
d'Apollon qui a essayé d'y implanter une divination nouvelle,
procédant de son dieu à elle, est, comme on le voit, très naï-
vement accusé. L'autel du dieu,*cet autel qui, au temps de
Strabon, était devenu un temple -, s'élevait comme un tro-
phée sur le domaine conquis, mais il ne pouvait en expulser
les traditions antérieures. Celles-ci se combinèrent diverse-
ment avec les légendes apolliniennes. On amenait ainsi à
Tilphousion divers personnages mythiques. Rhadamanthys
s'était fixé dans le voisinage, à Œkalée, où il avait épousé
Alcmène, veuve d'Amphitryon s. Or, le héros appartenait,
par sa mère Europe, au cycle cadméen; il s'associait, par son
frère Minos, au culte de Zeus, et il rappelait, par sa qua-
lité de Cretois, la nationalité des missionnaires apolliniens
qui avaient parcouru les alentours du Parnasse. Enfin, l'in-
comparable devin national, Tirésias, qui tenait sa science de
Zeus, était venu dormir son dernier sommeil à côté de l'autel
d'Apollon. Il avait succombé dans la déroute des Thébains,
après avoir bu de l'eau de Telphousa, laissant sa postérité à
la discrétion d'Apollon '*.
Ainsi, trois éléments distincts, réunis et dominés par la
religion apollinienne,une fontaine, le tombeau d'un prophète
et un temple d'Apollon, donnaient à ce lieu un caractère
mantique, sans qu'on puisse clire si cet oracle complexe a
fonctionné et de qui il aurait prétendu tenir son inspiration.
Peut-être ces éléments se neutralisaient-ils l'un l'autre,
i) Hym.n. Hom. in ApolL, 38u-387, — 2) tô tou TiXipwCTafou 'An(!lUwvoç Σf6v
(Strab., IX, 2, 27.) — 3) Voy. vol. II, p. 98. — 4) Voy. vol. II, p. 32.
ORACLES D'EUTRÉSIS ET D"HYS1/E 223
Telphousa étant liumiliée par Apollon qui y venait pour se
venger, mais non pour créer une institution rivale de Pytho,
tandis que Tirésias, victime de Telphousa et d'Apollon, avait
ailleurs tombeau et oracle ^ Tilphousion n'aurait donc été
qu'un oracle en puissance, endormi au fond des bois sous le
coup d'une malédiction divine, et dont la quiétude ne fut
troublée que par le bruit des armes, le jour où Sulla y ren-
contra les troupes de Mithridate^.
Sur l'autre versant de l'Hélicon, le Libéthrion, avec sa
grotte des nymphes Libéthrides ou Muses, ses deux sources,
dont l'une semblait verser du lait % et son culte d'Apollon
Galaxios ou « Laiteux'', » pouvait devenir une officine de
divination si quelque sacerdoce ambitieux y avait trans-
formé le délire poétique en extase prophétique. Mais là, comme
à Tilphousion ou à l'antre des Nymphes Sphragitides sur le
Kithéron '% Tadoration des forces telluriques a résisté à la
religion apollinienne et ne lui a pas laissé confisquer à son
profit le legs du passé.
En revenant vers l'Attique on rencontrait Eutrésis, petite
bourgade entre Thespies et Platées, célèbre aux temps héroï-
ques, oubliée depuis. Elle possédait primitivement un oracle
apollinien dont il n'est resté nulle trace dans l'histoire, bien
que des compilateurs du moyen-âge lui attribuent une grande
renommée •'.
A Hysiee, au pied du Kithéron, Apollon avait jadis révélé
l'avenir à ceux qui buvaient de l'eau d'une source ou citerne
sacrée que l'on voyait près de son temple. Ce temple n'avait
jamais été achevé'. La foi avait manqué et la vie religieuse
s'était retirée d'Hysise avant la fin de l'entreprise.
l) Voy. ci-dessous, Oi'ade de Tirésias. — 2) Plutarch, Sulla, 20. — 3) Strab.,
IX, 2, 25. Pausan, IX, 3i, 4.— 4) Procl. ap. Phot., p. 989. — 5) Voy. vol. II,
p. 264. — 6) Steph. Byz., s. v. E'Jiprj^'?- Schol. Hom. lliad., II, 502. — 7) Pau-
san., IX, 2, 1 .
224 LES ORACLES DES DIEUX
Apollon était venu en Béotie par l'Eubée, et la piété des
Eiibéens avait multiplié dans l'île les sanctuaires apolliniens \
On n'en compte pas moins de cinq, dont un seul pourtant,
celui d'Apollon Sélinuntien à Orobise, était, si l'on peut se
fier au texte de Strabon, un oracle « très véridique^. » Nous
ne possédons aucun fait qui nous permette de contrôler cet
éloge. Le comble de la clairvoj^ance eût été de prédire le
tremblement de terre de 426 avant notre ère, qui bouleversa
la côte et détruisit en partie la ville elle-même': mais
on ne dit pas qu'Apollon ait informé les habitants des projets
de Poséidon. L'ôpithètede Sélinuntien s'explique d'une façon
plausible par les relations qui existaient entre l'Eubée et la
Sicile. Orobise avait pu emprunter, ou plus vraisemblable-
ment encore prêter son Apollon et ses rites à Sélinunte qui,
sans être une colonie eubéenne, n'était pas fermée aux cultes
ioniens.
En somme, la Phocide — Delphes une fois mise à part, —
la Béotie et l'Eubée nous offrent les traces d'une activité re-
ligieuse intense, mais dispersée et de bonne heure affaiblie :
beaucoup d'essais et de souvenirs, peu de réalités vivantes.
L'insuccès relatif de la mantique apollinienne dans des pays
si dévots à Apollon tient à plusieurs causes. On vient d'en
1) Sur les traditions cubéenaes et particulièrement sur les constructions
archaïques et la « caverne du dragon » du mont Ocha, voy. J. Girard, Mé-
moires sur Vile d' Eut ce, 1831 (Arch. miss. II, p. 633-728). Sanctuaires apol-
linicns à Orobiœ, Tamyna!, Chalkis, près de Karystos (A. Marmarinos) et en
uu lieu indéterminé (A. Salyancus). — 2) Strab., I, 10, 3. Le texte de Strabon
est le seul témoignage concernant cet oracle, et il n'est pas clair, attendu que
la mention d'Apollon Selinuntios vient dans mie phrase suivante et qu'on a
diversement corrigé ce passage. On peut hésiter entre Orobiœ, Kérinthos et
iEdepsos. Le droit d'Orobifu se trouve confirmé par les conjectures que sug-
gère l'embanas des commentateurs en face d'un Apollon Koforaî'oç ou 'OpoTzatoç
dont on fait aisément 'Opd-eioç. Ce dernier adjectif ne convenant pas à Oro-
pos de Béotie où était l'oracle d'Amphiaraos, il reste ù l'attribuer à 'Opfeeta
pour 'OpiSiai (Cf. Sïei'Ii. Bvz. s. v. Kooi-rj. SciioL. NiCAXu. Thcriac, 014). —
3j TnucYD., m, 89.
ORACLES d'argos 225
incliquer une, la dispersion excessive des rites et des sacer-
doces, qui désagrège toute résistance à l'attraction exercée
par Pytlio. Il ne faut pas oublier, d'autre part, que ces
régions, insulaires ou riveraines de la mer et voisines de
l'Attique, ont été pénétrées de l'esprit ionien. Le jeu régulier
d'un oracle exige une somme de foi imperturbable et toujours
prête à l'obéissance : or, l'Ionien ne passait pas pour crédule
et le Béotien n'avait pas la réputation d'être docile. Comme
on l'a déjà vu à propos des chresmologues et sibylles, la ré-
vélation ne se fait accepter en pays ionien qu'à condition
d'apparaître dans une perspective lointaine et d'échapper à
toute constatation directe. Aussi pouvons-nous traverser
l'Attique, toute encombrée de cultes apolliniens, sans ren-
contrer un oracle. Athènes, qui envoyait chaque année des
théories à Délos et à Pytho, n'a pas cherché à se créer un
oracle national.
Il faut aller jusqu'à Argos, sur une terre dorienne, pour
retrouver Apollon dans son rôle de prophète.
Les oracles apolliniens sont peu nombreux dans le Pélo-
ponnèse, et le fait s'explique assez naturellement par ce que
nous savons de l'histoire primitive de la péninsule. Lorsque
le culte d'Apollon y fut introduit, ce dieu était encore informe
et mal défini : c'était une personnification radimentaire du
soleil, d'où, l'analyse et l'art n'avaient pas encore tiré les
attributs de l'Apollon hellénique. C'est le génie grec qui,
imprégnant de la lumière d'Apollon l'eau vive des sources, a
créé le dieu poète et prophète, l'inspirateur des devins et
des oracles. Apollon rentra ainsi transformé dans le Pélo-
ponnèse avec les Doriens. Mais les Doriens étaient alors
dominés par l'influence du sacerdoce pythique, qui n'enten-
dait point encourager la création d'instituts rivaux. Ainsi,
pour n'avoir connu, au temps des Achéens, qu'un Apollon peu
familier avec la mantique et, au temps des Doriens, qu'un
15
226 LES ORACLES DES DIEUX
Apollon prophète déjà fixé ailleurs, le Péloponnèse est resté
à peu près dépourvu d'oracles apolliniens et tenu en dehors
des légendes relatives aux pérégrinations du fils de Lêto.
Dans ces conditions, les oracles places sous la garantie
d'Apollon'dans le Péloponnèse dorien ne pouvaient être que
le produit d'une civilisation antérieure à la conquête dorienne
ou le résultat d'un effort hostile à l'hégémonie religieuse de
Pytho. Tel était, autant qu'on en peut juger, le niantéion
d'Apollon Deiradiote ou « Collinien, » installé sur l'acropole
d'Argos, à côté du temple de Hêra'. Argos entendait rester
ce qu'elle croyait avoir été au temps d'Agamemnon^ la mé-
tropole des Grecs, et le dépit de n'être plus ni redoutes ni
aimés donnait au patriotisme des habitants un caractère
âpre, étroit, malveillant, qui se manifeste jusque dans les
petites choses. Ils ont encore soutenu à Pausanias que tout
le monde se trompait en attribuant à Prométhée l'invention
du feu, attendu que l'auteur de ce bienftiit était leur Pho-
roneus". Ils ne prétendaient pas qu'Apollon fût leur concitoyen,
mais ils possédaient le tombeau de Linos, fils d'Apollon et
d'une jeune fille de la maison royale d'Argos ^ Le premier
éponj'me du Péloponnèse, Apis, le médecin prophète, était
fils ou d'Apollon ou dePhoroneus '' ; mais, dans un cas comme
dans l'autre, il leur appartenait. Eux seuls, dansle Péloponnèse,
étaient capables d'installer chez eux des oracles apolliniens.
Delphes s'attribuait cependant sur le culte d'Apollon à Argos
une sorte de protectorat. L'oracle d'Apollon Deiradiote avait
été fondé, disait-on, par un certain Pythœys, venu de Delphes
et agissant, par conséquent, d'après les instructions du sa-
cerdoce pythique"'. Les rites divinatoires y diff'éraient sensi-
blement de ceux de Pytho. La prêtresse, vierge ou tout au
moins vivant dans la continence, sacrifiait une fois par mois,
i) Pausan., h, 24, 1. — 2) Pausax., Il, I!), .'I. — :]) Pausan., H, 10, 8. —
4) Voy. vol. H, 1». :i8. — li) Pausan,, 11, 2i-, \. Cf. vol. 11, p. o7.
ORACLES D ARGOS 227
pendant la nuit, un agneau dont elle goûtait le sang pour se
procurer l'extase prophétique ^ C'est là un procédé qui rap-
pelle les évocations nocturnes des âmes : la pythie argienne
imitait les ombres, qui retrouvaient en buvant le sang des
victimes la mémoire doublée de prescience. L'oracle, protégé
contre l'indifférence par le patriotisme tenace des Argiens,
fonctionnait encore du temps de Pausanias.
Argos avait même, s'il ne s'est pas glissé d'erreur dans les
souvenirs de Plutarque, deux oracles appartenant au même
dieu et pourvus des mêmes rites. Le fait s'est déjà rencontré
à Thèbes. A Argos, il s'explique de la même manière, par le
mélange de races distinctes au sein de la cité. L'oracle soi-
disant fondé par Pythaeys était l'oracle dorien. Il est même
probable que ce n'était pas sans une arrière-pensée de riva-
lité hostile qu'on l'avait placé si près du temple achéen de
Hêra. Le temple d'Apollon Lykios, situé près de l'agora,
était plus ancien et plus riche; les statues de bois qu'il abritait
étaient les reliques les plus vénérées de l'âge mytJiique. On
peut le considérer comme le lieu où la population achéenne
a fixé le culte d'Apollon conçu à la manière primitive, comme
dieu de la lumière. Mais Apollon Lykios rendait-il des
oracles ? Il est assez naturel que, les Dorions ayant pour con-
seiller leur Apollon Pythien, les Achéens aient introduit dans
leur culte des rites divinatoires analogues à ceux qui se pra-
tiquaient sur l'acropole. Cette conjecture est appuyée par un
texte précis de Plutarque. Quelques heures avant que Pyrrhus,
le roi d'Épire, n'entrât dans Argos, dit-il, « la prophétesse
d'Apollon Lykios sortit du temple en courant, criant qu'elle
voyait la ville toute pleine de sang et de cadavres, et un
aigle qui se jetait au milieu de la mêlée, puis, disparais-
sait-. »
Il est possible, sans doute, que Plutarque ait inexactement
i) Pausan., ihid.— 2) Plutarch. Pyrrh., 31.
228 LES ORACLES DES DIEUX
attribué au principal temple de la ville la « prophétesse »
attachée à un autre culte, et ce qui porterait à le croire, c'est
que Pausanias fait l'inventaire du temple d'Apollon Lykios
sans nous avertir qu'il y avait la un oracle : mais la critique
historique n'a pas le droit de rejeter un témoignage qui n'est
contredit par personne. Il vaut mieux admettre que l'oracle
d'Apollon Lykios, ayant cessé de parler avant l'ère chrétienne,
était assez oublié au temps de Pausanias pour que le touriste
ne l'ait même pas entendu mentionner par les Argiens tou-
jours attentifs à ne pas donner à leur cité le renom d'une
ville en décadence.
On chercherait vainement dans le reste du Péloponnèse
d'autres oracles apolliniens^ Mais, dans les régions plus
lointaines où l'oracle do Delphes ne pouvait exercer sans
intermédiaire une action durable, Apollon Pythien encou-
ragea les instituts divinatoires qui, fondés probablement en
dehors de sa coopération, reçurent de lui comme une nou-
velle investiture et contractèrent avec lui une sorte d'alliance.
Tels étaient les oracles de l'Asie-Mineure et particulièrement
celui d'Apollon Didyméen, aux Branchides de Milet.
1) La consultation des [j-avi^iç de Sikyone, ou à Sikyonc, ou ])ar les Sikyo-
nicns, rapportée par Pausanias (II, 7, 7), no permet pas du tout, fomine le
(•roi l Tu. ScuRVABEii (ApoUo Pythoktonos, p. io), « de conclure à rexisleucc
d'un oracle attaché au sanctuaire (de PciLho). )>
§ IV
ORACLES APOLLINIENS DE l'aSIE-MINEURE
I. Oracle des Branchides (Milet). — Le Didymœon de Milet. — Culte
de Zeus et d'Apollon. — Branchos et la fondation de l'oracle. — Protec-
torat de l'oracle de Delphes attesté par la légende de Branchos. —
Branchides- et Évangélides. — Rites divinatoires de l'oracle ; la source
prophétique. — Histoire de l'oracle à partir du vie siècle. — Présents de
Néko et de Crésus. — Le Lydien Pactyas aux Branchides. ■ — Incendie
du temple et déportation des Branchides au temps des guerres mé-
diques. — Réorganisation de l'oracle : stéphanophores et prophètes. —
Libéralités des Séleucides, des Ptolémées et des rois de Bithynie. —
L'oracle soasla domination romaine. — IL Oracle de Klaros (Colo-
piion). — Fondation du temple et de l'oracle. — ISlanto et le protectorat
de Delphes. — Rites de l'oracle; la source prophétique ; les propiiètes.
— Compétence théologique de l'oracle. — Nicandre deColophon. —
Œnomaos de Gadare à Klaros. — IIL Oracle de Patara. — Culte
lycien d'Apollon. — Patara et Délos. — La propliétesse de Patara. —
IV. Oracle de Kyanea ou d'Apollon Thyrxeus. — V. Oracle de Sé-
LEUCIA ou d'Apollon Sarpédonios. — Consultation des Palmyréniens. —
VL Oracle de Hyl^e ou Hiéracome, près de Magnésie du Méandre.
VU. Oracle de Gryneion. — Le bois sacré d'Apollon. — Consultations
des princes et habitants de Pergame. — VIII. Oracles de Lesbos. —
Oracle d'Apollon Napa-os (Méthymne). — Oracle d'Apollon Maloeis
(Mitylène). — Oracle d'Apollon Myrikœos (Antissa). — IX. Oracles de
LA Troade . — Apollon Sminthien ou Thymbréen à Thymbra et Alexan-
dria Troas. — Oracle d'Apollon Aktœos à Adrastea. — Oracle de Zéléia
(Phrygie). — X. Oracle de Chalkédon. — Le prophète de Chalkédon. —
Alexandre d'Abonotichos et Cocconas à Chalkédon. — Les prophétesses
de Chalkédon. — XL Oracle de Daphné (Antioche). — La fontaine
Castalia, — Trajan et Hadrien à Daphné. — Résurrection et destruc-
tion finale de l'oracle sous Julien.
Le littoral de l'Asie-Miiieure n'était pas seulement une
terre colonisée parles Hellènes; c'était aussi leur patrie et
un des foyers les plus intenses de la civilisation nationale.
Les Ioniens d'Asie avaient été les premiers à voir se lever la
gloire d'Apollon. On ne s'étonne pas de rencontrer,, de ce
côté, le plus renommé des oracles d'Apollon après celui de
233 LES ORACLES DES DIEUX
Pytlio[']. Apollon y était adore sous le nom de Didym?eos ou
«Jumeau '.» Le temple, qu'on appelait communément le sanc-
tuaire des Branchides, c'est-à-dire des prêtres descendus de
Branchos, ou DidymaBon, était bâti, à 80 stades au sud de Mi-
let, sur un plateau élevé, les Didymes, qui se prolonge de ce
côté par la saillie du promontoire Posidion. C'était comme
une cité sacerdotale, hérissée de chapelles et de monuments
divers, entourée de jardins magnifiques et reliée au port de
Panormos par une voie sacrée bordée de statues archaïques.
Les traditions locales visent, comme de juste, à assurera
l'institut la haute antiquité et l'investiture divine sans la-
quelle un oracle manque toujours de prestige. Le fondateur,
sauf variantes, est un fils d'Apollon, et le grand autel fait
avec la cendre des sacrifices, A la mode pélasgique, a été
commencé par Héraklès lui-même ^ Nous consulterons ces
lége ndes, mais après avoir pris contre elles nos précautions.
[*] Sur le temple et l'iiisloirc de l'oracle des Braiifliides, voyez :
* Callimachus, Bpây/_oç {fr., 489-198, Berg-k).
Io7iian Antiquities. London, 1769 (Society of DileUanli).
W. G. SoLDAN, Bas Ovakel dcr Branchiden IZeiisch. f. AUcrthumswissen-
schaft, 1841, p. oiG-o84).
0. T. NiowTox, A hislory of discovcries at IlaUcarnassus , Cnidus, and Bran-
chldx. London, 180:5 (ïom. II, p. 527-oo4).
H. Gelzer, De Branchidis. Lips. 18(59.
0. Raykt, Le temple d'Apollon Didymêen (Gaz. dcsB.-Arts, 187G). M. Rayct
a commencé, avec la collaboration de M. Thomas, la piiltlication d'unouvragc
d'ensemble sur Milet et le golfe Lutmique, Tralles, Ma<jiiésle du Méandre,
Piiène et Didymes. Paris, 1877.
1) Apollon Ai5j[xe'Jç (Stuai!., XIV, 1, ii. Ai'pian. B. Syr., 5(). H. Onpii.,
xxxiii, 7). A'.o-jrxaroç (Dioc. Laert., 1, 29. Macr., I, 17, (ik etc.). Le temple
Atou[xarov (Glem. Alex. Stroin., I, § ). Le nom du lieu est Afr>j;j.a au pluriel
neutre (SrEPU. Byz., s. v.), ou même, par corruption, Aîvôj [j.a (Sliid., s. v.
Bpay/joai). Le nom des jeux Didyméens (Aioj;i.ax) vient de Aioj[j.£-j;. L'oracle,
au temps de sa prospérité, était plus connu sous le nom patronymique de
SOS pivlrcs, Bpay/fSat : plus tard, le nom du lieu redevient en usage : Oracii-
liun Apolluds, diclum uliiii Bi'anchidu\ mine Didymei {Vowv. Mel.. I, 17) : op-
pidum, oraculum Bninehidarum appelUUum, nunc Didymivi Apolli)iis (Plin., V,
§ 112).— 2) Pausan.,V, 13, n.
ORACLE DES BRANCHIDES 231
Une première équivoque qui, faute d'avoir été dissipée par
une distinction opportune, continue à obscurcir les origines
de Toracle, est Tétroite solidarité établie entre le culte d'A-
pollon et les rites divinatoires dont il a pu être surchargé à
une certaine époque. On n'est pas obligé d'opter entre ceux
qui constatent l'ancienneté du culte d'Apollon dans la con-
trée et ceux qui démontrent l'age relativement récent des lé-
gendes concernant Branches et les prophètes d'Apollon. On
peut amener les deux opinions adverses sur un terrain de con-
ciliation en admettant que le sanctuaire apollinien est fort
ancien et que sa conversion en oracle, pourvu de rites ana-
logues à ceux de Delphes, est de date beaucoup moins reculée.
Pausanias croit savoir que « le temple d'Apollon à Didymes,
ainsi que l'oracle, est plus ancien que la colonisation des Io-
niens' », autrement dit, antérieur à l'émigration partie de l'At-
tique sous la conduite des Nélides, et, étant donnée l'origine
orientale d'Apollon, le fait est très vraisemblable. Milet était
alors une ville carienne ^, hantée par des aventuriers crétois
dont le chef aurait été l'oekiste Milétos^.Les Crétois, apôtres de
Zeus et d'Apollon, ont bien pu dès lors fonder de toutes pièces,
ou établir par voie d'accommodement avec quelque religion
préexistante, par exemple avec un Zeus carien, le culte géminé
de Zeus et d'Apollon, les divinités « jumelles » de Didymes ''.
d)PAUSAN., VII,2,0. — 2) lloyi.IUad., II, 867. — 3) Pausan., VII,2, o. Scuol.
Apoll., Rhod. 1, I8(i. — 4) M. 0. Rayet tient pour une étymologie carienue,
c'est-à-dire sémitique, de Did-Yma. Il est, ce me semble, préférable de ne pas
sortir de la langue grecque, qui donne un sens plausible. Les érudits antiques,
préoccupés d'astrologie, ont dit que Atôu[j.aîbç fait allusion à la lumière solaire
directe et réfléchie par la lune (Macr., I, il, G4) ou à la constellation des
Gémeaux (Luciax., Astvol., 23). Les modernes soupçonnent que l'adjeclif re-
présente quelque particularité locale, quelque saillie double et symétrique,
naturelle ou artificielle. Ou connaît, en effet, une îleéolienne, Aioû[j.ri, « ainsi
nommée à cause de sa forme (Steph., Byz., s. v.) » et les A!o'ju.x6'pr) de ïhes-
salie (Stuab., XIV, i, 40). En tout cas, si le titre de « jumeaux » s'appliquait
aux divinités, ce ne serait pas, comme on pourrait le croire, au couple
d'Apollon et Ai'témis [Pytliia], car « le temple et l'oracle étaient consacrés
à Zeus et Apollon (Steph. Bvz., s. v. Alou,u.a). »
232 LES ORACLES DES DIEUX
Apollon y revêtait un caractère particulièrement aimable et
affectueux : il portait, comme qualificatif personnel, le sur-
nom de Philios ou Philésios (<i>'.a-ô:7'.ô;), dont les faiseurs de
légendes abusèrent pour justifier à leur manière le privilège
prophétique de Branchos.
Branclios est donné par les traditions locales comme le
fondateur du culte d'Apollon Philésios et de l'oracle. L'équi-
voque signalée tout à l'heure accumulait sur la tête de ce per-
sonnage problématique des attributions et des actes apparte-
nant à des époques différentes. Il fallait que Branchos fût un
des plus anciens héros, car on racontait que l'œkiste ionien de
Milet, Néleus le Kodride, avait consulté l'oracle avant de jeter
les fondements de la ville ' : d'autres prétendaient que Mé-
nélas avait consacré à Didymes le bouclier d'Euphorbe-;
enfin, on amenait même à Didymes un héros argien Lyrkos,
contemporain dlnachos et dlo "' ; mais, d'un autre côté, on
ne pouvait se dissimuler que Branchos et son oracle sont par-
faitement inconnus d'Homère et ne jouent aucun rôle appré-
ciable dans l'histoire de la contrée. On ne trouvait pas à
Branchos d'attaches et de parentés dans le monde héroïque,
et on était obligé, pour lui fabriquer une généalogie, d'en-
tasser les uns sur les autres des noms ignorés, parmi les-
quels brille, comme un indice révélateur, celui de Delphes.
D'après le mythographe Conon, le Delphien Démoklos,
ayant été envoyé par un oracle à Milet, y oublie son fils
Smikros, âgé de treize ans, qui est recueilli par le berger
Éritharsès. Une bataille d'enfants entre Smikros et le fils
d'Éritharsès, au sujet d'un cygne, donne a Leukothéa l'occa-
sion d'apparaître et défaire instituer des jeux d'enfants en
son honneur. Devenu grand, Smikros épouse une riche Mi-
lésienne et celle-ci, au moment d'accoucher, rêve qu'elle
l)TzETZEs adLycophr., 138:i. Cl". 1379. — 2) Diùc. Lakrt., VIII, 1, 4 [o].
— 3) Pautiikn. Erot., I. Cf. Stat. Thcb., IIC 117.
ORACLE DES BRANCHIDES 233
voit le soleil lui entrer par la bouche et sortir suivi de Ten-
fant « qu'on appelle Branclios (Gosier) en mémoire du
songe, attendu que le soleil avait traversé le gosier de sa
mère.» Le jeune Branchos fut aimé d'Apollon qui prit pour
cette raison le surnom de Philios ou Pliilésios. « Branchos,
ayant été inspiré par Apollon de l'esprit divinatoire, prophé-
tisa dans la contrée de Didymes, et jusqu'à ce jour, de tous
les oracles helléniques que nous connaissions, l'oracle des
Branchidesestreconnupour leplus éminent après Delphes '.»
Strabon, sans faire mention de cette histoire, y ajoute un
semblant de chronologie, en disant que Branchos comptait
parmi ses ancêtres le meurtrier de Néoptolème, le Delphien
Machaereus ^ Une indication plus facile à utiliser pour la
chronologie se tire d'une autre narration dans laquelle Co-
non cite des noms de rois de Milet et des expéditions milé-
siennes, au temps où Branchos en personne présidait au
sanctuaire et à l'oracle ^
Le récit de Varron est plus merveilleux, plus décousu et con-
tient moins de renseignements historiques ''. Il semble avoir
été arrangé en vue d'effacer toute trace de dépendance des
Branchides vis-à-vis de Delphes. Le grand-père de Branchos,
Olos, descend, à la dixième génération, d'Apollon lui-même.
Son fils Siméros et le nourricier' Patron, auquel Leukothéa
apparaît pour recommander l'enfant, se conduisent absolu-
1) CoNON, Narrât., 33. Conon avait sous les yeux l'hymne de Callimaque,
dont Terentianus Maurus (De metris, p. 2424, Putsch) donne ainsi l'analyse :
Necnon et memini, pedlbus quater his repetitis
Hymnum Battiadem Phœbo cantasse Jovique
Pastoreni Branchum, cura captus amore pudico
Fatidicas sortes docuit depromere Ptean.
— 2) Stil\b., IX, 3, 9. — 3) Co>}on, Narr., 44. — 4) H. Gelzer le croit, en rai-
son de son tour merveilleux, plus ancien que celui de Connu oii il voit l'in-
tcntion d'affirmer la suprématie de Delphes. Le contraire me parait plus
probable. Dans la légende varronienne, on ne trouve que ce merveilleux
banal dont l'orphisme tenait provision, et il y a, à, côté, des chiffres qui tra-
hissent l'ofTort.
234 LES ORACLES DES DIEUX
ment comme Dëmoklos et Éritbarsès dans l'autre récit. Si-
méros épouse la fille de Patron qui met au monde, dans les
conditions que l'on sait, Branchos, favori et prophète d'A-
pollon. Après avoir prophétisé quelque temps, couronne en
tête et baguette a la main, et avoir délivré Milet d'une peste ',
Branchos disparaît tout-à-coup, à la façon d'Aristéas de Pro-
connèse, et on lui élève un temple qui devient l'oracle des
Branchides -. Dans une autre variante, Branchos, donné pour
Thessalien, devient, comme tous les chresmologues, un fils
d'Apollon ^
Ainsi, les légendes locales nous apparaissent, comme tou-
jours, incohérentes, dépourvues de chronologie et enjolivées
de contes étymologiques dont les gens sérieux se débarras-
saient en disant que Branchos signifiait simplement un
homme à la voix enrouée ou chevrotante''. En laissant de
côté les fantaisies d'imagination, on trouve dans ces récits
quelques indices qui, à défaut de témoignages probants,
jettent une vague lueur sur les origines de l'oracle Didyméen.
Ces indices sont : le rapport de filiation établi entre Bran-
chos et Delphes ; le rapport de causalité qui rattache la per-
sonne de Branchos à l'établissement des jeux ^ d'enfants à
Milet; et enfin, les données chronologiques qui font coïncider
la vie du personnage avec certains faits de l'histoire milé-
sienne ou la placent, d'une manière générale, dans la période
qui suit l'âge héroïque.
Il est inutile de rouvrir ici des débats interminables sur toutes
ces questions, La conclusion la plus vraisemblable qu'on en
puisse tirer, c'est que, si rien ne s'oppose à ce que le culte
d'Apollon à Didymes soit d'institution fort ancienne, le type
de Branchos et les institutions spéciales qu'il représente ap-
I) Détail ajoulé d'après Clem. Alex. Strom,,\, p. !i70. Sylb. — 2) Varr. ap.
LuTAT. ad Slal. T/ic6aJ(I, VIII, 1!)8. — 3) Lutat. r/(c6.,III,478. T air loque se qua-
lis honori Branchiis. — 4) Trcmulum spiritum ^rAy/o^ Grxci vocant. Ql'intil.,
XI, 3,35. Cf. Ballos le bègue.
ORACLE DES BRANCHIDES 2'-!5
partiennent à cette période d'ejffervescence religieuse dont
nous ayons pu apprécier la fécondité en parlant des chres-
mologues et des sibylles'. Si, comme nous persistons à le
croire, le mouvement dont il s'agit a été déterminé par l'avè-
i) C. W. SoLDAN (loc. cit.) a consacré à cette discussion beaucoup do
temps et de science, et il a senti qu'il n'y avait pas de solution possible si
l'on ne distinguait entre le culte d'Apollon et l'oracle. Avant lui, Bultmann
{Mythologus, II, p. 208 sqq.), identifiant Erginos, l'argonaute milésien, avec
Erginos d'Orchomène, le père des architectes du temple d'Apollon, prétendait
démontrer que Branchos et l'oracle remontaient au temps des Argonautes.
0. Millier {Dorier, I, 225 sqq.), poussait jusqu'au temps de Minos et faisait
de Branchos un Dorien crétois, missionnaire de Delphes dès cette époque
reculée. Soldan commence par faire justice de toutes ces conjectures arbi-
traires qui ne sont pas plus des arguments que les périphrases poétiques de
L^-cophron (::ap6évoç Epay/riaf/j. Alex., 1379), de Quintus de Smyrne (I, 282),
des Orphiques {Anjon., loO), ou les anachronismes'de Stace [Thcb.. 111, 479 :
VIII, 198). Après avoir constaté que l'on n'entend parler que fort tard de
Branchos, il discute les données qui peuvent passer pour historiques. L'ins-
titution des jeux pour enfants à Olympie date de 032 av. J.-C, etPausanias
(V, 8, 9) assure que les Éléens en ont eu les premiers l'idée. Si l'établisse-
ment de l'oracle coïncide avec celui des jeux d'enfants àMilet, il ne peut être
que postérieur à cette date. Soldan cherche ensuite à quelle époque se pla-
cent ces candidats au trône de Milet, contemporains de Branchos, Léodamas
et Phitrès, qui vont tous deux faire la guerre, l'un aux Méliens, l'autre aux
Karystiens, et il se décide pour le temps de Kypsélos ou de Périandre. Tout
bien considéré, il estime que l'oracle a dû être fondé entre 632, date de
l'innovation susdite à Olympie, et 601, année de la mort du roi d'Egypte
Néko, qui consacra dans le temple des Branchides son manteau de guerre. Il
y a peut-être là un excès de précision, mais c'est bien vers ce temps que
nous avons dû placer l'expansion de la mantique intuitive (Cf. vol. I,
p. 361-302), et un texte, malheureusemenl en mauvais état, de Diogène
Laërce (1, 3, 5 [72] ) qui rapproche Branchos du sage Chilon, vient à l'appui
de cette opinion, ainsi que l'anecdote du trépied offert aux sages et renvoyé
par Thaïes, suivant une variante, à Apollon Didyméen (Diog. Laert., l, 1, 7.
Cf. vol. I, p. 362). L'expression d'Hérodote ([AavTrJiov êx 7:xXaiou topufxévov, I,
157), ne fait que constater la prétention ordinaire de tous les instituts de ce
genre. H. Gelzer rejette les conclusions de Soldan et revient « aux temps
les plus reculés [op. cit., p. 6); w mais l'argument dont il se sert ramène l'é-
quivoque à demi dissipée par son devancier. Parce qu'il rencontre, dans les
plus anciennes colonies de Milet (Cyzique, Proconnesos, Sinope, etc., datant
du vine siècle), le culte d'Apollon, il en conclut que ces colonies ont été fon-
dées sous les auspices de l'oracle des Branchides. C'est raisonner comme si
le culte d'Apollon Philésios ne pouvait avoir existé ùDidymes avant l'impor-
tation de la mantique par les Branchides.
230 LES ORACLES DES DIEUX
nement de la mantiquc enthousiaste à Delphes, on conviendra
que la légende qui lait naître Branches à Delphes, plusieurs
générations après le temps de Néoptolème et d'Oreste, a
chance de correspondre à quelque réalité.
L'oracle des Branchides parait donc avoir été institué à
l'aide d'un culte préexistant, avec lequel il ne s'est pas en-
tièrement confondu, par une corporation sacerdotale qui tirait
son origine ou tout au moins son investiture du sacerdoce de
Pytho, et qui se donna pour ancêtre, suivant la méthode or-
dinaire, un héros. Apollon ne prit pas du même coup le nom
de Pythien; mais cette épithète put être dès lors attachée,
comme signe de régénération, au culte local d'Artémis.
La famille des Branchides ne constituait pas à elle seule
le corps sacerdotal tout entier. Les transactions entre les
cultes supposent de pareils compromis entre leurs desser-
vants. De même qu'à Paphos on trouve les Tamirades à côté
des Kinyrades', de même les Branchides ont pour auxiliaires
et, en quelque sorte, pour « messagers de la révélation, » les
Évangélides, issus d'unéponyme Évangélos-, fils d'une captive
1) Voy. voLII,p.391-392. — 2) d-r(ù.oi xwv rAavT£u;jLàTwv(CoNON, JV«n'., 44). En
disant que Évangélos fut le «successeur de Branrbos » Conon laisserait sup-
poser que les Évangélides ne sont que les Branchides sous un autre nom. Au
temps de Conon, les Évangélides avaient pu remplacer les Branchides déportés
et se donner pour les légitimes successeurs deBranchos. On a vouUi leur adjoin-
dre les Trambélides, descendants de Tramb61os,flls deTélamon et d'Hésione,
mais pour deux raisons qui ne valent guère: 1° parce que Lycophron appelle
Hésione 7:apOlvo; Boay/rjafr) {xilex., 1379) : 2" parce qu'on trouve un prophète
didyméen, Philidas, qui se dit descendant d'Ajax (yÉvo; à::' Aïavxoç. Le Bas,
III, 239). La périphrase de Lycophron n'est ([u'une périphrase, et Philidas est
d'une époque où il n'y avait plus de familles privilégiées. Nous en dirons
autant des Ch'ochidcs, dont l'ancêtre Cléochos, père nourricier de Milétos,
était, disait-on, enterré à Didymes ^^Clem. Alex., Prolrcpt., § 3. Arnob.,
VI, 6, et de? Bakchiadcs, mentionnés sans commentaire, comme famille
milésienne, par Hesycii. s. v. Bay.yictoai, mais ayant des parents parmi les
pro|)hètcs de Klaros (Sciiol. Nicand., Alexiph., 11). Toutes ces familles ai'is-
tocratiques ont pu fournir des prêtres et des prophètes à Didymes, après la
disparition des Branchides, sans être, pour cela, enrôlées dans une corpo-
ration sacerdotale.
ORACLE DES BRANGHIDES 237
de Karystos, que Branchos lui-même avait élevé et introduit
dans le sanctuaire. Les Évang-élides fournissaient probable-
ment les « prophètes » qui rendaient et versiliaient les oracles,
sous la responsabilité des Branchides. Il y aurait témérité
à vouloir préciser de plus près et leurs fonctions spéciales
et l'époque à laquelle ils furent adjoints à la corporation.
On hésite aussi à afhrmer que les rites de l'oracle aient été
exactement calqués sur ceux de Delphes. Nous savons que la
source vive dont la raantique enthousiaste ne pouvait se
passer ne manquait pas à Didymes. Elle était merveilleuse à
souhait, car elle jaillissait, disait-on, du promontoire de
Mykale, coulait sous le golfe de Milet et reparaissait près du
temple d'Apollon'. Nous savons aussi qu'au temps d'Iam-
blique, les oracles étaient rendus par une femme qui, après
avoir baigné ses pieds et le bas de sa robe dans l'eau sainte,
exaltée par le jeune, la prière, et saisie du frisson prophé-
tique, s'installait, une baguette à la main, sur un trépied ou
disque circulaire^. Mais, entre les débuts del'oracle et l'époque
d'Iamblique, il y a place pour bien des innovations. Quand
on songe que l'oracle voisin, celui de Klaros, avait pour ins-
trument prophétique un prophète masculin, et qu'au temps
de Tacite ce prophète venait généralement de Milet'*, on est
tenté de croire qu'Apollon Didyméen n'avait pas voulu, à
l'origine, confier ses révélations à une hiérodule qui, en terre
ionienne et asiatique, eût inspiré peu de respect''.
La renommée de l'oracle, portée par celle de Delphes, prit
un rapide essor. On ne saurait dire si c'est bien à Apollon
I) Pausan., V, 7, o. De là l'expression poétique : h Aioj[j.wv yudtXot;
Muy.a^tov svOeov 'jôup (Euseb., Prœp. Ev., V. lo). — 2) Iamblich., De Myst.,
111, 2. — 3) Tac, Annal., Il, 54. — 4) Le logographe Démon, contempo-
rain de Pliilochore, supposait qu'au temps des guerres médiques, l'oracle
parlait par la bouche d'une prophétesse (T^po-fîj-cii;) ; son opinion aurait plus
de poids encore si la sentence rendue par cette « prophétesse » n'était pas
attribuée tantôt à Delphes et tantùL à Didymes (Démon ap. Scuol, Auistopii.
Plutus, 1002).
23S LES ORACLES DES DIEUX
prophète que le roi cVÉgypte, Néko, vainqueur des Juifs à
Mageddo (608), envoya ses « vêtements de guerre';» mais les
libéralités de Crésus s'adressaient sans aucun doute au révé-
lateur. Le roi de Lydie, client assidu des oracles, offrit aux
Branchides des présents « exactement semblables et de poids
égal » à ceux qu'il envoya à Delphes'. Comme il proportion-
nait ses offrandes à la réputation des établissements auxquels
il avait affaire, on voit quelle opinion il avait du sanctuaire
didyméen. L'histoire anecdotique de Crésus et des Lydiens
fournit aux annales des Branchides une page intéressante.
Comme leurs confrères du Parnasse, les prêtres de Didymes
avaient l'humeur accommodante en face des présents. Cyrus,
vainqueur de Crésus, eut à étouffer une sédition provoquée
en Lydie par un certain Pactyas, lequel se réfugia à Kyme.
Cyrus envoya demander aux Kyméens l'extradition du pros-
crit : « Mais les Kjmiéens convinrent entre eux d'en référer
au dieu des Branchides L'oracle leur répondit qu'il fallait
livrer Pactyas aux Perses. Les Kyméens, en l'apprenant, se
disposèrent à obéir : du moins, ce fut l'avis du plus grand
nombre. Mais Aristodikos, Héraklide, homme très considéré
des citoyens, s'y opposa, se méfiant de l'oracle ou pensant
que ceux qui l'avaient consulté n'avaient point dit vrai. On
envoya d'autres délégués pour interroger le dieu, et parmi
eux se trouvait Aristodikos. Lorsqu'ils arrivèrent aux Bran-
chides, Aristodikos parla pour tous et posa ainsi la question :
« Maître, le Lydien Pactyas est venu chez nous comme sup-
pliant, fuyant une mort violente que les Perses lui eussent
fait subir : ceux-ci le réclament et ordonnent aux Kyméens de
le leur livrer. Or, quoique nous redoutions la puissance des
Perses, nous ne voudrions pas, par crainte, livrer un sup-
pliant avant de savoir de toi clairement ce que nous avons
à faire.» Telle fut la question; alors, comme la première fois,
i) IIerod., h, 1o9. - 2) Heuod., I, 92.
ORACLE DES BR ANC II IDES 239
l'oracle leur déclara qu'il fallait livrer Pactyas aux Perses.
Aussitôt, Aristoclikos, de propos délibéré^ faisant le tour du
temple, dénicha les petits des passereaux qui s'y trouvaient.
Or, une voix, sortant du sanctuaire, l'interpella en ces termes:
« 0 le plus impie des hommes, qu'oses-tu faire ? Tu chasses
les suppliants de mon temple ?» — Aristodikos répondit sans
hésiter : « Maître, puisque tu prends tant d'intérêt à tes
suppliants, devais-tu ordonner aux Kyméens de livrer le
leur? » — Mais la voix répliqua : « Certes, je l'ordonne, afin
qu'à cause de votre impiété vous périssiez promptement, et
qu'à l'avenir vous ne veniez plus consulter l'oracle au sujet
de suppliants qu'on réclame de vous '. »
Rien ne manque à cette petite scène de comédie, plus inté-
ressante pour la psychologie historique que vingt récits de
batailles. C'est un assaut de ruses entre Grecs asiatiques du
vr siècle avant notre ère : d'un côté, des prêtres peureux et
égoïstes qui se sauvent, à force d'esprit, et de l'odieux et du
ridicule ; de l'autre, un fin connaisseur des choses humaines
qui prend en défaut la prudence sacerdotale ; et enfin, dans
le fond du tableau, la circonspection naïve de l'historien qui
n'oserait pas affirmer qu'Aristodikos se soit méfié de l'oracle.
La scène devient plus piquante encore si l'on songe que
les Branchides, en prodiguant ainsi le surnaturel, comp-
taient probablement sur la sottise proverbiale des Kyméens-,
et que leur surprise dut être un véritable désappointement.
Ce n'est pas être trop sévère que de voir dans cette facilité
à produire des miracles un affaiblissement de la foi au sein
du sacerdoce milésien.
Du reste, à cette époque, Milet, ville intelligente entre
toutes, qui voyait naître la philosophie avec Thaïes, la poésie
1)Herod.,I, 1o7-Io9. Trad. Giguet. — 2) Strab., XIII, 3, 6. Cf.DiOD.,XV, 18.
Les Kyméens étaient les Béotiens de l'Asie. Hésiode ne changeait pas beau-
coup d'air, à ce compte, en venant de Kyme à Ascra.
240 LES ORACLES DES DIEUX
giiomique avec Phocj'lide, la logographie avec Hécatée,
était déjà corrompue par la prospérité. C'était le temps oii
un Milésien allait jusqu'à Sparte pour trouver un homme sûr
à qui il put confier ses capitaux^, et où les Branchides eux-
mêmes paraissent avoir mérité les réprimandes de l'oracle
de Delphes. On ne voit pas trop pourtant, en dehors des
jalousies de métier, ce qui pouvait indisposer les prêtres du
Parnasse. Ceux de Didymes jouaient leur rôle en conscience.
Ils recevaient des cadeaux des tyrans^, mais il leur arriva
aussi d'excommunier les fauteurs d'une réaction oligarchique
signalée par d'horribles excès ^ Il est certain cependant que
l'oracle de Delphes laissa plus tard courir sous sa garantie
des prophéties où ni la cité, ni la famille des Branchides, ne
sont épargnées : «Certes alors, Milésien, artisan de méchan-
cetés, tu seras pour plusieurs un festin et une source de riches
présents. Tes femmes laveront les pieds de beaucoup d'hommes
chevelus et notre temple à Didymes sera desservi par d'autres
que par toi-. »
Il n'était pas difficile, à l'époque, de voir venir les hommes
aux longs cheveux. Les Branchides, suivant fidèlement
l'exemple de Pytho, faisaient de leur mieux pour décider
leurs voisins à se soumettre sans coup férir au roi de Perse.
Ils empêchèrent les Carions d'entraîner les Milésiens dans
une guerre contre Darius-% et ils furent d'autant plus effrayés
de voir Histiée et Aristagoras pousser à une rupture que
l'historien Hécatée conseillait aux Milésiens, s'ils voulaient
tenir tête aux Perses, de mettre la main sur les trésors du
temple".
Mais la crise éclata enfin, et elle emporta les Branchides
I) Herod., VI, 8G, et ci-dessus, p. 149. — 5) Sur la voie sacrée, statue de
Cliarès, tyran de Ticbioussa près de Milet (Newton, op. cit., II, p. ;)32.784). —
3) Athen., XII, § 26. — 4) Herod., VI, 19. — o) Schol. Aristoph. Plut., 1002.
Zenob., V, 80, etc. —G) Herod., V, 30.
ORACLE DES BRANCHIDES 241
eux-mêmes. Que se passa-t-il alors ? Les rapports sont la-
dessus contradictoires et l'on peut se faire l'idée qu'on voudra
de la conduite des prêtres en cette occurrence'. Ce qui est
bien attesté, c'est que le temple fut pillé et incendié-, que la
statue d'Apollon Didyméen.sculptéeparCanachos de Sicyone^
alla à Ecbatane ', et que les Branchides, poursuivis par les
malédictions des Hellènes, furent transportés au fond de la
Bactriane où, plus tard, la main d'Alexandre-le-Grand attei-
gnit, dit-on, leur postérité. Les prêtres d'Apollon portaient la
peine de leur pusillanimité égoïste. Ils n'avaient pas cru pos-
sible l'affranchissement de l'Ionie, et la réaction patriotique,
qui se montrait pour Delphes si indulgente, les balaya comme
des suppôts du Mède.
i) 11 y a là encore un de ces débats difficiles à tranclier. Hérodote (Vî,
19-20) dit simplement que le temple fût brûlé par Darius (494) et les Milé-
siens transportés à Ampc, sur le Tigre. Mais, sauf Arrien, tous ceux qui ont
touché à l'histoire d'Alexandre (Curt., VII, 23. .Elian. ap. Suid., s. v.Bpay/îoat.
SruAB., XI, H, 4. XIV, I, o. Plutarch., De ser. n. vind., 12) affirment qu'A-
lexandre a fait massacrer en Sogdiane, comme fds de traîtres, les descen-
dants des Branchides qui avaient livré à Xerxès les trésors du temple et lui
avaient ensuite demandé un asile contre la vengeance des Hellènes. Il est
facile de dire avec Clavier que ce sont là des contes fahriquésparCallisthène,
Onésicrite et Clitarque : il est ingénieux de supposer, comme le fait Soldan,
que les sacrilèges déportés en Sogdianc étaient, non pas les Branchides,
mais, au contraire, les Cariens de Pédase (Herod., ibid.) auxc^uels Darius au-
rait donné les propriétés d'Apollon; mais on n'a pas le droit de rejeter sans
raison positive une allégation aussi nette, reproduite par quatre auteurs.
Un indianiste (S. Beal, The Bmnchidx, ap. The Indian Antiquary. March,
1880, p. 68-71) suppose que la présence des Branchides en Sogdiane a fait
pénétrer dans l'art indien et les légendes bouddhiques l'influence de la re-
ligion apollinienne. 11 rapproche, par exemple, le récit de la naissance de
Bouddha et celui de la naissance d'Apollon à Délos. — 2) Le temple fut in-
cendié en 494, lors de la prise de Milet par Darius (Herod., VI, 19). Strabon
{XIV, 1,5) dit qu'il fut brûlé par Xerxès; mais, à moins d'admettre qu'il y ait
eu deux incendies, il faut s'en tenir au récit d'Hérodote. Les Milésiens étaient,
pour Darius, des rebelles; ils étaient au contraire les alliés de Xerxès. —
3) Pausan., II, 10, 5. Plin., XXXIV [19], § 75. Cette statue est encore matière
à dissertations. Il en est qui ne connaissent, en fait de Canachos, que
l'élève de Polyclète et placent, par conséquent, dans le nouveau temple
l'œuvre en question. — 4) Pausan., 1, 16, 3. VIII, 46, 3.
16
242 LES ORACLES DES DIEUX
Les dieux antiques désertent toujours les ruines. Il n'y
avait plus de révélation à Didymes. La source elle-même,
dit-on, avait tari. Les Milésiens songèrent à rebâtir sur un
plan plus grandiose le temple et ses dépendances ; mais ni
leur zèle attiédi, ni leurs ressources épuisées, ne suffirent à
cette tâche. La construction, dirigée par Daphnis etPseonios,
avançait lentement et ne fut jamais achevée. 11 faut franchir
tout l'espace qui sépare les guerres médiques du siècle
d'Alexandre pour entendre parler à nouveau de l'oracle mile-
sien. A cette époque, le temple était en état de servir au
culte < ; la source prophétique, s'il en faut croire Callisthène,
reparut d'elle-même en l'honneur d'Alexandre, et il y avait
des prêtres pour dispenser la révélation au nom du dieu. Ce
n'était plus l'établissement des Branchides ; mais c'était tou-
jours l'oracle d'Apollon Didyméen ^.
Ce nouveau sacerdoce nous est un peu mieux connu que
l'ancien, et c'est le moment de le considérer d'un peu plus
près. La réorganisation de l'oracle de Didymes coïncide à
peu près avec celle de l'oracle de Delphes, après la guerre
sacrée, et l'on s'aperçoit que, de part et d'autre, les mêmes
causes ont dû produire les mêmes effets. Avec les anciennes
familles sacerdotales disparut le privilège exclusif de l'héré-
dité. L'État, qui était, en fait de religion officielle, le pou-
voir suprême, se trouvait apte à conférer, par l'élection ou
de quelque autre manière, l'investiture sacerdotale. On a vu
1) Un décret, qui paraît remonter à l'époque en question, règle le partage
des chairs des victimes dans les divers sacrifices faits aux divinités du Didy-
mœon. La part des prêtres et celle de l'impétrant varie suivant la qualité de
celui-ci, et suivant la divinité invoquée. C'est un fragment des nouveaux statuts
dressés par les autorités milésiennes pour le sanctuaire de Didymes. ( Voy. 0.
Rayet, Rev. Archéol, 1874,11, p. IOG-107).— 2) Voy. ci-dessus, p. 230 note 1 les
textes de Pline et de Pomiionius M(3la. Cependant, le nom des Rranchides
est tellement passé dans l'usage qu'il reparait de temps à, autre (Vaur., loc.
cit. CoNON., loc. cit. Bpay/toiwv àouxa ap. LuciAN. Pseudom., 29). Strabon cu-
mule : -h [j.xi-iï'o^ TO'j AiûuaÉojç 'Ar.àlloi^oç zo h BpocY/joatç (Stuab., XIV, 1, 5).
ORACLE DES BRANCHIDES 243
en Grèce des cités abolir le privilège héréditaire de familles
existantes ' ; à plus forte raison était-il facile de remplacer
les Branchides disparus.
La question fut résolue à Milet dans le sens le plus libéral.
Les dignités sacerdotales devenues annuelles furent confé-
rées par le sort qui est bien, au point de vue religieux, l'é-
quivalent d'une élection faite par les dieux. Ce n'est pas à
dire que tout le monde fût éligible.On ne mettait dans l'urne
que les noms des candidats soumis à un examen préalable
{•/.pia'.q -), et il est probable que l'examen portait spécialement
sur Torigine ou la condition sociale des aspirants. Si on ne
eur demandait pas d'être de famille sacerdotale ou aristocra-
tique, on exigeait sans doute, ce qui revient au même, qu'ils
eussent derrière eux une généalogie bien nette. En tout cas,
l'hérédité tendait naturellement à se rétablir, et l'on n'est
pas étonné de rencontrer dans les inscriptions des prêtres
qui se font honneur d'être flls ou descendants de prêtres =*.
Le Didymseon étant comme une cité sainte, où s'étaient
donné rendez-vous des dieux de toute provenance, Zeus,
Apollon, Artémis Pythia, Artémis Boultea, Leukothéa,
Tyché... etc.. sans parler des « grands dieux Cabires, » il
faut distinguer entre le chef hiérarchique du corps sacerdo-
tal tout entier, le stéphanophore ou « porte-couronne, » et le
desservant spécial de l'oracle ou pro2:)hèfe. Nous laisserons
de côté le stéphanophore, les intendants, les parêdres et
autres administrateurs des cultes, pour ne nous occuper que
des dispensateurs de la révélation.
Le prophète était désigné chaque année par le sort sur
une liste de candidats agréés. Il arriva, par exception, que
la dignité fut conférée sans tirage au sort (âxX-^pwTÎ*), comme
1) Plutarch., Qiœst. Graec.,2%.— 2) CI. Gr.ec, 2884. — 3) Cf. C. I. Gr.ec,
2881. Newton, n°61, p. 777. Voy., ci-dessous, la liste des prophètes. — 4) Tel
est le cas de Flavianus Fhiléas. C. I. Gr.ec., 2880.
