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ÉTUDES
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1886
Tous droits réservés.
HISTOIRE
LA LANGUE FRANÇAISE
ÉTUDE SUR PATELIN
Sommaire [Uevue des Deux-Mondes, 15 juillet 1855.) — Ce trnvaîl a eu
pour objet une nouvelle cdilion He Patelin, par Génin [maître Pierre
Patelin, texte revu sur les nnanuscii's et les plus anciennes éditions,
avec une iiitrodutliou et des rmies, Paris. 185i). L'édition de M. Gé-
nin est exlrèincuienl rcconimandiiblo, soit par le .-oin avec lequel la
coll.ilion des aiicicruics leçons a été f.ule, soit par l'érudition <le l'édi-
tt'ur, soit par la finesse de son goût. J'ai rendu ju>li(:e à toutes ces
qualités, tout en conservant les droits de la crili(|ne. En discutp.nt
minutieusement le texte, les variantes et les conjectures, j'ai f.iit en
sorte que le lecteur étudiât en même temps certains caractères de la
larifrue du quinzième siècle, qui, étant une ruine de celle du treizième
et du douzième, n'a pas encore reçu la forme du seizième.
1 ^ Delà farce; examen de la question pourquoi V ancienne
littérature n'a pas eu de tragédie proprement dite.
Maître Pierre Patelin, arrangé pour le théâtre mo-
derne par Brueys et Palaprat, et demeuré en faveur,
gràre non à l'imitai ion qu'ils en ont faite, mais à la
\crve comitiue de l'original, n'a pas besoin d'être
rappelé au lecteur. Ce qui intéresse id, ce qui esî
II. i
2 ÉTUDE SUR PATELIN.
nouveau, c'est Tédilion elle-même, les efforts curieux
pour rendre au texte sa pureté, les recherches à l'effel
de coiintutie l'auteur (resté anonyme) de ce petit chef-
d'œuvre, et les comparaisons de langue et de gram-
maire avec le français plus ancien que le Patelin et
avec le français plus moderne.
Patelin est une farce, mais une farce sortie de la
main de quelque Molière du quinzième siècle, — du
moins un Molière auteur de Scapin et du Médecin mal-
ciré lui. Ce genre de pièces abondait; elles allaient au
goût de la foule et coulaient sans peine de cet esprit
narquois et plaisant qui avait produit tant de fabliaux.
Dès le l! cizième siècle, on en trouve. Au quatorzième,
Oresme, qui traduisit tant de livres pour le roi Char-
les Y, dit dans son Éthique : « Et ce peut assez aparoir
par les comédies des anciens et par celles que l'on fait
à présent. » Plusieurs de ces pièces ont, comme maint
fabliau, passé dans des compositions plus modernes,
dans les Contes de la Fontaine, et le fabuliste lui-même
nous apprend que la jolie fable de la Laitière et le Pot
au lait était une farce ancienne:
Le récit en farce en fut fait
On l'appela le pot au lait.
En regard d'une production aussi active, il est curieux
de remarquer que le moyen âge n'a pas connu la tra-
gédie. De ce côlé-là, il en est toujours resté aux mys-
tères. Ceux-ci sont fort anciens; ils remontent jusqu'aux
onzième et douzième siècles, précédant naturellement
tout le reste du Ihéiitre; mais, au lieu de se dévelop-
per, comme dans la Grèce antique, en actions qui,
ÉTUDE SUR PATELIN. 5
tout en tenant à l'histoire religieuse, y introduisisscn'
une vie plus liuniaine, les mystères s'arrêtèrent au
premier seuil et ne firent jamais que nietlre en scène
les récits des livres saints. Aucun génie hardi ne se
sentit inspiré à toucher les âmes par le spectacle des
destinées de l'homme en conflit avec les sévérités ou
les faveurs du ciel.
El pourtant ni le talent ni le génie ne manquaient.
Si les chansons de geste ne se sont pas élevées jus-
qu'au génie, plusieurs se sont élevées jusqu'au talent:
la gloire de Charlemagne, les désaslies de Roncevaux,
l'héroïsme de Roland et de ses compagnons, les âpres
mœurs de la féodalité pelîites avec tant de vigueur
dans Raoul de Cambrai^ le vaillant Gérart déchu de scr.
grandeurs et solitaire avec sa femme fidèle dans une
forêt, la lutte avec une religion ennemie, tout ce mé-
lange de fiction et d'histoire composait un fonds qui
valait certainement Œdipe et sa famille, les Atrides et
Troie, et qui néanmoins s'éteignit sans rien produire
de tragique. Ce ne fut pas non plus du côté de la tra-
gédie que se tourna le grand génie poétique du moyen
âge, Dante, qui rivalise avec Homère, et dont le poème
l'emporte sur VÉnéide, si le poêle ne l'emporte pas
sur Virgile; cette Divine Comédie^ si riche en épisodes
ou touchants ou terribles, n'a, malgré son titre, rien
de commun avec le théâtre. Décidément les temps
n'étaient pas venus, et le moyen âge ne pouvait dé-
passer, soit d'un côté les mystères, soit de l'autre les
farces.
Tout à l'heure, en regard de l'antiquité, j'ai mis non
pas seulement la Fiance ou l'Italie, mais les deux pays
4 ÉTUDE SUR PATELm.
conjointement; môme je ne m'arrôlerais pns 15, et j'y
mellrais tout l'Occident chrétien. Rien, à mon sens, de
plus intéressant et de plus fruclucux que de comparer
le moyen âge avec l'antiquité, dont il dérive pour la
langue, pour les institutions, pour les sciences, pour
les lettres, pour les arts. Seulement il faut se faire une
idée exacte du champ de la comparaison. L'antiquité
classique n'est pas simple, elle est formée de deux
parties distinctes qui font un seul corps, la Grèce et
Rome, le grec et le latin, Homère et Virgile, Démo-
sthène et Cicéron, Thucydide et Tacite, Miltiade et les
Scipion, Alexandre et César. A plus forte raison, le
moyen âge n'est pas un : il se divise en cinq groupes
principaux, l'Italie, l'Espagne, la France, l'Angleterre
et l'Allemagne; mais ces groupes, élant joints par une
tradition commune reçue de l'anliquité, par une reli-
gion commune dont le chef unique siégeait a Rome,
par des institutions communes dont la féodalité était
la base, représentaient un corps politique qui avait
plus de puissance et plus de cohésion que l'empire ro-
main, et qui en était la continuation directe. Donc
l'antiquité gréco-latine a pour terme corrélatif dans le
moyen âge l'ensemble des cinq populations, héritières
par indivis de l'héritage de civilisation.
Pourquoi le théâtre, dans son expression la plus
haute, tragédie et comédie, a-t-il fait défaut au moyen
âge? Je crois en trouver une des causes dans l'étal de
la société. Divisée en seigneurs léodaux, bourgeois des
communes et gens de la campagne, elle ne présentait
nulle part un public approprié à ce genre de littérature
et de plaisir. Les seigneurs vivaient dispersés dans
ETUDE SUR PATELIN. 5
leurs châteaux; ils ne se réunissaient que pour les
tournois, fêles guerrières et lucratives (car les vaincus
payaient des rançons, et les vainqueurs gagnaient des
chevaux et des armes) qui les captivaient tellement,
que les défenses des rois et des papes purent à peine
mellre des bornes à ces luttes simulées, mais sou-
vent dangereuses. C'était alors aussi que ces assem-
blées représentaient les scènes de la Tahle-Ronde mises
dans toutes les mémoires par une foule de poèmes, et
que dames et chevaliers prenaient le nom, le costume
et le rôle de Tristan, d'Arthur et de la belle Yseult.
Dans cet état, ce qui plaisait aux seigneurs et aux no-
bles dames, c'était la poésie qui venait les chercher
dans leurs demeures féodales, l.e jongleur arrivait
chantant la geste de Roncevaux, les aventures de Guil-
laume au Court-Nez, les exploits d'Ogier le Danois;
puis, quand il avait anmsé ceux qui l'écoulaient, il en
recevait des cadeaux, de riches vêlements, des four-
rures précieuses. Ou bien les chevaliers devenaient,
pour leur compte, trouvères ou troubadours, suivant
qu'on était sur la rive droite ou sur la rive gauche de
la Loire, et ils composaient, non pas des chansons de
gesie, mais des chants d'amour et de guerre. Je ne sais
pourquoi l'on a fait dans ces temps à la noblesse fran-
çaise un renom d'ignorance profonde, Faccusanl d'être
tout à fait illellrée; je crois qu'on a pris Texpeption
pour la règle. Aux douzième et treizième siècles, on
trouve parmi les poètes les plus célèbres beaucoup de
noms appartenant aux princes et aux barons : le roi
Richard, le châtelain de Couci, Quesncs de Bélhune,
le comte de Champagne, la dame de Faycl, et bien
« ÉTUDE SUR PATELIN
d'autres, ont chanté leurs amoiiis, déploré les tra-
verses qu'essuient les fidèles amaiils, et gémi que la
croisade, dette de foi et d'iionneur, les séparât de l'ob-
jet aimé. Le goût des lettres était vif dans celte classe,
qui les cultivait non sans succès et sans charme.
Malheureusement cette société dispersée ne faisait
pas un public pour le théâtre. Par une autre raison,
ce public manquait dans les villes. Les villes étaient des
communes qui s'étaient formées par l'affranchisse-
ment, tantôt acheté à prix d'argent, tantôt conquis par
la révolte et par la force. 11 y avait là sans doute des
hommes riches et puissants, mais c'étaient des mar-
chands et des gens de métier, ayant peu de loisir et
tout occupés de leurs affaires. En un mot, la bour-
geoisie et la noblesse vivaient trop séparées pour exer-
cer une influence Tune sur l'autre et pour constituer
un inonde capable, comme le monde grec, de se plaire
aux émotions et aux beautés du théâtre. Aussi le théâ-
tre du moyen âge ne commença-t-il que quand ce mé-
lange se fut opéré par les événements politiques qui
changèrent profondément la vie féodale et constituè-
rent les grandes villes comme des centres où tout
aboutissait, je veux dire la lin du seizième siècle; car
je ne vois aucun moyen de rattacher le théâtre espagnol
de ce temps et le grand tragique anglais à la Renais-
sance. Tout l'art de Shakspeare, toute son inspiration,
émanent du moyen âge. On y chercherait vainement
la marque de la tragédie antique, on y chercherait vai-
nement aussi les avant-coureurs de la tragédie de
Corneille et de Racine, créant des compositions mixtes
entre les modèles classiques qu'ils se proposaient d'i-
ÉTUDE SUR PATELIN. ?
miter et la sociélé du dix-septième siècle dont l'esprit
les animait.
En revanche, dans le conrant du moyen âge, nul
obstacle à la farce, dont le Patelin reste une expression
excellenle. Donner un bon texte de celte pièce élait un
service à rendre aux lettres et à la langue. C'est ce que
M. Génin a entrepris; mais beaucoup de difficultés
arrêtaient l'éditeur. Au premier rang, on mettra l'ex-
cessive rareté des manuscrits. Une œuvre dramatique
est particulièrement confiée à la mémoire des comé-
diens. La vogue même de la pièce dut lui être une
cause perpétuelle d'altérations : selon les provinces
où ils récitaient, les comédiens remplaçaient un mol
suranné par une expression courante; on changeai!
un proverbe, une rime, un vers devenu obscur; un
changement en appelait un autre. C'est dans cette
pénurie de bons textes qu'il faut interpréter les locu-
tions tombées en désuétude, corriger les phrases
altérées, remettre sur leurs pieds les vers boiteux, el
donner à chaque mot l'orthographe qui lui convient.
Remarquez une complication de plus : au quinzième
siècle, la langue est dans une transition; elle se sépare
déjà, par des caractères tranchés, de celle des douzièn^e
et treizième siècles, et n'est pourtant pas encore celé
qui prévaudra dans le seizième. L'éditeur doit être
constamment en éveil pour ne pas faire une correction
qui soit relativement ou archaïsme ou néologisme, e';
pour ne pas prêter à Patelin une locution plus vieille
que lui ou plus moderne. Entre ces êcueils, l'érudition
au goût lin et au tact exercé, l'habitude des textes, la
connaissance de l'histoire littéraire, sont requises.
8 ÉTUDE SUR PATELIN.
De tout cela, le nouvel éditeur a ample provision.
Aussi le Patelin s'en esl-il ressenti, et j'ai pris un sin
gulier plaisir à lire ces phrases régulières, ces vers
exacts, ce dialogue vif, dans un volume d'une très-belle
impression et corrigé avec un soin extrême. \oilà, se
peut on dire, en tenant le livre et en l'écoutant parler,
voilà comme nos aïeux d'il y a trois cents ans causaient
entre eux 1 Voilà les tournures de leurs conversations,
les formules dont ils s'abordaient et se saluaient, les
plaisanteries qui leur plaisaient, les allusions qui
avaient cours I Tout cela est très-différent de notre
langage actuel : les formes, les mots, les locutions, ont
varié, et il faut quelque habitude (habitude, du reste,
qui se prend très-vite) pour lire un texte du quinzième
siècle. Voyez cependant quels changements considéra-
bles un changement graduel et à peine sensible finit
par apporter. Pour arriver à Patelin et pour trouver
celui de nos aïeux qui assistait à ces anciennes repré-
sentations, il suffit de compter le douzième de nos an-
cêtres. Dans ce trajet, qui ne comprend que douze per-
sonnes, chacun de nous a reçu le français de la bouche
de son pèie, qui le tenait du sien, et ainsi de suite
jusqu'au douzième, sans aucune solution de continuité
dans la transmission d'un langage toujours compris.
Pourtant le changement est devenu à la longue si no-
table, d'imperceptible qu'il paraît d'une génération à
l'autre, que, si nous nous trouvions devant ce douzième
aïeul, nous éprouverions quelque peine à suivre son
discours et à entretenir conversation avec lui.
Nous venons d'indiquer de quelles difficultés l'édi-
teur du Palelin avait à se préoccuper. Arrivons à sor
ÉTUDE SUR PATELIN. 9
travail, dans lequel deux parties surtout sont à étu-
dier : la restitution du texte et les recherches sur
l'auteur. C'est sur ces deux points que se portera suc-
cessivement notre attention.
8, — Discussion de différents passages de Patelin ; et applications de
celle discussion à l'étude de la langue du quinzième siècle.
Celui qui a corrigé des épreuves d'imprimerie sait
que, plus une feuille est chargée de fautes, plus lui-
même en laisse échapper. Au contraire, si l'épreuve
qu'il a sous les yeux est déjà très-correcte, alors les
moindres méprises du typographe sautent aux yeux
Il en est de môme d'un vieux texte altéré par les co
pistes. Le Patelin était celle mauvaise épreuve : M. Gé
ninestce correcteur pénétrant el atlentirqui la rendue
bonne, et moi, la tenant en main, j'aperçois mainte-
nant les minuties qui jusque-là étaient perdues dans
le nombre. Il y a même, en un texte habilement res-
tauré, une vertu particulière qui aide à Tépurer davan-
tage. La restauration fait voir immédiatement des
analogies qui étaient cachées sous quelque faute, des
comparaisons qui ne pouvaient se faire, puisque quel-
qu'un des termes avait disparu, des règles qui ne
semblaient pas assez sûres parce que des exceptions
fautives les compiomeltaicnt. De tout cela, je parle
par expérience. Moi aussi, j'ai passé bien du temps à
collationner des manuscrits, à rassembler des va-
riantes, à les discuter, à en tirer le meilleur parti pour
rendre à un vieux Icxlc sa correction et sa pureté-
Quelque minutieux que puisse sembler un pareil Ira*
10 ÉTUDE SUR PATELIN.
vaij, je n'ai point trop à m'en plaindre. 11 est bon qu'un
esprit facilement enclin à la recherche des généralités
soit contraint de s'appesantir sur des détails, très-
petits, mais très-positifs. De môme je conseillerais
volontiers à des esprits qu'entraîne le goût des détails
et des choses spéciales de prendre comme contre-poids
quelques moments pour philosopher.
Il est vrai qu'il s'agissait pour moi d'un texte grec
et d'un auteur vieux de plus de vingt-deux siècles;
mais, malgré ces prérogatives, je prétends qu'il ne faut
pas traiter autrement les monuments qui proviennent
de notre moyen âge français, et qu'on doit faire par-
tout ce qu'a fait M. Génin pour son Patelin, s'efforcer
de remédier aux erreurs des copistes et aux imperfec-
tions des copies. Une fausse opinion, assez naturelle
du reste, prévalut longtemps à l'endroit de ces écrits.
Le temps qui les avait vus naître était réputé barbare;
quoi de plus simple alors que de considérer comme
des barbarismes tout ce qui différait de la langue mo-
derne? Il était manifeste que ce français ancien prove-
nait d'une corruption du latin; pourquoi dès lors
chercher des règles en ce patois corrompu? Le français
avait notablement changé dans les derniers siècles, et
en même temps s'étaient produits des écrivains qui
l'avaient illustré, des grammairiens qui l'avaient ré-
gularisé : comment aurait-on songé à ôter une rouille
qui semblait non quelque chose d'accidentel, mais
quelque chose d'inhérent? Pourtant tout cela était
illusion. Les barbarismes ne peuvent pas être à l'ori-
gine de la langue, puisque c'est à cette origine
qu'elle a ses principes. Le français est né de la corrup-
ÉTUDE SUR PATELIN. il
tiori par rapport au latin; mais, par rapport à lui-
même, c'est une décomposition qui a ses lois régu-
lières et qui n'est rien moins que barbare. Entin, de
fail, il y a sur ces vieux monuments une rouille due à
l'ignorance des copistes, à Fabsence de règles écrites,
à la diversité des provinces. Pénétrez dans l'intérieur
de ces livres, comparez-les, cherchez les règles impli-
cites, et bientôt vous reconnaîtrez qu'une critique judi-
cieuse peul, sans arbitraire et sans innovation, y éta-
blir une correction relative qui ajoutera beaucoup à la
clarté du livre, à la satisfaction du lecteur. Si vous
tenez un bon auteur de ces temps, soyez sûr qu'il ne
faut imprimer ni solécismes ni barbarismes, sauf les
licences, les exceptions, les irrégularités inévitables 5
soyez sûr également qu'il ne faut jamais imprimer un
vers faux : ceux qui ont créé ou employé les premiers
la versification qui est encore la nôtre ne commettaient
point d'erreur contre la mesure, et, quand on en trouve
(et on en trouve beaucoup dans certains manuscrits),
c'est la faute du copiste. En un mot, les éditeurs de
ces textes doivent maintenant les épurer comme on a
fait pour les textes grecs et latins. On a pu, on a dû,
au début, publier les manuscrits tels qu'ils étaient,
car c'est avec ces textes publiés qu'on est parvenu à
reconnaître et à établir les règles; mais dorénavant aux
règles appartient une intervention qui profitera aux
lettres du moyen âge.
La langue du quinzième siècle est intermédiaire
entre la langue plus ancienne qui s^ parlait aux dou-
zième et treizième siècles, et qui a produit tant d'œu-
vres, particulièrement en vers, et celle qui, maniée el
12 ÉTUDE SUR PATELIN.
travaillée par le seizième siècle, est devenue la langue
actuelle. L'ancien français et le français moderne ont
des diflcrences profondes, qui ne tiennent pas seule-
ment à rinlroduclion de mois nouveaux, à la désué-
tude de mots vieillis, mais qui dépendent de change-
ments dans la syntaxe. J'ai plus d'une fois cherché à
me rendre compte d'un phénomène aussi singulier;
j'ai plusdune fois médité pour comprendre comment,
à la fm du quatorzième siècle et au quinzième, il
s'était fait une telle destruction du langage, comment
plusieurs chaînons de la tradition s'étaient rompus, et
comment les fils avaient si rapidement cessé de parler,
dans sa plénitude, la langue de leurs pères. Ici même
(t. I, p. 280), j'ai signalé une cause tout extérieure,
mais que je crois très-considérable, à savoir les mal-
heurs des temps, cent années de guerres, des invasions
prolongées, le mélange des hommes d'armes de l'An-
gleterre, du nord et du midi de la France. A cela de
nouvelles réflexions m'ont fait ajouter une cause tout
intérieure, à savoir la persistance, dons l'ancien fran-
çais, d'une partie des cas latins. L'ancien français avait
réduit la déclinaison latine à deux cas, le sujet et le
régime, mais ces cas n'avaient ni la régularité, ni la
généralité du modèle d'où ils provenaient; de là donc
la fragilité qui leur était inhérente. On trouvera égale-
ment Iragile la règle qui faisait le masculin et le fé-
minin semblables dans les adjectifs dérivés d'adjectifs
latins où ces deux genres n'avaient pas de dilférence:
féal de fidelis^ loyal de legulisy gentil de gentil'is, étaient
aussi bien féminins que masculins; mais le sentiment
de celte différence, qui avait son origine dans le latin,
ÉTUDE SUR PATELIN. 15
comme celui des cas, ne pouvait durer si les circon-
stances ccssoienl d'ôlre favorables aux lettres, à la
transmission des études, et si le trouble public laissait
prévaloir les aniiiitcs générales de la nouvelle langue.
Ces affinités prévalurent en effet, grâce à la pertur-
bation séculaire qu'inlligèrent à la France la guerre
étrangère, la guerre civile, les ravages des grandes
compagnies, les soulèvements des communes, les in-
surrections des paysans. C'est dans le quinzième siècle
que ce grand cliangement se marque décidément, mais
c'est là aussi qu'on trouve souvent en contlit les formes
nouvelles avec les formes anciennes. Ainsi la règle des
adjectifs, dont je viens de parler, tantôt est observée,
et tantôt fait place à la règle moderne qui les traite
tous de la môme façon. On trouve:
Telz noises n'ay-je point aprins [Patelin, v. 559).
Mais vous trouverez bien tel clause (v. 1119).
A la foire, gentil marchande (v. G5).
Qu'oncques mais ne senty tel rage (v. 1258).
Blalade? et de quel maladie (v. I52G)?
Ici la règle ancienne détermine l'accord; mais vous
rencontrez:
Et ne sçavez-vous revenir
A voslre prop.is, sans tenir
La court de telle baverie (v. 1283)?
et:
Monseigneur, par quelle malice (v. 1510)...
Ici, c'est la règle moderne qui prévaut. Toutefois on
peut leconnaitie qu'à ce moment du moins, cbez l'au-
teur du Patelin, l'habilude de ne donner qu'un genre
iî ÉTUDE SUR PATELIN.
aux adjectifs était la plus puissnntc: mais on reconn
aussi que l'habitude nouvelle, efAiçant une excepti
apparente, ou plutôt une règle d(»nt le sens était perd
allait bientôt l'emporter, surtout dans un temps où 1'
comprenait et lisait de moins en moins les textes qui
auraient pu la conserver.
Deux personnages, en affirmant quelque chose, di-
sent, l'un : par m'ame; l'aulre : bon gré marne. Nous
dirions aujourd'hui : par mon âme, bon gré mon âme.
Ce sont des espèces de serments qui ont sans doute
conservé la forme antique, car on lit ailleurs dans le
Patelin, vers 1280 :
Je Tay iiourry en son enfance.
C'est ainsi que nous parlerions. Seulement cela aurait
été un cruel solécisme pour les douzième et treizième
siècles, qui auraient dit : en s enfance. En effet, les
pronoms possessifs féminins ma, ta, sa, s'élidaient
devant une voyelle de la même manière que nous éli-
dons l'article, et l'on écrivait et prononçait m'ame,
s'espée, s enfance. Il est manifeste, sans que je le dise,
que mon, ton, son, avec des noms féminins, font solé-
cisme, que l'habitude seule nous fait passer là-dessus,
que l'euphonie n'est pas une raison suffisante ; car
nous élidons Va de Farticle féminin, et Tadjonction,
avec le substantif, de la lettre /, représentant de l'ar-
ticle, n'est ni plus ni moins euphonique que l'adjonc-
tion des lettres m, t, s, représentant les pronoms
possessifs ma, ta, sa. Ce qu'on peut dire, c'est qu'au
moment où cette innovation antigrammaticale s'est
établie, la uopulation perdait le sens de ces adjonc-
ÉTUDE SUR PATELIN. 15
lions, qui rendaient le mot plus complexe et plus diffi-
cile à saisir; que, pour remédier à cette diminution
du sens, elle a fait le pronom possessif plus saillant,
même au risque de ne pas l'accorder avec son sub-
stantif, et qu'ainsi elle avait le sentiment analogique
moins délicat que celle qui l'avait précédée. Ce n'est
pas en analogie, en régularité, que les langues gagnent
en vieillissant; c'est par d'autres qualités que donnent
la culture et la civilisation progressive. Néanmoins
elles feront toujours bien de connaître et d'étudier leur
passé, source vive qui entretient leur fraîcheur. M. Gé-
nin dit : « Le Patelin nous montre cette alliance des
deux genres pratiquée au quinzième siècle, et en voici
un exemple qui remonte au treizième (si le passage
n'est altéré); » puis il cite un vers du Roncisvals. Ro-
land à l'agonie s'écrie :
Dame Diex pere, mon ame et mon cors à vous rent ;
c'est-à-dire : « Seigneur Dieu père, je vous rends mon
âme et mon corps; » mais le passage est certainement
altéré. Le vers n'y est pas, et justement pour qu'il y
soit, il suffit, au lieu de mon âme^ de lire rname^ comme
le veut la grammaire ancienne; ou si, comme je le
suppose, le vers est, non de douze syllabes, mais de
dix, on lira :
Dame Diex pere, m'ame et mon cors vous rent.
Sylvius, dont la grammaire parut en d551, dit que les
mots féminins estable, exemple, évangile, œuvre, espée,
ame, espouse, estoile, amoureuse, s'unissent au pronom
possessif masculin pour éviter une élision, et qu'il
serait trop dur de dire : m^estable^ m'exemple^ m^es-
16 ÉTUDE SUR PATELIN.
pée, etc. Pour ma part, je ne vois rien de dur à cela,
seulement la remarque deSylvius prouve que dès lors
celte anomalie élait pleinement entrée dans Tusage,
desorle que l'oreillcjugeait dur ce qui lui était étrange,
genre d'illusion dont l'oreille est très-souvent la dupe
dans les langues. Cependant, vu l'absence de tout
exemple d'une pareille connexion dans les siècles anté-
rieurs, vu la présence de cet usage dans les textes du
quinzième siècle, je ne doute pas qu'il se soit introduit
vers la fin du quatorzième et le commencement du
quinzième, alors qu'agirent les causes qui modifièrent
profondément le français.
La règle des adverbes, qui est liée à celle des adjec-
tifs, est observée dans le Patelin. On y trouve vraie-
ment^ hardiement^ loijaument, qui sont les formes cor-
rectes, au lieu de vraiment, hardiment^ loyalsment, qui
sont des formes incorrectes. L'adverbe roman est formé
de l'adjcclif avec la terminaison ment^ qui, élant le
substantif latin mens, esprit, est du féminin. Delà vient
que, dans l'adverbe, l'adjectif est loiijoursau féminin,
et que nous disons bonnement, c'est-à-dire « d'un esprit
bon. » Pour celte raison aussi, nos aïeux disaient :
vraiement, hardiement, transformés, qoandoneut perdu
le sens primitif des mots, en vraiment, hardiment,
c'est-à-dire un adjectif masculin avec un substantif
féminin. Quant à loyalment (prononcé et souvent,
comme ici, écrit loijaumenl), il est régulier, puisque
loyal est un de ces adjectifs qui avaient le féminin sem-
blable au masculin. Et nous, eu disant loxjalement,
nous avons, à la véiilé, rétabli Taccord de ment avec
son adjeclif, connue nous le déclinons maiiiienant,
ÉTUDE SUR PATELIN. 1?
mais troublé l'analogie, puisque, dans l'état actuel,
pnrmi les adverbes, les uns ont radjcclifau masculin
et les tfutrcs au féminin, tandis que, dans l'ancien
français, il est absolument impossible de rencontrer
aucune dérogation à la forniaiion régulière de l'ad-
verbe.
Si dans le Patelin l'ortbograplie des adverbes est
conforme à l'ancienne règle, il n'en est pas de môme
de la prononciation, qui varie, et tantôt est l'ancienne,
tantôt la moderne. Je rencontre deux fois hardiement :
Si me desraentez hardiement (v. 74),
et
Dites hardiement que j'affole (v. 1186).
Antérieurement, cet adverbe aurait été de quatre syl-
labes; ici, il n'est que de trois, comme nous faisons
aujourd'hui (les vers du Patelin sont des vers de liuit
syllabes à rimes plates,. Peut-être, si ce mol se ren-
contrait plus souvent dans la pièce, on le trouverait
valant quatre syllabes. Du moins une telle variation se
voit pour vraiement^ toujours écrit de la sorte, à l'anti-
que, mais valant parfois trois Syllabes, et deux parfois.
Dans ce dernier caSy H se proïk^îiçait comme aujour-
d liui. D'autre part, dans des vers comme ceux-ci:
Quel drap est ce cy? vrayement (v. 20S);
Je m'en garderay vrayement (v. 1178),
et plusieurs autres exemples que je pourrais citer, il
est, comme le prouve la mesure, de trois syllabes. Le
nouvel éditeur du Patelin ne dit pas comment il pense
que nos aïeux prononçaient ce mot d'une façon tiissyl
1
1« ÉTL.I>.E SU.a TATEUN.
laj^ique; mais il donne yne règle générale qu'il formule
ainsi : «Les voyelles i, u, accompagnées d'une antre
'voyelle avec laquelle elles ne forment pas diphliiongue,
emportent toujours dans la prononciation, avec leur
valeur comme voyelles, leur valeur comme consonnes.
1 vaut ij; u vaut u v; parmi le col soye pendu, prononcez
soi-je. » Je ne puis donner mon assentiment à cetle
règle. Non-seulement on ne trouve rien dans les textes
qui l'autorise, mais encore elie me paraît contraire à
l'analogie. Jsn étudiant la forme française, il faut tou-
jours avoir présente à l'esprit la forme latine dont elle
dérive, et qui en donne les linéaments; il faut pou-
voir du latin descendre au français, ou du français
remonter au latin; sans cette double coiidilion, les
étymologies, les règles, sont chancelantes. Or considé-
rons à cette lumière le dire de M. Génin, et, au lieu
dQJe soije^ qui n'est pas si commode, attendu qu'il ï\q
dérive pas directement de sim, mais d'une forme al-
longée siam, prenons les imparfaits, dont la finale
oie est dissyllabe aussi :je pensoie. Cette finale provient
de la finale latine abam : pensabam. Suivant la régie
française, le b est tombé; la finale latine «m, étant
non accentuée et sourde, est devenue un e muet. Va
long qui restait devant cet e muet a été changé en une
voyelle longue correspondante. Voilà l'analyse com-
plète de la formation; mais, si elle était jepemmje^ elle
serait tout à fait rebelle à l'analyse, car, ramenée au
latin, JJ ""^irait absolumejit impossible de rendre compte
de ce j, et, si on le réintroduisait dans l'élément lalin^
on arri'/erait à une forme pensabiam, qui donnerait rè'
<f^u\\èvc meni: pensoije. mais qui ne peut être imaginée..
ÉTUDE SUR PATELIN. 1§
Rejetant ainsi la prononciation proposée par M. Gé-
nin, on me demandera peut-être quelle est celle fim
je suppose. J'imagine que nous en avons encore au-
jourd'hui la reproduction fidèle dans certaines pro-
nonciations que nous entendons tous les jours, bien
qu'elles tombent graduellement en désuétude. Voyez,
par exemple, le verbe employer^ — à la troisième per-
sonne il emploie. La prononciation bonne à présent
est : il emploi; mais plusieurs personnes disent : il
emploi ye^ faisant trois syllabes, qui en effet comp
taient comme telles dans les vers de Régnier et d'au-
tres. Eh bien, suivantmoi,je/jeyisoie, j^cmrfoêe, ettous
les autres imparfaits, se prononçaient je pen soi ye^
ie cui doi ys^ etc. Celte prononciation s'applique à
vraiement. Payer, par exemple, est parallèle à em-
ployer; il paie se prononce aujourd'hui il paî; naais
beaucoup disent aussi en deux syllabes : il pai ye, et
cela se trouve dans Molière. C'était ainsi que nos aïeux
prononçaient cette combinaison de lettres : vrai ye
ment. Ils disaient une plai ye^ et non, comme nous
maintenant, une plaie; une voi ye, et non, comme
nous, une voie.
Dans l'ancien français, les finales des paTlicipes eu,
receu, deceu, etc., sont dedeuxsyll-abes, et, appliquant
sa règle, M. Gôiiin dit qu'on pronoiiç.'iit evii, recevu,
decevu. Il est vrai que, encore maintenaat, le peuple
de Paris, au lieu de eu, prononce évu; mais cela ne
suffit pas pour prouver qu'en général la pronoiicialion
dans tous les cas intercalait un v qui «'élqit jamais
écrit. N'avoir jamais été écrit, c'est là une objeclion,
à mon sens, insurmontable, et, si une telle prononcia-
20 ÉTUDE SUR PATELIN.
tion avait été commune, elle se retrouverait çà et là
dans ceux du moins des manuscrits dont rorUiograplic
peu soignée se rapproche davantage du parler popu-
laire. Il n'en est pas de même de eaue^ qui était (li>syl-
labique dans l'ancien français; ce mot se prononçait
t^ès-cerlamemen éve ou ave; mais la il n'y a pas li. u
ae supposer un v intercalaire : I'm, servant à la fois de
consonne et de voyelle, était ici consonne. Au reste,
ceci se k attache à une théorie de l'éditeur du Palelin^
d'après laquelle la langue de nos aïeux fuyait curieu-
sement l'hiatus. M. Génin est, à ma connaissance, le
premier qui, dans son livre des Variations du langage
français^ ait traité lumineusement delà prononciation
de l'ancien français, tirant de là des enseignements
pour la prononciation présente, qui aujonidliui est
livrée à tant d'incertitudes et de mauvais usages. Pour
retrouver la prononciation ancienne, il est pailid'un
principe très-certain : de môme que le français mo-
derne est, pour le gros des mots, la reproduction de
l'ancien, de môme il le représente aussi pour le gros
des articulations. C'est de cette façon que M. Génin a
établi quelques règles générales qui ont déjà rendu de
notables services à la lecture, et, partant, à l'intelli-
gence de nos vieux textes. Ainsi, pour ne citer qu'un
exemple entre beaucoup, il a fait voir que la combinai-
son de lettres ne chez nos aïeux répondait à notre
combinaison eu, et que, quand on trouvait dans un
vers les bues, il ne fallait pas le prendre pour un mot
dissyllabique, encore moins y mettre un accent (bués)y
comme on a fait bien longtemps dans les éditions, ce
qui rompait la mesure, mais prononcer exactement
ÉTUDE SUR PATELIN. 21
comme nous prononçons les bœufs. Or les clartés qu'il
a répandues sur celte malière m'engagent à disserter
avec lui de certains points dans lesquels il me semble
avoir exagéré son principe. Tel est le cas de l'Iiialus.
Ce qui l'a poussé à supposer que dans Tancieime
langue riiiatus n'existait pas, et que partout où il pa-
raissait pxister il fallait imaginer une consonne inter-
médiaire qui le sauvait, mais qui ne s'écrivait pas,
c'est la tendance qu'a le peuple à faire des liaisons et
à intercaler des consonnes entre les mots. M. Génin
pense que c'est une tendance traditionnelle qui témoi-
gne que le vieux français avait une répugnance instinc-
tive pour le concours des voyelles; mais, à vrai dire,
je ne puis voir sur quoi cela est fondé. Tout semble,
au contraire, indiquer que l'ancien français recher-
chait les hiatus, c'est-ù-dire la rencontre des voyelles
aussi bien dans l'intérieur des mots que d'un mot à
l'autre. Pour l'intérieur des mots, la chose est évi-
dente; une des conditions de la transformation d'un
mot latin en un mot français est la chute des consonnes
intermédiaires. Ainsi securus fait seiir, malurus lait
mt'Mr, redempiio fait reauçon, iradïlor fait ircâtre^
caslïijare fait chasliei\ et ainsi à l'infini. Penser que
dans ces cas il y a eu une consonne intermédiaire tou-
jours pi ononcéc et jamais écrite, c'est aller contre le
témoignage perpétuel de l'écriture d'une part, d'autre
pari contre le témoignage même du français moderne;
car, si une consonne intercalaire avait été prononcée,
il n'y aurait eu aucune raison pour que les mots seûr,
meai\, renuçon^ traître^ etc., se réduisissent en une
coulraclioii qui est évidemment le résultat uniforme
22 ETUDE SUR l'AlELlN
(le la fusion de deux \oyelles consécutives sans aucune
consonne intermédiaire. Enfin on a, en quelques cas,
la trace qu'en effet nulle consonne ne s'interposait.
Ainsi le mot traitre^ qui est devenu traître^ se trouve
.parfois écrit trahitre, ce qui ne se pourrait si en effet
une consonne avait été prononcée, sans être écrite,
entre les deux voyelles. Passe-t-on de l'intérieur des
mots à l'examen de leur rencontre, c'est la môme
chose : les hiatus se présentent en foule. Il n'est besoin
que de lire quelques vers pour se convaincre que les
anciens poêles n'évitaient pas le concours des voyelles,
iu moins sur le papier. Supposera-t-on qu'en lisant à
liante voix ou en récitant, on les évitait de fait par
rintercalation de consonnes? C'est ce que pense
M. Génin; mais celle supposition n'a pas en sa faveur
des témoignages contemporains, et, faute de ces té-
moignages, elle reste une supposition. D'ailleurs,
l'idée qu'on se fait de l'euphonie et de la nécessité
d^'éviter les hiatus est une idée toute relative et varia-
ble, n y a des langues qui recherchent le concours des
voyelles, et l'on sait que le dialecte ionien, renommé
pout sa douceur, se distinguait justement par là des
antres dialectes de la Grèce. Il y a des hiatus durs sans
doute à l'oreille, du moins à l'oreille française et de
notre temps; mais il y en a ausst de fort doux, et là-
dessus, au fond, la règle est ctîiattts ou non) celle de
Boileau :
Fuyez des mauvais sons le concours odieux.
Je crois même qu'on peut reconnaître des indices
montrant qu'à une certaine époque nos aïeux ont re-
ÈTÛèE Stl^ PATELIN. 25
èherché tes hiatus. Pour les très-anciens textes, on
trouve les troisièmes personnes du singulier des verbes
écriies avec un t; — il at pour il «, il aimai pour il
aima, il donet pour il donne^ etc. C'est manifeslement
le t latin : habet^ amavit, douât. Devant une voyelle,
le t de amat se prononçail-il? Je n'en sais rien; cela est
possible, bien que ce ne soit pas sûr, car il est certain
que le t de donet ne se prononçait pas. Puis, quand on
quille ces textes très-anciens et que l'on passe à l'âge
immédiatement suivant, on trouve que les t sont tous
omis; on n'écrit plus que il a, il aima, il fu, il done, etc.
Comment se serait fait ce changement contre l'élymo-
logie, s'il n'avait pas dû représenter la prononciation?
et si le t, qui était donné et par l'étymologie et par
l'orthographe antécédente, s'était fait entendre devant
les voyelles, comment aurait-il disparu de l'écriture?
Ce que nous écrivons aime-t-il, donne-t-il, s'écrivait
dans le seizième siècle aime il, donne il^ et pourtant se
prononçait, comme nous faisons aujourd'hui, aime-t-U,
donne-t-il : les grammairiens du temps nous informent
expressément que la prononciation fait là entendre un
t que l'écriture ne figure pas; mais l'on se tromperait
tout à fait si l'on arguait de là que ces mômes formes,
doue il, aime il, qui sont aussi dans les auteurs du
treizième siècle, se prononçaient à cette époque avec
un t. La mesure des vers ne laisse pas de doute sur ce
point : doiie il, aimeil, sonnaientcomme ils étaient écrits
et ne comptaient que pour deux syllabes. Cette modi-
fication apportée à l'orthograplie étymologique, et qui
consista à supprimer plusieurs consonnes finales, me
parait montrer qu'alors ces consonnes étaient devenues
24 ETUDE SUR PATELIN.
compIélementmucUcs, et que l'oreille cherchait pi utôf
qu'elle rrcvilail la ronconlre des voyelles.
Étudier la prononciulion d'une langue dans le passé
est un travail toujours délicat et comportant dos incer-
titudes très-étendues. Il faut constamment se deman-
der de quel temps il s'agit et de quelle province; car
la prononciation varie ou est sujette à varier suivant
les provinces et suivant les temps. Nous avons, pour
nous éclairer, différents éléments: le mot latin d'où
le mot français émane, les manières dont on l'a écrit,
la prononciation acluelle tant dans le français que
dans les patois, enfin les vers, qui nous enseignent
le nombre des syllabes de ciiaque mot et qui distin-
guent, parmi les finales en e, celles qui sont accentuées
et celles qui sont muettes. Les vers donnent des
renseignements positifs; les autres éléments sont beau-
coup moins sûrs et exigent, pour être utilisés, autant
de réserve que de sagacité Malgré ces difficultés, on
est arrivé à des déterminations fort heureuses, et à
M. Génin revient l'honneur d avoir ouveit la voie, cor-
rigé mainte erreur et établi mainte veiilé.
Dans le Patelin, il reste à peine quelque trace des
cas qui appartenaient à l'ancienne langue. La décli-
naison s'éteignit en effet dans le quinzième siècle. J'ai
noté /ioms, qui est homme au sujet; l'ancien français
déclinait : H homs^ le homme^ et Patelin dit :
Comment l'a il voulu prester,
Luy qui est ung homs si rebelle?
Nos noms en ewr, tels que donneur^ trompeur, etc.,
avaient dans l'ancien français un sujet doneres, trom-
ÉTUDE SUR PATELIN 2Î
pei es, et un régime doneor^ trompeor. On lit dans le
Patelin :
Il a mon drnp, le faulx tromperes!
Je liiy baillay en caste place (v. 760).
Mais ailleurs:
Par mon serpent, c'est le greigneur (le plus grande
Trompeur... (v. 13G1),
ce qui est la forme actuelle. Dans le vers où Aignelet
équivoque sur le terme mot et trompe Patelin :
Dieux ! à vostre mot vrayement
Mon seigneur (je vous payeray) (v. 1209),
il ne faut pas croire que dieux soit au pluriel, c'est le
sujet singulier écrit anciennement d'iex ou dex, et pro-
noncé sans dou le c/ieMX oudeux; mais rien ne témoigne
mieux que le Patelin qu'au moment où cette farce a
été composée la vieille déclinaison était ruinée.
L'existence des cas permettait à l'ancien français de
rendre le rapport de possession sans l'emploi de la
préposition de.^ qui est pour nous devenu obligatoire.
Ainsi, au lieu de : le serf du roi^ on aurait dit : // sers
le roi, sans aucune amphibologie, car le roi est au ré-
gime, et réciproquement le roi du serf aurait été H
rois le serf, où les cas indiquent nettement les rapports.
De cette syntaxe il ne nous reste, je crois, que \ hôtel-
Dieu^ c'est-à-dire riiotcl, la maison de Dieu. 11 n'en
restait guère davantage dans le quinzième siècle, ces
tournures n'ayant pu subsister après la perte des ''««^
Cependant on y rencontre ;
Et qui diroit à vostre mère
Que ne feussiez fils vostre père (v. 147),
2é ÉTUDE SUR PATELfN.
c'est-à-dire le fils de voire père, el :
Il ne ma pas pour rien gnbbé :
Il en viendra au pié Tabbé (v. 1014),
c'esl-à-dire aux pieds de Vabbé, locution équivalente à
celle dont on se sert encore quelquetbis : il viendra à
jubé. Il est probable qu'on aurait beaucoup embarrassé
l'auteur du Patelin en lui demandant pourquoi dans
ces locutions il ne mettait pas le de. Il aurait sans
doute répondu que son oreille était accoutumée à cette
tournure dans quelques cas exceptionnels, mais qu'il
n'en voyait pas la raison, tout comme répondraient la
plupart de ceux qui disent ou écrivent Vhôtel-Dieu, si
on leur demandait pourquoi ils ne disent pas V hôtel de
Dieu,
La plupart des contractions qui sont dans le français
moderne se trouvent déjà dans le Patelin : mar-
chand au lieu de marcheant, mesme au lieu de meisme^
gagner, au lieu de gaagner, rogne au lieu de roine,
\}nQ: oie se disait anciennement une oe; le Patelin dit
quelquefois une oe et le plus souvent une oie. Le quel-
que... que, tournure à laquelle M. Géninfait la guerre
toutes les fois qu'il la rencontre, est en plein usage
dans le Patelin. L'ancien et bon usage avait en place
une locution bien plus légère : on disait, par exemple,
quel coup qu^il donne, et non quelque coup quil donne.
Nous avons singulièrement alourdi la phrase en dou-
blant ht que, mais ce vice de langage a droit de bour-
geoisie dès le quinzième siècle. Au contraire, ôest
il au lieu de c'est lui — est un archaïsme, la vieille
langue ne confondant jamais il, qui est un sujet, et
ÉTUDE SUR PATELIS. 27
lui, qui est un régime. C'est encore un archaïsme que
dongeau subjonctif pour donne:
Je n'ay point aprins que je donge
Mes drapz en dormant ne veillant (v. 720),
et donras au futur pour donneras ;
Que donras-iu, si je renverse
Le droit de ta partie adverse (v. 1122)?
Tant qu'il n'y aura pas un bon dictionnaire de l'an-
cien français, ne pouvant s'en rapporter qu'à des notes
ou à sa mémoire, on sera plus d'une fois embarrassé
pour savoir si tel mot, telle locution, telle tournure,
sont anciennes dans la langue ou ne s'y sont introduites
que tardivement. M. Génin, rencontrant tandis que,
sinon dans le Patelin, du moins dans des écrits du
qumziéme siècle, regarde cela comme une corruption
du langage, tandis étant non une conjotiction con-
struite avec que, mais un adverbe ayant le sens de
pendant ce temps. Le fait est que tandis que est beaucoup
plus vieirx.. En voici un exemple du treizième siècle,
pris à la célèbre épopée allégorique et burlesque du
henàrt :
Et tandis que il les assemble,
Rénatt ses corôies lui emble,
Qu'il avoit près d'un buisson mises (v. 16944).
Segrais raconte que,Boilcau récitantdevantquelqii:*^s
amis le morceau de son Lutrin ou se trouve ce vers :
Les cloches dans les airs de leurs voix argemines...,
Chapelle, qui était du nombre des auditeurs, arrêta
court le poète, lui disant qu'il ne pouvait lui passer ce
mol, et iiuarijeuUn n'était pab français. Ua autre des
28 ÉTUDE SUR PATELIN.
assistants prit parti pour CliMpellc et condamna Boi-
Icau. Le temps a donné tort à l'ennemi d'argenlin, et
ce joli mot est non pas devenu, mais redevenu '^Vançais,
si tant est qu'il eût jamais cessé de l'être et qu'il eût
d'autre délant que d'être inconnu à Chapelle. Le fait
est que Boileau n'en est pas l'auteur et qu'on ne le
prenait pas là en délit de néologisme; il employait seu-
lement, ou, si l'on veut, remettait en usage un mot qui
existait depuis longtemps. En effet, bien avant lui,
Marot avait dit:
Où decouroit un ruisseau argentin,
et du Bellay :
Je voy les ondes encoi
De ces tresses blondeleltes
Qui se crespent dessous l'or
Des argentines perlelles.
Voyez encore ceci. Il y a un conte de la Fontaine où,
une nonne ayant failli, l'abbcsse qui va la punir est
soudainement obligée à l'indulgence par un vêtement
masculin que dans sa hâte elle apporte avec elle. La
Fontaine, qui inventait peu, mais qui mettait admira-
blement en œuvre, avait plis son conte sans doute dans
Boccace, mais peut-être aussi dans une farce du sei-
zième siècle, dont M. Génin loue l'originalité et même
la finesse, — finesse cependant toute relative, car ce
n'est pas dans les temps antérieurs que Ton trouve les
récits moins graveleux, les expressions moins licen-
cieuses, les enluminures moins grossières. Loin de là,
le treizième siècle ne le cède pas au seizième, et, si
Ion est de ceux qui pensent que le monde va en se gà
ÉTUDE SUR PATELIN. 29
tant et qu'il suffit de remonter en arrière pour voir
reparaître l'innocence dont nous sommes si malheu-
reusement déclius, on sera du moins forcé de convenir
que cette innocence n'était pas facile à eff'arouclier.
J aime la langue de nos aïeux, plus correcte que la
ïifAre, la grammaire plus rcguliôie, l'analogie mieux
conservée; mais c'est là tout, et delà pureté delà
grammaire je ne conclus en rien à la pureté des mœurs.
Dans cette farce, la nonne coupable, s'apercevanl de
la singulière pièce d'habillement que l'abbesse a mise
sur sa tête, lui dit ^
Ce qui vous pend devant les yeux...
Sur quoi M. Génin remarque en note : « Voilà proba-
blement l'origine de celle façon de parler populaire :
aulant vous en pend à l'œil. L'ancien théâtre doit avoir
enrichi la langue d'allusions autant que le moderne. »
Il e^^t \Tai que l'ancien théâtre a enrichi la langue,
mais cela n'est point vrai pour la locution jjenihe à
l'œil. Elle se trouve dans un texte bien plus ancien que
la farce dont il s'agit, car on lit dans Renart le
Nouvel :
Teiis (tel) rit au main (malin) qui au soir pleure;
Et s>i redil-on moult souvent :
Cliascuns ne set qu'à loel lui pent.
Malheureusemenlje ne puis que détruire la conjecture
de M. Génin, sans avoir rien à mettre à la place quant
à l'origine de cette locution.
Le Patelin n'est point une comédie que le goût des
modernes soit allé chercher dans l'oubli où elle avi, il
toujours été gisante, a Parmi les écrivains d élite et
î>0 ÉTUDE SUR PATELIN.
les plus spiriluels du seizième siècle, dit M. Génin,
on tient à honneur de posséder son Patelin, et les al-
lusions à celte excellente comédie sonl une friandise
dont Rabelais, Yerviile,Noëld<i Fnïl, Bonrdigné, Marot
et jusqu'à Pierre Gringoire se piqucnl d'assaisonner
leur style. Il est arrivé à la farce de P«/^/«;i comme aux
pièces de Molière d'entrer tout à coup dans la popu-
larité, et si profondément, qu'elle a laissé dans la lan-
gue des empreintes ineffaçables. Pasquier a fait un
chapitreexprèsdes mois et façons de parler qui dérivent
de cette origine ; il a relevé patelin, pateliner, pateli-
nage, payer en baye, revenir à ses moutons, et quelques
autres; mais il en a oublié. Pour exprimer un homme
subtil et qui en sait long, on disait proverbialement :
Il entend son patelin, jargon patelin; — parler patelin
ou patelinois. — Mon ami, dit Pantagruel à l'esco
lier limousin, parlez -vous Christian ou palhelinois?
Ce qui nous montre que dès ce temps la scène où Pate-
lin parle divers langages était réputée inintelligible. » Il
est impossible, on le voit, d'être mieux recommandé
que Patelin, et pourtant, malgré cette faveur et ce re-
nom, l'auteur est inconnu.
Le patheUnois, mot dont se sert Rabelais, a suggéré
à M. Génin une conjecture sur l'étymologie de patois.
Suivant lui, patois est une contraction de patelinois,
auquel il ne saaarait assigner d'autre étymologie. Ci-
iant ce vers de la Fontaine :
L'âne, qui goûtoit fort celte façon d'aller,
Se plaint en son patois. .
il dit : c< Se plaint en son patelinois, en son jargon à
lui seul intelligible, » et il ajoute que déjà, en 1549-
ÉTUDE SUR PATELIN. Ôl
Eulrapel emploie cette forme resserrée du mot : « Aller
l'ondement à la besogne, et parler son vray patois et
jiatAirel langaige. » A ne considérer que l'étymologie
et ses règles, il aurait été difficile de faire venir patois
de patelinois sans aucun intermédiaire qui marquât la
ijlialion ; mais, indépendamment de toute considération
de ce genre, il y a une raison péremptoire contre la
conjecture de M. Génin : c'est que patois est plus an-
€ien non-seulement qu Eulrapel, non-seulement que
ks Cent Nouvelles nouvelles^ où il est employé, mais
même que le Patelin. En effet, il se trouve plus de
deux cents ans auparavant dans le Roman de la Rose :
Lais d'amour et sonnés cortois
Chantoit chascun en sou patois{\. 710).
J'en dirai autant de l'opinion dePasquier, qui attri-
bue la locution proverbiale payer e?i^aî/^ au Patelin, ou
du moins je pense que cet auteur a fait quelque con-
fusion. On sait que le berger Aignelet, continuant à
répondre bê à toutes les demandes d'argent, paye son
avocat en bè. Il est possible que payer en baye vienne de
là; cependant l'orthographe excite déjà quelque doute,
car on ne voit pas comment bê aurait été changé en
baye, ou plutôt on le voit très-bien, et l'on reconnaît la
confusion quand on se rappelle qu'il y avait une an-
cienne locution, — fairepayer la haie, — qui signifiait
« être cause d une attrape, d'une déconvenue. » Elle
se rencontre dans les Cent Nouvelles nouvelles \ recueil
qui a été composé durant le temps de la jeune.-se de
Louis XI. 0:i touche du doigt la méprise. Il y avait une
• «T. Il, p. 102, cdit. de 1843.
32 ÉTUDE SUR PATELIN.
ancienne locution : faire payer la baie (remarquez, la
baierai non en baie); cFun autre côlc, Pasquier se rap-
pelait qu'Aignelet avait payé son avocat en bê. De là
une confusion par laquelle lui ou peut-ôlre T'isage
avait changé la vieille locution pourTaccommoder à celle
que suggérait la farce de Patelin; mais, cela reconnu,
on ne peut pas tirer la conséquence que M. Gériin avait
tirée, à savoir que, quand les Cent Nouvelles nouvelles
furent composées, le Patelin existait déjà et avait gagné
la faveur publique, puisqu'elles en avaient emprunté
une phrase caractéristique. L'argument tombe du mo-
ment que faire payer la baie et payer en bêou. en baie
n'ont plus rien de commun. Maintenant, d'où vient
cette locution faire payer la baie^ qui n'est pas et ne
peut pas être bê? Il y a dans le français actuel un vei be
bayer qu'on doit prononcer eommcpayer^ mais qu'une
prononciation vicieuse tend constamment à confondre
avec bâiller, et qui, pour cette raison, tombe en désué-
tude. Autrefois, c'est-à-dire dans les treizième et dou-
zième siècles, il s'écrivait béer. Ce verbe avait un
substantif bée, qui est devenu baie, comme béer de\e-
n^'û bayer, et qui signifiait vaine attente. Voyez ces vers
du Lai du Conseil :
Dame, gardez-vous de la bée
Qui, en niaiiil lieu, parla contrée
S'aresle et fait la geul muser;
et ceux-ci : — la dame,
Par tel bée, par tel désir,
Passe tant vespre et tant matin,
Que sa biaulé va à déclin.
Dans une chanson du treizième siècle, de Ilugue de
ÉTUDE SUR PATELIN. 33
Lusignan, une jeune pastourelle repousse un cheva-
lier qui, la trouvant seule, lui lient doux langage;
puis, quand elle le voit s'éloigner, elle lui crie :
Por Deu, sire chevalier,
Quis avez la bée ;
Moult vous doit-on peu prisier,
Quant, sans prendre un douz baisier,
Vous sui eschapée.
Vous avez qiiis la bée, — vous avez cherché la bée; —
plus tard on a dit : vous avez payé la bée. La bée, c'est
donc l'atlente, l'attrape. Dans les Cent Nouvelles nou-
velles^ un gentilhomme engagé dans une partie de
chasse relient ses compagnons dans la campagne après
la l'ermeUire des portes, leur promettant l'hospitalité
dans un château du voisinage. Ils vont, et, au lieu de
l'excellent accueil auquel ils s'altendaient, la dame du
logis leur fait impitoyablement fermer la porte au nez.
L'auteur de la déconvenue s'excuse en ces termes :
« Messeigneurs, pardonnez-moi que je vous aie fait
payer la bée. » Ils ont bayé à la porte, qui est restée
fermée, et la locution dit « qu'ils ont payé la bée, »
comme nous dirions « qu'ils ont croqué la bée, » si
nous ne disions pas vulgairement croquer le mar-
mot.
La faveur dont le Patelin a joui tout d'abord est-elle
uniqu«^ment due à la jovialité de cette farce, ou bien
faut' M faire entrer en ligne de compte un certain mé-
rite de style et un certain talent d'écrivain? Il est
impossible de ne pas répondre affirmativement sur ce
dernier point. La lecture montre partout un homme
habile à manier sa lanaue avec correction et avec élé-
54 ÉTUDE SUR PATELIN.
gancc. En un mot, l'auteur du Patelin sait écrire.
Cela impose d'autant plus à Téditeur soigneux le de-
voir d'effacer la rouille que les éditeurs négligents et ma^
informés ont laissée s'étendre sur cette œuvre. A cet
effet, le Patelin ne pouvait mieux rencontrer que
M. Génin : un goût exercé de longtemps à savourer les
délicatesses de la vieille langue, un esprit qui a toute
sorte d'affinités pour le vieil esprit gaulois, une éru-
dition étendue, quelquefois téméraire, mais presque
toujours ingénieuse et sachant toujours rendre attrayant
ce dont elle parle. Aussi, quand M. Génin dit en ter-
minant sa préface : « Patelin, tout recommandé qu'il
était par son antique renommée, attendait encore un
éditeur qui fit de lui l'objet d'un travail sérieux;
puisse-t-il l'avoir enfin rencontré! » j'ajouterai, sans
craindre d'être démenti pur celui qui lira l'introduc-
tion, le texte et les notes, que le Patelin a enfin trouvé
un éditeur digue de lui. Mais ce serait vraiment faire
tort à Patelin et à son éditeur, si le critique qui s'est
complu à tous les deux ne s'essayait pas aussi sur quel-
ques passages qui restent ou lui paraissent rester sujets
à étude et à correction.
J'ai examiné dans Patelin tous les verbes qui se trou-
vent à la première personne du singulier de l'imparfait
et du conditionnel que nous écrivons par ais., qu'au
dix-septième siècle on écrivait par ois, et que dans les
siècles antérieurs on écrivait par oye ou par oie. Il
faut remarquer que Vy grec est moins ancien que ïi
simple. Dans le Patelin, la plupart, et à beaucoup près,
sont écrits par oye; un très-petit nombre est écrit par
oy sans e, et deux seulement présentent l\s que les mo-
ÉTUDE SUR PATELIN. 55 .
dcrnes ont adopté, contre loute logique grammaticale
L'un de ces exemples est :
Viença; t'avofs-je fait ouvrir
Ces fenestres? (v. G H.)
Les anciennes éditions du quinzième siècle et les ma-
nuscrits, qui d'ailleurs, comme le fait voir M. Génin,
ont peu d'autorité pour le Patelin^ portent sans doute
Ys; néanmoins je n'hésiterais pas à ôter cette 5, à effa-
cer une disparate qui est condamnée par tout le reste,
et à écrire favoye-je fait ouvrir. L'autre exemple est
encore plus reprochable; non-seulement il y a unes,
mais encore un a au lieu d'un o :
Ne le oserais-je demander? (V. 54ft >
Non pas que je conteste le moins du monde à M. Géntn
ce qu'il aflirme avec raison, à savoir que cette ortho-
graphe dite de Voltaire, du moins ^i pour oi, se trouve
dans des textes, et était en usage aussi anciennement
quel'autre.Ilfautpourlant s'entendre là-dessus et faire
une distinction. Ces formes de conjugaison necoexistent
pas dans les mêmes textes, et elles appartiennent res-
pectivement à des provinces, à des dialectes dilTérents :
c'est le mélange des dialectes et l'iniluence des pro-
vinces qui les a introduites dans la langue commune
pour la prononciation d'abord, et finalement pour
l'orthographe-, mais ici, dans le; Patelin, comment ad-
mettre que, sur un très-grand nombre de cas, tous,
excepté un, aient l'o, etun seul Va? Il me paraît incon-
testable (pie l'a est le résuliat de quelque faute
d impression (;t de copie; quant îî l'^jCUe est coadam-
36 ÉTUDE SUR PATELIK.
née par rensemble des exemples, et je mettrais sans
hésiter :
Ne Toseroy-je demander?
Dans l'ancienne langue, les terminaisons en oie étaient
dissyllabiques; le Patelin vacille entre l'ancien usage,
qui se perdait, et l'usage moderne, qui ne les compte
que pour une syllabe. Ainsi :
Parmi le col soient pendus (v. 650),
Car je cudoye iiermement (v. 705),
Il semble qu'il doye desver (v. 774),
sont des exemples où ces finales sont de deux syllabes ;
mais en somme le nombre de ceux où elles ne valent
que pour une l'emporte notablement.
Quelques vers sont faux. Or, l'auteur de Patelin sait
trop bien la langue et versifie trop correctement pour
qu'on ne s'efforce pas de lui ôter ces fautes, qui ne pro-
viennent certainement pas de lui.
S'il convient que je m'applique (v. 41) ;
il manque une syllabe. Lisez :
Se il convient que je m'applique.
Dans les temps antérieurs, et pour Patelin aussi, se
(c'est-à-dire si), que, je, me, etc., devant une voyelle
comptent ou ne comptent pas, à la volonté du poëte.
Aussi je pense que M. Génin aurait dû, dans tous les
cas où cet e s'élide, indiquer l'élision par une apo-
strophe, pour la plus grande facilité des lecteurs.
Dans le vers :
Ses denrées à qui les vouloit (v. 1 73),
il y a une syllabe de trop, car la finale ées compte
ÉTUDE SUR PATELIN. 37
toujours pour deux syllabes dans la langue antérieure.
Je mettrais ;
Ses denrées à qui vouloit
Au reste le nombre régulier de syllabes se rencontre
dans le vers :
Ses denrées si humblement (v. -426),
et dans le vers :
Ta journée, se bon te semble (v. iÔ56).
11 y a aussi une syllabe de trop dans le vers ;
Escus? voire, se pourroit-il faire
Que ceulx dont vous devez retraire
Cesle rente priassent monnoye ?
Effacez il, et en môme temps cette correction, exigée
par la mesure, améliore le sens en ôlant le point d'in-
terrogation. Le drapier dit : « Yos écus? vraiment il se
pourrait l'aire que ceux avec lesquels vous comptez re-
tirer cette rente prissent monnaie, » c'est-à-dire
« fussent dépensés ; » et Patelin répond : « Oui, sans
doute, si je le voulais. » Quant à la suppression des
pronoms personnels, elle est autorisée par l'usage du
Patelin; on en rencontre plus d'un exemple.
M. Génin pense que dans le vers ;
Tout est à vostre commandement (v. 224),
où il y a une s-yllabe de trop, on prononçait vostre
monosyllabe; mais dans le PatelinVe muet, ainsi placé,
compte toujours pour la mesure ; il faut prendre une
des deux leçons qu'il rapporte en variante :
Tout à vostre commandement,
58 ETUDE SUR PATELIN.
OU
Tout est à vo commandement.
Vo est une forme archaïque pour vostre. Je n'accepte
pas non plus la raison qu'il donne pour justifier la
leçon qu'il a adoptée dans le second de ces deux vers :
Mais vous ne prisez un festu
Entre vous, riches, les pouvres hommes (v. 326).
Suivant lui, dans le commun discours, on ne tenait pas
compte de l'** du pluriel ; mais, en relisant avec soin
tout le Patelin, j'ai vu au contraire que partout ces s
comptent quand elles sont devant une voyelle. Il n'y a
d'exception qu'ici (et encore les éditions du seizième
siècle retranchent les, ce qui donne la mesure et est
même meilleur pour la phrase), et dans cet autre
vers :
Tant fussent-eltës saines et fortes.
Ici encore M. Génin admet une prononciation popu-
laire, mais, pour moi, c'est autrement que je voudrais
corriger le vers. Il s'agit des brebis que Aignelet as-
si>mmait pour les vendre, quelque saines et fortes
qu'elles fussent, — après quoi il ajoute :
Et puis je lui fesoye entendre,
Affin qu'il ne m'en peust reprendre,
QnHlz mouroient de la clàveléé.
Voilà un îlz qui parait fort suspect. Dans ce qui
précède et dans ce qui suit, il n'y a que des féminins
se rapportant à brebis, et ici on trouve Hz, masculin
qui ne se rapporte à rien. Je pense que ce Hz cache
une faute, et qu'il faut lire el^ qui est un archaïsme
ETUDE SUR PATELIN. 39
pour elle ou elles. El pour elle se trouve dans le Pate-
lin même :
Hé ! vostre bouche ne parla
Depuis, par monseigneur saint Gille,
Qu'el ne disoit pas euvangile (v. 286).
El est donc autorisé par l'usage même de notr* au-
teur, et c'est aussi el que je proposerais dans le cas
que j'ai rapporlé ^
S'il n'avait pas été préoccupé de ce commun parler
supprimant les e muets, lequel est étranger à Patelin,
M. Génin n'aurait pas laissé m^envoise dans ce vers :
Maie peste
M'envoise la saincte Mjgdalene (v. 508) !
Ce n'est pas menvvise qu'il faut lire, mais m envoie^
comme au vers 1282 que lui-môme cite ici. Le verbe
envoyer ne peut faire envoise; c'est une faute de co-
piste suggérée par une confusion avec le subjonctif du
verbe aller ^ qui est en effet : que je voise^ qweje nien-
voise.
Escient est de trois syllabes, aussi je n'accepterais
pas le vers :
Est-il malade, à bon escient? (650.)
et je lirais :
Est-il malade, à escient?
C'est la forme ancienne; bon est une addition modernd
* Depuis que ceci est écrit, j'ai roncoillré, dans mes lectures de
textes du quatorzième siècle et du quiii/rèine, des Hz qui se rapportent
à des noms léminins et auxquels la critique ne doit pas, ce seuible,
touclier. C'cMait une faute sans doute, mais une faute reçue par l'usn^e
dans ces ^ècles. En tous cas, dans le vers : Tant lussent elles saines et
fortes, c'est Hz ou el qu'il faut lire.
40 ÉTUDE SUR PATELIN.
qui est du fail de quelque copiste ne remarquant pas
qu'il gâtait la mesure.
La mesure est encore gâtée dans :
... vous estes
Ce croy-je, courroucé d'autre chose (v. 1,052).
M. Génin a rétabli je d'après d'anciennes éditions, et
pense qu'on prononçait courcé au lieu de courroucé.
Il se pourrait en effet que l'auteur eût écrit courcé,
car cette forme se trouve en certains dialectes (le pi-
card par exemple, ayant affaibli courroucé en courecé,
et le parler vulgaire en ayant fait courcé). Mais alors il
fallait écrire courcé, car dans le Patelin l'écriture est
conforme à la prononciation, ou bien, ce qui est le
mieux à mon avis, il ne fallait pas rétablir le je. Je
n'aurais pas non plus recours à une prononciation bien
douteuse pour changer le vers :
Qui a son surnom de Joceaulme (v. 590),
en
Qui a surnom de Joceaulme,
qui est donné par les éditions du quinzième siècle, tan-
dis que l'autre l'est par un manuscrit. IM. Génin pense
que l'ancienne prononciation, en introduisant un i,
Joceiaume^ Jousseiaume, faisait la mesure exacte. Il est
bien vrai que, dans beaucoup de cas, l'ancienne langue,
surtout intercalait un i, biau pour beau^ fieux pour
fils, comme aujourd'hui encore le peuple dit un siau
pour un seau; mais justement, dans tous ces cas, le
son est toujours monosyllabique. Je rencontre ce nom
ÉTUDE SUR PATELIN 41
de Jousseaume dans un texte du treizième siècle, où di-
vers poètes sont énumérès :
De Nuevile Josiasmes li floris
Et d'Epinal Goderans et Landris.
On voit que, dans l'ancienne prononciation aussi, la
forme où Vi est pourtant introduit ne compte que pour
une syllabe. Mon avis est donc que, pour le Patelin
également, il faut suivre le même usage, rien n'auto-
risant à dédoubler le son dont il est question. J'ap-
plique la même remarque au vers :
... avocat
A trois leçons et trois pseaumes (v. 770);
locution proverbiale, qui veut dire : avocat réduit à
quelques misérables causes, et qui provient de ce que
trois leçons et trois pseaumes cèiaii le moins qui pût
être prescrit dans le bréviaire. M. Génin, pour remé-
dier à l'absence d'une syllabe, suppose encore qu'on a
pu prononcer seim^mes; mais mon objection est tou-
jours la même, et je préfère la correction bien plus
sûre et bien plus facile qu'il propose d'ailleurs •
A trois leçons et à trois pseaumes.
Cependant, avant de corriger, il faut remarquer qu'il
ne serait pas impossible qu'on eût prononcé pse-au-me.
Du moins on a prononcé à une certaine époque un mot
analogue heaume en trois syllabes, ainsi que je vais le
dire tout à l'heure.
Les vers suivants se corrigeront sans peine'
Mot, mnis Dieu sait qu'il en pense (v. 4,254),
12 ÉTUDE SUi; PATELir^.
en lisant :
Mol, mais Dieu sait que il en pense;
le vers :
De cecy, qui ne le secorroit (v. 1,582),
en lisant :
De cecy, qui nel seeonrroit!
(nel est une forme Irès-Iréquenle dans les anciens
pactes du treizième siècle) ;
le \ers :
Il n'y a ni rime ni raison (v. 1 ,545),
en lisant :
Il n'a ni rime ni raison.
Non-seulement il na rétablit la mesure ; mais cette
tournure se trouve aussi dans Patelin^ voyez ce vers :
En ce pays n'a, ce me semble,
Lignage qui mieux se ressemble (v. 165).
Dans les tr ès-ailciens textes, il n'a ou n'a est, pour
ainsi dire, seul usité; l'intercalation de y appartient
surtout aux temps postérieurs ; et, comme on voit, Pa-
telin use aussi de la tournure ancienne.
Il faut quelques mots d'explication paUr le vers sut*
vaut :
Chose qu'il die, ne s'enU^etient (v. 1,352).
Pour savoir ce qu'on en devait penser, j'ai relu tout
/non Patelin^ en notant les passages où la finale le se
trouve devant une consonne, et toujours j'ai vu qu'elle
compte pour deux syllabes, excepté dans je renie dieu
ETUDE SUR PATELIN. 45
OU je rente dieu, qui est un jurement et une espèce de
mot unique. Il faut donc, je crois, laisser à die les deux
syllabes, et lire :
Chose qu'il die, n'entretient;
c'est-à-dire . il n'entrotient pas, ne suit pas le propos,
le discours qu'il a commencé.
Je viens à heaume. Voici le vers de Patelin :
Dieux! qu'il a dessoubs son heaume (v 997).
Le vers est faux si l'on proTionce hau-me, mais exact
si l'on prononce he-au-me. Or, Chifflet nous apprend,
au dix-septième siècle, dans sa Grammaire, qu'on pro-
nonçait he-au-me. Il est probable que cette prononcia-
tion, bien que fautive, puisque ce mot vient de l'alle-
mand Helm, où il n'y a qu'une syllabe, bien qu'étran-
gère aux chansons de geste où helme, haume n'est
jamais que dissyllabe, est pourtant ancienne, c'est-à-
dire remontant aux seizième et quinzième siècles.
Dans tous les cas^ on n'est pas autorisé, vu l'indication
fournie par Chifflet, à l'effacer dans Patelin,
Je viens de soumeltre, sous les yeux du lecteur, la
pièce de Patelin à un examen granmiatical véritable-
ment microscopique ; j'en ai considéré les formes ar-
chaïques, j'ai recherclié celles qui montrent la transi-
tion à l'usage moderne, j'ai compté les syllabes des
vers; il en résulte que le Patelin est écrit avec une
grnnde correction, que la versification en est exacte et
soi£rnée,etqu'il sort d'une main littéraire, d'un homme
habilné à tenir la plume ou du moins à manier sa lan-
gue. Il en resuite aussi que M. Génin a singulièrement
purgé de leurs erreurs les textes qui nous ont été
44 ÉTUDE SUR PATELIN.
transmis, et redonné régularité à ce que les copistes
ou imprimeurs avaient souvent estropié, élégance à ce
qu'ils avaient défiguré, et clarté à ce qu'ils n'avaient
pas compris. Nous citerons comme exemple ce vers
que les éditions ou les manuscrits mettent sous la
forme : Or charnouart austiné; ou bien : or cha Re-
noiiart à linél Cela est parfaitement inintelligible.
« D'autres, dit M. Génin dans sa préface, ont corrigé
ici Renouart ostiné; c'étaient les Brunck et les Bentley
de la philologie française au seizième siècle. J'ima-
gine qu'on les eût fort embarrassés de leur demander
qui était ce Benouart et sur quoi portait son ostina-
tion. » L'éditeur se moque ici des érudits qui sup-
pléent par des conjectures téméraires à ce qu'ils igno-
rent ; mais, ne lui en déplaise, il a été en ce cas-ci,
grâce à sa grande érudition en notre ancienne littéra-
ture, un Brunck, un Bentley de bon aloi, en recon-
naissant sous ce texte altéré une allusion à une an-
cienne chanson de geste. Il faut lire (c'est le moment
011 Patelin parle picard, et chà est pour ça) :
Or cha, Renouart au tiné (v. 886).
Renouart est le héros d'une des branches du roman
épï(\ue de Guillaume au Cour t-Nez.B.cnouair[ ayant d'èire
un héros, était marmiton à Laon, dans les cuisines du
roi. Prêt à suivre Guillaume d'Orange à la guerre, ce
nouvel Hercule va couper dans lesjardins un gros sapin
qu'il fait cercler de fer, et il s'en escrime si bien, que
de ce tinel, c'est-à-dire de cette massue, lui est de-
meuré le sobriquet de Renouart au Tinel. Sa renom-
mée, grande au treizième siècle, durait encore au
ÉTUDE SUR PATELIN 45
quinzième, comme le prouvent les mots du Patelin. Il
en était de même de Roncevaux. Quand Patelin dit :
Je sçay aussi bien chanter
Que se j'eusse esté à maistre (à Técole)
Autant que Charles en Espaigne (v. 26),
\\ t'ait allusion à ces vers :
Cliarles 11 rois, nostre empereres magne,
Set ans tout pleins a esté en Espaigne ;
allusion qui ne pouvait échapper au savant éditeur de
la Chanson de Roland.
3. — Examen de l'opinion de M. Génin sur l'auteur demeuré anonyme
de Patelin. Discussion de quelques explications étymologiques pro-
posées par M, Génin.
La pièce de Patelin est anonyme; on ne sait qui en
est l'auteur. Le seizième siècle, qui l'a tant goûtée,
fut là-dessus tout aussi ignorant que nous, et dès la
tin du quinzième les éditeurs qui l'imprimaient étaient
dans rimpuissance de mettre un nom au frontispice.
Naturellement, M. Génin s'est beaucoup occupé de celte
question. Naturellement, aussi il l'a trouvée encombrée
de toutes sortes d'hypothèses hasardées, et il a fallu
faire place nette. La première chose était de détermi-
ner, s'il était possible, des limites en deçà et au delà
desquelles il ne fût pas possible de reporter cette com-
position. Quelle est donc la limite la plus reculée? Au
premier abord, un petit détail aperçu par M. Génin
pourrait 'aire croire que la pièce appartient au qua-
torzième siècle, l'auteur paraissant mettre la scène
sous le r. ^nc du roi Jean. Du moins, c'est soulemeni
46 ÉTUDE SUR PATELIN.
SOUS ce règne qu'on trouve le franc valant seize sous
et l'écu valant vingt-quatre sous, comme cela semble
ressortir de la vente des six aunes de drap. Pourtant
il est impossible que la pièce soit de cette époque.
M. Génin s'appuie, pour le nier, sur un arrêt du par-
lement de Paris qui permet aux confrères de la Pas-
sion de rouvrir en 1402 leur théâtre, qui avait été
seulement ouvert en 1398. A cet argument, qui a
peut-être besoin d'explication (voyez ce que j'ai rap-
porté plus haut, p. 2, d'Oresme,qui est du quatorzième
siècle, et qui parle des comédies de son temps) ; à cet
argument, dis-je, J'en joindrai un autre qui est tiré
du caractère de la langue. On n'a qu à comparer des
textes écrits sous le roi Jean, c'est-à-dire dans le milieu
du quatorzième siècle, avec le Patelin, et l'on demeu-
rera convaincu que ces textes et la pièce nepeuvoiit
être contemporains : celle-ci est plus récente. Voilà
pour la limite au delà. Yoici pour la limite en deçà :
M. Génin a Irès-heureusement mis la main sur un pas-
sage décisif. Dans des lettres de rémission, il est rap-
porté qu'un certain Jean de Costes, se trouvant dans
une hôtellerie à Tours, s'étendit sur un banc au long
du feu, disant : « Pardieu ! je suis malade. Je veuil
couchicr céans, sans aller meshui à mon logis. » Sur
quoi une personne qui était là reprit : « Jean de Cos
tes, je vous congnois bien ; vous cuidez pateliner et
faire du malade pour cuider couchier céans. » L'acte
est de 1470. Or, comme ici il est évidemment fait
allusion à Patelin contrefaisant le malade, on ne
peut douter qu'à cette date la farce n'existât et n'eût
dcjà gagné assez de notoriété pour que des locu-
ÉTUDE sua PATELIN 4Î
tions en eussent passé dans le langage de la conver-
sation.
Telles sont les deux limites entre lesquelles la re-
cherche doit être concentrée : on ne peut remonter au-
delà de la fin du quatorzième siècle, on ne peut descen-
dre au-delà de l'an 70 du quinzième. Cette remarque
seule élimine hien des opinions. Elle élimine Jean de
Meung et Guillaume de Loris, qui, étant l'un de la fin
du treizième siècle, et l'autre du milieu de ce même
siècle, ne peuvent avoir composé une pièce ainsi
limitée; elle élimine aussi Pierre Blanchet, à qui,
depuis quelque temps, on s'accordait pour attribuer le
Patelin. Pierre Blanchet, qiû faisait jouer, comme on
voit par son épitaphe, sur échafauds des jeux satiri-
ques, et de qui du reste onne connaît aucune composi-
tion, mourut en 1519, à l'âge de soixante ans; il
n'avait donc que dix ans en 1470. Mais elle lavorise
beaucoup l'opinion de M. Génin, qui est que le Patelin
est d'Antoine de la Sale.
Antoine de la Sale appartient justement à cette épo-
que, étant né en 1598. C'est un écrivain bien connu
par le joli roman du Petit Jehan de Saintré. Un écrit
satirique, les Quinze Joies du Mariage, paraît être de
lui, et il est un des joyeux contours qui ont contribué
à la rédaction des Cent Nouvelles nouvelles ppur l'ébat-
tement de Louis XI, alors dauphin. Il est certain que
c'est une bonne fortune de trouver un auteur aussi in-
génieux qu'Antoine de la Sale pour une pièce ano-
nyme aussi ingénieuse que le Patelin, et M. Génin en
a profité avec complaisance. Il s'appuie sur deux argu-
ments principaux : le i)remier, c'est qu'entre les ouvra*
48 ÉTUDE SUR PATELIN.
ges avoués de la Sale et la farce, on sent une confor-
mité qui porte la conviction ; le second est une sorte
de témoignage indirect. Sans doute des induclions et.
si je puis ainsi parler, des sensations littéraires aussi
pleines de finesse, d'érudition et de sagacité, sont d'un
grand poids; mais les témoignages sont encore plus
positifs et ferment plus péremptoirement la bouche à
l'objection. Voyons donc d'abord le témoignage. Le
rapport des sous, francs et écus paraît, cela a été dit
plus haut, se rapporter au règne du roi Jean . Or Antoine
de la Sale a visiblement reporté sous le règne du roi
Jean Faction de son roman, le Petit Jehan de Saintré,
disant au début : « Au temps du roi Jehan de France,
etc. ; » de plus, dans les chapitres où il est question de
l'équipement du petit Sainlré en linge, habits, coiffu-
res, chaussures, bijoux et chevaux, avec le prix énoncé
à chaque objet, l'évaluation des monnaies, M. Génin
Ta vérifié, répond exactement à celle du Patelin.
M. Génin en conclut qu'il y a un lien entre ces deux
choses, et que le même homme qui avait étudié pour
son roman les usages du quatorzième siècle s'est servi
de ses études pour la composition de sa pièce. Je ne nie
pas ce qu'il y a de remarquable dans cette coïncidence.
Toutefois je suis frappé d'une difficulté : rien, à part
cela, n'indique dans le Patelin que la scène est sous
le roi Jean ; ce prince n'y est pas nommé; point d'al-
lusion à aucun événement de son règne, de sorte qu'il
n'y aurait de propre au temps supposé que la mention
d'un rapport de monnaies. Mais, d'un autre côté, com-
ment croire que, dans une farce, dans une pièce popu-
laire par exci^llence, on s'avise d'évaluer les choses, non
ETUDE SUR PATEUX 49
pas en monnaies courantes, mais en monnaies atteintes
de désuétude depuis près d*un siècle? Comment les
spectateurs devaionl-il savoir que cela rappelait juste-
ment le roi Jean? Je ne puis, je l'avoue, passer par là-
dessus; je suis conduit à l'une ou à l'autre de ces deux
alternatives : ou bien il y avait une vieille farce, un
vieux fabliau, composé sous le roi Jean, et usant par
conséquent des monnaies de ce temps, lequel a été
rajeuni dans le quinzième siècle, sans qu'on ait change
les termes du marché entre Patelin et le drapier, ou
bien l'opinion de Pasquier est véritable, à savoir que
ces sous sont des sous parisis, dont 24 valent 30 sous
tournois. Le drapier vend six aunes de drap à 24 sous
l'aune, faisant à la fois, en deux évaluations différen-
tes, 9 francs et 6 écus. Les 144 sous parisis vaudront,
si Pasquier a raison, 180 sous tournois, ou 6 écus de
30 sous, ou 9 francs de 20 sous. De la sorte, en mon
esprit, le témoignage, s'il n'est pas tout à fait écarté,
est beaucoup atténué.
Néanmoins le second argument n'a, pour cela, rien
perdu, Antoine de la Sale pouvant avoir remanié aussi
bien que composé le Patelin et les Cent Nouvelles nou-
velles. « Dans le Petit Jean de Saintréei les Quinze joies
(lu Mariage, dit M. Génin, il me paraît impossible de
méconnaître, môme au premier coup d'œil, un air de
famille et des analogies multipliées avec la farce de
Patelin. Vous y trouvez partout le poète dramatique
dont l'habileté se complaît à filer une scène dans un
dialogue rapide, empreint d'une certaine ironie douce
et d'une naïveté satirique. C'est partout le même art,
la même grâce dans la peinture des caractères; par-
50 ETUDE SUR PATELIN.
tout l'auteur se caclie pour laisser parler ses person-
nages. Le style a cerlaines allures, certaines habitudes,
(les reliefs si netteoient accusés, qu'il ne peut se lais-
ser confomlre avec un autre. Vous le reconnaissez tout
de suite à celte profusion de serments, de proverbes,
dictons, adages, métaphores familières et pittoresques,
dont il est assaisonné, pour lesquels personne, si ce
n'est peut-être Régnier, n'a montré depuis une égale
affection. La fornie de la phrase, les tours grammati-
caux, ne permettent pas plus d'incertitude. » Et pour
exemple, entre beaucoup, M. Génin cite le vers :
Qui me payast, je m'en allasse ;
nous dirions : « Qui me payerait,je m'en irais. » Mais
cet accord des temps entre des membres de phrase
subordonnés et cet emploi de l'imparfait du subjonctif
au lieu du conditionnel sont plus anciens que Patelin.
Et en somme, les tours que M. Génin cite me paraissent
moins caractériser un auteur qu'appartenir en com-
mun à une certaine époque. Quant à l'appréciation
plus intime de la manière, je subordonne sans peine
mon jugement à celui de M. Génin, avec la réserve
pourtant de ne regarder que comme possible la déter-
mination qu'il a faite. Ce qui est désormais acquis
à la critique, c'est qu'il faut cherclier l'auteur du
Patelin dans les soixante ou quatre-vingts ans qui
comprennent les dernières années du quatorzième
siècle <ît les premières du quinzième, et qu'à ce
moment même il se rencontre un homme très-capable
de l'avoir composé, et dont certaines touches sem-
blent fnire reconnaître la main; mais c'est là tout.
ÉTUDE SUR PATELIN. 5i
Rechercher la paternité d'une livre nnonyme est
parfois, on vient de le voir, fort difficile. Rechercher
la paternité d'un mot souvent ne l'est pas nioins.
Aussi, en lisant les notes de M. Génin avec fruit (elles
sont savantes), avec plaisir (elles sonl spiriluelles), me
suis-je heurté contre des étymologies que je n'accepte
pas. A la page 312, remarquant trcs-juslement qu'on a
confondu à tort ébauMayec ébahi, il tire le premier de
balbus, hègue, ce qui est incontestable, et le second de
hiare^ demeurer bouche béante, ce qui l'est beaucojip
moins. Les formes correspondantes dans les langues
romanes sont : provençal esbaïr, italien sbaire et baire.
C'est donc un mol composé de la préposition es et
d'un simple baire. Dès lors il ne peut être question de
hiare. Du reste, l'étymologie du mot est obscure, et je
ne chcrclie pas ici à aller plus avant. M. Génin sup-
pose que verve vient de ver. D'abord, les lois de la dé-
rivation étymologique se prêtent peu à ce que ie latin
vermis, qui a donné ver, donne aussi verve; mais, sa-
chant que, dans le français ancien, verve veut dire ca-
price, on en trouve l'origine dans le latin verva^ tête
de bélier, le bélier se trouvant au fond de la significa-
tion primitive de verve, comme la chèvre se trouve au
fond de la signification de caprice. — Achoison (p, 255)
ne me parait pas dériver de à et choir; c'est simple-
ment une nutrc forme de ochoison, qui est la Iransfor-
maiiou direclement française du latin occasio^ occasion
étant une reprise faite de seconde main au latin. Le
changoment de Vo latin en a n'est pas rare, témoin
dame de domina. Enhu je n'admets pas non plus que
le futur j'irai soit une conliaclion de islr«i (p. *^7)>
52 ETUDE SUR PATELIN.
venant du verbe issir, qui signifie sortir, et dont nous
avons conservé issu. On trouve en provençal ir, et en
italien ire qui viennent du latin ire, et notre futur
français n'a pas d'autre origine.
Je me méfie de moi quand je ne suis pas d'accord
avec M. Génin; je suis plus rassuré quand je marche
côte à côte avec lui. Guillemette, la femme de Palelin,
dit qu'elle se fait forte de... Or l'Académie déclare que,
dans cette locution, fort est invariable, décision qui
n'est pas conforme à l'usage de notre ancienne langue;
M. Génin cite plusieurs exemples du quinzième et du
seizième siècle, où fort est variable suivant le genre et
le nombre. Est-elle plus conforme à la logique? Non,
sans doute, car se faire fort de; c'est se porter assez
fort pour... Fort doit donc être accordé. Aussi M. Génin
conclut-il résolument que les écrivains sans préjugés
comme sans superstitions littéraires doivent toujours
faire accorder fort. Pour moi, je ne vois rien qui puisse
autoriser la décision de l'Académie. Il y a eu en effet
dans la langue un temps où fort, comme tous les ad-
jectifs dérivés d'adjectifs latins n'ayant qu'une termi-
naison pour le masculin et le féminin, valait pour les
deux genres ; mais cela ne pourrait servir à expliquer
l'invariabilité de cet adjectif au pluriel : ils se sont
faits fort de... Évidemment cette locution a été l'objet
de quelque méprise grammaticale.
La même Guillemette, parlant toujours con^^^ûment
et en bon français, dit :
Souvitfçne-.^/us du samedy...
et non souvenez-vous ^ forme moderne qui choque W
ÉTUDE SUR PATELIN 55
bon sens non moins que l'étymologie. « Je ne sais, dit
M. Génin, comment la Fontaine a pu oublier sa langue
naturelle, la vieille langue française, jusqu'à écrire :
Je ne me souviens point que vous soyez venue
Depuis le temps de Tlirace habiter parmi nous.
Il était ce jour-là bien distrait! Peut-être aussi y avait-il
sur son manuscrit il ne me souvient points et les im-
primeurs sont-ils les vrais coupables d'une faute à la-
quelle la Fontainen aurait pas pris garde. Cette dislrac-
tion-là se conçoit mieux. Ce sont de tels solécismes que
l'Académie française devrait signaler et proscrire. Elle
en obtiendrait facilement la répression, grâce à l'auto-
rité dont elle jouit et dont elle ne saurait faire un meil-
leur usage. Pourquoi préfère-t-elle les ratifier et les
consacrer? » Ce n'est pas seulement en cet endroit que
la Fontaine a usé de c^ verbe, qui est aussi barbare
que le serait je in importe^ au lieu de il m'importe.
Mais que faire? Ce barbarisme a pris pied, et l'effacer
serait, je crois, dommageable maintenant; car, si on y
réussissait, on rendrait insupportables des passages de
la Fontaine et d'autres auteurs qu'aujourd'hui notre
oreille accepte grâce à l'habitude.
Je signalerai aussi une locution vicieuse qu'à ma
connaissance un grammairien savant et pénétrant,
M. JuUien, a le premier relevée : c'est se faire moquer
de soi. De soi est monstrueux, et n'est susceptible
d'aucune construction. Il faut dire simplement ; se faire
moquer. Cependant je dois remarquer qu'on trouve
déjà cette locution bizarre et incorrecte dans des au-
teurs du dix-septième siècle. La Bruyère a dit : « Les
54 ÉTUDE SUn PATELIN.
nouveaux eniichis se ruinent à se faire moquer de
soi. * Et on lit, dans Saint-Simon : « Albergotti s'éva-
nouit chez madame de Maintenon , et, tout à la mode
qu'il fut, se fit moquer de lui. »
îl faut finir ces remarques de grammaire, de versi-
fication, de vieille langue, d'archaïsme, et il faut les
finir par les très-jolis vers en excellent français mo-
derne que l'éditeur du Patelin^ en guise de dédicace,
a mis en tête de sa publication :
Les hoirs de défunt Patelin,
Inconnus chez Plaute etTérence,
Ont envyhi toute la France,
Car ils sont bénis du Malin,
Les hoirs de défunt Patelin !
On en voit pulluler renî^eance
Sous le drap, la hure et le lin ;
Prêtre ou laïc, noble ou vilain.
Tout est de leur intelligence,
Tout cède à leur persévérance;
Ils font si bien la révérence !
Ils parlent si doux et câlin !
On les rencontre à l'audience,
A Péglise, au bal, au moulin;
Les diamps, la ville, tout est plein
Des hoirs de défunt Patelin !
Au temps des livres sur vélin,
Un honnête homme très enclin
A railler de papelardie
En fit une farce hardie.
De nos ayeux plus applaudie
Que le vieux roman de Merlin.
L'âge qui tout mène à déclin
L'ayant de sa rouille enlaidie.
Cette piquante comédie,
Oigne de notre Poquelin,
ÉTUDE SUR l'ATtLIN. 55
Je la débrouille et Tétudie
Dans ce livre que je dédie
Aux hoirs de défunt Patelin.
S'ils prennent sous leur patronage
Cet écrit sur un badinage
Où leur maître est r^présenté,
S'ils le font vivre l'^ige en âge
Autant que le palehnagô;
Ç# sera i'imniortaliLé,
Vï
ÉTUDE SUK ADAM, MYSTÈRE
SoïiMAiRE. [Journal des débats, 30 juillet et 29 août 1853. ) — M. Luzarche
a public un très-ancien mystère [Adam, drnme anglo-normand du
douzième siècle, publié pour la première fois d'après un manuscrit de
la Bibliothèque de Tours). Celle curieuse publication devint pour moi
l'objet d'un examen attentifet, c'est en le faisant que, frappé plus particu-
lièrement de la différence notable entre la langue d'oc et la langue
d'oïl d'une part, qui ont deux cas, et l'espagnol et l'italien d'autre part,
qui n'ont point de cas, je me demandai comment il était possible de
s'en rendre compte. Cela n'avait point encore été discuté; et la so-
lution que j'en donne introduit un élément positif et nouveau dans
la considération historique du moyen âge. Il y avait six cas dans le
liilin ; il y en a deux dans la langue d'oc et la langue d'oïl; il n'y en
a point dans l'ancien italien et l'ancien espagnol; c'est là, à partir
du type latin, une dégradation qui montre que la langue d'oc et la
langue d'oïl occupent une place intermédiaire; au moment où ces quatre
langues prennent une existence propre, la décomposition du latin était
moins avancée dans le domaine franco-provençal que dans le domaine
hispano-italique 11 en résulte invinciblement que, au point de vue
philologique, les langues d'oc et d'oïl sont les aînées des langues es-
pagnole et italienne. Ce résultat ainsi acquis a des applications; la
plus prochaine est celle qui constate l'antériorité, désormais incontes-
tables, des littératures en langue d'oc et en langue d'oïl sur les
littératures d'Espagne et d'Italie.
V . — Du dialecte amîo-normand. De ï antériorité philologique de la lan-
gue d'oc et de la langue d'oïl sur V espagnol et l'italien. De l'antiquité
des mystères et de leur mise en scène.
M. Luzarche a donné à sa pu^^licalion le titre de
drame anglo-normand; et, bien que dans le courant
ÉTUDE SUR ADAM, MYSTÈRE. 57
de cet article je doive beaucoup le remercier d'avvoir
mis en lumière ce morceau et reculé de la sorte les
origines du théâtre en langue vulgaire, toutefois je
commence par contester la justesse de son titre. Anglo-
normand a deux significations différentes, suivant que
l'on considère les connexions politiques ou la langue.
Le duc de Normandie étant devenu roi d'Angleterre
par droit de conquête, la puissance anglo-normande
se composait d'un royaume et d'un duché tenus par le
môme prince à titre divers; mais de ce point de vue
aucune composition ne peut être dite anglo-normande.
Au point de vue de la langue, l'anglo-normand désigne
un parler qui prit cours en Angleterre après la con-
quête. Ce parler est une altération, manifestement
produite par les influences anglo-saxonnes, du nor-
mand ou fiançais de Normandie importé par les con-
quérants. Il se reconnaît du premier coup d'œil à
certaines formes singulières dont quelques-unes sont
restées dans l'anglais moderne; ainsi de hanter^ il fait
haunter^ aujourd'hui to haunt; degraanter (accorder,
octroyer) il fait graunter. Or, notre drame d'Adam
n'est nullement écrit dans ce dialecte. 11 n'en présente
aucune des formes caractéristiques, on ne peut donc
le dire anglo-normand.
Il est purement normand, et composé dans le dia-
lecte qu'on parlait alors en Normaiidib et dont le pa-
tois, encore usité dans cette province, a beaucoup
retenu. Aujourd'hui i) n'y a pas de dialectes en France,
on n'y trouve que dei* pa.^ois; le parler qui a pris le
dessus et qui émane de Paris et de l'Ile-de-France,
bien qu'avec des mélanges innombrables, est le seul
J)é ÉÏL'DE SUR ADAM, MYSTÈIU:.
qui ait conservé la culture litléraire; les autres ne
servent plus qu'aux usages quotidiens de la vie; la lan-
gue dominante en entame incessamment les mots, les
formes, les prononciations, et ils sont des ruines que
le temps use peu à peu. Mais dans le douzième siècle
le? dioses n'étaient pas ainsi; il n'y avait pas de patois,
il n'y avait que des dialectes. Chaque auteur composait
dans celui de sa province, le Normand en normand, le
Picard en picard, le François en françois. A cette épo-
que, les princes anglo-normands accordaient aux let-
tres une protection qui s'exerçait surtout au profit de
leurs possessions du continent. L'anglo-saxon, tombé
au rang de patois, marcliait rapidement vers une trans-
formation qui, déterminée par l'immixtion des mots
et de la syntaxe française, devait produire l'anglais
moderne; mais cet anglais n'était pas né encore, et
l'Angleterre présentait, quoique sur un plus petit
théâtre, des phases analogues à celles qu'avaient pré-
sentées les populations romanes entre la décompo
sition du latin et la recomposition des langues novo-
latines, et par conséquent la stérilité littéraire y était
complète.
Aussi les rois s'adressaient-ils aux trouvères nor-
mands, rivaux de ceux du nord et du centre de la
France; car il ne faut pas citer ici le Midi, dont la
langue, connue sous le nom de provençal, ne peut pas
êti'e considérée comme un dialecte, et est sœur des
autres idiomes romans. Et vraiment, quand on tient
ces vieux textes qui nous enseignent tant de choses sur
le parler, sur les mœurs, sur les goûts, sur les idées
de nos aïeux, on regietterait qu'ils fussent restés en*
ÉTUDE SUR ADAM, MYSTÈRE. t^
fouis dans la poussière où un injuste oubli les laissa
longtennps, et qu'on n'eût pas, par les dialectes même
et par les œuvres littéraires, l'image de l'ère féodalej
comme la langue d'aujourd'hui, une et générale, est
l'image de la centralisation.
Le dialecte normand se distingue par diverses parti-
cularités. Les noms en euî\ tels que donneur, etc.,
dérivant de la terminaison latine ator^ avaient deux
formes dans l'ancien français, suivant qu'ils étaient au
sujet ou au régime : sujet, li donere; régime, le do-
neor; et en normand, le doneûi\ mettant un u au lieu
d'un 0. L'imparfait des \erbes de la première conju-
gaison était dans le français \ je pensoie, ou, pour me
servir du mot de même signiiication qui avait davan-
tage cours alors, je cuidoie^ tu cuidoies, il cuidoit; en
normand, je midoiie^ tu cuidoues, il cuidout. On re-
marquera ici la supériorité grammaticale de l'ancien
français sur le français moderne. La première personne
n'avait pas Vs que nous mettons présentement : je
pensoie, et non je pensois; i% qui ne provient pas du
latin, car Vs, dans cette langue et dans les langues
congénères, est caractéristique, non de la première
personne, mais de la seconde; et c'est une barbarie de
l'avoir ainsi rendue commune aux deux personnes.
Plus on comparera le vieux fiançais et le moderne,
plus on trouvera que le premier l'emporte sur le se-
cond pour la conservation des analogies (ce qui doit
être, car il était plus près de la source latine), et plus
on reconnaîtra qut; la barbarie qui lui a été attribuée
non-seulement n'existe pas, mais ne peut exister, car
il décomposait le latin suivant des lois auxquelles il a
60 ETUDE SUK ADAM, MYSTÈRE
nécessairement été plus fidèle que ne l'est demeuré le
Français dans le cours du temps, des changements et
des révolutions. Au reste, sans entrer en plus de dé-
tails, ce qui. tout d'abord fait reconnaître un texte nor-
mand, c'est que, au lieu du son oi, il met toujours le
son ei : rei pour roi, lei pour /oi, quei pour (juoi^ seii
pour soit^ il aveit pour il avoit, etc. On voit par ce seul
rapprochement quelle est l'influence qui a fini par
bannir complètement la syllabe oi des imparfaits de
nos verbes, syllabe que du temps de Louis XIV beau-
coup de vieillards conservaient encore, prononçant il
lisait, et non il lisait. C'est rintliience normande qui à
cet égard a fini par prévaloir. Quand on étudie à ce
point de vue les dialectes, on est singulièrement frappé
de tous les mélanges qui se sont opérés, mélanges qui
ont souvent rompu l'analogie, comme quand à côté
de roi, forme française, on a pris reine, forme nor-
mande.
Adam, qui nous est maintenant connu grâce à
M. Luzarche, est le plus -/uiicien mystère que nous ayoi\
en langue française. Auparavant, on n'en avait dans
cette langue que de très-postérieurs au douzième siècle.
Tous les travaux ont eu pour résultat de reporter plus
haut qu'on n'avait fait d'abord les commencements de
la littérature française sur laquelle on accordait la
priorité à la Provence et à l'Italie. Ménage allait même
jusqu'à tirer les mots français des mots italiens cor-
respondants, tandis qu'une vue plus juste de l'histoire
montre que les langues romanes, nées de la'cfissolu-
iion du latin, l'italien, l'espagnol, le provençal et le
iVançais, ont entre elles un rapport non de filiation.
ETUDE SUR ADAM, MYSTERE. Cl
mais de fratemilé. Il n'est pas vrai que dans le haut
moyen âge (je désigne ainsi la portion la plus re-
culée de celle époque) la cullme soit allée de l'Italie
vers l'Occident. Il est historiquement certain que les
Gaules défendirent l'empire romain plus longtemps
que l'Italie, et il était déjà détruit complètement dans
ce dernier pays que l'autre combattait encore pour une
organisation politique qui s'abîmait sous l'effort des
barbares. Il est certain aussi que dans les Gaules, qui
n'avaient pu sauver le premier empire, il s'en refit un
second qui, sous Charlemagne, prolongea la conquête
romaine jusque dans la Germanie, œuvre décisive pour
la civilisation, et dans laquelle les Césars avaient
échoué. Cet empire s'annexa môme pour un moment
rit«ilie par une conquête marchant en sens inverse de
la conquête romaine. Parallèlement, les Arabes avaient
mis le pied sur la gorge à l'Espagne ; le pays des
Anglo-Saxons luttait contre les Danois, contre les
Celtes, et allait bientôt être contraint par la victoire
de Hastings à traverser une période de fusion entre
les vainqueurs et les vaincus, genre d'épreuve sociale,
provisoirement mortelle à tout développement litté-
raire. La Germanie, vaincue, baptisée et féodalisée
tout à la fois, avait encore beaucoup à faire et à ap-
prendre pour devenir partie intégrante du nouveau
corps politique qui succédait ainsi au vieil empire ro-
main. C'était donc la Gaule qui, par le cours des évé-
nements, avait la primauté.
Ei de fait, l'histoire littéraire ne parle pas autre-
ment que l'histoire politique, (juand les langues mo-
dernes fureiU assez dévelopnées pour.oouvoir se chan-
62 ÉTUDE SUR ADAM, WYSÎÈRE
ter, de la Gaule partit le signal. Une nécessité qui,
considérée littérairennent, ne paraît pas évidente (car
pounpioî les \ers précéderaient-ils la prose?), mais
qui le devient considérée historiquement car, diins
l'individu comme dans les sociétés, le développement
de l'imagination précède celui de la rétlexion), fit
que la poésie vint tout d'abord charmer et polir les
esprits. On célébra les exploits de Charlemagne et de
ses preux; un cycle immense de poëmes ou gestes
(c'était le nom) se déroula aussi long que celui de la
guerre de Troie, dont il ne nous reste plus que Ylliade
et y Odyssée. Tout cela plut à l'Europe, et dès le dou-
zième siècle on traduisait ces épopées dans la plupart
des langues qui se parlaient alors. Puisque par la
marche dos événements le centre s'était déplacé et
avait passé de l'Italie en Gaule, il fallut bien que le
développement littéraire le suivît. Plus on réfléchira
à la loi des connexions historiques, plus on la verra
pénétrer avant dans l'intimité des choses sociales. Il
est une singularité dans les idiomes romans (si, c'élait
ici le lieu, je montrerais que la formation des lan-
gues, leur transmission, leur décomposition, leur
étymologie, tout cela est de l'histoire au sens le plus
élevé du mot), il est, dis je, dans les idiomes romans
une singularité dont l'explication m'a préoccupé gran-
dement. Pourquoi, entre ces idiomes, le provençal e{
le français, c'est-à-dire le roman des Gaules, sont-ils
les seuls qui aient gardé des cas? Ces cas, il est vrai,
n'ont été que transitoires, et le français moderne ne
los a plus. Mais le français ancien et le provençal les
ont eus, distinguant tant au singulier qi. au pluriel,
ÉTUDE SUR ADAM, MYSTÈRE. 63
par la désinence, le sujet du régime. Veut-on un exem-
ple? Caballus 3i àonnè cheval; comme le sujet se marque
par l's, représentant de la terminaison us, cela fait
fhevah^ chevax, suivant les orthographes, prononcé
comme nous prononçons chevaux. Le régime se marque
par l'absence de ÏSy cheval, cahalhim; !e sujet pluriel,
cheval, caballi; te régime pluriel, chevals, chevax, ca-
ballos (on voit d'où vient notre pluiiel actuel chevaux).
De sorte que cette ancienne déclinaison est : li chevax,
le cheval, au singulier; li cheval, les chevax, au pluriel.
Toutes les déclinaisons latines, pour le roman des Gau-
les, se sont concentrées en une seule, la seconde, celle
de dominas, et tous les cas en deux cas, .s' pour le sujet
singulier et pour le régime pluriel, figurant us et os
du latin, et l'absesice de Vs pour le sujet pluriel ai le
régime singulier figurant i et um.
Mais je répète ma question. Comment le roman des
Gaules a-t il gardé cette empreinte profonde do la lati-
nité, tandis qu'elle s'effaçait dans l'Italie et dans l'Es-
pagne? Les cas sont un des caractères qui séparent le
plus les langues classiques des langues modernes; et
ce caractère, qui ne persistait pas môme dans la pairie
du latin, persistait en Gaule, et s'incorporait dans
l'idiome nouveau qui s'y créait, et qui, lout frère (ju'il
était des autres, s'en distinguait par cette marque
considérable. Avant tout examen, on aurait pensé sans
doute tout le contraire; on aurait supposé la latinité
plus vivace en Italie; et, si on avail attendu des cas
et une déclinaison, c*est dans 1 Italie qu'on les aurail
cherchés. Les extrémités de l'empire, et particulière-
ment les bords delà Seine, de la Somme et de l'Escaut,'
64 ÉTUDE SUR ADAM, MYSTÈRE.
auraient paru moins capables de retenir cette partie
organique de la langue. A mon avis, ce phénomène
remarquable advint, parce que, à l'époque de la sub-
version définitive, la Gaule était devenue le cœur de
l'empire et resta le cœur des grands événements danr.
le temps qui suivit immédiatement. Cette siluatiow
s'imprima dans la langue même; la \ie romaine étant
restée là plus active et plus puissante, la syntaxe ro-
maine s'y garda davantage; et, tandis que l'Italie, lan-
guissante et déshabituée de l'empire, perdait la gram-
maire avec la puissance, une situation politique toute
autre sauvait dans les Gauls un reste de puissance
avec un reste de grammaire. C'est pour cela et grâce à
cette circonstance que le vieux français se trouve si no-
tablement différent du moderne, les cas s'étant perdus
par la suite des temps et par le cours des choses. Il est
une étape entre la latinité et la langue moderne, étape
qui représente, dans l'ordre politique, le rôle joué par
la Gaule dans les derniers événements de l'empire et
les premiers événements de l'âge subséquent. Celte
considération est aussi d'un certain poids dans la ques-
tion de savoir si le développement littéraire des Pro-
vençaux a précédé celui des gens du Nord. Longtemps
on a pensé et dit que les troubadours étaient antérieurs
aux trouvères et que ceux-ci étaient les cadets de ceux-
là. Le fait certain que les cas sont communs au fran-
çais et au provençal, aurait dû laisser plus de doutes
qu'on n'en eut d'abord; d'autant plus que les études
étaient trop peu avancées pour qu'on pût parler avec as-
surance. Aujourd'hui, plus on examine les monuments,
plus l'opinion que la culture n'est pas moins ancienne
ÉTUDE SUR ADAM, MYSTÈRE. 65
dans la France du Nord que dans la France du Midi
gagne de faveur.
Celle opinion trouve chaque jour quelque argument
du genre de ce mystère d'Adam que M. Luzarche a
exhumé d'un manuscrit de Tours, et qui, nous mon-
trant dès le douzième siècle un drame sacré, une lan-
gue correcte, une versification régulière, reporte bien
plus haut le commencement des choses littéraires.
L'apparition du drame sacré dans la littérature du
moyen âge n'est point fortuite; elle était déterminée
par la condition générale. Les populations romanes,
après la chute de l'empire et de sa langue, furent
occupées à se faire un parler qu'on pût écrire; cette
œuvre préliminaire paraît avoir été bien avancée dès
la lin du neuvième siècle. Puis, la langue faite, l'in-
strument préparé, l'imagination dominant, ce furent
la poésie, les chants de guerre et d'amour, qui prirent
les devants. Bientôt après, l'inlluence de la religion
qui racontait à tous les lidèles l'histoire suprême de la
chute et de la rédemption, les bontés infinies du
ciel et les terreurs infinies de l'enfer, eut son tour, et
on mit en action et en scène les récits sacrés. C'est de
la môme façon qu'en Grèce, après les chants guerriers
d'IIomère et des Cycliques, les premiers essais de la
poésie dramatique eurent pour point de départ les
mythes religieux. Et, dans lé moyen âge, si le déve-
loppement s'était poursuivi régulièrement, on aurait
vu, après les mystères, les figures héroïques arriver à
leur tour sur le théâtre; Charlemagne, Roland, Olivier,
la belle Aude, Marsilo, les champs ensanglantés de
Roncevaux, le cor lointain du chevalier rp.tentissant en
66 ÉTUDE SUR ADAM, MYSTÈRE.
vain de vallée en vallée jusqu'aux oreilles de Tempe-
reur el de son armée, auraient empli le théâtre et
captivé ics auditeurs. Mais la vie féodale, répartie dans
les châteaux, n'était pas favorable à la muse drama-
tique, et elle se contentait du délassement poétique
qu'apportaient partout les jongleurs, j'allais dire les
rapsodes. Aussi le mystère ne fut-il pas suivi de la
tragédie.
Pour ces représentations, il n'y avait point de théâtre
permanent, et l'on dressait des constructions tempo-
raires. Notre mystère, et sans doute la plupart des
autres, fut représenté à côté d'une église. Il est accom-
pagné d'un texte latin fort curieux qui nous apprend
toutes les particularités de la mise en scène. Reportez-
vous donc en esprit à six ou sept cents ans, et voyez à
Caen ou à Rouen, ou à Bayt^ux, ou en tout autre lieu
de Normandie, un espace uisposé près d'une église
pour le spectacle. D'un côté est le paradis terrestre,
qui est sur une éminence ou sur un échafaud; des
rideaux et des étoffes de soie l'entourent à une hauteur
telle, que les personnages qui seront dans le paradis
puissent être vus des épaules à la tête. Il a été jonché
de feuilles odoriférantes et de feuillage; on y aperçoit
des arbres divers et chargés de fruits, de sorte que ce
séjour parait délicieux. Au-dessous du paradis est une
place libre où est Adam avant d'être mis en possession
du paradis, où il se retrouve quand il en a été expulsé,
où il cultive et sème après sa chute, et que le diable
trave-^'^e quand il va tenter le premier homme. De
l'auti'e côté sont les portes de l'enfer; là se tiennent
Satan et lee démons; et, quand ils ont triomphé, quand
ÉTUDE SUR ADAM, MYSfÈUE. Ô7
Adam et Eve, par leur désobéissance, sont devenus la
proie des esprits pervers, trois ou quatre démons
viennent avec des cliaînes et des colliers de i'ev saisir
les deux coupables; ils les entraînent dans l'abîme, les
y précipitent, et aussitôt on voit sortir du goufre de
perdition des Ilots de fumée, on entend les cris de joie
des démons et le bruit des cbaudières ardentes qu'ils
cboquent entre elles. L'église elle-même sert à la re-
présentation. C'est de l'église que Dieu sort quand il
vient sur la scène, et c'est là qu'il rentre quand il la
quitte. Maintenant, qu'on se figure autour de ce
Ibéàtre ainsi dressé une foule immense de spectateurs
(le vieux texte dit le peuple) occupant ce qui reste de
la place el voyant se passer devant eux les grandes
scènes dont le prêtre entrelient l'enfance, l'âge mûr
et la vieillesse, et l'on aura, tout en souriant du bruit
des chaudières et de la fumée que vomit l'abîme, une
certaine idée des émolions et du plaisir qu'il y avait à
composer et à écouler ces pièces sacrées.
La mécanique ne faisait pas non plus défaut. Le ser-
pent joue un rôle dans la tentation de la première
femme, el le récit biblique lui donne une part dans ce
début du drame de l'humanité. Notre mystère ne re-
nonça pas à mettre en scène cet acteur. Un serpent
construit avec art {(irtificiose compositus, dit le texte)
montait le long du tronc de l'arbre défendu, et Eve en
approchait son oreille, comme écoulant les conseils de
l'animal pervers. Ainsi, pour la leprésenlalion, on
construisit un véritable automate assez habilement fait
pour grimper, en s'enroulant, autour d'un arbre, hçs
connaissances que les anciens avaient dans la construc-
W ÉTUDE SUR ADAM, MYSTÈRE.
lion des machines étaient tout à fait suffisantes pour
résoudre un pareil problème, el elles ne s'étaient au-
cunement perdues durant le moyen âge, témoin ces
engins oflensifs ou défensifs dont on se servait à la
guerre, parliculièrement dans les sièges.
11 était naturel que la musique s'associât à ces re-
présentations. Les chants d'Eglise s'olfraient d'eux-
mêmes pour augmenter la pompe et le charme du
spectacle. Des chœurs étaient, dans notre mystère,
chargés de dire des répons. A l'ouverture de la scène,
le chœur entonne le passage de la Genèse : Formavit
iyitiir Dominus; il dit : Tulit ergo Dominus hominem,
quand Dieu conduit Adam dans le Paradis ; Dixit Do-
minus ad Adam, quand il lut montre les arbres du
jardin de délices; Dîimambnlaret... quand il vient de-
mander compte de la transgression aux deux coupables;
In sudore vullus tui, quand il les chasse du paradis; et
enfin, EcceAadm quasi unus.., quand le chérubin, avec
l'épée flamboyante, est étabh gardien de la demeure
où ils ne doivent plus remettre les pieds.
