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Full text of "Histoire de la divination dans l'antiquité"

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HISTOIRE 


DE    LA 


DIVINATION 


DANS     L'ANTIQUITÉ 


SAINT-QUENTIN.  —   IMPRIMERIE    .TfLES    MOCREA.I:. 


Ic^IIPARTAlENTAL 
LiBRARY 


ICI  S 


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HISTOIRE 


DE     LA 


DIVINATION 

DANS  L'ANTIQUITÉ 


PAR 


^^^ 


AT   BOUCHÉ-LECLERCQ 

PROFESSEUR    A     LA    FACULTÉ    DES    LETTRES    DE    MONTPELLIER, 
PROFESSEUR   SUPPLÉANT   A    LA    FACULTÉ   DES   LETTRES    DE    PARIS. 


TOME    TROISIEME 


ORACLES  DES  DIEUX  (suite) 

ORACLES  DES  HEROS  ET  DES  MORTS 

ORACLES  EXOTIQUES  HELLÉNISÉS 


PARIS 
ERNEST  LEROUX,  EDITEUR 

LIBRAIRE     DE     LA     SOCIÉTÉ    ASIATIQUE 

DE    l'École    des    langues    orientales    vivantes,    etc. 
28,     RUE     BONAPARTE,     28 


1880 


BF 
Bu 


■  I 


DEUXIÈME    PARTIE 


LES 

SACERDOCES    DIVINATOIRES 


CHAPITRE    QUATRIEME 

LES    ORACLES    d'APOLLON 

La  conception  du  type  d'Apollon,  idéal  de  force,  de  grâce 
et  de  dignité,  qui  renferme  tout  ce  que  peut  contenir  de  di- 
vin la  nature  humaine  transfigurée  et  affranchie  de  la  mort, 
marque  dans  l'évolution  morale  de  la  race  hellénique  le  dé- 
but d'une  ère  nouvelle.  Apollon  est  un  des  derniers  fruits  de 
l'imagination  mythoplastique  des  Grecs  ;  il  en  est  aussi 
l'œuvre  la  plus  achevée. 

La  mythologie  hellénique  était  parvenue,  au  cours  de  ses 
essais  antérieurs,  à  enfermer  dans  des  formes  humaines  les 
forces  naturelles  que  les  Pélasges  sentaient  confusément 
s'agiter  autour  d'eux.  Elle  s'était  déjà  exercée  à  dégrossir  et 
à  dépouiller  de  leurs  attriliuts  monstrueux  les  dieux  orien- 
taux qu'elle  consentait  à  introduire  dans  la  famille  des  Olym- 
piens. Mais  elle  n'avait  pas  encore  trouvé  l'occasion  d'utili- 
ser à  son  entière  satisfaction  ses  aptitudes  spéciales.  Le  génie 
grec  était  trop  porté  à  faire  de  l'homme  la  mesure  de  toutes 
choses  pour  laisser  aux  divinités  qui  mènent  le  monde  l'am- 

1 


2  LES   ORACLES   DES   DIEUX 

pleur  et  rèiiergie  que  suppose  leur  tâche.  Il  a  u-availlé  sans 
relâche  à  convertir  la  religion  en  art  et  à  détruire,  en  lui 
imposant  le  joug  de  Testhétique,  Tintempérante  vitalité  du 
sentiment  religieux.  Les  mythes  grandioses  et  obscurs  qui 
lui  arrivaient  des  rivages  de  l'Egypte  et  de  l'Asie  se  fondaient 
en  quelque  sorte  sous  sa  main;  il  les  allégeait  de  tous  les 
éléments  irrationnels  qui  en  agrandissaient  la  majesté  fac- 
tice, et,  une  fois  en  possession  de  l'idée  fondamentale,  il  la 
symbolisait  à  son  tour  dans  des  figures  de  proportion 
moyenne,  habitées  par  une  intelligence  soumise  aux  lois  de 
la  raison,  mues  par  des  volontés  et  des  passions  en  tout 
semblables  à  celles  de  notre  espèce.  La  religion  hellénique, 
hostile  à  tout  ce  qui  trouble  et  inquiète  la  conscience,  enleT 
vait  à  ses  dieux  les  prérogatives  les  plus  caractéristiques  des 
divinités  orientales,  la  liberté  illimitée  de  leur  A'ouloir.  le 
droit  au  respect  aveugle  de  leurs  décisions  et  l'irresponsa- 
bilité de  leurs  actes.  Elle  les  voulait  aussi  intelligibles  qu'in- 
telligents et  elle  rejetait  tout  le  mystère  qu'elle  ne  pouvait 
éliminer  du  monde  dans  la  notion  vague  du  Destin,  faite  de 
toutes  les  questions  insolubles.  Le  Destin  serait  ce  qu'il  y  a 
de  plus  divin  dans  les  conceptions  religieuses  de  la  Grèce 
si  la  théologie  poétique  ne  s'était  acharnée  à  dépouiller  de 
toute  réalité  cet  être  indéfinissable,  et  ne  Pavait  réduit  à 
n'être  plus  qu'une  idée  toujours  présente  à  la  pensée  de  Zeus, 
c'est-à-dire  l'obligation  que  s'impose  le  maîire  du  monde  de 
ne  pas  déranger  les  lois  immanentes  du  mécanisme  uni- 
versel. 

Le  sentiment  de  l'art  et  la  dialectique,  ces  deux  facultés 
maîtresses  du  génie  national,  s'accordaient  ainsi  à  resserrer 
les  limites  du  monde  divin  et  à  diminuer  les  figures  idéales 
t|ui  le  peuplent  de  tout  ce  qui  excède  la  portée  du  regard. 
Aussi  la  mythologie  hellénique  a-t-elle  mal  réussi  à  conser- 
ver aux  tyj[)es  des  divinités  sui)rênies  la  grandeur  qui  leur 


ORACLES    D'APOI.LO  N  3 

convient.  Les  trois  gouverneurs  de  l'univers,  Zeus,  Poséidon 
et  Hadès,  sont  des  souverains  peu  imposants  et,  de  bonne 
heure,  les  poètes  abusent  de  ce  que  le  plus  grand  des  trois 
est  aussi  le  plus  débonnaire  pour  lui  parler  ou  parler  de  lui 
sur  un  ton  de  familiarité  à  peine  respectueux.  On  comprend 
que  le  ciseau  de  Phidias  ait  pu  ajouter  quelque  chose  au 
prestige  du  «  père  des  dieux  et  des  hommes.  » 

La  religion  grecque  a  excellé,  au  contraire,  à  dessiner  les 
types  des  divinités  moyennes,  de  celles  qui,  plus  libres  en 
leurs  allures,  échappent  aux  soucis  mal  compensés  du  pou- 
voir et  dont  l'existence,  fertile  en  incidents,  en  entreprises, 
en  plaisirs,  est  toute  au  gré  de  leurs  adorateurs.  Celles-là  ont 
évidemment  éveillé  la  sympathie  humaine,  et  l'on  s'aperçoit, 
au  charme  répandu  sur  leurs  traits,  qu'elles  ont  été  admirées, 
de  cette  admiration  qui,  chez  un  peuple  d'artistes,  confine  à 
l'amour.  Telle  a  été,  avec  un  reste  imperceptible  de  raideur 
hiératique,  la  puissante  fille  de  Zeus,  Athêna;  tel,  le  gracieux 
et  souple  Hermès;  tel,  enfin,  le  superbe  Apollon.  Tous  ces 
dieux,  sains  d'esprit  et  de  corps,  ont  cessé  d'être  des  person- 
nifications symboliques  pour  devenir  de  véritables  Hellènes, 
et  ce  serait  déconcerter  la  sereine  vénération  qu'ils  inspirent 
que  de  les  ramener  à  leur  berceau  symbolique.  Ceux  qui  leur 
demandent  aide  et  protection  aiment  mieux  avoir  affaire  à 
des  âmes  humaines  qu'à  des  ressorts  moteurs,  le  ressort  fût-il 
la  foudre,  le  vent  ou  la  lumière. 

Apollon  a  été  particulièrement  choyé  par  la  piété  nationale 
et  il  est  devenu,  avec  le  temps,  le  type  le  plus  parfait  de  la 
race.  Tandis  que  ses  congénères  se  contentaient  de  cultes 
épars  et  sans  cohésion  entre  eux,  Apollon  était  le  centre 
d'une  religion  qui  tendait  à  devenir  universelle  :  il  était 
accueilli  partout,  et  toutes  les  tribus  helléniques,  attirées 
par  l'éclat  grandissant  de  sa  gloire,  lui  prêtaient  à  l'envi 
toutes  les  perfections  dont  elles  -^ivairMit,  loprp^  rMifiniAnt  T/  ■ 


4  LES   ORACLES   DES  DIEUX 

Ioniens,  après  l'avoir  dégagé  des  formes  barbares  que  lui 
avaient  données  ou  laissées  leurs  voisins,  les  Cariens,  Lyciens 
et  Cretois,  admiraient  en  lui  le  merveilleux  éphèbe  aux  che- 
veux d'or,  armé  de  flèches  inévitables,  terrible  pour  ses  enne- 
mis, souriant  a  ses  fidèles  ;  les  Éoliens  préféraient  tendre  sur 
son  arc  sonore  les  sept  cordes  qui  le  transformaient  en  lyre, 
et  écouter  les  accents  du  divin  artiste  ;  les  Doriens  révéraient 
en  lui  le  destructeur  des  monstres,  le  fléau  des  enfants  de 
ténèbres,  le  Paean  qui  frappe  et  qui  guérit  \  le  purificateur 
du  monde  physique  et  du  monde  moral,  dont  la  vertu  s'in- 
fuse avec  le  laurier  symbolique  dans  l'eau  des  lustrations. 
Il  lui  manquait  encore  la  plus  belle  de  ses  prérogatives,  celle 
qui  le  mit  hors  de  pair  et  le  rendit  nécessaire  à  tous.  Le 
hasard,  aidé  par  un  sacerdoce  intelligent,  se  chargea  de  la 
lui  donner.  Partout,  les  Nymphes,  déjà  investies  par  les  reli- 
gions primitives  d'une  vertu  prophétique,  subissaient  sa  do- 
mination hautaine.  Maître  enfin  du  Parnasse,  après  un  long 
siège,  il  y  recueillit  l'héritage  des  cultes  pélasgiques  qui  lui 
léguèrent  les  instruments  de  la  révélation  chthonienne,  les 
voix  et  les  songes,  et,  plus  tard,  les  servantes  de  Dionysos, 
qui  couraient  échevelées  dans  la  montagne,  lui  apprirent  le 
secret  de  l'enthousiasme. 

Dès  lors,  son  empire  est  fondé,  empire  d'autant  plus  stable 
qu'il  s'associe  tout  d'abord  ou  plutôt  s'identifie  avec  la  supré- 
matie déjà  reconnue  de  Zeus.  Apollon  n'a  pas  l'ambition  de 
détrôner  le  Père  :  il  se  contente  d'être  sa  parole,  son  prophète^, 
et  l'admiration  qu'inspire  le  mystère  de  la  révélation  nou- 

-IjIIa'./jwv,  -aîwv,  Ilaiâv,  L'pillii>le  doiil  Je  double  sens  a  déjà  fuunii  aux 
exégèlos  antiques  plus  d'un  rapprochement  édifiant.  —  2)  Aib;  Tipocpi^Tr^; 
(JEscu^h.,Eumen.,  19)  :  ^spàuwv  Ai6ç  (Aristopii.,  Aves,  rMG).  Sophocle  appelle 
une  prophétie  d'Apollon  çaTiç  Aibç  {SovnocL.,Œd.  ilco;., toi). Apollon  s'est  iden- 
tifié plus  tard  avec  le  Adyo;  ou  le  Nouç  des  philosophes  mysticpies,  d"autant 
plus  facilement  qu'on  l'appelait  dans  la  langue  courante  ^sb;  X^yio?,  le  dieu 
des  oracles  (Mknand.  Rhet.,  F.pidict.,  t7,  p.  319.  321).  Les  poètes  ont  créé 
pour  lui  l'épilhète  do  Zr)v6cppwv  ou  Zr.voooxjîp  (Anthol.  Palat.,  IX,  525,  7). 


I 


ORACLES   D'aPOLLON  .  5 


o 


Telle  n'a  point  a  lutter  contre  les  droits  antérieurs  des 
oracles  de  Zeus.  Les  poètes,  empressés  de  répandre  dans  le 
peuple  la  doctrine  orthodoxe  élaborée  à  Delphes,  répètent 
à  l'envi  que  toute  parole  tombée  du  trépied  fatidique  est  ins- 
pirée par  Zeus  lui-même  ^  Ils  insinuent  même  que  Zeus,  seul 
confident  du  destin,  ne  veut  plus  avoir  lui-même  d'autre 
interprète  de  sa  pensée  qu'Apollon-,  de  telle  sorte  que  les 
devins  libres  tiennent  aussi  leur  clairvoyance  de  leur  chef 
Apollon ^  Une  pareille  théorie,  séduisante  par  sa  simplicité 
même,  menaçait  la  prospérité  de  toute  institution  rivale  et 
réduisit  en  effet  à  un  rôle  secondaire  les  oracles  qui  se 
tinrent  en  dehors  de  l'influence  apollinienne.  En  revanche,  le 
sacerdoce  pythique  étendit  au  loin  son  hégémonie.  Apollon, 
qui  était  venu  d'Asie  archer  et  musicien,  y  retourna  pro- 
phète. Partout  où  s'était  implanté  son  culte,  il  y  eut  comme 
une  effervescence  qui.  gagnant  de  proche  en  proche,  aboutit 
ou  à  l'installation  d'oracles  apolliniens,  plus  ou  moins  dé- 
pendants du  sacerdoce  de  Pytho,  ou  à  la  création  d'un  pro- 
phétisme  libre,  représenté  par  les  sibylles  et  les  chresmo- 
logues  orphiques.  Le  rivage  de  TAsie-Mineure  retentit  de 
voix  inspirées  que  n'avait  jamais  entendues  l'oreille  d'Ho- 
mère, et  l'antique  sanctuaire  de  Délos,  après  avoir  aspiré  à 
être,  lui  aussi  «  l'oracle  des  hommes  '  »  à  une  époque  où 

i)  «  Jamais,  dit  Apollon  dans  les  Euménldes  (617-618),  jamais  je  n'ai  parlé, 
du  haut  de  mon  trône  fatidique,  au  sujet  d'un  homme,  d'une  femme  ou 
d'une  cité,  que  Zeus,  père  des  Olympiens,  ne  l'ait  ordonné.  »  —  2)  Voy.  les 
affirmations  très  nettes  de  l'aède  homérique  dans  VHijmne  à  Hennés  (vol.  I, 
p.  193;  II,  p.  398).  Euripide  est  sur  ce  point  d'une  orthodoxie  complète.  Il 
dit  :  «  Zeus  est  parmi  les  dieux  le  devin  le  plus  infaillible  (a[).  Aristid.,  Il, 
p.  51  Dind.)  et  ailleurs  :  «  Phébus  seul  devrait  rendre  des  oracles  aux 
humains,  lui  qui  ne  craint  personne  iVhnm.,  î);;8-9")9).  —  3)  Solon,  passant 
en  revue  les  i)rofcssions,  arrive  à  celle  de  devin  qui  est  octroyée  par  Apollon  : 
"AXXov  [AdévTiv  îOrjxsv  àvaÇ  Ezaspyoç  ' \k611wv{ fraQm.  13,  53  Bergk).  Les  tragiques, 
Euripide  surtout,  cherchent  à  discréditer  les  di'vins  au  profit  des  oracles  et 
affectent  de  ne  connaître  que  les  oracles  d'Apollon.  —  4)  Hvmn.  Hom.,  In 
ApoU.  81.  -£pr/.aXXÉa  vrj'ov.  .  .   s'|j.;j.£vai  àv^pw-tov  /priaTi^ptov. 


G  LES    ORACLES  DES   DIEUX 

Apollon  dédaignait  encore  la  société  des  bacchantes,  dut  re- 
noncer à  garder  sa  place  dans  ce  concert  de  révélations  exta- 
tiques. 

Ainsi  fut  constituée,  d'additions  successives,  la  personnalité 
complexe  d'Apollon'.  Le  dieu  fut  alors  ce  que  tout  Hellène 
eût  voulu  être,  beau,  d'une  beauté  à  la  fois  virile  et  gra- 
cieuse, fort,  vaillant,  sage,  habile  surtout,  menant  de  front 
la  science,  l'art  et  le  plaisir,  sensible  à  l'amitié,  peu  curieux 
de  tendresse  et  trop  jaloux  de  sa  liberté  pour  porter  le  joug 
d'hyménée.  Puis  vint  aussi  pour  lui  le  déclin,  hâté  par  l'ex- 
cès même  de  ses  honneurs.  La  piété,  la  spéculation  philoso- 
phique, Tastrologie,  l'invasion  des  dieux  solaires  de  l'Orient 
dans  lesquels  on  ne  pouvait  méconnaître  les  proches  parents 
d'Apollon,  ramenaient  invinciblement  à  son  point  de  départ 
la  carrière  du  fils  de  Loto.  Il  remonta  jusqu'à  la  région  où 
il  se  confondit  de  nouveau  avec  son  précurseur,  le  Titan 
Hélios  ou  Hypérion,  puis  s'absorba  dans  l'astre  même  qui  lui 
avait  donné  la  vie.  Il  devenait  ainsi  le  foyer  même  de  l'uni- 
vers, le  modérateur  du  temps  et,  pour  bien  des  gens,  le  «  plus 
grand  des  dieux-,  »  mais  il  s'éloignait  du  monde  terrestre 
et,  surtout,  il  cessait  d'être  une  copie  idéale  de  l'humanité 
pour  prendre  le  caractère  f  ital  des  forces  naturelles.  Il  sor- 
tait ainsi  de  la  religion  hellénique  et  rentrait  dans  sa  véri- 
table patrie,  le  ciel  d'Orient. 

C'est  qu'en  effet  ce  dieu  à  physionomie  si  grecque  était 
venu  de  l'étranger  ou,  pour  parler  plus  exactement,  la  reli- 
gion grecque,  plus  habile  à  perfectionner  qu'à   créer,  avait 

i)  Platon,  dans  le  Cratijlr,  ;\  iiMliiil  à  quatre  les  offices  d'XpoWon  musicien, 
prophète,  médecin  et  archer.  Celte  elassilioation  (hnicnt  usuelle  après  lui.  On 
la  retrouve,  avec  un  ordre  difi'ércnl,  <lans  le  canevas  tracé  par  le  rhéteur  Mé- 
nandre  (ouvd£ti.f.tç  tou  Osoû-ToÇtxTJ,  jj-aviix^  laxpr/.r^,  iaoutix./,).  —  2)  Menaxd.  RheT., 
Kpidict.,  p.  320.  L'idcntilé  d'Apollon  et  du  Soleil  a  été  aperçue  de  bonne 
heure  par  les  anciens  et  établie  scientifiquement  par  les  Stoïciens.  Plutarque 
répète  constamment  que  c'est  là  une  opinion  depuis  fort  longtemps  répandue. 
{T)ef.  orac,  42,  etc.) 


OR.\rT,ES   D    APOT,I,ON  7 

tiré  du  dehors  l'être  myiliiqno  dont  (dlo  fit  son  Apollon. 
Nous  ne  sommes  guère  en  mesure  de  déterminer  en  quel 
temps,  en  quels  lieux,  sous  l'influence  de  quelles  préoccupa- 
tions s'est  élaboré  dans  Timagination  populaire  ce  type  divin, 
et  par  quelle  épuration  progressive  il  est  arrivé  à  représen- 
ter dignement,  dans  l'éclat  de  sa  beauté  surhumaine,  la  lu- 
mière dont  il  est  la  personnification.  Nous  croyons  voir  seu- 
lement, en  nous  aidant  de  souvenirs  à  demi  effiicés,  que  les 
peuples  du  littoral  asiatique,  mis  en  contact  les  uns  avec  les 
autres  par  leurs  propres  mouvements  et  par  l'activité  des 
marins  crétois,  ont  collaboré  à  cette  œuvre  commune,  sans 
qu^on  puisse  dire  oii  a  commencé  à  resplendir  la  figure  hu- 
maine d^Apollon. 

Il  se  peut  que  le  nom  d'Apollon  et  celui  d'PIélios  rappellent 
encore  le  type  de  Bel  ou  Baal',  deux  fois  soumis  par  la  my- 
thologie grecque  à  un  travail  d'adaptation  physique  et  mo- 
rale, et  conduit  enfin,  grâce  au  concours  de  la  piété  dorienne, 

\)  On  ne  compte  plus  les  etymologies  du  nom  d'Apollon  ('Ar6).).(ov -'A-sX- 
Xwv  -  A::Xtov — Ay)/u  chez  les  Étrusques;  Apollo  ou  Apcllo  chez  les  Latins). 
Platon,  dans  le  Cratyle,  en  otire  une  pour  chaque  fonction  d'Apollon  et  les 
philosophes  en  ont  proposé,  après  lui,  d'aussi  étrangères  h  toute  recherche 
philologique.  Apollon  sagittaire  est  ainsi  àû  pâXXwv  ou  àTiorâXXwv  ou,  en  tant 
que  destructeur,  iJ-oXX'Jwv  :  A.  musicien,  chef  du  chœur  des  astres,  est  à- 
roXwv  pour  ijjia-iioXôJv  ou  o[xo--oXôJv  ou  àva-;:oXojv  :  A.  médecin  est  à-sXXwv 
(lat.  pello)  ou  d-sXaûvtov  (v6ao'j;}  OU,  commme  purificateur  et  libérateur,  àîio- 
Xo-jwv,  7-oXûwv  :  A.  prophète  est,  en  dépit  de  son  surnom  de  Loxlas  ou  Tortu, 
a::Xouv,  le  «  simple,  »  c'est-à-dire  le  «  vrai  »  ou,  comme  le  voulaient  les  La- 
tins, apei'icns,  celui  qui  «  ouvre  »  les  secrets.  Enfin  Apollon-IIélios  est  tantôt 
«  seul  »  de  son  espèce  (où  tzoXXwv,  en  latin  Sol,  de  soins),  ou  un  faisceau  de 
forces  nombreuses  {àKo  jcoXXwv),  ou  un  astre  qui  se  lève  tous  les  jours  à  une 
autre  place  que  la  veille  {àr.'dXkm).  On  voit  tout  ce  qu'un  seul  mot  peut 
contenir  d'intentions,  quand  on  sait  les  y  trouver  ;  car,  avec  le  système  de 
Platon,  on  peut  les  faire  entrer  toutes  dans  le  nom  du  dieu.  Les  phi- 
lologues modernes  se  rallient,  en  général,  à  létymologic  qui  dérive  'Ajc6XXwv 
du  verbe  àr.éXXw=ir,tl^-^(M  (Hksvch.  s.  v.).  C'est  un  système  plausible;  mais  il 
se  peut  aussi  ([u'Apollon  soit  venu  d'Orient  avec  un  nom  sémiliijuc  auquel 
la  langue  grecque  a  donné,  après  coup,  un  sens  intelligible  p(»ui'  les  Grecs. 
Le  démiurge  assyrien  Bd  est  devenu  en  Pliénicie  le  dieu  solaiti-    Tiiuil.  Haal 


8  LES    ORACLES   DES   DIEUX 

a  sa  perfection.  Mais  il  n^en  faudrait  pas  conclure  qu'Apollon 
doive  ses  aptitudes  à  Bel.  Les  retouches  ont  souvent  emporté 
le  fond,  et  il  est  pour  nous  indifférent,  en  définitive,  que  le 
mythe  apoUinien  se  soit  développé  sous  une  impulsion  ini- 
tiale venue  du  dehors.  Apollon  a  mis  le  pied  sur  le  rivage 
de  la  Grèce  européenne  avant  de  ressembler,  même  de  loin,  à 
ce  qu'il  fut  plus  tard,  A  Avnykhe,  par  exemple,  on  vénérait 
Apollon  sous  la  forme  d'une  colonne  de  trente  coudées  de 
haut,  à  laiiuelle  un  art  naïf  avait  adapté  des  pieds,  quatre 
mains  et  une  tète  à  quatre  oreilles  surmontée  d^un  casque'. 
C'était  un  débris  d'une  civilisation  exotique,  d'un  culte  apol- 
linien  apporté,  probablement  parles  Cretois,  dans  la  vallée  de 
l'Eurotas.  D'après  Eumélos  de  Corinthe,  un  des  plus  anciens 
poètes  cycliques,  l'Apollon  de  Delphes  était  également  sym- 
bolisé, à  la  façon  orientale,  plutôt  que  représenté,  par  une 
colonne-.  A  Délos,  on  montrait  aussi  une  statue  archaïque  du 
dieu  qu'on  disait  scul[)tée  par  Dédale  •'  et  qui  devait  l'aire 
sourire  les  contemporains   de  Scopas  ou  de  Praxitèle.  C'est 

donnerait,  par  simple  mélatlièse,  Abal,  qui  est  bien  prùs  du  dieu  solaire 
Cretois  'ASéXtoç.  Abelios,  suivant  que  la  consonne  labiale  se  condense  ou  s'as- 
pire, devient  à  volonté  WrAlioi;,  W.r.zlX'xioç,  W-kHIm^,  'A::6)«Xti)v,  ou  'AFsXtoî 
'As'Xtoç,  'lUXioç,  "llX'.oç.  On  peut  rappeler,  à  cette  occasion,  qu'Hélios  portait 
encore,  cliez  les  Lacédémoniens,  le  nom  de  Bala  (Hesych.  s.  v.).  On  trouve- 
rait aussi  aisément,  si  on  regardait  cette  contre-épreuve  comme  indispen- 
sable, et  l'on  a  déjà  trouvé  des  étymologies  sémitiques  du  nom  d'Artcmis. 
Cela  n'empêcbe  nullement  de  retrouver,  dans  le  type  apollinien,  des  mytbes 
solaires  d'origine  aryenne,  des  traits  empruntés  à  Roudra  ou  à  lnd]'a,  vain- 
queur du  dragon  Alii,  bien  que  les  dieux  solaires  de  la  Chaldée  et  de  l'Egypte 
soient  aussi  grands  destructeurs  de  reptiles  et  de  miasmes.  Le  caractère 
d'Apollon  est  assez  complexe  et  sa  biographie  assez  accidentée  pour  qu'on 
ne  soit  pas  obligé  de  s'en  tenir  k  un  modèle  unique.  —  1)  Pausan.,  III,  19,2. 
T£ip4'-/E[p -/.ai  TîTpâwToç.  Zkxoiî.,  I,  ',i't.  Ai'OSTOL.,  I,  93.  Hesych.,  S.  v.  y.oup(ôtov  et 
xuvxzfaç.  On  a  trouvé  à  Cypre  un  dieu  s('niiti(iuo,  Resef-Mlkal,  dont  le  nom  est 
traduit  en  grec  par  AfioUon  Amijkolos  :  au  même  endroit  M.  Ceccaldi  a  décou- 
vert un  autel  dédié  AI'OLLQM  AMÏKLAIQF.  Rcsef  est  un  dieu  solaire,  proto- 
type ou  copie  d'Apollon  Amykiéen  (Cf.  J.  Eutin'G,  Scchspluimikische  Inschriften 
ans  îdalion.  Strassb.  187o).  —  2)  Clem.  Alex.,  Sf/'om.  I,  |^  164.  Apollon  Agijieus 
fut  toujours  l'cprésiMilé  ainsi.  —  :ii  Paisan.,  IX,  40,  '.].  Il  y  avait  de  ces  «  mor- 


ORACLES    D   APOLI,ON  9 

la  Grèce  qui  a  donné  a  Apollon,  non  seulement  la  beauté 
physique  dont  elle  n'était  avare  pour  personne,  mais  les  qua- 
lités intellectuelles  et  morales  auxquelles  il  a  dû  d'être  le 
plus  vivant  et  le  plus  admiré  des  dieux  olympiens. 

L'histoire  psychologique  d'Apollon  se  dégagera  peu  à  peu 
de  l'histoire  même  de  ses  oracles.  Il  nous  suffit,  pour  ordon- 
ner la  série  de  ces  instituts  fameux,  de  suivre,  à  l'aide  des 
indications  déjà  fournies  plus  haut,  la  propagation  du  culte 
apollinien  au  sein   des    peuplades   helléniques'. 

Si  haut  que  nous  remontions  dans  l'histoire,  nous  trouvons 
toujours  le  point  de  départ  des  légendes  apolliniennes,  aussi 
bien  que  les  cultes  dont  elles  donnent  l'explication,  en  Lycie, 
en  Troade,  ou  en  Crète.  Ces  trois  régions  forment  comme 
les  limites  du  monde  remuant,  affairé,  inventif,  où  se  pé- 
nètrent et  se  coml)inent  les  éléments  constitutifs  du  carac- 
tère hellénique.  Là,  la  race  grecque,  mise  en  contact  avec 
des  peuples  et  des  civilisations  hétérogènes,  reçoit  de  toutes 
parts  des  impressions  diverses  et  s'assimile,  dans  la  mesure  . 
qui  lui  convient,  les  emprunts  qu'elle  convertit  en  propriété 
nationale.  C'est  là  qu'est  née  la  religion  d'Apollon  et  d'Arté- 
mis,  entée  sur  les  cultes  solaires  de  FOrient  et  de  l'Egypte. 
Les  Cretois,  qui  s'étaient  déjà  faits  les  apôtres  de  Zeus,  en 
furent  les  plus  ardents  propagateurs. 

Les  Ioniens  suivirent  des  premiers  le  mouvement  qui  en- 
traînait vers  elle  tous  les  peuples  riverains  de  la  mer  Egée, 

ceaux  taillés  (Ç6ava)  »  un  peu  partout,  et  ou  ne  cite  celui-ci  que  comme 
exemple.  La  statue  de  Lêto  à  Délos  était  si  informe  qu'elle  eut  seule  le  pouvoir 
de  dérider  Parméniscos  de  Métaponte  qui  avait  perdu,  dans  l'antre  de  Tro-' 
phonios,  la  faculté  de  rire  (Seuls  Del.  ap.  Athen.  ,  XIV,  .^  2).  -.-  1)  On  n'a  pas  à* 
discuter  ici  tous  les  systèmes  proposés  depuis  0.  Muller  (iJoricr,  I,  200-360). 
On  n'admet  plus  qu'Apollon  soit  un  dieu  doricn  apporté  de  Tempe  à  Del- 
phes, de  là  en  Crète  par  un  premier  mouvement  des  Doriens,  et  répandu 
ensuite  par  les  marins  crétois  sui-  les  rivages  de  la  mer  Ég'ée  et  de  la  mer 
Ionienne;  mais  la  critique  de  rillustre  savant  a  élucidé  toutes  les  parties  du 
problème  et  tout  le  monde  a  tiré  parti  des  faits  accumulés  et  groupés  par  lui. 


10  l.ES   ORACLES   DES   DIEUX 

attachés  j usque-l;\  ;ui  culte  de  Poséidon.  Jadis,  partout  ou  un 
promontoire  domine  les  flots  et  où  ces  coursiers  blanchissants 
d'écume  semblaient  amener  le  dieu  qui  les  pousse,  la  piété 
des  marins  avait  élevé  un  autel  ou  un  temple  à  Poséidon.  Les 
Ioniens  d'Asie,  rejoints  par  une  grande  partie  de  leurs 
frères  d'Europe  que  leur  ramenait  la  poussée  des  invasions, 
s'étaient  groupés  d'abord  autour  du  temple  posidonien  de 
Mycale,  centre  de  leur  hexapole'.  Lorsque  le  classement  dé- 
finitif des  races  se  fut  opéré  et  que  les  Ioniens  d'Asie,  ceux 
des  Cyclades  et  des  grandes  îles  du  nord,  de  Lemnos,  de 
Thasos,  de  l'Eubée^  et  même  ceux  de  TAttique,  se  recon- 
nurent pour  frères,  alors  les  fêtes  «  panioniennes  »  de  Mycale 
perdirent  le  caractère  national  qu'on  leur  attribuait.  Il  fallut 
à  cette  fédération  élargie  un  centre  nouveau  qui  fut,  autant 
que  possible,  le  centre  géographique  du  domaine  ionien  et 
un  culte  fédéral  qui  devînt  l'occasion  et  la  garantie  des  réu- 
nions amphictyoniques.  Ce  centre  aurait  pu  être  Ténos,  où 
le  culte  de  Poséidon  avait  déjà,  saus  doute,  une  notoriété 
considérable-,  mais  la  grande  amphictyonie  ionienne,  sans 
abjurer  sa  dévotion  à  Poséidon,  se  sentait  pénétrée  par  la  re- 
ligion nouvelle  etpressée  de  lui  rendre  hommage.  Elle  choi- 
sit Apollon  pour  protecteur  de  la  confédération  et  l'îlot  aban- 
donné de  Délos  pour  rendez-vous  des  panégyries. 

Mais  Apollon  n'était  encore  que  l'archer  divin,  le  musicien 
honoré  par  les  danses  et  les  chants  des  jeunes  filles  de  Délos, 
ou  le  «  delphinien,  »  l'héritier  adouci  de  Poséidon.  Le  médecin 
et  le  prophète  s'est  formé  ailleurs  :  il  a  pris  conscience  de 
lui-même  dans  les  méditations  religieuses  des  Doriens. 
■  Quand  les  Doriens  quittèrent  la  région  de  l'Olympe  où  la  pro- 
pagande Cretoise  leur  avait  apporté  le  culte  d'Apollon,  ils  em- 
portèrent avec  eux  le  laurier  de  Tempe  et  les  rites  des purifica- 

1)  Hekod.,  I,  148.  Strai!.,  VIII,  7,   2.   XIV,    1,   20.  Sciiol.   IIom.,  lliad.  XX. 
40i..— 2)  Sthaiî.,  X,  ;;,  H.  C.  l.  Gn;EC.,  2329-2.33'k  Clem.  Alk\., Protrcpt.  §  30. 


ORACLES   D'aPOLLON  11 

lions  apolliniemies.  Ils  plantèrent  ce  laurier  sur  le  Parnasse, 
près  de  l'antre  de  Gœa  et,  appelant  à  eux  l'Apollon  crétois, 
qui  semblait  attendre  à  Krisa  leurvenue,  ils  fondèrent  l'oracle 
pythique,  desservi  en  commun  par  les  prêtresses  de  Gœa  et 
les  interprètes  d'Apollon.  De  là,  la  renommée  du  dieu  pro- 
phète commença  à  rayonner  aux  alentours,  officiellement 
reconnue  par  l'épopée  nationale,  qui  vante  les  richesses 
accumulées  derrière  «  le  seuil  de  pierre  de  Phébus-Apollon, 
dans  la  rocheuse  Pytho  ',  »  et  amène  à  ce  même  seuil,  pour 
consulter  le  dieu,  avant  l'expédition  de  Troie,  le  «  prince  des 
hommes,  »  Agamemnon -.  Les  cultes  apolliniens  épars  en 
Phocide,  en  Béotie,  en  Eubée,  celui  de  Délos  même,  s'essayè- 
rent, eux  aussi,  aux  rites  divinatoires,  et  le  mouvement  avait 
déjà  atteint  le  rivage  asiatique  lorsque  partit  de  Pytho  une 
nouvelle  et,  cette  fois,  irrésistible  impulsion.  Le  délire  pro- 
phétique, utilisant  à  la  fois,  pour  percer  le  mystère  de  la 
pensée  divine,  les  forces  réunies  de  toutes  les  religions  assem- 
blées sur  le  Parnasse,  venait  d'ouvrir,  au  lieu  qu'on  se  plut 
dès  lors  à  considérer  comme  le  centre  du  monde,  une  large 
source  de  révélation  régulière,  disciplinée,  garantie  par 
l'autorité  d'un  sacerdoce  puissant.  L'oracle  ainsi  renouvelé 
communique  au  monde  méditerranéen  tout  entier  une  sorte 
d'ébranlement  religieux.  Désormais,  il  n'y  a  plus  de  prospé- 
rité que  pour  les  instituts  qui  imitent  ses  pratiques  et  acceptent 
son  investiture.  Les  mantéions  apolliniens  de  la  Grèce  euro- 
péenne s'effacent;  le  culte  de  Délos,  désertant  une  lutte 
inégale,  retourne  à  ses  jeux  et  à  ses  danses;  plus  loin,  sur- 
gissent, greffés  sur  des  cultes  antérieurs,  des  oracles  vassaux 
de  Delphes,  celui  des  Branchides  et  celui  de  Klaros. 

Lorsque  l'élan  pieux  produit  par  cette  mémorable  innova- 

\)  HoM.,  Iliacl.  IX,  404-403.  -  2)  Hom.,  0%.s.s.  VIII,  80  On  a  déjiï  vu  qtic  les 
grands  devins  homériques,  Calchas  et  Héiénos,  ont  reçu  d'Apollon  leur  pri- 
vilège. 


12  LES  ORACLES  DES   DIEUX 

tioii  s'est  amorti,  le  prestig'e  acquis  s'en  va  peu  à  peu;  la 
discipline  qui  aurait  pu  grouper  en  un  vaste  système  tous  les 
mantéions  apolliniens  se  relâche  :  la  théologie  raisonneuse 
détache  du  sol,  pour  l'incorporer  a  la  personne  mobile 
d'Apollon,  le  pouvoir  fatidique  ;  les  instituts  divinatoires  se 
multiplient  au  hasard  et  discréditent  du  même  coup  un  pri- 
vilège devenu  banal. 

Nous  allons  suivre,  dans  le  classement  des  oracles  apolli- 
niens, la  marche  qui  vient  d'être  indiquée.  Ce  n'est  pas  y 
déroger  sensiblement  que  de  rechercher  les  traces  fugitives 
de  l'oracle  de  Délos  avant  d'aborder  l'histoire  de  Delphes.  Si 
l'oracle  de  Pytho  est  plus  ancien  que  l'autre,  le  culte  de  Délos 
paraît  être,  en  revanche,  antérieur  à  celui  du  Parnasse.  Les 
légendes  de  Délos  sont  comme  la  préface  naturelle  des  tradi- 
tions pythiques  et  nous  aurons,  en  les  étudiant,  l'occasion  de 
voir  ce  que  i)Ouvait  être,  ce  qu'a  été  un  culte  d'Apollon  à 
peu  près  dépourvu  des  séductions  mystérieuses  de  la  man- 
tique. 


ORACLE    DE   DELOS  13 


^    1 


ORACLE   DE   DELOS.   [*] 

Naissance  d'Apollon  à  Délos.  —  La  légende  d'Hyperborée  à  Délos.  — 
Association  des  cultes  apolUniens  de  Délos  et  de  la  Lycie.  —  La  divi- 
nation à  Délos  et  le  rationalisme  ionien.  —  Glaukos  et  les  Néréides:  la 
déesse  Brizo  ou  Britomartis.  —  Indigence  et  obscurité  des  légendes 
concernant  l'oracle  d'Apollon.  —  Le  prophète  Anios.  —  Silence  de  l'o- 
racle durant  la  période  historique.  —  Délos  sous  la  domination  athé- 
nienne. —  Vicissitudes  diverses,  pillages  répétés,  décadence  finale  de 
l'île.  —  L'oracle  de  Délos  dans  l'Enéide.  —  Résurrection  artificielle  de 
l'oracle  au  deuxième  siècle  de  notre  ère.  —  Délaissement  complet  de  l'île. 

Délos  n'était,  avant  que  le  culte  d'Apollon  n'en  fît  une  île 
sainte,  qu'un  rocher  stérile  et  délaissé,  bon  tout  au  plus  pour 

[*]  Hymx.  Hom.  ïnApoll.  1-178  (Et? 'A-éXXwva  Ar.À-.ov). 

*  DiiNARCHUs  [Delius?],    A7;>aa/.6ç  [Xoyoç]  (Dion.  De  Dinarch.,  1). 

*  Aristoteles,  ArjXfwv  TOÀiTcta  (Athen.  VII,  §  47.  Diog.  Lacrt.  VIII,  13). 

*  Pal.ephatus  Abydenus,    Ar,).ta7.ît  (Suid.  s.  v.  ITaXaf^axoç). 
*Phanodicus,    Ar;)aa-/.â   (Scliol.  Apollon.  Rh.  I,   2!l.    419.   Serv.  jEn., 

IV,  14. 

*  Demades  [AthemeXSIS?^,     'latopîot  -^p't  AtjXou  /.a\  -^;  Y£vÉj£w;  twv  Ar-,Toy; 

nafôwv  (Suidas,  s.  v.  A7)[j.d(orjç). 

*  Semus  Delius,  ArjXtâ;  ou  Ar,X'. axwv  |it6X.  rj  (V.  Fragm.  Hist.  Graec.  éd. 

MûUer-Didot,  IV,  p.  492-494). 

Callimachus,  Hjjmn.  in  Dclum  (32G  vers). 

Inscriptions  et  monnaies  (G.  I.  Graec,  2203-2329.  lo.  G.  Rascue,  Lexic.  univ. 
rei  numm.  vett.  s.  v.  Delos  [1783],  Suppl.  ibid.  [1804],  Eckhel,  Doctr.  niimm., 
VI,  p.  328-329.  [1796].  T.  E.  Mioxnet,  Desc*-.  des  méd.,  II,  p.  313.  N»-  31,  32. 
[1807],  Suppl.  IV,  p.  389-390.  N"^  189-198.  [1829].  Atinal.  Instit.  di  corr.  av- 
cheol,  1861,  p.  39.  1864,  p.  232-233. 

Descriptions  et  fouilles,  du  milieu  du  xve  siècle  jusqu'à  nos  jours,  par  Gi- 
riaco  d'Ancona,  Buondelmonle,  Spon  et  Whcclcr,  Tournefort,  Leake,  Brœn- 
sted,  Bory  de  Saint-Vincent,  Ross,  Gli.  Benoit,  L.  Lacroix,  L.  Terrier,  Mi- 
chaëlis,  A.  Lcbèguc,  Th.  Homolle. 

Dissertations  historiques  et  mythographii{ucs  de  : 

Saluer,  Histoire  de  l'isle  de  Délos.  1717  (Mém.  Acad.  Inscr.  lil,  p.  376- 
391). 

Ezech.  Spanheim,  Obss.  in  Callimachi  Hymnum  in  Dclum  (éd.  Ernesti. 
Lugd.  Batav.  1761.  Il,  p.  369-396). 


14  LES    ORACLES   DES   DIEUX 

abriter  les  polypes  et  les  «  sordides  demeures  des  phoques 
noirs  '.  »  On  raconta  plus  tard  que  Poséidon,  d'un  coup 
de  trident,  l'avait  fait  sortir  du  fond  des  eaux  et  qu'elle  avait 
flotté  au  hasard  sur  leur  surface  jusqu'au  jour  où  Zeus  l'a- 
vait fixée  avec  des  chaînes  d'acier,  afin  qu'elle  pût  servir 
d'asile  à  Lêto  poursuivie  par  la  colère  de  Héra  -.  C'est  là,  en 
effet,  sur  cette  terre  toute  neuve  •',  que,  suivant  la  tradition 
ionienne,  Léto  avait  donné  le  jour  à  Artémis  et  a  Apollon. 
Les  Ioniens,  plus  jaloux  d'ajouter  au  prestige  de  leur  île 
sainte  que  de  conserver  des  souvenirs  historiques,  avaient 
cédé  à  cet  instinct  qui  pousse  les  peuples  à  s'approprier,  à 
fixer  sur  leur  sol,  à  enfermer  dans  leur  horizon  les  objets  de 
leur  culte.  Nulle  part  l'instinct  particulariste,  effet  d'un  pa- 
triotisme erdent  et  exclusif,  n'a  plus  hardiment  modifié  les 
traditions  religieuses  que  dans  cette  Grèce  si  morcelée.  Les 
mythographes  se  fatiguent  à  compter  toutes  les  Nysa  oti  l'on 
fait  naître  Dionysos  et  ne  s'étonnent  plus  de  trouver  tant  de 
berceaux  d'Apollon.  Pour  les  Ioniens,  Apollon  était  bien  né 
à  Délos.  Leurs  aèdes  célébraient  dans  leurs  panégyries  ce 
grand  événement,  si  glorieux  pour  la  race  ionienne,  et  leurs 

D'Orville,  MisceUan.  Observai,  criticae.  Vil.  Lugd.  Batav.  1736. 

K.  ScHWENCK,   Deliaca.  Fart.  1.  Francof.  182d. 

ScHL.EGER,  Pauca  quaedam  de  rébus  Dell.  Mitau,  1840. 

G.  Gilbert,  Deliaca.  I.  Golting.  1869. 

J.  A.  Lebègue,  Recherches  sur  Délos.  Paris,  i876.  Le  premier  travail 
d'ensemble  sur  l'histoire  et  la  relig-ion  de  l'île.  On  doit  aux  fouilles  de  l'au- 
teur un  certain  nombre  de  résultats  précis  et  à  son  érudition  quelques 
hypothèses  ingénieuses  (Cf.  la  récension  de  J.  Girard,  Journal  des  savants, 
d876). 

Les  communications  relatives  aux  explorations  toutes  récentes  de  M.  Tu. 
HoMOLLE  sont  encore  dispersées  dans  divers  recueils. 

1)  Hym.  Hom.,  In  Apoll.  11.  —  2)  Plndar.  ap.  Strad.,  X,  5,  2.  —  3)  Les 
Ioniens  aiment  à  faire  reposer  sur  un  sol  vierge  leur  droit  de  propriété.  Les 
Athéniens  se  vantaient  d'avoir  été  les  fils  et  les  premiers  habitants  de  leur 
sol.  Le  Doricn  se  faisait  volontiers  gloire,  comme  Ilybrias,  de  récoller  à  la 
pninln  de  l;i  lance  et  de  vivre  sur  le  pays  conquis  :  l'Ionien  n'avuue  que 
les  con(juèles  pacili(]ues.  Il  y  a  là  un  Irait  de  caractère. 


ORACLE   DE   DELOS 


chants  finirent  par  constituer  une  tradition  poétique  qui 
s'imposa  à  la  foi  de  la  majeure  partie  des  Hellènes.  Nous 
avons  encore,  dans  une  rapsodie  épique,  composée  par 
un  aède  Homéride,  la  forme  la  plus  naïve  de  la  légende 
ionienne. 

La  malheureuse  Lêto,  portant  dans  son  sein  le  fruit  des 
amours  de  Zeus,  errait  à  la  recherche  d'une  terre  qui  voulût 
abriter  son   fils.  Son   itinéraire,  tel  que  le  décrit   le  poète, 
part  de  la  Crète  et  décrit  autour  de  la  mer  Egée  un  cercle, 
ou  plutôt  une  spirale,  dont  Délos  est  le  centre  ^.  L'aède  ne 
connaît  pas  encore  la  fiction  raffinée  qui  fait  naître  Apol- 
lon à  Délos  parce  que,  sortie  récemment  et  tout  exprès  du 
sein  des  eaux,  cette  terre  était  la  seule  qui  n'eût  pu  lui  être 
interdite  à  l'avance  par  les  précautions  de  Héra.  A  ses  yeux, 
c'est  par  suite  d'un  contrat  librement  débattu  entre  Lêto  et 
Délos  que  l'île  se  décide  à  braver  le  courroux  de  Héra;  et 
il  ne  nous  cache  pas  que,  si  Délos  surmonte  ainsi  sa  dé- 
fiance et  sa  peur,  c'est  que,  ayant  beaucoup  à  gagner,  elle 
n'avait  à  peu  près  rien  à  perdre.  Elle  fait  prêter  à  Lêto  «  le 
grand  serment  qu^ici  Apollon  bâtira  tout  d'abord  un  superbe 
temple  pour  être  l'oracle  des  hommes.  »  La  déesse  jure  par 
le  Styx  et  est  aussitôt  saisie  des  douleurs  de  l'enfantement. 
Elle  les  endura  «  neuf  jours  et  neuf  nuits,  »  jusqu'à  ce  que 
Eilithyia,  enfin  mandée,  vînt  la  délivrer.  «  Quand  Eilithyia, 
arbitre  des  douleurs,  atteignit   Délos,   l'enfantement  saisit 
Lêto,  et  elle  se  sentit  près  d'accoucher.  Elle  jeta  ses  deux 
bras  autour  d'un  palmier  et  elle  appuya  ses  genoux  sur  le 

1)  Itinéraire  de  Lêto  :  la  Crète,  ^gine,  l'Attique,  l'Eubée,  Scyros,  Pépa- 
rèlhe,  le  Pélion,  l'Alhos,  Samolhrace,  Imbros,  Lemnos,  Lesbos,  Cliios,  KJa- 
ros,  Samos,  Milet,  Cnide,  Carpatbos,  Naxos,  Paros,  Rhenea,  et  enfui  Délos. 
Les  Athéniens  voulaient  que  Lêto  fût  allée  directement  du  promontoire  Sou- 
nionà  Délos.  Ils  montraient  même  le  lieu  (Zami^p)  où  Lêto,  saisie  par  les 
douleurs,  avait  ôté  sa  ceinture  (Çvtiir,).  Hyperiu.,  Fragm.,  70,  éd.  Blass. 
Palsan.,  I,  31,  1. 


16  LES    ORACLES   DES   DIEUX 

tendre  gazon  et  la  terre  au-dessous  d'elle  sourit  et  reniant 
bondit  à  la  lumière  '.  » 

Ce  récit,  qui  décerne  à  Délos  l'incomparable  privilège  d'a- 
voir été  le  berceau  d'Apollon,  semblait  accorder  trop  d'atten- 
tion encore  à  toutes  ces  contrées  qui  avaient  vu  passer  Lêto 
et  qui  auraient  pu  accepter  ses  promesses.  Ne  devait-on 
pas,  d'ailleurs,  en  remontant  ce  parcours,  se  demander  d'où 
venait  Lêto  ?  Il  y  avait  chance  d'arriver  par  là  à  la  Lycie  qui 
était  bien  la  patrie  de  la  déesse,  le  lieu  oti  son  culte  eut  le 
plus  de  vogue  et  se  conserva  le  plus  longtemps.  Si  Délos 
était  le  point  d'arrivée,  la  Lycie  était  le  point  de  départ  ;  si 
Apollon  était  né  sur  les  bords  de  l'Inopos,  il  avait  été  conçu 
sur  les  rives  du  Xanthos  lycien. 

Peut-être  est-ce  au  désir  d'isoler  Délos  dans  sa  gloire  qu'est 
dû  le  crédit  accordé  en  ce  lieu  à  la  légende  d'Hyperborée, 
dont  parlaient  déjà  les  anciens  hymnes  liturgiques  de  l'île 
sainte.  L'imagination  grecque  s'était  créé  un  paradis  terrestre 
et  l'avait  placé,  à  l'abri  de  toute  recherche,  derrière  les  monts 
Riphées  qui  reculaient  eux-mêmes  devant  les  progrès  des  con- 
naissances géographiques.  Une  croyance  répandue  dans  le 
monde  antique,  que  nous  retrouverons  en  Etrurie  et  qui  venait 
peut-êtredelaChaldée,  plaçait  au  nord  le  séjour  des  dieux;  soit 
que  le  pôle,  centre  des  mouvements  célestes  et  régulateur  im- 
mobile de  l'univers, parùtêtre  le  siège  où  aboutissaient  en  quel- 
que sorte  les  rênes  de  l'énorme  attelage,  soit  qu'une  tradition 
confuse  eût  parlé  aux  peuples  du  midi  des  nuits  lumineuses 
et  des  jours  démesurés  de  l'extrême  nord-.  Les  Grecs  avaient 

1)  Hymn.  Hom.,  In  Apoll.,  dlo-M9.  Cf.  TnKOG.\.,o-IO.  —  2)  Homère  (Odyss., 
X,  86),  sait  un  pays  où  «  les  sentiers  de  la  nuit  et  ceux  du  jour  sont  tout  pro- 
ches. »  Son  paradis  terrestre  n'est  encore  qu'à  l'ile  de  Syros,  'Opruyfr,; 
■/.aOJnapOev  •  80i  xpoTzai  rjsXEoio  [Odyss.  XV,  404).  On  atlril)uait  ;\  Hésiode  un 
poème  (?)  Hîpl  'ï-cp6op£tov  (Hkrod.,  IV,  32).  Nous  retrouverons  à  Delphes  la 
légende  d'Hyperhorée  plus  développée  et  surtout  plus  entièrement  mêlée  à 
l'histoire  de  Foraclc.  Voy.,  sur  les  Hyperboréens,  les  dissertations  de  Gédoyn, 
Banier,  Penzel,  Bayer,  Schubart,  Baumstark,  etc. 


ORACLE   DE   DELOS  17 

placé  le  cénacle  de  leurs  dieux  sur  l'Olympe  en  un  temps  où 
cette  montagne  fermait  leur  horizon  du  côté  des  régions  sep- 
tentrionales ;  puis,  leur  Olympe  idéalisé  s'enfonça  dans  les 
perspectives  lointaines,  jusqu'à  cette  contrée  merveilleuse 
dont  la  curiosité  humaine  ne  pouvait  plus  faire  le  tour.  Le 
séjour  lumineux  d'Hyperborée  devait  être  particulièrement 
aimé  d'Apollon,  et  l'onenvint  à  penser  que  c'était  sa  véritable 
patrie.  A  Délos,  on  concilia  le  privilège  de  l'île  avec  celui 
d'Hyperborée  en  disant  que  Délos  était  le  lieu  de  naissance 
d'Apollon  et  Hyperborée  le  pays  de  sa  mère. 

Là,  à  Tendroit  où  l'Eridan  sejettedans  l'Océan,  sur  le  bord 
du  disque  terrestre,  «  au  delà  de  Borée,  »  régnait  un  prin- 
temps perpétuel.  C'est  de  là  seulement  que  pouvaient  venir 
ces  cygnes  au  blanc  plumage  qui  s'abattaient  de  temps  à 
autre  sur  l'archipel',  ou  ces  légions  de  cailles  {zp-j^t:)  qui 
faisaient  de  toutes  les  îles  autant  d'Ortygies.  Lêto,  qui  avait 
été,  disait-on,  métamorphosée  en  caille'"'  et  que  l'on  appelait 
parfois  «  la  mère  des  cailles''.  »leur  avait  jadis  montré  ce  che- 
min. Elle  aussi  était  venue  d'Hyperborée,  fuyant,  sous  une 
forme  d'emprunt,  la  colère  de  Héra.  La  forme  d'oiseau  était  pour 
Léto  un  déguisement  gracieuxet  quiexpliquait  bien  sa  course 
au-dessus  des  flots  ;  mais  il  fallait  cependant  satisfaire 
d'une  manière  quelconque  la  tradition  qui  s'obstinait  à  la 
faire  «  lycienne  »  et  l'habitude  prise  par  les  poètes  épiques 
d'appeler  Apollon  «  Ajy.rfj-vy^:  ''.  »  Au  lieu  de  supposer,  comme 
l'ont  fait  les  modernes,  que  laLycie  elle-même  devait  son  nom 
à  Apollon,  dieu  de  lalumière"',  on  imagina  que  le  dieu  était 
le  fils  de  Leto  transformée  en   louve  (Xjy.a'.va).  C'est  en  louve 

1;  AiusTui'ii.,  Aves,  870.  —  2)  Serv.,  JEh.,  111,  72.  SuivaiiL  lavorsioii  ordi- 
naire, c'est  Astéria,  sœur  de  Lêto,  qui  est  changée  en  caille.  —  3)  'OprjyofjLrJTpa. 
Aristoi'ii.,  ibid.  —  i)  Hosi.,  Iliad.  IV,  iOI.  119.  Honirrc  ne  suit  rien  des  rap- 
ports de  Lèto  avec  Délos.  —  o)  Aj/.fr;  de  X-j^  =  lux  :  étymologic  confirmée 
par  de  nombreux  rapprochenienls  ({u'on  trouvera  dans  les  traités  de  my- 
tliologie. 


18  I.ES   ORACLES   DES    DIEUX 

poursuivie  que  Lêto  avait  franchi  la  distance  qui  sépare 
Hyperborée  de  Dëlos.  Sa  course  vertigineuse  avait  duré  douze 
jours.  A  peine  né,  Apollon  avait  reçu  les  hommages  des  Hy- 
perboréens,  c'est-à-dire  les  prémices  de  leurs  fruits,  enve- 
loppés dans  de  la  paille  de  froment  et  apportés  par  deux 
jeunes  tilles,  Hyperoché  et  Laodikê,  escortées  elles-mêmes* 
de  cinq  de  leurs  concitoyens'.  Une  autre  tradition,  également 
accréditée  à  Délos,  prétendait  que  déjà  l'enfantement  d'Apol- 
lon avait  été  facilité  par  une  oti'rande  que  deux  vierges  hyper- 
boréennes,  Argé  et  Opis,  avaient,  fort  à  propos,  présentée  à 
leur  compatriote,  la  déesse  Eilithyia-.  Comme  nilesvierges% 
ni  probablement  leurs  compagnons  n'étaient  retournés  à  Hyper- 
borée, il  était  naturel  de  considérer  ces  derniers  comme  les 
œkistes  de  Délos,  et  cette  manière  de  voir  fut  confirmée  par 
une  prophétesse  légendaire,  Astéria,  qui  déclara  tout  le  peu- 
ple délien  issu  d'Hyperborée'.  On  ajoutait  même  que  le  fa- 
meux thaumaturge  hyperboréen,  Abaris,  n'était  venu  en 
Grèce  que  «  pour  renouveler  avec  les  Déliens  l'amitié  qui 
existait  entre  les  deux  peuples"'.  » 

Voilà  donc  Délos  affranchie  de  toute  compétition  dans  le 
monde  réel  et  ne  devant  son  culte,  ou  même  ses  habitants, qu'au 
pays  des  chimères.  Cependant,  la  tradition  qui  rattachait  le 
culte  apoUinien  de  Délos  aux  cultes  analogues  et  très-vivaces 
de  la  Lycie  ne  se  laissait  pas  supprimer  ainsi.  Les  cygnes 

d)  Hkrod.,  IV,  33.  Cf.  Pausan.,  I,  31,  2.  Comme  une  foule  de  cultes  divers 
prét,euihiieiU  à  llioiiiieur  des  [iiésenls  liypcrboréens,  les  logographes  tra- 
cèrent aussi  pour  ces  ambassades  livpcrhoréennes  un  ou  plusieurs  itiné- 
raires. Hérodote  [loc.  cit.)  en  donne  un  qui  en  vaut  un  autre.  11  ne  faut  pas 
asseoir  d'inductions  trop  savantes  sur  ces  reproductions  de  légendes  iden- 
tiques. En  Grèce  les  «  bonnes  histoires  «  se  localisent  jimiout  et  se  répètent 
à  satiété.  Sur  les  Ilyperboreens  à  Dodone,  voy.  vol.  II,  p.  311  ;  à  Del|)hes, 
voy.  ci-dessous.  —  2)  IIeiiod.,  IV,  35.  Il  était  cpicstion  dans  un  hymne  d'Olen 
d'une  autre  Hyperboréenne,  Acliaïa  (Pausa.n.,  V,  7,  8).  —  3)  Hkrod.,  IV,  33. 
34.  3o.  EusEii.,  Praep.  Ev.  H,  <>.  —  4)  Euseb.,  Praep.  Ev.  V,  28.  Asteria  ou 
Délos  personniliée.  —  3    Diuu.,  11,  47. 


ORACLE   DE   DELOS  19 

n'étaient  pis hyperboréens  pour  tout  le  monde.  Tandis  qu'Alcée 
imaginait,  pour  ramener  Apollon  en  H3'perborée,  un  char 
attelé  de  cygnes". ceux quo  le  savant  Callimaque  nous  montre 
chantiat  mélodieusemeut  autour  de  Lèto  en  travail  venaient 
des  bords  du  Pactole,  c'est-à-dire  de  l'Asie-Mineure-.  Quand 
les  Déliens  consultaient  leurs  archives  sacrées,  ils  trouvaient 
les  plus  anciens  chants  de  leur  liturgie  attribués  à  Olen,  un 
aèdelycien^;  une  foule  de  détails,  dont  il  estinutile  d'accroître 
l'énumération,  reportaient  la  pensée  des  croyants  vers  la 
Lycie. 

Les  Athéniens,  intrépides  dans  leur  vanité,  avaient  depuis 
longtemps  tourné  la  difficulté.  Ils  prétendaient  que  la  Lycie 
était  une  colonie  ionienne  et  lui  donnaient  pour  fondateur  le 
héros  athénien  Lykos,  fils  de  Pandion''.  Qu'on  les  crûtou  non, 
il  y  eut  un  moment  où  le  sacerdoce  de  Délos  sentit  qu'il  y 
avait  avantage  pour  lui  à  faire  alliance  avec  les  cultes  lyciens, 
d'autant  plus  que  l'oracle  de  Delphes  lui  avait  disputé  et  à 
peu  près  enlevé  ses  relations  imaginaires  avec  Hyperborée. 
Une  nouvelle  et  probablement  dernière  modification  de  la  lé- 
gende partagea  les  attentions  et  la  présence  d'Apollon  entre 
Délos  et  la  Lycie.  On  disait,  au  mépris  des  légendes  de  Pytho, 
qu'aussitôt  après  sa  naissance,  Apollon  s'était  empressé  de 
se  rendre  en  Lycie"'  et  qu'il  avait  conservé  depuis  un  égal 
amour  pour  ses  deux  résidences.  Il  était  censé  passer  les  six 
mois  de  la  belle  saison  à  Délos,  et  les  six  autres  sur  les  grèves 
plus  tièdes  de  Patara,  en  Lycie.  Ceux  qui  voulaient  le  con- 
sulter et  qui  ne  se  laissaient pointaller  àcroire  aux  enseigne- 
ments contraires  de  Pytho  savaient  ainsi  où  le  trouver. 
L'oracle  de  Délos  pouvait  donner  audience  dans  la  saison  d'été 

Ij  Alc.  ap.  HiMER.,  Orat.,  XIV,  10.  Voyez,  ci-dessous,  Oracle  de  Delphes.  — 
2)  Calliu.,  h.  in  Del.,  210.  249.  —  3)  Pausax.,  I,  1^,  5  ;  VIII,  21,  3;  IX,  27,  2. 
Olen  devint  aussi  Hyperboréen.  —  4)  Paus^n.,  I,  11>  4.  Steph.  Byz.,  s.  v. 
A'jz(a.  —  oj  TzETZ.  ad  Lyco^-lir.,  401.  etc. 


20  LES  ORACLES   DES  DIEUX 

et  se  reposer  le  reste  de  l'année  surlacoliaboration  de  l'oracle 

de  Patara'. 

On  oublierait  volontiers,  en  errant  à  travers  ce  dédale  de 
légendes,  qu'il  y  avait  ou  quil  était  censé  y  avoir  à  Délos  un 
oracle,  tant  l'existence  de  cet  institut  préoccupe  peu  les 
mythographes.  Après  avoir  déblayé  le  terrain  des  mythes  qui 
l'encombrent,  nous  allons  essayer  de  déterminer  quelle  place 
il  faut  faire,  dans  l'histoire  des  réalités,  à  l'officine  divinatoire 
de  Délos. 

On  a  déjà  pu  remarquer  que  tous  ces  récits  concernant 
Délos  et  les  origines  de  ses  privilèges  réussissent  mai  à  dé- 
guiser leur  origine  récente.  L'auteur  de  V Odyssée  connaît 
Délos  ou  Ortygia,  qui  est  déjà  un  lieu  de  pèlerinage.  C'est  là 
qu'Artémis  a  tué  le  géant  Orion-'.  Il  doit  yavoirvu,commeson 
héros,  «  l'autel  d'Apollon,  et  auprès,  une  jeune  tige  de  pal- 
mier^  »  11  connaît  aussi  la  belle  Lêto,  Tillustre  compagne  de 
Zeus,  la  mère  d'Apollon''  :  il  a  même  entendu  dire  qu'elle  est 
allée  à  Pytho%  et  il  ne  lui  vient  pas  l'idée,  à  lui  qui  vit  en 
lonie,  d'affirmer  en  passant  les  droits,  plus  tard  si  vantés, 
de  Délos.  A  plus  forte  raison  garde-t-il  le  silence  sur  l'oracle 
insulaire.  La  légende,  cependant,  n'allait  pas  tarder  à  se 
constituer.  Nous  l'avons  vue  apparaître,  déjà  toute  formée, 
dans  la  première  partie  derHi/mne  à  AjwUon.  Le  poètey  vante 
la  prospérité  inespérée  de  Délos,  les  réunions  des  Ioniens,  la 
grâce  de  leurs  femmes  et  l'agrément  des  jeux;  mais  il  ne 
trouve  rien  à  dire  de  l'oracle,  qu'il  mentionne  à  peine*"',  tandis 
que  son  confrère,  celui  qui  chante  Apollon  Pythien,  donne 


i)  Serv-,  ^n.  IV,  143.  14i,  Cf.  Herod.,  I,  18-2.  —  2)  Hom.,  Ody.ss.  V,  [123- 
124.  —  3)HoM.,  Odyss.,  YI,  162-163.  —  4)  Mm.,  lliacL,  I,  36;  V,  447;  XIV, 
327;  XVI,  849;  XIX,  413;  XX,  40,  72;  XXI,  497.  498.  302;  XXIV,  607.  Odyss., 
VI,  103;  XI,  318.  o80.  —  3)  Hou.,  Odyss.,  XI,  380.  —  6)  IIvmn.  Hom.,  Ad  xipoll. 
81.  Il  osl  vrai  que  (1.  Hurmanu  suppose  ici  une  lacune.  Il  n'en  est  pas  moins 
constant  que,  dans  lout  le  reste  du  nuuveau,  il  n'es!  pas  question  de  roraclc. 


ORACLE   DE   DELOS  21 

pour  but  aux  pérégrinations  du  dieu  la  fondation  d'un  oracle 
et  ne  perd  jamais  de  vue  la  gloire  prophétique  du  sanctuaire 
de  Pytho. 

Plus  tard,  les  légendes  déliennes  pullulent'  et  assurent  à 
Délos  une  renommée  comparable  à  celle  de  Delphes;  mais  on 
n'entend  plus  parler  de  l'oracle.  L'influence  de  Delphes  sus- 
cite des  instituts  mantiques  en  pleine  lonie,  à  Milet  et  à 
Colophon.  sans  que  le  patriotisme  ionien  oppose  à  Tenva- 
hissement  de  la  divination  extatique  autre  chose  que  sa  Si- 
bylle. Lorsque  Polycrate  de  Samos,  voulant  donner  Tîle  de 
Rhenea  au  dieu,  la  fit  attacher  à  Délos  par  une  chaîne,  comme 
jadis  Zeus  avait  fixé  Délos  elle-même-,  et  fonda  des  jeux 
commémoratifs,  il  eut,  dit-on,  l'idée  de  demander  à  Apollon 
quel  nom  il  fallait  donner  à  ces  jeux,  mais  c'est  à  Delphes 
qu'il  l'envoya  consulter''.  Quand  Pythagore  vint  à  Délos 
sacrifier  sur  l'autel  Apollon  Génêlor'',  on  ne  dit  pas  qu'il  ait 
engagé  avec  l'oracle  un  colloque  philosophique  comme  on 
prétendait  qu'il  en  avait  tenu  avec  la  pythie  Thémistoclea. 
Dans  les  grands  dangers  qui  menacèrent  et  épargnèrent 
longtemps  Délos,  la  voix  de  l'oracle  ne  s'est  pas  élevée  pour 
avertir  les  habitants  ou  menacer  l'ennemi.  Aussi  les  Déliens 
furent-ils  des  plus  mal  conseillés.  Ils  s'enfuirent  devant  un 
péril  imaginaire  à  l'approche  du  général  de  Darius,  Datis, 
qui  se  montra  plein  de  piété  envers  Apollon-Soleil,  et  brûla 
trois  cents  talents  d'encens  sur  sur  son  autel'*.  En  revanche, 
ils  furent  surpris  par  les  fantaisies  de  Poséidon  qui,  en  dépit 
de  ses  serments,  ébranla  à  plusieurs  reprises  l'île  inébran- 

1)  C'est  à  cette  accumulation  de  légendes  que  Délos  dut  ses  divers  noms, 
étayés  d'une  multitude  d'étymologies,  Orlygla,  Asteria  ou  Astnrté,  Pelasgia, 
Lagia,  Pyrpole,  Chlamydla,  Kynxthos,  Agathoiim,  Skythias,  Ajiaphé.  Voy.  Lk- 
BÈGUE,  Op.  cit.,  p.  21-29.  —  2)  Thuc,  III,  lOi.  —  3)  Suidas,  s.  v.  Taùtà  aof. 
D'après  Thucydide  (III,  104)  les  jeux  Déliens  datent  de  42o  avant  J.-C.  — 
4)  Clem.  Alex.,  Strom.,  VII,  §  32.  —  o)  Herod.,  VI,  97.  Tzetzes  adLycophr., 
1432.  ScHOL.  Aristoj'h.,  Pac.  410. 


22  LES  ORACLES  DES  DIEUX 

lable  ',  et  ils  se  croyaient  en  pleine  sécurité  lorsque  les  bandes 
de  Mithridate  mirent  Délos  à  feu  et  à  sang.  Les  Athéni^ens 
eux-mêmes,  qui  cherchaient  à  faire  de  Délos  une  rivale  de 
Delphes  et  à  tendre  tous  les  ressorts  du  patriotisme  ionien, 
ne  paraissent  pas  avoir  essayé  de  faire  revivre  l'oracle  comme 
ils  s'efforçaient  de  donner  aux  jeux  déliens  l'éclat  des  jeux 
pythiques.  Leurs  théories,  leurs  Déliastes,  qui,  depuis  le  temps 
et  sur  le  vaisseau  même  de  Thésée,  allaient  chaque  année  à 
Délos,  y  portaient  des  offrandes  mais  n'avaient  pas  mission 
d'en  rapporter  des  conseils. 

Il  faut  arriver  au  deuxième  siècle  avant  notre  ère  pour 
entendre  parler  d'une  époque  reculée  où  l'oracle  de  Délos 
régnait  sur  l'Archipel.  Suivant  Zenon  de  Rhodes,  qui  recueil- 
lit vers  ce  temps  quelques  légendes  rhodiennes,  les  Rhodiens, 
qui  avaient  pourtant  chez  eux  le  dieu-prophète  Hélios,  s'é- 
taient adressés  à  l'oracle  de  Délos  pour  lui  demander  un 
moyen  d'échapper  à  d'énormes  serpents  sortis  de  terre  par 
génération  spontanée  2.  On  citait  aussi  une  consultation  d'un 
héros  rhodien,  Althéménès,  fils  d'un  roi  de  Crète  et  victime, 
comme  Œdipe,  de  la  fatalité^  Virgile,  qui  ne  sortit  jamais 
d'Italie,  a  plus  fait  pour  la  renommée  de  l'oracle  de  Délos 
que  tous  les  logographes  ensemble.  C'est  lui  qui  l'a  intro- 
duit dans  le  cjde  des  légendes  gréco-romaines  et  lui  a  prêté 
l'appareil  de  la  révélation  la  plus  miraculeuse.  S'inspirant 
peut-être  de  quelques  traditions  analogues  à  celles  qu'avait 
rassemblées  Zenon  de  Rhodes'',  il  y  amène  son  héros  toujours 
en  quête  d'une  patrie.  Énée  est  reçu  par  le  prêtre-roi,  Anios, 
ami  d'Anchise  :  il  invoque  Apollon  et,  promptement  exaucé, 

I)  Hkrod.,  VI,  98.  TuucYD.,  II,  8.  Cf.  le  texte  hyperbolique  de  TertuUien 
{Apolog.  iO).  —  2)  DioD.,  V,  58.  Les  serpents  sont  détruits  par  le  héros 
Phorbas,  ([ui  est  ensuite  récompensé  par  Apollon  (IIvgin  ,  Poet.  astnm.,  U). 
—  3)  Dioi).,  V,  50.  Apollodore,  qui  avait  déjà  laconlé  la  même  légende, 
dit  simplement  que  le  père  d'Althéménès  consulta  «  le  dieu  »  (Apollod.,  IU, 
2,  I).  _4)  Cf.  Dion.,  I,  50. 


ORACLE   DE    D EL os  28 

il  obtient  un  oracle  autophone,«  Tout  parut  trembler  soudain. 
le  temple  et  le  laurier  du  dieu;  toute  la  montagne  semblait 
s'agiter  autour  de  nous  et  la  cuve  du  trépied  se  mit  à  mugir 
au  fond  de  Tadyton  grand  ouvert.  Nous  nous  prosternons  à 
terre  et  une  voix  vient  frapper  nos  oreilles'.  »  Cette  voix  est 
celle  de  Phœbus  lui-même  qui  n'a  besoin  ici  d'aucun  ins- 
trument ni  d'aucun  interprète.  La  hardiesse  de  la  Action  nous 
dispense  de  discuter  ce  proc(klé  sommaire.  Ovide  nous  parle 
bien  plus  longuement  du  prêtre  Anios  et  surtout  de  ses  filles; 
mais  il  mentionne  sans  le  moindre  détail  la  consultation 
d'Énée^.  Lucain  se  croit  autorisé  par  l'exemple  de  Virgile  à 
parler  des  «  trépieds  »  de  Délos^,  ce  mot  n'étant  guère  qu'un 
équivalent  du  terme  plus  technique  (cortina)  employé  par 
Virgile;  mais  il  n'a  pas  vu  plus  que  son  devancier  cet  engin 
fatidique.  Du  reste,  les  poètes  latins,  qui  ont  cantonné  les 
Muses  sur  le  Parnasse  et  transformé  Castalie  en  fontaine 
poétique,  n'ont  pas  droit  d'être  écoutés  quand  il  s'agit  de 
préciser  la  teneur  des  traditions  grecques. 

Ainsi,  jusqu'aux  abords  de  notre  ère,  les  témoignages  his- 
toriques, ou  ceux  qu'on  peut  considérer  comme  tels,  accordent 
à  l'oracle  aussi  peu  d'attention  que  les  légendes  mytholo- 
giques. Il  ne  reste  plus  à  interroger  que  les  monuments,  les 
vestiges  matériels  laissés  à  Délos  par  le  culte  d'Apollon. 

Un  des  derniers  explorateurs  de  l'ile  ''  a  dégagé,  au  sommet 
du  Kynthos,  une  grotte  artificielle,  de  construction  primi- 
tive, sur  laquelle  les  voyageurs  n'avaient  jeté  jusqu'ici  qu'un 
regard  distrait.  Il  y  a  trouvé  un  bloc  informe  de  granit  qui 
a  servi  de  piédestal  à  une  statue,  une  crevasse  humide,  et, 
en  avant  de  Pédicule,  une  sorte  de  bassin  de  marbre  qui  pa- 


i)  ViRG.,  JE».  III,  90-93.  C'est  la  «  vaticination  »  à  la  mode  latine.  Voy. 
Vol.  IV,  Divination  Italique.  —  2)  Ovid.,  Mctam.  XIII,  632-679.  —  3)  Lucan., 
Phars.  VI,  42;i.  —  4)  J.  A.  Lebègce,  Recherches  sur  Délos. 


24  LES   ORACLES   DES    DIEUX 

raît  avoir  supporté  un  trépied  métallique.  Il  a  attribué  la 
construction  de  ce  sanctuaire  archaïque  aux  Cariens  ou  Pé- 
lasges  mêlés  de  Sémites,  ce  qui  est  fort  vraisemblable,  car, 
lors  de  la  purification  de  l'île  par  Pisistrate,  on  constata  que 
Délos  n'avait  pas  toujours  été  une  terre  ionienne  et  que  «  plus 
de  la  moitié  des  tombes  appartenait  aux  Cariens'.  »  Le  bloc 
de  granit  a  pu  être,  en  effet,  un  baetyle  adoré  par  ces  Asia- 
tiques et  converti  plus  tard  en  piédestal.  Mais  on  accordera 
moins  fiicilement  au  jeune  et  enthousiaste  archéologue  qu'a- 
près avoir  été  une  «  caverne  astronomique  »  la  grotte  du 
Kynthos  ait  été  le  siège  d'un  antique  oracle  apollinien,  com- 
parable à  celui  de  Pytho,  ayant  comme  lui  son  omplialos.  son 
antre  et  son  trépied  prophétique.  Ici  les  preuves  font  com- 
plètement défaut-;  les  indices  fournis,  soit  par  l'examen  des 
lieux,  soit  par  les  comparaisons  analogiques,  tournent  contre 
l'hypothèse.  Le  privilège  de  Tantrede  Delphes  est  le  legs  d'un 
culte  tellurique  et  non  d'un  culte  solaire  :  le  trépied,  qui  se 
rencontre  partout  comme  ornement  ou  offrande  votive,  ne 
concourt  àl'opération  divinatoire  qu'a  titre  de  support  placé 
au-dessus  de  l'antre  fatidique,  lequel  est  lui-même  au  fond 
de  Vadyton,  tandis  que  le  trépied  du  Kynthos  se  fût  trouvé 
en  dehors  du  sanctuaire  et  tout  à  fait  séparé  de  la  crevasse. 
Enfin,  pour  invoquer  le  seul  texte  un  peu  ancien  qui  témoigne 
de  l'existence  d'un  oracle  à  Délos,  on  a  peine  à  croire  que  le 
«  superbe  temple  »  destiné  par  Apollon  à  être  «  l'oracle  des 
hommes''  »  soit  l'informe  caverne  du  mont  Kynthos  et  non 
pas  le  temple  d'Apollon  situé  plus  bas,  tout  près  du  rivage 
occidental. 

Cependant,  M.  Lebègue  ne  s'est  pas  complètement  trompé 
en  faisant  de  la  «  caverne  du  dragon  »  un  oracle  apollinien,  f 

d)  ïiii;r,YD.,I,  8.  —  2)  La  critiqiif  de  rctle  partie  de  la  thèse  de  M.  I.elièfrue 
a  déjà  été  faite,  et  avec  l)eaiieou|i  de  compétence,  par  J.  Girard  {Journal  des 
Savants,  1876).  -    3)  Hymn.  HoM.,Adil]3oW.  Voy.,  ci-dessus,  p.  lii. 

'■* 


OPwACLE   DE   DÉLOS  25 

et  même  en  sig-nalant  les  particularités  qui  lui  doiiiient  avec 
celui  de  Pytho  un  faux  air  de  ressemblance.  Il  n'a  eu  d'autre 
tort  que  de  partager  l'illusion  générale  des  fidèles  de  l'hel- 
lénisme à  l'époque  de  la  décadence  et  de  croire  à  l'origine 
archaïque  d'une  institution  qui  venait  d'être  suscitée  par  un 
dernier  effort  de  la  vieille  foi.  La  grotte  pélasgique  n'était 
pas  un  oracle  et  on  ne  songea  pas  à  y  improviser  une  officine 
de  ce  genre,  tant  que  les  mantéions  en  vogue  voulurent  et 
purent  défendre  leur  privilège;  mais  elle  a  servi,  à  partir  du 
second  siècle  de  notre  ère,  à  des  pratiques  divinatoires  qui 
en  firent  un  oracle  auxiliaire,  créé,  à  l'heure  du  péril,  pour 
affirmer,  par  un  courant  énergique  de  révélation,  la  vitalité 
des  dieux  nationaux. 

Nous   verrons    plus     loin   les   traces    laissées  par    cette 
institution  tardive  et  éphémère.  Il  demeure  acquis  pour  le 
moment  que  le  sacerdoce  apollinien  de  Délos,  au  temps  de 
sa  prospérité,  ne  paraît  pas  avoir  assumé  le  rôle  de  dispen- 
sateur d'une  révélation  officielle.  On  en  devine  facilement  la 
raison  si  l'on  tient  compte  des  circonstances  et  du  tempé- 
rament particulier  de  la  race  ionienne.  Les  Ioniens,  à  quelque 
période  de  leur  histoire  qu'on  les  prenne,  ont  toujours  mon- 
tré  un  tour  d'esprit  critique  et  raisonneur,   une  tendance 
innée  au  rationalisme.  Sans  repousser  absolument  le  mer- 
veilleux, surtout  quand  il  embellit  leurs  légendes  nationales, 
ils  n'en  veulent  accepter  que  le  côté  aimable.   Ils  ont  une 
répugnance  invincible  pour  tout  ce  qui  met  l'imagination  aux 
prises  avec  le  surnaturel,  pour  le  mysticisme,  la  méditation, 
les  soliloques  intérieurs  :  ils  ne  connaissent  point  ces  exa- 
mens de  conscience  qui,  tournant  autour  de  l'idée  du  devoir 
comme  autour  d'un  pivot  inébranlable,  ramènent  dans  le 
cercle  tracé  par  la  loi  les  révoltes,  les  lil)res  échappées  de  la 
passion  individuelle,  et  impriment  peu  à  peu  dans  l'âme  l'idée 
ou  même  le  besoin  de  l'expiation.  Marins  aventureux,  impa- 


2G  LES   ORACLES    DES    DIEUX 

tients  de  toute  contrainte  et  promptement  débarrassés  de 
leurs    dynasties    héroïques,   satisfaits    d'une   religion    tout 
extérieure,  sans  dog-mes  et  sans  morale,  les  Ioniens  sont  res- 
tés étrangers  a  tout  un  côté  de  la  religion  apollinienne,  â 
celui  précisément  par  où  elle  saisissait  l'âme  plus  calme  et 
plus  réglée  des  Doriens.  La  piété  dorienne  cède  volontiers  au 
désir  d'entrer,  par  la  mantique,  en  relation  intime  avec  la 
divinité.  Le  Dorien  garde  partout  la  discipline  et  la  docilité 
naïve  du  soldat  :  il  est  toujours  prêta  demander  aux  dieux  ce 
qu'il  doit  faire  :  il  veut  que  la  révélation  lui  dicte  les  pré- 
ceptes de  sa  morale  et  jusqu'aux  articles  de  ses  constitutions 
politiques.  L'Ionien,  jaloux  de  sa  liberté,  aime  à  prendre  con- 
seil de  lui-même  et  se  sauve,  au  besoin,  du  repentir  par  l'a- 
mour-propre  ou  la  légèreté.  En  même  temps  que  ses  habitudes 
d'indépendance  diminuent  chez  lui  le  besoin  de  révélation, 
le  tour  analytique  de  son  esprit  ne  lui  permet  pas  de  conce- 
voir la  divination  autrement  que   sous   sa  forme  raisonnée, 
forme   étroite    et  prosaïque,  qui  laisse    place  au   doute  et 
ne  saurait  atteindre  à  la  puissance  de  l'extase  fatidique.  En 
outre,  cette  divination  inductive  n'est  guère  faite  pour  être 
exercée  par  des  corporations  agissant  à  titre  de  collectivité 
indivise,  tandis  que  la  mantique  enthousiaste  concentre  sur 
l'instrument  dont  elle  se  sert  et  le  prestige  du  dieu  (|ui  l'ins- 
pire et  la  garantie  du  sacerdoce  qui  l'emploie.  L'Ionie  n'est 
pas  la  terre  des  oracles.  Ceux    qu'elle  a  hébergés  ont  été 
fondés  sur  son  sol  par  des  corporations  appartenant  à  d'autres 
tribus.  Délos  n'a  pas  eu  d'oracle  tant  que  l'influence  ionienne 
est  restée  exclusive  ou  prépondérante. 

Mais  d'autre  part,  elle  a  eu,  conformément  à  l'usage  ionien, 
ses  devins  libres,  et  c'est  de  cette  façon  que  se  dissipe  l'équi- 
voque laissée  dans  l'esprit  par  les  textes  et  les  faits  analysés 
précédemment.  Cet  «  oracle  »  mal  défini  dont  parle  Y  Hymne 
à  Apollon,  ces  consultaiions  légendaires  rappelées  par  les 


ORACLE   DE   DÉLOS  27 

logographes  et  les  poètes,  tous  ces  vagues  indices  qui  feraient 
croire  à  une  lacune  dans  l'histoire  religieuse  de  Délos,  s'ex- 
pliquent par  la  présence  dans  l'ile  sainte,  au  rendez-vous  des 
pèlerins,  d'une  quantité  de  devins  libres  qui  constituent  une 
sorte  d'oracle,  non  par  leur  association,  mais  par  leur  nombre. 
Autant  qu'on  peut  en  juger  à  distance,  le  culte  d'Apollon,  qui 
laissa  envahir  l'île  par  une  foule  d'autres  cultes,  n'eut  même 
pas  la  prétention  de  discipliner  et  d'enrôler  à  son  service  les 
devins  de  Délos.  Les  uns  prophétisaient  par  oniromancie  au 
nom  d'une  déesse  orientale,  Brizo,  «  la  Dormeuse,  »  qui  paraît 
être  venue  de  Crète,  où  on  l'appelait  Britomartis  *.  Brizo  pas- 
sait pour  être  la  patronne  des  matelots  et  était  particulièrement 
vénérée  par  les  femmes  des  pêcheurs.  En  Crète,  on  racontait 
que  Britomartis-Dictynna  était  une  compagne  d'Artémis,  une 
nymphe  qui,  poursuivie  neuf  mois  durant,  d'une  course  achar- 
née, par  l'amoureux  Minos,  finit  par  se  précipiter  dans  la  mer 
et  fut  divinisée  par  Artémis.  C'était  le  même  chemin  qui 
avait  mené  à  l'apothéose  le  pêcheur  Glaukos,  un  autre  patron 
des  matelots  dont  les  devins  de  Délos  devaient  parler  souvent 
à  leur  clientèle.  Ce  Glaukos,  comblé  d'aventures  et  de  généa- 
logies, passait  d'ordinaire  pour  un  gendre  de  Néreus  et  un 
ami  ou  un  fils  de  Poséidon,  ce  qui  n'empêchait  pas  de  recon- 
naître en  lui  Mélikertes  ou  Melkart  ^  Il  comptait,  à  volonté, 
parmi  les  plus  anciennes  divinités  ou  les  plus  nouvelles,  pour 

i)  Sur  Brizo,  voy.  Semus  Del.  ap.  Athen.,  VHI,  §  12.  Hesycii.,  s.  v.  Bpt^o- 
[idtvTiç.  Etym.[M.,  s.  V.  BptÇo).  EusTATH.,  Odyss.,  p.  1720.  Les  anciens  distin- 
guent Bmo  [man^/s]  de  Bn'^omc/ riis(HESYCH.  etEiYM.  M.,s.  V.  BpiT6[j.aptti;)  mais  les 
rapports  de  Délos  avec  la  Crète  et  l'affinité  établie,  par  Artémis,  entre  Bri- 
tomartis et  Apollon,  me  persuadent  que  la  dévotion  h  Brizo  est  due  à  une 
importation  des  légendes  Cretoises.  Britomartis  a  une  biographie  très  variée, 
à  travers  laquelle  on  voit  qu'il  s'agit  d'une  divinité  lunaire  comparée,  puis 
assimilée  à  Artémis  et,  par  Artémis,  à  Hécate,  à  Pcrséphone  ({u'on  trouv(> 
appelée  du  nom  de  Bpipit/j  (Tzetz.  ad  Lycopbr.,  IJ7(!i  ou,  si  l'on  veut,  à  la 
déesse  cosraogonique  qui  contient  tous  ces  flambeaux  nocturnes,  la  NuitCVoy. 
vol.  H,  p.  256).  —  2)  NiCAN.  ap.  Athen.,  VU  ^  47. 


28  LES   ORACLES   DES   DIEUX 

un  ami  secourable  ou  pour  un  génie  fâcheux,  et  chacun  pou- 
vait l'honorer  à  sa  manière.  On  le  disait  grand  prophète,  des 
plus  infaillil)les  et  en  même  temps  des  plus  abordables,  car 
on  savait  qu'il  était  venu  jadis  s'installer  à  Délos  avec  les 
Néréides  pour  se  tenir  à  la  disposition  des  consultants  '.  Les 
Argonautes  avaient  déjà  tiré  parti  de  sa  science  -.  et  d'aucuns 
prétendaient  qu'Apollon  lui-même  avait  appris  de  lui  la 
man tique  ^. 

On  voit  qu'à  Délos  la  religion  d'Apollon  était  accommo- 
dante et  ne  visait  pas  au  monopole  de  l'art  divinatoire.  Brizo 
et  Glaukos  répondaient  mieux  que  le  fils  de  Lêto  aux  besoins 
d'une  population  où  tout  le  monde,  indigènes  et  voyageurs, 
avait  affaire  à  la  mer.  Apollon  avait  aussi  ses  devins,  dont 
quelques-uns  peut-être  se  croyaient  les  descendants  ou  les 
héritiers  du  héros  Anios.  La  légende  d'Anios,  flls  et  prêtre 
d'Apollon,  et  de  ses  filles  les  Œnotropes.  qui  nourrirent  pen- 
dant neuf  ans  toute  l'armée  d'Agamemnon,  date  au  moins  du 
temps  de  Phérécyde  ''  ;  mais  on  ne  voit  pas  qu'Anios  fût  dès  lors 
considéré  comme  prophète.  Plus  tard,  lorsque  cette  aptitude 
fut  attribuée,  d'une  manière  banale,  à  tous  les  flls  d'Apollon, 
on  s'aperçut  qu'Anios  était  doué  de  prescience  et  qu'il  l'avait 
bien  montré  en  expliquant  aux  Grecs  les  oracles  et  prodiges 
suivant  lesquels  Troie  ne  pouvait  être  prise  avant  la  dixième 
année.  Ceux  qui  n'attachaient  pas  à  l'hérédité  le  don  de  seconde 
vue  firent  de  lui  l'élève  de  son  père.  «  Apollon,  écrit  Diodore, 
songeant  à  l'éducation  de  son  fils,  lui  enseigna  l'art  divina- 
toire, ce  qui  lui  attira  de  grands  honneurs"'.  »  Clément 
d'Alexandrie  inscrit  Anios  sur  sa  liste  de  prophètes  païens  ^ 


i)  Atiien.,  ibiJ.  Voy.,  vol.  Il,  p.  26:i.  —  2)  Il  avait  construit  Argo  (Athen., 
ibid.)  et  prophétisé,  comme  Protée  ou  Triton  (Tzktz.  ad  Lycoplir.  Toi,  les 
vicissitudes  du  voyage.  —  3)  Nicand.  ap.  Atiien.,  VII,  §  i8.  —  4)  Pheukcvd. 
ap.  TzKTz.  ad  Lycoplir.,  îiTO.  Cf.  Ovid.  i¥<'<aw.,  Xill,  Gai  sqq.  —  3)  Diod., 
V,  62.  -  6)  Clem.  Alex.,  Strom.,],  §  134. 


ORACLE   DE    DELOS  29 

Un  des  fils  d'Anios.  Audros,  éponyme  de  l'île  de  ce  nom,  avait 
aussi  appris  d'Apollon  l'art  augurai  ';  enfin,  Tàme  divinisée 
d'une  des  tantes  du  héros  délien  inspirait  dans  laChersonèse 
de  Carie,  par  la  grâce  d'Apollon,  un  oracle  médical  -.  Apollon 
affirmait  donc  à  Délos  ses  facultés  mantiques,  mais  comme 
il  le  fait  dans  le  monde  d'Homère,  en  accordant  le  don  de 
divination  à  des  individus  qui  en  usent  ensuite  librement  et 
le  portent  partout  avec  eux.  L'histoire  d'Anios  suffirait  à  elle 
seule  à  prouver  qu'il  n'y  a  pas  eu  à  Délos  d'oracle  apollinien. 
Tandis  que,  partout  où  se  fondent  des  instituts  de  ce  genre, 
les  corporations  sacerdotales  se  serrent  autour  d'un  ancéti*e 
qui  a  fixé  au  sol  son  privilège  personnel,  la  famille  d'Anios 
se  disperse  à  plaisir  et  disparaît  dès  la  première  génération. 
Son  fils  Andros,  l'augure,  émigré  dans  une  autre  Cyclade  ^; 
son  autre  fils,  Thasos,  est  déchiré  par  des  chiens  ''  ;  trois  de 
ses  filles  sont  changées  en  colombes  par  Dionysos  ^  et  il  en 
donne  une  autre,  Launa  ou  Lavinia,  «  laquelle  était  prophé- 
tesse  et  savante  ",  »  à  Énée  qui  l'emmène  en  Italie.  Enfin,  les 
deux  soeurs  de  sa  mère  sont  transportées  par  Apollon  en  Carie. 
On  ne  s'y  prendrait  pas  autrement  pour  empêcher  une  famille 
sacerdotale  de  s'arroger  un  privilège  exclusif  et  perpétuel. 

Ainsi,  on  pouvait  appeler  Délos  un  oracle,  au  même  titre 
que  Telmessos ',  en  tant  que  pays  fertile  en  devins,  devins  de 
Brizo,  de  Glaukos,  d'Apollon,  ou  des  trois  ensemble,  pourvus 
de  méthodes  diverses  et  capables  de  les  adapter  au  goût  de 
leurs  clients.  Nous  ne  savons  à  peu  près  rien  de  plus  sur  leur 
industrie,  mais  le  rôle  qu'ils  jouèrent,  dit-on,  dans  une  cir- 
constance relatée  par  Semos  de  Délos  indique  très  nettement 
qu'ils  n'avaient  point  à  subir  chez  eux  la  suprématie  d'un  oracle. 
«  Un  jour  que  les  Athéniens  sacrifiaient  à  Délos,  l'esclave, 

i)  Oviu.,  Mctmn.  XIII,  (joO.  —  2)  Uiuu.,  V,  03.  Voy.,  ci-dessous,  Oracles 
héroïques.  — 3)  Ovid.,  /oc.  cit.  —  i)  Hygix.,  fah.  2f7.  —  o]  Ovid.  ibid.  etc.  — 
Oj  Dio.N.,  I,  o9.  —  7)  Voy.,  vol.   I,  p.  i'ii  cl  vol.  II,  p.  'M.  7;j. 


oO  LES    UliACL  ES   DES   DIEUX 

qui  avait  puise  de  l'eau  avec  l'aiguière,  versa  dans  la  phiale 
cette  eau  avec  des  poissons,  et  alors  les  devins  des  Déliens 
leur  prédirent  l'empire  de  la  mer  ^  »  Une  telle  prédiction 
valait  certes  la  peine  d'être  contrôlée  et,  s'il  y  avait  eu  un 
oracle  à  Délos,  les  théores  athéniens  l'auraient  rapportée  à 
Athènes  garantie  par  la  voix  d'Apollon  lui-même. 

Il  suffit  d'ailleurs  de  parcourir  d'un  coup  d'oeil  rapide  Tliis- 
toire  de  Dëlos  pour  constater  que,  en  su])posant  même  aux 
Ioniens  les  remarquables  aptitudes  du  sacerdoce  pythique, 
un  oracle  ne  pouvait  trouver  dans  une  station  maritime, 
toute  à  jour,  tumultueuse  et  surpeuplée  comme  l'a  été  long- 
temps Délos,  le  recueillement  et  le  mystère  dont  ne  saurait 
se  passer  la  mantique  apollinienne. 

L'île  lut  longtemps  indépendante.  C'était  une  sorte  de  terre 
neutre  qui  appartenait  en  droit  à  la  confédération  ionienne, 
mais  qui,  en  lait,  avait  tous  les  avantages  de  cette  neutralité, 
sans  les  inconvénients.  Aussi  les  Déliens,  selon  la  })romesse 
du  dieu  et  grâce  à  son  culte,  menaient  sur  leur  rocher  stérile 
une  vie  qui,  s'il  en  faut  croire  les  comiques  athéniens,  n'était 
pas  une  vie  de  privations  ^  Mais  lorsque  les  Athéniens  eurent 
fait  reconnaître  leur  hégémonie  dans  l'Archipel,  ils  voulurent 
tenir  entre  leurs  mains  le  centre  religieux  de  l'Ionie.  Ils 
avaient,  suivant  leur  habitude,  des  droits  historiques  à  faire 
valoir.  A  les  en  croire,  Délos  devait  tout  à  l'Attique  et  aux 
héros  athéniens,  ses  richesses,  ses  jeux,  son  palmier  et  même 
son  dieu.  Mais  surtout,  ils  étaient  les  plus  forts  et  ne  comp- 
taient pas  s'embarrasser  des  récriminations.  Dés  le  temps  de 
Solon  et  de  Pisistrate,  ils  font  à  Délos  des  purifications  qui 
annoncent  leur  dessein  d'y  régner  en  maîtres.  En  vertu  de 
«  certains  oracles,  »  venus  on  ne  sait  d'oii,  Pisistrate  purifia 

I)Athen.    VITI,  !^  :5.  —  2)   On  leur  attribuait   l'invcutioa  des   poulardes 

(Pli.\.,X,  [oO),  139). 


ORACLE   DE   DE LOS  31 

Délos  de  la  manière  suivante  :  «  de  toute  l'étendue  du  terri- 
toire que  l'on  apercevait  depuis  le  temple,  il  fit  exhumer  les 
morts  que  l'on  transporta  dans  une  autre  partie  de  Tile  *.  » 
En  506,  Athènes  envoie  à  Délos  des  «  clérouques  »  ou  colons 
pourvus  d'un  lot  de  terre  -.  Périclès  leva  les  derniers  scru- 
pules en  faisant  d'Athènes  la  véritable  métropole  de  Tlonie, 
et  la  guerre  du  Péloponnèse  disposa  les  Athéniens  aux  mesures 
violentes.  En  425,  toujours  «  pour  obéir  a  un  oracle,  »  ils 
purifient  Délos  d'une  manière  définitive.  «  Toutes  les  tombes 
furent  enlevées;  il  fut  ordonné  qu'à  l'avenir  il  n'y  aurait 
plus  dans  l'île  ni  décès  ni  accouchement,  mais  que  les  mori- 
bonds et  les  femmes  près  de  leur  terme  seraient  transportées 
à  Rhénéa  K  »  Désormais,  les  Déliens  n'eurent  plus  de  patrie, 
car  on  n'appelait  de  ce  nom,  dans  l'antiquité,  que  la  terre  oii 
reposaient  les  ancêtres;  aussi  y  eut-il  des  froissements  et  des 
conflits.  Deux  ans  après,  l'impatience  nerveuse  des  Athéniens 
se  manifeste  par  un  coup  d'éclat.  Ils  décrètent  l'expulsion 
en  masse  des  Déliens,  soi-disant  «  coupables  d'un  ancien  délit 
qui  entachait  leur  caractère  sacré'*.  »  La  perte  d'Amphipolis 
provoqua  chez  les  Athéniens  un  examen  de  conscience  :  ils 
écoutèrent  leurs  remords  et  la  voix  de  l'oracle  de  Delphes  et 
les  Déliens,  réfugiés  à  Atramyttion,  en  Mysie, furent  rappelés'-'. 
Les  exilés  rentrèrent,  mais  froissés  et  humiliés  même  par 
leurs  protecteurs,  car  les  prêtres  de  Delphes  avaient  en 
quelque  sorte  obligé  certains  d'entre  eux  à  renier  leur 
foi  en  leur  persuadant  qu'Apollon  était  né  à  Tégyre,  en 
Béotie  •=.  L'issue  de  la  guerre  du  Péloponnèse  fit  croire  aux 
Déliens  qu'ils  étaient  émancipés,   comme  tous  les  anciens 


1)Herod.,  I,  64.  Thucyd.,  III,  104.  Purification  de  Délos  pai-  Epiiiiénide 
(Plutarch.,  Conv.  sept.  sap.  14).- 2)  C.  I.  Gk.,  II,  p.  22o,  Si'a.nhkm.  ad  Culliiu 
H.  in  Del.,  314.  —  3)  Thucyd.,  III,  104.  —  4)  Thucyd.,  V,  i.  Probablement  le 
meurtre  que  leur  reprocha  plus  tard  Hypéride  (Deliac.  fragm.,  73.  Blass). 
—  o)  Thucyd.,  V,  32.  Diod.,  Xil,  77.  —  (i;  Plutarch.,  Defect.  orac.  Ij. 


32  LES    ORACLES   DES  DIEUX 

alliés  d'Athènes,  par  les  victoires  de  Sparte.  Mais  Athènes, 
vaincue,  ne  renonçait  pas  cependant  à  ressaisir  l'ile  sainte 
et  ne  cessait  de  la  revendiquer  comme  sienne.  Les  Déliens 
invoquèrent  l'arbitrage  des  Spartiates  et  ne  furent  pas  peu 
surpris  de  s'entendre  dire  parle  roi  Pausanias,  qui  se  pressait 
un  peu,  ce  semble,  d'employer  cet  argument:  «Comment  donc 
serait-ce  là  votre  patrie,  puisque  nul  de  vous  n'y  est  né  et 
que  nul  de  vous  n'y  reposera '?  »  Obligés  de  subir  l'hégé- 
monie athénienne  et  de  livrer  leur  temple  à  de  i)rétendus 
amphictyons  qui  étaient  tous  Athéniens,  ils  se  vengeaient  de 
temps  à  autre  par  des  violences  aussitôt  punies  de  l'amende, 
de  la  confiscation  et  de  l'exil.  En  désespoir  de  cause,  ils  en 
appelèrent  au  grand  tribunal  des  Ami)hictyons  de  Delphes, 
présidé  par  Philippe  de  Macédoine  (34G).  Hypéride  plaida 
pour  le  peuple  athénien  et  prouva,  par  l'itinéraire  de  Léto, 
que  Délos  tenait  son  culte  de  TAttique,  car  Léto  avait  été 
conduite  au  lieu  de  sa  délivrance  par  Athéna  Pronœa  elle- 
même  -.  Les  Amphictyons  pensèrent  ce  qu'ils  voulurent  de 
cet  argument,  mais  ils  donnèrent  gain  de  cause  aux  Athéniens 
qui  continuèrent  à  administrer  le  temple  et  les  biens  d'Apol- 
lon. Il  fallut  la  l)ataille  de  Cranon  pour  rendre  Délos  aux 
Déliens. 

Le  temps  qui  s'écoula  entre  la  ruine  délinitive  de  la  puis- 
sance athénienne  et  la  conquête  romaine  fut  pour  Délos  libre 
une  ère  de  prospérité.  Les  dons  affluaient  de  toutes  parts, 
même  de  rÉgy[)te,  de  la  Syrie,  et  de  la  Macédoine.  On  put 
rebâtir  le  temple  d'Apollon  •'. 

Mais,  lorsque   les   Romains   devinrent  les  arbitres  de  la 

1)  Plctahch.,  Apophtk.  Lacon.  o7,  I.  —  2)  Hvi'Kuid.,  BeUar.  frayin.  70. 
Blass.  Suivante.  Bœtticlier  {Baumkultus  dcr  Hcllcnm,  p.  415.  418),  le  palmier 
de  Délos  appartenait  au  culte  d'Atliêna,  et  cela,  en  vertu  «le  l'idée  préconçue 
({ue  le  laurier  est  inséparable  d'Apollon.  Mais  le  laurier  est  le  symbole  d'A|uil- 
lonpurilicaleur  elpropliiHtj;  tandis  «{u'Apolion  Driii'n  qui,  par  nature,  n'était 
ni   l'un  ni  l'autre,  a  gardé  son  symbole  oriental.  — 3)  G.  I.  Gra;i;.,  2266. 


ORACLE    DE   DELOS  33 

Grèce,  les  Athéniens  firent  valoir  auprès  d'eux  des  droits 
qu'ils  n'avaient  pas  laissé  prescrire.  Flamininus  leur  promit 
sans  doute,  dès  196,  que  Dêlos  leur  serait  rendue'.  En  atten- 
dant, les  Romains  disposaient  de  l'île  à  leur  gré.  Après 
la  défaite  d'Antioclius  et  de  Persée,  ils  le  déclarèrent  port 
franc  (167)  et  firent  ainsi  baisser  de  neuf  dixièmes  les  revenus 
des  Rhodiens  qu'ils  voulaient  punir-.  Ils  la  donnèrent  l'anriée 
suivante  aux  Athéniens  par  un  sénatus-consultô  en  bonne 
forme  •■'. 

Les  Athéniens  tenaient  maintenant  «  le  loup  par  les 
oreilles''  »  bien  décidés  à  en  finir  avec  lui.  Les  Déliens  furent 
expulsés'*  et  remplacés  par  des  colons  athéniens.  Désormais, 
rîle  fut  gouvernée  par  un  épimélète  ou  curateur  envoyé 
chaque  année  d'Athènes  et  les  actes  publics  datés  par  les 
noms  des  archontes  éponymes  de  la  métropole".  L'île  devint 
un  vaste  entrepôt  commercial"  qui  dut  sa  honteuse  pros- 
périté aux  malheurs  de  la  patrie^  et  au  vice  capital  des 
sociétés  antiques,  à  la  traite  des  esclaves.  Délos,  Tîle  sainte, 
l'asile  de  Lêto  persécutée,  était  devenue  le  plus  grand  marché 
d'esclaves  de  tout  l'Orient.  C'était  comme  un  entrepôt  cosmo- 
polite où  l'on  trouvait  des  hommes  et  des  dieux  de  toute  pro- 
venance ^. 

Cette  prospérité  ne  dura  guère.  Délos  aurait  fourni  aux 


1)  Liv.,  XXXIII,  30.  —  2)  PoLYB.,  XXXI,  7,  10-12.  —  3)  Polyb.  XXX,  18,  1-7. 

—  4)  Polyb.,  XXX,  18  a.  —  o)  lisse  réfugièrent  en  Achaïe  (Polyb., XXXII,  17). 

—  6)  Bœckh  ap.  C.  I.  Gr.ec,  il,  p.  22o-237.  A.  Dumont,  La  chronologie  athé- 
nienne à  Délos  (Rev.  arcliéol.  1873.  Il,  p.  2oG-2o8j.  A.  Lkbègue,  op.  cit., 
p.  310.  —  7)  Strab.,  X;  o,  11.  —  8)  La  destruction  de  Corintlic  (146)  déve- 
loppe à  Délos  l'industrie  du  i^ronze  jusque-là  diminuée  par  la  concurrence 
(Strab.,  X,  5,  4).  C'est  peut-être  ce  qui  explique  que  L.  Mummius  Achaïcus, 
condamné  plus  tard  par  un  jury  de  chevaliers,  eut  l'idée  de  finir  ses  jours  à 
Délos  (Appiax.,  B.  Civ.,  I,  37).  Il  dut  y  être  bien  reçu.  —  9)  Sur  les  cultes 
asiatiques  et  égyptiens  de  Délos,  voy.  G.  I.  Gr.ec,  2293-230G.  Mkier,  Comm. 
Epigr.,  I,  p.  42.  Les  Romains,  en  i39,  affichent  à  Délos,  pour  le  faire  con- 
naître de  tout  l'Orient,  leur  traité  avec  les  Juifs  {Machab.,  I,  15,  23). 

3 


34  LES   ORACLES   DES    DIEUX 

moralistes,  s'ils  y  avaient  pris  garde,  un  bel  exemple   de 
vengeance  providentielle.  Seulement,   l'exemple  aurait  été 
plus  frappant  si  rîle  avait  été  ravagée  par  les  forçats.  Il  y  eut 
bien  une  révolte  d'esclaves  à  Délos,  en  133,  au  moment  où  le 
cri  de  vengeance  poussé  par  les  esclaves  de  Sicile  retentis- 
sait] usqu'en  Orient,  mais  l'émeute  fut  étouffée.  En  tout  cas, 
Tun  des  hommes  qui  ont  le  plus  contiibué  à  la  ruine  de  Délos 
et  d'Athènes  était  lils  d'un  Athénien  et  d'une  esclave  égyp- 
tienne. C'était  le  philosophe  péripatéticien  Aristion,  qui  se 
fit  démagogue  et  jeta  le  peuple  athénien,  toujours  prompt 
à  l'enthousiasme,  dans  les  bras  de  Mithridate.  On  ne  parlait 
plus,  dans  tout  l'Orient,  que  d'écraser  Rome,  l'ennemie  du 
genre  humain.  Les  Romains,  menacés  de  toutes  parts,  con- 
centraient leurs  forces.  Un  légat,  Orbius,  protégeait  les  inté- 
rêts romains   à  Délos.  Aristion  résolut  de  l'en  déloger  et 
envoya  à  Délos  un  général  de  sa  trempe,  le  péripatéticien 
Apellikon  de  Téos,  qui  n'avait  encore  fait  le  métier  de  pirate 
que  dans  les  bibliothèques.  L'armée  athénienne  fut  taillée  en 
pièces.  Mais  à  peine  Apellikon  s'était-il  enfui  qu'arriva  la 
flotte  pontique,  commandée  par  Archélaos  et  Métrophane  '  et 
montée  par  des  pirates  de  toutes  nations.  Délos  fut  prise  d'as- 
saut. Ses  défenseurs,  pour  la  plupart  Romains  ou  Italiens, 
furent  massacrés  au  nombre  de  vingt  mille  environ  ;  les  maga- 
sins et  les  temples  furent  pillés,  et  le  reste  de  la  population 
vendu   â  l'encan-.  Ainsi    furent  vengés,  par  les  soi-disant 
alliés  des  Athéniens,   les  esclaves  qui  avaient  été  parqués  à 
Délos  et  dont  plus  d'un  peut-être  était  au  nombre  des  dévas- 
tateurs. On  ne  manqua  pas  de  remarquer  que  Métrophane  et 
Mithridate  avaient,  en  i)unition  de  ce  crime,  péri  de  mort 
violente  et  qu'une  antique  statue  d'Apollon  en  bojs,  jetéeà 
l'eau  par  les  barbares,  avait  été  pieusement  recueillie  sur  le 

1)  Paiisanias  (III,  23,  2)  appelle   ce  gcucral  Mcnopli.uic.  —  2   Ai'Pian.,  7?. 
]lithnd.,  27-29.  Cf.  STUAn.,.\,  o,  4. 


ORACLE    DE    DELOS  35 

rivage  de  la  Béotie  '  ;  mais  l'île  sainte  n'en  était  pas  moins 
changée  en  désert  (80  av.  J.-C). 

Lorsqu'on  fît  la  paix  avec  Mithridate,  Délos  était  à  peu  près 
aussi  pauvre  et  aussi  désolée  qu'avant  la  naissance  d'Apollon. 
Ceux  qui  se  hasardèrent  à  y  revenir  s'j''  croyaient  en  sûreté 
sous  la  protection  des  flottes  romaines  ;  mais  ils  furent  pris 
un  jour,  d'un  seul  coup  de  fil^t,  par  le  hardi  corsaire  Athé- 
nodore  qui  renversa  ce  qu'^  ses  d  'vanci  ts  n'nva  ent  pas  eu 
le  temps  de  détruire  (69)^.  Puis,  vinrent  le«!  collectionneurs, 
ravageurs  d'une  autre  espèce  qui  emportèrent  peu  à  peu  tout 
ce  qui  aviit  quelque  prix.  Verres  figure  parmi  ces  touristes 
et  Cicéron  a  soin  de  faii-e  remarquer  l'énormité  d' m  tel  sacri- 
lège, puni  du  reste  par  une  tempête  qui  empêcha  Verres 
d'emporter  sa  proie^  L'orateur  n'a  sans  doute  pas  fait  un 
tableau  de  fantaisie  en  peignant  l'indignation  muette  des 
Déliens,  mais  l'indignation  venait  de  ce  que  Verres  volait  au 
lieu  d'acheter.  Délos  avait  encore  une  population  flottante 
de  marchands,  parmi  lesquels  des  Juifs,  que  César  crut  devoir 
protéger  contre  la  malveillance  des  Déliens  ^ 

Les  Athéniens  tenaient  pourtant  toujours  à  la  possession  de 
ce  rocher  qui  leur  avait  été  rendu  par  Lucullus,  repris  par 
Sulla,  donné  à  nouveau  par  César.  La  solitude  s'y  faisait 
peu  à  peu;  mais  ils  s'obstinaient  à  y  entretenir  le  culte 
d'Apollon"'  et  d'Athêna,  et  montaient  la  garde  autour  des 
ruines  qu'ils  ne  pouvaient  plus  relever,  pauvres  qu'ils 
étaient  eux-mêmes.  On  dit  pourtant  qu'à  la  fin  ils  se  las- 
sèrent et  qu'ils  eurent  l'idée  de   vendre  Délos  pour  payer 


1)  Pausan.,  III,  23,  o.  C'est  une  vieille  anecdote  rajeunie  et  retournée 
(Cf.HEROD.,  VI,  H8i.  —  2)  Phleg.  Trall.  ap.  Paor.,  Cod.  xcvii,  p.  8i  a.— 
3)  Cic,  In  Vcrr.  Act.  sec.  I,  18;  V,  72.  —  4)  Joseimi.,  Ant.  .Iwl.  XIV,  <8,  8. 
—  ;;)  Sous  Néron,  Miisoniiis  Riit'u^,  expulsé  de  lîonni,  devient  »  prêtre  à  vie  " 
d'Apollon  Délien  {Ephem.  archeoL,  3833,  3). 


3G  LES    ORACLES   DES   DIEUX 

leurs  dettes'.  Hadrien,  qui  aimait  à  mêler  son  nom  aux  sou- 
venirs du  passé,  aurait  bien  dû  songer  à  ranimer  l'oracle 
qui,  tout  le  monde  le  savait  depuis  Virgile,  avait  envoyé 
Énée  en  Italie.  Mais  Hadrien  ne  pouvait  rappeler,  ni  surtout 
retenir  les  vivants  dans  un  désert.  Lorsque  Pausanias  passa 
par  Délos,  il  n'y  trouva  qu'un  piquet  de  soldats  athéniens 
envoyés  là  pour  protéger  le  temple-. 

Délos,  aux  yeux  des  Hellènes  fervents,  restait  pourtant  tou- 
jours l'île  sainte:  on  y  venait  encore  tous  les  ans  de  Lemnos 
pour  chercher  le  feu  nouveau^  La  piété,  surexcitée  parla 
lutte  de  l'antique  religion  avec  le  christianisme,  paraît  avoir 
fait  alors  ce  que  ni  la  politique  athénienne  ni  le  dilettantisme 
archéologique  n'avaient  pu  faire  :  elle  créa  et  fit  parler  l'oracle 

de  Délos. 

Les  témoignages  qui  constatent  l'existence  réelle,  à  cette 
époque,  d'un  oracle  organisé  sur  le  modèle  des  mantéions  apol- 
liniens  encore  en  activité  ne  sont  pas  nombreux,  mais  ils  ne 
doivent  pas  passer  inaperçus.  Le  grotesque  Jupiter  de  Lucien 
se  plaint  des  corvées  qu'impose  le  métier  de  dieu.  «  Apollon, 
dit-il,  grâce  à  la  profession  compliquée  qu'il  a  choisie,  a  les 
oreilles  presque  rompues  par  la  foule  des  importuns  qui  vien- 
nent lui  demander  des  oracles.  Tantôt  il  faut  qu'il  se  trouve 
à  Delphes;  un  instant  après,  il  court  à  Colophon;  de  là,  il 
passe  au  Xanthe,  puis  il  galope  à  Klaros,  à  Délos,  ou  chez  les 
Branchides:  partout,  en  un  mot,  où  la  prêtresse,  après  avoir 
bu  l'eau  sacrée  et  mâché  le  laurier,  secoue  le  trépied  et 
ordonne  au  dieu  de  paraître,  il  doit  arriver  sans  se  faire 
attendre  et  mettre  bout  à  bout  ses  oracles,  sous  peine  de 

\)  Philostr.,  vit.  Soph.  \,  24.  Pliiloslrale  raconte  quelecélèbre  professeur 
d'éloquence,  Lollianus,  s'écria  à  celle  occasion  :  «  0  Poséidon,  fais  à  Délos 
un  plaisir  que  lu  lui  dois!  Perniels-lui,  une  fois  vendue,  de  s'enfuir!  »  — 
2)  Pausan.,  YIII,  33,  I.  Sur  le  prétendu  Olympicion  conslruil  à  Délos  aux 
frais  d'Hadrien  (Phlkg.  Trall.  ap.  SxF.rii.,  Byz.,s.v.  mu[A7:[£iov)  voy.  A.  Le- 
BÈGUK,  Délos,  p.  326.  —  3;  Philostr.,  Hcroic,  p.  7i0. 


ORATLE    DE    DE LOS  37 

compromettre  tout  le  crédit  de  son  métier'.  »  Une  boutade 
de  Lucien  n'a  pas  la  valeur  d'un  texte  historique:  mais  Lucien 
avait  beaucoup  voyagé  et  il  écrivait  pour  des  lecteurs  dont 
bon  nombre  avaient  visité  Délos.  Il  est  probable  qu'il  parle 
de  ce  qu'il  sait  et  peut-être  de  ce  qu'il  a  vu  de  ses  yeux. 
Délos  avait  donc  à  cette  époque  son  oracle,  pourvu  des  rites 
uniformément  adoptés  par  les  mantéions  apolliniens  de  la 
décadence.  Ce  devait  être  une  copie  réduite  du  modèle.  Le 
Kynthos  rappelait,  de  fort  loin,  il  est  vrai,  le  Parnasse,  et  le 
vieil  édicule  pélasgique,  avec  un  trépied  et  un  laurier,  pre- 
nait aisément  un  air  mystérieux.  C'est  la,  et  non  pas  dans  le 
temple  bâti  près  du  port,  que  les  prophétesses-  se  sont  effor- 
cées de  leur  mieux  de  ressembler  aux  pythies  et  aux  sibylles. 
On  en  a  pour  preuve,  outre  la  vraisemblance,  un  texte 
d'Himérius.  «  Dans  cette  île_,  au  dire  des  habitants,  on 
montre  un  temple  simple  de  structure,  mais  consacré  par 
la  tradition  et  les  légendes  qui  s'y  rattachent.  C'est  là, 
d'après  cette  tradition,  que  Léto  enfanta  les  dieux....  et 
c^est  de  là  qu'Apollon,  pour  honorer  le  lieu  de  sa  naissance, 
après  avoir  fixé  au  sol  des  trépieds  sacrés  avec  des  rameaux 
(de  laurier),  rend  ses  oracles  aux  Hellènes  ^  »  La  descrip- 
tion s'adapte  parfaitement,  comme  l'a  déjà  montré  M.  Lebè- 
gue,  à  la  grotte  du  Kjmthos.  C'est  cet  oracle  mort-né,  copié 
sur  des  modèles  décrépits,  qui  valut  à  Délos  un  dernier  sou- 
rire de  la  fortune.  On  s'efforçait  de  lai  faire  une  réputation. 
Maxime  de  Tyr,  sans  y  regarder  de  plus  près,  regrettait 
qu'Alexandre   ne  Teût  point  consulté  en  son  temps ''.  Julien 


1)  LuciAN.,  Bis  accus,  i .  —  2)  On  a  trouvé,  sur  un  marbre  provenant  de 
Délos,  une  inscription  mutilée  qui  parait  être  une  rapsodie  de  style  prophé- 
tique. Le  texte  est  dans  un  état  désespéré,  mais  il  semble  bien  qu'il  y  est 
question  d'une  -po'jTjTtç  (C.  I.  Gr.ec,  add.  2308  c.  a-b),  laquelle  peut  être,  il 
est  vrai,  la  Sibylle.  —  3)  Himer.,  Omt.,  XVMl,  1.  Cf.  Lkbègue,  Délos,  p.  i08. 
—  4)  Max.  Tyr^.  DIss.XU,  1. 


38  LES  ORACLES  DES  DIEUX 

comprit  Délos  dans  la  liste  irénérale  des  oracles  auxquels  il 
demanda  des  conseils  pour  son  expédition  d'Orient'. 

On  sait  combien  était  chimérique  le  plan  de  restauration 
religieuse  poursuivi  par  Julien.  En  vain,  les  Athéniens  s'em- 
pressaient d'expédier  encore  des  théories  à  Délos^;  le  chris- 
tianisme terrassa  l'hellénisme  niême  dans  l'île  sainte.  Apollon 
céda  au  Christ  ce  rocher  abreuvé  du  sang  de  tant  d'héca- 
tombes et  témoin  de  tant  de  fêtes  brillantes.  La  religion 
nouvelle  le  purifia  en  nivelant  le  sol  encombré  de  ruines. 
Mais  elle  sembla  reculer  elle-même  devant  le  souvenir 
importun  du  passé.  L'évêque  de  Délos  que  l'on  voit  figurer 
au  concile  de  Chalcédoine  (4.^il),  Sabinus%  n'était  là  sans 
doute  que  pour  affirmer  le  triomphe  de  la  croix,  car  Délos  ne 
paraît  pas  avoir  porté  d'églises  sur  les  fondations  de  ses 
anciens  temples.  Ce  n'était  plus  qu'un  nid  à  légendes,  au 
sommet  duquel  la  superstition  populaire  plaçait  toujours  la 
demeure  du  python  ou  dragon  apollinien. 

\)  Theodoret.  Hist.,  Ecdes.  III,  Ifi.  —  2)  Himer.,  Orat.  IV,  tO;  XVIl[,  1. 
—  3)  Le  Ql'iex,  Oricns  Christianus,  1,  p.  9i-o-9i6  [Paris,  1740].  Ce  Sabinus 
devait  être  un  évêque  in  partihits  et  n'ayant  pas  droit  de  suffrage  au  con- 
cile, car  on  ne  trouve  pas  sa  signature  parmi  celles  des  évêques  de  la  pro- 
vince des  Iles,  dont  Rhodes  était  la  métropole. 


ORACLE  DE   DELPHES  39 


ni. 

ORACLE     DE      DELPHES[*]. 

De  tous  les  oracles  d'Apollon,  aucun  n'a  inspiré  une  foi 
aussi  vive  et  n'a  conservé  aussi  longtemps  son  crédit,  aucun 
n'a  eu  sur  les  destinées  delà  Grèce  une  influence  aussi  consi- 

[*]  La  liste  des  ouvrages  concernant  l'oracle  de  Delphes  est  des  plus  char- 
gées. Nous  mentionnerons  d'abord  les  compilations  antiques,  dont  les  débris 
ont  été  recueillis  et  classés  dans  les  Fragm.  Hisfonc.  Grarc.  de  C.  Muller 
(Didot);  puis,  les  inscriptions  et  monnaies  ;  enfin,  dans  l'oi'dre  de  date,  les 
mémoires  et  dissertations  historiques. 

Hymx.  HoiiER.,  In  ApolUn.  (Et;  krJjllmoL  nj9iov)  170-368. 

*  Theopompus,  TTspl  twv   crulr.QlvTwv  h.  AsXawv  -/prjLtaxwv  (Athen.,    XI!,  §   f3; 

XllI,  §  83). 

*  PuLEMoN  iLiENsis,  Uzf\  Ttov  Èv  \{k'.fQiç,  ^rjaau'pwv  (Plutarch.   Quaest.   con- 

viv.,  V,  2). 

*  Anaxandrides    (Alkxandrides)    Delphus,    ïlept    tGjv    a-Ar^U^niùv   Iv    AeXtpoî'; 

àva8r,;A«Tiov  (Plutarch.  Lysand.,  18,  etc.  Zenob.,  1,  o7).  —  IlEpt  xou  Iv 
AsÀsoî;  ypriarrîpîoj  (Steph.  Byz  s.  V.  Hapvxcjjd;).  —  IlEpi  Auy.wpsta;  (^Steph. 
Byz.  s.  V.  AûXr)). 

*  Hegesander  Delphus,  'r;zo[j.vi^[xaTx  [îiEpi  àvôpttivTwv  xa\  dtyaXijLaTuv]  (Athen. 

V,  §4«). 
Plutarchus,   Uzp\    Toû    El     Iv   AeXoor;.    —    Ilspt   xou   arj  ypav   Sii.tj.STpa  vuv   xr-jV 
Tluôtav.  —  Ilspt  si'.XsXot::6xiov  ypr'i'îxirjpiiov. 

*  Alcetas,  Ilsp't  xwv  Iv  AsÀçoîç  àva6ri[xâxwv  (Athen.,  XIII,  §  o9). 

*  Mnaseas  Patrensis,  AsXï)f/.wv  y^pr^aixtov  auvaYwyrî  (Schol.  Hesiod.  Theog.,  l\~ 

Schol.  Pind.  0/?/mp.,  II,  70). 
*Apellas  PoNTicus,  AsX^txà   (Clem.    Alex.  Protrept.,   §47.  Suidas,  s.    v. 
'Poôtj[);:tooç) . 

*  Melisseus,  AsX^.xfi  (Schol.  Hesiod.  0pp.,  32). 

*  Theodorus  Phoc.eus,  IIspl  96).ou  AsX^f/ou  (Vitruv.  Praef.,  7). 

Les  explorations  et  fouilles  indiquées  ci-après  ont  fourni  environ  sept  cents 
textes  épigraphiques,  dont  un  très  petit  nombre  ayant  trait  directement  à 
rinstitut  prophétique.  Delphes  a  été  visitée  parCiriaco  d'Ancona(i437),  Spon 
et  Wheeler  (I67G),  Chandler  (1705),  Clarke,  DodwelL  Gell,  Ross  (1834), 
Leake  (183o),  Fr.  Thiersch  (18i0),  Ulrichs  (1840).  Les  fouilles  les  plus  récentes 
sont  :  1"  celle  d'O.  Miiller  ^ISiOj,  dont  les  résultats  ont  été   publiés  par  E. 


40  LES   ORACLES  DES  DIEUX 

dérable  que  l'oracle  de  Delphes.  Son  histoire  résume  tout  ce 
qu'il  y  a  eu  de  vivant  et  de  fécond  dans  la  religion  apolli- 
nionne.  Aussi  cette  histoire  oflFre-t-elle  une  variété  d'aspects 

Curtius.  —  2"  celles  d'un  Caslriote,  M,  Franco  (1860-1861^  qui  ont  fourni  les 
textes  publiés  par  Conze  et  Micliaelis  \.A)inal.  Instit.  Corrisp.  ArchcoL,  dSOl, 
p.  G6-74).—  3"  les  fouilles,  à  peu  près  contemporaines  (1861),  de  MM.Wesclier 
et  Foucart,  auxquelles  on  doit  près  de  oOO  inscriptions  concernant  particu- 
lièrement l'affranchissement  des  esclaves.  On  trouvera  la  majeure  partie 
des  inscriptions  rassemblées  en  deux  siècles  dans  : 
C.  I.  Grjec,  No^  1687-1724. 

E.  Curtius,  Anecdota  Delphica  {Q9  Inscr.)  Gotting.  1843. 
Le  Bas,  Voyage  archéoL,  111,  Nos  833-970.  Paris,  1853. 
C.  Wescher  et  P.  Foucart,  Inscriptions  recueillies  à  Delphes,  etc.  [480  Inscr.] 
Paris,  1863.  Cf.  BulieU.   Instit.   arch.,    1865,   p.  17-26.97.  Annal.  1866, 
p.  1-18. 
Rasche,  Lex.  r.  numm.  vett.  s.  v.  Delphi.  —  Eckhel,  D.  n.,  YI,  p.  194.  — 

MioNXET,  II,  p.  96-97.  N"s  21-31.  SiippL,  111,  p.  497-501.  N^s  26-56. 
C.  Cavedoni,  Monetc  archoiche  de'  Delfi  confrontate  con  le  analoghe  de'  Focii 

(BuUett.  Instit   arch    1853.  p.  78-80). 
Puis  vient  rinterminable  série  des  dissertations  qui  montrent  à  quel  point 
l'oracle  de  Delphes  est  resté  le  centre  de  l'histoire  grecque. 

E.  DicKi.Nsox,  Delphi  Phoenicizantes.  Oxon.  1655.  Francof.  1669. 
Casp.  Sagittarius,  l'coraculo  I iclphico.  lenae,  1675. 

Hardion,  Sîir  l'oracle  de  l'elphes,  1712  (Mém.  Acad.  Inscr.,  III,  p.  13.-199). 
DE  Valois,  Des  richesses  du  temple  de  Delphes  et  des  différents  pilUujes  qui 
en  ont  été  faits,  1715  (Hist.  de  l'Acad.  des  Inscr.  ill,  p.  78-64;. 

F.  Mengotti,  L'oracolo  di  Delfo.  Terza  ediz.  Milano,  1820. 

F.  ToRRicE.Ni,  Gonsiderazioni  sulV  oracolo  di  Delfo  del  conte  Mengotti.  Mi- 
lano, 1821 

F.  AuBROsoLi,  Dell'  oracolo  di  Delfo  e  dcgli  Amfizioni  di  Delfo.  Milano,  1821. 

Chr.  Lobeck,  De  Thriis  Delphicis.  Regioni.  1820. 

0.  MuLLER,  Diss.  de  tripode  delphico.  Gotting,  1820. —  Ueber  die  Tripoden. 
2  Abhdl.  1820.   1825. 

H.  .1.  Merxlo,  De  vi  et  efficacia  oracnli  Delphici  in  Graecorum  res  gravissi- 
mas.  Traj.  ad  Rhen.  1822. 

C.  F.  Wilster,  De  religione  et  oraculo  Apollinis  Delphici.  Havniae,  1827, 

H.  PioTROwsKi,  De  gravitate  oraculi  Delphici.  Varsov.  1827.  Lips.  1829. 

L.  Zander,  Art.  Delphi.  1832  (Ersch  u.  Grubers  Encycl.    F,  23  p.  397-407). 

A.  Grasiiof,  De  Pythonis  oraculi  primordiis  atque  incremento.  Hildesh.  1836. 

K.  D.  HiiLLiiANN,  Wûrdigung  des  delpliischcn  Orakels.  Bonn,  1837. 

W.  GcETTE,  Las  delphische  Orakel  m  scinem  politischen,  religiœsen  und  sittli- 
chen  Einfluss  au f  die  alte  Welt.  Leipz.  1839. 

P.  G.  FoRciiUAMxiER,  L'occupation  dc  l'oracle  de  Delphes  par  Apollon  (Annal. 
Inst.  arch.  1838,  p.  276-291).—  Apollos  Ankunft  in  Delphi.  Kiel,  1840. 


ORACLE   DE   DELPHES  41 

qui  la  rend,  si  l'on  n'y  prend  garde,  non  moins  confuse 
qu'intéressante.  Nous  allons  essayer  de  la  diviser  pour  la 
rendre  intelligible,  en  conservant,  autant  que  possible,  le 
parallélisme  des  faits  et   des  idées  dirigeantes. 

L.  Preller,  Art.  De/i^/ti,  1842  ^Paulys  R.  E.  II,  p.  909-d\9).  —  Dclphica, 
18o4  (Ausgcw.  Aiifs.  p.  224-2uG). 

F.  Stiefelhagen,  De  oraculo  Apollinis  Bclphicl.  Bonn.  1848. 

J.  Kayser,  Delphi.  Darmsladt,  18oo  (avec  récension  de  Fr.  Wieseler,  ap. 

Jahbb.  fiu'Fhilol.  l8o7,  p.  665-694). 
J.  Heimbrod,  De  oraculo  Dclphico.  Gymnprogr.  Gleiwitz,  18o9. 
C.  Bœtticher,  Der  0/nphalos  des  Zens  zu  Delphi.  Berlin,  1859  (réc.  de  Fr. 

Wieseler,  Gœttiny.  gel.  Anzeig.  1860,  p.  161-196i.  —  UOrneoscopia  nella 

mantica  di  Delf'o  (Ann.  Inst.  areh.,  1861,  p.  243-257). 
Fr.  Wieseler,  Intorno  aW  oinfalo  delphico  (Annal.  Instit.  arcli.  1857,  p.  -160 

sqq.  —  L'Oïneoscopia  nella  mantica  di  Delfo  (Ibid.  1861,  p.   356-365). 

JJeher  don  delphischen  Dreifuss.  GœLting.  1871. 

G.  WoLFF,  L'eber  die  Stiftung  des  delphischen  Orakels.  Leipzig,  1863 
(Verhdl.  d.  XXI'"  Versamml.  i;i862]  d.  deutsch.  Philologen  zu  Augsburg). 

C.W.  Gœttling,  Das  delphische  Om/îe/,1863  (Gesamm.  Abliandl.  Il,  p.  49-71). 

W.  J.  Cron,  Die  delphischen  Sprûche  des  Jahres  480  v.  Chr.  Gymnpr.  Augs- 
burg, 1863. 

G.  F.  ScHŒiiANN.  Gr.  Alt.  I2   {Das  delphische  Orakcl,  p.  41-49;  Berlin,  1863. 

L.  WE.\iGER,ûi<aes<<onum  Delphicanim  spécimen  [De  Anaxandrida,  Polemonc, 
Hegesandro,  reritm  delphicanim  scriptoribus).  Bonnae,  1865. 

P.  Foucabt,  Mémoire  sur  les  ruines  et  l'histoire  de  Delphes.  Paris,  1865. 
(Arcb.  Miss,  il  sér.  T.  II  . 

^Y.  Thomas,  Ue  belphico  oraculo  quid  cxistimandum  sit  disputatur.  Gymnpr. 
Dillenburg.  1867. 

.1.  Roulez,  La  lithobolie  à  Delphes  {Ann.  Instit.  areh.  1867,  p.  140-150). 

L.  DE  DoNOp,  De  variis  anathematum  Delphicorum,  generibus.  Gotting.  1868. 

K.  J.  Ehllxger,  De  Apolline  et  oraculo  ejus  /)e/p/aco.  Gymnpr. Emmerich. 
1870. 

A.Mo}iyLsv:s,  Delphika.  Leipz.  1878. 

Si  l'on  ajoute  à  ce  catalogue  quantité  d'études  sur  des  institutions  con- 
nexes, comme  l'ampbictyonie  pythique,  les  jeux,  les  guerres  sacrées,  sur  les 
monuments  figurés,  etc.,  et  si  l'on  songe  qu'aucune  histoire  de  la  Grèce 
(histoire  ou  mythologie)  n'a  pu  se  dispenser  de  toucher  ;ï  ce  sujet,  on  com- 
prend que  la  matière  est  triturée  et  ressassée  à  satiété.  Pour  restituer  à  chaque 
auteur  sa  petite  part  d'idées  personnelles,  avec  une  appréciation  critique, 
il  eût  fallu  décupler  l'étendue  des  notes,  résultat  encombrant  d'un  travail 
stérile  auquel,  de  guerre  lasse,  j'ai  dû  renoncer.  On  trouvera  partout  les 
témoignages  anciens,  rarement  des  analyses  de  théories  récentes,  et  encore 
moins  de  discussions  sur  ces  théories. 


42  LES   ORACLES  DES   DIEUX 


A.  —  l'oracle   de  DELPHES 


AVANT    l'avènement     D'APOLLON 

Particularités  physiques   du  site.    —  L'antre  et  les  sources  du  Parnasse. 

—  Oracle  primitif  de  Gœa  et  de  Thémis.  —  Oracle  de  Poséidon.  — 
Succession  des  cultes  indigènes  et  des  religions  importées,  —  Culte 
pélasgique  de  Gaea  et  de  Zeus  (Lykoreios). —  La  ville  de  Lykoreia  et  les 
Deukalionides.  —  Les  Dryopes.  —  Les  Thrakides  et  le  culte  de  Dion3'sos. 

—  Cultes  exotiques.  —  Activité  de  la  propagande  Cretoise.  -  Le  bétyle 
de  Kronos.  —  Culte  crétois  et  ionien  de  Poséidon  Delphinios.  — 
Delphes  et  le  dauphin  de  Poséidon.  — •  Étymologie  de  Ac)vcpo(.  —  Lutte 
et  transaction  entre  le  culte  de  Poséidon  et  celui  d'Apollon.  —  Le  dau- 
phin, attribut  d'Apollon  Delphinios. 

Le  rocher  sur  lequel  devait  se  dresser  le  «trépied  commun 
de  la  Grèce'»  était  un  lieu  prédestiné.  L'apre  et  sauvage 
solitude  du  lieu  était  bien  faite  pour  frapper  l'imagination 
superstitieuse  des  vieux  âges.  Le  pâtre  qui  s'en  approchait 
considérait  de  là  avec  une  sorte  d'effroi  cette  gorge  du  Pleis- 
tos  qui  semblait  avoir  été  ouverte  par  une  cassure  énorme 
ayant  séparé  jadis  le  Parnassedu  Kirphis.  Il  se  représentait  la 
force  géologique  qui  a  produit  ce  phénomène  sous  les  traits 
d'un  être  surnaturel  déchargeant  sur  ces  rochers  anfractueux 
un  coup  formidable.  S'il  considérait  le  Parnasse  lui-même, 
il  voyait  surgir,  au  dessus  de  blocs  énormes  qu'une  main 
invisible  avait  peut-être  lancés  du  sommet,  deux  murailles 
verticales,  les  Phgedriades,  qui,  se  soudant  à  angle  obtus, 
enferment  entre  leurs  parois  un  amphithéâtre  colossal  -,  et, 

])  Tpi';'.ooa /.or/ov  'EXXaSoç  (EuRiPiD.,  Ion,  36())  xo'.vJ)  tiv.a.  (Plutarch.,  Aristld., 
20).  Plus  tard,  Tite-Live  appelle  Delphes  :  Commune  generis  liumnni  oraculum 
(Liv..  XXXVIII,  48).  —  2)  Strah.,  IX,  H,  3.  .Icstix.  ,  XXIV,  6,  8.  Cf.  pour  le  sile 
et  les  monuments,  les  descriptions  de  Ulrichs,  Reisen  und  Forscimngen  in 
Grlechenland.  Bi.  I.  Brcmen,  I8W.  J  de  Witte,  Monuments  de  Delphes,  ap. 
Annal.  Instit.  arch.,  i8ti,  p.  o-13.  Fr.  Thierscii,  Ueber  die  Topographie  von 
Delphi.  Munchen,  I8i0.  .1.  J.  Meriax,  Die  Topographie  von  Delphi.  Basel,  1853 
(avec  réc.  de  Fr.  Wiesrler,  Jahrbb.  f.  Phil.  [1857],  p.  663-694),  et  les  ouvrages 
déjA  cités  de  J.  Kayser  et  surloiil  de  P.  Foucart. 


ORACLE     DE     DELPHES  43 

surcettepente  circulaire,  il  regardaitcourir  les  eaux  de  sources 
mystérieuses  qui  sortaient  toutes  vives  de  la  pierre  même. 
L'air  qu'on  respire  là  est  lourd,  chargé  d'une  vapeur  tiède 
quand  le  soleil  y  darde  ses  rayons  réverbérés  par  les  flancs 
nus  des  rochers,  et  d'une  fraîcheur  humide  aussitôt  que 
l'ombre  envahit  ce  recoin  perdu.  Les  moindres  bruits  y  sont 
répercutés  et  grossis  par  l'écho  sonore  des  Phasdriades  '.  Cet 
ensemble  de  sensations  fortes  faisait  descendre  dans  l'âme 
naïve  d'un  Pélasge  ou  d'un  Hellène  des  premiers  siècles  une 
sorte  de  recueillement  involontaire  et  de  secrète  terreur.  Soit 
que  son  pied  fît  rouler  au  fond  des  ravins  les  pierres  dont  le 
sol  est  jonché,  ou  que,  levant  les  yeux  vers  les  cimes  consa- 
crées, comme  tous  les  hauts  lieux,  à  la  présence  invisible  de 
la  divinité ,  il  vît  tournoyer  dans  l'air  les  oiseaux  de  proie,  ou 
encore  que,  sacrifiant  aux  puissances  divines,  il  regardât  la 
fumée  de  l'autel  balancer  en  montant  ses  spirales  capricieuses, 
il  attribuait  à  tous  ces  incidents  une  solennité  particulière 
et  comme  une  intention  surnaturelle.  Enfin,  s'il  s'endormait 
au  murmure  des  ruisseaux  bondissants,  ses  sens  ébranlés 
transformaient  en  songes  prophétiques  les  impressions  qu'ils 
devaient  aux  objets  d'alentour. 

On  retrouve,  en  effit,  la  trace  de  ces  expériences  instinc- 
tives dans  les  légendes  locales.  On  disait,  même  au  temps  oîi 
l'oracle  apollinien  était  en  pleine  prospérité,  que  la  Terre  ou 
la  Nuit,  l'une  et  l'autre  mères  du  sommeil  et  de3  songes,  puis 
Thémis,  avaient  prophétisé  à  Delphes  avant  Apollon^.  On 
croyait  savoir  que  Poséidon  y  avait  révélé  l'avenir  par  l'organe 
d'un  prophète  appelé  Feuardent  et  que  deux  de  ses  fils  y 
avaient  observé,  l'un,  le  vol  des  oiseaux,  l'autre  les  entrailles 
des  victimes^. 

1)  Ce  détail  n'est  pas  oublié  dans  la  description  de  Justin  (ibid).  Cf.HELioD., 
Mthiop.,  IV,  \1.  _2j  Voj.  vol.  Il,  p.  2o4.2o7.  —  3)  Voy.  vol.  II,  p.  35. 
334.  366. 


44  LES  ORACLES  DES   DIEUX 

Puis,  c'étaient  des  contes  sur  les  trois  nymphes  ailées,  les 
Thries  qui,  la  tête  poudrée  de  farine  blanche,  voltigeaient  de 
fleur  en  fleur  comme  des  abeilles  et,  dans  «le  vallon  du  Par- 
nasse» oii  elles  habitaient,  avaient  enseigné  à  Apollon  la 
divination  fondée  sur  le  mouvement  des  galets  ou  cailloux 
roulés'.  On  reconnaît  encore  dans  ces  nymphes  étranges  les 
trois  sources  fatidiques,  Castalia,  Cassotis  et  Delphousa,  qui, 
gonflées  par  les  pluies  du  printemps,  entraînaient  avec  l'é- 
cume blanche  de  leurs  ondes  les  cailloux  épars  dans  leur 
lit  bordé  de  fleurs.  Le  souvenir  de  ces  «abeilles»  n'avait 
jamais  complètement  disparu  des  alentours  de  l'oracle.  On 
appelait  parfois  la  pythie  «l'abeille  de  Delphes-»  et.  ce  qui 
est  plus  signiflcatif,  une  tradition  bizarre  voulait  qu'à  la  place 
du  temple  d'Apollon  il  y  eût  eu  jadis  une  construction  légère 
faite  de  plumes  réunies  avec  de  la  cire\  Les  cailloux  eux- 
mêmes  avaient  fini  par  se  mêler  aux  rites  de  l'oracle  apol- 
linien.  Des  gens,  dont  il  est  difficile  aujourd'hui  de  contrôler 
le  dire,  prétendaient  que  le  bassin  de  bronze  placé  sur  le 
trépied  fatidique  était  rempli  de  ces  galets,  lesquels  s'agi- 
taient lorsque  Apollon  rendait  ses  oracles  ',  et  il  est  possible 
que  la  thriobolie  ou  lithobolie  ait  été  pratiquée  dans  le  temple 
d'Apollon,  concurremment  avec  la  méthode  intuitives 

Ainsi,  de  toutes  parts  surnagent  de  vagues  réminiscences 
d'un  âge  où  le  sentiment  religieux,  éveillé  par  la  nature  tour- 
mentée du  Parnasse,  s'adressait  à  des  symboles  divers,  errant 
de  l'un  à  l'autre,  et  invoquant  tour  à  tour  sous  des  noms 
différents  la  puissance  qui  se  manifestait,  dans  cette  gorge 

\)  Hymx.  Hom.,  In  Mercur.,  552  sqq.  Schol.  Callim.,  II.  in  ApolL,  45.  Cf. 
vol.  I,  p.  192;  vol.  II,  p.  40'i..  —  2)  Pixn.,  Pytk.,  IV,  100  [60].  Le  litre  de 
MÉXiacat  était  déjà,  il  est  vrai,  frénéralisé  et  s'appliquait  soit  aux  Nymphes, 
appelées  aussi  MsXiai  (Lobkck,  Aglaoph.,  p,  817),  soit  aux  prêtresses  de 
Démêler  (vol.  II,  p.  293)  et  peut-être  à  celles  d'Artémis.  —  3)  Pausan.,  X,  5,  9. 
-^  4)  Suidas,  s.  v.  ITyOci.  Eudoc,  p.  109.  —  5)  J.  Roulez,  loc.  cit.  Voy.  vol. 
I,  p-  194,  et  ci-dessous. 


ORACLE     DE     DELPHES  45 

sauvage,  par  une  irrésistible  fascination,  en  attendant  le 
moment  où  ces  aspirations  religieuses  devaient  se  fixer  dans 
un  culte  plus  élevé,  destiné  à  les  résumer  et  à  les  satisfaire 
toutes  à  la  fois. 

L'histoire  légendaire  a  établi  après  coup  dans  ces  traditions 
obscures  un  ordre  artificiel,  mais  acceptable  pourtant  en  ce 
qu'il  représente  à  peu  près  la  succession  probable  des 
croyances  et  des  rites  sur  lesquels  s'est  édifié  Toracle 
d'Apollon.  Elle  suppose  que  l'antre  ou  crevasse  ('/âqxa  vy-ç) 
d'où  l'oracle  a  tiré  en  tout  temps  ses  révélations  surnaturelles 
était  d'abord  la  bouche  même  de  Ga^a;  qu'à  l'avènement  des 
Kronides,  c'est  à  dire,  quand  la  religion  des  Hellènes  expulse 
ou  transforme  les  cultes  pélasgiques,  Poséidon  a  revendiqué 
la  possession  de  ce  lieu  privilégié  et  qu'enfin  Poséidon  a  dû 
céder  la  place  à  Apollon.  Ces  substitutions  de  personnes  di- 
vines sont,  suivant  que  les  mythographes  acceptent  ou  écar- 
tent le  scandale  des  guerres  divines,  considérées  comme  le 
résultat  d'expropriations  violentes  ou  de  contrats  librement 
consentis;  mais  l'ordre  de  succession  reste  le  même,  et  il  n'y 
a  pas.  de  raison  de  douter  qu'il  ne  corresponde  à  quelque 
réalité  historique. 

Ce  que  nous  savons  de  l'oracle  de  Dodone  nous  donne  une 
idée  de  ce  qu'a  dû  être  l'oracle  primitif  de  Gtea.  Une  source, 
un  arbre  permettant  d'enteadre  et  les  voix  d'en  bas  et  les 
voix  d'en  haut  ;  une  ouverture  par  où  s'échappent  les  songes  '  ; 
c'était  tout  ce  qu'il  fallait  pour  établir  avec  les  divinités 
invisibles  des  premiers  âges  un  échange  de  prières  et  de  ré- 
vélations. La  source  était  l'une  des  trois  fontaines  de  Par- 
nasse, peut-être  déjà  la  source  Cassotis,  dont  un  filet  dérivé 
coulait,  dit-on,  au  fond  de  l'antre  prophétique.  Quant  àl'arbre, 

I)  Voy.,  vol.  I,  p.  282;  vol.  II,  p.  279.  G.  WolfT,  dciiis  la  réunion  des 
philologues  à  Augsbourg  {op.  cit.)  a  insisté  avec  raison  sur  ce  point  que 
rorucle  clitlionien  avait  dû  être  un  oracle  oniromantique. 


46  LES  ORACLES  DES  DIEUX 

en  un  temps  où  le  culte  d'Apollon  avait  voué  le  laurier  aux 
rites  divinatoires,  on  supposait  que  c'était  un  laurier  penché, 
comme  on  le  voyait  plus  tard,  sur  l'ouverture  du  gouffre.  On 
racontait,  en  conséquence,  que  Gsea  avait  pour  interprète 
(TcpiiAavT'.ç)  la  nymphe  Daphné  ou  Daphnis  (Laurier)  sa  fille, 
et  que  Daphné  s'était  changée  en  laurier,  par  la  grâce  de  sa 
mère,  dans  les  bras  amoureux  d'Apollon.  ^  Ce  mythe  n'était, 
d'ailleurs,  nullement  imposé  à  la  foi,  car  il  se  disait  aussi 
que  Gaea  s'était  donné  pour  gardien  et  pour  prophète  Python, 
le  fruit  monstrueux  de  ses  entrailles". 

Daphné  et  Python  sont  des  personnages^  d  >  l'épopée  apol- 
linienne,  incorporés  aux  réminiscences  d'une  période  anté- 
rieure. C'est  aussi  au  travail  de  l'imagination  hellénique 
qu'il  faut  attribuer  cette  copie  idéalisée  de  Gaea  qu'on  appelle 
Thémis.  Les  théologiens  conciliants,  Eschyle  entre  autres^, 
enseignaient  que  Gaea  s'était  déchargée  du  soin  de  prophé- 
tiser sur  sa  fille  Thémis,  et,  pour  adoucir  encore  la  transition 
entre  les  divinités  telluriques  et  Apollon,  ils  admettaient  que 
Thémis  s'était  associé  ou  même  substitué  volontairement  sa 
sœur  Phœbé  la  Titanide,  laquelle  fit  cadeau  de  son  siège 
prophétique  et  même  de  son  nom  à  Apollon,  devenu  Phœbos- 
Apollon. 

Mais  la  tradition  recueillie  et  retouchée  par  Eschyle  n'est 
qu'une  des  nombreuses  combinaisons  de  légendes^  essayées 

1)  Pausan.,X.  o,  5.  Pal.ephat.,  De  wcrcdlb.  '60.  Skrv.,  ^n.,  II,  513;  UF,  91. 
Il  est  possible  que  l'arbre  correspondant  ici  au  chêne  de  Dodone  ait  été  un 
ancêtre  du  fameux  platane  dit  d'Agamemnon  (Theophr.,  H.  plant.  IV,  13. 
Pli.n.,  XVI,  [88],  238),  voisin  de  Kastalia  ou  de  Delphousa.— 2)  Eurip.,  Iphig. 
Taur.  12io.  Argum  Pind.,  Pyth.,  Hygim.,  fab.,  \iO.  Pausan.,  X,  6,  6. — 
3)  /EscuYL.,  Eumen.,'\-S.  Voy.,  vol.  II,  p.  2:;6-2G0.  —  4)  On  distingue,  tout 
compte  t'ait,  quatre  systèmes  de  transmission  de  la  propriété  en  litige,  de 
Gœa  à  Apollon,  les  divinités  titulaires  de  l'oracle  étant  substituées  ou  as- 
sociées comme  suit  :  I"  Gxa,  Thémis,  Apollon  :  la  (variante  orphique)  Nyx 
avec  Dionvsos  pour  pruphèle,  r/it//(is,  Apullon;  2oG«d,  Tlumis,  Plurb'', Apol- 
lon; 3-  Gara  et  Poséidon,  Thémis  et  Poséidon,    Apollon;  i  Gsea,   Thémis   et 


OKACLE     DE     DELPHES  47 

par  les  mythographes  pour  reconstituer  Thistoire  primitive 
de  l'oracle,  et  ce  n'est  probablement  pas  la  plus  conforme  à  la 
foi  populaire,  car  Eschyle  semble  avoir  pris  à  tâche  de  refaire 
la  mythologie  pour  en  tirer  un  enseignement  moral.  La  plu- 
part des  récits  mythiques  mettent  en  conflit  direct  avec  Gsea 
au  moins  deux  usurpateurs  successivement  attirés  ptir  les 
séductions  du  lieu,  Poséidon  et  Apollon,  l'un  et  l'autre  ré- 
solus à  dépouiller  de  sa  propriété  Tantique  déesse,  sauf  à 
transiger  entre  eux  après  la  victoire.  Suivant  certains  hymnes 
liturgiques  attribués  à  Musseos,  Poséidon  avait  montré  plus 
de  ménagements  qu'on  n'en  eût  attendu  de  son  caractère.  Il 
s'était  contenté  d'installer  à  côté  de  l'oracle  de  Gsea  ses  inter- 
prètes à  lui,  Pyrkon,  Delphos,  Parnassos,  de  sorte  que 
l'oracle  primitif,  ainsi  doublé,  lui  appartenait  par  moitié'.  A 
l'arrivée  d'Apollon,  il  avait  composé  sans  trop  de  difficulté 
avec  le  nouveau  prétendant  et  avait  accepté,  en  échange  de 
sa  part  de  propriété,  soit  l'île  de  Kalauria-,  soit  le  Ténare^. 
Le  sacerdoce  apollinien  avait  achevé  de  le  désintéresser,  en 
lui  conservant  un  autel  dans  le  temple  de  son  successeur  % 
une  mention  dans  les  prières  de  la  Pythie%  et  sans  doute  aussi 
en  faisant  bon  accueil  à  ses  descendants.  Ce  sont  même  deux 


Poséidon,  Apollon,  sans  compter  la  théorie  de  Lycophron,  ou,  tout  au  moins, 
de  ses  scoliasles,  qui  introduisaient  Kronos  dans  quelqu'une  de  ces  séries. 
{)  Pausan.,  X,  o,  6;  24,  4.  Schol.  ^schyl.,  Eumm,  2.  16.  Schol.  Euripid., 
Orest.,  160.  Hygin.,  foh.,  161.  Plin.,  YII,  [b"/],  203.  Tzetz.  ad  Lycophr.,  208. 
A.  Mommsen  {Dclphika,  p.  14.  20;,  après  avoir  posé  en  principe  que  les 
oscillations  légères  du  sol,  si  fréquentes  dans  certaines  régions  de  la  Grèce, 
ont  été  les  signes  révélateurs  de  Gœa,  établit  aisément  l'association  de  Gsea 
et  de  Poséidon,  celui-ci  dominant  celle-là  et  la  faisant  parler  par  force  au 
besoin,  en  sa  qualité  d"Evvoaiyaroç.  G.  WoUf  {op.  cit.,  p.  68)  pense  que  Po- 
séidon a  été  associé  à  Gœa,  ou  plutôt  à  Thémis,  en  qualité  d'époux,  parce 
que  ce  couple  se  retrouve  en  Arcadie.  —  2)  Pausan.,  X,  5,  6.  On  disait  aussi 
que  Kalauria  avait  été  échangée  contre  Délos  (Stuau.,  'VIII,  6,  14.  Suidas,  s, 
v.  "laov).  Cf.  Th.  Panofka,  La  cession  de  Calauria  à  Neptune,  ap.  Auu.  Instit. 
arch.  i84o,  p.  63-67.  --  3)Strab.  ibid.  —  i)  Pausan.,  X,  2i-,  'k  Euripid.,  Ion, 
446.  —  bj/EscHYL.,  Eumcn.,  27. 


48  LES   ORACLES   DES  DIEUX 

petit-fils  de  Poséidon,  Trophonios  et  Agamèdes,  qui  bâtissent 
le  temple  d'Apollon.  '  Ainsi  délivré  d'un  rival  incommode, 
Apollon  n'avait  plus  à  vaincre  que  la  résistance  de  Gsea. 

En  mettant  des  hommes  à  la  place  des  acteurs  divins  on 
dégage  de  ces  récits  un  chapitre  de  l'histoire  religieuse  de 
la  Grèce.  La  période  sur  laquelle  ils  jettent  une  vague  lueur 
est  cet  âge  tourmenté  et  si  mal  connu  qui  transforme  la  Grèce 
pélasgique  en  Hellade. 

Le  culte  de  Gsea  suppose  le  culte  complémentaire  du  Ciel, 
l'époux  de  la  Terre,  conçu  comme  élément  lumineux  et  gé- 
nérateur. Les  Pélasges,  à  qui  on  prête  si  volontiers  une 
religion  spiritualiste  et  monothéiste,  adoraient  la  fécondité 
de  la  Nature,  représentée  par  l'hymen  mystérieux  des  deux 
grandes  divinités  cosmogoniques.  Du  reste,  des  deux  cultes 
que  nous  cherchons  sur  le  Parnasse,  celui  qu'on  ne  leur  con- 
teste pas  est  précisément  celui  du  Ciel  lumineux,  que  les 
Hellènes  avaient  accepté,  dans  leur  théogonie  raisonnée, 
sous  le  nom  d'Ouranos,  dans  leur  mythologie,  sous  le  nom 
de  Zeus  Lykseos.  Or,  au-dessus  de  la  bouche  de  Gsea,  plus 
haut  même  que  le  fameux  antre  Corykios,  demeure  des 
Nymphes,  sur  le  plateau  étroit  qui  confine  à  la  cime  la  plus 
méridionale  du  Parnasse,  s'élevait,  dit-on,  la  ville  deLykoreia. 
bâtie  par  Deucalion  lui-même  au  sortir  de  son  arche.  Ses 
habitants  que,  pour  couper  court  à  toute  objection,  l'on  ap- 
pelait autochthones,  avaient,  à  un  certain  moment,  aban- 
donné leur  nid  d'aigle  et  fondé  plus  bas  la  ville  de  Delphes^. 

ï)  Leur  père,  Erginos,  est  artificiellement  dédoiiljlé  en  deux  personnalités 
distinctes  (Apollod.,  I,  9,  IG;  II,  4,  H).  —  2)  Strab.,  IX,  3,  3.  Pacsan.,  X, 
0,  2.  Marm.  Par.,  2.  Steph.  Byz.,  s.  v.  Au/.wpîta.  On  s"aUend  bien  à  retrou- 
ver ici  l'amas  ordinaire  de  scories,  laissé  par  un  travail  d'imagination 
poursuivi  durant  des  siècles.  Lykorcia  et  Delphes  ne  suffisant  pas  à  un 
grand  nombre  d'éponymes,  on  mit,  tout  en  haut  du  mont,  Pamasia, 
fondée  par  Parnassos,  détruite  par  le  déluge;  plus  bas,  Lykorcia,  fondée 
par  Lykoreus,  d'où  l'on  descend  à  Delphes,  bâtie  par  Delphos  et  dotée  d'un 
deuxième  nom,  Fijtho,  par  Pylhès,    fils  de  Delphes  (Pausan.,  X,    6,   etc.). 


ORACLE     DE     DELPHES  49 

Si  grand  qu'ait  été  racharnementdes  mytliographes  à  con- 
fisquer au  profit  d'Apollon  les  traditions  antérieures,  on  re- 
connaît encore  dans  Lykoreia  un  établissement  du  même 
âge  et  presque  du  même  nom  que  la  Lykosoura  arcadienne, 
la  plus  ancienne  de  toutes  les  villes',  perchée,  elle  aussi,  sur 
un  plateau  élevé,  à  moitié  chemin  entre  le  lieu  où  les  Pé- 
lasges  arcadiens  adoraient  la  terre  et  la  cime  sur  laquelle  ils 
sacrifiaient  à  Zeus  Lykœos.  On  rencontre  même  encore,  dans 
le  fatras  des  mythes  mal  assimilés  par  la  religion  apolli- 
nienne,  la  trace  de  souvenirs  (împruntés  à  la  biographie  d'un 
Zeus  à  peine  hellénisé^. 

Là,  comme  ailleurs,  les  Pélasges  avaient  passé,  c'est-à- 
dire  que  la  population  indigène  s'était  affinée  et  diversement 


A  l'exception  de  Parnassos  qui  fut  et  resta  fils  de  Poséidon,  sans  doute 
parce  qu'il  y  avait  à  Delphes  des  familles  qui  tenaient  à  descendre  de 
héros  posidoniens,  tous  les  autres  œkistes  devinrent  lils  d'Apollon.  Parnas- 
sos, Lykoreus  et  Pythès  pouvaient,  du  reste,  s'éliminer  à  volonté  :  ce  sont 
des  personnages  secondaires.  Le  nom  du  Parnasse  ou  Larnasse  vient  alors 
de  l'arche  (XapvaÇ)  de  Deucalion  (Steph.  Byz.  s.  v.  napvaaad;),  et  celui  de 
Lykoreia,  des  «  loups  »  envoyés  par  Apollon  Lykios  pour  conduire  les  survi- 
vants du  déluge  (Pausan.,  ibid.).  Quant  à  Pythès,  il  fait  double  emploi  avec 
le  serpent  Python.  Dautre  part,  la  légende  de  Deucalion  n'était  pas  si  bien 
rivée  au  Parnasse  qu'on  ne  la  rencontre  ailleurs,  au  Tomaros,  à  l'Othrys, 
au  mont  Athos,  à  Némée..,  etc.  L'histoire  de  Lykoreia  groupait  en  faisceau 
une  bonne  partie  des  plus  vieilles  légendes  du  Parnasse.  Elle  avait  été 
écrite  par  Anaxandride  de  Delphes,  ou  plutôt,  suivant  une  conjecture  vrai- 
semblable de  M.  E.  Maas,  par  Alexandre  Polyhistor.  Le  nom  de  Lykoreia  s'est 
conservé  jusqu'à  nos  jours  dans  celui  de  Liakoura,  alors  que  ceux  de  Del- 
phes et  de  Pylho  ont  disparu  depuis  des  siècles. —  I)  Pausan.,  Ylll,  38,  i. 
Sur  Lykosoura,  voy.  vol.  H,  p.  38o-386.  —  2)  Telle  est  la  mixture  assez  trouble 
qui  résulte  du  mélange  delà  légende  de  Pylhon,  déjà  doublé  de  Tityos,  avec 
celle  de  Typhon  bizarrement  associé  à  Delphync.  Suivant  le  récit  d'Apollo- 
dore  {I,  6,  3),  Zeus,  vaincu  et  «  énervé  »  par  Typhon,  avait  été  enfermé  dans 
l'anti'e  Korykos,  sous  la  garde  de  Delphyne.  On  se  croirait  bien  au  Parnasse, 
si  le  mythographc  ne  plaçait  son  antre  Korykos  en  Cilicie.  Le  même  Apollo- 
dore  il,  7,  2)  sait  que  Deucalion,  sauvé  des  eaux,  éleva  sur  le  Parnasse  un 
autel  à  Zeus  Phyxios  et  qu'il  y  entra,  par  l'interinédiairc  de  Hermès,  en 
colloque  avec  Zeus.  Ce  sont  là  des  réminiscences  d'un  culte  cl  de  révélations 
antérieures  au  culte  d'Apollon. 

4 


50  LES    ORACLES    DES    DIEUX 

mélangée  avec  l'apport  des  immigrations  ou  des  invasions. 
On  ne  sait  a  quelle  époque  Lykoreia  fut  abandonnée  pour  un 
site  un  peu  plus  abordable  ;  mais  Delphes  conservait  encore, 
à  l'époque  historique,  des  familles  issues  de  Deukalion,  par 
conséquent  originaires  de  Lykoreia,  investies  de  privilèges 
sacerdotaux  qu'elles  devaient  tenir  d'une  investiture  fort  an- 
cienne. Elles  avaient  Tinsigne  honneur  de  fournir  au  sacerdoce 
d'Apollon  le  collège  auxiliaire  des  «Saints  ("O^-.:'.)»  dignitaires 
choisis  par  le  sort  et  dont  les  fonctions,  en  dépit  de  ce  titre 
pompeux,  se  réduisaient  à  peu  de  chose,  car  ils  passent  à  peu 
près  inaperçus  dans  l'histoire  de  l'oracle  ^  On  s'expliquerait 
la  considération  dont  jouissaient  ces  familles  et  leur  rôle 
effacé  en  les  tenant  pour  les  débris  d'un  sacerdoce  antérieur, 
analogue  à  la  corporation  des  Selloi  de  Dodone.  Sans  vou- 
loir donner  aux  mots  une  précision  suspecte,  on  peut  regar- 
der les  Deukalionides  de  Delphes  comme  le  legs  de  l'époque 
pélasgique. 

Les  Lykoréens  ne  devaient  pas  être  si  différents  qu'on  le 
dit  plus  tard  des  Drj^opes  ou  «  hommes  des  bois  »  qui  habi- 
taient le  versant  septentrional  du  Parnasse  et  qui,  pour  n'a- 
voir pas  su  changer  à  temps  de  mœurs  et  de  religion,  furent 
vaincus  et  asservis  par  les  serviteurs  d'Apollon.  Quant  aux 
Thrakides,  que  l'on  retrouve  plus  tard  promus  à  la  dignité 
de  gardiens  de  l'oracle-,  il  est  difficile  de  dire  si  l'on  en 
doit  placer  l'origine  dans  une  époque  aussi  reculée.  L'his- 
toire de  Delphes  a  été  si  bien  accommodée  aux  prétentions 
du  sacerdoce  apollinien  que  tous  ceux  qui  ont  accepté  le 
culte  d'Apollon  sont    représentés  comme  ayant  été  de  tout 

i)  Plut.  Quaest.  Gmcc,  9,  Isid.  et  Osir.,  3o).  11  vu  sans  dire  (]iie,  pour  0. 
Mûllcr  {Dorier,  I^,  p.  213),  ces  Ilosii  sont  de  purs  Doriens.  A.  Mommsen 
{Urtphlka,  p.  2o0,  300,  SOi-)  suppose  que  les  Hosii  conscrvaienl  ;i  l)eli)hes  le 
cullc  andiaïquc  de  Promclheus  el  îciu-éscnlaienl,  aux  tliéoxénies  du  prin- 
temps, i'humanilc  i)riniiUve  hébergeant  les  dieux  :  conjecture  «pii  vient  k 
l'appui  de  la  nôtre.  —  2)  Diou  ,  XVI,  2i-. 