244 LES ORACLES DES DIEUX
il arriva aussi que le sort donna deux et trois fois le mandat
de prophète au même individu '. C'étaient là des faveurs,
humaines ou divines, dont celui qui en était Tobjet devait se
montrer fier et surtout reconnaissant. La reconnaissance se
mesurait aux libéralités qui étaient d'usage, et par là d'obli-
gation, pour les récipicndiaires". Les prophètes ne venaient,
dans la hiérarchie officielle, qu'après les stéphanophores qui
sont également les supérieurs des prophètes d'Apollon, des
chastes hydrophores d'Artémis Pythia, et des cotarques des
Cabires; mais leurs fonctions pouvaient prendre, suivant le
crédit de l'oracle, une importance plus considérable. Ainsi,
tandis que, dans un document datant du troisième siècle avant
notre ère, le nom du prophète est omis entre celui du stépha-
nophore et celui de l'intendant ^ on voit, dans des inscrip-
tions postérieures, le nom du prophète primer '' ou rempla-
cer '■' celui du stéphanophore.
i) Claudius Damas a été deux fois prophète (C. I. Gr.t:c., 28G9);Posido?iws,
trois io\s (Ibid.) — 2) G.I. Gr.,2881. Ménandvos mcniionne les suppléments de
dépenses faites par lui 'jTzïp twv -r^i rpoarjTîfa? àvaXwaâtwv. — 3) C. I. Gr.ec.,28o2.
— 4) Ibid., 2885. — o) I6id.,288G. On admet en général, cl c'est encore l'avis
de H. Gelzer, que le SUphanophore est le chef du sacerdoce didyméen et non
pas le magistrat éponyme de la cité de Milet, lequel s'appelait Prytane au
temps d'Aristole (PoZ(ï.,\lII,p.203) et plus tard, archl-prjjfane{C. I. Gr.2878-
2881), On rencontre, il cstvrai,àTarse, à Magnésie du Méandre, à Smyrne, des
stéphanophores qui sont à la fois prêtres et magistrats, et presque toutes les
villes de Carie, Mylasa, Stratonicée, Aphrodisias, Iasos,Halicarnasse, ont pour
magistrats éponymes des stéphanophores. Il est, dés lors, assez naturel de
penser que, lors de la réorganisation de l'oracle, l'autorité civilea profité de la
disparition des Branchides pour prendre la direction du corps sacerdotal, et
que le stéphanophore didyméen n'est autre que l'archi-prytane de Milet. Les
inscriptions rapportées de Milet par M. Rayet viennent àl'appui de cette ma-
nière de voir. On y trouve, en effet, une liste de nouveaux citoyens qui ont
(C été faits citoyens, eux et leurs descendants, sous le stéphanéphore Olym-
pichos » {Rev. Arch., 1874, II, p. 108). On ne comprendrait guère un acte de
cette nature daté par le nom et la fonftion du grand-prêtre de Didymes.
Cependant, il y a de ces exemples d'éponymie sacerdotale et il serait témé-
raire d'ahsorher, sans autre preuve, l'archi-prytane dans le stéphanophore.
Voici, par ordre alphahétique, faute d'ordre chronologique, la liste des
noms de prophètes relevés sur les inscriptions : Antlpatev (C. I. Gr., 2835);
ORACLE DES BRANCHIDES 245
Le fait indique qu'il y eut encore çâ et là, pour Toracle,
quelques retours de fortune. Si Ton veut bien en croire Cal-
listhène, la révélation apollinienne reprit son cours en l'hon-
neur d'Alexandre, et les envoyés de Milet allèrent porter à
Memphis nombre d'oracles oii il était question de la nais-
sance divine d'Alexandre et de la future victoire d'Arbèles^
En tout cas, Apollon Didyméen paraît avoir été assez clair-
voyant pour distinguer, parmi les officiers d'Alexandre, le
futur souverain de l'Asie, Séleucos Nicator- ; ce qui ne lui
fut pas difficile, s'il est vrai, comme il le dit plus tard, qu'il
était lui-même le père de Séleucos^ Celui-ci ne se montra pas
ingrat. Il renvoya au Didymaeon la statue jadis emportée par
Xerxès '• et dut songer aussi à pousser les travaux de re-
construction du temple, ce qui avait chance d'être plus
agréable encore à Apollon Didyméen que les autels élevés à
sa divinité sur la rive de l'Iaxarte par Démodamas, le général
de Séleucos ^ Une inscription, que nous possédons encore %
dénombre les présents envoyés au Didymœon par Séleucos
et son fils, ce fils à qui il avait donné une part de son trône
Artémidoros {Ib., 2836) ; Artémon, (Le Bas, III, 241); Aurelius Agathopos {Ib.,
22i);Anter [os] (C. I. Gr,,28;j9); Babio7i (16., 2854); Claudias Damas, h deux
reprises {Ib., 28G9) ; Bionyslos (Le Bas, III, 238); Fkwianus Philcas {C. I. Gr.,
2SS0); Ilérakléon (Le Bas, III, 2'i:i); L. Malins Satumimis {C. l. Gn.,2S8o);
Menandros (Ib., 2881) ; Ménéklés (Le Bas, III, 242); Métrodoros{C. I. Gr. 2883);
Moschion [Ib., 2879); Philidas (Le Bas, III, 239); Posidonios, à trois reprises
(G. I. Gr. 2869) : Pijthion (Ib., 2834); Pasiklés {Ib., 2837); Straton (Le Bas,
III, 240) ; Théodotos (G. I. Gr., 2886. Le Bas, III, 226). La pythie, s'il y en a eu
une à Didymes avant le temps de lamblique, n'est pas plus mentionnée dans
les inscriptions que celle de Delphes. Le « poète » qu'on avait cru y décou-
vrir, et dont on avait fait l'auxiliaire du prophète, n'existe pas. Le texte où
il est dit que le prophète Antipater est fils de Ménestratos, -/.arà -ot/,aiv oï
Mevavopov, signifie simplement qu'Antipatcr a été adopté par Ménandre et est
entré par là dans une famille qualifiée pour le sacerdoce. — 1) Callistu. ap.
Strab., XVII, 1, 43. — 2) DioD.,XIX, 90. Ai'Pian., B. Syriac, 56.-3) Justin.,
XV, 4, 3.— 4) Pausan., I, 16, 3. VIll, 46, 3. — 5) Pllx., VI, [16] 49. —6) C.
I. Gr.ec, 2852. Bœckh pense qu'il s'agit de Séleucos II Callinicos et d'An-
liochos Hiérax, mais les arguments contraires apportés par Soldan et Gclzer
me paraissent des plus sérieux.
246 LES ORACLES DES DIEUX
avec sa femme Stratonice, Antiochos Soter. Il y est question
d'un grand candélabre, de nombreux calices d'or et d'ar-
gent et de parfums de toute sorte, sans préjudice des mille
victimes que les deux rois avaient immolées sur douze autels.
Stratonice avait aussi consacré son ex-voto *.
Une fois riche, Toracle reçut des cadeaux de toutes parts.
Prusias, le roi de Bithynie -, sa femme Camasarye ^ et
son fils Nicomède '•, étaient pleins d'attentions pour lui.
Les Ptolémées ne voulaient pas non plus se laisser oublier.
Ptolémée Philadelphe avait déjà envoyé des théores, ce qui
veut dire des présents •>, et, deux siècles plus tard, Cléo-
pâtre et ses frères-époux se signalaient par le don de gran-
des portes ornées d'ivoire ''. Que l'on joigne à tout cela les
présents des villes et des particuliers ", et l'on comprendra
que le Didymœon ait attiré de loin les voleurs sans scrupules.
Les pirates qui le pillèrent en 74 *^ n^'eurent pas le loisir
de tout emporter, car Strabon dit que le temple « est orné
d'ex-votos de travail antique et des plus somptueux ^ »
Les Milésiens, il faut le dire, prècliaient d'exemple et pre-
naient leur oracle au sérieux. Un texte épigraphique du qua-
trième siècle avant notre ère nous a conservé un fragment
de décret nommant quatre députés (ôsô-rpé-j-.) et les chargeant
de consulter le dieu sur les modifications qu'il conviendrait
d'apporter au cérémonial des fêtes d'Artémis. « Ce que le
« dieu aura révélé, y est-il dit, les députés l'annonceront à
« l'assemblée et le peuple, après audition, décidera comment
\) C. I. GrjEC.,28G0. La dévotion à A. Didyméen était si liien de tradition
chez les Séleucides que l'usurpateur Alexandre Bala (150-147) avait donné à
son fils le nom de Branchos. C'est le Branchos dont le fabuliste Babrios
était le précepteur. — 2) G. I. Gu.ïc, 28o5. — 3) Ibid. — 4) Anonym. [Scymni]
Orbis descr. v. 5j-G0. C. Mljller, Geogr. min. I, p. 197. — 5) C. I. Gr.ec, 2860. —
6) Newton, op cit. n» 60, p. 775. —7) Dons de Cyzique (C. I. Gr.ec, 2855.2858),
de Tralles, Ephèse, etc. — 8) Plutarch. Pomp. , 24. Cf. Arnob., VI, 23. Arnobe
parle d'Apollon en généi'al et dit (|ue les pirates ne hii laissèrent pas un grain
d'or : c'est une exagération évidente. — 9J Stuah., XiV, ',, 5.
ORACLE DES BRANCHIDES 247
« toutes choses devront être faites conformément au conseil
« du dieu... Le peuple des Milésiens demande s'il sera
« agréable à la déesse et avantageux pour le peuple, dès à
« présent et par la suite, de célébrer les fêtes d'Artémis Bou-
« léphoros Skiris...* » Les Milésiens eurent soin qu'Apollon
ne pût être jaloux de personne et que les grands jeux Didy-
méens pussent soutenir la comparaison avec les concours les
plus renommés.
Cependant, il vint un temps oii il n'y eut plus en Orient
d'autres souverains que des proconsuls romains, et bien des
gens employèrent à acheter leurs bonnes grâces l'argent
qu'en d'autres temps ils eussent offert aux dieux. L'empire
assura à l'oracle de Didymes une vieillesse honorée et une
décadence sans secousses.
Tibère, dans la révision générale qu'il lit des privilèges
locaux, conserva au Didymseon son droit d'asyle -. Germa-
nicus, qui consulta l'oracle de Klaros, ne paraît pas avoir
fait le même honneur aux Branchides; mais son flls^ Cali-
gula, manifesta l'intention d'achever le temple^. Les Milé-
siens ne se doutèrent probablement pas que Caligula voulait
y installer son propre culte ', car, ils s'empressèrent, sur
cette promesse, de frapper des médailles en l'honneur de la
« déesse » Drusilla, sœur de César "\ L'achèvement du Didy-
maeon était une de ces tâches que recherchait le zèle archéo-
logique d'Hadrien; mais ce prince paraît s'être contenté d'une
modeste offrande qu'il fit déposer par le proconsul Q. Julius
Balbus ". Parmi ses successeurs, Caracalla est le seul dont
les libéralités aient laissé leur trace dans les inscriptions ^
Si le gouvernement romain ne voulait pas employer les
\) 0. Rayet, Revue archéoL, 1874, II, p. 104-105. Offrande de la tribu milc-
sienneAsopis(C.I.GRyEc.,2835). — 2) Tac. AnnaL, III, G3. — 3)SuET.,Ca?i(/., 21.
— 4) Dio Cass., LIX, 28. Zonar. Ann., Xi, 7. — 3) Eckhel, D. N., VI, p. 231
sqq. MioxxET, III, 1G7. 77G. — G) C. I. Gr.ec, 2870. — 7) Le Bas, lll, 232.
248 LES ORACLES DES DIEUX
deniers publics à rajeunir ce vieux culte, il encourageait
pourtant les particuliers h faire des legs à l'oracle. Apollon
Didyméen fut inscrit sur la liste des dieux que la loi romaine
permettait d'instituer héritiers '.
L'oracle, en tant qu'officine de révélation, ne lait guère
parler de lui. Il vante Apollonius de Tyane ' et se laisse re-
commander par le charlatan d'Abonotichos ^ : il a recours
à la méthode alors universelle des sorts versifiés '', preuve
qu'il cherche à se défendre de son mieux contre l'oubli. Il fut,
dit-on, consulté par Galère malade "' et par Licinius prêt à
combattre Constantin", c'est-à-dire, par deux clients qui
pnrent lui attirer des désagréments lorsque Constantin fut
le maître. Il paraît qu'en effet un prophète milésien fut mis
à la torture'. Les écrivains de cette époque, Porphyre et
lamblique, nous parlent encore des prophétesses de Didj-
mcs "^ et Julien tient à nous faire savoir qu'il a été lui-
même investi par le sort de la dignité de prophète '* ; au-
delà, nous perdons de vue l'oracle milésien. Comme Julien
avait fait démolir des chapelles chrétiennes élevées auprès
du temple d'Apollon, il est à croire que les chrétiens prirent
leur revanche sur le temple lui-même. Une inscription mys-
tique, où les noms des sept planètes sont invoqués pêle-
mêle avec des archanges "^^', montre que les rêveries astrolo-
giques et gnostiques doivent avoir pénétré dans le Didymseon
et que la religion apollinienne y est morte les yeux tournés
i) Bcos hcredes institiiere non possumiis -praiter eos quos scnatusconsnltis
constUutionihusve principum mstitucrc concesmm est, sicuti Jovcm Tarpcium,
ApolUncm Uidyinwum Mileii... (Ulpun. Fragm., xxii, G). Ulpicn cite huit
de rcs dieux reconnus personnes civiles. — 2) Piiilostu. V. ApolL, IV, i. —
3) LuciAN. rscudom., 29. 43. — 4) Ai'UL. Mctain., IV, 32. L'exemple est de
rinvonlion du romancier ; mais la fiction l'aiL allusion à une réalité connue.
L'oracle rendu à Licinius était un sort. — o) Lactant. De mort. pcrscc, \l.
— G) So/.oM. lllst. Ecd.,], 7. Cassiod., I, 8. — 7) EusKn., Pnvp. Evang., IV,
2, 13. — 8) Poui'iiYu., ad Anch., ]>. 3. L\mi!Licii., Mijt^f., III, \\. — 0) Julian.
Eplst., 02. — lOi C. I. Cii.Kc, 289j.
ORACLE DE KLAROS 249
vers les régions lumineuses d'où elle était jadis descendue.
Au nord de Milet, et à peu près au centre de Tlonie, le
culte d'Apollon renouvelé par l'influence de Delphes avait ou-
vert une autre source de révélation, l'oracle de « la divine
Klaros ' », près de Coloplion. Il y avait là un site char-
mant^, une grotte remplie d'une eau limpide '\ et un bois
sacré dans lequel on prétendait qu'il n'y avait ni vipères, ni
scorpions ^. C'était aussi un lieu prédestiné, dont l'histoire
ressemble beaucoup à celle de Didymes.
La tradition rapportait que Klaros avait été fondée, en un
temps où les Cariens tenaient le pays, par un certain Rhakios
qui, adjugé à diverses nationalités, passait généralement
pour Cretois ^. Rhakios vit un jour aborder des Hellènes
émigrants, envoyés en Asie par l'oracle de Delphes. C'étaient
des Thébains que les Épigones avaient consacrés à Apollon,
et que celui-ci utilisait pour fonder une colonie delphique.
Parmi eux se trouvait Manto, la fille de Tirésias. Rhakios
épousa Manto qui fut sans doute la première prophétesse
d'Apollon à Klaros, et leur fils, Mopsos, prophète aussi,
chassa définitivement les Cariens de la région ^
Cette légende, que n'encombrent point encore les rectifica-
tions et les étymologies, nous montre, rapprochées par la
perspective, deux fondations distinctes ; celle du sanctuaire
et celle de l'oracle. Comme à Didymes, le culte local a été
transformé en instrument de révélation par une influence
i) âdoL Klipoç (Anan. ap. Schol. Aristoph. Ran., 661). Le grammairien
Com. Labeo avait écrit une dissertation spéciale De oraculo ApoUtnis Clarii
(Macrob., I, i8, 22). — 2)Quo Delphis cvedomigraverat[Apollo)amœnitatc Asiss
(luctus (Lactant., Instit. Dlv., I, 7). — 3) Elle est appelée dans un oi^acle :
Ivpavafj KXaptr), to/j/u azù^xy. çoioaoo; ôay^; (EusEB. Prœp. Evang.,y, lo). On
croit la reconnaître aujourd'hui près de Gliiaour-Keuï. — 4) /Elian., Hisl.
Anlin., X, 49. — o) On le disait aussi Argien (de Mykenoî), ou fils de l'Athé-
nienne Créousa,Jou on l'appelail Lakios. Cl'. La ville des Rhaukiens en Crète
(.'Elian. Hist. Aniin., XY[Î, 3o).— G) Pausan., VIF, 3, I.Sur Manto et Mopsos,
ou les deux Mopsos, voy. vol. II, p. oi-38.
250 LES ORACLES DES DIEUX
venue de Delphes ou des alentours. L'apport des traditions
cadméennes ou béotiennes est exagéré ou diminué suivant
les préférences des logographes. Les uns prétendaient, au
mépris des droits d'Haliarte et d'Orchomène, que Tirésias
lui-même était venu mourir à Colophon '; les autres sem-
blent dire, au contraire, que Manto avait bien envoyé son
fils Mopsos en Asie, mais n'y était pas allée en personne ^.
Les logographes ont ajouté de leur crû un héros éponjme,
Klaros, supposé frère de Rhakios % et chéri d'Apollon,
comme l'ancêtre des Branchides. Klaros était un person-
nage inutile, car on disait aussi que le sanctuaire portait ce
nom pour avoir été le « lot (■/.'Xr;po;-7.Ààp2ç) » de la famille de
Rhakios \ ou le lot d'Apollon dans le partage du monde", ou
encore le lieu où les trois Kronides avaient tiré au sort leurs
parts respectives". D'autres enfin, en quête d'idées neuves,
soutenaient que KXapoç venait de -/.Xaio) et rappelait, comme la
fontaine elle-même, les pleurs de Manto ".
Manto est, en définitive, la personnalité mythique la plus
marquante qui se rencontre dans l'histoire légendaire de
Klaros. A côté d'elle, ou à sa place, les traditions sibyllines
nommaient Hérophila, la sibylle qui avait prophétisé à
Klaros comme à Érythrœ, à Délos et à Delphes ^.
On pourrait s'attendre à voir desservi par des femmes un
oracle fondé par une prophétesse et visité par une sibylle.
Mais les Ioniens, satisfaits de leurs sibylles idéales, ne lais-
saient pas volontiers aux mains de femmes vivantes le sacer-
doce d'Apollon, et le pays d'où venait Manto n'usait pas
\) Procl., ap. Fragm. Epie. Grœc. Kinkel, î, p. o3. A moins qu'on ne cor-
rige T£ip£a(av en Ka'Xyavxa. — 2) Athen., VII, § 51. — 3) Theop. ap. Schol.
Apoll. Rhod. I, 3G8. Eutecn. Metaphr. Nicand. Alexiph., 11. — 4) Eutecn.,
ibid. — 5) Clearch. ap. Schol. Apoll. Ruod., 1, 3G8. ScaoL. Nicand. Theriac.,
958. — G) Schol. Nicand., Alexiph., 11. — 7) Schol. Nicand. Theriac, 958.
Alexiph., H. ScuoL., Apoll. Rhod., 1,388. — 8j Voy. vol. II, p. 175, la Sibylle
de Colophon.
ORACLE DE KLAROS t?51
davantage de la facilité avec laquelle l'organisme féminin se
prête aux extases surnaturelles. Aussi, la légende elle-même
ne tire aucun parti de la présence de Manto et se hâte de lui
substituer son fils Mopsos, qui fonde la corporation sacerdo-
tale.
Comme à Milet, au temps des Branchides, la révélation
colophonienne avait donc pour interprètes des hommes qui
se mettaient en communication avec le dieu en buvant
« l'eau parlante » de la fontaine sacrée'. Il n'en fallait pas
davantage pour les jeter dans un état d'excitation qui passait
pour abréger leurs jours 2. Ces prêtres se donnaient-ils pour
les descendants de Mopsos ? On en peut douter, et, â ne con-
sidérer que les légendes courantes, on serait même tenté
d'affirmer le contraire. Mopsos, en effet, n'appartient pas en
propre à l'oracle de Klaros. Il passait également pour le fon-
dateur de l'oracle cilicien de Mallos, où l'on montrait son
tombeau \ Quelles qu'aient été les aventures imaginées pour
expliquer l'éloignement du prophète, il est certain qu'il pas-
sait pour ne s'être point fixé à Klaros, et comme, d'ailleurs, la
tradition ne parle pas de sa postérité, on peut conclure de là
que le sacerdoce klarien ne se donnait pas pour issu de Mopsos.
Les familles qui fournissaient à l'oracle ses interprètes
devaient être, cependant, des familles privilégiées. Leur
disparition, sur laquelle nous ne sommes nullement ren-
seignés, paraît avoir donné lieu soit à des scrupules, soit
à des rivalités qui mirent l'oracle de Klaros sous la dépen-
dance de celui de Milet. Les Colophoniens, ne trouvant peut-
être pas chez eux de familles qui ne fussent point de sang
mêlé, allèrent chercher dans la métropole de Tlonie des
prophètes qui fussent des Ioniens authentiques ''.
1) Anacr., xiu, 5-8. Tac. Annal., II, 5k — 2) Plin., II, § 100. — 3) Voy.
ci -dessous, Oracle de MalloR. — 4) JSon femina illic, ut apiid Delphos, sed certis
e famUiis et ferme Milcto accitus sacerdos (Tac. Ibid.).
252 LES ORACLES DES DIEUX
Los rites de l'oracle nous sont indiqués plutôt que décrits
par des mentions sommaires ; mais l'analogie nous renseigne
assez sur les détails omis. Les consultations avaient lieu à
certains jours seulement', selon la coutume de tous les
oracles. Les clients une fois assembles, « le prêtre demande
seulement le nombre et le nom des personnes présentes ; puis
il descend dans une grotte, boit de l'eau d'une fontaine
mystérieuse, et cet homme, étranger le plus souvent aux let-
tres et à la poésie, répond en vers à la question que chacun
lui fait par la pensée... - »
La question n'était pas toujours posée mentalement; elle
pouvait l'être par écrit, ce qui permettait les consultations
par correspondance ^
Quant aux « trépieds de Klaros'', » il importe peu, vu l'in-
signifiance de l'instrument en lui-même, qu'ils n'aient été
que des ex-votos ou des métaphores.
L'histoire de l'oracle est pour nous dépourvue d'intérêt. Il
faut laisser à la fable le voyage de Céyx qui allait précisé-
ment le consulter lorsqu'il fitnaufrage^ On dit qu'Alexandre,
ayant conçu l'idée de rebâtir [Smyrne détruite jadis par le
roi lydien Sadyatte, fut encouragé dans ce projet par l'o-
racle de Klaros ^ Les prêtres de Klaros paraissent avoir eu
beaucoup de loisirs. Le seul d'entre eux que nous connais-
sions est un érudit qui valait à lui seul une encyclopédie,
Nicandre deColophon'. Il faut croire qu'ils passaient pour
savants en théologie, car le grammairien Cornélius Labeo
avait écrit en son temps sur l'oracle un traité spécial, où il
i) Peut-être avant ou durant les nuits qui étaient consacrées à Hécate
(Pausan., III, 14, 9). — 2) Tac, ibid. — 3) Ovide, envoyant ses Fasses à Ger-
manicus, les compare à une paj^e d'écriture Clario missa Icgcnda deo (Ovid.
Fast., I, 20). — 4) NicAN'D., Alcxiph., 11. IIimkr. Omt., XI, 3. — 5) Ovid.,
Metam., XI, 410 s({.]. — G) Pausan., VU, o, 3. — 7) Aiovjatoç ô Oa^v-dr-,;
hpix cpriolv aÙTOv tou KXap(ou 'AzôXkuiwç, iv. rooyôvwv os^dtasvov -rjv Î3007jvr,v
(ScuoL. NiCAM). Prarf).
ORACLE DE KLAROS 253
était question de problèmes délicats tranchés par l'Apollon
de Klaros. Ainsi, on avait demandé un jour à Apollon quelle
divinité se cachait sous le nom mystique d'Iao, et il avait ré-
pondu que c'était le Dieu Universel qui s'appelait Aïdès en
hiver, Zeus au printemps, Hélios en été et lao (Adonis?) en
automne ^
Ces préoccupations spéculatives appartiennent à une épo-
que de décadence. Strabon, qui écrivait au moment oii l'in-
différence religieuse était â son comble, ne dit pas que l'o-
racle fût muet alors ; il constate seulement qu'il y a « dans le
bois sacré d'Apollon Klarios un oracle ancien -. » Ce n'était
pas dans un pareil siècle que les prêtres pouvaient presser la
construction de leur temple, lequel resta toujours inachevée
Germanicus eut la curiosité de consulter le prophète de Kla-
ros. Une pareille, visite dut rendre en un instant à l'oracle
toute sa notoriété d'autrefois, d'autant plus qu'il passa pour
avoir prédit la fln prématurée du grand homme '. Aussi,
quand Agrippine voulut perdre Lollia, qui avait été sa rivale
auprès de Claude, elle l'accusa « d'avoir consulté sur les
noces de l'empereur une statue d'Apollon Clarion ''. »
Le grand pèlerin mystique, Apollonios de Tyane, passant
par Colophon, ne manqua pas de fraterniser au passage avec
le sacerdoce klarien \ Mais, un demi-siècle plus tard, l'oracle
reçut une visite moins agréable, celle du cynique Œnomaos
de Gadare qui méditait son fameux pamphlet' et qui venait
faire ses expériences en un lieu oii peut-être Xénophane de
l)CoRN., Labeo ap. Macr., I, 8, 20. Cf. Lobeck., Aglaoph.,]). 4G1. Movehs,
Thœnizier, I, o39-oo8. Des inscriptions trouvées en Dalmatic et jusqu'en An-
gleterre prouvent combien la foi dans la compétence tliéologique de Klaros
était répandue. On lit sur des ex-votos qu'ils ont été offerts à des dieux et
déesses secunduin interpretationcm Apolllnls Clarii (CI. L., III, 2880). —
2) Strab., XIV, I, 27. — 3) Pausan., VII, '6, 't. — 4) Tac, ibid. — îi) Tac,
Ann., XII, 22. C'est-à-dire, l'oracle de Klaros ou, plus probablement, une
statue d'Apollon Klarios, animée par la magie (Cf. vol. II, p. 129.) — G)PmL0-
STR. V. ApolL, IV, 1. — 7) Cf. vol. I, p. 78-79.
254 LES ORACLES DES DIEUX
Colophon s'était indigné avant lai. Œnomaos trouva foule à
Klaros, car l'oracle tenait plus à la quantité qu'à la qualité
des consultants. « Personne ne paraissait exclu de la parti-
cipation aux oracles, ni le voleur, ni le soldat, ni l'amant, ni
l'amante, ni le flatteur, orateur ou sjxophante. Chacun, sui-
vant son désir, voit la peine ouvrir la carrière et la joie en
perspective ^ » Œnomaos, qui demandait s'il ferait fortune
dans le commerce, s'entendit promettre les délices d'un cer-
tain « jardin d'Héraklès. » Par malheur, quelqu'un de l'as-
sistance se souvint que l'oracle en avait dit autant a un cer-
tain marchand du Pont, Callistratos, lequel était toujours
aussi pauvre que par le passé. Les sceptiques trouvent tou-
jours les déceptions qu'ils cherchent, comme les âmes simples
s'en vont satisfaites parce qu'elles avaient envie de l'être.
Mais si l'oracle ne pouvait faire taire l'invective d'Œnomaos
et le rire moqueur de Lucien-, il trouvait au même moment
un allié dans Alexandre d'Abonotichos qui daignait parfois
envoyer des clients « à son père, à Klaros'\ » Les prêtres ne
se montrèrent pourtant pas à la hauteur de leur réputation,
lorsque les habitants de Smyrne et d'Éphèse envoyèrent à
Klaros, à propos du tremblement de terre qui détruisit
Smyrne, en 152 ''. C'était la troisième catastrophe de ce genre en
quelques années; Rhodes et Mitylène avaient déjà subi le sort
de Smyrne, et il est probable que la crainte de livrer à l'o-
pinion publique surexcitée une matière à commentaires dan-
gereux empêcha l'oracle de parler. Les théores s'en allèrent
sans avoir pu obtenir de réponse "'. Apollon n'était pas si
embarrassé devant les Syriens qui venaient lui demander ce
que pouvait bien être un squelette de onze coudées de lon-
1) Œnom. ap. EusEB. Prœp. Evang., V, 22. — 2) Lucian. Jtip. Trag., 30. —
3) Llcian. Fseudom., 29. — 4)H.Waddington, fasto des provinces asiatiques,
§ 141. Mémoire sur Aristide, p. 242 sqq. — 5) Aristid. Orat. Sacr., I, p, 497.
Dind. Les sibyllistes anonymes se plaisaient, au contraire, à faire les prédic-
tions les plus sinistres.
ORACLE DE PATARA 255
gueur trouvé au fond du lit de l'Oronte, dans un sarcophage
en terre cuite. Il répondait gravement, avec la certitude de
n'être pas contredit, que c'étaient les ossements de l'Indien
Orontês '.
La ferveur religieuse du second et du troisième siècle de
notre ère entretient donc le mouvement et la vie à Klaros.
Maxime de Tyr, Porphyre, lamblique même parlent de Poraclo
comme d'une institution encore debout ^. Après eux, nul ne
mentionne plus cette source de révélation qui se tarit pro-
gressivement, comme toutes les autres, et dut avoir à peu
près la même destinée que le Didymaeon.
Avec l'oracle dePatara, nous rentrons dans la patrie même
du dieu révélateur dont la mère, Lêto, était une divinité ly-
cienne. Le temple d'Apollon Pataréen était situé sur le bord
de la mer, à soixante stades au-dessus de l'embouchure du
Xanthos.
Les logographes, comme Hécatée, trouvèrent tout simple
de donner pour éponyme à Patara un certain Pataros, fils
d'Apollon et de la nymphe Lycia, fille elle-même de Xanthos ^
Une autre tradition, aussi obscure que bizarre et surchargée
de prétentions grammaticales, racontait que Patara avait le
sens de « coffre. » Ce cofi"re était une boîte contenant des
gâteaux et des joujoux que la nymphe Salakia destinait à
Apollon enfant. La boîte avait été enlevée par le vent, jetée à
la mer, et portée jusqu'à la Chersonèse de Lycie '. On ne dit
pas d'ailleurs où se trouvait Salakia et si cette nymphe n'est
pas quelque type de déesse phénicienne.
Quoi qu'il en soit, Apollon occupait là « les buissons
de Lycie et sa forêt natale, à la fois Délien et Pataréen ^ »
Depuis que Délos et la Lycie avaient réglé leurs prétentions
1) Pausan., VIII, 29, 4. L'anecdote est du temps deMarc-Aurèle. — 2) Max.
Tyr. Biss., XIV, 1. PoRPHYR. Ad. AMe6.,p.3. Iamblich., Mî/sf.lll, H. — 3)Steph.
liyz. s. V. nd-apa. — 4) Steph. Byz., ihid. — 5) Horat. Od., III, 4, 04.
256 LES ORA.CLES DES DIEUX
respectives, il était admis que Lêto, après avoir mis au jour
Artcmis et Apollon, avait ctë conduite par une louve en
Lycie, au «pays des loups, » et qu'elle avait, en arrivant, bai-
gné ses enfants dans leXanthos ^ Du reste, les offrandes non
sanglantes que l'on offrait à Patara, en souvenir des ca-
deaux inoffensifs de Salakia, rappellent les rites du culte
d'Apollon Genôtor à Délos et les présents hyperboréens, tan-
dis que la personnalité d'Olen, Lycien et chantre à Délos,
rive l'un à l'autre les deux berceaux d'Apollon. On pourrait
même dire que Délos et Patara ne formaient qu'un oracle vi-
vifié par la même inspiration, Délos étant pour Apollon le
séjour d'été, et Patara, le séjour d'hiver-.
C'était donc en hiver que l'oracle lycien s'ouvrait aux con-
sultants. Il était desservi par une prêtresse qui passait alors
la nuit dans le temple, afin d'y être visitée, au moins en
songe, par le dieu''. C'est de ces colloques surnaturels qu'elle
rapportait les réponses aux questions posées. Ce sacerdoce
féminin et ces rites oniromantiques s'accordent bien avec ce
que nous savons des mœurs et des habitudes des Lyciens. Ce
peuple, dont la divinité suprême était Lêto, entourait la
femme d'une vénération particulière. La mère était pour eux
le centre de la famille et c'est par le nom de la mère que l'on
désignait les enfants. Un pareil usage dénote peut-être une
civilisation encore peu avancée ; mais il n'en donnait pas
moins à la femme un rôle prépondérant dans la société, un
caractère indépendant et presque viril qui se retrouve dans
le type d'Artémis, fille de Lêto. D'autre part, l'oniromancie
paraît avoir été la forme préférée de la divination lycienne.
On sent là le voisinage de Telmissos et l'influence des rites
familiers aux cultes de l'Asie.
L'histoire de l'oracle tient en quelques lignes. Ni Alexandre,
\) Antonin. Liber., 3u. Cf. Stëpii. Byz. s. v. Xjectîx. — 2) Voy. ci-dessus,
p. 19. — 3) Hkhod., I, 128.
ORACLES DE KYANEA ET DE SELEUCIE 257
ni les Romains ne virent dans Patara autre chose qu'une
bonne position stratégique. Mentionné comme actif x^ar
Maxime de Tjt^ à l'époque des résurrections artificielles,
l'oracle n'était plus qu'un souvenir au temps de Servius. Le
commentateur de Vii'gile rappelle, pour l'intelligence de son
texte, qu'il y avait eu « jadis » à Patara un bois sacré dans
lequel Apollon donnait des consultations mantiques'-.
A l'est de Patara, sur un autre point de la côte lycienne,
la ville de Kyanea avait un oracle hydromantique sous l'in-
vocation d'Apollon Thyrxeus. Il suffisait de regarder dans
une certaine fontaine mystérieuse pour y voir, dit naïvement
Pausanias « tout ce qu'on voulait^ ». L'épithète inexpliquée
qui s'accole ici au nom d'Apollon ne nous apprend rien sur
l'origine de ce culte et de cette divination bizarre, analogue
à celle qui était en usage à Patrse, à l'oracle de Démêter-*.
Plus loin, sur la côte de Cilicie, en face de Cypre, le pro-
montoire Sarpédonien rappelait le nom d'un héros lycien
aimé d'Apollon et indiquait l'origine du culte apollinien qui
s'était implanté dans ce lieu. Dans la ville voisine de Séleu-
cie-la-Rude, une des neuf villes de ce nom fondées par Séleu-
cos Nicator "% Apollon était adoré sous le vocable de Sarpé-
donios et rendait en cette qualité des oracles. La rapide
prospérité de la ville, ses grandes fêtes religieuses, entre
autres, les jeux Olympiques annuels, valurent à cet oracle
apollinien, qui était sans doute plus ancien que la cité, un
moment de vogue.
Apollon qui, pendant longtemps, s'était borné à défendre
les Séleuciens des sauterelles % eut, là aussi, des rois et des
i) Max. Tyr. Diss., xiv, l. C'est à cet oracle cV arrière-saison qu'il faut rap-
porter le trépied et la boîte aux cailloux dont parle un compilateur (Cosmas
ap. Mai, Spicileg. Rom. II, p. 1458), si l'on ne préfère laisser de côté ces inep-
ties qui se répètent comme une étiquette banale appliquée à tous les
oracles.— 2) Serv. Mn., IV, 377.— 3) Pausan., VII, 21, 13. — 4) Voy. vol. II,
p. 253. — 5) Stei'II. Byz., s. v. Zzlz-kiix. — 0) Zosim., 1, 57.
17
258 LES ORACLES DES DIEUX
cités pour clients. Consulté par Alexandre Bala, roi de Syrie,
il lui enjoignit, dit-on, de se garder du lieu qui avait produit
un être à double forme. On sut plus tard, lorsqu'Alexandre
eut été assassiné en Arabie, que dans ce lieu même était né
un hermaphrodite devenu officier de cavalerie après avoir
été une femme mariée '. Quatre siècles plus tard, les Palmy-
réniens enivrés de leur prospérité lui demandant s'ils
pourraient conquérir l'empire de l'Orient, il leur répondit
par l'injonction de sortir immédiatement du temple -. Apol-
lon voyait approcher Aurélien dont il prédit assez clairement
la victoire en parlant de «vautour qui fond sur des colombes
tremblantes ».
On ne nous dit pas de quelle méthode usait l'oracle pour
rendre ces prophéties versifiées. Les « sorts » poétiques pou-
vaient suffire à tout; mais il y a une raison de penser que
Séleucie avait emprunté les rites de Delphes. Apollon y était
associé avec Artémis Sarpédonia, et Strabon assure qu'Ar-
témis Sarpédonia avait « un sanctuaire et un mantéion oii des
personnes possédées de l'esprit divin rendent des oracles^ ».
Or, comme Strabon ne parle pas d'Apollon Sarpédonien et
qne l'on ne rencontre nulle part d'oracles placés sous l'invo-
cation d'Artémis, il est tout naturel de penser que l'oracle
désigné par le géographe est précisément celui dont nous
nous occupons. L'erreur commise se comprend de reste, et
elle se rectifie au contact des autres témoignages.
La Lycie et la Troade sont unies par les liens d'une étroite
parenté ethnologique et surtout par une égale dévotion au
culte apollinien. En remontant de ce côté, avec chance de
retrouver quelque ancien itinéraire des migrations anciennes,
1) DioD. Fragm., XXXtl, iO. — 2) Zosim., ibid. — 3) Strab., XlV, o, 19.
Artémis n'a pas d'oracles indcpcndanls, parce iiu'clle s'est comme absorbée
dans la personnalité envahissante d'Apollon, dont clic n'est plus guère que
l'auxiliaire.
ORACLE DE HIERACOME 259
on rencontre ça et là, en pays à demi sémitique, des oracles
qui sont comme les sentinelles avancées de la religion apol-
linienne du côté de TOrient. Tel est l'oracle carien de Hylse
ou Hiéracome.
L'oracle de Hyla?, voisin de Magnésie, ne nous est connu
que par un passage de l'archéologue Ménodote de Samos,
enfoui dans la compilation d'Athénée ^ Il aurait été consulté
par les Carions, dans les temps mythologiques, et leur aurait
enjoint de se couronner de saule, en expiation d'un outrage
fait par eux à une statue de Héra, réservant les couronnes
de laurier pour les serviteurs ou servantes delà déesse. Cette
consultation est si compliquée et si savante que, dans la
pensée de Ménodote, l'oracle avait dû se servir de la divina-
tion intuitive et de la parole humaine.
Hylee pouvait, à cause même de son oracle, s'appeler la
« sainte bourgade », Hiéracome, et il n'est pas étonnant que
ce nom se soit substitué à l'autre sous la plume de Tite-Live.
Il est inutile de chercher ailleurs le temple-oracle que ren-
contra le consul Cn. Manlius parti d'Éphèse à la rencontre
des Gallo-Grecs (189). C'est après avoir atteint Magnésie et
franchi le Méandre que l'armée romaine arrive à Hiéracome.
« Là se trouve, dit l'historien, un temple auguste d'Apollon
et un oracle; on dit que les prophètes y rendent des sorts
formulés en vers qui ne manquent pas d'élégance -. » La seule
chose qui puisse surprendre, c'est que Pausanias parle de Hy-
lee, de la grotte d'Apollon, de la statue archaïque du dieu et
des exercices bizarres auxquels les fidèles se livraient en son
honneur, sans faire mention de l'oracle^ Il en faudrait con-
1) Athen., XV, § 13. Le texte d'Athénée porte "ï6Xa, ce qui indiquerait une
des villes de ce nom en Sicile : mais on ne voit pas ce que les Carions iraient
faire en Sicile. 0. Mullcr {Borier, P, p. 261) lit "ÏXai, et, comme on connaît
Apollon Hylates, c'est encore le parti le plus sage, à moins qu'on n'opte
pour Hyde, située sur la côte, au fond du golfe de Doridc (Plin., V, § 104).
— 2) Liv., XXXVIII, 13. — 3) Pausan., X, 32, 6.
260 LES ORACLES DES DIEUX
dure que, de son temps, les pratiques divinatoires avaient cessé
et qu'il ne s'est pas enquis autrement des usages disparus.
Sur la côte d'Éolide, au fond du golfe d'Élœa, et bien
près cette fois de la Troade, on rencontre un oracle de quel-
que notoriété, ceiui de Gryneion. « Là, dit Strabon, se trouve
le sanctuaire d'Apollon et un aniique oracle avec un temple
magnifique en marbre blanc '. » lly avait, déplus, ce qui fai-
sait le charme de Didymes et de Klaros, — « un bois superbe
dédié à Apollon, plein d'arbres taillés et de toutes les plantes
d'ornement qui peuvent délecter l'odorat ou la vue". »
Cette bourgade peut être regardée comme le centre reli-
gieux de l'Éolide. Son culte paraît bien être de fondation
achéenne^On retrouvait là l'éternelle légende du serpent tué
par Apollon. Le fait s'étaitpassé dans le bois sacré, qui jouis-
sait pour cette raison du droit d'asyle et dont les arbres
portaient des chaînes suspendues en guise d'ex-votos''. Les
contes ridicules débités à Klaros sur le compte de Calchas se
reproduisaient également à Gryneion ^.
La première consultation légendaire de l'oracle est celle
qui avait déterminé, dit-on, la fondation de Pergame par
Pergamos et de Gryneia par l'œkiste Grynos, petit-fils de
Téléphos. Cela se passait, suivant la chronologie mythique,
une génération après la guerre de Troie ^ L'oracle ou, si Ton
veut, ce bois sacré où mourut Calchas, était donc censé avoir
préexisté à la ville qui, au temps de Strabon, n'était plus
qu'une dépendance de Myrina. A l'époque historique, l'oracle
devait avoir reçu l'investiture de Pytho, car Myrina figurait
1) Strab., XIII, 3, Vy. — 2) Pausan., I, 21, 7. Cf. Viug. Eclog., VI, 72. —
3) Gryneia est nommée parmi les cités d(3 la dodécapole éoliemic (Hkrod.,
I, 149) : tout près se trouvait le « port des Acliéens, où sont les autels des
douze dieux (Strab., ibkl.). » L'imporlancc du culte d'Apollon Grynéen
explique que HerJiiias de Métliymne ait écrit à ce sujet un livre spécial
llept Tou rpuvstou 'ÀKiXXwvoç (ÂTHEN., IV, § 32). — 4) Serv. Eclog., VI, 72. —
5) Cf. vol. II, p. 43. — 6) Serv., ibid. On a songé à dériver Gryneion de Ypuv6?
= racines sèches ou incendie, allusion aux feux du Soleil, Hélios-Apollon.
ORACLE DE GRYNEION 261
sur ses monnaies l'omphalos et le laurier, et elle compte
parmi les cités qui envoyaient à Delphes des « étés d'or'. »
Pourtant, la renommée de l'oracle était des plus modestes.
On dirait que lesPergaméniens, qui étaient un peu les frères
des Grynéens, ont été les seuls â lui faire l'aumône de quel-
ques consultations. Il est probable qu'un marbre retrouvé à
quelque distance fait allusion à une libéralité d'un prince
de la maison de Pergame^. Il faut descendre ensuite jusqu'au
siècle des Antonins pour rencontrer une consultation de la
cité de Pergame. La démarche des Pergaméniens est des
plus honorables pour l'oracle et des plus intéressantes au
point de vue des théories théologiques. La peste sévissait
dans la ville même où Asklépios exerçait son office de méde-
cin, et il avait fallu, en désespoir de cause, recourir au dieu
dont Asklépios n'était que le délégué. Apollon ne se mit pas
en grands frais d'imagination. Sa réponse, formulée en vers
hexamètres et qui nous a été conservée en partie ^ ordonne
des sacrifices à toutes les divinités de Pergame. La démarche
des Pergaméniens avait sans doute l'approbation des prêtres
d'Asklépios : aussi Apollon, répondant a la confiance par la
tendresse, a soin d'appeler Asklépios « son cher fils. »
En face de Gryneion, dans l'île de Lesbos, Apollon pro-
tecteur des troupeaux et hôte des vallons boisés (vcct:-/;) était
vénéré, dans les environs de Méthymne, sous le vocable de
Napœos''. Il devait avoir quelque sanctuaire rustique où il
parlait â ses adorateurs, car on citait de lui une apostrophe
en mètre ïambique, soi-disant adressée à Pélops. Apollon,
qui se voyait off"rir tous les jours des agneaux naturels, exi-
\) Plutarch., Pyth. orac, 16. Voy. ci-dessus, p. 134. — 2) 'Att^XXwvi y^pTjatrjpfw
<l>iXlTatpo; 'AixdtXou (C. I. Gr.ec, 3327). 11 s'agit de Philet.-pros, frère d'Eii'-
mône II (197-lo9 av. J.-C). La pierre a été rencontrée par Ciriaco d'Ancona
entre Myrina et Kyme, où elle a pu être transportée comme pierre à bâtir.
— 3) C. I. GRyEc, 3o38. — 4) Steph. Byz.,s. v. Ndtnr). Schol. Aristopii. Niib.,
144. Macroi;., I, 17, 4o. Cf. Strab., IX, 4, EJ.
262 LES ORACLES DES DIEUX
gea de Pélops, dont la richesse était proverbiale, un agneau
d'or^
On en pourrait conjecturer autant du temple d'Apollon
Maloeis ou « moutonnier » près de Mitylène, car on lui don-
nait pour fondateur un certain Mêlos, fils de Manto^ c'est-à-
dire de la mantique personnifiée, et on le rapprochait ainsi
de l'oracle presque homonyme de Mailos en Cilicie.
Ce qui est certain, c'est que la religion apollinienne à
Lesbos n'allait pas sans rites divinatoires. On nous dit que le
tamaris {[vjpkri} y remplaçait le laurier et qu'Apollon s'y ser-
vait, en guise de baguettes divinatoires, de branches de tama-
ris auxquelles il devait son surnom de Myrikœos^. Si l'on en
croitle poète Alcée,qui était du pays, Apollon apparaissait en
songe, un rameau de tamaris à la main^ Enfin, les orphiques
prétendaient qu'au temps de la guerre de Troie les Grecs al-
laient chercher des conseils à Lesbos, où Orphée « prophéti-
sait dans le sein de la terre » comme un autre Trophonios,
mais qu'Apollon jaloux avait brutalementdit à Orphée: «Cède-
moi ta place M » Si l'on veut placer cet oracle conquis sur
quelque vieux culte chthonien à Antissa, où était plus par-
ticulièrement attachée la légende d'Orphée, on arriverait à
compter à Lesbos environ trois oracles apolliniens, tous trois
d'allure modeste et se réservant pour la clientèle locale.
Le caractère rustique et les attaches patriarcales appa-
raissent aussi visiblement dans le culte d'Apollon Thym-
bréen ou Sminthien, le patron de la Troade. Sous ces épi-
thètes vulgaires qui faisaient allusion au mulot (ctiai'vOôç) et à
la sarriette (0j;i.5pa), une plante médicinale, on trouvait un
dieu qui avait jadis gardé les troupeaux de Laomédon et qui
l)ScHOL. jVristoph., ibkl.—2) Stki'II.,Byz., s.v. MaXist;.— 3) Scuol. Nicand.
T/teriac.,()13. — 4) Schol. Nicand., ibid. M. Newton (Tvavels and Distioverks, II,
p. 8) a encore trouvé rmcu6atio?z pratiquée pour la guérison des malades et
des aliénés dans Féglise d'un villaiïe leshieii. — o) Piiilostr., Hcroic., G, 3-4.
Vil. ApolL, IV, 14,
ORACLE DE THYMBRA 263
avait appris la divination avec la médecine a l'école du dieu
Pan, fils de Zeus et de la nymphe Thymbra'. Il était honoré
en divers lieux ; à Chrysé, où le Chrysès de l'Iliade était son
prêtre; à Thymbra, oii Laocoon desservait, — avec trop peu
de respect, hélas! — son culte jaloux de pureté; plus tard,
dans la ville qu'Alexandre bâtit pour recueillir les descen-
dants des Troyens.
Nous n'avons rien à dire du sanctuaire de Chrysé, si ce
n'est qu'on y trouvait probablement des traditions et des rites
analogues à ceux de Thymbra. Thymbra était, à coup sûr,
un foyer de révélation. La légende de Pan, fils de Thymbra,
maître d'Apollon en l'art de prophétiser, en est une preuve.
S'il en fallait d'autres, on rappellerait que le temple de Thym-
bra est le lieu où, d'après les traditions post-homériques,
Hélénos et Cassandra avaient reçu le don de prophétie, le
lieu aussi où ramènent bien des légendes relatives à la sibylle
de l'Ida.
Thymbra ayant disparu de bonne heure, il est malaisé de
savoir quels rites divinatoires avaient pu être là en usage. On
soupçonne, à l'origine lycienne du culte, qu'Apollon y devait
parler, comme à Patara et à Lesbos, par la voie des songes,
et cette hypothèse est confirmée par le détail caractéristique
inséré dans la biographie d'Hélénos et de Cassandre, lesquels
avaient reçu leur privilège mantique après une nuit passée
dans le temple de Thymbra^.
Mais un jour vint où Apollon retrouva des adorateurs et
un temple plus beau à Alexandrie Troas.
Il était bien tard, au siècle d'Alexandre, pour fonder des
oracles nouveaux avec des cultes vieillis. C'était le moment
où la réflexion philosophique décomposait les religions ouïes
dotait de théologies savantes qui les menaient infailliblement
à leur ruine. Apollon était si bien reconnu alors pour être
1) Apollod., T, 4, I. — 2) Voy. vol. II, p. 4o. Cf. Hygin., fab. 93.
264 LES ORACLES DES DIEUX
un dieu-prophète qu'il l'était partout et ne pouvait plus, sans
faute de logique, attacher à certains lieux son privilège per-
sonnel. Le temple alexandrin fut donc un oracle en puissance
qui ne passa peut-être jamais de la théorie à l'action. Le
rhéteur Ménandre, qui vivait vers la fin du troisième siècle de
notreère, a tracé le canevas d'un panégyrique « Sminthiaque, »
c'est-à-dire d'un éloge d'Apollon Sminthien, de son temple
et de ses fêtes. Ce sommaire pouvait servir pour les quatre
ou cinq endroits oii il y avait un culte d'Apollon Sminthien,
mais il y a un paragraphe spécial pour Alexandria Troas et
son fondateur. Il y est question des signes par lesquels Apol-
lon a encouragé Alexandre à bâtir la ville et à la consacrer
au Sminthien, mais non pas d'un oracle à demeure. De même,
Ménandre, après avoir affirmé que la Troade a possédé
Apollon avant Delphes et qu'elle a été la première à avoir des
devins, n'ose pas pousser l'hyperbole jusqu'à dire que Pytho
perd à être comparée à Alexandrie.
Il n'y a donc pas eu en Troade, dans les temps historiques,
d'oracle vivant. La Troade était toujours le pays des souve-
nirs et portait le deuil de son passé !
Au nord de la Troade, sur le versant de la Propontide,
s'élevait la ville d'Adrastaea, située entre les villes maritimes
de Parion et de Priapos. Il y avait là un mantéion commun
à Apollon Actœos et à Artémis^ c'est-à-dire une copie du
sanctuaire des Branchides, ébauchée par des colons milé-
siens. La prospérité de Parion fit déserter Adrastœa. Le tem-
ple d'Adrastsea identifiée à Némésis fut démoli et toutes les
pierres transportées à Parion. Dans ces conditions-, il
n'est pas étonnant que l'oracle ait été avec le temps complè-
l) Strab„X1II, \, 13. — 2) Strab.,z6/(Z. F. Schultz {Philolorjus,X\l\,-p. 20G)
croit, pouvoir établir qu'il y avait aussi un oracle d'Apollon à Sinopc. Sinope
étant une colonie milésicnne, la chose n'a rien que de vraisemblable; mais
les preuves manquent. Je n'ai pu trouver, pour ma part, à Sinope qu'un
oracle héroïque, celui d'Autolycos (Voy. ci-dessous, Oracles des héros).
ORACLES DE zÉlÉIA ET DE CHALKEDON 265
tement délaissé, et que les rares souvenirs laissés par sa
courte existence aient été ajoutés aux traditions de Parion ou de
Priapos. On s'explique ainsi que Lycophron amène Dardanos
à Priapos pour y recevoir les révélations d'Apollon ^.
La consultation de Priam à Zéléia -, située plus à l'est, dans
le bassin de l'^sepos, sans avoir plus de valeur historique,
atteste aussi Texistence d'un oracle d'Apollon dans cette ville
que connaît déjà l'auteur de V Iliade. Au temps de Strabon,
l'oracle était aussi délaissé que celui d'Adrastaea^.
L'oracle apollinien de Chalkédon ou Chalcédoine, sur le
Bosphore, paraît avoir été, au contraire, de fondation tar-
dive. Il ne faut pas prendre à la lettre l'hyperbole de l'écrivain
byzantin qui lui accorde une renommée égale à celle de
Delphes •'% car il en est peu d'aussi insignifiants. Il est possible
que des rites divinatoires aient été pratiqués avant l'ère chré-
tienne dans le temple d'Apollon. On trouve, en effet, dans
une inscription qui ne paraît pas des plus récentes, le nom
d'un certain Athénfeon, qualifié de « prophète, » et qui,
comme tel, occupe le troisième rang parmi les dignitaires de
Chalkédon ^ La ville passait pour avoir été fondée par un fils
de Calchas*', ce qui représente bien, en effet, une sorte d'in-
vestiture prophétique.
En tout cas, l'oracle n'aurait guère fait parler de lui, s'il
n'avait joué un rôle de comparse dans les fourberies d'A-
lexandre d'Abonotichos. Lucien raconte comment Alexandre,
voulant fonder son oflfîcine iatromantique, eut l'idée de faire
recommander son établissement par l'Apollon de Chalcé-
\) TzETZEs ad Lycophr., 29. — 2) Tzetzes ad Lycophr., 313. —3) Strab.,
iUd. — 4) Dion. Byzant., Anaplus Bospori., fragm. 67. — o) Il est appelé, si
la leçon n'est pas fautive, ::po3/,Triç 'ATioXXo^ave-oç. C. I. Gr., 3794. BŒCKE,ibid.