Les costumes sont indiqués : le Seigneur porte un
habit d'évêque, Adam a une tunique rouge, Eve un
vêtement blanc et un voile de soie blanche, Caïn a des
habits rouges et Abel des habits blancs. Puis, après que
Caïn a tué son frère, et que tous deux ont été conduits
en enfer, le premier battu rudement par les démons,
le second traité plus doucement, commence un défilé
des prophètes qui annoncent les voies de la miséricorde
divine, la rédemption des humains et le salut de plu-
sieurs de ceux qui, momentanément jetés dans les
enfers, en seront retirés par le Sauveur. Tenus tout
ÉTUDE SUR ADAM, MYSTÈRE. 69
prêts, comme dit le texte, dans un lieu secret, ils
apparaissent dans l'ordre suivant : Abraham, ayant
une grande barbe, couvert d'amples habits, après être
resté un moment assis sur un banc, il dit sa prophétie;
Moïse, portant une baguette dans la main droite, les
Tables dans la main gîxache, il parle assis; Aaron, en
habit d'évôque, tenant dans ses mains une verge garnie
de fleurs et de fruits; David, orné d'un diadème et des
insignes royaux; Salomon, orné de même, mais d'ap-
parence plus jeune; Balaam, vieillard couvert d'amples
habits, il s'avance sur son âriesse et prophétise sans
mettre pied à terre; Daniel, jeune d'âge, mais vêtu
comme un vieillard, en parlant il étend la main vers
ceux à qui il s'adresse; llabacuc, vieillard, en prophé-
tisant il tourne ses mains vers l'église et témoigne
admiration et respect; Jérémie portant un rouleau de
papier à la main, il montre les portes de l'église;
Isaïe, il porte un livre à la main, il est vêtu d'un grand
manteau, et à peine a-t-il fini sa prophétie qu'il est
pris à partie par un juif de la synagogue, à qui il
annonce que le peuple hébreu va perdre cette élection
qui en avait fait le peuple de Dieu; enfin Nabuchodo-
nosor, paré comme un roi, il raconte le miracle de la
fournaise ardente. Le texte ne dit rien sur le costume
que portaient le diable et les démons.
Adam et Eve, chassés du paradis, commencent à
cultiver la terre; le mari tient un boyau et la femme
un râteau (l'éditeur a imprimé fossonum et rostrum;
lisez fossorium et rastrum). Fatigués de leur travail,
ils vont s'asseoir et se reposer. Pendant ce temps le
diable accourt, il sèmo, dans leur culture, des épines et
70 ÉTUDE SUR ADAM, MYSTÈRE
des cliat'dons. A la vue dft ces plantes malfaisanles,
les deux époux expriment leur douleur d'avoir péché,
et, par leur péché, perdu le paradis. Pour les scènes
entre t^aïn et Abel, deux grandes pierres préparées
servent d'autel; elles sont assez éloignées l'une de
l'autre pour que Dieu, apparaissant, ait à sa droite la
pierre d'Abel et à sa gauche la pierre de Caïn. Abel
offre un agneau et do l'encens, dont il fait monter la
fumée vers le ciel. Caïn offre une poignée de tiges de
blé. Tout cela exigeait une mise en scène considérable
et dispendieuse.
De telles pièces n'étaient pas jouées par des acteurs
de profession. Cela se voit par les recommandations
mômes du texte latin. Adam, y est il dit, aura bien
appris quand il doit donner la réplique, et ne répondra
ni trop tôt ni trop tard; non-seulement lui, mais en-
core les autres personnages auront été instruits à
parler régulièrement et à faire les gestes convenables
à ce qu'ils disent. Ces préceptes sont évidemment pour
des acteurs improvisés. Le lieu où cela se passe est
appelé une place; c'était en effet une place attenant
à une église. Il ne paraît pas qu'il y eût une barrière
très-bien établie entre le spectacle et les spectateurs;
du moins le texte dit t^ne les démons courent au milieu
du peuple.
On a peut-être été élonné de voir tout l'appareil de
représentation appuyé à une église, et l'église môme
servir, si je puis ainsi parler, de coulisse à l'acteur
qui jouait le rôle de Dieu. Mais toute surprise cesse
quand on se rappelle ce qu'était l'église en plein moyen
âge. Le savant si regrettable que l'Académie des In-
ETUDL SUU ADAM, MYSTERE. 71
scri plions a perdu il y a un an, M. Guérard, en a fait
un lahleau aussi intéressant que certain. L'église était
vérilablemont une maison comnfiune, où la population,
en toute circonstance, trouvait instruction et protec-
tion, où l'on écoulait la parole divine, où l'on tenait
conseil pour les ailaires, où l'on célébrait les fêtes et
où l'on serrait au besoin la nioisson menacée. Rien
n'était plus conforme à toutes les habitudes du temps
que de faii'e servir l'église à la représentation d'un
mystère.
Les origines sont toujours curieuses et utiles à con-
naître. On voit ici les premiers essais du théâtre mo-
derne, ou, pour mieux dire, les premières productions
qui annoncent le retour du goût pour les jeux scéni-
ques. Bien des siècle? auparavant, il y avait eu en
Grèce une tragédie pleine de beautés sublimes; à Rome
une comédie imitée, il est vrai, mais imitée avec esprit
et élégance. Puis peu à peu rinlérôt public s'en était
retiré; la tragédie et la comédie antiques ne trouvaient
plus de spectateurs; et finalement tout cela avait suivi
le paganisme entier dans la chute et dans l'oubli.
Quand les sociétés nouvelles sortirent de dessous les
décombres, on se trouva dans l'état plaisamment désiré
par le poète : on était, provisoirement du moins, dé-
livré des Grecs et des Romains. Alors ce qui fut plus
fard la Renaissance était impossible, et il fallait que
les germes propres à la société calholique et féodale
se développassent. Ces germes couvraient tout. Pendant
ce temps, il n'y avait place pour rien autre; après ce
temps, il y aura place pour de nouvelles inspirations.
C'est de cette façon que se refit spontanément et sous
72 ÉTUDE SUR ADAM, MYSTÈRE.
une autre forme ce qui s'était fait à l'aurore de la
civilisalion païenne, des poèmes héroïques, des tem-
ples et des représentations scéniques, et qu'on \it
apparaître les chansons de geste, les hautes cathé-
drales et les mystères.
2. — Discussion et correction de quelques passages altérés.
Le manuscrit sur lequel M. Luzarche a fait sa publi-
cation est très-défectueux. Ce n'est ni l'exemplaire
primitif de l'auteur, ni quelque bonne copie qui, ayant
servi à la représentation, puis échappant à tous les
hasards, soit venue se réfugier dans la bibliothèque de
Tours. Notre Mystère avait eu sans doute du succès,
et, dans le cours de sa fortune, il tomba entre les
mains d'un copiste qui, profondément ignorant du
riiythme et de la mesure, a semé les pages de vers
estropiés et parfois de phrases inintelligibles. Non pas
que je fasse un reproche à M. Luzarche d'avoir repro-
duit fidèlement le texte qu'il a découvert; loin de là,
on doit lui savoir gré de son exactitude : un manu-
scrit, peut-être unique, renfermait un morceau cu-
rieux; il l'a déchilfré, copié, livré à l'impression; cet
exemplaire, enseveli et exposé à toutes les chances de
Ja destruction, il l'a multiplié pour le profit des éru-
dits; en un mot, d'un manuscrit il a fait un livre. C'est
maintenant à la critique à remanier la pièce qui lui
est ainsi soumise, et à corriger les nombreuses mé-
prises du copiste qui transcrivait, il y a plus de
six siècles, tant bien que mal et beaucoup plus, mal
que bien, le mystère d'Adam.
ÉTUDE SUR ADAM, MYSTÈRE. . 75
Mais peul-êlrc me demandera-l-on pourquoi j'aUri-
bue au copiste, et non pas à l'auteur, les méfaits
contre la versiticalion et même contre la grammaire
qui abondent dans cet opuscule. Est-ce que dans le
douzième siècle il y avait une grammaire contre la-
quelle on pût pêcher, une versification dont les règles
méritassent quelque attention? Est-ce qu'alors toutes
ces choses n'étaient pas profondément barbares? Est-ce
que Villon n'est pas le premier qui, dans ces siècles
grossiers (remarquez l'épithéte choisie par Boileau),
ait débrouillé « l'art confus de nos vieux romanciers? »
N'est-ce pas une progression croissante de confusion et
de grossièreté que l'on doit rencontrer à mesure que
l'on remonte dans cette antiquité? et ces balbutie-
ments ne doivent-ils pas ressembler aux compositions
informes de ces gens qui, n'ayant reçu aucune édu-
cation littéraire, essayent d'écrire et même de rimer?
Une première et bonne réponse à tous ces doutes sera
de dire que celui qui serait le plus choqué de l'état
dans lequel l'ancien copiste a mis son Af/«m serait l'au-
teur iui-même s'il pouvait voir ses vers estropiés, trop
longs oa trop courts; car, craignant que ses acteurs
ne lui jouassent le tour que lui a joué le copiste, il leur
avait expressément recommandé, dans la mise en
scène qui accompagne la pièce, de ne pas ajouter, de
ne pas retrancher une seule syllabe des vers, et de les
prononcer toutes avec fermeté [in rhythmis nec sylla-
hum addant nec demanty sed omnes firmiter proniui-
tient). II y avait donc le compte à ses vers; et, si main-
tenant on ne le trouve pas toujours, c'est qu'une main
malhabile les a transcrits. 11 v avait une mesure qui
Î4 ♦ ÉTUDE SUR ADAM, MYSTÈRE.
exigeait, pour la satisfaction de l'oreille, que rien n'y
fùtniôténi ajouté. Il y avait une prononciation qui
donnait nettement leur son à toutes les syllabes dans
les vers. Ainsi, quand on quitte Villon, c'est-à-dire le
quinzième siècle, pour remonter vers les temps anté-
rieurs, ce Ti'est pas une barbarie croissante que l'on
rencontre, une langue plus irrégulière, unegrammaire
plus inculte, une versification plus ignorante de toute
règle; maison peut très-bien considérer le quinzième
siècle, et, si l'on veut, Villon, comme un point de par-
tage entre deux pentes, celle qui mène vers les lettres
du haut moyen âge, et celle qui mène vers la Renais-
sance et les lettres modernes.
Je contredis directement l'opinion qui, tenant la
Renaissance pour un soleil soudainement levé au mi-
lieu do profondes ténèbres, suppose une ombre épaisse
par delà, efface l'espace intermédiaire et rattache l'es-
sor des modernes à l'irruption de l'antiquité parmi
eux. Je la contredis par les faits les plus positifs; mais
je la contredirais avec aussi peu d'hésitation quand je
n'aurais pour moi que la théorie de l'histoire. La Ihéo
rie ne veut pas qu'un éclat soudain surgisse sans avoir
eu de crépuscule; la théorie ne veut pas que la culture
émane immédiatement de la barbarie; la théorie ne
veut pas que des populations demeurées à un degré
inférieur s'approprient instantanément, cl sans le tra-
vail de générations successives, l'esprit des popula-
tions parvenues à un degré éminent; la théorie enfin
ne veut pus qu'une ère caractérisée par des décou-
vertes qui sui passent tout le labeur de l'antiquité,
telles que l'imprimerie, l'Amérique, le système du
ÉTUDE SUR ADAM, MYSTÈRE. 1%
monde, soit fille d'une ère plongée dans une obscure
inertie. Nécessairement le moyen âge a été une pé-
riode active qui, permettant de découvrir, si je puis
parler amsi, l'antiquité comme on découvrait TAmé-
rique, en mit les trésors à la disposition des généra-
tions nouvelles, non sans trouble toutefois pour le dé-
veloppement général, comme s'en assurera celui qui
examinera dans son ensemble le mouvement du sei.
zième siècle; mais ce sont les accidents, les traverses,
les perturbations de l'iiistoire. Bailleurs, rendez-vous
compte de cette barbarie du moyen âge qui, depuis la
Renaissance, est de tradition, et vous verrez qu'elle n'a
pu exister. Laissant de côté les envahisseurs germains
et tartares, qui, j'en conviens sans peine, tirent beau-
coup de mal et peu de bien, ce qui resta debout fut
considérable et ne peut pas être dit barbare, car c'é-
tait une grande et profonde transformation : la reli-
gion nouvelle définitivement établie, l'esclavage changé
en servage et progressivement aboli, l'ère industrielle
commencée dans les grandes cités. Et, pour me tenir
aux idiomes romans qui surgissaient, ils surgissaient
du latin, qui déjà leur incorporait tout un fonds puis-
sant de civilisation, et qui, ayant beaucoup pensé et
beaucoup exprimé, leur remettait par tradition les
pensées et les expressions ; ils surgissaient sous l'in-
tlnence de sa grammaire, de ses règles, de ses analo-
gies, et aussi dès l'abord ont-ils présenté des carac-
tèies de régularité qui excluent bien loin la barbarie;
ils sont de trop bonne maison pour (ju'on leur applique
celte (pialificalion. Aux deux langues romanes (pii
naquirent du latin dans les Gaules, il est échu un
76 ÉTUDE SUR ADAM, MYSTÈRE.
singulier destin qui témoigne des profonds déchire-
ments auxquels cette contrée a été sujette et qui est
exactement en rapport avec l'histoire politique : l'une,
le provençal, a péri complètement, et c'est aujourd'hui
une langue morte, ne survivant plus que dans un pa-
tois; la seconde, le vieux français, se continue, il est
vrai, dans le français moderne, dont rien n'annonce
l'épuisement; mais pourtant il ne s'y continue qu'à
travers une modification profonde, une véritable
ruine, une désuétude grave qui a son point d'arrêt
au quinzième siècle. De là les deux pentes dont je
parlais. La littérature et suilotit la poésie ont un dé-
veloppement et un renom dans le douzième siècle et
dans le treizième; mais le quatorzième voit tout cela
s'arrêter, en môme temps que la langue change et se
modifie; puis le quinzième, reprenant cette langue
changée et modifiée, bégaye, par la voix de Charles
d'Orléans et de Villon, quelques chants; car on ne
peut accorder à ces chants que le nom de bégayemenls
en comparaison de la veine poétique que les siècles
antérieurs avaient vue s'épandre, et de la veine poé-
tique qui jaillit plus tard.
C'est, en français, une règle de la prononciation des
vers que l'on donne du son à toutes les syllabes, que
l'on fait entendre les e muets supprimés dans le parler
ordinaire, et qu'on résout en deux des articulations
dont la conversation ne fait qu'une. Cette habitude est
le contraire de ritalien et de l'anglais, où la poésie
contracte ou peut contracter les mots au delà même
parfois de l'usage familier. Elle tient chez nous à la
répugnance que notre langue a eue dès son origine
ÉTUDE SUR ADAM, MYSTÈRE. 77
pour la rencontre des consonnes. Faisant dans ses
mois de spatha^ espée (prononcez épée); de status^
eslat (prononcez état); de strictus ^esiroici (prononceî
étroit), etc., elle a obéi à la môme tendance dans la
prononciation, et surtout dans la prononciation soute-
nue; de là la place qu elle donne à toutes les syllabes
sans en manger aucune. Eh bien, celte habitude, cette
règle, présidait à la prononciation de notre plus an-
cienne poésie, comme on le voit par les préceptes de
Tauteur à' Adam, et comme du reste on le déduirait,
sans aucune erreur possible, de l'étude des vers in-
nombrables qui nous ont été transmis. Ceci est d'une
extrême utilité pour la restitution des textes altérés;
on est averti tout d'abord d'une incorrection par l'ab-
sence de la mesure, et réciproquement la mesure sert
singulièrement à retrouver la vraie leçon sous la
fausse. Toutefois cela serait insuffisant si tout travail
de ce genre ne reposait pas sur des notions approfon-
dies de grammaire. A la vérité, nous ne possédons
aucune grammaire contemporaine du vieux français,
ou langue d'oïl, tandis qu'il y en a pour le provençal
ou langue d'oc. Mais une comparaison étendue des
écrits qui nous sont parvenus supplée à cette lacune;
on reconnaît peu à peu les règles qui, formulées ou
non formulées, dirigeaient la syntaxe et l'orthographe;
on se fait par la lecture et l'habitude aux tournures
antiques; on n'est pas d'ailleurs en un pays inconnu,
puisqu'une part notable de tout cela est lalin. Aussi
des ouvrages recommandables ont-ils déjà été publiés
sur ce sujet, et sont d'un grand secours pour l'étude.
Ajoutez une certaine familiarité avec les dialectes, afin
78 ÉTUDE SUR ADAM, MYSTÈRE.
de ne pas introduire dans nn texte français les formes
picardes ou normandes, et, réciproquement, dans un
texte normand ou picard les formes françaises. Pourvu
de la sorte, on est en mesure de faire la gueiie aux
vers faux, aux solécismes et aux barbarismCvS dont cer-
tains copistes fort peu lettrés ont semé les manuscrits
français, comme ils en semaient les livres de l'anli-
quité classique, lant maltraités dans une longue trans-
mission, tant corrigés par une saine érudition.
En toute chose rien ne vaut un exemple. Voici donc
quelques vers où Adam remercie le Seigneur :
Grant grâce rent à ta bénignité,
Qui me formas et me fais tel bonté
Que bien et mal mez en ma poestô.
En toi servir melrai ma volenté.
Tu es mi sires, je sui ta créature,
Tu me plasmas, et je sui ta faiture.
Ma volenté ne serajà si dure,
Qu'à toi servir ne soit toute ma cure
Il n'est personne qui ne comprenne ces vers et qui
n'en sente la parfaite correction, surtout après quel-
ques mots d'explication. Les pronoms personnels se
suppriment volontiers; rent est pour J6' rends; mez est
pour tu mets. Ou remarquera que ni rent ni sui
n'ont à' s; c'est en effet la vraie forme; Vs est étrangère
à la première personne; je rends et je suis sont des
barbarismes modernes. Graut grâce et tel bonté, et nor
grande grâce et telle bonté: les adjectifs latins qui n'a-
vaient qu'une terminaison pour le masculin et le fé-
minin n'en avaient non plus qu'une pour les deux
genres dans le vieux français. Grand mère (n'écrivez
pas grand'mère, il n'y a point d'e muet supprimé) e*
ETUDE SUR ADAM, MYSTÈRE. 79
lettres royaux sont des débris de celte règle, qui s'est
en outre perpétuée dans les adverbes, comme (Ulifjem'
ment, prudemment ^ etc. Le mot poesté est tombé en
désuétude, c'est le latin potestatem^ puissance, trans-
formé, suivant la loi française, en laissant perdre une
consonne intermédiaire, et plaçant l'accent tonique
sur la syllabe accentuée dans le latin, qui était la syl-
labe ta. Si le mot était provenu du nomimWï potestas^
il aurait été poeste^ avec l'accent tonique sur la se-
conde syllabe, et un e muet à la dernière. Poesté^
de trois syllabes, contracté encore davantage, a donné
posté : les hommes de posté, homines potestatis, les
serfs, les gens qui appartenaient à autrui. C'est de
la même sorte que s'est formé faiture; faiture est le
latin factura^que nous avons repris sous la forme de fac-
ture; mais nos aïeu?; n'auraient pu souffrir cette double
consonne, et de factura ils avaient l'orme faiture^ qui
signifie ici œuvre. Volenté est la forme ancienne de
volonté; à une certaine époque de la langue, il y a eu
tendance à substituer au son o, ou wn, ou on du latin,
le son a ou an; volenté pour volonté; clame de domina;
danger de dominiarium; damoiseau de dominicellus, etc.
Mi sires ^ monseigneur; sires est au nominatif, de senior;
sei{/?i^Mr au régime, de sd?iiorem;Wî! est aussi le nominatif
du pronom possessif, dontmon est le régime. Tume plas-
mas, tu me formas, de plasmare, mot introduit dans le
latin par les auteurs chrétiens. Cure est pris au sens
propre qu'il a eu durant tout le cours du français jus-
qu'à nos jours, où il s'est restreint au sens de traitement
médical. Les vers sont de dix syllabes; c'est lerhytlime
ancien (l'alexandrin est poslérieur),celuidela Provence
30 ÉTUDE SUU ADAM, MYSTERE.
et de ritalie, celui dans lequel ont été conriposées la plu-
part des chansons de geste et qui dérive directement du
vers saphique latin. Une des règles de ce vers (en
français du moins et en provençal), c'est qu'à l'hémi-
stiche, qui tombe à la quatrième syllabe, on peut
mettre une syllabe en plus, pourvu qu'elle soit muette,
exactement comme à la fin môme du vers.
Je cite encore un exemple en vers de huit syllabes,
la pièce étant composée en deux sortes devers, le vers
de dix syllabes ou grand vers pour les tirades, et celui
de huit pour les dialogues. Le diable s'adresse à Eve
et la flatte pour la déâder à suivre le perfide con-
seil :
Tu es fieblette et tendre chose,
Et es plus fresche que n'est rose;
Tu es plus blanche que cristal,
Que nief qui cheit sur glace en val.
Mal couple en fist li criatur;
Tu es trop tendre, et il (Adam) trop dur.
Mais neporquant tu es plus sage ;
En grant sens as mis ton corage.
J'ai encore bien peu de remarques à faire sur ces
vers. Fieblette est, on le voit, le diminutif de faible,
Nief est l'équivalent de notre mot neige; mais c'est
une forme plus directe; car ni^f vient de nivem^ accu-
satif de riix, et neige, qui d'ailleurs est ancien aussi,
vient de nivea. Je noie ceci pour faire toucher au doigt
les règles de la dciivation : malgré l'apparence, neige
ne peut dériver directement de nivem; il n'y a rien
dans nivem qui rende compte de la finale ge, tandis
que cette finale se retrouve dans r^^'^«, F 6' après une
consonne amenant \e g doux : somniari, songer. C'est
ÉTUDE SUR ADAM, MYSTERE. 81
ainsi que le mot italien aria^ air, émane, non pasd'«fr
immédiatement, mais à'aerea. De fait, dans un mot ro-
man, français, provençal, italien ou espagnol, dont l'é-
tymologie est latine, il faut retrouver tous les éléments
deToriginal, Iransforméssuivantl'organisme decliaque
idiome. Cheit est la troisième personne du verbe choir,
qui va de plus en plus en désuétude. Mal couple^ mau-
vais couple, mal est adjectif; nous ne l'avons plus que
comme adverbe. Ne jwr quant est un adverbe signi-
fiant pourtant, et composé de non per quantum^
comme pourtant est composé de per tantum. On fera
attention au dernier vers : et il trop dur. Nous dirions
présentement : et lui trop dur. Ici la supériorité gram-
maticale de l'ancienne langue se fait voir comme à peu
prés partout; le pronom il sert pour le sujet, le pro-
nom lui sert pour le régime, et jamais on ne trouve
dans les vieux textes ces deux cas mis l'un pour l'autre;
la langue moderne ne dislingue plus le régime dans
lui. Je finis en relevant dans ces vers un solécisme;
cela paraîtra téméraire à qui n'a pas l'habitude de
cette grammaire; mais cela n'en est pas moins certain.
Criatur., c'est-à-dire créateur, est au cas régime, et
pourtant ce mot est le sujet de la phrase. Criatur ou
Creator fait au sujet criere, et dans un texte en prose
l'écrivain aurait mis : Mal couple en fist li criere. Mais
pour la rime il s'est servi du régime, c'est donc un
vrai solécisme. On peut voir par cet exemple que,
même dans cette haute antiquité, le sentiment des cas
n'était pas très-ferme, et que, s'il arrivait (ce qui est
arrivé) de longues perturbations politiques et des in-
terruptions de tradition, les cas périraient immanqua-
n. 6
82 ÉTUDE SUR ADAM, MYSTÈRE.
blement. 11 faut ajouter que cette faute quant aux noms
de ce genre est fréquente dans les textes normands.
Usons des notions ainsi acquises pour corriger quel-
ques vers qui sont faux. On trouve, paj^e 19 :
Je vais quorant ton pi u, Ion \iG<<k,i
Pru ou pro est TaDcienne lorme d'un mot qui se
perd, qui ne reste usilé que dans la locution : ni
peu ni prou, et que pourtant plusieurs patois ont
conservé. Prou signifiait profit; c'est le diable qui
parle à Eve et qui lui dit : « Je vais querant ton pro-
fit, ton honneur. » Mais le vers n'y est pas; car, au
lieu des huit syllabes obligées, il en a neuf. Rien
de plus facile que de le corriger. Honor (c'est-à-dire,
en langage molerne, honneur) était du féminin.
Tous les noms latins en or (remarquez que je ne dis
pas en ator)^ qui sont masculins, étaient sans excep-
tion peut-être, par une transposition de genre, fémi-
nins dans l'ancien français, et la plupart le sont encore
actuellement : la douleur, l'humeur, la peur, etc. Mais,
par une exception qui n'a rien de louable, puisque
cela crée des anomalies inutiles, on a donné le genre
masculin à honneur et à amour (qui est resté féminin
dans quelques locutions archaïques : les premières
amours). Nous devons celte irrégularité au seizième
siècle particulièrement, qui, dans son zèle pour la la-
tinité, se mit à rendre masculins plusieurs de nos
noms féminins en ear. C'est ainsi que Ambroise Paré
ait constamment humeur du masculin, par hommage
pour la grammaire latine, mais par outrage pour la
grammaire française. Honor étant du fémmîu :;e peut
Ë'IIDE SI! H ADAM, MYSTERE. 85
pas prcndï'e le pronom masculin ton; ce n'est qu'au
quinzième siècle que l'on s'est mis à joindre les pro-
noms possessifs masculins avec des noms féminins
commençant par une voyelle ou par une /i muette, sin-
gulier solécisme dû à ce que, le sentiment de la langue
s'étant affaibli durant les longues calamités de ces
temps, l'oreille, moins subtile^ ne se contenta plus à
aussi peu de frais qu'auparavant; car, pour peu qu'on
s'affrancbisse de l'habitude, on verra que c'est non
l'euphonie alléguée par tous jusqu'à présent, mais un
véritable ol»scurcisscment du sens qui a fait changer
les mots coupés m', t\ s (ma, ta, sa) en mon^ ton^
son. Lisez donc ici pour la syntaxe et pour la mesure :
thonor; et le vers restauré sera :
Je vais querant ton piu, t'honor.
Le copiste, malhabile d'ailleurs et inattentif, a eu l'œil
trompe par ton qui est devant pru, et que sa main a
répété.
Je rencontre dans Adam, page 24, le mot semprès
(qui veut dire toujours), ainsi imprimé, avec un accent
sur la dernière syllabe. M. Luzarche a trouve dans son
manuscrit sempres sans accent, comme on sait, les
manuscrits da ce temps-là ne connaissent pas cette
espèce de notation, dont l'introduction en français est
bien postérieure. Ce n'est pas à dire qu'il n'en faille
pas mettre dans nos éditions; mais, en chaque cas par-
ticulier, il y a lieu de décider si l'accent doit être mis
ou non. Donc sempre ou sempres, car il s'écrit des deux
façons, doit-il avoir sa dernière syllabe rnuetic oa ac-
centuée? Le passage où il est ici employé ne fournit au-
84 ETUDE SUR ADAM, MYSTERE
cune conclusion ni pour ni contre. Le diable dit à Eve .
Puis que del fruit aurez mangié,
Sempres vous ierl 11 cuer changié.
(iJu moment où vous aurez mangé du fruit, le cœur
vous sera à jamais changé). Que la finale de sempre
soit accentuée ou ne le soit pas, le vers y est toujours.
Mais il y a des cas où le vers n'y serait pas; et en géné-
ral nous avons deux moyens pour reconnaître si Ve
final est muet. Le premier dépend de la mesure du
vers, le second de l'accentuation latine. Pour le pre-
mier, supposez que sempre soit placé à la fin d'un vers
ou à l'hémistiche, endroit où, comme je l'ai dit, Ve
muet ne compte pas plus qu'à la fin; là il sera facile de
voir s'il faut accentuer l'^ ou s'il ne le faut pas : la me-
sure l'indiquera immédiatement. Je n'ai point d'exem-
ple présent à la mémoire; mais je ne doute pas que le
ne soit muet. Ce qui me le fait affirmer, c'est que le
second moyen dont j'ai parlé décide la question en ce
sens. La formation primitive des mots français a ob('i
aune loi, on peut dire invariable, qui est que la syl-
labe qui portait l'accent tonique en latin l'a gardé
dans le mot français correspondant, les syllabes qui
suivaient devenant muettes ou disparaissant. Ainsi le
latin domina, avec l'accent tonique sur do, a donné
dame; amâvimuSy avec l'accent tonique sur ma, a
donné aimâmes. Or, dans le latin semper, Taccent to-
nique est sur la première syllabe; donc, dans le fran-
çais sempre, c'est aussi celle-là qui doit être prononcée
avec l'accent tonique, et la finale est muette.
On peut même, à l'aide de cette régie de l'accent.
ÉTUDE SIR ADAM, MYSTÈRE. 85
discerner, si je puis ainsi parler, deux zones de pro-
nonciation, l'une correcte, laulre incorrecte, qui ré-
gnaient au moment où le latin se transformait en fran-
çais. Je veux dire qu'à ce moment certains mois la-
tins étaient prononcés, dans les populations qui al-
laient être le peuple français, de deux façons, l'une
vicieuse et l'autre bonne, et que celte double pronon-
ciation nous est arrivée et est encore reconnaissable.
Je prends pour exemples plaisir et taire. Plaisir, qui
est un substantif, était aussi dans l'ancien français un
infmitif, de sorte que nous avons sous les yeux deux
verlies, plaisir et plaire, tous deux dérivés du latin pla-
cere. De môme nous avons de tacere deux verbes : taire
et son synonyme antique taisir. Eh bien, plaisir et tai-
sir reproduisent une prononciation correcte du Latin
placêre et tacêre; Ve est long dans ces infinitifs, c'est
pour cela que les mots français correspondants ont
l'accent tonique sur la syllabe ir. Au contraire taire et
plaire reproduisent une prononciation vicieuse de
placêre et de lacère, dans laquelle, abrégeant \e, on
faisait ces verbes de la troisième conjugaison, de sorte
que l'accent tonique était reporté sur les syllabes pla
et ^fl,'ce qui conséquemment donnait, suivant la règle
française, plaire et taire, comme trahere a donné traire.
Nous avons donc là, comme je le dis, des témoins d'une
double prononciation latine Maintenant plaisir et tai-
sir appartenaient-ils à une classe plus éclairée, tandis
que plaire et taire étaient plus vulgaires? Ou bien la
différence tenait-elle aux provinces, et était-elle seule-
ment dialectique? C'est ce que, dans l'état présent, il
m'est impossible de dire.
86 ÉTUDE SUR ADAM. MYSTERE.
Dans le cantique de sainte Eulalie, qui remonte jus-
qu au aixième siècle, peut-être même jusqu'au neu-
vième, et qui est jusqu'à présent le plus ancien monu-
ment en langue française, M. Diez, célèbre par ses
travaux sur les idiomes amans, remarqué, comme
caractère d'antiquité, que la négation y est exprimée
par la particule won, laquelle s'est abrégée postérieu-
rement en ne, en même temps qu'elle s'adjoignait pas
ou mie. Je m'interromps ici, par forme deparentlièse,
pour montrer à quelle ^m ces mots pas ou mie ont été
ajoutés; le non s'étant atténué en ne, l'oreille éprouva
le besoin de rendre la négation plus palpable, de re-
gagner d'un côté ce qu'elle avait perdu de l'autre. Cela
dit, je reprends et je remarque que le caractère d'an-
cienneté signalé par M. Diez se trouve dans le mystère
d'Adam. La négation y est souvent exprimée, sans ad-
jonction de pas ou de mie, par la particule nen, qui
est l'équivalent de non, en raison de celle tendance
qu'a montrée la langue à remplacer, en maintes cir-
constances, Va latin par un «, et la syllabe on par la
syllabe an on en. Je cite entre autres ces vers •
N'es-tu en gloire? nen peus morir.
N'es-tu pas dans l'état de gloire? dit le diable à Adam,
tu ne peux mourir. El cet autre vers :
• Le fruit que Deus vous a doué
Nen a en soi gueres bonté, ■
c'est-à-dire n'a en soi guère de bon lé. Dans les deux
cas. M. Luzarche a imprimé n'en, comme si cela était
pour ne en. Mais c'est maniresiéracnt H négation nen^
ETUDE SUR ADAM, MYSTÈRE. 87
e forme delà négation non, qui est dans le cantique
Je sainte Eulalie.
Après avoir loué le mieux, en en faisant tant, d'u-
sage, la publication de M. Luzarche, il me reste, pour
continuer à montrer le prix que j'y altaclie, d'y dis-
cuter quelques interprétations sur lesquelles je ne suis
pas d'accord avec lui. Dans le petit glossaire qu'il ?
joint à son livre, je lis : Curceroi, blâmerai, maudirai.
Il a regardé ce verbe comme une forme abrégée de
courroucer. Il est bien vrai que courroucer s'est atté-
nué, surtout dims le dialecte picard, en courrecer^ d'où
l'on a fliit quelquefois covrcer. Mais ce n'est pas de ce
verbe qu'il s'agit ici. Le diable dit à Eve : M' en-
tendras-tu bien? Elle répontï •
Si ferai bien.
Ne te curcerai-je de rien:
c'est-à-dire : Oui, je t'entendrai, je ne te raccourcirai
de rien, je ne l'interromprai en rien. Cow cet vient de
conrt^ dont nous n'avons plus que les verbes compo-
sés, accoiircir^ raccourcir^ et encore sur une autre con-
jugaison. Il y a dans le môme glossaire un article:
Grouil^ race, famille, giron. Nous avons en effet, dans
le français, grouiller; en provençal, fjrolh, grouillant,
sans doute le môme que F italien grufolare, fouiller la
terre, en pariant du sanglier. Mais, dans tout ceîa,
rien qui signifie famille. D'ailleurs venons au texte.
On parle du chef du peuple israélite,
Ou; 2 Moab fera revel.
Et lor grouil abaissera.
D'aboid le second vers n'y est pas; donc, avant de
88 ÉTUDE SUR ADAM, MYSTÈRE.
savoir ce que peut signifier grouil, il faut savoir si ce
mot existe réellement. Or, on retrouve la mesure et le
sens en lisant :
Et lor orgouil abaissera :
c*esl-à-dire : qui dan^- Moab fera triomphe et abais-
sera leur orgueil. On voit ici combien le vieux copiste
est mauvais. Voici encore une de ses erreurs. Il est
question des animaux qui, à la différence de l'homme,
font ce qu'ils doivent et remercient leur créateur; et
dans rénumération on lit :
Mues bestes, casorz, lions;
il faut séparer casorz en deux mots : cas, orz^ c'est-à-
dire, en langage normand, chats^ et interpréter : bêtes
muettes, chats, ours, lions. Cette rectification fait
tomber toute idée de chercher un sens à casorz et de
le rendre par castors. Dans un autre endroit, où Adam
dit que Eve lui a donné le fruit et qu'il l'a mangé; il
ajoute :
Or m'est \is, tornez est agwai.
M. Luzarche pense queagwai est le mot anglais away.
Il était fort malaisé en effet de reconnaître la vraie lec-
ture, qui est à gwai. Gwai ou wui est un ancien mol
qui dérive du latin vx ou de l'allemand we/i, et qui si-
gnifie, mal, malheur; et le vers veut dire : Maintenant
il m'est avis que cela m'a tourné à mal. Les quelques
corrections que j'ai signalées ici sont sûres et se pré-
sentaient au bout de ma plume; mais il y aurait à
chaque page un travail de reslitution souvent forldifû-
ETUDE SUR ADAM, MYSTÈRE 89
cile pour réparer les erreurs du vieux copiste et rendre
la netteté première au texte que M. Luzarche a si heu-
reusement mis en lumière.
Maintenant, si j'ai bien choisi mes exemples, je laisse
mon lecteur moins persuadé qu'il n'était de la barba-
rie de noire vieille langue. Je lui en ai fait toucher la
correclion inlime et pour ainsi dire nécessaire; et de ce
côté, en bien des points, elle l'emporte sur celle qui esl
sa fdle et son héritière. Qu'est-ce à dire pourtant?
Est-ce que je voudrais soutenir que, comme instru-
ment d'expression, l'ancienne est meilleure que la
moderne, et qu'elle est plus capable de suivre l'éten-
due et Tessor de la pensée? Non, sans doute; l'an-
cienne avait près d'elle le latin qui, traitant la théolo-
gie, la philosophie, les sciences, ne lui laissait guère
que la poésie et la narration. La moderne n'a rien
laissé dans le champ de la spéculation qu'elle n'em-
brasse, et, devenue élégante et lumineuse, souvent elle
pense pour celui qui écrit, et elle met à sa disposition
ces trésors de sens et d'expérience que le travail et le
temps ont accumulés au sein des mots; au lieu que
parla l'ancienne a quelque chose de pauvre ou plutôt
de juvénile, d'enfantin. On sent vite que son fonds est
moins riche. Et pourtant il faut môme en ceci lui
rendre justice; elle est lille du latin et apporte aussi
sa richesse héréditaire; jeune, puisqu'elle naît au mi-
lieu d'un monde nouveau, ayant peu d'acquis, puisque
la société qu'elle sert comip^nce seulement à grandir,
elle n'en est pas moins ôur ce point supérieure au pa-
ganisme où la civilisation païenne, en finissant, avait
laissé les populations romanes. Et elle a aussi son
90 ÉTUDE SUR ADAM, MYSTÈRE.
charme; quand bien môme elle ne serait pas indispen-
sable à la cgnnaissance de celle histoire dont noire
liistoiko émane, elle est bonne à écouter, cl l'on prèle
1 oreille à ses accents lointains non sans un plaisir que
je comparerai à celui de l'homme vieilli qui en son
esprit entend retentir les voix de son enfance et s'éveil-
ler les souvenirs de son passé.
VI!
DES PATOIS
SoîiMAmK. (Journal des Savants, septembre 1857, no.crwore 1857, dé-
Cfcmbre 1857 et janvier 1858.) — Deux excellents dictionnaires de
patois, l'un par M. le comte Jaubert [Glossaire du centre de la France,
Paris, 2 vol. iii-8°), l'autre par M. Cli. Grand<i:agnaoe [Dictionnaire
étymologique de la langue wallonne, Liège, 2 vol. in-8°), ayant été
publiés, le ô'',é\v me prit de les étudier, et, après les avoir ét«Oiés
d'en parler
Le premier article est consacré à des considérations j-énérales sur le'
patois. Les patois sont aujourd'hui les repnîsentanls de ce qui fut au-
trefois les dialectes, alors qu'il y avait en France des dialccles, c'est-à~
dire des parlers provinciaux, tout aus>i autorisés les uns que les autre;*
en l'absence d un parlei- qui eût acquis un centre et la primauté. Il
faut dès lors reconnaître qu'il se passa, dans les limites d'une contrée
délermint'e, la France d'oil, par exemple, ce qui se passa dans l'éten-
due du domaine roman C'est-à-dire la langue laline qui s'était morcelée
en quatre grands idiomes, italien, espagnol, provençal et français, sui-
vant quatre grands compartiments, se morcela derecliof en petits
\liomes suivant de plus petits compartiments. Ces petits idiomes sont
«es dialectes ou patois, ces petits compartiments sont les provinces.
En d'autres termes, un mot latin qui, examiné en Italie, en Espapne,
en Provence et en France, subit quatre transformations primitives,
subit, sous le chef français, des transCorniations secondaires, quand on
l'examine en lîourirogne, dans l'Ile de France, en Normandie, en Picar-
die et dans le pays wallon. Ces transformations suivent une marcne
ré|iulière qui est la loi des dialectes ou patois. Le mol latin est conmie
lue plante eioliquo qui, soumise à des conditions de climat de plus en
plus dillérenles, subit des niodilicalions de plus en plus grandes, mais
toujours enchaînées l'une à l'autre,
ép. druxième article est relatif eu \^\o\?, du Berry. Après des re-
mar(|ues sur «» '•nractère général de ce parler, quelques détails sont
examinés la DrunoPcialtOD et pour oi : la I ibstitulion du son ^ «u son
92 . DES PATOIS.
«dans plusieurs mots, et du son ou au son o. Je barrai, futur du verbe
bailler; explication de celte appurenie anomalie. Du mot fanle (lamu-
lus) et du verbe prieure (prcmere), qui étaient dans l'ancien français.
Dans le Berry passe ou prase, moineau, et autres mots dérivés du latin
qui ne sont plus dans le français : corne, nore, vime, crémer, moime,
origne, jeûler, rouinger. Type latin mieux conserve que dans le fran-
çais littéraire : mêle, uller, hierre, papou. Essai d'explication des
mo[sattolée, chtaule.Chenouzir,caduire. Discussion de l'étymolofiie de
deux mois difficiles, caillou et ôler. Le Bcrry dit un clievau, desche-
vals; explication de cette déclinaison. Bcrry, dcharnir, ancien lr;inç.iis
escharnir ; Berry, ennosser, ancien français enosser. Neu plus et non
n^en plus. Fleuri dans le Berry signifie marqué de tâches blanches, et,
dans l'ancien français, se disait de la barbe blanche. £w/ô/^r, sig^nifi^nt
donner des joyaux, différent de engeôler. Rancure, dans le Berry
Flau, et même clau, pour fléau, de flagellum. Arrider, sourire à ;
s'arramer, passer entre les branches, en parlant des rayons du soleil.
Le troisième article a pour objet le patois wallon. Comme c'est le plus
éloigné vers le nord, c'est aussi celui quia le plus modilié le vociiblc
latin. Quelques remarques sur les règles de transformation qui appar-
tiennent à ce patois. Étymologie du mot abri, examinée à l'aide du sens
que le wallon donne à ce mot. A lappe'tit de, loculion jadis fort usi-
tée et qui persi^le dans le wallon. De quelques mots qui dans le
wallon sont plus près de la forme latine que dans le français litté-
raire. Remarque sur foie et le déplacement d'accent qu'a subi ficalum;
trace d'une double iiccentualion de ce mot. Trace d'une double accen-
tuation pour encaustum, qui a donné encre et inchiostro. Les mots
vraWons datant, dangî, arainé, momplî, comparés aux mois analogues
du français. Mode, forme wallonne du latin mulgere, traire. Nivâie,
neige, forme expliquée. Du mot eslrabot et lenlalive pour expliquer,
à l'aide de ce mot, quelques closes malbergiques. Geie, gaille, gatige,
noix, et, à ce propos, remarque sur la formation du mot caillou. Se
larmenter, rapproché de l'ancien français garmenter. Discussion du
mot tante. ^egostrom,ivo'énQ. Mettre de cliamp, vice d'une pareille or-
IhoiiT^phe qui empêche de conij^rcndre la locution. Elymoloi;ie d'or-
nière et de heur, en wallon aweure.
Le quatrième article s'occupe d'une comparaison sommaire entre le patois
du Berry et le pntois wallon. Rapprochement de quelques mots appar-
tenant simultanément à l'un et à l'autre. Conditions réj^ilanl les
modifiralions d'un même mot qui change de localité. Fourmi <lans le
Berry, fourmihe dans le wallon. Arantele dans le Beny, arnitoile
dans le patois rouchi. Échameau et hamai. Oche dans le Berry, awe
dans le wallon (oie). Champi, dans le w;illon, mener aux cli.inips;
Champis, dans le Berry, enfant Irouvé. Ahans, légumes, d=)ns le wallon
ahanner, être essoulflé, dans le Berry. Griper, en wallon, grimper;
grimper, en Berry, saisir. Friper, veut dire proprement manijer gou-
'ûment; el fripon, qui envient, a signilié d'abord celui qui mange en
DES PATOIS. 93
cachelte, hors des repas. I,c mmivis, dons le françnis, est une grive,
m lis leniâ'i, dans le wallon, est le merle. Discus.>^ion de ewarer, en
willoii, cl évarié, en Berry. Groseille. Exen)ple de mots dont la sipii-
licalion s'est dégradée : damefiele, damoiseau, donzelle, valet, valet,
mescin. Remarque finale sur la lumière mutuelle que se prélent les
zones de langue.
i. — Distribution géographique des patois y et conséquencei
qui en résultent.
Il n'est plus besoin aujourd'hui de préambule pour
recommander l'élude des patois et les tirer de l'oubli
et du dédain où ils élaient demeurés. Depuis les écla-
tants exemples qui ont montré combien la philologie
pouvait être utile aussi bien à l'histoire des peuples
qu'à celle de l'esprit humain, on a, sans retard, passé
des filons principaux aux filons secondaires et pour-
suivi la mine dans toutes les directions. Les faits de
langue abondent dans les patois. Parce qu'ils offrent
parfois un mot de la langue littéraire estropié ou quel-
que perversion manifeste de la syntaxe régulière, on
a été porté à conclure que le reste est à l'avenant et
qu'ils sont, non pas une formation indépendante et
originale, mais une corruption de l'idiome cultivé
qui, tombé en des bouches mal apprises, y subit tous
les supplices de la distorsion. Il n'en est rien; quand
on ôte ces taches peu nombreuses et peu profondes, on
trouve un noyau sain et entier. Ce serait se faire une
idée erronée que de considérer un patois comme du
français altéré; il n'y a eu aucun moment oii ce que
nous appelons aujourd'hui le français ait été unifor-
mément parlé sur toute la surface de la France, et,
par conséquent, il n'y a pas eu de moment non plus
U DES PATOIS
OÙ il ait pu s'altérer chez les paysans et le peuple des
villes pour devenir uii patois. Les patois sont, à un cer-
tain point de vue, contemporains du frariçais propre-
ment dit; ils plongent, comme lui, par leurs ra-
cines, dans le latin, d'où toute langue romane dérive,
et dans le compartiment provincial qui les a produits.
Ils répondent, autant que peuvent faire des idiomes
qui n'ont plus été cultivés ni écrits depuis le qua-
torzième ou le quinzième siècle, aux anciens dialectes
de la langue d'oïl, qui furent jadis si productifs et si
florissants. Ils en tiennent la place, ils en occupent les
circonscriptions et en ont gardé mainte visible trace.
Beaucoup de mois et de lournures, oubliés ailleurs,
survivent dans les différents patois; en lisant les glos-
saires, en causant avec les paysans et les ouvriers, on
trouve que le vieux langage est moins mort qu'on ne
croyait; et, quand un homme du Berry dit que le so-
leil s'abrande dans les cheneviôres et y brûle tout, il
se sert d'un mot du douzième siècle :
Armez ains que Tombre s'abrande
(Benoit de Sainte-Maure. Chr. de Norm. fol. 139),
mot d'ailleurs très-bien formé, comme on voit, du ra-
dical de brandon^ et, môme aujourd'hui, encore très-
intelligible. Les exemples de ce genre sont infinis.
Si, tout d'abord, cette considération préliminaire
tend à rendre aux patois un intérêt qui leur avait été
dénié, il en est un autre qui, venant à l'appui, leur
assigne un véritable caractère de régularité et une
importance philologique; c'est qu'ils ne sont pas ré-
partis au hasard. S'ils étaient répartis sans ordre,
DES PATOIS. t)6
c cst-à-dire sans un ordre qu'on peut. saisir et expli-
quer, il faudrait, on le comprendra, renoncer à y
chercher des écharUillons d'une lormation générale.
Mais si, au contraire, il est facile d'apercevoir les con-
ditions qui, les rangeant les uns à côté des autres,
leur ont assigné leurs limites respectives, cela seul
suffit pour écarter les préjugés, et pour mettre aussi-
tôt la question sur le terrain de la philologie et de
l'histoire.
Prenant, comme cela doit être, le latin pour point
de départ, pour type auquel tout se rapporte, on
reconnaît dans l'ensemble des langues romanes, à
mesure qu'on s'éloigne, une série de dégradations. Là
gît la cause pour laquelle les patois ne sont pas fortui-
tement répartis. Si, empiriquement, il est constaté que
les teintes de langues se succèdent sans éprouver ni
sauf, ni brusque interruption (j'exposerai plus bas
pourquoi, rationnellement, il ne peut pas en être au-
trement), si dis-je, cela est curistaté, on tient la loi de
la répartition. Les patois, ainsi vus dans le cadre gé-
néral qui les embrasse, ne sont pas des créations con-
tingentes, dues, car il faudrait bien toujours les faire
provenir de quelque chose, à des circonstances qui ne
relèvent pas de la philologie romane; ce sont des pro-
duits naturels et réguliers d'une vaste formation, pro-
duits que détermina, en lieu et place, le concours de
la condition collective et de la condition particulière.
Quels qu'ils soient aujourd'hui, quelque confusion qu'y
ait apportée le défaut de culture, ils sont les vrais tils
dii sol qui les entretient encore. Les déplacer, ce se-
rait tioubler l'économie d'un système entier.
96 DES PATOIS.
J'ai dil ailleurs que le vieux français avait conservé,
dans sa grammaire, une empreinte du lalin plus mar-
quée et, si je puis parler ainsi, plus primitive que n'a-
vaient fait rilalien et l'espagnol. Celle proposition, que
je compte développer et mettre dans un plus grand
jour en un prochain travail, je n'entends aucunement
y porter atteinte quand je dis que l'italien représente
mieux que le français la forme du latin; en garderplus
fidèlement la grammaire, fut l'effet de circonstances
politiques propres à la Gaule, où se conserva un reste
organique de la déclinaison disparue dans les autres
pays romans; en garder plus fidèlement la forme fut le
privilège de la situation géographique et du contact
avec la source elle-même. Les mots qui en découlaient,
n'ayant qu'un court trajet à faire, ne subissaient, dans
le voyage, que peu de frottement et d'altération; ou,
pour mieux dire, et pour rendre à l'idée de dislance
et de trajet ce qu'elle signifie véritablement ici, les
conditions ne changeaient que médiocrement d'un
point à un autre, et c'est pour cela aussi que la langue
latine, tout en obéissant à l'irrésistible mouvement de
décomposition, ne se dépouillait qu'à peine de son
vêlement et restait toujours reconnaissable. Quand
elle passa en Espagne, de plus fortes différences l'as-
saillirent et la dominèrent; pourtant le nouveau mi-
lieu qui la reçut avait assez de ressemblance, dans le
ciel et dans la terre, avec la contrée privilégiée d'où
elle provenait, pour ne pas infliger au latin des con-
tractions trop violentes et des remaniements trop im-
périeux.
Mai < il fallut franchir les Alpes et les Pyrénées; et
DES PATOIS. 97
alors un milieu moins clément, ou plutôt moins con-
forme à la plante exotique, agit avec plusd'énergie sur
elle. Le provençal ne laisse plus aux mots leur ampleur
primitive; il les resserre; il diminue la variété de
leurs désinences. C'est le latin de ce côté-ci des monts,
car c'est toujours du latin, et le fond est aussi intact
que de l'autre côté; mais la forme en a été notablement
modifiée. Le latin n'a pu supporter un si lointain dé-
placement sans prendre un autre air qui le rendrait
étranger dans sa vieille patrie, s'il y reparaissait; il n'a
pu changer de climat sans éprouver ce qu'éprouvent
tous ceux qui en changent, c'est-à-dire une mutation
dans sa constitution. Mais le séjour où les événements
l'avaient conduit, quelque dilTérent qu'il fût du séjour
originaire, était adossé à ces montagnes dont l'autre
versant voyait se dérouler les campagnes italiques,
longeait cette Méditerranée dont l'autre bord était ita-
lien, et ne s'avançait pas à perte de vue dans les pro-
fondeurs de l'occident gaulois. Aussi la langue d'oc,
malgi'é ses dissemblances, a-t-elle encore un certain
aspect latin qui ne jure ni avecl'italien ni avec l'espa-
gnol; la teinte latine est moins marquée sans doute,
mais n'est aucunement effacée. Le voisinage se fait
sentir avec toute sa puissance. Cette Gaule narbon-
naise, cette ;)roi;mc<î par excellence, devenue la Pro-
vence^ se distinguait à peine, au dire de Pline, de l'Ita-
lie elle-même; l'assimilation était grande; mais, le lieu
avec Rome une fois rompu, une physionomie spéciale
s'empreignit dans ces contrées; elles ne furent plus
autan' ilalienrics, elles furent davantage gauloises,
mais gauluises inleiniédiaircs. On remarquera, ce
1
9S DES PATOt.^,
qu'il n'est pas superflu de noter, que les patois de
cette région inclinent, aux Alp(is, vers l'italien; aux
Pyrénées, vers l'espagnol, comme le veut la règle des
rapports et de la gradation.
Maintenant le latin quitte définitivement les pays
méridionaux, et il se dirige vers le centre de la Gaule.
Pour décrire, au point de vue que je suis ici, le phé-
nomène de l'enchaînement des langues romanes, je
pars de l'Italie et marche vers l'occident; mais
passer ainsi successivement d'une contrée et d'une
langue à l'autre n'implique aucunement que celles
qui sont le plus loin du centre soient postérieures à
celles qui en sont plus près. Je me suis maintes fois
expliqué là-dessus ; les langues romanes sont sœurs,
et non pas mères ou filles; le travail qui les a pro-
duites fut simultané sur top**^ la face du monde ro-
main. Si cette proposition, certaine dans son ensem-
ble, est sujette à quelque restriction (et j'essayerai
ultérieurement de montrer ce que comporte la res-
triction, c'est-à-dire une antériorité syntactique pour
la langue d'oc et la langue d'oïl), il n'en peut rien ré-
sulter en foveur de l'opinion qui établirait entre une
langue romane et les autres des rapports de filiation. La
langue d'oc a son domaine propre; mais, quand on
s'approche de l'espace où règne la langue d'oïl, on
trouve des patois divers tenant tantôt plus de l'une et
tantôt plus de l'autre, mais formant une zone mi-
toyenne de langage comme de position.
Enfin les parties centrales de la Gaule sont atteintes,
on arrive sur les bords de la Loire, et définitivement
l'on entre dans l'ouest et dans le nord. D'après tout ce
DES PATOIS. ÔÔ
que nous avons vu jusqu'ici, un si lointain voyage dé
la latinité ne se fera pas sans une nouvelle et grave
modidcation. Non-seulement l'italien ou l'espagnol
ne peuvent arriver jusque-là, mais le provençal lui-
môme est empoché par la nature des choses de se
propager dans ces contrées qui ne sont pas siennes, et
avec lesquelles il n'aurait ni harmonie ni sympathie.
Nous parlons, on le comprend, du temps des forma-
tions spontanées ; il est des moments où une langue
littéraire, réagissant par l'intermédiaire de l'éduca-
tion et de mille nécessités sociales, s'impose dans des
lieux qui ne sont point faits pour elle; on le voit pour
le français; on le vit surtout pour le latin; l'unifor-
mité est le résultat. Mais là où nulle contrainte ne
règne, où tout est livré au jeu naturel des affinités
créatrices et des conditions fondamentales, rien de
pareil ne se produit, et il faut que la langue, ainsi
transplantée, reflète fidèlement les nuances d'un ciel
et d'un sol nouveau; la diversité est le résultat. Dans
le roman du nord , celte diversité est le plus empreinte.
L'extrême limite du latin, conquérant etassimilateur,
est atteinte de ce côté, et aussi l'extrême limile de la
mutation qu'il a subie. Ce n'est pas dans le vocabu-
laire et la masse des mots que gît la mutation; cela a
été conservé sans plus d'altération ici que dans les
lieux voisins du centre; mais les mots se sont contrac-
tés; des voyelles ont permuté; et, si l'on n'en croyait
que l'oreille, on s'imaginerait être hors du monde la-
tin. Dans le sein même de la langue d'oïV, des grada-
tions de même nature se font remarquer, et il est cer-
tain que le patois wallon, placé tout au bout de la
«00 DES PATOIS.
Gauic et sur la fronlicro où commence la Germanie,
est le plus dissemblable de l'original d'où lonl csf
sorli. Le latin musculus donne en italien muschio, en
espagnol macho, en provençal muscle, en français
mâle, en wallon mâie. C'est là le seuc général delà mu-
tation en allant de l'Italie jusqu'au bord de la Meuse.
Le latin est partout dans cette vaste étendue, mais
partout il éprouve des modifications qui suivent une
marche déterminée par l'ensemble des circonstances.
Si la ibrce d'expansion des conquérants romains avait
été assez puissante pour faire de la Germanie ce qu'ils
firent de la Gaule, le lalin, s'implantant entre le Rhin
et l'Oder, aurait expulsé les idiomes germaniques
comme il expulsa les idiomes celtiques; puis, quand
serait arrivée pour l'empire la dissolution, et pour sa
langue la décomposition, un roman, dilférent de ceux
du pays d'oïl, du pays d'oc et du pays de si, aurait pris
naissance dans les contrées allemandes, et aurait formé
un chaînon de plus à cette longue chaîne qu'on peut
suivre depuis Rome et son Capitole. Ou bien, si vous vou-
lez, supposez que, dans la Giande-Rrelagne, l'assimila-
tion se fût exercée avec une durée sulfisanle,et que l'in-
vasion anglo-saxonne n'en eût pas détruit ou dispersé
les éléments, vous auriez, de l'autre côté de la Manche,
une langue romane-bretonne, comme il y en a deux
gauloises, une italienne et une espagnole. Merae cette
dernière hypothèse a reçu une sorte de réalisation, in-
complète, il est vrai, mais assez marquée cependant
pour la justifier. Dans le courant du onzième siècle,
une invasion victorieuse porta le français, et, plus par-
ticuliùiement, le dialc^u normand dans la Drclagne
DES PATOIS 101
devenue anglo-saxonne. Sans équivaloir 5 uneconqucfc
romaine, la conquête normande fui pourtant tellement
prépondérante qu'elle fît du français, pendant de
longues années, la langue des hautes classes et du gou-
vernement ; si bien que la langue anglaise, quand l'é-
lément national eut pris le dessus, garda la trace inef-
façable de l'immixtion étrangère. Mais ce français n'eut
pas duré quelque temps dans le pays oii il n'était pas
indigène, qu'il contracta des caraclèrcs spéciaux ; je
citerai la forme graunt pour grand; et il se forma un
dialecte anglo-normand, qu'il faut bien se garder de
confondre avec le normand, et que le triomphe défini-
tif de langlais, dans le quatorzième siècle, ne permit
d'arriver à aucune culture.
De tous ces dialectes, ou, si l'on veut, de tous ces
patois, quel fut celui qui devait avoir la fortune de de-
venir la langue des lettres, et, par conséquent, la
langue commune du pays? Cela dépendit évidemment
des événements polilicpies. Ce fut l'usurpation de llu-
gues-Capet qui en décida; elle fixa la tète du système
féodal à Paris. Tant que ce système fut en pleine
vigueur et que la royauté n'eut, sur de grands vassaux
aussi puissants qu'elle, d'autre prérogative que de
recevoir d'eux foi et hommage, les langues d'oc et d'oïl
florircnt avec leurs dialectes; et, si, dans les onzième
et douzième siècles, on eût annoncé aux troubadours
que le moment approchait oîi leur brillant idiome
perdrait, dûusson propre pays, sa primauté, qui aurait
ajoute foi à des prophéties si peu vraisemblables?
Pourtant il en fut ainsi ; l'unité royale grandissant, la
diversité provinciale diminua, et peu à peu le parlerdo
102 DES PATOIS
l'Ile-de-France, de Paris et d'un rayon plus ou moins
élendu prévalut. Mais ce dialecte de la langue d'oïl, en
devenant langue générale, et en s'cxposant ainsi à
toutes sortes de contacts, lit à tous ses voisins des em-
prunts multipliés, ou plutôt en reçut des empreintes
qui ne sont pas d'accord avec son analogie propre, et
c'est ce qui les rend reconnaissables encore aujour-
d'hui. On observe, dans le français moderne, des formes
qu2 dérivent du picard, du normand, du bourguignon.
Pour nous, l'habitude masque ces disparates; mais,
dès qu'on se familiarise avec les patois ou les dialectes,
et que l'on en considère l'origine et l'histoire, on dé-
couvre les amalgames qui se sont faits. Ce furent, en
effet, des amalgames dus aux circonstances qui déter-
minaient l'influence et la pression des provinces sur le
centre ; ce ne furent pas des néologismes qu'amenait
le besoin de nouveaux mots pour de nouvelles idées.
Il n'y eut pas choix bien ou mal entendu, attraction
plus ou moins heureuse; il y eut fusion et, partant,
confusion. Nous disons poids et peser ^ au lieu de dire
pois et poiser comme les gens de l'Ile-de-France, ou
j)eis et j) es er^ comme les gens de Normandie. On ne
peut donc pas qualifier d'enrichissement ce qui alors
se passa dans la langue française. Puis, quand elle fut
pleinement formée, quand elle eut rejeté loin d'elle
les patois comme des parents humbles et éloignés dont
elle rougissait, il se manifesta un dégoût superbe pour
ce qui n'était pas de l'usage restreint et raffiné. « Si
ces scrupuleux, dit Chil'flet dans la dixième édition de
sa grammaire (1697), qui sont toujours aux écoutes
pour entendre si un mot est moins en usage dans la
DES PATOIS. 103
bouche des dames cette année que l'autre, continuent
à crier " ce mot commence à vieillir, et qu'on les laisse
faire, dans peu de temps notre langue se trouvera dé-
troussée comme un \oyageur par des brigands. » Ce
fut en effet un travers de cette époque de retrancher ce
qui vieillissait et ce que le cénacle élégant et spirituel
n'admettait pas. Des débris de tout cela sont conservés
dans les patois. Et ce serait une affaire de goût et de
tact, et, dès lors, non indigne de l'Académie française
et de son Dictionnaire, de reprendre ce qui peut être
repris, c'est-à-dire ce qui, se comprenant sans peine,
et étant le mieux dans l'analogie de la langue actuelle,
a la marque de la précision et de l'élégance.
Les patois ou leurs ancêtres les dialectes sont les ra-
cines par lesquelles les grandes langues littéraires
tiennent au sol. Ce qui nous le garantit, c'est qu'ils sont
non pas disséminés, mais répartis. Disséminés, rien ne
serait à conclure, ou du moins rien dans l'ordre du
langage et de ses transmissions; répartis, l'esprit est
aussitôt porté sur tout ce que la régularité implique.
Nulle part la langue d'oc et la langue d'oïl, faisant un
retour, n'ont jeté, l'une en Italieet l'autre en Provence,
un rejeton égaré fortuitement sur une terre étrangère;
et, réciproquement, l'italien n'a point, dans les con-
trées d'oc, quelque circonscription où il ait surgi; ni
le provençal n'est allé occuper quelque point isolé en
Normandie, en Picardie ou dans le pays wallon. C'est
là un l'ait manifeste, et en môme temps un fait très-
important. En raison de sa certitude, il offre une
base consistante au raisonnement; en raison de son
importance, il ouvre des aperçus sur les conditions
104 DES PATOIS.
hisloriqucs des temps et des lieux. Los mulalions
successives, sur une \asie étendue, d'une langue lon-
damenlole, sont un fil qui, on le voit, ne se rompt pas
sous la main. Puisqu'elles sont graduelles, régulières,
générales, elles se lient à un ensemble de circonstances
générales, régulières, graduelles. Ces circonstances
tiennent l'une à l'autre. Celles qui sont certaines déter-
minent celles qui le sont moins.
Dans un temps où, les faits de langue étant très-mal
connus, le pouvoir d'imaginer n'était point resserré
en d'étroites limites, les érudits pensèrent que le cel-
tique entrait pour une grande part dans la constitution
du français. Cela, d'apparence, était naturel : les Celles
avaient tenu la terre des Gaules ; les Romains n'y
avaient eu que comme conquérants et étrangers leurs
établissements ; pourtant, de compte fait, il s'est trouvé
que les étymologies latines dépassaient de beaucoup
toutes les auties et que les traces certaines du gaulois
dans le nouvel idiome étaient réduites à peu de chose.
Cette notion se confirme et se complète quand on con-
sidère, comme j'ai fait tout à l'heure, la distribution
des dialectes et des patois. Ils se distribuent, ils s'ar-
rangent, ils se disposent par une loi qui, évidemment,
leur est intrinsèque et qui n'est nulle part soumise à
l'influence délémenls hétérogènes. S'ils avaient trouvé
sur leur route le celtique dominant en quelque point,
ils s'en seraient nécessairement laissé modifier en ce
point, comme on a vu la prépondérance transitoire du
français en Angleterre imprimer dans l'anglais des
marques profondes. Rien de pared ne se présente:
dans ce long parcours, on ne rencontre aucune région
DES PATOIS. 105
OÙ ce qui fut, pour la langue, un sol primitif, vienne
affleurer la surface. Ce sol primitif est partout ensevelj
sous la puissante alluvion qui Ta recouvert. Ni l'aqui-
tain, du côté des Pyrénées, qui était sans doute un
idiome ibérien et radicalement distinct du gaulois, ni
le celtique du centre, ni le belge du nord, qui étaient
sans doute des dialectes d'un même idiome, n'ont ré-
sisté plus l'un que l'autre à la conquête. Le novo-latin
a procédé, dans son immense développement, sans
aucune perturbation essentielle. Les zones successives
de langues, de dialectes, de patois, en portent témoi-
gnage. Ilcst donc certain qu'au moment où il se forma,
le parler indigène s'effaça partout d'une maniète
régulière. Ce succès prodigieux d'une langue sur tant
d'autres fut du à la supériorité de la civilisation ro-
maine, à l'attrait qu'elle inspira et à la longue durée
de la domination.
Un raisonnement analogue s'applique à l'invasion
barbare. Les Ostrogot hs, les Ilérules, les Lombards
occupèrent l'Italie; les Visigoths, les Sucves, les Van-
dales tinrent l'Espagne; les Visigoths encore, les Bur-
gondes et les Francs curent des établissements dans
les Gaules, sans parler de tant de peuplades secon-
daires, qui, parcourant l'empire, se fixèrent çà et là.
Nous ne savons rien de bien précis ni sur leur nombre, ni
sur celui de la population des pays romans. Il est vrai-
setn!)lal)lc que cette population a toujours été numéri-
quement très supérieure et les a complètement absor-
bés au bout de quelques générations; mais, quoi qu'on
en pense, toujours est-il que les choses se sont compor-
tées, quant à la langue, comme s'il en avait été ainsi-
106 DES PATOIS.
Lesidiomesnovo-lnlinsniarclicnt dans les terres novo-
lalines régulièrement (selon le genre dégradation dont
il s'agit ici) de l'orient vers l'occident, et cette régula-
rité n'est, en aucun point, interrompue par des res-
sauts qui indiqueraient la prépondérance locale d'un
établissement barbare. De quelque façon qu'on les
examine, on ne peut signaler une trace, plus marquée
en une zone qu'en une autre, des Visigoths ou des
Oslrogoths, des Francs ou des Burgondes. Bien plus,
les interpolations germaniques qui se firent alors dans
le roman (car il y en eut de notables, et je ne prétends,
en aucune façon, les mettre en doute) sont, pour la
plupart, communes à l'ensemble des nouveaux idiomes;
ce qui fait reparaître par ce côté la régulaiité fonda-
mentale et exclut, du moins en général, l'action parti-
culière de telle ou telle population étrangère à l'empire.
Ces interpolations sont presque toutes des mots nou-
veaux, des emprunts que la latinité fait aux langues
germaniques; c'est du néologisme; el, comme ce
néologisme, s'étendant simultanément à la Gaule, à
l'Italie, à l'Espagne, ne peut rien avoir d'arbitraire, il
indique des relations nécessaires entre le parler des
envahis et celui des envahisseurs ; il témoigne que les
langues restèrent, en cela même, maîtresses de leurs
choix et de leurs affinités. En somme, sauf celle part
néologique, sauf les maux de la perturbation sociale,
sauf l'abaissement momentané de civilisation que l'in-
vasion amena, les langues romanes se développèrent,
d'un bout à l'autre de leur domaine, suivant la loi qui
leur était propre.
Rien n'est plus effroyable que le tableau tracé par
DES PATOIS. 107
les chroniqueurs conlemporains, des ravages des Nor-
mands dans les malheureuses contrées qui furent si
longtemps visitées par ce fléau. On n'est certainement
pas autorisé à taxer d'exagération les récits ; la terreur
qu'inspiraient ces bandits de la mer fut extrême : de-
mander au Ciel d'être délivré de la fureur des Nor-
mands entra dans les prières quotidiennes; la puissance
de mettre un terme à d'aussi horribles déprédations
manquait soit à la chétive royauté issue de Charle-
magne, soit à ces grands barons qui ne voulaient, ni
ne savaient se coaliser. Mais je n'hésite pas à dire
qu'on se fait une fausse idée de la portée des dévasta-
tions si l'on s'imagine que la Neustrie, alors que Rol-
lon la reçut à titre de duché et de fief, n'était qu'un
désert et que la population native en était disparue.
Sans doute, cette pro\ince, plus particulièrement ex-
posée aux incursions, avait beaucoup souffert; les
hommes s'étaient retirés dans les bois, dans les lieux
peu accessibles, dans les campagnes éloignées du tra-
jet que suivaient d'ordinaire les bandes destructives ;
mais, quand la sécurité fut établie, le gros de la popu-
lation se retrouva de toutes parts, et la Neustrie, de-
venue la Normandie, répara rapidement ses pertes.
Les Normands s'y fondirent, et, en peu de temps, il
ne resta plus que le souvenir de leur origine septen-
trionale : religion, langue, mœurs, institutions, ils te-
naient, bien que vainqueurs, tout du pays où leur
course vagabonde avait fini par se fixer. Ce qui me rend
pleinement alOrmatif sur ce point, c'est le dialecte qui
s'est parlé en Normandie sous la léodalilé, qui a servi
d'instrument à tant de trouvères et dont le nalnis p**-
408 DES PATOIS.
tuel est l'jumble héritier. Que l'on considère la Nor-
mandie par ses trois fronlières, le Maine, rile-de-
France, el la Picardie; que l'on compare son parler
avec ces parlers limitrophes, et l'on verra qu'il a con-
serve tous les rapports qu'il devait naturellement avoir.
L'invasion normande n'y a rien change; sauf quelques
dénominations locales qui doivent y être raltaciiées,
elle n'a, dans la langue, laissé aucune marque. Le dia
lecte normand, ou, pour parler plus exactement, neus-
trien, est ce que les conditions générales de la trans-
formation du latin en roman voulaient qu'il fût, el non
ce que l'aurait fait l'infusion accidentelle d'une langue
Scandinave. J insiste sur ce fait, car il est essentiel.
Les hommes du nord n'ont pas modifié le parler de la
Neustrie; ils l'ont donc trouvé tout fait, car, visible-
ment, il n'est pas postérieur à leur élaLlissement.
Ainsi, il est certain que, dès le neuvième siècle, le dia-
lecte neustrien avait tous ses caractères ; c'est un mi •
nimum d'antiquité. Nous savons d'ailleurs aussi par le
témoignage de Benoît de Sainte-Maure (voy.t.I,p. 213)
que, dans ce même siècle, du moins vers la tin, on
faisait des vers en langue française, c'est-à-dire en
langue d'o'il.
En suivant, comme j'ai fait, sur un grand espace les
variations consécutives des dialectes, on ai rive à se re-
présenter sans didicultéla cause de Tuniformilé fonda-
mentale et celle de la diversité contingente. La cause
de l'uniformité est que les peuples romans s'étaient
fondus en une véritable unité par la langue, par le
gouvernement, par les lettres, par la religion, par les
mœuis. Dès lors, tous partaient d'un fond identique;
DES PATOIS. 109
les sentiments elles idées se mouvaient da is un même
cercle, les moyens de les exprimer claiont les mômes.
L'empreinte ayantélé ainsi fortement marquée, illallut
bien que la décomposition, quelque dissolvantoquellc
fût, et la rénovation, quelque créatrice qu'elle lût, de-
meurassent congénères, et que ce double travail ne
s'écartât, en aucun temps et en aucun lieu, des con-
ditions qui le dominaient. Les éléments mis dans le
creuset étaient partout semblables ; les affinités qui les
dissociaient pour les réassocier avaient même vertu;
delà, cette ressemblance frappante et singulière qui
se trouve entre les langues romanes, même dans les
lointains détails. Il est sûr qu'elle serait allée jusqu'à
l'idenliléet que tout serait resté uniforme, si les causes
de diversité n'étaient intervenues. Elles furent et ne
pouvaient être que les influences locales. A mesure
que le latin, devenu langue commune, se décomposait,
il subissait cette métamorphose parmi des liommes
qui n'étaient pas de même nation, parmi des gens pla-
cés à l'orient comme les Italiens, au midi comme les
Espagnols, à l'occident et au nord comme les Gaulois,
sous des cieux qui ne versaient pas une influence sem-
blable, sur un sol qui variait dénature, d'aspect et de
productions. Ces nouvelles empreintes venant s'appli-
quer sur l'empreinte fondamentale, ces perturbations
contingentes venant troubler l'ordre général, il fallut
bien que tout cela se trouvât écrit de proche en proche
dans les langues, dans les dialectes, dans les patois. On
a, en ces circonstances particulières, en ces conditions
différentes, des agents spéciaux et eificaces qui Aient
simultanément leur oflicc. De là ces disscmblancus
jio Aes patois.
graduelles, ces séries sans lacune, ces métamorphoses
sans ressaut ni retour qui caractérisent la formation
des langues romanes sur la surface de l'empire ro-
main d'Occident. Ainsi s'enchaînent et s'expliquent
l'uniformité et la diversité.
En étudiant géographiquement et pas à pas le déve-
loppement général des langues romanes, on arrive
forcément à cette conclusion que la localité habitée est
un des facteurs du langage humain. Ce n'est pas celui
qui crée, qui produit les radicaux, qui fait les mots et
qui jette les fondements de la grammaire ; celui-là, qui
est supérieur, appartient à Fesprit humain et déter-
mine, selon les familles d'hommes, les familles de
langues. Mais c'est celui oui change et modifie, celui
qui crée les patois et les dialectes, celui qui fait que
des idiomes parents et congénères deviennent mécon-
naissables Tun à l'autre par la longueur des temps
écoulés et des chemins parcourus, comme le Sarpédon
d'Homère, gisant dans la poudre et sous les javelots,
est méconnaissable pour ses plus proches (oùB' av It*
cppa5[j(.o)v 'TTcp àvY]p SapTïYjBova gTov "E^vw). Ainsi, dans le
groupe arien, la dissociation a engendré le sanscrit,
l'allemand, le grec et le latin, qui se croiraient encore
radicalement dissemblables si l'érudition n'avait le-
trouvé les communes origines. Les lieux ont donc une
puissante influence; pourtant elle ne va jamais jus-
qu'à changer les racines de la langue et les conditions
fondameniales de la grammaire. Quelque loin que l'on
se sépare, sous quelque climat qu'on aille vivre et fon-
der des sociétés et des empires, le type primitif, trans-
mis par une tradition non interrompue» subsiste sous
DES PAtOlS Hl
les modifications que lui impriment les localités di-
verses et les circonstances contingentes. L'action des
lieux ne l'altère pas et n'en substitue pas un autre;
on aurait beau la prolonger tant qu'on voudrait par la
pensée, on n'obtiendrait jamais que des dérivations ul-
térieures et non une production de racines nouvelles.
Ce n'est donc pas là qu'il faut chercher la cause de la
diversité radicale des langues humaines. Cette action
des lieux, si visible dans les dialectes et les patois du
roman, se retrouve partout où on la cherche.
Ainsi il est bien vrai qu'à toutes sortes d'égards les
patois sont dignes de curiosité et d'intérêt. Ils répon-
dent à un ordre spécial de recherches pour lesquelles
ils sont indispensables. Une langue littéraire, devenue
générale, englobe tout, efface tout. Voyez le français
d'aujourd'hui : il s'étend des bords de la Meuse et de
l'Escaut aux Pyrénées, et des Alpes eux rivages de la
mer de Normandie; dans cet espace, même enseigne-
ment grammatical, môme élocution, même littérature;
si Ton n'avait que ce témoin pour juger ce que fut la
formation du roman dans les Gaules, on croirait à une
uniformité qui n'est pas réelle ; et toutes les véritables
influences qui concourent à produire les idiomes se-
raient dissimulées. Mais les dialectes et les patois met-
tent justement en lumière les conditions effectives : lo-
caux et particuliers, ils conservent les traces de C(î qui
est particulier et local ; or, dans ces créations vastes
et spontanées, tout est d'abord local et particulier
pour devenir universel et général. Comme ces baro-
mètres (jui marquent eux-mêmes la maiclie du mer-
cure dans rinbtruuienl, le travail de la langue s'est
112 DES PATOIS.
inscrit au fur et à mesure dans les dialectes et les pa-
tois. Les malériaux gisent cpars sur le sol, et déjà l'on
commence de tous côlés à les relever et à les recueillir.
Il faut et remercier les auteurs qui, comme M. le comte
Jaubert et M. Grandgagnage, nous ont donné de bons
glossaires, et encourager lesérudits de province à se li-
vrer à ce genre de reclierclies qui paye toujours sa peine.
2. — Patois du Berry.
Les deux beaux \olumes où M. le comte Jaubert a
recueilli les mots et certaines locutions du parler pré-
senlemeut usité dans le Corry, forment, comme la
plupart des dictionnaires qui entrent dans quelques
détails, une lecture non-seulement instructive, mais
encore qui attire et qui fait constamment tourner les
feuillets du livre. Les mots portent tant de clioses avec
eux, tant de vives empreintes de l'esprit qui les juta
comme une monnaie dans la circulation, tant de mar-
ques des temps et des lieux, tant de traces d'histoire,
tant de ressouvenirs de leur \oyage à travers les siè-
cles et les contrées lointaines, qu'on se complaît sans
peine à les voir défiler un à un dans le glossaire qui
les contient. Ce qui presse le plus en des aiticles
comme celui-ci, c'est de confronter la langue litté-
raire avec une langue locale ou patois. Les différences
portent sur trois points : d'abord les mots com-
muns aux deux et qui forment la part la plus considé-
rable, se présentent sous une forme qui leur est
propre : par exemple, ici, fener \)0\\r faner ^ [latrir pour
(létrk^ fimïé^ pour flamme^ fouger pour foyer^ forvicr
DES PATOIS. 113
pour fourvoyer, vardezir ])our verdir. En second lieu,
un certain nombre de termes qui n'ont pas leurs cor-
respondanls dans la langue lillcraire sont pourtant
des termes très-légilimement français; du moins ils le
furent jr.dis; appartenant à la vieille langue d'oïl, ils
ont survécu dans le parler local, et les patois peuvent
fournir quelques suppléments utiles pour l'étude de
nos textes du moyen âge. Enfin, une autre catégorie
de mots ne se trouve ni dans le français actuel, ni dans
le français ancien, tel du moins que nous le connais-
sons; de ceux-là, plusieurs s'expliquent par le latin,
et plusieurs aussi résistent à toute explication et vien-
nent augmenter ce fonds de mots dont l'élymologie
présente d'extrêmes dillicultés; fonds qui, suivant la
juste remarque de M. Diez, est plus grand dans les
langues romanes (et aussi dans leurs patois) qu'on ne
le suppose d'ordinaire.
La position du Berry est assez centrale pour que sa
langue, entre tous les dialectes qui pouvaient préten-
dre à la suprématie, soit fort voisine du français actuel.
Paris est le point le plus avancé vers le nord de la
grande région centrale; quelques pas plus loin, on at-
teint la Picardie et le dialecte picard; et, si l'on tourne
à l'ouest, la Normandie et le dialecte normand. On re-
marque, il est vrai, dans lo parler du Berry, quelques
formes qui se rapprochent du limousin, par exemple,
orlrufje, ortie, en limousin ortrudze; mais elles sont
très-rares, et témoignent, par leur rareté, que la fron-
tière du parler provençal est loin au midi. Ce qui dis-
lingue surtout le patois berrichon du français, e-est
qu'il met le son ei à la place du son oi en maintes
H 4 DES PATOIS.
places où la langue lilléraire le conserve : creire, ac-
crdre^ creitre.freidyeic. Cette prononciation appartient
aux contrés qui sont situées un peu plus bas en dcs-
cendant la Loire; elle appartient aussi à lu liormandic»
de sorte qu'aile est particulière à l'Ouest; et c'est de là
qu'elle est venue dans nos imparfaits et nos condition-
nels, où elle a fini par expulser le son oi, bien long-
temps avant que l'ortbographe dile de Voltaire enre-
gistrât cette mutation. Dans le seizième siècle, Bèze
nous apprend qu'à Paris le \ulgaire (vuhjm parisien-
sium) disait ciUet^ venet, yarlet, au lieu de alloit, ve-
nait^ parloit, prononciation qu'il considère comme
seule correcte. Mais, peu à peu, l'influence du vulgaire
de Paris, de la Loire et de la Normandie, expulsa, de
la conjugaison, la dipthongue oi qui était particulière
au Nord. Sous Louis XIV, il n'y avait plus que quelques
vieillards et des parlementaires attachés aux vieux
usages qui conservassent oi dans les mots dont les
hommes nouveaux le chassaient. La poésie en usait
encore quelquefois par une licence qui ne choquait
pas les oreilles, comme elle fait les nôtres, parce que
ce son vieilli était encore, çà et là, entendu soit dans
la conversation, soit au barreau, soit dans la chaire.
Mais enfin le peu de vie qui lui restait s'éteignit tout à
fait; personne ne l'entendit plus, ne le prononça plus^
et il fut définitivement remplacé par celui que la cou*
tume lui donnait pour successeur. C'est ainsi que se
rompent les traditions.
La prédominance du son ei sur oi aide à expliquer
certains mots du Berry. Arreyei\ qui signifie arranger^
provient d'un substantif arrei qui a disparu dans le
DES PATOIS lia
langage actuel et qui, usité dans l'ancien français de la
Normandie et des bords de la Loire, correspondait à
arroi des autres dialectes; il ne nous en reste plus que
désarroi. Quant à s'éméjer, qui signifie sinquiétc^^ M. le
comte Jaubert demande si ce ne serait pas le vieux
mot français s'esmaier; la chose ne me paraît pas dou-
teuse, esmoi et esmoier dans certains dialectes, esmm
et esmaieràsins d'autres, d'où dérive la forme du Berry
éméjer.
Il est encore une autre ressemblance à signaler
entre le parler de Paris et celui du Berry. Bèze nous
apprend que les Parisiens chnnn^eaient Vs en r, et di-
saient : Mazie^ pese^ mese, Tliéodosé, pour Marie, père,
mère, Théodore. Il rapproche doctement celle permu-
tation de lettres des formes latines Valesius et Vah
n«5, honorem et honosem; mais il n'en déclare pal
moins que c'est un vice que n'excuse aucun usage
dans la langue française. Le parler berrichon a une
foule de mots où il permute ainsi les deux lettres. Il
dit : chemire pour chemise, môse pour mûre., fruit de la
ronce, mouzir pour mourir., poise pour poire, praisie
pour prairie, rase, rasement pour rare, rarement, etc.
La prononciation générale qui conserve Vr étymolo-
gique, l'a emporté à Paris sur cette prononciation lo-
cale qui y substituait le soh du z. Pourtant il nous ett
est resté (comment, en effet, pourrait-il se faire que,
parmi *ant de croisements, il n'y eût pas des métis?),
il nous en est resté chaise, qui, sans la connaissance
de cet accident de prononciation, serait dilljcile à ex-
pliquer. Chaire, le seul dérivé légilune de cathedra^
par l'intermédiaire que fournil le vieux français
116 DES PATOIS.
chaere, esl devenu, dans le parler parisien, chaise^ qui
a pris droit de bourgeoisie dans la langue. Aussitôt,
comme ^jov atténuer le vice dé son origine, on lui a
donné tn office spécial : le mot s'étant dédoublé en
chaire et en chaise^ le sens se dédoubla aussi. 11 y a
plusieurs autres exemples de ces artifices par lesqueU
la langue a réparé, autant qu'il était en elle, les dou-
bles emplois que les circonstances avaient créés et les
incorrections qu'un faux usage avait introduites.
Bèze nous apprend que, de son temps, les gens du
Berry prononçaient ou pour o dans bon nombre de
mots iNoustre, voustre^ clous, \iOur nostre^ vostre^clos.
Cette coutume n'a pas cbangé : on y prononce encore
chouse^ rousée, roûlie^ propous^ propouser ; prononcia-
tion qui a été celle de Rabelais, de la reine Marguerite
de Navarre, de la cour de François 1". En effet, cette
cour résida la plupart du temps sur les rives de la
Loire, où une telle prononciation était usuelle. Et ow,
pour 0, bien que rejeté, ainsi que Bèze le témoigne, par
ceux qui parlaient purement, n'en gagna pas moins
beaucoup de faveur; il se maintint bien longtemps
après que la cour était revenue à Saint-Germain et à
Paris. Cliouse^ entre autres, au lieu de cliose^ a pensé
rester, comme chaise est resté effectivement. « J'ay veu
le temps, dit Cbifflet, Grammaire^ 1697, page 179, que
presque toute la France étoit pleine de chouses; tous
ceux qui se piquoient d'être diserts, chousoient à chaque
période. Et je me souviens qu'en une belle assemblée,
un certain lisant hautement ces vers :
JeUez luy des lys et des roses,
Ayant fait de si belles choses,
DES PATOIS. 117
qnand il fut arrivé à choses, il s'arrêta, craignant de
faiie une rime ridicule; puis, n'osant démentir sa
nouvelle prononciation, il dit bravement chouse. Mais
il n'y eut personne de ceux qui l'entendirent qui ne
baissât la tète pour rire à son aise, sans lui donner trop
de confusion. Enfin la pauvre chouse vint à tel mépris
que quelques railleurs disoient que ce n'éloit plus que
la femelle d'un chou. » Chifftet se trompe en disant
que la prononciation était nouvelle ; il aurait dû dire
que c'était une prononciation provinciale à laquelle-
des hasards avaient failli donner la consécration de
l'usage.
Je trouve dans le glossaire de M. le comte Jaubert
que le verbe bailler (donner), qui, dans la langue litté-
raire, tombe en désuétude, mais qui est en plein usage
dans plusieurs patois, fait au futur j^ barrai. Ce futur
est usité aussi en Normandie ; et, au seizième siècle, le
vulgaire des Parisiens d'istxh je baurrai. On a là un reste
visible d'archaïsme; et ce n'est pas fortuitement et par
incorrection que des paysans, qui ne consultent pas
des grammaires pour parler, attribuent une telle llexion
au verbe bai 1er. Cela se rapporte à ce qu'on a nommé
la conjugaison des verbes forts ; dans l'ancienne langue,
des vei'bes modifiaient, dans certains temps, le thème
lui-môme. Donner ne faisait pas je donne, tu donnes,
il donne, mais il hnsixiljedoin, tudoins, il doint; laisser
ne faisait ipus je laisse, tu laisses, il laisse, /nais je lais, tu
lais, il lait; bailler ne faisait pas je baille, 'tu bailles, il
baille, mais je bau, tu baus, il haut. Le futur de ces
verbes était je donrai, je lairai, je barrai ou baurrai,
Dans les langues romanes, le futur est un temps com-
118 DES PATOIS
posé avec avoir et rinfinitif du verbe: f aimerai, je
servirai, c'est-à-dire j'ai à aimer, jai à servir; mais,
dans les formes anciennes, comme donrai, lairai, l'in-
finitif est devenu, par une forte contraction, un mot
qui serait presque méconnaissable si l'on ne tenait le
fil de l'analogie. Pourtant il m'est survenu quelques
doutes sur la notion des \erhes forts. Cette notion a été
IransporSée de la grammaire des langues germaniques
dans celle de la langue d'oïl. Est-ce à bon droit? et la
conjugaison de l'ancien français qui paraît s'y rappor-
ter, n'est-elle pas susceptible d'une autre explication?
Pour moi, il me semble que l'accent latin est la seule
cause de cette particularité et qu'il règle toute la con-
jugaison de l'ancienne langue. Dôno, dônas, dônat,
avec l'accent sur la pénultième, ont produit je doin,
tudoins, ildoint, comme aûdio, aûdis, audit, avec l'ac-
cent placé semblabl(!ment, ont produit je o, tu os, il ot.
J'ouis, tuouis, il ouit, qui sont les formes modernes et
qui dérivent de l'infmitif, seraient des barbarismes
dans l'ancienne langue, qui se dirigeait d'après l'ac-
cent latin. Je doiine^ tu donnes, il donne, ne seraient
pas des barbarismes, puisqu'ils sont conformes auss*
à l'accenluaLion de la langue mère; mais je suis porté
à croire que ces flexions-là sont postérieures, quand
même elles seraient anciennes.
Beaucoup de mots qui étaient français et qui prove-
naient du latin ont disparu de l'usage. De ces mois
il en est qu'on ne trouve que dans un auteur et qui»
sans cet auteur, ne seraient pas parvenus jusqu'à
nous : par exemple, /*a?i/^, domestique, mot qu'on étail
surpris de ne pas rencontrer dansla langue (defamulusj;
DES PATOIS. 119
vaure^ toison, qui est la reproduction exacte de vellere;
et un verbe, qui tait sans doute prieure à l'infinitif,
que je ne connais qu'à l'indicatif présent et qui viefll
de premere^ dans ces vers de Benoit (ii, 5751) :
Ainz se sunt tuit estreit serré,
Pur ceo qu'à poi fuissent esmé ;
Prienient et qiiasseiit sei en bas
Li pluisor d'aus [eux] tuit en un tas.
De SOI le que la part de mots latins qui appartiennent,
au français a été notablement plus grande que ne
l'indique l'état actuel, que ne l'indiquent même les
textes venus 4u moyen âge; car ces textes sont
certainement loin de représenter toute la langue
parlée. Quelques-unes de ces lacunes sont comblées
p^ar les patois. xVinsi le mot moineau est évidem-
ment adventice, quelque idée qu'on se fasse de son
étymo]ogie; c est passer qui a dû ligurer dans la lan-
gue et qui ligure encore dans le parler du Berry, sous
Ic^ loime de passe^ ou prase^ ou prasse ; en Touraine,
praisse. Passereau en est le diminutif, et il a d'ailleurs
cessé d'être employé hors du langage relevé ou poé-
tique. Si les mots ont une noblesse due à Fantiquilé
de leur origine, comme cela n'est pas douteux, prase
ou passe vaudrait mieux que moineau, qui vient on
ne sait d'où; noais l'usage ea a déciité autrement.
ÇéOma, chevelure, a donné come^ qui se dit dans le
Berry d'une herbe entrelacée et tenant fortement à la
terre. Si l'on quitte le Beriy, et qu'on descende jusque
vers l'Angoumois, où le parler est encwe langue doU,
ou rencojilre une nore pour une bru, de narus ; des
vîmes ^ pour de l'osier, de vimen; crémer, pour brûler
120 DES PATOIS
légèrement, de cremare. Tous ces mois, de provenance
laline, cl tant d'autres, ont péri dans le (rançais ac-
tuel. D'autres fois le patois donne la forme \érilal)le,
celle qui a été imprimée au mot latin dans sa trans-
formation, tandis que la langue littéraire n*a plus que
le vocable calqué servilement, dans le seizième siècle,
sur le latin. Ainsi minimus, duquel nous avons fait
minime^ n'aurait pu engendrer ce mot, qui est contre
toutes les règles de notre idiome, considéré en sa for-
mation; l'accent latin étant sur ?ni, c'est celte syllabe
qui aurait été accentuée, et elle l'est en effet dans
moime du Morvand, qui veut dire le plus petit. Quand
ce mot de moime a été fait, on connaissait la pronon-
ciation latine qui accentuait mi, et dont il est ainsi vé-
ritablement le contemporain ; mais quand on a fait
minime, on n'a pu, reproduisant le mot latin, que lui
donner l'accentualion française, qui veut toujours que
l'accent soit sur la dernière syllabe en terminaison
masculine, et sur l'avant-dernière en terminaison fé-
minine. Même observation pour origne, qui est ancien
français et patois : orUjinem, ayant l'accent sur l'anté-
pénultième, a formé, au temps où l'accentuation latine
était entendue dans les Gaules, orirjne, tandis qu'on-
gine met l'accent où jamais bouclie laline ou gallo-
romane ne le mit. Nos aïeux, qui, dans un mot
polysyllabe, supprimaient la voyelle brève et faisaient
tomber la consonne (voy. preshyter, prêtre), n'au-
raient pas, dejubilare, fait jubiler; mais ils auraient
pu très-bien en faire, comme le Berry, jeûler; de
rnminare, ils n'auraient pas fait non plus riafiinery
mais bien, comme le .Berry encore et d'autres pa-
DES PATOIS. 121
(ois, roiniujer^ qui indique aussitôt l'étymologie de
roufjer.
Daiilrcs fois le pntois conserve mieux la forme
lalinc, comme dans méle^ de mesinliis, à peine recon-
naissable en nèfle; uUer, qui représente ululare, défi-
guré dans hurler, tant par Vh aspirée que par l'r,
inlercalation vicieuse qu'on trouve dans certains
textes anciens (exemple arme pour âme); hierre, de
fiedera, dépouillé de cet article barbare que l'usage
a fondu dans le mot actuel ; et papou, qui jette quelque
lumière sur une dirficullé étymologique. Papou, qui
signifie pavot, est une transformation régulière de
papaver, qui, ayant l'accent sur la pénullicme, a
doruié papou comme clavus a donné clou, ou le bas-latin
travum a donné trou. Le palois wallon a pavoir, qui est
aussi une dérivation satisfaisante : la finale yoir repré-
sente non pas ver, qui. H*étant pas accentué, n'a pu
fournir une syllabe accentuée, mais 'paver qui, deve-
nant, suivant l'habitude, paer, s'est changé en voir,
avec un v pour le /), comme dans pauvre, de pauper,
poivre, de piper. Celte forme wallonne me fournit une
correction : dans le Livre des Métiers de Pans, texte
d'ailleurs peu correct, on lit, p. 59 : « lluWe de paveez,i^
Paveeznc rentre dans aucune analogie, mais pavoir a,
dans le parler de Paris, paveir pour correspondant; et
c'est /)fli;fir qu'il faut lire dans notre passage. Papou,
pavoir, paveir, tous déduisibles de papaver, montrent
que pavot, en vient aussi. Pourtant je dois dire que la
finale ot reste inexplicable pour moi; et elle est an-
cienne, car, dans un texte très-correct du treizième
siècle, je trouve: « Fleurs de pact, broiics en oile
m DES PATOIS.
d'olive. » Paotj au lieu de pavot, suivant l'affeclion que
la vieille langue avait pour la rencontre des voyelles.
Ce qui explique les patois sert aussi à expliquer tan-
tôt le français ancien, tantôt le français moderne, et,
dans tons les cas, complète le système entier de la
langue d'oïl. M. le comte Jaubert a noté le mot attolée,
qui signifie repas long et prolongé, et il se demande si
ce ne serait point une corruption du mot attelée. Dans
mon opinion, une telle substitution de voyelle n'est
pas justifiable dans ce dialecte, et elle me semble d'au-
tant moins admissible qu'une autre explication plus sa-
tisfaisante pour la forme et aussi pour le sens peut en
être donnée. Attolée doit s'écrire attaulée, qui est une
forme bourguignonne pour attablée (nous n'avons pas
attablée, mais nous avons s'attabler, se mettre à table).
En bourguignon table se dit taule, et généralement les
uïots en able se transforment en aule; cela se voit aussi
dans les anciens textes qui proviennent de cette pro-
vince. Il n'y a rien d'extraordinaire à trouver quelques
formes bourguignonnes dans le Berry, qui, du côté de
l'orient, s'approche de la Bourgogne. Chiaule, rejeton,
cinauler, pousser des rejetons, viennent, suivant moi,
de capitulum, petite tête, ce qui s'applique très-bien à
ce qu'on appelle, d'après une autre analogie, œil ou
œilletoîi. Gapitulum, ayant l'accent sur pi, a donné
chapitre, ce qui est une dérivation correcte; mais si
l'on suppose que le p ait été supprimé, genre de sup-
pression qui frappe si souvent les consonnes intermé-
diaires dans le passage du latin au français, il n'en
pourra résulter que chiaule, ou un mot très-analogue,
comme de situla, seau, a résulté seille dans l'ancien
DES PATOIS. 123
français et dans les patois. CaniUus, blanc, n'est donné
que pai" des gloses ; la latinité du bon usage n'avait que
canus; mais les langues romanes, qui ont beaucoup
pris à la latinité de l'usage vulgaire, ont laissé canus
et adopté canutiis; d'où chenu en français, canut en pro-
vençal, canuto en italien (l'espagnol a cano). C'est dans
ce bas-latin que canutns a donné un verbe canutire^
d'où proviennent le provençal canuzir^ blanchir, et le
mot de Bcriy chenousir ou chenosb\ moisir. Je rattache
à un verbe bas-latin, tiré pareillement d'un adjectif,
le verbe berrichon cadtiire^ qui signilie affaiblir, flétrir,
faner. M. le comte Jaubert le dérive de caclere; mais,
outre que caclere ne peut pas avoir le sens actif, il ne
peut non plus fournir la finale aire. Cette fmale mène
à un verbe bas-latin caducere^ dérivé de caducus, et
qui a fait caduire^ comme ducere, duire, conducere^
conduire, etc.
La discussion de l'étymologie d'un mot est souvent
fort dilticile. Pour caillou, nous avons caille, substan-
tif masculin, dans le berrichon, et chail dans le sain-
tongeois. Ces mots nous débarrassent provisoirement
de la finale om, et nous placent plus près de l'origine,
pour laquelle on songe aussitôt à calculas. Mais M. Diez
n'accorderait cette dérivation qu'à grand'peine, attendu
que la disparition complète de la première /, sans au-
cune trace, est contre la règle. J'avais pensé à callum,
qui, dans Isl latinité, a signifié, par déduction, toute
espèce de partie dure. Je me réserve, dans l'article
qui suit sur le patois wallon, de discuter de nouveau
calcidus^ caille et chail. Mais, comme la chose n'arrive
pas à l'évidence, je mentionne l'étymologie germa-
124 DES PATOIS
nique, qui le rattache au hollandais kai ou kei, de
même signilication, et la conjecture de M. Dicz, qui
cherche à y voir le latin coaguhim; coagulum donnant
caille^ coagulare^ cailler. Il y aurait aussi à expliquer
la terminaison ou^ qui existe dans le provençal sous
la forme au, calhau, M. Diez n'en cherche pas l'inter-
prétation ; il se contente de remarquer qu'elle est
singulière, ne se rencontrant du reste que dans les
noms géographiques Anjou, Poitou. Elle se rencontre
ailleurs, et elle est o dans l'ancien français : clo, clou,
latin clavus; tro, trou, bas-latin travum ; papou, pa-
paver. On voit qu'elle représente dans ces mots,
comme aussi dans Anilegavus, Pictavus, une termi-
naison latine av qui est employée à exprimer une dé-
rivation. A côté de caille caillou, calhau, on trouve
dans Tancienne langue, les formes caillot, calleul,
cailliel, c'est-à-dire avec des finales diminulives qui
conviennent beaucoup mieux que cette finale inex-
pliquée en 0, ou, au.
Des difficultés non moins grandes sont suscitées par
le mot du Berry dôler, douter, qui est dans le limousin
sous la forme dousta, et qui signifie ôter. Il n'est pas
douteux que doter et ôter sont au fond un môme mot;
et, suivant M. le comte Jaubert, le d dans doter est
simplement euphonique et destiné à éviter la rencon-
tre des voyelles. C'est, je crois, le seul exemple que
présenterait le patois berrichon d'un r/ euphonique placé
en tète d'un mot, et un seul exemple ne peut se servir
d'inlerprélalion à lui-môme. Dans le fait, ced fait corps
avec le verbe, et tient à la fabrique primordiale des
mots français. Oter, ancien français oster, provençal
DES PATOIS. 125
ostar^ est àlrangcr aux autres langues romanes et se
ramené direclement, par la forme, au latin obstare.
Mais comment s'y ramcne-t-il par le sens? M. Diez a
jugé la (liKieuIté si grande que, malgré son habileté à
retrouver dans un original latin les significations ro-
manes, môme éloignées, il y a renoncé pour cette fois .
Il a donc eu recours à un bas-latin haustare^ qui d'ail-
leurs lui a été fourni par Ménage, assez mauvaise au-
torité en ces sortes de formations; haust are ^evsiii \e
fréquentatif de haiirire. Mais des objections se présen-
tent: d'une pait,lesens n'est pas tellement naturel entre
haurireou haustare^ puiser, et ôtei\ que cela seul sufiise
pour forcer l'assentiment; et, d'autre part, haustare,
qui d'ailleurs ne se trouve ni dans la latinité, ni dans le
bas-la!in, n'est pas non plus restitué, comme cela ar-
rive pour tant d'autres, par le mot roman qui fournil
en retour les éléments de son original perdu; du
moins dans le vieux français et dans le provençal l'or-
thographe sans h (ostci\ ostar) est beaucoup plus fré-
quente que l'orthographe avec h; de plus je ne sache
pas que oster ow ostar soient jamais écrits par au; ce
qui devrait se trouver, si haustare était l'origine. Ainsi,
avec haustare^ le sens laisse beaucoup à désirer, et la
forme a des difficultés, au lieu que, avec obstare^ la
forme est parfaitement correcte et le sens peut être ra-
mené légitimement au sens roman. C'est Ducange qui
a indiqué cette étymologie, et, quand on lit les exemples
qu'il a recueillis sur l'usage d' obstare dans le bas-latin
primitif, on n'éprouve pas de difficulté à admettrrque
obstare ait pris le sens actif de empêcher ^'d' où l'on passe
à celui d'ôler : ce qui empêche pouvant être facileuienl
426 DES PATOIS.
considéré comme ce qui ôte. Si ôter est obstare, doter
du Berry est deobstare; à )a vérité M. Diez déclare que
cette combinaison est un non-sens ; mais, obstare n^Sini
pris dans le bas-latin le sens d'empêcher, deobstare est
une composition qui signifiera des-empêcher, et par
suite enlever, ôter. Au lieu que, si Ton prend liau-
stare, doster signifierait cesser de puiser, ce qui ne si-
gnifierait rien ici; ou bien, il faudrait donner à la
préposition de un sens augmentatif (qu'elle a par
exemple dans dé-faillir par rapport à faillir). Cette
discussion montre les titres de obstare et de haustare,
mais ne résout pas la question ; et, comme toute com-
paraison est utile, ne fût-ce que comme jalon, on peut,
de dôler^ rapprocher durvir, dorvi, drovi,deurvi^ qui,
venantde rf^-opmr^, signifient ouvrir (voy. t.I,p. 146),
Le cornouiller se nomme dans le Berry fuselier^ que
M. le comte Jaubert, avec raison, je pense, tire de fu-
selé attendu que cet arbre fournit un bois dont on fait
des fuseaux. Mais je ne puis être de son avis quand il
dérive aumailley mot collectif qui signifie bêtes à
cornes, à'armentum. Comment trouver dans armentum
les éléments nécessaires? Aumaille vient à'animalia,
plusieurs neutres pluriels ayant fourni au français des
féminins, par exemple mirabilia^ merveille : la règle
de l'accent et la correspondance des lettres sont le
point de départ de toute recherche étymologique.
Abrier, c'est-à-dire abriter, ne peut venir de arbre,
même prononcé abre comme dans le Berry, attendu
que, arbre étant la forme générale, et abre une forme
locale, on trouverait dans les iexies arbrier à côté d'a-
brier, qui est à la fois vieux français et patois ; or cela
DES PATOIS. 127
n'est pas ; abri vient d'apricus. Itou est à torl altribué
à etiam; etiama l'accent sur rantépénultième, i an-
rail donné, s'il avait passé dans le français, un mot
comme ece ou iece; pour retrouver itoti^ il faut cher-
cher un mot qui ait l'accent sur la syllabe répondant à
tau; itou est en patois ce que itelesi dans le vieux fran-
çais, et dérive de hic îctlis. Le Berry dit un chevau et des
chevcthj un bestiau et des bestioh^ un animan et des
animais. « Si celte interversion de nombre, dit M. le
comte de Jaubert, n'avait lieu qu'accidentellement,
elle pourrait être critiquée, même exclue du Glossaire;
mais c'est un système suivi dont il faut tenir compte. »
L'interversion de nombre n'est qu'apparente, ou du
moins elle peut être aussi bien attribuée au français
littéraire qu'au patois. En effet, pour juger ces dési-
nences, il faut se reporter au. vieux français, qui avait
des cas. On disait au singulier chevaiis pour le sujet et
cheval pour le régime ; et au pluriel cheval pour le su-
jet et c/ierai/s pour le régime. On voit que le français
a pris pour le singulier le régime, et le patois le sujet,
tandis que pour le pluriel c'est le contraire : le français
a pris le régime, et le patois le sujet . Celte remarque en-
seigne qu'il faudrait écrire, dans le patois, des cheval^ des
beslialj des animal sans s ; le pluriel étant marqué suf-
fisamment par la désinence a/. Il y a, dans \eGlossaire^
se mettre à la coi, qui signifie se mettre à l'abri. Celle
locution ainsi écrite est un solécisme, même dans le pa-
tois ; l'article la ne peut convenir avec un adjectif mas-
culin, et il faut dire à la cote, ou plutôt à l'acoi, ce qui
se trouve justifié par une autre forme de cette môme
locution : à Vécoi.
128 DES PATOIS.
Je ne puis feuilleter ce glossaire sans y faire d'ex-
cellentes rencontres. Ec/tfl7'?iîr y veut dire siri^i^er-, c'est
l'ancien français escharnir, provençal et espagnol es-
carnir, italien schervire^ se moquer, qui viennent de
l'ancien haut-allemand skërn^ moquerie. J'éprouve un
véritable plaisir quand un vieux mot, que je n'ai ja-
mais connu que mortel immobile dans des textes pou-
dreux, vient, prononcé par un paysan ou inscrit dans
un glossaire patois, frapper mon oreille ou mes yeux ;
c'est une sorte de résurrection du passé dans ce qu'il a
de plus fugitif, les sons et la prononciation. M. le
comte Jaubert cite des vers en ancien français où en-
osser est employé :
Uns leus qui fut de maie part,
Glout et enfruns et de mal art,
S'enossa par mésaventure
D'un os d'une cliievre moult dure.
(Ysopet II, fable i.)
Et se la maie mort Vennosse,
Je le condui jûsqu*en sa fosse.
[iean de Meung.)
Quar pJeûst ore au vrai cors Dié
Que un chien en l'ust enossé.
{Du Tesclieor de Pont-seur-Saine, fabliau.)
Évidemment enosser veut dire mettre un os dans la
gorge, et, par suite, étrangler, étouffer. Sans ces cita-
tions, on resterait fort incertain sur l'élymolo^ie du
mot patois ennosser, qui signifie gêner la respiralion,
suffoquer. Mais les rapprochements que fait M. le
comte Jaubert, déterminent le sens primitif du mot,
et fournissent ces intermédiaiies rans lesquels la re-
cherche d'origine est souvent fort conjecturale. Nen
DES PATOIS. 129
pour la négation non, se trouve dans le patois du
Berry, du moins en une locution : nenplus; « Vous ne
\oulezpos y aller, cli bien, moi nen plus.n M. le comte
Jauberl écrit nen plus, comme si cela venait de ne et
en; mais il a clé trompé par une fausse orthographe
de Roquefort, dans une citation :
Qui n'a argent, l'on n'en tient comte,
N empliis que d'une vieille pelle.
Lisez nemplus.Le manuscrit n'avait point d'apostrophe,
et il n'en faut pas : nen a été dit pour non, par une
tendance qu'a eue la langue de substituer en bien des
cas la voyelle a à la voyelle o, et la voyelle an à la
voyelle ou. Fleuri, fleurie, se dit dans le Berry, d'un
bœuf, d'une vache marquée de taches blanches; là en-
core est une trace d'archaïsme: dans beaucoup de
chansons de geste, la barbe est dite flenriey quand elle
grisonne, et la Chanson de Roland appelle les vieux
guerriers qui ont accompagné Charlemagne en toutes
ses victoires, les barons à la barbe [lorie. Dans bien des
cas, les patois et la vieille langue se justifient mutuel-
lement.
Ce qui souvent rend les étymologies difficiles, c'est le
croisement demotsqui, partis de points très-différents,
viennent pourtant aboutir à une seule et môme forme.
Ainsi, dans le Berry, on a enjôler signifiant donner des
joyaux, des bijoux. Rien ne serait plus facile que de
lidcnlilier avec uoUc enjôler, piir une tr'ansitiou qui,
de ridée «le cadeaux, passerait à l'idée de (laiterie et de
tromperie. Mais la recherche des intermédiaires révèle
un de ces croisements qui peuvent égarer. 11 y a dans
II 9
130 DES PATOIS.
l'ancien français enjoueler^ enjoeler, qui veut dire don-
ner bagues et joyaux ; c'est de celui-là que provient
ï enjôler du Berry. Au contraire, l'espagnol enjaular,
mettre en cage, montre que notre enjôler provient de
geôle, qui, proprement, signifie une petite cage. Dans
le premier, le radical esi joyau^ qui vient du bas-latin
jocale^ dejocus, jeu; tandis que, dans le second, le ra-
dical est cavea, qui a donné en italien gabbia, en fran.
çais cage^ un diminutif italien gabbluola , espagnol
gayola, vieux français gaole et jaiolé, d'oii le français
moderne geôle. On voit quelles transformations ont su-
bies les deux radicaux pour se rencontrer dans en-
jôler.
Un patois n'a pas d'écrivains qui le fixent, dans le
sens où l'on dit que les bons auteurs fixent une langue;
un patois n*a pas les termes de haute poésie, de haute
éloquence, de haut style, vu qu'il est placé sur un plan
où les sujets qui comportent tout cela ne lui appsf--
tiennent plus. C'est ce qui lui donne une apparence de
familiarité naïve, de simplicité narquoise, de rudesse
grossière, de grâce rustique. Mais, sous cette apparence
qui provient de sa condition même, est un fonds solide
de bon et vieux français, qu'il faut toujours consulter.
Je me suis plusieurs fois demandé d'où venait, dans
rancune, la terminaison wne. L'ancien français est ran-
cœur, usité encore à la fin du seizième siècle et au com-
mencement du dix-septième; provençal rancor, ita-
lien rancore ; on a, sous Une autre lerininaison, le
provençal et l'italien rancura, et le Berry rancure; tout
cela provient du latin rancus^ qui signifie ranci: ran-
cor, dès les auteurs ecclésiastiques, avait pris le sens
DES PATOIS. 131
de chagrin et de ressentiment. Dans cet ensemble de
mots, rancune paraît isolé et sans raison d'être, et il
doit provenir de quelque vice de prononciation, soit
pour rancure, soit pour rancume, rancitudine ayant pu
donner ranr^n.e^ comme amaritudine^ ameriume. La
tendance du français moderne a été de contracter les
voyelles qui se rencontraient dans l'intérieur des mots
vieux français : seiir, sûr, peor, peur, etc. Pourtant,
en quelques cas, la contraction ne s'est pas faite : ainsi,
l'on à'ii fléau, de (lagellum, au lieu de dire flan, comme
sceau desigillnm, ancien français sceeL Mais leBerry a
contracté ; fléau y est devenu flau, et même, dans
l'ouest, qui change volontiers fl en c/, clan. Sans les
intermédiaires, qui pourrait rattacher clau à flaxjellum,
dérivation pourtant tout à fait ccriaine? Souvent une
série de dérivés, incomplète dans le français, est com-
plète dans le patois : frileux est isolé ; mais le Berry a
friler ou friller (bien des gens, en effet, prononcent
frilleux), qui est le verbe de cet adjectif. Je rencontre
aussi de ces mots d'heureuse formation, et qui ornent
une langue; j'en citerai deux. L'un est un emprunt au
latin : arrider, sourire à quelqu'un, arrider un enfant.
L'autre est une création : s'aramen, se mettre dans les
branches, en parlant du soleil, le soleils arame, c'est-
à-dire, il est à l'horizon, et ses rayons se projettent
dans la ramée; c'était en effet à des gens de la cam-
pagne, à inventer cette jolie expression.
M. Louis Passy, dans un article sur le Glossaire de
M. le comte hu\nirl{Bibliolhèque de lËcole des Chartes,
4* série, t. III, p. 557), a dit : « Les écrivains du qua-
toritième, du (Quinzième et du seizième siècle, deux
132 DES PATOIS.
grands écrivains du dix-septième, La Fontaine et Mo
lière, ont fourni la plus grande partie des pièces justi-
ficatives,(pour riiistoire des mots). M. Juubert n'a rien
dédaigne. 11 a fouillé les archives du Cher et de l'Indre;
et dans des actes notariés, comptes d'hospices, regis-
tres de paroisses, règlements et transactions de toutes
sortes, il a saisi Tancicn dialecte sous ses formes les
plus expressives. Oublierons-nous, dans cetle revue ra-
pide, ces vieilles chansons, ces poésies populaires que
les pères apprennent aux fds, et que les rhapsodes
berrichons répètent dans les soirées d'hiver et dans les
fêtes d'été? » Je m'associe pleinement à ces éloges bien
mérités ; et je recommande l'exemple de M. le comte
Jaubert aux érudits qui voudront composer des glos-
saires de l'idiome de leurs provinces. Il importe de
compulser les chartes, les comptes, les regislres lo-
caux, les règlements, les transaclions. Ces documents
expliquent des termes difiiciles, restituent des formes
oubliées, et fournissent bon nombre de mots qui ont
disparu de l'usage. Les patois, comme la langue litlé-
raire, ont besoin de leur histoire.