ORACLE    DE    DELPHES  51 

temps  au  service  de  ce  dieu.  Ainsi,  les  aèdes  mythiques  que  l'on 
peut  considérer  comme  les  ancêtres  des  Thrakides,  Pliilam- 
mon  et  son  fils  Tiiamyris  le  Thrace,  montrent  pour  lui  un  grand 
zèle.  Philammon  se  fait  tuer  en  défendant  son  temple  contre 
les  Phlégyens  d'Orchomène '.  Tliamyris,  tel  que  nous  le  re- 
présente sa  légende,  vainqueur  aux  concours  pythiques  -, 
favori  et  bientôt  rival  outrecuidant  des  Muses,  a  bien  l'air 
d'un  converti  qui  aurait  délaissé  le  culte  des  nymphes  poé- 
tiques de  l'Hélicon  pour  celui  d'Apollon.  Si  l'on  regarde  au- 
tour de  ces  personnages,  on  s'aperçoit  qu'ils  ne  sont  pas 
seuls.  On  rencontre,  en  Béotie  et  aux  alentours  du  Parnasse, 
toute  une  tribu  de  ces  Thraces  auxquels  la  Béotie  doit  le 
culte  des  Muses  et  celui  de  Dionysos  :  et  leur  histoire  my- 
thique est  si  intimement  mêlée  à  celle  des  Minyens  %  c'est-à- 
dire,  à  la  vie  d'une  des  plus  anciennes  peuplades  pélas- 
giques  ou  helléniques,  qu'on  ne  peut  se  défendre  de  leur 
attribuer,  à  eux  aussi,  une  haute  antiquité,  La  présence, 
dans  cette  région  et  à  cette  époque,  de  fervents  adorateurs 
des  nymphes  et  de  Dionysos  rappelle  que  l'Hélicon  est  près 
du  Parnasse  et  que,  si  Apollon  a  pu  venir  du  fond  de  l'Asie  à 
Pytho,  Dionysos,  le  «  Zeus  de  Nysa  »  né  dans  un  repli  de 
THélicon  ',  a  dû  l'y  devancer.  Il  ne  faudrait  pas,  sous  pré- 
texte de  réagir  contre  les  exagérations  des  sectaires  orphi- 
ques, pour  qui  Dionysos  est  à  l'origine  de  toutes  choses, 
soutenir  que  le  culte  de  Dionysos  date  seulement  de  Tépoque 
où  il  prit  une  si  grande  extension.  Dans  la  chronologie  du 
succès,  Dionysos  est  à  peu  près  le  dernier  venu.  Homère  ne 
voit  encore  en  lui  qu'un  héros  ou  demi-dieu  assez  poltron"', 

1)  Pausan.,  IX,  36,  2.  -  2)  Pausax.,  X,  7,  2.-3)  Sur  les  Thraces  de 
Béotie  et  leurs  cultes,  voy.  0.  Muller,  Orclwmenos  und  die  Mimjer.  2^  éd., 
p.  372-384.  —  4)  Voy.  Alf.  Maury,  Reliij.  de  la  Grèce,  I,  p.  300  scjq.  o00-o21. 
F.  Lenormant,  Art.  Bacchus  (Dict.  des  ;inti(i.  de  Daremberg  et  Saglio). 
P.  Decharme,  Mythol.  de  la  Grèce  ant.,  p.  40;j-i't2.  —  .-))  Hom.  lliad.,  VI, 
130-1 iO. 


52  LES    ORACLES    DES    DIEUX 

et  ne  se  doute  guère  qu'un  jour  viendra  où  des  légions  de 
prêtres  épuiseront  en  l'honneur  du  dieu  du  théâtre  toutes  les 
formes  de  la  louange,  tandis  que  les  clients  des  Mystères 
attendront  de  lui  leur  salut  dans  l'autre  monde.  Mais,  en 
attendant  que  les  mythes  asiatiques  de  Sabazios,  de  Zagreus 
et  d'Iacchos  vinssent  enfler  aussi  démesurément  son  impor- 
tance, le  Zeus  de  Nysa,  qui  n'est  encore  que  le  dieu  du  vin,  flls 
de  la  Terre  ',  avait  en  Béotieson  groupe  de  fidèles.  Il  courait  en 
liberté  sur  l'Hélicon,  le  Kithseron  ou  le  Parnasse  avec  les 
nymphes  ses  compagnes  et,  à  certains  jours,  l'instinct  d'imi- 
tation lançait  sur  ses  traces  les  bandes  avinées  des  bac- 
chantes. Qu'il  y  ait  eu  déjà  dans  ses  traits  la  marque  d'une 
association  antérieure  entre  un  Bakchos  cadméen  et  un 
Dionysos  thrace^,  peu  importe  :  il  suffit  d'établir  que  le 
culte  de  Dionysos  est  fort  ancien  dans  la  région  et  que  la 
propagande  apoUinienne  a  dû  le  trouver  déjà  installé  aux 
alentours  de  l'oracle  de  Gsea.  La  place  prise  par  Dionysos  dans 
les  traditions  des  Kadméens,  des  Minyens,  des  Béotiens  et 
des  Thraces,  indique  assez  qu'il  appartient,  sous  sa  forme 
primitive,  aux  plus  lointaines  réminiscences  de  l'histoire 
hellénique.  D'un  autre  côté,  à  défaut  des  arguments  péremp- 
toires  dont  la  mythographie  est  habituée  à  se  passer,  on  est 
autorisé  par  plus  d'un  indice  à  faire  commencer  avant  l'arri- 
vée d'Apollon  l'invasion  du  culte  bacchique  à  Pytho.  On  a 
déjà  remarqué  la  présence  à  Delphes  des  Thrakides.  Il  faut 
ajouter  que  les  Deukalionides  ou  «  Saints  »  de  Delphes 
offraient  de  temps  à  autre  à  Dionysos  un  sacrifice  secret 
dans  le  temple  d'Apollon''.  Ce  sont  là  comme  des  vestiges 
d'un  culte   archaïque,    caché  sous   l'expansion  postérieure 

{)  Scfiar,,  pour  (rh'jÂM,  ^iasOXov,  cf.  Bsjjhç,  signifie  le  sol,  le  suiiporl  de 
l'univers.  Cf.  vol.  I,  |>.  ■ioi.  fiieu-Uioné  ou  Tliyoné,  mère  de  Dionysos. 
Vol.  Il,  p.  292.  —  2j  0.  MiJLLEU,  op.  ci(.,  p.  :i77.  —  :);  Pll-taik  ii.  Bc  hid.  et 
Osii'id.,  3i). 


ORACLE    DE    DELPHES  53 

des  rites  dionysiaques  a  Delplies.  On  peut  même  dire,  d'une 
façon  sommaire,  que  le  sacerdoce  d'Apollon  se  montrait 
partout  décidé  à  fermer  ses  temples  aux  cultes  nouveaux. 
Les  dieux  qu'on  y  trouve  installés  —  et  nous  verrons  plus 
loin  combien  Dionysos  y  était  près  d'Apollon  —  n'y  sont  pas 
entrés;  ils  n'ont  eu  qu'à  n'en  pas  sortir.  Le  sanctuaire  de 
Pytho  renfermait  l'antre  de  Ggea,  l'omphalos  symbolique  de 
Zeus,  l'image  et  l'autel  de  Poséidon  et  le  tombeau  de  Dio- 
nysos. Ce  sont  là  les  divinités  qui  ont  attendu  et  préparé 
l'avènement  d'Apollon. 

Gsea,  Zeus  ou  le  ciel  lumineux,  Dionysos,  constituent  l'ap- 
port des  religions  indigènes  :  Poséidon  et  Apollon  viennent 
d'ailleurs. 

La  baie  au  fond  de  laquelle  débouche  le  Pleistos  forme  au 
pied  du  Parnasse  une  sorte  de  port  visité,  dès  la  plus  haute 
antiquité,  par  les  marchands  de  la  Phénicie  et  les  aventu- 
riers Cretois,  cariens  ou  ioniens.  C'est  parla  que  sont  venus 
bien  des  cultes  inconnus  aux  adorateurs  du  Ciel,  de  la  Terre 
et  des  eaux  courantes.  Les  dieux  y  débarquaient  avec  leurs 
apôtres,  les  nouveaux  remplaçant  les  anciens  à  mesure  que 
la  vogue  passait  des  uns  aux  autres.  Au  temps  où  la  légende 
de  Zeus,  flls  de  Kronos,  s'élaborait  en  Crète  avec  les  matériaux 
fournis  par  une  foule  de  mythes  antérieurs,  le  Parnasse  s'en- 
richit d'une  relique  qui  attestait  la  vérité  d'un  épisode  de 
l'enfance  de  Zeus.  Un  bétyle,  adoré  peut-être  auparavant  par 
les  sectateurs  de  quelque  religion  sidérale,  se  trouva  être  la 
pierre  même  que  Gaea  ou  Rhéa  avait  fait  avaler  à  Kronos, 
après  l'avoir  enveloppée  de  langes  pour  tromper  l'appétit  ho- 
micide du  Titan.  «  Mais  celui-ci  d'abord  vomit  la  pierre  qu'il 
avait  engloutie  en  dernier  lieu,  et  Zeus  la  fixa  sur  la  vaste 
terre,  dans  la  divine  Pytho,  sous  les  voûtes  du  Parnasse,  pour 
être  un  monument  par  la  suite  et  l'étonnementdes  mortels'.  » 

I)  Hesiod.  Theof/.,  407-o00.  Cf.  Apollod.,  T,  1,  7. 


54  LES    ORACLES    DES    DIEUX 

Poséidon,  qui  paraît  avoir  tenu  un  moment,  aux  yeux  des 
marins  de  l'Archipel,  le  rang"  de  dieu  suprême  \  ne  pouvait 
manquer  a  ce  rendez-vous  de  cultes  hétérogènes.  Il  dut  y 
être  adoré  avec  l'attribut  et  le  surnom  dont  Apollon  devait 
hériter  plus  tard,  en  qualité  de  Poséidon  Delphinios^,  le  dieu 
fantasque  qui  choisit  pour  escorte  les  plus  informes  de  ses 
sujets. 

On  pouvait  encore  dénombrer  plus  tard  bien  des  lieux 
où  était  adoré  le  «  roi  des  dauphins,  »  mais  rares  étaient  ceux 
où  la  renommée  d'Apollon  Delphinios  n'avait  pas  effacé  le 
droit  antérieur  de  Poséidon.  Le  Delphinion  de  l'Attique, 
d'où  Thésée,  fils  de  Poséidon,  cinglait  vers  la  Crète,  était  de- 
venu une  sorte  de  fief  apollinien,  et  Poséidon  déchu  n'y  était 
plus  que  le  héros  yEgeus.  Même  au  cap  Ténare,  où,  comme 
l'indique  la  légende  citée  plus  haut,  le  culte  posidonien  resta 
dominant,  les  dauphins  qui  sauvent  le  musicien  Arion  de  Mé- 
thymne  sont  des  envoyés  d'Apollon-''.  A  plus  forte  raison 
ceux  qui  portèrent  au  promontoire  de  Rhion  le  corps  d'Ho- 
siode  assassiné  '•  agissaient-ils,  non  seulement  par  les  ordres, 
mais  en  quelque  sorte  sous  les  yeux  du  dieu  de  Delphes. 
Apollon,  à  qui  tous  les  dieux  ont  donné  quelque  chose,  a  été 
comblé  des  dépouilles  de  Poséidon.  Il  l'a  supplanté  jusque 
dans  cette  Tarente  qui,  ayant  pour  éponyme  le  héros  Taras, 

1)  Voy.,  vol.  II,  p.  3Go,  et  ci-dessus,  p.  \0.  —  2)  Le  culte  de  Poséidon, 
après  rAttiquc,  où  les  rois  sont,  par  moitié,  autochthoues  et,  par  moitié,  fils 
de  Poséidon,  envahit  aussi,  par  divers  côtés,  la  Béotie,  et  cela  avant  la  reli- 
gion d'Apollon,  car  d'après  171.  homérique,  Apollon  le  trouve  déjà  installé  à 
Onchestos.  A  Onchestos,  Poséidon  était  Hippios,  mais  il  ne  résulte  pas  de  là 
qu"il  lût  adoré  sous  ce  vocable  unique  dans  toute  la  région  qui.  au  rapport 
d'Aristarque,  lui  était  consacrée  en  entier  (Schol.  Iliad.,  \,  422.  Etym.  M., 
p.  ^)'i-7,  10).  On  trouve  en  Réotie  une  source  Telphousa,  analogue  à  la 
Delphousa  du  Parnasse,  qui  a  pu  lui  appartenir  et  qui,  en  tout  cas,  n'a  pas 
appartciui  à  Apollon,  éternel  ennemi  de  la  nynqihe.  Tout  près  de  Telphousa, 
à  (JEkalea  et  à  Haliarte,  souvenirs  et  Inmbcau  du  héros  crétois  Rhadamantliys 
(Cf.  vol.  II,  p.  97).  —  3)  Plutarch.  S<'pt.  sap.  eonv .  iS.  Pausa.\.,  III,  2.o,  7. 
Sehv.  EcJog  ,  VIII,  îîo.  Cf.  .En.,  III,  332.  —  4j  Plutarch.  ibicl.,  19. 


ORACLE    DE    DELPHES  55 

fils  de  Poséidon',  et  devant  tout  à  la  mer,  payait  la  dîme  a 
Delphes  et  attribuait  à  un  dauphin,  évidemment  serviteur 
d'Apollon,  le  salut  de  son  oekiste  Phalanthos  à  demi  noyé 
dans  la  baie  de  Krisa^  Les  dauphins  jouaient  un  rôle  con- 
sidérable dans  les  histoires  de  naufrages,  et  toujours  pour  la 
plus  grande  gloire  d'Apollon.  Le  mythe  d'Apollon-dauphin, 
inséré,  comme  nous  le  verrons,  dans  le  récit  le  plus  authen- 
tique concernant  les  origines  de  l'oracle,  consacra  pour  tou- 
jours cette  usurpation.  Le  caractère  du  dauphin  s'accommoda 
naturellement  aux  préférences  de  son  nouveau  maître.  Après 
avoir  été  peut-être  l'effroi  des  matelots,  il  devint  le  plus 
philanthrope  des  poissons.  On  vit  en  lui  un  joyeux  ami  de  la 
lumière,  de  la  musique,  de  la  danse,  et,  au  besoin,  un  pro- 
phète^. Un  si  aimable  compagnon  ne  pouvait  plus  être  au 
service  de  Poséidon. 

Pourtant  le  souvenir  de  Poséidon  Dolphinios  se  conservait 
encore  très  près  de  Delphes,  à  Antikyra,  au  pied  du  Kirphis, 
grâce  a  l'hostilité  ''  qui  fermait  à  la  propagande  des  prêtres 
d'Apollon  le  pays  de  l'hellébore.  Cet  indice,  venant  à  l'appui 
de  tant  d'autres  présomptions,  permet  de  penser  que  Poséidon 
Delphinios  est   bien   l'éponyme   de   Delphes  et    qu'Apollon 

\)  Aristot.  ap.  PoLL.  Onnm.  IX,  80.  Pausan.,  X,  10,  8.  Serv.  Gcorg., 
IV,  126. —  2)  Pausan.,  X,  13,  10.  L'altération  de  la  légende  est  ici  flagrante, 
carAi^istote  (loc.  cit.^  a  vu,  sur  les  monnaies  de  Tarente,  Taras  porté  par  un 
daupliin,  et  cette  première  version  s'est  conservée  à  côté  de  l'autre  (Prob., 
Gcorg.,  II,  17G).  —  3)  Le  dauphin  est  partout  çfXauXoç  et  prédit  aux  matelots 
bonne  chance  (Cf.  Aristoph.,  Jla«.  1317-1319).  Cela  ne  suffit  pas.  On  finit  par 
raconter,  en  travestissant  la  légende  d'Apollon-dauphin,  «  qu'il  y  avait,  près 
de  l'oracle  d'Apollon,  une  espèce  de  baie,  où  habitait  un  dauphin  fatidique  : 
et  quand  on  y  venait  en  barque,  le  dauphin,  apparaissant  à  la  proue,  débi- 
tait des  prédictions  et  des  oracles.»  (Schol.  Arisïopii.,  Ran.  1313.  Cod.  Reg.). 
Ce  conte  est  bien  récent,  mais  il  en  courait  de  pareils  dans  l'antiquité, 
et  on  en  trouvera  plus  loin  qui  valent  celui-ci.  —  4)  Antikyra  proscrite 
après  la  première  guerre  sacrée  (Pausan.,  X,  G.  Cf.  ci-dessous,  titre  D.).  — 
ij)  11  n'y  a  plus,  dans  la  mythologie  hellénique,  de  question  simple.  Pour 
éclaircir  celle-ci,  il  faut  distinguer  d'abord  entre  Delphes  et  Pytho.  Pytho 
est  l'oracle  d'Apollon  Pythios;  Delphes,  la  cité  assise  un  pou  |iliis  bas.  Avant 


56  LES     ORACLES    DES    DIEUX 

lui  a  pris  l'attribut  du  dauphin  en  se  substituant  a  lui. 
Des  quatre  généalogies  qui  avaient  cours  a  propos  de  Del- 

l'avénement  d'Apollon,  le  nom  de  Delphes  devait  désigner  et  Toracle  et  la 
cité,  si  elle  existait  déjà.  On  croit  généralement  que  le  nom  de  Pytho  est 
antérieur  à  relui  de  Delphes,  en  faisant  ohserver  (juHonière  ronnnit  Pytho 
(lliad.,  IL  ol9;  LX,  40;i.  Odyss.,  Vlll,  80;  XI,  ;i81),  tandis  que  Delphes  se 
trouve  mentionnée  pour  la  première  fois  par  les  Homérides  {[1.  ad  Dian.  14. 
Cf.  oÉXsEio;  |îw;j.6';.  Ad  Apoll.  490)  et  dans  un  fragment  d'Heraclite  (Plutarch. 
Vllth.  ovac,  21).  C'est  là  une  preuve  négative  niis'e  à  néant  par  une  tradition 
positive  qui  fai'  de  Pylhès  le  lils  de  Delphos  (Pausan.,  X,  0,  3).  Reste  à  savoir 
d'oîi  vient  le  nom  de  Delphes  ilù.^oi,  éol.  Be>vOo(i.  Si  l'on  écarte  le  héros 
éponyme  Delphos,  qui  répond  à  la  question  par  la  ([ueslion,  l'opinion 
commune,  depuis  les  Homérides  jusqu'à  Tzetzès  {ad  Lycophr.,  208),  était  que 
\zk-^oi  devait  son  nom  à  Apollon  AsX-^i'vioç  et  celui-ci, son  surnom  au  dauphin 
(ûsXcptç)  dont  il  avait  pris  la  forme  pour  apparaître  aux  Cretois  {H.  ad  Apoll, 
495).  La  légende  du  dragon  l'y l lion  tenant  à  Delphes  beaucoup  plus  de 
place  que  celle  du  dauphin,  on  fit  rentrer  celle-ci  dans  celle-là  eu  don- 
nant au  dragon  —  dont  le  sexe  avait  toujours  été  variable,  au  choix  des 
mvthographes  —  le  nom  de  Asî^tpjvr),  Aû.o'rir^,  AîÂtp'Jç,  ou  même  AsXçi'i;  et 
AsX-ffv.  Delphinios  devenait  ainsi  l'équivalent  de  Pythios  et  il  n'y  avait  plus 
d'éléments  hétérogènes  dans  le  type  de  l'Apollon  de  Pytho.  A  partir  de 
l'époque  alexandrine,  la  fusion  est  faite.  Ce  renfort  de  preuves  n'empêchait 
pas  les  esprits  inventifs  de  songer  à  d'autres  étymologies.  L'un  pensait  que 
05X96;  devait  signifier  «  seul,  >>  par  opposition  à  àosXcpoç,  et  en  faisait  parla 
un  synonyme  d"A::6XXwv  dérivé  de  où  -oXXwv,  lequel  revient  lui-même  au 
Soleil  ou  SoI[iis]  des  Latins;  d'autres  supposaient,  au  contraire,  (|ue  ôcÀ^of 
était  pour  àozk'foi  et  indiquait,  soit  le  couple  fraternel  d'Apollon  et  d'Ai'témis 
(Cf.  A.  AtSuixato;  aux  Hranchides),  ou  d'Apollon  et  de  Dionysos,  soit  la  fra- 
ternité originelle  des  Delphiens  et  des  Lykoréens.  Tel  autre  trouvait  dans 
oiXoioç,  aussi  aisément  que  dans  û/,X[o;,  la  définition  du  pouvoir  fatidique 
d'Apollon  {h  -où  or,Xojv  àsavr]).  Les  mythographes  d'aujourd'hui  sont  à  peu 
près  unanimes  à  rejeter  l'étymologie  dérivée  du  dauphin  ou  dragon,  et, 
pour  ditférentes  raisons,  suivant  les  systèmes.  Hs  pensent  que  le  mythe  du 
dauphin  a  été,  au  contraire,  inventé  après  coup  pour  expli(|uer  un  nom 
préexistant,  et  s'accordent,  ou  peu  s'en  faut,  à  tirer  AsXyot  du  mot  oeXç-ùç, 
déjà  indiqué,  comme  on  l'a  vu,  par  les  Alexandrins.  Mais,  pour  l'un,  ôsXçûç, 
dont  le  sens  propre  est  utcnts,  devient  l'humidité  limoneuse  et  grouillante, 
dont  on  trouve  le  souvenir  dans  le  nom  des  animaux  prolifiques  (osXtpf;, 
oiXcpaE)  :  pour  tel  autre,  c'est  le  «  creux  »  du  Parnasse,  soit  l'antre  fatidi(jue 
on  la  caverne  de  Python,  soit  le  rii'(]ue  concave  sur  leijucl  Delphes  était 
assise.  Forchhaminer,  conihinant  ces  deux  idées,  décompose  Ô3X-fcvto;  en 
osXfpjç  et  îvî(o=v/(/cr.  Comme  il  traduit  'AzijXXwv  par  «  sécheur  de  houe  616;)» 
et  rûOioç  par  «  tai'issanl,  »  Apollon  devient,  de  la  tête  aux  pieds,  le  dieu  du 
drainage.  On  i)eul   trouvei'  (jue  l'aride    Pytho  n'avait  pas  besoin  d'être  si 


ORACLE     DE     DELPHES  57 

phos  ',  une  au  moins  faisait  de  lui  un  fils  de  Poséidon  et 
de  la  nymphe  «  noire  »  Mélsena  -  ou  Mélantho,  et  cette  tra- 
dition a  d'autant  plus  de  valeur  qu'elle  a  résisté,  comme  la 
généalogie  de  Parnassos,  aux  efforts  faits  par  le  sacerdoce 

soigneusement  desséchée.  Askooî  a  été  aussi  raftaclié  par  un  autre  biais  à  la 
religion  solaire  ou  lunaire,  et  considéré  comme  venant  de  TfîXs-'^âîiv  —  bril- 
ler au  loin,  malgré  la  difficulté  qu'il  y  a  à  interpréter  ainsi  des  noms  de 
sources  comme  TsXçouaa,  Osl-cuaa...  etc.  Toutes  ces  interprétations  sont  peu 
satisfaisantes,  et  la  meilleure,  celle  qui  voit  dans  SsXtpûç  l'élément  aqueux 
s'appuie  précisément  sur  le  fait  dont  nous  allons  tirer  parti,  à  savoir  que, 
dans  tous  les  Delpldnia  de  la  Grèce,  Apollon  a  l'air  d'un  dieu  marin  et  que 
les  trois  ou  quatre  Delphouses  ou  Thclphouscs  ou  Tclphousps  qu'on  connaît 
sont  des  sources.  On  résout,  ce  semble,  bien  des  difficultés  en  faisant  du 
dauphin,  animal  marin  et  symbole  de  Poséidon,  l'éponyme  de  Delphes.  Le 
culte  de  Poséidon  étant  un  des  plus  anciens,  on  peut  expliquer  l'existence 
de  Dclphinia  antérieure  même  à  l'oracle  apollinien  de  Delphes.  Le  dauphin 
de  Poséidon  ayant  pu  être  un  monstre  informe  au  lieu  d'un  gai  nageur,  on 
comprend  qu'il  ait  été  confondu  avec  leshorribles  autochthones  du  Parnasse, 
Python  ou  Delphyne,  objets  de  dégoût  pour  Apollon.  Ainsi  se  résout  la 
contradiction  i[u\\  y  a  à  faire  du  dauphin  l'ami  et  de  Delphyne  l'ennemie 
d'Apollon.  Delphyne,  c'est  un  souvenir  peu  altéré  de  la  religion  posido- 
nienne  et  des  monstres  marins  :  le  dauphin  représente  le  culte  posidonien 
conquis  et  remplacé  par  celui  d'Apollon.  Enfin,  pour  ne  pas  négliger  le  rap- 
prochement étymologique  qui  a  réuni  tant  de  sull'rages,  on  peut  toujours 
dériver  osXçfç  de  ocJ^^ûç,  en  raison  de  la  forme  et  de  la  fécondité  du  dau- 
phin, qui  a  été  aussi  consacré  à  Aphrodite.  —  1)  Pausan.,  X,  6.  Tzetzes  ad 
Lycophr.,  208.  —  2)  Melsena  parait  être  la  «  terre  noire,  »  qualification  plus  ou 
moins  exacte  du  sol  en  ce  lieu  (cf.  F.  G.  Welcker,  Gr.'fiœtlerl.,  1,  p.  32G).  Ce 
détail  n'aurait  guère  été  remarqué  si  l'on  n'avait  trouvé  sur  des  médailles  de 
Delphes  des  figures  à  peu  près  conformes  au  type  éthiopien.  Là-dessus,  l'aven- 
tureux Th.  Panofka  {Delphi  und  Melaine.  Berlin,  i  849)  affirme  ({ue  le  nègre  des 
médailles  est  bien  Delphos,  fils  de  la  Noire.  Fr.  Wieseler  {Esopo  rapprescntato 
corne  neyro  su  medaglie  delfiche,  ap.  Bullett.  Instit.  arch.,  1832,  p.  17(5.  Cf. 
Bullelt.,  1853,  p.  78,  93.)  propose  une  explication  plus  vraisemblable,  à 
savoir  qu'il  s'agit  d'Ésope,  victime  des  Delphiens  et  honoré  par  des  céré- 
monies expiatoires.  L.  Preller  {Lier  Negethopf  auf  delpkischen  Mimzen,  1856. 
Ausgew.  Aufs.,  p.  440)  l'approuve  et,  faute  de  mieux,  nous  faisons  comme 
lui,  en  conciliant  toutefois  les  opinions  adverses.  Le  fait  est  qu'il  y  a  dti  y 
avoir  une  confusion  entre  Ésope  et  Delphos,  car  on  entend  parler  d'un  sage 
eunuque  appelé  Delphos,  auteur  du  l'vôJOt  C7a'jt6v  (Bekrer,  Anecd.,  p.  283,  13), 
assagi  sans  doute  par  le  châtiment  qui  punit  ses  amours  avec  la  pythie  Aris- 
tokleia  (Suidas,  s.  v.  ïà  o' Ix  xou  Tpi'-oooç).  C'est  ainsi  que  se  font  et  se  ra- 
jeunissent les  légendes. 


58  LES    ORACLES    DES    DIEUX 

apoUinien  pour  effacer  les  vestiges  des  cultes  antérieurs. 
Mais  les  adorateurs  de  Poséidon,  au  moment  où  ils  Axaient 
sur  lui  leurs  hommages,  avaient  déjà  l'imagination  assiégée 
de  mythes  plus  sereins  et  plus  féconds.  L'invasion  des  reli- 
gions astrales  de  l'Orient,  solaires  et  lunaires,  poursuivait  sa 
marche  victorieuse.  Le  bétyle  de  Kronos  en  était  l'avant- 
garde  à  Delphes.  On  a  déjà  remarqué,  à  diverses  reprises, 
les  affinités  naturelles  et  artiflcielles  établies  entre  les  divinités 
des  eaux  et  celles  du  feu'.  Le  culte  de  Poséidon  s'associait 
en  divers  lieux  ^  au  culte  d'Hélios,  regardé  comme  anté- 
rieur et  doué  d'une  vitalité  plus  grande.  Le  jour  oii  Héliosse 
régénéra  sous  la  forme  d'Apollon,  le  règne  de  Poséidon  prit 
fin.  Les  Cretois  et  Ioniens,  las  du  trident,  se  prirent  d'enthou- 
siasme pour  l'arc  et  la  lyre.  Ils  proclamèrent  partout  l'avè- 
nement d'Apollon.  C'est  par  ces  commerçants  doublés  d'apô- 
tres que  les  diverses  tribus  helléniques  ont  été  mises  en 
relation  et  ont  participé  presque  en  même  temps  aux  progrès 
que  faisait,  dans  la  conscience  nationale,  le  sentiment  reli- 
gieux. Les  noms  crétois  de  Kirrha  et  de  Krisa^  montrent  assez 
que  les  Crétois  étaient  familiers  avec  la  région  du  Parnasse. 
Ils  apportèrent  là  le  culte  nouveau,  comme  ils  l'implantaient 
loin  de  là,  à  l'embouchure  du  Pénée,  sous  le  reflet  des  neiges 
de  FOlympe.  Krisa  n'adora  plus  d'autre  Delphinien  qu'Apollon. 
Apollon  n'était  encore  pour  les  Crétois  que  le  symbole  de  la 
lumière  radieuse  et  pénétrante  et  le  guide  des  marins,  car 
on  ne  voit  pas  qu'ils  lui  aient  attribué  chez  eux  l'office  de 
prophète;  mais  l'attraction  exercée  par  l'oracle  de  Gsea  devait 

\)  Vol.  H,  p.  2G6-208.  365.  R.  Pabst  {De  diis  Grâce,  fatid.,  p.  73)  va  un  peu 
loin  quand  il  reconnaît  dans  le  Poséidon  de  Dclplies  le  «  Soleil  marin.  »  Ce 
qui  est  vrai,  c'est  que  les  rites  empyromantiqucs  ail t'ibués  à  la  divination 
posidoniennc  indiquent  bien  une  infusion  de  symboles  solaires  dans  le  culte 
de  Poséidon.  —  2)  On  peut  amener  Hélios  Uii-mcme  <\  Delphes,  si  l'on  prend 
au  sérieux  la  P/iœ&é  d'Eschyle  (ci-dessus,  p.  46),  reste  du  couple  ILiios-Pliœbé. 
—  3)  Kptaa  équivaut  ji  Kpîîcicja,  la  <c  Cretoise.  »  Kl^pa  doit  avoir  le  mûmc  sens. 


ORACLE     DE    DELPHES  59 

développer  chez  le  dieu  solaire  une  aptitude  qui,  en  pareil 
lieu,  était  venue  à  Poséidon  lui-même.  Que  les  Dorions  amè- 
nent au  secours  du  Delphinien  leur  Apollon  Pythien,  et  les 
deux  formes  de  la  religion  apollinienne  vont  se  joindre  sur 
le  Parnasse  pour  y  asseoir,  sur  la  bouche  même  de  Gsea,  l'ora- 
cle de  Pytho. 


B.  l'avènement    d'apollon. 


Les  religions  et  les  habitants  du  Parnasse  à  l'arrivée  d'Apollon.  —  Les 
Cretois  à  Krisa  :  Apollon  Delphinios.  —  Élaboration  de  la  légende 
d'Apollon  Pythios  en  Thessalie.  —  Le  Pythion  de  l'Olympe.  —  Les 
Doriens  et  Apollon  Pythios  à  Delphes,  —  Constitution  d'une  caste  sa- 
cerdotale et  fondation  de  l'oracle  apollinien.  —  Synthèse  artificielle  des 
légendes  antérieures.  —  Histoire  des  origines  de  l'oracle  d'après  ïHymne 
à  ApoUon.  —  Étymologle  du  nom  de  Pytho.  —  Invasion  de  la  légende 
d'Hyperborée,  —  Conversion  des  légendes  en  histoire  par  la  méthode 
éclectique  et  rationaliste. 

L'essaim  des  légendes  qui  bourdonnent  autour  du  Parnasse 
est  si  tumultueux  que,  pour  tirer  de  ce  bruit  confus  quelques 
idées  claires,  il  faut  imiter  le  fils  de  Laërte  consultant  les 
ombres.  Il  faut  avoir  fait  un  choix  préalable  de  traditions 
caractéristiques  et  écarter  les  autres  jusqu'au  moment  où  on 
pourra  leur  permettre  de  reprendre  vie  sans  risquer  de  détruire 
la  cohésion  des  résultats  acquis.  C'est  renoncer  à  une  so- 
lution que  de  les  écouter  toutes  à  la  fois.  Nous  avons  déjà 
allégé  d'un  grand  nombre  de  données  discordantes  l'histoire 
de  l'oracle  apollinien,  et  nous  pouvons  maintenant  nous 
faire  une  idée  approchée  de  la  variété  des  éléments  groupés 
autour  du  Parnasse  par  l'attraction  propre  aux  lieux  que 
hante  obstinément  l'idée  religieuse. 

Qu'on  suppose  une  époque  de  transition  oil  les  cultes 
indigènes  faiblissaient  sous  l'effort  des  religions  venues  du 
dehors  ;   où   le    Zeus  pélagisque   n'avait   plus    qu'un  petit 


60  LES    ORACLES    DES    DIEUX 

nombre  d'adorateurs,  de  Lykoréens  perdus  dans  la  mon- 
tagne; où  le  Zeus  de  Nysa  restait  à  l'écart  et  no  pouvait,  chef 
obscur  d'une  cohorte  de  nymphes,  défendre  l'oracle  de  Geea 
sa  mère  contre  les  empiétements  de  Poséidon  Delphinios  ins- 
tallé par  des  navigateurs  de  l'archipel  sur  le  rivage  de  Krisa. 
Qu'on  se  représente  des  prêtres  de  Poséidon,  rattachés  à  la 
personne  même  de  leur  dieu  par  leurs  ancêtres  symboliques, 
le  dauphin  Delphos  et  le  phoque  PhokosS  et  venant  dresser 
près  de  l'oracle  de  Gaeales  brasiers  fumants  avec  lesquels  ils 
avaient  la  prétention  de  satisfaire,  eux  aussi,  la  curiosité 
anxieuse  des  pèlerins.  Tel  était  à  peu  près  l'état  des  choses 
lorsque  les  Cretois,  épris  de  fictions  plus  riantes,  apportèrent 
sur  le  même  rivage-  Apollon  conçu,  non  comme  un  nouveau 
maître  du  monde,  mais  comme  le  lieutenant  du  sage  Zens 
Crétagène  et  le  fruit  le  plus  glorieux  de  ses  amours. 

Loin  de  ces  lieux  prédestinés,  dans  l'ombre  qui  couvrait 
encore  les  acteurs  des  siècles  à  venir,  s'élaborait  la  légende  qui 
devait  donner  à  Pytho  son  nom  et  à  l'oracle  sa  valeur  morale. 
Les  Dorions,  éminemment  accessibles  aux  impressions  reli- 
gieuses, avaient  déjà  trouvé  l'aliment  qui  convenait  a  leur 
intelligence  préoccupéo  d'ordre  et  d'harmonie.  Inquiétés, 
déplacés  parles  invasions  thessaliennes  qui  avaient  précipité 
les  Béotiens  sur  les  Minyens  d'Orchomène  et  les  Kadméens 
de  Thèbes,  refoulés  vers  l'Olympe,  puis  dans  les  défilés  du 
Pinde,  ils  avaient  pourtant  joui  d'un  instant  de  paix  et  de 
bonheur  sur  les  bords  du  Pénée.  C'est  là  qu'ils  avaient  confié 
leurs  destinées  à  des  rois  descendants  d'Héraklès,  là  qu'ils 
avaient  embrassé  la  religion  d'Apollon.  Apollon,   amené  à 

1)  Pliokos  ^cf.  Pliokidc),pèi"e  delvrisos,  époiiymedc  Krisa  (HERACLio.j/'raf^m., 
3o.  Stkpii.  Byz.,s.  V.  Kpîaa^  Une  des  copies  de  Pliokos  a  pour  parents  /Eakos 
et  une  Néréide  (Apollod.,  III,  12,  G.  Schol.  Hom.  Iliad.,  Il,  14).  On  donnait 
aussi  i\  des  poissons  !c  nom  de  Kpbja  et  de  Kfppt;  (Suidas,  s.  v.).  —  2)  Sur  le 
culte  d'Apollon  à  Krisa,  voy.  L.  Preller,  Delj)kica,  étude  consacrée  ii  l'his- 
toire de  Krisa  et  au  culte  d'Apollon  Delphinios. 


ORACLE     DE     DELPHES  61 

l'embouchure  du  fleuve  par  la  civilisation  troutre-mer, 
leur  apparut  comme  l'aurore  dans  la  délicieuse  vallée  de 
Tempe.  11  leur  apporta  ce  laurier  symbolique  dont,  plus  tard, 
les  processions  parties  de  Delphes  venaient,  tous  les  neuf  ans, 
cueillir  un  rameau.  11  curent  désormais  un  dieu  national, 
leur  protecteur  et  presque  leur  père,  car  ils  aimaient  à  se 
persuader  que  leur  ancêtro,  Doros,  était  flls  d'Apollon.  Leur 
foi  n'eut  point  de  défaillance,  même  lorsqu'il  leur  ûillut 
quitter  les  Trois-Villes  {Trijjolis)  entre  lesquelles  ils  avaient 
réparti  leurs  trois  tribus  et  délaisser  le  sanctuaire  commun,  le 
Pythion,  qu'ils  avaient  élevé  au  pied  de  l'Olympe.  Ils  la  con- 
servaient entière,  prêts  à  la  défendre  et  même  a  l'imposer, 
lorsqu'ils  débouchèrent  dans  le  district  montagneux  occupé 
par  les  Dryopes  et  s'installèrent,  par  droit  de  conquête,  entre 
l'Œta  et  le  Parnasse. 

Mais,  pour  eux,  Apollon  n'est  pas  un  artiste  élégant  et  ca- 
pricieux; c'est  un  foyer  de  lumière  physique  et  morale.  Le 
soleil  qui  est  là  haut  lui  appartient  et  manifeste  aux  yeux 
du  corps  sa  puissance;  mais  c'est  aussi  de  lui  qu'émanent 
ces  rayons  intérieurs  qui  font  apparaître  le  vrai  à  l'intelli- 
gence, le  bien  à  la  conscience,  les  détournent  l'une  et  l'au- 
tre de  l'erreur  et,  au  besoin,  les  ramènent  de  leur  égarement. 
Il  est  le  dieu  pur  et,  par  là,  l'ennemi-né  des  êtres  impurs  et 
méchants.  Pour  ceux-ci  il  était  implacable  et  il  se  souve- 
nait, en  les  voyant,  qu'il  savait  atteindre  de  loin. 

Ces  enseignements  étaient  résumés  dans  le  mythe  d'Apollon 
vainqueur  de  Python,  mythe'  qu'on  a  appelé  justement,  «  le 
dogme  fondamental  de  la  religion  pythique.  »  La  tradition 
poétique,  fixée  pour  toujours  à  Delphes  par  le  nom  même  de 
Pytho  donné  à  l'oracle  d'Apollon,  voulait  que  l'archer  divin 

I)  Ce  myllie  a  été  étudié  de  très  prés,  au  point  de  vue  mythog-raphiquc 
;'l  archéulogi({ue,  par  Th.  Schrkiuku,  Apollon  /'ythvklorios,  ein  Bcilrag  zur 
gricchischen  Religions-und  Kunstgcschichtc.  Leipzig,  1879. 


62  LES    ORACLES    DES    DIEUX 

eût  tue  eu  ce  lieu  un  monstre  qui  désolait  la  contrée,  mons- 
tre informe  et  innommé  qu'on  appela  Python  parce  que  son 
cadavre  «  pourrit  »  sur  le  sol.  C'est  en  souvenir  de  cet  exploit 
qu'Apollon  avait  gardé  le  nom  de  Pythios^.  En  examinant  at- 
tentivement le  duel  du  dragon  et  du  dieu  dans  le  creux  (vx-r^) 
du  Parnasse,  on  s'aperçoit  que  ce  grand  drame  se  détache 
facilement  de  l'histoire  de  l'oracle  et  qu'il  y  forme  un  épi- 
sode inutile-.  Il  a  fallu,  pour  établir  un  rapport  intime  entre 
l'oracle  et  le  dragon,  imaginer  que  Python  était  le  défenseur 
de  Gsea  contre  Apollon  ou  même  le  prophète  de  Gsea.  Cette 
version,  que  Pindare  ignore^  et  dont  Eschyle  ne  dit  mot,  appa- 
raît avec  Euripide''  et  se  surcharge  de  détails  inédits  à  partir 
de  l'époque  alexandrine.  Elle  a  le  tort,  dont  se  souciaient  peu 
les  sceptiques,  d'enlever  à  l'œuvre  sanglante  d'Apollon  son 
caractère  philanthropique.  La  légende  du  meurtre  du  dra- 
gon se  rencontre  en  divers  lieux,  en  Crète,  à  Tégyre,  à  Si- 
kyone,  a  Gryneia  et  ailleurs.  Cette  localisation  multiple  d'une 
aventure  mythique  est  un  fait  ordinaire  et  ne  prouve  pas 
que  la  tradition  première  ne  soit  pas  née  à  Pytho  ;  mais  elle 
montre  au  moins  que  le  souvenir  du  dragon  est  plutôt  attaché  à  la 
personne  d'Apollon  qu'au  sol  de  Delphes.  Si  l'on  envisage  le 
second  acte  du  drame,  la  purification  d'Apollon  souillé  par 
le  sang  versé,  on  voit  qu'il  ne  tient  pas  tout  entier  sur  la 
scène  de  Delphes  et  qu'il  s'achève  ailleurs.  Tous  les  neuf  ans, 
à  la  grande  fête  du  Septcrion\  une  espèce  de  tragédie  sym- 

{)  IIûOwv,  ITuOw,  TTJOio;  de  T^UnU\—Tputrescere.  IIym.,  IIom.  Ad  ApolL,  363. 
373.  Voy. ,  ci-dessous,  renseiul)le  des  légendes  pylliiques.  —  2)  Th.  Schrkiuer, 
Op.  cit.,  p.  7.  —  3)  Selon  Pindare  {fr.  33.  Bergk)  Apollon  lutte  avec  Gœa 
elle-même  :  Eschyle  écarte  jusqu'à  l'idée  de  combat.  —  i)  Euripid.,  Ipkig. 
Taur.,  1247.  —  o)  Plutarcij.,  Defed.  orac,  8.  lii.  21.  Quaest.  graec,  12.  De 
mus.,  M.  Epho.i.  ap.  Strab.,  IX,  3,  12.  JEîa\n.,  Var.  IJisL,  III,  1,  etc.  Is-tr^ptov 
est  diversement  inlerpi'été  suivant  qu'on  le  dérive  de  a='6w,  ou  de  ar,;:w,  ou 
qu'on  suppose  une  l'orme  cjTE-T/^ptov,  de  azéw.  La  pénitence  d'Apollon  avait 
duré  neiif  ans  :  on  était  donc  censé  ramener  de  Tcmpé  l'Apollon  (pli  avait 
tué  le  dragua  à  la  l'élc  précédente. 


ORACLE    DE     DELPHES  63 

boliqiie  appelée  la  tradition  sacrée  (j.tpoç  Xiyzc)  en  ravivait  le 
souvenir.  On  dressait,  devant  le  temple  pytliique,  une  ca- 
bane de  planches  qui  représentait  la  demeure  du  dragon.  Un 
jeune  garçon,  jouant  le  rôle  d'Apollon,  s'en  approchait  par  un 
sentier  détourné  et,  sans  doute  après  avoir  décoché  sa  flèche, 
il  se  ruait,  lui  et  son  cortège  de  porte-flambeaux,  sur  la  ca- 
bane qui  se  trouvait  en  un  instant  saccagée  et  incendiée;  après 
quoi,  il  s'enfuyait  au  plus  vite  du  côté  du  nord.  Il  allait  ainsi, 
errant  et  pénitent,  j  usqu'à  Tempe  où,  disait-on ,  Apollon  s'était 
purifié  et  couronné  de  lauriers,  et  on  l'en  ramenait  procession- 
uellement  par  la  «  voie  sacrée  %  »  purifié  comme  le  dieu.  Une 
autre  tradition  prétendait  qu'Apollon  avait  été  purifié  par  le 
Cretois  Karmanor  de  Tarrha-  et  que  le  fils  de  Karmanor, 
Chrysothémis,  était  venu  chanter  le  premier  aux  jeux  pythi- 
ques  le  récit  de  la  mort  du  dragon  3. 

Le  fait  qui  ressort  de  ces  réminiscences  vivaces  est  que  la 
légende  du  dragon  est  venue  toute  faite  à  Delphes,  apportée 
par  les  Cretois  et  les  Dorions,  et  accommodée  aux  particu- 
larités physiques  du  site.  On  montrait  le  lieu  oit  se  tenait  le 
dragon,  la  pierre  d'où  Apollon  avait  lancé  sa  flèche  '',  comme, 
au  besoin,  le  berceau  d'Apollon  et  le  tombeau  de  Python. 
C'est  là  une  simple  distribution  de  rôles  dans  une  scène  qui 
pouvait  se  transporter  en  tous  lieux.  Comme  tous  les  dieux 
de  la  lumière,  Apollon  est,  par  nature,  le  fléau  des  monstres 
ténébreux.  De  même  que  Zeus  a  foudroyé,  après  les  Titans, 
les  Géants  et  Typhon,  de  même  Apollon  délivre  le  monde  des 
fléaux  dévorants,  poursuivant  ainsi  Toeuvre  qu'Héraklès  doit 
terminer  après  lui^  Les  Cretois  l'ont,  sans  aucun  doute,  con- 

1)  La  voie  sacré  passait  par  la  Thessalie  (Pélasgiotide),le  pays  des  Maliens  et 
des  iEnianes,  l'OEta,  la  Doride  et  la  Locride  occidentale,  autant  d'étapes  do- 
riennes.  —  2)  Pausan.,  II,  30,  3.  —  3)  Pausan.,  X,  7,  2.  Ce  chant  traditionnel 
est  le  v6|a.oç  ru9tx6ç.  —  4)  On  en  montrait  une  pareille  à  Sikyone  (Hesych.,  s.  v. 
To^toj  |3ouv6ç).—  5)  Le  mythe  de  Python,  et  l'étymologie  de  ce  nom  ont  donné 
lieu  à  un  si  formidable  débordement  de  conjectures  qu'un  recule  devant  ii; 


64  lp:s  oracles  des  dieux 

sidéré  comme  un  dieu  sauveur  et  ont  attaché  à  son  culte  l'idée 
complémentaire  de  purification;  mais,  quand  on  voit  Je  peu 
d'attention  prêté  par  les  Ioniens  à  ce  mythe  et  à  ses  applica- 

labciir  de  la  discussion.  Dans  l'antiquilé,  on  n'a  guère  affaire  ffu'à  deux  opi- 
nions :  à  révhémérisme,  dont  le  procédé  est  bien  connu,  et  au  symbolisme 
stoïcien,  qui  voyait  généralement  dans  Python  l'humidité  marécageuse  dessé- 
chée parle  soleil.  L'explication  du  stoïcien  Antipater  (Macrob.  Sat.  I,  17,  o7) 
paraît  encore  suffisante  à  la  plupart  des  érudits  modernes,  surtout  à  ceux  qui 
ont  vu  les  vapeurs  matinales  se  tordre  dans  la  vallée  du  Plcislos  et  se  dissiper 
sous  les  rayons  solaires.  Qu'on  ajoute  à  l'eau,  si  l'on  veut,  les  ténèbres,  et 
l'on  aura,  à  condition  de  ne  pas  vouloir  trop  préciser,  une  hypothèse  pro- 
bable. En  dehors  de  ce  système,  on  trouve  un  évhémérisme  mitigé  qui  voit 
un  souvenir  d'une  lutte  violente  entre  les  sectateurs  d'Apollon  et  les  premiers 
habitants  de  Pytho  ou,  tout  au  moins,  une  lutte  entre  des  religions  diverses. 
Python  représente  ainsi,  soit  le  culte  tilanique  de  Gœa,  soit  même  Dionysos. 
Celte  explication  ne  vaut  que  pour  Delphes,  et  il  faut  poser  à  nouveau  le 
problème  partout  où  on  rencontre  la  légende  du  di'agon.  Sur  la  question 
d'étymologie,  les  divergences  sont  encore  plus  marquées  et  les  conjectures 
plus  arbitraires.  En  éliminant  le  héros  Pythès,  inventé  pour  le  besoin  de  la 
cause,  il  reste  comme  étymologie  courante,  dans  l'antiquité,  celle  de  l'aède 
homérique  :  Pytho  (de  -jeEaOat)  est  le  lieu  où  «  pourrit  »  le  dragon.  On  avait 
songé  à  confirmer  celte  opinion  en  disant  que  les  Locriens  Ozolcs  ou  «  puants  » 
devaient  au  cadavre  de  Python  leur  malencontreux  sobriquet  (Plutahch., 
Quaest.  Ovaec.  \'6).  Pytho  étant  un  oracle,  on  imagina  aussi  de  dériver  ce 
nom  de  TcuOsTOat  (inf.  aor.  de  -uv6avo[;.at)  et  de  le  traduire  par  «  lieu  d'in- 
terrogation »  (Strac.  IX,  3,  d.  etc).  Bien  que  la  syllabe  -u  de  ce  dernier 
verbe  soit  brève,  tandis  que  ITu  est  long  dans  IlyOoj,  ce  système  parait  avoir 
eu  à  peu  près  la  moitié  des  suffrages.  11  faut  citer  pour  mémoire  l'idée 
bizarre  deCorniOcius  qm  voyait  dans  Apollon  Pylhiosle  «  dernier  des  dieux» 
(7:u[i.3t-ov  Osôiv),  c'est-à-dire  le  soleil  arrivant  au  terme  de  sa  course  et  inflé- 
chissant son  orbite  dans  l'un  ou  l'autre  solstice.  Cancer  ou  Capricorne,  signes 
qui  rappellent  le  dragon  (Macrob.  1,  17,  G1-G3).  L'érudition  moderne  con- 
tinue à  torturer  les  deux  verbes  -jOsjOai.  Ceux  qui  tiennent  pour  -jOsciOai  := 
pourrir  et  ne  veulent  pas  du  dragon,  cherchent  quehjue  autre  allusion,  par 
exemple,  une  allusion  àl'évaporation  des  eaux  ou  à  la  délilcscence  des  roches 
du  Parnasse.  Pytho  devient  ainsi  ré({uivalent  du  Fuidhorn  des  Alpes  ber- 
noises. Ceux  qui  sont  satisfaits  par -uOsaOat  ^=  intcrrofjcr,  se  mettent  au-dessus 
des  scrupules  de  métrique,  ou  pensent  que  la  syllabe  r.'j  de  -jOw,  originaire- 
ment brève,  s'est  allongée  en  l'honneur  de  l'élymologie  orthodoxe  donnée 
par  l'aède  homérique.  On  est  même  parvenu,  pour  se  disperser  d'opter, 
à  faire  sortir  le  sens  d'interroger  du  sens  de  faire  pourrir.  Une  troisième 
o[iiiiion,  assez  en  faveur,  dérive  riuOc/)  de  pùOoç  =  f/o?//f;T  (angl.  bottom).  Le 
gouffre  est  celui  de  l'oracle,  et  Python  est  un  génie  souterrain  ou,  si  l'on 
veut,  un  soleil  souterrain,  opposé  à  l'autre.  Tout  cela  est  bien  conjectural  et 


ORACLE     DE    DELPHES  C5 

tioiis  morales',  on  est  conduit  à  penser  que,  sans  les  Doriens, 
la  religion  d'Apollon  n'eût  pas  tiré  grand  parti  de  ce  germe 
fécond.  L'oracle  de  Delphes  a  du  à  l'esprit  dorien  sa  domina- 
tion sur  les  consciences  scrupuleuses  et  sa  compétence  dans 
les  questions  de  morale.  Or,  il  est  plus  que  probable  que, 
pour  méditer  sur  la  pureté  d'Apollon  et  sur  la  rude  pénitence 
qu^il  avait  cru  devoir  faire,  même  après  un  meurtre  méritoire, 
les  Doriens  n'ont  pas  attendu  le  hasard  qui  les  mit  en  con- 
tact avec  les  Cretois  de  Krisa  ou  de  Delphes.  Ils  ont  dû 
apporter  la  légende  de  Python  de  leur  Pythion  de  l'Olympe, 
du  lieu  où  Apollon  avait  recouvré  son  innocence  première  et 
où  croissait  le  laurier  sacré.  Le  sacerdoce  de  Pytho,  qui 
tenait  tant  à  s'affranchir  de  toute  dépendance,  ne  se  fût  pas 
résigné,  sans  cette  raison  historique,  à  faire  venir  son  dieu 
de  l'Olympe  et  à  aller  chercher  si, loin  une  branche  de  lau- 
rier. 

Nous  pouvons  donc  attribuer  la  fondation  de  l'oracle  apol- 
linien  de  Pytho  ou,  si  l'on  veut,  la  régénération  de  l'ancien 
oracle  pélasgique,  à  la  rencontre  en  ce  lieu  de  deux  cultes 


repose  toujours,  en  définitive,  sur  des  détails  particuliers  à  Pytho,  qui  n'ont 
pas  la  même  importance  dans  la  légende  d'Apollon  envisagée  à  un  point  de 
vue  plus  général.  Puisque  Apollon  continue  l'œuvre  de  Zeus  et  qu'il  lutte 
comme  lui  contre  les  symboles  du  désordre,  de  la  violence,  des  ténèbres, 
pourquoi  ne  verrait-on  point  dans  l'ennemi  d'Apollon  une  copie  de  celui  de 
Zeus?  Python  n'est  peut-être  qu'un  Typhon  à  peine  défiguré,  et  il  n'y  a  d'un 
nom  à  l'autre  qu'une  métathèse.  La  parenté  des  deux  monstres  explique 
ainsi  ce  qfte  M.  Th.  Schreibcr  tient  pour  une  pure  incohérence,  l'associa- 
tion de  leurs  deux  légendes  dans  l'hymne  homéri(|ue.  Elle  explique  encore 
bien  mieux  une  tradition,  recueillie  par  Plutarquc  à  Delphes,  suivant  laquelle 
un  certain  Typhon  aurait  pris  Delphes  et  profané  le  temple  (Plutauch.,  De 
fac.  in  orbe  liin.  30).  Python  ramené  à  Typhon  est,  comme  ce  dernier, 
vapeur,  fumée,  trombe,  cyclone,  une  force  naturelle  qui  ne  se  trouve  pas 
rivée  au  sol  du  Parnasse  et  qui  se  localise  au  gré  des  croyants.  —  1)  La 
légende  du  dragon  ne  se  trouve  pas  dans  les  anciennes  traditions  de  Délos, 
et  on  a  vu  si  les  purifications  faites  par  les  Athéniens  leur  avaient  été  ordon- 
nées par  Apollon  Délien.  Du  reste  les  prêtres  de  Delphes  trouvaient  eux- 
mêmes  la  légende  bien  ridicule  au  tenqis  de  Plutarque  [Def.  orac.  Ib). 


66  LES    ORACLES    DES    DIEUX 

analogues,  apportés  de  régions  diverses,  par  des  races  diffé- 
rentes, et  associés  à  la  suite  d'un  pacte  intervenu  entre  les 
Cretois  et  les  Doriens.  Les  Cretois,  qui  étaient  vraisemblable- 
ment les  premiers  occupants  et  qui  avaient,  aux  yeux  des 
Doriens,  le  prestige  d'une  civilisation  supérieure,  gardèrent 
pour  eux  le  sacerdoce  :  ils  acceptèrent,  en  revanche,  l'Apollon 
des  Doriens,  avec  son  nom,  son  laurier,  son  dragon,  ses 
scrupules  et  ses  exigences  méticuleuses.  Pytlio  se  trouve 
être,  dans  l'histoire  légendaire  qui  se  forme  après  ce  grand 
événement,  le  point  où  Apollon,  venant  du  nord,  rencontre 
ses  x^rêtres  que  le  hasard  lui  amène  du  midi. 

Il  est  temps,  après  avoir  esquissé  l'histoire  probable  des 
origines  de  l'oracle,  de  l'entendre  raconter  par  les  prêtres  et 
de  la  voir  débrouiller  à  tâtons  par  les  logographes. 

C'est  dans  l'œuvre  des  Homérides  qu'on  trouve  le  plus 
ancien  récit  concernant  la  fondation  de  l'oracle.  V Hymne  à 
A^jollon,  commencé  par  un  aède  ionien  chantant  à  Délos, 
s'achève  sur  la  lyre  d'un  chantre  accouru  aux  concours 
pythiques.  Aussi,  d'un  bond,  Apollon  s'élance  sur  TOlympe 
où  les  Immortels  admirent  sa  beauté.  Il  en  descend  bientôt 
pour  chercher  sur  la  terre  le  lieu  où  il  veut  s'élever  un  temple 
et  rendre  ses  oracles.  Le  poète  dénombre  avec  complaisance 
les  régions  visitées  et  dédaignées  par  le  dieu.  Apollon  traverse 
la  Piérie,  passe  par  lolkos,  hésite  un  instant  en  Eubée  en 
regardant  la  plaine  de  Lélante,  franchit  l'Euripe  et  parcourt 
la  Béotie  encore  inhabitée.  Il  s'arrête  enfin,  charmé  par  la 
fraîcheur  verdoyante  du  paysage,  près  d'Haliarte  sur  les 
l>ords  de  la  fontaine  Telphousa  et  y  jette  les  fondements  de 
son  temple,  au  grand  dépit  de  la  nymphe,  jalouse  d'un  tel 
voisinage.  Mais  la  destinée  veillait  sur  la  fortune  de  Delphes 
et,  pour  y  amener  Apollon,  le  poète  ne  craint  pas  de  prêter 
au  jeune  dieu  une  naïveté  singulière.  Tout  révélateur  qu'il 
est,  Apollon  se  laisse  persuader  par  Telphousa  que  le  lieu  est 


ORACLE    DE     DELPHES  67 

peu  favorable  au  recueillement  et  que  les  bêtes  de  somme, 
en  venant  boire  à  la  source,  y  mèneront  grand  bruit.  Elle 
l'envoie  à  Krisa,  c'est-à-dire  au  devant  d'un  terrible  danger. 
Apollon  se  transporte  donc  à  Krisa,  «  sous  le  Parnasse 
neigeux  au  pied  d'un  mamelon  tourné  vers  le  Zéphyre  :  au- 
dessus  sont  suspendus  des  rochers  et  au-dessous  court  une 
vallée  profonde  et  abrupte.  Là  le  prince  Phœbos- Apollon 
résolut  de  bâtir  un  temple  aimable  et  dit  :  «  Voici  où  je  pense 
«  bâtir  un  temple  superbe  qui  sera  pour  les  hommes  un  oracle  : 
«  et  eux  m'amèneront  toujours  ici  de  complètes  hécatombes, 
«  aussi  bien  ceux  qui  habitent  le  fertile  Péloponnèse  que  ceux 
«  qui  occupent  l'Europe  et  les  îles  entourées  par  les  flots,  en 
«  vue  de  me  consulter;  et  moi,  je  leur  révélerai  à  tous  un 
«  conseil  sûr,  le  dictant  en  mon  temple  opulent.  »  Ayant  ainsi 
parlé,  Phœbos- Apollon  jeta  des  fondations  larges  et  grandes 
en  toute  leur  étendue  et,  sur  ces  fondements,  Trophonios  et 
Agamèdes,  fils  d'Erginos,  chers  aux  dieux  immortels,  posèrent 
le  seuil  de  pierre,  et,  tout  autour,  d'innombrables  tribus 
d'hommes  élevèrent  le  temple  en  pierres  taillées,  pour  qu'il 
fût  toujours  célébré  des  aèdes.  » 

Mais,  près  de  ce  «  seuil  »  est  une  fontaine  gardée  par  un 
dragon  femelle  (opx/.awa)  qui  jadis  avait  servi  de  nourrice  à 
Typhon  et  qui  désolait  la  contrée.  «  Celui  qui  la  rencontrait 
était  emporté  par  son  jour  fatal,  jusqu'à  ce  que  le  prince  qui 
atteint  de  loin,  Apollon,  lui  eût  lancé  un  trait  irrésistible. 
Déchirée  d'atroces  douleurs,  elle  s'étendit  palpitante  sur  un 
vaste  espace,  se  roulant  sur  le  sol  et  poussant  sans  relâche 
d'horribles  clameurs.  Enfin,  elle  s'enfuit  en  rampant  çà  et  là 
dans  la  forêt  où  elle  expira  en  exhalant  des  flots  de  sang. 
Or  Phœbos-Apollon  se  glorifia  :  «  Maintenant,  dit-il,  pourris 
«  où  tu  es,  sur  la  terre  nourricière  :  tu  ne  vivras  plus  pour  être 
«  le  fléau  des  humains...  mais  ici,  la  Terre  noire  et  le  brillant 
«  Hypérion  te  feront  tomber  en  pourriture.  »  Il  [)arla  ainsi 


68  LES     ORACLES    DES    DIEUX 

en  se  glorifiant.  Cependant  les  ténèbres  couvrirent  les  yeux 
du  monstre  et  la  force  sacrée  du  soleil  le  décomposa  au  lieu 
même  que  depuis  on  appelle  Pytlio  :  et  les  hommes  ont  donné 
au  prince  le  surnom  de  Pythien  parce  que  là  la  force  du  péné- 
trant soleil  a  pourri  le  serpent.  » 

L'aède  trouve  sans  doute  que  le  cadavre  d'un  ennemi  sent 
toujours  bon,  car  il  s'attarde  un  peu  longtemps  à  sa  leçon 
d'étymologie.  Apollon  songe  enfin  à  se  venger  de  la  nymphe 
dont  il  reconnaît  alors  la  perfidie.  Près  de  ses  eaux  enseve- 
lies sous  les  rochers  qu'il  y  fait  rouler,  il  se  dresse  à  lui-même 
un  autel  et  s'y  fait  adorer  sous  le  nom  de  Telphousien.  Puis 
il  réfléchit  que  son  temple  de  Pytho  est  vide.  «  Et  certes 
alors,  en  son  âme,  Phœbos-Apollon  se  demanda  quels  hommes 
initiés  il  amènerait  pour  être  ses  serviteurs  dans  la  rocheuse 
Pytho,  pour  y  faire  les  cérémonies  saintes  et  annoncer  les 
décrets  de  Phoebos-Apollon  aux  armes  d'or,  lorsqu'il  parle- 
rait par  la  voix  du  laurier  sous  les  voûtes  du  Parnasse.  11 
roulait  donc  en  son  esprit  ces  pensées  quand,  sur  la  sombre 
mer,  il  aperçut  une  nef  rapide  qui  portait  des  hommes 
nombreux  et  vaillants.  C'étaient  des  Cretois  de  Knosos,  ville 
de  Minos.  » 

Ces  Cretois  qu'il  apercevait  par  delà  le  Péloponnèse,  allaient 
à  Pylos;  mais  Apollon,  prenant  Taspectd'un  dauphin  énorme, 
s'élance  dans  la  mer  et  de  là  sur  le  pont  du  navire  qu'il  amène, 
en  dépit  des  matelots  stupéfaits,  dans  le  port  de  Krisa.  Là  il 
saute  à  terre,  se  transforme  en  un  météore  lumineux,  revient 
sur  ses  pas,  sous  la  forme  humaine,  et  déclare  aux  Cretois 
qu'il  les  prend  à  son  service.  «  Désormais  nul  de  vous  ne 
retournera  dans  son  aimable  ville,  dans  sa  belle  maison, 
auprès  de  son  épouse;  mais  ici  vous  garderez  mon  riche 
temple,  honoré  de  bien  des  mortels...  Vous  saurez  les  desseins 
des  Immortels  et,  par  leur  volonté,  vous  serez  honorés  per- 
pétuellement tous  les  jours.  »  Apollon  leur  enjoint  donc  de 


ORACLE    DE    DELPHES  09 

lui  élever  un  autel  sur  le  rivage  et  de  Fy  invoquer  comme 
Delphinien,  puis  de  le  suivre  jusqu'à  son  temple.  Ses  ministres 
improvisés  s'installent  de  cette  façon  dans  le  lieu  stérile  oii 
ils  ont  craint  un  instant  de  ne  pouvoir  subsister,  mais  où 
Apollon  leur  certifie  qu'ils  trouveront  honneur  et  profit. 
L'oracle  pythique  est  fondé  et  pourvu  d'un  sacerdoce  héré- 
ditaire. 

Cette  légende  reproduit  l'idée  qu'on  se  faisait  en  Grèce  des 
origines  de  l'oracle  vers  le  huitième  siècle  avant  notre  ère, 
c'est-à-dire  à  une  époque  où  Krisa  exerçait  encore  sur  l'ins- 
titut un  droit  de  suzeraineté,  hél)orgeait  les  pèlerins  et  les 
obligeait  à  sacrifier  sur  l'autel  de  l'Apollon  crétois  avant  de 
monter  à  Pytho.  Elle  montre  clairement,  par  l'itinéraire  et 
parles  métamorphoses  symboliques  du  dieu,  le  double  aspect, 
la  double  origine,  et  les  deux  foyers  de  la  religion  apolli- 
nienne  en  cette  contrée.  Les  mj'thographes  postérieurs  l'ont 
étirée  en  sens  divers  et  écrasée  sous  une  multitude  de  sur- 
charges', mais  nous  avons  la  bonne  fortune  de  la  rencontrer 
là  sous  une  forme  relativement  simple. 

1)  Le  dauphin  préoccupe  peu  les  mytliographes  qui  le  laissent  de  côté  ou 
le  confondent  avec  Python.  C'est  sur  la  nature  et  le  caractère  de  Python  que 
portent  les  retouches.  Le  drame  se  complique  et  le  nœud  se  serre.  Tuer  un 
monstre  pour  se  défendre,  ou  par  philanthropie,  est  un  acte  trop  simple. 
On  lui  chercha  des  motifs  plus  savants,  au  risque  d'en  diminuer  la  valeur 
morale.  D'abord  on  dit  que  Python  empêchait  les  mortels  de  s'approcher  de 
l'oracle  de  Gsea  ou  de  Thémis  ;  puis  on  fit  de  Python,  non  plus  une  bête  mal- 
faisante, mais  un  défenseur  de  Gîea.  La  victoire  d'Apollon  est  alors  un 
épisode  d'une  conquête  violente.  On  rendit  au  meurtrier  une  allure  plus  che- 
valeresque en  disant  que  Python  avait  poursuivi,  sur  l'ordre  de  Hêra, 
Lêto  enceinte  des  œuvres  de  Zeus  et  que  Apollon  vengeait  ainsi  les  injures 
de  sa  mère .  La  légende  de  Python  s'assimila  ainsi  celle  du  géant  Tityos  qui, 
à  Pytho  même,  avait  voulu  faire  violence  à  Lêto  et  avait  été  mis  à  mort  par 
les  deux  jumeaux.  Pour  que  le  drame  fût  plus  étonnant,  on  attribua  cet 
exploit  à  Apollon  nouveau-né,  ce  qui  conduisit  à  le  faire  naître  à  Pytho, 
sans  quoi,  il  eût  fallu  transporter  toute  la  scène  à  Délos.  Un  dieu  que  Calli- 
maque  nous  montre  prophétisant  dans  le  ventre  de  sa  mère,  pouvait  bien, 
comme  Héraklès,  tuer  des  monstres  en  venant  au  monde.  En  y  regardant 
de  plus  près,  quelques  dissidents  eurent  bien  l'idée  qu'Artémis,  née  la  prc- 


70  LES    ORACLES    DES    DIEUX 

La  légende  d'Hyperborée  qui,  à  Delphes  comme  à  Délos,  se 
surajoute  au  culte  d'Apollon,  est  au  contraire,  dépourvue  de 
tout  caractère  historique.  Elle  a  été  extraite,  par  une  sorte 
de  symbolisme  artificiel,  des  religions  solaires.  Que  Delphes 
l'ait  ou  non  empruntée  aux  traditions  de  Délos,  elle  eut  sa 
place  marquée  dans  les  ietes  de  Pytho  et  parmi  les  plus 
solennelles.  On  célébrait  tous  les  ans  au  printemps,  en  chan- 
tant le  péan  joyeux,  la  théophanie,  l'apparition  ou  le  retour 
{kT.:c-q[jJ.x)  du  dieu  lumineux,  comme  on  pleurait,  à  l'entrée 
de  l'hiver,  son  départ  (à-icriij.îa)  pour  Hyperborée'.  Delphes 
n'avait  rien  à  envier  à  Délos.  On  y  trouvait  des  héros  hyper- 
borôens,   Hypérochos   et  Laodikos-,  qui  valaient  bien  leurs 

mière  et  déjà  capable  d'aider  à  la  délivrance  de  sa  mère,  avait  dû   lancer  à 
Python  le   trait    mortel  :  mais  celte  version  ne   prévalut   pas,  non  plus  que 
rhisolentc  hérésie   des    orphiques,  lesquels,  fatigués   d'entendre   dire   que 
Dionysos  était  enseveli  à  Delphes  à  côté  de  Python,  soutinrent  qu'Apollon, 
simple  fils  de  Silène,  avait  été,  au  contraire,  tué  par  Python  et  enterré  sous 
ou  dans  son  trépied.  Tous  les  systèmes  qui  transforment  Python  en  prophète 
et  l'ensevelissent  soit  dans  l'antre,  soit  sous  le  trépied  ou  dans  la  coHhia  du 
trépied,  soit  sous  l'omphalos,  qui,  en  un  mot,  font  de  l'oracle  le  tombeau  de 
Python,  sont  nés  de   l'étymologie  r.'Mi  =  interrogalion.  Python  est  alors  le 
symbole  de  la  vertu  fatidique  dérivée  de  la  Terre.  Mais  il  y  avait  déjà  long- 
temps que  l'evhémérisme  avait  fait  de  Python,  de  son  fils  Aïx,  et  de  Tityos, 
des  hommes.  Ce   système,  funeste  à  la  poésie  encore  plus  qu'à  la  religion, 
resta  confiné  dans  les  ouvrages  sérieux.  Les  poètes  et  rhéteurs  de  la  déca- 
dence n'avaient  garde  d'abandonner  une  si  belle  matière  à  amplifications. 
Le  rhéteur  Ménandre  donne,  pour  la  traiter,  des  conseils  que  feront  bien  de 
méditer  les  érudits  trop  enclins  à  utiliser  les  moindres   détails  des  récits 
mythiques.   Il   esquisse    la   description    du  monstre  qui    entourait   de   ses 
immenses  replis  le  Parnasse,  la  plus  haute  montagne  du  monde,  et  dressait 
sa  tête  au-dessus,  qui  avalait  des  troupeaux  et  buvait  des  fleuves  entiers,  etc. 
(Menand.,   Epidict.  p.  325-320.  Walz).  C'est  la  «  Grèce  menteuse  »  prise  sur 
le  fait.  —  1)  Voy,  l'analyse  du  péan  d'Aicée  ap.  Hiuer.,   Orut.,  XIV,    dO.  Cf. 
Cic,  Nat.  Dcor.,  111,  23.  Sur  les  e£o<pd(via  du  mois  Bysios,  voy.  A.   Mommsen, 
BeJphika,  p.  280-297.  Quelques  savants,  entre  autres,  G.  Wolif,  supposent 
que   la   légende  d'Hyperborée  est  simplement  le   souvenir  défiguré  de   la 
Thessalie,  d'où  était  venu  avec  les  Doriens   le   culte  pylhiquc.   Mais  celte 
légende  est  si  répandue,  si  complexe,  qu'elle  s'explique  mai  de  celle  façon. 
L'explication  tombe  tout  à  fait  si  fou  rudmel,  comme  le  fait  croire  l'allusion 
à  la  Lycie  par  Olen,  que  Délos  a  comui  Hyjierborée  avant  Pylho.  —  2)  Pal'- 
SAN.,  I,  4,  4;  X,  23,  2. 


ORACLE    DE     DELPHES  71 

homonymes  féminins  de  Dôlos,  et  les  habitants  étaient,  tout 
comme  leurs  émules,  des  Hyperboréens  authentiques'.  Bœo, 
une  prophétesse  ou  plutôt  une  poétesse  de  Delphes,  dans  un 
poème  cité  par  Pausanias,  racontait  que  l'oracle  avait  été 
fondé,  au  temps  jadis,  par  des  Hyperboréens,  Pagasos, 
Agyieus  et  Olen-.  Olen,  que  la  Lycie  et  Délos  réclamaient  à 
l'envi,  devenait  ainsi  le  premier  prophète  d'Apollon  et  l'un 
des  nombreux  inventeurs  de  Thexamètre^,  On  disait  même 
qu'Apollon  avait  envoyé  en  Hyperborée  le  temple  de  plumes 
ou  de  fougères  qu'on  lui  avait  dressé  à  Delphes,  comme  si  ce 
logement  lui  avait  paru  un  excellent  palais  d'hiver'.  Tous 
ces  récits  plaisaient  à  l'imagination  par  leur  invraiseip.blance 
même  :  ils  avaient  de  plus  l'avantage  d'affranchir  le  sanc- 
tuaire de  Delphes  de  toute  dépendance  vis-à-vis  des  lieux  de 
naissance  d'Apollon.  Au  temps  de  la  guerre  du  Péloponnèse, 
les  prêtres  de  Delphes  n'osaient  pas  encore  soutenir  qu'Apollon 
fût  né  chez  eux  :  ils  se  contentaient  d'enlever  à  Délos,  fût-ce 
pour  le  donner  à  Tégyre'',  un  honneur  qu'ils  hésitaient  à 
revendiquer  en  face  des  traditions  contraires.  Ce  n'est  qu'au 
siècle  d'Alexandre  que  ce  scrupule  s'en  va.  Cléarque  de  Soles, 
un  disciple  d'Aristote,  affirmait  que  Lêto  était  venue  de 
Chalkis  à  Delphes  et  qu'elle  y  avait  enfanté  près  de  la  caverne 
de  Python".  En  attendant,  la  légende  d'Hyperborée  répon- 
dait au  même  besoin.  Le  char  attelé  de  cygnes  qui,  tous  les 
ans,  amenait  Apollon  à  Delphes  venait  du  pays  des  rêves  et 
Delphes  ne  devait  rien  à  quelque  terre  que  ce  fût.  On  laissait 
donc  courir  l'une  à  côté  de  l'autre,  sans  chercher  à  les  com- 
biner, de  peur  de  les  détruire  l'une  par  l'autre,  la  tradition 
historique  qui   plaçait  en    terre   grecque   le    berceau,    les 

4)  Mnaseas  ap.  Schol.  Apoll.  Rhod.,  II,  C7o.  —  2)  Pausan.,  X,  5,  7-8.  Cf. 
Clem.  Alex.,  Strom.,  1,  §  132.  —  3)  Pausan.,  ibid.  —  4)  Pausan.,  X,  5,  9-10. 
—  5)  Voy.,  ci-dessus,  p.  31.  —  6)  Athen.,  XV,  §  72.  Cf.  Plutarch.,  Quaest. 
(iraec,  9. 


72  LES    ORACLES    DES    DIEUX 

exploits,  les  amours  d'Apollon,  et  la  fantaisie  qui  le  transpor- 
tait par  des  voies  miraculeuses  dans  un  monde  chimérique. 

C'est  sur  ces  données  complexes,  et  sur  bien  d'autres  aujour- 
d'hui oubliées,  que  s'exerça  non  pas  la  critique,  mais  la  pa- 
tience des  logographes.  Les  érudits  de  l'antiquité  prenaient 
à  tâche  de  reconstituer,  en  combinant  et,  au  besoin,  en  com- 
plétant par  des  raccords  de  leur  invention  des  légendes  iso- 
lément conçues,  une  histoire  vraisemblable  et  cohérente  du 
passé,  qui  rendît  compte,  d'une  manière  plausible,  d'une  foule 
d'usages  inexpliqués.  Ils  cherchaient  moins  la  vérité  objective, 
le  vrai  en  soi,  que  le  mérite  d'une  systématisation  ingénieuse. 

Rattacher  le  culte  de  Delphes  à  celui  de  Délos,  oii  la  légende 
ionienne  faisait  naître  Apollon,  n'offrait  aucune  difficulté. 
Délos  était  le  point  de  départ,  Delphes  le  point  d'arrivée. 
Mais  lorsque,  remontant  au-delà  des  prétentions  doriennes  et 
ioniennes,  on  soupçonna  une  ère  antérieure  où  le  culte 
d'Apollon  avait  son  centre  en  Asie  et  son  poste  le  plus  avancé 
en  Crète,  le  problème  devint  plus  difficile  à  résoudre.  Apollon 
s'appelait  en  maint  endroit  Lykeios.  On  avait  beau  varier  de 
mille  manières  les  rapports  d'Apollon  avec  les  loups,  faire 
de  lui  leur  ami,  leur  ennemi,  ou  le  flls  de  la  louve,  comme 
Romulus,le  plus  simple  était  encore  de  le  considérer  comme 
un  dieu  lycien.  On  imagina  donc  qu'un  fils  d'Apollon  et  de 
la  nymphe  Lykia,  Icadios,  avait  fondé  dans  son  pays  natal, 
auquel  il  donna  le  nom  de  sa  mère,  une  ville  qu'il  appela 
Patora  ou  Patara  en  l'honneur  de  son  «  père.  »  Puis,  s'em- 
barquant  pour  l'Italie,  il  avait  fait  naufrage,  avait  été  sauvé 
par  un  dauphin  et  apporté  par  l'animal  au  pied  du  Parnasse 
oi^i  il  avait  élevé  un  temple  à  Apollon,  sans  oublier  d'éter- 
niser le  souvenir  de  son  aventure  en  appelant  ce  lieu  Delphes, 
c'est-à-dire,  «  lieu   du  dauphin'.  »  Une  autre  version,  plus 

I)  Serv.,  JEn.  III,  332.  L.  Prcller  {DelpMca,  p.  230)  voutlrait  corriger  le 
texte  de  Servius  et  lire  Caslalios  pour  Iradios. 


ORACLE     DE     DELPHES  73 

travaillée,  introduit  dans  la  tradition  Krisa,  la  Crète  et  même 
l'Italie,  mais  en  négligeant  la  Lycie.  Icadios,  un  Cretois, 
voyageant  avec  son  frère  lapys,  aurait  été  conduit  par  un  dau- 
phin au  Parnasse  tandis  qu'Iapys  abordait  en  Italie.  Icadios 
avait  donné  à  l'endroit  où  il  prit  terre  le  nom  de  «  Crète  » 
ou  Krisa,  et  au  lieu  oîi  il  éleva  le  temple  celui  du  dauphin  ^ 
Ces  banalités  ne  sont  pas  plus  sérieuses  que  les  Actions 
poétiques  et  n'en  ont  pas  le  charme.  Les  évhéméristes  enten- 
daient donner  une  histoire  rationnelle  de  la  fondation  de 
Toracle.  Ce  qu'on  appelait  l'oracle  de  la  Terre  était  un  gouffre 
d'où  sortait  une  vapeur  froide,  capable  de  donner  des  ver- 
tiges et  des  hallucinations.  Comme  une  légende  parlait  d'un 
certain  Aïx  (Chèvre),  fils  de  Pj^thon-,  et  qu'on  avait,  à 
Delphes,  l'habitude  d'immoler  des  chèvres  avant  de  consulter 
l'oracle  ^  il  était  facile  de  voir  que  les  chèvres  étaient  pour 
quelque  chose  dans  l'institution  des  rites  divinatoires.  «  Des 
chèvres  paissaient  autour  de  ce  gouffre,  car  Delphes  n'était 
pas  encore  fondée.  Or,  chaque  fois  qu'elles  s'approchaient  de 
la  cavité  et  qu'elles  regardaient  dedans,  elles  se  mettaient  à 
bondir  d'une  façon  singulière  et  à  proférer  des  sons  tout  dif- 
férents de  leur  voix  ordinaire.  Celui  qui  gardait  les  chèvres, 
étonné  de  ce  phénomène,  s'approcha  à  son  tour  du  gouffre, 
regarda  dans  l'intérieur  et  éprouva  la  même  chose  que  les 
chèvres.  Ces  animaux  paraissaient  être  animés  du  même 
esprit  que  les  devins,  et  le  berger  était  devenu  capable  de 
prédire  l'avenir.  Le  bruit  de  cette  merveille  s'étant  répandu 
chez  les  indigènes,  beaucoup  de  monde  vint  visiter  ce  lieu  : 
tous  ceux  qui  avaient  tenté  l'expérience  devinrent  inspirés. 
Telle  fut  l'origine  miraculeuse  de  cet  oracle  qui  passait  pour 
celui  delà  Terre.  Pendant  quelque  temps,  ceux  qui  voulaient 
connaître  l'avenir  s'approchaient  du  gouffre  et  se  communi- 

1)  CoRMFic.  ap.  Serv.,  ibid.—  2)  Plutarch.,  Quaest.  fjraec.^  12.  —  3)  Voy. 
ci-dessous. 


74  LES    ORACLES    DES    DIEUX 

quaient  les  oracles  qui  leur  étaient  inspirés.  Mais  commet 
par  la  suite,  plusieurs  hommes  s'étaient,  clans  leur  extase, 
précipités  clans  Tabîme  et  qu  ils  avaient  tous  disparu,  les 
habitants  de  l'endroit,  pour  prévenir  de  pareils  accidents, 
instituèrent  comme  unique  prophétesse  une  femme  qui  ren- 
dait les  oracles:  on  construisit  pour  elle  une  machine  sur 
laciuelle  elle  montait  sans  danger  pour  recevoir  les  inspira- 
tions et  rendre  les  oracles  à  ceux  qui  l'interrogeaient.  Cette 
machine  reposait  sur  trois  pieds;  delà  son  nom  de  trépied'.  » 
Plutarque  et  Pausanias  nous  apprennent  que  le  berger  s'ap- 
pelait Corétas^,  et  la  première  prophétesse  Phémonoé,  celle-ci 
illustrée  par  l'invention  de  rhexamôtre'.  Avec  un  brigand, 
nommé  Python  et  surnommé  Drakou  ',  qui  molestait  les  pèle- 
rins, l'histoire  de  l'oracle  était  complète. 

A  part  quelques  traits  empruntés  à  la  réalité  matérielle  et 
le  nom  du  berger,  dans  lequel  on  reconnaît  l'origine  Cretoise 
des  prêtres  de  Delphes,  ce  récit  ne  contient  rien  qui  mérite 
un  instant  d'attention.  Il  restait  au  moins  aux  logographes 
un  peu  d'imagination  et  beaucoup  de  mémoire.  Les  évhémé- 
ristes  oublient  même  le  nom  d'Apollon  dans  leur  histoire  de 
Delphes;  ou  du  moins,  nous  ne  voyons  pas  comment  cette 
vapeur  souterraine,  qui  possède  l'étrange  propriété  de  dévoi- 
ler l'avenir,  a  été  reconnue  pour  être  l'inspiration  d'Apollon. 

Une  bonne  partie  des  questions  qu'ils  ont  négligé  de  se 
poser  a  déjà  été  élucidée  :  nous  allons  chercher  dans  la  cons- 
titution originelle  du  sacerdoce  delphique  et  dans  le  progrès 
de  ses  méthodes  divinatoires  la  solution  de  celles  qui  restent 
encore  en  suspens. 

1)  DioD.,  XVI,  26.  —  2)  Plutarcu.,  Defed.  orac.  42.  46.  Corélas,  c'est 
encore  le  «  Cretois.  »  Cf.  les  Kourètes,  etc.  —  3)  Pausan.,  X,  5,  7,  ou  Phano- 
théa(CLEM.  Alex.,  S'.rom.,  I,  §  80).  L'hexamètre  est  inventé  par  bien  des  gens, 
par  Thémis,  Orphée,  Olcn,  Musée,  les  Péléiades  de  Dodone  ..,  etc.  On  ne 
saurait  mieux  dire  que  la  poésie  est  la  langue  des  dieux,  mais  qu'on  n'en 
connaît  pas  l'origine. —  4)  Ephor.  ap.  Strab.,  IX,  3,   12. 


ORACLE    DE    DELPHES  75 


C.  LES  SACERDOCES  ET  LES  METHODES  DE  L'ORACLE  APOLLINIEN. 


Rites  légués  par  le  culte  de  Gœa  et  de  Zeus  Lykoreios.  —Les  songes  de  Gœa 
et  les  voix  (ôfxtpac')  de  Zeus.  —  Les  Saints  et  les  pythies.  —  L'omphalos 
symbole  de  Zeus.  —  Les  aigles  et  les  Kélédones.  —  Rites  empyromanti- 
ques.  —  Élimination  des  songes  et  des  sorts.  —  Les  voix  d'Apollon,  pro- 
phète de  Zeus.  —  Transformation  et  régénération  de  l'oracle  par  la  man- 
tique  enthousiaste. —  L'enthousiasme  issu  du  culte  deG0ea,de  Dionysos 
et  des  Nymphes.  —  Association  intime  d'Apollon  et  de  Dionysos.  — 
Rites  de  l'oracle  sous  le  régime  de  la  divination  intuitive.  —  Le  trépied 
d'Apollon.  —  La  Pythie.  —  Les  prêtres  et  prophètes  d'Apollon  :  le  pros- 
tate du  temple  et  le  néocore.  —  Versification  des  oracles.  —  Interpré- 
tation des  oracles  :  les  exégètes.  —  Consultations  publiques  et  privées, 
ordinaires  et  extraoï-dinaires.  —Jours  fastes  et  néfastes.  —  Le  mois 
Bysios  et  les  audiences  mensuelles.  —  Le  droit  de  promantie.  —  Sacri- 
fices et  épreuves  préalables.  —  Cérémonies  préparatoires  à  l'extase.  — 
Questions  et  réponses  écrites.  —  Collections  officielles  et  privées  des 
textes  prophétiques. 

Les  résultats  fournis  par  les  précédentes  recherches  vont 
peut-être  porter  la  lumière  dans  l'agrégat  confus  de  rites,  de 
fonctions  spéciales,  d'engins  symboliques,  de  traditions  ex- 
plicatives qu'il  faut  encore  trier  et  classer  avant  de  mesurer 
l'énergie  de  cet  immense  a])pareil.  Derrière  les  dieux  déjà 
dénombrés'  il  y  a  eu  des  sacerdoces,  etces  sacerdoces,  à  leur 
tour,  ont  pris  leurs  habitudes  propres  dont  on  doit  retrouver 
la  trace  dans  Fœuvre  collective.  Si  envahissant  qu'il  fût,  le 
culte  apoUinien  n'a  pas  complètement  anéanti  les  autres  ;  et 
ce  qu'il  en  a  laissé  subsister  au  temps  oii  il  était  maître  in- 
contesté de  Pytho  permet  d'apprécier  la  vitalité  dont  jouis- 
saient ces  habitudes  religieuses  à  une  époque  antérieure. 

1)  Ou  n'a  mentionné  que  ceux  qui  ont  servi  à  constituer  l'oracle.  Sur  l'en- 
semble des  cultes  delphiques  et  leur  répartition  probable  dans  le  calendrier 
religieux,  voy.  K.  F.  Hermann,  Deanno  delphico.  Gotting.  1844.  Chr.  Petersen, 
Der  dclphische  Fcstcijclus  des  Apollon  und  des  Dioni/sos.  Hamburg,  1859. 
A.  MoMMSEN,  Delphika.  Leipz.  1878. 


i 


76  LES    ORACLES    DES    DIEUX 

La  présence,  au  sein  du  corps  sacerdotal,  des  Deukalionides, 
descendants,  par  leur  ancêtre,  de  Prométhée,  c'est-à-dire  de 
Thémis  ou  Gaea,  indique  que  la  vieille  religion  pélasgique, 
avec  son  couple  divin  et  ses  méthodes  divinatoires,  s'était 
accommodée  à  de  nouvelles  exigences,  mais  n'avait  pas  dis- 
paru. Elle  était  même  si  indispensable  à  la  conservation  du 
privilège  local  qu'elle  ne  pouvait  être  abolie  sans  entraîner  | 

la  ruine  de  l'oracle  apollinien.  Sans  l'antre,  les  sources  et 
les  effluves  telluriques,  le  trépied  d'Apollon  se  fût  envolé,  lui 
aussi',  comme  le  temple  de  plumes  et  de  cire,  et  eût  couru 
après  la  vogue  au  lieu  de  la  fixer  près  de  lui. 

L'oracle  du  Parnasse  a  donc  possédé,  à  l'origine,  des  rites 
analogues  à  ceux  de  Dodone,  c'est-à-dire  qu'on  y  entendait 
les  «  voix  {yj.zyJ)  »  de  Zeus  et  que  la  Terre  y  parlait  par  le 
murmure  des  sources  et  les  révélations  des  songes.  Les  prê- 
tres de  Zeus  ont  été  les  ancêtres  des  «  Saints  :  »  les  prêtresses 
de  Gsea,  les  premières  pythies.  La  divination  par  les  songes 
a  laissé  derrière  elle  des  réminiscences  trop  nombreuses  pour 
qu'on  puisse  en  récuser  la  valeur.  Non-seulement  les  collec- 
teurs de  légendes  sont  unanimes  à  affirmer  l'existence  d'un 
oracle  archaïque  de  Geea  et  de  Thémis.  mais  Euripide,  qui 
aimait  les  raretés  mythologiques,  a  sauvé  de  l'oubli  une  tra- 
dition significative  à  notre  point  de  vue.  «  Lorsque  le  fils  de 
Lêto  eut  dépossédé  Thémis  de  son  oracle  souterrain,  Gaea 
enfanta  les  fantômes  des  songes  qui  décelaient  le  passé  et 
l'avenir  à  beaucoup  de  mortels  étendus  pour  dormir  dans  de 
sombres  cavernes,  et,  vengeant  ainsi  l'injure  faite  à  sa  fille, 
elle  ravit  à  Apollon  le  privilège  de  rendre  des  oracles.  Alors 
le  dieu  s'élançant  d'un  bond  vers  l'Olympe,  enlaça  ses  mains 
enfantines  autour  du  trône  de  Zeus,  le  suppliant  d'écarter  du 

1)  Ceci  n'est  pas  simplement  une  métaphore,  ou  c'est,  si  l'on  veut,  une  méta- 
phore dessinée  parles  artistes  antiques  qui,  pour  donner  à  Apollon  le  choix 
des  véhicules,  le  font  porter  par  des  cygnes  ou  des  trépieds  ailés. 


ORACLE    DE    DELPHES  77 

sanctuaire  pythique  le  courrouxdeGsea  et  les  voix  nocturnes. 
Zens  rit  de  voir  que  son  fils  accourait  vers  lui  pour  s'assurer 
des  hommages  qui  feraient  affluer  For  dans  son  temple,  et  il 
secoua  sa  chevelure  en  signe  d'assentiment.  Il  supprima  les 
songes  nocturnes,  arracha  les  mortels  àlastupeurdesvisions 
de  la  nuit  et  rendit  à  Loxias  ses  honneurs'.  »  Il  y  a  là,  abs- 
traction faite  de  l'arrangement  poétique,  une  allusion  bien 
claire  à  des  rites  primitifs  remplacés  par  la  mantique  apolli- 
nienne.  Quant  au  sacerdoce  de  Gœa,  il  a  survécu  en  ce  lieu 
à  l'oniromancie.  Ce  n'est  évidemment  pas  pour  affirmer  le 
droit  d'Apollon  que  la  légende  s'obstinait  à  placer  auprès  de 
Geea  sa  servante  et  interprète  (-p6[;,av-'.ç)  Daphné,  violentée 
par  le  dieu.  Apollon  n'avait  pas  de  prêtresse;  la  pythie  n'était 
dans  son  temple  qu'un  instrument  passif  qu'il  avait  trouvé  en 
place  et  plié  à  ses  volontés. 

La  révélation  émanée  de  Zeus  par  les  voix,  voix  de  la  foudre, 
voix  des  souffles  aériens,  est  plus  difficile  à  retrouver,  parce 
qu'elle  était  censée  se  confondre  avec  celle  d'Apollon.  Le 
Zeus  des  Hellènes  n'ayant  jamais  été  bien  distingué  de  celui 
des  Pélasges,  la  théorie  qui  faisait  d'Apollon  la  «  Parole  »  de 
Zeus  ne  pouvait  pas  admettre  qu'il  y  eût  jamais  eu  à  Pytho  une 
révélation  de  Zeus  indépendante  d'Apollon.  Pourtant,  plus 
d'une  inconséquence  trahit  çà  et  là  le  caractère  artificiel  du 
système.  On  a  déjà  vu  que  Deukalion  avait  consulté  Zeus  au 
sommet  du  Parnasse:  la  première  pythie  engagée  au  service 
d'Apollon  s'appelle  Phémonoé,  celle  qui  «  comprend  les 
voix-  »  :  enfin  le  rôle  joué  dans  les  traditions  locales  par  les 

l)EcRiPiD.,  Iphig.  Taur.  1239-1281.  Cf.  vol.  I,  p.  282.  II,  p.  260.  II  faut 
ajouter  qu'une  tradition  attribuait  l'invention  de  l'oniromancie  à  Araphictyon 
(Plix.  VII  [56],  203).  Ampliictyon  est  le  le  fils  de  Deukalion,  un  ancêtre  des 
«  Saints,  »  encore  plus  qu"un  roi  de  l'Attique.  — 2)  Pour  apprécier  la  valeur 
de  cet  argument,  il  faut  se  rappeler  que  les  voix  (ô{i<pat')  sont  un  mode  de 
révélation  propre  à  Zeus  —  le  Zeus  archaïque,  —  et  qu'on  ne  les  trouve 
nulle  part  interprétées  dans  les  instituts  qui  relèvent  d'Apollon,  à  l'époque 
historique  (Cf.  vol.  I,  p.  ioli.  346}.. 


78  LES    ORACLES    DES    DIEUX 

oiseaux,  surtout  par  l'aigle,  lemessager  du  Zeus  hellénique, 
joint  à  la  présence  dans  le  sanctuaire  de  Pytho  du  fameux 
«  nombril  (c;;.ç;aX;-:)  '  »   symbole  du  Zeus  des  Pélasges,  nous 

i)  La  nature,  la  situation  et  surtout  le  sens  symbolique  de  Vomphalos  sont 
matière  à  discussion,  et  le  monceau    de  dissertations  accumulées  sur  cette 
curiosité  énigmatique  n'a  d'égal  que  celui  qui  pèse  sur  le  fameux  trépied. 
Il  faut,  pour  abréger,  renoncer  à  restituer  à  leurs  auteurs  toutes  les  opinions 
émises.  L'omphalos  était  une  pierre  blanclie,  en  forme  de  cône  arrondi  que 
l'on  ornait  de  bandelettes  (Eurip.,  Ioji.  224.  Strab.,  IX,  3,  6.  Pacsan.,  X,  16,  3) 
et   qui  apparaît  sur  les  monuments  figurés  couvert  d'un  réseau  à  grandes 
mailles.  Que  cette  pierre  ait  été  un  fétiche    ou   bétyle,  on  ne   le  conteste 
guère  :  mais  on  se    heurte  tout  d'abord  à  une    question  préjudicielle.  On 
connaît  à  Delphes  un  bétyle  déjà  déclaré  tel  par  les  anciens  (Etym.  M.,  s.  v. 
Bai'tuXoç),  la  pierre  de  Kronos,  de  forme  ovoïde,  qu'on  arrosait  d'huile  tous 
les  jours  et  qu'on  enveloppait  de  laine  blanche  aux  fêtes  en  souvenir  des 
langes  de  Zeus  (Paosan.,  X,  24,  6.  cf.  VIII,  8,  2  et  ci-dessus  p.  53).  Que  l'on 
identifie   ces  langes   avec  les  rubans  et  le  réseau  de  l'omphalos,  et  voilà  la 
confusion  opérée.  Plus  d'un  érudit  ancien  l'avait  déjà  faite,  et  cela  contribue 
pour  beaucoup  à  rendre  les  textes  équivoques  ou  contradictoires.  Pour  nous, 
qui  voyons  dans  l'omphalos  le  symbole  de  Zeus,  nous  préférerions  identifier 
l'omphalos  et  la   pierre  de   Kronos,    appelée    Zsl»;   Afaxoç   par    Lycophron 
{Alex.  400)  ;  mais  il  est  absolument  nécessaire  de  ne  pas  abandonner  les  réa- 
lités matérielles  que  l'on  peut  tâter  dans  ces  ténèbres.  Or,  Pausanias  a  vu  à 
un  certain   endroit  l'omphalos  (Pausan,  X,  16,  3)  et  à  un  autre  endroit, 
l'extrême  limite  du  péribole  (X,  24,6),  la  pierre  de  Kronos.  L'un  n'était  donc 
pas  l'autre,  et  il  faut  maintenir  la  distinction,  dût-on  soutenir,  comme  on 
l'a  fait,  que  la  pierre  de  Kronos  a  été  longtemps   le   vrai  omphalos  et   que 
l'omphalos  vu  par  Pausanias    était  une   copie    récente    du    premier.    Cette 
question  préalable  est  donc  résolue,  autant  qu'elle  peut  l'être,  par  des  indi- 
cations topographiques.  Considérons  celles-ci  d'un  peu  plus  près,   au  risque 
d'ébranler  déjà  la  foi  dans  le  résultat  acquis.  On  ne  s'entendpassur  l'empla- 
cement de  cette  relique  parce   que  les  auteurs  ne  s'accordent  pas  là-dessus 
et  que  les  artistes  dessinaient  par  à  peu  près,  sans  souci   des  archéologues 
futurs.  Pausanias  parle  de  l'omphalos  à  propos  d'objets  exposés  en  dehors  du 
temple  :  Varron  {Ling.   lat.  Vil,  17)  dit  qu'il  se  trouve  in  acdc  ad  latus  :  le 
scoliaste    de    Lucien  [De   saltat.  38)  le  place  «  sur  le  pavé  »  du  temple.  Les 
vases  peints  le  représentent  plus  ou  moins  près  du  trépied,  en  dedans  ou  en 
dehors  du  petit  nuir  ou  balustrc  (xpri^fç)  qui  séparait  ïadyton  de  la  cella, 
et  c'est  merveille  de  voiries  cfîbrts  que  font  les  érudils  i)our  combiner  tous 
ces  renseignements  discordants.  Les  plus  patients,  à  bout  de  forces,  finissent 
par  supposer  que  l'omphalos  a  été  déplacé  à  une  certaine  époque  ou  même 
à  diverses  reprises.    Il  était   peut-être    plus  simple  de  penser  que  bien  des 
gens,  dans    l'antiquité  comme    aujourd'hui,  en  parlaient  sans  l'avoir  vu  et 
s'en  faisaient  une  idée  approchée,  chacun  suivant  l'état  de  ses  connaissances. 


ORACI,E    DE     DELPHES  79 

permet  cFentrevoir  comme  une  ombre  des  rites  disparus.  On 
racontait  que  Zeus,  en  peinede  découvrir  le  centre  du  monde, 
avait  fait  partir  en  même  temps  de  l'Orient  et  de  l'Occident 

Ce  qui  paraît  résulter  de  la  grande  majorité  des  témoignages,  c'est  quel'om- 
phalos  était  dans  l'intérieur  du  temple.  Si  l'on  veut  plus  de  précision,  ce  sont 
de  nouveaux  embarras.  11  n'est  pas  difficile  de  citer  des  tcxtesoùTomphalos 
est  dit  «  voisin  du  trépied.  »  M.  Wieseler  trouve  que,  si  l'omphalos  est  dans  la 
cella,  il  n'est  pas  assez  près  du  trépied,  et  qu'on  doit  le  placer  dans  Yadyton. 
Soit.  Or  on  sait,  d'autre  part,  que  le  temple  avait  son  foyer  (laifa),  qui  était 
tout  à  côté  du  trépied  et  fort  peu  distinct  de  l'omphalos  {[xznrsàii'^yloz  iaifa 
EuRipiD.,  Ion,  462),  surtout  dans  l'histoire  d'Oresteà  Pytho,  telle  que  la  ra- 
conte Eschyle.  Là-dessus,  l'omphalos  devient  le  foyer,  la  Hestia  de  Delphes, 
comme  le  montre  d'ailleurs  sa  forme  arrondie,  la  forme  des  temples  de  Vesta. 
On  a  pourtant  peine  à  croire  qu'une  pierre  blanche,  convexe,  de  plus,  enru- 
bannée et  couverte  d'une  résille,  ait  pu  être  un  foyer;  et  il  faut  encore  invo- 
quer, pour  écarter  ce  système,  les  yeux  de  Pausanias  qui  a  vu  le  foyer 
(Pausan.  X,  24.  4)  distinct  de  l'omphalos.  Ainsi,  sauf  à  trouver  plus  tard  une 
transaction  entre  les  opinions  adverses,  l'omphalos  n'est  ni  la  pierre  de 
Kronos,  ni  le  foyer  du  sanctuaire.  Qu"était-il  donc,  etsi,  comme  on  n'en  peut 
douter,  c'est  un  symbole,  que  représente-t-il  ?  LesDelphicns  étaient  persua- 
dés qu'il  marquait  le  centre  exact  du  disque  terrestre  et  qu'il  en  était  appelé 
pour  cette  raison,  le  «  nombril.  »  Épiménide  avait  été  puni  jadis  par  Apol- 
lon pour  en  avoir  douté.  Varron,  qui  n'avait  guère  peur  d'Apollon,  voulait 
bien  que  Pytho  fût  le  nombril  de  la  terre,  mais  il  ajoutait  malicieusement 
que  la  nature  ne  met  pas  le  nombril  au  milieu  du  corps.  Le  nom  d'àj^^aXàç 
est  donc  une  simple  métaphore  qu'on  retrouve,  appliquée  à  Jérusalem,  sous 
la  plume  des  docteurs  chrétiens  et  des  rabbins.  Mais  cette  explication,  qui 
suffit  à  première  vue,  satisfait  moins  quand  on  réfléchit  que  la  pierre  sym- 
bolique doit  dater  d'une  époque  où  Delphes  ne  songeait  pas  à  se  dire  le 
centre  du  monde.  De  plus,  on  rencontre  eu  Crète,  le  pays  de  Zeus,  un  lieu 
appelé  o[jioaX6ç  parce  que,  disait-on,  le  cordon  ombilical  de  Zeus  enfant 
était  tombé  là  (Diod.,  V,  70).  On  commence  à  soupçonner  que  l'omphalos  a 
quelque  rapport  avec  le  culte  de  Zeus  et  que  son  nom  pourrait  bien  être 
une  allération  populaire  d'un  nom  antérieur  qu'on  ne  comprenait  plus. 
L'idée  était  venue  à  un  ancien,  qui  dérivait  ôjaçaloç  de  o^^-fi  :  pour  lui, 
l'omphalos  avait  été,  avant  le  trépied,  le  siège  d'où  tombait  la  «  voix  »  fatidi- 
(iue  ;  seulement,  il  prenait  cette  voix  pour  celle  d'Apollon  (Cornut.,  Nat.  Deor. 
32).  0.  Mûller,  pour  rattacher  le  fétiche  à  un  culte  plus  ancien,  a  eu  la  ma- 
lencontreuse idée  de  soutenir  que  l'omphalos  était  originairement  l'antre 
lui-même,  d'où  sortait  une  voix  divine  ou  une  odeur  suave  (ô|j.or5=ÔŒ[n^  ?) 
qu'on  avait  soin  de  rendre  perceptible  (Pind.,  Olymp.  VII,  32  [58].  Plutarch., 
Def.  orac.  50).  Mais  l'omphalos  était  une  pierre,  et  c'est  bien  le  moins  qu'on 
laisse  subsister  le  fait  matériel.  Du  reste,  rû[jicp7^  est  encore  plus  étrangère  à 
Gtca  qu'à   Apollon.   La  plupart  des  archéologues  laissent  de  côté  le  nom  et 


80  LES    ORACLES     DES    DIEUX 

deux  aigles  de  même  envergure  et  que  ces  oiseaux  s'âtaieiit 
rencontrés  précisémentau-dessus  del'omphalos'.  En  souvenir 

s'occupent  de  lachose.  Ceux  qui,  dans  raiiliquité,  faisaientdc  Fomphalos  une 
sorte  de  stèle  dressée  sur  le  tombeau  de  Python  ou  de  Dionysos  (Hesych., 
s.  V.  To?îo-j  [îouvo':.  Philochor.,  Fiagm.  22,  TATiAN.,Arf.  Graec.  8)  ouvraient 
déjà  le  champ  des  libres  hypothèses.  Les  hypothèses  n'ont  pas  manqué.  Il  y 
en  a,  dans  le  nombre,  de  ridicules,  comme  celle  qui,  expliquant  un  conte 
par  un  autre,  retrouve  dans  l'oinphalos  l'image  de  Tancien  temple  de  cire 
envolé  en  Hyperborée.  On  a  vu  généralement  dans  l'omphalos  le  symbole  de 
la  purification,  à  cause  de  sa  couleur  blanche  et  surtout  parce  qu'Oreste  péni- 
tent s'y  est  assis  (iEscHYL.,  Eumen.  40),  comme  il  s'est  assis  sur  d'autres  pierres 
àTrœzen  (Pausan.,  II,  31,  4)  et  à  Gythion  (Pausan.,  III,  22,  i).  En  suivant 
l'idée  de  purification,  on  aie  choix  entre  divers  cultes  cathartiques  et,  lapu- 
rification  engendrant  la  médecine,  on  arrive,  si  l'on  veut,  Jusqu'à  Asklépios 
dont  on  rie  s'attendait  guère  à  trouver  la  jeune  renommée  associée  à  un  si 
vieux  féticlui.  C.  Bœtticher  s'est  tenu  plus  près  de  la  vraisemblance  en  con- 
sidérant l'omphalos  comme  le  lieu  où  Zeus  Mœragète  faisait  entendre  ses 
lîaoaf.  C'est  une  opinion  voisine  de  la  nôtre.  Pour  nous,  l'omphalos,  pierre 
blanche,  arrondie,  fianquée  de  ses  deux  aigles  d'or,  est  le  symbole  du  Zeus 
pélasgique,  de  l'atmosphère  lumineuse,  enserrée  par  la  voûte  céleste.  Ce 
symbole  archaïque  a  été  adopté  par  le  Zeus  hellénique  qui,  avec  ses  aigles,  a 
posé  sur  elle  son  sceau.  Une  tradition  qu'on  n'a  pas  assez  fait  valoir  montre 
bien  que  l'omphalos  représentait  Zeus  et  spécialementsa révélation,  ses  d'j.-ç7.i. 
De  même  que  la  Pythie,  instrument  d'Apollon,  prophétise  sur  le  trépied, 
attribut  de  son  maître,  de  même  Apollon,  quand  il  est  supposé  prophétiser  lui- 
même,  est  assis  sur  l'omphalos,  symbole  de  Zeus  dont  il  est  l'interprète. 
Les  artistes  n'observent  pas  toujours  cette  distinction,  mais  elle  est  signifi- 
cative sous  la  plume  d'Euripide  et  de  Platon  (o;j.-fxlàv  [j.â3ov  y.aOfïTwv  Ooîooç 
ujj.vwoaî'ppoToî'i;.  EURiPiD.,  Ion.  o-G.  6Qtà<;l%\  lou  ôiJLçaÀoû  -/.aOrîiJiEvoç  ÈÇriYSîrat.  Plat., 
Rep.  IV,  p.  427).  Cornutus  avait  donc  raison  de  dire  que  l'omphalos,  comme 
siège  mantiquc,  a  précédé  le  trépied.  On  peut  aussi  accommoder  le  débat 
entre  l'omphalos  et  la  pierre  de  Kronos,  en  accordant  que  celle-ci  avait  été 
remplacée  par  celui-là  lorsque  s'accrédita  la  tradition  du  «  nombril.  »  Une 
(c  petite  »  pierre  ovoïde  était  avant  tout  mobile  :  le  centre  géodésique  du 
monde  avait  besoin  d'être  marqué  par  une  borne  plus  robuste,  enracinée  au 
sol.  Cet  accommodement  n'est  d'ailleurs  pas  sans  exemple.  Les  Romains 
avaient  aussi  leur  Jupiter  Lapis,  un  silex  que  les  Fétiaux  emportaient  avec 
eux,  et  un  Jupiter  Terminus  iiul  était  rivé  au  Capitole,  comme  l'omphalos 
de  Delphes.  Nous  devons  nous  borner  à  ces  indications  pour  ne  pas  étouffer 
le  sujet  principal  sous  les  accessoires.  —  1)Pind.  ap.STRAii.,  IX,  3,  6.  Cf.  Pj/th. 
IV,  4.  Plut.  Def.  orac,  1-2.  Schol.  Soph.,  Œd.n.  480.  Claudian.  Prol.  in  Mail. 
Theod.  consul.  11  —  16  etc.  Plutarque  ajoute  que,  de  son  temps,  la  mesure 
avait  été  vérifiée  par  deux  voyageurs  partis  l'un  de  la  Grande-Bretagne  et  l'au- 
tre du  fond  de  la  Mer  Rouge.  On  avait  cherché  à  éliminer  durécitlesaiglesdc 
Zeus  en  les  remplaçant  par  des  corbeaux  ou  des  cygnes,  oiseaux  d'Apollon. 


i 


ORACLE  DE   DELPHES  81 

du  fait,  deux  aigles  d'or  flanquaient  de  part  et  d'autre  la 
pierre  sacrée.  Dans  un  fragment  de  péan,  Pindare  nous  parle 
«  des  Kélëdones  d'or  '»  qui  «  chantaient  »  au-dessus  du  fron- 
ton du  temple.  Si  obscure  que  soit  la  pensée  du  poète,  vue  à 
travers  un  texte  si  mutilé,  on  ne  peut  guère  hésiter  à  recon- 
naître là  les  «  Klédones  »  ou  «  voix  »  émanées  de  l'invisible 
dieu  des  Pélasges. 

Les  rites  de  la  divination  par  les  oiseaux  et  de  Tempyro- 
mancie  sont  de  même  considérés,  par  les  traditions  relatives 
à  Parnassos  et  àDelphos',  comme  antérieurs  à  l'avènement 
d'Apollon. 

Nous  voici  donc  autorisés  à  signaler  comme  étant  d'institu- 
tion archaïque  les  méthodes  divinatoires  qui  viennent  d'être 
énumérées  :  l'interprétation  des  songes  et  des  voix,  l'observa- 
tion des  oiseaux  et  des  signes  fournis  par  la  flamme  des  autels. 
La  transformation  de  l'oracle  primitif  en  oracle  apollinien 
a-t-elle  entraîné  tout  d'abord  un  remaniement  complet  de 
ces  rites?  Il  faut,  pour  le  croire,  se  laisser  dominer  par  l'illu- 
sion que  produit  la  renommée  postérieure  des  pythies  exta- 
tiques. On  s'imagine  aisémentque  l'enthousiasme  prophétique 
est  inhérent  à  la  religion  d'Apollon  et  que  celle-ci  a  com- 
mencé par  où  elle  a  fini.  L'oniromancie  a  pu  être  éliminée  de 
bonne  heure,  parce  qu'il  y  a  en  effet,  d'après  les  dogmes  des 
religions  solaires,  hostilité  entre  les  songes,  fils  des  ténèbres, 
et  la  lumière.  C'est  le  soleil  que,  à  l'exemple  des  Chaldéens"', 
les  Grecs  superstitieux  priaient  de  détourner  l'effet  des  son- 
ges fâcheux''.  De  là,  la  guerre  entre  Apollon  et  Gsea.  Encore 

1)  PiNDAR.,  Fragm.  30.  Bergk.  ap.  Pausan.,  X,  5,  H.  On  prenait  à  la  lettre, 
au  temps  de  Pausanias,  l'allégorie  de  Pindare.  Reste  à  voir  si  KtjX/jOoveç  vient 
de  Y.r},i(ji  =  charmer,  et  KXrjO'jvsç  de  y.a.'kiio  ou  zXew.  Le  cas  n'est  pas  embar- 
rassant, car  Y.T;Xiui  signifie  charmer,  au  sens  magique  du  mot,  et  y.aXÉw  a  aussi 
le  sens  d'évoquer  par  un  charme  magique  (Cf.  vol.  I,  p.  155).  — 2)  Voy.  ci- 
dessus,  p.  43.  —  3)  Cf.  F.  Lenormant,  La  Magie  chez  les  Chaldéens,  p.  54.  — 
4)  Voy.  vol.  I,  p.  323. 

6 


82  LES   UKAGLES   UES   DIEUX 

cette  antip:\thie  a-t-elle  été  mise  en  oubli  par  les  mytho- 
graphes  qui  associent  Apollon  et  Thémis.  Dans  ce  système, 
Apollon  accepte  les  leçons  de  la  déesse*  qui,  loin  de  faire  mau- 
vais visage  à  son  successeur,  pousse  la  complaisance  jusqu'à 
le  suppléer  durantses  huit  d'années  d'expiation-.  Ladivination 
par  les  sorts,  dont  le  souvenir  s'est  conservé  dans  certaines 
expressions  techniques  %  disparut  aussi,  au  moins  comme  mé- 
thode principale,  sous  l'inlluence  de  la  religion  apollinienne. 
Mais,  ni  les  voix  d'en-haut,  ni  les  oiseaux  fatidiques,  ni  les 
présages  tirés  des  sacrifices  n'ont  été  reniés  par  Apollon. 
Dans  un  hymne  homérique,  Apollon,  qui  va  laisser  à  Hermès 
la  divination  cléromantique  et  qui  est  intéressé,  par  consé- 
quent, à  bien  définir  ce  qu'il  entend  se  réserver, dit:  «  Celui-là 
tirera  profit  de  ma  voix  (ch-?-?;?)  qui  viendra  conduit  par  le 
cri  et  les  ailes  d'oiseaux  irréprochables  :  celui-là  tirera  profit 
de  ma  voix  et  je  ne  le  tromperai  pas.  »  Il  n'en  sera  pas  de 
même  pour  l'indiscret  qui  «  se  fiant  à  des  oiseaux  de  vain 
langage  »  voudrait  lui  extor>iuer  ses  révélations'.  Ce  texte  est 
assez  clair  pour  qui  ne  le  torture  pas.  Il  signifie  que  les  pèle- 
rins, avant  de  monter  à  Pytho  pour  y  entendre  la  voix  du 
dieu,  devaient  consulter  les  auspices  et,  au  cas  oii  ceux-ci 
seraient  défavorables,  renoncer  à  faire  parler  l'oracle.  Krisa, 
qui  tenait  alors  Pytho  sous  sa  dépendance,  était  sans  doute 
le  lieu  de  ces  épreuves  préalables  qui  pouvaient  aussi  se  faire 
par  empyromancie%  sur  l'autel  du  «  Delphinien.  »  Cette  con- 
jecture aplanit  bien  des  difficultés,  exagérées  par  des  discus- 

1)  Strab.,  IX,  3,  H.  —  2)  Plutarch.,  Bef.  orac.  21.  Herod.  malign.  23.  Thé- 
mis j:pocp^itç  au  service  d'Apollon  (Schol.  Pind.,  Nem.  IX,  123.  Cf.  vol.  II, 
p,  2G0).  —  3)  On  a  dit,  de  tout  Lcmps,  àvaXev  vj  IluOfa  —  àverXev  ô  Oiôç  —  i^imas. 
■/pr^a^ài,  etc.  Voy.  vol.  I,  p.  192-193.  —  4)  Hymn.  IIom.,  Ad.  Mercur.  o43-547. 
Apollon  vient  de  dircî  lui-même  (v.  532)qu'il  lient  ses  révélations  h  Atbçô[i(p^ç. 
—  5)  Les  textes  nous  p^ermettent  de  préciser.  Les  épreuves  tentées  sur  l'autel 
d'Apollon  Dnlphinicn  a  upartcnaienl  à  ïalphitomancie.  Le  dieu  ordonne  à  ses 
prêtres   d'allumer  du  i'eU   sur  sou  autel  et  d'y  olMr  de  la  blaiiclie   farine 


ORACLE   DE   DELPHES  83 

sions  confuses',  et  explique  aussi  pourquoi  Tart  augurai  et  les 
rites  empyromantiques  passaient  dans  le  pays  pour  être 
d'origine  posidonienne.Krisa  adorait  Apollon  Delphinios  et  on 
y  gardait  toujours  le  souvenir  du  premier  «Delphinien,  »  de 
Poséidon.  Ainsi,  l'^iJ-cpï],  c'est-à-dire  l'écho  de  la  montagne, 
le  souffle  du  vent  dans  le  feuillage-,  les  roulements  lointains 
du  tonnerre,  enfin,  le  langage  de  Zeus,  était  le  langage  d'A- 
pollon, comme  le  voulait  la  doctrine  qui  faisait  d'Apollon 
la  parole  de  Zeus.  Il  est  même  probable  que  les  autres 
méthodes  n'étaient  pas  exclues  du  sanctuaire.  L'Œdipe  de 
Sophocle,  se  souvenant  que  l'oracle  l'a  marqué  pour  le 
parricide,  parle  du  «  foyer  prophétique  de  Pytho  et  des 
oiseaux  criant  dans  les  airs,  sur  la  foi  desquels  il  devait  tuer 
son  père"'  »  :  Euripide  fait  consulter  Apollon  par  Néoptolème 
dans  l'adyton  même,  sur  le  foyer,  par  la  méthode  empyroman- 
tique^   Ce  sont  là  des  souvenirs  utilisés  par  les  tragiques 

(Hym.  Hoy..,  Ad.  Apoll.  491-509).  Ailleurs,  il  avoue  qu'enfant,  à  l'insu  de 
son  père.^  il  a  appris  la  divination  à  l'ancienne  mode,  celle  qui  ne  relève  pas 
de  Zeus.^  en  se  mettant  à  l'école  des  Thries  qui  ont  la  tête  «  poudrée  de  farine 
blanche  (Hym.  Hom.,  Ad.  Merciir.  oo4).»  On  comprend  qu'Apollon  ait  mérité 
par  là.  et  gardé  Tépithète  d'àX-fixoadvTi;  ou  àXsupojjL^vTt;  (Voy  vol.  I,  p  182). 
L'ero.pyromancie  était  à  Delphes  d'usage  si  général  que  la  Pythie  appelait 
emphatiquement  les  Delphicns  :iupt/.aoi  (Plut.,  Pyth.  orac.  24).  ParProméthée 
r.-jç,'f]poi,  la  méthode  se  rattache  au  culte  de  Gai-a-Thémis.  —  1)  11  s'est  élevé 
lii-dessus  un  grand  débat  entre  deux  adversaires  qu'on  trouve  souvent  aux 
prises,  G.  Bœtticher,  qui  soutient  que  rornéoscopie  entrait  dans  les  rites  de 
l'oi^acle,  ou,  tout  au  moins,  a  servi,  comme  les  vautours  de  Romulus,  à  lui 
donner  l'investiture,  et  Fr.  Wieseler  soutenant  l'opinion  opposée.  Voy.  la 
bibliographie,  p.  41.  — 2)  Le  laurier  d'Apollon  jouait  ici  le  rôle  du  chêne  à 
Dodone  L'auteur  de  YHymne  à  Apollon  (v.  393;  dit  que  le  dieu  voulait  s'ins- 
taller sous  les  voûtes  du  Parnasse  pour  y  «  prophétiser  par  le  laurier  »  (yp^'^v 
Iz  ôa-ivr,;.  Le  laurier  n'est  dans  la  divination  enthousiaste  qu'un  accessoire 
inutile;  ici,  il  est  l'instrument  même  de  la  révélation.  Comme  la  Péléiade 
était  la  «  pythie  du  chêne,  »  la  Pythie  était  la  Péléiade  du  laurier.  11  en  est 
resté,  plus  tard,  l'usage  de  secouer  le  laurier  en  attendant  l'inspiration 
extatique.  —  3)  Sophocl.,  (Ed.  Reg.  964-967.  —  4)  Eurii'id.,  Androni  m2. 
Néoptolème  a  déjà  fait  une  consultation  préalable  au  dehors  «avec  les  devins 
de  l'ytho  »  {ibid.  1103). 


84  LES  ORACLES  DES  DIEUX 

pour  donner  à  leur  œuvre  un  air  crantiquité.  Ils  sont  confir- 
més par  une  note  de  Pline  qui  attribue  ù  Pliémonoé,  la  pre- 
mière pythie  d'Apollon,  un  classement  des  oiseaux  fatidiques'. 

Nous  devons,  par  conséquent,  nous  représenter  l'oracle 
d'Apollon  comme  empruntant  à  la  divination  usuelle  ses  pro- 
cédés et  ses  Inductions,  mais  les  transformant  peu  à  peu  par 
une  confiance  de  plus  on  plus  grande  en  l'assistance  du  dieu, 
en  la  docilité  de  son  interprète,  par  une  subordination  pro- 
gressive du  signe  extérieur  à  l'intelligence  qui  le  traduit  et 
de  celle-ci  à  l'influence  divine  qui  la  dirige. 

L'oracle  d'Apollon  avait  déjà  des  allures  solennelles.  Il  ne 
s'ouvrait  pas  à  tous  ni  en  tout  temps.  Une  fois  l'an  seulement, 
s'il  en  faut  croire  les  autorités  invoquées  par  Plutarque-,  le 
septième  jour  du  mois  Bysios  (Pythies),  jour  anniversaire 
de  la  naissance  d'Apollon  et  de  la  fondation  de  l'oracle,  le 
dieu,  tout  récemment  arrivé  des  régions  lointaines,  donnait 
audience  à  ses  fidèles.  Plus  tard  même,  lorsqu'il  fallut  multi- 
plier les  jours  de  consultation,  les  prêtres  d'Apollon  décla- 
raient ne  pouvoir  garantir  que  les  prophéties  rendues  en 
présence  du  dieu''. 

Ces  habitudes  de  recueillement,  cette  gravité  religieuse, 
dans  laquelle  on  ne  peut  méconnaître  l'influence  de  l'esprit 
dorien,  préparaient  la  révolution  mémorable  qui  créa  de 
toutes  pièces  à  Delphes  et,  par  Delphes,  fit  pénétrer  dans  la 
Grèce  entière  les  rites  miraculeux  de  Tenthousiasme.  Nous 
avons  déjà  indiqué  à  jilusieurs  reprises  ''  les  origines  proba- 
bles de  cet  élan  mystique  qui  a  transformé  les  Pythies  en 
habitacles  de  l'esprit  divin  et  fait  sortir  de  terre,  par  une 
sorte  de  contre-coup  spontané,  les  chresmologues  et  les 
sibylles.  Il  ne  reste  plus  qu'à  achever  la  démonstration  en  y 

'.)  Pll\.,  X,  [8],  21.  — 2)  Plutauch.,  Qiiaest.  grœc.  9,  —  li"»  oùx  àr.ooi^oM 
'AziXXwvo;  lu/ivToç  (PiNDAR.,  Vijih.W,  îJ).  —  4)  Cf.  vol.  1.  p.  3o0-36o.  vol.  II, 
p.  93-04.  142.'  140.  378.380. 


ORACLE    DE    DELPHES  85 

faisant  entrer  quelques  faits  dont  le  détail   ne  pouvait  pas 
être  distrait  de  l'histoire  de  l'oracle. 

Pour  créer  l'enthousiasme  prophétique,  il  fallait  appliquer 
à  la  divination  \sima?iie  ou  fureur  divine,  l'éréthisme  nerveux 
que  produisait,  dans  quelques  organismes  impressionnables, 
l'explosion  trop  vive  du  sentiment  religieux,  exprimé  par 
des  rites  bruyants  et  capiteux.  Il  faudrait  interroger  les  my- 
thologues circonvoisines  et  peut-être  aussi  les  sciences  natu- 
relles pour  savoir  comment  les  Grecs,  qui  ont  produit  et  dé- 
laissé tant  de  systèmes,  ont  pu  rester  aussi  obstinément  at- 
tachés à  l'idée  que  les  effluves  telluriques,  et  surtout  les 
sources  vives  qui  jaillissent  du  sol,  sont  capables  de  jeter 
l'homme  dans  une  folie  surnaturelle.  On  dirait  que  la  terre  est 
pour  l'homme  une  nourrice  trop  forte  et  qu'il  s'enivre  sur  son 
sein.  Les  poètes  ne  sont,  aux  yeux  de  la  religion  grecque,  que 
les  possédés  des  plus  intelligentes  entre  toutes  les  Nymphes, 
de  celles  qui  savent  «  ce  qui  est,  ce  qui  sera  et  ce  qui  était 
auparavant ^  »  Les  Muses  sont  les  seules  nymphes  qui  aient 
préoccupé  à  ce  point  l'imagination  antique  :  on  n'attribuait 
aux  autres  que  des  cas  de  «  nymphomanie  »  isolée.  Il  n'en 
était  pas  de  même  de  Dionysos,  nourrisson,  ami,  protecteur, 
frère  et  coryphée  des  Nymphes.  Il  savait  transformer  la  sève 
de  la  terre  en  vin  et,  avec  le  vin,  mettre  en  vibration  tous  les 
nerfs  surexcités  à  la  fois. 

Or  le  culte  de  Dionysos  et  des  Nymphes,  engendré  lui-même 
par  l'adoration'  de  la  terre,  avait  en  Béotie  et  dans  la  région 
du  Parnasse  une  vitalité  singulière^.  Le  sacerdoce  d'Apollon, 
qui  accueillait  dans  son  sein  les  Deukalionides  et  les  prê- 
tresses deGsea,  dut  compter  aussi  avec  ceux  qui  déchaînaient 
sur  le  Parnasse  l'eflfervescence  périodique  des  orgies.  Le  fit- 

i)  Hesiod.,  Theog.,  38.  —  2)  Cf.  Bœtticher,  Das  Grab  des  Dionysos  an  der 
Marmorb'isis  zu  Dresden.  Berlin,  18j8.  M.  Ross,  De  Baccho  Detphico,  Bonnae, 
iSGo,  et  les  disseiialions  sur  le  trépied. 


80  LES   ORACLES  DES  DIEUX 

il  de  bonne  heure  et  de  bonne  grâce?  Nous  n'en  savons  rien; 
mais,  s'il  hésita  à  s'adjoindre  les  «  Thrakides,  »  il  dut  bientôt 
s'estimer  heureux  d'avoir  tiré  si  bon  parti  d'une  alliance  où 
le  culte  de  Dionysos  aurait  pu  garder  la  meilleure  part.  Déjà 
adulte  au  temps  d'Homère,  la  religion  d'Apollon  n'eût  peut- 
être  pas  lutté  sans  désavantage  contre  le  mouvement  inat- 
tendu qui,  vers  le  huitième  siècle  avant  notre  ère,  régénéra 
le  culte  de  Dionysos  et  en  fit  le  fondement  d'une  foi  nouvelle, 
pleine  de  séduction  mystique.  On  reconnaît  à  ces  tressaille- 
ments soudains  que  les  faibles  barrières  élevées  par  le  génie 
hellénique  autour  de  sa  religion  rationaliste  ont  cédé,  une  fois 
de  plus,  sous  l'effort  de  la  propagande  orientale.  Les  croyances 
vieillissent  vite  en  Grèce  et  il  faut  que,  de  temps  à  autre,  l'im- 
portation étrangère  y  remplace,  par  des  mystères  nouveaux, 
le  merveilleux  qui  s'en  va.  Cette  fois,  le  culte  de  Dionysos 
recevait  en  même  temps  du  nord  et  du  midi  des  excitations 
puissantes;  d'un  côté,  l'exemple  contagieux  des  orgies  phry- 
giennes de  Sabazios  ;  de  l'autre,  un  écho  mélancolique  de  la 
légende  d'Osiris,  le  dieu  souffrant  et  mourant;  tout  cela,  non 
plus  éparpillé  au  grand  jour  qui  dissipe  les  chimères,  mais 
concentré,  combiné,  échauffé  dans  l'ombre,  sous  l'abri  des  ini- 
tiations. Toutes  les  réminiscences  vagues  laissées  dans  la 
tradition  indigène  par  le  culte  de  Gœa  se  réveillaient  à  ce 
contact  et  venaient  grossir  le  torrent  de  mythes  et  de  sym- 
boles groupés  autour  du  nom  de  Dionysos  '. 

Le  privilège  mantique  si  laborieusement  conquis  par  le 
sacerdoce  apollinion  pour  son  dieu  se  trouvait  menacé  par 
une  religion  qui  avait  un  droit  immédiat  sur  les  Nymphes  et 

1 1  Voyez  les  remarques  disséminées  çà  et  là  au  cours  du  second  volume, 
sur  le  caractère  dionysiaque,  c'est-à-dire  chthonien,  attribué  aux  devins  et 
aux  chresmologues.  L'association  de  Dionysos  et  de  Gpea-Démêter  est  des 
plus  connues.  Euripide  fait  dire  à  Tirésias  que  les  «  deux  premières  »  divi- 
nités sont  celles  qui  donnent  le  pain  et  le  vin  [Baç.ch.,  274  sqq.).  Temples  de 
Gsea  et  des  Muses  à  Delphes  (Plutauch.,  tyth.  orac.  17). 


ORACLE    DE    DELPHES  87 

qui  connaissait  par  la  révélation  les  secrets  du  monde  sou- 
terrain, fermé  aux  regards  d'Apollon'.  L'association  intime 
qui  fit  désormais  d'Apollon  et  de  Dionysos  un  couple  frater- 
nel prévint  le  dang-er  et  créa  à  l'oracle  de  Pytho  une  com- 
pétence universelle.  Rien  de  ce  qui  se  passait  entre  le  disque 
de  la  terre  et  les  régions  supérieures  n'échappait  au  regard 
d'Apollon;  la  moitié  obscure  de  l'œuf  gigantesque  auquel  les 
orphiques  comparaient  le  monde  est  sondée  par  Dionysos 
qui  se  plonge,  de  temps  à  autre,  dans  l'horreur  de  la  mort. 
Avec  un  peu  de  réflexion  spéculative  et  un  peu  de  théologie 
égyptienne,  on  en  vint  à  penser  que  si  Apollon  était  le  flam- 
beau du  jour,  Dionysos  représentait  ce  même  flambeau  tra- 
versant, durant  la  nuit,  les  régions  souterraines,  et  l'asso- 
ciation tendit  à  se  convertir  en  synthèse.  En  attendant,  les 
deux  cultes  s'unirent,  de  la  façon  la  plus  étroite,  dans  le 
sanctuaire  de  Pytho.  Ils  y  eurent,  ou  peu  s'en  faut,  une  part 
égale  d'hommages  -.  Des  deux  frontons  du  temple  bâti  au 
sixième  siècle  avant  notre  ère,  l'un  représentait  la  légende 

i]  Le  Tirésias  d'Euripide  [ihid.  298)  dit  de  Dionysos  :  [j-dvi-.?  o'ôôaffAwv  oBa. 
Eschyle  allait  peut-être  plus  loin  en  faisant  entendre  qu'Apollon  devait  sa 
prescience  à  Dionysos,  ce  qui  a  été  la  doctrine  orphique.  Il  appelle  Apollon 
6  y.i<jc7£"uç  'AttôXXojv  6  Baz/etoç  6  [AKvnç  (ap.  Macr.,  Sat  1,  18,  6).  —  2)  Fêtes 
de  Dionysos  à  Delphes.  Fêtes  célébrées  tous  les  huit  ans  :  Heroîs,  drame 
mystique  représentant  Sémélé  ramenée  des  enfers  par  son  fils  :  Charila, 
cérémonie  expiatoire  en  l'honneur  d'une  infortunée  qui  s'était  pendue 
(comme  Erigone).  Fêtes  célébrées  tous  les  deux  ans  :  Trieterika,  naissance 
et  invention  de  Dionysos,  et  enfin,  l'enseveli.ssement  de  Dionysos  par  Apol- 
lon, fête  qui  paraît  avoir  été  périodique  comme  la  précédente.  Quoi  qu'en 
dise  A.  Momrasen  (p.  114)  les  fêtes  à  cycle  novénaire  doivent  remonter  à 
une  antiquité  assez  reculée.  Dionysos  eut  de  plus,  chaque  année,  les  trois 
mois  d'hiver,  durant  lesquels  le  dithyrambe  remplaçait  le  péan  (Plutarch., 
De  El  ap.  D.,  9).  Plutarque  {ibid.)  dit  expressément,  et  cela  était  vrai  pour 
le  temps  où  il  vivait,  que  «  Bacchus  n'avait  pas  dans  l'oracle  une  part  moindre 
que  celle  d'Apollon.  »  Sur  cette  question,  où  il  y  a  place  pour  des 
controverses  de  détail,  voy.  C.  Bœtticher,  op.  cit.  ;  Chr.  Petersen,  Bas 
Gntb  und  die  Todtenfeier  des  Dionysos  (Philologus,  XV  [1860],  p.  77-91); 
M.  Ross,  op.  cit.  Malheureusement,  les  textes  sont  d'une  complaisance  illi- 


H8  LES    ORA.CLES  DES  DIEUX 

d'Apollon  et  l'autre  celle  de  Dionysos'.  Les  retouches  opérées 
sur  les  traditions  locales  achevèrent  jusque  dans  le  détail  le 
traité  d'alliance.  On  dit,  par  exemple,  que  Delphos  n'était 
pas  un  fils  de  Poséidon,  mais  le  fils  d'Apollon  et  de  Thyia, 
fille  elle-même  d'un  certain  Kastalios  et  première  prétresse 
de   Dionysos^.  Il  follut  même  que  Dionysos  acquît  quelque 
droit  à  devenir,  comme  Apollon,  l'éponyme  de  Delphes   et 
que  les  dauphins  figurassent  dans  ses  aventures.  Aussi  les 
aèdes  lui  attribuèrent-ils  une  équipée  qui  rappelle  de  très 
près  les  fantaisies  d'Apollon  apparaissant  en  pleine  mer  aux 
Cretois.  Dionysos,  debout  sur  un  promontoire,  est  saisi  par  des 
pirates  tyrrhéniens  qui  l'emmènent  enchaîné  sur  leur  vais- 
seau. Mais  voici  que  les  liens  tombent  de  ses  pieds  et  de  ses 
mains;  le  vin  coule  à  flots  dans  le  navire;  une  vigne  enlace 
soudain  le  mat  jusqu'au  sommet,  et  le  dieu,  métamorphosé 
en  lion,  bondit  sur  le  chef.  «  Les  autres,  évitant  le  destin  fatal, 
sautèrent  tous  à  la  fois  dans  la  mer  divine,  et  ils  devinrent 
dauphins '^  »  Plus  tard  on  dit  que  les  pirates  étaient  devenus 
fous'',  car  la  folie  (ij.avîa)  était  la  punition   ordinaire  de  tous 
ceux  qui  s'attaquaient  à  Dionysos. 

A  moins  d'exiger  des  démonstrations  rigoureuses  que  ne 
fournit  ni  ne  comporte  un  pareil  sujet,  on  trouvera  très 
vraisemblable,  pour  ne  pas  dire  évident,  que  la  «  manie  » 
prophétique  des  pythies  soit  venue  des  orgies  dionysiaques 
et  non  du  culte  d'Apollon.  L'examen   plus  détaillé  des  rites 

mitée  pour  tous  les  systèmes,  et  on  voit  les  archéologues  susnommés  mettre 
Apollon  sur  la  même  ligne  que  Dionysos  et  Python,  lis  trouvent  à  Delphes 
trois  fêtes  des  morts  :  une  pour  Apollon,  enseveli  dans  son  trépied;  une 
pour  Dionysos,  enfermé  dans  un  trépied  pareil,  et  une  pour  Python,  enterré 
sous  l'omphalos  :  Apollon  n'est  plus  guère  qu'un  héros.  Les  arguments  sont 
iaihles  et  les  conclusions  excessives.  —  l)PArsAN.,  X,  19,  4.  Cf.  P.  Foucart, 
Op.  rit.,  p.  G3.  Le  fronton  d'Apollon  était  tourné  à  l'E.,  côté  des  dieux,  celu^ 
de  Dionysos  était  tourné  à  l'O.,  côté  des  héros  (Schol.  PiND.,/if/im.  III,  tlO), 
—  2)  Pausan.,  X,  6,  4.—  3)  Hymn.  Hom.,  Ad  Bacch.  5i-o3.  —  4)  Ai'ollod.,  lil, 
5,  3.  Hygin.,  Fab.,  134,  etc. 


ORACLE    DE    DELPHES  89 

employés  depuis  par  Foracle  achèvera  de  former  sur  ce 
point  la  conviction.  La  date  de  cette  rénovation  des  rites  di- 
vinatoires à  Pytho  ne  peut  être  précisée,  mais  elle  coïncide 
avec  le  mouvement  qui  en  a  été  la  cause  déterminante,  avec 
l'essor  de  la  religion  dionysiaque.  On  ne  se  tromperait  pas 
beaucoup  en  la  plaçant  à  la  fin  du  huitième  siècle  avant 
notre  ère  ou,  au  plus  tard,  dans  le  cours  du  septième  <. 

Voici,  enfin  constituée  d'éléments  divers  rapprochés  par  le 
hasard,  la  grande  mantique  apoUinienne,  telle  que  Fa  connue 
la  Grèce  à  l'apogée  de  sa  civilisation.  Il  est  temps  de  la  con- 
sidérer d'un  peu  plus  près  sous  sa  nouvelle  forme  et  d'en 
analyser  le  mécanisme. 

De  tous  les  instruments  dont  dispose  Apollon,  il  n'en  est 
pas  an  peut-être  qui  lui  appartienne  en  propre.  Apollon  est 
l'esprit  de  l'oracle  et  il  se  sert  d'organes  inventés  par  d'au- 
tres, comme  il  joue  de  la  lyre  fabriquée  par  Hermès.  Le  seul 
symbole  extérieur  qu'on  puisse  regarder  comme  fourni 
par  l'appareil  de   son  culte  est  le  trépied-  qui  portait  la 

l)  Voy.  vol.  lei",  p.  360-363.  J'accorde  très  volontiers  que  les  Rheira  de 
Lycurgue  ne  peuvent  guère  servir  à  établir  des  calculs  chronologiques.  Non- 
seulement  ce  ne  sont  pas  des  oracles  pour  tout  le  monde,  mais  la  tradition 
hésite  à  affirmer  que  la  forme  poétique  ait  été  introduite  par  la  divination 
apolliniennc.  Plutarque  a  l'air  de  croire  que  l'oracle  de  Gcea  parlait  aussi 
en  vers,  parce  que  la  chapelle  des  Muses  était  à  côté  de  celle  de  Gsea  (Plu- 
TARCH.,  /  yth.  orac.  17).  —  2)  Ici,  comme  en  face  de  Tomphalos,  les  conjectures 
pullulent,  toutes  hérissées  de  textes  à  l'appui  ;  et  il  faut,  malgi'é  qu'on  en  ait, 
s'ouvrir  une  voie  à  travers  ces  ombres  importunes.  Que  le  trépied  soit  un 
symbole  du  feu  et  des  divinités  solaires,  c'est  ce  qu'on  n'eût  pas  contesté  si, 
d'une  part,  l'emploi  universel  de  cet  instrument  n'en  avait  fait  un  attribut  ba- 
nal, et  si,  d'autre  part,  la  légende  de  Dionysos  bouilli  dans  une  chaudière, 
les  trépieds  choragiques....  etc.,  n'avaient  fait  adjuger  le  trépied  à  Dionysos. 
0.  Muilera  soutenu  ce  système.  Un  trépied  est  bien  un  foyer,  mais  il  porte 
au-dessus  une  chaudière;  Dionysos  est  l'eau  dans  laquelle  est  incorporé  le 
feu,  et  on  croirait,  à  entendre  certaines  légendes,  que  la  mythologie  a  voulu 
faire  de  lui  le  dieu  Alcool.  Donc  le  trépied  est  un  instrument  bachique.  Plus 
d'un  érudit  se  tire  d'affaire  en  laissant  la  question  indécise  et  en  admettant  à 
Pytho  deux  trépieds,  l'un  d'Apohon,  l'autre  de  Dionysos.  Fr.  Wieseler,  qui 


90  LES    ORACLES    DES    DIEUX 

Pytliie  et  la  tenait  suspendue  au-dessus  de  l'antre  où 
une    dérivation    artificielle  jetait   les    eaux    de   la    source 

a  traité  en  dernier  lieu  toutes  les  questions  relatives  au  trépied,  commence 
par  déblayer  le  terrain  d'une  foule  de  textes  allégués  mal  k  propos,  en  iso- 
lant le  trépied  manlique  de  tous  ses  congénères.  Il  distingue  d'abord  le  tré- 
pied-ustensile, avec  sa  chaudière  {iiir.'jpi^zy]ç,),  et  des  trépieds  sans  feu  (à'-upot) 
à  la  mode  de  Delphes  (Seî^^ixol  Tp(7:o3sç),  instruments  et  ornements  sacrés. 
Parmi  ces  trépieds  à  la  mode  de  Delphes,  il  faut  mettre  à  part  les  trépieds 
anathématiques,  simples  ex-volos  en  nombre  illimité,  et  les  tables  à  trois 
pieds  (ôsXcpi/.at  Tp4-£'Cai,  mensac  dflphtrac)  qu'on  appelle  aussi  «  trépieds  »  de 
Delphes.  Reste  alors  le  trépied  muntique,  seul  de  son  espèce.  Ce  trépied 
n'avait  pas  de  vertu  propre  attachée  à  sa  substance,  et  il  put  être  remplacé 
à  diverses  reprises.  Il  était  «  d'or  »  c'est-à-dire  de  bois  doré,  au  temps  d'Eu- 
ripide {Iph.  Tnur.,  1253)  et  d'Aristophane  {Plut.,  9>,  d'airain  au  temps  de 
lamblique  {Mysi.  III,  M).  Quant  à  la  peau  de  Python  dont  il  était  cou- 
vert, aux  dents  qu'il  contenriit,...  etc.,  ce  sont  là  des  bévues  de  scoliastes 
qui  prenaient  à  la  lettre  des  expressions  figurées  et  entassaient  des 
contes  absurdes  sur  des  légendes  qu'ils  ne  comprenaient  pas.  Si  l'on 
veut  analyser  l'appareil  et  définir  les  termes  qui  en  désignent  les  par- 
ties, oXii.oç,  x'j/.Xo?,  à'^wv  conina,  çtiXrj.  XéSr];,  y.ùIZr\,  si,  de  plus,  on  y  fait 
entrer  les  machines  sonnantes  et  soufflantes  dont  parlent  les  auteurs 
de  la  décadence,  on  ne  sait  à  qui  entendre.  Textes  divers,  monuments 
figurés  de  toute  espèce  (Wieseler  donne  ao  dessins  de  trépieds),  permettent 
les  hypothèses  les  plus  inconciliables.  La  confusion  ou  combinaison  de 
l'omphalos  avec  le  trépied,  sur  les  monuments,  n'est  pas  une  des  moindres 
causes  de  cet  embarras.  On  a  ainsi  un  8).[jloç  en  forme  d'œuf  qu'on  a  supposé 
fait  de  deux  calottes  hémisphériques,  et,  comme  il  est  question  dans  les 
auteurs  d'un  tube  en  forme  de  serpent  qui  amenait  dans  le  bassin  du  tré- 
pied le  soufUe  de  la  terre  et  y  produisait  des  sons,  on  a  imaginé  des  dispo- 
sitions invraisemblables.  On  a  peine  à  s'empêcher  de  rire  en  se  rteprésentant 
la  Pythie  telle  que  la  dépeint  Clavier,  à  califourchon  sur  cet  œuf,  jambe  de 
çà,  jambe  de  là,  gouvernant  ainsi  cette  machine  soufflante  et  faisant  varier 
les  sons  produits  par  les  vibrations  du  couvercle  selon  qu'elle  se  penche 
d'un  côté  ou  de  l'autre.  0.  Millier  a  cherché  un  agencement  plus  raison- 
nable. D'après  lui,  I'^aoç,  appelé  aussi  xûxXoç,  était  un  disque  posé  sur  les 
trois  anneaux  ou  oreilles  qui  terminaient  par  le  lniuL  les  trois  montants  du 
trépied,  et  supportant  le  siège  de  la  Pythie.  Au-dessous  de  l'holmos  était  la 
cuve  du  trépied  tpiiXrj),  et  dans  l'intérieur  de  celte  cuve  vibrait  au  moindre 
choc  une  calotte  intérieure,  concave  et  sonore,  l"à?wv  ou  cortina,  posée  sur 
une  sorte  de  pédicule  léger  ou  suspendue  d'une  façon  quelconque.  Tel 
autre  dislingue  l'à'iojv,  instrument  sonore,  de  la  conina,  couvercle  hémi- 
sphéri({ue  de  la  cuve,  ou  en  fait  uu  support  cylindrique  sur  lequel  l'holmos 
était  fixé  par  son  centre.  M  Wieseler,  venaut  api'ès  tant  d'autres,  s'aperçoit 
qu'il  est  chimérique  de  vouloir  imposer  aux  mots  une  précision  qu'ils  n'ont 


ORACLE    DE   DELPHES  91 

Kassotis '.  Ce  trépied  avait  aussi  sa  légende.  Oti  prétendait 
qu'il  avait  été  donné  jadis  par  Jason,  enfoui  par  les  Hylléens, 
emporté,  tantôt  par  Héraklès,  tantôt  par  Corœbos,  ou  encore 
trouvé  dans  la  mer  par  un  pêcheur  milésien,  réclamé  par 
divers  compétiteurs,  adjugé  par  Apollon  «  au  plus  sage  » 
offert  successivement  à  chacun  des  sept  Sages  et,  en  fin  de 
compte,  rapporté  à  Apollon  lui-même.  Les  Grecs  ne  man- 
quèrent pas  de  disserter  sur  la  matière  et  sur  la  forme  du 
trépied  pour  y  chercher  des  sens  symboliques.  Des  dialec- 
ticiens raffinés  trouvaient  que  les  trois  pieds  de  cet  usten- 
sile —  qui  avait  trois  pieds  partout  —  représentaient  le 
passé,  le  présent  et  l'avenir,  trois  perspectives  également 
ouvertes  au  regard  d'Apollon  -.  Les  modifications  qu'il  a  pu 
subir,    dans    la   suite    des   temps,    permettent    de   ne    pas 

pas.  Le  proverbe  «  dormir  dans  rholmos(ZENOB.,  Cent.,  III,  63)  »  indique  bien 
que  ce  disque  pouvait  être  confondu  avec  le  bassin  (<piâXr)  Xi^rf<;-y.{ké^)  et  le 
bassin  paraît  fort  mal  distingué  de  la  cortina,  dans  laquelle  on  place  toute 
espèce  d'amulettes,  les  dents,  les  os,  la  peau  de  Python,  des  galets  ou  des 
dés  qui  sautaient  en  l'air,  disait-on,  quand  l'oracle  parlait.  De  même,  là  où 
l'un  a  cru  voir  un  tube  en  forme  de  serpent,  l'autre  met  un  serpent  vivant. 
Que  l'on  rapproche  les  trois  ou  quatre  étymologies  anciennes  de  curtina 
(ScHOL  LucAN.,  Ph'trs.,  V,  Io2.  Mythogb.  Vat.,  111,  8,  o)  et  l'on  verra  si  ceux 
de  qui  on  attend  des  renseignements  étaient  renseignés  eux-mêmes.  Il  faut 
donc  opter  pour  les  vraisemblances.  Le  trépied  étant  un  siège  et  non  une 
marmite,  ni  une  table,  rôX;j.o?  ne  peut  avoir  été  qu'un  support  plat,  appelé 
xûxXoç  parce  qu'il  est  circulaire.  Il  pouvait  avoir  un  couvercle  hémisphérique 
dans  l'intervalle  des  consultations;  mais,  quand  il  servait,  il  portait  ou  la 
pythie  elle-même,  maintenue  par  les  trois  oreilles  du  trépied,  ou  plutôt  le 
siège  de  la  pythie.  Si  le  trépied  avait  un  bassin,  ce  qui  était  bien  inutile, 
ce  bassin  était  la  cortina  ou  «îÇojv  :  sinon,  la  roriina  était  l'ensemble  des 
pièces  qui  couronnaient  le  trépied.  Quant  au  bassin  d'amulettes,  c'est  un 
accessoire  qui  appartient  à  la  décadence  de  l'oracle,  une  boîte  comme 
celle  des  «  sorts  de  Dodone  »  (Cf.  vol.  II,  p.  304)  que  l'on  mettait  sur  le 
trépied,  au  lieu  et  place  de  la  Pythie,  pour  procéder  à  des  consultations 
cléi'omanliques.  Des  baguettes  (paCooî)  entrecroisées  et  fixées  aux  pieds  de 
l'appareil  empêchaient  la  Pythie,  en  cas  de  chute,  de  rouler  dans  l'antre  ou- 
vert sous  le  trépied.  —  i)  Pausan.,  X,  24,  7.  —  2)  Schol.  Aristoph.,  Plut.,  9. 
ScHOL.  Luc.\N.,  Phars,  V.  121.  Lutat.  ad  Stat.  Theb.,l,  oO'J.  Fl-lge.nt.,  Mytliul., 
I,  16.  Marc.  Cap.,  IX,  p.  303. 


02  I,ES   ORACLES   DES  DIEUX 

choisir  entre  les  assertions  de  ceux  qui  le  donnent  comme 
très  élevé  '  et  de  ceux  qui  le  représentent  comme  un  siège 
ordinaire  permettant  à  la  Pythie  d'appuyer  ses  pieds  sur 
Vomphalos-,  de  ceux  qui  l'appellent  le  trépied  d'or  et 
de  ceux  qui  disent  «  le  trépied  d'airain.  » 

On  peut  expliquer  aussi  par  des  perfectionnements  successifs 
la  complexité  des  pièces  qui  constituaient  le  «  trépied  reten- 
tissant »  des  poètes.  Le  son  du  bronze  avait,  comme  celui 
des  cloches  chrétiennes,  une  vertu  bienfaisante,  et  déjà  le 
poète  Alcman  parlait  des  trépieds  que  l'arrivée  d'Apollon 
fait  retentir  à  Delphes '^  Ce  qui  était  d'abord  une  métaphore 
put  se  convertir,  jusqu'à  un  certain  point,  en  réalité.  Il 
fallut  céder  aux  grossières  superstitions  de  la  décadence, 
secouer  le  laurier  et  faire  vibrer  le  trépied  pour  annonce':  ce 
souffle  divin  dont  on  chantait  depuis  si  longtemps  les  mer- 
veilleux effets. 

{)  Strab.,  IX,  3,  5.  Cf.  DioD.,  XVI,  2G.  —  2)  Scènes  tirées  des  monu- 
ments figurés  (Voy.  C.  W.  Gœttling,  Gesamm.  Ahhandliingen,  II,  p.  Gl). 
—  3)  ap.  HiMER.,  Orat.  XIV,  tO.  On  trouve  ailleurs  des  allusions  analogues, 
ïka:/.z...  y.tkoior^iTi  ap.  Ernii'iD.,  Orest.,  330.  Ion.,  93.  "ay$v  ap.  Aristopu.  Equil. 
lOIG.  Coi'tina  mugit  (à  Uélos),  ap.  Virg.,  £n.,  III,  92.  Ikddit  vocem  ap.  Ovid. 
Met.,  XV,  835.  àçwv  auTo66rjToç,  Tpfîtouç  aù-co66riToç  ap.  Nonn.,  Dionys.  IV,  292. 
XIII,  133,  etc.  Tout  cela  peut  encore  s'expliquer  par  des  métaphores.  Cepen- 
dant Delphes  eut  peut-être,  comme  Dodone,  son  «  bronze  parlant  »  qui  pou- 
vait être  distinct  du  trépied  mantique.  On  dit  qu'un  certain  Glaucon  de 
Chios  avait  donné  au  temple  de  Delphes  un  trépied  de  bronze  qu'il  suffisait 
de  frapper  au  pied  pour  lui  faire  rendre  le  son  d'une  lyre  (Euseb.,  Adv. 
MarcelL,  I,  p.  IG).  Au  temps  où  il  ne  reste  plus  guèi'e  de  l'oracle  qu'un  sou- 
venir, l'imagination  se  donne  libre  carrière.  Claudien  se  persuade  que  le 
souftle  du  dieu  faisait  tourner  le  trépied,  tripodas  plcniur  aura  rutat  (/n 
liiifln.  I,  l'racf.  12).  Au  lieu  d'inspirer  la  Pythie,  l'eau  de  Kastalie  ou  de 
Kassotis  rend  un  son  musical  quand  le  dieu  s'y  infuse  (/Eneas  Soph.,  Epist. 
17),  ou  elle  parle  (Nonn.,  ibid.  XIII,  i3i;,  ce  qui  est  impossible,  dit  naïvement 
le  scoliaste  d'Euripide  [ad  Pliœn.,  222)  Le  laurier  en  fait  autant,  et  on  ne 
s'étonne  pas  d'entendre  affirmer  qu'il  y  avait  à  Delphes  une  statue  capable 
de  parler  en  «  langage  articulé  »  (Schol.  Bodl.  in  Greg.  Naz.).  Ce  sont  là  des 
hyperboles  qui  ont  à  peu  près  autant  de  valeur  historiciue  que  la  légende 
du  Virgile  magicien,  et  il  ne  faut  pas  classer  toutes  ces  inventions  parmi 
les  méthodes  de  l'oracle  de  Delphes. 


ORACLE    DE    DELPHES  93 

Sur  cet  instrument  inerte  montait  l'instrument  vivant  mais 
passif  du  dieu  révélateur,  la  Pythie,  en  qui  l'analyse  histo- 
rique retrouve  la  prêtresse  de  Gsea,  la  servante  de  Dionysos 
et  l'esclave  d'Apollon.  Elle  était,  pour  cet  office,  choisie  entre 
toutes  les  filles  de  Delphes'.  Le  dieu,  qui  devait  être  désor- 
mais son  seul  époux,  la  voulait  belle  et  chaste.  Toute  souillure 
l'eût  rendue  indigne  de  l'union  mystique  que  les  polémistes 
chrétiens  se  sont  trop  complus  à  ridiculiser  par  leurs  allu- 
sions indécentes  ^  sans  prévoir  que  la  même  arme  serait  un 
jour,  et  avec  aussi  peu  de  convenance,  retournée  contre  leur 
foi.  Malheur  au  sacrilège  qui  aurait  osé  s'attaquer  à  la 
Pythie!  Si  secret  qu'eût  été  le  crime,  il  pouvait  être  dénoncé 
par  le  dieu^.  On  ne  voit  pas  cependant  que  les  prêtres  de 
Delphes  aient  édicté  à  ce  sujet  des  règlements  rigoureux, 
analogues  au  code  qui  régissait  les  vestales  romaines.  Lors- 
que le  Thessalien  Echécrate'*  eut  enlevé  une  Pythie,  ils  pré- 
vinrent de  pareils  scandales  en  choisissant  désormais  des 
femmes  qui  avaient  dépassé  la  cinquantaine"^;  puis,  quand  la 
sécurité  revint,  ils  remirent  en  vigueur  l'ancienne  coutume, 
car,  au  temps  de  Plutarque,  la  Pythie  était,  comme  autre- 
fois, une  vierge.  La  seule  différence  entre  l'ancien  temps  et 
le  nouveau,  c'est  que  l'honneur  de  fournir  à  l'oracle  des 
pythies  était  moins  envié  et  qu'il  fallait  s'adresser  à  des  fa- 
milles pauvres.  L'oracle  s'était  contenté  d'abord  d'une  seule 
pythie.  Lorsque  sa  clientèle  s'étendit  sur  le  monde  entier,  ce 
ne  fut  pas  trop  de  deux  pythies  ordinaires  et  d'une  pythie  sup- 

IjIIaawv  AsXcpfowv  ^^afpsToç  (EuRiPiD.,  Ton.  1323).  —  2)  Origen.,  In  Cels.  III, 
p.  125,  VU,  p.  o53.  Chrysost.,  Homel.  XX  in  Cor.,  22.  Schol.  Aristoph.,  Plut., 
39.  Longin  emploie  une  métaphore  énergique,  mais  encore  respectueuse, 
quand  il  représente  la  Pythie  èf/.'Jixova  x^?  ôatijiovfou  Suvâijisw;  (De  Sublim.,  13). 
—3)  Voy.  l'histoire  d'Aristokleia  dénonçant  elle-même,  dans  un  accès  d'en- 
thousiasme, son  complice  Delphos  (Suidas,  s.  v.  Ta  3'  h  tou  Tp(7:oooç).  — 
4)  Probahlement  le  général  dont  parle  Polybe  (V,  63.  63.  82.  85).— o)  Diod., 
XVI,  26. 


94  LES    ORACLES    DES    DIEUX 

plémentaire  pour  le  service  des  consultations  '.  Au  temps  de 
Plutarque,  une  pythie  unique  suffisait  de  reste  à  la  besogne 
vulgaire  que  l'oracle,  honteux  de  sa  décadence,  expédiait  à 
un  prix  peu  rémunérateur.  On  voit  que  les  pythies  étaient 
bien  considérées  comme  des  organes  passifs  dont  on  pouvait, 
suivant  le  besoin,  augmenter  ou  restreindre  le  nombre. 
Elles  ne  font  pas,  à  vrai  dire,  partie  de  la  corporation  sacer- 
dotale qui  les  emploie,  qui  les  yeut  dociles  et  les  préfère 
ignorantes,  les  estimant  d'autant  ^lus  parfaites  qu'elles  res- 
semblent davantage  aux  animaux  ^ 

L'intelligence  de  l'oracle  résidait  dans  le  corps  des  prêtres 
d'Apollon.  Ils  avouaient  volontiers  leur  origine  Cretoise 
lorsque  Pytho  était  sous  la  dépendance  de  Krisa.  Plus  tard, 
le  corporation  étant  devenue  une  cité  ou,  tout  au  moins,  l'a- 
ristocratie de  la  cité'*,  elle  cessa  d'être  une  race  à  part,  et  se 
recruta  librement  au  sein  de  cette  aristocratie  dont  elle  repré- 
sentait l'élite.  En  tout  cas,  il  faut  faire,  dans  le  sein  du  groupe, 
une  place  spéciale  aux  Hosii  qu'on  a  eu  tort  de  confondre 
avec  les  prêtres  d'Apollon,  et  qui  étaient  plutôt  attachés  aux 
cultes  de  Zeus  et  de  Dionysos.  Ceux-là,  comme  les  Thrakides 
qui  représentent  des  traditions  analogues,  paraissent  n'avoir 
pas  laissé  absorber  par  une  association  plus  large  leur  droit 
héréditaire.  Les  prêtres  d'Apollon,  pour  jouer  le  grand  rôle 
qui  leur  a  été  dévolu,  ont  fait  le  sacrifice  de  leur  personnalité 

1)  Plutarch.,  Bef.  orac  8.  —  2)  Plutarch.,  Pyth.  ora<\  22.  C'est  la  conclu- 
sion logique  de  la  Ihéorie  de  la  possession  démoniaque  :  mais  cette 
théorie  n'a  pas  été  conçue  d'un  seul  coup,  et  les  pythies  antérieures  ont 
eu  plus  d'initiative  et  de  considération;  témoin  le  rôle  attribué  à  Thémisto- 
kleia  vis-à-vis  de  Pjthag-ore  (voy.  ci-dessous,  p.  157).  —  3)  Il  y  a  là  un 
point  obscur.  Il  est  souvent  parlé  des  nobles  Delphiens  (AsX'fwv  àpiat^;. 
EuRiPiD.,  Ion.,  416.  Voy.  ci-dessous  des  xofpavot  rjôuof  —  AsX^wv 
(îvaxTEç,  qui  se  constituent  en  jury  pour  juger  les  sacrilèges  (nuO{a  iJ/î^^oj) 
et  les  précipiter  de  la  roche  Hyampeia  {ibid.  1219.  1222.  1251).  0.  Mill- 
ier, qui  voit  des  Doriens  partout,  n'hésite  pas  à  admettre  l'existence  à 
Delphes  d'une  aristocratie  dorienne  qui  tenait  sous  sa  dépendance  la  corpo- 


ORACLE    DE    DELPHES  95 

avec  une  abnégation  qui  a  déjà  été  remarquée^  Ils  se  sont  si 
bien  effacés  derrière  le  dieu,  auquel  ils  laissaient  riionneur 
et  aussi  la  responsabilité  de  leurs  actes,  qu'on  a  peine  à  les 
découvrir  dans  l'ombre  où  ils  se  tiennent.  Nous  ne  savons 
quelle  était,  au  juste,  la  constitution  du  sacerdoce  apollinien, 
le  nombre  et  les  attributions  de  ses  membres,  le  groupement 
hiérarchique  qu'il  avait  adopté.  Ce  n'est  qu'au  second  siècle 
avant  notre  ère  que  les  documents  épigraphiques  nous  ap- 
portent quelques  brèves  indications.  Les  actes  d'affranchis- 
sements découverts  en  très  grand  nombre  à  Delphes  sont 
presque  tous  contresignés  par  les  «  prêtres  (îepeTc)  d'Apollon^.  » 
On  s'aperçoit  ainsi  que  ces  prêtres  étaient  au  nombre  de 
deux  et  que  leur  dignité  était  à  vie,  car  on  retrouve  sous 
plusieurs  archontats  les  mêmes  signatures.  Au-dessous  d'eux 
se  trouve  mentionné  parfois  une  sorte  d'homme  d'affaires 
qu'on  appelait  le  «  prostate  du  sanctuaire,  »  et  le  gardien  du 
matériel,  ou  «  néocore\  »  On  ne  saurait  affirmer  que  le  col- 
lège sacerdotal  ait  été  de  tout  temps  organisé  ainsi  :  il  est 
même  probable  que,  au  temps  de  sa  gloire,  l'oracle  reposait 
sur  des  assises  moins  étroites.  Il  nous  faut  de  même  affirmer, 

ration  Cretoise,  selon  la  prédiction  mise  dans  la  bouche  d'Apollon  par  l'aède 
homérique  (H  Hom.,  Ad  ApoU.,  54o-543).  C'est  là  une  solution  arbitraire.  La 
prophétie  d'Apollon,  où  il  est  question  d'outrages  (u6piç)  possibles  de  la  part 
de  «  gouverneurs  auxquels  les  prêtres  seront  à  jamais  soumis  par  nécessité 
(0::'  àvayxatV|)  »  s'applique  mal  à  une  aristocratie  avec  laquelle  les  prêtres 
ne  pouvaient  manquer  de  s'allier  et  très  bien  à  la  suzeraineté  Jalouse  de 
Krisa  avant  la  guerre  sacrée.  Il  me  semble  qu'au  temps  de  l'aède,  il  n'y 
avait  à  Pytho  qu'une  corporation,  d'origine  Cretoise,  et  point  de  cité  indé- 
pendante :  au  temps  d'Euripide,  Delphes  n'était  plus,  depuis  longtemps, 
une  corporation  fermée,  mais  une  cité  sainte  dont  l'aristocratie  au  moins 
était  formée  par  les  familles  sacerdotales.  —  1)  Voy.,  vol.  II,  p.  235.  — 
2)  Voy.,  avec  les  inscriptions  indiquées  ci-dessous,  P.  F'oucart,  Mé- 
moire sur  l'affraiickiasemenl  d'-s  esclaves  par  forme  de  vente  à  une  'iivinité, 
d'après  les  imcr'ptiuns  de  Del/jhes.  Paris,  18G7.  A.  Mommsen,  Delphische  Ar- 
chonten  nach  dur  Zril  geordnct  (Philol.  XXIV  [180G],  p.  l-i-8).  —  3)  Euripide  a 
fait  du  jeune  /on  un  néocore  et  on  n"a  qu'à  lire  la  pièce  pour  avoir  une 
idée  des  fonctions  attachées  à  ce  titre. 