(II, p. 973). — G) Hesych. Miles. Fragment., 21. Peut-être le temple de Chal-
kédon est-il l'oracle h ta ruOta ^îû[Aà, où Apollon avait annoncé aux Argo-
nautes le mystère de la S. Trinité et l'enfantement de la Vierge Marie pro-
visoirement déguisée sous le nom de Rhéa, môrc des dieux (lo. Malala,
Chronogr., p. 77, éd. Bonn).
266 LES ORACLES DES DIEUX
doine. Alexandre trouve un compère dans son ami Cocconas.
Les deux charlatans « enfouissent dans le temple d'Apollon, le
plus ancien du pays, des tablettes d'airain oii il était dit que
bientôt Asklépios, accompagné d'Apollon, son père, allait
venir dans le Pont et fixerait son séjour à Abonotichos. »
Là-dessus, Alexandre se rendit à Abonotichos où la stupidité
des habitants lui fît, comme il l'avait prévu, un succès extra-
ordinaire. « Cependant, Cocconas demeure à Chalkédon où il
répand des oracles douteux, ambigus, énigmatiques; mais il
ne tarde pas à mourir, mordu, je crois, par une vipère \ »
Au risque d'être accusé de faire rendre aux textes plus
qu'ils ne contiennent, nous croyons que Cocconas a, par
surcroît, ressuscité ou régénéré l'oracle de Chalkédon. Il a dû
y importer les rites extatiques avec les serpents que les ora-
cles d'Asklépios avaient mis à la mode, et il est mort d'un
accident qui passe pour être arrivé jusque dans l'adyton de
Pytho. Il a pu aller même jusqu'à l'installation d'un trépied
et d'une pythie. Le fait est qu'on rencontre vers ce temps, ou
un peu plus tard, une « prophétesse » de Chalkédon, Apphé,
et une de ses « élèves », Orbanilla^. Si ces indices ne sont
pas suffisants pour affirmer, ils offrent du moins de quoi
rendre une hypothèse vraisemblable.
Nous sommes un peu mieux renseignés sur un des derniers
oracles d'Apollon, fondé à une époque où la religion apolli-
nienne ne paraissait plus assez vivante pour accréditer des
miracles nouveaux. Pendant que les Ptolémées proposaient
Sérapis à l'adoration des deux races groupées sous leur
sceptre, les Séleucides appelaient à Antioche, leur capitale,
le symbole de la civilisation hellénique, Apollon, qui devait
retrouver sur le sol delà Syrie ses affinités avec les dieux so-
laires de l'Orient. Le culte d'Apollon fut installé dans le bourg
i) LuciAN., Pseudom., 10. — 2) C. 1. Gr^ec, 3796.
ORACLE DE DAPHNE 267
de Daphné,site délicieux, couvert de frais ombrages et arrosé
d'eaux vives', prédestiné aux fêtes joyeuses et fait à souhait
pour les religions complaisantes. Séleucos Nicator cons-
truisit le temple-; Antiochos Épiphane l'acheva et l'em-
bellit. On y voyait une statue colossale d'Apollon Daphnéen
en bois doré, acrolithe, œuvre de Bryaxis, le sculpteur athé-
nien qui avait déjà fixé les traits de Sérapis^
Il n'est pas démontré qu'Apollon Daphnéen ait été consi-
déré tout d'abord comme prêt à parler aux consultants. Sé-
leucos croyait devoir quelque reconnaissance à l'oracle des
Branchides, et il aurait eu, pour son compte, une foi moins
vive à un oracle fondé par lui-même. La divination vint donc
s'installer à Daphné, en dehors de tout encouragement offi-
ciel, attirée par une foule frivole qui promettait une clien-
tèle assurée. Elle porta toujours la marque de son origine,
car les rites en usage à Daphné ne rappellent en rien les
pratiques solennelles de Pytho. Il y avait, là aussi, une fon-
taine qu'on appelait Castalia, et un laurier sacré; mais on
les employait à des expériences puériles.
Le pouvoir prophétique résidait dans l'eau de Castalia.
Si l'on en croyait les Byzantins, l'eau bouillonnait, chantait,
exhalait un souffle qui secouait le laurier et jetait les assis-
tants dans le délire '' : mais ce sont là des figures de rhéto-
rique sur lesquelles il n'y aucun fonds à faire. Il se peut
qu'il y ait eu là des fanatiques à l'enthousiasme facile, mais
il est possible aussi qu'on se soit contenté de jeter des feuilles
de laurier sur l'eau et d'observer leurs mouvements ou leur
submersion. On comprend que Trajan, qui avait, dit-on, une
grande dévotion pour Apollon Daphnéen, n'ait pas voulu se
commettre avec les gardiens de la fontaine merveilleuse ^ Ha-
\) Strab., XVI, 2,6. — 2) C. I. Gr^ec, 1693. —3) Amm. Marcell., XXn, 13,
1. Cassiod. Hisi. 7icd.,VÏ, 31. — 4) Eustath. Macrembol., X, 12. Eudoc,
Violar., p. 251, — o) lo. Malal., Chron., p. 272-275. Bonn.
268 LES ORACLES DES DIEUX ■
drien, encore simple particulier, tenta l'expérience et n'eut
pas lieu de s'en plaindi-e. En trempant une feuille de laurier
dans la source, il la retira couverte d'écriture. C'était la ré-
ponse de l'oracle, réponse qui fut de point en point justifiée
par l'événement'. Devenu empereur, Hadrien jugea qu'il
n'était pas prudent de laisser toute lil)erté à de si habiles
gens. Il fit boucher la source, pour empêcher d'autres am-
bitieux d'y interroger le destin ^.
Si les pierres amoncelées là par ordre d'Hadrien y restèrent
jusqu'à Julien, c'est que personne ne regrettait les conseils
du Daphnéen. On ne manquait nulle part de devins, de pro-
phètes et de statues magiques comme celle qu'à Antioche
même un certain Eutecnos avait transformée en une espèce
d'oracle privés. Cependant, il est à croire que Daphné resta
un lieu voué à la divination, car on entend dire que le « génie
du lieu » ne répondit plus « à son ordinaire » depuis le jour
où le César Gallus y eut transféré les reliques de S. Babylas ''.
Il répondait donc jusque-là, et il n'était pas difficile, en effet,
soit de refaire un bassin hydromantique, soit d'essayer d'au-
tres méthodes.
Julien déboucha la source de Castalie et voulut remettre
en activité l'oracle dont il se fit naturellement le premier
client. La consultation de Julien fut marquée par des inci-
dents dramatiques qui amenèrent la ruine définitive du culte
d'Apollon. Interrogé sur l'issue de la guerre que l'empereur
allait entreprendre, le dieu s'obstina à garderie silence et ses
prêtres déclarèrent qu'il ne parlerait pas avant d'avoir été
délivré des restes humains qui souillaient Daphné. Julien se
souvint alors des purifications jadis ordonnées par les Athé-
niens à Délos et fit purifier Daphné par les mômes cérémo-
nies. Les prêtres d'Apollon se débarrassèrent ainsi des reli-
\) SozoM,, Hist. Eccles., V, 19. — 2) Amm. Marckll., XXII, 12, 8. —3) Eu-
SEB., Hist. Eccles., IX, 2-3. Cf. vol. II, p. 130. — 4) Sozom., ibid.
ORACLE DE DAPHNE 2G9
ques de S. Babylas, mais les chrétiens rapportèrent proces-
sionnellement à Antioche ces restes vénérés en chantant des
cantiques contre les idoles, à la grande joie de la population,
qui faisait à Julien une guerre de sarcasmes. Cette fois,
Julien se fâcha; il fit arrêter un certain nombre de meneurs
contre lesquels il sévit. Quelques jours après,, le temple
d'Apollon était réduit en cendres (362). Julien crut que le
coup venait des chrétiens, et il persista dans son opinion
malgré la déposition des portiers du temple qui déclarèrent
l'accident purement fortuit. Il fit fermer par représailles la
grande église d'Antioche et mettre quelques suspects à la
question ; puis, réflexion faite, il reprit son calme philoso-
phique. On rit de son dépit silencieux comme on s'était mo-
qué de ses menaces, et tout cela finit par le Misopogon^ qui
ne fit mourir personne.
Ainsi tomba l'oracle d'Antioche, pâle contrefaçon des anti-
ques oracles d'Apollon, ébauchée par la superstition popu-
laire, illustrée un instant par quelque client de haut parage,
et tournée en ridicule par le christianisme triomphant. On
racontait, en effet, que Julien, pour prix de son zèle reli-
gieux, avait obtenu de tous les oracles, « celui de Daphné en
tête, » une réponse identique, à savoir, qu'il serait malade
mais ne mourrait pas^ Après la mort de Julien, on put rire
à l'aise de prophètes aussi clairvoyants et, en particulier, de
l'oracle défunt de Daphné. « Castalie, s'écrie Grégoire de Na-
zianze, est de nouveau réduite au silence ; ce n'est pas une
eau à prophéties, mais une eau â plaisanteries". »
Nous avons déjà entendu plus d'une fois, au cours de nos
études, cet éclat de rire qui accompagne les funérailles des
cultes décrépits. De tout temps, les religions ont été mises
au tombeau par leurs rivales, et celles qui commencent se
souviennent trop d'avoir lutté contre celles qui finissent.
\) Philostorg., Eist. EccL,yU, 12. — 2) Greg. Naz. In Julian. Orat., II.
270 LES ORACLES DES DIEUX
La mantique apollinienne a été le chef-d'œuvre du génie
hellénique appliqué à la religion : et, si l'on ne voulait que
toucher la limite extrême du développement qu'a pu attein-
dre la révélation disciplinée, c'est ici qu'il faudrait arrêter
l'histoire des oracles, ou plutôt, on aurait pu la clore avec les
annales de Pytho. Mais nous nous sommes imposé d'étudier,
dans toute leur variété, les institutions suscitées par le besoin
de dépasser les bornes de la connaissance naturelle, et nous
n'avons pas le droit d'oublier qu'Apollon n'a été ni le seul,
ni le premier, ni le dernier des dieux révélateurs adorés par
la Grèce.
CHAPITRE CINQUIEME
ORACLES D'ASKLÉPIOS [*]
Asklépios délégué d'Apollon iaTp6[AayTiç. — Compétence spéciale d'As-
klépios. — Origine chthonienne de l'iatromantique dans la religion
naturaliste. — Asklépios, héros Thessalien, — Les descendants d'As--
klépios. — Les écoles des Asklépiades et les oracles d'Asklépios. —
École et oracle de Trikka. — Diffusion du culte d'Asklépios dans le
Péloponnèse. — Oracle d'Épidaure. — Rites oniromantiques d'Épidaure :
l'incubation. — Histoire de l'oracle d'Épidaure. — Les Asklépiades de
Cos : Hippocrate. — Oracle médical de Pergame. — Les prêtres et
médecins de Pergame : Galien. — Le culte et l'oracle d'Esculape à
Rome. — Les clients d'Asklépios. — La maladie du rhéteur Aristide. —
La foi au siècle des Antonins.
De même qu'Apollon est le prophète de Zeus, la voix dont
le gouverneur du monde se sert pour annoncer aux hommes
[*] La question est abordée en passant dans les histoires générales de la
médecine, comme celles de K. Sprengel, Heeser et autres. Les travaux plus
spéciaux sont :
H. Meibomius, De incubatione in fanis Deorum medicinse causa olitn facta.
Helmst., 16;i9.
N. Fréret, Sur la nature du culte rendu dam la Grèce aux héros, particu-
lièrement sur celui d'Esculape. 1747. (Hist. Acad. (nscr., XXI, p. 28-3o).
Geucke, Be templis Msculapii grœcis. Lips., 1790.
Sybrandus, De necessitudine quae fuit apud veteres inter religionem et medi-
cinam. Amstelod., 1841.
A. Gauthier, Recherches historiques sur l'exercice de la médecine dans les
temples, chez les peuples de l'antiquité. Lyon, 1844.
Th. Panofka, Die Heilgœtter der Griechen. 1843. Asklépios und die Asklepia-
den. 184^, (Abhand. d. Berlin. Akad.).
F. G. Welcrer, Zu dm AUerthamern der Heilkunde bei den Griechen. Bonn,
1850 (Kleine Schriften, III, l-'237).
272 LES ORACLES DES DIEUX
les arrêts du destin et les règles du devoir, de même, Asklé-
pios est le délégué d'Apollon, son auxiliaire dans l'oeuvre de
la révélation. Mais, tandis que Zeus n'a point de secrets
pour son fils bien-aimc, Apollon ne se décharge sur Asklé-
pios que d'une partie de sa tâche et ne lui donne qu'un pou-
voir mantique limité en conséquence. Appelé par Zeus à
éclairer l'humanité, à soulager ses misères morales et phy-
siques, Apollon garde pour lui le rôle de conseiller et de
directeur des intelligences : il abandonne à son fils, qu'il
est censé avoir engendré tout exprès', le soin plus vulgaire
de guérir les maux du corps. « La médecine et la divination,
dit Hippocrate, sont sœurs germaines, car ces deux sciences
ont un même père, Apollon -\ » Certains allaient même jusqu'à
dire qu'Asklépios n'avait pas de clairvoyance qui lui fût pro-
pre, mais qu'il composait et appliquait des remèdes d'après
les révélations de son père ".
Apollon avait d'abord exercé lui-même les fonctions de
0. Jahn, DieHeilgœtter.Wieshad.,i8o9 (Ann. d.Ver. f. Nass. Alterth. u. Gesch.).
G. VON RiTTERSHAiN, Dev medicinische Wunderglaube und die Incubation im
Alterthume. Berlin, 1879.
i) Menan'd., Rijet., Epidid., p. 327. Olympiod., Vit. Plat., p. 4, 42. —
2)HippocR., Epist. ud Philop., p. 909. Cf. Macrob., SaL, I, 20, 5, et ci-
dessus : Vol. I, p. 47. Apollon lixTp6^<x^ziz (.-Escuyl. Eumen., G2), Izzpàç,
(Aristoph., Av. 584. Plut.,[\. G. I. Gr^c, 2134 a. Bull de Corresp. IMlcn.,
1878, p. 509).. 42)oMoi¥ecZice, dans l'invocation des Vestales romaines (Ma-
crob., I, 17, 15). L'taipty.rj dans la classification platonicienne des offices d'A-
pollon (ci-dessus, p. G). In deis ostcnduntur... inventa, ut artium in Minerva^
Mercurio literamm, medicinx Apolline (Quintil., III, 7, 8). Le rhéteur Ménandrc
[loc. ciL) indique les développements à donner sur ce thème : on t^ laTpixTjvô
3£'oç %rv I^Eupsv, avec les épithètes ordinaires du dieu. Ilatdcv, :cé;:œv, àxeatiouvo?,
cwir;p, sans compter les autres, dcX£Ç{xa/.oç, 27:f/.o'Jptoç, (J::oTpo7:aroç, à/.éato;, où'Xioç.
Cf. L. Lersch, Apollon dcr Heilspejidcr. Bonn., 1848. C'est à Delphes (^u'Hip-
pocrate consacre, en souvenir de ses études anatomiques, un squelette en
bronze (Pacsan., X, 2, 6)) et que, plus tard, Érasistrate dépose un davier de
son invention (C.elius Al'rel., Chron. et ucut., II, 4). — 3) Philostr., Vit.
ApolL, m, 44, I. Ce système est tout à l'honneur d'Apollon; mais il suffit de
l'exagérer un peu pour supprimer l'intermédiaire d'Apollon. On arrive ainsi
à une théorie suivant laquelle Asklépios guérit au nom de Zeus (Aristid.,
Orat., I, p. 9) ou se confond avec Apollon (Macrob., I, 20, 4).
ORACLES d'asklepios 273
propliête-mêdeciii {lx-.zz[j.Tr.'.;), et il ne s'en était pas telic-
inent dessaisi qu'il ne lui fût loisible de les continuer ou de
les reprendre a roccasion. Il ne dédaignait pas d'assister de
ses conseils des blessés intépessants, comme Télèplie au
temps de la guerre de Troie ', comme Léonymos et Pliormion
de Crotone-: il avait même en Messénie un très ancien sanc-
tuaire, assimilable à un oracle iatromantique, où, sous le
nom d'Apollon Korydos, il guérissait les pèlerins, en concur-
rence avec l'Asklépiéon voisin de Korone-'. Mais, en général,
à moins qu'il ne s'agît de maladies mentales, qui devaient
être traitées par des puritications et expiations spéciales, ou
d'affections étranges, comme le bégaiement de Battos ^ et
la « phthisie ^> de l'empereur Galère^, Apollon ne pratiquait
point la médecine appliquée à des cas particuliers. Il se réser-
vait d'agir, i)ar une intervention aussi invisible qu'efficace,
et autant à titre de destructeur des fléaux qu'en qualité de
médecin, lors des épidémies qui dépassaient les ressources
de la thérapeutique ordinaire. Les Athéniens restèrent per-
suadés qu'il avait arrêté la grande peste de 430 avant J.-C. %
et les Phigaliens en disaient autant pour leur compte ". En
pareil cas, les villes même qui possédaient des oracles d'As-
klépios recouraient à ceux d'Apollon. C'est ce que firent, par
exemple, les Éi)idauriens avant les guerres médiques ^, et,
bien des siècles après, les habitants de Pergame 'K
Ainsi, quand la réflexion eut mis un peu d'ordre dans le
chaos des religions locales et soumis leurs dieux à un sem-
blant d'organisation hiérarchique, il fut entendu que la ré-
vélation appliquée à la médecine descendait de Zeus par
1) ScHOL., Aristoph., Nul., 019. — 2) Pausax., IH, 19, 12. Suid., s. v. «l'op-
;j.(wv. On a déjà constaté (ci-dessus, p. 130) que les Crotonlates étaient fort
]jien vus à Delphes. — 3) Pausan., IV, 34, G-7. — 4) Herod., IV, 15o. Schol.
Pi.ND., Fytii. IV, i. — o) Apollo et Asclcpius orantur... Dat Apollo curam...
Lactant., Mort, perscc, 33). — 6) Pausan., I, 3, 4. Cf. Macros., I, 17, io. —
7) Pausan., VIII, 41, 7-8. — 8) Hfrod., V, 82. — 9) Voy. ci-dessus, p. 261.
13
274 LES ORACLES DES DIEUX
Apollon et s'adaptait aux l)esoins de chaque jour par roii-
treraise d'Asklépios. Afin de ne pas déranger ce système,
fondé sur la division du travail, on enseignait que les puis-
sances supérieures tenaient à. ne pas reprendre les fonctions
qu'elles avaient déléguées, qu'Apollon s'occupait rarement
de médecine' et que Zeus n'en faisait jamais-.
Il suffit d'énoncer une pareille doctrine pour montrer du
même coup à quel point elle est artificielle et antipathique
au génie grec. Elle dut paraître toute simple une fois que
l'empire romain eut étendu sur le monde le mécanisme ad-
ministratif dont César occupait le centre; mais, si l'on se
replace au milieu des légendes multiples qu'on a ainsi tron-
quées, étouffées ou associées do force, on s'aperçoit que ni
Asklépios, ni surtout Apollon ne sont les représentants né-
cessaires de la médecine révélée. Apollon ne l'est devenu
que par un long circuit où- sa personnalité n'était pas encore
engagée au temps d'Homère ^ et Asklépios a plutôt risqué de
perdre que d'accroître sa science médicale en recevant le
titre de fils d'Apollon.
Le travail d'imagination que suppose la croyance à la
médecine surnaturelle n'est pas si simple que l'on croit, et il
y a plusieurs manières de concevoir l'action de la divinité,
1) Dans les cas cités plus haut (Tclèphc, Léonymo*;, Phorniion) la pythie se
contente d'adresser les malades aux médecins qui doivent les guérir. Asklé-
pios recommandé par la pythie (Pausax., il, 2G, 7). —2) Qmniam quisque
cleorum id solum iwterit quod in ipso est... non Jupiter mcdicbiam, non Asclepius
fulmcn (Lactant., Èpist. ad Penlad., 2). - 3i Dans les poèmes homériques,
les hommes ont pour médecins les Asklépiades Machaon et Podalirios; les
dieux ont leur « guérisseur » à eux, Pteéon (IlatT^wv) ([ue les mythographes
postérieurs ont iini par identifier avec Apollon, mais (pii est pari'aiLcnu^nt
distinct de celui-ci. Ce n'est pas, à coup sûr, Apollon qui fabriquerait ainsi
des cataplasmes lénitifs pour la blessure d'Ares {Iliad., V, 401. 900). Ce Pœôon
avait fait souche de médecins en Egypte (Ot/yss., IV, 231, passage qu'Aris-
larque voulait corriger pour y substituer Apollon Pœan au dieu subalterne).
Hésiode distingue encore Apollon de Paeéon (Schol. Hom., Odyss., IV, 231).
Ce Paeéon ayant disparu de la mythologie, ceux qui ne voulaient pas le con-
fondre avec Apollon ridentillaient à Asklépios(SciioL.rsicAND., T/aTiac, G85).
ORACLES D ASKLEPIOS 275
OU plutôt, — pour lie pas imposer aux anciens âges la méta-
physique monothéiste, — l'action des dieux.
La terre qui, pour les Pélasges ou les Hellènes primitifs,
était le dernier recours de la logique en quête d'une origine
et d'une lin, renfermant en son sein tous les principes de la
vie et reprenant tous les débris laissés par la mort, se trou-
vait être l'arbitre de la croissance ou de la dégénérescence
de tous les organismes. Elle possède seule les talismans,
pierres, herbes, drogues diverses, oii se cachent les forces
vitales : elle donne à qui il lui plaît ces engins merveilleux
d'oii s'échappe soudain, comme un ressort qui se détend, la
vie ou la mort. Aussi, suivant une doctrine inconsciente qui
reparait et s'affirme avec plus d'énergie que jamais au dé-
clin de rhellénisme, les dieux chthoniens sont les dieux
médecins par excellence. C'est pour cela que Démêter, que
Pluton, que Dionysos, que Pan, que Sérapis, que, d'une ma-
nière générale, les héro^ descendus dans le sein de la terre,
sont des guérisseurs' ; c'est pour cela que l'incubation, avec
ses songes et visions nocturnes, est restée, de tout temps, la
méthode particulièrement affectée à la divination médicale 2.
Ce point de vue, qui est celui d'une religion naturaliste
encore rivée à ses symboles, est trop étroit pour la religion
arrivée à cette phase de libre fantaisie où les dieux, déta-
chés des symboles, deviennent des personnes et des volontés
indépendantes. Il y a alors réaction contre le sentiment de
la nécessité immanente aux choses, sentiment qui, en face de
la puissante nature, domine l'enfance et ressaisit la vieillesse
de l'humanité. A ce degré de son développement, la religion
risque d'oublier qu'il y a des lois naturelles et se plaît à
\) Voy.vol. II, (Démêter), p. 235; (PlMlon),p.372; (Dionysos), p. 379; (Pan),
p. 387, et ci-dessous : Oracles héroïques et Oracles de Sérapis. — 2) Même en
tant que science, la médecine passait pour avoir été révélée par voie oniro-
mantique : ôià ttjv xâÇiv xwv vjzTcop l-tcpavetwv /) larpi/.»^ "^s'yv/) auvéair] iz.o tîov
ôvEipaxwv (LviiBLicu., Myst., Ill, 3).
27G LES ORACLES DES DIEUX
supposer que tout ce qui arrive est voulu p;ir quelqu'un. Les
religions de la Grèce se sont iiardées de cet excès où se com-
plaisent les démonologies orientales; mais elles pouvaient y
conduire. Les individus et les sociétés se persuadaient aisé-
ment, en Grèce comme ailleurs, que les maladies, surtout
celles qui affectaient un caractère épidémique, étaient Teffet
du courroux de quelque divinité. Il fallait recourir, en pareil
cas, non pas à la thérapeutique naturelle, mais aux expia-
tions et aux prières. Quand l'Œdipe des tragiques, effrayé de
la peste qui dépeuple Thôbes, envoie chercher Tirésias, ou
quand l'Achille d'Homère prie Calchas de dire pourquoi la
contagion décime les braves Achéens, ils demandent à la
divination de découvrir les causes morales du lléau et non
pas des drogues propres à détruire le ferment qui le propage.
Nous touchons ici a l'association d'idées qui a lait d'Apollon
un dieu médecin, et même, pour certains, le médecin par
excellence. Si tous les dieux sont capables de frapper et de
guérir en cessant de frapper', il n'en est pas qui soit, sous
ce rapport, plus redoutable qu'Apollon, seul ou aidé de sa
sœur Artémis. Les flèches du dieu, symbole des rayons so-
laires, atteignent de loin et font des blessures mortelles.
C'est pourquoi Apollon était regardé comme l'autour aussi
bien que comme le médecin des grandes épidémies'. Les
Athéniens du temps de Périclès pensaient là-dessus comme
les héros d'Homère ^ Si donc la contagion est envoyée par
i) Les génies orientaux se glissent de leur personne dans l'organisme et le
ravagent à leur gré : c'est la liossessioiî démoniaque, dont le christianisme
a répandu Ja théorie dans le monde entier. Les dieux grecs frappent par le
dehors et ne peuvent pas toujours réparer le mal (pi'ils ont fait. Ainsi Alhéna
ne peut plus rendre la vue à Tirésias (vol. il, p. 30), tandis que Stésichore,
affligé d'une ophthalmic pour avoir médit d'Hélène, obtient sa guérison au
prix d'une palinodie (Pausa.n., 111, 10, 13. Vlm\, Phwdr., p. 243).— 2) Strab.,
XIV, 1,6. MAcnoB., I, 17, dO-22: et ci-dessus, p. 273. Strabon attribue aussi
h Apollon les suicides. Tout cela jusliliait, par surcroit, l'étymologic à-oXXûwv.
C'est, au contraire, un démon oriental (pii causela pestcd'Éphèsc (Philostr.,
VU. ApolL, IV, 10). — 3) TiiucYD., 11, ii'i-.
ORAPLES d'asklÉpios 277
Apollon, c'est de lui qu'il faut attendre le soulagement; si
elle est l'œuvre de quelque puissance malfaisante, c'est en-
core l'archer divin qui peut le plus sûrement mettre en fuite
ou tuer le monstre invisil^le ; enfin, fùt-elle un châtiment
providentiel ou un coup aveugle du destin, c'est au révéla-
teur, au prophète qu'il faut demander pourquoi Ton souffre
et quel est le moyen d'abréger l'épreuve. Apollon est donc
médecin, mais seulement parce qu'il est archer et prophète,
et dans des conditions qui excluent la médecine proprement
dite, c'est-à-dire, la guérison d'accidents pathologiques par
l'emploi de substances matérielles.
Il était impossible de réduire ainsi l'art de guérir à
l'examen de conscience et à la prière. L'instinct et la ré-
flexion ramenaient également aux remèdes matériels, em-
pruntés à la terre, et le progrès a consisté à modifier l'idée
qu'on se faisait leur action. Il fallut du temps pour arriver à
la notion de lois naturelles et de propriétés inhérentes par
nature aux diverses substances. La magie précède partout la
science, et les remèdeS; aux mains des guérisseurs légen-
daires dont Mélampus est le type, agissent en vertu non pas
de propriétés naturelles, mais d'une efficacité accidentelle
attachée à leur substance parles incantations. Peu à peu, l'idée
de propriété immanente et permanente se fait jour: mais elle
n'arrive à se préciser que dans les écoles philosophiques. La
légende et l'opinion moyenne du peuple hésitent toujours
entre les deux extrêmes. Les clients des oracles médicaux ne
savent jamais bien eux-mêmes si le traitement qui leur est
ordonné les guérit parce qu'il est approprié à leur cas ou
parce qu'il plaît à la divinité de les guérir de cette manière,
pas plus que la légende n'explique si, dans ses dynasties de
prophètes-médecins, le pouvoir médical est un privilège
transmis avec le sang ou un secret transmis par tradition.
De toute manière, l'emploi des drogues à vertu magique ou
278 LES ORACLES DES DIEUX
à propriétés naturelles ramène la mérlecine vers les dieux
chthoniens. Apollon n'a rien a faire avec cette pharmacie
dont la terre est le laboratoire ; il reste dans sa sphèro lu-
mineuse, et si l'on veut étal)lir un rapport logique entre sa
personne et l'art de guérir, il faut faire un long détour.
Apollon ne peut être le dieu de la médecine qu'en tant que
la médecine est une science et qu'Apollon révélateur est le
père de toute science '. 11 n'y a plus alors entre la médecine
et la divination qu'un lien tlottant et banal, insuffisant pour
maintenir la combinaison des deux parties de 1' « iatro-
mantique-. »
Le fait est qu'en dépit de toutes les fluctuations do la
théorie -"^ et des libres essais de la pratique, la médecine ré-
vélée demeura attachée aux cultes des dieux chthoniens et
i) C'est dans ce sens que, suivant Hiiipoerate, la manli(jue eL la médecine
sont deux filles d'Apollon (voy. ci-dessus, p. 272). Cclse lui-même n'ose pas
écarter complètement la révélation de la médecine. Il distingue la méde-
cine simple, qui vient d'Asklépios, et la science médicaje, rendue nécessaire
par la philosophie. - 2) Virgile est Ijien près de séparer l'ialromanliquc des
facultés spécialesd'Apollon. Le dieu offre àlapyxla prescience, sa cithare cl
ses tlèches: le jeune homme préfère l'oliscure médecine, l'art dont le dieu l'ail
le moins de cas (Virg., JEncid., XII, 391-404'. Aristajos, fils de Pfeéon [Apol-
lon] et d'une nymphe, reçoit son éducation de Chiron et des Muses; il est mé-
decin sans être ni le disciple ni l'intorpi'ète de son père (Apoll. Ruod., II, 0 12-
ot4. SciioL., ibid.) — 3) Il y a encore une théorie éclectique, suivant laquelle
chaque divinité pourrait [>rendre soin de ceux qui sont sous sa protection
spéciale. Ainsi les jeunes filles, pour les maladies de leur sexe, se recomman-
daient à Artémis, « tronq)ées par les devins » (Hu^pocr., De virgin., t. VIII,
p. 4(58 éd. Littré) : Aphrodite guérit l'ulcère survenu au menton de la courti-
sane Aspasie (J£li.v\., Vur. Hist., XII, 1) : Athêna guérit un ouvrier hlcssé i"!
son service (Cf. vol. II, p. 403), etc Ceux qui [iennont ("i avoir des dieux
spécialement adonnés à la médecine cherchent à partager les spécialités entre
divers dieux et Apollon, de manière à contenter tout le monde. Suivant l'un,
Chiron aurait inventé le pansement des plaies par les simples; Apollon, l'ocu-
listique, qui est aussi la spécialité d'Athéna ô-fOaXixîrtç, ô::Tt>.£iiç; et Askiépios,
la médecine clinique (IIygin., fab., 174) : tel autre occupe Askiépios d'herbes
et de drogues diverses (Plin., XXV, § 13. XXX, § 09) : tel autre enfin, dis-
tingue plusieurs Askiépios, l'un, grand chirurgien, l'autre, grand médecin
et dentiste par dessus le mai'ché, etc. (Cic, AVi<. Bcor., III, 22. lo. Lydus,
Mens., IV, 90).
ORACLES d'ASKLÉPIOS 279
qu'Asklépios doit s'être formé à l'exercice de sa profession
en dehors de l'influence apollinienne. Il a été, comme tant
d'autres, conquis et adopté par la religion d'Apollon, mais
ses affinités oriû'inelles le retiennent, lui, son serpent et son
entourage, dans le groupe des divinités souterraines ^
Si l'on s'enquiert des origines d'Asklépios, on s'aperçoit
bien vite à quel point son art et lui sont indépendants
d'Apollon.
Asklépios n'est encore pour Homère qu'un héros thessalien,
« médecin irréprochable » qui a reçu les leçons du centaure
Chiron et a transmis sa science à ses deux fils, Machaon et
Podalirios-, originaires de Trikka. La généalogie du héros
était si contestalde qu'elle resta toujours à l'état de problème
non résolu. L'élève du centaure était, d'après les plus an-
ciennes légendes, né à Trikka, d'un certain Lapithas, dont
on fit. pour s'accommoder aux exigence? de la religion apol-
linienne, un fils d'Apollon. Fils d'un Lapithe, élevé dans la
grotte d'un Centaure, Asklépios est bien de la famille des
génies des montagnes et des bois, tous plus ou moins au-
tochthones, nés de la terre elle-même, dont les serpents,
dragons et autres terrigènes, sont les compagnons ordinaires-'.
Il ne semblait pas appelé à une plus haute fortune qu'Aris-
tseos, Hippolytos, Halou ou Alcon, héros sortis comme lui de
l'école de Chiron. Mais il était dit que l'Hellade adopterait le
héros thessalien et en ferait un dieu. Apollodore croyait savoir
0 On prend ici le contrepied de l'opinion do G. F. Uxgeu (Pliilol., SuppL,
II, p. 718) qui fait d'Asklépios un héros solaire et déi'ivc 'A^/XiQ-toç do al^Xr)-
^-io;,(( éclat doux et salubre. »Preller, qui tient aussi pour l'origine solaire,
se contente de à'X:'.w et r-.ioç(Griech. Mijthol., P p. 403). Les emblèmes so-
laires, le feu du bûcher de Coronis, etc., ont été introduits dans la légende
d'Asklépios par les légendes orientales concernant Esclimoun. — 2) Hom.,
lUnd., IV, 19i. 200-202. 219. Il, 729-731. XI, 318. — 3) Le serpent d'Asklé-
pios est connu de tout le monde : il est question aussi d'un dragon noir et
vert nourri par Asklépios dans la grotte de Péléthronion sur le Péliou (Ni-
cANfj., Tîieriac, 438. Schol., Hdd. Eutpxn., Metnph., ihid.).
280 LES ORACLES DES DIEUX
qu'Asklépios avait reçu les honneurs de l'apothéose en même
temps qu'Héraklès, cinquante-trois ans avant la guerre de
Troie'. On lui attribua, i)0ur justifier cette haute faveur, des
exploits médicaux (jui vont jusqu'àla résurrection des morts.
A côté de ces légendes, il y avait des réalités, c'est-a-dire,
des familles qui prétendaient descendre d'Asklépios par les
deux héros homériques. Machaon et Podalirios, et tenir de
leurs ancêtres les secrets de leur art. Nous n'avons pas à
examiner ici dans quels rapports se trouvait la science hié-
ratique des Asklépiades vis-à-vis des empiriques sans tradi-
tion religieuse, comme étaient déjà les « démiurges» d'Ho-
mère, ni si les écoles de Crotone, de Rhodes, de Cuide et de
Kyrène étaient aussi « laïques » qu'on le dit-. Ce qui est cer-
tain, c'est que les hommes précèdent les institutions et que
les futurs oracles d'Asklépios seront fondés sur des cultes
propagés par les Asklépiades.
L'histoire de ces descendants du héros divinisé ne peut
plus être restituée ; mais, quand on songe qu'il y avait en-
viron une douzaine de localités prétendant à l'honneur
d'avoir vu naître Asklépios, on peut se teiiir pour assuré
qu'il y avait plusieurs dynasties d'Asklépiades et qu'elles se
valaient sous le rapport de rautheuticité de leur origine.
On n'entend parler d'eux que fort tard, à une époque où ils
avaient pu dresser à loisir les généalogies qui les ratta-
chaient aux héros de Trikka, Machaon et Podalirios ; et
bientôt, leur titre devient uu nom banal ([ue l'on donne à
tous les médecins'', et qui tombe tout à fait dans le do-
maine })ublic. La religion d'Asklépios est elle-même la plus
jeune de celles qui ont grandi sur le vieux fonds des lé-
gendes nationales. Au commencement du v" siècle avant
1) Clem. Alex., Strom., I, ?; lo.i. — 2j Cf. F. <i. \Vi:r.(.Ki:ii, U/-. cit. — 'A) Cf.
Harless, MecUcorum veteriim Asclcpiade? dktnrnin lustnitia hi^turtca et '/■'-
lirj,. H(iiiii;i', 1828.
ORACLES D'ASKLEPIOS 281
notre ère, Asklépios n'est encore, aux yeux du grand tliëo-
logien-poète, Pindare, qu'un héros habile, mais cupide, et
qui a mal fini, ayant été foudroyé par Zeus pour avoir osé
opérer une résurrection grassement payée'. Un demi-siècle
plus tard, Asklépios est un dieu; ses héroons deviennent des
temples et il guérit en tous lieux par la révélation, même
sans le concours de ses descendants. C'est à ce moment que
commence, à vrai dire, l'histoire des oracles d' Asklépios.
Il faut distinguer, en effet, entre un service de consulta-
tions médicales attaché par une corporation d'Asklépiades à
une chapelle de leur ancêtre et un oracle proprement dit,
c'ést-à-dire, une source de révélation qui permet d'entrer
en rapportavec la divinité elle-même. Les Asklépiades se di-
saient les dépositaires d'une science traditionnelle, qui fai-
sait partie de leur héritage de famille_et qu'ils juraient de
ne pas divulguer aux profanes. Ils payaient de leur personne
et songeaient d'autant moins à laisser faire le dieu qu'il s'agis-
sait presque toujours d'opérations chirurgicales. Tout ce que
les patients pouvaient demander au dieu, c'était l'anesthésie
surnaturelle qui avait permis à Machaon d'opérer sans dou-
kur sur le pied de Philoctète -'. La révélation médicale, au
contraire, dispensée en songe aux patients, n'allait à rien
moins qu'à dépouiller de leur privilège les descendants d'As-
klépios. Le dieu traitant directement ses malades, il ne res-
tait plus aux Asklépiades que le r()le de prêtres ou d'exé-
gètes, rôle dans lequel il n'était pas difficile de les remplacer.
C'est en effet ce qui arriva; car les familles d'Asklépiades ne
purent se multiplier dans la même proportion que les Asklé-
piéons dont a compté près d'une centaine ^ A l'époque où
furent érigés ces sanctuaires, on ne tenait plus compte de
1) PiND., Fijth., m, 0-08. — 2) TzETZEs ad Lycoplu'., 911. — 3) Cf. Tu. Pa-
so¥K\, Asklépios und die Asklepiadcn, p. 271-301. L'auteur coni[)tc 00 sanc-
luaircs d'Asklépios, dont 12 berceaux du dieu, et la science épif^raphique
allonge tous les jours celte liste.
282 LES ORACLES DES DIEUX
rancienne croyance qui attachait la révélation au sol :
Asklépios était partout révélateur, et il l'était par la plus
mobile et la plus cosmopolite des méthodes, de sorte que
chacun de ses temples put devenir un oracle.
Ainsi, la révélation médicale, loin d'avoir été pratiquée
dès l'origine par les Asklépiades, s'accrédita malgré eux et
au détriment de la science qui se formait entre leurs mains.
Elle paraît s'être généralisée sous Tinfluence de l'Egypte, où
l'incubation était pratiquée dans les sanctuaires d'Isis et d'oii
allait venir bientôt le culte de Sérapis, rival d'Asklépios. Les
Hellènes connaissaient déjà l'incubation, pratiquée notam-
ment dans les oracles héroïques; mais le développement
extraordinaire de l'iatromantique coïncide avec le moment
où ils s'éprirent pour la sagesse égyptienne d'une admira-
tion sans bornes'. Ils pouvaient, cette fois, se couvrir d'un
texte d'Homère qui vante l'Egypte comme étant le pays des
drogues et des savants médecins, ceux-ci descendant de
Paeéon lui-même -. Les Asklépiades durent céder à l'entraî-
nement général. Il est prol)able qu'ils commencèrent par le
système de transaction dont nous avons déjà rencontré des
exemples, et qui consiste à placer, entre la divinité et le client,
le prêtre, chargé de rêver pour le compte du dernier''; mais
il leur fallut bientôt, pour soutenir la concurrence, ouvrir
les portes de leurs temples aux dormeurs et avoir l'air de
conduire leur traitement d'après des visions incohérentes.
\) On ne Irouve pas de tcmoignas'c concernanl l'incuhaLion dans les- tem-
ples d'Asklépios avant celui d'Arislojjliane, qui fait guérir P/î/^?<s de cette
manière. Le comique se moque là d'une dévotion toute neuve. Sophocle s'é-
prit d'un très grand zèle pour Asklépios (Plut., .Y»m(T, 4. elc.)clpour le héros
Alcon (pii avait été aussi à l'école de Cliiron. II paraît cpie Sophocle lui-
même, après sa mort, devint à son tour le héros Dexion, ànb t% toù 'Aq-z^tm^
oeÇk/weioç (Etym., M. s. V.). Cf. Th. Pa.vokka, Dexion on Sophocle héros : So-
phocle prêtre du héros Alron (Ann. Instit. Corr. Archcol., 1847, p. 20:)-2i3).
Pauckkr, De Sophocle medici herois sacerdote. Dorpat, isêiO. — 2) Voy. ci-des-
sus, p. 274, note 1 . — 3) Cf. Vol. il. i-. :^7,']. 380.
ORACLES d'asklépios 283
Les Asklôpiacles ont donc eu longtemps leur histoire à
part, distincte de celle des oracles d'Asklépios qui commence
là où finit, sinon leur tradition héréditaire, du moins, leur
privilège exclusif. D'un autre côté, l'histoire de la révéla-
tion médicale, détachée de celle des Asklépiades, se rédui-
rait, avec les renseignements dont nous disposons, à une
simple nomenclature de temples, dont bien peu ont eu la
notoriété modeste de l'Asldépiéon d'Athènes, illustré au
moins par les plaisanteries d'Aristophane ^. Nous allons user
d'une méthode éclectique et, pour donner une idée des oracles
d'Asklépios, choisir les plus renommés de ces instituts, ceux
qui ont été à la fois des écoles d'Asklépiades, ou des déléga-
tions de ces écoles, et des oracles oniromantiques, Épidaure,
Cos, Pergame et Rome suffiront amplement à ce dessein.
La mythologie grecque a fait naitre le dieu de la santé
dans des dieux élevés, riants, rafraîchis par des sources vives.
Tel était le site oii s'élevait Trikka, sur les bords d'un
affluent du Pénée. Trikka est le foyer primitif du culte
d'Asklépios. Mais laThessalie, après avoir été, pour ainsi dire,
le berceau de l'hellénisme, s'était trouvée peu à peu en de-
hors du mouvement intellectuel qui achevait ailleurs la cul-
ture nationale. Aussi, les traditions empruntées à laThessalie
perdaient-elles bien vite leur marque d'origine : les poètes
\) Je m'aperçois, au dernier moment, que cette distinction, pour ne pas
dire iiostilité, entre les Asklépiades et les oracles médicaux, est déjà cons-
tatée par H. H.ESER, Gesch. der Medicin, 3e édit. [187i] I, i), 72. M. Hœser
va même trop loin en affirmant que les Asklépiades n'ont jamais eu rien de
commun avec les prêtres d'Asklépios ou les confréries d'Asklépiastes. — 2) Il
y eut au moins deux Asklépiéons, et peut-être trois, pour les malades d'A-
thènes, du Piréc et de Munycliie, sans compter les liéroons des trois héros
médecins, Aleon, Aristomachos et Toxaris. On a retrouvé, dans ces dernières
années, sur l'emplacement de TAsklépléon d'Athènes de nombreux ex-votos.
Cf. P. GiRARD, Ex-voto à Esciiliipc (Bull. Gorr. Hellen., 1878, p. Go-9i). Cata-
logue descriptif des ex-voto à Esculajje trouvés sur la pente méridionale de l'a-
cropole {ihid., p. loG-lG9). P. Girard et J. Martha, Inventaires de l'Asklépicion
[ihid., p. 418-ii-o).
284 LES ORACLE G DES DIEUX
les transplantaient dans les régions plus centrales. C'est
ainsi que le berceau d'Asklépios fut transporté à Épidaure,
en Arcadie, ou en Messénie. Hésiode l'avait déjà détaché do
Trikka et rapproché de la côte ^ Pindare s'en tient encore
à la topographie hésiodique. C'est à Lakereia, près du lac
Bœbias, qu'il place la dramatique histoire de Coronis, mère
d'Asklépios , amante infidèle et victime du vindicatif
Apollon 2,
Trikka n'en conserva pas moins son culte et probablement
ses Asklépiades. Hérennius Pliilon do Tarse, un médecin du
temps de Tibère, invoque encore, en formulant une certaine
recette, la tradition de « ceux de Trikka \ » Mais l'école
thessalienne, comme celle du légendaire Chiron, vit ses
élèves ou ses imitateurs se disperser dans le monde grec, et
elle ne put même garder sur ses colonies scientifiques le
droit de préséance qu'on reconnaissait d'ordinaire aux mé-
troi)oles. Les Messéniens, sous prétexte que Nestor avait
sauvé Machaon blessé'', s'approprièrent le souvenir et sans
doute la descendance du héros Asklépiade, mais sans effacer
tout-a-fait la tradition thessalienne. Ils transportèrent Trikka
chez eux sans lui enlever son nom "'. Épidaure prétendît
s'affranchir de toute réminiscence importune et devenir elle-
même la métropole de l'iatromantique.
Le Péloponnèse avait accueilli le culte d'Asklépios avec un
empressement dont témoignent les nombreux sanctuaires
élevés dans la péninsule au dieu médecin. De tous ces sanc-
tuaires, le plus célèbre, celui qui devint le centre de la thé-
\) Hesiod. ap. Strai!., IX, :>, 22; XIV, I, iO. Sciiol. Pi.nd., Vi/fh., III, :iO. 48.
— 2) PiXD., Pyth., III, o-IiS. — 3) Galk.n., lib. IX, p. 297. On trouve sur une
médaille un IIiTmo.i^^t'ne Trikkas, médecin de Smyrne, qui a l'air d'èlre
pourvu de ce surnom à litre honorifique (Bœckh, ap. C. I. (lit., II, ]>. 768). —
4) HoM., Iliad., XI, ;;Ofi. o98. Gai. — 3) Strab., VIII, 4, 4. Pausan., IV, 3, 1-2.
I.es Messéniens plaçaient à Trikka le lieu d'oriirine d'Asklépios. le tombeau
(le Machaon à fiérénia, et celui des Machaonides, Niconiachos et (iorgasos,
il Pharnî. Cf. ci-dessous, Oracle de Fodnlirirtn.
ORACLE D'ÉPIUAljRE 2S7)
rapeutique surnaturelle clans la Grèce d'Europe, fut le temple
d'Épidaure. De vieilles traditions rapportaient que la ville
s'était d'al)ord appelée Epikaros et qu'elle devait son nom
usuel au dieu « fort comme un taureau [irJ-rjpz:) » qu'elle
hébergeait. Cette étymologie par trop commode ne nous
apprend rien, et nous préférerions de beaucoup quelques
renseignements sur l'immigration thessalienne qui apporta
probablement le culte d'Asklépios dans cette ville peuplée
successivement de colons ioniens, cariens et doriens. L'im-
migration thessalienne se trouve représentée dans la légende
locale par Phlégyas, père de Coronis. Enceinte d'Asklépios,
fruit de ses furtives amours avec Apollon, Coronis avait été
amenée dans le Péloponnèse par son père qui venait explorer
le pays avec des arrière-pensées de conquête. Elle avait
accouché sur une montagne qui porta depuis le nom de
ïitthion', et l'enfant, gardé par le chien, allaité par les
chèvres du berger Aresthanas, fut bientôt découvert par le
berger lui-même, lequel recula devant l'auréole divine dont
était entourée la tête d'Asklépios. On sut bientôt que l'enfant
céleste guérissait les malades et ressuscitait les morts -. La
version des Épidauriens avait contre elle toutes les préten-
tions rivales, mais l'authenticité en fut démontrée par le
succès. L'oracle de Delphes, en la confirmant à son tour^
ne fit que se ranger du côté du plus fort.
Le sanctuaire ou hiéron d'Asklépios était à deux heures
de marche de la ville, du côté du sud-ouest, au pied du
Titthion. La libéralité des fidèles guéris par le dieu avait
transformé la vallée en un jardin splendide qui ne ressem-
blait guère aux tristes asiles oii les modernes ont jusqu'ici
confiné la souffrance. On en avait écarté avec soin les scènes
de deuil et les douleurs poignantes : il était défendu d'y naî-
l)TtT3iûv=Tix^!ov=??!aî/i(7/a. — 2) Palsan., II, 2G, 3-G. — 3) Voy. ci-des-
sus, p. 13G, noie \.
28G LES ORACLES DES DIEUX
tre et d'y mourir. Les chapelles, les autels, statues, stèles
votives, attestaient les miracles opérés et donnaient raison à
toutes les espérances. Polyclcte y bâtit un théâtre et, au
pied de la grande terrasse du temple, on avait ménagé un
Stade destiné à la célébration des fêtes d'Asklépios, Dans le
temple même se voyait la statue chryséléphantine du dieu,
œuvre de Thrasymède de Paros. Attenant à l'édifice était le
lieu où dormaient les consultants, dans l'attente des songes
envoyés par le dieu. 11 est probable qu'à l'origine les clients
couchaient dans le temple même, usage conservé par la plu-
part des Asklépiéons.
Nous connaissons .mal les purifications et autres obser-
vances qui étaient imposées avant, pendant et après les con-
sultations, observances qui, aux mains de prêtres habiles,
pouvaient constituer un traitement efficace. Nous savons
seulement que l'oracle ne fonctionnait pas en tout temps,
car il fallait bien, là comme ailleurs, sous peine de déclarer
la guerre aux autres oracles, admettre des absences du dieu.
Quant à l'incubation elle-même, qui était la méthode ré-
glementaire, elle ne pouvait manquer d'aboutir. Les légendes
dont le patient était étourdi, la nouveauté du spectacle,
l'attente et l'inquiétude qui excitaient ses nerfs, suffisaient
amplement pour amener le rêve surnaturel. 11 s'endormait
en songeant au serpent mystérieux qui était le compagnon,
le symbole et souvent la forme même du dieu, au groupe de
génies bienfaisants qui constituaient le cortège d'Asklépios,
à son épouse Épione, à ses filles Hygieia, laso. Panacée,
^glé, à son aide ordinaire, Akésios, et à tous les miracles
advenus en pareil lieu. Le matin, au chant du coq, oiseau
cher à Asklépios, il allait porter aux prêtres le songe qu'il
avait eu, et ceux-ci se chargeaient de convertir ses visions en
ordonnances sensées.
Il pouvait se faire que le dieu donnât directement au pa-
ORACLE d'ÉPIDAUKE 287
tient sa réponse écrite et scellée. Du moins, Asklépios fit
très spirituellement usage de cette méthode le jour où il re-
mit à la poétesse Anyte une lettre à l'adresse do Plialysios
de Naupacte, qui avait à peu près perdu la vue. C'était un
ordre écrit de payer à la messagère deux mille statères d'or,
et Plialysios compta la somme, enchanté de constater qu'il
était giéri en lisant de ses yeux le billet'. Enfin, surtout
dans les siècles de décadence oij. le merveilleux remplaçait
partout les lois naturelles^ la tJiêophanie se substituait au
songe. Le malade se réveillait guéri par le dieu lui-même.
C'est ainsi que le philosophe Proclus l'ut délivré de sa goutte
par l'attouchement divin -.
Aristophane ne croyait pas, sans doute, que le traitement
qu'il applique à Plutus deviendrait d'un usage aussi général.
Les rites iatromantiques, respectables aux yeux de la foi,
étaient de ceux qui tournaient facilement au grotesque, et
les comiques athéniens ne se firent pas faute d'exploiter
cette mine. Bien qu'Athènes eut intercalé, dans les fêtes des
Mystères, un jour appelé les Epidaurla, jour où Asklépios
lui-même s'était fait initier, on se moquait au théâtre des
miracles auxquels plus d'un spectateur croyait en son for
intérieur. On sait avec quelle liberté d'expression Aristo-
phane décrit la visite nocturne d'Asklépios à ses clients
en son tem[)le d'Athènes; les pièces composées par Alexis,
Antiphane, Théophile, sous les titres d'E-'.Saôp-.c; ou 'E-îoaupc;^
n^'étaient probablement pas plus respectueuses pour la théra-
peutique révélée. Quand Asklépios veut faire bonne figure au
théâtre, il est obligé de se commander une tragédie à un
poète qu'il vient de guérir, Aristarque de Tégée, contempo-
rain de Sophocle''.
Mais ce scepticisme bénin ne menaçait guère la prospérité
1)Pausan., X, 38, 13. — 2) Marin., Vit. ProcL, 31. — .3) Fragm. comic.
(ji-xc, éd. Mcineke. — i) .4ù,ian., fnujm., 101.
288 LES ORACLES DES DIEUX
d'Épiclaure. Les Athéniens savaient trop l)ien ce qu'il leur en
avait coût<'' pour avoir assiégé avec Périclès la « sainte Épi-
daure', » et tout le monde reconnaissait que les Asklépiades
étaient, en définitive, les meilleurs médecins du monde. Il s'é-
tait formé dans ces dispensaires, a l'ombre de la religion, une
tradition médicale. Les archives sacerdotales conservaient
la mention des remèdes prescrits -, et Diahitude prise par les
clients de consacrer en ex-voto l'image de la partie malade
avait transformé les Asklépiéons en musées pathologiques.
Nous ne pouvons que rappeler ici ce qui a déjà été dit plus
haut, à savoir, que la foi prenait facilement son parti des
insuccès. On avait le choix entre deux explications toutes
deux excellentes. Il y avait des maladies que le dieu ne pou-
vait pas et d'autres qu'il ne voulait pas guérir. Depuis qu'il
avait été averti par la foudre de Zeus que nul ne devait trou-
bler l'ordre des destins, Asklépios se gardait de sauver les
malades dont l'heure était venue autant que de ressusciter
les morts. Il abandonnait également ceux qui devaient leurs
maux a leurs vices et qui étaient, à un titre quelconque,
indignes de sa commisération''. Enfin, le dieu faisait des
absences et ne répondait pas des cures entreprises sans lui '.
La vogue des oracles d'Asklépios n'avait a redouter que la
concurrence des autres divinités médicales. Elle fut à son
apogée vers le temps d'Aratos, qu'on disait fils du dieu '■'.