3. — Patois wallon.
Le patois wallon est, du côté du nord, à l'exlrôme
limite do la langue do'il. Au delà commence le do-
maine des idiomes germariicpies, dont plusieurs mois
étrangers aux autres dialectes romans, se sont infiltrés
dans celui-ci. Mais, malgré ces mélanges inévilHbU's
sur une frontière longtemps débattue, il est un vrai
DES PATOIS. 133
fils de la langue latine modifiée par le ciel et la terre
de sa nouvelle pairie. Sur les bords lointains de la
j\Ieuse cl de l'Escaut, les mois latins ont pris la forme
la plu? altérée qu'ils pouvaient recevoir dans les
Gaules. Au premier abord ils sont méconnaissables;
de forles contractions, des permutations inattendues
de lettres y exercent leur empire. L'œil qui les voit
s'étonne de ces changements; l'oreille qui les entend
cherche sans succès à retrouver les sons familiers à la
langue du centre, et l'on pourrait croire qu'on a défi-
nitivement quitté la région latine. Mais ce n'est là que
l'illusion d'un moment : examinez altentivement ces
contractions, ces permutations de lettres, ces termi-
naisons régulières pour chaque catégorie de mots, et
soudain le masque tombe, le lalin se monlre aussi
vivace et aussi pur que dans le reste des idiomes ro-
mans. Le patois wallon est un poste avancé des Gallo-
Romains; il a résislc à l'invasion germanique qui
s'empara de la rive gauche du Rhin et d'une grande
partie de la Rclgique. On ne peut douter que, si celle
invasion n'eût pas été, là, prépondérante en nombre,
la langue d'oïl ne se fût étendue aussi loin que s'éten-
dait la domination romaine; mais une large portion
de territoire lui fut CFilevée. En même temps que le
christianisme, dans les cinquième et sixième siècles,
disparaissait de ces contrées, si bien qu'il fallut con-
vertir de nouveau celle extrémitéde la Gaule commeun
pays barbare, en môme temps disparaissaient les élé-
menlsqui s'yseraienllransibrmésen langued'oïl. Pour
le dialecte wallon seul, l'évolution a eu lieu, et il nous
est resté commeun échantillon de la forme dialectique
134 OES l'ATOlS.
qui aurait été propre à rexlrôrne régiori de la Gaule.
M. Grangagnage est un habile élymologiste; il se
rend compte des permulations de lettres; il reconnaît
les parties analogues ; il sait les conditions qui font
qu'une étymologie est possible ou impossible; il ne
prend pas des conjectures pour des certitudes. Bref,
il s'al tache étroitement à la forme et au sens du mot
ces deux lumières de toute la recherche. Aussi, guidé
par lui, on pénètre sans peine dans la structure du
patois wallon, quelque difficile que d'abord elle puisse
paraître. Et elle paraît telle en effet : kinohe, qui si-
gnifie connaître^ est la reproduction correcte de cogno-
scere; on s'en rend compte ainsi : la préposition cumse
rend régulièrement en wallon par ki; l'sc, ou la dou-
ble ss, se rend régulièrement aussi, par une h aspirée,
comme dans frohî^ froisser; Ve caractérise cette conju-
gaison. Tous les éléments de kinohe sont donc analysés
et reproduisent, membre pour membre, le latin co-
(jnoscere. Les patois circonvoisins disent : le patois de
Namur conoche; et le patois rouchi, conoîte; on a dit,
dans l'ancien français, conoistre ou conostre; toutes
ces formes, on le\oil, sont régulières. Heure est un
verbe qui signifie à la fois secouer et échoir; il y a donc
ici, à côté de la forme, à tenir compte du sens : l'/i,
ainsi placée, représente, dans le wallon, la préposition
latine ex suivie d'un c; dès lors, le sens vient déter-
miner les deux origines et dissiper la confusion : heûre^
dans le premier cas, est excutere^ qui, s*il existe dans
l'ancien français, y a donné esqueure^ comme rescutere
y a donné resqueurre^ d'où rescous^ encore usité; dans
le second cas, heure est excadere^ en français échoir.
DES PATOIS. 135
Ces formes, toiiles contracles qu'elles sont, ne résistent
pas à l'analyse. Il en est de môme de sitou, rude, gros-
sier, sitoudreie^ rudesse, grossièreté. Ces mots seraient
tout à fait inintelligibles si l'on ne remarquait que,
tandis que le français rend le st latin par est {status^
estât, spiitha^ espée), le wallon le rend par si; cela
établi, sitou, du wallon, ferait en français ^5/ot«; or,
estoult est en elfet un mot du vieux français et vient de
stultiis; sitoudreie est l'ancien français estoidtie. Le mot
français herse dérive, sans difficulté, de liirpicem^ ou,
en bas-latin, herpicem; le mot wallon, sous une forme
différente, n'en est pas une dérivation moins directe :
ipre^ par le renversement de l'r, ou même îpe, par la
suppression totale de cette lettre, représentent les élé-
ments du latin. On peut môme remarquer que Yi du
wallon répond plutôt à hirpex, et Ye du français plutôt
à herpex. Prononçait-on, dans l'ancien français, le c de
arc? Au i^ujet, on ne le prononçait pas certainement,
puisque môme on ne l'écrivait pas : li ars. Mais, au ré-
gime, le arc, où le c reparaissait, le c était-il une lettre
muette? Génin soutient l'affirmative; mais la chose
est loin d'être assurée; toujours est-il qu'il trouverait
un appui dans le wallon, qui dit car, ceintre, sans le ç,
Atriuriiy en passant dans le français, avait changé de
gens; aitre^^ voulait dire cimetière; c'est qu'en effet,
Yatrium^ le péristyle des églises, étant devenu un lieu
de sépulture pour les fidèles, l'expression, d'abord
restreinte, s'étendit à toute espèce d'enclos funéraire.
Aitre^ qui a disparu du français actuel, persiste dans
le wallorï avec la forme de aide, qui, dans ce dialecte,
est correcte.
136 DES PATOIS.
Abri a suscité, parmi les ctymologisles, comme on
sait, des discussions, non pas quant à la forme qui se
ramène régulièrement à apricus (l'accent y est sur la
pénultième); mais, quanl au sens, pour lequel on se
demandait comment exposé au soleil avait pu donner à
couvert, défendu contre. On a, par de bonnes raisons,
écarté cette difficulté, et il n'a pas été nécessaire de
recourir à un verbe allemand signifiant protéger; mais
ce Yerbe, quand même il n'eût pas été rejeté, aurait
complètement failli à expliquer abri dans le dialecte
wallon : èse à labri y signifie être exposé a; èse à
Vabri de Iplaive, être exposé à la pluie. Mais apricns,
signifiant : qui est au soleil et môme qui est au grand
jour, a pu se délourner pour exprimer ce qui est à
l'abi'i quand on considère le bienôtre que procure la
chîileur, et ce qui est exposé quand on considère l'es-
pace libre qui est nécessaire pour l'arrivée des rayons.
C'est ainsi que la subtilité instinctive des peuples qui
font leur langue remanie le sens des mots donnés d'o-
rigine.
A des locutions qui embarrassent en des auteurs
vieillis, les patois fournissent parfois des rapproche-
ments qui facilitent l'interprétation. A l'appétit de est
une locution qui parait prendre naissance au quin-
zième siècle. D'abord, dans Eustache des Champs, elle
a le sens très-naturel de au désir de:
A apetit d'aucuns faut estre duit,
Et que francs cuers au f/elon s'umilie.
(Douleur advenant.)
Dans une lettre de Charles Vil, elle signifie à la sug^
gestion de : « Noslre dict frère et cousin, ai appétit de
DES PATOIS. 137
qui que ce soit, a puis nagueres recueilli un granl
nombre de gens de guerre vivans sur notre peuple. »
[Bulletin du comité de la langue ^ t. III, p. 589.) Il en
est de môme dans ce passage de Comines . « Et se
douloit de quoy il luy avoit ainsi couru sus à rappétit
(i'autruy (5, 5).» Dans Brantôme, elle signifie simple-
ment pour ; « De sorte que, si ce pont fust esté faict
à l'appétit de peu (pour peu de dépense), nous eussions
tousjours accompagné nostre général; et par ainsy,
luy très-bien accompagné, ce maraut (Pollrot) n'eust
jamais faict le coup.» (Vie du duc de Guyse.) C'est aussi
le sens de pour qu'elle a dans celte plirase de Lanoue:
« Il n'y avoit nul propos de les faire geler tous, l'es-
pace d'une longue nuicl, à Vappétit f/'un soupçon peut-
cslremal fondé. » (Discours, p. 589.) Celle expression,
oubliée paitout ailleurs, est dans le patois wallon avec
le sens de à cause de.
Dans le wallon, comme dans les autres patois, on
trouve quelques mots qui ont gardé plus fidèlement
l'empreinte de l'origine que n'a fait la langue litté-
raire. Quelque douteuse que soit l'étymologie du mot
landier^ comme l'ancien français est am/ier et le wallon
andi^ il n'est pas douteux qu'ici, comme dans loriot et
lendemain^ l'article a été indûment fondu avec le mot.
Caire est plus près de cathedra que chaire et surtout
chaise; levai ^ de libellum (bas-la lin, pour libella)^ que
niveau; mape^ de mappa^ que nappe. Médecin dérive
de l'adjectif medicinuSj pris substantivement, tandis
que le vieux français mieije et le wallon med provien-
nent de la véritable dénomination latine, à savoir
médicuSy qui a l'accent sur rantépénullième. Feùte
458 DLS PATOIS,
n'est pas mieux fait que /bîV; seulerrienl, il conserve
le t du latin; car on sait que foie vient de ficatum (foie
d'une oie nourrie de figues, et, de là, foie en général).
Foie en français feùte en wallon, fetge en -provençal,
lé(jato en italier- nigadoen espagnol, flgado en portu-
gais, témoignent que la bouche romane déplaça l'ac-
cent du mot lalin, et, au lieu de ficâtum^ qui est la
prononciation régulière, dit, par anomalie, ficatum
avec l'accent sur l'antépénullième. Cette altération a
été sans doute facilitée, comme le remarque Diez, par
une forme figido, qui, montrant l'a changé pour l'i,
montre aussi qu'il a pu perdre l'accent. Au reste, il y
a eu, dans la haute période du bas-latin, tendance à
remplacer, dans des participes de ce genre, l'a par l'i,
et conséquemment à déplacer l'accent; par exemple,
rogitus pour rogatus, dolitus pour dolatus, vocitus pour
vocatus^ provitus pour probatus. Mais, quant à ficatiim,
l'altération de prononciation, quelque générale qu'elle
ait été, ne fut pourtant pas sans exception : en Sar-
daigne on dit figâu, à Venise figà, avec le véritable
accent latin.
Cette fluctuation du parler roman i^our ficatum sert
à rendre compte d'une fluctuation semblable pour le
mol encre^ car un cas explique l'autre. Enche est en
wallon ce que encre est en fiançais, avec une r de
moins, laquelle est tout à fait adventice; car il vient
à' encaiistum^ qui dans le bos-latin avait succédé à
atramentum. Comment encre peut-il provenir de en-
eauslnm? Diez dit que c'est la plus forte contraction
que présente la langue d'oïl; mais, à ne voir qu'une
contraction, la forine du mot serait inexplicable; car,
ûtS PATOIS. 159
dans encaustum, la pénultième étant accentuée, ce
serait la syllabe eau qui aurait dû former le noyau du
n»ot contracté, et non la syllabe eu., qui est muette.
C'est ce qui est arrivé en effet dans l'italien inchiostro
et le provençal encaiit ; ceux-ci ont suivi évidemment
l'accentuation latine, et leur syllabe accentuée répond
à lu syllabe accentuée du mot latin. Mais, pour que
enere ou enche se soit formé dans le français ou dans
le v^'allon, c'est-à-dire dans la langue d'oïl, il a bien
fallu qu'il y ait eu à l'origine une prononciation qui
accentuât l'antépénultième dans encaustum, de même
qu'à côté de /ic«hfm, avec l'accent sur l'avant-dernière
syllabe, il y avait une prononciation avec l'accent sur
fi; d'oii la double forme, dans les langues romanes ou
leurs patois, de foie et de figà. Du reste, l'origine de la
double accentuation pour encaustum peut être assi-
gnée : on sait que, quand un mot grec pénétrait dans
la langue latine, la prononciation avait toujours des
bésitations, les uns lui attribuant l'accentuation na-
tionale, les autres lui conservant l'accentuation grec-
que. Or, ici, tandis que le latin accentuait la pénul»
tième, le grec accentuait l'antépénultième (èV/a-jcrTov).
La langue d'oïl nous montre que cette accentuation,
qu'elle a suivie, avait réellement cours, à côté de
l'autre, parmi les latins. De cette façon, encre n'ofire
qu'une contraction très-usuelle, la plupart des mots
latins j)ioparoxytons de trois syllabes devenant des
mots français paroxytons de deux syllabes.
Quand on rencontre, dans le wallon, dalant, dangî,
araiui, mopli ou mompli., on se sent dans la vieille
langue d'oïl. Daluut^ qui signifie désir, besoin, est
140 DES PATOIS.
l'ancien français talent^ qui a le nnônrie sens, en italien,
talento; c'est par un très-long détour d'idées que ta-
lentum^ qui désigne un poids, en est venu à exprimer
désir, besoin; et le détour n'est guère moindre pour
arriver de là à l'acception moderne. Daiujî est dans le
môme cas : il est la forme wallone de l'ancien français
dam)ieî\ qui voulait dire force, puissance, du bas-latin
domniarium^ pouvoir seigneurial, et il a un sens Irès-
analogue, celui de besoin, de nécessité : fa dangî dealer
lâvâj j'ai besoin de descendre. Araini esl ce mot qui se
trouve si souvent dans les chansons de geste, arainier,
adresser la parole, d'un mot bas-latm adrutionare ;
raison ayant, dans la langue d'oïl, le sens de discours,
allocution. Enfin, momplî ou mopH^ qui veut dire croî-
tre, grandir, esl l'équivalent de multiplier et répond à
l'ancien français, monteplier, dit pour mouteplier; les
deux se trouvent dans les textes. Mouteplier tient un
compte exact de tous les éléments de multipHcare;
montepUer les altère; momplî y introduit une contrac-
tion; enfin moplî, en supprimant une nasale, comme
dans covent pour couvent iconveutus)^ rendrait le mot
méconnaissable si l'on ne tenait pas toute la filière.
Il y eut un temps où, dans le français, on disait liere
au sujet, de latro^ et larron au régime, de latronem;
quand les cas périrent, le régime persista seul dans la
langue moderne. Le wallon a conservé larron oi lier,
mais avec le môme emploi; cette double forme s'expli-
que par 1 ancien usage de la langue d'oïl.
Traire, de trahere, dont il avait primitivement tous
les sens, a fini par se borner à celui de mnlgere, verbe
qui n'est pas de la langue française. Mais mulgere a
DES PATOIS. 141
survécu dans le wallon mode, h la vérité avec une faute
contre l'accent, c'est-à-dire que, dans le bas-lalin,
mulgere a passé de la seconde conjugaison à la Iroi-
sicine, et de paroxyloncstdevenu proparoxyton, comme
(acere a donné, en français, taire à côté de taisir, et
pîacere, pluire, à côté de plaisir. Le wallon a, pour ex-
primer la neige, deux mots, dérivés l'un et l'autre du
latin, et employés dans des localités différentes: le
premier est ivière, qui est le féminin de ivier\ en fran-
çais hiver, ces trois mots provenant de hibernus; on
voit dans Vivière wallon comment un mot général se
particularise, hibernus finissant par désigner spéciale-
ment la neige. Le second est iiivâie; celui-ci est digne
de remarque, parce qu'il faut l'ajouter à ces féminins
collectifs de la langue d'oïl, qui émanent d'un neutre
pluriel latin : nivâie est la production de nivalia, comme
meiveille de mirabilia.
Je ne m'arrêterai sur dovri, ouvrir, que pour faire
remarquer à M. Grandgagnage que l'origine en est non
deaperire, mais deoperire. J'ai disserté suffisamment
(Voy. t. I, p. 145 et suiv.) sur ce verbe, dont le sens
clairet la forme régulière contrastent avec notre ou-
vrir, inexplicable, ce semble, autrement que par une
méprise delà langue. Mais je m'étendrai, en revanche,
sur un article qui me permet de tenter l'explication
d'une glose malbergiqne; on sait que c'est le nom de
mots intercalés dans le texte de la loi salique. L'anti-
quité, comme on voit, en est très-grande. Ces mots
sont d'une forme le plus souvent très-barbare, et ils
ont, de tout temps, élé une croix pour les érudils.
L'opinion la plus piobable est que ces mots sont des
Wî DES PATOIS.
rubriques de chapitres, qui de la marge ont passé
dans le texte. Tout récemment un savant allemand,
M Léo, a consacré un ouvrage spécial .à leur interpré-
tulion. Les glossaires patois que j'ai entre les mains et
nn texte précieux d'un poëte normand du douzième siè-
cle, m'ont conduit à déterminer le sens d'une de ces
gloses.
Voici les textes de la loi salique avec la glose mal-
bergique dont il s'agit : Si quis alterum falsatorem
clamaverit et non potuerit adprobare, Malb. iscrabo,
soîidos XV culpabîlis judicetur (Loi salique, 4^ texte,
xLviii, 2). Les variantes sont ischrabo^ hischrabo; le
texte publié par Herold a extrabo. — Si quis millier
ingenua seo vero muliere nieretricem damnverit et non
potuerit adprobare^ Malb. solis trabo, solidos xly culpa-
bilis judicetur {Ih. XLvm, 4). 11 y a une variante : sole
strabo. — Si quis homo ingenuus alio improper averti^
quod scutum suumjadasset^ et fugalapsus fuisset, et non
poterit adprobare, Malb. austrapo, dc denarios culpabi-
Us judicetur (Lex sal. Herold, xxxm, de conviliis, 5).
La glose malbergique est iscrabo, ischrabo, hischrabo,
extrabo , salis traho^ sole strabo, austrapo, comme on
voudra du comme on pourra lire entre toutes ces
formes également inintelligibles. M. Léo y voit trois
mots : Tun signifiant faussaire, l'autre femme de mau-
vaise vie, l'autre lâche qui jette son bouclier. M. Pott
{Zeitschr. [ilr vergleich. Sprachforsûhumj, 1, p. 557)
croit que le sens primordial est meretrix, femme de
mauvaise vie, sens transporté par métonymie aux
hommes méprisables qui fuient dans le combat. En
«conséquence il propose, mais avea de grands doutrjs,
DES PATOIS. 143
d'y voir \o latin scrapta, prostituée, rcmnrquanl toute-
fois que Pictet avait introduit dans la comparaison l'ir-
landais striopach, straboid, gaélique strabaid^ anglais
strumpet, prostituée.
De toutes ces variantes, la bonne leçon est, je pense,
extrabo; les autres sont des altérations dues aux co-
pistes. Peu avant que Rollon avec sa bande se fût fixé
en Normandie, il essuya une défaite; une partie de ses
gens fut enveloppée; mais, dans la nuit (jui suivit,
cette troupe, prenant conseil de son courage, se fil
jour à travers ceux qui croyaient la tenir. Telle fut
l'épouvante jetée par cette attaque nocturne, que le
comte de Poitiers alla se cacher chez un foulon. C'est
là qu'on le trouva ; mais cette fuite et cette cachette
suscitèrent des moqueries; et, dit Benoît, dans sa
Chronique des ducs de JS^rtnandie^ v. 5909,
Mult par en fu puis Lui le meis
Estrange eschar entre Franceis;
Vers en firent e estraboz,
U oui assez de vilains moz.
Dans ce passage le sens à'estraboz est clairement dé-
terminé : il signifie raillerie injurieuse, injure, satire.
Une acception très-analogue est assignée à tin mol du
patois wallon : on trouve dans le Glossaire, estraboté,
rudoyer, maltraiter en paroles, et un verbe composé
restraboté, qui a le môme sens. Ainsi un mol qui re-
paraît isolé dans un poôme du douzième siècle, n'en
a pas moins vécu sourdement au sein des patois, bien
que la langue écrite n'en ait conservé aucune trace. Je
crois môme le discerner dans le patois berrichon ; je lis
dans le Glossaire de M. le comte Jaub'îrl ; étrebout^
144 DES PATOIS
bourrasque, ouragan. La forme s'y rapporte, car Fac-
cent sur éirehout suppose une 5, estrebout. Quant au
sens, de môme que injure a pu ôtre dile bourrasque,
de même, par un cliangement inverse, bourrasque a
pu ôtre dénommée d'après injure.
Le mot d'ailleurs n'est pas borné à la langue d'oïl et
à ses patois. II est dans le provençal : estrïhol ou stri-
bot^ qui veut dire chanson moqueuse. Il est dans l'an-
cien espagnol, où il a le môme sens que dans Benoît:
Escarnios et laydos eslribotes^ Berc. Dom. 648. 11 est
enfin dans l'ancien italien strambotto^ queje trouve dans
le Lexique roman de Raynouard, avec l'explication :
Poésie chesi cantanodegli innamorati. Il faut sans doute
l'entendre de chansons railleuses. Cela résulte de l'en-
semble des significations.
Tous ces documenis nous montrent qu'au fond du
mol en question il y a lidée d'injure. Maintenant ap-
pliquons ce résultat des recherches à la glose malber-
gique. On voit par les textes de la loi salique que cette
glose est dite à la fois d'un faussaire, d'une femme de
mauvaise vie et d'un poltron qui a fui dans le combat.
Il faut donc que le sens en soit tel qu'il convienne dans
les trois cas. Mettez à la place injure, et vous avez une
signification très-salisiaisaiitc: Si quelqu'un en appelle
un autre faussaire, et ne peut prouver son dire (Malb.
injure), 0 sera condamné à quinze sous, — Si quel-
qu'un liailede femme de mauvaise vie une personne
libie, etiie [lenl [»r(iuver son dire (Ma!b.?ï/j//r^), il sera
condamné à quaiaiite-cinq sous, — Si queliju'un re-
proche à un homme davoii- fui cl jelé son bouclier et
ne peut prouver son dire (Malb. injnre)/\i sera con-
DES PATOIS. 145
damné à six cents deniers. L'interprétation qne je
propose appuie l'opinion de ceux qui, comme je l'ai dit,
voicnl, «lans les gloses malbergiqucs, des rubriques
introduites de la marge dans le lexlc.La rubrique était:
des injures^ en latin de convitiis^ dans la langue des
gloses extrabo,
La forme de la langue d'oïl {estrabot dans Benoît, es-
traboté dans le wallon), la forme italienne strambotto^
qui est la même, sauf l'intercalation de l'm, appelée
par le 6, et, subsidiairement, les formes avec i, du
provençal et de l'espagnol, estribot et estribote, témoi-
gnent que parmi toutes les variantes de la glose mal-
bergique, il faut clioisii extrabo. De ces variantes, la
plupart se laissent ramener sans peine au tlièmeainsi
déterminé, par exemple iscrabo, ischrabo ou hischra-
bo; môme austrapo est encore dans les conditions d'une
faute de copiste; mais on n'en peut pas dire autant de
solis slrabo ou sole strabo. Toutefois, en considérant ces
dernières variantes et en ne tenant aucun compte de la
manière dont elles sont coupées (car des copistes qui
ne les comprenaient pas les ont coupées au basard),
on y dislingue visiblement istrabo ou estrabo, ce qui
est notre mot. Reste sol; je suis porté à y voir une
abréviation de solidi., sous ; de sorte que la rubrique
restituée serait : solidi extrabo, qu'on traduirait par :
50MS, hijure; c'est-à-dire injure pour laquelle on paye,
en amende, une certaine somme de sous. Je livre cette
conjecture à ceux qui s'occupent du texte de la loi sa-
lique.
Je remarque que, dans la glose inalbergique, estrabo
doit avoir l'accent sur bo; car toutes les langues qui ont
t46 DES PATOIS.
admis ce mot, langue d'oïl, wallon, provençal., italien,
espagnol, ont accentué celte syllabe. L'étymologie
m'en est tout à fait inconnue. M. Diez a varié : tantôt,
au mot strambo, considérant que l'espagnol e»tramboie
et l'italien strambotto désignaient des pièces de vers
qui violaient en quelque chose la règle ou la mesure, il
a songé au latin strabus^ louche; tantôt, considérant
^lîeî' espagnol estribote^ le provençal estriboî^ le vieux
français ^6'i?«&of, pouvaient impliquer l'idée de refrain,
il a songé à estribo espagnol, estreup provençal, es-
trïef ancien français, le refrain étant comme une sorte
â'étriei\ d'appui pour le chant. Tout cela est dit avec
doute et est, en effet, fort douteux. L'étymologie est
assujettie à une nouvelle condition, c'est d'embrasser
la glose rnalbergique, qui, lorsque M. Diez a fait ses
recherches, n'avait pas été rapprochée des mots en
question.
La noix se dit en wallon geie, ancien wallon gailly
rouchi (jaille^ et aussi rouchi gauyue. M. Grandgagnage
a très-bien expliqué l'origine de ces mots et la variété
de leurs formes. «Cette variété, dit-il, qui, au premier
aspect, semble devoir compliquer la question, donne,
au contraire, moyen de la résoudre ; car une seule
combinaison littérale peut expliquer la double forme
en lie et giie, savoir Ig. Le thème galg, en effet, est
susceptible de se transformer de deux manières : ou,
selon la règle française, il devient gaug, ouïe g s'amol-
lit en i etl'/ devient mouillée, ce qui produit g ail. Oi
peut donc affirmer que le radical de notre mot doit s
composer de ce thème ^«/f/, plus une désinence; or,
on trouve le bas-latin galgulus (glose d'Isidore. Vny. Du-
DES PATOIS. 147
cange), qui répond à ces conditions et signifie baie,
noyau.» Je m'empare de cette habile explication^ et
je m'en sers pour rendre raison, comme je l'ai promis
dans le dernier article, de caillou^ qui est une forme
dérivée et dont le thèmeest caille ou cail, existantencore
dans les patois. Calculus a donné ou cauque ou caille;
de ces d«ux formes, la première n'a pas laissé de tra-
ees; la seconde est restée en usage. Ce rapprochement
appuyé l'opinion qui voit dans calculus \e primitif de
eaille, et, par conséquent, de caillou.
Il y a, dans l'ancien français, un verbe très-employé :
c'est se (juermentei\ se garmentery se guementery en pro-
vençal, gasmenlaVy guaimentary gagmentar. M. Liez est
disposé à y voir une transformation de lamenter^ par
rinlcnnédiairede l'interjection guai. Puis, s'arrêlant à
la forme (jnermentei\, il se demande si elle ne renferme
pas un radical celtique, attendu que le gaélique gairm,
le kymri garmio et le breton garmi signifient pousser
des cris. Enfin, segramenter, qui se trouve aussi, lui
suggère i'idée d'une origine germanique, par ^ram,
allligé. Pourtant, je crois qu'il faut y voir seulement
une altération singulière, il est vrai, de lamentari, et
c'est le wallon qui me fournit la principale raison. Ce
patois a se larmenter;M. Grandgagnage, après avoir
discuté quelques étymologies, accorde le plus de pro-
babilité à celle qui s'adresse à lamentari^ l'épenthèse
de Yr devant Ym n'étant pas sans exemple, en wallon,
voyez germale, jumeau, de gemellus. Ainsi lamentari a
pu doimer lermenter, comme âme a donné arme dans
cerlains textes. Reste la transformation de 1'/ en g.
Qu'il y ail eu une certaine aflinité entre ces deux let-
148 DES PATOIS.
très, la préposition 5<?CM?i(/«m le montre, qui s'est chan-
gée en segond et selon. C'est, je sup[iosc, une affinilé
de ce genre qui a changé lamenter en (juementer , cl de
là, par l'épenlhcse d'une r, guermenter.
Dans plus d'une circonstance, iM'a ut recourir à la fois
au vieux français et aux patois pour expliquer un mot
du français actuel. D'où vient tante? Pour ce terme de
parenté, le vieux français ne connaît que ante, repro-
duction exacte de amita^qui a l'accent sur l'antépénul-
tième, comme sente (français populaire) représente,
pour la même raison, semila. Éxidcmmenl tante tient,
par le sens et par la forme, à anle^ dont il est quelque
altération. Mais quelle est cette altération, elcomment
un t s'est-il introduit ici? On a dit que ce t n'avait au-
cune raison étymologique et qu'il était seulement épen-
Ihétique comme dans a-t-il, voilà-t-il^ etc. Je ne pense
pas qu'il en soit ainsi ; un t épenlliétique peut se trou-
ver entre deux voyelles; mais, au commencement d'un
mol, je n'en connais pas d'exemple, et, tout exemple
manquant, tante ne peut être expliqué de cette façon.
Selon moi, ce t représente le nom possessif /«; on sait
que, dans l'ancierme langue, le féminin des pronoms
possessifs, devant un nom commençant par une
voyelle, au lieu de se transformer en un masculin, éli-
dait Va: mame^ t'espée, s enfance^ formes qui ne nous
paraissent dures que parce que notre oreille n'y est pas
habituée, tandis que nos formes choqueraient singu-
lièrement nos aïeux par la disconvenancc des genres.
Mais cette explication ne vaudrait pas plus que la pré-
cédente si je n'avais à citer des analogies en sa faveur.
Les cas analogues sont la justification dey ^-as çingu-
DES PATOIS 149
liers. C'est le wallon qui fournit la solution. Dans ce
patois, le pronom possessif mon, ma est accolé à cer-
tains noms de parenté, d'une façon étrange et sans en
modifier aucunement Icscns'moufré^maseûre^mononk,
matante^ y signifient seulement frère^ ^œur^ oncle,
tante. C est s mo}if ré you[ d'iro : c'est son frère. Il est
adlé s matante, veut dire : il est auprès de sa tante. A
celle calégoric de noms de parenté agglutinés avec un
pronom possessif, il faut joindre le français tante. On
conçoit du reste comment, à ces noms-là en particu-
lier, il a pu arriver qu'un pronom possessif quelconque
s'agglutinât; et, quand j'ai dit tout à l'heure que les
formes wallonnes sont étranges, je dois ajouter qu'elles
ne le sont pas plus que la forme française, et que, dans
tous les cas, les unes et les autres proviennent du par-
ler enfanlin et domestique.
Le Glossaire a un article ainsi conçu : « Néfjostromy
d'après quelques paysans: arbrisseau qui porte de pc-
tiles grappes de graines noires quand elles sont mûres,
et seri écs. C'est assurément le troène, et ce nom vient
du latin Ufjustrum; mais ce qu'il y a de remarquable
est que ce mot, d'après la manière dont on le rapporte,
serait non pas une corruption de la dénomination
scientifique, mais un terme vulgaire. » M. Grandga-
gnage a eu raison de s'exprimer avec doute et d'une
manière suspensive. Néijostrom, s'il vient dcligustrum,
comme cela semble manifeste, en est une corruption
récente, qui a passe dansle langage du peuple, mais qui
n'a droit à aucune antiquité. Si, dans le temps que li-
(jvstrum était le nom du troène dans la Gaule belgiqne,
il s'en était formé un mot roman, il aurait, attendu
450 DES PATOIS.
que l'accent est sur le pénultième, produit un mot
comme Uoustre. Cesi seulement dans notre prononciai-
lion moderne du latin, que la syllabe um est accentuée;
et, pour que des paysans l'accentuent à leur tour, il
faut qu'ils l'aient entendu ainsi prononcer. L'accent
latin sert à faire distinguer les mots empruntés dans
l'époque moderne et gouvernés dès lors par une accen-
tuation qui leur est primitivement étrangère ; il est la
marque qui sépare les médailles fausses des bonnes.
M. Grandgagnage, tout occupé de soumetlre aux
meilleures méthodes l'examen du wallon, a pénétré
trop avant dans la nature de ce rameau de la langue
d'oïl pour ne pas lui avoir assigné sa place dans le
système entier. Cela seul a suffi pour le préserver de
toute partialité provinciale. Pourtant l'occasion de si-
gnaler une plus grande correction dans le patois que
dans la langue littéraire, se présenterait plus d'une
fois ; car, sauf l'usage des bons écrivains et de la société
polie, sauf l'élaboration grammaticale (double avai^tag^
que je suis loin de vouloir atténuer), la langue litté-
raire n'est, non plus, qu'un patois ou dialecte élevé à
la suprématie; et elle a, comme les autres, ses fautes
et ses méprises. En voici une singulière et qui, juster
ment, appartient en propre, non pas à la langue ou à
l'oreille, mais aux régulateurs de l'orthographe. En
wallon, can est le côté le plus étroit d'un objet ; mète
one brihe so s'kan se traduit par : mettre une brique de
champ. Gant ou chant^ suivant le dialecte, se trouve
dans le vieux français avec le sens de coin • et il a fourni
dans le français moderne, suivant le dialecte où l'on
puisait, canton et chanteau. Canto en itahen et en os-
DES PATOIS. 151
pagnol est le même mot, né d'4m radical qui, d'ail-
leurs, se irouve à la fois dans l'allemand kanthe, côté
le plus élroil, daas le celtique cant, bord, dans le latin
canthus^ bord de la roue, et enfin dans le grec xav^oç,
coin de l'œil. La locution actuelle de champ n'a donc
rien de commun avec campus; ceux qui l'ont écrite, ne
la comprenant plus, l'ont, ce qui est arrivé tant de fois,
assimilée à un mot connu et compris; et c'est ainsi
que chant (véritable orlbograpbe) a été confondu avec
champ; un coin, un bord étroit, avec la campagne; et
M. Grandgagnage n'a-t-il pas raison dédire : « Ceci est
un bel exemple de corruption dans une langue acadé-
mique. » Représailles pardonnables du mépris si sou^
vent prodigué aux patois.
Retrouver, à l'aide de formes romanes, un mot la-
tin qui n'est pas dans nos lexiques et qui a été certai-
nement en usage, se peut en certaines circonstances ;
et il y a là un moyen de fournir quelques additions non
sans intérêt, sinon à la latinité classique, du moins à
celle qui prépara l'avènement des langues romanes. Je
rencontre un cas de ce genre dans ornière; non pas
immédiatement; il faut d'abord discuter et corriger.
Ornière, en soi, ne mènerait à rien, sinon à oruare^
(jui n'est pas de mise ici. Mais les patois contiennent la
rectificatioK >oulue. L'n dans ornière est une lettre
pour une autre, et elle tient la place d'un d ou d'un h.
En effet, le picaid ordière et le wallon ourbîre sont la
transcription irréprocliable du latin orbitaria^ trans-
formé par la bouche romane, qui supprimait li bref,
on orhlaria^ et delà, suivant les affinités de l'oredle,
?.\\ ordière picard ou en ourbîre wallon : ce dernier se-
iS8 DES PATOIS.
rait en français orbière. Mais ces mots, qui ne peuvent
pas avoir exislé sans orbitaria^ témoignent en môme
temps quorbitaria a existé, lequel d'ailleurs est un bon
dérivé d'orb'ita^ pour exprimer une ornière.
Celle étymologie d'ornière^ que M. Diez, et d'après
les mêmes raisons, a déjà donnée, est assurée et ne
mériie pas d'être qualifiée seulement, comme la qua-
lifie M. Grandgagnage, de probable. Mais là où surtout
je n'admels pas ses incertitudes, c'est au sujet du mot
aivenre^ qui signifie cbance heureuse ou malheureuse.
Après avoir dit que aweure vient de hora^ le a préposé
pour donner de la consistance à ce mot emphatique et
le m; inséré pour éviter l'hialus, il ajoute : « Bien que
la dérivation ci-dessus me paraisse sulfisamment claire,
il se pourrait que aweure eût une autre racine que le
français heur ei dérivât d'augurium. » Je ne puis ac-
cepter la thèse; je ne puis, non plus, accepter la re-
marque subsidiaire qui la rectifie, il est vrai, mais qui,
en la reclifiant, compromet la meilleure raison de la
vraie étymologie. Le français henr n'a pas une autre
racine que le wallon aweure; il ne dérive pas de hora,
il vient à' augurium ; car, si on remonte au vieux fran-
çais, on trouve que heur y est représenté par eûr ou
aûr^ formes qui excluent hora, et qui se rangent à côté
de aweure.
Quelques mots, choisis ainsi entre beaucoup qui, à
égal litre, mériteraient d'atlirer l'attention (mais il a
fallu se borner), m'ont servi à monlrer les qualités du
travail de M. Grandgagnage. Ce qui rend vérilable-
meut utiles à l'élude les glossaires de patois, c'est une
comparaison étendue qui mctle le lecteur sur un 1er-
DES PATOIS. 153
rain solide; c'est une analyse des caractères dialec-
tiques sur laquelle il puisse compter; c'est une invesli-
galion étymologique qui aille droit aux dinicullés.
Tout cela se trouve dans le Glossaire wallon; et, sans
autre préparation, j'ai pu m'en servir pour ce qui fait
présentement l'objet parliculier de mes recherches, la
connaissance détaillée et intime de notre vieille langus.
Aussi je profite avec empressement de l'occasion offerte,
pour encourager M. Grandgagnage à terminer son
Glossaire^ qui attend depuis longtemps une dernière
partie. Il complétera ainsi le service rendu ; car c'est
un service; et aux lecteurs que je puis avoir ici je ne
désespère pas de persuader que, sans les patois enre-
gistrés, confrontés et analysés, le système de la grande
langue d'oïl demeure imparfait.
V
4. — Comparaison
Près de me séparer de mes deux excellents guides,
M. le comte Jaubert et M. Grandgagnage, je veux au-
paravant chercher quelques points où je puisse com-
parer le patois wallon et celui du Berry. Quelques
points sans plus : car cela seul convient à des articles
qui ne prétendent qu'à faire connaître; autre chose
appartiendrait à des mémoires qui essayeraient d'en-
seigner. La comparaison est, par prérogative, l'in-
strument logique de toutes les études qui ont pour
objet, non-seulement les êtres vivants, mais aussi leurs
actes. C'est elle qui y guide la recherclie; c'est elle qui
y généralise les idées; c'est elle, en un mot, qui y
constitue le système. Sans elle, on tenterait vainement
15i DES PATOIS.
de pénétrer ^ans ces phmomèaes si complexes, autre-
ment que par des hypothèses stéiiles, etparun emploi
de conceplions inférieures, et, partant, impuissantes.
La comparaison a prouvé toute sa vertu à cet égard
dans l'anatoffiie, dont elle est le soutien, dans /a lin-
guistique, où elle a, à la fois, écarté des barrières ap-
parentes et repoussé des confusions arbitraires. Aussi,
même sur l'étroit terrain de deux patois congénères,
on peut s'arrêter un moment pour considérer les
choses suivant une manière qui, en satisfaisant l'esprit,
l'étend et l'assure.
Prendre un mot du Berry, et examiner le même
mot dans le pays wallon , c'est voir comment une plante,
soumise à divers degrés d'altitude ou de chaleur, se
comporte et oscille autour de son type déterminé. (>es
oscillations autour du type sont grandes : creûre et
creire (croire), awèïe et agueille (aiguille), chêne et
chanbe (chanvre), coise et coûte (côte), kinoie et quoih
neille (quenouille), hdte et echalle (échelle), hoûter et
ac0?/(^r (écouter) , mâ(friî et maiiïjréger (maugréer) , etc. ,
sont des formes, les premières wallones, les secondes
du Berry, qui ont de notables différences. Hippocrate,
dans un de ses livres qui est resté le point de départ de
toute spéculation touchant l'influence des climats sur
les peuples, a esquissé les linéaments de cette in-
fluence, l'exagérant même, puisqu'il alla, orgueilleux
d'être un lïeHène, jusqu'à faire dépendre du climat la
supériorité politique des Grecs sur les Asiatiques; il
attribuait ici à une seule cause ce qui dépend d'un en-
semble de causes fort complexes, car, après lui, la
Grèce, malgré son climat toujours le même, tomba
DES PATOIS. 155
dans une condition très-semblafole à ceîk qui excitait
le dédain de ses hommes libres. Aux eopdiitions qui
sont modifiées dans une limite plus ou nrw)ins éliendue
par le climat, il faut ajouter, je l'ai fait voir, les lan-
gues. Quand on considère, en soi, le latin ou le grec,
l'allemand ou leslave, on n'est aucunement autorisé à
dire que le climat soit pour quelque chose dans ia
forme que ces différents idiomes ont revêtue. Mais
autre est le résultat de la recherche, si Ton étudie le
phénomène de formation des langues novo-latincs, si
négligé jusqu'à présent, et pourtant si digne d'atten-
tion, à cause de ia proximité du temps où ii s'esi ac-
compli, et des lumières historiques qui y convergent
de toute part. Là, plus d'incertitude. <]'est, pour ainsi
dire, une expérience faite à plaisir, et telle qu'on pour^
rait la souhaiter dans un laboratoire, l^ mot latin,
toujours identique, a été truusporié simultanément en
Italie, en Espagne, en Gaule; et partout il a subi une
modification spéciale. Non-seulement, les grandes di-
visions territoriales y ont ainsi marqué leur empreinte;
mais encore, comme une sorte d(,* thermomètre très-
sensible, il accuse de petites variations ; il ne peut se
déplacer au nord ou au midi, à l'est ou à l'ouest, sans
que sa forme change. Les dialectes et les patois sont \m
instruments de précision sur Lesquels toutes ces in-
fluence» délicates sont venues s'inscrire.
La condition qui règle les changements est qu'ils
sont d'autant plus grands, que plus grande est la dis-
tance au centre d'origine, ou, plus exactement, que
les modifications se caractérisent d'autant plus, que
le lieu de transplantation diflère plus du lieu de nais-
156 DES PATOIS.
sanco. Ai-je besoin d'ajouter que cela ne s'entend que
du temps de formation des langues, et du moment où
les éléments qui les constituent peuvent se conformer,
coinme une cire docile, aux emproinles permaneiilcs?
Ce n'est pas quand une langue litlcrairc est année de
toute son autorité, que ces pliénomcnes se produisent;
dansée cas, elle lait reculer les patois, elle efface les
dialectes, elle impose la règle et l'uniformité, et, abri-
tée, comme l'iiomme lui-môme dans les murs de ses
villes, contre les influences du climat, elle n'est plus
sujette qu'à celles des siècles. Les siècles, à leur tour,
qui sont dans le temps ce que sont les climats dans
l'espace, modifient peu à peu les liommes, el, par les
hommes, la langue, qui glisse insensiblement sur la
pente du changement. Mais s'il arrive que la force co-
hésive d'une langue littéraire se relâche, alors la pro-
priété de reproduction qui appartient à tout ce qui a
vie se manifeste, et de nouveaux idiomes apparaissent.
Ainsi, les barbares étant intervenus, et Rome mise hors
de cause, il se forma des centres qui eurent chacun
son dialecte; et le latin, relégué parmi les savants, ne
put tenir contre les influences locales. Ainsi, l'anglo-
saxon, dédîûgné par la caste conquérante qui parlait
français, perdit son rang, et la place, devenue vacante,
fut occupée par l'anglais moderne. Ainsi,^ l'ancien
français (car il y a là un phénomène de môme genre,
et lexistencc des cas le sépare visiblement du langage
moderne), l'ancien français, quand les poésies qui en
avaient fait la gloire cessèrent de plaire, s'éclipsa dans
le passage du quatorzième au quinzième siècle, et
céda, avec ses dialectes, devant une langue littéraire
DES PATOIS. 157
que toules les circonslances sociales poussaient vers
runilê et l'erripire.
Ces considéralions, très-générales, ne seraient rien,
si elles n'étaient i'ondécs sur des considérations très-
particulières, du genre de celles que fournit l'examen
du rapport entre un mot du pays wallon et un mot du
pays du Berry. Ici la recherche doit èlre minutieuse
pour être fructueuse; in tenui labor.
On connaît ces vers de la Fontaine :
L'antre exemple est lire d'animaux plus petils.
Le long (i un clair ruisseau buvait une colombe,
Quand sur l'eau se pencliani une fourmis y tombe,
El dans cet océan l'on eût vu la fourmis
S'efforcer, mais en vain, de regagner la rive.
Deux fois fourmi, au singulier, y est écrit avec une s.
C'est une licence sansdonle, mais il ne faut pas croire
que, sans autorilc d'aucune espèce, la Fontaine ait re-
couru à un changement arhilraire pour éviter une ren-
contre de deux voyelles, ou donner l'exactitude à une
rime. Il n'a fait que se servir d'une ancienne forme qui
lui a été commode, mais qui existait avant lui. L'a-
qu'il mettait ainsi suivant 1 oecasion, n'avait pour lui
d'autre raison d'èlre que la facilité qu'elle lui procu-
rait; il n'en connaissait pas la cause grammaticale.
Celte cause est connue : fourmi, dans l'ancien français,
était du masculin, et, comme tel, il faisait au sujet H
fourmis, et, au régime, le fourmi. La Fontaine ne lisait
pas les textes du treizième siècle, mais il lisait ceux
du seizième siècle; et il y a certainement trouvé par-
fois/r>Mnni avec une s, quand on ne sa\ait plus si celle
lettre appartenait ou uon à Torlhographe propre du
15g DES PATOÎS.
mot. C'est par une fluctuation de ce genre que nous
écrivoni un fils (de filius), un lacs (de laqueus\ un legs
(de leijatiim)^ Y s du sujet antique étant restée, par
erreur, agglutinée au thème qui jadis ne la recevait
que suivant la déclinaison. Formi, fourmi, fromi, dans
le patois berrichon, est masculin aussi comme l'ancien
français; el tous deux, ne pouvant venir de /ormk«,
supposent un bas-latin /ormicw^. Mais, à ce propos, re-
marquezles hésitations et les transactions incohérentes
de la langue littéraire. D'une part elle a repris le fé-
minin, qui lui a été suggéré sans doute par quelques
dialectes; car je dirai tout à l'heure que des patois ont
conservé ce genre, qui est plus vrai, puisque c'est celui
du latin; d'autre part, au lieu d'adopter une termi-
naison féminine, elle a gardé la terminaison mascu-
line. En effet, ou il faut dire, comme l'ancien français
et quelques patois, un fourmi; ou il faudrait dire une
fourmie. C'est ce qu'a fait le wallon sous la forme qui
lui est propre : fourmihe. De sorte que le wallon n'a
pas connu le bas-latin formicus, qui a prévalu dans
d'autres provinces, et il ne s'est servi que de formica.
C'est ainsi qu'une s dans un vers de la Fontaine a mis
en présence les règles de la langue, sa déclinaison,
quelques-uns de ses patois et môme les formes pri-
mordiales qui se sont produites quand le latin, s'alté-
rant, passait au français.
Nous n'avons pas, ou plutôt nous n'avons plus, pour
désigner la toile de l'araignée, un mot unique; les deux
patois que j'examine, ont chacun un composé qui ex-
prime cet objet. Le berrichon dit arantele et irdntele,
aranex tela, et môme un verbe aranteler^ pour : en-
DES PATOIS 450
lever les toiles d'araignée. Arentele était usité dans le
seizième siècle, et M. le comte Jaubert cite, suivant sa
louable habitude de rapprocher le vieux et le moderne,
ce passage-ci ie J. du Fouilloux : « Telles manières de
gensyseroientsouventes fois trompez, carincessammeiit
les arantelles tombent du ciel et ne sont point filées des
araignées. » Le patois rouchiou du Hénaut dit arnitoile ;
et le wallon, arencret, introduisant, au lieu de toile^
le mot cret^ qui veut dire pli, et qui parait venir d'une
racine germanique. Arantele ou arnitoile est un com-
posé bien fait et heureux qu il est dommage qu'on ait
laissé perdre. On remarquei'a l'étendue de pays qu'il
occupe, puisqu'on le trouve depuis le Berry jusqu'aux
bords de la Meuse. On remarquera aussi comment la
langue s'y est prise pour accourcir ce mot qui mena-
çait d'être bien long : dans l'une des formations, aran-
tele, on a réduit aranea à aran, et, dans l'autre, ami-
toïle^ à arnea. Un mot qui entre ainsi en composition
se confond avec l'autre, et il y perd son accent, qui
cesse alors de régir les transformations subies.
M. le comte Jaubert a inscrit, dans son Glossaire,
écfwmeau qu'il rend par : « planche de terre élevée en
ados entre deux sillons sur laquelle on plante la vigne
dans les terroirs qui craignent l'humidité. » Il ignore
Fétymologie de ce mol. Pour moi, j'en vois une très-
régulière, et qui est l'expression d'une métaphore na-
turelle. C'est le wallon qui m'y conduit. Ce patois a
hamai^ qui veut dire un banc ; humai^ ramené suivant
les lois du patois wallon à la forme latine dont il dérive
donne scamellum^ lequel, à son tour, donne, lettre
pourlettie, le berrichon éclumeauy de même que scal-
iCO DES PATOIS.
mus, le bois qui tient la rame, a formé le terme de
métier échome qui a la même signidcalion. Ainsi écha-
meau signilie un banc, ce qui s'applique fort bien à un
ados destiné à recevoir des vignes.
Au premier abord on douterait que les mots qui, en
wallon et en bcrricbon, signifient oie^ c'est à-dire avje
et oche^ proviennent, avec oie lui-même, d'un seul et
môme radical. Mais ce qui serait une conjecture hasar-
dée si Ton ne possédait pas les formes diverses, devient
évident par le rapprochement. Ce radical est le bas-la-
tin avica., diminutif d'avis. L'oie a été appelé l'oiseau
par excellence, à cause de l'ulililé qu'offraient sa plume
et sa chair. On a beaucoup d'exemples de mots à sens
général que l'usage a spécifiés :ju7nentum^ bête de
somme, est dc\enu jument , animalia, animaux en gé-
néral, est devenu aumaille^ appellation collective des
bêtes à cornes; vervex^ bélier, s'est transformé en
brebis; mouton a donné son nom à l'espèce entière,
et expulsé définitivement l'ancien français oueïlle^
ouaille, qui provenait d'un diminutif d'oyis. Avica,
ainsi spécifié, et étant proparoxyton, a fourni l'espa-
gnol «MCûf, l'italien oca, le berrichon oche, le vieux
français oue (devenu présentement oie), et le wallon
aive; et cela, suivant que, conservant dans tous les cas,
la syllabe antépénultième, qui est le noyau du mot,
supprimant l'i et reportant le v sur l'a, on a ou gardé le
c, ou laissé tomber celle consonne.
Champî est un verbe wallon qui veut dire mener
paître. La dérivation en est évidente : il vient de cam-
pus, suppose un bas-latin campicare, et serait en fran-
çaisi s'il y existait, champier» De ce môme radical, le
DES PATOIS. 161
patois du Berry a tiré un substantif masculin champis,
qu'on rattachera à un bas-latin campicius. (L'ancien
français champil, qui s'est dit à côté de l'autre, se rat-
tache à un bas-latin campi/is.) Mais ici la métaphore
est intervenue et a modifié le sens. Champis ne signifie
rien qui ait rapport à la campagne ; c'est le mot usité
pour désigner un enfant trouvé, un bâtard. Cet euphé-
misme ingénieux rappelle à l'esprit le lieu écarté ou
solitaire où l'on suppose que la faible créature est dé-
laissée. Au reste, ce mot a été français; on le trouve
dans les livres du seizième siècle et aussi dans des
textes plus anciens. 11 est généralement employé non-
seulement dans le Berry, mais aussi dans tout le sud-
ouest, jusque dans l'Angoumois. Il ne paraît pas s'être
étendu dans le nord de la France.
Ahans, s. m. pi., signifie, en wallon, légumes encore
en terre, c'est-à-dire considérés comme production du
sol et non comme objets de consommation; ahannei\
V. n., signifie, dans le Berry, soufller, être essoufflé,
gémir. Ces deux mots sont identiques non-seulement
par la forme, mais aussi par le sens, malgré la grande
séparation qui paraît exister entre eux. Ahanner appar-
tient à la langue française ancienne ; il était encore
employé dans le seizième siècle; c'est depuis lors qu'il
est tombé en désuétude. Auparavant, il était en plein
usage avec le sens général de prendre de la peine, cl
le sens particulier de cultiver la terre. C'est le proven-
çal et l'espagnol afanar^ et l'italien affannare. Cela
établi, il est aisé de voir comment atoi, désignante
culture dos champs, a pu prendre, au pluriel, la si-
iïnifîcation de résultat de cette culture, et spécialement
162 DES PATOIS.
dénommer les légumes encore enfouis. Au contraire,
dans le Bnrry, ahanner a conservé l'ancienne accep*
lion.
Grimper, d'après Ménage, vient de repère. Cela est
fort douteux, non pas tant à cause de répenlhèse du g
(on en a un exemple dans grenouille, qui vient de ra-
nicula avec un g épenthétique), qu'à cause de la (Con-
jugaison qui n'est pas conforme, et surtout du sens
qui n'est pas satisfaisant. M. Diez le tire de l'ancien
haut-allemand klimban, allemand moderne Idimmen,
qui signifient, en effet, grimper. Bien que cette étymo-
iogie pût être acceptée, cependant il se demande s'il ne
faudrait pas chercher une autre origine; ce qui l'y dé-
terminerait, c'est que ^rimp^r se dit, en wallon, ^n-
per; ces deux mots seraient identiques; grimper serait
formé de griper par l'addition d'une m; tous deux pro-
viendraient du flamand grijpen, saisir, gripper, haut-
allemand greifen; et l'on comprendrait sans peine com-
ment, du sens de gripper, on aurait passé à celui de
grimper. Ce que M. Diez ne donne qu'avec doute et
comme une opinion suhsidiaire paraît être la vraie
étymologie. De môme que le wallon l'a mis sur la voie
d'une explication nouvelle, de môme le patois berri-
chon apporte la dernière confirmation : grimper y si-
gnifie saisir. On a donc : le français et le berrichon
grimper, avec le sens l'un de gravir, l'autre de saisir;
et le français et le wallon ari/^^r (ou gripper), avecle
sens l'un de saisir, et l'autre de grimper. On pen-
sera dès lors sans peine qu'il n'y a lieu d'y voir qu'un
seul et môme mot, diversifié tantôt par la fûrme tan-
tôt par l'acception.
DES PATOIS. 165
Génin, dans ses Récréations phïlolo(jîques^ livre où
l'on trouve une érudition quelquefois paradoxale, sou-
vent heureuse et toujours spirituelle, a donné, de fri-
poUj une explication qui me paraît bien fondée. Fripon
-vient de friper ; cela ne fait pas de doute. Mais que
veut dire friperl C'est ce que Génin établit d'une façon
très-sûre. D'abord il cite ce passage-ci d'un roman de
Balzac (Eugénie Grandet). « En Anjou, la fripe, mot du
lexique populaire, exprime l'accompagnement du pain,
depuis le beurre étendu sur la tartine, fripe vulgaire,
jusqu'aux confitures d'alberge, la plus distinguée des
fripes. » Muni de cette indication, il retrouva bientôt
ailleurs les traces de la vraie signification. Ainsi Fure-
tière, dans son Dictionnaire, met : Fripper, manger
goulûment. Il y avoit à ce lestin assez de quoyfripper.»
Et à l'article Fripponner,i\ explique ce verbe: «Mangei
en cachette ou hors des repas quelques friandises. Les
femmes ont toujours en poche de quoy fripponner. Ce
galant a toujours dans son cabinet quelque langue do
bœuf, quelques confitures pour fripponner.» Tout cela
est décisif; et Génin en conclut que, dans l'acception
présente de fripon, on a un sens dérivé du primitif,
attendu, dit-il, que, de convoiter h fripe h la dérober,
il n'y a qu'un tour de main. Et l'on voit pourquoi, vo-
leur éiani le gros mot, fripon en est un diminutif, car
il est parti de ce qu'il y a de plus pardonnable parmi
les petits larcins. A ce propos, Génin ajoute : « Il est
heureux que le mot fripe soit resté en usage parmi le
peuple angevin pour nous mettre sur la voie de la vé-
ritable origine de fripon, et qu'il ait été recueilli par un
écrivain observateur. Combien d'autres mots qu'il se*
164 DES PATOIS.
rait aussi utile de connaître sont disséminés au hasard
dans les anciennes provinces de France, où ils péris-
sent obscurs et méprisés I » Pour confirmer son dire et
déterrer quelques-uns de ces mots obscurs et mépri-
sés^ je ciievm mes deux Glossaires. Le pays wallon a :
frij)er, manger goulûment, et fripe^ bonne chère, ré-
gal ; et le Berry a : friper., lécher la sauce d'un plat
avec la langue. Rien n'est donc mieux assuré que le
sens primitif de fripe ou friper., et, partant, de fripon,
tant dans son acception primitive que dans son accep-
tion secondaire.
Le mauvis est un oiseau qui figure fréquemment dans
les poésies du moyen âge. Là, beaucoup d'éditeurs de
ces textes l'ont pris pour une alouette; trompés sans
doute par le mot mauviette, ils ont attribué à celui-là le
sens de celui-ci. Génin a très-bien relevé cette erreur :
le mauvis est une grive. Au reste, le Dictionnaire de
r Académie, dans lequel il figure, le définit : petite
espèce de grive très-bonne à manger. Si telle est la si-
gnification présente, telle aussi fut l'acception passée.
C'est ce que Génin a mis hors de doute par des textes
décisifs. Et cela n'était pas inutile ; car il arrive que,
d'un temps à un autre, comme d'une contrée à une
autre contrée, le même mot sert à désigner des botes
ou des plantes différentes. Tandis que, dans le Berry,
le mauvis est une sorte de grive plus grosse que la
grive ordinaire, le mâvi, dans le pays wallon, est le
merle.
Quelquefois des mots très-semblables ne se laissent
pas ramener à un môme radical. Éwarer, en wallon,
et évarié en berrichon, sont-ils identiques dans l'ori-
DES TATOIS. 165
. ginc? Leurs formes, comme on voit, sont voisines ; leç
significations ne se rapprochent pas moins, car éwarer
est ren^u par troubler quelqu'un au point de le mettre
hors de lui, effarer ; et évarié est un adjectif qui se dit
d'unmalade en délire et tenantdes discours sanssuite :
« Aussitôt qu'il a un peu de fièvre, il est évarié. »
M. Grandgagnage est d'avis que éwarer est le môme
mot que le français égarer, qui est littéralement iden-
tique, vu que le g français est souvent rendu en wallon
par un w. Égarer ., à son tour, est composé de la pré-
position ex (provençal esgarar) et de garer^ qui vient
de l'ancien haut-allemand warôn^ prendre garde. De
son côté, M. le comte Jaubert hésite sur le mot qu'il a
sous les yeux : il se demande s'il dérive du latin varius,
ou s'il n'est pas tiré de égaré par l'intermédiaire d'une
forme égairé, d'où égarié. Cette seconde supposition
n'est pas admissible, car le w allemand se rend en fran-
çais non par un v simple, mais par un g. La première
au contraire me paraît tout à fait plausible. La forme
est concordante ; la seule difficulté serait de trouver,
dans l'ancien français, au latin varias^ des sens qui per-
missent le passage à celui à' évarié. Or, à l'article m-
riare^ Du Cange fournit des exemples dont on peut se
servir à cet effet. Varier quelquun^ le faire changer d'à
vis : se tu de chou (décela) point me varies... Varier^
contredire : laquelle femme contre le profwz et intention
dudit exposant varia tant... Varielas a, entre autres,
dans le bas-latin, le sens de maladie, indisposition.
Tout cela étant réuni, on comprend comment un com-
posé bas-latin evariatus a pu arriver à h signification
de délirant.
166 DES PATOIS.
Groseille semblera, au premier abord, un mot fa-
cile; car il a l'apparence d'un dérivé français, et l'on
croirait y retrouver quelque provenance de l'adjeclit
gros; 'Tiais ce n'est, en effet, qu'une apparence, et nul
indicfe"fie permet de voir ".omnient cet adjectif figure-
rait dans la dénomination ae ce fruit. Les patois écar-
tent d'ailleurs une telle élymologie. Le Berry dit grou-
selle ou ^roisd/^; la terminaison, si le mol en lui-môme
ne devient pas plus clair, l'est davantage, car elle se
rattache à d'autres terminaisons semblables, telles que
airelle, jyriinelle^ venelle (c'est le fruit de l'aubépine).
Le rouchi griisiéle et le wallon gruzale, changeant la
voyelle du thème, non-seulement témoignent que gros
n'a rien à faire ici, mais encore indiquent de quel côté
on peut se tourner. M. Grandgagnage remarque que
gruzcile peut très-bien être considéré comme le fémi-
nin de gruzaij le wallon formant en aie beaucoup de
féminins dont le masculin est en ai. Or gruzai signifie
un grêlon. L'assimilatior. M'un grain de groseille
avec un grêlon est acceptable, d'autant plus que gru-
zai et gruzale d'une part, et grêle., grêlon et groseille
d'autre part, sont rattachés par là à un radical alle-
mand qui veut dire petit fragment (ancien haut-alle-
mand krioz). C'est le wallon qui, introduisant des
éléments nouveaux de discussion, a suggéré à M. Grand-
gagnage un rapprochement plausible.
Les mots, soit en changeant de pays, soit en chan-
geant de siècle, s'ennoblissent ou s'avilissent d'une
façon singulière. Damehele^ en \valIon, est, pour la
structure, l'équivalent âe demoiselle., mais il signilie ser-
vante de ferme qui prend soin des vaches; de sorte que
DES PATOIS. 101
,dominîceUa^ qui, bien qu'un diminutif, relient tous les
altributs de dominus, est, sur le territoire wallon, la
L^ïiomination d'une domestique de ferme. Nous-
mêiiîes, qi'i'avons-nous fait de damoiseaUy qui est do-
miniceiïus, et qui, sous la forme dedanciaus ou dancely
suivant qu'il était au sujet ou au régime, tenait une
place si honorable dans la langue de nos aïeux? Et sur-
tout, qu'avons-nous fait de donzelle, qui est auss!
domi7iicella? Dans leBerry, valet (car c'est ainsi qu'on
prononce, et non à tort, car le mot ancien est vaslet) se
dit du serviteur du plus bas étage dans une métairie,
de celui qui n'a point de charge particulière et qui est
employé comme aide ; et les bergères rappellent sou-
vent leurs chiens par ce nom : « Veins-ci^ mon valet,
teins du pain, mon valet. » Dans la langue httéraire va/^^
n'a pas eu un bien meilleur sort. Et pourtant, à l'ori-
gine, qu'y avait-il de plus distingué que celte appella-
tion? Vaslet, ou, par une substitution non rare de Yr
à l's, varlet est un diminutif de vassal ; vassal signifiait
un vaillant guerrier, et varlet un jeune homme qui
pouvait aspirer aux honneurs de la chevalerie. Au con-
traire mesquin, venant d'un mot arabe qui signifie
pauvre, misérable, se releva d'abord; mescin,mescine,
sont des termes très -souvent employés qui signifient
seulement jeune homme, jeune fille, sans aucune ac-
ception défavorable : le mescin, la mescine pourrait
appartenir aux plus grandes familles. De l'idée de
pauvre et misérable, on passa à 1 idée de faiblesse in-
hérente au jeune âge, de là le sens de mescin dans tout
le cours du moyen âge. Le wallon n'a conservé que le
féminin meskène^ on rouchi méquéne, avec le sens de
1C8 DES PATOIS.
iillc (/i/m), et aussi de servante. Dans la langue lillé-
raire mesquin a gardé à peu près sa signification origi-
nelle.
Ici s'arrête le travail par lequel j'ai essayé de faire
connaître les Glossaires de M. le comte Jaubert et de
M. Grandgagnage. Après avoir montré la distribution
régulière des patois de la langue d'oïl, j'ai examine
séparément chacun des deux que j'avais sous les yeux,
et finalement j'ai essayé quelques rapprochements
entre l'un et l'autre, croyant qu'il y avait un certain
intérêt à appeler l'attention sur l'ensemble des concor-
dances et des discordances qui les affectent. Une
excursion dans les patois est très-semblable, on peut le
dire, à une excursion dans les pays où ils sont parlés,
car ils doivent assurément être rangés parmi les pro-
ductions qui en caractérisent le ciel et le sol. C'est une
sorte de flore qui varie avec les éloignements et sur
laquelle se marquent les différences des terrains. Le
latin, cette plante exotique qui fut apportée dans les
Gaules par la conquête et la civilisation romaine, prit
domicile partout, mais partout aussi elle reçut l'in-
fluence locale, et donna naissance à une série régulière
et bien ordonnée de familles naturelles qui se classent
géographiquement. Usant des deux Glossaires comme
d'un herbier abondant et rangé, on montre qu'ici telle
famille se complète, que là telle famille se dédouble,
que ce qui était rudimenlaire et obscur en un point est
développé et clair en un autre. Les zones se prêtent
une lumière mutuelle. Cette comparaison des mots
avec les plantes rend nettement ce que je désire faire
comprendre quand je parle de la succession géogra-
DES PATOIS, 169
pliique des patois; et ni M. Grandgagnage, qui consigne
avec soin les noms de plantes et d'animaux, ni M. ^e
comte Jaubert, qui est un botaniste habile, ne me la
reprocheront.
VllI
LÉGENrE SUR LE PArE GRÉGOIRE LE GRAND
Sommaire, [Journal des Savants, février 1858, mars 1858, avril 1858,
juin 1858 et août 1858.) — L'éminente sainteté du pape Grégoire le
Grand et sa résistance à accepter la papauté qui lui était offerte d'ca
consentement unanime, étant restées dans les imaginations populaires,
la légende, qui ne conservait que ces d( ux traits, se le figura, par une
voie de contraste qui lui plaît souvent, à le représenter comme sorti
d'un abîme de coulpe pour s'élever au plus haut mérite qu'un chrétien
puisse obtenir ici-bas. Un récit en fut fait en vers de langue d'oïl, récit
qui, resté inédit, a été publié récemment, et qui fut de très-bonne
heure imité en langue allemande et en langue anglaise.
Le premier article est employé à faire l'analyse de cette singulière lé-
gende. Grégoire est le fds de l'amour incestueux d'un frère pour sa
sœur; exposé afin que le déshonneur soit caché, il revient, méconnu
et méconnaissant, auprès de sa mère qu'il épouse. Puis, quand l'af-
freux mystère est dévoilé, il abandonne honneur et puissance, et se
condamne à la plus dure des pénitences qui durp. dix-sept ans. C'est
là que le choix des Romains, dirigé par une voix divine, vient le trouver.
Il résiste, il se défend, mais enfin, vaincu par les instances, il devient
pape, absout sa mère qiii, sans le connaître, vient se confesser à lui, et
termine saintement la plus sainte des vies. Il n'est personne qui ne
reconnaisse là les réminiscences de l'Œdipe mythologique et de la fata-
lité antique; seulement, au lieu du destin qui est éliminé d'une narra-
tion chrétienne, c'est le diable qui agit, qui tente le frère, fait succom-
ber la sœur, et a soin, quand le temps est venu, de ramener le fds à
Ja mère et de préparer un nouvel inceste. Mais l'expiation, plus puis-
sante que le démon, défait tout ce qu'il a fait.
Le deuxième article examine la date et le dialecte du poëme français. Ce
poôme est très-ancien; en effet, on en a une imitation en allemand
faite par un auteur qui vivait dans la dernière moitié du douzième
siècle; l'original français appartient donc au moins au douzième siècle,
et peut-être môme lemontc-t-il jusqu'au onzième. Remarques sur
quelques traces de haute antiquité qu'on y peut signaler, par exemple
LÉGENDE SUR LE PAPE GRÉGOIRE LE GRA>D. 171
des restes d'assonance; et, à ce propos, examen de l'emploi des deux
formes stier et seror (sœur) . La Vie du pape Grégoire le Grand est
écrite en dialecte normand; preuves de celle assertion. Dislinclion,
à l'aide du dialecte normand, de riniparlait esloie en deux verbes tout
à fait séparés, l'un venant de ester, stare, et l'autre du Iwis-latin
essere, être. Comparaison du dialecte normand avec le dialecte parlé
sur les bords de la Loire. Discussion sur la préposition o, od, ob, qui
signifiait avec. Recherche sur l'élymologie des mots preux, prouesse,
et sur le mot prou.
Le troisième article s'occupe de la correction du texte, qui est en effet
très-défectueux. Un mot sur les accents, et exemples d'accents mal
placés. Restitution d'un bon nombre de vers. Encontrée et enclostre
pour contrée et cloître. Explication d'un emploi re^Tiarquable de la
préposition entre. Preuve qu'il faut écrire chasteé et non chastée
(cbaslelé). 1er, particule signifiant autre chose.
Le quatrième s'occupe des imitations qui ont élé faites delà Vie de Gré-
goire le Grand. Imitation latine. Imitation anglaise. Imitation alle-
mande; celle-ci est la plus ancienne et la plus importante. Comparaison
de quelques passages de l'original et de l'imitateur.
i. — Analyse.
Grégoire, issu d'une grande famille romaine, fut élu
pape en Fan 590 par le clergé et le peuple de Rome,
d'un consentement unanime. Il essaya de se soustraire
à cet honneur, s'enfiiyant, se cachant et écrivant à
l'Empereur de ne pas ratifier son élection. L'Église en
a fait un saint ; l'histoire le compte au rang des grands
papes. C'est ce personnage, éminent à tant de litres,
que la légende du moyen âge est allée choisir pour en
faire une sorte d'Œdipe chrétien, né dans le crime,
souillé d'un inceste involontaire, et obtenant, par une
pénitence rigoureuse et une sainteté infinie, le pardon,
la papauté et le ciel ; le ciel non-seulement pour lui,
mais aussi pour les auteurs de ses jours, qui, seuls, à
le bien prendre, avaient été coupables. La légende
païenne, telle du moins que de grands génies drama-
172 LÉGENDE
tiques nous l'ont transmise, est pleine d'une sombre
horreur; la lalalilé y pèse d'un poids terrible; pour-
tant Œdipe, aveuglé par ses propres mains, et devenu
vieux, errant et exilé, revêt, au moment où les dieux
mettent un terme à sa vie, une sorte de caractère sa-
cré. La légende chrétienne, qiû n'en est, d'ailleurs,
qu'un pâle reflet, veut prouver que ceux-là même qui
méritent le plus les sévérités de la justice de Dieu ne
doivent pourtant pas désespérer de sa miséricorde,
et qu'un repentir égal à la faute peut tout racheter. Le
trouvère dès l'abord exprime celte pieuse intention :
Quant la colpe est oricques plus grande,
Tant la deit hom plus reconter,
Por l'autre peuple chastier.
Une manière sunt de gent
Qui mescreient molt malement;
Mais s'il tant volent demorer
Que cest sermon puissent finer
Decest seignor dont je vueil dire,
Il meïsme porront bien dire
Que veirement, par négligence,
Perdent le fruit de pénitence.
Je lur aconterai molt bien,
Certes, ne sont cil crestien
Qui tant cuident estre mesfait,
Que puis ne puissent, par nul plait,
De lor péché merci crier ;
Por ce n'ont cure d'amender.
Au temps ancien était un comle d'Aquitaine, qui,
veuf et se sentant près de sa fin, fit approcher de son lit
son fils, sa fille et ses barons. Un seul regret l'occupe à
oe moment suprême, c'est de n'avoir pas marié sa fille
et de la laisser sans secours et sans conseil. Ses paroles
SUR LE PAPE GRÉGOIRE LE GRAND. 175
font couler des larmes de tous les yeux, et le père,
mourant et affligé, met la main de la sœur dans celle
du frère :
Par le poing a sa fille prise,
Al vaslet Ta en la main mise.
Si li comaiide, en celé feit [foi]
Que il Tame son père deit,
Que il la garde en tel enor [honneur],
Com frères deit faire seror.
Il meurt; ses barons l'ensevelissent à grand honneur,
comme prince de haut lignage; mais son inquiète ten-
dresse amènera des malheurs plus grands que tout ce
qu'il avait pu redouter.
Dans la légende païenne, c'est justement la précau-
tion prise pour épargner à Œdipe et à sa famille les
horreurs annoncées qui suscite les complications mon-
strueuses. L'oracle prédit que cet enfant qui vient de
naître tuera son père et sera le mari de sa mère. Mais
si l'oracle n'avait rien prédit, et si l'enfant était de-
meuré dans la maison paternelle, on ne voit pas com-
ment la prédiction aurait pu s'accomplir. 11 ne faut pas
trop presser le sens de ces vieilles légendes^ et il con-
vient de les prendre comme elles se présentent. C'est
la fatalité insurmontable, Yinelnctabile fatum, qui est
ici au fond de l'idée. L'oracle prédit, l'homme veut
délourner la menace, et tout arrive pour démontrer
combien est aveugle l'esprit des faibles mortels et par
quels chemins mystérieux l'inexorable destinée sait re-
prendre sp proie.
Dans la légende chrétienne, le destin a disparu;
mais le démon, ou, pour me servir de l'exprcssiou
174 LEGENDE
consacrée alors, V ennemi, en tient lieu, et dresse aux
enfants d'Adam ses pièges dangereux. L'occasion est
favorable. Le frère, fidèle aux recommandations du
père, fait tout honneur à la fille, et lui témoigne toute
tendresse, plus même qu'il ne faut, car
Ensemble vont, ensemble vienent,
A grant joie ensemble se tienent.
La vesteûre fu commune,
E leur escuele lote une ;
Ensemble burent d'un vaissel,
E si taillèrent d'un colel;
E lor dui lit furent si pjès,
Que il s'esgardoient adés.
L'occasion parut bonne au diable pour tourner à mal
une si tendre amitié et pour perdre deux âmes. Il al-
luma dans le cœur du frère une passion criminelle. La
sœur ne s'en aperçoit ni ne la partage. Mais, une nuit,
le frère pénètre dans le lit de la jeune fille; toute ef-
frayée, elle craint, si elle cède, de commettre un pé-
ché mortel ; si elle appelle du secours, de déshonorer
son frère. Dans l'incertitude elle se tait, mais, comme
dit l'auteur,
Ce fut del pis que faire pot.
Dans l'opinion du légendaire, le diable n'a aucune
connaissance de l'avenir :
Li diables n'en sot nient;
car il excite une passion incestueuse, il enchaîne deux
pécheurs dans les liens du péché, et il ne prévoit pas
SUR LE PAPE GRÉGOIRE LE GRAND. 475
qu'il se ïhM tort à lui-même, et qu'il vient de procurer
. un saintismc engendrement^ qui trompera ses projets
et répandra /a sainteté et le salut. Pendant que le dé-
mon se réjouit, la jeune fille se désespère. Sa fr.ute va
devenir visibh ; elle ne peut plus être cachée ; et ses
couches approchent. Le frère partage le désespoir de
la sœur. Il avait, parmi ses barons, un chevalier en
qui son père mourant lui avait recommandé de se fier
particulièrement. Il mandera ce chevalier, lui révélera
en confession la faute qu'il a commise, et le priera de
le conseiller; jusque-là la sœur aura soin de bien ca-
cher sa grossesse.
Le chevalier arrive : le frère et la sœur, saisis d'une
' amère douleur, se jettent à ses pieds en versant des
larmes abondantes. Pourquoi ces pleurs? Pourquoi
vous agenouillez-vous devant moi, qui suis votre
homme? Mais, quand il a entendu le triste aveu :
A poi sis cuers ne parti d'ire;
Il en sospire molt sovent,
Si en plore molt te .drement.
Toutefois, fidèle vassal, il ne les abandonne pas dans
leur détresse et se charge de tout celer. Le jeune homme
rassemblera ses hommes et leur annoncera qu'il va à
Jérusalem, mais qu'auparavant il veut assurer Vhonor
(c'est le nom que portaient les fiefs) à sa sœur. Les
serments pris, la sœur sera remise au bon chevalier,
qui l'emmènera dans sa demeure. Il a un chastel fort
et haut et une femme qui molt vault. La sœur fera ses
couches sans que personne s'en aperçoive. Quant à toi,
dit il au jeune homme,
176 LÉGENDE
Tu en iras requerre Deu
En Jérusalem, où Judeu
En sainte crois le travaillèrent
E de la lance le plaierent.
Se tu reviens, ta terre auras;
Si tu i mors, sauvés seras.
Tout se passa comme il avait été convenu. La jeune
dame, bien servie par la femme du baron, accoucha,
dans le plus grand secret, d'un enfant qui fut
Sains Gregoires, cil fors pecheres.
A peine est-il au monde que la mère veut s'en débarras-
ser, le tenant pour vil , parce qu'il fut engendré par péché
et qu'il ne peut être montré. Elle déclare à son hôtesse
que, si on ne fait de l'enfant tout ce qu'elle commandera ,
elle se laissera mourir de faim. Celle-ci, effrayée, cioit
qu'il s'agit d'un meurtre, et la supplie de renoncera cet
affreux projet. Ce n'était pas un infanticide que la mère
projetait, mais c'était quelque chose de fort appro-
chant, l'exposition dans un bateau sur la mer. On fait
ce qu'elle ordonne; un berceau est préparé, l'enfant
y est mis avec quatre marcs d'or sous le chevet, du sel
pour faire voir qu'il est encore à baptiser, un velours,
un paile précieux, dix marcs de bon argent sous les
pieds, et des tablettes dans lesquelles elle écrivit :
Qui trovera icest enfant
Sache de veir e nel dot mie [et n'en doutej,
Que par péché e par folie
L ot un frères de sa seror.
Elle ajouta d'autres recommandations : le faire élpv^"
avec les dix marcs d'argent; le mettre à l'école pour
SUR LE PAPE GRÉGOIRE LE GRAND. 177
qu'il sache prier Dieu; garder les tablettes jusqu'à ce
qu'il soit d'âge; les lui montrer alors, afin qu'il con-
naisse de qui et comment il naquit, et qu'il prie, s'il
est sage, pour ses méfaits et pour ceux de ses parents.
Cela fini, elle lui fait ses adieux :
Amis beaus fis, se tu vis tant
Que puisses ceaus [ces] tables raveir,
Et que est ens escrit saveir,
Pri tei que les gardes sovent
E lises enlentivement,
E si te remembre de mei,
Qui remaing dolente por tei.
Ce sont, en effet, des adieux irrévocables. Le berceau
est mis dans un tonneau ; le tonneau est porté dans
une barque, et la barque est conduite en mer:
... es ondes,
Là où seront les plus parfundes.
Pendant qu'elle est livrée à tous les regrets, survient
une nouvelle cause de larmes. Un messager arrive qui
lui apprend la mort du frère.
Dame, fait il, en icele ore
Que tu de lui te départis,
Lui prist li niaus qui Ta ocis,
E mors fu à une jornée.
Les barons la mandent pour qu'elle vienne saisir L'\
terre et ensevelir le mort. Réconfortée par les sages
conseils de l'hôte qui l'avait reçue, elle reprend le che-
min de son palais. Maintenant elle en est dame :
Lors vindrent de par le païs
Li vavassor e li marchis;
ti. U
178 LÉGENDE
del\ danio iur fiés quereient
Quar de li tenir les deveient. '
Aussitôt que la mort du seigneur d'Aquitaine fut con-
nue, des rois et des comtes, par convoitise de la terre,
briguèrent la main de la jeune châtelaine ; mais elle ne
veut écouter aucune proposition. N'ayant plus devant
les yeux que le souvenir de sa faute et l'ardent désir
de l'expier,
Tôt a son cuer en Deu servir;
Por Tame son frère acheter,
Se peine molt de jeûner,
E des iglises essaucier,
E des povres Deu herberyier.
Mais un puissant duc ne s'arrête pas aux refus de la
dame; s'il ne l'a pas de gré, il l'aura de force, et il
entreprend contre elle une guerre qu'il jure de ne linir
que par le mariage; et la dame à son tour jure qu'elle
ne sera jamais sienne. Voilà la guerre allumée.
Elle dura bien longtemps; car c'est Grégoire qui de-
vait la terminer. Nous l'avons laissé
Là 0 il en la mer estait.
Si com fortune le voleit,
Moll près de péril e de mort,
Sans nul conduit e sanz confort,
Fors sol Tonde qui'l conduiseit.
Elle le conduisit fort loin, outre la mer, du côté de la
hnrque de deux pécheurs qui appartenaient aune ab-
baye, et qui élaient sortis pour prendre du poisson^
Ceux-ci, apercevant le bateau abandonné et errant,
s'emparèrent du tonneau, sans se douter qu'il contînt
SUR LE PAPE GRÉGOIRE LE GRAND. 170
an enfant. Le mauvais temps et la grosse mer ne leur
permettant pas de pêcher, ils reviennent au rivage où
l'abbé les attendait. C'est devant ce saint personnage
que découverte est faite du berceau; les tablettes sont
lues, l'argent est trouvé; les riches étoffes sont dé-
pliées. Le bon abbé dispose de tout pour le mieux : des
deux pécheurs, l'un est pauvre et l'autre est riche; au
pauvre il donne les dix marcs d'argent; au riche il
impose la condition de se charger de l'enfant et de le
faire passer pour le fils d'une sienne fille qui est mariée
au loin. On baptise l'enfant : l'abbé est son parrain et
lui donne le nom de Grégoire, qui est le sien. Il garde
les tablettes, les quatre marcs d'or, \epaile alexandrin,
et serre ces objets en un lieu sûr.
Le jeune Grégoire fut élevé comme fils de pêcheur;
mais son haut lignage éclatait à travers son humble
condition:
Onques mais fils à peclieor
Ne nasqui de si grant valor.
Trestuit dient que mar i fu
Sis cors, sis senz e sa vertu,
Quant il n'esteit d un pais sire
A governer un grant empire.
Cette supériorité finit par troubler la vie paisible de
Grégoire. Dans une rixe avec un des fils du pêcheur, il
eui l'avantage, et la mère irritée le traita, devant tous,
de misérable enfant trouvé. Grégoire va, dans son
chagrin, auprès de l'abbé. En vain celui-ci essaye-l-il
de le consoler; en vain lui promet-il que jamais cet
outrage ne sera proféré de nouveau; en vain lui fnit-il
entrevoir l'esinionce de devenir un jour abbé du mo-
180 LÉGENDE
nastère; Grégoire n'écoute rien; il veut aller en des
lieux où sa honte ne soit pas connue ; il veut porter les
armes et être chevalier, et, prenant congé de l'abbé,
il ajoute:
Par cel seignor qui fisl le mont [monde],
Jamais nul jor joie n'aurai
De ci à tant que je saurai
De quel lignage lu mis père,
E quele feme fu ma mère.
A ces mots, l'abbé, se rappelant les tablettes, \a les cher-
cher et lui ditde les lire.Grégoirevoittoutel'histoirequi
y est racontée, sans croire qu'il s'agisse de lui, et il de-
mande ce qi'est devenu l'enfant.
Li abes respont par grant aue. :
Ces tu meïsQies, bel filleul ;
E 11 bliaut que as vestu
De cel meisme paile fu
Que ensemble o tei fu trové ;
E l'or ai je molt bien gardé.
L'abbé renouvelé ses mstances : Si tu restes chevalier,
tu perdras ton âme ; demeure ici dans ce moutier, et
sers Dieu de ton métier. Grégoire refuse plus obstiné-
ment que jamais. Si nous étions dans une légende
païenne, nous dirions que son destin l'entraîne irré-
sistiblement vers sa mère qu'il ne connaît pas et vers
l'inceste qui l'attend.
En effet, lee flots et les vents qui l'avaient apporté
naguère vers cette rive le remportent avec non moins
de fidélité vers les Heux où il reçut la vie. On y guer-
roie toujours ; le duc poursuit ses prétentions sur la
dame; tout le pav* est ravagé; il n'y reste ni bœuf, n»
SUR LE PAPE GRÉGOIRE LE GRAND. 181
'aclic, ni maison, ni bourg, ni ville, nicilô, sauf la no-
Lie ''orterosse qui ne peut èlrc piise par Corée, ni
coiHjuise par assaut. Ce sont des circonstances à sou-
hait pour Grégoire, qui vient chercher occasion à sa
prouesse. On le relient comme soudoyer; et voilà que
les combats recommencent. Le duc arrive avec ses
gens, il assiège la cilé, dresse ses tentes. Les cheva-
liers du dedans acceptent le défi ; ils forment leurs es-
cadrons, sortent hors des murailles et la mêlée s'en-
gage. Grégoire, bien enlendu, est le j)remier à l'alta-
que; rien ne résiste à sa vaillance. Le duc lui-même,
qui s'efforce de maintenir le champ, est blessé et ren-
versé par Grégoire, qui allait lui couper la tète, niais
qui, le voyant sans mouvement, le saisit par le nasal
du heaume et l'empoite sur le cou de sou cheval. Cette
manière d'emporter un vaincu n'est pas rare dans les
chansons de geste et les romans d'aventure. La foule
des chevaliers des deux partis se précipite dans la
ville; un dernier combat s'y livre, et les gens de la
ville avaient du dessous, quand Grégoire, qui avait
déposé son prisonnier en lieu sûr, reparaît et décide la
victoire.
Ici le diable intervient de nouveau. Après de si grands
exploits et de si grands services, chacun se dit que rien
ne serait plus heureux, si la dame prenait Grégoire
Lors fut deables angoisos,
Quant ce oï, e molt joios;
De l'ajoster molt se pena;
Qiiar premeirement ajusta
Le fiere et la seror ensemble.
182 LÉGENDE
lion porchaz fera, ce li semble,
S'ajoster puet, par nul espleit,
Que li filz à la mère seit,
E que le prenge en mariage ;
Molt les en met en bon corage ;
Molt s'entremet de elz atraire
Por la soe volenté faire.
Sa \olonlése fait, et le fils devient le mari de la mère
Grégoire a soigneusement conservé les tablettes qui
avaient été déposées dans son berceau. Devenu prince,
il chercbe et trouve, dans le palais qu'il habite, un
lieu secret où il puisse les cacher. Chaque jour, il al-
lait voir si elles n'avaient pas été enlevées, et chaque
jour aussi, en les voyant, il ressentait une vive dou-
leur,
Ploreit des oils [yeux] e duel faiseit
Por le péché e por la rage
Que nez esteit de tiel lignage.
Cela dura tant qu'il fut aperçu par une dancele (c'est
notre mot donzelle; mais dancele est dominicella et
équivaut à demoiselle)^ par une dancele qui était mais-
tre chambrière de la dame. La dancele, étonnée de ces
signes d'affliction, ne sut qu'en penser, et alla de-
mander à la dame s'il y avait, entre elle et son sei-
gneur, ire et mautalent. Les questions se succèdent,
et enfm la dame, pressée par la curiosité, va à la' ca-
chette; à peine a-t-elle mis la main sur les tablettes
qu'elle les reconnaît. Son désespoir est sans bornp
Après en vint al lit corant
U ele vit o son enfant;
Ses cheviauz trait, « brait, e crie.
SUR LE PAPE GRÉGOIRE LE GRAND. 183
Quant la maisnée Ta oie,
Li seiieschals, qui molt Tama,
Vint à li, si li demanda :
Dame, que vos est avenu ?
Ele en plorant a respondu :
Je n'ai seing de lonc plait tenir;
Faites tost mon seignor venir.
Quar orendreit li parlerai;
E se ce non, mais nel veirai.
Un écuyer, bride abattue, va chercher Grégoire, qui était
au bois. Celui-ci accourt en toute hâfe, inquiet du mal
soudain qui a saisi la dame, mais ne se doutant en
rien du mal plus grand qui l'attend. Connaissez- vous
votre lignage? lui demande la dame. A cette question,
il se tait, ne sachant que dire ni que faire. Et ces ta-
blettes, où il est dit qu'un enfant naquit d'un frère et
d'une sœur, est-ce de vous qu'elles parlent? Grégoire
comprend qu'il n'a plus rien à cacher :
Por amor Deu, fait il, amie.
Ne recordez tiel félonie;
Ne la deit om sus remembrer,
Ne de tiel merveile parler.
Sachez que je sui cis pechables
Dont Testoire est escrite es tables.
Ces mots ont achevé de déchirer le voile. Elle a de-
vant les yeux, en une môme personne, son fils, le fils
dé son frère et son mari. Ses gémissements éclatent;
elle regrette de n'être pas morte aussitôt après son
baptême, et, dans son désespoir, voyant l'enfer qui
s'ouvre pour la recevoir, elle ne pense pas pouvoir
etie sauvée, ni par pénitence ni par aufnône. Mais Gré-
goire ne désespère pas ; les fautes commises, il faut
181 LEGENDE
les amender; le déconfort ne nous vaut rien; Dieu
fera merci, s'il voit que nous ayons repentance et que
noire cœur embrasse la pénitence selon la coulpe et le
péché. Puis, s'adressarit au démon, qui a causé tous
ces malheurs :
Haï! deables, fel tiranz,
Cum es crues e sorduanz !
Molt nos quides aver sorpris,
E en les laz lacez e mis;
Molt te peines en lole guise
De mètre nos en ton servise.
Jamais de mei, se j'ai espace,
N'auras bailie en nule place;
Se je ai fait la volemé.
Ne Tai à escient ovré.
Mosfaiz me sui de lei servir;
Mais si Dex me volt consentir,
Onques del mal ne fus si lez [joyeiixj,
Cum tu del bien seras irez.
Dans cette apostrophe au diable, dans cette véhé-
mente protestation contre ses embûches, je remarque
des expressions qui impliquent qu'on peut lui appar-
tenir sans que la volonté ait en rien consenti au péché.
Si j'ai fait ta volonté, dit Grégoire, je n'ai pas agi à es-
cient. Dans ce cas, où est la responsabilité réelle, où
est la culpabilité morale? Après des événements for-
tuits qui amènent des situations douloureuses et bles-
santes, on peut se sentir très-malheureux, éprouver
un désir impérieux de se dérober aux regards et de
s'enfermer dans le silence, la retraite et le désert; mais
on ne se sentira pas vicieux et criminel. Si le crime
fait la honte et non pas léchafaud^ la volonté fait 1 >
SUR LE PAPE GRÉGOIRE LE GRAND 185
faute et non renchaînemcnt des circonstances qui en
crée le semblant. Œdipe, lui-même, le fatal Œdipe qui
tue son père et épouse sa mère, comme l'orn'le l'avait
prédit, n'a de ces deux crimes que le nom et l'appa-
rence, car il ne connaissait ni son père ni sa mère. Laïus
a péri dans une rixe qu'il avait provoquée, et Jocasle
a été la récompense d'un grand service. Grégoire, en-
fant délaissé, gagnanl par sa prouesse la main d'une
femme qu'il sauve d'un péril pressant et en qui il ne
peut soupçonner sa mère, rompra sans doute ces liens,
qui deviennent détestables dès que la vraie nature en
est connue, mais n'a non plus que le nom et l'appa-
rence du crime. Pourtant ce nom et celte apparence
suffisent à la légende chrétienne comme à la légende
païenne pour attacher au malheureux quia élé victime
du sort la réprobation, l'opprobre et les craintes qui
poursuivent justement le vrai criminel, victime, lui,
de ses passions et de sa perversité. Est-ce donc que la
légende se prend aux mots et non aux choses? Et ne
semble-t-il pas qu'après avoir condamné à l'inceste ses
deux personnages, l'un par la voix de l'oracle, l'autre
par la machination du diable, elle oublie le sombre
mystère où elle s'est placée et pense n'avoir plus de-
vant elle que des volontés humaines et leurs actes?
Mais selon le sens que l'homme du moyen âge a
voulu mettre en sa légende, Grégoire n'a plus d'espoir
qu'en la plus dure des pénitences. C'est aussi la péni-
tt'^ce qu'il recommande à sa mère:
Ma bêle mère, en ta maison
fai de ton cors afliccion,
^ jeûner, de Deii prier,
l8é LÉGENDE
E de tes saumes versilier,
E si te tien en chasteé
Trestoz les jors de ton aé.
La haire vest enprès ton cors,
E les riches pailes dehors.
Les fameilous fai saoler,
Les nuz vestir e conreer,
Morz seveUr e enterrer,
Moines, hermites visiler.
Car quant li jugemens vendra [viendra],
E chascuns sa raison rendra,
E sera fait li parlement
Del bien e del mal ensement,
Que ne seit la balance igaus [égale] ;
Mais que li biens traie les maus.
Pour lui, il quitte ses vêtements seigneuriaux, s'ha-
bille en mendiant et part pour ne plus revenir.
S'en est alez al coc chantant.
De la chambre ist qui fu sa mère,
E del palais qui fu son père.
Hastivemenl passa la terre
Dont il osta jadiz la guère,
Qui à toz ses ancessors fu,
E il nieïsmes cuens en fu.
Or guerpit tôt, e si s'enfuit
Là 0 fortune le conduit.
Elle le conduit sur le bord de la mer et chez un pé-
cheur; celui-ci serait à ranger parmi ces gens de la
Fontaine
.... dont le cœur
Joignait aux duretés un sentiment moqueur.
Grégoire demande rhospilalitô pour une nuit, disant
qu'il est un nauvre pénitent qui devait ainsi, pour le
SUR LE PAPE GHÉGOIRE LE GUÂND. 187
grand mal qu'il avait fait, suivre sa destinée. Mais le
pêcheur, peu touché ,
.... le comence à gaber
E vers sa feme à regarder :
« Haï, fait il, cuin il est cras,
« E blans e tendres soz les dras!
« Il n'a gaires qu'il fu chauciez;
« Molt a tendres e blans les piez.
« Bien il resemble marchaant
« Q'autrui aveir vait espiant.
« Il ne jerra en ma maison,
« Par la barbe qu'ai el menton.
« N'aureie anuit paiz ne repos,
« Se il giseit dedens mon clos. »
Mais la femme inlercède, et à grand'peine elle obtient
que Grégoire soit admis. Elle lui offre du vin, du pois-
son ; il ne veut que de Teau et du pain d'orge. Le pé-
cheur ne voit là dedans que tricherie. Ah ! dit-il, si tu
étais seul, lu mangerais tout le poisson jusqu'à l'arête
et tu boirais un septier du meilleur vin de mon cellier.
Son mauvais vouloir lui dicte un conseil qui, juste-
ment parce qu'il est singulièrement rigoureux, plaît
à Grégoire. Quoi, dit le pêcheur, vous voulez faire pé-
nitence, et vous restez parmi les hommes ! Quand on
y reste, on finit toujours par ressentirila force et la cha-
leur du feu :
Jà hom de si sainlisme vie
Ne deûst estre d'abaïe,
Mais estre ensen un bermitagf,
0 en désert o en boscage.
Le pécheur connaît un rocher que la nature a creusé
188 LÉGENDE
que la mer isole, et où jamais homme ni femme n'en-
trèrent :
Tost i porrez estre chenus,
Ainz que vous i serez seûs.
Grégoire accepte. Le pêcheur l'emmène dans sa î)arque
à la roche solitaire ; il l'y dépose, lui met aux pieds, à
la grande joie du pénitent, des ferges (mot qui signifie
entraves, et que le patois du Berry a retenu dans en-
ferger, entraver), dont il s'était muni, et, poursuivant
jusqu'au bout son malicieux vouloir, il jette la clef des
ferges dans la mer. Voilà Grégoire seul, enchaîné par
les pieds, n'ayant rien autre pour se soutenir que l'eau
du ciel, et séparé sans retour, ce semble, de toute créa-
ture humaine.
Dix-sept ans se passent ainsi ; Grégoire est oublié
de tous, môme du pécheur. Au bout de ce temps ar-
rive une vacance du trône pontifical.
Ne demora pas longement
Que tuit li légat s'assemblèrent,
Et le ronnain clergé mandèrent,
E les borjeis de la cité
(Ceaus de greignor autorité),
E les evesques d'environ,
Por faire entre eaus élection.
Réunis pour une aussi importante fonction, ils invo-
quent l'assistance céleste. Leur pieuse confiance est
récompensée par l'apparition d'un ange qui leur com-
mande 4'aller chercher un pénitent du nom de Gré-
goire, reclus depuis dix-sept ans sur une roche de mer,
et de l'élire pape. Aussitôt des messagers sont envoyés
SUR LE PAPE GRÉGOIRE LE GRAKD. 189
à la recherche du pénitent ainsi désigné. Ils errèrent
longtemps,
Trues qu'à un jor, si cum Deu plot,
Qui Jreite veie les menot,
ils arrivèrent à la maison même du pêcheur à qui Gré-
goire devait sa sauvage retraite. Un poisson est ap-
prêté pour leur souper ; le pêcheur, qui l'ouvrit, y
trouve la clef des ferges qu'il avait jetée dans la mer.
U la reconnut, se rappela celui qu'il avait si malicieu-
sement délaissé, mais ne témoigna rien. Après le
souper, il interroge ses hôtes, qui lui expliquent l'objet
de leur mission. Quand il entend le nom et le confine-
ment, il ne doute pas qu'il ne s'agisse de Grégoire.
Alors, revenant de ses mauvais sentiments, il raconte
aux messagers comment il conduisit le pénitent sur le
rocher, comment il vient de retrouver la clef, et s'offre
à les mener, bien qu'il ne pense pas que Grégoire soit
encore en vie. Le lendemain on s'embarque, et le pê-
cheur
. . . les mena
Tant qu'ai rocher les arriva.
Ainz que sus vousissent monter,
Comencerent à apeler,
Saveir se il encor vesquist,
0 se aucun d'enz respondist,
tregoires, qui encor viveit.
Se mervila qui ce esleit.
A lur parole respondi,
E dititant : je sui ici.
Cil furent lé [joyeux] et sus monlercnl,
Le creslien iluec Iroverenl;
Toz iert chenuz el lûz pelus,
iW . LEGENDE
E de magrece confonduz,
N'aveit fors le cuer [cuir] et les os.
Molt en firent à Deu grant los.
On lui explique pourquoi on est venu le chercher
dans sa solitude. D'abord il croit qu'on se gabe; puis,
quand il comprend que la proposition est sérieuse, il
dit: «Je ne puis me mouvoir; je suis enfergé, et je
n'ai pas la clef. » Mais le poisson l'avaitrapportée. Aucun
refus n'est plus possible. Rome tout entière vient au-
devant de lui ; Dieu signale l'avènement de son servi-
teur par des miracles : les contrefaits sont redressés,
les aveugles voient, les muets parlent, les sourds en-
tendent, les malades sont guéris, et Grégoire est intro-
nisé.
Venu estoient li pluisor,
E duc e prince e vavassor.
Li empereres i estoit,
Qui gregnor poesté avoit.
A lui covient, bien le savés,
Quant Tapostoile est ordenés,
Tant est sa dignités pleniere,
Que il Tasiet en la caiere.
Le lecteur désire sans doute, comme la légende le
désira, que la grâce qui a été faite à Grégoire s'étende
jusque sur sa mère, qui est restée pénitente dans son
palais. La comtesse d'Aquitaine se résout à partir pour
Rome, afin de parler à Vapostole et de se décharger de
ses péchés. Dans le pape elle ne reconnaît pas son fils
et, se confessant, lui demande une pénitence telle que
sauve soit sa conscience. Grégoire, à ces paroles, voit
bien qu'il a sa mère devant lui :
SUR LE PAPE GRÉGOIRE LE GRÂiND, 191
Dame, dist-il, n'avez mais dote.
Des [Dieu] vos a mise en bone rôle;
Des vos a mise en bone veie,
Qui ici endi eit vos enveie.
Voslre fiz sui, e vos ma mère.
Bien sai que Des, li nostre père,
Nos volst à bone fin mener,
Que nos a fait entretrover.
La dame est transportée de joie et de tendresse, et, sur
les exhortations de Grégoire, abandonnant son comté,
elle entre en religion. La fin de sa vie s'achève dans
les bonnes œuvres :
E deservit, après sa mort,
Aveir ei ciel verai confort
E la corone pardurable
Ensemble o vie espiritable.
Telle est cette légende singulière qui a édifié le moyen
âge, et qui a été traduite en allemand et en latin, suffi-
sant témoignage de la faveur qu'elle obtint. M. Luzar-
che l'a tirée du manuscrit qui lui a déjà fourni le Mys-
tère d'Adam^ mettant ainsi à la portée des ériidits les
pièces intéressantes que renferme la bibliothèque de
Tours. Dans l'analyse que j'ai donnée, j ai souvent usé
des termes mômes du trouvère anonyme ; le vieux fran-
çais et le français moderne sont si voisins que la ten-
tation est forte de les confondre en un usage commun,
surtout quand on sent que rcxpressiori archaïque est
celle qui se conforme le mieux à la pensée originale, et
qu'y toucher c'est faire perdre quelque chose à la naï-
veté et à la couleur.
193 LËGE9ÛE
2 — Date et dialecte.
M. Luzarche nous apprend, dans une préface forl in*
téressante d'ailleurs, que le manuscrit duquel il a tiré
sa publication est écrit de deux mains, l'une plus an-
cienne et du douzième siècle, l'autre plus récente et
du treizième, et que c'est cette dernière qui a écrit la
légende de Grégoire. Le trouvère qui a versifié cette lé-
gende en vers de huit syllabes et à rimes plates (c'était
le système consacré à cette sorte de compositions) est
anonyme; sa patrie est inconnue. Et on ne peut môme,
pour conjecturer d'où il fut, argumenter du dialecte
dont il s'est servi ; car on a deux copies du poëme, l'une
en dialecte normand (ou ligérien^ dit M. Luzarche : je
reviendrai là-dessus tout à l'heure), l'autre en dia-
lecte picard. Quant au temps où il a vécu (il s'agit de
l'âge de l'auteur même du poëme, et non de ceux qui
l'ont remanié pour l'adapter à leur dialecte), il y a
moyen de iixer non pas une date, mais une limite au-
dessous de laquelle il ne sera pas permis de descendre.
Dans cette vieille littérature française, où tant de pro-
ductionssont anonymes, on est souvent réduit, quelque
effort que l'on fasse, à ne pas obtenir plus de précision.
Heureux encore quand la critique est en mesure de ré-
trécir assez le champ pour que la conjecture ait une vé-
ritable valeur.
La poésie allemande du moyen âge a aussi une lé.
gende de Grégoire, et elle nous fournit un point de re-
père. M. Cari Greilh, dans son Spidlefjium Vaticanum
(Frauenfeld, 1858), a publié celte pièce, en faisant re-
SUR LE PAPE GRÉGOIRE LE GRAND, 193
marquer, dans un préambule plein d'utiles renseigne-
ments, qu'on ne connaît point de rédaction française
de la légende; qu'il y en a une en vieil anglais; que le
puële allemand s'est sans doute servi d'une rédaction
latine, vu qu'il déclare au début de ron œuvre qu'il
a emprunté son récit à d'autres livre' , et qu'il l'a ver-
sifié en allemand :
Der dise rede beritite
In tusclie hat getihte
Daz was von ovwe hartman,
La publication d'un texte inédit a fait, dans ce cas-ci
comme dans bien d'autros, évanouir les hypothèses : une
rédaction française existe, et c'est elle que l'allemand
a suivie. M. Luzarche, dans sa préface, rectifie les di-
res de M. Greith ; mais M. Greith, de son côté, en nous
donnant la version allemande et en déterminant avec
érudition l'époque de Hartmann von Owe (car c'est,
comme on voit, le nom du poète allemand), rend,
d'une façon indirecte, service à la critique française.
La vie de Hartmann s'étend de 1150 à 1220. S'il com-
posa, comme le pense M. Greith, ce poëme de Gré-
goire dans sa jeunesse, Toriginal français doit être re-
porté assez haut dans le douzième siècle; et, en tous
cas, c'est à ce siècle qu'il faut l'assigner, lors même
que Hartmann l'aurait imité dans les dernières années
de sa vie. Cette conclusion ajoute un intérêt de plus à
la publication de M. Luzarche ; car, au point de vue de
de l'histoire littéraire, il est bon de faire paraître les té-
moignages en faveur de la haute antiquité de la poésie
en langue d'oïl.
II. 13
194 LÉGENDE
Peut-être la Vie de saint Grégoire appartient-elle à
une époque encore plus reculée que celle qu'à première
vue lui assigne l'imitation faite par Hartmann. On sait
que, dans le douzième siècle, l'art de la versification
subit une réforme considérable : jusqu'alors on s'était
contenté de l'assonance, mais à ce moment, l'oreille
demanda une rime satisfaisante; les anciens poèmes
furent remaniés suivant les nouvelles exigences, et il
ne se fit plus que des compositions rimées régulière,
ment. L'assonance est donc une marque de grande an-
tiquité ; et les poèmes qui la présentent appartiennent
au onzième siècle ou aux commencements du dou-
zième. Eh bien, dans la Vie de saint Grégoire, il y a,
au début et à la fm, des vestiges d'assonance :
D. 1:
2:
3:
De la terre fu d'Aquitaine
Si péché furent molt estrange;
Aussint la grant miséricorde
Que il ressut del rei de gloire;
Si que puis fu sains apostoilcs.
Ce fu mi sires saint Gregoires;
1J7:
Ne furent en Rome aposloile
Plus beneuré de Grégoire;
et même page:
(}ui furent o.n Rome apostoile,
Saint sont e vivent en mémoire.
SUR LE PAPE GRÉGOIRE LE GRAND. 195
On pourrait encore y joindre ces deux vers, p. 79 :
Por pénitence ou por aumosne,
Ne por negune bone chose.
Mais le manuscrit est si peu sûr et la correction est si fa-
cile ; por negune chose bone, ce qui rend la rime suffi-
sante, que je ne veux pas en appuyer mon dire. Res-
tent les autres citations, qui sont autant d'assonances et
qui contrastent avec les rimes correctes du demeurant.
Or, ce cas n'est point du tout sans exemple, et, là où
il se trouve, il témoigne que celui qui remania l'œuvre
pour la mettre au goût du temps avait un original
écrit suivant l'ancienne habitude, et remontant par
conséquent aux premiers âges de la poésie française.
Il se pourrait donc que la rédaction primitive du
poëme pubié par M. Luzarche allât jusqu'au onzième
siècle.
Je ne sais s'il faut considérer aussi comme un in-
dice d'antiquité la remarque que je vais mettre sous les
yeux du lecteur. Quoi qu'il en soit, comme je ne l'ai
encore vue consignée nulle part, elle ne sera pas dé-
nuée d'intérêt grammatical. Il s'agit de notre mot
sœur, que dans les anciens textes on rencontre sous
deux formes: suer (qui est un monosyllabe et qu'il faut
prononcer comme notre mot sœur) et seror. J'avais cru
jusqu'à présent que ces deux formes étaient équiva-
lentes ; que suer ou sœur était la contraction de seror ^
et que celle contraction, qui était devenue d'usage
commun pour la langue moderne, avait déjà pris pied
dans le parler dès les premiers temps. Pourtant, vu
que la lettre r n'est pas parmi celles qui s'élidcnt d'or"
19« LÉGENDE
dinaire, le cas me paraissait singulier; mais, l'identité
de suer et de seror étant inconlcslable, il semblait im-
possible de se refuser à admettre cette contraction. Dans
le fait, Texplication était fausse, il n'y a point de con-
traction, Vr n'a pas été élidée, et suer n'est pas l'équi-
valent de seror. L'emploi de ces deux formes dans le
texte publié par M. Luzarche va décider la question.
Voici l'emploi de la forme suer :
p. 7:
p. 11:
p. 12:
p. 15:
p. 14:
p. oO:
p. 77:
D. 81:
La suer remist [resta] oveuc son frère ;
Amis biaus frère, dist la suer;
Doncs vosist miaus sa suer morte cslre
Ma bêle suer, esta en pais ;
Flore li frères e la suer;
E quant sa suer la bière veit;
Qu'une suer vos ot de son frère;
(Je) conois que vos estes ma mère,
E m'espose, suer de mon père.
SUR LE PAPE GREGOIRE LE GRAND 497
Dans tous ces exemples, la forme suer joue la rôle de
sujet.
Passons maintenant à la forme seror. On trouve
p. 4:
For la seror qui est tant gente;
p.5.
Mais li duels [deuil] est de ta seror;
p. 6 :
Com frères deit faire seror,
p. 7:
Qui tant percherist sa seror ;
p. 8:
E le frère li enemis
De sa seror si a espris
Et plus bas :
Qui près de sa seror iseit;
p. 9:
S'est levés tos deschaus e nus,
Ellit sa seror est venus.
Puis sosleva le coverlor,
Si a enbracié sa seror;
p. 11 :
Donc demande à sa seror;
p. 12:
Enmi le lit de sa seror;
198
iJ]:r,iiNi>E
P-
14:
En s en la chambre à sa sero
P-
17:
Seùrté faire à ta seror ;
P-
18:
Seûrté font à la seror ;
P-
19:
L'ot uns frères de sa seror ?
P-
54:
Ele n'a frère ne seror;
p.
66:
Quar premei rement (le diable) ajosta
Le frère e la seror ensemble.
En ces exemples, sans exception, la forme seror joue
le rôle de régime.
Voilà tous les passages dans lesquels suer et seror
sont employés excepté un que je n'ai pas encore rap-
porté et où la règle est violée :
Fiz fu d'une suer et d'un frère.
Suer joue ici le rôle de régime, et il faudrait seror. Mais
je n'hésite pas à admettre qu'il y a une faute, et je cor-
Fiz fu de seror et de frère.
Le manuscrit, comme je le ferai voir, est très-incorrect
et n'a pas d'autorité. Or, la concordance de tant de
SUR LE PAI'E GUlGOIUE LE GRA^•D. 100
passages, moins un, me paraît bien préférable à une
leçon si facile à restituer. Ayant ainsi reconnu l'em-
ploi distinct de suer et de seror, et écarté une confu-
sion apparente, j'ai, recourant à mes notes, constaté
que les auteurs du douzième siècle et du treizième que
j*ai lus s'accordent à distinguer l'usage des deux for-
mes, sauf un très-petit nombre de cas, qu'une critique
meilleure ferait très-probablementdisparaître.G'estdans
l'époque subséquente que la confusion s'établit et que
s'éteint le sentiment de l'emploi correct de suer et de
seror. Ce sentiment, très-bien conservé dans la Vie de
saint Grégoire, sans fournir aucun témoignage précis,
est en rapport avec toute l'antiquité qu'on voudra don-
ner à celte composition. Car l'emploi régulier des
deux formes, pour ce mot comme pour les autres
qui sont de la même catégorie, appartient à ce qu'il
y a de plus ancien dans la langue, et tendit constam-
ment à s'effacer.
On\oiten effet ce que soni suer et 5^ror; c'est l'accent
latin qui les détermine. Soror, avec l'accent sur la pre-
mière syllabe, produit suer; et sororem, avecTaccent
sur la seconde syllabe, produit 5^ror. De là, l'emploi
régulier de ces deux formes, qui représentent vérita-
blement deux cas latins. Tant que cela fut senti, au-
cune méprise n'a été possible : suer a dû toujours être
sujet, et seror toujours régime. Mais, à la longue, le
sentiment des cas se perdit pour les substantifs décli-
nables; et, des deux formes qui existaient, une seule
survécut dans le français moderne : ce fut on gé-
néral, comme je l'ai fait voir t. I, p. 153 et suiv.,
le cas régime. Les exceptions sont peu nombreuses;
200 LÉGENDE
par exemple, hom^ sujet de home, et conservé dans
noire pronom indéfini on; fils au lieu de fil; pis
de vache, signifiant anciennement poitrine, de pectus;
le patois de Genève a peilre (gésier, estomac), qui est
le cas régime de pis, et qui répond à pectore; bras au
lieu de brac, et quelques autres auxquels il faut main-
tenant ajouter sœur.
De tout ceci il résulte que la pièce publiée par
M. Luzarche est fort ancienne. Elle fut aussi très-goûtée
et très-répandue; car nous en avons deux leçons : Tune
en picard, dans un manuscrit de l'Arsenal', dont
M. Luzarche s'est servi pour réparer une lacune pro-
duite par l'arrachement d'un feuillet; l'autre en nor-
mand, dans le manuscrit de la bibliothèque de Tours.
Je dis en normand, bien que des manuscrits de
poésie et de prose soient d'assez mauvaises autorités
pour décider les questions de dialecte. Car on ne sait
le plus souvent de quel pays était le copiste, et jusqu'à
quel point, quand il n'est pas compatriote de l'auteur
primitif, il a respecté les formes dialectiques. Le nôtre
les a respectées très -insuffisamment. On va en juger.
L'imparfait des verbes de la première conjugaison
avait, en normand, une forme particuHère ; au lieu
d'être en oie, comme dans le picard : je amoie, tu
amoies,ilamoit Ilamoient, il était en oe:je amoe,
tu amoes^ ilamot..>. il amoent. Cela est caractéristique.
Or, voici ce que le copiste du manuscrit de Tours a fai
de celte forme. 11 y a, si j'ai bien compté, quarante-
cinq passages où un imparfait de la première conjugai-
son est employé; sur ce nombre, dans vingt -huit cas
la règle normande est observée, mais dans les dix-sept
SUR LE PAPE GRÉGOIRE LE GRAND. 201
autres elle est violée; et le copiste tantôt conjugue le
\erbe comme s'il écrivait ea picard ou à i^aris, ianlôt
lui donne la terminaison en eie, eies^ eit qui appar-
tient, en normand, aux autres conjugaisons. La très-
grande supériorité numérique des formes normandes,
jointe à d'autres caractères normands aussi, montre
qu'indubitablement le texte est normand, et qu'il faut
rétablir la conjugaison suivant ce type.