96  LES   ORACLES    DES  DIEUX 

sans  autre  preuve  que  la  vraisemblance,  l'identité  des  prêtres 
(IspElç)  et  des  prophètes  (-pcfô-a'.)  d'Apollon.  La  Pythie  était 
toujours  assistée,  dans  ses  extases,  d'un  ou  de  plusieurs  pro- 
phètes' qui  recueillaient  ses  paroles  confuses,  ses  cris  inarti- 
culés et  en  composaient  un  oracle  ordinairement  versifié-, 
chargé  des  tours  pompeux  et  des  obscurités  calculées  qui 

I)  Euripide   {Ion,   415-4161  désigne  les  prophètes  par   cette  périphrase  : 
«  Ceux  qui  siègent  près  du  trépied,  l'élite  des  Delphiens,  ceux  qu'a    choisis 
le  sort    »  Il  résulterait   de  là  que   les   prêtres-prophètes  étaient  désignés  à 
celte  époque  par  le  sort,  ce  qui  s'accorde  bien  avec  les  usages  du    temps. 
Les  textes  qui  parlent  de  prophètes,  au  pluriel,  comme  celui-ci  (id.  ^lian. 
H.  Anim.,  X,  26),  n'obligent  pas  à  admettre  que  la  Pythie  était  assistée  de 
plusieurs  prophètes  à  la  fois.  Hérodote  (VIII,  36j  a  l'air  de  croire   qu'il  n'y 
avait  \  Delphes  qu'un  seul  prophète, et  Plutarque  {Dcfect.  orac,  51),  décrivant 
un   accident  arrivé  au  cours  d'une  consultation,  signale  la  présence  «  du 
prophète    Nicandre  et    d'autres  prêtres.  »  On  concilie  ces   divers   témoi- 
gnages en  admettant  que    les    prophètes   se  relayaient  à  tour  de  rôle,   de 
sorte  qu'il  n'y  en  avait  jamais  qu'un   près  de   la  Pythie.  —  2)  Encore  une 
question  incidente  à   vider.    Les  anciens  s'en  étaient   déjà  préoccupés    et 
Plutarque  a  écrit,   comme  on  sait,    un  traité  spécial  sur  la  matière.    Sa 
conclusion   est    qu'Apollon  ne  s'est  jamais   interdit  la  prose,    et  qu'il    ré- 
servait  les   vers   pour  les  consultations  solennelles.  Quoi   qu'en  dise  Plu- 
tarque, la  Pythie  n'a  guère  parlé  en  prose  avant  la  guerre  du  Péloponnèse. 
Elle  put  alors  délaisser  la  prosodie  pour  la  langue   que  venait  de  se  créer 
l'éloquence.  En  parcourant  les  textes  transcrits  par  les  historiens,  on  voit 
que  le  rhythme  ordinaire  des  prophéties  est  l'hexamètre, souvent  spondaïque, 
mais  que   les  prêti^es  de  Delphes  essayèrent  aussi   d'autres  mètres,  surtout 
de  l'ïambe,  signalé  pour  la  première  fois  dans  l'oracle  rendu  aux  Cnidiens 
du  temps  d'Harpage  (Herod.,  I,  174).  Les  oracles  en  distiques,  dont  on  trouve 
un  exemple  (distique  renversé;,  daté  du  temps  dePhalaris  (Athen'.,XI11,§  78)  et 
qui  deviennent  fréquents  dans  l'ère  chrétienne, sont  presque  tous  apocryphes. 
La  langue  poétique  n'a  pas  été  le  privilège  de  l'oracle  de  Delphes.  En  Grèce, 
les  privilèges  ne  durent  pas.  Dodone  prétendit  aussi  à  l'invention  de  l'hexa- 
mètre (Voy.,  vol.  Il,  p.  303)  et  les  collections  de   textes  inspirés  montrent 
que   tous  les  oracles  ont   versifié  leur  prédictions.  (Sur  la  métrique   des 
oracles,  voy.  G.  Wolff,  Porphyrii  de  pkilos.  ex  orac.  Iiaur.   libr.   rehquiae). 
On  a  noté  —  Plutarque  avait  déjà  commencé  à  le  faire  {Dtf.  orac.  24)  — 
un  certain  nombre  d'expressions  ampoulées  propres  au  style  d'Apollon  qui 
appelait   les  Delphiens   Iluptxàoi,    les    Tliessaliens    7toixiX6oicppot,   les  Corin- 
thiens  ■/oiviy.ojj.kpai,   les  Areadiens  ^yloc^r^ijoi,    les  Spartiates  6cpto66pot,  les 
Lydiens    7:oûa6po(,    les   hommes   en    général    6p£avo(,   les  tleuves   àpt\j.r.^-:a.i, 
etc. 


ORACLE    DE    DELPHES  97 

constituaient  le  st3de  propre  d'Apollon  Loxias  i.  L'office  du 
prophète  assistant  était  d'une  importance  telle  qu'on  ne 
comprendrait  pas  que  les  prêtres  dirigeants  ne  s'en  soient 
pas  chargés  eux-mêmes.  Ils  étaient  prêtres  par  le  caractère 
inhérent  à  leur  personne,  prophètes,  c'est-à-dire  interprètes^ 
dans  l'exercice  de  cette  fonction  spéciale.  Le  rôle  de  secré- 
taire de  la  Pythie  n'était  pas  des  plus  faciles,  car  il  fallait 
improviser,  avec  des  centons  et  des  proverbes  plus  ou  moins 
bien  raccordés,  des  phrases  qui  eussent,  à  première  vue,  un 
rapport  quelconque  avec  la  question.  La  mode  des  consulta- 
tions sur  questions  écrites, que  l'on  pouvait  étudier  à  l'avance, 
dut  rendre  ce  genre  d'impromptus  moins  malaisé.  Le  pro- 
phète, fourni  de  connaissances  théologiques  et  pourvu  de 
renseignements  sur  le  consultant,  ayant  d'ailleurs  la  mé- 
moire meublée  de  vers  et  de  tours  poétiques,  parvenait  à 
formuler  une  réponse  suffisamment  claire  quand  il  s'agissait 
de  questions  de  morale,  de  conseils  à  donner,  obscure  et  tor- 
tueuse quand  le  consultant  voulait  réellement  savoir  l'avenir^. 
L'oracle  ainsi  rédigé  n'était  guère  intelligible  pour  le  client. 
Celui-ci  Fallait  porter  à  des  exégètes  de  profession.  Il  est  pro- 
bable que  chaque  mantéion  avait  ses  exégètes  attitrés, comme 
il  avait  ses  prophètes:  ce  qui  n'exclut  pas  cependant  l'inter- 
vention des  exégètes  libres.  A  l'ombre  du  temple  de  Delphes 
s'abritait  tout  un  essaim  de  devins''  dont  la  principale  fonc- 
tion a  dû  être,  non  pas  de  remplacer  ou  de  contrôler  l'oracle, 

1)  Ao;îa;  dGlo^6i:=:oblirjuuf:,avilùiiuis.  (Juuinl  J'asti'ologie  dcvinl  à  la  iiindc, 
on  expliqua  ce  surnom  frApollon-Soleil  par  l'obi i(j[uilé  de  l'ccliptique  (Schol. 
Aristoi'H.,  liut.  8)'.  —  2j  L'oracle  était  toujours  censé  dicté  par  la  Pythie 
qui  parlait  à  la  première  personne,  comme  étant  le  dieu  lui-même.  Mais, 
au  témoignage  de  l'iutarque  (Pi  th.  on(c.,  2o),  on  s'est  douté  de  tout  tenqjs 
(juc  la  facture  poétique  ne  venait  pas  d'elle.  —  3)  Mkvtei;  -jOizo?  (Euripid., 
Androm,  1103).  On  sl;  reju'ésente  aisément  l'exégèse  d'an  oracle  cci'tifiée 
par  l'einpyromancie  (^ui  avait  valu,  soit  à  certains  descendants  do  Pyrkon 
(,Hksvcii.  s.  V.  -yr^y.ôo'.i,  soit  aux  Delphicns  en  général,  le  litre  de  -uix.oot  ou 
;;upty.doi.  Sur  les  exégètes  libres,  voy,  vol.  II, p.  223. 


08  Li:S   UUAC1,KS    DES    DIEUX 

mais  de  dégager  sa  pensée  et  de  prouver,  par  les  expériences 
de  la  divination  indiK-tive,  l'exactitudede  leur  interprétation. 

Derrière  la  corporation  sacerdotale,  qui  a  seule  droit  de 
nous  occuper  ici,  nous  apparaît  par  échappées  la  ville  de 
Delphes,  créée  par  l'oracle,  avec  sa  constitution  aristocrati- 
que, ses  archontes,  son  sénat,  ses  luttes  intestines  ^  et  son 
immoralité  précoce,  peuple  de  sacrificateurs  et  d'hôteliers  à 
qui  il  arriva  naturellement  de  perdre  avant  tout  le  monde  la 
foi  qu'il  exploitait  chez  les  autres. 

Nous  connaissons  assez  maintenant  le  matériel  de  l'oracle 
et  ses  desservants  pour  nous  représenter  ce  qui  se  passait  un 
jour  de  consultation. 

Dans  le  principe,  nous  l'avons  déjà  dit-,  on  n'interrogeait 
l'oracle  qu'à  de  rares  intervalles,  peut-être  une  seule  ibis  par 
an.  Apollon  n'était  pas  toujours  à  la  discrétion  des  consul- 
tants et  il  avait  fixé  lui-même  son  jour  d'audience.  Mais, 
comme  on  savait  qu'il  restait  tout  l'été  à  Delphes,  on  se  per- 
mit bientôt,  après  s'être  assuré  de  son  consentement  par  des 
épreuves  préalables,  de  lui  demander  des  consultations  ex- 
traordinaires, sans  pour  cela  abroger  la  règle.  Il  s'intéressait 
trop  à  la  prospérité  de  son  oracle  de  prédilection  pour  ne 
pas  se  montrer  complaisant.  Il  y  eut  cependant,  à  toutes  les 
époques,  des  jours  néfastes  (à-copâscçj  signalés  par  le  calen- 
drier du  lieu,  pendant  lesquels  l'oracle  devait  s'abstenir  de 
répondre  même  à  un  Alexandre  \  On  prit,  à  la  fin,  le  parti  de 
modifier  le  règlement  et  de  rendre  le  trépied  accessible  une 
fois  par  mois  \  sans  doute  le  septième  jour  '%  comme  pour  le 
mois  Bysios.  Si  l'on  prend  ce  régime  comme  mesure  moyenne 

i)  Sur  le  p-ouvernement  de  Dclplies,  vciy.  les  li-;ivaux  de  P.  P'oucart,  A. 
Mommsen,  etc.  (ci-dessus,  p.  41.  91')).  luiiiiitié  tragique  de  Kralès  et  d'Or- 
gilaos  (Aristt.,  folil.  V,  3,  3.  Plutaucii.,  Praec.  polit.,  32).  —  2)  Voy.  ci- 
dessus,  p.  84.  —  3)  Plutarch.,  Alex.,  i't.  Cf.  aiafa  fjijiepa  ap.  El'Ripid. 
loii,  421.  —  41  Plutaki;!!.,  (Jii-  est.  (jracc.,  \).  —  o)  l,e  iioni])re  7  est  d'origine 
aslrulugiipie  et  venu  dUrieul  avec  Apollon. 


ORACLE    DE    DELPHES  99 

de  l'activité  de  Toracle,  et  si  Ton  retranche  de  l'année  les 
trois  mois  d'hiver  consacrés  à  Dionysos,  mais  pendant  les- 
quels l'oracle  n'eût  pu  parler  au  nom  d'Apollon  absent,  on 
arrive  à  un  total  d'environ  neuf  jours  de  consultations  régu- 
lières par  an,  l'audience  du  mois  Bysios  restant  de  toutes  la 
plus  solennelle  \ 

Le  sort  décidait  de  l'ordre  dans  lequel  se  présentaient  les 
consultants-,  à  moins  que  certains  d'entre  eux  n'eussent  reçu 
du  sacerdoce  delphique  le  privilège  de  xpcy.av-EÎa  ■',  ou  le 
droit  de  passer  avant  les  autres.  Mais  avant  de  les  admettre, 
il  laliait  une  épreuve  préalable  pour  savoir  si  Apollon  les 
agréait.  Cette  précaution,  déjà  bien  recommandée  par  le  dieu 
lui-même  dans  VHyiime  àHermcs\  n'était  sans  doute  omise 
en  aucun  temps  :  elle  était  de  rigueur  les  jours  de  consulta- 
tions extraordinaires. 

L'auguration  étant  une  méthode  peu  pratique,  on  l'avait 
remplacée  par  le  sacrifice.  La  victime,  ordinairement  une 
chèvre  '%  parfois  une  brebis** ,  un  taureau  ou  un  sanglier  "^ 
était  soumise  par  les  prêtres  à  une  docimasie  sérieuse.  «Il 

I)  .1.  Kayser  {Delphica,  p.  61)  pense  que,  ce  jour  là,  l'oracle  appelait  à  la 
fois  tous  les  consultants  et  leur  donnait  une  ample  réponse  d'où  chacun 
tirait  ensuite  ce  qui  lui  paraissait  aller  à  son  adresse.  C'est  [lour  cela  que 
tant  d'oracles  coniniencent  par  illâ  :  ce  sont  comme  des  alinéas  détaciiés. 
A.  Mommscn  {Delpliika,  p.  289',  rapportant  au  7  Bysios  la  «  consultation  ^'•é- 
nérale  devant  le  temple  ()(^pïi(Ji/,ptov  xotvbv  rp'o  vaou.  Ion,  420)  »  dont  parle  Eu- 
ripide, admet  que,cejour-là,  la  Pythie  s'asseyait  sur  les  marches  du  temple, 
devant  la  foule  amassée  entre  le  grand  autel  et  le  pronaos,  et  rendait  un 
oracle  collectif,  g-ratuit  ou,  du  moins,  ;i  bon  marché.  Le  reste  du  mois  était 
consacré  aux  consultati(jns  particulières,  plus  conipli(iuées,  plus  coûteuses 
aussi,  qui  se  donnaient  dans  l'adyton,  du  haut  du  tré[»ied.  —  2)  tEschyl. 
Eumeit.  :j(l.  Simplicius  nous  donne  une  formule  employée  poiu'  le  lirage  au 
sort,  formule  qrii,  autlienli([ue  ou  non,  n'a  pu  être  rédigée  avant  l'époque 
où  le  culte  de  Tyché  était  à  la  mode.  La  voici  :  (AEXcpor?  Sa  /.al  7ipo7.a-:7)fy£v  Iv 
Tot";  lpwT/,(jîai)-  ~Q.  Tuyr)  y.a\  Ao^Ja,  xw  31,  ifvtOsjxtcJTSJSti;  ;  (Snii'Lic.,  Phys.  IF,  p.  75). 

—  3)  C.  LGr.ec,  lG9i-lG'J3,  etc.  —  4)  Voy.,  ci-dessus,  [).  S2.  —  .j;  Plitaucij., 
Dcf.omc.  49.  De  làla  légende  d'Aïx,  (ils  di^  Python,  (^l  des  chèvres  de  Coiétas. 

—  G  Ei'uii'iD.,  Ion,  229.  —  7)  Plutarch.    D' f.  unie,  49. 


KJO  LES    ORACLES    DES    DIEUX 

n'y  a  pas  d'oracle  rendu,  à  moins  que  la  victime  ne  tremble 
de  tout  son  corps  et  ne  s'agite  des  cornes  aux  pieds  pendant 
qu'on  répand  sur  elle  des  libations.  11  ne  suffit  pas  qu'elle 
remue  la  tête,  comme  dans  les  autres  sacrifices;  il  tant  que 
tous  ses  membres  tressaillent  ensemble,  frappés  de  pali)ita- 
tions  et  de  fréniissenienis  (ju'acconipa^iie  un  murmure  con- 
Yulsif.  Si  ces  symptômes  ne  se  manilestcMit  pas.  les  prêtres 
disent  que  l'oracle  ne  peut  Ibnctionner  et  ils  n'introduisent 
pas  la  Pytliie  '.»Un  peu  i)lus  loin,  Plularfiue  sendjledire  que 
l'épreuve  par  l'eau  était  réservée  aux  chèvres.  «Pour  les  dis- 
positions de  l'àme,  on  les  reconnaît  chez  les  taureaux  en  leur 
donnant  de  la  farine,  chez  les  sangliers,  en  leur  donnant  des 
pois  chiches.  S'ils  refusent,  on  estime  que  ces  animaux  n<> 
sont  pas  sains  -.  » 

Si  les  signes  étaient  favorables,  la  Pythie,  après  s'être  pu- 
rifiée par  des  al)lutions  dans  l'eau  de  Kastalie  •%  par  des  fu- 
migations obtenues  en  faisant  brûler  du  laurier  et  de  la 
farine  d'orge  ',  pénétrait  dans  l'adyton,  revêtue  d'un  costume 
théâtral  '■'  qui  rappelait  celui  d'Apollon  Musagète,  buvait  de 
l'eau  de  la  source  Kassotis,  mettait  une  feuille  de  laurier 

1)  PuTAUcii.,  Ucf.  orac,  iG.  —  2;  Plltarcji.,  ibiJ.,  i'J.  —  3)  Les  textes 
sont  là-dessus  si  peu  précis  que  l'on  est  embarrassé  de  choisir  entre 
Kastalie  et  Kassotis.  Si  l'on  compte  les  témoignages,  c'est  Kastalie  qui 
est  voisine  du  trépied  et  produit  l'inspiration  (Pi.nd.,  Pylh.  IV,  l(i3  [297]. 
Evnu'W.,  Iplii'j.  Taur.  t'2.">7.  Ovin.,  Met.  III,  14.  l.rciAN.,  Jiip  Tray.  30.  ?soxn. 
Dionys.,  IV,  310.  Thkmist.,  Orat.,  IV,  p.  o3j.Muis  Pausanias  (X,  2i-,  7)  dit 
expi-essément  (jue  la  source  de  Kassotis,  après  avoir  cheminé  sous  terre, 
«  coule  dans  l'adjl^ii  du  dieu  cl  y  rend  lesfcniincs  t'alidi(pies.  »  Les  archéo- 
logues confirment  le  dire  de  Pausaïuas.  Kastalie  était  à  l'entrée  de  l'en- 
ceinte sacrée,  Kassotis  prés  du  siège  même  de  l'oracle.  iVoy.  P.  Foucart, 
Delphes,  p.  20-22,  77-78).  Il  faut  donc  admettre,  ce  qui  est  d'ailleui's  attesté 
(Scuni,.  l'^ru.i'.,  Phocn.,  222l,  que  la  Pythie  l'ais;iit  ses  alihilidiis  — ■  comme 
li's  cunsullants  ciix-inémcs  —  à,  la  l'oidiiiiii'  de  K.'islalic  (ii'i  Apulldii  a\;iil, 
tlil-on,  lavé  sa  cheyeiure  (Hou.,  Od.  III,  i,  (il),  el  (ju'elle  ])uvait  l'eau  de 
Kassolis.  Mais  on  vnil  hini  aussi  <pr(iii  iir  ilislinguait  pas  d'abord  entre 
les  deux  soui'ces  cl  (piOii  leur  croy.iil  la  même  origine.  —  4)  Plutarch., 
l'i/th.  vnir..r>.  —  ;;,  Phtau  51.,  ibid.,  l't. 


ORACLE    DE    DELPHES  101 

flans  sa  bouclie,  ot  tenant  à  la  main  nne  branclio  du  mémo 
arbre',  montait  sur  le  trépied.  Alors  les  consultants  qui  at- 
tendaient dans  une  pièce  attenante-,  étaient  introduits  à  tour 
de  rôle  et  posaient  leur  question,  soit  de  vive  voix,  soit  par 
écrite  La  Pythie  enivrée,  disait-on,  parles  vapeurs  de  l'antre 
et  saisie  par  le  dieu,  tombait  aussitôt  dans  une  extase  que  les 
poètes  se  sont  plu  à  décrire  avec  les  couleurs  les  plus  criardes  '' 
et  que. nous  ne  décrirons  pas  après  eux.  Ce  qui  est  certain, 
c'est  que  cette  crise  nei'veuse  n'était  pas  toujours  simulée, 
car,  au  temps  de  Plutarque,  une  pythie  en  mourut  ••. 

Chaque  consultant  recevait  ensuite  la  transcription  offi- 
cielle de  l'oracle  par  le  prophète.  S'il  n'était  que  le  délégué 
du  client  véritable,  on  lui  remettait  la  réponse  scellée  et  le 
proverbe  disait  qu'il  risquait  de  perdre  ou  les  yeux,  ou  la 
main,  ou  la  langue,  en  cas  d'indiscrétion  ".  Les  oracles 
rendus  aux  envoyés  des  cités  {f)i(.,iç.zi-(hz-pi-:'.)  allaient  re- 
joindre dans  les  archives  de  ces  cités  les  autres  documents 
officiels.  A  Sparte,  ils  étaient  remis  a  la  garde  des  rois  et 
des  Poithéens,  théores  permanents  de  l'Etat  ".  A  Athènes,  les 
Pisistratides  en  avaient  déposé  dans  Tacropole  ^.  On  parle 
d'une  collection  analogue  à  Argos  '\  et  il  est  probable  que 

i)  [Aajri!ja;j.Évrj  t%  oaçv^ç  (LuciAN.,  Bis  accu<s.,  {).  Lucien  ajoute  qu'elle  «  se- 
couait le  trépied,  »  et  le  scoliaste  d'Aristophane  (P/h<.  21 3)  dit  qu'elle  «  se- 
couait les  lauriers  qui  se  trouvaient  près  du  trépied.  »  Le  laurier  était 
prodigué  à  Delphes  sous  toutes  les  formes.  Les  textes  parlent  de  rameaux, 
do  couronnes,  de  guirlandes  (Cf.  Schol.  Aristoph.,  FLuL  39),  de  lauriers 
croissant  sur  le  bord  de  l'antre,  sans  compter  le  laurier  cueilli  à  Tempe. 
On  ne  distingue  pas  bien,  à  travers  tout  ce  feuillage,  comment  en  usait  la 
Pythie.  Voy.,  pour  tous  les  renseignements  sur  ces  questions,  C.  Bœtticher, 
Ber  DaumJiiiHiis  des  Hellenen,  xxiii,  xxiv,  p.  338-392. —  2)  Plutarch.,  Def. 
orac,  oO.  P.  FoucART,  ibid  ,  p.  7i~7,"i.  —  3)  Le  scoliaste  d'Aristophane  {Plut. 
39)  dit  que  les  questions  étaient  présentées  à  la  Pythie  écrites  sur  des  la- 
blettes  encadrées  de  lauriers.  Cf.  les  lames  de  plomb  de  Dodone.  —  4)  Aucun 
n'a  dépassé  en  hyperlioles  violentes  le  long  récit  de  la  Vliarsale  (V,  71-23o). 
—  '.)]  Plltarch.,  Dcf.  orac,  'M  .  —  G)  Slid.,  s.  v.  Ta  xrJa.  —  7)  Voy.,  vol.  Il, 
p.  21 7-.  —8)  Herod.,  V,  90.  —  0)  ô-.aOipat  [j.ïXaYYP^'-pJJ'ç  T.oklwi  yc';j.0J7ai  U^J.ryj 
yr,puaxTMv  (EiRipri).,    Frnrjm.  (i2'.>.  N.nir'k  . 


102  LES    ORACLES    DES   DIK-TX 

tous  les  États  en  relation  avec  Delphes  considéraient  comme 
un  dépôt  précieux  les  i)rophéties  «lui  les  concernaient.  A 
plus  forte  raison  les  prêtres  de  Delphes,  qui  avaient  besoin 
de  coordonner  les  réponses  de  l'oracle  avec  les  réponses  pré- 
cédemment rendues,  gardaient-ils  copie  de  tout  ce  qui  sor- 
tait de  leurs  mains  '.  C'est  de  telles  collections  qu'est  sortie 
une  bonne  partie  de  ces  oracles  que  nous  avons  déjà  ren- 
contrés aux  mains  des  exégètes. 

Avant  de  jeter  un  coup  d'œil  sur  les  débris  de  cette  révé- 
lation, sur  les  ordres,  les  conseils,  les  préceptes  émanés  de 
Delphes,  etd'apprécier  l'espèce  de  domination  morale  exercée 
en  Grèce  par  l'oracle,  il  est  bon  de  le  voir  s'essayer  au  gou- 
vernement des  esprits.  On  comprendra  mieux,  après  l'avoir 
vu  à  l'œuvre,  ce  qui  a  fait  sa  force  et  sa  faiblesse. 


D.  HISTOIRE    DE  L'ORACLE,    DES    ORIGINES    A    LA    RECONSTRUCTION    DU 

TEMPLE  D'APOLLON. 

Arrivée  des  Doriens  dans  la  Doride.  —  Asservissement  des  Dryopes.  —  Ins- 
titution de  l'amphictyonie  delpliique.  —  L'oracle  sous  la  protection  des 
Amphictyons. —  Histoire  légendaire  de  l'oracle.  — Les  amiset  les  ennemis 
d'Apollon.  —  Les  Doriens  dans  le  Péloponnèse,  échappant  en  partie  à  la 
direction  de  l'oracle.  —  Attraction  exercée  sur  eux  par  les  cultes  locaux. — • 
Légende  d'Héraklès  ravisseur  du  trépied. —  Fondation  de  l'oracle  d'Apol- 
lon Pvthœys  à  Argos,  la  métropole  achéenne.  —  Rapt  du  trépied  par 
l'Argien  Corœbos.  —  Sparte  unique  foyer  de  l'esprit  dorien.  —  Lycurgue 
et  la  révélation  apollinienne.  —  Rôle  de  l'oracle  dans  les  guerres  de  Mes- 
sénie.  —  Sparte  incorporée  à  la  fédération  olympique.  —  Avances  faites 
par  l'oracle  aux  cités  ioniennes.  —  Rupture  entre  Delphes  et  Krisa.  — 
La  première  Guerre  sacrée.  —  Réorganisation  des  jeux  pythiques  :  ère 
des  Pythiades.  —  Incendie  et  reconstruction  du  temple  de  Delphes. 

L'oracle  de' Pytlio  a  dû  à  l'invasion  dorienne  les  moyens 
d'inlluence  dont  il  s'est  si  heureusement  servi.  C'est  pour 

1)  Lysandi-e  fait  courir  des  prophélirs  soi-disant  sorties  des  «  arcliivcs 
secrètes  où  les  prêtres  conscrvaieiil  de  1res  anciens  oracles,  etc.»  (Plutaucu., 
Lys'and.  2G.  Cf.  Piiox.,  Leœ.  s.  v.  ZJyaaTpov). 


ORACI^E    DE    D  El.  PII  ES  10?. 

avoir  façonno  à  sa  guiso  la  plus  croyanto  rle^  races  helléni- 
ques, avant  qu'elle  ne  se  répandît,  comme  une  coulée  de 
métal  en  fusion,  dans  les  moules  politiques  ébauchés  déjà 
par  les  tribus  aînées,  qu'il  est  devenu  le  conseil  et,  plus 
d'une  fois,  l'arbitre  des  cités.  Le  jour  oii  les  Doriens  s'instal- 
lèrent entre  l'Œta  et  le  Parnasse,  dans  le  pays  des  Pélasges 
Dryopes,  il  eut  à  sa  dévotion  des  hommes  de  foi  et  d'éner- 
gie. Ces  pieux  serviteurs  d'Apollon  reportèrent  sur  le  sanc- 
tuaire du  Parnasse,  où  ils  rc^trouvaientleur  dieu,  tout  le  res- 
pect dont  ils  avaient  jadis  entouré  leur  Pythion  de  l'Olympe, 
et  ils  commencèrent  par  consacrer  à  Pytho  les  prémices  de 
leur  conquête.  Ceux  des  Drj^opes  qui  ne  voulurent  point 
chercher  au  loin  une  nouvelle  patrie  furent  transportés  près 
de  Kirrha,  déclarés  serfs  d'Apollon  et  obligés  de  payer  une 
redevance  à  son  temple'.  Ainsi  commença  ce  qu'on  appellerait 
de  nos  jours  le  pouvoir  temporel  du  sacerdoce  pythique.  Les 
prêtres  y  trouvèrent  le  double  avantage  et  d'avoir  des  vassaux 
et  d'être  débarrassés  de  voisins  rebelles  à  leur  propagande. 
Ils  ne  se  montrèrent  pas  ingrats.  Les  Doriens  reçurent  d'eux 
le  Péloponnèse,  à  charge  de  le  prendre.  L'oracle  ne  laissa 
jamais  révoquer  en  doute  le  droit  des  Doriens  sur  l'héritage 
d'Héraklès.  Bien  des  siècles  plus  tard,  Isocrate  mettait  en- 
core dans  la  bouche  d'Archidamos  la  justification  de  la  con- 
quête dorienne,  appuyée  sur  la  parole  de  l'oracle.  «  Lorsque 
Héraklès,  dit-il,  eut  échangé  sa  vie  mortelle  contre  la  con- 

i)  Les  conquêtes  doriennes,  faites  sous  la  conduite  des  Hcraklides,  sont 
souvent  données,  en  langage  mytliiquo,  pour  des  exploits  d'Héraklès.  C'est 
Héraklès  qui  chasse  les  Dryopes  de  la  Doride  (Strab.,  VHI,  G,  12.  Pausa.\., 
IV,  3i-,  6.  ScHOL.  Ap.  Ruod.,  I,  1218).  Los  Dryopes  sont  des  Pélasges  (Lé- 
léges^  :  leur  nom  signifie  des  lioinines  des  bois  ou  des  chênes  (opùçt  et  Aris- 
tole  (ap.  Strab.  ibi'l.)  faisait  de  Dryops  un  fils  d'Arkas.  Or,  on  sait  qu'Ar- 
cadien  est  synonyme  de  Pélasge.  Les  serfs  transportés  près  de  Kirrha 
s'appelèrent  KpajyxÀXtoxi,  KpxjaAAtoxi  (Harpocii.  s  v.)  ou  'Ay.paYxXXfoxt  (JE^- 
CHiN.,  In  Ctes.  §  107),  du  héros  éponyme  Ivi'iigalciis,  lils  de  Dryops,  qui  fut 
pétrifié  p;ir  Apollon  (Axtox.  Tiii-..,  i). 


loi  LES   ORACLES    DES    DIEUK 

dition  de  dieu,  d'abord  ses  enfants,  persécutes  par  des  en- 
nemis puissants,  se  trouvèrent  en  toutes  sortes  d'errements 
et  de  dangers,  et,après  la  mort  d'Eurysthènes,  ils  émigrèrent 
chez  les  Doriens.  A  la  troisième  génération,  ils  vinrent  à 
Delphes,  voulant  consulter  l'oracle  sur  certaines  choses.  Or, 
le  dieu  ne  répondit  pas  à  leurs  questions,  mais  il  leur  or- 
donna d'aller  dans  leur  patrie.  En  méditant  sur  cette  révé- 
lation, ils  trouvèrent  qu'Argos  était  leur  patrie '.»  11  y  a 
sans  doute  de  l'exagération  à  attribuer  ainsi  toute  l'initiative 
à  l'oracle,  mais  on  ne  saurait  douter  que  les  Doriens  n'aient 
conquis  le  Péloponnèse   avec  des  armes  bénies  par  Apollon 

Pythien. 

Mais  déjà  Pytho  avait  construit  son  chef-d'œuvre,  la  fa- 
meuse amphictyonie  qui  fut  le  plus  grand  effort  fait  par  la 
race  grecque  pour  constituer  une  nation.  On  sait  peu  de 
chose  concernant  les  origines  et  Tàge  de  cette  institu- 
tion -,  mais,  on  devine,  à  la  complexité  de  son  mécanisme, 
qu'elle  a  été  le  résultat  d'une  fusion  opérée  entre  des  groupes 
préexistants.  Elle  gravitait  autour  de  deux  cultes,  celui  d'A- 
pollon et  celui  deDéméter,etelle  avait  deux  lieux  de  réunion, 
Delphes  et  Anthéla.  On  aurait  pu  prédire  de  hautes  desti- 
nées à  une  fédération  qui  parait  avoir  introduit  dans  Tusage 
le  nom  générique  d'Hellènes, applicable  à  tous  ses  membres, 
aune  ligue  qui  eut  un  instant  l'ambition  de  formuler  les 
règles  du  droit  international  et  d'ébaucher  le  cadre  d'une 

1)  IsocRAT.,  Archid.  §  17.  —  2)  11  y  a,  sur  ce  sujet,  depuis  le  mémoire  do 
L.  de  Valois  (1714;  ({uantilé  de  dissertations  dont  nous  ne  citerons  que  la 
plus  récente  :  H.  BiiUGEL,  Die  pylxisc.h-delphisdie  Ampliiclijonie.  Miinchen, 
1K77.  I/aiiliiiuilé  de  l'ainpliiclyoïiir  (■>!  attestée  y.tr  la  légende  (Amphictyon 
fds  de  Deucalion)  et  surtout  par  li  composition  de  fampliictyonic  la<pudle 
ne  correspond  plus  à  l'état  de  la  (Iréc",'  aux  temps  liistoricpies.  Les  douze 
peuples  de  ramphiclyonie  primitive  étaient  les  :  1»  Ioniens,  2"  Dolopes, 
3*  rhussaliens,  4»  .Jinianes,  :i"  M'gnct<»,  (^  Maliens,  7«  Pltlhiotes,  f-"  Dorie>.s, 
90  /Vtoct'ens  (et  Delphi  ens)  10°  Locricns,  11"  Béotiens,  12"  Pcnli.vbes.  Chaque 
I)euple  avait  un    sullVa.ij-e    au   conseil. 


ORACLE     DE     DELPHES  105 

religion  commune  '.  Les  prêtres  d'Apollon,  qui  on  étaient 
l'àme,  crurent  avoir  mis  la  main  sur  tout  un  peuple.  Ils  se 
trompaient,  ou  ils  ne  se  montrèrent  pas  à  la  hauteur  de  leur 
tâche.  S'il  est  vrai  que  l'amphictyonie  ait  imposé  à  tous  ses 
membres  l'obligation  de  ne  priver  d'eau  et  de  ne  détruire 
aucune  ville  dans  toute  l'étendue  de  la  confédération  -,  on  vit 
cette  règle  d'humanité  violée  dans  une  guerre  sacrée  faite 
au  nom  d'Apollon  et  sous  ses  yeux-'.  On  prétend  que  l'oracle 
s'était  fait  un  devoir  «  de  ne  pas  donner  ses  conseils  à  des 
Hellènes  en  guerre  avec  des  Hellènes  '',  »  et  son  histoire  le 
montre  intervenant  à  chaque  instant  dans  les  discordes  intes- 
tines de  la  Grèce  sans  s'attribuer  le  rôle  de  conciliateur. 

L'amphictyonie,  qui  pouvait  devenir  une  nation,  resta  une 
espèce  de  ligue  religieuse  dont  la  principale,  pour  ne  pas  dire 
la  seule  préoccupation  était  de  protéger  les  intérêts  maté- 
riels de  l'oracle.  On  ne  lui  connaît  guère  d'autre  rôle  à 
l'époque  historique.  H  y  avait,  dans  le  serment  des  Amphic- 
tyons,  une  phrase  qu'ils  prirent  toujours  au  sérieux;  c'est 
celle  par  laquelle  ils  s'engageaient,  «  si  quelqu'un  volait  le 
temple  du  dieu,  ou  était  complice  du  vol,  ou  attentait  à  quel- 
qu'une des  choses  sacrées,  à  le  punir  de  la  main,  du  pied, 
de  la  voix  et  de  toute  leur  force"'.  »  L'oracle  était  donc  sous 
la  protection  de  la  grande  majorité  des  Hellènes  et  acquérait 
par  là  le  caractère  d'une  institution  nationale.  Quand  on  veut 
apprécier  l'inrluence,  d'ailleurs  variable,  qu'il  a  exercée, 
il  ne  faut  pas  oublier  que  ses  fêtes,  ses  jeux,  l'inventaire 

1)  Il  est  douteux  que  l'amphictyonie  ait  réellement  dressé  le  canon  des 
douze  grands  dieux  et  leur  ait  donné  le  surnom  d'Olympiens,  emprunté 
aux  souvenirs  des  Doriens.  Il  est  facile  de  démontrer  (]ue  ce  canon  est  aussi 
variable  que  celui  des  sept  Sages,  ce  qui  revient  à  dire  qu'il  n'y  jamais  eu  de 
liste  universellement  acceptée  (Voy.  K.  Lehrs,  Ihis  soyenannle  Zwœlpjœllcr- 
syt,Um[Vo]).  Aufs.  p.  23o-2o8]).  —2)  Serment  des  Amphiclyons  ap.  /1"]schi.\., 
De  fais.  leg.  §  tio.  —  3)  Voy.  ci-dessous.  —  i)  Xk.noi'H.  flellcn.,  111,  2,  22.— 
o)  .'EscHiN,  ibid.  Cf.  Strab.,  IX,  3,  7. 


lOG  LES   ORAri,ES    DES    DIEUX 

et  la  gestion  de  sa  fortune,  ses  prétentions  et  ses  griefs,  ont 
suffi  a  occuper  les  séances  du  grand  conseil  fédéral. 

Nous  ne  pouvons  guère  restituer  Thistoire  de  l'oracle  à 
cette  époque  reculée  d'après  les  annales  édifiantes  qu'il  s'é- 
tait lui-même  composées.  On  y  parle  souvent  d'attaques  bru- 
tales, de  violences  sacrilèges  venues  de  divers  côtés  et 
vengées,  soit  par  le  dieu  lui-même,  soit  par  ses  fidèles  Do- 
riens.  La  lutte  contre  les  méchants  avait  été  ouverte  par 
Apollon  en  personne,  qui  avait  tué  un  brigand  eubéen,  Py- 
thès,  fils  de  Krios',  substitué,  comme  fléau  de  la  région, 
au  serpent  Python.  Puis  c'était  le  roi  d'Argos,  Danaos,  qui 
avait  saccagé  les  alentours  du  Parnasse  et  brûlé  le  temple 
d'Apollon.  L'indiflérence  des  Hellènes,  qui  avaient  abandonné 
le  sanctuaire  aux  dévastateurs,  avait  été  punie  par  une  stéri- 
lité générale  qui  ne  céda  qu'à  l'institution  des  jeux  pythi- 
ques  -.  Orchomène  et  ses  Phlégyens  étaient  signalés  aussi  à 
l'horreur  des  fidèles.  On  racontait  comment  Phlégyas.  père 
ou  frère  de  l'impie  Ixion,  irrité  des  amours  d'Apollon  avec 
sa  fille  Koronis,  avait  incendié  le  temple,  mais  avait  été 
tué  par  les  flèches  du  dieu  et  condamné  dans  les  enfers  à  un 
éternel  supplice  \  Thôbes  avait  appris  de  môme  comment  fi- 
nissent les  ennemis  d'Apollon.  Son  roi  Amphion  avait  été 
tué  devant  le  temple  qu'il  voulait  détruire  '*.  Héraklès,  au 
contraire,  était  venu,  dans  les  moments  difficiles,  puiser  force 
et  confiance  auprès  de  l'oracle  qui  lui  montrait  l'apothéose 
au  l)Out  de  sa  rude  carrière  "'.  Héraklès  n'avait  été  ingrat 
ni  envers  Asklépios  son  médecin,  ni  envers  Apollon  Pytliien. 
Il  avait  élevé  à  l'un  une  chapelle  près  d'Amyklaî,  à  l'autre, 

\)  Pausan.,  X,  6,  o.  —  2)  Augustin.,  Civ.  De/,  XVIII.  12.  —3)  Les  Phlégyens 
sonl  ohar.irôs  di'  linp  'te  ciiines  pour  qu'il  n'y  ait  pas  là  le  souvenir  (ruiic 
lutte  réoll(;.  Loui's  licrus,  Tityos,  Phlégyas,  Phorhas,  ont  tous  insulté,  ou 
Apollon,  ou  sa  mère,  ou  ses  prêtres,  et  ont  été  exterminés,  ou  par  les  traits 
d'Apollon,  ou  parla  foudre  de  Zeus,  ou  encore  par  Poséidon.  —  4)  Hygin  , 
ftih..  <).  —  -i^  Skrv.,  ^rt..  VIII.  -JC'.i. 


ORACLE    DR   DELPHES  107 

lin  temple  sur  la  côte  d'Achaïe,  entre  Pellène  et  ^Egire  ',  on, 
ce  qui  revient  au  même,  les  Doriens  le  tirent  pour  lui.  Le 
platane  de  Delphes  immortalisait  le  souvenir  de  la  consulta- 
tion dWgamemnon  -.  L'oracle  ne  prenait  évidemment  pas  à 
sa  charge  les  faits  et  gestes  d'Apollon  en  Troade,  car  il  eût 
été  embarrassé  de  justifier  le  rôle  anti-patriotique  du  dieu 
qui  lut,  durant  toute  la  guerre^  l'adversaire  décidé  des 
Achéens.  La  pénitence  d'Oreste  et  l'influence  de  Néoptolème 
fils  d'Achille  formaient  un  contraste  plein  d'enseignements. 
Outré  qu'Apollon  eût  laissé  assassiner  Achille  dans  son  temple 
de  Thymbra,  Néoptolème  était  venu  à  Delphes  pour  y  exercer 
des  représailles  •*.  Bien  des  versions  couraient  sur  sa  mort, 
mais  on  s'accordait  à  la  regarder  comme  le  châtiment  de  son 
impiété  '.  Cependant,  ce  héros,  qui  devait  être  cher  aux  Thes- 
saliens  et  qui  passait  pour  avoir  aimé  une  petite  fille  d'Héra- 
klès%  n'était  pas  rangé  parmi  ceux  qui  suljissent  des  peines 
éternelles.  Son  sang  avait  apaisé  les  dieux,  et  les  sacrifices 
annuels  qu'on  lui  offrait  à  Delphes  ^'  apaisaient  à  leur  tour  le 
courroux  de  son  ombre. 

Pendant  que  ces  légendes,  toutes  chargées  d'intentions 
morales  et  d'avertissements  comminatoires,  s'élaboraient  à 
Delphes,  les  Doriens  s'installaient  dans  le  Péloponnèse  et  se 
dispersaient  pour  garder  leurs  conquêtes.  Chacun  de  leurs 
pas  avait  été  guidé  par  les  conseils  de  l'oracle,  et  c'était  avec 
son  agrément  qu'ils  appli(|uaient  aux  'cités  transformées  par 
eux  les  antiques  lois  d'yEgimios.  Cependant,  il  était  à  crain- 
dre que  les  conditions  nouvelles  dans  lesquelles  allait  vivre 
et  se  développer  le  génie  dorien  n'altérassent  le  dévouement 

1)  Pausan.,  m,  i9,  7;  20,  5.  —  2)  Theophr.  H.  Plant.,  IV,  13.  Plin.,  XVI, 
[44],  238.  —  3)  EuRiPiu.,  Aiidrom.,  51  sqq.  lOOli.  Skkv.,  ^n.,  l'.I,  332.  —  4  Cf. 
G.  F.  .Jatta,  L'assassinio  di  Ni^oi'olemo  -di).  Anaal.  Instil.  di  corr.  Arcli.  1868, 
p.  235-248.  —  5)  .Justin.,  XVII,  3,  4.  Voy.  vol.  II,  p.  297.  —  6)  Pausan.,  X, 
24,  o.  Aussi  romltre  de  Néoptolème  défend,  jiliis  lard,  le  temple  contre  les 
Gaulois  (Pausan.,  X,  23,  2,  I,  4.  4). 


108  LES  ORACLES  DES  DIEUX 

ingnnii  «les  Doriens  à  l'égard  do  Pytho.  Ils   renconti^iieiit, 
dans  la  vallée  de  TEurotas  et  ailleurs,  divers  cultes  apolli- 
iiiens,  notamment  celui  d'Apollon  AmylvUieos  et  celui  d'A- 
pollon  Karneios,  ({ui  pouvaient  les  distraire  de  l'adoration 
d'Apollon  Pythien.  A  Olympie,  c'était  un  culte  antique,  un 
oracle  vénérable  où  Gtea,  Thémis,  Zeus  lui-même  offraient 
une  direction  aux  consciences '.  Peut-être   même,  respec- 
tueux des  traditions  archaïques,  les  Doriens  étaient-ils  tentés 
de  s'incliner  devant  les  divinités  arcadiennes,  Hermès,  pro- 
phète autant  que  messager  de  Zeus,  et  Pan,  dont  on  disait 
qu'Apollon  s'était  fait  le  disciple  -.  Eùt-elle  été  inaccessible 
à  toutes  ces  influences,  la  race    dorienne,   gouvernée   par 
des  Héraklides  et  rencontrant  partout   dans  ses  traditions 
le  souvenir  d'Héraklès,    pouvait  céder  inconsciemment   au 
désir  de  glorifier  cet  ancêtre  et    de  recourir  à  ses  conseils 
paternels  avec  la  confiance   ({u'inspirait  jusque-là   l'oracle 
d'Apollon.    Ce  danger  n'avait   rien   de   prol)lématique,   car 
on   voit  Ambrakia,    fondée  au  milieu   du  vue  siècle  par   les 
Corinthiens,    faire   passer   le  culte    d'Héraklôs  avant   celui 
d'Apollon,  et  cela,   s'il  en  faut  croire  la  légende,  après  ré- 
flexion et  de  propos  délibéré.   Les  Ambrakiotes  convenaient 
qu'ils  avaient  des  obligations  à  Apollon  et  à  Artémis;  mais 
ils   consacrèrent  leur  ville  à  «  Héraklès  et  à  ses  enfants,  » 
parce  que  les  habitants  de  Corintlie,  leur  métropole,  descen- 
daient d'Héraklès  •'. 

L'oracle  de  Pytho  dut,  sous  peine  de  perdre  son  hég('mo- 
nie,  lutter  contre  toutes  ces  séductions  et  c'est  une  étude  cu- 
rieuse que  de  rechercher,  dans  les  réminiscences  de  cet  âge, 
la  trace  de  ses  efforts.  Il  réussit  complètement  à  prévenir  le 
développement  d'une  révélation  fondée  sur  le  culte  d'Héra- 

I)  VoY.  vol.  II,  p.  -XM.  —  ?)  Voy.  voL  II,  p.  383.  .307  s(pi.  —  3)  Antonin. 
I,ii!i;h..  \. 


ORACLE     DE    DELPHES  '    109 

klès.  La  lê^-eiide  si  connue  du  rapt  du  tréi)ied  '  n'est  pas 
autre  chose,  ce  semble,  que  l'expression  mythique  des  efforts 
faits  par  les  deux  religions  qui  se  disputaient  alors  le  cœur 
desDoriens.  Un  jour  Héraklès,  encore  souillé  du  sang  d'Iphi- 
tos,  avait  voulu  forcer  la  pythie  Xénokleia  à  monter  pour 
lui  sur  le  trépied.  Irrité  du  refus  de  la  prophotesse.  il  avait 
emporté  le  trépied,  les  uns  disaient  simplement,  hors  du 
temple  -,  les  autres,  jusqu'à Ciythion,  au  fond  du  Péloponnèse-', 
ou  à  Phénée,  en  pleine  Arcadie  ''.  Apollon  ayant  poursuivi 
le  ravisseur,  il  y  avait  eu  un  combat  acharné  entre  les  deux 
invincibles,  combat  terminé  par  une  intervention  supérieure 
et  par  la  soumission  volontaire  d'Hérakiôs.  Le  conte,  ainsi 
présenté,  n'explique  pas  ce  qu'Héraklès  voulait  faire  du  tré- 
pied. Il  y  manque  un  trait  que  l'on  retrouve  ailleurs.  Héra- 
klès entendait,  avec  le  trépied,  se  créer  un  «  oracle  à  lui  ■'.  » 
Ce  n'était  point,  de  sa  part,  malice  noire,  mais  dérangement 
d'esprit.  Tout  le  monde  s'accorde  à  placer  l'aventure  du  tré- 
pied au  cours  de  la  folie  qui  punit  le  meurtrier  d'Iphitos  et 
dont  il  fut  guéri  par  Apollon.  En  somme,  le  culte  d'Héraklès 
resta,  chez  les  Doriens,  subordonné  à  la  religion  d'Apollon 
et  il  n'y  eut  plus  de  conflit  à  craindre. 

Le  rôle  effacé  des  oracles  de  Pan  et  d'Hermès  montre  bien 
que,  de  ce  coté-là  aussi,  l'hégémonie  apollinienne  ne  reçut 
aucune  atteinte,   i: Hymne  à  Hermès,  si  souvent  cité  déjà  '■, 

1)  Héraklès  xpt-ooocpofoç  est  rcpj'ésenté  sur  lanl  do  inonunicnls  liâmes  (juc 
l'on  jie  peut  douter  de  la  grande  notoriété  de  la  légende.  (Voy.  la  planche 
reproduite  par  P.  Dfx.iiarme,  MytI.ol.  de  h>  Gicce,  ]).  i81).  On  a  sur  le  sujet  des 
dissertations  spéciales  de  Fr.  I  assow,  Th.  Panotka,  Zoega,  F.  (1.  Welcker, 
E.  Curtius.  Passow  avait  déjà  reniar(]ué  (jue  la  latde  en  question  hante  spé- 
cialement le  Péloponnèse.  — 2)  Pausa.n.,X,  13,  8.  Cf.  Hygin.,  Fab.,  32.  C'est 
là  la  version  de  Delphes,  où  l'on  n'admettait  pas  non  plus  (pi'il  y  eût  eu 
bataille  entre  Héraklès  et  Apollon.  —  3)  Palsan.,  HI,  21,8.  —  4)  Putarch., 
Ser.  mim.  vind.,  12.  l'iiénéc  ayant  été  inondée,  on  vit  là  une  vengeance 
hudive  d'Apollon.  —  o)  [lavistov  toiov  iAicllou.,  H,  (i,  2).  —  (i)  Voy.  vol.  \, 
p.  l'J  1-192.  vol.  H,  p.  398. 


110  LES    ORACLES    DES    DIEUX 

roprcseiite  à  peu  près  la  transaction  intervenue  entre  le  lilb 
de  Maïa  et  celui  de  Lêto.  Le  culte  d"Apollon  lui-même,  soit 
implanté  dans  les  populations  achéennes,  soit  importé  par  les 
Doriens,  était  autrement  dangereux.  Le  raisonnement  qui, 
plus  tard,  compromit  la  stabilité  des  oracles,  menaça  de 
bonne  heure  les  privilèges  acquis.  Les  Doriens  se  souvenaient 
d'avoir  adoré  Apollon  sur  TOlympe  avant  de  le  révérer  à 
Pytho  :  il  n'y  avait  pas  de  raison  pour  qu'Apollon  ne  les 
suivît  pas,  avec  tous  ses  attributs,  dans  leur  nouvelle  patrie. 
Il  n'y  avait  même  pas  de  raison  pour  qu'il  ne  les  y  eut  pas 
précédés,  sous  une  forme  différente  peut-être,  mais  également 
vénérable.  Les  Doriens  ne  pouvaient  pas  refuser  de  compter, 
par  exemple,  avec  Apollon  Karneios,  qui  paraît  avoir  été  investi 
aussi  du  pouvoir  fatidique.  La  légende  nous  renseigne  à  peu 
près  sur  la  façon  dont  fut  réglée  cette  question  de  cons- 
cience. Elle  dit  que  les  Doriens  tuèrent  le  prophète  Karnos, 
étranger  à  leur  race,  et  firent  un  accommodement  avec  le 
dieu^  qui,  évidemment,  renonça  à  exercer  parmi  eux  son  mi- 
nistère prophétique.  Mais  il  était  moins  aisé  d'empêcher  la 
fondation  d'oracles  inspirés  par  Apollon  Pythien  lui-même, 
le  protecteur  et  le  compagnon  des  Doriens.  La  gloire  d'Argos, 
capitale  des  Héraklides,  exerçait  sur  le  culte  national  des 
Doriens  une  attraction  puissante.  Si  Apollon  voulait  s'instal- 
ler au  milieu  de  son  peuple,  c'était  là  qu'il  devait  siéger.  Aussi 
peut-on  constater  qu'il  s'est  fondé  à  Argos,  par  l'initiative 
d'un  soi-disant  Pythaeys^  c'est-a-dire  d'Apollon  Pythien  en 
personne,  un  oracle  pourvu  d'une  pythie,  autour  duquel  se 
groupèrent  un  certain  nombre  de  villes  habituées  à  considérer 
Arii-os  comme  leur  suzeraine,  Hermione  '\  Asine  ',  Épidaure=* 


1)  Voy.  vol.  Il,  p.  :i7.  —  -Il  Pai-san.,  II,  2'c,  I,  et  ci-dossoiis,  Ora'Ies  d'Apol- 
Inii  Uiradiofp,  H  4Apolhn  Li/keios.  —  3)  Pausan.,  11,  3't,  4.  —  4)  Pausan  ,  II, 
3G,  j.  —  o)  Thucyd.,  V,  o3. 


ORACLE    DE    DELPHES  111 

et  Sparte  elle-même'.  C'était  un  véritable  schisme  qui  se  pré- 
parait, encouragé  par  Tindocilité  naturelle  du  génie  grec  et 
sa  répugnance  pour  toute  centralisation  excessive.  Mais 
Argos  était  une  renommée  achéenne  et  l'invasion  des  Doriens 
ne  fit  que  hâter  sa  décadence.  Son  oracle  eut  même  fortune 
et  ne  porta  pas  longtemps  ombrage  aux  prêtres  de  Pytho  -.  Une 
légende  obscure  et  compliquée,  que  Pausanias  a  recueillie  à 
Mégare,  renferme  peut-être  une  allusion  ironique  à  cette  ten- 
tative avortée.  Un  Argien,  nommé  Corœbos,  étant  allé  à 
Delphes  pour  régler  un  différend  avec  Apollon,  la  Pythie  lui 
ordonna  d'emporter  le  trépied  et  de  bâtir  un  temple  à  Apol- 
lon au  lieu  où  il  le  laisserait  tomber.  Corœbos  avait  alors 
repris  le  chemin  de  son  pays,  mais  le  trépied  était  tombé  en 
route  près  de  Mégare,  au  lieu  appelé  depuis  Tripodiscos  ^  Ne 
dirait-on  pas  que  les  Argiens  ont  voulu  dérober  à  Pytho  son 
inspiration  et  qu'ils  n'ont  pu  apporter  jusque  chez  eux  le  pri- 
vilège convoité  ? 

L'oracle  de  Delphes  paraît  donc  être  parvenu  à  surveiller, 
môme  de  loin,  les  Doriens  qui  avaient  pris,  dans  l'ancienne 
Doride,  l'habitude  de  lui  obéir.  Il  ne  se  crée  point,  dans  le 
Péloponnèse,  de  corporation  sacerdotale  qui  balance  son  au- 
torité et  l'oracle  pélasgique  d'Olympie  ferme  pour  toujours  le 
Gœon  d'où  il  tirait  jadis  ses  révélations.  Et  pourtant,  ce  n'é- 
tait là  qu'un  demi-succès.  La  fusion  progressive  des  Doriens 

1)  DioD.,  XII,  78.  De  plus,  les  Spartiates,  qui  célébraient  les  Hyakinthia  et 
les  K'irneia  en  l'honneur  d'Apollon  Amykléen  cl  Karnéeu,  confondaient 
Apollon  rytlia;ys  avec  Apollon  Amykléen  (Pausax.,  III,  10,  8;  II,  !»).  Il  est 
probable  que  les  cultes  d'Apollon  Pytbien  à  Mégare,  Sikyone,  Trœzen, 
-ilgine,  Tégée,  Phénée,  relevaient  aussi  de  l'Apollon  d'Argos.  —  2)  Plutarque 
raconte  que,  la  dynastie  des  Téniénides  étant  venue  à  s'éteindre  (vers  700), 
les  Argiens  envoyèrent  consulter  l'oracle  de  Delphes  sur  le  choix  d'une  autre 
famille  (Plutarch.,  De  fort.  Alex.  Il,  8).  L'oracle  local  est  li  bien  oublié.  — 
3)  Pausan.,  I,  43,  8.  Le  nom  du  lieu  signifie  probablement  trivium,  et  le 
confe  a  dû  être  inventé  pour  en  donner  une  élyniologie,  mais  l'inlervenlion 
de  l'Argien  n'en  est  pas  moins  un  détail  intéressant. 


112  LES    ORACLES    DES    DIEUX. 

avec  les  races  conquises  relâchait  peu  à  peu  les  liens  de 
l'amphictyonie  delphique.  L'oracle  ne  trouvait  plus  d'obéis- 
sance assurée  qu'à  Sparte.  Là,  malgré  quelques  concessions 
niites  aux  cultes  locaux,  le  groupe  dorien,  isolé  du  reste  de 
la  i)opulation  et  hostile  aux  influences  du  dehors,  conservait 
intacte  sa  première  foi.  Là,  les  institutions  d'yEgimios avaient 
été  complétées  et  fixées  à  jamais  par  un  pieux  législateur  qui 
ne  voulait  tenir  son  autorité  que  de  l'oracle  de  Delphes. 
Lycurgue,  sur  la  biographie  duquel,  de  Taveu  de  Plutarque 
lui-même  ',  on  ne  possède  pas  un  détail  authentique,  tient  de 
si  près  au  mythe  qu'on  a  pu  voir  en  lui  soit  une  personnifica- 
tion de  l'autorité  sacerdotale,  soit  même  un  décalque  humain 
du  type  d'Apollon  -.  C'est  de  Delphes  que  Lycurgue  rapporte 
les  preuves  de  sa  mission  et  la  garantie  solennelle  donnée  à 
ses  lois  par  la  parole  du  dieu;  c'est  là  que  la  Pythie  lui  dé- 
cerne comme  une  apothéose  anticipée'',  là  qu'il  retourne  pour 
mourir''.  Les  âges  postérieurs  oublièrent  volontiers  que  la 
constitution  de  Sparte  devait  beaucoup  aux  lois  de  Minos,  et 
que  Minos  passait  plutôt  pour  un  confident  de  Zens  que  pour 
un  serviteur  d'Apollon.  On  ne  voulut  plus  voir,  dans  le  code 

1)  Plutaiu.ii.,  Lycu)-!].,  1.  —2)  Voy.  la  dissertation  de  H.  Gelzer,  Lijknrfj 
iind  die  delphische  Priesterschaft  ap.  Rhein.  Mus.,  XXVIII  [1873],  i-oo,  où  sont 
rassemblés  tous  les  textes  relatifs  à  la  question,  l/auleur  démontre  facile- 
ment que  Aj/.oypyo;  ou  Au/.6h(>yo;  convient  très  bien  comme  épithèlc  d'A- 
pollon (cf.  Aj/.toç,  Au/.arb;).  Il  préfcrc  cependant  admettre  que  Lycurgue 
n'est  pas  un  simple  mythe,  mais  une  incarnation  humaine  d'Apollon.  Oi'  il 
n'y  a  qu'un  prêtre  qui  puisse  passer  pour  l'incarnation  d'un  dieu,  et  qu'une 
corporation  sacerdotale  qui  ait  j>u  accomplir  l'œuvre  de  Lycurgue.  Comme 
Lycurgue  est  dit  delà  famille  j'oyale,  M.  Gelzer  conclut  qu'il  a  existé  à 
Sparte  un  sacerdoce,  soumis  à  Delphes,  dont  le  chef  portait  le  titre  de 
Au/.oupYOi;  attaché  non  à  sa  [lersonne,  mais  à  sa  fonction,  et  ({ue  ce  grand- 
l)rrtie  était  appelé  métaphoriquement  le  «  frère  du  roi.  »  Les  préjnisses 
sont  bien'posées  ;  la  conclusion  est  aventureuse.  L'oi'acle  de  Delphes  suflit  à 
cxpli([uer  Lycurgue.  —  3).  IIiaioD.,  I.  (>:>.  Cf.  Dion.,  VU,  I i.  Euskij..  Piwp. 
Ei:iui(/.,\,  27,  etc.  —  4)  Diverses  traditions  foui  moiiiir  l.yrurgue  à  Delphes 
(Pll-taiu.h.,  lijc,  29.  à  Kirrha  {Plutaiu;ii.,  Lyc,  37),  à  Llis  (Pal-san..  VI,  2  i,  (i) 
et  eu  tirète  (Phtakcii.,  Ljjc.  31). 


ORACLE    DE    DELPHES  113 

qui  fit  de  Sparte  une  cité  unique  en  son  genre,  que  l'œuvre 
du  dieu  de  Delphes'.  Les  Rhetra  passaient  pour  le  résumé 
des  révélations  faites  au  législateur,  et,  comme  les  choses 
valent  surtout  pour  l'idée  qu'on  s'en  fait,  c'est  bien  l'influence 
de  l'oracle  pythique  qui  s'établit  à  demeure  à  Sparte  avec  les 
lois  de  Lycurgue. 

Aussi  l'oracle  seconda  de  tout  son  pouvoir  l'ambition  de  la 
cité  modèle.  Il  montra  en  particulier,  dans  les  guerres  de 
Messénie,  une  partialité  à  peine  déguisée.  Le  peuple  messé- 
nien  avait  plus  d'un  tort  aux  yeux  de  l'oracle  de  Delphes. 
Non-seulement  il  occupait  un  sol  fertile,  convoité  par  les 
Spartiates,  mais,  au  lieu  d'accueillir  la  propagande  religieuse 
partie  de  Delphes,  il  venait  de  nouer  des  relations  avec  le 
sanctuaire  rival  de  Délos  -  et  avait  pour  conseillers  ordinaires 
des  devins  lamides,  originaires  d'Ohaiipie''.  Il  n'en  fallait  pas 
tant  pour  rendre  les  Messéniens  indignes  de  pitié.  La  guerre 
d'extermination  qui  leur  fut  faite  est  toujours  représentée 
comme  justifiée  parleur  impiété  ''.  On  raconte  que  les  Mes- 
séniens, bloqués  sur  l'Ithome,  envoyèrent  à  Delphes  le  devin 
Tisis,  et  qu'ils  en  reçurent  l'ordre  cruel  d'immoler  une  jeune 

i)  Suivant  une  tradition,  ({ui  doit  rtre  la  plus  ancienne,  Lycurgue  est  allé 
demander  à  Delphes  la  confirmation  de  ses  lois  apportées  de  Crète  (Herod.,  I, 
60.  Xenoph.,  Rep.  Laced.,  VIII,  5.  Ephor.  ap.  Strab.,  X,  4,  19.  Cic.  Divin.,  I, 
96).  Mais  l'autre  tradition,  qu'Hérodote  connaît  aussi,  finit  par  l'emporter 
(Plat.,  Legg.  I,  p.  032.  Pausax.,  III,  2,  4.  Plutarcu.,  Lyc.  G.  13-,  Def.  orac.  19. 
Strab.,  XVi,  2,  38.  Clem.  Alex.,  Strom.,  ï,  §170.  Theodoret.,  Adv.  grâce.  X, 
p.  123,  etc.).  Elle  avait  pour  elle  le  sens  du  mot  ^T\-z^a.i-=eff'ata,  qu'on  inter- 
prète presque  toujours  par  [xavtEfat,  ■/^orjfjfj.oî  (Phjtarch.,  ibid.,  Suid.,  Phot., 
s.  V.  T^xpai).  Les  ennemis  du  merveilleux  se  chargèrent  d'expliquer  la  con- 
tradiction ;  ils  dirent  (|ue  Lycurgue  avait  imité  Minos  jusqu'au  bout  en  se 
donnant  jtour  le  confident  d'Apollon,  et  qu'il  feignit  de  rapporter  de  Pytho 
ce  qu'il  y  avait  au  contraire  porté  pour  le  faire  certifier  par  l'oracle  (Polyb.  ,  X, 
2,  11.  .Justin.,  III,  3,  10.  Polv.kn.,  î,  19,  i).  Polypenus  dit  mrme. crûment  que 
la  Pythie  donna  sa  garantie  pour  de  l'argent  «  -/pr^[j.aat  -c-Etaji-Év/i.  »  (CL  C. 
W.  Gœttlixg,  Veher  dievier  lykiirgischen  Rhetren,  ap.  Gesamni.  Abhandl.,  I, 
p.  317-3bl).  —  2)Pal-san.,  IV,  4,  1.  —  3)Pausan.,  IV,  9,  3,  etc.  Voy.,  vol.  II. 
p.  G3-6;J.  —  4)  Voy.  particulièrement  Isocrat.,  Archidain.  ^  11-32. 

8 


lli  LES     ORACLES    DES    DIEUX 

fille  da  sang-  des  ^pytides  Plus  tard,  lorsque  Aristomène, 
l'eifroi  des  Spartiates,  vient  à  Delphes  demander  oii  est  son 
bouclier  perdu,  on  l'envoie  à  Lébadée,  à  l'oracle  de  Tropho- 
nios'.  Archidamos  résume  comme  il  suit  les  rapports  de 
Pytho  avec  les  belligérants.  «  La  guerre  traînant  en  longueur 
et  les  deux  partis  ayant  envoyé  à  Delphes,  eux  pour  implorer 
le  salut,  nous  pour  demander  par  quel  moyen  nous  nous 
emparerions  le  plus  vite  de  leur  cité,  à  eux  l'oracle  ne  ré- 
pondit pas,  attendu  que  leur  demande  était  injuste,  et  à  nous, 
il  nous  enseigna  quels  sacrifices  il  fallait  faire  et  à  qui  nous 
devions  demander  du  secours  2.  » 

Mais,  une  fois  la  Messénie  conquise,  Sparte  se  trouva  en 
contact  avec  l'Élide.  Après  avoir  essayé  de  la  conquérir,  elle 
comprit  qu'elle  n'arriverait  à  dominer  le  Péloponnèse  qu'en 
se  glissant  dans  l'amphictyonie,  fondée  par  les  Pélopides, 
dont  le  centre  était  le  culte  de  Zeus  Olympios.  Elle  fit  donc 
sa  paix  avec  les  Arcadiens,  d'une  part^  avec  les  Eléens,  de 
l'autre,  et  elle  put  d'autant  mieux  sauver  les  apparences  que 
les  Héraklides  s'étaient  de  tout  temps  donnés  pour  les  des- 
cendants et  les  continuateurs  des  dynasties  achéennes.  A 
Olympie,  les  Doriens  invoquèrent,  comme  à  l'ordinaire,  des 
droits  traditionnels,  et  le  temple  de  Zeus  passa  depuis  lors 
pour  avoir  été  bâti  par  Héraklès  4. 

L'admission  des  Spartiates  dans  la  fédération  olympique 
était  pour  l'oracle  de  Delphes  une  grave  menace.   Olympie 

1)  Pausan.,  IV,  16,  G.  Le  bouclier  se  retrouve  en  effet  à  Lébadée  et  le 
conte,  ainsi  arrangé,  ne  met  pas  Delphes  en  suspicion.  Mais,  si  elle  a  un 
fond  historique,  la  légende  paraît  indiquer  que  les  Messéniens  renoncèrent 
à  consulter  Apollon  et  s'adressèrent  à  l'antique  oracle  de  Zeus  Trophonios. 
—  2)  IsocR.,  ibid.  §  31.  —  3)  Les  Spartiates  avaient  demandé  à  Delphes  la 
possession  de  l'Arcadie. L'entreprise  ayant  échoué,  l'oracle  de  Pytho  fit  savoir 
qu'il  l'avait  déconseillée  (Herod.,  I,  GG),  en  leur  accordant  toutefois  Tégée 
(Herod.,  I,  66-68. PoLY.EN.,  I,  8).  Aussi,  plus  tard,  les  Spartiates  s'adressèrent 
à  ce  sujet  à  Zeus  Dodonéen  (Diod.,  XV,  72.  Cf.  vol.  Il,  p.  314).  —  4)  Scuol. 
Pi.ND.,  Olymp.  V,  10. 


ORACLE     DE     DELPHES  115 

avait  un  oracle,  des  jeux,  ou  plutôt,  comme  disaient  les 
Grecs,  des  concours  (àytoveç)  solennels  protégés  par  une 
trêve  sacrée  ih.tyv.^lx)  et  qui  attirèrent  bientôt  les  regards 
de  la  Grèce  entière.  En  même  temps,  l'autorité  des  rois 
Héraklides  allait  s'affaiblissant  de  jour  en  jour:  les  quatre 
Poithéens  que  l'oracle  avait  placés  près  d'eux  pour  le  repré- 
senter à  toute  heure  ne  pouvaient  plus  tirer  grand  parti  de 
leur  bonne  volonté  tenue  en  échec  par  le  pouvoir  grandissant 
des  éphores.  Ces  éphores,  créés  pour  surveiller  les  rois,  sem- 
blaient également  tenir  en  suspicion  l'oracle  pythique  :  ils 
avaient  à  Thalamse  leur  oracle  particulier,  de  sorte  que  la 
direction  des  affaires  de  la  cité  échappait  aux  prêtres  d'A- 
pollon. 

Ceux-ci  songèrent  alors  à  se  rapprocher  des  Ioniens  qui 
faisaient  partie  del'amphiclyoniedelphique,  c'est-à-dire,  d'A- 
thènes et  de  Sikyone  dont  la  population  était  encore  à  demi 
ionienne.  Ils  se  hâtèrent  d'autant  plus  de  se  faire  de  nou- 
veaux amis  qu'ils  se  sentaient  menacés  dans  leur  indépen- 
dance et  dans  leurs  revenus  par  les  Kriséens.  Les  Kriséens, 
en  effet,  ne  se  consolaient  pas  d'avoir  perdu,  par  le  fait  de 
l'invasion  dorienne,  le  protectorat  ou  plutôt  la  propriété  de 
l'oracle.  Delphes,  qui,  à  l'origine,  n'était  qu'une  dépendance 
de  la  ville  Cretoise,  s'était  fait  une  situation  inviolable,  ga- 
rantie par  le  conseil  amphictyonique.  Krisa  s'en  vengeait  en 
molestant  les  pèlerins  le  long  du  chemin  qui  conduit  de 
Kirrha  à  Delphes,  et  en  levant  sur  eux  des  taxes  arbitraires^ 
Les  tyrans  qui  y  régnaient  alors  "  avaient  moins  de  scrupules 

1)  Strab.,  IX,  3,  4.  Ils  avaient  en  dernier  lieu,  paraît-il,  enlevé  la  fille 
d'un  roi  de  Phocide  et  un  certain  nombre  de  jeunes  filles  d'Argos  qui  reve- 
naient de  Pytlio(ATHEN.,  XIII,  §  10).  —  2)  On  entend  parler,  à  l'origine,  d'un 
roi  de  race  ^akide,  Stropliios,  fils  de  Krisos  (Pausan.,  II,  29,  i).  Au  vue  siè- 
cle, Kriba  était  gouvernée  par  le  tyran  DauHos,  fondateur  de  Mctaponte 
(Strab.,  VI,  1,  l'j).  Cf.  J.  ¥.  Tktschke,  De  Crisa  et  Cirrha,  Strals.,  1854.  L. 
Preller,  Dclphica  (I.  Crisa  und  sein  Verhxltniss  zu  Kirrha  und  Delphi). 


116  LES    ORACLES    DES    DIEUX 

peut-être  que  les  rois  légitimes  d'autrefois:  ils  étaient,  de 
plus,  odieux  aux  prêtres  do  Pytho,  gardiens  des  saines  tra- 
ditions politiques.  Il  y  avait  là  le  germe  d'un  conflit  qui  devait 
éclater  quand  le  sacerdoce  de  Pytho  aurait  trouvé  des  alliés. 
•  Il  ne  fut  pas  bien  difficile  d'exciter  le  zèle  des  Ioniens.  On 
pouvait,  au  besoin,  leur  faire  remarquer  que  la  Pythie  parlait 
leur  dialecte;  que,  loin  d'être  aveugle  pour  les  défauts  des 
Doriens.  l'oracle  avait  IjI-'iuk''  la  cupidité  des  Spartiates  '  et 
leui'  avait  refusé  l'Arcadie  :  que  la  bienveillante  indiscrétion 
du  Delphien  Cléomantis  avait  enseigné  à  Codros  le  moyen  de 
sauver  l'Attique  de  l'invasion  dorienne".  Athènes,  du  reste, 
prenait  déjà  les  conseils  de  Solon  qui  savait  apprécier  l'im- 
portance de  cette  évolution  politique,  et  le  tyran  deSikyone, 
Clisthène,  fat  enchanté  de  voir  Toracle  qui  l'avait  combattu 
faire  amende  honorable  et  accepter  ses  services^.  On  s'enten- 
dit facilement  de  part  et  d'autre.  Le  culte  d'Apollon  Pythien 
fut  introduit,  par  Épiménide  et  Solon,  dans  la  religion  de  la 
cité  athénienne  et  mis  sur  le  même  rang  que  celui  d'Apollon 
Délien  \  Les  prêtres  de  Pytho,  qui  avaient  cherché,  quelques 
années  auparavant,  à  placer  Athènes  sous  le  joug  d'un  tyran 
de  leur  choix  %  furent  heureux  d'obtenir  d'une  piété  bien 
entendue  plus  qu'ils  ne  pouvaient  attendre  dim  coup  de  force. 

i)  Tyrt.,  frar/m.,  3.  Suid.,  s.  v.  AuxoîîpYos-  —  ~)  Lyci'rg.,  Adv.  Lcocrat. 
§  87.  Suidas,  s.  v.  E'jyEviaTîpo;.  —  3)  Herod.,  V,  67.  —  4)  Il  y  avait  déjà  à 
Athènes  le  culte  d'Apollon  Lykeios,  que  l'on  disait  fondé  par  Lykos, 
d'Apollon  Delpliinios,  fondé  par  /Egée,  d'Apollon  Délien,  par  Érisychtlion 
ouÉriclithonios,  d'Apollon  Patroos,  par  Thésée.  Désormais,  Apollon  Pythien 
fut  reconnu  TiaxpCJo?  tT;  -okzi  (Demosth.,  Pro  Coron.  §  141).  Le  Pythion  d'A- 
thènes fut  Itâli  par  les  Pisislratidcs.  Il  est  jjrohahle  que  la  théorie  pythique 
fut  instituée  alors;  mais  il  l'.illiit  composer  avec  la  vanité  athénienne  et 
admettre  que  la  voie  suivie  par  la  procession  avait  été  jadis  frayée  devant 
les  pas  d'Apollon  par  des  forgerons  atiiénicns  (.Escuvl.,  Eumm.,  10-14). 
Athènes  avait  donc  été  visitée  par  Apollon  Pythien  avant  Pytho  elle-même. 
—  ii)  L'oracle  avait  conseillé  à  Kylon  «  de  s'emparer  de  l'acropole  d'Athènes 
pendant  l;i  plus  grande  fête  de  Zeus  »  (Thi'cvd.,  I,  12()).  Le  coup  ayant 
manqué,  on  vil  |;'i  un  piège  tendu  par  Apollon  à  tui  ainluliciix. 


ORACLE     DE     DELPHES  117 

Il  purent  donc  se  venger  de  Krisa  sans  faire  appel  aux 
Doriens.  Les  Ampliictyons,  ayant  pris  connaissance  de  leurs 
griefs  et  consulté  Apollon,  déclarèrent  impies  et  sacrilèges 
les  Kriséens,  et  avec  eux  les  Kraugallides,  les  serfs  dryopesqui 
leur  avaient  prêté  main  forte.  Ils  jurèrent  de  les  combattre, 
«  nuit  et  jour,  »  jusqu'à  ce  que  leur  ville  fût  détruite  et  eux- 
mêmes  réduits  en  esclavage  K  Ainsi  fut  proclamée  la  guerre 
de  Krisa  (Kp-.jaiV.cç  rS/.i[j.o:)  ou  première  Guerre  sacrée. 

Cette  guerre,  qui  dura  dix  ans  (600-590  av.  J.-C.?),  eut  le 
caractère  sauvage  des  guerres  de  religion.  Lorsque  l'armée 
fédérale,  formée  de  contingents  amenés  par  Selon  et  Alcmseon, 
par  Clisthène  de  Sikyone  et  par  les  Scopades  de  Tliessalie,  eut 
rasé  Krisa  et  enfermé  les  Kriséens  dans  leur  port  de  Kirrha,  on 
viola  contre  eux  les  règles  du  droit  des  gens.  Solon,  à  qui  on  fait 
honneur  du  stratagème  %  coupa  le  cours  d'eau  qui  alimentait 
Kirrha  et  rendit  ensuite  aux  assiégés  l'eau  empoisonnée  avec 
de  l'hellébore.  Tout  était  permis  contre  des  excommuniés. 

Kirrha  une  fois  détruite,  la  guerre,  transportée  dans  les 
gorges  des  montagnes,  se  prolongea  cinq  années  encore  et 
se  termina  par  l'anéantissement  complet  du  peuple  maudit. 
«  L'emplacement  de  Krisa  resta  désert  :  son  nom  disparut 
de  la  liste  des  villes  helléniques  ;  ses  champs  furent  consa- 
crés au  dieu  de  Delphes  dont  le  domaine  s'étendit  alors  jus- 
qu'à la  baie  de  Kirrha,  de  sorte  que  les  pèlerins  d'outre-mer 
n'eurent  plus  à  traverser  un  territoire  étranger.  11  était  de 
l'intérêt  de  l'État  sacerdotal  de  Delphes  de  ne  pas  laisser  sub- 
sister de  poste  fixe  entre  lui  et  la  mer.  Les  Amphictyons  y 
veillèrent  avec  autant  de  sévérité  qu'en  mettaient  Elis  et 
Sparteà  garder  Olympie-'.  » 

4)  /EscHiN.,  In  Ctcsiph.  §  107-108.  —  2)  Pausan.,  X,  37,  7.  Suidas.,  s.  v. 
"LQm^.  D'autres  ratlribuent  à.  Clisthène  (Fronïix.,  III,.  7,  G.  Cf.  Poly.en.,  III, 
5)  ou  H  TAsclépiade  Nébros  (v.  ci-dessous).  —  3)  E.  Curtius,  Griech.  Gcsch., 
P,  p.  248. 


118  LES    ORACLES    DES    DIEUX 

Ainsi,  le  sicerdoce  de  Delphes,  qui  jusque-là  n'avait  disposé 
que  de  quelques  serfs,  avait  gagné  à  cette  guerre  un  vaste 
domaine  désormais  sacré  et  inviolable,  une  entière  autono- 
mie, et  même  quelque  chose  de  plus.  La  réorganisation  des 
jeux  pythiques  le  mit  à  même  de  rivaliser  d'influence  avec  le 
sanctuaire  d'Olympie.  Jusque-là,  en  effet,  ces  jeux,  célébrés 
chaque  neuvième  année  pour  marquer  le  commencement 
d'une  octaétéride,  ne  comportaient  qu'un  concours  poétique 
sur  un  thème  connu,  lePa^an  d'Apollon  '.  Désormais  le  con- 
cours, étendu  aux  exercices  gymniques  et  équestres,  allait  se 
renouveler  chaque  cinquième  année,  comme  les  jeux  olym- 
piques, et  disputer  à  ceux-ci  la  première  place  dans  l'estime 
des  Hellènes.  On  vit  aussitôt  l'émulation,  qui  est  le  trait  do- 
minant du  caractère  grec,  se  précipiter  dans  cette  nouvelle 
carrière  avec  une  ardeur  telle  que  l'on  put,  dès  la  seconde 
Pythiade,  supprimer  les  récompenses  en  argent  et  couronner 
les  vainqueurs  avec  les  branches  de  laurier  rapportées  de 
Tempe  ^ 

Tout  allait  à  souhait  pour  l'oracle.  L'incendie  du  temple, 
survenu  environ  quarante  ans  après  la  guerre  sacrée  (548), 
lui  permit  de  mesurer  l'immense  prestige  dont  il  jouissait 
alors.  Ce  temple,  oeuvre  de  Trophonios  et  d'Agamèdes,  brûla 
jusqu'au  ras  de  terre,  et  du  vieil  édifice  il  ne  resta  plus  que 
l'adyton  cyclopéen,  ce  «  seuil  de  l'âpre  Pytho  »  que  la  nature 
et  les  hommes  avaient  fait  indestructible.  Aussitôt  les  Am- 
phictyons  ordonnèrent  des  quêtes  dans  toute  l'Hellade  et, 
pour  stimuler  le  zèle  des  Delphiens,  ils  mirent  à  leur  charge 

1)Strab.,  IX, 3,  10.— 2)  La  première  Pythiade  commence  en  .>8C(D82^d'après 
Corsini  et  Clinton).  En  tous  cas,  les  jeux  étaient  célébrés  la  troisième  année 
de  chaque  olympiade,  dans  le  mois  Boukalios.  Substitution  des  couronnes 
aux  prix  (Pausan.,  X,  7,  5).  Clisthène  saisit  cette  occasion  de  fonder  aussi  à 
Sikyone  des  jeux  pythiques,  soi-disant  renouvelés  du  temps  d'Adrastos  (Pm- 
DAR.,  Nem.  IX,  50-33  [120-120].  Schol.  ibid.).  Piudare  rappelle  la  victoire 
remportée  là  par  i'Etnéen  Chromios.  En  somme,  la  concurrence  se  trouva 
être  peu  redoutable  pour  les  grands  jeux  de  Delphes. 


ORACLE    DE    DELPHES  119 

le  tiers  de  la  dépense.  Les  Delphiens  allèrent  de  ville  en 
ville  et  excitèrent  une  pieuse  émulation.  Les  étrangers  eux-mê- 
mes rivalisèrent  de  générosité  avec  les  Hellènes.  Les  Grecs 
établis  en  Egypte  et  le  roi  d'Egypte  Amasis  envoyèrent  de 
fortes  sommes  '.  Aussitôt  les  fonds  rassemblés,  la  reconstruc- 
tion commença.  L'architecte  Spintharos  de  Corinthe  fit  les 
dessins  et  la  puissante  ûimille  des  Alkméonides  d'Athènes  se 
chargea,  pour  3,000  talents,  de  l'entreprise.  Les  Alkméonides 
étaient  assez  riches  pour  n'y  pas  chercher  une  occasion  de 
réaliser  des  bénéfices.  L'exil  qui  les  avait  frappés  après  le 
le  meurtre  des  partisans  deKylon,  loin  de  les  appauvrir,  leur 
avait  donné  l'occasion  de  lier  connaissance  avec  Crésus  et  de 
puiser  dans  son  trésor-.  Ils  avaient  depuis  obtenu  de  Delphes 
la  rémission  de  leur  péché  héréditaire,  et  ils  n'avaient  plus 
qu'une  ambition,  rentrer  dans  leur  patrie.  Mais  ils  ne  pou- 
vaient rentrer  à  Athènes  qu'en  expulsant  les  Pisistratides  et, 
pour  cela,  le  concours  de  l'oracle  était  précieux.  Aussi  se 
montrèrent-ils  généreux.  Tandis  que  le  cahier  des  charges 
n'exigeait  pour  la  maçonnerie  du  temple  que  la  pierre  du 
pays,  ils  construisirent  la  façade  principale  en  marbre  de 
Paros^  Depuis  lors,  l'oracle  ne  cessa  de  répéter  atout  venant, 
surtout  aux  Spartiates,  qu'il  fallait  chasser  d'Athènes  les  Pi- 
sistratides \ 

La  reconstruction  du  temple  de  Delphes  marque  l'apogée 
de  la  puissance  politique  de  l'oracle  qui,  comblé  de  richesses, 
obéi  des  Grecs,  flatté  parles  monarques  asiatiques",  visité  par 

1)  Herod.,  II,  180.  —  2)  Herod.,  VI,  125.  —  3)  Herod.,  V,  62.  D'autres 
disent  en  marbre  du  Pentélique  (Stei'H.  Byz.,  s.  v.  IsXcpof).  Sur  les  dimen- 
sions, le  style  du  temple  et  tous  détails  techniques,  voy.  P.  Foccart  (op.  cit., 
p.  59).  Athènes  fournit  aussi  les  sculpteurs  Praxias  et  Androsthène  et  y  ga- 
gna une  grande  réputation  artistique.  —  4)  Herod.,  îbid.  Schol.  Aristoph., 
Lysistr.  1153.  —  5)  Consultation  do  Midas  (Herod.,  I,  1  i).  Les  rois  de  Lydie 
sont  des  clients  assidus  et  généreux  .  Gygès  (Herod.,  I,  13-14),  Alyattc  (He- 
rod., I,  19  ,  Crésus,  dont  la  biographie  est,  pour  ainsi  dire,  un  chapitre  de 
l'histoire  de  Delphes  (Herod.,  I,  46-52.  55.  90-91). 


120  LES    ORACLES    DES    DIEUX 

les  Étrusques  et  bientôt  par  les  Romains',  emplit  de  sa  re- 
nommée et  de  son  influence  tout  le  bassin  de  la  Méditerranée. 
Le  moment  est  favorable  pour  analyser  de  i)lus  près  ce  que 
renferme  de  ressources  et  d'idées  cette  étonnante  institution 
qu'on  dirait  le  centre  d'un  vaste  empire  spirituel, 

E.  INFLUENCE  POLITIQUE,  RELIGIEUSE  ET  MORALE  DE  L'ORACLE. 


Le  crédit  de  l'oracle  fondé  sur  une  foi  indestructible  en  la  possibilité  et  la 
réalité  de  la  divination.  —  L'oracle  institut  national.  —  Caractère  pré- 
caire de  son  autorité.  —  L  Tendances  oligarchiques  de  l'oracle  :  guerre 
faite  aux  tyrans  ou  démagogues  :  compromis  avec  les  tyrans  d'allure 
monarchique.  —  L'oracle  et  la  réputation  des  cités.  —  Influence  domi- 
nante de  l'oracle  sur  les  colonies  :  Apollon  Archégète.  —  Colonies  de 
Delphes.  —  Dîmes  coloniales  perçues  par  l'oracle  :  1'  k  été  d'or  ».  —  Les 
législations  coloniales  inspirées  et  surveillées  par  l'cracle.  —  II.  Inter- 
vention de  l'oracle  dans  les  affaires  religieuses.  —  Action  restreinte  et 
prétentions  modestes  des  prêtres  d'Apollon. —  Le  calendrier  amphictyo- 
nique.  — Encouragements  donnés  au  culte  des  héros.  —  Usage  et  abus 
de  l'apothéose.  —  III.  Doctrines  morales  de  l'oracle.  —  Théorie  de  l'ex- 
piation. —  Distinction  entre  la  pénitence  et  la  purilîcation  magique  ou 
Katharsis .  —  Part  de  l'acte  et  de  l'intention  dans  la  responsabilité 
morale.  —  Crimes  et  purilîcation  d'Oresta  et  d'Alcmœon.  —  La  culpa- 
bilité reportée  de  préférence  dans  l'intention.  —  Sanctions  de  l'autre 
vie,  —  Morale  positive  de  l'oracle  :  «  les  commandements  de  Delphes.» 
Absence  des  grands  principes  moraux.  —  L'oracle  et  les  écoles  philoso- 
phiques. —  Prospérité  matérielle  de  l'oracle  :  sa  gestion  financière.  — 
Réputation  équivoque  des  Delphiens,  habitants  et  prêtres.  —  Symp- 
tômes de  décadence. 

On  devine  conil)ien  a  dû  être  puissante  et  multiple  l'in- 
fluence d'un  oracle  que  tant  de  circonstances  heureuses 
avaient  élevé  au  rang  d'institution  nationale.  Pour  la  bien 
comprendre,  sans  la  déprécier  ni  l'exagérer,  il  est  bon  de 

1)  Agylla  (Caere),  qui  avait  pourlant  un  oracle  indigène,  se  montre  très 
soucieuse  des  conseils  de  Delphes  (IIiorou.,  I,  1G7.  Straii.,V,  2,  3).  Rome  con- 
sulte sous  Tarquin-le-Superbe  (Liv,  I,  ."iti),  durauL  la  guerre  de  Véïes  (Liv.,  V, 
15.  DioD.,  XIV,  93)  et  la  seconde  guerre  punique  (Liv.,  X.\ll,  li~.  XXIII,  H). 
Puis  vinrent  les  Sardes  (Pausan.,  X,  17,  1)  et  iiirnir  les  Carthaginois  (Diob., 
XIX,  2). 


ORACLE    DE    DELPHES  121 

nous  replacer  au  point  de  vue  des  Grecs,  en  écartant  des 
objections  qui,  au  point  de  vue  historique,  sont  de  nulle 
valeur,  et  qui  pèsent  bien  peu,  aujourd'hui  encore,  dans  la 
balance  du  psychologue. 

\f  ne  faut  pas  croire  que  la  non-réalisation  des  prophéties 
pût  entamer  à  bref  délai  le  crédit  de  l'oracle.  On  voit  tous  les 
jours  que  rien  n'est  accommodant  comme  la  crédulité  humaine. 
Les  croyants  parvenaient  presque  toujours  à  se  démontrer  à 
eux-mêmes  que  la  parole  d'Apollon  s'était  accomplie,  mais 
tout  autrement  qu'ils  ne  s'y  étaient  attendu.  L'histoire  de  la 
divination  est  remplie  de  ces  surprises  qui  faisaient  admirer 
les  ressources  ingénieuses  de  Loxias  et  permettaient  de  con- 
cilier, dans  la  mesure  du  possible,  la  liberté  humaine  avec  la 
liberté  et  la  dignité  des  dieux.  C'eût  été  mettre  la  fierté  di- 
vine d'Apollon  aune  singulière  épreuve  que  d'exiger  de  lui,  à 
chaque  question,  une  réponse  catégorique;  c'eût  été,  du  même 
coup  écraser  la  liberté  humaine  sous  une  certitude  impérative 
et  l'obligera  choisir  entre  une  révolte  impie  autant  qu'inutile 
et  une  soumission  aveugle  à  la  fatalité.  Personne  ne  repro- 
chait au  dieu  de  ne  pas  livrer  aux  mortels  tout  le  secret  des 
destins,  et  on  était  persuadé  qu'il  y  avait,  dans  ses  réticences  et 
ses  détours,  une  grande  sagesse.  Les  oracles  rencontraient  en 
Grèce  une  disposition  d'esprit  très  favorable,  l'idée  que  les 
Immortels  ne  disposent  pas  comme  ils  le  veulent  de  l'avenir 
et  qu'ils  n'ont  pas  le  droit  de  bouleverser  l'enchaînement  né- 
cessaire des  causes.  Le  sacerdoce  pythique  encourageait  cette 
doctrine',  sachant  bien  qu'Apollon  regagnait  en  réputation  de 
bon  vouloir  ce  que  la  révélation  perdait  d'effet  utile.  Si  quel- 
qu'un se  plaignait  d'avoir  été  ou  mal  averti  ou  égaré  par  les 

1)  C'est  Pindare,  le  poète  hiératique,  qui  affirme,  non  seulement,  comme 
Hésiode,  la  parenté  originelle  des  hommes  et  des  dieux  (^iVem.  VI,  1),  mais 
la  suprématie  de  la  loi  universelle  sur  les  uns  et  les  autres  :  N6[jioç  ô  -avxwv 
^aaiXelis  >^a-:wv  t£  y.y.\  àOxvâ-uiv  {Fragm.,  i'6\.  Bergk.,  Cf.  vol.  I,  p.  20). 


122  LES    ORACLES    DES    DIEUX 

conseils  de  l'oracle, on  lui  rappelait  que  nul  ne  peut  ni  ne  doit 
entraver  la  marche  des  destins  et  qu'il  était  insensé  d'at- 
tendre d'Apollon  les  moyens  d'éviter  l'inévitable.  Apollon 
s'était  même  réservé  le  droit  de  mentir  ou  de  donner  des 
conseils  pernicieux,  s'il  le  jugeait  à  propos'.  C'était  là  le 
châtiment  qu'il  réservait  aux  indiscrets,  aux  mal  intentionnés, 
à  tous  ceux  qui  approchaient  de  son  temple  avec  des  arrière- 
pensées  coupables. 

Le  client  d'Apollon  avait  donc,  en  cas  de  mécompte,  mille 
manières  de  s'expliquer  son  désappointement  sans  mettre 
en  cause  le  pouvoir  fatidique  de  l'oracle.  Il  pouvait  même 
s'en  prendre  aux  prêtres,  penser  que  la  Pythie  avait  parlé  en 
l'absence  du  dieu  ou  avait  été  corrompue  par  quelque  in- 
trigue, sans  que  sa  foi  fût  ébranlée  pour  cela.  Il  y  eut  des 
scandales  de  ce  genre,  et  il  est  évident  que  le  prestige  du 
sacerdoce  apoUinien  en  souffrit  ;  mais  ce  n'est  pas  un  para- 
doxe que  de  dire  qu'ils  contribuèrent  à  consolider  la  foi  à  la 
divination  en  aidant  à  rendre  raison  des  insuccès  bien  cons- 
tatés. 

Il  n'est  pas  non  plus  philosophique  d'admettre,  avec  Van 
Dale  et  Fontenelle,  que  le  jeu  des  oracles  ait  été,  partout  et 
à  toutes  les  époques,  une  fourberie  consciente  des  prêtres. 
Ces  prêtres  étaient  eux-mêmes  sous  l'influence  de  la  tradi- 
tion. Ils  croyaient,  eux  aussi,  à  la  divinité  et  à  la  présence 
d'Apollon,  ei  ils  pouvaient  réellement  arriver  à  se  persuade^ 
qu'ils  entendaient  le  sens  des  cris  de  la  Pythie  ou  que  leur 
traduction  était  spontanée  et,  par  conséquent,  inspirée.  C'est 
une  manière  bien  superricielle  de  juger  les  rites  divinatoires 
que  de  supposer  qu'ils  n'avaient  pas  de  mystère  pour  ceux 
qui  les  appliquaient.  Quand  même  on  démontrerait  que  les 
prêtres  de  Delphes  employaient   un   ensemble   de  moyens 

\)  Hymn.  Hom.,  In  Mercur.  341-5i9.  Cf.  l'histoire  de  Callistratos  d'ApUidna 
(Lycurg.,  In  Lcocrat.  §  93). 


ORACLE    DE    DELPHES  123 

habilement  combinés  pour  produire  le  délire  physiologique 
de  la  Pythie,  on  n'aurait  pas  démontré  par  là  qu'il  y  avait 
de  leur  part  supercherie.  Ces  moyens  leur  avaient  été  indi- 
qués par  la  tradition  liturgique,  c'est-à-dire  par  la  divinité 
elle-même,  et  n'étaient  efficaces  que  par  le  bon  plaisir  de 
cette  volonté  supérieure.  Il  n'y  a  qu'une  idée  rebelle  aux 
explications  accommodantes;  c'est  le  concept  de  loi  natu- 
relle, apporté  en  Grèce  par  la  physique  ionienne.  Partout  où 
cette  idée  s'empare  des  esprits,  la  religion  est  frappée  au 
cœur  et  ne  vit  plus  que  de  compromis.  Il  faut  que  l'action 
divine  s'identifie  avec  la  «  force  des  choses  »  ou  disparaisse 
devant  elle. 

L'oracle  de  Delphes  a  survécu  aux  dialecticiens  qui  l'avaient 
obligé  à  combiner  la  théorie  de  l'inspiration  avec  l'emploi 
des  agents  naturels  :  c'est  assez  dire  qu'il  avait  pu  traverser, 
sans  éveiller  le  doute  au-dehors  ni  installer  le  mensonge  au- 
dedans,  les  siècles  où  la  révélation  était  considérée  comme 
un  fait  palpable  et  non  comme  un  problème  à  discuter.  Puis, 
par  l'effet  inévitable  du  temps  et  les  ravages  de  la  réflexion,  la 
foi  s'était  peu  à  peu  affaiblie,  chez  les  prêtres  d'abord,  chez 
les  profanes  ensuite.  L'immixtion  perpétuelle  de  l'oracle 
dans  les  affaires  publiques  de  la  Grèce  contribua,  plus  que 
toute  autre  cause,  à  rendre  le  corps  sacerdotal  suspect  et 
digne  de  l'être.  La  défiance,  une  fois  éveillée,  ne  put  que 
s'accroître,  et  les  abus  devinrent  d'autant  plus  évidents  que 
nulle  habileté  ne  suffît  à  remplacer  la  sincérité  absente. 
Mais,  au  commencement  du  sixième  siècle  avant  notre  ère, 
le  crédit  du  sacerdoce  pythique  était  encore  intact  et  l'on  ne 
saurait  affirmer  que  les  prophètes  d'Apollon  n'aient  pas  cru 
sincèrement  collaborer  à  une  oeuvre  divine. 

Ce  qui  surprend  le  plus  dans  cet  accord  de  l'opinion,  c'est 
que  les  Hellènes,  si  amoureux  d'indépendance  et  si  particuliè- 
rement hostiles  à  toute  domination  sacerdotale,  aient  laissé 


l'il  LES     ORACLES    DES    DIEUX 

une  autorité  sans  contrôle  se  substituer  ou  pi ntôi  se  superposer 
à  la  divination  lil)re.  plus  conforme  aux  habitudes  nationales 
et  glorifiée  par  les  souvenirs  de  l'âge  héroïque.  Le  fait  s'ex- 
plique par  plusieurs  causes  dont  aucune  ne  fait  attendre  un 
effet  nécessaire,  mais  qui,  groupées  et  aidées  par  les  circons- 
tances, ont  plié  peu  à  peu  l'indocile  fierté  du  génie  hellé- 
nique. De  ces  causes,  les  unes  sont  générales,  et  nous  les 
avons  déjà  rencontrées  en  abordant  Fhisloire  des  oracles, 
les  autres  sont  propres  au  sanctuaire  de  Delphes. 

Il  est  inutile  d'insister  à  nouveau  sur  l'opportunité  du  site  et 
rexcellence  de  la  religion  qui  recueillit  l'héritage  de  toutes  les 
traditions  accumulées  en  ce  lieu.  Les  Cretois  qui  fondèrent  la 
corporation  sacerdotale  ajoutaient  à  tous  ces  éléments  de  suc- 
cès le  prestige  d'une  civilisation  plus  avancée.  Ils  apportaient 
aux  grossières  peuplades  campées  autour  du  Parnasse  les 
inventions,  les  instruments  de  progrès  créés  par  Teffort  col- 
lectif de  la  Phénicie,  de  l'Egypte,  de  Tlonie,  et  n'eurent  pas 
de  peine  à  faire  reconnaître  leur  supériorité  intellectuelle. 
Les  prophètes  gagnent  toujours  à  venir  de  loin.  Il  ne  leur 
restait  plus  qu'à  se  maintenir  au-dessus  du  niveau  général, 
et  ils  y  réussirent  longtemps,  grâce  à  l'étendue  de  leurs  in- 
formations, grâce  aussi  à  l'esprit  de  corps  qui  mettait  à  la 
disposition  du  groupe  entier  les  connaissances  amassées  par 
le  travail  de  chacun  de  ses  membres. 

La  création  de  la  mantique  enthousiaste  décupla  la  puis- 
sance d'un  oracle  à  qui  le  dévouement  des  Doriens  et  la  réor- 
ganisation de  l'amphiciyonie  delphique  avait  déjà  assuré  une 
clientèle  incomparable.  Le  respect  intéressé,  les  flatteries  et 
les  présents  des  Barbares  achevèrent  de  donner  à  l'oracle  le 
caractère  d'un  institut  national  qui  pouvait  être,  à  l'occasion, 
l'organe  diplomatique  du  peuple  entier  traitant  avec  les  races 
étrangères.  La  Grèce,  toujours  prompte  à  défaire  les  ébauches 
de  confédération  improvisées  sous  la  pression  des  circons- 


ORACLE    DE     DELPHES  125 

tances,  n'eut  jamais  de  capitale  où  elle  pût  plus  commodé- 
ment prendre  conscience  d'elle-même  sans  rien  sacrifiei*  de  ses 
habitudes  antérieures.  Delphes  profita  de  cette  situation 
exceptionnelle  et  son  hégémonie  fut  d'autant  plus  facileuiont 
acceptée  qu^elle  ne  pouvait,  en  aucun  cas,  substituer  à  la  per- 
suasion des  ordres  impératifs.  L'oracle  put  dominer  la  Grèce, 
mais  sans  se  prévaloir  d'un  droit  acquis.  La  multiplicité  des 
États,  leur  hostilité  réciproque,  le  soin  jaloux  avec  lequel 
ils  veillaient  sur  leur  autonomie,  l'obligeaient  à  faire  en 
détail  le  siège  de  chaque  cité,  à  modifier  son  attitude  et  ses 
prétentions  suivant  les  tendances  de  l'esprit  local.  Il  lui  était, 
par  conséquent,  interdit  d'avoir  une  politique  régulière  et 
constante,  une  personnalité  bien  marquée  :  et  l'on  comprend 
que,  ne  pouvant  étendre  son  action  sans  la  diversifier,  il  ait 
laissé  partout  la  trace  de  son  infiuence  sans  avoir  pris  dans 
l'histoire  le  rôle  prépondérant  auquel  on  l'eût  cru  destiné.  Il 
mit  son  empreinte  sur  bien  des  constitutions,  mais  par  l'in- 
termédiaire de  législateurs  restés  indépendants  ;  il  envoya 
ça  et  là,  aux  époques  de  crise,  des  laissionnaires  déguisés, 
Thalétas,  Terpandre,  Tyrtée  à  Sparte,  Épiménide  à  Athènes  ; 
mais,  si  l'on  excepte  Sparte,  où  les  Poithéens,  commensaux 
et  conseillers  des  rois',  rendaient  possible  a  toute  heure  son 
intervention,  il  ne  songea  pas  ou  ne  réussit  pas  à  installer 
dans  les  cités  des  représentants  attitrés  de  son  autorité  -,  cette 
autorité  n'étant  efficace  qu'à  condition  de  ne  jamais  exiger 
l'obéissance. 

Il  faut  s'habituer,  pour  juger  de  son  pouvoir  réel,  à 
cette  équivoque  constante,  à  cette  perpétuelle  incertitude 
des  résultats.  La  parole  d'Apollon,  qui  pouvait  ébranler  ou 

1)  Herod.,  YI,  o7.  Cf.  vol.  II,  p.  217.  —  2)  Les  exégètesruGdyprjaxoi  d'Athènes 
(ibid.)  n'ont  eu,  à  cet  égard,  qu'un  rôle  insignillant.  II  est  possible  qu'ils  aient 
été  consultés  sur  l'expiation  liturgique  de  certains  homicides  (Bœckh,  C.  I. 
Gr.,  I,  p.  513),  mais  il  ne  siégeaient  pas  avec  les  éphètes  au  Ddphinion,  dont 
le  nom  semblait  cependant  appeler  leur  présence. 


126  LES    ORACLES    DES    DIEUX 

affermir,  détrôner  ou  légitimer  des  dynasties,  modifier  des 
lois,  réintégrer  des  bannis,  déchaîner  des  haines  ou  sus- 
pendre des  hostilités,  était  incapable  de  triompher  de  la 
moindre  résistance.  Elle  apportait  des  conseils  que  les  cités 
comme  les  individus  suivaient  ou  négligeaient,  à  leurs 
risques  et  périls.  Non-seulement  elle  ne  disposait  d'aucun 
moyen  coercitif,  mais  elle  ne  créait  même  pas,  dans  la  plu- 
part des  cas,  d'obligation  de  conscience,  attendu  que  nul 
n'est  obligé  en  conscience  d'agir  au  mieux  de  ses  intérêts 
propres. 

Ces  réserves  une  t'ois  faites,  on  ne  peut  nier  que  les  prêtres 
d'Apollon  n'aient  eu  souvent  la  joie  de  se  voir  obéis,  et  qu'ils 
n'aient,  à  travers  les  inconséquences  obligées  de  leur  poli- 
tique, mis  dans  leurs  actes  une  certaine  suite.  Delphes  repré- 
sente en  Grèce  l'esprit  aristocratique  et  conservateur,  celui 
qui  dominait  dans  les  états  dorions  et  y  faisait  régner  la 
liberté  «  édifiée  par  les  dieux  '.  »  Aussi  l'oracle  lutte-t-il, 
chaque  fois  qu'il  peut  le  faire  sans  danger,  contre  l'esprit 
opposé  qu'il  qualifie  de  révolutionnaire.  Les  excès  des  démo- 
craties turbulentes  et  inexpérimentées,  les  tyrans  démago- 
giques qui  surgirent  de  toutes  parts,  au  vu"  et  au  viii« 
siècle,  sur  les  ruines  des  dynasties  légitimes  et  des  coteries 
oligarchiques,  ne  lui  donnèrent  que  trop  d'occasions  de 
vanter  les  bienfaits  de  la  liberté  d'institution   divine. 

Il  le  faisait  parfois,  si  l'on  en  croit  une  légende  conservée  par 
Pausanias,  d'une  façon  bien  spirituelle.  Mégare  étant  lasse 
de  la  royauté  et  voulant  se  donner  des  archontes  électifs,  un 
certain  yEsymnos,  type  symbolique  des  œsymnètes,  «  alla 
demander  à  Delphes  de  quelle  façon  ils  parviendraient  à 
vivre  heureux.  Le  dieu  lui  révéla  bien  d'autres  choses  et  lui 
dit  que  les  Mégariens  prospéreraient  s'ils  délibéraient  avec 

1) 'EXsuÔ£p(a  3£6o,aaToç  (PiNDAR.,   Pyth.   I,  (Jl). 


ORACLE     DE     DELPHES  127 

les  plus  nombreux '.  »  Rien  déplus  démocratique  en  appa- 
rence ;  mais  l'oracle  entendait  par  opinion  de  la  majorité 
la  voix  des  ancêtres  plus  nombreux,  à  eux  tous,  que  chaque 
génération  de  leurs  descendants.  Les  avertissements  partis 
de  Delphes  prirent  même  souvent  la  forme  de  menaces,  sur- 
tout près  des  tyrans  vieillis  et  inquiets.  Il  y  avait  longtemps 
que,  même  en  Grèce,  les  prêtres  avaient  essayé  de  juger  les 
rois.  Nestor,  dans  V Odyssée,  demande  àTélémaques'il  voyage 
par  libre  choix  ou  si,  par  hasard,  «  les  gens  du  peuple  ne 
Tont  pas  pris  en  haine,  pour  obéir  à  la  voix  d'un  dieu-,  »  Ce 
que  des  prêtres  ou  des  devins  isolés  avaient  osé  contre  les 
dynasties  d'autrefois,  le  puissant  sacerdoce  de  Delphes  l'es- 
sayait sans  péril  contre  les  tyrans  incertains  du  lendemain  et 
plus  redoutés  qu'estimés ^ 

L'oracle  avait  parfois  mieux  que  des  hexamètres  menaçants 
à  opposer  aux  tyrans  et  aux  démocraties.  L'armée  Spartiate 
se  chargea  longtemps  de  jeter  à  bas  les  gouvernements  flétris 
par  les  anathèmes  d'Apollon.  Polycrate  de  Samos  faillit 
tomber  de  cette  manière  '',  et  Lygdamis  de  Naxos,  le  protégé 
des  Pisistratides,  succomba  avant  ses  protecteurs  expulsés, 
eux  aussi,  par  les  Spartiates.  Mais  les  prêtres  de  Delphes 
n'étaient  pas  impitoyables  pour  ceux  qu'ils  craignaient  ou 
dont  ils  voulaient  se  servir.  L'appui  qu'ils  refusaient  à  tel 
parvenu,  ils  l'offraient  en  quelque  sorte  à  leur  voisin,  le 
tyran  de  Corinthe,  à  ce  Périandre  qu'ils  ont  fait  inscrire  sur 

{)  Pausan.,  I,  43,  3.  -  2)  Hosi.,  Odyss.  III,  2do.  Schol.  ihid.  —  3)  Réponse 
équivoque  et  menaçante  faite  à  l'envoyé  du  tyran  d'Epidaure,  Proclès  (vers 
G30)  ap.  Plutarch.,  Pyth.  orac.  19.  Un  fait  caractéristique,  c'est  la  consul- 
tation des  Agrigentins  qui  viennent  demander  à  la  Pythie  le  moyen  de  se 
défaire  de  Plialaris(vers  530).  — 4)  L'expédition  des  Spartiates  contre  Samos 
n'ayant  pas  réussi,  Hérodote  ne  dit  pas  qu'elle  ait  été  conseillée  par  la 
Pythie  (Herod.,  III,  46-47),  mais  l'oracle  passa  pour  avoir  prédit  la  mort  de 
Polycrate  (Suid.,  s.  v.  Ilûôtoc  •  Taùxà  aoQ,  et  l'on  sait,  d'une  manière  générale, 
que  Sparte  était  encouragée  par  roraelc  dans  la  guerre  ({u'elle  fit  aux  ty- 
rans. 


128  LES    ORACLES    DES    DIEUX 

la  liste  des  Sages.  L'oracle  laissa  dire  qu'il  avait  promis  la 
tyrannie  «  à  Kypsélos  et  à  ses  fils'  :  »  il  ordonna  ou  approuva 
l'expulsion  desBakchiades"-  et  resta  fidèle  a  Périandre  jusque 
dans  des  circonstances  oii  il  risquait  de  compromettre  le 
prestige  de  la  religion.  On  vit  Périandre,  assassin  de  sa 
femme,  poursuivre  dans  son  fils  le  futur  vengeur  de  sa  vic- 
time, défendre  à  qui  que  ce  fût  de  le  recevoir  sous  son  toit, 
faisant  savoir  «  que  quiconque  l'accueillerait  ou  même  cau- 
serait avec  lui,  payerait  à  Apollon  une  amende  sacrée  dont  la 
proclamation  indiquerait  le  montant''.  »  Les  prêtres  d'Apollon 
acceptèrent  là  un  triste  rôle.  Nous  avons  vu  plus  haut  qu'ils 
avaient  supporté  d'être  défendus  par  ce  Clisthène  qui  faisait 
à  Sikyone  table  rase  des  institutions  doriennes,  et  cela,  après 
lui  avoir  dit  à  lui-même  qu'il  était  «  un  homme  à  lapider'.» 
Ils  protégèrent  du  mieux  qu'ils  purent  l'odieux  Phalaris,  de 
légendaire  mémoire,  en  déclarant  à  ceux  qui  méditaient  de 
le  tuer  qu'Apollon  lui  avait  accordé  une  prolongation  d'exis- 
tence''. De  même,  ils  restèrent  en  relations  très  amicales  avec 
les  fastueux  potentats  de  Syracuse,  les  fils  de  Dinomène,  qui 
comblaient  de  présents  et  l'oracle  et  Pindare,  son  poète 
favori. 

Ils  firent  moins  de  concessions  aux  démocraties  qui  se  re- 
fusaient à  porter  le  joug  monarchique.  L'émulation  était  la 
passion  grecque  par  excellence,  et  il  fut  un  temps  oti  l'on  at- 
tachait une  grande  importance  aux  encouragements  et  aux 
réprimandes  venues  de  Pytho.  Les  prêtres  distribuaient  outre 
les  cités  réloge  ouïe  blâme  et  frappaient,  en  leur  honneur  ou  a 

\)  Herod.,  V,  92.  11  y  avait  à  Pyllio  la  chapelle  des  Corinthiens,  fondée 
par  Kypsélos  (Plutarch.,  Pyth.  ortie,  13).  —  2)  Schol.  Ai>oll.  Rhod.,  IV, 
1212.  —  3)  IIerod.,  III,  o2.  —  4)  Hkrod.,  V,  67.  —  a)  Lucien  s'est  amusé  à 
écrire  une  lettre  apologétique  de  Phalaris  offrant  à  Apollon  Pythien  son 
taureau  d'airain,  et  un  discours  par  lequel  un  prêtre  de  Delphes  exhorte  ses 
rollég-ues  à  accepter  les  dons,  sans  refrarder  d'où  ils  vioniirnt.  Le  malin  so- 
lihistc  a  emprunté  hien  des  traits  à  la  réalité. 


ORACLE   DE   DELPHES  129 

leur  détriment,  de  ces  vers  qui  deviennent  vite  des  proverbes. 
La  réputation  des  États  se  faisait  ainsi  à  Delphes  et  les  juge- 
ments tombés  du  haut  du  trépied  sont  souvent  entrés  sans 
contrôle  dans  l'histoire.  Si  les  informations  dont  nous  dispo- 
sons nous  permettaient  de  les  soumettre  à  une  révision  atten- 
tive, on  trouverait  probablement  que  toutes  les  sentences 
sévères  ont  frappé  les  cités  démocratiques.  On  verra  plus 
loin  au  prix  de  quelle  déférence  les  Athéniens  retinrent  la 
bienveillance  toujours  problématique  de  l'oracle.  Les  Athé- 
niens prétendaient  qu'un  oracle  avait  comparé  leur  ville  à  un 
«  aigle  dans  les  nuages  \  »  mais  ce  compliment  leur  venait 
des  prophéties  de  Bakis  ;  ils  se  vantaient  aussi  d'avoir  été 
chargés  par  Apollon  Pythien  d'offrir  à  Démêter  les  r.pcr^pi'j'.x 
pour  toute  l'Hellade-,  mais  ils  étaient  à  peu  près  seuls  à  le 
croire.  On  citait,  contre  les  habitants  d'^Egse  ou  de  Mégare, 
un  oracle-proverbe  qui  déclarait  ces  villes  indignes  même 
du  dixième  rang  parmi  les  cités  grecques ^  Or,  si  nous  ne 
savons  rien  des  ^giens,  les  malédictions  de  Théognis  nous 
éclairent  sur  le  crime  des  Mégariens.  Parlait-on  de  Milet? 
«  Les  Milésiens  étaient  jadis  braves,  »  avait  dit  l'oracle '*, 
quelque  temps  avant  les  guerres  médiques,  alors  que  Milet 
avait  ses  démagogues  et  ses  tyrans. 

Les  Sybarites,  amis  des  Milésiens,  furent  bien  autrement 
maltraités.  Il  serait  curieux  de  rechercher  les  motifs  qui  ont 
attiré  sur  S.\  baris  la  colère  des  prêtres  de  Delphes.  Cette  ville 
a  été  signalée  par  l'oracle  comme  une  sentine  de  vices,  tandis 

1)  ScHOL.  Aristoi'H.  Equit.,  1013.  1086.  Av.  978.  —  2)  Schol.  Aristoph. 
Equit.^  729.  Suid.,  s.  v.  Ilporjpoatai.  Lycurg.  fnujui.,  8().  87.  — -3)  Suid.,  s.  v. 
AtYisî;  .  'V|i.efç  w  May^pa;,  —  4)  AristoI'H.  Flut.,  1002.  ScH0L.,^6ùi.  SuiD.,  s.  V. 
"Maav.  Athen.,  XII,  §20.  Tous  ces  oracles  sont  de  provenance  incertaine  et  on 
les  attribue  à  Delphes  parce  que  c'est  surtout  de  lui  (|ue  les  Grecs  disaient 
«  l'oracle  »  tout  court.  Hemsterhuys,  annotant  les  scolies  d'Aristophane, 
attribue  ce  jugement  sur  les  Milésiens  à  l'oracle  des  Brancliides  :  mais  cet 
institut  était  trop  près  de  Milet  pour  encourager  ainsi  les  ennemis  de  la 
grande  cité  ionienne. 

9 


130  J.ES   ORACJ.es   DEi:    DIEUX 

que  son  heureuse  rivale,  Crotoue,  est  représeiiLëe  comuie  le 
modèle  de  toutes  les  vertus.  Coupables  d'un  meurtre  compli- 
qué de  sacrilège,  les  Sybarites  consultaient  un  jour  sur  le 
cas.  La  Pythie  déclara  le  crime  irrémissible  et  chassa  du 
temple  leurs  théores  sans  leur  indiquer  d'expiation'.  Elle 
prédit  au  Sybarite  Amyris  la  décadence  et  la  ruine  de  sa  pa- 
trie^  Lorsque  cette  ruine  fut  consommée  (510),  ceux  des  sur- 
vivants qui  allèrent  implorer  les  conseils  d'Apollon  se  virent 
salués  par  cette  apostrophe  narquoise  :  «  Vous,  qui  buvez  peu 
d'eau  et  mangez  beaucoup  de  gâteaux'!  »  et,  comme  ils  de- 
mandaient en  quel  lieu  ils  devaient  fonder  une  nouvelle  Sy~ 
baris,illeur  fut  répondu,  toujours  avec  une  pointe  de  malice  : 
«  là  où  l'on  doit  boire  de  l'eaU  avec  mesure  et  où  l'on  peut 
manger  sans  mesure''.  »  On  conçoit  que  les  Sybarites,  se  dé- 
fiant de  la  malveillance  de  l'oracle,  aient  demandé,  pour  fon- 
der Thurium  (443),  l'assistance  des  devins  athéniens''. 

Ces  indications  sommaires  et  d'une  authenticité  douteuse 
nous  renseignent  mal  sur  les  griefs  de  l'oracle  contré  Sybaris; 
mais  on  peut  être  assuré  que  les  prêtres  de  Delphes  se  sont 
crus  lésés  dans  les  droits  qu'ils  s'arrogeaient  volontiers  sur  les 
colonies. Dans  la  Grèceproprement  dite,  l'influence  de  l'oracle 
se  heurtait  toujours  à  des  habitudes  prises,  à  des  institutions 
traditionnelles  plus  anciennes  parfois  que  le  culte  d'Apollon 
lui-même,  tandis  que  la  plupart  des  colonies  avaient  été  fon- 
dées avec  sa  coopération  et  avaient  grandi  sous  sa  surveil- 
lance. 

La  fondation  d'une  colonie  était,  aux  yeux  des  Grecs  comme 
dans  l'opinion  des  Romains,  un  acte  religieux,  assimilable 
de  tout  point  à  l'édification  d'un  temple.  Une  ville  nouvelle 
est  un  sanctuaire  nouveau  où  viendront  siéger  les  dieux  de 

1)  ^:lian.  Var.  hist.,  III,  «.  —  2)  Athkn.,  XII,  ^  18.  Suid.,  s.  v.  "Apptç. 
El'stath.  ad  Dion.  Pcricg.,  37i-.  —  3)  SriD.,  s.  v.  IMÉipio  Cowp. —  4)  l)ii>ii.,  XII, 
10. — 5)  SciiuL.  Aiusïoi'ii.  iV«/6.,  332.  Suid.  s.  v.  Bo'jpiofxâvTEiç.  Cf.  vol.  11,  p.  t<3. 


ORACLE   DE   DELPHES  131 

la  métropole  et  où  va  brûler  le  feu  symbolique  emprunté  au 
foyer  de  l'ancienne  patrie.  C'est  donc  à  la  religion  de  dési- 
gner, de  purifier,  de  consacrer  l'emplacement  où  les  dieux 
protecteurs  de  la  cité  vont  demeurer  avec  les  hommes,  après 
avoir  consulté  pour  cela  la  volonté  de  ces  mêmes  dieux.  Et 
qui  connaissait  mieux  les  volontés  célestes  que  l'oracle  de 
Delphes?  Quelle  intelligence  pouvait  guider  plus  sûrement 
les  oekistes  que  celle  d'Apollon  Conducteur  ('Ap-/'îT^''l-:)*  ? 
L'oracle  s'était  déjà  emparé  de  la  conscience  hellénique  à  l'é- 
poque où  la  Grèce,  reposée  de  l'invasion  dorionne,  prospère 
et  surpeuplée,  laissa  envoler  de  ses  entrailles  les  essaims 
aventureux  qui  allèrent  porter  sa  langue  et  ses  moeurs  sur 
tous  les  rivages  de  la  Méditerranée.  Ce  fut  donc  lui  qui,  au 
cours  du  viii"  et  du  vir  siècle,  remplaça  les  devins  libres 
dont  l'assistance  avait  suffi  jusque-là  aux  fondateurs  de  ci- 
tés^  Depuis  lors,  «  Phœbos  sourit  toujours  aux  villes  qui  se 
fondent  et  élève  lui-même  leurs  assises^  »  On  disait  même 
que  le  dieu  de  Delphes  donnait  en  quelque  sorte  aux  colo- 
nies le  choix  de  leur  destinée.  Syracuse  et  Crotone,  par 
exemple,  étaient  censées  avoir  choisi,  par  la  bouche  de  leurs 

1)  Cf.  HùLLMANN,  De  Apolline  civitatum  aiictore.  Regiom.  181 1.  Les  exemples 
de  rintervenlion  de  l'oracle  dans  la  fondation  des  cités  abondent.  Ceux  i[iii 
ont  lu  la  quatrième  pythique  de  Pindare  et  l'ouvrage  d'Hérodote  peuvent  se 
tenir  pour  renseignés.  De  tons  ces  exemples  accumulés  devait  se  dégager  à 
la  fin  une  doctrine,  le  devoir  pour  les  colons  de  prendre  le  mol  d'ordre  à 
Delphes.  Nous  savons  que  c'était  là  l'usage  (Cf.  Cic.  Divin.,  I,  i.  Cels.  ap. 
Origen.  C.  Ce/s., VIII,  45.  Serv.  Mn.,  Ifl,  88.  Menand.  Rhet.,  p.  326),  mais  il 
est  intéressant  do  constater  que  cet  usage  si  général  et  si  facile  à  justifier 
n'a  pu  devenir  une  règle  obligatoire  Hérodote  (V,  42^  est  convaincu  que 
Dorieus  a  eu  tort  de  ne  pas  consulter  l'oracle  avant  de  s'embarquer  pour 
l'Italie;  mais  il  constate  du  même  coup  qu'à  la  lin  du  vie  siècle,  au  moment 
où  le  prestige  de  l'oracle  était  dans  tout  son  éclat,  des  Spartiates  conduits 
par  un  Héraklide  osaient  se  passer  des  conseils  de  Pytho.  —  2)  L'oracle  refit, 
à  son  point  de  vue,  l'histoire  de  la  colonisation,  et  l'on  finit  par  trouver,  à 
l'origine  des  métropoles  elles-mêmes,  l'inévitable  •/pr]'îa'';ç  ([iii  en  détermine 
la  fondation.  Les  devins  libres  sont  expulsés,  ou  peu  s'en  faut,  de  l'u'uvre 
das  logograplies.—  3)  Callimach.  In  ApolL,  o6 


132  LES   ORACLES   DES    DIEUX 

œkistes,  Arcliias  et  ^Myskellos,  Tune  la  richesse,  Tautre  la 
santé'. 

A  ne  considf'rer  l'intervention  de  l'oracle  qu'au  point  de 
vue  humain,  il  faut  convenir  ({u'olle  pouvait  être  singulière- 
ment utile  et  que  les  Hellènes  mettaient  en  partait  accord 
leur  foi  et  leur  intérêt.  Grâce  a  ses  relations  multiples,  le 
sacerdoce  de  P\  iho  était  instruit  de  tout  ce  qui  se  passait  et 
dans  le  niondo  grec  et  aux  alentours,  11  centralisait  tous  les 
renseignements,  tous  les  récits  de  voyages,  dressait  des  car- 
tes d'après  ces  notes  et  collectionnait  même  les  produits  des 
divers  pays.  Il  se  mettait  ainsi  en  état  de  donner  à  tout  ve- 
nant, en  connaissance  de  cause,  des  indications  dont  la 
justesse,  après  vérification,  paraissait  miraculeuse.  Apollon 
se  vantait  de  connaître  les  entrailles  de  la  mer  et  le  nombre 
de  grains  de  sable  qui  couvrent  ses  rivages-.  On  le  croyait 
sans  peine  en  rencontrant,  sur  une  plage  inconnue  encore, 
l'accident  de  terrain,  la  source,  les  produits  naturels  dési- 
gnés d'avance  par  l'oracle.  Lorsqu'Apollon  ordonna  à  Grinos 
de  fonder  une  ville  en  Libye,  personne  parmi  les  consul- 
tants ne  savait  où  était  la  Libye''.  Souvent,  comme  dans  ce 
cas  particulier,  l'oracle  prenait  l'initiative  de  la  colonisation 
et  n'oubliait  rien  pour  faire  réussir  un  plan  suggéré  par  lui. 
Kyrène  une  fois  assise  sur  le  rivage  africain,  «  la  Pythie, 
par  ses  oracles,  excita  tous  les  Hellènes  à  prendre  la  mer  et 
à  s'associer  en  Libye  aux  Kyrénéens...  L'affluence  fut  grande 
alors  à  Kyrène'.  «  On  voit  même  l'oracle,  jouant  le  rôle  de 
médecin  politique,  engager  les  villes  besoigneuses  à  retran- 
cher de  leur  sein  la  dîme  de  leur  ])opulation,  se  faire  le  guide 
et  le  suzerain  des  émigrants  désormais  consacrés  à  Apollon,  et 

1)  SciD.,  s.  V.  'Ap/jx;.  Diui).  YIII,  17.  Strab.,  VI,  I,  12.  Zknob.,  Ilf,  42.  — 
2)  Hkp.od.,  I,  47.  Suiu.,  s.  v.  •!/a|j.[j.a-/.ojtoYdtpYapa.  Ciriuco  d'Ancona  a  trouvé  à 
Delplios  cette  tière  déclai-atioii  gravée  sur  une  table  de  marlire.  —  3)  He- 
ROD.,  IV,   i;iO.  L'oracle  insiste    cl    iinil    par  ojiliger  Battos  à  fonder  Kyrène 

(jhid.  i;id-i;i');.  —  î  iiKuni,.,  IV,  ];;•). 


ORACLE     DE     DELPHES  133 

fonder  avec  eux  des  colonies  dont  Delphes  devenait  ainsi  la 
métropole.  C'est  de  cette  manière  qu'il  fonda,  avec  des  Chalki- 
diens  décimés  etdes  réfugiés  messéniens,  sa  colonie  de  Rhé- 
gion,  dont  il  avait  lieu  d'être  fier'.  Nous  ne  saurions  dire  si 
Métaponte,  une  des  cités  les  plus  dévouées  à  Apollon,  ne 
dut  pas  à  quelque  procédé  analogue  d'avoir  pour  œkiste  Dau- 
lios,  le  tyran  de  Krisa^  ;  mais  il  parait  que  Magnésie  du 
Méandre  était  aussi  «colonie  de  Delphes,  consacrée  au  dieu'» 
et  Plutarque  loue  les,  Magnésiens  et  les  Érétriens  d'avoir  of- 
fert à  Apollon  les  prémices  de  leur  population''.  Cet  usage, 
qui  n'est  pas  sans  analogie  avec  le  versacrurti  des  populations 
italiques,  survécut  même  aux  circonstances  qui  l'avaient  fait 
naître  et  subsista  amoindri  dans  l'habitude  superstitieuse  de 
vouer  des  enfants  à  Apollon  Pythien"'.  En  somme,  on  le  voit, 
l'oracle  encouragea  de  son  mieux  l'expansion  de  la  race  hel- 
lénique et  prit  à  cœur  de  diriger  le  mouvement.  Il  s'est 
trouvé  ainsi  que  les  colons  obéissaient,  en  définitive,  à  ceux 
qui  étaient  le  plus  en  état  de  les  diriger,  et  «  c'est  peut-être  là, 
dit  E.  Curtius,  le  plus  grand  et  le  plus  durable  service  que 
l'oracle  ait  rendu  à  la  Grèce ■5.  » 

Ce  service  n'était  pas  désintéressé.  Delphes  entendait  gar- 
der, non-seulement  sur  ses  colonies,  mais  sur  toutes  les  colo- 
nies dont  l'oracle  avait  aidé  les  fondateurs,  un  droit  de  suze- 
raineté qui  n'était  pas  sans  se  traduire  par  des  exigences 
pratiques.  Ces  cités  devaient  lui  envoyer,  en  signe  d'obé- 
dience, la  dîme  de  leur  récoltes,  ou  plutôt  l'équivalent  en  or, 

1)  Tm.  ap.  Strab.,  VI,  1,  G.  9,  Antig.  Caryst.,  Hht.  mirab.  1.  —  2)  Ephor. 
ap.  Strab.,  VI,  1,  lij.  —  3)  Aristt.  ap.  Athex.,  IV,  §  74.  Les  Magnésiens 
étaient  tenus  de  fournir  aux  Delphiens  de  passage  chez  eux  le  logement, 
l'éclairage,  le  sel,  l'huile  et  le  vinaigre  (ihid.).  —  ij  Plutarch.  Pijth.  orac, 
16.  —  5)  C.  I.  Gr^c.  1716.  L'usage  de  confier  des  enfants  à  une  protection 
céleste  spéciale  et  de  les  vouer  à  une  couleur  symbolicjue  existe  encore  de 
nos  jours.  —  6)  E.  Ccrtius,  Gnech.  Gesch.,  V,  \k  4S(>.  Cf.  l;i  déclaination 
ampoulée  du  rliéteur  IMénnndn-  (/oc.  cit.). 


134  LES   ORACI  ES   DES   DIEUX 

r  «  été  d'or  {ypzz\j^i  Oipcç)'.  Métaponte,  Myrina  et  Apol'.onie 
sont  citées  parmi  les  plus  fidèles  à  s'acquitter  de  ce  tribut^ 
que  les  prêtres  de  Delphes  n'ont  pu  convertir  en  une  rede- 
vance obligatoire. 

Apollon  ne  dédaignait  pas  plus  le  nom  de  «  porte-dîmes 
(A£-/.arr,çspGç)  ^  »  que  celui  de  «  conducteur»  mais  il  n'osait 
prendre  les  allures  d'un  créancier  :  il  indiquait  seulement 
par  un  autre  surnom,  celui  de  «  bénéficier  (Kôccwoc)  '  »  qu'il 
savait  aussi  enrichir  ceux  qui  ne  lésinaient  pas  sur  les  bonnes 
œuvres.  LeshabitantsdeSiphnos  en  étaient  un  exemple.  Leurs 
mines  d'or  et  d'argent  avaient  fait  d'eux  les  plus  riches  des 
insulaires  et  leur  dime  avait  constitué  à  Delphes  un  trésor 
magnifique  ^.  Mais  ils  se  lassèrent  de  payer  et  bientôt  la  mer 
noya  leurs  mines.  Tel  est  du  moins  le  récit  édifiant  que  Pau- 
sanias  a  entendu  faire  à  Delphes*"'. 

Pourtant,  il  faut  le  dire,  l'oracle  tenait  encore  plus  à  domi- 
ner les  colonies,  à  y  faire  prévaloir  ses  idées  politiques  et  re- 
ligieuses, qu'à  les  exploiter  en  vue  d'un  bénéfice  pécuniaire. 
Dès  qu'elles  furent  assez  émancipées  de  la  tutelle  des  métro- 
poles pour  vivre  de  leur  vie  propre,  il  leur  fit  donner  des  lois 
par  des  hommes  de  son  choix.  Il  ordonna  aux  Kyrénéens, 


1)  Strab.,  VI,  I,  14.  Plutarch.  Pyth.  orac,  16.  Eustath.  ad  Dion.  Perieg., 
308.  Cf.  G.  Rathgeber,  Mémoire  sur  le  ypuaouv  Ospo;,  ap.  Annal,  d.  Instit.  di 
Cuit.  arcli.l8i-3,  p.  i6-o9.  —  2)  Strab.  et  Plut.  ibid.  Pandosia,  colonie  cro- 
loniale,  doit  avoir  payé  Télé  d'or,  car  une  monnaie  du  lieu  montre  un  tré- 
pied entouré  d'un  feston  circulaire  et,  dans  le  champ,  les  vestiges  d'un  épi 
(Annal,  d.  Instit.  1833,  p.  12).  Sélinunte  otfril  une  fois  un«bouquel  de  persil 
en  or  »  (Plutarch.  Pyth.  orac,  12);  les  Ampéliotes  de  Libye,  un  pied  de  sil- 
phium  (SuiD.,  s.  v.  iliXcpiov).  Ce  sont  là  des  cadeaux  plutôt  que  des  rede- 
vances. —  3)  Pausanias  a  vu  à  Megare  trois  antiques  statues  d'ébène,  qui 
représentaient  Apollon  Pythir.n,  Archéyéte  et  Décatéphore  (Pausan.,  I,  42,  5). 
—  4)  TzETz.  ad  l.ycophr.,  208.  —  5)  Herod.,  III,  o7.  —  6)  Pausan.,  X,  11,2. 
SuiD.,s.  V.  Sfipvtoi.  LesSiphniens  gardaient  pcul-èti'e  rancune  à  l'oracle  pour 
rincut'sioQ  dos  Samiens  et  les  100  talents  qu'il  avait  fallu  payer  alors  (He- 
Roij.,  III,  o8).  La  Pythie  les  avait  avertis,  mais  par  une  prophétie  inintelli- 
gible et,  par  conséquent,  inutile,  qui  ne  valait  pas  l'argent  offert  à  Apollon. 


ORACLE     DE     DELPHES  135 

qui  venaient  lui  demander  une  constitution,  d'aller  chercher 
un  législateur  à  Mantinée,  où  ils  trouvèrent  Démonax^;  aux 
Locriens  de  la  Grande-Grèce,  il  indiqua  Zaleukos,  qui  leur 
confectionna  un  corps  de  lois  avec  des  statuts  empruntés  à-  la 
Crète,  à  Sparte  et  à  l'Aréopage^  Cette  législation,  comme 
celle  de  Charondas  à  Catane%  d'Androdamas  à  Chalkis  de 
Thrace',  porte  l'empreinte  de  l'esprit  du  sacerdoce  de  Pytho, 
esprit  socialiste  et  autoritaire  qui  place  l'idéal  politique  dans 
l'harmonie  ou  plutôt  l'uniformité  des  volontés  soumises  à  une 
compression  savante,  dans  la  convergence  des  actes  de  tous 
vers  un  même  but,  et  dans  l'immutabilité  des  institutions. 

L'action  de  l'oracle  sur  les  colonies  nous  donne  la  mesure 
extrême  de  ce  que  pouvait  supporter  de  tutelle  sacerdotale, 
en  matière  politique  et  économique,  une  cité  de  sang  grec. 
On  s'attend  à  trouver  les  institutions  religieuses  placées  plus 
directement  sous  la  surveillance  des  prêtres  d'Apollon.  Mais 
là  encore,  il  faut  se  garder  des  exagérations  familières  à 
ceux  qui  prennent  la  République  de  Platon  pour  une  copie  de 
la  réalité.  «  C'est  à  Apollon  Delphien,  dit  Platon,  que  nous 
laissons  le  soin  de  faire  les  lois  les  plus  grandes,  les  plus 
belles  et  les  plus  importantes,  c'est-à-dire,  celles  qui  con- 
cernent la  manière  de  construire  les  temples,  les  sacrifices, 
le  culte  des  dieux,  des  génies,  des  héros,  les  funérailles  et 
les  cérémonies  qui  servent  à  apaiser  les  mânes  des  morts.., 
car  le  dieu  de  Delphes  est,  en  matière  de  religion,  l'interprète 
naturel  du  pays,  ayant  exprès  choisi  le  milieu  et  comme  le 
nombril  de  la  terre  pour  y  rendre  ses  oracles \  »  Il  eût  fallu 

i)HEROD.,IV,  161.  — 2)DioD.,  XII,  20-21.  Strab.,  VI,  1,8.  Schol.  Pind.  01., 
XI,17.  — 3)DioD.,  XII,  H -19.  D'après  Aristote  (Po^fï.,  Il,  9,  5,  les  lois  de  Cha- 
rondas furent  adi^ptées  «  par  les  villes  chalcidiennes  en  Italie  et  en  Sicile,  » 
c'est-à-dire,  Rhégion,  Zankle,  Naxos  de  Sicile,  Leontion,  Catane,  Eubœa, 
Himère,  Kallipolis.  —  4)  Androdamas  de  Rhégion  n'avait  sans  doute  fai 
qu'importer  les  lois  de  Charondas  dans  la  Chalcidicpie  {kmsTT.iUd.).  La  lyre 
d'Apollon  apparaît  sour  toutes  les  monnaies  des  villes  de  la  Clialcidique.  — 
3)  Plat.  Rep.,  IV,  p.  427. 


130  LES   ORACLES  DES  DIEUX 

à  Platon  les  pontifes  de  Tancienne  Rome,  ou  même  ceux  de 
la  nouvelle. 

L'oracle  lui-même  ne  portait  pas  si  loin  ses  prétentions. 
Trouvant  partout  des  usages  établis  et  sachant  que  chaque 
culte  local  faisait  corps  avec  la  cité,  il  se  contenta  de  favo- 
riser certaines  tendances  religieuses,  mais  sans  condamner 
la  diversité  des  coutumes  traditionnelles.  «  Lorsque,  dit 
Xénophon,  l'on  demande  au  dieu  de  Delphes  ce  qu'il  faut 
faire  pour  être  agréable  aux  dieux,  il  répond  :  suivre  l'usage 
de  son  pays  '.  »  Il  ne  parait  pas  davantage  avoir  saisi  les  oc- 
casions qui  s'offraient  à  lui  de  s'arroger  une  juridiction  dis- 
ciplinaire sur  les  prêtres,  d'ailleurs  peu  nombreux,  qui  çà  et 
là  desservaient  des  cultes  spéciaux.  L'entreprise  avait  des 
chances  de  succès,  parce  que  les  infractions  des  prêtres  à 
leurs  devoirs  professionnels  étaient  des  sacrilèges  qui  inquié- 
taient la  conscience  publique  et  que  Ton  s'adressait  volon- 
tiers à  l'oracle  pour  conjurer  les  effets  de  })areils  malheurs. 
Quand  la  prêtresse  Timo  eut  introduit  subrepticement  Mil- 
tiade  dans  le  temple  de  Démêter  Thesmophore  ;\  Paros,  les 
Pariens  envoyèrent  consulter  à  Delphes,  demandant  s'ils  de- 
vaient infliger  un  cluUimenta  la  prêtresse.  «  La  Pythie  ne  le 
leur  permit  pas,  disant  que  Timo  n'était  point  coupable-.  »  Des 
siècles  plus  tard,  ce  qui  montre  bien  la  persistance  de  la  cou- 
tume, le  prêtre  d'Héraklès  Misogyne  en  Phocide,  n'ayant  pas 
su  garder  jusqu'au  bout  de  son  année  de  sacerdoce  son  vœu 
de  chasteté,  alla  lui-même  demander  une  pénitence  à  Apol- 

2)  Xenoph.  Mem.,  IV,  3,  i(i.  Cf.  Cic.  [.rug.,  Il,  KJ,  R».  H  csl  évident  (ju'il 
aurait  pu  ébranler  les  cultes  les  plus  solidement  établis  en  discréditant  les 
traditions  sur  lesquelles  ils  reposaient,  et  peut-être  allumer  des  (|uerelles 
reliirifuscs.  Il  n'en  fit  rien.  Quand  TArcadien  Apollopliane  alla  demander 
à  Apollon  SI  Asklrpios  était  bien  Épidaurien  par  sa  mère,  le  dieu  confirma 
les  droits  d'Epidaure  (Pausan.,  II,  2(),  7),  mais,  que  fût-il  advenu  s'il  eût  mis 
en  iionneur  une  Iradilinn  livale?  Les  prêtres  de  Pytlio  comprirent  que  jiio- 
vo(|uer  l'éveil  de  fespiil  riili([ue,  c'était  préparer  leur  propre  ruine.  — 
3jHKnoD.,  VI,  13r>. 


ORACLE     DE    DELPHES  137 

Ion  qui  l'excusa  tout  d'abord.  Le  sacerdoce  pythique  se  con- 
tenta de  juger  les  causes  qui  lui  étaient  soumises,  sans  am- 
bitionner le  rôle  de  tribunal  disciplinaire. 

La  seule  règle  générale  qu'il  aurait  bien  voulu  faire  accep- 
ter de  toutes  les  villes  grecques  était  une  ordonnance 
uniforme  du  calendrier.  La  confection  du  calendrier,  qui 
assignait  aux  fêtes  publiques  leur  rang  et  leur  durée,  qui 
consacrait  les  mois  et  les  jours  à  des  divinités  déterminées, 
touchait  de  très  près  aux  intérêts  religieux  et  pouvait  par  là 
donner  prise  à  l'intervention  de  l'oracle.  Aristophane,  dans 
la  parabase  des  Nuées,  s'amuse  à  peindre  le  désarroi  que 
jettent  dans  les  habitudes  des  dieux  les  corrections  récem- 
mentapportées  au  calendrier  athénien.  «  llsaccablent  la  lune 
de  menaces,  dit  le  chœur,  toutes  les  fois  qu'ils  s'en  retour- 
nent chez  eux,  frustrés  de  leur  repos,  parce  qu'on  n'a  pas 
célébré  la  fête  que  ramenait  l'ordre  des  jours'.  »  C'est  là  l'ex- 
pression plaisante  d'un  scrupule  religieux  que  l'on  comprend 
mieux  encore  quand  on  a  étudié  l'histoire  du  calendrier 
romain.  Les  fêtes  des  dieux  antiques  ayant  un  rapport  étroit 
avec  la  vie  de  la  nature,  c'était  en  dénaturer  le  sens  que  de 
les  laisser  errer,  à  la  suite  d'un  hémérologe  mal  fait,  à  tra- 
vers toutes  les  saisons.  Indépendamment  de  cette  considéra- 
tion, il  était  choquant  de  voir  certains  anniversaires,  fondés 
sur  des  légendes  identiques,  être  célébrés  en  divers  lieux  à 
des  dates  différentes.  Les  jeux  nationaux,  revenant  à  inter- 
tervalles  réguliers,  firent  plus  pour  obliger  les  cités  grec- 
ques à  s'accorder  sur  la  supputation  du  temps  que  tous  les 
efforts  de  l'oracle  ;  mais  l'oracle,  qui  avait  sous  la  main  le 
conseil  amphictyonique,  n'est  pas  sans  avoir  essayé  de  faire 
prévaloir  les  règles  dont  il  usait  pour  son  compte  -.  Il  avait 

\)  Aristoph.,  ISuh.,  617-619.  —  2)  Cf.  K.  F.  Hkrmanx,  De  anno  Delphico. 
Gotting-.  1844.  Chu.  Petersex,  Der  delphische  Festci/clus  des  Apollos  und  des 
Dionysos.  Hambur^,  1859.  A.  Mommsen,  Delphika.  Lei^-z.  1878. 


l^  LES  ORACLES   DES  DIEUX 

d'abord  groupé  les  années  ou  les  mois  en  un  cycle  de  8  an- 
nées ou  99  mois,  qui  s'ouvrait  par  la  grande  procession  de 
Tempe.  Ce  cycle  avait  reçu  une  valeur  théologique  qui  lui 
assurait  un  point  d'appui  dans  la  conscience.  Il  marquait, 
d'après  l'exemple  donné  par  Apollon  lui-même,  le  laps  de 
temps  considéré  comme  nécessaire  à  l'expiation  de  l'homicide 
par  le  bannissement  du  meurt^i^^^.  Les  fêtes  de  Dionysos  consa- 
crèrent le  cycle  triétérique.et  on  trouverait  çà  et  là  des  traces 
de  l'approbation  accordée  à  diverses  combinaisons  dont  la 
plus  connue  est  le  cycle  de  Méton  retouché  par  Callippos,  ou 
«  grande  année  >  de  19  ans.  Les  prêtres  de  Delphes  ont  eu 
le  bon  sens  de  ne  pas  gêner  les  calculs  des  astronomes  et  de 
ne  pas  attacher  les  bénédictions  célestes  à  un  seul  système.  Ils 
bornaient  leur  ambition  à  obtenir  que  l'année,  dùt-elle  avoir, 
suivant  les  usag-es  locaux,  des  points  de  départ  différents, 
marchât  partout  du  même  pas  et  fît  co'incider,  autant  que 
possible,  les  fêtes  des  mêmes  dieux'.  Il  fallait  pour  cela  que 
les  cités  renonçassent  à  leur  liberté  d'intercalatioD,  et  c'é- 

1)  On  sait  de  quelles  difficultés  est  hérissée  l'étude  de  la  chronologie 
grecque.  Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  comparer  tous  les  calendriers  connus 
arec  ce  que  1':"  -z''  iu  calendrier  de  Delphes.  On  ne  peut  que  renvoyer 
aux  oorrages  -^  .  i.  A.  Mommsen  trouve  un  accord  remarquable  entre 
la  dirision  de  Tannée  à  Athènes  et  le  ménologe  de  Delphes.  De  part  et 
d'antre,  deus  semestres,  dont  Fun  commence  arec  Tannée  cirile  et  l'autre 
avec  Tannée  religieuse  ;  même  méthode  d'intercalation  à  la  fin  de  Tannée 
religieuse.  Ce  qai  importe  à  notre  sujet,  c'est  qu'il  t  a  en  réellement  un 
calendrier  apoUinien,  une  manière  de  compter  d'après  le  dieu  r^rri  6îov. 
C.  I.  Arnc.  H,  I,  n"  408.  433.  437.  471.  472).  Les  inscriptions  athéniennes 
qui  constatent  la  divergence  des  dates  données  «  d'après  Tarchonte  »  et 

"  ^3  le  diea  -  "  :at  bien  que  la  cité  avait  conservé  son  droit  d'in- 
.  . ,  ^- ^iion,  mais  :^-^  ..;  acceptait  cepenl^^^  m.  calendrier  amphictyonique 
réglé  chaque  année  à  Delphes  ei  comi..  .  ans  hiéromnémons.  C'est 
parée  que  le  calendrier  est  en  désordre  que^  au  dire  des  ^Ta-?ê«- (62.3-626),  les 
dieui  ne  sont  pas  contents  d'Hjp  député  an  conseil  amphictyonique. 

Lorsqa'aprèa  les  e-^   '    ^  -'   ^  étéride,  la  tétraétéride  i?),  Toclaé- 

téride,  la  supputa  ^  i  fixée  parle  cycle  de  JUéton,  il  n'y 

avait  plus  Heu  de  procéder  ain^i  par  tâtonnement'^  délibérés  à  nouveau  tous 
les  an=,. 


ORACLE    DEDELPHRS  130 

tait  là  un  sacrifice  qui  ne  parait  avoir  été  consenti  que  par 
les  Doriens.  Vers  le  v"  siècle,  on  voit  les  Doriens  du  Pélo- 
ponnèse s'entendre  pour  observer  tous  en  même  temps  la 
trêve  sacrée  que  ramenait  tous  les  ans  le  mois  Karneios. 
Les  Spartiates,  cette  fois  encore,  furent  les  plus  fidèles  à  un 
devoir  religieux  qu'ils  firent  passer  avant  le  devoir  pa- 
triotique le  jour  011  il  aurait  fallu  courir  à  Marathon.  Les 
Argiens,  moins  scrupuleux,  abusèrent  parfois  de  la  piété 
étroite  des  Spartiates.  En  419,  ils  arrêtèrent  leur  calendrier 
au  moment  d'entrer  dans  le  mois  Karneios,  afin  de  pouvoir 
envahir  le  terri toire. d'Épidaure  '  ;  plus  tard  (391),  ils  mi- 
rent entre  eux  et  une  invasion  imminente  des  Spartiates  un 
mois  Karneios  fictif,  mais  les  Spartiates,  qui  les  connais- 
saient, avaient  eu  soin  de  demander  à  Olynipie  et  à  Delphes 
une  dispense  contresignée  par  deux  divinités-. 

Ainsi,  à  l'égard  des  cultes  établis,  l'oracle  ne  proposait  que 
la  réforme  la  plus  extérieure  et  la  plus  indirecte,  un  agen- 
cement satisfaisant  du  calendrier.  Il  était  un  peu  plus  libre 
et  pouvait  se  promettre  d'être  mieux  obéi  quand  il  s'agis- 
sait de  cultes  à  établir.  Il  lui  était  facile,  en  effet,  d'encou- 
rager ou  d'alarmer  la  curiosité  pieuse,  encore  peu  sûre 
d'elle-même,  qui  allait  au-devant  de  pratiques  nouvelles, 
généralement  importées  du  dehors.  Des  rites  condamnés 
par  Apollon  auraient  été  tenus  pour  suspects  par  les  hommes 
sérieux.  Mais  les  prêtres  de  Pytho,  tout  en  travaillant  à  éta- 
blir l'hégémonie  religieuse  de  leur  dieu,  étaient  trop  de  leur 
temps  et  de  leur  pays  pour  frapper  d'anaihème  une  religion 
quelconque.  Le  polythéisme  hellénique  était  assez  consé- 
quent avec  ses  principes  pour  ne  pas  nier  la  divinité  des 
dieux  récemment  connus  ou  étrangers  à  la  nation,  assez  op- 
timiste pour  ne  pas  admettre  qu'il  y  eût  des  dieux  mauvais. 

i)  Thucyd.,  V,  34.  —  2}  Xenoph.  Hellen.,  IV,  7,  2-3. 


140  I.KS   ORACLES   DES   DIEUX 

L'oracle  de  Delphes  ne  se  donna  donc  pas  pour  mission  de 
protéger  les  cultes  indigènes  contre  l'importation  des  sym- 
boles et  des  rites  à  la  mode.  Il  ne  vit  sans  doute  pas  avec 
plaisir  Kyrène,  fondée  sous  ses  auspices,  se  tourner  vers 
l'oracle  de  Zeus  Ammon;  il  aima  mieux  pourtant  faire  al- 
liance avec  le  dieu  égyptien  que  de  lutter  contre  lui.  Mais 
s'il  renonça  à  surveiller  les  frontières  démesurément  éten- 
dues  du  monde  grec,  il  chercha  à  réveiller  la  fécondité  de  la 
religion  nationale,  de  façon  à  tirer  de  son  sein  ce  qu'on  al- 
lait chercher  ailleurs. 

Il  n'eut  guère  à  s'occuper  des  dieux  proprement  dits,  dont 
le  prestige  allait  décroissant  de  jour  en  jour  sans  que  per- 
sonne s'en  aperçut  ou  s'en  souciât.  Apollon  était,  avec  Diony- 
sos, le  plus  jeune  et  le  plus  aimé  des  Immortels,  et  il  som- 
blait  qu'il  profitait  plutôt  qu'il  ne  souffrait  de  la  décadence 
des  autres.  En  revanche,  l'oracle  s'occupa,  avec  une  persis- 
tance qui  dénote  un  plan  réfléchi,  de  propager  le  culte  des 
héros.  De  ce  côté,  la  religion  grecque  était  susceptible  d'un 
développement  indéfini  et  bien  en  harmonie,  d'une  part,  avec 
l'esprit  général  de  la  race,  qui  poussait  à  la  glorification  de 
l'homme,  d'un  autre  côté,  avec  le  patriotisme  local,  qui  mon- 
trait un  goût  très-vif  pour  les  dieux  nés  dans  le  pays.  Encou- 
rager le  culte  des  héros,  c'était  donc  à  la  fois  rajeunir  dans 
chaque  cité  la  religion  traditionnelle  sans  rompre  avecle  passé, 
satisfaire  le  besoin  de  protecteurs  nombreux,  familiers,  mis  à 
la  portée  des  plus  humbles,  qui  commençait  a  se  faire  sentir 
dans  le  monde,  et  prévenir,  dans  la  mesure  du  possible,  le  dé- 
senchantement qui,  plus  tard,  ouvrit  la  Grèce  au  torrent  des 
superstitions  étrangères.  C'était  aussi,  du  môme  coup,  puis- 
qu'un héros  est  un  homme  admis  aux  honneurs  de  l'immorta- 
lité,  ériger  l'oracle  en  tribunal  des  apothéoses'  et  lui  confier 

\)  VA.  K.  W.  NiTzscu,  De  apotkeosis  apiid  Graecos  vulgatae  causis.  Kiliae, 
181-0.  F.  V,.\\KhCKEH,Giirch.  Gnitcrklirr.  III,  p.  294sqq.  Weleker  aUril)iie  à  la 


ORACLE    DE   DELPHES  141 

le  droit  crouvrir  ou  de  fermer  à  son  gré  l'accès  du  monde  divin. 
La  liste  serait  longue  de  toutes  les  chapelles  bâties,  de 
tous  les  sacrifices  institués,  de  toutes  les  translations  de  re- 
liques ordonnées  par  l'oracle  en  Flionneur  des  héros.  Il  faut 
se  borner  à  quelques  exemples.  Les  tribus  athéniennes  ren- 
daient un  culte  à  leurs  éponymes  :  lorsque  Clisthène  en  relit 
la  liste,  les  dix  tribus  nouvelles  reçurent  do  Delphes  la  liste 
correspondante  des  héros  indigènes  qu'elles  devaient  hono- 
rer'. L'oracle  choisit  ceux-ci  parmi  les  plus  anciens  noms 
(jue  fournissent  les  légendes  du  pays,  en  dehors  de  tout  es- 
prit de  parti.  Si  l'on  ajoute  à  ces  cultes  tous  ceux  des  dèmes, 
(|ui  durent  s'adresser  aussi  à  des  ancêtres,  on  voit  quelle 
large  part  fut  faite  tout  d'un  coup,  dans  la  religion  athé- 
nienne, à  l'élément  héroïque.  Avant  la  bataille  de  Platées, 
l'oracle  ordonna  aux  Athéniens  de  sacrifier  aussi  a  sept  hé- 

popularilé  du  cuUe  d'Héraklès  l'idée  et  Tusage  fréiiuent  de  l'apothéose.  Hé- 
raklès  est  le  type  de  l'homme  déilié,  et  il  est  vrai  de  dire  qu'après  son  apo- 
théose, qu'on  disait  garantie  par  l'oracle,  l'immortalité  paraissait  moins  diffi- 
ciieàatfeindre.Mais  il  faut  distinguer  pourtant  entre  l'apothéose  proprement 
dite  et  l'«héroisalion.  »  Héraklès,  Asklépios,  —  Dionysos,  suivant  la  tradition 
delphi(]ue,  —  avaient  été  faits  dieux  :  mais  l'Olympe  n'était  pas  accessible 
auxhévos,  qui  ne  sont  que  les  plus  vivants  d'entre  les  morts.  Les  Dioscures, 
((ui  sont  alternativement  dieux  et  héros,  forment  la  transition  d'une  classe  à 
l'autre.  Lorsque  la  démonologie  orientale  vint  compliquer  les  croyances 
si  simples  des  premiers  âges,  les  dieux  inférieurs  et  les  héros  supérieurs  se 
mêlèrent  dans  la  classe  bariolée  des  génies  (oa[;Aovsç),  dont  chacun  fixait  les 
limites  à  sa  fantaisie.  Le  monde  des  héros  se  grossit  alors  de  recrues  nou- 
velles et  tous  les  morts  finirent  par  y  entrer.  Encore  ces  distinctions  n'é- 
taient-elles pas  acceptées  par  tout  le  monde.  Pour  bien  des  gens,  les  âmes 
des  morts  étaient  des  gmies,  et  les  héros  d'autrefois  étaient  à  volonté  des 
génies  ou  des  tiicMœ  (Zsuç 'At^çtâpaoç,  Zeu?  AyaiJ-siAvwv...  etc.).  Dans  ce  désar- 
roi universel,  la  doctrine  de  l'oracle,  s'il  en  avait  une,  ne  compte  plus  pour 
rien.—  D'Ex-oÀXwv  ^vo[iaTwv  IXoij-sv-w  ■cà7:aXaià  tou  n'j(itou(PoLL.  Onomast.,  VIII, 
HO).  Noms  des  dix  héros  choisis  :  Erechtheus,  Kékrops,  iKgeus,  Pandion, 
Akamas,  Antiochos,  Léon,  Œneus,  Hippothoon,  Aias  if.  de  Télamon).  Plus 
tard,  la  flatterie  ajouta  à  cette  liste  Antigone  et  Démétrios  Poliorkète  (307), 
puis,  Plolémée  Philadelphe  (26:j)  et  AUale  I  (200);  enfin,  Hadiien.  Mais 
l'oracle  n'est  pas  responsable  de  ces  apothéoses  ridicules,  décernées  à  des 
vivants. 


i4-J  LES  ORACLES   DES   DIEUX 

ros,  «  archégètes»  des  Platéeus  '.  Les  prêtres  de  Delphes  obli- 
geaient en  quelque  sorte  les  cités  a  se  souvenir  de  leurs  ancê- 
tres, et  ils  prenaient  un  plaisir  d'érudits  à  tirer  de  l'ombre  les 
plus  délaissés.  Les  Épidauriens  ne  savaient  plus  ce  qu'étaient 
au  juste  Damia  et  Auxesia,  quand  on  leur  ordonna  de  sculp- 
ter les  images  de  ces  héroïnes  dans  un  tronc  d'olivier  2. 
Les  Thébains  se  demandèrent  sans  doute  quel  rapport  il 
pouvait  bien  y  avoir  entre  eux  et  Hector  lorsqu'ils  reçurent 
Tordre  d'aller  chercher  les  restes  du  héros  à  Ophrynion,  en 
Troade\Les  Orchoméniens  durent  avoir  quelque  peine  à  trou- 
ver les  ossements  du  fabuleux  Actseon '•  ;  mais  une  corneille 
envoyée  par  les  dieux  leur  montra  le  lieu  oli  reposaient 
ceux  d'Hésiode,  dont  ils  firent  la  translation  sur  le  conseil 
de  la  Pythie  "\  Les  Mgides,  transplantés  à  Sparte  ne  pouvaient 
emporter  avec  eux  les  reliques  de  Laïos  et  d'Œdipe  :  l'oracle 
leur  ordonna  d'élever  une  chapelle  «  aux  Érinyes  »  de  ces 
deux  héros".  On  sait,  parle  récit  d'Hérodote",  comment  Apol- 
lon, ayant  promis  Tégée  aux  Spartiates  qui  revenaient  bat- 
tus de  chaque  expédition  en  Arcadie,  déclara  que  ceux-ci 
devaient  d'abord  rapporter  de  Tégée  les  ossements  d'Oreste. 
L'échappatoire  était  habile,  car,  pour  fouiller  le  sol  de  Tégée, 
il  fallait  commencer  par  s'en  emparer.  Les  Spartiates  furent 
si  heureux  de  réussir  à  mettre  la  main  sur  le  talisman,  qu'ils 
se  contentèrent,  et  pour  cause,  de  cette  conquête,  persuadés 
qu'ils  feraient  aisément  le  reste  plus  tard.  Les  Éléens  ne  fu- 
rent pas  moins  satisfaits  de  rentrer  en  possession  d'un  os 
gigantesque,  ramassé  au  fond  de  la  mer  par  un  pêcheur  d'E- 
rétrie  et  reconnu  par  la  Pythie  pour  être  une  omoplate  de 
Pélops*. 

I)  Plutarch.  Aristid.,  H.  (^lkm.  Alkx.  Protrept.,  §  40.  —  2)  Hfrod.,  V,  82. 
—  3)  Pausan.,  IX,  8,  3.  ScHOL.  Yen.  Hom.  Iliiid.,  XIII,  i.  —  4)  Pausan.,  IX, 
38,  5.  —  5)  Pausan.,  IX,  38,  3-4.-6)  Hkrod.,  V,  d49.  —  7)  Hkrod.,  I,  (5(3-68. 
On  prétendait  que  le  cercueil  d'Oreste  avait  sept  coudées  de  longueui-.  — 
S)  Palsan.,  V,  13,  4-6. 


ORACLE    DE    DELPHES  143 

L'oracle  ne  s'était  pas  interdit  de  décerner  les  honneurs 
héroïques  à  des  personnages  de  notoriété  plus  récente;  mais 
il  s'aventurait  là  sur  un  terrain  dangereux.  Il  commença  par 
décerner  des  certificats  de  vertu,  très  voisins  de  l'apothéose, 
aux  représentants  de  ses  idées,  aux  législateurs  et  aux  sages; 
puis  il  se  laissa  aller  à  flatter  les  passions  et  les  manies  du 
jour.  L'engouement  des  Grecs  pour  les  athlètes  produisit  au- 
tant d'apothéoses  que  le  respect  des  ancêtres.  Nombre  d'ath- 
lètes allèrent  ainsi  rejoindre  dans  les  régions  supérieures 
leur  modèle,  Héraklès.  Tantôt,  c'est  Cléomède  d'Astypalée 
qui  est  déclaré  «  le  dernier  des  héros';  tantôt,  c'est  Euthymos, 
un  autre  lutteur,  qui  est  divinisé  de  son  vivant  ^  à  la  suite 
d'aventures  merveilleuses;  puis  Théagène  de  Thasos%  Nicon, 
Œbotas%  et  bien  d'autres.  On  peut  déjà  prévoir  les  temps 
de  décadence,  où  les  acteurs,  les  «  artistes  de  Dionysos,  »  se 
croiront,  sur  la  parole  de  l'oracle,  des  dieux  vivants,  invio- 
lables et  sacrés  en  temps  de  guerre  aussi  bien  qu'en  temps 
de  paix  ".  Les  Spartiates  ne  comprirent  pas  du  premier  coup 
cette  nouvelle  manière  d'entendre  la  religion.  Quand  l'ora- 
cle leur  ordonna  de  bâtir  un  sanctuaire  à  l'athlète  Hippo- 
sthènes,  ils  supposèrent  que  l'on  voulait  leur  faire  adorer 
sous  ce  nom,  qui  signifie  «  vigueur  des  chevaux,  »  Poséidon 
lui-même  '.  Les  prêtres  de  Delphes  se  jetaient  là  un  peu  à 
l'étourdie  dans  une  voie  dangereuse,  car  ils  se  mêlaient  de 
garantir  des  renommées  fort  sujettes  au  soupçon.  Les  athlè- 
tes qui  trichaient  au  jeu  n'étaient  pas  rares,  et  Apollon  avait 

1)  Pausan.,  VI,  9,  7.  Pldtarch.  Romul.,  28.  —  2)  Pausan.,  VI,  6,  4-H . 
Plin.,  VII  [47],  152.  -  3)  Pausan.,  VI,  H,  2-9.  —  4)  Suid.,  s.  v.  Nîxwv.  Sui- 
das transporte  à  Nicon  les  aventures  de  Théagène.  Ce  «  victorieux  »  doit 
être  identique  à  Théagène.  —  .5)  Pacsan.,  VI,  3,  8.  —  6)  C.  I.  Gr.ec,  3067. 
lig.  17-19.  Cf.  P.  Foucart,  Be  collegiis  scenicorum  artificum  apud  Graecos,  Pa- 
ris. 1873,  qui  donne  (p.  3i-36)  de  nombreux  exemples  de  cet  engouement 
ridicule.  —  7)  Pausan.,  III,  \o,  7.  Hipposthènes  a  dû  rire  «  canonisé  »  long- 
temps a|irès  sa  mort.  Il  avait  été  vainqueur  dans  la  lutte  pour  enfants,  au.\ 
jeux  olympiques  de  l'an  032  avant  notre  ère. 


144  LES   ORACLES    DES   DIEUX 

vraiment  mieux  à  l'aire  qu'à  contrôler  les  décisions  du  jury 
des  concours  '.  Mais  les  Grecs  acceptaient  assez  volontiers 
les  apothéoses  décrétées  par  lui,  d'autant  plus  volontiers  que 
c'étaient  là,  après  tout,  des  dévotions  facultatives  et  que  la 
parole  de  l'oracle  n'enchaînait  la  conscience  de  personne,  pas 
même  celle  des  desservants.  Ceux-ci  conservaient  la  faculté 
de  dégager  au  besoin  leur  responsabilité  et  celle  du  dieu  en 
imputant  à  la  Pythie  les  erreurs  commises.  On  racontait  que 
la  Pythie,  ayant  décerné  à  Héraclide  de  Pont  une  sorte  d'a- 
pothéose obtenue  par  intrigue,  avait  été  bientôt  après  mor- 
due par  un  serpent  dans  Vadyton  et  en  était  morte-.  Cela 
prouvait  bien,  contre  le  dire  des  gens  malintentionnés,  que 
les  dignités  célestes  n'étaient  pas  à  vendre  et  qu'Apollon 
prenait  ses  brevets  au  sérieux. 

L'apothéose  étant  la  plus  haute  récompense  d'une  vie 
exenlplaire,  l'oracle  ne  pouvait  la  décerner  sans  définir,  au 
moins  implicitement,  ce  qu'il  entendait  par  vertu.  Les  Grecs, 
affranchis  de  bonne  heure  de  tout  enseignement  doctrinal, 
ne  pouvaient,  pour  distinguer  le  bien  et  le  mal.  que  s'en  rap- 
porter à  leur  propre  conscience.  Mais  leur  conscience,  fa- 
çonnée, comme  tout  leur  être,  à  la  vie  publique,  ne  connais- 
sait guère  ou,  du  moins,  ne  sentait  vivement  que  la  morale 
applicable  aux  sociétés.  Or,  la  morale  sociale  se  préoccupe 
beaucoup  plus  des  actes  que  de  l'intention  ;  elle  n'essaie 
guère  de  pénétrer  le  for  intérieur,  qui  échappe  à  la  prise  de 
l'autorité  publique  et  à  l'action  des  lois.  La  religion  ordi- 
naire n'élevait  pas  plus  haut  les  regards.  Les  dieux,  qui  ne 
s'étaient  pas  toujours  montrés  irréprochables,  ne  se  croyaient 
pas  le  droit  d'être  sévères.  Ils  feignaient  d'ignorer,  comme 
tout  le  monde,  les  fautes  cachées,  et  les  coupables  avérés 

\)  Cf.  l'oracle  qui  obliçe  les  Athéniens  à  payer  l'amende  imposée  par  les 
Éléens  à  l'athlèle  Callippos  et  à.  ses  adversaires,  en  332  av;nil  J.-C.  (Pausa.n., 
V,  21,  :;}.  —  2)  nroG.  I.akut.,  V,  01. 


ORACLE   DE   DELPHES  145 

avaient  facilement  raison  de  leur  courroux,  avec  des  sacrifi- 
ces et  des  présents  '.  Les  héros  d'Homère  ne  paraissent  même 
pas  se  préoccuper  de  la  justice  divine.  Quand  ils  ont  versé  le 
sang  pour  satisfaire  une  vengeance  particulière,  ils  ne  re- 
doutent que  les  représailles  des  parents  de  leur  victime. 
L'exil  ou  une  indemnité  pécuniaire  les  débarrasse  de  ce 
souci,  et  ils  vont  par  le  monde  sans  craindre  ni  la  colère  du 
trépassé  qui  a  bu  Teau  du  Léthé  et  ne  se  souvient  plus,  ni 
celle  des  dieux  qui  laissent  volontiers  les  mortels  régler 
entre  eux  leurs  différends-. 

Les  religions  orientales  prêtèrent  de  bonne  heure  à  la 
Grèce  des  rites  «  cathartiques  »  ou  purificatoires  d'où  le  sens 
moral  est  également  absent.  Celles-là  avaient  la  prétention 
d'atteindre  l'àme  par  le  corps  et  de  laver  les  souillures  de  la 
conscience,  non  par  le  redressement  de  l'intention,  par  le 
repentir,  mais  par  le  pouvoir  magique  de  certaines  drogues 
et  de  certaines  incantations  (/.xSapy,:-:).  L'indifférence  relative 
des  Hellènes  en  matière  d'expiation  valait  mieux  encore  que 
le  souci  méticuleux  de  pareilles  pratiques.  Le  malheur  aver- 
tissait parfois  le  coupable  qu'il  avait  besoin  de  faire  sa  paix 
avec  les  dieux  en  réparant,  dans  la  mesure  du  possible,  le 
mal  commis,  et  cette  activité  réparatrice  (r/ajîjiç)  avait  au 
moins  un  semblant  de  valeur  morale.  Désormais,  il  fut  en- 
tendu que  l'effort  de  la  volonté  ne  pouvait  rien  sans  l'in- 
tervention des  ingrédients  matériels  et  des  formules  qui 
constituaient    la    purification    (/.aoâpj'.ç)   proprement    dite  ='. 