\) Plutarch., PericL, :j:i. — 2) Voy., pour Épidaurc, P.vu?an., II, 27, 3. —
3)Philostr., Epist., 18, I. Lo Cappadocien de Piaule s'écrie :
Migrare certumst num iam l'x fano foras
Quando Acscnhipi lia scntio scntentiam
Ut qui me nihill faciat ncc salvom vclit. (Plaut., Citrcul, 21G-2I8).
— 4) Voy. la ridicule histoire de la femme à qui les prêtres d'Épidaure ne
pouvaient plus remettre la tête, coupée par eux en l'absence d'Asklépios,
lequel revient et les tire d'embarras après les avoir réprimandés (.Elian.,
Hist. An., IX, 33). Les Apocryphes allribuent à Jésus une cure analogue. —
5) Pausan., IV, 4, 4. 11 n'y avait pas longtemps que les Romains étaient venus
chercher à Épidaurc leur Esculape.
okaci.l: d'epidauue 280
Le sanctuaire d'PJpidaiiro s'enrichit rapidement. La clien-
tèle y affluait et foisait vivre non-seulement les'pretres, mais
encore une foule de praticiens plus ou moins indépendants
([lii jouaient le rôle d'exégètes et profitaient du renom de la
ville'. On sait ce qni advient aux temples opulents. Paul-
Émile se contenta de regarder -, mais d'autres eurent moins
de scrupules. Il y avait longtemps que l'effronté Denys de
Syracuse, après avoir enlevé à Zens Olympios son manteau
d'or, sous prétexte qu'un habit de laine était plus hygiénique,
avait emporté la barbe d'or d'Asklépios en disant que le flls
d'un père imberbe ne devait pas porter de barl)e''. Mummius,
les pirates ciliciens, plus tard, Néron, trouvèrent l'hiéron
d'Epidaure assez riche pour lui faire des emprunts forcés.
En revanche. Antonin. avant même de monter sur le trône, y
éleva do nombreuses constructions, le « Bain d'Asklépios, »
la cha})olle des Épidotes, c'est-à-dire, des génies auxiliaires,
le temple d'Apollon-Asklépios-Hygieia réunis en triade égyp-
tienne, et un hôpital oii il fut enûii permis de naître et de
mourir '.
Les libéralités d'Antonin rendirent à l'oracle une nouvelle
jeunesse"'. Les riches Romains, en quête de santé ou de dis-
tractio.i, prirent volontiers le chemin d'Epidaure, où ils
trouvaient des médecins habiles, un beau site, un air pur, et
souvent des gens naïfs qui ravivaient la foi chez les uns et
amusaient les autres.
Mais le grand ennemi des oracles helléniques, le christia-
nisme, allait mettre fin à ce concours. Il n'y avait pas de
[) On dirait ([uc l'oracle laissait de préférence aux médccinslibrcs la clicn-
li'le locale. Ce sont des praticiens de ce genre ipii traitent, au siccle d'A-
lexandre, l'androgyne épidaurien Callo ou Gallon (IJio».. XXXII, Excerpt.,
Phot., p. o20). — 2) Liv., XLV, 28. — 3; Cu;., Nat. Dror., III, ak — 4) Pau-
SA.\., II, 27, G. — 5) Sur la vogue d'Epidaure à réixxjue, voy. IIkrtzrerg,
Gesch. Griechcnlands, 11, p. 213. Marc-Aurèle (V, H) atlesie (jii'im culciid
souvi.Mit j)arlcr de.; orilniiiiaiii-es d'Asklépios.
!9
290 LES ORACLES DES DIEUX
ménagements a attendre de la foi nouvelle: ceux(iui Pavaient
embrassée n'auraient pas voulu de la santé même s'il avait
fallu la demander aux idoles ou aux idolâtres. Asklépios
était d'autant plus odieux aux chrétiens que ses temples
étaient alors le. rendez-vous des philosophes et que les con-
troversistes païens opposaient de préférence ses miracles à
ceux du Christ. Épidaure sentit le danger et resta obsti-
nément attachée à l'hellénisme. Lorsque Marinos s'enfuit
d'Athènes par crainte de la populace chrétienne, c'est a Épi-
daure qu'il se réfugia'.
Enfin, Asklépios se tut. Ses serpents purent ramper à leur
aise sous les ruines de l'hiéron (|ui ont gardé jusqu'aujour-
d'hui leur nom antique mais ne rappellent aucune illustra-
tion comparable à celle que vaut aux Asklépiades de Cos le
grand nom d'Hippocrate.
Cos devait être, au point de vue religieux, une colonie
d'Épidaure, mais on s'épargnait toute recherche à ce sujet
en faisant venir Asklépios lui-même dans l'île-. Le dieu y
portait surtout le nom de « Sauveur (^wrr.p), » que Ton trouve
sur les monnaies indigènes-».
L'Asklépiéon de Cos était situé dans un faubourg de la
ville. Il était rempli d'ex-votos et d'œuvres d'art, parmi les-
quelles VAntigone et VAnadijouu'nc d'Apellc, ({ui était un
enfant du pays. Ces richesses sont un témoignage incontes-
table de la réputation dont jouissaient les Asklépiades de Cos,
réputation qui paraît même avoir éclipsé, à certaines époques,
celle d'Épidaure. On voit, en elfet, les Épidauriens envoyer
des députés à l'Asklépios de Cos, sans doute dans quelque
conjoncture difficile où de nombreux insuccès faisaient croire
le dieu absent de l'hiéron d'Kpidaure'.
\) Damasc, Vit. huL. §277. - 2) Ta»:., Aiiiml., Xll, (il. — 3) Mio.n.nkt, H,
n. f)2-Gi-, p. 238. — 4) Pausan., III, 23, (i. Ou hicn c'osl l;i un souvenir di-
]'im|i(uialion <ln <'uUe (l'Asklépios à Cos p;ir Épidaur(>, les rapports ('laiil
ri'iivcrsés, connue il ari'ivr sduvenl, dans la léij-cndc.
LES ASKLEPIAUES DE COS 201
Les Asklépiades de Cos prétendaient descendre d'Asklëpios
et, par les femmes, d'Héraklès. Ils citaient parmi leurs grands
hommes ce Nébros que Toracle de Delphes avait envoyé
chercher durant la première guerre sacrée pour empoisonner
les Kirrhéens, et qui, comme salaire de ce bel exploit, avait
reçu de Pytho, pour sa corporation, les privilèges des liié-
romnémons '. Ce n'est pas Hippocrate qui nous a transmis ce
récit probablement légendaire; il eût été le premier à en
rougir.
Hippocrate, celui qu'on appelait déjà « le Grand » au temps
d'Aristote, suffit à la gloire du corps médical de Cos. L'histoire
de l'oracle, si l'Asklépiéon fut jamais un oracle, ne s'aper-
çoit guère à travers la biographie, d'ailleurs incertaine, du
grand homme. Une anecdote assez ridicule prétend qu'Hip-
pocrate, après avoir compulsé les archives de l'Asklépiéon de
Cnide, les avait livrées aux flammes : en mettant Cos à la
place de Cnide, on avait deux légendes pour une-. S'il faut
chercher un fondement historique à de pareilles billevesées,
on peut croire que le temple de Cos fut incendié du temps
d'Hippocrate.
Nous n'attribuerons à la divination médicale aucun droit
sur la vie et les travaux d'Hippocrate. Nul n'a été, plus que
Tillustre médecin, ennemi des pratiques superstitieuses et des
charlatans. Il ne croit pas les songes inutiles comme moyen
de diagnostic, attendu que l'état du corps réagit sur les
impressions du rêve et se révèle par elles; mais on peut être
assuré que l'incubation n'est pas sa méthode clinique. On
peut même se demander si les Asklépiades de Cos ont réelle-
ment accepté, par condescendance pour ceux qui voulaient
être trompés, les rites iatrornantiques.
On n'entend plus parler, durant de longs siècles, de l'As-
klépiéon de Cos. Les Romains vinrent y jeter un regard fur-
1} Ps. HiiT'ocR., Epislol. (IX, 408). —2) Suuan., Vit. medic. Plin., XXIX, § i.
202 I.l^S ORACLES DES DIEUX
tif en 171. [loiir y recliercluM- dos j);irtisans de Pcrsée, car le
temple jouissait, comme celui (rKiiidaiire. (rmi di'oit d'asile
universellement reconnu. Si les Romains respectèrent alors
cet antique privilèn-e. ils en furent largement recompensés
un siècle i)lus tard, car rAsklépiéon servit (\o refuge à
nombre de liomains pendant le massacre gênerai ordonné
par Mithridatc '. Le roi de Pont ne se fit pas faute de ran-
çonner la ville et le temi)le; il mit la main sur les trésors
qu'y avait déposés Cléopatre -.
Délivré par Lucullus des bandes asiatiques. l'Asklépiéon
perdit, aux ({uerelles qui amenèrent la chute de la répu-
blique romaine, son plus ))el ornement, les arbres séculaires
qui ombrageaient ses jardins. Lai des meurtriers de César.
P. Turullius, les coupa i)0ur en construire des vaisseaux-'. Il
fut livré plus tard à Octave et exécuté à Cos même, expiant
ainsi le régicide et le sacrilège.. Malheureusement, Octave-
Auguste eut envie de VAnadyomène et il fallut accepter le
marché qu"il proposait, une réduction de cent talents sur un
tribut arbitrairement lixô '.
En un temps où le goût des œuvres d'art devenait général,
Cos y perdait un de ses attraits. Du reste, la décadence était
visible. Un tremblement de terre, survenu Lan 5 avant J.-C., fit
des dégâts considéra])les : l'industrie des mousselines languis-
sait : Cos en était à demander l'aumône. Claude, à la requête
de son médecin Xénophon de Cos, l'exempta d'impôts". Mais,
après le grand tremblement de terre de l'an 155. Antonin eut
beau ftiire; c'était la ruine délînitive. Au temps de Philos-
trate, l'île appartenait tout entière A un seul propriétaire. Le
christianisme trouva parmi cette population appauvrie des
âmes dociles. Cos devint le siège dam évcché; mais les fléaux
\) Tac, Annal., IV, 14. Ailleurs, les llonuiiiis ;ivuu'al elé niussucrés jusiiiie
flans les temples (Ai'i'iAN., li. Mithrid., 23). — 2) Ai-pian. , ?7'ùZ. — 3) Val.
Max., I, I, 19. — 'f) Sthab., MV, 2, 19. — ;;)Tacit., AnnuL, .\il, 01.
ORACLE DE PEIIGAME 203
iiatiirols ne cessèrent pas pour cola do sévir. On vit se suc-
céder les tremblements de terre et les postes. Il se trouva
sans doute quelques fidèles de l'hellénisme pour regretter le
temps oi'i Poséidon était moins irrité et où Askléjnos venait
au secours de riiumanité souffrante.
L'Asklépiéon de Pergame n'a pas eu une destinée moins
brillante que celui d'Épidaure, dont il continuait la tradition
en la combinant avec le culte nouveau de Sérapis. Il avait été
fondé a une époque assez récente par un certain Archias qui,
ayant été guéri à Épidaure, avait apporté en Mysie le culte
de son bienfaiteur'. Asklépios y était honoré sous le nom
de Zens Asklépios, concurremment avec son père, Apollon
Kalliteknos, sa fille Hygieia et son génie auxiliaire Téles-
phoros -.
La prospérité du sanctuaire de Pergame no commença que
quand la ville, jadis insignifiante, devint la capitale d'un
royaume gouverné par des princes lettrés et amis des
sciences. Les Attalides firent de Pergame un centre intellec-
tuel rival d'Alexandrie et s'occupèrent personnellement
d'études scientifiques. Le dernier roi, Attalos Philométor,
devait être un des habitués de l'Asklêpiéon, car il avait le
goût de la toxicologie. En un temps où les rois avaient tous
des manies de désœuvrés, au lieu de jouer de la flûte, de
peindre ou de tourner, comme certains, il « cultivait les
plantes vénéneuses, non-seulement la jusquiame et l'hellé-
bore, mais aussi la cigùe, l'aconit et le dorycinium : il les
plantait ou semait lui-même dans ses jardins; il s'appliquait
avec un soin extrême à connaître les propriétés de leurs
fruits et de leurs sucs, et il les cueillait lui-même en la sai-
son •'. » C'est pour flatter le goût du roi que Nicandre de
Colophon écrivit deux poèmes toxicologiques, les Theriaca et
\) Papsan., II, 20, 8. — 2; Cf. d'Lglv, Rcmarqiirs sur In hcros Tclcsphom.
iHist. Acad. Inscr., .\XI, \). 2(i), — :ij Plutarch., Demetr., 20.
294 LES ORACLES DES DIEUX
les Aleocipharmaca. L'influence d'Asklepios se faisait sentir
ainsi jusque dans les préoccupations ro3'ales.
Les Romains firent leur possible pour sauvegarder la pros-
périté de la ville dont ils firent le chef-lieu de la province
d'Asie. Ils conservèrent a l'Asklépiéon son droit d'asile, lors
de la révision des i)rivilèges sous Tibère : mais ils ne son-
gèrent pas à restituer à Pergame la bibliothèque des Alta-
lides qu'Antoine avait transportée à Alexandrie. Sous Néron,
le courageux proconsul Barea Soranus défendit les œuvres
d'art qui ornaient le temple contre le commissaire impérial
Acratos, mais il paya de sa tête le désappointement du ter-
rible collectionneur'. Ce n'est pas le miroir et les boucles de
cheveux de Flavius Earinus, l'eunuque favori de Domitien -,
qui eussent compensé la perte de tant de chefs-d'œuvre.
Il est difficile de faire le départ de ce qui, dans la célé-
brité médicale de Pergame, revient à l'oracle et de ce qui doit
être adjugé aux médecins groupés autour de ce centre d'at-
traction. On voit bien qu'Asklépios donne des consultations
iatromantiques, de compte a demi avec Sérapis. Il apparaît à
Polémon le sophiste et lui ordonne de l)oire chaud s'il veut
guérir de son arthrite^; Lucien dit qu'Asklépios tient un
hôpital à Pergame '', et Caracalla, à qui il fallait des remèdes
surnaturels, « se transporta à Pergame d'Asie, voulant user
des soins d'Asklepios, et une fois là, s'y rejjut de songes tant
qu'il voulut^. » La source d'eau chaude qui produisait des
cures merveilleuses jaillissait près du temple ^, et c'est là sans
doute qu'on avait inventé les « étrilles » hydrothérapiques
({ui portaient partout le nom de Pergame". C'est bien aussi
l'oracle qui, s'il en faut croire Philostrate, envoie des
i) Tac, Annal, XVI, 23.-2) Martial., IX, i6. Stat., Silv. III, 4.-3) Phi-
LOSTR., Vit- Soph., TI, 26, 2. Le sojihislc répond pliiisjiiniiKJiit au dieu : « que
fcrais-lu, si lu soignais un bœuf? » — 4) Lucian., Icaroincn., 2t.
DiAN., IV, 8, 3. — G) Aristid., Orat., XXVII, 2'k — 1) Martial., XIV, 51.
ORACLE DE PERGAME 295
maladps an thaumaturge ApoUonios de Tyane \ Mais, d'autre
part, il est évident qu'a côté de rofficine de révélation, il y
avait des médecins qui devaient plus à Hippocrate qu'à
Asldépios. Il suffit de nommer Galien, qui représente bien la
science du temps et du lieu, familière avec la physiologie
mais accommodante pour le merveilleux.
Fils d'un architecte, ClaudiusGalenus se voue à la médecine
sur la foi d'un songe fait par son père, songe qui paraît bien
indiquer l'intervention d'Asklépios. Il continue à croire a
Tefflcacité des ordonnances divines, mais il a le bon sens de
se mettre à une antre école. Il commence ses études à Per-
game. les poursuit à Smyrne, à Corinthe, à Alexandrie, sous
la direction de maîtres appartenant à différentes écoles. Re-
venu dans sa patrie à l'âge de vingt-huit ans, il est nommé,-
non pas précisément prêtre d'Asklépios, mais médecin du
« gymnase » attenant au temple et des gladiateurs publics.
Devenu médecin de Marc-Aurèle, il allégua, pour ne pas
suivre le prince chez les Marcomans, un songe qui a bien l'air
d'être signé encore du nom d'Asklépios. Deux siècles plus
tard, Pergame produit Oribase, le médecin de Julien. Il est
probable que ces vocations se sont décidées sous l'influence
de TAsklépiéon et, quand Toracle n'aurait pas servi à autre
chose, il devrait être cité parmi les institutions utiles.
Le nom de P^ome apparaît souvent dans Thistoire des ora-
cles. Il faut lui faire une place à part dans celle des oracles
d'Asklépios. De tous les dieux grecs, Asklépios est le seul qui
ait eu à Rome un oracle en activité, pourvu de rites grecs,
qui était comme un fragment de la patrie hellénique incrusté
au centre du Latium.
Pendant longtemps, les Romains s'étaient contentés de
recommander leur santé à Jupiter, à Mars Averruncus, à la
déesse Sabine Salus, à Minerve Medica, à Bona Dca, à la déesse
i) Philosïu , Vit. ApolL, IV, I, i.
^
<C^,
2CC) LES ORACLES DES DIEUX
Medii}'ina, à la iiympho Cnrna ot, suivant les cas, à ces nom-
breux a-énios des Indifjifamenta (jui veillent sur les diverses
i'onclions physiulo-iquos. Lorsiiu'ils connurent Apollon, le
pouvoir médical du dieu fut ce (juals aiiprécièrent le plus en
lui. Leurs Vestales invoquaient le dieu sous les noms de
Mcdicus et de Pœan\ Le premier temple (jui lui fut élevé a
Rome (429) le fut par suite d'un vœu fait « pour la santé du
peuple-. » Enfin, à la suite d'une poste (293;, les livres sil)yl-
lins conseillèrent aux Romains d'aller chercher à Epidaure
Asklépios, sur qui Apollon paraissait s'être déchargé de ses
fonctions de médecin.
Les envoyés romains furent bien accueillis à É[)idaure.
Lorqu'ils furent en présence de la statue du dieu, le serpent
sacré parut sortir du piédestal et les suivit a travers la ville
jusqu'au port, où il s'embarqua avec eux. Le serpent s'échappa
à Actium et alla s'enrouler autour d'un palmier dans un bois
sacré d'Apollon, a. l'endroit où s'éleva plus tard un temple
d'Esculape. Il revint ensuite sur le navire et aborda en
nageant à l'ile du Tibre, où il disparut-^ C'est là ({ue les
Romains élevèrent le temple de leur Esculape. L'île tout
entière rappelait, par sa forme artiflciellement régularisée,
le vaisseau qui avait apporté le serpent mystérieux, et au
centre trônait le dieu hellénique, couronné de laurier et
apptiyé sur son bâton traditionnel, ayant à ses côtés Hygia-
Sains.
Le service des consultations oniromantiqucs dut s'établir
avec quelque difficulté. L'oracle fut surtout fréquenté par
\) Macroi!., 1, 17, i;;. — 2) Liv., IV, 2;i.— ;3j Liv., X, 47. Val. .Max., 1, S, 2.
STRAr,.,Xll, ;,, n. OviD., FdS^ I, 291 . Mdam., XV,r)22, s.pi., .Mr. Cf. Sciilutku, Ih-
Aesciilapio a Tininania (uh<ùlo. AraslxM'i;-., \H:]:\ . U a rlr sniivcnl (lucslioii,
cru])rès Orosc(lII, 22) d'une << piciTc (IKsinilapc, » ([iii iiiiiail r\r .ipportLM' à
Rome avec lo seritciU. Comme pcrsdiiue autre (lu'Oi'osr ii",i jamais parlé de
celle pierre, Preller eonclul à une corruption du texte [\.. Pkixlfr, Dcr Sfriii
der AcscuUip, 48o8. Ausgew., Auis., p. ;U)8).
ORACLE D ESCULAPK A ROMK 2Vi
les esclaves et étrangers, car il est plus facile de dé-
créter l'érection d'un temple que de changer en un instant
les lial3itudes popnlaires. La plèbe romaine ne savait pas
encore rêver d'une façon opportune et n'avait pas grand
goût pour des prêtres étrangers qui comprenaient à peine sa
langue. Les médecins grecs qui bientôt vinrent exercer en
ville n'étaient pas faits pour achalander Esculape. Ils étaient
n la fois méprisés et redoutés. Le premier chirurgien grec
(|ui vint à Rome, Archagathos, aljusa tellement du couteau
et du cautère que Caton soupçonna la médecine grecque
d'être une machine de guerre dirigée contre le peuple
romain.
Mais la Grèce triompha de Rome dans Rome même. Plus
d'un patron, qui avait commencé par envoyer ses esclaves
malades à Esculape, pour n'avoir pas la peine de les soigner ',
fut à la fin tenté d'essayer pour son compte de la médecine
surnaturelle. Esculape n'eut jamais ni le monopole de l'art de
guérir, ni même la clientèle des hantes classes; mais l'expan-
sion de son culte en Italie, et bientôt dans tout l'empire ro-
main^, témoigne des progrès de la dévotion pu))lique.Le dieu
d'Épidaure recueillit sa part des hommages efdes dons que
Rome, devenue un réceptacle d'étrangers, prodiguait à tous
les dieux de l'univers. Avec un peu de bonne volonté, on pou-
vait reconnaître son intervention officieuse jusque dans les
songes qui allaient visiter les malades à domicile''. Il reprit
sous l'empire la forme correcte de son nom. Asklépios. Les
inscriptions de cette époque racontent ses miracles en grec,
le grec étant la langue officielle du sanctuaire.
Parmi les clients dont le nom est ainsi venu jusqu'à nous,
■i) Sl'kïOiX., f'iaud., 23. — 2) Ou trouvo des ox-\'olos ù Esculape JLis({ir,ni
fond de la BrclagiiR (C- I. L. Vil, IGk 4:il). — :{) Le remède contre la rage
iul indiqué au temps de Pline par un songe « oracle » à une mère dont le
(ils allait être mordu par un rhien enragé (Plix., XXV, § 17. Cf. VIII, j5 l.")2).
(J'Ue feninio dut, suivanl sa loi, aller remercier Asklépios ou S(''rapis ou l.sis.
<:^
298 LES ORACLES DES DIEUX
il en est un qui appartient à l'aristocratie: c'est l'augure
L. Minicius Natalis, ancien légat impérial en Mœsie^; les
autres sont des gens du commun, mais le procès-verbal qui
relate leur guérison est des plus intéressants.
« En ces jours, » dit l'inscription, « le dieu a ordonné à
« un certain Gains, aveugle, d'aller vers Tautel sacré et de
« se prosterner; ensuite, de s'avancer de droite à gauche et
« de poser les cinq doigts au-dessus de l'autel et de lever la
« main et de la poser sur ses yeux; et il y vit parfaitement,
« à la face du peuple présent et se réjouissant avec lui de
« voir les vertus revivre sous notre Auguste Antonin. »
« A Lucius, pleurétique et désespéré de tout homme, le
« dieu enjoignit d'aller et de prendre de la cendre de l'autel
« triangulaire, de la délayer dans du vin et de l'appliquer
« sur le côté, et il fut sauvé et rendit publiquement grâce aux
« dieux et le peuple se réjouit avec lui. »
« A Julianus, qui vomissait du sang et était désespéiré de
« tout homme, le dieu dit d'aller et de prendre sur la tribune
« des pommes de pin et d'en manger avec du miel pendant
« trois jours, et il fut sauvé et, s'en étant allé, il rendit
« grâce publiquement devant le peuple-. »
Le sanctuaire devait être plein d'attestations de cette
nature, et il fallait être bien incrédule pour ne pas se rendre
à des preuves aussi irréfutables. Cependant, les religions les
mieux pourvues de documents deviennent caduques et suc-
combent quand la foi se détourne d'elles. Le prestige des
divinités médicales s'use vite, parce qu'elles sont de celles
que l'on obsède sans cesse et que les nouvelles-venues appor-
tent avec elles des espérances nouvelles. Il y avait bien
aussi quelque imprudence de la part d'Esculape à laisser un
collège « funéraire » prendre son nom pour enseigne ^ Il se
maintint pourtant, diversement associé a d'autres divinités,
•1) C. I. Ch.kc, :;977. — 2) r,. t. (;h.i:c., :;!IS0. — :i) Orklli, 2117.
ORACLE D'ESCULAPE A ROME 299
dans le conseil des dispensateurs de remèdes surnaturels ^
L'incubation se pratiquait encore dans son temple au temps
de saint Jérôme-. Le nom d'Esculape resta même associé
dans l'imagination populaire au nom de Rome, de sorte que,
quelques siècles plus tard, une légende faite de réminiscences
travesties attribue la fondation de Rome à une certaine
Roma, fille d'Esculape''.
Les indications historiques qui précèdent ne sauraient nous
rendre l'image vivante des époques de ferveur où des légions
de malades anxieux se pressaient autour des sanctuaires
d'Asklépios. L'érudition ne peut qu'analyser et décrire
les pièces du mécanisme divinatoire, et nous voudrions le
voir fonctionner en quelque sorte soas nos yeux, nous iden-
tifier un instant avec les espérances et les déboires qui ont
agité le cœur des clients du dieu médecin, suivre enfin,
pas à pas, une âme naïve qui eût usé le plus possible de
l'assistance des oracles médicaux et qui nous eût laissé la
trace de ses impressions.
Or, ce client modèle d'Asklépios, que nous aurions peine
à reconstituer avec le secours de la science, il a existé à
l'époque des Antonins, et il a longuement parlé, pour l'édifi-
cation de la postérité, des miracles dont il a été l'objet. yElius
Aristide n'est pas le premier venu [*] et nous n'avons pas
i) Cf. une ordonnance où il est dit de l'invoquer avec Bona Valctudo et
Mars, tout en prenant diverses drogues spécifiées dans le texte (WillmaNxNS,
Excmpl. imcr. lai., 2734). — 2) HtERO.NYM., Ad Isaiam, LXV, 4. — 3) Schol.
Bern. Epimetr., Eclog., I, 20.
[*] On peut jugei- par la bibliographie suivante de Finlérêt qui s'attache à la
biographie d'Aristide, lequel, au siècle des Antonins, est presque un grand
humme. Les détails relatifs à la maladie et aux consultations du personnage
sont tirés de ses six 'hpoi Xi^foi (XXllI-XXVIII) et de ses discours de, 'Aa/.Xr)::i6v
(VI), ^AT/l7]mirjy.i (VII), dç, ih tppéap to2 'ATzXrj^nou (XVIII). Il y a de grandes
divergences, en ce qui concerne la chronologie, entre Masson et Letronne :
les résultats de M. Waddinglou sonl rejelés par M. Hannigurl. Nuire sujet peut
se passer de tant de précision.
3JU LES OIIACLKS D E .3 D I E 'J X
affaire à une superstition vulgaire. Né à Hadriaui en Bithyiiie,
où son père était prêtre clé Zeus, vers l'an 117 de notre ère, il
s'était livré de bonne heure aux longues et fastidieuses études
qu"il fallail faire pour conquérir le titre, alors si envié, de
sophiste. Parler doctement, en style précieux, de toute
chose imaginable, n'est pas un talent auquel suffise la nature.
Après avoir commencé son éducation dans sa ville natale,
Aristide se mit donc à courir le monde, allant entendre
Aristoklès à Pergame. Polémon à Smyrne, Ilérode Atticus a
Athènes, et poussant, comme un autr(; Hérodote, jusqu'au
fond de l'Egypte. Il était depuis longtemps illustre lorsque,
vers la cinquantaine, il fat atteint d'une maladie étrange,
incoercible, et devint l'hypocondriaque le ])lus docile
({u'eussent pu rêver les prêtres d'Asklépios.
Nous sommes renseignés avec une minutieuse exactitude
sur les symptômes et la marche de cette pernicieuse affec-
tion. Elle débute, au moment où Aristide se prépare a partir
pour Rome, à la suite d'un refroidissement humide. Arrivé
à l'Hellespont, Aristide souffre d'une oreille; puis, en traver-
sant laThrace et la Macédoine par un froid rigoureux, il est
en proie à des maux de dents, compliqués d'anorexie et de
fièvre. A Rome, le repos, succédant à un voyage de cent
jours, parut amener un soulagement; mais bientôt des dou-
lo Massomus, CoUnctanca ad AristkUs vitam (ap. JEl. ArisUd. cd. Diadorf.
Toin. III, ]i. l-l.'i.ii. V. Malacaum;, La malattia tredeccnnalc d'Elio Aristide
Adnnnu. .Milaiio, 17ij!J. B. Tiiori.acils, Soiunia Smipica pmccijme (X Aristidis
'.zç,ot<i'/yy/oi<;ddincfita. Huviiiao, I8i;{. (!. Lkoi'ahiu, Dr vilii et scriidis .Elii Aris-
lidis cnixiiioilnrius, 181'k (Opcrc incdilc |iiilili. da (i. Ciii^-iioiii, 1878, 11,
p. 43-80). C. A. KiENiG, DisH. inaiig. mcdica de Aristidis iiicuhutionc. Icnaf , 1818.
1>KÏR0.\NE, lii'chcrchcs pour servir à l'histoire de l'E(jijpte. Paris, 1823 (p. 2o3-
2;iO).r-. Dar,:sti:, Qiium utilitntcm conférât ad historiam srti tcmporis illustran-
diiiii rlirtor Aristides. Paris, i8i-'K I''. (i. Wi:Li;KKn, liirnljnlion : Uhetor Aris-
tides (Kleine Scliriften, II!, p. 89-i;;(ij. NV. H. WADDiNciTn.x, Chrounlngie de In
vie du rhéteur Mlius Aristide. 18()7 (Méiii. Acad. Inscr., XXVl, p. 2(i3 sii.j.)
H. HAiMGAirr, Aelius Aristides als Représentant der sophistischoi Rhetorik im
zireilei! Jahrli. d. Kaiserzeit. Lcipzip:, 1874.
AUIST]])E CI.IKXT I)"ASKLi;iMuS 301
leurs d'entrailles, des frissons, des accès de fièvre, des suflb-
cations, mirent le pauvre so})histe en tel état (jifil songea à
retourner au pays. Vn de ses anciens maîtres, le grammai-
rien Alexandre, (ju'il rencontra fort à propos, put Taider de
son crédit, car Alexandre avait ses entrées à la cour d'An-
tonin: mais Aristide avait plus besoin de santé que d'argent.
Le lils du prêtre de Zeus commença alors à se tourner du
côté des dieux, qui ne lui marchandèrent pas leurs révéla-
tions.
Il rêva d'abord qu'Apollon exigeait de lui un pa^an : et,
bien que peu au courant de ce genre de composition, il i)ar-
vint, à force de labeur, à fournir les trois couplets réglemen-
taires, strophe, antistrophe, épode.
Son retour en Asie fut des plus pénibles. Tempête dans la
mer Tyrrhénienne, dans TAdriatique, dans la mer Egée,
matelots grossiers et imprévoyants, jeûne forcé en pleine
mer, rien n'est épargné à l'infortuné touriste que l'on
débarque à Milet en i)iteux état. De Milet, Aristide va a
Smyrne, consulter les « médecins et gymnastes » du lieu.
On renvoie aux eaux thermales situées entre Smyrne et Cla-
zomène.
C'est là que commencent les révélations du « Sauveur »
Asklépios, associé parfois avec Sérapis et Isis. . Asklépios
commence par ordonner à son client d'aller pieds nus. Isis,
plus exigeante, demande deux oies. Or, il n'y avait alors que
deux oies à Smyrne et ce ne fut pas cliose facile que de
déterminer leur propriétaire à s'en dessaisir. Après quelques
mois de traitement infructueux, Aristide se sentit appelé a
Pergame où Asklépios avait un service régulier de consulta-
tions. « Raconter tout ce qui se passa a partir de ce moment,
s'écrie avec enthousiasme Aristide^ dépasse les forces
humaines. Si quelqu'un veut connaître par le menu toutes
les communications que j'ai reçues du dieu, il faut qu'il con-
3U2 LKS ORACLES DES DIEUX
suite mes papiers et le relevé des songes eux-mêmes. Il y
trouvera des médicaments de toute espèce, des dialogues
et des discours tout au long et des apparitions des plus
variées et mille prédictions et oracles sur les sujets les plus
divers, les uns en prose, les autres en vers, et quaut et quant
des choses dignes d'actions de grâces au-delà de ce qu'on
peut imaginer. »
Dès la première nuit passée dans son temple, Asklépios
ordonne au malade du suc de Ijaume, pr('^paration inventée
par Télesphoros lui-même, dont il fallait se frotter en pas-
sant du bain chaud au bain froid, une purgation composée
de raisins secs et ingrédients divers et « mille autres choses. »
Aristide retrouva assez de force pour reprendre, toujours par
ordre, sa vie active. Asklépios poussa même la bonté jusqu'à
lui faire gagner un procès par devant le proconsul Julianus.
Pour le distraire encore plus sûrement, le dieu l'envoie à
Chios, « en vue de le purifier. » La purification consista en un
gros temps qui l'assaillit en mer, entre Clazomène et Phocée.
Asklépios jugea la pénitence suffisante et lui annonça à
Phocée qu'il lui faisait grâce du reste du voyage. Mais le
dieu avait bien d'autres manières d'éprouver la patience de
son client. A Phocée même, il lui ordonne du laitage en une
saison où le lait est presque introuvable ; à Smyrne, ou Aris-
tide se rend ensuite, c'est un bain dans le Mélès, en plein
hiver et par un vent du nord. Quand le malheureux arriva
à Pergame, il avait des catarrhes, une gastrite et la fièvre.
Il alla pourtant se loger chez un néocore ou sacristain d'As-
klépios, pour être plus près de son médecin.
Asklépios débuta par prescrire une saignée au coude de
cent-vingt livres de sang! Les prêtres et employés de l'As-
klépiéon déclarèrent qu'ils n'avaient jamais entendu parler
de saignées aussi eff"royables; mais Aristide, regrettant de ne
pouvoir ])rendre absolument au pied de la lettre l'ordonnance
ARISTIDE CLIENT D'ASKLEPIUS 303
surnaturelle, se fait tirer palettes sur palettes. Un ou deux
jours après, Asklépios lui ordonne une saignée au front, et,
pour bien prouver qu'il n'y avait pas méprise, fait la même
injonction à un autre de ses clients, le sénateur romain Se-
datus, alors en traitement à Pergame.
En même temps, le traitement hydrothérapique promenait
Aristide en divers lieux. Il reçut Tordre de se baigner dans
le Caïcos, à un certain endroit où il devait se rendre à pied,
sous vêtements de laine. Il prit son troisième bain de rivière,
à Smyrne, par une température pareille à celle qui l'avait si
fort éprouvé lors de ses premières ablutions. Le quatrième
bain, qu'il prit à Pergame, fut plus désagréable encore. On
était au mois de décembre, et le Sélinus, grossi par les
pluies, roulait à grand bruit des pierres qui « passaient
comme des feuilles. » Au grand effroi de ses amis restés sur
la rive, Aristide se plongea dans le torrent écumeux et, lors-
qu'il remonta sur le bord, « la chaleur se répandit par tout
son corps, au-dessus duquel montait une vapeur épaisse, et
toute la peau était rouge pourpre. » Pour un homme qui avait
gardé le lit plusieurs mois de suite, ces symptômes de vigueur
étaient rassurants.
Cependant les révélations oniromantiques vont leur train
accoutumé. Après avoir confronté celles qu'il reçoit directe-
ment et celles du néocore Philadelphos, Aristide se résout à
avaler, deux jours durant, une quantité considérable d'une
macération d'absinthe dans du vinaigre. 11 se trouva fort bien
de cette étrange potion, laquelle ne le dispensa pas pourtant
d'un bain de mer qu'il fallut prendre à Éhea, près de l'em-
bouchure du Caïcos, toujours en hiver et toujours par un
vent du nord.
A quelque temps de là on retrouve Aristide occupé à se
frotter d'un onguent, « en plein air, dans l'enceinte du
temple, » après quoi il se lave à ce fameux puits d'Asklépios
304 LES ORACLES DES DIEUX
dont rcciu avait i^-iiôri drja nombre de phlhisiques, d'asth-
matiques, d'aveugles et de muets. Il aurait, cette fois, tota-
lement «expulsé » la maladie sans les représentations de ses.
amis qui le détournèrent d'accomplir un certain nombre do
prescriptions supplémentaires. Aussi, il lui fallut recom-
mencer l'ablution après s'être couvert do boue: puis, se rou-
ler à nouveau dans la boue et faire trois fois en courant 1(^
tour du temple, tout cela par un froid vif qui semblait être
revenu tout exprès en plein équinoxe de printemps. Ces
bains se renouvelèrent indéfiniment, sans que le malade fût
dispens(3 pour cola de marcher pieds nus l'hiver, de coucher
souvent en plein air dans les cours du temple et de subir
force saignées et clystères.
Aristide put juger alors du résultat de ses cinq années de
traitement. L'hiver suivant, il eut une fièvre continue pen-
dant quarante jours. La saison était rigoureuse, au point que
le golfe d'Éhoa était i)ris par les glaces. C'est le moment que
choisit Asklépios pour ordonner a son client de se lever et
d'aller, sans autre vêtement qu'une chemise de lin, se laver
à une fontaine située hors de la ville.
Aristide dut au moins gagner a ce régime une réputation
bien établie de piété. Aussi, quand il se rendit à Smyrne, le
peuple voulut absolument le porter candidat au collège des
Asiarques pour l'année suivante. C'était là une dignité sacer-
dotale ({uo ne recherchaient guère les petites gens, car celui
qui en était revêtu devait donner à ses frais des fêtes et des
jeux publics. Aristide essaya de détourner le coup en s'offrant
à remplir les fonctions de prêtre dans le temple d'Asklépios,
que l'on construisait alors près du port. 11 persuada le peuple,
mais les délégués de la ville n'en portèrent pas moins sa
candidature a l'assemblée i)rovinciale où il fut élu troisième
ou quatrième Asiarque. Il en appela alors au proconsul Qua-
dratus, (p.ril alla trouver à Pcrgame. Celui-ci, qui était lui-
i
ARISTIDE CLIENT D'ASKLEPIOS 305
même un rhéteur distingué, s'empressa, à ce qu'il semble,
de faire plaisir à son confrère en cassant la malencontreuse
élection.
Fatigué de ces aventures, Aristide se retira dans sa ville
natale. Les visions l'y suivirent, et il ne fut pas le moins du
monde privé de son commerce habituel avec Asklépios qui
lui prescrivit, pour combattre son apepsie et ses insom-
nies, force vomitifs, avec une diète sévère. Cependant, la
nostalgie des grandes villes le ramena à Pergame. Le dieu
l'expédia aussitôt à des eaux thermales, distantes de 240 stades,
en lui enjoignant de se frotter le cou, après le bain, avec du
cinnamome broyé et de revenir immédiatement. Puis, Asklé-
pios l'envoya aux eaux de Lébédos. Les soins du médecin
Satyros, qui lui conseilla de remplacer ses saignées habi-
tuelles par des cataplasmes, lui rendirent assez de force pour
qu'il pût faire le voyage.
Arrivé à Lébédos dans un état de faiblesse extrême, Aris-
tide se rappelle qu'il a négligé jusqu'ici de consulter l'oracle
apollinien de Klaros, et il y envoie son père nourricier Zosi-
mos. Apollon répond qu'Aristide sera guéri par l'Asklépios
de Pergame. Le malade reprend donc le chemin de Pergame,
en passant par Smyrne, Larissa, Kyme, Gryneion, Èlsea. A
peine est-il arrivé à Pergame qu'un songe l'envoie à Hadriani.
Asklépios commençait à se fatiguer d^'une maladie si obs-
tinée. Il ordonna à notre rhéteur d'aller assister à une grande
fête religieuse qui se célébrait tous les ans à Cyzique et d'y
prononcer un panégyrique que nous possédons encore. Aristide
y fit merveille : lui qui composait d'ordinaire ses discours
à la sueur de son front, il se sentit, pour la première fois de
sa vie, en veine d'improvisation. Après quelques mois de repos,
il prit, toujours par ordre, le chemin de Smyrne. Il y remporta
de grands succès oratoires, à la barbe d'un concurrent qui,
tout en prodiguant les annonces, n'était pas parvenu à
20
306 LES ORACLES DES DIEUX
réunir plus de dix-sept auditeurs. Il trouva le même accueil à
Éphèse où il fit une excursion. Tout ce bruit lui valut un
désagrément qui n'était pas nouveau pour lui : il fut élu
receveur des finances par le sénat de Smyrne et eut bien de
la peine à faire annuler son élection parle proconsul PoUion.
Il y avait dix ans qu'Aristide poursuivait d'étape en étape
la guérison de sa maladie. Il se retira alors dans son pays,
occupant ses loisirs à composer des cantiques en l'honneur
des dieux et spécialement d'Asklépios. Sa santé parut s'amé-
liorer et résista même à un bain de neige. Délivré, par un
brevet d'immunité que lui délivra l'empereur, de nouvelles
tracasseries relatives à des magistratures dont on voulait le
charger malgré lui, il se fixa quelque temps à Pergame et y
fit quantité de conférences. Un voyage à Épidaure, dans la
douzième année de sa maladie, le tint un moment éloigné du
théâtre ordinaire de ses exploits. Le mieux se soutint et une
rechute qu'il eut à son retour fut promptement enrayée par
un bain de rivière accompagné, comme à l'ordinaire, de vent
du nord.
L'heureux homme était guéri lorsqu'éclata la peste. Il en
fut attaqué, mais revint à la santé. Il sut plus tard que les
dieux avaient pris la vie de son élève chéri Hermias à la place
de la sienne. Il était trop soumis aux volontés célestes pour
se plaindre de l'échange. Peu de temps après, Asklépios le
sauvait encore en l'envoyant hors de Smyrne quelques jours
avant l'affreux tremblement de terre de l'an 178. Aristide, qui
avait fait personnellement connaissance avec Marc-Aurèle,
décida le prince à venir au secours de la malheureuse ville.
Il devint ainsi comme le second fondateur de Smyrne qui lui
éleva une statue. Lui-même s'y fixa, et, consacrant à Asklé-
pios une vie dont il reconnaissait lui être redevable, il était
[prêtre du dieu lorsqu^il mourut, vers l'an 187.
La biographie d'Aristide est, dans l'histoire de la divina-
ARISTIDE OLIEXT D ASKLEPIOS 307
lion, un épisode curieux. Que la foi du sophiste ait été
compliquée d'un peu de vanité, on peut en quelque sorte
l'affirmer à priori. Un sophiste menait sur terre, en ce bien-
heureux temps, une vie de roi ou de demi-dieu ; car, il y
avait des « trônes sophistiques », des « rois de discours», et
des foudres d'éloquence. Aristide était, pour sa part, « un astre
de rhétorique. » Il ne fut pas fâché sans doute de faire savoir
que sa précieuse santé était l'objet des préoccupations divines
et qu'il était à peu près chez lui dans les temples. Mais, ce qui
ressort avec évidence de sa biographie, c'est que, s'il parlait
volontiers de sa familiarité avec les dieux et des miracles dont
il avait été l'objet, il était le premier à y croire. On a là
sous les yeux, en plein exercice, cette étonnante faculté de
croire qui engendre elle-même les preuves dont elle nourrit
sa conviction. Elle ne s'emploie jamais plus utilement qu'à
produire des guérisons miraculeuses, car, la foi en la méde-
cine surnaturelle entretient une espérance que les incurables
eux-mêmes peuvent garder entière, et elle ajoute à la vertu
des remèdes naturels le concours efficace de toutes les forces
de l'imagination.
En nous ouvrant son àme, Aristide nous permet déjuger
aussi d'un peu plus près,, sur un échantillon de choix, ce
siècle médiocre et estimable des Antonins, ce siècle où le
sentiment religieux pénètre les âmes, mais en s'accommo-
dant à leurs vues mesquines et en rapetissant l'univers à leur
mesure. Pour un Marc-Aurèle qui voit la vie humaine de plus
haut et se résigno mélancoliquement à être peu de chose,
que d'Aristides s'applaudissent d'avoir à toute heure un
César pour les protéger, des dieux pour les servir, et
ne cherchent point à dissiper l'illusion d'optique qui met
toujours chacun de nous au centre de l'horizon I
CHAPITRE SIXIEME
ORACLES d'HÉRAKLÈS
Héraklès, héros déifié, — Aptitudes mantiques d'Héraklès. — Oracles
béotiens. — Hyettos et la divination médicale. — L'hiéron de Thespies.
— Oracle cléromantiquc de Boura, en Achaïe. — Le culte et l'oracle
d'Héraklès-Melkart à Gadès. — Activité philanthropique d'Héraklès,
patron des eaux thermales.
Héraklès était, comme Asklépios, un héros local transporté
par l'apothéose, — c'est-à-dire, au fond, par son identification
avec des dieux exotiques comme Melkart, — dans le cercle des
dieux olympiens. Les Athéniens, qui se vantaient de bien des
choses,. prétendaient avoir été les premiers à lui rendre les
honneurs divins '. C'est pour ne pas le priver de cette dignité
d'emprunt que nous classerons ses oracles parmi les man-
téions d'inspiration divine ; car ils conservent bien, au moins
sur le sol de la Grèce, le caractère et les rites des oracles
héroïques.
Héraklès ne semblait guère destiné par ses aptitudes
spéciales au rôle de révélateur. Mais il rachète par les qua-
lités du cœur ce qui lui manque du côté de l'intelligence, et
c'est pour continuer d'être utile aux hommes, pour mériter
les surnom aV \\.Kt^iv.rAz: et de Sonr^p, qu'il s'essaie, lui aussi,
à pénétrer les secrets de l'avenir ou les causes latentes qui
déterminent le présent. Sa carrière humaine a été marquée
par une série d'exploits philanthropiques; la divination
Ij DiODoit., IV, ;{t).
HERAKLES ET LA DIVINATION 309
occupe ses loisirs célestes. La médecine est ce qui l'attire de
préférence. Durant sa vie mortelle, il avait eu souvent besoin
de médecins. Asklépios l'avait guéri d'une blessure au
« cotyle » reçue dans une lutte contre Hippokoon, et il avait
élevé de ses propres mains un temple à Asklépios Cotyleus\
Tombé deux fois en démence, après le meurtre des enfants
qu'il avait eus de Mégara et après le meurtre dlphitos, il
avait recouvré la santé près des oracles apolliniens. Héraklès,
ayant souffert lui-même, se consacre au soulagement des
maux qu'il connait le mieux ^. Parfois cependant, il se sou-
vient qu'il a été jadis la terreur des brigands, et il se reprend
à faire, par voie de révélations, la police du monde. C'est
ainsi qu'il apparaît en songe à Sophocle pour lui désigner le
voleur de la couronne d'Athêna% ou encore, l'individu qui
avait dérobé dans son temple à lui, Héraklès, une patère en
or d'un grand prix '•.
On a vu plus liauf^ comment l'influence de Delphes avait
arrêté Tessor de la mantique hérakléenne chez les Doriens.
La Béotie, pays obstinément rebelle à l'autorité de Pytho et
rempli d'institutions archaïques dont la ténacité de l'esprit
local n'avait pas laissé faire table rase, contenait probable-
ment les plus anciens oracles du héros divinisé. Les Béotiens
aimaient à rappeler que, si Héraklès était Argien de race, il
était cependant né à Thèbes qui était ainsi devenue sa véri-
table patrie.
Hyettos, où était le principal oracle d'Héraklès, devait son
i) Pausan., III, 19, 7 : 20, 5. — 2) Héraklès est encore médecin parce
qu'il détruit les êtres malfaisants. On l'invoquait même, sous le vocable
d'IrâxTovoç, contre les larves et insectes qui dévoraient la vi^'ne. De nos jours,
il eût été le destructeur du phylloxéra, et les théories nosologiques qui attri-
buent une grande partie des maladies au développement d'organismes pa-
rasitaires lui auraient préparé un rôle exceptionnel en thérapeutique. —
3) Anonym., Vita Sophocl., 6. — 4) Cic, Divin., I, 25. De là le culte d'Héra-
klès «Dénonciateur» (Mrjvuxi^ç) à Athènes. CL Jnno Monda, à Rome. — o) Voy.
oi-dessus, p. 108-109.
310 LES ORACLES DES DIEUX
nom à un Argien qui, ayant tué l'amant de sa femme, était
venu chercher un asile près du roi Orchoménos'. Le culte
d'Héraklès en ce lieu remontait donc à l'époque où florissait
le royaume minyen d'Orchomène. Aussi le symbole matériel
qui représentait le dieu était-il tout à fait primitif : c'était
une simple pierre blanche, « à la mode antique -. »
Pausanias ne nous apprend rien sur les rites divinatoires
qui y étaient pratiqués ; mais, comme il assure que « les
malades y venaient chercher des remèdes % » il n'est pas
douteux que les clients d'Héraklès, comme ceux d'Asklépios
et, en général, des héros médecins, n'aient eu recours à l'in-
cubation. Les apparitions d'Héraklès en songe n'étaient pas
rares, et le titre de somnialis qu'il porte dans certains textes
épigraphiques '' confirme cette légitime hypothèse.
C'est bien aussi la foi à l'efficacité de l'incubation qui ame-
nait une fois l'an les fidèles à l'hiéron hérakléen de Thespies.
On y était admis, moyennant redevance, durant le mois
Démétrios : mais le règlement local frappait d'amendes rui-
neuses ceux qui, au mépris de la consigne, s'y seraient
glissés en temps prohibé"'.
L'oracle de Boura, en Achaïe, a un tout autre caractère. Il
est impossible de savoir s'il estd'origine ionienne ouachéenne
et pour quelle raison la cléromancie, sous sa forme la plus
simple, l'astragalomancie, était la méthode usitée dans la
grotte Bouraïque ". Cette grotte, percée moitié par la nature
et moitié de main d'homme dans les flancs d'un rocher pyra-
midal que baigne le fleuve Bouraïkos, renfermait une statue
\) Pausan., IX, 3(3, G. —2) I'aus., IX, 24, 3. — 3) Paus., IbUl. — 4) Orklli,
ii>:-)3. 2405. — 3j Cn dorumnnt mutilé a été publié par Keil, et reju-oduit,
avec des corrections, par P. Dkchaiime, Recueil d'inscr. inéd. de Béotie. (Arch.
miss, scienlif'., 1807, p. iil!)). — (i) 11 est parfois question de dés dans les
légendes d'Héraklès. Cf. Hercule jouant aux dés avec son sacristain les fa-
veurs d'Acca Lareutia (Macrob., Sut., I, iO, 12. Plut., Homid., o. Qiisest.
nom., 35).
ORACLE DE BOURA 311
cl'Héraklès, de proportions assez mesquines. Devant la statue
se trouvait une table probablement divisée en compartiments,
avec cette espèce de dés oblongs qu'on appelait astragales.
Le consultant, après avoir fait sa prière, prenait quatre dés
et les jetait sur la table. La signification des coups était
inscrite sur un tableau où Ton pouvait lire soi-même la
réponse du dieu'. Il n'est pas question de sacerdoce desser-
vant l'oracle. Le silence de Pausanias sur ce point ne prouve
pas absolument qu'il n'y en eût pas de son temps ; à plus
forte raison n'en doit-on pas conclure qu'il n'y avait pas de
prêtres attachés à la grotte avant la catastrophe qui détruisit
la première ville de Boura(373av. J.-C.) et appauvrit à jamais
la région. C'était là un oracle décrépit et prêt à disparaître -.
Pour trouver d'autres oracles d'Héraklès, il faut sortir de
l'HelIade et des légendes indigènes.
Les Phéniciens avaient de bonne heure porté le culte de
Melkart au-delà des fameuses portes ou « colonnes d'Héra-
klès. » Lorsque les Grecs firent entrer dans leur mytho-
logie les aventures du dieu tyrien, ils reculèrent aussi jusqu'à
l'Océan le pays imaginaire où Géryon faisait paître ses bœufs.
L'Hérakléon de Gadès, assis sur un promontoire à Test de
la ville, peut donc être regardé comme un temple et un ora-
cle grec. Quels rites y servaient à la divination, et quand ces
rites ont-ils commencé à être en usage? Ce sont là autant
de questions insolubles. Le seul auteur qui parle de consul-
tations divinatoires à Gadès est Dion Cassius. L'historien
cite, parmi les victimes de Caracalla, le gouverneur de la
Bétique, Cœcilius ^milianus, accusé d'avoir consulté Héra-
klès en ce lieu, et par conséquent soupçonné de projets
ambitieux ^ Strabon, qui mentionne l'oracle de Ménesthée
i) Pausax., vu, T6, 8. Cf. Vol. I, p. 19o. TF, p. 2il. — 2) Etienne de By-
zancR mentionne Boura, sans dire unniotde l'oracle (Steph.jByz. s. v. Boupa.)
— 3) Dio Cass., LXXVII, 20.
312 LES ORACLES DES DIEUX
dans le port du même nom, à peu de distance de Gadès*, ne
dit pas que l'Hérakléon de Gadès fût un oracle, ce qui ferait
considérer l'introduction des rites mantiques à Gadès comme
relativement récente. Mais, d'autre part, outre que c'est là
une preuve toute négative, on sait qu'au temps de Strabon
les mieux achalandés d'entre les oracles étaient languissants
et les autres délaissés. En ce qui concerne la méthode
propre de l'oracle, on ne peut que songer tout d'abord à l'in-
cubation. Les Gaditains passaient pour être experts dans Fart
d'interpréter les songes-, et on sait que Melkart ne dédai-
gnait pas plus qu'Héraklès les apparitions oniromantiques.
Peut-être aussi, en un temps oii tout était prétexte et matière
à divination, a-t-on transformé en oracle hydromantique le
fameux puits qui s'ouvrait dans le sanctuaire, ce puits où
l'eau montait et descendait avec le flux et le reflux de l'Océan^
mais en sens inverse ^.
Réduite à ces renseignements succincts et peu précis,
l'histoire des oracles d'Héraklès est bien insuffisante. Il fau-
drait, pour mieux apprécier l'activité bienfaisante du dieu,
citer bien des chapelles où il donne accidentellement des
consultations, bien des apparitions spontanées dans lesquelles
il off're et dissémine ça et là ses conseils, la méthode oniro-
mantique étant de celles qui se détachent le plus facilement
du sol pour passer dans la circulation libre. Il faudrait aussi
assimiler, ou peu s'en faut, à des oracles les sources ther-
males qui étaient consacrées à Héraklès, soit à cause de sa
philanthropie et de ses aptitudes médicales, soit à cause de
ses relations aff'ectueuses avec les Nymphes, soit parce que,
présidant aux gymnases et palestres, il surveillait également
1) Strab., IU, \, 9. Voy. ci-dessous, p. 3o4. — 2) Tatian., Ad Graec, \. —
3) Strat)., III, a, 7. Plin., II, § 219. Stral)on flisculc ]c fait et parle môme
de deux puits dans l'Hérakléon. Ce qui molive la conjecture sus-énoncée,
c'est le rapport d'Héraklès avec les sources en général et l'existence d'une
fontaine dite de Géiyon à Padoue.