Cette conjugaison normande va mo servir à rectifier
une ôtymologie. Notre verbe étre^ à côté de l'impar-
fait je ère, tu ères, il ert^ qui provenait de eram^ eras^
erat, avait aussi un autre imparfait, je estoie, tu estoies,
il estait, qui nous est resté. Ce second imparfait est dé-
rivé, sans contestation diucune, de slttbam,staba s, stabat.
En effet, la dérivation est tout à fait correcte; et il ne
serait possible d'élever aucun doute , sans le dia-
lectenormand qui offre, si je puis user de ce terme, un
réactif plus délicat et qui fait apparaître le véritable
élément. Le verbe stareesi de la première conjugaison ;
par conséquent son imparfait, que l'on suppose être
devenu celui du verbe être, confondu, il est vrai, dans
les autres dialectes sous une forme commune, s'en dé-
gagerait dans le dialecte normand, et ferait je estoe,
tu estoes, il estot. Or il n'en est rien, et cet imparfait
du verbe être y est toujours je esteie, tu esteies, il es-
teit, désinences caractéristiques des autres conjugai-
sons, et ici, en particulier, de la troisième. Je esteie
ou je estoie, suivant les dialectes, est imparfait régu-
lier de l'infinitif es^re, verbe de la troisième conjugai-
son et déri .é d'un bas-latin, estere, qui prévalut dans
les Gaules, au lieu de essere. Le verbe siare a son re-
202 LEGENDH
présentant qui fait à l'intinitif ester, et a i imparfait,
dans les autres dialecles, je estoie, tu estoies, il es-
toit, mais dans le normand, jeestoe, tu estoes, il estot,
aussi distinct ici par la forme que par le sens, de l'im-
parfait du verbe substantif. Il faut faire attention à tou-
tes ces petites choses : la langue ancienne, bien qu'ayant
commis plus d'une fois des méprises et des confusions,
recul cependant de première main l'héritage de la lati-
nité, et elle en conserva longtemps une tradition. Ainsi,
pour elle, les deux estoie n'étaient confondus qu'en
apparence ; et la différence, là où elle pouvait se faire
jour, ne manqua pas d'apparaître.
M. Luzarche dit dans sa préface : «Notre manuscrit
« est dans le dialecte que l'on est convenu d'appeler
« normand et qu'il serait, selon nous, au moins aussi
« exact de nommer angevin ou tourangeau, puisqu'il
« était parlé et écrit dès le onzième siècle dans ces
c< deux contrées et dans toute la vallée de la Loire. »
Il ajoute en note: « Le nom de dialecte ligérien nous
« parailrait parfaitement convenir à cet idiome, que
« la dénomination de normand renferme dans des li-
« mites géographiques trop étroites.» Malgré les dé-
fectuosités de son manuscrit. M. Luzarche a reconnu à
quel dialecte il fallait l'attribuer. Les signes distinctifs,
quoi qu'un ingénieux érudit ait voulu dire, ne sont pas
contestables; et, pour peu qu'on ait de lecture, on ne
se méprend pas. Ce n'était pourtant pas la lecture qui
avait manqué à Génin, mais une idée préconçue l'em-
pêchait d'admettre les différences et lui faisait insister
uniquement sur les ressemblances, soutenant qu'il exis-
tait en France, dans le douzième et le treizième siècle,
SUR LE PAPE GRÉGOIRE LE GRAND. 205
une langue comniune littéraire écrite par tout ce qui
écrivait. Il transportait ainsi à une époque antérieure
ce qui ne se fit que plus tard. Le procédé par lequel on
a détermina les dialectes est parfaitement légitime;
c'est 1 allot qui l'a imaginé, et qui, s'en servant, a porté
la lumière dans le chaos. Il prit les chartes dont le lieu
de rédaction est connu, dont la date est certaine : à
l'aide de ces documents authentiques il obtint un ta-
bleau des formes dialectiques; puis, cela étant dûment
constaté, il appliqua la mesure qu'il s'était ainsi pro-
curée, aux textes littéraires, aux poëines. aux chroni-
ques, aux ouvrages didactiques; et il put dès lors,
malgré les fautes des copistes et l'incertitude des pro-
venances, assigner le caractère de chacun. Ce travail
est fait et bien fait; on y doit compter, et la critique
peut s'en servir sans hésitation.
Dans la vaste étendue de territoire que Fallot assigne
au dialecte normand, voyons s'il est possible de signaler
quelques particularités qui approchent ou reculcn/
la Vie de saint Grégoire, de certains points de la con
Irée ligérienne. J'ai sous les yeux (dans la Bibliothèque
des chartes^ 3* série, t. V, p. 433) une charte d'un lieu
nommé Teillere, Teillere, aujourd'hui Tilliers, est dans
le département de Maine-et-Loire. La charte ne porte
point de date ; mais M. de la Corderie, qui l'a publiée,
en a assigné les limites avec beaucoup de précision :
elle appartient aux premières années du treizième siè-
cle (de 1200 à 1210). Elle est écrite en dialecte nor-
mand ; elle en a deux caractères essentiels : elle met ci
au lieu de oi, sel pour Sfu, sereient pour seroient; et
elle termine la 3* personne du singulier à l'imparfait
204 LÉGENDE
de l'indicatif, dans la première conjugaison, en ottaf-
fermot (aftiimait). Voilà les concordances générales;
mais voici les discordances parliculicres. La charte dit
tau pour tel : en tau menere (en telle manière) ; elle dit
quaucurique pour quelconque : en quaucunque loc (en
quelconque lieu) ; elle dit dau pour du : icele partie dau
fé de Tellere (icelle partie du fief de Tellere) ; elle dit
mas pour mais : mas à la parfm. Ces quatre formes sont
complètement étrangères à la Vie de saint Grégoire. Ce
n'est donc pas dans les lieux qui répondaient au dé-
partement de Maine-et-Loire que la leçon que nous en
avons a été rédigée.
Dans le même recueil (4* série, t. IV, p. 142),M.Mar-
chegay a publié quelques chartes de la Rochelle, qui
appartiennent à la prchiière moitié du treizième siècle.
Nous sommes encore dans l'Ouest, et par conséquent
nous trouvons en ces documents locaux les indices du
dialecte de l'Ouest. En effet le son ei au lieu de ai y est
constant : quei ^our quoi; horgeis i^our bourgeois; aveie
pour avoie (d'avoir); mei pour moi, etc. Je n'y ai ren-
contré aucun imparfait des verbes de la première con-
jugaison, de sorte que je n'ai pu vérifier si la règle nor-
mande y était observée. Mais ces particularités et d'au-
tres qui concourent sont suffisantes. Toutefois, la Ro-
chelle étant au sud-ouest de la région, le caractère
occidental doit être modilié dans ces chartes; aussi
l'est-il. Indépendamment des formes tau pour tel^ quau-
que part, pour quelque part, dau pour du qui y sont
comme dans le fief de Tcillere, j'y remarque liquaus,
la quaus pour le quel, la quelle; choiise pour chose (pro-
nonciation qui a envahi le français littéraire durant
SUR LE PAPE GRÉGOIRE LE GRAND. 205
:,out le seizième siècle, et qui est encore usuelle dans
le Berry); et surtout ogui, j'eus, recegui^ je reçus,
tiengui, je tins, formes qui sont tout à fait étrangères
au dialecte normand proprement dit, et qui ne sont
oas non plus dans la Vie de saint Grégoire,
A côté de la préposition avec, qui existait dans l'an-
cien français et qui est un mot composé, il y avait la
préposition plus simple o, qui était de même sens, et
qui, dans le dialecte normand, prenait la forme od.
Dans les chartes de la Rochelle, cette préposition est o&,
se rapprochant par là des dialectes de la langue d'oc,
où elle est ab. Les étymologistes s'accordent pour y
voir la préposition apud, qui, dans les bas temps de la
latinité, avait reçu la signification d'ûv^c. Ob est étran-
ger au poème publié par M. Luzarche. En comparant
la forme rocheloise ob et la forme normande orf, on re-
connaît que le b est la vraie lettre de l'étymologie et
représente le p, tandis i»;e le d normand est une alté-
ration du p ou 5 en d. v^ette remarque, fugitive en
apparence, va me servir aussitôt à défendre une éty-
mologie que je crois plausible, qui a été proposée avec
doute et qui a trouvé des contradicteurs fort habiles.
Il s'agit de notre mot preux (où Vx est un représen-
tant de Y s du cas sujet), ancien français preu ou pro^
féminin prode et prous ; Raynouard a indiqué probus,
sans davantage justifier son opinion. La justification
en est, je crois, dans du Cange : on y voit que les lati-
nistes du moyen âge, quand ils voulaient rendre les
idées de preux Q[ de prouesse, se servaient de probus
et de probitas. Une telle signification, étrangère à la
latinité classique, me oarait la preuve qu'une tradi-
206 LÉGENDE
tion s'était conservée d'une communauté primitive
antre probiis et preu^ sans laquelle il serait difficile de
concevoir comment le mot latin aurait pris si bien
'acceplion du mot français. Mais admeltra-t-on la
iransformalion du b en d? Les faits singuliers, inex-
plicables tant qu'ils restent singuliers, deviennent ex-
plicables, comme je l'ai dit bien des fois, quand un
cas analogue se présente. C'est ce qui arrive ici; et
ob, représentant de apiul^ et transformé en od^ est le
pendant de probus transformé en prod. De la sorte
tombe l'objection de M. Burguy, qui écartait ]9?'ote à
cause qu'un d ne pouvait succéder à un b. D'ailleurs
l'étymologie qu'il propose et qui est prudens, ne sa-
tisfait pas aux exigences de la langue d'oïl. Il serait
possible, en effet, que prudens^ ayant l'accent sur la
pénultième, eût donné prod^ comme infans a donné
enfe eiabb as j abbe. Uâis^ au cas régime, prudentem,
ayant l'accent sur la pénultièi^K, aurait donné prudent^
comme infantem donne enfant et abbatem abbé. Or
prod^ ne présentant jamais cette flexion, indique in-
variablement pour son origine un mot qui est dissyl-
labique ou du moins qui ne change pas d'accent en
changeant de cas. D'un autre côlé, probus^ sans équi-
valoir, est pourtant, dans la latinité classique, le seul
mot qui pût se prêter aux différents sens depro, prode,
p?'^Ma;, qui signifient : sans reproche, loyal, vaillant,
et, pour les femmes, chaste. Pn/f/<??i5 supporterait mal
une pareille extension ; on le trouve quelquefois pour
prod ou prodhomme dans la latinité du moyen âge,
mais beaucoup moins que probus; prudentia ^\\\\ou\
manque, tandis que probitas abonde pour prouesse.;
SUR LE PAPE GREGOIRE LE GRAND. 207
cepriiclens, bas-lalin, est dû, je pense, à ceux qui, se
laissant aller à une apparence d'étymologie et à une
portion de sens, rattachèrent procl b vrudens de la
latinité classique. 11 aurait une autorité ^cor l'antiquité
de l'usage est ici une autorité), si l'on pouvait comp-
ter sur un texte du septième siècle où il est employé
avec l'acception de prud'homme. Mais cette charte est
suspecte de supposition, dit du Gange ; et je n'hésite-
rais pas à regarder un pareil emploi de pmdews comme
une difficulté de plus contre l'authenticité.
Les difficultés seraient levées si nous n'avions affaire
qu'à la langue d'oïl. Mais les autres langues romanes ont
des formes qui nepeuvent être laissées de côté et qui exi-
gent un supplément d'explication. Leprovençal est fort
irrégulier : pro au régime masculin et au sujet pluriel;
pros au sujet masculin et au régime pluriel; mais
pros au féminin, sujet ou régime. M. Diez, en élevant
des doutes sur l'étymologie par probus^ a fait observer
(et c'est une objection irréfutable) qu'un adjectif ro-
man à une seule terminaison pour les deux genres ne
peut provenir d'un adjectif latin à deux terminaisons,
une pour le masculin et une pour le féminin. Le fémi-
nin pros doit venir d'un adjectif latin de la deuxième
classe. Ajoutez que l'italien prorfe, et non prodo, sug-
gère la môme conclusion. Entre l'argument que la
synonymie du bas-latin donne pour probus, et les dif-
ficultés qui viennent d'être soulevées, il no me paraît
rester qu'une issue : c'est qu'à côté de probus de la
latinité classique, au moment où les langues romanes
se formaient, on aildit aussi probis; à quoi un adverbe
probiter, cité comme un mot rare, a pu facilement
208 LEGENDE
conduire; car les adverbes de cette forme provien-
nent, dans la plupart des cas, d'adjectifs de la seconde
classe. En face du cl qui est dans le vieux français et
dans l'italien, 1'^ provençale ne peut ètic considérée
que comme l'équivalent de ce d; pros provençal est la
contre-partie de los français, qui, venant de laudem,
reproduit le d étymologique par une s. Ainsi les trois
langues se ramènent à une forme prod^ répondant à
produs pour le français, à prodis pour l'italien et le
provençal, et devant être pour l'un et l'autre rattachée
à probus.
Malgré cette longue digression, tout n'est pas fini
avec l'adjectif pr^Mo;; car c'est un mot plein d'anoma-
lies. Outre ce qui vient d'être remarqué plus haut, on
trouve un adverbe proeusement^ qui est bien de quatre
syllabes, comme le prouvent ces vers du Roman de la
Rose :
Si n'avés c'ung sol nuisement ;
Deffendés vous proi'wsenient (v. 19,958).
Il ne faut donc pas y voir une simple variante d'or-
thographe; la mesure du vers certifie la prononcia-
tion, ïl ne faut pas, non plus, y voir un caprice de
plume et une faute de langue; car cet adverbe existe
aussi en provençal : proosamen. Ceci est une exten-
sion qui garantit la forme, quelque singulière qu'elle
soit. En l'analysant, on aperçoit qu'elle suppose un
adjectif à deux terminaisons: proeus, proeuse, en lan-
gue d'oïl ; proos^ proosa^ en langue d'oc ; ce qui, remis
en latin, donne directement probosiis. De là découle
que de Y ndicclÏÏ probus, ou plutôt d'un substanliipro-
SUR LE PAPE GREGOIRE LE GRAND. 209
hii7n, Signifiant bien, bonté, vaillance, deux des lan-
gues romanes ont tiré un adjectif en osiis, comme fai-
saient les Latins eux-mêmes, par exemple, de probrurriy
prohrosiis. Cette détermination, sans montrer mieux
de quelle façon probus a pu devenir, dans une portion
du bas-latin, probis, confirme, par un autre côté, les
arguments qui raltachenti^r^wxà cet adjectif. Les con-
firmations qui viennent par une voie non cbePGhée
sont toujours précieuses.
Le changement du p ou & latin en rf ou î roman est
certain par ob et od; d'où j'ai conclu qu'il avait pu
is'effectuer aussi à l'égard de probus. Maintenant je
termine cette discussion en faisant voir qu'il s'y est
effectué réellement. Nous avons le motpowqui, tombé
en désuétude, est tout près de disparaître, mais qui,
dans le dix-septième siècle, était encore employé ;
J'ai prou de ma frayeur en cette conjoncture,
disait Molière ; et la Fontaine ;
L'un jura foi de roi, l'autre foi de hibou,
Qu'ils ne se goberaient leurs petits peu ni prou.
Dans l'ancien français ce mot s'écrivait pvot ou prod.
Mais je trouve un exemple où il est écrit proef. C'est
dans un écrit du douzième siècle, dans le poërne, si
remarquable, intitulé : La Vie de saint Tliomus le
marlir :
Car par tute la terre est proef manifesté
Que Tapostolie avez mult grannient lionuré,
E rigiise de Rume nurri e alevé (o. 80).
II. U
210 LÊfrENDE
La forme proef^ (\u\ d'orrl'mairc répond à prope, est;
ic! (l(''!erminéc par ie sens ; e(ie répond a probe : et
nous dirions en français moderne : est prou manifesté,
Proef csi h reproduction de probe; prod ou prot est
le même que proef; donc, dans probe lui-même, la
transformation du 6 en rf est établie par un exemple.
Du cas particulier qui s'est présenté sur le chemin
de la discussion relative au dialecte, il faut revenir au
point où elle était restée et reconnaître que notre Vie
de saint Grégoire esi écrite en normand, sans rien qui
rapproche particulièrement des bords de la Loire cette
composition. D'ailleurs, le nom de dialecte ligérien ne
seraitpassatisfaisant; car le grand fleuve qui traversele
milieu géographique de la France, n'est pas, au point
de Yue des idiomes, centre, mais frontière; le dialecte
normand atteignant jusque-là et n allantguôre plus loin
du côte du levant et du midi. Toutefois, si, faisant droità
ce que la proposition de M. Luzarche renferme de juste,
l'on voulait choisir une appellation moins étroite, on
donnerait au normand le nom de dialecte de l'ouest,
et, semblablement, au picard, celui de dialecte du
nord, au bourguignon, celui de dialecte de l'est ; le
midi étant occupé par la langue d'oc. C'est ensuite aux
chartes et aux pièces authentiquement locales à indi-
quer les subdivisions. Si sur ce point très-accessoire
je diffère avec M. Luzarche, je ne diffère pomt avec lui
sur l'œuvre qu'il a eu le mérite d'exhumer. Je ne la
juge pas moins intéressante qu'il ne l'a jn^^^e, supplé-
ment bien venu à notre vieille et oubliée littéraluro, lé-
gende curieuse sur l'ascétisme du moyen âge, poëine
qui rend, pour un poëme déplus, l' Allemagne etrAn-
SUR LE PAPE GRÉGOIRi: LK GUAM). 211
gleterre tributaires de nos inventions. Et, pour termi-
ner ce qui a ïaîî ^'objct de cet article, 1 âge du poëme
est très-rec lié, la lov^ du manuscrit de Tours est
normande, et le manuscrit lui-même est défectueux et
incorrect, comme on le verra plus au long dans la suite
de ce travail.
3, — Corrections.
C'est dans un manuscrit très-incorrect que, à ses
risques et périls, la critique doit surtout s'exercer;
je vais donc avoir à relever un bon nombre de
vers faux, de phrases irrégulières et de passages
peu intelligibles. Sans prétendre signaler minutieu-
sement les moindres erreurs, mon intention est
pourtant de poursuivre l'examen assez loin pour
faire voir l'insuffisance du manuscrit et le pouvoir
qu'a la critique d'y remédier dans une certaine me-
sure. A force d'y insister, j'ai fait mienne cette thèse,
qui veut que l'on traite les textes venus du moyen âge
d'après les mêmes principes que les textes venus de
l'antiquité, et qu'on ne regarde la publication telle
quelle des manuscrits que comme un travail indispen-
sable sans doute, mais simplement préparatoire à de
meilleures éditions. Cela en vaut-il donc la peine,
dira-t-on,etces poèmes, enfants d'une époque barbare
et d'un *^gede ténèbres, méritent-ils que l'on rappro-
che les variantes, cherche un sens, rétablisse une me-
sure? Une pareille objection, si elle était faite, se dé-
truirait par la contradiction iiiiplicite qu'elle renferme:
212 LEGENDE
OU ne publiez pas, si ce sont des compositions sans
valeur et sans intérêt; ou, si yous les publiez, mettez-
les dans l'état où elles puissent le mieux servir à l'his-
toire des lettres, à l'érudition, à la langue. La Vie de
saint Grégoire est un texte court et qui se prèle à une
épreuve de ce genre ; il est fîîcile d'en feuilleter les
pages, d'y signaler les altérations, de proposer les res-
titutions, qui sont sûres très-souvent ; néanmoins,
quelquefois le passage résiste, n'admettant que des
conjectures, ou même demeurant tout à fait désespéré,
et je le laisse soit à la comparaison de manuscrits
meilleurs, soit à quelque critique mieux inspiré; car
il arrive que ce qui échappe à l'un soit aperçu de l'au-
tre. En voyant passer sous leurs yeux une suite de pas-
sages qui réclament correction, les lecteurs ne doi-
vent pas en rapporter la responsabilité à M. Luzarche.
Dans tout cela, j'ai affaire, non avec lui qui a mis la
main sur un texte curieux et qui l'a publié pour la pre-
mière fois, mais avec le scribe du treizième siècle,
qui a semé mainte faute en sa copie.
M. Luzarche ne s'est servi du manuscrit de l'Arse-
nal que pour combler une lacune du manuscrit de
Tours ; il n'entrait pas dans son plan de faire davan-
tage; mais, à moi, l'indication de ce manuscrit de
l'Arsenal est un véritable service; car, c'est justement
la révision du texte que j'essaye, et quoi de mieux venu
pour ces essais de correction que la comparaison avec
un manuscrit indépendant de celui que l'on critique?
Or ici l'indépendance est complète; car le manuscrit
de l'Arsenal n'est pas dans le môme dialecte que celui
de Tours. A la vérité, une circonstance diminue nota-
SUR LE PAPE GRÉGOIRE LE GRAND. 213
blement l'utilité de ces textes parallèles; c'est qu'ils
ne sont pas la reproduction exacte l'un de l'autre,
sauf plus ou moins de correction. Dans le remaniement
que subissait un poème pour devenir, comme ici, de
normand picard, ou de picard normand, des rimes
sont changées, des vers sont substitués, des passages
sont allongés et d'autres sont écourtés. C'est ainsi que,
pour citer un exemple, dans le manuscrit picard, les
vers malins où le pécheur représente à Grégoire les
dangers de faire pénitence au milieu du monde et l'en-
gage à s'ensevelir dans un lieu solitaire n'ont point
d'équivalents. Pourtant, en beaucoup d'endroits, les
deux leçons se correspondent, et là elles se prêtent
un secours mutuel qu'on ne peut négliger pour arri-
ver à l'émendation du texte.
Avant de passer outre, un mot sur les accents.
M. Luzarche en met, et il a raison : c'est la méthode
que suit la Commission de \ Histoire littéraire de la
France; et elle s'en trouve bien, rendant ainsi la lec-
ture plus facile et le sens plus clair, et déterminant la
prononciation là où l'on p. ut la déterminer sûrement.
Mais il faut que les accents soient bien placés ; autre-
ment, au lieu d'être une aide, ils nuiraient. Au début
de la publication des textes du moyen âge, il s'était
établi, à cet égard, quelques mauvaises habitudes dont
les traces sont apparentes dans la Vie de saint Gré-
goire. Ainsi, p. 56, dans le vers :
Li abés s'aprisme ei batel,
l'accent doit être effacé, ïe est muet, ainsi que dans
214 LÉGENDE
vingt autres passages où ce mot est sujet; tandis quo
p. 57, dans le vers :
Il gela à Tabé un ris,
l'accent est bien placé, ïe n'est pas muet. Mais peul-
être medira-t-on : Comment savcz-vous cela, puisque
les manuscrils ne connaissent pas les accents? La pro-
nonciation moderne neporte-t-elle pas à croire que Ve
final doit être, dans tous les cas, fermé? Et n'est-ce
pas une asserlion gratuite que de distinguer ainsi, par
l'accent, le sujet et le régime? L'assertion n'est point
gratuite : lefail, qui n'aurait pas été soupçonné, est
mis hors de doute par les vers. Dans le mot en ques-
tion, quand, étant sujet, il est placé à la fin du vers,
ou, dans les chansons de geste, à l'hémistiche, la syllabe
finale ne compte pas ; donc elle est muette. Il en faut
dire autant de enfe^ sujet de enfant^ des adverbes sem-
pres et endementres, sur lesquels M. Luzarche met un
accent. Quant aux trois vers suivants :
Le tonel à vostre hués preïmes ;
(p. 37.)
Par jité ne par rien que il face ;
(p. 47.)
S'aidier me vues ne tant ne quant;
(p. 49.)
il y faut effacer les accents, et lire hues, jue, et vues
On sait que d'ordinaire nos aïeux représentaient par
ne le son que nous représentons aujourd'hui par eu;
hue, ou, mieux, ue, signifie besoin, service; JMd est
ieu ; vues est [tu] veux.
Maintenant, déchargeant M. Luzarche de toute res-
SUR LE PAPE GRÉGOIRE LE GRAND. 215
ponsabilité, venons au manuscrit. Quand il s'agit de
vers, il faut, pour corriger, avoir toujours présent à
l'esprit que les trouvères ne se trompent jamais sur le
nombre des syllabes, et, quand il y a hémisticlie, sur
riiémistiche. Cela posé, toutes les fois qu'un vers est
faux, c'est au copiste qu'on doit l'imputer. Or,
beaucoup de vers sont faux dans le manuscrit de Tours.
P. 5 :
Mais ce li avint molt bien.
Ce vers n'a que sept syllabes; mettez ice au lieu de ce,
P. 4:
Avint à cestui Grégoire;
même faute; lisez icestui. P. 4 :
Quar à grant duel [deuil] leur vertit;
lisez quar à moult grant duel... P. 5 :
Ele remeint sens aïe,
lisez : e ele... P. 6 :
As mains se grate e descire,
lisez : e se descire. P. 8 : La sœur reçoit innocemment
les caresses peu innocentes de son frère ; elle ne croit
pas qu'il y ait aucune mauvaise amitié :
E neporquant ne lui dofuit
Ne de sa boche ne son desduit.
Le second vers a une syllabe de trop. Il serait aisé de
corriger en tMant de. Pourtant je doute que ce soit la
vraie correction. Defnit, c'est defwjit; et, vu le sens de
216 LÉGENDE
ce verbe, j'aimerais mieux une modification plus
grande. Je lirai donc :
Ne lui defuit
Ne de boche ne de desduit.
Le diable, p. 10, croit les avoir fait siens :
Qu'en enfer les peûst lacier,
Ensemble o lui trabuchier.
Lisez : e ensemble; ce qui est nécessaire pour la me-
sure et pour la liaison. P. 11 :
Dont demande à sa seror ;
encore une syllabe de moins; meltez donc il. P. 11, la
sœur, gémissant sur sa faute, dit :
Molt fu temtée en celé ore.
Deux restitutions se présentent ; ou bien :
Molt fu je temtée en celé ore ;
ou bien :
Molt temtée fu en celé ore.
L'hiatus était admis dans l'ancienne poésie, avec rai-
son selon moi, dans les cas, fréquents du reste, où il
n'a rien de dur à l'oreille. Quant à temtée, Ve muet,
dans des combinaisons de ce genre, devant une con-
sonne se faisait entendre et comptait toujours. P. 14 :
Quant il oï le comendement;
il est de trop pour la mesure ; supprimez-le. P. 15, le
vassal, voyant son seigneur à genoux devant lui, dit
Je sui vostre om ; ne deûssés
Ensi vos mètre à mes pies.
SUR LE PAPE GRÉGOIRE LE GRAND. 217
Le second vers est trop court ; il faut le lire ;
Enf'i mètre vos à mes pies.
Dans la p. 19, je trouve trois vers faux :
Puis a sa feme apelée.
Lisez : puis ail,.. Un peu plus bas :
Por nul grant gaing ne por perle;
dans les anciens textes ce n'est pas gaing, c'est gaaing^
dissyllabique, qu'on rencontre ; et gaaing, en effet, ré-
tablit levers. Et enfin :
Quant plot à Deu, le rei celestre,
Que la dame ot delivrement
Donc fu nés tôt veirement
Saint Gregoires, cil fors pecheres,
il faut d'abord lire dont, au lieu de donc: le delivre-
ment du quel; puis on ajoutera ci, de la sorte :
Dontfu nés ci tôt veirement;
et le vers sera devenu régulier. Je m'arrête; car je ne
suis encore qu'à la page 19, et il y en a 118. On voit
combien le manuscrit est fautif; mais les exemples de
restitution que j'ai donnés suffisent pour indiquer au
lecteur qui s'intéresserait à ce genre d'exercice, la faci-
lité de réparer les omissions et les inadvertances du
vieux copiste. Avec un peu de lecture cela est très-
facile.
Il est d'autres sujets de remarque. P. 4;
Sainte escriture nos reconle
Qu'el lens anlis esteit un cent'*
En Aquitaine rencontrée.
218 LÉGENDE
Le manuscrit picard donne ainsi ces trois vers;
Sainte escriture nous reconte
C'au tans ancien ot ja lui conte
En Acuitaine la conlrt'e.
Ce texte est plus correct que le précédent. Conte est
un régime dont le sujet est cuens. Dans le manuscrit
de Tours, avec le verbe être, il faudrait le sujet, tandis
que, dans le manuscrit picard, avec le verbe avoir, il
faut le régime. A la vérité, on peut dire que les trou-
vères, pour peu que la rime les presse, n'bésitent pas
à faire un solécisme et à mettre un régime pour un
sujet. La chose n'est pas contestable, et les exemples
en sont assez fréquents pour l'établir. Cela se conçoit,
et rentre dans les licences poétiques poussées alors,
dans une langue dont la grammaire flottait, jusqu'à
de véritables abus. Qu'il mit mens ou comte, deux
formes employées, bien qu'en des usages différents,
le trouvère était compris^ et la rime faisait passer par-
dessus la faute. Il ne faut donc pas, quand, à la rime,
un régime esl à la place d'un sujet, s'évertuer à corri-
ger, sauf en des cas comme celui-ci où le manuscrit
est mauvais, où un autre manuscrit donne une meil-
leure leçon, où la correction se présente de soi. Lisez
donc :
Qu'el tens antis aveit un conte.
Cette obligation de respecter un solécisme à la rime
fait qu'il n'y a rien à tenter pour ces vers, p. 45, où
la femme du pêcheur injurie Grégoire en querelle avec
son fils :
SUR LE PAPE GRÉGOIRE LE GRAÎs'D. 219
Uns avolres e uns cliailis, •
Que a demandé à mon lîls?
Tnr povres, uns las, uns mendis
Qui n'a amis en cest pais :
Bien sai qu'en la mer Irovés lu.
Fils au sujet, fil au régime; il faudrait donc ici à mon
fil, mais la rime s'y oppose. J'ai clierclié ce que le ma-
nuscrit picard avait fait de ce passage. Au lieu de six
vers, il n'en a que quatre :
Cuivers, aoutres, fel cailis,
Tu n'as parent en cest païs;
Ains fus trovés corne un caiel;
De coi te fais tu damoisel?
Il faut donc laisser fils bien que régime; c'est la ré-
daction même du trouvère, et le picard ne suggère
rien; mais, dans ce texte picard, je fais remarquer au
lecteur caiel^ qui représente catelhis (jeune chien) ; il
est fâcheux que nous ayons perdu cette expression qui
a l'avantage de la précision. Toutefois, même à la
rime, voici un vers où je ne puis laisser ^Z^:
Elle lur roe [demandel isnelement
Qu6re un bersoil bel et gent,
Où puisse coucher son fis,
Qui encore iert assés petis.
(P. 21).
Ici on est autorisé à chercher, car le vers a une syllabe
de moins, et la correction est très-facile :
Où bien puisl se coucher sis fis.
Le vers précédent est fautif aussi, et il ïixul lire-
220 LÉGENDE
Un bersoil quere bel et gent.
Enfant au sujet est une ftuite; pourtant cette faute
semble être dans le vers, p. 41:
De lui dient petit e grant
Que molt ierl ja bel enfant.
Faut-il l'accepter parce qu'elle est à la rime? Mais le
vers est boiteux; une syllabe y manque, restituons-la
et la faute disparaîtra :
Que molt i ot jà bel enfant.
Y avoir en cet emploi est commun : moult i a bon cheva-
lier^ c'est un bon chevalier, il y a pn lui l'étoffe d'un
bon chevalier. La faute est inverse, p. 46 :
Que à nul home ne desist
Dont l'argent à Tentes ve/ îst.
Mais ici rien ne gêne pour obéir à la grammaire. Le
solécisme est le fait du copiste, et on lira :
Dont l'argent à Tenfant venist.
Revenant sur les vers qui ont conduit à cette digres-
sion, je ne puis laisser antis sans remarque. L'adjectif
untiqims, qui donnait dans le provençal antic^ dans
l'espagnol antiguo, dans l'itahen antico^ avait subi
dans la langue d'oïl une modification particulière. On
y disait antif, et au féminin aiitive ou antie^ comme si
l'adjectif latin était antivus. Antis était réservé pour le
sujet masculin singulier ou pour le régime pluriel
Quel tens antis est donc fautif, et il faut mettre el tens
antif. Peut-être môme est-ce une inadvertance de lec-
SUR LE PAPE GREGOIRE LE GRAND. 221
lure qui aura fait prendre l'fdu masculin pour un s.
Le texte picard, bien que plus correct, suscite une
observation : Ancien y est fait de deux syllabes ; or,
dans tous les textes que ma mémoire a conservés, an-
cien est de trois syllabes. Faisons- le donc de trois syl-
labes, et supprimons le ja qui est parasite :
C'au tans ancien ot un conte.
Dans ces mêmes vers dont j'ai tant de peine à sortir,
le mot encontrée m'a frappé ; il est répété plusieurs
fois, et toujours employé au lieu de contrée qui ne se
trouve jamais dans le texte publié par M. Luzarche.
Le texte picard, au contraire, ne connaît pas encon-
trée, et ne se sert que du simple, contrée. Le manu-
scrit de Tours est une autorité médiocre pour faire
admettre un mot qui, à ma connaissance, du moins,
n'a pas encore été rencontré ailleurs. Cependant, je
ne crois pas qu'on doive le rejeter. Ce qui me porte à
le recevoir, c'est d'abord un fait direct qui en prouve
l'exislence dans le domaine roman; le provençal, le
catalan et l'ancien espagnol ont, dans le même sens,
encontrada; puis c'est l'analogie d'un mot composé
de même : enclostre (couvent, monastère), se pré-
sente plusieurs fois, dans notre texte, il est com-
posé, par rapport à clostre (cloître), exactement de
la môme manière que encontrée l'est par rapport à
contrée. Mais, objectera-t-on, si le manuscrit de Tours
vaut peu pour autoriser encontrée, comment vaudra-
t-il davantage pour autoriser enclostre? Il y aurait, en
effet, lieu d'iiésiter; mais enclostre est dans le texte
picard ;
222 LEGENDE
Et à l'endoistre as lelres mis.
Ce vers est, dans le manuscrit de Tours sous cette
forme :
Li abes Ta (Grégoire) en conrei pris,
E en la closlre à letres mis.
Et un peu plus loin, p. 46 :
E ariere en la cioistre ala.
Voilà cloistre deux fois féminin, ce qui me parait inad-
missible; aussi, suis je tout disposé à porter ici, dans
le manuscrit de Tours, la leçon du manuscrit de l'Ar-
senal, et à lire deux fois, au lieu de la cloistre^ Ven-
clolsUw Encloistre est dans Rois^ 250.
Le père mourant, et recommandant sa fille à son
fils, regrette
Que en son vivant ne l'ait mise
0 sa biauté fust bien assise.
(P. 5.)
0 représente d'ordinaire la particule disjonctive mit;
mais ici c'est l'adverbe de lieu ubiqu'û faut; cet adverbe
est en normand u, et dans les autres dialectes ou. Le
texte picard a :
Où sa biautés fust bien asjse.
Dans le texte normand, il faut sans doute mettre :
U sa biauté fust bien asise.
Le diable, rennemi, toujours aux aguets, souffle au
cœur du frère une passion criminelle :
E le frère li eiieniis
ue la seror si fort niespris,
SUR LE PAPE GRÉGOIRE LE GRAND. 225
Qu il ne Inira, par nul plait.
Ne por péché ne por mesfait,
Qu'il ne face, selon son aise,
De li sa volenté mauvaise.
(P. 8.)
Les deux premiers vers sont inintelligibles , je cor-
E le frère a li eiiemis
De sa seror si fort espris...
correction très-certaine, et que je trouve d'ailleurs
justifiée par le manuscrit de l'Arsenal, où je lis:
Viers sa seror si fort espris.
La passion incestueuse était ignorée de la jeune
fille :
La pucele n'en saveit rien,
Qui dot que ce fust par bien,
Quand sis frères li conjoeit.
J'avoue que ce passage m'a donné bien de l'embarras ;
tachant d'interpréter le texte que j'avais sous les yeux,
et dont le sens général est évident, je prenais dot pour
le subjonctif du verbe douter^ ce qu'il peut être en
effet; mais, de la sorte, la construction devenait im-
possible ; car pourquoi un subjoncliC? Alors je songeais
à remplacer (jui par que^ conjonclionqui, suivie du
siibionetif, uuiait pu signifier: si bien quelle doute.
Muis ce présent n'était pas en rapport avec les autres
temps, et le membre de phrase subordonné se liait
mal avec ce qui le précédait. Je cb(3rchais bien loin ce
qui était bien près. Rapprochez les deux mots qui et
224 LÉGENDE
dot; faites-en un seul mot, et vous aurez quidot ou
cuidot , qui est la Iroisicine personne de l'imparfait
normand du verbe cuider [penser] . C'est ainsi que la plus
simple des remarques, en des cas privilégiés, suffit
à faire disparaître ce que les érudils du seizième siè-
cle, dans leur effroi, nommaient monstrum lectionis.
Quand le frère vient trouver la sœur dans son lit,
elle est saisie d'angoisse et de honte :
Saillir vost sus, pour faire noise;
Mais si la baise e si l'acole.
(P. 9.)
Le texte picard n'a pas manqué à mettre une bonne
rime, et le second vers y est :
Mais cil Tadouce et si Tacoise.
Il n'est pas douteux qu'il faille prendre à ce texte cily
et lire dans le manuscrit de Tours ;
Mais cil la baise...
Cela reconnu, en est-il de même de la rime, et doit-on
profiler de la leçon si facilement fournie par le ma-
nuscrit de l'Arsenal? Je n'ose l'affirmer. J'ai rapporté,
p. 194, des passages où l'assonance et non la rime
est employée. A ces passages, joignons celui-ci, et on
seia tenté d'y voir, non une faute de copiste, mais la
trace de la versification primitive suivant laquelle la
Vie de saint Grégoire avait d'abord été composée. Une
lecture plus minutieuse m'a encore fourni deux autres
cas d'assonances :
SUR LE PAPE GREGOIRE LE GRAND. 225
En chambres, o la voslre dame;
Quar, quant vent (vient) à la par some...
(P. 61.);
et
E vos veez lur maies veies,
E veez lur griés félonies.
(P. 92.)
Je sais que, dans le premier de ces deux derniers
exemples, au lieu de dame, on pourrait dire dome^ qui
se trouve aussi; mais il ne se trouve que dans des textes
écrits très-loin des domaines du dialecte normand.
Quant à veies et félonies^ aucun changement plausible
ne pourrait y rétablir la rime. Ainsi l'assonance perce,
en maint endroit, à travers le remaniement, et témoi-
gne que la composition primordiale remonte aux plus
anciennes époques de la poésie en langue d'oïl.
Quand la sœur sent qu'elle est enceinte, son chagrir.
est extrême.
E tant en fu sis cors pensis,
Qu onques n'i ot ne joi ne ris;
A Ten par fu ensi marie,
Que ne li chaleit de sa vie.
(P. 40.)
Sans parler du second vers, qui ne peut rester tel qu'il
est, attendu que joi s'ôcrit toujours joi^, et qui, si on
lit joie, prend une syllabe de trop; sans parler, dis-je,
de ce second vers, qu'il faut corriger en
Qu'onques n'ot ne joie ne ris,
le troisième est inintelligible, mais la restitution saute
aux yeux; c'est de mettre:
Ele en par fu ensi marie.
15
226 LÉGENDE
Par man^,très-marrio,lrès-ninigée. Ce n'est pas le seul
endroit où le pronom ele asi l'occasion de fautes pour
le copiste :
Ele fu joiose del cornant.
(P. 19.)
Quar ele ne pot aveir meilor,
(P. G8).
Ces deux \ers ont chacun une syllabe de trop. On y
remédie en lisant el au lieu de ele; « Il est permis, dit
M. Burguy, Gramm.,i, I,p.l27,danstouslesdialcctes,
de supprimer le second e et d'écrire el. » Ailleurs, la
femme du chevalier, dont le bon conseil sauve les deux
jeunes gens, s'adresse à la sœur:
Dame, fait il, por Deu le grant...
(P. 20);
et plus loin, la sœur, venue auprès de la bière de son
frère, témoigne une violente douleur :
Il vosist miaus morir son duel;
Quar quant il veit son frère mort,
Molt prise petit son confort.
(P. 30.)
Ce que nous venons de rappeler montre qu'au lieu de
il il faut lire el, sans être arrêté par ce que dit M. Bur-
guy au môme endroit, qu'on trouve quelquefois ile et
iZdans la Picardie; car notre texte n'est pas picard.
Sur des paroles du ficrc, la sœur, qui vient d'an-
noncer sa grossesse, exprime la crainte qu'il ne veuille
mahurfitre
Le fruit que Dcus a en il mise;
SUR LE PAPE GREGOIRE LE GRAND. 227
mais le frère repousse bien loin une pareille intention
et dit:
Je ne vois mie, se pencliant,
Meillor conseil ai je Irové;
Se Deus le nos a destiné.
(P. 13.)
Au premier abord, cela semble inintelligible; mais
changez la ponctuation; au lieu de se, écrivez ce, de la
sorte :
Je ne vois mie ce pensant ;
et vous avez un texte clair et correct, que vous tradui-
sez par : je ne vais mie pensant cela. Je vois est une des
anciennes formes dialectiques, pour je vais, comme
je fois pour je fais. C'est ainsi que, un peu plus loin
(p. 15), une apostrophe de trop embarrasse tout un
passage :
Quant li frans om lur ot se d'ire ;
lisez ce et dire : leur entend dire cela. Et un peu plus
loin encore (p. 18), une virgule de moins empêche de
comprendre ; quand le frère se décide au pèlerinage
de Jérusalem, les vassaux font, s'il n'en revient, sûreté
du fief à la sœur ; il faut donc mettre, avec une vir-
gule :
Seûrlé font à la seror,
S'il ne revient, d'icele enor,
et non, sans virgule :
S'il ne revient d'icele enor;
ce qui dirait tout autrp chose.
228 LÉGENDE
Le vassal, s'affligeant de l'affliction ae son suzerain,
s'écrie :
Molt ai grant ire, ce peis mei
Tel duel que démener vos vei.
(P. 45.)
Peis, qui serait une première ou une seconde per-
sonne, n'a rien à faire ici : il faut lire très-certaine-
ment peise à la troisième personne; mais alors le vers
n'y est plus. On remplacera ce par e; et, comme peser
était un verbe qui se conjuguait impersonnellementavec
le régime direct de la personne qui était fâchée (c'é-
tait le sens de peser), et le régime indirect de la chose
qui fâchait: on lira ces deux vers :
Molt ai grant ire, e peise mei
Del duel que démener vos vei;
le copiste a pris ciel pour tel.
La mère fait mettre dans le berceau quatre marcs
d'or, six marcs d'argent et des èloffes précieuses; et,
dans des tablettes qu'elle y joint, elle recommande à
celui qui trouvera le petit enHant, de le faire élever et
de l'envoyer à l'école; puis elle ajoute :
Se chatel doins à Tenfant
L'or e le paile reluisant,
Les tables gart qui sont d'ivoire
Où est écrit de lui l'estoire.
Por Deu le grant, itant de tens
Que apris ait auques de sens,
Quant des letres auques saura,
Idonc les tables conoislra.
(P. 25.)
Ce passage est très-altéré; aussi n'est-il pas étonnant
SUR LE PAPE GRÉGOIRE LE GRAND. 229
que M. Luzarche n'ait pu le ponctuer. En voici la res-
titution avec la ponctuation :
Tout cechatel doint à l'enfant.
L'or e le paile reluisant;
Les tables gart qui sont d'ivoire,
Où escrite est de lui Testoire,
For Den le grant, itant de tens
Que apris ait auques de sens.
Quant de letres auques saura,
Idonc les tables conoislra.
C'est-à-dire : que celui qui trouvera l'enfant lui donne
tout cet avoir (chatel, aujourd'hui cheptel^ de capitale),
l'or et le paile reluisanl; qu'il garde les tablettes où l'his-
toire de l'enfant est écrite, jusqu'au temps où l'enfant
aura acquis quelque instruction; quand l'enfant saura
lire, il prendra connaissance des tablettes.
La sœur, ayant ordonné d'exposer l'enfant dans un
bateau, se lamente :
0 Hai tant de mal fait en ma vie,
« E ores porpens tiel félonie;
« Puis auta Deu qui garde en seit
« E là où il bien ait lenveit. »
Cil emplissent son talent.
Cela qui est obscur deviendra clair si, retranchant des
guillemets, changeant la ponctuation, rectifiant deux
mots et restituant un vers, on lit :
« liai tant de mal fait en ma vie,
« E ores porpens tiel félonie. »
Puis aura Deu, garde en seit,
E là où il bien ait Tenveit.
Cil aemplissent son talent.
Awr^r est la forme normande pour aorer (adorer); mais,
230 LÉGENDE
cemot de trois syllabes étant introduit, il faut, pour que
le vers y soit, retrancher qui, lequel, dans tous les cas,
devrait être que. Un que ainsi placé peut toujours être
sous-enlendu; l'ancienne syntaxe le permet. Quant au
derniers vers, qui est boiteux, aemplissent est fourni
par le manuscrit picard.
Jusqu'ici tout s'est rectifié sans peine; les correc-
tions se présentent de soi; et le lecteur a pu recon-
naître que l'on aurait bien tort de prendre le texte si
fautif du manuscrit pour un échantillon de grammaire
et de versification, et d attribuer à la langue ce qui est
uniquement le fait du copiste; mais, en suivant les
pages, j'arrive à une difficulté que je n'ai pu lever.
La dame gist en sa gesine,
Nenoit ne jor sis duels ne fine;
Quar de Tenfant a tel dolor,
E del péché sigrant poor,
Ne puet estre, por nuie rien,
Que enelaint sor tote rien.
(P. 26.)
Qu'est ce mot enetmnt? Bien entendu, j'ai recouru au
manuscrit picard, qui a :
Car de Tenfant a grant dolor,
Et del pecliié a jurant paor,
Que mais n'en puist estre conrois
Qu'ele ait son cuer lié nule fois.
Le texte picard est clair, correct, indique le sens gé-
néral, mais ne suggère rien. La faute du copiste et la
correction du critique sont renfermées entre quatre
syllabes, les quatre dernières du vers étant hors
du débat; et pourtant les combinaisons ont beau être
SUR LE PAPE GREGOIRE LE GRAND. 231
limitées, je ne devine pas le vrai texte sous le faux ^
Je ne m'arrôte pas à celte énigme, ou, si l'on veut,
à cet échec, ni ne renonce à la révision complète du
texte du manuscrit de Tours, révision qui me lient à
cœur comme démonstration, par le fait et par l'exem-
ple, des efforts qui se peuvent tenter, et je continue à
relire, après le vieux copiste, une copie que certaine-
ment il n'a pas relue. Je passe un bon nombre de pe-
tites fautes qui se corrigent sans peine, signalant seu-
lement, p. 27 :
Un matinet, en ains jornée;
écrivez en un seul mot ainsjornée, qui correspondrait,
si nous l'avions, au mot avant-journée; et je viens à ces
six vers, qui demandent quelque remède :
Quant li sires le duel enlenl
Que demeneit si asprement
La dame, il devant ii vindrent,
Rapaisent la e si li disrent :
« Dame, cis inaus fait à celer;
a Gardés n'en orent plus parler, t
C'est le chevalier et sa femme qui conseillent à la sœur,
livrée à une excessive douleur, de ne rien ébruiter. On
remarquera que le troisième vers n'y est pas, et que
le dernier est ininlclligible; c'est orent qui cause la
difficulté; qu'on y substitue oent du verbe ouir, et dès
lors tout se rétablit sans peine :
* On pourrait conjecturer: queelne Vaint, qu'elle ne l'aime [le pé-
ché). La lorme ainl au sulijonctif est connue; mais alors comment
expliiiucr P^irloUrieu? Voy. pourtant plus loin, p. 250.
232 LEGENDE
Quant li sires le duel entent
Que (la sœur du chevalier) demeneit si asprement,
La dame e il devant li vindrent,
Rapaisent la, e si lui disrent :
« Dame, cis maus fait à celer;
« Gardés n'en cent plus parler. »
« Prenez garde qu'on n'en entende plus parler. » En
joignant dans cette traduction a en\e\erhe entendre,
déjà si lourd, j'ai regretté que nous eussions perdu,
dans notre langue nmoderne, la plupart des temps du
verbe ouir.
Quand la sœur, ayant succédé dans le fief à son frère,
refuse la main d'un duc qui la recherche en mariage,
celui-ci veut la contraindre parla guerre
[dons commense en el pais
A chevaucliier li ennemis;
Contre la dame est molt grant guerre
Tuit li destruit sa terre;
Sa ost banir e lost mander
Quanque il poeit amener,
Destruit le pnïs déserté,
La dame tint en grand povreté.
(P. 32.)
Passage très-maltraité par le copiste; le sixième vers
manque d'une syllabe; le quatrième manque de deux;
et le huitième en a une de trop; le cinquième n'a le
compte qu'en apparence : sa ost doit se lire s'ost, Va
féminin des pronoms possessifs s'élidant comme celui
de l'article; enfin tuit est le sujet pluriel de tout, et n'a
que faire ici. Ces remarques mises en avant, je rétablis
le passage, et le lecteur, familiarisé avec ce genred'exer-
ciccs, saisira sans peine la raison des corrections :
SUR LE PAPE GRÉGOIRE LE GRAND. 235
Idons comense en cel pais
A chevjiucliier li ennemis;
Contre la d;ime est inolt grant guerre.
Qui tôle 11 destruil sa terre,
Fist s'ost banir e lost mander,
E quanque il poeit amener;
Destruil le pais et déserte,
La dame tint en grant poverte.
Déserter veut dire rendre désert, et poverte existe à
côté de povreté. La correction est sûre en soi et n'aurait
f)as besoin d'autre preuve. J'en ai d'ailleurs une irré-
cusable : c'est le manuscrit picard, qui a :
Que si le degaste et déserte,
Car moull le met en grant poverte.
Au lieu de la préposition o (avec), le copiste a mis
quelquefois, par erreur, ^, qui est la forme normande
de et :
Quant le bastels s'aleit guaucrant [voguantl
E le tonel e o renfant
(P. 53);
lisez 0 le tonel; et en môme temps lisez H bastels et
salot. Quand Grégoire emporte le duc blessé, il est
dit:
Mais Grégoire forment s'enfuit
E le baron que il emporte;
lisez encore o le baron.
L'enfant est trouvé par l'abbô :
Molt i et bêle créature,
Qui de lui eusse pris tare.
(P. 56.)
234 LEGENDE;
Eiisse TïG peut ôtre conservé; il est à la première per-
sonne, et c'est la troisième qui est nécessaire. On re-
fera donc le vers ainsi :
Qui de lui eiist prise cure.
Ces deux vers signifient: il y eut en lui belle créature,
pourvu que l'on en prît soin; qui, ainsi employé, a le
^ens de si Von; on s'en est servi pendant toute la
■durée de la langue, jusque dans le dix-septième siècle,
où l'on en trouve des exemples. CIrif'flet, dans sa Gram-
maire, p. 154, en donne la règle et cite celte phrase :
«L'on ne saurait les faire obéir, qui ne les bat rude-
<( ment. » La Fontaine n"a pas dédaigné cet archaïsme :
Bonne chasse, dit-il, qui Taurait à son croc.
(V, 8.)
îl est bien dommage qu'une tournure si vive et si preste
tombe en désuétude.
Le pêcheur envoie l'enfant à l'abbé pour qu'il le fasse
baptiser :
E si Tenveie à don abé,
Qu'il le fasse crestieiité
E son nom meLtre à Tenfant.
(P. 39.)
Le troisième vers a une syllabe de moins, et, dans
le second, crestienté n'est pas employé comme il de-
vrait l'être. La crestienté signifiait la religion chré-
tienne, la foi chrélienne; cresliener signifiait rendre
chrétien; il faudrait donc ou lire :
("•
Qu'il le fasse crestiener;
SUR LE PAPE GRÉGOIRE LE GRAND. 27,5
mais alors la rime ne serait pas exacte; ou lire :
Qu'il li fasse crestienté,
locution dont je ne connais pas d'exemple. Il vaul
mieux suivre le manuscrit picard, qui a :
Que il li doinst crestienté
E mete son nom à Tenfant.
Grégoire, bien qu'élevé parmi les pêcheurs, ne dé-
ment pas sa haute origine :
Il retrait bien à son lingnage,
Il ne fu feels ni estons,
Eins fu umils e pius e dous.
(P. 41.)
Feel^ ou, comme nous disons aujourd'hui, féal^ vient
de fidelis; il ne convient donc ici en aucune façon. Le
mot qui convient est /<?/s au sujet, félon au régime. Le
manuscrit picard donne :
Il ne fu pas fox ne eslous.
Fox ne vaut pas /e/; mais nous lui prendrons ^jas, pour
compléter le vers de la sorte :
Il ne fu pas fels ne estous.
On changera aussi umils en umles, qui est en effet la
leçon du manuscrit picard.
Un malin, Grégoire jouait avec les fils du pêcheur:
Car il avint, si cum il dut,
Quant Grcgoires de xv ans fut,
Que, un malin, alajorner,
Par une feste déporter.
Entre les fis al pechcor.
256 LEGENDE
Grégoire, par grantvalor,
Querent à le esbaneier.
(P. 42.)
Ainsi écrite et ponctuée, la phrase n'est pas inlelli-
gihle. Il y a là une locution difiicile qui, une t'ois expli-
quée, remet chaque chose en place : c'est Temploi de
entre. Il ne faut pas interrompre la construction par
un point après pecheor; et il laul ajouter <? devant Gre-
fjoïre (ce qui d'ailleurs est nécessaire au vers, man-
quant sans cela d'une syllabe). On a dès lors la locu-
tion : entre les fis al pecheor e Grégoire^ qui signifie :
c< tant les fils du pêcheur que Grégoire. » Entre or et
argent il a une somme considérable, c'est-à-dire tant
en or qu'en argent; ou bien cet exemple-ci, emprunlé
à un ouvrage du treizième siècle : « Et la comtesse de
Japhe fu en Jérusalem, entre lui (elle) et son mari cl
ses chevaliers » (tant elle que son mari et ses chevaliers
(Continuât, de G. de Tyr, p. 26); ou bien encoie ces
vers du sire de Couci :
Et je cuit bien, au mien espoir,
Que entre merci et beauté
Jà sont pour moi desassemblé,
(IV.)
c est-à-dire que merci, aussi bien que beauté, sont sé-
parées pour moi; ou enfin cette phrase de Joinville :
« Monseigneur Imbert de Biaujcu estoit au dehors de
l'ost, entre li et le mestre des arbalestriers » (p. 217,
édition Daunou), c'est-à-dire lui et le maître des arba-
létriers. Cela posé, on lira por au lieu de par^ se esba-
neier au lieu de le esbaneier, et à l'ajorner au lieu de
SUR LE PAPE GRÉGOIRE LE GRAND. 237
àla j orner (ajorner signifiait faire jour), et le tout de-
viendra :
Que, un matin, à Tajorner,
* Por une leste déporter,
Entre les fis al pecheor
E Grégoire, par grant valor,
Querent à se esbaneier.
L'abbé, irrité de ce que le secret n'a pas été gardé
sur Grégoire, appelle le pêcheur :
Le pecheor a appelé,
Greement li a demandé.
(P. 45.)
Greement n'est pas français; c'est griefment qu'on doit
restituer; mais, comme il n'est que de deux syllabes,
on ajoutera e :
E griefment li a demandé.
L'abbé ne voudrait pas que Grégoire le quittât pour
aller chercher les aventures :
Plore li abes en son cuer;
Quar il ne volsist à imil suer
Que cil partist de lui ensi.
(P. 49.)
Suer est une faute; lisez fuer. A nul fner, à aucun
prix, est une locution toute faite et souvent employée.
Fwer vient de fornm^ marché ; d'où le sens qu'il a reçu;
il nous est reslé dans la loculion à fur et à mesure. i)ans
la môme page, l'abbé, désireux de garder Grégoire,
Aveir e terre li prnmist.
Ensemble o ce mariage
E querre li de grant parage.
2->8 LÉGENDE
Il y a interversion des différenls membres des deux
derniers vers; on rétablira l'ordre ainsi :
Aveir e terre li pramist,
E querre li un mariage,
Ensemble o ce, de grant parage.
Faut-il admettre que, dès le treizième siècle, tantes
altcration du mot régulier ante^ ait été en usage? On
le croirait en voyant ce passage -ci :
E sa tante celui porta
(P, 50.\
et celui-ci :
Ele fu sa tante e sa mere.
(P. 112.)
Néanmoins je ne puis, sans plus ample informé,
acquiescer. Tante est contre tous les textes ; je crains
quelque erreur de lecture; et, dans tous les cas, le
manuscrit picard a pour le premier vers :
Une suie ante le porta;
et pour le second vers :
Ele fu s' ante et fu sa mere.
D'ailleurs le texte de Tours lui-même a ante^ à la p. 5
Une soe ante le porta.
Grégoire, devenu soudoyer, quand il vit pour la
première fois la comtesse qui est sa mère,
Enclina li parfondement,
^uis salua docéement.
(P. 56.)
SUR LE PAPE GREGOIRE LE GRAND. 239^
bocéement est contre toute analogie; il ne peut venir
de doux. Il faut mettre :
Puis salua molt docement,
comme le manuscrit picard, où on lit :
Moult douchement le salua,
Et moult parfont l'en inclina.
Le est pour la, suivant la particularité du dialecte
picard.
Les gens de la ville ont formé leurs batailles (c'est le
mol du lemps pour escadrons); ils vont combattre l'ost
des ennemis.
A celz de f est se copieront,
Jamais poi el ne passeront.
Poi, qui veut dire peu , ne se comprend pas. Lisez por .
jamais ils ne s'en passeront pouraulre chose (el ou al
de alual)] nous dirions à moins. Le manuscrit picard
justifie celte correction, il dit :
Jamais par el n'en partiront.
Il justifie aussi la correction suivante :
Idonc asemblent lur conreiz
Verrement e bien eslrciz.
(P. 59.)
Au lieu de verremr'i, qui n'est pas français, melter
serréement cmploy : dans les phrases de ce genre. Le
picard a, suivant son dialecte, sieréement.
2i0 LÉGENDE
Le duc, qui guerroie contre la dame, voit les ex-
ploits de Grégoire.
îii dux qui Tost ot à garder
Fait mollsa gent desconforter.
(P. 09.)
Fait ne peut rester. Le duc ne fait pas que sa gent se
déconforte, il la voit se déconfortcr. C'est donc veit que
Ton substituera. Mais il est vaillant et il rétablit le
combat :
Bien restabli sa compnignie ;
L'en siet mais escliaper uns piez
Que tuit ne seient decopez.
{Ibid.)
Un pied rien échappa est une locution très-commune
pour dire que personne n'échappa ; dès lors on voit
qu'il faut lire :
N'en scet mais eschaper uns piez.
Le duc attaque Grégoire :
Mais il li torna à grant mal;
El cliaslel porte son escu,
Sa lance au feutre tendu.
(P. 61.)
Sans m'arrèter au troisième vers, où il manque une
syllabe et qu'il faut restituer en lisant :
A sa lance au feutre tendu;
sans m'y arrêter, dis-je, je passe à la vraie difficulté qui
est dans les mots : el chastel. Porter son écu au diateau
est évidemment un non-sens ; et l'on serait fort embar-
SUR LE PAPE GRÉGOIRE LE GRAND. 241
rassé si l'on n'avait pas affaire ici à une locution con-
nue. Porter Vécu en chantel se dit dans les descriptions
des combats entre chevaliers; c'était une partie de
Tescrime de ce temps-là. Donc, au lieu de el chastel,
on mettra en chantel; ce qui est surabondamment
établi par le manuscrit picard, qui donne (suivant son
dialecte, où le c dur remplace le ch) :
En cantel porte son escu ;
et par le Roncisvals^ p. 194, où, dans le duel entre
Pinabel et Thierry, on lit :
Dolanz fu Pinabels, quant vit cheoir morel,
Il est sailliz en piez, tint Teseu en cantel.
Il a traite i'espée dont tranche li coulel.
Au lieu de salle, je rencontre sele (par exemple,
p. Ô7 et p. 69) ; ce serait une forme à noter si le ma-
nuscrit de Tours méritait plus de contîance. Le duc,
étant fait prisonnier, est obligé d'accepter les condi-
tions imposées par la dame, voille nen vaille (p. 67).
M. Luzarchea mis ici une apostrophe qu'il est néces-
saire d'effacer. A côté de ne, qui était le représentant
atténué de la négation latine non, s'était conservée une
forme plus pleine, non dans le centre, nen en Nor-
mandie. C'est ce nen qu'il faut ici : voille nen voille,
c'est-à-dire veuille non v^wi//^. Je n'aurais pas fait cette
petite remarque sur une apostrophe, s'il n'importait
pas, pour la correction des phrases, de distinguer la
négation normande nen de ne en ou nen, qui est usité
dans tous les dialectes.
Grégoire cherche, dans le château, dont il est devenu
possesseur, un lieu où il puisse cacher ses tablettes.
n 10
LtGli^DE
Evit iluecun lue secrei;
Lisl i les tables e laissa ;
E après ce acosluma,
Oik; chascun jor alot veeir
Celcs ierent, e saveier
S'aucuiis ne fust qui les remuast.
(P. 70).
Le dernier vers a une syllabe de trop; supprimez la
particule ne^ qui d'ailleurs gêne le sens plus qu'elle
n'y serl. A. list qui ne signifie rien, substituez mist.
Enfin, pour effacer cette forme mauvaise saveier et
bien comprendre le tout, corrigez :
S'elesi erent, esaveir.
Grégoire sait désormais qu'il est le mari de sa mère;
et, s'adressant au diable, auteur de tant de maux :
Mesfaiz me sui de lei servir,
Mais, si Dex me volt consentir,
Onques del mal ne fust si lez,
Cumtu del bien seras irez,
Et je serai, se Dex m'olreie
Que un sol petit de sens aie.
(P. 81.)
« Jamais tu ne fus aussi content du mal que tu seras
irrité du bien. » Au lieu de fust^ troisième personne,
il faut donc lire fus, deuxième personne. Quant à je
serai, soit que l'on sous-entende lez, soit que l'on sous-
entende irez, on ne voit pas quel sens cela pourrait
donner. Je propose donc de lire : e si ferai; « et certes
je le ferai, si Dieu m'octroie la moindre parcelle de
sens. »
Tout étant révéié de part et d'autre, la mère de-
SUR LE PAPE GIlÊliulllE LE GdAND 2IJ
mande à son fils comment dorùs^avant elle doit se
conduire pour obtenir le pardon du ciel.
Amei dites, por bien eslruirc,
Cum faitement me dei déduire ;
En quel guise en semblant
Me conlendrai [comporterai! d'ore en avant.
(P. 83.).
Le troisième vers est défectueux, il faut mettre :
En quel guise e en quel semblant.
Grégoire répond par des conseils d'expiation, et, entre
autres, ceci :
E si te tien en chastée
Trestoz les jors de ton liaée.
(P. 83.)
Laissant de côté Vh de haée (quelques manuscrits font
la faute de préposer une h là où il n'en faut pas, et il
nous en est resté des vices d'orthographe, par exemple
à huile et à huître^ qui viennent iVoleum et à'ostrea) ; lais-
sant donc de côté cette /i, je remarque que «es' écrit
toujours par un seul e et donne toujours une rime
masculine. De plus, casîltas ne peut donner chastée;
tous les noms de ce genre se forment du régime latin
et ont, pour correspondant français, un nom terminé
en e formé : bonitatem^ bonté; civitatemy cité, etc.
D'où castitatem fera non chastée mais chasteé; ce n'est
qu'un déplacement d'accent, mais ce déplacement est
important, car il change toute la ligure du mot.
Quelques personnes avaient conseillé de ne jamais
meUre d'accent quand deux e se suivaient ; car, disait-
244 LÉGENDE
on, CCS deux ^appartiennent toujours au féminin d'un
participa passé, cnmét'.^ chantée; et il va sans dire que
le premier est accenluô. Mais la rencontre du mot
ccistcé force de renoncer à cet expédient : nous avons
là deux e qui sont accentués inversement du féminin
des participes passés. Le manuscrit picard a caesté;
iorme qui nous montre comment la vieille langue se
jouait dans les mots latins, tout en conservant la char-
pente des consonnes et la position de l'accent.
Dans ces deux vers, continuation des conseils de
Grégoire à sa mère,
La liaire vest enprés ton cors,
E les bêles oailes defors
(P. 85),
on ne peut accepter paile au féminin; cela est contre
l'usage constant. Le manuscrit picard n'a pas celte
faute :
La liaire ves après ton cors,
E puis le paile par del'ors.
Lisez donc dans le manuscrit de Tours :
E les beaus pailes par defors
Le pécheur malveillant ne veut pas que Grégoire pé-
nitent prenne gîte en sa maison :
11 ne ierra en ma maison,
Par la barbe qu'ai el menton.
(P. 86).
Los manuscrits ne distinguent pas Vi duj; mais, dans
les éditions, il importe de les distinguer; ce soin fa-
cilite la lecture. Ici c'est non un i, mais un; qui est re-
SUR LE PAPE GRÉGOmE LE GUA>D. 245
quis : jerra^ futur du verbe gesir^ de jacere. Mais la
femme, plus miséricordieuse, le fil recevoir,
Eli dona de son bon vin
Trestuit raze un mazelin.
(P. 89).
On mettra un accent, razé (car c'est un e fermé que le
vers réclame), et, comme le manuscrit picard, trestot,
trestuit étant le pluriel. Le mazelin est un vase en ma-
dré. (Voy. de Laborde, Notice des émaux ^ t. II, au mot
madré.)
Le pécheur, sous prétexte de sainteté, poussant
Grégoire à faire pénitence sur un rocher de la mer,
lui dit que, môme en abbaye, on est encore dans le
monde, et que les anciens feux du péché peuvent se
rallumer :
E nos veons adès sovent
Que ne pot mie longeinent;
En tôt loi home converser
Que ne fesleusse escliaufer
E resenlir, al clieldel lor,
Del feula force et la cliaior.
(P. 92.)
Passage corrompu, dans lequel on ne rétablira la ponc-
tuation qu'en rétablissant le sens. Or, le sens est qu'un
homme qui veut faire pénitence ne peut longtemps con-
verser (nous n'avons plus un mot aussi bon ; les An-
glais nous l'ont pris : to converse) en tous lieux, c'est-à-
dire aller de place en place, sans s'exposer aux rccliules.
C'est ce que le trouvère a exprimé sept vers plus liaut,
parles mots : longes par pain aler. 11 l'aul conséqucmmenl
chercher, dans en tôt loi un éauivalent de pur pais. Je
246 LÉGKM)R
pense que cet équivalent est en tôt lue. Je lis donc (ne
mellnnt aucune ponctualion après longementy et chan-
geant eschaufer en réchauffer pour avoir le vers) :
Que ne po'., mtb longoment
£n tôt lue [lieu] borne converser
Que ne Testuesse reschaufer.
Grégoire dit que, si on lui indiquait un lieu solitaire,
il ne demanderait rien autre :
Ne ne queïsse compaignon,
Se Deu solement, e ier non.
(P. 93.)
Bien que je ne trouve, ni dans mes souvenirs, ni dans
la Grammaire de Burguy^ la particule i<?r, néanmoins
je n'ose pas la changer. Ceci n'est pas un cas où des rè-
gles générales aient application; et il se peut très-bien
que le manuscrit de Tours conserve, en ce passage,
une forme rare, mais réelle. J'aime donc mieux en es-
sayer l'explication. Je regarde la particule ie?' comme
une transformation singulière delà particule d, qui si-
gnifie autre chose. Et ce n'est pas sans quelque analo-
gie que je propose cette interprétation. En effet, on
connaît déjà mar pour m«/, huer pour bien; le premier,
surtout, est continuellement usité. De la sorte, les
deux vers signifieraient : « Je ne demanderais compa-
« gnon, sinon Dieu seulement, et autre non. » Un bon
dictionnaire de notre vieille langue m'aurait probable-
ment dispensé de toute conjecture. Mais quand aurons-
nous un bon dictionnaire de notre vieille langue?
Dans la page 109, j'ai trois observations à faire,
Grégoire, devenu pape, adresse une prière à Dieu •
SUR LE PAPE GUÉGOÏRE LE GRAND. 247
Donez rnei tiel vie tenir
Que seit, Dès, or à ton plaisir.
(1 ne faut pas séparer or de Dès, et prendre Dès pour
le vocatif de Dieu, forme qui, je le reconnais, se trouvt^
v('Tilablement plusieurs fois dans notre texte. Ici, ce
n'est pas le cas: des or, lu en un seul mot ou en deux,
signifie désormais. Plus loin :
Quant il ot Torison finie,
Yaisent ovoec sa compagnie.
Ainsi êcni^vaisent est la troisième personne du pluriel
(lu verbe je vais; or, un singulier est ici nécessaire.
Lisez donc, avec un léger changement, vaitsent, ce que
nous disons maintenant s'e?i va. Dans la vieille langue,
e7il ou en, et le pronom personnel, se mettaient avant
ou après le verbe, suivant le besoin du discours. Enfin,
Dieu faisant de nombreux miracles pour l'intronisation
de Grégoire, on vit :
Contrais dresser, etveir orbex,
E parler ceus qui erent mu,
E coursoir de par Jesu.
Celle énumération des mômes miracles est très-fré-
quente dans les poèmes du moyen âge ; il s'agit tou-
jours de contrefaits qui sont redressés, d'aveugles qui
recouvrent la vue, de muets qui parlent, et de sourds
qui enlcndent. Ce Heu commun permet donc, sansdif
licullé, \a restitution du mot corrompu coursoir: lisez
en place sours oir. Voir étant, dans l'ancienne langue
de deux syllabes, vm?', en normand re^iï-, on lira le pre-
mier vers :
Contrais dresser, veeir orbex.
248 LEGENDK
Quand la comtesse retrouve son fils dans le pape
Grégoire, elle s'écrie, transportée de joie ;
Si je eusse un poï de sens,
Deùsse je eslre molt lée.
Dès, tant m'avez bien conseilée I
Por beneïs qui m'as garie
Por que de joie m'as saisie :
Quar seiés or fin de ma vie
Morz prenge lei de mei envie
(P. 114.)
Tous ceux qui ont l'usage du vieux français seront ar-
rêtés à la lecture de ces vers, et chercheront à y intro-
duire une meilleure syntaxe et un sens plus clair. Si
n'est pas de la langue de notre manuscrit, qui se sert
toujours de se. Peu avait pour forme non pas poi, mais
poi; le tréma est de trop, le manuscrit picard a
Se or euisse point de sens;
point est pris ici au sens positif qu'il a essentiellement,
et il est un équivalent depoi. Mais ce sont là des vétilles,
tandis que les deux vers qui commencent par por sont
absolument inintelligibles. Je m'y suis exercé pendant
plusieurs heures, à diverses reprises, et à chaque fois
j'ai échoué, ne trouvant rien qui me satisfit. Le ma-
nuscrit picard a donné la solution de la difficulté, au
lieu de nos quatre derniers vers, on y lit seulement ces
trois vers-ci ; mais cela suffit ?
Jors beneois qui m'as garie.
Car soies liui fin de ma vie;
Morz, prenge toi de moi envie.
On écartera donc de notre texte l'inintelligible por^
SUR LE PAPE GRÉGOIRE LE GRAND. 2i»
que Ton remplacera par jors, et tout le passage de-
viendra :
Se je eusse un poi de sens,
Deûsse je estre nnolt lée [joyeuse];
Dès IDieii], tant m'avez bien conseilée.
Jors beneïs qui m'as ga rie,
Jors qui de joie m'as saisie,
Qnar soies or fins de ma vie;
Morz, prenge tei de mei envie.
Je n'ai pas non plus, malgré beaucoup d'efforts,
réussi à deviner quelle était la bonne leçon dans ce
passage, où la comtesse se remet entièrement à Dieu:
E dist : f Deu père tôt puissant,
Di ço esmaiseltien cornent,
M'arme e mon cors, sire, à tei rent. »
(P. 415.)
Di ço esmais n*est pas français. J'ai conjecturé des ore
mais, bien que cela s'éloigne notablement de ce qui est
dans le texte, et bien que el tien cornent hsse^ jusqu'à un
certain point, double cmj)loi avec à tei; car la plirase
répondrait à ceci en français moderne : « Désormais, à
ton commandement, Seigneur, à loi je rends mon
àine et mon corps. » Pourtant, c'est très-probablement
quelque cliose de voisin de des or mais qu'on doit cher-
cher ; car le manuscrit picard a pour équivalent très hore
en avant; nos deux vers y sont sous cette forme .
Eslruiés m'ame à vo comant
Et mon cors très liore en avant.
3n voit que, du reste, il ne fournit pas la restitution
cherchée
250 LEGION DE
Me vo'ci arrivé à la dernière page. Le trouvère ter-
mine par une exliorlalion pieuse :
Dites amen, seignor baron,
Vos qui ci estes environ,
Que bons oions avingement.
Homes e femes ensement.
Oions n'est pas français, et l'on conjecturerait facile
ment aijons et bon au singulier, le tout signifiant : que
nous ayons bon avènement, si tant est que avingement
soit français et puisse venir de aveindre. Mais la cor
rection est autre; on lira avec le manuscrit picard:
Que bon soions au jugement,
c'est-à-dire : que nous soyons trouvés bons au jugement
dernier.
Ce serait la dernière remarque, comme c'est la der-
nière page, si je n'avais à revenir sur un passage dont
j'avais désespéré. Il s'agit de quatre vers sur lesquels j'ai
discuté un peu plus haut, p. 231 :
Quar de Fenfant a tel dolor
E du péché si grant poor,
Ne puet estre por nule rien.
Que enelaint sor toterien.
Cet enelaint m'était demeuré inexplicable; mais il ne
l'a pas été pour M. Leclerc, qui a, je crois, deviné
l'énigme et qui m'en a communiqué la solulion. Lisez:
Que el ne laint sor tote rien.
Lnint, de lai(jniei\ lamenter, italien lagnare, au sub-
jonctif, comme claint de daiguier. J'avais raison de dire
SUR LE PAPE GREGOIRE LE GRA.ND. '2ot
que ce que l'un ne trouve pas, un autre le trouve, sui-
tûut quand l'attrait môme de la difficulté suscite des
auxiliaires tels que le savant académicien.
J'ai conduit à travers des minuties grammaticales
leslecteursquiauront consenti àmesuiYre;mais j'aurai
laissé, j'espère, dans leur esprit l'impression qu'un
texte, provînt-il du moyen âge, estaccessible à la criti-
que, n'est défectueux en beaucoup de cas que par la
faute des copistes, et est susceptible de restitutions,
tantôt certaines, tantôt conjecturales, comme tous les
textes qui nous viennent des anciens temps.
4. — Imitations.
La Vie du Pape Grégoire le Grand se trouve dans
une rédaction latine, et dans deux poèmes, l'un alle-
mand, l'autre anglais. Ces imitations (on verra que ce
sont en effet des imitations) ont un intérêt inégal, mais
toutes trois attestent le succès qu'obtintdansle moyen
âge l'étrange légende mise à la cbarge d'un grand
pape ; et les deux dernières appartiennent à ce nombre
toujours croissant de témoignages qui font voir com-
bien les nations étrangères se complurent à traduire
ou à imiter notre vieille poésie.
L'imitation latine nous a été conservée dans un livre
qui paraît avoir été composé dans le quatorzième siè-
cle et qui porte le titre de Gesta Romanorum. Cette
Geste des Romains n'est rien moins que ce que le titre
annonce : il ne s'y agit ni de Romains ni d'aventures,,
c'est un recueil d'iiistoires édifiantes suivies chacune
d'une moralité. Elle futlrès-<(oûlée dans le quatorzième
252 LEGENDE
siècle et dans celui qui suivit. Le récit est cerlaine-
ment calqué sur notre poème ; car il ne s'en^écarte
nulle part, ne faisant qu'abréger. La seule dilTérence
de quoique importance que je puissenotcr, c'est quand,
les tablettes ayant été trouvées et Grégoire étant re-
connu fils de la dame dont il est le mari, tous deux ont
un débat dont il n'est pas question dans le poëme :
«Maler, cum in filio mutum dolorem \'idisset, ait :
« 0 fîli dulcissime, pro peccatis nostris peregrinabor
« tololempore vitœmeœ; tu vero regnumgubernabis.
« Qui ait : Non fiet ila ; in regno, mater, expectabis ;
« ego vero peregrinabor, donec a Deo peccata nostra
« sint dimissa. » Du reste, la fin est semblable dans
les deux textes : « Papa de terra eam Icvavit et in
« ejus nomine monastcrium constituit, in quo eam
« abbalissam fecit, et inlra pauca tempera ambo ani-
« mas Deo reddiderunt. »
Mais ce qui diffère notablement, c'est la moralité.
Du moment qu'on n'entre pas dans la question de sa-
voir si les crimes involontaires sont des crimes, le
trouvère lire de son texte la morale qui en ressort
évidemment : c'est que, pour grande que soit la coulpe,
une pénitence sincère et sans réserve peut en-
core espérer la miséricorde de Dieu, et que le chrétien,
môme tombé dans l'abîme, n'est pas perdu s'il ne se
croit perdu lui-même, et s'il ne s'abandonne pas. Mais
ceci parut sans doute trop simple à l'auteur des G^ste
Romanorum; et voici ce qu'il a vu dans la légende : Le
comte, ou, comme le texte latin dit, l'empereur qui en
mourant recommande la sœur au frère est Notre-Sei-
gneur Jésus- Christ, qui remet la sœur, c'est-à-dire
SUR LE PAPE GRÉGOIRE LE GRAND. 253
l'âme, au frère, c'est-à-dire l'homme. Au commence-
ment, l'homme charnel a l'ame en tout honneur, ne
faisant contre elle rien qui déplaise à Dieu. Ces deux,
le corps et lame, s'aiment tellement qu'ils gisent en
une seule chambre et mangenJ à une mêrfae écuelle.
Mais, par malheur, à Tinsligationdu diable, l'homme
fait souvent \iolence à sa sœur^ de sorte qu'elle con-
çoit et enfante un fils. Cefds est le genre humain, pro-
cédant de notre premier parent. Adam, ayant ainsi
péché, futjetédansle monde, ce qui est figuré par le
tonneau dans lequel le lils est mis et abandonné à la
mer. orageuse. Sauvé de l'onde et élevé par le pieux
abbé, il représente l'homme sauvé par l'incarnation.
Dés lors, il épouse sa mère, c'est-à-dire la sainte
Église, pour laquelle avaient été écrites les tablettes, à
savoir les dix commandements reçus par Moïse, tablet-
tes qu'on doit lire incessamment comme faisait Gré-
goire. Mais, même après son mariage spirituel, il ar-
rive à l'homme d'avoir des rechutes; il va chasser dans
la forél, c'est-à-dire il pourchasse les vanités mondai-
nes auxquelles il avait renoncé. L'âme se lamente, se
ressouvenant des tablettes éciites; alors chacun va
chercher le baron et lui crie, comme Dieu à l'homme:
Reviens, reviens. Yoyant Tûme abattue par le péché,
il doit se jeter à terre, embrasser toute humilité, dé-
pouiller ses vêtements, et briser la lance de maie vie
par la confession. Enfermé sur le rocher de la péni-
tence, l'homme attend que le prêtre l'en iasse descen-
dre, le réconcilie et le conduire à Rome. Rome, c'est
l'Église romaine, dans laquelle nous devons resler,
accomplissant ses préceptes. De la sorte vous pourrez
^54 LEGENDE
conduire la dame, c'est-à-dire l'àmc, au monastère du
i-oyaume céleste. Tout cela est uu facile jeu d'esprit
auquel ia pieuse exhortation du trouvère est bien pré-
lérahle.
M. Greîth a trouvé dans le Vatican un manuscrit de
légendes qui, sous des noms ditTérents, contient un
récit très-semblable, intitulé Vie de saint Albin. Il y
avait dans les régions du nord [in pariibiis Atjuilonis)
un empereur noble et puissant. Après la mort de sa
femme, il s'unit à sa propre fille et a d'elle un fils.
Pour cacher la honte, l'entant est enveloppé dans des
habits de pourpre, pourvu richement d'or, d'anneaux
et de colliers, et porté au loin en Hongrie, où il est dé-
posé sur la grande route. Après maints hasards, il se
trouve enfin à la cour de Hongrie. Egalement distingué
par sa beauté, sa prouesse et les qualités de son esprit,
le jeune homme gagne tellement les bonnes grâces du
roi que le prince, en mourant, lui laisse son trône en
héritage. Le bonheur et la gloire d'Albin arrivent jus-
qu'à l'empereur, qui lui offre la main de sa fille; lui,
ignorant son origine, se marie avec la fille de l'empe-
reur, qui est en môme temps sa mère et sa sœur. iMais
les anneaux et les armoiries qu'Albin avait conservés
comme des souvenirs font reconnaître l'erreur; la mère
et le fils, la femme et le mari se séparent aussitôt, et
mènentjusqu'à lamortunevie depiétéetde pénitence.
Enfin, le Dit du Bue fnxconie comment un inceste,
mais cette fois un inceste volontaire, estefïacé par une
mortification étrange. Une veuve s'est rendue coupa-
ble d'un inceste avec son lils ; le fils va se faire absou-
dre à Rtiine par r«/}05^o/^ lui-même, (]ui le retient pour
SUR LE PAPE GRÉGOIUE LE GUA^D. 255
son chambellan. Treize ou quatorze ans après, la mère
et la iille qui est le fruit du crime prennent à leur tour
le chemin de Rome, et obtiennent l'absolution du
pape, qui renouvelle celle qu'il a donnée au fils, mais
à condition que tous les trois seront enveloppés et
cousus chacun dans une peau de bœufpendantsept ans,
et vivront séparés ainsi les uns des autres, en aban-
donnant tout leur bien à Dieu. La sentence s'exécute ;
les pénitents reviennent couverts de leur cuir de
bœuf, à Rome, au bout de sept années; protégés par
la Vierge, ils meurent comme des saints le jour
même de leur retour, et les anges, qui les portent en
paradis, chantent glorieusement Te Deum laudamus.
M. Leclerc a, dans son travail sur les fabliaux, si in-
slruclif et si curieusement ordonné, toute une section
consacrée aux fabliaux de dévotion, et c'est là que j'ai
pris la mention du Dit du Buef. (Hist. litlér. de la
Fra/ice, t. XXÏII, p. 121.)
Walter Scott, dans lédition qu'il a donnée d'un
poëme en vieil anglais, intitulé sir Tristrem, dit que le
manuscrit à'où'û l'a tiré contient aussi un poëme qui
a pour UiTc The legend of pope Gv^cjory. « L'histoire de
« saint Grégoire,ajoute-t-il, est plus horrible que celle
« d'Œdipe, il est le produ'- Tune conjonction mces-
« tueuse entre un frère et un^ ^jeur ; puis il est marié,
<( sans le savoir, à sa propre mère. » Cette légende,
comme on voit, n'est pas autre que la nôtre. Le manu,
scrit anglaisest mutilé au commencement et à la lin; le
fragment commence ainsi :
TIi' cri liim ^q-aunlcd liis \vi!l y wis.
Tlial Ihe idiiglil liim liad ytold.
256 LÉGENDE
The bîirouns tliat were of iniclie priis,
Bifoni liiin Ihai -wereii y-cald.
Ail tho lond tliat ever was Iiis,
Biforn liiin aile yong and old.
Ile made liis soster chef and priis,
That mani siyeing for him had sold.
Il est facile de retrouver dans le français l'équivalent
de ces huit vers. Ils se rapportent àl'endroit où le jeune
duc, prêt à partir, d'après le conseil du bon chevalier,
pour le pèlerinage de Terre sainte, remet le fief à sa
sœur, à qui les barons font serment.
Quand chascun dels enfans enient
Del bon conceil, plore forment.
Toz les barons molt lost mandèrent
E leur terre lur devisèrent.
Seûrié font à la seror,
S'il ne revient, d'icele enor.
Quant ont fine leur serement.
La dame prent isneliement,
Si la comande à cel baron...
(P. 17.)
C'est là tout ce qui a été publié du poème anglais ; maia
cela suffit pour établir qu'il n'est qu'une imitation du
poème français. Car personne ne sera tenté de soutenir
la proposition inverse et de faire provenir le poème
français du poème anglais. Les érudits anglais n'ont
jamais élevé de prétentions à cet égard; il est certain
en effet que la part la plus grande et la meilleure de
notre vieille poésie existait avant que fanglais (je ne
dis pas l'anglo-saxon, qui était dès lors une langue
morte) fût écrit et servît à des compositions littéraires.
On ne pourrait en dire autant de l'Allemagne. Dès
SUR LE PAPE GRÉGOIRE LE GRAND '-^57
la fin du douzième et dans le Ireizième siècle, ce pays
eut une poésie trcs-florissanle ; mais, pour tout ce qui
est commun dans celle poésie entre l'Allemagne d'une
part et les pays d'oc et d'oïl d'autre part, il n'y a plus
de contestation sur l'anlériorilé des œuvres de ce côté-
ci du Rhin. Aussi, dumoment que Hartmann, l'auteur
<le Gregorius auf dem Steine (Grégoire sur la pierre) dit
expressément qu'il a mis en allemand le récit, c'est-à-
dire qu'il Ta traduit, et du moment qu'on trouve en
français une très-ancienne composition du même
genre, aucun doute ne reste sur la question de savoir
qui a été l'imitateur. Toutefois, puisque l'occasion se
présente, comparons un original français et une imi-
tation allemande, tous deux du douzième siècle.
Le français commence par :
Or escotez, por deu amor,
La vie d'un bon pecheor.
Et le poète allemand, après s'ôtre nommé, dit à son
tour :
llie hebent sich von ersle an
Die sellsaeme mère
Von aînern gûten sundere.
« Ici commence le récit merveilleux d'un bon pécheur.»
Z^oîi veut dire un pécheur qui, se convertissant, a fini
par attirer sur lui la miséricorde divine.
Le comte, qui se meurt, et qui a fait venir auprès de
son lit ses enfants et ses barons, voit son fils pleuier :
Fis, dist li père, lai ester;
Tei n'eslovra mie plorer;
n. 17
258 LEGENDE
Quar tu tendras ma grant enor;
Mais li duels est de ta seior.
Hartmann ne fait que traduire :
Sun, Avarumbe weinest du?
Ja geveilet dir nu
Min lant und michel ère;
Ja furhte harte sere
Dinar schonen swcsler.
Le comte se reproche de ne pas l'avoir mariée :
Que en mon vivant ne Tai mise
U sa biauté fusl bien asise.
Dans l'allemand, il se fait les mômes reproches; et il
ajoute : « Je n'ai pas agi en père, »
Daz ist unvaeterlich getan.
Un peu plus loin, l'auteur allemand n'a pas résisté
à la tentation d'un lieu commun. Le trouvère français
ne s'y était pas laissé aller ; les paroles du père mou-
rant ne se rapportent qu'à la sœur, pour qui son âme
est dans l'angoisse; mais Hartmann a intercalé descon-
seils de morale générale sur la conduite que le fils doit
tenir pour le gouvernement de son iief; conseils qui
sont un hors-d'œuvre. H ne s'agit évidemment ici du
jeune héritier qu'en tant que frère d'une jeune dame
dont le sort lui est remis et que, cédant aux sugges-
tions de l'esprit malin, il \a précipiter dans l'abîme.
En effet, à la vue de l'étroite mais pure amitié qui
est au commencement entre le frère et la sœur, le
diable conçoit l'espoir de faire tourner à mal une
aussi vive tendresse, et il y réussit. Le succès du dé-
SUR LE PAPE GUÉGOir.E LE G15AND. 259
mon ne suscite aucune observation de la part du
trouvère français; mais l'allemand, effrayé de cet em-
pire, s'écrie :
VVaffena herre walfen
Uber des helle hundes list!
Daz er uns so gevaerich ist.
Warumbe verhenget im des got
Daz er so in grozen aregen spot
Frûmt uber sin lianlgelat
Die nali im gebildet hat?
« Malédiction sur la ruse du chien d'enfer qui nous
« est si dangereuse! Pourquoi Dieu permet-il que le
« diable se joue aussi cruellement de l'homme, cette
« créatuie que Dieu a formée à son image? » Et, sui-
vant son désir d'ajouter quelques moralités générales,
il dit : « Que par là chacun soit averti de ne pas
« prendre trop de familiarités avec une sœur ou une
« nièce, de peur d'éveiller d'outrageuses pensées qu'il
« faut écarter. »
Nu si gewarnt daran
Ein igeliche raan,
Daz er swester noch nictel ^
Niiit ze heimliche bî;
Er reizet daz ungemûle
Daz man vvol verschûle !
L'entretien du chevalier et des deux jeunes gens
est raconté de la môme façon dans les deux poëines.
Le frère et la sœur se jettent en pleurant à ses pieds,
et lui s'en étonne : « Seigneur, ce salut me parait
« trop grand, quand môme je serais voire compa-
« gnon. Levez-vous, seigneur, au nom de Dieu. Dites-
200 LÉGENDE
« moi votre commandement, je n'y manquerai ja-
« mais; donnez un but à vos paroles, dites ce qui
« vous trouble; vous êtes mon seigneur né, je vous
«conseillerai aussi bien que je pourrai; de cela ne
« doutez en aucune façon. »
Er sprach : lierre dirre grûz,
Der dûhte mich ze groz,
Waere ich noch iwer gnoz;
SLel uf lierre durli got,
Lat horen daz gebot
Daz ich niemer zebrechen wil,
Und gebet der rede ein zil!
Sagt nu waz iv werre,
Ir sit min geborner lierre;
Ich rate iv so ich besîe ch.in,
Dane gezweivelt niemmer an.
Le français a :
Por Deu, dit-il, grant tort avés
Que vos ensi vos contenés;
Je sui vostre om, ne deûssés
Ensi mettre vos à mes pies.
Molt ai grant ire, e peise mei
Del duel que démener vos vei.
Dites mei tost que vos volés ;
Por Deu, vos pri, ne me celés;
Riens n'est el mon [au monde] que puisse faire,
Que tant me tornast à contraire,
Que je por vos deus ne feïsse,
A quelque chief que j'en venisse.
L'exposition de l'enfant est racontée un peu diffé-
remment. Dans le français, c'est la mère qui veut qu'il
soit exposé; elle se laissera mourir si on ne l'aide pas
dant l'exéculion de son dessein; el, quand elle a ob-
tenu l'assentiment du cbevalier et de sa femme, elle
SUR LE PAPE GRÉGOIRE LE GRAND. 261
prescrit de point en point ce qu'ils doivent faire. Sans
doute, celte résolution d'une mère éperdue a paru
trop violente et trop dure à l'auteur allemand ; il a
voulu adoucir ce trait, à tort ce me semble, car la lé-
gende ne ménage rien, et elle se plaît à retracer les
impulsions désordonnées d'une âme humaine qui s'a-
gite sous l'action du démon, le remords du péché et
la douleur physique et morale. Quoi qu'il en soit, l'ex-
position n'est plus le fait de la mère seule; les trois
personnes intéressées en délibèrent, et elles jugent
que le meilleur parti à prendre est d'abandonner l'en-
fant aux flots de la mer. Le narrateur allemand, ai-
mant à réparer les omissions imputables au narrateur
français, remarque que, sur les tablettes mises aux
pieds de l'enfant, n'étaient nommés ni les gens des-
quels il était né, ni le lieu de sa naissance*.
Im wart da benam
Weder liute noh lant
Gebûrt noh sin lieimût.
On trouve une barque et on y met avec chagrin le pe-
tit navigateur. Cette jolie expression est du poète alle-
mand :
Da leit si mit iamer an
Disen chleinep '--heXman.
Prêt à parler de la grande douleur de la jeune
femme, qui expose son enfant, a sur la conscience un
affreux péché, est malade de ses couches et apprend
la mort de son frère, il s'arrête et, faisant un retour
sur lui-môme, il dit avec une simplicité qui n'est pas
sans charme : « Vous savez qu'un homme qui n*a ja-
2C2 LÉGENDE
« mais éprouvé ni grand transport d'amour ni grande
« peine de cœur n'a pas la bouche aussi prête à ex-
« primer ces sentiments que celui qui a passé par de
« telles épreuves. Ma destinée a voulu que je fusse
« entre les deux, que ni la grande joie ni la grande
« peine ne fussent mon lot, et que je ne vécusse ni
c< dans le mal ni dans le bien. Aussi, suis-je peu ca-
« pable de décrire le deuil de la dame, ni d'al teindre
« par la parole à des souffrances qui accableraient
c( mille cœurs. »
Ir wizzet wol daz ein man
Der ir ieweders nie gewan
Relite liep noh grozes herzleit,
Dem ist der mûnd niht so gereit
Rehte ensprechen davon,
So dem der ir ist gewon.
Nu bin ich gescheiden
Da zwischen von în beiden,
W;;nde mir iewederz nie geschah.
Iclin lebe iibel noh wol,
Davon enmac ich als ich sol
Der vro^ven leit entechen,
Noch mit den worten errechen,
Wan ez waere von ir schaden
Tusent herze uberladen
Cela n'est point dans le françaîs ; mais ce qui y est,
c'est l'exacte correspondance des coupures du récit.
Quand la dame, devenue maîtresse du fief, et refusant
de se marier, est guerroyée par un duc, le trouvère
s'arrête 15, et se met à raconter ce qui advint de Gré-
goire, de celte façon :
De la dame tairons atant,
Si reparlerons de l'enfant,
SUR LE PAPE GRÉGOIRE LE GRAND. 263
Qrie, en la nuit que il fu nés,
Fli el batel en mer gelés,
Là ù il en la mer esleit,
Si com fortune le voleit,
Molt près de periî et de mort.
De même, le poëte allemand, suspendant ce qu'il di-
sait de la comtesse, entame l'autre sujet : « Nous lais-
« sons ici ce discours, et nous dirons comment il en
« advint à l'enfant de cette dame, que les vents ora-
« geux emportaient, selon le commandement de Dieu,
« à la \ie ou à la mort. »
Nu lazen dise rede liîe
Unde sagen iv wie ez ergîe
Dirre vrawen cliinde,
Daz die wilden ^vinde
Wurfen swar in got gebot
In daz lebenalde in den tôt.
C'est de la sorte et pas à pas que rimitation allemande
suit l'original.
L'entant avait été enveloppé dans un imile alisan-
drin (paile est pallium). Gela était dit dans les ta-
blettes; et, quand l'abbé les a lues, il commande
aux pôclieuis :
Qu'il quierent les dis mars d'argent
E le chier paile alisandrin.
DansVarateur allemand, il est dit qu'on le trouva en-
veloppé avec une étoffe qu'il nomme phelle^ et qui
avait été faite à Alexandrie :
Daz chindelin si vûnden
* Mit plielle gevunden
Gewortht ze Alexandrie.
201 LEGENDE
Ce phelle, dit aussi ])/ie//^r ou phellor, et fait à Alexan-
drie, n'est pas autre que noire paile cdisandrin, non-
seulement pour la chose, mais aussi pour le mot.
Phelle est l'altération allemande de païle. Il faut l'a-
jouler à ces mots qui pénétrèrent alors du français
dans l'allemand par la voie des chansons de geste et
des poèmes d'aventure. Tel est aussi ios/i^r^ïi, jouter,
que je trouve, v. 1819; birsen, v. 2265, qui est notre
ancien français herser^ voulant dire chasser à l'arc;
marnîren, les mariniers (v. d637); et môme notre
poigneis, combat, sous la forme de puneiz :
Ir itewedere sich da vleiz
Ufein langez puneiz.
(V. -1922.)
« Chacun d*eux s'applique à un long poigneis. »
Grégoire quitte l'abbé qui le fit élever et s'embarque :
Cil entre en mer et vait siglant
Ensi eu m fortune le meine,
Qui or le tient en son demeine,
Passe la mer à grans effors,
E n:ijeet sigle vers les pors,
Outre la mer en un païs;
E li bons venz les a dreit mis
Enceleencontrée, totdreit,
De quel sa mère dame esteit.
Dans ce récit, Grégoire s en remet à la fortune, et le
navire qu'il a pris le conduit au pays de sa mère. Dans
le récit allemand, Grégoire tente le sort d'une façon
plus piécise : « Il commanda aux mariniers d'obéirà la
« volonté des vents et de laisser aller le na\ire selon
f( que la souflle le conduirait. Un vent fort se mit à
SUR LE PAPE GREGOIRE LE GRAND. 265
« souffler, et, en peu de jours, la tempête les jeta au
« pays de sa mère. »
Er gebot den marnîren
Daz si den winden waeren
Nach ir willen undertan,
Unde das schef liezeri gan
Swar ez die winde lèrlen
Unde anders niene chêrten.
Ein starch wint in do waete,
Der beleip în do slaeie,
Unde vurden in vil churzcn tagen
Von einein slurmweter geslagen
Uf siner muter lant.
Grégoire a quinze ans au moment où il quitte l'abbé;
quand, vôtu de ses armes, il se montre dans la ville
assiégée, tous l'admirent; et, finalement, le jour du
combat venu, sa prouesse est sans égale. Le trouvère
français ne s'est pas inquiété d'expliquer comment le
jeune homme avait appris à conduire un cheval, à ma-
nier la lance et l'épée, à jouter, à devenir un chevalier
parfait et redoutable ; peu importe. Mais cela importe
au trouvère allemand, qui répare cette omission, expo-
sant comment Grégoire s'exerce dans des tournois et
des escarmouches, et sauvant le brusque passage d'un
enfant de pécheur à un guerrier accompli. Il lui met
aussi dans la bouche un long discours, dont il n'y a
rien dans notre manuscrit de Tours, avant le combat
singulier avec le duc. Grégoire s'excite par cette con-
sidération, qu'un coup heureux le mettra au comble
de la fortune, et que, n'ayant rien à perdre, il a beau-
coup à gagner... « Qu'homme et femme le sachent,
•200 LÉGENDE
« J'aime mieux finir honoraLlement ma vie que de vivre
« misérablement. »
Das wizze man unde wîp,
Mir ist lieber daz min lîp
Bescheidenliclie ein ende gebe,
Danne daz ich lasterlichen lebe.
Grégoire, décidé à la plus dure pénitence, demande
liospitalité au pêcheur; mais le pécheur le rudoie et
ne veut pas croire à sa quaUté de pénitent:
Haï! fait-il, cum il est cras
E blans e tendres soz les draz ;
Il n'a gnires qu'il fut chauciez;
Molt a tendres e blans les piez.
Ces quatre vers sont beaucoup étendus dans l'alle-
mand : « Il ne parait à ses joues ni action du froid ni
« famine; elles sont si blanches et si rouges. Jamais
« personne ne vit un corps mieux nourii. Ce n'est pas
« avec du pain et de l'eau claire que lu as pris cet em-
« bonpoint. Tes jambes sont droites, tes pieds arqués,
« les orteils longs, tes ongles blancs et propres. Tu
« aurais des souliers aplatis et déchirés si tu étais un
« pénitent. On le voit à tes jambes, il n'y a pas long-
« temps qu'elles sont nues et que le vent et le froid les
<( louchent. »
Grégoire est sur son rocher:
Cil est remés sans compaignie,
Forment vers Deu s'en humilie,
Qui la terriene viande
Ne n'a ne por sei ne demande.
Merci crier e Deu prier
lert son déduite son mangier.
SLR LE PAPE GRÉGOIRE LE GRAND. 267
Joste lui en la piere dure
^ Ot un petit de troueûre :
Quant il ploveit, Taigue colot,
Ce iert trestot quant qu'il usot,
Se fains o seif le deslreigneit;
De ce sa vie sosteneit.
Cette prière assidue, qui est le manger de Grégoire, ne
satisfait pas complètement le poète allemand; et il ex-
plique la chose : « Avec la nourriture qu'il prenait,
« comme je vais vous le dire, il n'aurait pas vécu. Dieu
« îe sait, quinze jours; mais un secours lui lut accordé
« par le Christ, qui fit durer sa \ie et lui donna gué-
« rison delà faim. »
Ern niohle der spîse die er noz,
Als ich iu nu sage
VVeiz got vierzeheen tage
Vor dem hunger niht geleben,
Im waere gegeben
Der trost von Christe,
Derim daz lebn vriste,
Daz er vor hunger gênas.
Un grand et beau poisson a été pris, et les envoyés
romains demandent qu'on l'apprête pour leur repas.
Le pêcheur ne se fait pas prier :
E cil de volentélefist.
Joios esleit, ce sachez bien
Entr'eauz estes ne perdrait rien ,
Le dernier vers m'avait paru difficile; pourtant je l'ex
pliquais ainsi : il était joyeux, car avec eux, c'est-à-
dire avec des gens aussi bien pourvus, un hôle ne de-
vait rien perdre. C'est là en effet le sens. Et l'allemand
268 LÉGE.NDE
dit : « Le pôcheur reçut avec joie ces hôtes bien poiu-
« vus. Il vil bien qu'illui en reviendrait profil, faisant
« cela plus pour leur avoir que par bonté de cœur.
« Ce n'est pas ainsi qu'il avait reçu un hôte sans avoir,
« Grégoire, le bon pénitent. »
Desen enphîe der vischsere
Mit vreuden ane swœre
Diewol beraten geste,
Er sach wol unde veste
Er mohte îr wol geniezen.
Daz let er mère umbe ir gut
Denne durh sinen milieu mût.
Erne enphîe si bas danne den gast,
Dem das gùtes gebrast,
Gregorium den gulen man.
J'ai eu, j'en conviens, un vrai plaisir à suivre pas à
pas la comparaison entre le texte français et le texte
allemand. L'auteur allemand sait bien le français, il
en use librement avec l'original qu'il a sous les yeux,
mais il ne se méprend jamais sur le sens, pas même
dans de petits détails. De ce fait je tire la preuve qu'il
avait sous les yeux non pas quelque copie pleine de
fautes, à sens estropié, à passages inintelligibles, mais
une copie correcte et lisible. Si les manuscrits avaient
été d'ordinaire comme le sont quelques-uns qui sont
arrivés jusqu'à nous, si la langue y avait été aussi ou-
trageusement violée, comment des étrangers auraient-
ils pu venir à bout de pareils textes? Les traductions
allemandes garantissent la bonne qualité des origi-
naux. Ils en garantissent aussi la haute antiquité. Ici,
dans la légende de saint Grégoire, le traducteur est de
la lin du douzième siècle, il faut donc que la rédaction
SUR LE PAPE GRÉGOinE LE GRAND. 209
française soit antérieure et appartienne ou au milieu,
ou au commencement de ce siècle, ou peut-être même
plus haut.
Je finis ici; ayant rempli le cadre que je m'étais
Iracé. M. Lusarche a imprimé le texte, mentionné le
manuscrit picard, indiqué le poëme allemand. A mon
tour, entrant pleinement dans la fonction de critique,
je me suis emparé de ces documents, j'ai discuté la date
et le dialecte, corrigé les passages corrompus et com-
paré les imitations. Commentaire d'une publication
intéressante, c'est par cet intérêt même que mon tra-
vail, tout minutieux qu'il est, peut se recommander.
IX
LE CHANT D'EULALIE ET LE FRAGMENT
DE VÂLENCIENNES
SoMMAïuE [Journal des Savants, octobre 1858, décembre 1858, fé-
vrier 1859, mai 1859 et juin 1859). — Ces deux monuments, très-
peu iiiiporlîinls par le fond, le sont beaucoup par la date à laquelle
ils appartiennent. Ils sont du dixième siècle, et il n'y a rien d'aussi
ancien dans la langue d'oïl .
Le premier article examine ce que signifie la dinèrcncc es:<erilielle qui
existe entre la langue d'oc et la langue d'oïl d'une part, la langue ita-
lienne et la langue espagnole d'autre part. Les deux premières ont
des cas; les deux secondes n'en ont pas; cela forme, dans le domaine
roman, deux groupes distincts. Le groupe qui a des cas est plus voi-
sin de la latinité que le groupe qui n'en a pas; il a conservé une part
de ces formes syntliéliques qui sont essentielles aux langues classiques.
Celte part a disparu de l'autre groupe. Une tentative est faite pour
expliquer comment s'est produite entre les deux groupes une différence
aussi considérable.
Le deuxième article s'occupe de la versification du Chant d'Eulalle. Ex-
po.>iLion des différentes espèces de vers décasyllabiques. Beaucoup de
vers, dans ce Chant, sont décasyllabiques; de là est tuée la conclusion
qu'ils le sont tous; et, comme un certain nombre de ces vers n'est pas
conforme à celte mesure, des conjectures sont mises en œuvre pour les
ramener à la même structure. On verra dans une note addition-
nelle que le système a éic blâmé par la critique, et qu'on peut consi-
dérer tout autrement le Chant d'Eidalie. Cette pièce contient des
formes verbales dérivées du plus-que-parfait latin, formes qui man-
quent complètement dans les textes du onzième et du douzième siècles;
explication de ce que devient Vu latin d'habuerat, de vohierat, de
poluerat, dans le mot roman. Preuve que dans la latinité Ve long de
la troisième personne du pluriel du parfait devenait souvent bref;
c'est l'accentuation par cet e bref que la langue d'oïl a suivie. Du
comparatif bellezour; il montre qu'il a existé un mot latin bsllatus
LE ClIA^T DEUULIE ET LE Fl'.AGMEM DE VALENCIE^NES 271
Examen des formes tuvolsis, nous vol sime^, vous volsiles LV .cfécli-
naisoii à Jeux cas, caractère esseiiliel à la Jangiie d'oïl, apj-^raît dan&
le CUjut dEulalie; remarque sur la contrée où l'on peut croire qu'il
a été composé.
Dans le Iroisième article il est question du Fragment de Valenciennes.
Là, ainsi que dnns le Chant d^EulaUe, la Iroisième personne du sin-
guliei- du coridilionncl est en eiet, ainsi que celle de l'imparlait de
J'indicalif. La formation du conditionnel dans les lani^ucs romanes est
diverse: l'une est propre à l'espaj^iiol et au provençal; l'autre à l'ita-
lieu, et la troi ièmc au français. Anciennes l'ornics do l'imparfait ré-
pondant à abam et ebam. Essai d'explication du mot soueir. Le simple
peiUir, construit comme en latin, se trouve <!ans le Fragment, au lieu
de repentir que nous disons niainlenanl. De la tourimre romane qui
substitue l'auxiliaire être à l'auxiliaire avoir dans les temps composés
des verbes réflécbis; elle existe dans le Fragment; l'explication en est
essayée; cette explication sert à son tour à rendre compte de l'emploi
du pronom réfléchi avec certains verbes neutres; enfin elle est étendue
aux verbes, tels que s'entendre à une chose, se connaître en une chose;
de sorte qu'elle devient une petite théorie. De l'ancien adverbe lies,
nets, nis. Emploi particulier du mot quant. Seconde personne du plu-
riel en est. Iholt ou mknxjholt, signifiant chaud, est sans doute une
Fingulière transformation orthographii|ne du latin calidus. Edre
(lierre) est masculin <lans le Fragment. E pour en, préposition. Règle
des deux cns observée. Laurin, mot français cité dans un manuscrit
Au neuvième siècle.
Le quatrième article est consacré à la déclinaison dans la langue d'oc et
dans la lanizue d'oïl. Tout le système des cas qui sont restes dans l'une
et l'autre repose sur deux faits., l'accent latin et \'s de la seconde dé-
clinaison latine Des noms en ator; des comparatifs; remarque sur le
mol traître ; des mots en o, onis; de quelques mots singuliers; des
noms en as, atis; des noms en or, oris ; des noms en us, utis. et ioy
ionis; cheve répondant à capite, et peitreà pectore. De la déclinaison
en s. C(mm)etU la première déclinaison latine fut traitée. Trace d'un
génitif pluriel en orum : la geste prancor, la gent paienor, etc.; conjec-
ture sur tens pascor Comparaison de la déclinaison de la langue d'oïl
et de la langue d'oc avec la déclinaison latine; la condition de ces
langues est d'avoir deux cas véritables sans une véritable déclinaison.
Etat de la latinité au moment où la langue d'oc et la langue d'oïl se
formèrent, différent de l'état de la latinité au moment où se formèrent
l'italien et l'espagnol. De quel [uos nominatifs pluriels des noms iémi-
nins en e qu'on trouve dans certains textes. Le caractère propre de la
L'mgiie d'oïl et de la langue d'oc est d'avoir deux cas; c'est une langue
intermédiaire entre la latinité et l'élat moderne des langues romanes
où il n'y a plus de cas. De l'emploi pro|)re dtî Vs; principe d'analogie
qui tend à I ctendie même aux mots qui ne le comportent pas L'ac-
eent latin, bien que placé 8ur la rucme syllabe en français qu'en latin,
272 LE CHANT D'EULALIE
subit une véritable transposilioii quant à la dernière syllabe et à la pé-
nultième en raison de la grande contraction du mot devenu français;
de là provient notre prononciation du latin si contraire à l'accentuation
latine.
Le cinquième et dernier article traite de l'usage que la langue d'oïl lit de
ses deux cas. Analyse grammaticale de quel|ucs phrases. Mieux com-
paru à meglio de l'italien; remarque sur l'abscnce de l'* d.ms megiio;
semblablemcnt volontiers comparé à l'italien volentieri, où l'absence
de l's se fait encore remarquer. Pourquoi disons-nous travail et tra-
vaux? Pourquoi mettons-nous un s à nos noms pluriels? Conclusion
générale sur les cas, la syntaxe, le caractère intermédiaire des langues
d'oc et d'oïl entre la latinité, et les langues de l'Espagne et de
l'Italie
t. — Préliminaires.
J'ai conçu, il y a déjà quelque temps, et môme ex-
primé l'idée que la langue d'oc et la langue d'oïl, ou,
sous une appellation commune, la langue des Gaules
occupe, entre les idiomes romans, une place parlicu-
lière. L'espagnol, le français, l'italien et le provençal,
pour ne nommer que les quatre grands embranche-
menls, sont frères; ils ont pour père le latin. Rien ne
représente mieux à l'esprit la supériorité de cette
Rome souveraine que l'empreinte laissée sur TUalie,
latine au commencement pour si peu, sur l'Espagne,
ibéricnne etceltibérienne, sur la Gaule, celtique. Tant
de peuples qui, ce semble, ne devaient jamais parler
latin, ont désappris leur langue et ont appris celle des
dominateurs de l'ancien monde; et les hommes illus-
tres dans la politique, dans les armes et dans les let-
tres, qui fondèrent la prodigieuse grandeur de la ville
aux sept collines, ont réussi plus que ne pouvait espé-
rer la fragilité des choses humaines; ils ont transformé
en héritiers directs de leurs pensées et de leur kuxruo
ET LE FRAGMENT DE VALENCIEKNES. 273
des nations puissantes par la parole et par le bl'as,
illustres dans le passé et dans le présenf , et à qui nul
avenir n'est encore interdit. Mais est-il vrai que ces
quatre embranchements, l'espagnol, le français, l'ita-
lien et le provençal, se sont détachés du tronc com-
mun au môme temps, de la môme façon et avec les
mômes caractères? Je ne sais si cette question a été
déjà agitée; mais autrefois elle était implicitement
résolue par un préjugé assez ordinaire qui faisait de
l'italien le père du français ; comme si les mots qui
appartiennent aux deux langues avaient, quittant le
latin, pris d'abord la forme italienne plus ample, puis
la forme française plus contracte. Aujourd'hui elle l'est
encore implicitement par la supposition générale qui
voit dans les quatre langues quatre sœurs jumelles,
écloses simultanément. Si l'attention se fixe sur ce
point, avant tout examen, on sera disposé à croire que
la simultanéité d'origine n'a pas dû être aussi pleine
et entière qu'on se le figure. En effet, que de diversités
entre les trois grands pays qui furent le siège de cette
si curieuse et si importante évolution 1 L'Italie occupée
par les Ostrogoths, puis par les Lombards, disputée
par les Grecs, avec Rome, siège de la papauté; l'Es-
pagne tenue par les Yisigoths et conquise, avant que
sa langue fût formée, par les Arabes ; la Gaule, par-
tagée entre les Francs, les Bourguignons et les Yisi-
goths, devenant bientôt franque tout à fait, et prenant,
grâce à Charles Martel, à Pépin et à Cliarlemagne,
contre les Sarrasins qu'elle contient, contre les Ger-
mains qu'elle conquiert, un rôle auquel l'empire ro-
main avait défailli. Dans ces circonstances, n'esl-il pas
II. 18
274 LE CHANT D'EUULIE
possible que la séparation des langues nouvelles d'avec
le latin ait eu, en Italie, en Gaule, en Espagne, des
dirCérencos de caractère et dépoque?
- Ce qu'une considération a priori pouvait faire sup-
poser m'a paru être vérifié par les observations a pos-
teriori; et je dois dire que ce sont les faits qui ni'ont
indiqué la considération a prfori et non celle-ci qui m'a
mis sur la reciierche des faits. Mais l'idée, une fois
aperçue, se présente sous les deux faces. Toutefois, la
considération a priori ne resterait qu'une conjecture;
seules, des observations précises changent la qualité
des conceptions. La langue d'oïl et la langue d'oc ont
plus de rapport entre elles qu'elles n'en ont avec les
deux autres. Ce n'est pas qu'il n'y eût peut-être lieu à
constater entre l'italien et l'espagnol certaines diffé-
rences d'un genre analogue à celles que j'essayerai de
signaler entre la langue des Gaules, d'une part, et
d'autre part, l'italien et l'espagnol; mais je n'ai pu
saisir aucun signe qui les manifestât. Il n'en est pas de
même pour le provençal et le français : ces deux idio-
mes, liés l'un à l'autre par des caractères qui font dé-
faut au delà des Pyrénées et des Alpes, sont dès lors
susceptibles d'une classification; on est en droit de
les mettre à part et d'examiner ce que ce phénomène,
certainement très-remarquable, signifie. A mon avis,
ce phénomène a une signification et n'en a qu'une,
c'est que la langue des Gaules est plus ancienne que
l'itahen ou l'espagnol.