1)  Hymn,  H(jm.  In  Ccrer.,  3G7-3G9.  —  2)  Il  faut  dire  que  les  règles  de  mo- 
rale ne  sont  pas  tout  à  fait  absentes  des  poèmes  homériques.  Les  préceptes 
d'Hésiode  marquent  déjà  un  grand  progrès.  Le  poète  recommande  la  pra- 
tique de  toutes  les  vertus  et  représente  Zeus  comme  le  grand  justicier  de  ce 
monde  {0pp.  et  dies,  .325  sqq.).  —  3)  Sur  tout  ce  qui  concerne  les  purifica- 
tions de  l'âge  héroïque  et  après  Homère,  voy.  N.egelsbach,  Homevische 
Thcolocjie.  2«  édit  Nurnb.  1861,  p.  31o-35o.  ]S(Xchhomc)'ischc  Thcologic.  Nurnb. 
iS.'Jl,  p.  318-370.  Cf.  LoBECK,  Aglaophamus,  p.  300  sqq.  967  sqq.  E.  von  La- 
SAULX,  Die  Sûhnopfer  der  Gricchcn  imd  Rœmer.  ^Yiirzb.  18il. 

10 


14t.)  LES    ORACLES   DES    DIEUX 

Enfin,  détail  qui  montre  bien  ici  l'invasion  d^'un  esprit  étran- 
ger à  la  Grèce,  le  coupable  ne  pouvait  pas  s'appliquer  à 
lui-même  cette  espèce  de  sacrement.  Il  était  obligé  de  se 
mettre  corps  et  Time  a  la  discrétion  d'un  tiers  qui  se  char- 
geait de  le  purifier.  Nul  doute  qu'en  Orient  le  purificateur 
ne  dût  être  un  prêtre.  Les  Grecs  ne  purent  supporter  un  tel 
monopole.  Chez  eux,  la  science  des  choses  saintes  n'était 
plus  — si  elle  l'avait  jamais  été  —  la  propriété  d'une  caste, 
et  ils  pensèrent  qu'en  bonne  logique,  si  les  rites  opéraient 
par  eux-mêmes,  ils  devaient  être  efficaces  aux  mains  de  qui- 
conque savait  s'en  servir  ^ 

L'oracle  d'Apollon  paraît  avoir  eu  quelque  peine,  en  face 
de  cette  invasion  d'idées  exotiques,  à  déterminer  le  rôle  qu'il 
entendait  se  réserver.  11  y  avait  là  un  mélange  confus  d'i- 
dées, de  questions  philosophiques  et  de  recettes  supersti- 
tieuses, qu'il  réussit  mal  à  débrouiller.  Attacher  la  respon- 
sabilité à  l'intention,  sans  tenir  compte  des  actes,  c'eût  été 
préparer  la  suppression  de  toute  morale  pratique  et  délivrer 
l'individu  de  tout  autre  contrôle  que  du  sien  propre.  L'acte 
extérieur  et  tangible  constituait  une  dérogation  aux  lois  na- 
turelles ou  révélées.  On  devait  le  considérer  comme  un  mal 
en  soi,  mettant  à  la  charge  de  celui  qui  le  commettait  une 
certaine  part  de  responsabilité.  Si  l'on  n'était  coupable  que 
par  l'intention,  les  dieux  ne  pouvaient  exiger  d'expiation 
que  pour  les  crimes  consentis,  et  ne  pouvaient  l'exiger  que 
des  criminels.  Mais  alors,  quel  besoin  avait-on  de  recou- 
rir à  la  révélation  pour  découvrir  les  causes   cachées  des 

\)  La  plupart  des  purificateurs  légendaires  sont  dos  devins  ou  des  jtrôlres, 
coninie  Mélampus,  ù  (^ui  Homère  ne  connaissait  pas  encore  cette  spécialité, 
et  qui  purifie  les  Prœtides  (cf.  vui.  Il,  p.  18),  Hakis,  qui  guérit  la  nympho- 
manie des  femmes  de  Lacédémone  (Schol.  Aristoph.  Pac,  1071.  Av.  962), 
Enclos,  Epiménide,  etc.  Les  agyrtes  et  autres  charlatans  prétendaient  aussi 
purifier  par  privilège  spécial.  Mais  on  trouve  déjà,  dans  une  des  plus  vieilles 
légendes,  le  parricide  Alcmaîon  purifié  par  le  roi  Phégcus,  qui  n'était  pas 
un  l'réli'c. 


ORACLE    DE   DELPHES  147 

malheurs  publics  et  privés  ?  L'oracle,  dans  plus  de  la 
moitié  des  cas,  était  consulté,  non  pas  sur  les  mystères  de 
l'avenir,  mais  sur  les  secrets  du  passé.  Il  vivait  d'enquêtes 
rétrospectives  aboutissant  à  la  découverte  de  quelque  faute 
involontaire,  ignorée  même  du  coupable,  et  imposant  à  ce- 
lui-ci, ou  même  à  la  cité  dont  il  faisait  partie,  une  expiation 
qui  remettait  tout  dans  l'ordre.  Ainsi,  transporter  le  péché 
dans  les  profondeurs  inconnues  de  la  conscience,  c'était 
substituer  à  des  lois  connues  un  critérium  inconnaissable  et 
inaugurer  l'anarchie  morale  ;  ne  pas  tenir  compte  de  l'inten- 
tion, c'était  ou  bien  déclarer  qu'elle  ne  constitue  pas  un  élé- 
ment de  culpabilité  et,  par  là,  rester  en  arrière  des  progrès 
déjà  accomplis  par  la  pensée  philosophique,  ou  bien  re- 
noncer à  atteindre  la  faute  dans  sa  source  première,  la  vo- 
lonté. 

On  eût  été  embarrassé  à  moins.  L'oracle  ne  parvint  pas  à 
se  faire  sur  ce  point  une  doctrine  qui  lui  fût  propre.  Il  ac- 
cepta la  doctrine  des  purificateurs  orientaux,  en  ce  sens  qu'il 
aimait  à  les  représenter  comme  des  délégués  d'Apollon  \  et 
en  même  temps,  il  encourageait  l'élaboration  des  légendes 

« 

qui  lui  attribuaient  une  manière  plus  raisonnable  et  plus 
morale  de  remettre  les  péchés.  Parmi  ces  légendes,  il  n'en 
est  pas  de  plus  célèbre  et  de  plus  compliquée  que  celle  d'O- 
reste  ^.  On  la  dirait  fi^briquée  par  des  casuistes  raffinés  qui 
voulaient  résumer  en  un  exemple  frappant  toutes  les  diffi- 
cultés de  la  théorie  et  combiner,  dans  une  juste  mesure,  la 

1)  On  a  vu,  à  propos  des  devins  et  thaumaturges,  comment  la  religion 
apollinienne  les  amène  dans  l'entourage  de  son  dieu.  Le  plus  indépendant 
peut-être  de  tous,  Bakis,  ne  fait  pas  exception.  Théopompe  avait  soin  de 
dire  que  les  l.acédémoniens  l'avciient  accepté  comme  purificateur  des  mains 
d'Apollon  ('Az6XXwvo;  tojxotç  toutov  xaeapTrjv  o6vtoç.  Schol.  Aristoph.  Pac. 
1071.  Av.,  9G2).  —  2)  Cf.  0.  Lubbert,  Oreate  corne  tipo  delV  espiazione,  ap. 
Annal.  delF  Instit.  1863,  p.  i2l-1ir).  La  légende  d'OEdipc  est  aussi  connue, 
mais  elle  est  moins  complète  :  Œdipe  reste  trop  longtemps  sans  avoir  con- 
science de  la  fatalité  dont  il  est  l'instrument  presque  passif. 


148  LES   ORACLES   DES   DIEUX 

fatalité  d'autrefois,  qui  a  prise  sur  le  for  extérieur,  avec  la 
responsabilité  qui  naît  du  lil)ro  arbitre. 

Le  crime  d'Oreste  est,  en  effet,  préparé  de  longue  main  par 
les  crimes  des  iiénérations  antérieures.  Après  l'épouvantable 
festin  que  lui  avait  servi  Atrée,  Tliyeste,  déjà  incestueux 
avec  sa  belle-sœur  Aérope  ou  Mérope,  reçoit  d'Apollon  le 
conseil  de  se  procréer  un  vengeur  avec  sa  propre  fille  Pélo- 
pia.  La  divinité  aveugle  ceux  qui  ont  perdu  tout  droit  à  la 
miséricorde  et  leur  conseille,  au  besoin,  des  forfaits,  ^gistlie, 
fils  de  Thyeste  et  de  Pélopia,  assassine  Agamemnon,  fils 
d'Atrée,  et  ce  crime,  bien  que  nécessité  en  quelque  sorte  par 
le  destin,  doit  être  vengé.  Le  vengeur  d'Agamemnon  sera 
Oreste,  qui,  élevé  à  Krisa  chez  le  rbi  Strophios,  est  envoyé 
par  l'oracle  même  pour  accomplir  la  malédiction  céleste. 
Oreste,  instrument  de  la  justice  d'en  haut,  n'en  doit  pas 
moins  être  puni  à  son  tour.  A  peine  a-t-il  commis  le  parri- 
cide qu'il  tombe  en  démence  et  s'enfuit  poursuivi  par  les 
Erinyes. 

Bien  des  cultes  se  disputaient  l'honneur  d'avoir  coopéré  au 
.salut  d'Oreste  :  aussi  la  légende  le  fait-elle  voyager  dans 
une  foule  de  directions.  On  le  rencontre  a  Delphes,  à  Athènes, 
à  Gytheion,  à  Trœzen,  en  Tauride,  en  Messénie,  en  Épire  et 
jusqu'en  Italie.  Mais  la  tradition  immortalisée  par  VOrestie 
d'Eschyle  distingue  dans  le  crime  d'Oreste  la  souillure  de 
l'âme,  qui  est  effacée  par  le  dieu  de  Delphes,  et  la  responsa- 
bilité sociale  dont  le  coupable  est  déchargé  par  le  vote  de 
l'aréopage.  A  partir  du  moment  oii  l'infortuné  s'est  assis  en 
suppliant  sur  VonpJialos,  Apollon  devient  son  protecteur  et 
son  avocat.  Le  dieu,  qui  reconnaît  avoir  pesé  sur  la  détermi- 
nation d'Oreste,  plaide  devant  la  justice  humaine  la  cause  de 
celui  dont  il  a  déjà  purifié  la  conscience.  L'intervention  de 
l'aréopage  devait  fiatter  les  Athéniens,  mais  paraître  super- 
fiue  à  Delphes.  Euripide,  qui  tenait  moins  aux  prétentions 


ORACLE   DE   DELPHES  149 

d'Athènes,  faisait  revenir  Oreste  à  Delphes  après  le  jugement 
de  l'aréopage.  L^oracle  imposait  alors  au  héros,  comme 
supplément  d'expiation,  d'aller  en  Tauride  et  d'apporter  à 
Athènes  la  statue  d'Artémis  ' . 

L'histoire  d'Alcmaeon,  qui  tue  sa  mère  Ériphile  pour  obéir  . 
aux  dernières  volontés  de  son  père  Amphiaraos  et  a  l'ordre 
exprès  d'Apollon,  est  comme  une  réduction  de  la  légende 
d'Oreste.  Alcma^on  devient  également  fou  furieux  et  la  puri- 
fication entreprise'sur  lui  par  Phégeus  ne  finit  pas  ses  tour- 
ments. Il  vient  alors  consulter  l'oracle  de  Delphes  qui  l'en- 
voie en  une  terre  nouvellement  formée  par  les  alluvions  de 
l'Achéloos  et  franche  des  malédictions  lancées  par  Ériphile 
mourante. 

Mais  ces  légendes-types,  si  amples  qu'elles  soient,  négli- 
gent le  cas  où  la  culpabilité  réside  dans  la  détermination 
spontanée  de  la  volonté  et  l'hypothèse  la  plus  intéressante 
de  toutes,  le  péché  d'intention,  non  suivi  d'acte  extérieur. 
Au  temps  d'Hérodote,  la  question  avait  été  posée  et  on  avait 
la  réponse  de  l'oracle.  L'historien  raconte  que,  vers  l'époque 
des  guerres  médiques,  un  Milésien,  inquiet  pour  sa  fortune, 
la  mit  en  dépôt  chez  le  Spartiate  Glaucos.  Le  propriétaire 
mourut  et,  ses  fils  étant  venus  réclamer  le  dépôt  en  justi- 
fiant de  leur  identité,  Glaucos  fit  l'étonné  et  demanda  du 
temps  pour  rappeler  ses  souvenirs.  Par  un  scrupule  bizarre, 
ce  dévot  et  malhonnête  personnage  alla  demander  à  Apollon 
s'il  pouvait  se  parjurer  sans  qu'il  lui  arrivât  malheur.  La 
réponse  de  la  Pythie  fut  foudroyante.  Glaucos  eut  beau  de- 
mander pardon  au  dieu  et  restituer  le  dépôt,  sa  famille  fut 
anéantie  et  son  foyer  éteint  à  jamais.  Le  péché  d'intention, 
aggravé,  il  est  vrai,  par  une  tentative  de  corruption  pratiquée 
sur  Apollon  lui-même,  avait  été  déclaré  irrémissible. 

Sur  tous  ces  points,  la  doctrine  de  Delphes,  si  flottante 

i)  Eunii'iD.  lphi{i.Taur.,Ti(\. 


150  LES    ORACLES    DES   DIEIX 

qu'elle  ait  été,  nous  apparaît  donc  comme  plus  élevée  que 
les  idées  vulgaires,  dont  elle  tient  compte  dans  un  certaine 
mesure.  QueFacte  extérieur  soit  ou  non  doublé  d'une  inten- 
tion coupable,  il  faut  d'abord  qu'il  soit  expié.  On  disait  bien 
qu'Apollon  lui-même  s'était  purifié  du  meurtre  d'un  monstre 
comme  Python  '  ou  des  Cyclopes  par  une  pénitence  de  huit 
années.  Cet  exemple  coupait  court  à  toutes  les  objections, 
et  l'oracle  n'a  jamais  varié  là-dessus -.  Le  sang-  humain  ne 
pouvait  être  répandu  sans  expiation  consécutive.  Non-seule- 
ment Apollon  fit  expier  des  assassinats  comme  ceux  d'Ésope, 
d'Archiloque,  etc.,  mais  il  obligea  les  Spartiates  à  se  purifier 
après  l'exécution  des  envoyés  de  Darius^  et  les  Athéniens  à 
élever  une  chapelle  aux  mânes  d'un  vil  métragyrte  ''.  Il  con- 
tribua par  là  à  inculquer  le  respect  de  la  vie  humaine,  et  il 
évita  autant  que  possible  d'atténuer  l'effet  philanthropique 
du  précepte  en  demandant,  comme  expiation  du  meurtre,  la 
vie  du  meurtrier.  La  purification  religieuse,  la  réconciliation 
des  criminels   avec  les  dieux,  et  par  suite  avec  la  société, 

1)  On  a  prétendu  (A.  Mommsen,  Delphika,  p.  294)  que  la  fête  du  Septérion 
n"a  été  instituée  que  quand  Python  fut  devenu,  de  par  les  évhéméristes,  un 
être  humain,  peut-être  après  la  deuxième  guerre  sacrée,  vers  l'an  345.  Il  y 
a  là  matière  à  discussion,  mais  la  thèse  susdite  a  contre  elle  des  raisons 
sérieuses.  La  période  ennaëlérique  du  Septérion  n'était  plus  en  usage  alors. 
On  sait  aussi  par  Plutarque  (De/",  orac,  15)  que  les  théologiens  de  Delphes 
enseignaient  encore  de  son  temps  l'animalité  de  Python,  et  l'étymologie 
d'âpy.xoi,  citée  ci-après,  indique  que  Texpialion  du  meurtre  d'un  animal  ne 
passait  pas  pour  étrange.  —  2)  Le  tribunal  où  l'on  jugeait  à  Athènes  les  cas 
dhomicide  déclarés  licites  parles  lois  s'appelait  le  ûe/p/iinio??,  peut-être  parce 
qu'on  y  appliquait  les  règles  d'expiation  indi([uées  par  l'oracle.  — 3)  Herod., 
VII,  134.  SuiD.,  s.  V.  EÉp^rjî.  —  4)  Suiû.  s.  v.  Mr.TpaYjpxrjÇ.  Exemples  d'expia- 
tions ordonnés  par  l'oracle  :  aux  Pélasges  de  Lemnos  (Herud.,  VI,  139)  ;  aux 
Agylléens  (Herod.,  I,  HJTj;  aux  Apolloniales  pour  avoir  crevé  les  yeux  à  Eué- 
nios  (Herod.,  IX,  93),  à  Pythagoras  d'Ephèse  (Suid.,  s.  v.  HuOaydpaç)  ;  aux  Del- 
phicns,  meurtriers  d'Ésope  (Herod.,  il,  134);  à  Callondas  de  Naxos,  surnommé 
Corax,  assassin  d'Archiloque  (Pujtarch.,  Ser.  num.  vind.,  17.  Suid.,  s.  v.  Ap- 
■/iÀo/oç).  Un  conte  alhéiiien  voulait  même  que  les  jeunes  filles  ou  «  ourses  » 
consacrées  à  Arlémis  Brauronia[lussent  vouées  en  expiation  du  meurtre  d'une 
ourse  chère  à  la  déesse  (Sl'id.,  s.  v.  "Apxioç). 


ORACLE    DE    DELPHES  151 

était  destinée,  dans  la  pensée  de  l'oracle,  à  remplacer  la  peine 
de  mort  '.  Mais  les  prêtres  d'Apollon  se  gardèrent  d'employer 
à  cet  effet  les  rites  magiques  de  l'Orient.  Des  honneurs 
funèbres  rendus  aux  victimes,  des  fondations  pieuses,  des 
amendes  ou  dommages-intérêts  ou  même,  à  l'exemple  d'Apol- 
lon, d'Héraklès,  d'Oreste,  des  années  de  vie  humiliée  et  péni- 
tente, tels  étaient  d'ordinaire  les  moyens  de  réparation  qu'ils 
suggéraient  à  leurs  clients.  A  la  catharsis,  ils  substituaient 
l'examen  de  conscience,  dont  ils  faisaient  un  devoir  à  ceux 
qui  approchaient  de  l'oracle.  Les  ablutions  avec  l'eau  de 
Kastalia  étaient  imposées  aux  pèlerins  ;  mais  ceux-ci  de- 
vaient savoir  que  ce  n'était  là  qu'un  S3^mbole.  «  Étrang.ir, 
avait  dit  la  Pythie,  entre  l'âme  pure  dans  l'enclos  du  dieu 
de  la  pureté,  après  avoir  effleuré  l'onde  de  la  source  :  pour 
l'homme  de  bien  une  petite  goutte  suffit;  quant  au  méchant, 
l'Océan  tout   entier  ne  le  laverait  pas  avec  ses  flots  ^  » 

Ce  sont  là  des  idées  qui,  sous  cette  forme  précise,  ne  da- 
tent pas  de  très-loin,  mais  dont  la  conscience  hellénique  a 
eu  de  bonne  heure  le  pressentiment.  Il  y  avait,  à  Kéryneia, 

1)  II  y  a  bien  à  ce  tableau  certaines  ombres  :  mais  on  ne  peut  écouter  à  la 
fois  toutes  les  voix  discordantes.  On  dit  qu'Apollon  fit  tuer  iNéoptolème  par 
Oreste  et  que  l'oracle  ordonna  à  plusieurs  reprises  des  sacrifices  humains 
ou  des  suicides  (Cf.  Pausan.,  IV,  9,  o-7  ;  IX,  25,  1;  33,  4,  etc.).  Presque 
toutes  les  jeunes  filles  exposées  aux  monstres  le  sont  par  ordre  de  l'oracle. 
On  est  là  en  pleine  légende,  tandis  qu'il  y  a  quelque  réalité  dans  l'action 
civilisatrice  de  l'oracle.  —  2)  Anthol.  Palat.,XIV,  71.  Eschyle  dit  de  même  : 
«  Pour  purifier  la  main  souillée  du  meurtre,  c'est  en  vain  que  tous  les  fleuves 
réuniraient  leurs  ondes  »  {Choeph.,  72-74).  Comment  ne  pas  rappeler  à  ce 
propos  les  vers  d'Alfred  de  Musset,  qui  fondent  en  une  seule  expression 
deux  belles  pensées  ; 

Le  cœur  d'un  homme  vierge  est  un  vase  profond  : 
Lorsque  la  première  eau  qu'on  y  verse  est  impure, 
La  mer  y  passerait  sans  laver  la  souillure. 
Car  l'abîme  est  immense  et  la  tache  est  au  fond! 

Cicéron  avait  déjà  cueilli  en  chemin  cette  fleur  :  la  souillure  corporelle  s'en- 
lève, dit-il;  animi  labes  nec  dhiturnitate  evanescere,  nec  amnibus  ullis  elui  po- 
test  (Cic.  Legr/..  il.  10). 


]~^2  LES    ORACLES   PES  DIEUX 

en  Achaïe,  un  sanctuaire  des  Euménicles  dont  on  faisait  re- 
monter la  fondation  a  Oreste.  Le  peuple  était  convaincu  que 
si  quelqu'un  y  entrait,  la  conscience  chargée  de  quelque 
faute,  il  était  à  l'instant  même  fou  de  terreur'.  Le  regard 
d'Apollon  pénètre,  lui  aussi,  jusqu'au  fond  de  Tàme,  et  les 
coupables,  si  bien  cachée  que  fût  leur  faute,  avaient  peur 
d'entendre  tomber  de  son  trépied  des  apostrophes  menaçan- 
tes'. La  religion  apollinienne  n'oublia  qu'une  chose,  mais 
l'oubli  lui  fut  fatal.  Elle  ne  comprit  pas  que  la  certitude  du 
châtiment  pour  les  impénitents  doit  être  compensée  par 
la  certitude  du  pardon  pour  ceux  qui  se  repentent.  C'est  là 
ce  qui  manque  à  la  théorie  de  l'expiation,  entendue  à  la 
grecque  et  confinée  dans  la  conscience.  La  conversion,  le 
repentir,  sont  toujours  d'effet  incertain.  Les  dieux  grecs  n'ont 
pas  su  s'obliger  à  pardonner  dans  des  conditions  détermi- 
nées :  il  en  résulta  que  les  religions  étrangères  prirent  et 
gardèrent  le  privilège  de  traiter  les  maladies  de  Tàme. 

Les  prêtres  d'Apollon  suivirent  pourtant,  mais  à  regret  et 
trop  tard,  le  mouvement  qui  entraînait  l'imagination  grec- 
que vers  les  perspectives  d'outre-tombe  ouvertes  par  ces  reli- 
gions exotiques  au  nom  de  la  justice  etde  l'expiation.  C'est  de 
l'Egypte  que  vint  et  par  Delphes  que  se  répandit  en  Grèce, 
du  VII''  au  \^  siècle,  le  souci  de  la  vie  future.  Jusque-là,  les 
Hellènes  avaient  envisagé  là  mort  comme  étant,  pour  le  com- 
mun des  hommes,  la  fin   des  joies  et  des  souffrances.  Pin- 

i)  Pausax.,  VII,  23,7.  —  2)  La  mantique,  suivant  Apollonius  de  Tyano, 
«  ordonne  à  ceux  qui  pénètrent  dans  le  sanctuaire  du  dieu  pour  le  consulter, 
de  s'y  rendre  à  ]"étal  de  puietr,  sans  quoi,  il  leur  dira  :  Sortez  de  mon 
temple!  »  (Piiilostr.  Vit.  ApoIL,  II!,  42,  2).  Au  temps  de  Philostrate,  l'idée 
de  pureté  spirituelle,  prônée  pai-  toutes  les  sectes,  élail  à  la  porlée  nirme 
des  esprits  vulgaires.  Mélange  de  l'idée  et  des  rites  syniboli(]ues  dans  une 
inscription  de  Délos,  donnée  par  Koumanoudis,  qui  ordonne  de  s'approcher 
de  ZeusKyntiiios  et  de  Athrné  Kynthia  «  avec  une  âme  pure,  un  haliil  blanc, 
et  sans  chaussure.  »  Affirni.ilidn  dini  sjiiiilualismc  plus  net  au  fi'onlon  du 
temple  d'Épidaure  fl^niii'Hvit.  Ahstin.,  11,  t'J). 


ORACLE   DE   DELTIIES  153 

dare  et  Pythagore,  hôtes  de  Pytho,  se  firent,  chacun  à  leur 
manière,  les  apôtres  des  croyances  à  la  fois  consolantes  et 
terribles  que  Platon  fixa  pour  toujours  dans  l'âme  humaine'. 
Les  châtiments  et  les  récompenses  de  la  vie  future  entrèrent 
alors  dans  les  théories  théologiques  de  Delphes  et  donnèrent 
à  la  morale  un  fondement  plus  solide.  Le  culte  des  héros,  de 
jour  en  jour  plus  encouragé,  indiquait  assez  quel  était  le  lot 
des  justes:  la  crainte  des  tourments  étaient  inculquée  dans 
l'âme  des  pèlerins'  par  des  images  sensibles.  Quelques  an- 
nées après  les  guerres  médiques,  le  pinceau  de  Polygnote 
couvrit  la  Lesché  des  Cnidiens  à  Delphes  de  scènes  emprun- 
tées au  monde  infernal-.  Comme  en  Egypte  aussi,  on  chercha 
à  conserver  à  l'âme  le  corps  dont  elle  avait  fait  sa  demeure. 
L'oracle,  on  l'a  vu,  aimait  à  ordonner  des  translations  d'os- 
sements :  il  voulait  qu'on  attachât  un  grand  prix  à  ces  reli- 
ques. C'est  à  Delphes  seulement  que  Pausanias  a  entendu 
parler  du  génie  souterrain  Eurynomos,  représenté  par  Po- 
lygnote, et  qui  a  mission  de  faire  disparaitre  la  chair  des  ca- 
davres en  conservant  les  ossements'*.  Enfin,  comme  pour  tirer 
parti  des  doctrines  les  plus  désintéressées,  l'oracle  en  vint 
plus  tard  à  garantir,  non  pas  précisément  le  bonheur  dans 
l'autre  monde,  mais  des  services  funèbres  perpétuels  â  ceux 
qui  faisaient  la  dépense  nécessaire  à  une  fondation  de  ce 
genre''. 

La  doctrine  de  l'expiation  constitue,  pour  ainsi  dire,  le 
côté  négatif  de  la  morale.  Les  préceptes  positifs  de  l'oracle 

i)  Pindare  enseignait,  comme  Pythagorc,  la  métempsycose,  avec  la  di- 
gnité héroïque  et  le  repos  au  bout  de  la  seconde  ou  de  la  troisième  vie 
(PiND.  Olymp.,  Il,  G8.  Id.  ap.  Platon.,  Mmon,  li).  —  2)  Pausan.,  X,  28  sqq. 
F.  (i.  Wflckku,  Die  Coinposition  dcr  Polygnotlschcn  Gcmwlde  in  clcr  Lcsche  zu 
Delphi,  18il.  (Kleiiie  Schriften,  V,  p.  ()3-i:}l)).  —  iVi  Pausan.,  X,  28,  7.  — 
4)  Wescher  et  Foucaht,  hiscr.  de  Delphes,  \v  43().  On  pouvait  sans  doute 
aussi  se  recommander  à  Apollon  [lonr  obtenir  une  de  ces  morts  subites  et 
douces  dont  il  passait  pour  rlie  l'auteur  (Hom.  Ilind.,  XXIV.  7."i8). 


ir)4  LES    ORACLES   DES   DIEUX 

sont  plus  difficiles  encore  à  retrouver.  Il  se  contenta  généra- 
lement d'exprimer  dans  des  maximes  vagues  ce  sens  de  la 
modération,  celte  horreur  des  extrêmes  qui  est  le  fond  de 
l'esprit  grec.  Il  n'aimait  pas  l'excès  de  la  passion  brutale, 
mais  n'encourageait  pas  non  plus  les  réactions  orgueilleuses 
de  rintelligence  en  révolte  contre  la  nature.  Apollon  con- 
seillait, par  exemple,  à  un  père  inquiet  de  laisser  son  fils  re- 
trouver la  santé  dans  les  ébats  amoureux'.  Il  excusait 
d'emblée  le  prêtre  d'Héraklès  Misogyne  qui  avait  enfreint 
son  vœu  de  chasteté'.  Aussi  n'était-il  pas  précisément  incon- 
séquent avec  lui-même  en  acceptant  les  offrandes  d'une  Rho- 
dopis  ou  d'une  Phryné^  Que  dis-je?  Il  a  mérité  qu'on  le 
soupçonne  de  quelque  complaisance  pour  l'aberration  hon- 
teuse qui  a  déshonoré  les  siècles  les  plus  glorieux  de  la 
civilisation  hellénique.  De  l'aveu  des  Grecs  eux-mêmes,  les 
institutions  de  la  Crète  et  de  Sparte,  si  hautement  recomman- 
dées  par  le  dieu  de  Pytho,  ne  pouvaient  manquer  d'induire 
les  natures  vulgaires  à  des  tentations  dégradantes,  et  il  faut 
convenir  qu'on  chercherait  vainement  dans  la  biographie 
d'Apollon  l'amour  naturel  et  légitime  représenté  comme  un 
élément  de  bonheur'.  Hêra,  la  déesse  de  l'union  conjugale, 

■l)SuiD.,  S.  V.  A'.oysvr];.  —  2)  Plutarch.,  Pyfh.  omc,  20.  Cf.  ci-dessus, 
p.  13(5.  —  3)  Herod.,  Il,  135.  Plutarch.  Pyth.  orac,  lîi.  Pacsan.,  X,  15,  3. 
—  4)  On  a  déjà  parlé  ailleurs,  à  propos  des  sibylles  (vol.  II,  p.  151-132),  de 
la  brutalité  et  des  déceptions  d'Apollon.  Coronis  le  trompe;  Marpossa  lui 
préfère  Idas;Cassandre,  Manto,  Okyrrhoé,  tille  du  tleiive  Imbrasos,  le  dé- 
testent et  le  fuient;  Telphousa  l'écarté  par  ruse,  et  la  nymphe  Sinope  le 
prend,  comme  au  piège,  dans  un  serment  captieux.  L'histoire  de  la  plupart 
des  prophètes  d"Apollon,  Amphiaraos,  Amphilochos,  Phineus,  est  assombrie 
par  des  trahisons  féminines,  et  Orphée  Uii-mème  est  misogyne  à  sa  ma- 
nière. Les  (irecs  n'ont  pas  manqué  de  prêter  à  Apollon,  pour  les  excuser, 
les  plus  inexcusables  de  leurs  vices.  Plutarque  mentionne  avec  dégoût  «  les 
contes  des  poètes  sur  l'amour  d'Apollon  pour  Phorbas,  Hyacinthe,  Admète, 
ilippolyte  de  Sicyone  (Plutarch.  Numa,  4),  »  mais  des  sophistes  effrontés 
citaient  à  des  jeunes  garçons  ces  exemples  corrupteurs  (Philostr.  Epist.,  o, 
[4i];  8  [il)];  57  [56] i.  L'histoire  des  oracles  en  a  été  particulièrement  souil- 
lée. Presque  tons  les   protégés   d'Apollon,  devins  ou   fondateurs   d'oracles, 


ORACLE   DE   DELPHES  155 

poursuivit  de  sa  haine  le  fils  de  Lêto  avant  même  qu'il  ne  fût 
né  :  on  dirait  qu'il  s'en  souvint  toujours. 

Les  sentences  morales  qui  forment  les  «  commandements 
de  Delphes  '»  sont  peu  nombreuses  et  leur  authenticité  même 
est  difficile  à  établir.  En  effet,  on  les  attribuait  moins  à  Apol- 
lon lui-même  qu'aux  Sages  inspirés  par  sa  sagesse,  et  il  n'en 
est  pour  ainsi  dire  pas  une  qui  n'ait  été  adjugée  à  cinq  ou 
six  auleurs  différents,  ou  encore,  au  groupe  entier.  C'est,  si 
l'on  veut,  l'œuvre  de  la  raison  humaine  approuvée  et  contre- 
signée par  la  raison  divine.  L'oracle,  en  les  faisant  graver 
sur  les  colonnes  du  temple  d'Apollon,  en  acceptait  la  res- 
ponsabilité. Le  mystérieux  E,  qui  frappait  tout  d'abord  les 
regards,  était  un  thème  fécond  de  commentaires-.  Était-ce  le 

comme  Hélénos,  Branchos,  Klaros,  sont  devenus  des  ^  amis  »  plus  que  sus- 
pects du  dieu.  Un  conte  recueilli  k  Delphes   même  attribue  à  Apollon,  con- 
sulté sur  le  châtiment  dû  à  un  acte  ignoble,  une  indulgence  singulière  et 
singulièrement  exprimée  (Athen\,  Xlil,  §  84).  Il  serait  cependant  injuste  de 
faire  remonter  à  l'oracle  de  Delphes  la  responsabilité  de  ce  dévergondage 
d'imagination.  La  religion   n'avait  pas   de  dogmes,  son  histoire  point  de 
forme  arrêtée,  et  nul  ne  pouvait  empêcher  la  mythologie  de  se    surcharger 
d'additions  malsaines.  —  t)  AEXçtxà  ypdjjijjLaTa,  —  r.oo-^pi^ij.'xxx  — l-tYpdt[x[xaTa  — 
Tcapayy^Àaaxa  —  à-Q'fO/yjxaTa  —  p/^[j.aTa  —  yvwaai.  Cf.  Orelli,  OpilSCUlci  Grseco- 
rum  vett.  sententiosa  et  moralia.  Lips.  1819.  I,  p.  137-192.   —  G.  W.  Gœtt- 
LiNG,  Bie  delpliischen  Sprùche  (Gesamm.  Ablidl.  I,  p.  221-251).  F.  Schultz, 
Die  Sprùche  der  delphischen  Saeule  ap.  Ph\lo\.  \Xl\,  [1866].   p.    193-226.— 
2)  Voy.  les  explications  diverses  dans  le  traité   spécial   de   Plutarque  (De 
El  apiid  Delphos)    On  trouvera,  dans  les  dissertations   de  Gœttling  et  de 
Schultz,  tous  les   détails,  qui  importent  peu  ici,  sur  le  nombre,  l'authen- 
ticité relative,  l'origine,  la  forme,  le  sens  des  aphorismes,  leur  répartition 
sur  les  murs  ou   les   colonnes  du  temple,  leur  disposition  s\  métrique,  etc. 
Il  y  a  là  ample  matière  à  conjectures  tt  une   occasion  commode   de   faire 
preuve  d'érudition.  Que  ceux  qui  pas  n'ont  d'opinion  sur  tous  ces  questions 
se  consolent  en  pensant  que   MM.  Schultz  et  Gœttling  sont  en  désaccord  sur 
presque  tous  les  points   L'un  ne  trouve  que  cinq  sentences  authentiques  là 
où  l'autre  en  a  compté  six  :  il  déclare  prose  ce  que   son  devancier  s'est 
épuisé  à  mettre  en  vers,  et  il  lit  sur  une  des  colonnes   de  la  façade  ce  que 
l'autre  avait  cru  gravé  sur  une  colonne  du  fond  ou  même  sur  le  mur  du 
pronaos.  On  peut  aussi,  sans  inconvénient,  ignorer  de  quelle  façon  étaient 
gravées  les  sentences;  si  c'est  bien  l'E,  et  l'E  tout  seul,  qui  a  été  successive- 
ment fait  en  bois,  en  bronze,  en  or,  et  appliqué  à  l'édifice,  etc. 


15G  LES    ORACLES   DES    DIEUX 

dieu  qui  clisaitau  croyant  :  «  El,  tu  es;  »  c'est-à-  dire,  tu  es  un 
être  responsable,  oblii^é  d'employer  utilement  ta  vie,  ou  bien 
le  fidèle  qui  s'écriait  dans  un  acte  de  foi  :  Dieu  révélateur, 
«  tu  es  »  et  me  voici  prêt  ;\  l'entendre  ?  L'un  et  l'autre  sens 
laissaient  dans  l'àme  une  pensée  religieuse  et  morale.  «  A 
dieu  l'honneur  !  »  disait  plus  loin  une  autre  sentence.  «  Rien 
de  trop  »  était  aussi  un  excellent  conseil.  La  plus  profonde  et 
la  plus  admirée  de  ces  maximes  était  le  fameux  «  Connais-toi 
toi-même  (Tvwe-.  zxj--yi)  »  qui  est,  pour  parler  comme  Platon  ', 
la  lin  de  toute  science.  Celle-là  passait  décidément  pour  une 
révélation  divine. 

La  notoriété  acquise  à  ces  maigres  aphorismes  montre 
bien  ce  que  les  prêtres  de  Delphes  auraient  pu  tenter  s'ils 
avaient  eu  les  hautes  ambitions  qu'on  est  parfois  enclin  A 
leur  prêter.  D'autres,  à  leur  place,  auraient  aspiré  à  l'hon- 
neur de  donner  à  la  Grèce,  et,  par  elle,  au  monde,  un  code 
de  morale  révélée.  Mais  il  lallait,  pour  cela,  avoir  une  doc- 
trine, poursuivre  un  système,  et  ils  n'avaient  que  l'art  d'uti- 
liser au  jour  le  jour  les  circonstances.  Ils  se  contentèrent 
de  poser  quelques  problèmes  sous  forme  énigmatique,  de 
piquer  la  curiosité  et  d'exciter  la  réllexion,  en  attendant 
que  la  philosophie  vînt  s'emparer  de  l'hégémonie  intellec- 
tuelle qu'ils  n'avaient  pas  su  garder-.  Ils  ont  passé  sans 
laisser  derrière  eux  une  grande  idée,  sans  attacher  leur  nom 
au  redressement  de  quelque  injustice.  Les  principes  ne  leur 
doivent  à  peu  près  rien.  Ils  ont  contribué,  dans  une  certaine 
mesure,  à  faciliter  l'affranchissement  des  esclaves  et  ils  se 


1)  I'lat.  ChannUl.,  p.  lOG.  —  2)  Ce  que  roracle  ne  lil  pas,  d'autres  pa- 
raissent l'avoir  essayé  en  se  couvrant  (ic  son  nom.  M.  Sehullz  (Op.  cii.) 
donne,  d'apr«''s  un  manuscrit  tloicnlin  du  xv^  siècle,  une  collerlioii  de  92  sen- 
tences intitulées  :  Ttov  î-zà.  ao^ôjv  7:apaYyÉÀ[j.a-:a,  aiiva  S'jpc'6r,aav  y.cy.oXaaij.Éva  £-t 
Toù  Iv  \zk-MXi;  -/.(ovo;.  11  reprarde  ce  petit  ai»ré<i-é  de  morale  comme  une  sorte 
de  catéchisme  qui  circulait  sous  la  garantie  présumée  de  la  révélation 
apiilliiiiriinc. 


ORACLE   DE   DELPHES  157 

sont  montrés  pour  les  leurs  des  maîtres  assez  doux'  ;'mais  ils 
n'ont  cherché  ni  a  préparer  l'abolition  de  l'esclavage,  comme 
les  stoïciens,  ni  à  le  justifier,  comme  Aristote.  Nulle  part 
on  ne  trouve  de  doctrine  arrêtée  qui  puisse  invoquer  leur 
suffrage. 

La  conduite  que  tint  l'oracle  à  l'égard  des  philosophes 
est  intéressante  à  suivre.  On  voit  que  les  prêtres  de  Delphes 
hésitent  à  les  traiter  en  ennemis  et  cherchent  au  contraire  à 
les  attacher,  par  des  liens  de  confraternité,  au  sanctuaire 
pythique.  Apollon  peut  ainsi  dominer  le  groupe  des  Sages  et 
parler  au  monde  par  la  bouche  de  Pythagore,  confident  de 
la  pythie  Thémistoclea-,  ou  par  Torgane  quasi-prophétique 
d'Empédocle,  thaumaturge  couronné  de  a  bandelettes  del- 
phiques^  »  Socrate  et  Platon  furent  amis  des  prêtres  et  leur 
rendirent  en  effet  des  services.  Les  épicuriens  et  les  scepti- 
ques ne  durent  pas  être  aussi  agréables;  mais,  si  l'oracle  les 
maudit,  il  les  maudit  tout  bas.  On  ne  voit  pas  qu'il  ait  jeté  un 
mot  dans  les  disputes  des  écoles,  et  en   cela  il  fit  preuve  de 


i)  Les  inscriptions  publiées  par  E.  Cnrtius  et  P.  Foucart  ont  donné  une 
certaine  importance  à  la  question  des  all'ranchissenients  opérés  par  vente 
simulée  de  l'esclave  à  Apollon.  Cette  question  a  été  traitée  d'abord  par  Cur- 
tius  {Anecd.  Delphica  §  1.  De  manumisslonc  sacra  Grscconnn),  puis,  avec  des 
détails  nouveaux,  par  P.  Foucart  {Mémoire  sur  Vaff'ranchissenicnt  des  esclaves 
2Kir  forme  de  vente  aune  divinité,  d'après  les  inscr.  de  Delphes.  Paris,  18G7). 
Les  prêtres  ne  rendaient  pas  là  aux  esclaves  un  service  désintéi'essé  :  ce- 
pendant leur  garantie  était  évidemment  uliio  à  la  sécurité  des  affranchis. 
La  manumission  religieuse  pouvait  se  l'aire  ailleurs  qu'à  Delphes  et  par 
devant  d'autres  dieux  qu'Apollon  :  c'est  une  raison  de  plus  pour  ne  pas 
intercaler  ces  faits  dans  Thisloire  de  l'oracle.  Apollon  Pjlhien  avait  aussi 
ses  esclaves,  des  femmes  hiérodules,  dont  le  sort  passe  pour  avoir  été  assez 
doux.  Les  Phéniciennes  d'Euripide  s'applaudissent  d'être  envoyées  comme 
esclaves  à  Delphes  ^244  sqq.)  ;  Plutarque  [Amator.,  21)  compare  cet  esclavage 
à  celui  de  l'Amour,  et  un  romancier  de  la  décadence  prend  son  héroïne, 
Chariclée,  parmi  les  jeunes  recluses  de  Pytho.  Cf.  A.  Hirï,  Die  Hierodulen. 
Berlin,  1818,  avec  un  appendice  de  Bœckh.  —  i)  Diog.  Lakiit.,  VIII,  8,  21. 
La  Pythie  s'appelle  aussi  Aristokleia  (Porphyr.,  Vit.  l'ythaij.,  %  41).  — 
3)  Sx^[i[j.aTa  ozkt^\-/.à  (SuiD.,  s.  v.  ' Ep.7t£oo-/.X%.  Schol.  Auistoph.  Plut.,  39). 


158  LES   ORACLES   DES   DIEUX. 

sagesse  ^  Dans  un  monde  qui  les  avait  dépassés,  les  prêtres 
de  Delphes  ne  s'obstinèrent  pas  à  vouloir  discipliner  les  in- 
telligences; ils  ne  se  sentaient  pas  autrement  menacés  par 
le  libre  examen  et  ils  pouvaient  se  convaincre,  en  faisant 
l'inventaire  de  leurs  richesses^,  que  leur  puissance  reposait 
sur  de  fortes  assises. 

Au  moment  où  nous  allons  reprendre  l'histoire  chronolo- 
gique de  l'oracle,  Delphes  est  en  voie  de  devenir  la  plus 
grande  banque  du  monde.  Autour  du  temple  s'élèvent  de 
toutes  parts  des  Trésors  remplis  d'ex-votos  envoyés  par  diffé- 

1)  Socrale  déclare  à  ses  juges  qu'ilaélé  souvent  l'interprète  du  dieu  de  Pytlio 
et  qu'Apollon  l'a  proclamé  publiquenient  le  plus  sage  des  hommes  (Xknoph. 
Apol.,  2,  lo.  Plat.  Apol.,  21).  On  sait  quelle  place  l'oracle  tient  dans  la  cité 
de  Platon.  Zenon  de  Citium  passe  pour  avoir  reçu  de  Delphes  un  conseil 
déjà  donné  à  Socrate,  celui  de  «  prendre  la  couleur  des  morts  »  (Suid.  s.  v. 
Atyu::T(a.  Z/jVwv).  Diogène,  ennemi  de  la  divination,  avait  été  engagé — soit  par 
l'oracle  de  Delphes,  soit,  peut-être  par  quelque  oracle  de  Sinope,  —  à  faire 
de  la  fausse  monnaie.  Ce  conseil,  pris  à  la  lettre,  l'avait  conduit  en  exil  et, 
par  l'exil,  à  la  philosophie  (Diog.  Laert.  VI,  20-21.  Suid.  s.  v.  Atoy/vr);).  — 
2)  Kayser  résume  comme  suit  le  budget  des  recettes  de  l'oracle.  A.  Recettes 
ordinaires.  \°  Dîmes  sur  les  mines  et  récolles  dans  les  colonies.  2»  Location 
ou  produit  des  biens  du  temple,  cultivés  par  des  serfs.  3"  Intérêt  des  capi- 
taux prêtés  (Cf.  Thuc.  I,  121.  Demosth.  In  Mid.,  §  144).  40  Droit  sur  les  capi- 
taux déposés  (Cf.  Plut.  Lys.,  18).  B.  Recettes  extraordinaires.  1"  Dîme  du 
butin  de  guerre.  2»  Amendes  prononcées  par  les  Amphictyons.  .3»  Amendes 
dites  «  sacrées  »  prononcées  par  d'autres  tribunaux  (Cf.  Herod.,  III,  52). 
io  Présents  de  toute  espèce,  offerts  par  les  «  bienfaiteurs  du  dieu  (ot  xbv  8sbv 
£Ù£pYr)Trix6T£ç),  donations  provoquées  et  récompensées  par  des  honneurs 
comme  la  r.po^vdx,  7;po[xavt£t'a,  7:po3op{a,  rpooiz^a,  àa^xlsta,  iTj'ki.x,  à-:{kdoi,  yTJç 
l'y/TTiiiç,  O£apoooy.(a.  La  T:po[j.avT£(a  et  la  Ocapoooxfa  sont  des  privilèges  dont 
disposent  tous  les  oracles:  les  autres  distinctions  sont  de  nature  poli- 
tique et  peuvent  être  accordées  par  toutes  les  cités.  Les  distinctions  particu- 
ières  à  Delphes  sont  la  couronne  de  laurier  (odtcpwjç  ar^tpavo;  Tiapà  tou  Oeou. 
CuRTius,  N°s  41,  42)  et  une  tente  d'honneur  aux  réunions  amphictyoniques 
(ay.avà  È;x'  HuXata  à  r.çithzix.  CuRT.  N"  4o).  Les  offrandes  extraordinaires  pou- 
vaient se  convertir  en  allocation  régulière  comme  la  -uO(a;  ou  ;:uOa[ç  des 
Athéniens  (Strab.,  IX,  3,  12.  Rangabé,  II,  n  2276).  A.  Mommsen  pense 
que  les  prêtres  procédaient,  tous  les  ans,  dans  le  mois  Ilêvakieios,  à  un  in- 
vculiiii'c  général  de  leurs  inens,  comme  les  prêtres  do  Délos  dans  le  courant 
du  mois  Thargélion.  Ces  inventaires  ont  fourni  la  matière  des  descriptions 
et  catalogues  cités  plus  haut  (p.  39). 


ORACLE   DE   DELPHES  150 

rents  peuples,  princes  et  cités,  athlètes  heureux,  criminels 
repentis,  riches  bienfaiteurs  du  temple,  vaniteux  de  toute 
espèce  empressés  de  mettre  leur  nom  en  évidence.  Avec  le 
produit  des  biens-fonds,  les  dîmes,  argent  et  esclaves,  pré- 
levées sur  le  butin  de  guerre,  sur  les  colonies,  avec  les 
amendes  imposées,  les  intérêts  produits,  tout  cela  constituait 
un  capital  énorme  qu'une  gestion  intelligente  accroissait 
rapidement.  En  outre,  comme  il  n'y  avait  pas  en  Grèce  de  lieu 
plus  sûr  que  Pytho,les  États  comme  les  individus  apportaient 
là  les  documents  précieux,  testaments,  contrats,  créances, 
même  de  l'argent  monnayé,  dépôts  que  les  prêtres  se  char- 
gaient  de  garder  en  récompensant  même  la  confiance  des 
déposants  par  des  privilèges  honorifiques,  comme  ceux  de 
proxénie,  proédrie,  promantie,  etc.  L'oracle  tenait  ainsi 
entre  ses  mains  d'immenses  intérêts  et  se  montrait  jaloux 
d'accroître  cette  nombreuse  clientèle.  On  stimulait  le  zèle 
des  pèlerins  en  racontant  que  les  héros  et  les  dieux  eux- 
mêmes  avaient  donné  l'exemple  des  offrandes  commémora- 
tives.  Zeus  avait  déposé  à  Pytho  la  pierre  de  Kronos;  Héra- 
klès,  au  lendemain  de  ses  victoires  ou  de  ses  accès  de  folie, 
y  envoyait  des  présents.  Apollon,  du  reste,  avait  souvent 
demandé  des  cadeaux  sans  périphrase  et  avec  insistance.  On 
savait  qu'il  avait  exigé  un  jour  de  Pélops  un  agneau  d'or  et 
qu'il  avait  obligé  le  héros  à  satisfaire  ce  caprice  '. 

Les  moyens  d'acquérir  ne  manquaient  pas  :  mais,  comme 
il  n'est  pas  moins  important  de  conserver,  on  inspirait  à  ceux 
qui  auraient  été  tentés  de  voler  le  dieu  une  terreur  supers- 
titieuse. Il  était  arrivé  qu'un  malfaiteur  de  cette  espèce  avait 
été  indiqué  aux  prophètes, —  d'autres  disaient  dévoré — par  un 
loup  dont  on  montrait  la  statue  à  Delphes  ^  L'oracle  avait  lui- 

1)  SuiD.  S.  V.  'Avoc9r,|j.a.  ScHOL.  Aristoph.  Nul).,  iVt.  On  mettait  cette  histoire 
sur  le  compte  de  l'oracle  d'Apollon  Napéen  à  Leshos,  mais  il  en  courait  de 
pareilles  à  Delphes,  et  celle-là  avait  aussi  à  Delphes  son  eifet  utile.  — 
2}  Pacsan.,  X,  a,  7.  iEnAN.  Hist.  unim.,  X,  26. 


160  LES    ORACLES   DES   DIEUX 

même  la  réputation  d'être  particulièrement  clairvoyant  pour 
retrouver  les  trésors  enfouis  ou  dérobés,  et  Platon,  dans  son 
État  idéal,  estime  que  le  dieu  de  Delphes  est  le  meilleur  juge 
en  matière  de  détournements  considérables  '.  Cette  spécialité 
pouvait  avoir  son  côté  fâcheux,  en  ce  sens  que  l'oracle  ris- 
quait d'être  assiégé  par  les  chercheurs  de  trésors;  mais  on 
savait  d'autre  part  que  le  dieu  n'encourageait  guère  la  cupi- 
dité des  paresseux.  On  riait  de  ce  Polycrate  de  Thèbes  qui, 
ayant  ouï  parler  d'uu  trésor  enfoui  par  Mardonius  à  Platée, 
avait  consulté  l'oracle  sur  les  recherches  à  faire  et  en  avait 
reçu  le  conseil  de  «  remuer  toutes  les  pierres"-.  »  Il  y  avait 
bien  aussi  des  avertissements  plus  directs  et  des  exemples 
plus  significatifs  à  proposer  à  ceux  que  les  richesses  de 
Delphes  faisaient  rêver.  Sans  parler  de  la  juridiction  extra- 
ordinaire des  Amphictyons,  il  y  avait  ù  Delphes  un  tribunal 
qui  jugeait  très  sommairement  et  d'où  plus  d^un  était  sorti 
pour  être  précipité  du  haut  de  la  roche  Hyampeia.  Tel  avait 
été  le  sort  du  Delphien  Orgilaos  dans  les  bagages  duquel  un 
ennemi  avait  glissé  un  vase  appartenant  au  temple  ^  ;  tel 
aussi,  celui  d'Ésope  accusé  d'un  méfait  analogue  ''.  Il  fallait 
se  garder,  non  seulement  de  commettre  cette  espèce  de 
sacrilège,  mais  même  d'en  être  soupçonné. 

Les  prêtres  de  Delphes  avaient  donc  poussé  très  loin  l'ha- 
bileté pratique  :  mais,  il  faut  le  dire,  ils  perdaient  en  énergie, 
en  élévation  morale,  en  patriotisme,  ce  qu'ils  gagnaient  en 
opulence.  La  Grèce  allait  entrer  dans  une  période  de  crise 
où,  obligée  de  faire  face  aux  périls  les  plus  extrêmes,  elle  ne 
reçut  de  Pytho  que  de  lâches  suggestions.  Déjà  l'oracle,  au 
milieu  des  discordes  intestines  qui  divisaient  le  pays,  n'a- 
vait pas  toujours  su  cacher  la  partialité  et  Tinconséquence 

IjPlat.  Legg.,  XI,  p.  'Jli.  —  2)  Suid.  s.  v.  Tlàvia  v.ilwK  C'est  IÏM[uivalenl 
de  lapolog-ue  Le  Laboureur  et  ses  enfunts.  —  3)  Plutarch.  Pracc.  Polit.,  'M. 
Pi)  LUTARcii.  Ser.  mon.  vind.  12.  .-Ehan.  Var.  hist.,  XI,  iJ. 


ORACLE   DE   DELPHES  161 

do  sa  conduite.  Mais,  lorsque  l'on  eut  afTaire  aux  races  étran- 
gères, on  songea  que  la  P^'tliie  n'avait  jamais  dédaigné  l'or 
des  Barbares,  et  on  se  demanda  si,  après  les  avoir  exploités 
avec  le  plus  louable  patriotisme,  elle  ne  s'était  pas  oubliée 
au  point  de  leur  en  être  reconnaissante.  Le  temps  va  venir 
où  l'on  entendra  dire  que  la  Pythie,  «  médise,  »  qu'elle 
«  laconise,  »  qu'elle  «  philippise.  »  et  que  les  oracles  sont  au 
plus  offrant.  Le  mépris  commence  par  frapper  cette  popula- 
tion de  devins,  de  sa'criflcateurs,  de  pâtissiers,  d'hôteliers,  de 
fabricants  d'ex-votos,  tous  gens  de  mœurs  peu  édifiantes,  qui 
vivent  sur  la  bourse  des  pèlerins  '  ;  de  là,  il  va  monter  jus- 
qu'aux prêtres . 

En  attendant,  le  sanctuaire  de  Pytho  est  toujours  le  centre 
du  monde  :  sa  renommée  est  montée  assez  haut  pour  que, 
même  après  un  long  déclin,  elle  reste  incomparable  en  son 
genre;  mais  déjà  la  défiance  a  mis  à  jour  bien  des  canaux 
secrets  qui  jettent  dans  la  source  de  l'enthousiasme  des  fer- 
ments corrupteurs  :  la  décadence  a  commencé. 


F.  HISTOIRE  DE  L'ORACLE  DE  DELPHES,  DE  LA   GUERRE   DE  KRISA 
A  LA  FIN  DES  GUERRES  SACREES  (590-338). 

Influence  de  l'oracle  sur  l'histoire  intérieure  d'Athènes.  —  L'oracle  allié 
des  Alkméonides  contre  Pisistrate  et  les  Pisistratides.  —  Consécration 
des  réformes  de  Clisthène.  —  Pytho  et  Sparte.  —  Corruption  de  la 
pythie  par  Cléomêne.  —  Rôle  de  l'oracle  durant  les  guerres  médiques. 
—  Politique  anti-nationale  des  prêtres  de  Pytho.  —  L'histoire  écrite 
par  Hérodote.  —  Périclès  revient  aux  traditions  de  Pisistrate.  —  Inter- 
vention armée  de  Périclès  à  Delphes.  —  Partialité  de  l'oracle  du- 
rant la  guerre  du  Péloponnèse.  —  Delphes  et  Lysandre.  —  Menace 
d'une  invasion    illyrienne.  —    L'oracle  et  Épaminondas.  —  Projets  de 

1)  La  gourmandise  et  la  rapacité  des  Delphieiis  étaient  devenues  prover- 
biales, et  ils  étaient,  sous  ce  rapport,  assimilés  aux  Déliens  (Athen.  IV, 
§74).  Leur  gagne-pain  était  le  couteau  ([j.â7atpa)  du  sacrifice.  La  coutellerie 
de  Delphes  reste  célèbre  pour  avoir  fourni  une  comparaison  assez  obscure 
àAnstote  (Polit.,  I,  i,  o).Cf.  Gœttling,  Comment,  de  macliacra  Delphicaquae 
est  apud  Ai'istotelem.  Jenae,  18o0. 

11 


162  LES  ORACLES  DES  DIEUX 

Jason  de  Thessalie.  —  La  deuxième  Guerre  sacrée  (355-346).  —  Pillage 
du  temple  par  lesPhocidiens.  —  Intervention  de  Philippe  de  Macédoine. 
—  Capitulation  de  Phalœkos  et  châtiment  des  Phocidiens.  —  Dépit  des 
Athéniens.  —  Accusation  portée  contre  les  Amphisséens.  — Nouvelle 
guerre  sacrée  terminée  par  Philippe. 

Le  sacerdoce  delpliique,  victorieux  de  Krisa  et  émancipé 
par  la  première  guerre  sacrée,  ne  songea  plus  qu'à  tirer  parti 
d'une  influence  politique  qui  venait  de  se  révéler  si  grande. 
Tranquille  du  côté  des  Doriens,  il  porta  son  attention  de  pré- 
férence sur  cette  race  ionienne  qui,  après  avoir  gardé  durant 
des  siècles  une  attitude  défiante,  avait  enfin  reconnu  impli- 
citement la  supériorité  de  Delphes  sur  Délos.  Athènes  était 
alors  dans  un  état  de  crise,  provoqué  par  le  premier  conflit 
de  la  démocratie  naissante  avec  l'aristocratie  dont  Solon  avait 
remplacé  les  droits  héréditaires  par  le  cens.  Le  peuple, 
encore  incapable  d'imposer  aux  mécontents  le  respect  d'une 
constitution  toute  neuve,  s'était  tout  simplement  serré  autour 
de  Pisistrate  devenu  un  «  tyran»  populaire. 

Pisistrate  savait  combien  les  hommes  de  son  espèce  étaient 
suspects  à  Pytho.  Il  fit  le  possible  pour  se  concilier  la  faveur 
d'Apollon  Pythien.  Il  alla  j  usqu'à  décréter  peine  de  mort  contre 
quiconque  souillerait  le  Pythion  d'Athènes  et  fit  montre  d'un 
zèle  que  son  petit-fils  imita  plus  tard  en  élevant  dans  ce  même 
temple  un  autel  spécial  ^  Mais  l'oracle  tenait  pour  ses  ennemis 
personnels,  les  Alkméonides,  et  ne  s'en  cachait  guère  ^.  Le 
tyran  redoutait  l'influence  de  prêtres  que  les  Athéniens  ne 
pouvaient  regarder  ni  comme  les  adversaires  de  leurs  insti- 
tutions, car  ils  avaient  approuvé  les  lois  de  Solon,  ni  comme 
des  protecteurs  à  dédaigner,  car  ils  venaient  de  faire  de 
Miltiade,  fils  de  Kypsélos,  un  roi  des  Dolonces^,  Aussi,  tout 
en  évitant  de  leur  rendre  injure  pour  injure,  Pisistrate  s'ef- 

i)  TiiucYD.,  VI,  54.  SuiD.,  s.  V.  'Ev  HuOt'w.  —  2)  Cf.  W.  Visciikr,  Ueber  die 
Stcllung  des  Geschlechts  der  Alkmseoniden  m  Atken.  Base),  1847,  et  ci-dessus, 
p.  119.—  3)Herod.,  VI,  34-3G. 


ORACLE   DE   DELPHES  163 

força  de  détourner  de  Pytho  les  regards  des  Athéniens.  Il 
alla,  sur  le  conseil  de  «  certains  oracles  ',  »  qui  probablement 
ne  venaient  pas  de  Delphes,  purifier  l'île  de  Délos,  rendre  au 
culte  d'Apollon  Délien  son  antique  splendeur  et  ranimer  le  sou- 
venir de  l'amphictyonie  ionienne  dont  ce  culte  était  le  centre 
et  le  lien.  Rien  ne  pouvait  être  plus  désagréablement  ressenti 
à  Delphes,  et  si  Polycrate  de  Samos,  un  autre  tyran  ionien, 
choisit  ce  moment  pour  demander  à  l'oracle  quel  nom  il  de- 
vait donner  aux  jeul  qu'il  venait  d'instituer  à  Délos  même,  on 
conçoit  que  sa  question  ait  été  considérée  comme  une  imper- 
tinences. 

Pisistrate  ripostait  encore  d'une  autre  manière  aux  sug- 
gestions hostiles  de  l'oracle.  Il  intéressa  de  plus  près  le  pa- 
triotisme athénien  au  culte  d'Athêna,  patronne  de  la  cité  : 
il  fit  des  Panathénées  une  fête  splendide  à  laquelle,  tous  les 
quatre  ans,  s'ajoutaient  des  concours  poétiques  et  musicaux 
destinés  à  remplacer,  pour  les  Athéniens,  les  jeux  pythiques. 
Qui  sait  même  si,  en  rebâtissant  le  temple  de  Zeus,  il  ne  son- 
geait pas  à  utiliser,  pour  en  faire  un  oracle,  le  gouffre  qui 
s'ouvrait  là  dans  le  sol  et  qui  passait  pour  avoir  absorbé  les 
eaux  du  déluge  3? 

Les  Pisistratides  paraissent  avoir  continué  cette  guerre 
sourde  faite  par  leur  père  à  l'influence  de  Delphes,  car  on 
prête  à  Hipparque  l'intention  de  surpasser  les  fameux 
aphorismes  delphiques  par  les  sentences  qu'il  fit  graver  sur 
les  hermès  des  rues  '',  Peut-être  l'oracle  ne  fut-il  pas  étran- 
ger à  l'espèce  d'apothéose  qui  glorifia  les  meurtriers  d'Hip- 
parque,  Harmodios  et  Aristogiton.  La  popularité  extraordi- 
naire dontjouit  leur  mémoire  ne  s'explique  guère  parles  pas- 

1)  Herod.,  I,  64.  Thucyd.,  III,  104.  —2)  Voyez  ci-dessus,  p.  21.  —  3)  Pau- 
SAN.,  I,  18,  7.  On  jetait  tous  les  ans  des  gâteaux  de  miel  dans  ce  gouffre 
consacré,  comme  le  Gœon  d'Olympie,  à  Gœa  Olympia  (Cf.  Vol.  II,  p.  253, 
où  la  tradition  concernant  le  déluge  a  été  altribuéc  par  inadvertance  à 
Olynipie).  —  4)  Ps.-  Plat.  Hipparch.,  p.  228. 


1C4  LES   ORACLES   DES   DIEUX 

sioiis  suspectes  qui  leur  tinrent  lieu  de  patriotisme  ou  par  les 
conséquences  de  ce  tyrannicide.  Quant  les  Athéniens  célé- 
braient en  eux  les  libérateurs  de  leur  cité,  ils  ne  pouvaient 
pas  avoir  oublié  que,  pour  renverser  Hippias,  il  avait  fallu 
l'intervention  armée  de  Sparte;  que  cette  intervention,  pro- 
voquée par  l'oracle,  avait  mémo  failli  demeurer  impuissante, 
et  que  le  hasard  seul  avait  mis  lin  à  la  résistance  des  Pisis- 
tratides  retranchés  dans  l'acropole.  Ce  n'est  pas  ainsi  que 
tombent  les  oppresseurs  d'un  peuple.  Il  y  avait  même,  dans 
la  dévotion  aux  a  libérateurs,  »  quelque  chose  d'humiliant 
pour  le  patriotisme  athénien,  Athènes  était  tombée  bien  bas 
si  elle  avait  eu  besoin,  pour  s'affranchir,  de  gens  qui  se  sen- 
taient encore  de  leur  origine  étrangère  et  qui,  en  vengeant 
leurs  propres  injures,  ne  songeaient  pas  à  faire  les  affaires 
de  la  liberté  1. 

Les  Alkméonides  rentrèrent  et  l'un  d'eux,  transfuge  de  son 
parti,  acheva  l'œuvre  de  Solon.  L'oracle  parut  se  faire  dé- 
mocrate avec  Clisthene.  Il  fournit  aux  dix  tribus  instituées 
par  le  nouveau  système  des  héros  éponymes  ^,  c'est  à  dire,  un 
culte  officiel,  nécessaire  à  leur  existence  légale,  et  il  dut  ap- 
prouver aussi  la  transformation,  par  le  même  procédé,  des 
villages  en  dénies  ou  communes  pourvues  d'une  certaine  au- 
tonomie. Les  Athéniens  profitaient  de  cette  bonne  volonté 
sans  cesser  de  se  défier.  Quand  la  réaction  aristocratique  me- 
née par  Isagoras  rappela  les  Spartiates,  ils  trouvèrent  parmi 
les  prisonniers  faits  sur  les  étrangers  et  les  factieux  un  Del- 
phien,  Timasithéos.  Ils  le  mirent  à  mort  sans  le  moindre 
scrupule '^  Enfin,  ils  paraissent  avoir  expulsé  de  leur  sein 
Clisthene  lui-même.  Derrière  le  législateur  on  avait  retrouvé 
l'Alkméonide;  on  croyait  peu  au  désintéressement  d'une  fa- 

1)  Herod.,  V,  'ù'S.  o7.  61.  TiiLCYU.,  I,  20.  VI,  '-W-.  —  2)  'lù  tzoàXwv  ôvo;iâtwv 
sÀo;/.;'vrrj  xx  -aXatà  ToCi  ITuOfou  (PoLLUX,  Olluiii.,  Vlil,  110;.  —  3)  IJEIlOD.,  V,  72. 
Le  l'uiL  L':st  de  Tan  oOH  uvunl  J.-C. 


ORACLE     DE     DELPHES  1G5 

mille  qui  avait  suborné  la  Pythie  et  levé  des  troupes  avec 
l'argent  de  Delphes  pour  rentrer  de  vive  force  dans  la  cité . 

Les  prophètes  de  Pytho  commençaient  à  porter  la  peine  de 
leurs  intrigues.  Les  Spartiates  eux-mêmes  étaient  mécon- 
tents. C'est  que  l'oracle,  en  goût  d'intervention,  jouait  alors 
une  partie  très  compliquée  sans  avoir,  pour  se  garder  des 
inconséquences,  une  ligne  de  conduite  bien  arrêtée.  Pendant 
qu'il  paralysait  les  efforts  des  Athéniens  en  guerre  avec  les 
Éginètes  et  les  Béotiens -,'il  les  humiliait  en  les  tenant  comme 
sous  la  surveillance  de  Sparte,  et  il  excitait  les  Spartiates, 
avides  de  repos,  sans  leur  donner  de  bonnes  raisons.  A  la 
fin,  ceux-ci  s'inquiétaient  de  tant  agir  sans  comprendre.  Ils 
se  sentaient  au  service  d'une  volonté  étrangère  et  se  raidis- 
saient d'instinct  contre  cette  direction  occulte.  Lors  de  l'ex- 
pédition entreprise  pour  soutenir  Isagoras,  leur  roi  Cléomène 
avait  saisi  dans  l'acropole  d'Athènes  une  collection  d'o- 
racles qui  promettaient  aux  Athéniens  la  victoire  sur  les 
Spartiates.  Peut-être  y  en  avait-il,  dans  le  nombre,  qui  ve- 
naient de  Delphes  même.  Les  Lacédémoniens,  déjà  «informés 
des  manœuvres  des  Alkméonides  pour  gagner  la  Pythie,  et  de 
ce  que  la  Pythie  avait  fait  à  l'égard  d'eux-mêmes  et  des  Pisis- 
tratides%  »  se  seraient  ainsi  assurés  de  leurs  propres  yeux 
qu'on  soufflait  àPj'thoie  chaud  et  le  froid. 

Ils  se  convainquirent  bientôt  que,  non  content  d'encoura- 
ger à  la  fois  Clisthène  et  Cléomène,  l'oracle  abusait  de  leur 
crédulité  pour  les  poussera  des  actes  injustes  et  impolitiques. 
Cléomène,  voulant  ftiire  déposer  son  collègue  Démarate,  fit 
certifier  par  la  Pythie  que  Démarate  était  un  bâtard  intro- 
duit par  l'adultère  dans  la  lignée  des  Eurypohtides.  A 
quelque  temps  de  la,  ces  intrigues  furent  dévoilées.  Le  sa- 
cerdoce d'Apollon  sauva  son  crédit  en  criant  lui-même  au 

ij  IlERon.,  V,  G3.  Demosth.  In  Mal.,  §  1  ii.  —  2)  IIeuod.,  V,  89.  —  3)  IIe- 

ROD.,  V,  ao. 


166  LES   ORACLES   DES   DIEUX 

scandale  et  en  flétrissant  les  coupables.  Nous  ne  savons  quel 
fut  le  châtiment  de  Cobon,  un  des  personnages  les  plus  im- 
portants de  la  ville,  qui  s'était  fait  l'agent  de  Cléomène,  mais 
la  pythie  Périalla  fut  «dépouillée  de  ses  honneurs^  ».  Lorsque 
Cléomène  perdit  la  raison,  on  fit  courir  le  bruit  que  c'était  là 
le  châtiment  de  son  sacrilège;  mais  les  Spartiates,  las  de 
merveilleux  pour  cette  fois,  affirmaient  que  c'était  la  consé- 
quence de  son  ivrognerie-. 

Cependant,  la  Grèce  allait  recevoir  le  choc  du  grand  em- 
pire asiatique  et  intercaler  dans  son  histoire  une  page  d'é- 
popée. Dans  cette  lutte  héroïque,  le  rôle  de  Calchas  était  à 
prendre.  A  une  époque  où  la  nation  n'avait  pas  encore  cons- 
cience de  son  unité,  Delphes  seule  pouvait  ébranler  à  la  fois 
tous  lescontingents helléniques  etles  grouper  devant  l'ennemi. 
Ses  prêtres  étaient  mieux  placés  que  personne  pour  voir 
approcher  l'orage  et  jeter  le  cri  d'alarme  en  temps  opportun. 
Mais  il  se  trouva  que  le  trépied  commun  de  la  Grèce  ne  va- 
lait pas  la  bouche  du  Calchas  d'autrefois.  L'argent  de  Crésus 
avait  empêché  Apollon  de  mettre  les  Hellènes  en  garde  contre 
les  envahissements  des  Orientaux  :  la  peur  le  rendit  aussi 
circonspect  devant  les  Perses.  Quand  Harpage,  le  général  de 
Cyrus,  avait  mis  le  siège  devant  Cnide,  l'oracle  avait  décou- 
ragé la  résistance  des  Cnidiens^  Cette  fois,  la  flotte  perse  put 
traverser  l'archipel  et  jeter  l'ancre  devant  la  plage  de  Mara- 
thon; aucun  appel  ne  partit  de  Pytho.  On  savait  que  le 
Grand-Roi  était  plus  riche  encore  que  Crésus  et  que,  si  ses 
troupes  avaient  pillé  naguère  le  temple  des  Branchides  à  la 
suite  d'un  assaut  '',  elles  avaient  respecté  «  comme  des  hommes 
sacrés  '^  »  les  Déliens  qui  n'avaient  essayé  aucune  résistance. 
L'oracle  garda  donc  le  silence  et,  lorsque  les  Athéniens 
prièrent  les  Spartiates  de  se  joindre  a  eux,  aucune  dispense 

\)  Herod.,  Vf,  70.  Pausa.n.,  III,  4,   4.   —   2)  Herod.,  VI,  84.  —  3)  Euseb. 
Praep.  Evang.,y,  20.  —  4)  Herod.,  VI,  19.  —  o)  Herod., VI,  97. 


ORACLE    DE   DELPHES  107 

ne  vint  de  Delphes  pour  permettre  à  ceux-ci  de  se  mettre  en 
campagne  avant  la  pleine  lune.  Aussi  la  dévote  armée  ar- 
riva-t-elle  à  Marathon  après  la  bataille  ^ 

Dix  ans  plus  tard,  Xerxès  arrivait  avec  une  armée  innom- 
brable pour  venger  l'humiliation  de  son  père.  Les  Athéniens 
courent  à  Delphes  et,  au  lieu  d'y  trouver  des  encourage- 
ments, ils  entendent  la  pythie  Aristonikè  prononcer  les 
oracles  les  plus  terribles  :  «  Infortunés,  fuyez  aux  extrémités 
de  la  terre. ..  abandonnez  vos  demeures  et  les  hauts  sommets 
de  votre  ville...  Du  faîte  des  temples  s'écoule  un  sang  noir ^...  » 
Comme  le  Delphien  Timon,  qui  voulait  laisser  au  prophète 
le  temps  de  revenir  sur  d'aussi  malheureuses  expressions, 
leur  avait  conseillé  d'insister,  ils  obtiennent  enfin  le  fameux 
conseil  de  s'abriter  derrière  un  rempart  de  bois^  On  sait 
comment  Thémistocle  tira  parti  de  l'ambiguïté  du  passage  et 
comment  la  bataille  de  Salamine,  gagnée  en  dépit  de  ces  pro- 
phéties pusillanimes,  fut  portée  au  compte  des  prédictions 
vérifiées.  Les  prêtres  de  Delphes  firent  tout  ce  qu'il  fallait, 
avant  et  même  après  Salamine,  pour  que  la  Grèce  se  livrât 
sans  résistance.  C'est  que  l'incorporation  pacifique  de  la 
Grèce  à  l'empire  des  Perses  ne  leur  paraissait  pas  un  bien 
grand  malheur,  tandis  qu'ils  craignaient  fort  les  violences  et 
le  pillage.  Non  seulement  ils  avaient  effrayé  les  Athéniens, 
mais  ils  défendaient  aux  Argiens',  aux  Corcyréens^,  aux 
Cretois^  de  se  joindre  à  l'armée  nationale;  ils  gardèrent 
près  d'eux,  sans  lui  suggérer  une  pensée  patriotique,  Cadmos, 
l'envoyé  de  Gélon  de  Syracuse,  qui  attendait  l'issue  de  la 
lutte  pour  reconnaître  la  suzeraineté  des  Perses,  si  Xerxès 
était  vainqueur";  ils  répondaient  aux  Delphiens  en  quête  de 
conseils  de  «  sacrifier  aux  vents,  qui  devaient  être  les  meil- 

i)  Herod.,  VI,  iOQ.  i20.  —  2)  Herod.,  VII,  140.  —  3)  Herod.,  VII,  141.  — 
4)  Herod.,  VII,  148.  —  5)  Herod.,  Viï,  108.  —  fi)  Herod.,  VII,  160.  171.  — 
7)  Herod.,  VH,  1fi3-163. 


108  LES   ORACLES   DES   DIEUX 

leurs  auxiliaires  dos  Grecs'  »  :.ils  surchargeaient  les  Athé- 
niens et  les  Platéens  de  dévotions  encombrantes-;  ils  firent 
savoir  aux  Lacédémoniens  que  leur  ville  serait  dévastée  par 
les  Barbares  ou  un  de  leurs  rois  tués\  Après  le  premier  choc, 
lorsque  Leonidas  eut  succombé  aux  TJiermopyles,  ils  pres- 
crivirent de  «  demander  satisfaction  à  Xerxès  et  d'accepter 
ce  qu'il  donnerait'.  »  Ce  fut  pour  eux  le  moment  aigu  de  la 
crise.  Le  flot  de  l'invasion  venait  battre  le  pied  du  Parnasse. 
Xerxès  savait  que  le  temple  était  riche,  et  une  première  ten- 
tative, repoussée,  dit-on,  à  coups  de  miracles"',  confirma 
leurs  craintes. 

La  victoire  de  Salamine  ne  les  délivrait  pas  de  cette  me- 
nace. Mardonius  était  resté,  avec  trois  fois  plus  de  soldats 
que  les  Grecs  n'en  pouvaient  mettre  en  ligne.  Heureusement, 
Mardonius,  qui  rêvait  de  devenir  le  satrape  des  Hellènes, 
prenait  au  sérieux  leurs  oracles  et  leurs  devins.  11  avait  à 
son  service  le   Telliade  éléen  Hégésistrate  %  et   son  agent 
particulier,  Mys,  faisait  une  tournée  dans  les  mantéions  de  la 
Béotien  On  ne  dit  pas  que  Mys  soit  monté  à  Pytho,  mais  Mar- 
donius n'en  fut  pas  moins  informé  de  l'existence  d'une  pro- 
phétie où  il  était  dit  que  les  Perses  seraient  exterminés  api^ès 
avoir  pillé  le  temple  de  Delphes^  Cette  prophétie  avait  déjà 
servi  dans  une  autre  occurrence  ;  cependant,  elle  agit  à  mer- 
veille sur  l'esprit  de  Mardonius.  Les  desservants  de  l'oracle 

1)  Herod.,  VII,  178.  C'était  un  souvenir  de  la  tempête  qui  avait  coulé  la 
flotte  perse  au  mont  Atlios  en  493.  Le  conseil  fut  répété  aux  Athéniens  (He- 
rod., VII,  189).  —  2)  Voy.,  ci-dessus,  p.  fil.  Zcus  lui-même  a  pitié  des  alliés 
et  apparaît  en  songe  au  général  des  Platéens  pour  lui  expliquer  l'oracle 
d'Apollon  (Plutarch.  Aristid.,  11).—  3)  Herod.,  Vil,  220.  —  4)  Herod.,  VIII, 
■114.  —  5)  Herod.,  VHl,  3o-40.  Dion.,  XI,  14.  Ctes.  Fnujm.,  2;;.  Ils  prétendirent 
après  coup  qu'Apollon  s'était  chargé  lui-même  de  se  défendre  et  que  c'est 
pour  cette  raison  que  tous  les  Uelphiens  se  sauvèrent,  à  l'exception  du  pro- 
phète Akératos  resté  avec  60  hommes  (Herod.  ihid.).  Le  mot  d'Apollon  servit 
plusieurs  fois.  —  6)  Herod.,  IX,  37-38.  Voy.,  vol.  H,  p.  71 .  —  7)  Herod.,  VIII, 
133-13:;.  Plutarch.,  Amtid.,  19.  —8)  Herod.,  IX,  42-43. 


ORACLE     DE     DELPHES  169 

purent  dès  lors  se  croire  à,  l'abri  de  toute  tentative  et  n'avoir 
pas  à  redouter  le  sort  d'Eleusis'.  Ils  gardèrent  une  attitude 
absolument  passive  pendant  qu'à  Platée  se  décidaient  les 
destinées  de  la  Grèce. 

Mais  tel  était  encore  le  prestige  de  l'oracle  et  la  force  de 
l'habitude  que  les  Grecs,  abandonnés  d'Apollon,  n'en  por- 
tèrent pas  moins  à  son  temple  leurs  actions  de  grâces.  Avant 
Salamine,  ils  avaient  voté  avec  serment  une  résolution  ainsi 
conçue  :  «  Tous  ceux  qui,  étant  Hellènes,  se  sont  donnés  au 
Perse  sans  y  être  contraints,  lorsque  les  choses  seront  re- 
mises dans  l'ordre,  payeront  la  dîme  à  Delphes  pour  le  dieu-.  » 
Après  Platée,  ils  s'empressèrent  de  consacrer  dans  le  sanc- 
tuaire pythique  un  magnifique  trépied  d'or  représentant  les 
prémices  du  butin ^.  Gélon,  vainqueur  des  Carthaginois  à  Hi- 
mère,  avait  envoyé  de  son  côté  un  trépied  d'or  du  poids  de 
seize  talents''.  Quatorze  ans  plus  tard,  après  la  victoire  de 
rEur3'médon,les  Athéniens  consacrèrent  encore  à  Delphes  la 
dîme  du  butin"'.  L'oracle  fit,  du  reste,  très  bonne  figure,  une 
fois  le  danger  passé.  Il  déclara  le  sol  de  la  Grèce  souillé  par 
la  présence  des  Barbares,  fit  éteindre  partout  les  feux  et  four- 
nit le  feu  nouveau  emprunté  au  «  foyer  commun''.  » 

Le  crédit  de  l'oracle  ne  paraissait  donc  nullement  ébranlé  : 
les  offrandes  étaient  plus  magnifiques  que  jamais,  et 
il  aurait  fallu  être  bien  pessimiste  pour  se  demander  s'il 
n'entrait  pas  dans  ces  libéralités  plus  d'émulation  que  de 

i)  Herod.,  IX, 63.  —  2)Herod.,VII,  232.  Diod.,  X[,29.  Lycurg.  Aclv.  Leocr., 
p.  lo8.  193.  Reiskc.  Scid.,  s.  v.  oExa-rtviav.  —  3)  Herod.,  L\,  81.  Pausan.,  X, 
3,  o.  Le  trépied  d'or  était  posé  sur  une  espèce  de  colonne  torse  en  bronze, 
d'environ  six  mètres  de  haut,  formée  de  trois  serpents  enroulés  en  iiélice. 
Cotte  colonne  fut  transportée  à  Constantinople  et  retrouvée  ou  plutôt  dé- 
gagée en  ISoG.  Cf.  0.  Frick,  Vas  platœische  Weihr/eschenk  zii  Constantinopel. 
Lcipz.  1859.  C.  W.  Gœttling,  Ucbev  die  Basis  des  pkUœischcn  Wcihgcschenkes 
in  Delphi  (Ces.  Abbdl.  Il,  p.  71-77).  P.  Foucart,  Mém.  sur  Delphes,  p.  3o-4i. 
—  4)Di0D.,  X[,  20.  SciiOL.  Pixp.  ruth.,  I,  1  iO.  —  5)  Diod.,  XI,  02.  —  0)  Pld- 
TARcn.  Aristid.,  20. 


170  LES   ORACLES  DES  DIEUX 

piété.  Et  pourtant,  il  était  impossible  que  les  Grecs,  si  di- 
visés et  si  pervsonnels  qu'ils  fussent,  ne  sentissent  pas  que  l'o- 
racle avait  manqué  à  sa  mission,  qu'ils  avaient  lutté  et 
triomphé  sans  lui.  La  joie  do  la  victoire  retenait  les  récrimi- 
nations ;  mais  il  était  bon  cependant  de  les  prévenir.  Les 
prêtres  de  Delphes  eurent  la  bonne  fortune  de  faire  écrire  en 
quelque  sorte  sous  leurs  yeux  l'histoire  des  guerres  médiques 
et  de  faire  ainsi  tourner  à  la  glorification  de  l'oracle  un  succès 
qu'il  semblait  avoir  prévu.  Hérodote  les  a  écoutés  avec  plus 
d'attention  encore  et  de  foi  que  les  prêtres  de  Memphis.  Son 
livre,  marqué  de  cette  empreinte  sacerdotale,  apparaît,  sous 
la  luxuriante  abondance  des  détails,  comme  une  vaste  thèse 
destinée  à  prouver  la  véracité  des  oracles  en  général  et  de 
celui  de  Delphes  en  particulier. 

Il  suffit  de  passer  d'Hérodote  à  Thucydide  pour  comprendre 
la  réaction  qui  se  fit  alors,  en  dépit  de  telles  apologies,  contre 
ces  dispensaires  de  révélation,  chez  un  petit  nombre  d'esprits 
d'élite,  principalement  à  Athènes.  Thémistocle  en  avait 
donné  le  signal.  On  peut  juger  de  l'opinion  qu'on  avait  de 
lui  à  Delphes  par  l'accueil  qu'il  y  trouva  quand  il  vint  consa- 
crer à  Apollon  la  dîme  de  sa  part  de  butin.  La  Pythie  lui  or- 
donna do  remporter  au  plus  vite  son  offrande'.  Pôriclès  se 
mit  à  la  tête  du  mouvement  rationaliste  qui  tendait  à  éli- 
miner do  la  politique  l'infiuence  sacerdotale  et  les  conseils 
d'origine  surnaturelle.  Il  savait  la  démocratie  abhorrée  à 
Delphes  et  la  conciliation  impossible  sur  le  terrain  des  prin- 
cipes :  aussi  fit-il  à  l'oracle  une  guerre  méthodique  et  sa- 
vante  où  les  armes  mêmes  jouèrent  un  rôle.  En  448,  en  eff'et, 
avait  éclaté  une  nouvelle  guerre  sacrée.  Depuis  que  l'on  ne 
prenait  plus  au  sérieux  le  conseil  des  Amphictyons,  les  Pho- 
cidiens  s'étaient  arroi^é  un  droit  de  surveillance  sur  l'admi- 


'o^ 


I)  Pausan.,  X,  14,  0. 


ORACLE     DE     DELPHES  171 

nistration  du  temple,  sous  prétexte  que  Delphes  faisait  partie 
de  la  Phocide'.  Les  Delphiens,  impatients  de  ce  joug,  appe- 
lèrent les  Lacédémoniens  qui  vinrent  en  armes  expulser  les 
Phocidiens  du  temple.  Mais  Périclès,  informé  de  l'incident, 
saisit  l'occasion  d'humilier  à  la  fois  les  prêtres  de  Pytho  et 
les  Spartiates  :  il  alla  lui-même  à  Delphes  avec  des  troupes, 
rendit  aux  Phocidiens  leur  droit  traditionnel,  et  «  prit  »  pour 
Athènes  un  droit  de  promantie  pareil  à  celui  des  Lacédémo- 
niens ^  Cette  jalousie  entre  Phocidiens  et  Delphiens  devait 
allumer,  un  siècle  plus  tard,  une  guerre  terrible,  aussi  fu- 
neste à  l'indépendance  nationale  qu'à  la  Phocide  dévastée. 

S'inspirant  des  exemples  de  Pisistrate,  Périclès  opéra  des 
diversions  religieuses.  Il  rendit  plus  somptueuses  encore  les 
fêtes  d'Athêna  et  occupa  à  tout  propos  les  Athéniens  de  Délos  : 
autant  de  mesures  que  Delphes  ne  pouvait  ni  blâmer  hautement 
ni  voir  avec  plaisir.  Il  semble  même  avoir  exercé  son  irrésis- 
tible influence  sur  l'esprit  d'Hérodote  qui,  plein  de  foi  dans 
la  sagesse  du  grand  homme,  alla  coopérer  à  la  fondation  de 
Thurium,  entreprise  sans  le  concours  de  l'oracle  et  peut-être 
malgré  lui. 

Aussi,  quand  éclata  la  guerre  du  Péloponnèse,  l'oracle, 
qui  aurait  pu  peut-être  la  prévenir^,  prit  ouvertement  parti 
pour  Lacédémone'*.  Les  alliés  comptaient,  pour  contreba- 
lancer la  puissance  financière  d'Athènes,  sur  les  trésors  de 
Delphes  et  d'Olympie^.  Les  Athéniens  furent  assiégés  de  pré- 
dictions sinistres.  Thucydide  se  contente  de  dire  dédaigneuse- 
ment :  «  les  devins  chantaient  toute  sorte  d'oracles  que  chacun 
écoutait  sous  l'empire  de  sa  passion  *■•,  »  et  il  ne  cite  comme 

1)  DiOD.,  XVI  23.,—  2)  Plutarch.  Pericl,  21.  Tuucyd.,  I,  \12.  Aristodem. 
ap.  Fragm.  Hist.  Graec,  V,  p.  IG.  —  3)  Il  aurait  pu,  en  tout  cas,  étouffer  le 
différend  entre  Corinthiens  et  Corcyréens  qui  en  fut  l'occasion  ;  car  les  Épi- 
damniens  le  consultent  d'abord  (Thucyd.,  I,  2o),  et  les  Corcyréens  invoquent 
ensuite  sa  médiation  (I,  28).  Les  prêtres  de  Pytho  ne  Orent  rien  pour  la 
paix.  —  4)  Thucyd.,  I,  118.  123.  Plutarch.  Pijth.  orac,  19.  —  3)  Thucyd.,  I, 
121.  —  fi)  TnrcYn.,  II,  21. 


172  LES  ORACLES   DES  DIEUX 

émanée  do  Delphes  qu'une  défense  d'occuper  le  terrain  vaprne 
du  Pêlasglcon,  défense  dont  on  paraît,  du  reste,  avoir  tenu 
compte'.  Périclès,  comme  le  dit  plus  tard  Démosthène,  ne 
suivait  que  les  lumières  de  la  raison  et  appelait  tous  ces 
oracles  des  «  préceptes  de  lâcheté-.  » 

Mais  Périclès  mourut  au  moment  où  la  lutte  venait  de 
s'engager.  Ses  successeurs,  pour  dominer  les  esprits  surex- 
cités, remplacèrent  l'autorité  qui  leur  manquait  par  un  per- 
pétuel recours  à  la  révélation.  Seulement,  ne  pouvant  avoir 
Delphes  pour  eux,  ils  se  rabattaient,  soit  sur  d'anciens 
oracles  pythiques,  soit  sur  des  prophéties  sibyllines  ou  des 
prédictions  de  Bakis.  Dodone  et  Ammon  fournirent  aussi 
leur  contingent  de  textes  révélés^.  Le  peuple  athénien,  tel 
que  le  représente  Aristophane  dans  ses  Chevalie7^s,  en  424, 
est  mené  par  les  oracles  et  donne  sa  confiance  à  l'orateur  le 
mieux  pourvu  de  cette  espèce  d'arguments.  Cléon,  naguère 
le  pire  ennemi  de  Périclès,  paraît  avoir  fait  des  avances  aux 
prêtres  de  Delphes.  Il  est  possible,  du  moins,  qu'il  les  ait 
consultés  au  sujet  de  Pylos  et  qu'il  ait  compris  l'inutilité  de 
ses  négociations  en  recevant  une  réponse  ainsi  conçue.:  «  Il 
y  a  une  Pylos  devant  Pylos,  et  une  Pylos  encore  autre  part  '•.  » 

Les  hostilités  sur  le  terrain  religieux  étaient  alors  aussi 
envenimées  qu'elle  pouvaient  l'être.  Delphes  servait  aux  La- 
cédémoniens  de  station  militaire'',  et  les  Athéniens  ne  s'é- 
taient jamais  senti  une  plus  grande  dévotion  pour  Délos  où, 

1)  TnucYD.,  II,  17.  M.  Foucaii  vient  de  relroiivcr  à  Eleusis  deux  documents 
officiels  gravés  sur  une  même  table  :  i°  Un  décret  des  Athéniens  qui  s'obli- 
gent, en  vertu  d'un  oracle,  à  payer  la  dimc  h  Eleusis  et  invitent  les  autres 
Hellènes  ;'i  les  imiter  :  2°  Un  décret  rendu  sur  la  proposition  du  devin  Lam- 
pon  et  relatif  au  Télasgicon.  Ce  dernier  décret  devait  avoir  été  rédigé  par 
l'exégéte  athénien  (Voy.  vol.  II,  p.  82-221),  d'après  le  texte  de  l'oracle 
[Comptes  rendus  de  l'Acad.  desltiscr.,  2  avril  1S80).— 2)  PurrAUcii.  Dnnosth., 
20.  Périclès  décernait  hii-iiiêmc  raïutlhéose,  et  il  ne  la  décernait  qu'aux  dé- 
fenseurs de  la  patrie  (I'lutaucii.,  PericL,  S).  —  3)  Voy.  vol.  Il,  p.  222.  314. 
3r)l.  —  4)  AiusTOi'u.  Equit.,  IGoî).  Sciiol.  ihid.  —  ii)  Tuccvd.,  III,  101. 


OllACLE    DE    DELPHES  173 

après  mainte  purification,  ils  rétablirent  les  jeux  quinquen- 
naux tombés  en  désuétude  depuis  des  siècles'.  La  guerre  du 
Péloponnèse  prenant  le  caractère  d'une  guerre  de  race,  les 
Ioniens  cherchaient  à  hausser  le  prestige  de  leur  culte  fé- 
déral au  niveau  de  la  renommée  de  l'oracle  dorien.  Il  n'est 
pas  sûr  que  les  Athéniens  se  soient  fait  illusion  sur  leurs 
chances  a  ce  point  de  vue.  Ils  épiaient  les  occasions  do 
rentrer  en  grâce.  Le  premier  article  de  la  trêve  qu'ils  con- 
clurent en  423  stipulait  que  l'oracle  de  Delphes  serait  ouvert 
à  tout  le  monde  comme  par  le  passé,  et  protégé  par  tout  le 
monde-.  L'année  suivante,  ils  «  rétablirent  les  Déliens  dans 
leur  île,  tant  a  cause  du  malheur  de  leurs  armes  que  pour 
obéir  à  l'oracle  de  Delphes^.  »  Les  Déliens  restèrent  depuis 
lors  les  obligés  et  presque  les  vassaux  des  prêtres  de  Pytho  '. 
Enfin,  lorsque  les  belligérants  signèrent  la  paix  dite  de  Ni- 
cias,  le  premier  article  garantit  encore  à  tous  le  droit  de 
consulter  les  oracles.  On  y  ajouta  la  disposition  suivante  : 
«  En  ce  qui  concerne  l'enceinte  et  le  temple  d'Apollon  à 
Delphes,  ainsi  que  les  habitants  de  Delphes,  ils  seront  indé- 
pendants, affranchis  de  tout  tribut  et  de  toute  juridiction 
étrangère,  eux  et  leur  territoire^  »  Ainsi  finit  légalement  le 
protectorat  contesté  des  Phocidiens  que  Périclès  avait  naguère 
appuyé  de  son  intervention. 

Lorsque  la  guerre  recommença,  l'oracle  continua  à  rece- 
voir, comme  par  le  passé''-,  les  dépouilles  des  vaincus,  quels 
qu'ils  fussent.  C'était  sa  manière  de  rester  neutre  entre  les 
partis.  Il  accejjta  de  Lysandre,  soit  à  titre  d'offrande,  soit  à 
titre  de  dépôt,  ce  que  le  vainqueur  avait  pu  arracher  aux  en- 
trailles épuisées  d'Athènes.  Lysandre  plaça  dans  le  temple 

1)  TiiucYD.,  m,  loi.  Cf.  ci-dessus,  p.  21.  —  2)  Thucyd.,  IV,  H8.  —  3)Thu-- 
CYD.,  V,  32.  —  4)  Les  Déliens,  assimilés  aux  colons  de  Pyllio,  devaient  aux 
Delpbiens  de  passage  «  le  sel,  le  vinaigre,  l'huile,  le  bois  et  les  couvertures  » 
(Athen.,  IV,  §  74.)  —  :j)  Tuucyd.,  V,  18.  —  G)  Un  exemple,  entre  plusieurs, 
dans  TiiucYD.,  IV,  134. 


174  LES   ORACLES  DES   DIEUX 

d'Apollon  sa  statue  et  celles  de  tous  les  capitaines  de  sa 
flotte,  payées  avec  l'argent  du  butin,  monument  d'orgueil  et 
d'impudence  qu'on  n'eût  jamais  dû  voir  en  un  tel  lieu'.  Les 
prêtres  auraient  eu  de  la  peine,  à  cette  époque,  à  persuader 
aux  Athéniens  qu'ils  avaient  intercédé  pour  eux.  On  le  dit 
plus  tard  ^,  mais  le  fait  reste  à  démontrer. 

Du  reste,  le  sacerdoce  de  Pytlio,  aveuglé  par  sa  prospérité, 
croyait  ne  plus  avoir  besoin  de  prudence.   Les  Lacédémo- 
niens  avaient  exilé  en  445  leur  roi  Plistoanax  :  la  Pythie  leur 
ordonna  «  de  le  rappeler  de  la  terre  étrangère,  sous  peine  de 
labourer  la  terre  avec  un  soc  d'argent.  »  Ils  se  décidèrent 
enfin  à  obéir  (426);  mais,  à  chaque  revers,  ils  accusaient  Plis- 
toanax d'avoir,  d'accord  avec  son  frère  Aristoclès,  suborné 
la  Pythie -^  L'armée  de  Sparte  n'en  restait  pas  moins,  par 
habitude,  au  service  de  l'oracle.  Durant  la  guerre  du  Pélo- 
ponnèse, il  avait  fait  naître  une  occasion  de  conflit  avec  les 
Éléens,  alliés  des  Athéniens  et  rivaux  de  Delphes.  Il  avait  en- 
voyé le  roi  Agis  sacrifier  à  Zeus  Olympien  pour  le  succès  de 
ses  armes,  et  les  Éléens  s'étaient  opposés  à  cette  profanation 
de  leur  culte,  attendu  que  le  dieu  d'Olympie  devait  rester  le 
protecteur  de  tous  les  Hellènes'*.  Les  Éléens  en  furent  punis 
par  deux  invasions  lacédémoniennes  (399-398),  la  perte  de 
leur  suzeraineté  sur  les  villes  de  l'Élide,  et  le  pillage  de  leur 
territoire.  Cet  exploit 'accompli,  Agis  alla  offrir  à  Delphes  la 
dîme  du  butin.  La  mort  d'Agis  fit  naître  un  débat  scanda- 
leux entre  le  fils  et  le  frère  du  défunt.  Agésilas  traitait  Léoty- 
chide  de  bâtard  et  celui-ci  lui  opposait  un  oracle  avertissant 
les  Spartiates  de  se  garder  d'une  royauté  boiteuse  ^  Le  plus 
simple  était  de  recourir  à  Delphes,  mais  les  Spartiates,  se 
rappelant  les  expériences  peu  édifiantes  du  passé,  choisirent 
eux-mêmes  :  ils  proclamèrent  Agésilas  (398). 

1)  Plutarcu.  Lysand.,  18.  —  2)jEli\n.  Var.  lUst.,  IV,  0.  —  3)Thucvd.,  V, 
16.  —  4)  Xenoph.  Ilellen.,  III,  2,  21-29.  Pausan.,  lïl,  8,  4.  Uiod.,  XIV,  17.  — 
5)  Cf.  vol.  II,  p.  223. 


ORACLE   DE   DELPHES  175 

Cependant  Lysandre,  qui  jouait  alors  le  rôle  de  faiseur  de 
rois,  aurait  bien  voulu  être  roi  lui-même.  Il  ne  pouvait  le 
devenir    qu'en  faisant  abolir  la  royauté  de   droit  divin  au 
profit  d^un  système  électif,  et  une  pareille  révolution  n'était 
possible  à  Sparte  qu'avec  le  concours  des  oracles.  Il  essaya 
de  gagner  les  prêtres  de  Delphes,  de  Dodone  et  d'Ammon^. 
La  plupart  de  ses  biographes  croient  qu'il  fut  partout  écon- 
duit;   mais  la  version  d'Éphore,  conservée  par  Plutarque, 
donne  à  penser  qu'il  trouva  des  complices  à  Delphes.  Voici, 
en  substance,  le  récit  passablement  romanesque  d'Ephore. 
Lysandre  avait  choisi,  pour  instrument  de  ses  desseins,  un 
enfant,  appelé  Silénos,  que  sa  mère  prétendait  fils  d'Apollon. 
Beaucoup  de  gens  crurent  à  cette  paternité  divine,  et  Lysan- 
dre  fit   semblant  d'y  croire.    Ses  affîdés  répandaient  dans 
Sparte  le  bruit  que  l'on  conservait  à  Delphes  d'antiques  pro- 
phéties qui  ne  devaient  être  lues  que  par  un  fils  d'Apollon. 
Les  choses  ainsi  préparées,  Silénos  devait  aller  à  Delphes  et 
réclamer  les  prophéties,  à  titre  de  fils  d'Apollon.   Ceux  des 
prêtres  qui  étaient  les  complices  de  Lysandre  devaient  prendre 
sur  la  naissance  de  Silénos  d'exactes  informations.  Vérifica- 
tion faite,  ils  devaient  montrer  ces  écrits  au  jeune  homme,  et 
celui-ci,  lire  publiquement  les  prédictions  qu'ils  contenaient, 
surtout  celle  qui  était  le  but  de  l'intrigue  et  qui  regardait  la 
la  royajité  de  Lacédémone.  On  y  aurait  vu  qu'il  était  meil- 
leur et  plus  expédient  aux  Spartiates  de  «  choisir  leurs  rois 
parmi  les  citoyens  les  plus  vertueux.  »  Cette  comédie  ne  put 
être  jouée  «  par  la  timidité  d'un  des  acteurs,» et  les  Lacédé- 
moniens  n'apprirent  toutes  ces  belles  choses  qu'après  la  mort 
de  Lysandre,  en  fouillant  dans  ses  papiers.  Une  si  longue  et 
si  chanceuse  intrigue  ne  s'accorde  guère  avec  ce  qu'on  sait 
du  caractère  de  Lysandre.  Sous  le  renard,  il  y  avait  en  lui  le 

1)  Plutarch.  Lysand.,  23.  DiOD.,  XIV,  13.—  2)  Plutarch.  ibid.  Cic.  Divin., 
I,  43.  Corn.  Nep.  Lysand.,  3.  Cf.  Vol.  II,  p.  313.  352. 


176  LES  ORACLES  DES  DIEUX 

lioiK  Mais,  fùt-il  tout  entier  de  l'invention  d'Éphore,  ce  ré- 
cit montre  de  quoi  on  croyait  capable,  vers  350  avant  J.-C, 
et  les  prêtres  de  Delphes  et  les  naïfs  Spartiates. 

Les  Spartiates  n'étaient  pas  aussi  crédules  qu'on  se  plaisait 
aie  dire;  mais  ils  étaient  liésàDelphes  par  leurintérét  autant 
que  par  leur  foi.  Ils  avaient  des  soldats,  mais  étaient  souvent 
besoigneux  et  mal  informés.  Delphes  leur  fournissait  des 
renseignements  et,  au  besoin,  des  subsides.  Aussi  étaient-ils 
toujours  prêts  à  défendre  le  bien  d'Apollon.  En  384,  ils  en- 
voyèrent des  troupes  jusqu'en  Épire  pour  arrêter  une  inva- 
sion illyrienne.  On  ne  s'expliquerait  pas  une  intervention  aussi 
lointaine  si  l'on  n'apprenait  que  les  Illyriens  avaient  comploté 
avec  Denys  de  Syracuse  de  pousser  jusqu'à  Delphes  pour 
piller  le  temple'. 

Malheureusement,  les  Spartiates  n'employaient  pas  toujours 
leur  temps  à  arrêter  les  invasions  de  barbares.  Leurs  attentats 
contre  la  liberté  et  l'autonomie  des  villes  grecques  provo- 
quèrent une  prise  d'armes,  et  Sparte  recula  devant  l'irrésis- 
tible indignation  des  Béotiens.  L'oracle  suivit  avec  inquiétude 
les  progrès  de  la  puissance  thébaine  qui,  en  quinze  années, 
naquit,  grandit  et  tomba  avec  Épaminondas. 

Les  Béotiens,  indociles  et  opiniâtres  par  nature,  avaient 
toujours  gardé  vis-à-vis  de  Delphes  une  attitude  défiante.  Ils 
n'entendaient  pas  être  dominés  par  la  puissante  corporation 
sacerdotale  queleur  rappelait  sans  cesse  le  fronton  majestueux 
du  Parnasse,  dressé  au  bout  de  leur  horizon.  Ils  avaient  leurs 
oracles  à  eux  et  nulle  terre  n'était  plus  hantée  par  les  voix 
prophétiques  que  la  Béotie  -.  Que  leur  i)arlait-on  des  cultes 
de  Delphes  !  Dionysos  leur  appartenait,  pour  ainsi  dire,  en 
toute  propriété,  et  Ton  venait  de  constater,  durant  la  guerre 

du  Péloponnèse,  qu'Apollon  était  né  chez  eux^  Leurs  légendes, 

« 

1)  DiOD.,  XV,  13.  —  2)  BouoTÎx  -oÀ-j-^tovo?  (Pluïauch.,  Dcf.  unie,   o).    — 
3)  Voy.  ci-dessus,  p.  31. 


ORACLE    DE  DELPHES  177 

OU  plutôt  celles  des  Phlégyens,  desMinyens  et  des  Cadméens 
qu'ils  avaient  remplacés,  ne  leur  parlaient  guère  des  bienfaits 
•d'Apollon  Pythien,  qui  avait  toujours  été  l'ennemi  de  leurs 
ancêtres  ou  l'auxiliaire  de  leurs  ennemis  '.  Ils  étaient,  d'ail- 
leurs, gens  de  main  lourde  et  fort  capables  de  soudaines  co- 
lères. Ils  passaient  pour  avoir  jadis  jeté  au  feu,  sur  un  simple 
soupçon,  une  prêtresse  de  Dodone  -,  et  c'est  chez  eux  qu'une 
anecdote  devenue  proverbe  plaçait  Faventure  tragique  de  ce 
Phocos  qui,  père  d'une  jeune  fille  convoitée  par  trente  préten- 
dants, fut  massacré  par  ceux-ci  pour  avoir  remis  à  Apollon 
Pythien  le  choix  de  son  gendre  ^.  Les  Béotiens  étaient  d'autant 
plus  dangereux,  à  l'époque,  qu'ils  voyaient  dans  les  Spartiates 
les  favoris  de  Delphes  et  qu'Épaminondas  n'était  pas  homme 
à  avoir  peur  des  prophéties ■*. 

Épaminondas  s'occupa  d'abord  de  vaincre.  La  bataille  de 
Leuctres  (371)  rejeta  les  Spartiates  dans  le  Péloponnèse. 
Épaminondas  les  y  suivit  et  leur  fit  une  guerre  mêlée  d'agis- 
sements diplomatiques  dont  les  résultats  furent  merveilleux. 
L'Arcadie  fut  réorganisée  et  devint  un  État  puissant,  avec 
Mégalopolis  pour  capitale;  la  Messénie  fut  ressuscitée;  tout 
ce  qu'il  y  avait  de  haines  contre  Sparte  dans  les  traditions  et 
souvenirs  sortit  de  terre.  Pendant  ce  temps,  l'oracle  tremblait. 
Épaminondas  fondait  Messène  sans  recourir  à  ses  conseils, 
mais  assisté  de  ses  devin?  àlui  et  des  oracles  de  Bakis^.  Pour 
comble  de  malheur,  Jason  de  Thessalie,  jugeant  l'occasion 
favorable,  s'apprêtait,  sous  prétexte  de  présider  les  jeux  py- 
thiques,  à  faire  un  coup  de  main  sur  Delphes.  «  On  ne  sait 

i)  Dans  YHymne  à  Délos  (v.  83-95)  Callimaqiie  imagine  ou  recueille  une 
tradition  d'après  laquelle  Apollon,  irrité  contre  Thèbes  qui  repousse  Lêto, 
aurait  prophétisé,  dès  le  ventre  de  sa  mère,  la  ruine  de  cette  ville  qui  fut 
trois  fois  détruite,  par  les  Épigones,  par  les  Pélasgcs  au  temps  de  la  guerre 
de  Troie,  et  par  Alexandre.  —  2)  Voy.,  vol.  II,  p.  310.  —  3)  Plutarch.  Narr. 
amai.,  4.  Dioge.\.,  VIII,  66.  Apostol.,  XYIII,  47.  —  4)  Plutarch.  Demosth.,  20. 
DiOD.,  XV,  32-34.  —  3)  Pausan.,  IV,  27,  3-6. 

12 


178  I,ES    ORACLES    DES    DIEUX 

pas  encore  aujourd'hui.  ditXénophon,  quelles  étaient  réelle- 
ment ses  intentions  à  l'égard  des  richesses  sacrées;  mais  on 
a  dit  que,  les  Delphiens  ayant  demandé  à  Toracle  ce  qu'ils- 
devaient  faire  dans  le  cas  où  il  toucherait  à  l'argent  consacré 
à  Apollon,  le  dieu  répondit  que  cela  serait  son  affaire'.  » 
Apollonne  comptait  guère  sur  les  Delphiens  pour  le  défendre; 
aussi  Jason  fut-il  poignardé  fort  à  propos  et  ses  assassins 
fêtés  en  Grèce  comme  des  instruments  de  la  Providence. 

Avec  Épaminondas,  Delphes  en  fut  quitte  pour  faire  preuve 
de  docilité  et  reconnaître  les  faits  accomplis.  Le  général  thé- 
bain  réorganisa  l'amphictyonie  delphique,  en  exclut  les  Pélo- 
ponnésiens  et  fit  condamner  les  Lacédémoniens  par  le  tribu- 
nal des  Amphictyons  à  une  amende  de  500  talents,  pour  avoir 
violé  le  droit  international  en  s'emparant  de  la  Cadmée  un 
jour  de  fête-.  Au  bout  d'un  certain  délai,  l'amende,  n'ayant 
pas  été  payée,  fut  doublée.  Les  Spartiates,  stupéfaits  de  ce 
revirement,  se  trouvaient  ainsi  sous  le  coup  d'une  sorte  d'ex- 
communication lancée  de  Delphes  où  l'on  acceptait  des  mains 
d'Épaminondas  la  dime  du  butin  fait  à  Leuctres.  Quant  au 
sacerdoce  pythique,  il  se  pliait  de  bonne  grâce  à  sa  nouvelle 
situation,  heureux  d'être  toujours  du  côté  du  plus  fort.  Il 
laissa  même  mettre  sa  marque  sur  la  dernière  page  de  la 
biographie  d'Épaminondas.  On  prétendit  que  l'oracle  avait 
averti  le  héros  d'  «  éviter  Pélagos,  »  sans  lui  dire,  bien  en- 
tendu, qu'il  ne  s'agissait  pas  de  la  mer,  mais  d'un  endroit  près 
de  Mantinée  ^. 

Prédite  ou  non,  la  mort  d'Épaminondas  (3G2)  fit  crouler 
son  œuvre.  La  Grèce  fatiguée  était  mûre  pour  la  domination 
macédonienne.  L'oracle  de  Delphesjoue  un  grand  rôle  dans 
ce  qu'on  pourrait  appeler  l'entrée  en  scène  de  Philippe  de 
Macédoine,  et  cela,  moins  par  son  initiative  propre  que  par 

i)  Xenoph.  Ucllcn.,  VI,  4,  27.  —  2)  DiOD.,  XVI,  23.  29.  Justin.,  VIII,  I.  — 
3)  SuiD.  s.  V.    'E7:3c[i.£iva)vûa?. 


ORACLE    DE     DELPHES  179 

les  intrigues  dont  la  gestion  de  ses  propriétés  fut  le  prétexte 
et  la  guerre  dont  ses  trésors  furent  l'aliment. 

Les  Thébains  détestaient  de  longue  date  les  Phocidiens 
qui,  de  leur  côté,  avaient  refusé  de  prendre  partàla  dernière 
invasion  du  Péloponnèse ^  Les  Thébains,  se  parant  d'un  zèle 
bien  inattendu  pour  les  intérêts  d'Apollon,  accusèrent  les 
Phocidiens,  devant  le  consei,l  des  Amphictyons,  d'avoir  mis 
en  culture  des  terres  appartenant  au  dieu.  Les  Amphictyons, 
obéissant  aux  rancunes  des  Thébains,  des  Delphiens  et  des 
Thessaliens,  condamnèrent  les  Phocidiens  aune  forte  amende 
et  déclarèrent  que,  au  cas  où  elle  ne  serait  pas  payée,  la 
Phocide  entière  serait  confisquée  au  profit  du  dieu.  Les  Pho- 
cidiens exaspérés  coururent  aux  armes,  et  ainsi  commença 
la  deuxième,  ou  plutôt,  troisième  Guerre  sacrée  (355-346), 
guerre  acharnée  et  sans  merci  qui  fut  comme  un  dernier  et 
irrémissible  attentat  de  la  Grèce  libre  contre  elle-même^. 

Les  Phocidiens,  dirigés  par  les  chefs  de  deux  familles 
particulièrement  détestées  à  Delphes,  Philomélos  etOnomar- 
chos,  débutèrent  par  un  coup  de  maître.  Après  s'être  assurés 
delà  neutralité  bienveillante  d'Athènes  et  des  récentes  sym- 
pathies de  Sparte  d'oti  Philomélos  rapporta  des  promesses  et 
même  de  l'argent,  ils  surprirent  Delphes  et  mirent  la  main 
sur  le  temple.  Il  y  eut  une  escarmouche  dans  laquelle  pé- 
rirent les  Thrakides.  Les  biens  de  cette  famille  furent  confis- 
qués, à  titre  d'exemple.  Pausanias  prétend  même  que,  sans 
les  représentations  d'Archidamos,  roi  de  Sparte,  les  Phoci- 
diens auraient  tué  tous  les  hommes  valides,  vendu  les  en- 
fants et  les  femmes  et  rasé  Delphes  jusqu'aux  fondements^. 

1)  Xenoph.  Hellen.,  VII,  5,  4.  —  2)  Les  sources  de  Thistoire  de  cet  épisode 
dans  DioDOR.,  XVI,  23-60.  Justin.,  VIII.  1-2.  Pausan.,  III,  10,  3-5.  X,  2-3,  et 
les  fragments  des  chroniqueurs  ou  arcbéologues  anciens  qui  se  sont  occupés 
des  richesses  pillées  par  les  belligérants.  Il  y  a  aussi  des  histoires  spéciales 
de  cette  guerre  par  K.  Wolf  (1833),  J.  Boot  (I83G),  A.  Tschepke  (1841),  Th. 
Flathe  (1834).  —  3)  Pausan.,  III,  10,  4. 


180  LES    ORACLES     DES    DIEUX 

Les  Lôcriens,  accourus  au  secours  d'Apollon,  furent  battus, 
et  alors  l'oracle  sans  défense  fut  contraint  de  «phocidiser.  » 
Philornelos  Toblig-ea  à  prédire  le  triomphe   définitif  de  ses 
bandes.  «  Il  ordonna  à  la  pythie  de  s'asseoir  sur  le  trépied 
et  de  prophétiser  selon  les  rites  antiques.  La  prophétesse  lui 
représentant  que  cela  était  contre  les  rites  anciens,  il  employa 
la  menace  et  la  força  de  monter  sur  le  trépied.  La  pythie, 
faisant  allusion  à  cet  excès  de  violence,  prononça  que  Philo- 
mélos pouvait  faire  tout  ce  qu'il  voulait.  Il  fut  satisfait  de 
cette  réponse  et  accepta  l'oracle  comme  favorable.  Il  le  fit 
même  mettre  immédiatement  par  écrit  et  publia  partout  que 
le  dieu  lui  avait  permis  de  faire  tout  ce  qu'il  voudrait.  Il  con- 
voqua ensuite  une  assemblée  oii,  après  avoir  fait  connaître 
la  réponse  de  la  pythie,  il  exhorta  la  multitude  à  mettre  sa 
confiance  en  lui'.  » 

Philoraélos  fit  mieux  encore.  Désireux  de  prévenir  en  fa- 
veur de  sa  cause  Topinion  publique,  il  lança  de  Delphes 
un  manifeste  où  il  justifiait  sa  conduite  et  promettait  de 
veiller  sur  l'oracle,  patrimoine  commun  de  la  nation.  Il 
offrait  même,  pour  témoigner  de  la  pureté  de  ses  intentions, 
de  dresser  un  inventaire  relatant  le  nombre  et  le  poids  des 
ex-votos.  En  attendant,  les  Delphiens  payèrent  pour  le  dieu. 
Philomélos  frappa  sur  les  riches  une  première  contribution 
de  guerre,  mit  le  temple  en  état  de  défense,  grossit  son 
armée  en  élevant  la  solde  de  ses  mercenaires,  et  se  prépara 
à  recevoir  l'ennemi. 

Cependant,  les  lenteurs  des  Thébains  contrastaient  avec  la 
décision  énergique  des  Phocidiens,  Pendant  que  les  Lôcriens, 
trop  pressés,  se  faisaient  battre  de  nouveau  par  Philomélos, 
les  Thébains  organisèrent  méthodiquement  la  coalition  qui 
allait  châtier  les  sacrilèges.  Le  conseil  amphictyonique,  con- 

1)  Exemple  d'oracle  clédonislique  et  anecdote  suspecte,  comme  étant  re- 
produite à  propos  d'Alexandre  (Voy.  ci-dessous,  p.  -191). 


ORACLE    DE     DELPHES  181 

voqué  par  eux  aux  Thermopyles  et  agissant,  sans  être  au 
complet,  comme  une  représentation  régulière  de  l'Hellade, 
mit  les  Phocidiens  au  ban  de  la  nation  et  proclama  la  guerre 
sainte  (355). 

De  l'Olympe  au  golfe  de  Corinthe,  Locriens,  Doriens, 
Thessaliens,  Béotiens,  tous  les  ennemis  des  Phocidiens  ré- 
pondirent à  cet  appel.  De  leur  côté,  les  Phocidiens  trouvaient 
bien  ça  et  là  quelques  sympathies,  mais  peu  ou  point  de  se- 
cours :  l'Achaïe  seule  envoya  quelques  renforts.  Philomélos 
se  vit  obligé  de  recourir  à  la  puissance  de  l'or  et  de  justifier 
les  accusations  d'abord  calomnieuses  des  alliés.  Il  commença 
parfaire  au  temple  un  emprunt  forcé,  mais  régulièrement 
inscrit  et  placé  sous  la  garantie  d'un  trésorier  spécial  institué 
à  cet  effet  :  puis,  la  nécessité  fit  bon  marché  de  ces  précau- 
tions. Ex-votos,  dépôts,  reliques  des  vieux  âges,  tout  y  passa. 
Les  Phocidiens  versèrent  dans  la  circulation  plus  de  dix  mille 
talents.  Une  partie  de  cet  argent  alla  au  dehors  acheter  des 
complaisances.  Sparte  taxa  les  siennes  à  très  haut  prix.  On 
prétend  que  le  roi  Archidamos,  sa  femme  Deinicha,  le  Sénat, 
les  éphores  et  tous  les  citoyens  influents  s'enrichirent  des 
dépouilles  d'Apollon^.  Le  condottiere  athénien  Charès  reçut 
à  lui  seul,  dit-on,  soixante  talents  -. 

Philomélos  ne  fit  que  commencer  la  spoliation  du  sanc- 
tuaire, car,  battu,  après  quelques  succès,  dans  la  vallée  du 
Céphise,  blessé  et  cerné  par  les  ennemis,  il  échappa  à  la 
captivité  en  se  précipitant  du  haut  des  rochers  de  Tithora. 
Mais  Onomarchos  et  son  frère  Phayllos,  qui  commandèrent 
après  lui,  se  montrèrent  bien  moins  scrupuleux  qu'il  ne  l'a- 
vait été.  Ils  firent  servir  l'argent  et  l'or  à  payer  leurs  plai- 
sirs %  le  bronze  et  le  fera  fabriquer  des  armes.  LesThébains, 
après  la  mort  de  Philomélos,  croyaient  la  partie  gagnée  : 

i)  Pausan.,  III,  10,  3.  IV,  5,  4.  —  2)  Athen.,  XII,  §  43.  —  3)  Voy.  les  dé- 
tails, peu  édifiants  d'ailleurs,  donnés  par  Tliéopompc(ATHEi\.,XUI,  §83). 


182  LES    ORACLES    DES    DIEUX 

ils  se  faisaient  illusion.  Les  trésors  de  Delphes  valaient 
plus  d'une  armée.  Une  alliance  conclue  par  Onomarchos  et 
Phayllos  avec  Lycophron,  tyran  de  Pherœ,  fit  tourner  la 
chance.  Les  Thébains  se  virent  menacés  sur  leur  propre  ter- 
ritoire et  les  audacieux  coups  de  main  d'Onomarchos  firent 
trembler  les  habitants  de  la  Doride  et  de  la  Locride.  Le  ter- 
rible chef  de  bande  trouva  même  le  temps  d'aller  en  Thes- 
salie  secourir  Lycophron  contre  le  roi  de  Macédoine  et  de 
battre  à  deux  reprises  cet  agresseur  inopportun  (353). 

Mais  le  roi  de  Macédoine  s'appelait  Philippe  et  ne  se  dé- 
courageait pas  pour  si  peu.  Philippe  ne  pouvait  souhaiter 
une  plus  belle  occasion  d'intervenir  enfin  dans  les  affaires 
de  la  Grèce.  La  fortune  complaisante  lui  donnait  pour  adver- 
saires des  sacrilèges,  et,  en  vengeant  ses  propres  injures,  il 
allait  apparaître  à  la  Grèce  comme  le  vengeur  d'Apollon. 
Quelques  mois  après  sa  double  victoire,  Onomarchos  était 
battu  en  Thessalie,  tué  et  mis  en  croix  après  sa  mort  comme 
sacrilège.  Trois  mille  prisonniers  phocidiens  furent  précipités 
dans  la  mer,  comme  étant  des  monstres  d'impiété  dont  les 
restes  auraient  souillé  la  terre  (352). 

Les  Grecs  furent  effrayés  en  apprenant  que  ce  roi  de  Macé- 
doine qu'ils  croyaient  si  loin  d'eux  était  à  leurs  portes,  avec 
une  armée  de  plus  de  vingt  mille  hommes  en  goût  de  vic- 
toire. Les  Athéniens  coururent  barrer  les  Thermopyles,  et 
Philippe  attendit  avant  d'aller  plus  loin. 

La  guerre  traîna  depuis  lors  en  longueur  et  devint  un  véri- 
table fléau  national.  Les  Phocidiens,  maîtres  de  Coronée  et 
d'Orchomène,  faisaient  la  guerre  de  partisans  et  ne  laissaient 
pas  un  instant  de  repos  aux  régions  d'alentour.  Thébains  et 
Thessaliens  imploraient  l'assistance  de  Philippe  pendant  que 
Phalsekos,  fils  d'Onomarchos,  faisait  appel  aux  Spartiates  et 
aux  Athéniens.  A  la  fin,  les  trésors  de  Delphes  s'épuisaient;  on 
en  était  à  fouiller  le  sol  du  temple,  autour  de  Pomphalos  et 


ORACLE    DE     DELPHES  183 

du  trépied,  et  à  soupçonner  de  détournement  généraux  et 
trésoriers.  C'était  là  un  symptôme  fâcheux  et  Plialaskos  se 
sentait  gagné  par  le  découragement.  Les  Spartiates  lui 
avaient  envoyé  Archidamos  avec  mille  hoplites,  mais  pour 
observer  les  événements  ;  les  Athéniens  avaient  d'abord 
armé  cinquante  galères  pour  le  soutenir,  mais  ils  voulaient 
que  Phalaekos  leur  cédât  les  Thermopyles,  et  celui-ci,  après 
le  leur  avoir  promis,  retira  sa  parole,  si  bien  que  les 
Athéniens  songèrent  à  s'entendre  avec  Philippe.  Phalsekos  les 
prévint  et  traita  avec  le  roi  de  Macédoine.  Contre  la  remise 
des  Thermopyles,  Philippe  laissa  au  sacrilège  le  droit  de  se 
retirer  librement  avec  ses  huit  mille  soldats  pour  aller  exercer, 
où  bon  lui  semblerait,  le  métier  de  condottiere. 

Phalsekos  livrait  ainsi  son  pays  aux  plus  épouvantables 
représailles.  La  Phocide  désarmée  attendait  en  silence  qu'on 
décidât  de  son  sort.  Philippe  contint  la  rage  de  ses  alliés, 
qui  ne  parlaient  de  rien  moins  que  d'un  massacre  général, 
et  ne  voulut  rien  brusquer  en  un  moment  qu'il  sentait  décisif 
pour  l'avenir  de  la  Macédoine.  Il  joua  gravement  son  rôle  de 
restaurateur  de  la  religion.  Il  commença  par  réintégrer  à 
Delphes  le  corps  sacerdotal,  et  par  convoquer  le  conseil  des 
Amphictyons.  Là,  il  réorganisa  à  son  gré  la  grande  fédéra- 
tion hellénique.  Les  Phocidiens  furent  exclus  de  l'amphic- 
tyonie  et  les  deux  voix  dont  ils  disposaient  transportées  à  la 
Macédoine.  Sparte,  qui  avait  été  complice  de  leur  crime, 
resta  provisoirement  en  interdit.  Les  Athéniens,  n'ayant  pas 
prêté  main  forte  à  l'armée  amphictyonique,  ne  reçurent  pas 
pour  cette  fois  de  convocation. 

On  délibéra  ensuite  sur  le  sort  des  Phocidiens.  Les  Œtéens, 
se  fondant  sur  la  coutume,  voulaient  qu'on  précipitât  du 
haut  de  la  roche  Hyampeia,  comme  sacrilèges,  tous  les  Pho- 
cidiens en  état  de  porter  les  armes.  Philippe  tenait  à  rendre 
les   Phocidiens  inofifensifs,  mais   non  à  les  supprimer.  On 


184  LES    ORACLES    DES    DIEUX 

décida  donc  que  les  vingt-deux  villes  phocidiennes  seraient 
démantelées  et  leurs  habitants  dispersés  dans  des  villages 
de  cinquante  maisons  au  plus  ;  que  ces  habitants,  préalable- 
ment dépouillés  de  leurs  chevaux  et  de  leurs  armes,  paieraient 
au  temple  un  tribut  annuel  fixé  à  soixante  talents,  et  cela, 
jusqu'à  ce  que  tout  l'argent  enlevé  fût  rentré,  c'est-à-dire,  à 
perpétuité. 

On  pouvait  compter  sur  les  alliés  pour  exécuter  la  terrible 
sentence.  Aussi,  Dcmosthène,  demandant  compte  à  Eschine 
de  sa  complicité  avec  les  ennemis  de  la  Grèce,  traçait  de  la 
malheureuse  Phocide  le  tableau  le  plus  lugubre  :  «  C'est  un 
spectacle  terrible,  Athéniens,  dit-il,  et  vraiment  lamentable- 
Lorsque  nous  allâmes  à  Delphes,  il  nous  fallut  bien  voir  tout 
cela  de  nos  yeux,  les  maisons  effondrées,  les  murs  rasés,  le 
pays  veuf  d'adultes,  des  femmes,  quelques  enfants  et  des  vieil- 
lards misérables.  La  parole  ne  suffit  pas  à  décrire  de  telles 
infortunes  '.  » 

Telle  fut  cette  étrange  guerre  sacrée,  dans  laquelle  le  senti- 
ment religieux  n'entre  pour  rien  et  où  l'on  vit,  sans  trop  de 
scandale,  Sparte  abandonner  la  cause  de  l'oracle  ou  même 
partager  ses  dépouilles.  Le  sacerdoce  de  Pytho  put  juger 
alors  de  l'effet  produit  par  ses  intrigues  et  se  convaincre 
qu'il  avait  perdu  sans  retour  la  direction  des  consciences 
doriennes.  Il  s'en  consolait  en  pensant  qu'il  avait  maintenant 
pour  protecteur  le  puissant  roi  de  Macédoine,  et  il  comptait 
avec  raison  sur  l'habitude  pour  lui  ramener  les  hommages 
et  les  offrandes.  En  attendant^  il  tirait  de  son  malheur  le 
meilleur  parti  possible.  L'histoire,  écrite  par  un  admirateur 
des  Macédoniens,  Théopompe  de  Chios,  ne  parla  qu'avec 
indignation  des  déprédations  commises  dans  le  temple  et 
eut  soin  de  signaler,  comme  un  avertissement  d'en  haut,  la 
fin  malheureuse  des  coupables.  «  On  remarqua,  dit  Philon, 

1)  Demosth.,  De  falsa  kg.,  §  63. 


ORACLE    DE    DELPHES  185 

et  c'est  ce  que  racontent  les  historiens  de  la  guerre  sacrée, 
que,  trois  peines  différentes  étant  réservées  aux  sacrilèges, 
le  saut  des  rochers,  la  noyade  et  le  feu,  les  trois  violateurs 
du  temple  de  Delphes,  Philomélos,  Onomarchos  et  Phayllos, 
se  sont  partagé  ces  trois  châtiments.  Le  premier,  gravissant 
un  rocher  escarpé,  le  vit  s'écrouler  sous  lui  et  fut  précipité 
et  écrasé  ;  le  second  fut  emporté  dans  la  mer  par  son  cheval 
et  s'y  noya  avec  lui  ;  Phayllos,  ou  bien  mourut  de  consomp- 
tion, ou  bien  —  car  il  y  a  deux  versions  sur  son  compte  — 
fut  brûlé  avec  le  temple  d'Abae  ^  ».  Phalaskos,  réduit  à 
louer  au  plus  offrant  les  bras  de  ses  mercenaires,  fut  tué  en 
Crète  et  ses  soldats  trouvèrent  çà  et  là  la  punition  de  leurs 
forfaits.  Ceux  même  qui  avaient  servi  sous  Archidamos  furent 
égorgés  en  Lucanie  comme  sacrilèges  ^  «  Les  villes  les  plus 
considérables,  complices  de  la  spoliation  de  l'oracle,  n'échap- 
pèrent pas  non  plus  à  la  vengeance  divine,  car  nous  les  ver- 
rons plus  tard,  en  guerre  avec  Antipater,  perdre  tout  à  la 
fois  leur  hégémonie  et  leur  indépendance.  Enfin,  les  femmes 
des  chefs  phocidiens,  qui  portaient  des  colliers  d'or  prove- 
nant du  pillage  du  temple,  reçurent  elles-mêmes  le  châtiment 
de  leur  impiété.  L'une  d'elles,  qui  avait  porté  le  collier 
d'Hélène,  se  livrait  à  de  honteuses  débauches  et  prostituait 
sa  beauté  au  premier  venu;  une  autre,  qui  avait  mis  le  collier 
d'Ériphile,  eut  sa  maison  incendiée  par  l'aîné  de  ses  fils  at- 
teint de  folie  et  périt  elle-même  dans  les  flammes  ^  »  La  maî- 
tresse de  Philomélos,  Pharsalia,  fut  mise  en  pièces  sur  la 
place  publique  de  Métaponte  par  des  devins  saisis  d'une 
fureur  aussi  soudaine  qu'inexplicable  '. 

Il  n'y  a  rien  à  redire  à  cette  manière  d'écrire  l'histoire. 
C'était  à  ceux  qui  trouvaient  la  justice  divine  trop  visible- 
ment aidée,  en  cette  occurrence,  par  les  passions  humaines, 

i)  Phil.  ap.EusEB.  Pracp.  Evang.,  VIII,  14,  33.  —  2)  Diodor.,  XVI,  63.— 
3)DioDOH.,XVl,64.  -  4)  Athen.,  XllI,  §83. 


186  LES  ORACLES  DES  DIEUX 

de  demander  pourquoi  Thèbes,  qui  avait  si  résolument  atta- 
qué les  sacrilèges,  fut,  vingt  ans  plus  tard,  ruinée  de  fond  en 
comble,  et  pourquoi  le  pieux  Philippe  périt  assassiné  à  la 
fleur  de  Tage.  Quand  les  anecdotes  mises  en  circulation  par 
Théopompe  n'auraient  eu  pour  effet  que  de  faire  rentrer  à 
Delphes  un  peu  de  cet  or  maudit  S  elles  n'auraient  pas  tout 
à  fait  manqué  leur  but. 

Au  lendemain  de  la  guerre  sacrée,  Philippe  voyait 
sa  piété  vantée  par  toute  la  Grèce  ;  il  avait  reçu  le  droit 
de  promantie  enlevé  aux  Athéniens  ^  la  présidence  des 
jeux  pythiques%  en  attendant  le  titre  de  généralissime  des 
Hellènes.  La  Pythie  «  philippisait  »  d'elle-même  et  lui  don- 
nait tout  bas  le  conseil  de  combattre  «  avec  des  lances  d'ar- 
gent \  »  Philippe  n'avait  que  faire  de  ce  conseil,  attendu 
qu'il  le  mettait  depuis  longtemps  en  pratique  ;  mais  il  utilisa 
de  diverses  manières  l'influence  de  l'oracle,  notamment  pour 
battre  en  brèche  le  crédit  des  hommes  clairvoyants  qui  péné- 
traient ses  desseins.  Démosthène  s'entendit  reprocher  par 
Eschine  «  son  impieté  à  l'égard  du  sanctuaire  de  Delphes  ^  » 
et  les  Athéniens  apprirent  à  leurs  dépens  qu'il  ne  fallait  pas 
trop  se  moquer  de  1'  «  ombre  de  Delphes «.  »  Ils  avaient  eu  le 
double  tort  de  ne  pas  envoyer  de  délégués  aux  jeux  pythiques 
de  346,  ce  qui  était  une  preuve  de  mauvaise  humeur,  et  de 
dédier  dans  le  temple  des  boucliers  d'or  destinés  à  rappeler 
la  victoire  de  Platée,  ce  qui  parut  une  provocation  de  mau- 
vais goût  à  l'égard  des  Thébains. 

Les  Athéniens  s'accordaient  là  une  satisfaction  dange- 
reuse. Les  Thébains  irrités  s'entendirent  avec  les  Amphis- 
séens,  qui  se  chargèrent  de  demander  aux  Amphictyons  la 

i)Plularquc  {Pyth.  orne,  16)  dit  que  les  Opunliens  rapportèrent  à  Del- 
phes une  urne  pleine  de  pièces  frappées  avec  l'or  dérobée  par  les  Plioci- 
diens.  —  2)  Demosth.,  De  fais,  kg.,  §  57.  Depace,  §  62.  —3)  Diod.,  XVI,  60. 
—  4)  Suidas,  s.  v.  'Apy^p^a-  —  5)  ^schin.  In  Ctesiph.,  §  lOtJ.  —  6)  Demosth. 
De  pace,  §25. 


ORACLE    DE    DELPHES  187 

condamnation  des  Athéniens.  La  dédicace  des  boucliers  était 
deux  fois  criminelle;  d'abord,  parce  que  le  droit  amphictyo- 
nique  défendait  les  trophées  conquis  sur  des  Grecs,  et  ensuite 
parce  que  les  Athéniens  n'avaient  pas  attendu  que  le  temple 
souillé  par  la  guerre  fût  réparé  et  purifié  suivant  les  rites. 
Une  amende  de  cinquante  talents  paraissait  nécessaire  au 
député  amphisséen  pour  punir  tant  d'audace.  C'est  pour  re- 
pousser cette  attaque  que  le  député  athénien  Eschine  accusa 
à  son  tour  les  Amphisséens  d'avoir  violé,  et  d'une  manière 
bien  plus  grave,  le  droit  sacré  en  occupant  et  cultivant  une 
parcelle  de  l'ancien  territoire  de  Kirrha.  Les  Amphictyons 
voulurent  aller  constater  le  délit;  mais  les  Amphisséens, 
exaspérés  de  cette  querelle  imprévue,  repoussèrent  par  la 
force  Amphictyons  et  Delphiens.  C'était  un  nouveau  crime, 
à  la  suite  duquel  les  Amphictyons,  convoqués  en  session  ex- 
traordinaire aux  Thermopyles,  mirent  les  Amphisséens  hors 
la  loi'.  Philippe  étant  alors  occupé  à  combattre  les  Scythes 
et  les  Triballes,  on  chargea  son  représentant,  Kottyphos  de 
Pharsale,  de  commencer  la  guerre  sainte.  Kottyphos  n'eut 
garde  de  rien  faire,  car  il  fallait  rendre  nécessaire  la  présence 
de  Philippe  qui,  à  la  session  d'automne,  fut  chargé  de  punir 
les  sacrilèges,  au  lieu  et  place  de  l'amphictyonie  (339j. 

Les  complices  et  les  dupes  de  Philippe  avaient  manœuvré, 
dans  toute  cette  longue  intrigue,  avec  une  entente  merveil- 
leuse. On  ne  saura  jamais  quelle  part  y  prit  le  sacerdoce 
delphique,  mais  il  est  certain  que  le  souci  de  ses  propriétés, 
foncières  ou  autres,  fournit  à  l'ennemi  des  libertés  grecques 
des  occasions  qu'en  d'autres  circonstances  il  eût  attendues 
longtemps.  Une  sorte  de  malédiction  était  attachée  à  ce  ter- 
ritoire :  le  sang  des  Kriséens,  versé  dans  la  première  guerre 
sacrée,  avait  été  une  semence  de  discorde. 

i)  ^scHiN.  De  fais,  kg.,  §11G.  In  Ctesiph.,  §  lOG-129.  Demosth.  Pro  Coron., 
§  140-158. 


188  LES     ORACLES    DES    DIEUX 

On  sait  quelle  tournure  prit  cette  prétendue  guerre  sainte. 
Philippe  châtia  les  Amphisséens,  qui  restèrent  longtemps 
encore  frappés  de  l'excommunication  religieuse';  mais  les 
plus  rudes  coups  tombèrent  sur  les  Athéniens  et  les  Thé- 
bains.  La  bataille  de  Chéronée  (338)  mit  fin  à  l'indépendance 
hellénique  et,  comme  le  dit  l'orateur  Lycurgue,  «  avec  les 
corps  de  ceux  qui  y  succombèrent  fut  ensevelie  la  liberté  des 
autres  Grecs.  » 


G.   L'ORACLE  DE  DELPHES   SOUS  LA  DOMINATION  DES  MACEDONIENS 

ET  DES  ROMAINS. 

Réorganisation  probable  du  corps  sacerdotaL —  Consultations  de  Philippe 
et  d'Alexandre.  —  Isolement  de  Delphes  entre  les  monarchies  fondées 
par  les  successeurs  d'Alexandre.  —  Les  Etoliens  à  Delphes.  —  Les 
Gaulois  au  Parnasse  (279). —  Réorganisation  du  conseil  amphictyonique. 

—  Le  protectorat  romain.  —  Emprunt  forcé  fait  au   temple  par  SuUa. 

—  Apollon  Palatin  et  Apollon  Pythien  sous  l'empire.  —  Réforme  du 
conseil  amphictyonique  par  Auguste.  —  Le  temple   dépouillé  par  Néron. 

—  Dion  Chrysostome  à  Delphes.  —  Piété  de  Trajan,  d'Hadrien  et  des 
Antonins,  —  Activité  nouvelle  de  l'oracle,  remis  en  possession  de  son 
domaine.  —  Plutarque  prêtre  d'Apollon.  —  Mort  accidentelle  d'une 
pythie.  —  Décadence  rapide  de  l'oracle.  —  Le  temple  dépouillé  par 
Constantin.  —  Consultation  de  Julien.  —  L'hellénisme  proscrit  :  dispa- 
rition de  l'oracle. 

Avec  la  domination  macédonienne  s'ouvre  pour  Delphes 
une  nouvelle  période.  La  vie  politique  se  retire  peu  à  peu  des 
divers  membres  de  la  nation  et  l'oracle  s'aperçoit  bientôt  que 
les  cités  alanguies  n'ont  plus  ni  espérances,  ni  désirs.  La 
solitude  va  se  faire  autour  du  trépied  fatidique.  Le  corps 
sacerdotal  lui-même  avait  été  fortement  éprouvé  par  la  ter- 
rible guerre  phocique.  Les  Thrakides  étaient  morts,  et  les 
autres  familles  n'étaient  sans  doute  pas  restées  intactes.  Il 
est  possible  que  cet  affaiblissement  de  Taristocratie  sacer- 
dotale ait  eu  pour  effet  de  rattacher  plus  intimement  les  des- 

\)  DioD.,  XVllI,  56. 


ORACLE    DE    DELPHES  189 

servants  de  Pytho  à  la  cité  de  Delphes  et  défaire  disparaître 
la  ligne  de  démarcation  qui  séparait  des  simples  citoyens  la 
caste  liiératique.  Nous  savons  si  peu  de  chose  sur  la  compo- 
sition du  corps  sacerdotal  aux  époques  antérieures  '  que  l'on 
ne  saurait  dire  en  quoi  le  nouveau  différait  de  l'ancien.  Des 
inscriptions  nombreuses-,  mais  se  rapportant  toutes  à  un  laps 
de  temps  assez  court,  au  premier  quart  du  deuxième  siècle 
avant  notre  ère,  nous  apprennent  qu'à  l'époque  les  «  prêtres 
d'Apollon  {lip^ç  Ar.ôWiô^iù:),  »  les  seuls  qui  eussent  le  droit  de 
porter  ce  titre,  étaient  au  nombre  de  deux,  et  qu'ils  étaient 
nommés  à  vie,  car  tel  d'entre  eux  figure  dans  dix-huit  ar- 
cliontats  différents.  Au-dessous  d'eux  figure  un  sacristain 
ou  néocore  et  un  administrateur  ou  prostate.  On  a  peine  à 
croire  qu'au  temps  de  sa  splendeur,  l'oracle  ait  été  aussi  mé- 
diocrement pourvu  de  ministres,  ou  tout  au  moins  de  digni- 
taires. En  tout  cas,  les  réformes  ont  pu  se  faire  au  fur  et  à 
mesure,  et,  s'il  en  est  question  en  ce  moment,  c'est  que  les 
désordres  et  les  souillures  delà  guerre  sacrée  rendaient  né- 
cessaire une  sorte  de  restauration  matérielle  et  morale  de 
l'oracle  et  que  nulle  occasion  n'était  plus  propre  aux  nou- 
veautés. 
Les  dégâts  commis  n'étaient  pas  de  ceux  qui  se  réparent 

i)Voy.,  ci-dessus,  p.9o.  — 2)  Ce  sont  les  inscriptions  publiées  par  E.Gurtius 
et  Wescher-Foucart.  Ajoutez  C.  I.  Gr.ec.  1702-1710.  Extraire  de  là  les  noms 
des  prêtres  et  magistrats,  les  grouper  et  en  faire  des  listes  parallèles,  est  un 
travail  de  patience  qui  a  été  assez  bien  fait  par  A.  Mommsen,  Pelphische  Ar- 
chontennach  der  Zeit  geordnet  {Philol.,  XXIV  [1866],  p.  1-48).  Voici,  d'après 
Mommsen,  la  succession  (çà  et  là  discontinue)  des  collèges  des  prêtres  d'Apol- 
lon connus  par  les  inscriptions,  à  partir  de  l'an  199  avant  J.-C.  :  1.  Eiiklês  : 
Xéno7i,l\h  de  Boulon.  2.  Euklcidas  :  Xénon,  fds  de  Polyon.  3.  Xénon  :  Athamhos, 
fils  d'Agatbon.  4.  Athambos  :  Amyntas.  S.Amyntas  :  Tarantinos.  6.  Androni- 
kos  :  Praxias.l.  Dromokleidas  :  Archon.  8.  Arcbon  :  Athambos,  fils  d'Abroma- 
cbos.  9.  Hagion  :  Pyrrhias.  10.  Pyrrbias  :  Patron.  11.  Eiimenidas  :  Laiudas. 
12.  Laïadas  :  Nicostratos.  13.  Nicostratos  :  Kallistratos.  14.  C.  Memmius  Euthy- 
damas  :  Eukleidas  (règne  de  Vespasien).  16.  JEakidas  :  Mestrios  Plutarchos... 
On  constate  que  les  mêmes  personnages  ont  d'ordinaire  exercé  dans  la  ville 
de  Delphes  des  magistratures  civiles. 


190  LES    ORACLES     DES    DIEUX 

aisément.  Cependant  Delphes  redevint  bientôt  le  musée  na- 
tional. Les  Grecs,  comme  on  l'a  vu  par  l'exemple  des  Athé- 
niens, s'empressaient  d'y  replacer  les  monuments  de  leur 
gloire  passée  :  mais  il  est  à  croire  que  l'or  et  l'argent  y  furent 
longtemps  rares.  Les  cités  étaient  appauvries  par  un  siècle 
de  guerres  incessantes,  et  Philippe  était  homme  à  faire  des 
emprunts  plutôt  que  des  cadeaux  à  Apollon. 

Les  prêtres  de  Delphes  s'étaient  trompes  s'ils  avaient  cru 
trouver  dans-les  rois  de  Macédoine  des  instruments  dociles 
ou  simplement  des  donateurs  généreux.  La  pythie  philippi- 
sait  sans  grand  profit,  et  Philippe  était  peut-être,  de  tous, 
celui  qui  la  consultait  le  moins.  Il  eut  soin  toutefois  de  la 
faire  parler  lorsqu'il  eut  préparé  cette  expédition  d'Asie  qui 
allait  devenir  l'épopée  d'Alexandre .  L'oracle  se  trouva, 
comme  toujours,  avoir  prédit  ce  à  quoi  il  ne  pensait  guère, 
la  mort  de  Philippe  ^.  Alexandre  commença  par  briser  en 
Grèce  toute  résistance  à  ses  volontés.  L'oracle  n'osa  ni  en- 
courager, ni  intimider  les  Thébains  décidés  à  une  lutte  iné- 
gale :  il  leur  répondit  par  une  de  ces  banalités  équivoques 
dont  il  était  coutumier.  Les  prêtres  de  Delphes  ne  se 
croyaient  pas  obligés  d'être  plus  hardis  que  leurs  confrères 
de  Thèbes,  qui  prêtèrent  à  Apollon  Isménien  ou  Spodios  une 
échappatoire  analogue^. 

Au  moment  de  partir  pour  l'Asie,  Alexandre  vint,  comme 
son  père,  demandera  Apollon  Pythien  les  promesses  de  vic- 
toire dont  il  avait  besoin  pour  exciter  ses  soldats.  L'élève 
d'Aristote  avait  peu  de  respect  pour  les  minuties  liturgiques; 
il  fit  bien  voir  qu'il  était  venu  pour  commander  et  non  pour 
obéir.  «  Il  se  trouva,  dit  Plutarque,  qu'on  était  dans  les  jours 
néfastes,  où  il  n'est  pas  permis  à  la  prêtresse  de  rendre  des 
oracles.  Alexandre  commença  par  envoyer  prier  la  pythie  de 
venir  au  temple.   Elle  refusa,  alléguant  que  la  loi  le  lui  dé- 

1)  DiOD.,  XVI,  91.—  2)  DioD.,  XVII,  10. 


ORACLE    DE    DELPHES  191 

fendait.  Alors  Alexandre  va  la  trouver  lui-même  et  la  traîne 
de  force  au  temple.  La  pythie,  vaincue,  pour  ainsi  dire,  par 
cette  violence,  s'écria  :  0  mon  fils,  tu  es  invincible  !  »  A  cette 
parole,  Alexandre  dit  qu'il  n'a  plus  besoin  d'autre  oracle  et 
qu'il  a  celui  qu'il  désirait  d'elle^  L'anecdote  n'est  pas  des 
mieux  garanties;  mais  on  n'aurait  pas  comparé  de  si  près 
Alexandre  et  Philomélos,  si  l'oracle  avait  été  au  mieux  avec 
la  Macédoine. 

Alexandre,  «  fils  de  Zeus,  »  fut,  du  reste,  sans  le  savoir, 
un  des  pires  ennemis  d'Apollon  Pythien.  Ses  conquêtes  mer- 
veilleuses^ le  prestige  qui  l'égala  de  son  vivant  aux  plus 
fameux  héros  de  la  légende,  puis,  l'excitation  produite  par 
le  contact  des  civilisations  orientales,  l'effervescence  intel- 
lectuelle qui  provoqua  soudain  vers  Alexandrie  un  afflux  de 
toutes  les  forces  inoccupées  de  la  Grèce,  tout  cela  fit  singu- 
lièrement pâlir  la  vieille  gloire  de  l'oracle.  On  s'aperçut 
bientôt  à  Delphes  que  Vomphalos  n'était  plus  au  centre  du 
monde.  Pendant  près  d'un  siècle,  l'oracle,  rejeté  hors  de  la 
politique  active,  n'a  pour  ainsi  dire  pas  d'histoire.  Les 
royaumes  et  dynasties  se  fondent  sans  lui  et  il  se  trouve,  en 
fin  de  compte,  plus  dépourvu  de  protection  que  les  instituts 
rivaux.  Ammon  s'appuyait  sur  les  Ptolémées  :  les  largesses 
des  Séleucides  allaient  aux  mantéions  de  l'Asie-Mineure  : 
Dodone  tirait  quelques  secours  des  ennemis  de  la  Macédoine, 
des  Ptolémées  et  des  rois  d'Épire  :  Delphes  n'avait  pour 
appui  que  les  rois  de  Macédoine,  presque  tous  grossiers^  vio- 
lents, rapaces  et  odieux  aux  Hellènes.  La  constitution  du 
royaume  de  Pergame  fit  espérer  une  clientèle  royale.  At- 
tale  1er  se  montra,  en  effet,  désireux  de  fonder  sur  la  parole 
d'Apollon  la  légitimité  de  sa  dynastie^  Il  faisait  preuve  de 
piété,  à  sa  manière,  en  mettant  à  mort  un  grammairien,  Da- 

\)  Plutarch.  Alex.,  14.  Cf.  Socrat.  Eist.  Eccles.,  111,22.—  2)  Diodor.  Exg. 
Vatic,  p.  103.  Suidas,  s.  v.  "AitaXoç. 


192  LES    ORACLES    DES    DIEUX 

phiclas,  coupable  d'avoir  tourné  en  dérision  Homère,  l'oracle 
de  Delphes^,  et  aussi  la  cour  de  Pergame-.  Mais  il  ne  fallait 
pas  compter  retrouver  de  ce  côté  ni  l'ingénuité  ni  la  ma- 
gnificence d'un  Crésus. 

Pour  comble  de  malheur,  l'oracle  se  voyait  en  butte  aux 
attaques  d'un  peuple  énergique  et  à  demi-sauvage,  les  Éto- 
liens,  qui  voulaient  entrer  de  force  dans  l'amphictyonie 
pythique  et  qui  s'étaient  emparés  de  Delphes  sans  que  la 
Grèce  s'émût  de  cet  attentat.  En  290,  l'occupation  étolienne 
rendant  impossible  la  célébration  des  jeux  pythiques  dans  la 
plaine  de  Krisa,  on  s'était  contenté  de  les  célébrer  à  Athènes, 
sous  la  présidence  du  Poliorkète^  Dix  ans  plus  tard,  l'am- 
phictyonie, par  un  reste  de  pudeur,  accepta  l'offre  des  Spar- 
tiates, qui  voulaient  déloger  du  Parnasse  les  Étoliens,  alliés 
d'Antigone  Gonatas.  Le  roi  Aréos,  s'imaginant  qu'il  n'y  avait 
qu'à  piller  et  incendier,  se  laissa  surprendre  par  une  poignée 
d'Étoliens  qui  taillèrent  en  pièces  sa  petite  armée,  et,  quand 
les  Spartiates  demandèrent  aux  Amphictyons  un  concours 
effectif,  on  les  accusa  de  chercher  à  asservir  la  Grèce'.  On  ne 
voulait  plus  de  guerre  sacrée,  sous  aucun  prétexte. 

L'oracle  dut  compter  au  nombre  des  incidents  les  plus 
heureux  de  son  existence  le  danger  qu'il  courut  en  279  et 
qui  attira  de  nouveau  sur  lui  l'attention  de  la  Grèce.  Les 
Celtes  avaient,  l'année  précédente,  envahi  la  Macédoine  et 
battu  Ptolémée  Kéraunos.  Cette  fois,  ils  s'apprêtaient  à  rava- 
ger l'Hellade,  lorsqu'ils  furent  arrêtés  aux  Thermopyles  par 
une  armée  fédérale.  On  se  serait  cru  au  temps  des  guerres 
médiques.  Mais,  se  dérobant  tout  à  coup,  les  Gaulois  tour- 
nèrent bride  vers  Delphes,  qu'ils  comptaient  surprendre, 
comme  si  on  pouvait  surprendre  Apollon.  Le  Brenn  se  per- 
mettait des  plaisanteries   sacrilèges,  disant  que   les  dieux 

1)  Suidas,  s.  v.  Aacpfoaç.  —  2)  Strab.,  XIV,  i,  39.  —  3)  Plutarch.,  Demetr., 
4-0.  —4)  Justin.,  XXIV,  1.  Cf.  Polyb.,  IV,  2o.  C.  I.  Gr.  I,  p.  824. 


ORACLE    DE     DELPHES  193 

étaient  assez  riches  pour  faire  des  largesses  aux  humains.  Il 
montrait  de  loin  à  ses  soldats  les  statues  et  les  quadriges  qui 
surmontaient  les  terrasses  et  les  frontons  du  temple,  affir- 
mant que  tout  cela  était  d'or  massif.  Devant  les  Barbares, 
le  sentiment  national  se  réveilla.  Apollon  qui,  dit-on,  promit 
de  se  défendre  lui-même,  fut  secouru  par  ceux  qu'il  avait 
jadis  frappés  d'anathème,  par  les  Phocidiens,  les  Locriens 
d'Amphissa  et  les  Étoliens^  On  raconte  aussi  que  l'oracle, 
loin  d'affamer  l'ennemi,  avait  interdit  de  mettre  en  lieu  sûr  le 
vin  et  les  provisions,  comptant  sur  l'intempérance  des  Gau- 
lois pour  gagner  du  temps.  Lorsque  les  Celtes  donnèrent 
l'assaut,  «  les  prêtres  et  prêtresses  de  tous  les  temples  de 
Delphes,  les  pythies  elles-mêmes  avec  leurs  insignes  et  leurs 
bandelettes,  les  cheveux  épars,  tous  en  désordre  et  la  figure 
bouleversée,  courent  au  premier  rang  des  combattants  :  ils 
s'écrient  que  le  dieu  est  arrivé,  qu'ils  l'ont  vu  descendre 
dans  le  temple  par  l'ouverture  du  toit  et  que,  au  moment  oii, 
prosternés  devant  lui,  ils  invoquaient  son  assistance,  un 
jeune  homme  d'une  beauté  surhumaine  et,  à  ses  côtés,  deux 
vierges  armées  étaient  venus  le  rejoindre  des  deux  temples 
voisins,  celui  d'Artémis  et  celui  d'Athêna.  Ils  ajoutaient 
qu'ils  avaient  fait  plus  que  voir  ces  êtres  surnaturels,  qu'ils 
avaient  même  entendu  la  vibration  de  l'arc  et  le  bruit  des 
armes;  qu'il  fallait,  par  conséquent,  marcher  sans  hésitation 
à  l'ennemi  sur  les  pas  des  dieux  et  s'associer  à  leur  vic- 
toire^. » 

Ces  encouragements  doublèrent  l'énergie  de  la  garnison 
qui  sentit  bientôt  l'intervention  divine.  La  terre  trembla  sous 
les  pas  des  Gaulois,  les  foudres  et  éclairs  les  aveuglaient  et 
les  consumaient  sur  place  :  des  héros  du  temps  passé,  Hypé-* 
rochos,  Laodokos,  tous   deux   Hyperboréens,   Pyrrhos,   fils 

1)  Justin.,  XXIV,  G-7.  —  2)  Pausan.,  X,  23,  i.  I,  4,  4.  Cf.  Suidas,  'E(j.o\ 
^zki^izi.  —  3)  Jlstin.,  XXIV,  8. 

13 


194  LES   ORACLES  DES  DIEUX 

d'Achille,  et  un  quatrième,  Phylakos,  originaire  de  Delphes, 
apparurent  au  fort  de  la  mêlée,  pourfendant  les  barbares  * . 
La  nuit  qui  suivit  ce  premier  assaut,  les  Gaulois  campés  au 
pied  du  Parnasse  furent  assaillis  par  une  tourmente  de  neige 
et  écrasés  par  centaines  sous  les  blocs  énormes  spontanément 
détachés  de  la  montagne.  Le  lendemain,  attaqués  à  leur  tour, 
repoussés,  puis  saisis  d'une  «panique»  semée  parle  grand  Pan 
lui-même,  ils  finirent  par  s'entre-tuer  dans  les  ténèbres.  La 
faim  et  le  fer  des  défenseurs  d'Apollon  eurent  raison  du  petit 
nombre  des  survivants,  de  telle  sorte  que  cette  bande  de 
180,000  hommes  fut  littéralement  exterminée  ^  On  institua, 
en  mémoire  de  cette  victoire  inespérée,  les  «  fêtes  du  Salut 
(SuJTop'.a)  »  qui  se  célébraient  à  Delphes  et  rivalisaient  d'éclat 
avec  les  jeux  pythiques^. 

C'est  faire  à  une  religion  tombée  une  violence  inutile  que 
de  la  dépouiller  de  ses  miracles.  Il  ne  faut  pas  disputer  à 
l'amour-propre  des  Hellènes  cette  dernière  glorification  de 
leur  foi  patriotique.  Cela  dit,  on  est  bien  obligé  d'avouer  que 
tant  de  bravoure,  humaine  et  divine,  paraît  n'avoir  rien 
empêché.  On  reprocha  plus  d'une  fois,  par  la  suite,  aux  Gau- 
lois d'avoir  pillé  le  temple  ''  ;  on  crut  même  que  l'or  maudit 
de  Toiosa,  si  fatal  à  Csepion,  venait  de  là ^  :  et  il  est  probable 
qu'on  ne  les  aurait  pas  accusés  de  s'être  retirés  les  mains 
pleines,  s'ils  avaient  été  aussi  maltraités  que  le  dit  la  lé- 
gende. 

L'équipée  des  Gaulois  fit  sentir  le  besoin  de  restaurer  une 
fois  déplus  l'amphictyonie  pythique.  LesPhocidiens  avaient 

1)  Pausan.,  I,  4,  4.  X,  23.  3.  C'csL  presque,  mot  pour  mot,  le  récit  d'Héro- 
dote (VIII,  37),  avec  les  Gaulois  à  la  place  des  Perses.  —  2)  Diod.,  XXII,  12. 
Pausan.,  ihicl.  Appian.,  Illyr.,  4-3.  Propert.,  IV,  13,  51-54.  Cf.  Polyb.,  T,  6. 
II,  30.  —  3)  Le  commencement  du  décret  d'institution,  rendu  au  nom  de  la 
lif^uc  étolicnne  et  des  Athéniens,  a  été  retrouvé  en  1800.  Voy.  P.  Foucart, 
Bdi)hcs,  p.  207.  Inscr.  Dclph.,  3.  4.  5.  6.—  4)  Liv.,  XXXVIII,  48.  Cf.  XL,  58.- 
5)Strad.,  IV,  1,  13.  Justin.,  XXXIi,  3. 


ORACLE   DE   DELPHES  195 

bien  mérite  d'y  reprendre  leur  place;  les  Delphiens  avaient 
l'ambition  d'y  figurer  à  titre  d'État  indépendant,  et  les  Éto- 
liens  voulaient  y  être  admis.  L'antique  assemblée  fédérale  se 
trouva  bientôt  plus  rajeunie  qu'elle  n'eût  désiré,  car  les  nou- 
veauxven.us,  Macédoniens  et  Étoliens,  étaient  en  état  de  dicter 
leurs  volontés  aux  autres'.  Les  Étoliens  semblent  même  avoir 
gardé  une  part  du  domaine  sacré,  que  les  Ampliictyons 
n'osèrent  réclamer  à  ces  sauvages.  Il  fallut,  pour  rendre  à 
l'oracle  la  jouissance  de  ses  biens,  l'intervention  des  Ro- 
mains. En  191,  le  consul  M'  Acilius  Glabrio,  vainqueur 
d'Antioclius  et  des  Étoliens,  permit  aux  hiéromnémons 
réunis  à  Delphes  de  délimiter  à  nouveau  le  domaine  sacré 
et  d'effacer  toute  trace  de  spoliation  2. 

Les  Romains  n'étaient  pas  inconnus  à  Delphes  et  Apollon 
était  trop  bon  prophète  pour  leur  faire  mauvais  visage.  Depuis 
le  temps  de  Tarquin-le  Superbe,  les  livres  sibyllins  avaient 
de  temps  à  autre  rappelé  aux  Romains  que  le  trépied  de 
Pytho  était  de  bon  conseil,  quand  on  savait  reconnaître  ses 
services.  Apollon  avait  été  consulté  par  le  Sénat  durant  le 
siège  de  Véïes  et  récompensé  par  la  dîme  du  butin  ^  après  la 
bataille  de  Cannes^  et  payé  sur  les  dépouilles  d'HasdrubaP. 
Les  Romains  rendirent  à  l'oracle  le  service  de  le  débarrasser 
de  Persée,  qui  se  croyait  assez   chez  lui  à  Delphes   pour  y 

\)  L'histoire  de  ramphictyonie,  bien  que  connexe  à  celle  de  Foracle,  mé- 
rite une  étude  à  part.  Pour  ce  qui  concerne  les  remaniements  en  question, 
je  renvoie  aux  dissertations  spéciales  de  C.  Wescher,  Eclaircissements  sur  la 
découverte  d'une  inscription  amphictyonique  au  bas  du  monument  bilingue  de 
Delphes.  1865.  C.  Bûcher,  Quaestionum  Amphictyonicarum  spécimen  {De  gente 
Aetolica  Amphictyoniae  participe.  Bonn.  1870.  R.  Weil,  De  Amphictyonum 
Delphicorum  suffragiis.  Berlin,  1872.  H.  Sauppe,  Commentatio  de  amphictyonia 
Delphica.  Gotting,  1873.  Bûruel,  Dlepylœisch-delpJdsche  Awphictyonie.Mûnch. 
1877.  — 2)  CI.  Gr.,1711.  — 3)  Appian.,  Ital.,8.  Liv.,  V,  i:;.  IG.  28.  — 4)Liv., 
XXII,  37.  XXIll,  11.  Appian.  An?iib.,  27.  —  5)Liv.,  XXVIll,  4.j.  L'allégation  de 
Julien  [Orat.  V,  p.  159),  suivant  lequel  l'oracle  aurait  ordonné  aux  Romains 
d'aller  chercher  la  Grande-Mère,  est  inexacte.  L'ordre  émanait  des  livres 
sibyllins 


196  LES  ORACLES  DES   DIEUX 

tendre  un  guet-apens  au  roi  Eumène'  ou  pour  y  loger  ses 
soldats-.  Les  prêtres  virent  sans  regret  les  piédestaux  dressés 
pour  porter  les  statues  de  Persôe  recevoir  celles  de  Paul- 
Émile,  qui  visita  lui-même,  en  167,  le  célèbre  sanctuaire''. 
Les  privilèges  de  la  ville  furent  confirmés  par  le  Sénat  ',et  le 
Parnasse  parut  être  redevenu  un  observatoire  commode, 
d'où  Ton  pouvait  suivre  sans  danger  le  flux  et  le  reflux  des 
choses  humaines. 

Cette  sécurité  fut  cependant  troublée,  de  temps  à  autre, 
par  de  chaudes  alertes.  Les  Romains,  qui  excellaient  à  faire 
la  police  de  leur  empire,  ne  pouvaient  pas  toujours  prévenir 
les  coups  de  main  comme  celui  qu'exécutèrent  les  Gaulois  en 
114,  et  les  Thraces  à  plusieurs  reprises,  notamment  en  84. 
Eusèbe  dit  même  que  le  temple  fat  brûlé  à  trois  reprises  par 
ces  dévastateurs  ^  Mais  ces  déprédations,  commises  par  des 
bandes  errantes,  ont  pu  se  borner  à  quelques  dégâts  facile- 
ment réparés.  L'emprunt  forcé  fait  par  Sulla  dut  laisser  des 
traces  bien  autrement  profondes.  «  Sulla,  dit  Plutarque, 
écrivit  aux  Amphictyons  à  Delphes  qu'on  ferait  bien  de  lui 
envoyer  les  trésors  du  dieu;  que  ces  trésors  seraient  plus  en 
sûreté  entre  ses  mains,  ou  que,  s'il  était  forcé  de  s'en  servir, 
il  leur  en  rendrait  la  valeur.  11  leur  dépêcha  un  de  ses  amis, 
le  Phocidien  Kaphis,  avec  ordre  do  peser  tout  ce  qu'il  pren- 
drait. Kaphis,  arrivé  à  Delphes,  n'osait  toucher  à  ces  dépôts 
sacrés  et,  devant  les  Amphictyons,  il  fondit  en  larmes, 
déplorant  la  nécessité  qui  lui  était  imposée.  Quelques- 
uns  lui  dirent  alors  qu'ils  entendaient,  au  fond  du  sanctuaire, 
résonner  la  lyre  d'Apollon.  Kaphis,  soit  qu'il  le  crût  réelle* 
ment,  soit  qu'il  voulût  jeter  dans  l'ame  de  Sulla  une  terreur 
religieuse,  lui  écrivit  pour  l'en  avertir.  Sulla  lui  fit  une  ré-* 

i)  Appian.  B.  Macccl,  11.  —  2)  Polyb.,  XXII,  22.  Liv.,  XLI,  22.  XLII,  40.  — 
3)  Liv.,  XLV,  27.  -  4)  Le  Bas,  n"  852,  a,  b.  c.  —  5)  Euseb.  Praep.  Evanrj.,  , 
2,  8. 