HÉRAKLÈS ET LES NYMPHES 313
les bains qui délassent le corps après les exercices violents.
Aristide, bon connaisseur en ces matières, nous dit que « les
bains les plus agréables sont ceux qui portent le nom
d'Hérakléens, sans compter qu'il y a des sources de rivières
qui portent également le nom du dieu, tant il a pris pied
parmi les nymphes ' ». Généralement on se représentait les
sources consacrées à Héraklès comme aj^ant été découvertes
par lui ou ayant jailli du rocher perforé par son bras. On
croirait presque qu'il a fondé des oracles hydromantiques, en
entendant dire qu'il a entr'ouvert les montagnes pour en
faire sortir « de l'eau émettant une voix articulée- », si l'on
ne savait que cela signifie, en mauvaise rhétorique, des cas-
cades murmurantes.
Lorsque l'habitude des idées générales et l'abus des spé-
culations religieuses eut effacé les contours précis que la
mythologie grecque s'était efforcée de donner à ses dieux,
Héraklès devint médecin des âmes en même temps que des
corps. Le type traditionnel se déforma de plus en plus au gré
des traditions locales et subit le sort des autres divinités qui
succombèrent toutes à une pléthore panthéistique.
Les oracles d'Héraklès ferment la série des oracles divins
et ouvrent celles des mantéions héroïques.
i Aristid., Orat., II, p. 62. — 2) Justin. Mart., Orat. ad gent., 3.
DEUXIÈME SECTION
LES ORACLES DES HÉROS
Dans une religion qui faisait des hommes les frères cadets
des dieux, on s'attend à trouver, sur la limite qui sépare ces
deux groupes des fils de la Terre, une pénétration récipro-
que, une fusion de l'un dans l'autre, qui établit comme une
progression continue au sein de la société des êtres raison-
nables. Le type intermédiaire, créé par la combinaison
naturelle des attributs de la divinité et de l'humanité, est le
héros ^
Le héros est le produit hybride d'une union, ménagée par
l'amour, entre la nature divine et la nature humaine ; il vit
au milieu des hommes comme un être supérieur dont l'excel-
lence native se traduit par des exploits merveilleux, mais
\) Voy.sur cette question, que complique singulièrement la classe indécise
des génies et l'héroisation par la mort, laquelle se vulgarise avec la croyance
à rimraortdiité de l'àme : Ukert, Veher Dxinonen, Herocn und Genicn (Abh.
d. Saechs. Ges. 1840;. Keil, Awil. epifjr. et onomatol. (Cap. I. Decreti quo Phi-
lopoemeni honores divinitribmmtur fmgmentum, p. 1-63). Lips., 1842. E. Ger-
hard, Gœito- 2<«d //eroen der. alten Well,. Leipz., 18i2. Ueber Dxmoncn und
Genicn. Berlin, 18.")2. K. Leurs, Go/^ Gœtter und Dxmonen — Dœmnn und Tt/che
— Vorstellunrjen drr G)'icohcn ùbi'i' daa FortUhrnnach drm Todi' (Popul. Aufs.
2' éd., p 149-197, 303-302). G. Wolff, Porphyr. nmc. reliq. (Addil. IV. De
daemonibus npud philosophas graecos, imprimis Platonom et Porphyiium, p.
214-229). Berlin, 18.)G. P. Deciiahme, La conaeplion des héros dans l'antiquité
grecque (Rev. pol. et litl. Dec. I87G, ci Mythol. de la Grèce, p. 453-473).
316 LES ORACLES DES HEROS
qui doit vieillir et mourir. Pourtant, la mort même ne lui
fait pas toujours une destinée pareille a celle du commun
des hommes. Il est tel héros, comme Héraklès. qui, dépouillé
par le feu de son enveloppe mortelle, monte au séjour des
dieux : d'autres, comme les Dioscures, n'ont conquis que la
moitié de cet honneur et sont aussi bien les premiers des
héros que les derniers des dieux. Te) autre encore, comme
Ménélas ou Diomède, a été transporté au-delà de l'Océan,
dans l'Elysée de Kronos. Mais ce sont là des privilégiés.
L'imagination populaire n'a pas voulu accepter le système
d'Hésiode qui, pour assurer aux héros de l'âge épique une
immortalité bienheureuse, les déportait en masse au-delà de
l'Océan. Elle voulait avoir ses héros à sa portée et elle enfer-
mait leurs ombres dans le sein de la terre natale. Les héros
sont donc, dans le royaume de Hadès, les premiers d'entre
les morts, comme ils ont été les premiers parmi les mortels,
mais à l'état d'ombres sans force et à peu près vides de
pensée.
Ces ombres héroïques, si pales et si tristes à l'origine, la
foi les accepte d'abord comme instruments presque passifs de
la révélation; puis, elle les transfigure, leur donne une vie
plus intense, et finit par en faire des génies ou des dieux
capables de conseiller et de diriger, par leur initiative pro-
pre, les vivants dont les héros défunts d'autrefois enviaient
si naïvement la condition.
L'enchaînement d'idées qui a amené l'imagination grecque
à doter ses héros du pouvoir mantique est des plus difficiles
à rétablir, car les héros sont d'origine et de condition très
diverse, et l'on n'expliquerait pas également bien par une
formule unique le pouvoir prophétique d'un génie souterrain
comme Trophonios, d'un devin comme Tirésias ou d'un
guerrier comme Sarpédon. Cependant, abstraction faite des
particularités dont il sera question plus loin, les héros, d'où
LES HÉROS ET LES MORTS 317
qu'ils viennent, qu'ils représentent des divinités dégradées
ou des hommes idéalisés, qu'ils personnifient des idées géné-
rales ou des accidents locaux, peuvent être ramenés au type
esquissé ci-dessus, et nous avons à essayer sur ce type ainsi
simplifié une explication probable.
La croyance la plus ancienne, celle que l'on trouve dans
la Nekyia de VOdyssée^ voulait que les ombres héroïques con-
servassent, dans cette existence diminuée dont elles jouis-
saient, leurs aptitudes et leurs goûts antérieurs. Les héros
prophètes, comme Tirésias, Amphiaraos, Calchas, Mopsos et
autres, pouvaient donc redevenir des instruments de révéla-
tion pour qui saurait se mettre en rapport avec eux, et c'est
précisément une consultation de ce genre qu'Ulysse obtient
de Tirésias. Le pouvoir prophétique ne fut donc pas d'abord
ajouté purement et simplement aux attributs des héros, mais
conservé à ceux qui le possédaient déjà.
Un progrès ultérieur de la doctrine fut de considérer les
héros en général comme susceptibles d'acquérir ce pouvoir
en passant de notre monde dans le monde souterrain. Les
théories cosmogoniques qui faisaient de la Terre la mère
des dieux et l'origine de toutes choses, les idées mystiques
qui tendaient à transporter dans la vie d'outre-tombe le déve-
loppement complet des plus hautes facultés de l'ame, s'ac-
cordèrent facilement pour reconnaître à ceux qui habitaient
en quelque sorte la région des causes premières le pouvoir
de suivre l'enchaînement naturel des effets jusque dans l'a-
venir. Les héros sont ainsi élevés à la dignité de prophètes,
non plus par suite d'une vocation spéciale, ni même en rai-
son de leur origine surhumaine, mais comme habitants du
monde souterrain où ils contemplent les ressorts cachés de
l'univers. Les oracles institués sous le vocable des devins de
l'âge épique représentent la première phase de la doctrine :
les autres, comme ceux de Sarpédon, Ulysse, Protésilas,
318 LES ORACLES DES HEROS
Méiiesthée, constatent l'extension du pouvoir mantique aux
héros en général.
Il ne restait plus qu'un pas à faire pour donner pleine satis-
faction à la logique en admettant au partage de l'activité
consciente et de la seconde vue tous les morts, qui déjà, dans
VOdyssée, forment autour des âmes héroïques une foule con-
fuse. On ne pouvait échapper à cette conséquence qu'en
maintenant le privilège de la classe aristocratique des héros :
or, l'écart qui séparait le héros de l'homme tendit, au con-
traire, à diminuer de plus en plus, non-seulement par suite
de la diffusion des idées démocratiques, mais encore, par le
fait même de la foi, de jour en jour plus vive, à l'existence
réelle des héros. Ceux-ci, en effet, au lieu de planer à Tétat
de figures idéales dans les perspectives lointaines de jFépo-
pée, étaient devenus des réalités palpables, dont on touchait
encore les reliques et dont on rencontrait les descendants.
Les astrologues savaient le jour et l'heure où ils étaient nés%
et les grandes familles pouvaient dire au juste à combien de
générations elles se trouvaient de leur ancêtre héroïque'.
Tout cela, sans doute, ravivait le culte des héros qui a été,
sous diverses formes, la grande dévotion de la décadence ;
mais les héros n'étaient plus, en somme, que des morts illus-
tres. Pendant que l'idéal s'abaissait ainsi, des espérances
nouvelles élevaient jusqu'à lui le niveau moyen de la condi-
tion humaine. L'immortalité consciente et agissante était
mise à la portée de tous. Toutes les religions qui, durant les
derniers siècles de la civilisation antique, se disputaient l'em-
pire de la conscience humaine faisaient briller aux yeux des
plus humbles, par des jours mystérieux ouverts sur les des-
tinées futures, les rayons de la gloire d'outre-tombe que
1) Cf., dans Firmicus Materiuis, les linroscopes des liéros de divers cycles.
— 21 Cf. C. I. Gr.ec, 1340. 134'.). 13.-i3. 13:i;i. 1373. 1374. 26:iS, etc., et Tins-
criplion de Dodonc citée plus haut (Vol. il, ]). 312, 2).
LES HEROS ET LES MORTS 319
l'apothéose officielle réservait aux Césars. La mort, qui faisait
des Égyptiens autant d'Osiris, transformait les Hellènes en
« héros ». Ces héros ou défunts, ainsi parés d'un titre réservé
jadis aux rejetons des dieux, ont acquis les aptitudes qu'on
leur refusait autrefois : ce ne sont plus des « têtes sans force, »
mais, au contraire, des génies puissants et secourables, que
les prières et les sacrifices peuvent convier à des entrevues ou
à des colloques avec les vivants. Ainsi, la prescience fut éten-
due des héros-prophètes à tous les héros, de ceux-ci aux
âmes d'élite également qualifiées de héros, et de celles-là à
tout le monde.
A ce degré de vulgarisation des qualités et dignités héroï-
ques, la distinction que nous voulons maintenir, pour plus
de clarté, entre les révélations héroïques et les révélations
nécromantiques, nous échappe. Après avoir passé, en descen-
dant une pente insensible, des oracles des dieux à ceux des
héros par l'intermédiaire des héros divinisés, nous irons
des oracles des héros à ceux des morts en suivant, comme
une avenue sépulcrale, la série des héros dotés par la mort
de la faculté divinatoire.
Nous inscrirons donc sur la liste des héros proprement
dits tous les morts qui ont un nom et un culte distinct, ré-
servant le titre d'oracles des morts à ces voies banales qui
livrent indifféremment passage à tous ceux que les évoca-
tions rappellent, pour un instant, de la sombre demeure de
Hadès.
Il suffit d'indiquer, avant d'aborder le détail des rites usités
dans les mantéions héroïques, le trait par lequel ils se res-
semblent tous. Ces instituts sont des oracles médicaux et
fonctionnent par incubation. Le songe est l'équivalent adouci
de l'évocation nécromantique ; c'est pourvoir, pour entendre
les héros à travers les voiles rassurants du sommeil que l'on
venait dormir sur leurs tombeaux. Les héros nouveaux prirent
320 LES ORACLES DES HEROS
sur ce point les habitudes de leurs modèles. Lorsque les
flatteurs d'Alexandre firent mine de prendre au sérieux le
héros Héphestion, ils lui attribuèrent aussitôt « des songes,
des apparitions et des guérisons' ». Après la mort de Marc-
Aurèle, « il ne manqua pas d'hommes qui, déclarant avoir
eu de lui beaucoup de prédictions en songe, ont révélé l'ave-
nir et sans se tromper ^ » L'oniromancie servait ainsi de
contrôle à l'apothéose héroïque, la foi, vraie ou simulée,
cherchant et réussissant toujours à placer le mirage qu'elle
poursuit au rang des vérités démontrées.
-1) Llxia.x., De Cahimniat., il. — 2) Capitolin., M. Anton. Philos., 18.
CHAPITRE PREMIER
LES ORACLES DES HEROS-PROPHETES
I. Oracles de Béotie. — Oracle de Trophonios à Lébadée. — Le dieu
ou héros Trophonios. — Fondation de l'oracle, — L'antre de Tro-
phonios. — Rites des consultations. — Mélancolie proverbiale des
clients de Trophonios. — Histoire de l'oracle. — Consultations d'Aris-
tomène de Messénie, Crésus, Epaminondas. — L'oracle sous la domina-
tion romaine. — Oracle de Tirésias à Orchomène. — L'oracle et la
légende de Tirésias. — Oracles d'Amphiaraos à Thèbes et à Oropos.
— Amphiaraos etVHarma. — Décadence prématurée de l'oracle thébain.
— L'oracle d'Oropos, — Rites oniromantiques de l'oracle. — Le procès
d'Euxénippos. — Suppression définitive de l'oracle. — H. Oracles
d'Asie-Minecre. — Oracle d'Hémithéa à Castabos. — Oracle double de
Mopsos et Amphilochos à Mallos. — Consultations diverses. —
in. Oracles de la Grande-Grèce. — Oracles de Calchas et de
Podalirios en Apulie.
On a pu se convaincre déjà que la Béotie était bien,
comme le constate avec un certain orgueil patriotique le
Béotien Plutarque, le lieu du monde le plus hanté par les
voix surnaturelles. Les oracles héroïques entrent, pour une
part notable, dans ce concert de révélations, et c'est même
dans la catégorie dont nous abordons maintenant Tétude
qu'il faut ranger le plus fameux des mantéions béotiens,
l'oracle de Trophonios [*J.
[*] * Dicjî.uiCHDS Messenius, îlspi T% zk Tpoawvfou zaTaÇiaEwc (Athen., XIU,
§:67, XIV, § 48, Cic. Att., VI, 2).
* Plutarchus, Uzp\ Tîjç stç Tpo-fwv!ou xaTaÇdtc7sw; (Catalos". Lampr.).
De Ldynes, Oracle de Trophonius (\nn. InstiLCorr. Arch., i829, p. 407-412).
C. W. Gœttling, Narratio de oraculo Trophonii, lense, 1843. Das Orakel des
Trophonios [Gcs. ALhandl., I, p. loT-nO).
Th. Panofka, TropkonioscuUus in TihcQium,{8iS (Abli. Akad. Berl. p. 1 1 1-119).
Fr. Wieseler, Das Orakel des Trophonios. GœUiag. 1848.
322 LES ORACLES DES HEROS
A vrai dire, il faudrait faire a cet institut une place à part,
intermédiaire entre les oracles des dieux et ceux des héros.
Trophonios ou Tréphonios\ c'est-à-dire le «nourricier, » est
un dieu déchu qui, tout en restant le premier à Lébadée où
il a le titre de Zeus, n'a trouvé place dans la mythologie
générale que parmi les héros. Identifié par les uns, en raison
de ses attributs, avec Hermès Chthonios-, relégué par les
autres, sur la foi de contes populaires, au nombre des artistes
mythiques, à côté d'Agamède et de Dédale, ce type indécis
et défiguré n'a pu ni perdre tout à fait ni reprendre complète-
ment son caractère originel. Les éradits qui se piquaient de
trouver dans les noms les définitions des choses ne se
demandaient pas si Trophonios n'avait pas été primitivement
quelque génie souterrain de la fécondité, analogue aux
Cabires et adoré par les Pélasges ou les Minyens; ils
voyaient en lui un nourrisson (tpoço;) de Démêter^ et ne
poussaient pas plus avant leurs recherches.
A l'époque historique, Trophonios est un héros dont la
biographie est très diversement racontée. Fils d'Apollon, ou
de Zeus, ou du roi d'Orchomène Erginos, ou même d'Aga-
mède, lequel passe d'ordinaire pour son frère,. Trophonios
bâtit, en collaboration avec ce frère, des temples pour les
dieux et des « Trésors » pour les rois. Une légende visible-
ment imitée de quelque conte oriental prétendait qu'il avait
ménagé dans le Trésor d'Hyrieus une entrée secrète par où
Agamède et lui dérobaient les richesses du roi d'Hyria et
que^ poursuivi enfin par Hyrieus, il avait disparu sous terre
à l'endroit où fut depuis son oracle. La version élaborée à
Delphes pour établir un lien de subordination entre cet oracle
et le sanctuaire de Pytho est plus respectueuse pour la
mémoire du héros. Plutarque la rapporte d'après Pindare.
i)C. I. Grj-c, lo88.— 2) Cic, Nat. Deor., III, 22. — 3) Pausan., Vllf,
93, 4.
ORACLE DE TROPHONIOS 323
« Quand Trophonios et Agamède, disait cette tradition,
eurent bâti le temple de Delphes, ils demandèrent à Apollon
le salaire qui leur était dû, et il déclara qu'il le leur donne-
rait le septième jour, les engageant à faire bonne chère
jusque-là. Ils se conformèrent à cette recommandation et,
la septième nuit, ils s'endormirent du sommeil de la mort '. »
Apollon ne s'en tint pas à cette mélancolique rémunéra-
tion. C'est lui qui éleva Trophonios au rang de prophète.
Les Béotiens ayant consulté le dieu au sujet d'une séche-
resse qui durait depuis deux ans déjà, celui-ci leur ordonna
d'aller à Lébadée demander à Trophonios le moyen de faire
cesser le fléau. A Lébadée, l'embarras des délégués fut
grand : on n'y connaissait point d'oracle. Mais le plus âgé
d'entre eux, Saon d'Akrgephia, comme illuminé par une inspi-
ration surnaturelle, eut l'idée de suivre un essaim d'abeilles
qui le conduisit dans une grotte où Trophonios lui enseigna
les rites de son oracle^.
Ces rites étaient étranges et effrayants, bien dignes d'un
héros qui avait trouvé sa récompense dans la mort.
L'oracle proprement dit était constitué par une grotte, ou
plutôt, une crevasse profonde ouverte dans le flanc d'une
montagne, au-dessus du bois sacré et du temple de Tropho-
nios^. Pausanias l'a décrite telle qu'elle était de son temps,
c'est-à-dire, accommodée au service des consultations'. La
plate-forme circulaire par laquelle on accédait à l'ouverture
était entourée d'un petit parapet de marbre blanc, haut de
deux coudées et surmonté d'une grille de bronze. On des-
cendait, au moyen d'une échelle, dans un caveau qui n'avait
pas plus de quatre coudées de largeur sur huit de profon-
deur. Dans une des parois de l'excavation, à mi-hauteur envi-
ron, aboutissait une galerie horizontale, d'une section à peine
1) Plctarch., Consol. ad Apoll, 14. — 2) Pausan.,IX, 40, 1-2. — 3) Stuad.,
IX, 2, 38. SciiOL. Aristoph., Nub., o04. — 4) Pacsan., IX, 3U.
324 LES ORACLES DES HEROS
suffisante pour livrer passage à un corps humain. Cette
galerie allait s'enfonçant vers les régions mystérieuses où
résidait Troplionios.
Le consultant qui se sentait capable de braver les terreurs
d'un voyage souterrain devait d'abord passer par un certain
nombre d'exercices préparatoires dont le cérémonial était
minutieusement réglé.
Il commence par séjourner un certain temps dans la cha-
pelle du Bon Génie et de la Bonne Fortune, se livrant à des
purifications liturgiques, remplaçant les bains chauds par
des ablutions dans le ruisseau d'Herkyna, faisant à Tropho-
nios et à ses fils, à Apollon, à Kronos, à Zeus Basileus, à Hêra
Héniocha et à Démeter Europa, toutes divinités vénérées sur
la montagne sainte, des sacrifices qui, d'une part, l'appro-
visionnent largement de viandes pures, et, de l'autre, servent
à pressentir les intentions de Trophonios. Chaque victime
est, à cet effet, inspectée par un devin qui décide si la con-
sultation est possible. La réponse définitive du devin est elle-
même contrôlée, la nuit même où doit se faire la descente,
par le sacrifice d'un bélier noir que l'on égorge au-dessus
de la « fosse d'Agamède. » Les entrailles de ce bélier confir-
ment ou annulent les indications tirées des sacrifices anté-
rieurs.
Muni enfin d'une autorisation, le consultant est conduit
par deux jeunes garçons de treize ans environ au ruisseau
d'Herkyna, lavé, frotté d'huile, puis, préparé par la dégus-
tation des eaux de deux fontaines, celle de Léthé et celle de
Mnômosyne, à oublier tout ce qui le préoccupait auparavant
pour se souvenir de tout ce qu'il verra dans la grotte. On
dévoile ensuite pour lui une antique statue de Trophonios,
sculptée par Dédale, qui reçoit ses adorations et ses vœux;
après quoi, il se met en marche pour la grotte, vêtu d'une
ORACLE DE TROPIIONIOS 325
tunique de lin', ceint de bandelettes et chaussé de sandales
du pays. Il descend alors par l'échelle jusqu'au niveau de
l'ouverture latérale dans laquelle il introduit les jambes,
ayant soin de tenir en même temps dans chaque main un
gâteau de miel destiné sans doute à satisfaire la glouton-
nerie des monstres infernaux. A ce moment commençait le
drame mj'stérieux qui laissait dans l'àme des hardis clients
de Trophonios les traces, parfois indélébiles, d'une profonde
épouvante. Il paraît qu'à peine les pieds du patient avaient
pénétré dans la galerie, « le reste du corps était aussitôt
entraîné par une sorte d'attraction comparable à celle d'un
tourbillon formé par le plus violent et le plus rapide des
fleuves. Une fois arrivés dans l'adyton intérieur, tous n'ap-
prennent pas l'avenir de la même manière : il y en a qui
ont vu et d'autres qui ont entendu. Mais tous retournent en
arrière de la même façon et sont rejetés de l'ouverture les
pieds en avant ^. »
Pausanias, qui a lui-même consulté l'oracle, se montre ici
bien discret sur ce qu'il a vu ou entendu. Plutarque rap-
porte, mais sans paraître y ajouter foi pour son compte, les
visions de Timarque de Chéronée, un contemporain de
Cébès et de Platon. « Quand je fus descendu dans l'oracle,
dit Timarque, je me trouvai d'abord entouré d'épaisses
ténèbres. Je fis une prière et restai longtemps couché sur le
sol. Je ne me rendais pas bien compte a moi-même si j'étais
éveillé ou si je faisais un songe. Seulement, il me sembla
qu'à la suite d'un bruit qui éclatait, je recevais un coup sur
la tête, et que les sutures de mon crâne, s'étant disjointes,
d) Ce détail représente probablement une addilionfaile aux rites primitifs
sous l'influence des cultes égyptiens. La tunique était blanche suivant Phi-
lostrate (F. ApolL. VIK, 19), pourpre, suivant Maxime de Tyr {Diss., XIV, 2).
On peut, si l'on y tient, accorder ces témoignages en supposant, avec
Clavier, que la tunique était blanche avec bandelettes de pourpre, comme
la pnctexte romaine. — 2) Pausan., I.X, 39, H.
326 . LES ORACLES DES HEROS
laissaient passage à mon àmc'. » Suit un voyage en esprit
qui, pour Timarque, dura deux jours et deux nuits.
L'évanouissement et le délire des consultants ne se prolon-
geaient pas d'ordinaire aussi longtemps : les prêtres évitaient
de pousser trop loin ces dangereuses expériences. « On dit
que nul de ceux qui sont descendus chez Trophonios n'y a
péri, à l'exception d'un des doryphores de Démétrius.
Cet individu, à ce qu'on dit, n'avait voulu se soumettre à
aucune des prescriptions établies par la liturgie du sanc-
tuaire; du reste, il ne descendait pas pour consulter le dieu,
mais bien pour emporter de l'adyton l'or et l'argent qu'il
espérait y trouver. On rapporte que son cadavre reparut à
un autre endroit et ne fut pas rejeté par l'ouverture sacrée-. »
Ce sont là des explications bien embarrassées. On devine
qu'il était arrivé un accident, et que les prêtres s'étaient
tirés d'affaire en rejetant la responsabilité de ce malheur
sur leur victime. Il semble même que leur apologie ne con-
vainquit pas tout le monde, car Pausanias ajoute discrète-
ment : « On raconte aussi d'autres choses concernant cet
homme, mais j'ai relaté ce que j'ai trouvé de plus remar-
quable. »
« Une fois remonté de chez Trophonios, le consultant est
porté par les prêtres sur le siège dit de Mnémosjiie, qui se
trouve près de la grotte, et questionné par eux sur ce qu'il
a vu et appris. Une fois informés, les prêtres le remettent
aux siens qui le portent encore tout glacé de terreur,
n'ayant aucune conscience de lui-même ni de son entourage,
dans la chapelle de la Bonne Fortune et du Bon Génie où il
avait séjourné en arrivant. Au bout d'un certain temps, la
raison lui revient entière et le rire aussi ^ » Le rire pourtant
ne revenait pas toujours aussi vite. Cette commotion ner-
veuse laissait en général derrière elle une sorte de mélan-
1) Plutarch.. Gen. Socrat., 22. — 2) Pausax., IX, 39, i I . — 3) Pausan., ibid.
ORACLE DE TROPIIONIOS 327
colie proverbiale', et on parle d'un certain Parméniscos, un
pythagoricien de Mëtaponte, qui fut obligé d'aller ensuite
demander à l'oracle de Delphes le moyen de recouvrer sa
gaieté perdue -. Pendant que le patient se remettait de ses
émotions, un « prophète » en rédigeait l'interprétation offi-
cielle qui était la réponse du dieu^ Il arrivait parfois, à titre
de prodige, que le consultant rapportait lui-même de chez
Trophonios la réponse écrite. C'est ainsi qu'un certain
Eutychide reparut au jour avec des tablettes de bronze où il
était parlé des affaires de Rome '', et Apollonios de Tyane avec
un livre pythagoricien "^ Mais ce surcroît de miracles est en
dehors des rites ordinaires. La règle était, comme on l'a vu,
que le patient racontait ses impressions et que les prêtres
en tiraient par voie d'exégèse, à la façon des onirocritiques,
une formule versifiée.
Il nous importe peu de rechercher par quels procédés
pouvaient être produites ces sensations étranges et cette
surexcitation nerveuse décrite par les auteurs. Les exhalai-
sons méphitiques, les potions stupéfiantes, des appareils
mécaniques ajoutant, au besoin, leur action à celle des
causes morales, permettent d'expliquer suffisamment des
phénomènes dans lesquels on est assuré de ne rien trouver
de surnaturel. Il nous suffît de classer dans une catégorie
connue les rites divinatoires de Lébadée.
■ Si l'on élimine les présages préalables obtenus par voie
d'extispicine, il ne reste en propre à l'oracle que la méthode
intuitive, surchargée par la liturgie locale de cérémonies qui
en dénaturent quelque peu le caractère. La grotte de Tro-
phonios a dû être, à l'origine, comme la crevasse de Pytho,
d) Zenob., III, 6i. Suidas, s. v. Ek Tpo?wvfo-j. — 2) Athen., XIV, § 2. —
3) Pausan., IV, 32, '6. Pausanias dit aussi fIX, 39, 14) que le récit du
patient doit être gravé à ses frais sur une inscription qui restait la propx'iété
de l'oracle. Ce pouvait être un usage, mais non pas une prescription du
rituel. —4) Obseq., 110. — r)) Piiilostr., Vit. Apoll., VIII, l'J.
328 LES ORACLES DES HEROS
une sorte de soupirail par où montait, des entrailles de Gaea,
un souffle enivrant capable de produire le délire prophé-
tique. Mais, tandis que, sur le Parnasse, les légendes ortho-
doxes laissèrent inhabité le gouffre sur lequel s'élevait le
trépied, celles de Lébadée installèrent dans l'antre un hôte
souterrain qui, après avoir été, au temps des Pélasges, un
génie invisible, devint successivement un dieu anthropo-
morphe, un héros, et, pour les évhéméristes, un mort dans
son tombeau. A mesure que Trophonios s'approchait davan-
tage de la nature humaine, l'inspiration prophétique émanée
de sa demeure tendit à se transformer en révélation nécro-
mantique, avec cette différence qu'au lieu d'appeler sur terre
l'ombre du héros on allait à sa rencontre. Ainsi, les rites
usités à Lébadée tiennent le milieu entre ceux qui engen-
drent l'intuition intérieure et ceux qui ouvrent à l'âme, par
l'intermédiaire des sens, les perspectives de l'avenir, soit
encadrées dans un rêve, soit entrevues dans des hallucina-
tions, soit formulées par la parole directe.
L'histoire de l'oracle de Trophonios, même en acceptant
les légendes pour des témoignages historiques, ne remonte
pas très haut et porte dès le début la trace de l'influence de
Pytho. On a vu plus haut que l'oracle de Delphes passait pour
avoir créé celui de Lébadée : c'est Apollon encore qui envoie
à Trophonios son premier client connu, Aristomène de Mes-
sénie '. Suivant la légende accréditée, Aristomène, en quête
de son bouclier qu'il avait perdu dans la plaine de Stény-
klaros et consultant à ce sujet l'oracle de Delphes, aurait été
adressé par celui-ci à Trophonios et aurait retrouvé dans
l'antre de Lébadée le précieux bouclier, dont il fit plus tard
un ex-voto visible encore au temps de Pausanias ^.
i) On ne peut compter comme un client historiquement connu le Xutbos
d'Euripide qui passe par Lébadée avant d'aller à Delphes (Elripid., Ion, 300.
393. 40o).— 2)Pausan., IV. 16, 7. IX, 36, 14, et ci-dessus, p. 114.
ORACLE DE TROPHONIOS 329
Compris par Crésiis dans sa consultation n-énérale des
oracles grecs ', interrogé ensuite par Mardonius auquel il
répondit, comme Apollon Ptoos, en langue carienne^ l'oracle
de Trophonios avait dès lors pris rang parmi les instituts les
plus fréquentés de la Grèce. Il fit preuve de patriotisme béo-
tien en donnant à Épaminondas, prêt à livrer la bataille de
Leuctres, le bouclier d'Aristomène, comme gage infaillible
de la victoire ^ Il couvrit de sa garantie le stratagème du
grand général qui, au moment d'engager le combat, s'était
fait remettre par un homme apostéun ordre de Trophonios ''.
Aussi, les vainqueurs élevèrent un trophée à Lébadée et ins-
tituèrent des jeux en l'honneur de Trophonios, ou plutôt de
Zeus Basileus qui avait aussi son temple à Lébadée (Tp^-fcov.a-
BastAsTa").
On sait ce que le patriotisme béotien a coûté à diverses
reprises aux Athéniens. Les écrivains d'Athènes semblent
avoir tenu Trophonios en médiocre estime. Platon, dans sa
République, ne mentionne pas son oracle parmi ceux qu'il
faut consulter, et l'on ne compte pas moins de quatre comé-
dies intitulées Trophonios, comédies qui durent tourner en
ridicule les rites bizarres de Lébadée *"'. En revanche, le péri-
patéticienDicéarque, contemporain d'Alexandre, prit la peine
d'écrire un livre sérieux sur la « descente à la grotte de Tro-
phonios". » On devine quelles étaient ses conclusions quand
1)Herod.,I,46. — 2) Herod.,VIIIJ34. Plut., AmfjJ. 19. Cf. ci-dessus, p. 21 o.
— 3) Pausan., IV, 32, 0-6. — 4) Diodor., XV, 53. Cf. Poly.ex., III, 2, 8. —
S) Diodor., ibid. On a retrouvé récemment le texte de rinscription appo-
sée sur le trophée par les trois béotarques Xénocrate, Théopompe et Alnési-
\a.os{Buîl. Corr. Hellén., 1877, p. 351. G. Kaibel, Epiçjr. grœca ex lapidihus
conlecta, 1878. Fr. Bijcheler, Rhein. .Vms.,XXX11 [187^], p. 479-481. G. Gil-
BKRT, Die Inschnft des Thebaners Xenocrates, ap. Jahrbb. f. kl. PhiloL. 1878,
p. 304 sqq.). Il y a eu débat sur le sens de rexpressionTrjva-/.\ç stXev ZevoxpâxTjç
■/.Àotpoj Zr,vt TSû-aia çÉpstv, qui paraît cependant assez claire et que M. Gilbert
a convenablement interprétée. — 6; Cf. Meineke, Hist coin grœc. — 7) Cf.
ci-dessus, p. 321, note bibliographique.
330 LES ORACLES DES HEROS
on se rappelle combien les disciples crAristote étaient peu
crédules à l'endroit du surnaturel.
L'oracle vécut pourtant sur les souvenirs de Leuctres. On -
dit aussi qu'il avait prédit la mort de Philippe'. Il dut
accroître sa clientèle en se consacrant plus spécialement à la
médecine. Trophonios et Herkyna formaient un groupe tout-
à-fait analogue à Asklépios et Hygieia, avec lesquels on était
tenté de les confondre. Déjà, Praxitèle avait donné à la sta-
tue de Trophonios les traits d'Asklépios-, détail qui permet
de faire remonter au moins jusqu'au milieu du iv*' siècle
l'établissement des consultations iatromantiques à Lébadée.
L'oracle de Delphes ne put qu'encourager Trophonios dans
cette voie ^. Apollon laissait volontiers à ses subalternes le
soin des malades et ne se souciait pas de transformer ses
sanctuaires en hôpitaux.
La domination romaine fut là ce qu'elle était partout,
respectueuse des usages et des droits acquis. Paul-Émile,
venant de Delphes, s'arrêta à Lébadée, et, s'il se contenta
de regarder l'ouverture de l'antre sans y descendre, il sacrifia
du moins à Trophonios et à Herkyna''. L'oracle fit de son
mieux pour rester en bons termes avec Rome. En 95, en
un moment où l'on pressentait peut-être une collision pro-
chaine entre les Romains et Mithridate, il adressa aux
Romains ses avertissements par le moyen des tablettes
miraculeuses d'Eutychide '\ Plus tard, Sylla ne put empêcher
i)JELi\y., Var. Hist., III, 45. — 2) Pausan., IX, 39, 3-i. — 3) On a
cru retrouver dans une inscription un oracle pythique qui envoie un
malade à Lébadée (Bullcll. .1. Instit., 1830, p. 1 W. C. I. Gr., 5772. C.
W. Gœttling, Gesamm. Abhandl., 1, p 107). C'est plutôt un document mysti-
que destiné à renseigner les âmes sur la façon dont elles doivent se com-
porter en arrivant aux portes des enfers. Comme le dit Bœckh (ibid.), la
fontaine (le Miiémosyne dont le parle le texte peut bien être aux enfers
aussi le pendant de celle du Léthé. — 4) Liv., XLV, 27. — 5) Voy. ci-
dessus, p. 327.
ORACLE DE TROPIIONIOS 331
les bandes asiatiques de saccager Lébadée, mais l'oracle en-
couragea les légions' et fut vengé par elles à Chéronée (86).
Le thaumaturge ambulant, Apollonios de Tyane, ne pou-
vait manciuer de visiter l'oracle. D'après son biographe, il y
vint même deux fois: avant son voyage de Rome (61) et, plus
de trente ans après (93), pour consulter Trophonios sur des
Cj[uestions philosophiques. Les prêtres, assez mal disposés à
l'égard de ce fâcheux, ajournèrent la consultation sous divers
prétextes, tant et si bien qu'une nuit Apollonios impatienté
força l'entrée de la grotte. Il y resta sept jours et en rap-
porta un livre révélé. Les prêtres firent alors amende hono-
rable et déclarèrent que Trophonios lui-même les avait
réprimandés en songe -.
L'oracle de Lébadée conservait encore une certaine vogue
au commencement du second siècle de notre ère, à une
époque où ceux de Tégyre, d'Akrasphia, d'Orchomène et
d'Oropos étaient à peu près abandonnés. Plutarque, attentif
à conserver les débris de l'antique religion, écrivit à cette
époque sur le mantéion de Trophonios un ouvrage spécial. Il
a soin de faire remarquer à l'occasion qu'on rencontre encore
des étrangers à Lébadée ^. Grâce à son oracle et à ses jeux,
Lébadée resta florissante au milieu de Tappauvrissement
général de l'Achaïe. Lucien pouvait se moquer à son aise de
Trophonios'; c'étaient là des résultats plus sérieux que ses
sarcasmes.
Il est possible que, pour symboliser la science médicale de
l'oracle et pour ajouter à l'émotion des consultants, on ait,
vers cette époque, installé dans l'antre ces serpents dont il
n'est question cj^ue dans les auteurs des derniers siècles''.
Comme à Delphes, la simplicité relative des anciens usages
i) Plutarch., Sulla, 16-\1. — 2) Philostr., Vit. Âpoll.,\m, 19. — 3) Plu-
TARCH., Jjefcct. orac, 38. — 4) Lixian., Dial. mort. , ^. Beor. Concil., 12.
Necyom., 42. — oj Suidas, s. v. Ms)a-rTo2vTa.
332 LES ORACLES DES HÉROS
faisait place ;\ une accumulation de pratiques propres à frap-
per les esprits grossiers.
Tertullien cite encore l'oracle de Trophonios parmi ceux
qui subsistaient de son temps et le confond dans la foule des
oracles oniromantiques '. Il est le dernier auteur qui en
parle : aussi ne pouvons-nous fixer l'époque à laquelle la
religion chrétienne expulsa de son antre l'antique génie de
la montagne pour lui substituer S. Christophe ^. La nouvelle
foi ne voulut point suivre en ce lieu les errements du paga-
nisme ; mais, on a fait remarquer avec raison que les rites de
Lébadée se retrouvent employés au moyen-âge, en Irlande,
dans le célèbre « Purgatoire de S. Patrick '■". »
Lébadée dut pourtant à son oracle, soutien de sa prospé-
rité, une gloire inattendue, l'honneur de léguer son nom à
la Grèce continentale. C'est Trophonios qui a changé l'an-
tique Hellade en Livadie.
Comme le culte de Trophonios, la légende de Tirésias appar-
tient aux plus anciennes traditions de laBéotie. Mais les âges
postérieurs eurent quelque peine à fixer en un lieu déter-
miné et à tirer parti pour la divination pratique de cette
vieille gloire dispersée en tous sens par les poètes. Nous
avons examiné déjà In tradition qui plaçait à Telphousion le
tombeau du héros et constaté qu'il était impossible d'attri-
buer nettement le caractère d'oracle héroïque à un lieu où
se superposent trois cultes*. Il resta cependant acquis, en
dépit des Thébains, que Tirésias fuyant vers la Phocide était
mort et avait été enseveli près de la source de Telphousa^
Le tombeau que les Thébains lui avaient élevé sur la route de
Chalcis ne put passer que pour un cénotaphe \ On en mon-
n Tkutl'i.t.., Be Anm., 40. — 2) Schol. Lucian., Liai, mort., 3. — 3j Cf.
Th. Wright, S. Patrick's Purrjntory. London, 1844. — 4) Cf. Vol. Il, p.î32.
et ci-dessus ,p. 60. 08. — 5) Palsan., VII, 3, d ; IX, i8, 4; 33, 1. —
6) Pausan., L\ 18, 4.
ORACLE DE TIRESIAS 333
trait un autre en Macédoine', sans qu'on puisse dire quel
était le fragment sporadique de légende transporté si loin.
Quoi qu'il en soit, ce n'est ni le sépulcre authentique du
mont Tilphousion, ni l'observatoire augurai de Tirésias à
Thèbes - qui devint l'oracle du héros. Le vieux prophète cad-
méen, Tintègre conseiller des Labdacides, sembla se choisir
après sa mort une nouvelle patrie, comme s'il ne voulait
plus donner ses conseils en une ville où ils avaient été si mal
suivis. Son oracle s'installa à Orchomène, la ville rivale de
Thèbes, probablement parce que les Orchoméniens, jadis
suzerains d'Haliarte et du Telphousion ^, étaient censés avoir
emporté avec eux les ossements ou tout au moins la faveur
de Tirésias.
Cet oracle d'Orcliomène "• est des plus mal connus. Il fut
sans doute constitué assez tard ^ et se tut de bonne heure.
« On rapporte, dit Plutarque, qu'en la ville d'Orchomène, à
la suite d'une peste qui fit périr un grand nombre de citoyens,
l'oracle de Tirésias défaillit complètement; et, de nos jours
encore, il ne fonctionne plus et reste muet". » La « peste »
pouvait bien être un symbole de cette longue série de dévas-
tations qui ne laissèrent point de répit à la malheureuse ville.
On dirait que la patrie des Phlégyens et des Minyens a été
poursuivie par la fatalité et que Tirésias, fatigué de soutenir
toujours des causes perdues, quitta à son tour ces lieux mau-
dits où le culte des Charités paraissait une singulière ironie,
même à côté du tombeau d'Hésiode. Le culte d'Asklépios,
puis celui d'Isis et de Sérapis, comblèrent le vide laissé par
l'effacement de ces antiques souvenirs.
1) Pl[n., XXXVll, § 180. — 2) Ouovoaxû-srov. Pausan., IX, IG, 1. Schol.
EuRiP. Phœniss., 840. — 3) Pausan., IX, 3, 4. — 4) La dissertation de J. J.ekel,
Das Teiresiasorakel, Linz, 1876, rouie exclusivement sur le passage de l'Odys-
sée (XI, 1 00-1 38). — o) Spauheim le croit désigné par une allusion de Callimaque
(Callim., laracr. l'allad., 123); mais, tout compte fait, il est clair que le poète
parle de Tirésias vivant et non de son oracle. — G) Plutarcii., Def. orac, 44.
334 LES ORACLES DES HEROS
C'est en Béotie encore que l'on rencontre le type le plus
simple et le plus parfait des oracles héroïques ["]. Ampliiaraos,
descendant de Mêlampus, avait été un des prophètes les plus
clairvoyants, sinon le plus écouté, de la génération qui fit la
guerre de Thèbes. Le héros, poursuivi par Périclymène,
s'était abîmé, avec ses coursiers et son char, dans le sein de
la terre ouvert sous ses pas par la foudre de Zeus'. Le lieu en
avait gardé le nom de Harma (char). C'est là que les géné-
rations suivantes vinrent consulter l'ombre héroïque. Thèbes
et Oropos se disputant l'honneur de posséder le véritable
Earma, l'oracle d'Amphiaraos fut double pendant assez long-
temps. Oropos avait pour elle la tradition épique, qui ne trou-
vait pas trop longue pour des héros acharnés une course de
Thèbes au rivage de l'Euripe; Thèbes invoquait la vraisem-
blance historique. Du reste, si l'histoire avait décidé en faveur
de l'une des parties, la partie adverse aurait soutenu qu'il
fallait honorer Amphiaraos non pas au lieu oii il avait été
englouti mortel, mais au lieu où il était ressorti héros, et
ce dernier endroit pouvait se placer à telle distance qu'il
plairait du premier. Les Thébains avaient enclos un petit
espace entre Thèbes et Potniœ, et l'on racontait, pour prou-
ver que c'était bien là le théâtre du miracle légendaire, que
pas un animal ne touchait à Therbc crue sur ce sol, que pas
un oiseau ne se posait sur les colonnes de l'enceinte 2. D'autre
part, il existait, sur la route de Thèbes à Chalcis, une bour-
[*] G. FiNLAY, Remarks 011 the topography of Oropia and Dlacria (Trans. of
R. Soc. of Lit. , 1839, p. 376 sqq.).
F. G. Welcker, Des Amphiaraos Aiifnahme in die Erde. Gœtting., 1850.
(Aile DoiikiiUTler, II, p. 172-1 80).
L. PiuxLER, Ueher Oropos und das Amphiaraeion, 18o2 (Ror. d. Sœchs. Ges.
d. W., III, IV). — Nachtrxge ûbcr Oropos, 1834 {ibid., V, VI).
1) Voy. voL II, p. 2(5. 2) P.vusan.. IX, 8,3. C'est peut-être là ce qu'Élioii
.appelle le marais llichain du nom dllarma prôs duquel fut tué Philippe
de Macédoine (/Elia.n., Var. llist., Ili, 'lo}.
ORACLES d'amphiaraos 335
gade du nom de Harma od une autre tradition plaçait la tra-
gique aventure \ En mettant le char d'Adraste à la place de
celui d'Amphiaraos, on éliminait cette troisième concurrence,
qui n'a jamais été sérieuse, et il ne restait en présence que
Thèbes et Oropos.
Ilrésultade ces compétitions que la fortune des deux oracles
rivaux suivit celle des villes qui les patronnaient. Au temps des
guerres médiques, le plus en vue était Toracle thébain. C'é-
tait l'Amphiaraos de Potnise qui avait prédit à Adrastos, du-
rant la guerre des Épigones, la mort de son flls^gialéos^ :
c'est lui aussi qui reçut les envoyés de Crésus d'abord % de
Mardonius ensuite \ Pour Crésus, la chose n'est point dou-
teuse, car le bouclier d'or et la javeline du même métal que
le roi avait consacrés à Amphiaraos se trouvaient, au temps
d'Hérodote, à Thèbes, dans le temple d'Apollon Isménien '\
La translation du ])ouclier de Crésus indique assez claire-
ment que, vers le milieu du v^ siècle, les Thébains avaient
renoncé à soutenir la concurrence d'Oropos. Ils y renoncè-
rent d'autant plus volontiers que, pour laisser, disaient-ils,
à leur allié Amphiaraos toute son impartialité, ils s'étaient
interdit à eux-mêmes de le consulter, et qu'ils ne pouvaient,
par conséquent, lui constituer une clientèle ". Sous ce pré-
texte ingénieux on devine une ancienne tradition qui faisait
d'Amphiaraosmortce qu'avait été Amphiaraos vivant, un en-
nemi des Thébains.
Oropos n'était point embarrassée des mômes scrupules. An-
nexée, depuis 506 environ, au territoire athénien et devenue
i) Pausan., I, 34, 3. IX, 19, 4. Ne confondre aucune de ces localités avec
YHarma du Parnès, point de mire des Pylhaïstes d'Athènes (Cf. vol. I, p. 200).
— 2) PiND. Pyth., VIII, 56. Consultation des Épigones versifiée par lophon do
Cnosos (Pausan., I, 34, 4. Cf. vol. II, p. 225). — 3) Herod., l, 40. 49. —
4) Herod., Vl'.I, 134. Mys, l'envoyé de Mardonius, vit en songe le héros
l'assommer d'un coup de pierre (Plutarch., Âristid., 11. Def. orac, 5). — ■
5) Herod., I, 52. — 6) Herod., YIII, 134.
336 LES ORACLES DES HEROS
depuis lors l'objet d'un interminable litige entre les Athé-
niens et les Béotiens, elle dut peut-être à ces querelles une
bonne part de son importance.
L'oracle était à une heure et demie de marche environ au
sud d'Oropos, entre cette ville etPsaphis, tout près de la mer,
dans une étroite vallée arrosée par un ruisseau'. On voyait
là le temple d'Amphiaraos, sa statue de marbre blanc, et
deux sources sacrées : l'une, la «source d'Amphiaraos,» mar-
quait Tendroit où le héros était sorti transfiguré des en-
trailles de la terre, et il était interdit d'employer ses eaux à
un usage quelconque ; l'autre, appelée « Bains d'Amphia-
raos, » fournissait une eau excellente et propre à tous usages.
Une des curiosités du lieu était le grand autel du temple. Cet
autel, divisé en cinq parties, était une sorte de panthéon
consacré à un nombre considérable de dieux et de héros,
parmi lesquels figurait Apollon Psean-. Les théoriciens qui
voulaient rapporter à Apollon l'origine de toute divination
étaient libres de voir en lui le moteur premier de l'oracle.
C'est là que les consultants offraient les sacrifices préalables
exigés par la liturgie locale.
Les clients d'Amphiaraos devaient d'abord s'abstenir de
vin pendant'trois jours et jeûner un jour entier : un sacri-
fice achevait leur purification. Ainsi préparés, ils immolaient
un bélier et passaient la nuit dans le temple, couchés sur la
peau de l'animale C'est ainsi qu'ils attendaient les visions
surnaturelles promises à leur piété.
On reconnait ici, dans toute leur pureté originelle, les ri-
tes de l'oniromancie qui, à Oropos comme presque partout,
était appliquée au service des consultations médicales.
Comme Asklépios, Héraklès ou Trophonios, Amphiaraos était
\) Stuab.,IX, i, 22 : 2, 10. Pausan., I, 3i, 2. Liv., XLV, 27. — 2)Pausan.,
II. 34, 3. Ci". KuTECN., Mctaph. Thcr. NicancL, G14 — 3) Pausan., II, 34, li.
Cf. roracle de Fauiius ca Ualic.
ORACLE d'amphiaraos 337
avant tout un héros médecin, ce qu'indique assez le nom de
sa fllle laso '. Les clients qu'il guérissait étaient tenus de je-
ter dans la source d'Amphiaraos quelque monnaie d'or ou
d'argent -, coutume qui avait le double avantage d'enrichir
le temple et de permettre aux prêtres de faire des observa-
tions utiles sur des clients satisfaits.
L'oracle n'occupe guère de place dans l'histoire. Si l'on ad-
juge à celui de Thèbes les consultations de Crésus et de
Mardonius, il ne reste plus dans les annales du temple qu'un
détail curieux dont nous avons connaissance par Hypéride.
Après la bataille de Chéronée, Philippe avait donné aux
Athéniens le territoire d'Oropos qui fut partagé entre les dix
tribus. En faisant la répartition, on eut un scrupule : ou
craignit qu'un certain monticule n'eût appartenu au sanc-
tuaire d'Amphiaraos et ne fût, par conséquent, terre sacrée.
Dans le doute, on délégua trois citoyens d'Athènes, parmi
lesquels figurait Euxénippos, pour aller dormir dans le tem-
ple d'Amphiaraos et consulter le héros lui-même sur le cas.
Il faut croire que la réponse de l'oracle ne fut pas des plus
"claires, car le citoyen Polyeuctos proposa de rendre au dieu
le terrain qui, sur le rapport d'Euxénippos, venait d'être dé-
claré profane. Polyeuctos, irrité de voir sa motion repoussée
et d'avoir à payer de ce chef une amende de vingt-cinq
drachmes, se retourna contre Euxénippos et lui intenta un
procès, l'accusant de s'être laissé corrompre par quelques in-
téressés. Il prenait la chose au tragique, car, non content de
demander la tête d'Euxénippos, il voulait le priver de sépul-
ture en Attique. Malheureusement, ce qui nous reste du
plaidoyer d'Hypéride pour Euxénippos^ ne nous donne au-
1) Aristoph., Plut., 701. — 2) Pausan., II, 34, 4. — 3) Hyper., Pro Eitxm.,
p. 8 sqq. Le procès est de l'an 330 environ. Les Athéniens étaient, comme de
juste, dévots à Ampliiaraos, et les comiques exploitaient lanotoriété de ce culte.
On compte quatre 'A[j:'fi(ypaoç, d'Aristophane, Platon, Apollodore, Philippide.
22
338 LES ORACLES DES HEROS
curi détail sur la consultation incriminée, et il faut se rési-
gner à ne rien savoir de ce qui s'est dit dans un pareil dé-
bat sur la manière de faire parler les oracles dans un sens
déterminé. La visite de Paul-Émile ' et celle d'Apollonios
de Tyane signalent à l'attention deux journées sur trois siè-
cles.
L'exercice de la médecine maintint cependant l'oracle en
activité, même pendant la période la plus désastreuse pour
les oflicines de divination. Strabon constate qu'il n'a plus sa
vogue d'autrefois, mais ne dit pas qu'il ait cessé de fonction-
ner-; et nous savons qu'il était assez florissant au temps de
Pausanias, sans égaler toutefois son rival de Lébadée. La
ville d'Oropos faisait son possible pour le maintenir en
honneur : non-seulement elle célébrait des jeux Amphiareens,
mais on la voit dater ses actes publics par le nom des prê-
tres d'Amphiaraos ^. On avait aussi peut-être amélioré le dé-
cor extérieur et augmenté le nombre des symboles palpables.
Philostrate prétend qu'on y voyait une « crevasse sacrée, »
les statues du Songe et de la Vérité, et les « portes des Son-
ges'*.»
Le héros d'Oropos, qu'on avait pris l'habitude d'appeler un
« dieu, » fut réduit au silence, comme la plupart de ses
confrères, par le christianisme. Constantin fit détruire le
sanctuaire de fond en comble et effaça du sol jusqu'aux
derniers vestiges des superstitions condamnées par la foi
nouvelle''.
Amphiaraos, qui lui-même n'était pas d'origine béo-
tienne, nous entraînerait facilement en dehors de la Béotie.
1) Liv., XLV, 27. Le texte porte par erreur Amphllochus pour Amphiaraus.
— 2)Strab.,XV1,2, 39.Plutarquo dit que, des oraclcsbéoliens, celui de Lébadée
est le seul qui parle encore (Plut., Def. ovac, 5): mais, à l'époque, Oropos
était en pays altique. — 3) Rangabé, Antirj. hellén., n- G79. — 4) Philosïr.,
Imagg., I, 2G. — j)Euseb., Vit. Conslant., II, îiC.
ORACLE d'hemithea 339
Il avait des sanctuaires à Argos, sa patrie % en Laconie'^, et
même sur le Bosphore^ ; mais on ne dit pas qu'il y fût pratiqué
de rites divinatoires. Peut-être faudrait-il voir dans l'étrange
« maison mantique » de Phlionte, où on disait qu'Amphia-
raos avait reçu le don de prophétie après y avoir passé une
nuit et qui depuis restait murée '', un ancien oracle oniro-
mantique du héros.
Comme l'histoire des Hellènes eux-mêmes, les légendes
des dieux et héros helléniques se partagent entre les deux
bords de la mer Egée. C'est en Asie-Mineure que se poursuit
la série des oracles héroïques. Nous y trouverons à peu près
l'équivalent des mantéions béotiens; une héroïne ou déesse,
d'origine probablement sémitique, qui, par le caractère indé-
cis de son type et la bizarrerie de sa légende, pourrait être
le pendant de Trophonios, et des héros-prophètes que la lé-
gende elle-même rapproche de Tirésias et d'Amphiaraos.