Je n'ai pas d'autre mot (\\x ancien pour exprimer ma
pensée, et il faut l'expliquer. En me servant de cette
expression, je ne veux pas dire qu'on a parlé proven-
ET LE FRAGMENT DE VALENCIENNES. ,275
çal OU français avant qu'on ne parlai italien ou espa-
gnol; en d'autres termes, que déjà le français ou le
provençal (Maient formés, quand en Italie et en Espagne
on se servait encore du latin. Sur cela je ne sais rien ;
et il n'y a non plus rien à savoir en l'absence de docu-
ments écrits qui datassent de siècle en siècle cliacun
de ces idiomes. Je pîcnds ancien au sens qu'on lui a
déjà attribuéen des questions de ce genre, par exemple,
quand on a dit, qu'à certains égards le lalui est plus
ancien que le grec; ce qui ne veut pas dire que le latin
ait été écrit avant le grec, cela serait historiquement
faux, ni qu'il ait été parléxivant le grec, de cela on ne
sait rien; mais on entend que, rapporté au sanscrit,
qui nous présente la langue des Aryens dans la forme la
plus antique à nous connue, le latin a certains carac-
tères qui avoisinent plus le sanscrit que ne fait le
grec. De même, la langue des Gaules a certains carac-
tères par lesquels elle avoisine le latin, tronc commun
des idiomes romans, plus que ne font l'espagnol et
l'italien. De quelque façon qu'on se représente le phé-
nomène, le latin était plus avancé dans la mort, quand
l'italien et l'espagnol se sont formés, que quand se sont
formés le provençal et le français. C'est là ce que je
veux faire comprendre. Certaines particularités avaient
disparu du latin au moment où l'on se mit à parler
espagnol ou italien, particularités qui existaient encore
quand on se mit à parler français ou provençal. C'est
d'un latin quelque peu différent, qu'émanent, d'une
part, la langue des Gaules, d'autre part, la langue des
deux péninsules, différent non pas dans son essence,
mais dans des dégradations qu'd avait subies. Quant
276 l.E CHANT D'EtJLALIE
au temps OÙ le phénomène s'est accompli, il n'est pas
susceptible de détermination, et, chronologiquement,
il n'y a pas, en ceci, du moins, de raison pour mettre
l'une des langues avant l'autre. Les deux cas que voici
paraissent également plausibles : ou bien la décompo-
sition du latin a cheminé plus vite en Espagne et en
Italie qu'en Gaule; et les idiomes se sont formés simul-
tanément, bien qu'avec des caractères différents qui
correspondaient à l'état respectif du latin; ou bien, la
décomposition n'a pas cheminé plus vite d'un côté que
de l'autre, et le roman des Gaules est non-seulement
philologiquement, mais aussi chronologiquement plus
ancien que celui de l'Espagne et de l'Italie, c'est-à-dire
que, dans ces deux derniers pays, on a gardé plus
longtemps l'usage d'un latin dégradé et que l'évolution
romane y a tardé davantage.
Peut-être, en me voyant tantôt revendiquer pour
la Gaule devenue Provence et France une antériorité
de développement littéraire, tantôt, pour les langues
d'oc et d'oïl, une plus étroite alïinilé avec le latin,
peut-être, dis-jc, quelques-uns seront-ils disposés à
croire qu'il y a, là, suggestion d'un patriotisme qui se
complaît à remonter dans le passé, et pour ainsi dire
à chercher des titres de noblesse. J'avoue que ce genre
de patriotisme n'est pas rare, que l'on a vu et que l'on
voit encore l'érudition s'en affubler quelquefois; mais
j'avoue encore que je ne connais rien de si mesquin.
Si donc j'y tombais, ce serait aussi bien à mon insu
que contre mon gré. Le fait est qu'au début de mes
études en ceci, j'ai cru, comme tout le monde, qu'au
moyen âge la littérature italienne avait devancé la lit
ET LE FRAGME?;T DE VALENCIENNES. 277
térature française ; mais, aujourd'hui, il n'est personne
qui conserve celte opinion; non-seulement les poésies
provençales et françaises abondent dans le douzième
siècle, tandis que ritalie n'a rien pour ces temps ; mais
encore l'Italie elle-même, jusqu'au moment où elle
prend à son tour l'inilialive, lit, traduit et imite ces
compositions qui eurent le don de charmer l'Europe
féodale. Au début, j'ai cru, comme tout le monde, que
ritahcn, vu sa forme, était sans doute un moyen terme
entre le latin et le français; mais, aujourd'hui, il n'est
personne qui soutienne celte opinion; non-seulement
on ne peut les regarder que comme des frères ; mais,
en vertu d'aperçus qui me sont propres, j'essaye de
montrer qu'un certain droit d'aînesse, sinon chro-
nologique, du moins philologique, appartient à la
langue d'oc et à la langue d'oïl.
Donc, sans plus m'inquiéter, je continue. Les opi-
nions préconçues et erronées qu'on s'était faites sur
les rapports des peuples dans le haut mojen âge tien-
nent à un ensemble d'idées historiques qui d'ailleurs
sont encore aujourd'hui un champ de discussion. La
fin du moyen âge avait été si pesafite pour les esprits
avides d'un cliangement et pressés de s'élancer à la
Renaissance, qu'ils regardèrent avec aversion ce qu'ils
laissaient derrière eux. Comme l'homme de Dante,
qui, après avoir lutté contre l'ondiî périlleus3, se re-
tourne avec effroi et contemple le flot bouillonnant
auquel il vient d'échapper,
E corne quoi che con leiia affannata
Uscito fiior del pela^o alla riva
Si volge air acqua periyliosa e guata ;
278 IK CHANT D'KULAMK
Àc môme les hommes du seizième siècle, ayant enfin
le pied hors du moyen âge, se retournèrent, et n'y
virent, plus qu'un chaos et des ténèhrcs. Cette impres-
sion, transmise fidèlement, a duré longtemps, jusqu'à
ce qu'enfin, dans quelques esprits, vint unercaclion en
sens inverse qui a voulu tout réhabiliter, tout admirer,
tout regretter. Ce n'est pas là qu'est le débat : les
hommes du seizième siècle firent bien de rejeter un
ordre qui avait perdu ses raisons d'être, puisqu'il ces-
sait spontanément par la réaction intérieure de ses
propres éléments, et aucune admiration rétrospective
n'empêchera qu'il n'en soit ainsi ; mais le débat est
de savoir si en soi le moyen âge a été une ère de ténè-
bres et de barbarie, ou une époque intermédiaire, une
préparation nécessaire, inévitable, entre l'antiquité et
les temps modernes. Bossuet, avec un patriotisme que
je ne puis pas ne pas trouver excessif, a dit, au sujet des
révolutionnaires anglais, et parlant des habitants de
Vîle la plus célèbre du monde : <(Ne croyons pas que les
(( Merciens, les Danois et les Saxons aient tellement
c< corrompu en eux ce que nos pères leur avaient
« donné de bon sang... » M'emparant de sa phrase et
de son idée, je dirai : Ne croyez pas que les invasions
germaniques aient tellement corrompu la tradition
latine et l'héritage de civilisation gréco-romaine, que
jamais la barbarie et les ténèbres aient régné sur l'I-
talie, la Gaule et l'Espagne
Dans cette appréciation la langue est quelque chose
d'important. Longtemps, chez nous du moins, elle
fut enveloppée dans la proscrii)tion commune. A me-
sure qu'on remontait plus haut, on comprenait plus
ET LE FRAGllEIST DE YALliNCIENNES. 279
difficilement les textes; et toutes les différences
étaient interprétées en ce sens, que l'ancien était bar-
bare, et le moderne purgé d'une rouille grossière. Ne
pouvant se rendre un compte exact de choses qu'on
ignorait, on semblait s'imaginer qu'au dix-septième
siècle un départ avait été fait entre ce qui était bon et
ce qui était mauvais; mais ce départ fut-il effectué
avec une complète intelligence? Et le bon, d'où venait-
il? D'où il venait, le voici : en suivant l'histoire de
cette langue, on voit que, depuis environ huit cents
ans qu'elle dure, elle a passé par des phases consécu-
tives et enchaînées. Depuis les premiers bégayements,
qui sont du dixième siècle, elle arrive à une perfection
relative dans le douzième et le treizième ; puis une
décadence commence qui ne s'arrête que vers la lin
du quinzième. Là se place une renaissance, et enfin
une nouvelle perfection à parlir du dix-septième siè-
cle. Du moment qu'on reconnaît une époque d'antique
excellence, on est assez familiarisé avec la connexion
des choses historiques pour conclure aussitôt que cela
ne fut pas isolé, et que cette époque brillante pour la
langue répondit à une époque brillante pour le reste.
Et même, du temps de décadence, je dirai : du mo-
ment qu'on y reconnaît une phase transitoire, on doit
le prendre pour ce qu'il est réellement, un temps où
la transformation sociale et les événements politiques
entamèrent la tradition, sans entamer en rien les for-
ces vives capables de remplacer ce qui s'altérait.
Maintenant %\, allant de cette considération intrÀnsè-
que à une comparaison entre les idiomes romans, on
aperçoit qu'ils ne sont pas exactement contemporains,
280 LE CHANT D'EULALIE
on aura fait un pas de plus dans les antiquités du
moyen âge; une sorte de classification sera possible
dans les origines, et Ton aura une idée plus nette et
plus précise de ce grand événement politi(]ue et social
qui, de l'empire d'Occident, fit l'Occident féodal et
chrétien. Quoi qu'on dise et qu'on arguë, et quelqu'in-
fluence qu'on attribue aux Germains transplantés sur
ce sol, il est bien sûr que c'est sur ce sol même que se
sont décidées toutes les questions vitales de civilisa-
tion, et non en Germanie; tellement même qu'il fallut
que la Germanie fût conquise par une invasion venant
de la rive gauche du Rhin, invasion que conduisait un
Germain si l'on veut, mais un Germain assis dans les
Gaules et se portant héritier de tout le ;2[ouvernement
latin.
En effet, les Gaules, sans doute à cause de leur si-
tuation géographique, devinrent le centre de résis-
tance et de réorganisation contre les infidèles du
midi, que l'Espagne n'arrêta pas, contre les Barbares
d'outre-Rhin, que l'Italie était alors impuissante à
rontcnir. Les Germains qui s'y étaient établis et qui
devinrent promptement latins, les Gallo-Romains qui
les absorbèrent, furent assez forts non-seulement
pour tenir tête, mais même pour pénétrer dans la
Germanie, la réduire et la christianiser, ce qui était
le plus important service qui alors pût être rendu à la
civilisation commune. Plus de consistance, et une
consistance née de meilleure heure, appartint donc à
ce centre ainsi formé spontanément. Les intérêts pré-
pondérants, tant de défense que d'action extérieure,
s'étant déplacés, étaient venus se fixer là où les appe-
ET LE FRAGMENT DE VALENCIENNES. 281
lait la nature des choses. Ces faits sont donnés par
riiisloire; et j'y rattache ce qui est donné par la phi-
lologie, une antériorité de la langue des Gaules sur
les autres idiomes romans.
Ce sont des causes politiques qui, essentiellement,
ont déterminé les conditions d'origine pour les idio-
mes romans: ou, si l'on veut, plus exactement, les
causes politiques variant, les conditions d'origine ont
varié. En effet, je n'attribue rien, en ceci, à la race,
je ne vois pas pourquoi des Gaulois romanisés au-
raient eu plus le sentiment de la grammaire latine
que des Italiens; avant toute recherche j'aurais pensé
le contraire, et il est vrai que chez eux et même chez
les Espagnols l'intégrité et, si je puis dire, l'ampli-
tude du mot latin s'est mieux conservée que dans la
Gaule soit provençale, soit française; le vocable ita-
lien est un calque plus iidèle du vocable latin; mais
l'autre partie, celle qui tient davantage à la vie d'une
langue s'est mieux conservée dans la langue d'oc et la
langue d'oïl; de sorte que, quant à la grammaire
comparée avec celle du latin, l'italien ou l'espagnol
ressemblent plutôt au français moderne qu'ils ne res-
semblent aux langues d'oc et d'oïl. Je n'ai aucune en-
vie, non plus, de chercher dans la langue celtique,
que les Gaulois parlaient avant de parler latin, rien
qui ait pu contribuer au phénomène philologique qui
m'occupe; nuls n'étaient mieux préparés que les Ita-
liens à recueillir l'héritage entier de la langue latine;
mais, dans la perturbation qui suivit l'invasion des
Germains et la chute de l'empire, une part de cet hé-
ritage fut distraite et demeura acquise à la population
*82 LE CHANT D'EULALIE
de ce côlé-ci des Alpes. Je n'cii enfin aucun argument
à tirer de la qualité des peuplades barbares qui s'é-
tablirent en Italie et en Gaule. Les principales des
Gaules furent les Francs, les Bourguignons et les Yisi
goths; les principales de l'Italie furent les Ostrogoths
et les Lombards. Toutes ces peuplades se \alaient ou
à peu près, et môme on s'accorde à regarder les
Ostrogoths comme plus précoces que les autres; à la
vérité, au-dessus d'eux se superposa une couche de
Lombards, nouveaux venus qui bouleversèrent dere-
chef le fragile édifice d'une organisation barbare.
Quelles qu'aient été ces influences, on ne peut pas en
faire dépendre un attachement plus étroit aux exi-
gences de la grammaire latine; maison peut entrevoir
que la prépondérance occidentale qui devint le par-
tage de la Gaule sous Charles Martel, Pépin le Bref et
Charlemagne, ait agi dans ce sens.
Je viens de dire que l'italien et l'espagnol ressem-
blent, du point de vue de la syntaxe, plus au français
moderne qu'à la langue d'oïl et à la langue d'oc. En
effet, ce sont, à proprement parler, des langues mo-
dernes, tandie que la langue d'oïl et la langue d'oc
sont, sinon anciennes, du moins intermédiaires, te-
nant du latin des caractères qui ont tout à fait disparu
dans l'italien ou dans le français moderne et qui éta-
blissent un anneau philologique entre l'antiquité et
nos temps. Aussi faut-il partager autrement qu'on ne
fait l'histoire littéraire de ces trois grandes nations.
A la langue des Gaules, sous la forme provençale ou
sous la forme française, appartient, avec la priorité
philologique, la priorité de production; c'est là que
ET LE FRAGMENT DE YALENCIENNLS. 283
commencent les œuvres nouvelles, celles qui ne relè-
vent plus du latin, le gai savoir, les chansons de geste,
les poëmes d'aventure; on les lit, on les goule, on les
traduit, on les imite dans tout l'Occident. Puis cette
veine puissante s'épuise, et le quatorzième siècle ar-
rive. Mais le quatorzième siècle est l'avènement de
l'Italie, qui, pendant l'époque antécédenle, avait pré-
paré son essor et qui se signale par le chef-d'œuvre de
la grande poésie dans le moyen âge, la Divine Co--
médie; tous les arts se donnent la main, et rien de
plus brillant que cette période. Peu après, l'Espagne
vient à son tour sur la scène; et toutes deux servent
de modèle à la France, qui jadis leur avait servi de
modèle. Mais la langueur momentanée de la France
se dissipe, le seizième siècle entre dans toutes les
voies delà pensée; une nouvelle langue française et
une nouvelle littérature reprennent les hauts rangs et
gagnent, comme jadis, la faveur générale et l'univer-
salité. Telle fut, dans l'Occident latin, la série des
choses littéraires.
Les deux morceaux qui me servent de texte et de
point de départ sont fort anciens; ils apportiennent
l'un et l'autre au dixième siècle, ainsi que le montre
l'examen des manuscrits où on les a trouvés; et il n'y
a rien, jusqu'à présent du moins, qui, en langue
d'oïl, remonte plus haut : soit qu'en effet, dans cette
première antiquité, on n'ait rien écrit en langue vul-
gaire, soit que ce qui fut écrit ait péri, le fait est que
ces deux textes sont les seuls qui soient entre nos
mains. Il est certain, cependant, qu'une langue vul-
gaire existait avant Pépoquc de nos deux textes. On en
284 LE CHANT D'EULALIE
a la preuve dans le Serment des fils de Louis le Dé-
bonnaire qui, appartenant au neuvième siècle, est
rédigé en un idiome roman difficile à classer soit dans
la langue d'oc, soit dans la langue d'oïl ; on en a aussi
la preuve dans ce passage oii l'auteur de la Chronique
des ducs de Normandie, parle de vers satiriques faits
en français vers la iin du neuvième siècle contre un
comte de Poitiers, oubliant sa prouesse en un combat
nocturne contre les Normands.
L'un de nos deux morceaux est en vers. C'est un
chant qui célèbre le martyre d'Eulalie, vierge chré-
tienne qui ne veut pas adorer les faux dieux, et que
Maximien, roi des païens, ordonne de mettre à mort.
On la jette dans le feu, mais le feu refuse de la brûler.
Le persécuteur, que ne touche pas un si grand mi-
racle, a recours à l'épée, la vierge offre son cou au
glaive et elle s'envole au ciel sous la forme d'une co-
lombe. Ce petit poème est très court : il n'a que vingt-
huit vers; il offre à étudier non-seulement la langue,
mais aussi la versification-
L'autre morceau a moins d'importance; c'est une
glose morale au sujet de Jonas. Le contexte ne se suit
pas très-bien; des mots latins l'interrompent de
temps en temps. Néanmoins les caractères de la lan-
gue d'oïl y sont manifestes; et des lignes isolées, ne
fût-ce que quelques lignes, sont trop rares en cette
langue, au dixième siècle, pour qu'on les néglige.
La langue romane rustique, môme alors qu'elle n'é-
tait pas sortie de sa rusticité, et qu'elle était non pas
écrite mais seulement parlée, n'avait pas d'autre ré-
gularité que celle qui provenait de son origine; mais
ET LE FRAGMENT DE VALENCIENNES. 285
elle avait celle-là qui d'ailleurs fut la source de tout l6
rcsio. Il va sans dire que plus une langue romane est
ancienne, plus elle est voisine du latin; celasse voit
dans nos deux textes, qui tiennent manileslement à la
laliriité de plus près que les textes du douzième siè-
cle. Si on pouvait remonler encore plus haut, on ver-
rait la chrysalide de moins en moins dégagée de ce
qui lui donna naissance. Mais, quand le latin fut déci-
dément une langue morle, quand il n'y eut plus au-
cune illusion à se faire là-dessus, quand, en un mot,
on commença d'écrire en langue romane, on sentit
simultanément et le fond commun qu'on avait avec
lui et les différences essentielles qui étaient interve-
nues. Ces rudiments d'usage grammatical, il importe
de les saisir dans le peu de lignes que nous possédons
d'une époque si reculée. Sans doute, ces lignes, tout
anciennes qu'elles sont, ont aussi par derrière elles
plusieurs degrés d'évolution que nous ignorons ^t
dont nous ne pouvons tenir compte. Mais celui-ci n'en
est pas moins important à constater; car il servira de
point d'appui pour reporter vers ses commencements
et ses causes la grammaire de la langue d'oïl. Dès
lors, il n'y aura plus lieu de s'étonner que, sous la
main de ceux qui la cultivèrent, ceMe langue ait été
assujettie à certaines conditions de régularité parfaite-
ment reconnaissables. Le latin c^^ toujours là qui lui
sert de support; elle en quille ceci, elle en rejette cela,
elle modifie, elle tronque, elle élargit, elle supplée;
mais, dans tout ce travail, clhî ne peut jamais se déta-
cher de la syntaxe qui lui est inhérente, des instincts
qui lui sont innés, du sang qui coule dans ses veines.
286 LE CliAM D'i.ULAI.U^
Le résultat olJlcnu sponlaricnierit au douzième siè-
cle, bien loin de mériter le dédain qui, faute de lu-
mièies^suffisantos, n'y apercevait que confusion et
grossièreté, appelle l'alterilion du philologue et de
l'historien. Les lisières avec le latin étaient définitive-
ment coupées; et il fallait marcher par soi-même. La
langue était dans cet état intermédiaire qui, avec
toutes sortes de simplidcalions, en faisait cependant
encore une langue à cas. Ainsi déterminée, elle prit
ses allures propres; ce n'était pas du latin, ce n'était
pas non plus du français moderne. Quand je dis que
ce n'était pas du latin, je n'entends pas parler de la
forme que les mots avaient prise, j'entends qu'au lieu
des six cas de la déclinaison il n'y en avait plus que
deux; quand je dis que ce n'était pas non plus du
français moderne, je n'entends pas parler des diffé-
rences subies par les mots dans le cours du temps,
j'entends que, l'un par rapport à l'autre, l'ancien
français est pour le français moderne une langue non
-encore dépouillée tout à fait du caractère synthétique.
Dans cette situation, la langue d'oïl et la langue d'oc,
appelées à prendre les premières dans l'occident latin
la parole, se firent leurs règles. Des habitudes d'écrire
se formèrent; et, quand on examine les textes, on est
certainement beaucoup plus frappé de la régularité
qui les pénètre, que des irrégularités qui s'y mon-
trent. Je sais qu'en disant cela je heurte directement
l'opinion de plusieurs qui ne se sont pas occupés
moins que moi de ce sujet. Mais, là aussi, j'ai com-
mencé t)ar être de l'avis de ceux que je ne saurais
plus suivre, et l'existence d'une grammaire en théorie
ET LE FRAGMENT DE VALENXIENNES. 287
et en fait ne peut, suivant moi, être écartée : en théo-
rie, *si Ton considère l'origine latine de ce prétendu
jargon; en fait, si l'on étudie grammaticalement les
textes et si l'on examine les causes et l'étendue des'
irrégularités. Voyez, par exemple, cette locution ai
chaïque dont la Fontaine s'est servi : Faire que sage,
faire que fou. Si elle n'avait pas préexisté, le français
moderne ne l'aurait pas trouvée, elle est hors de ses
analogies; mais elle est dans la pleine analogie de la
langue d'oïl, et elle y est née sans effort, naturelle-
ment, du latin ; car celte phrase, qui est devenue pour
nous archaïque et semhle avoir quelque chose d'ellip-
tique et de singulier, est, pour la vieille langue, la
construction la plus simple. Dans ce vers de Raoul de
Cambrai :
Li fil Hébert n'ont pas fait que félon,
mettez ic latin : Non fecerunl quod felones, et vous
verrez tout de suite la valeur de chaque mot et l'im-
pulsion qu'avait la langue d'oïl et à laquelle elle pou-
vait ohéir; car félon est sujet pluriel.
Discuter des phrases, montrer en quoi elles sont cor-
rectes, est tout mon projet, et peut-être de cette
comparaison multiple, rcssortira-t-il quelques re-
marques utiles à l'histoire de la langue et des lettres
dans celte haute période.
2. — Chant cTEulalie.
Comme je compte entrer en des détails minufieux de
^ivMcation et de grammaiie, je suis obligé de tran-
288 LE CIIAM D'EULALiE
scrire ici le Cantique cl Eulalie; autrement, Je lecteur
ne pourrait suivre une discussion qui devient obscure
et pénible quand la pièce n'est pas sous les yeux. Le
texte, heureusement, est très-court, et, quant à la
langue, très-curieux.
1 Buona pulcella fut Eulalia.
2 Bel auret corps, bellezour anima.
5 Voldrenl la veintre li Deo inimi.
4 Voldrent Ja faire diaule seruir.
5 Elle non eskoltet les mais conselliers,
6 Quelle Deo raneiet chi maent sus en ciel.
7 Ne poror ned argent ne paramenz
8 Por manatce regiel ne preiement
9 Ni ule cose non la pouret omqi pleier,
10 La polie sempre non amast lo Deo menestier.
H E por G fut presentede Maximiien,
12 Chirex eret àcels dissoure pagiens.
15 II li enortet, dont lei nonqui chielt,
14 Qued ellefuiet lonom christien.
15 Ellent adunet lo suen élément,
10 Melz soslendreiet les empedementz,
1 7 Quelle perdesse sa virginitet.
18 Por 0 s furet morte à grand lionestet.
19 Enz en 1 fou la getterent com arde tost.
20 Ellecolpes non auret, por o no scoist.
21 Aezo no s voldret concreidreli rex pagiens:
22 Ad une spede li roveret tolir lo cliief.
23 La domnizelle celle kose non conlredist.
24 Voltlo seule lazsier, si ruouet Krist.
25 In figure de colomb volât à ciel.
26 Tuit oram que por nos degnet preier,
27 Qued auuissct de nos Christus mercit
28 Post la mort, et à lui nos laist venir
29 Per souue clementia.
Je donne la traduction de ces vingt-neuf vers ; ils ne
ET LE FRAGMEîsT DE VALENCIENNES. C89
sont pas faciles à comprendre , ils ont des formes très-
anciennes et, par conséquent, des obscurités ; cette
Iraduclion se tient fort près du mot à mot.
« Eulalie fut bonne pucelle; elle avait beau corps,
^ âme plus belle. Les ennemis do Dieu voulurent la
« vaincre, voulurent la faire servir le diable. Ellen'é-
« coûte les mauvais conseillers, qu'elle renie Dieu, qui
« demeure sus au ciel. Ni pour or, ni pour argent, ni
« parure, ni menace deroi,ni prière, ni aucune chose,
« on ne put jamais plier la jeune lille qu'elle n'aimât
a pGs le service de Dieu. Et pour cela elle fut présen-
« lée à Maximiien, qui était en ces jours roi sur les
« païens. Il Texhorle, ce dont ne chaut à elle, qu'elle
« fuie le nom chrétien et que pour cela elle abandorme
« sa docliine. Plutôt elle supporterait les fers que de
« perdre sa virginité. Pour cela elle mourut à grande
« honnêteté. Ils la jetèrent dans le feu, de façon quelle
« brûle tôt. Elle' n'avait aucune coulpe, aussi ne brûla-
« t-elle pas. A cela le roi païen ne voulut se fier : il
« ordonna de lui ôter la tôle avec l'épée.La demoiselle
« n'y conliedit; elle veut laisser le siècle, si Christ
« l'ordonne; en figure de colombe elle vola au ciel.
« Prions tous qu'elle daigne pour nous intercéder, que
« CJM'ist ait merci de nous après la mort et nous laisse
« venir à lui par sa clémence. »
Celle pièce est envers; cela résulte, au premier
coup d'œil, non des rimes mais des assonances qui
marchent de deux hgnes en deux lignes. Mai^ quelle
esi 1 espèce de vers, et, l'espèce étant déterminée,
quel remède faut-il appliquer à ceux des vers qui
ne rentrent pas d'eux-mêmes dans le mètre? Je dis
II. lô
290 LE CHANT D'EULALIE
d'avance que le vers est de dix syllabes; c'est l'ancien
vers héroïque de la Provence, de la France et de l'Ita-
lie.
Il y avait, dans la langue d'oïl, trois formes de ce
vers, qui Cbt toujours caractérisé par deux accenls^
l'un invariable à la dixième syllabe, l'autre placé
tantôt à la quatrième et tantôt à la sixième. Dans la
première forme, l'accent était à la quatrième syllabe,
avec un hémistiche à cet endroit. Cette forme avait
trois modifications : ou bien Thémistiche permettait
une syllabe muette non élidée, c'était le vers des chan-
sons de geste ; je n'en cite point d'exemple ; car on n'a
qu'à ouvrir le premier poëme venu, et on trouvera de
ces vers tant qu'on voudra ; c'est une excellente forme
de vers, l'oreille n'a rien à objecter, la syllabe muette
ne l'offensant pas plus à l'hémistiche qu'elle ne l'of-
fense à la fin du vers ; et il est fâcheux que cette vieille
liberté ait été enlevée à notre versification. Ou bien
l'hémistiche ne permettait pas de syllabe muette, c'est
le cas des chansons ; on reconnaît que c'est la musique
qui a imposé celle loi ; les syllabes muettes se faisaient
toujours entendre dans notre ancienne poésie ; et dès
lors la mesure musicale aurait été rompue par une
syllabe de trop. Ou'bien enfin l'accent manque au qua-
trième pied; une syllabe muette le remplace; c'est
encore la musique qui explique cet usage ou plutôt
celte licence, qui ne se trouve que dans les chansons;
mais le vers est détestable, ou plutôt il n'y a plus de
vers, il n'y a qu'une ligne de dix syllabes que la mu-
sique faisait supporter.
Dans la seconde forme, l'accent et l'hémistiche
ET LE FRAGMENT DE VALENGIENNES 29i
étaient à la sixième syllabe. Ce rhythme est moins
commun que le précédent ; pourtant il était reçu aussi,
et Ton a de longs poèmes qui, d'un bout à l'autre, le
suivent. 11 admet deux modifications : l'hémisliche
permettait une syllabe muette en surplus, ou bien il
n'en permettait pas.
Dans la troisième forme, le vers se rapproche beau-
coup du vers italien actuel, ou plutôt du vers de
Dante : il n'y a plus d'hémistiche ; seulement la qua-
trième syllabe ou la sixième est accentuée. Comme
ceci est moinsconnuje vais en rapporter des exemples :
Si proi, pour Dieu, bone amour et requier
C à la plus bêle rien qui or soit née
Face savoir mon cuer et ma pensée.
(A. Dinaux, Trouvères artésiens, p. 144.)
L'accent est sur la première syllabe de hele; il n'y a
point d'hémistiche. Mais le vers est très-correct; et,
pour le trouver pleinement satisfaisant, il suffirait,
d'habituer notre oreille à ce genre de versification. La
môme remarque s'applique à ces vers :
Rois de Navare, sires de vertu...
(Dans Raoul de Soissons, Hist. liltér., t. XXIII, p. 702);
Cascune dame se doit regarder
(Mœtzner, AUfranzœsische Lieder, p. 53, v. 29);
Qu'encor ne die je ma desirance...
{Ibid., p. 58, V. 20);
Ele n'y garde ricour ne paraje...
{Ibid., p. 00, V. 30);
Sire, choisi avez trop maiement
Selonc manière de loial ami
{îbid., p. 82, V. 28.)
«32 LE CHANT D EULALIE
Dans tous CCS vers, il y a, sans hémistiche, une syl-
labe accentuée au qualricrne pied. En voici un où,
sans hcmisliche aussi, c'est la sixième syllabe qui est
accentuée :
Celui por fol lienz qui se haste si
Qu'en un sol jour a gaslé et cueilli
Ce dont il devroit vivre longuement.
{Ibid., p. 82, V. 28.)
Dans une même pièce, des vers avec l'hémistiche à
la quatrième syllabe et des vers avec Thémistiche à
la sixième pouvaient cire employés. On en a un exem-
ple dans la dernière citation : l^s deux premiers vers
ont l'hémistiche au quatrième pied, et le dernier vers
l'a au sixième pied. Il en est de môme dans ce cas-ci :
Sire frère, faites moi jugement
Selonc voslre escient d'un jeu parti
[Ibid., p. 80.
Le premier vers a ou plutôt devrait avoir l'accent à la
quatrième syllabe; le second l'a à la sixième. Les mé-
langes étaient donc permis.
Appliquons ces observations à notre pièce, et sui-
vons la vers par vers.
Le premier a un hémistiche et un accent au sixième
pied.
Le deuxième a un hémistiche et un accent au qua-
trième pied.
Le troisième et le quatrième n'ont pas d'hémistiche,
et l'accent est à la quatrième syllabe.
Le cinquième : Elle non eskoltet lésinais conseillers^
ET LE FRAGMENT DE VALENCIENNES. 293
est irrégulier ; on ne peut, sans remède, le ramener à
une des formes connues; mais le remède est facile.
Non est pour l'orlliographe et non pour la pronon-
ciation , il s'écrivait ainsi et se prononçait ou pouvait
se prononcer 7ie. On verra plus loin de ces exemples
où, l'orlliographe laline étant conservée, la pronon-
ciation !'iait néanmoins française. iVe était susceptible
d'élision, et des lors le texte devient ;
Elle n'eskoltet les mais conselliers.
Ce qui donne un vers sans hémistiche, avec l'accent à
la quatrième syllabe.
Dans le sixième vers : Quelle Deo raneiet chi maent
sus en ciel, le copiste a commis une faute, caria ligne
ainsi écrite ne présente pas les accents à la place vou-
lue, et partant il n'y a plus de vers. Au lieu de quelle,
lisez que ; elle est superflu et peut se supprimer sans^
que le sens souffre, sans que la clarté de la phrase
soit troublée ; et alors on a un vers sans hémistiche,
et l'accent sur la quatrième syllabe. Il ne faut pas lire
maeîît en deux syllabes ; c'est un monosyllabe, écrit
ordinairement maint dans la langue postérieure.
Les septième et huitième vers sont à hémistiche et
ont l'accent sur la sixième syllabe.
Dans le neuvième vers : Ni ule cose non la pouret
omqi pleier, il faut d'abord écrire ni ule en un seul mot
niule, dans lequel niu^ répondant à nuldenullus, n'est
qu'une syllabe. Mais cela ne suffit pas encore pour
retrouver la mesure ; on supprimera non, qui fait
double emploi avec niule; et on aura un vers à hémi-
slichc et à accent au sixième pied. Bans pouret, la syl-
29Î LE CHANT D'EULALIE
labc ret est muelle malgré le f, qui est ici purement
ortliogra[)hi(}ue et indice de la troisième personne
latine, ei qui n'avait aucune \aleur de prononciation.
Il serait facile d'accumuler les exemples de ce fait;
je inc contente de citer ce vers du Roland (Génin,
p. 97).:
E Tarchevesque de Deu les beneïst,
Par pénitence les cumendet à ferir.
Si l'on prononçait le t de cumendet^ le vers serait
faux.
Le vers dixième : La polie sempre nonamast lo Deo
menestiei\ exige, en apparence du moins, un redres-
sement bien plus considérable, ayant treize syllabes
et devant être réduit à dix, avec les accents àleurplace.
Je dis en apparence, car, au fond, le vers est correct ;
c'est l'ortbographe seule qu* fait illusion. D'abord,
au lieu de non, prononcez ne, tn élidant Ve muet de-
vant amast. Puis dépouillez le mot menestier de la
forme latine, et prononcez-le comme on l'a prononcé
et écrit dans le douzième et le treizième siècle, c'est-
à-dire mestier. Aussitôt toutes les anomalies du vers
disparaissent; il a l'hémistiche et l'accent au quatrième
pied, avec une syllabe muette en surnombre. Ce que
je fais ici pour menestier n'est point quelque chose de
nouveau, inventé exprès pour le cas particulier dont ii
s'agit. Un tel désaccord entre l'écriture et la pronon-
ciation, c'est-à-dire entre l'écriture latine et la pro-
nonciation française, n'est point rare dans les Irès-
anciens textes. Ainsi dans ce vers du Roland (Génin,
p. 75):
ET LE FRAGMENT DE YALENCIENNES. 295
Enoit m'avint une avisiuri d'angele,
angele est l'orthographe latine à^ angélus ; mais, mal-
gré l'orthographe, la prononciation est française, et
il faut dire ange ; autrement le vers serait défectueux.
La môme remarque rectifie ce vers de Thomas le Mar-
tyr, 30 :
Li cler deivent les lais e lur anemes guarder.
Aneme, orthographe latine, doit être dit ame^ pronon-
ciation française. C'est ce respect de la tradition la-
tine, qui a donné les bases de l'orthographe française
et qui a fait que l'on écrivait altre ce qui se prononçait
autre. Les lais^ c'est-à-dire les laïques; lai est conservé
dans frère lai.
Le onzième vers est : E por o fut presentede Maxi-
miien. Ni le nombre des syllabes ni l'accent ne sont
réguliers. Maximiien^ en latin Maxïmianus^ serait de
quatre syllabes ; mais cela ne peut s'accommoder avec
presentede, grand mot qui, placé au centre du vers,
le gouverne tout entier. Un mot de trois syllabes est ici
indispensable; et, au lieu du persécuteur Maicimiien,
on mettra le persécuteur Mao^imin. Le reste est facile :
on supprimera e, et l'on commencera la phrase par
por 0, comme pkis bas, au dix-huitième vers. De la
sorte, on aura un vers avec l'accent au sixième pied,
sans hémistiche.
Le douzième est un vers à hémistiche, placé au
sixième pied, ainsi que l'accent.
Les treizième, quatorzième, quinzième, seizième et
206 LE CHANT U'EULALIE
dix-seplième sont sans hémistiche, et ont l'accent sur
la quatrième syllabe.
Le dix-huitième est un vers sans hémistiche, avec
Tacccnl sur la sixième syllabe.
Le dix-neuvième et le vingtième sont des vers avec
hémistiche et accent au sixième pied, et avec une syl-
labe muette supplémentaire au môme pied.
Le vingt et unième : Aezo nos voldret concreidre li rex
yagiensy est le plus diflicile de tous : la discussion va
lemontrer. M. Burguy,danssaGr«mmaîr(?(t. I, p. 157),
regarde aezo comme un seul mot répondant à iço ou
ice, qui sont plus ordinaires, et à aisso du provençal.
Je crois que cela est vrai, la forme provençale le dé-
montrant; et aezo ne compte que pour deux syllabes,
comme en témoignent les formes parallèles, qui sont
toules dissyllabiques. Pourtant on aurait pu songer à
le décomposer en deux mots : a ezo^ la préposition à,
et ezo qui aurait été l'équivalent d'iço. En effet, cou-
croire signifie confier, fier^ aussi bien dans le lalin que
dans le vieux français ; tel en est le sens dans ces textes
du douzième siècle :
Sa traïsun e sa merveille
Lors dit, e concreil, e conseille.
(Ben. I, V. 1553.)
Ne je i Tai ami si privé,
Ciii je cesle ovre concreïsse.
Ne sai home cui la deisse.
(Ibid. V. 18139.)
Or notre vers veut dire : le roi paien ne voulut pas se
fier à cela. Il faut donc la préposition à exprimée ou
lous-en tendue. Ici elle est sous-entenduc, comme plus
ET LE FRAGMENT DE VALEiNCIENNES. 297
haut dans presentecle Maximin, qui s\gn\ûe présentée à
Maximin. Si lalcUre« dans aezo n'appartenait pas au
pronom, comme le parallélisme avec aisso provençal
indique qu'elle y appartient, et si elle était la préposi-
tion ày elle serait écrite ady ainsi que plus bas ad une
spede. Après cette discussion préliminaire, le vers peut
se rétablir en (îcplaçant no s voldret ci en lisant le vers
entier :
No s voldret aezo concreidre li rex pagiens.
No s voldret se trouve place au commencement de la
phrase et avant le sujet, comme l'est voldrent dans le
vers
Voldrent la veintre li Deo inimi.
Par ces corrections, notre vingt et unième vers devient
un vers à hémistiche et à accent au sixième pied, avec
une syllabe muette supplémentaire.
Le vingt-deuxième : Ad une spede li roveret toUr lo
chief^ a besoin d'être corrigé et peut l'être facilement ;
il suffit d'ôter l'article une. Une est ici tout à l'ait para-
site; il vaut bien mieux dire sans article à spede^ à
épéc. Dès lors c'est un vers dont l'hémisliche et l'ac-
cent sont au sixième pied, avec une syllabe muette
qui ne compte pas.
Dans le vingt-troisième : La domnizelle celle hose
non coniredist^ celle hase trouble la mesure et d'ailleurs
est singulièrement plat. Tout sera rétabli, si l'on y
substitue rt^;20, qui est la vraie expression. Le copiste
aura voulu l'expliquer, en mettant celle kose.
298 LE CHANT D'EULALIE
Le vingt-quatrième vers est intact, héntiistiche
accent au sixièuie pied.
Le vingt-cinquième ne l'est pas : Injifjure de colomb
volai à ciel. Il ne me paraît romportei' qu'une correc-
tion, c'est de supprimer la préposition de^ et de lire m
figure colomb, ce qui donne l'hémisliche et l'accent au
sixième pied. Le copiste aura, de son chef, ajouté de
pour éclaircir la phrase. Si l'on croyait que le génitif
latin ne peut pas bien être rendu, en vieux français,
par le cas régime sans article (en effet, on dit ordinai-
rement la fille le roi, pour la fille du roi)^ je citerai ces
vers du douzième siècle :
Adeidred out avant un fiz
De la fille cunte Theodriz.
[Edouard le confesseur, v. 157.)
Les trois vers vingt-sixième, vingt-septième et vingt-
huitième n'offrent aucune difficulté, ils sont tous les
trois réguliers, ayant rhémistiche et l'accent à la
sixième syllabe.
Ainsi sur vingt-huit vers qui composent cette pièce
(je ne parle parle pas du vingt-neuvième, qui est un
petit vers de cinq syllabes) ; sur vingt-huit vers, dix-
neuf sont réguliers et n'ont besoin d'aucune correc-
tion; sur les neuf autres, deux se restituent sans au-
cun changement et à l'aide de la seule remarque, que
la prononciation, devenue française, n'est pas conforme
à l'orthographe, restée latine. Il n'y a donc plus que
sept vers qui aient besoin de quelque rectification.
Cette forte disproportion entre les vers corrects et les
vers incorrects suggère la conjecture que Tincorrection
ET LE FRAGMENT DE VALENCIENNES. 299
est le fait non de l'auteur mais du copiste, et que,
malgré la vétusté du texte, la critique peut inter-
venir.
Ce cantique d Eulalie présente un fait dont jusque-là
on n'avait eu aucun exemple dans la langue d'oïl ; c'est
l'existence d'une forme émanée du plus-que-parfait
latin. Il était singulier, M. Diez l'a remarqué, que ce
temps, qui existe dans d'autres langues romanes,
n'existât pas dans celle-ci. Il y existe en effet, bien que
l'usage l'ait, de très-bonne heure, abandonné. Mais un
texte du dixième siècle a montré qu'en cela aussi, la
langue d'oïl ne s'écartait des autres qu'en apparence.
Dans notre texte, ces plus-que-parfaits sont : aiiret =
habuerat; pouret ^^potuerat; furet= fuerat ; vol-
dret = voluerat ; roveret = rogaverat. Comme, malgré
la présence du t final, la dernière syllabe est muette,
ces formes sont exactemer^v régies par l'accent latin :
rofjûverat^ ayant l'accent sur ga, dorme roveret^ avec
l'accent sur ve^ qui est le correspondant de ga; fûerat,
iivec l'accent sur fw, prodot furet. Ceci est évident et
ji a besoin d aucune interprétation. Il n'en est pas de
même de auret, de pouret et de voldret; habuerat^ po-
tûerat et volûerat ont l'accent sur m, qui appartient à la
seconde syllabe, et auret^ pouret et voldret oui l'accent
sur la première ; il y a là un désaccord qui s'explique
sans peine. Dans habuerat^ potueratei voluevat, \'u^ du
moins à l'époque où la langue d'oïl s'est formée, n'était
pas voyelle, il était consonne, et l'on disait hâbverat,
pôtverat^ vôlverat; prononciation qui reportait, comme
on voit, l'accent sur la première syllabe; ce qui s'est
exprimé dans les mots coirespondants du français
500 LE CHANT D'EU LA' lE
On sait que tènûîs est considéré dnns les poètes comme
élantou un mottrissyllabiqiic composé delrois brèves,
ou un mot dissyllabiijue, composé d'une longue et
d'une brève, tënuîs. Le fait est que, pour la langue
d'oïl, cette dernière forme existait seule, et elle a été
rendue par tenve, qui nous indique clairement quelle
était, à celte époque, la prononciation de tennis. Plus
tard, bien plus tard, de tennis nous avons fait ténUy
qui n'est qu'un calque du latin tel que nous le pronon-
çons maintenant. A ce rapprocliement de tenve et de
témij on saisit toute la différence qui est entre une
formation organique et une formation mécanique.
La môme clef servira pour vohirent, qui est la troi-
sième personne du pluriel du parfait détini du verbe
vouloir y et qui est l'équivalent de voluerunt. Mais, dans
volnerunt^ Ve est long, et par conséquent c'est sur lui
qu'est l'accent, c'est-à-dire sur la tioisième syllabe à
partir du commencement du mot, tandis que, dans le
français, l'accent est sur la première syllabe. Il faut
donc ramener le latin à un mot trissyllabique avec
l'accent sur la première. On en fait un mot trissylla-
bique, en usant de la remarque précédente, qui cbange
Iw voyelle en u consonne, et on en fait un mot à accent
sur la première en cbangeant Ve long en e bref. Ce
cbangemcnt, qui est prouvé par la prononciation de la
langue d'oïl, s'explique par des habitudes qui existaient
dès les temps classiques. M. Quicherat, qui est une si
grande autorité en matière de latinité, et particulière-
ment de métrique latine, et à qui je me suis adressé,
n'a pu, à la vérité, m'indiquer aucun exemple où Ye
de voluerunt ait été abrégé; mais il m'en a cité beau-
ET LE FRAGMENT DE VALENCIENNES. 301
coup OÙ ce môme e est, contre la règle, devenu bref
en d'autres mois. Tels sont :
Matri longa decem lulërunt fastidia menses
(Virg., £^LIV,61);
Obstupui, stetëruntque comge
( ^n. II, 774 et III. 48);
Conslitërunt, silva alla Jovis, lucusve Dianae
{ihid.wimxy,
Menandri eunuchum postquam œdiles emerunt
(Térence, Eun ,prol. 20);
sur quoi Donat fait cette remarque : emerunt aiitem,
mediam corripe;
Abiturus illuc quo priores abiôrunt
{Ph. IV, 19, 10);
Perlege dispositas generosa per alria ceras,
Contigêrunl nulli nomina Innla viro
(0^;..F«s^ 1,591).
Il est donc établi que, dans la meilleure latinité, Ve
s'abrégeait souvent, et que l'accent, par conséquent,
reculait d'une syllabe. C'est celle prononciation qui
prévalait dans les Gaules, ou, du moins, qui a prévalu
dans la langue d'oïl. Car voldrent n'est pas une excep-
tion; loin de là, la règle est générale • aimèrent, ama-
verunt^ dirent^ dixerunt, o'irent, audiverunty ont, dans
le français, l'accent sur la pénultième, parce qu'ils
l'avaient dans le latin d'alors sur l'anlépénultième.
On peut apprendre quelque chose sur le latin, en com-
parant ce que nous enseigne l'étude élémentaire des
langues romanes.
J'ai encore sous la main un cas de cette comparaison
Les dictionnaires donnent un dhnmuiïï bellatulus, mah
en le notant d'un point de doute et en disant que la
Ô(n LE CHANT D'EULALIE
leçon n'est pas assurée. Eh bien, je la regarde éomrnc
bonne, ou, du moins, il est certain qu'au moment de
la formation des langues romanes, il existait, dans la
latinité, un adjectif bellatus. En effet, le cantique
d'Eulalie a, au second vers.
Bel auret corps, bellezour anima.
Bellezour est l'équivalent parfaitement exact de bella-
tiorey et, par conséquent, certifie la préexistence de
bellatus. Bellezour est au régime; le sujet serait bellaire^
bellalior ayant l'accent sur la et produisant, dans le
français, un mot semblablement accentué. Je n'ai pas
trouvé bellâtre dans la langue d'oïl ; mais la langue
d'oc a les deux cas; sujet : puois es ciel mon la bellâtre:
puis quelle est la plus belle du monde; régime : et am
del mon la bellazor; et j'aime la plus belle du monde.
Raynouard ne s'est pas aperçu que bellâtre est le sujet
du mot dont bellazor est le régime; et, à la table de son
Lexique^ traduisant beUaire par la plus belle, il le dit
au superlatif.
Le prétérit du verbe vouloir demande encore quel-
ques remarques. Je vol, il volt, il voldrent, sont trois
personnes régulières et répondant, accent pour accent,
à vôlui, vôluit, et, d'après l'explication précédente,
à voluerunt. Il n'en est pas de même des autres per-
sonnes, qui sont^M volsis, nous volsimes^ vous volsistes.
La forme régulière serait tu vouist, nous voumes ou
vouimeSj suivant que l'on considérerait 1'?* comme con-
sonne ou comme voyelle, et vous vouistes. Aucun texte
ne nous a conservé ces formes qui proviendraient di-
ET LE FRAGMËNt DE VALENCIENNES 30S
rectement du latin; celles qu'on trouve seules dans les
livres offrent une s intercalaire dont il est difficile de
rendre compte. Faut-il admettre que cette s est posté-
rieure à la formation du mot et due simplement à un
besoin de l'oreille ? Ou que le bas-latin a eu les formes
h^Lvhares mlsivisti, volsivimus^ volsivislis? 'Noire pré-
térit je voulus ne se trouve guère dans les anciens
textes; mais il a sa raison d'être dans l'infinitif î;o?//oir,
qui est l'équivalent du bas-latin vo/er^, au lieu du clas-
sique velle. Avec un tel infinitif, les formes dérivées du
parfait latin s'oublièrent, et un prétérit en accord
direct avec l'infinitif y fut substitué.
On lit dans notre texte omqi et nonqi, M. Burguy,
t. II, p. 511, lit onqe et nonqe, et dit : « M. Hoffmann
« de Fallersleben (c'est le premier éditeur) a lu omqi;
« il a pris pour un i le signe d'abréviation qui se trouve
« après le q. » Je donne entièrement mon adhésion à
la remarque de M. Burguy. Unqiiam, qui a l'accent sur
la pénultième, ne peut produire un mot avec l'accent
sur la dernière syllabe. Aucune des autres langues
romanes n'offre d'anomalie au sujet de unquam ou
nunqiiam.
Dans la traduction que j'ai mise en tête de cet arti-
cle, j'ai suffisamment indiqué le sens que j'adoptais.
D'ailleurs, la plupart des difficultés de sens avaient été
levées par les critiques qui se sont occupés de notre
texte. M. Diez a reconnu les formes de plus-que-par-
fait. M. Ferdinand \No\ï'(Ueber die Lais^ p. 408) a assi-
gné à regiel (v. 8) sa vraie signification, qui est royaL
M. Diez a discerne, du premier coup d'œil, dans ])o//d
iV. 10), l'équivalent ÙQpuila.M. de Clievallet a déter-
304 LE CHANT D'EULALIB
miné le sens de com arde tost (v. 19); il a surtout bien
clabli comment il fallait entendre por o no s coist (v. 20),
montrant, tandis que les autres critiques s'écartaient
de la vraie interprétation, que cuire était souvent em-
ployé pour brûler^ en parlant d'un homme condamné
au supplice du feu; enfin il a, avec raison, ratlaclié
seule (v. 24) non à solum, comnie avaient fait quelques-
uns, mais à sxculum. Toutefois, il est un passage que
je trouve mal expliqué par tout le monde et sur lequel
je veux aussi donner ma conjecture. Il s'agit dos vers
13, 14, 15 et 16, que M. de Clievallet traduit ainsi:
c( Il Texhorte à ce dont elle ne se soucie jamais, savoir
« qu'elle abandonne le nom chrétien. Avant que d'a-
« bandonner ses principes, elle souffrirait plutôt les
« tortures. » Les autres interprètes ne s'éloignent pas
de ce sens. C'est le vers Ellent adunel lo suon élément,
qui fait la difliculté. M. de Chevallet a pris ent pour
ains] mais cela ne peut être; ent est nécessairement
l'adverbe latin inde. Remarquez que ellent est écrit
en un seul mot, et que le linal de elle manque; je
suppose qu'il y a une faute, soit de lecture, soit de
copiste, et que cet ell est pour éd. Cela admis, comme
le sens de aduner ou adoner est certain et que ce verbe
signifie délaisser^ ent veut dire pour cela, et le vers
quinzième se lie au vers quatorzième : quelle fuie le
nom chrétien et que, pour cela, elle délaisse sa doctrine.
La condition essentielle de la langue d'oïl, c'est-à-
dire une déclinaison à deux cas, apparaît dans notre
texte. Li Deo inimi nous montre le sujet pluriel dans
inimi et le régime singulier dans Deo. Deo est aussi le
lé-fjime de renier : quelle Deo raneiet. Les mais consel-
ET LE FRAGMENT DE VALE^XIENNES. 305
Ue*'s est le régime pluriel. Li rex pagiens est le sujet
singulier. Tout cela doit être, puisque noire (exie est
plus voisin de la lalinilé que les textes du douzième
siècle ou du treizième siècle; mais je fais remarquer
que cela est, en eiïet, pour couper court à l'objection
qui voudrait voir, dans ces règles de déclinaison, une
invention grammaticale d'un temps que, par compa-
raison avec le dixième siècle, j'appellerai moderne.
Il me parait qu'on peut déterminer en quelle région
de la France notre petit poëme a été composé. Raneiet,
èi non ranoie; preiement, et non proiement; pleier^ et
non ploier; rex, et non pas rois; adunet^ et non aclonet;
sostendreiet^ et non sostendroiet; concreidre^ et non
concroire; preier, et non proier; ce sont là des carac-
tères qui indiquent la région occidentale de notre pays.
Note additionnelle. — Depuis la publication de mon
travail sur le Cantique de sainte Eidalie^ il a paru,
dans la Bibliothèque de l'École des chartes^ 5* série,
t. II, p. 257-251 , une Note sur la métrique du chant de
sainte Eidalie. Celte note ou plutôt ce mémoire est de
M, Paul Meyer, qui commence à se faire un nom bien
mérité dans l'étude des monuments de la langue d'oc
et de la langue d'oïl et qui y apporte le? deux condi-
tions requises, une connaissance étendue des textes,
une connaissance approfondie de la grammaire. Je dois
dire tout d'abord qu'il condamne absolument le prin-
cipe d'après laquelle j'ai essayé de concevoir la mé-
trique de cette ancienne pièce. Mon principe fut que,
sur vingt-buit vers qui la composent, dix-buil étant
des décasyllabes, les vingt-huit devaient appartenir
au môme eyslômc. D'après M. Meyer, une pièce aussi
Ile
306 LE CHANT D EILALIE
ancienne et pour laquelle on n'a aucun ternie de com-
paraison, ne comporte pas de lègle cxlriiisèque; il faut
la prendre lelle qu'elle est; (ù'sl se tromper b.ir la
mesure de la critique que de la soumcllrc à des con-
ditions qui ne lui apparliem^ent f eut-ôtre pas; et il
faudra!} aavoir d'ailleurs que la pièce est en effet lo;:t
entière en ;ers décasyllabiqucs pour être autorisé à
réformer ceux qui n'ont pas ce nombre de syllabes.
Partant de là, M. Meyer voit dans le Chant (VEulalïe
une pièce composée de ver.^ets de deux vers se corres-
pondant exactement pour la mesure comme pour l'as-
sonance; ces vers sont tantôt de dix syllabes, tantôt
de huit, tantôt de douze, tantôt de onze; dès lors il
n'y faut plus chercher une versification réelle, mais un
chant ecclésiastique, où la musique, non la métrique,
règle le nombre des syllabes. Je n'ai aucune difticulté
à confesser que présentement, après ma propre dis-
cussion de ce sujet et la discussion contradictoire de
M. Meyer, son système me paraît plus sûr que le mien,
et que dès lors, dans un texte aussi ancien, le système
le plus sûr est le meilleur. Je dois pourtant ajouter
que toute difficulté n'est pas levée ainsi, et que
M. Gaston Paris, qui marche dignement sur les traces
de son père, condamnant les deux systèmes, mais plus
le mien que celui de M. Meyer, ne peut admettre,
comme M. Meyer, des vers de onze syllabes, pense
qu'au dixième siècle on prononçait, comme il est
écrit, meuestïer et non mestier^ clamoiselle et non don-
zelie. et vi>Mi dans le tout une cantilène divisée en
strophes de deux vers, les vers se correspondant en ce
sens qu'ils ont le même nombre à'arm (syllabes ac-
ET LE FRAGMENT DE VALENCIENNES 307
cenfuées) et une césure pareille ; les thesis (syllabes
non accentuées) n'y comptent pas. M. Meyer dit que, si
sa dissertation vaut quelque chose, c'est comme exercice
de critique, comme gymnastique intellectuelle; j'en
dirai autant de la mienne, en notant seulement cette
gradation que presque toujours le premier qui s'oc-
cupe d'une question est le plus téméraire, les éclair-
cissements qu'il donne servant de jalons pour éviter
les méprises et les excès où il tombe. Je sais particu-
lièrement gré à M. Meyer de m'avoir débarrassé de la
difficulté des deux premiers vers. Dans mon système,
ces deux vers étaient des décasyllabiques, de sorte
qu'il fallait faire EiilaUa de quatre syllabes et anima
de trois, en faisant porter l'intonation sur Va final ;
tout cela était fort choquant. Dans le système de
M. Meyer, où la condition décasyllabique n'est plus
exigée, la prononciation française reprend ses droits .
anima est d'orthographe latine, mais se prononce
âme; Eulalia est d'orlhographe latine, mais se pro-
nonce Eulaye (qui est en effet la forme vulgaire du
nom d'Eulnlio). De la sorte ces deux vers deviennent
des vers de huit syllabes.
3. — Fragment de Valenciennes.
Le Frafjment de Valenciennes est aussi ancien que
le Cliant irEulaHe; c'est cette date qui en fait l'impor-
tance, aulrement il ne mériterait aucune attention.
Signale par M. Bcthman {Reise durch die Niederlande,
Belijien und Fraidneich, Arch'wes dePertz,t.VIII, p. 25),
puis publié par M. Coussemakcr {Voyage kistorique dans
le nord de la France), il appela la curiosité de Génin,
308 LE CHANT D'EULAUE
qui ne se contenta pas du travail de ses devanciers.
Gcnin obtint communicalion du manuscrit. Le IVagincrit
était sur un lauibeau de paiclicmin servant do fcuilio
de garde. Je couteau d'un relieur avait fait tomber la
tête du feuillet et relranclié une bande sur toute la bau-
Icur, du côté gauclie, en sorte que les lignes ne s'atta-
chaient plus l'une sur l'autre ; la colle forte avait ap-
pliqué le recto contre le bois du plat avec une telle
adliércnce que, pour l'en arracher, une main violem-
ment curieuse avait fait périr l'épiderme du vèhn. Ce
recto était à peu prés tout blanc, et le verso avait été
incomplètement ravivé. « Heureusement, continue Gé-
« nin, la cliimie, complice ingrnieuse des archéologues
« et dos paléographes, nous fournit des secrets pour
« contraindre le parchemin à restituer tout ce qu'il
« peut cacher d'un texte dans son épaisseur. Ces
« moyens réussirent ici admirablement. Le recto lui-
« môme rendit assez de mots pour permettre de re-
« connaître le sujet traité dans cette page : c'est le
« premier et le second chapitre du prophète Jonas; le
« revers présente le quatrième chapitre. Un artiste ha-
« bile transporta sur le papier, avec la dernière exacti-
« tude, ces deux pages désormais sauvées de l'anéantis-
« sèment. Mais il fallait les lire en entier, il fallait dé-
« brouiller ce mystère des notes tironiennes, dont quel-
« ques lambeaux de latinetdefrançaispermcttaientbien
« d'entrevoir le sens par intervalles, mais, par cela
« môme, ne faisaient qu'irriter le désir de pénétrer le
« reste. Je fus encore assez heureux pour rencontrer,
« dans un jeune homme, élève de l'École des chartes,
a ce que j'aurais en vain demandé à toute l'Europe
ET LE FRAGMENT DE VALENCIENNES 309
« savante, un paléographe qui fût parvenu à dérober
« aux notes tironiennes leur secret si longtemps impé-
« nélrable, c\ à se l'approprier. » (Chanson de Roland,
inlroduction, p. un.) Le lecteur des notes tironien-
nes, est M. Jules Tardif, dont les travaux sur ce grand
arcane de l'archéologie ont reçu, àrAcadémie des in-
scriptions et belies-letlres, une honorable récompense.
Ce fragment contient une homélie sur la prophétie
de Jonas. On a employé les notes tironiennes pour
écrire le texte de la prophétie, un certain nombre de
mots lalins de la paraphrase, et, ce qui est trés-re-
marquable, des parties de mots et même quelques
mois entiers appartenant à la langue vulgaire. Ce texte
est tracé sur un parchemin non rayé; l'écriture est
rapide et peu soignée ; on y remarque, outre les nom-
breuses abréviations, des ratures, des surcharges, des
soulignements, des renvois. Tout indique que c'est un
brouillon de la propre main du prédicateur. «Le moine
« obscur, ajoute Génin, qui préparait ainsi son homé-
« lie dans le secret de sa cellule, n'imaginait guère que
« la fortune, impitoyable pour leschefs-d'œuvre de l'an-
« lirjuité, s'amuserait à faire voler ce grossier lambeau
«de parchemin du dixième siècle au dix-neuvième, et
« lui donnerait, par l'imprimerie, l'immortalité refusée
« aux comédies de Ménandre et aux décades de Tite
« Live. » (76., p. 460.)
Génin a étudié le Fragment de Valenciennes avec non
moins de diligence qu'il n'en a mis à le publier. On
lui doit des éclaircissements très-utiles. Mais il a omis
des poir,*s qui me paraissent mériter examen ; et il a
des remarques qui ne sont pas suflisamment justes,
MO LE CIIAIST D'EULALIE
obéissant à des idées préconçues qu'une crllique uTtê-
deure ^^'a pas ratiliées. Sans doute aussi de mon côté
età mon insu, j'obéis, en certains points, à des idées pré-
conçues; je corrige les siennes, d'autres me corrigeront.
Le Fragment de Valenciennes et le Chant d'Eulaliey
étant du même siècle, ont des ressemblances. Je n'ai
trouvé que dans Tun et l'autre la troisième personne
du singulier du conditionnel en eiet : sostendreie
(Chant d'Eulalie, v. 16), et dans le Fragment de Yalen-
cîennesy astreiet, metreiet^ fereiet. Dans les autres textes
qui sont tous plus récents, cette même personne est
sans e, en eit, ou en oit, suivant les dialectes.
Le conditionnel se conjuguant exactement comme
l'imparfait de l'indicatif, on doit attendre que la môme
troisième personne, dans ce dernier temps, sera aussi
en eiet. C'est ce qui est en effet : saveiet, doceiet, dans
le Fragment de Valenciennes seulement ; le Chant d'En-
lalie n'a aucun imparfait. Cette terminaison répond
exactement à ébat (non pas à abat; on verra plus bas
que la terminaison était autre pour la première con-
jugaison).. Ebam^ ebas^ ébat donnent régulièrement eie,
eies, eiet, ou oie, oies, oi^ï, suivant le dialecte. Puisque
la finale am et la finale as qui sont muettes, étaient
rendues par un e muet, la finale at ne devrait pas faire
exception. Aussi ne fait-elle pas exception dans not^t^
très-ancien texte; et il faut considérer la finale eit ou oit
sans e, comme une abréviation qui avail pris un plein
usage dès le douzième siècle, et qui même avait cours
dès le onzième siècle, si, comme Génih et d'autres le
croient, la Chanson de Roland remonte jusqu'à ce siècle.
Le conditionnel est un temps aui manauait à la lan-
ET LE FRAGMENT DE VALENCIENNES. 311
'^ue laline, mais qui ne manque à aucune des langues
romanes; seulement, elles n'ont pas toutes employé
le même procédé pour le former. On sait que l'im-
parl'aii du subjonctif des langues romanes reproduit
non pas l'imparfait lalin de ce mode, mais le plus-que-
parfait; aimasse répond à amassent. L'imparfait du
subjonctif, qui servait quelquefois, par extension, à ex-
primer en lalin le conditionnel, restait disponible;
aussi deux langue romanes, l'espagnol et le provençal,
s'en sont servies en guise de conditionnel : en espagnol,
amâra, amâras, amâra, amarâmos^amâreis^amûran(ii\ec
une forme secondaire rtwdrm, etc.), est, saufdeseireurs
d'accent au pluriel, le latin amarerriy amares^ amaret^
amaremus^ amaretis^ amarent. Il en est de même du pro-
vençal amera^ ameras, amera, ameram, ameratz, ame-
ran^ avec la forme subsidiaire amma. Mais l'italien et le
français, nedétournant pas l'imparfait de son senspro-
pre, ont trouvé, dans une composilion digne de remar-
que et différente pour chacun, la forme dont ils avaient
besoin. L'italien est amerei^ameresti, amerebbe, ame-
remmo^ amereste^ amerebbero. Rien de plus aisé que de
résoudre celle synthèse en ses éléments qui sont restés
apparents; le conditionnel italien est formé de l'infinitif
et du parfait défini du verbe avère, de la même façon
que, dans toutes les langues romanes, le futur est
formé avec l'infinitif aussi, mais avec le présent du
verbe ''woir. Autre a été le procédé du français; In
forme ancienne est amer oie ^ amer oies ^ ameroit (vX plu^
anciennement, comme nous avons vu ci-dessus, ame-
roiet)^ amerïons^ ameriez, ameroient. Les finales sont ici
exactement les mêmes que celles de l'imparfait etrépon-
312 LE CHANT D'EULALIE
dent à abam, abas^ abat, abamus^ abai'is^ abant; de sorte
que, si on refaisait, à l'aide du fiançais, la forme du
bas-lalin qui a existé en fuit ou viiiuclieinent, on au-
rait «;ïi«;Y/k/m. Ainsi le français a compose son condi-
tionnel avec rinfinilif et une finale d imparfait qui im-
plique une signification de passé, tandis que l'italien
composait le sien avec le parfait défini du verbe avoir.
M. Burguy {Grammaire^ 1. 1, p, 25G) dit que le condi-
tionnel désigne un avenir au point de vue du passé,
comme le futur désigne un avenir au point de vue
du présent. On ne saurait mieux apprécier la fonction
de ce temps; et, tandis que la logique grammaticale fait
voir qu'il en doit être ainsi, l'analyse étymologique
montre qu'en eflet deux des langues romanes ont eu la
conception du condiliormel sous la forme d'un infinitif
qui indique le futur cld'une finale qui indique le passé.
Je viens à l'imparfait de la première conjugaison.
Nous en avons un exemple dans notre Fragment : c'est
avardevety qui répond à afjuanloit et répondrait à un
bas-latin aguardabat. La finale eve^ eves, evet est, dans
le dialecte bourguignon, constante pour les verbes de
la première conjugaison; ceci est une conformité avec
le Fragment. Mais tandis que le bourguignon prenait
oie^ oies, oit pour rendre ebam, ebas, ébat., le Fragment
prend eie^ eies, eiet pour cette même finale; dilTérence
qui ne permet pas de le rapporter au dialecte bour-
guignon. D'un autre côté, nous savons que le nor-
mand, qui avait ^ie, eies, eit pour ^è«m, ebas, ébat,
avait ove, oves^ ot pour «ftam, abas., abat, aiFlcrence
qui ne permet pas non plus de faire rentrer le Frag-
ment dans le dialecte normand. Mais il résulte de ces
ET LE FRAGMENT DE VALENCIENKES 515
considérations qu'un très-ancien texte (notre Frag-
meiit) cl deux dialectes qui gardaient en ceci des traces
d'antiquité avaient, pour l'imparfait, des distinctions
qui reproduisaient les distinctions btines nbam et
ebam. 11 ne faut donc pas se laisser tromper par l'im-
parfait tel qu'il est actuellement, ni croire que d'an-
ciennes formes n'aient pas suivi, avec une approxima-
tion plus grande, les imparfaits latins.
Jonas se réjouit de ce que Dieu lui donna un lierre
qui lui procurait de l'ombre et le protégeait contre la
chaleur. Le texte porte : Mult lœtatus^ co dixit, por
que Deiis cel edre li ilonat à sun soueir et à sun repau-
sement h douât. Cela est clair et sans difficulté, sauf
un mot : qu'est soueir el que signifie-t-il? D'après Gé-
nin, soueiVy \'r Ilnal étant muette, est notre mot sou-
hait, de sorle que, dil-il, souhait remonterait sans alté-
ration jusqu'au dixième siècle. Bien que souhait soit
en effet très-ancien, puisqu'on le rencontre en des
textes du treizième siècle, toutefois notre texte ne peut
servir de document pour lui dresser une aussi longue
filiation. L'attribution de Génin est tout à fait arbi-
traire; l'ortliographe de notre Fragment^ cela est vrai,
n'est pas sûre; pourtant on doit en tenir compte, et,
ici, non-seulement Vh manque, mais encore, au lien
du t final qui est indubitable, puisque l'ancienne
langue fournit le simple hait^ haitier, nous avons une r.
On ne peut s'écarter de la forme du mol telle qu'elle
est donnée sans de bonnes raisons; el la seule que
Génin allègue est que IV finale était muette. Qu'en
sait-il et qu'en savons-nous? Il est tout préoccupé
d'une idée malbeurcuse, à savoir que l'ancienne orlbo-
m Le chant d'ei;lalie
graphe reproduit la prononciation; il serait beaucoup
plus Vrai de dire qu'elle reproduit l'étymologie. Dans
tous les cas, la prononciation et l'étymologie sont deux
forces qui ont agi sur l'écriture. Je suis convaincu et
j'ai été, je crois, le premier à le faire remarquer, que,
seul, Génin a indiqué une \éritable approximation
vers la prononciation de l'ancien français, en disant
que la prononciation du français moderne la repré-
sente dans ses conditions essentielles. Cette règle est
heureusement trouvée et a une valeur incontestable ;
mais l'on sent qu'elle est sujette à toutes sortes d'ex-
ceptions, de doutes et de restrictions dans l'applica-
tion, et surtout qu'elle est d'autant moins digne de
confiance qu'on remonte plus haut vers les origines
et qu'on a moins de textes pour les confrontations.
Anssi son idée que IV finale ne se prononçait pas au
dixième siècle ne mérite pas qu'on s'y arrête. Mais,
pour revenir, y a-t-il quelque conjecture plus gram-
maticale à substituer à celle de Génin? En examinant
attentivement soueir et en essayant de le ramener à
un type latin, il m'a semblé que ce type pouvait être
9u sudarium^ mouchoir, toile, ou peut-être siparhim,
rideau de théâtre, rideau d'un tribunal. Dieu avait
donné à Jonas le lierre pour rideau ou pour mouchoir
qui h protégait contre l'ardeur du soleil et comme ?'^-
pausement (pour me servir de ce vieux mot du dixième
siècle). Lu pouvant être consonne ou voyelle, si on
lit soveii\ le mot se rapprochera davantage de sipa-
rium; si, au contraire, on lit soueir^ le mol se rappro-
chera de sudarhim. Le sens s'adapte, car, dans du
Cange, on trouve sudarium interprété par : espèce de
Et LE FRAGMENT DE VALENCIENNES. 515
voile qui couvre la tête, Xeiutév ti ay.éirac{jt.à è/, Xivou (tov-
u3?aai;ivov. C'était en effet d'un tissu qui lui couvrît la
tête que Jonas avait besoin.
De pœnitere le provençal et l'italien ont fait pentir et
pentire; mais le français n'a qu'un verbe composé :
repentir. I.e simple ne s'y trouve plus, pas même, à
nia connaissance, du moins, dans les textes du dou-
zième et di^ treizième siècle. Mais il est dans notre
texte du dixième : quant il se erent convers de via sua
mala et sis penteiet de cel mal que fait habebant. Peu-
teiet est la troisième personne du singulier de l'impar-
inil; sis est pour si les; par conséquent, notre vieil
auteur a dit, non pas comme nous dirions maintenant,
s'ils se pentoient (qu'on me pardonne ce mot qu'on ne
peut appeler un barbarisme), mais comme le latin, si
les pentoit, si illos pœnitebat. La conslruction latine
était demeurée avec le verbe impersonnel et le régime
de la personne qui se repent.
Mais à côté est une tournure toute française; je veux
parler de la phrase quant il se erent convers. C'est une
des grandes singularités des langues romanes, que,
avec le pronom réfléchi, elles substituent à l'auxiliaire
avoir l'auxiliaire être. La rencontre de cette tournure
dans un temps si reculé mérite qu'on s'arrête à la
considérer; car on ne saurait plus y voir un accident
fortuit survenu dans le cours de la langue; elle est de
l'origine, et toute origine excite un surcroît d'intérêt
et de curiosité. M. Jullien, dont la critique pénétrante
et l'esprit philosophique ne laissent point passer les
faits grammaticaux sans les scruter, dit dans sa Gram-
maire (!'* partie, p. 128) : «Il est assez difiicile d'ex-
316 LE CHANT D'EULALIE
<( pliquer d'une manière satisfaisante celle substitution
« du verbe abstrait au verbe de possession, subslilulion
« si peu naturelle que tous les enfants, et les personnes
« qui n'ont pas reçu d'éducation, font la faule dédire:
« je mai amusé^ je m ai mordu, etc. Le nrioyen le plus
« facile de rendre compte de cette tournure, c'est de
« supposer que le participe a]jant du verbe avoir est
« sous-entendu devant le participe passé du verbe que
a l'on conjugue; qu'ainsi : je me suis blessé veut dire i
« je suis m' ayant blessé; je me suis assise veut dire : je
« suis m'ayant assise: nous nous sommes sauvés veut
« dire : nous sommes nous ayant sauvés. Cette supposi-
« tion explique à la fois le sens de ces verbes, le temps
« qu'ils expriment et l'ortliograplic qu'ils suivent; elle
« explique surtout la construction des mots et permet
« de ratlacher ces formes aux règles générales de notre
« grammaire. Il est Vrai qu'elle suppose admise une
« construction absolument inusitée. Mais celte objcc-
« tion a peu de valeur lorsqu'il s'agit, non pas d'in-
« troduire une forme nouvelle, mais de s'expliquer
« seulement une forme connue. » Moi aussi, j'aurais
tenté quelque interprétation de ce genre, ou plutôt,
trouvant celle de M. Jullien, j'y aurais acquiescé comme
à une solution plausible d'une difficulté considérable.
Mais, rencontrer cette tournure à l'origine même de la
langue et au point où elle se confond encore en partie
avec le latin, m'a fait entrer en scrupule; car il se
pounait que, pensant à demi en latin et à demi en
français, les gens d'alors n'eussent pas eu dans l'esprit
îa vague intuition du complément que M. Jullien sup-
poi^a. Les enfants et les personnes qui n'ont pas reçu
ET LE FRAGMENT DE YALENCIENNES. 317
d'édncation emploient, il est vrai, le verbe avoir oùnolre
grammaire exige le verbe être; mais ces personnes
qui pailent mal sont sous Tinspiralion de la langue
moderne, qui, en effet, ne pourrait supporter, si elle
avait quelque aulorilé pour modifier la tradition, que
le verbe auoir en ce cas; la raison en est claire; c'est
d'un verbe actif qu'il s'agit, dont la nature n'est pas
cbangéc par l'action réflécbie. Les populalionsqui com-
mençaient à parler roman étaient bien, pour la gram-
maire, comparables à des enfants et à des personnes
illettrées. Pourtant, ce n'est pas sur la tournure avec le
verbe avoir que s'est fixé leur usage. Pourquoi cela ?
Puisque nous avons un texte du dixième siècle, le
latin, ou, si l'on veut, le bas-latin intervient nécessai-
rement dans la question. Le français se erent convers
suppose le bas-latin se erant conversi. Maintenant quel
compte rendre de cette locution, barbare en latin,
excellente en roman ? Pour la comprendre, il faut en
appeler simultanément au latin et au roman. Pour le
latin, on sait que le réfléchi peut se rendre par le
passif, et que convertor veut dire également on me con-
vertit et je me convertis; conversus sum, également je
suis converti ei je me suis converti. C'est avec celle di-
rection que les langues novo-latincs ont introduit, dans
la locution qui exprime l'action réfléchie, une forme
passive et d'état : erent convers. Mais cela ne leur a pas
suffi, et elles ont cherché quelque chose de plus clair
et de plus expressif. Une particularité qui leur était
propre le leur a fourni. Se n'y est point un accusatif; i!i
représente aussi bien le datif et les autres cas, excepté
le nominatif. C'est de celle façon qu'il a pu être accou-
318 LE CHANT D'EULAUE
plé à un verbe de construction passive, sans aucune
barbarie, du moins au point de vue d'une langue ro-
mane Se ainsi conjoint a donné le sens réflécbi, la
construction passive a donné le sens passif qu'impli-
quait l'usage latin, et de ces deux sources est sortie la
phraséologie romane qui exprime l'action réfléchie par
le pronom réfléchi, l'auxiliaire efr^ et le participe passé.
Une théorie, quand elle est exacte, est une clef.
Essayons celle-ci. C'est, ai-je dit, la qualité de se, ré-
gime indéterminé sans cas déterminé, qui a permis
aux langues romanes de former le verbe réfléchi sur
un plan dérivé du lalin, mais diflérent. Évidemment,
s'il en est ainsi, se pourra se construire avec des verbes
neutres marquant un état ou une action, et il leur
communiquera une nuance qui, bien que légère et ne
changeant pas le sens fondamental, est parfaitement
sensible. De telles constructions ont persisté dans le
français actuel : s en aller, s enfuir^ se taire, s écrier^
sont des verbes neutres à forme réfléchie. Un pareil
emploi abondait encore davantage dans l'ancienne lan-
gue. On disait se dormir :
Caries se dort, qu'il ne s'esveille mie^
[Ch. de Roland, Génin, p. 64.)
Ki mult est las, il se dort cuntre terre.
[Ihid., p. 210.)
Par tuz les prez or se dorment li Franc.
[Ibid., p. 212.)
On à\%^\i se gésir :
Caries se gist, mais doel ad de Rollanl.
[Ibid.,'p.^\%.*'
On disait se issir :
ET LE FRAGMENT DE VALENCIENNES 519
Paien d'Arabe des nefs se sunl eissut.
{Ibid., p. 235.)
On disait se demeurer:
Li amiralz ne se voelt demurer.
ilbid.,p.<i6\.)
Ces exemples suffisent ; il serait d'ailleurs très-facile
d'en augmenter le nombre. Plus haut, j'ai trouvé plau-
sible, provisoirement, l'analyse de M. Jullien, quant
au verbe réfléchi, lorsqu'il dit que : il s est converti,
peut se mettre sous la forme : il est s ayant conveHi.
Mais, asecilse dort, cela n'a plus d'application; il est
impossible d'y introduire le verbe avoir, qui, dans le
verbe réfléchi oïdinaire, est d'abord suggéré à l'esprit;
cl faire jouer un rôle à ce verbe dans les constructions
dont il s'agit, serait, non pas analyser, mais remanier
et changer. Il faut que, dans les cas où l'on complète,
le complément sorte naturellement du fonds même qui
est donné. Ainsi donc, je me tourne du côté de la solu-
tion que j'ai proposée. Le verbe est neutre sans doute;
mais cela n'a pas empêché les langues romanes d'y
adjoindre un pronom, régime indéterminé, et qui dès
lors n'est pas réfractaire à un pareil emploi. De la
sorte est attribué à ces verbes neutres un sens réfléchi
qui ne fait aucune contradiction avec eux, et qui y
ajoute une certaine grâce.
Essayons encore, dans un autre cas, de suivre la
trace du remarquable usage que les langues romanes
ont fait de la construction réfléchie. Nous disons s'^jî-
tendre à une chose, se connaître en une chose. Il n*est
personne à qui cotte laçon de. pai 1er off'e un sens dou-
320 LE CnANT D'EULAUE
toux. Mais, pour le grammairien, elle est bien difficile
à expliquer. Si on la prend telle qu'elle se présenta, on
trouve : connaître soi, eutendre soi; ce qui, nianifcste-
menl, ne signifie rien. On voit tout de suite Texplica-
lion que je yeux en proposer. Entendre^ connailre, sont
ici des verbes neutres auxquels l'usage a donné, par
l'adjonction du pronom se, une forme réfléchie : //
entend à cette chose, il connaît en celte chose. Puis,
comme, avec entendre oi connaître ainsi employés, une
signification rélléchie arrive naturellement à l'esprit,
naturellement aussi la langue a usé de la faculté, dé-
finie plus haut, que le pronom se lui procurait. Mais,
pour que mon raisonnement ait quelque valeur, il faut
que ces deux locutions ne soient pas récentes; car,
depuis longtemps, la langue ne forme plus de pareilles
constructions. Celle construction était vivante jadis,
c'est-à-dire que nos aïeux, qui l'avaient inventée, l'ap-
pliquaient à tous les verbes neutres ; elle est morte
pour nous chez qui elle n'est plus qu'une tradition,
c'est-à-dire que nous ne pouvons la déplacer des verbes
auxquels l'usage l'a attribuée. Il ne nous est pas loi-
sible de former se gémir, par exemple, sur le modèle
de se taire; il l'aurait été à nos aïeux. Voyons donc le
passé de nos deux locutions. Entendre était employé,
quand on voulait, d'une façon neutre; et l'on disait
entendre à qnelqiùm, entendre à quelque chose. (Je n'en
cile pas d'exemple, parce que la chose est suffisam-
ment connue). C'est le premier pas pour arriver à s'en-
tendre à, que voici dans un texte du treizième siècle:
Par huit jors se sont entendu
Li baron à grand feste faire ;
ET I.E FRAGMENT DE VALENCIENNES. 321
Puis vaist cascun à son repaire
Moit lié [joyeux], quant le congié a pris.
[lloman de Mahomet, p. 04.)
Pour connaître, je n'ai pas d'exemple de son emploi
comme verbe neutre; mais j'en ai de son emploi avec
se et en. Ce lexle est encore du treizième siècle :
Maistres, qu est che chi qui me lieve?
Vous comiissiez-vousen cestinal?
(Th. Français, p. 62.)
Ainsi s entendre à, se connaître en, appartiennent aux
anciens temps de la langue et sont explicables par l'u-
sage qu'elle faisait de la forme réfléchie avec les verbes
neutres.
Pour terminer les anomalies de la forme réfléchie
en français, il ne me reste plus qu'un cas à examiner.
C'est une phrase comme celle-ci :je me suis coupé le
doKjt. Là il ne peut y avoir aucun doute; l'auxiliaire
être y est certainement pour l'auxiliaire avoir; il fau-
drait dire : je m'ai coupé le doigt; et la phrase est
grammaticalement inexplicable. Ici reviendrait, si Ton
voulait, l'analyse de M. JuUien : je suis m'ayant coupé
le doifjt. Toutefois, celte tournure réfléchie qui est
anomale me paraît tenir de trop près à la tournure
inf?échie qui est régulière, pour que celle-là ne soit
pas uni. modification de celle-ci et pour qu'il faille
rompre \<t^ fil de la déduction. Je ne sais si elle est an-
cienne; je suis porté à croire que non; mais je n'ai
là-dessus recaeilli aucun renseignement. Quoi qu'il
en soit à cet é^'^ard, l'explication que la grammiiire
refuse est donnée par l'intervention de l'oreille. Quajid
322 LE CHANT D'EULALIE
l'usage se fut bien établi de conjuguer le verbe réflécbi
avec l'auxiliaire être, l'assimilation exerça son in-
fluence; les constructions parurent semblables, et on
leur appliqua la même règle. Dire : je m*ai coupé le
doigt^ sembla dur et choquant, à cause que je me suis
coupé^ se disait couramment. De là vint qu'un même
niveau passa sur tout cela. Ce qui était incorrect
grammaticalement devint correct euphoniquement ; le
solécisme fut imposé. Le conflit n'est pas rare entre la
grammaire et l'oreille. Celle-ci est puissante; non-seu-
lement elle agit dans Tinlérieur des mois pour en dé-
terminer les flexions suivant les consonnances qui lui
conviennent ; mais encore elle va jusqu'à violer les lois
les plus étroites de la syntaxe. Notre langue en offre
un des exemples les plus singuliers dans l'usage d'ad-
joindre, je ne dis pas d'accorder, un jJronom possessif
masculin avec un substantif féminin : mon âme, mon
épée, au lieu de m'ame, m'espée. Une intervention
inopportune de l'oreille a introduit cette criante ano-
malie, qui ne commence qu'avec la fin du quatorzième
siècle et le quinzième siècle. De telles anomalies sont
toujours des blessures, et n'ont d'ordinaire rien qui
les compense.
Il y a dans l'ancien français un adverbe nés, nets,
tiis, quelquefois dissyllabique, le plus souvent mono-
syllabique, qui signifie înême, aussi, encore.
Plus erent cortois et vaillant,
Neïs li povre païsant,
Que chevalier en autres règnes
{Brut, V. 10779»,
ET LE FRAGMENT DE VALENCIENNES. 325
N'i remaneit rien à rober,
Nis les vignes à estreper
[Benoit, V. 35647).
Cet adverbe existe aussi dans le provençal, et avec la
même acception : neis^ neys, neysh^ negueis, negueishy
neiis. M. Diez et M. Burguy le tirent de nec ipsitm. La
négation, dont témoigne une telle étymologie, n'est
pas une raison pour qu'on la rejette. En effet, quelque
étrange que cela paraisse, il est certain que ne et m
en langue d'oïl, ni en langue d'oc, ne en vieil italien,
et ne en catalan ont été employés pour et^ avec le sens
aftirmalif. Telle est cette phrase de Villehardouin,
page 8 : En lûtes les manières que vos lor saurez loer ne
conseiller, que il faire ne sofrir puissent. De cette anoma-
lie, qui iieureusemeut n'est pas venue jusqu'à nous et
qui s'est éteinte vers le quinzième siècle, je n'ai aucune
explication à proposer, à moins de croire que, dnns
ne servant de liaison, le sens conjonctif a prévalu et
étouffé le sens négatif, ou qu'il y a eu un souvenir du
n^B affirmatif latin qui est venu se confondre avec la
négation et en troubler la pureté. De ce chef, je n'ai
donc rien à objecter contre l'étymologie indiquée par
M. Diez et approuvée par M. Burguy. Je veux seule-
ment, à côté des formes connues, en ajouter une qui
est dans notre Fragment et qu'on n'a pas songé à en
tirer. Les passages sont : cum il faciehat de perdilione
Judœorum^ ne si cum leqimus e le evangelio que Domiiius
noster flevit super Hier usai em... et : faites vost ahnosnes
ne si cum faire debetis. Génin, pensant toujours que
l'écriture négligenit incessamment la grammaire pour
peindre la prononciation, s'est imaginé que, dans n^
524 LE CIIÂNT D'EULALlE
si^ ne provenait d'un rctcnlissement de la finale Jmlxo-
rum^ ahnosnes^ sur le mol suivant. Ne si de noire lexle
esl l'équivalent du neis des Icmps postérieurs; pour le
sens, cela est évident ; pour la lorme, il diffère. Ne si
doit être pour ne sic, avec un sens affirmatif comme
celui qui est certain pour nec ipsum.
Il a été dit, au commencerriCnl, que, dans le Frag-
ment de Valenciennes, nous avions un brouillon, non
une copie faite avec plus ou moins de soin. On ne sera
donc pas étonné d'y rencontrer des particularités dont
la main qui tenait la plume est peut-être responsable
et qui, bien que difficilement explicables, méritent, vu
la haute époque, d'êtr'e notées. Je remarque d'abord
que le pronom possessif son est lantôt écrit par u ; sun
soueh\ sun repausement, et tanlôl par e : sen cheve
[suum caput), sem peer [siium parem). Quant y est em-
ployé d'une façon dont je ne connais pas d'exemple
ailleurs, c'est-à-dire pour qui ou que ; un edre sore sen
clieve quant umbre li fesist e repauser se podist, c'cst-à-
dir-e un lierre sur sa tête qui lui fit ombre. Sic libérât de
cel péril quant il habebat decretum que super els met-
treiet^ c'est-à-dire : ce péril qu'il avait décrété qu'il
melU ait sur eux. Cest predictam penitentiam quant oi
commenciestj c'est-à-dire : celle pénitence susdite que
vous commencez aujourd'hui. Génin prélend que ce
quant est le quam lalin, dont la prononciation est figu-
rée; mais, indépendamment de cette quc-^ion de la
prononciation qui obsède l'esprit de Génin, quam^ ad-
verbe, ne peut représenter un relatif qui est dans nos
exemples lantôt sujet, tantôt régime; puis quam n'au-
rait jamais été rendu par une expression oij un t aurai
ET LE FRAGMENT DE VALENCIENNES. 325
figuré; et, d'ailleurs, quant est un mot bien connu dans
la langue. C'est indubilablement quantus; il faut donc
admettre que noire auteur a employé quantus pour le
rclalif. Y était-il autorisé par quelque usage de son
temps ou do son pays? Nous ne savons.
Dans la phrase : Cum Jonas propheta cel pojmlum
habuit pretiet et couver s ^ le mot pretiet fait diltlculté.
Génin se demande si pretiet signifie apprécié. Mais,
d'après le contexte, on ne peut, ce me semble, hésiter
sur le sens; c'est prêché qu il faut. Prêcher se disait en
français preechier^ de prxdicare; c'est ce mot ou une
forme de ce mot que notre auteur a \oulu ou dû écrire:
peut-être preetiet,
La seconde personne du pluriel dans les verbes est
es en Picardie, ez en Normandie, etz en Bourgogne;
ici elle est est : faciest, aiest, preiest^ c'est-à-dire : vous
fassiez, vous ayez, vous priiez.
La singularité la plus grande est ihoît (où, comme
le veut Génin, il faut prendre, je pense, Vi pour un
; : jholt). Il n'y a aucun doute que c'est calidus : e fa-
ciebat grant iholt et eret mult las. Dans les anciens
textes, par exemple la Chanson de Roland, ce mot est
écrit chald ou chalt., probablement prononcé c/iwî/c/; et
c'est celte prononciation (icij'acquiesce au dire deGénin)
qui aura fait mettre un o là où l'on attendrait al ou au.
Quant à la figuration de ch par ih ou j/i, on la trouve
dans la Chron. de Rains., p. 7 : corne vous orés conter
jha (çà, en picard cha) en avant. Un peu plus bas nous
lisons : Si vint grances iholt super caputJonx. Génin ni
moi n'avons aucune explication de ce mot grances^
qui est, je crois, une faute; on pourrait Vive grandisme.
526 LE CHANT I) liUI.AIJE
Faut-il aussi regarder comme une faute edre mis
au masculin? En provençal edra, en espagnol yedra^
en portugais hera, en italien edera, sont féminins
comme hedera en latin. Edre est devenu, dans la lan-
gue postérieure, herre ou hiere^ qui a été conservé
dans plusieurs patois; puis l'arlicle s'y est agglutiné
et a formé le lierre; c'est au seizième siècle que s'est
faite l'agglutination; et dans les auteurs de ce temps
on voit alterner hiere et lierre. Cliez eux hiere est fé-
minin; pourtant lierre est devenu masculin. Celte va-
riation de genre paraît ancienne; edre est masculin
dans notre Fragment de Valenciennes^ et je trouve
dans une traduction de la Bible, qui est du treizième
siècle : E il feri le eyre terrestre.
Notre texte a : Cum legimus e le evangelio, et Si cum
dist e le evangelio. A propos de cet e, Génin dit : « E
parait être en.» Gela n'est pas douteux; Raynouard l'a
démontré, citant pour la langue d'oïl : e tes oreilles
receit, sire^ la meie ureisun^ et cette autre plirase : et
erra tant qu'il vint e le canbre U li rois gisoit. Il rap-
porte, pour la langue d'oc, des exemples qui sont éga-
lement probants.
Dans ce vieux texte, comme dans le Cantique d'Eu-
lalie^ j'ai cherclié ce qui pouvait appuyer ou contia-
rier la règle du cas sujet et du cas régime. Je trouve
ne aiet niids, seiet niuls; c'est le sujet singulier, con-
forme à la règle. Je trouve aussi : si astreient li Jndei
perdutj si cum il ore sunt; et plus loin : e io me dolreie
de tanta miltia hominum, si perdut erent. Perdut est le
sujet pluriel, comme il doit être.
Génin, dans sa préface de la Chanson de Roland^
UT LK FRAGMENT DE VALENCIENiVES. 527
p. xLii-Lii, a rassemblé quelques traces du français
avant le dixième siècle. J'ai un mot à ajouter à son
catalogue. M. Daremberg, dans un manuscrit de la
bibliothèque de Bamberg, 1. m. 6, a trouvé cette
phrase : serpillum, herba qux yallice laurin dicitur. De
l'aveu de tous les paléographes, le manuscrit est du
neuvième siècle.
S'il fallait essayer de déterminer à quelle contrée
appartient le langage du Fragment de Valenciennes^
j'indiquerais, mais avec une grande latitude, les pays
voisins et au nord de la Bourgogne.
4. — Delà déclinaison dans la langue d'oc et la langue d'oïl
Lorsque Raynouard découvrit, dans la langue pro-
vençale, ce qu'on nomme la règle de l's, il rendit un
très-grand service à l'étude. Cette découverte s'étendit
à la langue d'oïl, et ne contribua pas peu à modifier
les idées qu'on s'était faites sur cette langue, en mon-
trant la raison d'orthographes qui paraissaient aupa-
ravant barbares, et de constructions qui devinrent
aussitôt claires et sensibles. Mon intention n'est pas
de développer les avantages qu'a procurés la connais-
sance de la règle en question ; cela est superflu doré-
navant; mais, considérant la règle comme pleinement
établie, j'entends m'en servir pour agrandir le point
de vue. On explique cette règle en disant que la lan-
gue d'oc et la langue d'oïl réduisirent les cinq décli-
naisons latines à une seule, la seconde (et encore sous
sa forme masculine), et dès lors attachèrent l's au su-
jet singulier et au régime pluriel, qui l'avaient en la-
528 LE CHANT D'EULALIE
tin, la supprimant au régime singulier et au sujet
pluriel, qui, en lalin, ne l'avaient pas. Ainsi pré-
sentée, elle ne donne pas une idée exacte du lait qui
s'est accompli; il semblerait qu'une sorte de caprice a
décidé le roman des Gaules à prendre la deuxième dé-
clinaison latine pour un type auquel il a tout rapporté.
L'on sait que, dans les choses de langue, le caprice a
peu de part, et que d'ordinaire ces prétendus aberra-
tions recouvrent des combinaisons délicates et subtiles
mais réelles et déterminées. La vérité est que la règle
de Vs n'est qu'une circonstance particulière dans la
transformation qui a fait du roman des Gaules une
langue à deux cas. Il existe un principe supérieur qui
y a présidé, et devant lequel disparaît le prétendu
choix de la deuxième déclinaison. Le provençal et le
vieux français ne sont langues à deux cas que dans une
portion de leur domaine ; le reste est incomplet et dé-
feclif; les faits d'où les deux cas émanaient n'en
ont pas permis l'extension régulière. Ajoutons que ces
deux cas ne constituent pas une déclinaison dans le
sens classique du mot, n'étant, comme je iC ferai voir
que le résultat d'une condition qui appartient, non à la
langue d'oïl ou à la langue d'oc, mais à la langue la-
tine. Quand le vieux français s'écrivit, des efforts dont
la trace est manifeste se firent pour régulariser le sys-
tème ; de là l'introduction de Vs dans beaucoup de
mots où elle est certainement lautive, au point de vue
étymologique. Il faut donc bien distinguer ce que j'ap-
pellerai l's' réelle de Vs des grammairiens ou copistes
qui voulurent étendre cette marque du sujet à des mots
qui, par leur origine, en manquaient.
ET LE FRAGMENT DE VALENCIEiNNES. 329
Tout le système des cas qui sont restés dans la langue
d'oc et dans la langue d'oïl repose sur deux faits : d'a-
bord que certaines déclinaisons latines amenaient, par
leur flexion, un déplacement de l'accent ; ensuite, que
ces langues ont retenu Vs qui se trouve au sujet de
beaucoup de noms de la deuxième déclinaison et de la
troisième. Ces deux faits sont connexes, se prêtent un
mutuel appui, et ont, comme on verra, môme explica-
tion.
Les exemples du premier sont irréfragables. Les
noms en ator se présenlent tout d'abord; ils sont nom-
breux, et ils frappent par leur simplicité et l'unifor-
mité de leur formation. Venator^ venere, venalôre^ ve-
neor; peccâtor, pecliere, peccaiôre, pccbcor; salvâtor,
salvere, salvatore, salveor; imperator, emperere, im-
peratôre, impereor; creàtoi\ criere, creatôre^ crealor;
jwf/icdfor,jugiere,jMf/icfl/(5rg, jugeor,jocM/d/or,juglere,
;ocM/af(5re, jugleor; donûtor ^ ûoncre^ donap'^re, doneor;
pufjnâ or, poignere, pugnatôrej poigneor; vcndkàlor,
vengiere, vendicatôre, vengeor. La règle est constante :
le déplacement de l'accent dans le mot latin, suivant
qu'il s'agit du sujet ou du régime, donne en français
et en provençal deux formes dont l'emploi est déter-
miné : la première sert pour le sujet, la seconde sert
pour le régime. Il suflit de considérer ces faits gram-
maticaux pour être bien sûr d'avance qu'ilen est ainsi *
ils portent l'évidence avec eux. Quel qu'ait été l'usage
postérieur, il est certain qu'au moment où ces flexions
novo-latines succédèrent aux flexions latines, elles
avaient même vertu que celles qui leur avaient donné
naissance. Quand même nous n'aurions pas des textes,
550 LE CHANT D'EULALIE
il faudrait toujours prendre, grammaticalement, do-
n^r^ pour un swjet, et ^io/i^or pour un régime. Mais
nous avons les textes. En prose, les bons manuscrits
ne manquent jamais de suivre la règle ; aucune mé-
prise n'est commise, et la terminaison ^re appartient
au sujet; la terminaison eor, au complément des verbes
et des prépositions. Chez les poètes, il n'est pas rare de
rencontrer des infractions; c'est ord inairement le régime
qui est employé en lieu et place du sujet; le contraire
n'arrive jamais, ou presque jamais. En ce fait, on con-
sidérera deux points : d'abord que toute poésie a ses
licences, et que les licences furent très-grandes dans
des langues qui n'avaient qu'un court passé derrière
elles, et où la gent lettrée faisait gloire de s'adonner à
l'idiome savant; ensuite que, dans ce genre de licences,
la poésie obéissait à la tendance même qui devait abou-
tir, après un ou deux siècles, à l'effacement d'une des
deux formes, et à la conservation unique de celle qui
représentait le régime.
Les comparatifs suivent même condition. GrâncUor^
graindre, grandiôre, greigneur; mélior^ mieudre, me-
liôre, meilleur; péjor^ pire, pejôre, pior; major, maire,
majore, major; bellàtior, bellaire, bellatiôre, bellazor,
en provençal; minor, moindre, minore, meneur ou
mineur.
Pâstor donne pastre, et pastôre donne pasteur. Tous
les deux ont été conservés dans le français moderne ;
il y a peu d'autres exemples de cette coexistence.
J'ai quelques observations à présenter sur le mol
traître. En ancien français, il est tra:itre au sujet, trai'
tor au régime. L'accentuation latine est tràditor; mais,
ET LE FRAGMENT DE VALENCIENNES 3ôi
pour retrouver la forme française, il faut supposer
qu'au moment où le mot roman naquit, la syllabe di
s'était allongée par assimilation avec la forme en ator;
que, par conséquent, l'accent s'élait déplacé, et qu'on
disait traditor, d'où tràitre. On est très-porté à consi-
dérer traître comme dû à une contraction de traître;
ces sortes de contractions sont très-fréquentes dans le
fiançais moderne par rapport au français ancien
Pourtant, si l'on voulait rendre traditor di^cc son accent
véritable en langue d'oïl, on ne trouverait que traître,
d'où Ton supposerait que traître et traître sont deux
formes contemporaines, la première répondant à la
véritable accentuation, la seconde à la fausse accen-
tuation. Cela est loin d'être sans exemple : voyez plaire
et plaisir : plaire, de plûcere, fausse accentuation, et
plaisir, de placére, accentuation véritable.
Les noms masculins en 0, oiiis, ont fourni matière
à la règle. Lâtro, lerre, latrône, larron ; fâlco, faux,
falcône, faucon; bâro, ber, barône^ baron; gârcio, gars,
(jar ci une, giwçon; glulo, gloz, glouz, glutône, glouton,
félo^ fel, felône, félon ; Hugo, Hue, llugue, Hiigône,
Ilugon; draco, drac , dracône, dragon; brâco, brac
(aujourd'bui braque, sorte de chien), bracône, bracon;
brico, hv'ic ^bricône, bricon; compânio, coïn\)'à'u\, corn-
paniône, compagnon. En provençal, fer et feron sup-
posent un adjectif latin féro, ferône. J'ai cité quelques
mots du bas-latin; ici, ils ont la môme valeur que les
mots de la langue classique.
Puis viennent plusieurs substantifs de la troisième
déclinaison , qui ont une syllabe de plus à l'ablatif
qu'au nominatif: hômo, hom, hômine, home; cômes,
532 LE CHANT D'EULALIE
cuens OU cons, comité^ comie; âbbas, abbc, abbâte,
abbé; infans^ cnk^infânte^ enfant; senior^ s'ire^ seniôre^
seigneur; clux^ dus, duce^ duc; rex^ rois, rége^ roi;
fidélis^ fcels, fideli^ fecl ; le(jûUs^ leals, lefjâli^ Ical;
présbijter^ preslre, presbytero^ pro voire (le mot est do
la deuxième déclinaison ; mais, prenant une syllabe de
plus au régime, il se comporte, pour la langue d'oïl,
comme un nom de la troisième); népos^ niés, nepôte^
nevou ou neveu : antecessor^ anccstre, antecessôre, an-
cessor.
Les noms féminins en as , atîs ont généralement
perdu la forme du sujet; il ne leur reste plus quecelle
du régime. Cependant, trois font exception: paupértas^
poverle, paupertûte^ poverlé; potéstas^ poeste, potes-
tâte^ poesté ; civitus, cit, riyi/d/e, cité. Cest ainsi que,
si les exemples nous eussent manqué, nous aurions
formé ces noms d'après l'accent ; c'est ainsi que les
textes nous les présentent. Mais, d'une part, étant iso-
lés, la signification de la double forme s'est oblitérée ,
et, d'autre part, la terminaison en té ayant prévalu, la
langue, pour y former un sujet, y appliqua la règle
de ïs.
Je ne connais, pour les noms en or, om, que deux
cas où la double forme ait été conservée; c'est cd/or,
caure, calôre, chaleur; sôror, suer ou sœur, sorôre,
sereur. Partout ailleurs, les traces en ont été effacées.
11 serait fort aisé de restituer les formes du sujet, le
procédé de la langue étant désormais bien connu; ce
serait pour do/or, dolôre, doulre et douleur; pour pa-
vôr, pâvore, paure et paeur, et ainsi de suite.
Les noms féminins en iis, utis, et io, ionis, n'ont,
ET LE FRAGMENT DE VALENCIENNES. 335
dans les textes qui nous sont parvenus, qu'une forme,
et c'est celle du régime, vertu^ oraison. Mais ces textes
sont relativement récents, et je ne doute pas que, si
nous pouvions remonler assez haut, nous trouverions
la forme du sujet- Elle serait pour virtus^ verts, et pour
orâlio^ oraise.
Le Fragment de Valenciennes^h ce point de vue, nous
donne une forme qui mérite d'être notée. On sait que
caput a fait chef. Dans les textes du douzième et du
treizième siècles, chef est le régime, et chefs ou plutôt
chés est le sujet. Mais le Fragments, au régime, cheve,
qui répond à capite. De sorte que, tandis que, aux
douzième et treizième siècles, on appliquait la règle
de l's, pour avoir les deux cas, au mot chef, seule
forme du mot ca/mi, dans le dixième siècle on avait
pour le régime une forme distincte qui n'avait pas be-
soin de Vs. Un fait semblable m'est fourni par un pa-
tois; les patois ont gardé des archaïsmes, dont quel-
ques-uns remontent très haut. P^c^m5 avait donné piz,
qui valait pour les deux cas. Le patois de Genève a
pètre ou peitre, qui signifie gésier, estomac, et qui ré-
pond à pectore, d'où l'on peut conclure qu'avant les
siècles littéraires, qui n'avaient que piz, la lang,ue
avait les deux formes piz et peitre, faisant l'office des
deux cas. Ce sont ces deux exemples, cheve et peitre,
qui m'ont poilé à croire que, dans la langue d'oc et
celle d'oïl, le cas régime dérivait non de l'accusatif
latin (car ici l'accusatif était caput et pectns, semblable
£u nominatif), mais du datif ou de l'ablatif, cavité, pec-
tore; mais cela importe peu.
Voilà ce que la troisième déclinaison latine avait fait
551 LE CHANT D'EULALIE
pour la langue d'oc et la langue d'oïl. La seconde dô*
clinaison, n'ayant aucun déplacement d'accent, ne
potivait se' inarquer dans ces langues de la même fa-
çon. Mais une ])articularité suppléa ce qi^i y man-
quait d'ailleurs. Les noms qui y appartiennent ont une
s au sujet et une autre consonne au régime. Cela suffi-
sait; cabâllus donna chevals , et cabâllum ou cahûllo
donna cheval; et la distinclion des deux cas se trouva
clairement établie. Dans celte sorte de noms, pour le
régime, la langue avait à choisir entre deux formes:
une forme à terminaison masculine et une forme à ter-
minaison féminine. C'est ainsi que, dômïnus ayant
produit don% ou danz^ domino produisit dant ou dame.
Les textes offrent des exemples de Tun di de l'autre
pour ce mot et pour d'autres. Le genre neutre ayant
disparu, les noms qui y appartenaient se fondirent
parmi ceux du masculin, et on peut admettre que le
bas-latin a dit bracliius; du moins, le mot correspon-
dant est bras au sujet elbrach au régime. En tout cas,
on voit d'une façon indubitable qu'au moment où la
langue d'oïl naissait, le latin avait conservé, dans cette
déclinaison, deux cas, le sujet avec Vs et un régime
sans s. Cette époque, où le latin avait encore ces deux
cas, est antérieure, philologiquement, à celle où il
n'avait qu'un seul cas, celui du régime; condition pos-
térieure qui fut celle où naquirent l'italien et l'espa-
gnol.
Là où la troisième déclinaison était parisyllabique,
a solution était la môme que pour la seconde : caidis,
caule^ chois etchol, que nous disons chou; punis, pane,
pains et pain. La quatrième déclinaison et la cinquième
ET LE FRAGMENT DE VALENCIENNES 335
n*ofTraient non plus aucune difficulté particulière :
manus, manu^ mains et main; dies^ rfîe,dis etdi.
3Iais il n'en est pas de même de la première décli-
naison. Là, point de déplacement d'accent, comme
dans la plupart des mots delà troisième ; point d'.s qui
distingue du régime le sujet, comme dans la seconde.
Si hestia donne heste^ beste est également donné par
l'accusatif ou l'ablatif. La langue aurait pu songer à y
introduire la règle deïs et à marquer une différence
entre les deux cas; mais le sentiment de l'origine de
cette s était trop présent pour qu'une pareille extension
eût aucune chance de se glisser. Le fait est que les
noms appartenant à la première déclinaison de-
meurèrent privés de la distinction dont il s'agit.
Pourtant il y eut, je crois, un effort singulier pour y
arriver. On trouve dans les textes Berte nu sujet, et
Bertain au régime, Eve au sujet et Evain au régime
P'mte^ nom de la poule dans le Benart^ au sujet et
Pintain au régime, ante au sujet et antain au régime.
Je serais tenté d'y joindre nonne et nonnain; mais je
n'ai pas d'exemples sur l'emploi de ces mots dans l'an-
cienne langue. Comment expliquer ces formes ? Il ne
faut pas voir dans la terminaison «in l'équivalent d'une
finale ana; una donnerait nécessairement une termi-
naison féminine, aine : fontanay fontaine; campana,
campaignc; sana^ saine, etc. Une terminaison mascu-
line en ain correspond à amen : œramen, airain, ma-
îeriamen, merrain; ou k anem . panem^ pain. Donc
l'équivalent bas-latin de Evain serait Evanem; sorte de
compromis barbare entre la première déclinaison el
la cirHjuième, entre rosam et diem. Au reste, rem a
33C LE CHANT D'EULALIE
donné rien. Telle est, de ce fait singulier de notre vieille
langue, l'explicalion que je propose à ceux qui s'occu-
pent des petits problènnes de grammaire.
Je range encore parmi les marques d'une haute
antiquité, c'est-à-dire d'un temps où le latin n'était pas
encore défait complètement, les locutions suivantes :
Tens pascoi\ geste Francor, la gent paienor, le tens an-
cianor. La geste Francor^ c'est gestaFraticorum ; la gent
paienor^ c'est gens paganorum; le tens ancianor, c'est
temptis antianorum. Francor et paienor sont évidem-
ment des génitifs latins conservés avec leur emploi
dans la nouvelle langue. Pour ancianor, Raynouard y
voit un comparatif, et il le traduit par temps plus an-
cien. Mais, d'une part, dans les exemples rapportés,
il n'y a aucune signilicalion comparative, et, d'autre
part, l'analogie avec francor et paienor montre qu'il
s'agit du génitif pluriel de l'adjectif bas-latin anlianus.
Reste pascor, qui est tout autrement difficile. D'après
Raynouard, pascor se rapporte au verbe pascere,
sans qu'il dise pourtant de quelle façon. Il faut sa-
voir que pascor, très-usité dans la langue poétique
pour signifier printemps et verdure, a quitté la lo-
cution toute faite, tens pascor, et est devenu un sub-
stantif soumis à la règle commune. M. Ampère y a
vu un gèr.ilif pluriel de pascha; pûque coïncidant en
effet avec le commencement du printemps, el ayant
pu, dès lors, è(re prise par les poètes avec le sens de
printemps. Une difficulté, c'est que pihiue se dit en
latin : pascha, paschse, de la prcmièi'e, ou pascha,
\)(ischaris, de la troisième. Mais qu'on ait employé
pascha au pluiicl, c'est ce que permet de .'apposer le
El Î;E FRAGMENT DE VAlENCIENNES. 53Î
françv^is, où Ton dit : les pâques; et que pascha^ neutre,
ait été décliné au pluriel sur la seconde, et non sur la
troisième, c'est ce qui peut être admis. J'ajouterai
qu'on a trouvé, bien que rarement, le mot écrit avec
une h : paschor. M. Diez objecte à celte élymologie
deux raisons : d'abord, que pascor est un substantif
comme les autres, et qu'on dit aussi bien tens de
pascor que tens pascor. Cela est vrai; mais il est loisible
de penser qu'un mot dont les poètes usaient si fré-
quemment a fini par obéir au besoin qu'ils avaient de
satisfcure à la mesure, et par ajouter une licence de
plus à toutes celles qu'ils se permettaient. Ensuite il
rappelle qu'en provençal, on dit : temps de nadalor,
temps de noël. Cette locution provençale, formée sur
le modèle de tens pascor, montre que, dans l'opinion
de celui qui la mit en œuvre, pascor était pâques*
M. Diez observe que nadalor ne répond à aucun génitif
pluriel, puisque noë/, en français, et natal^ en pro-
vençal, proviennent de natalis, dont le génitif pluriel
serait natalium. Aussi je ne veux pas voir dans nadalor
un génitif pluriel, mais un mot formé, et mal formé,
sur l'exemple de pascor. Ces mauvaises formations se
trouvent ailleurs que dans le provençal, et jai rencon-
tré, dans des textes de langue d'oïl, contor pour
comtes, et autres noms que le trouvère avait affublés
d'une terminaison en or, sans autre droit qu'une fausse
assimilation avec francor et paienor. Ce qui parait le
plus probable, c'est que pascor représenta pascuorum,
le temps des pâturages, et par conséquent le prin-
temps; Vu en cette situation disparait souvent. Quoi
qu'il en soit de pascor, je m'en tiens aux incontestables
II. 22
338 LE CHANT D'EILAUE
francor, linienor et ancianor^ pour élablu* que, quand
ces locutions se sont i'ormécs, le génitif pluriel latin
existait encore.
Si on se reporte à ce qui est reconnu comme décli-
naison dans les langues classicpies, c'est-à-dire une
série de flexions toujours les mêmes pour chaque dé-
clinaison, on Yoil que, dans le provençal et le vieux
français, il n'y a rien de pareil. Ces deux idiomes n'ont
point de paradigme suivant lequel chaque substantif se
décline. Comment pourrait-on en établir un avec c/i^-
valSj cheval., hom^homej lerre^ larron, abbe, abbé, cuens,
comte, enfe, enfant, nïez, neveu, sire^ seigneur^ suer,
seror, donere, f/o?jt^or? Gomment former, avec ces dé-
sinences, une ou plusieurs déclinaisons? Il faut donc
ici remonter à un autre principe que celui qui déter-
mina, dans les langues classiques, la production des
cas. Bien ([ue le latin eût perdu le sens des flexions, ces
flexions en avaient eu un ; elles avaient, en s'aggluti-
nant, réglé la signification et l'emploi des mots
comme sujets ou comme régimes, et imprimé dans
l'esprit des hommes qui le parlaient la valeur de ces
notations, si bien que nul ne pouvait les changer, et
qu'elles étaient régulièrement observées. C'est dans
l'agglutination de désinences significatives que gît la
vertu qui créa la déclinaison latine. Mais la langue d'oc
et la langue d'oïl ne possédèrent rien de pareil, sauf
dans les verbes, où elles produisirent un futur et un
conditionnel de leur cru ; la seule trace de cette faculté
que j'y remarque appartient à la langue d'oïl, et est
l'existence des noms Evain, Bertain, antain, si tant
2SÎ que j'aie rencontré juste dans l'exphcation que je
ET LE FRAGMENT DE VALENCIENNES. 339
viens d'en essayer. La cause qui fit que le provençal
et le vieux français eurent deux cas était non pas en
eux, mais dans le latin. H se trouva que, chez ce der-
nier idiome, un bon nombre de mots déplaçaient leur
accent, suivant qu'ils étaient au sujet ou au régime ;
et, comme la syllabe accentuée du latin a été le pivot
autour duquel le mot roman s'est constitué, cette
double forme fut çmpreii)te dans le provençal et le
vieux français. De là deux cas véritables, mais sans
véritable déclinaison, puisqu'il ne serait pas possible
d'en tracer un paradigme, et que, si l'on \oulait dé-
cliner un mot de ces deux langues qui appartiendrait
à la catégorie en question, il ffuidrait se régler, non
sur les formes romanes, mais sur Taccent latin.