ORACLE  DE   DELPHES  197 

poiise  moqueuse.  Il  s'étonnait,  disait-il,  que  Kaphisne  com- 
prît pas  que  le  chant  était  un  signe  de  joie  et  non  pas  de 
colère.  Aussi  lui  enjoignit-il  de  tout  prendre  sans  crainte, 
alléguant  que  le  dieu  voyait  avec  plaisir  enlever  ses  richesses 
et  en  faisait  l'abandon.  Le  vulgaire  des  Grecs  ne  s'aperçut 
pas  du  pillage.  Quant  aux  Amphictyons,  lorsqu'il  fallut 
mettre  en  pièces  le  tonneau  d'argent  massif,  reste  des  of- 
frandes des  rois,  qui  n'avait  pu  être  transporté  sur  aucune 
voiture  à  cause  de  son  poids  et  de  sa  grosseur,  ils  se  remirent 
en  mémoire  la  conduite  de  T.  Flamininus,  de  M'  Acilius  et 
de  Paul-Emile  ^  » 

Il  est  difficile  de  savoir  si  le  futur  dictateur,  qui  plaisan- 
tait si  agréablement  avec  les  Amphictyons,  faisait  peser  l'ar- 
gent avec  une  autre  intention  que  celle  de  compter  ses 
bénéfices;  mais  on  sait  comment  il  remboursa  cette  dette. 
Après  la  bataille  de  Chéronée,  il  consacra  à  Apollon  Pythien 
et  à  Zeus  Olympien  la  moitié  du  territoire  des  Thébains,  avec 
ordre  de  restituer  à  ces  dieux,  en  prenant  sur  le  revenu, 
l'argent  qu'il  avait  lui-même  enlevé  de  leurs  temples-.  » 
Apollon  savait  ce  que  vaudrait,  Sulla  une  fois  parti,  sa 
créance  sur  les  Thébains.  Et  pourtant,  Sulla  croyait  à  la  di- 
vinité d'Apollon  Pythien.  Il  lui  arriva,  dans  un  danger  pres- 
sant, à  la  porte  Colline,  d'adresser  une  prière  presque  naïve 
à  une  figurine  en  or  qui  lui  venait  de  Delphes  et  qui  repré- 
sentait Apollon  Pythien.  C'est  à  se  demander  si  cet  homme, 
qui  se  donnait  volontiers  comme  le  favori  des  dieux,  n'était 
pas  à  demi  sincère  quand  il  prétendait  qu'Apollon  était  en- 
chanté de  lui  prêter  son  argents 

Il  n'est  pas  étonnant,  après  cela,  que  Strabon  ait  trouvé 
le  temple  de    Delphes    très-pauvre    en    métaux  précieux, 

i)  Plutarch.,  Sulla,  12.  —  2)  Plutarch.,  ibid.  —  3)  Pausanias  attribue  la 
hideuse  maladie  dont  mourut  Sulla,  non  pas  à  la  vengeance  d'Apollon, 
mais  à  celle  d'Athêna  (Pausan.,  I,  20,  7). 


198  LES  ORACLES  DES  DIEUX 

bien    qu'ayant    conservé    ses    chefs-d'œuvre   artistiques  ' . 

Les  convulsions  formidables  qui  signalèrent  l'agonie  de  la 
république  romaine  firent  un  peu  oublier  le  «  nombril  de  la 
terre.  »  Quand  le  calme  se  rétablit,  la  terre  avait  un  nouveau 
centre,  le  Palatin,  et  on  eût  dit  qu'Apollon  lui-même,  tout 
flier  des  hommages  du  prince,  avait  déserté  le  Parnasse  pour 
cette  colline  d'oii  il  pouvait  parler  à  l'univers.  Comme  l'écri- 
vait plus  tard  Claudien  :  «  Voici  que  le  mont  Palatin  voit 
grandir  la  vénération  qu"il  inspire  ;  il  tressaille  sous  le  dieu 
qui  l'habite  et  révèle  aux  peuples  de  toutes  parts  prosternés 
des  oracles  préférables  a  ceux  de  Delphes-.  »  Préférables  à 
ceux  de  Delphes  !  Le  mot  ne  fut  peut-être  pas  dit  alors; 
mais  les  prêtres  do  Pytho  durent  voir  avec  douleur  Rome 
s'emparer  du  plus  glorieux  des  dieux  grecs  pour  en  faire  le 
patron  spécial  et  presque  le  médecin  ordinaire  de  la  famille 
Julienne;  le  prince  s'essayer  lui-même  à  copier  ce  divin 
modèle  et  se  faire  sculpter  en  Apollon;  le  collège  des  Quin- 
décemvirs  ajouter  à  ses  insignes  le  laurier,  le  trépied,  le 
dauphin,  dépouilles  opimes  de  la  religion  hellénique;  enfin, 
le  temple  d'Apollon  Palatin  devenir  un  véritable  oracle 
lorsqu'Auguste  3^  déposa  l'édition  officielle  des  livres  sibyl- 
lins. Apollon  s'était  fait  Romain  et,  s'il  y  avait  encore  en 
Grèce  un  sanctuaire  apoUinien  qui  pût  compter  sur  la 
faveur  impériale,  c'était  celui  d'Actium.  Celui-là  avait  le 
double  mérite  d'avoir  été  témoin  de  la  victoire  d'Octave  et 
de  ne  pas  rendre  d'oracles. 

On  n'a  pas  besoin  de  preuves  matérielles  pour  être  con- 
vaincu que  les  officines  de  révélation  devaient  être  surveillées 
par  le  gouvernement  impérial.  Les  mesures  de  rigueur  dé- 
crétées à  Rome  contre  les  faiseurs  d'horoscopes  servaient 
d'avertissement  aux  dispensateurs  d'oracles.  Du  reste, 
Delphes  n'apprit  pas  seulement  par  ouï-dire  qu'on  avait  l'œil 

i)  Strab.,  IX,  3,  8.  —  2)  Claudiâx.  De  T7  consul,  llonor.,  33  sqq. 


ORACLE  DE  DELPHES  199 

sur  lui.  Auguste,  qui  réorganisait  tant  de  choses,  réorganisa 
aussi  J'amphictyonie  pythique.  II  le  fit  de  telle  manière  que, 
sur  trente  voix,  il  en  attribua  six  à  sa  chère  ville  de  Nico- 
polis,  la  nouvelle  Actium,  introduite  d'office  dans  la  confédé- 
ration. Nicopolis  eut  donc,  dans  l'assemblée  spécialement 
chargée  de  la  protection  de  Toracle,  trois  fois  plus  d'in- 
fluence que  Delphes  a^ec  ses  deux  suffrages'.  Après  cette  injure 
il  ne  manquait  plus  que  les  violences  de  Néron. 

Néron  avait  eu,  paraît-il,  la  fantaisie  de  consulter  l'oracle 
et  n'avait  eu  qu'à  se  louer  de  la  réponse.  On  l'avertissait  de 
se  tenir  en  garde  contre  la  soixante-treizième  année,  sans 
lui  dire,  bien  entendu,  que  c'était  l'âge  de  Galba.  Aussi 
avait-il  témoigné  sa  satisfaction  par  un  cadeau  de  cent  mille 
deniers  -.  Mais  la  malignité  populaire  fit  circuler  des  oracles 
qui  le  traitaient  de  parricide,  et  il  est  possible,  comme  on 
l'a  cru%  qu'il  en  ait  rendu  Apollon  Pythien  responsable.  Si 
Néron  n'avait  fait  que  piller  le  temple,  on  expliquerait  sa 
conduite  par  le  désir  d'accroître  ses  collections  d'œuvres 
d'art.  Cinq  cents  statues  de  bronze  enlevées  d'un  seul  coup 
par  ses  commissaires-priseurs,  Acratus  et  Secundus  Carrinas, 
l'auraient  amplement  satisfait.  Mais  il  ne  s'en  tint  pas  là. 
Il  enleva  au  temple  son  domaine,  souilla  Vadyton  en  y  fai- 
sant couler  le  sang  humain  et  fit  même  jeter  des  cadavres 
dans  l'antre  sacré  ^, 

L'oracle  se  tut  après  un  pareil  sacrilège.  Le  fait  paraît 
certain,  car  Lucain  s'en  plaint'^  et  Juvénal  constate  que, 
«  comme  les   oracles  chôment  à  Delphes,  les  ténèbres   de 

\)  Cf.  G.  F.  Hertzberg,  Geschichte  Griechenlands  iinter  der  Herrschaft  der 
Rœmer,  I,  [18G6],  p.  0II-0I2.  —  2)  Dio  Cass.,  LXIII,  IL  —  3)  Ps.  Lucian. 
Nevo,  10.  —  4)  Sur  la  profanation  et  le  pillage  de  Delphes,  voy.  Ps.  Lucian., 
ihid.  Dio  Cass.,  ibid.  Pausan.,  X,  7,  i.  Dio  Chrys.  Orat.,  XXXI,  p.  335.  Plu- 
TARCH.,  De  El  ap.  Delph.,  {.  Themist.  Orat.,  XIX,  p.  276.  Néron  n'emporta 
pas  iout  iRhodi  etiamnum  IriamiUa  sirjnorum  esse  Mucianus prodidit,  necpau- 
ciora  Athenis,  Olympiae,  Dclphis  superesse  diciinhir  (Pli.x.,  XXXIV,  §  36).  — 
5)  LucAN.  i>/uirs.,  V,  69.  112.  136, 


200  LES  ORACLES  DES  DIEUX 

l'avenir  pèsent  sur  le  genre  humain'.  »  Le  tremblement  de 
terre  de  l'an  79-  dut  faire  croire  qu'Apollon  ne  reviendrait 
plus  et  que  Pytho  retombait  sous  le  joug  de  Poséidon.  Ce- 
pendant, si  l'oracle  se  taisait  pour  le  public,  il  ne  refusait 
pas  une  audience  à  ses  amis.  C'est  ainsi  que, a  la  fin  du  siècle, 
il  put  confier  ses  tristesses  à  Dion  Chrysostome,  ame  ardente 
etloyale,àqui  il  donna  le  singulier  conseil  d'aller  en  costume 
demendiant  visiter  les  frontières  du  nord^  Quand  on  songe 
que  c'est  là  que  Dion  gagna  une  armée  a  la  cause  de  Nerva, 
on  se  demande  si  la  mission  que  le  rhéteur  avait  reçue  de 
l'oracle  ne  faisait  pas  partie  d'une  combinaison  élaborée  à 
Delphes.  En  tout  cas,  on  célébra  à  Delphes  des  fêtes  en  l'hon- 
neur de  Nerva''. 

Apollon  pouvait  se  réjouir.  Ce  qui  lui  revenait,  ce  n'était 
pas  seulement  la  faveur  impériale,  c'était  aussi  l'opinion 
publique.  La  philosophie  sceptique  qui,  depuis  deux  siècles, 
avait  fait  une  si  rude  guerre  au  merveilleux,  commençait 
à  céder  à  une  réaction  religieuse  dont  Delphes  allait  profiter. 
Le  monde  se  sentait  travaillé  par  un  irrésistible  besoin  de 
croire  et  de  substituer  le  sentiment,  avec  ses  illusions  et  ses 
audaces,  à  l'austère  labeur  de  la  raison.  Pendant  que  le 
christianisme  envahissait  les  classes  inférieures  de  la  société, 
les  classes  moyennes,  lettrés,  érudits,  philosophes  même, 
cherchaient  à  restaurer  les  anciens  mythes  en  les  accommo- 
dant aux  exigences  du  moment,  en  y  enfermant  un  certain 
nombre  d'idées  générales,  de  théories,  de  symboles  empruntés 
aux  doctrines  de  Pythagore  et  de  Platon.  Les  empereurs  fa- 
vorisèrent ce  mouvement  des  esprits  en  quête  de  félicité 
intérieure. 

Trajan  paraît  l'tre  celui  qui  songea  le  premier  a  réparer  le 
dommage  causé  par  Néron  ii  l'oracle  de  Delphes.  Entre  Tan 

i)  JcvEx.,  VI,  555.-2)  Pluïarcii.  Def.  orac,  41.  —  3)  Dio  CimYs.  De  fuga, 
I,  p.  2i3.—  4}  G.  I.  Gr.,  1713: 


ORACLE  DE  DELPHES  201 

114  et  117  de  notre  ère,  autant  qu'on  peut  le  conjecturer 
d'après  un  document  mutilé,  le  légat  C.  Avidius  Nigrinus, 
après  avoir  pris  l'avis  des  hiéromnémons,  procéda  à  une 
nouvelle  délimitation  du  domaine  delphique,  qui  avait  du 
être  peu  à  peu  envahi  par  les  habitants  d'Amphissa  et  d'An- 
tikyra'.  Le  prince  et  son  successeur,  Hadrien,  étaient  d'ail- 
leurs assez  «pariétaires  »  pour  ne  pas  négliger  les  répara- 
tions au  temple,  au  cas  oii  elles  auraient  été  nécessaires.  De 
leur  côté,  les  Amphictyons  avaient  déjà  fait  quelque  chose 
pour  leur  capitale.  Vers  la  fin  du  premier  siècle,  ils  avaient 
fondé  à  Delphes  une  bibliothèque  amphictyonique  dont  nous 
connaissons  un  administrateur,  T.  Flavius  Soclaros,  de 
Tithora-.  On  voit,  à  n'en  pas  douter,  que  le  conseil  fédéral 
tenait  à  suivre  l'exemple  donné  par  Auguste  et  à  rendre 
Apollon  Pythien  aussi  secourable  aux  lettrés  qu'Apollon 
Palatin. 

En  même  temps,  le  service  des  consultations  publiques 
recommença.  Hadrien  voulut  bien  achalander  l'oracle  en  le 
consultant  lui-même  et  donner  un  modèle  des  questions  que 
pouvait  tolérer  la  police  impériale  en  demandant  quelle  était 
la  patrie  d'Homère ^  La  réponse  du  dieu  ne  fut  d'accord,  ni 
avec  un  autre  oracle  qui  avait  été,  disait-on,  rendu  à  Homère 
en  personne  et  qui  était  gravé  à  Delphes  même  '*,  ni  avec  un 
oracle  du  prophète  Euclos^;  mais  Hadrien^  qui  était  bien 
capable  d'avoir  son  opinion  toute  faite,  put  d'autant  mieux 
juger  de  l'empressement  que  mettait  Apollon  à  lui  donner 
raison''. 

1)  C.  I.  Gr.,  1711.  G.  I.  L.,  m,  ."JGT.  Gf.  Wescher,  Etude  sur  le  monument 
bilingue  de  Delphes.  18C8.  —  2j  G.  I  Gr.  1733.  Nsa  Ilavôwpa.  Nov.  18G1,  p. 
388.  Sans  doute  le  fils  d'Arislion,  ami  de  Plularque  (Pluïarcu.  Amat.,  2). 
—  3)  ÂNTHOL.  Palat.,  XIV,  102.  —4)  Pausan'.,  X,  24,  2.  Ps.  Plutarch.  Vit. 
Ilom.,  4.  Steph.  Byz.,  s.  v.  "lo:.  Euseb.  Praep.  Evang.,  V,  33.  —  5)  Pausan., 
X,  24,  3.  —  6)  Hadrien  et  Antonin  paraissent  avoir  affecté  une  certaine  dévo- 
tion pour  Apollon  Pythien.  Gf.  E.  Boumann,  Iscrizione  degli  Antonini  ed 
Apolline  Pizio  ap.  Bullett.  d.  Inslit.  1869,  p.  42-47. 


202  LES  ORACLES  DES  DIEUX 

A  cette  époque,  l'oracle  eut  aussi  la  bonne  fortune  d'avoir 
pour  admirateur  et  pour  avocat  devant  l'opinion  publique  la 
plus  grande  notoriété  littéraire  du  temps,  Plutarque,  un 
philosophe  qui  avait  une  foi  sincère  et  qui  avait  accepté  les 
fonctions  de  prêtre  d'Apollon  Pythien'.  Ces  fonctions  le  mi- 
rent en  rapports  intimes  avec  Je  sacerdoce  delphique  et  avec 
le  conseil  des  Amphictyons,  au  sein  duquel  il  dut  siéger  sou- 
vent. Plutarque,  par  ses  démarches  personnelles  et  par  ses 
écrits,  contribua  à  relever  le  prestige  amoindri  de  l'oracle  et  à 
raviver  la  .foi  en  la  révélation  apollinienne.  Il  exposa  les 
raisons  sur  lesquelles  se  fondait  cette  croyance,  réfuta  les 
objections,  expliqua  les  faits  qui  avaient  servi  d'argument 
aux  sceptiques,  justifia  les  innovations,  et  sut  trouver,  pour  la 
défense  de  ses  thèses  édifiantes,  le  ton  modéré,  les  preuves 
faciles  qui  conviennent  et  suffisent  à  la  moyenne  des  esprits  2. 
L'aimable  écrivain  nous  fait  faire  connaissance  avec  la  so- 
ciété cultivée  qui  vivait  alors  dans  le  voisinage  du  Parnasse, 
grammairiens,  philosophes,  médecins  venus  de  divers  côtés  : 
il  nous  promène  au  milieu  du  grand  musée  pythique,  oii  les 
guides  attitrés  guettent  le  touriste  et  le  fatiguent  de  leurs 
énumérations  ;  il  nous  montre  avec  orgueil  les  édifices  nou- 
veaux, le  faubourg  de  Pylasa  restauré  et  «  reprenant  une 
nouvelle  jeunesse,  »  enfin,  tous  les  indices  d'une  prospérité 
renaissante.  Il  nous  présentera  au  besoin  la  pythie,  une  bonne 
fille  de  la  campagne,  ignorante  et  vertueuse '\  Elle  est  arrivée 

i)  Plutarch.  Qiiaest.  conviv.,  Vil,  2,  2.  On  ne  voit  pas  bien  si  Plutarque 
est  prêtre  à  Cliéronée  ou  à  Delphes.  M.  Hcrlzberg  {Op.  cit..  Il,  p.  1G7),  se 
prononce  pour  Chéronée;  mais  le  nom  de  celui  que  Plutarque  appelle  son 
«  collègue  en  sacerdoce,  «  Eulhydémos,  me  paraît  pouvoir  être  identifié  avec 
celui  de  C.  Memmius  Eutliydamas,  qui  est  appelé  prêtre  d'Apollon  dans  un 
document  cpigraphiquc,  provenant  de  Delphes  (C.  I.  Or.  1710).  CF.  Ther- 
mes de  PhiUu'(|ue  à  Delphes  [Bull,  de  corr.  Jlcllén.,  1,  p.  409).  Plutarque 
place  souvent  à  Delphes  la  scène  de  ses  dialogues.  Mestrios  Plutarchos  est 
prêtre  à  Delphes  sous  Hadrien  (C.  I.  Gr.  1713.  Keil,  Jnscr.  Bocot.,  p.  147).— 
2)  Cl',  vol.  I,  p.  7G-78.  3(38.  —3)  Plutarch.  Fyth.  orac,  22. 


ORACLE    DE  DELPHES  203 

depuis  peu,  pour  remplacer  la  pythie  hystérique  dont  le 
prophète  Nicaiidre  pourrait,  mieux  que  personne,  raconter 
l'étrange  fin.  C'est  une  aventure  tragique  qui  avait  sans  doute 
eu  déjà  des  précédents,  à  moins  qu'on  ne  la  croie  devinée  à 
l'avance  par  l'imagination  de  Lucain  ' .  Des  étrangers  étaient 
venus  consulter  l'oracle.  La  victime  préparatoire  était  morne 
et  la  Pythie  ne  prit  place  sur  le  trépied  qu'avec  répugnance. 
«  Dès  les  premières  réponses,  il  était  facile  de  voir,  à  l'âpreté 
de  sa  voix,  qu'elle  était  comme  un  vaisseau  désemparé  et 
incapable  de  supporter  la  mer.  L'esprit  qui  la  remplissait 
était  un  esprit  muet  et  malicieux.  A  la  fin,  complètement 
troublée,  elle  s'élança  vers  l'issue  en  poussant  un  cri  terrible 
et  se  précipita  sur  le  sol,  mettant  en  fuite,  non-seulement 
ceux  qui  étaient  venus  consulter  l'oracle,  mais  encore  le  pro- 
phète Nicandre  et  les  prêtres  qui  se  trouvaient  là.  Rentrés 
quelques  instants  après,  ils  la  relevèrent.  Elle  avait  repris 
sa  raison, mais  elle  mourutau  bout  de  peu  dejours^.»  Cette 
histoire  prouvait  aux  sceptiques  que  l'enthousiasme  n'était 
pas  une  vaine  jonglerie,  et  aux  croyants,  qu'il  ne  fallait  pas 
consulter  Apollon  malgré  lui. 

A  part  les  accidents  de  cette  nature,  la  vie  s'écoulait  assez 
uniforme  autour  du  trépied  sacré.  «  Aujourd'hui,  rien  n'est 
multiple,  rien  n'est  mystérieux,  rien  n'est  effrayant.  C'est  sur 
des  intérêts  minimes  et  vulgaires  que  roulent  les  questions, 
comme  il  est  naturel  qu'elles  se  formulent  dans  un  temps 
de  loisir.  «  Dois-je  me  marier?  dois-je  entreprendre  cette 
navigation?  Dois-je  prêter  cette  somme?  Les  oracles  les  plus 
importants  qui  soient  sollicités  par  les  villes  ont  trait  à  l'a- 
bondance des  fruits  de  la  terre,  à  la  multiplication  du  bétail, 
à  la  santé  des  individus  ^  » 

i)  LucAN.  Phars.,  Y,  213-220.  —  2)  Plutarch.  Dcf.  orac,  51.  —  3)  Plu- 
TARCH.  Pyth.  orac,  28.  Cf.,  dès  le  temps  d'Antigone  Goualas,  la  consultation 
ridicule  des  Astypaléons  (Athen.,  IX,  §  G3)  et  les  consultations  ordinaires 
de  Dodone  (vol.  II,  p.  318-320). 


204  LES   ORACLES  DES  DIEUX 

C'est  bien  là  ce  qui  devait  empêcher  à  jamais  le  retour  de  la 
prospérité  passée.  La  révélation  des  oracles  avait  besoin, 
pour  s'épancher  à  l'aise,  des  agitations  politiques,  et  l'empire 
avait  fait  des  loisirs  à  tout  le  monde.  La  dévotion  privée  ne 
suffisait  pas  à  combler  le  vide  laissé  par  la  disparition  de  la 
grande  clientèle  d'autrefois.  Jamais  peut-être  on  n'avait  été 
plus  avide  de  communications  surnaturelles,  mais  cet  appétit 
intense  n'avait  pas  besoin,  pour  se  satisfaire,  de  recourir  aux 
rites  solennels  et  coûteux  de  Pytho'.  La  démonologie  com- 
plaisante des  platoniciens  et  néo-pythagoriciens  jetait  entre 
ciel  et  terre  des  myriades  de  génies  occupés  à  porter  aux 
hommes,  sous  forme  de  songes,  de  voix,  d'apparitions  de 
toute  nature,  la  connaissance  de  l'avenir.  Le  nombre  des  de- 
vins, exégètes,  prophètes,  astrologues  ambulants,  s'accrois- 
sait dans  la  même  proportion.  Enfin,  ceux  qui  réser- 
vaient leur  confiance  pour  les  oracles  avaient  sous  la  main 
des  collections  de  prophéties  dont  une  méthode  cléromantique 
quelconque  permettait  de  tirer  parti.  Ces  recueils  avaient  le 
double  avantage  d'offrir  des  conseils  plus  variés  et  même  plus 
sûrs,  parce  qu'ils  dataient  d'une  époque  où  la  vertu  prophé- 
tique des  oracles  était  encore  dans  toute  son  énergie.  L'im- 
posante renommée  d'Apollon  Pythien  était  plutôt  faite  pour 
éloigner  la  foule  des  questionneurs  vulgaires,  occupés  de 
soucis  mesquins.  L'oracle  ne  pouvait  ni  retrouver  quelque 
veine  heureuse  sans  se  mêler  des  affaires  politiques,  ni  vivre 
en  pleine  sécurité  sans  s'en  abstenir. 

Il  se  départit  un  peu  de  sa  circonspection  lorsque  la  mort 
de  Pertinax  livra  l'empire  aux  compétitions  des  généraux. 
Consulté  sur  les  chances  respectives  de  Septime  Sévère,  de 
Pescennius  Niger  et  de  Clodius  Albinus,  il  aurait  répondu  : 
«  Le  meilleur  est  le  brun  :  l'Africain  est  bon,  le  plus  mauvais 
est  le  blanc-  ».  Puis,  il  aurait  prédit  l'avènement  du  Cartha- 

i)  Voy.  voL  II,  p.  238-239.  —  2)  Spautian.  Pescenn,  Nig.,  8. 


ORACLE  DE  DELPHES  205 

ginois  (Sévère),  la  durée  de  son  règne,  et  indiqué  son  succes- 
seur. Il  va  sans  dire  que  ces  prophéties  ont  été  fabriquées  ou 
arrangées  après  coup  ;  mais  elles  n'auraient  pas  circulé  et 
trouvé  place  dans  l'histoire  s'il  avait  été  entendu  que  l'oracle 
de  Delphes  s'interdisait  toute  espèce  d'horoscope  politique. 
Les  prêtres  de  Delphes  furent  plus  imprudents  encore  en 
laissant  dire  qu'ils  avaient  justifié  par  la  loi  du  talion  le 
meurtre  d'Aurélien'.  Mais,  en  temps  ordinaire,  ils  se  gar- 
daient des  indiscrétions.  Prédire  à  un  prince  généreux  des 
victoires  aux  jeux  olympiques"^;  faire,  sous  Maximin,  qui 
n'entendait  mot  à  la  philosophie,  l'éloge  du  stoïcien  Thémis- 
tocle  ^  ;  renseigner  Amélius  Tuscus  sur  les  destinées  de  son 
maître  Plotin  dans  l'autre  monde  ''  ;  peser  les  mérites  res- 
pectifs de  Porphyre  et  de  lamîjlique  en  déclarant  le  Syrien 
inspiré  et  le  Phénicien  érudit^  voilà  les  sujets  sur  lesquels 
la  Pythie  pouvait  essayer  sans  inconvénient  sa  clairvoj'ance 
surnaturelle. 

L'empire  romain  devint  un  empire  grec,  et  la  fondation 
d'une  nouvelle  capitale  en  terre  grecque  était  une  de  ces 
occasions  qui  jadis  eussent  mis  Apollon  en  verve.  Malheu- 
reusement pour  l'oracle,  c'était  aussi  le  moment  oii  le  chris- 
tianisme supplantait  l'hellénisme  dans  le  palais  des  Césars. 
Les  évêques  qui  entouraient  Constantin  allaient  employer, 
contre  Delphes  et  ses  pythies,  des  armes  plus  efficaces  que  les 
plaisanteries  d'Origène.  L'empereur,  déjà  désireux  de  fermer 
les  mantéions,  qu'il  estimait  dangereux  pour  sa  sécurité, 
avait  en  outre  une  ville  toute  neuve  à  orner,  et  il  songea  aux 
œuvres  d'art  renfermées  dans  les  temples.  Ses  émissaires, 
comme  jadis  ceux  de  Néron,  firent  main  basse  sur  tous  ces 
musées  où  la  majesté  de  l'art  cachait  encore  la  décrépitude 
de  la  vieille  religion.  Pytho  dut  ouvrir  ses  portes  aux  réqui- 

i)  SuiD.,  s.  V.  Xh.vt  r.iOo:.  —  2)  Mos.  Choren.,  II,  G9.  —  3)  Syncell.  Chron., 
p.  681.  —  4)  PoRPHYR.  Vit.  Plot.,  22.  —  o)  David,  in  Porpbjr.  Isagog. 


206  LES   ORACLES  DES  DIEUX 

sitions  impériales  et  vit  partir  avec  douleur,  pour  Constan- 
tinople  le  trépied  colossal  qui  rappelait  la  victoire  de  Platées, 
un  Apollon  enfin,  tout  ce  qui  valait  la  peine  d'être  emportée 

L'oracle,  dépouillé,  intimidé^  incertain  de  l'avenir,  se  re- 
fusa-t-il  désormais  aux  consultations?  On  ne  saurait  l'affir- 
mer,, mais  le  fait  est  probable,  car  lorsque,  environ  trente 
ans  plus  tard,  un  caprice  inespéré  de  la  fortune  fît  monter  sur 
le  trône  un  prince  dévoué  à  l'hellénisme,  le  zèle  même  de 
Julien  ne  parvint  pas  à  vaincre  le  découragement  des  prêtres 
de  Delphes.  Quand  le  médecin  de  l'empereur,  Oribase  de 
Pergame,  vint  les  engager  à  rouvrir  la  source  prophétique 
et  à  relever  le  trépied,  voici  comment  une  tradition  peu  au- 
thentique, mais  qui  vise  à  la  vraisemblance,  fait  parler  l'ora- 
cle :  «  Allez,  dit  Apollon,  dites  ceci  au  roi  :  ma  maison  avec 
ses  décors  est  tombée  par  terre  :  Phœbus  n'a  plus  de  grotte, 
plus  de  laurier  prophétique,  plus  de  source  parlante;  l'onde 
murmurante  elle-même  a  séché  ^.  »  Telles  auraient  été, 
suivant  le  chroniqueur  byzantin,  les  dernières  paroles  de  cet 
oracle  qui,  depuis  près  de  quinze  siècles,  dispensait  la  révéla- 
tion apollinienne  à  tous  les  riverains  de  la  Méditerranée. 

Nous  ne  savons  si  le  sacerdoce  pythique  signa  ainsi  offi- 
ciellement sa  propre  abdication  :  il  est  permis  de  croire 
pourtant  que,  sans  avoir  une  grande  confiance  dans  le  succès 
des  efforts  de  Julien,  il  essaya  de  se  reprendre  à  la  vie.  En 
tout  cas,  la  piété  du  prince  valut  à  Delphes  appauvrie  une 
exemption  d'impôts  3.  Ce  fut  là  le  premi-er  et  le  dernier  bien- 
fait que  la  ville  sainte  dut  à  Julien,  dont  la  fin  prématurée 
acheva  de  discréditer  les  anciens  dieux.  Comme  on  ne  man- 
qua pas  de  le  remarquer  alors,  tous  les  oracles,  à  commen- 
cer par  celui  de  Delphes,  lui  avaient  prédit  qu'il  serait  malade 

i)  EusEB.  Vit.  Constant.,  III,  54.  Socrat.,  I,  16.  Sozom.,  II,  4,  3.  Zo- 
ziM.,  If,  31,  1-2.  Cassiod.,  II,  20.  —  2)  Cedren.,  p.  532.  Bonn.  —  3)  Julian. 
Epist.,2,ï). 


ORACLE    DE   DELPHES  207 

mais  ne  mourrait  pas  dans  son  expédition  d'Orient:  or,  il 
fut  tué  sans  avoir  été  malade  ' . 

La  mort  de  Julien  fut  la  mort  de  Fliellénisme  officiel. 
Bientôt  vint  Théodose  qui  fit  fermer  les  temples,  Arcadius 
qui  les  fit  démolir,  et  Alaric  qui,  doublement  redoutable  et 
comme  Barbare  et  comme  chrétien,  ne  laissa  plus  derrière 
lui  que  des  ruines.  Delphes  échappa  au  sort  d'Eleusis  et 
d'Olympie,  non  pas  parce  que  les  dieux  ou  Stilicon  défendi- 
rent le  sanctuaire,  mais  parce  que  le  Goth  ne  prit  pas  le  temps 
d'escalader  le  Parnasse  '^.  La  Grèce  ravagée  ne  pouvait  plus 
payer  les  taxes  imposées  par  le  fisc,  et  c'est  à  cette  circons- 
tance que  nous  devons  de  voir  reparaître  le  nom  de  Delphes. 
La  ville  obtint  de  Théodose  II,  pour  toutes  les  cités  de  la 
préfecture  d'Illyrie,  remise  d'un  certain  nombre  de  charges 
et  de  corvées  (424) ^  Elle  ne  pouvait  demander  cette  faveur 
sans  s'être  soumise  à  l'édit  péremptoire  de  l'année  précédente 
qui  proscrivait,  sous  les  peines  les  plus  sévères,  toute  pra- 
tique de  l'ancien  culte''. 

Cette  fois,  il  n'y  a  plus  à  en  douter,  l'antre  fatidique  est 
scellé  à  jamais  et  le  temple  voué  à  la  destruction. 

Peu  à  peu,  le  Parnasse  se  dépeupla  et,  comme  si  l'œuvre 
du  sacerdoce  d'Apollon  devait  être  entièrement  efi'acée,  pen- 
dant que  Delphes  disparaissait  du  monde  des  vivants,  Krisa 
la  maudite,  Krisa,  la  victime  de  l'excommunication  lancée  de 
Pytho,  relevait  ses  ruines.  Aujourd'hui,  Chryso  a  des  champs 
fertiles  et  des  vignobles,  tandis  qu'il  faut  des  archéologues 
bien  experts  pour  retrouver  la  place  où  était  «  l'oracle  des 
hommes.  » 

1)  Philostorg.  Hist.  EccL,  VU,  12.  Nicephor.,  X,  39.  —  2)  Claudiea  fait 
honneur  à  Slilicon  de  la  sécurité  de  Delphes  {In  Hupi.  Pracf.).  Ce  que  dit  le 
même  poète  des  oracles  rendus  en  l'honneur  d'Honorius  {In  IV  consul.  Ho- 
nor.  143.  Cf.  Epigr.  29)  ne  mérite  pas  plus  de  créance.  Ce  sont  des  figures 
ou  des  banalités  poétiques.  Prudence,  son  contemporain,  dit  expressément  : 
Belphica  damnatis  tacuerunt  sortibus  antra  {Apoth.,  438).  —  3)  Cod.  Theod., 
XV,  o,  4.  —  4)  CoD.  Theod.,  XVI,  10,  22. 


§  m 


AUTRES   ORACLES  D'APOLLON  DANS   LA   GRÈCE  d'eUROPE 


I.  Phocide.  — Oracle  d'Abce.  —  Origines  incertaines  de  l'institut.  — Con- 
sultation de  Crésus  et  de  Mardonius.  —  Le  temple  incendié  par  les 
Thébains.  —  II.  Béotie.  —  Oracle  de  Tégyre.  —  Tégyre,  berceau 
d'Apollon.  —  Oracle  d'AkrcTphia  (Apollon  Ptoos).  —  Consultation  de 
Mardonius.  —  Rites  divinatoires  de  l'oracle.  —  Renaissance  de  l'oracle. 

—  Oracle  d'Apollon  Isménios  à  Thèbes.  —  Origines  de  l'oracle.  —  Les 
Daphnéphores.  —  Oracle  d'Apollon  Spodios  à  Thèbes.  —  L'empyro- 
mancie  et  le  clédonisme  à  Thèbes.  —  Oracles  de  caractère  incertain  : 
la  fontaine  Telphousa  et  les  sources  de  l'Hélicon.  — Oracle  d'Eutrésis. 

—  Oracle  d'Hysiœ.  —  III.  Eubée.  —  Oracle  d'Orobiœ  fApollon  Seli- 
nuntios).  —  IV.  Péloponnèse.  —  Oracles  d'Apollon  à  Argos  (Apollon 
Diradiotes  et  Apollon  Lykiosj.  —  V.  Thrace.  —  Oracle  de  Denjca,  près 
d'Abdère. 

Lorsque  la  religion  apollinienne  pénétra  clans  la  région 
que  domine  le  Parnasse,  elle  ne  rencontra  pas  du  premier 
coup  le  centre  autour  duquel  elle  devait  concentrer  ses  efforts 
et  grouper  les  peuples  convertis.  Ses  rites  se  fixèrent  ça  et 
là,  au  hasard  des  circonstances.  Les  pérégrinations  d'Apollon 
en  quête  d'un  lieu  oii  il  put  rendre  ses  oracles,  les  tâtonne- 
ments, les  incertitudes  que  lui  prête  la  légende  avant  de 
l'amener  à  Pytho,  témoignent  de  la  libre  fécondité  de  son 
culte  à  une  époque  où  Delphes  ne  prétendait  pas  encore  à  la 
suprématie  religieuse. 

La  Phocide  et  la  Boétie  s'étaient  couvertes  de  sanctuaires 
apolliniens  autonomes,  enracinés  au  sol  par  des  traditions 
locales  où  nous  retrouverons  uniformément  Tincorrigible 
prétention  de  tous  les  cultes  qui  intéressent  le  patriotisme, 


ORACLES  VOISINS  DE  DELPHES  209 

la  prétention  d'être  antiques  et  indigènes,  d'exister  par  eux- 
mêmes  et  de  prendre  date  avant  les  instituts  rivaux.  Il  est 
chimérique  aujourd'hui  de  chercher  à  établir  par  quel  flux 
et  reflux  de  propagande  ont  été  disséminées  dans  ces  con- 
trées les  pratiques  de  la  religion  apollinienne.  Il  y  a  eu  là 
une  moisson  hâtive  que  l'ombre  du  Parnasse  a  empêchée  de 
venir  à  pleine  maturité  et  dont  nous  ne  voyons  ni  la  fleur, 
ni  le  fruit.  On  distingue  seulement  comme  deux  courants 
distincts,  pour  ne  pas  dire  opposés,  qui  font  circuler  dans 
toute  la  région  les  idées  venues  de  Délos  et  de  Delphes,  la 
dévotion  à  la  manière  ionienne  et  à  la  manière  dorienne.  On 
rencontre,  sur  la  côte  qui  regarde  l'Eubée,  un  Délion  et  un 
Delphinion,  copies  réduites  ou  symboles  des  deux  foyers 
d'attraction  qui  font  sentir  partout  leurs  influences  concur- 
rentes. Les  cultes  restés  sous  la  direction  de  l'esprit  ionien 
ne  se  sont  point  transformés  en  oracles  :  les  autres  ont  suivi 
l'exemple  de  Pytho  sans  accepter  sa  suzeraineté.  L'exercice 
de  la  mantique  leur  a  valu  quelque  renommée,  mais  les 
expose  aussi  à  des  comparaisons  qui  ont  dû  humilier  plus 
d'une  fois  les  desservants  de  ces  médiocres  et  prétentieux 
instituts. 

Abse  ^  était  une  petite  ville  située  au  N.-E.  de  la  Pho- 
cide,  près  de  la  frontière  de  Béotie,  au  pied  du  mont  Hy- 
phantéion.  Le  nom  d'Abee  obligeait  les  logographes  à 
établir  un  lien  entre  cette  bourgade  phocidienne  et  les 
Abantes  qui  avaient  jadis  occupé  l'Eubée,  ceux-ci  étant 
rattachés  à  leur  tour  à  un  ancêtre  mythique,  Abas,  fils, 
suivant  la  tradition  la  plus  commune,  de  Lynkeus  et  d'Hy- 

1)  "A6at,  'A6a\,  "A6a.  Steph.  Byz.,  s.  v.  "A6at  et  Teyûpa.  Strabon  (IX,  3,  13)  a 
l'air  de  ne  pas  savoir  très  bien  où  est  Abœ,  qu'il  place  près  de  l'Hélicon.  Sur 
les  ruines,  peu  importantes,  d'Abœ,  voy.  Leake,  Travels  in  Northern  Greece, 
II,  p.  163  sqq.  Autres  cultes  apolliniens  eu  Phocidc,  à  Tithronion  (Pausan., 
X,  2,  o;  33, 12)  et  ù  Apollonia,  l'ancienne  Kyparissos(STEPii.  Byz.,  s.  v.  'AroX- 
Xwvfa). 

14 


210  LES   OEACLES    DES    DIEL'X 

permnestra.  Les  Ab^eens  se  disaient  descendus  de  colons 
argiens  dont  Abas  était  le  chef.  Aristote  les  croyait  d'ori- 
gine thrace^  sans  doute  parce  qu'il  les  rapprochait  ainsi  de 
Tégyre  et  de  son  cponyme  le  roi  thrace  Tégyrios^  Dans  l'une 
comme  dans  l'autre  hypothèse,  Abee  aurait  été  le  berceau,  ou 
tout  au  moins  le  point  de  départ  des  conquérants  de  l'Eubée. 

Nous  ne  savons  comment  les  légendes  locales  expliquaient 
l'origine  de  l'oracle  d'Apollon.  Peut-être  racontaient-elles 
qu'Apollon,  descendu  de  l'Olympe  et  allant  à  Delphes,  s'y 
était  arrêté.  Cet  itinéraire  est  plus  direct  et  plus  naturelle- 
ment indiqué  que  celui  dont  l'aède  homérique  promène  les 
détours  à  travers  l'Eubée  et  la  Béotie.  Peut-être,  pour  re- 
monter plus  haut  encore  dans  le  passé,  prétendait-on  que 
l'oracle  d'Apollon  avait  succédé  à  un  oracle  oniromantique 
dédié  au  Titan  Hélios.  Du  moins,  une  légende  postérieure, 
fabriquée  avec  des  débris  de  traditions  béotiennes  et  pho- 
cidiennes,  parle  d'un  temple  d'Hélios  ou  les  consultants  ve- 
naient pratiquer  l'incubation  et  où  succomba,  précisément 
à  cause  de  cet  usage,  la  vertu  d'Antiope'*.  Mais  il  n'y  a  aucun 
fond  à  faire  sur  de  pareilles  données,  et  cet  oracle  hypothé- 
tique pourrait  aussi  bien  être  transporté,  soit  à  Tithorée,  où 
était  le  tombeau  d'Antiope  et  un  temple  d'Asklépios  Archagé- 
tas,  soit  à  Amphikgea,  où  fonctionnait  un  oracle  oniroman- 
tique de  Dionysos.  On  peut  d'autant  moins  s'échapper  en  con- 
jectures que  nous  ne  connaissons  ni  la  méthode  mantique 
employée  à  Abte,  ni  les  particularités  physiques  qui  avaient 
fixé  en  ce  lieu  la  révélation. 

L'oracle  d'Abse  passait  pour  avoir  été  fondé  «  avant  celui 
de  Delphes ••,  »  ce  qui  était  plus  facile  à  dire  qu'à  prouver. 
Sophocle  le  suppose  en  pleine  renommée  au  temps  d'Œdipe 

1)  Pausan.,  X,  35,  1.  —  2)  AniSTT.  ap.  Strar.,  X,  1,3.  —  3)  Apollod.,  III, 
13,  4.  —  4)  lo.  Malala,  Chronogr.,  p.  43,  éd.  Bonn.  —3)  Steph.  Byz.,  ibid. 
Cf.  Pausan.,  ibid. 


ORACLE   D   AB^  211 

et  le  cite  entre  Delphes  et  Olympie  ^  ;  mais  les  poètes  ne  sont 
pas  tenus  de  rendre  aux  archéologues  des  comptes  bien 
précis.  L'institut  n'apparaît  dans  l'histoire  qu'au  sixième 
siècle  avant  notre  ère,  au  moment  oùCrésus  inquiet  demande 
aux  dieux  helléniques  par  quels  moyens  il  pourra  arrêter  les 
envahissements  des  Perses.  Abœ  fut  un  des  sept  oracles  que 
consultèrent  ses  envoyés  ;  mais  Hérodote  ne  sait  rien  ou  ne 
dit  rien  de  ce  qui  s'y  passa-.  Il  est  à  croire  que  les  présents 
du  roi  de  Lydie  figuraient  parmi  ces  «  objets  précieux  »  et 
ces  «  nombreuses  offrandes  »  que  pillèrent  les  soldats  de 
Xerxês  après  le  combat  des  Thermopyles^.  Les  Phocidiens, 
de  leur  côté,  ne  fût-ce  que  pour  protester  contre  l'ingratitude 
de  Delphes  qui  repoussait  leur  patronage  et  reniait  leur 
parenté,  se  plaisaient  à  enrichir  le  temple  d'Abœ.  Quelques 
années  avant  les  guerres  médiques,  on  les  voit  faire  du 
butin  enlevé  aux  Thessaliens  deux  parts  égales,  dont  l'une  fut 
consacrée  à  Pytho  et  l'autre  à  Abœ  \  leur  piété  les  portant  à 
être  généreux  envers  leur  oracle  national  et  leur  vanité  les 
engageant  à  porter  leurs  trophées  au  grand  musée  du  Par- 
nasse. 

Les  Thessaliens  avaient  de  la  mémoire  :  ils  conduisirent  à 
Abse  les  Perses,  qui  saccagèrent  et  incendièrent  le  temple  ^ 
On  ne  comprend  pas  très  bien  comment,  quelques  mois  après, 
l'émissaire  de  Mardonius,  Mys,  osa  y  venir  consulter  Apol- 
lon'', à  moins  que  Mardonius,  intimidé  par  le  honteux  échec 
du  Grand-Roi,  ne  l'ait  chargé  d'y  reporter  les  objets  enlevés. 

Les  guerres  médiques  une  fois  terminées,  l'amphictyonie 
décida  que,  pour  éterniser  le  souvenir  des  excès  sacrilèges  de 
l'invasion,  on  ne  réparerait  pas  les  temples  brûlés ^  La  Pho- 

1)  SoPHOCL.  OEd.  Rex,  900.—  2)  Herod.,  I,  46.  Hesych.  s.  v.  "A6at.  —  3)  He- 
ROD.,  VIII,  33.  —  4)  Herod.,  VIII,  27.  —  5)  Herod.,  VIII,  33.  —  6)  Herod., 
VIII,  134.  —  7)  Pausan.,  X,  35,  2.  Pausanias  croit  naïvement  que  la  mesure 
a  été  appliquée. 


212  I.ES   ORACLES   DES    DIEUX 

cide  était,  avec  l'Attique,  le  pays  qui  avait  le  plus  souffert, 
et  les  autres  membres  de  ramphictyonie  en  parlaient  bien  à 
leur  aise.  Ce  décret,  du  reste,  ne  fut  pris  au  sérieux  par 
personne.  Les  Athéniens  y  répondirent  en  élevant  leParthé- 
non;  mais  AbcB  ne  devait  plus  retrouver  sa  prospérité  passée. 
Les  Thébains,  ennemis  irréconciliables  des  Phocidiens, 
achevèrent,  un  siècle  et  demi  plus  tard,  l'œuvre  des  Modes, 
avec  la  coopération  des  Thessaliens  qui  avaient  aussi  de 
vieilles  rancunes  à  satisfaire.  C'était  pendant  cette  terrible 
guerre  sacrée  qui  faillit  amener  l'extermination  du  peuple 
phocidien.  Aba3,  fortifiée  par  les  Phocidiens,  menaçait  la 
frontière  de  Béotie.  Attaquée  une  première  fois  par  les  Béo- 
tiens', elle  fut,  à  quelque  temps  de  là,  prise  d'assaut.  Cinq 
cents  Phocidiens,  réfugiés  dans  le  temple  d'Apollon,  y  furent 
brûlés  jusqu'au  dernier,  comme  des  sacrilèges  et  des  excom- 
muniés qu'ils  étaient.  Diodore,  qui  copie  Théopompe,  croit 
l'incendie  allumé  par  Timprudence  toute  providentielle  des 
assiégés^;  Pausanias,  plus  franc,  avoue  que  les  Phocidiens 
furent  brûlésdepropos  délibéré  et  malgré  leurs  supplications'*. 

Les  Thébains  détruisirent  ainsi  un  oracle  qu'ils  avaient 
eux-mêmes  consulté  plus  d'une  fois,  notamment  avant  la 
bataille  de  Leuctres  ''.  Cependant,  lorsque  le  conseil  amphic- 
tyonique,  présidé  par  Philippe,  réduisit  en  servage  les  Pho- 
cidiens vaincus '%  les  Abeeens  furent  reconnus  innocents  de 
toute  participation  aux  sacrilèges  commis  sur  le  Parnasse  et 
même  à  la  guerre".  Leur  ville  fut  donc  exceptée  delasentence 
portée  contre  toutes  les  autres  villes  de  la  Phocide;  mais  le 
temple  resta  à  l'état  de  ruine  enfumée  et  l'oracle  ne  fut  plus 
qu'un  souvenil\ 

Lorsqu'Auguste  réorganisa  la  province  d'Achaïe,  Abaî 
garda  l'autonomie  que  les  Romains,  «  par  piété  pour  Apol- 

1)  DiODOR.,XVI,38.— 2)DioDOR.,  XVI,  58.-3)  Pausan.,  X,  33,  3.  —4)  Pau- 
SAN.,  IV,  32,  o.  —  5)  Voy.  ci-dessus,  p.  18 1.  —  G)  Pausan.,  X,  3,  2. 


ORACLE   DE   TEGYRE  213 

Ion  ',  »  lui  avaient  probablement  laissée  jusque-la.  Apollonios 
de  Tyane  visita  le  vieux  temple^  :  Hadrien  bâtit  à  côté  une 
petite  chapelle  où  les  Abseens  relevèrent  les  statues  d'Apol- 
lon, d'Artémis  et  de  Lêto  que  leur  avaient  léguées  leurs 
ancêtres^  Mais  Hadrien  ne  put  ressusciter  l'oracle,  car  Pau- 
sanias  en  parle  comme  d'une  manifestation  à  peu  près  ou- 
bliée de  la  puissance  prophétique  d'Apollon. 

Il  n'y  avait  qu'à  franchir  la  montagne  pour  trouver,  sur 
le  versant  méridional,  la  ville  béotienne  de  Tégyre  et  un 
autre  oracle  d'Apollon.  La  Béotie  était  une  terre  où  les  reli- 
gions les  plus  variées  avaient  trouvé  l'accueil  que  doivent 
faire  au  surnaturel  des  gens  d'esprit  lourd  et  de  caractère 
sombre.  Ces  religions  s'y  étaient  comme  accumulées,  au  lieu 
de  se  succéder  et  de  disparaître  avec  les  tribus  qui  les  avaient 
apportées.  La  contrée  était  à  la  fois  très  dévote  à  Poséidon,  à 
Dionysos,  a  Apollon,  et  les  oracles  apolliniens  qu'elle  pos- 
sédait ne  rendaient  pas  inutiles  les  oracles  héroïques  dont 
l'inspiration  était  rapportée  àTrophonios,  Amphiaraos,  Tiré- 
sias  ou  Glaukos.  Ce  sol,  traversé  par  la  grande  route  des  in- 
vasions, gardait  la  trace  de  tous  les  symboles  religieux  qu'y 
avait  apportés,  des  Pélasges  aux  Béotiens,  le  mouvement 
incessant  des  peuples. 

Tégyre  passait  pour  être  le  berceau  d'Apollon  '•.  On  y  trou- 
vait une  montagne  qui  portait  le  nom  de  Délos,  et,  à  la  place 
du  palmier  ou  de  l'olivier  qui  avaient  abrité  la  délivrance  de 
Lêto,  deux  sources  appelées  des  mêmes  noms,  Phœnix  et 
Elsea.  On  montrait  aussi  le  Ptoon  ou  «  lieu  de  l'épouvante,  » 
d'où  était  sorti  le  sanglier  qui  fit  peur  à  l'accouchée  \  La 
tradition  locale,  qui  tendait  à  diminuer  le  prestige  de  Délos, 
fut  acceptée  à  un  certain  moment  par  des  Déliens  exilés  qui 

1)  Pausan.,  X,  3o,  2.  —  2)  Philostr.  Vit.  ApolL,  IV,  23-31.  —  3)  Pausan., 
X,  33,  4.  —  4)  Plutarch.  Peloiml.,  IG.  Stkpii.  Cyz.,  s.  v.  Tsyifa.  —  5)  Plu- 
TARCH.,  ihid. 


214  LES    ORACLES   DES   DIEUX 

changèrent  sans  doute  d'avis  une  fois  rentrés  chez  eux'.  Plu- 
tarque  serait  bien  tenté  d'y  croire,  ne  fût-ce  que  par  patrio- 
tisme; mais  il  se  rappelle  à  temps  qu'Apollon  est  un  dieu  vé- 
ritable, qui  n'est  né  nulle  part.  Tégyre  avait  aussi  sa  bonne 
part  des  légendes  de  Pytho  :  Apollon  y  avait  fait  mordre  la 
poussière  à  Python  et  à  Tityos.  Bref,  il  ne  manquait  rien  à 
Tégyre,  si  ce  n'est  un  peu  plus  de  clientèle. 

Plutarque  affirme  que  «  l'oracle  avait  été  florissant  jus- 
qu'aux guerres  médiques,  époque  à  laquelle  le  grand  prêtre 
était  Échécrate.  »  Il  sait  même  que  le  dieu,  par  la  bouche  de 
son  interprète,  avait  promis  aux  Hellènes  la  victoire  sur  les 
Perses-^.  Environ  un  siècle  plus  tard,  l'oracle  était  abandonné, 
et  pour  toujours^  ce  qui  montre  qu'il  avait  moins  de  vitalité 
encore  que  l'oracle  phocidien  d'Abae. 

Ensuivant  le  rivage  du  lac  Copaïs  dans  la  direction  de  l'est 
on  rencontrait,  à  une  faible  distance  de  Tégyre,  la  ville 
d'Akrsephia''.  Apollon  avait,  non  loin  de  là,  un  temple  bâti 
au  pied  du  mont  Ptoon.  Il  y  était  adoré  sous  le  vocable  de 
Ptoos,  en  souvenir  delà  grande  peur  de  Lêto'^  ou  de  Tœkiste 
Ptoos,  fils  d'Atliamas  et  do  Thémisto*"'.  Pindare  a  chanté  la 
fondation  de  l'oracle.  Il  montrait  le  dieu  parcourant  la  terre 
et  les  mers  et  s'arrêtant  enfin  au  sommet  du  mont  Ptoos. 
«  Alors,  embrassant  du  regard  toute  la  plaine  qui  s'étend  au- 
dessous  de  lui,  il  fait  rouler  au  bas  de  la  montagne  d'im- 
menses quartiers  de  roche  ;  ce  sont  les  premières  assises  de 
son  temple^.  » 

Le  premier  prophète  d'Apollon  en  ce  lieu  avait  été  Ténéros, 
fils  d'Apollon  et  de  Mélia,  Ténéros,  «  le  ministre  du  temple 

i)  Voy.,  ci-dessus,  p.  31.  Semos  de  Délos  (ap.  Stepu.,  ibid.)  cilc  Tégyre 
parmi  les  lieux  de  naissance  d'Apollon.  —  2)  Plutarcii.  Dcf.  orac,  5.  — 
3)  Plutarch.  Pelop.,  Kî.  Dcf.  orac,  8.  —  4)  'Axpaicpfa,  'Axpatçvfa,  'Axpafçiov, 
'Axpaf'fviov.  —  5)  Stei'H.  Hyz.,  s.  v.  'Axpatipfa.  Tzetz.  ad  Lycophr.,  2G0.  — 
0)  Pausan.,  IX,  23,  G.  Généalogie  dillerenle  dans  Eliennc  de  Byzance  {ibid.). 
7)  ap.  Strar.,  IX,  2,  3i-. 


0  ORACLE   D'AKR.EPHIA  215 

à  la  voix  prophétique,  de  qui  ce  sol  sacré  a  emprunté  son 
nom^.  »  Les  origines  de  l'oracle  remontaient,  comme  on 
voit,  à  une  antiquité  respectable,  et  l'on  pouvait  croire  que 
les  héros  de  la  guerre  de  Troie  y  étaient  venus-.  En  tout 
cas,  il  était  assez  connu  au  temps  des  guerres  médiques  pour 
que  Mardonius  l'envoyât  consulter,  et  ses  prêtres  avaient 
assez  de  relations  avec  l'Asie-Mineure  pour  savoir  manier  la 
langue  carienne.  Les  mantéions  grecs,  mis  en  goût  par  les 
largesses  de  Crésus,  ménageaient  d'aimables  surprises  aux 
Barbares  généreux.  «  Mys,  passant  d'oracle  en  oracle,  parvint 
à  l'enclos  sacré  d'Apollon  Ptoos.  Ce  lieu  saint  qu'on  appelle 
Ptoon  est  sur  le  territoire  de  Thèbes,  près  du  lac  Copaïs,  au 
pied  de  la  montagne  voisine  d'Akrsephia.  Ce  Mys  entra  donc 
dans  l'enclos  sacré  d'Apollon,  accompagné  des  trois  citoyens 
élus  par  le  peuple  pour  transcrire  les  réponses  du  dieu,  quand, 
à  l'improviste,  le  prêtre  se  servit  d'une  langue  barbare. 
Ceux  des  Thébains  qui  accompagnaient  Mys  furent  saisis 
d'entendre  un  tel  langage  au  lieu  de  la  langue  grecque  et  ne 
surent  quel  parti  prendre.  Mais  l'Européen  Mys  leur  prit  la 
tablette  qu'ils  portaient,  y  transcrivit  la  parole  du  prophète 
et  déclara  qu'il  avait  parlé  carien\  » 

Ce  passage  d'Hérodote  nous  permet  de  nous  faire  une  idée 
approchée  des  rites  divinatoires  en  usage  à  Akrsephia.  Nous 
voyons  qu'Apollon  y  parlait  par  la  bouche  d'un  prophète  qui 
jouait  un  rôle  passif  et  dont  les  paroles  étaient  recueillies 
par  des  délégués  assistants  pris  en  dehors  du  corps  sacerdotal, 
lequel,  ou  bien  n'existait  plus,  ou  bien  avait  été  obligé  de 
subir  le  contrôle  des  fonctionnaires  civils.  Cet  ordre  de 
choses  sent  la  conquête,  et  l'on  sait  qu'en  effet  les  Thébains 

1)  Alc.  ap.  Strab.  ibid.  Cf.  Pausan.,  IX,  10,  6;  2G,  i.  Schol.  Pi.xd.  Pijth.,Xl. 
2)PLUTARCH.BrM«.  rut.  ut.,  7.  —  3)  Herod.,  VIII,  133.  Cf.  Pausan.,  IX,  23,  6. 
Plutarch.  Def.  orne,  5.  «  Européen  »  signifie  natif  d'Europos  en  Carie.  Plu- 
tarque  [Aristid.,  i9)  attribue  la  réponse  en  langue  carienne  à  Toracle  de  Tro- 
phonios.  Peut-être  les  prêtres  s'étaient-ils  donné  le  mot  de  part  et  d'autre. 


216  LES  ORACLES  DES  DIEUX 

avaient  imposé  par  la  force  leur  suzeraineté  aux  villes  de 
Béotie. 

L'oracle,  encore  consulté  par  Tlièbes  avant  Leuctres',  dis- 
parut dans  l'exécution  militaire  qu'Alexandre  infligea  aux 
Thébains.  Il  servit  d'asile  à  un  certain  nombre  de  ceux  que 
les  Macédoniens  chassaient  ainsi  de  leurs  foyers,  mais  il  se 
sentit  frappé  par  contre-coup  et  paraît  avoir  depuis  lors 
gardé  le  silence  qui  convient  aux  délaissés.  On  se  souvint 
seulement  plus  tard  que  jadis,  «  avant  l'expédition  d'Alexan- 
dre et  la  ruine  de  Thèbes,  il  y  avait  là  un  oracle  véri- 
dique".  » 

Cependant,  si  l'on  en  croit  des  inscriptions  qu'on  n'a  aucune 
raison  de  tenir  pour  suspectes,  l'oracle,  avant  d'abdiquer, 
essaya  de  se  reprendre  à  la  vie.  On  a  trouvé,  sur  un  piédestal 
qui  a  porté  un  trépied  de  bronze,  les  noms  des  fonctionnaires 
béotiens  qui  ont  offert  le  trépied,  au  nom  de  la  confédéra- 
tion, à  Apollon  Ptoos,  à  la  suite  d'un  oracle  rendu  par  le 
prophète  Onymastos  de  Thespies''.  Une  offrande  semblable, 
à  peu  près  contemporaine  de  la  première,  perpétue  égale- 
ment le  souvenir  d'une  «  excellente  révélation  »  faite  au 
nom  du  dieu  par  le  même  Onymastos'*.  On  rapporte  aussi, 
avec  quelque  vraisemblance,  à  Apollon  Ptoos  l'oracle  qui, 


i)  Pausan.,  IV,  32,  5.  —  2)  Pausan.,  IX,  23,  6.  Ps,  Callisthène  (I,  45)  parle 
d'une  scène  violente  faite  par  Alexandre  à  un  oracle  que  C.  Mûller  croit  être 
celui  deTégyre  etFr.Wicseler,  celui  d'Akrfcpliia.Ce  récit  doit  être  une  simple 
réédition  de  l'anecdote  qui  montre  la  pythie  brutalisée  par  Phayllos  ou 
Alexandre.  —  3)  Inscription  trouvée  par  Ulriciis,  Sur  une  inscription  trouvée 
dans  les  ruines  de  l'oracle  du  mont  Ptoon  (BuUett.  d.  Instit..  1838,  p.  109-112). 
Ileisenund  ForffchunrjenmGricchenlnnd,  p.  230  sqq.  Le  texte  a  été  réimprimé 
et  diversement  amendé  dans  LkBas,  11,  080-08G.  Keil,  Sijllog.  inscr.  Bocotic, 
p.  G9.  L'inscription  paraît  dater  approximativeinent  de  310  av.  J.-C.  —  4)  H. 
G.  LoLLiNG,  Ptoische  Inschrift  (Mitthcii.  <1.  dcutsch.  InsLit.,  1878,  p.  80-94). 
Onymastos  y  est  qualifié  de  [xtiEvctç,  ce  qui  désigne  une  profession  ;  tandis 
que,  dans  l'inscription  précédente,  on  pourrait  le  prendre  pour  un  simple 
thcore  ou  consultant  (iji.avTEu6[i.EVoç). 


ORACLES  DE  THEBES  217 

vers  le  même  temps,  ordonna  aux  Orchoméniens  de  consa- 
crer un  trépied  aux  Charités,  leurs  patronnes  \ 

L'affirmation  si  nette  de  Pausanias  ne  permet  pas  de  douter 
que,  en  dépit  de  ces  tentatives  de  résurrection,  l'oracle  n'ait 
fini  par  se  résigner  à  son  sort.  C'est  en  vain  qu'on  créa  des 
jeux  Ptoïens  ;  le  pays,  appauvri  et  dépeuplé,  prenait  peu  à  peu 
l'aspect  d'un  marais  ajouté  au  lac  Copaïs,  et  l'argent  du  riche 
Épaminondas  d'Akryephia -,  un  contemporain  de  Caligula, 
ne  réussit  qu'à  donner  un  éclat  aussi  éphémère  que  factice 
à  un  culte  décrépit. 

Le  légende  donnait  pour  frère  ou  pour  oncle  au  prophète 
Ténéros  d'Akrœphia  le  héros  Isménos,  éponyme  du  fleuve 
qui  de  Thèbes  va  se  jeter  dans  le  lac  Copaïs.  C'est  dire  quelle 
affinité  étroite  rattache  le  sanctuaire  du  Ptoon  à  celui  d'A- 
pollon Isménios^  Le  temple  du  dieu  s'élevait,  hors  des 
murs  de  Thèbes,  sur  un  monticule  appelé,  comme  le  fleuve 
qui  coulait  au  pied,  Isménios.  Il  renfermait  une  statue  d'A- 
pollon en  bois  de  cèdre,  sculptée  par  Canachos  et  absolu- 
ment semblable  à  celle  que  le  même  artiste  avait  coulée  en 
bronze  pour  le  temple  des  Branchides.  A  la  porte  d'entrée 
se  voyait  la  pierre  sur  laquelle  Manto,  fille  de  Tiresias,  avait 
coutume  de  s'asseoir  ''. 

L'oracle  datait,  lui  aussi,  comme  on  peut  s'y  attendre,  d'une 
haute  antiquité.  Tiresias  y  avait  pratiqué  l'empyromancie  et 
examiné  la  «  cendre  prophétique  »^'  :  sa  fille  y  avait  été  consa- 
crée à  Apollon  et  Héraklès  figurait  sur  la  liste  des  Daphné- 
phores   ou  Porte-lauriers,   c'est-à-dire,  des  jeunes  garçons 

i)  C.  I.  Gr.,  1393.  Keil,  ibid.,  p.  101.  Il  est  question  ici  d'un  prophète 
([j.avT£u6ij.£voç)  également  Thespien,  Dinias,  et  d'un  délégué  ou  consultant 
(^EOT:po-{wv)  dont  le  nom  est  effacé. —  2)  C.  I.  Gr.  1625.  Keil,  ibid.,  p.  110- 
127.  Cf.  G.  Hertzberg,  Gesch.  Griech.  II,  p.  3i.  04.  —  3)  Le  scoliaste  de  Pin- 
dare  {Pyth.,  XI)  fait  prophétiser  Ténéros  lui-même  dans  l'Ismenion.  — 
4)  Pausan,  IX,  10,  1-4.  Cf.  Th.  Panofka,  Der  Mantositz  am  lamniion  zu  Thebcn 
(Arch.  Zeit.  1843).  —  o)  Sophocl.  Œd.  Rex,  21.  Cf.  Antlgon.  1003. 


218  I.E      ORACLES   DES    DIEUX 

qui  avaient  revêtu  le  sacerdoce  d'Apollon  Isménios.  Cette 
dignité  était  annuelle  et  l'enfant  qui  en  était  investi  devait 
joindre  toutes  les  qualités  physiques,  la  beauté  et  la 
force,  aux  avantages  de  la  naissance.  Dans  ces  conditions, 
un  tel  sacerdoce  devait  être  un  honneur  fort  envié  et  les 
pères  des  Daphnéphores  s'empressaient  d'en  graver  le  sou- 
venir sur  des  trépieds  votifs.  C'est  ce  qu'avait  fait  Amphi- 
tryon pour  Héraklès.  Le  trépied  qu'il  avait  consacré  était  le 
plus  remarquable  de  tous  ceux  qu'a  vus  Pausanias'.  Héro- 
dote a  lu  des  inscriptions  en  lettres  archaïques,  dites  «  cad- 
méennes,  «  sur  trois  trépieds  donnés  l'un  par  Amphitryon, 
l'autre  par  Laodamas,  fils  d'Étéocle,  le  troisième  par  Scœos 
l'athlète,  contemporain  des  derniers  Labdakides  ^  Continué 
durant  des  siècles,  cet  usage  avait  fini  par  accumuler  dans 
risménion  une  magnifique  collection  de  trépieds.  Pindare, 
qui  n'en  parle  pas  par  ouï-dire,  a  soin  de  vanter  «  le  sanc- 
tuaire oii  sont  déposés  des  trépieds  d'or,  lieu  que  Loxias  a 
honoré  entre  tous  et  a  nommé  Isménion,  le  destinant  à  être 
le  siège  véridique  de  ses  révélations  ^  » 

Les  noms  de  Tirésias,  de  Manto  et  de  Ténéros  indiquent 
bien  que  l'Isménion  de  Thèbes  était,  de  temps  immémorial,  un 
foyer  de  révélation  :  mais  ils  avertissent  aussi  que  l'oracle 
n'est  pas  de  fondation  apoUinienne.  Il  est  difficile  de  dire 
quel  culte  représente  le  vieux  devin  cadméen,  mais  ni  l'ori- 
gine légendaire  de  sa  prescience  ''  ni  sa  méthode  divina- 
toire ne  procèdent  de  la  religion  d'Apollon.  La  méthode 
n'avait  pas  changé  depuis,  car  nous  savons  par  Hérodote 
qu'on  suivait  à  Thèbes  les  rites  d'Olympie  ••,  c'est-à-dire  les 

\)  Pausan..  IX,  10,  4.  —  2)  Herol).,  V,  iiS-lil.  Trépied  consacré  par  Crésus 
(Heuou.,  I,  92).  —  3)  PiNDAR.,  Pyth.,\l,  G-10.  En  outre,  les  Béotiens  (Thébains?) 
riaient  tonus  de  fournir  chaque  année  un  trépied  ù  Dodone  (Cf.  vol.  Il,  p.  310). 
—  i)  Voy.  vol.  Il,  p.  29-34.  Le  caractère  des  légendes  fait  penser  à.  Zeus  ou  à 
Athènes,  celui  des  rites  à  Poséidon.  Apollon  Isménios  a  été,  par  simple  conjec- 
ture étymologique, assimilé  au  dieu  cananéen  Esmoun.  —  5)H(.:roi).,V11I,  13i. 


ORACLES    DE   THÈBES  219 

procédés  de  l'empyromancie  et  de  l'extispicine.  Il  y  avait 
donc  là,  à  n'en  pas  douter,  des  devins  de  profession,  analo- 
gues aux  lamides  et  aux  Klytiades  d'Olympie,  et  restant, 
comme  eux,  pour  être  plus  indépendants,  en  dehors  des 
sacerdoces  honorifiques  \  L'oracle  de  l'Isménion  n'a  pas 
l'unité  et  la  force  collective  d'un  corps  comme  celui  de  Pytho. 
Il  ressemble,  au  contraire,  de  très  près,  à  ce  rendez-vous  de 
devins  libres  et  de  clients  que  nous  avons  appelé  l'oracle 
d'Olympie. 

On  peut  en  dire  autant  du  second  oracle  apollinien  de 
Thèbes,  celui  d'Apollon  Spodios  ou  «  Cendrillon  »,  qui  se 
trouvait  en  un  autre  endroit,  non  loin  de  la  porte  dite  d'É- 
lectre.  Il  consistait  en  un  autel  construit,  comme  celui 
d'Olympie,  avec  la  cendre  fj-KÔoo?)  des  victimes  et  posé  sur  un 
fragment  de  rocher  qu'on  appelait  la  «  Pierre  assagissante  » 
parce  que,  disait-on,  un  jour  qu'Héraklès,  dans  un  accès  de 
folie  furieuse,  voulait  tuer  Amphitryon,  Athêna  lui  avait 
lancé  cette  pierre  et  l'avait  assoupi  du  coup^.  La  matière 
qui  composait  l'autel  et  qui  avait  fait  donner  à  Apollon  l'épi- 
thète  de  Spodios  montre  assez  quelle  était  la  méthode  adoptée 
par  les  desservants  de  cet  oracle.  Les  mêmes  praticiens  pou- 
vaient entretenir  l'activité  des  deux  instituts. 

Thèbes  avait  donc  deux  sources  de  révélation,  mais  gou- 
vernées à  la  mode  d'autrefois,  c'est-à-dire  n'étant  qu'un 
exercice  à  peine  régularisé  de  la  divination  libre.  La  ténacité 
avec  laquelle  l'esprit  béotien  conservait  les  vieux  usages  dut 
pourtant  céder  au  besoin  de  régénérer  par  des  innovations 
ces  officines  mal  achalandées.  Pausanias  a  vu  pratiquer 
dans  le  temple  d'Apollon  Spodios  le  clédonisme  suivant  le 
rite  de  Smyrne  ^,  qui  pouvait  bien  être  une  combinaison  ar- 

l)On  trouve  encore  mentionné  dans  Maxime  deTyr  (Diss.,  X1Y,1),  un  «  devin 
Béotien  IÇ  'l7|j.rjv(ou.  »  —  2)  Pausan,  IX,  11,  2.  7.  C'est  Héraklôs  qui  passait 
pour  avoir  élevé  partout  les  autels  de  cette  espèce,  à  Thèbes,  à  Olympie  et 
même  aux  Cranchides  (Pausan.,  V,  13,  11).  —  3)  Pausan.,  TX,  H,  7. 


220  LES   ORACLES   DES   DIEUX 

tificielle   de  l'omination   avec  le  rite  olympique.  Le  consul- 
tant aurait,  par  exemple,  posé    sa  question  au   moment  de 
sacrifier   et  accepté  pour  réponse   les   paroles  fortuites  ou 
même  les  bruits  inarticulés  qu'il  entendait  soit  pendant,  soit 
après  le  sacrifice.  Il  est  à  croire  qu'Apollon  Isménios  s'était 
aussi   décidé  à  varier  son  langage.  Diodore   rapporte  qu'au 
moment  d'engager  contre  Alexandre  une   lutte  désespérée, 
les  Thébains,  préoccupés   d'une  certaine  toile   d'araignée  à 
reflets  irisés  qu'on  avait  trouvée  dans  le  temple  de  Déméter, 
consultèrent  sur  ce  prodige  leur  «  oracle  national  (zàTp-.iv)  »  et 
que    l'oracle    leur  répondit   par  le  vers  suivant  :  «  La  toile 
tissue  présage   aux   uns  du   malheur,  aux  autres  du   bon- 
heur'.  »  Or,   l'oracle  national   des  Thébains  ne  peut  être, 
quoi  qu'en   disent   certains   commentateurs,  ni  l'oracle  de 
Lébadée  ni  celui  d'Akrsephia  ou  de  Tégyre  :  c'est  un  institut 
thébain,   et    le    seul  qui   puisse   prétendre  à   l'épithète  en 
question  est  l'oracle  d'Apollon  Isménios  -.  Mais  les  rites  em- 
pyromantiques  et  toutes  les  inductions  fondées  sur  le  sacri- 
fice sont  hors  d'état  de  fournir  un  aphorisme  d'une  forme 
précise  et  d'une  insignifiance  calculée  comme  celui  que  cite 
Diodore.  Il  faut  bien  admettre  que  l'oracle  usait  à  l'occasion 
d'une  méthode  qui  lui  permettait  de  parler,  lui  aussi,  en  lan- 
gage ordinaire^  La  plus  simple  est  la  cléromancie,  sous  cette 
forme  spéciale  qui  consiste  à  tirer  au  sort  des  phrases  toutes 
faites  et,  jusqu'à  preuve  du  contraire,  nous  nous  en  tiendrons 
à  cette  explication.  Les  oracles  de  Thèbes  partagèrent  la  for- 
tune de  la  cité.  C'est  dire  qu'Alexandre  leur  enleva  plus  que 
le  superflu    et  que  Sulla  ne  leur  laissa  même   pas  le  né- 
cessaire. 
Sur  le  chemin  de  Thèbes  à  Coronée,  près  d'Haliarte,  un 

\)  DiODOR.,  XYII,  10.  Cf.  ci-dessus,  p.  190.  — 2)C'cst  îi  Apollon  Isménios  (et 
à  Dionysos)  que  sacrifie  Épaminondas,  au  moment  de  fonder  Messène  (P.\n- 
SAN.,  IV,  27,  0).  —  .'^)  'la[j.vbv  Y.7A  TV'  Ixe"  «pwvïiv  (Max.  Tyr.,  7)/s,s.  XLI,  2). 


LA    SOURCE     DE     TE LP HO USA  221 

fl]et  d'eau  filtrant  à  travers  les  rochers  du  mont  Tilpliousiou 
avait  fixe  les  hommages  des  premiers  habitants  du  pays  et 
sans  doute  servi,  comme  tant  d'autres,  à  la  divination.  A 
l'époque  historique,  il  ne  restait  plus  guère  que  le  souvenir 
des  rites  d'autrefois  ;  on  savait  qu'il  y  avait  eu  là  un  oracle 
ou  qu'il  avait  été  question  d'en  établir  un,  et  cette  vague  rémi- 
niscence donnait  à  la  source  de  Telphousa  le  renom  d'une 
grandeur  déchue  qui  ne  pouvait  ni  revivre  ni  disparaître  tout 
à  fait.  Tant  de  traditions  hantaient  ce  recoin  solitaire  qu'on  ne 
sait  quelle  était  celle  qui  tenait  la  plus  grande  place  dans  la 
religion  du  lieu  et  lui  imprimait  sa  physionomie  spéciale.  La 
plus  ancienne  légende,  celle  que  l'on  peut  regarder  comme 
antérieure  à  la  diffusion  de  la  religion  apollinienne,  mêle 
la  nymphe  de  la  fontaine  à  l'histoire  de  Kadmos.  Tantôt 
Telphousa,  conçue  comme  Téléphassa,  divinité  lunaire  qui 
«  brille  au  loin  ',  »  est  la  mère  ou  la  sœur  de  Kadmos,  tan- 
tôt, sous  le  nom  de  Tilphossa,  la  mère  du  dragon  que  tua  le 
héros  thébain. 

L'histoire  mythique  ne  prend  point  souci  d'établir  un  rap- 
port —  qui  aurait  chance  d'être  le  véritable —  entre  Tilphousa 
ou  Telphousa  et  Poséidon  Delphinios  ",  mais  elle  rattachait 
facilement  la  nymphe  aux  traditions  apoUiniennes.  La  source 
est  une  des  étapes  marquées  par  les  poètes  sur  la  route  d'A- 
pollon «  cherchant  où  il  pourrait  rendre  aux  hommes  ses 
oracles  ^  »  Le  dieu,  enchanté  du  site,  songe  à  s'y  fixer  et 
commence  même  la  construction  de  son  temple  en  «  jetant 
des  fondations  larges  et  grandes  en  toute  leur  étendue.  »  Mais 
la  nymphe  persuade  à  Apollon  de  pousser  jusqu'à  Krisa,  et 
elle  pouvait  se  croire  débarrassée  d'une  rivalité  dangereuse 
lorsqu'Apollon  revient  plein  de  courroux  et  tire  de  la  perfide 

i]  Cf.  Ino,  Pasiphaé,  Leucolliea  (vol.  H,  p.  270-272).  Les  Kadméens  sont 
d'origine  phénicienne  et,  comme  tels,  adonnés  aux  cultes  sidéraux.  — 
2)  Voy.  ci-dessus,  p.  5i,  note  i.  —  3)  Voyez  ci-dessus,    p.  GG-G7. 


222  LES  ORACLES  DES  DIEUX 

une  double  vengeance,  en  barrant  son  cours  et  en  installant 
sursesbords  son  propre  culte.  «  Il  bâtit  un  autel  au  milieu 
d'un  bois  sacré,  près  de  la  belle  fontaine,  et  là  tous  les  hom- 
mes invoquent  le  prince  sous  le  nom  de  Telphousios,  parce 
qu'il  a  humilié  le  cœur  de  la  sainte  Telphousa  ^  ». 

L'antagonisme  entre  l'ancien  culte  naturaliste  et  la  religion 
d'Apollon  qui  a  essayé  d'y  implanter  une  divination  nouvelle, 
procédant  de  son  dieu  à  elle,  est,  comme  on  le  voit,  très  naï- 
vement accusé.  L'autel  du  dieu,*cet  autel  qui,  au  temps  de 
Strabon,  était  devenu  un  temple  -,  s'élevait  comme  un  tro- 
phée sur  le  domaine  conquis,  mais  il  ne  pouvait  en  expulser 
les  traditions  antérieures.  Celles-ci  se  combinèrent  diverse- 
ment avec  les  légendes  apolliniennes.  On  amenait  ainsi  à 
Tilphousion  divers  personnages  mythiques.  Rhadamanthys 
s'était  fixé  dans  le  voisinage,  à  Œkalée,  où  il  avait  épousé 
Alcmène,  veuve  d'Amphitryon  s.  Or,  le  héros  appartenait, 
par  sa  mère  Europe,  au  cycle  cadméen;  il  s'associait,  par  son 
frère  Minos,  au  culte  de  Zeus,  et  il  rappelait,  par  sa  qua- 
lité de  Cretois,  la  nationalité  des  missionnaires  apolliniens 
qui  avaient  parcouru  les  alentours  du  Parnasse.  Enfin,  l'in- 
comparable devin  national,  Tirésias,  qui  tenait  sa  science  de 
Zeus,  était  venu  dormir  son  dernier  sommeil  à  côté  de  l'autel 
d'Apollon.  Il  avait  succombé  dans  la  déroute  des  Thébains, 
après  avoir  bu  de  l'eau  de  Telphousa,  laissant  sa  postérité  à 
la  discrétion  d'Apollon  '*. 

Ainsi,  trois  éléments  distincts,  réunis  et  dominés  par  la 
religion  apollinienne,une  fontaine,  le  tombeau  d'un  prophète 
et  un  temple  d'Apollon,  donnaient  à  ce  lieu  un  caractère 
mantique,  sans  qu'on  puisse  clire  si  cet  oracle  complexe  a 
fonctionné  et  de  qui  il  aurait  prétendu  tenir  son  inspiration. 
Peut-être    ces  éléments   se    neutralisaient-ils   l'un  l'autre, 

i)  Hym.n.  Hom.  in  ApolL,  38u-387,  —  2)  tô  tou  TiXipwCTafou  'An(!lUwvoç  Î£f6v 
(Strab.,  IX,  2,  27.)  —  3)  Voy.  vol.  II,  p.  98.  —  4)  Voy.  vol.  II,  p.  32. 


ORACLES    D'EUTRÉSIS    ET    D"HYS1/E  223 

Telphousa  étant  liumiliée  par  Apollon  qui  y  venait  pour  se 
venger,  mais  non  pour  créer  une  institution  rivale  de  Pytho, 
tandis  que  Tirésias,  victime  de  Telphousa  et  d'Apollon,  avait 
ailleurs  tombeau  et  oracle  ^  Tilphousion  n'aurait  donc  été 
qu'un  oracle  en  puissance,  endormi  au  fond  des  bois  sous  le 
coup  d'une  malédiction  divine,  et  dont  la  quiétude  ne  fut 
troublée  que  par  le  bruit  des  armes,  le  jour  où  Sulla  y  ren- 
contra les  troupes  de  Mithridate^. 

Sur  l'autre  versant  de  l'Hélicon,  le  Libéthrion,  avec  sa 
grotte  des  nymphes  Libéthrides  ou  Muses,  ses  deux  sources, 
dont  l'une  semblait  verser  du  lait  %  et  son  culte  d'Apollon 
Galaxios  ou  «  Laiteux'',  »  pouvait  devenir  une  officine  de 
divination  si  quelque  sacerdoce  ambitieux  y  avait  trans- 
formé le  délire  poétique  en  extase  prophétique.  Mais  là,  comme 
à  Tilphousion  ou  à  l'antre  des  Nymphes  Sphragitides  sur  le 
Kithéron  '%  Tadoration  des  forces  telluriques  a  résisté  à  la 
religion  apollinienne  et  ne  lui  a  pas  laissé  confisquer  à  son 
profit  le  legs  du  passé. 

En  revenant  vers  l'Attique  on  rencontrait  Eutrésis,  petite 
bourgade  entre  Thespies  et  Platées,  célèbre  aux  temps  héroï- 
ques, oubliée  depuis.  Elle  possédait  primitivement  un  oracle 
apollinien  dont  il  n'est  resté  nulle  trace  dans  l'histoire,  bien 
que  des  compilateurs  du  moyen-âge  lui  attribuent  une  grande 
renommée  •'. 

A  Hysiee,  au  pied  du  Kithéron,  Apollon  avait  jadis  révélé 
l'avenir  à  ceux  qui  buvaient  de  l'eau  d'une  source  ou  citerne 
sacrée  que  l'on  voyait  près  de  son  temple.  Ce  temple  n'avait 
jamais  été  achevé'.  La  foi  avait  manqué  et  la  vie  religieuse 
s'était  retirée  d'Hysise  avant  la  fin  de  l'entreprise. 

l)  Voy.  ci-dessous,  Oi'ade  de  Tirésias.  —  2)  Plutarch,  Sulla,  20.  —  3)  Strab., 
IX,  2,  25.  Pausan,  IX,  3i,  4.—  4)  Procl.  ap.  Phot.,  p.  989.  —  5)  Voy.  vol.  II, 
p.  264.  —  6)  Steph.  Byz.,  s.  v.  E'Jiprj^'?-  Schol.  Hom.  lliad.,  II,  502.  —  7)  Pau- 
san., IX,  2,  1 . 


224  LES   ORACLES  DES  DIEUX 

Apollon  était  venu  en  Béotie  par  l'Eubée,  et  la  piété  des 
Eiibéens  avait  multiplié  dans  l'île  les  sanctuaires  apolliniens  \ 
On  n'en  compte  pas  moins  de  cinq,  dont  un  seul  pourtant, 
celui  d'Apollon  Sélinuntien  à  Orobise,  était,  si  l'on  peut  se 
fier  au  texte  de  Strabon,  un  oracle  «  très  véridique^.  »  Nous 
ne  possédons  aucun  fait  qui  nous  permette  de  contrôler  cet 
éloge.  Le  comble  de  la  clairvoj^ance  eût  été  de  prédire  le 
tremblement  de  terre  de  426  avant  notre  ère,  qui  bouleversa 
la  côte  et  détruisit  en  partie  la  ville  elle-même':  mais 
on  ne  dit  pas  qu'Apollon  ait  informé  les  habitants  des  projets 
de  Poséidon.  L'ôpithètede  Sélinuntien  s'explique  d'une  façon 
plausible  par  les  relations  qui  existaient  entre  l'Eubée  et  la 
Sicile.  Orobise  avait  pu  emprunter,  ou  plus  vraisemblable- 
ment encore  prêter  son  Apollon  et  ses  rites  à  Sélinunte  qui, 
sans  être  une  colonie  eubéenne,  n'était  pas  fermée  aux  cultes 
ioniens. 

En  somme,  la  Phocide  —  Delphes  une  fois  mise  à  part,  — 
la  Béotie  et  l'Eubée  nous  offrent  les  traces  d'une  activité  re- 
ligieuse intense,  mais  dispersée  et  de  bonne  heure  affaiblie  : 
beaucoup  d'essais  et  de  souvenirs,  peu  de  réalités  vivantes. 
L'insuccès  relatif  de  la  mantique  apollinienne  dans  des  pays 
si  dévots  à  Apollon  tient  à  plusieurs  causes.  On  vient  d'en 

1)  Sur  les  traditions  cubéenaes  et  particulièrement  sur  les  constructions 
archaïques  et  la  «  caverne  du  dragon  »  du  mont  Ocha,  voy.  J.  Girard,  Mé- 
moires sur  Vile  d' Eut  ce,  1831  (Arch.  miss.  II,  p.  633-728).  Sanctuaires  apol- 
linicns  à  Orobiœ,  Tamyna!,  Chalkis,  près  de  Karystos  (A.  Marmarinos)  et  en 
uu  lieu  indéterminé  (A.  Salyancus).  —  2)  Strab.,  I,  10,  3.  Le  texte  de  Strabon 
est  le  seul  témoignage  concernant  cet  oracle,  et  il  n'est  pas  clair, attendu  que 
la  mention  d'Apollon  Selinuntios  vient  dans  mie  phrase  suivante  et  qu'on  a 
diversement  corrigé  ce  passage.  On  peut  hésiter  entre  Orobiœ,  Kérinthos  et 
iEdepsos.  Le  droit  d'Orobifu  se  trouve  confirmé  par  les  conjectures  que  sug- 
gère l'embanas  des  commentateurs  en  face  d'un  Apollon  Koforaî'oç  ou  'OpoTzatoç 
dont  on  fait  aisément  'Opd-eioç.  Ce  dernier  adjectif  ne  convenant  pas  à  Oro- 
pos  de  Béotie  où  était  l'oracle  d'Amphiaraos,  il  reste  ù  l'attribuer  à  'Opfeeta 
pour  'OpiSiai  (Cf.  Sïei'Ii.  Bvz.  s.  v.  Kooi-rj.  SciioL.  NiCAXu.  Thcriac,  014).  — 
3j  TnucYD.,  m,  89. 


ORACLES  d'argos  225 

incliquer  une,  la  dispersion  excessive  des  rites  et  des  sacer- 
doces, qui  désagrège  toute  résistance  à  l'attraction  exercée 
par  Pytlio.  Il  ne  faut  pas  oublier,  d'autre  part,  que  ces 
régions,  insulaires  ou  riveraines  de  la  mer  et  voisines  de 
l'Attique,  ont  été  pénétrées  de  l'esprit  ionien.  Le  jeu  régulier 
d'un  oracle  exige  une  somme  de  foi  imperturbable  et  toujours 
prête  à  l'obéissance  :  or,  l'Ionien  ne  passait  pas  pour  crédule 
et  le  Béotien  n'avait  pas  la  réputation  d'être  docile.  Comme 
on  l'a  déjà  vu  à  propos  des  chresmologues  et  sibylles,  la  ré- 
vélation ne  se  fait  accepter  en  pays  ionien  qu'à  condition 
d'apparaître  dans  une  perspective  lointaine  et  d'échapper  à 
toute  constatation  directe.  Aussi  pouvons-nous  traverser 
l'Attique,  toute  encombrée  de  cultes  apolliniens,  sans  ren- 
contrer un  oracle.  Athènes,  qui  envoyait  chaque  année  des 
théories  à  Délos  et  à  Pytho,  n'a  pas  cherché  à  se  créer  un 
oracle  national. 

Il  faut  aller  jusqu'à  Argos,  sur  une  terre  dorienne,  pour 
retrouver  Apollon  dans  son  rôle  de  prophète. 

Les  oracles  apolliniens  sont  peu  nombreux  dans  le  Pélo- 
ponnèse, et  le  fait  s'explique  assez  naturellement  par  ce  que 
nous  savons  de  l'histoire  primitive  de  la  péninsule.  Lorsque 
le  culte  d'Apollon  y  fut  introduit,  ce  dieu  était  encore  informe 
et  mal  défini  :  c'était  une  personnification  radimentaire  du 
soleil,  d'où,  l'analyse  et  l'art  n'avaient  pas  encore  tiré  les 
attributs  de  l'Apollon  hellénique.  C'est  le  génie  grec  qui, 
imprégnant  de  la  lumière  d'Apollon  l'eau  vive  des  sources,  a 
créé  le  dieu  poète  et  prophète,  l'inspirateur  des  devins  et 
des  oracles.  Apollon  rentra  ainsi  transformé  dans  le  Pélo- 
ponnèse avec  les  Doriens.  Mais  les  Doriens  étaient  alors 
dominés  par  l'influence  du  sacerdoce  pythique,  qui  n'enten- 
dait point  encourager  la  création  d'instituts  rivaux.  Ainsi, 
pour  n'avoir  connu,  au  temps  des  Achéens,  qu'un  Apollon  peu 
familier  avec  la  mantique  et,  au  temps  des  Doriens,   qu'un 

15 


226  LES   ORACLES   DES  DIEUX 

Apollon  prophète  déjà  fixé  ailleurs,  le  Péloponnèse  est  resté 
à  peu  près  dépourvu  d'oracles  apolliniens  et  tenu  en  dehors 
des  légendes  relatives  aux  pérégrinations  du  fils  de  Lêto. 

Dans  ces  conditions,  les  oracles  places  sous  la  garantie 
d'Apollon'dans  le  Péloponnèse  dorien  ne  pouvaient  être  que 
le  produit  d'une  civilisation  antérieure  à  la  conquête  dorienne 
ou  le  résultat  d'un  effort  hostile  à  l'hégémonie  religieuse  de 
Pytho.  Tel  était,  autant  qu'on  en  peut  juger,  le  niantéion 
d'Apollon  Deiradiote  ou  «  Collinien,  »  installé  sur  l'acropole 
d'Argos,  à  côté  du  temple  de  Hêra'.  Argos  entendait  rester 
ce  qu'elle  croyait  avoir  été  au  temps  d'Agamemnon^  la  mé- 
tropole des  Grecs,  et  le  dépit  de  n'être  plus  ni  redoutes  ni 
aimés  donnait  au  patriotisme  des  habitants  un  caractère 
âpre,  étroit,  malveillant,  qui  se  manifeste  jusque  dans  les 
petites  choses.  Ils  ont  encore  soutenu  à  Pausanias  que  tout 
le  monde  se  trompait  en  attribuant  à  Prométhée  l'invention 
du  feu,  attendu  que  l'auteur  de  ce  bienftiit  était  leur  Pho- 
roneus".  Ils  ne  prétendaient  pas  qu'Apollon  fût  leur  concitoyen, 
mais  ils  possédaient  le  tombeau  de  Linos,  fils  d'Apollon  et 
d'une  jeune  fille  de  la  maison  royale  d'Argos  ^  Le  premier 
éponj'me  du  Péloponnèse,  Apis,  le  médecin  prophète,  était 
fils  ou  d'Apollon  ou  dePhoroneus  ''  ;  mais,  dans  un  cas  comme 
dans  l'autre, il  leur  appartenait. Eux  seuls, dansle  Péloponnèse, 
étaient  capables  d'installer  chez  eux  des  oracles  apolliniens. 
Delphes  s'attribuait  cependant  sur  le  culte  d'Apollon  à  Argos 
une  sorte  de  protectorat.  L'oracle  d'Apollon  Deiradiote  avait 
été  fondé,  disait-on,  par  un  certain  Pythœys,  venu  de  Delphes 
et  agissant,  par  conséquent,  d'après  les  instructions  du  sa- 
cerdoce pythique"'.  Les  rites  divinatoires  y  diff'éraient  sensi- 
blement de  ceux  de  Pytho.  La  prêtresse,  vierge  ou  tout  au 
moins  vivant  dans  la  continence,  sacrifiait  une  fois  par  mois, 

i)  Pausan.,  h,  24,  1.  —  2)  Pausax.,  Il,  I!),  .'I.  —  :])  Pausan.,  H,  10,  8.  — 
4)  Voy.  vol.  H,  1».  :i8.  —  li)  Pausan,,  11,  2i-,  \.  Cf.  vol.  11,  p.  o7. 


ORACLES   D   ARGOS  227 

pendant  la  nuit,  un  agneau  dont  elle  goûtait  le  sang  pour  se 
procurer  l'extase  prophétique  ^  C'est  là  un  procédé  qui  rap- 
pelle les  évocations  nocturnes  des  âmes  :  la  pythie  argienne 
imitait  les  ombres,  qui  retrouvaient  en  buvant  le  sang  des 
victimes  la  mémoire  doublée  de  prescience.  L'oracle,  protégé 
contre  l'indifférence  par  le  patriotisme  tenace  des  Argiens, 
fonctionnait  encore  du  temps  de  Pausanias. 

Argos  avait  même,  s'il  ne  s'est  pas  glissé  d'erreur  dans  les 
souvenirs  de  Plutarque,  deux  oracles  appartenant  au  même 
dieu  et  pourvus  des  mêmes  rites.  Le  fait  s'est  déjà  rencontré 
à  Thèbes.  A  Argos,  il  s'explique  de  la  même  manière,  par  le 
mélange  de  races  distinctes  au  sein  de  la  cité.  L'oracle  soi- 
disant  fondé  par  Pythaeys  était  l'oracle  dorien.  Il  est  même 
probable  que  ce  n'était  pas  sans  une  arrière-pensée  de  riva- 
lité hostile  qu'on  l'avait  placé  si  près  du  temple  achéen  de 
Hêra.  Le  temple  d'Apollon  Lykios,  situé  près  de  l'agora, 
était  plus  ancien  et  plus  riche;  les  statues  de  bois  qu'il  abritait 
étaient  les  reliques  les  plus  vénérées  de  l'âge  mytJiique.  On 
peut  le  considérer  comme  le  lieu  où  la  population  achéenne 
a  fixé  le  culte  d'Apollon  conçu  à  la  manière  primitive,  comme 
dieu  de  la  lumière.  Mais  Apollon  Lykios  rendait-il  des 
oracles  ?  Il  est  assez  naturel  que,  les  Dorions  ayant  pour  con- 
seiller leur  Apollon  Pythien,  les  Achéens  aient  introduit  dans 
leur  culte  des  rites  divinatoires  analogues  à  ceux  qui  se  pra- 
tiquaient sur  l'acropole.  Cette  conjecture  est  appuyée  par  un 
texte  précis  de  Plutarque. Quelques  heures  avant  que  Pyrrhus, 
le  roi  d'Épire,  n'entrât  dans  Argos,  dit-il,  «  la  prophétesse 
d'Apollon  Lykios  sortit  du  temple  en  courant,  criant  qu'elle 
voyait  la  ville  toute  pleine  de  sang  et  de  cadavres,  et  un 
aigle  qui  se  jetait  au  milieu  de  la  mêlée,  puis,  disparais- 
sait-. » 

Il  est  possible,  sans  doute,  que  Plutarque  ait  inexactement 

i)  Pausan.,  ihid.—  2)  Plutarch.  Pyrrh.,  31. 


228  LES  ORACLES  DES  DIEUX 

attribué  au  principal  temple  de  la  ville  la  «  prophétesse  » 
attachée  à  un  autre  culte,  et  ce  qui  porterait  à  le  croire,  c'est 
que  Pausanias  fait  l'inventaire  du  temple  d'Apollon  Lykios 
sans  nous  avertir  qu'il  y  avait  la  un  oracle  :  mais  la  critique 
historique  n'a  pas  le  droit  de  rejeter  un  témoignage  qui  n'est 
contredit  par  personne.  Il  vaut  mieux  admettre  que  l'oracle 
d'Apollon  Lykios,  ayant  cessé  de  parler  avant  l'ère  chrétienne, 
était  assez  oublié  au  temps  de  Pausanias  pour  que  le  touriste 
ne  l'ait  même  pas  entendu  mentionner  par  les  Argiens  tou- 
jours attentifs  à  ne  pas  donner  à  leur  cité  le  renom  d'une 
ville  en  décadence. 

On  chercherait  vainement  dans  le  reste  du  Péloponnèse 
d'autres  oracles  apolliniens^  Mais,  dans  les  régions  plus 
lointaines  où  l'oracle  do  Delphes  ne  pouvait  exercer  sans 
intermédiaire  une  action  durable,  Apollon  Pythien  encou- 
ragea les  instituts  divinatoires  qui,  fondés  probablement  en 
dehors  de  sa  coopération,  reçurent  de  lui  comme  une  nou- 
velle investiture  et  contractèrent  avec  lui  une  sorte  d'alliance. 
Tels  étaient  les  oracles  de  l'Asie-Mineure  et  particulièrement 
celui  d'Apollon  Didyméen,  aux  Branchides  de  Milet. 


1)  La  consultation  des  [j-avi^iç  de  Sikyone,  ou  à  Sikyonc,  ou  ])ar  les  Sikyo- 
nicns,  rapportée  par  Pausanias  (II,  7,  7),  no  permet  pas  du  tout,  fomine  le 
(•roi l  Tu.  ScuRVABEii  (ApoUo  Pythoktonos,  p.  io),  «  de  conclure  à  rexisleucc 
d'un  oracle  attaché  au  sanctuaire  (de  PciLho).  )> 


§  IV 


ORACLES   APOLLINIENS   DE  l'aSIE-MINEURE 


I.  Oracle  des  Branchides  (Milet).  —  Le  Didymœon  de  Milet.  —  Culte 
de  Zeus  et  d'Apollon.  —  Branchos  et  la  fondation  de  l'oracle.  — Protec- 
torat de  l'oracle  de  Delphes  attesté  par  la  légende  de  Branchos.  — 
Branchides- et  Évangélides.  —  Rites  divinatoires  de  l'oracle  ;  la  source 
prophétique.  —  Histoire  de  l'oracle  à  partir  du  vie  siècle.  —  Présents  de 
Néko  et  de  Crésus.  —  Le  Lydien  Pactyas  aux  Branchides.  ■ —  Incendie 
du  temple  et  déportation  des  Branchides  au  temps  des  guerres  mé- 
diques.  —  Réorganisation  de  l'oracle  :  stéphanophores  et  prophètes.  — 
Libéralités  des  Séleucides,  des  Ptolémées  et  des  rois  de  Bithynie.  — 
L'oracle  soasla  domination  romaine.  —  IL  Oracle  de  Klaros  (Colo- 
piion).  —  Fondation  du  temple  et  de  l'oracle.  —  ISlanto  et  le  protectorat 
de  Delphes.  —  Rites  de  l'oracle;  la  source  prophétique  ;  les  propiiètes. 
—  Compétence  théologique  de  l'oracle.  —  Nicandre  deColophon.  — 
Œnomaos  de  Gadare  à  Klaros.  —  IIL  Oracle  de  Patara.  —  Culte 
lycien  d'Apollon.  —  Patara  et  Délos.  —  La  propliétesse  de  Patara.  — 
IV.  Oracle  de  Kyanea  ou  d'Apollon  Thyrxeus.  —  V.  Oracle  de  Sé- 
LEUCIA  ou  d'Apollon  Sarpédonios.  —  Consultation  des  Palmyréniens.  — 
VL  Oracle  de  Hyl^e  ou  Hiéracome,  près  de  Magnésie  du  Méandre. 
VU.  Oracle  de  Gryneion.  — Le  bois  sacré  d'Apollon.  — Consultations 
des  princes  et  habitants  de  Pergame.  —  VIII.  Oracles  de  Lesbos.  — 
Oracle  d'Apollon  Napa-os  (Méthymne).  —  Oracle  d'Apollon  Maloeis 
(Mitylène).  —  Oracle  d'Apollon  Myrikœos  (Antissa).  —  IX.  Oracles  de 
LA  Troade .  —  Apollon  Sminthien  ou  Thymbréen  à  Thymbra  et  Alexan- 
dria  Troas.  —  Oracle  d'Apollon  Aktœos  à  Adrastea.  —  Oracle  de  Zéléia 
(Phrygie).  — X. Oracle  de  Chalkédon. —  Le  prophète  de  Chalkédon.  — 
Alexandre  d'Abonotichos  et  Cocconas  à  Chalkédon.  —  Les  prophétesses 
de  Chalkédon.  —  XL  Oracle  de  Daphné  (Antioche).  —  La  fontaine 
Castalia,  —  Trajan  et  Hadrien  à  Daphné.  —  Résurrection  et  destruc- 
tion finale  de  l'oracle  sous  Julien. 

Le  littoral  de  l'Asie-Miiieure  n'était  pas  seulement  une 
terre  colonisée  parles  Hellènes;  c'était  aussi  leur  patrie  et 
un  des  foyers  les  plus  intenses  de  la  civilisation  nationale. 
Les  Ioniens  d'Asie  avaient  été  les  premiers  à  voir  se  lever  la 
gloire  d'Apollon.  On  ne  s'étonne  pas  de  rencontrer,,  de  ce 
côté,  le  plus  renommé  des  oracles  d'Apollon  après  celui  de 


233  LES   ORACLES   DES   DIEUX 

Pytlio['].  Apollon  y  était  adore  sous  le  nom  de  Didym?eos  ou 
«Jumeau  '.»  Le  temple,  qu'on  appelait  communément  le  sanc- 
tuaire des  Branchides,  c'est-à-dire  des  prêtres  descendus  de 
Branchos,  ou  DidymaBon,  était  bâti,  à  80  stades  au  sud  de  Mi- 
let,  sur  un  plateau  élevé,  les  Didymes,  qui  se  prolonge  de  ce 
côté  par  la  saillie  du  promontoire  Posidion.  C'était  comme 
une  cité  sacerdotale,  hérissée  de  chapelles  et  de  monuments 
divers,  entourée  de  jardins  magnifiques  et  reliée  au  port  de 
Panormos  par  une  voie  sacrée  bordée  de  statues  archaïques. 
Les  traditions  locales  visent,  comme  de  juste,  à  assurera 
l'institut  la  haute  antiquité  et  l'investiture  divine  sans  la- 
quelle un  oracle  manque  toujours  de  prestige.  Le  fondateur, 
sauf  variantes,  est  un  fils  d'Apollon,  et  le  grand  autel  fait 
avec  la  cendre  des  sacrifices,  A  la  mode  pélasgique,  a  été 
commencé  par  Héraklès  lui-même  ^  Nous  consulterons  ces 
lége  ndes,  mais  après  avoir  pris  contre  elles  nos  précautions. 

[*]  Sur  le  temple  et  l'iiisloirc  de  l'oracle  des  Braiifliides,  voyez  : 

*  Callimachus,  Bpây/_oç  {fr.,  489-198,  Berg-k). 

Io7iian  Antiquities.  London,  1769  (Society  of  DileUanli). 

W.  G.  SoLDAN,  Bas  Ovakel  dcr  Branchiden  IZeiisch.  f.  AUcrthumswissen- 
schaft,  1841,  p.  oiG-o84). 

0.  T.  NiowTox,  A  hislory  of  discovcries  at  IlaUcarnassus ,  Cnidus,  and  Bran- 
chldx.  London,  180:5  (ïom.  II,  p.  527-oo4). 

H.  Gelzer,  De  Branchidis.  Lips.  18(59. 

0.  Raykt,  Le  temple  d'Apollon Didymêen  (Gaz.  dcsB.-Arts,  187G).  M.  Rayct 
a  commencé,  avec  la  collaboration  de  M.  Thomas,  la  piiltlication  d'unouvragc 
d'ensemble  sur  Milet  et  le  golfe  Lutmique,  Tralles,  Ma<jiiésle  du  Méandre, 
Piiène  et  Didymes.  Paris,  1877. 

1)  Apollon  Ai5j[xe'Jç  (Stuai!.,   XIV,    1,  ii.   Ai'pian.   B.   Syr.,   5().  H.  Onpii., 
xxxiii,  7).  A'.o-jrxaroç  (Dioc.  Laert.,  1,  29.    Macr.,  I,  17,  (ik   etc.).   Le  temple 
Atou[xarov  (Glem.  Alex.  Stroin.,  I,  §    ).  Le  nom  du  lieu  est  Afr>j;j.a  au  pluriel 
neutre  (SrEPU.  Byz.,  s.  v.),  ou  même,   par  corruption,   Aîvôj  [j.a  (Sliid.,  s.  v. 
Bpay/joai).  Le  nom  des  jeux  Didyméens  (Aioj;i.ax)  vient  de  Aioj[j.£-j;.    L'oracle, 
au  temps  de  sa  prospérité,  était  plus  connu  sous  le  nom  patronymique  de 
SOS  pivlrcs,  Bpay/fSat  :  plus  tard,  le  nom  du  lieu  redevient  en  usage  :  Oracii- 
liun  Apolluds,  diclum  uliiii  Bi'anchidu\  mine  Didymei  {Vowv.  Mel..  I,  17)  :   op- 
pidum, oraculum  Bninehidarum  appelUUum,  nunc  Didymivi  Apolli)iis  (Plin.,  V, 
§  112).— 2)  Pausan.,V,  13,  n. 


ORACLE   DES    BRANCHIDES  231 

Une  première  équivoque  qui,  faute  d'avoir  été  dissipée  par 
une  distinction  opportune,  continue  à  obscurcir  les  origines 
de  Toracle,  est  Tétroite  solidarité  établie  entre  le  culte  d'A- 
pollon et  les  rites  divinatoires  dont  il  a  pu  être  surchargé  à 
une  certaine  époque.  On  n'est  pas  obligé  d'opter  entre  ceux 
qui  constatent  l'ancienneté  du  culte  d'Apollon  dans  la  con- 
trée et  ceux  qui  démontrent  l'age  relativement  récent  des  lé- 
gendes concernant  Branches  et  les  prophètes  d'Apollon.  On 
peut  amener  les  deux  opinions  adverses  sur  un  terrain  de  con- 
ciliation en  admettant  que  le  sanctuaire  apollinien  est  fort 
ancien  et  que  sa  conversion  en  oracle,  pourvu  de  rites  ana- 
logues à  ceux  de  Delphes, est  de  date  beaucoup  moins  reculée. 

Pausanias  croit  savoir  que  «  le  temple  d'Apollon  à  Didymes, 
ainsi  que  l'oracle,  est  plus  ancien  que  la  colonisation  des  Io- 
niens' »,  autrement  dit,  antérieur  à  l'émigration  partie  de  l'At- 
tique  sous  la  conduite  des  Nélides,  et,  étant  donnée  l'origine 
orientale  d'Apollon,  le  fait  est  très  vraisemblable.  Milet  était 
alors  une  ville  carienne  ^,  hantée  par  des  aventuriers  crétois 
dont  le  chef  aurait  été  l'oekiste  Milétos^.Les  Crétois,  apôtres  de 
Zeus  et  d'Apollon,  ont  bien  pu  dès  lors  fonder  de  toutes  pièces, 
ou  établir  par  voie  d'accommodement  avec  quelque  religion 
préexistante,  par  exemple  avec  un  Zeus  carien,  le  culte  géminé 
de  Zeus  et  d'Apollon,  les  divinités  «  jumelles  »  de  Didymes  ''. 

d)PAUSAN.,  VII,2,0.  — 2)  lloyi.IUad.,  II,  867.  — 3)  Pausan.,  VII,2,  o.  Scuol. 
Apoll.,  Rhod.  1,  I8(i.  —  4)  M.  0.  Rayet  tient  pour  une  étymologie  carienue, 
c'est-à-dire  sémitique,  de  Did-Yma.  Il  est,  ce  me  semble,  préférable  de  ne  pas 
sortir  de  la  langue  grecque,  qui  donne  un  sens  plausible. Les  érudits  antiques, 
préoccupés  d'astrologie,  ont  dit  que  Atôu[j.aîbç  fait  allusion  à  la  lumière  solaire 
directe  et  réfléchie  par  la  lune  (Macr.,  I,  il,  G4)  ou  à  la  constellation  des 
Gémeaux  (Luciax.,  Astvol.,  23).  Les  modernes  soupçonnent  que  l'adjeclif  re- 
présente quelque  particularité  locale,  quelque  saillie  double  et  symétrique, 
naturelle  ou  artificielle.  Ou  connaît,  en  effet,  une  îleéolienne,  Aioû[j.ri,  «  ainsi 
nommée  à  cause  de  sa  forme  (Steph.,  Byz.,  s.  v.)  »  et  les  A!o'ju.x6'pr)  de  ïhes- 
salie  (Stuab.,  XIV,  i,  40).  En  tout  cas,  si  le  titre  de  «  jumeaux  »  s'appliquait 
aux  divinités,  ce  ne  serait  pas,  comme  on  pourrait  le  croire,  au  couple 
d'Apollon  et  Ai'témis  [Pytliia],  car  «  le  temple  et  l'oracle  étaient  consacrés 
à  Zeus  et  Apollon  (Steph.  Bvz.,  s.  v.  Alou,u.a).  » 


232  LES   ORACLES  DES  DIEUX 

Apollon  y  revêtait  un  caractère  particulièrement  aimable  et 
affectueux  :  il  portait,  comme  qualificatif  personnel,  le  sur- 
nom de  Philios  ou  Philésios  (<i>'.a-ô:7'.ô;),  dont  les  faiseurs  de 
légendes  abusèrent  pour  justifier  à  leur  manière  le  privilège 
prophétique  de  Branchos. 

Branclios  est  donné  par  les  traditions  locales  comme  le 
fondateur  du  culte  d'Apollon  Philésios  et  de  l'oracle.  L'équi- 
voque signalée  tout  à  l'heure  accumulait  sur  la  tête  de  ce  per- 
sonnage problématique  des  attributions  et  des  actes  apparte- 
nant à  des  époques  différentes.  Il  fallait  que  Branchos  fût  un 
des  plus  anciens  héros,  car  on  racontait  que  l'œkiste  ionien  de 
Milet,  Néleus  le  Kodride,  avait  consulté  l'oracle  avant  de  jeter 
les  fondements  de  la  ville  '  :  d'autres  prétendaient  que  Mé- 
nélas  avait  consacré  à  Didymes  le  bouclier  d'Euphorbe-; 
enfin,  on  amenait  même  à  Didymes  un  héros  argien  Lyrkos, 
contemporain  dlnachos  et  dlo  "'  ;  mais,  d'un  autre  côté,  on 
ne  pouvait  se  dissimuler  que  Branchos  et  son  oracle  sont  par- 
faitement inconnus  d'Homère  et  ne  jouent  aucun  rôle  appré- 
ciable dans  l'histoire  de  la  contrée.  On  ne  trouvait  pas  à 
Branchos  d'attaches  et  de  parentés  dans  le  monde  héroïque, 
et  on  était  obligé,  pour  lui  fabriquer  une  généalogie,  d'en- 
tasser les  uns  sur  les  autres  des  noms  ignorés,  parmi  les- 
quels brille,  comme  un  indice  révélateur,  celui  de  Delphes. 

D'après  le  mythographe  Conon,  le  Delphien  Démoklos, 
ayant  été  envoyé  par  un  oracle  à  Milet,  y  oublie  son  fils 
Smikros,  âgé  de  treize  ans,  qui  est  recueilli  par  le  berger 
Éritharsès.  Une  bataille  d'enfants  entre  Smikros  et  le  fils 
d'Éritharsès,  au  sujet  d'un  cygne,  donne  a  Leukothéa  l'occa- 
sion d'apparaître  et  défaire  instituer  des  jeux  d'enfants  en 
son  honneur.  Devenu  grand,  Smikros  épouse  une  riche  Mi- 
lésienne  et  celle-ci,   au  moment  d'accoucher,  rêve  qu'elle 

l)TzETZEs  adLycophr.,  138:i.  Cl".  1379.  —  2)  Diùc.  Lakrt.,  VIII,  1,  4  [o]. 
—  3)  Pautiikn.  Erot.,  I.  Cf.  Stat.   Thcb.,  IIC  117. 


ORACLE   DES   BRANCHIDES  233 

voit  le  soleil  lui  entrer  par  la  bouche  et  sortir  suivi  de  Ten- 
fant  «  qu'on  appelle  Branclios  (Gosier)  en  mémoire  du 
songe,  attendu  que  le  soleil  avait  traversé  le  gosier  de  sa 
mère.»  Le  jeune  Branchos  fut  aimé  d'Apollon  qui  prit  pour 
cette  raison  le  surnom  de  Philios  ou  Pliilésios.  «  Branchos, 
ayant  été  inspiré  par  Apollon  de  l'esprit  divinatoire,  prophé- 
tisa dans  la  contrée  de  Didymes,  et  jusqu'à  ce  jour,  de  tous 
les  oracles  helléniques  que  nous  connaissions,  l'oracle  des 
Branchidesestreconnupour  leplus  éminent  après  Delphes  '.» 
Strabon,  sans  faire  mention  de  cette  histoire,  y  ajoute  un 
semblant  de  chronologie,  en  disant  que  Branchos  comptait 
parmi  ses  ancêtres  le  meurtrier  de  Néoptolème,  le  Delphien 
Machaereus  ^  Une  indication  plus  facile  à  utiliser  pour  la 
chronologie  se  tire  d'une  autre  narration  dans  laquelle  Co- 
non  cite  des  noms  de  rois  de  Milet  et  des  expéditions  milé- 
siennes,  au  temps  où  Branchos  en  personne  présidait  au 
sanctuaire  et  à  l'oracle  ^ 

Le  récit  de  Varron  est  plus  merveilleux,  plus  décousu  et  con- 
tient moins  de  renseignements  historiques  ''.  Il  semble  avoir 
été  arrangé  en  vue  d'effacer  toute  trace  de  dépendance  des 
Branchides  vis-à-vis  de  Delphes.  Le  grand-père  de  Branchos, 
Olos,  descend,  à  la  dixième  génération,  d'Apollon  lui-même. 
Son  fils  Siméros  et  le  nourricier' Patron,  auquel  Leukothéa 
apparaît  pour  recommander  l'enfant,  se  conduisent  absolu- 

1)  CoNON,  Narrât.,  33.  Conon  avait  sous  les  yeux  l'hymne  de  Callimaque, 
dont  Terentianus  Maurus  (De  metris,  p.  2424,  Putsch)  donne  ainsi  l'analyse  : 

Necnon  et  memini,  pedlbus  quater  his  repetitis 
Hymnum  Battiadem  Phœbo  cantasse  Jovique 
Pastoreni  Branchum,  cura  captus  amore  pudico 
Fatidicas  sortes  docuit  depromere  Ptean. 

—  2)  Stil\b.,  IX,  3,  9.  —  3)  Co>}on,  Narr.,  44.  —  4)  H.  Gelzer  le  croit,  en  rai- 
son de  son  tour  merveilleux,  plus  ancien  que  celui  de  Connu  oii  il  voit  l'in- 
tcntion  d'affirmer  la  suprématie  de  Delphes.  Le  contraire  me  parait  plus 
probable.  Dans  la  légende  varronienne,  on  ne  trouve  que  ce  merveilleux 
banal  dont  l'orphisme  tenait  provision,  et  il  y  a,  à,  côté,  des  chiffres  qui  tra- 
hissent l'ofTort. 


234  LES    ORACLES   DES    DIEUX 

ment  comme  Dëmoklos  et  Éritbarsès  dans  l'autre  récit.  Si- 
méros  épouse  la  fille  de  Patron  qui  met  au  monde,  dans  les 
conditions  que  l'on  sait,  Branchos,  favori  et  prophète  d'A- 
pollon. Après  avoir  prophétisé  quelque  temps,  couronne  en 
tête  et  baguette  a  la  main,  et  avoir  délivré  Milet  d'une  peste  ', 
Branchos  disparaît  tout-à-coup,  à  la  façon  d'Aristéas  de  Pro- 
connèse,  et  on  lui  élève  un  temple  qui  devient  l'oracle  des 
Branchides  -.  Dans  une  autre  variante,  Branchos,  donné  pour 
Thessalien,  devient,  comme  tous  les  chresmologues,  un  fils 
d'Apollon  ^ 

Ainsi,  les  légendes  locales  nous  apparaissent,  comme  tou- 
jours, incohérentes,  dépourvues  de  chronologie  et  enjolivées 
de  contes  étymologiques  dont  les  gens  sérieux  se  débarras- 
saient en  disant  que  Branchos  signifiait  simplement  un 
homme  à  la  voix  enrouée  ou  chevrotante''.  En  laissant  de 
côté  les  fantaisies  d'imagination,  on  trouve  dans  ces  récits 
quelques  indices  qui,  à  défaut  de  témoignages  probants, 
jettent  une  vague  lueur  sur  les  origines  de  l'oracle  Didyméen. 
Ces  indices  sont  :  le  rapport  de  filiation  établi  entre  Bran- 
chos et  Delphes  ;  le  rapport  de  causalité  qui  rattache  la  per- 
sonne de  Branchos  à  l'établissement  des  jeux  ^  d'enfants  à 
Milet;  et  enfin,  les  données  chronologiques  qui  font  coïncider 
la  vie  du  personnage  avec  certains  faits  de  l'histoire  milé- 
sienne  ou  la  placent,  d'une  manière  générale,  dans  la  période 
qui  suit  l'âge  héroïque. 

Il  est  inutile  de  rouvrir  ici  des  débats  interminables  sur  toutes 
ces  questions,  La  conclusion  la  plus  vraisemblable  qu'on  en 
puisse  tirer,  c'est  que,  si  rien  ne  s'oppose  à  ce  que  le  culte 
d'Apollon  à  Didymes  soit  d'institution  fort  ancienne,  le  type 
de  Branchos  et  les  institutions  spéciales  qu'il  représente  ap- 

I)  Détail  ajoulé  d'après  Clem.  Alex.  Strom,,\,  p.  !i70.  Sylb. —  2)  Varr.  ap. 
LuTAT.  ad  Slal.  T/ic6aJ(I,  VIII,  1!)8.  — 3)  Lutat.  r/(c6.,III,478.  T  air  loque  se  qua- 
lis  honori  Branchiis.  — 4)  Trcmulum  spiritum  ^rAy/o^  Grxci  vocant.  Ql'intil., 
XI,  3,35.  Cf.  Ballos  le  bègue. 


ORACLE   DES   BRANCHIDES  2'-!5 

partiennent  à  cette  période  d'ejffervescence  religieuse  dont 
nous  ayons  pu  apprécier  la  fécondité  en  parlant  des  chres- 
mologues  et  des  sibylles'.  Si,  comme  nous  persistons  à  le 
croire,  le  mouvement  dont  il  s'agit  a  été  déterminé  par  l'avè- 

i)  C.  W.  SoLDAN  (loc.  cit.)  a  consacré  à  cette  discussion  beaucoup  do 
temps  et  de  science,  et  il  a  senti  qu'il  n'y  avait  pas  de  solution  possible  si 
l'on  ne  distinguait  entre  le  culte  d'Apollon  et  l'oracle.  Avant  lui,  Bultmann 
{Mythologus,  II,  p.  208  sqq.),  identifiant  Erginos,  l'argonaute  milésien,  avec 
Erginos  d'Orchomène,  le  père  des  architectes  du  temple  d'Apollon,  prétendait 
démontrer  que  Branchos  et  l'oracle  remontaient  au  temps  des  Argonautes. 
0.  Millier  {Dorier,  I,  225  sqq.),  poussait  jusqu'au  temps  de  Minos  et  faisait 
de  Branchos  un  Dorien  crétois,  missionnaire  de  Delphes  dès  cette  époque 
reculée.  Soldan  commence  par  faire  justice  de  toutes  ces  conjectures  arbi- 
traires qui  ne  sont  pas  plus  des  arguments  que  les  périphrases  poétiques  de 
L^-cophron  (::ap6évoç  Epay/riaf/j.  Alex.,  1379),  de  Quintus  de  Smyrne  (I,  282), 
des  Orphiques  {Anjon.,  loO),  ou  les  anachronismes'de  Stace  [Thcb..  111,  479  : 
VIII,  198).  Après  avoir  constaté  que  l'on  n'entend  parler  que  fort  tard  de 
Branchos,  il  discute  les  données  qui  peuvent  passer  pour  historiques.  L'ins- 
titution des  jeux  pour  enfants  à  Olympie  date  de  032  av.  J.-C,  etPausanias 
(V,  8,  9)  assure  que  les  Éléens  en  ont  eu  les  premiers  l'idée.  Si  l'établisse- 
ment de  l'oracle  coïncide  avec  celui  des  jeux  d'enfants  àMilet,  il  ne  peut  être 
que  postérieur  à  cette  date.  Soldan  cherche  ensuite  à  quelle  époque  se  pla- 
cent ces  candidats  au  trône  de  Milet,  contemporains  de  Branchos,  Léodamas 
et  Phitrès,  qui  vont  tous  deux  faire  la  guerre,  l'un  aux  Méliens,  l'autre  aux 
Karystiens,  et  il  se  décide  pour  le  temps  de  Kypsélos  ou  de  Périandre.  Tout 
bien  considéré,  il  estime  que  l'oracle  a  dû  être  fondé  entre  632,  date  de 
l'innovation  susdite  à  Olympie,  et  601,  année  de  la  mort  du  roi  d'Egypte 
Néko,  qui  consacra  dans  le  temple  des  Branchides  son  manteau  de  guerre.  Il 
y  a  peut-être  là  un  excès  de  précision,  mais  c'est  bien  vers  ce  temps  que 
nous  avons  dû  placer  l'expansion  de  la  mantique  intuitive  (Cf.  vol.  I, 
p.  361-302),  et  un  texte,  malheureusemenl  en  mauvais  état,  de  Diogène 
Laërce  (1,  3,  5  [72]  )  qui  rapproche  Branchos  du  sage  Chilon,  vient  à  l'appui 
de  cette  opinion,  ainsi  que  l'anecdote  du  trépied  offert  aux  sages  et  renvoyé 
par  Thaïes,  suivant  une  variante,  à  Apollon  Didyméen  (Diog.  Laert.,  l,  1,  7. 
Cf.  vol.  I,  p.  362).  L'expression  d'Hérodote  ([AavTrJiov  êx  7:xXaiou  topufxévov,  I, 
157),  ne  fait  que  constater  la  prétention  ordinaire  de  tous  les  instituts  de  ce 
genre.  H.  Gelzer  rejette  les  conclusions  de  Soldan  et  revient  «  aux  temps 
les  plus  reculés  [op.  cit.,  p.  6);  w  mais  l'argument  dont  il  se  sert  ramène  l'é- 
quivoque à  demi  dissipée  par  son  devancier.  Parce  qu'il  rencontre,  dans  les 
plus  anciennes  colonies  de  Milet  (Cyzique,  Proconnesos,  Sinope,  etc.,  datant 
du  vine  siècle),  le  culte  d'Apollon,  il  en  conclut  que  ces  colonies  ont  été  fon- 
dées sous  les  auspices  de  l'oracle  des  Branchides.  C'est  raisonner  comme  si 
le  culte  d'Apollon  Philésios  ne  pouvait  avoir  existé  ùDidymes  avant  l'impor- 
tation de  la  mantique  par  les  Branchides. 


230  LES   ORACLES  DES  DIEUX 

nement  de  la  mantiquc  enthousiaste  à  Delphes, on  conviendra 
que  la  légende  qui  lait  naître  Branches  à  Delphes,  plusieurs 
générations  après  le  temps  de  Néoptolème  et  d'Oreste,  a 
chance  de  correspondre  à  quelque  réalité. 

L'oracle  des  Branchides  parait  donc  avoir  été  institué  à 
l'aide  d'un  culte  préexistant,  avec  lequel  il  ne  s'est  pas  en- 
tièrement confondu,  par  une  corporation  sacerdotale  qui  tirait 
son  origine  ou  tout  au  moins  son  investiture  du  sacerdoce  de 
Pytho,  et  qui  se  donna  pour  ancêtre,  suivant  la  méthode  or- 
dinaire, un  héros.  Apollon  ne  prit  pas  du  même  coup  le  nom 
de  Pythien;  mais  cette  épithète  put  être  dès  lors  attachée, 
comme  signe  de  régénération,  au  culte  local  d'Artémis. 

La  famille  des  Branchides  ne  constituait  pas  à  elle  seule 
le  corps  sacerdotal  tout  entier.  Les  transactions  entre  les 
cultes  supposent  de  pareils  compromis  entre  leurs  desser- 
vants. De  même  qu'à  Paphos  on  trouve  les  Tamirades  à  côté 
des  Kinyrades',  de  même  les  Branchides  ont  pour  auxiliaires 
et,  en  quelque  sorte,  pour  «  messagers  de  la  révélation,  »  les 
Évangélides,  issus  d'unéponyme  Évangélos-,  fils  d'une  captive 

1)  Voy.  voLII,p.391-392.  —  2)  d-r(ù.oi  xwv  rAavT£u;jLàTwv(CoNON,  JV«n'.,  44).  En 
disant  que  Évangélos  fut  le  «successeur  de  Branrbos  »  Conon  laisserait  sup- 
poser que  les  Évangélides  ne  sont  que  les  Branchides  sous  un  autre  nom.  Au 
temps  de  Conon,  les  Évangélides  avaient  pu  remplacer  les  Branchides  déportés 
et  se  donner  pour  les  légitimes  successeurs  deBranchos. On  a  vouUi  leur  adjoin- 
dre les  Trambélides,  descendants  de  Tramb61os,flls  deTélamon  et  d'Hésione, 
mais  pour  deux  raisons  qui  ne  valent  guère:  1°  parce  que  Lycophron  appelle 
Hésione  7:apOlvo;  Boay/rjafr)  {xilex.,  1379)  :  2"  parce  qu'on  trouve  un  prophète 
didyméen,  Philidas,  qui  se  dit  descendant  d'Ajax  (yÉvo;  à::'  Aïavxoç.  Le  Bas, 
III,  239).  La  périphrase  de  Lycophron  n'est  ([u'une  périphrase,  et  Philidas  est 
d'une  époque  où  il  n'y  avait  plus  de  familles  privilégiées.  Nous  en  dirons 
autant  des  Ch'ochidcs,  dont  l'ancêtre  Cléochos,  père  nourricier  de  Milétos, 
était,  disait-on,  enterré  à  Didymes  ^^Clem.  Alex.,  Prolrcpt.,  §  3.  Arnob., 
VI,  6,  et  de?  Bakchiadcs,  mentionnés  sans  commentaire,  comme  famille 
milésienne,  par  Hesycii.  s.  v.  Bay.yictoai,  mais  ayant  des  parents  parmi  les 
pro|)hètcs  de  Klaros  (Sciiol.  Nicand.,  Alexiph.,  11).  Toutes  ces  familles  ai'is- 
tocratiques  ont  pu  fournir  des  prêtres  et  des  prophètes  à  Didymes,  après  la 
disparition  des  Branchides,  sans  être,  pour  cela,  enrôlées  dans  une  corpo- 
ration sacerdotale. 


ORACLE   DES   BRANGHIDES  237 

de  Karystos,  que  Branchos  lui-même  avait  élevé  et  introduit 
dans  le  sanctuaire.  Les  Évang-élides  fournissaient  probable- 
ment les  «  prophètes  »  qui  rendaient  et  versiliaient  les  oracles, 
sous  la  responsabilité  des  Branchides.  Il  y  aurait  témérité 
à  vouloir  préciser  de  plus  près  et  leurs  fonctions  spéciales 
et  l'époque  à  laquelle  ils  furent  adjoints  à  la  corporation. 

On  hésite  aussi  à  afhrmer  que  les  rites  de  l'oracle  aient  été 
exactement  calqués  sur  ceux  de  Delphes.  Nous  savons  que  la 
source  vive  dont  la  raantique  enthousiaste  ne  pouvait  se 
passer  ne  manquait  pas  à  Didymes.  Elle  était  merveilleuse  à 
souhait,  car  elle  jaillissait,  disait-on,  du  promontoire  de 
Mykale,  coulait  sous  le  golfe  de  Milet  et  reparaissait  près  du 
temple  d'Apollon'.  Nous  savons  aussi  qu'au  temps  d'Iam- 
blique,  les  oracles  étaient  rendus  par  une  femme  qui,  après 
avoir  baigné  ses  pieds  et  le  bas  de  sa  robe  dans  l'eau  sainte, 
exaltée  par  le  jeune,  la  prière,  et  saisie  du  frisson  prophé- 
tique, s'installait,  une  baguette  à  la  main,  sur  un  trépied  ou 
disque  circulaire^.  Mais,  entre  les  débuts  del'oracle  et  l'époque 
d'Iamblique,  il  y  a  place  pour  bien  des  innovations.  Quand 
on  songe  que  l'oracle  voisin,  celui  de  Klaros,  avait  pour  ins- 
trument prophétique  un  prophète  masculin,  et  qu'au  temps 
de  Tacite  ce  prophète  venait  généralement  de  Milet'*,  on  est 
tenté  de  croire  qu'Apollon  Didyméen  n'avait  pas  voulu,  à 
l'origine,  confier  ses  révélations  à  une  hiérodule  qui,  en  terre 
ionienne  et  asiatique,  eût  inspiré  peu  de  respect''. 

La  renommée  de  l'oracle,  portée  par  celle  de  Delphes,  prit 
un  rapide  essor.  On  ne  saurait  dire  si  c'est  bien  à  Apollon 

I)  Pausan.,  V,  7,  o.  De  là  l'expression  poétique  :  h  Aioj[j.wv  yudtXot; 
Muy.a^tov  svOeov  'jôup  (Euseb.,  Prœp.  Ev.,  V.  lo).  —  2)  Iamblich.,  De  Myst., 
111,  2.  —  3)  Tac,  Annal.,  Il,  54.  —  4)  Le  logographe  Démon,  contempo- 
rain de  Pliilochore,  supposait  qu'au  temps  des  guerres  médiques,  l'oracle 
parlait  par  la  bouche  d'une  prophétesse  (T^po-fîj-cii;)  ;  son  opinion  aurait  plus 
de  poids  encore  si  la  sentence  rendue  par  cette  «  prophétesse  »  n'était  pas 
attribuée  tantôt  à  Delphes  et  tantùL  à  Didymes  (Démon  ap.  Scuol,  Auistopii. 
Plutus,  1002). 


23S  LES    ORACLES    DES    DIEUX 

prophète  que  le  roi  cVÉgypte,  Néko,  vainqueur  des  Juifs  à 
Mageddo  (608),  envoya  ses  «  vêtements  de  guerre';»  mais  les 
libéralités  de  Crésus  s'adressaient  sans  aucun  doute  au  révé- 
lateur. Le  roi  de  Lydie,  client  assidu  des  oracles,  offrit  aux 
Branchides  des  présents  «  exactement  semblables  et  de  poids 
égal  »  à  ceux  qu'il  envoya  à  Delphes'.  Comme  il  proportion- 
nait ses  offrandes  à  la  réputation  des  établissements  auxquels 
il  avait  affaire,  on  voit  quelle  opinion  il  avait  du  sanctuaire 
didyméen.  L'histoire  anecdotique  de  Crésus  et  des  Lydiens 
fournit  aux  annales  des  Branchides  une  page  intéressante. 
Comme  leurs  confrères  du  Parnasse,  les  prêtres  de  Didymes 
avaient  l'humeur  accommodante  en  face  des  présents.  Cyrus, 
vainqueur  de  Crésus,  eut  à  étouffer  une  sédition  provoquée 
en  Lydie  par  un  certain  Pactyas,  lequel  se  réfugia  à  Kyme. 
Cyrus  envoya  demander  aux  Kyméens  l'extradition  du  pros- 
crit :  «  Mais  les  Kjmiéens  convinrent  entre  eux  d'en  référer 

au  dieu  des  Branchides L'oracle  leur  répondit  qu'il  fallait 

livrer  Pactyas  aux  Perses.  Les  Kyméens,  en  l'apprenant,  se 
disposèrent  à  obéir  :  du  moins,  ce  fut  l'avis  du  plus  grand 
nombre.  Mais  Aristodikos,  Héraklide,  homme  très  considéré 
des  citoyens,  s'y  opposa,  se  méfiant  de  l'oracle  ou  pensant 
que  ceux  qui  l'avaient  consulté  n'avaient  point  dit  vrai.  On 
envoya  d'autres  délégués  pour  interroger  le  dieu,  et  parmi 
eux  se  trouvait  Aristodikos.  Lorsqu'ils  arrivèrent  aux  Bran- 
chides, Aristodikos  parla  pour  tous  et  posa  ainsi  la  question  : 
«  Maître,  le  Lydien  Pactyas  est  venu  chez  nous  comme  sup- 
pliant, fuyant  une  mort  violente  que  les  Perses  lui  eussent 
fait  subir  :  ceux-ci  le  réclament  et  ordonnent  aux  Kyméens  de 
le  leur  livrer.  Or,  quoique  nous  redoutions  la  puissance  des 
Perses,  nous  ne  voudrions  pas,  par  crainte,  livrer  un  sup- 
pliant avant  de  savoir  de  toi  clairement  ce  que  nous  avons 
à  faire.» Telle  fut  la  question;  alors, comme  la  première  fois, 

i)  IIerod.,  h,  1o9.  -  2)  Heuod.,  I,  92. 


ORACLE   DES   BR  ANC  II  IDES  239 

l'oracle  leur  déclara  qu'il  fallait  livrer  Pactyas  aux  Perses. 
Aussitôt,  Aristoclikos,  de  propos  délibéré^  faisant  le  tour  du 
temple,  dénicha  les  petits  des  passereaux  qui  s'y  trouvaient. 
Or,  une  voix,  sortant  du  sanctuaire,  l'interpella  en  ces  termes: 
«  0  le  plus  impie  des  hommes,  qu'oses-tu  faire  ?  Tu  chasses 
les  suppliants  de  mon  temple  ?»  —  Aristodikos  répondit  sans 
hésiter  :  «  Maître,  puisque  tu  prends  tant  d'intérêt  à  tes 
suppliants,  devais-tu  ordonner  aux  Kyméens  de  livrer  le 
leur?  »  —  Mais  la  voix  répliqua  :  «  Certes,  je  l'ordonne,  afin 
qu'à  cause  de  votre  impiété  vous  périssiez  promptement,  et 
qu'à  l'avenir  vous  ne  veniez  plus  consulter  l'oracle  au  sujet 
de  suppliants  qu'on  réclame  de  vous  '.  » 

Rien  ne  manque  à  cette  petite  scène  de  comédie,  plus  inté- 
ressante pour  la  psychologie  historique  que  vingt  récits  de 
batailles.  C'est  un  assaut  de  ruses  entre  Grecs  asiatiques  du 
vr  siècle  avant  notre  ère  :  d'un  côté,  des  prêtres  peureux  et 
égoïstes  qui  se  sauvent,  à  force  d'esprit,  et  de  l'odieux  et  du 
ridicule  ;  de  l'autre,  un  fin  connaisseur  des  choses  humaines 
qui  prend  en  défaut  la  prudence  sacerdotale  ;  et  enfin,  dans 
le  fond  du  tableau,  la  circonspection  naïve  de  l'historien  qui 
n'oserait  pas  affirmer  qu'Aristodikos  se  soit  méfié  de  l'oracle. 
La  scène  devient  plus  piquante  encore  si  l'on  songe  que 
les  Branchides,  en  prodiguant  ainsi  le  surnaturel,  comp- 
taient probablement  sur  la  sottise  proverbiale  des  Kyméens-, 
et  que  leur  surprise  dut  être  un  véritable  désappointement. 
Ce  n'est  pas  être  trop  sévère  que  de  voir  dans  cette  facilité 
à  produire  des  miracles  un  affaiblissement  de  la  foi  au  sein 
du  sacerdoce  milésien. 

Du  reste,  à  cette  époque,  Milet,  ville  intelligente  entre 
toutes,  qui  voyait  naître  la  philosophie  avec  Thaïes,  la  poésie 

1)Herod.,I,  1o7-Io9.  Trad.  Giguet.  — 2)  Strab.,  XIII,  3,  6.  Cf.DiOD.,XV,  18. 
Les  Kyméens  étaient  les  Béotiens  de  l'Asie.  Hésiode  ne  changeait  pas  beau- 
coup d'air,  à  ce  compte,  en  venant  de  Kyme  à  Ascra. 


240  LES  ORACLES  DES  DIEUX 

giiomique  avec  Phocj'lide,  la  logographie  avec  Hécatée, 
était  déjà  corrompue  par  la  prospérité.  C'était  le  temps  oii 
un  Milésien  allait  jusqu'à  Sparte  pour  trouver  un  homme  sûr 
à  qui  il  put  confier  ses  capitaux^,  et  où  les  Branchides  eux- 
mêmes  paraissent  avoir  mérité  les  réprimandes  de  l'oracle 
de  Delphes.  On  ne  voit  pas  trop  pourtant,  en  dehors  des 
jalousies  de  métier,  ce  qui  pouvait  indisposer  les  prêtres  du 
Parnasse.  Ceux  de  Didymes  jouaient  leur  rôle  en  conscience. 
Ils  recevaient  des  cadeaux  des  tyrans^,  mais  il  leur  arriva 
aussi  d'excommunier  les  fauteurs  d'une  réaction  oligarchique 
signalée  par  d'horribles  excès  ^  Il  est  certain  cependant  que 
l'oracle  de  Delphes  laissa  plus  tard  courir  sous  sa  garantie 
des  prophéties  où  ni  la  cité,  ni  la  famille  des  Branchides,  ne 
sont  épargnées  :  «Certes  alors,  Milésien,  artisan  de  méchan- 
cetés, tu  seras  pour  plusieurs  un  festin  et  une  source  de  riches 
présents. Tes  femmes  laveront  les  pieds  de  beaucoup  d'hommes 
chevelus  et  notre  temple  à  Didymes  sera  desservi  par  d'autres 
que  par  toi-.  » 

Il  n'était  pas  difficile,  à  l'époque,  de  voir  venir  les  hommes 
aux  longs  cheveux.  Les  Branchides,  suivant  fidèlement 
l'exemple  de  Pytho,  faisaient  de  leur  mieux  pour  décider 
leurs  voisins  à  se  soumettre  sans  coup  férir  au  roi  de  Perse. 
Ils  empêchèrent  les  Carions  d'entraîner  les  Milésiens  dans 
une  guerre  contre  Darius-%  et  ils  furent  d'autant  plus  effrayés 
de  voir  Histiée  et  Aristagoras  pousser  à  une  rupture  que 
l'historien  Hécatée  conseillait  aux  Milésiens,  s'ils  voulaient 
tenir  tête  aux  Perses,  de  mettre  la  main  sur  les  trésors  du 
temple". 

Mais  la  crise  éclata  enfin,  et  elle  emporta  les  Branchides 

I)  Herod.,  VI,  8G,  et  ci-dessus,  p.  149.  —  5)  Sur  la  voie  sacrée,  statue  de 
Cliarès,  tyran  de  Ticbioussa  près  de  Milet  (Newton,  op.  cit.,  II,  p.  ;)32.784).  — 
3)  Athen.,  XII,  §  26.  —  4)  Herod.,  VI,  19.  —  o)  Schol.  Aristoph.  Plut.,  1002. 
Zenob.,  V,  80,  etc.  —G)  Herod.,  V,  30. 


ORACLE  DES   BRANCHIDES  241 

eux-mêmes.  Que  se  passa-t-il  alors  ?  Les  rapports  sont  la- 
dessus  contradictoires  et  l'on  peut  se  faire  l'idée  qu'on  voudra 
de  la  conduite  des  prêtres  en  cette  occurrence'.  Ce  qui  est 
bien  attesté,  c'est  que  le  temple  fut  pillé  et  incendié-,  que  la 
statue  d'Apollon Didyméen.sculptéeparCanachos  de  Sicyone^ 
alla  à  Ecbatane ',  et  que  les  Branchides,  poursuivis  par  les 
malédictions  des  Hellènes,  furent  transportés  au  fond  de  la 
Bactriane  où,  plus  tard,  la  main  d'Alexandre-le-Grand  attei- 
gnit, dit-on,  leur  postérité.  Les  prêtres  d'Apollon  portaient  la 
peine  de  leur  pusillanimité  égoïste.  Ils  n'avaient  pas  cru  pos- 
sible l'affranchissement  de  l'Ionie,  et  la  réaction  patriotique, 
qui  se  montrait  pour  Delphes  si  indulgente,  les  balaya  comme 
des  suppôts  du  Mède. 

i)  11  y  a  là  encore  un  de  ces  débats  difficiles  à  tranclier.  Hérodote  (Vî, 
19-20)  dit  simplement  que  le  temple  fût  brûlé  par  Darius  (494)  et  les  Milé- 
siens  transportés  à  Ampc,  sur  le  Tigre.  Mais,  sauf  Arrien,  tous  ceux  qui  ont 
touché  à  l'histoire  d'Alexandre  (Curt.,  VII,  23.  .Elian.  ap.  Suid.,  s.  v.Bpay/îoat. 
SruAB.,  XI,  H,  4.  XIV,  I,  o.  Plutarch.,  De  ser.  n.  vind.,  12)  affirment  qu'A- 
lexandre a  fait  massacrer  en  Sogdiane,  comme  fds  de  traîtres,  les  descen- 
dants des  Branchides  qui  avaient  livré  à  Xerxès  les  trésors  du  temple  et  lui 
avaient  ensuite  demandé  un  asile  contre  la  vengeance  des  Hellènes.  Il  est 
facile  de  dire  avec  Clavier  que  ce  sont  là  des  contes  fahriquésparCallisthène, 
Onésicrite  et  Clitarque  :  il  est  ingénieux  de  supposer,  comme  le  fait  Soldan, 
que  les  sacrilèges  déportés  en  Sogdianc  étaient,  non  pas  les  Branchides, 
mais,  au  contraire,  les  Cariens  de  Pédase  (Herod.,  ibid.)  auxc^uels  Darius  au- 
rait donné  les  propriétés  d'Apollon;  mais  on  n'a  pas  le  droit  de  rejeter  sans 
raison  positive  une  allégation  aussi  nette,  reproduite  par  quatre  auteurs. 
Un  indianiste  (S.  Beal,  The  Bmnchidx,  ap.  The  Indian  Antiquary.  March, 
1880,  p.  68-71)  suppose  que  la  présence  des  Branchides  en  Sogdiane  a  fait 
pénétrer  dans  l'art  indien  et  les  légendes  bouddhiques  l'influence  de  la  re- 
ligion apollinienne.  11  rapproche,  par  exemple,  le  récit  de  la  naissance  de 
Bouddha  et  celui  de  la  naissance  d'Apollon  à  Délos. —  2)  Le  temple  fut  in- 
cendié en  494,  lors  de  la  prise  de  Milet  par  Darius  (Herod.,  VI,  19).  Strabon 
{XIV,  1,5)  dit  qu'il  fut  brûlé  par  Xerxès;  mais,  à  moins  d'admettre  qu'il  y  ait 
eu  deux  incendies,  il  faut  s'en  tenir  au  récit  d'Hérodote.  Les  Milésiens  étaient, 
pour  Darius,  des  rebelles;  ils  étaient  au  contraire  les  alliés  de  Xerxès.  — 
3)  Pausan.,  II,  10,  5.  Plin.,  XXXIV  [19],  §  75.  Cette  statue  est  encore  matière 
à  dissertations.  Il  en  est  qui  ne  connaissent,  en  fait  de  Canachos,  que 
l'élève  de  Polyclète  et  placent,  par  conséquent,  dans  le  nouveau  temple 
l'œuvre  en  question.  —  4)  Pausan.,  1, 16,  3.  VIII,  46,  3. 

16 


242  LES    ORACLES   DES   DIEUX 

Les  dieux  antiques  désertent  toujours  les  ruines.  Il  n'y 
avait  plus  de  révélation  à  Didymes.  La  source  elle-même, 
dit-on,  avait  tari.  Les  Milésiens  songèrent  à  rebâtir  sur  un 
plan  plus  grandiose  le  temple  et  ses  dépendances  ;  mais  ni 
leur  zèle  attiédi,  ni  leurs  ressources  épuisées,  ne  suffirent  à 
cette  tâche.  La  construction,  dirigée  par  Daphnis  etPseonios, 
avançait  lentement  et  ne  fut  jamais  achevée.  11  faut  franchir 
tout  l'espace  qui  sépare  les  guerres  médiques  du  siècle 
d'Alexandre  pour  entendre  parler  à  nouveau  de  l'oracle  mile- 
sien.  A  cette  époque,  le  temple  était  en  état  de  servir  au 
culte  <  ;  la  source  prophétique,  s'il  en  faut  croire  Callisthène, 
reparut  d'elle-même  en  l'honneur  d'Alexandre,  et  il  y  avait 
des  prêtres  pour  dispenser  la  révélation  au  nom  du  dieu.  Ce 
n'était  plus  l'établissement  des  Branchides  ;  mais  c'était  tou- 
jours l'oracle  d'Apollon  Didyméen  ^. 

Ce  nouveau  sacerdoce  nous  est  un  peu  mieux  connu  que 
l'ancien,  et  c'est  le  moment  de  le  considérer  d'un  peu  plus 
près.  La  réorganisation  de  l'oracle  de  Didymes  coïncide  à 
peu  près  avec  celle  de  l'oracle  de  Delphes,  après  la  guerre 
sacrée,  et  l'on  s'aperçoit  que,  de  part  et  d'autre,  les  mêmes 
causes  ont  dû  produire  les  mêmes  effets.  Avec  les  anciennes 
familles  sacerdotales  disparut  le  privilège  exclusif  de  l'héré- 
dité. L'État,  qui  était,  en  fait  de  religion  officielle,  le  pou- 
voir suprême,  se  trouvait  apte  à  conférer,  par  l'élection  ou 
de  quelque  autre  manière,  l'investiture  sacerdotale.  On  a  vu 

1)  Un  décret,  qui  paraît  remonter  à  l'époque  en  question,  règle  le  partage 
des  chairs  des  victimes  dans  les  divers  sacrifices  faits  aux  divinités  du  Didy- 
mœon.  La  part  des  prêtres  et  celle  de  l'impétrant  varie  suivant  la  qualité  de 
celui-ci,  et  suivant  la  divinité  invoquée.  C'est  un  fragment  des  nouveaux  statuts 
dressés  par  les  autorités  milésiennes  pour  le  sanctuaire  de  Didymes.  (  Voy.  0. 
Rayet,  Rev.  Archéol,  1874,11,  p.  IOG-107).— 2)  Voy.  ci-dessus, p. 230  note  1  les 
textes  de  Pline  et  de  Pomiionius  M(3la.  Cependant,  le  nom  des  Rranchides 
est  tellement  passé  dans  l'usage  qu'il  reparait  de  temps  à,  autre  (Vaur.,  loc. 
cit.  CoNON.,  loc.  cit.  Bpay/toiwv  àouxa  ap.  LuciAN.  Pseudom.,  29).  Strabon  cu- 
mule :  -h  [j.xi-iï'o^  TO'j  AiûuaÉojç  'Ar.àlloi^oç  zo  h  BpocY/joatç  (Stuab.,  XIV,  1,  5). 


ORACLE   DES   BRANCHIDES  243 

en  Grèce  des  cités  abolir  le  privilège  héréditaire  de  familles 
existantes  '  ;  à  plus  forte  raison  était-il  facile  de  remplacer 
les  Branchides  disparus. 

La  question  fut  résolue  à  Milet  dans  le  sens  le  plus  libéral. 
Les  dignités  sacerdotales  devenues  annuelles  furent  confé- 
rées par  le  sort  qui  est  bien,  au  point  de  vue  religieux,  l'é- 
quivalent d'une  élection  faite  par  les  dieux.  Ce  n'est  pas  à 
dire  que  tout  le  monde  fût  éligible.On  ne  mettait  dans  l'urne 
que  les  noms  des  candidats  soumis  à  un  examen  préalable 
{•/.pia'.q  -),  et  il  est  probable  que  l'examen  portait  spécialement 
sur  Torigine  ou  la  condition  sociale  des  aspirants.  Si  on  ne 
eur  demandait  pas  d'être  de  famille  sacerdotale  ou  aristocra- 
tique, on  exigeait  sans  doute,  ce  qui  revient  au  même,  qu'ils 
eussent  derrière  eux  une  généalogie  bien  nette.  En  tout  cas, 
l'hérédité  tendait  naturellement  à  se  rétablir,  et  l'on  n'est 
pas  étonné  de  rencontrer  dans  les  inscriptions  des  prêtres 
qui  se  font  honneur  d'être  flls  ou  descendants  de  prêtres  =*. 

Le  Didymseon  étant  comme  une  cité  sainte,  où  s'étaient 
donné  rendez-vous  des  dieux  de  toute  provenance,  Zeus, 
Apollon,  Artémis  Pythia,  Artémis  Boultea,  Leukothéa, 
Tyché...  etc..  sans  parler  des  «  grands  dieux  Cabires,  »  il 
faut  distinguer  entre  le  chef  hiérarchique  du  corps  sacerdo- 
tal tout  entier,  le  stéphanophore  ou  «  porte-couronne,  »  et  le 
desservant  spécial  de  l'oracle  ou  pro2:)hèfe.  Nous  laisserons 
de  côté  le  stéphanophore,  les  intendants,  les  parêdres  et 
autres  administrateurs  des  cultes,  pour  ne  nous  occuper  que 
des  dispensateurs  de  la  révélation. 

Le  prophète  était  désigné  chaque  année  par  le  sort  sur 
une  liste  de  candidats  agréés.  Il  arriva,  par  exception,  que 
la  dignité  fut  conférée  sans  tirage  au  sort  (âxX-^pwTÎ*),  comme 

1)  Plutarch.,  Qiœst.  Graec.,2%.—  2)  CI.  Gr.ec,  2884.  —  3)  Cf.  C.  I.  Gr.ec, 
2881.  Newton,  n°61,  p.  777.  Voy.,  ci-dessous,  la  liste  des  prophètes.  —  4)  Tel 
est  le  cas  de  Flavianus  Fhiléas.  C.  I.  Gr.ec.,  2880. 


244  LES  ORACLES  DES  DIEUX 

il  arriva  aussi  que  le  sort  donna  deux  et  trois  fois  le  mandat 
de  prophète  au  même  individu  '.  C'étaient  là  des  faveurs, 
humaines  ou  divines,  dont  celui  qui  en  était  Tobjet  devait  se 
montrer  fier  et  surtout  reconnaissant.  La  reconnaissance  se 
mesurait  aux  libéralités  qui  étaient  d'usage,  et  par  là  d'obli- 
gation, pour  les  récipicndiaires".  Les  prophètes  ne  venaient, 
dans  la  hiérarchie  officielle,  qu'après  les  stéphanophores  qui 
sont  également  les  supérieurs  des  prophètes  d'Apollon,  des 
chastes  hydrophores  d'Artémis  Pythia,  et  des  cotarques  des 
Cabires;  mais  leurs  fonctions  pouvaient  prendre,  suivant  le 
crédit  de  l'oracle,  une  importance  plus  considérable.  Ainsi, 
tandis  que,  dans  un  document  datant  du  troisième  siècle  avant 
notre  ère,  le  nom  du  prophète  est  omis  entre  celui  du  stépha- 
nophore  et  celui  de  l'intendant  ^  on  voit,  dans  des  inscrip- 
tions postérieures,  le  nom  du  prophète  primer  ''  ou  rempla- 
cer '■'  celui  du  stéphanophore. 

i)  Claudius  Damas  a  été  deux  fois  prophète  (C.  I.  Gr.t:c.,  28G9);Posido?iws, 
trois  io\s (Ibid.)  — 2)  G.I.  Gr.,2881.  Ménandvos  mcniionne  les  suppléments  de 
dépenses  faites  par  lui  'jTzïp  twv  -r^i  rpoarjTîfa?  àvaXwaâtwv. — 3)  C.  I.  Gr.ec.,28o2. 
—  4)  Ibid.,  2885.  — o)  I6id.,288G.  On  admet  en  général,  cl  c'est  encore  l'avis 
de  H.  Gelzer,  que  le  SUphanophore  est  le  chef  du  sacerdoce  didyméen  et  non 
pas  le  magistrat  éponyme  de  la  cité  de  Milet,  lequel  s'appelait  Prytane  au 
temps  d'Aristole  (PoZ(ï.,\lII,p.203)  et  plus  tard,  archl-prjjfane{C.  I.  Gr.2878- 
2881), On  rencontre,  il  cstvrai,àTarse,  à  Magnésie  du  Méandre,  à  Smyrne,  des 
stéphanophores  qui  sont  à  la  fois  prêtres  et  magistrats,  et  presque  toutes  les 
villes  de  Carie, Mylasa,  Stratonicée,  Aphrodisias,  Iasos,Halicarnasse,  ont  pour 
magistrats  éponymes  des  stéphanophores.  Il  est,  dés  lors,  assez  naturel  de 
penser  que, lors  de  la  réorganisation  de  l'oracle,  l'autorité  civilea  profité  de  la 
disparition  des  Branchides  pour  prendre  la  direction  du  corps  sacerdotal,  et 
que  le  stéphanophore  didyméen  n'est  autre  que  l'archi-prytane  de  Milet.  Les 
inscriptions  rapportées  de  Milet  par  M.  Rayet  viennent  àl'appui  de  cette  ma- 
nière de  voir.  On  y  trouve,  en  effet,  une  liste  de  nouveaux  citoyens  qui  ont 
(C  été  faits  citoyens,  eux  et  leurs  descendants,  sous  le  stéphanéphore  Olym- 
pichos  »  {Rev.  Arch.,  1874,  II,  p.  108).  On  ne  comprendrait  guère  un  acte  de 
cette  nature  daté  par  le  nom  et  la  fonftion  du  grand-prêtre  de  Didymes. 
Cependant,  il  y  a  de  ces  exemples  d'éponymie  sacerdotale  et  il  serait  témé- 
raire d'ahsorher,  sans  autre  preuve,  l'archi-prytane  dans  le  stéphanophore. 
Voici,  par  ordre  alphahétique,  faute  d'ordre  chronologique,  la  liste  des 
noms  de  prophètes  relevés  sur  les  inscriptions  :  Antlpatev  (C.  I.  Gr.,  2835); 


ORACLE  DES  BRANCHIDES  245 

Le  fait  indique  qu'il  y  eut  encore  çâ  et  là,  pour  Toracle, 
quelques  retours  de  fortune.  Si  Ton  veut  bien  en  croire  Cal- 
listhène,  la  révélation  apollinienne  reprit  son  cours  en  l'hon- 
neur d'Alexandre,  et  les  envoyés  de  Milet  allèrent  porter  à 
Memphis  nombre  d'oracles  oii  il  était  question  de  la  nais- 
sance divine  d'Alexandre  et  de  la  future  victoire  d'Arbèles^ 
En  tout  cas,  Apollon  Didyméen  paraît  avoir  été  assez  clair- 
voyant pour  distinguer,  parmi  les  officiers  d'Alexandre,  le 
futur  souverain  de  l'Asie,  Séleucos  Nicator-  ;  ce  qui  ne  lui 
fut  pas  difficile,  s'il  est  vrai,  comme  il  le  dit  plus  tard,  qu'il 
était  lui-même  le  père  de  Séleucos^  Celui-ci  ne  se  montra  pas 
ingrat.  Il  renvoya  au  Didymaeon  la  statue  jadis  emportée  par 
Xerxès  '•  et  dut  songer  aussi  à  pousser  les  travaux  de  re- 
construction du  temple,  ce  qui  avait  chance  d'être  plus 
agréable  encore  à  Apollon  Didyméen  que  les  autels  élevés  à 
sa  divinité  sur  la  rive  de  l'Iaxarte  par  Démodamas,  le  général 
de  Séleucos  ^  Une  inscription,  que  nous  possédons  encore  % 
dénombre  les  présents  envoyés  au  Didymœon  par  Séleucos 
et  son  fils,  ce  fils  à  qui  il  avait  donné  une  part  de  son  trône 

Artémidoros  {Ib.,  2836)  ;  Artémon,  (Le  Bas,  III,  241);  Aurelius  Agathopos  {Ib., 
22i);Anter  [os]  (C.  I.  Gr,,28;j9);  Babio7i  (16.,  2854);  Claudias  Damas,  h  deux 
reprises  {Ib.,  28G9)  ;  Bionyslos  (Le  Bas,  III,  238);  Fkwianus  Philcas  {C.  I.  Gr., 
2SS0);  Ilérakléon  (Le  Bas,  III,  2'i:i);  L.  Malins  Satumimis  {C.  l.  Gn.,2S8o); 
Menandros  (Ib.,  2881)  ;  Ménéklés  (Le  Bas,  III,  242);  Métrodoros{C.  I.  Gr.  2883); 
Moschion  [Ib.,  2879);  Philidas  (Le  Bas,  III,  239);  Posidonios,  à  trois  reprises 
(G.  I.  Gr.  2869)  :  Pijthion  (Ib.,  2834);  Pasiklés  {Ib.,  2837);  Straton  (Le  Bas, 
III,  240)  ;  Théodotos  (G.  I.  Gr.,  2886.  Le  Bas,  III,  226).  La  pythie,  s'il  y  en  a  eu 
une  à  Didymes  avant  le  temps  de  lamblique,  n'est  pas  plus  mentionnée  dans 
les  inscriptions  que  celle  de  Delphes.  Le  «  poète  »  qu'on  avait  cru  y  décou- 
vrir, et  dont  on  avait  fait  l'auxiliaire  du  prophète,  n'existe  pas.  Le  texte  où 
il  est  dit  que  le  prophète  Antipater  est  fils  de  Ménestratos,  -/.arà  -ot/,aiv  oï 
Mevavopov,  signifie  simplement  qu'Antipatcr  a  été  adopté  par  Ménandre  et  est 
entré  par  là  dans  une  famille  qualifiée  pour  le  sacerdoce.  —  1)  Callistu.  ap. 
Strab.,  XVII,  1,  43.  —  2)  DioD.,XIX,  90.  Ai'Pian.,  B.  Syriac,  56.-3)  Justin., 
XV,  4,  3.—  4)  Pausan.,  I,  16,  3.  VIll,  46,  3.  —  5)  Pllx.,  VI,  [16]  49.  —6)  C. 
I.  Gr.ec,  2852.  Bœckh  pense  qu'il  s'agit  de  Séleucos  II  Callinicos  et  d'An- 
liochos  Hiérax,  mais  les  arguments  contraires  apportés  par  Soldan  et  Gclzer 
me  paraissent  des  plus  sérieux. 


246  LES   ORACLES   DES   DIEUX 

avec  sa  femme  Stratonice,  Antiochos  Soter.  Il  y  est  question 
d'un  grand  candélabre,  de  nombreux  calices  d'or  et  d'ar- 
gent et  de  parfums  de  toute  sorte,  sans  préjudice  des  mille 
victimes  que  les  deux  rois  avaient  immolées  sur  douze  autels. 
Stratonice  avait  aussi  consacré  son  ex-voto  *. 

Une  fois  riche,  Toracle  reçut  des  cadeaux  de  toutes  parts. 
Prusias,  le  roi  de  Bithynie  -,  sa  femme  Camasarye  ^  et 
son  fils  Nicomède  '•,  étaient  pleins  d'attentions  pour  lui. 
Les  Ptolémées  ne  voulaient  pas  non  plus  se  laisser  oublier. 
Ptolémée  Philadelphe  avait  déjà  envoyé  des  théores,  ce  qui 
veut  dire  des  présents  •>,  et,  deux  siècles  plus  tard,  Cléo- 
pâtre  et  ses  frères-époux  se  signalaient  par  le  don  de  gran- 
des portes  ornées  d'ivoire  ''.  Que  l'on  joigne  à  tout  cela  les 
présents  des  villes  et  des  particuliers  ",  et  l'on  comprendra 
que  le  Didymœon  ait  attiré  de  loin  les  voleurs  sans  scrupules. 
Les  pirates  qui  le  pillèrent  en  74  *^  n^'eurent  pas  le  loisir 
de  tout  emporter,  car  Strabon  dit  que  le  temple  «  est  orné 
d'ex-votos  de  travail  antique  et  des  plus  somptueux  ^  » 

Les  Milésiens,  il  faut  le  dire,  prècliaient  d'exemple  et  pre- 
naient leur  oracle  au  sérieux.  Un  texte  épigraphique  du  qua- 
trième siècle  avant  notre  ère  nous  a  conservé  un  fragment 
de  décret  nommant  quatre  députés  (ôsô-rpé-j-.)  et  les  chargeant 
de  consulter  le  dieu  sur  les  modifications  qu'il  conviendrait 
d'apporter  au  cérémonial  des  fêtes  d'Artémis.  «  Ce  que  le 
«  dieu  aura  révélé,  y  est-il  dit,  les  députés  l'annonceront  à 
«  l'assemblée  et  le  peuple,  après  audition,  décidera  comment 

\)  C.  I.  GrjEC.,28G0.  La  dévotion  à  A.  Didyméen  était  si  liien  de  tradition 
chez  les  Séleucides  que  l'usurpateur  Alexandre  Bala  (150-147)  avait  donné  à 
son  fils  le  nom  de  Branchos.  C'est  le  Branchos  dont  le  fabuliste  Babrios 
était  le  précepteur. —  2)  G.  I.  Gu.ïc,  28o5.  —  3)  Ibid.  —  4)  Anonym.  [Scymni] 
Orbis  descr.  v.  5j-G0.  C.  Mljller,  Geogr.  min.  I,  p.  197.  —  5)  C.  I.  Gr.ec,  2860. — 
6)  Newton, op  cit.  n»  60,  p.  775. —7) Dons  de  Cyzique  (C.  I.  Gr.ec,  2855.2858), 
de  Tralles,  Ephèse,  etc.  —  8)  Plutarch.  Pomp. ,  24.  Cf.  Arnob.,  VI,  23.  Arnobe 
parle  d'Apollon  en  généi'al  et  dit  (|ue  les  pirates  ne  hii  laissèrent  pas  un  grain 
d'or  :  c'est  une  exagération  évidente.  —  9J  Stuah.,  XiV,  ',,  5. 


ORACLE  DES   BRANCHIDES  247 

«  toutes  choses  devront  être  faites  conformément  au  conseil 
«  du  dieu...  Le  peuple  des  Milésiens  demande  s'il  sera 
«  agréable  à  la  déesse  et  avantageux  pour  le  peuple,  dès  à 
«  présent  et  par  la  suite,  de  célébrer  les  fêtes  d'Artémis  Bou- 
«  léphoros  Skiris...*  »  Les  Milésiens  eurent  soin  qu'Apollon 
ne  pût  être  jaloux  de  personne  et  que  les  grands  jeux  Didy- 
méens  pussent  soutenir  la  comparaison  avec  les  concours  les 
plus  renommés. 

Cependant,  il  vint  un  temps  oii  il  n'y  eut  plus  en  Orient 
d'autres  souverains  que  des  proconsuls  romains,  et  bien  des 
gens  employèrent  à  acheter  leurs  bonnes  grâces  l'argent 
qu'en  d'autres  temps  ils  eussent  offert  aux  dieux.  L'empire 
assura  à  l'oracle  de  Didymes  une  vieillesse  honorée  et  une 
décadence  sans  secousses. 

Tibère,  dans  la  révision  générale  qu'il  lit  des  privilèges 
locaux,  conserva  au  Didymseon  son  droit  d'asyle  -.  Germa- 
nicus,  qui  consulta  l'oracle  de  Klaros,  ne  paraît  pas  avoir 
fait  le  même  honneur  aux  Branchides;  mais  son  flls^  Cali- 
gula,  manifesta  l'intention  d'achever  le  temple^.  Les  Milé- 
siens ne  se  doutèrent  probablement  pas  que  Caligula  voulait 
y  installer  son  propre  culte  ',  car,  ils  s'empressèrent,  sur 
cette  promesse,  de  frapper  des  médailles  en  l'honneur  de  la 
«  déesse  »  Drusilla,  sœur  de  César  "\  L'achèvement  du  Didy- 
maeon  était  une  de  ces  tâches  que  recherchait  le  zèle  archéo- 
logique d'Hadrien; mais  ce  prince  paraît  s'être  contenté  d'une 
modeste  offrande  qu'il  fit  déposer  par  le  proconsul  Q.  Julius 
Balbus  ".  Parmi  ses  successeurs,  Caracalla  est  le  seul  dont 
les  libéralités  aient  laissé  leur  trace  dans  les  inscriptions  ^ 

Si  le  gouvernement  romain  ne  voulait  pas   employer  les 


\)  0.  Rayet,  Revue  archéoL,  1874,  II,  p.  104-105.  Offrande  de  la  tribu  milc- 
sienneAsopis(C.I.GRyEc.,2835).  — 2)  Tac.  AnnaL, III,  G3.  —  3)SuET.,Ca?i(/., 21. 
—  4)  Dio  Cass.,  LIX,  28.  Zonar.  Ann.,  Xi,  7.  —  3)  Eckhel,  D.  N.,  VI,  p.  231 
sqq.  MioxxET,  III,  1G7.  77G.  —  G)  C.  I.  Gr.ec,  2870.  —  7)  Le  Bas,  lll,  232. 