Hémithéa, la « demi-déesse » de Castabos, dans la Cherso-
nèse de Carie, est un type intermédiaire entre les héros-pro-
phètes et ceux qui ont acquis la prescience après leur mort.
Si elle n'avait pas prophétisé au cours de sa vie mortelle, elle
avait été la servante et la protégée des deux grandes divinités
mantiques, Apollon et Dionysos : une de ses sœurs, aimée
d'Apollon, était la mère d'Anios, le prophète-roi de Délos%
et sa légende à elle se trouve ainsi intimement mêlée à celle
des instituts apolliniens.
Voici comment on racontait ses aventures. D'après une
première version qui avait cours à Ténédos, Hémithéa aurait
été fille de Cycnos, roi de Colone en Troade. Jetée à la mer
dans un coffre avec son frère Ténès, elle avait abordé dans
l'île dont son frère devint l'œkiste et l'éponyme^. Hémithéa
1) Pausan,, II, 32, 2. — 2) Pausan., III, 12, 5. — 3) Dion. Byz-., Anapl.
Bospor. fr., 26. 40. — 4) Pausan., II, 13, 7. Cf. vol. H. — tJ) Voy. p. 28. —
G) Pausan., X, 14,2. Tzetz., ad l.ycoplir., 232.
340 LES ORACLES DES HEROS
joue là un rôle très effacé et qui peut être supprimé sans in-
convénient de rinstoire de Ténédos. Diodore, en efiet, ne
connaît point cette surcharge des légendes ténédiennes^ et
se contente des traditions de Castabos. A Castabos, on disait
que Hémithéa s'était appelée jadis Molpadia et qu'elle était
fille de Staphylos, acolyte, fils ou sosie de Dionysos. Ce terri-
ble Staphylos avait déjà jeté à la mer, dans un coffre, une de
ses filles séduite par Apollon. Celle-là avait été recueillie par
son amant à Délos. Molpadia et son autre sœur, Parthénos,
ayant été chargées par leur père de garder son vin et l'ayant
laissé répandre par des pourceaux, allèrent se jeter du haut
des rochers dans la mer. Apollon eut pitié d'elles et les
transporta dans la Chersonèse de Carie où elles furent désor-
mais vénérées, Parthénos à Bubassos, et Molpadia à Casta-
bos sous le nom d'Hémithéa-.
Il importe peu de savoir jusqu'à quel pointées pâles copies
d'Astarté ou d'Aphrodite reproduisent les traits du modèle :
les rites de l'oracle de Castabos étaient de ceux qui appar-
tiennent en commun à toutes les religions antiques. Il fonc-
tionnait par voie d'incubation et s'occupait de médecine.
« La déesse apparaissait aux malades et leur indiquait clai-
rement les moyens de guérison : beaucoup d'infirmes, atteints
de maladies désespérées, ont ainsi recouvré la santé. En ou-
tre, la déesse est propice aux femmes dont les accouchements
sont laborieux et les sauve du danger. Aussi son temple est-
il rempli d'offrandes qu'on y conserve depuis les temps an-
tiques ^.. »
Nous ne savons où il faut faire commencer ces « temps
antiques » dont parle Diodore. On signalait, comme une
preuve de la vénération qu'inspirait Hémithéa, le fait — assez
étonnant, il en faut convenir, — que son temple n'avait été
1) Cf. DiODOR., V, m. — 2) DiODOR., V, 02. — 3) Diodor., V, 63.
ORACLE DE MOPSOS ET AMPHILOCHOS 341
pillé ni par le fanatisme iconoclaste des Perses ni par la cu-
pidité des pirates. Ces renseignements négatifs sont tout ce
qui nous reste de l'histoire de cet oracle qui parait avoir
conservé toute sa vogue au temps de Diodore, c'est-à-dire,
aux abords de l'ère chrétienne.
Il faut pousser plus loin pour rencontrer des noms plus
connus et des légendes moins étrangères aux traditions hé-
roïques de l'Hellade.
Mopsos et Amphilochos, représentants de tribus ennemies
ou même de races hétérogènes, n'ont pu se trouver associés
en dépit d'eux-mêmes, sur la côte de Cilicie, à l'embouchure
du Pyramos, sans une longue trituration de légendes apportées
de divers côtés et amalgamées dans un ensem])le incohérent.
Mopsos, dontle nom est peut-être sémitique', est tantôt
un héros thessalien qui, seul ou aidé dans sa tâche par d'au-
tres devins, Idmon, Amphiaraos, guide par sa prescience les
Argonautes minyens et va mourir en Libye ; tantôt, un petit-
fils de Tirésias, né à Klaros de Manto et de Rhakios^ Amphi-
lochos, de son côté, fils d'Amphiaraos dans la tradition com-
mune, est aussi bien un fils de Manto violée par Alcméon,flls
d'Amphiaraos ^ A ces deux noms réclamés par des traditions
si diverses s'ajoute, dans l'histoire de l'oracle cilicien — qui
se confond elle-même en partie avec celle de Klaros — le
nom de Calchas ; de sorte que les souvenirs de trois cycles
légendaires, de l'expédition des Argonautes, de la guerre de
Thèbes et de la guerre de Troie, se trouvaient ainsi mêlés et
transportés en pays sémitique. Il y eut sans douie assimila-
tion des héros grecs avec des types locaux, assimilation qui,
à en juger par les embarras et circuits de la légende, ne laissa
pas que d'être laborieuse.
1) Mopsos de l'hébreu =prodige. Cf. L. Prelleh, Griech. Mythol. IP, p. 483.
— 2) Voy. vol. If, p. 36-38, et ci-dessus, p. 2i9-2bl. — 3) Voy. vol. II.
p. 29. 35.
342 LES ORACLES DES HEROS
Telles étaient les cautions mythiques de l'oracle de Mallos.
Voici comme on en racontait d'ordinaire la fondation. Après
la prise de Troie, il y eut rencontre fortuite de plusieurs
devins héroïques à Colophon, ou plutôt, à Klaros. Mopsos,
Amphilochos, Calchas, et peut-être même l'Asklépiade Poda-
lirios, y vinrent par diverses routes. Une lutte d'amour-propre
s'établit entre Calchas et Mopsos. Calchas, vaincu dans une
épreuve décisive, mourut de chagrin ou se tua de désespoir ^
La scène du duel divinatoire se transportait à volonté en
divers lieux, selon que l'on allongeait ou raccourcissait l'iti-
néraire de Calchas. Pendant que les uns croyaient Calchas
mort à Gryneion " et les autres à Klaros, Sophocle le condui-
sait jusqu'en Cilicie, c'est-à-dire, adjugeait à l'oracle de
Mallos une partie des légendes de Klaros et de Gryneion ^
Hérodote est à peu près du même avis, car il pense que les
Pamphyliens, voisins des Ciliciens, « descendent de ceux des
Hellènes qui, dispersés au retour de Troie, ont suivi Amphi-
lochos et Calchas'' ».
Que Calchas ait poussé ou non jusqu'à Mallos, on ne pou-
vait se dispenser d'y amener les deux titulaires de l'oracle,
Mopsos et Amphilochos. Ces héros avaient donc fondé la ville
en commun; puis, Amphilochos, mécontent et jaloux, était
revenu à Argos, sa ville natale : mais, ne s'y trouvant pas
plus à son gré, il avait pris le parti de retourner à Mallos.
Cette fois, Mopsos lui refusa sa part de souveraineté. 1\ s'en-
suivit un combat singulier qui coûta la vie aux deux rivaux.
Leurs tombeaux étaient placés sur les bords du Pyramos de
façon que de l'un on ne pût pas apercevoir l'autre ^. Ce sont
ces deux ennemis, irréconciliables jusque dans la mort, qui
alimentent l'inspiration de l'oracle, ou plutôt, des oracles
i) Voy. vol. II,p. 43. — 2) Voy. ci-dossus, p. 260. —3) Serv., Eclog, Vf, 72.
- i) Herod., Vil, 91. — o) Strab., XIV. Lycopiir., 439 sqq. Tzetz., ibid.
ORACLE DE MOPSOS ET AMPHILOCHOS 343
jumeaux de Mallos'. On s'aperçoit, au nombre des localités
dont Mopsos est l'éponyme-, que ce héros .avait sur son
acolyte une supériorité décidée. Il était là sans doute sur
son terrain, tandis qu'Amphilochos, que d'autres villes fort
éloignées, en Épire et jusqu'en Espagne, revendiquaient
pour leur oekiste, conservait le caractère d'un étranger
apporté là par la colonisation hellénique.
La notoriété de l'oracle de Mallos ne doit pas remonter
très haut : il est, dans le monde grec, parmi les derniers
venus et proche parent des oracles exotiques qui durent
leur vogue à la décadence des anciens oracles nationaux.
Aussi conserva-t-il après l'ère chrétienne une vitalité que
lui auraient enviée ses aînés. On racontait, au temps de
Plutarque, un fait qui devait convaincre les plus incrédules
de la clairvoyance des héros, notamment de Mopsos. « Le
gouverneur de Cilicie, dit un témoin oculaire, avait été
jusque-là irrésolu à l'égard des choses divines, ce qui tenait,
je pense, au peu de fondement de son incrédulité même.
Homme d'ailleurs familiarisé avec l'injustice et le maP, il
avait, de plus, autour de lui un certain nombre d'Épicuriens
répandant sur ces sortes de questions religieuses ce qu'ils
appellent leur sublime raison naturelle. Il s'avisa d'envoyer
un affranchi pourvu d'instructions comme on en aurait
i) Plutarque distingue Mopsos d'Amphilochos, au point de vue de la clair-
voyance divinatoire : Pausanias, Dion Cassius, Lucien, ne parlent que d'Am-
philochos; le scoliaste de Stace, que de Mopsos. Tertullien senihle placer les
deux oracles dans des régions différentes : Amphilochi apud Mallum.... Mopsi
inCilicia [corr. pour la leçon fautive Sicilia] (Tert., De An., 46). La conclu-
sion la plus naturelle à tirer de ces textes est que l'oi^acle de Mallos était
inspiré par un couple analogue A celui des Dioscures, et que les consultants
pouvaient choisir, suivant leur dévotion, entre les deux révélateurs ou même,
au besoin, les conti-ôler l'un par l'autre. Cf. ci-dessous (p. 340) l'oracle double
de Calchas et de Podalirios. — 2) Cf. Mopsueste, Mopsucrènc. La Pamphylie
entière avait porté le nom de Mopsia. — 3) 11 y a longtemps, on le voit, que
les hommes de foi considèrent le vice comme inséparable de la libre-pensée.
344 LES ORACLES DES HEROS
donné à un espion qui pénètre chez des ennemis, et il lui
avait confié un billet cacheté oii était écrite une question que
personne ne savait. Cet envoyé passa la nuit dans le temple,
comme c'est la coutume, et, après s'y être endormi, il ra-
conta le lendemain le songe qu'il avait eu. Un homme d'une
beauté merveilleuse s'était présenté, lui avait dit ce seul
mot : « noir ! », et, sans rien ajouter, avait aussitôt disparu.
La chose nous sembla des plus bizarres et nous embar-
rassait fort : mais le gouverneur en question fut frappé d'un
tel saisissement qu'il tomba à genoux et adora le dieu.
Puis, ayant ouvert le billet, il nous montra la question qui s'y
trouvait écrite : « Est-ce un taureau blanc que j'immolerai
on bien un taureau noir? « Aussi, les Épicuriens eux-mêmes
étaient-ils confondus. Notre homme accomplit le sacrifice et
ne cessa plus d^avoir Mopsos en grande vénération'. »
Il n'en fallait pas davantage pour rajeunir la réputation
de l'oracle. Aussi, Pausanias, qui n'est pas un esprit fort,
affirme que l'oracle cilicien est le plus « infaillible » de ceux
de son temps ^. Lucien met l'oracle de Mallos, pour la répu-
tation, à côté de ceux de Klaros et deDidymes^, et un des
personnages de ses dialogues entend également dire « que
l'oracle de Mallos était le plus célèbre et le plus véridique;
qu'il répondait clairement, mot pour mot, à ce qu'on écrivait
sur des tablettes remises entre les mains du prophète '. » Si
ce « menteur déterminé, » qui prétend avoir causé avec la
statue d'Amphilochos, rapporte fidèlement les usages de
Mallos, on voit que billet du gouverneur incrédule avait
paru d'un emploi commode et qu'on renouvelait depuis lors
l'expérience à bon marché, car la consultation ne coûtait que
deux oboles'"*. C'est également par cédule que le proscrit dont
parle Dion, Sextus Condianus, consulta Amphilochos sous le
i) Plutarch., Def. orac,, 43. — 2) Pausan., I, 34, 3. — 3) Lucian., Pseii-
dom., 28. — 4) Lucia.\., Philopsciid., 38. — S) Lucian., Pseiidom., 19.
ORACLE DE CALCHAS 345
règne de Commode \ Dion nous apprend à cette occasion que
l'oracle fonctionnait encore de son temps, c'est-à-dire, au com-
mencement du iii^ siècle de notre ère. Tertullien en parle éga-
lement comme d'une institution encore existante-. Sur une
médaille de Mallos, qui date du règne de Yalérien (253-2G0),
on voit, au revers, deux figures debout entre un cheval et
un trépied autour duquel s'enroule un serpent. L'une de ces
figures tient un rameau de laurier ^ On reconnaît là les
héros-prophètes, et le serpent indique assez la prédominance
de l'iatromantique.
Enfin, le scoliaste Lactance s'exprime comme si ses contem-
porains allaient encore, au vi« siècle, consulter Mopsos''. Mais
le scoliaste transcrit des gloses antérieures plutôt qu'il ne parle
en son nom. Il n'est pas probable que l'oracle de Mallos ait
échappé à l'attention de Constantin ou,;toutau moins, de Cons-
tance qui vintplusd'une fois en Cilicie etmourutàMopsucrène.
lia été si souvent question de Calchas dans les légendes
de l'Asie-Mineure qu'on s'attend à trouver son tombeau et
son oracle aux alentours de Klaros, de Gryneion ou de
Mallos. Le caprice de la légende, ou plutôt, les hasards de la
colonisation grecque avaient porté l'un et l'autre dans la
Grande-Grèce, en Apulie. Les héros grecs, au retour de Troie,
avaient passé par bien des aventures, et la fiction avait tracé
pour chacun d'eux plus d'un itinéraire. L'Apulie, et particu-
lièrement la Daunie, était toute pleine du souvenir de Dio-
mède. C'est en Daunie également, au mont Drion, que
Calchas et l'Asklépiade Podalirios étaient venus achever,
disait-on, leur aventureuse carrière ^ comme Épéos à La-
i) Dio Cass., LXXII, 7. — 2) Tert., loc. cit. — 3) Annal. doU' Inslit. d.
Corr. Arch., 18CI, p. 353. — 4) Schol. ad Slat. Theh., III, 521, —5; Strad.,
VI, 3, 9. Ceux qui savaient Calchas enseveli à Gryneion ou au monl Kor-
kaphos, près de Klaros, regardaient le tombeau apulien comme un céno-
taphe (TzETZEs ad Lycophr., 10i7).
346 LES ORACLES DES HEROS
garia ou à Métaponte ou à Pise, comme Pliiloctète près de
Crotone, Idoménée à Salente, et Cassandre à Salëpia.
Le sanctuaire ou hëroon de Calchas était au haut de la
montagne : celui de Podalirios, au pied, à la source d'un
ruisseau dont les eaux, dit Strabon, « sont souveraines pour
guérir les différentes maladies des bestiaux' ». L'incubation
se pratiquait dans l'héroon de Calchas exactement comme
dans celui d'Amphiaraos à Oropos : « l'usage est d'immoler
un bélier noir et de s'envelopper, pour dormir, dans la
peau de la victime-.» Podalirios donnait ses consultations
médicales par le même moyen, et, s'il y a quelque différence
à noter dans les rites des deux cultes, c'est peut-être que
l'Asklépiade se chargeait plus particulièrement de la méde-
cine vétérinaire et faisait baigner ses clients dans les eaux de
l'Althaenos^ Nous avons donc ici affaire à un oracle double,
analogue à celui de Mallos. Le lien qui rattache les deux
héros ne s'est pas créé sur place ; mais il est possible pour-
tant que l'Asklépiade ait dû à la société du prophète ses
facultés divinatoires.
L'iatromantique s'est, en effet, installée assez tard dans les
sanctuaires d'Asklépios et des héros Asklépiades qui, aupa-
ravant, guérissaient les malades par la vertu miraculeuse
des sources consacrées ou par la main de leurs prêtres, mais
sans ordonnances révélées. A Phérae, en Achaïe, les neveux
de Podalirios, Nicomachos et Gorgasos, fils de Machaon,
avaient une chapelle signalée par des cures nombreuses :
« ils guérissaient les maladies et les infirmités, et, en récom-
pense, on leur offrait dans leur hiéron des sacrifices et des
ex-votos ' ; » mais on ne dit pas que ces cures fussent le ré-
sultat de révélations médicales. Lorsque la vogue des Asklé-
i) Strab., ibid. — 2) Strab., ilid. — 3) Lycophr., iOoO sqq. ScnoL., ibid.
— 4) Pausan., IV, 30, 3: Cf. 3, 2.
ORACLE DE PODALIRIOS 347
piéons suggéra l'idée de consulter aussiparvoie d'incubation
les héros Asklépiades, les anciens cultes ne purent pas tou-
jours se transformer au gré des tendances nouvelles, tandis
que les nouveaux n'eurent garde de négliger ce puissant
mo3^en d'influence. C'est ainsi que Machaon, qui avait une
antique chapelle sans oracle à Gérénia, en Messénie i, eut
à Adrotta, en Lydie, un oracle oii il était associé avec Poda-
lirios". L'héroon apulien de Podalirios dut se transformer
d'autant plus aisément en oracle que le voisinage de Calchas,
le héros-prophète, avait pu fixer de bonne heure dans la ré-
gion les rites des mantéions héroïques, soit importés de la
Grèce, soit empruntés à quelque religion locale préexistante.
Le texte de Lycophron prouve en tout cas que l'oracle de
Podalirios était en activité à l'époque alexandrine.
Le tombeau de la prophétesse Cassandre à Salépia, sur la
côte de Daunie^, pouvait aussi bien devenir un oracle. Mais,
il se peut que ou le respect de son sexe ou l'inutilité bien
connue de ses prophéties ait empêché les curieux d'aller
troubler son dernier sommeil. Son sanctuaire s'ouvrait, au
contraire, aux jeunes filles violentées dans leurs inclinations
qui venaient, en habits de deuil, lui demander de les dé-
fendre, elle qui avait souff'ert de pareils maux, contre des
prétendants abhorrés. Rien, en somme, n'indique que Cas-
sandre ait plutôt rendu des oracles à Salépia qu'à Amyklâs
ou à Leuctres, où elle avait aussi des chapelles. C'est pen-
dant sa vie seulement que la malheureuse fille de Priam a
jeté à tous les vents ses prophéties : son ombre n'a plus ins-
piré que Lycophron.
i) Pausan. IV, 3, 2. — 2) Marin., Vit. Procl, 31. — 3) Lycophr., H28.
CHAPITRE DEUXIÈME
ORACLES DES HEROS NON-PROPHETES
Popularité du culte des héros dans les siècles de décadence. — Appari-
tions oniromantiques des héros. — Oracle de Protésilaos à Eléonte. —
Oracle hypothétique de Sarpédon en Troade. — Oracle d'Autolykos à
Sinope. — Oracle d'Odysseus en Étolie. — Oracle de Ménestheus en
Bétique. — Statues prophétiques. d'Alexandre à Parion, de Néryllinos
à Alexandrie de Troade. — Oracle artificiel du pseudo-Glykon à Abono-
tichos. — Alexandre, prophète de Glykon.
Tous les personnages héroïques mentionnés jusqu'ici
étaient prédestinés par leur nature ou leur mission au rôle
de prophètes. Trophonios et Hémithéa sont des divinités
déchues, qui paraissent tenir de la faveur d'Apollon un pri-
vilège inhérent à leur nature; les autres ne font que conser-
ver au delà du tombeau les facultés divinatoires qu'ils pos-
sédaient durant leur vie mortelle.
Mais, comme nous l'avons dit déjà, il était inévitable que le
progrès des théories religieuses relatives aux héros, progrès
hâté lui-même par l'affermissement de la croyance à l'im-
mortalité de l'âme, fit du privilège de quelques-uns le patri-
moine de tous. Il fut un temps où le culte des héros ranima
la vieillesse du polythéisme grec. A mesure que s'épurait le
concept de la divinité, on sentait croître la distance qui sé-
pare l'homme du dieu et Ton éprouvait le besoin de combler
l'intervalle. Les platoniciens y jetèrent leurs myriades de
LE CULTE DES HEROS 349
démons ou génies ; le vulgaire choisit parmi ces génies ceux
qui avaient été des hommes, c'est-à-dire, les héros. A partir
du second siècle de note ère, les héros, ces saints du paga-
nisme, multiplient leurs apparitions, et leur commerce avec
les hommes est, pour ainsi dire, quotidien. Achille, Hector,
Rhésos, Palamède, révèlent en songe leurs désirs ou donnent
d'utiles conseils'. On fut persuadé dans un certain monde,
à Athènes, que, si la ville avait échappé au tremblement de
terre de 375, c'était grâce au héros Achille que l'hiérophante
Nestorios, averti en songe, avait honoré de son mieux dans
le Parthénon même, en dépit des magistrats-. L'anecdote est
caractéristique, car elle montre que le culte des héros ten-
dait à supplanter celui des dieux. Une petite statuette d'A-
chille, dissimulée sous la statue d'Athéna, avait fait, par
reconnaissance pour de furtifs hommages, ce qu'apparem-
ment Athêna elle-même n'eût pas pu ou voulu faire. Aussi
est-on attentif aux communications des héros. On trouve des
ex-votos avec des inscriptions comme celle-ci : « Un tel,
pour avoir vu en songe tel héros . » Un certain Philios de
Priène bâtit un sanctuaire au héros Naulochos qu'il a vu en
songea
Tous les héros pouvant ainsi visiter et avertir les hommes,
il semble que le nombre des oracles inspirés par eux dût
s'accroître indéfiniment. Mais, le même courant d'idées qui
tend à généraliser le culte des héros s'oppose à la fonda-
tion d'oracles héroïques. Les héros ne sont plus, comme
jadis, fixés au sol par leurs reliques : ils passent à l'état de
génies aériens et mobiles qui transportent aisément en
divers lieux leur personne et leur action. Ainsi, les héros,
après avoir été en quelque sorte confinés dans les localités
dont ils étaient les patrons, soit parce qu'ils y étaient nés,
1) Voy. sur ce sujet, les Heroica de Philoslrate et les histoires édifiantes
d'Élicn.— 2) Zosim., IV, 18. — 3) C. I. Gr;ec., 2907. Lk Bas, III, 18G.
350 LES ORACLES DES HEROS
soit parce qu'ils y étaient morts, se transformaient peu à
peu en protecteurs de l'humanité, ou, tout au moins, delà
grande famille hellénique. Or, tout ce qui détache la foi des
symboles matériels et des particularités locales est fatal à la
vogue des lieux privilégiés.
Les oracles fondés sous le règne de ces théories spiritua-
listes l'ont été par réaction contre elles et se signalent, au
contraire, par un fétichisme grossier qui incorpore la vertu
prophétique à des statues. C'est le temps de ces « frères de
bronze » dont parle Perse, qui envoient des songes « purgés
de pituite » et auxquels, par reconnaissance, on fait dorer la
barbe *. Le nombre des statues à révélations et à miracles a
dû être très considérable, et chacune d'elles a pu être, à un
moment donné, l'oracle de quelqu'une Nous n'avons pas
à suivre la superstition sur ce terrain banal et illim^ité. L'o-
racle d'Abonotichos, dont il sera question plus loin, donne la
mesure de ce qu'on pouvait faire avec un instrument de ce
genre et des clients de bonne volonté.
Les véritables oracles héroïques, qui, dans l'ordre des
idées comme dans celui des temps, précédent ces inventions
de la décadence, ne paraissent pas entachés du même vice
originel et ont mieux gardé le caractère national.
Celui qui ouvre la série est l'oracle de Protésilaos, fixé à
Elasus ou Elaeussa (Éléonte), dans la Chersonèse de Thrace,
en face du promontoire Sigeion et de la Troade.
Protésilaos, le premier héros achéen qui succomba sur
le rivage troyen, était éminemment qualifié par sa touchante
légende pour devenir une ombre prophétique. On savait que,
rappelé par les prières de son épouse éplorée, il était revenu
pour quelques heures du séjour des morts, conduit par
Hermès, et la faculté de communiquer avec le monde des
1) Pers., II, '60 sqq. — 2) Cf. vol. Il, p. 129.
ORACLE DE PROTESILAOS 351
vivants paraissait ainsi mieux garantie pour lui que pour les
autres héros.
Il est difficile de dire comment Éléonte avait pu disputer la
possession de Protésilaos à Phylake, sa patrie, où il avait un
hëroon et des jeux ', ou à Skione qu'il passait pour avoir
fondée^. Ce qui est certain, c'est que l'on s'accordait à placer
à Éléonte le tombeau de Protésilaos^ et que l'héroon élevé en
ce lieu dut à un incident des guerres médiques une grande
célébrité. Les richesses de la chapelle avaient tenté le Perse
Artaycte, qui gouvernait à Sestos au nom de Xerxès pendant
l'invasion de 480. Artaycte, en représentant à Xerxès Proté-
silaos comme un Hellène qui avait été puni pour avoir en-
vahi l'Asie, fit rendre par le roi une sentence de confiscation
et se chargea de l'exécuter. Il pilla l'héroon, cultiva l'enclos
sacré et insulta le tombeau de Protésilaos en y venant faire
la débauche. Mais, l'année suivante, Artaycte, surpris et
assiégé par les Athéniens dans Sestos, expia cruellement son
sacrilège. Il fut cloué à un poteau et vit lapider son fils sous
ses yeux\ Depuis ce temps, on ne parla plus qu'avec un
saint respect de Protésilaos et de sa vengeance "^
Les richesses qui avaient excité la cupidité d'Artaycte
avaient-elles été gagnées par l'exercice de la divination, ou
bien, est-ce le bruit de cette aventure qui détermina une
affluence de pèlerins et fit créer pour leurs besoins un
oracle là où il n'y avait eu peut-être jusque là que des con-
sultations tentées isolément par les gens du pays? De ces
deux hypothèses, la seconde est de beaucoup la plus pro-
bable. Hérodote ne dit pas que la chapelle de Protésilaos fût
un oracle, et l'on sait combien il est attentif à tout ce qui
concerne la divination. Dans son récit, quand Artaycte est
1) PiNDAR., hthm., I, 83. ScnoL., ibid. — 2) Lycopor., 911. Philostr.,
Ileroic, 11, 13. — 3) Herod., IX, 116. Strab., XIII. Lycophr., S32. Tzetz.,
ibid. — 4) Herod., IX, IIG. 120. VIT, 33. — 5) Pausan., III, 4, 6.
352 LES ORACLES DES HEROS
averti du sort qui l'attend, ce n'est point par Protésilaos,
« mort et desséché dans Éléonte, » mais par un prodige vul-
gaire qu'aurait remplacé avec avantage une apparition me-
naçante du héros. Enfin, une anecdote légendaire recueillie
par Hj^gin indique qu'à l'origine les Éléontins ne devaient
point avoir d'oracle indigène. Une peste éclate dans le pays :
le roi Démiphon envoie consulter Apollon qui ordonne le sa-
crifice annuel d'une jeune fille ^ Or, dans toute cette affaire,
il n'est aucunement question de Protésilaos, qui aurait pu
au moins être honoré d'une consultation préalable. Cette
objection, d'ailleurs purement négative, peut être écartée en
plaçant le règne du fabuleux Démiphon avant la guerre de
Troie et Protésilaos; le silence d'Hérodote n'est pas non
plus une preuve positive; mais il résulte de tout cela une
certaine présomption en faveur de l'origine récente de l'o-
racle d'Éléonte.
On n'entend, du reste, parler de cet oracle que fort tard, et
Philostrate, l'hagiographe officiel des héros, est le seul garant
de son existence. Il paraît que Protésilaos fut consulté en
209 par l'athlète ^lix-. On nous le montre aussi servant de
conseil à un vigneron du voisinage, qui lui doit de bonnes
vendanges et de saines idées philosophiques ^ Ce client en
valait peut-être beaucoup d'autres ; mais il ne suffit pas à
dissimuler le vide qui a dû se faire autour du tombeau pro-
phétique en un temps où Protésilaos avait tant de loisirs.
L'oracle de Sarpédon qui, sur le rivage asiatique, aurait
été, en quelque sorte, le pendant de celui-ci, ne nous est
connu que par un texte de TertuUien '*. L'érudition de l'apo-
logiste africain n'est pas des plus sûres, et l'énumération des
oracles qu'il cite en passant n'a pas besoin d'être bien
1) HvGiN., Poct. Astron., II, AO. — 2) Piiilo>tr., Heroic, H, G. — 3) Philo-
STR., Heroic, ï, 4-7. — 4) Tertull., De A7i., 46.
ORACLE d'autolykos 353
exacte pour servir sa thèse. On ne voit pas bien comment un
héros aussi notoiremen lycien que Sarpédon, un héros dont
le corps est reporté, sur l'ordre exprès de Zeus, en Lycie *
où s'est fixé son culte, pourrait avoir eu, en dépit d'une
tradition si expresse, un oracle et, par conséquent, un tom-
beau en Troade. Le fait n'est pas impossible, mais il est
moins probable qu'une erreur de Tertullien.
Sinope avait décerné les honneurs héroïques à son cekiste,
l'argonaute Autolykos, et établi un oracle pour prendre ses
avis-. Cet oracle dut rester une sorte de conseil de famille
dévoué aux intérêts locaux et peu soucieux de clientèle
étrangère. D'autre part, la notoriété d'Autolykos dans le
monde hellénique n'était pas telle que beaucoup de pèlerins
fussent tentés de faire le voyage de Sinope pour le consulter.
La statue du héros avait été fondue par le célèbre Sthénis
d'Olynthe. Lucullus l'emporta a Rome, après l'avoir sauvée
des mains des Ciliciens au service de Mithridate. Autolykos
lui était apparu tout exprès pour le presser de prévenir les
Ciliciens et semblait ainsi se remettre à la discrétion des
Romains ^ Il est probable que la disparition du chef-d'oeuvre
de Sthénis, coïncidant avec l'affaiblissement de la foi et le
découragement des Sinopiens privés de leur autonomie, mit
fin à l'activité de Toracle, car Strabon en parle comme d'un
souvenir.
On est assez surpris de trouver chez les Eurytanes, une
tribu étolienne à demi sauvage, un oracle d'Odysseus. Ce
n'est pas qu'il y ait bien loin d'Ithaque en Étoile ; mais on
ne sait par quelles voies le culte du héros a pénétré dans le
bassin supérieur de l'Achéloos et pourquoi il y a revêtu le
i) HoM., Jliad., XVI, 6G6 sqq. Voy. ci-dessus, p. 2b7, Oracle d'Apollon Sar-
pûdonios. — 2) Strab., XII, 3, 11. iSur l'oracle hypolliôtiquc d'Apollon ;\
Sinope, voy. ci-dessus, p. 2Gi, note 2. — 3) SiRAn., ihld. Plutarcu,, I»-
cuil., 23.
23
354 LES ORACLES DES HEROS
caractère manlique qu'il n'avait pas à Ithaque même.
L'existence de l'oracle ôtolion n'oii est pas moins attestée
par Aristote, Xicandre et Lycophron'. La divination a dû
s'attacher au souvenir d'Odysseus en vertu do la solidarité
vague qui s'est établie entre le héros et la magicienne Circé.
Le fils d'Odysseus et de Circé, Télégonos, dont les aventures
avaient fourni la matière de plusieurs épopées -, passait pour
avoir été, lui aussi, un magicien et un prophète. On lui at-
tril)uait l'invention de la lécanomancie intuitive, au moyen
de laquelle il consultait à son gré l'ame de Tirésias'\ C'est la
légende de Télégonos qui a entraîné Odysseus, las de péré-
grinations, en Thesprotie et en Étolie. Le roi d'Ithaque avait
été, disait-on, envoyé par un oracle, peut-être par Tirésias,
chez les Eurytanes, et il avait péri là, dans un âge avancé,
de la main de Télégonos ''. Nous ignorons à quelles besognes
on prétendait occuper son ombre.
Le nom de Ménestheus, le compagnon d'Énée, alla échouer
sur la côte occidentale de la Bôtique, non loin de Gades. On
trouvait dans ces parages le port de Ménestheus et, a quelque
distance r « oracle de Ménestheus ■• ». Cette simple indica-
tion de Stral)on est tout ce que nous possédons en fait de
renseignements sur ce point; mais nous savons que Ménes-
\) Ap. TzETz. ad Lycopbr., 790. — 2) Il existait uno Qz'^zptù-.'; attribuée
à Musée et deux poèmes intitulés TrjXEyovfx, l'un d'Eugammon de Kv-
rène, l'autre de Kinœthon de Laconie. — 3) Tzetz. ad Lycophi-., 813. —
4) Odysseus avait, comme la plupart des héros, dos tom!)eaux en divers
lieux. On lui en connaissait un en Tyrrhénic, à Pyrgi, et un autre chez les
Eurytanes épirotes. Les mji-hographes se chargeaient de tout expliquer. On
faisait partir Odysseus de l'Épire pour la Tyrrhénie, ou mieux encore, on le
faisait tuer d'abord par Télégonos et ressusciter ensuite par Circé. De cette
façon, Odysseus arrivait ;\ survivre ;\ Circé cIlc-mAmc, tuée par Télémaque
son gendre, et à Télémaque tué par sa femme Kassiphoné, laquelle était fille
d'Odysseus et de Circé. Four achever cette promiscuité et cette confusion,
Télégonos épousait Pénélope dans les îles des Bienheureux! (Cf. Schol. ad
Lycoplir., 800. 80:;. 818.}. — 3) Stuab., HI, 1,9.
ORACLES DE LA TROADE 355
theiis était un héros très populaire dans ces régions et que
les Gaditains lui offraient aussi des sacrifices ^
Tels sont les oracles héroïques fondés sur les traditions
nationales : il ne reste plus qu'à mentionner, pour clore ce
catalogue , des oracles d'ordre inférieur, que l'on peut
considérer comme des contrefaçons des instituts créés par
une dévotion spontanée et conforme aux instincts de la race
hellénique.
La Troade n'était pas tellement acquise aux souvenirs de
la vieille épopée et à la sibylle qu'il n'y eût place sur son
sol pour des héros de fraîche date. Alexandre le Grand avait
commencé à se faire adorer de son vivant: il devint assez
facilement, après sa mort, un héros, et même un dieu.
Alexandrie de Troade l'honorait comme son œkiste, et les
trente et quelques villes qui portaient le même nom en pou- '
valent faire autant. Sa statue à Oljmipiereproduisaitl'attitude
et l'aspect de Zeus lui-même -. C'est avec une des nombreuses
statues du conquérant que la superstition populaire avait
fait l'oracle fétichiste dont parle l'apologiste Athénagore. Il
paraît que la petite ville de Parion, à l'entrée de la Propon-
tide, fîère de son grand homme à elle, le philosophe Péré-
grinus surnommé Protéo, partageait ses hommages entre
Alexandre et Protée. En tout cas, l'un et l'autre de ces person-
nages y avaient leur statue, et « la statue d'Alexandre, dit
Athénagore, passe pour rendre des oracles '. ^^ On ne voit pas
trop pourquoi la dévotion populaire, préférant une gloire un
peu banale à une réputation plus neuve , aurait plutôt
accordé le don de prophétie à la statue d'Alexandre qu'à
i) Philostr., Vit. ApolL, V, 1. — 2) Pausax., V, 2;i,I. — 3) Atiiexagor.,
Supplie, pro Christ., 20. L. FRiEDL.'ENDEn, Sittengcschichte Roms, III, 480,
me paraît s'être mépris en voyant dans ce Protée In dieu marin. Sur ce per-
sonnage ])izarre, voy. Maur. Croiset, TJn ascète païen au siècle des Antonins :
Pérègnnus Protée, 1879 (Mcm. Acad. de Monlpcliier).
356 LES ORACLES DES HEROS
l'image du fanatique auquel ses disciples voulaient élever
un temple-oracle à Oljmpie. Un cynique divinisé devait faire
un excellent oracle, capable de dire sans ménagements la
vérité à tout le monde. Alexandre eût été, au contraire, un
conseiller des mieux écoutés dans sa ville d'Alexandrie de
Troade. Mais là, toujours d'après Atliénagore, le rôle de pro-
phète et de médecin était dévolu à un héros peu imposant, à
un parvenu auquel l'adulation ou peut-être la reconnais-
sance avaient assuré l'immorLalité. « La Troade a des statues
de Néryllinos, comme Parion en a d'Alexandre et de Prêtée;
mais, tandis que les autres statues de Néryllinos sont un
ornement public, il y en a une parmi elles qui; à ce que Ton
croit, rend des oracles et guérit les malades: les Troadiens
lui offrent des sacrifices et couvrent la statue d'or et de
couronnes '... «
Tout cela est bien vague, et il est fort probable qu'Athé-
nagore ne s'est pas renseigné de très près. S'il n'avait
pas employé avec insistance l'expression -/p-^y.x-'Xs-.v « rendre
des oracles», nous aurions laissé ces statues fatidiques con-
fondues dans la foule des statues à miracles et des amulettes
de toute espèce. Elles peuvent figurer à côté de ce tronc
mutilé du « héros médecin » Toxaris qui, couché dans la
boue, guérissait encore les fiévreux d'Athènes-.
On ne mentionnera ici que pour mémoire l'oracle qu'Ha-
drien s'efforça d'établir à Abydos, en Egypte, sous le nom de
son favori Antinoos. Nous verrons, en traitant des oracles
étrangers, qu'il y eut simplement la substitution, d'ailleurs
plus apparente que réelle, du héros de cour à un dieu indi-
gène dont le culte survécut à cette tentative de dépossession.
Mais il faut, pour clore cette revue des oracles héroïques,
1) Ou ne sait qui était au juste ce Néryllinos. Friedlu>.nJcr ((6i(Z,) soupçonne
qu'il s'agit do Suillius NeruUinus, un conlemporain de Cliuide, consul en 50
ap. J.-C. — 2) l.uciAN., Scyth,.,2.
ORACLE D'ABONOTICHOS 357
faire une place à un oracle étrange, monté de toutes pièces
comme un théâtre par un charlatan effronté sous le nom
d'un héros, et qui ht assez de dupes pour obliger les oracles
les plus renommés à compter avec lui. A mesure que nous
avançons dans la décadence, nous voyons la superstition vul-
gaire occupée à ramener toutes choses à son niveau. Nous voici
descendus assez bas pour frayer avec les aventuriers et les filous.
L'oracle fondé en Paphlagonie, au beau milieu du siècle
des Antonins, par un mystificateur qui ne put lasser la cré-
dulité de ses dupes, est une des manifestations les plus pro-
bantes de l'affaissement intellectuel du monde gréco-romain
envahi par des races inférieures et travaillé de rêves mélan-
coliques. Le fondateur de cet oracle, ou plutôt, l'oracle
vivant, Alexandre d'Abotonichos, ne nous est connu que par
la biographie que lui consacre son ennemi personnel, Lucien
de Samosate '; mais le personnage est tel que Lucien eût été
fort embarrassé d'ajouter à ses vices.
Doué par la nature d'un extérieur avantageux et d'une in-
telligence souple, élevé par un sorcier compatriote et ami
d'Apollonios de Tyane, Alexandre songea de bonne heure à
tirer parti de ses talents. Il s'associa avec un Byzantin du
nom de Cocconas-; et les deux compères, trouvant qu'un
oracle bien achalandé serait d'un excellent rapport, résolu-
rent d'en établir un. Il fut décidé que le nouvel institut serait
établi à Abonotichos et placé sous l'invocation d'Asklépios,
la médecine étant à sa place en tout pays. Mais il fallait,
pour lui donner en quelque sorte l'investiture et la garantie
d'authenticité, l'autorité d'un oracle antérieur. Des tablettes
enfouies et déterrées à propos dans le temple d'Apollon à
Chalcédoine annoncèrent dans toute la région « que bien-
tôt Asklépios, accompagné d'Apollon son père, viendrait
l)Luci\N., rseiidomnnfis. — 2) Voy. ci-dossiis, p. ^Cù'>-2C)1 .
358 LES ORACLES DES HEROS
dans le Pont et fixerait son séjour à Abonotichos. » Aussitôt,
les habitants de cette ville commencent à construire un
temple pour héberger le dieu. Alexandre fit seul le reste, car
Cocconas mourut sur ces entrefaites. Il arriva dans sa ville
natale précédé de divers oracles qui le donnaient pour un
fils de Podalirios, un descendant de Persée et, par-dessus
tout, un grand prophète. Il voulut que les Abonotichiens
fussent eux-mêmes témoins de la naissance du nouvel Asklé-
pios dans le temple que leur piété lui édifiait. Pour cela, il
déposa secrètement dans la boue qui remplissait encore les
trous préparés pour les fondations un œuf d'oie dans lequel
il avait déposé un petit serpent. Le lendemain, il fait l'illu-
miné, annonce l'arrivée du dieu et court au temple, suivi de
toute la foule. « Il se fait descendre à l'endroit creusé, a la
source même de l'oracle, entre dansl'eau en chantant à pleine
voix un hymne en l'honneur d'Asklépios et d'Apollon, et prie
le dieu de venir dans la ville sous de favorables auspices. Il
demande alors une coupe ; on la lui donne : il la })longe
aussitôt dans l'eau et tire du milieu de la vase l'œuf dans le-
quel le dieu était renfermé et dont il avait eu soin do bou-
cher l'ouverture avec de la cire blanche et de la céruse.
Prenant alors cet œuf dans ses mains, il s'écrie qu'il tient
Asklépios lui-même. Les spectateurs, les regards fixés sur
ce qu'il va faire, sont tout étonnés de voir qu'il a trouvé un
œuf au milieu de l'eau. Alexandre le casse dans le creux de sa
main et leur montre le petit serpent. Les assistants, voyant
celui-ci s'agiter et s'enrouler autour du doigt du devin,
jettent de grands cris, saluent le dieu et félicitent la ville
de son bonheur. Chacun, la bouche ouverte, éclate on prières,
en souhaits do trésors, de richesses ou de santé, adressés au
dieu. Alexandre, remontant sur soji char, regagne sa de-
meure en emportant son Asklépios nouveau-né ^ » Au bout
i) LuciA.N'., Pscudoin, \i. Irad. TulboL,
ORACLE d'abonoticiios 359
de quelques jours, le nouveau-iië était miraculeusement
adulte, car Alexandre avait chez lui un yrand serpent de
Macédoine apprivoisé qui joua le dieu a merveille. La divi-
nité nouvelle reçut de son prophète le nom de Glykon,
attendu qu'Asklépios ne tenait pas à conserver son ancien
nom dans cette réincarnation.
Alors commencèrent les consultations. Alexandre employa,
à l'instar de Mallos, la méthode des questions par écrit. Il
décachetait les plis par des procédés de son invention, y
ajoutait la réponse et les rendait recachetés aux clients,
moyennant une drachme et deux oboles par oracle. Ceux qui
payaient plus largement pouvaient obtenir des oracles
« autophones, » c'est-à-dire, prononcés à haute voix par le
serpent lui-même. Une tête postiche, d'une forme quasi
humaine, dont il affublait l'animal et une sorte de tube
acoustique aboutissant à cette tète sufllsaient à produire
l'effet voulu.
Alexandre gagna ainsi de fortes sommes ; mais ses dé-
penses s'accrurent en proportion, car il eut à payer tout un
personnel d'espions, d'émissaires chargés les uns de quêter
des renseignements utiles, les autres de faire de la propa-
gande, sans compter les « associés, compositeurs et gardiens
d'oracles, les écrivains, faiseurs de cachets et interprètes,
gens, qu'il rétribuait en proportion de leur talent. » En vain
quelques Épicuriens, autrement dit, des libres-penseurs,
essayèrent de désabuser la foule : le prophète déchaîna
contre eux le fanatisme des fidèles et fit brûler les écrits
d'Épicure. Lucien faillit payer de sa vie les malins tours
qu'il joua au débitant d'oracles. La renommée de Glykon et
de son inventeur pénétra bientôt dans les pays circonvoisins,
et on en parla jusqu'à Rome. Un tétrarquc de Galatie, Sé-
vérianus, fit une expédition en Arménie sur la foi d'un oracle
autophonc et y périt. Sa déconvenue ne diminua en rien le
360 LES ORACLES DES HEROS
crédit de roracle. Mais, la foi la plus robuste qu'ait jamais
exploitée Alexandre fut celle du Romain Rutilianus, un ancien
fonctionnaire qui vint de Rome exprès pour se mettre en
quelque sorte sous sa direction. Rutilianus se laissa persua-
der qu'il avait en lui l'âme d'Achille et de Ménandro, et qu'il
vivrait cent quatre-vingts ans. Aussi perdit-il sans trop de
regret son jeune fils, et il ne se crut pas trop vieux à soixante
ans pour épouser la fille d'Alexandre. Grâce au crédit de son
gendre, le prophète réussit à se faire écouter de Marc-Aurèle
lui-même qui avait dans l'esprit comme des parties d'une
trempe plus molle, vulnérables au mysticisme. Au moment
où l'armée impériale se préparait à livrer bataille aux Mar-
comans, l'empereur fit jeter dans le Danube deux lions vivants,
et cela, pour obéir à un oracle expédié d'Abonotichos'. Les
Romains furent battus; mais le mantéion d'Abonotichos
put désormais se considérer comme un institut de premier
ordre.
Alexandre conjura le seul péril qui pût le'menacer, en fai-
sant aux oracles en renom d'aimables avances. Il lui arrivait
d'envoyer des clients à Klaros, aux Branchides, à Mallos, et
de réprimer la curiosité de ceux qui voulaient savoir si les
autres oracles étaient roellement inspirés. Grâce a ces pré-
cautions, il vit prospérer son commerce à tel point qu'Abo-
notichos, ne pouvant plus loger tous les pèlerins, put passer
pour la métropole de l'Ionie et prit, en effet, le nom d'Iono-
polis. Lorsqu'il mourut, bien avant l'échéance qu'il avait
fixée pour lui-même, ses coopérateurs se disputèrent sa
succession; mais Rutilianus « conserva â son beau-père le
droit de rendre des oracles, morne alors qu'il n'était plus. »
En suivant cette donnée, on serait arrivé â transformer
1) Voy. le t,extc (l;in.s Lucien {IbUL, 48). (,. Wolll' ;i(Lii])ue aussi ù Alexan-
dre l'oi-acle (le 1 i hexamètres conservé par Eusèbc {Prœp. Evang., V, {'.)), et
qui fiq-iiruit dans la colloclion do P()r|iliyr(î.
ORACLE D'ARONOTICHOS 361
l'établissement en oracle héroïque inspiré par l'ombre
d'Alexandre.
Mais il est probable que Rutilianus lui-même, en voyant
mourir assez jeune l'homme qui s'était promis cent cinquante
ans de vie, sentit lui échapper, à son tour, les cent quatre-
vingt ans sur lesquels il comptait, et que, l'illusion une fois
dissipée, il eut honte de contribuer à tromper les autres.
Alexandre ne paraît pas avoir eu de successeur à Abonoti-
chos. L'oracle finit avec lui, après avoir compromis assez de
gens pour prévenir un retour offensif de l'opinion contre la
mémoire de l'habile imposteur. Les dupes de cette espèce ne
se plaignent guère, parce qu'elles sont intéressées à garder
le silence.
TROISIÈME SECTION
ORACLES DES MORTS
Faculté divinatoire des ombres. — Indigence de la divination nécroman-
tique. — Les soupiraux d enfer. — Oracle d'Éphyra, en Thesprotie. —
Consultation de Périandre. — Oracle de Phigalia, en Arcadie. — Con-
sultation de Pausanias. — Oracle d'Hérakléa, dans le Pont. —
L'Averne de Cumes.
Les morts vulgaires ne sauraient prétendre aux privilèges
des héros et communiquer comme eux, à leur gre, avec les
vivants. Ils n'ont pas d'oracles particuliers, individuels, oii
ils donnent des conseils en recevant des offrandes, et oii ils
participent aux honneurs divins. Cependant, les vivants ont
parfois besoin de connaître les secrets qu'ils ont emportés dans
la tombe ou ceux qu'ils y ont appris, et la divination hellé-
nique a pourvu à ce besoin en acceptant dans ses rites un peu
de nécromancie ou nékyomancie', et en désignant pour l'évo-
cation des morts certains lieux qui sont précisément ce que
nous appelons ici, après les Grecs, « oracles des morts
(vr/.Js;xav-£Ta'). »
Les idées des Grecs sur la divination nécromantique sont
1) Voy. vol. I, p. 330-343. — 2) Les oracles des morts })ortcuL divers noms
génériques dont les uns sont une définilion abstraite, comme v£y.uo[AavT£rx,
'iu/0-otj.-jra, et dont les autres s'appliquent aux grottes ou souterrains qui
en sont l'instrument matériel, Uko-j-wux, Xxpcivzix, "Ao^vot. Nous pouvons
retenir sans inconvénient la distinction faite par Nitzscli entre v£-/.'jo[j.avT£ra
et •Vj/.o;:o[izera (Vol. I, p. 33i, \), bien quelle suppose chez les auteurs une
précision de langage dont ils ne se sont guère i)réoccupés.
364 LES ORACLES DES MORTS
restées assez conformes à ce qu'elles étaient au temps où fut
composé le XP livre de VOdyssée. Il faut, pour évoquer les
morts, se transporter en un lieu où la nature ait ouvert un
passage souterrain plongeant jusqu'aux enfers. Cette exigence,
en fixant au sol les conditions matérielles requises pour
l'exercice de ce mode de divination^ a créé les oracles des
morts, dont une doctrine plus spiritualiste se fût aisément
passée ou qu'une doctrine plus étroitement matérialiste eût
remplacée par des évocations sur les tombeaux. Ces oracles
n'ont pu avoir une vogue durable, car ils répondent a un état
d'esprit que la raison générale n'a fait que traverser. La foi
primitive enfermait l'âme avec le corps dans le tombeau :
c'était donc là qu'il fallait venir l'inviter aux colloques noc-
turnes et attendre sa visite. Les oracles héroïques représen-
tent ce raisonnement en action; car, leur rites se résument,
en fin de compte, en une « incubation » sur les sépultures
des héros. A un degré plus avancé de leur développement,
les théories relatives à l'existence d'outre-tombe supposent
un grand réceptacle souterrain des âmes, qui délaissent les
misérables restes de leurs corps pour y descendre, sous la
conduite d'Hermès. La voûte terrestre les sépare du monde
des vivants, et elles ne peuvent sortir de leur prison que par
quelques rares ouvertures. Ces « soupiraux de Pluton ou de
Charon » deviennent naturellement, sous l'influence de ces
idées, des oraoies nécromantiques. Mais la doctrine qui sépare
ainsi les destinées de l'âme de celles du corps ne saurait
s'arrêter à cette conception naïve : les ombres s'affinent : elles
tendent à devenir des souffles suljtils, des « esprits » que les
clôtures matérielles n'arrêtent plus, et, dès lors, les cvoca-
cations deviennent possibles en tous lieux et a toutes distances.
Les oracles des morts n'ont plus de raison d'être. Ainsi, ces
sources de révélation, d'ailleurs antipathiques au génie sou-
riant de la Grèce, n'attirèrent que ceux qui ne croj^aient plus
ORACLE d'éphyra 3G5
les morts dans leurs tombeaux et qui, pourtant, ne pensaient
pas qu'on piit les rencontrer partout.
Le plus ancien oracle nécromantique de l'Hellade est sans
doute l'Aornon d'Épliyra, en Thesprotie. Thyeste y était venu,
en sortant de l'horrible festin d'Atrée, demander aux morts
le moyen de se venger ', et Orphée y avait évoqué Eurydice -.
Une consultation plus authentique est celle qui fut obtenue
par les envoyés de Périandre, tyran de Corinthe et l'un des
Sages les moins estimables de la Grèce.
Périandre « avait envoyé chez les Thesprotes. sur le fleuve
Achéron, consulter les morts au sujet d'un dépôt fait par un
étranger. » Ce fut l'ombre de Mélissa qui apparut, de Mélissa
qu'il avait tuée et dont il avait outragé le cadavre. Elle
déclara qu'elle n'indiquerait rien, qu'elle ne divulguerait pas
en quel lieu était le trésor. « Car, dit-elle, j'ai froid, je suis
nue : les vêtements qu'on a mis en terre avec moi ne me sont
d'aucun usage, faute d'avoir été brûlés. » Périandre fit droit
à la requête de Mélissa et dépassa même de beaucoup ses
exigences, car il fit brûler dans une fosse les plus riches
habits de toutes les femmes de Corinthe. «Après cela, il envoya
derechef ses messagers, et l'ombre de Mélissa leur dit en
quel lieu gisait le trésor de l'étranger ^ »
Le récit d'Hérodote contient des renseignements précieux
pour l'histoire de la divination nékyomantique. On voit
d'abord que, comme les génies souterrains, les âmes des
morts sont préposées à la garde des richesses métalliques
enfouies dans le sein de la terre, et que la recherche des
trésors a dû être l'occasion d'une bonne partie des consulta-
tions. On constate ensuite que, comme dans VOdyssce, l'évo-
cation est entendue de plusieurs ombres, et que celles qui se
présentent ne sont pas toujours celles qu'on attendait.
0 Hygin., fah., 87-88. — 2) Paus.^x., IX, 30, 6. — 3) Hkrod., V, 52.
36) LES ORACLES DES MORTS
Un autre objet capital des consultations necromantiques
était l'expiation des meurtres, à laquelle les autres méthodes
ne pouvaient donner comme complément le pardon exprès de
la victime.