Il se trouva aussi qu'une des plus importantes dé-
clinaisons latines, la seconde, et une notable partie de
la troisième, avaient, non pas un déplacement d'ac-
cent, mais au sujet une s qu'au réginie elles rejetaient.
Celle distinction s'inscrivit fidèlement dans le pro-
vençal et le français. Mais cela était encore un accident
qui dépendait du lalin, et non de la langue nouvelle,
ce qui se manifeste à la prenf)fère vue, quand on con-
sidère, non pas le sujet, qui a toujours Vs d'ordon-
nance, mais le régime, qui a toutes les désinences
possibles : danz et dant, roi^ et im, chevals et cheval^
sers et serf^ cJiols et chol^ etc. La présence de Vs ne
vient pas plus créer une déclinaison proprement dite
que n'avait fait la condition du déplacement d'accent.
Point de tinales constamment assignées à un même
emploi; rien n'y dépend de l'invention comme allant
à bon but d'après un système intuitif; tout s'y rattache
540 LE CHANT D'EULALIE
à une langue nnère dont les types, en liant en con:ibi-
naison, perdentleur uniformité grammaticale.
Maintenant, pour que Ys du sujet dans certains
mois, et le déplacement de Taccenl dans certains
autres, aient agi sur le provençal et le vieux français,
il faut bien que, au moment où la langue d'oc et la
langue d'oïl se formaient, ces deux conditions aient
encore subsisté dans le latin. L'accent ne se marque
que quand il s'entend; 1*5 ne se conserve que quand
le son qui lui est propre frappe l'oreille. Comment,
dans les populations gallo-romaines, les gens qui
parlaient la langue vulgaire auraient-ils su autrement
qu'il y avait un s à cabaUus et point à caballo, et que
donator avait l'accent sur na, et donatore l'accent sur
to ? Cela ne souffre aucun doute. Le latin, ruiné déjà,
ne Tétait pas autant que quand, cette distinction
étant tout à fait abolie, il n'y eut plus qu'une dési-
nence, par exemple, pour l'italien, cavalîo, donatore,
el, pour Tespagnol, caballo, donador.
Il s'en faut, je l'ai noté, que tous les mots latins
aient passé par cette filière ; et plusieurs catégories,
qui pourtant déplaçaient l'accent, n'ont qu'une forme
dans le provençal et le vieux français. On sait que la
tendance du français moderne, par rapport au français
ancien, est de laisser perdre le cas sujet, et de con-
server le cas régime. Cette tendance fut celle qui pré-
sida à la formation de l'italien et de l'espagaol; ces
langues n'ont gardé que le cas régime. Entre le latin
et ces idiomes, une place mitoyenne est occupée par
le provençal et le vieux français. Quand ils se sont for-
mes^ tout le latin n'était pas réduit au seul cas régime;
ET LE FRAGMENT DE VALENCIENNES 341
mais tout le latin n'avait pas maintenu le cas sujet ,
il serait inexact de dire qu'il était réduit aux deux cas;
non, la ruine était plus avancée; les deux cas subsis-
taient pour une partie; il n'en restait plus qu'un pour
une autre partie. Tel est l'état du latin que nous repré-
sentent le provençal et le vieux français. Par ce côté,
on peut se figurer ainsi la dégradation du latin : la
tendance à la suppression des cas, sauf celui du ré-
gime, commença par ramener tout à deux ; puis,
agissant toujours, elle scindâtes mots, garda aux uns
leur double flexion, et l'ô'.a aux autres; c'est dans cet
intervalle que la langue d'oc et la langue d'oïl naqui-
rent; enfin, elle en vint jusqu'à l'uniformité com-
pléle, il n'y eut plus de mot qui eut deux désinences,
et c'est alors que se dégagèrent l'italien et Tespagnol.
Maintes fois on est frappé de la persislance avec
laquelle la tradition latine s'est fait sentir en des temps
et chez des gens où l'on aurait pensé qu'elle était
éteinte depuis des siècles. Dans quelques (extcs, les
noms féminins en e muet, qui proviennent de noms
de la première déclinaison latine, sont écrits au sujet
pluriel sans 5, contre l'habitude orthographique de
ces temps, qui donne \s à ces substantifs. Cette ha-
bitude est incontestable, et telle est la règle; mais
ce serait juger précipitamment que de voir une
faute de xiopiste dans l'omission de cette s. Cette
prétendue faute coïncide trop bien avcclt pluriel la-
tin, qui n'a point d'ij (bestix^- rosx)^ pour qu'on ne
la justifie pas. Régulièrement, dans le vieux français,
ces mois n'en devaient pas avoir. Les causes de
l'orlhographe française étaient dans l'orthograLilie
342 LE CHANT D'EULÂLIE
latine ; c'est là ce qui a donné à cette langue nouvelle,
au milieu des incertitudes et des tâtonnements pour
l'écrire, un système d'orthographe dont le type est
aisé à imaginer ; type duquel les gens lettrés se rap-
prochaient, et duquel s'écartaient grossièrement les
copistes ignorants.
Quand le latin fut éteint définitivement, et que la
langue vulgaire en eut pris la place, cette langue sortit
de son berceau avec le caractère qui lui était propre.
Ce caractère, c'est d'avoir deux cas, se distinguant
ainsi du latin, qui en a plusieurs, et du français mo-
derne, qui n'en a point. Comme le jeune animal qui,
à peine venu au monde, sait instinctivement user de
>*:es membres, de même la jeune langue, instinctive-
ment aussi, mit en jeu ses aptitudes; et son premier
soin fut d'organiser cette fonction de deux cas qui lui
était échue par héritage. C'est alors que la règle de 1'^
s'établit; elle se formula même; du moins nous avons,
non pas en langue d'oïl (là les documents, s'ils ont
existé, ont péri), mais en langue d'oc, des livres qui
l'enseignent comme syntaxe. Dans le genre de décli-
naison, sans exemple ailleurs, je crois, qui se fonda
alors, et qui n'avait que des désinences tout a fait ac-
cidentelles, Ys apparut comme ce qui était plus sen-
sible et plus fixe. D'où la tendance qu'eurent les co-
pistes ou les grammairiens à l'ajouter là où elle était
inopportune. Mais il y eut toujours des gens qui
surent, par tradition, que donere^ lerre, hom^ etc., ne
comportaient point cette lettre, et que ces mots y
étaient soustraits par, leur formation originelle. A ce
point de vue, on comprend pourquoi les manuscrits
ET LE FRAGMENT DE TALENCIENNËS. 5i3
diffèrcnf et pourquoi récriture oscille entre les deux
impulsions, l'une \enant de la tradition, l'autre venant
de la régularité systématique. La tradition voulait
conserve»* l'ancienne orthographe, et elle avait, de son
c(Mé, la raison grammaticale;' la régularité voulait
que, passant par-dessus la condition étymologique, on
simplifiât les choses en munissant de Ys chaque sub-
stantif employé au sujet. Qu'on ne s'étonne donc paé
des divergences qu'à cet égard présentent les manu-
scrits; on n'a qu'à suivre le français dans son passage
du seizième au dix-septième siècle, et de celui-ci ail
n(Mre, et l'on assistera à de non moins grandes luttes
entre le passé qui relient et l'avenir qui transforme.
Toutes les langues novo-lalines ont, sauf les fautes
commises, formé leurs mots d'après l'accent latin ; cela
est la règle. Mais, tandis que l'italien, conservant les
mots dans leur ampleur, a, par cela môme, conservé
l'accent delà langue mère, lé français, qui cônlt'aôtait
les mots, s'est fait un accent à lui. L'accentuation
latine affectant la pénultième ou l'antépénultième, il a
fait porter la sienne, en raison des contractions, sur la
dernière ou l'avant- dernière. Cet avancement delà
syllabe accentuée vers la fin du mot a tout transposé,
de sorte qu'il n'est plus possible de faire concordèrj
( omme on le peut en italien, dans un même mot latin
et français, l'accent tonique. Cela se voit aussitôt dans
les termes ([ue la langue, alors qu'elle avait dépassé
la phase de formation, a voulu emprunter au latin,
soit au douzième siècle, soit au seizième, Soit de notre
temps. Ces termes gardent la charpente latine, et ne
urennentpasla charpente française. On ne peut plus,
544 LE CHANT DEULAUE
à cause de cette transposition de l'accent entre le fran-
çais et le lalin, faire d'un mot latin un mot vraiment
français. Voyez la différence : frcujilis (avec l'accent sur
fra) a donné, dans l'époque organique, frêle^ et, dans
l'époque inorganique, fragile. Si nous voulions au-
jourd'hui, ce qui serait très-aisé, faire passer un mot
latin par le moule français, nous obtiendrions un pro-
duit qui ne serait pas compris. Ainsi je ne connais
pas, dans notre ancienne langue, le dérive de facilis;
ce serait fêle; mais qui comprendrait fêle? Il fallut
donc àivc facile, compris du moins, lors de son intro-
duction, par ceux qui savaient le latin.
L'accentuation latine étant telle, qu'elle se déplaçait
dans le môme mot suivant des conditions détermi-
nées, et deux déclinaisons latines ayant un s au sujet
sans s au régime, cette double particularité s'est in-
scrite dans les langues cisalpines, à l'exclusion des
langues hispano-italiques. On est donc en droit de
conclure que les premières représentent un état du
latin autre que celui qui est représenté par les se-
condes. Le latin, au temps des unes, avait deux cas;
au temps des autres, il n'en avait plus qu'un. C'est là
un fait historique qui me paraît appuyé sur de bonnes
preuves et que je me suis efforcé de mettre en lumière.
5. — De la régularité grammaticale de la langue d'otl dans
l'emploi des cas.
La langue d'oïl étant, ainsi qu'il a été démontré,
une langue à deux cas, il importe à l'objet et à la fin
de ces études de considérer comment elle use de cette
ET LE FRAGMENT DE VALENCIEKIÎES. 345
faculté, moindre qu'en latin, où il y a six cas, plus
grande que dans le français moderne, où il n'y en a
plus. Pour ce faire, je prendra» quelques prn'a:3sd'un
ancien lexle; ce sera de la prose, afin d'éliminer les
licences qu'on ne peut discuter et apprécier que quand
la règle est connue, ainsi que dans le corps vivant on
ne se rend bien compte de la maladie qu'à la condition
de s'ôlre d'abord rendu compte de la santé; le copiste
saura sa langue, autrement on s'exposerait à prendre
pour des formes toutes les irrégularités de l'ignorance
individuelle dans la syntaxe et dans l'orthographe,
l'époque sera telle que les changements imminents
qui firent du \ieux français le français moderne, et
qui commencent à s'accuser lortement dans le quator-
zième siècle, n'auront pas encore mis leur empreinte.
Ces conditions, qu il n'est pas difficile de trouver, je les
ai dans un manuscrit du treizième siècle (Bibliothèque
impériale, tonds français, n» 7929), qui contient un
petit traité d'hygiène rédigé par un médecin nommé
Alebrant. Examinons donc certaines phrases de cette
prose, qui est évidemment le langage vuigaiie, avec la
syntaxe et l'orthographe qu'on employait quand on
écrivait sans prétention, mais avec correction. Le dia-
lecte est picnrd, mais cela n'a pas d'importance pour
l'examen dont il s'agit, les variétés qui distinguent le
dialecte picard étant bien connues (par exemple, le
pour la) et laissant intactes les règles fondamentales.
Ivo'^tre 5ire6- h dona (à f homme), si com a le plus
« noble créature qui soit, une science k'on apiele phi-
« sike, par le qiiele il gaidast le santé qu'il li dona
« premieremetit et peust encore remouvoir les mala-
34G LE CHANT D'EULALIE
« dies. Car pbisike es! f:iitc especimiment pur le santé
« garder; et rj'entend^s mie que pliisiqne soit science
« pur Vonme l'aire vivre tous jours, ains est UnUi pur
« conduire l'oume jusque le mort naturel. Et saclîiés
(( que mors mitureus si est en lxx ans par nature etplus
c( et mains [moins], si com il plaist noslre signeiir. Et
« si vus dirai pur coi : car tant com li ons met à croistre
« en force, en biauté et en vigeur, si est à xxxv ans;
« et dont convient tant de tans à envillier et à aler à
« noient (f" 2, recto). » Le lecteiu' qui voudr'a suivre
ce texte avec moi s'apercevra bien vite qu'il est cor-
rect, et verra en quoi cette correction consiste. Noslre
sires est au sujet; mais quand l'auteut^ se sert de cci
mot au l'égime, il ne manque pas de dire nostresigneur:
si com plaist nostre signeur. On reconnaît du même
coup pourquoi, ce qui est toujours un acboppemcrit
pour celui qui commence à lire de l'ancien français,
la suppression des prépositions à ou de est possible
dans le complément des verbes ou des substantifs. La
main nostre seigneur^ adorons nostre seigneur, il plaist
nostre seigneur sont trois constructions dont la correc-
tion frappe les yeux, dès que l'on se rappelle que sei
gneur représente le génitif, le datif, l'accusatif et la-
blatif latins. La différence entre sire et seigneur est si
grande qu'à peine nous paraissent-ils, à rous, gens
du dix-neuvième siècle, une double forme d'un môme
mot; mais, pour les gens du treizième, telle était ia
force traditionnelle de l'origine et de l'usage, ou un
bomme qui savait sa langue, non-seulement n'bésitait
pas siu'l'iflentité de leur signification, mais encore ne
commeltail aucune méprise quant à la place que i un
ET LE FRAGMENT DE VALENCIENNES. 54T
OU l'autre devait occuper dans le discours. Mais, sitôt
que le sentiment de cette fonction commença de s'ob-
scurcir, les prépositions intervinrent; et l'on se mit
à dire, en dépit du cas : la main de nostre Seigneur^
plaire à nostre Seigneur. Ce fut là l'origine, dans le
français ancien, du fi ançais moderne.
Pas plus que pour sire et seigneur^ le copiste ne
s'est trompé pour homeei homs; l'un est expressément
régime, l'autre est expressément sujet : pur Tourne
faire vivre et tant corn li ons met à croistre. Il en est de
même de mort et mors; l'un a le t, l'aulre a Vs; l'un
sert de complément, l'autre est au nominatif. L'adjectif
naturel, qui y est joint dans les deux cas, offre aussi
l'application d'une règle latine modifiée à la française:
dans mort naturel, ne prenez point, malgré l'apparence
due à notre usage moderne, natur eljiouv un masculin;
naturel est un régime des deux genres, aussi bien
masculin qutî féminin, ainsi que l'est naturalem où
naturali dans la langue dont il dérive. Le sujet est na-
tureus, forme parfaitement régulière, naturalisa pour
les deux genres, donnant naturals, naturels^ prononcé,
suivant les temps et suivant les dialectes, naturaux ou
natureux. C'est en verlu d'une règle pareille que ce
que nous disons spécialement est dit ici especiaument;
la (inale ment étant féminine, especial ou, ce qui est
équivalent, especiauesl en accord; tandis que danspre-
mierement l'accord se manifeste de la même façon
qu'aujourd'hui, premier \cn'jn[ de primarius, et étant
par conséquent un adjectif à deux ilexions, l'une pour
le masculin et l'autre pour le féminin.
Nous connaissons maintenant assez bien la gram
548 LE CHANT D'EULALIE
maire de la langue d'oïl pour faire la critique d'un
texte. Celui-ci, bien que vraiment correct, peut pour-
tant être l'objet de deux observations. Li sires el H ons
ont Vs du sujet; or, nous savons que, grammaticale-
ment, celle s ne leur appartient pas, et que, dans ces
mots, la fonction du sujet est suffisamment marquée
par leur dérivation du sujet lalin senior et homo; aussi
beaucoup de textes s'absliennent-ils de mettre ici Vs;
mais nous savons aussi que l'esprit de régularité systé-
matique entraîna maint copiste et, dirai-je, maint
grammairien à doter de Vs tout sujet, quelle que fût
l'origine du mot et son mode de formation. Cette or-
thographe est donc non une faute, mais un système
qui, perdant de vue ou laissant de côté l'étymologie,
rend général un certain signe partiel du sujet. On n'en
doit pas dire autant de phisike par le quele^ el une ex-
cuse manque; quele devrait être quel; car quaUs appar-
tient à ces adjectifs qui n'ont qu'une terminaison pour
les deux genres. Ceci est une vraie faute; et on y re-
connaît une de ces transgressions qui acheminaient
l'ancien français vers le français moderne.
« Se c'est cose que sans r«ir ne pueton vivre, si vous
« aprenderons à coimoislre li quels airs estboins et li
« quels est malvais, pur eslire ce k'est boin pur santé
« garder.» (F°3 recto.) Dans mr, ce n'est point la latinité
quia fourni Vs du sujet; Vs provient uniquement de
la règle qui s'était introduite et généralisée. Si l'on
avait consulté seulement l'étymologie, air aurait été
le même au sujet et au régime; mais îa langue, étant,
de naissance, une langue à deux cas, en était venue à
combler les lacunes qui étaient résultées du mode de
ET LE FRAGMENT DE VALENCIENNES. 349
formation; et l'extension systématique de Y s est ia
preuve que le vieux français eut vérilablcmcnt le sen-
timent de sa syntaxe. Les grammairiens anonymes
qui en légularisèrent la forme et l'orthographe y con-
çurent très-nettement l'existence et l'emploi des deux
cas. Aussi ne manquèrent-ils pas d'y assujettir les infi-
nitifs pris substantivement. « Et doit estre plus lonc li
« dormirs de celui qui prent assés de viande que de celui
« qui en prent pau [peu]; et cis dormirs doit estre de
« nuit ne mie de jor... Et soit li caves (chevet) du lit
« haus et bien couvers de dras; car ce aide moût avoec
« le dormir à cuire le (la) viande. » (F° 7, verso.) C'est la
syntaxe nouvelle du français et non la syntaxe latine
qui détermine l'orthographe : dormir au sujet prend
Vs qu'il n'a pas au régime. Ici est intervenu ce que
j'ai nommé les aptitudes de la nouvelle langue; il lui
fallait, par sa nature, par sa manière de sentir le rap-
port des mots, avoir dans tout substantif deux emplois
distincts l'un de l'autre. Chez nous, Fesprit n'a aucun
besoin d'une différence quelconque entre dormir sujet
et (/onn/'r régime; mais, chez nos ancêtres, il éprouvait,
si la différence n'était pas notée, cette impression pé-
nible que cause le solécisme.
A côté de l'extension de \s à des mots qui, étymo-
logiquement, ne la comportaient pas, se trouve l'ex-
tension d'une autre iinalc qui, par sa forme nette,
se prêtait sans peine aux combinaisons analogues. Je
veux parler de ère et eor, répondant aux terminaisons
latines ator et atore. Amator donnait alors non pas
a'vinUur.ciin est un mot moderne, niais amere au sujet
Cl ameor au complément. « Cil ki a les iex [yeuxj gros et
550 te CHANT D'EULALIE
<c ^aans et trcinblaiis, dit notre manuscrit, si est Ions
« et (le grandi.' vie et ameres de femmes. » (F" 69.) Il fut
naturel de composer sur ce modèle des mots purement
français et n'ayant point une origine latine. « Cil kiales
« iex enfoss^sct petis doit estre malicieuxet eiujmieres;
« ki les a lors et gros si est sos et gnmsparleres,» Engi-
n'ieres [trompeur] et parleres [parleur] sont de création
française, et ne proviennent pas du latin; mais la
langue, quand elle les créa, était sous le régime syn-
tactique des deux cas; c'était sa constitution; et elle
imprimait ce caractère aux produits nouveaux qu'elle
enfantait. J'insiste sur ces particularités, parce qu'elles
font bien sentir la nature de la nouvelle langue. En
regard de ce que nous disons parleur, elle avait parlere
et parleor, ne se méprenant pas sur la nécessité gram-
maticale qui lui imposait ces deux formes, et ne se
méprenant pas davantage sur le rôle qu'elle devait
assigner à Tune et à l'autre ; ou du moins, quand elle
counnença de se méprendre, c'est qu'il survenait dans
l'esprit des hommes et, partant, dans le régime
syntactique, un nouveau pas vers l'abolition des cas
et vers la simplification de ce genre de relations.
c( Si com dist Aristoteles, on doit bien savoir que
« fins est Vimiudre c.ose en totes oevres, car por le [h] fin
« fait on quank' on fait. » (F° 1, verso.) « En esté et en
« sictembre doit on prendre milleur quantité des
« viandes légères. » (F'' 5.) Fins au sujet, et fin au ré-
gime. Miuclre au sujet, et milleur au régime. J'appelle
surtout l'attention sur les formes très-dissemblables,
telles que mïndre et milleur. Certes bien peu parmi
ceux qui écrivaient devaient savoir que miudre déri-
ET LE FRAGMENT DE VALENCÎENNES. ^
vait de melioi\ et surtout comment il ea dérivait, tan-
dis que la dérivalion de milleur se présemuii à celui
qui avait une teinture du latin. Et aujourd'hui même,
pour reconnaître Tétymologie de miudre et pour l'éta-
blir, il faut des notions précises sur la fonction de
l'accent et sur la permutation des lettres; il faut con)-
prendre que miudre ne peut \enir de meliorem^ x\ï
milleur de melior; il faut remarquer que, dans melior^
l'accent étant sur me, le mot roman a été nécessaire-
ment melre^ d'où, par l'habitude de la langue d'as-
sourdir \l.,meure; d'où, par l'influence de Vi^mienre;
d'où, par l'attraction de l'r pour le d, mieudre ou miu-
dre. Quel homme, à l'époque où l'on distinguait si
bien miudre de milleur, était capable de cette analyse?
Mais la tradition, qui remontait directement et sapg
interruption à melior comme sujet et à meliore comme
régime, guidait celui qui parlait et écrivait. Ces deux
fgrmes sont deux fils déliés, mais fidèles, qui nous
mènent au latin en décadence, et qui nous font tou-
ciior du doigt ce qu'il en restait. Melior qI melïore sub-
sistaient encore avec la distinction qui y était atta-
chée; la langue d'oïl est contemporaine, non pas de
l'un ou de l'autre, mais de tous les deux considérés
comme cas d'un même mot. Elle les reçut, les garda,
les comprit, les employa. Et si l'on demandait pour-
quoi l'italien n'a que mUilïorc, et l'espagnol que me-
jor, il lîuidrail répondre qu'eux sont contemporains
de mehore, et qu'alors melior avait disparu.
Meilleur amène mieux, dont l'orthographe ancienne
est miex ou mielz, exactement formé, comme on le
voit, de melius^ comme l'autre est formé de melior. En
552 LE CHANT D'EULALtfc
provençal, cet adverbe est mels, meils, miels (ancien
catalan, mills). Dans le français comme dans le pro-
vençal, 1*5 de melius est conservée. Mais si l'on passe à
l'italien, on trouve meglio sans l's de rorii:inal. Ce
fait isolé aurait peu de signification; mais, rapproché
de ceux, si nombreux, où l's de la deuxième et de la
troisième déclinaisons latines s'est conservée dans la
langue d'oïl et dans la langue d'oc,, et perdue dans l'i-
talien, on y reconnaît une condition générale qui est
que, lors de la formation respective de ces idiomes, le
latin avait encore ou n'avait plus Ys finale. Mieux et
meijlio^ par eux-mêmes, ne prouveraient rien; car l'i-
talien aurait pu ici vouloir, par une simple préférence
d'oreille, une terminaison non armée de la sifflante
du mol latin; mais il ne s'agit plus d'une préférence
d'oreille quand on voit la langue d'oc et la langue
d'oïl ne pas se méprendre, dans les noms, sur la si-
gnification grammaticale de cette sifflante, et avoir
deux cas caractérisés où l'italien n'en a qu'un ou, si
l'on veut, n'en a plus. Ces remarques nous permettent
de discuter un autre adverbe dont la forme n'est pas
sans difficulté : il s'agit de volontiers, autrefois volen-
tiers. L's, que nous mettons encore aujourd'hui, n'est
pas un moderne caprice d'orthographe; elle est d'ori-
gine et se trouve dans les plus anciens textes. Le pro-
vençal n'est pas ici aussi constant que la langue d'oïl ;
il a tantôt voluntiers, et tantôt aussi volontier sans Ys.
Mais l'italien n'a point d'autre forme que voleiitieri.
Si l'on compare le français et l'italien, on voit qu'un
pluriel seul peut satisfaire à la double exigence du
français pour Ys, de l'italien poui' l'i; que le lalin vo-
ET LE FRAGMENT DE VALENCIENNES. 3p3
limtarii donnerait, il est vrai, volentieri en italien,
mais donnerait en français volentier sans s; et que, de
cette façon, nous sommes conduits à mettre derrière
ces deux formes, et comme leur commune origine, le
latin coluntariis. Maintenant comment expliquer cet
ablatif pluriel? On sous-entendra la préposition de
(d'ailleurs quelquefois exprimée, par exemple dans
l'italien di leygieri^ où leggieri joue le même rôle que
volentieri) y et on attribuera à voluntariis un sens
substantif; le choix du pluriel était nécessaire du mo-
ment qu'on voulait faire un adverbe; autrement î;o/^îi-
tier sans s ou volentiere se serait confondu avec
i'adjectif. C'est pour une raison semblable que nous
écrivons avec une s l'adverbe certes.
«Quant li solausse lieve qui escaufe legierement
« au lever ou au coucier del solel. » (^ 5, verso) Le
mot soleil ne vient pas de so/, so/is, ou, pour mieux
dire, n'en vient qu'indirectement et par l'intermé-
diaire d'un diminutif, soliculus^ qui, ayant l'accent sur
l'i, a produit régulièrement notre substantif dans la
langue d'oc et dans la langue d'oïl. Ici, dans les deux
exemples rapportés, il est décliné ainsi qu'il doit l'ê-
tre : li solaus, le solel. Si l'auteur avait mis : Qiumd le
solel se lieve, et au lever del solaus^ il aurait parlé in-
congruement, et la faute aurait paru aussi grande
que si on avait, en latin, mis solis pour so/, et sol
pour solis. Mais on n'a rien à craindre de pareil d'un
auteur qui écrit en prose, et d'un copiste qui sait sa
langue. Pourtant, quelque correcte que soit la décli-
naison, il est aisé d'y noter l'influence qui allait dé-
faire l'ancien français, comme elle avait défait Î8 latin,
u 23
554 LE CHANT D'EULALIE
c'esl-Ardirc l'introduction de la préposition à côté &^
cas, et bientôt sa substitution complète, qui, rendra
définitivement le cas inutile. L'auteur a évidemment
commis un pléonasme; il n'avait pas besoin de dire
au couder del solel^ marquant le rapport des deux
substantifs, non-seulement par le cas, mais aussi par
la préposition de- il lui suffisait de mettre au couder
le solel, le cas étant justement destiné à exprimer ce
qu'exprimerait la préposition. Un terme semblable à
soleil est le substantif travail^ dont nous empruntons
des exemples à notre manuscrit : « Por ce que li tra-
(f^vail sont.assés de maintes manières, les quels il con-
« vient à l'oume faire par besoing de ces travals.
« n'entendons nous mie à dire mais nous vous di-
« rons Awtraval qui est propres à le santé garder
c< car trop miex valt li travals. » (f" 8) Nous avons ici
travail dans quatre emplois dilférents : travals au sujet
singulier et au régime pluriel; travail au régime sin-
gulier et au sujet pluriel. Quelque difficiles à observer
que ces distinctions paraissent au premier abord,
elles n'ont rien qui gêne l'auteur, et à chaque fois il
trace la forme que la grammaire de la langue lui im-
pose. On voit que ce n'est pas un caprice qui a donné
au français moderne son pluriel travaux; le français
moderne n'a point créé cette forme, il l'a trouvée dans
un système où elle avait une signification déterminée;
elle est, pour lui, un débris du passé, un archaïsme
rjccucilli; le caprice ne commence que dans ce ha^ard
qui a fait que, conservée, en i^nç certaine catégorie de
m.ots, elle s'est perdue dans une catégorie toute ana-
logue. Mais on sait que, quand la ruine commence:
ET LE FRAGMENT DE VALENCIENNES. 555
dans un systènae de langue et de grammaire, une cer-
taine affection pour le passé en sauve des lambeaux
qu'il est impossible de raccorder avec le reste, mar-
qué d'un sceau de renouvellement.
Gomîïie les tendances qui sont destructives de l'an-
cienne syntaxe se manifestent, dans beaucoup de ma-
nuscrits, en raison soit de l'ignorance des copistes, soit
de l'âge des copies, on a prétendu quel-s dusujetoula
finale du régime n'avaient rien de systématique et de
significatif, et étaient tellement mélangées que la criti-
que devait renoncer à y voir une règle de quelque con-
sistance. Avant de répondre, citons encore des exemples.
« Si on tresaloit [omettait] le bissexte (jour bissextile),
«après multd'ansî<odMsescarroit (écboirait) entor le (la)
« fcste S* Jelian, et le festeS' Jelian entor le (la) noel. ».
(Comput, r 7, même manuscrit) Dans cette pbrase,
le sujet est sujet, et le ré^^^me est ré^cime; la grammaire
nlarieu à y reprocher : noens^nod. ii en est de même
de ces deux-ci: « Galiens ne loe miele bouc h manger,
« por ce qu'il engenre mauvais sanc et se li bous
a est de grant aage (Alebrant, f'» 4()) Si devés- sa-
(( voir que li cos^ quant il commenche à. canter, vaut
« miex que li Icmiele Qui prent un cok bien
« viel » (f" 47) Bous.cibouc^ co.v et cok sont dé-
clinés suivant la règle de la. déclinaison de la langue
d'oïl; et remarquons que ces deux mots, qui ne vien-
nent pas du latin, et dont l'un est d'origine germani-
que, et l'autre d'origine celtique sans, doute, ont été
traités comme ceux, qui avaient l's par droit de nais
sance, eC assimilés par la force de la syntaxe com-
mune. Mais, dira-t-on, vous choisissez vos exemples
556 LE CHANT D'EULALIE
parmi ceux qui satisfont à la condition, et vous laissez
de côté tous ceux qui y échappent. Il y en a, je le sais;
ils sont en grand nombre, je le sais encore- mais je
maintiens qu'aucun compte n'en doit être tenu, sinon
pour signaler les tendances de la langue vers son état
plus moderne, et pour noter les étapes de ce qu'on
nommera décadence à un certain point de vue, pro-
grès à un certain autre. Ici, comme toujours, la règle
emporte l'exception, qui ne peut prévaloir contre elle;
en effet, l'exception, par cela seul qu'elle est variable
et sans raison systématique, doit être attribuée à des
accidents qui laissent intact le fond des choses ; au
lieu que la règle, par cela seul qu'elle est constante et
s'appuie sur une raison systématique, a sa justification
en elle-même. On peut expliquer de toutes sortes de
façons pourquoi, dans certaines copies, la règle de Vs
ou, plus généralement, la règle du sujet et du régime,
est violée; mais on ne peut expliquer que d'une seule
façon pourquoi deux formes, deux cas, deux emplois
se correspondent exactement dans les bons textes. Les
combinaisons grammaticales sont comme les combi-
naisons numériques, et ont même vertu pour témoi-
gner de leur origine : quand un géomètre rencontre,
dans quelque vieux monument, des quantités qui sont
régulièrement fonctions les unes des autres, il n'hésite
pas, en dépit des erreurs qui peuvent les défigurer, à
les considérer comme le produit de quelque '^ucep-
tion mathématique. De même le grammairien, quand,
dans une langue novo-latine, il rencontre deux cas
nettement caractérisés, fussent-ils ensuite troublés
par toutes les exceptions et les eireurs qu'on voudra,
ET LE FRAGMENT DE VALENCIENNES. 357
est contraint, par la nature même de ses études, d'at-
tribuer à ce fait une valeur historique et une tradition
qui n'y laissent rien de contingent.
J'ai expliqué plus haut pourquoi nous disons pré-
senlement travail ei travaux. Une explication analogue
se présente pour ïs qui caractérise notre pluriel.
Quand on considère le français moderne en soi, et sans
se reporter à ses origines, il est impossible de com-
prendre pourquoi il a choisi cette lettre à l'effet de
marquer la pluralité dans les noms. C'est, ce semble,
quelque chose d'arbitraire; toute autre lettre aurait
aussi bien convenu à un pareil office ; et l'on serait
tenté de voir dans ce choix une convention des gram-
mairiens qui s'entendirent pour établir ainsi une dis-
tinction entre le singulier et le pluriel; distinction
destinée aux yeux, et nulle pour l'oreille, puis-
que, dans la plupart des cas, cette s ne sonne pas.
Pourtant il n'en est rien; et elle a sa raison d'être;
elle aurait pu s'effacer et disparaître, ce qui est arrivé
de fait dans certains patois, le bourguignon, par
exemple, où le pluriel ne se sépare du singulier par
aucun signe orthographique. Mais, malgré cette sup-
pression, Vs existerait virtuellement au pluriel, c'est-
à-dire qu'elle aurait dû y être, et qu'elle n'y manque-
rait que par une de ces simplifications qui biffent çà
et là les archaïsmes. En effet, pour en rendre raison
et la justifier, il faut sortir du français moderne et
entrer dans le français ancien. Là, on trouve qu'au
pluriel le cas régime a une s. Mais pourquoi ce cas:
régime est-il ainsi noté? C'est que le latin prend une s
à quelques-uns des cas qui, chez lui, au pluriel, indi-
35« LE CHANT D'EULALIE
quentlc cdmplémenL Je m'arnHcau latin, bien qu'o»
ail essayé, h l'aide du sanscrit, d'analyser, dans leur
forme et leur signiHcaiion, lesfniales des déclinaisons.
Le vier\ français a\ait au plnriel deux lenninaisons,
l'une sans s, c'était le sujet, l'autre avec s, c'était le
régime. Le français moderne, mis, par l'abandon qu'il
aisait des deux cas, dans la nécessité d'opter, se décida
pour la forme du régime en cette circonstance comme
dans la plupart des autres.
Les faits que j'ai rapportés sont tous connus, et se
trouvent dans les auteurs qui, depuis Raynouard, ont
écrit sur la langue d'oïl. Mais, en les groupant, j'ai
monti'é que les noms qui avaient les deux cas non
marqués par l's, et ceux qui les avaient marqués par
Ts, dépendaient d'une seule et même condition, c'est-
à-dire d'un certain état du latin dont la langue d'oïl et
la langue d'oc nous reproduisaient l'empreinte. Puis,
prenant des phrases dams les bons textes, et faisant ce
qu'au collège on appelle des parties, je ne me suis pas
contenté de signaler le rôle que ces formes y remplis-
sent, car tout le monde l'a constaté semblablement et
me l'accordera dans des phrases pareilles, pourvu que
j'accorde que les phrases qui y dérogent valent autant
et annulent toute théorie :grammalicale; mais, fort
(ie la base latine que m'offraient les noms à deux cas
dans les deux catégories, avec ou sans 8, j'ai repoussé
d;ins la classe des fautes et des exceptions tout ce qui
n'était pas conforme à la syntaxe, et Attribué à la
règle l'empire qui lui appartient. Après avoir cherché
les bons (extes et reconnu que ceux-là oiïrent, tout
compte fait, infiniment plusd'observations de la règle
ET LE FRAGMENT DE VALENCIENNES. 359
que de manquements contre elle, j'ai donné â celte
détermination empirique un appui rationnel et défi-
nitif en la rattacliant au latin; car, du moment où le
latin est auteur des deux cas, il Veii Tiècéssairemérit
aussi ue leur emploi. Cet emploi est impliqué par
l'existence des deux cas; et, quand on prend les textes
et qu'on voit en effet, dans la plupart du temps, là
règle être observée, il est impossible, entre la théorie
qui s'impose à la raison et le fait qui s'impose à l'ob-
servation, de refuser son assentiment ; cet usage
pénétra tellement la langue, qu'elle Hèndît, quand la
cause des nominatifs sans s s'oublia, à généraliser l's
et à l'étendre à tous les nominatifs. En définitive, la
conclusion que j'ai tiféè et^iè j'ai fait ressortir, est
que la langue d'oc et la langue d'oïl sont des langues â
deux cas, intermédiaires entre le latin et les idiomes
qui n'ont plus de cas.
Une langue à deu'xcas è'St unèliouveauté dans l'his-
toire des idiomes classiques et de l(3urs dérivés. En y
rélléchissant, on pouvait être surpris que le saut fût
si brusque du latin aux langues noVô-latines; quêtons
les cas de l'un eussent péri sans laisser de trace dans
les autres, et qu'on ne trouvât aucun temps d'arrêt
dans cette dissolution, aucune étape q^ui en marquât
le degré successif. Aux yeux de la théorie, il avait dii
exister, il existait virtuellement quelque transition qui
concilierait les termes extrêmes. Ce qui n'était conçu
que virtuellêmdttt est réalisé 6h "fait dan^ la tangué
d'oc et dans la langue d'oïl. Efles soii't le tem'()s d'arrêt
dans la cfissolution, l'étape qui en marque le degré,
la transition dont nous avoïis besoin. L'état dont elles
360 LE CHANT D'EULALIE
sont un témoignage irrécusable a eu lieu aussi, on peut
rallirmer, pour rilalicu et pour l'espagnol; mais il y a
été transitoire, ou, pour mieux dire, il a passé avant
que 00'^ idiomes eussent rien à composer et à écrire.
Quand ^cette vertu leur vint, une autre phase avait
commencé pour eux, et c'est dans celle-là seule que
nous les connaissons; au lieu que la langue d'oc et la
langue d'oïl portaient encore cette empreinte de demi-
latinité au moment où la poésie des troubadours et
des trouvères leur assura une existence glorieuse par-
mi les esprits contemporains, et une place non petite
dans la culture du moyen âge et dans l'histoire criti-
que des formes du langage. Si l'on donne au latin en
face du français, de l'italien ou de l'espagnol, le nom
de langue savante à cause de la complication de ses cas,
n'est-ce pas une singulière aberration d'avoir donné
le nom de patois grossier à un idiome qui se plaçait
dans un terme moyen, non aussi compliqué que le
latin, non aussi simple que les langues modernes?
Rien n'est plus décisif que cette double comparaison,
l'une en arrière avec le latin, l'autre en avant avec le
français , pour montrer le caractère véritablement gram-
matical et, dans une certaine mesure, véritablement
savant de la langue d'oïl. Arrière donc tous les préju-
gés qui ont si longtemps obscurci des origines enfon-
cées dans le haut moyen âge. Le vrai point de vue est,
après avoir fait la part de l'immixtion germanique et
de la rénovation des choses, de donner aux langues
d'oïl et d'oc plus d'affinité avec le latin, et, par consé-
quent, plus de grammaire et de syntaxe dites classi-
ques que n'en ont les langues décidément modernes
ET LE FRAGMENT DE VALENCIENNES. 361
Il nt3 faut pas croire que le français (je le distingue
ici de la langue d'oïl) soit moderne au même titre et
de la môme façon que l'italien ou l'espagnol. L'italien
et l'espagnol, en regard de leur état ancien, ne sont
que dans un rapport de modification; rien d'essentiel
n'a été changé : une même syntaxe y domine; des mots,
des locutions, des formes sont tombées en désuétude,
d'autres sont venues en place, mais le caractère fonda-
mental reste le môme; l'ancien et le nouvel italien ou
espagnol sont toujours des langues dépourvues de cas.
Il n'en est pas de môme du français et de la langue
d'oïl ; là est intervenu un changement très-grave, un
changement de l'ordre de celui qui transforma le latin
en roman; des cas se sont perdus : la langue d'oïl avait
deux cas, le français n en a plus; dès lors nécessaire-
ment une autre syntaxe a pris la place de l'ancienne.
La formegrammaticaledes idées nes'est plus présentée
à nous comme elle se présentait à nos aïeux, et le fran-
çais est devenu une langue moderne tout à fait com-
parable à l'espagnol et à Titalien. Et de fait, c'est la plus
moderne àes langues romanes; car, tandis que l'ita-
lien et l'espagnol remontent, en tant que écrites, au
douzième et au treizième siècle, lui ne remonte guère
qu'au quinzième, le quatorzième étant un espace pen-
dant lequel la langue d'oïl se perd.
Avoir ainsi constaté le fait d'une langue à deux cas,
en avoir reconnu rationnellement la nécessité et empi-
riquement la réalité, n'est point une proposition qui
demeure isolée et sans conséquence historique. Quand
on considère dans son ensemble l'élaboration qui, par-
lant du latin, aboutit aux langues modernes ses tilles,
5G2 ht Cilkm D'EULALÏE
'Ja est bien clair tjue celles qui otit deiïx cas sont plus
anciennes que celles qui n'en ont point. Il suffit mnin-
tcnarit (renoncer la chose pour qu'elle soîtpalDable et
que personne ne soit tenté de la contredire; cfe sorte
que cette assertion qui, au premier abord, semblait
une hypothèse gratuite ou une témérité de la critique,
à savoir que la langue d'oc et la langue d'oïl ont une
antériorité sur l'espagnol et ritalien, est de^^enue uti
dire évident de soi. Mais, pour arriver là, il a fallu,
usant de ce qui était établi, à savoir, deux cas
distincts dans la déclinaison et un emploi parallèle dans
la syntaxe, faire le système et tirer la conséquence. Le
rapport de l'état grammatical de la langue d'oc et de
la langue d'oïl avec l'état grammatical du latin est la
clef de tout. Si ce rapport n'était pa^ mis à l'abri
de la contestation (et il l'est par la syllabe accentuée
pivot du mot roman, et par 1*5 des principales décli-
naisons), ceux qui n'aiment pas que les choses histori-
ques se systématisent pourraient objecter ou que la
règle a été faite par les lettrés et n'est pas d'origine,
ou qu'au milieu des variations des textes la règle n'a
pas plus de valeur que l'exception, toutes deux étani
conlin^rentes et postérieures; mais avoir racine dati^
le latin ôte àla fois la contingence et ia pos^tériorité.
Le latin est un grand fleuve qui se ^relire; «par une cô*f-
dition dont l'existence rationnelle est •indubitable-, fnais
dont les traces pouvaient être effacées, les languefs ro-
manes présentent la syntaxe latine à des degrés di-
vers, à des 'hauteurs diverses. L'i'talien et l'espagnol
sont à l'étiage; la langue d'oc et la langue d'oïl mar-
quent un point 'ntermédiaire. L'étiage de la synlais^,
ET LE FRAGMENT DE VALENCIKNNES. 3G3
comme du fleuve, ne vient qu'après les décroissements
antérieurs.
L'érudition, s'appuyantnon sur la conjecture, mais
sur les monuments, a, depuis longues années, trouvé,
sans le chercher et contre son propre préjugé, que le
développement poétique vint dans le provençal et le
français avant de \enir dans l'italien et dans l'espa-
o^nol. Ceci est connexe avec le fait de Fantériorité des
deux premiers sur les ûcm. seconds. Si la langue de
ceux-ci n'était pas imie quand Fétaitla langue de ceux-
là, comment serait-il advenu que le développement
ne fût pas comme il a été réellement, et que ceux pour
qui rien n'était à point encore précédassent ceux pour
qui tout déjà était à point? Tant que, dans le domaine
hispano-italique, la syntaxe latine est allée se détério-
rant, l'esprit, n'ayant pas de soutien, n'a pu prendre son
essor. Semblablement,dansle domaine franco-proven-
çal, tant que la syntaxe latine subit sa dégradation, la
composition littéraire ne commença pas; le temps an-
térieur au dixième siècle, temps où, entre latin et ro-
man, l'un se défaisait et l'autre se faisait, est un vide;
le vide se prolongea davantage pour les langues his-
pano-italiques par cette même raison, à savoir, que le
mouvement de décomposition latine se continue pour
elles, et que le sol grammatical n'est encore qu'un sol
sans consistance. Mais pourquoi n'eurent-elles pas,
elles aussi, cet arrêt qu'ont rencontré la langue d'oc et
la langue d'oïl? Pourquoi cette phase qu'elles ont tra-
versée immanquablement n'a-t-elle point pris chez
elles une stabilité, provisoire sans doute, mais suffi-
sante? C'est à l'histoire de répondre à cette question,
364 LE CHANT D'EULALIE
et l'histoire dit : Ce n'est pas en Italie et en Espagne
que se réorganisèrent d'abord les forces de l'Occident
après l'absorption définilive des barbares, mais en
Gaule; ce n'est pas en Espagne et en Italie, mais en
Gaule que se consolida d'abord le régime féodal qui fut
la forme politique et sociale de ces temps, et qu'il
trouva la poésie concordante à ses mœurs, à ses goûts,
à ses aspirations.
Pour venir à ces conclusions, je suis parti de deux
textes du dixième siècle, textes peu littéraires sans
doute, mais fort curieux. Dans leur simplicité primi-
tive ils portent la marque manifeste de toute la syn-
taxe franco-provençale. Les siècles suivants, qui pro-
duiront une vaste littérature et qui captiveront l'Eu-
rope, n'auront pas d'autre grammaire. Ces textes sont
un jalon et, dans le désert du dixième siècle, ils indi-
quent le chemin par oij la latinité, se décomposant,
aboutit provisoirement aux langues à deux cas.
DICTIONNAIRE FRANÇAIS-LATIN
SoMMAiKE. [Journal des Dédats, 23 novembre 1859). — Ce dictionnaire
e&t l'œuvie de M. L. Quicherat, l'homme qui aujourd'hui, en France,
a de la lalinilé, la connaissance la plus étendue et la plus sûre. Les
rapports de filiation entre le latin et le Français, font qu'un dictionnaire
de l'un intéresse toujours l'autre.
Un dictionnaire français-latin a deux utilités : d'a-
bord compléter l'enseignement en fournissant à l'élève
l'instrument de ces utiles exercices qu'on nomme des
thèmes; ensuite, offrir un indispensable répertoire de
mots et de locutions à ceux qui, sachant le latin, veu-
lent l'écrire. L'enseignement de cette vieille langue
est la base de notre éducation littéraire ; je neveux pas
le discuter ici, j'aime mieux considérer les conditions
historiques qui l'imposèrent. Je dis historiques, car il
ne faut pas croire qu'à toute époque un pareil recours
à une langue morte soit nécessaire pour former l'es-
prit des générations qui s'élèvent. Les Grecs n'ont
jamais vien eu de pareil. Ces enfants privilégiés de la
race aryenne, tandis que leurs frères de l'Inde, de la
Perse, de la Celtique ou delà Germanie ne parvenaient
qu'à des œuvres sans développement ou demeuraient
:66 bICTIONNAÎI.Ê FRANÇAIS-UTlN.
incultes, furent les preniiers qui ouvrirent l'infini du
beau dans les lettres elles arts, du vrai dans les scien-
ces. Comnf!^, la Vénus mythologique, produit mystérieux
de la mer sans bornes, le génie hellénique reçut toute
la civilisation préparatoire de l'antique et mystérieux
Orient, et la transforma. N'ayant dès lors d'autre passé
que son propre passé, il se servit de modèle et d'an-
cêtre à lui-même ; et le maître d'école qui n'avait pas
un Homère dans sa classe recevait un soufflet d'Alci-
biade. Mais déjà les Romains, plus tard venus et plus
vieux dans l'histoire, sentirent la nécessité, quand ils
voulurent compléter leur éducation, d'apprendre la
langue grecque, de l'écrire et de se familiariser avec
ses auteurs. La même nécessité ne fit que se déplacer
et changer d'objet, quand, au moyen âge, à la Renais-
sance et dans nos temps, le latin devint pour les mo-
dernes ce que le grec avait été pour les Latins. Un
besoin de tradition et d'exemple porta toutes les na-
tions chrétiennes à chercher l'aliment des jeunes es-
prits dans cette langue que la mort avait faite immor-
telle, dans celle source qui désormais descendait tou-
jours vive et intarissable^ Il en résulta un bien indirect,
mais très-grand, c'est que les hommes de ces nations,
malgré tant de divergences et de dissidences, eurent
entre eux un fonds commun qui permit plus de rap-
prochements qu'il n'y en aurait eu sans cette heureuse
uniformité' de l'enseignement. Quelles que soient les
réformes réservées dans l'avenir à l'éducation, je pense
qu'elle doit conserver à la tradition un 3 juste paré si
elle veut pleinement remplir son office.
Donc on apprend le latin dans toute l'Europe et
DICTIONNAIRE FRANÇAIS-LATIN. ZQt
même dans^ces appendices de l'Europe, colonies hier.
États indépendants aujourd'hui, qui s'étendent sur
l'Amérique. C'est rhéiitage de Home qui, laissant sa
langue à l'Église, à la philosophie, au droit, à la
science, envahit, par rinlermédiaire des peuples ro-
mans, les populations germaniques et slaves invaincues
à ses armes et vaincues par sa civilisation posthume.
Écrire en latin ne fut jamais interrompu. On a des
textes du septième ou du huitième siècle, pleins de
solécismes et de barbarismes, mais qui appartiennent
sans conteste à la latinité, à la basse latinité sans
doute, et dans laquelle on sent quefernientent les
langues modernes prêtes à se dégager. Quand en effet
celte fermentation s'est accomplie et que le dégage-
ment a suivi, la latinité barbare, qui était le. pEg^ler po-
pulaire et vivant, tombe pour ne plus reparaître; les
idiomes modernes entrent dans le monde, et le latin
devient définitivement langue morte. Le moyen âge
s'en servit pour toutes les hautes parties du savoir ;
mais il avait encore avec la latinité des connexions trop
étroites pour qu'il ne se sentit pas sur elle une sorte
de droit de possession ; aussi la façonna-t-il jusqu'à
un certain point pour l'accommoder à son usage, et
il y imprima de sa propre aulQvité un, caractère demi-
moderne, tel que lui-même Ta, en, toute chose. La
Renaissance, aussi dédaigneuse du moyen âge qu'é-
prise de l'antiquité, ne put souffrir cette bâtardise in-
fligée ru bel idiome qu'elle se glpiifiait de puiser di-
rectenient aux. textes mêmes, aux grands écrivains et
à celle source
Chn spandc di pailar si iariio fiume.
568 DICTIONNAIUE FRANÇAIS-LATIN.
C'est le vers magnifique que Dante dit de Virgile, et
que je dis de la littérature entière du Latiurn. Les sa-
vants du seizième siècle oublièrent presque leurpropre
langue pour ne plus savoir que le latin, et aujourd'hui
encore on s'émerveille devant leur aisance, leur sou-
plesse, leur élégance, leur pureté.
Ce fuv Tâge d'or de cette littérature dont M. de
Sacy, dans ses causeries, a fait un tableau qui mérite
d'être cité. Après avoir dit qu'il aime mieux lire le
latin de Cicéron, il ajoute : « Ce n'est pas que je mé-
« prise le latin moderne. Au contraire, je regrette qu'il
« soit tombé dans un si grand discrédit. C'était une
« branche de littérature tout entière dans laquelle il
« existe certainement de très-bons et très-utilesouvra-
« ges, et qui est perdue pour le public. Il suffit de
« citer la grande histoire de l'illustre de Thou. La
0 moderne littérature latine était riche en poésies de
« tout genre, poésies épigrammatiques, poésies sa-
« crées, poésies profanes, immense débouché pour les
« gens de lettres auxquelsil restait la ressource d'avoir
« de l'esprit et de l'imagination en latin quand le fran-
« çais ne leur réussissait pas. Plus d'un grave profes-
« seur de l'Université qui n'aurait été que lourd et
« pédantesquedans sa propre langue, arrivait à imi-
« ter assez adroitement la période cicéronienne ou
« le tour de Virgile, pour se croire quelque peu de la
« cour d'Auguste. Le public applaudissait. Grâce au
« larcin d'un domestique ou à l'indiscrétion d'un ami,
« les Elzeviers se procuraient furtivement vos poésies
« et les imprimaient avec luxe. Les Graevius, les Vos-
« sius vous adressaient du fond de la Hollande leurs
DICTIONNAIRE FRANÇAIS-LATIN. 3C9
(c doctes compliments. Une pension du roi ou une
<( bonne abbaye finissait par payer l'auteur de sa peine.
« Eu un mot, c'étaient deuxliUératures au lieu d'une.
« Le grand mal ! »
Pourtant les gens n'ont pas manqué qui ont pré-
tendu qu'il était impossible aux modernes d'écrire en
un latin qui ne fit pas éclater de rire les vrais Latins,
s'ils revenaient au monde ; et il y a dans les œuvres
de Boileau un dialogue amusant où Horace est intro-
duit taisant des vers français et disant amassant de
l'arène^ au lieu d'amassant du sable; la cité de Paris.,
au lieu de la ville de Paris; le pont nouveau, au lieu de
le pont neuf; savoir quelque chose sur l extrémité du
doigt, au lieu de sur le bout du doifjt. Ces fautes contre
l'usage français, il prétend que nous les commettons,
à tout bout de champ et sans nous en apercevoir,
contre l'usage latin. Quoi qu'en dise Boileau, je pense
qu'une longue et sagace familiarité avec les auteurs
anciens met à l'abri de ces bévues. S'il est certain que
nous goûtons en connaisseurs les belles pages de la
latinité ; s'il est certain que nous sentons vibrer notre
ame à l'unisson de ces phrases si châtiées et si élo-
quentes, et que, à entendre des vers de Silius Italiens,
après les vers de Virgile, il nous semble passer du
merveilleux langage et de la divine poésie au thème
médiocre d'un laborieux faiseur de vers, pourquoi ne
serait-il pas certain aussi que nous avons quelque droit
à composer sans barbarie dans cette langue dont le
charme nous touche et nous pénètre? Se pourrait-il
qu'après avoir lu ce vers du poète :
Sunt lacrim» rerum et mentem mortalia tangunt,
m. • 14
370 DICTIONNAIRE FRANÇAiS-LATIN.
et après nous cire laissé ravir dans la conlemplation
do ce pleur silencieux de l'ârne et des choses, noire
éinoti(»n lût une méprise, notre admiration un hasard,
et nos imilalions un barbouillage? C'est encore ici le
lieu de citer M. deSacy : « Est-il possible de bien écrire
« daii ..uio langue morte? Les vers de Iluet, que le
« bordiomme rappelle avec tant de couiplaisance, n'au-
« raient-ils pas mis en fuite Horace et Yirgile? C'est
« notre paresse qui nous suggère ces douli's-là. Le
« latin moderne ne s'adressant qu'à des oreilles mo-
« dernes, qu'importe ce qu'en auraient pensé les
« Lelius et les Scipion ? Que ce soit une langue à part,
« un latin français, anglais ou allemand, selon l'au-
« leur, toujours est-il que les gens d'érudition et d'es-
« prit y trouvaient un moyen deplusdecommuni(|uer
« entre eux d'un bout du monde à l'autre, d(^ se faire
« connaître du public et d'exprimer ce qu'ils avaient
« dans l'àme. On dit encore : Qu'est-ce que c'est que
« tous ces poètes, qui ne s'échauffaient qu'en maniant
« une lyre étrangère? Pourquoi n'écrivaient-ils pas
« dans leur langue naturelle? Croirons-nous qu'ils aient
« été élégants en latin, eux qui n'étaient que plats en
« français? La réponse est dans leurs œuvres mêmes.
« Lisez Santeul, Rapin, Yanière, et refusez-leur, si
« vous l'osez, delà grâce, de l'élégance, un lour d'ima-
« gination viaiment poétique! Peut-être y a-t-il des
« esprits que la diflicuUé d'écrire dans une langue
« étrangère aiguise et surexcite. Enfui c'étail un der-
a nier lien avec les littératures classiques, un liom-
« mage rendu à cette grande antiquité, la mère de
« l'éloquence et de la poésie, une sof iQ de commerce
dictionnâipj: français -latin. 371
« entretenu avec l'âme de Virgile et de Cicéron, et je
« ne sache pas que nous écrivions mieux le français
« depuis qu'on n'écrit plus en latin. »
Qu'est-ce donc, pour un moderne, que bien écrire
en latin? pas autre chose, au fond, que bien écrire en
français, c'est-à-dire se conformer au bon usage. Mais,
tandis que, dans une langue vivante, on a pour guide
et pour exemple non-seulement les ouvrages des au-
teurs classiques, mais encore la parole journalière et
la tradition assurée des mots et des locutions, au con-
traire, dans une langue morte, il ne reste plus que la
letlre écrite et les livres. Lisez et relisez Cicéron et
Tite-Live, Virgile et Horace, Sénèque et Tacite, vous qui
voulez contracter une étroite familiarité avec le génie
latin ; nocturnâ versate manii^ versate diurnâ les beaux
débris de cette classique littérature; et, sans parler de
la satisfaction de vivre en une sorte de communauté
avec les grands esprits d'un monde qui n'est plus,
vous gagnerez immanquablement une connaissance
des formes et des locutions, un sentiment des mois et
de leurs rapports qui revivifieront pour vous cette
langue morte et vous donneront un certain droit de la
manier et de la dire vôtre. Si faire des mots est inter-
dit, il faut savoir se servir de la provision telle qu'elle
est, et tout néologisme serait Un péché grave contre la
donnée même du style latin entre les mains des mo-
dernes; le néologisme qu'il y a dix huit cents ans Ho-
race, sans le réprouver, s'efforçait de restreindre : in
verbis tennis caiitusque serendis (Soyez réservé et pru-
dent L former les nouveaux motsi. xllais ce qu'il
appelait une jointure ingénieuse, callïda jundura y ce
572 DICTIONNAIRE FRANÇAIS-LATIN
qu'il recommandait comme une habileté, ce qui
rendait neuf et brillant un mot connu et terne, n'est
peut-être pas, si on a de l'imagination et du style,
hors de la portée de celui qui s'est imbu de la la-
tinité. Ce n'est point un exercice stérile ou indigne
des meilleurs esprits que de s'enfermer seul à seul
avec une langue jadis souveraine, d'accepter les
rigides conditions imposées par un idiome qui n a
d'ouverture que dans le passé, de pénétrer les sympa-
thies et les antipathies de ces mots qui, interceptés
par la chute de Rome, sont restés dans leur antiquité,
et d'éprouver ce qu'ils nous donnent et ce que nous
leur donnons.
La tradition du latin ne s'étant jamais interrompue
dans l'Occident, on a toujours su ce que signifiait un
mot latin. Mais, avec ces mots ainsi connus, comment
rendre les mots français, soit isolés, soit conjoints
dans les locutions? Bien qu'il y ait souvent accord entre
les deux langues, et que H. Estienne ait écrit un bon
livre De latinitate falso suspecta, où il montre que
mainte tournure française est aussi tournure latine,
cependant, si on se fiait trop à ces concordances, on sè-
merait son style de constructions incorrectes, barba-
res, inintelligibles. Sans parler des mots germaniques
ou celtiques qui sont venus dans le roman (dont le
français est un rameau), on peut se faire une idée de
la distorsion qu'a éprouvée le latin par ces exeirples-
ci : blâmer est l'équivalent étymologique de blasphe-
mare, parler de parabolare, chalenger (provoquer, défier .
dans l'ancien français, anglais, to challenge), de ca-
lumniari ; payer ^ de pacare. Ou bien, le mot et le sens,
DICTIONNAIRE FRANÇOIS-LATIN. 373
étant conservés, le français s'est avisé de dérivations
auxquelles le latin n'avait pas songé ; ainsi de di'i/is,
nous avons fait civiliser^ civilisation., qui en latin se-
raient des barbarismes sans signification précise. Ce
n'est pas que l'idée manquât aux Latins, et il est cu-
rieux de voir dans M. Quicherat comment ils l'ont ex-
primée. Civilisation esi^ dans Cicéron., humanitas ou
bien vita perpolit a humanitate., ou hiencultus vit x; dans
Pline, humanitas vitx; dans César, ciiltus; dans Justin,
culti mores., oncultior vidus, ou vitacultior, on cultior
vitx usus; dans Sénèque, mitiores animi. A ces expres-
sions j'ajouterai celle que j'ai remarquée dans Pline
l'ancien: il se sert du mot vita, la vie, d'une façon
telle qu'on ne peut le traduire que par civilisation. En
considérant ces locutions si curieusement recueillies
par M. Quicherat, on voit que chaque auteur, pour
ainsi dire, a sa manière de rendre une idée qui existe
effectivement pour lui, mais qui n'est pas assez pré-
cise et assez considérable pour n'avoir plus aux yeux
de tous qu'une expression. Développer la civilisation
n'était pas encore devenu (on le comprend par le Dic-
tionnaire) le but suprême de la société et de l'État, le
but dont on avait conscience.
En citant comme j'ai fait, j'ai indiqué le procédé
mis en œuvre par M. Quicherat pour obtenir un latin
de bon aloi. En effet, si, me fiant à des combinaisons
de mots, j'avais voulu traduire ciyi/isafioM sans recou-
rir aux auteurs, j'aurais imaginé quelque locution plus
ou moins plausible; mais il ne s'agit pas d'imaginer
quoi que ce soit de plausible, il s'agit de chercher et
de trouver ce qui, dans le latin réel des auteurs et des
iU DICTIONNAIRE fI\ANÇAlS-LAT11!«.
inscriptions, correspond au français écrit ou parlé. Le
moyen est laborieux mais sûr. Quand >!. Quiclierat
conçut un tel plan, il put se dire qu'infailliblement il
atleindiait son but, qui était de faire une œuvre à la
fois solide et nouvelle. Et il ne pouvait la l'aire solide
qu'en la faisant nouvelle, c'est-à-dire en ne donnant
pour équivalent d'un texte français qu'un texte latin
autorisé. Yoilà Salluste, César, Tite Live, Tacite,
Vii'gile et tous les autres ; voilà les ôcrils techniques
où l'on nous parle de médecine, d'agriculture, d'ar-
chitecture, d'arpentage ; voilà les textes officiels des
inscriptions où sont des décrets, des olfi'andes, des
dédicaces, des épitaphes. Eh bien, retournons tout cela
du côté du français, et nous aurons une très-vaste pro-
vision de phrases françaises toutes prêtes à recevoir le
vêtement latin, et de phrases latines qui furent réelle-
ment dans la bouche ou sous la plume d'écrivains cor-
rects. Sous la plume, ai-je dit; c'est l'expression fran-
çaise; et, bien quelle renferme une faute contrôle
costume, puisque les anciens se servaient non d'une
plume, mais d'un roseau ou d'un poinçon, elle convient
môme en ce cas, car on oublie le sens propre pour le
sens figuré. Ayant d'autres instruments, les Latins
avaient d'autres expressions qu'on ne pourrait deviner,
mais que l'excellentDictionnaire nous fournit aussitôt :
prendre la plume, c'est calamum siimere ou stiliim pre-
hendere ; venir au bout de la plume, c'est sub acumen
styli subire. Du moins voilà comme Cicéron s'exprimait
quand il voulait dire ce que nous rendons par le mot
plume.
Le latin n'est pas tout entier renfermé dans ce qu'on
DiCTlONNAinE FRANÇAIS-LATO. 575
nomme l'époque classique. Il n'a pas seulement servi à
la république et aux premiers temps de l'empire, en
un mot ^ cette Rome militaire et conquérante, palri-
ciennt^ et plébéienne, administralive et juridique, cu-
rieuse des lettres grecques et les imitant, païenne et
dévote à ses dieux. L'empire romain déclinant, la lati-
nité romaine déclina ; mais à côté d'elle sortit, comme
un rejeton vigoureux, la latinité chrétienne qui se cou-
vrit, non pour longtemps, de feuillage et de fruit. Lac-
tance, Tertullien, saint Augustin, Salvien attaquèrent
la vieille religion au nom de la raison et prêchèrent la
nouvelle au nom de dogmes jusqu'alors inconnus; des
traductions firent passer dans le style les locutions bi-
bliques; si bien qu'un néologisme impérieux modifia
mainte parlie et inclina le langage classique vers d'au-
tres formes. Qui négligerait celle précieuse latinité
aurait bien tort. Là on trouve rendues par un vrai la lin
(puisque c'est celui d'hommes latins qui se virent obli-
gés de parler de choses chrétiennes dans la langue de
Cicéron) toutes ces idées qui sont aussi la propriété
moderne en tant que monde chrétien. M. Quicherat a
puisé abondamment à cette source précieuse; et, qui
le croirait? ses devanciers n'y avaient pas puisé. Ils
rendaient hostie par orbicidus ex pane^ tandis qu'on a
dans saint Augustin corpus Del. Des modernes, pour
évamjéiïser^ orjtdit verbiim Dei prœiUcare; mais les an-
«3i€ns, saint Jérôme, Arnobe, ont dit evmujclïzare. Les
mêmes modernes, trouvant dans Cicéron uiïqnem sup-
plicïis œternis nddicere, se sont félicités d'avoir cette
locution classique pour exprimer ce que les chrétiens
commençaient à exprimer et depuis longtemps expri-
576 DICTIONNAIRE FRANÇAIS-LATIN.
ment par damner. Mais l'idée que ce mot représente
était-elle dans l'esprit du consul qui remerciait Jupiter
très- bon et très-grand des prospérités de Tlome, du
disciple de TAcadémie, qui mêlait à la théologie païenne
Ja philosophie rationaliste de Platon? Non sans doute;
aussi quand la nouvelle religion substitua à la notion
que les païens avaient d'un enfer celle des chrétiens,
damnare, damnatio^ esse in damnatione furent des
termes que la Vulgate, saint Augustin, Salvien, em-
pruntèrent à la langue juridique, leur imprimant une
acception nouvelle et déterminée, et usant de cette
permission qu'a notée Horace :
Licuit semperque licebit
Signatum prœsente no là producere nomen.
Enfin il est dans la latinité un troisième degré qui
n*est pas sans quelque importance pour le lexico-
graphe, car il lui fournit le seul moyen de traduire
exactement certains termes qui sont dans les langues
modernes. Je veux parler de cet intervalle qui est
entre la chute de l'empire romain et l'extinction défi-
nitive de sa langue. Tant qu'on parle encore latin,
même parlât-on mal, il y a pour l'crudit de quoi noter
et recueillir. C'est seulement quand l'idiome latin,
rayé du livre de vie, ne fut qu'une lettre écrite et que
la bouche populaire articula non pas des mots romains,
mais des mots romans, italiens, espagnols, proven-
çaux, français, suivant les compartiments dr grand
empire; c'est seulement alors, dis-je, qu'il est dé-
fendu au lexicographe de demander à ce latin de ca-
binet et désormais moderne des autorités et des exem-
DICTIONNAIRE FRANÇAIS-LATIN. 37Î
pies. Celui de Grégoire de Tours, des Capilulaires, des
lois barbares et des documents de celte époque, n'est
ni de cabinet ni de convention ; bas latin sans doute,
mais latin encore vivant et seul bon pour exprimer ce
qui fut propre à son époque. On pourrait, à l'aide de
quelque lambeau de Ciccron ou de Tite Live, combiner
une périphrase qui approcherait tant bien que mal de
fief et de vassal. Mais beneficium, si l'on prend un mot
latin détourné de son sens primitif, ou feudum, si Ton
prend le mot barbare latinisé par la nécessité, et vas-
salins peuvent seuls exprimer exactement la nouvelle
idée. De môme que paganus, signifiant campagnard
dans Ovide ou dans Pline, nesignitie païen que dans
saml Augustin ou dans TertuUien sans qu'on puisse
pour cela lui contester son droit de latinité; de môme
villanus, étant dans les Capitulaires, n'a pas un
moindre titre pour rendre vilain. M. Quicherat, qui
connaît si bien l'histoire de la langue latine, ne s'est
pas mépris sur les limites qu'il pouvait atteindre, et
on le louera de ne l'avoir pas enfermée dans la période
classique, du moment qu'il s'agissait de rendre par le
latin le français, par une langue ancienne une langue
moderne. C'était une bonne fortune d'avoir trouvé,
dans les textes chrétiens et dans ceux des chefs bar-
bares, des locutions et des mots qui pénétraient dans
l'ère moderne, dans sa religion et dans ses institu-
tions.
A quiconque \oudra écrire en latin, le dictionnaire
de M. Quicherat sera un répertoire rempli de textes
assurés et d'exemples excellents, et, pour me servir
d'un mot souvent employé et ici dûment appliqué, un
878 DICTIONNAIRE tRANÇAIS-LAttN.
véritable trésor de tout ce qui peut servir à rendre du
français en latin. Si l'on traduit, on y trouvera les
principales locutionsde notre langue rendues en vraies
locutions latines; les articles y sonî très-riches, le
français et le latin y abondent, le français pour ses
acceptions de mots et de phrases, le latin pour ses
manières variées d'y correspondre; quand le cas le
permet (et cela arrive souvent), on a à choisir entre
les expressions de Cicéron, de Tite Live, de Sénèque,
de Pline, entre le langage de la prose et celui de la
poésie, et un esprit qui étudie ne tarde pas à profiter
de ce qui lui est offert à profusion. Si, au contraire,
Ton compose, bien que l'habitude se prenne vile de
penser en latin, pourtant il est bon d'avoir sous la
main un livre qui vous avertisse si votre mémoire est
sûre, si votre style ne s'égare pas, si votre inspiration
ne se hasarde pas à des constructions illégitimes; tout
cela vous est donné par M. Quicherat, qui, sur cha-
que cas, a recueilli la fleur des expressions latines
mises en regard de la fleur des expressions françaises.
Cherchons chef-d'œuvre. Les Latins n'ont pas une ex-
pression composée qui montre, aussi bien que fait
celle-ci, dans l'œuvre dont il s'agit, le chef, la tête, la
première ; mais voici les périphrases : artis miraciilmn,
ou bien res opère mïrahïlï^ ou bien opus poUtissima
arte perfedum ; une statue, un tableau qui sont des
chefs-d'œuvre, statua summo artifido facta^operis abso-
lutisslmr pictura. Le chef-ci œuvre a réveillé en moi l'idée
de l'idéeS, eî je me suis demandé comment les Latins
le désignaient, eux qui l'ont si souvent atteint dans la
poésie et dans la prose. Pulchriludu qux est supra
DtCTIONlSAÎI'.E FRANÇAlS-LAtiN. :19
verom^ dit Quinlilien; la beauté qui est au-dessus do
la réalité, c'est la une définilirm. C'est encore une dé-
finition, que obsointa perfectïo. Maison en sort quand
on rencontre ces phrases-ci . eam speciem^ qux semper
êcidem est, intueri, contempler un idéal invariable;
pidchritudinis eximia species^ l'idéal de la beauté;
forma ipsa et tanquam fades honesti, l'idéal de la
vertu; formam exprimere optimi, réaliser l'idéal. Ces
locutions sont de Cicéron. Pline l'ancien en a une digne
de remaniue, lorsqu'il parle d'un artiste qui sans cesse
corrigeait ses ouvrages : satiari cupiditate art'is non
qnity il n'atteint jamais son idéal. Ces exemples mon-
trent que les Latins n'avaient pour idéal que des locu-
tions composées où species et forma Vennient le rang
principal.
Pour plus d'un mot, rappelant tout ce que j'avais
dans la mémoire, j'ai cherché si je trouverais le nou-
veau dictionnaire en défaut et quelque chose à ajouter
à l'article; et, chaque fois, battu dans cette joule, j'ai
aperçu que ce que j'apportais n'était qu'une parcelle
de ce que le livre m'offrait. Pourtant, dans cette ex-
cursion, j'ai rencontré trois ou quatre remarques que
je soumets à M. Quicherat. A apprendre par coeur, je n'ai
trouvé que ediscere, memorix trader e ou mandare; le
fait est qu'il y avait aussi perdiscere, comme on le voit
dans César (V!, 14), quand il dit que le secours de
l'écriture fait qu'on néglige le soin d'appnnidre par
cœur et la mémoire {ut prœsidio \ïUeranimdïU(jentïam
in perdisccndo ac memoriam rem'dtant). De même que
M. Quicherat a mis larguer les écoutes, pedem facere,
deVirgile, j'aurais voulu qu'il eût mis aussi un autre
380 DICTIONNAIRE FRANÇAIS-IATIN.
terme de marine : prendre de la bande^ en parlant
d'un vaisseau qui s'incline et qui enfonce un de ses
bords dans l'eau, expression nautique qui est égale-
ment dans Virgile : Et undis dat latus (jEn. I, 104);
c'est M. Jal qui l'y a signalée. Le hasard m'a fait ren-
contrer dans mes lectures cette phrase de Cicéron :
Quod eûcemplo fit, id etiam jure fteriputant (Fam., 4,3),
ce qui se traduira : On pense que les précédents ont
force de loi. Il est bon d'avoir une aussi exacte tran-
scription latine de cette phrase qui retentit si souvent
dans les débats administratifs et parlementaires. Au
reste, exernplum parait le mot propre pour rendre un
précédent : ce qu'aujourd'hui nous défendons par des
précédents, dit Tacite, quod hodie exemplis tuemnr,
(Ann. Il, 24.) J'ai sans peine acquiescé, quand M. Qui-
cherat, pour rendre fief, vassal, baron, s'est servi de
feudnm, vassallus, baro; ces mots sont de la latinité
mourante, il est vrai, mais non de la latinité morte.
Il n'en est plus de même pour pagius, que j'ai bien de
la peine à recevoir dans un dictionnaire latin comme
l'équivalent de notre mot page. Sans doute pagius est
dans Du Cange; mais il faut bien distinguer deux
basses latinités, celle de laquelle le roman a été fait et
celle qui a été faite sur le roman. La première peut,
avec mesure, entrer dans un dictionnaire latin; la
seconde ne le peut pas. Or, c'est à celte dernière, je
le crains, qu'appartient pagius. Dans les textes latins
et françai-^j qui ont ce mot et qui ne remontent guère
plus haut que le treizième siècle, pagius et page n'a
pas le sens relevé qu'il a eu depuis, et signifie sim-
I lement domestique; on trouve des pages qui sont au
DICTIONNAIRE FRANÇAIS-LATIN. 381
service de forestiers, des pages de la cuisine^ des pages
de palefroi; ce qui le rend tout à fait impropre à
rendre page en sa signification actuelle, puisque,
d'après Ihisiorique, page ^ parti d'une humble origine,
est allés'anoblissant, marchant en sens inverse de valet,
autrefois varlet, bas latin vassaletiis, qui, ayant signifié
primitivement un jeune vassal, un jeune garçon, en est
venu à signifier un domestique. Si un mot latin man-
quait ipour valet, on ne pourrait pas prendre le bas latin
vassaletus, dont l'acception primitive est relevée; de
même, pour rendre notre page, on ne peut prendre
pagius, dont l'acception primitive est basse. Étymolo-
giquement, pagius, et par conséquent page, me paraît
se rapporter à pagiis, et avoir signifié à l'origine
homme de la campagne {paganus a, entre autres, si-
gnifié semf^wr), et être une forme correspondante au
provençal pages, qui est pagensis, et qui veut dire
paysan. Pour terminer cette petite dissertation, j'ap-
prouve regius puer, qu'il a inscrit dans l'article, mais
qui n'est dans aucun auteur latin ; j'écarte pagius, et
je serais très-disposé à y suhsliiuev pœdagogianus puer,
donné par Ammien Marcellin avec un sens très-voisin
de celui de page.
Beste un point sur lequel je n'ai pas, à mon gré,
rendi" suffisante justice à M. Quiclierat. Ses trois dic-
tionnaires, le Thésaurus poeticus, le Dictionnaire latin-
français et le Dictionnaire français-latin, oont des
livres de classe, et ils ont obtenu, dans les classes, un
grand et légitime succès ; mais ce sont aussi des livres
où se déploient un riche savoir et un goût exercé. Les
lettres latines n ont jpas maintenant de nom plus auto-
382 DICTiONNAlUE FftANÇAIS-LATlN
risè que celui de M. Quicherat, et il le doit à ces
œuvres où il a su faire concourir l'ensemble et les dé-
tails et joindre, dans les reclierclics, l'originalité à
la Surf té. i.a haute érudition n'en demande pas davan-
tage, et elle n'a jamais dédaigné un dietionnaire où
une main habile eût recueilli et disposé, pour la satis-
faction des esprits studieux, les trésors épars d'une
langue classique.
Il y a maintenant vingt -trois ans que M. Quicherat
et moi, anciens camarades de collège et restés amis,
nous étions, l'un à l'égard de Tautre, dans la même
situation qu'aujourd'hui. Il publiait son Thésaurus
poeticus, et j'en rendais compte dans le National. Nous
débutions, ou peut s'en faut, lui par un dictionnaire
et moi par un article. Depuis, nous avons travaillé
tous les deux, et, au bout de vingt trois ans, M. Qui-
cherat ayant achevé le cercle de ses études lexicogra-
phiques, je me trouve encore là pour exprimer, cette
fois avec une plume plus autorisée en matière d'éru-
dition, comment ce nouveau dictionnaire est le digne
complément des deux qui le précèdent, comment ce
qui était bon est devenu excellent, comment l'homme,
mûri, non vieilli, par le temps et l'étude, a mis par-
tout sa marque, et comment enfin, sentant ses forces
croître, son regard s'étendre, son esprit se latiniser,
si je puis ainsi parler, tous les jours davantage, il s'est
complu dans une œuvre devenue, parce qu'il avait
tant à y mettre, son œuvre de prédilection. Qui nous
aurait dit, mon cher Quicherat, quand tous les deux
nous étions assis sur les bancs dans la troisième cour
du collège Louis-le-Grand, alors lycée impérial, que
DICTIONNAIRE FRANÇAIS-LATIN. 583
nous nous devrions jamais l'un à l'autre le plaisir et le
gré de cet article, confondant ainsi dans un même sen-
timent les souvenirs toujours si chers des premières
années, le labeur et le loyer des deriraôres'/
Xï
GIRART DE ROSSILLON
Sommaire, {Journal des Savants, avril 1860 et mai I80O). — Danei^
premier article est analysé le roman, qui appartient au cycle de gestet
où les seigneurs féodaux bravent et combattent les faibles succes-
seurs de Charlemagne. Trois personnages le remplissent, Girart,
Berthe sa femme et Charles le Cliauve.
Dans le second, le .4yle de l'ouvrage est examiné ; quelques passages sont
discutés et quelques corrections proposées.
1. — Analyse du roman.
Il y eut, dans le milieu du neuvième siècle, un
comte Girard qui fut un des plus puissants personnages
de ce temps. Il servit l'empereur Lothaire, fils aîné de
Louis le Débonnaire, et fut fait par ce prince comte ou
duc de Bourgogne. Lothaire étant mort et un de ses
fils étant devenu roi de Provence, comme ce lils était
un enfant, la tutelle, qui était nécessaire, fut remise à
Girard, qui eut dès lors la puissance d'un roi. Il gou-
verna pendant plusieurs années le royaume de Pro-
vence, et les chroniqueurs rapportent de lui une expé-
dition contrôles Normands, qui s'étaient établis à l'em-
bouchure du Rhône, expédition qui fut heureuse et qui
chassa les pirates de leur repaire. Il n'eut pas le même
GIRART DE ROSSILLON. 385
succès contre Charles le Chauve. En quelque aécadence
que fût alors l'autorité royale, les membres de la fa-
mille impériale ne s'en disputaient pas mo^ns ces lam-
beaux par la violence, par la guerre et par la ruse;
Charles le Chauve entreprit de déposséder son neveu;
et Girard combattit pour celui dont il était le tuteur.
Après des alternatives diverses et des guerres qui pa-
raissent avoir été longues, Charles le Chauve triompha;
la ville de Vienne, défendue par Berthe, femme de
Girard, capitula; et Girard, avec sa femme, qui était
fdle de Hugues, comte de Sens, se retira en Bourgogne.
Outre ses grandes fonctions, il s'était recommandé par
des fondations pieuses, églises et abbayes.
Cet illustre nom du neuvième siècle tomba dans le
domaine des chansons de geste. On en a une en pro-
vençal qui a été analysée par M. Fauriel, dans le
tome XXII de l'Histoire liltéraire de France^ et qui
paraît être du douzième siècle; on en a une seconde en
français, qui a été publiée par M. Francisque Michel,
et qui est du douzième ou du treizième siècle; ces deux
poèmes mettent Girard aux prises, non avec Charles
le Chauve, mais avec Charles-Martel. Celte erreur n'est
pas commise par la troisième rédaction, celle dont
nous devons la publication à M. Mignard, et qui est
beaucoup plus récente que les précédentes. Au fond,
et à part l'anachronisme, voici ce que les légendaires
(il y a de cette légende une rédaction latine et une ré-
daction française), les troubadours et les trouvères ont
fait de l'histoire :
Charles le Chauve ne fut jamais le beau-frère de
Girard; mais il l'est dans nos récits : «Lî rois de France
586 GinART DE ROSSILLON.
Cliallcs !î Chauve, dit le texle an prose, l'autre scror
maindrc, celi qui avoit nom Aloys, havoit prise à
femo par Ical mariaige. » Celte aulrc sœur (Hait la
sœur cadette, mais imaginaire, de Bcrthe, femme véri-
table de Girard. Là est, pouf la légende, le nœud deé
événements. La légende ne sait pas que le sujet de la
guerre entre Charles le Chauve et Girard, fut la Pro-
vence, et die crée un débat pour l'héritage du père
des deux sœurs : Girard réclame le comté do Sens
comme mari de la fille aînée; Charles le réclame
comme souverain de la France. La guerre éclate entre
le suzerain et son vassal; la chance tourne contre
Girard, qui, dépouillé de tout, disparaît en une retraite
ignorée. Sa femme l'a suivi dans sa disgrâce; et tous
deux, dociles aux exhortations d'un ermite, font
tourner leurs malheurs au bien de leur âme. Ils ac-
ceptent chrétiennement leur sort; Girard est charbon-
nier et Berthe couturière. Sept ans se passent ainsi;
puis vient, par l'entremise de la reine^ une réconci-
liation de Girard avec le roi; ses possessions lui sont
rendues; la paix renaît; Girard et sa femme continuent
à être dans la prospérité ce qu'ils avaient été dans l'ad-
versité : «Il commaUça par grant estude entendre dili-
gemment à piteuses œvres, lesquex li hermitaiges li
avoit enseignié, c'est à savoir lui giter sovant en oroi-
sons, sovantefoiz geûnef, securre piteusement au be-
soing les poures, resplendir par equilé de droiture,
et entendre diligemment à faire abbaïes; Et cert(!s
Berthe, sa femme honorable, resplendisgans par dignité
de prodefemme, ne laissoit pas por ce qu'ele ne se tra-
vaillast acostuméement et par grant désir as œvres de
GIRART DE ROSSIM.ON. 387
pitié. El por ce que cist faisoient noblement ces choses
et autres semblables, li très-grans flaireurs et li famés
(la renommée) de lor boue opinion fu espandue lar-
gement par le monde. » Rien ne donne une plus
juste idée de ces choses du moyen âge que celte
langue du moyen âj^e.
Dans la vérité, la légende et le poëme sont terminés
et devraient s'arrêter ici. On ne comprend pas môme
pourquoi une reprise fut désirée, à moins que ce ne
fût pour avoir occasion de narrer de nouveaux coups
de lance et pour ouvrir à Girard un nouveau champ
de guerre où, cette fois, il tiendrait victorieusement
tète à son suzeiain. Eu tout cas, cette reprise ne té-
moigne d'aucune feitilité d'imagination; elle est attri-
buée au démon, à celui que nos aïeux appelaient len-
nemi; et cet ennemi ne sut que réchauffer la querelle
pour le partage du comté de Sens. On se bat donc de
nouveau pour ce comté; et tels sont racharnement et
les variables succès de cette lutte qu'une intervention
divine peut seule y mettre fin. « Et por ce qu'il se
combatoient si perseveremment et s'entrocioient si
cruelement, Dex ot pitié de la mort de si grant multi-
tude de genl,et lour monstra l'aide de sa miséricorde.
Il les espaonla, pour ce qu'il se partissent de lour per-
verse antencion; quar auxi comme les genz dient,
veraiement la terre trembla desoz lor piez par la vo-
lante de Deu, et sona horriblement en chancelant; et
li confenon Ion roy et li Girard furent embrasé dou feu
douciel; por quoi il furent espaonté merveilleuse-
ment et se départirent d'une part et d'autre. »
Trois personnages remplissent tout le récit : Girard,
388 GIRART DE ROSSILLON.
Berthe et Charles le Chauve. Girard est un vaillant
guerrier, simple et pieux; rien de très-compliqué ne
traverse sa vie; il défend intrépidement contre son
souverain ce qu'il croit son droit; il guerroie à outrance
tant qu'il lui reste un tronçon d'épée; vaincu, il s'hu-
milie sous la main de Dieu; riche et puissant, il fonde
des églises et des abbayes.
Au commencement, vaincu et fugitif, sa femme
court le chercher, et, ravie de le retrouver, lui de-
mande : «Estes hailiés [etes-vous en bon état]?» Il
répond en digne chevalier :
Nenil, dit-il, ma suer ; je suis trop maltraitiés,
Je suis ung pou navrés, mas de ce ne me chaut ;
Jamais jour n'aurai joie, face froit face chaut ;
Je croi, de mon grant deul par tout le mont parle on.
Je me suis combatus au félon roi Charlon .
J'ai perdu mes amis, j'ai perdu toute terre;
Quar presque tuit mi hom m'ont failli en ma guerre.
Mon bon neveu Guibert hai huiveû occirre;
Jamais de si grant deul ne puis que me consire [relire] ;
Mon bon neveu Fourcon, moi voyant. Ton a pris ;
Que voulés que vous die? Li rois en ha le pris.
Plus que vif mieux m'amasse en bataille estre mort
Que ce que j'ai fui ; ciz deulz trop me remort.
Le chagrin d'avoir fui le poursuit jusques auprès
de l'ermite de la foret des Ardennes, chez qui il s'est
réfugié; et quand le saint homme lui recommande
de songer à Dieu et d'écarter de lui les pensées de
Sains pères, entendez, dit Girars li depos (le déposé).
Bien vuil que mes couraigesiie vous soit pas repos (caché) :
Se je puis en Ilungrie venir au roi Outon,
Dou roi (Charles le Chauve) ne de sa vie nedonrai ung bouton
GIRART DE ROSSILLON. 389
Et il expose comment, quand il aura recouvré des
armes, il guettera le roi Charles, le tuera par surprise,
et reprendra ainsi la terre qu'il a perdue. L'ermite le
châtie gravement :
Quant tu estoies cuens [comte] et dus de grant puissance,
Tu n'as peu durer contre le roi de France ;
Mas t'a de ton reaume exilé en fuant
Et de toute ta terre, et fait poure truant.
Ce t'a fait tes orguels et ta grant desmesure ;
Il n'out onques en toi ne raison ne mesure.
Et comment y fust-elle? car encor n'i est mie;
E n'as denier ne maille ne pain, croste ne mie.
Et si m'as encor dit tantost, bien m'en sovient,
Que ton lige signeur par toi morir convient,
Et que tu l'occiras par droite traison,
Se de chevalx et d'armes peus avoir garnison.
Enfin Girard rentre en lui-même, et il accepte la pé-
nitence que Termite lui enjoint, à savoir : renoncer
aux armes et à la chevalerie pendant sept ans.
La pénitence s'accomplit, et de duc il devient char-
bonnier : il portait sur ses épaules plus grands faix
que ne fissent deux chevaux, vendant le sac cinq sous
et sept deniers, cinq sous pour son maître et sept de-
niers pour lui. Dans cet état, la vieille aventure d'Irus
et de l'Odyssée se reproduit :
Uns ribaus de la vile le prist à ramponer,
Qui estoit costumiers de malvais nom donner .
« Vilains, tu semblés mieux pendeour de larrons
« Que ne fais charbonnier ne copeur de jarrons [branches].»
Girars le regarda, le neis prist à (roncier.
— « Regardés, dit li gai^s, je crois qu'il veut groncier. »
Cil qui furent présent li vont en l'ore dire:
«Tu pourras tel mocquer qui te tenra [t'empêchera] de rire.»
Tantost Girars li dist : « Ne voien ceste place
500 GIHAliT DE ROSSILLON,
« Aulro larron que toi, bien en portes la face,
« l*iiis([ii(' pciiilcncs suis, lores est sciiz doutance,
oc Je Le poudrai Laiilust, si auras ta sentence. »
Aussitôt il le saisit de sa forte main, le jette sur wn
dos, l'emporte et l'aurait pendri elTeclivernent, si on
n'eût secouru le pauvre moqueur
Dumocqueur li heùst son reguierdon rendu;
A ton? ceulz de la vile, saicliés, moult habeli;
Plus ne Irova Girars qui se mocquast de li.
Ici je m'interromps pour une petite remarque rela-
tive au texte. M. Mignard a imprime hcibe li en deux
mots, ce qu'il traduit par: parmi tous ceux de la ville
et sachez quily en avait beaucouj). Il a été trompé par
son manuscrit; il faut non-seulement lire habeli en un
seul mot, mais encore voir dans Vh une de ces lettres
parasites que les copistes ne furent que trop enclins à
ajouter. Le fait est que nous avons là le verbe abelii%
très-usité dans la vieille langue; et l'on traduirait
très-bien : Ce fut moult bel à tous ceux de la ville.
La reprise de la guerre montre Girard tel qu'il avait
été dans les premiers combats, et la paix qui suit le
montre seigneur occupé du bien de ses vassaux et
chrétien vivant dans la crainte de Dieu. Pourtant il lui
arriva deux mésaventures: l'une est de soupçonner la
vertti de Berthe, qui, la nuit, quand il dort, se lève et
s'en va; elle s'en allait porter le sable et le mortier pour
une église fondée par Girard, travail qu'elle cachait
aux regards du jour et dans lequel un ange venait cha-
que fois l'aider; F au de est un péché qui sera mieux
raconté par la prose du treizième siècle *. « Ainçois que
Girarz heust parfaite sa pénitence qu'il havoit taxée
G-RART DE ROSSILLON. ÔOÎ
sept ans, il fu féru des dars dou mauvais templeor en
une sainte nuit de la nativité nostre Seignor. Et lu en-
laciez des aguillemenz dou délit de luxure, et vout dor-
mir avec sa femme selonc les droiz de mariage. La
quel chose celle auxi, comme il estoit avenant, lui dé-
nia cruelmenl; et ciz qui ne pooit soffrir à bien près
la charge de la très malvaise et néant covenable temp-
facion, n'out pas honte de dormir avec une petite
chamberiere par l'outroi de sa femme, auxi comme
Abrahans et Jacob dormirent avec lour chamberieres;
je sai ce quefustpar besoing d'autre chose. Endcmen-
ticrs la honorable comtesse se leva et fist allumer tor-
ches et torliz; ele estoit avironce de grant compaignie
qui la siguoient ayxi comme il coyenoit, et entra très-
devotementen l'eglyse. Et li cuens se leva auxi un petit
après; et ciz le regarda qui regarda Saint Père. » Ce
regard de Jésus fait rentrer Girard en lui-même; son
repentir n'a point de borne, il se tient à la porte de
l'église sans oser y entrer; il soupire, il gémit, il san-
glote, il pleure, il bat sa poitrine, il fléchit les genoux;
si bien que, la nuit suivante, une vision assure la com-
tesse que pardon est octroyé à son mari.
Arrivé à la fin de la vie de son héros, l'auteur se fait
une objection :
S'aucuns des envieux me voloit opposer
ConU'e le duc Girart, dire ne proposer
Qu'il fust fel et estons, fiers et fors et infaiTies,
Qu'il lieiist fait partir de tant de corps les anies,
Tant proie, tant bruï, f,^aslée tante terre,
Tant oiplieniiis, tant vi'vos liavoir faiz par sa guerre,
Si ne di pas qu'en ce ccipe ne puisse avoir
En tout ou en partie, ce peut on bien savoir;
502 GIRART DE ROSSILLOi^.
Mais sur soi dcfendant li convint maint mal faire;
Ainssin va il de guerre et de semblable affaire.
Non content de cet argument, il invoque l'exemple de
maints personnages de l'Ancien Testament, qui furent
violents et coupables et que néanmoins Dieu mit, pour
me servir de l'expression de notre auteur, au nombre
de ses amis. Je ne sais si un trouvère du douzième
siècle aurait vu, dans les exploits des guerres les plus
sanglantes et dans les malheurs qui y sont attachés, le
moindre sujet d'inquiétude pour le salut du héros. Le
fait est que, dans cetle société du moyen âge, apparaît
un singulier contraste, d'une part entre les mœurs
féodales où l'honneur suprême était de soutenir sur le
champ de bataille l'orgueil de race et de bannière et de
poursuivre sans recréance (qu'on me passe ce vieux
mot) les haines héréditaires; et, d'autre part, l'in-
fluence spirituelle qui mettait la soumission et l'humi-
lité en première recommandation. C'est ce contraste
qui fait un des caractères proéminents de la société
féodale, et c'est de ce contraste que naissaient celte
foule incessante de fondations pieuses, qui rétablis-
saient l'accord entre les deux directions.
Bcrthe est la femme pieuse, dévouée, de bon con-
seil. Berthe de l'histoire défendit la ville de Vienne
contre les troupes de Charles le Chauve; Berthe de la
légende suit son mari dans sa fuite, dans sa retraite au
fond des bois, dans sa pénible existence, dans son hum-
ble condition. Pendant qu'il faisait du charbon, elle
faisait de la couture :
Sa femme se seoit toute jour en la poudre,
Etgaagnoit son vivre au tailler et au coudre;
GIRART DE ROSSILLON. 393
De ce faire en s'enfance avoit esté aprise
Dien sout tailler et coudre et braies et chemise.
Au fort de la première guerre, elle s'était efforcée,
par Donnes paroles, d'adoucir le fier courage de Girard
el de l'amener à une réconciliation avec son seigneur
çuzeram.
Berthe dist à Girart : Sire, quar me créés :
Vers Charles ne povez durer, bien le veés.
Envoies bon messages qui le saichent requerre.
Qu'il vuilleen paix laissier et vous et vostre terre.
Se vous H avez fait ne tort ne déraison,
Vous Tirés amender vers li en sa maison,
Au los et à coiisoilde trestout son bernaige,
Sauf alant, sauf venant, et cessant vo domaige...
Dicx, li soverains juges, qui tout ha à jugier,
Li vuille mettre au cuer et en sa conscience
Que ne vous face faire mais que juste sentence.
Lasse, com mal fus née, quant, pour cause demi,
Senz vostre coulpeavez si mortel anemi,
Si très-conlralieux, si fort et si puissant.
Et si malicieux et si mal cognoissant
De la très-grant amour qu'entre vous deùstestre ....
Sire, pour Dieu, vuilliés user de bon consoil ;
Nous sommes seul et seul ; nulz fors nous non saura ;
Se non faites ainssin, grand doleurci haura.
Sire, soveigne vos vos de Caton en romant.
Qui disoit à son fils ; je te prie et çommant
Que vuilles la paroule de ta femme suffrir,
Se tu vois qu'en ton preu se doie parouffrir.
Aucunes fois li femme ont bon conseil doné
A cez qu'à eles croire se sont abandoné...
Sire, prenrsen gré, pour Dieu, ce que je loe (conseille] ;
Quar fortune nous tourne contrairement sa roe.
Se sagement non faites, trop de perde barons,
A vos amis prenés consoil, à vos barons.
Si qu'on ne puisse dire ce soit conseil de famé,
Aucune fois en ont pluseurs, à tort, diffame,
80 i GIRART DE ROSSII.LON.
C'était, sinon pour elle, du moins à propos d'clleque
la guerre s'était allumée entre le suzerain et le vassal.
Delà naissait en son cœur le sentiment d'une lourde
responsabilité, elle se reprochait les champs couverts
de morts; le ciel irrité semblait les lui imputer, et elle
doutait du salut de son ame.
« Or suis-je bien sur toutes temmes la plus chaitive
« Il n'est droit neraison qu'après ces morzje vive.
« Il sont tuit nmort pour moi, très lasse, que ferai?
« Je suis toute certene quedampnée serai;
« Celte mortalité est pour moi héritage.
y (Juan t je vois tant de morz, lasse, pourquoi n'enraige? »
Entre les morz se boute, tous les cuide baisier,
Ne sut sa grant doleur autrement apaisier;
Elle se boute en sanc jusques en mige jambe;
Tels deuls ne fut menés oncques par nulle dame.
Qui veïst Ecuba, la mère à bon Hector,
Qu'Achille versa mort ou milieu de Testor,
Et dame Berlhe ensemble, Ion ne sceust à dire
La quelle out plus grant deul de ses morz et plus d'ire.
On sait que la légende qui fait le fond commun des
chansons de geste se partage à l'égard de l'empereur;
quelques-unes, ayant souvenance du puissant et redouté
Charlemagne, peignent le suzerain à la tête de vassaux
valeureux et frappant de sa lance invincible les enne-
mis de la foi; les autres, échos de la triste histoire
des derniers Carlovingiens, représentent l'empereur
comme un chef injuste et couard, disputant à ses vas-
saux leurs droils légitimes, bravé hardiment par eux
dans sa cour et sur les cliamps de bataille, .-^^ouvent ri-
dicule, toujours faible et impuissant. C'est à ce dernier
type qu'appartient le Charles le Chauve de notre poëme.
Et qu'on ne croie pas que la dépréciation légendaire
GIRAUT DE ROSSILLON. 395
s'applique seulement à des princes tels que Charles le
Chauve ou à ses successeurs encore plus misérables que
lui; Cliarlemagne lui-même n'y échappe pas toujours;
et la féodalité triomphante s'incorpore si bien aux in-
spirations créatrices des récils populaires et poétiques
que, devenue le terme auquel tout devait aboutir, elle
se joue de la gloire et de la puissance môme du grand
empereur.
Quand, le comte de Sens étant mort, Girard réclame
le cointé du chef de sa femme, fille aînée du comte, le
roi le menace de le lliire poudre s'il persiste dans sa
réclamation, ce qui effraye très -peu le vassal.
Ilaro! ce dit Girart, fort gibet convenroit :
Je suis si grant et gros, comment me soustenroit?
Puis, quittant le ton de la moquerie pour celui de la
menace, il déclare qu'il guerroiera tant qu'il aura une
lance et un homme, et finalement il en appelle à la cour
du roi, pour qu'elle décide qui des deux a droit:
Mais pour ce que ne voil, à mon tort, faire plait,
A ta court je quier droit; fai le me, s'il te plait.
Charles n'entend pas soumettre sa contestation à
aucune juridiction; mais ses conseillers \ieunent
d'eux-mêmes le trouver, et ils lui parlent sévère-
ment. « Charles, dit l'un, j'ai le poil blanc comme
neige, et je ne dois donner autre conseil que des con-
seils de v'jrilé : »
Vous avés liiii parlé à Girart feulement.
Et il ha respoiidu outrecuideuscnient.
N'aparlient pas à roi do p;irler p;u- Ici guise.
Rois doit ujoull pou! (peu) parler et -anler bicnjustise,
Au poure corn au riche, sans accepter personne.
396 GIRART DE ROSSILLON
Et si doit faire grâce quant équités li donne.
Nulz rois ne doit régner s'il n'a miséricorde,
Pour justice alramper et pour faire concorde.
Girars nV.st pas lelx lions c'on doie menacier
De pendre à un gibel ou du palais chacier.
Tu n'as chasne (chêne) en Bierre * n'en ta forest d'Orliens,
N'en celé de Gisort, où n'a mais nulz liens,
Où pendre le peûsses ; ne chaciier non porroies
Plein piet de son pays, se tu jurié Tavoies.
Un second conseiller lui représente qu'à la vérité
Girard a outrageusement parlé; mais que c'est lui,
empereur, qui l'y a provoqué, il n'est pas d'homme,
dit-il, qu'une provocation ne puisse faire sortir hors
de lui-même:
Nulz n'est en bon chemin que l'on bien ne desvoie.
Et il prononce la décision de la cour qui est que la
terre soit partagée, non le comté, c'est-à-dire que
Girard aura le titre de comte de Sens avec la moitié de
la terre, et le roi l'autre moitié, sans le titre.
Senz partir la conteye, iert la terre partie ;
Quar conteiz ne duchiés ne doit estre partie:
Il n'i a point d'ainsnesse, si comme dient li saige,
En partaige de femmes, ce tenons por usaige.
Girars demorra cuens, pour ce qu'il a l'ainsnée ;
La roine l'a perdu pour ce qu'elle est mainsnée.
Mais Charles est déterminé à ne pas écouter ses con-
seillers, et à toutes leurs raisons il répond :
Ami, vous parlez sigement ;
Or vous en taisiés tuit, qu'il ira autrement.
* La forêt de Fontainebleau, dit M. Mignard.
GIRART DE ROSSILLON. 591
On trouve, dans ces discours des conseillers, un vers
proverbial, véritablement beau et caractéristique ;
Adès ha vieille haine novele mort portée.
La précision de la phrase, la profondeur du sens et la
justesse de l'antithèse le font digne d'être retenu par
celui qui veut garder dans le magasin de sa mémoire
quelque purpureus pannus de la pensée du moyen âge
et quelque vive image des mœurs de la primitive féo-
dalité. Rien n'exprime mieux ces haines héréditaires
qu'on se léguait de famille à famille, qui pouvaient
paraître assoupies, mais qui, couvant inextinguibles
dans les secrets replis du cœur, faisaient soudain des
explosions aussi inattendues que redoutables. On ne
comprendrait pas ces événements si on ne se rappelait
qu'alors, toujours, les vieilles haines portaient nou-
velles morts. Dans une des plus remarquables gestes,
celle qui, peut-être, peint à traits les plus grands et les
plus vifs, aussi bien la violence turbulente des mœurs
féodales que la puissance des liens et des sentiments
qui les constituaient; dans Raoul de Cambrai, dis-je,
une guerre sanglante éclate où Raoul est tué par Ber-
nier; Bernier, qui, d'abord homme de Raoul, ne croit
pouvoir, qu'après avoir reçu de lui la plus sanglante
injure, renoncer à son service et aller se ranger à côté
de son père et de ses oncles que Raoul veut dépouiller.
Raoul mort, Bernier obtient, au prix de soumissions
qui peignent toute la force du lien féodal, le pardon
de celte mort donnée dans un combat loyal, à un
ennemi, jadis son seigneur. Môme Géri, l'oncle de
Raoul, accorda à Bernier sa fille en mariage. Tout
5!)8 GIRART DK ROSSILLON.
somble apaisé entre les doux fiunillos ; mais voilà que,
Bernier et son bean-j)èi(î passatii par le lieu où Raoul
i'iit tué, Beriiicr rappelle, avec regret et sans bravade,
le funeste combat. Ce souvenir réveille les sentiments
de vengeance non éteints, assoupis seulement dan^
l'àme de Géri; il saisit un moment favorable, et, d'un
coup de son pesant étrier, il casse la tête à Bernier,
qui tombe mort. C'est la mise en action du vers :
Adès a vieille haine noveie mort portée.
La trahison et la fourberie sont les armes de ces
Carlovingiens delà légende, qui, en droite guerre, ne
sauraient tenir tête aux grands vassaux et qui cepen-
dant sont toujours les provocateurs des conflits, les
spoliateurs de la veuve et de l'orplielin, les violateurs
des droits féodaux. Voici commeni Charles s'y prend,
ou, pour parler le Inugage d'alors, voici comment il
exploite : il envoie parmi les vassaux de Girard un
al'fidé chargé de leur distribuer les largesses du roi;
car, dit-il.
Riches princes avers, qui avoir ha sans conte,
S'il ne set qu est donner, vivre doit à grand honte.
Donner est, après la vaillance, la première quahlé du
seigneur dans les mœurs féodales. Les dons du roi
réussissent et lui concilient les hommes de Girard,
qui, dés lors, sont peu disposes à guerroyer contre le
roi de France :
De prenre au roi de France n'est pas geux de peiolte.
M. Mignard s'est mépiis sur le sens de ce vers : par
une de ces inadvertances qui surprennent les plusi
doctes, au lieu de geux, qui est bien dans le texte, il
GinART DE ROSSILLON 309
a entendu gueux, et dès lors il s'est trouvé tout à fait
fourvoyé. En relisant levers et sa note, il verra, comme
moi, que le sens est : s'attaquer au roi de France n'est
pas un jeu de pelote. (Une pelote est encore aujourd'hui
une paume, une balle.) Il est un aulre vers (p. 48,
V. 1056) où je voudrais lire yeu^ au lieu de yen qu'a
imprimé M. Mignard.
Et, par Dieu, vous savez, li yen sont mal parti.
La copie de l'Arsenal, citée en note par M. Mignard,
donne li yen, c'est la bonne leçon; bien ou mal partir
le jeu est une locution de notre vieille langue qui est
demeurée dans l'anglais sous la forme de fair play^
foui play. D'ailleurs, en écrivant yen sans i, le copiste
du manuscrit suivi par M. Mignard indiquait lui-même
qu'il n'avait pas bien lu son original.
L'argent a d'autant plus facilement agi sur les vas-
saux qu'ils sont peu satisfaits de leur suzerain, qui,
avant sa disgrâce, était un dur et rigoureux seigneur,
disant :
Se li sires ne tont
Bien sovant ses subjes et puis tont et relont,
Saichés, par le cuer Dieu, ja bien ne l'ameront,
Ne ne le tenroni chier, ne point non- priseront.
Pourtant l'argent donné et la dureté de Girard ne
suffisaient pas; le lien féodal retenait les consciences;
mais un subterfuge les met à l'aise. Un point est re-
connu par eux et ainsi exposé :
Ne subjés ne puet point, luit sont de cet accord,
Oelaissier sou signeur, se par un an non somme;
Ainssin noslre ancessor lont fiiit, li vaillant liommei
400 GIRART DE ROSSILLON.
Ets'avant li fait guerre, il perd son chasetnent (fiefi;
Nous sûmes tuit ensemble de œst accordement.
C'est-à-dire : le vassal ne peut faire la guerre à son
suzerain sans l'avoir sommé un an d'avance; si Gi-
rard ne remplit pas cette formalité, il est déchu de ses
droits, et ses vassaux ne sont plus tenus de lui faire
service. Il ne reste donc plus qu'à disposer les choses
de manière que Girard n'ait pas le temps voulu pour
sommer Charles le Chauve. Celui-ci profite d'une visite
que Girard fait à ses possessions lointaines; il envahit
le comté de Sens et la Bourgogne, et, quand Girard
accourt pour défendre ses domaines, ses vassaux lui
font défaut, attendu qu'il n'a pas sommé son suze-
rain, et c'est ainsi qu'il perd sa terre et qu'il devient
fugitif et charbonnier.
Instruit par l'adversité, le duc Girard s'était fait
amiable à ses hommes; la même leçon lui avait en-
seigné à rendre à son suzerain, en le combattant, tout
ce qu'il lui devait :
11 mist Dieu devers lui et droit de sa partie;
Qui refuse raison, raison n'a de lui cure;
Raison submet celui qui de raison n'a cure.
Au contraire le roi s'obstine dans son sens pervers :
De deslruire Girart ne se vont point refraindre ;
Par trestout son royaume envoie ses corriers,
Et fait grans garnisons prandre par ses forriers,
Prie, mande el commande en toutes pars du mur.de,
Tout son tresour donra mas que Girart confunde,
Il promet grans souldées, il promet grans honeurs,
Ainssin retient et lie les grans et les meneurs [les moindres]*»
Il aime mieux veoir tous ses membres trainchier
Que du bon duc Giiart ne se lasse vainchier [venger].
GIRART DE ROSSILLON. 401
Il serait fastidieux de rie;i rapporter de ces exploits
toujours les mêmes des Achilles féodaux, de ces inter-
minables chapleis où Ton coupe tans poings^ tans bras
et défonce tantes cervelles. C'était ce qui plaisait alors ;
aujourd'hui ce qui peut encore en plaire, c'est d'y ap-
prendre quelques détails sur la manière de s'armer et
de combattre, non pas au temps où les aventures sont
supposées se passer, mais au temps où écrivait le
trouvère ou le troubadour. La légende populaire et les
imaginations poétiques qui y ont puisé ne se sont sou-
venues, pour ces siècles, que du tumulte des armes ;
guerre contre les infidèles du midi et contre les bar-
bares du nord, guerre entre le suzerain et les vassaux
et guerre de vassal à vassal. Le baron, couvert de sa
pesante armure, et le destrier qui sous lui ébranle la
terre, occupent à eux deux toute la scène, sauf le coin
pacifique que gardent l'église et le cloître. Cette vue,
incomplète sans doute, n'est pourtant pas fausse, et
c'est certainement ainsi que, en dehors de l'histoire,
puisque l'histoire ne fut pas assez puissante pour maî-
triser les imaginations, c'est ainsi que dut s'idéaliser
la formation orageuse du monde féodal.
Un âge héroïque, comparable en quelques points à
l'âge héroïque chanté par Homère, fut créé à l'origine
de la société nouvelle, et il le fut tout entier par la fa-
culté productrice et poétique que manifesta la Gaule,
devenue le centre sinon romain, du moins roman, entre
l'invasion tirabe et la barbarie germanique. Cela est
digne de remarque, et, ce qui l'est aussi, c'est que la
féodalité (la preuve en est dans les documents) avait
laissé des souvenirs favorables. Il arriva un temps où
II. 36
402 GIRART DE ROSSILLON.
les sentiments populaires se tournèrent vers la royauté,
el, si alors l'époque avait clé celle des légendes et des
poèmes, les seigneurs féodaux y auraient joué un rôle
odieux el aviii ; mais, dans ces siècles où l'ordre social
rena({uit ^ous celle l'orme iViigmenlaire, maintenue
par le lien de la suzeraineté et assujettie par le pouvoir
spirituel, il n'y eut rien qui empêcha le monde demi-
romain, demi-barbare, d'accepter l'organisation qui se
faisait et de léguer, dans les souvenirs, le témoignage
de l'opinion.
Depuis bien longtemps les conditions et les senti-
ments producteurs de la féodalité avaient disparu
quand fut écrite l'œuvre que M. Mignard a exhumée.
Les exhumations sont bienvenues aux érudits. Dans le
quatorzième siècle, à un remanieur d'anciens poëmes
il ne faut demander aucune invention; tout chez lui
est d'emprunt, mais, ce qui ne l'est pas, c'est la langue
dont il se sert, langue qui commence à s'écarter de
celle des siècles précédents. Quelques remarques de
grammaire comparée entre les deux époques feront
l'objet de l'article suivant.
2. — Examen du texte.
Il faut remercier quiconque publie des textes. Les
textes sont l'aliment de la critique et de l'histoire.
Quand tous les documents qu'une juste curiosité met
en lumière gisaient encore dans les bibliothèques,
combien insuffisante était l'idée qu'on pouvait se faire
de ces âges, berceau des sociétés modernes ! Tout ce
qui concernait la formation de la langue et le dévelop-
GIHART de R03SILL0N. 403
pement littéraire demeurait ignoré; on croyait n'avoir
â considérer que cette latinité suspecte du moyen â<^e,
cultivée pour l'usage des théologiens, des scolasti-
ques et des chroniqueurs. A mesure que les textes ont
apparu, à mesure aussi on a vu apparaître une lan-
gue, une littérature, une poésie ; toutes choses qui
tiennent une grande place dans la véritable histoire et
sans lesquelles la filiation s'obscurcit singulièrement.
Il est curieux, et pourtant il est vrai, que notre France
était assez mal fouillée pour qu'il y eût là, à fleur de
sol, des antiquités bien peu vieilles et pourtant recou-
vertes et cachées aux regards. On peut comparer cet
ensevelissement de nos monuments des lettres aux
ravages qui, à diverses époques, ont fait disparaître
bien des monuments de pierre dignes d'elre conser-
y-GS. On n'a pas démoli avec moins d'insouciance les
châteaux, les églises et les abbayes du moyen âge qu'on
n'a jeté dans l'oubli la langue d'oïl et ses vers et sa
prose. Aujourd'hui, tandis que les archéologues ra-
massent des débris et étudient ce qui^ reste, les éru-
dits fouillent les bibliothèques et publient des poèmes,
des fabliaux, des chroniques.
M. Mignard est un de ces chercheurs studieux et
diligents qu'attirent les textes inédits et qui nous les
rendent en beaux imprimés. Le texte qu'il nous donne
aune date : l'auleur s'adresse à trois gninds person-
nages, Jeanne, reine de France, morte en J529;
Eudes IV, duc de Bourgogne, mort en 1549, et Robert
de Bourgogne, comte de Tonnerre, nioit en 1558. On
voit, parla, dans quel espace de temps le Girart de
RossUlon a été composé. Pourtant, il est une difticullé
*04 GIRAUT DE ROSSILLON.
jne je soumets à M. Mignard et pour laquelle il faut
d'abord citer les vers .
Reine très excellens, la plus noble du munde,
.Tehanne de Bourgoigne, en cui tous bien habunde,
Femme le roi des Frans, prenés en vostre garde
Le lieu où Girars gist, ou quel son corps Ton garde.