248  LES  ORACLES  DES  DIEUX 

deniers  publics  à  rajeunir  ce  vieux  culte,  il  encourageait 
pourtant  les  particuliers  h  faire  des  legs  à  l'oracle.  Apollon 
Didyméen  fut  inscrit  sur  la  liste  des  dieux  que  la  loi  romaine 
permettait  d'instituer  héritiers  '. 

L'oracle,  en  tant  qu'officine  de  révélation,  ne  lait  guère 
parler  de  lui.  Il  vante  Apollonius  de  Tyane  '  et  se  laisse  re- 
commander par  le  charlatan  d'Abonotichos  ^  :  il  a  recours 
à  la  méthode  alors  universelle  des  sorts  versifiés  '',  preuve 
qu'il  cherche  à  se  défendre  de  son  mieux  contre  l'oubli.  Il  fut, 
dit-on,  consulté  par  Galère  malade  "'  et  par  Licinius  prêt  à 
combattre  Constantin",  c'est-à-dire,  par  deux  clients  qui 
pnrent  lui  attirer  des  désagréments  lorsque  Constantin  fut 
le  maître.  Il  paraît  qu'en  effet  un  prophète  milésien  fut  mis 
à  la  torture'.  Les  écrivains  de  cette  époque,  Porphyre  et 
lamblique,  nous  parlent  encore  des  prophétesses  de  Didj- 
mcs  "^  et  Julien  tient  à  nous  faire  savoir  qu'il  a  été  lui- 
même  investi  par  le  sort  de  la  dignité  de  prophète  '*  ;  au- 
delà,  nous  perdons  de  vue  l'oracle  milésien.  Comme  Julien 
avait  fait  démolir  des  chapelles  chrétiennes  élevées  auprès 
du  temple  d'Apollon,  il  est  à  croire  que  les  chrétiens  prirent 
leur  revanche  sur  le  temple  lui-même.  Une  inscription  mys- 
tique, où  les  noms  des  sept  planètes  sont  invoqués  pêle- 
mêle  avec  des  archanges  "^^',  montre  que  les  rêveries  astrolo- 
giques et  gnostiques  doivent  avoir  pénétré  dans  le  Didymseon 
et  que  la  religion  apollinienne  y  est  morte  les  yeux  tournés 

i)  Bcos  hcredes  institiiere  non  possumiis  -praiter  eos  quos  scnatusconsnltis 
constUutionihusve  principum  mstitucrc  concesmm  est,  sicuti  Jovcm  Tarpcium, 
ApolUncm  Uidyinwum  Mileii...  (Ulpun.  Fragm.,  xxii,  G).  Ulpicn  cite  huit 
de  rcs  dieux  reconnus  personnes  civiles.  —  2)  Piiilostu.  V.  ApolL,  IV,  i.  — 
3)  LuciAN.  rscudom.,  29.  43.  —  4)  Ai'UL.  Mctain.,  IV,  32.  L'exemple  est  de 
rinvonlion  du  romancier  ;  mais  la  fiction  l'aiL  allusion  à  une  réalité  connue. 
L'oracle  rendu  à  Licinius  était  un  sort.  —  o)  Lactant.  De  mort. pcrscc,  \l. 
—  G)  So/.oM.  lllst.  Ecd.,],  7.  Cassiod.,  I,  8.  —  7)  EusKn.,  Pnvp.  Evang.,  IV, 
2,  13.  —  8)  Poui'iiYu.,  ad  Anch.,  ]>.  3.  L\mi!Licii.,  Mijt^f.,  III,  \\.  —  0)  Julian. 
Eplst.,  02.  —  lOi  C.  I.  Cii.Kc,  289j. 


ORACLE  DE   KLAROS  249 

vers  les  régions  lumineuses  d'où  elle  était  jadis  descendue. 

Au  nord  de  Milet,  et  à  peu  près  au  centre  de  Tlonie,  le 
culte  d'Apollon  renouvelé  par  l'influence  de  Delphes  avait  ou- 
vert une  autre  source  de  révélation,  l'oracle  de  «  la  divine 
Klaros  '  »,  près  de  Coloplion.  Il  y  avait  là  un  site  char- 
mant^, une  grotte  remplie  d'une  eau  limpide  '\  et  un  bois 
sacré  dans  lequel  on  prétendait  qu'il  n'y  avait  ni  vipères,  ni 
scorpions  ^.  C'était  aussi  un  lieu  prédestiné,  dont  l'histoire 
ressemble  beaucoup  à  celle  de  Didymes. 

La  tradition  rapportait  que  Klaros  avait  été  fondée,  en  un 
temps  où  les  Cariens  tenaient  le  pays,  par  un  certain  Rhakios 
qui,  adjugé  à  diverses  nationalités,  passait  généralement 
pour  Cretois  ^.  Rhakios  vit  un  jour  aborder  des  Hellènes 
émigrants,  envoyés  en  Asie  par  l'oracle  de  Delphes.  C'étaient 
des  Thébains  que  les  Épigones  avaient  consacrés  à  Apollon, 
et  que  celui-ci  utilisait  pour  fonder  une  colonie  delphique. 
Parmi  eux  se  trouvait  Manto,  la  fille  de  Tirésias.  Rhakios 
épousa  Manto  qui  fut  sans  doute  la  première  prophétesse 
d'Apollon  à  Klaros,  et  leur  fils,  Mopsos,  prophète  aussi, 
chassa  définitivement  les  Cariens  de  la  région  ^ 

Cette  légende,  que  n'encombrent  point  encore  les  rectifica- 
tions et  les  étymologies,  nous  montre,  rapprochées  par  la 
perspective,  deux  fondations  distinctes  ;  celle  du  sanctuaire 
et  celle  de  l'oracle.  Comme  à  Didymes,  le  culte  local  a  été 
transformé  en  instrument  de  révélation  par  une   influence 

i)  âdoL  Klipoç  (Anan.  ap.  Schol.  Aristoph.  Ran.,  661).  Le  grammairien 
Com.  Labeo  avait  écrit  une  dissertation  spéciale  De  oraculo  ApoUtnis  Clarii 
(Macrob.,  I,  i8,  22).  —  2)Quo Delphis  cvedomigraverat[Apollo)amœnitatc  Asiss 
(luctus  (Lactant.,  Instit.  Dlv.,  I,  7).  —  3)  Elle  est  appelée  dans  un  oi^acle  : 
Ivpavafj  KXaptr),  to/j/u  azù^xy.  çoioaoo;  ôay^;  (EusEB.  Prœp.  Evang.,y,  lo).  On 
croit  la  reconnaître  aujourd'hui  près  de  Gliiaour-Keuï.  —  4)  /Elian.,  Hisl. 
Anlin.,  X,  49.  —  o)  On  le  disait  aussi  Argien  (de  Mykenoî),  ou  fils  de  l'Athé- 
nienne Créousa,Jou  on  l'appelail  Lakios.  Cl'.  La  ville  des  Rhaukiens  en  Crète 
(.'Elian.  Hist.  Aniin.,  XY[Î,  3o).—  G)  Pausan.,  VIF,  3,  I.Sur  Manto  et  Mopsos, 
ou  les  deux  Mopsos,  voy.  vol.  II,  p.  oi-38. 


250  LES   ORACLES    DES  DIEUX 

venue  de  Delphes  ou  des  alentours.  L'apport  des  traditions 
cadméennes  ou  béotiennes  est  exagéré  ou  diminué  suivant 
les  préférences  des  logographes.  Les  uns  prétendaient,  au 
mépris  des  droits  d'Haliarte  et  d'Orchomène,  que  Tirésias 
lui-même  était  venu  mourir  à  Colophon ';  les  autres  sem- 
blent dire,  au  contraire,  que  Manto  avait  bien  envoyé  son 
fils  Mopsos  en  Asie,  mais  n'y  était  pas  allée  en  personne  ^. 
Les  logographes  ont  ajouté  de  leur  crû  un  héros  éponjme, 
Klaros,  supposé  frère  de  Rhakios  %  et  chéri  d'Apollon, 
comme  l'ancêtre  des  Branchides.  Klaros  était  un  person- 
nage inutile,  car  on  disait  aussi  que  le  sanctuaire  portait  ce 
nom  pour  avoir  été  le  «  lot  (■/.'Xr;po;-7.Ààp2ç)  »  de  la  famille  de 
Rhakios  \  ou  le  lot  d'Apollon  dans  le  partage  du  monde",  ou 
encore  le  lieu  où  les  trois  Kronides  avaient  tiré  au  sort  leurs 
parts  respectives".  D'autres  enfin,  en  quête  d'idées  neuves, 
soutenaient  que  KXapoç  venait  de  -/.Xaio)  et  rappelait,  comme  la 
fontaine  elle-même,  les  pleurs  de  Manto  ". 

Manto  est,  en  définitive,  la  personnalité  mythique  la  plus 
marquante  qui  se  rencontre  dans  l'histoire  légendaire  de 
Klaros.  A  côté  d'elle,  ou  à  sa  place,  les  traditions  sibyllines 
nommaient  Hérophila,  la  sibylle  qui  avait  prophétisé  à 
Klaros  comme  à  Érythrœ,  à  Délos  et  à  Delphes  ^. 

On  pourrait  s'attendre  à  voir  desservi  par  des  femmes  un 
oracle  fondé  par  une  prophétesse  et  visité  par  une  sibylle. 
Mais  les  Ioniens,  satisfaits  de  leurs  sibylles  idéales,  ne  lais- 
saient pas  volontiers  aux  mains  de  femmes  vivantes  le  sacer- 
doce d'Apollon,  et   le   pays   d'où  venait  Manto  n'usait  pas 

\)  Procl.,  ap.  Fragm.  Epie.  Grœc.  Kinkel,  î,  p.  o3.  A  moins  qu'on  ne  cor- 
rige T£ip£a(av  en  Ka'Xyavxa.  —  2)  Athen.,  VII,  §  51.  —  3)  Theop.  ap.  Schol. 
Apoll.  Rhod.  I,  3G8.  Eutecn.  Metaphr.  Nicand.  Alexiph.,  11.  — 4)  Eutecn., 
ibid.  —  5)  Clearch.  ap.  Schol.  Apoll.  Ruod.,  1,  3G8.  ScaoL.  Nicand.  Theriac., 
958.  —  G)  Schol.  Nicand.,  Alexiph.,  11.  —  7)  Schol.  Nicand.  Theriac,  958. 
Alexiph.,  H.  ScuoL.,  Apoll.  Rhod.,  1,388.  —  8j  Voy.  vol.  II,  p.  175,  la  Sibylle 
de  Colophon. 


ORACLE   DE    KLAROS  t?51 

davantage  de  la  facilité  avec  laquelle  l'organisme  féminin  se 
prête  aux  extases  surnaturelles.  Aussi,  la  légende  elle-même 
ne  tire  aucun  parti  de  la  présence  de  Manto  et  se  hâte  de  lui 
substituer  son  fils  Mopsos,  qui  fonde  la  corporation  sacerdo- 
tale. 

Comme  à  Milet,  au  temps  des  Branchides,  la  révélation 
colophonienne  avait  donc  pour  interprètes  des  hommes  qui 
se  mettaient  en  communication  avec  le  dieu  en  buvant 
«  l'eau  parlante  »  de  la  fontaine  sacrée'.  Il  n'en  fallait  pas 
davantage  pour  les  jeter  dans  un  état  d'excitation  qui  passait 
pour  abréger  leurs  jours  2.  Ces  prêtres  se  donnaient-ils  pour 
les  descendants  de  Mopsos  ?  On  en  peut  douter,  et,  â  ne  con- 
sidérer que  les  légendes  courantes,  on  serait  même  tenté 
d'affirmer  le  contraire.  Mopsos,  en  effet,  n'appartient  pas  en 
propre  à  l'oracle  de  Klaros.  Il  passait  également  pour  le  fon- 
dateur de  l'oracle  cilicien  de  Mallos,  où  l'on  montrait  son 
tombeau  \  Quelles  qu'aient  été  les  aventures  imaginées  pour 
expliquer  l'éloignement  du  prophète,  il  est  certain  qu'il  pas- 
sait pour  ne  s'être  point  fixé  à  Klaros,  et  comme,  d'ailleurs,  la 
tradition  ne  parle  pas  de  sa  postérité,  on  peut  conclure  de  là 
que  le  sacerdoce  klarien  ne  se  donnait  pas  pour  issu  de  Mopsos. 

Les  familles  qui  fournissaient  à  l'oracle  ses  interprètes 
devaient  être,  cependant,  des  familles  privilégiées.  Leur 
disparition,  sur  laquelle  nous  ne  sommes  nullement  ren- 
seignés, paraît  avoir  donné  lieu  soit  à  des  scrupules,  soit 
à  des  rivalités  qui  mirent  l'oracle  de  Klaros  sous  la  dépen- 
dance de  celui  de  Milet.  Les  Colophoniens,  ne  trouvant  peut- 
être  pas  chez  eux  de  familles  qui  ne  fussent  point  de  sang 
mêlé,  allèrent  chercher  dans  la  métropole  de  Tlonie  des 
prophètes  qui  fussent  des  Ioniens  authentiques  ''. 

1)  Anacr.,  xiu,  5-8.  Tac.  Annal.,  II,  5k  —  2)  Plin.,  II,  §  100.  —  3)  Voy. 
ci -dessous,  Oracle  de  MalloR. —  4)  JSon  femina  illic,  ut  apiid  Delphos,  sed  certis 
e  famUiis  et  ferme  Milcto  accitus  sacerdos  (Tac.  Ibid.). 


252  LES  ORACLES  DES  DIEUX 

Los  rites  de  l'oracle  nous  sont  indiqués  plutôt  que  décrits 
par  des  mentions  sommaires  ;  mais  l'analogie  nous  renseigne 
assez  sur  les  détails  omis.  Les  consultations  avaient  lieu  à 
certains  jours  seulement',  selon  la  coutume  de  tous  les 
oracles.  Les  clients  une  fois  assembles,  «  le  prêtre  demande 
seulement  le  nombre  et  le  nom  des  personnes  présentes  ;  puis 
il  descend  dans  une  grotte,  boit  de  l'eau  d'une  fontaine 
mystérieuse,  et  cet  homme,  étranger  le  plus  souvent  aux  let- 
tres et  à  la  poésie,  répond  en  vers  à  la  question  que  chacun 
lui  fait  par  la  pensée...  -  » 

La  question  n'était  pas  toujours  posée  mentalement;  elle 
pouvait  l'être  par  écrit,  ce  qui  permettait  les  consultations 
par  correspondance ^ 

Quant  aux  «  trépieds  de  Klaros'',  »  il  importe  peu,  vu  l'in- 
signifiance de  l'instrument  en  lui-même,  qu'ils  n'aient  été 
que  des  ex-votos  ou  des  métaphores. 

L'histoire  de  l'oracle  est  pour  nous  dépourvue  d'intérêt.  Il 
faut  laisser  à  la  fable  le  voyage  de  Céyx  qui  allait  précisé- 
ment le  consulter  lorsqu'il  fitnaufrage^  On  dit  qu'Alexandre, 
ayant  conçu  l'idée  de  rebâtir  [Smyrne  détruite  jadis  par  le 
roi  lydien  Sadyatte,  fut  encouragé  dans  ce  projet  par  l'o- 
racle de  Klaros  ^  Les  prêtres  de  Klaros  paraissent  avoir  eu 
beaucoup  de  loisirs.  Le  seul  d'entre  eux  que  nous  connais- 
sions est  un  érudit  qui  valait  à  lui  seul  une  encyclopédie, 
Nicandre  deColophon'.  Il  faut  croire  qu'ils  passaient  pour 
savants  en  théologie,  car  le  grammairien  Cornélius  Labeo 
avait  écrit  en  son  temps  sur  l'oracle  un  traité  spécial,  où  il 

i)  Peut-être  avant  ou  durant  les  nuits  qui  étaient  consacrées  à  Hécate 
(Pausan.,  III,  14,  9).  —  2)  Tac,  ibid.  —  3)  Ovide,  envoyant  ses  Fasses  à  Ger- 
manicus,  les  compare  à  une  paj^e  d'écriture  Clario  missa  Icgcnda  deo  (Ovid. 
Fast.,  I,  20).  —  4)  NicAN'D.,  Alcxiph.,  11.  IIimkr.  Omt.,  XI,  3.  —  5)  Ovid., 
Metam.,  XI,  410  s({.].  —  G)  Pausan.,  VU,   o,  3.  —  7)   Aiovjatoç  ô  Oa^v-dr-,; 

hpix  cpriolv   aÙTOv  tou  KXap(ou  'AzôXkuiwç,  iv.  rooyôvwv  os^dtasvov  -rjv  Î3007jvr,v 

(ScuoL.  NiCAM).  Prarf). 


ORACLE  DE  KLAROS  253 

était  question  de  problèmes  délicats  tranchés  par  l'Apollon 
de  Klaros.  Ainsi,  on  avait  demandé  un  jour  à  Apollon  quelle 
divinité  se  cachait  sous  le  nom  mystique  d'Iao,  et  il  avait  ré- 
pondu que  c'était  le  Dieu  Universel  qui  s'appelait  Aïdès  en 
hiver,  Zeus  au  printemps,  Hélios  en  été  et  lao  (Adonis?)  en 
automne  ^ 

Ces  préoccupations  spéculatives  appartiennent  à  une  épo- 
que de  décadence.  Strabon,  qui  écrivait  au  moment  oii  l'in- 
différence religieuse  était  â  son  comble,  ne  dit  pas  que  l'o- 
racle fût  muet  alors  ;  il  constate  seulement  qu'il  y  a  «  dans  le 
bois  sacré  d'Apollon  Klarios  un  oracle  ancien  -.  »  Ce  n'était 
pas  dans  un  pareil  siècle  que  les  prêtres  pouvaient  presser  la 
construction  de  leur  temple,  lequel  resta  toujours  inachevée 
Germanicus  eut  la  curiosité  de  consulter  le  prophète  de  Kla- 
ros. Une  pareille,  visite  dut  rendre  en  un  instant  à  l'oracle 
toute  sa  notoriété  d'autrefois,  d'autant  plus  qu'il  passa  pour 
avoir  prédit  la  fln  prématurée  du  grand  homme  '.  Aussi, 
quand  Agrippine  voulut  perdre  Lollia,  qui  avait  été  sa  rivale 
auprès  de  Claude,  elle  l'accusa  «  d'avoir  consulté  sur  les 
noces  de  l'empereur  une  statue  d'Apollon  Clarion  ''.  » 

Le  grand  pèlerin  mystique,  Apollonios  de  Tyane,  passant 
par  Colophon,  ne  manqua  pas  de  fraterniser  au  passage  avec 
le  sacerdoce  klarien  \  Mais,  un  demi-siècle  plus  tard,  l'oracle 
reçut  une  visite  moins  agréable,  celle  du  cynique  Œnomaos 
de  Gadare  qui  méditait  son  fameux  pamphlet'  et  qui  venait 
faire  ses  expériences  en  un  lieu  oii  peut-être  Xénophane  de 

l)CoRN.,  Labeo  ap.  Macr.,  I,  8,  20.  Cf.  Lobeck.,  Aglaoph.,]).  4G1.  Movehs, 
Thœnizier,  I,  o39-oo8.  Des  inscriptions  trouvées  en  Dalmatic  et  jusqu'en  An- 
gleterre prouvent  combien  la  foi  dans  la  compétence  tliéologique  de  Klaros 
était  répandue.  On  lit  sur  des  ex-votos  qu'ils  ont  été  offerts  à  des  dieux  et 
déesses  secunduin  interpretationcm  Apolllnls  Clarii  (CI.  L.,  III,  2880). — 
2)  Strab.,  XIV,  I,  27.  —  3)  Pausan.,  VII,  '6,  't.  —  4)  Tac,  ibid.  —  îi)  Tac, 
Ann.,  XII,  22.  C'est-à-dire,  l'oracle  de  Klaros  ou,  plus  probablement,  une 
statue  d'Apollon  Klarios,  animée  par  la  magie  (Cf.  vol.  II,  p.  129.)  — G)PmL0- 
STR.  V.  ApolL,  IV,  1.  —  7)  Cf.  vol.  I,  p.  78-79. 


254  LES   ORACLES  DES  DIEUX 

Colophon  s'était  indigné  avant  lai.  Œnomaos  trouva  foule  à 
Klaros,  car  l'oracle  tenait  plus  à  la  quantité  qu'à  la  qualité 
des  consultants.  «  Personne  ne  paraissait  exclu   de  la  parti- 
cipation aux  oracles,  ni  le  voleur,  ni  le  soldat,  ni  l'amant,  ni 
l'amante,  ni  le  flatteur,  orateur  ou  sjxophante.  Chacun,  sui- 
vant son  désir,  voit  la  peine  ouvrir  la  carrière  et  la  joie  en 
perspective  ^  »  Œnomaos,  qui  demandait  s'il  ferait  fortune 
dans  le  commerce,  s'entendit  promettre  les  délices  d'un  cer- 
tain «  jardin   d'Héraklès.  »  Par  malheur,  quelqu'un  de  l'as- 
sistance se  souvint  que  l'oracle  en  avait  dit  autant  a  un  cer- 
tain marchand  du  Pont,   Callistratos,  lequel  était  toujours 
aussi  pauvre  que  par  le  passé.  Les  sceptiques  trouvent  tou- 
jours les  déceptions  qu'ils  cherchent,  comme  les  âmes  simples 
s'en  vont  satisfaites  parce  qu'elles  avaient  envie   de  l'être. 
Mais  si  l'oracle  ne  pouvait  faire  taire  l'invective  d'Œnomaos 
et  le  rire  moqueur  de  Lucien-,  il  trouvait  au  même  moment 
un  allié  dans  Alexandre  d'Abonotichos  qui   daignait  parfois 
envoyer  des  clients  «  à  son  père,  à  Klaros'\  »  Les  prêtres  ne 
se  montrèrent  pourtant  pas  à  la  hauteur  de  leur  réputation, 
lorsque  les  habitants  de  Smyrne  et  d'Éphèse  envoyèrent  à 
Klaros,   à  propos  du  tremblement   de    terre    qui   détruisit 
Smyrne,  en  152  ''.  C'était  la  troisième  catastrophe  de  ce  genre  en 
quelques  années;  Rhodes  et  Mitylène  avaient  déjà  subi  le  sort 
de  Smyrne,  et  il  est  probable  que  la  crainte  de  livrer  à  l'o- 
pinion publique  surexcitée  une  matière  à  commentaires  dan- 
gereux empêcha  l'oracle  de  parler.  Les  théores  s'en  allèrent 
sans  avoir  pu  obtenir  de   réponse  "'.  Apollon  n'était  pas  si 
embarrassé  devant  les  Syriens  qui  venaient  lui  demander  ce 
que  pouvait  bien  être  un  squelette  de  onze  coudées  de  lon- 

1)  Œnom.  ap.  EusEB.  Prœp.  Evang.,  V,  22.  —  2)  Lucian.  Jtip.  Trag.,  30.  — 
3)  Llcian.  Fseudom.,  29.  —  4)H.Waddington,  fasto  des  provinces  asiatiques, 
§  141.  Mémoire  sur  Aristide,  p.  242  sqq.  —  5)  Aristid.  Orat.  Sacr.,  I,  p,  497. 
Dind.  Les  sibyllistes  anonymes  se  plaisaient,  au  contraire,  à  faire  les  prédic- 
tions les  plus  sinistres. 


ORACLE  DE   PATARA  255 

gueur  trouvé  au  fond  du  lit  de  l'Oronte,  dans  un  sarcophage 
en  terre  cuite.  Il  répondait  gravement,  avec  la  certitude  de 
n'être  pas  contredit,  que  c'étaient  les  ossements  de  l'Indien 
Orontês  '. 

La  ferveur  religieuse  du  second  et  du  troisième  siècle  de 
notre  ère  entretient  donc  le  mouvement  et  la  vie  à  Klaros. 
Maxime  de  Tyr,  Porphyre,  lamblique  même  parlent  de  Poraclo 
comme  d'une  institution  encore  debout  ^.  Après  eux,  nul  ne 
mentionne  plus  cette  source  de  révélation  qui  se  tarit  pro- 
gressivement, comme  toutes  les  autres,  et  dut  avoir  à  peu 
près  la  même  destinée  que  le  Didymaeon. 

Avec  l'oracle  dePatara,  nous  rentrons  dans  la  patrie  même 
du  dieu  révélateur  dont  la  mère,  Lêto,  était  une  divinité  ly- 
cienne.  Le  temple  d'Apollon  Pataréen  était  situé  sur  le  bord 
de  la  mer,  à  soixante  stades  au-dessus  de  l'embouchure  du 
Xanthos. 

Les  logographes,  comme  Hécatée,  trouvèrent  tout  simple 
de  donner  pour  éponyme  à  Patara  un  certain  Pataros,  fils 
d'Apollon  et  de  la  nymphe  Lycia,  fille  elle-même  de  Xanthos  ^ 
Une  autre  tradition,  aussi  obscure  que  bizarre  et  surchargée 
de  prétentions  grammaticales,  racontait  que  Patara  avait  le 
sens  de  «  coffre.  »  Ce  cofi"re  était  une  boîte  contenant  des 
gâteaux  et  des  joujoux  que  la  nymphe  Salakia  destinait  à 
Apollon  enfant.  La  boîte  avait  été  enlevée  par  le  vent,  jetée  à 
la  mer,  et  portée  jusqu'à  la  Chersonèse  de  Lycie  '.  On  ne  dit 
pas  d'ailleurs  où  se  trouvait  Salakia  et  si  cette  nymphe  n'est 
pas  quelque  type  de  déesse  phénicienne. 

Quoi  qu'il  en  soit,  Apollon  occupait  là  «  les  buissons 
de  Lycie  et  sa  forêt  natale,  à  la  fois  Délien  et  Pataréen  ^  » 
Depuis  que  Délos  et  la  Lycie  avaient  réglé  leurs  prétentions 

1)  Pausan.,  VIII,  29,  4.  L'anecdote  est  du  temps  deMarc-Aurèle.  —  2)  Max. 
Tyr.  Biss.,  XIV,  1.  PoRPHYR.  Ad.  AMe6.,p.3.  Iamblich.,  Mî/sf.lll,  H.  — 3)Steph. 
liyz.  s.  V.  nd-apa.  —  4)  Steph.  Byz.,  ihid.  —  5)  Horat.  Od.,  III,  4,  04. 


256  LES  ORA.CLES  DES  DIEUX 

respectives,  il  était  admis  que  Lêto,  après  avoir  mis  au  jour 
Artcmis  et  Apollon,  avait  ctë  conduite  par  une  louve  en 
Lycie,  au  «pays  des  loups,  »  et  qu'elle  avait,  en  arrivant,  bai- 
gné ses  enfants  dans  leXanthos  ^  Du  reste,  les  offrandes  non 
sanglantes  que  l'on  offrait  à  Patara,  en  souvenir  des  ca- 
deaux inoffensifs  de  Salakia,  rappellent  les  rites  du  culte 
d'Apollon  Genôtor  à  Délos  et  les  présents  hyperboréens,  tan- 
dis que  la  personnalité  d'Olen,  Lycien  et  chantre  à  Délos, 
rive  l'un  à  l'autre  les  deux  berceaux  d'Apollon.  On  pourrait 
même  dire  que  Délos  et  Patara  ne  formaient  qu'un  oracle  vi- 
vifié par  la  même  inspiration,  Délos  étant  pour  Apollon  le 
séjour  d'été,  et  Patara,  le  séjour  d'hiver-. 

C'était  donc  en  hiver  que  l'oracle  lycien  s'ouvrait  aux  con- 
sultants. Il  était  desservi  par  une  prêtresse  qui  passait  alors 
la  nuit  dans  le  temple,  afin  d'y  être  visitée,  au  moins  en 
songe,  par  le  dieu''.  C'est  de  ces  colloques  surnaturels  qu'elle 
rapportait  les  réponses  aux  questions  posées.  Ce  sacerdoce 
féminin  et  ces  rites  oniromantiques  s'accordent  bien  avec  ce 
que  nous  savons  des  mœurs  et  des  habitudes  des  Lyciens.  Ce 
peuple,  dont  la  divinité  suprême  était  Lêto,  entourait  la 
femme  d'une  vénération  particulière.  La  mère  était  pour  eux 
le  centre  de  la  famille  et  c'est  par  le  nom  de  la  mère  que  l'on 
désignait  les  enfants.  Un  pareil  usage  dénote  peut-être  une 
civilisation  encore  peu  avancée  ;  mais  il  n'en  donnait  pas 
moins  à  la  femme  un  rôle  prépondérant  dans  la  société,  un 
caractère  indépendant  et  presque  viril  qui  se  retrouve  dans 
le  type  d'Artémis,  fille  de  Lêto.  D'autre  part,  l'oniromancie 
paraît  avoir  été  la  forme  préférée  de  la  divination  lycienne. 
On  sent  là  le  voisinage  de  Telmissos  et  l'influence  des  rites 
familiers  aux  cultes  de  l'Asie. 

L'histoire  de  l'oracle  tient  en  quelques  lignes.  Ni  Alexandre, 

\)  Antonin.  Liber.,  3u.  Cf.  Stëpii.  Byz.  s.  v.  Xjectîx.  —  2)  Voy.  ci-dessus, 
p.  19.  —  3)  Hkhod.,  I,  128. 


ORACLES    DE    KYANEA    ET    DE    SELEUCIE  257 

ni  les  Romains  ne  virent  dans  Patara  autre  chose  qu'une 
bonne  position  stratégique.  Mentionné  comme  actif  x^ar 
Maxime  de  Tjt^  à  l'époque  des  résurrections  artificielles, 
l'oracle  n'était  plus  qu'un  souvenir  au  temps  de  Servius.  Le 
commentateur  de  Vii'gile  rappelle,  pour  l'intelligence  de  son 
texte,  qu'il  y  avait  eu  «  jadis  »  à  Patara  un  bois  sacré  dans 
lequel  Apollon  donnait  des  consultations  mantiques'-. 

A  l'est  de  Patara,  sur  un  autre  point  de  la  côte  lycienne, 
la  ville  de  Kyanea  avait  un  oracle  hydromantique  sous  l'in- 
vocation d'Apollon  Thyrxeus.  Il  suffisait  de  regarder  dans 
une  certaine  fontaine  mystérieuse  pour  y  voir,  dit  naïvement 
Pausanias  «  tout  ce  qu'on  voulait^  ».  L'épithète  inexpliquée 
qui  s'accole  ici  au  nom  d'Apollon  ne  nous  apprend  rien  sur 
l'origine  de  ce  culte  et  de  cette  divination  bizarre,  analogue 
à  celle  qui  était  en  usage  à  Patrse,  à  l'oracle  de  Démêter-*. 

Plus  loin,  sur  la  côte  de  Cilicie,  en  face  de  Cypre,  le  pro- 
montoire Sarpédonien  rappelait  le  nom  d'un  héros  lycien 
aimé  d'Apollon  et  indiquait  l'origine  du  culte  apollinien  qui 
s'était  implanté  dans  ce  lieu.  Dans  la  ville  voisine  de  Séleu- 
cie-la-Rude,  une  des  neuf  villes  de  ce  nom  fondées  par  Séleu- 
cos  Nicator  "%  Apollon  était  adoré  sous  le  vocable  de  Sarpé- 
donios  et  rendait  en  cette  qualité  des  oracles.  La  rapide 
prospérité  de  la  ville,  ses  grandes  fêtes  religieuses,  entre 
autres,  les  jeux  Olympiques  annuels,  valurent  à  cet  oracle 
apollinien,  qui  était  sans  doute  plus  ancien  que  la  cité,  un 
moment  de  vogue. 

Apollon  qui,  pendant  longtemps,  s'était  borné  à  défendre 
les  Séleuciens  des  sauterelles  %  eut,  là  aussi,  des  rois  et  des 

i)  Max.  Tyr.  Diss.,  xiv,  l.  C'est  à  cet  oracle  cV arrière-saison  qu'il  faut  rap- 
porter le  trépied  et  la  boîte  aux  cailloux  dont  parle  un  compilateur  (Cosmas 
ap.  Mai,  Spicileg.  Rom.  II,  p.  1458),  si  l'on  ne  préfère  laisser  de  côté  ces  inep- 
ties qui  se  répètent  comme  une  étiquette  banale  appliquée  à  tous  les 
oracles.—  2)  Serv.  Mn.,  IV, 377.—  3)  Pausan.,  VII,  21,  13.  —  4)  Voy.  vol.  II, 
p.  253.  —  5)  Stei'II.  Byz.,  s.  v.  Zzlz-kiix.  —  0)  Zosim.,  1,  57. 

17 


258  LES  ORACLES   DES    DIEUX 

cités  pour  clients.  Consulté  par  Alexandre  Bala,  roi  de  Syrie, 
il  lui  enjoignit,  dit-on,  de  se  garder  du  lieu  qui  avait  produit 
un  être  à  double  forme.  On  sut  plus  tard,  lorsqu'Alexandre 
eut  été  assassiné  en  Arabie,  que  dans  ce  lieu  même  était  né 
un  hermaphrodite  devenu  officier  de  cavalerie  après  avoir 
été  une  femme  mariée  '.  Quatre  siècles  plus  tard,  les  Palmy- 
réniens  enivrés  de  leur  prospérité  lui  demandant  s'ils 
pourraient  conquérir  l'empire  de  l'Orient,  il  leur  répondit 
par  l'injonction  de  sortir  immédiatement  du  temple  -.  Apol- 
lon voyait  approcher  Aurélien  dont  il  prédit  assez  clairement 
la  victoire  en  parlant  de  «vautour  qui  fond  sur  des  colombes 
tremblantes  ». 

On  ne  nous  dit  pas  de  quelle  méthode  usait  l'oracle  pour 
rendre  ces  prophéties  versifiées.  Les  «  sorts  »  poétiques  pou- 
vaient suffire  à  tout;  mais  il  y  a  une  raison  de  penser  que 
Séleucie  avait  emprunté  les  rites  de  Delphes.  Apollon  y  était 
associé  avec  Artémis  Sarpédonia,  et  Strabon  assure  qu'Ar- 
témis  Sarpédonia  avait  «  un  sanctuaire  et  un  mantéion  oii  des 
personnes  possédées  de  l'esprit  divin  rendent  des  oracles^  ». 
Or,  comme  Strabon  ne  parle  pas  d'Apollon  Sarpédonien  et 
qne  l'on  ne  rencontre  nulle  part  d'oracles  placés  sous  l'invo- 
cation d'Artémis,  il  est  tout  naturel  de  penser  que  l'oracle 
désigné  par  le  géographe  est  précisément  celui  dont  nous 
nous  occupons.  L'erreur  commise  se  comprend  de  reste,  et 
elle  se  rectifie  au  contact  des  autres  témoignages. 

La  Lycie  et  la  Troade  sont  unies  par  les  liens  d'une  étroite 
parenté  ethnologique  et  surtout  par  une  égale  dévotion  au 
culte  apollinien.  En  remontant  de  ce  côté,  avec  chance  de 
retrouver  quelque  ancien  itinéraire  des  migrations  anciennes, 

1)  DioD.  Fragm.,  XXXtl,  iO.  —  2)  Zosim.,  ibid.  —  3)  Strab.,  XlV,  o,  19. 
Artémis  n'a  pas  d'oracles  indcpcndanls,  parce  iiu'clle  s'est  comme  absorbée 
dans  la  personnalité  envahissante  d'Apollon,  dont  clic  n'est  plus  guère  que 
l'auxiliaire. 


ORACLE    DE   HIERACOME  259 

on  rencontre  ça  et  là,  en  pays  à  demi  sémitique,  des  oracles 
qui  sont  comme  les  sentinelles  avancées  de  la  religion  apol- 
linienne  du  côté  de  TOrient.  Tel  est  l'oracle  carien  de  Hylse 
ou  Hiéracome. 

L'oracle  de  Hyla?,  voisin  de  Magnésie,  ne  nous  est  connu 
que  par  un  passage  de  l'archéologue  Ménodote  de  Samos, 
enfoui  dans  la  compilation  d'Athénée  ^  Il  aurait  été  consulté 
par  les  Carions,  dans  les  temps  mythologiques,  et  leur  aurait 
enjoint  de  se  couronner  de  saule,  en  expiation  d'un  outrage 
fait  par  eux  à  une  statue  de  Héra,  réservant  les  couronnes 
de  laurier  pour  les  serviteurs  ou  servantes  delà  déesse.  Cette 
consultation  est  si  compliquée  et  si  savante  que,  dans  la 
pensée  de  Ménodote,  l'oracle  avait  dû  se  servir  de  la  divina- 
tion intuitive  et  de  la  parole  humaine. 

Hylee  pouvait,  à  cause  même  de  son  oracle,  s'appeler  la 
«  sainte  bourgade  »,  Hiéracome,  et  il  n'est  pas  étonnant  que 
ce  nom  se  soit  substitué  à  l'autre  sous  la  plume  de  Tite-Live. 
Il  est  inutile  de  chercher  ailleurs  le  temple-oracle  que  ren- 
contra le  consul  Cn.  Manlius  parti  d'Éphèse  à  la  rencontre 
des  Gallo-Grecs  (189).  C'est  après  avoir  atteint  Magnésie  et 
franchi  le  Méandre  que  l'armée  romaine  arrive  à  Hiéracome. 
«  Là  se  trouve,  dit  l'historien,  un  temple  auguste  d'Apollon 
et  un  oracle;  on  dit  que  les  prophètes  y  rendent  des  sorts 
formulés  en  vers  qui  ne  manquent  pas  d'élégance  -.  »  La  seule 
chose  qui  puisse  surprendre,  c'est  que  Pausanias  parle  de  Hy- 
lee, de  la  grotte  d'Apollon,  de  la  statue  archaïque  du  dieu  et 
des  exercices  bizarres  auxquels  les  fidèles  se  livraient  en  son 
honneur,  sans  faire  mention  de  l'oracle^  Il  en  faudrait  con- 

1)  Athen.,  XV,  §  13.  Le  texte  d'Athénée  porte  "ï6Xa,  ce  qui  indiquerait  une 
des  villes  de  ce  nom  en  Sicile  :  mais  on  ne  voit  pas  ce  que  les  Carions  iraient 
faire  en  Sicile.  0.  Mullcr  {Borier,  P,  p.  261)  lit  "ÏXai,  et,  comme  on  connaît 
Apollon  Hylates,  c'est  encore  le  parti  le  plus  sage,  à  moins  qu'on  n'opte 
pour  Hyde,  située  sur  la  côte,  au  fond  du  golfe  de  Doridc  (Plin.,  V,  §  104). 
—  2)  Liv.,  XXXVIII,  13.  —  3)  Pausan.,  X,  32,  6. 


260  LES   ORACLES  DES   DIEUX 

dure  que,  de  son  temps,  les  pratiques  divinatoires  avaient  cessé 
et  qu'il  ne  s'est  pas  enquis  autrement  des  usages  disparus. 

Sur  la  côte  d'Éolide,  au  fond  du  golfe  d'Élœa,  et  bien 
près  cette  fois  de  la  Troade,  on  rencontre  un  oracle  de  quel- 
que notoriété,  ceiui  de  Gryneion.  «  Là,  dit  Strabon,  se  trouve 
le  sanctuaire  d'Apollon  et  un  aniique  oracle  avec  un  temple 
magnifique  en  marbre  blanc  '.  »  lly  avait,  déplus,  ce  qui  fai- 
sait le  charme  de  Didymes  et  de  Klaros, —  «  un  bois  superbe 
dédié  à  Apollon,  plein  d'arbres  taillés  et  de  toutes  les  plantes 
d'ornement  qui  peuvent  délecter  l'odorat  ou  la  vue".  » 

Cette  bourgade  peut  être  regardée  comme  le  centre  reli- 
gieux de  l'Éolide.  Son  culte  paraît  bien  être  de  fondation 
achéenne^On  retrouvait  là  l'éternelle  légende  du  serpent  tué 
par  Apollon.  Le  fait  s'étaitpassé  dans  le  bois  sacré,  qui  jouis- 
sait pour  cette  raison  du  droit  d'asyle  et  dont  les  arbres 
portaient  des  chaînes  suspendues  en  guise  d'ex-votos''.  Les 
contes  ridicules  débités  à  Klaros  sur  le  compte  de  Calchas  se 
reproduisaient  également  à  Gryneion  ^. 

La  première  consultation  légendaire  de  l'oracle  est  celle 
qui  avait  déterminé,  dit-on,  la  fondation  de  Pergame  par 
Pergamos  et  de  Gryneia  par  l'œkiste  Grynos,  petit-fils  de 
Téléphos.  Cela  se  passait,  suivant  la  chronologie  mythique, 
une  génération  après  la  guerre  de  Troie  ^  L'oracle  ou,  si  Ton 
veut,  ce  bois  sacré  où  mourut  Calchas,  était  donc  censé  avoir 
préexisté  à  la  ville  qui,  au  temps  de  Strabon,  n'était  plus 
qu'une  dépendance  de  Myrina.  A  l'époque  historique,  l'oracle 
devait  avoir  reçu  l'investiture  de  Pytho,  car  Myrina  figurait 

1)  Strab.,  XIII,  3,  Vy.  —  2)  Pausan.,  I,  21,  7.  Cf.  Viug.  Eclog.,  VI,  72.  — 
3)  Gryneia  est  nommée  parmi  les  cités  d(3  la  dodécapole  éoliemic  (Hkrod., 
I,  149)  :  tout  près  se  trouvait  le  «  port  des  Acliéens,  où  sont  les  autels  des 
douze  dieux  (Strab.,  ibkl.).  »  L'imporlancc  du  culte  d'Apollon  Grynéen 
explique  que  HerJiiias  de  Métliymne  ait  écrit  à  ce  sujet  un  livre  spécial 
llept  Tou  rpuvstou  'ÀKiXXwvoç  (ÂTHEN.,  IV,  §  32).  —  4)  Serv.  Eclog.,  VI,  72.  — 
5)  Cf.  vol.  II,  p.  43.  —  6)  Serv.,  ibid.  On  a  songé  à  dériver  Gryneion  de  Ypuv6? 
=  racines  sèches  ou  incendie,  allusion  aux  feux  du  Soleil,  Hélios-Apollon. 


ORACLE  DE   GRYNEION  261 

sur  ses  monnaies  l'omphalos  et  le  laurier,  et  elle  compte 
parmi  les  cités  qui  envoyaient  à  Delphes  des  «  étés  d'or'.  » 
Pourtant,  la  renommée  de  l'oracle  était  des  plus  modestes. 
On  dirait  que  lesPergaméniens,  qui  étaient  un  peu  les  frères 
des  Grynéens,  ont  été  les  seuls  â  lui  faire  l'aumône  de  quel- 
ques consultations.  Il  est  probable  qu'un  marbre  retrouvé  à 
quelque  distance  fait  allusion  à  une  libéralité  d'un  prince 
de  la  maison  de  Pergame^.  Il  faut  descendre  ensuite  jusqu'au 
siècle  des  Antonins  pour  rencontrer  une  consultation  de  la 
cité  de  Pergame.  La  démarche  des  Pergaméniens  est  des 
plus  honorables  pour  l'oracle  et  des  plus  intéressantes  au 
point  de  vue  des  théories  théologiques.  La  peste  sévissait 
dans  la  ville  même  où  Asklépios  exerçait  son  office  de  méde- 
cin, et  il  avait  fallu,  en  désespoir  de  cause,  recourir  au  dieu 
dont  Asklépios  n'était  que  le  délégué.  Apollon  ne  se  mit  pas 
en  grands  frais  d'imagination.  Sa  réponse,  formulée  en  vers 
hexamètres  et  qui  nous  a  été  conservée  en  partie  ^  ordonne 
des  sacrifices  à  toutes  les  divinités  de  Pergame.  La  démarche 
des  Pergaméniens  avait  sans  doute  l'approbation  des  prêtres 
d'Asklépios  :  aussi  Apollon,  répondant  a  la  confiance  par  la 
tendresse,  a  soin  d'appeler  Asklépios  «  son  cher  fils.  » 

En  face  de  Gryneion,  dans  l'île  de  Lesbos,  Apollon  pro- 
tecteur des  troupeaux  et  hôte  des  vallons  boisés  (vcct:-/;)  était 
vénéré,  dans  les  environs  de  Méthymne,  sous  le  vocable  de 
Napœos''.  Il  devait  avoir  quelque  sanctuaire  rustique  où  il 
parlait  â  ses  adorateurs,  car  on  citait  de  lui  une  apostrophe 
en  mètre  ïambique,  soi-disant  adressée  à  Pélops.  Apollon, 
qui  se  voyait  off"rir  tous  les  jours  des  agneaux  naturels,  exi- 

\)  Plutarch.,  Pyth.  orac,  16.  Voy. ci-dessus,  p.  134.  —  2)  'Att^XXwvi  y^pTjatrjpfw 
<l>iXlTatpo; 'AixdtXou  (C.  I.  Gr.ec,  3327).  11  s'agit  de  Philet.-pros,  frère  d'Eii'- 
mône  II  (197-lo9  av.  J.-C).  La  pierre  a  été  rencontrée  par  Ciriaco  d'Ancona 
entre  Myrina  et  Kyme,  où  elle  a  pu  être  transportée  comme  pierre  à  bâtir. 
—  3)  C.  I.  GRyEc,  3o38.  —  4)  Steph.  Byz.,s.  v.  Ndtnr).  Schol.  Aristopii.  Niib., 
144.  Macroi;.,  I,  17,  4o.  Cf.  Strab.,  IX,  4,  EJ. 


262  LES   ORACLES   DES  DIEUX 

gea  de  Pélops,  dont  la  richesse  était  proverbiale,  un  agneau 

d'or^ 

On  en  pourrait  conjecturer  autant  du  temple  d'Apollon 
Maloeis  ou  «  moutonnier  »  près  de  Mitylène,  car  on  lui  don- 
nait pour  fondateur  un  certain  Mêlos,  fils  de  Manto^  c'est-à- 
dire  de  la  mantique  personnifiée,  et  on  le  rapprochait  ainsi 
de  l'oracle  presque  homonyme  de  Mailos  en  Cilicie. 

Ce  qui  est  certain,  c'est  que  la  religion  apollinienne  à 
Lesbos  n'allait  pas  sans  rites  divinatoires.  On  nous  dit  que  le 
tamaris  {[vjpkri}  y  remplaçait  le  laurier  et  qu'Apollon  s'y  ser- 
vait, en  guise  de  baguettes  divinatoires,  de  branches  de  tama- 
ris auxquelles  il  devait  son  surnom  de  Myrikœos^.  Si  l'on  en 
croitle  poète  Alcée,qui  était  du  pays,  Apollon  apparaissait  en 
songe,  un  rameau  de  tamaris  à  la  main^  Enfin,  les  orphiques 
prétendaient  qu'au  temps  de  la  guerre  de  Troie  les  Grecs  al- 
laient chercher  des  conseils  à  Lesbos,  où  Orphée  «  prophéti- 
sait dans  le  sein  de  la  terre  »  comme  un  autre  Trophonios, 
mais  qu'Apollon  jaloux  avait  brutalementdit  à  Orphée:  «Cède- 
moi  ta  place  M  »  Si  l'on  veut  placer  cet  oracle  conquis  sur 
quelque  vieux  culte  chthonien  à  Antissa,  où  était  plus  par- 
ticulièrement attachée  la  légende  d'Orphée,  on  arriverait  à 
compter  à  Lesbos  environ  trois  oracles  apolliniens,  tous  trois 
d'allure  modeste  et  se  réservant  pour  la  clientèle  locale. 

Le  caractère  rustique  et  les  attaches  patriarcales  appa- 
raissent aussi  visiblement  dans  le  culte  d'Apollon  Thym- 
bréen  ou  Sminthien,  le  patron  de  la  Troade.  Sous  ces  épi- 
thètes  vulgaires  qui  faisaient  allusion  au  mulot  (ctiai'vOôç)  et  à 
la  sarriette  (0j;i.5pa),  une  plante  médicinale,  on  trouvait  un 
dieu  qui  avait  jadis  gardé  les  troupeaux  de  Laomédon  et  qui 

l)ScHOL.  jVristoph.,  ibkl.—2)  Stki'II.,Byz.,  s.v.  MaXist;.—  3)  Scuol.  Nicand. 
T/teriac.,()13. —  4)  Schol.  Nicand.,  ibid.  M.  Newton  (Tvavels  and  Distioverks,  II, 
p.  8)  a  encore  trouvé  rmcu6atio?z  pratiquée  pour  la  guérison  des  malades  et 
des  aliénés  dans  Féglise  d'un  villaiïe  leshieii.  —  o)  Piiilostr.,  Hcroic.,  G,  3-4. 
Vil.  ApolL,  IV,  14, 


ORACLE   DE    THYMBRA  263 

avait  appris  la  divination  avec  la  médecine  a  l'école  du  dieu 
Pan,  fils  de  Zeus  et  de  la  nymphe  Thymbra'.  Il  était  honoré 
en  divers  lieux  ;  à  Chrysé,  où  le  Chrysès  de  l'Iliade  était  son 
prêtre;  à  Thymbra,  oii  Laocoon  desservait,  —  avec  trop  peu 
de  respect,  hélas!  —  son  culte  jaloux  de  pureté;  plus  tard, 
dans  la  ville  qu'Alexandre  bâtit  pour  recueillir  les  descen- 
dants des  Troyens. 

Nous  n'avons  rien  à  dire  du  sanctuaire  de  Chrysé,  si  ce 
n'est  qu'on  y  trouvait  probablement  des  traditions  et  des  rites 
analogues  à  ceux  de  Thymbra.  Thymbra  était,  à  coup  sûr, 
un  foyer  de  révélation.  La  légende  de  Pan,  fils  de  Thymbra, 
maître  d'Apollon  en  l'art  de  prophétiser,  en  est  une  preuve. 
S'il  en  fallait  d'autres,  on  rappellerait  que  le  temple  de  Thym- 
bra est  le  lieu  où,  d'après  les  traditions  post-homériques, 
Hélénos  et  Cassandra  avaient  reçu  le  don  de  prophétie,  le 
lieu  aussi  où  ramènent  bien  des  légendes  relatives  à  la  sibylle 
de  l'Ida. 

Thymbra  ayant  disparu  de  bonne  heure,  il  est  malaisé  de 
savoir  quels  rites  divinatoires  avaient  pu  être  là  en  usage. On 
soupçonne,  à  l'origine  lycienne  du  culte,  qu'Apollon  y  devait 
parler,  comme  à  Patara  et  à  Lesbos,  par  la  voie  des  songes, 
et  cette  hypothèse  est  confirmée  par  le  détail  caractéristique 
inséré  dans  la  biographie  d'Hélénos  et  de  Cassandre,  lesquels 
avaient  reçu  leur  privilège  mantique  après  une  nuit  passée 
dans  le  temple  de  Thymbra^. 

Mais  un  jour  vint  où  Apollon  retrouva  des  adorateurs  et 
un  temple  plus  beau  à  Alexandrie  Troas. 

Il  était  bien  tard,  au  siècle  d'Alexandre,  pour  fonder  des 
oracles  nouveaux  avec  des  cultes  vieillis.  C'était  le  moment 
où  la  réflexion  philosophique  décomposait  les  religions  ouïes 
dotait  de  théologies  savantes  qui  les  menaient  infailliblement 
à  leur  ruine.  Apollon  était  si  bien  reconnu  alors  pour  être 

1)  Apollod.,  T,  4,  I.  —  2)  Voy.  vol.  II,  p.  4o.  Cf.  Hygin.,  fab.  93. 


264  LES  ORACLES  DES   DIEUX 

un  dieu-prophète  qu'il  l'était  partout  et  ne  pouvait  plus,  sans 
faute  de  logique,  attacher  à  certains  lieux  son  privilège  per- 
sonnel. Le  temple  alexandrin  fut  donc  un  oracle  en  puissance 
qui  ne  passa  peut-être  jamais  de  la  théorie  à  l'action.  Le 
rhéteur  Ménandre,  qui  vivait  vers  la  fin  du  troisième  siècle  de 
notreère,  a  tracé  le  canevas  d'un  panégyrique  «  Sminthiaque,  » 
c'est-à-dire  d'un  éloge  d'Apollon  Sminthien,  de  son  temple 
et  de  ses  fêtes.  Ce  sommaire  pouvait  servir  pour  les  quatre 
ou  cinq  endroits  oii  il  y  avait  un  culte  d'Apollon  Sminthien, 
mais  il  y  a  un  paragraphe  spécial  pour  Alexandria  Troas  et 
son  fondateur.  Il  y  est  question  des  signes  par  lesquels  Apol- 
lon a  encouragé  Alexandre  à  bâtir  la  ville  et  à  la  consacrer 
au  Sminthien,  mais  non  pas  d'un  oracle  à  demeure.  De  même, 
Ménandre,  après  avoir  affirmé  que  la  Troade  a  possédé 
Apollon  avant  Delphes  et  qu'elle  a  été  la  première  à  avoir  des 
devins,  n'ose  pas  pousser  l'hyperbole  jusqu'à  dire  que  Pytho 
perd  à  être  comparée  à  Alexandrie. 

Il  n'y  a  donc  pas  eu  en  Troade,  dans  les  temps  historiques, 
d'oracle  vivant.  La  Troade  était  toujours  le  pays  des  souve- 
nirs et  portait  le  deuil  de  son  passé  ! 

Au  nord  de  la  Troade,  sur  le  versant  de  la  Propontide, 
s'élevait  la  ville  d'Adrastaea,  située  entre  les  villes  maritimes 
de  Parion  et  de  Priapos.  Il  y  avait  là  un  mantéion  commun 
à  Apollon  Actœos  et  à  Artémis^  c'est-à-dire  une  copie  du 
sanctuaire  des  Branchides,  ébauchée  par  des  colons  milé- 
siens.  La  prospérité  de  Parion  fit  déserter  Adrastœa.  Le  tem- 
ple d'Adrastsea  identifiée  à  Némésis  fut  démoli  et  toutes  les 
pierres  transportées  à  Parion.  Dans  ces  conditions-,  il 
n'est  pas  étonnant  que  l'oracle  ait  été  avec  le  temps  complè- 

l)  Strab„X1II,  \,  13.  — 2)  Strab.,z6/(Z.  F.  Schultz  {Philolorjus,X\l\,-p.  20G) 
croit,  pouvoir  établir  qu'il  y  avait  aussi  un  oracle  d'Apollon  à  Sinopc.  Sinope 
étant  une  colonie  milésicnne,  la  chose  n'a  rien  que  de  vraisemblable;  mais 
les  preuves  manquent.  Je  n'ai  pu  trouver,  pour  ma  part,  à  Sinope  qu'un 
oracle  héroïque,  celui  d'Autolycos  (Voy.  ci-dessous,  Oracles  des  héros). 


ORACLES   DE  zÉlÉIA  ET  DE   CHALKEDON  265 

tement  délaissé,  et  que  les  rares  souvenirs  laissés  par  sa 
courte  existence  aient  été  ajoutés  aux  traditions  de  Parion  ou  de 
Priapos.  On  s'explique  ainsi  que  Lycophron  amène  Dardanos 
à  Priapos  pour  y  recevoir  les  révélations  d'Apollon  ^. 

La  consultation  de  Priam  à  Zéléia  -,  située  plus  à  l'est,  dans 
le  bassin  de  l'^sepos,  sans  avoir  plus  de  valeur  historique, 
atteste  aussi  Texistence  d'un  oracle  d'Apollon  dans  cette  ville 
que  connaît  déjà  l'auteur  de  V Iliade.  Au  temps  de  Strabon, 
l'oracle  était  aussi  délaissé  que  celui  d'Adrastaea^. 

L'oracle  apollinien  de  Chalkédon  ou  Chalcédoine,  sur  le 
Bosphore,  paraît  avoir  été,  au  contraire,  de  fondation  tar- 
dive. Il  ne  faut  pas  prendre  à  la  lettre  l'hyperbole  de  l'écrivain 
byzantin  qui  lui  accorde  une  renommée  égale  à  celle  de 
Delphes  •'%  car  il  en  est  peu  d'aussi  insignifiants.  Il  est  possible 
que  des  rites  divinatoires  aient  été  pratiqués  avant  l'ère  chré- 
tienne dans  le  temple  d'Apollon.  On  trouve,  en  effet,  dans 
une  inscription  qui  ne  paraît  pas  des  plus  récentes,  le  nom 
d'un  certain  Athénfeon,  qualifié  de  «  prophète,  »  et  qui, 
comme  tel,  occupe  le  troisième  rang  parmi  les  dignitaires  de 
Chalkédon  ^  La  ville  passait  pour  avoir  été  fondée  par  un  fils 
de  Calchas*',  ce  qui  représente  bien,  en  effet,  une  sorte  d'in- 
vestiture prophétique. 

En  tout  cas,  l'oracle  n'aurait  guère  fait  parler  de  lui,  s'il 
n'avait  joué  un  rôle  de  comparse  dans  les  fourberies  d'A- 
lexandre d'Abonotichos.  Lucien  raconte  comment  Alexandre, 
voulant  fonder  son  oflfîcine  iatromantique,  eut  l'idée  de  faire 
recommander  son  établissement  par  l'Apollon   de  Chalcé- 

\)  TzETZEs  ad  Lycophr.,  29.  —  2)  Tzetzes  ad  Lycophr.,  313.  —3)  Strab., 
iUd.  —  4)  Dion.  Byzant.,  Anaplus  Bospori.,  fragm.  67.  —  o)  Il  est  appelé,  si 
la  leçon  n'est  pas  fautive,  ::po3/,Triç  'ATioXXo^ave-oç.  C.  I.  Gr.,  3794.  BŒCKE,ibid. 
(II,  p.  973).  —  G)  Hesych.  Miles.  Fragment.,  21. Peut-être  le  temple  de  Chal- 
kédon est-il  l'oracle  h  ta  ruOta  ^îû[Aà,  où  Apollon  avait  annoncé  aux  Argo- 
nautes le  mystère  de  la  S.  Trinité  et  l'enfantement  de  la  Vierge  Marie  pro- 
visoirement déguisée  sous  le  nom  de  Rhéa,  môrc  des  dieux  (lo.  Malala, 
Chronogr.,  p.  77,  éd.  Bonn). 


266  LES      ORACLES     DES     DIEUX 

doine.  Alexandre  trouve  un  compère  dans  son  ami  Cocconas. 
Les  deux  charlatans  «  enfouissent  dans  le  temple  d'Apollon,  le 
plus  ancien  du  pays,  des  tablettes  d'airain  oii  il  était  dit  que 
bientôt  Asklépios,  accompagné  d'Apollon,  son  père,  allait 
venir  dans  le  Pont  et  fixerait  son  séjour  à  Abonotichos.  » 
Là-dessus,  Alexandre  se  rendit  à  Abonotichos  où  la  stupidité 
des  habitants  lui  fît,  comme  il  l'avait  prévu,  un  succès  extra- 
ordinaire. «  Cependant,  Cocconas  demeure  à  Chalkédon  où  il 
répand  des  oracles  douteux,  ambigus,  énigmatiques;  mais  il 
ne  tarde  pas  à  mourir,  mordu,  je  crois,  par  une  vipère  \  » 

Au  risque  d'être  accusé  de  faire  rendre  aux  textes  plus 
qu'ils  ne  contiennent,  nous  croyons  que  Cocconas  a,  par 
surcroît,  ressuscité  ou  régénéré  l'oracle  de  Chalkédon.  Il  a  dû 
y  importer  les  rites  extatiques  avec  les  serpents  que  les  ora- 
cles d'Asklépios  avaient  mis  à  la  mode,  et  il  est  mort  d'un 
accident  qui  passe  pour  être  arrivé  jusque  dans  l'adyton  de 
Pytho.  Il  a  pu  aller  même  jusqu'à  l'installation  d'un  trépied 
et  d'une  pythie.  Le  fait  est  qu'on  rencontre  vers  ce  temps,  ou 
un  peu  plus  tard,  une  «  prophétesse  »  de  Chalkédon,  Apphé, 
et  une  de  ses  «  élèves  »,  Orbanilla^.  Si  ces  indices  ne  sont 
pas  suffisants  pour  affirmer,  ils  offrent  du  moins  de  quoi 
rendre  une  hypothèse  vraisemblable. 

Nous  sommes  un  peu  mieux  renseignés  sur  un  des  derniers 
oracles  d'Apollon,  fondé  à  une  époque  où  la  religion  apolli- 
nienne  ne  paraissait  plus  assez  vivante  pour  accréditer  des 
miracles  nouveaux.  Pendant  que  les  Ptolémées  proposaient 
Sérapis  à  l'adoration  des  deux  races  groupées  sous  leur 
sceptre,  les  Séleucides  appelaient  à  Antioche,  leur  capitale, 
le  symbole  de  la  civilisation  hellénique,  Apollon,  qui  devait 
retrouver  sur  le  sol  delà  Syrie  ses  affinités  avec  les  dieux  so- 
laires de  l'Orient.  Le  culte  d'Apollon  fut  installé  dans  le  bourg 

i)  LuciAN.,  Pseudom.,  10.  —  2)  C.  1.  Gr^ec,  3796. 


ORACLE  DE   DAPHNE  267 

de  Daphné,site  délicieux,  couvert  de  frais  ombrages  et  arrosé 
d'eaux  vives',  prédestiné  aux  fêtes  joyeuses  et  fait  à  souhait 
pour  les  religions  complaisantes.  Séleucos  Nicator  cons- 
truisit le  temple-;  Antiochos  Épiphane  l'acheva  et  l'em- 
bellit. On  y  voyait  une  statue  colossale  d'Apollon  Daphnéen 
en  bois  doré,  acrolithe,  œuvre  de  Bryaxis,  le  sculpteur  athé- 
nien qui  avait  déjà  fixé  les  traits  de  Sérapis^ 

Il  n'est  pas  démontré  qu'Apollon  Daphnéen  ait  été  consi- 
déré tout  d'abord  comme  prêt  à  parler  aux  consultants.  Sé- 
leucos croyait  devoir  quelque  reconnaissance  à  l'oracle  des 
Branchides,  et  il  aurait  eu,  pour  son  compte,  une  foi  moins 
vive  à  un  oracle  fondé  par  lui-même.  La  divination  vint  donc 
s'installer  à  Daphné,  en  dehors  de  tout  encouragement  offi- 
ciel, attirée  par  une  foule  frivole  qui  promettait  une  clien- 
tèle assurée.  Elle  porta  toujours  la  marque  de  son  origine, 
car  les  rites  en  usage  à  Daphné  ne  rappellent  en  rien  les 
pratiques  solennelles  de  Pytho.  Il  y  avait,  là  aussi,  une  fon- 
taine qu'on  appelait  Castalia,  et  un  laurier  sacré;  mais  on 
les  employait  à  des  expériences  puériles. 

Le  pouvoir  prophétique  résidait  dans  l'eau  de  Castalia. 
Si  l'on  en  croyait  les  Byzantins,  l'eau  bouillonnait,  chantait, 
exhalait  un  souffle  qui  secouait  le  laurier  et  jetait  les  assis- 
tants dans  le  délire  ''  :  mais  ce  sont  là  des  figures  de  rhéto- 
rique sur  lesquelles  il  n'y  aucun  fonds  à  faire.  Il  se  peut 
qu'il  y  ait  eu  là  des  fanatiques  à  l'enthousiasme  facile,  mais 
il  est  possible  aussi  qu'on  se  soit  contenté  de  jeter  des  feuilles 
de  laurier  sur  l'eau  et  d'observer  leurs  mouvements  ou  leur 
submersion.  On  comprend  que  Trajan,  qui  avait,  dit-on,  une 
grande  dévotion  pour  Apollon  Daphnéen,  n'ait  pas  voulu  se 
commettre  avec  les  gardiens  de  la  fontaine  merveilleuse  ^  Ha- 

\)  Strab.,  XVI,  2,6.  —  2)  C.  I.  Gr^ec,  1693.  —3)  Amm.  Marcell.,  XXn,  13, 
1.  Cassiod.  Hisi.  7icd.,VÏ,  31.  —  4)  Eustath.  Macrembol.,  X,  12.  Eudoc, 
Violar.,  p.  251,  —  o)  lo.  Malal.,  Chron.,  p.  272-275.  Bonn. 


268  LES      ORACLES     DES      DIEUX       ■ 

drien,  encore  simple  particulier,  tenta  l'expérience  et  n'eut 
pas  lieu  de  s'en  plaindi-e.  En  trempant  une  feuille  de  laurier 
dans  la  source,  il  la  retira  couverte  d'écriture.  C'était  la  ré- 
ponse de  l'oracle,  réponse  qui  fut  de  point  en  point  justifiée 
par  l'événement'.  Devenu  empereur,  Hadrien  jugea  qu'il 
n'était  pas  prudent  de  laisser  toute  lil)erté  à  de  si  habiles 
gens.  Il  fit  boucher  la  source,  pour  empêcher  d'autres  am- 
bitieux d'y  interroger  le  destin  ^. 

Si  les  pierres  amoncelées  là  par  ordre  d'Hadrien  y  restèrent 
jusqu'à  Julien,  c'est  que  personne  ne  regrettait  les  conseils 
du  Daphnéen.  On  ne  manquait  nulle  part  de  devins,  de  pro- 
phètes et  de  statues  magiques  comme  celle  qu'à  Antioche 
même  un  certain  Eutecnos  avait  transformée  en  une  espèce 
d'oracle  privés.  Cependant,  il  est  à  croire  que  Daphné  resta 
un  lieu  voué  à  la  divination,  car  on  entend  dire  que  le  «  génie 
du  lieu  »  ne  répondit  plus  «  à  son  ordinaire  »  depuis  le  jour 
où  le  César  Gallus  y  eut  transféré  les  reliques  de  S.  Babylas  ''. 
Il  répondait  donc  jusque-là,  et  il  n'était  pas  difficile,  en  effet, 
soit  de  refaire  un  bassin  hydromantique,  soit  d'essayer  d'au- 
tres méthodes. 

Julien  déboucha  la  source  de  Castalie  et  voulut  remettre 
en  activité  l'oracle  dont  il  se  fit  naturellement  le  premier 
client.  La  consultation  de  Julien  fut  marquée  par  des  inci- 
dents dramatiques  qui  amenèrent  la  ruine  définitive  du  culte 
d'Apollon.  Interrogé  sur  l'issue  de  la  guerre  que  l'empereur 
allait  entreprendre,  le  dieu  s'obstina  à  garderie  silence  et  ses 
prêtres  déclarèrent  qu'il  ne  parlerait  pas  avant  d'avoir  été 
délivré  des  restes  humains  qui  souillaient  Daphné.  Julien  se 
souvint  alors  des  purifications  jadis  ordonnées  par  les  Athé- 
niens à  Délos  et  fit  purifier  Daphné  par  les  mômes  cérémo- 
nies. Les  prêtres  d'Apollon  se  débarrassèrent  ainsi   des  reli- 

\)  SozoM,,  Hist.  Eccles.,  V,  19.  —  2)  Amm.  Marckll.,  XXII,  12,  8.  —3)  Eu- 
SEB.,  Hist.  Eccles.,  IX,  2-3.  Cf.  vol.  II,  p.  130.  —  4)  Sozom.,  ibid. 


ORACLE  DE  DAPHNE  2G9 

ques  de  S.  Babylas,  mais  les  chrétiens  rapportèrent  proces- 
sionnellement  à  Antioche  ces  restes  vénérés  en  chantant  des 
cantiques  contre  les  idoles,  à  la  grande  joie  de  la  population, 
qui  faisait  à  Julien  une  guerre  de  sarcasmes.  Cette  fois, 
Julien  se  fâcha;  il  fit  arrêter  un  certain  nombre  de  meneurs 
contre  lesquels  il  sévit.  Quelques  jours  après,,  le  temple 
d'Apollon  était  réduit  en  cendres  (362).  Julien  crut  que  le 
coup  venait  des  chrétiens,  et  il  persista  dans  son  opinion 
malgré  la  déposition  des  portiers  du  temple  qui  déclarèrent 
l'accident  purement  fortuit.  Il  fit  fermer  par  représailles  la 
grande  église  d'Antioche  et  mettre  quelques  suspects  à  la 
question  ;  puis,  réflexion  faite,  il  reprit  son  calme  philoso- 
phique. On  rit  de  son  dépit  silencieux  comme  on  s'était  mo- 
qué de  ses  menaces,  et  tout  cela  finit  par  le  Misopogon^  qui 
ne  fit  mourir  personne. 

Ainsi  tomba  l'oracle  d'Antioche,  pâle  contrefaçon  des  anti- 
ques oracles  d'Apollon,  ébauchée  par  la  superstition  popu- 
laire, illustrée  un  instant  par  quelque  client  de  haut  parage, 
et  tournée  en  ridicule  par  le  christianisme  triomphant.  On 
racontait,  en  effet,  que  Julien,  pour  prix  de  son  zèle  reli- 
gieux, avait  obtenu  de  tous  les  oracles,  «  celui  de  Daphné  en 
tête,  »  une  réponse  identique,  à  savoir,  qu'il  serait  malade 
mais  ne  mourrait  pas^  Après  la  mort  de  Julien,  on  put  rire 
à  l'aise  de  prophètes  aussi  clairvoyants  et,  en  particulier,  de 
l'oracle  défunt  de  Daphné.  «  Castalie,  s'écrie  Grégoire  de  Na- 
zianze,  est  de  nouveau  réduite  au  silence  ;  ce  n'est  pas  une 
eau  à  prophéties,  mais  une  eau  â  plaisanteries".  » 

Nous  avons  déjà  entendu  plus  d'une  fois,  au  cours  de  nos 
études,  cet  éclat  de  rire  qui  accompagne  les  funérailles  des 
cultes  décrépits.  De  tout  temps,  les  religions  ont  été  mises 
au  tombeau  par  leurs  rivales,  et  celles  qui  commencent  se 
souviennent  trop  d'avoir  lutté  contre  celles  qui  finissent. 

\)  Philostorg.,  Eist.  EccL,yU,  12.  —  2)  Greg.  Naz.  In  Julian.  Orat.,  II. 


270  LES     ORACLES     DES     DIEUX 

La  mantique  apollinienne  a  été  le  chef-d'œuvre  du  génie 
hellénique  appliqué  à  la  religion  :  et,  si  l'on  ne  voulait  que 
toucher  la  limite  extrême  du  développement  qu'a  pu  attein- 
dre la  révélation  disciplinée,  c'est  ici  qu'il  faudrait  arrêter 
l'histoire  des  oracles,  ou  plutôt,  on  aurait  pu  la  clore  avec  les 
annales  de  Pytho.  Mais  nous  nous  sommes  imposé  d'étudier, 
dans  toute  leur  variété,  les  institutions  suscitées  par  le  besoin 
de  dépasser  les  bornes  de  la  connaissance  naturelle,  et  nous 
n'avons  pas  le  droit  d'oublier  qu'Apollon  n'a  été  ni  le  seul, 
ni  le  premier,  ni  le  dernier  des  dieux  révélateurs  adorés  par 
la  Grèce. 


CHAPITRE     CINQUIEME 

ORACLES   D'ASKLÉPIOS  [*] 


Asklépios  délégué  d'Apollon  iaTp6[AayTiç.  —  Compétence  spéciale  d'As- 
klépios.  —  Origine  chthonienne  de  l'iatromantique  dans  la  religion 
naturaliste.  —  Asklépios,  héros  Thessalien,  —  Les  descendants  d'As-- 
klépios.  —  Les  écoles  des  Asklépiades  et  les  oracles  d'Asklépios.  — 
École  et  oracle  de  Trikka.  —  Diffusion  du  culte  d'Asklépios  dans  le 
Péloponnèse.  —  Oracle  d'Épidaure. —  Rites  oniromantiques  d'Épidaure  : 
l'incubation.  —  Histoire  de  l'oracle  d'Épidaure.  —  Les  Asklépiades  de 
Cos  :  Hippocrate.  —  Oracle  médical  de  Pergame.  —  Les  prêtres  et 
médecins  de  Pergame  :  Galien.  —  Le  culte  et  l'oracle  d'Esculape  à 
Rome.  —  Les  clients  d'Asklépios.  — La  maladie  du  rhéteur  Aristide.  — 
La  foi  au  siècle  des  Antonins. 

De  même  qu'Apollon  est  le  prophète  de  Zeus,  la  voix  dont 
le  gouverneur  du  monde  se  sert  pour  annoncer  aux  hommes 

[*]  La  question  est  abordée  en  passant  dans  les  histoires  générales  de  la 
médecine,  comme  celles  de  K.  Sprengel,  Heeser  et  autres.  Les  travaux  plus 
spéciaux  sont  : 

H.  Meibomius,  De  incubatione  in  fanis  Deorum  medicinse  causa  olitn  facta. 
Helmst.,  16;i9. 

N.  Fréret,  Sur  la  nature  du  culte  rendu  dam  la  Grèce  aux  héros,  particu- 
lièrement sur  celui  d'Esculape.  1747.  (Hist.  Acad.  (nscr.,  XXI,  p.  28-3o). 

Geucke,  Be  templis  Msculapii  grœcis.  Lips.,  1790. 

Sybrandus,  De  necessitudine  quae  fuit  apud  veteres  inter  religionem  et  medi- 
cinam.  Amstelod.,  1841. 

A.  Gauthier,  Recherches  historiques  sur  l'exercice  de  la  médecine  dans  les 
temples,  chez  les  peuples  de  l'antiquité.  Lyon,  1844. 

Th.  Panofka,  Die  Heilgœtter  der  Griechen.  1843.  Asklépios  und  die  Asklepia- 
den.  184^,  (Abhand.  d.  Berlin.  Akad.). 

F.  G.  Welcrer,  Zu  dm  AUerthamern  der  Heilkunde  bei  den  Griechen.  Bonn, 
1850  (Kleine  Schriften,  III,  l-'237). 


272  LES    ORACLES    DES     DIEUX 

les  arrêts  du  destin  et  les  règles  du  devoir,  de  même,  Asklé- 
pios  est  le  délégué  d'Apollon,  son  auxiliaire  dans  l'oeuvre  de 
la  révélation.  Mais,  tandis  que  Zeus  n'a  point  de  secrets 
pour  son  fils  bien-aimc,  Apollon  ne  se  décharge  sur  Asklé- 
pios  que  d'une  partie  de  sa  tâche  et  ne  lui  donne  qu'un  pou- 
voir mantique  limité  en  conséquence.  Appelé  par  Zeus  à 
éclairer  l'humanité,  à  soulager  ses  misères  morales  et  phy- 
siques, Apollon  garde  pour  lui  le  rôle  de  conseiller  et  de 
directeur  des  intelligences  :  il  abandonne  à  son  fils,  qu'il 
est  censé  avoir  engendré  tout  exprès',  le  soin  plus  vulgaire 
de  guérir  les  maux  du  corps.  «  La  médecine  et  la  divination, 
dit  Hippocrate,  sont  sœurs  germaines,  car  ces  deux  sciences 
ont  un  même  père,  Apollon  -\  »  Certains  allaient  même  jusqu'à 
dire  qu'Asklépios  n'avait  pas  de  clairvoyance  qui  lui  fût  pro- 
pre, mais  qu'il  composait  et  appliquait  des  remèdes  d'après 
les  révélations  de  son  père  ". 
Apollon  avait  d'abord  exercé  lui-même  les  fonctions  de 

0.  Jahn,  DieHeilgœtter.Wieshad.,i8o9  (Ann.  d.Ver.  f.  Nass.  Alterth.  u.  Gesch.). 
G.  VON  RiTTERSHAiN,  Dev  medicinische  Wunderglaube  und  die  Incubation  im 
Alterthume.  Berlin,  1879. 

i)  Menan'd.,  Rijet.,  Epidid.,  p.  327.  Olympiod.,  Vit.  Plat.,  p.  4,  42.  — 
2)HippocR.,  Epist.  ud  Philop.,  p.  909.  Cf.  Macrob.,  SaL,  I,  20,  5,  et  ci- 
dessus  :  Vol.  I,  p.  47.  Apollon  lixTp6^<x^ziz  (.-Escuyl.  Eumen.,  G2),  Izzpàç, 
(Aristoph.,  Av.  584.  Plut.,[\.  G.  I.  Gr^c,  2134  a.  Bull  de  Corresp.  IMlcn., 
1878,  p.  509).. 42)oMoi¥ecZice,  dans  l'invocation  des  Vestales  romaines  (Ma- 
crob., I,  17,  15).  L'taipty.rj  dans  la  classification  platonicienne  des  offices  d'A- 
pollon (ci-dessus,  p.  G).  In  deis  ostcnduntur...  inventa,  ut  artium  in  Minerva^ 
Mercurio  literamm,  medicinx  Apolline  (Quintil.,  III,  7, 8).  Le  rhéteur  Ménandrc 
[loc.  ciL)  indique  les  développements  à  donner  sur  ce  thème  :  on  t^  laTpixTjvô 
3£'oç  %rv  I^Eupsv,  avec  les  épithètes  ordinaires  du  dieu.  Ilatdcv,  :cé;:œv,  àxeatiouvo?, 
cwir;p,  sans  compter  les  autres,  dcX£Ç{xa/.oç,  27:f/.o'Jptoç,  (J::oTpo7:aroç,  à/.éato;,  où'Xioç. 
Cf.  L.  Lersch,  Apollon  dcr  Heilspejidcr.  Bonn.,  1848.  C'est  à  Delphes  (^u'Hip- 
pocrate  consacre,  en  souvenir  de  ses  études  anatomiques,  un  squelette  en 
bronze  (Pacsan.,  X,  2,  6))  et  que,  plus  tard,  Érasistrate  dépose  un  davier  de 
son  invention  (C.elius  Al'rel.,  Chron.  et  ucut.,  II,  4).  —  3)  Philostr.,  Vit. 
ApolL,  m,  44,  I.  Ce  système  est  tout  à  l'honneur  d'Apollon;  mais  il  suffit  de 
l'exagérer  un  peu  pour  supprimer  l'intermédiaire  d'Apollon.  On  arrive  ainsi 
à  une  théorie  suivant  laquelle  Asklépios  guérit  au  nom  de  Zeus  (Aristid., 
Orat.,  I,  p.  9)  ou  se  confond  avec  Apollon  (Macrob.,  I,  20,  4). 


ORACLES  d'asklepios  273 

propliête-mêdeciii  {lx-.zz[j.Tr.'.;),  et  il  ne  s'en  était  pas  telic- 
inent  dessaisi  qu'il  ne  lui  fût  loisible  de  les  continuer  ou  de 
les  reprendre  a  roccasion.  Il  ne  dédaignait  pas  d'assister  de 
ses  conseils  des  blessés  intépessants,  comme  Télèplie  au 
temps  de  la  guerre  de  Troie  ',  comme  Léonymos  et  Pliormion 
de  Crotone-:  il  avait  même  en  Messénie  un  très  ancien  sanc- 
tuaire, assimilable  à  un  oracle  iatromantique,  où,  sous  le 
nom  d'Apollon  Korydos,  il  guérissait  les  pèlerins,  en  concur- 
rence avec  l'Asklépiéon  voisin  de  Korone-'.  Mais,  en  général, 
à  moins  qu'il  ne  s'agît  de  maladies  mentales,  qui  devaient 
être  traitées  par  des  puritications  et  expiations  spéciales,  ou 
d'affections  étranges,  comme  le  bégaiement  de  Battos  ^  et 
la  «  phthisie  ^>  de  l'empereur  Galère^,  Apollon  ne  pratiquait 
point  la  médecine  appliquée  à  des  cas  particuliers.  Il  se  réser- 
vait d'agir,  i)ar  une  intervention  aussi  invisible  qu'efficace, 
et  autant  à  titre  de  destructeur  des  fléaux  qu'en  qualité  de 
médecin,  lors  des  épidémies  qui  dépassaient  les  ressources 
de  la  thérapeutique  ordinaire.  Les  Athéniens  restèrent  per- 
suadés qu'il  avait  arrêté  la  grande  peste  de  430  avant  J.-C.  % 
et  les  Phigaliens  en  disaient  autant  pour  leur  compte  ".  En 
pareil  cas,  les  villes  même  qui  possédaient  des  oracles  d'As- 
klépios  recouraient  à  ceux  d'Apollon.  C'est  ce  que  firent,  par 
exemple,  les  Éi)idauriens  avant  les  guerres  médiques  ^,  et, 
bien  des  siècles  après,  les  habitants  de  Pergame  'K 

Ainsi,  quand  la  réflexion  eut  mis  un  peu  d'ordre  dans  le 
chaos  des  religions  locales  et  soumis  leurs  dieux  à  un  sem- 
blant d'organisation  hiérarchique,  il  fut  entendu  que  la  ré- 
vélation appliquée  à  la  médecine  descendait  de  Zeus  par 

1)  ScHOL.,  Aristoph.,  Nul.,  019.  —  2)  Pausax.,  IH,  19,  12.  Suid.,  s.  v.  «l'op- 
;j.(wv.  On  a  déjà  constaté  (ci-dessus,  p.  130)  que  les  Crotonlates  étaient  fort 
]jien  vus  à  Delphes.  —  3)  Pausan.,  IV,  34,  G-7.  —  4)  Herod.,  IV,  15o.  Schol. 
Pi.ND.,  Fytii.  IV,  i.  —  o)  Apollo  et  Asclcpius  orantur...  Dat  Apollo  curam... 
Lactant.,  Mort,  perscc,  33).  — 6)  Pausan.,  I,  3,  4.  Cf.  Macros.,  I,  17,  io.  — 
7)  Pausan.,  VIII,  41,  7-8.  —  8)  Hfrod.,  V,  82.  —  9)  Voy.  ci-dessus,  p.  261. 

13 


274  LES   ORACLES   DES    DIEUX 

Apollon  et  s'adaptait  aux  l)esoins  de  chaque  jour  par  roii- 
treraise  d'Asklépios.  Afin  de  ne  pas  déranger  ce  système, 
fondé  sur  la  division  du  travail,  on  enseignait  que  les  puis- 
sances supérieures  tenaient  à. ne  pas  reprendre  les  fonctions 
qu'elles  avaient  déléguées,  qu'Apollon  s'occupait  rarement 
de  médecine'   et  que  Zeus  n'en  faisait  jamais-. 

Il  suffit  d'énoncer  une  pareille  doctrine  pour  montrer  du 
même  coup  à  quel  point  elle  est  artificielle  et  antipathique 
au  génie  grec.  Elle  dut  paraître  toute  simple  une  fois  que 
l'empire  romain  eut  étendu  sur  le  monde  le  mécanisme  ad- 
ministratif dont  César  occupait  le  centre;  mais,  si  l'on  se 
replace  au  milieu  des  légendes  multiples  qu'on  a  ainsi  tron- 
quées, étouffées  ou  associées  do  force,  on  s'aperçoit  que  ni 
Asklépios,  ni  surtout  Apollon  ne  sont  les  représentants  né- 
cessaires de  la  médecine  révélée.  Apollon  ne  l'est  devenu 
que  par  un  long  circuit  où- sa  personnalité  n'était  pas  encore 
engagée  au  temps  d'Homère  ^  et  Asklépios  a  plutôt  risqué  de 
perdre  que  d'accroître  sa  science  médicale  en  recevant  le 
titre  de  fils  d'Apollon. 

Le  travail  d'imagination  que  suppose  la  croyance  à  la 
médecine  surnaturelle  n'est  pas  si  simple  que  l'on  croit,  et  il 
y  a  plusieurs  manières  de  concevoir  l'action  de  la  divinité, 

1)  Dans  les  cas  cités  plus  haut  (Tclèphc,  Léonymo*;,  Phorniion)  la  pythie  se 
contente  d'adresser  les  malades  aux  médecins  qui  doivent  les  guérir.  Asklé- 
pios recommandé  par  la  pythie  (Pausax.,  il,  2G,  7).  —2)  Qmniam  quisque 
cleorum  id  solum iwterit  quod  in  ipso  est...  non  Jupiter  mcdicbiam,  non  Asclepius 
fulmcn  (Lactant.,  Èpist.  ad  Penlad.,  2).  -  3i  Dans  les  poèmes  homériques, 
les  hommes  ont  pour  médecins  les  Asklépiades  Machaon  et  Podalirios;  les 
dieux  ont  leur  «  guérisseur  »  à  eux,  Pteéon  (IlatT^wv)  ([ue  les  mythographes 
postérieurs  ont  iini  par  identifier  avec  Apollon,  mais  (pii  est  pari'aiLcnu^nt 
distinct  de  celui-ci.  Ce  n'est  pas,  à  coup  sûr,  Apollon  qui  fabriquerait  ainsi 
des  cataplasmes  lénitifs  pour  la  blessure  d'Ares  {Iliad.,  V,  401.  900).  Ce  Pœôon 
avait  fait  souche  de  médecins  en  Egypte  (Ot/yss.,  IV,  231,  passage  qu'Aris- 
larque  voulait  corriger  pour  y  substituer  Apollon  Pœan  au  dieu  subalterne). 
Hésiode  distingue  encore  Apollon  de  Paeéon  (Schol.  Hom.,  Odyss.,  IV,  231). 
Ce  Paeéon  ayant  disparu  de  la  mythologie,  ceux  qui  ne  voulaient  pas  le  con- 
fondre avec  Apollon  ridentillaient  à  Asklépios(SciioL.rsicAND.,  T/aTiac,  G85). 


ORACLES   D   ASKLEPIOS  275 

OU  plutôt,  —  pour  lie  pas  imposer  aux  anciens  âges  la  méta- 
physique monothéiste,  —  l'action  des  dieux. 

La  terre  qui,  pour  les  Pélasges  ou  les  Hellènes  primitifs, 
était  le  dernier  recours  de  la  logique  en  quête  d'une  origine 
et  d'une  lin,  renfermant  en  son  sein  tous  les  principes  de  la 
vie  et  reprenant  tous  les  débris  laissés  par  la  mort,  se  trou- 
vait être  l'arbitre  de  la  croissance  ou  de  la  dégénérescence 
de  tous  les  organismes.  Elle  possède  seule  les  talismans, 
pierres,  herbes,  drogues  diverses,  oii  se  cachent  les  forces 
vitales  :  elle  donne  à  qui  il  lui  plaît  ces  engins  merveilleux 
d'oii  s'échappe  soudain,  comme  un  ressort  qui  se  détend,  la 
vie  ou  la  mort.  Aussi,  suivant  une  doctrine  inconsciente  qui 
reparait  et  s'affirme  avec  plus  d'énergie  que  jamais  au  dé- 
clin de  rhellénisme,  les  dieux  chthoniens  sont  les  dieux 
médecins  par  excellence.  C'est  pour  cela  que  Démêter,  que 
Pluton,  que  Dionysos,  que  Pan,  que  Sérapis,  que,  d'une  ma- 
nière générale,  les  héro^  descendus  dans  le  sein  de  la  terre, 
sont  des  guérisseurs'  ;  c'est  pour  cela  que  l'incubation,  avec 
ses  songes  et  visions  nocturnes,  est  restée,  de  tout  temps,  la 
méthode  particulièrement  affectée  à  la  divination  médicale  2. 

Ce  point  de  vue,  qui  est  celui  d'une  religion  naturaliste 
encore  rivée  à  ses  symboles,  est  trop  étroit  pour  la  religion 
arrivée  à  cette  phase  de  libre  fantaisie  où  les  dieux,  déta- 
chés des  symboles,  deviennent  des  personnes  et  des  volontés 
indépendantes.  Il  y  a  alors  réaction  contre  le  sentiment  de 
la  nécessité  immanente  aux  choses,  sentiment  qui,  en  face  de 
la  puissante  nature,  domine  l'enfance  et  ressaisit  la  vieillesse 
de  l'humanité.  A  ce  degré  de  son  développement,  la  religion 
risque  d'oublier   qu'il  y  a  des  lois  naturelles  et  se  plaît  à 

\)  Voy.vol.  II,  (Démêter),  p.  235;  (PlMlon),p.372;  (Dionysos),  p.  379;  (Pan), 
p.  387,  et  ci-dessous  :  Oracles  héroïques  et  Oracles  de  Sérapis.  —  2)  Même  en 
tant  que  science,  la  médecine  passait  pour  avoir  été  révélée  par  voie  oniro- 
mantique  :  ôià  ttjv  xâÇiv  xwv  vjzTcop  l-tcpavetwv  /)  larpi/.»^  "^s'yv/)  auvéair]  iz.o  tîov 
ôvEipaxwv  (LviiBLicu.,  Myst.,  Ill,  3). 


27G  LES  ORACLES  DES  DIEUX 

supposer  que  tout  ce  qui  arrive  est  voulu  p;ir  quelqu'un.  Les 
religions  de  la  Grèce  se  sont  iiardées  de  cet  excès  où  se  com- 
plaisent les  démonologies  orientales;  mais  elles  pouvaient  y 
conduire.  Les  individus  et  les  sociétés  se  persuadaient  aisé- 
ment, en  Grèce  comme  ailleurs,  que  les   maladies,    surtout 
celles  qui  affectaient  un  caractère  épidémique,  étaient  Teffet 
du  courroux  de  quelque  divinité.  Il  fallait  recourir,  en  pareil 
cas,  non  pas  à  la  thérapeutique  naturelle,  mais  aux  expia- 
tions et  aux  prières.  Quand  l'Œdipe  des  tragiques,  effrayé  de 
la  peste  qui  dépeuple  Thôbes,  envoie  chercher  Tirésias,  ou 
quand  l'Achille  d'Homère  prie  Calchas  de   dire  pourquoi   la 
contagion   décime  les  braves  Achéens,   ils  demandent  à  la 
divination  de  découvrir  les  causes  morales  du  lléau  et  non 
pas  des  drogues  propres  à  détruire  le  ferment  qui  le  propage. 
Nous  touchons  ici  a  l'association  d'idées  qui  a  lait  d'Apollon 
un  dieu  médecin,  et  même,  pour  certains,  le  médecin  par 
excellence.  Si  tous  les  dieux  sont  capables  de  frapper  et  de 
guérir  en  cessant  de  frapper',  il  n'en  est  pas  qui  soit,  sous 
ce  rapport,  plus  redoutable  qu'Apollon,  seul   ou  aidé  de  sa 
sœur  Artémis.  Les  flèches  du  dieu,  symbole  des  rayons  so- 
laires, atteignent  de   loin    et  font  des   blessures  mortelles. 
C'est  pourquoi  Apollon  était  regardé  comme  l'autour   aussi 
bien  que  comme  le  médecin   des   grandes   épidémies'.   Les 
Athéniens  du  temps  de  Périclès  pensaient  là-dessus  comme 
les  héros  d'Homère  ^   Si  donc  la  contagion  est  envoyée  par 

i)  Les  génies  orientaux  se  glissent  de  leur  personne  dans  l'organisme  et  le 
ravagent  à  leur  gré  :  c'est  la  liossessioiî  démoniaque,  dont  le  christianisme 
a  répandu  Ja  théorie  dans  le  monde  entier.  Les  dieux  grecs  frappent  par  le 
dehors  et  ne  peuvent  pas  toujours  réparer  le  mal  (pi'ils  ont  fait.  Ainsi  Alhéna 
ne  peut  plus  rendre  la  vue  à  Tirésias  (vol.  il,  p.  30),  tandis  que  Stésichore, 
affligé  d'une  ophthalmic  pour  avoir  médit  d'Hélène,  obtient  sa  guérison  au 
prix  d'une  palinodie  (Pausa.n.,  111,  10,  13.  Vlm\, Phwdr.,  p.  243).—  2)  Strab., 
XIV,  1,6.  MAcnoB.,  I,  17,  dO-22:  et  ci-dessus,  p.  273.  Strabon  attribue  aussi 
h  Apollon  les  suicides.  Tout  cela  jusliliait,  par  surcroit,  l'étymologic  à-oXXûwv. 
C'est,  au  contraire,  un  démon  oriental  (pii  causela  pestcd'Éphèsc  (Philostr., 
VU.  ApolL,  IV,  10).  —  3)  TiiucYD.,  11,  ii'i-. 


ORAPLES   d'asklÉpios  277 

Apollon,  c'est  de  lui  qu'il  faut  attendre  le  soulagement;  si 
elle  est  l'œuvre  de  quelque  puissance  malfaisante,  c'est  en- 
core l'archer  divin  qui  peut  le  plus  sûrement  mettre  en  fuite 
ou  tuer  le  monstre  invisil^le  ;  enfin,  fùt-elle  un  châtiment 
providentiel  ou  un  coup  aveugle  du  destin,  c'est  au  révéla- 
teur, au  prophète  qu'il  faut  demander  pourquoi  Ton  souffre 
et  quel  est  le  moyen  d'abréger  l'épreuve.  Apollon  est  donc 
médecin,  mais  seulement  parce  qu'il  est  archer  et  prophète, 
et  dans  des  conditions  qui  excluent  la  médecine  proprement 
dite,  c'est-à-dire,  la  guérison  d'accidents  pathologiques  par 
l'emploi  de  substances  matérielles. 

Il  était  impossible  de  réduire  ainsi  l'art  de  guérir  à 
l'examen  de  conscience  et  à  la  prière.  L'instinct  et  la  ré- 
flexion ramenaient  également  aux  remèdes  matériels,  em- 
pruntés à  la  terre,  et  le  progrès  a  consisté  à  modifier  l'idée 
qu'on  se  faisait  leur  action.  Il  fallut  du  temps  pour  arriver  à 
la  notion  de  lois  naturelles  et  de  propriétés  inhérentes  par 
nature  aux  diverses  substances.  La  magie  précède  partout  la 
science,  et  les  remèdeS;  aux  mains  des  guérisseurs  légen- 
daires dont  Mélampus  est  le  type,  agissent  en  vertu  non  pas 
de  propriétés  naturelles,  mais  d'une  efficacité  accidentelle 
attachée  à  leur  substance  parles  incantations.  Peu  à  peu,  l'idée 
de  propriété  immanente  et  permanente  se  fait  jour:  mais  elle 
n'arrive  à  se  préciser  que  dans  les  écoles  philosophiques.  La 
légende  et  l'opinion  moyenne  du  peuple  hésitent  toujours 
entre  les  deux  extrêmes.  Les  clients  des  oracles  médicaux  ne 
savent  jamais  bien  eux-mêmes  si  le  traitement  qui  leur  est 
ordonné  les  guérit  parce  qu'il  est  approprié  à  leur  cas  ou 
parce  qu'il  plaît  à  la  divinité  de  les  guérir  de  cette  manière, 
pas  plus  que  la  légende  n'explique  si,  dans  ses  dynasties  de 
prophètes-médecins,  le  pouvoir  médical  est  un  privilège 
transmis  avec  le  sang  ou  un  secret  transmis  par  tradition. 

De  toute  manière,  l'emploi  des  drogues  à  vertu  magique  ou 


278  LES   ORACLES    DES   DIEUX 

à  propriétés  naturelles  ramène  la  mérlecine  vers  les  dieux 
chthoniens.  Apollon  n'a  rien  a  faire  avec  cette  pharmacie 
dont  la  terre  est  le  laboratoire  ;  il  reste  dans  sa  sphèro  lu- 
mineuse, et  si  l'on  veut  étal)lir  un  rapport  logique  entre  sa 
personne  et  l'art  de  guérir,  il  faut  faire  un  long  détour. 
Apollon  ne  peut  être  le  dieu  de  la  médecine  qu'en  tant  que 
la  médecine  est  une  science  et  qu'Apollon  révélateur  est  le 
père  de  toute  science  '.  11  n'y  a  plus  alors  entre  la  médecine 
et  la  divination  qu'un  lien  tlottant  et  banal,  insuffisant  pour 
maintenir  la  combinaison  des  deux  parties  de  1'  «  iatro- 
mantique-.  » 

Le  fait  est  qu'en  dépit  de  toutes  les  fluctuations  do  la 
théorie -"^  et  des  libres  essais  de  la  pratique,  la  médecine  ré- 
vélée demeura  attachée  aux  cultes  des  dieux   chthoniens  et 

i)  C'est  dans  ce  sens  que,  suivant  Hiiipoerate,  la  manli(jue  eL  la  médecine 
sont  deux  filles  d'Apollon  (voy.  ci-dessus,  p.  272).  Cclse  lui-même  n'ose  pas 
écarter  complètement  la  révélation  de  la  médecine.  Il  distingue  la  méde- 
cine simple,  qui  vient  d'Asklépios,  et  la  science  médicaje,  rendue  nécessaire 
par  la  philosophie.  -  2)  Virgile  est  Ijien  près  de  séparer  l'ialromanliquc  des 
facultés  spécialesd'Apollon.  Le  dieu  offre  àlapyxla  prescience,  sa  cithare  cl 
ses  tlèches:  le  jeune  homme  préfère  l'oliscure  médecine,  l'art  dont  le  dieu  l'ail 
le  moins  de  cas  (Virg.,  JEncid.,  XII,  391-404'.  Aristajos,  fils  de  Pfeéon  [Apol- 
lon] et  d'une  nymphe,  reçoit  son  éducation  de  Chiron  et  des  Muses;  il  est  mé- 
decin sans  être  ni  le  disciple  ni  l'intorpi'ète  de  son  père  (Apoll.  Ruod.,  II,  0  12- 
ot4.  SciioL.,  ibid.) — 3)  Il  y  a  encore  une  théorie  éclectique,  suivant  laquelle 
chaque  divinité  pourrait  [>rendre  soin  de  ceux  qui  sont  sous  sa  protection 
spéciale.  Ainsi  les  jeunes  filles,  pour  les  maladies  de  leur  sexe,  se  recomman- 
daient à  Artémis,  «  tronq)ées  par  les  devins  »  (Hu^pocr.,  De  virgin.,  t.  VIII, 
p.  4(58  éd.  Littré)  :  Aphrodite  guérit  l'ulcère  survenu  au  menton  de  la  courti- 
sane Aspasie  (J£li.v\.,  Vur.  Hist.,  XII,  1)  :  Athêna  guérit  un  ouvrier  hlcssé  i"! 

son  service  (Cf.  vol.  II,  p.  403),  etc Ceux  qui  [iennont  ("i  avoir   des  dieux 

spécialement  adonnés  à  la  médecine  cherchent  à  partager  les  spécialités  entre 
divers  dieux  et  Apollon,  de  manière  à  contenter  tout  le  monde.  Suivant  l'un, 
Chiron  aurait  inventé  le  pansement  des  plaies  par  les  simples;  Apollon,  l'ocu- 
listique,  qui  est  aussi  la  spécialité  d'Athéna  ô-fOaXixîrtç,  ô::Tt>.£iiç;  et  Askiépios, 
la  médecine  clinique  (IIygin.,  fab.,  174)  :  tel  autre  occupe  Askiépios  d'herbes 
et  de  drogues  diverses  (Plin.,  XXV,  §  13.  XXX,  §  09)  :  tel  autre  enfin,  dis- 
tingue plusieurs  Askiépios,  l'un,  grand  chirurgien,  l'autre,  grand  médecin 
et  dentiste  par  dessus  le  mai'ché,  etc.  (Cic,  AVi<.  Bcor.,  III,  22.  lo.  Lydus, 
Mens.,  IV,  90). 


ORACLES  d'ASKLÉPIOS  279 

qu'Asklépios  doit  s'être  formé  à  l'exercice  de  sa  profession 
en  dehors  de  l'influence  apollinienne.  Il  a  été,  comme  tant 
d'autres,  conquis  et  adopté  par  la  religion  d'Apollon,  mais 
ses  affinités  oriû'inelles  le  retiennent,  lui,  son  serpent  et  son 
entourage,  dans  le  groupe  des  divinités  souterraines  ^ 

Si  l'on  s'enquiert  des  origines  d'Asklépios,  on  s'aperçoit 
bien  vite  à  quel  point  son  art  et  lui  sont  indépendants 
d'Apollon. 

Asklépios  n'est  encore  pour  Homère  qu'un  héros  thessalien, 
«  médecin  irréprochable  »  qui  a  reçu  les  leçons  du  centaure 
Chiron  et  a  transmis  sa  science  à  ses  deux  fils,  Machaon  et 
Podalirios-,  originaires  de  Trikka.  La  généalogie  du  héros 
était  si  contestalde  qu'elle  resta  toujours  à  l'état  de  problème 
non  résolu.  L'élève  du  centaure  était,  d'après  les  plus  an- 
ciennes légendes,  né  à  Trikka,  d'un  certain  Lapithas,  dont 
on  fit.  pour  s'accommoder  aux  exigence?  de  la  religion  apol- 
linienne, un  fils  d'Apollon.  Fils  d'un  Lapithe,  élevé  dans  la 
grotte  d'un  Centaure,  Asklépios  est  bien  de  la  famille  des 
génies  des  montagnes  et  des  bois,  tous  plus  ou  moins  au- 
tochthones,  nés  de  la  terre  elle-même,  dont  les  serpents, 
dragons  et  autres  terrigènes,  sont  les  compagnons  ordinaires-'. 
Il  ne  semblait  pas  appelé  à  une  plus  haute  fortune  qu'Aris- 
tseos,  Hippolytos,  Halou  ou  Alcon,  héros  sortis  comme  lui  de 
l'école  de  Chiron.  Mais  il  était  dit  que  l'Hellade  adopterait  le 
héros  thessalien  et  en  ferait  un  dieu.  Apollodore  croyait  savoir 

0  On  prend  ici  le  contrepied  de  l'opinion  do  G.  F.  Uxgeu  (Pliilol.,  SuppL, 
II,  p.  718)  qui  fait  d'Asklépios  un  héros  solaire  et  déi'ivc  'A^/XiQ-toç  do  al^Xr)- 
^-io;,((  éclat  doux  et  salubre.  »Preller,  qui  tient  aussi  pour  l'origine  solaire, 
se  contente  de  à'X:'.w  et  r-.ioç(Griech.  Mijthol.,  P  p.  403).  Les  emblèmes  so- 
laires, le  feu  du  bûcher  de  Coronis,  etc.,  ont  été  introduits  dans  la  légende 
d'Asklépios  par  les  légendes  orientales  concernant  Esclimoun. — 2)  Hom., 
lUnd.,  IV,  19i.  200-202.  219.  Il,  729-731.  XI,  318.  —  3)  Le  serpent  d'Asklé- 
pios est  connu  de  tout  le  monde  :  il  est  question  aussi  d'un  dragon  noir  et 
vert  nourri  par  Asklépios  dans  la  grotte  de  Péléthronion  sur  le  Péliou  (Ni- 
cANfj.,  Tîieriac,  438.  Schol.,  Hdd.  Eutpxn.,  Metnph.,  ihid.). 


280  LES    ORACLES   DES   DIEUX 

qu'Asklépios  avait  reçu  les  honneurs  de  l'apothéose  en  même 
temps  qu'Héraklès,  cinquante-trois  ans  avant  la  guerre  de 
Troie'.  On  lui  attribua,  i)0ur  justifier  cette  haute  faveur,  des 
exploits  médicaux  (jui  vont  jusqu'àla  résurrection  des  morts. 

A  côté  de  ces  légendes,  il  y  avait  des  réalités,  c'est-a-dire, 
des  familles  qui  prétendaient  descendre  d'Asklépios  par  les 
deux  héros  homériques.  Machaon  et  Podalirios,  et  tenir  de 
leurs  ancêtres  les  secrets  de  leur  art.  Nous  n'avons  pas  à 
examiner  ici  dans  quels  rapports  se  trouvait  la  science  hié- 
ratique des  Asklépiades  vis-à-vis  des  empiriques  sans  tradi- 
tion religieuse,  comme  étaient  déjà  les  «  démiurges»  d'Ho- 
mère, ni  si  les  écoles  de  Crotone,  de  Rhodes,  de  Cuide  et  de 
Kyrène  étaient  aussi  «  laïques  »  qu'on  le  dit-.  Ce  qui  est  cer- 
tain, c'est  que  les  hommes  précèdent  les  institutions  et  que 
les  futurs  oracles  d'Asklépios  seront  fondés  sur  des  cultes 
propagés  par  les  Asklépiades. 

L'histoire  de  ces  descendants  du  héros  divinisé  ne  peut 
plus  être  restituée  ;  mais,  quand  on  songe  qu'il  y  avait  en- 
viron une  douzaine  de  localités  prétendant  à  l'honneur 
d'avoir  vu  naître  Asklépios,  on  peut  se  teiiir  pour  assuré 
qu'il  y  avait  plusieurs  dynasties  d'Asklépiades  et  qu'elles  se 
valaient  sous  le  rapport  de  rautheuticité  de  leur  origine. 
On  n'entend  parler  d'eux  que  fort  tard,  à  une  époque  où  ils 
avaient  pu  dresser  à  loisir  les  généalogies  qui  les  ratta- 
chaient aux  héros  de  Trikka,  Machaon  et  Podalirios  ;  et 
bientôt,  leur  titre  devient  uu  nom  banal  ([ue  l'on  donne  à 
tous  les  médecins'',  et  qui  tombe  tout  à  fait  dans  le  do- 
maine })ublic.  La  religion  d'Asklépios  est  elle-même  la  plus 
jeune  de  celles  qui  ont  grandi  sur  le  vieux  fonds  des  lé- 
gendes nationales.  Au  commencement    du    v"  siècle   avant 

1)  Clem.  Alex.,  Strom.,  I,  ?;  lo.i.  —  2j  Cf.  F.  <i.  \Vi:r.(.Ki:ii,  U/-.  cit.  —  'A)  Cf. 
Harless,  MecUcorum  veteriim  Asclcpiade?  dktnrnin  lustnitia  hi^turtca  et  '/■'- 
lirj,.  H(iiiii;i',   1828. 


ORACLES   D'ASKLEPIOS  281 

notre  ère,  Asklépios  n'est  encore,  aux  yeux  du  grand  tliëo- 
logien-poète,  Pindare,  qu'un  héros  habile,  mais  cupide,  et 
qui  a  mal  fini,  ayant  été  foudroyé  par  Zeus  pour  avoir  osé 
opérer  une  résurrection  grassement  payée'.  Un  demi-siècle 
plus  tard,  Asklépios  est  un  dieu;  ses  héroons  deviennent  des 
temples  et  il  guérit  en  tous  lieux  par  la  révélation,  même 
sans  le  concours  de  ses  descendants.  C'est  à  ce  moment  que 
commence,  à  vrai  dire,  l'histoire  des  oracles  d' Asklépios. 

Il  faut  distinguer,  en  effet,  entre  un  service  de  consulta- 
tions médicales  attaché  par  une  corporation  d'Asklépiades  à 
une  chapelle  de  leur  ancêtre  et  un  oracle  proprement  dit, 
c'ést-à-dire,  une  source  de  révélation  qui  permet  d'entrer 
en  rapportavec  la  divinité  elle-même.  Les  Asklépiades  se  di- 
saient les  dépositaires  d'une  science  traditionnelle,  qui  fai- 
sait partie  de  leur  héritage  de  famille_et  qu'ils  juraient  de 
ne  pas  divulguer  aux  profanes.  Ils  payaient  de  leur  personne 
et  songeaient  d'autant  moins  à  laisser  faire  le  dieu  qu'il  s'agis- 
sait presque  toujours  d'opérations  chirurgicales.  Tout  ce  que 
les  patients  pouvaient  demander  au  dieu,  c'était  l'anesthésie 
surnaturelle  qui  avait  permis  à  Machaon  d'opérer  sans  dou- 
kur  sur  le  pied  de  Philoctète  -'.  La  révélation  médicale,  au 
contraire,  dispensée  en  songe  aux  patients,  n'allait  à  rien 
moins  qu'à  dépouiller  de  leur  privilège  les  descendants  d'As- 
klépios.  Le  dieu  traitant  directement  ses  malades,  il  ne  res- 
tait plus  aux  Asklépiades  que  le  r()le  de  prêtres  ou  d'exé- 
gètes,  rôle  dans  lequel  il  n'était  pas  difficile  de  les  remplacer. 
C'est  en  effet  ce  qui  arriva;  car  les  familles  d'Asklépiades  ne 
purent  se  multiplier  dans  la  même  proportion  que  les  Asklé- 
piéons  dont  a  compté  près  d'une  centaine  ^  A  l'époque  où 
furent  érigés  ces  sanctuaires,  on  ne  tenait  plus  compte  de 

1)  PiND.,  Fijth.,  m,  0-08.  —  2)  TzETZEs  ad  Lycoplu'.,  911.  —  3)  Cf.  Tu.  Pa- 
so¥K\,  Asklépios  und  die  Asklepiadcn,  p.  271-301.  L'auteur  coni[)tc  00  sanc- 
luaircs  d'Asklépios,  dont  12  berceaux  du  dieu,  et  la  science  épif^raphique 
allonge  tous  les  jours  celte  liste. 


282  LES   ORACLES  DES  DIEUX 

rancienne  croyance  qui  attachait  la  révélation  au  sol  : 
Asklépios  était  partout  révélateur,  et  il  l'était  par  la  plus 
mobile  et  la  plus  cosmopolite  des  méthodes,  de  sorte  que 
chacun  de  ses  temples  put  devenir  un  oracle. 

Ainsi,  la  révélation  médicale,  loin  d'avoir  été  pratiquée 
dès  l'origine  par  les  Asklépiades,  s'accrédita  malgré  eux  et 
au  détriment  de  la  science  qui  se  formait  entre  leurs  mains. 
Elle  paraît  s'être  généralisée  sous  Tinfluence  de  l'Egypte,  où 
l'incubation  était  pratiquée  dans  les  sanctuaires  d'Isis  et  d'oii 
allait  venir  bientôt  le  culte  de  Sérapis,  rival  d'Asklépios.  Les 
Hellènes  connaissaient  déjà  l'incubation,  pratiquée  notam- 
ment dans  les  oracles  héroïques;  mais  le  développement 
extraordinaire  de  l'iatromantique  coïncide  avec  le  moment 
où  ils  s'éprirent  pour  la  sagesse  égyptienne  d'une  admira- 
tion sans  bornes'.  Ils  pouvaient,  cette  fois,  se  couvrir  d'un 
texte  d'Homère  qui  vante  l'Egypte  comme  étant  le  pays  des 
drogues  et  des  savants  médecins,  ceux-ci  descendant  de 
Paeéon  lui-même  -.  Les  Asklépiades  durent  céder  à  l'entraî- 
nement général.  Il  est  prol)able  qu'ils  commencèrent  par  le 
système  de  transaction  dont  nous  avons  déjà  rencontré  des 
exemples,  et  qui  consiste  à  placer,  entre  la  divinité  et  le  client, 
le  prêtre,  chargé  de  rêver  pour  le  compte  du  dernier'';  mais 
il  leur  fallut  bientôt,  pour  soutenir  la  concurrence,  ouvrir 
les  portes  de  leurs  temples  aux  dormeurs  et  avoir  l'air  de 
conduire  leur  traitement  d'après  des  visions  incohérentes. 

\)  On  ne  Irouve  pas  de  tcmoignas'c  concernanl  l'incuhaLion  dans  les- tem- 
ples d'Asklépios  avant  celui  d'Arislojjliane,  qui  fait  guérir  P/î/^?<s  de  cette 
manière.  Le  comique  se  moque  là  d'une  dévotion  toute  neuve.  Sophocle  s'é- 
prit d'un  très  grand  zèle  pour  Asklépios  (Plut.,  .Y»m(T,  4.  elc.)clpour  le  héros 
Alcon  (pii  avait  été  aussi  à  l'école  de  Cliiron.  II  paraît  cpie  Sophocle  lui- 
même,  après  sa  mort,  devint  à  son  tour  le  héros  Dexion,  ànb  t%  toù  'Aq-z^tm^ 
oeÇk/weioç  (Etym.,  M.  s.  V.).  Cf.  Th.  Pa.vokka,  Dexion  on  Sophocle  héros  :  So- 
phocle prêtre  du  héros  Alron  (Ann.  Instit.  Corr.  Archcol.,  1847,  p.  20:)-2i3). 
Pauckkr,  De  Sophocle  medici  herois  sacerdote.  Dorpat,  isêiO.  —  2)  Voy.  ci-des- 
sus, p.  274,  note  1 .  —  3)  Cf.  Vol.  il.  i-.  :^7,'].  380. 


ORACLES  d'asklépios  283 

Les  Asklôpiacles  ont  donc  eu  longtemps  leur  histoire  à 
part,  distincte  de  celle  des  oracles  d'Asklépios  qui  commence 
là  où  finit,  sinon  leur  tradition  héréditaire,  du  moins,  leur 
privilège  exclusif.  D'un  autre  côté,  l'histoire  de  la  révéla- 
tion médicale,  détachée  de  celle  des  Asklépiades,  se  rédui- 
rait, avec  les  renseignements  dont  nous  disposons,  à  une 
simple  nomenclature  de  temples,  dont  bien  peu  ont  eu  la 
notoriété  modeste  de  l'Asldépiéon  d'Athènes,  illustré  au 
moins  par  les  plaisanteries  d'Aristophane  ^.  Nous  allons  user 
d'une  méthode  éclectique  et,  pour  donner  une  idée  des  oracles 
d'Asklépios,  choisir  les  plus  renommés  de  ces  instituts,  ceux 
qui  ont  été  à  la  fois  des  écoles  d'Asklépiades,  ou  des  déléga- 
tions de  ces  écoles,  et  des  oracles  oniromantiques,  Épidaure, 
Cos,  Pergame  et  Rome  suffiront  amplement  à  ce  dessein. 

La  mythologie  grecque  a  fait  naitre  le  dieu  de  la  santé 
dans  des  dieux  élevés,  riants,  rafraîchis  par  des  sources  vives. 
Tel  était  le  site  oii  s'élevait  Trikka,  sur  les  bords  d'un 
affluent  du  Pénée.  Trikka  est  le  foyer  primitif  du  culte 
d'Asklépios.  Mais  laThessalie,  après  avoir  été,  pour  ainsi  dire, 
le  berceau  de  l'hellénisme,  s'était  trouvée  peu  à  peu  en  de- 
hors du  mouvement  intellectuel  qui  achevait  ailleurs  la  cul- 
ture nationale.  Aussi,  les  traditions  empruntées  à  laThessalie 
perdaient-elles  bien  vite  leur  marque  d'origine  :  les  poètes 

\)  Je  m'aperçois,  au  dernier  moment,  que  cette  distinction,  pour  ne  pas 
dire  iiostilité,  entre  les  Asklépiades  et  les  oracles  médicaux,  est  déjà  cons- 
tatée par  H.  H.ESER,  Gesch.  der  Medicin,  3e  édit.  [187i]  I,  i),  72.  M.  Hœser 
va  même  trop  loin  en  affirmant  que  les  Asklépiades  n'ont  jamais  eu  rien  de 
commun  avec  les  prêtres  d'Asklépios  ou  les  confréries  d'Asklépiastes.  —  2)  Il 
y  eut  au  moins  deux  Asklépiéons,  et  peut-être  trois,  pour  les  malades  d'A- 
thènes, du  Piréc  et  de  Munycliie,  sans  compter  les  liéroons  des  trois  héros 
médecins,  Aleon,  Aristomachos  et  Toxaris.  On  a  retrouvé,  dans  ces  dernières 
années,  sur  l'emplacement  de  TAsklépléon  d'Athènes  de  nombreux  ex-votos. 
Cf.  P.  GiRARD,  Ex-voto  à  Esciiliipc  (Bull.  Gorr.  Hellen.,  1878,  p.  Go-9i).  Cata- 
logue descriptif  des  ex-voto  à  Esculajje  trouvés  sur  la  pente  méridionale  de  l'a- 
cropole {ihid.,  p.  loG-lG9).  P.  Girard  et  J.  Martha, Inventaires  de  l'Asklépicion 
[ihid.,  p.  418-ii-o). 


284  LES    ORACLE  G   DES    DIEUX 

les  transplantaient  dans  les  régions  plus  centrales.  C'est 
ainsi  que  le  berceau  d'Asklépios  fut  transporté  à  Épidaure, 
en  Arcadie,  ou  en  Messénie.  Hésiode  l'avait  déjà  détaché  do 
Trikka  et  rapproché  de  la  côte  ^  Pindare  s'en  tient  encore 
à  la  topographie  hésiodique.  C'est  à  Lakereia,  près  du  lac 
Bœbias,  qu'il  place  la  dramatique  histoire  de  Coronis,  mère 
d'Asklépios ,  amante  infidèle  et  victime  du  vindicatif 
Apollon  2, 

Trikka  n'en  conserva  pas  moins  son  culte  et  probablement 
ses  Asklépiades.  Hérennius  Pliilon  do  Tarse,  un  médecin  du 
temps  de  Tibère,  invoque  encore,  en  formulant  une  certaine 
recette,  la  tradition  de  «  ceux  de  Trikka \  »  Mais  l'école 
thessalienne,  comme  celle  du  légendaire  Chiron,  vit  ses 
élèves  ou  ses  imitateurs  se  disperser  dans  le  monde  grec,  et 
elle  ne  put  même  garder  sur  ses  colonies  scientifiques  le 
droit  de  préséance  qu'on  reconnaissait  d'ordinaire  aux  mé- 
troi)oles.  Les  Messéniens,  sous  prétexte  que  Nestor  avait 
sauvé  Machaon  blessé'',  s'approprièrent  le  souvenir  et  sans 
doute  la  descendance  du  héros  Asklépiade,  mais  sans  effacer 
tout-a-fait  la  tradition  thessalienne.  Ils  transportèrent  Trikka 
chez  eux  sans  lui  enlever  son  nom  "'.  Épidaure  prétendît 
s'affranchir  de  toute  réminiscence  importune  et  devenir  elle- 
même  la  métropole  de  l'iatromantique. 

Le  Péloponnèse  avait  accueilli  le  culte  d'Asklépios  avec  un 
empressement  dont  témoignent  les  nombreux  sanctuaires 
élevés  dans  la  péninsule  au  dieu  médecin.  De  tous  ces  sanc- 
tuaires, le  plus  célèbre,  celui  qui  devint  le  centre  de  la  thé- 

\)  Hesiod.  ap.  Strai!.,  IX,  :>,  22;  XIV,  I,  iO.  Sciiol.  Pi.nd.,  Vi/fh.,  III,  :iO.  48. 
—  2)  PiXD.,  Pyth.,  III,  o-IiS.  —  3)  Galk.n.,  lib.  IX,  p.  297.  On  trouve  sur  une 
médaille  un  IIiTmo.i^^t'ne  Trikkas,  médecin  de  Smyrne,  qui  a  l'air  d'èlre 
pourvu  de  ce  surnom  à  litre  honorifique  (Bœckh,  ap.  C.  I.  (lit.,  II,  ]>.  768).  — 
4)  HoM.,  Iliad.,  XI,  ;;Ofi.  o98.  Gai.  —  3)  Strab.,  VIII,  4,  4.  Pausan.,  IV,  3,  1-2. 
I.es  Messéniens  plaçaient  à  Trikka  le  lieu  d'oriirine  d'Asklépios.  le  tombeau 
(le  Machaon  à  fiérénia,  et  celui  des  Machaonides,  Niconiachos  et  (iorgasos, 
il  Pharnî.  Cf.  ci-dessous,  Oracle  de  Fodnlirirtn. 


ORACLE   D'ÉPIUAljRE  2S7) 

rapeutique  surnaturelle  clans  la  Grèce  d'Europe,  fut  le  temple 
d'Épidaure.  De  vieilles  traditions  rapportaient  que  la  ville 
s'était  d'al)ord  appelée  Epikaros  et  qu'elle  devait  son  nom 
usuel  au  dieu   «  fort  comme  un  taureau  [irJ-rjpz:)  »  qu'elle 
hébergeait.   Cette    étymologie  par  trop  commode    ne  nous 
apprend   rien,  et  nous  préférerions  de  beaucoup  quelques 
renseignements  sur  l'immigration  thessalienne  qui   apporta 
probablement  le  culte  d'Asklépios  dans  cette  ville   peuplée 
successivement  de  colons  ioniens,  cariens  et  doriens.  L'im- 
migration thessalienne  se  trouve  représentée  dans  la  légende 
locale  par  Phlégyas,  père  de  Coronis.  Enceinte  d'Asklépios, 
fruit  de  ses  furtives  amours  avec  Apollon,  Coronis   avait  été 
amenée  dans  le  Péloponnèse  par  son  père  qui  venait  explorer 
le  pays  avec   des  arrière-pensées  de  conquête.    Elle  avait 
accouché   sur  une   montagne  qui  porta   depuis   le   nom   de 
ïitthion',  et   l'enfant,  gardé  par  le  chien,  allaité  par  les 
chèvres  du  berger  Aresthanas,  fut  bientôt  découvert  par  le 
berger  lui-même,  lequel  recula  devant  l'auréole  divine  dont 
était  entourée  la  tête  d'Asklépios.  On  sut  bientôt  que  l'enfant 
céleste  guérissait  les  malades  et  ressuscitait  les  morts  -.   La 
version  des  Épidauriens   avait  contre  elle  toutes  les  préten- 
tions rivales,  mais  l'authenticité  en  fut  démontrée  par   le 
succès.  L'oracle  de  Delphes,  en  la   confirmant  à  son  tour^ 
ne  fit  que  se  ranger  du  côté  du  plus  fort. 

Le  sanctuaire  ou  hiéron  d'Asklépios  était  à  deux  heures 
de  marche  de  la  ville,  du  côté  du  sud-ouest,  au  pied  du 
Titthion.  La  libéralité  des  fidèles  guéris  par  le  dieu  avait 
transformé  la  vallée  en  un  jardin  splendide  qui  ne  ressem- 
blait guère  aux  tristes  asiles  oii  les  modernes  ont  jusqu'ici 
confiné  la  souffrance.  On  en  avait  écarté  avec  soin  les  scènes 
de  deuil  et  les  douleurs  poignantes  :  il  était  défendu  d'y  naî- 

l)TtT3iûv=Tix^!ov=??!aî/i(7/a.  —  2)  Palsan.,  II,  2G,  3-G.  —  3)  Voy.  ci-des- 
sus, p.  13G,  noie  \. 


28G  LES     ORACLES     DES     DIEUX 

tre  et  d'y  mourir.  Les  chapelles,  les  autels,  statues,  stèles 
votives,  attestaient  les  miracles  opérés  et  donnaient  raison  à 
toutes  les  espérances.  Polyclcte  y  bâtit  un  théâtre  et,  au 
pied  de  la  grande  terrasse  du  temple,  on  avait  ménagé  un 
Stade  destiné  à  la  célébration  des  fêtes  d'Asklépios,  Dans  le 
temple  même  se  voyait  la  statue  chryséléphantine  du  dieu, 
œuvre  de  Thrasymède  de  Paros.  Attenant  à  l'édifice  était  le 
lieu  où  dormaient  les  consultants,  dans  l'attente  des  songes 
envoyés  par  le  dieu.  11  est  probable  qu'à  l'origine  les  clients 
couchaient  dans  le  temple  même,  usage  conservé  par  la  plu- 
part des  Asklépiéons. 

Nous  connaissons  .mal  les  purifications  et  autres  obser- 
vances qui  étaient  imposées  avant,  pendant  et  après  les  con- 
sultations, observances  qui,  aux  mains  de  prêtres  habiles, 
pouvaient  constituer  un  traitement  efficace.  Nous  savons 
seulement  que  l'oracle  ne  fonctionnait  pas  en  tout  temps, 
car  il  fallait  bien,  là  comme  ailleurs,  sous  peine  de  déclarer 
la  guerre  aux  autres  oracles,  admettre  des  absences  du  dieu. 
Quant  à  l'incubation  elle-même,  qui  était  la  méthode  ré- 
glementaire, elle  ne  pouvait  manquer  d'aboutir.  Les  légendes 
dont  le  patient  était  étourdi,  la  nouveauté  du  spectacle, 
l'attente  et  l'inquiétude  qui  excitaient  ses  nerfs,  suffisaient 
amplement  pour  amener  le  rêve  surnaturel.  11  s'endormait 
en  songeant  au  serpent  mystérieux  qui  était  le  compagnon, 
le  symbole  et  souvent  la  forme  même  du  dieu,  au  groupe  de 
génies  bienfaisants  qui  constituaient  le  cortège  d'Asklépios, 
à  son  épouse  Épione,  à  ses  filles  Hygieia,  laso.  Panacée, 
^glé,  à  son  aide  ordinaire,  Akésios,  et  à  tous  les  miracles 
advenus  en  pareil  lieu.  Le  matin,  au  chant  du  coq,  oiseau 
cher  à  Asklépios,  il  allait  porter  aux  prêtres  le  songe  qu'il 
avait  eu,  et  ceux-ci  se  chargeaient  de  convertir  ses  visions  en 
ordonnances  sensées. 

Il  pouvait  se  faire  que  le  dieu  donnât  directement  au  pa- 


ORACLE   d'ÉPIDAUKE  287 

tient  sa  réponse  écrite  et  scellée.  Du  moins,  Asklépios  fit 
très  spirituellement  usage  de  cette  méthode  le  jour  où  il  re- 
mit à  la  poétesse  Anyte  une  lettre  à  l'adresse  do  Plialysios 
de  Naupacte,  qui  avait  à  peu  près  perdu  la  vue.  C'était  un 
ordre  écrit  de  payer  à  la  messagère  deux  mille  statères  d'or, 
et  Plialysios  compta  la  somme,  enchanté  de  constater  qu'il 
était  giéri  en  lisant  de  ses  yeux  le  billet'.  Enfin,  surtout 
dans  les  siècles  de  décadence  oij.  le  merveilleux  remplaçait 
partout  les  lois  naturelles^  la  tJiêophanie  se  substituait  au 
songe.  Le  malade  se  réveillait  guéri  par  le  dieu  lui-même. 
C'est  ainsi  que  le  philosophe  Proclus  l'ut  délivré  de  sa  goutte 
par  l'attouchement  divin  -. 

Aristophane  ne  croyait  pas,  sans  doute,  que  le  traitement 
qu'il  applique  à  Plutus  deviendrait  d'un  usage  aussi  général. 
Les  rites  iatromantiques,  respectables  aux  yeux  de  la  foi, 
étaient  de  ceux  qui  tournaient  facilement  au  grotesque,  et 
les  comiques  athéniens  ne  se  firent  pas  faute  d'exploiter 
cette  mine.  Bien  qu'Athènes  eut  intercalé,  dans  les  fêtes  des 
Mystères,  un  jour  appelé  les  Epidaurla,  jour  où  Asklépios 
lui-même  s'était  fait  initier,  on  se  moquait  au  théâtre  des 
miracles  auxquels  plus  d'un  spectateur  croyait  en  son  for 
intérieur.  On  sait  avec  quelle  liberté  d'expression  Aristo- 
phane décrit  la  visite  nocturne  d'Asklépios  à  ses  clients 
en  son  tem[)le  d'Athènes;  les  pièces  composées  par  Alexis, 
Antiphane,  Théophile,  sous  les  titres  d'E-'.Saôp-.c;  ou  'E-îoaupc;^ 
n^'étaient  probablement  pas  plus  respectueuses  pour  la  théra- 
peutique révélée.  Quand  Asklépios  veut  faire  bonne  figure  au 
théâtre,  il  est  obligé  de  se  commander  une  tragédie  à  un 
poète  qu'il  vient  de  guérir,  Aristarque  de  Tégée,  contempo- 
rain de  Sophocle''. 

Mais  ce  scepticisme  bénin  ne  menaçait  guère  la  prospérité 

1)Pausan.,  X,  38,  13.   —  2)  Marin.,  Vit.  ProcL,  31.   —  .3)  Fragm.  comic. 
(ji-xc,  éd.  Mcineke.  —  i)  .4ù,ian.,  fnujm.,  101. 


288  LES    ORACLES   DES    DIEUX 

d'Épiclaure.  Les  Athéniens  savaient  trop  l)ien  ce  qu'il  leur  en 
avait  coût<''  pour  avoir  assiégé  avec  Périclès  la  «  sainte  Épi- 
daure',  »  et  tout  le  monde  reconnaissait  que  les  Asklépiades 
étaient,  en  définitive,  les  meilleurs  médecins  du  monde.  Il  s'é- 
tait formé  dans  ces  dispensaires,  a  l'ombre  de  la  religion,  une 
tradition  médicale.  Les  archives  sacerdotales  conservaient 
la  mention  des  remèdes  prescrits  -,  et  Diahitude  prise  par  les 
clients  de  consacrer  en  ex-voto  l'image  de  la  partie  malade 
avait  transformé  les  Asklépiéons  en  musées  pathologiques. 

Nous  ne  pouvons  que  rappeler  ici  ce  qui  a  déjà  été  dit  plus 
haut,  à  savoir,  que  la  foi  prenait  facilement  son  parti  des 
insuccès.  On  avait  le  choix  entre  deux  explications  toutes 
deux  excellentes.  Il  y  avait  des  maladies  que  le  dieu  ne  pou- 
vait pas  et  d'autres  qu'il  ne  voulait  pas  guérir.  Depuis  qu'il 
avait  été  averti  par  la  foudre  de  Zeus  que  nul  ne  devait  trou- 
bler l'ordre  des  destins,  Asklépios  se  gardait  de  sauver  les 
malades  dont  l'heure  était  venue  autant  que  de  ressusciter 
les  morts.  Il  abandonnait  également  ceux  qui  devaient  leurs 
maux  a  leurs  vices  et  qui  étaient,  à  un  titre  quelconque, 
indignes  de  sa  commisération''.  Enfin,  le  dieu  faisait  des 
absences  et  ne  répondait  pas  des  cures  entreprises  sans  lui  '. 
La  vogue  des  oracles  d'Asklépios  n'avait  a  redouter  que  la 
concurrence  des  autres  divinités  médicales.  Elle  fut  à  son 
apogée  vers  le  temps  d'Aratos,  qu'on  disait  fils  du  dieu  '■'. 

\)  Plutarch.,  PericL,  :j:i.  —  2)  Voy.,  pour  Épidaurc,  P.vu?an.,  II,  27,  3.  — 
3)Philostr.,  Epist.,  18,  I.  Lo  Cappadocien  de  Piaule  s'écrie  : 

Migrare  certumst  num  iam  l'x  fano  foras 

Quando  Acscnhipi  lia  scntio  scntentiam 

Ut  qui  me  nihill  faciat  ncc  salvom  vclit.  (Plaut.,  Citrcul,  21G-2I8). 
—  4)  Voy.  la  ridicule  histoire  de  la  femme  à  qui  les  prêtres  d'Épidaure  ne 
pouvaient  plus  remettre  la  tête,  coupée  par  eux  en  l'absence  d'Asklépios, 
lequel  revient  et  les  tire  d'embarras  après  les  avoir  réprimandés  (.Elian., 
Hist.  An.,  IX,  33).  Les  Apocryphes  allribuent  à  Jésus  une  cure  analogue.  — 
5)  Pausan.,  IV,  4,  4.  11  n'y  avait  pas  longtemps  que  les  Romains  étaient  venus 
chercher  à  Épidaurc  leur  Esculape. 


okaci.l:  d'epidauue  280 

Le  sanctuaire  d'PJpidaiiro  s'enrichit  rapidement.  La  clien- 
tèle y  affluait  et  foisait  vivre  non-seulement  les'pretres,  mais 
encore  une  foule  de  praticiens  plus  ou  moins  indépendants 
([lii  jouaient  le  rôle  d'exégètes  et  profitaient  du  renom  de  la 
ville'.  On  sait  ce  qni  advient  aux  temples  opulents.  Paul- 
Émile  se  contenta  de  regarder  -,  mais  d'autres  eurent  moins 
de  scrupules.  Il  y  avait  longtemps  que  l'effronté  Denys  de 
Syracuse,  après  avoir  enlevé  à  Zens  Olympios  son  manteau 
d'or,  sous  prétexte  qu'un  habit  de  laine  était  plus  hygiénique, 
avait  emporté  la  barbe  d'or  d'Asklépios  en  disant  que  le  flls 
d'un  père  imberbe  ne  devait  pas  porter  de  barl)e''.  Mummius, 
les  pirates  ciliciens,  plus  tard,  Néron,  trouvèrent  l'hiéron 
d'Epidaure  assez  riche  pour  lui  faire  des  emprunts  forcés. 
En  revanche.  Antonin.  avant  même  de  monter  sur  le  trône,  y 
éleva  do  nombreuses  constructions,  le  «  Bain  d'Asklépios,  » 
la  cha})olle  des  Épidotes,  c'est-à-dire,  des  génies  auxiliaires, 
le  temple  d'Apollon-Asklépios-Hygieia  réunis  en  triade  égyp- 
tienne, et  un  hôpital  oii  il  fut  enûii  permis  de  naître  et  de 
mourir  '. 

Les  libéralités  d'Antonin  rendirent  à  l'oracle  une  nouvelle 
jeunesse"'.  Les  riches  Romains,  en  quête  de  santé  ou  de  dis- 
tractio.i,  prirent  volontiers  le  chemin  d'Epidaure,  où  ils 
trouvaient  des  médecins  habiles,  un  beau  site,  un  air  pur,  et 
souvent  des  gens  naïfs  qui  ravivaient  la  foi  chez  les  uns  et 
amusaient  les  autres. 

Mais  le  grand  ennemi  des  oracles  helléniques,  le  christia- 
nisme, allait  mettre  fin  à  ce  concours.  Il  n'y  avait  pas  de 


[)  On  dirait  ([uc  l'oracle  laissait  de  préférence  aux  médccinslibrcs  la  clicn- 
li'le  locale.  Ce  sont  des  praticiens  de  ce  genre  ipii  traitent,  au  siccle  d'A- 
lexandre, l'androgyne  épidaurien  Callo  ou  Gallon  (IJio»..  XXXII,  Excerpt., 
Phot.,  p.  o20).  —  2)  Liv.,  XLV,  28.  —  3;  Cu;.,  Nat.  Dror.,  III,  ak  —  4)  Pau- 
SA.\.,  II,  27,  G.  —  5)  Sur  la  vogue  d'Epidaure  à  réixxjue,  voy.  IIkrtzrerg, 
Gesch.  Griechcnlands,  11,  p.  213.  Marc-Aurèle  (V,  H)  atlesie  (jii'im  culciid 
souvi.Mit  j)arlcr  de.;  orilniiiiaiii-es  d'Asklépios. 

!9 


290  LES  ORACLES  DES   DIEUX 

ménagements  a  attendre  de  la  foi  nouvelle:  ceux(iui  Pavaient 
embrassée  n'auraient  pas  voulu  de  la  santé  même  s'il  avait 
fallu  la  demander  aux  idoles  ou  aux  idolâtres.  Asklépios 
était  d'autant  plus  odieux  aux  chrétiens  que  ses  temples 
étaient  alors  le. rendez-vous  des  philosophes  et  que  les  con- 
troversistes  païens  opposaient  de  préférence  ses  miracles  à 
ceux  du  Christ.  Épidaure  sentit  le  danger  et  resta  obsti- 
nément attachée  à  l'hellénisme.  Lorsque  Marinos  s'enfuit 
d'Athènes  par  crainte  de  la  populace  chrétienne,  c'est  a  Épi- 
daure qu'il  se  réfugia'. 

Enfin,  Asklépios  se  tut.  Ses  serpents  purent  ramper  à  leur 
aise  sous  les  ruines  de  l'hiéron  (|ui  ont  gardé  jusqu'aujour- 
d'hui leur  nom  antique  mais  ne  rappellent  aucune  illustra- 
tion comparable  à  celle  que  vaut  aux  Asklépiades  de  Cos  le 
grand  nom  d'Hippocrate. 

Cos  devait  être,  au  point  de  vue  religieux,  une  colonie 
d'Épidaure,  mais  on  s'épargnait  toute  recherche  à  ce  sujet 
en  faisant  venir  Asklépios  lui-même  dans  l'île-.  Le  dieu  y 
portait  surtout  le  nom  de  «  Sauveur  (^wrr.p),  »  que  Ton  trouve 
sur  les  monnaies  indigènes-». 

L'Asklépiéon  de  Cos  était  situé  dans  un  faubourg  de  la 
ville.  Il  était  rempli  d'ex-votos  et  d'œuvres  d'art,  parmi  les- 
quelles VAntigone  et  VAnadijouu'nc  d'Apellc,  ({ui  était  un 
enfant  du  pays.  Ces  richesses  sont  un  témoignage  incontes- 
table de  la  réputation  dont  jouissaient  les  Asklépiades  de  Cos, 
réputation  qui  paraît  même  avoir  éclipsé,  à  certaines  époques, 
celle  d'Épidaure.  On  voit,  en  elfet,  les  Épidauriens  envoyer 
des  députés  à  l'Asklépios  de  Cos,  sans  doute  dans  quelque 
conjoncture  difficile  où  de  nombreux  insuccès  faisaient  croire 
le  dieu  absent  de  l'hiéron  d'Kpidaure'. 

\)  Damasc,  Vit.  huL.  §277.  -  2)  Ta»:.,  Aiiiml.,  Xll,  (il.  —  3)  Mio.n.nkt,  H, 
n.  f)2-Gi-,  p.  238.  —  4)  Pausan.,  III,  23,  (i.  Ou  hicn  c'osl  l;i  un  souvenir  di- 
]'im|i(uialion  <ln  <'uUe  (l'Asklépios  à  Cos  p;ir  Épidaur(>,  les  rapports  ('laiil 
ri'iivcrsés,  connue  il  ari'ivr  sduvenl,  dans  la  léij-cndc. 


LES   ASKLEPIAUES   DE    COS  201 

Les  Asklépiades  de  Cos  prétendaient  descendre  d'Asklëpios 
et,  par  les  femmes,  d'Héraklès.  Ils  citaient  parmi  leurs  grands 
hommes  ce  Nébros  que  Toracle  de  Delphes  avait  envoyé 
chercher  durant  la  première  guerre  sacrée  pour  empoisonner 
les  Kirrhéens,  et  qui,  comme  salaire  de  ce  bel  exploit,  avait 
reçu  de  Pytho,  pour  sa  corporation,  les  privilèges  des  liié- 
romnémons  '.  Ce  n'est  pas  Hippocrate  qui  nous  a  transmis  ce 
récit  probablement  légendaire;  il  eût  été  le  premier  à  en 
rougir. 

Hippocrate,  celui  qu'on  appelait  déjà  «  le  Grand  »  au  temps 
d'Aristote,  suffit  à  la  gloire  du  corps  médical  de  Cos.  L'histoire 
de  l'oracle,  si  l'Asklépiéon  fut  jamais  un  oracle,  ne  s'aper- 
çoit guère  à  travers  la  biographie,  d'ailleurs  incertaine,  du 
grand  homme.  Une  anecdote  assez  ridicule  prétend  qu'Hip- 
pocrate,  après  avoir  compulsé  les  archives  de  l'Asklépiéon  de 
Cnide,  les  avait  livrées  aux  flammes  :  en  mettant  Cos  à  la 
place  de  Cnide,  on  avait  deux  légendes  pour  une-.  S'il  faut 
chercher  un  fondement  historique  à  de  pareilles  billevesées, 
on  peut  croire  que  le  temple  de  Cos  fut  incendié  du  temps 
d'Hippocrate. 

Nous  n'attribuerons  à  la  divination  médicale  aucun  droit 
sur  la  vie  et  les  travaux  d'Hippocrate.  Nul  n'a  été,  plus  que 
Tillustre  médecin,  ennemi  des  pratiques  superstitieuses  et  des 
charlatans.  Il  ne  croit  pas  les  songes  inutiles  comme  moyen 
de  diagnostic,  attendu  que  l'état  du  corps  réagit  sur  les 
impressions  du  rêve  et  se  révèle  par  elles;  mais  on  peut  être 
assuré  que  l'incubation  n'est  pas  sa  méthode  clinique.  On 
peut  même  se  demander  si  les  Asklépiades  de  Cos  ont  réelle- 
ment accepté,  par  condescendance  pour  ceux  qui  voulaient 
être  trompés,  les  rites  iatrornantiques. 

On  n'entend  plus  parler,  durant  de  longs  siècles,  de  l'As- 
klépiéon de  Cos.  Les  Romains  vinrent  y  jeter  un  regard  fur- 

1}  Ps.  HiiT'ocR.,  Epislol.  (IX,  408).  —2)  Suuan.,  Vit.  medic.  Plin.,  XXIX,  §  i. 


202  I.l^S   ORACLES    DES   DIEUX 

tif  en  171.  [loiir  y  recliercluM-  dos  j);irtisans  de  Pcrsée,  car  le 
temple  jouissait,  comme  celui  (rKiiidaiire.  (rmi  di'oit  d'asile 
universellement  reconnu.  Si  les  Romains  respectèrent  alors 
cet  antique  privilèn-e.  ils  en  furent  largement  recompensés 
un  siècle  i)lus  tard,  car  rAsklépiéon  servit  (\o  refuge  à 
nombre  de  liomains  pendant  le  massacre  gênerai  ordonné 
par  Mithridatc '.  Le  roi  de  Pont  ne  se  fit  pas  faute  de  ran- 
çonner la  ville  et  le  temi)le;  il  mit  la  main  sur  les  trésors 
qu'y  avait  déposés  Cléopatre  -. 

Délivré  par  Lucullus  des  bandes  asiatiques.  l'Asklépiéon 
perdit,  aux  ({uerelles  qui  amenèrent  la  chute  de  la  répu- 
blique romaine,  son  plus  ))el  ornement,  les  arbres  séculaires 
qui  ombrageaient  ses  jardins.  Lai  des  meurtriers  de  César. 
P.  Turullius,  les  coupa  i)0ur  en  construire  des  vaisseaux-'.  Il 
fut  livré  plus  tard  à  Octave  et  exécuté  à  Cos  même,  expiant 
ainsi  le  régicide  et  le  sacrilège..  Malheureusement,  Octave- 
Auguste  eut  envie  de  VAnadyomène  et  il  fallut  accepter  le 
marché  qu"il  proposait,  une  réduction  de  cent  talents  sur  un 
tribut  arbitrairement  lixô  '. 

En  un  temps  où  le  goût  des  œuvres  d'art  devenait  général, 
Cos  y  perdait  un  de  ses  attraits.  Du  reste,  la  décadence  était 
visible.  Un  tremblement  de  terre,  survenu  Lan  5  avant  J.-C.,  fit 
des  dégâts  considéra])les  :  l'industrie  des  mousselines  languis- 
sait :  Cos  en  était  à  demander  l'aumône.  Claude,  à  la  requête 
de  son  médecin  Xénophon  de  Cos,  l'exempta  d'impôts".  Mais, 
après  le  grand  tremblement  de  terre  de  l'an  155.  Antonin  eut 
beau  ftiire;  c'était  la  ruine  délînitive.  Au  temps  de  Philos- 
trate, l'île  appartenait  tout  entière  A  un  seul  propriétaire.  Le 
christianisme  trouva  parmi  cette  population  appauvrie  des 
âmes  dociles.  Cos  devint  le  siège  dam  évcché;  mais  les  fléaux 


\)  Tac,  Annal.,  IV,  14.  Ailleurs,  les  llonuiiiis  ;ivuu'al  elé  niussucrés  jusiiiie 
flans  les  temples  (Ai'i'iAN.,  li.  Mithrid.,  23).  —  2)  Ai-pian.  ,  ?7'ùZ.  —  3)  Val. 
Max.,  I,  I,  19.  —  'f)  Sthab.,  MV,  2,  19.  —  ;;)Tacit.,  AnnuL,  .\il,  01. 


ORACLE    DE    PEIIGAME  203 

iiatiirols  ne  cessèrent  pas  pour  cola  do  sévir.  On  vit  se  suc- 
céder les  tremblements  de  terre  et  les  postes.  Il  se  trouva 
sans  doute  quelques  fidèles  de  l'hellénisme  pour  regretter  le 
temps  oi'i  Poséidon  était  moins  irrité  et  où  Askléjnos  venait 
au  secours  de  riiumanité  souffrante. 

L'Asklépiéon  de  Pergame  n'a  pas  eu  une  destinée  moins 
brillante  que  celui  d'Épidaure,  dont  il  continuait  la  tradition 
en  la  combinant  avec  le  culte  nouveau  de  Sérapis.  Il  avait  été 
fondé  a  une  époque  assez  récente  par  un  certain  Archias  qui, 
ayant  été  guéri  à  Épidaure,  avait  apporté  en  Mysie  le  culte 
de  son  bienfaiteur'.  Asklépios  y  était  honoré  sous  le  nom 
de  Zens  Asklépios,  concurremment  avec  son  père,  Apollon 
Kalliteknos,  sa  fille  Hygieia  et  son  génie  auxiliaire  Téles- 
phoros  -. 

La  prospérité  du  sanctuaire  de  Pergame  no  commença  que 
quand  la  ville,  jadis  insignifiante,  devint  la  capitale  d'un 
royaume  gouverné  par  des  princes  lettrés  et  amis  des 
sciences.  Les  Attalides  firent  de  Pergame  un  centre  intellec- 
tuel rival  d'Alexandrie  et  s'occupèrent  personnellement 
d'études  scientifiques.  Le  dernier  roi,  Attalos  Philométor, 
devait  être  un  des  habitués  de  l'Asklêpiéon,  car  il  avait  le 
goût  de  la  toxicologie.  En  un  temps  où  les  rois  avaient  tous 
des  manies  de  désœuvrés,  au  lieu  de  jouer  de  la  flûte,  de 
peindre  ou  de  tourner,  comme  certains,  il  «  cultivait  les 
plantes  vénéneuses,  non-seulement  la  jusquiame  et  l'hellé- 
bore, mais  aussi  la  cigùe,  l'aconit  et  le  dorycinium  :  il  les 
plantait  ou  semait  lui-même  dans  ses  jardins;  il  s'appliquait 
avec  un  soin  extrême  à  connaître  les  propriétés  de  leurs 
fruits  et  de  leurs  sucs,  et  il  les  cueillait  lui-même  en  la  sai- 
son •'.  »  C'est  pour  flatter  le  goût  du  roi  que  Nicandre  de 
Colophon  écrivit  deux  poèmes  toxicologiques,  les  Theriaca  et 

\)  Papsan.,  II,  20,  8.   —  2;  Cf.  d'Lglv,  Rcmarqiirs  sur  In  hcros  Tclcsphom. 
iHist.  Acad.  Inscr.,  .\XI,  \).  2(i),  —  :ij  Plutarch.,  Demetr.,  20. 


294  LES   ORACLES   DES  DIEUX 

les  Aleocipharmaca.  L'influence  d'Asklepios  se  faisait  sentir 
ainsi  jusque  dans  les  préoccupations  ro3'ales. 

Les  Romains  firent  leur  possible  pour  sauvegarder  la  pros- 
périté de  la  ville  dont  ils  firent  le  chef-lieu  de  la  province 
d'Asie.  Ils  conservèrent  a  l'Asklépiéon  son  droit  d'asile,  lors 
de  la  révision  des  i)rivilèges  sous  Tibère  :  mais  ils  ne  son- 
gèrent pas  à  restituer  à  Pergame  la  bibliothèque  des  Alta- 
lides  qu'Antoine  avait  transportée  à  Alexandrie.  Sous  Néron, 
le  courageux  proconsul  Barea  Soranus  défendit  les  œuvres 
d'art  qui  ornaient  le  temple  contre  le  commissaire  impérial 
Acratos,  mais  il  paya  de  sa  tête  le  désappointement  du  ter- 
rible collectionneur'.  Ce  n'est  pas  le  miroir  et  les  boucles  de 
cheveux  de  Flavius  Earinus,  l'eunuque  favori  de  Domitien  -, 
qui  eussent  compensé  la  perte  de  tant  de  chefs-d'œuvre. 

Il  est  difficile  de  faire  le  départ  de  ce  qui,  dans  la  célé- 
brité médicale  de  Pergame,  revient  à  l'oracle  et  de  ce  qui  doit 
être  adjugé  aux  médecins  groupés  autour  de  ce  centre  d'at- 
traction. On  voit  bien  qu'Asklépios  donne  des  consultations 
iatromantiques,  de  compte  a  demi  avec  Sérapis.  Il  apparaît  à 
Polémon  le  sophiste  et  lui  ordonne  de  l)oire  chaud  s'il  veut 
guérir  de  son  arthrite^;  Lucien  dit  qu'Asklépios  tient  un 
hôpital  à  Pergame  '',  et  Caracalla,  à  qui  il  fallait  des  remèdes 
surnaturels,  «  se  transporta  à  Pergame  d'Asie,  voulant  user 
des  soins  d'Asklepios,  et  une  fois  là,  s'y  rejjut  de  songes  tant 
qu'il  voulut^.  »  La  source  d'eau  chaude  qui  produisait  des 
cures  merveilleuses  jaillissait  près  du  temple  ^,  et  c'est  là  sans 
doute  qu'on  avait  inventé  les  «  étrilles  »  hydrothérapiques 
({ui  portaient  partout  le  nom  de  Pergame".  C'est  bien  aussi 
l'oracle    qui,   s'il   en   faut    croire    Philostrate,    envoie    des 

i)  Tac,  Annal,  XVI,  23.-2)  Martial.,  IX,  i6.  Stat.,  Silv.  III,  4.-3)  Phi- 
LOSTR.,  Vit-  Soph.,  TI,  26,  2.  Le  sojihislc  répond  pliiisjiiniiKJiit  au  dieu  :  «  que 
fcrais-lu,  si  lu  soignais  un  bœuf?  »  —  4)  Lucian.,  Icaroincn.,  2t. 
DiAN.,  IV,  8,  3.  —  G)  Aristid.,  Orat.,  XXVII,  2'k  —  1)  Martial.,  XIV,  51. 


ORACLE  DE   PERGAME  295 

maladps  an  thaumaturge  ApoUonios  de  Tyane  \  Mais,  d'autre 
part,  il  est  évident  qu'a  côté  de  rofficine  de  révélation,  il  y 
avait  des  médecins  qui  devaient  plus  à  Hippocrate  qu'à 
Asldépios.  Il  suffit  de  nommer  Galien,  qui  représente  bien  la 
science  du  temps  et  du  lieu,  familière  avec  la  physiologie 
mais  accommodante  pour  le  merveilleux. 

Fils  d'un  architecte,  ClaudiusGalenus  se  voue  à  la  médecine 
sur  la  foi  d'un  songe  fait  par  son  père,  songe  qui  paraît  bien 
indiquer  l'intervention  d'Asklépios.  Il  continue  à  croire  a 
Tefflcacité  des  ordonnances  divines,  mais  il  a  le  bon  sens  de 
se  mettre  à  une  antre  école.  Il  commence  ses  études  à  Per- 
game.  les  poursuit  à  Smyrne,  à  Corinthe,  à  Alexandrie,  sous 
la  direction  de  maîtres  appartenant  à  différentes  écoles.  Re- 
venu dans  sa  patrie  à  l'âge  de  vingt-huit  ans,  il  est  nommé,- 
non  pas  précisément  prêtre  d'Asklépios,  mais  médecin  du 
«  gymnase  »  attenant  au  temple  et  des  gladiateurs  publics. 
Devenu  médecin  de  Marc-Aurèle,  il  allégua,  pour  ne  pas 
suivre  le  prince  chez  les  Marcomans,  un  songe  qui  a  bien  l'air 
d'être  signé  encore  du  nom  d'Asklépios.  Deux  siècles  plus 
tard,  Pergame  produit  Oribase,  le  médecin  de  Julien.  Il  est 
probable  que  ces  vocations  se  sont  décidées  sous  l'influence 
de  TAsklépiéon  et,  quand  Toracle  n'aurait  pas  servi  à  autre 
chose,  il  devrait  être  cité  parmi  les  institutions  utiles. 

Le  nom  de  P^ome  apparaît  souvent  dans  Thistoire  des  ora- 
cles. Il  faut  lui  faire  une  place  à  part  dans  celle  des  oracles 
d'Asklépios.  De  tous  les  dieux  grecs,  Asklépios  est  le  seul  qui 
ait  eu  à  Rome  un  oracle  en  activité,  pourvu  de  rites  grecs, 
qui  était  comme  un  fragment  de  la  patrie  hellénique  incrusté 
au  centre  du  Latium. 

Pendant  longtemps,  les  Romains  s'étaient  contentés  de 
recommander  leur  santé  à  Jupiter,  à  Mars  Averruncus,  à  la 
déesse  Sabine  Salus,  à  Minerve  Medica,  à  Bona  Dca,  à  la  déesse 

i)  Philosïu  ,  Vit.  ApolL,  IV,  I,   i. 


^ 


<C^, 


2CC)  LES    ORACLES   DES    DIEUX 

Medii}'ina,  à  la  iiympho  Cnrna  ot,  suivant  les  cas,  à  ces  nom- 
breux a-énios  des  Indifjifamenta  (jui  veillent  sur  les  diverses 
i'onclions  physiulo-iquos.  Lorsiiu'ils  connurent  Apollon,  le 
pouvoir  médical  du  dieu  fut  ce  (juals  aiiprécièrent  le  plus  en 
lui.  Leurs  Vestales  invoquaient  le  dieu  sous  les  noms  de 
Mcdicus  et  de  Pœan\  Le  premier  temple  (jui  lui  fut  élevé  a 
Rome  (429)  le  fut  par  suite  d'un  vœu  fait  «  pour  la  santé  du 
peuple-.  »  Enfin,  à  la  suite  d'une  poste  (293;,  les  livres  sil)yl- 
lins  conseillèrent  aux  Romains  d'aller  chercher  à  Epidaure 
Asklépios,  sur  qui  Apollon  paraissait  s'être  déchargé  de  ses 
fonctions  de  médecin. 

Les  envoyés  romains  furent  bien  accueillis  à  É[)idaure. 
Lorqu'ils  furent  en  présence  de  la  statue  du  dieu,  le  serpent 
sacré  parut  sortir  du  piédestal  et  les  suivit  a  travers  la  ville 
jusqu'au  port,  où  il  s'embarqua  avec  eux.  Le  serpent  s'échappa 
à  Actium  et  alla  s'enrouler  autour  d'un  palmier  dans  un  bois 
sacré  d'Apollon,  a. l'endroit  où  s'éleva  plus  tard  un  temple 
d'Esculape.  Il  revint  ensuite  sur  le  navire  et  aborda  en 
nageant  à  l'ile  du  Tibre,  où  il  disparut-^  C'est  là  ({ue  les 
Romains  élevèrent  le  temple  de  leur  Esculape.  L'île  tout 
entière  rappelait,  par  sa  forme  artiflciellement  régularisée, 
le  vaisseau  qui  avait  apporté  le  serpent  mystérieux,  et  au 
centre  trônait  le  dieu  hellénique,  couronné  de  laurier  et 
apptiyé  sur  son  bâton  traditionnel,  ayant  à  ses  côtés  Hygia- 

Sains. 

Le  service  des  consultations  oniromantiqucs  dut  s'établir 
avec  quelque   difficulté.  L'oracle  fut   surtout   fréquenté  par 

\)  Macroi!.,  1,  17,  i;;.  —  2)  Liv.,  IV,  2;i.— ;3j  Liv.,  X,  47.  Val.  .Max.,  1,  S,  2. 
STRAr,.,Xll,  ;,,  n.  OviD.,  FdS^  I,  291 .  Mdam.,  XV,r)22,  s.pi.,  .Mr.  Cf.  Sciilutku,  Ih- 
Aesciilapio  a  Tininania  (uh<ùlo.  AraslxM'i;-.,  \H:]:\ .  U  a  rlr  sniivcnl  (lucslioii, 
cru])rès  Orosc(lII,  22)  d'une  <<  piciTc  (IKsinilapc,  »  ([iii  iiiiiail  r\r  .ipportLM'  à 
Rome  avec  lo  seritciU.  Comme  pcrsdiiue  autre  (lu'Oi'osr  ii",i  jamais  parlé  de 
celle  pierre,  Preller  eonclul  à  une  corruption  du  texte  [\..  Pkixlfr,  Dcr  Sfriii 
der  AcscuUip,  48o8.  Ausgew.,  Auis.,  p.  ;U)8). 


ORACLE  D  ESCULAPK  A  ROMK  2Vi 

les  esclaves  et  étrangers,  car  il  est  plus  facile  de  dé- 
créter l'érection  d'un  temple  que  de  changer  en  un  instant 
les  lial3itudes  popnlaires.  La  plèbe  romaine  ne  savait  pas 
encore  rêver  d'une  façon  opportune  et  n'avait  pas  grand 
goût  pour  des  prêtres  étrangers  qui  comprenaient  à  peine  sa 
langue.  Les  médecins  grecs  qui  bientôt  vinrent  exercer  en 
ville  n'étaient  pas  faits  pour  achalander  Esculape.  Ils  étaient 
n  la  fois  méprisés  et  redoutés.  Le  premier  chirurgien  grec 
(|ui  vint  à  Rome,  Archagathos,  aljusa  tellement  du  couteau 
et  du  cautère  que  Caton  soupçonna  la  médecine  grecque 
d'être  une  machine  de  guerre  dirigée  contre  le  peuple 
romain. 

Mais  la  Grèce  triompha  de  Rome  dans  Rome  même.  Plus 
d'un  patron,  qui  avait  commencé  par  envoyer  ses  esclaves 
malades  à  Esculape,  pour  n'avoir  pas  la  peine  de  les  soigner  ', 
fut  à  la  fin  tenté  d'essayer  pour  son  compte  de  la  médecine 
surnaturelle.  Esculape  n'eut  jamais  ni  le  monopole  de  l'art  de 
guérir,  ni  même  la  clientèle  des  hantes  classes;  mais  l'expan- 
sion de  son  culte  en  Italie,  et  bientôt  dans  tout  l'empire  ro- 
main^, témoigne  des  progrès  de  la  dévotion  pu))lique.Le  dieu 
d'Épidaure  recueillit  sa  part  des  hommages  efdes  dons  que 
Rome,  devenue  un  réceptacle  d'étrangers,  prodiguait  à  tous 
les  dieux  de  l'univers.  Avec  un  peu  de  bonne  volonté,  on  pou- 
vait reconnaître  son  intervention  officieuse  jusque  dans  les 
songes  qui  allaient  visiter  les  malades  à  domicile''.  Il  reprit 
sous  l'empire  la  forme  correcte  de  son  nom.  Asklépios.  Les 
inscriptions  de  cette  époque  racontent  ses  miracles  en  grec, 
le  grec  étant  la  langue  officielle  du  sanctuaire. 

Parmi  les  clients  dont  le  nom  est  ainsi  venu  jusqu'à  nous, 

■i)  Sl'kïOiX.,  f'iaud.,  23.  —  2)  Ou  trouvo  des  ox-\'olos  ù  Esculape  JLis({ir,ni 
fond  de  la  BrclagiiR  (C-  I.  L.  Vil,  IGk  4:il). —  :{)  Le  remède  contre  la  rage 
iul  indiqué  au  temps  de  Pline  par  un  songe  «  oracle  »  à  une  mère  dont  le 
(ils  allait  être  mordu  par  un  rhien  enragé  (Plix.,  XXV,  §  17.  Cf.  VIII,  j5  l.")2). 
(J'Ue  feninio  dut,  suivanl  sa  loi,  aller  remercier  Asklépios  ou  S(''rapis  ou  l.sis. 


<:^ 


298  LES   ORACLES   DES  DIEUX 

il  en  est  un  qui  appartient  à  l'aristocratie:  c'est  l'augure 
L.  Minicius  Natalis,  ancien  légat  impérial  en  Mœsie^;  les 
autres  sont  des  gens  du  commun,  mais  le  procès-verbal  qui 
relate  leur  guérison  est  des  plus  intéressants. 

«  En  ces  jours,  »  dit  l'inscription,  «  le  dieu  a  ordonné  à 
«  un  certain  Gains,  aveugle,  d'aller  vers  Tautel  sacré  et  de 
«  se  prosterner;  ensuite,  de  s'avancer  de  droite  à  gauche  et 
«  de  poser  les  cinq  doigts  au-dessus  de  l'autel  et  de  lever  la 
«  main  et  de  la  poser  sur  ses  yeux;  et  il  y  vit  parfaitement, 
«  à  la  face  du  peuple  présent  et  se  réjouissant  avec  lui  de 
«  voir  les  vertus  revivre  sous  notre  Auguste  Antonin.  » 

«  A  Lucius,  pleurétique  et  désespéré  de  tout  homme,  le 
«  dieu  enjoignit  d'aller  et  de  prendre  de  la  cendre  de  l'autel 
«  triangulaire,  de  la  délayer  dans  du  vin  et  de  l'appliquer 
«  sur  le  côté,  et  il  fut  sauvé  et  rendit  publiquement  grâce  aux 
«  dieux  et  le  peuple  se  réjouit  avec  lui.  » 

«  A  Julianus,  qui  vomissait  du  sang  et  était  désespéiré  de 
«  tout  homme,  le  dieu  dit  d'aller  et  de  prendre  sur  la  tribune 
«  des  pommes  de  pin  et  d'en  manger  avec  du  miel  pendant 
«  trois  jours,  et  il  fut  sauvé  et,  s'en  étant  allé,  il  rendit 
«  grâce  publiquement  devant  le  peuple-.  » 

Le  sanctuaire  devait  être  plein  d'attestations  de  cette 
nature,  et  il  fallait  être  bien  incrédule  pour  ne  pas  se  rendre 
à  des  preuves  aussi  irréfutables.  Cependant,  les  religions  les 
mieux  pourvues  de  documents  deviennent  caduques  et  suc- 
combent quand  la  foi  se  détourne  d'elles.  Le  prestige  des 
divinités  médicales  s'use  vite,  parce  qu'elles  sont  de  celles 
que  l'on  obsède  sans  cesse  et  que  les  nouvelles-venues  appor- 
tent avec  elles  des  espérances  nouvelles.  Il  y  avait  bien 
aussi  quelque  imprudence  de  la  part  d'Esculape  à  laisser  un 
collège  «  funéraire  »  prendre  son  nom  pour  enseigne ^  Il  se 
maintint  pourtant,  diversement  associé  a  d'autres  divinités, 

•1)  C.  I.  Ch.kc,  :;977.  —  2)  r,.  t.  (;h.i:c.,  :;!IS0.  —  :i)  Orklli,  2117. 


ORACLE  D'ESCULAPE  A  ROME  299 

dans  le  conseil  des  dispensateurs  de  remèdes  surnaturels  ^ 
L'incubation  se  pratiquait  encore  dans  son  temple  au  temps 
de  saint  Jérôme-.  Le  nom  d'Esculape  resta  même  associé 
dans  l'imagination  populaire  au  nom  de  Rome,  de  sorte  que, 
quelques  siècles  plus  tard,  une  légende  faite  de  réminiscences 
travesties  attribue  la  fondation  de  Rome  à  une  certaine 
Roma,  fille  d'Esculape''. 

Les  indications  historiques  qui  précèdent  ne  sauraient  nous 
rendre  l'image  vivante  des  époques  de  ferveur  où  des  légions 
de  malades  anxieux  se  pressaient  autour  des  sanctuaires 
d'Asklépios.  L'érudition  ne  peut  qu'analyser  et  décrire 
les  pièces  du  mécanisme  divinatoire,  et  nous  voudrions  le 
voir  fonctionner  en  quelque  sorte  soas  nos  yeux,  nous  iden- 
tifier un  instant  avec  les  espérances  et  les  déboires  qui  ont 
agité  le  cœur  des  clients  du  dieu  médecin,  suivre  enfin, 
pas  à  pas,  une  âme  naïve  qui  eût  usé  le  plus  possible  de 
l'assistance  des  oracles  médicaux  et  qui  nous  eût  laissé  la 
trace  de  ses  impressions. 

Or,  ce  client  modèle  d'Asklépios,  que  nous  aurions  peine 
à  reconstituer  avec  le  secours  de  la  science,  il  a  existé  à 
l'époque  des  Antonins,  et  il  a  longuement  parlé,  pour  l'édifi- 
cation de  la  postérité,  des  miracles  dont  il  a  été  l'objet.  yElius 
Aristide  n'est  pas  le  premier  venu  [*]  et  nous  n'avons  pas 

i)  Cf.  une  ordonnance  où  il  est  dit  de  l'invoquer  avec  Bona  Valctudo  et 
Mars,  tout  en  prenant  diverses  drogues  spécifiées  dans  le  texte  (WillmaNxNS, 
Excmpl.  imcr.  lai.,  2734).  —  2)  HtERO.NYM.,  Ad  Isaiam,  LXV,  4.  —  3)  Schol. 
Bern.  Epimetr.,  Eclog.,  I,  20. 

[*]  On  peut  jugei- par  la  bibliographie  suivante  de  Finlérêt  qui  s'attache  à  la 
biographie  d'Aristide,  lequel,  au  siècle  des  Antonins,  est  presque  un  grand 
humme.  Les  détails  relatifs  à  la  maladie  et  aux  consultations  du  personnage 
sont  tirés  de  ses  six  'hpoi  Xi^foi  (XXllI-XXVIII)  et  de  ses  discours  de,  'Aa/.Xr)::i6v 
(VI),  ^AT/l7]mirjy.i  (VII),  dç,  ih  tppéap  to2  'ATzXrj^nou  (XVIII).  Il  y  a  de  grandes 
divergences,  en  ce  qui  concerne  la  chronologie,  entre  Masson  et  Letronne  : 
les  résultats  de  M.  Waddinglou  sonl  rejelés  par  M.  Hannigurl.  Nuire  sujet  peut 
se  passer  de  tant  de  précision. 