C'est à une démarche de ce genre que nous devons la con-
naissance de l'oracle arcadien de Phiii'alia. Le consultant
était, cette fois encore, un grand personnage historique, le
roi de Sparte et généralissime des Hellènes, Pausanias. Pau-
sanias avait, par une méprise qu'explique seul l'état troublé
de sa conscience, tué une jeune fille de Byzance, Cléonice,
qui devait servir a, ses plaisirs et qu'il prit dans l'obscurité
pour quelque individu dangereux. Poursuivi par des images
importunes, il essaya de purifications de toute espèce et
s'adressa à Zeus Phyxios, mais sans être exaucé. Il vint enfin
trouver les «psychagogues» de Phigalia, dont le ministère
no lui fut sans doute pas plus utile, car sa mort violente passa
pour être la punition de son crime '.
Nous ne savons rien de plus sur ces psychagogues arca-
diens qui paraissent avoir constitué une corporation fixée au
sol, et, par conséquent, un oracle dans le plein sens du mot.
Leur impuissance à purifier l'àme de Pausanias ne dut pas
contribuer à accroître leur renommée. Aussi, lorsque les
Spartiates eurent besoin, à leur tour, d'apaiser l'ombre de
Pausanias, ils firent venir d'Italie, probablement de Cumes,
des évocateurs plus habiles qui réussirent dans leur mission ^.
On ne dit pas que les soupiraux d'enfer que l'on montrait
à Hermione^ Lerne '', Troezene'*, Eleusis", Coronée', et le
c( seuil d'airain» de Colone*', aient été convertis en oracles
1) Pausa:^-., III, 17, 8-9. — 2) Plut., Scr. num. vind., 17. — 3) Strab.,
VIll, (■}, 12. Pausan., h, 3o, iO. — 4) Pausan., II, 30, 7 ; 37, 5. — o) Pausan.,
11,31, 2. — 6) Pausan., I, 38, o. — 7) Pausan., IX, 39, 5. — 8) Sopiiocl.,
OKd. Colon., 57. Certains l'iutonia ou Charonia consliliiaicnt non pas précisé-
ment des oracles necromantiques, mais des oracles plutonicns. Cl". vdI II,
Oracles de Tlutov, p. 370-377.
I/AYERNE DE CUMES 357
nécromantiqiies. Le fait est, au contraire, attesté pour le Té-
nare, où la légende transportait aussi les expéditions souter-
raines d'Orphée, d'Héraklès et de Thésée. C'est là que l'ora-
cle de Delphes envoya le meurtrier d'Archiloque, Callondas
surnommé Corax, faire sa paix avec l'ombre du poète \ La
psychagogie n'y fut peut-être pratiquée qu'accidentellement;
elle était en tout cas tombée en désuétude au temps de Plu-
tarque.
La ville d'Hérakléa dans le Pont croyait également possé-
der une voie conduisant aux enfers et, comme à Éphyra et
à Phigalia, un ruisseau y portait le nom d'Achéron-. On racon-
tait qu'Héraklès avait tiré par là Cerbère de sa demeure
souterraine, et l'aconit qui y croissait en abondance passait
pour avoir été vomi par le monstre ^ L'histoire se prétait
aussi bien que la légende à ces transplantations de faits.
L'expiation tentée par Pausanias à Phigalia, une autre tra-
dition la plaçait avec la môme assurance à Hérakléa''. On
peut dire que les annales de tous les oracles nécromantiques
de la Grèce se composent des mêmes traditions, transportées
purement et simplement d'une localité à l'autre.
L'Aornon ou Averne de Cumes a pourtant dépassé en célé-
brité les autres routes infernales. Un sol tourmenté par des
phénomènes volcaniques, des marécages méphitiques enclos
de sombres forêts, avaient acclimaté en ces lieux funèbres les
récits de l'autre monde. On croyait savoir que les Cimmériens
d'Homère étaient des troglodytes qui habitaient les monta-
gnes autour du lac Averne, et qu'ils avaient la garde deTora-
cle, situé sous terre à une grande profondeur. C'était là, à
n'en pas douter, qu'Odysseus était venu consulter Tame de
Tirésias. Baïos et Misénos passaient pour avoir été ses com-
\) Plut., Ser. num. vlwl, 17. — 2)Tzf.tz., ad Lycopliv., G9j. — 3) SciioL.
NiCAND., Alexiiih., 13. -- 4) Plut., Cimon, Cu
368 LES ORACLES DES MORTS
pagiions, et toute la région gardait des traces de son passage ^
On nepouvait direaujuste, cependant, ce qu'avait fait, depuis
le temps d'Odysseus, l'oracle dont le produit avait pendant
longtemps constitué un des principaux revenus des Cimmé-
riens, ni dans quels rapports il était avec la Sibylle qui avait,
elle aussi, sa grotte fatidique : on s'accordait à penser que
l'oracle avait disparu avec les Cimmôriens eux-mêmes, les-
uels avaient été exterminés par un roi du paysirrité d'avoir
été induit en erreur par l'oracle-.
Le souvenir des morts se mêlait cependant toujours, par
une affinité naturelle, a la tristesse du lieu qui pourrait
bien être le «certain endroit» où se rend Élysios de Térina,
un personnage plus ou moins fictif mentionné parPlutarque,
pour évoquer rame de son fils Euthynoos\ Tite-Live prétend
qu'Hannibal offrit un sacrifice « au lac Averne ''. » S'il voulait
inviter toutes les ombres qu'il avait précipitées dans les en-
fers à goûter le sang des victimes, le Carthaginois pouvait
sacrifier des hécatombes.
Toutes ces vieilles traditions étaient bien démodées lors-
qu' Agrippa, en coupant le bois, en ouvrant une route à tra-
vers la montagne entre le lac et la mer, enleva à l'Averne sa
physionomie lugubre. Les légendes se réfugièrent dans les
vers harmonieux de Virgile qui négligea tout ce qui concer-
nait l'antique oracle des Cimmériens pour concentrer l'inté-
rêt sur la figure de la Sibylle.
d) Strab., V, 4, o. Lycophr., (51)i-71l. Puot., s. v. "Aopvoç. Cf. Cii. Em.
Ruelle, Les Cimmériens d'Homère, lettre à M. Victor Langlois. Paris, 18o9.
— 2)DiODOR., V, 22. Strab., ib'al. — 'i) Vwt., Consol. ad ApolL, li. —
4)Liv., XXIV, 12.
QUATRIÈME SECTION
ORACLES EXOTIQUES HELLÉNISÉS
Les peuples chez lesquels prédominent les facultés intel-
lectuelles et qui sont arrivés promptement à l'âge adulte
n'ont eu qu'une fécondité religieuse très bornée. La mytho-
logie grecque, qui paraît au premier abord si prodigieuse-
ment variée, repose, au fond, sur un très petit nombre d'idées,
répond à des besoins moraux très limités et prouve que l'esprit
grec, après avoir poussé quelques reconnaissances dans les
régions du merveilleux, a renoncé de bonne heure à s'y
établir. Ce qui fait illusion sur l'infécondité relative du sen-
timent religieux en Grèce, c'est que l'on est tenté d'attribuer
à cet instinct moral ce qui est l'oeuvre de la poésie et de
l'art ou que, même après avoir réduit à de justes proportions
le travail propre de la foi, on multiplie par une synthèse ar-
bitraire la puissance de religions nées distinctes et qui n'ont
jamais été réunies en faisceau.
En Grèce, chaque cité avait son culte, ses rites et ses lé-
gendes : un petit nombre de divinités locales, attachées au
sol par une adaptation de leur biographie aux particularités
du lieu, pourvues de quelques attributs bien caractérisés,
suffisaient à contenter les aspirations fort peu mystiques des
citoyens. Le travail d'élaboration qui, des données communes
à toute la race, a fait sortir un certain nombre de types
divins s'est donc poursuivi simultanément sur divers points,
au sein de sociétés distinctes, et ce sont les divergences incvi-
370 LES ORACLES EXOTIQUES
tables produites par tous ces efforts indépendants qui ont
enrichi la mythologie synthétique. Il vint cependant un
temps où la synthèse s'opéra d'elle-même par la comparaison
des usages et des croyances, d'abord de cité a cité, puis de
peuple à peuple.
La synthèse commence par des collections de particula-
rités et finit par la fusion des éléments homogènes ou sim-
plement analogues, par le syncrétisme. Le syncrétisme
religieux, produit de la réflexion, marque l'affaiblissement
de l'imagination créatrice. Cependant, il crée lui-même, par
la condensation des idées, une sorte de chaleur artificielle
qui a entretenu quelque temps la vitalité prématurément
épuisée de la religion grecque. Provoqué tantôt par l'excel-
lence d'un type heureusement conçu qui s'imposait à l'admi-
ration ou à la sympathie, tantôt par la propagande active
d'une tribu qui exerçait, à un titre quelconque, un ascendant
moral, ce travail de concentration a réuni autour de quelques
divinités privilégiées une foule d'attributs répartis aupara-
vant entre un -plus grand nombre d'êtres surnaturels. C'est
ainsi que Poséidon a absorbé peu à peu et réduit à l'état de
pâles images presque toutes les divinités marines, et que
presque tous les mythes solaires se sont groupés pour former
l'auréole d'Apollon.
Mais ces cultes, mythes, légendes de toute sorte n'ont pu
se rapprocher ainsi sans se modifier plus ou moins par une
pénétration réciproque, de manière qu'une divinité pouvait,
en conservant son nom, perdre parfois les traits les plus ca-
ractéristiques de sa physionomie première. Ces altérations
étaient plus sensibles encore lorsque la synthèse, guidée par
des analogies latentes, combinait non plus seulement des
types homogènes, mais des puissances essentiellement dis-
tinctes. C'est une fusion de ce genre, mémorable dans l'his-
toire de la divination, qui, après avoir identifié le Dionysos
IMPORTATIONS RELIGIEUSES 371
grec et le Bacchos ou Sabazios pluygien, a fait entrer l'exal-
tation nerveuse et les tendances mystiques du culte diony-
siaque dans la sérénité de la religion apollinienne.
En grandissant et altérant à la fois les personnalités di-
vines, le syncrétisme rajeunissait, dans une certaine mesure
la mythologie nationale et la sauvait Jde l'immobilité, c'est à
dire, de la mort. Mais ce renouvellement apparent ne pouvait
réparer les pertes subies chaque jour par une religion qui
n'avait ni corps de doctrine pour la soutenir, ni caste sacer-
dotale pour la garder. Lorsque ni la synthèse spontanée de
cultes analogues, ni la fusion de religions disparates ne
suffit plus à renouveler le fond mythique qu'épuisaient, en
l'étalant au grand jour, la poésie, l'art et le libre examen,
il devait arriver ou bien que le sentiment religieux affaibli
cesserait de réclamer un nouvel aliment, ou qu'il demande-
rait cet aliment au commerce international, lequel importe
ou exporte même les idées en raison de l'offre et de la de-
mande. On sait assez que cette alternative n'offre qu'une
solution possible. Il ne s'est pas encore rencontré de peuple
chez qui l'instinct religieux ait été assez satisfait pour s'ar-
rêter définitivement à des symboles devenus immuables, ou
assez découragé par la poursuite incessante de l'idéal pour
se résigner à ses désillusions. Quelle que soit l'énergie de sa
foi, la conscience populaire pousse toujours au change-
ment, à r ce évolution », qui paraît être la loi générale des
choses.
C'est donc par des emprunts faits au dehors que la race
hellénique, une fois qu'elle eut achevé la série de ses créa-
tions et adaptations spontanées, entretint dans son sein le
mouvement religieux. A vrai dire, ces emprunts avaient
commencé longtemps avant l'époque où ils devaient être de
nécessité absolue, et l'on a déjà eu occasion de voir que le
génie grec a tiré du dehors les éléments de ses plus belles
372 LES ORACLES EXOTIQUES
conceptions mythiques. Il semble que, trop avide de clarté
pour enfanter le mystère qui est l'essence de toute religion,
il excellait au contraire à introduire Tordre, la dignité, la
beauté dans les produits incohérents d'imaginations moins
tempérées. Son Zeus tout-puissant lui venait des Pélasges ;
son Apollon, des confins de l'Asie-Mineure ; son Héraklès et
son Aphrodite, du monde phénicien ; son Dionysos, de la
Thrace et de la Phrygie. Ces types mémorables, le génie grec
les a taillés dans les symboles grossiers créés par la foi des
peuples voisins.
Mais le moment vint où la religion grecque emprunta,
sans les transformer, des cultes tout faits, des divinités de
type barbare qui prirent place à côté des dieux grecs, comme
les métèques à côté des citoyens. Elle avouait ainsi son état
d'épuisement et l'impuissance oii elle était de satisfaire à
des besoins devenus, par l'effet de circonstances spéciales,
plus pressants qu'ils ne l'avaient été durant des siècles. Dans
le long espace de temps qui sépare l'âge homérique du
siècle d'Alexandre, le polythéisme grec, à peu près fixé dans
sa forme par la théologie poétique, avait pu, sans grand
dommage, rester à peu près stationnaire. Les cités grecques,
occupées de leurs révolutions, de leurs guerres et de leur
commerce, n'avaient guère de loisirs à consacrer aux ques-
tions religieuses et se contentaient volontiers de leurs cultes
traditionnels. A partir du vii^ siècle, la physique ionienne et
bientôt la métaphysique des Éléates menacèrent d'une
prompte déchéance cette religion qui avait partout oublié
l'idée pour le symbole. Cependant, la divination avait donné
au mysticisme une impulsion parallèle assez forte pour parer
à ce premier assaut de l'esprit scientifique. La religion apol-
linienne avait habitué les Hellènes à user de la révélation, à
entrer en communication avec le monde surnaturel, et les
Oracles se multipliaient pour suffire aux exigences qu'ils
DÉCLIN DES RELIGIONS D'ÉTAT 373
avaient fait naître. Enfin, en dehors de la religion officielle
et des cultes publics, il existait des associations mystiques
au sein desquelles se développait le souci des choses de
l'âme et de la vie future, la préoccupation d'intérêts supra-
sensibles ignorés des âges antérieurs. La religion apolli-
nienne, déjà gagnée elle-même par l'exaltation bachique,
fit alliance avec les doctrines enseignées dans les Mystères
et opposa à la science libre des Ioniens une philosophie re-
ligieuse représentée plus spécialement par Pythagore et
Empédocle. Il y avait la des idées et des aspirations
nouvelles, destinées a devenir populaires le jour oii la vie
publique cesserait de tenir les esprits en haleine et leur
laisserait le temps do se replier sur eux-mêmes.
Il fallait, pour intéresser le peuple grec à ces ambitions
du for intérieur, des malheurs qui ne lui furent point épar-
gnés. La guerre du Péloponnèse afi'aiblit toutes les cités et
prépara la domination de la Macédoine. Une fois sous le
joug, les Hellènes perdirent en un instant l'énergie et l'ac-
tivité qui avait fait leur gloire. Ils se réfugièrent dans la
spéculation et le rêve. Suivant que la raison ou le sentiment
les dominait, les uns allaient à la philosophie, les autres à
la religion. Mais les anciens cultes n'avaient d'action et de
prestige que comme partie intégrante des usages de la cité :
qui se désintéressait des souvenirs et des ambitions patrio-
tiques ne trouvait plus do sens à leurs rites. Il y avait long-
temps déjà que les luttes des partis avaient commencé à
relâcher les liens de piété filiale qui attachaient l'individu à
l'État, et la conquête n'avait fait, sous ce rapport, qu'achever
l'œuvre des discordes intestines. On pouvait reconnaître le
déclin du sens civique et la prédominance croissante de l'ins-
tinct personnel au mouvement qui créait de toutes parts des
confréries religieuses, thiases,éranes, orgéons, plus ou moins
indépendantes de l'État et aspirant à échapper à sa survcil-
374 LES ORACLES EXOTIQUES
lance'. Ces associations vénéraient des dieux de tonte provc-
na,nce, Cotytto, Adonis, Sibazios, Attis, Hyôs, la Grande-
Mère... etc., et la religion officielle, mal soutenue par
l'opinion, était souvent obligée de tolérer ou de consacrer
par son approbation ces affronts faits aux coutumes léguées
par les ancêtres. A Athènes, le culte i)hrygien de Rliéa-Ky-
bôle et d'Attis, celui d'Adonis et d'Aphrodite Ourania,
avaient conquis une influence menaçante et, profitant de
leurs affinités avec les mystères d'Éîeusis, avaient forcé la
main au gouvernement athénien. On laissait pleurer à leur
aise sur la mort d'Atlis ou d'Adonis les femmes auxquelles
l'imperturbable sérénité d'Athèna ne suffisait plus. L'oracle
de Delphes lui-même paralysait, au lieu de l'encourager, la
résistance de l'État. Dès l'an 430, il avait ordonné aux Athé-
niens d'apaiser les mânes d'un métragyrte qui était venu
initier les femmes aux mystères de la Mère des dieux et
qu'ils avaient jeté dans le Barathron-. Le supplice de ce
martyr valut à la Grande-Mère un Mctroon bâti aux fr.iis de
l'État et décoré par Phidias ou par son élève Agoracrite.
Plus tard, l'oracle arrêtait les poursuites dirigées contre les
sectateurs de Sabazios et permettait à la mère d'Eschino d'i-
nitier à ce culte 3.
La Grèce soumise aux Macédoniens d'abord, aux Romains
ensuite, ne fit donc, en accueillant sans compter les reli-
gions étrangères, que suivre une impulsion déjà imprimée à
l'esprit public par l'effort inconscient d'imaginations fécondes
en désirs, stériles en ressources nouvelles. L'Egypte, que les
Grecs étaient habitués, depuis Hérodote, ù considérer comme
le sanctuaire vénérable de la tradition, ne pouvait manquer
de fournir un aliment à cet appétit moral. D'ailleurs, con-
quise par Alexandre, gouvernée par les Ptolémées, l'Egypte
\) Cf. p. FoucAnx, Des associations religieuses chez 1rs Grecs. Paris, 1873. —
2) SoiDAs, fi. V. MrjTpayûpTT)?. — 3) Cf. P. Foi'cAnT, op. cil., p. 80.
CULTES EGYPTIENS ET ORIENTAUX 375
s'ouvrait alors de toutes parts à la curiosité des Grecs et
invitait la race conquérante à l'échange des idées religieuses.
C'est ainsi qu'Isis devint en Grèce une divinité à la mode :
c'est ainsi que Sérapis se présenta aux adorations du monde
gréco-romain comme le dieu le plus approprié aux besoins
d'une époque oii Ton aimait à entasser sous un seul nom les
débris de nombreuses personnalités divines usées par le
temps. Ces cultes représentent, pour ainsi dire, une infusion
des doctrines orphiques et dionysiaques dans l'antique reli-
gion égyptienne qui les avait jadis prêtées à la Grèce.
Puis, ce fut le tour des religions astrales de l'Orient. La
religion apollinienne remonta, elle aussi, vers sa source,
suivie dans ce mouvement rétrograde par les esprits qui,
accoutumés par la domination romaine à sentir de loin
l'influence d'un pouvoir embrassant tout le monde civilisé,
cherchaient aussi au monde divin un centre unique et le
trouvaient dans le foyer même de notre univers.
Les dieux ainsi appelés à remplacer, en les résumant, les
légions de divinités locales devenues trop petites pour gou-
verner un si vaste domaine, n'ont pas renoncé plus que leurs
devanciers à se mettre en communication avec les mortels.
La révélation s'échappait à toute heure de leurs temples et
de leurs images, et les clients des anciennes divinités pro-
phétiques désertaient les oracles nationaux pour ces officines
nouvelles. L'histoire de ces instituts exotiques ne saurait
être complètement distraite de l'histoire de la divination
gréco-romaine. Seulement, il est difficile de faire un choix
judicieux entre les croyances et les rites qui ont ainsi con-
quis droit de cité dans le monde classique. Nous n'avons pas
à étudier ici les religions de l'Egypte et de la Syrie, mais bien
ceux des cultes ou des instituts divinatoires qui ont attiré
vers eux les hommages des Gréco-Romains, qui ont été pour
ainsi dire « hellénisés » et appelés à suppléer a l'insuffisance
376 LES ORACLES EXOTIQUES
des oracles fondés par les religions helléniques ou italiques.
Or, la ligne de démarcation ne saurait être tracée d'après
des points de repère fixes, et l'on risque de la placer en-
deçà ou au-delà de ce qu'exigerait une classification ordonnée
d'après un principe mieux défini.
CHAPITRE PREMIER
ORACLES EGYPTIENS
Le culte d'Isis. — Le culte de Sérapis. — Origines et caractère de Sérapis.
— Sérapis, divinité iatromantique. — Les Sérapéons égyptiens. —
Sérapéon d'Alexandrie ; consultation de Vespasien. — Sérapéon de
Canope. — Le Sérapéon de Memphis et ses reclus. — Les songes de
Ptolémée. — Oracle d'Apis. — Isis et Sérapis dans le monde gréco-
romain. — Sérapis et Asklépios : observations d'Artémidore de Daldia.
— L'oracle de Besa et d'Antinous. — Procès des clients de l'oracle de
Besa.
Ce ne fut pas au hasard que, parmi les cultes égyptiens,
les Hellènes accordèrent la préférence à celui d'Isis. Grâce
au syncrétisme panthéistique qu'avaient pratiqué déjà les
prêtres égyptiens et que les Alexandrins adoptaient comme
le terrain sur lequel la religion et la philosophie pouvaient
le mieux s'accorder, Isis était à la fois la terre, la lune, l'eau,
la lumière, la fécondité, et réunissait en elle les attributs de
Démêter, Héra, Artémis, Aphrodite, etc.. En Egypte même,
Isis, complément d'Osiris, avait pris rang au-dessus des di-
vinités locales et appartenait déjà à la religion universelle.
Son culte encourageait donc la tendance qui entraînait tous
les esprits vers des conceptions plus larges de la divinité. Il
avait encore un bien autre attrait. Il parlait de la vie future
et des pratiques propres à purifier l'âme en vue de ses des-
tinées d'outre-tombe. Osiris et Isis étaient les souverains de
l'autre monde ; et c'était pour se préparer un accueil favora-
ble dans leur royaume qu'on les vénérait sur terre. Ces
préoccupations et ces espérances, dont la religion apolli-
nienne avait accueilli comme un vague écho, que les Mystères
378 LES ORACLES EXOTIQUES
avaient répandues, que la philosophie platonicienne avait
introduites jusque dans la spéculation libre, apparaissaient
plus nettes et avec une tout autre puissance d'affirmation
dans les mythes égyptiens.
Ces mytlies devinrent plus accessibles encore à l'esprit
grec lorsque la pieuse industrie des Ptolémées eut substitué
à rOsiris égyptien, divinité protéiforme que l'imagination
grecque ne parvenait pas à personnifier, un dieu nouveau ou
tout au moins rajeuni, Sarapis, un corps grec hanté par une
âme égyptienne. ^
l) L'origine de Sérajiis et de son culte n'est pas une question des plus
faciles à résoudre. Cf. Guigniaut, Le dieu Sérapis et son origine, ses rapports,
ses attributs et son histoire. Paris, 1828 (reproduit dans le Tacite de Burnouf).
E. Plew, De Sur apide. Regiom. J868. Uebcr dcn TJrspnmg des Sarapis [sl]).
Jahrbb. f. Pliilol. CIX [1874], p. 93-96). G. Lu5I)iroso, Ricerche Alessandrine
(cap. i). Torino, 187!. .1. Krall, Tacitus wul der Orient (I Tlieil, Die Herkimft
des Sarapis. \Men. ^8^0). Les Grecs no se rendaient pas bien compte des
éléments complexes qui constituent le type du Sarapis hellénisé, et ils nous
ont légué des traditions diverses qui paraissent à première vue inconcilia-
bles. Suivant une première version, adoptée par Tacite et Piutarque (Tac.,
Ihst. IV, 83-84. Plut. De Is. et Osir. 28. Cf. Hikron. ad ann. 1731. Cyrill.,
In .Jidian., p. 13. Spanh.), un dieu inconnu apparaît en songe à Ptolémée I^"^
Soter et lui ordonne d'aller chercher son image dans le Pont. En s'infor-
mant, Ptolémée apprend qu'il y a à Sinope une statue de Zeus-Iladès ré-
pondant au signalement; et, moitié de gré, moitié de force, les Sinopienslui
cèdent la statue qui devient à Alexandrie le dieu Sarapis. D'après une tradi-
tion un peu différente (Clem. Alex. Trotrept., p. 20. Euseb., ad ann. 1738),
Sinope fait ce présenta Ptolémée 11 Philadelphe par reconnaissance, celui-ci
ayant envoyé du blé aux Sinopiens durant une famine. Une troisième version
(IsiDon. ap. Clem. \hv.\. Protrcpt., p. 14. S.yll).) fait venir Sarapis de Séleucie
sous Ptolémée III Evergète. En contradiction avec ces trois récits déjà con-
tradictoires entre eux, les « éphémérides royales » citées par Arricn {Anah.,
VU, 20, 2) affirmaient qu'Alexandre avait déjà été dévot à Sarapis, et que le
dieu avait à Bal)yl()ne un temple où allèrent prier les amis d'Alexandre
mourant/, ce qui pi'oiiverait que Sarapis est antérieur aux Ptolémées. La cri-
ti(iue, saisie du problème, s'est d'abord montrée disposée à faire peu de cas
de tous ces dires. On a l)ien vu tout d'abord — et ceci est acquis — que
Sarapis est un dieu égyptien : c'est Ilapi uni à Osiris par la mort, Osiri-
Ibipi, <»u plulnl, suivant les lois de la phonétique égyptienne, Asar-Ilapi
(Xbfjpi'jari?, ^(joô-xTAz, ilapa-t;). Quand le bo'uf Apis, incarnation de Mapi.
était niorl, on portait son cadavre du temple de Ptah dans le Sarapéon,
ORACLES ÉGYPTIENS 379
Sarapis ou, comme l'appelaient les Romains, Sôrapis, fut
doté par le syncrétisme alexandrin des attributs de Pluton,
de Dionysos, d'Hélios, puis d'Asklépios, en attendant quel'en-
c'est-à-dire, clans le cimetière des Apis. Sarapis est donc ua dieu niemphitc
que les Alexandrins auront voulu helléniser à leur manière, en pi^étendant
l'avoir fait venir de Grèce. Mais, pourquoi de Sinope? Eustalhe (ad Dion.
Perieg, 283) dit qu'il y avait à Mempliis un Iivw7;iov. ôpoç. Ce doit être une
corruption du mot égyptien Se-n-Jiapi (siège d'Apis), et c'est précisément
cette consonnancc qui a suggéré aux Alexandrins l'idée d'introduire dans
leur légende Sinope, laquelle n'a rien à voir avec Sarapis. Quand à la dé-
votion d'Alexandre pour Sarapis, c'est un simple anachronisme qui porte
aussi la marque alexandrine. Ainsi raisonnent Guigniaut, Welcker, Lum-
broso. Plew fait moins bon marché de la ti'adition. Puisque Sérapis est un
dieu égyptien, qui a pu même être porté à Babylonc, c'est bien de lui qu'il
est question dans l'histoire d'Alexandre. Un Ptoléméc l'aura hellénisé en
l'identifiant avec un Zeus-Hadès qu'il aura fait venir, pour une raison quel-
conque, de Sinope. Cette raison quelconque restait à trouver. Kvall est
parvenu à concilier et ;\ expliquer tous les témoignages anciens. Il établit,
avec la compétence d'un orientaliste, la double personnalité d'Asar-Hapi et
le caractère du Zeus-Hadès de Sinope, qui était le Baal araméen, le Bel assy-
rien (Sinope ayant été fondée par les Assyriens et occupée ensuite par les
Hellènes). L'introduction des dieux étrangers n'était pas plus rare en
Egypte qu'ailleurs, et la théologie égyptienne, habituée à reconnaître une
même âme divine sous une multitude de formes et de noms, se les assimilait
sans peine. Baal y avait déjà été identifié avec le dieu Sutech ; le Bel ou
Zeus-Hadès de Sinope pouvait y être appelé par Ptolémée et se confondre le
plus aisément du monde, quant à l'âme, avec Asar-Hapi ou Sarapis. Le fait
est-il devenu, de possible, réel? Krallfait remarquer que Tacite etPlularque
ont puisé à bonne source, probablement dans la « Sainte Bible (lepà p(6Xo;) »
ou traité de théologie égyptienne écrit sous Phiiadclphe par Vàpyis^vjç, Ma-
néthon. Ptolémée Soter désirait rapprocher sur le terrain de la religion les
deux races qu'il avait à gouverner : il ne fallait pas que l'Égyptien conti-
nuât à regarder l'Hellène comme un être impur. Le seul moyen d'aboutir
était de créer des cultes communs. Sinope n'était pas loin des regards de
Ptolémée, car la propre fille du roi, Arsinoé, possédait Héraclée, voisine et
rivale de Sinope, l'ayant reçue de son époux Lysimaque. En exigeant des
Sinopiens le colosse de Zeus-Hadès, Ptolémée humiliait un(; ville ennemie
d'Héraclée et se procurait un instrument utile qui était, par surcroît, une
belle œuvre d'art. Les théologiens firent le reste. Plus tard, Phiiadclphe
avait épousé Afsinoé; mais Héraclée avait secoué le joug de la reine, et Phi-
iadclphe, ennemi des Héracléotes rebelles, était devenu l'ami des Sinopiens.
De là, les cadeaux de blé et la ratification parles Sinopiens du marché con-
clu à regret avec Ptoléméc Soter. Sarapis devient alors propriété légitime
d'Alexandrie, et l'on s'explique que certains auteurs l'aient cru amené seu-
380 LES ORACLES EXOTIQUES
thousiasme croissant de ses fidèles le mît au sommet de la
hiérarchie céleste, à la place de Zens lui-même, ou plutôt,
à la place de tous les dieux ensemble '.
Cette vogue extraordinaire, Sérapisla dut, pour une bonne
part, à la divination. Au troisième siècle avant notre ère, la
conscience religieuse ne voulait plus de dieux muets, isolés
dans leur grandeur et dédaigneux de tout commerce immé-
diat avec les hommes : elle réservait ses hommages pour
ceux qui voulaient bien se faire les conseillers et surtout
les médecins de l'humanité. Le rôle de Sérapis était tout
tracé. Il se voua à l'iatromantique et dispensa la révélation
médicale par la méthode que l'usage avait consacrée, Toni-
romancie familière- aux divinités chthoniennes. Les oracles
de Sérapis ont été, dès l'origine, réservés à l'exercice de la
médecine surnaturelle, Isis y prenant souvent la place et le
rôle dévolu à Hygieia dans les oracles d'Asklépios.
Nous allons passer en revue les instituts de ce type, en
commençant par ceux de l'Egypte hellénisée.
Les prêtres égyptiens n'ignoraient pas l'art défaire parler
les dieux. Hérodote compte jusqu'à sept divinités égj-ptiennes
dispensant la révélation par des méthodes diverses 2, Il se
peut aussi que les desservants des temples aient été de tout
temps grands interprètes de songes : l'anecdote biblique du
Icmcnt à coltc époque. Quant au Sarapis tiré de Sélcucic par Evergèle,
c'était un Sarapis égyptien qui avait été emporté jadis par les Perses et
qu'Evergète a rapporté après ses victoires de Syrie. Le Sarapis alexandrin
étant Itien le Zeus-Hadès de Sinope et celui ci étant un Baal ou Bel, on a
pu, sans forcer les rapprochements, assimiler le Rcl-Zipour de Bahylonc
à Sarapis et faire ainsi intervenir Sarapis dans l'histoire de la mort
d'Alexandre. Cet ingénieux système ménage tous les textes et satisfait ;'i
t(udcs les vraisemblances : nous le liciidrons, jusqu'à nouvel ordre, i)our
l'équivalent d'une démonstration.
1) S'irapi Panthco (G. I. L. U, 46). — 2) Herod., Il, 83. Cf. ce que dit Hé-
rodote de l'oracle (onirnmantique?) de Boulo (Ukrod., H, l.'iojdonl il ne sera
pas question ici, l'institut élant purement égyptien.
ORACLES ÉGYPTIENS 381
songe de Pharaon montre assez quelle importance on atta-
chait en Egypte aux jeux de Timagination pendant le som-
meil. Le songe est appelé, dans un texte de la douzième
dynastie, le « message de vérité', » et les desservants des
temples se sont trouvés naturellement amenés à pratiquer
l'incubation dont les Grecs ont fait plus tard si grand usage -.
Cependant, les Égyptiens se vantaient peut-être quand ils
attribuaient à Isis l'invention de l'oniromancie médicale. Ils
citaientavec complaisanceles cures miraculeuses opéréespar
la déesse et ses apparitions aux malades ' ; mais il est étonnant
qu'ils n'aient rien dit à Hérodote de ce qu'ils racontaient avec
tant d'assurance au temps de Diodore. Hérodote rapporte que
les médecins foisonnent en Egypte et que chacun d'eux cultive
une branche spéciale de l'art '': Diodore ajoute qu'ils traitaient
les malades d'après les préceptes invariables d'un livre sacré,
et qu'ils pouvaient être condamnés à mort pour avoir innové
en cette matière ■'. Rien ne ressemble moins à la foi aven-
tureuse qui poussait les Grecs dans les temples d'Asklépios,
chaque malade ayant la conviction que le dieu allait inventer
un traitement spécial tout exprès pour lui. La médecine
égyptienne avait bien un caractère hiératique ; mais elle se
fondait sur une tradition immobilisée et non sur les chances
diverses d'une révélation incessamment active.
Il est donc possible que l'incubation iatromantique ait
pénétré en Egypte avec l'influence grecque. Isis aurait
commencé à apparaître aux malades pour prendre les habi-
tudes grecques, et Sérapis aurait suivi, en matière de divi-
nation, les traces d'Asklépios.
Le principal oracle de Sérapis en Egypte était celui d'A-
lexandrie. Les auteurs nous renseignent amplement sur les
beautés matérielles du temple et les richesses qu'il conte-
\) Apou-ma (G. Maspero ap. Records ofpast. II). —2) Cf. ci-dessus, p. 282
— 3) DiOD., I, 23. — 4) Herod., II, 8i-. — u) Uiod., I, 82.
382 LES ORACLES EXOTIQUES
nait; mais ils ne songent pas à noter les incidents vulgaires
auxquels se réduit riiisloire d'un oracle médical placé sous
l'œil d'une police bien faite. Nous ne savons si les Ptolémées
eurent recours aux conseils de Sérapis : l'histoire se tait
sur ses agissements jusqu'au jour où nous le rencontrons
en face d'un empereur romain, ou plutôt, d'un candidat
à l'empire. Il fut pour A^espasien le plus ingénieux des cour-
tisans; il lui envoya ses malades, et le prince, tout étonné
de faire des miracles, guérit en un tour de main un aveugle
et un estropiée Ces prodiges « redoublèrent chez Vespasien
le désir de visiter le séjour sacré du dieu pour le consulter
au sujet de l'empire. Il ordonne que le temple soit fermé à
tout le monde : entré lui-même et tout entier à ce qu'allait
révéler le dieu, il aperçoit derrière lui un des principaux
Égyptiens nommé Basilide, qu'il savait être retenu malade à
plusieurs journées d'Alexandrie. Il s'informe aux prêtres si
Basilide est venu ce jour-là dans le temple; il s'informe aux
passants si on l'a vu dans la ville : enfin, il envoie des hom-
mes à cheval, et il s'assure que, dans ce moment même, il
était à quatre-vingts milles de distance. Alors, il ne douta
plus que la vision ne fût surnaturelle, et le nom de Basilide
lui tint lieu d'oracle-. » Les prêtres de Sérapis, obligés d'in-
nover puisqu'il s'agissait d'une consultation extra-médicale
et d'un client sceptique avec lequel l'incubation n'était
guère praticable, se tirèrent avec esprit d'une tâche dif-
ficile.
Un siècle et demi plus tard, Caracalla, malade de corps et
d'esprit, envoya consulter l'oracle alexandrin qui fut aussi
impuissant aie guérir qu'Asklépios, Apollon Grannus, ou les
âmes qu'évoquait sans cesse le tyran en démence.
A cette époque avide de merveilleux, les prêtres de Sérapis
l) Tac, llist. IV, 81. Suet., Vcspas. 7.— 2) Tac, Ilist. IV, 82. Irad.
Burnouf.
ORACLES EGYPTIENS 383
paraissent avoir admis dans leur sanctuaire les proce'dés de
la divination intuitive, qui tendait partout à remplacer les
méthodes fondées sur l'induction et l'exégèse. Les oracles
versifiés que l'on attribue à Sérapis', tout apocryphes qu'ils
peuvent être, indiquent pourtant que le dieu passait pour pro-
phétiser en vers aussi bien qu'Apollon. Dion Chrysostome
recommande à la dévotion des Alexandrins le dieu dont la
bonté se manifeste chaque jour par « des oracles {yyr^'zii.y.)
et des songes, » le dieu dont le zèle ne se contente même
pas de « quelques paroles, » mais va jusqu'aux actes-. Enfin,
la preuve péremptoire que Sèrapis a parlé par l'organe des
extatiques se trouve dans le début du livre écrit par Porphyre
sur la « philosophie tirée des oracles, » début conservé par
l'apologiste chrétien Firmicus Maternus. « Sérapis, y est-il
dit, invoqué et s'étant logé dans un corps d'homme, répondit
comme il suit 3. » A cette incarnation momentanée de la
divinité dans le corps d'un prophète, on reconnaît, exagérés
peut-être et poussés jusqu'aux opérations théurgiques, les
rites de la divination enthousiaste.
Le Sérapéon d'Alexandrie, après avoir servi de forteresse
aux païens dans les émeutes sanglantes que provoquait de
temps à autre le conflit des deux religions, fut démoli par les
chrétiens en 391. La statue colossale du dieu fut abattue, et
les Alexandrins, voyant que le ciel ne s'écroulait pas au même
instant, comme le voulait une prédiction alors fort accréditée,
1) Voy. G. WoLFF, Porphyrii de phil. ex orne, huiir., p. 71, etc. On suppo-
sait que Sérapis avait de tout temps parlé en vers, car on citait une
réponse en hexamètres qu'il aurait faite à iNicocréon, roi de Cypre, dès le
temps du premier Plolémée (Macrob., I, 20, 17). L'oniromancie pouvait
aussi fournir des oracles de ce genre récités par des personnages appa-
raissant en songe ; mais, en général, cette « chresmologio » est le fruit de
l'enthousiasme. Cf. les Sapâ-ioç ■/yr^'^'z-ol mentionnés dans une surcharge
ajoutée à un traité anonyme d'astronomie datant du deuxième siècle avant
notre ère {Notices et extraits des manuscrits, XVIII, p. 74-7o), — 2; Dio.n.
Chrys. Orat. XXXII. — 3) Firmic. Matern., De crr. profan. relig., 13. 4.
384 LES ORACLES EXOTIQUES
se convertirent au christianisme. Les prêtres de Sérapis,
toujours prudents, donnèrent l'exemple et découvrirent fort à
propos qu'un de leurs antiques symboles, la croix ansée,
désignait clairement à leur adoration la croix du Christs
Kévêque Théophile, qui avait jeté bas le Sérapéon d'A-
lexandrie, traita delà même manière celui de Canope. Canope
n'était guère qu'à douze milles d'Alexandrie ; aussi, les écri-
vains anciens et les érudits modernes ont souvent confondu
l'oracle canopique avec l'oracle alexandrin.
Nous ne savons rien de particulier sur le Sérapis de Canope,
si ce n'est que le dieu, plus ou moins assimilé au dieu Canobos
éponyme de la cité, y avait une figure bizarre, bien différente
de la majestueuse image du Sérapis alexandrin^. L'oracle
était très fréquenté par la haute société au temps de Strabon.
« Il y a là, dit le géographe, un sanctuaire de Sarapis en-
touré d'une grande vénération et produisant des cures, au
point que des hommes de haut rang y ont confiance et y pra-
tiquent l'incubation, pour leur compte ou pour celui des
autres. Il y a des gens qui inscrivent les traitements, d'autres,
les vertus des oracles rendus ^ » S'il plaisait au dieu d'or-
donner la diète et la tempérance, à Tinstar de la vieille méde-
cine hiératique, il devait conseiller à ses clients de quitter
Canope au plus vite ; car la ville était un lieu de plaisir ou,
pour mieux dire, de débauche. L'oracle n'a point laissé de
trace dans l'histoire, à moins qu'on ne fasse événement de la
visite de Germanicus ', et nous n'entendons guère parler de
lui qu'au moment où il succombe sous l'effort du christia-
nisme.
Si le Sérapéon alexandrin, qu'un historien compare au
1) Rci-iN., Hist. Ecoles. U, 23-25. 29. — 2) La forme d'une urne, symbole,
du Nil (UuFi.N., Il, 2G). Ou voit de mrmc Isis ftr/uratam urmda faherrime
cavata (Apul., Mctum., XI, M.) — 3) Strab., XVll, 1, 17. — 4) Tac, Ann., II
00. Encore riiislorien ne diL-il pas expressément que Germanicus ait
visité et, à plus forte raison, consulté l'oracle.
ORACLES EGYPTIENS 385
Capitule \ était de tous le plus magnifique, celui de Mem-
phis passait pour être le plus vénérable et avait, à coup sûr,
un caractère plus religieux.
Le Sérapéon grec de Memphis, voisin du Sérapéon égyp-
tien, antique sépulture des boeufs sacrés, a une physionomie
originale. On sent que le vieil esprit national est ici plus
fort que l'hellénisme. Tandis que le sanctuaire alexandrin en-
fermait dans son enceinte une bibliothèque et une école de
médecine rationnelle, celui de Memphis était rempli de céno-
bites contemplatifs des deux sexes qui s'étaient engagés,
comme -Ax-oyc. ou « reclus » volontaires, au service des divinités
du lieu. Nous connaissons quelques détails de cette vie
intime par les notes et papiers divers d'un des reclus, qui
était peut-être employé au service de l'oracle -. Le religieux
en question était un Grec, Ptolémée, fils de Glaucias, qui
vivait sous le règne de Philométor et qui avait fait profes-
sion depuis dix ans déjà à l'époque où commence sa corres-
pondance, vers 1C4 avant notre ère. Ptolémée est fort préoc-
cupé. En sa qualité de « Macédonien^, » il se fait, près de
l'autorité sacerdotale et, au besoin, près du gouvernement,
le défenseur officieux des personnes du sexe attachées au
service du Sérapéon. Il est devenu, notamment, le tuteur de
deux sœurs jumelles \ Thauës et Taous, qui ont à se plaindre
de leur mère Néphoris, de leur frère et des employés du
temple. On dirait que tout le monde se ligue pour leur
nuire. Elles sont entrées au Sérapéon pour ne pas mourir de
l) Amm. Marcell., XXir, IG, 12. — 2) C. Leemans, Papyri graeci Musei anti-
rjuarii puhlici Lugduni-Batavi, 1843 (Collect. Anastasy). Letronne, Papyrus
grecs du Louvre, publiés par W. Briinct de Presles (Not. et extr. des mss.
XVIII [1863] ). Les -/.iroyoi ne sont que des hiérodules volontaires. On en
trouve dans les Sérapéons grecs. A Sniyrnc, un individu est dit EY^-aio/rfciaS
Tt~) 3£w Sxpartùi (C. I. GRiEC, 3163). — 3) Les Grecs en Egypte se faisaient
appeler Macédoniens depuis Alexandre. — 4) Probablement les jumelles que
l'on chargeait de représenter, dans les cérémonies symbol icp i es, Isis c t IVephtiiys
couvant de leurs ailes le corps d"0&iris pour le ressusciter (Cf. Vol. II, p. 283,2}.-
20
386 LES ORACLES EXOTIQUES
faim, et rintendant leur retient indûment les rations qu'on
leur doit. Ptolémée rédige pour elles force pétitions à
l'administrateur du Sérapéonetau roi lui-même '. En même
temps, Ptolémée est inquiet pour ses propres intérêts : il a
sur les bras un litige, dans lequel lui et son frère ApoUonios
sont menacés de perdre la propriété d'une maison. C'était le
cas ou jamais d'être attentif aux conseils d'en haut. Aussi,
Ptolémée consigne avec une exactitude scrupuleuse, en no-
tant le mois et le jour, les songes qui visitent les intéressés,
soit « les jumelles, » soit lui-même ou son ami Necthonbès.
Ces songes, dont nous ne possédons qu'un petit nombre-, sont
rangés par mois, de manière à grouper ceux qui ont été obte-
nus à travers plusieurs années dans le même mois. C'était là
évidemment la méthode adoptée à Memphis, méthode fondée
^iir l'influence des signes du zodiaque. Les rêves que le céno-
bite macédonien analysait avec tant de sérieux sont assez
incohérents et assez ridicules pour qu'on ne les cite pas sans
nécessité, surtout dépourvus de l'exégèse qui nous eût permis
de surprendre les théories onirocritiques en vogue au Séra-
péon de Memphis.
Les songes de Ptolémée ne sont pas, sans doute, une
preuve directe de l'existence d'un oracle oniromantique dans
le Sérapéon : mais l'association de Sérapis avec Asklépios ■'
indique bien que la divination médicale était, là comme ail-
leurs, partie intégrante du culte de Sérapis. Les Égyptiens
dont l'orthodoxie n'aurait pas voulu se plier aux innova-
1) Lktro.nne, N^s 22-49. — 2) Leemans, Papyrus C (sept songes). Letronne,
jNos 50-51. — 3) Amm. Marc, XXII, 14. L'association de Sérapis et d'As-
klépios est un luit général : les deux divinités avaient mêmes fonctions
médicales (Cf. ci-dessus, p. 275. 282. 293. 294. 301), même caractère
chtlionien, et, sauf le calathos de Sérapis, à peu près même ligure. Asklé-
pios s'acclimate [)ar là dans la mythologie égyptienne et y devient le col-
laborateur d'Hermès Trismégiste (Cf. Apl'l. Asclcpios sive clial. Ëerm. Tris-
meg.).
ORACLES EGYPTIENS 387
lions d'origine hellénique pouvaient aller au temple de
Ptali consulter le dieu Apis, dont Sérapis n'était pour
eux que le suppléant. L'oracle d'Apis est un oracle purement
égyptien et ne figure ici qu'à titre de curiosité. Cependant, il
fut consulté,, plus ou moins sérieusement, par des visiteurs
grecs ou romains. On dit qu'Apis ayant léché le manteau
d'Eudoxe de Cnide, les prêtres pronostiquèrent à l'astro-
nome une vie glorieuse, mais de courte durée '. Lorsque
Germanicus se présenta dans l'étable sacrée, Apis refusa de
manger dans sa main, et l'on sut bientôt, à la mort du prince,
ce que le bœuf avait voulu dire -. Apis était en quelque sorte
un oracle perpétuellement en activité. Il avait deux de-
meures, et, selon qu'il entrait dans l'une ou dans l'autre, les
présages étaient favorables ou fâcheux. Ces méthodes tout à
fait primitives n'étaient pas les seules par lesquelles Apis
révélât l'avenir. Il n'allait pas jusqu'à prendre la parole,
comme les bœufs dont parlent les annales de l'ancienne
Rome ; mais, les enfants qui jouaient autour de son temple
ou qui le suivaient dans les processions solennelles laissaient
souvent échapper de ces paroles fatidiques {■/Xrfio^/e:;-omina),
dont la divination gréco-romaine savait si bien tirer parti ^
Les oracles de Memphis durent échapper plus longtemps
que celui d'Alexandrie aux proscriptions chrétiennes, mais
ils ne purent évidemment survivre aux mesures radicales
prises par Narsès, qui ferma même le temple-oracle d'Isis à
Philœ, sur les confins de la Libye (555). Ce dernier institut
mérite au moins une mention en passant. Les inscriptions,
ex-votos et proscynèmes, qui y ont été relevées '', attestent
qu'il était fréquenté par les Gréco-Romains. On y rencontre
même un grand pontife et archi-prophete, Ariston, qui
1) DroG. Laert., VIII, 90. — 2) Amm. Marc, XXII, 14. Plin., VIII, 4G. —
n) Dio CuRYs. Orat., XXXII, 13. .Elian. Ilist. An., XI, 10. Pausan., VII, 22, 4,
II n'est pas jusqu'à la mère d'Apis (|ui n'ait eu ses « prophètes » (Cf. Mariette,
Méin. sur la mère d'Apis, p. 20). — 4) C. I. Gr-ec, 4894- i9i7.
388 LES ORACLES EXOTIQUES
doit être un Hellène avéré '. Isis y était associée à Sérapis
et même à Asklépios : on y trouvait donc à pou près Té-
quivalent de ce que nous allons rencontrer dans les sanc-
tuaires établis en terre grecque, et c'est sur ceux-ci qu'il
faut maintenant reporter l'attention.
]sis et Sérapis, unis par les traditions égyptiennes conve-
nablement remaniées à Alexandrie, n'ont pas séparé leur
fortune dans le monde gréco-romain -, Isis y précéda son
acolyte, à une époque où la réputation do celui-ci était en-
core ;\ faire. Le culte isiaque fut introduit d'abord dans les
ports de la Grèce par les marchands égyptiens, mais ré-
servé pour leur usage et considéré comme n'ayant rien de
commun avec les moeurs grecques. Ainsi, les Égyptiens
avaient construit un temple d'Isis au Pirée avant l'an 333.
La déesse s'introduisit de la même manière à Corinthe. Les
Grecs la prirent pour une déesse marine, à cause de la barque
symbolique qui est le véhicule traditionnel de tous les dieux
nés sur les bords du Nil.
Mais l'effervescence religieuse qui commençait à agiter les
âmes poussa les Hellènes à s'enquérir plus en détail des
enseignements de la théologie égyptienne. Leur curiosité,
aiguillonnée par des rites étranges, se changea en enthou-
siasme. Le culte d'Isis, auquel vint bientôt se joindre celui
de Sérapis, se répandit avec rapidité dans le bassin de la
Méditerranée et s'imposa même aux esprits les plus rebelles
aux idées panthéistiques. On vit les Corinthiens, qui con-
naissaient déjà risis Pélagia ou « marine, » accueillir par
surcroît l'isis égyptienne sans la confondre avec l'autre et
élever deux temples à deux Sérapis, dont l'un était celui de
Ganope, et l'autre, probablement le dieu d'Alexandrie \
\)LKmoxyK, Recueil d'inscript., U, 2(1. — 2) Voy. L. Prf.llkr, Ucher die
Aiisbreitiiuff des Isis- und Serapisdicnstcs in Gricchcnland (Bcr. d. K. SkcIis.
G. d. W. ISiii, p. d9G sqq.)- — 3) Pausax., Il, 4, G. Sérapis avait également
deux temples à Patrai (Pausan., VII, 21, io).
ORACLES EGYPTIENS 389
Isis appela près (relie Sôrapis. On ne citerait pas beau-
coup de sanctuaires où elle soit restée seule comme à
Boura, Mégare, Trœzène, Méthana et Tithorèe. Selon
toutes les apparences, Isis, vénérée isolément, n'était pas
considérée comme une divinité iatromantique : elle no
prenait ce caractère que par l'adjonction de Scrapis-Asklé-
pios.
Chaque pays, en s'appropriant ces nouveaux cultes, y
chercha ce qui pouvait le mieux s'adapter a, ses habitudes.
Ainsi, les Béotiens préférèrent généralement Osiris à Sérapis,
parce qu'ils croyaient rcconnaitre dans Osiris leur Dionysos,
auquel ils étaient très dévots; en Phocide, Tithorèe s'efforça
de reproduire les cérémonies les plus lugubres et les plus
assujettissantes du culte isiaque et ne voulut point y associer
les rites plus doux du culte sérapique ; mais, vers la fin
du troisième siècle avant notre ère, elle laissa Sérapis se
glisser, suivant ses affinités bien connues, dans le temple
d'Asklépios ^
Il est inutile de rechercher ici les traces de tous les sanc-
tuaires de Sérapis en Grèce et impossible de reconstituer
l'histoire d'un seul d'entre eux. Aristide comptait plus de
quarante Sérapéons en Egypte : il y en avait davantage dans
le monde gréco-romain, pour ne rien dire des dévotions par-
ticulières aux confréries de Sérapiastes. La Grèce continen-
tale, les îles, la côie d'Asie-Mineure, furent envahies par les
rites égyptiens. Les Athéniens, si défiants d'ordinaire à l'en-
droit des innovations religieuses, accueillirent Sérapis dès le
temps de Ptolémée Philadelpho -; ils identifièrent de leur
mieux Isis avec Démeter, prirent l'habitude, « seuls de tous
les Grecs », de jurer par Isis et finiront par se persuader que
les Eumolpides descendaient de pastophores égyptiens''. Les
I) Cf. p. Deciiarmi;, Ilir. d'immiU. inédites de. Béotlc (Aivli. miss. 1808,
p. 48;>. ol4). — 2) Pausa.n., I, 18, i. — 3) DiODon., I, 2*1.
390 LES ORACLES EXOTIQUES
processions symboliques comme celle que décrit Apulée', les
cérémonies tour à tour lugubres et joyeuses qui représen-
taient d'une façon dramatique la mort et la résurrection
d'Osiris-Sérapis, les habits de lin des prêtres, leur tête rasée,
tous symboles de pureté et de pénitence, les ablutions et
initiations, étaientmerveilleusement propres âcaptiver l'ima-
gination et les sens.
Le culte isio-sérapique pénétra bientôt en Italie. En 105
avant notre ère, Puteoli possédait déjà un Sérapéon. De Cam-
panie, les dieux égyptiens envahirent TÉtrurie, guettant
l'occasion de s'introduire dans la Ville éternelle. Ils s'y glis-
sèrent d'abord sans bruit, et, quand on s'aperçut de leur pré-
sence, ils étaient au Capitole. Expulsés à quatre reprises par
la force publique, ils se prévalurent peut-être des charmes de
Cléopatre pour obtenir des triumvirs un temple au Champ-
de-Mars (42). Le temple d'Isis Campensis se remplit bientôt
d'ex-votos encourageants pour les malades : quantité de
guérisons miraculeuses valurent à la déesse le surnom popu-
laire de Saliitaris. Elle en eut aussi bien mérité un autre, si
Ton en croit les indiscrétions des poètes erotiques - et la
scandaleuse histoire qui attira surcet inqualifiable sanctuaire
les sévérités du pouvoir. Sous le règne de Tibère, les prêtres
d'Isis reçurent d'unjeune chevalier amoureux,Décius Mundus,
une somme de 5,000 deniers pour persuader à une vertueuse
et dévote personne, Paullina, que le dieu Anubis voulait
avoir avec elle une entrevue nocturne dans le temple.