Cliief fut de vo lignage, si devez laborer
Detrés biaux privilaiges icel lieu honorer.
Eudes cuens de Bourgoigne, dux et cuens paladins,
Et encor cuens d'Artois et sire de Salins,
Tu es li bons Girart, tu es son successeur...
Pourchace privilaige au lieu où ilrepouse...
Hé Robert de Bourgoigne, gentils cuens de Tonnerre,
Et Jebanne ta femme, seur le comte d'Ausserre.
Vous estes gardien de Teglise qui garde
Le corps du duc Girart....
Cet appel à Jeanne, à Eudes et à Robert semble les
présenter fous trois comme \ivants au moment où
l'auteur s'adresse à eux; et pourtant, en attribuant à
Eudes le titre de comte d'Artois, il indique une date
postérieure à la mort de Jeanne, dont le décès mit
Eudes, son gendre, en possession du comté d'Artois.
Si Jeanne était morte, dès lors les paroles du poète
perdent le sens actuel qu'elles paraissaient si bien
avoir; à moins qu'on ne suppose qu'ayant d'abord
parlé de Jeanne seule, et cette princesse étant venue à
mourir, il intercala l'invocation à Eudes, devenu
comte d'Artois, et à Robert.
Quoiqu'il en soit de cette difficulté, M. Mignard a
pleinement raison de mettre son Girart de Rossillon
dans le commencement du quatorzième siècle; je viens
de le lire attentivement et la plume à la main ; et le
résultat de cette lecture est, pour moi, que la langue en
GIRART DE ROSSILLON 405
appartient à Tépoque que M. Mignard indique d'après
le préambule même du poëme. Les différences qu'on
remarque par rapport à la langue plus ancienne, ne
sont pas tellement profondes et fréquentes qu'elles
fassent descendre plus loin cette composition.
Pour ce que j'ai à dire ultérieurement, il ne suffît pas
de parler de différences profondes sans indiquer en
quoi elles consistent. La langue se défait au quator-
zième siècle ; cela a été noté et est vrai ; mais comment
se défait-elle? Quels sont les caractères qu'elle perd
et les caractères qu'elle prend? A la demande : quelle
est la distinction fondamentale entre le latin et la lan-
gue d'oïl qui en dérive ; on répondra que, tandis que
le latin est une langue à six cas, le vieux français est
une langue à deux cas. A la demande : quelle est la
distinction fondamentale entre le vieux français et le
français moderne qui en dérive, on répondra que, tan-
dis que l'ancien a deux cas, le moderne n'en a plus.
Le quatorzième siècle est employé à la destruction de
ces deux cas; elle s'achève complètement dans le
quinzième , il n'en reste plus que ces débris qui sur-
vivent à toute destruction et qui témoignent d'existen-
ces passées; débris qui sont allés toujours diminuant
de nombre, mais qui n'ont pas été complètement ba-
layés de la langue du dix-septième siècle, par exem-
ple, clieval et chevaux^ Vs de nos pluriels, je et wioi, il
et /mî, toutes formes qui ont été des cas. Le qualorzième
siècle est donc une époque de ruine si on a le regard
tourné vers le passé, et une époque de reconstitution
si on a le regard tourné vers l'avenir. Une manière
d'être finit, une manière d'être commence. C'est dans
406 GIRART DE ROSSILLON.
ce conflit, entre deux forces, l'une qui relient les cho-
ses anciennes, l'autre qui conduit aux ctioscs nouvelles
qu'est toute l'histoire de la langue du quatorzième siècle.
On remarquera que celte tendance ainsi signalée
n'e^t ni arbitraire, ni capricieuse. Elle ne fait que tirer
la conséquence des principes qui, si je puis parler
ainsi, avaient été posés lors de la déconfiture du latin.
Si, dans ce remaniement spontané qui s'opérait, on
eût vu des rebroussemenls vers l'origine ramener
quelqu'un des cas qui s'étaient perdus, et la langue
redevenir plus latine qu'elle n'était, il faudrait conve-
nir que ces choses sont abandonnées au caprice qu'une
vue superficielle y laisse facilement supposer; mais il
n'en est rien; tout marche régulièrement et rigoureu-
sement vers le terme : et ce qui restait du latinisme
subit le sort annoncé à l'origine. Alors les textes de-
viennent disparates, à côté de la construction ancienne
se trouve la construction nouvelle ; toutes deux ont un
égal droit aux yeux de celui qui les emploie. De quel
côté, en effet, est la faute? Est-ce du coté de l'ar-
chaïsme, qui ne se plie pas assez vite aux exigences de
l'usage? Est-ce du côté du néologisme, qui vient bi-
garrer de ses barbarismes et de ses solécismes la ré-
gularité grammaticale? Corruption et rénovation, tout
est ensemble et confondu; mais, sans défendre ce qui
tombe et sans condamner ce qui s'élève, il y a lieu de
remarquer que, quel que doive être le succès défini-
tif, la transition est défavorable à toutes les produc-
tions de l'esprit. Ce n'est pas avec un instrument qui
se déforme sous la main de l'artiste que les meilleu-
res créations peuvent se produire.
GIRAUT DE UOSSILLON. 407
Au fond, le mouvement intestin qui décomposa la
iangue d'oïl ne fit pas autre chose que la mettre au
point qu'avaient atteint depuis bien longtemps l'italien
et l'espagnol, c'est-à-dire au point de ne plus avoir de
cas. L'italien et l'espagnol avaient perdu toute décli-
naison à une époque si ancienne que ces deux langues
ne nous offrent aucune trace de la phase intermédiaire
présentée par la langue d'o'il et la langue d'oc, qui,
à ce litre, filles aînées du latin et restées, plus voi-
sines de lui, s'arrêtèrent à mi-chemin et demeu-
rèrent langue à déclinaison. C'est cela que j'ai nommé
l'antiquité plus grande de la langue d'oïl et de la
langue d'oc ; mais, tandis que l'érudition fait voir que
la langue d'oïl et de la langue doc sont, à ce point
de vue, plus anciennes que l'italien et l'espagnol,
elle fait voir aussi que Filulien et l'espagnol sont plus
anciens que le français moderne. De la sorte, on aper-
çoit, dans la vaste étendue du moyen âge, des degrés
qui sont autant d'époques; le développement se par^
tage naturellement en phases successives, et il n'est
personne qui ne pressente l'iniluence qu'aura exercée
sur l'évolution littéraire le double fait de l'antériorité,
par rapport au français moderne, de l'italien et de l'es-
pagnol, laquelle devient postériorité à l'égard de la lan-
gue d'oc et de la langue d'oïl.
On voit qu'il n'est pas sans intérêt de noter dans
les textes du quatorzième siècle les changements qui,
sans doute préparés déjà dans le treizième, commen-
cent à devenir manifestes et irrécusables èl à altérer
))rofondément le caractère de la langue. Je trouve,
page 17 :
408 GIRART DE ROSSILLON.
Evesque n'arcesvesques ne puet excommeiijer
Les lions que li abbés ne puist commenier.
Les lions mérite une remarque : au régime pluriel,
ma mémoire ne me fournit que les homes ; et certai-
nement les homes est de l'usage habituel ; pourtant
notre poëme offre encore d'autres fois les hons^ par
exemple dans ce vers, p. 51:
Quant li uns de grans bons est de l'autre haïs ;
et, comme il n'y a point d'impossibilité absolue à ce que
homines ait donné hons, on pourra considérer les hons
comme une forme particulière à l'auteur et non fau-
tive. Il n'en est pas de même de li abbés, Li abbés au
nominatif singulier est une faute; le latin étant abbas,
abbatemy avec l'accent sur ab, puis sur 6a, la langue
n'a pu former et n'a formé, en effet, que H abe, le abé;
il devrait y avoir : Les homes que li abe. . . C'est quand la
notion des cas s'est altérée que le abé a été employé
pour li abes; car, lorsqu'on pèche contre les cas, là la
faute la plus ordinaire est que la forme du sujet s'efface
et que la forme du régime la remplace. Une fois que la
tendance à la transformation est bien comprise, on
peut dire que ce fut une faute plus grosse d'employer
le nominatif au lieu du régime que d'employer le ré-
gime au lieu du nominatif. Mais cette faute plus
grosse se trouve aussi, et en voici un exemple, dans
notre poëme, p. 38:
Sous Le firmament n'a emperere ne roi.
Emperere est le nominatif et vient d'imperator; il fal-
lait empereor^ qui vient à'imperatorem. D'autres fois,
on rencontre dans le même vers la confusion des for*
GIRART DE ROSSILLON. 409
mes, c'est-à-dire plusieurs mots qui devraient être au
même cas et dont l'un est au nominatif, tandis que
l'autre est au régime, par exemple, p. 101:
Girart...
Qui n'est ne dus ne contes ne princes ne terriers ;
dus, princes^ terriers, sont au nominatif; mais contes
est au régime; et il devrait y avoir mens.
Le latin nepos, avec l'accent sur ne, avait donné niés au
nominatif, et nepotem avec l'accent surpo avait donné
neveu. Il y a faute contre cette formation dans le vers
suivant :
Au roi Challon le chauf Fourquon son nieps envoie (p. 143).
Il fallait son neveu ; il envoie son neveu Foulque au roi
Charles le Chauve. On sait que, le nominatif latin
mélior ayant fourni mieudre au nominatif, le régime
meliôrem a fourni meilleur au régime. C'est contre
cette règle que pèche ce vers-ci, p. 66 ;
.... vous qui menaciez de pendre
Le mieudre des meilleurs...
Il serait hors de propos de chercher d'autres infrac-
tions à la règle des cas dans notre poëme et d'en éplu-
cher minutieusement le texte; ce qui est dit plus haut
suffit à mon objet. D'ailleurs le fait est que ces infrac-
tions ne sont pas très-nombreuses, et que, pour l'au-
teur, la règle des cas est encore effective, et très-loin
d'être tout à fait obscurcie. Quand l'affidé de Charles
le Chauve, s'adressant aux vassaux de Girard qu'il
cherche à détacher de leur seigneur, dit:
S'a Girart estes hommes, Girars est bons le roi.
410 GIIUUT DE ROSSILLON.
on a dans cette courte ligne un échanlillon de notre
vieille grammaire: hommes, nominatif pluriel; hons^
nominatif singulier; leroi^ ri^gime singulier, qui suffit
à marquer sans préposition le rapport entre lions et
roi.
La louable fidélité de M. Mignard à reproduire son
manuscrit et à rapporter les variantes a rendu possi-
bles ces discussions minutieuses de texte et de gram-
maire, comme le louable soin avec lequelil a expliqué
les mots et les endroits difficiles, ayant déj;i déblayé
le terrain et éclairé mainte obscurité, met le critique
qui vient après lui en état d'aller plus loin et de pro-
poser quelques redressements. Je lis p. 274 (il s'agit
d'un moine très- pieux) :
Cilzgisoit au mastier et si vestoit la haire,
Voulans estoit, com noex, de pénitence faire.
La difficulté de ces vers est dans com noex, que M. Mi-
gnard rend par au temps de Noël. J'avoue que j'ai de
grands doutes au sujet de cette traduction. D'abord,
pour la mesure, je remarque qu'il nous faut un mo-
nosyllabe, et que Noël^ quelles qu'en soient les for-
mes, venant de natalis, est de deux syllabes; je ne
puis donc admettre qu'il s'agisse ici de Noël. Puis le
bas de la page m'offre une leçon qui indique, je pense,
la correction :
lilancs estoit comme noix de pénitence faire.
En effet, mettez noix en place de noex, et vous aurez
non-seulement la mesure irréprochable du vers, ce
qui est indispensable, mais encore un sens satisfaisant :
G m ART DE ROSSILION. 411
« Il èlait blanc comme neige à force de faire péni-
tence. »
Le cours de ces remarques m'amène à parler d'une
règle qui a quelque importance pour l'exaclilude de la
grammaire et de la versification.
Elle plore de joie de celle très grant grâce,
Si fort que de ses larmes est moillïé sa fiice (p. 241).
M. Mignard a mis un tréma sur Vi de moilUé, afin
d'avoir un mot de trois syllabes, lequel est nécessaire
au vers. Mais ce n'est pas de cette façon que les trois
syllabes peuvent être trouvées. Moillié^ au masculin,
n'est jamais que de deux syllabes; mollire, d'où il
dérive, ne fournit pas les éléments de trois. D'ailleurs
moïllié au masculin, se rapportant à face^ fait un so-
lécisme dans la vieille langue, comme dans la nouvelle.
Pour avoir la vraie leçon, revenons au manuscrit qui,
lui, n'avait pas d'accent; le mot est alors mo'iUïe, au-
quel il n'y a rien à changer; en effet, moillie est au
féminin pour s'accorder avec face^ et de trois syllabes
pour la mesure du vers, ïe muet comptant, comme
l'on sait, pour une syllabe, en cette position, dans
l'ancienne versification. C'est une règle que j'ai établie
ailleurs : les participes de cette sorte ne doivent pas
être lus au masculin, ce qui fait solécisme et dérange
le vers, ils doivent l'être au féminin. Plusieurs veibes
sont susceptibles d'une double conjugaison, l'une en
ir et l'autre en er: moiUiv et moillïei\ baillirct bailler;
d'où, au féminin, les doubles participes mollie et mo'il-
lée, baillie et baillée. Celte remarque efface dans le»
textes un bon nombre de fautes apparentes, et em-
pêche de placer à faux les accents. Les accents fact-
412 GIRAR7 DE ROSSILLOIN.
litent la lecture; et je préfère de beaucoup nos publi-
cations à celles des Allemands, qui n'emploient
aucune accentuation et se bornent à reproduire les
manuscrits; mais, justement parce que l'accent est une
facilité et une sorte de glose ou de commentaire, il a
besoin, pour être placé à propos, d'être guidé par une
analyse grammaticale minutieuse.
C'est un fait d'observation que Vi ou Ve latin est
souvent rendu, dans le français, par la syllabe oi;
ligare donne lier ou loier; renegatus donne renié ou
renoié. Je rappelle cette observation parce qu'elle ser-
vira à l'explication d'un passage obscur:
Or veons de saint Pierre, comment Dieu renia;
Jura et parjura
Qu'oncques jour de sa vie ne l'avoit cogneû ;
Par trois fois fistce noix, cliascungs Ta bien sceû. (P. 244.)
M. Mignard croit que ce mot noix vient de noxia^ et il
le traduit par débat, contestation. Il est vrai que Vx
avec lequel il est écrit peut induire en erreur; mais,
d'abord, noxia a son dérivé bien connu qui est noise;
puis le sens, non moins que la forme, écarte noxia^ et
appelle un substantit du verbe nier ou noier. Saint
Pierre jura qu'il ne l'avait jamais connu, et par trois
fois il fit ce noi^ c'est-à-dire cette dénégation. Vx est
une de ces lettres parasites qui sont du fait des copistes
et auxquelles une exacte analyse ne permet pas de
conserver aucune valeur.
Dans une langue qui suit une évolution, il ne
faut pas confondre les changements qui sont essen-
tiels et nécessaires avec les changements qui sont acces-
soires et contingents. Aux premiers appartient celui
GIRART DE ROSSILLON. 413
qui, signalé plus haut, consiste à supprimer les cas et
transforme de la sorte l'ancien français en français
moderne; aux seconds appartient ce singulier caprice
de l'oreille qui attribue les pronoms possessifs mon^
ton, 50?^, tout masculins qu'ils sont, aux noms fémi-
nins commençant par une voyelle. C'est un vrai solé-
cisme. Je ne voudrais pas répondre qu'on n'en ren-
contrât pas dès le treizième siècle quelques exemples
qu'il serait impossible de faire disparaître par aucune
correction avouée de la critique. Mais, s'il en existe,
ils sont très-rares et très-isolés. Au contraire, dans le
quatorzième siècle ils commencent à abonder. Je trouve
dans notre pocme, p. 145:
Tuit cilz qui sont ou monde n'attramperoient mon ire.
Les anciens textes auraient dit mire. A la vérité, il se-
rait très-facile de faire disparaître cette incorrection.
Dans la versification du douzième et du treizième
siècle la finale ent des imparfaits compte toujours;
évidemment la prononciation en était analogue à celle
des personnes qui prononçaient ou qui prononcent en-
core, non emploie, en deux syllabes, mais employé en
trois. Partant de là, attramperoient serait de cinq syl-
labes, et mire au lieu de mon ire compléterait le vers;
mais la correction serait loin d'être sûre. En effet,
c'est aussi dans le quatorzième siècle que les lettres
ent du pluriel des imparfaits commencenf à n'être
plus comptées, et notre poème offre toute sorte de va-
riétés à cet égard, tantôt les comptant, tantôt ne les
comptant pas. Ou n'est donc pas autorisé à changer
mon ire en mlre-^
«14 GIRAnr DE ROSSILLON.
Le fait est que, à l'égard de ces pronoms, la langue
est en transition et qu'il n'y a plus d'usage constant.
Ainsi le même vers, dans le texte, suit la règle, et,
dans la variante, la viole, par exemple, p. 145 :
Pour quoi doie amoindrir ne s'onour ne ses pris ;
s'onour pour sa onour^ honneur étant, comme on sait,
du féminin dans la vieille langue. Mais la variante
porte :
Pour quoy doibve amoindrir son honneur ne son prix.
Au reste, plus le siècle s'avance, plus la confusion des
deux usages augmente. Borclieure, qui a traduit ïite
Live dans la seconde moitié, m'offre : son assemblée^
son industrie, son ire^ son espée^ son espérance. Mais il
m'offrirait aussi, si je les cherchais, de nombreux
exemples du juste emploi du pronom possessif, juste
emploi que l'usage allait bientôt transformer en ar-
chaïsme intolérable et en faute. On suit de l'œil cette
transformation ; c'est dans le quatorzième siècle qu'elle
s'opère, et déjà, dans le quinzième, il serait, je crois,
difficile de trouver quelque exemple de l'ancienne
manière. C'est ainsi que les choses se changent, et
aujourd'hui noire oreille serait aussi étonnée d'en-
tendre m espérance , que l'oreille d'un homme du
douzième siècle l'aurait été d'entendre mon espérance.
Seulement, remarquons que la logique grammaticaJe
est pour lui, et que nous n'avons pour nous que la
sanction brutale de l'usage. A qui remonte vers l'an-
tiquité, la logique grammaticale se montre de plus en
plus sûre et exacte; ce qui ne veut pas dire qu'une
langue qui^ €K cheminant, fait nécessairement des
GIRART DE ROSSILLON. 415
pertes de ce côté, ne puisse les compenser et au delà
par d'autres qualités. Ce qui ne veut pas dire non plus
que je proteste contre l'usage actuel et que, en gram-
mairien inexorable, je désire qu'on efface le solécisme
et qu'on reslilue l'ancienne régularité. Ce serait, sans
doute, impossible; mais, en tout cas, ce serait Irès-
mallieureux. Voyez, en effet, ce qui arriverait : l'oreille
s'habituerait à cette façon et ne pourrait pas plus sup-
porter mon épée qu'elle ne supporterait m'épée^ et dès
lors les plus beaux de nos classiques perdraient une
partie de leur charme et deviendraient archaïques et
rebutants. Quand des puristes, au dix-septième siècle,
s'avisèrent de décider que dedans^ dessous^ dessus ne
pouvaient être prépositions et devaient être adverbes,
le malheur voulut que leur décision prévalût, et elle
a, de la sorte, déconsidéré par-devant notre oreille
plus d'un vers excellent de Malherbe ou de Corneille.
Conservons, puisque le méfait grammatical est ac-
compli et a droit de prescription, conservons ce solé-
cisme, et écartons tout ce qui peut entamer la fleur
des belles choses qui nous viennent de nos grands
écrivains.
L'office de premier éditeur d'un texte est toujours
le plus laborieux, et M. Mignard n'a épargné aucun
soin pour s'en acquitter et pour rendre service à son
lecteur. De ce service je prolite pour quelques obser-
vations qji'il est facile de glaner dans un texte bien im-
primé, diligemment ponctué, pourvu de variantes,
éclairé d'annotations. Il est bien rare qu'un ouvrage
inédit ne montre pas quelque particularité, ailleurs
inconnue, et qu'il est bon de prendre en considéra-
4iC GIRART DE ROSSILLON.
tion. Je mets au rang de ces particularités inconnues,
à moi du moins, la construction suivante :
Si sont heu trop foui de faire le contraire;
ce qui signifie : ils ont été trop fous de faire le con-
traire. Nous conjuguons le verbe être avec l'auxiliaire
avoir : j'ai été; on l'a conjugué quelquefois avec l'auxi-
liaire être : je suis esté, comme fait l'italien, sono stato.
Mais il ne me souvient pas d'avoir rencontré ailleurs
que dans Girart de Ross'illon la locution que je signale
ici; c'est un véritable passif du verbe avoir employé
pour représenter le verbe être.
L'apostrophe est, comme l'accent, un très-utile
auxiliaire de la clarté ; elle manque dans les manu-
scrits, et il faut l'introduire dans les imprimés. Une
apostrophe de plus ou de moins change complètement
le mot et le sens : dire des manuscrits doit s'écrire
suivant le contexte, dans l'imprimé, ou bien en un seul
mot dire (le verbe), ou bien en deux mots d'ire (le
substantif ir^avec la préposition de). C'est d'avoir écrit
dire sans apostrophe que je fais reproche à M. Mignard
dans les vers suivants, p. 75 :
Les batailles Charlon met devant H en voie;
Fel, desvés dire esprès d'armes il fait mervoilles,
Tant pies tant poings, tant bras, tant testes fait vermoilles.
Le premier vers signifie : Il chasse devant lui lv.'S ba-
taillons de Charles. Dans le second, suivant M. Mi-
gnard, fel signifie feuille de papier; c'est, dit-il, la
partie pour le tout, et le sens est : « 0 mon livre, vous
« devez raconter formellement les merveilles de ses
armes. » Suivant moi, le sens est tout autre, et voici
GIRART DE ROSSILLON. 417
comme je comprends : « Teirible, hors de lui, épris
de colère, il fait merveille d'armes. » Il faut justifier
cette interprétation. Fel est certainement le nominatif
du mot dont félon est le régime, et là-dessus il ne peut
y avoir de contestation; desvés n'est pas devez^ lequel
ne s'écrit oas avec une s, et c'est aussi un mot très-
employé; à dire je mets une apostrophe, et je le joins
au mot suivant, que je lis espris, correction que je
crois indubitable, surtout quand on la rapproche de
fel et de desvés qui la corroborent. C'est ainsi qu'une
apostrophe change du tout au tout l'aspect d'un texte.
La même difficulté se présente pour le mot deiilz; si
on le lit sans apostrophe, ce sera le nominatif de deul,
qui est notre mot deuil; si, au contraire, on y met
l'apostrophe, d'euh, ce sera le pronom eux avec la
préposition de. Ainsi dans ces vers, p. 253 :
Cil qui ne vouldrent mie, deulz si se puet doloir,
Ont fait le sairemenl trestout à son voloir,
M. Mignard a imprimé deuh en un seul mot ; mais,
dans sa note, il traduit la première partie du vers par :
ceux qui ne voulurent pas exécuter cette volonté, et la
seconde par : on peut se plaindre d'eux. 11 a donc lu
d'eulz en deux mots. Mais sa traduction est insuffi-
sante ; le sens est : « Ceux qui ne voulurent pas qu'il
puisse (nous dirions : quil pût) se plaindre d'eux
firent le serment comme il le demandait. » Il s'agit
d'une promesse que Girard, moribonc», exigeait des
seigneurs ses vassaux. S'il pouvait y avoir quelque
doute, il suffirait de rapprocher la rédaction en prose
du treizième siècle : Mas cil qui ne le voloient pas mau-
II 27
418 GHlAliT fjl'; UOSSILI.ON.
vaisement corroucier, firent lou sftlremeut comme coUr
traint.
Dans la longue série suivant laquelle se développe la
langue française, Girart de RossiJIon a sa place, et la
publication de M Mignard, liouvant un juste accueil,
gardera un rang dans les bibliothèques. Si les textes
sont un des éléments de l'hisloire, la grammaire est
un des éléments des textes. On l'a vu pour les produc-
tions de notre vieille littérature : tant qu'aucune gram-
maire n'y a été, je ne dirai pas introduite, mais re-
connue, c'a été un chaos qui ne recevait ni ne dormait
de clarté; mais, depuis qu'on a entîn aperçu comment
se déclinaient les noms, comment l'adjectit' s'accordait
avec le substantif et comment les mots se construi-
saient entre eux, les fausses notions se sont dissipées,
et, passant plus loin, il a été possible de discerner
quelqu'un de ces étages qui, comme dans les forma-
tions géologiques, indiquent la marche des transitions
et des âges. Dans l'histoire, les choses sont tellement
connexes, que, quand on connaît précisément quel-
qu'une des manifestations considérables d'une société,
on peut s'en servir pour des explications qui étendent
la vue scientifique. Il est certain maintenant que la
Gaule d'oïl et la Gaule d'oc ont précédé les autres
peuples novo-latins dans le développement d'une litté-
rature romane, non romaine. Cette littérature, on
l'estimera ce que l'on voudra, mais elle n'en est pas
moins la pi^emiére effusion poétique des populations
telles que les avaient faites le catholicisme et la féoda-
lité, sans autre tradition que ce qu'elles avaient néces-
sairement liéi'ité de Rome, et sans immixtion d'au-
GIRÂRT DE ROSSILLOiN. 4-10
cune influence classique. Eli bien, il est ccrlain aussi,
du moins j'ai la persuasion de l'avoir (lérnontré,
que les deux langues d'oïl et d'oc portent des carac-
tères philologiques qui les placent à un rang intermé-
diaire entre le latin, dont elles dérivent, et les langues
modernes, où elles aboutissent; caractères qui font
défaut aux autres langues romanes. L'antériorité de
langue est connexe de rantérioritô de développement
littéraire, et ces deux grands faits se corroborent l'un
l'autre.
Ce n'est pas tout et faisons un pas de plus. Alors
que la langue d'oc et la langue d'oïl conservaient en-
core ce caractère intermédiaire que je viens de rap-
peler, l'italien et Tespagnol, depuis longtemps déjà,
avaient acquis celui que j'appellerai moderne, et qui
consiste dans la suppression définitive des cas. Le
français y est arrivé à son tour, mais beaucoup plus
tard : dans le quatorzième siècle, il commence sa
transformation, la poursuit et l'achève dans le quin*
zième. Cependant l'Italie, puis l'Espagne, toutes dewx
maîtresses de leur idiome, entrent sur la scène litté-
raire et se signalent par des œuvres splendides. C'est
à elles alors de tenir le premier rang et d'exercerune
inlluence lointaine; tens les beaux esprits de France,
à la fui du seizième siècle et au commencement du
dix-septième siècle, se firent honneur d'aller à cette
école. Mais c'était l'époque aussi où la constitution du
français moderne était achevée et consolidée; un âge
d'or littéraire vint à s'épanouir. De cette réaction entre
la France, d'une part, et l'Italie et l'Espagne, de
l'autre, est né le préjuge que, pour les lettres, nous
120 GIUART DE RO^SILLON.
étions leurs cadets. Oui, leurs cadets, à ce tcmps-lù,
mais leurs aînés à un autie temps plus ancien et
oublié.
Le développement des langues romanes, prises dans
l'ensemble de leurs conuexions, présente deux phases
essentielles : dans la première, la langue est encore
une langue à déclinaison ; des six cas latins il en reste
deux. Dans la seconde phase, il n'y a plus de déclinai-
son, plus de cas. De ces deux phases, la plus ancienne
est, cela va sans dire, celle qui est intermédiaire, celle
qui tient le plus du latin; elle n'existe que dans la
langue d'oïl et la langue d'oc. L'italien et l'espagnol
y sont étrangers, et la première fois qu'on les ren-
contre, on les voit avec la forme complètement mo-
derne, c'est-à-dire avec une grammaire qui ne cormaît
plus de cas. J'énonce ce fait en disant que, l'italien et
l'espagnol continuèrent de décomposer le fonds latin,
et atteignirent finalement l'état moderne alors que la
langue d'oïl et la langue d'oc s'étaient arrêtées dans
un état de fixité provisoire. Provisoire en effet était
cette fixité : elle se perdit dans le quatorzième siècle,
et il fallut que le français, à son tour, accomplit le
cours entier de la transformation; il y arriva, mais
longtemps après que l'italien et l'espagnol y étaient
arrivés. Il y a donc, par la nature des choses, trois
termes : le terme du début, qui appartient à la langue
d'oc et à la langue d'oïl; le terme mitoyen, qui ap-
partient ^'l'italien et à l'espagnol, et enfin un terme
final, auquel arrive le français moderne. Corrélati-
vement et dans l'ordre littéraire, on compte aussi trois
termes et semblablement disposés : le plus ancien, où
GIRÀRT DE ROSSILLON. 421
les troubadours et les trouvères créent les choses et
donnent le ton ; le moyen, où l'Italie et l'Espagne pren-
nent le sceptre des lettres; et le troisième, où la France,
disciple, après avoir été maîtresse, regagne l'avance
perdue. Depuis lors, les nations, non plus seulement
latines, mais européennes, ne font plus qu'un grand
ensemble où se balancent les destinées des lettres et
des sciences.
Le quatorzième siècle m'a conduit bien loin de Gi-
rartde Rossillon, que pourtant je n'ai pas oublié. L'au-
teur, introduisant un de ses personnages qui est chargé
de haranguer Charles au nom de Girart, dit :
Bien pert à son parler qu'il fut à bone escole.
Je suis disposé à lui appliquer ce vers et à dire de lui
qu'il parait à son parler qu'il ne fut pas à mauvaise
école. Son style, habituellement correct, sort quelque-
fois de la facilité banale qui est l'écueil des arrangeurs
de chansons de geste. J'ai déjà cité :
Adès a vieille haine novelle mort portée ;
vers énergique et bien jeté. Je citerai encore ceux-ci,
qui ne manquent pas de caractère, et où l'auteur peint
Girart accablé par la vieillesse et par les fatigues an-
ciennement subies :
11 estoit tous lassés en sa plene vieillesse
Des peines qu'il avoit soffert en sa jonesse.
En sa pleine vieillesse est un hémistiche que ne dédai-
gnerait pas le meilleur poète. J'aime nos vieux textes,
je n'en disconviens par ; je les aime pour la langue
dont ils se servent, mère vénérable de celle que nous
422 GIHAKI Dli RUbSlMiON.
parlons; pour la création poétique do.^l ils sont les
dépositaires., et qui rayonna sur i'Euro^'^e; pour de
vraies oeautés de situation et auss^ pour quelqucîs
beautés de langage. M. Mignard ne les aime pas
moins. Il vient de les augmenter d'un no:iveau docu-
ment; bonne fortune pour lui, qui a mis son nom à
^lne utile publication; bonne foitune aussi pour ceux
qui, comme moi, étudient la langue et l'histoire litté-
raire du moyen agc-
m
GRAMMAIRES PROVENÇALES
SoMMAinE. [Journal des Savants, octobre 1860), — Deux grammairci
provençales du treizième siècle sont parvenues ù nous. Elles constatent
fbrmelleuient que la langue d'oc avait deux casr. Ce qu'elles disent de
la langue d'ocs'appli|ue sans réserve à la langue d'oïl.
Ces deux grammaires, publiées d'abord dans la
BibUothèque des chartes et tiiées à part en Irès-petit
nombre, attirèrent vivement l'attention de ceux qui
s'occupent de l'histoire de la langue d'oc, et, j'ajou-
terai, de la langue d'oïl; car, ainsi qu'on le verra, on
peut sans peine les employer à deux lins et en obtenir
d'utiles enseignements pour le vieux français. Quand
M. Gucssard n'aurait fait que les réimprimer, il nous
aurait rendu service ; mais une de ces bonnes chances
qui échoient d'ordinaire et selon toute justice à celui
qui est déjà sur la piste, lui a permis de faire plus : le
savant éditeur a mis la main sur d'autres et meilleurs
manuscrits que le seul qu'il avait eu d'abord- à sa dis-
position, et il en a profité pour donner un lexte (pie
l'on doit regarder comme définitif. On sait que le pre-
mier qui ait porté la lumière dans la grammaire de la
langue d'oc, et, par suite, de la langue d'oïl, fut Ray-
424 GRAMMAIRES PROVENÇALES.
nouard, qui y signala l'cxislence de cas; c'est dans
ces vieux grammairiens provençaux qu'il avait puisé
une aussi importante notion. Sans doute, une élude
philologique, rigoureusement conduite, n'aurait pas
tardé à révéler ce fait ; mais il n'en faut pas moins re-
porter à Rnynouard le mérite de l'avoir reconnu, sur
la foi d'auteurs du treizième siècle, dans les manu-
scrits. La règle des cas n'est pas une découverle faite
rétrospectivement par l'érudition moderne dans uwâ
langue qui s'en servait sans en avoir conscience; elle
était aperçue par .ceux qui écrivaient, enseignée par
ceux qui enseignaient ; et, quand ils comparaient la
langue d'oc à la langue latine, il ne leur échappait
pas que, si celle-ci avait des terminaisons pour six
cas, celle-là en avait du moins deux, une pour un no-
minatif et une pour un régime. Ainsi donc les deux
ouvrages publiés par M. Guessard font désormais le
fondement de la grammaire du parler au delà et en
deçà de la Loire, et remplacent toute autre autorité.
Le titre du livre de Hugues Faidit est le Donat pro-
vençal; celui du livre de Raymond Vidal est la Ma-
nière de trouver. « Totz hom, dit ce dernier, que vol
trobar ni entendre deu primierament saber que ne-
guna parladura no es tant naturals ni tant drocha del
notre lingage con aqella de Proenza, o de Lemosi, o
de Saintonge, o d'Alvergna, o de Caerci. Perque ieu
vos die que quant ieu parlarai de Lemosis, que totas
estas terras entendas et todas lor vezinas et totas celias
que son entre ellas. Et tôt l'ome que en aquellas sont
nat ni norit an la parladura natural et drecha; mas
cant us de lor es issitz de la parladura per una rima o
GRAMMAIRES PROVENÇALES. 425
per alcun mot qe li sera mesticr, cuion las genz qi
non enfendon qe la lur lenga sia allais; qarnonsabon
lor lenga; pcr qe mielz lo conois cel qi ha la parla-
dura reconoguda qe cel qi non la sap, et per zo non
cuion mal far qan gelon la parladura de sua natura,
anz cuion qe sia ailals la lenga. Perq'ieu vueil far
aquest libre per far reconoisser las parladuras d'a-
quels qi la parlon dreclia, e per enseigner aicels qui
non la sabon. » Je traduis ce passage en langue d'oïl :
« Toz hom qui vuclt trover ne entendre doit première-
ment savoir que nule parleure delnostre langage n'est
tant naturels ne tant droite com celé de Provence, ou
de Limousin, ou de Sainlonge, ou d'Auvergne, ou de
Quacrci. Por quoi je vos die que quand je parolerai de
Limousin, que entendiez totes ces terres et tôles lor
voisines et totes celés qui sont entre eles. El tuit li
home qui en iceles sont né ne norrit, ont la parleure
naturel et droile; mais quant uns d'els est issus fors
de la parleure por une rime ou por alcun mot dont il
ara meslier, si cuident les gens non entendant que la
langue soit itels; car il ne savent la langue. Et por
ce que cil qui a la parleure reconneue a millor conois-
sance que cil qui ne sait, por ice ne cuident ces gens
mal faire quant getent la parleure fors de sa sature,
ainz cuident que itels soit la langue. Por quoi je veuil
faire icest livre, por faire reconoistre les parleures de
cels qui parolent droilement et por enseignoî ceis qui
ne savent. » J'ai fait cette sorte de thème afin de mon-
trer combien la langue d'oc et la langue d'oïl sont
voisines et jusqu'à quel point on peut conclure de
l'une à l'aulre.
42G GRAMMAIRES PROVliiNÇALES.
«La k\ng'uo française, dit Raymond Yidal^ vaut
mieux et est plus avenante pour faire romans et pas-
tourelles; mais celle du Limousin est préférable pour
faire vers (sorte de composition), cliansons ot sir-
ventes. Dans tous les pays de notre langage, les
chants en langue limousine jouissent d'une plus
grande autorité que ceux d'aucun autre idiome. »
Dans son introduction M. Guessarda signalé avec rai-
son rimportance de ce passage, qui montre quelle
place un grammairien de langue d'oc accordait à
la langue d'oïl. Les romans^ pour lesquels la langue
d'oïl avait la prééminence, étaient les chansons de
geste et les poèmes d'aventure, qui abondent en effet
en français, et dont le renom s'étendit par toute l'Eu-
rope.
Les deux grammairiens provençaux nomment gram-
matica la langue latine, et c'est sur ce langage gramma-
tical qu'ils se règlent pour apprécier leur provençal;
au dix-septième siècle, se conformant à cette routine,
nos grammairiens français reconnaissaient dans le
français moderne six cas, bien, q.u.il n'y en ait aucun.
Nos grammairiens (JMtreizièm,e, siècle en reconnaissent
six aussi, mais du moins la langue d'oc, comme la
langue d'oïl, en a deux : un nominatif qui sert pour
\e sujet, et un régime qui sert pour tous les complé-
ments. Hugues Faidit dit que le nominatif, quand le
nom est masculin, prend une s, et que les autres cas
ne prennent pas cette s; Raymond Yidal exprime le
premier de ces changements par s'allonger^ et le se-
cond par s abréger. En examinant les cxempiCS ulté-
rieurs, on s'aperçoit que la règle est incomplète : 1'^
GRAMMAinES PROVENÇALES. 427
du nominatif apparlient non pas seulement aux noms
masculins, mais aux noms à terminaison masculine,
quel qu'en soit le genre. Au pluriel, la place de Y s est
inverse : elle fait défaut au nominatif, et se montre
au régime. Cet usage de la langue d'oc est exactement
celui de la langue d'oïl.
Les noms dont le nominatif est en aire et le régime
en ador, comme amaire^ amador^ ne prennent point
l'5 au nominatif singulier. Dans la langue d'oïl, aux
noms de môme nature, les bons manuscrits ne la met-
tent pas non plus, et, quand on la trouve, elle provient
d'une extension de la règle de Vs. Le précepte donné
par le Donat pr ov ençcd ^ermci, quand on imprime des
textes français, de supprimer cette lettre, (jui peut être
considéièe comme due aux copistes.
En provençal, les noms prestre^ pcistre, seingner, et
les comparatifs melher, maier, menre^ sont exceptés,
au nominatif, de la règle de \'s. Celte exception doit
s'appliquer dans la langue d'oïl aux mots correspon-
dants prestre^ pastre, sire, mieldre (meUor), maire
imajor) et mendre (rniiior); les manuscrits qui mettent
Vs font moins bien ; cela se voit, et par le latin, qui n'a
point d's au nominatit dans ces mots, et par le Donat;^
qui note spécialement l'exception.
Les adjectifs nostre, vos Ire sont, en provençal, traités
au nominatif comme les précédents, par la raison
qu'ils proviennent de noster, vester. Dans la langue
d'oïl, la forme la plus ordinaire est ?}o, vo; mais on
tronvfe aussi nostre, vostre; et alors, au nominatif, on
pourra les imprimer sans 5, quand même l'.s' serait
donnée dans le manusci it ; car des règles positives
428 Cr.AMMAmKS PROVENÇALES.
de grammaire rcaiportonl sur des habitudes fluctuantes
de copistes.
Tous les noms féminins en a s'abrègent au singulier,
i'allongent au pluriel, dil Raymond Vidal, c'est-à-dire
qu'ils prennent. Y s à ce dernier nombre. C'est la règle
de la langue d'oïl ; cependant, en quelques textes, fort
rares il est vrai, du moins d'après mes lectures, le
nominatif pluriel, dans la langue d'oïl, n'a point
r^, laquelle reparaît au régime; c'est certainement
la formation la plus régulière : dominx^ dominas; les
dame^ as dames; mais le fait est que, dans la langue
d'oc et dans la langue d'oïl, Vs a prévalu aux deux cas
du pluriel.
Les mots temiis (temjms) et cors (corpus) prennent
Is non-seulement au nominatif singulier, ce qui est
selon la règle, mais encore au régime singulier, ce qui
est contre la règle, et cela aussi bien dans la langue
d'oc que dans la langue d'oïl. Pour expliquer celte
anomalie apparente, qui ne doit pas en être une,
puisqu'elle se trouve dans les deux langues, il faut
croire que ces mots fort usités remontent à une époque
de la latinité en décadence où le neutre, ayant gardé
sa forme, conservait au régime Y s du nominatif; s qui
s'est perpétuée au nominatif et au régime dans le pro-
vençal et dans le français.
Mal mi fi'i'. Vanars^ dit la langue d'oc, Iraitan
3omme un substantif l'infinitif pris substantivement,
et par conséquent y mettant une s au nominatif. Mal
me fait ïalers, dit de même la langue d'oïl ; et les textes
doivent être conformés à cette règle qui, d'ailleurs,
est la pratique des bons manuscrits.
GRAMMAIRES PROVENÇALES. 429
J*ai insisté longuement, ailleurs dans ce livre, sur
jne parlicularité essentielle qui dislingue la langue
d'oc et la langue d'oïl de leurs sœurs la langue ita-
lienne et la langue espagnole, à savoir que les deux
premières ont deux cas, tandis que les deux der-
nières n'en ont point. Celte paiticularité a son origine
dans l'état du latin, qui, au moment de la formation
des langues d'oc et d'oïl, avait, de sa riche déclinai-
son, conservé deux cas : un norninatifet un régime
Mais cela était tellement sur le point dépérir, elles
deux langues ont été constituées dans un moment si
fugitif, que tous les mots n'ont pas gardé les deux
cas, et que plusieurs catégories en étaient déjà ar-
rivées à la dernière réduction, celle qui effaça toute
déclinaison, f els sont les noms en as, bontatz, honte,
de bonitatem; les noms en or, color^ en provençal et
en français, de colorem; les noms en us, salutz, salut,
de sahitem. Ces trois catégories de mots dérivent du
régime latin, et par conséquent diffèrent de ces autres
catégories où, le nominatif roman dérivant du nomi-
natif latin, et le régime du régime, il y avait effec-
tivement deux cas. Mais, malgré ces anomalies inévi-
tables dans cette rapide décadence du latin, la langue
d'oc et la langue d'oïl conservèrent le sentiment des
deux cas, et, par une analogie très-facile, suppléèrent,
de leur propre fonds, à ce qui faisait défaut, et donnèrent
par Ys un nominatif à ces noms qui, d'origine, n'é-
taient que des régimes. C'est ainsi que bontatz, boutai
boutés, bonté; colors, color; et salutz, salut prirent les
moditications que la nouvelle grammaire exigeait.
Telle était pourtant la délicatesse, encore vivante,
430 GHAMMAinES PROVENÇALES
dos origines, que la langtie d'oc, ne confondant aucu-
ncmcMit nvcc les noms tels que color^ pavor, amoi\ etc.,
le mot snroi\ qui en dKTcrc en effet essentielleinent,
ne met point d's à sor qui est le sujet, tandis que
seror est le régime. De mcMue en langue d'oïl, suer est
le sujet et seror le régime; comme on voit, suer ne
doit point avoir Vs,
Cette règle de soror s'applique aux noms en o, onis,
tels que bcn\ baron; baron est le régime, et bar le
sujet, avec la remarque exprimée dans \e Donat, que
ce sujet n'est point soumis à \s. De môme, en fran-
çais, les mois analogues ber, baron; 1ère, larron;
compaln, compag on, etc., ne doivent pas, non plus,
y elre soumis. Les manuscrits la mettent souvent,
l'omeltent souvent; l'omission seule est grammaticale
tant en langue d'oïl qu'en langue d'oc.
Dans les bons textes, provençaux et français, hom,
qui est le nominatif là où Jiome est le régime, n'a
point d's; au contraire, coms, en provençal, et cuens^
en français, qui est le nominatif là où comte est le ré-
gime, a toujours cette lettre pour affixe; c'est qu'en
effet, en latin, /lomo n'a point d'5, et cornes en a une.
Je dois remarquer que, tandis que Hugues Faidit
écrit sans s, bar, prestre, pastre, seingner et les com-
paratifs cités plus haut, Raymond Yidal les écrit, ainsi
que les mots analogues, avec une s. Cette incertitude
des grammairiens eux-mêmes est en accora avec une
incertitude semblable qui règne dans les manuscrits.
Mais, entre ces deux usages, la grammaire indique
que le meilleur est le premier.
« Vous devez savoir, dit Raymond Vidal, que tous
GRAMMAIRLS mOYENÇÂLKS. 4ôl
les atljcclifs communs, tels que fortz^ vils^ soîUs^ pla-
zenz^ soffrenz^ s'allougcril au nominatif et au vocalif,
de quelque genre que soit le substantif avec lequel
ils sont construits : fortz es II chavals et fortz es li
(lonna^ei s'oLrégent aux autres cas. » Cette règle est
la même dans la langue d'oïl : les adjectifs communs,
c est-à-dire ceux qui, en latin, n'ont qu'une seule ter-
minaison pour le masculin et pour le féminin, n'eu
ont qu'une non plus pour ces deux genres dans le pro-
vençal et le français.
Raymond Yidal dit expressément que ces adjectifs
se comportent exactement comme les substantifs,
c'est-à-dire que, n'ayant qu'une seule terminaison,
ils ont Vs au nominatif singulier et au régime pluriel,
et la perdent au nominatif pluriel et au régime sin-
gulier. Mais ilugues FBidit fait au pluriel une ex-
ception pour les participes qui finissent en ans ou en
eus; suivant lui, au pluriel nominatif féminin, on
doit mettre Vs : aqnelh cavaler son avinen; maïs aquelas
doncis son avinens. Le fait est qu'en langue d'oïl j'au-
rais dit également : cil chevalier sont avenant, et celés
dames sont avenant; et je ne sais si les bons manu-
scrits donneraient raison à Hugues Faidit.
L'adjectif fo^ws a remplacé omnis dans les langues
romanes. En provençal, pour le masculin, il se dé-
cline ainsi * au singulier, nominatif totz, régime tôt;
au pluriel, nominatif tut ou tuit, régime totz. C'est
aussi la déclinaison de la langue d'oïl : tos, tôt,
tuit, tos.
Les deux grammairiens provençaux s'accordent pour
une observation importante, c'est que les adjectifs,
432 cnAMMAlflES PHOVENÇALES.
pris absolument et sans ôtre construits avec un sub-
slanlif apparcnl, n'ont pas Ys ; mal m es; greu m'es;
bon m'es, car m'aves onrat. Sans cette règle positive,
on aurait été tenté de regarder ces adjectifs comme
des nominatifs, de les traiter comme tels et d'y
ajouter \'s; mais il faut y voir de véritables neutres
qui, n'ayant pas la finale en s dans le latin, ne l'ont
pas non plus dans la langue d'oc. Le neutre a disparu
tout à fait des langues romanes; mais les deux cas qui
ont été conservés dans deux de ces langues permettent
de reconnaître distinctement qu'en certaines circon-
stances un adjectif est au neutre. C'est une trace du
neutre qu'il faut noter dans le provençal et dans le
vieux français. Je nomme le vieux français, bien que
Hugues Faidit et Raymond Vidal n'aient parlé que du
provençal, ne doutant pas que, si l'on examine les
bons manuscrits, on ne trouve la règle en question ap-
pliquée dans les textes de langue d'oïl.
D'après Raymond Vidal, nepos est le nominatif d'un
nom dont bot est le régime. En langue d'oïl le môme
mot se trouve, et il est niés au nominatif et neveu au
régime. Ceci donne lieu à quelques remarques. D'a-
bord, on voit que c'est le latin népos nepôtem, qui,
changeant d'accent en changeant de cas, a produit
nepos, niés au nominatif; bot, neveu au régime. En
second lieu, il en résulte que, dans le provençal nepos,
Vo doit être considéré comme muet, de sorte que le
mot soit ramené à une formation qui devienne l'ana-
logue de celle de la langue d'oïl; en effet, Raynouard
inscrit neps et n'inscrit même pas nepos. En troisième
lieu, bot Cbt une apocope pour nebot, ce qui redonne
GftAMMAlUES PROVENÇALES. 433
au mot provençal sa physionomie totale et le rend très-
voisin de neveu de la langue d'oïl; apocope qui, com-
mune en italien, devient beaucoup plus rare en pro-
vençal, sans pourtant y être tout à fait étrangère et
malvenue. Enfin ce genre d'apocope qui consiste à en-
lever le commencement d'un mot, et qui, usuel en ita-
lien, se trouve, à cause du voisinage, quelquefois en
provençal, cesse complètement dans la langue d'oïl, qui
ne pratique point cette mutilation initiale; pourtant il
faut savoir, quand on discute des élymologies fran
çaises, qu'elle existe sur la frontière au delà de la
Loire, et qu'elle a pu, en quelques cas rares, se glisser
en deçà; c'est ainsi qu'on trouve, dans plusieurs textes,
vesque pour evesque. En ayant dans l'esprit le latin
comme un type des langues romanes, et en notant que
l'italien, s'il en est plus loin comme grammaire que le
provençal et l'ancien français, en est plus près comme
forme des mots, on remarque que, tandis que, dans
le sein de la langue d'oïl, les dialectes présentent une
dégradation du type croissante de la Loire aux côtes
de la Normandie et au pays wallon, le provençal forme
aussi bien philologiquement que géographiquement
un intermédiaire entre la langue d'oïl et l'italien.
L'italien, dans les temps composés, conjugue le
verbe être avec le verbe être : io sono stato amato. La
langue d'oïl le conjugue avec l'auxiliaire avoir : je m
esté aimés; cependant on trouve, mais très-rarement,
je suis esté^Le provençal aussi le conjugue avec l'auxi-
liaire avoir; cependant un des manuscrits du Donat
admet les deux formes et dit : eu era ou avia estât
umatiy tu eras ou avias estât amatz^ etc. Il n'est pas
•34 GUAMMAÎRES PROVENÇALES
indifférent, pour la liaison dos langues romanes entre
elles, de constater ces passages d'un domaine à l'autre.
Dans nn court diclionnaire de rimes qui est adjoint
au Dovnt^ je trouve artz, traduit par le latin ardens^
c'I aevs^ traduit pd^radkmrens. Comment faut-il, étymo-
logiqrenient, expliquer ces deux mots? Dans la langue
d'oïl, ars osl le participe passé du verbe ardoir et signi-
lie brûlé; aers y a le môme sens qu'en provençal. Si ces
mois répondaient à ardens et à adhœrens^ ils feraient,
an régime, ardant et aérant^ comme enfe fait enfant au
régime; mais ces formes ne se rencontrent pas comme
régime. On ne peut donc considérer artz et aers que
comme des participes passés des verbes ardoir et
aerdre^ participes passés qui ont pris un sens adjectif.
Il est à remarquer que les participes présents appar-
ticrment, dans la langue d'oc et dans la langue d'oïl, à
cette classe de mots qui, comme sa/ms, color^ sat'io
n'ont que la forme du régime. Si, par exemple, pla-
cens avait eu, ainsi que /«ir^, laron, ou emperere, em-
pereor^ les deux cas, les textes nous offriraient pour
le nominatif plais^ pour le régime plaisant; ce qui
n'est pas, plaisant exislant seui.
Ce môme dictionnaire de rimes donne verps^ lupus^
qui n'est pas dans luaynouard.
Dans les langues romanes, sans exception, la fmnle
adverl)iale est fournie, comme on sait, par le sub-
stantif latin mens, avec l'adjeclif au féminin. Le pro-
vençal, par une parlicularilé qui lui est propre, dit
égaleuicnt malament cl maUimens. Celte forme mala-
itt^iis \\v. peut élie qu'un nominatif; mais un nominatit
n'n riun i\ foire im, et un ttdvqi'ba provient ntoisalre*
GRAMMAinES PROVENÇALES. I3S
ment d'un ablalif. Il faut donc, je crois, voir en la
finale ens une corruption de la prononciation, due à
quelque mauvais usage.
Dans des travaux du genre de cet article, qui font
passer sous les yeux des lectures très-\ariécs, il est
bon de noter les cas qui paraissent singuliers. Tel est
le mot cahics, qui est rapporté dans le Donat^ avec le
sens de curtiim hahens vïsiim^ et qui d'ailleurs n'est pas
dans Roynouard. Un tel mot avec un tel sens ren-
ferme, ce semble, le radical /wc, qui signifie voir, et
(jui existe dans le français reluquer. Si cela est, le pré-
fixe ca devra être considéré comme une particule péjo-
rative. Cette conjecture, au cas où elle prendrait de la
consistance, pourrait servir à interpréter quelques
mots obscurs de la langue d'oïl. Le patois du baut
Maine a caîorgne^ borgne, qui parait formé de ca et
lorqner.
Les rapprochements font les explications. Apprendre
par cœur, savoir par cœur est, en français, une locu-
tion qui, n'ayant ni tenants ni aboutissants, présente,
pour peu qu'on s'y arrête, quelque chose d'insolite;
que fait le cœur en ceci? Mais prenez le provençal, et
i'inlermédiuiie qui manquait est donné; là le mol cor
signilie non-seulement le cœur, mais encore lame
tout entière dans laquelle est incluse la nu''moire. En
vostre cor dcveiz saber ifue tait li adjecliu comun — En
voire cœur vous devez savoir que tous les adjectifs com-
muns.... Ndlre par cœur est expliqué par cet en vostre
cor.
M. Gncssai'd, dans sa prélaf'e, dit au sujet des règlea
dcr, f;as [urninli':efl pnr so9 yrammniricns i « Il est irtî»
4S6 GRÂMMAIHES PROVENÇALES.
possible d'admettre que toulc cette théorie compliquée
a été imaginée de dessein prémédité pour le but
presque frivole qu'on lui assigne et qu'elle n'atteint
pas. Je ne vois dans la théorie de nos deux grammai-
riens qu'une application maladroite et forcée du prin-
cipe latin de la distinction des cas par la terminaison.
Cette imitation est défectueuse; car elle n'est que par-
tielle; elle a été instinctive dans l'origine, et n'a eu
d'autre cause que la prononciation. Plus lard, lorsque
la langue parlée est devenue langue écrite, on a régu-
larisé et érigé en système ce qui n'était d'abord que le
résultat d'une habitude, d'un usage imposé, pour ainsi
dire, par la langue latine. » Je suis tout à fait d'ac-
cord avec M. Guessard pour soutenir que le système
retracé par les deux grammairiens n'a point été in-
venté par eux; ce qui est imaginaire chez eux, c'est
d'avoir cru trouver six cas en provençal comme en
latin; ce qui est réel, c'est d'avoir exposé les règles
qui gouvernaient les deux cas existants dans la langue
d'oc. Mais le reste du passage de M. Guessard ne me
parait pas suffire à donner une idée exacte des faits
grammaticaux qui se sont accomplis. La langue d'oc
et la langue d'oïl sont des langues à deux cas; com-
ment se fait-il qu'elles le soient, pendant que litalien
et l'espagnol ne le sont point, c'est une question dont
j'ai ailleurs essayé d'exposer la solution ; ici je veux
seulement noter sous quelles conditions ce caractère,
qui est incontestable, est provenu du latin, les deux
cas constituent une sorte de déclinaison en m-.niature.
Deux principes y ont présidé: un principe de tradition et
un principe d'analogei. Le principe de tradition émane
GHAMMAIRES PROVENÇALES. 437
du latin et se divise en deux formes : première forme, là
où le nominatif latin avait une s, le nominatif en langue
d'oc et en langue d'oïl a conservé celte lettre : canis,
chiens; rex, m<{, etc.; etle régime l'a perdue comme en
latin, canem, du *•, regem^ roi (notez que les noms neu-
tres de la deuxièm. 'léclinaison furent assimilés par la
langue aux noms en us de cette même déclinaison);
deuxième forme, là où, la déclinaison latine s'allon-
geant changeait d'accent, l'accent détermina, dans les
langues d'oc et d'oïl, le nominatif et le régime : impe-
râtoi\ emperere; imperatôrem, empereor; lâtro^ 1ère;
latrônem, laron, etc. Mais, en ceci, il y eut, comme je
l'ai dit plus haut, dérogation pour les noms en io,
ionis, as, atis, us, utis; et, d'autre part, certains noms
neutres comme cor^ tordis^ ne se prêtèrent pas non
plus à des formations qui, par une dérivation régu-
lière, représentassent la déclinaison latine telle que
la concevaient la langue d'oc et la langue d'oïl. C'est
alors qu'intervint le principe d'analogie; et, tandis
que oraison, bontet, salut étaient, étymologiquement,
des cas régimes sans nominatifs correspondants, ces
langues, qui se sentaient langues à deux cas, y créè-
rent, par une hardiesse grammaticale, un nominatif
en fixant à ces deux régimes l's, qui les transforma.
Les ressources qu'offraient soit l's, soit le changement
d'accent, firent défaut pour les noms féminins en a de
la première déclinaison latine; rosa, rosam ne four-
nissaient point de distinction appréciable par les
moyens dont disposaient la langue d'oc et la langue
d'oïl, et rose fut aussi bien nominatif que régime.
Mais, arguer de celte défectuosité qu'une vraie décli-
458 GUAMMAIUES PI'.OVENÇALES.
naison manque aux deux langues romanes qui tien
nent, entre le latin, d'une part, l'ilalien el l'espagnol,
d'autre part, une position intermédiaire si digne d'être
étudiée, ce serait une conclusion injustifiable; autant
vaudrait dire que l'allemand n'a pas de déclinaison,
parce que les moismutter^ tochter el autres semblables
restent les mômes à tous les cas du singulier.
Pour la règle du nominatif et du régime, Rnymond
Vidal recommande l'observation de la grammaire,
mais il reconnaît que le vulgaire la viole souvent •
« Si l'on disait : lo cavalier es vengut ou mal mi fes la
caval^ ce serait mal dit, car le nominatif singulier doit
s'allonger, quoique tout homme dise habituel le-
ment : pus vencjut es lo cavalier ou mal mi fes lo caval.
Au nominatif pluriel on doit abréger, bien que tout
homme dise en bien des occasions : verujiit son las
cavaliers ou mal 7ni feron los cavals. » Sur quoi M. Gués-
sard remarque : « Ces passages prouvent bien claire-
ment que le procédé grammatical n'était pas fort
populaire, et que le mérite n'en était pas apprécié par
tout le monde. Or, à coup sûr, s'il avait été d'une
utilité notoire pour la clarté du langage, on y aurait
eu recours instinctivement. » Ce que M. Guessard
signale est vrai, à savoir qu'alors l'usage vulgaire était
sujet à négliger la règle des deux cas ; et l'usage la
négligea tellement que, dans le quatorzième siècle,
elle disparut firialement de la langue d'oïl et, sans
doute aussi, de la langue d'oc; que ces deux langues,
qui se distinguaient de l'italien et de l'espagnol par
les deux cas, perdirent ce caractère; et que les quaire
grands idiomes romans devinrent grammaticalement
GRAMMAIRES rROVENÇALES. 439
semblables. Celte tendance a dû être visible dès la fia
du treizième siècle; nos deux grammairiens la consta-
tent on la blâmant, et les manuscrits en fonl foi de leur
côté. Mais je ne puis de même souscrire à ce que
M. Guessard objecte, quand il dit que, si la règle des
deux cas avait été utile à la clarté du langage, on y
aurait eu recours instinctivement. C'est conlbndreles
époques et les procédés. Dans une langue à cas, et pen-
dant l'époque où le peuple qui la parle aie sentiment
de sa giammaire, le besoin delà clarté oblige à obser-
ver exactement les conditions que les désinences expri-
ment. Mais dans une langue dont les déclinaisons se
défont et à l'époque de la transition, où le sentiment
d'une telle grammaire se perd de plus en plus, le
besoin de la clarté, bien loin de reconslitucr les cas
et de remonter vers des formes qu'on abandonne,
conduit incessamment à la désuétude des flexions signi-
iicatives. Ainsi, dans le latin, tant qu'il fut intact, il
fallut, pour être clair, décliner régulièrement; mais,
quand vint la corruption d'où sortirent les idiomes
romans, il fallut, pour être clair, en langue d'oïl et en
langue d'oc, sur les six cas latins faire abandon de
quatre, et ne conserver que le nominatif et le régime;
et, à une époque plus avancée encore de décadence,
il lallut, pour continuer à être clair, faire un pas de
plus dans la même voie, et finalement sacrifier les
deux cas subsistants; état grammatical auquel l'espa-
gnol et l'italien élaient arrivés auparavant, eux qui ne
connurent pas la syntaxe des deux cas.
En étudiant avec attention les manuscrits en langue
d'oïl, on parvient non-seulement à discerner d'une
440 GRAMMAIHES PROVENÇALES.
façon positive les principales règles de la grammaire,
mais encore à se convaincre que les copistes, du moins
les bons copistes, avaient appris h écrire les lexlcs
avec une certaine correction. C'était un enseignement
qu'on peut, à bon droit, nommer grammatical; mais
cet enseignement, sans doute oral et traditionnel,
n'est pas arrivé jusqu'à nous. Il nous est arrivé pour
la langue d'oc; et les deux grammairiens de M. Gues-
sard peuvent nous en tenir lieu en langue d'oïl; car
telle est la ressemblance des deux langues que, sans
difficulté, on fera servir la grammaire de l'une à l'autre;
te qui ne pourrait se dire, par rapport à ces deux lan-
gues, des grammaires de l'italien et de l'espagnol.
Quelque juste confiance qu'on doive avoir dans la com-
paraison des textes, dans l'analogie et la grammaire
générale, cependant les documents émanés des aulo-
rités indigènes et contemporaines tiennent toujours le
premier rang ; il n'y a point à contester contre eux ;
et quand même on réussirait, en l'absence de leur se-
cours, à retrouver l'ensemble des règles générales et
de la syntaxe, eux seuls peuvent conduire avec sûreté
dans les détails, dans les voies détournées, dans les
exceptions. C'est ainsi qu'indépendamment de nos
deux grammairiens, il aurait été impossible d'affir-
mer que les adjectifs en provençal et, peut-être aussi,
en langue d'oïl, pouvaient être employés neutralement,
et ne prenaient pas alors l'.s caractéristique du nomi-
natif; latinisme dont ils nous ont révélé la persistance.
Depuis longtemps, l'étude des textes m'a donné la per-
suasion que la langue d'oïl (c'est d'elle que je me suis
le plus occupé, mais ce que je dis s'applique sans ré-
GRAMMAIRES PROVENÇALES. 441
serve à la langue d'oc) est régie par une grammaire
que les éditeurs de textes ne doivent pas perdre de vue.
La publication qu'a faite M. Guessard ôte toute espèce
d'appui à l'opinion contraire ; la grammaire de la
langue d'oïl et de la langue d'oc n'est point une hypo-
thèse ; dans le treizième siècle, deux auteurs en ont
tracé les traits principaux. Ainsi, sans entrer aucu-
nement dans les conjectures et en se tenant stricte-
ment dans le champ de la grammaire positive, on doit
recommander aux éditeurs de nos vieux textes de
prendre en considération l'âge des auteurs (plus ils
sont anciens, moins on doit craindre de leur attribuer
les formes régulières); de comparer les manuscrits
(parmi les variantes, il faut donner la préférence à
celles qui concordent avec la grammaire); et, quand
les variantes font défaut, de corriger, d'après les rè-
gles de la langue, les fautes manifestes, tout en tenant
grand compte des irrégularités et des licences de la
poésie et sans doute aussi de certaines habitudes de
temps, de lieu et même de manuscrit. Ces conseils ne
sont pas autres que ceux de Hugues Faidit et de
Raymond Yidal, autorités qu'on ne peut écarter.
XIIÎ
LIVRE DES PSAUMES
SoMMAinE [Journal des savants, août 1861). — Ce Livre des psaumes
est une traductioa faile dans le douzièiDO siècle; la langue en est ex-
cellente, le niaïuiscril très-correct; c'est donc un bou thème d'étude
urammalicale, il est écrit eu dialecte normand.
Bossuct,entete d'une de ses plus célèbres oraisons, a
mis ce verset, tiré du deuxième psaume : Et nunc^reges,
inteUlgite; erudimini, qui judicatis terram; traduisant :
« Maintenant, ù rois, apprenez; instruisez-vous, juges
de la terre. » Il y a sept cenls ans qu'un humble et
anonyme prédécesseur de Bossuet traduisit ce verset
en un français (car c'était bien dès lors du bon et vrai
français) qui ne fait aucun déshonneur à l'original :
« Et hore, vus reis, entendez; seiez apris, vus chi ju-
giez la terre. » On ne sera pas, non plus, mal satisfait
des premiers versets de ce môme psaume : « i. Pur-
quei frémirent les genz, et li pople purpenserent
vaines coses? 2. Li rei de la terre estourent, et li prince
sei assemblèrent en un, encontre nostre Seignur et
encunlre sun Crist. 5. Derumpuns les lur liens, e de-
getums de nus le juh de els. » Frémirent ne vient pas
de fremuerunty comme on serait porté à le croire;
LIVRE DES PSAUMES. 445
fremueriint aurait donné freindrent^h langue d'oïl, en
ces cas, supprimant Vu ou le prononçant comme le y
et abrégeant 1'^, fremvérunt; mais il vient d'une foime
hi\rh?iTe fremisco^ fremivï. Il ne serait pas nnpossible
qu'à côté de frémir on ne trouvât freindre de (réméré;
c'est ainsi qu'avec geindre^ de gemere^ on a f/emir, pro-
venant d'une forme allongée. Quant à^sfoî[?'é?»^ il ré-
pond au latin steterimt, les langues romanes ayant
suivi l'irrégularité latine de stare et fait à ce verbe un
prétérit irrégulier. ,
Je cite encore : « l.Sire, chi habiterai el tuen taber-
nacle, et chi reposerai eltuen saint mont? 2. [Celui] Chi
entre senz tache e ovrel justice; 5. Chi parolet veritet
en Sun cuer, chi ne fist tricherie en sa langue; 4. Ne
fist à sun proesme mal, e obprobre ne receut envers ses
pruesmes (p. d4). » Pruesme est le latin proximus;
nous disons aujourd'bui prochain^ qui, d'ailleurs, est
aussi de lancienne langue.
Je continue à donner des échantillons de la prose du
douzième siècle : « 5. Des que à quant li peccheur, Sire,
seglorieront?4.Parleruntetdirruntfelunie, parlerunt
tuit chi ovreiit torçunerie? 5. Le tuen pople, Sire, hu-
milièrent, et la tue heredilet travaillèrent. 6. La vedve
e l'adventiz ocistrent, et les orfenins ocistrent. 7. E
distreni :Ne verra li Sire, no n'entendra li Deus Jacob.»
(P. 157.) Adventiz^ c'est l'étranger, de adventilius;
torçunerie signifie exaction cl répond à une forme
barbare tortionaria, dctortio, torture, tourment.
« 12. Les estatucs des gens argent el or, ovres de
mains de humes. 15. lUiclie unt, elne parlerunt; oilz
unt, et ne verrunl ; 14. Oicilles unt et ne orrunt ;
444 LIVRE DtS PSAUMES.
iiiu'ille uni, o ne odererunt; 15. Mains unt e ne tas-
leninl; piez unt, e ne irunt. » (P. 126). Il est inutile
de noter qu'il n'y eut aucune vulgarité à dire estatues;
c'est nous, gens d'à présent, qui avons besoin d'excuse,
enfreignant pour statue et quelques autres la règle
d'euphonie française qui a mis le épenthétique dans
les mots de ce genre : estât, espée, espérer^ esteindre,
estreindre^ etc. On remarquera odererunt; ce verbe,
qui n'est pas dans le Dictionnaire de l'Académie, a été
remis en usage sous la forme de odorer, par le lan-
gage technique, qui en a eu besoin à côté de flairer.
« 1 . Sur les flums de Babylone,iluecseïmes e plora-
mes, démontres que nus recordiumsdeSion. 2. Es salz
[saules], elmilliude li,suspendimesnozorganes.5. Kar
iluec demenderent nus, chi chaitis menèrent nus, pa-
roles de canz. 4. E chi menèrent nus : Loenge cantez
à nus, des canz de Syon. 5. Coment canterum nus le
canl del Segnor en estrange terre? 6. Si je oblierai tei,
Jérusalem, à obliance seit dunée la meie destre;
7. Aerde la meie langue as meies jodes, si meine re-
memberra de tei.» (P. 213.) Au lieu de organes^ il au-
rait fallu orgues, organum en latin ayant l'accent sur
or; mais le traducteur, trouvant organum mal rendu
par orgue, se contenta de franciser le mot latin, sans
pouvoir, pas plus qu'on ne le put du moment qu'on
fut hors de la période d'origine de la langue, repro-
duire l'accent latin ; cette remarque explique la pré-
sence, dans les plus vieux textes même, de mots latins
simplement francisés, sans aucun égard à l'accentua-
tion latine. L'accentuation latine, qui régla la forma-
tion primordiale des vocables français, perdit tout
LIVRE DES PSAUMES. 445
droit et loule influence dès que l'acccntualion fran-
çaise, à son tour, eut été établie. Aerde la meie
langue^ Ont : Adhœreat mea liufjua.
Le Psautier dont je viens de citer quelques lignes
appartient au dialecte normand. On a pu s'en aperce-
voir en voyant les formes reis pour rois, purqiiei pour
pourquoi, seiés pour soyez, etc. Cette provenance est
confirmée par les imparfaits : « Il apelowent le Se-
gnur, e il meisme exoeit els; en la columne de la nue
parlot à els. » (P. 145.) Le dialecte normand, contrai-
rement aux autres dialectes, distinguait par deux for-
mes spéciales les imparfaits abam et ceux en ebam;
cette distinction est observée ici, d'une part dans ape-
lowent el parlot, d'autre part dans exoeit (exaudiedat) .
Les langues romanes, au début, furent très-pauvres;
elles n'eurent de mots que pour les communications
les plus vulgaires, les hautes parties restant dévolues
au latin. Mais quand ces hautes parties passèrent enfin
dans leur domaine toujours croissant, il fallut qu'elles
s'enrichissent, soit par le propre développement de
leurs éléments, soit en puisant, par un droit d'héri-
tage, dans le trésor de la mère commune. De ces enri-
chissements, on en a une trace dans notre Psautier.
Les mots innocent, innocence n'existaient point dans le
parler vulgaire; aussi, quand le traducteur rencontre
innocens, innocentia, il est embarrassé, et il prend le
parti de les décomposer en leurs éléments : nonnui-
sant, nonnuisance : « Je laverai entre les nunnuisanz
mes mains,... je à certes en la meie nunnuisance sui
entré... (P. 31.) Li quels munterat cl muni de nostre
Segnur, et li quels esteial el saint liu de lui? li nun-
440 LIVRE DES PSAi;MKS.
Jiiiisnnz p;ii' mniris e net de cueur, clii no rcceut en
vain la sue anetne e ne jurât en Iricherieà son proismo.»
(P. 28.) Mais ailleurs il francise le mot latin : « Ot
[avec] saint tu seras sainz, et otlioine innocent lu seras
innocent... (p. 20); juge moi, Sire, siilunc la rnoie jus-
lice et sulunc la meie innocence. » (P. 7.)
Plus un texte est ancien, plus on y trouve de mois
d'origine latine qui sont tombés en désuétude, et ont
péri pour la langue subséquente. En voici quelques-
uns qui m'onl paru particulièrement rares : Nous di-
sons avoir faim , avoir soif, locutions composées,
lourdes, peu commodes et peu élégantes, et pour cba-
cune desquelles il serait si bon d'avoir un seul mot. Ce
seul mot, rancionne langue l'avait : fameiler, pour
avoir faim {Li riche besuignerent e fameilerent, p. 42),
et sezeler pour avoir soif {sezehi la meie aneme à Deu
fontaine vive, p. 55). Sezeler repond à un verbe siti-
culare qui n'est point latin, du moins dans les te.xtes
conservés, mais qui est formé sur le modèle de Y^id-
](ic[\^ silicuîosiis.
Dans le Psautier on rencontre plusieurs fois un ad-
verbe ampleis, qui, avec la négation, signifie|)«s dcivan-
taije. ne... plus : « Ne serai nioii atnpieis » (p. 79),
c'est-à-dire je ne serai mû ou ému davantage. Il ré-
pond exactement au latin ampHus pour le sens, mais
non pour la forme ; et si on veut le retrouver, sens et
forme, il faut recourir à un comparatif adverbe «m-
pliatins, fait de ampliaUis, sur le modèle do amplius.
Je lis, page 111, le verbe maluer avec le sens de
souiller : cî Deus, vindrent genz en la tue bereditot,
maluerent le tuen saint temple.*, » Ce «ctnblç être, en
LIVRE DES PSAUMES. 44?
raison du sens, le verbe maculare; pourtant on doit
dire que, si cela est, la formation en est tout à fait
irrégulière, maculare devant donner mailler, comme
macula w donné mf/i//d, Xu bref disparaissant. Cepen-
dant il ne faut pas se hâter de révoquer en doute celte
foi'indtion, et de songer à quelque autre ctymologie;
en effet, de maculare, le portugais a fait înagoar; ce
qui prouve que Vu a pu se déplacer et venir précéder
la finale : malu-er^ mago-ar. Il n'existe de difficulté
d'aucune espèce pour calim : « Nue e calim en l'avi-
runemenl de lui. » (P. 141.) C'est, sans conteste, le
latin calufinem.
Ce ne sont pas les seules raretés qu'offre notre Psr/w-
t'icv; il faut ranger comme telles ces prétérits en is, it,
qu'il termine très-fréquemment en ïes^ i^/; par exemple,
in venelles, tu confnndies^ il deperdiet, page 58; il es-
tendiet, page 7'2; il atendiet, page 84; il entendiet,
page M6, et il entendierent, page 117; il respondiet^
page 147; il espandiet, page 157, et il espandiereut^
[VALC 112; il derumpiet, page 157, et tu derumpies,
|;agei79; il descendiet ^ page 255. A côté de cette forme,
on trouve aussi la forme oïdinaire en i simple. Il fau-
drait rencontrer ces prétérits dans des vers pour sa-
voir si cet e comptait pour une syllabe séparée, ou fai-
sait avec l'i une diphtliongue La dérivation des prété-
rits en i est trop bien assurée pour que cet e y change
rien; seulement il reste inexpliqué, à moins qu'on n'y
voie la représentation complète de la finale latine :
ii\s=:ivisti^ iet = ivit, tandis que, dans la formation
ordinaire, la finale latine est tronquée. S'il en était
quibI, la forme te«« iet serait^ étymologiqucmcnt, plui
448 LIVRE DES PSAUMES.
ancienne que Ja forme ts, it, laquelle suppose la con-
traction de ivisti, ivit^ en une syllabe unique et ac-
centuée. On n'arguera pas là contre dcdesceudiet, de-
rumpitt, etc.; ce ne sont pas, il est vrai, cKs v(M'hcs eu
ivi^ mais ce sont des verbes conjugués dr)....s !a kmgue
d'oïl sur ce modèle; car il descendit ne peut venir du
prétérit latin descendit^ qui aurait donné il desceiit,
comme finxit a donné il [ainsi : « Chi planta oreille,
nen orra? chi fainst oil, n'esguarde? [celui qui planta
l'oreille n'entendra-l-il? celui qui forma l'œil ne
voit-il?] » (P. 157.)
Dans ce verset du psaume 12 : « La tue verge e li
tuns bastuns, els me confortèrent » (p. 28), els est
évidemment le sujet du verbe confortèrent ; ipomiiMii
il a la forme d'un régime. D'où vient cette discordance
entre la Ibrme et l'emploi? Il faut se référer au pro-
vençal, pour trouver un usage pareil; non que je
veuille dire que la langue d'oïl, et spécialement le dia-
lecte normand, a fait ici un emprunt au provençal;
mais les connexions entre la langue d'oïl et la langue
d'oc sont telles que même les cas particuliers et les
exceptions coexistent des deux parts. // ou el sont cer-
tainement, au sujet, la seule llexion correcte dans les
langues qui, comme la langue d'uïl et la langue d'oc,
ont deux cas, l'un pour le nominatif et l'autre pour le
régime. Mais, dans les langues romanes qui n'eurent
pas de cas (laissant ici de côté l'italien egli), la flexion
qui demeura en usage fut celle du régime : catalan ells,
espagnol ellos, portugais elles. C'est un usage de ce
genre qui, s'établissant dans le domaine espagnol, eut
aussi sa raison de pénétrer dans la langue d'oïl et dan?
LE LIVRE DES PSAUMES. 449
la langue d'oc, mais qui y fut tenu comme exception
et comme irrégularité, tant que la grammaire à
deux cas y prévalut.
C'est encore une simultanéité avec le provençal, non
un emprunt, que l'on apercevra dans l'adjectif rn«/i'(?,
mulvée : «Malvées sunl ses veies en tut tens (p. 10); en
veie noient malvedc. » (P. 144.) Cet adjectif a sans doute
un sens très-voisin demauvais; mais il en est, étymo-
logiqucment, très-éloigné. C'est Tadjeclif provençal
maluat^ que Raynouard a eu tort de confondre avec
mauvais ; en eflet mauvais comporte une s qui n'est pas
(\i\ns malvé, et il fait, au féminin, mauvaise ^ tandis que
malvé{''à\[ malvée. Au reste, cet adjectif n'est pas borné
au provençal et au français; on le trouve dans le ca-
talan malvacl, dans l'espagnol et le portugais malvado.
D'après Dicz, m alvé est une syncope de mal-levé^ mal-
élevé; étymologie qui ne parait guère acceptable.
M. 3Ieyer pense que c est le participe passé du verbe
maluer que nous venons de voir. Il est certain que, ies
manuscrits ne distinguant pas Vu du v, on peut lire
maivé dans le français et malvat dans le provençal. Les
vers, si on en trouve où ce mot soit employé, montre-
ront s'il faut lire malvé en deux syllabes, ou malué en
trois, et si la conjecture, est bonne.
M. Francisque Michel a mis un accent sur bues :
« Tûtes choses tu suzmisis suz ses piez, oeiles e tuz
bués)) (p. 8) ; et sur enfes : « E tu enfès, prophète del
Tres-IIalt seras apelet.» (P. 252.) Ces accents sont fau-
tifs ; il est maintenant prouvé que le groupe de lettres
ne est l'équivalent ancien du groupe actuel eu ; il l'est
aussi que, dans eufes^ la syllabe feéia'û muette. Cela
450 LE LIVRE DES PSAUMES.
csl établi, et je n'y serais pas revenu, s'il n'y avait lieu
d'étendre l'observation à un mot qui, à ma connais-
sance, n'a pas encore été discuté. 11 s'agit du mot fémi-
nin ])^;/sd. ayant le sens de pensée. M. Francisque Michel
y met un accent : « Je à certes dis el trespas de la meio
pensé : sui jetet de la face de tes oilz.» ;P.58.) Pensé
ne peut pas être un nom féminin , cela va sans dire, si
on le prend pour un participe passé; il faudrait donc
le prendre comme un nom féminin en é, tel que cité^
bonté, etc. ; mais, étymologiquement, il ne rentre dans
aucune catégorie de ces mots. L'accent est donc une
addition malheureuse qui le défigure ; tandis que, mis
sous la forme de pense, on y reconnaît un de ces nom-
breux substantifs verbaux propres aux langues ro-
manes et sur lesquels M. Eggera, dans un intéressant
mémoire, appelé récemment rattention.
J'ai beaucoup cherché dans les anciens textes, sans
jamais le rencontrer, notre mot bélier^ qui ne paraît
pas, dans la langue, plus ancien que le seizième ou le
quinzième siècle. C'est aussi en vain que j'ai feuilleté
le Psautier , oùje savais que je devais trouver aries et
un équivalent français. Cet équivalent est, pour le
temps dont il s'agit, mouton : « Monz, vos esledeçastes
sicume multum, e tertre sicume li aignel des oeilles.»
(P. 175.) Et ailleurs: « Aporlez al Segnur, filz Deu,
aportezalSegnur les filsdesmultuns.» (P. 34.) Simon-
ton dérive, comme le veut Diez, de mulilus et signifie
dés lors l'animal châtré, l'avoir employé pour traduire
aries est la preuve que le mot propre manquait; il est
heureux que, beaucoup plus tard, un emprunt, fait
probablement à nos provinces du nord, qui^ elles» mm
LE LlVIiE DES PSAUMES. 45t
doute, tivaicnt ici emprunté aux langues germaniques
du voisinage, aient comblé par bélier une aussi regret-
table lacune.
Je rencontre, p. 174 : «Que ilaliutlui otprinces, et
les princes de sun puple. » Cherchant à déterminer ce
qu'est alint, j'y reconnais d'abord un subjonctif; le t
l'indique, et il est formé comme tant d'autres, par
exemple : « Li Sire le purguart e vivifit lui (p. 54);
Nostre Sire aiude porta lui sur le lit de sa dolur (ib.);
Esdrest sei Deus et seient départit li enemi de lui.»
(P. 85.) Les verbes purguart, qu'il garde, vivifit^ qu'il
vivifie, port, porte, esdrest, redresse, sont au subjonc-
tif, suivant la régie de l'ancienne conjugaison, qui éta-
blissait ainsi la différence entre le présent du subjonc-
tif et le présent de l'indicatif. Revenant à alhit, on voit
dés lorsqu'il répond au latin ciUocel; Vi s'explique par
une épenlhèsequi l'intercale souvent, et qui, en par-
ticulier, de locus, radical de allocare, a produit lieu.
Cela fait, je recourus au texte latin pour vérifier si mon
analyse avait été exacte, et j'y trouvai: « Ut collocet
eum cum principibus, cum principibus populi sui. »
Le Psautier présente fréquemment la particule ne-
des: « Kar nedes je rejehirai à leies vaissels de salme
la tue vérité.» (P. 93.) Et un peu plus bas: «Mais ne-
des la meie langue tute jurn purpenserat la tue jus-
tise.» (Ib.) En en faisant l'étude parles divers passages
où elle est employée, on reconnaît que c'est simple-
ment une autre forme de la particule iieis ou nés, l>ien
comme dans la langue d'oïl et dans la langue d'oc, et
qui signifie même.
Entre uedeë et ttet«) nedifs est la forme archaïque et
452 LE LIVRE DES PSAUMES.
neis la forme moderne, et c'est la forme archaïque qui
a un rf intercalaire. Bien des traces témoignent que la
trôs-ancicime langue avait plus de consonnes intermé-
diaires que n'en a eu la langue suivante du douzième
et du treizième siècle ; ce fut dans ces siècles qu'elle
devint particulièrement amie du concours des voyelles
et qu'elle eut un caractère tout spécial entre le parler
primitif, qui avait conservé mainte consonne latine de-
puis disparue, et le parler du quinzième siècle, qui est
le nôtre et dans lequel les deux voyelles concourantes
se contractèrent en un seul son : mûr de meûr, et ainsi
du reste. Alors aussi on écrivit et on prononça (cela
est démontré par la mesure des vers) en deux syllabes
pense on^ donne on, ce que nous écrivons et prononçons
en trois : pense-t-on, donne-t-on. Au seizième siècle on
garda l'ancienne orthographe sans t; mais les gram-
mairiens de ce siècle nous avertissent qu'il ne faut pas
se laisser tromper par l'apparence et que la prononcia-
tion fait entendre un t. Génin pensait que ce t était une
lettre euphonique; mais, avec la iilialion que l'on peut
suivre, il n'y a aucune raison pour n'y pas voir le t de
la troisième personne, que la langue archaïque inscri-
vait, que la langue moyenne effaça quand elle s'éprit du
concours des voyelles, et qui reparut au seizième siècle,
sans doute conservé dans quelque coin du parler popu-
laire et remis en honneur par des circonstances que
nous ignorons.
Le verset 9 du psaume lxxxix est dans le texf e latin :
« Anni nostri sicut aranea medilabuntur. » Je n'ai
pas à chercher quel en est le sens; je rcmarciuc seule
ment qu'en latin aranea signihe à la fois araignée e\
LE LIVUE DES PSAIMES. 455
loile d'araignée. C'est avec le sens de toile d'araignée
que noire Psautier a mis : « Li noslre an sicume
irainede serunt, » el c'est avec le sens d'araignée qu'un
autre manuscrit, cité en variante, met sicume iraine.
En effet, il ne faut pas que l'usage actuel et fautif
nous fasse illusion : irainede ou irainée ou aragnée et
iraine ou aragne ne sont pas synonymes dans l'an-
cienne langue ; irainée ou aragnée ne vient pas, ne peut
pas venir de aranea, où l'accenl est sur ra ; c'est
aragne (\\\\ envient; mais il dérive d'un participe,
araneata^ sous entendu tela : toile faite par l'aragne.
Le pronom relatif qui a, dans le Psautier^ la même
forme et le même emploi qu'aujourd'hui, sauf en des
exemples comme ceux-ci, peu nombreux à la vérité :
« Et les choses qued eissent de mes lèvres, ne ferai
vaines (p. i29) ; cume le fust qued est planlet dejuste
les decurs des evves. » (P. 1.) Ces exemples prouvent
que la vieille langue ne s'était pas complètement dé-
gagée de ridée d'un neutre, au moins pour certains
pronoms ; et parfois il lui semblait qu'elle commettait
un solécisme en suivant pleinement la conséquence
de son principe : l'abolition du neutre.
Le manuscrit qu'a publié M. Francisque Michel est
remarquable par sa grande correction. L'éditeur l'a
reproduit avec la scrupuleuse exactitude qui lui est
habituelle et que le texte méritait. Il est difficile d'y
trouver des fautes. En voici pourtant trois, aperçues
à grand' peine : « Aient le Segnur, barnillent fai, e
seit confortet li tuens cuers (p. 53) ; » lisez barnilment^
comme cela est dans la variante (M. Francisque Michel
a mis, au bas des pages, d'utiles variantes empruntées
454 LE LIVHK DF.s l'SAMMKS.
à de Ircs-ancicns niaiiusciils), et comme, même sans
variante, on aurait lait la reslitiilion, car le mot se
trouve un peu plus loin écrit C()ri'(;(l(.'nierit : « Burnll-
ment laites, et seit conCortet voslrc ciicr, tuit chi es-
pérez el Segnur. » Daniilment est un adverbe régu-
lièrement formé de l'adjeclif barnil, qui dérive de
baron; de sorte que cet adverbe signifie courageuse-
ment ^ vaillamment., en baron.
«L'ovre que tu auras enlur jurz e es jurz anciens.»
(P. 57.) Il faut lire ovras., de l'ancien verbe ovrer.,
du latin operari; cela est sans difiiculté. D'ailleurs, la
variante a ovras.
« Scient confundut e recluté li querant la meie
aneme. » (P. 95.) Au premier abord, ce participe r^-
(luté., qui ne s'explique pas ici, me parut une faute, et
je pensai qu'on pouvait le corriger en rebuté., d'autant
plus que le verbe rebuter n'est pas étranger au Psau-
tier : « Esdrece-tei ; purquei dorz-tu, sire? Esdrece-
tei, e ne rebutes enfin. » (P. 59.) Mais la suite de la
lecture prouve que cette correction eût été une grave
erreur. En effet, on lit, p. 45 : « Vergundissent e re-
dutent ensembledement, chi s'esleecenl à mes maux;
Seient vestut de confusion e de redutance, chi mali-
gnes choses parolent sur mei. » Et p. 54 : « Seient
cunfundut e redutent ensembledement, chi querent
la meie aneme, que il la tolgent. » Ces passages
metlenthors de conteste la leçon reduter^ qui, d'ailleurs,
est confirmée par le texte latin des Psaumes, reverean-
tur, reverentia. Pourtant il y a une faute. En» effet,
ou bien le traducteur a pris rêver eaniur pour un verbe
passif, et il a mis le participe r^^^w'^/, ce qui exclurait,
LE LIVRE DES PSAUMES. 455
il est vrai, la faute de copiste, mais mettrait en place
une grosse faute de sons; ou bien il a donné ici,
comme dans les autres passages cités plus haut, à re-
vereri, une signification aclive, ce qu'on ne peut lui
contester, je pense, sans faire à sa connaissance du
latin un tort qu'il ne mérite pas; et alors le copiste
s'est trompé, et il faut lire redutent^ comme dans les
passages parallèles. Lu et le t ont été oubliés. S'il
avait voulu écrire un participe, il y aurait mis un f,
' redntet^ conformément à l'orthographe qui est con-
stamment suivie dans ce Psautier; exemple entre au-
tres : « Dementres que sunt fruisset li mien os. »
(P. 50.)
Ce Psautier, en raison de son antiquité et de sa cor-
rection, est un champ fécond pour l'étude de notre
vieille langue. Les quelques remarques que j'y ai gla-
nées n'ont d'autre but que d'appeler une attention sé-
rieuse sur ce monument. Ceux qui, s'intéressant à ce
genre de recherches, liront le Psautier, ne regrette-
ront ni leur temps ni leur peine. Je ne fais donc, je
pense, que devancer leur jugement en remerciant
M. Francisque Michel du soin avec lequel il a donné
son édition, et l'Université d'Oxford, de la courtoisie
généreuse avec laquelle elle a confié la publication
d'un livre français à un Français.
XIV
LETTRES DE LA REINE DE NAVARRE
Sommaire [Revue des Deux Mondes, 1" juin 1842). — Ces lettres de la
reine de Navarre sont écrites à son frère, le roi François I«^ Elles sont
un échantillon de ce qu'était le lani^age de la cour à ce moment. Mar-
guerite, outre qu'elle était une personne de haut rang et habituée aux
formes du grand monde, était aussi une personne amie des lettres et
lettrée elle-même.
La correspondance de Marguerite de Valois, que
vient de publier M. Génin, commence en 1521 et s'é-
tend jusqu'en 1549, c'est-à-dire deux ans après la
mort de François F^ Elle comprend donc en partie le
temps des guerres d'Italie et des progrès du protestan-
tisme en France, deux questionsalors pendantes qui, à
côté de détails privés, viennent souvent figurer d'une
façon indirecte dans les Lettres, et qui approchaient
d'une péripétie, l'une par un traité malencontreux,
l'autre par les persécutions. François F aurait diffici-
lement consenti à finir les guerres d'Italie par le traité
de Cateau-Cambresis, et Marguerite, sa sœur, eût fait
effort pour amortir les persécutions religieuses et la
résistance qui devait suivre.
Les grandes guerres d'Italie, entamées follement
LETir.tS D:; la KEINE de NAVAIUIE. 457
sans doiilc, fureiil encore plus follement terminées;
sans aucune nécessité, en pleine possession de la Sa-
voie et d'une partie de la haute Italie, le gouvernement
français fit à l'Espagne des concessions que des revers
considérables n'agiraient pu lui arracher, renonçant
même à la frontière des Alpes, qu'il n'aurait pas dû cé-
der puisqu'ill'avait, de sorte qu'après plus de soixante
ans de guerres et d'efforts, après tant de sang versé,
la France, par la faute de ses gouvernants, se trouva
à peu près au point où elle était quand elle fut engagée
dans la lutte; l'acquisition de Calais et de Metz fut le
seul résultat, et encore résultat accidentel , d'une guerre
aussi prolongée. Le gouvernement, dégoûté non moins
soudainement de l'Italie qu'il s'en était épris, laissa
s'échapper de ses mains ce qu'il était tenu de conser-
ver, et, comme un enfant qui s'est agité pour le seul
plaisir du mouvement, il se trouva satisfait d'avoir
guerroyé, d'avoir saccagé des villes, livré des batailles,
levé des Suisses, soudoyé des lansquenets; quant au
but qu'il s'était proposé, il n'en fut plus question. Tel
fut le traité de Cateau-Cambresis pour la période qu'il
ferme; celle qu'il ouvre est parfaitement caractérisée
par d'Aubigné, qui dit de ce traité, après en avoir
rapporté les clauses : « Voilà les conventions de la
paix, en effet pour les royaumes de France et d'Es-
pagne, en apparence de toute la chrestienté, glorieuse
aux Espagnols, désavantageuse aux François, redou-
table aux réformés; car, comme toutes les difficultés
qui se présentèrent au traité estoient estouffées par le
désir de repurger l'Église, ainsi, après la paix établie,
les princes qui par elle avoient repos du dehors tra-
458 LETTRES DE L\ REINE DE NAVARRE.
vaillôrcnt par émulation à qui Iraitcroil plus rudement
ceux qu'on appcloit lu-.rétiques; et de là nasquit l'am-
ple subjcct de quarante ans de guerre monslrueuse. »
En elîet, la lin des guerres élrangf'Tes fut le couimen-
cement des guerres civiles, lesque es, par des causes
différentes, eurent une même issue, c'est-à-dire que,
finies, elles laissèrent les clioses là où elles étaient au
point de départ. Protestants et catholiques se firent
pendant plus de quarante ans une guerre d'extermi-
nation; et quand les partis se furent réciproquement
épuisés, ou plutôt quand il se trouva à la tcle du gou-
vernement un homme qui se crut non pas chef des
catholiques, mais roi de France, alors intervint une
transaction qui ruina les prétentions exclusives des
deux partis : la France ne fut pas protestante, comme
îe voulaient les calvinistes, et les protestants ne furent
pas exterminés, comme le voulaient les catholiques.
L'homme qui futl'instrument de cette transaction,
Henri IV, était le petit-fils de cette Marguerite dont il
est ici question, et, chose singulière, son aïeule déploya
durant toute sa vie, relativement aux querelles reli-
gieuses qui dès lors commençaient à troubler la
France, des dispositions bienveillantes et des senti -
ûients élevés qui firent plus tard la force de son petit-
nîs. Les hommes, protestants ou suspects de l'être,
qui se recommandaient à elle par la culture des let-
tres, étaient sûrs d'avoir son appui contre les persé-
cutions, appui qui ne fut pas toujours (telle était la
rigueur des temps) assez puissant pour sauver du
dernier supplice ceux à qui elle l'accordait. Le person-
nage dont il est question dans la lettre suivante, écrite
LETTRES DE LA REINE DE NAVARRE. 45S
par MargLierile à Anne de Montmorency, en est un
exemple :
« Mon fils, depuis la lettre de vous par ce porteur,
j'ay receu celle du baillif d'Orléans, vous merciant
du plaisir que m'avés fiiit pour le pouvre Bcrquin,
que j'estime aultant que si c'éloit moy-mesmc, et
par cela pouvés-vous dire que vous m'avez tirée de
prison, puisque j'estime le plaisir fait à moy. » Voici
ce qu'était le pauvre Berqtiin., à qui Marguerite s'inté-
ressait avec tant de vivacité. Berquin (Louis), gen-
tilhomme artésien, était conseiller de François P';
on le disait le plus savant de la noblesse. Dénoncé
au parlement, en 1525, comme fauteur du luthéra-
nisme, il refusa de se soumettre à l'abjuration à la-
quelle il fut condamné. Sa qualité d'homme de lettres
le sauva pour cette fois. Retiré à Amiens, il se remit
à imprimer, à dogmatiser et à scandaliser. Nouvelle
censure de la faculté de théologie, nouvel arrêt du
parlement (1526). La reine de Navarre vint à son se-
cours par le moyen du grand maître Anne de Mont-
morency. Érasme conseillait à Berquin ou de se taire
ou de sortir de France; l'obstiné prêcheur ne voulut ni
l'un ni l'autre. En 1529, il fut repris et condamné au
feu... « Le vendredi xvi\jour d'avril, miWxxix, après
Pasques un nommé Loys Berquin, escuier, lequel,
pour son hérésie, a voit été condampné à faire amende
honorable devant l'église Nostre-Dame de Paris, une
torche en sa main, et illec crier merci à Dieu, à la
glorieuse vierge Marie, pour aulcuns livres qu'il avoit
faicts et desquels il vouloit user contre nostre foy, et
d' illec mené en la place de Grève, et monté sur ung
460 LETTRES DE LA HEIISE DE NAVARRE.
eschaffault pour monstrcr le dict Berquin, afin que
chascun le vist, et devant lui faire un grand feu pour
briisler tous les dits livres en sa présence, afin de n'en
avoir jamais nulle cognoissance ne nriémoire; et puis
mené dedans un tombereau au pillory et illec tourné,
et avoir la langue percée et la fleur de lys au front, cl
puis envoyé es prison de monsieur de Paris pour ache-
ver le demourant de sa vie. Et pour veoir la dicte
exécution, à la sortie du dict Berquin qui estoit au
Pallays, estoient plus de xx mil personnes. Et luy ainsy
condampné en appela en cour de Borne et au grand
conseil, par quoy par arrest de la cour du parlement,
le lendemain, qui esloit samedy xvn du dict apvril,
fut condampné à estre mis en ung tombereau et mené
en Grève, et à estre bruslé. Ce qui fut faict l'an et jour
dessus dict. »
Marguerite fut plus heureuse à l'égard d'un autre
de ses protégés, qu'elle recommande à Anne de Mont-
morency dans la lettre suivante : « Le boniiomme
Fabry m'a escripl qu'il s'est trouvé un peu mal à Blois,
avecques ce qu'on l'a voulu fascher par de là. Et pour
changer d'air, iroit voulentiers veoir ung amy sien
pour ung temps, si le plaisir du roi estoit luy vouloir
donner congié. Il a mis ordre en sa librairie, cotté les
livres, et mis tout par inventaire, lequel il baillera à
qui il plaira au roy. » Yoici l'explication de ce billet :
Jacques Fabry ou Lefebvre d'Étaples, après avoir visité
l'Asie et l'Afrique, revint à Paris et professa la philo-
sophie au collège du Cardinal-Lemoine. Des disserta-
tions théologiques qu'il publia, et la traduction du
Nouveau Testament, lui attirèrent des tracasseries; on
LETTRES DE LA REINE DE NAVARRE. 461
avait voulu profiler de l'absence du roi, prisonnier en
Espagne, pour perdre Lefebvre d'Étaples; mais Mar-
guerite obtint de son frère d'écrire au parlement, et
sauva le suspect. Lefebvre, qui s'était réfugié dans la
modeste place de bibliothécaire à Blois, sollicita son
congé, comme on le voit ici, par l'entremise de sa
prutectrice. La visite à ung amy sien n'est qu'un pré-
texte; il s'en alla à Nérac, oii il acheva tranquillement
sa vie, à l'âge de quatre-vingt-onze ans, en 1556.
L'appui que Marguerite donnait aux personnes sus-
pectes ou convaincues de ce qu'on appelait hérésie
jetait du doute sur sa propre orthodoxie. On l'accusa
de partager les opinions du protestantisme, et, si elle
n'avait pas été aussi haut placée, elle eût payé cher le
zèle qu'elle mettait à sauver les hérétiques. M. Génin
attribue ce zèle à la tolérance. La tolérance est une
vertu de nouvelle date, ignorée ou peu connue dans les
siècles qui nous ont précédés, et surtout dans le milieu
du seizième siècle. Catholiques et protestants étaient
persuadés que l'hérésie était le plus grand crime
qu'un homme pût commettre, et que les supplices les
plus cruels devaient être infligés à ceux qui s'en ren-
daient coupables. Les prolestants, faibles à leur début
comme toute insurrection naissante, firent une rude
épreuve de celte persuasion, et ils furent traités par
les catholiques comme les anciens chrétiens l'avaient
été par les païens. Le fer et le feu furent employés à
l'extirpation de l'hérésie nouvelle; et, au moment où
Marguerite se montrait si tolérante pour les novateurs,
les deux croyances étaient à l'égard l'une de l'autre
dans la môme disposition que ces deux villes de l'É-
162 LETTRES DE LA REINE DE NAVAIIRE
gyple dont parle Juvénal, et qui se haïssaient mutuel-
lement à cause de leurs dieux.
Inlft»' fjnitirnos vêtus atque antiqua simuKas,
Immorlale odium, et nunquam sanabile vulnus,
Ardet ad hue Coptos et Tentyra : summus utri nique
Inde furor vulgo, quod iiuniina vicinorum
Odit uterque lociis, quum solos crodat habendos
Esse deos, quos ipse colit.
Parmi les maladies de l'esprit humain, ce n'est pas
une des moins singulières et des moins tristes, que
celle qui lui a fait voir une question de criminalité
dans une question de théologie, un forfait dans une
dissidence, et un argument dans un bûcher. Jamais
l'égarement n'a été plus monstrueux. Un homme rai-
sonnable du dix-neuvième siècle a de la peine à se
représenter un magistrat laïque ou un prêtre faisant
torturer devant lui un homme qui refuse de croire au
purgatoire ou à la présence réelle, et finissant par le
faire brûler sur la place de l'Estrapade. Dans les Règles
sur les études des jésuites ^ il est dit que les élèves n'as-
sisteront au supplice d'aucun condamné, si ce n'est au
supplice des héiétiques, neque ad supplicia reonim,
nisi forte hxreticorum, eant. (Ratio atque institutio
studiorum Societatis Jesu^ Romx 1G06). Le sentiment
que je signale ne s'est peut-être manifesté nulle
part d'une manière plus repoussante que dans cette
phrase.
Qu'au milieu de ces fureurs et dans un tel état d'es-
prit MarguKîrite ait été tolérante comme on Fcnlcnd
depuis ledix-huilième siikle, cela est dillicileà croire.
Ci6lU tolt^ran^o ambrus^Q iaulua im opiniun^ relalivoi
LETTUKS DE LA HEINE DE NAYAP.UE. 463
aux choses religieuses; celle d'alors pouvait loiil au
plus aller de catholique à protestant, ou rcciproque-
menl do protestant à catholique. A cette époque, en
France, des esprits sages, des hommes savants, des
personnages éminents, avaient été trop choqués de
certains abus de 1 Eglise romaine pour se senlir ani-
més d'un zèle \iolent contre les novateurs, et, sans
vouloir embrasser la réforme, ils étaient disposés à
vivre en paix avec eux. Telles étaient sans doute les
dispositions de Marguerite; joignez-y beaucoup d'amour
pour les lettres, dans lesquelles elle était fort versée,
et beaucoup de bienveillance pour ceux qui les culti-
vaient, fussent-ils protestants; joignez-y enfin une
bonté et une douceur naturelles, empreintes dans ces
Lettres que vient de publier M. Génin. Chargée d'une
négociation auprès d'une dame fort entêtée, elle ré-
pond à Montmorency : « Vous connoissez ma condition
et la sienne (de madame d'Estouteville), sy différentes,
que ce n'est jeu bien party; car de défaire l'opinion
d'une femme que personne n'a sceu gaaigner par une
que vous sçavez qui s'est toujours laissé gaaigner à
tout le monde^ si Dieu n'y faict miracle, je n'y voy
nulle bonne issue. » La reine de Navarre s'est dé-
peinte en ce peu de mots : douceur et intelligence,
c'est ce qui se montre en cette phrase et dans toute sa
cori'ospondancc.
« Le vif intérêt, dit M. Génin, la protection efficace
dont Marguerite favorisa toute sa vie les littérateurs,
se révèle en plusieurs endroits de ses lettres, mais
point assez encore potu- faire apprécier l'induencc de
eeiie bonne princoi9o «ur lui progràs do l'intelligence
464 LETTRES DE LA HEINE DE NAVARRE.
au seizième siècle. Ce qu'on appela son protestantisme
serait appelé aujourd'hui d'un terme plus juste, esprit
philosophique, sympathique pour les recherclies des
libres penseurs. Et si Marguerite leur eût vnanqué, qui
donc en France eût osé appuyer Lefebvre, Roussel, Ma-
rot, Desperiers, Berquin, Dolet, du Moulin, Postel et
tant d'autres? Et plût à Dieu qu'en les défendant à ses
propres périls, elle eût réussi à les sauver tous du
bûcher I »
Malherbe, qui écrivait au moment où Ton venait de
sortir des guerres civiles religieuses, dit quelque part
en parlant de cette époque cruelle :
Tu nous rendras alors nos douces destinées ;
Nous ne reverrons plus ces fâcheuses années
Qui pour les plus heureux n'ont produit que des pleurs;
Toute sorte de biens comblera nos familles,
La moisson de nos champs lassera nos faucilles,
Et les fruits passeront la promesse des fleurs.
Le jugement que le poëte porte ici sur ces fâcheuses
années qui pour les plus heureux nont produit que des
pleurs me paraît être le jugement qui doit être porté
sur ce temps, un des plus tristes de nos annales. En
Allemagne, en Angleterre, dans le Nord, la réforme
enthousiasma les populations, entraîna les souverains,
sécularisa les possessions ecclésiastiques, et donna à
ces pays une forme nouvelle et un esprit nouveau. En
France, au moment où les guerres religieuses y écla-
lî^Tent, la réforme,, prèchée depuis plus de trente ans,
n'avait plus beaucoup à espérer entre le souverain,
qui ne l'adoptait pas comme en Angleterre, et le gros
delà populaliouj qui ne s'y précipitait pas comme en
LETTRES DE LA REINE DE NAVARRE. 465
Allemagne. Mais, par un entraînement dont on voit de
fréquents exemples, le gouvernement se fit parti, et
la France se trouva enveloppée dans une guerre civile
de quarante ans, signalée par d'horribles massacres et
d'odieuses perfidies.
Lorsque Henri 111, après l'assassinat des Guises, fut
obligé de se réfugier auprès de Henri de Navarre, le
petit-fils de cette même Marguerite, protectrice des lit-
térateurs protestants, les ligueurs, bien informés de la
situation du roi et poussés par un désir légitime de
vengeance, tentèrent de l'enlever dans un faubourg de
Tours, où il se trouvait. Peu s'en fallut qu'ils ne réus-
sissent; mais quand les écharpes blanches (c'était l'in-
signe des huguenots) passèrent rapidement le pont
de Tours et arrivèrent au secours de Henri HI, alors
on rapporte que les ligueurs leur adressaient ces pa-
roles : « Braves huguenots, gens d'honneur, ce n'est
pas vous à qui nous en voulons, c'est à ce perfide qui
vous a tant de fois trahis et qui vous trahira encore; et
parmi cela, dit d'Aubigné, d'autres voix confuses d'op-
probres et d'infamies nommant des noms auxquels les
courtisans souriaient. » Singulière complication de
cette guerre sans résultat possible ! Le roi catholique
vint chercher un refuge dans le camp huguenot; le roi
huguenot se fit catholique, et, après tant de sang
versé, on se retrouva au point où on était avant le
commencement des guerres, sauf, comme dit Schil-
ler dans sa tragédie de Jeanne d'Arc^ à la fin d'une
période encore plus désastreuse, sauf les morts qui
étaient tombés, les larmes qui avaient été versées,
les plaies faites au pays, l'incendie des villages et
II. 50
•*6C I.ETTÎU'.S Î)K I, REINE DE NAVARRE
des villes. StMilomoiit il fut éhibli, ce que les partis
n(i Youlaiciit pas cornpreiidie au début, il fut établi
par les impossibilités réciproques où ils furent ré-
duits, que la France n'était ni comme l'Italie et l'Es-
pagne, où le protestantisme demeura sans accès, ni
comme l'Allemagne et l'Angleterre, où il prévalut.
Dès le commencement de la réforme, la France eut là
une troisième position, et quarante ans de guerre n'y
purent rien cbanger.
Quels qu'aient été les sentiments de Marguerite au
sujet des opinions qui, de son temps, troublaient pro-
fondément l'Europe, toujours est-il que les catholiques
ardents la suspectèrent. « Noël Béda, syndic de la fa-
culté de théologie, dit M. Génin, essaya contre elle k
système d'inquisition qui lui avait réussi contre Érasme
et contre Lefebvre d'Étaples. Il déféra à la faculté un
poëme de la reine de Navarre intitulé : Le Miroir de
l'âme pécheresse. Marguerite n'y avait parlé ni des
saints ni du purgatoire, preuve manifeste qu'elle n'y
croyait pasî mais cette fois la malice du vieux docteur
échoua contre le bon sens et l'éloquence de Guillaume
Petit, évoque de Sentis, qui se fit, devant la Sorbonne^
l'avocat du livre et de l'auteur. Marguerite fut acquittée
^vec son Miroir. Il arriva même quelque temps après
que, sous un prétexte quelconque, on prit Noël Béda
et on l'enferma au Mont-Saint-Michel, pour lui ap-
prendre à calomnier les poésies des reines et prin-
cesses du sang royal. »
D'un autre côté, celui à qui la plupart des Lettres
publiées par M. Génin sont adressées, celui que Mar-
guerite appelle son fils, celui à qui elle prodigue les
LETTlltS DE LÀ RtliNË DE xNAVAURË. 4G7
ééaioignages d'intérêt et d'afreclion, Anne de Montmo-
rency, discourant avec François F" sur les progrès de
l'hérésie, « ne fit difficulté ny scrupule de luy dire
•que, s'il vouloit bien exterminer les hérétiques de son
royanlme, il falloit commencer à sa cour et à ses plus
proches, luv nommant la royne sa sœur. A quoy le roy
répondit : Ne parions pas de celle-là, elle m'ayme
tîHjp, elle ne croira jamais que ce que je croiray et ne
prendra jamais de religion qui préjudicie à mon
£stat. » François F' avait raison de compter sur l'af-
fection de sa sœur; les preuves s'en montrent en plu-
sieurs parties de cette correspondance; le dévouemerti
4e Marguerite pour son frère était sans bornes, et
celui-ci en abusa plus d'une fois
« Je ne vousdiray point la joyc quej'ay d'approcher
le lieu que j'ay tant désiré; mais croyés que jamais je
ne congneus que c'est d'urig frère que maintenant, et
n'eusse jamais pensé l'aimer tant. » Ces lignes pleines
de tendiesse, Marguerite les adressait à Montmorency
en allant à Madrid négocier en faveur de François 1",
fait prisonnier à Pavie. Elle n'obtint que des paroles,
comme on peut le voir par la lettre suivante, qu'elle
écrit à son frère; cependant, en intéressant la reine
Éléonore et en la disposant à se marier avec Fran-
çois 1", elle eut de l'intlucnce sur l'issue des négocia-
tions.
De Tolède, octobre 1526
« Monseigneur,
« Plus loust ne vous ai-je voulu escripre, attendant
quelque cor:tnencemcnt en vostre affaire, car, pour
468 LETTRES DE LA REINE DE NAVARRE.
hier que je feus devers l'empereur, je le trouvay bien
froit. Me relira à part sa chambre avecques une femme,
mais ses proupous ne fcurent pour faire si grande cé-
rémonie, car il me remit à parler à son conseil, et que
aujourd'huy merespondroit. Et me mena voir la royne
sa sœur ^, où je demeurai jusques bien tard; annuyst
suis allée devers elle, et elle m'a tenu fort bons prou-
pous. Bien est vray qu'elle s'en va demain à son
voyage, et je vais prendre congié d'elle. Je croy qu'elle
le faict plus par obéissance que par voulenté, mais ils
la tiennent fort subjecte. Et parlant à elle, le vis-roi*
m'est venu quérir, et suis allée au logis de l'empereur,
qui m'a mandée en sa chambre et m'a dit qu'il dési-
roit voslre délivrance et parfaite amytié, et, pour la
fm, s'est arresté sus le jugement de Bourgogne, c'est
à savoir qu'il ne veult accepter pour juge vos pairs de
France et court de parlement; mais il désire que la
chose se vuide par arbitres, et m'a priée d'en faire
jetter demain quelque chose par escript, et que de sa
part il commandera à son conseil pour trouver moyen,
d'amytié, et que nos gens ensemble en débattront de-
main et samedy; je retourneray devers luy, cl que, si
ils ne se peuvent accorder, ii fera chose dont je scray
contente. Parquoy, monseigneur, suis contrainte d'at-
tendre encores samedy, mais je vous envoyé quel-
qu'un qui bien au long vous contera ce que demain et
tous ces jours aura esté faict, afin que ayant pas?é plus
avant il vous plaise entendre les bons tours qu'ils nous
* Eléonorc, veuve du roi de Portugal, et depuis manéc à Fran-
çois P*".
Le vice-roi de Naples. Charles de Lannoy.
LETTRES DE LA REINE DE NAVARRE. 469
font, et si sçaybien qu'ils ont grand peur que je m'en
ennuya, car je leur donne à entendre que, s'ils ne font
mieux, je m'en veux retourner. »
• Peu s'en fallut qu'elle ne fût retenue prisonnière
en Espagne. Cliarles-Quint, averti qu'elle emportait
l'abdication du roi en faveur du Dauphin, méditait de
la faire arrêter, si trop confiante, elle laissait expirer
le terme du sauf-conduit avant d'avoir franchi la fron-
tière. Une lettre de Marguerite apprend que l'avis de
ce projet fut donné à François I", qui le fit transmettre
à sa sœur par Montmorency. On attribue ce bon office
au connétable de Bourbon. Marguerite arriva à Salses
(Pyrénées-Orientales) une heure avant l'expiration du
délai.
i/admiration profonde que Marguerite avait pour
son frère se manifeste dans la lettre suivante, qui donne
aussi des détails sur le camp d'Avignon, formé lors de
l'invasion de la Provence et commandé par Anne de
Montmorency : « Monseigneur, encores que ce ne soit
à moy à louer une chose où mon estât me rent igno-
rante, si ne me puis-je garder de vous escripre que
tous les capitaines m'ont assurée n'avoir jamais veu
camp si fort et si à proupous que cestuy-ci. Une chose
ne puis-je ignorer, que c'est la plus nette place, fust-
ce ung cabinet, que je vis oncques, remplip des plus
beau.\ hommes en très grand nombre, les meilleurs
visages, les meilleurs propous, monslrant Tenvie qu'ils
ont de vous faire service, que l'on sçauroit souhaiter.
Il est vray, monseigneur, que vous leur avés baillé
ung chef (Montmorency) qui est tant digne d'est re
votre lieutenant, que je crois que en tout le monde
470 LETTRES DE LA RElINl!: DL NAVAnRE.
n'en eussiés sceu trouver nng qui en toutes choses ap-
proche tant devons que luy, car, parlant à luy, l'on oit
vos propous, qui sont pour asseurer toutes les craintes
dont ceulx qui contrefont les saiges veulent user; vous
asseurant, monseigneur, que en paroles et en effet:
en extrême diligence et vigilance, en doulceur envers
ung chascun, en prampte justice, en ordre, en pa-
tience à escouter chascun, en prudence de conseil, il
montre bien qu'il est foict de votre main et appris de
vous seul, car de nul autre ne peut-il être disciple;
car do toutes tes vertus que Dieu vous a données, il en
a pris si bonne part, que vous trouvères en toute chose
vostre voulenté suivie. Ce que je vous dis n'est point
de moy seule, mais, après avoir parlé à tous les capi-
taines, Tung après l'autre, de toutes les sortes et na-
cions que vous avés en camp, ils m'ont dit tout ce que
je vous mande, et mille fois davantage, luy portant
une amour et une obéissance si grande, que encores
entre eux n'y a eu nul débat, et sont ceulx qui de na-
tures étoient contraires, comme frères unis ensemble.
Le comte Guillaume (G. de Fustemberg) m'a dict que
je vous escripve qu'il y a bien différence du purgatoire
honteux d'Italie au paradis glorieux de ce camp, et
m'a dict des faultes passées que j'ayme mieux qu'ii
vous compte que moy, car ils sont importables, prin-
cipalement voyant. Dieu mercy, tout le contraire en
cette armée, qui est telle que je ne voudroys, pour tous
les biens de ce monde, ne l'avoir veue; car je l'estime
tant, que je vous promets ma foy, monseigneur, que,
si l'empereur feust venu quand j'y estois, je n'en eusse
point bougé, estant toute seure qu'il ne peult nuire à
LETTRES DE LA REINE DE NAVARRE. m
«ne telle compagnie. Au pis aller, je serois trop heu-
reuse de mourir avecques tant de vertueuses per-
sonnes. »
Marguerite de Valois, reine de Navarre, protégeant
et cultivant elle-même les lettres, sœur de François r*",
qu'il faut bien distinguer de IMarguerite de Valois, reine
de Navarre, protégeant et cultivant aussi les lettres,
femme de Henri IV, naquit à Angoulôme le 1 1 avril 1 492,
de Charles d'Orléans, comte d'Angouleme, et de Louise
de Savoie. Elle avait deux ans de plus que son frère.
A dix-sept ans, elle fut mariée à Charles, dernier due
d'Alençon (1509). En 1525, le duc d'Alençoti, revenant
de la bataille de Pavie, où on l'accuse de s'être mal
comporté, mourut à Lyon, et la laissa veuve sans en-
fants. La duchesse d'Alençon se remaria le 24 janvier
1527 avec Henri d'Albret, roi de Navarre. Maiguerite
avait trente-cinq ans et Henri d'Albret vingt-quatre. Hs
eurent pour tille Jeanne d'Albret, mère de Henri IV.
Avant que Marguerite fût mariée au duc d'Alençon,
Charles-Quint, qui n'était alors que roi d'Espagne, en-
voya des ambassadeurs la demander en mariage; et,
longtemps après, lorsqu'il fut question des conditions
(le la délivrance de François 1", il parla de nouveau de
la main de Marguerite, en disant qu'on trouverait un
autre parti pour le connétable de Bourbon. Cela montre
que ni l'empereur ni le connétable n'avaient aban-
doinié leurs anciennes prétentions sur Marguerite, et
que la reconnaissance de Charles pour Bourbon n'al-
lait pas jusqu'à lui saciilier ce point. Le connétable de
Bom^bon avait été épris de Marguerite, et il l'était en-
core après la bataille de Pavie, lorsque la duchesse
472 LETTRES DE LA REINE DE NAVARRE.
d'Alençon fut devenue veuve. A celte même époque,
François 1" échoua dans ses projets de la marier avec
Henri YIII d'Angleterre. L'évéque de Tarbes^ Gabriel
de Grammont, qui passait pour un habile négociateur,
fut envoyé à Londres avec des instructions secrètes,
d'après lesquelles il devait exploiter l'éloignement de
Henri VHI pour Catherine d'Aragon, amener ce prince
au divorce, et l'engager à jeter les yeux sur la sœur du
roi de France. L'évoque, dit M. Génin, ne réussit qu'à
moitié; Henri divorça, mais ce fut pour épouser Anne
deBoulen, naguère attachée au service de la duchesse
d'Alençon.
n faut compter au nombre des adorateurs de Mar-
guerite l'amiral Bonnivet, tué à la bataille de Pavie;
mais celui-ci, qui avait été repoussé, s'y prit, pour
réussir, d'une manière qui l'aurait fait punir sévè-
rement si la belle princesse l'eût voulu. Marguerite a
raconté elle-même sous des noms supposés le guet-
apens qui lui fut tendu; elle a intitulé ainsi une de
ses Nouvelles ;
Téméraire entreprise d'un gentilhomme contre une
princesse de Flandre, et la honte quil en reçut. (Tome T,
nouvelle IV.)
« n y avait en Flandre une dame de la meilleure
maison du pays, veuve pour la seconde fois et n'ayant
jamais eu d'enfants. Durant son veuvage, elle se relira
chez son frère, qui l'aimait beaucoup et qui était un
fort grand seigneur, étant marié à une des filles du
roi... n y avait à la cour du prince un gentilhomme
qui surpassait tous les autres courtisans en taille, en
LETTRES DE LA REINE DE NAVARRE. 473
beauté et en bonne mine. Ce cavalier, voyant que la
sœur de son maître était une femme enjouée et qui
riait volontiers, crut qu'il devait tenter si un amant
honnête homme serait de son goût. Mais il trouva le
contraire de ce que l'enjouement de la belle veuve
lui faisait espérer... Sa passion augmentant avec le
temps..., il n'eut point recours aux paroles, car l'ex-
périence lui avait appris qu'elle savait faire des ré-
ponses sages... 11 fit entendre au prince qu'il avait une
maison qui était un fort bel endioit pour la chasse, et
que, s'il lui plaisait d"y venir courre trois ou quatre
cerfs dans la belle saison, il aurait le plus grand plaisir
qu'il eût jamais eu. Le prince, soit qu'il aimât le gen-
lilhomme ou qu'il fût bien aise de prendre le plaisir
de la chasse, lui promit d'aller chez lui, et lui tint
parole... La chambre de la belle veuve était si bien
tapissée par le haut et si bien nattée par le bas qu'il
était impossible de s'apercevoir d'une trappe qu'il avait
ménagée dans la ruelle et qui descendait dans la
cliambre de la mère du cavalier, femme âgée et in-
firme. Comme la bonne femme toussait beaucoup et
qu'elle craignait que le bruit de sa toux n'incommodât
la princesse, elle changea de chambre avec son fils...
Il n'eut pas plutôt congédié ses gens qu'il se leva et
ferma la porte. Il fut longtemps à écouter s'il n'enten-
dait point de bruit dans la chambre de la princesse,
qui, comme on a déjà dit, était au-dessus de la sienne.
Quand il put s'assurer que tout dormait, il se mit en
devoir de commencer sa belle entrepiise, et abattit
peu à peu la trappe, qui était si bien faite et si bien
garnie de drap, qu'il ne fit pas le moiadre bruit. Ayant
474 LETTP.F.S D'I LA P.EIÎ^E DE NAVARRE
inonlô par l;j dans la ruelle de la princesse, rpii dor^
mait profondément, il se coucha sans cérémonie au-
près d'elle, sans avoir égard aux obligations qu'illui
avait, ni à la maison dont elle était, et sans avoir au
préalable son consentement. Elle le sentit plutôt entre
ses bras qu'elle ne s'aperçut de son arrivée; mais,
comme elle était forfe, elle se débarrassa de ses mains;
et, en lui demandant qui il était, elle se servit si bien
de ses mains et de ses ongles, que, craignant qu'elle
ne criât au secours, il se mit en devoir de lui fermer
la bouche avec la couverture; mais il n'en put jamais
venir à bout. Car, comme elle vit qu'il faisait de son
mieux pour la déshonorer, elle fit de son mieux pour
s'en défendre, et appela de toute sa force la dame
d'honneur qui couchait dans sa chambre, femme âgée
et fort sage, qui courut au secours de sa maîtresse. Le
gentilhomme, se voyant découvert, eut tant de peur
d être reconnu, qu'il descendit le plus vite qu'il pût.
Son désespoir de s'en retourner en si mauvais état ne
fut pas moins grand qu'avait été le désir et la confiance
d'être bien reçu... La dame, persuadée qu'il n'y avait
personne à la cour capable de faire un coup si méchant
et si déterminé que celui qui avait eu la hardiesse de
lui déclarer son amour, se mit en grosse colère. Soyez
assurée, dit-elle à la dame d'honneur, que le seigneur
de cette maison a fiit le coup; mais je m'en vengerai,
et l'autorité de mon fière immolera sa tête à ma chas-
teté. La dame d'hormeur voyant ses transports : — Je
suis ravie, madame, lui dit-elle, que l'honneur vous
soit si précieux, que de ne vouloir pas épargner la vie
de l'homme qui l'a exposée par un excès d'amour. »
LETTRES DE LA REINE DE NAVARRE. 475
A la suite de cet exorde, la dame d'honneur (qui était
madame la maréchale de Châiillon) lui montra cer-
tains avantages à se taire et certains inconvénients à
parler; et la bonne princesse se rendit à ces raisons,
qu'on peut voir dans les Nouvelles.
Cette même histoire est racontée par Brantôme, qu^
la sut de sa grand' mère, la sénéchale de Poitou, laquelle
avait succédé près de Marguerite à madame de Cliâ-
tillon. Les passions étaient fort vives à la cour de Fran-
çois I"; on le sait par les mémoires du temps, et ceci
n'en est pas un des exemples les moins curieux. Au
reste, ce n'est pas dans les Lettres publiées par M. Gé-
nin qu'il faut chercher ces détails de mœurs privées.
Une seule fois il est question de Françoise de Foix,
maîtresse de François l" et femme de M. de Chasteau-
briant : « Je trouve fort estrange, dit Marguerite, que
le seigneur de Chasteaubriant use de main mise; mais
c'est pour dire gare à ceux qui lui voudroient faire ung
mauvais tour. » User demain m'ise^ c'est-à-dire battre,
locution qui se trouve encore dans Rcgnard, Folies
amoureuses^ ainsi que le remarque M. Génin. Au reste,
M. de Chasteaubriant, fort jaloux, fut soupçonné d'a-
voir hâté la fin de Françoise de Foix. Il y eut des pour-
suites qu'il étouffa par la protection d'Anne de Mont-
morency; mais cette protection coûta fort cher au
seigneur de Chasteaubriant : sa terre passa entre les
mains do son pi "lecteur. Une phrase ambiguë dans
une lettre de Mar^jerite à son frère, phrase relative à
la duchesse d'Élampcs et au comte de Longueval, fait
comprendre que Fi'ançois 1" lui avait communiqué ses
soupçons sur ces deux pcrsonuages. La duchesse d'É-
476 LETTRES DE LA REINE DE NAVARRE.
tampes, maîtresse du roi, -vendait les secrets de l'État
à Cliarics-Quint; le comte de Longueval était l'agent
de cette dangereuse correspondance. Le roi s'en dou-
tait, ce qui ne l'cmpecha pas de se laisser gouverner
jusqu'au bout par la duchesse d'Étampes.
Mais, je le répète, les lettres de Marguerite sont
muettes sur les faits de ce genre. C'est dans les Nou-
velles de la reine de Navarre que se trouveraient des
renseignements pour l'histoire anecdolique du règne
de François I", si on savait les y reconnaître. En effet,
il paraît que la reine de Navarre, dans ses Nouvelles,
n'a point eu recours à l'imagination pour inventer des
aventures, et qu'elio s'est contentée de raconter des
fciits et des scènes que sa mémoire lui fournissait. Il
est dit dans le Prologue que l'auteur résolut d'imiter
Boccace (qui faisait fureur à la cour de François F'),
si ce nest en une chose, qui est de n'escrire rien qui ne
soit véritable. Brantôme, élevé à la cour de la reine
de Navarre, et petit-fils de la sênéchale de Poitou, dit
quelque part que sa grand'mère savait tous les secrets
des Nouvelles de Marguerite, et qu elle en esloit une
(les dévisantes. La nouvelle citée plus haut, et relative
à l'entreprise deBonnivet, est un exemple de la vérité
des contes de la reine de Navarre. Au reste, elle met
en scène son père, le comte d'Angoulème, François V\
le duc d'Alcnçon, des personnes de la cour, Louise de
Savoie, sa mère; elle s'y met aussi plus d'une fois.
« Il y aurait, dit M. Génin dans le chapitre intéres-
sant qu'il a consacré à ce livre de Marguerite, à faire
sur les Nouvelles un travail cuiieux; ce serait de lever
le voile, transparent en quelques endroits, plus épais
LETTRES DE LA REINE DE NAVARRE. 477
Cil d'oulres, qui nous dérobe rintelligence complète
des contes de la reine de Navarre. Il faudrait éclaircir
les allusions, deviner les indications imparfaites, et
qui deviennent plus obscures à mesure que nous nous
éloignons davantage de l'époque où l'auteur écrivait.
Mais ce soin exigerait une main circonspecte et délicate.
Les boulades de l'érudition aventureuse et paradoxale,
si fort à la mode aujourd'hui, n'y seraient nullement
de mise. Il faudrait, pour ne point laisser de doute
dans l'esprit des lecteurs, que le doute se fût présenté
souvent à l'esprit du commentateur. Il faudrait enfin
pour celte besogne un homme assez habile pourne pas
craindre d'avouer qu'il ignore quelque chose. A celte
condition, un intérêt véritable pourrait s'attacher à ses
recherches et à ses découvertes. »
Les Nouvelles de la reine de Navarre ont eu une ré-
putation équivoque, et on les a souvent mises au même
rang que les Contes de la Fontaine. M. Génin prétend
que c'est faute de les avoir lues. Il fait remarquer que
la reine de Navarre ne manque jamais de tirer de ses
contes une moralité qui en est la glose, et qui souvent
dégénère en un véritable sermon, en sorte que chaque
histoire n'est, à vrai dire, que la préface d'une homé-
lie. Les infidélités des femmes et des maris, les fautes
ou les crimes suggérés parla passion, tout cela sert
de texte à des réflexions graves, parfois sévères ; elle
tire de la fragilité humaine la preuve qu'il faut se défiet
toujours de ses forces, et par conséquent implorer sans
cesse le secours d'en haut, sans lequel notre sagesse
d'ici -bas n'est que folie. M. Génin ajoute que celte
habitude de raniener tout à la piété forme le caractère
478 LKTrnES DE LA REINE DE NAVARRE.
essentiel du livre, que chaque page, chaque ligne, en
porle l'emprcinle, et que l'on pourrait s'étonner de le
voir méconnu, si Ton ignorait combien, en fait de cri-
tique, les traditions sont vivaces et routinières, et
quelle est parfois la légèreté des juges les plus respec-
tables aux yeux du public. Il en conclut que les iVowy^//^5
de la reine de Navarre sont, à tout prendre, plutôt une
suite de contes moraux, où une anecdote, une hisloire
véritable, un bon mot, fournissent à la conteuse le
texte de la moralité.
Que l'intention de la reine Marguerite ait été telle
que le dit M. Génin, c'est ce dont on ne peut guère
douter quand on a parcouru ces Nouvelles; mais que
le jugement qu'en a porté un autre siècle ait été aussi
arbitraire et capricieux que le suppose l'éditeur des
Lettres de Marguerite, c'est ce qu'à mon avis cette
môme lecture empêche d'admettre. Il y a eu une mé-
prise causée par la différence des habitudes, et la
forme a emporté le fond. Au seizième siècle, la conver-
sation familière entre personnes bien élevées, comme
on peut le voir dans Brantôme et dans les Nouvelles de
la reine de Navarre, et la chaire, comme en font foi
certains sermons conservés de ce temps, comportaient
une liberté dans les termes, une crudité dans l'expres-
sion, que les siècles suivants ont rejetée comme gros-
sière et de mauvais goût. Boileau, dans un vers souvent
répété, a dit:
Le latin dans les mots brave Thonnêteté.
Rien de plus faux que cette sentence; le latin ne brave
îhonnéleté que dans des livres comparables à ceux où
LETTRES DE LA REINE DE NAVARRE. 479
le français brave aussi rhonnèteté; du reste le latin était
aussi cliasle que le français d'aujourd'hui. Mais la sen-
tence de Boileau s'appliquerait mieux à certaines parties
du français du seizième siècle, où ni les habitudes ni le
goût ne repoussaient un langage aujourd'hui relégué.
Brantôme dit : « Marguerite fit en ses g;:iyetés ung
livre qui s'intitule les Nouvelles de la roync de Navarre,
où l'on void un style doux el fluant, et plein de beaux
discours et de belles sentences. » Ce qui était des cjaye-
tés au seizième siècle était devenu des libertés dans
un autre ûgc, sous l'empire d'autres idées et d'autres
mœurs ; de là le jugement porté. Entre le style gay de
la reine de Navarre, qui, du moment qu'on ne s'est
pas reporté à son époque, a dû donner le change, et
les beaux discours ci belles sentences qu'elle a semés
dans les Nouvelles, se place l'intention que revendique
M. Génin ajuste titre, et qui en définitive fait le carac-
tère du livre. Au reste, ce livre est, comme les choses
originales, dicté par une inspiration unique, et la
conteuse s'est également complu en ses histoires gaies
et en ses réflexions morales.
Marguerite descendait directement de Charles V;
elle était arrière-petite-fille du second fils de ce prince,
le duc d Orléans, assassiné par les ordres du duc de
Bourgogne. On aime à suivre (et ce serait certainement
un sujet d'observation intéressante pour l'anthropolo-
gie), on aime à suivre les personnages remarquables
dans leurs ascendants et leurs descendants; les fa-
milles royales et quelques autres seulement permettent
ces observations, attendu que les personnes qui les
composent sont plus connues physiquement et mora*
480 LETTRES DE LA REINE DE NAVARRE.
lemenl. Le duc d'Orléans qui, pris à la bataille d'Azin-
court, demeura captif en Angleterre pendant plus de
trente ans, et qui composa des poésies non encore ou-
bliées, était le grand-oncle de Marguerite. Les d'Or-
léans-Valois, montés sur le trône avec Louis XII, en
descendirent avec Henri III, et le dernier d'entre eux
mourut assassiné comme le premier. Le moine fana-
tique et le prince assassin, le chef et le dernier rejeton
de la branche des Valois-Orléans, rapprochés ainsi par
l'histoire dans une destinée commune, offrent à l'es-
prit saisi un lugubre tableau.
Charles V, par ses deux fils, vint aboutir d'une part
à Charles VIÏI et d'autre part à Henri III. Ce prince ne
fut pas sans influence sur sa race; peut-être tint-elle
de lui cette faiblesse qui éteignit si vite la branche
directe, et un peu plus tard la branche cadette,
malgré les espérances brillantes que donnaient les
quatre jeunes gens laissés par Henri II.Toujours est-il
qu'après lui, plusieurs Valois deviennent des person-
nages fort intelligents, souvent amateurs de la liltéra
ture, quelquefois même la cultivant. Marguerite oc-
cupe un rang distingué parmi celle série des Valois, et
le seizième siècle admira le style de ses Nouvelles.
A mon sens, M. Génin donne une excellente appré-
ciation du style de Marguerite : « Si la piélé d'éditeur
ne m'abuse, dit-il, ce style ne sera pas trouvé au-des-
sous de la réputation traditionnelle de Fauteur, à con-
dition toutefois qu'on n'y chcrclicra pas les (lualitès
des bons écrivains modernes. Il faut se souvenir (|ue la
reine de Navarre écrivait dans la picmièrc moitié du
seizième siècle, et que, même du di.x-soptièir.e à la fin
LETTRES DE LA REINE DE NAVARRE. 481
du dix-huitième, il s'est opéré dans le style une révo-
lution complôle dont Voltaire aété le principal auteur...
Au seizième siècle, la langue n'était nullement consti-
tuée, c'était une matière molle, diverse, incertaine, se
laissant complaisamment pétrir au génie de chaque
écrivahi, reproduisant dans ses moindres détails et
conservant à une grande profondeur l'empreinte de
chaque originalité. Brantôme, Rabelais et Montaigne
parlent chacun une langue merveilleuse; mais ces trois
langues n'ont, pour ainsi dire, rien de commun entre
elles. Chacun d'eux a composé la sienne en s'appro-
priant, en assimilant à sa nature ce qui lui convenait,
soit dans les langues mortes de l'antiquité, soit dans
les langues vivantes contemporaines; et ces éléments,
après la fusion générale, ne peuvent se reconnaître,
pas plus qu'on ne peut démêler dans le miel les pous-
sières des différentes fleurs dont il se forme. La facilité
des inversions dont Marguerite fait un emploi si fré-
quent, était encore une ressource aujourd'hui perdue.
Au seizième siècle, enfin, la langue se faisait avec le
secours de la logique; au dix-neuvième, il n'est plus
question que de la conserver par l'usage, c'est-à-dire
par le bon usage. »
J'ajouterai quelques mots pour développer ce qu'il
faut, suivant moi, entendre par le bon usage quand il
s'agit d'une langue vivante, désormais fixée.
Une langue est essentiellement une chose de ti'a-
dilion, elle se perd quand la tradition se perd. Le fran-
çais du seizième siècle est tel que, sans être arrèlo
conuin; celui du dix-septième siècle, il en contient tous
les éléments directs. Plus on remonte dans les siècles
482 LLTTRIiS DE L.\ UhlMi UE IIWARUE.
antérieurs, plus on s'éloigne des formes reçues actuel-
lement, et plus on s'approche des origines de notre
idiome; et ainsi, à mesure qu'on recule dans le passé,
les monuments littéraires deviennent un ol)jet d'érudi-
tion, et cessent d'offrir une étude de style. Au con-
traire, ceux du seizième siècle ont toutes les qualités
qui peuvent servir à développer, à soutenir, à rajeunir
la langue actuelle. Si, comme le remarque M. Génin,
le bon usage doit être la règle du style du dix-
neuvième siècle, le bon usage, à son tour, doit inces-
samment être rajeuni aux sources \ives dont il découle
directement.
P. L. Courier dit dans sa préface d'une traduction
nouvelle cV Hérodote: « Il ne faut pas croire qu'Hérodote
ait écrit la langue (*e son temps, commune en lonie,
ce que ne lit pas Homère môme, ni Orphée, ni Linus,
ni de plus anciens, s'il y en eut, car le premier qui
composa mit dans son style des archaïsmes. Cet ionien
si suave n'est autre cliose que le vieux attique, auquel
il mêle, comme avaient fait tous ses devanciers prosa-
teurs, le plus qu'il peut des phrases d'Homère et d'Hé-
siode. La Fontaine, chez nous, empruntant les expres-
sions de Marot, de Rabelais, fait ce qu'ont fait les
anciens Grecs, et aussi est plus Grec cent fois que ceux
qui traduisaient du grec. De môme Pascal, soit dit en
passant, dans ses deux ou trois premières lettres, a plus
de Platon, quant au style, qu'aucun traducteur de
Platon. Que ces conteurs des premiers âges delà Grèce
aient conservé la langue poétique dans leui prose, on
n'en saurait douter, après le témoignage des critiques
anciens et d'Hérodole, qu'il suflit d'ouvrir seulement
LETTRES DE LA REINE EE NAVARRE. 485
pour s'en convaincre. Or, la langue poétique, si ce
n'est celle du peuple, en est tirée du moins. Malherbe,
homme de cour, disait : « J'apprends tout mon français
« à la place Maubert ; » et Platon, poète s'il en fut, Pla-
ton qui n'aimait pas le peuple, l'appelle son « maître de
« langue. »
Je pense, avec P. L. Courier, que le langage pc
pulaire renferme une foule de locutions précieuses,
marquées au coin du vrai génie de la langue, et qu'on
ne saurait trop étudier. Mais s'est-on rendu exactement
compte de ce phénomène? A-t-on reconnu pourquoi il
y a là, à côté d'une grande ignorance grammaticale,
un fonds si riche et si sûr? La cause n'en est pas autre
que celle qui fait des livres du seizième siècle le sujet
d'une étude féconde pour la langue et le style contem-
porains ; c'est que le langage du peuple est tout plein
d'archaïsmes, de locutions vieillies dans la conversa-
tion dos classes supérieures de la société, et surtout
dans le style écrit. Le peuple est le conservateur su*
préme de la langue, ou du moins c'est chez lui qu'il se
perd le moins de la tradition antique, c'est chez lui que
le travail de décomposition se fait le plus lentement sen-
tir. D'où vient celte faculté qu'a le peuple de conserver
plus fidèlement et plus sûrement les formes de la lan-
gue? De son gravd nombre. Plus le nombre est consi-
dérable, plus il y a de chances pour que rien ne soit
oublié ou perdu, tandis que, dans le langage des
classes supérieures, et surtout dans le langage de ceux
qui écrivent, i'apport total est bien moindre et par
conséquent les pertes bien plus fréquentes.
La formation de la langue française elle-même donne
484 LETTRES DE LA lŒLNE UE PsAVARRE.
l'idée de cette puissance du grand nombre, qui sous
nos yeux ne se manifeste plus que par des faits peu
considérables. Qu'on se reporte à l'origine ; alors se
trouvaient en présence une proportion prédominante
de latin, une certaine masse de mots allemands impor-
tés parles conquérants germains et quelques restes de
celtique. Quelle puissance pouvait fondre et amalgamer
ces éléments hétérogènes? quelle langue assouplir ces
mots rebelles à une loi commune? quelle oreille régi,
lariser ces désinences? quel esprit mettre l'ordre dans
ce chaos? quel souffle pénétrer ce grand ensemble et
l'animer? Rien que l'élaboration séculaire d'un peuple
immense n'était capable d'exécuter cette transforma-
tion prodigieuse, tellement compliquée et diflicile,
qu'on peut à peine en concevoir le mécanisme, main-
tenant qu'elle est là, accomplie, sous nos yeux.
P. L. Courier, avec sa manière vive et singulière,
disait que peu de gens savaient le grec, mais que bien
moins savaient le français. Le français est mal su parce
qu'on néglige de l'apprendre où il se trouve réelle-
ment, et qu'une langue ne se de-vine pas plus que les
faits naturels. Je comparerais volontiers le néologisme
qui ne dérive pas nécessairement de choses nouvelles
ou qui ne se rattache pas étroitement à l'analogie (et
par néologisme j'entends non-seulement les mots nou-
veaux, mais les locutions et les tournures nouvelles),
je le comparerais, dis-je, aux hypothèses hasardées
que dans les sciences on imagine, au lieu d'étudier et
d'observer les faits.
Virgile, recommandant aux cultivateurs de choisir
chaque année les plus belles semences s'ils ne veulent
LETTRES DE LA REINE DE NAVARRE 485
pas voir dégénérer rapidement leurs cultures, passe,
par une contemp.^'^tion qui lui est familière, de la
graine des champs à la destinée du labeur humain; il
se représente le cours des choses comme un fleuve,
et l'homme comme un rameur qui le remonte avec
effort : au moindre relâche, si brachia forte remisit, le
courant immense emporte aussitôt la barque sur sa
pente rapide. Il en est ainsi de la langue; c'est un
composé instable que des influences diverses tendent
à modifier. Repousser les mauvaises, admettre les
bonnes, et, pour le faire en connaissance de cause,
approfondir l'état passé, telle est, quar* à la langue,
la fonction de la littérature; tel est le labeur qui lui
est dévolu entre tous les labeurs que se partage l'hu-
manité, ce rameur éternel de Virgile.
En définitive, un néologisme inévitable affecte toute
langue vivante; c'est en présence de ce fait certain qu'il
importe de définir ce qu'on doit entendre par conser-
vation de la pureté. La pureté ne peut être le maintien
immuable des formes classiques ; cela est impossible
en fait, et, j'ajouterais, en droit; cs^r ces formes s'usent
d'elles-mêmes; elle est dans le soin d'appuyer la
langue à ses traditions et de contrôler le néologisme
par les origines. Une langue ne peut être conservée
dans sa pureté qu'autant qu'elle est étudiée dans son
histoire, ramenée à ses sources, appuyée à ses tradi-
tions. Aussi, l'étude de la vieille langue, et, en par-
ticulier, de celle du seizième siècle, est un élémen
nécessaire, lequel venant à faire défaut, la connais
sance du langage moderne est sans profondeur, et le
bon usage sans racines. C'est un titre qui recommande
486 LETTRES DE LA REINE DE NAVARRE.
la publication des Lettres inédites de la reine de Na-
varre. Un monument d'un des bons auteurs du seizième
siècle (et Marguerite est de ce nombre) a toujours du
prix. Je ne prétends pas limiter à celte épocpie et ren-
fermer dans cette circonscription les études de tradi-
tion. Mais, dans celte grande bistoire de tant de
siècles qui constitue la langue française, le seizième
siècle est au premier échelon, à celui qui nous conduit
aux autres, à celui qui, étant le plus voisin, est le plus
important.
En recueillant les Lettres de la reine de Navarre,
M. Génin a rencontré sa correspondance avec Briçon-
net, évoque deMeaux. Ici la chute est grande : le sens,
Tesprit, le style, tout cela disparaît, et en place arri-
vent le faux goût, les métaphores outrées, les idées
vides, les phrases incohérentes. Il est vrai que Briçon-
net a la haute main dans ce genre, et que Marguerite
n'est que son écoîière; mais son esprit n'échappe pas
à la contagion. « Tout ce que le mysticisme, dilM. Gé-
nin, a de plus incroyable, de plus inintelligible, se
trouve entassé dans ces lettres, dont la plupart ont
cinquante, quatre-vingls et jusqu'à cent pages. C'est
un débordement de métaphores dont la vulgarité tombe
à chaque instant dans le burlesque; c'est un g^ilima-
tias perpétuel, absurde, qui parfois touche à la folie.
Louise de Savoie (la mère de Marguerite) vient-elle à
guérir d'une longue maladie, voici en quels termes
Briçonnet félicite la duchesse d'Alençon du retour de
la santé de sa mère : « Madame, voulant la -plume tirer
« en la mer de consolation qui ne peut cstre distillée
« (combien que par force de fo' ^^n nalience dulcifiée),
LETTRES DE LA REINE DE NAVARRE. 487
(( est préscniemcnt survenu le poste (le courrier),
« apportant nouvelles certaines de la guérison de ma-
« dame; et ce m'a faict baisser le voyle, retirer mes
« avyrons, convertir mes pleurs vil deuil en joye. » Et,
après un pompeux éloge de Madame, une peinture de
l'amour qu'elleinspire à ses enfants, et de leur chagrin
en la voyant malade : « Sa compassion doubleroit
u vostre navrure, et la vostre en elle tripleroit, dont
« tourperoit le moulin de douleur continuelle par
« l'impétueux cours d'eau de compassion. » — « C'é-
tait, dit M. Génin, la belle rhétorique de ce temi)s-là,
et Briçonnet passait parmi ses contemporains pour un
foudre d'éloquence. » Que dire de cette épîlre de Mar-
guerite ? « La pauvre errante ne peult entendre le bien
qui est au désert par faulte de connoistre qu'elle est
déserte. Vous priant qu'en ce désert, par affection, ne
courriés si fort que l'on ne vous puisse suivre... atln
que l'abysme par l'abysme invoqué puisse ahysmer îa
pauvre errante. » Et il ne faut pas croire qu'il s'agit
d'une ou deux lettres écrites de ce style. La Biblio-
thèque du roi possède un manuscrit de huit cents pages
tout rempli de ce fatras mystique. M. Génin remarque
qu'il fallait que Marguerite eût reçu de la nature une
grande solidité de jugement pour n'avoir pas été gâtée
à jamais par celte longue fréquentation d'un rhéteur
de la force de Guillaume Briçonnet. Mais cette obser-
vation, qui est à la décharge de Marguerite, s'applique
aussi à l'évoque de Mcaux. Ce singulier prédécesseur
do Bossuct, comme l'appelle M. Génin, ne Jôlirait que
dans cette correspondance et sur ce sujet; ailleurs,
c'était un personnage émincnt en science et en vertus.
488 LETTRES DE LA REINE DE NAVARRE.
Guillaume Briçori.ict avait porté d'abord le nom de
comte de Monlbrun; puis, quand il eut assez de la vie
du siècle, il s'était fait prêtre à l'exemple de son père.
Il obtint la confiance de Louis XII et celle de François T,
fut deux fois ambassadeur extraordinaire à Rome,
prononça devant le sacré collège l'apologie de Louis XII^
dans laquelle il osait attaquer l'empereur Maximilien.
Il représenta la France aux conciles de Pise et de La-
tran. Pourvu de l'abbaye de Saint-Germain des Prés,
il réforma les abus qui s'y étaient glissés et fit des
augmentations considérables à la bibliothèque, car il
aimait, cultivait et protégeait les lettres. On a de lui
quelques ouvrages de théologie; Vatable lui dédia 1&
traduction de la Physique d'Aristote et Lefebvre celle
de la Politique. On voit que Briçonnet, comme Mnr-
guerite, ne divaguait que sur le fait d'une espèce de
théologie mystique. Sages sur le reste, ils avaient,
comme don Quichotte, un côté vulnérable dans l'intel-
hgence, un point sur lequel le sens les abandonnait,
et dès lors ils se lançaient dans un galimatias absurde
et sans terme. L'époque où l'on vit a une grande in-
fluence sur la nature de ces points faibles, influence
qu'il faut savoir apprécier, et qui diminue grandement
la gravité des aberrations partielles dont les meilleurs
esprits ont offert des exemples. C'est une considération
qu'on ne doit pas perdre de vue quand on lit la biogra-
phie de plus d'un personnage illustre.
M. Génin a rempli avec un soin scrupuleux tous ses
devoirs d'éditeur. Un livre ancien (et plus le livre est
ancien, plus cela est vrai) contient toujours une mul-
titude de détails, de locutions, d'allusions, de faits qui,
LETTRES DE LA REINE DE NAVARRE. 489
parfaitement clairs pour les contemporains, sont fort
obscurs pour n'élis, qui sommes en ce moment la
postérité en attendant que nous fassions place r^ d'au-
tres. Rien ne s'entend plus à demi-mot. C'est celte
ignorance des notions communes au milieu desquelles
le livre a été composé, qui rend tout ouvrage ancien
plus ou moins difficile à lire. On peut dire qu'il nous
transporte dans un milieu étranger et que nous y
sommes dépaysés; un déplacement dans le temps est
comparable à un déplacement dans l'espace; lire un
livre ancien, c'est voyager en esprit dans des contrées
que nous ne verrons jamais, et sur lesquelles le guide
nous doit toute sorte de renseignements. Un éditeur
est ce guide : son but (y atteindre serait la perfection,
impossible en cela comme dans le reste), son but doit
être de faire que l'ouvrage qu'il publie se lise aussi
couramment qu'un ouvrage contemporain. Une érudi-
tion qui ne sait pas reconnaître les véritables obscurités
et les éclaircir, quelque riche et variée qu'elle soit,
est une érudition mal employée. Dans une notice fort
étendue, M. Génin a examiné les principales questions
auxquelles pouvaient donner lieu la vie et les écrits de
Marguerite. Quant au texte, il a, suivant le besoin,
ajouté des notes concises dans lesquelles il explique
les allusions, dit ce que sont les personnages nommés,
et relève de temps en temps des erreurs échappées aux
historiens.
Sans être très-abondantes en renseignements histo-
riques, les Lettres de Marguerite sont loin d'en être
dénuées. D'autres lettres plus importantes sans doute,
car elles étaient adressées à François 1" par sa sœur,
490 LETTRES DE LA IlLLNi: DE iNAVAFiRE.
avaient clé autrefois recueillies. « Je ne sais, dit M. Gé-
nin, s'il existe encore d'autres lettres de la reine de
Navarre, je le crois d'après une indication que j'ai
trouvée dans Fontanicu, mais de laquelle je n'ai pu
tirer aucun fruit. D'autres seront peut-être plus heu-
reux; c'est dans cet espoir que je reproduis ici textuel-
lement la note suivante : 1525 et depuis pendant tout
le règne de François ?*" : Notice d'un manuscrit de la
bibliothèque de M. l'abbé de Piolkelin, égaré de ceux de
M. Dupiiy et remis à la bibliothèque du royparM. l'abbé
Boudot : Cent trente-quatre lettres de Marguerite reine
de Navarre au roi François F^ son frère. Cent trente-
quatre lettres à François Y\ quel trésor! Peut-être il est
enfoui dans quelque recoin de la Bibliothèque royale;
mais où? MM. les conservateurs, dont la complaisance
et l'érudition m'ont tant de fois secouru, n'ont pu me
donner de ce manuscrit aucune nouvelle. Évidemment
Fontanieu (mort en 1784) l'avait encore entre les
mains... On peut être certain que tous les secrets de
la cour de François \^\ grands ou petits, politiques ou
autres, venaient retentir dans les lettres de Marguerite
à son frère. Belle générosité du hasard s'il nous les
rendait! »
Le hasard a eu cette générosité. Depuis que M. Gé-
nin a imprimé ces lignes, le manuscrit égaré dans les
recoins de la bibliothèque et si vainement cherché a
été retrouvé. Sans doute le public sera mis en posses-
sion de ce supplément à la correspondance de Margue-
rite. M. Génin, dans sa préface, faisant remarquer sa
qualité de premier éditeur et les difficultés particulières
de cette position, où les derniers venus font oublier les
LETTRES DE LA REINE DE NAVARRE. 491
premiers, ajoute : « Gerbert, dans un de ses sermons,
parle d'une famille de pécheurs et d'une échelle dont
le pied plongeait dans un lac enflammé de bitume et
de soufre. Chaque descendant venait à son tour de
l'échelon supérieur, contraignant ainsi les autres à
s'enfoncer d'un degré, tant qu'à la fm le père et le chel
de toute celte race disparaissait englouti sous les va-
gues bouillantes. Celte famille de pécheurs est la fa-
mille des éditeurs, et cette terrible allégorie est leur
histoire. » 11 faut espérer que, bravant la perspective
d'un sort aussi funeste, M. Génin profitera du temps
où il est encore sur le premier échelon pour faire une
publication qui lui est naturellement dévolue et
pour accroître le renom de Marguerite et les richesses
du seizième siècle. Indépendamment du fond môme
de cette correspondance, sur lequel je n'ai aucune
donnée, la forme en doit être excellente; car, toutes
les fois que Marguerite écrit à son frère, elle se garde
de laisser courir sa plume.
M. Génin dit qu'on pourra, d'après la correspon-
dance qu'il publie, porter un jugement complet et cer-
tain sur la reine de Navarre. Il faut, en effet, à côté
de la conteuse spiriluelle moitié gaie, moitié sérieuse,
des Nouvelles^ et sans oublier la correspondante de
l'évèque Briçonnet, voir en elle la femme pleine de
cœur et de sens qui se montre dans les Lettres^ la pro-
tectrice éclairée des savants, la princesse tolérante en
matière de religion dans un temps où il n y avait pas
de tolérance, enfin celle qui, entourée de toutes les
grandeurs, a dit d'elle-même qu'elle avaii porté plus
que son faix de l ennui commun à toute créature bien
492 LETTRES DE LA REINE DE NAVARRE.
née; expression généreuse et mélancolique qui seule
suffirait pour attester quel sentiment cette âme à la
fois élevée et tendre, cette créature bien née ^ avait, sans
regrci de son rôle, empor*^- de l'expérience des hona-
mes et des choses-
TABLE ANALYTIQUE
A, suppression de à dans l'ancien
français, I, 521.
Al, voy. Ob.
Ame, et Abé,I, U; 11,213.
Abelir, èlre beau, devenir Leau,
n, 590.
AuRAXDER (s'), devenir en feu, II,
94.
Arréger (s'), nom donné par les
grummairiens provençaux à l'ab-
sence de l'alfixe s, signe du no-
minatif, II, 426.
Abri, I, 40.
— sens de abri, en wallon, II, 156.
AiiRiKR, dans le Berry, abriter, II,
126.
\cCEiNTS ORTHOGRAPHIQUES, disCUS-
sion de la question de savoir s'il
en faut mettre quand on publie
des textes de vieux français, I,
141; — résolue par raflirmalive,
ib.; — abus qu'on avait fait de
l'accent, I, 145; — remarque sur
leur emploi, H, 215.
àccENT TOXIQUE, il existc dans la
langue française, I, 32 ; — rôle
de l'accent latin dans la forma,
tion des mois romans, I, 52.
— Exceptions à la transmission de
Taccent latin aux langues ro-
manes, I, 55.
— Il délerrnine la forme du mot
français, ï, 242 et 202.
— Cause pour laquelle, l'accent
français restant sur la même syl-
labe qu'en latin, l'accentuation
françiiise ditïère totalement de
l'accentuation latine, II, 543.
Accentuation française, I, 242.
AcHoisoN, de occasio, I, 49; II, 51
Adam, mystère, II, 50.
ADf:s, l, 125.
Adipeux, I, 88.
Adjectif, règle des adjectifs à une
seule terminaison en latin pour
le masculin et le lèmiMin, I, 17;
— accord de l'adjeclit avec la
finale ment dans l'adverbe, I,
17.
— Adjectifs à une seule terminai-
son, I, 320. .A
— correspondants aux adjectifs la-
tins qui ont une même finale au
masculin et au féminin, comment
49^
TABLE ANALYTIQUE.
ils se comportent au xv" siècle,
II, 13.
— Les adjeclifs qui ont en lalin une
tei'tiiinaison unique pour le mas-
culin et le fcniinin, ont aussi une
terminaison unique en proven-
çal pour ces deux genres, II, 451 .
-- Les adjectifs pris absolument et
sans ôlre construits avec un sub-
stantif apparent, n'ont p:is 1'^ au
sujet, en provençal, II, 452.
Admonester, I, 34.
Adudriu, ouvrir, I, 146.
Advemiz, l'éti'anger, II, 443.
Adverbe, formation de l'odverlje
roman, I, 8.
— Comment les adverbes se com-
portent au xv" siècle, II, 16.
— provençal en eut et en ens, II,
434.
Vé, de œtatem. I, 52.
Aers, adliérent, en provençal, II,
454.
.'Etaticcm, primitif de âge, I, 34,
Aiians, légumes, II, 161.
Aide, cimetière, en wallon, II, 155.
Aïe, aide, secours, I, 567.
klMl, VOy. ANC.
AlNKES, VOy. ANC
AixyuES, voy. anc.
Ainsi, étymologie, 1. 124.
Ai.n^jouhnée, l'avant-journée, le
matin, II, 251.
Aiii, au sens de manière, I, 61.
AniE, I, 61.
AïnÉE, I, 583.
Air.s au nominatif, Air au régime,
II, 54S.
AiiiiN (saint). Vie de saint Albin,
légende irès-semblableà celle de
la Vie de saint Grégoire, II, 254.
A; KSciiAxs, localité célèbre au
moyen âge, I, 169.
.AuuT, discussion de ce verbe qui
est au subjonctif el qui repré-
icnte le latin allocet, II, 451.
Au.emagne (T) traduit les œuvres
des trouvères, I, 180 et 187.
Aller, I, 59.
Allonger (s'), nom donné par les
granim;iiriens provençaux à la
présence de l'alfixe s, signe du
nominatif, II, 426.
Ambedui, andiii, tous deux, I. 368.
Amendie, I, 555 et 363.
Ammien Marcellin, morceau sur
Adriistée comparé au morceau de
Dante sur la fortune, 1, 425.
Amour, fine et loyal amour, I, 289.
— Différence entre la manière de
parlerde l'amour dans l'antiquité
et dans le moyen âge, I, 289.
Ami'leis, adverbe expliqué, H, 446.
Anc, adv., discussion étymolo-
gique, 1, 154.
Ancianor, II, 356.
Ancien, sens de ce mot appliqué à
la comparaison des langues, II,
27 i.
— La langue d'oc et la langue d'oïl
plus anciennes que Litalicn et
Fespugnol, ib.
Andier, landier en wallon, II, 157.
Aneme, prononcez âme, II, 293.
Anglo-Normand, dialecte, II, 57 et
100.
Anneton, petit canard, canneton,
I, 206.
Antatn, hypothèse sur cette forme,
II, 535.
Antiquité (li rois d'), le roi des an-
ciens temps, erreur commise par
un traducteur allemand du xiii*
siècle, I, 181.
— classique, n'est pas simple, elle
est formée de deux parties, k
Grèce et Home, 11, 4.
Antis, antique, 11, 217.
AoRER, adorer, I, 2il.
Apert, discussion, I, 148
AposTtLE, nom du pape, I, ICI
ArPARAÎTRE, I, Ô^
TABLE ANAIATIQLE.
495
Appétit (à 1'), de, II, 150.
AppKENDiiE par cœur, exprimé en
lalin, II, 579.
Araignke, signifie proprement toile
de l'aragne, II, 452.
AuAiNÎ, en wailon, adresser la pa-
role, II, liO.
Aramer (s'), pénétrer dans la ra-
mée, en parlant des rayons du
soleil, II, 151.
Arantele. ir.ANTEi.K, toile d'araignée
enBcrry, II, 158.
Arciiaïs.me, son caractère, son uti-
lité, son cliarnie, l, .')49.
— Opinion de 1*. L. Courier sur
l'archaïsme, II, 482.
Argentin, reproché à Boileau
comme un néologisme, est plus
ancien, II, 27.
Aria, air, en italien, vient d'aerea,
11,81.
Arioste, ses héros sont pris de
nos cimnsoiis de p:este, 1, 285.
Arnitoii.e, toile d'araignée, en rou-
chi, II, 159.
Arueyer, dans le Berry, arranger.
11,114.
Arrujeu, un enfant, terme du Berry,
11,151.
Art (1') du xvn» siècle, I, 3:i5.
Article, non existant dans le latin,
et créé par les langues romanes,
1, 105.
— Suppression de l'arlicle dans
l'ancien français, I, 521
Artz. en provençal, II, 454.
Aryennks, langues, I, vin.
Aryens (les), peuple primitif qu'on
suppose avoir liahilé la haute
Asie et ôtre la source d'où sont
sortis les Indiens parlant san-
sciit, les Perses, les Grecs, les
Latins, les Gt^rniains, les Slaves
et les Celtes, 1, 82.
— Langues issues d'"4 \ryens, leur
place dans l'histoiie, f, 85.
Assez, élymologie, I, 124.
Assis, signilie assiégé, I, 2 9.
Assonance, dans les vers, preuve
d'antiquité, I, 178; 11, 194.
— d:ms le Chant d'Eulalie, II,
239.
Ati;aiant ou Atreant, attrayant, I,
2-27.
Attaquer, le môme que attacher,
I, 15 et 127.
Attolée, dans le Berry, repas pro-
longé; conjecture sur ce mot, II,
122.
Auberge, élymologie, I, 6.
AuMAiLLE, élymologie, II, 126.
Auner, réunir, I, 241.
Autour, oiseau, pèche contre l'ac-
cent latin, I, 55.
AiJvERT, participe passé; discussion,
I, 145.
AuwiER, homme qui distribue de
l'eau ; heureuse conjecture de
M. Miitzner, dans un passage
altéré, I, 224.
Avant, étymologic, I, 12 i.
Avii.issKîiENT et Ennoulissement de
certains mois, II, IGG.
AvoEc, avec, I, l'i4.
Avoir, conjugué avec l'auxiliaire
être, dans un texte du xiv^ siècle,
II. 41G.
AvRiR, l'orme de ouvrir, existe-t-
il? I, 146.
AwEiE, aiguille, en wallon, II, 154.
AwKURE, chance heureuse ou mal-
heureuse, en wallon; étyniolo-»
gic, II, 152.
Baciielette, I, 58,
Baciielikr, I, 56.
Bagasse, 1, 59.
Baie, faire payer la haie, et payer
en haie, discussion, II, 51.
Baisselete, I, 58.
m
TABLE ANALYTIQUE.
lÎAMiE, prendre tic la harulo, terme
de marine, exprimé en latin, II,
580.
Baknage, le corps des barons, I,
7)05.
Barmlment, en baron, courageuse-
ment, II, 455
Baron, I, 70.
— les barons de France, compa-
gnons de Cbarlemagiie, sont re-
présentés comme des vieillards,
l 348.
Baruai, ou Badrrai, futur du verbe
bailler, 11, 117.
Ba-^-Latix, deux sortes, I, 54.
— Reconstruction du bas-l:itin. I,
35.
Bataille d'Aleschans, analyse, I,
170.
Beau, beau et bel, I, 119.
Bée, ancien mot qui signiliait: vaine
attent(\ H, 52; payer la bée, ib.;
conlusion avec : payer en bê, ib.
Bélier, I, 07.
Belix, I, G8.
Bellezour, prouve qu'un adjectif
latin, bellatus, a existé, II, 501.
Berquin (Louis) , brûlé comme héré-
tique, II, 459.
Berry (patois du), II, 112.
Bertiie, femme de Girart de Ros-
sillon, II, 592.
Beté, explication de ce mot, I, 205.
BiERRE, nom d'une forêt, II, 590.
BiRSSEN, mot allemand tiré du
français,!, 187; II, 264.
Blaireau, I, 50.
Blé, I, 45.
Bloc, I, 4i.
Bon-, avoir son bon, avoir sa satis-
faction, I, 574.
Bonnet, 1,89.
Bot, neveu, en provençal, II, 452.
Bouc, I, 44.
— Bouc, au réfïime, bous au no-
minatif. II, 555.
Brind, étymologie. 1,6.
Brette, I, 90.
Briçon.net ((juillaume), son langage
mystique, II, 48G.
Bris, nominatif de bricon, coquin,
1,211.
Briser, I, 44.
Bi'Fois, arrogance, I, 365.
BuRGUY, Grammaire de la langue
d'oïl, I, 94.
Buste, I, 65.
Byron, I, 294.
Caduire, dans le Berry, affaiblir,
flétrir, II, 125.
Caillou, discussion étymologique,
II, 1-25 et 147.
Caire, chaise, en wallon, II, 157.
Calorgne, borgne, dans le parler
du haut Maine, II, 455.
Calccs, myope, en provençal, II,
455.
Cas, dans la langue d'oïl et la
langue d'oc, I, 14 et 119; —
influence de ces cas sur le fran-
çais moderne, 1, 15.
— Les trouvères prennent plus
souvent la licence de mettre le
régime au lieu du sujet que
celle de mettre le sujet au lieu
du régime, I, 200.
— Existant dans la langue d'oïl et
dans la lanfj:ue d'oc, n'existant
pas dans l'italien et dans l'espn-
gnol, ce que cela signilie, II, 02
et 274.
— La règle des deux cas se voit
dans le Chant d'Eulalié, II, 50 i.
— Système des cas dans la langue
d'oc et la langue d'oïl, sur quoi
il repose, II, 529 et suiv.
— De la régularité de la langue
d'oïl dans l'emploi des deux cas,
II. 344 et suiv.
TABLE ANALYTIQUE.
m
~ Une langue à deux cas est une
"•'uveauté dans i'hisloire des
idiomes classiijues, II, 359-362.
— lîègle des deux cas, établie par
lis granimniriens provençaux du
xiii« siècle, II, 42i.
— Uévolulion qui enlève à la
lungue d'oïl ses deux cas, I,
XLVI.
Caterpili-ar, nom anglais de la
chenille, I, 63.
Cavexe, ancienne l'orme qu'on
trouve quelquefois pour chanvre,
I, 55.
Celtique, coniple pour une très-
petite part dans le français, II,
lOi.
Ceo, qui est notre mot ce, est mo-
nosyllabe,!, 159.
CinisE, corruption de chaire, II,
115.
Chalexgeb, de calumniari, l, 7 et
210.
Champ (de), de côté, mauvaise or-
thoî^raphe, II, 150.
Champî, mener paître, en wallon,
II, 160.
Chanson, une maie chanson, c'est-
à-dire une chanson qui reproche
une lâche conduite, liès-redoutée
des anciens barons, I, 213.
— d'un croisé partant pour la croi-
sade, I, 218.
Chansons d'aventures, sorte de ro-
mans en vers, I, 288.
Chansons de geste, mentionnées
dès le Xi* siècle, 1, 177.
— côté par le(|uel elles sont histo-
riques, I, 18i.
— leur caractère, I, 287.
Chanson de roland, allusion dans
le Patelin, II, 43.
Chant d'eulalie, examen, II, 287-
307.
— Conjecture sur la contrée où il
a été composé, II, 305; — note
additionnelle sur la versification
de ce chant, II, 305.
Chantel, l'escuen chanlel,Il, 259.
Charlemagne est représente comme
vieux, I, 548.
Charles le Chauve, dans le poënie
de Girart de Rossillon, II, 51:4,
598.
Charroi de INymes, analyse, I, 164.
Chasteé (chasteté), écrit à tort
cliastée, II, 243.
Chattepelouse, nom normand de
la chenille, I, 65.
Chef et Cheve, dans le Fragment
de Valenciennes, II, 555.
Chef-d'œuvre, conunent exprimé
en latin, II, 578.
Chêne, chanvre en wallon, II, 154,
ClIENILI-E, I, 61.
Chenosir ou Chknousir, dans le Dlt-
ry, moisir, II, 125.
CiiiAULE, dans le Berry, rejeton,
II, 122.
CiT, cité, I, 150.
Civilisation, comment exprimée en
latin, II, 573.
Clau, fléau, II, 131.
Climat ou Localité, son influence
sur la forme des mots, II, 155.
Cœur, exidication de la locutior
par cœur, II. 455.
Cogitation, ï, 148.
Coi, se mettre à la coi, ou plutôt
à l'acoi; dans le Berry, se met-
tre à l'abri, II, 127.
CoisE, côte, en wallon, II, 154,
CoME, herbe entrelacée, II, 119.
Commencer, prononcé par quelques
personnes quemencer, 1, 152.
Comparaison entre des époques his-
toriques qui la comjjorlent, I,
275.
— La comparaison est, par excel-
lence, la méthode de l'étude des
êtres viv.'.nls et des langues, II
153.
408
TABLE ANALYTIQUE.
CoMi'.u\ATiF. Les corn parai ifs latins
donnaient des adjcclils à deux
cas dans la langue d'oïl, II, 550.
CoMpr.RKH. payer, I, 550.
Complot, inceilitiide de rélyniolo-
gie de ce mol, I, 207.
COMI'OTK, I, 91.
CoNciiKiiu: ou concroihe, II. 296.
Conditionnel, 5* pers. du sinpfulicr,
en eie!, dans le Chant d'Eu lalie
et li> Fragment de Valenciennes,
II, 510.
— Formation du conditionnel dans
les langues romanes, II, 511.
Conjugaison des langues romanes,
1,8.
— plus riche dans les langues ro-
manes que dans le latin, I, 106.
Connaître, I, 83.
— Se connaître en une chose, ex-
plication de celle tournure, II,
519.
Contractions, qui sont déjà dans
la lauLiue du xv" siècle, II, 26.
CONVOITEII, I, 55.
Coq, au régime; ces, ou nominatif,
II, 555.
CoBATicuM, thème fictif de courage,
1,34.
CoRONEMENT LOOYs, analyse, I, IGl;
— traits historiques que celte
gcsle renferme, I, 163.
Corps, erreur commise par l'an-
cienne langue au sujet de ce mot,
I, 452.
— Il conserve Ys au régime en
provençal, II, 428-
Cor.iir.cTiuNs, exemples de correc-
tions de divers genres, II, 215
et pnges suivantes.
Coiuiui'TioN. Est-ce par corruption
du latin que sont nées les lan-
gues romanes? 1,104 et 248; —
indices de la corruption, I, 108.
CoiiSAUS, iiominalir féminin d'un
substantif cor^ûr/, signifiant cou-
reuse, femme de mauvci.»!'» \«e,
1, 210.
Cou et COI,, I, 119.
Couleur. Couleur dans une langue,
c'est-à-dire rn|)port cnirc le sens
concret et le sens abstrail. I,
264.
Cot'i'LKT. Ce qwe c'est dans l'an-
cienne poésie, I, 545.
Courcer, raccourcir, II, 87.
COURÉE, I, 561.
Courte-pointe, I, 91.
Cousin, parent, cousin, insocle, I,
68.
Covenans VIVIEN (li), le vœu de Vi-
vien, analyse, I, 169.
Craindre et cremir, I. 122.
Crémer, brûler légèrement, II, 119.
Cremir et craindre, I. 122.
Cuises dans les langues, I, i.n.
Critique Nécessité d'appliquer la
crilii]ue philologique aux textes
en langue d'oïl, I, 216.
— l^ègles crili(|ues pour les textes
de la langue d'oïl, 11, 441.
CuENs et COMTE, I, 14 et 49.
Gui qu'en poist, I, 234.
Cuire, employé pour signifier le
supplice du feu, II, 304.
CvcLE poétique carlovingien, com-
paré au cycle de la guerre de
Troie, I, 271; — mérite de quel-
ques-unes de ces compositions,
1,275.
— poétique d'Arlhus ou de la Ta-
ble ronde, I, 288
Datant, talent, en wallon, II, 159.
Damp, titre d'abbé, I, 50.
DaSgeh, I, 49.
Dangî, be.-dn, nécessité, en wal-
lon, II, l40.
Dans, étyiiiologic, I, 124.
Dansel ou danzel, I, 50.
TABLE ANALYTIQUE.
499
Dante, T, 202.
— Étude sur Dante, I,r)9i; — style
de Dante, I, 39-4; — imité par
Byroïi, I, 405; — différents mo-
des de traduction, T, 407; — c;i-
raclère et îrrandeur de la Divine
Comédie, I, 420.
— On ( oit dire Dante, et non îe
Dante, I, 429.
Di:. La préposition rf^, qui marquait
le rapport de comparaison et se
mettait après pins, peut-elle être
supprimée? I, 137.
Débonnaire, I, 61 .
Déclinaison dans la langue d'oïl et
la langue d'oc, I, 16.
— de l'ancien françiis; elle a deux
cas, I, 149, 244, 319 et I, xi;
— s caractéristique du nomina-
tif singulier dans beaucoup de
noms; origine de cette s, 1, 149;
— déclinaison des noms qui,
en Iniin, changent d'accent en
piss.inl du nominatif nu régime,
I, 150; — déclinaison des noms
féminins en e muet, I, 151.
— Constructions que la déclinaison
permet, I, 320.
— détruite ou xv* siècle; trace qu'il
en reste, II, 24.
— existant dans la langue d'oll et
jans la langue d'oc, n'existant
ni dans l'italien ni dans l'espa-
gnol; ce que cela signifie, II. 62.
— de cheval et mots semblables,
dans le Derry, II, 127.
■»- vrai caractère de la déclinaison
dans la langue d'oïl, II, 338-
041.
- des noms féminins en proven-
çal, II, 4i8.
ilnniicTivE (méthode), danger (|u"elle
a dans l'élymologie, I, 87.
OiFuiR, verbe. II, 215.
l'EiAinE, Lfl langne française dans
ses rapports avec le sanscrit et
les autres langues européennes!
1,76.
Dr mal aire, I, 61.
Depuis, étymologie, I, 124.
De put aire, I, 61.
DÉiiivATiox médiate, immédiate ies
langues; ce que c'est, I, 76.
Dès, étymologie, I, 123.
DesiMesurance, I, 309,
Desoremais, I, 123.
Destalenter, I, 376.
Decrvi, ouvrir, I, 146.
Dialectes de la langue d'oïl, I, 12,
125, 249, et II, 57; — il n'y
avait point de languedominante;
chaque dialecte était cultivé, I,
127; — c'est vers le xiv siècle
qu'une languelittéraire commune
commence à se former, I, 128.
— Quel fut celui qui prévalut et
devint la langue française, II,
101; — fusions, confusions, II,
102.
— !^ur quelles données repose, dans
les textes, la distinction des dia-
lectes, II, 202.
— Formation des dialectes, I, xlii;
— ils sont antérieurs à l'unité de
la Imgue, I, xliv.
Dialectique. Formes dialectiques de
la conjugaison, I, 128,
Dictionnaire latin-français, II, 305,
DiEz, Dictionnaire étymologique,
1, 24etsiiiv.
Dimanche, I, 91.
DiNARA, mot sanscrit, espèce de
monnaie, I, 29.
DÎNER, I. 47.
Dit nu Buef, re?semblnncc avec la
Vie de saint Grégoire, II, 25 i.
DOMNIZELI.E, II, 297.
DoNAT piiovENÇAi,, litre d'une grain-
maire provençale. 11, 424.
DONERE et DONEOR, I, 15.
DoNGE, subj. de donner; se Iroute
dans le xv« siècle, II. 27.
500
TADLE ANALYTIQUE.
Dorénavant, 1, 123.
Donvi, ouvrir, l, 146.
DÔTEH, noÙTEK, daps le Bcrrv.ôtcr,
II, 124.
Doux, remarque sur cet ailjeclif, I,
227.
DovRi, ouvrir, en wallon, II, 141.
DuBRin, ouvrir, I, 146.
Dune, I, 44.
Durcir, ouvrir, I, 146.
E. La langue d'oïl avait au moins
deux g, l'un muet, l'autre so-
nore, I, 141.
— Se dit pour en, préposition, II,
326.
Eau, f, 78.
ÉcH.AjiEAU, ados, en Berry, II, 159.
EciiAKNiR, dans le Berry, singer, II,
128.
Ecriture. Réaction de l'écriture sur
la prononciation, I, 324.
Edbe (lierre), masculin dans le Frfl^r-
ment de Valenciennes, II, 32G.
Ée, finale qui compte pour deux
syllabes au xv* siècle, II, 36.
Effrayer, I, 65.
Egger pense que la langue du
xni" siècle convient à la traduc-
tion d'Homère, I, 512.
El pour oit dans le Berry, II,
113.
Els au pluriel nominatif, II, 4i8.
Émail, étymologie, I, 6.
Éméjer (s'), dans le Berry, s'in-
quiélcr, II, 115.
Émoi, I, 66.
Empeuere, employé au régime, dans
un texte du xiv* siècle, II, 408.
Ekpire, d'imperium, signifie armée,
I, 211.
Enc, voy, Anc.
Encloistbe ou enclostre, synonyme
de cloître, 11,221.
Encontrée, synonynne de contr(fo,
11,221.
Encre, de ^ncflMS/Mm; remarque siif
l'accent de ce mot latin, II, 138
Enelaint, mot inexpliqué, II, 250;
explication (|u'en donne M.Le-
clcrc, II, 250.
Enfances Guillaume (les), geste tra-
duite on allemand, I, 182.
Enfe et enfant, I, 14; II, 220.
— Enle, meilleur que enres,I, 251 .
Enjôi.er, donner des joyaux, et en-
jôler, flaller, II. 129.
Ennoblissement et avilissement de
certains mots, II, 16j.
Ennosser, dans le Berry; enosser,
dans l'ancien français, II, 128
Ens en, préposition compo^ôe, I,
353.
Ensemble, étymologie, 1, 124.
Entendre (s') à une chose, explica-
tion de cette tournure, II, 319.
Entre, préposition; explication d'un
emploi parliculif^r de celte pré-
position, II, 236.
Épée, I, 42.
Epique, poésie épique des trouvères
et des troubadours, I, 290.
Épopée, caractère des grandes épo-
pées, I, 296; pseudo-épopées ï,
296.
Erreurs accréditées sur l'ancienne
langue et l'ancienne littérature,
I, 236.
EscHAc, I, 579.
EscuEiL, élan, et escueil, rocher, I,
223.
EscuEiLLiR expliqué, I, 222.
EsDREST, subjonctif présent du
verbe esdrecer. If, 451.
Espagnol, son caractère par rapport
au latin, 1, 114.
Espiègle, I, 23.
Espirer, inspirer, I, 357.
Espoir, employé dans le sens de
peut-être, I, 124.
TABLE ANALYTIQUE.
501
EssiL, d'exilium, signilie destruc-
tion, I, 210.
EsToiE, répond à deux verbes,
stare et esse; preuve qu'en four-
nit le (lialc. te normand, H, 201.
ESTOULT, ESTOUI.TIE. If, 155.
EsTouREAT expliqué, 11,443.
EsTRABOT, raillerie, injure, satire,
II, 145.
Etrait pour\*rROiT, I, 13.
Etueindue, I, 86.
Étymologie, Racine par laquelle les
langues romanes tierment au
sol maternel, I, 22. — Est une
science accessoire de l'histoire,
I, 25. — Enseignement qu'elle
fournit quant à la théorie du
langa^re, ï, 26. — Principes de
l'élymolofïie, I, 29.
— Dilficullcs que présente l'ély-
molo^ie des langues romanes,
I, 57. — Mise sur le terrain de
la mutation des leUres et des
formes, I, 59.
— Dilïérentes règles qu'on a re-
conn«es, I, 85 et 243.
Eui ALiA : forme française, Eol.4Te,
II, 307.
Elu, noms en eur, dérivés des
noms latins en or, tous féininins
dans l'ancienne langue, II, 82.
ÉvAiN, hypothèse sur celte forme
d'Eve, il, 555
ÉvARiÉ, mot du Berry, II, 164.
Évolution. Les langues romanes
sont-elles nées par évolution,
non par corruption, du latin?
I, 107 et 2iS. — Dommages qu'a
subis l'évolution, 1. 109. — Res-
trictions qu'il faut apporter à la
théorie de l'évolulion, I, 111.
EwARER, mol wallon, II, 104.
Exemple, nécessité d'un grand nom-
liie d'exemples pour fonder la
grammaire de la langue d'oïl, I,
118.
Faidit (IIugues),auteurd'une gram-
maire provençale, II, 424.
Fainst, il a formé, finxit, II, 448.
Fameiler, avoir faim, II, 446.
Fanle, domestique, II, 118
Fauce (de la), II, 2.
Fener pour faner, II, 112.
Féodalité, mise au-dessus de la
royauté dans beaucoup de chan-
sons de geste, II, 401.
Fieblette, diminutif de faible, II,
80.
Filiation historique étudiée dans
les langues, 1, 11 .
Fils. Pourquoi une s?l, 119.
— Fils au sujet, fdau régime, II, 219
Flatriu pour flétrir, II, 112.
Flau, fléau, II, 151.
Fleuri ou flori, tacheté de blanc,
II, 129.
Foie, élymologie, I, 7.
— de ficatum, remarque sur le dé-
placement d'accent, II, 158.
Fol large, expliqué, I, 225.
Fort. Remarque sur la locution: se
faire fort de... II, 52.
Fortune. Description de la fortune
par Dante, I, 422. — Comparai-
son avec un morceau d'Ammien
Marcellin sur Adrastée, 1. 425.
FoRviER pour fourvoyer, II, 112
Fouger pour foyer, II, 112.
Fourmi. Pourquoi la Fontaine y
met-il une s?l, 119.
— Discussion sur ce mot, II, 157.
Fouteau, I, 65,
Fragment de Valenciennes, étude,
II, 507-:.27.
Français, voy. Oïl (langue d').
— Son caractère par rapport au
latin, I, 115.
— Le français actuel est la plus
moderne des langues romanes»
11,361.
502
TABLE ANALYTIQUE.
— pliases historiques qu'il par-
court, II, '279.
FRANÇAIS (les), les gens de l'Ile-de-
France; caractère qu'un trouvère
leur donne, I, 173.
France la louée, I, 314.
Fkancor, II, 350.
Frayeur, I, 65.
FiuiNDi'.E, I, 569.
FiiÉMutENT, expliqué, II, 442,
Frère, I, 86.
Fripe, sens de ce mot, II, 163.
Friper, sens propre de ce mot, II,
163.
Fripon, étymologie, II, 163.
FnoHÎ, froisser, en wallon, II, 154.
FuisoNNER (foisonner), bonne leçon,
au lieu de fin sonner, I, 255.
Furet esi fuerat, II, 290.
FusELiEu, dans le Bcrry, cornouil-
ler, II, 126.
G
Gaiu., noix, en wallon, II, 146
Gaine, I, 67.
Gai.çon, I, 72.
Garlande (Jean de), son époque, I,
55.
Gaugue, noix, en rouchi, II, 146.
Gaule, condition politique dans le
haut moyen âge, II, 01.
— Centre de résistance et de réor-
ganisation, II, 280; — langue
des Gaules, nom sous lequel on
peut grouper la langue d'oc et la
langue d'oïl, par opposition à
l'espignol et à l'italien, II, t>82.
Gki, noix, en wallon, II, 146.
Gémn, éditeur des Lettres de Mar-
guerite, reine de Navarre, II,
456.
Génitif latin pluriel a laissé des
restes dans la langue d'oïl, II,
356.
Genre masculin des noms latins
absliails en or, devenu genre
féminin en français, I, 2 il.
Germale, jumeau, en wallon, II,
147.
Gérold, clerc d'Avranches, contem-
porain de Guillaume le Conqué-
rant, I, 177.
Gesta romanorum, compilation d'his-
toires pieuses; contient une imi-
tation du poëme sur la Vie de
saint Grégoire, II, 251.
GiRART DE Rossii.LON, poémc du
xiv siècle, analyse, II, 584-i07;
— personnage du ix* siècle, ib.
— Epoque où ce poëme a été com-
posé, II, 403.
Gloriete, nom d'une tour, I, 166
Goui'ii-, I, 67.
Graanter, accorder, I, 386.
Grammaire de la langue d'oïl, pos-
sibilité de la reconstruire, 1, 94
et318.
— On n'a pas de grammaire de la
langue d'oïl composée au xu*
ou au xîii' siècle, I, 117.
— Une bonne grammaire de la
langue d'oïl sert à comprendre
les textes et à les corriger là où
ils sont corrompus, I, 133.
— Application de la grammaire à
l'émendation des textes, I, 156.
Grammaires provençales, II, 423-
441.
Grammatical, un enseignement
grammatical de la langue d'oïl
était donné dans les écoles, 1,125.
Grandgagnage, Dictionnaire étymo-
loyiiiue de la langue wallonne,
11,91.
Greith, publie un ancien poëmw
allemand sur la légende de saint
Grégoire, II, 192.
Grimoire, I, 02.
Grimper ci Griper, II, 162.
Groseii.i.e, discussion étymologi-
que, II, 166.
TABLE ANALYTIQUE
503
GoAt!cnf-n, voguer, II. 235.
Gui;:, I, 6ô.
Guêpe, I, C6.
GrEpoiENTER (se), se lamenter, dis-
cussion étymologique, H, 147.
GrERRE, étymolo-jie, I, 6.
GuEssAno, c'dileur de deux gram-
maires provençales, II, 423.
GuiEii (guider), I, 226.
Guillaume au court nez, I, 160.
— Fierebrace, I, 161.
— personnage du temps de Char-
lemagne; son histoire est le
llième de chansons de geste, I,
175.
— I*', comte de Provence, I,
176.
Longue-Épée, geste dont il est
le sujet et qui appartient à la fin
du xi" siècle, I, 212.
Giiivr.E, I, 66.
GwAi, exclamation signifiant mal-
heur, I, 67; — gwai ou wai, mal,
malheur, II, 88.
IIÂle, échelle, en wallon, II, 154.
IIamai, banc, en wallon, II, 159.
Hanneton, s'est toujours écrit avec
h, I, 206.
Haiiangue, élymologie, I, 6.
Hmu)I[;ment, prononciation dans le
XV» siècle, II, 17.
IIautmanx von owe, poète allemand
du xii® siic'.e, iiiiiie le poëme de
la Vie de saint Grégoire, II, 193
et 257.
~ Comparaison de son imitation
avec l'original français, II, 257-
268.
IIausage, témérité, I, 229.
llÉ. hi.ino, I, 165.
IIeai ME, élymolo,;;io, I, 6.
— proiioiiiiiilion, II, 45
Ui-iMsTicME, rèyle de l'hémistiche
dans l'ancienne versification, I,
328.
IlÉRoï-coMiQUEs, poèmes: leur exi-
stencedans le moyen âge, 1, 174,
— le Moulage Guillaume, le Voyage
de Charlemagne à Jérusalem, I,
28 î.
IltUK, étymologie, I, 232.
IIeùue, secouer et échoir, en wal-
lon, II, 13 i.
lli-ur, garde d'épée, I, 234.
Hiatus, l'hiatus est admis dans
l'ancienne versification, I, 340;
— contradictions de la règle mo-
derne de l'hiatus, I, 540.
— La langue de nos aïeux fuyait
les hiatus, suivant Génin, II, 21;
— réCutatidn de celle opinion,
ib., et suiv.
IIieure, dans le Berry, lierre, II,
121.
Histoire, rapports des fictions des
gestes avec l'histoire, I, 185.
— Qu'est-ce que l'histoire d'une
langue? I, i; — l'histoire delà
langue intimement liée à l'his-
toire littéraire, I, ix ; — phases
de l'histoire du français, I,
XLVIII.
— lilléraire de l'Italie, de l'Espagne
et de la France, comment il faut
la partager, II, 282.
— lilléraire de la France, com-
mencée par les bénédictins, con-
tinuée par l'Académie des in-
scriptions, I, 238.
IIolzmann, son opinion qu'au temps
del'invasion des Germains c'était
une langue germanique, non
celtique, qu'on parlait dai.'s la
Gaule, est erronée, I, 46
IIoM et Homme, 1, 14, voy. hons.
lIojiÈRE, I, 29l>; — comparaison lie
s(m é[)opée et des épopées che-
valeresques, I, 513.
IIoMÉiuQUE, épilhèlcs homériques;
504
TABLE ANALYTIQUE.
leur équivalent dans les chan-
sons (le jïestc, 1, 514; — raison
de CCS épillicles, I, 515.
lIoMiNATicuM, |)i iniilil liclif de hom-
mage, I, 5i.
IloNS (lionimes), au ré^fime pluriel,
dans un texte du xiV siècle, II,
408.
HoÙTEU, écouter, en wallon. II,
454
Hues, mieux écrit ues, service, em-
ploi, besoin, II, 214.
Hues d'Oisi, lait une pièce satirique
contre Quenes de Bélhunc, 1,219.
Idéal, comment exprimé en latin,
II, 578.
Ter, mot douteux et qui peut être
une forme de el, aliud, autre
chose. II, '246.
Iholtou JuoiT, chaud dans le Frag-
ment de Valenciennes, II, 525.
Ille, pronom latin, devenu l'article
défini, I, 8.
Il n'a, pour il n'y a, se disait en-
core au XV» siècle. II, 42.
Il et Lui, emploi dans l'ancienne
langue, II, 81.
Ile de France (dialecte del'), 1, 12.
Iliade, chant premier, traduit en
vers de la langue d'oïl, l, 552.
Ilz, se rapportant à un nom fémi-
nin, II, 58.
Imparfait, formes dialectiques, I,
130; — méprise du français mo-
derne, qui met une s à la pre-
mière ne-^onne du singulier, I,
131.
— Troisième personne du singulier
en eiet dans le Fragment de
falenciennesy II, 51». —Diffé-
rences de l'imparfait répondant
au latin abam eiebam, W, 5J2.
— normand, II, 445.
iNDO-EUROPÉENiVE (la filialioii), I, 79.
Induction historique, Im e de l ély-
mologie, 1, 58.
Infinitif, employé slibs' a litivemenl,
prend \'s au nonii/iiilil', II, 5i9.
losTiEREN, mot de l'ancien alle-
mand, qui est jousier, 11, 26 L
Îpe, ou Îpue, herse, en wallon, II,
155.
Irus, son aventure imitée danf
Girart de r.ossillon. II, 389.
IscRABO, glose nialbergique, 11, 142.
IsNEL, éiyniologic, l, 6.
Italien, son caractère par rapport
au latin, l, 114.
Itou, étymologie, II, 127.
IviEu', neige, en wallon, II, 141.
IwE, junn.ent, I, 77.
Jarron, branche, II, 589.
Jaubert, glossaire du centre de la
France, 11, 91.
Jeon, contraction de je en, est mo-
nosyllabe, 1, 159.
Jeu DE pelote, locution signifiant
bagatelle, chose de jeu, II, 598.
Jeuler, dans le Berry, jubiler, II,
120.
Jeûner, était de trois syllabes, I,
196.
JnA, pour cha. çà, II, 523.
JiioLT, voy Iholt.
Jna, radical sanscrit, qui signifie
connaître, l, 82.
Joindre, I, 77.
Jonckbloet (textes publiés par), I,
160.
Kinohe, connaître, en wallon, II,
154.
Kinoie, quenouille, en wallon, II,
154.
TABLE ANALYTIQUE.
505
La, pronom, remarques, I, 139.
Langage humain-, il a deux facteurs :
le Ivpe de la famille d'hommes
et là localité, 11,110.
Langues. Les langues antérieures
sont la clef des langues posté-
rieures, I, 80.
— issues du latin, leur place dans
riiisloire, I, 84.
— La langue, se défaisant et se re-
faisant, peut servir de mesure à
indiquer la désorganisation et la
réorganisation sociales après l'in-
vasion des barbares, I, 113.
— Travail de développement qui se
fit dans les langues vulgaires, I,
114.
— forma lion de langues en un
temps pleinement historique, I,
2G0.
— ce qui arrive quand deux langues
se renconlreut et se pénètrent,
1,205.
— du XVII" siècle, réglée par les
grammairiens et l'Académie, I,
307.
— Changements qu'éprouvent les
langues, I, 7j08.
— De la langue du xv« siècle, II, 9
et suiv.
— Cause interne pour laquelle la
langue des xn» et xm* siècles
s'est profondément altérée aux
xiv'et xv«. H, 12.
— Action ^^ônérale d'une langue
lillérain;, II, 99 et 111.
— vulgaire française existant dès
le IX* siècle, il, 285.
— romanes à deux cas, plus an-
ciennes que les langues romanes
.sans cas. II, 502, ")U5.
— D'où vient Texislence de deux
cas cliez les unes, l'absence de
cas cliez les autres, II, 503
— du XVI" siècle, son caractère, II,
481.
— Les langues assujelties à la loi
du changement, I, vi.
Larmenter (se), se lamenter, en
wallon, II, 147.
Latin. Le latin s'impatronise en
Gaule et en Espagne, 1, 4.
— Introduction de mois latins dans
la langue française aux époques
postérieures, I, 148 et 209.
— Mode dont il se comporte à l'é-
gard des langues romanes, 1, 245.
— Du latin écrit par les modernes,
II, 3C8.
— Est-il possible aux modernes ds
bien écrire en latin? II, 309-
372.
— Cas 011 les mots latins, passant
en fiançais, ont subi une grande
dislorsion de sens, II, 572.
— Le la lin des auteurs chrétiens,
I II, 37i.
— Latin des temps qui suivent la
chute de l'Empire, et avant la
formation des langues romanes,
II, 370.
Latinité, son triomphe dans l'Oc-
cident après l'invasion des bar-
bares, I, XV.
— Demi-latinité de la langue d'oc
et de la langue d'oïl, I, xxxvii.
— Une demi-latinité n'est point
une petite recommandation, I,
XL!.
Latitude et lé, I, 89
La Unix, mot français du ix* siècle,
II, 327.
Lefebvre d'Ètapi.es, protégé par
Marguerite de Navarre, II, 4C0
Légende de la guerre de Troie;
analogie avec la légende sur
Charlemagne, I, 551.
— Formation des légendes, éclai-
rée par nos chansons de geste,
I. 332.
506
TABLE ANALYTIQUE.
— Li'^ciulc sur le pape Gn'goiiele
Grand, poëuic publié p;ir 51, Lu-
sarche, il, 170; — arialy>e, II,
171-191;— dalc et dialecte, II,
192-211; — imiliilion, II, 251.
Lei, forme du pronom la, I, 159.
Lkndkmain, I, 18 cl 92.
Léopaud ou Liui>akt. De combien de
syllabes est-il dans l'ancienne
langue? I, 158.
Licnr.E et LAunox, I, 14.
Lettres (métiniorphose des), fond
de toute l'élymologie, I, 78.
Licences que les trouvères prennent
avec la grammaire, 1, lî)8 et
336,
— comparables chez Homère, I,
357; — chez Dante, I, 5Z>7; —
théorie de ces licences, I, 558.
Lie, forme du pronom la, I, 159,
Lier', voleur, en wallon, II, 1 iO.
Ln;RHE, I, 18 et 92.
Littérature. Les littératures sont
spéciales aux peuples, tandis que
la science est universelle, I, 2'J9,
— Pielalions qu'ont entre elles les
littératures des nations euro-
péennes, I, 599,
— Elle se développe plus tôt dans
la lanfiue d'oc et dans la langue
d'oïl que dans l'italien et l'espa-
gnol, II, 418, et I, xxxvii.
Localité ou Climat, son inlluence
sur la forme des mots, II, 153.
Loiads amours, I, 22">.
Loriot, I, 18.
Lues, i.uesque, dès que, 1, 123.
Luette, I, 92.
Lui, règle ancienne de ce pronom,
I, 140.
Lyrisme des chansons de chevalerie
et d'amour, I, 218.
M
Maaillere, prostituée de bas étage
qui reçoit une maille (monnai'^)
pour prix, I, 210.
Mains, pour moins, I, 49.
!UAiiN',reclierches étymologiques, I.
4i.
Malrergique, glose, essai d'explici-
lion (l'une de ces gloses, II, 141,
Mai.ueh, souiller, II, 4i6.
Malvé, discussion sur cet adjectif,
qui signifie mauvais, H, 4i9.
Manger, I, 52.
MANiÈr.E iiE trouver, titre d'niio
grammaire provengalc, II, 42 i.
Manoir en aumosne et en bienfais,
I, 220.
Manuscrits. Etudier quelques bons
manuscrits pour en tirer des
règles de langue, I, 154.
— Beaucoup de nianuscrils four-
millent de fautes, I, 150.
Mai'IE, nappe, en wallon, II, 157.
]\1argui;rite, reine de Navarre; ses
lettres, II, 450-492.
î Marnîuen, mot de l'ancien alle-
mand, qui est mariniers, II,
204.
MyETZNER, public uti rccucil de
textes en langue d'o'il, avec un
conmienlaire critique, I, 213 et
221.
Mautalent, I, 334.
Mauvis, II, 104.
Med, médecin, en wallon, II, 157.
Mêle, dans le Berry, nèlle, II, 121.
Meretris, ibrmé sur le latin mere-
trix, I, 209.
Meiiviilleux (le)j dans les poésies
d'Homère et les chansons de
geste, I, 3i3.
Mi:sKAiT, qui a commis un niéfiit,
une faute. I, 250.
MihMER et Ministère, I, 241.
Meykk (Paul), son opinion sur la
versification du Chant d^Enlalie,
II, 505.
Mh'.GE, médecin, II, 157.
TABLE ANALYTIQUE.
501
MiEPDKE et Memob, I, 15; II, 550.
— Mieudre eioployéau régime, dans
un texte du xiv" siècle, II, 409.
Mieux, fomp;\raison avec l'ilalien
mecjUo, el discuté, il, 351.
MiGNARD. éditeur de Girart de
Rossillon, II, 585.
MiLTON. 1 , 295.
Mode, traire, en wallon, II, 141.
MoiiUEu ET Pair, femme légitime,
I, 502.
MoiME, le plus petit, II, 120.
MoMPLÎ, Mnpi.î, croître, grandir, en
wallon, II, 140.
MoMAGES Guu.LAiîME (H), romau lié-
roï-coniiqiie, I, 174.
MoouER, se l'aire moquer de soi;
remarque sur cette locution, II,
.")5.
Mot. Distinction, dons le françnis,
les mots d'origine et des mois
calqués suliséquemmeut .«:ur le
l.itin, I, 2 42.
— Un mot latin subit, dans le do-
maine roman, un changement
d'autant plus grand qu'il est
lrans[)lanté plus loin, II, 155.
— Mots à sens général, que l'usage
a spéciliés, II, 160.
Mou el MOL, ï, 119.
Mouïox, employé au xu- siècle pour
traduire aries, bélier, II, 450.
Mouvoir. Il ne muet pas de..., lo-
cution expliquée, l, 222.
Moyen ace n'e.<l pas simple, il est
formé de cinq parties : France,
Italie, Espagne, Angleterre et
Allemagne. Il, 4.
— ILiut moyen à;:e; ce qu'il faut
entendre par là, II, 01.
— n'est pas une ère de ténèbres,
mais est une époque intermé-
diaire, II. 278.
Muet (meut), il ne muet pas de...
Voy. Mouvoir.
MijLLER (max),! Nuances gennani-
I f/ucs jetées sur les mois romaiis,
I I, 90.
Mystères, leur nnliqnUé, 11,00.
— dès le xu' siècle, II, 05; — np-
fjarition du drame sacré dans le
moyen âge, il), ai p. 71; — re-
présentation d'un mystère, II,
60, — mise en scène, II, 07; —
musique. II, 08; — costumes,
ib.; — acteurs, II, 70; — pro-
nonciation, II, 73
Nadai.or (temps de), temps de Noël
(en provençal), II, 357.
Naître, I, 54.
Navie, marine, I, 575.
Ne, peul-il se dire pour en, pro-
nom? I, 139.
— avec le sens affirmatif, II, 525.
Nedes, particule signiliant mèuic»
If, 451.
Négostrom, troène, en wallon, II,
149.
Nen, négation, I, 200; II, 80.
— négation normande, conibndue
avec n'en, II, 2il.
Nés, neis, nis, ne si, particule si-
gniliant môme, II, 522.
Neutre, suppression du neutre la-
tin dans les langues romanes, I,
8 et 100.
NieF et NEIGE, élymologie, II, 8).
NiEPs (neveu), employé au régime
dans un texte du xiV siècle, II,
409.
NivAiE, neige, en wallon, II, 141.
Noix, action de nier, II, 412.
Noir.oN PRÉ (les prés de Néron), lo-*
calité indéterminée, dont le nom
revient souvent dan-s les textes
du moyen âge, 1, 106.
KoM. Les noms latins en ator don-
nent des mots à deux cas dans la
langue d'oïl, II, 529.
508
TABLE ANAIATIQUE.
— Les noms latins en o, onis, <lon-
nenl des mois à deux cas dans
la langue d'oïl, II, 351.
— Noms lalins ayant une syllabe
de plus à l'ablatif qu'au nomina-
tif, et donnant des mots à deux
cas dans la langue d'oïl, II, ~>51;
— noms latins en as, alis; leur
forme en langue d'oïl, II, 552;
— noms latins en or, oris; leur
forme en langue d'oïl, II, 352;
— noms latin en ns, ntis, io,
ionis, II, 552; — noms latins de
la 2« déclinaison; leur forme en
langue d'oïl, II, 554; — noms
parisyllabiques de la 5^ déclinai-
son, th.; — noms de la 4* et o'
déclinaison, ib.
— Noms lalins de la l" déclinai-
son; leur forme dans la langue
dVil, II, 555.
— Noms ft'miiiins en e, n'ont pas
y s au pluriel dans quelques tex-
tes, II, 541.
NoMiNATiFsqui n'ont pas l's,!!, 427,
450.
Non ou nen, ancienne forme de la
négation.
NONNUISANCE, NONNUISANT, inUOCeU-
ce, innocent, II, 445.
No>;i'OURQ0ANT, ancien adverbe, II,
81.
Noue, bru, II, 119.
Normand (dialecle), I, 12; II, 19.
-- Emploi qu'il lait souveni, au iio-
niinatil, (lu régime des noms dé-
rivés des noms latins en ator,
II, 81 et 85.
- L'invasion Scandinave n'a in-
flué en rien sur ce dialecte, II,
106.
— Imparfait des verbes dans le
dialecte normand, II, 201).
— Comparé à quelques échantil-
lons des dialectes du bord de la
Loire, II, 202 et suiv.
— Il pourrait être nommé dialecte
de rOue.st, II, 210.
Normandie. La Normandie (Nous-
tiic) continue à parler français
malgré l'invasion des Scandi-
naves o'i Normans, I, xi,.
0, a signilié oui, I, 157.
— Par 0 et par non, I, 574.
Ob, voy. od.
Oc (langue d'), est une langue à
deux cas, II, 282.
— forme un intermédiaire entre la
langue d'oïl et l'italien, II, 435.
— Sa situation entre les idiomes
romans, I, xxx; — sa déclinaison,
I. XXXI.
Od, en normand; ob,A la Rochelle;
ab, en provençal, préposition
qui signifie avec, II, 205.
Oie ou oye, linale de la 1" pers.
des imparfaits au xv* siècle, II,
54; — prononciation, II, 56. —
formes diverses et étymologie,
II. 160.
Oïl, oui, discussion étymologique.
— Langue d'oïl, ou vieux français,
ne vient pas de l'italien, I, 10
et 239.
— Dilférences qu'elle présente dans
le xu" siècle, dans le xm«, dans
le XIV», I, 151.
— Vers faits en langue d'oïl à la
fin du ix« siècle, I, 212.
— Opinion des Italiens du xni" siè-
cle ei du XIV' siècle sur le rap-
|)ort entre les deux langues, I,
'240.
— Elle ne cesse d'être écrite de-
puis le X® siècle, I, 246; — al-
tération qu'elle subit au xiv* siè-
cle, I, 277; — plus analogique
que le français moderne, I, 278
et 25i.
TAliLE ANALYTIQUE
509
— Elle a son grand éclat aux xti*
fit xin" siècles, I, 249; — cause
de sa décadence au xiv" siècle,
I, 250; — c<'. fut, sur une échelle
restreinte, quelque chose de
semblable à ce qui arriva pour
le latin lors de la chute de l'em-
pire romain, 1, 251.
— La langue d'oïl est-elle un pa-
tois barbare? I, 502; — régu-
larité plus grande que dans le
français moderne, I, 310; —
bonne pour traduire Homère, I,
316; — la langue d'oïl fut aus-
si européenne que la langue
française du temps de Louis XIV,
I, 517.
— Barbarie prétendue de la lan-
gue d'oïl, II, 75.
— Quelques remarques sur la lan-
gue d'oïl, II, 89.
— Elle est une langue à deux cas,
II, 282 et 542; — conditions
graitnnaticales qui en naissent,
II, 286.
— Ses changements au xiv« siècle,
II, 405; — elle perd ses deux
cas et devient semblable à l'es-
pagnol et à l'italien, II, 407,
419.
— Langue française plus avenante
pour l'aire romans et pastourelles,
d'après une grammaire proven-
çale, II, 426.
— Sa situation entre les idiomes
romans, I, xxx; — sa déclinai-
son, I, XXXI.
— Son antM|iiilé, I, xxxix.
OiNMu:, I, 86.
OiSKUsE, signifie oisiveté, I, 221.
Olz, dit pour 08 ou osts, armée,
1, 158.
OMBnAf.E, adj. signifiant obsé t, I,
220.
Omqi, II, 303.
On, DM, UN,syll:.ibe8 laline^,'se chan-
gent volontiers en en ou an
dans le français.
Ordière, ornière en picard, II,
151.
Ore et ORES, I, 123.
Orendroit, adverbe, signifiant à
cette heure, I, 124.
Organe, orgue, II, 444.
Origxe, dans le Berry. oriirine, II,
120.
Ornière, étymologie, II, 151.
Orthographe, dans l'ancien fran-
çais, 1,522; — indications fournies
par l'ancienne orthographe pour
réformer la moderne, I, 52'7. —
latine conservée, bien que la pro-
nonciation lût française, II,29i.
Ortruge, ortie, II, 115.
Otkr, discussion étymologique, "j.
12 î.
Ou, substitué à o, dans le Berry, II,
116.
OuAN, ancien adv. signifiant cette
année, I, 157.
OuKTANT, adv. picard, signifiant
cela étant, I, 157.
OuKDÎîîE, ornière en wallon, II,
loi.
Ouvrir, discussion étymologique,
I, 146.
Page (un), ne peut sA.rendre en latin
par le bas-latin pagius, II, 380.
Paienor, est paganorum, II, 356
Paot, ancienne forme de pavot, II,
121.
Papou, dans le Berry, pavot, 11,121.
Paradigme. Quelques paradigmes
de la transformation d'un mot
latin en mot français, I, 31.
Parfait français, change, à la 3"
personne du pluriel, Ye long
latin de colle même personne
en e bref, II, 300
510
TABLE ANALYÎ!<ii>.
— Le parCail laliu ahn'gcnit i-ou-
vent Ve, oriliiiaireiuciil iow^, à
la 3« pers. du pluriel, II, 500.
— l'ailail eu les, iet, II, 447.
Voy. I'r,i';Ti';urr.
Pauis (Gaston), son opinion sur la
vor.-idcalion du Chant d'Eulalie,
II, 500.
PARïicirEs passifs féminins en ie;
se garder d'y niellie un accent,
I, 20O; II, 411.
Pascor, paraît être pascuorum, II,
536.
Passe ou Prase, moineau, II, 119.
Pasteur et Pâtre, II, 550.
Patelin (élude sur), II, 1.
— fournit à la langue plusieurs
locutions, II, 50.
— est anonyme, II, 45; — limites
enlre lesquelles il a pu être
composé, II, 40.
Patkunois, langage de Palelin, II,
50; — réfutation de Génin, qui
veut que ce soit l'origine du mot
patois, il?.
Patois, se trouve dès le xm" siècle,
II, 31.
— Distribution géographique des
patois et conséquences qui en ré-
sultent, II, U5; — contemporains
du français proprement dit, II,
94; — représentants des anciens
dialectes, ib.; — loi de leur ré-
partition, II, 94 et suiv.; — ils
sont les racines par lesquelles
les grandes langues littéraires
tiennent au sol, II, 105.
— Ils se distribuent sans tenir au-
cun compte ni du celtique ni
des langues parlées par les enva-
bisseursgermains.Il, 104etsuiv.
Payer, payer la bée, payrr en bê,
confusion, II, 32.
Peitre, voy. Pis,
Pendre à l'œil, locution usitée dès
le xui« siècle, II, 28.
Pense, ancien subst.'.vitifqui sig! ifie
pensée, II, 450.
Penser, I, 80.
Pe.ntir, répondant au latin pœni-
tere, 11, 515.
Pei'.i'ec, adverbe signifiant poui
cela, I, 12 i.
Pesmi:, pessimus, très-mauvais, I,
389.
PiiELi.E, mot de l'ancien allemand
qui est lapaile franç;iis, II, 205.
PaiioLOGiE comparée, I, 81 et 82.
Picard (dialecte), I, 12.
Pieu, I, G;».
PiXTAiN, nom de la poule dans le
Renart, hypothèse sur cette for-
me, II, 555.
Pis, mamelle de vache, I, 90; —
Pis et peitre, II, 535.
Plaindre, I, 86.
Plaisui et Plaire, IL 84.
Plasmer, ancien verbe signifiant
former, II, 79.
Plevir, promettre, I, 31^0.
Plot, est le simple de complot, I,
207.
Plume, prendre la plume, exprimé
en latin, II, 374.
Plus -QUE -PARFAIT latin, dans la
langue d'oïl, II, 299.
PoÊiE, I, 69.
Poème, les grands poèmes ne sont
pas d'un accès facile à tous, I,
408.
Poésie française, preuve qu'elle
avait produit des chansons de
geste dès le xi* siècle, I, 177; —
caractère de cette poésie, I, 178;
— sa lelalion avec l'état soiial,
I, 179, — traduite ou imitée en
Allemagne, en Italie, en Espa-
gne, en Aniiilelerre, I. 187.
— Naissance de la poésie aiu sein
de la langue d'oc et de la langue
doïl, 1, 252; — faveur que
cette poésie rencontre hori Ue
TABLE ANALYTIQUE.
511
-on pays natal, 1, 254 et 274;
— flot de poésie qui s'épand, I,
268; — caractère historique de
reltc elTiisiou, I, '2(39; — ser-
vice rendu par celle poésie, I,
275; — oulJi dans lequel elle
tombe, I, 27G; — elle disparaît
devant uti nouvel ordre social,
I, 280.
moderne, sa tendance vers
l'idéal et l'infini, I, 265 et 533.
PoEsTE, puissance, de polestas, I,
150.
PoKSTÉ et Posté, étymologie, II,
79.
PonTE. Les grands poètes donnent
la perpétuité à ce qu'il y a de
plus fujrilif, le sentiment, l'émo-
tion, I, 400.
— Comment ils mettent àl'unii^son
leur vers et leur senlimenl, I,
417.
PoÉTiQDE, phase poétique du haut
moyen âge, comparable à la
phase poétique de l'âge héroïque
en Grèce, I, 270.
Poids, I, 65.
Poisso.\. I, 91.
Poi.i.E est le latin pulla, II, 303.
Pont, poignée, I, 370.
Poni, subjonctif présent du verbe
porter. II, 451.
PounE, diflicullé de savoir si on
prononçait poure ou poire (pau-
vre), I, 14i.
Po(jnKT est potuerat, II, 299.
PovEhTE, pauvreté, I, 150.
PiiÉtÉDENT (un), exprimé en latin,
II, 380.
Pr.ÉTÉniT délini, formes dialec-
li(|ues, i, 129; — ce qui reste de
CCS formes dans le français ac-
tuel, ib. Voy. Passé.
PiuTiET, paraît signifier prêché
dans le Fraf/nient de Vulea-
ciennes, II, 325.
f Preux, discussion étymologique
II, 205.
Prienke, presser, de premere, H
119.
Primerain, I, 353.
Prisk d'orange (la), analyse, T.IGO.
Proeusement, adv., à la manièrtj
des preux, II, 203.
Pronom, au nominatif et aurégime,
I, 520.
Pronoms possessifs, comment ils se
comportent avec un nom fémi-
nin Commençant par une voyelle
dans le xV siècle, II, 14.
— au féminin, ina, ta, sa, éli-
dent Va devant une voyelle. II,
82.
— mon, ton, son, commençant à
se construire avec un nom fé-
minin, II, 413.
Prononciation', qui prévalait dans
la poésie, I, 197; — la pronon-
ciation actuelle de la poésie en
conserve des traces, I, 11]8.
— de l'ancien français, conforme
en plusieurs points à la pronon-
ciation moJerne, I, 225.
— des groupes de lettres aie, oie,
II. 18; — prononciation des an-
ciens participes en eu, II, 19; — »
la prononciation de l'ancien fran~
çais est, pour le gros, la même
que celle du français moderne,
II, 20.
— de l'ancienne langue; éléments
qu'on a pour en juger, II, 24.
• — Hèglcs de prononciation des vers
doi
un texte du xii»
siècle, 11,73; — la prononciation
des vers en français aujourd'hui
suit la même règle i|ue celle de
cet ancien temps, II, 76.
Pnou, discussion rlymoloi^ique, II,
209.
Pr'jesme, expliqué, II, 443.
Psaume, à trois leçons et trois
512
TADLK ANALYTIQUE.
pseaunies, loctilion. II, 41; —
prononciation de pscaunnc, II,
41.
— Livre des Psaumes, traduction
du xii« siècle, II, 4i2.
PsEUDo-KPoi'i'Es, leur caractère, I,
296.
Puits, sacliier de lonc puis, locution
proverbiale, I, '225.
PuAEiz, mot de l'ancien allemand,
qui est le français poigneïs, ba-
taille, II, 204.
PuRGUART, subjonctif présent de
purguarder, II, 451.
Q
QcANT, son emploi dans le Frag-
ment (le Valenciennes, II, 524.
Que, suppression de la conjonclion
Çî/edans l'ancien français, 1,521.
QuED, employé pour représenter le
neutre latin quod o\iqiix,\\Ah7t.
Quelque... que, qui est une locu-
tion vicieuse se trouve dans le
xv« siècle, II, 26.
QoENis DE BÉTHUNE, autcur d'unc
chanson sur son départ pour la
croisade, I, 218.
Qui, employé d'une façon absolue,
et signifiant si Von... II, 254.
QuicHERAT (Louis), autcur d'uu dic-
tionnaire français-latin, II, 565.
QuiNTiEREN, mot allemand, tiré du
français, 1, 187.
R
R, substituée à Vs, à Paris ancien-
nement et aujourd'hui dans le
Berry, II, 115.
PiADicAux (liste de), o'ressée par les
grammairiens indiens, I, 77.
— romans non trouvés dans le
latin, l'allemand ou le cclliijue;
radicaux latins, grecs, germa-
niques, celtiques, non IrouvL"»
dans le sanscrit, I, 79. .
Ramaint, troisième personne du
subjonctif du verbe ramener, i,
218.
Rancune, examiné dans sa finale, II,
150.
Reai.i di francia, com[)ilation ita-
lienne des chansons de geste, I,
283.
Réfi.échi (verbe), voy. Verbe.
Régularité dans la formation des
langues romanes, I, 4 et 5; —
b.irbarie et régularité s'excluent,
1, 10.
Renaissance, son intervention dans
la littérature française, I, 503.
Renard, I, 25.
Renouart au Tinel, allusion dans
le Patelin., II, 44.
Reoillieii, dans le Berry, rœiller,
regarder avec curiosité, 1,209.
Repausement, repauscr, dans le
Fragment de Valenciennes, II,
324.
Restitution de passages altérés
parles copistes, I, 202-205.
Rime, la rime exacte commence
vers le milieu du xn« siècle, I,
178.
— L'ancienne versification n'en-
tre-croise pas les rimes mascu-
lines et féminines, I, 354; —
licences que les anciens poètes
se permettent pour la rime, I,
356.
Rochelle (La), chartes du xiii* siè-
cle, dialecte, II, 205,
Roi et reine, I, 127.
Romanes (langues). Analogies in-
times entre les quatre princi-
pales langues romanes, I, 0; —
importance historique de l'étude
de leur (ormalion, I, 9.
— Langue romane primitive ei
Commune, supposée par Ray-
TABLE ANALYTIQUE.
$13
nouard, I, 5.') et 247; — les lan-
gues romanes viennent-elles du
latin rustique ou populaire? I,
30 et 2i7.
— Sont-elles du lalin parlé par des
Germains, et non par les indi-
gènes? T. 97; — exemples d'in-
fluences germaniques cités par
Mûllcr : haut, hurler, sergent,
feu, laisser, lâche, cour, battre,
tailler, parole, manière, fan-
tassin, abîmer, apprendre, pen-
ser, hôtel, malade, aval, visage,
contrée, I, 98; — discussion de
celte opinion, I, 102.
— Formation des langues roma-
nes, contemporaine et congé-
nère, I, 257; — elles ont pour
fonds le lalin, I, 258; — ce sont
ics Ibrmations postérieures, con-
s'.iluant un moment original de
•ormalion spontanée dans l'Oc-
cidcnl, I, 25U; — une furmalion
aussi étendue exclut l'arbitraire
et le caprice, I, 240.
— Loi de leur répartition, II, 96
et suivantes; — les langues ro-
manes sont sœurs, et aucune
n'est fille de l'autre, II, 98; —
que serait devenu le lalin en
Germanie si la Germanie avait
élé conquise, et dans la Grandc-
Dretagne, si les Anglo- Saxons ne
s'y étaient pas établis? II. 100;
— les quatre grandes langues
romanes s'incorporent, à peu de
cbose près, les mêmes mots ger-
maniques, II, lOli.
— Cause de leur uniformité fon-
damentale et de leur diversité
contingente, II, 108.
— Klles ont une correction innée
qu'elles tiennent du latin, 11,281.
— Phases que présentent les lan-
gues romanes considérées cn-
fcmble, II, 420.
— Leur formation, I, xui; — régn
larité qui y préside, I, xiv et xy,
— ce qui les caractérise par rap»
port au latin, I, xix; — lem
aboutissement général est l'abo-
lition des cas, I, xxxv. ■«
RoDiNGER, dans le Berry, ruminer,
II, 121.
RovAisoN, I, 86.
RovEBET est rogaverat, II, 299
S, introduction de Ys aux premiè-
res personnes du singulier des
verbes, I, 17.
—caractéristique du nominatif sin-
gulier dans beaucoup Je mots,
1, 140; — d'où vient 1'* au sin-
gulier de quelques mots, et au
pluriel dans le français moderne?
I, 155; II, 357.
— Règle de 1'*, II, 317.
— Extension de la règle de Vs par
le génie grammatical de la langue
d'oc et de la langue d'oïl à des
noms où elle n'est pas d'origine
latine, II, 429 et 437.
— Règle de l's violée par le vul-
gaire comnmnément dans le
provençal, II, 438.
Saison, I, 86.
Sai.e (Antoine de la) est-il auteur
de Patelin, II, 47.
Saoui.er, de trois syllabes, I, 223.
Satan. Le Satan de Dante et le
Satan de Mil ton. I, 452.
Semphe. Faul-il écrire semprèsJW,
83.
Sen, sem pour son [suus), dans le
Fragment de Valenciennes, II,
524.
Si:ni;ëc, adverbe signifiant sans ce-
la, I, 12 i-.
Si:ri,E, siècle, II 50i
SxzELER, avoir soif, II 446.
514
TABLE ANALYTIQUE.
Shakspeare apparlient non à l'anti-
quitû classique niais au moyen
âjic, II, G
SjÈcr.K (le xu°), point culminant «Jans
l'ancienne liistoire lilléraire de
la France, I, 179.
>— Les siècles sont clans le temps,
pour les langues, ce que sont
les climiUs dans l'espace, II,
156.
SiTou, siTOUDUEiE, fudc, rudcssc,
en wallon, II, 155.
SoiGNENTAGE, concubinagc, I, '209.
Soleil, élymologie, II, 555.
SoMMEnoN' du nez, le bout du nez,
I, 102.
Soucier et solliciter, I, 2 il.
SooEiRE, essai d'explication, II,
315.
Souhait, I, 226.
Souvenir (se), remarque sur ce
verbe, II, 52.
Suer cf «cuor, l'un nominatif, l'au-
tre régime, II, 195.
Symbolisme primilif des mots, I,
205.
Tafur, explication de ce mot et son
origine, I, 189; — le roi des
Tafurs, I, 189; — dans la pre-
mière croisade, en une famine,
les Tal'urs mangent de la chair
humaine, I, 190.
Taire et taisir, II, 84.
Tandis que se trouve dans le xiii*
siècle, II, 27.
Tante, ditcuggioa«ttîW«ibgi:jue, II,
148.
— Doutes sur cef-^e forme dans un
texte du xii« siècle, II, 238.
Tasse (le), I, 295.
fEiLLEpe, aujourd hui,TilUers, lo-
calilé de Maine-et-Loire, charte
du XIII» siècle, liialecle, II, 203
Tehps conserve Vs au ré^^ime en
provençal, II, 428.
Tenve, reproduit le latin tenuis,
II, 500.
Termes, est-ce un nom propre, I,
180.
Théâtre dressé auprès d'une église
pour la représentation d'un mys-
tère au xn* siècle, II, 06,
TonçuNERiE, exaction, II, 443.
TouRT, 5" pers. du subj. du verbe
tourner, I, 224.
Tradition. Part de la tradition dans
la langue, I, x.
Traduction. D'un mode de traduc-
tion qu'on peut appliquer à Ho-
mère, I, 302 et suiv.; — des
modes de traduction du poëme
de Dante, I, 407.
Tragédie, pourquoi le moyen âge
n'en a-t-il pas eu? II, 2-0.
Traire en tesîiongage , appeler
comme témoin, I, 255.
Traître, mot examiné, II, 350.
Travail, sa déclinaison, II, 554;
— pourquoi travaux dans la lan-
gue actuelle, ib.
Tréma, utilité de son emploi dans
les éditions des vieux textes, I,
143.
Treu, tribut, I, 229.
Trouver, I, 74.
C
U. Distinguer, dans les éditions,
Vu du V, qui étaient confondus,
I, 144; — difficulté, en certains
cas, de celle dislinciion ib.
— Faits des langues romane» qui
prouvent que, lors de leur for*
malion. Vu latin était, en cer-
tains mots, prononcé comme un
y, II, 299. ■ ^
TABLE ANALYTIQUE.
515
Ue, dans la plupart des anciens
manuscrits, répond à eu des mo-
dernes, I, 145; II, 20.
Ues, besoin, service; du latin opus,
ir, 214.
L'i.LKR, dans le Berry, hurler^ II,
121.
Unes, au pluriel, I, 195.
Usage. Ce qu'il laut entendre par
bon usage dans une langue. II,
481.
Vardezir, pour verdir, dans le
Berry, II, 115.
Vaure, toison, II, 119.
Vautour pèche contre l'accent la-
tin, I, 55.
Vautrer, I, 67 ,
Verbe fort, et verbe faible, I, 120;
II, 118.
— Le verbe n'iléchi se conjugue
avec l'auxiliaire être dès les pre-
miers temps de la langue, II,
315; — essai d'explication de
cette anomalie apparente, II,
317; — extension de cetle ex-
plication aux verbes neutres
construits avec le pronom per-
sonne! se, et devenus réflécbis,
II, 518; — extension ultérieure
de cette explication à s'enten-
dre à une chose, se connaître
en une chose, II, 319.
— La 2» pers. du plur. est en est
dans le Fragment de Valen-
ciennes, II, 525.
Verps, loup, en provençal, II,
454.
Vers. Formation du vers roman sur
rbtMidécasyll.'ibc latin, I, 19.
— faits en lan^Mie d'oïl à lu fin du
ix« siècle, 1, 212
— Des quatre espèces de vers de
dix syllabes, I, 250; II, 290-
292.
— Le vers roman est fondé sut
l'accent, I, 259 et 206.
— Du vers de lu langue d'oïl, 1,
527; — est fondé, comme le vers
moderne, sur les accents, I, 528;
— le vers le plus ancien est le
vers de dix syllabes, I, 550.
— Utilité de la mesure des vers
pour la restitution des passages
altérés, II, 77.
— Formation du vers roman, I,
XXIII.
Versification très-régulière et très-
correcte chez les trouvères, I,
197.
Veuve, étymologie, II, 51.
Vesque, pour evesgue, II, 433.
ViAuiE, visage, I, 255.
Vidal (Raymond), auteur d'une
grammaire provençale, II, 424.
Vieillard, une armée de vieillards,
dans l'histoire, I, 349.
ViviFiT, subjonctif présent de vi-
vifier, II, 451.
Villon est-il le premier qui, comme
le dit Boileau, ait débrouillé
l'an, confus de nos vieux roman-
ciers? 1,281.
ViME, osier, II, 119.
Virgile, I, 251.
VoLURED est voluerat, II, 299.
Volontiers, comparé avec l'ita
lien volentierif et discuté, II,
552.
Vouloir, discussion de son prétérit,
II, 502.
Voyelle. Le concours des voyelles
est aime par le français an-
cien et le français moderne, I
321
Vhaiemi.nt, prononciation dans le
XV" siècle, II, i?
5it)
TABLE \NALYT1QUE.
Wace, clerc lisant sous llcnri !•
roi d'AnfiIelerre, I, 212.
Wai, voy. Gwai.
Wallon, palois, II, 132.
Wolfram von Eschenbach traduisit,
vers le corrimencenient Hu xin»
siècle, en allemand. Va Geste de
Ou: I l'aime, I, 180; — passages
(le sa traduction examinés, I,
181.
TABLE
DU DEUXIÈME VOLUME
V Étude sur Patemx .-•#•«. 1
j\ 1. De la farce; examen de la question pourquoi rancienne lit*
téralure n'a pas eu de tragédie proprement dite, . 1
§ 2. Discussion de différents passages de /*fff^/i«; et applications
de cette discussion à l'élude de la langue du quinzième
siècle .... . 9
\) Examen de l'opinion de M. Génin sur l'auteur demeuré
anonyme de Patelin. — DiFcussion de quelques explica-
tions étymologiques proposées par M. Génin. ... 45
VI Étude sur Adam (Mystère) ... 56
§ 1. Du dialecte anglo-normand — De l'antériorité philologique
de la langue d'oc et de la langue d'oïl sur l'espagnol et l'i-
talien. — De l'antiquité des mystères; de leur mise en
scène 56
§ 2 Discussion et correction de quelques passages altérés. 72
Vil. Des patois 91
g 1. Distribution géographique des patois et conséquences qu*
en résultent 95
g 2. Patois du Berry t42
5iS TABLE.
§ 3. Patois wallon 132
§ 4. Comparaison , 153
VIII. LkGEMiE suit LE PAPE CBÉGOmE LE Gr.AND 170
§ 1. Analyse 471
§ 2. Date et dialecte 192
§ 3. Corrections 211
§ 4. Imitations 251
tX. Le Chant d'Eulalie et le Fragment de Valenciennes 270
§ 1. Préliminaires .... 272
§2. Chant d'Eulalie 287
g 3. Fragment de Valenciennes 307
§ 4. De la déclinaison dans la langue d'oc et la langue d'oïl. 327
§ 5. De la régularité grammaticale de la langue d'oïl dans l'em-
ploi des cas 344
X. DiCTiONNAUîE français-latin 365
XI. GlRART DE P.ossili.on 584
§ 1. Analyse du roman 384
§ 2. Examen du texte 402
XII. Grammaires provençales 423
XIII. Le Livre des Psaumes, texte du douzième siècle 442
XIV. Lettres de Marguerite, reine de Navarre, sœdk de Françoise'. 45(3
Table analytique. . . . 495
FIN DU DEUXIÈME ET DEKIflER VOLUME
ImBriraerie Ém le Colin, à Saint-Germ'
VÎN
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1886
PC Littré, Êtnile
2075 Histoire de la langue \
L53 frangaise
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