3JU  LES    OIIACLKS    D  E  .3    D  I  E 'J  X 

affaire  à  une  superstition  vulgaire. Né  à  Hadriaui  en  Bithyiiie, 
où  son  père  était  prêtre  clé  Zeus,  vers  l'an  117  de  notre  ère,  il 
s'était  livré  de  bonne  heure  aux  longues  et  fastidieuses  études 
qu"il  fallail  faire  pour  conquérir  le  titre,  alors  si  envié,  de 
sophiste.  Parler  doctement,  en  style  précieux,  de  toute 
chose  imaginable,  n'est  pas  un  talent  auquel  suffise  la  nature. 
Après  avoir  commencé  son  éducation  dans  sa  ville  natale, 
Aristide  se  mit  donc  à  courir  le  monde,  allant  entendre 
Aristoklès  à  Pergame.  Polémon  à  Smyrne,  Ilérode  Atticus  a 
Athènes,  et  poussant,  comme  un  autr(;  Hérodote,  jusqu'au 
fond  de  l'Egypte.  Il  était  depuis  longtemps  illustre  lorsque, 
vers  la  cinquantaine,  il  fat  atteint  d'une  maladie  étrange, 
incoercible,  et  devint  l'hypocondriaque  le  ])lus  docile 
({u'eussent  pu  rêver  les  prêtres  d'Asklépios. 

Nous  sommes  renseignés  avec  une  minutieuse  exactitude 
sur  les  symptômes  et  la  marche  de  cette  pernicieuse  affec- 
tion. Elle  débute,  au  moment  où  Aristide  se  prépare  a  partir 
pour  Rome,  à  la  suite  d'un  refroidissement  humide.  Arrivé 
à  l'Hellespont,  Aristide  souffre  d'une  oreille;  puis,  en  traver- 
sant laThrace  et  la  Macédoine  par  un  froid  rigoureux,  il  est 
en  proie  à  des  maux  de  dents,  compliqués  d'anorexie  et  de 
fièvre.  A  Rome,  le  repos,  succédant  à  un  voyage  de  cent 
jours,  parut  amener  un  soulagement;  mais  bientôt  des  dou- 

lo  Massomus,  CoUnctanca  ad  AristkUs  vitam  (ap.  JEl.  ArisUd.  cd.  Diadorf. 
Toin.  III,  ]i.  l-l.'i.ii.  V.  Malacaum;,  La  malattia  tredeccnnalc  d'Elio  Aristide 
Adnnnu.  .Milaiio,  17ij!J.  B.  Tiiori.acils,  Soiunia  Smipica  pmccijme  (X  Aristidis 
'.zç,ot<i'/yy/oi<;ddincfita.  Huviiiao,  I8i;{.  (!.  Lkoi'ahiu,  Dr  vilii  et  scriidis  .Elii  Aris- 
lidis  cnixiiioilnrius,  181'k  (Opcrc  incdilc  |iiilili.  da  (i.  Ciii^-iioiii,  1878,  11, 
p.  43-80).  C.  A.  KiENiG,  DisH.  inaiig.  mcdica  de  Aristidis  iiicuhutionc.  Icnaf ,  1818. 
1>KÏR0.\NE,  lii'chcrchcs  pour  servir  à  l'histoire  de  l'E(jijpte.  Paris,  1823  (p.  2o3- 
2;iO).r-.  Dar,:sti:,  Qiium  utilitntcm  conférât  ad  historiam  srti  tcmporis  illustran- 
diiiii  rlirtor  Aristides.  Paris,  i8i-'K  I''.  (i.  Wi:Li;KKn,  liirnljnlion  :  Uhetor  Aris- 
tides  (Kleine  Scliriften,  II!,  p.  89-i;;(ij.  NV.  H.  WADDiNciTn.x,  Chrounlngie  de  In 
vie  du  rhéteur  Mlius  Aristide.  18()7  (Méiii.  Acad.  Inscr.,  XXVl,  p.  2(i3  sii.j.) 
H.  HAiMGAirr,  Aelius  Aristides  als  Représentant  der  sophistischoi  Rhetorik  im 
zireilei!  Jahrli.  d.  Kaiserzeit.  Lcipzip:,  1874. 


AUIST]])E    CI.IKXT    I)"ASKLi;iMuS  301 

leurs  d'entrailles,  des  frissons,  des  accès  de  fièvre,  des  suflb- 
cations,  mirent  le  pauvre  so})histe  en  tel  état  (jifil  songea  à 
retourner  au  pays.  Vn  de  ses  anciens  maîtres,  le  grammai- 
rien Alexandre,  (ju'il  rencontra  fort  à  propos,  put  Taider  de 
son  crédit,  car  Alexandre  avait  ses  entrées  à  la  cour  d'An- 
tonin:  mais  Aristide  avait  plus  besoin  de  santé  que  d'argent. 
Le  lils  du  prêtre  de  Zeus  commença  alors  à  se  tourner  du 
côté  des  dieux,  qui  ne  lui  marchandèrent  pas  leurs  révéla- 
tions. 

Il  rêva  d'abord  qu'Apollon  exigeait  de  lui  un  pa^an  :  et, 
bien  que  peu  au  courant  de  ce  genre  de  composition,  il  i)ar- 
vint,  à  force  de  labeur,  à  fournir  les  trois  couplets  réglemen- 
taires, strophe,  antistrophe,  épode. 

Son  retour  en  Asie  fut  des  plus  pénibles.  Tempête  dans  la 
mer  Tyrrhénienne,  dans  TAdriatique,  dans  la  mer  Egée, 
matelots  grossiers  et  imprévoyants,  jeûne  forcé  en  pleine 
mer,  rien  n'est  épargné  à  l'infortuné  touriste  que  l'on 
débarque  à  Milet  en  i)iteux  état.  De  Milet,  Aristide  va  a 
Smyrne,  consulter  les  «  médecins  et  gymnastes  »  du  lieu. 
On  renvoie  aux  eaux  thermales  situées  entre  Smyrne  et  Cla- 
zomène. 

C'est  là  que  commencent  les  révélations  du  «  Sauveur  » 
Asklépios,  associé  parfois  avec  Sérapis  et  Isis. .  Asklépios 
commence  par  ordonner  à  son  client  d'aller  pieds  nus.  Isis, 
plus  exigeante,  demande  deux  oies.  Or,  il  n'y  avait  alors  que 
deux  oies  à  Smyrne  et  ce  ne  fut  pas  cliose  facile  que  de 
déterminer  leur  propriétaire  à  s'en  dessaisir.  Après  quelques 
mois  de  traitement  infructueux,  Aristide  se  sentit  appelé  a 
Pergame  où  Asklépios  avait  un  service  régulier  de  consulta- 
tions. «  Raconter  tout  ce  qui  se  passa  a  partir  de  ce  moment, 
s'écrie  avec  enthousiasme  Aristide^  dépasse  les  forces 
humaines.  Si  quelqu'un  veut  connaître  par  le  menu  toutes 
les  communications  que  j'ai  reçues  du  dieu,  il  faut  qu'il  con- 


3U2  LKS   ORACLES    DES  DIEUX 

suite  mes  papiers  et  le  relevé  des  songes  eux-mêmes.  Il  y 
trouvera  des  médicaments  de  toute  espèce,  des  dialogues 
et  des  discours  tout  au  long  et  des  apparitions  des  plus 
variées  et  mille  prédictions  et  oracles  sur  les  sujets  les  plus 
divers,  les  uns  en  prose,  les  autres  en  vers,  et  quaut  et  quant 
des  choses  dignes  d'actions  de  grâces  au-delà  de  ce  qu'on 
peut  imaginer.  » 

Dès  la  première  nuit  passée   dans  son  temple,  Asklépios 
ordonne  au  malade  du  suc  de  Ijaume,  pr('^paration  inventée 
par  Télesphoros  lui-même,  dont  il  fallait  se  frotter  en  pas- 
sant du  bain  chaud  au  bain  froid,  une  purgation  composée 
de  raisins  secs  et  ingrédients  divers  et  «  mille  autres  choses.  » 
Aristide  retrouva  assez  de  force  pour  reprendre,  toujours  par 
ordre,  sa  vie  active.  Asklépios  poussa  même  la  bonté  jusqu'à 
lui  faire  gagner  un  procès  par  devant  le  proconsul  Julianus. 
Pour  le  distraire  encore  plus  sûrement,  le  dieu  l'envoie  à 
Chios,  «  en  vue  de  le  purifier.  »  La  purification  consista  en  un 
gros  temps  qui  l'assaillit  en  mer,  entre  Clazomène  et  Phocée. 
Asklépios  jugea  la   pénitence  suffisante   et  lui   annonça  à 
Phocée  qu'il  lui   faisait  grâce  du  reste  du  voyage.   Mais  le 
dieu  avait  bien  d'autres  manières  d'éprouver  la  patience  de 
son  client.  A  Phocée  même,  il  lui  ordonne  du  laitage  en  une 
saison  où  le  lait  est  presque  introuvable  ;  à  Smyrne,  ou  Aris- 
tide se  rend  ensuite,  c'est  un  bain  dans  le  Mélès,  en  plein 
hiver  et  par  un  vent  du  nord.  Quand  le  malheureux  arriva 
à  Pergame,  il  avait  des  catarrhes,  une  gastrite  et  la  fièvre. 
Il  alla  pourtant  se  loger  chez  un  néocore  ou  sacristain  d'As- 
klépios,  pour  être  plus  près  de  son  médecin. 

Asklépios  débuta  par  prescrire  une  saignée  au  coude  de 
cent-vingt  livres  de  sang!  Les  prêtres  et  employés  de  l'As- 
klépiéon  déclarèrent  qu'ils  n'avaient  jamais  entendu  parler 
de  saignées  aussi  eff"royables;  mais  Aristide,  regrettant  de  ne 
pouvoir  ])rendre  absolument  au  pied  de  la  lettre  l'ordonnance 


ARISTIDE   CLIENT  D'ASKLEPIUS  303 

surnaturelle,  se  fait  tirer  palettes  sur  palettes.  Un  ou  deux 
jours  après,  Asklépios  lui  ordonne  une  saignée  au  front,  et, 
pour  bien  prouver  qu'il  n'y  avait  pas  méprise,  fait  la  même 
injonction  à  un  autre  de  ses  clients,  le  sénateur  romain  Se- 
datus,  alors  en  traitement  à  Pergame. 

En  même  temps,  le  traitement  hydrothérapique  promenait 
Aristide  en  divers  lieux.  Il  reçut  Tordre  de  se  baigner  dans 
le  Caïcos,  à  un  certain  endroit  où  il  devait  se  rendre  à  pied, 
sous  vêtements  de  laine.  Il  prit  son  troisième  bain  de  rivière, 
à  Smyrne,  par  une  température  pareille  à  celle  qui  l'avait  si 
fort  éprouvé  lors  de  ses  premières  ablutions.  Le  quatrième 
bain,  qu'il  prit  à  Pergame,  fut  plus  désagréable  encore.  On 
était  au  mois  de  décembre,  et  le  Sélinus,  grossi  par  les 
pluies,  roulait  à  grand  bruit  des  pierres  qui  «  passaient 
comme  des  feuilles.  »  Au  grand  effroi  de  ses  amis  restés  sur 
la  rive,  Aristide  se  plongea  dans  le  torrent  écumeux  et,  lors- 
qu'il remonta  sur  le  bord,  «  la  chaleur  se  répandit  par  tout 
son  corps,  au-dessus  duquel  montait  une  vapeur  épaisse,  et 
toute  la  peau  était  rouge  pourpre.  »  Pour  un  homme  qui  avait 
gardé  le  lit  plusieurs  mois  de  suite,  ces  symptômes  de  vigueur 
étaient  rassurants. 

Cependant  les  révélations  oniromantiques  vont  leur  train 
accoutumé.  Après  avoir  confronté  celles  qu'il  reçoit  directe- 
ment et  celles  du  néocore  Philadelphos,  Aristide  se  résout  à 
avaler,  deux  jours  durant,  une  quantité  considérable  d'une 
macération  d'absinthe  dans  du  vinaigre.  11  se  trouva  fort  bien 
de  cette  étrange  potion,  laquelle  ne  le  dispensa  pas  pourtant 
d'un  bain  de  mer  qu'il  fallut  prendre  à  Éhea,  près  de  l'em- 
bouchure du  Caïcos,  toujours  en  hiver  et  toujours  par  un 
vent  du  nord. 

A  quelque  temps  de  là  on  retrouve  Aristide  occupé  à  se 
frotter  d'un  onguent,  «  en  plein  air,  dans  l'enceinte  du 
temple,  »  après  quoi  il  se  lave  à  ce  fameux  puits  d'Asklépios 


304  LES    ORACLES    DES    DIEUX 

dont  rcciu  avait  i^-iiôri  drja  nombre  de  phlhisiques,  d'asth- 
matiques, d'aveugles  et  de  muets.  Il  aurait,  cette  fois,  tota- 
lement «expulsé  »  la  maladie  sans  les  représentations  de  ses. 
amis  qui  le  détournèrent  d'accomplir  un  certain  nombre  do 
prescriptions  supplémentaires.  Aussi,  il  lui  fallut  recom- 
mencer l'ablution  après  s'être  couvert  do  boue:  puis,  se  rou- 
ler à  nouveau  dans  la  boue  et  faire  trois  fois  en  courant  1(^ 
tour  du  temple,  tout  cela  par  un  froid  vif  qui  semblait  être 
revenu  tout  exprès  en  plein  équinoxe  de  printemps.  Ces 
bains  se  renouvelèrent  indéfiniment,  sans  que  le  malade  fût 
dispens(3  pour  cola  de  marcher  pieds  nus  l'hiver,  de  coucher 
souvent  en  plein  air  dans  les  cours  du  temple  et  de  subir 
force  saignées  et  clystères. 

Aristide  put  juger  alors  du  résultat  de  ses  cinq  années  de 
traitement.  L'hiver  suivant,  il  eut  une  fièvre  continue  pen- 
dant quarante  jours.  La  saison  était  rigoureuse,  au  point  que 
le  golfe  d'Éhoa  était  i)ris  par  les  glaces.  C'est  le  moment  que 
choisit  Asklépios  pour  ordonner  a  son  client  de  se  lever  et 
d'aller,  sans  autre  vêtement  qu'une  chemise  de  lin,  se  laver 
à  une  fontaine  située  hors  de  la  ville. 

Aristide  dut  au  moins  gagner  a  ce  régime  une  réputation 
bien  établie  de  piété.  Aussi,  quand  il  se  rendit  à  Smyrne,  le 
peuple  voulut  absolument  le  porter  candidat  au  collège  des 
Asiarques  pour  l'année  suivante.  C'était  là  une  dignité  sacer- 
dotale ({uo  ne  recherchaient  guère  les  petites  gens,  car  celui 
qui  en  était  revêtu  devait  donner  à  ses  frais  des  fêtes  et  des 
jeux  publics.  Aristide  essaya  de  détourner  le  coup  en  s'offrant 
à  remplir  les  fonctions  de  prêtre  dans  le  temple  d'Asklépios, 
que  l'on  construisait  alors  près  du  port.  11  persuada  le  peuple, 
mais  les  délégués  de  la  ville  n'en  portèrent  pas  moins  sa 
candidature  a  l'assemblée  i)rovinciale  où  il  fut  élu  troisième 
ou  quatrième  Asiarque.  Il  en  appela  alors  au  proconsul  Qua- 
dratus,  (p.ril  alla  trouver  à  Pcrgame.  Celui-ci,  qui  était  lui- 


i 


ARISTIDE      CLIENT      D'ASKLEPIOS  305 

même  un  rhéteur  distingué,  s'empressa,  à  ce  qu'il  semble, 
de  faire  plaisir  à  son  confrère  en  cassant  la  malencontreuse 
élection. 

Fatigué  de  ces  aventures,  Aristide  se  retira  dans  sa  ville 
natale.  Les  visions  l'y  suivirent,  et  il  ne  fut  pas  le  moins  du 
monde  privé  de  son  commerce  habituel  avec  Asklépios  qui 
lui  prescrivit,  pour  combattre  son  apepsie  et  ses  insom- 
nies, force  vomitifs,  avec  une  diète  sévère.  Cependant,  la 
nostalgie  des  grandes  villes  le  ramena  à  Pergame.  Le  dieu 
l'expédia  aussitôt  à  des  eaux  thermales,  distantes  de  240  stades, 
en  lui  enjoignant  de  se  frotter  le  cou,  après  le  bain,  avec  du 
cinnamome  broyé  et  de  revenir  immédiatement.  Puis,  Asklé- 
pios l'envoya  aux  eaux  de  Lébédos.  Les  soins  du  médecin 
Satyros,  qui  lui  conseilla  de  remplacer  ses  saignées  habi- 
tuelles par  des  cataplasmes,  lui  rendirent  assez  de  force  pour 
qu'il  pût  faire  le  voyage. 

Arrivé  à  Lébédos  dans  un  état  de  faiblesse  extrême,  Aris- 
tide se  rappelle  qu'il  a  négligé  jusqu'ici  de  consulter  l'oracle 
apollinien  de  Klaros,  et  il  y  envoie  son  père  nourricier  Zosi- 
mos.  Apollon  répond  qu'Aristide  sera  guéri  par  l'Asklépios 
de  Pergame.  Le  malade  reprend  donc  le  chemin  de  Pergame, 
en  passant  par  Smyrne,  Larissa,  Kyme,  Gryneion,  Èlsea.  A 
peine  est-il  arrivé  à  Pergame  qu'un  songe  l'envoie  à  Hadriani. 

Asklépios  commençait  à  se  fatiguer  d^'une  maladie  si  obs- 
tinée. Il  ordonna  à  notre  rhéteur  d'aller  assister  à  une  grande 
fête  religieuse  qui  se  célébrait  tous  les  ans  à  Cyzique  et  d'y 
prononcer  un  panégyrique  que  nous  possédons  encore.  Aristide 
y  fit  merveille  :  lui  qui  composait  d'ordinaire  ses  discours 
à  la  sueur  de  son  front,  il  se  sentit,  pour  la  première  fois  de 
sa  vie,  en  veine  d'improvisation.  Après  quelques  mois  de  repos, 
il  prit,  toujours  par  ordre,  le  chemin  de  Smyrne.  Il  y  remporta 
de  grands  succès  oratoires,  à  la  barbe  d'un  concurrent  qui, 
tout  en    prodiguant  les   annonces,  n'était  pas    parvenu    à 

20 


306  LES   ORACLES    DES    DIEUX 

réunir  plus  de  dix-sept  auditeurs.  Il  trouva  le  même  accueil  à 
Éphèse  où  il  fit  une  excursion.  Tout  ce  bruit  lui  valut  un 
désagrément  qui  n'était  pas  nouveau  pour  lui  :  il  fut  élu 
receveur  des  finances  par  le  sénat  de  Smyrne  et  eut  bien  de 
la  peine  à  faire  annuler  son  élection  parle  proconsul  PoUion. 

Il  y  avait  dix  ans  qu'Aristide  poursuivait  d'étape  en  étape 
la  guérison  de  sa  maladie.  Il  se  retira  alors  dans  son  pays, 
occupant  ses  loisirs  à  composer  des  cantiques  en  l'honneur 
des  dieux  et  spécialement  d'Asklépios.  Sa  santé  parut  s'amé- 
liorer et  résista  même  à  un  bain  de  neige.  Délivré,  par  un 
brevet  d'immunité  que  lui  délivra  l'empereur,  de  nouvelles 
tracasseries  relatives  à  des  magistratures  dont  on  voulait  le 
charger  malgré  lui,  il  se  fixa  quelque  temps  à  Pergame  et  y 
fit  quantité  de  conférences.  Un  voyage  à  Épidaure,  dans  la 
douzième  année  de  sa  maladie,  le  tint  un  moment  éloigné  du 
théâtre  ordinaire  de  ses  exploits.  Le  mieux  se  soutint  et  une 
rechute  qu'il  eut  à  son  retour  fut  promptement  enrayée  par 
un  bain  de  rivière  accompagné,  comme  à  l'ordinaire,  de  vent 
du  nord. 

L'heureux  homme  était  guéri  lorsqu'éclata  la  peste.  Il  en 
fut  attaqué,  mais  revint  à  la  santé.  Il  sut  plus  tard  que  les 
dieux  avaient  pris  la  vie  de  son  élève  chéri  Hermias  à  la  place 
de  la  sienne.  Il  était  trop  soumis  aux  volontés  célestes  pour 
se  plaindre  de  l'échange.  Peu  de  temps  après,  Asklépios  le 
sauvait  encore  en  l'envoyant  hors  de  Smyrne  quelques  jours 
avant  l'affreux  tremblement  de  terre  de  l'an  178.  Aristide,  qui 
avait  fait  personnellement  connaissance  avec  Marc-Aurèle, 
décida  le  prince  à  venir  au  secours  de  la  malheureuse  ville. 
Il  devint  ainsi  comme  le  second  fondateur  de  Smyrne  qui  lui 
éleva  une  statue.  Lui-même  s'y  fixa,  et,  consacrant  à  Asklé- 
pios une  vie  dont  il  reconnaissait  lui  être  redevable,  il  était 
[prêtre  du  dieu  lorsqu^il  mourut,  vers  l'an  187. 

La  biographie  d'Aristide  est,  dans  l'histoire  de  la  divina- 


ARISTIDE     OLIEXT     D   ASKLEPIOS  307 

lion,  un  épisode  curieux.  Que  la  foi  du  sophiste  ait  été 
compliquée  d'un  peu  de  vanité,  on  peut  en  quelque  sorte 
l'affirmer  à  priori.  Un  sophiste  menait  sur  terre,  en  ce  bien- 
heureux temps,  une  vie  de  roi  ou  de  demi-dieu  ;  car,  il  y 
avait  des  «  trônes  sophistiques  »,  des  «  rois  de  discours»,  et 
des  foudres  d'éloquence.  Aristide  était,  pour  sa  part,  «  un  astre 
de  rhétorique.  »  Il  ne  fut  pas  fâché  sans  doute  de  faire  savoir 
que  sa  précieuse  santé  était  l'objet  des  préoccupations  divines 
et  qu'il  était  à  peu  près  chez  lui  dans  les  temples.  Mais,  ce  qui 
ressort  avec  évidence  de  sa  biographie,  c'est  que,  s'il  parlait 
volontiers  de  sa  familiarité  avec  les  dieux  et  des  miracles  dont 
il  avait  été  l'objet,  il  était  le  premier  à  y  croire.  On  a  là 
sous  les  yeux,  en  plein  exercice,  cette  étonnante  faculté  de 
croire  qui  engendre  elle-même  les  preuves  dont  elle  nourrit 
sa  conviction.  Elle  ne  s'emploie  jamais  plus  utilement  qu'à 
produire  des  guérisons  miraculeuses,  car,  la  foi  en  la  méde- 
cine surnaturelle  entretient  une  espérance  que  les  incurables 
eux-mêmes  peuvent  garder  entière,  et  elle  ajoute  à  la  vertu 
des  remèdes  naturels  le  concours  efficace  de  toutes  les  forces 
de  l'imagination. 

En  nous  ouvrant  son  àme,  Aristide  nous  permet  déjuger 
aussi  d'un  peu  plus  près,, sur  un  échantillon  de  choix,  ce 
siècle  médiocre  et  estimable  des  Antonins,  ce  siècle  où  le 
sentiment  religieux  pénètre  les  âmes,  mais  en  s'accommo- 
dant  à  leurs  vues  mesquines  et  en  rapetissant  l'univers  à  leur 
mesure.  Pour  un  Marc-Aurèle  qui  voit  la  vie  humaine  de  plus 
haut  et  se  résigno  mélancoliquement  à  être  peu  de  chose, 
que  d'Aristides  s'applaudissent  d'avoir  à  toute  heure  un 
César  pour  les  protéger,  des  dieux  pour  les  servir,  et 
ne  cherchent  point  à  dissiper  l'illusion  d'optique  qui  met 
toujours  chacun  de  nous   au  centre  de  l'horizon  I 


CHAPITRE    SIXIEME 


ORACLES   d'HÉRAKLÈS 


Héraklès,  héros  déifié,  —  Aptitudes  mantiques  d'Héraklès.  —  Oracles 
béotiens.  —  Hyettos  et  la  divination  médicale.  —  L'hiéron  de  Thespies. 
—  Oracle  cléromantiquc  de  Boura,  en  Achaïe.  —  Le  culte  et  l'oracle 
d'Héraklès-Melkart  à  Gadès.  —  Activité  philanthropique  d'Héraklès, 
patron  des  eaux  thermales. 

Héraklès  était,  comme  Asklépios,  un  héros  local  transporté 
par  l'apothéose,  —  c'est-à-dire,  au  fond,  par  son  identification 
avec  des  dieux  exotiques  comme  Melkart,  —  dans  le  cercle  des 
dieux  olympiens.  Les  Athéniens,  qui  se  vantaient  de  bien  des 
choses,. prétendaient  avoir  été  les  premiers  à  lui  rendre  les 
honneurs  divins  '.  C'est  pour  ne  pas  le  priver  de  cette  dignité 
d'emprunt  que  nous  classerons  ses  oracles  parmi  les  man- 
téions  d'inspiration  divine  ;  car  ils  conservent  bien,  au  moins 
sur  le  sol  de  la  Grèce,  le  caractère  et  les  rites  des  oracles 
héroïques. 

Héraklès  ne  semblait  guère  destiné  par  ses  aptitudes 
spéciales  au  rôle  de  révélateur.  Mais  il  rachète  par  les  qua- 
lités du  cœur  ce  qui  lui  manque  du  côté  de  l'intelligence,  et 
c'est  pour  continuer  d'être  utile  aux  hommes,  pour  mériter 
les  surnom  aV  \\.Kt^iv.rAz:  et  de  Sonr^p,  qu'il  s'essaie,  lui  aussi, 
à  pénétrer  les  secrets  de  l'avenir  ou  les  causes  latentes  qui 
déterminent  le  présent.  Sa  carrière  humaine  a  été  marquée 
par   une   série   d'exploits   philanthropiques;  la   divination 

Ij  DiODoit.,  IV,  ;{t). 


HERAKLES    ET    LA     DIVINATION  309 

occupe  ses  loisirs  célestes.  La  médecine  est  ce  qui  l'attire  de 
préférence.  Durant  sa  vie  mortelle,  il  avait  eu  souvent  besoin 
de  médecins.  Asklépios  l'avait  guéri  d'une  blessure  au 
«  cotyle  »  reçue  dans  une  lutte  contre  Hippokoon,  et  il  avait 
élevé  de  ses  propres  mains  un  temple  à  Asklépios  Cotyleus\ 
Tombé  deux  fois  en  démence,  après  le  meurtre  des  enfants 
qu'il  avait  eus  de  Mégara  et  après  le  meurtre  dlphitos,  il 
avait  recouvré  la  santé  près  des  oracles  apolliniens.  Héraklès, 
ayant  souffert  lui-même,  se  consacre  au  soulagement  des 
maux  qu'il  connait  le  mieux  ^.  Parfois  cependant,  il  se  sou- 
vient qu'il  a  été  jadis  la  terreur  des  brigands,  et  il  se  reprend 
à  faire,  par  voie  de  révélations,  la  police  du  monde.  C'est 
ainsi  qu'il  apparaît  en  songe  à  Sophocle  pour  lui  désigner  le 
voleur  de  la  couronne  d'Athêna%  ou  encore,  l'individu  qui 
avait  dérobé  dans  son  temple  à  lui,  Héraklès,  une  patère  en 
or  d'un  grand  prix  '•. 

On  a  vu  plus  liauf^  comment  l'influence  de  Delphes  avait 
arrêté  Tessor  de  la  mantique  hérakléenne  chez  les  Doriens. 
La  Béotie,  pays  obstinément  rebelle  à  l'autorité  de  Pytho  et 
rempli  d'institutions  archaïques  dont  la  ténacité  de  l'esprit 
local  n'avait  pas  laissé  faire  table  rase,  contenait  probable- 
ment les  plus  anciens  oracles  du  héros  divinisé.  Les  Béotiens 
aimaient  à  rappeler  que,  si  Héraklès  était  Argien  de  race,  il 
était  cependant  né  à  Thèbes  qui  était  ainsi  devenue  sa  véri- 
table patrie. 

Hyettos,  où  était  le  principal  oracle  d'Héraklès,  devait  son 

i)  Pausan.,  III,  19,  7  :  20,  5.  —  2)  Héraklès  est  encore  médecin  parce 
qu'il  détruit  les  êtres  malfaisants.  On  l'invoquait  même,  sous  le  vocable 
d'IrâxTovoç,  contre  les  larves  et  insectes  qui  dévoraient  la  vi^'ne.  De  nos  jours, 
il  eût  été  le  destructeur  du  phylloxéra,  et  les  théories  nosologiques  qui  attri- 
buent une  grande  partie  des  maladies  au  développement  d'organismes  pa- 
rasitaires lui  auraient  préparé  un  rôle  exceptionnel  en  thérapeutique.  — 
3)  Anonym.,  Vita  Sophocl.,  6.  —  4)  Cic,  Divin.,  I,  25.  De  là  le  culte  d'Héra- 
klès «Dénonciateur»  (Mrjvuxi^ç)  à  Athènes.  CL  Jnno  Monda,  à  Rome. —  o)  Voy. 
oi-dessus,  p. 108-109. 


310  LES     ORACLES     DES     DIEUX 

nom  à  un  Argien  qui,  ayant  tué  l'amant  de  sa  femme,  était 
venu  chercher  un  asile  près  du  roi  Orchoménos'.  Le  culte 
d'Héraklès  en  ce  lieu  remontait  donc  à  l'époque  où  florissait 
le  royaume  minyen  d'Orchomène.  Aussi  le  symbole  matériel 
qui  représentait  le  dieu  était-il  tout  à  fait  primitif  :  c'était 
une  simple  pierre  blanche,  «  à  la  mode  antique  -.  » 

Pausanias  ne  nous  apprend  rien  sur  les  rites  divinatoires 
qui  y  étaient  pratiqués  ;  mais,  comme  il  assure  que  «  les 
malades  y  venaient  chercher  des  remèdes  %  »  il  n'est  pas 
douteux  que  les  clients  d'Héraklès,  comme  ceux  d'Asklépios 
et,  en  général,  des  héros  médecins,  n'aient  eu  recours  à  l'in- 
cubation. Les  apparitions  d'Héraklès  en  songe  n'étaient  pas 
rares,  et  le  titre  de  somnialis  qu'il  porte  dans  certains  textes 
épigraphiques  ''  confirme  cette  légitime  hypothèse. 

C'est  bien  aussi  la  foi  à  l'efficacité  de  l'incubation  qui  ame- 
nait une  fois  l'an  les  fidèles  à  l'hiéron  hérakléen  de  Thespies. 
On  y  était  admis,  moyennant  redevance,  durant  le  mois 
Démétrios  :  mais  le  règlement  local  frappait  d'amendes  rui- 
neuses ceux  qui,  au  mépris  de  la  consigne,  s'y  seraient 
glissés  en  temps  prohibé"'. 

L'oracle  de  Boura,  en  Achaïe,  a  un  tout  autre  caractère.  Il 
est  impossible  de  savoir  s'il  estd'origine  ionienne  ouachéenne 
et  pour  quelle  raison  la  cléromancie,  sous  sa  forme  la  plus 
simple,  l'astragalomancie,  était  la  méthode  usitée  dans  la 
grotte  Bouraïque  ".  Cette  grotte,  percée  moitié  par  la  nature 
et  moitié  de  main  d'homme  dans  les  flancs  d'un  rocher  pyra- 
midal que  baigne  le  fleuve  Bouraïkos,  renfermait  une  statue 

\)  Pausan.,  IX,  3(3,  G.  —2)  I'aus.,  IX,  24,  3.  —  3)  Paus.,  IbUl.  —  4)  Orklli, 
ii>:-)3.  2405. —  3j  Cn  dorumnnt  mutilé  a  été  publié  par  Keil,  et  reju-oduit, 
avec  des  corrections,  par  P.  Dkchaiime,  Recueil  d'inscr.  inéd.  de  Béotie.  (Arch. 
miss,  scienlif'.,  1807,  p.  iil!)).  —  (i)  11  est  parfois  question  de  dés  dans  les 
légendes  d'Héraklès.  Cf.  Hercule  jouant  aux  dés  avec  son  sacristain  les  fa- 
veurs d'Acca  Lareutia  (Macrob.,  Sut.,  I,  iO,  12.  Plut.,  Homid.,  o.  Qiisest. 
nom.,  35). 


ORACLE   DE    BOURA  311 

cl'Héraklès,  de  proportions  assez  mesquines.  Devant  la  statue 
se  trouvait  une  table  probablement  divisée  en  compartiments, 
avec  cette  espèce  de  dés  oblongs  qu'on  appelait  astragales. 
Le  consultant,  après  avoir  fait  sa  prière,  prenait  quatre  dés 
et  les  jetait  sur  la  table.  La  signification  des  coups  était 
inscrite  sur  un  tableau  où  Ton  pouvait  lire  soi-même  la 
réponse  du  dieu'.  Il  n'est  pas  question  de  sacerdoce  desser- 
vant l'oracle.  Le  silence  de  Pausanias  sur  ce  point  ne  prouve 
pas  absolument  qu'il  n'y  en  eût  pas  de  son  temps  ;  à  plus 
forte  raison  n'en  doit-on  pas  conclure  qu'il  n'y  avait  pas  de 
prêtres  attachés  à  la  grotte  avant  la  catastrophe  qui  détruisit 
la  première  ville  de  Boura(373av.  J.-C.)  et  appauvrit  à  jamais 
la  région.  C'était  là  un  oracle  décrépit  et  prêt  à  disparaître  -. 
Pour  trouver  d'autres  oracles  d'Héraklès,  il  faut  sortir  de 
l'HelIade  et  des  légendes  indigènes. 

Les  Phéniciens  avaient  de  bonne  heure  porté  le  culte  de 
Melkart  au-delà  des  fameuses  portes  ou  «  colonnes   d'Héra- 
klès.   »  Lorsque  les   Grecs  firent  entrer  dans  leur  mytho- 
logie les  aventures  du  dieu  tyrien,  ils  reculèrent  aussi  jusqu'à 
l'Océan  le  pays  imaginaire  où  Géryon  faisait  paître  ses  bœufs. 
L'Hérakléon  de  Gadès,  assis  sur  un  promontoire  à  Test  de 
la  ville,  peut  donc  être  regardé  comme  un  temple  et  un  ora- 
cle grec.  Quels  rites  y  servaient  à  la  divination,  et  quand  ces 
rites  ont-ils  commencé  à  être  en  usage?  Ce  sont  là  autant 
de  questions  insolubles.  Le  seul  auteur  qui  parle  de  consul- 
tations  divinatoires  à  Gadès  est  Dion  Cassius.  L'historien 
cite,  parmi  les  victimes  de  Caracalla,  le  gouverneur  de  la 
Bétique,  Cœcilius  ^milianus,  accusé  d'avoir  consulté  Héra- 
klès  en  ce  lieu,  et  par  conséquent   soupçonné  de   projets 
ambitieux  ^  Strabon,  qui  mentionne  l'oracle  de  Ménesthée 

i)  Pausax.,  vu,  T6,  8.  Cf.  Vol.  I,  p.  19o.  TF,  p.  2il.  —  2)  Etienne  de  By- 
zancR  mentionne  Boura,  sans  dire  unniotde  l'oracle  (Steph.jByz.  s.  v.  Boupa.) 
—  3)  Dio  Cass.,  LXXVII,  20. 


312  LES      ORACLES     DES     DIEUX 

dans  le  port  du  même  nom,  à  peu  de  distance  de  Gadès*,  ne 
dit  pas  que  l'Hérakléon  de  Gadès  fût  un  oracle,  ce  qui  ferait 
considérer  l'introduction  des  rites  mantiques  à  Gadès  comme 
relativement  récente.  Mais,  d'autre  part,  outre  que  c'est  là 
une  preuve  toute  négative,  on  sait  qu'au  temps  de  Strabon 
les  mieux  achalandés  d'entre  les  oracles  étaient  languissants 
et  les  autres  délaissés.  En  ce  qui  concerne  la  méthode 
propre  de  l'oracle,  on  ne  peut  que  songer  tout  d'abord  à  l'in- 
cubation. Les  Gaditains  passaient  pour  être  experts  dans  Fart 
d'interpréter  les  songes-,  et  on  sait  que  Melkart  ne  dédai- 
gnait pas  plus  qu'Héraklès  les  apparitions  oniromantiques. 
Peut-être  aussi,  en  un  temps  oii  tout  était  prétexte  et  matière 
à  divination,  a-t-on  transformé  en  oracle  hydromantique  le 
fameux  puits  qui  s'ouvrait  dans  le  sanctuaire,  ce  puits  où 
l'eau  montait  et  descendait  avec  le  flux  et  le  reflux  de  l'Océan^ 
mais  en  sens  inverse  ^. 

Réduite  à  ces  renseignements  succincts  et  peu  précis, 
l'histoire  des  oracles  d'Héraklès  est  bien  insuffisante.  Il  fau- 
drait, pour  mieux  apprécier  l'activité  bienfaisante  du  dieu, 
citer  bien  des  chapelles  où  il  donne  accidentellement  des 
consultations,  bien  des  apparitions  spontanées  dans  lesquelles 
il  off're  et  dissémine  ça  et  là  ses  conseils,  la  méthode  oniro- 
mantique  étant  de  celles  qui  se  détachent  le  plus  facilement 
du  sol  pour  passer  dans  la  circulation  libre.  Il  faudrait  aussi 
assimiler,  ou  peu  s'en  faut,  à  des  oracles  les  sources  ther- 
males qui  étaient  consacrées  à  Héraklès,  soit  à  cause  de  sa 
philanthropie  et  de  ses  aptitudes  médicales,  soit  à  cause  de 
ses  relations  aff'ectueuses  avec  les  Nymphes,  soit  parce  que, 
présidant  aux  gymnases  et  palestres,  il  surveillait  également 

1)  Strab.,  IU,  \,  9.  Voy.  ci-dessous,  p.  3o4.  —  2)  Tatian.,  Ad  Graec,  \.  — 
3)  Strat).,  III,  a,  7.  Plin.,  II,  §  219.  Stral)on  flisculc  ]c  fait  et  parle  môme 
de  deux  puits  dans  l'Hérakléon.  Ce  qui  molive  la  conjecture  sus-énoncée, 
c'est  le  rapport  d'Héraklès  avec  les  sources  en  général  et  l'existence  d'une 
fontaine  dite  de  Géiyon  à  Padoue. 


HÉRAKLÈS     ET     LES    NYMPHES  313 

les  bains  qui  délassent  le  corps  après  les  exercices  violents. 
Aristide,  bon  connaisseur  en  ces  matières,  nous  dit  que  «  les 
bains  les  plus  agréables  sont  ceux  qui  portent  le  nom 
d'Hérakléens,  sans  compter  qu'il  y  a  des  sources  de  rivières 
qui  portent  également  le  nom  du  dieu,  tant  il  a  pris  pied 
parmi  les  nymphes  '  ».  Généralement  on  se  représentait  les 
sources  consacrées  à  Héraklès  comme  aj^ant  été  découvertes 
par  lui  ou  ayant  jailli  du  rocher  perforé  par  son  bras.  On 
croirait  presque  qu'il  a  fondé  des  oracles  hydromantiques,  en 
entendant  dire  qu'il  a  entr'ouvert  les  montagnes  pour  en 
faire  sortir  «  de  l'eau  émettant  une  voix  articulée-  »,  si  l'on 
ne  savait  que  cela  signifie,  en  mauvaise  rhétorique,  des  cas- 
cades murmurantes. 

Lorsque  l'habitude  des  idées  générales  et  l'abus  des  spé- 
culations religieuses  eut  effacé  les  contours  précis  que  la 
mythologie  grecque  s'était  efforcée  de  donner  à  ses  dieux, 
Héraklès  devint  médecin  des  âmes  en  même  temps  que  des 
corps.  Le  type  traditionnel  se  déforma  de  plus  en  plus  au  gré 
des  traditions  locales  et  subit  le  sort  des  autres  divinités  qui 
succombèrent  toutes  à  une  pléthore  panthéistique. 

Les  oracles  d'Héraklès  ferment  la  série  des  oracles  divins 
et  ouvrent  celles  des  mantéions  héroïques. 

i  Aristid.,  Orat.,  II,  p.  62.  —  2)  Justin.  Mart.,  Orat.  ad  gent.,  3. 


DEUXIÈME  SECTION 


LES    ORACLES   DES    HÉROS 

Dans  une  religion  qui  faisait  des  hommes  les  frères  cadets 
des  dieux,  on  s'attend  à  trouver,  sur  la  limite  qui  sépare  ces 
deux  groupes  des  fils  de  la  Terre,  une  pénétration  récipro- 
que, une  fusion  de  l'un  dans  l'autre,  qui  établit  comme  une 
progression  continue  au  sein  de  la  société  des  êtres  raison- 
nables. Le  type  intermédiaire,  créé  par  la  combinaison 
naturelle  des  attributs  de  la  divinité  et  de  l'humanité,  est  le 
héros  ^ 

Le  héros  est  le  produit  hybride  d'une  union,  ménagée  par 
l'amour,  entre  la  nature  divine  et  la  nature  humaine  ;  il  vit 
au  milieu  des  hommes  comme  un  être  supérieur  dont  l'excel- 
lence native  se  traduit  par  des  exploits  merveilleux,  mais 

\)  Voy.sur  cette  question,  que  complique  singulièrement  la  classe  indécise 
des  génies  et  l'héroisation  par  la  mort,  laquelle  se  vulgarise  avec  la  croyance 
à  rimraortdiité  de  l'àme  :  Ukert,  Veher  Dxinonen,  Herocn  und  Genicn  (Abh. 
d.  Saechs.  Ges.  1840;.  Keil,  Awil.  epifjr.  et  onomatol.  (Cap.  I.  Decreti  quo  Phi- 
lopoemeni  honores  divinitribmmtur  fmgmentum,  p.  1-63). Lips.,  1842.  E.  Ger- 
hard, Gœito- 2<«d //eroen  der.  alten  Well,.  Leipz.,  18i2.  Ueber  Dxmoncn  und 
Genicn.  Berlin,  18.")2.  K.  Leurs, Go/^  Gœtter  und  Dxmonen  —  Dœmnn  und  Tt/che 
—  Vorstellunrjen  drr  G)'icohcn  ùbi'i' daa  FortUhrnnach  drm  Todi'  (Popul.  Aufs. 
2'  éd.,  p  149-197,  303-302).  G.  Wolff,  Porphyr.  nmc.  reliq.  (Addil.  IV.  De 
daemonibus  npud  philosophas  graecos,  imprimis  Platonom  et  Porphyiium,  p. 
214-229).  Berlin,  18.)G.  P.  Deciiahme,  La  conaeplion  des  héros  dans  l'antiquité 
grecque  (Rev.  pol.  et  litl.  Dec.  I87G,  ci  Mythol.  de  la  Grèce,  p.  453-473). 


316  LES   ORACLES   DES   HEROS 

qui  doit  vieillir  et  mourir.  Pourtant,  la  mort  même  ne  lui 
fait  pas  toujours  une  destinée  pareille  a  celle  du  commun 
des  hommes.  Il  est  tel  héros,  comme  Héraklès.  qui,  dépouillé 
par  le  feu  de  son  enveloppe  mortelle,  monte  au  séjour  des 
dieux  :  d'autres,  comme  les  Dioscures,  n'ont  conquis  que  la 
moitié  de  cet  honneur  et  sont  aussi  bien  les  premiers  des 
héros  que  les  derniers  des  dieux.  Te)  autre  encore,  comme 
Ménélas  ou  Diomède,  a  été  transporté  au-delà  de  l'Océan, 
dans  l'Elysée  de  Kronos.  Mais  ce  sont  là  des  privilégiés. 
L'imagination  populaire  n'a  pas  voulu  accepter  le  système 
d'Hésiode  qui,  pour  assurer  aux  héros  de  l'âge  épique  une 
immortalité  bienheureuse,  les  déportait  en  masse  au-delà  de 
l'Océan.  Elle  voulait  avoir  ses  héros  à  sa  portée  et  elle  enfer- 
mait leurs  ombres  dans  le  sein  de  la  terre  natale.  Les  héros 
sont  donc,  dans  le  royaume  de  Hadès,  les  premiers  d'entre 
les  morts,  comme  ils  ont  été  les  premiers  parmi  les  mortels, 
mais  à  l'état  d'ombres  sans  force  et  à  peu  près  vides  de 
pensée. 

Ces  ombres  héroïques,  si  pales  et  si  tristes  à  l'origine,  la 
foi  les  accepte  d'abord  comme  instruments  presque  passifs  de 
la  révélation;  puis,  elle  les  transfigure,  leur  donne  une  vie 
plus  intense,  et  finit  par  en  faire  des  génies  ou  des  dieux 
capables  de  conseiller  et  de  diriger,  par  leur  initiative  pro- 
pre, les  vivants  dont  les  héros  défunts  d'autrefois  enviaient 
si  naïvement  la  condition. 

L'enchaînement  d'idées  qui  a  amené  l'imagination  grecque 
à  doter  ses  héros  du  pouvoir  mantique  est  des  plus  difficiles 
à  rétablir,  car  les  héros  sont  d'origine  et  de  condition  très 
diverse,  et  l'on  n'expliquerait  pas  également  bien  par  une 
formule  unique  le  pouvoir  prophétique  d'un  génie  souterrain 
comme  Trophonios,  d'un  devin  comme  Tirésias  ou  d'un 
guerrier  comme  Sarpédon.  Cependant,  abstraction  faite  des 
particularités  dont  il  sera  question  plus  loin,  les  héros,  d'où 


LES    HÉROS    ET    LES     MORTS  317 

qu'ils  viennent,  qu'ils  représentent  des  divinités  dégradées 
ou  des  hommes  idéalisés,  qu'ils  personnifient  des  idées  géné- 
rales ou  des  accidents  locaux,  peuvent  être  ramenés  au  type 
esquissé  ci-dessus,  et  nous  avons  à  essayer  sur  ce  type  ainsi 
simplifié  une  explication  probable. 

La  croyance  la  plus  ancienne,  celle  que  l'on  trouve  dans 
la  Nekyia  de  VOdyssée^  voulait  que  les  ombres  héroïques  con- 
servassent, dans  cette  existence  diminuée  dont  elles  jouis- 
saient, leurs  aptitudes  et  leurs  goûts  antérieurs.  Les  héros 
prophètes,  comme  Tirésias,  Amphiaraos,  Calchas,  Mopsos  et 
autres,  pouvaient  donc  redevenir  des  instruments  de  révéla- 
tion pour  qui  saurait  se  mettre  en  rapport  avec  eux,  et  c'est 
précisément  une  consultation  de  ce  genre  qu'Ulysse  obtient 
de  Tirésias.  Le  pouvoir  prophétique  ne  fut  donc  pas  d'abord 
ajouté  purement  et  simplement  aux  attributs  des  héros,  mais 
conservé  à  ceux  qui  le  possédaient  déjà. 

Un  progrès  ultérieur  de  la  doctrine  fut  de  considérer  les 
héros  en  général  comme  susceptibles  d'acquérir  ce  pouvoir 
en  passant  de  notre  monde  dans  le  monde  souterrain.  Les 
théories  cosmogoniques  qui  faisaient  de  la  Terre  la  mère 
des  dieux  et  l'origine  de  toutes  choses,  les  idées  mystiques 
qui  tendaient  à  transporter  dans  la  vie  d'outre-tombe  le  déve- 
loppement complet  des  plus  hautes  facultés  de  l'ame,  s'ac- 
cordèrent facilement  pour  reconnaître  à  ceux  qui  habitaient 
en  quelque  sorte  la  région  des  causes  premières  le  pouvoir 
de  suivre  l'enchaînement  naturel  des  effets  jusque  dans  l'a- 
venir. Les  héros  sont  ainsi  élevés  à  la  dignité  de  prophètes, 
non  plus  par  suite  d'une  vocation  spéciale,  ni  même  en  rai- 
son de  leur  origine  surhumaine,  mais  comme  habitants  du 
monde  souterrain  où  ils  contemplent  les  ressorts  cachés  de 
l'univers.  Les  oracles  institués  sous  le  vocable  des  devins  de 
l'âge  épique  représentent  la  première  phase  de  la  doctrine  : 
les  autres,  comme   ceux    de   Sarpédon,   Ulysse,  Protésilas, 


318  LES  ORACLES  DES  HEROS 

Méiiesthée,  constatent  l'extension  du  pouvoir  mantique  aux 
héros  en  général. 

Il  ne  restait  plus  qu'un  pas  à  faire  pour  donner  pleine  satis- 
faction à  la  logique  en  admettant  au  partage  de  l'activité 
consciente  et  de  la  seconde  vue  tous  les  morts,  qui  déjà,  dans 
VOdyssée,  forment  autour  des  âmes  héroïques  une  foule  con- 
fuse.  On   ne  pouvait   échapper  à   cette  conséquence   qu'en 
maintenant  le  privilège  de  la  classe  aristocratique  des  héros  : 
or,  l'écart  qui  séparait  le  héros  de  l'homme  tendit,  au  con- 
traire, à  diminuer  de  plus  en  plus,  non-seulement  par  suite 
de  la  diffusion  des  idées  démocratiques,  mais  encore,  par  le 
fait  même  de  la  foi,  de  jour  en  jour  plus  vive,  à  l'existence 
réelle  des  héros.  Ceux-ci,  en  effet,  au  lieu  de  planer  à  Tétat 
de  figures  idéales  dans  les  perspectives  lointaines  de  jFépo- 
pée,  étaient  devenus  des  réalités  palpables,  dont  on  touchait 
encore  les  reliques  et  dont  on  rencontrait  les  descendants. 
Les  astrologues  savaient  le  jour  et  l'heure  où  ils  étaient  nés% 
et  les  grandes  familles  pouvaient  dire  au  juste  à  combien  de 
générations  elles  se  trouvaient  de  leur  ancêtre  héroïque'. 
Tout  cela,  sans  doute,  ravivait  le  culte  des  héros  qui  a  été, 
sous  diverses  formes,  la  grande  dévotion  de  la  décadence  ; 
mais  les  héros  n'étaient  plus,  en  somme,  que  des  morts  illus- 
tres.  Pendant  que   l'idéal  s'abaissait  ainsi,  des  espérances 
nouvelles  élevaient  jusqu'à  lui  le  niveau  moyen  de  la  condi- 
tion humaine.    L'immortalité   consciente  et  agissante  était 
mise  à  la  portée  de  tous.  Toutes  les  religions  qui,  durant  les 
derniers  siècles  de  la  civilisation  antique,  se  disputaient  l'em- 
pire de  la  conscience  humaine  faisaient  briller  aux  yeux  des 
plus  humbles,  par  des  jours  mystérieux  ouverts  sur  les  des- 
tinées   futures,  les  rayons  de    la  gloire    d'outre-tombe  que 

1)  Cf.,  dans  Firmicus  Materiuis,  les  linroscopes  des  liéros  de  divers  cycles. 
—  21  Cf.  C.  I.  Gr.ec,  1340.  134'.).  13.-i3.  13:i;i.  1373.  1374.  26:iS,  etc.,  et  Tins- 
criplion  de  Dodonc  citée  plus  haut  (Vol.  il,  ]).  312,  2). 


LES  HEROS  ET  LES  MORTS  319 

l'apothéose  officielle  réservait  aux  Césars.  La  mort,  qui  faisait 
des  Égyptiens  autant  d'Osiris,  transformait  les  Hellènes  en 
«  héros  ».  Ces  héros  ou  défunts,  ainsi  parés  d'un  titre  réservé 
jadis  aux  rejetons  des  dieux,  ont  acquis  les  aptitudes  qu'on 
leur  refusait  autrefois  :  ce  ne  sont  plus  des  «  têtes  sans  force,  » 
mais,  au  contraire,  des  génies  puissants  et  secourables,  que 
les  prières  et  les  sacrifices  peuvent  convier  à  des  entrevues  ou 
à  des  colloques  avec  les  vivants.  Ainsi,  la  prescience  fut  éten- 
due des  héros-prophètes  à  tous  les  héros,  de  ceux-ci  aux 
âmes  d'élite  également  qualifiées  de  héros,  et  de  celles-là  à 
tout  le  monde. 

A  ce  degré  de  vulgarisation  des  qualités  et  dignités  héroï- 
ques, la  distinction  que  nous  voulons  maintenir,  pour  plus 
de  clarté,  entre  les  révélations  héroïques  et  les  révélations 
nécromantiques,  nous  échappe.  Après  avoir  passé,  en  descen- 
dant une  pente  insensible,  des  oracles  des  dieux  à  ceux  des 
héros  par  l'intermédiaire  des  héros  divinisés,  nous  irons 
des  oracles  des  héros  à  ceux  des  morts  en  suivant,  comme 
une  avenue  sépulcrale,  la  série  des  héros  dotés  par  la  mort 
de  la  faculté  divinatoire. 

Nous  inscrirons  donc  sur  la  liste  des  héros  proprement 
dits  tous  les  morts  qui  ont  un  nom  et  un  culte  distinct,  ré- 
servant le  titre  d'oracles  des  morts  à  ces  voies  banales  qui 
livrent  indifféremment  passage  à  tous  ceux  que  les  évoca- 
tions rappellent,  pour  un  instant,  de  la  sombre  demeure  de 
Hadès. 

Il  suffit  d'indiquer,  avant  d'aborder  le  détail  des  rites  usités 
dans  les  mantéions  héroïques,  le  trait  par  lequel  ils  se  res- 
semblent tous.  Ces  instituts  sont  des  oracles  médicaux  et 
fonctionnent  par  incubation.  Le  songe  est  l'équivalent  adouci 
de  l'évocation  nécromantique  ;  c'est  pourvoir,  pour  entendre 
les  héros  à  travers  les  voiles  rassurants  du  sommeil  que  l'on 
venait  dormir  sur  leurs  tombeaux.  Les  héros  nouveaux  prirent 


320  LES  ORACLES  DES  HEROS 

sur  ce  point  les  habitudes  de  leurs  modèles.  Lorsque  les 
flatteurs  d'Alexandre  firent  mine  de  prendre  au  sérieux  le 
héros  Héphestion,  ils  lui  attribuèrent  aussitôt  «  des  songes, 
des  apparitions  et  des  guérisons'  ».  Après  la  mort  de  Marc- 
Aurèle,  «  il  ne  manqua  pas  d'hommes  qui,  déclarant  avoir 
eu  de  lui  beaucoup  de  prédictions  en  songe,  ont  révélé  l'ave- 
nir et  sans  se  tromper  ^  »  L'oniromancie  servait  ainsi  de 
contrôle  à  l'apothéose  héroïque,  la  foi,  vraie  ou  simulée, 
cherchant  et  réussissant  toujours  à  placer  le  mirage  qu'elle 
poursuit  au  rang  des  vérités  démontrées. 

-1)  Llxia.x.,  De  Cahimniat.,  il.  —  2)  Capitolin.,  M.  Anton.  Philos.,  18. 


CHAPITRE  PREMIER 


LES  ORACLES  DES  HEROS-PROPHETES 


I.  Oracles  de  Béotie.  —  Oracle  de  Trophonios  à  Lébadée.  —  Le  dieu 
ou  héros  Trophonios.  —  Fondation  de  l'oracle,  —  L'antre  de  Tro- 
phonios. —  Rites  des  consultations.  —  Mélancolie  proverbiale  des 
clients  de  Trophonios.  —  Histoire  de  l'oracle.  —  Consultations  d'Aris- 
tomène  de  Messénie,  Crésus,  Epaminondas.  —  L'oracle  sous  la  domina- 
tion romaine.  —  Oracle  de  Tirésias  à  Orchomène.  —  L'oracle  et  la 
légende  de  Tirésias.  —  Oracles  d'Amphiaraos   à   Thèbes   et  à   Oropos. 

—  Amphiaraos  etVHarma.  — Décadence  prématurée  de  l'oracle  thébain. 

—  L'oracle  d'Oropos,  —  Rites  oniromantiques  de  l'oracle.  —  Le  procès 
d'Euxénippos.  —  Suppression  définitive  de  l'oracle.  —  H.  Oracles 
d'Asie-Minecre.  —  Oracle  d'Hémithéa  à  Castabos.  —  Oracle  double  de 
Mopsos  et  Amphilochos  à  Mallos.  —  Consultations  diverses.  — 
in.  Oracles  de  la  Grande-Grèce.  —  Oracles  de  Calchas  et  de 
Podalirios  en  Apulie. 

On  a  pu  se  convaincre  déjà  que  la  Béotie  était  bien, 
comme  le  constate  avec  un  certain  orgueil  patriotique  le 
Béotien  Plutarque,  le  lieu  du  monde  le  plus  hanté  par  les 
voix  surnaturelles.  Les  oracles  héroïques  entrent,  pour  une 
part  notable,  dans  ce  concert  de  révélations,  et  c'est  même 
dans  la  catégorie  dont  nous  abordons  maintenant  Tétude 
qu'il  faut  ranger  le  plus  fameux  des  mantéions  béotiens, 
l'oracle  de  Trophonios  [*J. 

[*]  *  Dicjî.uiCHDS  Messenius,  îlspi  T%  zk  Tpoawvfou  zaTaÇiaEwc  (Athen.,  XIU, 
§:67,  XIV,  §  48,  Cic.  Att.,  VI,  2). 

*  Plutarchus,  Uzp\  Tîjç  stç  Tpo-fwv!ou  xaTaÇdtc7sw;  (Catalos".  Lampr.). 

De  Ldynes,  Oracle  de  Trophonius (\nn.  InstiLCorr.  Arch.,  i829,  p.  407-412). 

C.  W.  Gœttling,  Narratio  de  oraculo  Trophonii,  lense,  1843.  Das  Orakel  des 
Trophonios  [Gcs.  ALhandl.,  I,  p.  loT-nO). 

Th.  Panofka,  TropkonioscuUus  in  TihcQium,{8iS  (Abli.  Akad.  Berl.  p.  1 1 1-119). 

Fr.  Wieseler,  Das  Orakel  des  Trophonios.  GœUiag.  1848. 


322  LES    ORACLES    DES  HEROS 

A  vrai  dire,  il  faudrait  faire  a  cet  institut  une  place  à  part, 
intermédiaire  entre  les  oracles  des  dieux  et  ceux  des  héros. 
Trophonios  ou  Tréphonios\  c'est-à-dire  le  «nourricier,  »  est 
un  dieu  déchu  qui,  tout  en  restant  le  premier  à  Lébadée  où 
il  a  le  titre  de  Zeus,  n'a  trouvé  place  dans  la  mythologie 
générale  que  parmi  les  héros.  Identifié  par  les  uns,  en  raison 
de  ses  attributs,  avec  Hermès  Chthonios-,  relégué  par  les 
autres,  sur  la  foi  de  contes  populaires,  au  nombre  des  artistes 
mythiques,  à  côté  d'Agamède  et  de  Dédale,  ce  type  indécis 
et  défiguré  n'a  pu  ni  perdre  tout  à  fait  ni  reprendre  complète- 
ment son  caractère  originel.  Les  éradits  qui  se  piquaient  de 
trouver  dans  les  noms  les  définitions  des  choses  ne  se 
demandaient  pas  si  Trophonios  n'avait  pas  été  primitivement 
quelque  génie  souterrain  de  la  fécondité,  analogue  aux 
Cabires  et  adoré  par  les  Pélasges  ou  les  Minyens;  ils 
voyaient  en  lui  un  nourrisson  (tpoço;)  de  Démêter^  et  ne 
poussaient  pas  plus  avant  leurs  recherches. 

A  l'époque  historique,  Trophonios  est  un  héros  dont  la 
biographie  est  très  diversement  racontée.  Fils  d'Apollon,  ou 
de  Zeus,  ou  du  roi  d'Orchomène  Erginos,  ou  même  d'Aga- 
mède, lequel  passe  d'ordinaire  pour  son  frère,.  Trophonios 
bâtit,  en  collaboration  avec  ce  frère,  des  temples  pour  les 
dieux  et  des  «  Trésors  »  pour  les  rois.  Une  légende  visible- 
ment imitée  de  quelque  conte  oriental  prétendait  qu'il  avait 
ménagé  dans  le  Trésor  d'Hyrieus  une  entrée  secrète  par  où 
Agamède  et  lui  dérobaient  les  richesses  du  roi  d'Hyria  et 
que^  poursuivi  enfin  par  Hyrieus,  il  avait  disparu  sous  terre 
à  l'endroit  où  fut  depuis  son  oracle.  La  version  élaborée  à 
Delphes  pour  établir  un  lien  de  subordination  entre  cet  oracle 
et  le  sanctuaire  de  Pytho  est  plus  respectueuse  pour  la 
mémoire  du  héros.  Plutarque  la  rapporte  d'après  Pindare. 

i)C.  I.  Grj-c,  lo88.—  2)  Cic,  Nat.  Deor.,  III,  22.  —  3)  Pausan.,  Vllf, 
93,  4. 


ORACLE   DE    TROPHONIOS  323 

«  Quand  Trophonios  et  Agamède,  disait  cette  tradition, 
eurent  bâti  le  temple  de  Delphes,  ils  demandèrent  à  Apollon 
le  salaire  qui  leur  était  dû,  et  il  déclara  qu'il  le  leur  donne- 
rait le  septième  jour,  les  engageant  à  faire  bonne  chère 
jusque-là.  Ils  se  conformèrent  à  cette  recommandation  et, 
la  septième  nuit,  ils  s'endormirent  du  sommeil  de  la  mort  '.  » 

Apollon  ne  s'en  tint  pas  à  cette  mélancolique  rémunéra- 
tion. C'est  lui  qui  éleva  Trophonios  au  rang  de  prophète. 
Les  Béotiens  ayant  consulté  le  dieu  au  sujet  d'une  séche- 
resse qui  durait  depuis  deux  ans  déjà,  celui-ci  leur  ordonna 
d'aller  à  Lébadée  demander  à  Trophonios  le  moyen  de  faire 
cesser  le  fléau.  A  Lébadée,  l'embarras  des  délégués  fut 
grand  :  on  n'y  connaissait  point  d'oracle.  Mais  le  plus  âgé 
d'entre  eux,  Saon  d'Akrgephia,  comme  illuminé  par  une  inspi- 
ration surnaturelle,  eut  l'idée  de  suivre  un  essaim  d'abeilles 
qui  le  conduisit  dans  une  grotte  où  Trophonios  lui  enseigna 
les  rites  de  son  oracle^. 

Ces  rites  étaient  étranges  et  effrayants,  bien  dignes  d'un 
héros  qui  avait  trouvé  sa  récompense  dans  la  mort. 

L'oracle  proprement  dit  était  constitué  par  une  grotte,  ou 
plutôt,  une  crevasse  profonde  ouverte  dans  le  flanc  d'une 
montagne,  au-dessus  du  bois  sacré  et  du  temple  de  Tropho- 
nios^. Pausanias  l'a  décrite  telle  qu'elle  était  de  son  temps, 
c'est-à-dire,  accommodée  au  service  des  consultations'.  La 
plate-forme  circulaire  par  laquelle  on  accédait  à  l'ouverture 
était  entourée  d'un  petit  parapet  de  marbre  blanc,  haut  de 
deux  coudées  et  surmonté  d'une  grille  de  bronze.  On  des- 
cendait, au  moyen  d'une  échelle,  dans  un  caveau  qui  n'avait 
pas  plus  de  quatre  coudées  de  largeur  sur  huit  de  profon- 
deur. Dans  une  des  parois  de  l'excavation,  à  mi-hauteur  envi- 
ron, aboutissait  une  galerie  horizontale,  d'une  section  à  peine 

1)  Plctarch.,  Consol.  ad  Apoll,  14.  —  2)  Pausan.,IX,  40,  1-2.  —  3)  Stuad., 
IX,  2,  38.  SciiOL.  Aristoph.,  Nub.,  o04.  —  4)  Pacsan.,  IX,  3U. 


324  LES  ORACLES  DES  HEROS 

suffisante  pour  livrer  passage  à  un  corps  humain.  Cette 
galerie  allait  s'enfonçant  vers  les  régions  mystérieuses  où 
résidait  Troplionios. 

Le  consultant  qui  se  sentait  capable  de  braver  les  terreurs 
d'un  voyage  souterrain  devait  d'abord  passer  par  un  certain 
nombre  d'exercices  préparatoires  dont  le  cérémonial  était 
minutieusement  réglé. 

Il  commence  par  séjourner  un  certain  temps  dans  la  cha- 
pelle du  Bon  Génie  et  de  la  Bonne  Fortune,  se  livrant  à  des 
purifications  liturgiques,  remplaçant  les  bains  chauds  par 
des  ablutions  dans  le  ruisseau  d'Herkyna,  faisant  à  Tropho- 
nios  et  à  ses  fils,  à  Apollon,  à  Kronos,  à  Zeus  Basileus,  à  Hêra 
Héniocha  et  à  Démeter  Europa,  toutes  divinités  vénérées  sur 
la  montagne  sainte,  des  sacrifices  qui,  d'une  part,  l'appro- 
visionnent largement  de  viandes  pures,  et,  de  l'autre,  servent 
à  pressentir  les  intentions  de  Trophonios.  Chaque  victime 
est,  à  cet  effet,  inspectée  par  un  devin  qui  décide  si  la  con- 
sultation est  possible.  La  réponse  définitive  du  devin  est  elle- 
même  contrôlée,  la  nuit  même  où  doit  se  faire  la  descente, 
par  le  sacrifice  d'un  bélier  noir  que  l'on  égorge  au-dessus 
de  la  «  fosse  d'Agamède.  »  Les  entrailles  de  ce  bélier  confir- 
ment ou  annulent  les  indications  tirées  des  sacrifices  anté- 
rieurs. 

Muni  enfin  d'une  autorisation,  le  consultant  est  conduit 
par  deux  jeunes  garçons  de  treize  ans  environ  au  ruisseau 
d'Herkyna,  lavé,  frotté  d'huile,  puis,  préparé  par  la  dégus- 
tation des  eaux  de  deux  fontaines,  celle  de  Léthé  et  celle  de 
Mnômosyne,  à  oublier  tout  ce  qui  le  préoccupait  auparavant 
pour  se  souvenir  de  tout  ce  qu'il  verra  dans  la  grotte.  On 
dévoile  ensuite  pour  lui  une  antique  statue  de  Trophonios, 
sculptée  par  Dédale,  qui  reçoit  ses  adorations  et  ses  vœux; 
après  quoi,  il  se  met  en  marche  pour  la  grotte,  vêtu  d'une 


ORACLE    DE     TROPIIONIOS  325 

tunique  de  lin',  ceint  de  bandelettes  et  chaussé  de  sandales 
du  pays.  Il  descend  alors  par  l'échelle  jusqu'au  niveau  de 
l'ouverture  latérale  dans  laquelle  il  introduit  les  jambes, 
ayant  soin  de  tenir  en  même  temps  dans  chaque  main  un 
gâteau  de  miel  destiné  sans  doute  à  satisfaire  la  glouton- 
nerie des  monstres  infernaux.  A  ce  moment  commençait  le 
drame  mj'stérieux  qui  laissait  dans  l'àme  des  hardis  clients 
de  Trophonios  les  traces,  parfois  indélébiles,  d'une  profonde 
épouvante.  Il  paraît  qu'à  peine  les  pieds  du  patient  avaient 
pénétré  dans  la  galerie,  «  le  reste  du  corps  était  aussitôt 
entraîné  par  une  sorte  d'attraction  comparable  à  celle  d'un 
tourbillon  formé  par  le  plus  violent  et  le  plus  rapide  des 
fleuves.  Une  fois  arrivés  dans  l'adyton  intérieur,  tous  n'ap- 
prennent pas  l'avenir  de  la  même  manière  :  il  y  en  a  qui 
ont  vu  et  d'autres  qui  ont  entendu.  Mais  tous  retournent  en 
arrière  de  la  même  façon  et  sont  rejetés  de  l'ouverture  les 
pieds  en  avant ^.  » 

Pausanias,  qui  a  lui-même  consulté  l'oracle,  se  montre  ici 
bien  discret  sur  ce  qu'il  a  vu  ou  entendu.  Plutarque  rap- 
porte, mais  sans  paraître  y  ajouter  foi  pour  son  compte,  les 
visions  de  Timarque  de  Chéronée,  un  contemporain  de 
Cébès  et  de  Platon.  «  Quand  je  fus  descendu  dans  l'oracle, 
dit  Timarque,  je  me  trouvai  d'abord  entouré  d'épaisses 
ténèbres.  Je  fis  une  prière  et  restai  longtemps  couché  sur  le 
sol.  Je  ne  me  rendais  pas  bien  compte  a  moi-même  si  j'étais 
éveillé  ou  si  je  faisais  un  songe.  Seulement,  il  me  sembla 
qu'à  la  suite  d'un  bruit  qui  éclatait,  je  recevais  un  coup  sur 
la  tête,  et  que  les  sutures  de  mon  crâne,  s'étant  disjointes, 

d)  Ce  détail  représente  probablement  une  addilionfaile  aux  rites  primitifs 
sous  l'influence  des  cultes  égyptiens.  La  tunique  était  blanche  suivant  Phi- 
lostrate (F.  ApolL.  VIK,  19), pourpre,  suivant  Maxime  de  Tyr  {Diss.,  XIV,  2). 
On  peut,  si  l'on  y  tient,  accorder  ces  témoignages  en  supposant,  avec 
Clavier,  que  la  tunique  était  blanche  avec  bandelettes  de  pourpre,  comme 
la  pnctexte  romaine.  —  2)  Pausan.,  I.X,  39,  H. 


326  .  LES   ORACLES  DES     HEROS 

laissaient  passage  à  mon  àmc'.  »  Suit  un  voyage  en  esprit 
qui,  pour  Timarque,  dura  deux  jours  et  deux  nuits. 

L'évanouissement  et  le  délire  des  consultants  ne  se  prolon- 
geaient pas  d'ordinaire  aussi  longtemps  :  les  prêtres  évitaient 
de  pousser  trop  loin  ces  dangereuses  expériences.  «  On  dit 
que  nul  de  ceux  qui  sont  descendus  chez  Trophonios  n'y  a 
péri,  à  l'exception  d'un  des  doryphores  de  Démétrius. 
Cet  individu,  à  ce  qu'on  dit,  n'avait  voulu  se  soumettre  à 
aucune  des  prescriptions  établies  par  la  liturgie  du  sanc- 
tuaire; du  reste,  il  ne  descendait  pas  pour  consulter  le  dieu, 
mais  bien  pour  emporter  de  l'adyton  l'or  et  l'argent  qu'il 
espérait  y  trouver.  On  rapporte  que  son  cadavre  reparut  à 
un  autre  endroit  et  ne  fut  pas  rejeté  par  l'ouverture  sacrée-.  » 
Ce  sont  là  des  explications  bien  embarrassées.  On  devine 
qu'il  était  arrivé  un  accident,  et  que  les  prêtres  s'étaient 
tirés  d'affaire  en  rejetant  la  responsabilité  de  ce  malheur 
sur  leur  victime.  Il  semble  même  que  leur  apologie  ne  con- 
vainquit pas  tout  le  monde,  car  Pausanias  ajoute  discrète- 
ment :  «  On  raconte  aussi  d'autres  choses  concernant  cet 
homme,  mais  j'ai  relaté  ce  que  j'ai  trouvé  de  plus  remar- 
quable. » 

«  Une  fois  remonté  de  chez  Trophonios,  le  consultant  est 
porté  par  les  prêtres  sur  le  siège  dit  de  Mnémosjiie,  qui  se 
trouve  près  de  la  grotte,  et  questionné  par  eux  sur  ce  qu'il 
a  vu  et  appris.  Une  fois  informés,  les  prêtres  le  remettent 
aux  siens  qui  le  portent  encore  tout  glacé  de  terreur, 
n'ayant  aucune  conscience  de  lui-même  ni  de  son  entourage, 
dans  la  chapelle  de  la  Bonne  Fortune  et  du  Bon  Génie  où  il 
avait  séjourné  en  arrivant.  Au  bout  d'un  certain  temps,  la 
raison  lui  revient  entière  et  le  rire  aussi  ^  »  Le  rire  pourtant 
ne  revenait  pas  toujours  aussi  vite.  Cette  commotion  ner- 
veuse laissait  en  général  derrière  elle  une  sorte  de  mélan- 

1)  Plutarch..  Gen.  Socrat.,  22.  —  2)  Pausax.,  IX,  39,  i  I .  —  3)  Pausan.,  ibid. 


ORACLE    DE    TROPIIONIOS  327 

colie  proverbiale',  et  on  parle  d'un  certain  Parméniscos,  un 
pythagoricien  de  Mëtaponte,  qui  fut  obligé  d'aller  ensuite 
demander  à  l'oracle  de  Delphes  le  moyen  de  recouvrer  sa 
gaieté  perdue  -.  Pendant  que  le  patient  se  remettait  de  ses 
émotions,  un  «  prophète  »  en  rédigeait  l'interprétation  offi- 
cielle qui  était  la  réponse  du  dieu^  Il  arrivait  parfois,  à  titre 
de  prodige,  que  le  consultant  rapportait  lui-même  de  chez 
Trophonios  la  réponse  écrite.  C'est  ainsi  qu'un  certain 
Eutychide  reparut  au  jour  avec  des  tablettes  de  bronze  où  il 
était  parlé  des  affaires  de  Rome  '',  et  Apollonios  de  Tyane  avec 
un  livre  pythagoricien "^  Mais  ce  surcroît  de  miracles  est  en 
dehors  des  rites  ordinaires.  La  règle  était,  comme  on  l'a  vu, 
que  le  patient  racontait  ses  impressions  et  que  les  prêtres 
en  tiraient  par  voie  d'exégèse,  à  la  façon  des  onirocritiques, 
une  formule  versifiée. 

Il  nous  importe  peu  de  rechercher  par  quels  procédés 
pouvaient  être  produites  ces  sensations  étranges  et  cette 
surexcitation  nerveuse  décrite  par  les  auteurs.  Les  exhalai- 
sons méphitiques,  les  potions  stupéfiantes,  des  appareils 
mécaniques  ajoutant,  au  besoin,  leur  action  à  celle  des 
causes  morales,  permettent  d'expliquer  suffisamment  des 
phénomènes  dans  lesquels  on  est  assuré  de  ne  rien  trouver 
de  surnaturel.  Il  nous  suffît  de  classer  dans  une  catégorie 
connue  les  rites  divinatoires  de  Lébadée. 
■  Si  l'on  élimine  les  présages  préalables  obtenus  par  voie 
d'extispicine,  il  ne  reste  en  propre  à  l'oracle  que  la  méthode 
intuitive,  surchargée  par  la  liturgie  locale  de  cérémonies  qui 
en  dénaturent  quelque  peu  le  caractère.  La  grotte  de  Tro- 
phonios a  dû  être,  à  l'origine,  comme  la  crevasse  de  Pytho, 

d)  Zenob.,  III,  6i.  Suidas,  s.  v.  Ek  Tpo?wvfo-j.  —  2)  Athen.,  XIV,  §  2.  — 
3)  Pausan.,  IV,  32,  '6.  Pausanias  dit  aussi  fIX,  39,  14)  que  le  récit  du 
patient  doit  être  gravé  à  ses  frais  sur  une  inscription  qui  restait  la  propx'iété 
de  l'oracle.  Ce  pouvait  être  un  usage,  mais  non  pas  une  prescription  du 
rituel.  —4)  Obseq.,  110.  —  r))  Piiilostr.,  Vit.  Apoll.,  VIII,  l'J. 


328  LES  ORACLES  DES  HEROS 

une  sorte  de  soupirail  par  où  montait,  des  entrailles  de  Gaea, 
un  souffle  enivrant  capable  de  produire  le  délire  prophé- 
tique. Mais,  tandis  que,  sur  le  Parnasse,  les  légendes  ortho- 
doxes laissèrent  inhabité  le  gouffre  sur  lequel  s'élevait  le 
trépied,  celles  de  Lébadée  installèrent  dans  l'antre  un  hôte 
souterrain  qui,  après  avoir  été,  au  temps  des  Pélasges,  un 
génie  invisible,  devint  successivement  un  dieu  anthropo- 
morphe, un  héros,  et,  pour  les  évhéméristes,  un  mort  dans 
son  tombeau.  A  mesure  que  Trophonios  s'approchait  davan- 
tage de  la  nature  humaine,  l'inspiration  prophétique  émanée 
de  sa  demeure  tendit  à  se  transformer  en  révélation  nécro- 
mantique,  avec  cette  différence  qu'au  lieu  d'appeler  sur  terre 
l'ombre  du  héros  on  allait  à  sa  rencontre.  Ainsi,  les  rites 
usités  à  Lébadée  tiennent  le  milieu  entre  ceux  qui  engen- 
drent l'intuition  intérieure  et  ceux  qui  ouvrent  à  l'âme,  par 
l'intermédiaire  des  sens,  les  perspectives  de  l'avenir,  soit 
encadrées  dans  un  rêve,  soit  entrevues  dans  des  hallucina- 
tions, soit  formulées  par  la  parole  directe. 

L'histoire  de  l'oracle  de  Trophonios,  même  en  acceptant 
les  légendes  pour  des  témoignages  historiques,  ne  remonte 
pas  très  haut  et  porte  dès  le  début  la  trace  de  l'influence  de 
Pytho.  On  a  vu  plus  haut  que  l'oracle  de  Delphes  passait  pour 
avoir  créé  celui  de  Lébadée  :  c'est  Apollon  encore  qui  envoie 
à  Trophonios  son  premier  client  connu,  Aristomène  de  Mes- 
sénie  '.  Suivant  la  légende  accréditée,  Aristomène,  en  quête 
de  son  bouclier  qu'il  avait  perdu  dans  la  plaine  de  Stény- 
klaros  et  consultant  à  ce  sujet  l'oracle  de  Delphes,  aurait  été 
adressé  par  celui-ci  à  Trophonios  et  aurait  retrouvé  dans 
l'antre  de  Lébadée  le  précieux  bouclier,  dont  il  fit  plus  tard 
un  ex-voto  visible  encore  au  temps  de  Pausanias  ^. 

i)  On  ne  peut  compter  comme  un  client  historiquement  connu  le  Xutbos 
d'Euripide  qui  passe  par  Lébadée  avant  d'aller  à  Delphes  (Elripid.,  Ion,  300. 
393.  40o).—  2)Pausan.,  IV.  16,  7.  IX,  36,  14,  et  ci-dessus,  p.    114. 


ORACLE    DE     TROPHONIOS  329 

Compris  par  Crésiis  dans  sa  consultation  n-énérale  des 
oracles  grecs ',  interrogé  ensuite  par  Mardonius  auquel  il 
répondit,  comme  Apollon  Ptoos,  en  langue  carienne^  l'oracle 
de  Trophonios  avait  dès  lors  pris  rang  parmi  les  instituts  les 
plus  fréquentés  de  la  Grèce.  Il  fit  preuve  de  patriotisme  béo- 
tien en  donnant  à  Épaminondas,  prêt  à  livrer  la  bataille  de 
Leuctres,  le  bouclier  d'Aristomène,  comme  gage  infaillible 
de  la  victoire  ^  Il  couvrit  de  sa  garantie  le  stratagème  du 
grand  général  qui,  au  moment  d'engager  le  combat,  s'était 
fait  remettre  par  un  homme  apostéun  ordre  de  Trophonios  ''. 
Aussi,  les  vainqueurs  élevèrent  un  trophée  à  Lébadée  et  ins- 
tituèrent des  jeux  en  l'honneur  de  Trophonios,  ou  plutôt  de 
Zeus  Basileus  qui  avait  aussi  son  temple  à  Lébadée  (Tp^-fcov.a- 

BastAsTa"). 

On  sait  ce  que  le  patriotisme  béotien  a  coûté  à  diverses 
reprises  aux  Athéniens.  Les  écrivains  d'Athènes  semblent 
avoir  tenu  Trophonios  en  médiocre  estime.  Platon,  dans  sa 
République,  ne  mentionne  pas  son  oracle  parmi  ceux  qu'il 
faut  consulter,  et  l'on  ne  compte  pas  moins  de  quatre  comé- 
dies intitulées  Trophonios,  comédies  qui  durent  tourner  en 
ridicule  les  rites  bizarres  de  Lébadée  *"'.  En  revanche,  le  péri- 
patéticienDicéarque,  contemporain  d'Alexandre,  prit  la  peine 
d'écrire  un  livre  sérieux  sur  la  «  descente  à  la  grotte  de  Tro- 
phonios". »  On  devine  quelles  étaient  ses  conclusions  quand 

1)Herod.,I,46.  — 2) Herod.,VIIIJ34.  Plut.,  AmfjJ.  19.  Cf. ci-dessus, p.  21  o. 
—  3)  Pausan.,  IV,  32,  0-6.  —  4)  Diodor.,  XV,  53.  Cf.  Poly.ex.,  III,  2,  8.  — 
S)  Diodor.,  ibid.  On  a  retrouvé  récemment  le  texte  de  rinscription  appo- 
sée sur  le  trophée  par  les  trois  béotarques  Xénocrate,  Théopompe  et  Alnési- 
\a.os{Buîl.  Corr.  Hellén.,  1877,  p.  351.  G.  Kaibel,  Epiçjr.  grœca  ex  lapidihus 
conlecta,  1878.  Fr.  Bijcheler,  Rhein.  .Vms.,XXX11  [187^],  p.  479-481.  G.  Gil- 
BKRT,  Die  Inschnft  des  Thebaners  Xenocrates,  ap.  Jahrbb.  f.  kl.  PhiloL.  1878, 
p.  304  sqq.).  Il  y  a  eu  débat  sur  le  sens  de  rexpressionTrjva-/.\ç  stXev  ZevoxpâxTjç 
■/.Àotpoj  Zr,vt  TSû-aia  çÉpstv,  qui  paraît  cependant  assez  claire  et  que  M.  Gilbert 
a  convenablement  interprétée.  —  6;  Cf.  Meineke,  Hist  coin  grœc.  —  7)  Cf. 
ci-dessus,  p.  321,  note  bibliographique. 


330  LES  ORACLES  DES  HEROS 

on  se  rappelle  combien  les  disciples  crAristote  étaient  peu 
crédules  à  l'endroit  du  surnaturel. 

L'oracle  vécut  pourtant  sur  les  souvenirs  de  Leuctres.  On  - 
dit  aussi  qu'il  avait  prédit  la  mort  de  Philippe'.  Il  dut 
accroître  sa  clientèle  en  se  consacrant  plus  spécialement  à  la 
médecine.  Trophonios  et  Herkyna  formaient  un  groupe  tout- 
à-fait  analogue  à  Asklépios  et  Hygieia,  avec  lesquels  on  était 
tenté  de  les  confondre.  Déjà,  Praxitèle  avait  donné  à  la  sta- 
tue de  Trophonios  les  traits  d'Asklépios-,  détail  qui  permet 
de  faire  remonter  au  moins  jusqu'au  milieu  du  iv*'  siècle 
l'établissement  des  consultations  iatromantiques  à  Lébadée. 
L'oracle  de  Delphes  ne  put  qu'encourager  Trophonios  dans 
cette  voie  ^.  Apollon  laissait  volontiers  à  ses  subalternes  le 
soin  des  malades  et  ne  se  souciait  pas  de  transformer  ses 
sanctuaires  en  hôpitaux. 

La  domination  romaine  fut  là  ce  qu'elle  était  partout, 
respectueuse  des  usages  et  des  droits  acquis.  Paul-Émile, 
venant  de  Delphes,  s'arrêta  à  Lébadée,  et,  s'il  se  contenta 
de  regarder  l'ouverture  de  l'antre  sans  y  descendre,  il  sacrifia 
du  moins  à  Trophonios  et  à  Herkyna''.  L'oracle  fit  de  son 
mieux  pour  rester  en  bons  termes  avec  Rome.  En  95,  en 
un  moment  où  l'on  pressentait  peut-être  une  collision  pro- 
chaine entre  les  Romains  et  Mithridate,  il  adressa  aux 
Romains  ses  avertissements  par  le  moyen  des  tablettes 
miraculeuses  d'Eutychide  '\  Plus  tard,  Sylla  ne  put  empêcher 


i)JELi\y.,  Var.  Hist.,  III,  45.  —  2)  Pausan.,  IX,  39,  3-i.  —  3)  On  a 
cru  retrouver  dans  une  inscription  un  oracle  pythique  qui  envoie  un 
malade  à  Lébadée  (Bullcll.  .1.  Instit.,  1830,  p.  1  W.  C.  I.  Gr.,  5772.  C. 
W.  Gœttling,  Gesamm.  Abhandl.,  1,  p  107).  C'est  plutôt  un  document  mysti- 
que destiné  à  renseigner  les  âmes  sur  la  façon  dont  elles  doivent  se  com- 
porter en  arrivant  aux  portes  des  enfers.  Comme  le  dit  Bœckh  (ibid.),  la 
fontaine  (le  Miiémosyne  dont  le  parle  le  texte  peut  bien  être  aux  enfers 
aussi  le  pendant  de  celle  du  Léthé.  —  4)  Liv.,  XLV,  27.  —  5)  Voy.  ci- 
dessus,  p.  327. 


ORACLE    DE    TROPIIONIOS  331 

les  bandes  asiatiques  de  saccager  Lébadée,  mais  l'oracle  en- 
couragea les  légions'  et  fut  vengé  par  elles  à  Chéronée  (86). 
Le  thaumaturge  ambulant,  Apollonios  de  Tyane,  ne  pou- 
vait manciuer  de  visiter  l'oracle.  D'après  son  biographe,  il  y 
vint  même  deux  fois:  avant  son  voyage  de  Rome  (61)  et,  plus 
de  trente  ans  après  (93),  pour  consulter  Trophonios  sur  des 
Cj[uestions  philosophiques.  Les  prêtres,  assez  mal  disposés  à 
l'égard  de  ce  fâcheux,  ajournèrent  la  consultation  sous  divers 
prétextes,  tant  et  si  bien  qu'une  nuit  Apollonios  impatienté 
força  l'entrée  de  la  grotte.  Il  y  resta  sept  jours  et  en  rap- 
porta un  livre  révélé.  Les  prêtres  firent  alors  amende  hono- 
rable et  déclarèrent  que  Trophonios  lui-même  les  avait 
réprimandés  en  songe  -. 

L'oracle  de  Lébadée  conservait  encore  une  certaine  vogue 
au  commencement  du  second  siècle  de  notre  ère,  à  une 
époque  où  ceux  de  Tégyre,  d'Akrasphia,  d'Orchomène  et 
d'Oropos  étaient  à  peu  près  abandonnés.  Plutarque,  attentif 
à  conserver  les  débris  de  l'antique  religion,  écrivit  à  cette 
époque  sur  le  mantéion  de  Trophonios  un  ouvrage  spécial.  Il 
a  soin  de  faire  remarquer  à  l'occasion  qu'on  rencontre  encore 
des  étrangers  à  Lébadée  ^.  Grâce  à  son  oracle  et  à  ses  jeux, 
Lébadée  resta  florissante  au  milieu  de  Tappauvrissement 
général  de  l'Achaïe.  Lucien  pouvait  se  moquer  à  son  aise  de 
Trophonios';  c'étaient  là  des  résultats  plus  sérieux  que  ses 
sarcasmes. 

Il  est  possible  que,  pour  symboliser  la  science  médicale  de 
l'oracle  et  pour  ajouter  à  l'émotion  des  consultants,  on  ait, 
vers  cette  époque,  installé  dans  l'antre  ces  serpents  dont  il 
n'est  question  cj^ue  dans  les  auteurs  des  derniers  siècles''. 
Comme  à  Delphes,  la  simplicité  relative  des  anciens  usages 

i)  Plutarch.,  Sulla,  16-\1.  —  2)  Philostr.,  Vit.  Âpoll.,\m,  19.  —  3)  Plu- 
TARCH.,  Jjefcct.  orac,  38.  —  4)  Lixian.,  Dial.  mort. ,  ^.  Beor.  Concil.,  12. 
Necyom.,  42.  —  oj  Suidas,  s.  v.  Ms)a-rTo2vTa. 


332  LES  ORACLES  DES  HÉROS 

faisait  place  ;\  une  accumulation  de  pratiques  propres  à  frap- 
per les  esprits  grossiers. 

Tertullien  cite  encore  l'oracle  de  Trophonios  parmi  ceux 
qui  subsistaient  de  son  temps  et  le  confond  dans  la  foule  des 
oracles  oniromantiques '.  Il  est  le  dernier  auteur  qui  en 
parle  :  aussi  ne  pouvons-nous  fixer  l'époque  à  laquelle  la 
religion  chrétienne  expulsa  de  son  antre  l'antique  génie  de 
la  montagne  pour  lui  substituer  S.  Christophe  ^.  La  nouvelle 
foi  ne  voulut  point  suivre  en  ce  lieu  les  errements  du  paga- 
nisme ;  mais,  on  a  fait  remarquer  avec  raison  que  les  rites  de 
Lébadée  se  retrouvent  employés  au  moyen-âge,  en  Irlande, 
dans  le  célèbre  «  Purgatoire  de  S.  Patrick  '■".  » 

Lébadée  dut  pourtant  à  son  oracle,  soutien  de  sa  prospé- 
rité, une  gloire  inattendue,  l'honneur  de  léguer  son  nom  à 
la  Grèce  continentale.  C'est  Trophonios  qui  a  changé  l'an- 
tique Hellade  en  Livadie. 

Comme  le  culte  de  Trophonios,  la  légende  de  Tirésias  appar- 
tient aux  plus  anciennes  traditions  de  laBéotie.  Mais  les  âges 
postérieurs  eurent  quelque  peine  à  fixer  en  un  lieu  déter- 
miné et  à  tirer  parti  pour  la  divination  pratique  de  cette 
vieille  gloire  dispersée  en  tous  sens  par  les  poètes.  Nous 
avons  examiné  déjà  In  tradition  qui  plaçait  à  Telphousion  le 
tombeau  du  héros  et  constaté  qu'il  était  impossible  d'attri- 
buer nettement  le  caractère  d'oracle  héroïque  à  un  lieu  où 
se  superposent  trois  cultes*.  Il  resta  cependant  acquis,  en 
dépit  des  Thébains,  que  Tirésias  fuyant  vers  la  Phocide  était 
mort  et  avait  été  enseveli  près  de  la  source  de  Telphousa^ 
Le  tombeau  que  les  Thébains  lui  avaient  élevé  sur  la  route  de 
Chalcis  ne  put  passer  que  pour  un  cénotaphe  \  On  en  mon- 

n  Tkutl'i.t..,  Be  Anm.,  40.  —  2)  Schol.  Lucian.,  Liai,  mort.,  3.  —  3j  Cf. 
Th.  Wright,  S.  Patrick's  Purrjntory.  London,  1844.  —  4)  Cf.  Vol.  Il,  p.î32. 
et  ci-dessus  ,p.  60.  08.  —  5)  Palsan.,  VII,  3,  d  ;  IX,  i8,  4;  33,  1.  — 
6)  Pausan.,  L\  18,  4. 


ORACLE    DE    TIRESIAS  333 

trait  un  autre  en  Macédoine',  sans  qu'on  puisse  dire  quel 
était  le  fragment  sporadique  de  légende  transporté  si  loin. 

Quoi  qu'il  en  soit,  ce  n'est  ni  le  sépulcre  authentique  du 
mont  Tilphousion,  ni  l'observatoire  augurai  de  Tirésias  à 
Thèbes  -  qui  devint  l'oracle  du  héros.  Le  vieux  prophète  cad- 
méen,  Tintègre  conseiller  des  Labdacides,  sembla  se  choisir 
après  sa  mort  une  nouvelle  patrie,  comme  s'il  ne  voulait 
plus  donner  ses  conseils  en  une  ville  où  ils  avaient  été  si  mal 
suivis.  Son  oracle  s'installa  à  Orchomène,  la  ville  rivale  de 
Thèbes,  probablement  parce  que  les  Orchoméniens,  jadis 
suzerains  d'Haliarte  et  du  Telphousion  ^,  étaient  censés  avoir 
emporté  avec  eux  les  ossements  ou  tout  au  moins  la  faveur 
de  Tirésias. 

Cet  oracle  d'Orcliomène  "•  est  des  plus  mal  connus.  Il  fut 
sans  doute  constitué  assez  tard  ^  et  se  tut  de  bonne  heure. 
«  On  rapporte,  dit  Plutarque,  qu'en  la  ville  d'Orchomène,  à 
la  suite  d'une  peste  qui  fit  périr  un  grand  nombre  de  citoyens, 
l'oracle  de  Tirésias  défaillit  complètement;  et,  de  nos  jours 
encore,  il  ne  fonctionne  plus  et  reste  muet".  »  La  «  peste  » 
pouvait  bien  être  un  symbole  de  cette  longue  série  de  dévas- 
tations qui  ne  laissèrent  point  de  répit  à  la  malheureuse  ville. 
On  dirait  que  la  patrie  des  Phlégyens  et  des  Minyens  a  été 
poursuivie  par  la  fatalité  et  que  Tirésias,  fatigué  de  soutenir 
toujours  des  causes  perdues,  quitta  à  son  tour  ces  lieux  mau- 
dits où  le  culte  des  Charités  paraissait  une  singulière  ironie, 
même  à  côté  du  tombeau  d'Hésiode.  Le  culte  d'Asklépios, 
puis  celui  d'Isis  et  de  Sérapis,  comblèrent  le  vide  laissé  par 
l'effacement  de  ces  antiques  souvenirs. 

1)  Pl[n.,  XXXVll,  §  180.  —  2)  Ouovoaxû-srov.  Pausan.,  IX,  IG,  1.  Schol. 
EuRiP.  Phœniss.,  840. —  3)  Pausan.,  IX,  3,  4.  —  4)  La  dissertation  de  J.  J.ekel, 
Das  Teiresiasorakel,  Linz,  1876,  rouie  exclusivement  sur  le  passage  de  l'Odys- 
sée (XI,  1 00-1 38).  —  o)  Spauheim  le  croit  désigné  par  une  allusion  de  Callimaque 
(Callim.,  laracr.  l'allad.,  123);  mais,  tout  compte  fait,  il  est  clair  que  le  poète 
parle  de  Tirésias  vivant  et  non  de  son  oracle.  —  G)  Plutarcii.,  Def.  orac,  44. 


334  LES  ORACLES  DES  HEROS 

C'est  en  Béotie  encore  que  l'on  rencontre  le  type  le  plus 
simple  et  le  plus  parfait  des  oracles  héroïques  ["].  Ampliiaraos, 
descendant  de  Mêlampus,  avait  été  un  des  prophètes  les  plus 
clairvoyants,  sinon  le  plus  écouté,  de  la  génération  qui  fit  la 
guerre  de  Thèbes.  Le  héros,  poursuivi  par  Périclymène, 
s'était  abîmé,  avec  ses  coursiers  et  son  char,  dans  le  sein  de 
la  terre  ouvert  sous  ses  pas  par  la  foudre  de  Zeus'.  Le  lieu  en 
avait  gardé  le  nom  de  Harma  (char).  C'est  là  que  les  géné- 
rations suivantes  vinrent  consulter  l'ombre  héroïque.  Thèbes 
et  Oropos  se  disputant  l'honneur  de  posséder  le  véritable 
Earma,  l'oracle  d'Amphiaraos  fut  double  pendant  assez  long- 
temps. Oropos  avait  pour  elle  la  tradition  épique,  qui  ne  trou- 
vait pas  trop  longue  pour  des  héros  acharnés  une  course  de 
Thèbes  au  rivage  de  l'Euripe;  Thèbes  invoquait  la  vraisem- 
blance historique.  Du  reste,  si  l'histoire  avait  décidé  en  faveur 
de  l'une  des  parties,  la  partie  adverse  aurait  soutenu  qu'il 
fallait  honorer  Amphiaraos  non  pas  au  lieu  oii  il  avait  été 
englouti  mortel,  mais  au  lieu  où  il  était  ressorti  héros,  et 
ce  dernier  endroit  pouvait  se  placer  à  telle  distance  qu'il 
plairait  du  premier.  Les  Thébains  avaient  enclos  un  petit 
espace  entre  Thèbes  et  Potniœ,  et  l'on  racontait,  pour  prou- 
ver que  c'était  bien  là  le  théâtre  du  miracle  légendaire,  que 
pas  un  animal  ne  touchait  à  Therbc  crue  sur  ce  sol,  que  pas 
un  oiseau  ne  se  posait  sur  les  colonnes  de  l'enceinte  2.  D'autre 
part,  il  existait,  sur  la  route  de  Thèbes  à  Chalcis,  une  bour- 


[*]  G.  FiNLAY,  Remarks  011  the  topography  of  Oropia  and  Dlacria  (Trans.  of 
R.  Soc.  of  Lit. ,  1839,  p.  376  sqq.). 

F.  G.  Welcker,  Des  Amphiaraos  Aiifnahme  in  die  Erde.  Gœtting.,  1850. 
(Aile  DoiikiiUTler,  II,  p.  172-1 80). 

L.  PiuxLER,  Ueher  Oropos  und  das  Amphiaraeion,  18o2  (Ror.  d.  Sœchs.  Ges. 
d.  W.,  III,  IV).  —  Nachtrxge  ûbcr  Oropos,  1834  {ibid.,  V,  VI). 

1)  Voy.  voL  II,  p.  2(5.  2)  P.vusan..  IX,  8,3.  C'est  peut-être  là  ce  qu'Élioii 
.appelle  le  marais  llichain  du  nom  dllarma  prôs  duquel  fut  tué  Philippe 
de  Macédoine  (/Elia.n.,  Var.  llist.,  Ili,  'lo}. 


ORACLES      d'amphiaraos  335 

gade  du  nom  de  Harma  od  une  autre  tradition  plaçait  la  tra- 
gique aventure  \  En  mettant  le  char  d'Adraste  à  la  place  de 
celui  d'Amphiaraos,  on  éliminait  cette  troisième  concurrence, 
qui  n'a  jamais  été  sérieuse,  et  il  ne  restait  en  présence  que 
Thèbes  et  Oropos. 

Ilrésultade  ces  compétitions  que  la  fortune  des  deux  oracles 
rivaux  suivit  celle  des  villes  qui  les  patronnaient.  Au  temps  des 
guerres  médiques,  le  plus  en  vue  était  Toracle  thébain.  C'é- 
tait l'Amphiaraos  de  Potnise  qui  avait  prédit  à  Adrastos,  du- 
rant la  guerre  des  Épigones,  la  mort  de  son  flls^gialéos^  : 
c'est  lui  aussi  qui  reçut  les  envoyés  de  Crésus  d'abord  %  de 
Mardonius  ensuite  \  Pour  Crésus,  la  chose  n'est  point  dou- 
teuse, car  le  bouclier  d'or  et  la  javeline  du  même  métal  que 
le  roi  avait  consacrés  à  Amphiaraos  se  trouvaient,  au  temps 
d'Hérodote,  à  Thèbes,  dans  le  temple  d'Apollon  Isménien  '\ 

La  translation  du  ])ouclier  de  Crésus  indique  assez  claire- 
ment que,  vers  le  milieu  du  v^  siècle,  les  Thébains  avaient 
renoncé  à  soutenir  la  concurrence  d'Oropos.  Ils  y  renoncè- 
rent d'autant  plus  volontiers  que,  pour  laisser,  disaient-ils, 
à  leur  allié  Amphiaraos  toute  son  impartialité,  ils  s'étaient 
interdit  à  eux-mêmes  de  le  consulter,  et  qu'ils  ne  pouvaient, 
par  conséquent,  lui  constituer  une  clientèle  ".  Sous  ce  pré- 
texte ingénieux  on  devine  une  ancienne  tradition  qui  faisait 
d'Amphiaraosmortce  qu'avait  été  Amphiaraos  vivant,  un  en- 
nemi des  Thébains. 

Oropos  n'était  point  embarrassée  des  mômes  scrupules.  An- 
nexée, depuis  506  environ,  au  territoire  athénien  et  devenue 

i)  Pausan.,  I,  34,  3.  IX,  19,  4.  Ne  confondre  aucune  de  ces  localités  avec 
YHarma  du  Parnès,  point  de  mire  des  Pylhaïstes  d'Athènes  (Cf.  vol.  I,  p.  200). 
—  2)  PiND.  Pyth.,  VIII,  56.  Consultation  des  Épigones  versifiée  par  lophon  do 
Cnosos  (Pausan.,  I,   34,   4.  Cf.    vol.  II,    p.  225).  —    3)  Herod.,  l,  40.  49.  — 

4)  Herod.,  Vl'.I,  134.  Mys,  l'envoyé  de  Mardonius,  vit  en  songe  le  héros 
l'assommer  d'un  coup  de  pierre  (Plutarch.,  Âristid.,   11.  Def.  orac,  5).  — ■ 

5)  Herod.,  I,  52.  —  6)  Herod.,  YIII,  134. 


336  LES    ORACLES    DES    HEROS 

depuis  lors  l'objet  d'un  interminable  litige  entre  les  Athé- 
niens et  les  Béotiens,  elle  dut  peut-être  à  ces  querelles  une 
bonne  part  de  son  importance. 

L'oracle  était  à  une  heure  et  demie  de  marche  environ  au 
sud  d'Oropos,  entre  cette  ville  etPsaphis,  tout  près  de  la  mer, 
dans  une  étroite  vallée  arrosée  par  un  ruisseau'.  On  voyait 
là  le  temple  d'Amphiaraos,  sa  statue  de  marbre  blanc,  et 
deux  sources  sacrées  :  l'une,  la  «source  d'Amphiaraos,»  mar- 
quait Tendroit  où  le  héros  était  sorti  transfiguré  des  en- 
trailles de  la  terre,  et  il  était  interdit  d'employer  ses  eaux  à 
un  usage  quelconque  ;  l'autre,  appelée  «  Bains  d'Amphia- 
raos, »  fournissait  une  eau  excellente  et  propre  à  tous  usages. 
Une  des  curiosités  du  lieu  était  le  grand  autel  du  temple.  Cet 
autel,  divisé  en  cinq  parties,  était  une  sorte  de  panthéon 
consacré  à  un  nombre  considérable  de  dieux  et  de  héros, 
parmi  lesquels  figurait  Apollon  Psean-.  Les  théoriciens  qui 
voulaient  rapporter  à  Apollon  l'origine  de  toute  divination 
étaient  libres  de  voir  en  lui  le  moteur  premier  de  l'oracle. 
C'est  là  que  les  consultants  offraient  les  sacrifices  préalables 
exigés  par  la  liturgie  locale. 

Les  clients  d'Amphiaraos  devaient  d'abord  s'abstenir  de 
vin  pendant'trois  jours  et  jeûner  un  jour  entier  :  un  sacri- 
fice achevait  leur  purification.  Ainsi  préparés,  ils  immolaient 
un  bélier  et  passaient  la  nuit  dans  le  temple,  couchés  sur  la 
peau  de  l'animale  C'est  ainsi  qu'ils  attendaient  les  visions 
surnaturelles  promises  à  leur  piété. 

On  reconnait  ici,  dans  toute  leur  pureté  originelle,  les  ri- 
tes de  l'oniromancie  qui,  à  Oropos  comme  presque  partout, 
était  appliquée  au  service  des  consultations  médicales. 
Comme  Asklépios,  Héraklès  ou  Trophonios,  Amphiaraos  était 

\)  Stuab.,IX,  i,  22  :  2,  10.  Pausan.,  I,  3i,  2.  Liv.,  XLV,  27.  —  2)Pausan., 
II.  34,  3.  Ci".  KuTECN.,  Mctaph.  Thcr.  NicancL,  G14  —  3)  Pausan.,  II,  34,  li. 
Cf.  roracle  de  Fauiius  ca   Ualic. 


ORACLE  d'amphiaraos  337 

avant  tout  un  héros  médecin,  ce  qu'indique  assez  le  nom  de 
sa  fllle  laso  '.  Les  clients  qu'il  guérissait  étaient  tenus  de  je- 
ter dans  la  source  d'Amphiaraos  quelque  monnaie  d'or  ou 
d'argent  -,  coutume  qui  avait  le  double  avantage  d'enrichir 
le  temple  et  de  permettre  aux  prêtres  de  faire  des  observa- 
tions utiles  sur  des  clients  satisfaits. 

L'oracle  n'occupe  guère  de  place  dans  l'histoire.  Si  l'on  ad- 
juge à  celui  de  Thèbes  les  consultations  de  Crésus  et  de 
Mardonius,  il  ne  reste  plus  dans  les  annales  du  temple  qu'un 
détail  curieux  dont  nous  avons  connaissance  par  Hypéride. 
Après  la  bataille  de  Chéronée,  Philippe  avait  donné  aux 
Athéniens  le  territoire  d'Oropos  qui  fut  partagé  entre  les  dix 
tribus.  En  faisant  la  répartition,  on  eut  un  scrupule  :  ou 
craignit  qu'un  certain  monticule  n'eût  appartenu  au  sanc- 
tuaire d'Amphiaraos  et  ne  fût,  par  conséquent,  terre  sacrée. 
Dans  le  doute,  on  délégua  trois  citoyens  d'Athènes,  parmi 
lesquels  figurait  Euxénippos,  pour  aller  dormir  dans  le  tem- 
ple d'Amphiaraos  et  consulter  le  héros  lui-même  sur  le  cas. 
Il  faut  croire  que  la  réponse  de  l'oracle  ne  fut  pas  des  plus 
"claires,  car  le  citoyen  Polyeuctos  proposa  de  rendre  au  dieu 
le  terrain  qui,  sur  le  rapport  d'Euxénippos,  venait  d'être  dé- 
claré profane.  Polyeuctos,  irrité  de  voir  sa  motion  repoussée 
et  d'avoir  à  payer  de  ce  chef  une  amende  de  vingt-cinq 
drachmes,  se  retourna  contre  Euxénippos  et  lui  intenta  un 
procès,  l'accusant  de  s'être  laissé  corrompre  par  quelques  in- 
téressés. Il  prenait  la  chose  au  tragique,  car,  non  content  de 
demander  la  tête  d'Euxénippos,  il  voulait  le  priver  de  sépul- 
ture en  Attique.  Malheureusement,  ce  qui  nous  reste  du 
plaidoyer  d'Hypéride  pour  Euxénippos^  ne  nous  donne  au- 

1)  Aristoph.,  Plut.,  701.  —  2)  Pausan.,  II,  34,  4.  —  3)  Hyper.,  Pro  Eitxm., 
p.  8  sqq.  Le  procès  est  de  l'an  330  environ.  Les  Athéniens  étaient,  comme  de 
juste,  dévots  à  Ampliiaraos,  et  les  comiques  exploitaient  lanotoriété  de  ce  culte. 
On  compte  quatre  'A[j:'fi(ypaoç,  d'Aristophane,  Platon,  Apollodore,  Philippide. 

22 


338  LES   ORACLES  DES    HEROS 

curi  détail  sur  la  consultation  incriminée,  et  il  faut  se  rési- 
gner à  ne  rien  savoir  de  ce  qui  s'est  dit  dans  un  pareil  dé- 
bat sur  la  manière  de  faire  parler  les  oracles  dans  un  sens 
déterminé.  La  visite  de  Paul-Émile  '  et  celle  d'Apollonios 
de  Tyane  signalent  à  l'attention  deux  journées  sur  trois  siè- 
cles. 

L'exercice  de  la  médecine  maintint  cependant  l'oracle  en 
activité,  même  pendant  la  période  la  plus  désastreuse  pour 
les  oflicines  de  divination.  Strabon  constate  qu'il  n'a  plus  sa 
vogue  d'autrefois,  mais  ne  dit  pas  qu'il  ait  cessé  de  fonction- 
ner-; et  nous  savons  qu'il  était  assez  florissant  au  temps  de 
Pausanias,  sans  égaler  toutefois  son  rival  de  Lébadée.  La 
ville  d'Oropos  faisait  son  possible  pour  le  maintenir  en 
honneur  :  non-seulement  elle  célébrait  des  jeux  Amphiareens, 
mais  on  la  voit  dater  ses  actes  publics  par  le  nom  des  prê- 
tres d'Amphiaraos  ^.  On  avait  aussi  peut-être  amélioré  le  dé- 
cor extérieur  et  augmenté  le  nombre  des  symboles  palpables. 
Philostrate  prétend  qu'on  y  voyait  une  «  crevasse  sacrée,  » 
les  statues  du  Songe  et  de  la  Vérité,  et  les  «  portes  des  Son- 
ges'*.» 

Le  héros  d'Oropos,  qu'on  avait  pris  l'habitude  d'appeler  un 
«  dieu,  »  fut  réduit  au  silence,  comme  la  plupart  de  ses 
confrères,  par  le  christianisme.  Constantin  fit  détruire  le 
sanctuaire  de  fond  en  comble  et  effaça  du  sol  jusqu'aux 
derniers  vestiges  des  superstitions  condamnées  par  la  foi 
nouvelle''. 

Amphiaraos,  qui  lui-même  n'était  pas  d'origine  béo- 
tienne, nous  entraînerait  facilement  en  dehors  de  la  Béotie. 


1)  Liv.,  XLV,  27.  Le  texte  porte  par  erreur  Amphllochus  pour  Amphiaraus. 
—  2)Strab.,XV1,2,  39.Plutarquo  dit  que,  des  oraclcsbéoliens,  celui  de  Lébadée 
est  le  seul  qui  parle  encore  (Plut.,  Def.  ovac,  5):  mais,  à  l'époque,  Oropos 
était  en  pays  altique.  —  3)  Rangabé,  Antirj.  hellén.,  n-  G79.  —  4)  Philosïr., 
Imagg.,  I,  2G.  —  j)Euseb.,  Vit.  Conslant.,  II,  îiC. 


ORACLE     d'hemithea  339 

Il  avait  des  sanctuaires  à  Argos,  sa  patrie  %  en  Laconie'^,  et 
même  sur  le  Bosphore^  ;  mais  on  ne  dit  pas  qu'il  y  fût  pratiqué 
de  rites  divinatoires.  Peut-être  faudrait-il  voir  dans  l'étrange 
«  maison  mantique  »  de  Phlionte,  où  on  disait  qu'Amphia- 
raos  avait  reçu  le  don  de  prophétie  après  y  avoir  passé  une 
nuit  et  qui  depuis  restait  murée  '',  un  ancien  oracle  oniro- 
mantique  du  héros. 

Comme  l'histoire  des  Hellènes  eux-mêmes,  les  légendes 
des  dieux  et  héros  helléniques  se  partagent  entre  les  deux 
bords  de  la  mer  Egée.  C'est  en  Asie-Mineure  que  se  poursuit 
la  série  des  oracles  héroïques.  Nous  y  trouverons  à  peu  près 
l'équivalent  des  mantéions  béotiens;  une  héroïne  ou  déesse, 
d'origine  probablement  sémitique,  qui,  par  le  caractère  indé- 
cis de  son  type  et  la  bizarrerie  de  sa  légende,  pourrait  être 
le  pendant  de  Trophonios,  et  des  héros-prophètes  que  la  lé- 
gende elle-même  rapproche  de  Tirésias  et  d'Amphiaraos. 

Hémithéa,  la  «  demi-déesse  »  de  Castabos,  dans  la  Cherso- 
nèse  de  Carie,  est  un  type  intermédiaire  entre  les  héros-pro- 
phètes et  ceux  qui  ont  acquis  la  prescience  après  leur  mort. 
Si  elle  n'avait  pas  prophétisé  au  cours  de  sa  vie  mortelle,  elle 
avait  été  la  servante  et  la  protégée  des  deux  grandes  divinités 
mantiques,  Apollon  et  Dionysos  :  une  de  ses  sœurs,  aimée 
d'Apollon,  était  la  mère  d'Anios,  le  prophète-roi  de  Délos% 
et  sa  légende  à  elle  se  trouve  ainsi  intimement  mêlée  à  celle 
des  instituts  apolliniens. 

Voici  comment  on  racontait  ses  aventures.  D'après  une 
première  version  qui  avait  cours  à  Ténédos,  Hémithéa  aurait 
été  fille  de  Cycnos,  roi  de  Colone  en  Troade.  Jetée  à  la  mer 
dans  un  coffre  avec  son  frère  Ténès,  elle  avait  abordé  dans 
l'île  dont  son  frère  devint  l'œkiste  et  l'éponyme^.  Hémithéa 

1)  Pausan,,  II,  32,  2.  —  2)  Pausan.,  III,  12,  5.  —  3)  Dion.  Byz-.,  Anapl. 
Bospor.  fr.,  26.  40.  —  4)  Pausan.,  II,  13,  7.  Cf.  vol.  H.  —  tJ)  Voy.  p.  28.  — 
G)  Pausan.,  X,  14,2.  Tzetz.,  ad  l.ycoplir.,  232. 


340  LES  ORACLES  DES  HEROS 

joue  là  un  rôle  très  effacé  et  qui  peut  être  supprimé  sans  in- 
convénient de  rinstoire  de  Ténédos.  Diodore,  en  efiet,  ne 
connaît  point  cette  surcharge  des  légendes  ténédiennes^  et 
se  contente  des  traditions  de  Castabos.  A  Castabos,  on  disait 
que  Hémithéa  s'était  appelée  jadis  Molpadia  et  qu'elle  était 
fille  de  Staphylos,  acolyte,  fils  ou  sosie  de  Dionysos.  Ce  terri- 
ble Staphylos  avait  déjà  jeté  à  la  mer,  dans  un  coffre,  une  de 
ses  filles  séduite  par  Apollon.  Celle-là  avait  été  recueillie  par 
son  amant  à  Délos.  Molpadia  et  son  autre  sœur,  Parthénos, 
ayant  été  chargées  par  leur  père  de  garder  son  vin  et  l'ayant 
laissé  répandre  par  des  pourceaux,  allèrent  se  jeter  du  haut 
des  rochers  dans  la  mer.  Apollon  eut  pitié  d'elles  et  les 
transporta  dans  la  Chersonèse  de  Carie  où  elles  furent  désor- 
mais vénérées,  Parthénos  à  Bubassos,  et  Molpadia  à  Casta- 
bos sous  le  nom  d'Hémithéa-. 

Il  importe  peu  de  savoir  jusqu'à  quel  pointées  pâles  copies 
d'Astarté  ou  d'Aphrodite  reproduisent  les  traits  du  modèle  : 
les  rites  de  l'oracle  de  Castabos  étaient  de  ceux  qui  appar- 
tiennent en  commun  à  toutes  les  religions  antiques.  Il  fonc- 
tionnait par  voie  d'incubation  et  s'occupait  de  médecine. 
«  La  déesse  apparaissait  aux  malades  et  leur  indiquait  clai- 
rement les  moyens  de  guérison  :  beaucoup  d'infirmes,  atteints 
de  maladies  désespérées,  ont  ainsi  recouvré  la  santé.  En  ou- 
tre, la  déesse  est  propice  aux  femmes  dont  les  accouchements 
sont  laborieux  et  les  sauve  du  danger.  Aussi  son  temple  est- 
il  rempli  d'offrandes  qu'on  y  conserve  depuis  les  temps  an- 
tiques ^..  » 

Nous  ne  savons  où  il  faut  faire  commencer  ces  «  temps 
antiques  »  dont  parle  Diodore.  On  signalait,  comme  une 
preuve  de  la  vénération  qu'inspirait  Hémithéa,  le  fait  —  assez 
étonnant,  il  en  faut  convenir,  —  que  son  temple  n'avait  été 

1)  Cf.  DiODOR.,  V,  m.  —  2)  DiODOR.,  V,  02.  —  3)  Diodor.,  V,  63. 


ORACLE    DE  MOPSOS    ET    AMPHILOCHOS  341 

pillé  ni  par  le  fanatisme  iconoclaste  des  Perses  ni  par  la  cu- 
pidité des  pirates.  Ces  renseignements  négatifs  sont  tout  ce 
qui  nous  reste  de  l'histoire  de  cet  oracle  qui  parait  avoir 
conservé  toute  sa  vogue  au  temps  de  Diodore,  c'est-à-dire, 
aux  abords  de  l'ère  chrétienne. 

Il  faut  pousser  plus  loin  pour  rencontrer  des  noms  plus 
connus  et  des  légendes  moins  étrangères  aux  traditions  hé- 
roïques de  l'Hellade. 

Mopsos  et  Amphilochos,  représentants  de  tribus  ennemies 
ou  même  de  races  hétérogènes,  n'ont  pu  se  trouver  associés 
en  dépit  d'eux-mêmes,  sur  la  côte  de  Cilicie,  à  l'embouchure 
du  Pyramos,  sans  une  longue  trituration  de  légendes  apportées 
de  divers  côtés  et  amalgamées  dans  un  ensem])le  incohérent. 

Mopsos,  dontle  nom  est  peut-être  sémitique',  est  tantôt 
un  héros  thessalien  qui,  seul  ou  aidé  dans  sa  tâche  par  d'au- 
tres devins,  Idmon,  Amphiaraos,  guide  par  sa  prescience  les 
Argonautes  minyens  et  va  mourir  en  Libye  ;  tantôt,  un  petit- 
fils  de  Tirésias,  né  à  Klaros  de  Manto  et  de  Rhakios^  Amphi- 
lochos, de  son  côté,  fils  d'Amphiaraos  dans  la  tradition  com- 
mune, est  aussi  bien  un  fils  de  Manto  violée  par  Alcméon,flls 
d'Amphiaraos  ^  A  ces  deux  noms  réclamés  par  des  traditions 
si  diverses  s'ajoute,  dans  l'histoire  de  l'oracle  cilicien  —  qui 
se  confond  elle-même  en  partie  avec  celle  de  Klaros  —  le 
nom  de  Calchas  ;  de  sorte  que  les  souvenirs  de  trois  cycles 
légendaires,  de  l'expédition  des  Argonautes,  de  la  guerre  de 
Thèbes  et  de  la  guerre  de  Troie,  se  trouvaient  ainsi  mêlés  et 
transportés  en  pays  sémitique.  Il  y  eut  sans  douie  assimila- 
tion des  héros  grecs  avec  des  types  locaux,  assimilation  qui, 
à  en  juger  par  les  embarras  et  circuits  de  la  légende,  ne  laissa 
pas  que  d'être  laborieuse. 

1)  Mopsos  de  l'hébreu  =prodige.  Cf.  L.  Prelleh,  Griech.  Mythol.  IP,  p.  483. 
—  2)  Voy.  vol.  If,  p.  36-38,  et  ci-dessus,  p.  2i9-2bl.  —  3)  Voy.  vol.  II. 
p.  29.  35. 


342  LES  ORACLES  DES  HEROS 

Telles  étaient  les  cautions  mythiques  de  l'oracle  de  Mallos. 
Voici  comme  on  en  racontait  d'ordinaire  la  fondation.  Après 
la  prise  de  Troie,  il  y  eut  rencontre  fortuite  de  plusieurs 
devins  héroïques  à  Colophon,  ou  plutôt,  à  Klaros.  Mopsos, 
Amphilochos,  Calchas,  et  peut-être  même  l'Asklépiade  Poda- 
lirios,  y  vinrent  par  diverses  routes.  Une  lutte  d'amour-propre 
s'établit  entre  Calchas  et  Mopsos.  Calchas,  vaincu  dans  une 
épreuve  décisive,  mourut  de  chagrin  ou  se  tua  de  désespoir ^ 
La  scène  du  duel  divinatoire  se  transportait  à  volonté  en 
divers  lieux,  selon  que  l'on  allongeait  ou  raccourcissait  l'iti- 
néraire de  Calchas.  Pendant  que  les  uns  croyaient  Calchas 
mort  à  Gryneion  "  et  les  autres  à  Klaros,  Sophocle  le  condui- 
sait jusqu'en  Cilicie,  c'est-à-dire,  adjugeait  à  l'oracle  de 
Mallos  une  partie  des  légendes  de  Klaros  et  de  Gryneion  ^ 
Hérodote  est  à  peu  près  du  même  avis,  car  il  pense  que  les 
Pamphyliens,  voisins  des  Ciliciens,  «  descendent  de  ceux  des 
Hellènes  qui,  dispersés  au  retour  de  Troie,  ont  suivi  Amphi- 
lochos et  Calchas''  ». 

Que  Calchas  ait  poussé  ou  non  jusqu'à  Mallos,  on  ne  pou- 
vait se  dispenser  d'y  amener  les  deux  titulaires  de  l'oracle, 
Mopsos  et  Amphilochos. Ces  héros  avaient  donc  fondé  la  ville 
en  commun;  puis,  Amphilochos,  mécontent  et  jaloux,  était 
revenu  à  Argos,  sa  ville  natale  :  mais,  ne  s'y  trouvant  pas 
plus  à  son  gré,  il  avait  pris  le  parti  de  retourner  à  Mallos. 
Cette  fois,  Mopsos  lui  refusa  sa  part  de  souveraineté.  1\  s'en- 
suivit un  combat  singulier  qui  coûta  la  vie  aux  deux  rivaux. 
Leurs  tombeaux  étaient  placés  sur  les  bords  du  Pyramos  de 
façon  que  de  l'un  on  ne  pût  pas  apercevoir  l'autre  ^.  Ce  sont 
ces  deux  ennemis,  irréconciliables  jusque  dans  la  mort,  qui 
alimentent  l'inspiration  de  l'oracle,  ou  plutôt,  des  oracles 


i)  Voy.  vol.  II,p.  43.  —  2)  Voy.  ci-dossus,  p. 260.  —3)  Serv.,  Eclog,  Vf,  72. 
-  i)  Herod.,  Vil,  91.  —  o)  Strab.,  XIV.  Lycopiir.,  439  sqq.  Tzetz.,  ibid. 


ORACLE     DE     MOPSOS     ET     AMPHILOCHOS  343 

jumeaux  de  Mallos'.  On  s'aperçoit,  au  nombre  des  localités 
dont  Mopsos  est  l'éponyme-,  que  ce  héros  .avait  sur  son 
acolyte  une  supériorité  décidée.  Il  était  là  sans  doute  sur 
son  terrain,  tandis  qu'Amphilochos,  que  d'autres  villes  fort 
éloignées,  en  Épire  et  jusqu'en  Espagne,  revendiquaient 
pour  leur  oekiste,  conservait  le  caractère  d'un  étranger 
apporté  là  par  la  colonisation  hellénique. 

La  notoriété  de  l'oracle  de  Mallos  ne  doit  pas  remonter 
très  haut  :  il  est,  dans  le  monde  grec,  parmi  les  derniers 
venus  et  proche  parent  des  oracles  exotiques  qui  durent 
leur  vogue  à  la  décadence  des  anciens  oracles  nationaux. 
Aussi  conserva-t-il  après  l'ère  chrétienne  une  vitalité  que 
lui  auraient  enviée  ses  aînés.  On  racontait,  au  temps  de 
Plutarque,  un  fait  qui  devait  convaincre  les  plus  incrédules 
de  la  clairvoyance  des  héros,  notamment  de  Mopsos.  «  Le 
gouverneur  de  Cilicie,  dit  un  témoin  oculaire,  avait  été 
jusque-là  irrésolu  à  l'égard  des  choses  divines,  ce  qui  tenait, 
je  pense,  au  peu  de  fondement  de  son  incrédulité  même. 
Homme  d'ailleurs  familiarisé  avec  l'injustice  et  le  maP,  il 
avait,  de  plus,  autour  de  lui  un  certain  nombre  d'Épicuriens 
répandant  sur  ces  sortes  de  questions  religieuses  ce  qu'ils 
appellent  leur  sublime  raison  naturelle.  Il  s'avisa  d'envoyer 
un   affranchi   pourvu    d'instructions    comme  on  en  aurait 


i)  Plutarque  distingue  Mopsos  d'Amphilochos,  au  point  de  vue  de  la  clair- 
voyance divinatoire  :  Pausanias,  Dion  Cassius,  Lucien,  ne  parlent  que  d'Am- 
philochos; le  scoliaste  de  Stace,  que  de  Mopsos.  Tertullien  senihle  placer  les 
deux  oracles  dans  des  régions  différentes  :  Amphilochi  apud  Mallum....  Mopsi 
inCilicia  [corr.  pour  la  leçon  fautive  Sicilia]  (Tert.,  De  An.,  46).  La  conclu- 
sion la  plus  naturelle  à  tirer  de  ces  textes  est  que  l'oi^acle  de  Mallos  était 
inspiré  par  un  couple  analogue  A  celui  des  Dioscures,  et  que  les  consultants 
pouvaient  choisir,  suivant  leur  dévotion,  entre  les  deux  révélateurs  ou  même, 
au  besoin,  les  conti-ôler  l'un  par  l'autre.  Cf.  ci-dessous  (p.  340)  l'oracle  double 
de  Calchas  et  de  Podalirios.  —  2)  Cf.  Mopsueste,  Mopsucrènc.  La  Pamphylie 
entière  avait  porté  le  nom  de  Mopsia.  —  3)  11  y  a  longtemps,  on  le  voit,  que 
les  hommes  de  foi  considèrent  le  vice  comme  inséparable  de  la  libre-pensée. 


344  LES    ORACLES  DES  HEROS 

donné  à  un  espion  qui  pénètre  chez  des  ennemis,  et  il  lui 
avait  confié  un  billet  cacheté  oii  était  écrite  une  question  que 
personne  ne  savait.  Cet  envoyé  passa  la  nuit  dans  le  temple, 
comme  c'est  la  coutume,  et,  après  s'y  être  endormi,  il  ra- 
conta le  lendemain  le  songe  qu'il  avait  eu.  Un  homme  d'une 
beauté  merveilleuse  s'était  présenté,  lui  avait  dit  ce  seul 
mot  :  «  noir  !  »,  et,  sans  rien  ajouter,  avait  aussitôt  disparu. 
La  chose  nous  sembla  des  plus  bizarres  et  nous  embar- 
rassait fort  :  mais  le  gouverneur  en  question  fut  frappé  d'un 
tel  saisissement  qu'il  tomba  à  genoux  et  adora  le  dieu. 
Puis,  ayant  ouvert  le  billet,  il  nous  montra  la  question  qui  s'y 
trouvait  écrite  :  «  Est-ce  un  taureau  blanc  que  j'immolerai 
on  bien  un  taureau  noir?  «  Aussi,  les  Épicuriens  eux-mêmes 
étaient-ils  confondus.  Notre  homme  accomplit  le  sacrifice  et 
ne  cessa  plus  d^avoir  Mopsos  en  grande  vénération'.  » 

Il  n'en  fallait  pas  davantage  pour  rajeunir  la  réputation 
de  l'oracle.  Aussi,  Pausanias,  qui  n'est  pas  un  esprit  fort, 
affirme  que  l'oracle  cilicien  est  le  plus  «  infaillible  »  de  ceux 
de  son  temps  ^.  Lucien  met  l'oracle  de  Mallos,  pour  la  répu- 
tation, à  côté  de  ceux  de  Klaros  et  deDidymes^,  et  un  des 
personnages  de  ses  dialogues  entend  également  dire  «  que 
l'oracle  de  Mallos  était  le  plus  célèbre  et  le  plus  véridique; 
qu'il  répondait  clairement,  mot  pour  mot,  à  ce  qu'on  écrivait 
sur  des  tablettes  remises  entre  les  mains  du  prophète  '.  »  Si 
ce  «  menteur  déterminé,  »  qui  prétend  avoir  causé  avec  la 
statue  d'Amphilochos,  rapporte  fidèlement  les  usages  de 
Mallos,  on  voit  que  billet  du  gouverneur  incrédule  avait 
paru  d'un  emploi  commode  et  qu'on  renouvelait  depuis  lors 
l'expérience  à  bon  marché,  car  la  consultation  ne  coûtait  que 
deux  oboles'"*.  C'est  également  par  cédule  que  le  proscrit  dont 
parle  Dion,  Sextus  Condianus,  consulta  Amphilochos  sous  le 

i)  Plutarch.,  Def.  orac,,  43.  —  2)  Pausan.,  I,  34,  3.  —  3)  Lucian.,  Pseii- 
dom.,  28.  —  4)  Lucia.\.,  Philopsciid.,  38.  —  S)  Lucian.,  Pseiidom.,  19. 


ORACLE    DE    CALCHAS  345 

règne  de  Commode  \  Dion  nous  apprend  à  cette  occasion  que 
l'oracle  fonctionnait  encore  de  son  temps,  c'est-à-dire,  au  com- 
mencement du  iii^  siècle  de  notre  ère.  Tertullien  en  parle  éga- 
lement comme  d'une  institution  encore  existante-.  Sur  une 
médaille  de  Mallos,  qui  date  du  règne  de  Yalérien  (253-2G0), 
on  voit,  au  revers,  deux  figures  debout  entre  un  cheval  et 
un  trépied  autour  duquel  s'enroule  un  serpent.  L'une  de  ces 
figures  tient  un  rameau  de  laurier  ^  On  reconnaît  là  les 
héros-prophètes,  et  le  serpent  indique  assez  la  prédominance 
de  l'iatromantique. 

Enfin,  le  scoliaste  Lactance  s'exprime  comme  si  ses  contem- 
porains allaient  encore,  au vi«  siècle,  consulter Mopsos''.  Mais 
le  scoliaste  transcrit  des  gloses  antérieures  plutôt  qu'il  ne  parle 
en  son  nom.  Il  n'est  pas  probable  que  l'oracle  de  Mallos  ait 
échappé  à  l'attention  de  Constantin  ou,;toutau  moins,  de  Cons- 
tance qui  vintplusd'une  fois  en  Cilicie  etmourutàMopsucrène. 

lia  été  si  souvent  question  de  Calchas  dans  les  légendes 
de  l'Asie-Mineure  qu'on  s'attend  à  trouver  son  tombeau  et 
son  oracle  aux  alentours  de  Klaros,  de  Gryneion  ou  de 
Mallos.  Le  caprice  de  la  légende,  ou  plutôt,  les  hasards  de  la 
colonisation  grecque  avaient  porté  l'un  et  l'autre  dans  la 
Grande-Grèce,  en  Apulie.  Les  héros  grecs,  au  retour  de  Troie, 
avaient  passé  par  bien  des  aventures,  et  la  fiction  avait  tracé 
pour  chacun  d'eux  plus  d'un  itinéraire.  L'Apulie,  et  particu- 
lièrement la  Daunie,  était  toute  pleine  du  souvenir  de  Dio- 
mède.  C'est  en  Daunie  également,  au  mont  Drion,  que 
Calchas  et  l'Asklépiade  Podalirios  étaient  venus  achever, 
disait-on,  leur  aventureuse  carrière  ^  comme  Épéos  à  La- 

i)  Dio  Cass.,  LXXII,  7.  —  2)  Tert.,  loc.  cit.  —  3)  Annal.  doU'  Inslit.  d. 
Corr.  Arch.,  18CI,  p.  353.  —  4)  Schol.  ad  Slat.  Theh.,  III,  521,  —5;  Strad., 
VI,  3,  9.  Ceux  qui  savaient  Calchas  enseveli  à  Gryneion  ou  au  monl  Kor- 
kaphos,  près  de  Klaros,  regardaient  le  tombeau  apulien  comme  un  céno- 
taphe (TzETZEs  ad  Lycophr.,  10i7). 


346  LES  ORACLES  DES  HEROS 

garia  ou  à  Métaponte  ou  à  Pise,  comme  Pliiloctète  près  de 
Crotone,  Idoménée  à  Salente,  et  Cassandre  à  Salëpia. 

Le  sanctuaire  ou  hëroon  de  Calchas  était  au  haut  de  la 
montagne  :  celui  de  Podalirios,  au  pied,  à  la  source  d'un 
ruisseau  dont  les  eaux,  dit  Strabon,  «  sont  souveraines  pour 
guérir  les  différentes  maladies  des  bestiaux'  ».  L'incubation 
se  pratiquait  dans  l'héroon  de  Calchas  exactement  comme 
dans  celui  d'Amphiaraos  à  Oropos  :  «  l'usage  est  d'immoler 
un  bélier  noir  et  de  s'envelopper,  pour  dormir,  dans  la 
peau  de  la  victime-.»  Podalirios  donnait  ses  consultations 
médicales  par  le  même  moyen,  et,  s'il  y  a  quelque  différence 
à  noter  dans  les  rites  des  deux  cultes,  c'est  peut-être  que 
l'Asklépiade  se  chargeait  plus  particulièrement  de  la  méde- 
cine vétérinaire  et  faisait  baigner  ses  clients  dans  les  eaux  de 
l'Althaenos^  Nous  avons  donc  ici  affaire  à  un  oracle  double, 
analogue  à  celui  de  Mallos.  Le  lien  qui  rattache  les  deux 
héros  ne  s'est  pas  créé  sur  place  ;  mais  il  est  possible  pour- 
tant que  l'Asklépiade  ait  dû  à  la  société  du  prophète  ses 
facultés  divinatoires. 

L'iatromantique  s'est,  en  effet,  installée  assez  tard  dans  les 
sanctuaires  d'Asklépios  et  des  héros  Asklépiades  qui,  aupa- 
ravant, guérissaient  les  malades  par  la  vertu  miraculeuse 
des  sources  consacrées  ou  par  la  main  de  leurs  prêtres,  mais 
sans  ordonnances  révélées.  A  Phérae,  en  Achaïe,  les  neveux 
de  Podalirios,  Nicomachos  et  Gorgasos,  fils  de  Machaon, 
avaient  une  chapelle  signalée  par  des  cures  nombreuses  : 
«  ils  guérissaient  les  maladies  et  les  infirmités,  et,  en  récom- 
pense, on  leur  offrait  dans  leur  hiéron  des  sacrifices  et  des 
ex-votos  '  ;  »  mais  on  ne  dit  pas  que  ces  cures  fussent  le  ré- 
sultat de  révélations  médicales.  Lorsque  la  vogue  des  Asklé- 


i)  Strab.,  ibid.  —  2)  Strab.,  ilid.  —  3)  Lycophr.,  iOoO  sqq.  ScnoL.,  ibid. 
—  4)  Pausan.,  IV,  30,  3:  Cf.  3,  2. 


ORACLE    DE    PODALIRIOS  347 

piéons  suggéra  l'idée  de  consulter  aussiparvoie  d'incubation 
les  héros  Asklépiades,  les  anciens  cultes  ne  purent  pas  tou- 
jours se  transformer  au  gré  des  tendances  nouvelles,  tandis 
que  les  nouveaux  n'eurent  garde  de  négliger  ce  puissant 
mo3^en  d'influence.  C'est  ainsi  que  Machaon,  qui  avait  une 
antique  chapelle  sans  oracle  à  Gérénia,  en  Messénie  i,  eut 
à  Adrotta,  en  Lydie,  un  oracle  oii  il  était  associé  avec  Poda- 
lirios".  L'héroon  apulien  de  Podalirios  dut  se  transformer 
d'autant  plus  aisément  en  oracle  que  le  voisinage  de  Calchas, 
le  héros-prophète,  avait  pu  fixer  de  bonne  heure  dans  la  ré- 
gion les  rites  des  mantéions  héroïques,  soit  importés  de  la 
Grèce,  soit  empruntés  à  quelque  religion  locale  préexistante. 
Le  texte  de  Lycophron  prouve  en  tout  cas  que  l'oracle  de 
Podalirios  était  en  activité  à  l'époque  alexandrine. 

Le  tombeau  de  la  prophétesse  Cassandre  à  Salépia,  sur  la 
côte  de  Daunie^,  pouvait  aussi  bien  devenir  un  oracle.  Mais, 
il  se  peut  que  ou  le  respect  de  son  sexe  ou  l'inutilité  bien 
connue  de  ses  prophéties  ait  empêché  les  curieux  d'aller 
troubler  son  dernier  sommeil.  Son  sanctuaire  s'ouvrait,  au 
contraire,  aux  jeunes  filles  violentées  dans  leurs  inclinations 
qui  venaient,  en  habits  de  deuil,  lui  demander  de  les  dé- 
fendre, elle  qui  avait  souff'ert  de  pareils  maux,  contre  des 
prétendants  abhorrés.  Rien,  en  somme,  n'indique  que  Cas- 
sandre  ait  plutôt  rendu  des  oracles  à  Salépia  qu'à  Amyklâs 
ou  à  Leuctres,  où  elle  avait  aussi  des  chapelles.  C'est  pen- 
dant sa  vie  seulement  que  la  malheureuse  fille  de  Priam  a 
jeté  à  tous  les  vents  ses  prophéties  :  son  ombre  n'a  plus  ins- 
piré que  Lycophron. 

i)  Pausan.   IV,  3,  2.  —  2)  Marin.,  Vit.  Procl,  31.  —  3)  Lycophr.,  H28. 


CHAPITRE  DEUXIÈME 


ORACLES  DES  HEROS  NON-PROPHETES 


Popularité  du  culte  des  héros  dans  les  siècles  de  décadence.  —  Appari- 
tions oniromantiques  des  héros.  —  Oracle  de  Protésilaos  à  Eléonte.  — 
Oracle  hypothétique  de  Sarpédon  en  Troade.  —  Oracle  d'Autolykos  à 
Sinope.  —  Oracle  d'Odysseus  en  Étolie.  —  Oracle  de  Ménestheus  en 
Bétique.  —  Statues  prophétiques.  d'Alexandre  à  Parion,  de  Néryllinos 
à  Alexandrie  de  Troade.  —  Oracle  artificiel  du  pseudo-Glykon  à  Abono- 
tichos.  —  Alexandre,  prophète  de  Glykon. 

Tous  les  personnages  héroïques  mentionnés  jusqu'ici 
étaient  prédestinés  par  leur  nature  ou  leur  mission  au  rôle 
de  prophètes.  Trophonios  et  Hémithéa  sont  des  divinités 
déchues,  qui  paraissent  tenir  de  la  faveur  d'Apollon  un  pri- 
vilège inhérent  à  leur  nature;  les  autres  ne  font  que  conser- 
ver au  delà  du  tombeau  les  facultés  divinatoires  qu'ils  pos- 
sédaient durant  leur  vie  mortelle. 

Mais,  comme  nous  l'avons  dit  déjà,  il  était  inévitable  que  le 
progrès  des  théories  religieuses  relatives  aux  héros,  progrès 
hâté  lui-même  par  l'affermissement  de  la  croyance  à  l'im- 
mortalité de  l'âme,  fit  du  privilège  de  quelques-uns  le  patri- 
moine de  tous.  Il  fut  un  temps  où  le  culte  des  héros  ranima 
la  vieillesse  du  polythéisme  grec.  A  mesure  que  s'épurait  le 
concept  de  la  divinité,  on  sentait  croître  la  distance  qui  sé- 
pare l'homme  du  dieu  et  Ton  éprouvait  le  besoin  de  combler 
l'intervalle.   Les  platoniciens  y  jetèrent  leurs  myriades    de 


LE     CULTE     DES    HEROS  349 

démons  ou  génies  ;  le  vulgaire  choisit  parmi  ces  génies  ceux 
qui  avaient  été  des  hommes,  c'est-à-dire,  les  héros.  A  partir 
du  second  siècle  de  note  ère,  les  héros,  ces  saints  du  paga- 
nisme, multiplient  leurs  apparitions,  et  leur  commerce  avec 
les  hommes  est,  pour  ainsi  dire,  quotidien.  Achille,  Hector, 
Rhésos,  Palamède,  révèlent  en  songe  leurs  désirs  ou  donnent 
d'utiles  conseils'.  On  fut  persuadé  dans  un  certain  monde, 
à  Athènes,  que,  si  la  ville  avait  échappé  au  tremblement  de 
terre  de  375,  c'était  grâce  au  héros  Achille  que  l'hiérophante 
Nestorios,  averti  en  songe,  avait  honoré  de  son  mieux  dans 
le  Parthénon  même,  en  dépit  des  magistrats-.  L'anecdote  est 
caractéristique,  car  elle  montre  que  le  culte  des  héros  ten- 
dait à  supplanter  celui  des  dieux.  Une  petite  statuette  d'A- 
chille, dissimulée  sous  la  statue  d'Athéna,  avait  fait,  par 
reconnaissance  pour  de  furtifs  hommages,  ce  qu'apparem- 
ment Athêna  elle-même  n'eût  pas  pu  ou  voulu  faire.  Aussi 
est-on  attentif  aux  communications  des  héros.  On  trouve  des 
ex-votos  avec  des  inscriptions  comme  celle-ci  :  «  Un  tel, 
pour  avoir  vu  en  songe  tel  héros .  »  Un  certain  Philios  de 
Priène  bâtit  un  sanctuaire  au  héros  Naulochos  qu'il  a  vu  en 
songea 

Tous  les  héros  pouvant  ainsi  visiter  et  avertir  les  hommes, 
il  semble  que  le  nombre  des  oracles  inspirés  par  eux  dût 
s'accroître  indéfiniment.  Mais,  le  même  courant  d'idées  qui 
tend  à  généraliser  le  culte  des  héros  s'oppose  à  la  fonda- 
tion d'oracles  héroïques.  Les  héros  ne  sont  plus,  comme 
jadis,  fixés  au  sol  par  leurs  reliques  :  ils  passent  à  l'état  de 
génies  aériens  et  mobiles  qui  transportent  aisément  en 
divers  lieux  leur  personne  et  leur  action.  Ainsi,  les  héros, 
après  avoir  été  en  quelque  sorte  confinés  dans  les  localités 
dont  ils  étaient  les  patrons,  soit  parce  qu'ils  y  étaient  nés, 

1)  Voy.  sur  ce  sujet,  les  Heroica  de  Philoslrate  et  les  histoires  édifiantes 
d'Élicn.—  2)  Zosim.,  IV,  18.  —  3)  C.  I.  Gr;ec.,  2907.  Lk  Bas,  III,  18G. 


350  LES  ORACLES  DES  HEROS 

soit  parce  qu'ils  y  étaient  morts,  se  transformaient  peu  à 
peu  en  protecteurs  de  l'humanité,  ou,  tout  au  moins,  delà 
grande  famille  hellénique.  Or,  tout  ce  qui  détache  la  foi  des 
symboles  matériels  et  des  particularités  locales  est  fatal  à  la 
vogue  des  lieux  privilégiés. 

Les  oracles  fondés  sous  le  règne  de  ces  théories  spiritua- 
listes  l'ont  été  par  réaction  contre  elles  et  se  signalent,  au 
contraire,  par  un  fétichisme  grossier  qui  incorpore  la  vertu 
prophétique  à  des  statues.  C'est  le  temps  de  ces  «  frères  de 
bronze  »  dont  parle  Perse,  qui  envoient  des  songes  «  purgés 
de  pituite  »  et  auxquels,  par  reconnaissance,  on  fait  dorer  la 
barbe  *.  Le  nombre  des  statues  à  révélations  et  à  miracles  a 
dû  être  très  considérable,  et  chacune  d'elles  a  pu  être,  à  un 
moment  donné,  l'oracle  de  quelqu'une  Nous  n'avons  pas 
à  suivre  la  superstition  sur  ce  terrain  banal  et  illim^ité.  L'o- 
racle d'Abonotichos,  dont  il  sera  question  plus  loin,  donne  la 
mesure  de  ce  qu'on  pouvait  faire  avec  un  instrument  de  ce 
genre  et  des  clients  de  bonne  volonté. 

Les  véritables  oracles  héroïques,  qui,  dans  l'ordre  des 
idées  comme  dans  celui  des  temps,  précédent  ces  inventions 
de  la  décadence,  ne  paraissent  pas  entachés  du  même  vice 
originel  et  ont  mieux  gardé  le  caractère  national. 

Celui  qui  ouvre  la  série  est  l'oracle  de  Protésilaos,  fixé  à 
Elasus  ou  Elaeussa  (Éléonte),  dans  la  Chersonèse  de  Thrace, 
en  face  du  promontoire  Sigeion  et  de  la  Troade. 

Protésilaos,  le  premier  héros  achéen  qui  succomba  sur 
le  rivage  troyen,  était  éminemment  qualifié  par  sa  touchante 
légende  pour  devenir  une  ombre  prophétique.  On  savait  que, 
rappelé  par  les  prières  de  son  épouse  éplorée,  il  était  revenu 
pour  quelques  heures  du  séjour  des  morts,  conduit  par 
Hermès,  et  la  faculté  de  communiquer  avec  le  monde  des 

1)  Pers.,  II,  '60  sqq.  —  2)  Cf.  vol.  Il,  p.  129. 


ORACLE     DE     PROTESILAOS  351 

vivants  paraissait  ainsi  mieux  garantie  pour  lui  que  pour  les 
autres  héros. 

Il  est  difficile  de  dire  comment  Éléonte  avait  pu  disputer  la 
possession  de  Protésilaos  à  Phylake,  sa  patrie,  où  il  avait  un 
hëroon  et  des  jeux  ',  ou  à  Skione  qu'il  passait  pour  avoir 
fondée^.  Ce  qui  est  certain,  c'est  que  l'on  s'accordait  à  placer 
à  Éléonte  le  tombeau  de  Protésilaos^  et  que  l'héroon  élevé  en 
ce  lieu  dut  à  un  incident  des  guerres  médiques  une  grande 
célébrité.  Les  richesses  de  la  chapelle  avaient  tenté  le  Perse 
Artaycte,  qui  gouvernait  à  Sestos  au  nom  de  Xerxès  pendant 
l'invasion  de  480.  Artaycte,  en  représentant  à  Xerxès  Proté- 
silaos comme  un  Hellène  qui  avait  été  puni  pour  avoir  en- 
vahi l'Asie,  fit  rendre  par  le  roi  une  sentence  de  confiscation 
et  se  chargea  de  l'exécuter.  Il  pilla  l'héroon,  cultiva  l'enclos 
sacré  et  insulta  le  tombeau  de  Protésilaos  en  y  venant  faire 
la  débauche.  Mais,  l'année  suivante,  Artaycte,  surpris  et 
assiégé  par  les  Athéniens  dans  Sestos,  expia  cruellement  son 
sacrilège.  Il  fut  cloué  à  un  poteau  et  vit  lapider  son  fils  sous 
ses  yeux\  Depuis  ce  temps,  on  ne  parla  plus  qu'avec  un 
saint  respect  de  Protésilaos  et  de  sa  vengeance  "^ 

Les  richesses  qui  avaient  excité  la  cupidité  d'Artaycte 
avaient-elles  été  gagnées  par  l'exercice  de  la  divination,  ou 
bien,  est-ce  le  bruit  de  cette  aventure  qui  détermina  une 
affluence  de  pèlerins  et  fit  créer  pour  leurs  besoins  un 
oracle  là  où  il  n'y  avait  eu  peut-être  jusque  là  que  des  con- 
sultations tentées  isolément  par  les  gens  du  pays?  De  ces 
deux  hypothèses,  la  seconde  est  de  beaucoup  la  plus  pro- 
bable. Hérodote  ne  dit  pas  que  la  chapelle  de  Protésilaos  fût 
un  oracle,  et  l'on  sait  combien  il  est  attentif  à  tout  ce  qui 
concerne  la  divination.  Dans  son  récit,  quand  Artaycte  est 

1)  PiNDAR.,  hthm.,  I,  83.  ScnoL.,  ibid.  —  2)  Lycopor.,  911.  Philostr., 
Ileroic,  11,  13.  —  3)  Herod.,  IX,  116.  Strab.,  XIII.  Lycophr.,  S32.  Tzetz., 
ibid.  —  4)  Herod.,  IX,  IIG.  120.  VIT,  33.  —  5)  Pausan.,  III,  4,  6. 


352  LES    ORACLES   DES   HEROS 

averti  du  sort  qui  l'attend,  ce  n'est  point  par  Protésilaos, 
«  mort  et  desséché  dans  Éléonte,  »  mais  par  un  prodige  vul- 
gaire qu'aurait  remplacé  avec  avantage  une  apparition  me- 
naçante du  héros.  Enfin,  une  anecdote  légendaire  recueillie 
par  Hj^gin  indique  qu'à  l'origine  les  Éléontins  ne  devaient 
point  avoir  d'oracle  indigène.  Une  peste  éclate  dans  le  pays  : 
le  roi  Démiphon  envoie  consulter  Apollon  qui  ordonne  le  sa- 
crifice annuel  d'une  jeune  fille  ^  Or,  dans  toute  cette  affaire, 
il  n'est  aucunement  question  de  Protésilaos,  qui  aurait  pu 
au  moins  être  honoré  d'une  consultation  préalable.  Cette 
objection,  d'ailleurs  purement  négative,  peut  être  écartée  en 
plaçant  le  règne  du  fabuleux  Démiphon  avant  la  guerre  de 
Troie  et  Protésilaos;  le  silence  d'Hérodote  n'est  pas  non 
plus  une  preuve  positive;  mais  il  résulte  de  tout  cela  une 
certaine  présomption  en  faveur  de  l'origine  récente  de  l'o- 
racle d'Éléonte. 

On  n'entend,  du  reste,  parler  de  cet  oracle  que  fort  tard,  et 
Philostrate,  l'hagiographe  officiel  des  héros,  est  le  seul  garant 
de  son  existence.  Il  paraît  que  Protésilaos  fut  consulté  en 
209  par  l'athlète  ^lix-.  On  nous  le  montre  aussi  servant  de 
conseil  à  un  vigneron  du  voisinage,  qui  lui  doit  de  bonnes 
vendanges  et  de  saines  idées  philosophiques  ^  Ce  client  en 
valait  peut-être  beaucoup  d'autres  ;  mais  il  ne  suffit  pas  à 
dissimuler  le  vide  qui  a  dû  se  faire  autour  du  tombeau  pro- 
phétique en  un  temps  où  Protésilaos  avait  tant  de  loisirs. 

L'oracle  de  Sarpédon  qui,  sur  le  rivage  asiatique,  aurait 
été,  en  quelque  sorte,  le  pendant  de  celui-ci,  ne  nous  est 
connu  que  par  un  texte  de  TertuUien  '*.  L'érudition  de  l'apo- 
logiste africain  n'est  pas  des  plus  sûres,  et  l'énumération  des 
oracles  qu'il  cite   en  passant   n'a  pas    besoin    d'être  bien 


1)  HvGiN.,  Poct.  Astron.,  II,  AO.  —  2)  Piiilo>tr.,  Heroic,  H,  G.  —  3)  Philo- 
STR.,  Heroic,  ï,  4-7.  —  4)  Tertull.,  De  A7i.,  46. 


ORACLE  d'autolykos  353 

exacte  pour  servir  sa  thèse.  On  ne  voit  pas  bien  comment  un 
héros  aussi  notoiremen  lycien  que  Sarpédon,  un  héros  dont 
le  corps  est  reporté,  sur  l'ordre  exprès  de  Zeus,  en  Lycie  * 
où  s'est  fixé  son  culte,  pourrait  avoir  eu,  en  dépit  d'une 
tradition  si  expresse,  un  oracle  et,  par  conséquent,  un  tom- 
beau en  Troade.  Le  fait  n'est  pas  impossible,  mais  il  est 
moins  probable  qu'une  erreur  de  Tertullien. 

Sinope  avait  décerné  les  honneurs  héroïques  à  son  cekiste, 
l'argonaute  Autolykos,  et  établi  un  oracle  pour  prendre  ses 
avis-.  Cet  oracle  dut  rester  une  sorte  de  conseil  de  famille 
dévoué  aux  intérêts  locaux  et  peu  soucieux  de  clientèle 
étrangère.  D'autre  part,  la  notoriété  d'Autolykos  dans  le 
monde  hellénique  n'était  pas  telle  que  beaucoup  de  pèlerins 
fussent  tentés  de  faire  le  voyage  de  Sinope  pour  le  consulter. 
La  statue  du  héros  avait  été  fondue  par  le  célèbre  Sthénis 
d'Olynthe.  Lucullus  l'emporta  a  Rome,  après  l'avoir  sauvée 
des  mains  des  Ciliciens  au  service  de  Mithridate.  Autolykos 
lui  était  apparu  tout  exprès  pour  le  presser  de  prévenir  les 
Ciliciens  et  semblait  ainsi  se  remettre  à  la  discrétion  des 
Romains  ^  Il  est  probable  que  la  disparition  du  chef-d'oeuvre 
de  Sthénis,  coïncidant  avec  l'affaiblissement  de  la  foi  et  le 
découragement  des  Sinopiens  privés  de  leur  autonomie,  mit 
fin  à  l'activité  de  Toracle,  car  Strabon  en  parle  comme  d'un 
souvenir. 

On  est  assez  surpris  de  trouver  chez  les  Eurytanes,  une 
tribu  étolienne  à  demi  sauvage,  un  oracle  d'Odysseus.  Ce 
n'est  pas  qu'il  y  ait  bien  loin  d'Ithaque  en  Étoile  ;  mais  on 
ne  sait  par  quelles  voies  le  culte  du  héros  a  pénétré  dans  le 
bassin  supérieur  de  l'Achéloos  et  pourquoi  il  y  a  revêtu  le 

i)  HoM.,  Jliad.,  XVI,  6G6  sqq.  Voy.  ci-dessus,  p.  2b7,  Oracle  d'Apollon  Sar- 
pûdonios.  —  2)  Strab.,  XII,  3,  11.  iSur  l'oracle  hypolliôtiquc  d'Apollon  ;\ 
Sinope,  voy.  ci-dessus,  p.    2Gi,  note  2.  —   3)  SiRAn.,    ihld.   Plutarcu,,  I»- 


cuil.,  23. 


23 


354  LES   ORACLES   DES    HEROS 

caractère  manlique  qu'il  n'avait  pas  à  Ithaque  même. 
L'existence  de  l'oracle  ôtolion  n'oii  est  pas  moins  attestée 
par  Aristote,  Xicandre  et  Lycophron'.  La  divination  a  dû 
s'attacher  au  souvenir  d'Odysseus  en  vertu  do  la  solidarité 
vague  qui  s'est  établie  entre  le  héros  et  la  magicienne  Circé. 
Le  fils  d'Odysseus  et  de  Circé,  Télégonos,  dont  les  aventures 
avaient  fourni  la  matière  de  plusieurs  épopées  -,  passait  pour 
avoir  été,  lui  aussi,  un  magicien  et  un  prophète.  On  lui  at- 
tril)uait  l'invention  de  la  lécanomancie  intuitive,  au  moyen 
de  laquelle  il  consultait  à  son  gré  l'ame  de  Tirésias'\  C'est  la 
légende  de  Télégonos  qui  a  entraîné  Odysseus,  las  de  péré- 
grinations, en  Thesprotie  et  en  Étolie.  Le  roi  d'Ithaque  avait 
été,  disait-on,  envoyé  par  un  oracle,  peut-être  par  Tirésias, 
chez  les  Eurytanes,  et  il  avait  péri  là,  dans  un  âge  avancé, 
de  la  main  de  Télégonos  ''.  Nous  ignorons  à  quelles  besognes 
on  prétendait  occuper  son  ombre. 

Le  nom  de  Ménestheus,  le  compagnon  d'Énée,  alla  échouer 
sur  la  côte  occidentale  de  la  Bôtique,  non  loin  de  Gades.  On 
trouvait  dans  ces  parages  le  port  de  Ménestheus  et,  a  quelque 
distance  r  «  oracle  de  Ménestheus  ■•  ».  Cette  simple  indica- 
tion de  Stral)on  est  tout  ce  que  nous  possédons  en  fait  de 
renseignements  sur  ce  point;  mais  nous  savons  que  Ménes- 


\)  Ap.  TzETz.  ad  Lycopbr.,  790.  —  2)  Il  existait  uno  Qz'^zptù-.';  attribuée 
à  Musée   et    deux   poèmes  intitulés   TrjXEyovfx,    l'un    d'Eugammon    de    Kv- 
rène,  l'autre  de  Kinœthon  de  Laconie.  —  3)  Tzetz.  ad  Lycophi-.,   813.  — 
4)  Odysseus  avait,  comme  la  plupart  des  héros,  dos  tom!)eaux  en  divers 
lieux.  On  lui  en  connaissait  un  en  Tyrrhénic,   à  Pyrgi,  et  un  autre  chez  les 
Eurytanes  épirotes.  Les  mji-hographes  se  chargeaient  de  tout  expliquer.  On 
faisait  partir  Odysseus  de  l'Épire  pour  la  Tyrrhénie,  ou  mieux  encore,  on  le 
faisait  tuer  d'abord  par  Télégonos  et  ressusciter  ensuite  par  Circé.  De  cette 
façon,  Odysseus  arrivait  ;\  survivre  ;\  Circé  cIlc-mAmc,  tuée  par  Télémaque 
son  gendre,  et  à  Télémaque  tué  par  sa  femme  Kassiphoné,  laquelle  était  fille 
d'Odysseus  et  de  Circé.  Four  achever  cette  promiscuité   et  cette   confusion, 
Télégonos  épousait  Pénélope  dans  les  îles  des  Bienheureux!    (Cf.  Schol.  ad 
Lycoplir.,  800.  80:;.  818.}.   —  3)  Stuab.,  HI,  1,9. 


ORACLES   DE    LA  TROADE  355 

theiis  était  un  héros  très  populaire  dans  ces  régions  et  que 
les  Gaditains  lui  offraient  aussi  des  sacrifices  ^ 

Tels  sont  les  oracles  héroïques  fondés  sur  les  traditions 
nationales  :  il  ne  reste  plus  qu'à  mentionner,  pour  clore  ce 
catalogue  ,  des  oracles  d'ordre  inférieur,  que  l'on  peut 
considérer  comme  des  contrefaçons  des  instituts  créés  par 
une  dévotion  spontanée  et  conforme  aux  instincts  de  la  race 
hellénique. 

La  Troade  n'était  pas  tellement  acquise  aux  souvenirs  de 
la  vieille  épopée  et  à  la  sibylle  qu'il  n'y  eût  place  sur  son 
sol  pour  des  héros  de  fraîche  date.  Alexandre  le  Grand  avait 
commencé  à  se  faire  adorer  de  son  vivant:  il  devint  assez 
facilement,  après  sa  mort,  un  héros,  et  même  un  dieu. 
Alexandrie  de  Troade  l'honorait  comme  son  œkiste,  et  les 
trente  et  quelques  villes  qui  portaient  le  même  nom  en  pou-  ' 
valent  faire  autant.  Sa  statue  à  Oljmipiereproduisaitl'attitude 
et  l'aspect  de  Zeus  lui-même  -.  C'est  avec  une  des  nombreuses 
statues  du  conquérant  que  la  superstition  populaire  avait 
fait  l'oracle  fétichiste  dont  parle  l'apologiste  Athénagore.  Il 
paraît  que  la  petite  ville  de  Parion,  à  l'entrée  de  la  Propon- 
tide,  fîère  de  son  grand  homme  à  elle,  le  philosophe  Péré- 
grinus  surnommé  Protéo,  partageait  ses  hommages  entre 
Alexandre  et  Protée.  En  tout  cas,  l'un  et  l'autre  de  ces  person- 
nages y  avaient  leur  statue,  et  «  la  statue  d'Alexandre,  dit 
Athénagore,  passe  pour  rendre  des  oracles  '.  ^^  On  ne  voit  pas 
trop  pourquoi  la  dévotion  populaire,  préférant  une  gloire  un 
peu  banale  à  une  réputation  plus  neuve  ,  aurait  plutôt 
accordé  le  don  de  prophétie  à  la  statue  d'Alexandre   qu'à 


i)  Philostr.,  Vit.  ApolL,  V,  1.  —  2)  Pausax.,  V,  2;i,I.  —  3)  Atiiexagor., 
Supplie,  pro  Christ.,  20.  L.  FRiEDL.'ENDEn,  Sittengcschichte  Roms,  III,  480, 
me  paraît  s'être  mépris  en  voyant  dans  ce  Protée  In  dieu  marin.  Sur  ce  per- 
sonnage ])izarre,  voy.  Maur.  Croiset,  TJn  ascète  païen  au  siècle  des  Antonins  : 
Pérègnnus  Protée,  1879  (Mcm.  Acad.  de  Monlpcliier). 


356  LES  ORACLES  DES  HEROS 

l'image  du  fanatique  auquel  ses  disciples  voulaient  élever 
un  temple-oracle  à  Oljmpie.  Un  cynique  divinisé  devait  faire 
un  excellent  oracle,  capable  de  dire  sans  ménagements  la 
vérité  à  tout  le  monde.  Alexandre  eût  été,  au  contraire,  un 
conseiller  des  mieux  écoutés  dans  sa  ville  d'Alexandrie  de 
Troade.  Mais  là,  toujours  d'après  Atliénagore,  le  rôle  de  pro- 
phète et  de  médecin  était  dévolu  à  un  héros  peu  imposant,  à 
un  parvenu  auquel  l'adulation  ou  peut-être  la  reconnais- 
sance avaient  assuré  l'immorLalité.  «  La  Troade  a  des  statues 
de  Néryllinos,  comme  Parion  en  a  d'Alexandre  et  de  Prêtée; 
mais,  tandis  que  les  autres  statues  de  Néryllinos  sont  un 
ornement  public,  il  y  en  a  une  parmi  elles  qui;  à  ce  que  Ton 
croit,  rend  des  oracles  et  guérit  les  malades:  les  Troadiens 
lui  offrent  des  sacrifices  et  couvrent  la  statue  d'or  et  de 
couronnes  '...  « 

Tout  cela  est  bien  vague,  et  il  est  fort  probable  qu'Athé- 
nagore  ne  s'est  pas  renseigné  de  très  près.  S'il  n'avait 
pas  employé  avec  insistance  l'expression  -/p-^y.x-'Xs-.v  «  rendre 
des  oracles»,  nous  aurions  laissé  ces  statues  fatidiques  con- 
fondues dans  la  foule  des  statues  à  miracles  et  des  amulettes 
de  toute  espèce.  Elles  peuvent  figurer  à  côté  de  ce  tronc 
mutilé  du  «  héros  médecin  »  Toxaris  qui,  couché  dans  la 
boue,  guérissait  encore  les  fiévreux  d'Athènes-. 

On  ne  mentionnera  ici  que  pour  mémoire  l'oracle  qu'Ha- 
drien s'efforça  d'établir  à  Abydos,  en  Egypte,  sous  le  nom  de 
son  favori  Antinoos.  Nous  verrons,  en  traitant  des  oracles 
étrangers,  qu'il  y  eut  simplement  la  substitution,  d'ailleurs 
plus  apparente  que  réelle,  du  héros  de  cour  à  un  dieu  indi- 
gène dont  le  culte  survécut  à  cette  tentative  de  dépossession. 
Mais  il  faut,  pour  clore  cette   revue  des  oracles  héroïques, 

1)  Ou  ne  sait  qui  était  au  juste  ce  Néryllinos.  Friedlu>.nJcr  ((6i(Z,)  soupçonne 
qu'il  s'agit  do  Suillius  NeruUinus,  un  conlemporain  de  Cliuide,  consul  en  50 
ap.  J.-C.  —  2)  l.uciAN.,  Scyth,.,2. 


ORACLE    D'ABONOTICHOS  357 

faire  une  place  à  un  oracle  étrange,  monté  de  toutes  pièces 
comme  un  théâtre  par  un  charlatan  effronté  sous  le  nom 
d'un  héros,  et  qui  ht  assez  de  dupes  pour  obliger  les  oracles 
les  plus  renommés  à  compter  avec  lui.  A  mesure  que  nous 
avançons  dans  la  décadence,  nous  voyons  la  superstition  vul- 
gaire occupée  à  ramener  toutes  choses  à  son  niveau.  Nous  voici 
descendus  assez  bas  pour  frayer  avec  les  aventuriers  et  les  filous. 

L'oracle  fondé  en  Paphlagonie,  au  beau  milieu  du  siècle 
des  Antonins,  par  un  mystificateur  qui  ne  put  lasser  la  cré- 
dulité de  ses  dupes,  est  une  des  manifestations  les  plus  pro- 
bantes de  l'affaissement  intellectuel  du  monde  gréco-romain 
envahi  par  des  races  inférieures  et  travaillé  de  rêves  mélan- 
coliques. Le  fondateur  de  cet  oracle,  ou  plutôt,  l'oracle 
vivant,  Alexandre  d'Abotonichos,  ne  nous  est  connu  que  par 
la  biographie  que  lui  consacre  son  ennemi  personnel,  Lucien 
de  Samosate  ';  mais  le  personnage  est  tel  que  Lucien  eût  été 
fort  embarrassé  d'ajouter  à  ses  vices. 

Doué  par  la  nature  d'un  extérieur  avantageux  et  d'une  in- 
telligence souple,  élevé  par  un  sorcier  compatriote  et  ami 
d'Apollonios  de  Tyane,  Alexandre  songea  de  bonne  heure  à 
tirer  parti  de  ses  talents.  Il  s'associa  avec  un  Byzantin  du 
nom  de  Cocconas-;  et  les  deux  compères,  trouvant  qu'un 
oracle  bien  achalandé  serait  d'un  excellent  rapport,  résolu- 
rent d'en  établir  un.  Il  fut  décidé  que  le  nouvel  institut  serait 
établi  à  Abonotichos  et  placé  sous  l'invocation  d'Asklépios, 
la  médecine  étant  à  sa  place  en  tout  pays.  Mais  il  fallait, 
pour  lui  donner  en  quelque  sorte  l'investiture  et  la  garantie 
d'authenticité,  l'autorité  d'un  oracle  antérieur.  Des  tablettes 
enfouies  et  déterrées  à  propos  dans  le  temple  d'Apollon  à 
Chalcédoine  annoncèrent  dans  toute  la  région  «  que  bien- 
tôt Asklépios,  accompagné   d'Apollon   son  père,  viendrait 

l)Luci\N.,  rseiidomnnfis.  —  2)  Voy.  ci-dossiis,  p.  ^Cù'>-2C)1 . 


358  LES   ORACLES   DES   HEROS 

dans  le  Pont  et  fixerait  son  séjour  à  Abonotichos.  »  Aussitôt, 
les  habitants  de   cette  ville  commencent  à  construire   un 
temple  pour  héberger  le  dieu.  Alexandre  fit  seul  le  reste,  car 
Cocconas  mourut  sur  ces  entrefaites.  Il  arriva  dans  sa  ville 
natale  précédé  de  divers  oracles  qui  le  donnaient  pour  un 
fils  de  Podalirios,  un  descendant  de  Persée  et,  par-dessus 
tout,  un  grand  prophète.   Il  voulut  que  les  Abonotichiens 
fussent  eux-mêmes  témoins  de  la  naissance  du  nouvel  Asklé- 
pios  dans  le  temple  que  leur  piété  lui  édifiait.  Pour  cela,  il 
déposa  secrètement  dans  la  boue  qui  remplissait  encore  les 
trous  préparés  pour  les  fondations  un  œuf  d'oie  dans  lequel 
il  avait  déposé  un  petit  serpent.  Le  lendemain,  il  fait  l'illu- 
miné, annonce  l'arrivée  du  dieu  et  court  au  temple,  suivi  de 
toute  la  foule.  «  Il  se  fait  descendre  à  l'endroit   creusé,  a  la 
source  même  de  l'oracle,  entre  dansl'eau  en  chantant  à  pleine 
voix  un  hymne  en  l'honneur  d'Asklépios  et  d'Apollon,  et  prie 
le  dieu  de  venir  dans  la  ville  sous  de  favorables  auspices.  Il 
demande  alors   une    coupe  ;  on  la  lui  donne  :  il  la   })longe 
aussitôt  dans  l'eau  et  tire  du  milieu  de  la  vase  l'œuf  dans  le- 
quel le  dieu  était  renfermé  et  dont  il  avait  eu  soin  do  bou- 
cher  l'ouverture  avec  de  la  cire  blanche  et  de  la  céruse. 
Prenant  alors  cet  œuf  dans  ses  mains,  il  s'écrie  qu'il  tient 
Asklépios  lui-même.  Les  spectateurs,  les  regards  fixés  sur 
ce  qu'il  va  faire,  sont  tout  étonnés  de  voir  qu'il  a  trouvé  un 
œuf  au  milieu  de  l'eau.  Alexandre  le  casse  dans  le  creux  de  sa 
main  et  leur  montre  le  petit  serpent.  Les  assistants,  voyant 
celui-ci  s'agiter  et  s'enrouler  autour  du  doigt   du   devin, 
jettent  de  grands  cris,  saluent  le  dieu  et  félicitent  la  ville 
de  son  bonheur.  Chacun,  la  bouche  ouverte,  éclate  on  prières, 
en  souhaits  do  trésors,  de  richesses  ou  de  santé,  adressés  au 
dieu.  Alexandre,  remontant  sur  soji  char,  regagne  sa  de- 
meure en  emportant  son  Asklépios  nouveau-né  ^  »  Au  bout 

i)  LuciA.N'.,  Pscudoin,  \i.  Irad.  TulboL, 


ORACLE  d'abonoticiios  359 

de  quelques  jours,  le  nouveau-iië  était  miraculeusement 
adulte,  car  Alexandre  avait  chez  lui  un  yrand  serpent  de 
Macédoine  apprivoisé  qui  joua  le  dieu  a  merveille.  La  divi- 
nité nouvelle  reçut  de  son  prophète  le  nom  de  Glykon, 
attendu  qu'Asklépios  ne  tenait  pas  à  conserver  son  ancien 
nom  dans  cette  réincarnation. 

Alors  commencèrent  les  consultations.  Alexandre  employa, 
à  l'instar  de  Mallos,  la  méthode  des  questions  par  écrit.  Il 
décachetait  les  plis  par  des  procédés  de  son  invention,  y 
ajoutait  la  réponse  et  les  rendait  recachetés  aux  clients, 
moyennant  une  drachme  et  deux  oboles  par  oracle.  Ceux  qui 
payaient  plus  largement  pouvaient  obtenir  des  oracles 
«  autophones,  »  c'est-à-dire,  prononcés  à  haute  voix  par  le 
serpent  lui-même.  Une  tête  postiche,  d'une  forme  quasi 
humaine,  dont  il  affublait  l'animal  et  une  sorte  de  tube 
acoustique  aboutissant  à  cette  tète  sufllsaient  à  produire 
l'effet  voulu. 

Alexandre  gagna  ainsi  de  fortes  sommes  ;  mais  ses  dé- 
penses s'accrurent  en  proportion,  car  il  eut  à  payer  tout  un 
personnel  d'espions,  d'émissaires  chargés  les  uns  de  quêter 
des  renseignements  utiles,  les  autres  de  faire  de  la  propa- 
gande, sans  compter  les  «  associés,  compositeurs  et  gardiens 
d'oracles,  les  écrivains,  faiseurs  de  cachets  et  interprètes, 
gens,  qu'il  rétribuait  en  proportion  de  leur  talent.  »  En  vain 
quelques  Épicuriens,  autrement  dit,  des  libres-penseurs, 
essayèrent  de  désabuser  la  foule  :  le  prophète  déchaîna 
contre  eux  le  fanatisme  des  fidèles  et  fit  brûler  les  écrits 
d'Épicure.  Lucien  faillit  payer  de  sa  vie  les  malins  tours 
qu'il  joua  au  débitant  d'oracles.  La  renommée  de  Glykon  et 
de  son  inventeur  pénétra  bientôt  dans  les  pays  circonvoisins, 
et  on  en  parla  jusqu'à  Rome.  Un  tétrarquc  de  Galatie,  Sé- 
vérianus,  fit  une  expédition  en  Arménie  sur  la  foi  d'un  oracle 
autophonc  et  y  périt.  Sa  déconvenue  ne  diminua  en  rien  le 


360  LES  ORACLES  DES  HEROS 

crédit  de  roracle.  Mais,  la  foi  la  plus  robuste  qu'ait  jamais 
exploitée  Alexandre  fut  celle  du  Romain  Rutilianus,  un  ancien 
fonctionnaire  qui  vint  de  Rome  exprès  pour  se  mettre  en 
quelque  sorte  sous  sa  direction.  Rutilianus  se  laissa  persua- 
der qu'il  avait  en  lui  l'âme  d'Achille  et  de  Ménandro,  et  qu'il 
vivrait  cent  quatre-vingts  ans.  Aussi  perdit-il  sans  trop  de 
regret  son  jeune  fils,  et  il  ne  se  crut  pas  trop  vieux  à  soixante 
ans  pour  épouser  la  fille  d'Alexandre.  Grâce  au  crédit  de  son 
gendre,  le  prophète  réussit  à  se  faire  écouter  de  Marc-Aurèle 
lui-même  qui  avait  dans  l'esprit  comme  des  parties  d'une 
trempe  plus  molle,  vulnérables  au  mysticisme.  Au  moment 
où  l'armée  impériale  se  préparait  à  livrer  bataille  aux  Mar- 
comans,  l'empereur  fit  jeter  dans  le  Danube  deux  lions  vivants, 
et  cela,  pour  obéir  à  un  oracle  expédié  d'Abonotichos'.  Les 
Romains  furent  battus;  mais  le  mantéion  d'Abonotichos 
put  désormais  se  considérer  comme  un  institut  de  premier 
ordre. 

Alexandre  conjura  le  seul  péril  qui  pût  le'menacer,  en  fai- 
sant aux  oracles  en  renom  d'aimables  avances.  Il  lui  arrivait 
d'envoyer  des  clients  à  Klaros,  aux  Branchides,  à  Mallos,  et 
de  réprimer  la  curiosité  de  ceux  qui  voulaient  savoir  si  les 
autres  oracles  étaient  roellement  inspirés.  Grâce  a  ces  pré- 
cautions, il  vit  prospérer  son  commerce  à  tel  point  qu'Abo- 
notichos,  ne  pouvant  plus  loger  tous  les  pèlerins,  put  passer 
pour  la  métropole  de  l'Ionie  et  prit,  en  effet,  le  nom  d'Iono- 
polis.  Lorsqu'il  mourut,  bien  avant  l'échéance  qu'il  avait 
fixée  pour  lui-même,  ses  coopérateurs  se  disputèrent  sa 
succession;  mais  Rutilianus  «  conserva  â  son  beau-père  le 
droit  de  rendre  des  oracles,  morne  alors  qu'il  n'était  plus.  » 
En    suivant  cette  donnée,   on  serait  arrivé  â   transformer 

1)  Voy.  le  t,extc  (l;in.s  Lucien  {IbUL,  48).  (,.  Wolll'  ;i(Lii])ue  aussi  ù  Alexan- 
dre l'oi-acle  (le  1  i  hexamètres  conservé  par  Eusèbc  {Prœp.  Evang.,  V,  {'.)),  et 
qui  fiq-iiruit  dans  la  colloclion  do   P()r|iliyr(î. 


ORACLE     D'ARONOTICHOS  361 

l'établissement    en    oracle    héroïque    inspiré    par    l'ombre 
d'Alexandre. 

Mais  il  est  probable  que  Rutilianus  lui-même,  en  voyant 
mourir  assez  jeune  l'homme  qui  s'était  promis  cent  cinquante 
ans  de  vie,  sentit  lui  échapper,  à  son  tour,  les  cent  quatre- 
vingt  ans  sur  lesquels  il  comptait,  et  que,  l'illusion  une  fois 
dissipée,  il  eut  honte  de  contribuer  à  tromper  les  autres. 
Alexandre  ne  paraît  pas  avoir  eu  de  successeur  à  Abonoti- 
chos.  L'oracle  finit  avec  lui,  après  avoir  compromis  assez  de 
gens  pour  prévenir  un  retour  offensif  de  l'opinion  contre  la 
mémoire  de  l'habile  imposteur.  Les  dupes  de  cette  espèce  ne 
se  plaignent  guère,  parce  qu'elles  sont  intéressées  à  garder 
le  silence. 


TROISIÈME  SECTION 


ORACLES  DES  MORTS 


Faculté  divinatoire  des  ombres.  —  Indigence  de  la  divination  nécroman- 
tique.  —  Les  soupiraux  d  enfer.  —  Oracle  d'Éphyra,  en  Thesprotie.  — 
Consultation  de  Périandre.  —  Oracle  de  Phigalia,  en  Arcadie.  —  Con- 
sultation de  Pausanias.  —  Oracle  d'Hérakléa,  dans  le  Pont.  — 
L'Averne  de  Cumes. 

Les  morts  vulgaires  ne  sauraient  prétendre  aux  privilèges 
des  héros  et  communiquer  comme  eux,  à  leur  gre,  avec  les 
vivants.  Ils  n'ont  pas  d'oracles  particuliers,  individuels,  oii 
ils  donnent  des  conseils  en  recevant  des  offrandes,  et  oii  ils 
participent  aux  honneurs  divins.  Cependant,  les  vivants  ont 
parfois  besoin  de  connaître  les  secrets  qu'ils  ont  emportés  dans 
la  tombe  ou  ceux  qu'ils  y  ont  appris,  et  la  divination  hellé- 
nique a  pourvu  à  ce  besoin  en  acceptant  dans  ses  rites  un  peu 
de  nécromancie  ou  nékyomancie',  et  en  désignant  pour  l'évo- 
cation des  morts  certains  lieux  qui  sont  précisément  ce  que 
nous  appelons  ici,  après  les  Grecs,  «  oracles  des  morts 
(vr/.Js;xav-£Ta').  » 

Les  idées  des  Grecs  sur  la  divination  nécromantique  sont 

1)  Voy.  vol.  I,  p.  330-343.  —  2)  Les  oracles  des  morts  })ortcuL  divers  noms 
génériques  dont  les  uns  sont  une  définilion  abstraite,  comme  v£y.uo[AavT£rx, 
'iu/0-otj.-jra,  et  dont  les  autres  s'appliquent  aux  grottes  ou  souterrains  qui 
en  sont  l'instrument  matériel,  Uko-j-wux,  Xxpcivzix,  "Ao^vot.  Nous  pouvons 
retenir  sans  inconvénient  la  distinction  faite  par  Nitzscli  entre  v£-/.'jo[j.avT£ra 
et  •Vj/.o;:o[izera  (Vol.  I,  p.  33i,  \),  bien  quelle  suppose  chez  les  auteurs  une 
précision  de  langage  dont  ils  ne  se  sont  guère  i)réoccupés. 


364  LES   ORACLES  DES   MORTS 

restées  assez  conformes  à  ce  qu'elles  étaient  au  temps  où  fut 
composé  le  XP  livre  de  VOdyssée.  Il  faut,  pour  évoquer  les 
morts,  se  transporter  en  un  lieu  où  la  nature  ait  ouvert  un 
passage  souterrain  plongeant  jusqu'aux  enfers.  Cette  exigence, 
en  fixant  au  sol  les  conditions  matérielles  requises  pour 
l'exercice  de  ce  mode  de  divination^  a  créé  les  oracles  des 
morts,  dont  une  doctrine  plus  spiritualiste  se  fût  aisément 
passée  ou  qu'une  doctrine  plus  étroitement  matérialiste  eût 
remplacée  par  des  évocations  sur  les  tombeaux.  Ces  oracles 
n'ont  pu  avoir  une  vogue  durable,  car  ils  répondent  a  un  état 
d'esprit  que  la  raison  générale  n'a  fait  que  traverser.  La  foi 
primitive  enfermait  l'âme  avec  le  corps  dans  le  tombeau  : 
c'était  donc  là  qu'il  fallait  venir  l'inviter  aux  colloques  noc- 
turnes et  attendre  sa  visite.  Les  oracles  héroïques  représen- 
tent ce  raisonnement  en  action;  car,  leur  rites  se  résument, 
en  fin  de  compte,  en  une  «  incubation  »  sur  les  sépultures 
des  héros.  A  un  degré  plus  avancé  de  leur  développement, 
les  théories  relatives  à  l'existence  d'outre-tombe  supposent 
un  grand  réceptacle  souterrain  des  âmes,  qui  délaissent  les 
misérables  restes  de  leurs  corps  pour  y  descendre,  sous  la 
conduite  d'Hermès.  La  voûte  terrestre  les  sépare  du  monde 
des  vivants,  et  elles  ne  peuvent  sortir  de  leur  prison  que  par 
quelques  rares  ouvertures.  Ces  «  soupiraux  de  Pluton  ou  de 
Charon  »  deviennent  naturellement,  sous  l'influence  de  ces 
idées,  des  oraoies  nécromantiques.  Mais  la  doctrine  qui  sépare 
ainsi  les  destinées  de  l'âme  de  celles  du  corps  ne  saurait 
s'arrêter  à  cette  conception  naïve  :  les  ombres  s'affinent  :  elles 
tendent  à  devenir  des  souffles  suljtils,  des  «  esprits  »  que  les 
clôtures  matérielles  n'arrêtent  plus,  et,  dès  lors,  les  cvoca- 
cations  deviennent  possibles  en  tous  lieux  et  a  toutes  distances. 
Les  oracles  des  morts  n'ont  plus  de  raison  d'être.  Ainsi,  ces 
sources  de  révélation,  d'ailleurs  antipathiques  au  génie  sou- 
riant de  la  Grèce,  n'attirèrent  que  ceux  qui  ne  croj^aient  plus 


ORACLE   d'éphyra  3G5 

les  morts  dans  leurs  tombeaux  et  qui,  pourtant,  ne  pensaient 
pas  qu'on  piit  les  rencontrer  partout. 

Le  plus  ancien  oracle  nécromantique  de  l'Hellade  est  sans 
doute  l'Aornon  d'Épliyra,  en  Thesprotie.  Thyeste  y  était  venu, 
en  sortant  de  l'horrible  festin  d'Atrée,  demander  aux  morts 
le  moyen  de  se  venger  ',  et  Orphée  y  avait  évoqué  Eurydice  -. 
Une  consultation  plus  authentique  est  celle  qui  fut  obtenue 
par  les  envoyés  de  Périandre,  tyran  de  Corinthe  et  l'un  des 
Sages  les  moins  estimables  de  la  Grèce. 

Périandre  «  avait  envoyé  chez  les  Thesprotes.  sur  le  fleuve 
Achéron,  consulter  les  morts  au  sujet  d'un  dépôt  fait  par  un 
étranger.  »  Ce  fut  l'ombre  de  Mélissa  qui  apparut,  de  Mélissa 
qu'il  avait  tuée  et  dont  il  avait  outragé  le  cadavre.  Elle 
déclara  qu'elle  n'indiquerait  rien,  qu'elle  ne  divulguerait  pas 
en  quel  lieu  était  le  trésor.  «  Car,  dit-elle,  j'ai  froid,  je  suis 
nue  :  les  vêtements  qu'on  a  mis  en  terre  avec  moi  ne  me  sont 
d'aucun  usage,  faute  d'avoir  été  brûlés.  »  Périandre  fit  droit 
à  la  requête  de  Mélissa  et  dépassa  même  de  beaucoup  ses 
exigences,  car  il  fit  brûler  dans  une  fosse  les  plus  riches 
habits  de  toutes  les  femmes  de  Corinthe.  «Après  cela,  il  envoya 
derechef  ses  messagers,  et  l'ombre  de  Mélissa  leur  dit  en 
quel  lieu  gisait  le  trésor  de  l'étranger  ^  » 

Le  récit  d'Hérodote  contient  des  renseignements  précieux 
pour  l'histoire  de  la  divination  nékyomantique.  On  voit 
d'abord  que,  comme  les  génies  souterrains,  les  âmes  des 
morts  sont  préposées  à  la  garde  des  richesses  métalliques 
enfouies  dans  le  sein  de  la  terre,  et  que  la  recherche  des 
trésors  a  dû  être  l'occasion  d'une  bonne  partie  des  consulta- 
tions. On  constate  ensuite  que,  comme  dans  VOdyssce,  l'évo- 
cation est  entendue  de  plusieurs  ombres,  et  que  celles  qui  se 
présentent  ne  sont  pas  toujours  celles  qu'on  attendait. 

0  Hygin.,  fah.,  87-88.  —  2)  Paus.^x.,  IX,  30,  6.  —  3)  Hkrod.,  V,  52. 


36)  LES    ORACLES    DES    MORTS 

Un  autre  objet  capital  des  consultations  necromantiques 
était  l'expiation  des  meurtres,  à  laquelle  les  autres  méthodes 
ne  pouvaient  donner  comme  complément  le  pardon  exprès  de 
la  victime. 

C'est  à  une  démarche  de  ce  genre  que  nous  devons  la  con- 
naissance de  l'oracle  arcadien  de  Phiii'alia.  Le  consultant 
était,  cette  fois  encore,  un  grand  personnage  historique,  le 
roi  de  Sparte  et  généralissime  des  Hellènes,  Pausanias.  Pau- 
sanias  avait,  par  une  méprise  qu'explique  seul  l'état  troublé 
de  sa  conscience,  tué  une  jeune  fille  de  Byzance,  Cléonice, 
qui  devait  servir  a,  ses  plaisirs  et  qu'il  prit  dans  l'obscurité 
pour  quelque  individu  dangereux.  Poursuivi  par  des  images 
importunes,  il  essaya  de  purifications  de  toute  espèce  et 
s'adressa  à  Zeus  Phyxios,  mais  sans  être  exaucé.  Il  vint  enfin 
trouver  les  «psychagogues»  de  Phigalia,  dont  le  ministère 
no  lui  fut  sans  doute  pas  plus  utile,  car  sa  mort  violente  passa 
pour  être  la  punition  de  son  crime  '. 

Nous  ne  savons  rien  de  plus  sur  ces  psychagogues  arca- 
diens  qui  paraissent  avoir  constitué  une  corporation  fixée  au 
sol,  et,  par  conséquent,  un  oracle  dans  le  plein  sens  du  mot. 
Leur  impuissance  à  purifier  l'àme  de  Pausanias  ne  dut  pas 
contribuer  à  accroître  leur  renommée.  Aussi,  lorsque  les 
Spartiates  eurent  besoin,  à  leur  tour,  d'apaiser  l'ombre  de 
Pausanias,  ils  firent  venir  d'Italie,  probablement  de  Cumes, 
des  évocateurs  plus  habiles  qui  réussirent  dans  leur  mission  ^. 

On  ne  dit  pas  que  les  soupiraux  d'enfer  que  l'on  montrait 
à  Hermione^  Lerne '',  Troezene'*,  Eleusis",  Coronée',  et  le 
c(  seuil  d'airain»  de  Colone*',  aient  été  convertis  en  oracles 

1)  Pausa:^-.,  III,  17,  8-9.  —  2)  Plut.,  Scr.  num.  vind.,  17.  —  3)  Strab., 
VIll,  (■},  12.  Pausan.,  h,  3o,  iO.  —  4)  Pausan.,  II,  30,  7  ;  37,  5.  —  o)  Pausan., 
11,31,  2.  —  6)  Pausan.,  I,  38,  o.  —  7)  Pausan.,  IX,  39,  5.  —  8)  Sopiiocl., 
OKd.  Colon.,  57.  Certains  l'iutonia  ou  Charonia  consliliiaicnt  non  pas  précisé- 
ment des  oracles  necromantiques,  mais  des  oracles  plutonicns.  Cl".  vdI  II, 
Oracles  de  Tlutov,  p.  370-377. 


I/AYERNE   DE   CUMES  357 

nécromantiqiies.  Le  fait  est,  au  contraire,  attesté  pour  le  Té- 
nare,  où  la  légende  transportait  aussi  les  expéditions  souter- 
raines d'Orphée,  d'Héraklès  et  de  Thésée.  C'est  là  que  l'ora- 
cle de  Delphes  envoya  le  meurtrier  d'Archiloque,  Callondas 
surnommé  Corax,  faire  sa  paix  avec  l'ombre  du  poète  \  La 
psychagogie  n'y  fut  peut-être  pratiquée  qu'accidentellement; 
elle  était  en  tout  cas  tombée  en  désuétude  au  temps  de  Plu- 
tarque. 

La  ville  d'Hérakléa  dans  le  Pont  croyait  également  possé- 
der une  voie  conduisant  aux  enfers  et,  comme  à  Éphyra  et 
à  Phigalia,  un  ruisseau  y  portait  le  nom  d'Achéron-.  On  racon- 
tait qu'Héraklès  avait  tiré  par  là  Cerbère  de  sa  demeure 
souterraine,  et  l'aconit  qui  y  croissait  en  abondance  passait 
pour  avoir  été  vomi  par  le  monstre ^  L'histoire  se  prétait 
aussi  bien  que  la  légende  à  ces  transplantations  de  faits. 
L'expiation  tentée  par  Pausanias  à  Phigalia,  une  autre  tra- 
dition la  plaçait  avec  la  môme  assurance  à  Hérakléa''.  On 
peut  dire  que  les  annales  de  tous  les  oracles  nécromantiques 
de  la  Grèce  se  composent  des  mêmes  traditions,  transportées 
purement  et  simplement  d'une  localité  à  l'autre. 

L'Aornon  ou  Averne  de  Cumes  a  pourtant  dépassé  en  célé- 
brité les  autres  routes  infernales.  Un  sol  tourmenté  par  des 
phénomènes  volcaniques,  des  marécages  méphitiques  enclos 
de  sombres  forêts,  avaient  acclimaté  en  ces  lieux  funèbres  les 
récits  de  l'autre  monde.  On  croyait  savoir  que  les  Cimmériens 
d'Homère  étaient  des  troglodytes  qui  habitaient  les  monta- 
gnes autour  du  lac  Averne,  et  qu'ils  avaient  la  garde  deTora- 
cle,  situé  sous  terre  à  une  grande  profondeur.  C'était  là,  à 
n'en  pas  douter,  qu'Odysseus  était  venu  consulter  Tame  de 
Tirésias.  Baïos  et  Misénos  passaient  pour  avoir  été  ses  com- 

\)  Plut.,  Ser.  num.  vlwl,  17.  —  2)Tzf.tz.,  ad  Lycopliv.,  G9j.  —  3)  SciioL. 
NiCAND.,  Alexiiih.,  13.  --  4)  Plut.,  Cimon,  Cu 


368  LES   ORACLES   DES  MORTS 

pagiions,  et  toute  la  région  gardait  des  traces  de  son  passage  ^ 
On  nepouvait  direaujuste,  cependant,  ce  qu'avait  fait,  depuis 
le  temps  d'Odysseus,  l'oracle  dont  le  produit  avait  pendant 
longtemps  constitué  un  des  principaux  revenus  des  Cimmé- 
riens,  ni  dans  quels  rapports  il  était  avec  la  Sibylle  qui  avait, 
elle  aussi,  sa  grotte  fatidique  :  on  s'accordait  à  penser  que 
l'oracle  avait  disparu  avec  les  Cimmôriens  eux-mêmes,  les- 
uels  avaient  été  exterminés  par  un  roi  du  paysirrité  d'avoir 
été  induit  en  erreur  par  l'oracle-. 

Le  souvenir  des  morts  se  mêlait  cependant  toujours,  par 
une  affinité  naturelle,  a  la  tristesse  du  lieu  qui  pourrait 
bien  être  le  «certain  endroit»  où  se  rend  Élysios  de  Térina, 
un  personnage  plus  ou  moins  fictif  mentionné  parPlutarque, 
pour  évoquer  rame  de  son  fils  Euthynoos\  Tite-Live  prétend 
qu'Hannibal  offrit  un  sacrifice  «  au  lac  Averne  ''.  »  S'il  voulait 
inviter  toutes  les  ombres  qu'il  avait  précipitées  dans  les  en- 
fers à  goûter  le  sang  des  victimes,  le  Carthaginois  pouvait 
sacrifier  des  hécatombes. 

Toutes  ces  vieilles  traditions  étaient  bien  démodées  lors- 
qu' Agrippa,  en  coupant  le  bois,  en  ouvrant  une  route  à  tra- 
vers la  montagne  entre  le  lac  et  la  mer,  enleva  à  l'Averne  sa 
physionomie  lugubre.  Les  légendes  se  réfugièrent  dans  les 
vers  harmonieux  de  Virgile  qui  négligea  tout  ce  qui  concer- 
nait l'antique  oracle  des  Cimmériens  pour  concentrer  l'inté- 
rêt sur  la  figure  de  la  Sibylle. 

d)  Strab.,  V,   4,   o.  Lycophr.,  (51)i-71l.  Puot.,   s.  v.  "Aopvoç.  Cf.   Cii.  Em. 
Ruelle,  Les  Cimmériens   d'Homère,  lettre  à   M.  Victor  Langlois.  Paris,  18o9. 
—  2)DiODOR.,    V,    22.    Strab.,   ib'al.  —   'i)  Vwt.,  Consol.   ad  ApolL,  li.  — 
4)Liv.,  XXIV,  12. 


QUATRIÈME  SECTION 

ORACLES   EXOTIQUES   HELLÉNISÉS 

Les  peuples  chez  lesquels  prédominent  les  facultés  intel- 
lectuelles et  qui  sont  arrivés  promptement  à  l'âge  adulte 
n'ont  eu  qu'une  fécondité  religieuse  très  bornée.  La  mytho- 
logie grecque,  qui  paraît  au  premier  abord  si  prodigieuse- 
ment variée,  repose,  au  fond,  sur  un  très  petit  nombre  d'idées, 
répond  à  des  besoins  moraux  très  limités  et  prouve  que  l'esprit 
grec,  après  avoir  poussé  quelques  reconnaissances  dans  les 
régions  du  merveilleux,  a  renoncé  de  bonne  heure  à  s'y 
établir.  Ce  qui  fait  illusion  sur  l'infécondité  relative  du  sen- 
timent religieux  en  Grèce,  c'est  que  l'on  est  tenté  d'attribuer 
à  cet  instinct  moral  ce  qui  est  l'oeuvre  de  la  poésie  et  de 
l'art  ou  que,  même  après  avoir  réduit  à  de  justes  proportions 
le  travail  propre  de  la  foi,  on  multiplie  par  une  synthèse  ar- 
bitraire la  puissance  de  religions  nées  distinctes  et  qui  n'ont 
jamais  été  réunies  en  faisceau. 

En  Grèce,  chaque  cité  avait  son  culte,  ses  rites  et  ses  lé- 
gendes :  un  petit  nombre  de  divinités  locales,  attachées  au 
sol  par  une  adaptation  de  leur  biographie  aux  particularités 
du  lieu,  pourvues  de  quelques  attributs  bien  caractérisés, 
suffisaient  à  contenter  les  aspirations  fort  peu  mystiques  des 
citoyens.  Le  travail  d'élaboration  qui,  des  données  communes 
à  toute  la  race,  a  fait  sortir  un  certain  nombre  de  types 
divins  s'est  donc  poursuivi  simultanément  sur  divers  points, 
au  sein  de  sociétés  distinctes,  et  ce  sont  les  divergences  incvi- 


370  LES    ORACLES    EXOTIQUES 

tables  produites  par  tous  ces  efforts  indépendants  qui  ont 
enrichi  la  mythologie  synthétique.  Il  vint  cependant  un 
temps  où  la  synthèse  s'opéra  d'elle-même  par  la  comparaison 
des  usages  et  des  croyances,  d'abord  de  cité  a  cité,  puis  de 
peuple  à  peuple. 

La  synthèse  commence  par  des  collections  de  particula- 
rités et  finit  par  la  fusion  des  éléments  homogènes  ou  sim- 
plement analogues,  par  le  syncrétisme.  Le  syncrétisme 
religieux,  produit  de  la  réflexion,  marque  l'affaiblissement 
de  l'imagination  créatrice.  Cependant,  il  crée  lui-même,  par 
la  condensation  des  idées,  une  sorte  de  chaleur  artificielle 
qui  a  entretenu  quelque  temps  la  vitalité  prématurément 
épuisée  de  la  religion  grecque.  Provoqué  tantôt  par  l'excel- 
lence d'un  type  heureusement  conçu  qui  s'imposait  à  l'admi- 
ration ou  à  la  sympathie,  tantôt  par  la  propagande  active 
d'une  tribu  qui  exerçait,  à  un  titre  quelconque,  un  ascendant 
moral,  ce  travail  de  concentration  a  réuni  autour  de  quelques 
divinités  privilégiées  une  foule  d'attributs  répartis  aupara- 
vant entre  un -plus  grand  nombre  d'êtres  surnaturels.  C'est 
ainsi  que  Poséidon  a  absorbé  peu  à  peu  et  réduit  à  l'état  de 
pâles  images  presque  toutes  les  divinités  marines,  et  que 
presque  tous  les  mythes  solaires  se  sont  groupés  pour  former 
l'auréole  d'Apollon. 

Mais  ces  cultes,  mythes,  légendes  de  toute  sorte  n'ont  pu 
se  rapprocher  ainsi  sans  se  modifier  plus  ou  moins  par  une 
pénétration  réciproque,  de  manière  qu'une  divinité  pouvait, 
en  conservant  son  nom,  perdre  parfois  les  traits  les  plus  ca- 
ractéristiques de  sa  physionomie  première.  Ces  altérations 
étaient  plus  sensibles  encore  lorsque  la  synthèse,  guidée  par 
des  analogies  latentes,  combinait  non  plus  seulement  des 
types  homogènes,  mais  des  puissances  essentiellement  dis- 
tinctes. C'est  une  fusion  de  ce  genre,  mémorable  dans  l'his- 
toire de  la  divination,  qui,  après  avoir  identifié  le  Dionysos 


IMPORTATIONS     RELIGIEUSES  371 

grec  et  le  Bacchos  ou  Sabazios  pluygien,  a  fait  entrer  l'exal- 
tation nerveuse  et  les  tendances  mystiques  du  culte  diony- 
siaque dans  la  sérénité  de  la  religion  apollinienne. 

En  grandissant  et  altérant  à  la  fois  les  personnalités  di- 
vines, le  syncrétisme  rajeunissait,  dans  une  certaine  mesure 
la  mythologie  nationale  et  la  sauvait  Jde  l'immobilité,  c'est  à 
dire,  de  la  mort.  Mais  ce  renouvellement  apparent  ne  pouvait 
réparer  les  pertes  subies  chaque  jour  par  une  religion  qui 
n'avait  ni  corps  de  doctrine  pour  la  soutenir,  ni  caste  sacer- 
dotale pour  la  garder.  Lorsque  ni  la  synthèse  spontanée  de 
cultes  analogues,  ni  la  fusion  de  religions  disparates  ne 
suffit  plus  à  renouveler  le  fond  mythique  qu'épuisaient,  en 
l'étalant  au  grand  jour,  la  poésie,  l'art  et  le  libre  examen, 
il  devait  arriver  ou  bien  que  le  sentiment  religieux  affaibli 
cesserait  de  réclamer  un  nouvel  aliment,  ou  qu'il  demande- 
rait cet  aliment  au  commerce  international,  lequel  importe 
ou  exporte  même  les  idées  en  raison  de  l'offre  et  de  la  de- 
mande. On  sait  assez  que  cette  alternative  n'offre  qu'une 
solution  possible.  Il  ne  s'est  pas  encore  rencontré  de  peuple 
chez  qui  l'instinct  religieux  ait  été  assez  satisfait  pour  s'ar- 
rêter définitivement  à  des  symboles  devenus  immuables,  ou 
assez  découragé  par  la  poursuite  incessante  de  l'idéal  pour 
se  résigner  à  ses  désillusions.  Quelle  que  soit  l'énergie  de  sa 
foi,  la  conscience  populaire  pousse  toujours  au  change- 
ment, à  r  ce  évolution  »,  qui  paraît  être  la  loi  générale  des 
choses. 

C'est  donc  par  des  emprunts  faits  au  dehors  que  la  race 
hellénique,  une  fois  qu'elle  eut  achevé  la  série  de  ses  créa- 
tions et  adaptations  spontanées,  entretint  dans  son  sein  le 
mouvement  religieux.  A  vrai  dire,  ces  emprunts  avaient 
commencé  longtemps  avant  l'époque  où  ils  devaient  être  de 
nécessité  absolue,  et  l'on  a  déjà  eu  occasion  de  voir  que  le 
génie  grec  a  tiré  du  dehors  les  éléments  de  ses  plus  belles 


372  LES   ORACLES    EXOTIQUES 

conceptions  mythiques.  Il  semble  que,  trop  avide  de  clarté 
pour  enfanter  le  mystère  qui  est  l'essence  de  toute  religion, 
il  excellait  au  contraire  à  introduire  Tordre,  la  dignité,  la 
beauté  dans  les  produits  incohérents  d'imaginations  moins 
tempérées.  Son  Zeus  tout-puissant  lui  venait  des  Pélasges  ; 
son  Apollon,  des  confins  de  l'Asie-Mineure  ;  son  Héraklès  et 
son  Aphrodite,  du  monde  phénicien  ;  son  Dionysos,  de  la 
Thrace  et  de  la  Phrygie.  Ces  types  mémorables,  le  génie  grec 
les  a  taillés  dans  les  symboles  grossiers  créés  par  la  foi  des 
peuples  voisins. 

Mais  le  moment  vint  où  la  religion  grecque  emprunta, 
sans  les  transformer,  des  cultes  tout  faits,  des  divinités  de 
type  barbare  qui  prirent  place  à  côté  des  dieux  grecs,  comme 
les  métèques  à  côté  des  citoyens.  Elle  avouait  ainsi  son  état 
d'épuisement  et  l'impuissance  oii  elle  était  de  satisfaire  à 
des  besoins  devenus,  par  l'effet  de  circonstances  spéciales, 
plus  pressants  qu'ils  ne  l'avaient  été  durant  des  siècles.  Dans 
le  long  espace  de  temps  qui  sépare  l'âge  homérique  du 
siècle  d'Alexandre,  le  polythéisme  grec,  à  peu  près  fixé  dans 
sa  forme  par  la  théologie  poétique,  avait  pu,  sans  grand 
dommage,  rester  à  peu  près  stationnaire.  Les  cités  grecques, 
occupées  de  leurs  révolutions,  de  leurs  guerres  et  de  leur 
commerce,  n'avaient  guère  de  loisirs  à  consacrer  aux  ques- 
tions religieuses  et  se  contentaient  volontiers  de  leurs  cultes 
traditionnels.  A  partir  du  vii^  siècle,  la  physique  ionienne  et 
bientôt  la  métaphysique  des  Éléates  menacèrent  d'une 
prompte  déchéance  cette  religion  qui  avait  partout  oublié 
l'idée  pour  le  symbole.  Cependant,  la  divination  avait  donné 
au  mysticisme  une  impulsion  parallèle  assez  forte  pour  parer 
à  ce  premier  assaut  de  l'esprit  scientifique.  La  religion  apol- 
linienne  avait  habitué  les  Hellènes  à  user  de  la  révélation,  à 
entrer  en  communication  avec  le  monde  surnaturel,  et  les 
Oracles  se  multipliaient  pour   suffire  aux  exigences  qu'ils 


DÉCLIN     DES     RELIGIONS     D'ÉTAT  373 

avaient  fait  naître.  Enfin,  en  dehors  de  la  religion  officielle 
et  des  cultes  publics,  il  existait  des  associations  mystiques 
au  sein  desquelles  se  développait  le  souci  des  choses  de 
l'âme  et  de  la  vie  future,  la  préoccupation  d'intérêts  supra- 
sensibles  ignorés  des  âges  antérieurs.  La  religion  apolli- 
nienne,  déjà  gagnée  elle-même  par  l'exaltation  bachique, 
fit  alliance  avec  les  doctrines  enseignées  dans  les  Mystères 
et  opposa  à  la  science  libre  des  Ioniens  une  philosophie  re- 
ligieuse représentée  plus  spécialement  par  Pythagore  et 
Empédocle.  Il  y  avait  la  des  idées  et  des  aspirations 
nouvelles,  destinées  a  devenir  populaires  le  jour  oii  la  vie 
publique  cesserait  de  tenir  les  esprits  en  haleine  et  leur 
laisserait  le  temps  do  se  replier  sur  eux-mêmes. 

Il  fallait,  pour  intéresser  le  peuple  grec  à  ces  ambitions 
du  for  intérieur,  des  malheurs  qui  ne  lui  furent  point  épar- 
gnés. La  guerre  du  Péloponnèse  afi'aiblit  toutes  les  cités  et 
prépara  la  domination  de  la  Macédoine.  Une  fois  sous  le 
joug,  les  Hellènes  perdirent  en  un  instant  l'énergie  et  l'ac- 
tivité qui  avait  fait  leur  gloire.  Ils  se  réfugièrent  dans  la 
spéculation  et  le  rêve.  Suivant  que  la  raison  ou  le  sentiment 
les  dominait,  les  uns  allaient  à  la  philosophie,  les  autres  à 
la  religion.  Mais  les  anciens  cultes  n'avaient  d'action  et  de 
prestige  que  comme  partie  intégrante  des  usages  de  la  cité  : 
qui  se  désintéressait  des  souvenirs  et  des  ambitions  patrio- 
tiques ne  trouvait  plus  do  sens  à  leurs  rites.  Il  y  avait  long- 
temps déjà  que  les  luttes  des  partis  avaient  commencé  à 
relâcher  les  liens  de  piété  filiale  qui  attachaient  l'individu  à 
l'État,  et  la  conquête  n'avait  fait,  sous  ce  rapport,  qu'achever 
l'œuvre  des  discordes  intestines.  On  pouvait  reconnaître  le 
déclin  du  sens  civique  et  la  prédominance  croissante  de  l'ins- 
tinct personnel  au  mouvement  qui  créait  de  toutes  parts  des 
confréries  religieuses,  thiases,éranes,  orgéons,  plus  ou  moins 
indépendantes  de  l'État  et  aspirant  à  échapper  à  sa  survcil- 


374  LES    ORACLES    EXOTIQUES 

lance'.  Ces  associations  vénéraient  des  dieux  de  tonte  provc- 
na,nce,  Cotytto,  Adonis,  Sibazios,  Attis,  Hyôs,  la  Grande- 
Mère...  etc.,  et  la  religion  officielle,  mal  soutenue  par 
l'opinion,  était  souvent  obligée  de  tolérer  ou  de  consacrer 
par  son  approbation  ces  affronts  faits  aux  coutumes  léguées 
par  les  ancêtres.  A  Athènes,  le  culte  i)hrygien  de  Rliéa-Ky- 
bôle  et  d'Attis,  celui  d'Adonis  et  d'Aphrodite  Ourania, 
avaient  conquis  une  influence  menaçante  et,  profitant  de 
leurs  affinités  avec  les  mystères  d'Éîeusis,  avaient  forcé  la 
main  au  gouvernement  athénien.  On  laissait  pleurer  à  leur 
aise  sur  la  mort  d'Atlis  ou  d'Adonis  les  femmes  auxquelles 
l'imperturbable  sérénité  d'Athèna  ne  suffisait  plus.  L'oracle 
de  Delphes  lui-même  paralysait,  au  lieu  de  l'encourager,  la 
résistance  de  l'État.  Dès  l'an  430,  il  avait  ordonné  aux  Athé- 
niens d'apaiser  les  mânes  d'un  métragyrte  qui  était  venu 
initier  les  femmes  aux  mystères  de  la  Mère  des  dieux  et 
qu'ils  avaient  jeté  dans  le  Barathron-.  Le  supplice  de  ce 
martyr  valut  à  la  Grande-Mère  un  Mctroon  bâti  aux  fr.iis  de 
l'État  et  décoré  par  Phidias  ou  par  son  élève  Agoracrite. 
Plus  tard,  l'oracle  arrêtait  les  poursuites  dirigées  contre  les 
sectateurs  de  Sabazios  et  permettait  à  la  mère  d'Eschino  d'i- 
nitier à  ce  culte  3. 

La  Grèce  soumise  aux  Macédoniens  d'abord,  aux  Romains 
ensuite,  ne  fit  donc,  en  accueillant  sans  compter  les  reli- 
gions étrangères,  que  suivre  une  impulsion  déjà  imprimée  à 
l'esprit  public  par  l'effort  inconscient  d'imaginations  fécondes 
en  désirs,  stériles  en  ressources  nouvelles.  L'Egypte,  que  les 
Grecs  étaient  habitués,  depuis  Hérodote,  ù  considérer  comme 
le  sanctuaire  vénérable  de  la  tradition,  ne  pouvait  manquer 
de  fournir  un  aliment  à  cet  appétit  moral.  D'ailleurs,  con- 
quise par  Alexandre,  gouvernée  par  les  Ptolémées,  l'Egypte 

\)  Cf.  p.  FoucAnx,  Des  associations  religieuses  chez  1rs  Grecs.  Paris,  1873. — 
2)  SoiDAs,  fi.  V.  MrjTpayûpTT)?.  —  3)  Cf.  P.  Foi'cAnT,  op.  cil.,  p.  80. 


CULTES     EGYPTIENS     ET     ORIENTAUX  375 

s'ouvrait  alors  de  toutes  parts  à  la  curiosité  des  Grecs  et 
invitait  la  race  conquérante  à  l'échange  des  idées  religieuses. 
C'est  ainsi  qu'Isis  devint  en  Grèce  une  divinité  à  la  mode  : 
c'est  ainsi  que  Sérapis  se  présenta  aux  adorations  du  monde 
gréco-romain  comme  le  dieu  le  plus  approprié  aux  besoins 
d'une  époque  oii  Ton  aimait  à  entasser  sous  un  seul  nom  les 
débris  de  nombreuses  personnalités  divines  usées  par  le 
temps.  Ces  cultes  représentent,  pour  ainsi  dire,  une  infusion 
des  doctrines  orphiques  et  dionysiaques  dans  l'antique  reli- 
gion égyptienne  qui  les  avait  jadis  prêtées  à  la  Grèce. 

Puis,  ce  fut  le  tour  des  religions  astrales  de  l'Orient.  La 
religion  apollinienne  remonta,  elle  aussi,  vers  sa  source, 
suivie  dans  ce  mouvement  rétrograde  par  les  esprits  qui, 
accoutumés  par  la  domination  romaine  à  sentir  de  loin 
l'influence  d'un  pouvoir  embrassant  tout  le  monde  civilisé, 
cherchaient  aussi  au  monde  divin  un  centre  unique  et  le 
trouvaient  dans  le  foyer  même  de  notre  univers. 

Les  dieux  ainsi  appelés  à  remplacer,  en  les  résumant,  les 
légions  de  divinités  locales  devenues  trop  petites  pour  gou- 
verner un  si  vaste  domaine,  n'ont  pas  renoncé  plus  que  leurs 
devanciers  à  se  mettre  en  communication  avec  les  mortels. 
La  révélation  s'échappait  à  toute  heure  de  leurs  temples  et 
de  leurs  images,  et  les  clients  des  anciennes  divinités  pro- 
phétiques désertaient  les  oracles  nationaux  pour  ces  officines 
nouvelles.  L'histoire  de  ces  instituts  exotiques  ne  saurait 
être  complètement  distraite  de  l'histoire  de  la  divination 
gréco-romaine.  Seulement,  il  est  difficile  de  faire  un  choix 
judicieux  entre  les  croyances  et  les  rites  qui  ont  ainsi  con- 
quis droit  de  cité  dans  le  monde  classique.  Nous  n'avons  pas 
à  étudier  ici  les  religions  de  l'Egypte  et  de  la  Syrie,  mais  bien 
ceux  des  cultes  ou  des  instituts  divinatoires  qui  ont  attiré 
vers  eux  les  hommages  des  Gréco-Romains,  qui  ont  été  pour 
ainsi  dire  «  hellénisés  »  et  appelés  à  suppléer  a  l'insuffisance 


376  LES  ORACLES  EXOTIQUES 

des  oracles  fondés  par  les  religions  helléniques  ou  italiques. 
Or,  la  ligne  de  démarcation  ne  saurait  être  tracée  d'après 
des  points  de  repère  fixes,  et  l'on  risque  de  la  placer  en- 
deçà  ou  au-delà  de  ce  qu'exigerait  une  classification  ordonnée 
d'après  un  principe  mieux  défini. 


CHAPITRE   PREMIER 


ORACLES  EGYPTIENS 


Le  culte  d'Isis.  —  Le  culte  de  Sérapis. —  Origines  et  caractère  de  Sérapis. 

—  Sérapis,  divinité  iatromantique.  —  Les  Sérapéons  égyptiens.  — 
Sérapéon  d'Alexandrie  ;  consultation  de  Vespasien.  —  Sérapéon  de 
Canope.  —  Le  Sérapéon  de  Memphis  et  ses  reclus.  —  Les  songes  de 
Ptolémée.  —  Oracle  d'Apis.  —  Isis  et  Sérapis  dans  le  monde  gréco- 
romain.  —  Sérapis  et  Asklépios  :  observations  d'Artémidore  de  Daldia. 

—  L'oracle  de   Besa  et  d'Antinous.  —  Procès  des   clients  de  l'oracle  de 
Besa. 

Ce  ne  fut  pas  au  hasard  que,  parmi  les  cultes  égyptiens, 
les  Hellènes  accordèrent  la  préférence  à  celui  d'Isis.  Grâce 
au  syncrétisme  panthéistique  qu'avaient  pratiqué  déjà  les 
prêtres  égyptiens  et  que  les  Alexandrins  adoptaient  comme 
le  terrain  sur  lequel  la  religion  et  la  philosophie  pouvaient 
le  mieux  s'accorder,  Isis  était  à  la  fois  la  terre,  la  lune,  l'eau, 
la  lumière,  la  fécondité,  et  réunissait  en  elle  les  attributs  de 
Démêter,  Héra,  Artémis,  Aphrodite,  etc..  En  Egypte  même, 
Isis,  complément  d'Osiris,  avait  pris  rang  au-dessus  des  di- 
vinités locales  et  appartenait  déjà  à  la  religion  universelle. 
Son  culte  encourageait  donc  la  tendance  qui  entraînait  tous 
les  esprits  vers  des  conceptions  plus  larges  de  la  divinité.  Il 
avait  encore  un  bien  autre  attrait.  Il  parlait  de  la  vie  future 
et  des  pratiques  propres  à  purifier  l'âme  en  vue  de  ses  des- 
tinées d'outre-tombe.  Osiris  et  Isis  étaient  les  souverains  de 
l'autre  monde  ;  et  c'était  pour  se  préparer  un  accueil  favora- 
ble dans  leur  royaume  qu'on  les  vénérait  sur  terre.  Ces 
préoccupations  et  ces  espérances,  dont  la  religion  apolli- 
nienne  avait  accueilli  comme  un  vague  écho,  que  les  Mystères 


378  LES  ORACLES  EXOTIQUES 

avaient  répandues,  que  la  philosophie  platonicienne  avait 
introduites  jusque  dans  la  spéculation  libre,  apparaissaient 
plus  nettes  et  avec  une  tout  autre  puissance  d'affirmation 
dans  les  mythes  égyptiens. 

Ces  mytlies  devinrent  plus  accessibles  encore  à  l'esprit 
grec  lorsque  la  pieuse  industrie  des  Ptolémées  eut  substitué 
à  rOsiris  égyptien,  divinité  protéiforme  que  l'imagination 
grecque  ne  parvenait  pas  à  personnifier,  un  dieu  nouveau  ou 
tout  au  moins  rajeuni,  Sarapis,  un  corps  grec  hanté  par  une 
âme  égyptienne.  ^ 

l)  L'origine  de  Sérajiis  et  de  son  culte  n'est  pas  une  question  des  plus 
faciles  à  résoudre.  Cf.  Guigniaut,  Le  dieu  Sérapis  et  son  origine,  ses  rapports, 
ses  attributs  et  son  histoire.  Paris,  1828  (reproduit  dans  le  Tacite  de  Burnouf). 
E.  Plew,  De  Sur apide.  Regiom.  J868.  Uebcr  dcn  TJrspnmg  des  Sarapis  [sl]). 
Jahrbb.  f.  Pliilol.  CIX  [1874],  p.  93-96).  G.  Lu5I)iroso,  Ricerche  Alessandrine 
(cap.  i).  Torino,  187!.  .1.  Krall,  Tacitus  wul  der  Orient  (I  Tlieil,  Die  Herkimft 
des  Sarapis.  \Men.  ^8^0).  Les  Grecs  no  se  rendaient  pas  bien  compte  des 
éléments  complexes  qui  constituent  le  type  du  Sarapis  hellénisé,  et  ils  nous 
ont  légué  des  traditions  diverses  qui  paraissent  à  première  vue  inconcilia- 
bles. Suivant  une  première  version,  adoptée  par  Tacite  et  Piutarque  (Tac., 
Ihst.  IV,  83-84.  Plut.  De  Is.  et  Osir.  28.  Cf.  Hikron.  ad  ann.  1731.  Cyrill., 
In  .Jidian.,  p.  13.  Spanh.),  un  dieu  inconnu  apparaît  en  songe  à  Ptolémée  I^"^ 
Soter  et  lui  ordonne  d'aller  chercher  son  image  dans  le  Pont.  En  s'infor- 
mant,  Ptolémée  apprend  qu'il  y  a  à  Sinope  une  statue  de  Zeus-Iladès  ré- 
pondant au  signalement;  et,  moitié  de  gré,  moitié  de  force,  les  Sinopienslui 
cèdent  la  statue  qui  devient  à  Alexandrie  le  dieu  Sarapis.  D'après  une  tradi- 
tion un  peu  différente  (Clem.  Alex.  Trotrept.,  p.  20.  Euseb.,  ad  ann.  1738), 
Sinope  fait  ce  présenta  Ptolémée  11  Philadelphe  par  reconnaissance,  celui-ci 
ayant  envoyé  du  blé  aux  Sinopiens  durant  une  famine.  Une  troisième  version 
(IsiDon.  ap.  Clem.  \hv.\.  Protrcpt.,  p.  14.  S.yll).)  fait  venir  Sarapis  de  Séleucie 
sous  Ptolémée  III  Evergète.  En  contradiction  avec  ces  trois  récits  déjà  con- 
tradictoires entre  eux,  les  «  éphémérides  royales  »  citées  par  Arricn  {Anah., 
VU,  20,  2)  affirmaient  qu'Alexandre  avait  déjà  été  dévot  à  Sarapis,  et  que  le 
dieu  avait  à  Bal)yl()ne  un  temple  où  allèrent  prier  les  amis  d'Alexandre 
mourant/,  ce  qui  pi'oiiverait  que  Sarapis  est  antérieur  aux  Ptolémées.  La  cri- 
ti(iue,  saisie  du  problème,  s'est  d'abord  montrée  disposée  à  faire  peu  de  cas 
de  tous  ces  dires.  On  a  l)ien  vu  tout  d'abord  —  et  ceci  est  acquis  —  que 
Sarapis  est  un  dieu  égyptien  :  c'est  Ilapi  uni  à  Osiris  par  la  mort,  Osiri- 
Ibipi,  <»u  plulnl,  suivant  les  lois  de  la  phonétique  égyptienne,  Asar-Ilapi 
(Xbfjpi'jari?,  ^(joô-xTAz,  ilapa-t;).  Quand  le  bo'uf  Apis,  incarnation  de  Mapi. 
était  niorl,  on  portait  son   cadavre  du  temple    de  Ptah  dans  le  Sarapéon, 


ORACLES     ÉGYPTIENS  379 

Sarapis  ou,  comme  l'appelaient  les  Romains,  Sôrapis,  fut 
doté  par  le  syncrétisme  alexandrin  des  attributs  de  Pluton, 
de  Dionysos,  d'Hélios,  puis  d'Asklépios,  en  attendant  quel'en- 

c'est-à-dire,  clans  le  cimetière  des  Apis.  Sarapis  est  donc  ua  dieu  niemphitc 
que  les  Alexandrins  auront  voulu  helléniser  à  leur  manière,  en  pi^étendant 
l'avoir  fait  venir  de  Grèce.  Mais,  pourquoi  de  Sinope?  Eustalhe  (ad  Dion. 
Perieg,  283)  dit  qu'il  y  avait  à  Mempliis  un  Iivw7;iov.  ôpoç.  Ce  doit  être  une 
corruption  du  mot  égyptien  Se-n-Jiapi  (siège  d'Apis),  et  c'est  précisément 
cette  consonnancc  qui  a  suggéré  aux  Alexandrins  l'idée  d'introduire  dans 
leur  légende  Sinope,  laquelle  n'a  rien  à  voir  avec  Sarapis.  Quand  à  la  dé- 
votion d'Alexandre  pour  Sarapis,  c'est  un  simple  anachronisme  qui  porte 
aussi  la  marque  alexandrine.  Ainsi  raisonnent  Guigniaut,  Welcker,  Lum- 
broso.  Plew  fait  moins  bon  marché  de  la  ti'adition.  Puisque  Sérapis  est  un 
dieu  égyptien,  qui  a  pu  même  être  porté  à  Babylonc,  c'est  bien  de  lui  qu'il 
est  question  dans  l'histoire  d'Alexandre.  Un  Ptoléméc  l'aura  hellénisé  en 
l'identifiant  avec  un  Zeus-Hadès  qu'il  aura  fait  venir,  pour  une  raison  quel- 
conque, de  Sinope.  Cette  raison  quelconque  restait  à  trouver.  Kvall  est 
parvenu  à  concilier  et  ;\  expliquer  tous  les  témoignages  anciens.  Il  établit, 
avec  la  compétence  d'un  orientaliste,  la  double  personnalité  d'Asar-Hapi  et 
le  caractère  du  Zeus-Hadès  de  Sinope,  qui  était  le  Baal  araméen,  le  Bel  assy- 
rien (Sinope  ayant  été  fondée  par  les  Assyriens  et  occupée  ensuite  par  les 
Hellènes).  L'introduction  des  dieux  étrangers  n'était  pas  plus  rare  en 
Egypte  qu'ailleurs,  et  la  théologie  égyptienne,  habituée  à  reconnaître  une 
même  âme  divine  sous  une  multitude  de  formes  et  de  noms,  se  les  assimilait 
sans  peine.  Baal  y  avait  déjà  été  identifié  avec  le  dieu  Sutech  ;  le  Bel  ou 
Zeus-Hadès  de  Sinope  pouvait  y  être  appelé  par  Ptolémée  et  se  confondre  le 
plus  aisément  du  monde,  quant  à  l'âme,  avec  Asar-Hapi  ou  Sarapis.  Le  fait 
est-il  devenu,  de  possible,  réel?  Krallfait  remarquer  que  Tacite  etPlularque 
ont  puisé  à  bonne  source,  probablement  dans  la  «  Sainte  Bible  (lepà  p(6Xo;)  » 
ou  traité  de  théologie  égyptienne  écrit  sous  Phiiadclphe  par  Vàpyis^vjç,  Ma- 
néthon.  Ptolémée  Soter  désirait  rapprocher  sur  le  terrain  de  la  religion  les 
deux  races  qu'il  avait  à  gouverner  :  il  ne  fallait  pas  que  l'Égyptien  conti- 
nuât à  regarder  l'Hellène  comme  un  être  impur.  Le  seul  moyen  d'aboutir 
était  de  créer  des  cultes  communs.  Sinope  n'était  pas  loin  des  regards  de 
Ptolémée,  car  la  propre  fille  du  roi,  Arsinoé,  possédait  Héraclée,  voisine  et 
rivale  de  Sinope,  l'ayant  reçue  de  son  époux  Lysimaque.  En  exigeant  des 
Sinopiens  le  colosse  de  Zeus-Hadès,  Ptolémée  humiliait  un(;  ville  ennemie 
d'Héraclée  et  se  procurait  un  instrument  utile  qui  était,  par  surcroît,  une 
belle  œuvre  d'art.  Les  théologiens  firent  le  reste.  Plus  tard,  Phiiadclphe 
avait  épousé  Afsinoé;  mais  Héraclée  avait  secoué  le  joug  de  la  reine,  et  Phi- 
iadclphe, ennemi  des  Héracléotes  rebelles,  était  devenu  l'ami  des  Sinopiens. 
De  là,  les  cadeaux  de  blé  et  la  ratification  parles  Sinopiens  du  marché  con- 
clu à  regret  avec  Ptoléméc  Soter.  Sarapis  devient  alors  propriété  légitime 
d'Alexandrie,  et  l'on  s'explique  que  certains  auteurs  l'aient  cru  amené  seu- 


380  LES    ORACLES    EXOTIQUES 

thousiasme  croissant  de  ses  fidèles  le  mît  au  sommet  de  la 
hiérarchie  céleste,  à  la  place  de  Zens  lui-même,  ou  plutôt, 
à  la  place  de  tous  les  dieux  ensemble  '. 

Cette  vogue  extraordinaire,  Sérapisla  dut,  pour  une  bonne 
part,  à  la  divination.  Au  troisième  siècle  avant  notre  ère,  la 
conscience  religieuse  ne  voulait  plus  de  dieux  muets,  isolés 
dans  leur  grandeur  et  dédaigneux  de  tout  commerce  immé- 
diat avec  les  hommes  :  elle  réservait  ses  hommages  pour 
ceux  qui  voulaient  bien  se  faire  les  conseillers  et  surtout 
les  médecins  de  l'humanité.  Le  rôle  de  Sérapis  était  tout 
tracé.  Il  se  voua  à  l'iatromantique  et  dispensa  la  révélation 
médicale  par  la  méthode  que  l'usage  avait  consacrée,  Toni- 
romancie  familière-  aux  divinités  chthoniennes.  Les  oracles 
de  Sérapis  ont  été,  dès  l'origine,  réservés  à  l'exercice  de  la 
médecine  surnaturelle,  Isis  y  prenant  souvent  la  place  et  le 
rôle  dévolu  à  Hygieia  dans  les  oracles  d'Asklépios. 

Nous  allons  passer  en  revue  les  instituts  de  ce  type,  en 
commençant  par  ceux  de  l'Egypte  hellénisée. 

Les  prêtres  égyptiens  n'ignoraient  pas  l'art  défaire  parler 
les  dieux.  Hérodote  compte  jusqu'à  sept  divinités  égj-ptiennes 
dispensant  la  révélation  par  des  méthodes  diverses  2,  Il  se 
peut  aussi  que  les  desservants  des  temples  aient  été  de  tout 
temps  grands  interprètes  de  songes  :  l'anecdote  biblique  du 


Icmcnt  à  coltc  époque.  Quant  au  Sarapis  tiré  de  Sélcucic  par  Evergèle, 
c'était  un  Sarapis  égyptien  qui  avait  été  emporté  jadis  par  les  Perses  et 
qu'Evergète  a  rapporté  après  ses  victoires  de  Syrie.  Le  Sarapis  alexandrin 
étant  Itien  le  Zeus-Hadès  de  Sinope  et  celui  ci  étant  un  Baal  ou  Bel,  on  a 
pu,  sans  forcer  les  rapprochements,  assimiler  le  Rcl-Zipour  de  Bahylonc 
à  Sarapis  et  faire  ainsi  intervenir  Sarapis  dans  l'histoire  de  la  mort 
d'Alexandre.  Cet  ingénieux  système  ménage  tous  les  textes  et  satisfait  ;'i 
t(udcs  les  vraisemblances  :  nous  le  liciidrons,  jusqu'à  nouvel  ordre,  i)our 
l'équivalent  d'une  démonstration. 

1)  S'irapi  Panthco  (G.  I.  L.  U,  46).  —  2)  Herod.,  Il,  83.  Cf.  ce  que  dit  Hé- 
rodote de  l'oracle  (onirnmantique?)  de  Boulo  (Ukrod.,  H,  l.'iojdonl  il  ne  sera 
pas  question  ici,  l'institut  élant  purement  égyptien. 


ORACLES      ÉGYPTIENS  381 

songe  de  Pharaon  montre  assez  quelle  importance  on  atta- 
chait en  Egypte  aux  jeux  de  Timagination  pendant  le  som- 
meil. Le  songe  est  appelé,  dans  un  texte  de  la  douzième 
dynastie,  le  «  message  de  vérité',  »  et  les  desservants  des 
temples  se  sont  trouvés  naturellement  amenés  à  pratiquer 
l'incubation  dont  les  Grecs  ont  fait  plus  tard  si  grand  usage  -. 
Cependant,  les  Égyptiens  se  vantaient  peut-être  quand  ils 
attribuaient  à  Isis  l'invention  de  l'oniromancie  médicale.  Ils 
citaientavec  complaisanceles cures  miraculeuses  opéréespar 
la  déesse  et  ses  apparitions  aux  malades  '  ;  mais  il  est  étonnant 
qu'ils  n'aient  rien  dit  à  Hérodote  de  ce  qu'ils  racontaient  avec 
tant  d'assurance  au  temps  de  Diodore.  Hérodote  rapporte  que 
les  médecins  foisonnent  en  Egypte  et  que  chacun  d'eux  cultive 
une  branche  spéciale  de  l'art  '':  Diodore  ajoute  qu'ils  traitaient 
les  malades  d'après  les  préceptes  invariables  d'un  livre  sacré, 
et  qu'ils  pouvaient  être  condamnés  à  mort  pour  avoir  innové 
en  cette  matière  ■'.  Rien  ne  ressemble  moins  à  la  foi  aven- 
tureuse qui  poussait  les  Grecs  dans  les  temples  d'Asklépios, 
chaque  malade  ayant  la  conviction  que  le  dieu  allait  inventer 
un  traitement  spécial  tout  exprès  pour  lui.  La  médecine 
égyptienne  avait  bien  un  caractère  hiératique  ;  mais  elle  se 
fondait  sur  une  tradition  immobilisée  et  non  sur  les  chances 
diverses  d'une  révélation  incessamment  active. 

Il  est  donc  possible  que  l'incubation  iatromantique  ait 
pénétré  en  Egypte  avec  l'influence  grecque.  Isis  aurait 
commencé  à  apparaître  aux  malades  pour  prendre  les  habi- 
tudes grecques,  et  Sérapis  aurait  suivi,  en  matière  de  divi- 
nation, les  traces  d'Asklépios. 

Le  principal  oracle  de  Sérapis  en  Egypte  était  celui  d'A- 
lexandrie. Les  auteurs  nous  renseignent  amplement  sur  les 
beautés  matérielles  du  temple  et  les  richesses  qu'il   conte- 

\)  Apou-ma  (G.  Maspero  ap.  Records  ofpast.  II).  —2)  Cf.  ci-dessus,  p.  282 
—  3)  DiOD.,  I,  23.  —  4)  Herod.,  II,  8i-.  —  u)  Uiod.,  I,  82. 


382  LES   ORACLES    EXOTIQUES 

nait;  mais  ils  ne  songent  pas  à  noter  les  incidents  vulgaires 
auxquels  se  réduit  riiisloire  d'un  oracle  médical  placé  sous 
l'œil  d'une  police  bien  faite.  Nous  ne  savons  si  les  Ptolémées 
eurent  recours  aux  conseils  de  Sérapis  :  l'histoire  se  tait 
sur  ses  agissements  jusqu'au  jour  où  nous  le  rencontrons 
en  face  d'un  empereur  romain,  ou  plutôt,  d'un  candidat 
à  l'empire.  Il  fut  pour  A^espasien  le  plus  ingénieux  des  cour- 
tisans; il  lui  envoya  ses  malades,  et  le  prince,  tout  étonné 
de  faire  des  miracles,  guérit  en  un  tour  de  main  un  aveugle 
et  un  estropiée  Ces  prodiges  «  redoublèrent  chez  Vespasien 
le  désir  de  visiter  le  séjour  sacré  du  dieu  pour  le  consulter 
au  sujet  de  l'empire.  Il  ordonne  que  le  temple  soit  fermé  à 
tout  le  monde  :  entré  lui-même  et  tout  entier  à  ce  qu'allait 
révéler  le  dieu,  il  aperçoit  derrière  lui  un  des  principaux 
Égyptiens  nommé  Basilide,  qu'il  savait  être  retenu  malade  à 
plusieurs  journées  d'Alexandrie.  Il  s'informe  aux  prêtres  si 
Basilide  est  venu  ce  jour-là  dans  le  temple;  il  s'informe  aux 
passants  si  on  l'a  vu  dans  la  ville  :  enfin,  il  envoie  des  hom- 
mes à  cheval,  et  il  s'assure  que,  dans  ce  moment  même,  il 
était  à  quatre-vingts  milles  de  distance.  Alors,  il  ne  douta 
plus  que  la  vision  ne  fût  surnaturelle,  et  le  nom  de  Basilide 
lui  tint  lieu  d'oracle-.  »  Les  prêtres  de  Sérapis,  obligés  d'in- 
nover puisqu'il  s'agissait  d'une  consultation  extra-médicale 
et  d'un  client  sceptique  avec  lequel  l'incubation  n'était 
guère  praticable,  se  tirèrent  avec  esprit  d'une  tâche  dif- 
ficile. 

Un  siècle  et  demi  plus  tard,  Caracalla,  malade  de  corps  et 
d'esprit,  envoya  consulter  l'oracle  alexandrin  qui  fut  aussi 
impuissant  aie  guérir  qu'Asklépios,  Apollon  Grannus,  ou  les 
âmes  qu'évoquait  sans  cesse  le  tyran  en  démence. 

A  cette  époque  avide  de  merveilleux,  les  prêtres  de  Sérapis 

l)  Tac,  llist.    IV,  81.   Suet.,    Vcspas.  7.—  2)  Tac,  Ilist.  IV,   82.  Irad. 
Burnouf. 


ORACLES    EGYPTIENS  383 

paraissent  avoir  admis  dans  leur  sanctuaire  les  proce'dés  de 
la  divination  intuitive,  qui  tendait  partout  à  remplacer  les 
méthodes  fondées  sur  l'induction  et  l'exégèse.  Les  oracles 
versifiés  que  l'on  attribue  à  Sérapis',  tout  apocryphes  qu'ils 
peuvent  être,  indiquent  pourtant  que  le  dieu  passait  pour  pro- 
phétiser en  vers  aussi  bien  qu'Apollon.  Dion  Chrysostome 
recommande  à  la  dévotion  des  Alexandrins  le  dieu  dont  la 
bonté  se  manifeste  chaque  jour  par  «  des  oracles  {yyr^'zii.y.) 
et  des  songes,  »  le  dieu  dont  le  zèle  ne  se  contente  même 
pas  de  «  quelques  paroles,  »  mais  va  jusqu'aux  actes-.  Enfin, 
la  preuve  péremptoire  que  Sèrapis  a  parlé  par  l'organe  des 
extatiques  se  trouve  dans  le  début  du  livre  écrit  par  Porphyre 
sur  la  «  philosophie  tirée  des  oracles,  »  début  conservé  par 
l'apologiste  chrétien  Firmicus  Maternus.  «  Sérapis,  y  est-il 
dit,  invoqué  et  s'étant  logé  dans  un  corps  d'homme, répondit 
comme  il  suit  3.  »  A  cette  incarnation  momentanée  de  la 
divinité  dans  le  corps  d'un  prophète,  on  reconnaît,  exagérés 
peut-être  et  poussés  jusqu'aux  opérations  théurgiques,  les 
rites  de  la  divination  enthousiaste. 

Le  Sérapéon  d'Alexandrie,  après  avoir  servi  de  forteresse 
aux  païens  dans  les  émeutes  sanglantes  que  provoquait  de 
temps  à  autre  le  conflit  des  deux  religions,  fut  démoli  par  les 
chrétiens  en  391.  La  statue  colossale  du  dieu  fut  abattue,  et 
les  Alexandrins,  voyant  que  le  ciel  ne  s'écroulait  pas  au  même 
instant,  comme  le  voulait  une  prédiction  alors  fort  accréditée, 

1)  Voy.  G.  WoLFF,  Porphyrii  de  phil.  ex  orne,  huiir.,  p.  71,  etc.  On  suppo- 
sait que  Sérapis  avait  de  tout  temps  parlé  en  vers,  car  on  citait  une 
réponse  en  hexamètres  qu'il  aurait  faite  à  iNicocréon,  roi  de  Cypre,  dès  le 
temps  du  premier  Plolémée  (Macrob.,  I,  20,  17).  L'oniromancie  pouvait 
aussi  fournir  des  oracles  de  ce  genre  récités  par  des  personnages  appa- 
raissant en  songe  ;  mais,  en  général,  cette  «  chresmologio  »  est  le  fruit  de 
l'enthousiasme.  Cf.  les  Sapâ-ioç  ■/yr^'^'z-ol  mentionnés  dans  une  surcharge 
ajoutée  à  un  traité  anonyme  d'astronomie  datant  du  deuxième  siècle  avant 
notre  ère  {Notices  et  extraits  des  manuscrits,  XVIII,  p.  74-7o),  —  2;  Dio.n. 
Chrys.  Orat.  XXXII.  —  3)  Firmic.  Matern.,  De  crr.  profan.  relig.,  13.  4. 


384  LES    ORACLES  EXOTIQUES 

se  convertirent  au  christianisme.  Les  prêtres  de  Sérapis, 
toujours  prudents,  donnèrent  l'exemple  et  découvrirent  fort  à 
propos  qu'un  de  leurs  antiques  symboles,  la  croix  ansée, 
désignait  clairement  à  leur  adoration  la  croix  du  Christs 

Kévêque  Théophile,  qui  avait  jeté  bas  le  Sérapéon  d'A- 
lexandrie, traita  delà  même  manière  celui  de  Canope.  Canope 
n'était  guère  qu'à  douze  milles  d'Alexandrie  ;  aussi,  les  écri- 
vains anciens  et  les  érudits  modernes  ont  souvent  confondu 
l'oracle  canopique  avec  l'oracle  alexandrin. 

Nous  ne  savons  rien  de  particulier  sur  le  Sérapis  de  Canope, 
si  ce  n'est  que  le  dieu,  plus  ou  moins  assimilé  au  dieu  Canobos 
éponyme  de  la  cité,  y  avait  une  figure  bizarre,  bien  différente 
de  la  majestueuse  image  du  Sérapis  alexandrin^.  L'oracle 
était  très  fréquenté  par  la  haute  société  au  temps  de  Strabon. 
«  Il  y  a  là,  dit  le  géographe,  un  sanctuaire  de  Sarapis  en- 
touré d'une  grande  vénération  et  produisant  des  cures,  au 
point  que  des  hommes  de  haut  rang  y  ont  confiance  et  y  pra- 
tiquent l'incubation,  pour  leur  compte  ou  pour  celui  des 
autres.  Il  y  a  des  gens  qui  inscrivent  les  traitements,  d'autres, 
les  vertus  des  oracles  rendus  ^  »  S'il  plaisait  au  dieu  d'or- 
donner la  diète  et  la  tempérance,  à  Tinstar  de  la  vieille  méde- 
cine hiératique,  il  devait  conseiller  à  ses  clients  de  quitter 
Canope  au  plus  vite  ;  car  la  ville  était  un  lieu  de  plaisir  ou, 
pour  mieux  dire,  de  débauche.  L'oracle  n'a  point  laissé  de 
trace  dans  l'histoire,  à  moins  qu'on  ne  fasse  événement  de  la 
visite  de  Germanicus  ',  et  nous  n'entendons  guère  parler  de 
lui  qu'au  moment  où  il  succombe  sous  l'effort  du  christia- 
nisme. 

Si  le  Sérapéon  alexandrin,  qu'un  historien  compare  au 

1)  Rci-iN.,  Hist.  Ecoles.  U,  23-25.  29.  —  2)  La  forme  d'une  urne,  symbole, 
du  Nil  (UuFi.N.,  Il,  2G).  Ou  voit  de  mrmc  Isis  ftr/uratam  urmda  faherrime 
cavata  (Apul.,  Mctum.,  XI,  M.)  —  3)  Strab.,  XVll,  1,  17.  —  4)  Tac,  Ann.,  II 
00.  Encore  riiislorien  ne  diL-il  pas  expressément  que  Germanicus  ait 
visité  et,  à  plus  forte  raison,  consulté  l'oracle. 


ORACLES    EGYPTIENS  385 

Capitule  \  était  de  tous  le  plus  magnifique,  celui  de  Mem- 
phis  passait  pour  être  le  plus  vénérable  et  avait,  à  coup  sûr, 
un  caractère  plus  religieux. 

Le  Sérapéon  grec  de  Memphis,  voisin  du  Sérapéon  égyp- 
tien, antique  sépulture  des  boeufs  sacrés,  a  une  physionomie 
originale.  On  sent  que  le  vieil  esprit  national  est  ici  plus 
fort  que  l'hellénisme.  Tandis  que  le  sanctuaire  alexandrin  en- 
fermait dans  son  enceinte  une  bibliothèque  et  une  école  de 
médecine  rationnelle,  celui  de  Memphis  était  rempli  de  céno- 
bites contemplatifs  des  deux  sexes  qui  s'étaient  engagés, 
comme -Ax-oyc.  ou  «  reclus  »  volontaires,  au  service  des  divinités 
du  lieu.  Nous  connaissons  quelques  détails  de  cette  vie 
intime  par  les  notes  et  papiers  divers  d'un  des  reclus,  qui 
était  peut-être  employé  au  service  de  l'oracle  -.  Le  religieux 
en  question  était  un  Grec,  Ptolémée,  fils  de  Glaucias,  qui 
vivait  sous  le  règne  de  Philométor  et  qui  avait  fait  profes- 
sion depuis  dix  ans  déjà  à  l'époque  où  commence  sa  corres- 
pondance, vers  1C4  avant  notre  ère.  Ptolémée  est  fort  préoc- 
cupé. En  sa  qualité  de  «  Macédonien^,  »  il  se  fait,  près  de 
l'autorité  sacerdotale  et,  au  besoin,  près  du  gouvernement, 
le  défenseur  officieux  des  personnes  du  sexe  attachées  au 
service  du  Sérapéon.  Il  est  devenu,  notamment,  le  tuteur  de 
deux  sœurs  jumelles  \  Thauës  et  Taous,  qui  ont  à  se  plaindre 
de  leur  mère  Néphoris,  de  leur  frère  et  des  employés  du 
temple.  On  dirait  que  tout  le  monde  se  ligue  pour  leur 
nuire.  Elles  sont  entrées  au  Sérapéon  pour  ne  pas  mourir  de 

l)  Amm.  Marcell.,  XXir,  IG,  12.  —  2)  C.  Leemans,  Papyri  graeci  Musei  anti- 
rjuarii  puhlici  Lugduni-Batavi,  1843  (Collect.  Anastasy).  Letronne,  Papyrus 
grecs  du  Louvre,  publiés  par  W.  Briinct  de  Presles  (Not.  et  extr.  des  mss. 
XVIII  [1863]  ).  Les  -/.iroyoi  ne  sont  que  des  hiérodules  volontaires.  On  en 
trouve  dans  les  Sérapéons  grecs.  A  Sniyrnc,  un  individu  est  dit  EY^-aio/rfciaS 
Tt~)  3£w  Sxpartùi  (C.  I.  GRiEC,  3163).  —  3)  Les  Grecs  en  Egypte  se  faisaient 
appeler  Macédoniens  depuis  Alexandre.  —  4)  Probablement  les  jumelles  que 
l'on  chargeait  de  représenter,  dans  les  cérémonies  symbol  icp  i  es,  Isis  c  t  IVephtiiys 
couvant  de  leurs  ailes  le  corps  d"0&iris  pour  le  ressusciter  (Cf.  Vol.  II,  p.  283,2}.- 

20 


386  LES  ORACLES  EXOTIQUES 

faim,  et  rintendant  leur  retient  indûment  les  rations  qu'on 
leur  doit.  Ptolémée  rédige  pour  elles  force  pétitions  à 
l'administrateur  du  Sérapéonetau  roi  lui-même  '.  En  même 
temps,  Ptolémée  est  inquiet  pour  ses  propres  intérêts  :  il  a 
sur  les  bras  un  litige,  dans  lequel  lui  et  son  frère  ApoUonios 
sont  menacés  de  perdre  la  propriété  d'une  maison.  C'était  le 
cas  ou  jamais  d'être  attentif  aux  conseils  d'en  haut.  Aussi, 
Ptolémée  consigne  avec  une  exactitude  scrupuleuse,  en  no- 
tant le  mois  et  le  jour,  les  songes  qui  visitent  les  intéressés, 
soit  «  les  jumelles,  »  soit  lui-même  ou  son  ami  Necthonbès. 
Ces  songes,  dont  nous  ne  possédons  qu'un  petit  nombre-,  sont 
rangés  par  mois,  de  manière  à  grouper  ceux  qui  ont  été  obte- 
nus à  travers  plusieurs  années  dans  le  même  mois.  C'était  là 
évidemment  la  méthode  adoptée  à  Memphis,  méthode  fondée 
^iir  l'influence  des  signes  du  zodiaque.  Les  rêves  que  le  céno- 
bite macédonien  analysait  avec  tant  de  sérieux  sont  assez 
incohérents  et  assez  ridicules  pour  qu'on  ne  les  cite  pas  sans 
nécessité,  surtout  dépourvus  de  l'exégèse  qui  nous  eût  permis 
de  surprendre  les  théories  onirocritiques  en  vogue  au  Séra- 
péon  de  Memphis. 

Les  songes  de  Ptolémée  ne  sont  pas,  sans  doute,  une 
preuve  directe  de  l'existence  d'un  oracle  oniromantique  dans 
le  Sérapéon  :  mais  l'association  de  Sérapis  avec  Asklépios  ■' 
indique  bien  que  la  divination  médicale  était,  là  comme  ail- 
leurs, partie  intégrante  du  culte  de  Sérapis.  Les  Égyptiens 
dont  l'orthodoxie   n'aurait  pas  voulu  se  plier  aux  innova- 


1)  Lktro.nne,  N^s  22-49.  —  2)  Leemans,  Papyrus  C  (sept  songes).  Letronne, 
jNos  50-51.  —  3)  Amm.  Marc,  XXII,  14.  L'association  de  Sérapis  et  d'As- 
klépios  est  un  luit  général  :  les  deux  divinités  avaient  mêmes  fonctions 
médicales  (Cf.  ci-dessus,  p.  275.  282.  293.  294.  301),  même  caractère 
chtlionien,  et,  sauf  le  calathos  de  Sérapis,  à  peu  près  même  ligure.  Asklé- 
pios s'acclimate  [)ar  là  dans  la  mythologie  égyptienne  et  y  devient  le  col- 
laborateur d'Hermès  Trismégiste  (Cf.  Apl'l.  Asclcpios  sive  clial.  Ëerm.  Tris- 
meg.). 


ORACLES     EGYPTIENS  387 

lions  d'origine  hellénique  pouvaient  aller  au  temple  de 
Ptali  consulter  le  dieu  Apis,  dont  Sérapis  n'était  pour 
eux  que  le  suppléant.  L'oracle  d'Apis  est  un  oracle  purement 
égyptien  et  ne  figure  ici  qu'à  titre  de  curiosité.  Cependant,  il 
fut  consulté,,  plus  ou  moins  sérieusement,  par  des  visiteurs 
grecs  ou  romains.  On  dit  qu'Apis  ayant  léché  le  manteau 
d'Eudoxe  de  Cnide,  les  prêtres  pronostiquèrent  à  l'astro- 
nome une  vie  glorieuse,  mais  de  courte  durée '.  Lorsque 
Germanicus  se  présenta  dans  l'étable  sacrée,  Apis  refusa  de 
manger  dans  sa  main, et  l'on  sut  bientôt,  à  la  mort  du  prince, 
ce  que  le  bœuf  avait  voulu  dire  -.  Apis  était  en  quelque  sorte 
un  oracle  perpétuellement  en  activité.  Il  avait  deux  de- 
meures, et,  selon  qu'il  entrait  dans  l'une  ou  dans  l'autre,  les 
présages  étaient  favorables  ou  fâcheux.  Ces  méthodes  tout  à 
fait  primitives  n'étaient  pas  les  seules  par  lesquelles  Apis 
révélât  l'avenir.  Il  n'allait  pas  jusqu'à  prendre  la  parole, 
comme  les  bœufs  dont  parlent  les  annales  de  l'ancienne 
Rome  ;  mais,  les  enfants  qui  jouaient  autour  de  son  temple 
ou  qui  le  suivaient  dans  les  processions  solennelles  laissaient 
souvent  échapper  de  ces  paroles  fatidiques  {■/Xrfio^/e:;-omina), 
dont  la  divination  gréco-romaine  savait  si  bien  tirer  parti  ^ 

Les  oracles  de  Memphis  durent  échapper  plus  longtemps 
que  celui  d'Alexandrie  aux  proscriptions  chrétiennes,  mais 
ils  ne  purent  évidemment  survivre  aux  mesures  radicales 
prises  par  Narsès,  qui  ferma  même  le  temple-oracle  d'Isis  à 
Philœ,  sur  les  confins  de  la  Libye  (555).  Ce  dernier  institut 
mérite  au  moins  une  mention  en  passant.  Les  inscriptions, 
ex-votos  et  proscynèmes,  qui  y  ont  été  relevées  '',  attestent 
qu'il  était  fréquenté  par  les  Gréco-Romains.  On  y  rencontre 
même  un   grand   pontife   et    archi-prophete,  Ariston,   qui 

1)  DroG.  Laert.,  VIII,  90.  —  2)  Amm.  Marc,  XXII,  14.  Plin.,  VIII,  4G.  — 
n)  Dio  CuRYs.  Orat.,  XXXII,  13.  .Elian.  Ilist.  An., XI,  10.  Pausan.,  VII,  22,  4, 
II  n'est  pas  jusqu'à  la  mère  d'Apis  (|ui  n'ait  eu  ses  «  prophètes  »  (Cf.  Mariette, 
Méin.  sur  la  mère  d'Apis,  p.  20).  —  4)  C.  I.  Gr-ec,  4894- i9i7. 


388  LES   ORACLES   EXOTIQUES 

doit  être  un  Hellène  avéré  '.  Isis  y  était  associée  à  Sérapis 
et  même  à  Asklépios  :  on  y  trouvait  donc  à  pou  près  Té- 
quivalent  de  ce  que  nous  allons  rencontrer  dans  les  sanc- 
tuaires établis  en  terre  grecque,  et  c'est  sur  ceux-ci  qu'il 
faut  maintenant  reporter  l'attention. 

]sis  et  Sérapis,  unis  par  les  traditions  égyptiennes  conve- 
nablement remaniées  à  Alexandrie,  n'ont  pas  séparé  leur 
fortune  dans  le  monde  gréco-romain  -,  Isis  y  précéda  son 
acolyte,  à  une  époque  où  la  réputation  do  celui-ci  était  en- 
core ;\  faire.  Le  culte  isiaque  fut  introduit  d'abord  dans  les 
ports  de  la  Grèce  par  les  marchands  égyptiens,  mais  ré- 
servé pour  leur  usage  et  considéré  comme  n'ayant  rien  de 
commun  avec  les  moeurs  grecques.  Ainsi,  les  Égyptiens 
avaient  construit  un  temple  d'Isis  au  Pirée  avant  l'an  333. 
La  déesse  s'introduisit  de  la  même  manière  à  Corinthe.  Les 
Grecs  la  prirent  pour  une  déesse  marine,  à  cause  de  la  barque 
symbolique  qui  est  le  véhicule  traditionnel  de  tous  les  dieux 
nés  sur  les  bords  du  Nil. 

Mais  l'effervescence  religieuse  qui  commençait  à  agiter  les 
âmes  poussa  les  Hellènes  à  s'enquérir  plus  en  détail  des 
enseignements  de  la  théologie  égyptienne.  Leur  curiosité, 
aiguillonnée  par  des  rites  étranges,  se  changea  en  enthou- 
siasme. Le  culte  d'Isis,  auquel  vint  bientôt  se  joindre  celui 
de  Sérapis,  se  répandit  avec  rapidité  dans  le  bassin  de  la 
Méditerranée  et  s'imposa  même  aux  esprits  les  plus  rebelles 
aux  idées  panthéistiques.  On  vit  les  Corinthiens,  qui  con- 
naissaient déjà  risis  Pélagia  ou  «  marine,  »  accueillir  par 
surcroît  l'isis  égyptienne  sans  la  confondre  avec  l'autre  et 
élever  deux  temples  à  deux  Sérapis,  dont  l'un  était  celui  de 
Ganope,  et  l'autre,  probablement  le  dieu  d'Alexandrie  \ 

\)LKmoxyK,  Recueil  d'inscript.,  U,  2(1.  —  2)  Voy.  L.  Prf.llkr,  Ucher  die 
Aiisbreitiiuff  des  Isis-  und  Serapisdicnstcs  in  Gricchcnland  (Bcr.  d.  K.  SkcIis. 
G.  d.  W.  ISiii,  p.  d9G  sqq.)-  —  3)  Pausax.,  Il,  4,  G.  Sérapis  avait  également 
deux  temples  à  Patrai    (Pausan.,  VII,  21,  io). 


ORACLES     EGYPTIENS  389 

Isis  appela  près  (relie  Sôrapis.  On  ne  citerait  pas  beau- 
coup de  sanctuaires  où  elle  soit  restée  seule  comme  à 
Boura,  Mégare,  Trœzène,  Méthana  et  Tithorèe.  Selon 
toutes  les  apparences,  Isis,  vénérée  isolément,  n'était  pas 
considérée  comme  une  divinité  iatromantique  :  elle  no 
prenait  ce  caractère  que  par  l'adjonction  de  Scrapis-Asklé- 
pios. 

Chaque  pays,  en  s'appropriant  ces  nouveaux  cultes,  y 
chercha  ce  qui  pouvait  le  mieux  s'adapter  a,  ses  habitudes. 
Ainsi,  les  Béotiens  préférèrent  généralement  Osiris  à  Sérapis, 
parce  qu'ils  croyaient  rcconnaitre  dans  Osiris  leur  Dionysos, 
auquel  ils  étaient  très  dévots;  en  Phocide,  Tithorèe  s'efforça 
de  reproduire  les  cérémonies  les  plus  lugubres  et  les  plus 
assujettissantes  du  culte  isiaque  et  ne  voulut  point  y  associer 
les  rites  plus  doux  du  culte  sérapique  ;  mais,  vers  la  fin 
du  troisième  siècle  avant  notre  ère,  elle  laissa  Sérapis  se 
glisser,  suivant  ses  affinités  bien  connues,  dans  le  temple 
d'Asklépios  ^ 

Il  est  inutile  de  rechercher  ici  les  traces  de  tous  les  sanc- 
tuaires de  Sérapis  en  Grèce  et  impossible  de  reconstituer 
l'histoire  d'un  seul  d'entre  eux.  Aristide  comptait  plus  de 
quarante  Sérapéons  en  Egypte  :  il  y  en  avait  davantage  dans 
le  monde  gréco-romain,  pour  ne  rien  dire  des  dévotions  par- 
ticulières aux  confréries  de  Sérapiastes.  La  Grèce  continen- 
tale, les  îles,  la  côie  d'Asie-Mineure,  furent  envahies  par  les 
rites  égyptiens.  Les  Athéniens,  si  défiants  d'ordinaire  à  l'en- 
droit des  innovations  religieuses,  accueillirent  Sérapis  dès  le 
temps  de  Ptolémée  Philadelpho  -;  ils  identifièrent  de  leur 
mieux  Isis  avec  Démeter,  prirent  l'habitude,  «  seuls  de  tous 
les  Grecs  »,  de  jurer  par  Isis  et  finiront  par  se  persuader  que 
les  Eumolpides  descendaient  de  pastophores  égyptiens''.  Les 

I)  Cf.  p.  Deciiarmi;,  Ilir.  d'immiU.  inédites  de.  Béotlc  (Aivli.  miss.   1808, 
p.  48;>.  ol4).  —  2)  Pausa.n.,  I,  18,  i.  —  3)  DiODon.,  I,  2*1. 


390  LES   ORACLES  EXOTIQUES 

processions  symboliques  comme  celle  que  décrit  Apulée',  les 
cérémonies  tour  à  tour  lugubres  et  joyeuses  qui  représen- 
taient d'une  façon  dramatique  la  mort  et  la  résurrection 
d'Osiris-Sérapis,  les  habits  de  lin  des  prêtres,  leur  tête  rasée, 
tous  symboles  de  pureté  et  de  pénitence,  les  ablutions  et 
initiations,  étaientmerveilleusement  propres  âcaptiver  l'ima- 
gination et  les  sens. 

Le  culte  isio-sérapique  pénétra  bientôt  en  Italie.  En  105 
avant  notre  ère,  Puteoli  possédait  déjà  un  Sérapéon.  De  Cam- 
panie,  les  dieux  égyptiens  envahirent  TÉtrurie,  guettant 
l'occasion  de  s'introduire  dans  la  Ville  éternelle.  Ils  s'y  glis- 
sèrent d'abord  sans  bruit,  et,  quand  on  s'aperçut  de  leur  pré- 
sence, ils  étaient  au  Capitole.  Expulsés  à  quatre  reprises  par 
la  force  publique,  ils  se  prévalurent  peut-être  des  charmes  de 
Cléopatre  pour  obtenir  des  triumvirs  un  temple  au  Champ- 
de-Mars  (42).  Le  temple  d'Isis  Campensis  se  remplit  bientôt 
d'ex-votos  encourageants  pour  les  malades  :  quantité  de 
guérisons  miraculeuses  valurent  à  la  déesse  le  surnom  popu- 
laire de  Saliitaris.  Elle  en  eut  aussi  bien  mérité  un  autre,  si 
Ton  en  croit  les  indiscrétions  des  poètes  erotiques  -  et  la 
scandaleuse  histoire  qui  attira  surcet  inqualifiable  sanctuaire 
les  sévérités  du  pouvoir.  Sous  le  règne  de  Tibère,  les  prêtres 
d'Isis  reçurent  d'unjeune  chevalier  amoureux,Décius  Mundus, 
une  somme  de  5,000  deniers  pour  persuader  à  une  vertueuse 
et  dévote  personne,  Paullina,  que  le  dieu  Anubis  voulait 
avoir  avec  elle  une  entrevue  nocturne  dans  le  temple. 
Mundus,  déguisé  en  Anubis,  prit  les  libertés  qu'il  voulut; 
mais  Tibère,  informé  de  la  chose,  fit  mettre  en  croix  les 
prêtres  égyptiens  et  jeter  dans  leTibre  Limage  delà  déesse  \ 
La  persécution  donna  à  la  religion  isio-sérapique  le  seul  pres- 
tige qui  lui  manquât  encore.  Les  femmes  n'en  devinrent  que 

\)  Ai'UL.,  Mctam,  XI,  8-17.  —  2)  Cf.  TinrLL.,  I,  3,  27,  etc.  — 3)  Joseph.,  Ant. 
Jud.,  XVIII,  3,  4.  Cf.  les  scandales  d'Alexandrie  (Rufin.,  H.  E.,  ii,  2o). 


ORACLES    EGYPTIENS  391 

plus  dévouées  à  elle  et  à  ses  prêtres.  Les  Flaviens  et  les  Au- 
tonins  tolérèrent  d'abord,  puis  encouragèrent  la  dévotion  à 
la  mode.  Rome  se  couvrit  de  chapelles  égyptiennes  :  Caracalla, 
sectateur  zélé  de  Sérapis,  en  construisit  dans  les  quartiers  qui 
en  manquaient.  Les  inscriptions  nous  montrent  qu'il  n'est 
pas  un  recoin  de  l'empire  oîi  le  culte  alexandrin,  propagé 
par  les  légions,  n\ait  laissé  des  traces  de  son  passage. 

Tous  les  sanctuaires  isio-sérapiques  ont  dû  offrir  à  leurs 
fidèles  Tappât  des  révélations  surnaturelles,  et  cela,  par  la 
méthode  en  usage  dans  le  temple  d'Asklépios,  par  l'incuba- 
tion. Cette  méthode,  simple  et  praticable  en  tous  lieux,  pou- 
vait recevoir  au  besoin  quelques  modifications  de  détail.  Ainsi, 
lorsqu'Aristideva  passer  la  nuit  dans  leSérapéonde  Smyrne, 
il  obtient  par  voie  oniromantique  des  indications  qu'il  iden- 
tifie avec  les  «  voix»  et  les  «  symboles  '  ».  Cela  signifie  ou 
bien  que  les  songes  envoyés  par  Sérapis,  dans  un  pays  où  la 
divination  clédonistique  était  à  la  mode  ^,  abondaienten  allé- 
gories exprimées  par  des  paroles,  ou  même,  que  les  clients 
pouvaient  percevoir  a  l'état  de  veille  des  signes  fortuits  qui 
remplaçaient  les  songes  ^ 

Si  l'on  compare  Asklépios  et  Sérapis  au  point  de  vue  oni- 
rocritique  et  suivant  les  principes  posés  par  Artémidore,  la 
vertu  médicale  de  Sérapis  est  manifestement  inférieure.  Les 
malades  qui  avaient  lu  le  livre  d'Artémidore,  s'ils  étaient 
capables  de  calculer  leurs  chances,  devaient  préférer  le  fils 
d'Apollon,  dieu  l)ienfaisant  et  secourable,  au  dieu  infernal 
dont  les  caresses  même  pouvaient  être  perfides.  «  Asklépios, 
dit  Artémidore,  quand  on  le  voit  en  songe,  installé  dans  son 
temple,  debout  sur  son  piédestal  et  adoré,  est  de  bon  augure 
pour  tout  le  monde  :  vu,  au  contraire,  on  mouvement  ou 

1)  Aristid.  Orat.  Sacr.,  III.  Cf.  G.  I.  Gr.ec,  31G3.  —  2)  Cf.  Vol.  Il,  i».  400, 
l'oracle  ûtà  xXrjoivojv  qui  pourrait  aussi  bien  être  cet  oracle  de  Sérapis.  — 
3)  La  consultation  de  Vespasien  ;"i  Alexandrie,  rapportée  ci-dessus  (p.  382) 
d'après  Tacite,  est  un  type  du  genre. 


392  LES    ORACLES    EXOTIQUES 

marcliaiit,  ou  entrant  dans  une  maison,  il  présage  maladie 
et  peste,  car  c'est  alors  précisément  que  les  hommes  ont  le 
plus  besoin  de  lui;  mais,  por.r  ceux  qui  sont  déjà  malades,  il 
annonce  guérison,  car  le  dieu  est  appelé  Psean  ou  guéris- 
seur'  »  Ses  rudesses  même  sont  salutaires.  «Un  individu 

rêva  qu'il  recevait  d'Asklépios  un  coup  d'épée  dans  le  ventre 
et  en  mourait.  Le  même  homme  guérit,  à  la  suite  d'une  opé- 
ration, d'une  tumeur  qui  lui  survint  au  bas-ventre-.  » 

Sérapis,  au  contraire,  a  tout  à  fait  l'air  d'un  mauvais  plai- 
sant. «  Sarapis  et  Isis  et  Anubis  et  Harpocrate,  eux  et  leurs 
statues  et  leurs  mystères,  vus  en  songe,  présagent  toujours 
des  troubles  et  des  périls  et  des  menaces  et  des  accidents 
dont  ils  vous  tirent  d'une  façon  imprévue\  »  Encore,  tout  le 
monde  ne  se  tire  pas  ainsi  d'affaire.  «  Un  individu  rêva  qu'il 
portait  autour  du  cou,  comme  un  ruban,  le  nom  de  Sarapis 
gravé  sur  une  lame  d'airain.  Il  fat  pris  d'une  angine  et  mou- 
rut au  bout  de  sept  jours.  C'est  qu'en  effet  le  dieu  passe  pour 
un  dieu  chthonien  et  a  la  même  signification  que  Pluton;  son 
nom  a  sept  lettres,  et  la  partie  entourée  par  le  ruban  est 
celle  où  se  mit  le  mal  qui  fit  mourir  le  patient  ''.  »  Mais  voici 
où  la  différence  de  caractère  entre  les  deux  divinités  iatro- 
mantiques  s'accuse  plus  nettement  encore.  «  Un  individu, 
souffrant  de  l'estomac  et  ayant  besoin  d'une  ordonnance, 
rêva  qu'il  entrait  dans  le  temple  d'Asklépios  et  que  le  dieu, 
étendant  vers  lui  la  main  droite,  lui  offrait  ses  doigts  à 
manger.  Il  guérit  en  mangeant  cinq  dattes;  car, les  fruits  du 
palmier  s'appellent  aussi  doigts  {oh-Az')''.  »  A  la  bonté  du 
dieu  grec  s'opposent  les  mystifications  cruelles  de  Sérapis. 
«  Un  malade  demanda  à  Sarapis  de  lui  secouer  en  songe  sa 
main  droite  s'il  devait  guérir;  sinon,  la  gauche.  Il  rêva  donc 
qu'en  entrant  dans  le  temple  de  Sarapis  il  voyait  Cerbère  lui 

\)  Artemid.,  if,  37.  —  2)  Autemid.,  V,   fil.  —  3)  Artemid.,  Il,  39.  —  i)  Ar- 
TEMiD.,  V,  2(i.  —  ;ij  Autemid.,  V,  89. 


ORACLES    EGYPTIENS  393 

secouer  la  main  droite.  Le  lendemain,  il  mourut;  et  cela  se 
comprend,  car,  en  levant  la  droite,  Cerbère  se  montrait  prêt 
à  l'accueillir,  et  Cerbère  signifie  la  mort*.  »  Un  individu  rêva 
que  Sérapis  le  jetait  dans  la  corbeille  qu'il  porte  sur  la  tête. 
«  Il  mourut,  car  le  dieu  est  considéré  comme  étant  Pluton-.» 
Un  autre  malade,  «  à  qui  on  allait  faire  une  opération  au 
scrotum,  s'adressa  à  Sarapis  à  ce  sujet,  et  il  lui  sembla  que 
le  dieu  lui  disait  :  «  Fais-toi  opérer  sans  crainte  ;  tu  seras 
«  guéri  après  l'opération.  »  Il  mourut;  car  on  est  guéri  quand 
on  est  sans  souffrance.  Cela  devait  lui  arriver,  attendu  que 
le  dieu  n'est  ni  olympien,  ni  éthéré,  mais  chthonien-^  » 

Ainsi,  un  dieu  infernal  et,  comme  tel,  peu  disposé  à  la 
bienveillance,  tel  était  le  rival  que  les  Grecs  avaient  donné 
au  doux  et  compatissant  Asklépios.  Il  est  vrai  que  tout  le 
monde  n'était  pas  de  l'avis  d'Artémidore,  puisqu'on  trouve 
Sérapis  identifié  avec  Zeus  et  avec  Hélios,  Tun,  le  plus  «  olym- 
pien, »  l'autre,  le  plus  «  éthéré  »  des  dieux.  Aristide  associe 
dans  ses  éloges  Asklépios  et  Sérapis  et  ne  commet  point 
l'imprudence  de  les  comparer.  Il  est  vrai  encore  que  les 
croyants  avaient  le  choix  libre  entre  ces  deux  médecins  et 
que  ceux  qui  s'adressaient  à  Sérapis  n'avaient  pas  le  droit  de 
se  plaindre.  Enfin,  le  succès  de  Sérapis  fùt-il  cent  fois  plus 
étonnant,  il  y  a  un  fait  qui  explique  tout:  c'est  que  Thumanité 
se  lasse  vite  des  dieux  trop  débonnaires. 

En  réalité,  Sérapis,  comme  divinité  médicale,  éclipsa  As- 
klépios qui,  limité  dans  ses  attributs,  ne  pouvait  avoir  le 
prestige  d'un  dieu  à  peu  près  universel.  Les  onirocritiques 
dont  parle  Artémidore,  Géminus  de  Tyr,  Démétrius  de  Pha- 
lère,  Artémon  de  Milet,  avaient  réservé  dans  leurs  recueils 
la  plus  grande  place  aux  «  ordonnances  et  traitements  dictés 
par  Sarapis  '•.  »  On  consulte  môme  Sérapis  pour  l'explication 

i)  AuTEMiD.,  V,  92.  —  2)  Artkmid.,  V,  93.  —  3)  Autemid.,  V,  9i-.  —  4)  Ar- 
TEUID.,  II,  44. 


394  LES    ORACLES     EXOTIQUES 

de  songes  dont  la  science  humaine  ne  peut  pénétrer  le  sens'. 
Élien  propage  de  son  mieux  la  foi  en  Sérapis  qui  lui  paraît 
le  plus  philanthrope  et  le  plus  complaisant  des  dieux.  Non- 
seulement  Sérapis  a  guéri  d'une  folie  surnaturelle  un  homme 
qui  avait  tué  un  serpent  sacré;  non  seulement  il  a  sauvé  un 
homme  que  sa  fernme  avait  empoisonné  (;t  guéri  nombre  de 
maladies  invétérées,  tantôt  en  ordonnant  du  sang  de  taureau, 
tantôt  en  prescrivant  de  la  viande  d'âne;  mais  il  pousse  la 
bouté  jusqu'à  panser  le  cheval  d'un  croyant  entêté  dont  les 
prières  l'importunent  et  le  touchent-.  Peut-être,  en  effet, 
Sérapis  a-t-il  fait  ce  jour-la  une  besogne  à  laquelle  ne  se  fût 
point  abaissée  la  dignité  un  peu  solennelle  d'AskIépios. 

Isis  et  Sérapis  sont  les  seules  divinités  mantiques  que  TÉ- 
gypie  ait  fournies  au  monde  gréco-romain.  Les  autres  n'ont 
pas  quitté  la  vallée  du  Nil  et  n'appartiennent  à  l'histoire  de 
la  divination  classique  que  pour  avoir  attiré  parfois  l'atten- 
tion de  voyageurs  curieux.  C'est  a  ce  titre  qu'il  a  été  question 
plus  haut  de  l'oracle  d'Apis.  On  pourrait  citer  de  memepnrmi 
les  iustruments  divinatoires  connus  des  Gréco-Romains  la 
statue  de  Memnon,  dontleson  mystérieux  était  interprété  par 
les  amateurs  de  présages''.  Ce  phénomène  bizarre,  causé,  dit- 
on,  par  un  affaissement  du  piédestal  au  premier  siècle  de 
notre  ère,  cessa  avec  les  restaurations  de  Septime-Sôvère''. 

L'oracle  de  Besa,  dans  la  Moyenno-Égypte,  mériterait  de 
nous  arrêter  un  peu  plus  longtemps,  parce  qu'il  se  trouve 
mêlé,  à  deux  reprises,  a  l'histoire  des  Césars  romains.  Anti- 
nous s'étant  nové  dans  le  Nil  a  la  hauteur  de  Besa,  Hadrien 
conçut  l'idée  de  substituer  son  favori  déifié  au  dieu  Besa  lui- 
même,  entreprise  d'autant  plus  facile  que  Besa  était  un  dieu 
éthiopien  encore  mal  acclimaté  et  que  l'oracle  d'Antinous, 


i)  Artkmid.,  IV,  80.  —  2)  yELiAN.,  lllst.  anim.,  XI,  31-3a,  —  3i  C.  I.  Grmc, 
4740.  Ll'cian.,  rhilfips..  33.  —  4)  Cf.  Lktiîonnk,  La.  Statue  vocale  de  Memnon 
(Mém.  Acad.  Inscr.,  X,  p.  258). 


ORACLES    EGYPTIENS  395 

ayant  César  lui-même  pour  collaborateur,  ne  pouvait  man- 
quer d'être  bientôt  achalandé.  La  ville  rebâtie  prit  le  nom 
d'Antinoea,  Antinoopolis,Hadrianopolis,  ou  même,  le  syncré- 
tisme aidant,  Besantinoopolis.  L'oracle  fut  donc  désormais 
l'oracle  du  héros  Antinoiis  pour  les  Gréco-Romains  de  bonne 
volonté,  et  celui  de  Besa  pour  les  indigènes.  Il  répondait  en 
vers  et  probablement  par  écrit,  car  les  questions  étaient  par- 
fois posées  par  écrit,  ce  qui  n'exigeait  pas  la  présence  des 
consultants  Qux-memes.  Cette  méthode  facile  coûta  cher  à  de 
malheureuses  dupes  sous  le  règne  de  Constance.  Une  main 
perfide  adressa  à  l'empereur,  qui  voyait  partout  des  com- 
plots, un  certain  nombre  de  billets  rédigés  par  les  clients  de 
Foracle.  Constance  effrayé  établit  à  Scythopolis,  en  Palestine, 
une  sorte  de  cour  prévôtale  devant  laquelle  comparurent  des 
hommes  considérables,  Simplicius,  Parnasius,  le  poète  An- 
dronicus,  le  philosophe  Démétrius  Cythras  et  une  foule  d'in- 
dividus obscurs  impliqués,  pour  des  raisons  quelconques, 
dans  l'affaire  (359)  '. 

Ce  procès  dut  amener,  par  surcroît,  la  fermeture  de  l'oracle; 
car  Ammien  Marcellin  en  parle  comme  d\in  oracle  qui  «jadis 
révélait  l'avenir,  »  et  cela,  trente  ans  environ  après  l'éclat 
dont  il  vient  d'être  question. 

1)  Amm.  Maucell.,  XIX,  12,  3-17. 


CHAPITRE  DEUXIEME 

ORACLES   SYRIENS 

Cultes  solaires  de  l'Orient,  —  Aptitudes  mantiques  des  dieux  orientaux.  — 
Consultation  de  Vespasien  sur  le  Carmel.  —  Zeus  Kasios  et  le  mont  Ka- 
sios.  —  Oracle  d'Héliopolis  de  Syrie  :  consultation  de  Trajan.  —  Oracle 
d'Hiérapolis.  —  Zeus  Dolichenos  et  ses  révélations.  —  Oracle  de  Zeus 
Belos  à  Apamée.  —  Oracle  de  Marna  à  Gaza.  —  Oracle  de  Zeus  Pan- 
émérios  à  Stratonicée.  —  Les  divinités  lunaires.  —  Oracle  de  Jariboios 
à  Palmyre.  —  Oracles  de  Lunus  à  Néocésarée  et  à  Carrhœ.  —  Oracle  de 
la  Déesse  Céleste  à  Carthage,  —  Oracle  d'Aphrodite  à  Aphaca. 

La  diffusion  des  cultes  égyptiens  et  l'installation  des  offi- 
cines isio-sérapiques  donna  à  la  curiosité  et  au  mysticisme 
un  aliment  suffisant  pendant  près  de  trois  siècles.  Ce  n'est 
pas  que  les  cultes  phrygiens  de  Kybèle,  d'Attis,  de  Sabazios, 
les  rites  syriens  d'Astarté  et  d'Adonis,  toutes  superstitions 
dont  Ijoii  nombre  avaient  devancé  en  Grèce  les  importations 
égyptiennes,  eussent  cédé  la  place  à  Isis  et  à  Sérapis;  mais, 
gênées  dans  leur  développement  par  leur  multiplicité  même  et 
flétries  de  bonne  heure  par  l'impudeur  de  leurs  ministres,  ces 
religions  ne  pénétraient  pas  dans  le  culte  pul)lic  ou,  en  tout 
cas,  ne  pouvaient  discipliner  leurs  devins  et  prophètes  de 
carrefour  de  manière  à  fonder  des  oracles  régulièrement 
desservis.  Les  agyrtes  et  métragyrtes  avaient  trop  avili  leur 
métier  pour  qu'ils  pussent  jamais  constituer  un  sacerdoce 
mantique.  Les  religions  qui  se  glissent  ainsi  à  l'aventure  dans 
les  masses  populaires  no  supportent  pas  impunément,  quand 
elles  le  méritent,  le  mépris  des  classes  élevées. 

Les  dogmes,  les  promesses,  les  révélations  des  religions 
égyptiennes  ont  donc  occupé  et  consolé  rhcllénisme  vieillis- 


ORACLES    SYRIENS  ,      39': 

sant.  Mais  cg  n'était  pas  pour  s'immobiliser  dans  des  habi- 
tudes toujours  insuffisantes  par  quelque  endroit  que  la  loi 
avait  fait  ces  emprunts  aTÉgypte.  Il  n'y  avait  pas  de  raison 
pour  que  les  religions  asiatiques  ne  fussent  pas  aussi  mises 
à  contribution  par  Tinquiëtude  qui  tourmentait  les  âmes. 
Si  les  Ptolémées  ouvraient  toute  grande  la  vallée  du  Nil,  les 
Séleucides  rapprochaient  en  quelque  sorte  de  la  mer  Egée 
le  fond  de  l'Asie. 

Les  cultes  orientaux  —  que  Ton  désigne  ici, pour  éviter  toute 
discussion  de  détail, sousle  nom  générique  de  syriens — eurent 
donc  aussi  leur  heure.  Venus  plus  tard  que  les  cultes  égyptiens, 
ils  eurent,  en  revanche,  la  bonne  fortune  d'intéresser  davan- 
tage les  Romains  qui  commençaient  à  se  trouver,  eux  aussi, 
dans  l'état  de  lassitude  morale  où  l'individu  se  désintéresse 
des  affaires  publiques  pour  s'occuper  de  lui-même.  Les 
guerres  civiles  et,  à  la  fin,  le  despotisme  militaire  furent  pour 
Rome^  oti  il  restait  bien  peu  de  Romains,  ce  qu'avait  été  pour 
la  Grèce  la  conquête  macédonienne.  Le  calme  une  fois  rétabli, 
les  passions  politiques  firent  place  au  goût  du  surnaturel  et 
à  la  poursuite  d'avantages  personnels  garantis  par  des  re- 
ligions qui  n'étaient  point  celles  de  la  cité. 

Les  Romains  furent  servis  à  souhait.  Tous  les  dieux  de 
l'univers  ambitionnaient  l'honneur  de  faire  figure  dans  la 
grande  capitale,  et,  le  jouroii  le  gouvernement  renonça  aies 
chasser,  ils  s'y  précipitèrent  en  foule.  A  côté  des  divinités 
égyptiennes,  qui  furent  les  premières  à  profiter  de  la  tolé- 
rance officielle,  s'éleva  toute  une  végétation  de  cultesorien- 
taux,  venus  de  Syrie  et  même  de  Perse.  L'Oronte,  comme  dit 
Juvénal,  se  déversait  dans  le  Tibre. 

Le  culte  de  Mithra  tient  une  grande  place  dans  l'histoire 
religieuse  de  l'empire  mais  ne  fournit  rien  à  l'histoire  des 
oracles.  Sans  doute,  ses  mystères  n'allaient  pas  sans  révé- 
lations et  prophéties:   ses    prêtres    savaient,   tout    comme 


398  LES  ORACLES  EXOTIQUES 

d'autres,  dévoiler  à  tout  venant  les  secrets  de  l'avenir;  mais, 
comme  Kjbèle,  Mithra  n'eut  que  des  interprètes  d'aventure, 
perdus  pour  nous  dans  la  masse  des  charlatans  qui  alimen- 
taient, exploitaient  et  souvent  partageaient  la  crédulité  uni- 
verselle. 

Les  cultes  syriens  ont  affirmé  d'une  manière  plus  évidente 
leurs  aptitudes  divinatoires.  Non  seulement  ils  ont  fourni 
aux  Romains  des  prophètes,  comme  cette  devineresse  Marthe 
que  Marins  avait  attachée  à  sa  personne  ';  mais  ils  se  sont 
assez  adaptés  aux  habitudes  grecques  pour  fonder  sur  leur 
propre  sol  des  oracles  réguliers  dont  l'histoire  a  gardé  çâ  et 
là  quelque  souvenir. 

Les  oracles  syriens  se  distinguent  tout  d'abord  des  instituts 
isio-sérapiquesence  que  le  caractère  mantique  n'est  pas  telle- 
ment inhérent  à  la  personne  des  dieux  qu'ils  le  portent 
nécessairement  avec  eux  partout  où  ils  sont  accueillis.  On 
retrouve  là  le  principe  qui  a  présidé  à  la  fondation  des  plus 
anciens  oracles  helléniques  et  qui  attachait  à  un  lieu  déter- 
miné la  production  des  signes  révélateurs.  Ce  principe,  unique 
barrière  qui  s'opposât  à  la  multiplication  indéfinie  des  offi- 
cines de  divination,  avait  été  compromis  en  Grèce  par  l'éta- 
blissement de  nombreux  Asklépiéons  et  mis  à  néant  par  l'in- 
vasion du  culte  isio-sérapique  ;  mais  il  paraît  avoir  été 
mieux  observé  en  Asie.  Aussi  bien  y  avait-il  réaction  contre 
le  mouvement  qui  avait  avili  la  révélation  en  la  prodiguant- 
En  un  temps  où  l'on  trouvait  partout  des  devins  libres  et  des 
temples  pourvus  de  rites  divinatoires,  il  n'y  avait  qu'un 
moyen  pour  les  oracles  nouveaux  de  se  mettre  hors  de  pair, 
c'était  d'être  quelque  part  et  d^y  attendre  les  pèlerins. 

Le  caractère  commun  de  tous  les  dieux  empruntés  par  le 
monde  classique  aux  races  orientales  est  d'être  des  divinités 
solaires.  Dieu  suprême  pour  les  uns,  symbole  pour  les  autres, 

1)  Plutaucu.,  Marius,  17.  Val.  Max.,  I,  2,  3. 


ORACLES     SYRIENS  399 

ie  Soleil,  foyer  de  l'univers  et  source  de  la  vie  physique, 
trouvait  le  savant  et  l'ignorant  également  prêts  à  lui  rendre 
hommage.  La  Grèce  l'avait  jadis  adoré  sous  le  nom  d'Hélioset 
elle  n'avait  jamais  complètement  oublié  à  qui  Apollon  devait 
ses  blonds  cheveux  et  ses  flèches  d'or.  Les  cultes  syriens 
ne  faisaient  que  ramener  les  esprits  au  naturalisme  primor- 
dial, et  les  Gréco-Romains  s'accoutumaient  sans  effort  à  des 
conceptions  qui  avaient  jadis  été  familières  à  leurs  ancêtres. 

Ils  éprouvaient  cependant  quelque  embarras  à  définir,  par 
voie  de  comparaison  avec  des  types  connus,  les  divinités 
qu'ils  rencontraient  ainsi  sur  leur  chemin.  Ils  n'étaient  point 
assez  initiés  aux  finesses  de  la  théologie  astrale  pour  recon- 
naître dans  ces  divers  symboles  des  combinaisons  des  attri- 
buts généraux  dérivés  du  soleil  et  des  particularités  appar- 
tenant aux  planètes  :  ils  remarquaient  seulement  que  chacun 
des  dieux  solaires  avait  des  affinités  avec  Apollon  et  avec 
Zeus  ;  avec  Apollon  comme  symbole  de  l'astre,  avec  Zeus 
comme  lumière  céleste  et  régulateur  du  monde.  Aussi  don- 
naient-ils d'ordinaire  aux  dieux  syriens  le  nom  et,  si  l'on 
avait  recours  à  leur  ciseau,  les  traits  de  Zeus,  avec  des  attri- 
buts multiples  dont  une  bonne  part  rappelle  ceux  d'A- 
pollon. 

Il  est  inutile  de  faire  remarquer  que  les  deux  modèles  entré 
lesquels  oscille  la  personnalité  vague  des  dieux  syriens  sont 
les  dispensateurs  nés  de  la  révélation.  La  théorie  n'eût  pas 
manqué,  au  besoin,  de  justifier  le  foit ';  et  le  fait  est  que  les 
dieux  dont  il  s'agit  rendaient  des  oracles. 

On  hésite  à  appeler  un  oracle  la  cime  du  Carmel.  C'était  un 
de  ces  «  hauts  lieux  »  consacrés  au  culte  du  feu  céleste.  La 
divinité  qu'on  y  adorait  ne  paraît  pas  avoir  été  incorporée  à 
une  forme  saisissable  et,  si  l'on  y  montait  pour  être  plus  près 

1)  Le  soleil  voit  tout  et  sait  tout  :  Solem  quls  dicere  falsum  Audeat?  (Vinc. 
Georg.,  I,  463). 


400  LES  ORACLES  EXOTIQUES 

d'elle,  on  ne  peut  affirmer  qu'il  y  eût  là  une  source  perma- 
nente de  révélation.  Quoi  qu'il  en  soit,  l'usage  s'était  établi 
d'y  sacrifier,  et  le  privilèg-e  du  lieu  devait  rendre  plus  digne 
d'attention  les  signes  révélateurs  fournis  par  les  victimes. 
Nous  y  rencontrons  Vespasien  avant  son  élévation  à  l'empirei 
«  Comme  Vespasien  y  sacrifiait,  dit  Tacite,  et  qu'il  roulait  en 
son  âme  de  secrètes  espérances,  le  prêtre  Basilide,  après 
avoir  inspecté  les  entrailles  à  plusieurs  reprises,  s'écria  : 
«  Quel  que  soit  le  projet  que  tu  médites;  qu'il  s'agisse  de 
«  bâtir  une  maison,  d'agrandir  tes  champs  ou  d'augmenter  le 
«  nombre  de  tes  esclaves,le  destin  t'accorde  une  vaste  demeure, 
«  des  limites  reculées  et  une  quantité  d'hommes  ^»  Basilide 
pouvait  être  un  devin  expert;  mais,  sansdisséquerd'entrailles, 
un  simple  flatteur  en  eût  dit  autant. 

Le  mont  Kasios,  qui  se  dresse  à  l'embouchure  de  l'Oronte-, 
forme  comme  le  pendant  du  Carmel;  il  était  consacré  à  un 
Zeus  du  même  nom  et  a  dû  être  témoin  de  consultations  ana- 
logues à  celle  de  A^espasien.  Un  auteur  byzantin  nous  repré- 
sente Séleucos  Nicator,  le  fondateur  de  la  dynastie  des  Séleu- 
cides,  sacrifiant  à  Zeus  Kasios  avec  l'assistance  de  nombreux 
devins,  pour  lui  demander  où  il  doit  fonder  une  ville  nouvelle. 
Un  aigle  enlève  un  lambeau  de  chair  sur  l'autel  et  le  laisse 
tomber  au  lieu  oii  fut  bâtie  depuis  Séleucie  ^.  C'est  une  légende 

i)  Tac,  Hist.  II,  78.  Cf.  Suetox.  Vespas.,  7.  Si  ce  Basilide  est  l'Égyp- 
tien dont  il  est  question  ailleurs  (Tac.  Hist.  IV,  82.  Cf.  ci-dessus,  p.  382) 
la  présence  de  ce  «  prêtre  »  ne  prouve  pas  qu'il  y  eût  un  sacerdoce  local. 
—  2)  Strab.,  XVI,  1,-12;  2,  5.  Pux.,  V,  §  80.  Dionys.  Perieg.,  901.  Il  y  avait 
un  autre  mont  Kasios  et  un  autre  Zeus  Kasios  dans  le  delta  du  iNil,  à  l'est 
de  Péluse.  On  avait  enseveli  là  le  grand  Pompée  (Lucan.,  Phars.  VIII,  8o7) 
et  cette  circonstance  valut  à  Zeus  Kasios  une  certaine  notoriété  dans  le 
monde  romain.  Rien  ne  s'oppose,  ce  semble,  à  ce  que,  de  part  et  d'autre, 
Z.  Kâato;  ait  été  identique  au  Z.  Kacio;,  dieu  tonnant  et  belliqueux  que  nous 
savons  avoir  été  adoré  en  divers  lieux  Iiors  do  Carie.  Les  deux  noms  ne  '' 
dilIV-rent  que  par  dos  consonnes  (jui  se  subslilucnt  aisément  l'une  à  l'autre. 
Pline  corniaît  encoi'c  un  mont  Kasios  en  Arabie  (Plin.,  V,  §  fio.  G8).  —  3)  Jo. 
Malalas,  Chrono'jr.,  [>.  199  éd.  Bonn.  Il  s'agit  ici  de  ScleuciaPieria.  Séleucos 
recommence  sur  le  mont  Silpios,  en  invociuant  Zeus  Kéraunios. 


ORACLES    SYRIENS  401 

comme  on  en  rencontre  x^artout  dans  les  compilations  des 
basses  époques,  et  qui  eût  été  aussi  bien  à  sa  place  dans  les 
traditions  d'Antioche. 

Avec  le  Zeus  solaire  d'Héliopolis  ^,  nous  abordons  enfin  le 
groupe  des  titulaires  d'oracles.  La  «  ville  du  Soleil  »  appelée 
en  sj^iaque  Baalbek,  séjour  de  Baal,  était  située  dans  la 
vallée  qui  sépare  le  Liban  de  l'Antiliban,  a  peu  près  à  moitié 
chemin  entre  Byblos  et  Damas.  Une  tradition  prétendait  que 
le  dieu  y  avait  été  amené  de  la  ville  liomonyme  d'Egypte  -, 
tant  on  était  habitué  à  rapporter  à  l'Egypte  l'origine  des 
civilisations  et  des  religions. 

Nous  possédons  quelques  détails  sur  les  rites  divinatoires 
usités  à  Héliopolis.  On  y  voit  percer  le  fétichisme.  «  La  statue 
d'or  du  dieu,  dit  Macrobe,  est  portée  sur  un  brancard, 
comme  on  porte  les  statues  des  dieux  dans  la  pompe  des  jeux 
du  cirque  ;  et,  généralement,  les  porteurs  sont  les  grands  du 
pays,  la  tête  rasée  et  purifiés  par  une  continence  prolongée. 
Ils  sont  mus  par  un  esprit  divin  et  vont,  non  pas  où  il  leur 
plaît,  mais  où  le  dieu  les  pousse,  absolument  comme  nous 
voyons  à  Antium  les  images  des  Fortunes  se  mouvoir  pour 
donner  des  réponses  ^.  »  Évidemment,  dans  cette  méthode, 
qui  rappelle  d'assez  près  les  rites  de  l'Ammonion  '■  et  ceux 
que  nous  allons  rencontrer  à  Hiérapolis,  l'on  tirait  de  la 
marche  du  cortège,  de  l'attitude,  du  balancement  de  la  statue, 
des  indications  que  l'on  pouvait  ensuite  formuler  en  langage 
humain,  prose  ou  vers. 

i)  D'après  Macrobe,  il  y  avait  à  Héliopolis  un  Zeus-Hélios,  armé  de  la  foudre, 
mais  de  visage  imberbe,  et  un  Apollon  barbu  portant  à  la  main  une  lance 
et  sur  la  tète  le  calathos,  comme  Sérapis  (Macr.,  Sat.,  I,  17,  6G).  On  est 
tenté  de  croire  que  Macrobe  s'est  mépris  et  qu'il  a  donné  à  Apollon  la  barbe 
de  Zeus.  Mais,  le  fait  se  trouvant  reproduit  à  Hiérapolis  (voy.  ci-dessous, 
p.  403),  il  faut  croire  que  les  attributs  solaires  n'étant  complètement  repré- 
sentés ni  par  l'un  ni  par  l'autre  type,  on  adoptait  les  deux  à,  la  fois. 
—  2)  LuciAN.,  Bea  Syr.,  o.  Macu.,  I,  23,  13.  —  3)  Macu.,  ibid.  —  4)  Voy. 
vol.  il,  p,  :-;47. 


402  LES    ORACLES    EXOTIQUES 

L'oracle  acceptait  les  consultations  par  correspondance.  Il 
eut,  vers  114,  l'honneur  d'être  consulté  par  Trajan  qui  allait 
commencer  sa  campagne  contre  les  Parthes.  «  Comme  ses 
amis,  qui  avaient  éprouvé  très-sérieusement  le  pouvoir  du 
dieu  et  avaient  une  foi  très-ferme,  l'engageaient  à  consulter 
touchant  l'issue  de  l'entreprise,  l'empereur  agit  à  la  romaine, 
en  essayant  d'abord  la  valeur  de  cette  croyance  et  se  met- 
tant en  garde  contre  la  supercherie  humaine.  Il  ejivoya 
d'abord" un  pli  cacheté  en  demandant  la  réponse.  Le  dieu  se 
flt  apporter  du  papier,  le  fit  cacheter  en  blanc  et  envoyer,  au 
grand  étonnement  des  prêtres  qui  ignoraient  la  singularité 
de  la  missive  impériale.  Trajan,  au  reçu  de  cette  réplique, 
fut  frappé  d'une  admiration  extrême,  car  il  avait,  lui  aussi, 
adressé  au  dieu  une  lettre  en  blanc.  Alors,  par  une  autre 
lettre,  écrite  cette  fois  et  cachetée,  il  demande  s'il  rentrera 
à  Rome  après  la  guerre.  Le  dieu  fit  prendre  parmi  les  ex- 
votos  consacrés  dans  le  temple  un  cep  de  centurion,  le  fit 
diviser  en  tronçons  qui  furent  ensevelis  dans  un  suaire  et 
emportés.  On  vit  l'accomplissement  delà  prophétie  à  la  mort 
de  Trajan,  lorsque  ses  ossements  furent  apportés  à  Rome  : 
car  les  tronçons  signifiaient  les  restes  mortels,  et  la  vigne 
indiquait  révénement  futur  '.  » 

Si  l'anecdote  est  authentique,  elle  montre  que  les  empe- 
reurs se  laissaient  parfois  aller  à  encourager,  dans  un  mo- 
ment de  faiblesse,  des  institutions  que  l'État  tenait  avec 
raison  pour  suspectes.  Antonin  bâtit  au  Zeus  d'Hôliopolis  un 
temple  magnifique.  L'oracle,  dont  on  n'entend  plus  parler, 
dut  atteindre  sous  les  empereurs  syriens  l'apogée  de  sa  pros- 
périté et  tomber  en  décadence  sous  les  empereurs  chrétiens. 
La  lutte  religieuse  fut  vive  à  Hcliopolis.  Les  habitants,  au 
dire  de  Théodoret,  ne  pouvaient  supporter  qu'on  prononçât 
devant  eux  le  nom  du  Christ,  et,  lorsque  les  démolisseurs  de 

1)Macrob.,  I,  23,  li-lo. 


ORACLES     SYRIENS  403 

temples  vouliirent  abattre  le  sanctuaire  du  Soleil,  ils  le  dé- 
fendirent à  main  armée  ^  Ils  purent  sauver  l'édifice,  mais  ils 
ne  purent  sans  doute  conserver  à  l'oracle  le  droit  de  parler, 
car  il  était  prudent  de  se  taire  sous  Théodose.  Cependant, 
telle  est  la  force  de  l'habitude  et  des  souvenirs  qu'au  vi^  siècle 
le  dernier  des  néoplatoniciens,  Damascius,  passant  par  Hé- 
liopolis, y  trouva  encore  comme  un  diminutif  de  l'oracle 
disparu.  La  statue  d'autrefois  était  remplacée  par  une  de  ces 
pierres  de  foudre  ou  bétyles  qui  sj'mbolisaient  le  feu  céleste. 
«  Le  prêtre  Eusèbe,  dit  le  voyageur,  nous  montra  des  lettres 
incrustées  dans  lapierre.C'estaumoyen  de  ces  caractères  qu'il 
rendait  au  consultant  l'oracle  demandé.  De  plus,  la  pierre 
rendait  un  son,  pareil  à  un  souffle  léger,  qu'Eusèbe  inter- 
prétait -....  »  On  trouvait  beaucoup  de  bétyles  dans  le  Liban 
et  les  ventriloques  comme  Eusèbe  n'étaient  pas  rares;  mais 
ce  devin  obscur  mérite  d'être  cité  en  passant  comme  héritier 
d'un  oracle  jadis  illustre  qui  avait  compté  parmi  ses  clients 
un  empereur  romain. 

Au  nord  de  la  Syrie,  non  loin  de  l'Euphrate  et  sur  la  route 
d'Antioche  à  Carrhee,  le  culte  solaire  avait  créé  un  centre 
religieux  pourvu  de  rites  divinatoires  analogues  à  ceux  d'Hé- 
liopolis.  Le  dieu  principal  d'Hiérapolis^  la  «  ville-sainte  », 
était  le  Soleil  sous  la  forme  de  Zeus,  associé  à  la  déesse  lu- 
naire Atargatis  et  symbolisé  une  fois  de  plus  par  un  Apol- 
lon barbu,  analogue  à  celui  d'Héliopolis.  C'était  la  statue 
d'Apollon  qui  rendait  des  oracles.  La  méthode,  telle  qu'on  la 
reconnaît  à  travers  les  exagérations  malicieuses  de  Lucien, 
est  celle  de  l'oracle  héliopolitain.  «  L'Apollon  syrien  se 
meut  tout  seul  et  rend  lui-même  ses  oracles.  Voici  comment. 


-1)  Theodor.,  llist.  Ecoles.,  IV,  19.  Le  diacre  Cyrille,  qui  avait  renversé  les 
idoles  du  temps  de  Constance,  fut  massacré  sous  Julien  par  la  populace 
héliopolitaine  qui  aurait  même,  ù,  eu  croire  l'historien,  mangé  sou  foie 
(Theodor.,  m,  7).  —  2)  Dauasc.  ap.  Phûx.,  Bibl.,  p.  3i8  a.  28. 


404  LES  ORACLES  EXOTIQUES 

Quand  il  veut  parler,  il  commence  par  s'agiter  sur  son  trône. 
Aussitôt,  les  prêtres  l'enlèvent.  S'ils  ne  l'enlèvent  pas,  il 
sue  et  s'agite  déplus  en  plus.  Lorsqu'ils  le  transportent  sur 
leurs  épaules,  il  les  fait  tourner  sur  eux-mêmes  et  passer 
d'un  endroit  à  un  autre.  Enfin,  le  grand-prêtre  se  présente 
à  lui  et  lui  adresse  toutes  sortes  de  questions.  Si  le  dieu 
désapprouve,  il  recule  ;  s'il  approuve,  il  fait  marcher  les 
porteurs  en  avant  et  les  conduit  comme  avec  des  rênes  '.  » 
On  faisait  remonter  l'origine  de  ce  culte  jusqu'aux  temps  fa- 
buleux; mais  on  attribuait  la  construction  du  temple  a  Stra- 
tonice,  une  reine  qui  a,  elle  aussi,  sa  légende.  Hiérapolis 
était  un  lieu  de  pèlerinage  très-fréquente  ;  nous  ne  savons 
à  quelle  époque  a  commencé  sa  décadence. 

On  trouvait  sur  l'Euphrate  même,  à  Niképhorion,  un  culte 
d'un  caractère  plus  hellénique,  celui  de  Zeus  Niképhorios. 
La  ville  était  une  place  forte  bâtie  par  Alexandre  et  achevée 
par  Sôleucos  Nicator.  Nous  ignorons  dans  quelle  mesure  le 
culte  grec  s'est  associé  aux  religions  indigènes  et  comment 
fonctionnait  l'oracle  de  Zeus.  Il  n'est  question  de  cet  oracle 
que  dans  V Histoire  Auguste,  à  propos  d'Hadrien.  «  Ce  prince, 
dit  son  biographe,  eut  le  pressentiment  de  Tempire  auquel  il 
allait  être  élevé  par  une  prophétie  émanée  du  temple  de 
Jupiter  Nicéphorius,  prophétie  que  le  platonicien  Apollo- 
nius Syrus  a  consignée  dans  ses  livres  -.  » 

Dans  la  Syrie  septentrionale  ou  Comagène,  la  ville  de  Do- 
liché,  ignorée  de  Strabon  et  célèbre  au  temps  des  Antonins, 
dota  l'empire  d'un  c  Jte  destiné  à  une  très-grande  vogue  ^ 

\)  LuciAN.,  Bea  S>j)\,  30,  Irad.  Tall)ol.  —  2)  Spartian.,  Hadrian.,  2.  —  3)  Cf. 
G.  Seidl,  Ueber  dm  BollchcnuscuU.  Wien.  1834.  Nachtrœgliches  iïhcr  dm 
DolichcnuscuU.  IS.'ii-  (Sitzbcr.  d.  Wiou.  Akad,  Pliilol.  Hist.  CL  XII).  C.  L. 
ViscoNTi,  I)i  alcwil  monummti  dcl  cidto  dolichcno  dissrppclllti  suW  Esquilino 
(Bull.  arch.  niunicip.  III,  p.  204-220).  F.  Hkttxer,  De  Jove  Dolichmo.  Bonn. 
1877.  A  ce  propos,  et  pour  ne  pas  ouvrir  un  chapitre  spécial,  nous  meu- 
tiunucrons  un  culte  qui  eut  aussi  sou  moment  de  \ogue  dans  l'empire,  celui 


ORACLES     SYRIENS  405 

En  effet,  le  Zeus  solaire  de  Doliche,  arme  delà  liache  de  fou- 
dre et  portant  l'armure  du  légionnaire  romain,  conquit  sans 
peine  les  sympathies  des  armées  romaines  qui  portèrent  son 
nom  jusqu'au  fond  de  la  Bretagne;  et,  d'autre  part,  ses  affi- 
nités avec  Sérapis,  les  aptitudes  médicales  qu'il  avait  dû.  ré- 
véler à  Doliclié  où  existaient  des  eaux  thermales,  le  firent 
associer  aux  divinités  iatromantiques,  Asklépios  et  Hygie. 

Jupiter  Dolichenus  est,  comme  Sérapis,  de  ces  divinités 
qui  possèdent  la  faculté  divinatoire  à  titre  personnel  et  la 
portent  partout  avec  elle.  Nous  ne  pouvons  affirmer  qu'il  y 
ait  eu  à  Doliché  un  dispensaire  de  révélations;  mais  il  paraît 
que  Rome  tirait  bon  parti  des  aptitudes  du  dieu.  Les  itiné- 
raires du  IV®  siècle  mentionnent  un  Dolocenum  situé  dans  la 
treizième  région,  entre  l'Aventin  et  le  Testaceus,  sans 
compter  des  chapelles  surl'Esquilin  et  le  Cœlius'.  Des  ins- 
criptions trouvées  sur  l'emplacement  de  ces  sanctuaires  in- 
diquent que  le  dieu  avertissait,  probablement  en  songe,  ses 
fidèles  de  ce  qu'ils  avaient  a  faire  pour  mériter  ses  faveurs  2, 
et  l'on  ne  voit  pas  pourquoi,  en  un  temps  où  l'incubation  était 
devenue  une  méthode  banale,  ceux  qui  étaient  curieux  de  ses 
conseils  ne  seraient  pas  venus  les  chercher  dans  son  temple. 
Autant  qu'on  peut  en  juger,  la  période  durant  laquelle  le 
culte  de  Jupiter  Dolichenus  fut  populaire  est  comprise  entre 
l'époque  des  Flaviens  et  le  règne  de  Constantin. 

C'est  sous  les  empereurs  syriens  que  nous  entendons  parler 

d'Apollon  Grannus,  originaire  do  Dacie  (C.  I.  L.  III,  5870.  1)881...  de). 
Caracalla  le  consulta  au  cours  de  ses  pèlerinages  (Dio  Cass.,  LXXVII,  Io,  et 
ci-dessus,  p.  382),  ce  qui  indique  qu'il  pouvait,  lui  aussi,  rendre  des  oracles. 
—  1)  H.  Jordan,  Topogr.  cl.  Siadt  Rom.  Il,  p.  502.  F.  Hettxer,  p.  IG-IO.  — - 
2)  C.  1.  Gr.ec.  5937.  Orelli,  2:'>0't.  Bidlctt.  îndit.  archeoL,  18GI,  p.  179.  On  y 
retrouve  les  expressions  consacrées  :  xaxà  xéXsuaiv  —  exjiissu,  qui  indi({uent 
d'ordinaire  des  révélations  faites  en  songe  :  ex  praecepto  I.  0.  m.  I).  (C. 
I.  L.  VI,  406.  408)  ex  jimu  I.  0.  m.  D.  (ihid.  407.  4H)  :  jusso  lovis  Dolycheni 
{Ibid.  367).  De  même  dans  les  provinces  :  ex  jusso  [C.  I.  L.  III.  3008)  ex  visa 
(C.  I.  L.  V,   1870)  ex  vwnilu  (C.  I.  L,  Vil,  98). 


4Ô6  LES     ORACLES     EXOTIQUES 

de  l'oracle  de  Zens  Belos  à  Aiiamée  en  Syrie.  Apamée  avait 
déjà  fourni  au  monde  romain  le  thaumaturge  et  prophète 
Eunoos,  qui  fat  le  principal  promoteur  de  la  re'volte  des 
esclaves  en  Sicile;  mais  cela  ne  veut  pas  dire  qu'Eunoos  se 
soit  formé  dans  son  pays  au  métier  de  révélateur.  D'après 
Dion  Cassius,  Zeus  Belos  prédit  à  Septime-Sévère  son  éléva- 
tion à  l'empire  et,  plus  tard,  les  tragédies  sanglantes  qui  de- 
vaient amener  l'extinction  de  sa  dynastie  \  Ces  réponses, 
plus  ou  moins  apocryphes,  sont  versifiées  :  on  n'en  peut  rien 
conclure  relativement  au  mode  de  divination  employé  à  Apa- 
mée. Si  l'on  en  croit  le  même  historien,  l'oracle  prédit  encore 
à  Macrin  le  sort  qui  l'attendait  ^  Ce  sont  là  dé  ces  prophéties 
que  l'on  faisait  volontiers  après  coup  et  qui  servaient  de 
«  réclame  »  aux  oracles  de  qui  elles  étaient  censées  émaner. 
Avec  Jupiter  Dolichenus  et  Belus  nous  approchons  de  plus 
en  plus  du  type  de  Zeus.  La  ville  de  Gaza  en  Idumée  possé- 
dait un  culte  que  les  Hellènes  assimilaient  à  celui  du  Zeus 
crétois-\  Le  dieu  de  Gaza  s'appelait,  dans  la  langue  du  pays, 
Marna,  c'est-à-dire  «Seigneur.):»  Il  ne  nous  est  connu,  lui  et 
son  oracle,  que  par  un  incident  emprunté  à  l'histoire  reli- 
gieuse du  iv  siècle  de  notre  ère.  Marcus-le-Diacre  raconte 
que  quand  son  maître,  l'évêque  Porphyre,  entra  à  Gaza,  les 
païens  «  sur  la  foi  de  Marna»  l'accusèrent  d'être  la  cause  de 
Ja  sécheresse  exceptionnelle  qui  régnait  cette  année-là'.  Por- 
phyre eût  été  fort  embarrassé  de  prouver  le  contraire;  mais 
il  obtint  d'Arcadius  que  le  temple  de  Marna  fût  fermé.  En- 
core que  l'empereur  eût,  à  ce  qu'il  paraît,  toléré  des  consul- 
tations clandestines.  Marna  ne  se  faisait  pasillusion.  «  Depuis 
que  Séropis  était  devenu  chrétien,  dit  saint  Jérôme,  Marna, 
enfermé  dans  son  temple,  pleurait  sa  solitude  et  tremblait, 


1)  Dio  C.vss.,  LXXVIII,  8.  —  2)  Dio  Cass.,  LXXVIIl,  40.  Zonar.,  Ann. 
XII,  13.  —  3)  Steph.  Byz.,  s.  v.  Tit^x.  — 4)  Act.  BoUand.,  Fcbniar.  III, p.  034 
[XXVI  Febr.]. 


ORACLES     SYRIENS  407 

attendant  à  chaque  instant  qu'on  vînt  aussi  l'abattre  '.»  Il  fut 
abattu  en  effet  par  ce  même  Porphyre,  devenu  son  emule  en 
divination.  Lorsqu'Eudoxie  eut  donné  un  fils  â  Arcadius, 
Porphyre  se  vanta  d'avoir  prédit  révénement  et  obtint  ainsi 
de  l'empereur  tout  ce  qu'il  voulut.  Or,  il  gardait  rancune  à 
Marna  et  le  lui  lit  l)ien  sentir. 

L'oracle  de  Stratonicée  en  Carie  est  un  produit  curieux  du 
syncrétisme  qui  a  rapproché,  sans  pouvoir  les  confondre  en- 
tièrement, des  symboles  grecs,  égyptiens  et  sémitiques. 
Fondée  au  commencement  du  m''  siècle  avant  notre  ère  par 
Antiochus  P%  au  moment  oii  le  culte  de  Sérapis  avait  encore 
tout  l'attrait  de  la  nouveauté,  Stratonicée  se  composa  une 
religion  locale  en  empruntant  à  Ja  tradition  grecque  le  nom 
de  Zeus,  à  l'Egypte  hellénisée  le  type  de  Sérapis,  et  aux  habi- 
tudes orientales  les  attributs  solaires.  Ceux-ci  furent  répartis 
également  entre  Zeus,  devenu  Zeus  Pancmérios,  et  Sérapis, 
devenu  Zeus-Hélios-Sérapis-. 

Les  deux  divinités,  ainsi  différenciées  par  un  caprice 
théologique,  étaient  vraisemblablement  réunies  dans  le  même 
temple,  le  Sérapéon,  mais  ne  confondaient  pas  leurs  préro- 
gatives mantiques;  de  sorte  que  les  deux  oracles  juxtaposés 
pouvaient  être  considérés  à  volonté  ou  comme  des  rivaux  de 
même  compétence  ou  comme  des  associés  de  spécialité  diffé- 
rente. Une  inscription  qui  paraît  dater  du  règne  de  Valérien 
ou  de  Gallien  rapporte  une  consultation  officielle  demandée 
par  la  ville  de  Stratonicée,  après  avis  de  Sérapis,  à  Zeus 
Panémérios.  Par  conséquent,  l'oracle  de  Sérapis,  interrogé 
en  premier  lieu  par  la  méthode  peu  solennelle  de  l'incuba- 
tion, avait  décliné  sa  compétence  et  renvoyé  les  consultants 
à  son  parèdre.  Voici  le  texte  du  document:  «Consultation  de 
Zeus  Panémérios.  La  ville,  selon  que  l'a  ordonné  Sérapis 
lui-même,  demande,  par  l'organe  de  Philocalos  II,  économe, 

i)  HiERONYM.,  Epist.  57.  —  2)  C.  I.  Grjx.,  2717.  Cf.  2715. 


408  LES    ORACLES     EXOTIQUES 

si  les  Barbares  viendront  ravager  la  ville  ou  la  contrée  pen- 
dant l'année  qui  commence.  Le  dieu  a  répondu  :  «Vous  voyant 
«  à  l'œuvre,  je  n'ai  pas  à  chercher  la  raison  de  cela:  car,  je 
«  ne  m'apprête  pas  à  ravager  votre  ville,  ni  à  la  faire  de 
«  libre  esclave,  ni  à  lui  enlever  quelque  autre  de  ses  biens'.» 

LesStratonicéens  pouvaient  dormir  en  paix  sur  la  foi  d'un 
pareil  oracle;  mais,  si  les  Barbares  étaient  venus,  le  dieu 
n'avait  qu'à  s'en  référer  à  la  lettre  de  sa  réponse  pour  prou- 
ver qu'il  n'était  pas  l'auteur  du  dégât. 

Le  culte  des  divinités  lunaires  est  généralement  associé, 
m.'ùs  subordonné  à  celui  des  dieux  solaires.  Ainsi,  dans  tous 
les  oracles  syriens  dont  nous  avons  parlé,  la  lune  est  repré- 
sentée par  Atargatis  :  elle  l'était,  à  Stratonicée,  par  Hécate. 
Les  deux  types  divins  sont  considérés  comme  complémen- 
taires l'un  de  l'autre.  On  rencontre  cependant  en  Orient  des 
cultes  qui  donnent  au  type  lunaire  le  sexe  masculin  et  l'affran- 
chissent ainsi  de  toute  subordination  naturelle  au  type  so- 
laire ^. 

Tel  était  à  Palmyre  le  culte  du  dieu  lunaire  Jaribolos  ou 
Aglibolos  qui,  égal  ou  supérieur  en  dignité  au  dieu  solaire 
Malachbelos,  est  appelé  dans  une  inscription  le  «  dieu  tuté- 
laire  des  Palmyréniens^»  Il  est  permis  de  supposer  tout 
d'abord,  par  voie  d'analogie,  que  Jaribolos  remplissait  à  Pal- 
myre les  mêmes  fonctions  que  le  Soleil  a  Héliopolis,  c'est-à- 
dire  qu'étant  le  patron  des  Palmyréniens  il  était  aussi  leur 
conseiller.  Cette  présomption  est  confirmée  par  le  certificat 
de  civisme  que  Jaribolos  décerna,  en  l'an  242  de  notre  ère,  à 


\)  C.  1.  Gn.Kc,,  2717. 2)  Une  croyance  bizarre,  rapporlce  par  Spar- 

tien,  voulait  que  ceux  qui  avaient  foi  au  sexe  masculin  de  la  Lune  fussent 
des  maris  obéis,  tandis  que  les  autres  étaient  condamnes  à  être  des  maris 
obéissants  (Spartian.,  CaracaUa,  1).  La  lune  étant  restée  du  féminin  dans 
liresque  toutes  les  lanfrucs,  la  conclusion  ;\  tirer  fournirait  un  supiilément  à 
la  sixième  satire  de  Juvénal.  —  3)  C.  L  Gr.ec,  4302. 


ORACLES    SYRIENS  409 

un  certain  Julius  Aurélius  Zenobius'.  Il  y  a  lu  une  trace  évi- 
dente de  révélation  régulière  et  officiellement  reconnue.  Ce- 
pendant, l'oracle  de  Jaribolos  ne  devait  pas  inspirer  une 
grande  confiance,  car  on  voit  les  Palmyréniens  consulter  à 
plusieurs  reprises,  et  pour  des  affaires  graves,  l'oracle  d'A- 
phaca2. 

La  capitale  du  Pont  Polémoniaque,  qui  avait  porté  tour  à 
tour  les  noms  de  Cabirae,  Diospolis,  Sébapte,  et  qui,  depuis 
le  règne  de  Néron,  s'appelait  Néocésarée,  possédait  aussi  un 
temple  du  dieu  Mén  ou  Lunus,  pourvu  d'un  domaine  et  de 
nombreux  hiérodules.  La  divination,  traditionnelle  ou  non, 
s'était  naturellement  implantée  dans  un  milieu  aussi  favora- 
ble, et  ce  fut,  selon  toute  probabilité,  au  dieu  Lunus  qu'eut 
affaire  le  thaumaturge  chrétien,  Grégoire,  dans  une  circons- 
tance relatée  par  son  biographe  et  homonyme,  saint  Grégoire 
de  Nysse. 

Grégoire-le-Thaumaturge,  étant  revenu  à  Néocésarée  sa 
patrie  après  avoir  assisté  au  concile  d'Antioche  (268),  se  pro- 
menait aux  environs  de  la  ville  lorsque,  surpris  par  la  nuit 
et  par  un  orage,  il  entra  dans  un  temple.  «Ce  temple  était 
des  plus  renommés,  et  il  y  avait  là  un  commerce  visible  des 
démons  avec  les  néocores,  commerce  qui  produisait  certaines 
réponses  prophétiques.  »  Le  saint,  pendant  la  nuit,  expulsa 
les  démons,  et  le  lendemain,  lorsque  le  néocore  voulut  va- 
quer aux  soins  du  culte,  ils  lui  apparurent,  lui  disant  que  le 
nouveau-venu  leur  avait  fermé  le  temple.  En  vain,  le  néocore 
redoubla  de  sacrifices;  il  fut  obligé  de  s'adresser  à  Grégoire 
qui,  n'étant  pas  fâché  de  constater  par  une  contre-épreuve 
la  dépendance  des  mauvais  esprits  vis-ii-vis  du  vrai  Dieu,  lui 
donna  un  billet  contenant  ces  mots  :  «  Grégoire  à  Satan.  En- 
tre î  »  Moyennant  quoi,  l'oracle  reprit  haleine-'. 

d)  C.  1.  Gr.ec,  4483.  Cf.  A7i7ial.  Instit.  arch.  18G0,  p.  423.  —  2)  Zosim., 
I,  o8.  —  3)  Grkg.  Nyss.,  III,  p.  913-91G.  Migne. 


410  LES    ORACLES     EXOTIQUES 

Le  culte  do  Luiius,  accompagné  de  rites  divinatoires,  se 
retrouve  encore  à  Carrlise  en  Mésopotamie.  Il  nous  est  connu 
par  la  dévotion  de  Caracalla,  grand  solliciteur  d'oracles,  qui, 
au  moment  de  reprendre  la  guerre  contre  les  Parthes,  vint 
exprès  d'Édesse  à  Carrliœ  «  en  considération  du  dieu  Lunus  \  » 
sans  prévoir  qu'à  moitié  chemin  il  serait  assassiné  par  ses 
officiers. 

La  Lune  des  Sémites  apparaît  enfin  avec  son  sexe  ordinaire, 
sous  la  forme  d'Ourania  ou  Déesse  Céleste 2,  à  Carthage.  La 
déesse,  identique  â  Atargatis,  Astarté  et  autres  congénères, 
eut  aussi  son  oracle  quand  la  mode  le  voulut.  Elle  choisit 
pour  interprètes  les  femmes  qui  se  consacraient  a  son  ser- 
vice, et  il  est  possible  que  celles-ci  aient  imité  de  leur  m.ieux 
l'enthousiasme  des  pythies ^  L'oracle  était  assez  renommé  au 
temps  d'Antonin  pour  que  le  proconsul  d'Afrique  lui  fît  d'or- 
dinaire une  visite  officielle  en  prenant  possession  de  sa  pro- 
vince. Si  l'on  en  juge  par  l'exemple  cité,  la  déesse  se  permet- 
tait des  prophéties  politiques  assez  dangereuses''.  Aussi 
n'est-on  pas  étonné  d'apprendre  que,  durant  son  proconsulat 
d'Afrique,  Pertinax  «  eut  à  supporter  nombre  de  séditions 
causées  par  les  prophéties  de  ces  femmes  qui  sortent  du 
temple  de  la  Déesse  Céleste"'.» 

Cet  oracle,  qui  aurait  pu  périr  victime  de  son  imprudence, 
dut  au  contraire  sa  perte  à  l'affection  passionnée  d'Hélioga- 
bale  pour  la  déesse.  Héliogabale  voulut  donner  à  son  dieu 
Soleil  la  Lune  pour  épouse.  Il  fit  donc  venir  à  Rome  la  statue 
de  la  Vierge  céleste  de  Carthage  qui  dut,  bon  gré,  mal  gré, 
épouser  Elagabal*"'.  Jadis,  évoquée  par  les  Romains  au  cours 
des  guerres  puniques",  elle  avait  dû  se  transporter  en  esprit 

i)  Spartian.,  Caracalla^  6.  Julien  sacrifie  en  grande  pompe  à  Carrhce 
(Theodorkt.,  h.  E.,  IV,  21).  —  2)  Dea  Cxlcstis,  Vii'QO  Cxlcslis,  Juno  Cxlcstis. 

—  3)    Vatcs  cxlcstis  apud  Carthaginem,   t/uœ  dco  rcplcla  solet  vera  cancre 
(Capitolin.,  Macrin.  3).  —  4)  Capitolin.,  ihid.  —  o)  Capitolin.,  Pertinax,  4. 

—  6)  Herodiax.,  V,  g.  Dio  Cass.,  LXXIX,   12.  —  7)  Skrv.,   JEn.,  XII,  8ii. 


ORACLES   SYRIENS  411 

sur  les  bords  du  Tibre.  Cette  fois,  la  mesure  était  autrement 
énergique  :  on  y  apportait  son  corps.  Aussi,  l'inspiration  pro- 
phétique disparut  de  son  temple  avecla statue;  du  moins,  on 
n'entend  plus  parler  de  l'oracle  de  Carthage.  Saint  Augustin 
lui-même,  qui  eût  volontiers  saisi  Toccasion  d'attaquer  de  ce 
chef  les  païens  de  Carthage,  parle  de  la  Vierge  Céleste  et  des 
turpitudes  de  son  culte  '  sans  faire  une  allusion  quelconque 
à  son  oracle  alors  parfaitement  oublié. 

La  déesse  de  Carthage,  souvent  identifiée  par  les  Romains 
avec  Junon,  ressemblait  tout  autant  à  l'Aphrodite  grecque,  et 
c'est  elle  encore  que  l'on  reconnait  dans  le  type  à  demi 
hellénisé  de  l'Aphrodite  adorée  à  Aphaca,  entre  Byblos  et 
Héliopolis. 

Aphrodite  avait  là  un  oracle  hydromantique  dont  les  rites 
bizarres  rappellent  ceux  d'Epidauros  Limera  et  de  Patrge^. 
«  Près  du  temple,  ditZosirae,  est  un  étang  semblable  à  une 
citerne  faite  de  main  d'homme...  Ceux  qui  venaient  honorer 
la  déesse  apportaient  des  présents  en  or  et  en  argent,  des 
toiles  de  lin,  de  byssus  et  autres  matières  précieuses;  et,  si 
ces  présents  étaient  acceptés,  les  étoffes  aussi  bien  que  les  ob- 
jets pesants  allaient  au  fond.  Si,  au  contraire,  ils  étaient  re- 
poussés  et  rejetés,  on  voyait  surnager  les  étoffes  et  même 
tout  ce  qui  était  fait  d'or,  d'argent  ou  d'autres  matières  assez 
pesantes  pour  ne  pas  flotter  naturellement  •'»  .  C'est  de  cette 
façon  que  les  Palmyréniens  furent  avertis,  un  peu  tard,  il 
est  vrai,  de  la  ruine  prochainede  leurpuissance. 

Constantin  abolit  le  culte  peu  édifiant  d'Aphrodite  Aphalcis 
et  supprima  l'oracle  qui  n'avait  ni  la  haute  antiquité  ni  la 
renommée  sérieuse  de  celui  de  Paphos^ 


1)  Adgu.stin.,  Civ.  Dei,l\,  4.  —  2)  Cf.  vol.  II,  p.  253.  272.-3)  Zosim.,I,  58. 
—  4)EusEB.,  vu.  Constant.,  III,  53.  Sozomen.,  Hist.  Ecoles.,  11,  5. 


412  LA  DIVINATION   HELLENIQUE 

L'histoire  des  oracles  helléniques  et  hellénisés  s'épuise 
enfin  avec  cette  trop  longue  liste  d'instituts  créés  a,  diverses 
époques,  mais  atteints  presque  en  même  temps  par  le 
triomphe  soudain  du  christianisme.  Si  l'on  jette  un  coup 
d'oeil  sur  cette  accumulation  de  lieux  privilégiés,  de  sacer- 
doces entretenus  par  l'exploitation  des  privilèges  locaux,  de 
rites  divers  imaginés  pour  provoquer  la  révélation  et  pour 
en  réglera  volonté  le  cours;  si  l'on  se  représente,  circulant 
entre  ces  points  fixes  et  se  mêlant  de  plus  près  à  la  vie  quo- 
tidienne, les  devins,  exégètes,  prophètes  de  toute  origine,  qui 
exercent  au  hasard  leur  obscure  industrie  et  détournent 
parfois  à  leur  profit  quelque  chose  du  prestige  attaché  au 
souvenir  des  devins  de  l'âge  héroïque  ou  des  chresmologues 
légendaires;  si  Ton  ajoute  au  groupe  des  dispensateurs  et 
instruments  de  la  révélation  les  philosophes  qui  ont  éclairé 
de  quelques  vues  générales  cet  amas  incohérent  d'idées  et 
de  faits;  on  a  sous  les  yeux  tout  l'ensemble,  ou  peu  s'en  faut, 
des  croyances,  coutumes  et  institutions  que  le  besoin  d'entrer 
en  relation  avec  la  pensée  divine  a  accréditées  en  pays  grec. 

Ki  dans  l'Étrurie  où  nous  allons  essayer  de  retrouver  les 
doctrines  et  les  pratiques  des  devins  nationaux,  des  «  harus- 
pices »,  ni  cl  Rome  oii  nous  pourrons  mesurer  avec  une  pré- 
cision toute  juridique  l'étendue  de  l'art  augurai,  nous  ne 
rencontrerons  une  telle  variété  de  méthodes  et  de  recettes 
empiriques,  une  pareille  collection  de  dieux  complaisants,  un 
personnel  sacerdotal  aussi  librement  recruté.  La  transition 
est  brusque  de  la  spontanéité  multiple  et  un  peu  anarchique 
du  peuple  grec  à  la  règle,  à  la  discipline  dont  on  sent  le 
joug  s'appesantir  à  mesure  que  l'on  s'approche  de  Rome. 

En  Grèce  la  divination  —  comme  la  religion  dont  elle 
n'est  qu'une  forme,  ou,  si  l'on  veut,  un  emploi  pratique  —  a 
vécu  au  jour  le  jour,  menée  par  l'esprit  public  et  laissant 
pénétrer  jusque  dans  ses  instituts  les  plus  fameux  les  innova- 


LA     DIVINATION     HELLENIQUE  413 

tions  réclamées  par  le  goût  du  moment.  Elle  a  servi  de  guide 
aux  cités  quand  celles-ci  lui  demandaient  une  direction  spi- 
rituelle, et  elle  s'est  trouvée  toute  prête  à  s'intéresser  aux 
souffrances  des  individus,  à  répondre  à  leurs  doléances  ou 
simplement  à  satisfaire  leur  curiosité,  le  jour  où  les  oracles 
les  plus  renommés  n'eurent  plus  d'autre  clientèle  que  des 
oisifs  et  des  malades.  Suivant  que  les  vicissitudes  politiques 
amènent  les  esprits  à  concevoir  l'autorité  divine  comme 
dispersée  entre  une  foule  de  divinités  locales,  symboles  d'au- 
tant de  cités  autonomes,  ou  concentrée  aux  mains  d'un  dieu 
suprême,  à  la  fois  modèle  et  copie  des  monarques  orientaux, 
elle  met  à  contribution  tout  le  monde  divin,  depuis  Zeus 
jusqu'à  Pan  et  aux  nymphes,  ou  elle  ne  demande  audience 
qu'à  un  révélateur  solennel  et  jaloux  de  sa  prérogative, 
Apollon,  Sérapis,  Baal-Hélios.  Comme  elle  multipliait  à 
volonté  les  sources  de  révélation,  la  mantique  grecque  élar- 
gissait sans  mesure  le  cercle  de  sa  compétence.  Elle  répon- 
dait atout  venant,  sans  témoigner  d'embarras,  assouplissant 
au  besoin  le  peu  de  procédure  qu'elle  avait  bien  voulu  s'im- 
poser en  certains  lieux,  et  abordant  toutes  les  tâches  avec 
une  facilité  exempte  de  scrupules  qui  se  trouvait  également 
encouragée  par  la  foi  et  par  le  scepticisme.  La  religion  toute 
démocratique  des  Hellènes  avait  assez  diminué  Técart  entre 
la  dignité  humaine  et  la  majesté  divine  pour  permettre  entre 
les  dieux  et  les  hommes  une  familiarité  de  bon  goût  qui  sup- 
posait l'affabilité  chez  les  uns  et  la  discrétion  chez  les 
autres.  Elle  formait,  à  ce  point  de  vue,  un  parfait  contraste 
avec  ces  religions  d'esclaves  auxquelles  s'habitue  à  son  tour 
la  Grèce  asservie  et  qui  troublent  l'harmonieuse  association 
des  êtres  raisonnables  en  mettant  tous  les  droits  d'un  côté 
et  tous  les  devoirs  do  l'autre. 

Le  contraste  n'est  guère  moins  grand  si  l'on  passe  tout 
d'un  coup,  comme  nous  Talions  faire,  de  la  mantique  grecque 


414  LA     DIVINATION     HELLENIQUE 

à  la  divination  pratiquée  par  les  peuples  de  l'Italie.  Là,  les 
dieux  ne  sont  pas  précisément,  comme  en  Orient,  affranchis 
de  toute  loi  morale,  et  on  n'a  pas  besoin,  pour  leur  parler,  de 
se  traîner  dans  la  poussière  devant  leurs  images;  mais,  invi- 
sibles et  d'humeur  sombre,  ils  ne  se  laissent  attirer  près  des 
mortels  que  par  le  pouvoir  des  formules,  et  l'on  n'obtient  un 
indice  fugitif  de  leur  volonté  qu'à  travers  les  observances 
d'une  étiquette  minutieuse.  La  divination  devient  ainsi  une 
science  à  part,  fermée  à  la  curiosité  des  profanes  et  toute 
tournée  à  certains  usages  spécifiés  d'avance.  Les  arcanes  de 
la  révélation  se  transmettent  au  sein  des  écoles  sacerdotales, 
et  le  besoin  d'intermédiaires  expérimentés  entre  les  hommes 
et  les  dieux  est  si  pressant  que  Rome  elle-même,  si  préoc- 
cupée qu'elle  soit  de  ne  point  laisser  subsister  d'autorité  reli- 
gieuse indépendante  du  pouvoir  civil,  ne  s'en  peut  complè- 
tement affranchir. 

Nous  quittons  la  terre  de  la  liberté,  des  ingénieux  essais, 
de  la  foi  superficielle  et  souriante,  pour  entrer  dans  un 
monde  tout  différent,  dans  la  patrie  des  «  cérémonies.  » 


FIN   DU   TOME   TROISIEME. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


DEUXIÈME    PARTIE.   —    LES   SACERDOCES    DIVINATOIRES 

LIVRE  DEUXIÈME.  -  LES  SACERDOCES  COLLECTIFS  OU  ORACLES 

PREMIÈRE    SECTION.    —  ORACLES    DES    DIEUX   (suite) .  » 

Chapitre  quatrième.  —  Les  oracles  d'Apollon 1 

g  L     Oracle  de  Délos 13 

§  II.   Oracle  de  Delphes 39 

a.  L'oracle  de  Delphes  avant  l'avènement  d'Apollon.  42 

b.  L'avènement  d'Apollon 59 

c.  Lessacerdocesetles méthodes del'oracleapoUinien.  75 

d.  Histoire  de  l'oracle,    des  origines  à  la  reconstruc- 
tion du  temple  d'Apollon 102 

e.  Influence  politique,  religieuse  et  morale  de  l'oracle,  120 

f .  Histoire  de  l'oracle,  de  la  guerre  de  Krisa  à  la  fin 

des  guerres  sacrées 1"" 

g.  L'oracle  de  Delphes  sous  la  domination  des  Macé- 
doniens et  des  Romains 189 

§  III.  Autres  oracles  d'Apollon  dans  la  Grèce  d'Europe  .  208 

§  IV.  Oracles  apoUiniens  de  l'Asie-Mincure 229 

Chapitre  cinquième.  —  Oracles  d'Asklépios -'1 

Chapitre  sixième.    —    Oracles  d'Héraklès 308 


416  TABLE     DES     MATIERES 

DEUXIÈME    SECTION.    —    ORACLES    DES    HEROS.  315 

Chapitre  premier.    —    Oracles  des  héros-prophètes 321 

Chapitre  deuxième.  —   Oracles  des  héros  non-prophètes   ....  348 

TROISIÈME    SECTION.    —   ORACLES    DES    MORTS.  363 

QUATRIÈME    SECTION.    —    ORACLES    EXOTIQUES    HELLÉNISÉS.  369 

Chapitre  premier.    —  Oracles  égyptiens 377 

Chapitre  deuxième.  —  Oracles  syriens 396 


FIN    DE   LA    TABLE   DES    MATIERES. 


SAlNT-yi;iiNTIN.  —    IiMl'IU.MIilUE    JULliS    MOUHEAU. 


i_^  -/^^^ 


ii     1 


"1 


Bou'iîhé-Le'^lernn,   Auguste 

Histoire  de  li  divination 
dans  l'antiouité 


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