Mundus, déguisé en Anubis, prit les libertés qu'il voulut;
mais Tibère, informé de la chose, fit mettre en croix les
prêtres égyptiens et jeter dans leTibre Limage delà déesse \
La persécution donna à la religion isio-sérapique le seul pres-
tige qui lui manquât encore. Les femmes n'en devinrent que
\) Ai'UL., Mctam, XI, 8-17. — 2) Cf. TinrLL., I, 3, 27, etc. — 3) Joseph., Ant.
Jud., XVIII, 3, 4. Cf. les scandales d'Alexandrie (Rufin., H. E., ii, 2o).
ORACLES EGYPTIENS 391
plus dévouées à elle et à ses prêtres. Les Flaviens et les Au-
tonins tolérèrent d'abord, puis encouragèrent la dévotion à
la mode. Rome se couvrit de chapelles égyptiennes : Caracalla,
sectateur zélé de Sérapis, en construisit dans les quartiers qui
en manquaient. Les inscriptions nous montrent qu'il n'est
pas un recoin de l'empire oîi le culte alexandrin, propagé
par les légions, n\ait laissé des traces de son passage.
Tous les sanctuaires isio-sérapiques ont dû offrir à leurs
fidèles Tappât des révélations surnaturelles, et cela, par la
méthode en usage dans le temple d'Asklépios, par l'incuba-
tion. Cette méthode, simple et praticable en tous lieux, pou-
vait recevoir au besoin quelques modifications de détail. Ainsi,
lorsqu'Aristideva passer la nuit dans leSérapéonde Smyrne,
il obtient par voie oniromantique des indications qu'il iden-
tifie avec les « voix» et les « symboles ' ». Cela signifie ou
bien que les songes envoyés par Sérapis, dans un pays où la
divination clédonistique était à la mode ^, abondaienten allé-
gories exprimées par des paroles, ou même, que les clients
pouvaient percevoir a l'état de veille des signes fortuits qui
remplaçaient les songes ^
Si l'on compare Asklépios et Sérapis au point de vue oni-
rocritique et suivant les principes posés par Artémidore, la
vertu médicale de Sérapis est manifestement inférieure. Les
malades qui avaient lu le livre d'Artémidore, s'ils étaient
capables de calculer leurs chances, devaient préférer le fils
d'Apollon, dieu l)ienfaisant et secourable, au dieu infernal
dont les caresses même pouvaient être perfides. « Asklépios,
dit Artémidore, quand on le voit en songe, installé dans son
temple, debout sur son piédestal et adoré, est de bon augure
pour tout le monde : vu, au contraire, on mouvement ou
1) Aristid. Orat. Sacr., III. Cf. G. I. Gr.ec, 31G3. — 2) Cf. Vol. Il, i». 400,
l'oracle ûtà xXrjoivojv qui pourrait aussi bien être cet oracle de Sérapis. —
3) La consultation de Vespasien ;"i Alexandrie, rapportée ci-dessus (p. 382)
d'après Tacite, est un type du genre.
392 LES ORACLES EXOTIQUES
marcliaiit, ou entrant dans une maison, il présage maladie
et peste, car c'est alors précisément que les hommes ont le
plus besoin de lui; mais, por.r ceux qui sont déjà malades, il
annonce guérison, car le dieu est appelé Psean ou guéris-
seur' » Ses rudesses même sont salutaires. «Un individu
rêva qu'il recevait d'Asklépios un coup d'épée dans le ventre
et en mourait. Le même homme guérit, à la suite d'une opé-
ration, d'une tumeur qui lui survint au bas-ventre-. »
Sérapis, au contraire, a tout à fait l'air d'un mauvais plai-
sant. « Sarapis et Isis et Anubis et Harpocrate, eux et leurs
statues et leurs mystères, vus en songe, présagent toujours
des troubles et des périls et des menaces et des accidents
dont ils vous tirent d'une façon imprévue\ » Encore, tout le
monde ne se tire pas ainsi d'affaire. « Un individu rêva qu'il
portait autour du cou, comme un ruban, le nom de Sarapis
gravé sur une lame d'airain. Il fat pris d'une angine et mou-
rut au bout de sept jours. C'est qu'en effet le dieu passe pour
un dieu chthonien et a la même signification que Pluton; son
nom a sept lettres, et la partie entourée par le ruban est
celle où se mit le mal qui fit mourir le patient ''. » Mais voici
où la différence de caractère entre les deux divinités iatro-
mantiques s'accuse plus nettement encore. « Un individu,
souffrant de l'estomac et ayant besoin d'une ordonnance,
rêva qu'il entrait dans le temple d'Asklépios et que le dieu,
étendant vers lui la main droite, lui offrait ses doigts à
manger. Il guérit en mangeant cinq dattes; car, les fruits du
palmier s'appellent aussi doigts {oh-Az')''. » A la bonté du
dieu grec s'opposent les mystifications cruelles de Sérapis.
« Un malade demanda à Sarapis de lui secouer en songe sa
main droite s'il devait guérir; sinon, la gauche. Il rêva donc
qu'en entrant dans le temple de Sarapis il voyait Cerbère lui
\) Artemid., if, 37. — 2) Autemid., V, fil. — 3) Artemid., Il, 39. — i) Ar-
TEMiD., V, 2(i. — ;ij Autemid., V, 89.
ORACLES EGYPTIENS 393
secouer la main droite. Le lendemain, il mourut; et cela se
comprend, car, en levant la droite, Cerbère se montrait prêt
à l'accueillir, et Cerbère signifie la mort*. » Un individu rêva
que Sérapis le jetait dans la corbeille qu'il porte sur la tête.
« Il mourut, car le dieu est considéré comme étant Pluton-.»
Un autre malade, « à qui on allait faire une opération au
scrotum, s'adressa à Sarapis à ce sujet, et il lui sembla que
le dieu lui disait : « Fais-toi opérer sans crainte ; tu seras
« guéri après l'opération. » Il mourut; car on est guéri quand
on est sans souffrance. Cela devait lui arriver, attendu que
le dieu n'est ni olympien, ni éthéré, mais chthonien-^ »
Ainsi, un dieu infernal et, comme tel, peu disposé à la
bienveillance, tel était le rival que les Grecs avaient donné
au doux et compatissant Asklépios. Il est vrai que tout le
monde n'était pas de l'avis d'Artémidore, puisqu'on trouve
Sérapis identifié avec Zeus et avec Hélios, Tun, le plus « olym-
pien, » l'autre, le plus « éthéré » des dieux. Aristide associe
dans ses éloges Asklépios et Sérapis et ne commet point
l'imprudence de les comparer. Il est vrai encore que les
croyants avaient le choix libre entre ces deux médecins et
que ceux qui s'adressaient à Sérapis n'avaient pas le droit de
se plaindre. Enfin, le succès de Sérapis fùt-il cent fois plus
étonnant, il y a un fait qui explique tout: c'est que Thumanité
se lasse vite des dieux trop débonnaires.
En réalité, Sérapis, comme divinité médicale, éclipsa As-
klépios qui, limité dans ses attributs, ne pouvait avoir le
prestige d'un dieu à peu près universel. Les onirocritiques
dont parle Artémidore, Géminus de Tyr, Démétrius de Pha-
lère, Artémon de Milet, avaient réservé dans leurs recueils
la plus grande place aux « ordonnances et traitements dictés
par Sarapis '•. » On consulte môme Sérapis pour l'explication
i) AuTEMiD., V, 92. — 2) Artkmid., V, 93. — 3) Autemid., V, 9i-. — 4) Ar-
TEUID., II, 44.
394 LES ORACLES EXOTIQUES
de songes dont la science humaine ne peut pénétrer le sens'.
Élien propage de son mieux la foi en Sérapis qui lui paraît
le plus philanthrope et le plus complaisant des dieux. Non-
seulement Sérapis a guéri d'une folie surnaturelle un homme
qui avait tué un serpent sacré; non seulement il a sauvé un
homme que sa fernme avait empoisonné (;t guéri nombre de
maladies invétérées, tantôt en ordonnant du sang de taureau,
tantôt en prescrivant de la viande d'âne; mais il pousse la
bouté jusqu'à panser le cheval d'un croyant entêté dont les
prières l'importunent et le touchent-. Peut-être, en effet,
Sérapis a-t-il fait ce jour-la une besogne à laquelle ne se fût
point abaissée la dignité un peu solennelle d'AskIépios.
Isis et Sérapis sont les seules divinités mantiques que TÉ-
gypie ait fournies au monde gréco-romain. Les autres n'ont
pas quitté la vallée du Nil et n'appartiennent à l'histoire de
la divination classique que pour avoir attiré parfois l'atten-
tion de voyageurs curieux. C'est a ce titre qu'il a été question
plus haut de l'oracle d'Apis. On pourrait citer de memepnrmi
les iustruments divinatoires connus des Gréco-Romains la
statue de Memnon, dontleson mystérieux était interprété par
les amateurs de présages''. Ce phénomène bizarre, causé, dit-
on, par un affaissement du piédestal au premier siècle de
notre ère, cessa avec les restaurations de Septime-Sôvère''.
L'oracle de Besa, dans la Moyenno-Égypte, mériterait de
nous arrêter un peu plus longtemps, parce qu'il se trouve
mêlé, à deux reprises, a l'histoire des Césars romains. Anti-
nous s'étant nové dans le Nil a la hauteur de Besa, Hadrien
conçut l'idée de substituer son favori déifié au dieu Besa lui-
même, entreprise d'autant plus facile que Besa était un dieu
éthiopien encore mal acclimaté et que l'oracle d'Antinous,
i) Artkmid., IV, 80. — 2) yELiAN., lllst. anim., XI, 31-3a, — 3i C. I. Grmc,
4740. Ll'cian., rhilfips.. 33. — 4) Cf. Lktiîonnk, La. Statue vocale de Memnon
(Mém. Acad. Inscr., X, p. 258).
ORACLES EGYPTIENS 395
ayant César lui-même pour collaborateur, ne pouvait man-
quer d'être bientôt achalandé. La ville rebâtie prit le nom
d'Antinoea, Antinoopolis,Hadrianopolis, ou même, le syncré-
tisme aidant, Besantinoopolis. L'oracle fut donc désormais
l'oracle du héros Antinoiis pour les Gréco-Romains de bonne
volonté, et celui de Besa pour les indigènes. Il répondait en
vers et probablement par écrit, car les questions étaient par-
fois posées par écrit, ce qui n'exigeait pas la présence des
consultants Qux-memes. Cette méthode facile coûta cher à de
malheureuses dupes sous le règne de Constance. Une main
perfide adressa à l'empereur, qui voyait partout des com-
plots, un certain nombre de billets rédigés par les clients de
Foracle. Constance effrayé établit à Scythopolis, en Palestine,
une sorte de cour prévôtale devant laquelle comparurent des
hommes considérables, Simplicius, Parnasius, le poète An-
dronicus, le philosophe Démétrius Cythras et une foule d'in-
dividus obscurs impliqués, pour des raisons quelconques,
dans l'affaire (359) '.
Ce procès dut amener, par surcroît, la fermeture de l'oracle;
car Ammien Marcellin en parle comme d\in oracle qui «jadis
révélait l'avenir, » et cela, trente ans environ après l'éclat
dont il vient d'être question.
1) Amm. Maucell., XIX, 12, 3-17.
CHAPITRE DEUXIEME
ORACLES SYRIENS
Cultes solaires de l'Orient, — Aptitudes mantiques des dieux orientaux. —
Consultation de Vespasien sur le Carmel. — Zeus Kasios et le mont Ka-
sios. — Oracle d'Héliopolis de Syrie : consultation de Trajan. — Oracle
d'Hiérapolis. — Zeus Dolichenos et ses révélations. — Oracle de Zeus
Belos à Apamée. — Oracle de Marna à Gaza. — Oracle de Zeus Pan-
émérios à Stratonicée. — Les divinités lunaires. — Oracle de Jariboios
à Palmyre. — Oracles de Lunus à Néocésarée et à Carrhœ. — Oracle de
la Déesse Céleste à Carthage, — Oracle d'Aphrodite à Aphaca.
La diffusion des cultes égyptiens et l'installation des offi-
cines isio-sérapiques donna à la curiosité et au mysticisme
un aliment suffisant pendant près de trois siècles. Ce n'est
pas que les cultes phrygiens de Kybèle, d'Attis, de Sabazios,
les rites syriens d'Astarté et d'Adonis, toutes superstitions
dont Ijoii nombre avaient devancé en Grèce les importations
égyptiennes, eussent cédé la place à Isis et à Sérapis; mais,
gênées dans leur développement par leur multiplicité même et
flétries de bonne heure par l'impudeur de leurs ministres, ces
religions ne pénétraient pas dans le culte pul)lic ou, en tout
cas, ne pouvaient discipliner leurs devins et prophètes de
carrefour de manière à fonder des oracles régulièrement
desservis. Les agyrtes et métragyrtes avaient trop avili leur
métier pour qu'ils pussent jamais constituer un sacerdoce
mantique. Les religions qui se glissent ainsi à l'aventure dans
les masses populaires no supportent pas impunément, quand
elles le méritent, le mépris des classes élevées.
Les dogmes, les promesses, les révélations des religions
égyptiennes ont donc occupé et consolé rhcllénisme vieillis-
ORACLES SYRIENS , 39':
sant. Mais cg n'était pas pour s'immobiliser dans des habi-
tudes toujours insuffisantes par quelque endroit que la loi
avait fait ces emprunts aTÉgypte. Il n'y avait pas de raison
pour que les religions asiatiques ne fussent pas aussi mises
à contribution par Tinquiëtude qui tourmentait les âmes.
Si les Ptolémées ouvraient toute grande la vallée du Nil, les
Séleucides rapprochaient en quelque sorte de la mer Egée
le fond de l'Asie.
Les cultes orientaux — que Ton désigne ici, pour éviter toute
discussion de détail, sousle nom générique de syriens — eurent
donc aussi leur heure. Venus plus tard que les cultes égyptiens,
ils eurent, en revanche, la bonne fortune d'intéresser davan-
tage les Romains qui commençaient à se trouver, eux aussi,
dans l'état de lassitude morale où l'individu se désintéresse
des affaires publiques pour s'occuper de lui-même. Les
guerres civiles et, à la fin, le despotisme militaire furent pour
Rome^ oti il restait bien peu de Romains, ce qu'avait été pour
la Grèce la conquête macédonienne. Le calme une fois rétabli,
les passions politiques firent place au goût du surnaturel et
à la poursuite d'avantages personnels garantis par des re-
ligions qui n'étaient point celles de la cité.
Les Romains furent servis à souhait. Tous les dieux de
l'univers ambitionnaient l'honneur de faire figure dans la
grande capitale, et, le jouroii le gouvernement renonça aies
chasser, ils s'y précipitèrent en foule. A côté des divinités
égyptiennes, qui furent les premières à profiter de la tolé-
rance officielle, s'éleva toute une végétation de cultesorien-
taux, venus de Syrie et même de Perse. L'Oronte, comme dit
Juvénal, se déversait dans le Tibre.
Le culte de Mithra tient une grande place dans l'histoire
religieuse de l'empire mais ne fournit rien à l'histoire des
oracles. Sans doute, ses mystères n'allaient pas sans révé-
lations et prophéties: ses prêtres savaient, tout comme
398 LES ORACLES EXOTIQUES
d'autres, dévoiler à tout venant les secrets de l'avenir; mais,
comme Kjbèle, Mithra n'eut que des interprètes d'aventure,
perdus pour nous dans la masse des charlatans qui alimen-
taient, exploitaient et souvent partageaient la crédulité uni-
verselle.
Les cultes syriens ont affirmé d'une manière plus évidente
leurs aptitudes divinatoires. Non seulement ils ont fourni
aux Romains des prophètes, comme cette devineresse Marthe
que Marins avait attachée à sa personne '; mais ils se sont
assez adaptés aux habitudes grecques pour fonder sur leur
propre sol des oracles réguliers dont l'histoire a gardé çâ et
là quelque souvenir.
Les oracles syriens se distinguent tout d'abord des instituts
isio-sérapiquesence que le caractère mantique n'est pas telle-
ment inhérent à la personne des dieux qu'ils le portent
nécessairement avec eux partout où ils sont accueillis. On
retrouve là le principe qui a présidé à la fondation des plus
anciens oracles helléniques et qui attachait à un lieu déter-
miné la production des signes révélateurs. Ce principe, unique
barrière qui s'opposât à la multiplication indéfinie des offi-
cines de divination, avait été compromis en Grèce par l'éta-
blissement de nombreux Asklépiéons et mis à néant par l'in-
vasion du culte isio-sérapique ; mais il paraît avoir été
mieux observé en Asie. Aussi bien y avait-il réaction contre
le mouvement qui avait avili la révélation en la prodiguant-
En un temps où l'on trouvait partout des devins libres et des
temples pourvus de rites divinatoires, il n'y avait qu'un
moyen pour les oracles nouveaux de se mettre hors de pair,
c'était d'être quelque part et d^y attendre les pèlerins.
Le caractère commun de tous les dieux empruntés par le
monde classique aux races orientales est d'être des divinités
solaires. Dieu suprême pour les uns, symbole pour les autres,
1) Plutaucu., Marius, 17. Val. Max., I, 2, 3.
ORACLES SYRIENS 399
ie Soleil, foyer de l'univers et source de la vie physique,
trouvait le savant et l'ignorant également prêts à lui rendre
hommage. La Grèce l'avait jadis adoré sous le nom d'Hélioset
elle n'avait jamais complètement oublié à qui Apollon devait
ses blonds cheveux et ses flèches d'or. Les cultes syriens
ne faisaient que ramener les esprits au naturalisme primor-
dial, et les Gréco-Romains s'accoutumaient sans effort à des
conceptions qui avaient jadis été familières à leurs ancêtres.
Ils éprouvaient cependant quelque embarras à définir, par
voie de comparaison avec des types connus, les divinités
qu'ils rencontraient ainsi sur leur chemin. Ils n'étaient point
assez initiés aux finesses de la théologie astrale pour recon-
naître dans ces divers symboles des combinaisons des attri-
buts généraux dérivés du soleil et des particularités appar-
tenant aux planètes : ils remarquaient seulement que chacun
des dieux solaires avait des affinités avec Apollon et avec
Zeus ; avec Apollon comme symbole de l'astre, avec Zeus
comme lumière céleste et régulateur du monde. Aussi don-
naient-ils d'ordinaire aux dieux syriens le nom et, si l'on
avait recours à leur ciseau, les traits de Zeus, avec des attri-
buts multiples dont une bonne part rappelle ceux d'A-
pollon.
Il est inutile de faire remarquer que les deux modèles entré
lesquels oscille la personnalité vague des dieux syriens sont
les dispensateurs nés de la révélation. La théorie n'eût pas
manqué, au besoin, de justifier le foit '; et le fait est que les
dieux dont il s'agit rendaient des oracles.
On hésite à appeler un oracle la cime du Carmel. C'était un
de ces « hauts lieux » consacrés au culte du feu céleste. La
divinité qu'on y adorait ne paraît pas avoir été incorporée à
une forme saisissable et, si l'on y montait pour être plus près
1) Le soleil voit tout et sait tout : Solem quls dicere falsum Audeat? (Vinc.
Georg., I, 463).
400 LES ORACLES EXOTIQUES
d'elle, on ne peut affirmer qu'il y eût là une source perma-
nente de révélation. Quoi qu'il en soit, l'usage s'était établi
d'y sacrifier, et le privilèg-e du lieu devait rendre plus digne
d'attention les signes révélateurs fournis par les victimes.
Nous y rencontrons Vespasien avant son élévation à l'empirei
« Comme Vespasien y sacrifiait, dit Tacite, et qu'il roulait en
son âme de secrètes espérances, le prêtre Basilide, après
avoir inspecté les entrailles à plusieurs reprises, s'écria :
« Quel que soit le projet que tu médites; qu'il s'agisse de
« bâtir une maison, d'agrandir tes champs ou d'augmenter le
« nombre de tes esclaves,le destin t'accorde une vaste demeure,
« des limites reculées et une quantité d'hommes ^» Basilide
pouvait être un devin expert; mais, sansdisséquerd'entrailles,
un simple flatteur en eût dit autant.
Le mont Kasios, qui se dresse à l'embouchure de l'Oronte-,
forme comme le pendant du Carmel; il était consacré à un
Zeus du même nom et a dû être témoin de consultations ana-
logues à celle de A^espasien. Un auteur byzantin nous repré-
sente Séleucos Nicator, le fondateur de la dynastie des Séleu-
cides, sacrifiant à Zeus Kasios avec l'assistance de nombreux
devins, pour lui demander où il doit fonder une ville nouvelle.
Un aigle enlève un lambeau de chair sur l'autel et le laisse
tomber au lieu oii fut bâtie depuis Séleucie ^. C'est une légende
i) Tac, Hist. II, 78. Cf. Suetox. Vespas., 7. Si ce Basilide est l'Égyp-
tien dont il est question ailleurs (Tac. Hist. IV, 82. Cf. ci-dessus, p. 382)
la présence de ce « prêtre » ne prouve pas qu'il y eût un sacerdoce local.
— 2) Strab., XVI, 1,-12; 2, 5. Pux., V, § 80. Dionys. Perieg., 901. Il y avait
un autre mont Kasios et un autre Zeus Kasios dans le delta du iNil, à l'est
de Péluse. On avait enseveli là le grand Pompée (Lucan., Phars. VIII, 8o7)
et cette circonstance valut à Zeus Kasios une certaine notoriété dans le
monde romain. Rien ne s'oppose, ce semble, à ce que, de part et d'autre,
Z. Kâato; ait été identique au Z. Kacio;, dieu tonnant et belliqueux que nous
savons avoir été adoré en divers lieux Iiors do Carie. Les deux noms ne ''
dilIV-rent que par dos consonnes (jui se subslilucnt aisément l'une à l'autre.
Pline corniaît encoi'c un mont Kasios en Arabie (Plin., V, § fio. G8). — 3) Jo.
Malalas, Chrono'jr., [>. 199 éd. Bonn. Il s'agit ici de ScleuciaPieria. Séleucos
recommence sur le mont Silpios, en invociuant Zeus Kéraunios.
ORACLES SYRIENS 401
comme on en rencontre x^artout dans les compilations des
basses époques, et qui eût été aussi bien à sa place dans les
traditions d'Antioche.
Avec le Zeus solaire d'Héliopolis ^, nous abordons enfin le
groupe des titulaires d'oracles. La « ville du Soleil » appelée
en sj^iaque Baalbek, séjour de Baal, était située dans la
vallée qui sépare le Liban de l'Antiliban, a peu près à moitié
chemin entre Byblos et Damas. Une tradition prétendait que
le dieu y avait été amené de la ville liomonyme d'Egypte -,
tant on était habitué à rapporter à l'Egypte l'origine des
civilisations et des religions.
Nous possédons quelques détails sur les rites divinatoires
usités à Héliopolis. On y voit percer le fétichisme. « La statue
d'or du dieu, dit Macrobe, est portée sur un brancard,
comme on porte les statues des dieux dans la pompe des jeux
du cirque ; et, généralement, les porteurs sont les grands du
pays, la tête rasée et purifiés par une continence prolongée.
Ils sont mus par un esprit divin et vont, non pas où il leur
plaît, mais où le dieu les pousse, absolument comme nous
voyons à Antium les images des Fortunes se mouvoir pour
donner des réponses ^. » Évidemment, dans cette méthode,
qui rappelle d'assez près les rites de l'Ammonion '■ et ceux
que nous allons rencontrer à Hiérapolis, l'on tirait de la
marche du cortège, de l'attitude, du balancement de la statue,
des indications que l'on pouvait ensuite formuler en langage
humain, prose ou vers.
i) D'après Macrobe, il y avait à Héliopolis un Zeus-Hélios, armé de la foudre,
mais de visage imberbe, et un Apollon barbu portant à la main une lance
et sur la tète le calathos, comme Sérapis (Macr., Sat., I, 17, 6G). On est
tenté de croire que Macrobe s'est mépris et qu'il a donné à Apollon la barbe
de Zeus. Mais, le fait se trouvant reproduit à Hiérapolis (voy. ci-dessous,
p. 403), il faut croire que les attributs solaires n'étant complètement repré-
sentés ni par l'un ni par l'autre type, on adoptait les deux à, la fois.
— 2) LuciAN., Bea Syr., o. Macu., I, 23, 13. — 3) Macu., ibid. — 4) Voy.
vol. il, p, :-;47.
402 LES ORACLES EXOTIQUES
L'oracle acceptait les consultations par correspondance. Il
eut, vers 114, l'honneur d'être consulté par Trajan qui allait
commencer sa campagne contre les Parthes. « Comme ses
amis, qui avaient éprouvé très-sérieusement le pouvoir du
dieu et avaient une foi très-ferme, l'engageaient à consulter
touchant l'issue de l'entreprise, l'empereur agit à la romaine,
en essayant d'abord la valeur de cette croyance et se met-
tant en garde contre la supercherie humaine. Il ejivoya
d'abord" un pli cacheté en demandant la réponse. Le dieu se
flt apporter du papier, le fit cacheter en blanc et envoyer, au
grand étonnement des prêtres qui ignoraient la singularité
de la missive impériale. Trajan, au reçu de cette réplique,
fut frappé d'une admiration extrême, car il avait, lui aussi,
adressé au dieu une lettre en blanc. Alors, par une autre
lettre, écrite cette fois et cachetée, il demande s'il rentrera
à Rome après la guerre. Le dieu fit prendre parmi les ex-
votos consacrés dans le temple un cep de centurion, le fit
diviser en tronçons qui furent ensevelis dans un suaire et
emportés. On vit l'accomplissement delà prophétie à la mort
de Trajan, lorsque ses ossements furent apportés à Rome :
car les tronçons signifiaient les restes mortels, et la vigne
indiquait révénement futur '. »
Si l'anecdote est authentique, elle montre que les empe-
reurs se laissaient parfois aller à encourager, dans un mo-
ment de faiblesse, des institutions que l'État tenait avec
raison pour suspectes. Antonin bâtit au Zeus d'Hôliopolis un
temple magnifique. L'oracle, dont on n'entend plus parler,
dut atteindre sous les empereurs syriens l'apogée de sa pros-
périté et tomber en décadence sous les empereurs chrétiens.
La lutte religieuse fut vive à Hcliopolis. Les habitants, au
dire de Théodoret, ne pouvaient supporter qu'on prononçât
devant eux le nom du Christ, et, lorsque les démolisseurs de
1)Macrob., I, 23, li-lo.
ORACLES SYRIENS 403
temples vouliirent abattre le sanctuaire du Soleil, ils le dé-
fendirent à main armée ^ Ils purent sauver l'édifice, mais ils
ne purent sans doute conserver à l'oracle le droit de parler,
car il était prudent de se taire sous Théodose. Cependant,
telle est la force de l'habitude et des souvenirs qu'au vi^ siècle
le dernier des néoplatoniciens, Damascius, passant par Hé-
liopolis, y trouva encore comme un diminutif de l'oracle
disparu. La statue d'autrefois était remplacée par une de ces
pierres de foudre ou bétyles qui sj'mbolisaient le feu céleste.
« Le prêtre Eusèbe, dit le voyageur, nous montra des lettres
incrustées dans lapierre.C'estaumoyen de ces caractères qu'il
rendait au consultant l'oracle demandé. De plus, la pierre
rendait un son, pareil à un souffle léger, qu'Eusèbe inter-
prétait -.... » On trouvait beaucoup de bétyles dans le Liban
et les ventriloques comme Eusèbe n'étaient pas rares; mais
ce devin obscur mérite d'être cité en passant comme héritier
d'un oracle jadis illustre qui avait compté parmi ses clients
un empereur romain.
Au nord de la Syrie, non loin de l'Euphrate et sur la route
d'Antioche à Carrhee, le culte solaire avait créé un centre
religieux pourvu de rites divinatoires analogues à ceux d'Hé-
liopolis. Le dieu principal d'Hiérapolis^ la « ville-sainte »,
était le Soleil sous la forme de Zeus, associé à la déesse lu-
naire Atargatis et symbolisé une fois de plus par un Apol-
lon barbu, analogue à celui d'Héliopolis. C'était la statue
d'Apollon qui rendait des oracles. La méthode, telle qu'on la
reconnaît à travers les exagérations malicieuses de Lucien,
est celle de l'oracle héliopolitain. « L'Apollon syrien se
meut tout seul et rend lui-même ses oracles. Voici comment.
-1) Theodor., llist. Ecoles., IV, 19. Le diacre Cyrille, qui avait renversé les
idoles du temps de Constance, fut massacré sous Julien par la populace
héliopolitaine qui aurait même, ù, eu croire l'historien, mangé sou foie
(Theodor., m, 7). — 2) Dauasc. ap. Phûx., Bibl., p. 3i8 a. 28.
404 LES ORACLES EXOTIQUES
Quand il veut parler, il commence par s'agiter sur son trône.
Aussitôt, les prêtres l'enlèvent. S'ils ne l'enlèvent pas, il
sue et s'agite déplus en plus. Lorsqu'ils le transportent sur
leurs épaules, il les fait tourner sur eux-mêmes et passer
d'un endroit à un autre. Enfin, le grand-prêtre se présente
à lui et lui adresse toutes sortes de questions. Si le dieu
désapprouve, il recule ; s'il approuve, il fait marcher les
porteurs en avant et les conduit comme avec des rênes '. »
On faisait remonter l'origine de ce culte jusqu'aux temps fa-
buleux; mais on attribuait la construction du temple a Stra-
tonice, une reine qui a, elle aussi, sa légende. Hiérapolis
était un lieu de pèlerinage très-fréquente ; nous ne savons
à quelle époque a commencé sa décadence.
On trouvait sur l'Euphrate même, à Niképhorion, un culte
d'un caractère plus hellénique, celui de Zeus Niképhorios.
La ville était une place forte bâtie par Alexandre et achevée
par Sôleucos Nicator. Nous ignorons dans quelle mesure le
culte grec s'est associé aux religions indigènes et comment
fonctionnait l'oracle de Zeus. Il n'est question de cet oracle
que dans V Histoire Auguste, à propos d'Hadrien. « Ce prince,
dit son biographe, eut le pressentiment de Tempire auquel il
allait être élevé par une prophétie émanée du temple de
Jupiter Nicéphorius, prophétie que le platonicien Apollo-
nius Syrus a consignée dans ses livres -. »
Dans la Syrie septentrionale ou Comagène, la ville de Do-
liché, ignorée de Strabon et célèbre au temps des Antonins,
dota l'empire d'un c Jte destiné à une très-grande vogue ^
\) LuciAN., Bea S>j)\, 30, Irad. Tall)ol. — 2) Spartian., Hadrian., 2. — 3) Cf.
G. Seidl, Ueber dm BollchcnuscuU. Wien. 1834. Nachtrœgliches iïhcr dm
DolichcnuscuU. IS.'ii- (Sitzbcr. d. Wiou. Akad, Pliilol. Hist. CL XII). C. L.
ViscoNTi, I)i alcwil monummti dcl cidto dolichcno dissrppclllti suW Esquilino
(Bull. arch. niunicip. III, p. 204-220). F. Hkttxer, De Jove Dolichmo. Bonn.
1877. A ce propos, et pour ne pas ouvrir un chapitre spécial, nous meu-
tiunucrons un culte qui eut aussi sou moment de \ogue dans l'empire, celui
ORACLES SYRIENS 405
En effet, le Zeus solaire de Doliche, arme delà liache de fou-
dre et portant l'armure du légionnaire romain, conquit sans
peine les sympathies des armées romaines qui portèrent son
nom jusqu'au fond de la Bretagne; et, d'autre part, ses affi-
nités avec Sérapis, les aptitudes médicales qu'il avait dû. ré-
véler à Doliclié où existaient des eaux thermales, le firent
associer aux divinités iatromantiques, Asklépios et Hygie.
Jupiter Dolichenus est, comme Sérapis, de ces divinités
qui possèdent la faculté divinatoire à titre personnel et la
portent partout avec elle. Nous ne pouvons affirmer qu'il y
ait eu à Doliché un dispensaire de révélations; mais il paraît
que Rome tirait bon parti des aptitudes du dieu. Les itiné-
raires du IV® siècle mentionnent un Dolocenum situé dans la
treizième région, entre l'Aventin et le Testaceus, sans
compter des chapelles surl'Esquilin et le Cœlius'. Des ins-
criptions trouvées sur l'emplacement de ces sanctuaires in-
diquent que le dieu avertissait, probablement en songe, ses
fidèles de ce qu'ils avaient a faire pour mériter ses faveurs 2,
et l'on ne voit pas pourquoi, en un temps où l'incubation était
devenue une méthode banale, ceux qui étaient curieux de ses
conseils ne seraient pas venus les chercher dans son temple.
Autant qu'on peut en juger, la période durant laquelle le
culte de Jupiter Dolichenus fut populaire est comprise entre
l'époque des Flaviens et le règne de Constantin.
C'est sous les empereurs syriens que nous entendons parler
d'Apollon Grannus, originaire do Dacie (C. I. L. III, 5870. 1)881... de).
Caracalla le consulta au cours de ses pèlerinages (Dio Cass., LXXVII, Io, et
ci-dessus, p. 382), ce qui indique qu'il pouvait, lui aussi, rendre des oracles.
— 1) H. Jordan, Topogr. cl. Siadt Rom. Il, p. 502. F. Hettxer, p. IG-IO. — -
2) C. 1. Gr.ec. 5937. Orelli, 2:'>0't. Bidlctt. îndit. archeoL, 18GI, p. 179. On y
retrouve les expressions consacrées : xaxà xéXsuaiv — exjiissu, qui indi({uent
d'ordinaire des révélations faites en songe : ex praecepto I. 0. m. I). (C.
I. L. VI, 406. 408) ex jimu I. 0. m. D. (ihid. 407. 4H) : jusso lovis Dolycheni
{Ibid. 367). De même dans les provinces : ex jusso [C. I. L. III. 3008) ex visa
(C. I. L. V, 1870) ex vwnilu (C. I. L, Vil, 98).
4Ô6 LES ORACLES EXOTIQUES
de l'oracle de Zens Belos à Aiiamée en Syrie. Apamée avait
déjà fourni au monde romain le thaumaturge et prophète
Eunoos, qui fat le principal promoteur de la re'volte des
esclaves en Sicile; mais cela ne veut pas dire qu'Eunoos se
soit formé dans son pays au métier de révélateur. D'après
Dion Cassius, Zeus Belos prédit à Septime-Sévère son éléva-
tion à l'empire et, plus tard, les tragédies sanglantes qui de-
vaient amener l'extinction de sa dynastie \ Ces réponses,
plus ou moins apocryphes, sont versifiées : on n'en peut rien
conclure relativement au mode de divination employé à Apa-
mée. Si l'on en croit le même historien, l'oracle prédit encore
à Macrin le sort qui l'attendait ^ Ce sont là dé ces prophéties
que l'on faisait volontiers après coup et qui servaient de
« réclame » aux oracles de qui elles étaient censées émaner.
Avec Jupiter Dolichenus et Belus nous approchons de plus
en plus du type de Zeus. La ville de Gaza en Idumée possé-
dait un culte que les Hellènes assimilaient à celui du Zeus
crétois-\ Le dieu de Gaza s'appelait, dans la langue du pays,
Marna, c'est-à-dire «Seigneur.):» Il ne nous est connu, lui et
son oracle, que par un incident emprunté à l'histoire reli-
gieuse du iv siècle de notre ère. Marcus-le-Diacre raconte
que quand son maître, l'évêque Porphyre, entra à Gaza, les
païens « sur la foi de Marna» l'accusèrent d'être la cause de
Ja sécheresse exceptionnelle qui régnait cette année-là'. Por-
phyre eût été fort embarrassé de prouver le contraire; mais
il obtint d'Arcadius que le temple de Marna fût fermé. En-
core que l'empereur eût, à ce qu'il paraît, toléré des consul-
tations clandestines. Marna ne se faisait pasillusion. « Depuis
que Séropis était devenu chrétien, dit saint Jérôme, Marna,
enfermé dans son temple, pleurait sa solitude et tremblait,
1) Dio C.vss., LXXVIII, 8. — 2) Dio Cass., LXXVIIl, 40. Zonar., Ann.
XII, 13. — 3) Steph. Byz., s. v. Tit^x. — 4) Act. BoUand., Fcbniar. III, p. 034
[XXVI Febr.].
ORACLES SYRIENS 407
attendant à chaque instant qu'on vînt aussi l'abattre '.» Il fut
abattu en effet par ce même Porphyre, devenu son emule en
divination. Lorsqu'Eudoxie eut donné un fils â Arcadius,
Porphyre se vanta d'avoir prédit révénement et obtint ainsi
de l'empereur tout ce qu'il voulut. Or, il gardait rancune à
Marna et le lui lit l)ien sentir.
L'oracle de Stratonicée en Carie est un produit curieux du
syncrétisme qui a rapproché, sans pouvoir les confondre en-
tièrement, des symboles grecs, égyptiens et sémitiques.
Fondée au commencement du m'' siècle avant notre ère par
Antiochus P% au moment oii le culte de Sérapis avait encore
tout l'attrait de la nouveauté, Stratonicée se composa une
religion locale en empruntant à Ja tradition grecque le nom
de Zeus, à l'Egypte hellénisée le type de Sérapis, et aux habi-
tudes orientales les attributs solaires. Ceux-ci furent répartis
également entre Zeus, devenu Zeus Pancmérios, et Sérapis,
devenu Zeus-Hélios-Sérapis-.
Les deux divinités, ainsi différenciées par un caprice
théologique, étaient vraisemblablement réunies dans le même
temple, le Sérapéon, mais ne confondaient pas leurs préro-
gatives mantiques; de sorte que les deux oracles juxtaposés
pouvaient être considérés à volonté ou comme des rivaux de
même compétence ou comme des associés de spécialité diffé-
rente. Une inscription qui paraît dater du règne de Valérien
ou de Gallien rapporte une consultation officielle demandée
par la ville de Stratonicée, après avis de Sérapis, à Zeus
Panémérios. Par conséquent, l'oracle de Sérapis, interrogé
en premier lieu par la méthode peu solennelle de l'incuba-
tion, avait décliné sa compétence et renvoyé les consultants
à son parèdre. Voici le texte du document: «Consultation de
Zeus Panémérios. La ville, selon que l'a ordonné Sérapis
lui-même, demande, par l'organe de Philocalos II, économe,
i) HiERONYM., Epist. 57. — 2) C. I. Grjx., 2717. Cf. 2715.
408 LES ORACLES EXOTIQUES
si les Barbares viendront ravager la ville ou la contrée pen-
dant l'année qui commence. Le dieu a répondu : «Vous voyant
« à l'œuvre, je n'ai pas à chercher la raison de cela: car, je
« ne m'apprête pas à ravager votre ville, ni à la faire de
« libre esclave, ni à lui enlever quelque autre de ses biens'.»
LesStratonicéens pouvaient dormir en paix sur la foi d'un
pareil oracle; mais, si les Barbares étaient venus, le dieu
n'avait qu'à s'en référer à la lettre de sa réponse pour prou-
ver qu'il n'était pas l'auteur du dégât.
Le culte des divinités lunaires est généralement associé,
m.'ùs subordonné à celui des dieux solaires. Ainsi, dans tous
les oracles syriens dont nous avons parlé, la lune est repré-
sentée par Atargatis : elle l'était, à Stratonicée, par Hécate.
Les deux types divins sont considérés comme complémen-
taires l'un de l'autre. On rencontre cependant en Orient des
cultes qui donnent au type lunaire le sexe masculin et l'affran-
chissent ainsi de toute subordination naturelle au type so-
laire ^.
Tel était à Palmyre le culte du dieu lunaire Jaribolos ou
Aglibolos qui, égal ou supérieur en dignité au dieu solaire
Malachbelos, est appelé dans une inscription le « dieu tuté-
laire des Palmyréniens^» Il est permis de supposer tout
d'abord, par voie d'analogie, que Jaribolos remplissait à Pal-
myre les mêmes fonctions que le Soleil a Héliopolis, c'est-à-
dire qu'étant le patron des Palmyréniens il était aussi leur
conseiller. Cette présomption est confirmée par le certificat
de civisme que Jaribolos décerna, en l'an 242 de notre ère, à
\) C. 1. Gn.Kc,, 2717. 2) Une croyance bizarre, rapporlce par Spar-
tien, voulait que ceux qui avaient foi au sexe masculin de la Lune fussent
des maris obéis, tandis que les autres étaient condamnes à être des maris
obéissants (Spartian., CaracaUa, 1). La lune étant restée du féminin dans
liresque toutes les lanfrucs, la conclusion ;\ tirer fournirait un supiilément à
la sixième satire de Juvénal. — 3) C. L Gr.ec, 4302.
ORACLES SYRIENS 409
un certain Julius Aurélius Zenobius'. Il y a lu une trace évi-
dente de révélation régulière et officiellement reconnue. Ce-
pendant, l'oracle de Jaribolos ne devait pas inspirer une
grande confiance, car on voit les Palmyréniens consulter à
plusieurs reprises, et pour des affaires graves, l'oracle d'A-
phaca2.
La capitale du Pont Polémoniaque, qui avait porté tour à
tour les noms de Cabirae, Diospolis, Sébapte, et qui, depuis
le règne de Néron, s'appelait Néocésarée, possédait aussi un
temple du dieu Mén ou Lunus, pourvu d'un domaine et de
nombreux hiérodules. La divination, traditionnelle ou non,
s'était naturellement implantée dans un milieu aussi favora-
ble, et ce fut, selon toute probabilité, au dieu Lunus qu'eut
affaire le thaumaturge chrétien, Grégoire, dans une circons-
tance relatée par son biographe et homonyme, saint Grégoire
de Nysse.
Grégoire-le-Thaumaturge, étant revenu à Néocésarée sa
patrie après avoir assisté au concile d'Antioche (268), se pro-
menait aux environs de la ville lorsque, surpris par la nuit
et par un orage, il entra dans un temple. «Ce temple était
des plus renommés, et il y avait là un commerce visible des
démons avec les néocores, commerce qui produisait certaines
réponses prophétiques. » Le saint, pendant la nuit, expulsa
les démons, et le lendemain, lorsque le néocore voulut va-
quer aux soins du culte, ils lui apparurent, lui disant que le
nouveau-venu leur avait fermé le temple. En vain, le néocore
redoubla de sacrifices; il fut obligé de s'adresser à Grégoire
qui, n'étant pas fâché de constater par une contre-épreuve
la dépendance des mauvais esprits vis-ii-vis du vrai Dieu, lui
donna un billet contenant ces mots : « Grégoire à Satan. En-
tre î » Moyennant quoi, l'oracle reprit haleine-'.
d) C. 1. Gr.ec, 4483. Cf. A7i7ial. Instit. arch. 18G0, p. 423. — 2) Zosim.,
I, o8. — 3) Grkg. Nyss., III, p. 913-91G. Migne.
410 LES ORACLES EXOTIQUES
Le culte do Luiius, accompagné de rites divinatoires, se
retrouve encore à Carrlise en Mésopotamie. Il nous est connu
par la dévotion de Caracalla, grand solliciteur d'oracles, qui,
au moment de reprendre la guerre contre les Parthes, vint
exprès d'Édesse à Carrliœ « en considération du dieu Lunus \ »
sans prévoir qu'à moitié chemin il serait assassiné par ses
officiers.
La Lune des Sémites apparaît enfin avec son sexe ordinaire,
sous la forme d'Ourania ou Déesse Céleste 2, à Carthage. La
déesse, identique â Atargatis, Astarté et autres congénères,
eut aussi son oracle quand la mode le voulut. Elle choisit
pour interprètes les femmes qui se consacraient a son ser-
vice, et il est possible que celles-ci aient imité de leur m.ieux
l'enthousiasme des pythies ^ L'oracle était assez renommé au
temps d'Antonin pour que le proconsul d'Afrique lui fît d'or-
dinaire une visite officielle en prenant possession de sa pro-
vince. Si l'on en juge par l'exemple cité, la déesse se permet-
tait des prophéties politiques assez dangereuses''. Aussi
n'est-on pas étonné d'apprendre que, durant son proconsulat
d'Afrique, Pertinax « eut à supporter nombre de séditions
causées par les prophéties de ces femmes qui sortent du
temple de la Déesse Céleste"'.»
Cet oracle, qui aurait pu périr victime de son imprudence,
dut au contraire sa perte à l'affection passionnée d'Hélioga-
bale pour la déesse. Héliogabale voulut donner à son dieu
Soleil la Lune pour épouse. Il fit donc venir à Rome la statue
de la Vierge céleste de Carthage qui dut, bon gré, mal gré,
épouser Elagabal*"'. Jadis, évoquée par les Romains au cours
des guerres puniques", elle avait dû se transporter en esprit
i) Spartian., Caracalla^ 6. Julien sacrifie en grande pompe à Carrhce
(Theodorkt., h. E., IV, 21). — 2) Dea Cxlcstis, Vii'QO Cxlcslis, Juno Cxlcstis.
— 3) Vatcs cxlcstis apud Carthaginem, t/uœ dco rcplcla solet vera cancre
(Capitolin., Macrin. 3). — 4) Capitolin., ihid. — o) Capitolin., Pertinax, 4.
— 6) Herodiax., V, g. Dio Cass., LXXIX, 12. — 7) Skrv., JEn., XII, 8ii.
ORACLES SYRIENS 411
sur les bords du Tibre. Cette fois, la mesure était autrement
énergique : on y apportait son corps. Aussi, l'inspiration pro-
phétique disparut de son temple avecla statue; du moins, on
n'entend plus parler de l'oracle de Carthage. Saint Augustin
lui-même, qui eût volontiers saisi Toccasion d'attaquer de ce
chef les païens de Carthage, parle de la Vierge Céleste et des
turpitudes de son culte ' sans faire une allusion quelconque
à son oracle alors parfaitement oublié.
La déesse de Carthage, souvent identifiée par les Romains
avec Junon, ressemblait tout autant à l'Aphrodite grecque, et
c'est elle encore que l'on reconnait dans le type à demi
hellénisé de l'Aphrodite adorée à Aphaca, entre Byblos et
Héliopolis.
Aphrodite avait là un oracle hydromantique dont les rites
bizarres rappellent ceux d'Epidauros Limera et de Patrge^.
« Près du temple, ditZosirae, est un étang semblable à une
citerne faite de main d'homme... Ceux qui venaient honorer
la déesse apportaient des présents en or et en argent, des
toiles de lin, de byssus et autres matières précieuses; et, si
ces présents étaient acceptés, les étoffes aussi bien que les ob-
jets pesants allaient au fond. Si, au contraire, ils étaient re-
poussés et rejetés, on voyait surnager les étoffes et même
tout ce qui était fait d'or, d'argent ou d'autres matières assez
pesantes pour ne pas flotter naturellement •'» . C'est de cette
façon que les Palmyréniens furent avertis, un peu tard, il
est vrai, de la ruine prochainede leurpuissance.
Constantin abolit le culte peu édifiant d'Aphrodite Aphalcis
et supprima l'oracle qui n'avait ni la haute antiquité ni la
renommée sérieuse de celui de Paphos^
1) Adgu.stin., Civ. Dei,l\, 4. — 2) Cf. vol. II, p. 253. 272.-3) Zosim.,I, 58.
— 4)EusEB., vu. Constant., III, 53. Sozomen., Hist. Ecoles., 11, 5.
412 LA DIVINATION HELLENIQUE
L'histoire des oracles helléniques et hellénisés s'épuise
enfin avec cette trop longue liste d'instituts créés a, diverses
époques, mais atteints presque en même temps par le
triomphe soudain du christianisme. Si l'on jette un coup
d'oeil sur cette accumulation de lieux privilégiés, de sacer-
doces entretenus par l'exploitation des privilèges locaux, de
rites divers imaginés pour provoquer la révélation et pour
en réglera volonté le cours; si l'on se représente, circulant
entre ces points fixes et se mêlant de plus près à la vie quo-
tidienne, les devins, exégètes, prophètes de toute origine, qui
exercent au hasard leur obscure industrie et détournent
parfois à leur profit quelque chose du prestige attaché au
souvenir des devins de l'âge héroïque ou des chresmologues
légendaires; si Ton ajoute au groupe des dispensateurs et
instruments de la révélation les philosophes qui ont éclairé
de quelques vues générales cet amas incohérent d'idées et
de faits; on a sous les yeux tout l'ensemble, ou peu s'en faut,
des croyances, coutumes et institutions que le besoin d'entrer
en relation avec la pensée divine a accréditées en pays grec.
Ki dans l'Étrurie où nous allons essayer de retrouver les
doctrines et les pratiques des devins nationaux, des « harus-
pices », ni cl Rome oii nous pourrons mesurer avec une pré-
cision toute juridique l'étendue de l'art augurai, nous ne
rencontrerons une telle variété de méthodes et de recettes
empiriques, une pareille collection de dieux complaisants, un
personnel sacerdotal aussi librement recruté. La transition
est brusque de la spontanéité multiple et un peu anarchique
du peuple grec à la règle, à la discipline dont on sent le
joug s'appesantir à mesure que l'on s'approche de Rome.
En Grèce la divination — comme la religion dont elle
n'est qu'une forme, ou, si l'on veut, un emploi pratique — a
vécu au jour le jour, menée par l'esprit public et laissant
pénétrer jusque dans ses instituts les plus fameux les innova-
LA DIVINATION HELLENIQUE 413
tions réclamées par le goût du moment. Elle a servi de guide
aux cités quand celles-ci lui demandaient une direction spi-
rituelle, et elle s'est trouvée toute prête à s'intéresser aux
souffrances des individus, à répondre à leurs doléances ou
simplement à satisfaire leur curiosité, le jour où les oracles
les plus renommés n'eurent plus d'autre clientèle que des
oisifs et des malades. Suivant que les vicissitudes politiques
amènent les esprits à concevoir l'autorité divine comme
dispersée entre une foule de divinités locales, symboles d'au-
tant de cités autonomes, ou concentrée aux mains d'un dieu
suprême, à la fois modèle et copie des monarques orientaux,
elle met à contribution tout le monde divin, depuis Zeus
jusqu'à Pan et aux nymphes, ou elle ne demande audience
qu'à un révélateur solennel et jaloux de sa prérogative,
Apollon, Sérapis, Baal-Hélios. Comme elle multipliait à
volonté les sources de révélation, la mantique grecque élar-
gissait sans mesure le cercle de sa compétence. Elle répon-
dait atout venant, sans témoigner d'embarras, assouplissant
au besoin le peu de procédure qu'elle avait bien voulu s'im-
poser en certains lieux, et abordant toutes les tâches avec
une facilité exempte de scrupules qui se trouvait également
encouragée par la foi et par le scepticisme. La religion toute
démocratique des Hellènes avait assez diminué Técart entre
la dignité humaine et la majesté divine pour permettre entre
les dieux et les hommes une familiarité de bon goût qui sup-
posait l'affabilité chez les uns et la discrétion chez les
autres. Elle formait, à ce point de vue, un parfait contraste
avec ces religions d'esclaves auxquelles s'habitue à son tour
la Grèce asservie et qui troublent l'harmonieuse association
des êtres raisonnables en mettant tous les droits d'un côté
et tous les devoirs do l'autre.
Le contraste n'est guère moins grand si l'on passe tout
d'un coup, comme nous Talions faire, de la mantique grecque
414 LA DIVINATION HELLENIQUE
à la divination pratiquée par les peuples de l'Italie. Là, les
dieux ne sont pas précisément, comme en Orient, affranchis
de toute loi morale, et on n'a pas besoin, pour leur parler, de
se traîner dans la poussière devant leurs images; mais, invi-
sibles et d'humeur sombre, ils ne se laissent attirer près des
mortels que par le pouvoir des formules, et l'on n'obtient un
indice fugitif de leur volonté qu'à travers les observances
d'une étiquette minutieuse. La divination devient ainsi une
science à part, fermée à la curiosité des profanes et toute
tournée à certains usages spécifiés d'avance. Les arcanes de
la révélation se transmettent au sein des écoles sacerdotales,
et le besoin d'intermédiaires expérimentés entre les hommes
et les dieux est si pressant que Rome elle-même, si préoc-
cupée qu'elle soit de ne point laisser subsister d'autorité reli-
gieuse indépendante du pouvoir civil, ne s'en peut complè-
tement affranchir.
Nous quittons la terre de la liberté, des ingénieux essais,
de la foi superficielle et souriante, pour entrer dans un
monde tout différent, dans la patrie des « cérémonies. »
FIN DU TOME TROISIEME.
TABLE DES MATIÈRES
DEUXIÈME PARTIE. — LES SACERDOCES DIVINATOIRES
LIVRE DEUXIÈME. - LES SACERDOCES COLLECTIFS OU ORACLES
PREMIÈRE SECTION. — ORACLES DES DIEUX (suite) . »
Chapitre quatrième. — Les oracles d'Apollon 1
g L Oracle de Délos 13
§ II. Oracle de Delphes 39
a. L'oracle de Delphes avant l'avènement d'Apollon. 42
b. L'avènement d'Apollon 59
c. Lessacerdocesetles méthodes del'oracleapoUinien. 75
d. Histoire de l'oracle, des origines à la reconstruc-
tion du temple d'Apollon 102
e. Influence politique, religieuse et morale de l'oracle, 120
f . Histoire de l'oracle, de la guerre de Krisa à la fin
des guerres sacrées 1""
g. L'oracle de Delphes sous la domination des Macé-
doniens et des Romains 189
§ III. Autres oracles d'Apollon dans la Grèce d'Europe . 208
§ IV. Oracles apoUiniens de l'Asie-Mincure 229
Chapitre cinquième. — Oracles d'Asklépios -'1
Chapitre sixième. — Oracles d'Héraklès 308
416 TABLE DES MATIERES
DEUXIÈME SECTION. — ORACLES DES HEROS. 315
Chapitre premier. — Oracles des héros-prophètes 321
Chapitre deuxième. — Oracles des héros non-prophètes .... 348
TROISIÈME SECTION. — ORACLES DES MORTS. 363
QUATRIÈME SECTION. — ORACLES EXOTIQUES HELLÉNISÉS. 369
Chapitre premier. — Oracles égyptiens 377
Chapitre deuxième. — Oracles syriens 396
FIN DE LA TABLE DES MATIERES.
SAlNT-yi;iiNTIN. — IiMl'IU.MIilUE JULliS MOUHEAU.
i_^ -/^^^
ii 1
"1
Bou'iîhé-Le'^lernn, Auguste
Histoire de li divination
dans l'antiouité
PLEASE DO MOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY