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Full text of "Histoire de la langue française; études sur les origines, l'étymologie, la grammaire, les dialectes, la versification et les lettres au moyen âge"

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HISTOIRE 


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LA  LANGUE  FRANÇAISE 


II 


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Imprimerie  Kmile  Colin,  à  Saint-Germain. 


HISTOIRE    (/, 

DE    LA  ''. 

LANGUE  FRANÇAISE 


ÉTUDES 

SUR     LES      ORIGINES,     l'ÉTTMOLOGIE, 

LA    GRAMMAIRE,    LES    DIALECTES,    LA    VERSIFICATION 

ET    LES    LETTRES    AU    MOYEN    AGE 

PAR 

É.     LITTRÉ 

de!  t.' institut 


NÊUtVIIJlI 


•        II 


èlIE   ÉDITION     * 


PARIS 

LIBRAIRIE      ACADÉMIQUE      DIDIER 

PERRIN   ET    G'%    LIBRAIRES-ÉDITEURS 

35,   QUAI  DES   GRANDS-AUQUSTINS,   35 

1886 

Tous  droits  réservés. 


HISTOIRE 


LA  LANGUE  FRANÇAISE 


ÉTUDE  SUR  PATELIN 

Sommaire  [Uevue  des  Deux-Mondes,  15  juillet  1855.)  —  Ce  trnvaîl  a  eu 
pour  objet  une  nouvelle  cdilion  He  Patelin,  par  Génin  [maître  Pierre 
Patelin,  texte  revu  sur  les  nnanuscii's  et  les  plus  anciennes  éditions, 
avec  une  iiitrodutliou  et  des  rmies,  Paris.  185i).  L'édition  de  M.  Gé- 
nin est  exlrèincuienl  rcconimandiiblo,  soit  par  le  .-oin  avec  lequel  la 
coll.ilion  des  aiicicruics  leçons  a  été  f.ule,  soit  par  l'érudition  <le  l'édi- 
tt'ur,  soit  par  la  finesse  de  son  goût.  J'ai  rendu  ju>li(:e  à  toutes  ces 
qualités,  tout  en  conservant  les  droits  de  la  crili(|ne.  En  discutp.nt 
minutieusement  le  texte,  les  variantes  et  les  conjectures,  j'ai  f.iit  en 
sorte  que  le  lecteur  étudiât  en  même  temps  certains  caractères  de  la 
larifrue  du  quinzième  siècle,  qui,  étant  une  ruine  de  celle  du  treizième 
et  du  douzième,  n'a  pas  encore  reçu  la  forme  du  seizième. 


1    ^  Delà  farce;  examen  de  la  question  pourquoi  V  ancienne 
littérature  n'a  pas  eu  de  tragédie  proprement  dite. 

Maître  Pierre  Patelin,  arrangé  pour  le  théâtre  mo- 
derne par  Brueys  et  Palaprat,  et  demeuré  en  faveur, 
gràre  non  à  l'imitai  ion  qu'ils  en  ont  faite,  mais  à  la 
\crve  comitiue  de  l'original,  n'a  pas  besoin  d'être 
rappelé  au  lecteur.  Ce  qui  intéresse  id,  ce  qui  esî 
II.  i 


2  ÉTUDE  SUR  PATELIN. 

nouveau,  c'est  Tédilion  elle-même,  les  efforts  curieux 
pour  rendre  au  texte  sa  pureté,  les  recherches  à  l'effel 
de  coiintutie  l'auteur  (resté  anonyme)  de  ce  petit  chef- 
d'œuvre,  et  les  comparaisons  de  langue  et  de  gram- 
maire avec  le  français  plus  ancien  que  le  Patelin  et 
avec  le  français  plus  moderne. 

Patelin  est  une  farce,  mais  une  farce  sortie  de  la 
main  de  quelque  Molière  du  quinzième  siècle,  —  du 
moins  un  Molière  auteur  de  Scapin  et  du  Médecin  mal- 
ciré  lui.  Ce  genre  de  pièces  abondait;  elles  allaient  au 
goût  de  la  foule  et  coulaient  sans  peine  de  cet  esprit 
narquois  et  plaisant  qui  avait  produit  tant  de  fabliaux. 
Dès  le  l!  cizième  siècle,  on  en  trouve.  Au  quatorzième, 
Oresme,  qui  traduisit  tant  de  livres  pour  le  roi  Char- 
les Y,  dit  dans  son  Éthique  :  «  Et  ce  peut  assez  aparoir 
par  les  comédies  des  anciens  et  par  celles  que  l'on  fait 
à  présent.  »  Plusieurs  de  ces  pièces  ont,  comme  maint 
fabliau,  passé  dans  des  compositions  plus  modernes, 
dans  les  Contes  de  la  Fontaine,  et  le  fabuliste  lui-même 
nous  apprend  que  la  jolie  fable  de  la  Laitière  et  le  Pot 
au  lait  était  une  farce  ancienne: 

Le  récit  en  farce  en  fut  fait 
On  l'appela  le  pot  au  lait. 

En  regard  d'une  production  aussi  active,  il  est  curieux 
de  remarquer  que  le  moyen  âge  n'a  pas  connu  la  tra- 
gédie. De  ce  côlé-là,  il  en  est  toujours  resté  aux  mys- 
tères. Ceux-ci  sont  fort  anciens;  ils  remontent  jusqu'aux 
onzième  et  douzième  siècles,  précédant  naturellement 
tout  le  reste  du  Ihéiitre;  mais,  au  lieu  de  se  dévelop- 
per, comme  dans  la  Grèce  antique,  en  actions  qui, 


ÉTUDE  SUR  PATELIN.  5 

tout  en  tenant  à  l'histoire  religieuse,  y  introduisisscn' 
une  vie  plus  liuniaine,  les  mystères  s'arrêtèrent  au 
premier  seuil  et  ne  firent  jamais  que  nietlre  en  scène 
les  récits  des  livres  saints.  Aucun  génie  hardi  ne  se 
sentit  inspiré  à  toucher  les  âmes  par  le  spectacle  des 
destinées  de  l'homme  en  conflit  avec  les  sévérités  ou 
les  faveurs  du  ciel. 

El  pourtant  ni  le  talent  ni  le  génie  ne  manquaient. 
Si  les  chansons  de  geste  ne  se  sont  pas  élevées  jus- 
qu'au génie,  plusieurs  se  sont  élevées  jusqu'au  talent: 
la  gloire  de  Charlemagne,  les  désaslies  de  Roncevaux, 
l'héroïsme  de  Roland  et  de  ses  compagnons,  les  âpres 
mœurs  de  la  féodalité  pelîites  avec  tant  de  vigueur 
dans  Raoul  de  Cambrai^  le  vaillant  Gérart  déchu  de  scr. 
grandeurs  et  solitaire  avec  sa  femme  fidèle  dans  une 
forêt,  la  lutte  avec  une  religion  ennemie,  tout  ce  mé- 
lange de  fiction  et  d'histoire  composait  un  fonds  qui 
valait  certainement  Œdipe  et  sa  famille,  les  Atrides  et 
Troie,  et  qui  néanmoins  s'éteignit  sans  rien  produire 
de  tragique.  Ce  ne  fut  pas  non  plus  du  côté  de  la  tra- 
gédie que  se  tourna  le  grand  génie  poétique  du  moyen 
âge,  Dante,  qui  rivalise  avec  Homère,  et  dont  le  poème 
l'emporte  sur  VÉnéide,  si  le  poêle  ne  l'emporte  pas 
sur  Virgile;  cette  Divine  Comédie^  si  riche  en  épisodes 
ou  touchants  ou  terribles,  n'a,  malgré  son  titre,  rien 
de  commun  avec  le  théâtre.  Décidément  les  temps 
n'étaient  pas  venus,  et  le  moyen  âge  ne  pouvait  dé- 
passer, soit  d'un  côté  les  mystères,  soit  de  l'autre  les 
farces. 

Tout  à  l'heure,  en  regard  de  l'antiquité,  j'ai  mis  non 
pas  seulement  la  Fiance  ou  l'Italie,  mais  les  deux  pays 


4  ÉTUDE  SUR  PATELm. 

conjointement;  môme  je  ne  m'arrôlerais  pns  15,  et  j'y 
mellrais  tout  l'Occident  chrétien.  Rien,  à  mon  sens,  de 
plus  intéressant  et  de  plus  fruclucux  que  de  comparer 
le  moyen  âge  avec  l'antiquité,  dont  il  dérive  pour  la 
langue,  pour  les  institutions,  pour  les  sciences,  pour 
les  lettres,  pour  les  arts.  Seulement  il  faut  se  faire  une 
idée  exacte  du  champ  de  la  comparaison.  L'antiquité 
classique  n'est  pas  simple,  elle  est  formée  de  deux 
parties  distinctes  qui  font  un  seul  corps,  la  Grèce  et 
Rome,  le  grec  et  le  latin,  Homère  et  Virgile,  Démo- 
sthène  et  Cicéron,  Thucydide  et  Tacite,  Miltiade  et  les 
Scipion,  Alexandre  et  César.  A  plus  forte  raison,  le 
moyen  âge  n'est  pas  un  :  il  se  divise  en  cinq  groupes 
principaux,  l'Italie,  l'Espagne,  la  France,  l'Angleterre 
et  l'Allemagne;  mais  ces  groupes,  élant  joints  par  une 
tradition  commune  reçue  de  l'anliquité,  par  une  reli- 
gion commune  dont  le  chef  unique  siégeait  a  Rome, 
par  des  institutions  communes  dont  la  féodalité  était 
la  base,  représentaient  un  corps  politique  qui  avait 
plus  de  puissance  et  plus  de  cohésion  que  l'empire  ro- 
main, et  qui  en  était  la  continuation  directe.  Donc 
l'antiquité  gréco-latine  a  pour  terme  corrélatif  dans  le 
moyen  âge  l'ensemble  des  cinq  populations,  héritières 
par  indivis  de  l'héritage  de  civilisation. 

Pourquoi  le  théâtre,  dans  son  expression  la  plus 
haute,  tragédie  et  comédie,  a-t-il  fait  défaut  au  moyen 
âge?  Je  crois  en  trouver  une  des  causes  dans  l'étal  de 
la  société.  Divisée  en  seigneurs  léodaux,  bourgeois  des 
communes  et  gens  de  la  campagne,  elle  ne  présentait 
nulle  part  un  public  approprié  à  ce  genre  de  littérature 
et  de  plaisir.  Les  seigneurs  vivaient  dispersés  dans 


ETUDE  SUR  PATELIN.  5 

leurs  châteaux;  ils  ne  se  réunissaient  que  pour  les 
tournois,  fêles  guerrières  et  lucratives  (car  les  vaincus 
payaient  des  rançons,  et  les  vainqueurs  gagnaient  des 
chevaux  et  des  armes)  qui  les  captivaient  tellement, 
que  les  défenses  des  rois  et  des  papes  purent  à  peine 
mellre  des  bornes  à  ces  luttes  simulées,  mais  sou- 
vent dangereuses.  C'était  alors  aussi  que  ces  assem- 
blées représentaient  les  scènes  de  la  Tahle-Ronde  mises 
dans  toutes  les  mémoires  par  une  foule  de  poèmes,  et 
que  dames  et  chevaliers  prenaient  le  nom,  le  costume 
et  le  rôle  de  Tristan,  d'Arthur  et  de  la  belle  Yseult. 
Dans  cet  état,  ce  qui  plaisait  aux  seigneurs  et  aux  no- 
bles dames,  c'était  la  poésie  qui  venait  les  chercher 
dans  leurs  demeures  féodales,  l.e  jongleur  arrivait 
chantant  la  geste  de  Roncevaux,  les  aventures  de  Guil- 
laume au  Court-Nez,  les  exploits  d'Ogier  le  Danois; 
puis,  quand  il  avait  anmsé  ceux  qui  l'écoulaient,  il  en 
recevait  des  cadeaux,  de  riches  vêlements,  des  four- 
rures précieuses.  Ou  bien  les  chevaliers  devenaient, 
pour  leur  compte,  trouvères  ou  troubadours,  suivant 
qu'on  était  sur  la  rive  droite  ou  sur  la  rive  gauche  de 
la  Loire,  et  ils  composaient,  non  pas  des  chansons  de 
gesie,  mais  des  chants  d'amour  et  de  guerre.  Je  ne  sais 
pourquoi  l'on  a  fait  dans  ces  temps  à  la  noblesse  fran- 
çaise un  renom  d'ignorance  profonde,  Faccusanl  d'être 
tout  à  fait  illellrée;  je  crois  qu'on  a  pris  Texpeption 
pour  la  règle.  Aux  douzième  et  treizième  siècles,  on 
trouve  parmi  les  poètes  les  plus  célèbres  beaucoup  de 
noms  appartenant  aux  princes  et  aux  barons  :  le  roi 
Richard,  le  châtelain  de  Couci,  Quesncs  de  Bélhune, 
le  comte  de  Champagne,  la  dame  de  Faycl,  et  bien 


«  ÉTUDE  SUR  PATELIN 

d'autres,  ont  chanté  leurs  amoiiis,  déploré  les  tra- 
verses qu'essuient  les  fidèles  amaiils,  et  gémi  que  la 
croisade,  dette  de  foi  et  d'iionneur,  les  séparât  de  l'ob- 
jet aimé.  Le  goût  des  lettres  était  vif  dans  celte  classe, 
qui  les  cultivait  non  sans  succès  et  sans  charme. 

Malheureusement  cette  société  dispersée  ne  faisait 
pas  un  public  pour  le  théâtre.  Par  une  autre  raison, 
ce  public  manquait  dans  les  villes.  Les  villes  étaient  des 
communes  qui  s'étaient  formées  par  l'affranchisse- 
ment, tantôt  acheté  à  prix  d'argent,  tantôt  conquis  par 
la  révolte  et  par  la  force.  11  y  avait  là  sans  doute  des 
hommes  riches  et  puissants,  mais  c'étaient  des  mar- 
chands et  des  gens  de  métier,  ayant  peu  de  loisir  et 
tout  occupés  de  leurs  affaires.  En  un  mot,  la  bour- 
geoisie et  la  noblesse  vivaient  trop  séparées  pour  exer- 
cer une  influence  Tune  sur  l'autre  et  pour  constituer 
un  inonde  capable,  comme  le  monde  grec,  de  se  plaire 
aux  émotions  et  aux  beautés  du  théâtre.  Aussi  le  théâ- 
tre du  moyen  âge  ne  commença-t-il  que  quand  ce  mé- 
lange se  fut  opéré  par  les  événements  politiques  qui 
changèrent  profondément  la  vie  féodale  et  constituè- 
rent les  grandes  villes  comme  des  centres  où  tout 
aboutissait,  je  veux  dire  la  lin  du  seizième  siècle;  car 
je  ne  vois  aucun  moyen  de  rattacher  le  théâtre  espagnol 
de  ce  temps  et  le  grand  tragique  anglais  à  la  Renais- 
sance. Tout  l'art  de  Shakspeare,  toute  son  inspiration, 
émanent  du  moyen  âge.  On  y  chercherait  vainement 
la  marque  de  la  tragédie  antique,  on  y  chercherait  vai- 
nement aussi  les  avant-coureurs  de  la  tragédie  de 
Corneille  et  de  Racine,  créant  des  compositions  mixtes 
entre  les  modèles  classiques  qu'ils  se  proposaient  d'i- 


ÉTUDE  SUR  PATELIN.  ? 

miter  et  la  sociélé  du  dix-septième  siècle  dont  l'esprit 
les  animait. 

En  revanche,  dans  le  conrant  du  moyen  âge,  nul 
obstacle  à  la  farce,  dont  le  Patelin  reste  une  expression 
excellenle.  Donner  un  bon  texte  de  celte  pièce  élait  un 
service  à  rendre  aux  lettres  et  à  la  langue.  C'est  ce  que 
M.  Génin  a  entrepris;  mais  beaucoup  de  difficultés 
arrêtaient  l'éditeur.  Au  premier  rang,  on  mettra  l'ex- 
cessive rareté  des  manuscrits.  Une  œuvre  dramatique 
est  particulièrement  confiée  à  la  mémoire  des  comé- 
diens. La  vogue  même  de  la  pièce  dut  lui  être  une 
cause  perpétuelle  d'altérations  :  selon  les  provinces 
où  ils  récitaient,  les  comédiens  remplaçaient  un  mol 
suranné  par  une  expression  courante;  on  changeai! 
un  proverbe,  une  rime,  un  vers  devenu  obscur;  un 
changement  en  appelait  un  autre.  C'est  dans  cette 
pénurie  de  bons  textes  qu'il  faut  interpréter  les  locu- 
tions tombées  en  désuétude,  corriger  les  phrases 
altérées,  remettre  sur  leurs  pieds  les  vers  boiteux,  el 
donner  à  chaque  mot  l'orthographe  qui  lui  convient. 
Remarquez  une  complication  de  plus  :  au  quinzième 
siècle,  la  langue  est  dans  une  transition;  elle  se  sépare 
déjà,  par  des  caractères  tranchés,  de  celle  des  douzièn^e 
et  treizième  siècles,  et  n'est  pourtant  pas  encore  celé 
qui  prévaudra  dans  le  seizième.  L'éditeur  doit  être 
constamment  en  éveil  pour  ne  pas  faire  une  correction 
qui  soit  relativement  ou  archaïsme  ou  néologisme,  e'; 
pour  ne  pas  prêter  à  Patelin  une  locution  plus  vieille 
que  lui  ou  plus  moderne.  Entre  ces  êcueils,  l'érudition 
au  goût  lin  et  au  tact  exercé,  l'habitude  des  textes,  la 
connaissance  de  l'histoire  littéraire,    sont  requises. 


8  ÉTUDE  SUR  PATELIN. 

De  tout  cela,  le  nouvel  éditeur  a  ample  provision. 
Aussi  le  Patelin  s'en  esl-il  ressenti,  et  j'ai  pris  un  sin 
gulier  plaisir  à  lire  ces  phrases  régulières,  ces  vers 
exacts,  ce  dialogue  vif,  dans  un  volume  d'une  très-belle 
impression  et  corrigé  avec  un  soin  extrême.  \oilà,  se 
peut  on  dire,  en  tenant  le  livre  et  en  l'écoutant  parler, 
voilà  comme  nos  aïeux  d'il  y  a  trois  cents  ans  causaient 
entre  eux  1  Voilà  les  tournures  de  leurs  conversations, 
les  formules  dont  ils  s'abordaient  et  se  saluaient,  les 
plaisanteries  qui  leur  plaisaient,  les  allusions  qui 
avaient  cours  I  Tout  cela  est  très-différent  de  notre 
langage  actuel  :  les  formes,  les  mots,  les  locutions,  ont 
varié,  et  il  faut  quelque  habitude  (habitude,  du  reste, 
qui  se  prend  très-vite)  pour  lire  un  texte  du  quinzième 
siècle.  Voyez  cependant  quels  changements  considéra- 
bles un  changement  graduel  et  à  peine  sensible  finit 
par  apporter.  Pour  arriver  à  Patelin  et  pour  trouver 
celui  de  nos  aïeux  qui  assistait  à  ces  anciennes  repré- 
sentations, il  suffit  de  compter  le  douzième  de  nos  an- 
cêtres. Dans  ce  trajet,  qui  ne  comprend  que  douze  per- 
sonnes, chacun  de  nous  a  reçu  le  français  de  la  bouche 
de  son  pèie,  qui  le  tenait  du  sien,  et  ainsi  de  suite 
jusqu'au  douzième,  sans  aucune  solution  de  continuité 
dans  la  transmission  d'un  langage  toujours  compris. 
Pourtant  le  changement  est  devenu  à  la  longue  si  no- 
table, d'imperceptible  qu'il  paraît  d'une  génération  à 
l'autre,  que,  si  nous  nous  trouvions  devant  ce  douzième 
aïeul,  nous  éprouverions  quelque  peine  à  suivre  son 
discours  et  à  entretenir  conversation  avec  lui. 

Nous  venons  d'indiquer  de  quelles  difficultés  l'édi- 
teur du  Palelin  avait  à  se  préoccuper.  Arrivons  à  sor 


ÉTUDE  SUR  PATELIN.  9 

travail,  dans  lequel  deux  parties  surtout  sont  à  étu- 
dier :  la  restitution  du  texte  et  les  recherches  sur 
l'auteur.  C'est  sur  ces  deux  points  que  se  portera  suc- 
cessivement notre  attention. 


8,  —  Discussion  de  différents  passages  de  Patelin  ;  et  applications  de 
celle  discussion  à  l'étude  de  la  langue  du  quinzième  siècle. 

Celui  qui  a  corrigé  des  épreuves  d'imprimerie  sait 
que,  plus  une  feuille  est  chargée  de  fautes,  plus  lui- 
même  en  laisse  échapper.  Au  contraire,  si  l'épreuve 
qu'il  a  sous  les  yeux  est  déjà  très-correcte,  alors  les 
moindres  méprises  du  typographe  sautent  aux  yeux 
Il  en  est  de  môme  d'un  vieux  texte  altéré  par  les  co 
pistes.  Le  Patelin  était  celle  mauvaise  épreuve  :  M.  Gé 
ninestce  correcteur  pénétrant  el  atlentirqui  la  rendue 
bonne,  et  moi,  la  tenant  en  main,  j'aperçois  mainte- 
nant les  minuties  qui  jusque-là  étaient  perdues  dans 
le  nombre.  Il  y  a  même,  en  un  texte  habilement  res- 
tauré, une  vertu  particulière  qui  aide  à  Tépurer  davan- 
tage. La  restauration  fait  voir  immédiatement  des 
analogies  qui  étaient  cachées  sous  quelque  faute,  des 
comparaisons  qui  ne  pouvaient  se  faire,  puisque  quel- 
qu'un des  termes  avait  disparu,  des  règles  qui  ne 
semblaient  pas  assez  sûres  parce  que  des  exceptions 
fautives  les  compiomeltaicnt.  De  tout  cela,  je  parle 
par  expérience.  Moi  aussi,  j'ai  passé  bien  du  temps  à 
collationner  des  manuscrits,  à  rassembler  des  va- 
riantes, à  les  discuter,  à  en  tirer  le  meilleur  parti  pour 
rendre  à  un  vieux  Icxlc  sa  correction  et  sa  pureté- 
Quelque  minutieux  que  puisse  sembler  un  pareil  Ira* 


10  ÉTUDE  SUR  PATELIN. 

vaij,  je  n'ai  point  trop  à  m'en  plaindre.  11  est  bon  qu'un 
esprit  facilement  enclin  à  la  recherche  des  généralités 
soit  contraint  de  s'appesantir  sur  des  détails,  très- 
petits,  mais  très-positifs.  De  môme  je  conseillerais 
volontiers  à  des  esprits  qu'entraîne  le  goût  des  détails 
et  des  choses  spéciales  de  prendre  comme  contre-poids 
quelques  moments  pour  philosopher. 

Il  est  vrai  qu'il  s'agissait  pour  moi  d'un  texte  grec 
et  d'un  auteur  vieux  de  plus  de  vingt-deux  siècles; 
mais,  malgré  ces  prérogatives,  je  prétends  qu'il  ne  faut 
pas  traiter  autrement  les  monuments  qui  proviennent 
de  notre  moyen  âge  français,  et  qu'on  doit  faire  par- 
tout ce  qu'a  fait  M.  Génin  pour  son  Patelin,  s'efforcer 
de  remédier  aux  erreurs  des  copistes  et  aux  imperfec- 
tions des  copies.  Une  fausse  opinion,  assez  naturelle 
du  reste,  prévalut  longtemps  à  l'endroit  de  ces  écrits. 
Le  temps  qui  les  avait  vus  naître  était  réputé  barbare; 
quoi  de  plus  simple  alors  que  de  considérer  comme 
des  barbarismes  tout  ce  qui  différait  de  la  langue  mo- 
derne? Il  était  manifeste  que  ce  français  ancien  prove- 
nait d'une  corruption  du  latin;  pourquoi  dès  lors 
chercher  des  règles  en  ce  patois  corrompu?  Le  français 
avait  notablement  changé  dans  les  derniers  siècles,  et 
en  même  temps  s'étaient  produits  des  écrivains  qui 
l'avaient  illustré,  des  grammairiens  qui  l'avaient  ré- 
gularisé :  comment  aurait-on  songé  à  ôter  une  rouille 
qui  semblait  non  quelque  chose  d'accidentel,  mais 
quelque  chose  d'inhérent?  Pourtant  tout  cela  était 
illusion.  Les  barbarismes  ne  peuvent  pas  être  à  l'ori- 
gine de  la  langue,  puisque  c'est  à  cette  origine 
qu'elle  a  ses  principes.  Le  français  est  né  de  la  corrup- 


ÉTUDE  SUR  PATELIN.  il 

tiori  par  rapport  au  latin;  mais,  par  rapport  à  lui- 
même,  c'est  une  décomposition  qui  a  ses  lois  régu- 
lières et  qui  n'est  rien  moins  que  barbare.  Entin,  de 
fail,  il  y  a  sur  ces  vieux  monuments  une  rouille  due  à 
l'ignorance  des  copistes,  à  Fabsence  de  règles  écrites, 
à  la  diversité  des  provinces.  Pénétrez  dans  l'intérieur 
de  ces  livres,  comparez-les,  cherchez  les  règles  impli- 
cites, et  bientôt  vous  reconnaîtrez  qu'une  critique  judi- 
cieuse peul,  sans  arbitraire  et  sans  innovation,  y  éta- 
blir une  correction  relative  qui  ajoutera  beaucoup  à  la 
clarté  du  livre,  à  la  satisfaction  du  lecteur.  Si  vous 
tenez  un  bon  auteur  de  ces  temps,  soyez  sûr  qu'il  ne 
faut  imprimer  ni  solécismes  ni  barbarismes,  sauf  les 
licences,  les  exceptions,  les  irrégularités  inévitables 5 
soyez  sûr  également  qu'il  ne  faut  jamais  imprimer  un 
vers  faux  :  ceux  qui  ont  créé  ou  employé  les  premiers 
la  versification  qui  est  encore  la  nôtre  ne  commettaient 
point  d'erreur  contre  la  mesure, et, quand  on  en  trouve 
(et  on  en  trouve  beaucoup  dans  certains  manuscrits), 
c'est  la  faute  du  copiste.  En  un  mot,  les  éditeurs  de 
ces  textes  doivent  maintenant  les  épurer  comme  on  a 
fait  pour  les  textes  grecs  et  latins.  On  a  pu,  on  a  dû, 
au  début,  publier  les  manuscrits  tels  qu'ils  étaient, 
car  c'est  avec  ces  textes  publiés  qu'on  est  parvenu  à 
reconnaître  et  à  établir  les  règles;  mais  dorénavant  aux 
règles  appartient  une  intervention  qui  profitera  aux 
lettres  du  moyen  âge. 

La  langue  du  quinzième  siècle  est  intermédiaire 
entre  la  langue  plus  ancienne  qui  s^  parlait  aux  dou- 
zième et  treizième  siècles,  et  qui  a  produit  tant  d'œu- 
vres,  particulièrement  en  vers,  et  celle  qui,  maniée  el 


12  ÉTUDE  SUR  PATELIN. 

travaillée  par  le  seizième  siècle,  est  devenue  la  langue 
actuelle.  L'ancien  français  et  le  français  moderne  ont 
des  diflcrences  profondes,  qui  ne  tiennent  pas  seule- 
ment à  rinlroduclion  de  mois  nouveaux,  à  la  désué- 
tude de  mots  vieillis,  mais  qui  dépendent  de  change- 
ments dans  la  syntaxe.  J'ai  plus  d'une  fois  cherché  à 
me  rendre  compte  d'un  phénomène  aussi  singulier; 
j'ai  plusdune  fois  médité  pour  comprendre  comment, 
à  la  fm  du  quatorzième  siècle  et  au  quinzième,  il 
s'était  fait  une  telle  destruction  du  langage,  comment 
plusieurs  chaînons  de  la  tradition  s'étaient  rompus,  et 
comment  les  fils  avaient  si  rapidement  cessé  de  parler, 
dans  sa  plénitude,  la  langue  de  leurs  pères.  Ici  même 
(t.  I,  p.  280),  j'ai  signalé  une  cause  tout  extérieure, 
mais  que  je  crois  très-considérable,  à  savoir  les  mal- 
heurs des  temps,  cent  années  de  guerres,  des  invasions 
prolongées,  le  mélange  des  hommes  d'armes  de  l'An- 
gleterre, du  nord  et  du  midi  de  la  France.  A  cela  de 
nouvelles  réflexions  m'ont  fait  ajouter  une  cause  tout 
intérieure,  à  savoir  la  persistance,  dons  l'ancien  fran- 
çais, d'une  partie  des  cas  latins.  L'ancien  français  avait 
réduit  la  déclinaison  latine  à  deux  cas,  le  sujet  et  le 
régime,  mais  ces  cas  n'avaient  ni  la  régularité,  ni  la 
généralité  du  modèle  d'où  ils  provenaient;  de  là  donc 
la  fragilité  qui  leur  était  inhérente.  On  trouvera  égale- 
ment Iragile  la  règle  qui  faisait  le  masculin  et  le  fé- 
minin semblables  dans  les  adjectifs  dérivés  d'adjectifs 
latins  où  ces  deux  genres  n'avaient  pas  de  dilférence: 
féal  de  fidelis^  loyal  de  legulisy  gentil  de  gentil'is,  étaient 
aussi  bien  féminins  que  masculins;  mais  le  sentiment 
de  celte  différence,  qui  avait  son  origine  dans  le  latin, 


ÉTUDE  SUR  PATELIN.  15 

comme  celui  des  cas,  ne  pouvait  durer  si  les  circon- 
stances ccssoienl  d'ôlre  favorables  aux  lettres,  à  la 
transmission  des  études,  et  si  le  trouble  public  laissait 
prévaloir  les  aniiiitcs  générales  de  la  nouvelle  langue. 
Ces  affinités  prévalurent  en  effet,  grâce  à  la  pertur- 
bation séculaire  qu'inlligèrent  à  la  France  la  guerre 
étrangère,  la  guerre  civile,  les  ravages  des  grandes 
compagnies,  les  soulèvements  des  communes,  les  in- 
surrections des  paysans.  C'est  dans  le  quinzième  siècle 
que  ce  grand  cliangement  se  marque  décidément,  mais 
c'est  là  aussi  qu'on  trouve  souvent  en  contlit  les  formes 
nouvelles  avec  les  formes  anciennes.  Ainsi  la  règle  des 
adjectifs,  dont  je  viens  de  parler,  tantôt  est  observée, 
et  tantôt  fait  place  à  la  règle  moderne  qui  les  traite 
tous  de  la  môme  façon.  On  trouve: 

Telz  noises  n'ay-je  point  aprins  [Patelin,  v.  559). 
Mais  vous  trouverez  bien  tel  clause  (v.  1119). 
A  la  foire,  gentil  marchande  (v.  G5). 
Qu'oncques  mais  ne  senty  tel  rage  (v.  1258). 
Blalade?  et  de  quel  maladie  (v.  I52G)? 

Ici  la  règle  ancienne  détermine  l'accord;  mais  vous 
rencontrez: 

Et  ne  sçavez-vous  revenir 

A  voslre  prop.is,  sans  tenir 

La  court  de  telle  baverie  (v.  1283)? 


et: 


Monseigneur,  par  quelle  malice  (v.  1510)... 


Ici,  c'est  la  règle  moderne  qui  prévaut.  Toutefois  on 
peut  leconnaitie  qu'à  ce  moment  du  moins,  cbez  l'au- 
teur du  Patelin,  l'habilude  de  ne  donner  qu'un  genre 


iî  ÉTUDE  SUR  PATELIN. 

aux  adjectifs  était  la  plus  puissnntc:  mais  on  reconn 
aussi  que  l'habitude  nouvelle,  efAiçant  une  excepti 
apparente,  ou  plutôt  une  règle  d(»nt  le  sens  était  perd 
allait  bientôt  l'emporter,  surtout  dans  un  temps  où  1' 
comprenait  et  lisait  de  moins  en  moins  les  textes  qui 
auraient  pu  la  conserver. 

Deux  personnages,  en  affirmant  quelque  chose,  di- 
sent, l'un  :  par  m'ame;  l'aulre  :  bon  gré  marne.  Nous 
dirions  aujourd'hui  :  par  mon  âme,  bon  gré  mon  âme. 
Ce  sont  des  espèces  de  serments  qui  ont  sans  doute 
conservé  la  forme  antique,  car  on  lit  ailleurs  dans  le 
Patelin,  vers  1280  : 

Je  Tay  iiourry  en  son  enfance. 

C'est  ainsi  que  nous  parlerions.  Seulement  cela  aurait 
été  un  cruel  solécisme  pour  les  douzième  et  treizième 
siècles,  qui  auraient  dit  :  en  s  enfance.  En  effet,  les 
pronoms  possessifs  féminins  ma,  ta,  sa,  s'élidaient 
devant  une  voyelle  de  la  même  manière  que  nous  éli- 
dons  l'article,  et  l'on  écrivait  et  prononçait  m'ame, 
s'espée,  s  enfance.  Il  est  manifeste,  sans  que  je  le  dise, 
que  mon,  ton,  son,  avec  des  noms  féminins,  font  solé- 
cisme, que  l'habitude  seule  nous  fait  passer  là-dessus, 
que  l'euphonie  n'est  pas  une  raison  suffisante  ;  car 
nous  élidons  Va  de  Farticle  féminin,  et  Tadjonction, 
avec  le  substantif,  de  la  lettre  /,  représentant  de  l'ar- 
ticle, n'est  ni  plus  ni  moins  euphonique  que  l'adjonc- 
tion des  lettres  m,  t,  s,  représentant  les  pronoms 
possessifs  ma,  ta,  sa.  Ce  qu'on  peut  dire,  c'est  qu'au 
moment  où  cette  innovation  antigrammaticale  s'est 
établie,  la  uopulation  perdait  le  sens  de  ces  adjonc- 


ÉTUDE  SUR  PATELIN.  15 

lions,  qui  rendaient  le  mot  plus  complexe  et  plus  diffi- 
cile à  saisir;  que,  pour  remédier  à  cette  diminution 
du  sens,  elle  a  fait  le  pronom  possessif  plus  saillant, 
même  au  risque  de  ne  pas  l'accorder  avec  son  sub- 
stantif, et  qu'ainsi  elle  avait  le  sentiment  analogique 
moins  délicat  que  celle  qui  l'avait  précédée.  Ce  n'est 
pas  en  analogie,  en  régularité,  que  les  langues  gagnent 
en  vieillissant;  c'est  par  d'autres  qualités  que  donnent 
la  culture  et  la  civilisation  progressive.  Néanmoins 
elles  feront  toujours  bien  de  connaître  et  d'étudier  leur 
passé,  source  vive  qui  entretient  leur  fraîcheur.  M.  Gé- 
nin  dit  :  «  Le  Patelin  nous  montre  cette  alliance  des 
deux  genres  pratiquée  au  quinzième  siècle,  et  en  voici 
un  exemple  qui  remonte  au  treizième  (si  le  passage 
n'est  altéré);  »  puis  il  cite  un  vers  du  Roncisvals.  Ro- 
land à  l'agonie  s'écrie  : 

Dame  Diex  pere,  mon  ame  et  mon  cors  à  vous  rent  ; 

c'est-à-dire  :  «  Seigneur  Dieu  père,  je  vous  rends  mon 
âme  et  mon  corps;  »  mais  le  passage  est  certainement 
altéré.  Le  vers  n'y  est  pas,  et  justement  pour  qu'il  y 
soit,  il  suffit,  au  lieu  de  mon  âme^  de  lire  rname^  comme 
le  veut  la  grammaire  ancienne;  ou  si,  comme  je  le 
suppose,  le  vers  est,  non  de  douze  syllabes,  mais  de 
dix,  on  lira  : 

Dame  Diex  pere,  m'ame  et  mon  cors  vous  rent. 

Sylvius,  dont  la  grammaire  parut  en  d551,  dit  que  les 
mots  féminins  estable,  exemple,  évangile,  œuvre,  espée, 
ame,  espouse,  estoile,  amoureuse,  s'unissent  au  pronom 
possessif  masculin  pour  éviter  une  élision,  et  qu'il 
serait  trop  dur  de  dire  :  m^estable^  m'exemple^  m^es- 


16  ÉTUDE  SUR  PATELIN. 

pée,  etc.  Pour  ma  part,  je  ne  vois  rien  de  dur  à  cela, 
seulement  la  remarque  deSylvius  prouve  que  dès  lors 
celte  anomalie  élait  pleinement  entrée  dans  Tusage, 
desorle  que  l'oreillcjugeait  dur  ce  qui  lui  était  étrange, 
genre  d'illusion  dont  l'oreille  est  très-souvent  la  dupe 
dans  les  langues.  Cependant,  vu  l'absence  de  tout 
exemple  d'une  pareille  connexion  dans  les  siècles  anté- 
rieurs, vu  la  présence  de  cet  usage  dans  les  textes  du 
quinzième  siècle,  je  ne  doute  pas  qu'il  se  soit  introduit 
vers  la  fin  du  quatorzième  et  le  commencement  du 
quinzième,  alors  qu'agirent  les  causes  qui  modifièrent 
profondément  le  français. 

La  règle  des  adverbes,  qui  est  liée  à  celle  des  adjec- 
tifs, est  observée  dans  le  Patelin.  On  y  trouve  vraie- 
ment^  hardiement^  loijaument,  qui  sont  les  formes  cor- 
rectes, au  lieu  de  vraiment,  hardiment^  loyalsment,  qui 
sont  des  formes  incorrectes.  L'adverbe  roman  est  formé 
de  l'adjcclif  avec  la  terminaison  ment^  qui,  élant  le 
substantif  latin  mens,  esprit,  est  du  féminin.  Delà  vient 
que,  dans  l'adverbe,  l'adjectif  est  loiijoursau  féminin, 
et  que  nous  disons  bonnement,  c'est-à-dire  «  d'un  esprit 
bon.  »  Pour  celte  raison  aussi,  nos  aïeux  disaient  : 
vraiement,  hardiement,  transformés,  qoandoneut  perdu 
le  sens  primitif  des  mots,  en  vraiment,  hardiment, 
c'est-à-dire  un  adjectif  masculin  avec  un  substantif 
féminin.  Quant  à  loyalment  (prononcé  et  souvent, 
comme  ici,  écrit  loijaumenl),  il  est  régulier,  puisque 
loyal  est  un  de  ces  adjectifs  qui  avaient  le  féminin  sem- 
blable au  masculin.  Et  nous,  eu  disant  loxjalement, 
nous  avons,  à  la  véiilé,  rétabli  Taccord  de  ment  avec 
son  adjeclif,  connue  nous  le  déclinons  maiiiienant, 


ÉTUDE  SUR  PATELIN.  1? 

mais  troublé  l'analogie,  puisque,  dans  l'état  actuel, 
pnrmi  les  adverbes,  les  uns  ont  radjcclifau  masculin 
et  les  tfutrcs  au  féminin,  tandis  que,  dans  l'ancien 
français,  il  est  absolument  impossible  de  rencontrer 
aucune  dérogation  à  la  forniaiion  régulière  de  l'ad- 
verbe. 

Si  dans  le  Patelin  l'ortbograplie  des  adverbes  est 
conforme  à  l'ancienne  règle,  il  n'en  est  pas  de  môme 
de  la  prononciation,  qui  varie,  et  tantôt  est  l'ancienne, 
tantôt  la  moderne.  Je  rencontre  deux  fois  hardiement  : 

Si  me  desraentez  hardiement  (v.  74), 

et 

Dites  hardiement  que  j'affole  (v.  1186). 

Antérieurement,  cet  adverbe  aurait  été  de  quatre  syl- 
labes; ici,  il  n'est  que  de  trois,  comme  nous  faisons 
aujourd'hui  (les  vers  du  Patelin  sont  des  vers  de  liuit 
syllabes  à  rimes  plates,.  Peut-être,  si  ce  mol  se  ren- 
contrait plus  souvent  dans  la  pièce,  on  le  trouverait 
valant  quatre  syllabes.  Du  moins  une  telle  variation  se 
voit  pour  vraiement^  toujours  écrit  de  la  sorte,  à  l'anti- 
que, mais  valant  parfois  trois  Syllabes,  et  deux  parfois. 
Dans  ce  dernier  caSy  H  se  proïk^îiçait  comme  aujour- 
d  liui.  D'autre  part,  dans  des  vers  comme  ceux-ci: 

Quel  drap  est  ce  cy?  vrayement  (v.  20S); 
Je  m'en  garderay  vrayement  (v.  1178), 

et  plusieurs  autres  exemples  que  je  pourrais  citer,  il 
est,  comme  le  prouve  la  mesure,  de  trois  syllabes.  Le 
nouvel  éditeur  du  Patelin  ne  dit  pas  comment  il  pense 
que  nos  aïeux  prononçaient  ce  mot  d'une  façon  tiissyl 

1 


1«  ÉTL.I>.E  SU.a  TATEUN. 

laj^ique;  mais  il  donne  yne  règle  générale  qu'il  formule 
ainsi  :  «Les  voyelles  i,  u,  accompagnées  d'une  antre 
'voyelle  avec  laquelle  elles  ne  forment  pas  diphliiongue, 
emportent  toujours  dans  la  prononciation,  avec  leur 
valeur  comme  voyelles,  leur  valeur  comme  consonnes. 
1  vaut  ij;  u  vaut  u  v;  parmi  le  col  soye  pendu,  prononcez 
soi-je.  »  Je  ne  puis  donner  mon  assentiment  à  cetle 
règle.  Non-seulement  on  ne  trouve  rien  dans  les  textes 
qui  l'autorise,  mais  encore  elie  me  paraît  contraire  à 
l'analogie.  Jsn  étudiant  la  forme  française,  il  faut  tou- 
jours avoir  présente  à  l'esprit  la  forme  latine  dont  elle 
dérive,  et  qui  en  donne  les  linéaments;  il  faut  pou- 
voir du  latin  descendre  au  français,  ou  du  français 
remonter  au  latin;  sans  cette  double  coiidilion,  les 
étymologies,  les  règles,  sont  chancelantes.  Or  considé- 
rons à  cette  lumière  le  dire  de  M.  Génin,  et,  au  lieu 
dQJe  soije^  qui  n'est  pas  si  commode,  attendu  qu'il  ï\q 
dérive  pas  directement  de  sim,  mais  d'une  forme  al- 
longée siam,  prenons  les  imparfaits,  dont  la  finale 
oie  est  dissyllabe  aussi  :je  pensoie.  Cette  finale  provient 
de  la  finale  latine  abam  :  pensabam.  Suivant  la  régie 
française,  le  b  est  tombé;  la  finale  latine  «m,  étant 
non  accentuée  et  sourde,  est  devenue  un  e  muet.  Va 
long  qui  restait  devant  cet  e  muet  a  été  changé  en  une 
voyelle  longue  correspondante.  Voilà  l'analyse  com- 
plète de  la  formation;  mais,  si  elle  était  jepemmje^  elle 
serait  tout  à  fait  rebelle  à  l'analyse,  car,  ramenée  au 
latin,  JJ  ""^irait  absolumejit  impossible  de  rendre  compte 
de  ce  j,  et,  si  on  le  réintroduisait  dans  l'élément  lalin^ 
on  arri'/erait  à  une  forme  pensabiam,  qui  donnerait  rè' 
<f^u\\èvc  meni:  pensoije.  mais  qui  ne  peut  être  imaginée.. 


ÉTUDE  SUR  PATELIN.  1§ 

Rejetant  ainsi  la  prononciation  proposée  par  M.  Gé- 
nin,  on  me  demandera  peut-être  quelle  est  celle  fim 
je  suppose.  J'imagine  que  nous  en  avons  encore  au- 
jourd'hui la  reproduction  fidèle  dans  certaines  pro- 
nonciations que  nous  entendons  tous  les  jours,  bien 
qu'elles  tombent  graduellement  en  désuétude.  Voyez, 
par  exemple,  le  verbe  employer^  —  à  la  troisième  per- 
sonne il  emploie.  La  prononciation  bonne  à  présent 
est  :  il  emploi;  mais  plusieurs  personnes  disent  :  il 
emploi  ye^  faisant  trois  syllabes,  qui  en  effet  comp 
taient  comme  telles  dans  les  vers  de  Régnier  et  d'au- 
tres. Eh  bien,  suivantmoi,je/jeyisoie,  j^cmrfoêe,  ettous 
les  autres  imparfaits,  se  prononçaient  je  pen  soi  ye^ 
ie  cui  doi  ys^  etc.  Celte  prononciation  s'applique  à 
vraiement.  Payer,  par  exemple,  est  parallèle  à  em- 
ployer; il  paie  se  prononce  aujourd'hui  il  paî;  naais 
beaucoup  disent  aussi  en  deux  syllabes  :  il  pai  ye,  et 
cela  se  trouve  dans  Molière.  C'était  ainsi  que  nos  aïeux 
prononçaient  cette  combinaison  de  lettres  :  vrai  ye 
ment.  Ils  disaient  une  plai  ye^  et  non,  comme  nous 
maintenant,  une  plaie;  une  voi  ye,  et  non,  comme 
nous,  une  voie. 

Dans  l'ancien  français,  les  finales  des  paTlicipes  eu, 
receu,  deceu,  etc.,  sont  dedeuxsyll-abes,  et,  appliquant 
sa  règle,  M.  Gôiiin  dit  qu'on  pronoiiç.'iit  evii,  recevu, 
decevu.  Il  est  vrai  que,  encore  maintenaat,  le  peuple 
de  Paris,  au  lieu  de  eu,  prononce  évu;  mais  cela  ne 
suffit  pas  pour  prouver  qu'en  général  la  pronoiicialion 
dans  tous  les  cas  intercalait  un  v  qui  «'élqit  jamais 
écrit.  N'avoir  jamais  été  écrit,  c'est  là  une  objeclion, 
à  mon  sens,  insurmontable, et,  si  une  telle  prononcia- 


20  ÉTUDE  SUR  PATELIN. 

tion  avait  été  commune,  elle  se  retrouverait  çà  et  là 
dans  ceux  du  moins  des  manuscrits  dont  rorUiograplic 
peu  soignée  se  rapproche  davantage  du  parler  popu- 
laire. Il  n'en  est  pas  de  même  de  eaue^  qui  était  (li>syl- 
labique  dans  l'ancien  français;  ce  mot  se  prononçait 
t^ès-cerlamemen  éve  ou  ave;  mais  la  il  n'y  a  pas  li.  u 
ae  supposer  un  v  intercalaire  :  I'm,  servant  à  la  fois  de 
consonne  et  de  voyelle,  était  ici  consonne.  Au  reste, 
ceci  se  k  attache  à  une  théorie  de  l'éditeur  du  Palelin^ 
d'après  laquelle  la  langue  de  nos  aïeux  fuyait  curieu- 
sement l'hiatus.  M.  Génin  est,  à  ma  connaissance,  le 
premier  qui,  dans  son  livre  des  Variations  du  langage 
français^  ait  traité  lumineusement  delà  prononciation 
de  l'ancien  français,  tirant  de  là  des  enseignements 
pour  la  prononciation  présente,  qui  aujonidliui  est 
livrée  à  tant  d'incertitudes  et  de  mauvais  usages.  Pour 
retrouver  la  prononciation  ancienne,  il  est  pailid'un 
principe  très-certain  :  de  môme  que  le  français  mo- 
derne est,  pour  le  gros  des  mots,  la  reproduction  de 
l'ancien,  de  môme  il  le  représente  aussi  pour  le  gros 
des  articulations.  C'est  de  cette  façon  que  M.  Génin  a 
établi  quelques  règles  générales  qui  ont  déjà  rendu  de 
notables  services  à  la  lecture,  et,  partant,  à  l'intelli- 
gence de  nos  vieux  textes.  Ainsi,  pour  ne  citer  qu'un 
exemple  entre  beaucoup,  il  a  fait  voir  que  la  combinai- 
son de  lettres  ne  chez  nos  aïeux  répondait  à  notre 
combinaison  eu,  et  que,  quand  on  trouvait  dans  un 
vers  les  bues,  il  ne  fallait  pas  le  prendre  pour  un  mot 
dissyllabique,  encore  moins  y  mettre  un  accent  (bués)y 
comme  on  a  fait  bien  longtemps  dans  les  éditions,  ce 
qui  rompait  la  mesure,  mais  prononcer  exactement 


ÉTUDE  SUR  PATELIN.  21 

comme  nous  prononçons  les  bœufs.  Or  les  clartés  qu'il 
a  répandues  sur  celte  malière  m'engagent  à  disserter 
avec  lui  de  certains  points  dans  lesquels  il  me  semble 
avoir  exagéré  son  principe.  Tel  est  le  cas  de  l'Iiialus. 

Ce  qui  l'a  poussé  à  supposer  que  dans  Tancieime 
langue  riiiatus  n'existait  pas,  et  que  partout  où  il  pa- 
raissait pxister  il  fallait  imaginer  une  consonne  inter- 
médiaire qui  le  sauvait,  mais  qui  ne  s'écrivait  pas, 
c'est  la  tendance  qu'a  le  peuple  à  faire  des  liaisons  et 
à  intercaler  des  consonnes  entre  les  mots.  M.  Génin 
pense  que  c'est  une  tendance  traditionnelle  qui  témoi- 
gne que  le  vieux  français  avait  une  répugnance  instinc- 
tive pour  le  concours  des  voyelles;  mais,  à  vrai  dire, 
je  ne  puis  voir  sur  quoi  cela  est  fondé.  Tout  semble, 
au  contraire,  indiquer  que  l'ancien  français  recher- 
chait les  hiatus,  c'est-ù-dire  la  rencontre  des  voyelles 
aussi  bien  dans  l'intérieur  des  mots  que  d'un  mot  à 
l'autre.  Pour  l'intérieur  des  mots,  la  chose  est  évi- 
dente; une  des  conditions  de  la  transformation  d'un 
mot  latin  en  un  mot  français  est  la  chute  des  consonnes 
intermédiaires.  Ainsi  securus  fait  seiir,  malurus  lait 
mt'Mr,  redempiio  fait  reauçon,  iradïlor  fait  ircâtre^ 
caslïijare  fait  chasliei\  et  ainsi  à  l'infini.  Penser  que 
dans  ces  cas  il  y  a  eu  une  consonne  intermédiaire  tou- 
jours pi  ononcéc  et  jamais  écrite,  c'est  aller  contre  le 
témoignage  perpétuel  de  l'écriture  d'une  part,  d'autre 
pari  contre  le  témoignage  même  du  français  moderne; 
car,  si  une  consonne  intercalaire  avait  été  prononcée, 
il  n'y  aurait  eu  aucune  raison  pour  que  les  mots  seûr, 
meai\,  renuçon^  traître^  etc.,  se  réduisissent  en  une 
coulraclioii  qui  est  évidemment  le  résultat  uniforme 


22  ETUDE  SUR  l'AlELlN 

(le  la  fusion  de  deux  \oyelles  consécutives  sans  aucune 
consonne  intermédiaire.  Enfin  on  a,  en  quelques  cas, 
la  trace  qu'en  effet  nulle  consonne  ne  s'interposait. 
Ainsi  le  mot  traitre^  qui  est  devenu  traître^  se  trouve 
.parfois  écrit  trahitre,  ce  qui  ne  se  pourrait  si  en  effet 
une  consonne  avait  été  prononcée,  sans  être  écrite, 
entre  les  deux  voyelles.  Passe-t-on  de  l'intérieur  des 
mots  à  l'examen  de  leur  rencontre,  c'est  la  môme 
chose  :  les  hiatus  se  présentent  en  foule.  Il  n'est  besoin 
que  de  lire  quelques  vers  pour  se  convaincre  que  les 
anciens  poêles  n'évitaient  pas  le  concours  des  voyelles, 
iu  moins  sur  le  papier.  Supposera-t-on  qu'en  lisant  à 
liante  voix  ou  en  récitant,  on  les  évitait  de  fait  par 
rintercalation  de  consonnes?  C'est  ce  que  pense 
M.  Génin;  mais  celle  supposition  n'a  pas  en  sa  faveur 
des  témoignages  contemporains,  et,  faute  de  ces  té- 
moignages, elle  reste  une  supposition.  D'ailleurs, 
l'idée  qu'on  se  fait  de  l'euphonie  et  de  la  nécessité 
d^'éviter  les  hiatus  est  une  idée  toute  relative  et  varia- 
ble, n  y  a  des  langues  qui  recherchent  le  concours  des 
voyelles,  et  l'on  sait  que  le  dialecte  ionien,  renommé 
pout  sa  douceur,  se  distinguait  justement  par  là  des 
antres  dialectes  de  la  Grèce.  Il  y  a  des  hiatus  durs  sans 
doute  à  l'oreille,  du  moins  à  l'oreille  française  et  de 
notre  temps;  mais  il  y  en  a  ausst  de  fort  doux,  et  là- 
dessus,  au  fond,  la  règle  est  ctîiattts  ou  non)  celle  de 
Boileau  : 

Fuyez  des  mauvais  sons  le  concours  odieux. 

Je  crois  même  qu'on  peut  reconnaître  des  indices 
montrant  qu'à  une  certaine  époque  nos  aïeux  ont  re- 


ÈTÛèE  Stl^  PATELIN.  25 

èherché  tes  hiatus.  Pour  les  très-anciens  textes,  on 
trouve  les  troisièmes  personnes  du  singulier  des  verbes 
écriies  avec  un  t;  —  il  at  pour  il  «,  il  aimai  pour  il 
aima,  il  donet  pour  il  donne^  etc.  C'est  manifeslement 
le  t  latin  :  habet^  amavit,  douât.  Devant  une  voyelle, 
le  t  de  amat  se  prononçail-il?  Je  n'en  sais  rien;  cela  est 
possible,  bien  que  ce  ne  soit  pas  sûr,  car  il  est  certain 
que  le  t  de  donet  ne  se  prononçait  pas.  Puis,  quand  on 
quille  ces  textes  très-anciens  et  que  l'on  passe  à  l'âge 
immédiatement  suivant,  on  trouve  que  les  t  sont  tous 
omis;  on  n'écrit  plus  que  il  a,  il  aima,  il  fu,  il  done,  etc. 
Comment  se  serait  fait  ce  changement  contre  l'élymo- 
logie,  s'il  n'avait  pas  dû  représenter  la  prononciation? 
et  si  le  t,  qui  était  donné  et  par  l'étymologie  et  par 
l'orthographe  antécédente,  s'était  fait  entendre  devant 
les  voyelles,  comment  aurait-il  disparu  de  l'écriture? 
Ce  que  nous  écrivons  aime-t-il,  donne-t-il,  s'écrivait 
dans  le  seizième  siècle  aime  il,  donne  il^  et  pourtant  se 
prononçait,  comme  nous  faisons  aujourd'hui,  aime-t-U, 
donne-t-il  :  les  grammairiens  du  temps  nous  informent 
expressément  que  la  prononciation  fait  là  entendre  un 
t  que  l'écriture  ne  figure  pas;  mais  l'on  se  tromperait 
tout  à  fait  si  l'on  arguait  de  là  que  ces  mômes  formes, 
doue  il,  aime  il,  qui  sont  aussi  dans  les  auteurs  du 
treizième  siècle,  se  prononçaient  à  cette  époque  avec 
un  t.  La  mesure  des  vers  ne  laisse  pas  de  doute  sur  ce 
point  :  doiie  il,  aimeil, sonnaientcomme  ils  étaient  écrits 
et  ne  comptaient  que  pour  deux  syllabes.  Cette  modi- 
fication apportée  à  l'orthograplie  étymologique,  et  qui 
consista  à  supprimer  plusieurs  consonnes  finales,  me 
parait  montrer  qu'alors  ces  consonnes  étaient  devenues 


24  ETUDE  SUR  PATELIN. 

compIélementmucUcs,  et  que  l'oreille  cherchait  pi  utôf 
qu'elle  rrcvilail  la  ronconlre  des  voyelles. 

Étudier  la  prononciulion  d'une  langue  dans  le  passé 
est  un  travail  toujours  délicat  et  comportant  dos  incer- 
titudes très-étendues.  Il  faut  constamment  se  deman- 
der de  quel  temps  il  s'agit  et  de  quelle  province;  car 
la  prononciation  varie  ou  est  sujette  à  varier  suivant 
les  provinces  et  suivant  les  temps.  Nous  avons,  pour 
nous  éclairer,  différents  éléments:  le  mot  latin  d'où 
le  mot  français  émane,  les  manières  dont  on  l'a  écrit, 
la  prononciation  acluelle  tant  dans  le  français  que 
dans  les  patois,  enfin  les  vers,  qui  nous  enseignent 
le  nombre  des  syllabes  de  ciiaque  mot  et  qui  distin- 
guent, parmi  les  finales  en  e,  celles  qui  sont  accentuées 
et  celles  qui  sont  muettes.  Les  vers  donnent  des 
renseignements  positifs;  les  autres  éléments  sont  beau- 
coup moins  sûrs  et  exigent,  pour  être  utilisés,  autant 
de  réserve  que  de  sagacité  Malgré  ces  difficultés,  on 
est  arrivé  à  des  déterminations  fort  heureuses,  et  à 
M.  Génin  revient  l'honneur  d  avoir  ouveit  la  voie,  cor- 
rigé mainte  erreur  et  établi  mainte  veiilé. 

Dans  le  Patelin,  il  reste  à  peine  quelque  trace  des 
cas  qui  appartenaient  à  l'ancienne  langue.  La  décli- 
naison s'éteignit  en  effet  dans  le  quinzième  siècle.  J'ai 
noté /ioms,  qui  est  homme  au  sujet;  l'ancien  français 
déclinait  :  H  homs^  le  homme^  et  Patelin  dit  : 

Comment  l'a  il  voulu  prester, 
Luy  qui  est  ung  homs  si  rebelle? 

Nos  noms  en  ewr,  tels  que  donneur^  trompeur,  etc., 
avaient  dans  l'ancien  français  un  sujet  doneres,  trom- 


ÉTUDE  SUR  PATELIN  2Î 

pei  es,  et  un  régime  doneor^  trompeor.  On  lit  dans  le 

Patelin  : 

Il  a  mon  drnp,  le  faulx  tromperes! 
Je  liiy  baillay  en  caste  place  (v.  760). 

Mais  ailleurs: 

Par  mon  serpent,  c'est  le  greigneur  (le  plus  grande 
Trompeur...  (v.  13G1), 

ce  qui  est  la  forme  actuelle.  Dans  le  vers  où  Aignelet 
équivoque  sur  le  terme  mot  et  trompe  Patelin  : 

Dieux  !  à  vostre  mot  vrayement 

Mon  seigneur  (je  vous  payeray)  (v.  1209), 

il  ne  faut  pas  croire  que  dieux  soit  au  pluriel,  c'est  le 
sujet  singulier  écrit  anciennement  d'iex  ou  dex,  et  pro- 
noncé sans  dou  le  c/ieMX  oudeux;  mais  rien  ne  témoigne 
mieux  que  le  Patelin  qu'au  moment  où  cette  farce  a 
été  composée  la  vieille  déclinaison  était  ruinée. 

L'existence  des  cas  permettait  à  l'ancien  français  de 
rendre  le  rapport  de  possession  sans  l'emploi  de  la 
préposition  de.^  qui  est  pour  nous  devenu  obligatoire. 
Ainsi,  au  lieu  de  :  le  serf  du  roi^  on  aurait  dit  :  //  sers 
le  roi,  sans  aucune  amphibologie,  car  le  roi  est  au  ré- 
gime, et  réciproquement  le  roi  du  serf  aurait  été  H 
rois  le  serf,  où  les  cas  indiquent  nettement  les  rapports. 
De  cette  syntaxe  il  ne  nous  reste,  je  crois,  que  \  hôtel- 
Dieu^  c'est-à-dire  riiotcl,  la  maison  de  Dieu.  11  n'en 
restait  guère  davantage  dans  le  quinzième  siècle,  ces 
tournures  n'ayant  pu  subsister  après  la  perte  des  ''««^ 
Cependant  on  y  rencontre  ; 

Et  qui  diroit  à  vostre  mère 

Que  ne  feussiez  fils  vostre  père  (v.  147), 


2é  ÉTUDE  SUR  PATELfN. 

c'est-à-dire  le  fils  de  voire  père,  el  : 

Il  ne  ma  pas  pour  rien  gnbbé  : 

Il  en  viendra  au  pié  Tabbé  (v.  1014), 

c'esl-à-dire  aux  pieds  de  Vabbé,  locution  équivalente  à 
celle  dont  on  se  sert  encore  quelquetbis  :  il  viendra  à 
jubé.  Il  est  probable  qu'on  aurait  beaucoup  embarrassé 
l'auteur  du  Patelin  en  lui  demandant  pourquoi  dans 
ces  locutions  il  ne  mettait  pas  le  de.  Il  aurait  sans 
doute  répondu  que  son  oreille  était  accoutumée  à  cette 
tournure  dans  quelques  cas  exceptionnels,  mais  qu'il 
n'en  voyait  pas  la  raison,  tout  comme  répondraient  la 
plupart  de  ceux  qui  disent  ou  écrivent  Vhôtel-Dieu,  si 
on  leur  demandait  pourquoi  ils  ne  disent  pas  V  hôtel  de 
Dieu, 

La  plupart  des  contractions  qui  sont  dans  le  français 
moderne  se  trouvent  déjà  dans  le  Patelin  :  mar- 
chand au  lieu  de  marcheant,  mesme  au  lieu  de  meisme^ 
gagner,  au  lieu  de  gaagner,  rogne  au  lieu  de  roine, 
\}nQ:  oie  se  disait  anciennement  une  oe;  le  Patelin  dit 
quelquefois  une  oe  et  le  plus  souvent  une  oie.  Le  quel- 
que... que,  tournure  à  laquelle  M.  Géninfait  la  guerre 
toutes  les  fois  qu'il  la  rencontre,  est  en  plein  usage 
dans  le  Patelin.  L'ancien  et  bon  usage  avait  en  place 
une  locution  bien  plus  légère  :  on  disait,  par  exemple, 
quel  coup  qu^il  donne,  et  non  quelque  coup  quil  donne. 
Nous  avons  singulièrement  alourdi  la  phrase  en  dou- 
blant ht  que,  mais  ce  vice  de  langage  a  droit  de  bour- 
geoisie dès  le  quinzième  siècle.  Au  contraire,  ôest 
il  au  lieu  de  c'est  lui  —  est  un  archaïsme,  la  vieille 
langue  ne  confondant  jamais  il,  qui  est  un  sujet,   et 


ÉTUDE  SUR  PATELIS.  27 

lui,  qui  est  un  régime.  C'est  encore  un  archaïsme  que 
dongeau  subjonctif  pour  donne: 

Je  n'ay  point  aprins  que  je  donge 

Mes  drapz  en  dormant  ne  veillant  (v.  720), 

et  donras  au  futur  pour  donneras  ; 

Que  donras-iu,  si  je  renverse 

Le  droit  de  ta  partie  adverse  (v.  1122)? 

Tant  qu'il  n'y  aura  pas  un  bon  dictionnaire  de  l'an- 
cien français,  ne  pouvant  s'en  rapporter  qu'à  des  notes 
ou  à  sa  mémoire,  on  sera  plus  d'une  fois  embarrassé 
pour  savoir  si  tel  mot,  telle  locution,  telle  tournure, 
sont  anciennes  dans  la  langue  ou  ne  s'y  sont  introduites 
que  tardivement.  M.  Génin,  rencontrant  tandis  que, 
sinon  dans  le  Patelin,  du  moins  dans  des  écrits  du 
qumziéme  siècle,  regarde  cela  comme  une  corruption 
du  langage,  tandis  étant  non  une  conjotiction  con- 
struite avec  que,  mais  un  adverbe  ayant  le  sens  de 
pendant  ce  temps.  Le  fait  est  que  tandis  que  est  beaucoup 
plus  vieirx..  En  voici  un  exemple  du  treizième  siècle, 
pris  à  la  célèbre  épopée  allégorique  et  burlesque  du 
henàrt  : 

Et  tandis  que  il  les  assemble, 
Rénatt  ses  corôies  lui  emble, 
Qu'il  avoit  près  d'un  buisson  mises  (v.  16944). 

Segrais  raconte  que,Boilcau  récitantdevantquelqii:*^s 
amis  le  morceau  de  son  Lutrin  ou  se  trouve  ce  vers  : 
Les  cloches  dans  les  airs  de  leurs  voix  argemines..., 

Chapelle,  qui  était  du  nombre  des  auditeurs,  arrêta 
court  le  poète,  lui  disant  qu'il  ne  pouvait  lui  passer  ce 
mol,  et  iiuarijeuUn  n'était  pab  français.  Ua  autre  des 


28  ÉTUDE  SUR  PATELIN. 

assistants  prit  parti  pour  CliMpellc  et  condamna  Boi- 
Icau.  Le  temps  a  donné  tort  à  l'ennemi  d'argenlin,  et 
ce  joli  mot  est  non  pas  devenu,  mais  redevenu  '^Vançais, 
si  tant  est  qu'il  eût  jamais  cessé  de  l'être  et  qu'il  eût 
d'autre  délant  que  d'être  inconnu  à  Chapelle.  Le  fait 
est  que  Boileau  n'en  est  pas  l'auteur  et  qu'on  ne  le 
prenait  pas  là  en  délit  de  néologisme;  il  employait  seu- 
lement, ou,  si  l'on  veut,  remettait  en  usage  un  mot  qui 
existait  depuis  longtemps.  En  effet,  bien  avant  lui, 
Marot  avait  dit: 

Où  decouroit  un  ruisseau  argentin, 

et  du  Bellay  : 

Je  voy  les  ondes  encoi 
De  ces  tresses  blondeleltes 
Qui  se  crespent  dessous  l'or 
Des  argentines  perlelles. 

Voyez  encore  ceci.  Il  y  a  un  conte  de  la  Fontaine  où, 
une  nonne  ayant  failli,  l'abbcsse  qui  va  la  punir  est 
soudainement  obligée  à  l'indulgence  par  un  vêtement 
masculin  que  dans  sa  hâte  elle  apporte  avec  elle.  La 
Fontaine,  qui  inventait  peu,  mais  qui  mettait  admira- 
blement en  œuvre,  avait  plis  son  conte  sans  doute  dans 
Boccace,  mais  peut-être  aussi  dans  une  farce  du  sei- 
zième siècle,  dont  M.  Génin  loue  l'originalité  et  même 
la  finesse,  —  finesse  cependant  toute  relative,  car  ce 
n'est  pas  dans  les  temps  antérieurs  que  Ton  trouve  les 
récits  moins  graveleux,  les  expressions  moins  licen- 
cieuses, les  enluminures  moins  grossières.  Loin  de  là, 
le  treizième  siècle  ne  le  cède  pas  au  seizième,  et,  si 
Ion  est  de  ceux  qui  pensent  que  le  monde  va  en  se  gà 


ÉTUDE  SUR  PATELIN.  29 

tant  et  qu'il  suffit  de  remonter  en  arrière  pour  voir 
reparaître  l'innocence  dont  nous  sommes  si  malheu- 
reusement déclius,  on  sera  du  moins  forcé  de  convenir 
que  cette  innocence  n'était  pas  facile  à  eff'arouclier. 
J  aime  la  langue  de  nos  aïeux,  plus  correcte  que  la 
ïifAre,  la  grammaire  plus  rcguliôie,  l'analogie  mieux 
conservée;  mais  c'est  là  tout,  et  delà  pureté  delà 
grammaire  je  ne  conclus  en  rien  à  la  pureté  des  mœurs. 
Dans  cette  farce,  la  nonne  coupable,  s'apercevanl  de 
la  singulière  pièce  d'habillement  que  l'abbesse  a  mise 
sur  sa  tête,  lui  dit  ^ 

Ce  qui  vous  pend  devant  les  yeux... 

Sur  quoi  M.  Génin  remarque  en  note  :  «  Voilà  proba- 
blement l'origine  de  celle  façon  de  parler  populaire  : 
aulant  vous  en  pend  à  l'œil.  L'ancien  théâtre  doit  avoir 
enrichi  la  langue  d'allusions  autant  que  le  moderne.  » 
Il  e^^t  \Tai  que  l'ancien  théâtre  a  enrichi  la  langue, 
mais  cela  n'est  point  vrai  pour  la  locution  jjenihe  à 
l'œil.  Elle  se  trouve  dans  un  texte  bien  plus  ancien  que 
la  farce  dont  il  s'agit,  car  on  lit  dans  Renart  le 
Nouvel  : 

Teiis  (tel)  rit  au  main  (malin)  qui  au  soir  pleure; 
Et  s>i  redil-on  moult  souvent  : 
Cliascuns  ne  set  qu'à  loel  lui  pent. 

Malheureusemenlje  ne  puis  que  détruire  la  conjecture 
de  M.  Génin,  sans  avoir  rien  à  mettre  à  la  place  quant 
à  l'origine  de  cette  locution. 

Le  Patelin  n'est  point  une  comédie  que  le  goût  des 
modernes  soit  allé  chercher  dans  l'oubli  où  elle  avi,  il 
toujours  été  gisante,  a  Parmi  les  écrivains  d  élite  et 


î>0  ÉTUDE  SUR  PATELIN. 

les  plus  spiriluels  du  seizième  siècle,  dit  M.  Génin, 
on  tient  à  honneur  de  posséder  son  Patelin,  et  les  al- 
lusions à  celte  excellente  comédie  sonl  une  friandise 
dont  Rabelais,  Yerviile,Noëld<i  Fnïl,  Bonrdigné,  Marot 
et  jusqu'à  Pierre  Gringoire  se  piqucnl  d'assaisonner 
leur  style.  Il  est  arrivé  à  la  farce  de  P«/^/«;i  comme  aux 
pièces  de  Molière  d'entrer  tout  à  coup  dans  la  popu- 
larité, et  si  profondément,  qu'elle  a  laissé  dans  la  lan- 
gue des  empreintes  ineffaçables.  Pasquier  a  fait  un 
chapitreexprèsdes  mois  et  façons  de  parler  qui  dérivent 
de  cette  origine  ;  il  a  relevé  patelin,  pateliner,  pateli- 
nage,  payer  en  baye,  revenir  à  ses  moutons,  et  quelques 
autres;  mais  il  en  a  oublié.  Pour  exprimer  un  homme 
subtil  et  qui  en  sait  long,  on  disait  proverbialement  : 
Il  entend  son  patelin,  jargon  patelin;  —  parler  patelin 
ou  patelinois.  —  Mon  ami,  dit  Pantagruel  à  l'esco 
lier  limousin,  parlez -vous  Christian  ou  palhelinois? 
Ce  qui  nous  montre  que  dès  ce  temps  la  scène  où  Pate- 
lin parle  divers  langages  était  réputée  inintelligible.  »  Il 
est  impossible,  on  le  voit,  d'être  mieux  recommandé 
que  Patelin,  et  pourtant,  malgré  cette  faveur  et  ce  re- 
nom, l'auteur  est  inconnu. 

Le  patheUnois,  mot  dont  se  sert  Rabelais,  a  suggéré 
à  M.  Génin  une  conjecture  sur  l'étymologie  de  patois. 
Suivant  lui,  patois  est  une  contraction  de  patelinois, 
auquel  il  ne  saaarait  assigner  d'autre  étymologie.  Ci- 
iant  ce  vers  de  la  Fontaine  : 

L'âne,  qui  goûtoit  fort  celte  façon  d'aller, 
Se  plaint  en  son  patois.  . 

il  dit  :  c<  Se  plaint  en  son  patelinois,  en  son  jargon  à 
lui  seul  intelligible,  »  et  il  ajoute  que  déjà,  en  1549- 


ÉTUDE  SUR  PATELIN.  Ôl 

Eulrapel  emploie  cette  forme  resserrée  du  mot  :  «  Aller 
l'ondement  à  la  besogne,  et  parler  son  vray  patois  et 
jiatAirel  langaige.  »  A  ne  considérer  que  l'étymologie 
et  ses  règles,  il  aurait  été  difficile  de  faire  venir  patois 
de  patelinois  sans  aucun  intermédiaire  qui  marquât  la 
ijlialion  ;  mais,  indépendamment  de  toute  considération 
de  ce  genre,  il  y  a  une  raison  péremptoire  contre  la 
conjecture  de  M.  Génin  :  c'est  que  patois  est  plus  an- 
€ien  non-seulement  qu  Eulrapel,  non-seulement  que 
ks  Cent  Nouvelles  nouvelles^  où  il  est  employé,  mais 
même  que  le  Patelin.  En  effet,  il  se  trouve  plus  de 
deux  cents  ans  auparavant  dans  le  Roman  de  la  Rose  : 

Lais  d'amour  et  sonnés  cortois 
Chantoit  chascun  en  sou  patois{\.  710). 

J'en  dirai  autant  de  l'opinion  dePasquier,  qui  attri- 
bue la  locution  proverbiale  payer e?i^aî/^  au  Patelin,  ou 
du  moins  je  pense  que  cet  auteur  a  fait  quelque  con- 
fusion. On  sait  que  le  berger  Aignelet,  continuant  à 
répondre  bê  à  toutes  les  demandes  d'argent,  paye  son 
avocat  en  bè.  Il  est  possible  que  payer  en  baye  vienne  de 
là;  cependant  l'orthographe  excite  déjà  quelque  doute, 
car  on  ne  voit  pas  comment  bê  aurait  été  changé  en 
baye,  ou  plutôt  on  le  voit  très-bien,  et  l'on  reconnaît  la 
confusion  quand  on  se  rappelle  qu'il  y  avait  une  an- 
cienne locution,  —  fairepayer  la  haie,  —  qui  signifiait 
«  être  cause  d  une  attrape,  d'une  déconvenue.  »  Elle 
se  rencontre  dans  les  Cent  Nouvelles  nouvelles  \  recueil 
qui  a  été  composé  durant  le  temps  de  la  jeune.-se  de 
Louis  XI.  0:i  touche  du  doigt  la  méprise.  Il  y  avait  une 

•  «T.  Il,  p.  102,  cdit.  de  1843. 


32  ÉTUDE  SUR  PATELIN. 

ancienne  locution  :  faire  payer  la  baie  (remarquez,  la 
baierai  non  en  baie);  cFun  autre  côlc,  Pasquier  se  rap- 
pelait qu'Aignelet  avait  payé  son  avocat  en  bê.  De  là 
une  confusion  par  laquelle  lui  ou  peut-ôlre  T'isage 
avait  changé  la  vieille  locution  pourTaccommoder  à  celle 
que  suggérait  la  farce  de  Patelin;  mais,  cela  reconnu, 
on  ne  peut  pas  tirer  la  conséquence  que  M.  Gériin  avait 
tirée,  à  savoir  que,  quand  les  Cent  Nouvelles  nouvelles 
furent  composées,  le  Patelin  existait  déjà  et  avait  gagné 
la  faveur  publique,  puisqu'elles  en  avaient  emprunté 
une  phrase  caractéristique.  L'argument  tombe  du  mo- 
ment que  faire  payer  la  baie  et  payer  en  bêou.  en  baie 
n'ont  plus  rien  de  commun.  Maintenant,  d'où  vient 
cette  locution  faire  payer  la  baie^  qui  n'est  pas  et  ne 
peut  pas  être  bê?  Il  y  a  dans  le  français  actuel  un  vei  be 
bayer  qu'on  doit  prononcer  eommcpayer^  mais  qu'une 
prononciation  vicieuse  tend  constamment  à  confondre 
avec  bâiller,  et  qui,  pour  cette  raison,  tombe  en  désué- 
tude. Autrefois,  c'est-à-dire  dans  les  treizième  et  dou- 
zième siècles,  il  s'écrivait  béer.  Ce  verbe  avait  un 
substantif  bée,  qui  est  devenu  baie,  comme  béer  de\e- 
n^'û  bayer,  et  qui  signifiait  vaine  attente.  Voyez  ces  vers 
du  Lai  du  Conseil  : 

Dame,  gardez-vous  de  la  bée 
Qui,  en  niaiiil  lieu,  parla  contrée 
S'aresle  et  fait  la  geul  muser; 

et  ceux-ci  :  —  la  dame, 

Par  tel  bée,  par  tel  désir, 
Passe  tant  vespre  et  tant  matin, 
Que  sa  biaulé  va  à  déclin. 

Dans  une  chanson  du  treizième  siècle,  de  Ilugue  de 


ÉTUDE  SUR  PATELIN.  33 

Lusignan,  une  jeune  pastourelle  repousse  un  cheva- 
lier qui,  la  trouvant  seule,  lui  lient  doux  langage; 
puis,  quand  elle  le  voit  s'éloigner,  elle  lui  crie  : 

Por  Deu,  sire  chevalier, 

Quis  avez  la  bée  ; 
Moult  vous  doit-on  peu  prisier, 
Quant,  sans  prendre  un  douz  baisier, 

Vous  sui  eschapée. 

Vous  avez  qiiis  la  bée,  —  vous  avez  cherché  la  bée;  — 
plus  tard  on  a  dit  :  vous  avez  payé  la  bée.  La  bée,  c'est 
donc  l'atlente,  l'attrape.  Dans  les  Cent  Nouvelles  nou- 
velles^ un  gentilhomme  engagé  dans  une  partie  de 
chasse  relient  ses  compagnons  dans  la  campagne  après 
la  l'ermeUire  des  portes,  leur  promettant  l'hospitalité 
dans  un  château  du  voisinage.  Ils  vont,  et,  au  lieu  de 
l'excellent  accueil  auquel  ils  s'altendaient,  la  dame  du 
logis  leur  fait  impitoyablement  fermer  la  porte  au  nez. 
L'auteur  de  la  déconvenue  s'excuse  en  ces  termes  : 
«  Messeigneurs,  pardonnez-moi  que  je  vous  aie  fait 
payer  la  bée.  »  Ils  ont  bayé  à  la  porte,  qui  est  restée 
fermée,  et  la  locution  dit  «  qu'ils  ont  payé  la  bée,  » 
comme  nous  dirions  «  qu'ils  ont  croqué  la  bée,  »  si 
nous  ne  disions  pas  vulgairement  croquer  le  mar- 
mot. 

La  faveur  dont  le  Patelin  a  joui  tout  d'abord  est-elle 
uniqu«^ment  due  à  la  jovialité  de  cette  farce,  ou  bien 
faut' M  faire  entrer  en  ligne  de  compte  un  certain  mé- 
rite de  style  et  un  certain  talent  d'écrivain?  Il  est 
impossible  de  ne  pas  répondre  affirmativement  sur  ce 
dernier  point.  La  lecture  montre  partout  un  homme 
habile  à  manier  sa  lanaue  avec  correction  et  avec  élé- 


54  ÉTUDE  SUR  PATELIN. 

gancc.  En  un  mot,  l'auteur  du  Patelin  sait  écrire. 
Cela  impose  d'autant  plus  à  Téditeur  soigneux  le  de- 
voir d'effacer  la  rouille  que  les  éditeurs  négligents  et  ma^ 
informés  ont  laissée  s'étendre  sur  cette  œuvre.  A  cet 
effet,  le  Patelin  ne  pouvait  mieux  rencontrer  que 
M.  Génin  :  un  goût  exercé  de  longtemps  à  savourer  les 
délicatesses  de  la  vieille  langue,  un  esprit  qui  a  toute 
sorte  d'affinités  pour  le  vieil  esprit  gaulois,  une  éru- 
dition étendue,  quelquefois  téméraire,  mais  presque 
toujours  ingénieuse  et  sachant  toujours  rendre  attrayant 
ce  dont  elle  parle.  Aussi,  quand  M.  Génin  dit  en  ter- 
minant sa  préface  :  «  Patelin,  tout  recommandé  qu'il 
était  par  son  antique  renommée,  attendait  encore  un 
éditeur  qui  fit  de  lui  l'objet  d'un  travail  sérieux; 
puisse-t-il  l'avoir  enfin  rencontré!  »  j'ajouterai,  sans 
craindre  d'être  démenti  pur  celui  qui  lira  l'introduc- 
tion, le  texte  et  les  notes,  que  le  Patelin  a  enfin  trouvé 
un  éditeur  digue  de  lui.  Mais  ce  serait  vraiment  faire 
tort  à  Patelin  et  à  son  éditeur,  si  le  critique  qui  s'est 
complu  à  tous  les  deux  ne  s'essayait  pas  aussi  sur  quel- 
ques passages  qui  restent  ou  lui  paraissent  rester  sujets 
à  étude  et  à  correction. 

J'ai  examiné  dans  Patelin  tous  les  verbes  qui  se  trou- 
vent à  la  première  personne  du  singulier  de  l'imparfait 
et  du  conditionnel  que  nous  écrivons  par  ais.,  qu'au 
dix-septième  siècle  on  écrivait  par  ois,  et  que  dans  les 
siècles  antérieurs  on  écrivait  par  oye  ou  par  oie.  Il 
faut  remarquer  que  Vy  grec  est  moins  ancien  que  ïi 
simple.  Dans  le  Patelin,  la  plupart,  et  à  beaucoup  près, 
sont  écrits  par  oye;  un  très-petit  nombre  est  écrit  par 
oy  sans  e,  et  deux  seulement  présentent l\s  que  les  mo- 


ÉTUDE  SUR  PATELIN.  55  . 

dcrnes  ont  adopté,  contre  loute  logique  grammaticale 
L'un  de  ces  exemples  est  : 

Viença;  t'avofs-je  fait  ouvrir 
Ces  fenestres?  (v.  G  H.) 

Les  anciennes  éditions  du  quinzième  siècle  et  les  ma- 
nuscrits, qui  d'ailleurs,  comme  le  fait  voir  M.  Génin, 
ont  peu  d'autorité  pour  le  Patelin^  portent  sans  doute 
Ys;  néanmoins  je  n'hésiterais  pas  à  ôter  cette  5,  à  effa- 
cer une  disparate  qui  est  condamnée  par  tout  le  reste, 
et  à  écrire  favoye-je  fait  ouvrir.  L'autre  exemple  est 
encore  plus  reprochable;  non-seulement  il  y  a  unes, 
mais  encore  un  a  au  lieu  d'un  o  : 

Ne  le  oserais-je  demander?  (V.  54ft  > 

Non  pas  que  je  conteste  le  moins  du  monde  à  M.  Géntn 
ce  qu'il  aflirme  avec  raison,  à  savoir  que  cette  ortho- 
graphe dite  de  Voltaire,  du  moins  ^i  pour  oi,  se  trouve 
dans  des  textes,  et  était  en  usage  aussi  anciennement 
quel'autre.Ilfautpourlant  s'entendre  là-dessus  et  faire 
une  distinction.  Ces  formes  de  conjugaison  necoexistent 
pas  dans  les  mêmes  textes,  et  elles  appartiennent  res- 
pectivement à  des  provinces,  à  des  dialectes  dilTérents  : 
c'est  le  mélange  des  dialectes  et  l'iniluence  des  pro- 
vinces qui  les  a  introduites  dans  la  langue  commune 
pour  la  prononciation  d'abord,  et  finalement  pour 
l'orthographe-,  mais  ici,  dans  le;  Patelin,  comment  ad- 
mettre que,  sur  un  très-grand  nombre  de  cas,  tous, 
excepté  un,  aient  l'o,  etun  seul  Va?  Il  me  paraît  incon- 
testable (pie  l'a  est  le  résuliat  de  quelque  faute 
d  impression  (;t  de  copie;  quant  îî  l'^jCUe  est  coadam- 


36  ÉTUDE  SUR  PATELIK. 

née  par  rensemble  des  exemples,  et  je  mettrais  sans 
hésiter  : 

Ne  Toseroy-je  demander? 

Dans  l'ancienne  langue,  les  terminaisons  en  oie  étaient 
dissyllabiques;  le  Patelin  vacille  entre  l'ancien  usage, 
qui  se  perdait,  et  l'usage  moderne,  qui  ne  les  compte 
que  pour  une  syllabe.  Ainsi  : 

Parmi  le  col  soient  pendus  (v.  650), 
Car  je  cudoye  iiermement  (v.  705), 
Il  semble  qu'il  doye  desver  (v.  774), 

sont  des  exemples  où  ces  finales  sont  de  deux  syllabes  ; 
mais  en  somme  le  nombre  de  ceux  où  elles  ne  valent 
que  pour  une  l'emporte  notablement. 

Quelques  vers  sont  faux.  Or,  l'auteur  de  Patelin  sait 
trop  bien  la  langue  et  versifie  trop  correctement  pour 
qu'on  ne  s'efforce  pas  de  lui  ôter  ces  fautes,  qui  ne  pro- 
viennent certainement  pas  de  lui. 

S'il  convient  que  je  m'applique  (v.  41)  ; 

il  manque  une  syllabe.  Lisez  : 

Se  il  convient  que  je  m'applique. 

Dans  les  temps  antérieurs,  et  pour  Patelin  aussi,  se 
(c'est-à-dire  si),  que,  je,  me,  etc.,  devant  une  voyelle 
comptent  ou  ne  comptent  pas,  à  la  volonté  du  poëte. 
Aussi  je  pense  que  M.  Génin  aurait  dû,  dans  tous  les 
cas  où  cet  e  s'élide,  indiquer  l'élision  par  une  apo- 
strophe, pour  la  plus  grande  facilité  des  lecteurs. 
Dans  le  vers  : 

Ses  denrées  à  qui  les  vouloit  (v.  1 73), 

il  y  a  une  syllabe  de  trop,  car  la  finale  ées  compte 


ÉTUDE  SUR  PATELIN.  37 

toujours  pour  deux  syllabes  dans  la  langue  antérieure. 
Je  mettrais  ; 

Ses  denrées  à  qui  vouloit 

Au  reste  le  nombre  régulier  de  syllabes  se  rencontre 
dans  le  vers  : 

Ses  denrées  si  humblement  (v.  -426), 
et  dans  le  vers  : 

Ta  journée,  se  bon  te  semble  (v.  iÔ56). 
11  y  a  aussi  une  syllabe  de  trop  dans  le  vers  ; 

Escus?  voire,  se  pourroit-il  faire 
Que  ceulx  dont  vous  devez  retraire 
Cesle  rente  priassent  monnoye  ? 

Effacez  il,  et  en  môme  temps  cette  correction,  exigée 
par  la  mesure,  améliore  le  sens  en  ôlant  le  point  d'in- 
terrogation. Le  drapier  dit  :  «  Yos  écus?  vraiment  il  se 
pourrait  l'aire  que  ceux  avec  lesquels  vous  comptez  re- 
tirer cette  rente  prissent  monnaie,  »  c'est-à-dire 
«  fussent  dépensés  ;  »  et  Patelin  répond  :  «  Oui,  sans 
doute,  si  je  le  voulais.  »  Quant  à  la  suppression  des 
pronoms  personnels,  elle  est  autorisée  par  l'usage  du 
Patelin;  on  en  rencontre  plus  d'un  exemple. 
M.  Génin  pense  que  dans  le  vers  ; 

Tout  est  à  vostre  commandement  (v.  224), 

où  il  y  a  une  s-yllabe  de  trop,  on  prononçait  vostre 
monosyllabe;  mais  dans  le  PatelinVe  muet,  ainsi  placé, 
compte  toujours  pour  la  mesure  ;  il  faut  prendre  une 
des  deux  leçons  qu'il  rapporte  en  variante  : 
Tout  à  vostre  commandement, 


58  ETUDE  SUR  PATELIN. 

OU 

Tout  est  à  vo  commandement. 

Vo  est  une  forme  archaïque  pour  vostre.  Je  n'accepte 
pas  non  plus  la  raison  qu'il  donne  pour  justifier  la 
leçon  qu'il  a  adoptée  dans  le  second  de  ces  deux  vers  : 

Mais  vous  ne  prisez  un  festu 

Entre  vous,  riches,  les  pouvres  hommes  (v.  326). 

Suivant  lui,  dans  le  commun  discours,  on  ne  tenait  pas 
compte  de  l'**  du  pluriel  ;  mais,  en  relisant  avec  soin 
tout  le  Patelin,  j'ai  vu  au  contraire  que  partout  ces  s 
comptent  quand  elles  sont  devant  une  voyelle.  Il  n'y  a 
d'exception  qu'ici  (et  encore  les  éditions  du  seizième 
siècle  retranchent  les,  ce  qui  donne  la  mesure  et  est 
même  meilleur  pour  la  phrase),  et  dans  cet  autre 
vers  : 

Tant  fussent-eltës  saines  et  fortes. 

Ici  encore  M.  Génin  admet  une  prononciation  popu- 
laire, mais,  pour  moi,  c'est  autrement  que  je  voudrais 
corriger  le  vers.  Il  s'agit  des  brebis  que  Aignelet  as- 
si>mmait  pour  les  vendre,  quelque  saines  et  fortes 
qu'elles  fussent,  —  après  quoi  il  ajoute  : 

Et  puis  je  lui  fesoye  entendre, 
Affin  qu'il  ne  m'en  peust  reprendre, 
QnHlz  mouroient  de  la  clàveléé. 

Voilà  un  îlz  qui  parait  fort  suspect.  Dans  ce  qui 
précède  et  dans  ce  qui  suit,  il  n'y  a  que  des  féminins 
se  rapportant  à  brebis,  et  ici  on  trouve  Hz,  masculin 
qui  ne  se  rapporte  à  rien.  Je  pense  que  ce  Hz  cache 
une  faute,  et  qu'il  faut  lire  el^  qui  est  un  archaïsme 


ETUDE  SUR  PATELIN.  39 

pour  elle  ou  elles.  El  pour  elle  se  trouve  dans  le  Pate- 
lin même  : 

Hé  !  vostre  bouche  ne  parla 
Depuis,  par  monseigneur  saint  Gille, 
Qu'el  ne  disoit  pas  euvangile  (v.  286). 

El  est  donc  autorisé  par  l'usage  même  de  notr*  au- 
teur, et  c'est  aussi  el  que  je  proposerais  dans  le  cas 
que  j'ai  rapporlé  ^ 

S'il  n'avait  pas  été  préoccupé  de  ce  commun  parler 
supprimant  les  e  muets,  lequel  est  étranger  à  Patelin, 
M.  Génin  n'aurait  pas  laissé  m^envoise  dans  ce  vers  : 

Maie  peste 

M'envoise  la  saincte  Mjgdalene  (v.  508)  ! 

Ce  n'est  pas  menvvise  qu'il  faut  lire,  mais  m  envoie^ 
comme  au  vers  1282  que  lui-môme  cite  ici.  Le  verbe 
envoyer  ne  peut  faire  envoise;  c'est  une  faute  de  co- 
piste suggérée  par  une  confusion  avec  le  subjonctif  du 
verbe  aller ^  qui  est  en  effet  :  que  je  voise^  qweje  nien- 
voise. 

Escient  est  de  trois  syllabes,  aussi  je  n'accepterais 
pas  le  vers  : 

Est-il  malade,  à  bon  escient?  (650.) 
et  je  lirais  : 

Est-il  malade,  à  escient? 
C'est  la  forme  ancienne;  bon  est  une  addition  modernd 

*  Depuis  que  ceci  est  écrit,  j'ai  roncoillré,  dans  mes  lectures  de 
textes  du  quatorzième  siècle  et  du  quiii/rèine,  des  Hz  qui  se  rapportent 
à  des  noms  léminins  et  auxquels  la  critique  ne  doit  pas,  ce  seuible, 
touclier.  C'cMait  une  faute  sans  doute,  mais  une  faute  reçue  par  l'usn^e 
dans  ces  ^ècles.  En  tous  cas,  dans  le  vers  :  Tant  lussent  elles  saines  et 
fortes,  c'est  Hz  ou  el  qu'il  faut  lire. 


40  ÉTUDE  SUR  PATELIN. 

qui  est  du  fail  de  quelque  copiste  ne  remarquant  pas 
qu'il  gâtait  la  mesure. 

La  mesure  est  encore  gâtée  dans  : 

...  vous  estes 
Ce  croy-je,  courroucé  d'autre  chose  (v.  1,052). 

M.  Génin  a  rétabli  je  d'après  d'anciennes  éditions,  et 
pense  qu'on  prononçait  courcé  au  lieu  de  courroucé. 
Il  se  pourrait  en  effet  que  l'auteur  eût  écrit  courcé, 
car  cette  forme  se  trouve  en  certains  dialectes  (le  pi- 
card par  exemple,  ayant  affaibli  courroucé  en  courecé, 
et  le  parler  vulgaire  en  ayant  fait  courcé).  Mais  alors  il 
fallait  écrire  courcé,  car  dans  le  Patelin  l'écriture  est 
conforme  à  la  prononciation,  ou  bien,  ce  qui  est  le 
mieux  à  mon  avis,  il  ne  fallait  pas  rétablir  le  je.  Je 
n'aurais  pas  non  plus  recours  à  une  prononciation  bien 
douteuse  pour  changer  le  vers  : 

Qui  a  son  surnom  de  Joceaulme  (v.  590), 
en 

Qui  a  surnom  de  Joceaulme, 

qui  est  donné  par  les  éditions  du  quinzième  siècle,  tan- 
dis que  l'autre  l'est  par  un  manuscrit.  IM.  Génin  pense 
que  l'ancienne  prononciation,  en  introduisant  un  i, 
Joceiaume^  Jousseiaume,  faisait  la  mesure  exacte.  Il  est 
bien  vrai  que,  dans  beaucoup  de  cas,  l'ancienne  langue, 
surtout  intercalait  un  i,  biau  pour  beau^  fieux  pour 
fils,  comme  aujourd'hui  encore  le  peuple  dit  un  siau 
pour  un  seau;  mais  justement,  dans  tous  ces  cas,  le 
son  est  toujours  monosyllabique.  Je  rencontre  ce  nom 


ÉTUDE  SUR  PATELIN  41 

de  Jousseaume  dans  un  texte  du  treizième  siècle,  où  di- 
vers poètes  sont  énumérès  : 

De  Nuevile  Josiasmes  li  floris 
Et  d'Epinal  Goderans  et  Landris. 

On  voit  que,  dans  l'ancienne  prononciation  aussi,  la 
forme  où  Vi  est  pourtant  introduit  ne  compte  que  pour 
une  syllabe.  Mon  avis  est  donc  que,  pour  le  Patelin 
également,  il  faut  suivre  le  même  usage,  rien  n'auto- 
risant à  dédoubler  le  son  dont  il  est  question.  J'ap- 
plique la  même  remarque  au  vers  : 

...  avocat 
A  trois  leçons  et  trois  pseaumes  (v.  770); 

locution  proverbiale,  qui  veut  dire  :  avocat  réduit  à 
quelques  misérables  causes,  et  qui  provient  de  ce  que 
trois  leçons  et  trois  pseaumes  cèiaii  le  moins  qui  pût 
être  prescrit  dans  le  bréviaire.  M.  Génin,  pour  remé- 
dier à  l'absence  d'une  syllabe,  suppose  encore  qu'on  a 
pu  prononcer  seim^mes;  mais  mon  objection  est  tou- 
jours la  même,  et  je  préfère  la  correction  bien  plus 
sûre  et  bien  plus  facile  qu'il  propose  d'ailleurs  • 

A  trois  leçons  et  à  trois  pseaumes. 

Cependant,  avant  de  corriger,  il  faut  remarquer  qu'il 
ne  serait  pas  impossible  qu'on  eût  prononcé  pse-au-me. 
Du  moins  on  a  prononcé  à  une  certaine  époque  un  mot 
analogue  heaume  en  trois  syllabes,  ainsi  que  je  vais  le 
dire  tout  à  l'heure. 

Les  vers  suivants  se  corrigeront  sans  peine' 

Mot,  mnis  Dieu  sait  qu'il  en  pense  (v.  4,254), 


12  ÉTUDE  SUi;  PATELir^. 

en  lisant  : 

Mol,  mais  Dieu  sait  que  il  en  pense; 
le  vers  : 

De  cecy,  qui  ne  le  secorroit  (v.  1,582), 

en  lisant  : 

De  cecy,  qui  nel  seeonrroit! 

(nel  est  une  forme  Irès-Iréquenle  dans  les  anciens 
pactes  du  treizième  siècle)  ; 
le  \ers : 

Il  n'y  a  ni  rime  ni  raison  (v.  1 ,545), 
en  lisant  : 

Il  n'a  ni  rime  ni  raison. 

Non-seulement  il  na  rétablit  la  mesure  ;  mais  cette 
tournure  se  trouve  aussi  dans  Patelin^  voyez  ce  vers  : 

En  ce  pays  n'a,  ce  me  semble, 

Lignage  qui  mieux  se  ressemble  (v.  165). 

Dans  les  tr  ès-ailciens  textes,  il  n'a  ou  n'a  est,  pour 
ainsi  dire,  seul  usité;  l'intercalation  de  y  appartient 
surtout  aux  temps  postérieurs  ;  et,  comme  on  voit,  Pa- 
telin use  aussi  de  la  tournure  ancienne. 

Il  faut  quelques  mots  d'explication  paUr  le  vers  sut* 
vaut  : 

Chose  qu'il  die,  ne  s'enU^etient  (v.  1,352). 

Pour  savoir  ce  qu'on  en  devait  penser,  j'ai  relu  tout 
/non  Patelin^  en  notant  les  passages  où  la  finale  le  se 
trouve  devant  une  consonne,  et  toujours  j'ai  vu  qu'elle 
compte  pour  deux  syllabes,  excepté  dans  je  renie  dieu 


ETUDE  SUR  PATELIN.  45 

OU  je  rente  dieu,  qui  est  un  jurement  et  une  espèce  de 
mot  unique.  Il  faut  donc,  je  crois,  laisser  à  die  les  deux 
syllabes,  et  lire  : 

Chose  qu'il  die,  n'entretient; 

c'est-à-dire  .  il  n'entrotient  pas,  ne  suit  pas  le  propos, 
le  discours  qu'il  a  commencé. 
Je  viens  à  heaume.  Voici  le  vers  de  Patelin  : 

Dieux!  qu'il  a  dessoubs  son  heaume  (v   997). 

Le  vers  est  faux  si  l'on  proTionce  hau-me,  mais  exact 
si  l'on  prononce  he-au-me.  Or,  Chifflet  nous  apprend, 
au  dix-septième  siècle,  dans  sa  Grammaire,  qu'on  pro- 
nonçait he-au-me.  Il  est  probable  que  cette  prononcia- 
tion, bien  que  fautive,  puisque  ce  mot  vient  de  l'alle- 
mand Helm,  où  il  n'y  a  qu'une  syllabe,  bien  qu'étran- 
gère aux  chansons  de  geste  où  helme,  haume  n'est 
jamais  que  dissyllabe,  est  pourtant  ancienne,  c'est-à- 
dire  remontant  aux  seizième  et  quinzième  siècles. 
Dans  tous  les  cas^  on  n'est  pas  autorisé,  vu  l'indication 
fournie  par  Chifflet,  à  l'effacer  dans  Patelin, 

Je  viens  de  soumeltre,  sous  les  yeux  du  lecteur,  la 
pièce  de  Patelin  à  un  examen  granmiatical  véritable- 
ment microscopique  ;  j'en  ai  considéré  les  formes  ar- 
chaïques, j'ai  recherclié  celles  qui  montrent  la  transi- 
tion à  l'usage  moderne,  j'ai  compté  les  syllabes  des 
vers;  il  en  résulte  que  le  Patelin  est  écrit  avec  une 
grnnde  correction,  que  la  versification  en  est  exacte  et 
soi£rnée,etqu'il  sort  d'une  main  littéraire,  d'un  homme 
habilné  à  tenir  la  plume  ou  du  moins  à  manier  sa  lan- 
gue. Il  en  resuite  aussi  que  M.  Génin  a  singulièrement 
purgé  de  leurs  erreurs  les  textes  qui  nous  ont  été 


44  ÉTUDE  SUR  PATELIN. 

transmis,  et  redonné  régularité  à  ce  que  les  copistes 
ou  imprimeurs  avaient  souvent  estropié,  élégance  à  ce 
qu'ils  avaient  défiguré,  et  clarté  à  ce  qu'ils  n'avaient 
pas  compris.  Nous  citerons  comme  exemple  ce  vers 
que  les  éditions  ou  les  manuscrits  mettent  sous  la 
forme  :  Or  charnouart  austiné;  ou  bien  :  or  cha  Re- 
noiiart  à  linél  Cela  est  parfaitement  inintelligible. 
«  D'autres,  dit  M.  Génin  dans  sa  préface,  ont  corrigé 
ici  Renouart  ostiné;  c'étaient  les  Brunck  et  les  Bentley 
de  la  philologie  française  au  seizième  siècle.  J'ima- 
gine qu'on  les  eût  fort  embarrassés  de  leur  demander 
qui  était  ce  Benouart  et  sur  quoi  portait  son  ostina- 
tion.  »  L'éditeur  se  moque  ici  des  érudits  qui  sup- 
pléent par  des  conjectures  téméraires  à  ce  qu'ils  igno- 
rent ;  mais,  ne  lui  en  déplaise,  il  a  été  en  ce  cas-ci, 
grâce  à  sa  grande  érudition  en  notre  ancienne  littéra- 
ture, un  Brunck,  un  Bentley  de  bon  aloi,  en  recon- 
naissant sous  ce  texte  altéré  une  allusion  à  une  an- 
cienne chanson  de  geste.  Il  faut  lire  (c'est  le  moment 
011  Patelin  parle  picard,  et  chà  est  pour  ça)  : 

Or  cha,  Renouart  au  tiné  (v.  886). 

Renouart  est  le  héros  d'une  des  branches  du  roman 
épï(\ue de  Guillaume  au  Cour t-Nez.B.cnouair[  ayant  d'èire 
un  héros,  était  marmiton  à  Laon,  dans  les  cuisines  du 
roi.  Prêt  à  suivre  Guillaume  d'Orange  à  la  guerre,  ce 
nouvel  Hercule  va  couper  dans  lesjardins  un  gros  sapin 
qu'il  fait  cercler  de  fer,  et  il  s'en  escrime  si  bien,  que 
de  ce  tinel,  c'est-à-dire  de  cette  massue,  lui  est  de- 
meuré le  sobriquet  de  Renouart  au  Tinel.  Sa  renom- 
mée, grande  au  treizième  siècle,  durait  encore  au 


ÉTUDE  SUR  PATELIN  45 

quinzième,  comme  le  prouvent  les  mots  du  Patelin.  Il 
en  était  de  même  de  Roncevaux.  Quand  Patelin  dit  : 
Je  sçay  aussi  bien  chanter 

Que  se  j'eusse  esté  à  maistre  (à  Técole) 
Autant  que  Charles  en  Espaigne  (v.  26), 

\\  t'ait  allusion  à  ces  vers  : 

Cliarles  11  rois,  nostre  empereres  magne, 
Set  ans  tout  pleins  a  esté  en  Espaigne  ; 

allusion  qui  ne  pouvait  échapper  au  savant  éditeur  de 
la  Chanson  de  Roland. 


3.  —  Examen  de  l'opinion  de  M.  Génin  sur  l'auteur  demeuré  anonyme 
de  Patelin.  Discussion  de  quelques  explications  étymologiques  pro- 
posées par  M,  Génin. 

La  pièce  de  Patelin  est  anonyme;  on  ne  sait  qui  en 
est  l'auteur.  Le  seizième  siècle,  qui  l'a  tant  goûtée, 
fut  là-dessus  tout  aussi  ignorant  que  nous,  et  dès  la 
tin  du  quinzième  les  éditeurs  qui  l'imprimaient  étaient 
dans  rimpuissance  de  mettre  un  nom  au  frontispice. 
Naturellement,  M.  Génin  s'est  beaucoup  occupé  de  celte 
question.  Naturellement,  aussi  il  l'a  trouvée  encombrée 
de  toutes  sortes  d'hypothèses  hasardées,  et  il  a  fallu 
faire  place  nette.  La  première  chose  était  de  détermi- 
ner, s'il  était  possible,  des  limites  en  deçà  et  au  delà 
desquelles  il  ne  fût  pas  possible  de  reporter  cette  com- 
position. Quelle  est  donc  la  limite  la  plus  reculée?  Au 
premier  abord,  un  petit  détail  aperçu  par  M.  Génin 
pourrait  'aire  croire  que  la  pièce  appartient  au  qua- 
torzième siècle,  l'auteur  paraissant  mettre  la  scène 
sous  le  r.  ^nc  du  roi  Jean.  Du  moins,  c'est  soulemeni 


46  ÉTUDE  SUR  PATELIN. 

SOUS  ce  règne  qu'on  trouve  le  franc  valant  seize  sous 
et  l'écu  valant  vingt-quatre  sous,  comme  cela  semble 
ressortir  de  la  vente  des  six  aunes  de  drap.  Pourtant 
il  est  impossible  que  la  pièce  soit  de  cette  époque. 
M.  Génin  s'appuie,  pour  le  nier,  sur  un  arrêt  du  par- 
lement de  Paris  qui  permet  aux  confrères  de  la  Pas- 
sion de  rouvrir  en  1402  leur  théâtre,  qui  avait  été 
seulement  ouvert  en  1398.  A  cet  argument,  qui  a 
peut-être  besoin  d'explication  (voyez  ce  que  j'ai  rap- 
porté plus  haut,  p.  2,  d'Oresme,qui  est  du  quatorzième 
siècle,  et  qui  parle  des  comédies  de  son  temps)  ;  à  cet 
argument,  dis-je,  J'en  joindrai  un  autre  qui  est  tiré 
du  caractère  de  la  langue.  On  n'a  qu  à  comparer  des 
textes  écrits  sous  le  roi  Jean,  c'est-à-dire  dans  le  milieu 
du  quatorzième  siècle,  avec  le  Patelin,  et  l'on  demeu- 
rera convaincu  que  ces  textes  et  la  pièce  nepeuvoiit 
être  contemporains  :  celle-ci  est  plus  récente.  Voilà 
pour  la  limite  au  delà.  Yoici  pour  la  limite  en  deçà  : 
M.  Génin  a  Irès-heureusement  mis  la  main  sur  un  pas- 
sage décisif.  Dans  des  lettres  de  rémission,  il  est  rap- 
porté qu'un  certain  Jean  de  Costes,  se  trouvant  dans 
une  hôtellerie  à  Tours,  s'étendit  sur  un  banc  au  long 
du  feu,  disant  :  «  Pardieu  !  je  suis  malade.  Je  veuil 
couchicr  céans,  sans  aller  meshui  à  mon  logis.  »  Sur 
quoi  une  personne  qui  était  là  reprit  :  «  Jean  de  Cos 
tes,  je  vous  congnois  bien  ;  vous  cuidez  pateliner  et 
faire  du  malade  pour  cuider  couchier  céans.  »  L'acte 
est  de  1470.  Or,  comme  ici  il  est  évidemment  fait 
allusion  à  Patelin  contrefaisant  le  malade,  on  ne 
peut  douter  qu'à  cette  date  la  farce  n'existât  et  n'eût 
dcjà  gagné  assez   de  notoriété  pour  que   des  locu- 


ÉTUDE  sua  PATELIN  4Î 

tions  en  eussent  passé  dans  le  langage  de  la  conver- 
sation. 

Telles  sont  les  deux  limites  entre  lesquelles  la  re- 
cherche doit  être  concentrée  :  on  ne  peut  remonter  au- 
delà  de  la  fin  du  quatorzième  siècle,  on  ne  peut  descen- 
dre au-delà  de  l'an  70  du  quinzième.  Cette  remarque 
seule  élimine  hien  des  opinions.  Elle  élimine  Jean  de 
Meung  et  Guillaume  de  Loris,  qui,  étant  l'un  de  la  fin 
du  treizième  siècle,  et  l'autre  du  milieu  de  ce  même 
siècle,  ne  peuvent  avoir  composé  une  pièce  ainsi 
limitée;  elle  élimine  aussi  Pierre  Blanchet,  à  qui, 
depuis  quelque  temps,  on  s'accordait  pour  attribuer  le 
Patelin.  Pierre  Blanchet,  qiû  faisait  jouer,  comme  on 
voit  par  son  épitaphe,  sur  échafauds  des  jeux  satiri- 
ques, et  de  qui  du  reste  onne  connaît  aucune  composi- 
tion, mourut  en  1519,  à  l'âge  de  soixante  ans;  il 
n'avait  donc  que  dix  ans  en  1470.  Mais  elle  lavorise 
beaucoup  l'opinion  de  M.  Génin,  qui  est  que  le  Patelin 
est  d'Antoine  de  la  Sale. 

Antoine  de  la  Sale  appartient  justement  à  cette  épo- 
que, étant  né  en  1598.  C'est  un  écrivain  bien  connu 
par  le  joli  roman  du  Petit  Jehan  de  Saintré.  Un  écrit 
satirique,  les  Quinze  Joies  du  Mariage,  paraît  être  de 
lui,  et  il  est  un  des  joyeux  contours  qui  ont  contribué 
à  la  rédaction  des  Cent  Nouvelles  nouvelles  ppur  l'ébat- 
tement  de  Louis  XI,  alors  dauphin.  Il  est  certain  que 
c'est  une  bonne  fortune  de  trouver  un  auteur  aussi  in- 
génieux qu'Antoine  de  la  Sale  pour  une  pièce  ano- 
nyme aussi  ingénieuse  que  le  Patelin,  et  M.  Génin  en 
a  profité  avec  complaisance.  Il  s'appuie  sur  deux  argu- 
ments principaux  :  le  i)remier,  c'est  qu'entre  les  ouvra* 


48  ÉTUDE  SUR  PATELIN. 

ges  avoués  de  la  Sale  et  la  farce,  on  sent  une  confor- 
mité qui  porte  la  conviction  ;  le  second  est  une  sorte 
de  témoignage  indirect.  Sans  doute  des  induclions  et. 
si  je  puis  ainsi  parler,  des  sensations  littéraires  aussi 
pleines  de  finesse,  d'érudition  et  de  sagacité,  sont  d'un 
grand  poids;  mais  les  témoignages  sont  encore  plus 
positifs  et  ferment  plus  péremptoirement  la  bouche  à 
l'objection.  Voyons  donc  d'abord  le  témoignage.  Le 
rapport  des  sous,  francs  et  écus  paraît,  cela  a  été  dit 
plus  haut,  se  rapporter  au  règne  du  roi  Jean .  Or  Antoine 
de  la  Sale  a  visiblement  reporté  sous  le  règne  du  roi 
Jean  Faction  de  son  roman,  le  Petit  Jehan  de  Saintré, 
disant  au  début  :  «  Au  temps  du  roi  Jehan  de  France, 
etc.  ;  »  de  plus,  dans  les  chapitres  où  il  est  question  de 
l'équipement  du  petit  Sainlré  en  linge,  habits,  coiffu- 
res, chaussures,  bijoux  et  chevaux,  avec  le  prix  énoncé 
à  chaque  objet,  l'évaluation  des  monnaies,  M.  Génin 
Ta  vérifié,  répond  exactement  à  celle  du  Patelin. 
M.  Génin  en  conclut  qu'il  y  a  un  lien  entre  ces  deux 
choses,  et  que  le  même  homme  qui  avait  étudié  pour 
son  roman  les  usages  du  quatorzième  siècle  s'est  servi 
de  ses  études  pour  la  composition  de  sa  pièce.  Je  ne  nie 
pas  ce  qu'il  y  a  de  remarquable  dans  cette  coïncidence. 
Toutefois  je  suis  frappé  d'une  difficulté  :  rien,  à  part 
cela,  n'indique  dans  le  Patelin  que  la  scène  est  sous 
le  roi  Jean  ;  ce  prince  n'y  est  pas  nommé;  point  d'al- 
lusion à  aucun  événement  de  son  règne,  de  sorte  qu'il 
n'y  aurait  de  propre  au  temps  supposé  que  la  mention 
d'un  rapport  de  monnaies.  Mais,  d'un  autre  côté,  com- 
ment croire  que,  dans  une  farce,  dans  une  pièce  popu- 
laire par  exci^llence,  on  s'avise  d'évaluer  les  choses,  non 


ETUDE  SUR  PATEUX  49 

pas  en  monnaies  courantes,  mais  en  monnaies  atteintes 
de  désuétude  depuis  près  d*un  siècle?  Comment  les 
spectateurs  devaionl-il  savoir  que  cela  rappelait  juste- 
ment le  roi  Jean?  Je  ne  puis,  je  l'avoue,  passer  par  là- 
dessus;  je  suis  conduit  à  l'une  ou  à  l'autre  de  ces  deux 
alternatives  :  ou  bien  il  y  avait  une  vieille  farce,  un 
vieux  fabliau,  composé  sous  le  roi  Jean,  et  usant  par 
conséquent  des  monnaies  de  ce  temps,  lequel  a  été 
rajeuni  dans  le  quinzième  siècle,  sans  qu'on  ait  change 
les  termes  du  marché  entre  Patelin  et  le  drapier,  ou 
bien  l'opinion  de  Pasquier  est  véritable,  à  savoir  que 
ces  sous  sont  des  sous  parisis,  dont  24  valent  30  sous 
tournois.  Le  drapier  vend  six  aunes  de  drap  à  24  sous 
l'aune,  faisant  à  la  fois,  en  deux  évaluations  différen- 
tes, 9  francs  et  6  écus.  Les  144  sous  parisis  vaudront, 
si  Pasquier  a  raison,  180  sous  tournois,  ou  6  écus  de 
30  sous,  ou  9  francs  de  20  sous.  De  la  sorte,  en  mon 
esprit,  le  témoignage,  s'il  n'est  pas  tout  à  fait  écarté, 
est  beaucoup  atténué. 

Néanmoins  le  second  argument  n'a,  pour  cela,  rien 
perdu,  Antoine  de  la  Sale  pouvant  avoir  remanié  aussi 
bien  que  composé  le  Patelin  et  les  Cent  Nouvelles  nou- 
velles. «  Dans  le  Petit  Jean  de  Saintréei  les  Quinze  joies 
(lu  Mariage,  dit  M.  Génin,  il  me  paraît  impossible  de 
méconnaître,  môme  au  premier  coup  d'œil,  un  air  de 
famille  et  des  analogies  multipliées  avec  la  farce  de 
Patelin.  Vous  y  trouvez  partout  le  poète  dramatique 
dont  l'habileté  se  complaît  à  filer  une  scène  dans  un 
dialogue  rapide,  empreint  d'une  certaine  ironie  douce 
et  d'une  naïveté  satirique.  C'est  partout  le  même  art, 
la  même  grâce  dans  la  peinture  des  caractères;  par- 


50  ETUDE  SUR  PATELIN. 

tout  l'auteur  se  caclie  pour  laisser  parler  ses  person- 
nages. Le  style  a  cerlaines  allures,  certaines  habitudes, 
(les  reliefs  si  netteoient  accusés,  qu'il  ne  peut  se  lais- 
ser confomlre  avec  un  autre.  Vous  le  reconnaissez  tout 
de  suite  à  celte  profusion  de  serments,  de  proverbes, 
dictons,  adages,  métaphores  familières  et  pittoresques, 
dont  il  est  assaisonné,  pour  lesquels  personne,  si  ce 
n'est  peut-être  Régnier,  n'a  montré  depuis  une  égale 
affection.  La  fornie  de  la  phrase,  les  tours  grammati- 
caux, ne  permettent  pas  plus  d'incertitude.  »  Et  pour 
exemple,  entre  beaucoup,  M.  Génin  cite  le  vers  : 

Qui  me  payast,  je  m'en  allasse  ; 

nous  dirions  :  «  Qui  me  payerait,je  m'en  irais.  »  Mais 
cet  accord  des  temps  entre  des  membres  de  phrase 
subordonnés  et  cet  emploi  de  l'imparfait  du  subjonctif 
au  lieu  du  conditionnel  sont  plus  anciens  que  Patelin. 
Et  en  somme,  les  tours  que  M.  Génin  cite  me  paraissent 
moins  caractériser  un  auteur  qu'appartenir  en  com- 
mun à  une  certaine  époque.  Quant  à  l'appréciation 
plus  intime  de  la  manière,  je  subordonne  sans  peine 
mon  jugement  à  celui  de  M.  Génin,  avec  la  réserve 
pourtant  de  ne  regarder  que  comme  possible  la  déter- 
mination qu'il  a  faite.  Ce  qui  est  désormais  acquis 
à  la  critique,  c'est  qu'il  faut  cherclier  l'auteur  du 
Patelin  dans  les  soixante  ou  quatre-vingts  ans  qui 
comprennent  les  dernières  années  du  quatorzième 
siècle  <ît  les  premières  du  quinzième,  et  qu'à  ce 
moment  même  il  se  rencontre  un  homme  très-capable 
de  l'avoir  composé,  et  dont  certaines  touches  sem- 
blent fnire  reconnaître  la  main;  mais  c'est  là  tout. 


ÉTUDE  SUR  PATELIN.  5i 

Rechercher  la  paternité  d'une  livre  nnonyme  est 
parfois,  on  vient  de  le  voir,  fort  difficile.  Rechercher 
la  paternité  d'un  mot  souvent  ne  l'est  pas  nioins. 
Aussi,  en  lisant  les  notes  de  M.  Génin  avec  fruit  (elles 
sont  savantes),  avec  plaisir  (elles  sonl  spiriluelles),  me 
suis-je  heurté  contre  des  étymologies  que  je  n'accepte 
pas.  A  la  page  312,  remarquant  trcs-juslement  qu'on  a 
confondu  à  tort  ébauMayec  ébahi,  il  tire  le  premier  de 
balbus,  hègue,  ce  qui  est  incontestable,  et  le  second  de 
hiare^  demeurer  bouche  béante,  ce  qui  l'est  beaucojip 
moins.  Les  formes  correspondantes  dans  les  langues 
romanes  sont  :  provençal  esbaïr,  italien  sbaire  et  baire. 
C'est  donc  un  mol  composé  de  la  préposition  es  et 
d'un  simple  baire.  Dès  lors  il  ne  peut  être  question  de 
hiare.  Du  reste,  l'étymologie  du  mot  est  obscure,  et  je 
ne  chcrclie  pas  ici  à  aller  plus  avant.  M.  Génin  sup- 
pose que  verve  vient  de  ver.  D'abord,  les  lois  de  la  dé- 
rivation étymologique  se  prêtent  peu  à  ce  que  ie  latin 
vermis,  qui  a  donné  ver,  donne  aussi  verve;  mais,  sa- 
chant que,  dans  le  français  ancien,  verve  veut  dire  ca- 
price, on  en  trouve  l'origine  dans  le  latin  verva^  tête 
de  bélier,  le  bélier  se  trouvant  au  fond  de  la  significa- 
tion primitive  de  verve,  comme  la  chèvre  se  trouve  au 
fond  de  la  signification  de  caprice. —  Achoison  (p,  255) 
ne  me  parait  pas  dériver  de  à  et  choir;  c'est  simple- 
ment une  nutrc  forme  de  ochoison,  qui  est  la  Iransfor- 
maiiou  direclement  française  du  latin  occasio^  occasion 
étant  une  reprise  faite  de  seconde  main  au  latin.  Le 
changoment  de  Vo  latin  en  a  n'est  pas  rare,  témoin 
dame  de  domina.  Enhu  je  n'admets  pas  non  plus  que 
le  futur  j'irai  soit  une  conliaclion  de  islr«i  (p.  *^7)> 


52  ETUDE  SUR  PATELIN. 

venant  du  verbe  issir,  qui  signifie  sortir,  et  dont  nous 
avons  conservé  issu.  On  trouve  en  provençal  ir,  et  en 
italien  ire  qui  viennent  du  latin  ire,  et  notre  futur 
français  n'a  pas  d'autre  origine. 

Je  me  méfie  de  moi  quand  je  ne  suis  pas  d'accord 
avec  M.  Génin;  je  suis  plus  rassuré  quand  je  marche 
côte  à  côte  avec  lui.  Guillemette,  la  femme  de  Palelin, 
dit  qu'elle  se  fait  forte  de...  Or  l'Académie  déclare  que, 
dans  cette  locution,  fort  est  invariable,  décision  qui 
n'est  pas  conforme  à  l'usage  de  notre  ancienne  langue; 
M.  Génin  cite  plusieurs  exemples  du  quinzième  et  du 
seizième  siècle,  où  fort  est  variable  suivant  le  genre  et 
le  nombre.  Est-elle  plus  conforme  à  la  logique?  Non, 
sans  doute,  car  se  faire  fort  de;  c'est  se  porter  assez 
fort  pour...  Fort  doit  donc  être  accordé.  Aussi  M.  Génin 
conclut-il  résolument  que  les  écrivains  sans  préjugés 
comme  sans  superstitions  littéraires  doivent  toujours 
faire  accorder  fort.  Pour  moi,  je  ne  vois  rien  qui  puisse 
autoriser  la  décision  de  l'Académie.  Il  y  a  eu  en  effet 
dans  la  langue  un  temps  où  fort,  comme  tous  les  ad- 
jectifs dérivés  d'adjectifs  latins  n'ayant  qu'une  termi- 
naison pour  le  masculin  et  le  féminin,  valait  pour  les 
deux  genres  ;  mais  cela  ne  pourrait  servir  à  expliquer 
l'invariabilité  de  cet  adjectif  au  pluriel  :  ils  se  sont 
faits  fort  de...  Évidemment  cette  locution  a  été  l'objet 
de  quelque  méprise  grammaticale. 

La  même  Guillemette,  parlant  toujours  con^^^ûment 
et  en  bon  français,  dit  : 

Souvitfçne-.^/us  du  samedy... 
et  non  souvenez-vous  ^  forme  moderne  qui  choque  W 


ÉTUDE  SUR  PATELIN  55 

bon  sens  non  moins  que  l'étymologie.  «  Je  ne  sais,  dit 
M.  Génin,  comment  la  Fontaine  a  pu  oublier  sa  langue 
naturelle,  la  vieille  langue  française,  jusqu'à  écrire  : 

Je  ne  me  souviens  point  que  vous  soyez  venue 
Depuis  le  temps  de  Tlirace  habiter  parmi  nous. 

Il  était  ce  jour-là  bien  distrait!  Peut-être  aussi  y  avait-il 
sur  son  manuscrit  il  ne  me  souvient  points  et  les  im- 
primeurs sont-ils  les  vrais  coupables  d'une  faute  à  la- 
quelle la  Fontainen  aurait  pas  pris  garde.  Cette  dislrac- 
tion-là  se  conçoit  mieux.  Ce  sont  de  tels  solécismes  que 
l'Académie  française  devrait  signaler  et  proscrire.  Elle 
en  obtiendrait  facilement  la  répression,  grâce  à  l'auto- 
rité dont  elle  jouit  et  dont  elle  ne  saurait  faire  un  meil- 
leur usage.  Pourquoi  préfère-t-elle  les  ratifier  et  les 
consacrer?  »  Ce  n'est  pas  seulement  en  cet  endroit  que 
la  Fontaine  a  usé  de  c^  verbe,  qui  est  aussi  barbare 
que  le  serait  je  in  importe^  au  lieu  de  il  m'importe. 
Mais  que  faire?  Ce  barbarisme  a  pris  pied,  et  l'effacer 
serait,  je  crois,  dommageable  maintenant;  car,  si  on  y 
réussissait,  on  rendrait  insupportables  des  passages  de 
la  Fontaine  et  d'autres  auteurs  qu'aujourd'hui  notre 
oreille  accepte  grâce  à  l'habitude. 

Je  signalerai  aussi  une  locution  vicieuse  qu'à  ma 
connaissance  un  grammairien  savant  et  pénétrant, 
M.  JuUien,  a  le  premier  relevée  :  c'est  se  faire  moquer 
de  soi.  De  soi  est  monstrueux,  et  n'est  susceptible 
d'aucune  construction.  Il  faut  dire  simplement  ;  se  faire 
moquer.  Cependant  je  dois  remarquer  qu'on  trouve 
déjà  cette  locution  bizarre  et  incorrecte  dans  des  au- 
teurs du  dix-septième  siècle.  La  Bruyère  a  dit  :  «  Les 


54  ÉTUDE  SUn  PATELIN. 

nouveaux  eniichis  se  ruinent  à  se  faire  moquer  de 
soi.  *  Et  on  lit,  dans  Saint-Simon  :  «  Albergotti  s'éva- 
nouit chez  madame  de  Maintenon ,  et,  tout  à  la  mode 
qu'il  fut,  se  fit  moquer  de  lui.  » 

îl  faut  finir  ces  remarques  de  grammaire,  de  versi- 
fication, de  vieille  langue,  d'archaïsme,  et  il  faut  les 
finir  par  les  très-jolis  vers  en  excellent  français  mo- 
derne que  l'éditeur  du  Patelin^  en  guise  de  dédicace, 
a  mis  en  tête  de  sa  publication  : 

Les  hoirs  de  défunt  Patelin, 
Inconnus  chez  Plaute  etTérence, 
Ont  envyhi  toute  la  France, 
Car  ils  sont  bénis  du  Malin, 
Les  hoirs  de  défunt  Patelin  ! 

On  en  voit  pulluler  renî^eance 
Sous  le  drap,  la  hure  et  le  lin  ; 
Prêtre  ou  laïc,  noble  ou  vilain. 
Tout  est  de  leur  intelligence, 
Tout  cède  à  leur  persévérance; 
Ils  font  si  bien  la  révérence  ! 
Ils  parlent  si  doux  et  câlin  ! 
On  les  rencontre  à  l'audience, 
A  Péglise,  au  bal,  au  moulin; 
Les  diamps,  la  ville,  tout  est  plein 
Des  hoirs  de  défunt  Patelin  ! 

Au  temps  des  livres  sur  vélin, 
Un  honnête  homme  très  enclin 
A  railler  de  papelardie 
En  fit  une  farce  hardie. 
De  nos  ayeux  plus  applaudie 
Que  le  vieux  roman  de  Merlin. 
L'âge  qui  tout  mène  à  déclin 
L'ayant  de  sa  rouille  enlaidie. 
Cette  piquante  comédie, 
Oigne  de  notre  Poquelin, 


ÉTUDE  SUR  l'ATtLIN.  55 

Je  la  débrouille  et  Tétudie 
Dans  ce  livre  que  je  dédie 
Aux  hoirs  de  défunt  Patelin. 

S'ils  prennent  sous  leur  patronage 
Cet  écrit  sur  un  badinage 
Où  leur  maître  est  r^présenté, 
S'ils  le  font  vivre  l'^ige  en  âge 
Autant  que  le  palehnagô; 
Ç#  sera  i'imniortaliLé, 


Vï 
ÉTUDE  SUK  ADAM,  MYSTÈRE 


SoïiMAiRE.  [Journal  des  débats,  30  juillet  et  29  août  1853.  ) —  M.  Luzarche 
a  public  un  très-ancien  mystère  [Adam,  drnme  anglo-normand  du 
douzième  siècle,  publié  pour  la  première  fois  d'après  un  manuscrit  de 
la  Bibliothèque  de  Tours).  Celle  curieuse  publication  devint  pour  moi 
l'objet  d'un  examen  attentifet,  c'est  en  le  faisant  que,  frappé  plus  particu- 
lièrement de  la  différence  notable  entre  la  langue  d'oc  et  la  langue 
d'oïl  d'une  part,  qui  ont  deux  cas,  et  l'espagnol  et  l'italien  d'autre  part, 
qui  n'ont  point  de  cas,  je  me  demandai  comment  il  était  possible  de 
s'en  rendre  compte.  Cela  n'avait  point  encore  été  discuté;  et  la  so- 
lution que  j'en  donne  introduit  un  élément  positif  et  nouveau  dans 
la  considération  historique  du  moyen  âge.  Il  y  avait  six  cas  dans  le 
liilin  ;  il  y  en  a  deux  dans  la  langue  d'oc  et  la  langue  d'oïl;  il  n'y  en 
a  point  dans  l'ancien  italien  et  l'ancien  espagnol;  c'est  là,  à  partir 
du  type  latin,  une  dégradation  qui  montre  que  la  langue  d'oc  et  la 
langue  d'oïl  occupent  une  place  intermédiaire;  au  moment  où  ces  quatre 
langues  prennent  une  existence  propre,  la  décomposition  du  latin  était 
moins  avancée  dans  le  domaine  franco-provençal  que  dans  le  domaine 
hispano-italique  11  en  résulte  invinciblement  que,  au  point  de  vue 
philologique,  les  langues  d'oc  et  d'oïl  sont  les  aînées  des  langues  es- 
pagnole et  italienne.  Ce  résultat  ainsi  acquis  a  des  applications;  la 
plus  prochaine  est  celle  qui  constate  l'antériorité,  désormais  incontes- 
tables, des  littératures  en  langue  d'oc  et  en  langue  d'oïl  sur  les 
littératures  d'Espagne  et  d'Italie. 


V . — Du  dialecte  amîo-normand.  De  ï antériorité  philologique  de  la  lan- 
gue d'oc  et  de  la  langue  d'oïl  sur  V espagnol  et  l'italien.  De  l'antiquité 
des  mystères  et  de  leur  mise  en  scène. 

M.  Luzarche  a  donné  à  sa  pu^^licalion  le  titre  de 
drame  anglo-normand;  et,  bien  que  dans  le  courant 


ÉTUDE  SUR  ADAM,  MYSTÈRE.  57 

de  cet  article  je  doive  beaucoup  le  remercier  d'avvoir 
mis  en  lumière  ce  morceau  et  reculé  de  la  sorte  les 
origines  du  théâtre  en  langue  vulgaire,  toutefois  je 
commence  par  contester  la  justesse  de  son  titre.  Anglo- 
normand  a  deux  significations  différentes,  suivant  que 
l'on  considère  les  connexions  politiques  ou  la  langue. 
Le  duc  de  Normandie  étant  devenu  roi  d'Angleterre 
par  droit  de  conquête,  la  puissance  anglo-normande 
se  composait  d'un  royaume  et  d'un  duché  tenus  par  le 
môme  prince  à  titre  divers;  mais  de  ce  point  de  vue 
aucune  composition  ne  peut  être  dite  anglo-normande. 
Au  point  de  vue  de  la  langue,  l'anglo-normand  désigne 
un  parler  qui  prit  cours  en  Angleterre  après  la  con- 
quête. Ce  parler  est  une  altération,  manifestement 
produite  par  les  influences  anglo-saxonnes,  du  nor- 
mand ou  fiançais  de  Normandie  importé  par  les  con- 
quérants. Il  se  reconnaît  du  premier  coup  d'œil  à 
certaines  formes  singulières  dont  quelques-unes  sont 
restées  dans  l'anglais  moderne;  ainsi  de  hanter^  il  fait 
haunter^  aujourd'hui  to  haunt;  degraanter  (accorder, 
octroyer)  il  fait  graunter.  Or,  notre  drame  d'Adam 
n'est  nullement  écrit  dans  ce  dialecte.  11  n'en  présente 
aucune  des  formes  caractéristiques,  on  ne  peut  donc 
le  dire  anglo-normand. 

Il  est  purement  normand,  et  composé  dans  le  dia- 
lecte qu'on  parlait  alors  en  Normaiidib  et  dont  le  pa- 
tois, encore  usité  dans  cette  province,  a  beaucoup 
retenu.  Aujourd'hui  i)  n'y  a  pas  de  dialectes  en  France, 
on  n'y  trouve  que  dei*  pa.^ois;  le  parler  qui  a  pris  le 
dessus  et  qui  émane  de  Paris  et  de  l'Ile-de-France, 
bien  qu'avec  des  mélanges  innombrables,  est  le  seul 


J)é  ÉÏL'DE  SUR  ADAM,  MYSTÈIU:. 

qui  ait  conservé  la  culture  litléraire;  les  autres  ne 
servent  plus  qu'aux  usages  quotidiens  de  la  vie;  la  lan- 
gue dominante  en  entame  incessamment  les  mots,  les 
formes,  les  prononciations,  et  ils  sont  des  ruines  que 
le  temps  use  peu  à  peu.  Mais  dans  le  douzième  siècle 
le?  dioses  n'étaient  pas  ainsi;  il  n'y  avait  pas  de  patois, 
il  n'y  avait  que  des  dialectes.  Chaque  auteur  composait 
dans  celui  de  sa  province,  le  Normand  en  normand,  le 
Picard  en  picard,  le  François  en  françois.  A  cette  épo- 
que, les  princes  anglo-normands  accordaient  aux  let- 
tres une  protection  qui  s'exerçait  surtout  au  profit  de 
leurs  possessions  du  continent.  L'anglo-saxon,  tombé 
au  rang  de  patois,  marcliait  rapidement  vers  une  trans- 
formation qui,  déterminée  par  l'immixtion  des  mots 
et  de  la  syntaxe  française,  devait  produire  l'anglais 
moderne;  mais  cet  anglais  n'était  pas  né  encore,  et 
l'Angleterre  présentait,  quoique  sur  un  plus  petit 
théâtre,  des  phases  analogues  à  celles  qu'avaient  pré- 
sentées les  populations  romanes  entre  la  décompo 
sition  du  latin  et  la  recomposition  des  langues  novo- 
latines,  et  par  conséquent  la  stérilité  littéraire  y  était 
complète. 

Aussi  les  rois  s'adressaient-ils  aux  trouvères  nor- 
mands, rivaux  de  ceux  du  nord  et  du  centre  de  la 
France;  car  il  ne  faut  pas  citer  ici  le  Midi,  dont  la 
langue,  connue  sous  le  nom  de  provençal,  ne  peut  pas 
êti'e  considérée  comme  un  dialecte,  et  est  sœur  des 
autres  idiomes  romans.  Et  vraiment,  quand  on  tient 
ces  vieux  textes  qui  nous  enseignent  tant  de  choses  sur 
le  parler,  sur  les  mœurs,  sur  les  goûts,  sur  les  idées 
de  nos  aïeux,  on  regietterait  qu'ils  fussent  restés  en* 


ÉTUDE  SUR  ADAM,  MYSTÈRE.  t^ 

fouis  dans  la  poussière  où  un  injuste  oubli  les  laissa 
longtennps,  et  qu'on  n'eût  pas,  par  les  dialectes  même 
et  par  les  œuvres  littéraires,  l'image  de  l'ère  féodalej 
comme  la  langue  d'aujourd'hui,  une  et  générale,  est 
l'image  de  la  centralisation. 

Le  dialecte  normand  se  distingue  par  diverses  parti- 
cularités. Les  noms  en  euî\  tels  que  donneur,  etc., 
dérivant  de  la  terminaison  latine  ator^  avaient  deux 
formes  dans  l'ancien  français,  suivant  qu'ils  étaient  au 
sujet  ou  au  régime  :  sujet,   li  donere;  régime,  le  do- 
neor;  et  en  normand,  le  doneûi\  mettant  un  u  au  lieu 
d'un  0.  L'imparfait  des  \erbes  de  la  première  conju- 
gaison était  dans  le  français  \  je  pensoie,  ou,  pour  me 
servir  du  mot  de  même  signiiication  qui  avait  davan- 
tage cours  alors,  je  cuidoie^  tu  cuidoies,  il  cuidoit;  en 
normand,  je  midoiie^  tu  cuidoues,  il  cuidout.  On  re- 
marquera ici  la  supériorité  grammaticale  de  l'ancien 
français  sur  le  français  moderne.  La  première  personne 
n'avait  pas  Vs  que  nous  mettons  présentement  :  je 
pensoie,  et  non  je  pensois;  i%  qui  ne  provient  pas  du 
latin,  car  Vs,  dans  cette  langue  et  dans  les  langues 
congénères,  est  caractéristique,  non  de  la  première 
personne,  mais  de  la  seconde;  et  c'est  une  barbarie  de 
l'avoir  ainsi  rendue  commune  aux  deux  personnes. 
Plus  on  comparera  le  vieux  fiançais  et  le  moderne, 
plus  on  trouvera  que  le  premier  l'emporte  sur  le  se- 
cond pour  la  conservation  des  analogies  (ce  qui  doit 
être,  car  il  était  plus  près  de  la  source  latine),  et  plus 
on  reconnaîtra  qut;  la  barbarie  qui  lui  a  été  attribuée 
non-seulement  n'existe  pas,  mais  ne  peut  exister,  car 
il  décomposait  le  latin  suivant  des  lois  auxquelles  il  a 


60  ETUDE  SUK  ADAM,  MYSTÈRE 

nécessairement  été  plus  fidèle  que  ne  l'est  demeuré  le 
Français  dans  le  cours  du  temps,  des  changements  et 
des  révolutions.  Au  reste,  sans  entrer  en  plus  de  dé- 
tails, ce  qui.  tout  d'abord  fait  reconnaître  un  texte  nor- 
mand, c'est  que,  au  lieu  du  son  oi,  il  met  toujours  le 
son  ei  :  rei  pour  roi,  lei  pour  /oi,  quei  pour  (juoi^  seii 
pour  soit^  il  aveit  pour  il  avoit,  etc.  On  voit  par  ce  seul 
rapprochement  quelle  est  l'influence  qui  a  fini  par 
bannir  complètement  la  syllabe  oi  des  imparfaits  de 
nos  verbes,  syllabe  que  du  temps  de  Louis  XIV  beau- 
coup de  vieillards  conservaient  encore,  prononçant  il 
lisait,  et  non  il  lisait.  C'est  rintliience  normande  qui  à 
cet  égard  a  fini  par  prévaloir.  Quand  on  étudie  à  ce 
point  de  vue  les  dialectes,  on  est  singulièrement  frappé 
de  tous  les  mélanges  qui  se  sont  opérés,  mélanges  qui 
ont  souvent  rompu  l'analogie,  comme  quand  à  côté 
de  roi,  forme  française,  on  a  pris  reine,  forme  nor- 
mande. 

Adam,  qui  nous  est  maintenant  connu  grâce  à 
M.  Luzarche,  est  le  plus  -/uiicien  mystère  que  nous  ayoi\ 
en  langue  française.  Auparavant,  on  n'en  avait  dans 
cette  langue  que  de  très-postérieurs  au  douzième  siècle. 
Tous  les  travaux  ont  eu  pour  résultat  de  reporter  plus 
haut  qu'on  n'avait  fait  d'abord  les  commencements  de 
la  littérature  française  sur  laquelle  on  accordait  la 
priorité  à  la  Provence  et  à  l'Italie.  Ménage  allait  même 
jusqu'à  tirer  les  mots  français  des  mots  italiens  cor- 
respondants, tandis  qu'une  vue  plus  juste  de  l'histoire 
montre  que  les  langues  romanes,  nées  de  la'cfissolu- 
iion  du  latin,  l'italien,  l'espagnol,  le  provençal  et  le 
iVançais,  ont  entre  elles  un  rapport  non  de  filiation. 


ETUDE  SUR  ADAM,  MYSTERE.  Cl 

mais  de  fratemilé.  Il  n'est  pas  vrai  que  dans  le  haut 
moyen  âge  (je  désigne  ainsi  la  portion  la  plus  re- 
culée de  celle  époque)  la  cullme  soit  allée  de  l'Italie 
vers  l'Occident.  Il  est  historiquement  certain  que  les 
Gaules  défendirent  l'empire  romain  plus  longtemps 
que  l'Italie,  et  il  était  déjà  détruit  complètement  dans 
ce  dernier  pays  que  l'autre  combattait  encore  pour  une 
organisation  politique  qui  s'abîmait  sous  l'effort  des 
barbares.  Il  est  certain  aussi  que  dans  les  Gaules,  qui 
n'avaient  pu  sauver  le  premier  empire,  il  s'en  refit  un 
second  qui,  sous  Charlemagne,  prolongea  la  conquête 
romaine  jusque  dans  la  Germanie,  œuvre  décisive  pour 
la  civilisation,  et  dans  laquelle  les  Césars  avaient 
échoué.  Cet  empire  s'annexa  môme  pour  un  moment 
rit«ilie  par  une  conquête  marchant  en  sens  inverse  de 
la  conquête  romaine.  Parallèlement,  les  Arabes  avaient 
mis  le  pied  sur  la  gorge  à  l'Espagne  ;  le  pays  des 
Anglo-Saxons  luttait  contre  les  Danois,  contre  les 
Celtes,  et  allait  bientôt  être  contraint  par  la  victoire 
de  Hastings  à  traverser  une  période  de  fusion  entre 
les  vainqueurs  et  les  vaincus,  genre  d'épreuve  sociale, 
provisoirement  mortelle  à  tout  développement  litté- 
raire. La  Germanie,  vaincue,  baptisée  et  féodalisée 
tout  à  la  fois,  avait  encore  beaucoup  à  faire  et  à  ap- 
prendre pour  devenir  partie  intégrante  du  nouveau 
corps  politique  qui  succédait  ainsi  au  vieil  empire  ro- 
main. C'était  donc  la  Gaule  qui,  par  le  cours  des  évé- 
nements, avait  la  primauté. 

Ei  de  fait,  l'histoire  littéraire  ne  parle  pas  autre- 
ment que  l'histoire  politique,  (juand  les  langues  mo- 
dernes fureiU  assez  dévelopnées  pour.oouvoir  se  chan- 


62  ÉTUDE  SUR  ADAM,  WYSÎÈRE 

ter,  de  la  Gaule  partit  le  signal.  Une  nécessité  qui, 
considérée  littérairennent,  ne  paraît  pas  évidente  (car 
pounpioî  les  \ers  précéderaient-ils  la  prose?),  mais 
qui  le  devient  considérée  historiquement  car,  diins 
l'individu  comme  dans  les  sociétés,  le  développement 
de  l'imagination  précède  celui  de  la  rétlexion),  fit 
que  la  poésie  vint  tout  d'abord  charmer  et  polir  les 
esprits.  On  célébra  les  exploits  de  Charlemagne  et  de 
ses  preux;  un  cycle  immense  de  poëmes  ou  gestes 
(c'était  le  nom)  se  déroula  aussi  long  que  celui  de  la 
guerre  de  Troie,  dont  il  ne  nous  reste  plus  que  Ylliade 
et  y  Odyssée.  Tout  cela  plut  à  l'Europe,  et  dès  le  dou- 
zième siècle  on  traduisait  ces  épopées  dans  la  plupart 
des  langues  qui  se  parlaient  alors.  Puisque  par  la 
marche  dos  événements  le  centre  s'était  déplacé  et 
avait  passé  de  l'Italie  en  Gaule,  il  fallut  bien  que  le 
développement  littéraire  le  suivît.  Plus  on  réfléchira 
à  la  loi  des  connexions  historiques,  plus  on  la  verra 
pénétrer  avant  dans  l'intimité  des  choses  sociales.  Il 
est  une  singularité  dans  les  idiomes  romans  (si,  c'élait 
ici  le  lieu,  je  montrerais  que  la  formation  des  lan- 
gues, leur  transmission,  leur  décomposition,  leur 
étymologie,  tout  cela  est  de  l'histoire  au  sens  le  plus 
élevé  du  mot),  il  est,  dis  je,  dans  les  idiomes  romans 
une  singularité  dont  l'explication  m'a  préoccupé  gran- 
dement. Pourquoi,  entre  ces  idiomes,  le  provençal  e{ 
le  français,  c'est-à-dire  le  roman  des  Gaules,  sont-ils 
les  seuls  qui  aient  gardé  des  cas?  Ces  cas,  il  est  vrai, 
n'ont  été  que  transitoires,  et  le  français  moderne  ne 
los  a  plus.  Mais  le  français  ancien  et  le  provençal  les 
ont  eus,  distinguant  tant  au  singulier  qi.  au  pluriel, 


ÉTUDE  SUR  ADAM,  MYSTÈRE.  63 

par  la  désinence,  le  sujet  du  régime.  Veut-on  un  exem- 
ple? Caballus  3i  àonnè  cheval;  comme  le  sujet  se  marque 
par  l's,  représentant  de  la  terminaison  us,  cela  fait 
fhevah^  chevax,  suivant  les  orthographes,  prononcé 
comme  nous  prononçons  chevaux.  Le  régime  se  marque 
par  l'absence  de  ÏSy  cheval,  cahalhim;  !e  sujet  pluriel, 
cheval,  caballi;  te  régime  pluriel,  chevals,  chevax,  ca- 
ballos  (on  voit  d'où  vient  notre  pluiiel  actuel  chevaux). 
De  sorte  que  cette  ancienne  déclinaison  est  :  li  chevax, 
le  cheval,  au  singulier;  li  cheval,  les  chevax,  au  pluriel. 
Toutes  les  déclinaisons  latines,  pour  le  roman  des  Gau- 
les, se  sont  concentrées  en  une  seule,  la  seconde,  celle 
de  dominas,  et  tous  les  cas  en  deux  cas,  .s'  pour  le  sujet 
singulier  et  pour  le  régime  pluriel,  figurant  us  et  os 
du  latin,  et  l'absesice  de  Vs  pour  le  sujet  pluriel  ai  le 
régime  singulier  figurant  i  et  um. 

Mais  je  répète  ma  question.  Comment  le  roman  des 
Gaules  a-t  il  gardé  cette  empreinte  profonde  do  la  lati- 
nité, tandis  qu'elle  s'effaçait  dans  l'Italie  et  dans  l'Es- 
pagne? Les  cas  sont  un  des  caractères  qui  séparent  le 
plus  les  langues  classiques  des  langues  modernes;  et 
ce  caractère,  qui  ne  persistait  pas  môme  dans  la  pairie 
du  latin,  persistait  en  Gaule,  et  s'incorporait  dans 
l'idiome  nouveau  qui  s'y  créait,  et  qui,  lout  frère  (ju'il 
était  des  autres,  s'en  distinguait  par  cette  marque 
considérable.  Avant  tout  examen,  on  aurait  pensé  sans 
doute  tout  le  contraire;  on  aurait  supposé  la  latinité 
plus  vivace  en  Italie;  et,  si  on  avail  attendu  des  cas 
et  une  déclinaison,  c*est  dans  1  Italie  qu'on  les  aurail 
cherchés.  Les  extrémités  de  l'empire,  et  particulière- 
ment les  bords  delà  Seine,  de  la  Somme  et  de  l'Escaut,' 


64  ÉTUDE  SUR  ADAM,  MYSTÈRE. 

auraient  paru  moins  capables  de  retenir  cette  partie 
organique  de  la  langue.  A  mon  avis,  ce  phénomène 
remarquable  advint,  parce  que,  à  l'époque  de  la  sub- 
version définitive,  la  Gaule  était  devenue  le  cœur  de 
l'empire  et  resta  le  cœur  des  grands  événements  danr. 
le  temps  qui  suivit  immédiatement.  Cette  siluatiow 
s'imprima  dans  la  langue  même;  la  \ie  romaine  étant 
restée  là  plus  active  et  plus  puissante,  la  syntaxe  ro- 
maine s'y  garda  davantage;  et,  tandis  que  l'Italie,  lan- 
guissante et  déshabituée  de  l'empire,  perdait  la  gram- 
maire avec  la  puissance,  une  situation  politique  toute 
autre  sauvait  dans  les  Gauls  un  reste  de  puissance 
avec  un  reste  de  grammaire.  C'est  pour  cela  et  grâce  à 
cette  circonstance  que  le  vieux  français  se  trouve  si  no- 
tablement différent  du  moderne,  les  cas  s'étant  perdus 
par  la  suite  des  temps  et  par  le  cours  des  choses.  Il  est 
une  étape  entre  la  latinité  et  la  langue  moderne,  étape 
qui  représente,  dans  l'ordre  politique,  le  rôle  joué  par 
la  Gaule  dans  les  derniers  événements  de  l'empire  et 
les  premiers  événements  de  l'âge  subséquent.  Celte 
considération  est  aussi  d'un  certain  poids  dans  la  ques- 
tion de  savoir  si  le  développement  littéraire  des  Pro- 
vençaux a  précédé  celui  des  gens  du  Nord.  Longtemps 
on  a  pensé  et  dit  que  les  troubadours  étaient  antérieurs 
aux  trouvères  et  que  ceux-ci  étaient  les  cadets  de  ceux- 
là.  Le  fait  certain  que  les  cas  sont  communs  au  fran- 
çais et  au  provençal,  aurait  dû  laisser  plus  de  doutes 
qu'on  n'en  eut  d'abord;  d'autant  plus  que  les  études 
étaient  trop  peu  avancées  pour  qu'on  pût  parler  avec  as- 
surance. Aujourd'hui,  plus  on  examine  les  monuments, 
plus  l'opinion  que  la  culture  n'est  pas  moins  ancienne 


ÉTUDE  SUR  ADAM,  MYSTÈRE.  65 

dans  la  France  du  Nord  que  dans  la  France  du  Midi 
gagne  de  faveur. 

Celle  opinion  trouve  chaque  jour  quelque  argument 
du  genre  de  ce  mystère  d'Adam  que  M.  Luzarche  a 
exhumé  d'un  manuscrit  de  Tours,  et  qui,  nous  mon- 
trant dès  le  douzième  siècle  un  drame  sacré,  une  lan- 
gue correcte,  une  versification  régulière,  reporte  bien 
plus  haut  le  commencement  des  choses  littéraires. 
L'apparition  du  drame  sacré  dans  la  littérature  du 
moyen  âge  n'est  point  fortuite;  elle  était  déterminée 
par  la  condition  générale.  Les  populations  romanes, 
après  la  chute  de  l'empire  et  de  sa  langue,  furent 
occupées  à  se  faire  un  parler  qu'on  pût  écrire;  cette 
œuvre  préliminaire  paraît  avoir  été  bien  avancée  dès 
la  lin  du  neuvième  siècle.  Puis,  la  langue  faite,  l'in- 
strument préparé,  l'imagination  dominant,  ce  furent 
la  poésie,  les  chants  de  guerre  et  d'amour,  qui  prirent 
les  devants.  Bientôt  après,  l'inlluence  de  la  religion 
qui  racontait  à  tous  les  lidèles  l'histoire  suprême  de  la 
chute  et  de  la  rédemption,  les  bontés  infinies  du 
ciel  et  les  terreurs  infinies  de  l'enfer,  eut  son  tour,  et 
on  mit  en  action  et  en  scène  les  récits  sacrés.  C'est  de 
la  môme  façon  qu'en  Grèce,  après  les  chants  guerriers 
d'IIomère  et  des  Cycliques,  les  premiers  essais  de  la 
poésie  dramatique  eurent  pour  point  de  départ  les 
mythes  religieux.  Et,  dans  lé  moyen  âge,  si  le  déve- 
loppement s'était  poursuivi  régulièrement,  on  aurait 
vu,  après  les  mystères,  les  figures  héroïques  arriver  à 
leur  tour  sur  le  théâtre;  Charlemagne,  Roland,  Olivier, 
la  belle  Aude,  Marsilo,  les  champs  ensanglantés  de 
Roncevaux,  le  cor  lointain  du  chevalier  rp.tentissant  en 


66  ÉTUDE  SUR  ADAM,  MYSTÈRE. 

vain  de  vallée  en  vallée  jusqu'aux  oreilles  de  Tempe- 
reur  el  de  son  armée,  auraient  empli  le  théâtre  et 
captivé  ics  auditeurs.  Mais  la  vie  féodale,  répartie  dans 
les  châteaux,  n'était  pas  favorable  à  la  muse  drama- 
tique, et  elle  se  contentait  du  délassement  poétique 
qu'apportaient  partout  les  jongleurs,  j'allais  dire  les 
rapsodes.  Aussi  le  mystère  ne  fut-il  pas  suivi  de  la 
tragédie. 

Pour  ces  représentations,  il  n'y  avait  point  de  théâtre 
permanent,  et  l'on  dressait  des  constructions  tempo- 
raires. Notre  mystère,  et  sans  doute  la  plupart  des 
autres,  fut  représenté  à  côté  d'une  église.  Il  est  accom- 
pagné d'un  texte  latin  fort  curieux  qui  nous  apprend 
toutes  les  particularités  de  la  mise  en  scène.  Reportez- 
vous  donc  en  esprit  à  six  ou  sept  cents  ans,  et  voyez  à 
Caen  ou  à  Rouen,  ou  à  Bayt^ux,  ou  en  tout  autre  lieu 
de  Normandie,  un  espace  uisposé  près  d'une  église 
pour  le  spectacle.  D'un  côté  est  le  paradis  terrestre, 
qui  est  sur  une  éminence  ou  sur  un  échafaud;  des 
rideaux  et  des  étoffes  de  soie  l'entourent  à  une  hauteur 
telle,  que  les  personnages  qui  seront  dans  le  paradis 
puissent  être  vus  des  épaules  à  la  tête.  Il  a  été  jonché 
de  feuilles  odoriférantes  et  de  feuillage;  on  y  aperçoit 
des  arbres  divers  et  chargés  de  fruits,  de  sorte  que  ce 
séjour  parait  délicieux.  Au-dessous  du  paradis  est  une 
place  libre  où  est  Adam  avant  d'être  mis  en  possession 
du  paradis,  où  il  se  retrouve  quand  il  en  a  été  expulsé, 
où  il  cultive  et  sème  après  sa  chute,  et  que  le  diable 
trave-^'^e  quand  il  va  tenter  le  premier  homme.  De 
l'auti'e  côté  sont  les  portes  de  l'enfer;  là  se  tiennent 
Satan  et  lee  démons;  et,  quand  ils  ont  triomphé,  quand 


ÉTUDE  SUR  ADAM,  MYSfÈUE.  Ô7 

Adam  et  Eve,  par  leur  désobéissance,  sont  devenus  la 
proie  des  esprits  pervers,  trois  ou  quatre  démons 
viennent  avec  des  cliaînes  et  des  colliers  de  i'ev  saisir 
les  deux  coupables;  ils  les  entraînent  dans  l'abîme,  les 
y  précipitent,  et  aussitôt  on  voit  sortir  du  goufre  de 
perdition  des  Ilots  de  fumée,  on  entend  les  cris  de  joie 
des  démons  et  le  bruit  des  cbaudières  ardentes  qu'ils 
cboquent  entre  elles.  L'église  elle-même  sert  à  la  re- 
présentation. C'est  de  l'église  que  Dieu  sort  quand  il 
vient  sur  la  scène,  et  c'est  là  qu'il  rentre  quand  il  la 
quitte.  Maintenant,  qu'on  se  figure  autour  de  ce 
Ibéàtre  ainsi  dressé  une  foule  immense  de  spectateurs 
(le  vieux  texte  dit  le  peuple)  occupant  ce  qui  reste  de 
la  place  el  voyant  se  passer  devant  eux  les  grandes 
scènes  dont  le  prêtre  entrelient  l'enfance,  l'âge  mûr 
et  la  vieillesse,  et  l'on  aura,  tout  en  souriant  du  bruit 
des  chaudières  et  de  la  fumée  que  vomit  l'abîme,  une 
certaine  idée  des  émolions  et  du  plaisir  qu'il  y  avait  à 
composer  et  à  écouler  ces  pièces  sacrées. 

La  mécanique  ne  faisait  pas  non  plus  défaut.  Le  ser- 
pent joue  un  rôle  dans  la  tentation  de  la  première 
femme,  el  le  récit  biblique  lui  donne  une  part  dans  ce 
début  du  drame  de  l'humanité.  Notre  mystère  ne  re- 
nonça pas  à  mettre  en  scène  cet  acteur.  Un  serpent 
construit  avec  art  {(irtificiose  compositus,  dit  le  texte) 
montait  le  long  du  tronc  de  l'arbre  défendu,  et  Eve  en 
approchait  son  oreille,  comme  écoulant  les  conseils  de 
l'animal  pervers.  Ainsi,  pour  la  leprésenlalion,  on 
construisit  un  véritable  automate  assez  habilement  fait 
pour  grimper,  en  s'enroulant,  autour  d'un  arbre,  hçs 
connaissances  que  les  anciens  avaient  dans  la  construc- 


W  ÉTUDE  SUR  ADAM,  MYSTÈRE. 

lion  des  machines  étaient  tout  à  fait  suffisantes  pour 
résoudre  un  pareil  problème,  el  elles  ne  s'étaient  au- 
cunement perdues  durant  le  moyen  âge,  témoin  ces 
engins  oflensifs  ou  défensifs  dont  on  se  servait  à  la 
guerre,  parliculièrement  dans  les  sièges. 

11  était  naturel  que  la  musique  s'associât  à  ces  re- 
présentations. Les  chants  d'Eglise  s'olfraient  d'eux- 
mêmes  pour  augmenter  la  pompe  et  le  charme  du 
spectacle.  Des  chœurs  étaient,  dans  notre  mystère, 
chargés  de  dire  des  répons.  A  l'ouverture  de  la  scène, 
le  chœur  entonne  le  passage  de  la  Genèse  :  Formavit 
iyitiir  Dominus;  il  dit  :  Tulit  ergo  Dominus  hominem, 
quand  Dieu  conduit  Adam  dans  le  Paradis  ;  Dixit  Do- 
minus ad  Adam,  quand  il  lut  montre  les  arbres  du 
jardin  de  délices;  Dîimambnlaret...  quand  il  vient  de- 
mander compte  de  la  transgression  aux  deux  coupables; 
In  sudore  vullus  tui,  quand  il  les  chasse  du  paradis;  et 
enfin,  EcceAadm  quasi  unus..,  quand  le  chérubin,  avec 
l'épée  flamboyante,  est  étabh  gardien  de  la  demeure 
où  ils  ne  doivent  plus  remettre  les  pieds. 

Les  costumes  sont  indiqués  :  le  Seigneur  porte  un 
habit  d'évêque,  Adam  a  une  tunique  rouge,  Eve  un 
vêtement  blanc  et  un  voile  de  soie  blanche,  Caïn  a  des 
habits  rouges  et  Abel  des  habits  blancs.  Puis,  après  que 
Caïn  a  tué  son  frère,  et  que  tous  deux  ont  été  conduits 
en  enfer,  le  premier  battu  rudement  par  les  démons, 
le  second  traité  plus  doucement,  commence  un  défilé 
des  prophètes  qui  annoncent  les  voies  de  la  miséricorde 
divine,  la  rédemption  des  humains  et  le  salut  de  plu- 
sieurs de  ceux  qui,  momentanément  jetés  dans  les 
enfers,  en  seront  retirés  par  le  Sauveur.  Tenus  tout 


ÉTUDE  SUR  ADAM,  MYSTÈRE.  69 

prêts,  comme  dit  le  texte,  dans  un  lieu  secret,  ils 
apparaissent  dans  l'ordre  suivant  :  Abraham,  ayant 
une  grande  barbe,  couvert  d'amples  habits,  après  être 
resté  un  moment  assis  sur  un  banc,  il  dit  sa  prophétie; 
Moïse,  portant  une  baguette  dans  la  main  droite,  les 
Tables  dans  la  main  gîxache,  il  parle  assis;  Aaron,  en 
habit  d'évôque,  tenant  dans  ses  mains  une  verge  garnie 
de  fleurs  et  de  fruits;  David,  orné  d'un  diadème  et  des 
insignes  royaux;  Salomon,  orné  de  même,  mais  d'ap- 
parence plus  jeune;  Balaam,  vieillard  couvert  d'amples 
habits,  il  s'avance  sur  son  âriesse  et  prophétise  sans 
mettre  pied  à  terre;  Daniel,  jeune  d'âge,  mais  vêtu 
comme  un  vieillard,  en  parlant  il  étend  la  main  vers 
ceux  à  qui  il  s'adresse;  llabacuc,  vieillard,  en  prophé- 
tisant il  tourne  ses  mains  vers  l'église  et  témoigne 
admiration  et  respect;  Jérémie  portant  un  rouleau  de 
papier  à  la  main,  il  montre  les  portes  de  l'église; 
Isaïe,  il  porte  un  livre  à  la  main,  il  est  vêtu  d'un  grand 
manteau,  et  à  peine  a-t-il  fini  sa  prophétie  qu'il  est 
pris  à  partie  par  un  juif  de  la  synagogue,  à  qui  il 
annonce  que  le  peuple  hébreu  va  perdre  cette  élection 
qui  en  avait  fait  le  peuple  de  Dieu;  enfin  Nabuchodo- 
nosor,  paré  comme  un  roi,  il  raconte  le  miracle  de  la 
fournaise  ardente.  Le  texte  ne  dit  rien  sur  le  costume 
que  portaient  le  diable  et  les  démons. 

Adam  et  Eve,  chassés  du  paradis,  commencent  à 
cultiver  la  terre;  le  mari  tient  un  boyau  et  la  femme 
un  râteau  (l'éditeur  a  imprimé  fossonum  et  rostrum; 
lisez  fossorium  et  rastrum).  Fatigués  de  leur  travail, 
ils  vont  s'asseoir  et  se  reposer.  Pendant  ce  temps  le 
diable  accourt,  il  sèmo,  dans  leur  culture,  des  épines  et 


70  ÉTUDE  SUR  ADAM,  MYSTÈRE 

des  cliat'dons.  A  la  vue  dft  ces  plantes  malfaisanles, 
les  deux  époux  expriment  leur  douleur  d'avoir  péché, 
et,  par  leur  péché,  perdu  le  paradis.  Pour  les  scènes 
entre  t^aïn  et  Abel,  deux  grandes  pierres  préparées 
servent  d'autel;  elles  sont  assez  éloignées  l'une  de 
l'autre  pour  que  Dieu,  apparaissant,  ait  à  sa  droite  la 
pierre  d'Abel  et  à  sa  gauche  la  pierre  de  Caïn.  Abel 
offre  un  agneau  et  do  l'encens,  dont  il  fait  monter  la 
fumée  vers  le  ciel.  Caïn  offre  une  poignée  de  tiges  de 
blé.  Tout  cela  exigeait  une  mise  en  scène  considérable 
et  dispendieuse. 

De  telles  pièces  n'étaient  pas  jouées  par  des  acteurs 
de  profession.  Cela  se  voit  par  les  recommandations 
mômes  du  texte  latin.  Adam,  y  est  il  dit,  aura  bien 
appris  quand  il  doit  donner  la  réplique,  et  ne  répondra 
ni  trop  tôt  ni  trop  tard;  non-seulement  lui,  mais  en- 
core les  autres  personnages  auront  été  instruits  à 
parler  régulièrement  et  à  faire  les  gestes  convenables 
à  ce  qu'ils  disent.  Ces  préceptes  sont  évidemment  pour 
des  acteurs  improvisés.  Le  lieu  où  cela  se  passe  est 
appelé  une  place;  c'était  en  effet  une  place  attenant 
à  une  église.  Il  ne  paraît  pas  qu'il  y  eût  une  barrière 
très-bien  établie  entre  le  spectacle  et  les  spectateurs; 
du  moins  le  texte  dit  t^ne  les  démons  courent  au  milieu 
du  peuple. 

On  a  peut-être  été  élonné  de  voir  tout  l'appareil  de 
représentation  appuyé  à  une  église,  et  l'église  môme 
servir,  si  je  puis  ainsi  parler,  de  coulisse  à  l'acteur 
qui  jouait  le  rôle  de  Dieu.  Mais  toute  surprise  cesse 
quand  on  se  rappelle  ce  qu'était  l'église  en  plein  moyen 
âge.  Le  savant  si  regrettable  que  l'Académie  des  In- 


ETUDL  SUU  ADAM,  MYSTERE.  71 

scri plions  a  perdu  il  y  a  un  an,  M.  Guérard,  en  a  fait 
un  lahleau  aussi  intéressant  que  certain.  L'église  était 
vérilablemont  une  maison  comnfiune,  où  la  population, 
en  toute  circonstance,  trouvait  instruction  et  protec- 
tion, où  l'on  écoulait  la  parole  divine,  où  l'on  tenait 
conseil  pour  les  ailaires,  où  l'on  célébrait  les  fêtes  et 
où  l'on  serrait  au  besoin  la  nioisson  menacée.  Rien 
n'était  plus  conforme  à  toutes  les  habitudes  du  temps 
que  de  faii'e  servir  l'église  à  la  représentation  d'un 
mystère. 

Les  origines  sont  toujours  curieuses  et  utiles  à  con- 
naître. On  voit  ici  les  premiers  essais  du  théâtre  mo- 
derne, ou,  pour  mieux  dire,  les  premières  productions 
qui  annoncent  le  retour  du  goût  pour  les  jeux  scéni- 
ques.  Bien  des  siècle?  auparavant,  il  y  avait  eu  en 
Grèce  une  tragédie  pleine  de  beautés  sublimes;  à  Rome 
une  comédie  imitée,  il  est  vrai,  mais  imitée  avec  esprit 
et  élégance.  Puis  peu  à  peu  rinlérôt  public  s'en  était 
retiré;  la  tragédie  et  la  comédie  antiques  ne  trouvaient 
plus  de  spectateurs;  et  finalement  tout  cela  avait  suivi 
le  paganisme  entier  dans  la  chute  et  dans  l'oubli. 
Quand  les  sociétés  nouvelles  sortirent  de  dessous  les 
décombres,  on  se  trouva  dans  l'état  plaisamment  désiré 
par  le  poète  :  on  était,  provisoirement  du  moins,  dé- 
livré des  Grecs  et  des  Romains.  Alors  ce  qui  fut  plus 
fard  la  Renaissance  était  impossible,  et  il  fallait  que 
les  germes  propres  à  la  société  calholique  et  féodale 
se  développassent.  Ces  germes  couvraient  tout.  Pendant 
ce  temps,  il  n'y  avait  place  pour  rien  autre;  après  ce 
temps,  il  y  aura  place  pour  de  nouvelles  inspirations. 
C'est  de  cette  façon  que  se  refit  spontanément  et  sous 


72  ÉTUDE  SUR  ADAM,  MYSTÈRE. 

une  autre  forme  ce  qui  s'était  fait  à  l'aurore  de  la 
civilisalion  païenne,  des  poèmes  héroïques,  des  tem- 
ples et  des  représentations  scéniques,  et  qu'on  \it 
apparaître  les  chansons  de  geste,  les  hautes  cathé- 
drales et  les  mystères. 

2.  —  Discussion  et  correction  de  quelques  passages  altérés. 

Le  manuscrit  sur  lequel  M.  Luzarche  a  fait  sa  publi- 
cation est  très-défectueux.  Ce  n'est  ni   l'exemplaire 
primitif  de  l'auteur,  ni  quelque  bonne  copie  qui,  ayant 
servi  à  la  représentation,  puis  échappant  à  tous  les 
hasards,  soit  venue  se  réfugier  dans  la  bibliothèque  de 
Tours.  Notre  Mystère  avait  eu  sans  doute  du  succès, 
et,  dans  le  cours  de  sa  fortune,  il  tomba  entre  les 
mains  d'un  copiste   qui,  profondément  ignorant  du 
riiythme  et  de  la  mesure,  a  semé  les  pages  de  vers 
estropiés  et  parfois  de  phrases  inintelligibles.  Non  pas 
que  je  fasse  un  reproche  à  M.  Luzarche  d'avoir  repro- 
duit fidèlement  le  texte  qu'il  a  découvert;  loin  de  là, 
on  doit  lui  savoir  gré  de  son  exactitude  :  un  manu- 
scrit, peut-être  unique,  renfermait  un  morceau  cu- 
rieux; il  l'a  déchilfré,  copié,  livré  à  l'impression;  cet 
exemplaire,  enseveli  et  exposé  à  toutes  les  chances  de 
Ja  destruction,  il  l'a  multiplié  pour  le  profit  des  éru- 
dits;  en  un  mot,  d'un  manuscrit  il  a  fait  un  livre.  C'est 
maintenant  à  la  critique  à  remanier  la  pièce  qui  lui 
est  ainsi  soumise,  et  à  corriger  les  nombreuses  mé- 
prises du  copiste  qui  transcrivait,   il  y  a   plus  de 
six  siècles,  tant  bien  que  mal  et  beaucoup  plus, mal 
que  bien,  le  mystère  d'Adam. 


ÉTUDE  SUR  ADAM,  MYSTÈRE.   .  75 

Mais  peul-êlrc  me  demandera-l-on  pourquoi  j'aUri- 
bue  au  copiste,  et  non  pas  à   l'auteur,  les  méfaits 
contre  la  versiticalion  et  même  contre  la  grammaire 
qui  abondent  dans  cet  opuscule.  Est-ce  que  dans  le 
douzième  siècle  il  y  avait  une  grammaire  contre  la- 
quelle on  pût  pêcher,  une  versification  dont  les  règles 
méritassent  quelque  attention?  Est-ce  qu'alors  toutes 
ces  choses  n'étaient  pas  profondément  barbares?  Est-ce 
que  Villon  n'est  pas  le  premier  qui,  dans  ces  siècles 
grossiers  (remarquez  l'épithéte  choisie  par  Boileau), 
ait  débrouillé  «  l'art  confus  de  nos  vieux  romanciers?  » 
N'est-ce  pas  une  progression  croissante  de  confusion  et 
de  grossièreté  que  l'on  doit  rencontrer  à  mesure  que 
l'on  remonte  dans  cette  antiquité?  et  ces  balbutie- 
ments ne  doivent-ils  pas  ressembler  aux  compositions 
informes  de  ces  gens  qui,  n'ayant  reçu  aucune  édu- 
cation littéraire,  essayent  d'écrire  et  même  de  rimer? 
Une  première  et  bonne  réponse  à  tous  ces  doutes  sera 
de  dire  que  celui  qui  serait  le  plus  choqué  de  l'état 
dans  lequel  l'ancien  copiste  a  mis  son  Af/«m  serait  l'au- 
teur iui-même  s'il  pouvait  voir  ses  vers  estropiés,  trop 
longs  oa  trop  courts;  car,  craignant  que  ses  acteurs 
ne  lui  jouassent  le  tour  que  lui  a  joué  le  copiste,  il  leur 
avait  expressément  recommandé,  dans  la  mise  en 
scène  qui  accompagne  la  pièce,  de  ne  pas  ajouter,  de 
ne  pas  retrancher  une  seule  syllabe  des  vers,  et  de  les 
prononcer  toutes  avec  fermeté  [in  rhythmis  nec  sylla- 
hum  addant  nec  demanty  sed  omnes  firmiter  proniui- 
tient).  II  y  avait  donc  le  compte  à  ses  vers;  et,  si  main- 
tenant on  ne  le  trouve  pas  toujours,  c'est  qu'une  main 
malhabile  les  a  transcrits.  11  v  avait  une  mesure  qui 


Î4         ♦  ÉTUDE  SUR  ADAM,  MYSTÈRE. 

exigeait,  pour  la  satisfaction  de  l'oreille,  que  rien  n'y 
fùtniôténi  ajouté.  Il  y  avait  une  prononciation  qui 
donnait  nettement  leur  son  à  toutes  les  syllabes  dans 
les  vers.  Ainsi,  quand  on  quitte  Villon,  c'est-à-dire  le 
quinzième  siècle,  pour  remonter  vers  les  temps  anté- 
rieurs, ce  Ti'est  pas  une  barbarie  croissante  que  l'on 
rencontre,  une  langue  plus  irrégulière,  unegrammaire 
plus  inculte,  une  versification  plus  ignorante  de  toute 
règle;  maison  peut  très-bien  considérer  le  quinzième 
siècle,  et,  si  l'on  veut,  Villon,  comme  un  point  de  par- 
tage entre  deux  pentes,  celle  qui  mène  vers  les  lettres 
du  haut  moyen  âge,  et  celle  qui  mène  vers  la  Renais- 
sance et  les  lettres  modernes. 

Je  contredis  directement  l'opinion  qui,  tenant  la 
Renaissance  pour  un  soleil  soudainement  levé  au  mi- 
lieu do  profondes  ténèbres,  suppose  une  ombre  épaisse 
par  delà,  efface  l'espace  intermédiaire  et  rattache  l'es- 
sor des  modernes  à  l'irruption  de  l'antiquité  parmi 
eux.  Je  la  contredis  par  les  faits  les  plus  positifs;  mais 
je  la  contredirais  avec  aussi  peu  d'hésitation  quand  je 
n'aurais  pour  moi  que  la  théorie  de  l'histoire.  La  Ihéo 
rie  ne  veut  pas  qu'un  éclat  soudain  surgisse  sans  avoir 
eu  de  crépuscule;  la  théorie  ne  veut  pas  que  la  culture 
émane  immédiatement  de  la  barbarie;  la  théorie  ne 
veut  pas  que  des  populations  demeurées  à  un  degré 
inférieur  s'approprient  instantanément,  cl  sans  le  tra- 
vail de  générations  successives,  l'esprit  des  popula- 
tions parvenues  à  un  degré  éminent;  la  théorie  enfin 
ne  veut  pus  qu'une  ère  caractérisée  par  des  décou- 
vertes qui  sui  passent  tout  le  labeur  de  l'antiquité, 
telles  que  l'imprimerie,  l'Amérique,  le  système  du 


ÉTUDE  SUR  ADAM,  MYSTÈRE.  1% 

monde,  soit  fille  d'une  ère  plongée  dans  une  obscure 
inertie.  Nécessairement  le  moyen  âge  a  été  une  pé- 
riode active  qui,  permettant  de  découvrir,  si  je  puis 
parler  amsi,  l'antiquité  comme  on  découvrait  TAmé- 
rique,  en  mit  les  trésors  à  la  disposition  des  généra- 
tions nouvelles,  non  sans  trouble  toutefois  pour  le  dé- 
veloppement général,  comme  s'en  assurera  celui  qui 
examinera  dans  son  ensemble  le  mouvement  du  sei. 
zième  siècle;  mais  ce  sont  les  accidents,  les  traverses, 
les  perturbations  de  l'iiistoire.  Bailleurs,  rendez-vous 
compte  de  cette  barbarie  du  moyen  âge  qui,  depuis  la 
Renaissance,  est  de  tradition,  et  vous  verrez  qu'elle  n'a 
pu  exister.  Laissant  de  côté  les  envahisseurs  germains 
et  tartares,  qui,  j'en  conviens  sans  peine,  tirent  beau- 
coup de  mal  et  peu  de  bien,  ce  qui  resta  debout  fut 
considérable  et  ne  peut  pas  être  dit  barbare,  car  c'é- 
tait une  grande  et  profonde  transformation  :  la  reli- 
gion nouvelle  définitivement  établie,  l'esclavage  changé 
en  servage  et  progressivement  aboli,  l'ère  industrielle 
commencée  dans  les  grandes  cités.  Et,  pour  me  tenir 
aux  idiomes  romans  qui  surgissaient,  ils  surgissaient 
du  latin,  qui  déjà  leur  incorporait  tout  un  fonds  puis- 
sant de  civilisation,  et  qui,  ayant  beaucoup  pensé  et 
beaucoup  exprimé,  leur  remettait  par  tradition  les 
pensées  et  les  expressions  ;  ils  surgissaient  sous  l'in- 
tlnence  de  sa  grammaire,  de  ses  règles,  de  ses  analo- 
gies, et  aussi  dès  l'abord  ont-ils  présenté  des  carac- 
tèies  de  régularité  qui  excluent  bien  loin  la  barbarie; 
ils  sont  de  trop  bonne  maison  pour  (ju'on  leur  applique 
celte  (pialificalion.  Aux  deux  langues  romanes  (pii 
naquirent  du  latin  dans  les  Gaules,  il  est  échu  un 


76  ÉTUDE  SUR  ADAM,  MYSTÈRE. 

singulier  destin  qui  témoigne  des  profonds  déchire- 
ments auxquels  cette  contrée  a  été  sujette  et  qui  est 
exactement  en  rapport  avec  l'histoire  politique  :  l'une, 
le  provençal,  a  péri  complètement,  et  c'est  aujourd'hui 
une  langue  morte,  ne  survivant  plus  que  dans  un  pa- 
tois; la  seconde,  le  vieux  français,  se  continue,  il  est 
vrai,  dans  le  français  moderne,  dont  rien  n'annonce 
l'épuisement;  mais  pourtant  il  ne  s'y  continue  qu'à 
travers  une  modification  profonde,  une  véritable 
ruine,  une  désuétude  grave  qui  a  son  point  d'arrêt 
au  quinzième  siècle.  De  là  les  deux  pentes  dont  je 
parlais.  La  littérature  et  suilotit  la  poésie  ont  un  dé- 
veloppement et  un  renom  dans  le  douzième  siècle  et 
dans  le  treizième;  mais  le  quatorzième  voit  tout  cela 
s'arrêter,  en  môme  temps  que  la  langue  change  et  se 
modifie;  puis  le  quinzième,  reprenant  cette  langue 
changée  et  modifiée,  bégaye,  par  la  voix  de  Charles 
d'Orléans  et  de  Villon,  quelques  chants;  car  on  ne 
peut  accorder  à  ces  chants  que  le  nom  de  bégayemenls 
en  comparaison  de  la  veine  poétique  que  les  siècles 
antérieurs  avaient  vue  s'épandre,  et  de  la  veine  poé- 
tique qui  jaillit  plus  tard. 

C'est,  en  français,  une  règle  de  la  prononciation  des 
vers  que  l'on  donne  du  son  à  toutes  les  syllabes,  que 
l'on  fait  entendre  les  e  muets  supprimés  dans  le  parler 
ordinaire,  et  qu'on  résout  en  deux  des  articulations 
dont  la  conversation  ne  fait  qu'une.  Cette  habitude  est 
le  contraire  de  ritalien  et  de  l'anglais,  où  la  poésie 
contracte  ou  peut  contracter  les  mots  au  delà  même 
parfois  de  l'usage  familier.  Elle  tient  chez  nous  à  la 
répugnance  que  notre  langue  a  eue  dès  son  origine 


ÉTUDE  SUR  ADAM,  MYSTÈRE.  77 

pour  la  rencontre  des  consonnes.  Faisant  dans  ses 
mois  de  spatha^  espée  (prononcez  épée);  de  status^ 
eslat  (prononcez  état);  de  strictus ^esiroici  (prononceî 
étroit),  etc.,  elle  a  obéi  à  la  môme  tendance  dans  la 
prononciation,  et  surtout  dans  la  prononciation  soute- 
nue; de  là  la  place  qu  elle  donne  à  toutes  les  syllabes 
sans  en  manger  aucune.  Eh  bien,  celte  habitude,  cette 
règle,  présidait  à  la  prononciation  de  notre  plus  an- 
cienne poésie,  comme  on  le  voit  par  les  préceptes  de 
Tauteur  à' Adam,  et  comme  du  reste  on  le  déduirait, 
sans  aucune  erreur  possible,  de  l'étude  des  vers  in- 
nombrables qui  nous  ont  été  transmis.  Ceci  est  d'une 
extrême  utilité  pour  la  restitution  des  textes  altérés; 
on  est  averti  tout  d'abord  d'une  incorrection  par  l'ab- 
sence de  la  mesure,  et  réciproquement  la  mesure  sert 
singulièrement  à  retrouver  la  vraie  leçon  sous  la 
fausse.  Toutefois  cela  serait  insuffisant  si  tout  travail 
de  ce  genre  ne  reposait  pas  sur  des  notions  approfon- 
dies de  grammaire.  A  la  vérité,  nous  ne  possédons 
aucune  grammaire  contemporaine  du  vieux  français, 
ou  langue  d'oïl,  tandis  qu'il  y  en  a  pour  le  provençal 
ou  langue  d'oc.  Mais  une  comparaison  étendue  des 
écrits  qui  nous  sont  parvenus  supplée  à  cette  lacune; 
on  reconnaît  peu  à  peu  les  règles  qui,  formulées  ou 
non  formulées,  dirigeaient  la  syntaxe  et  l'orthographe; 
on  se  fait  par  la  lecture  et  l'habitude  aux  tournures 
antiques;  on  n'est  pas  d'ailleurs  en  un  pays  inconnu, 
puisqu'une  part  notable  de  tout  cela  est  lalin.  Aussi 
des  ouvrages  recommandables  ont-ils  déjà  été  publiés 
sur  ce  sujet,  et  sont  d'un  grand  secours  pour  l'étude. 
Ajoutez  une  certaine  familiarité  avec  les  dialectes,  afin 


78  ÉTUDE  SUR  ADAM,  MYSTÈRE. 

de  ne  pas  introduire  dans  nn  texte  français  les  formes 
picardes  ou  normandes,  et,  réciproquement,  dans  un 
texte  normand  ou  picard  les  formes  françaises.  Pourvu 
de  la  sorte,  on  est  en  mesure  de  faire  la  gueiie  aux 
vers  faux,  aux  solécismes  et  aux  barbarismCvS  dont  cer- 
tains copistes  fort  peu  lettrés  ont  semé  les  manuscrits 
français,  comme  ils  en  semaient  les  livres  de  l'anli- 
quité  classique,  lant  maltraités  dans  une  longue  trans- 
mission, tant  corrigés  par  une  saine  érudition. 

En  toute  chose  rien  ne  vaut  un  exemple.  Voici  donc 
quelques  vers  où  Adam  remercie  le  Seigneur  : 

Grant  grâce  rent  à  ta  bénignité, 
Qui  me  formas  et  me  fais  tel  bonté 
Que  bien  et  mal  mez  en  ma  poestô. 
En  toi  servir  melrai  ma  volenté. 
Tu  es  mi  sires,  je  sui  ta  créature, 
Tu  me  plasmas,  et  je  sui  ta  faiture. 
Ma  volenté  ne  serajà  si  dure, 
Qu'à  toi  servir  ne  soit  toute  ma  cure 

Il  n'est  personne  qui  ne  comprenne  ces  vers  et  qui 
n'en  sente  la  parfaite  correction,  surtout  après  quel- 
ques mots  d'explication.  Les  pronoms  personnels  se 
suppriment  volontiers;  rent  est  pour  J6'  rends;  mez  est 
pour  tu  mets.  Ou  remarquera  que  ni  rent  ni  sui 
n'ont  à' s;  c'est  en  effet  la  vraie  forme;  Vs  est  étrangère 
à  la  première  personne;  je  rends  et  je  suis  sont  des 
barbarismes  modernes.  Graut  grâce  et  tel  bonté,  et  nor 
grande  grâce  et  telle  bonté:  les  adjectifs  latins  qui  n'a- 
vaient qu'une  terminaison  pour  le  masculin  et  le  fé- 
minin n'en  avaient  non  plus  qu'une  pour  les  deux 
genres  dans  le  vieux  français.  Grand  mère  (n'écrivez 
pas  grand'mère,  il  n'y  a  point  d'e  muet  supprimé)  e* 


ETUDE  SUR  ADAM,  MYSTÈRE.  79 

lettres  royaux  sont  des  débris  de  celte  règle,  qui  s'est 
en  outre  perpétuée  dans  les  adverbes,  comme  (Ulifjem' 
ment,  prudemment ^  etc.  Le  mot  poesté  est  tombé  en 
désuétude,  c'est  le  latin  potestatem^  puissance,  trans- 
formé, suivant  la  loi  française,  en  laissant  perdre  une 
consonne  intermédiaire,  et  plaçant  l'accent  tonique 
sur  la  syllabe  accentuée  dans  le  latin,  qui  était  la  syl- 
labe ta.  Si  le  mot  était  provenu  du  nomimWï potestas^ 
il  aurait  été  poeste^  avec  l'accent  tonique  sur  la  se- 
conde syllabe,  et  un  e  muet  à  la  dernière.  Poesté^ 
de  trois  syllabes,  contracté  encore  davantage,  a  donné 
posté  :  les  hommes  de  posté,  homines  potestatis,  les 
serfs,  les  gens  qui  appartenaient  à  autrui.  C'est  de 
la  même  sorte  que  s'est  formé  faiture;  faiture  est  le 
latin  factura^que  nous  avons  repris  sous  la  forme  de  fac- 
ture; mais  nos  aïeu?;  n'auraient  pu  souffrir  cette  double 
consonne,  et  de  factura  ils  avaient  l'orme  faiture^  qui 
signifie  ici  œuvre.  Volenté  est  la  forme  ancienne  de 
volonté;  à  une  certaine  époque  de  la  langue,  il  y  a  eu 
tendance  à  substituer  au  son  o,  ou  wn,  ou  on  du  latin, 
le  son  a  ou  an;  volenté  pour  volonté;  clame  de  domina; 
danger  de dominiarium; damoiseau  de  dominicellus,  etc. 
Mi  sires ^  monseigneur;  sires  est  au  nominatif,  de  senior; 
sei{/?i^Mr  au  régime,  de sd?iiorem;Wî!  est  aussi  le  nominatif 
du  pronom  possessif,  dontmon  est  le  régime.  Tume  plas- 
mas, tu  me  formas,  de  plasmare,  mot  introduit  dans  le 
latin  par  les  auteurs  chrétiens.  Cure  est  pris  au  sens 
propre  qu'il  a  eu  durant  tout  le  cours  du  français  jus- 
qu'à nos  jours,  où  il  s'est  restreint  au  sens  de  traitement 
médical.  Les  vers  sont  de  dix  syllabes;  c'est  lerhytlime 
ancien  (l'alexandrin  est  poslérieur),celuidela  Provence 


30  ÉTUDE  SUU  ADAM,  MYSTERE. 

et  de  ritalie,  celui  dans  lequel  ont  été  conriposées  la  plu- 
part des  chansons  de  geste  et  qui  dérive  directement  du 
vers  saphique  latin.  Une  des  règles  de  ce  vers  (en 
français  du  moins  et  en  provençal),  c'est  qu'à  l'hémi- 
stiche, qui  tombe  à  la  quatrième  syllabe,  on  peut 
mettre  une  syllabe  en  plus,  pourvu  qu'elle  soit  muette, 
exactement  comme  à  la  fin  môme  du  vers. 

Je  cite  encore  un  exemple  en  vers  de  huit  syllabes, 
la  pièce  étant  composée  en  deux  sortes  devers,  le  vers 
de  dix  syllabes  ou  grand  vers  pour  les  tirades,  et  celui 
de  huit  pour  les  dialogues.  Le  diable  s'adresse  à  Eve 
et  la  flatte  pour  la  déâder  à  suivre  le  perfide  con- 
seil : 

Tu  es  fieblette  et  tendre  chose, 
Et  es  plus  fresche  que  n'est  rose; 
Tu  es  plus  blanche  que  cristal, 
Que  nief  qui  cheit  sur  glace  en  val. 
Mal  couple  en  fist  li  criatur; 
Tu  es  trop  tendre,  et  il  (Adam)  trop  dur. 
Mais  neporquant  tu  es  plus  sage  ; 
En  grant  sens  as  mis  ton  corage. 

J'ai  encore  bien  peu  de  remarques  à  faire  sur  ces 
vers.  Fieblette  est,  on  le  voit,  le  diminutif  de  faible, 
Nief  est  l'équivalent  de  notre  mot  neige;  mais  c'est 
une  forme  plus  directe;  car  ni^f  vient  de  nivem^  accu- 
satif de  riix,  et  neige,  qui  d'ailleurs  est  ancien  aussi, 
vient  de  nivea.  Je  noie  ceci  pour  faire  toucher  au  doigt 
les  règles  de  la  dciivation  :  malgré  l'apparence,  neige 
ne  peut  dériver  directement  de  nivem;  il  n'y  a  rien 
dans  nivem  qui  rende  compte  de  la  finale  ge,  tandis 
que  cette  finale  se  retrouve  dans  r^^'^«,  F 6' après  une 
consonne  amenant  \e  g  doux  :  somniari,  songer.  C'est 


ÉTUDE  SUR  ADAM,  MYSTERE.  81 

ainsi  que  le  mot  italien  aria^  air,  émane,  non  pasd'«fr 
immédiatement,  mais  à'aerea.  De  fait,  dans  un  mot  ro- 
man, français,  provençal,  italien  ou  espagnol,  dont  l'é- 
tymologie  est  latine,  il  faut  retrouver  tous  les  éléments 
deToriginal,  Iransforméssuivantl'organisme  decliaque 
idiome.  Cheit  est  la  troisième  personne  du  verbe  choir, 
qui  va  de  plus  en  plus  en  désuétude.  Mal  couple^  mau- 
vais couple,  mal  est  adjectif;  nous  ne  l'avons  plus  que 
comme  adverbe.  Ne  jwr  quant  est  un  adverbe  signi- 
fiant pourtant,  et  composé  de  non  per  quantum^ 
comme  pourtant  est  composé  de  per  tantum.  On  fera 
attention  au  dernier  vers  :  et  il  trop  dur.  Nous  dirions 
présentement  :  et  lui  trop  dur.  Ici  la  supériorité  gram- 
maticale de  l'ancienne  langue  se  fait  voir  comme  à  peu 
prés  partout;  le  pronom  il  sert  pour  le  sujet,  le  pro- 
nom lui  sert  pour  le  régime,  et  jamais  on  ne  trouve 
dans  les  vieux  textes  ces  deux  cas  mis  l'un  pour  l'autre; 
la  langue  moderne  ne  dislingue  plus  le  régime  dans 
lui.  Je  finis  en  relevant  dans  ces  vers  un  solécisme; 
cela  paraîtra  téméraire  à  qui  n'a  pas  l'habitude  de 
cette  grammaire;  mais  cela  n'en  est  pas  moins  certain. 
Criatur.,  c'est-à-dire  créateur,  est  au  cas  régime,  et 
pourtant  ce  mot  est  le  sujet  de  la  phrase.  Criatur  ou 
Creator  fait  au  sujet  criere,  et  dans  un  texte  en  prose 
l'écrivain  aurait  mis  :  Mal  couple  en  fist  li  criere.  Mais 
pour  la  rime  il  s'est  servi  du  régime,  c'est  donc  un 
vrai  solécisme.  On  peut  voir  par  cet  exemple  que, 
même  dans  cette  haute  antiquité,  le  sentiment  des  cas 
n'était  pas  très-ferme,  et  que,  s'il  arrivait  (ce  qui  est 
arrivé)  de  longues  perturbations  politiques  et  des  in- 
terruptions de  tradition,  les  cas  périraient  immanqua- 

n.  6 


82  ÉTUDE  SUR  ADAM,  MYSTÈRE. 

blement.  11  faut  ajouter  que  cette  faute  quant  aux  noms 
de  ce  genre  est  fréquente  dans  les  textes  normands. 

Usons  des  notions  ainsi  acquises  pour  corriger  quel- 
ques vers  qui  sont  faux.  On  trouve,  paj^e  19  : 

Je  vais  quorant  ton  pi  u,  Ion  \iG<<k,i 

Pru  ou  pro  est  TaDcienne  lorme  d'un  mot  qui  se 
perd,  qui  ne  reste  usilé  que  dans  la  locution  :  ni 
peu  ni  prou,  et  que  pourtant  plusieurs  patois  ont 
conservé.  Prou  signifiait  profit;  c'est  le  diable  qui 
parle  à  Eve  et  qui  lui  dit  :  «  Je  vais  querant  ton  pro- 
fit, ton  honneur.  »  Mais  le  vers  n'y  est  pas;  car,  au 
lieu  des  huit  syllabes  obligées,  il  en  a  neuf.  Rien 
de  plus  facile  que  de  le  corriger.  Honor  (c'est-à-dire, 
en  langage  molerne,  honneur)  était  du  féminin. 
Tous  les  noms  latins  en  or  (remarquez  que  je  ne  dis 
pas  en  ator)^  qui  sont  masculins,  étaient  sans  excep- 
tion peut-être,  par  une  transposition  de  genre,  fémi- 
nins dans  l'ancien  français,  et  la  plupart  le  sont  encore 
actuellement  :  la  douleur,  l'humeur,  la  peur,  etc.  Mais, 
par  une  exception  qui  n'a  rien  de  louable,  puisque 
cela  crée  des  anomalies  inutiles,  on  a  donné  le  genre 
masculin  à  honneur  et  à  amour  (qui  est  resté  féminin 
dans  quelques  locutions  archaïques  :  les  premières 
amours).  Nous  devons  celte  irrégularité  au  seizième 
siècle  particulièrement,  qui,  dans  son  zèle  pour  la  la- 
tinité, se  mit  à  rendre  masculins  plusieurs  de  nos 
noms  féminins  en  ear.  C'est  ainsi  que  Ambroise  Paré 
ait  constamment  humeur  du  masculin,  par  hommage 
pour  la  grammaire  latine,  mais  par  outrage  pour  la 
grammaire  française.  Honor  étant  du  fémmîu  :;e  peut 


Ë'IIDE  SI! H  ADAM,  MYSTERE.  85 

pas  prcndï'e  le  pronom  masculin  ton;  ce  n'est  qu'au 
quinzième  siècle  que  l'on  s'est  mis  à  joindre  les  pro- 
noms possessifs  masculins  avec  des  noms  féminins 
commençant  par  une  voyelle  ou  par  une /i  muette,  sin- 
gulier solécisme  dû  à  ce  que,  le  sentiment  de  la  langue 
s'étant  affaibli  durant  les  longues  calamités  de  ces 
temps,  l'oreille,  moins  subtile^  ne  se  contenta  plus  à 
aussi  peu  de  frais  qu'auparavant;  car,  pour  peu  qu'on 
s'affrancbisse  de  l'habitude,  on  verra  que  c'est  non 
l'euphonie  alléguée  par  tous  jusqu'à  présent,  mais  un 
véritable  ol»scurcisscment  du  sens  qui  a  fait  changer 
les  mots  coupés  m',  t\  s  (ma,  ta,  sa)  en  mon^  ton^ 
son.  Lisez  donc  ici  pour  la  syntaxe  et  pour  la  mesure  : 
thonor;  et  le  vers  restauré  sera  : 

Je  vais  querant  ton  piu,  t'honor. 

Le  copiste,  malhabile  d'ailleurs  et  inattentif,  a  eu  l'œil 
trompe  par  ton  qui  est  devant  pru,  et  que  sa  main  a 
répété. 

Je  rencontre  dans  Adam,  page  24,  le  mot  semprès 
(qui  veut  dire  toujours),  ainsi  imprimé,  avec  un  accent 
sur  la  dernière  syllabe.  M.  Luzarche  a  trouve  dans  son 
manuscrit  sempres  sans  accent,  comme  on  sait,  les 
manuscrits  da  ce  temps-là  ne  connaissent  pas  cette 
espèce  de  notation,  dont  l'introduction  en  français  est 
bien  postérieure.  Ce  n'est  pas  à  dire  qu'il  n'en  faille 
pas  mettre  dans  nos  éditions;  mais,  en  chaque  cas  par- 
ticulier, il  y  a  lieu  de  décider  si  l'accent  doit  être  mis 
ou  non.  Donc  sempre  ou  sempres,  car  il  s'écrit  des  deux 
façons,  doit-il  avoir  sa  dernière  syllabe  rnuetic  oa  ac- 
centuée? Le  passage  où  il  est  ici  employé  ne  fournit  au- 


84  ETUDE  SUR  ADAM,  MYSTERE 

cune  conclusion  ni  pour  ni  contre.  Le  diable  dit  à  Eve . 

Puis  que  del  fruit  aurez  mangié, 
Sempres  vous  ierl  11  cuer  changié. 

(iJu  moment  où  vous  aurez  mangé  du  fruit,  le  cœur 
vous  sera  à  jamais  changé).  Que  la  finale  de  sempre 
soit  accentuée  ou  ne  le  soit  pas,  le  vers  y  est  toujours. 
Mais  il  y  a  des  cas  où  le  vers  n'y  serait  pas;  et  en  géné- 
ral nous  avons  deux  moyens  pour  reconnaître  si  Ve 
final  est  muet.  Le  premier  dépend  de  la  mesure  du 
vers,  le  second  de  l'accentuation  latine.  Pour  le  pre- 
mier, supposez  que  sempre  soit  placé  à  la  fin  d'un  vers 
ou  à  l'hémistiche,  endroit  où,  comme  je  l'ai  dit,  Ve 
muet  ne  compte  pas  plus  qu'à  la  fin;  là  il  sera  facile  de 
voir  s'il  faut  accentuer  l'^  ou  s'il  ne  le  faut  pas  :  la  me- 
sure l'indiquera  immédiatement.  Je  n'ai  point  d'exem- 
ple présent  à  la  mémoire;  mais  je  ne  doute  pas  que  le 
ne  soit  muet.  Ce  qui  me  le  fait  affirmer,  c'est  que  le 
second  moyen  dont  j'ai  parlé  décide  la  question  en  ce 
sens.  La  formation  primitive  des  mots  français  a  ob('i 
aune  loi,  on  peut  dire  invariable,  qui  est  que  la  syl- 
labe qui  portait  l'accent  tonique  en  latin  l'a  gardé 
dans  le  mot  français  correspondant,  les  syllabes  qui 
suivaient  devenant  muettes  ou  disparaissant.  Ainsi  le 
latin  domina,  avec  l'accent  tonique  sur  do,  a  donné 
dame;  amâvimuSy  avec  l'accent  tonique  sur  ma,  a 
donné  aimâmes.  Or,  dans  le  latin  semper,  Taccent  to- 
nique est  sur  la  première  syllabe;  donc,  dans  le  fran- 
çais sempre,  c'est  aussi  celle-là  qui  doit  être  prononcée 
avec  l'accent  tonique,  et  la  finale  est  muette. 

On  peut  même,  à  l'aide  de  cette  régie  de  l'accent. 


ÉTUDE  SIR  ADAM,  MYSTÈRE.  85 

discerner,  si  je  puis  ainsi  parler,  deux  zones  de  pro- 
nonciation, l'une  correcte,  laulre  incorrecte,  qui  ré- 
gnaient au  moment  où  le  latin  se  transformait  en  fran- 
çais. Je  veux  dire  qu'à  ce  moment  certains  mois  la- 
tins étaient  prononcés,  dans  les  populations  qui  al- 
laient être  le  peuple  français,  de  deux  façons,  l'une 
vicieuse  et  l'autre  bonne,  et  que  celte  double  pronon- 
ciation nous  est  arrivée  et  est  encore  reconnaissable. 
Je  prends  pour  exemples  plaisir  et  taire.  Plaisir,  qui 
est  un  substantif,  était  aussi  dans  l'ancien  français  un 
infmitif,  de  sorte  que  nous  avons  sous  les  yeux  deux 
verlies,  plaisir  et  plaire,  tous  deux  dérivés  du  latin  pla- 
cere.  De  môme  nous  avons  de  tacere  deux  verbes  :  taire 
et  son  synonyme  antique  taisir.  Eh  bien,  plaisir  et  tai- 
sir  reproduisent  une  prononciation  correcte  du  Latin 
placêre  et  tacêre;  Ve  est  long  dans  ces  infinitifs,  c'est 
pour  cela  que  les  mots  français  correspondants  ont 
l'accent  tonique  sur  la  syllabe  ir.  Au  contraire  taire  et 
plaire  reproduisent  une  prononciation  vicieuse  de 
placêre  et  de  lacère,  dans  laquelle,  abrégeant  \e,  on 
faisait  ces  verbes  de  la  troisième  conjugaison,  de  sorte 
que  l'accent  tonique  était  reporté  sur  les  syllabes  pla 
et  ^fl,'ce  qui  conséquemment  donnait,  suivant  la  règle 
française,  plaire  et  taire,  comme  trahere  a  donné  traire. 
Nous  avons  donc  là,  comme  je  le  dis,  des  témoins  d'une 
double  prononciation  latine  Maintenant  plaisir  et  tai- 
sir appartenaient-ils  à  une  classe  plus  éclairée,  tandis 
que  plaire  et  taire  étaient  plus  vulgaires?  Ou  bien  la 
différence  tenait-elle  aux  provinces,  et  était-elle  seule- 
ment dialectique?  C'est  ce  que,  dans  l'état  présent,  il 
m'est  impossible  de  dire. 


86  ÉTUDE  SUR  ADAM.  MYSTERE. 

Dans  le  cantique  de  sainte  Eulalie,  qui  remonte  jus- 
qu  au  aixième  siècle,  peut-être  même  jusqu'au  neu- 
vième, et  qui  est  jusqu'à  présent  le  plus  ancien  monu- 
ment en  langue  française,  M.  Diez,  célèbre  par  ses 
travaux  sur  les  idiomes  amans,  remarqué,  comme 
caractère  d'antiquité,  que  la  négation  y  est  exprimée 
par  la  particule  won,  laquelle  s'est  abrégée  postérieu- 
rement en  ne,  en  même  temps  qu'elle  s'adjoignait  pas 
ou  mie.  Je  m'interromps  ici,  par  forme  deparentlièse, 
pour  montrer  à  quelle  ^m  ces  mots  pas  ou  mie  ont  été 
ajoutés;  le  non  s'étant  atténué  en  ne,  l'oreille  éprouva 
le  besoin  de  rendre  la  négation  plus  palpable,  de  re- 
gagner d'un  côté  ce  qu'elle  avait  perdu  de  l'autre.  Cela 
dit,  je  reprends  et  je  remarque  que  le  caractère  d'an- 
cienneté signalé  par  M.  Diez  se  trouve  dans  le  mystère 
d'Adam.  La  négation  y  est  souvent  exprimée,  sans  ad- 
jonction de  pas  ou  de  mie,  par  la  particule  nen,  qui 
est  l'équivalent  de  non,  en  raison  de  celle  tendance 
qu'a  montrée  la  langue  à  remplacer,  en  maintes  cir- 
constances, Va  latin  par  un  «,  et  la  syllabe  on  par  la 
syllabe  an  on  en.  Je  cite  entre  autres  ces  vers  • 

N'es-tu  en  gloire?  nen  peus  morir. 

N'es-tu  pas  dans  l'état  de  gloire?  dit  le  diable  à  Adam, 
tu  ne  peux  mourir.  El  cet  autre  vers  : 

•  Le  fruit  que  Deus  vous  a  doué 
Nen  a  en  soi  gueres  bonté,     ■ 

c'est-à-dire  n'a  en  soi  guère  de  bon  lé.  Dans  les  deux 
cas.  M.  Luzarche  a  imprimé  n'en,  comme  si  cela  était 
pour  ne  en.  Mais  c'est  maniresiéracnt  H  négation  nen^ 


ETUDE  SUR  ADAM,  MYSTÈRE.  87 

e  forme  delà  négation  non,  qui  est  dans  le  cantique 
Je  sainte  Eulalie. 

Après  avoir  loué  le  mieux,  en  en  faisant  tant,  d'u- 
sage, la  publication  de  M.  Luzarche,  il  me  reste,  pour 
continuer  à  montrer  le  prix  que  j'y  altaclie,  d'y  dis- 
cuter quelques  interprétations  sur  lesquelles  je  ne  suis 
pas  d'accord  avec  lui.  Dans  le  petit  glossaire  qu'il  ? 
joint  à  son  livre,  je  lis  :  Curceroi,  blâmerai,  maudirai. 
Il  a  regardé  ce  verbe  comme  une  forme  abrégée  de 
courroucer.  Il  est  bien  vrai  que  courroucer  s'est  atté- 
nué, surtout  dims  le  dialecte  picard,  en  courrecer^  d'où 
l'on  a  fliit  quelquefois  covrcer.  Mais  ce  n'est  pas  de  ce 
verbe  qu'il  s'agit  ici.  Le  diable  dit  à  Eve  :  M' en- 
tendras-tu bien?  Elle  répontï  • 

Si  ferai  bien. 

Ne  te  curcerai-je  de  rien: 

c'est-à-dire  :  Oui,  je  t'entendrai,  je  ne  te  raccourcirai 
de  rien,  je  ne  l'interromprai  en  rien.  Cow  cet  vient  de 
conrt^  dont  nous  n'avons  plus  que  les  verbes  compo- 
sés, accoiircir^  raccourcir^  et  encore  sur  une  autre  con- 
jugaison.  Il  y  a  dans  le  môme  glossaire  un  article: 
Grouil^  race,  famille,  giron.  Nous  avons  en  effet,  dans 
le  français,  grouiller;  en  provençal,  fjrolh,  grouillant, 
sans  doute  le  môme  que  F  italien  grufolare,  fouiller  la 
terre,  en  pariant  du  sanglier.  Mais,  dans  tout  ceîa, 
rien  qui  signifie  famille.  D'ailleurs  venons  au  texte. 
On  parle  du  chef  du  peuple  israélite, 

Ou;  2  Moab  fera  revel. 
Et  lor  grouil  abaissera. 

D'aboid  le  second  vers  n'y  est  pas;  donc,    avant  de 


88  ÉTUDE  SUR  ADAM,  MYSTÈRE. 

savoir  ce  que  peut  signifier  grouil,  il  faut  savoir  si  ce 
mot  existe  réellement.  Or,  on  retrouve  la  mesure  et  le 
sens  en  lisant  : 

Et  lor  orgouil  abaissera  : 

c*esl-à-dire  :  qui  dan^-  Moab  fera  triomphe  et  abais- 
sera leur  orgueil.  On  voit  ici  combien  le  vieux  copiste 
est  mauvais.  Voici  encore  une  de  ses  erreurs.  Il  est 
question  des  animaux  qui,  à  la  différence  de  l'homme, 
font  ce  qu'ils  doivent  et  remercient  leur  créateur;  et 
dans  rénumération  on  lit  : 

Mues  bestes,  casorz,  lions; 

il  faut  séparer  casorz  en  deux  mots  :  cas,  orz^  c'est-à- 
dire,  en  langage  normand,  chats^  et  interpréter  :  bêtes 
muettes,  chats,  ours,  lions.  Cette  rectification  fait 
tomber  toute  idée  de  chercher  un  sens  à  casorz  et  de 
le  rendre  par  castors.  Dans  un  autre  endroit,  où  Adam 
dit  que  Eve  lui  a  donné  le  fruit  et  qu'il  l'a  mangé;  il 
ajoute  : 

Or  m'est  \is,  tornez  est  agwai. 

M.  Luzarche  pense  queagwai  est  le  mot  anglais  away. 
Il  était  fort  malaisé  en  effet  de  reconnaître  la  vraie  lec- 
ture, qui  est  à  gwai.  Gwai  ou  wui  est  un  ancien  mol 
qui  dérive  du  latin  vx  ou  de  l'allemand  we/i,  et  qui  si- 
gnifie, mal,  malheur;  et  le  vers  veut  dire  :  Maintenant 
il  m'est  avis  que  cela  m'a  tourné  à  mal.  Les  quelques 
corrections  que  j'ai  signalées  ici  sont  sûres  et  se  pré- 
sentaient au  bout  de  ma  plume;  mais  il  y  aurait  à 
chaque  page  un  travail  de  reslitution  souvent  forldifû- 


ETUDE  SUR  ADAM,  MYSTÈRE  89 

cile  pour  réparer  les  erreurs  du  vieux  copiste  et  rendre 
la  netteté  première  au  texte  que  M.  Luzarche  a  si  heu- 
reusement mis  en  lumière. 

Maintenant,  si  j'ai  bien  choisi  mes  exemples,  je  laisse 
mon  lecteur  moins  persuadé  qu'il  n'était  de  la  barba- 
rie de  noire  vieille  langue.  Je  lui  en  ai  fait  toucher  la 
correclion  inlime  et  pour  ainsi  dire  nécessaire;  et  de  ce 
côté,  en  bien  des  points,  elle  l'emporte  sur  celle  qui  esl 
sa  fdle  et  son  héritière.  Qu'est-ce  à  dire  pourtant? 
Est-ce  que  je  voudrais  soutenir  que,  comme  instru- 
ment d'expression,  l'ancienne  est  meilleure  que  la 
moderne,  et  qu'elle  est  plus  capable  de  suivre  l'éten- 
due et  Tessor  de  la  pensée?  Non,  sans  doute;  l'an- 
cienne avait  près  d'elle  le  latin  qui,  traitant  la  théolo- 
gie, la  philosophie,  les  sciences,  ne  lui  laissait  guère 
que  la  poésie  et  la  narration.  La  moderne  n'a  rien 
laissé  dans  le  champ  de  la  spéculation  qu'elle  n'em- 
brasse, et,  devenue  élégante  et  lumineuse,  souvent  elle 
pense  pour  celui  qui  écrit,  et  elle  met  à  sa  disposition 
ces  trésors  de  sens  et  d'expérience  que  le  travail  et  le 
temps  ont  accumulés  au  sein  des  mots;  au  lieu  que 
parla  l'ancienne  a  quelque  chose  de  pauvre  ou  plutôt 
de  juvénile,  d'enfantin.  On  sent  vite  que  son  fonds  est 
moins  riche.  Et  pourtant  il  faut  môme  en  ceci  lui 
rendre  justice;  elle  est  lille  du  latin  et  apporte  aussi 
sa  richesse  héréditaire;  jeune,  puisqu'elle  naît  au  mi- 
lieu d'un  monde  nouveau,  ayant  peu  d'acquis,  puisque 
la  société  qu'elle  sert  comip^nce  seulement  à  grandir, 
elle  n'en  est  pas  moins  ôur  ce  point  supérieure  au  pa- 
ganisme où  la  civilisation  païenne,  en  finissant,  avait 
laissé  les  populations  romanes.  Et  elle  a  aussi  son 


90  ÉTUDE  SUR  ADAM,  MYSTÈRE. 

charme;  quand  bien  môme  elle  ne  serait  pas  indispen- 
sable à  la  cgnnaissance  de  celle  histoire  dont  noire 
liistoiko  émane,  elle  est  bonne  à  écouter,  cl  l'on  prèle 
1  oreille  à  ses  accents  lointains  non  sans  un  plaisir  que 
je  comparerai  à  celui  de  l'homme  vieilli  qui  en  son 
esprit  entend  retentir  les  voix  de  son  enfance  et  s'éveil- 
ler les  souvenirs  de  son  passé. 


VI! 

DES  PATOIS 


SoîiMAmK.  (Journal  des  Savants,  septembre  1857,  no.crwore  1857,  dé- 
Cfcmbre  1857  et  janvier  1858.)  —  Deux  excellents  dictionnaires  de 
patois,  l'un  par  M.  le  comte  Jaubert  [Glossaire  du  centre  de  la  France, 
Paris,  2  vol.  iii-8°),  l'autre  par  M.  Cli.  Grand<i:agnaoe  [Dictionnaire 
étymologique  de  la  langue  wallonne,  Liège,  2  vol.  in-8°),  ayant  été 
publiés,  le  ô'',é\v  me  prit  de  les  étudier,  et,  après  les  avoir  ét«Oiés 
d'en  parler 

Le  premier  article  est  consacré  à  des  considérations  j-énérales  sur  le' 
patois.  Les  patois  sont  aujourd'hui  les  repnîsentanls  de  ce  qui  fut  au- 
trefois les  dialectes,  alors  qu'il  y  avait  en  France  des  dialccles,  c'est-à~ 
dire  des  parlers  provinciaux,  tout  aus>i  autorisés  les  uns  que  les  autre;* 
en  l'absence  d  un  parlei-  qui  eût  acquis  un  centre  et  la  primauté.  Il 
faut  dès  lors  reconnaître  qu'il  se  passa,  dans  les  limites  d'une  contrée 
délermint'e,  la  France  d'oil,  par  exemple,  ce  qui  se  passa  dans  l'éten- 
due du  domaine  roman  C'est-à-dire  la  langue  laline  qui  s'était  morcelée 
en  quatre  grands  idiomes,  italien,  espagnol,  provençal  et  français,  sui- 
vant quatre  grands  compartiments,  se  morcela  derecliof  en  petits 
\liomes  suivant  de  plus  petits  compartiments.  Ces  petits  idiomes  sont 
«es  dialectes  ou  patois,  ces  petits  compartiments  sont  les  provinces. 
En  d'autres  termes,  un  mot  latin  qui,  examiné  en  Italie,  en  Espapne, 
en  Provence  et  en  France,  subit  quatre  transformations  primitives, 
subit,  sous  le  chef  français,  des  transCorniations  secondaires,  quand  on 
l'examine  en  lîourirogne,  dans  l'Ile  de  France,  en  Normandie,  en  Picar- 
die et  dans  le  pays  wallon.  Ces  transformations  suivent  une  marcne 
ré|iulière  qui  est  la  loi  des  dialectes  ou  patois.  Le  mol  latin  est  conmie 
lue  plante  eioliquo  qui,  soumise  à  des  conditions  de  climat  de  plus  en 
plus  dillérenles,  subit  des  niodilicalions  de  plus  en  plus  grandes,  mais 
toujours  enchaînées  l'une  à  l'autre, 
ép.  druxième  article  est  relatif  eu  \^\o\?,  du  Berry.  Après  des  re- 
mar(|ues  sur  «»  '•nractère  général  de  ce  parler,  quelques  détails  sont 
examinés     la  DrunoPcialtOD  et  pour  oi :  la  I  ibstitulion  du  son  ^  «u  son 


92     .  DES  PATOIS. 

«dans  plusieurs  mots,  et  du  son  ou  au  son  o.  Je  barrai,  futur  du  verbe 
bailler;  explication  de  celte  appurenie  anomalie.  Du  mot  fanle  (lamu- 
lus)  et  du  verbe  prieure  (prcmere),  qui  étaient  dans  l'ancien  français. 
Dans  le  Berry  passe  ou  prase,  moineau,  et  autres  mots  dérivés  du  latin 
qui  ne  sont  plus  dans  le  français  :  corne,  nore,  vime,  crémer,  moime, 
origne,  jeûler,  rouinger.  Type  latin  mieux  conserve  que  dans  le  fran- 
çais littéraire  :  mêle,  uller,  hierre,  papou.  Essai  d'explication  des 
mo[sattolée,  chtaule.Chenouzir,caduire.  Discussion  de  l'étymolofiie  de 
deux  mois  difficiles,  caillou  et  ôler.  Le  Bcrry  dit  un  clievau,  desche- 
vals;  explication  de  cette  déclinaison.  Bcrry,  dcharnir,  ancien  lr;inç.iis 
escharnir  ;  Berry,  ennosser,  ancien  français  enosser.  Neu  plus  et  non 
n^en  plus.  Fleuri  dans  le  Berry  signifie  marqué  de  tâches  blanches,  et, 
dans  l'ancien  français,  se  disait  de  la  barbe  blanche.  £w/ô/^r,  sig^nifi^nt 
donner  des  joyaux,  différent  de  engeôler.  Rancure,  dans  le  Berry 
Flau,  et  même  clau,  pour  fléau,  de  flagellum.  Arrider,  sourire  à  ; 
s'arramer,  passer  entre  les  branches,  en  parlant  des  rayons  du  soleil. 

Le  troisième  article  a  pour  objet  le  patois  wallon.  Comme  c'est  le  plus 
éloigné  vers  le  nord,  c'est  aussi  celui  quia  le  plus  modilié  le  vociiblc 
latin.  Quelques  remarques  sur  les  règles  de  transformation  qui  appar- 
tiennent à  ce  patois.  Étymologie  du  mot  abri,  examinée  à  l'aide  du  sens 
que  le  wallon  donne  à  ce  mot.  A  lappe'tit  de,  loculion  jadis  fort  usi- 
tée et  qui  persi^le  dans  le  wallon.  De  quelques  mots  qui  dans  le 
wallon  sont  plus  près  de  la  forme  latine  que  dans  le  français  litté- 
raire. Remarque  sur  foie  et  le  déplacement  d'accent  qu'a  subi  ficalum; 
trace  d'une  double  iiccentualion  de  ce  mot.  Trace  d'une  double  accen- 
tuation pour  encaustum,  qui  a  donné  encre  et  inchiostro.  Les  mots 
vraWons  datant,  dangî,  arainé,  momplî,  comparés  aux  mois  analogues 
du  français.  Mode,  forme  wallonne  du  latin  mulgere,  traire.  Nivâie, 
neige,  forme  expliquée.  Du  mot  eslrabot  et  lenlalive  pour  expliquer, 
à  l'aide  de  ce  mot,  quelques  closes  malbergiques.  Geie,  gaille,  gatige, 
noix,  et,  à  ce  propos,  remarque  sur  la  formation  du  mot  caillou.  Se 
larmenter,  rapproché  de  l'ancien  français  garmenter.  Discussion  du 
mot  tante.  ^egostrom,ivo'énQ.  Mettre  de  cliamp,  vice  d'une  pareille  or- 
IhoiiT^phe  qui  empêche  de  conij^rcndre  la  locution.  Elymoloi;ie  d'or- 
nière  et  de  heur,  en  wallon  aweure. 

Le  quatrième  article  s'occupe  d'une  comparaison  sommaire  entre  le  patois 
du  Berry  et  le  pntois  wallon.  Rapprochement  de  quelques  mots  appar- 
tenant simultanément  à  l'un  et  à  l'autre.  Conditions  réj^ilanl  les 
modifiralions  d'un  même  mot  qui  change  de  localité.  Fourmi  <lans  le 
Berry,  fourmihe  dans  le  wallon.  Arantele  dans  le  Beny,  arnitoile 
dans  le  patois  rouchi.  Échameau  et  hamai.  Oche  dans  le  Berry,  awe 
dans  le  wallon  (oie).  Champi,  dans  le  w;illon,  mener  aux  cli.inips; 
Champis,  dans  le  Berry,  enfant  Irouvé.  Ahans,  légumes,  d=)ns  le  wallon 
ahanner,  être  essoulflé,  dans  le  Berry.  Griper,  en  wallon,  grimper; 
grimper,  en  Berry,  saisir.  Friper,  veut  dire  proprement  manijer  gou- 
'ûment;  el  fripon,  qui  envient,  a  signilié  d'abord  celui  qui  mange  en 


DES  PATOIS.  93 

cachelte,  hors  des  repas.  I,c  mmivis,  dons  le  françnis,  est  une  grive, 
m  lis  leniâ'i,  dans  le  wallon,  est  le  merle.  Discus.>^ion  de  ewarer,  en 
willoii,  cl  évarié,  en  Berry.  Groseille.  Exen)ple  de  mots  dont  la  sipii- 
licalion  s'est  dégradée  :  damefiele,  damoiseau,  donzelle,  valet,  valet, 
mescin.  Remarque  finale  sur  la  lumière  mutuelle  que  se  prélent  les 
zones  de  langue. 


i.  —  Distribution  géographique  des  patois  y  et  conséquencei 
qui  en  résultent. 

Il  n'est  plus  besoin  aujourd'hui  de  préambule  pour 
recommander  l'élude  des  patois  et  les  tirer  de  l'oubli 
et  du  dédain  où  ils  élaient  demeurés.  Depuis  les  écla- 
tants exemples  qui  ont  montré  combien  la  philologie 
pouvait  être  utile  aussi  bien  à  l'histoire  des  peuples 
qu'à  celle  de  l'esprit  humain,  on  a,  sans  retard,  passé 
des  filons  principaux  aux  filons  secondaires  et  pour- 
suivi la  mine  dans  toutes  les  directions.  Les  faits  de 
langue  abondent  dans  les  patois.  Parce  qu'ils  offrent 
parfois  un  mot  de  la  langue  littéraire  estropié  ou  quel- 
que perversion  manifeste  de  la  syntaxe  régulière,  on 
a  été  porté  à  conclure  que  le  reste  est  à  l'avenant  et 
qu'ils  sont,  non  pas  une  formation  indépendante  et 
originale,  mais  une  corruption  de  l'idiome  cultivé 
qui,  tombé  en  des  bouches  mal  apprises,  y  subit  tous 
les  supplices  de  la  distorsion.  Il  n'en  est  rien;  quand 
on  ôte  ces  taches  peu  nombreuses  et  peu  profondes,  on 
trouve  un  noyau  sain  et  entier.  Ce  serait  se  faire  une 
idée  erronée  que  de  considérer  un  patois  comme  du 
français  altéré;  il  n'y  a  eu  aucun  moment  oii  ce  que 
nous  appelons  aujourd'hui  le  français  ait  été  unifor- 
mément parlé  sur  toute  la  surface  de  la  France,  et, 
par  conséquent,  il  n'y  a  pas  eu  de  moment  non  plus 


U  DES  PATOIS 

OÙ  il  ait  pu  s'altérer  chez  les  paysans  et  le  peuple  des 
villes  pour  devenir  uii  patois.  Les  patois  sont,  à  un  cer- 
tain point  de  vue,  contemporains  du  frariçais  propre- 
ment dit;  ils  plongent,  comme  lui,  par  leurs  ra- 
cines, dans  le  latin,  d'où  toute  langue  romane  dérive, 
et  dans  le  compartiment  provincial  qui  les  a  produits. 
Ils  répondent,  autant  que  peuvent  faire  des  idiomes 
qui  n'ont  plus  été  cultivés  ni  écrits  depuis  le  qua- 
torzième ou  le  quinzième  siècle,  aux  anciens  dialectes 
de  la  langue  d'oïl,  qui  furent  jadis  si  productifs  et  si 
florissants.  Ils  en  tiennent  la  place,  ils  en  occupent  les 
circonscriptions  et  en  ont  gardé  mainte  visible  trace. 
Beaucoup  de  mois  et  de  lournures,  oubliés  ailleurs, 
survivent  dans  les  différents  patois;  en  lisant  les  glos- 
saires, en  causant  avec  les  paysans  et  les  ouvriers,  on 
trouve  que  le  vieux  langage  est  moins  mort  qu'on  ne 
croyait;  et,  quand  un  homme  du  Berry  dit  que  le  so- 
leil s'abrande  dans  les  cheneviôres  et  y  brûle  tout,  il 
se  sert  d'un  mot  du  douzième  siècle  : 

Armez  ains  que  Tombre  s'abrande 

(Benoit  de  Sainte-Maure.  Chr.  de  Norm.  fol.  139), 

mot  d'ailleurs  très-bien  formé,  comme  on  voit,  du  ra- 
dical de  brandon^  et,  môme  aujourd'hui,  encore  très- 
intelligible.  Les  exemples  de  ce  genre  sont  infinis. 

Si,  tout  d'abord,  cette  considération  préliminaire 
tend  à  rendre  aux  patois  un  intérêt  qui  leur  avait  été 
dénié,  il  en  est  un  autre  qui,  venant  à  l'appui,  leur 
assigne  un  véritable  caractère  de  régularité  et  une 
importance  philologique;  c'est  qu'ils  ne  sont  pas  ré- 
partis au  hasard.  S'ils  étaient   répartis  sans  ordre, 


DES  PATOIS.  t)6 

c  cst-à-dire  sans  un  ordre  qu'on  peut. saisir  et  expli- 
quer, il  faudrait,  on  le  comprendra,  renoncer  à  y 
chercher  des  écharUillons  d'une  lormation  générale. 
Mais  si,  au  contraire,  il  est  facile  d'apercevoir  les  con- 
ditions qui,  les  rangeant  les  uns  à  côté  des  autres, 
leur  ont  assigné  leurs  limites  respectives,  cela  seul 
suffit  pour  écarter  les  préjugés,  et  pour  mettre  aussi- 
tôt la  question  sur  le  terrain  de  la  philologie  et  de 
l'histoire. 

Prenant,  comme  cela  doit  être,  le  latin  pour  point 
de  départ,  pour  type  auquel  tout  se  rapporte,  on 
reconnaît  dans  l'ensemble  des  langues  romanes,  à 
mesure  qu'on  s'éloigne,  une  série  de  dégradations.  Là 
gît  la  cause  pour  laquelle  les  patois  ne  sont  pas  fortui- 
tement répartis.  Si,  empiriquement,  il  est  constaté  que 
les  teintes  de  langues  se  succèdent  sans  éprouver  ni 
sauf,  ni  brusque  interruption  (j'exposerai  plus  bas 
pourquoi,  rationnellement,  il  ne  peut  pas  en  être  au- 
trement), si  dis-je,  cela  est  curistaté,  on  tient  la  loi  de 
la  répartition.  Les  patois,  ainsi  vus  dans  le  cadre  gé- 
néral qui  les  embrasse,  ne  sont  pas  des  créations  con- 
tingentes, dues,  car  il  faudrait  bien  toujours  les  faire 
provenir  de  quelque  chose,  à  des  circonstances  qui  ne 
relèvent  pas  de  la  philologie  romane;  ce  sont  des  pro- 
duits naturels  et  réguliers  d'une  vaste  formation,  pro- 
duits que  détermina,  en  lieu  et  place,  le  concours  de 
la  condition  collective  et  de  la  condition  particulière. 
Quels  qu'ils  soient  aujourd'hui,  quelque  confusion  qu'y 
ait  apportée  le  défaut  de  culture,  ils  sont  les  vrais  tils 
dii  sol  qui  les  entretient  encore.  Les  déplacer,  ce  se- 
rait tioubler  l'économie  d'un  système  entier. 


96  DES  PATOIS. 

J'ai  dil  ailleurs  que  le  vieux  français  avait  conservé, 
dans  sa  grammaire,  une  empreinte  du  lalin  plus  mar- 
quée et,  si  je  puis  parler  ainsi,  plus  primitive  que  n'a- 
vaient fait  rilalien  et  l'espagnol.  Celle  proposition,  que 
je  compte  développer  et  mettre  dans  un  plus  grand 
jour  en  un  prochain  travail,  je  n'entends  aucunement 
y  porter  atteinte  quand  je  dis  que  l'italien  représente 
mieux  que  le  français  la  forme  du  latin;  en  garderplus 
fidèlement  la  grammaire,  fut  l'effet  de  circonstances 
politiques  propres  à  la  Gaule,  où  se  conserva  un  reste 
organique  de  la  déclinaison  disparue  dans  les  autres 
pays  romans;  en  garder  plus  fidèlement  la  forme  fut  le 
privilège  de  la  situation  géographique  et  du  contact 
avec  la  source  elle-même.  Les  mots  qui  en  découlaient, 
n'ayant  qu'un  court  trajet  à  faire,  ne  subissaient,  dans 
le  voyage,  que  peu  de  frottement  et  d'altération;  ou, 
pour  mieux  dire,  et  pour  rendre  à  l'idée  de  dislance 
et  de  trajet  ce  qu'elle  signifie  véritablement  ici,  les 
conditions  ne  changeaient  que  médiocrement  d'un 
point  à  un  autre,  et  c'est  pour  cela  aussi  que  la  langue 
latine,  tout  en  obéissant  à  l'irrésistible  mouvement  de 
décomposition,  ne  se  dépouillait  qu'à  peine  de  son 
vêlement  et  restait  toujours  reconnaissable.  Quand 
elle  passa  en  Espagne,  de  plus  fortes  différences  l'as- 
saillirent et  la  dominèrent;  pourtant  le  nouveau  mi- 
lieu qui  la  reçut  avait  assez  de  ressemblance,  dans  le 
ciel  et  dans  la  terre,  avec  la  contrée  privilégiée  d'où 
elle  provenait,  pour  ne  pas  infliger  au  latin  des  con- 
tractions trop  violentes  et  des  remaniements  trop  im- 
périeux. 

Mai  <  il  fallut  franchir  les  Alpes  et  les  Pyrénées;  et 


DES  PATOIS.  97 

alors  un  milieu  moins  clément,  ou  plutôt  moins  con- 
forme à  la  plante  exotique,  agit  avec  plusd'énergie  sur 
elle.  Le  provençal  ne  laisse  plus  aux  mots  leur  ampleur 
primitive;  il  les  resserre;  il  diminue  la  variété  de 
leurs  désinences.  C'est  le  latin  de  ce  côté-ci  des  monts, 
car  c'est  toujours  du  latin,  et  le  fond  est  aussi  intact 
que  de  l'autre  côté;  mais  la  forme  en  a  été  notablement 
modifiée.  Le  latin  n'a  pu  supporter  un  si  lointain  dé- 
placement sans  prendre  un  autre  air  qui  le  rendrait 
étranger  dans  sa  vieille  patrie,  s'il  y  reparaissait;  il  n'a 
pu  changer  de  climat  sans  éprouver  ce  qu'éprouvent 
tous  ceux  qui  en  changent,  c'est-à-dire  une  mutation 
dans  sa  constitution.  Mais  le  séjour  où  les  événements 
l'avaient  conduit,  quelque  dilTérent  qu'il  fût  du  séjour 
originaire,  était  adossé  à  ces  montagnes  dont  l'autre 
versant  voyait  se  dérouler  les  campagnes  italiques, 
longeait  cette  Méditerranée  dont  l'autre  bord  était  ita- 
lien, et  ne  s'avançait  pas  à  perte  de  vue  dans  les  pro- 
fondeurs de  l'occident  gaulois.  Aussi  la  langue  d'oc, 
malgi'é  ses  dissemblances,  a-t-elle  encore  un  certain 
aspect  latin  qui  ne  jure  ni  avecl'italien  ni  avec  l'espa- 
gnol; la  teinte  latine  est  moins  marquée  sans  doute, 
mais  n'est  aucunement  effacée.  Le  voisinage  se  fait 
sentir  avec  toute  sa  puissance.  Cette  Gaule  narbon- 
naise,  cette  ;)roi;mc<î  par  excellence,  devenue  la  Pro- 
vence^  se  distinguait  à  peine,  au  dire  de  Pline,  de  l'Ita- 
lie elle-même;  l'assimilation  était  grande;  mais,  le  lieu 
avec  Rome  une  fois  rompu,  une  physionomie  spéciale 
s'empreignit  dans  ces  contrées;  elles  ne  furent  plus 
autan'  ilalienrics,  elles  furent  davantage  gauloises, 
mais  gauluises  inleiniédiaircs.  On   remarquera,  ce 


1 


9S  DES  PATOt.^, 

qu'il  n'est  pas  superflu  de  noter,  que  les  patois  de 
cette  région  inclinent,  aux  Alp(is,  vers  l'italien;  aux 
Pyrénées,  vers  l'espagnol,  comme  le  veut  la  règle  des 
rapports  et  de  la  gradation. 

Maintenant  le  latin  quitte  définitivement  les  pays 
méridionaux,  et  il  se  dirige  vers  le  centre  de  la  Gaule. 
Pour  décrire,  au  point  de  vue  que  je  suis  ici,  le  phé- 
nomène de  l'enchaînement  des  langues  romanes,  je 
pars  de  l'Italie  et  marche  vers  l'occident;  mais 
passer  ainsi  successivement  d'une  contrée  et  d'une 
langue  à  l'autre  n'implique  aucunement  que  celles 
qui  sont  le  plus  loin  du  centre  soient  postérieures  à 
celles  qui  en  sont  plus  près.  Je  me  suis  maintes  fois 
expliqué  là-dessus  ;  les  langues  romanes  sont  sœurs, 
et  non  pas  mères  ou  filles;  le  travail  qui  les  a  pro- 
duites fut  simultané  sur  top**^  la  face  du  monde  ro- 
main. Si  cette  proposition,  certaine  dans  son  ensem- 
ble, est  sujette  à  quelque  restriction  (et  j'essayerai 
ultérieurement  de  montrer  ce  que  comporte  la  res- 
triction, c'est-à-dire  une  antériorité  syntactique  pour 
la  langue  d'oc  et  la  langue  d'oïl),  il  n'en  peut  rien  ré- 
sulter en  foveur  de  l'opinion  qui  établirait  entre  une 
langue  romane  et  les  autres  des  rapports  de  filiation.  La 
langue  d'oc  a  son  domaine  propre;  mais,  quand  on 
s'approche  de  l'espace  où  règne  la  langue  d'oïl,  on 
trouve  des  patois  divers  tenant  tantôt  plus  de  l'une  et 
tantôt  plus  de  l'autre,  mais  formant  une  zone  mi- 
toyenne de  langage  comme  de  position. 

Enfin  les  parties  centrales  de  la  Gaule  sont  atteintes, 
on  arrive  sur  les  bords  de  la  Loire,  et  définitivement 
l'on  entre  dans  l'ouest  et  dans  le  nord.  D'après  tout  ce 


DES  PATOIS.  ÔÔ 

que  nous  avons  vu  jusqu'ici,  un  si  lointain  voyage  dé 
la  latinité  ne  se  fera  pas  sans  une  nouvelle  et  grave 
modidcation.  Non-seulement  l'italien  ou  l'espagnol 
ne  peuvent  arriver  jusque-là,  mais  le  provençal  lui- 
môme  est  empoché  par  la  nature  des  choses  de  se 
propager  dans  ces  contrées  qui  ne  sont  pas  siennes,  et 
avec  lesquelles  il  n'aurait  ni  harmonie  ni  sympathie. 
Nous  parlons,  on  le  comprend,  du  temps  des  forma- 
tions spontanées  ;  il  est  des  moments  où  une  langue 
littéraire,  réagissant  par  l'intermédiaire  de  l'éduca- 
tion et  de  mille  nécessités  sociales,  s'impose  dans  des 
lieux  qui  ne  sont  point  faits  pour  elle;  on  le  voit  pour 
le  français;  on  le  vit  surtout  pour  le  latin;  l'unifor- 
mité est  le  résultat.  Mais  là  où  nulle  contrainte  ne 
règne,  où  tout  est  livré  au  jeu  naturel  des  affinités 
créatrices  et  des  conditions  fondamentales,  rien  de 
pareil  ne  se  produit,  et  il  faut  que  la  langue,  ainsi 
transplantée,  reflète  fidèlement  les  nuances  d'un  ciel 
et  d'un  sol  nouveau;  la  diversité  est  le  résultat.  Dans 
le  roman  du  nord ,  celte  diversité  est  le  plus  empreinte. 
L'extrême  limite  du  latin,  conquérant  etassimilateur, 
est  atteinte  de  ce  côté,  et  aussi  l'extrême  limile  de  la 
mutation  qu'il  a  subie.  Ce  n'est  pas  dans  le  vocabu- 
laire et  la  masse  des  mots  que  gît  la  mutation;  cela  a 
été  conservé  sans  plus  d'altération  ici  que  dans  les 
lieux  voisins  du  centre;  mais  les  mots  se  sont  contrac- 
tés; des  voyelles  ont  permuté;  et,  si  l'on  n'en  croyait 
que  l'oreille,  on  s'imaginerait  être  hors  du  monde  la- 
tin. Dans  le  sein  même  de  la  langue  d'oïV,  des  grada- 
tions de  même  nature  se  font  remarquer,  et  il  est  cer- 
tain que  le  patois  wallon,  placé  tout  au  bout  de  la 


«00  DES  PATOIS. 

Gauic  et  sur  la  fronlicro  où  commence  la  Germanie, 
est  le  plus  dissemblable  de  l'original  d'où  lonl  csf 
sorli.  Le  latin  musculus  donne  en  italien  muschio,  en 
espagnol  macho,  en  provençal  muscle,  en  français 
mâle,  en  wallon  mâie.  C'est  là  le  seuc  général  delà  mu- 
tation en  allant  de  l'Italie  jusqu'au  bord  de  la  Meuse. 
Le  latin  est  partout  dans  cette  vaste  étendue,  mais 
partout  il  éprouve  des  modifications  qui  suivent  une 
marche  déterminée  par  l'ensemble  des  circonstances. 
Si  la  ibrce  d'expansion  des  conquérants  romains  avait 
été  assez  puissante  pour  faire  de  la  Germanie  ce  qu'ils 
firent  de  la  Gaule,  le  lalin,  s'implantant  entre  le  Rhin 
et  l'Oder,  aurait  expulsé  les  idiomes  germaniques 
comme  il  expulsa  les  idiomes  celtiques;  puis,  quand 
serait  arrivée  pour  l'empire  la  dissolution,  et  pour  sa 
langue  la  décomposition,  un  roman,  dilférent  de  ceux 
du  pays  d'oïl,  du  pays  d'oc  et  du  pays  de  si,  aurait  pris 
naissance  dans  les  contrées  allemandes,  et  aurait  formé 
un  chaînon  de  plus  à  cette  longue  chaîne  qu'on  peut 
suivre  depuis  Rome  et  son  Capitole.  Ou  bien,  si  vous  vou- 
lez, supposez  que,  dans  la  Giande-Rrelagne,  l'assimila- 
tion se  fût  exercée  avec  une  durée  sulfisanle,et  que  l'in- 
vasion anglo-saxonne  n'en  eût  pas  détruit  ou  dispersé 
les  éléments,  vous  auriez,  de  l'autre  côté  de  la  Manche, 
une  langue  romane-bretonne,  comme  il  y  en  a  deux 
gauloises,  une  italienne  et  une  espagnole.  Merae  cette 
dernière  hypothèse  a  reçu  une  sorte  de  réalisation,  in- 
complète, il  est  vrai,  mais  assez  marquée  cependant 
pour  la  justifier.  Dans  le  courant  du  onzième  siècle, 
une  invasion  victorieuse  porta  le  français,  et,  plus  par- 
ticuliùiement,  le  dialc^u  normand  dans  la  Drclagne 


DES  PATOIS  101 

devenue  anglo-saxonne.  Sans  équivaloir  5  uneconqucfc 
romaine,  la  conquête  normande  fui  pourtant  tellement 
prépondérante  qu'elle  fît  du  français,  pendant  de 
longues  années,  la  langue  des  hautes  classes  et  du  gou- 
vernement ;  si  bien  que  la  langue  anglaise,  quand  l'é- 
lément national  eut  pris  le  dessus,  garda  la  trace  inef- 
façable de  l'immixtion  étrangère.  Mais  ce  français  n'eut 
pas  duré  quelque  temps  dans  le  pays  oii  il  n'était  pas 
indigène,  qu'il  contracta  des  caraclèrcs  spéciaux  ;  je 
citerai  la  forme  graunt  pour  grand;  et  il  se  forma  un 
dialecte  anglo-normand,  qu'il  faut  bien  se  garder  de 
confondre  avec  le  normand,  et  que  le  triomphe  défini- 
tif de  langlais,  dans  le  quatorzième  siècle,  ne  permit 
d'arriver  à  aucune  culture. 

De  tous  ces  dialectes,  ou,  si  l'on  veut,  de  tous  ces 
patois,  quel  fut  celui  qui  devait  avoir  la  fortune  de  de- 
venir la  langue  des  lettres,  et,  par  conséquent,  la 
langue  commune  du  pays?  Cela  dépendit  évidemment 
des  événements  polilicpies.  Ce  fut  l'usurpation  de  llu- 
gues-Capet  qui  en  décida;  elle  fixa  la  tète  du  système 
féodal  à  Paris.  Tant  que  ce  système  fut  en  pleine 
vigueur  et  que  la  royauté  n'eut,  sur  de  grands  vassaux 
aussi  puissants  qu'elle,  d'autre  prérogative  que  de 
recevoir  d'eux  foi  et  hommage,  les  langues  d'oc  et  d'oïl 
florircnt  avec  leurs  dialectes;  et,  si,  dans  les  onzième 
et  douzième  siècles,  on  eût  annoncé  aux  troubadours 
que  le  moment  approchait  oîi  leur  brillant  idiome 
perdrait,  dûusson  propre  pays,  sa  primauté,  qui  aurait 
ajoute  foi  à  des  prophéties  si  peu  vraisemblables? 
Pourtant  il  en  fut  ainsi  ;  l'unité  royale  grandissant,  la 
diversité  provinciale  diminua,  et  peu  à  peu  le  parlerdo 


102  DES  PATOIS 

l'Ile-de-France,  de  Paris  et  d'un  rayon  plus  ou  moins 
élendu  prévalut.  Mais  ce  dialecte  de  la  langue  d'oïl,  en 
devenant  langue  générale,  et  en  s'cxposant  ainsi  à 
toutes  sortes  de  contacts,  lit  à  tous  ses  voisins  des  em- 
prunts multipliés,  ou  plutôt  en  reçut  des  empreintes 
qui  ne  sont  pas  d'accord  avec  son  analogie  propre,  et 
c'est  ce  qui  les  rend  reconnaissables  encore  aujour- 
d'hui. On  observe,  dans  le  français  moderne,  des  formes 
qu2  dérivent  du  picard,  du  normand,  du  bourguignon. 
Pour  nous,  l'habitude  masque  ces  disparates;  mais, 
dès  qu'on  se  familiarise  avec  les  patois  ou  les  dialectes, 
et  que  l'on  en  considère  l'origine  et  l'histoire,  on  dé- 
couvre  les  amalgames  qui  se  sont  faits.  Ce  furent,  en 
effet,  des  amalgames  dus  aux  circonstances  qui  déter- 
minaient l'influence  et  la  pression  des  provinces  sur  le 
centre  ;  ce  ne  furent  pas  des  néologismes  qu'amenait 
le  besoin  de  nouveaux  mots  pour  de  nouvelles  idées. 
Il  n'y  eut  pas  choix  bien  ou  mal  entendu,  attraction 
plus  ou  moins  heureuse;  il  y  eut  fusion  et,  partant, 
confusion.  Nous  disons  poids  et  peser ^  au  lieu  de  dire 
pois  et  poiser  comme  les  gens  de  l'Ile-de-France,  ou 
j)eis  et  j) es er^  comme  les  gens  de  Normandie.  On  ne 
peut  donc  pas  qualifier  d'enrichissement  ce  qui  alors 
se  passa  dans  la  langue  française.  Puis,  quand  elle  fut 
pleinement  formée,  quand  elle  eut  rejeté  loin  d'elle 
les  patois  comme  des  parents  humbles  et  éloignés  dont 
elle  rougissait,  il  se  manifesta  un  dégoût  superbe  pour 
ce  qui  n'était  pas  de  l'usage  restreint  et  raffiné.  «  Si 
ces  scrupuleux,  dit  Chil'flet  dans  la  dixième  édition  de 
sa  grammaire  (1697),  qui  sont  toujours  aux  écoutes 
pour  entendre  si  un  mot  est  moins  en  usage  dans  la 


DES  PATOIS.  103 

bouche  des  dames  cette  année  que  l'autre,  continuent 
à  crier  "  ce  mot  commence  à  vieillir,  et  qu'on  les  laisse 
faire,  dans  peu  de  temps  notre  langue  se  trouvera  dé- 
troussée comme  un  \oyageur  par  des  brigands.  »  Ce 
fut  en  effet  un  travers  de  cette  époque  de  retrancher  ce 
qui  vieillissait  et  ce  que  le  cénacle  élégant  et  spirituel 
n'admettait  pas.  Des  débris  de  tout  cela  sont  conservés 
dans  les  patois.  Et  ce  serait  une  affaire  de  goût  et  de 
tact,  et,  dès  lors,  non  indigne  de  l'Académie  française 
et  de  son  Dictionnaire,  de  reprendre  ce  qui  peut  être 
repris,  c'est-à-dire  ce  qui,  se  comprenant  sans  peine, 
et  étant  le  mieux  dans  l'analogie  de  la  langue  actuelle, 
a  la  marque  de  la  précision  et  de  l'élégance. 

Les  patois  ou  leurs  ancêtres  les  dialectes  sont  les  ra- 
cines par  lesquelles  les  grandes  langues  littéraires 
tiennent  au  sol.  Ce  qui  nous  le  garantit,  c'est  qu'ils  sont 
non  pas  disséminés,  mais  répartis.  Disséminés,  rien  ne 
serait  à  conclure,  ou  du  moins  rien  dans  l'ordre  du 
langage  et  de  ses  transmissions;  répartis,  l'esprit  est 
aussitôt  porté  sur  tout  ce  que  la  régularité  implique. 
Nulle  part  la  langue  d'oc  et  la  langue  d'oïl,  faisant  un 
retour,  n'ont  jeté,  l'une  en  Italieet  l'autre  en  Provence, 
un  rejeton  égaré  fortuitement  sur  une  terre  étrangère; 
et,  réciproquement,  l'italien  n'a  point,  dans  les  con- 
trées d'oc,  quelque  circonscription  où  il  ait  surgi;  ni 
le  provençal  n'est  allé  occuper  quelque  point  isolé  en 
Normandie,  en  Picardie  ou  dans  le  pays  wallon.  C'est 
là  un  l'ait  manifeste,  et  en  môme  temps  un  fait  très- 
important.  En  raison  de  sa  certitude,  il  offre  une 
base  consistante  au  raisonnement;  en  raison  de  son 
importance,  il  ouvre  des  aperçus  sur  les  conditions 


104  DES  PATOIS. 

hisloriqucs  des  temps  et  des  lieux.  Los  mulalions 
successives,  sur  une  \asie  étendue,  d'une  langue  lon- 
damenlole,  sont  un  fil  qui,  on  le  voit,  ne  se  rompt  pas 
sous  la  main.  Puisqu'elles  sont  graduelles,  régulières, 
générales,  elles  se  lient  à  un  ensemble  de  circonstances 
générales,  régulières,  graduelles.  Ces  circonstances 
tiennent  l'une  à  l'autre.  Celles  qui  sont  certaines  déter- 
minent celles  qui  le  sont  moins. 

Dans  un  temps  où,  les  faits  de  langue  étant  très-mal 
connus,  le  pouvoir  d'imaginer  n'était  point  resserré 
en  d'étroites  limites,  les  érudits  pensèrent  que  le  cel- 
tique entrait  pour  une  grande  part  dans  la  constitution 
du  français.  Cela,  d'apparence,  était  naturel  :  les  Celles 
avaient  tenu  la  terre  des  Gaules  ;  les  Romains  n'y 
avaient  eu  que  comme  conquérants  et  étrangers  leurs 
établissements  ;  pourtant,  de  compte  fait,  il  s'est  trouvé 
que  les  étymologies  latines  dépassaient  de  beaucoup 
toutes  les  auties  et  que  les  traces  certaines  du  gaulois 
dans  le  nouvel  idiome  étaient  réduites  à  peu  de  chose. 
Cette  notion  se  confirme  et  se  complète  quand  on  con- 
sidère, comme  j'ai  fait  tout  à  l'heure,  la  distribution 
des  dialectes  et  des  patois.  Ils  se  distribuent,  ils  s'ar- 
rangent, ils  se  disposent  par  une  loi  qui,  évidemment, 
leur  est  intrinsèque  et  qui  n'est  nulle  part  soumise  à 
l'influence  délémenls  hétérogènes.  S'ils  avaient  trouvé 
sur  leur  route  le  celtique  dominant  en  quelque  point, 
ils  s'en  seraient  nécessairement  laissé  modifier  en  ce 
point,  comme  on  a  vu  la  prépondérance  transitoire  du 
français  en  Angleterre  imprimer  dans  l'anglais  des 
marques  profondes.  Rien  de  pared  ne  se  présente: 
dans  ce  long  parcours,  on  ne  rencontre  aucune  région 


DES  PATOIS.  105 

OÙ  ce  qui  fut,  pour  la  langue,  un  sol  primitif,  vienne 
affleurer  la  surface.  Ce  sol  primitif  est  partout  ensevelj 
sous  la  puissante  alluvion  qui  Ta  recouvert.  Ni  l'aqui- 
tain, du  côté  des  Pyrénées,  qui  était  sans  doute  un 
idiome  ibérien  et  radicalement  distinct  du  gaulois,  ni 
le  celtique  du  centre,  ni  le  belge  du  nord,  qui  étaient 
sans  doute  des  dialectes  d'un  même  idiome,  n'ont  ré- 
sisté plus  l'un  que  l'autre  à  la  conquête.  Le  novo-latin 
a  procédé,  dans  son  immense  développement,  sans 
aucune  perturbation  essentielle.  Les  zones  successives 
de  langues,  de  dialectes,  de  patois,  en  portent  témoi- 
gnage. Ilcst  donc  certain  qu'au  moment  où  il  se  forma, 
le  parler  indigène  s'effaça  partout  d'une  maniète 
régulière.  Ce  succès  prodigieux  d'une  langue  sur  tant 
d'autres  fut  du  à  la  supériorité  de  la  civilisation  ro- 
maine, à  l'attrait  qu'elle  inspira  et  à  la  longue  durée 
de  la  domination. 

Un  raisonnement  analogue  s'applique  à  l'invasion 
barbare.  Les  Ostrogot hs,  les  Ilérules,  les  Lombards 
occupèrent  l'Italie;  les  Visigoths,  les  Sucves,  les  Van- 
dales tinrent  l'Espagne;  les  Visigoths  encore,  les Bur- 
gondes  et  les  Francs  curent  des  établissements  dans 
les  Gaules,  sans  parler  de  tant  de  peuplades  secon- 
daires, qui,  parcourant  l'empire,  se  fixèrent  çà  et  là. 
Nous  ne  savons  rien  de  bien  précis  ni  sur  leur  nombre,  ni 
sur  celui  de  la  population  des  pays  romans.  Il  est  vrai- 
setn!)lal)lc  que  cette  population  a  toujours  été  numéri- 
quement très  supérieure  et  les  a  complètement  absor- 
bés au  bout  de  quelques  générations;  mais,  quoi  qu'on 
en  pense,  toujours  est-il  que  les  choses  se  sont  compor- 
tées, quant  à  la  langue,  comme  s'il  en  avait  été  ainsi- 


106  DES  PATOIS. 

Lesidiomesnovo-lnlinsniarclicnt  dans  les  terres  novo- 
lalines  régulièrement  (selon  le  genre  dégradation  dont 
il  s'agit  ici)  de  l'orient  vers  l'occident,  et  cette  régula- 
rité n'est,  en  aucun  point,  interrompue  par  des  res- 
sauts qui  indiqueraient  la  prépondérance  locale  d'un 
établissement  barbare.  De  quelque  façon  qu'on  les 
examine,  on  ne  peut  signaler  une  trace,  plus  marquée 
en  une  zone  qu'en  une  autre,  des  Visigoths  ou  des 
Oslrogoths,  des  Francs  ou  des  Burgondes.  Bien  plus, 
les  interpolations  germaniques  qui  se  firent  alors  dans 
le  roman  (car  il  y  en  eut  de  notables,  et  je  ne  prétends, 
en  aucune  façon,  les  mettre  en  doute)  sont,  pour  la 
plupart,  communes  à  l'ensemble  des  nouveaux  idiomes; 
ce  qui  fait  reparaître  par  ce  côté  la  régulaiité  fonda- 
mentale et  exclut,  du  moins  en  général,  l'action  parti- 
culière de  telle  ou  telle  population  étrangère  à  l'empire. 
Ces  interpolations  sont  presque  toutes  des  mots  nou- 
veaux, des  emprunts  que  la  latinité  fait  aux  langues 
germaniques;  c'est  du  néologisme;  el,  comme  ce 
néologisme,  s'étendant  simultanément  à  la  Gaule,  à 
l'Italie,  à  l'Espagne,  ne  peut  rien  avoir  d'arbitraire,  il 
indique  des  relations  nécessaires  entre  le  parler  des 
envahis  et  celui  des  envahisseurs  ;  il  témoigne  que  les 
langues  restèrent,  en  cela  même,  maîtresses  de  leurs 
choix  et  de  leurs  affinités.  En  somme,  sauf  celle  part 
néologique,  sauf  les  maux  de  la  perturbation  sociale, 
sauf  l'abaissement  momentané  de  civilisation  que  l'in- 
vasion amena,  les  langues  romanes  se  développèrent, 
d'un  bout  à  l'autre  de  leur  domaine,  suivant  la  loi  qui 
leur  était  propre. 

Rien  n'est  plus  effroyable  que  le  tableau  tracé  par 


DES  PATOIS.  107 

les  chroniqueurs  conlemporains,  des  ravages  des  Nor- 
mands dans  les  malheureuses  contrées  qui  furent  si 
longtemps  visitées  par  ce  fléau.  On  n'est  certainement 
pas  autorisé  à  taxer  d'exagération  les  récits  ;  la  terreur 
qu'inspiraient  ces  bandits  de  la  mer  fut  extrême  :  de- 
mander au  Ciel  d'être  délivré  de  la  fureur  des  Nor- 
mands entra  dans  les  prières  quotidiennes;  la  puissance 
de  mettre  un  terme  à  d'aussi  horribles  déprédations 
manquait  soit  à  la  chétive  royauté  issue  de  Charle- 
magne,  soit  à  ces  grands  barons  qui  ne  voulaient,  ni 
ne  savaient  se  coaliser.  Mais  je  n'hésite  pas  à  dire 
qu'on  se  fait  une  fausse  idée  de  la  portée  des  dévasta- 
tions si  l'on  s'imagine  que  la  Neustrie,  alors  que  Rol- 
lon  la  reçut  à  titre  de  duché  et  de  fief,  n'était  qu'un 
désert  et  que  la  population  native  en  était  disparue. 
Sans  doute,  cette  pro\ince,  plus  particulièrement  ex- 
posée aux  incursions,  avait  beaucoup  souffert;  les 
hommes  s'étaient  retirés  dans  les  bois,  dans  les  lieux 
peu  accessibles,  dans  les  campagnes  éloignées  du  tra- 
jet que  suivaient  d'ordinaire  les  bandes  destructives  ; 
mais,  quand  la  sécurité  fut  établie,  le  gros  de  la  popu- 
lation se  retrouva  de  toutes  parts,  et  la  Neustrie,  de- 
venue la  Normandie,  répara  rapidement  ses  pertes. 
Les  Normands  s'y  fondirent,  et,  en  peu  de  temps,  il 
ne  resta  plus  que  le  souvenir  de  leur  origine  septen- 
trionale :  religion,  langue,  mœurs,  institutions,  ils  te- 
naient, bien  que  vainqueurs,  tout  du  pays  où  leur 
course  vagabonde  avait  fini  par  se  fixer.  Ce  qui  me  rend 
pleinement  alOrmatif  sur  ce  point,  c'est  le  dialecte  qui 
s'est  parlé  en  Normandie  sous  la  léodalilé,  qui  a  servi 
d'instrument  à  tant  de  trouvères  et  dont  le  nalnis  p**- 


408  DES  PATOIS. 

tuel  est  l'jumble  héritier.  Que  l'on  considère  la  Nor- 
mandie par  ses  trois  fronlières,  le  Maine,  rile-de- 
France,  el  la  Picardie;  que  l'on  compare  son  parler 
avec  ces  parlers  limitrophes,  et  l'on  verra  qu'il  a  con- 
serve tous  les  rapports  qu'il  devait  naturellement  avoir. 
L'invasion  normande  n'y  a  rien  change;  sauf  quelques 
dénominations  locales  qui  doivent  y  être  raltaciiées, 
elle  n'a,  dans  la  langue,  laissé  aucune  marque.  Le  dia 
lecte  normand,  ou,  pour  parler  plus  exactement,  neus- 
trien,  est  ce  que  les  conditions  générales  de  la  trans- 
formation du  latin  en  roman  voulaient  qu'il  fût,  el  non 
ce  que  l'aurait  fait  l'infusion  accidentelle  d'une  langue 
Scandinave.  J  insiste  sur  ce  fait,  car  il  est  essentiel. 
Les  hommes  du  nord  n'ont  pas  modifié  le  parler  de  la 
Neustrie;  ils  l'ont  donc  trouvé  tout  fait,  car,  visible- 
ment, il  n'est  pas  postérieur  à  leur  élaLlissement. 
Ainsi,  il  est  certain  que,  dès  le  neuvième  siècle,  le  dia- 
lecte neustrien  avait  tous  ses  caractères  ;  c'est  un  mi  • 
nimum  d'antiquité.  Nous  savons  d'ailleurs  aussi  par  le 
témoignage  de  Benoît  de  Sainte-Maure  (voy.t.I,p.  213) 
que,  dans  ce  même  siècle,  du  moins  vers  la  tin,  on 
faisait  des  vers  en  langue  française,  c'est-à-dire  en 
langue  d'o'il. 

En  suivant,  comme  j'ai  fait,  sur  un  grand  espace  les 
variations  consécutives  des  dialectes,  on  ai  rive  à  se  re- 
présenter sans  didicultéla  cause  de  Tuniformilé  fonda- 
mentale et  celle  de  la  diversité  contingente.  La  cause 
de  l'uniformité  est  que  les  peuples  romans  s'étaient 
fondus  en  une  véritable  unité  par  la  langue,  par  le 
gouvernement,  par  les  lettres,  par  la  religion,  par  les 
mœuis.  Dès  lors,  tous  partaient  d'un  fond  identique; 


DES  PATOIS.  109 

les  sentiments  elles  idées  se  mouvaient  da  is  un  même 
cercle,  les  moyens  de  les  exprimer  claiont  les  mômes. 
L'empreinte  ayantélé  ainsi  fortement  marquée,  illallut 
bien  que  la  décomposition,  quelque dissolvantoquellc 
fût,  et  la  rénovation,  quelque  créatrice  qu'elle  lût,  de- 
meurassent congénères,  et  que  ce  double  travail  ne 
s'écartât,  en  aucun  temps  et  en  aucun  lieu,  des  con- 
ditions qui  le  dominaient.  Les  éléments  mis  dans  le 
creuset  étaient  partout  semblables  ;  les  affinités  qui  les 
dissociaient  pour  les  réassocier  avaient  même  vertu; 
delà,  cette  ressemblance  frappante  et  singulière  qui 
se  trouve  entre  les  langues  romanes,  même  dans  les 
lointains  détails.  Il  est  sûr  qu'elle  serait  allée  jusqu'à 
l'idenliléet  que  tout  serait  resté  uniforme,  si  les  causes 
de  diversité  n'étaient  intervenues.  Elles  furent  et  ne 
pouvaient  être  que  les  influences  locales.  A  mesure 
que  le  latin,  devenu  langue  commune,  se  décomposait, 
il  subissait  cette  métamorphose  parmi  des  liommes 
qui  n'étaient  pas  de  même  nation,  parmi  des  gens  pla- 
cés à  l'orient  comme  les  Italiens,  au  midi  comme  les 
Espagnols,  à  l'occident  et  au  nord  comme  les  Gaulois, 
sous  des  cieux  qui  ne  versaient  pas  une  influence  sem- 
blable, sur  un  sol  qui  variait  dénature,  d'aspect  et  de 
productions.  Ces  nouvelles  empreintes  venant  s'appli- 
quer sur  l'empreinte  fondamentale,  ces  perturbations 
contingentes  venant  troubler  l'ordre  général,  il  fallut 
bien  que  tout  cela  se  trouvât  écrit  de  proche  en  proche 
dans  les  langues,  dans  les  dialectes,  dans  les  patois.  On 
a,  en  ces  circonstances  particulières,  en  ces  conditions 
différentes,  des  agents  spéciaux  et  eificaces  qui  Aient 
simultanément  leur  oflicc.  De  là  ces  disscmblancus 


jio  Aes  patois. 

graduelles,  ces  séries  sans  lacune,  ces  métamorphoses 
sans  ressaut  ni  retour  qui  caractérisent  la  formation 
des  langues  romanes  sur  la  surface  de  l'empire  ro- 
main d'Occident.  Ainsi  s'enchaînent  et  s'expliquent 
l'uniformité  et  la  diversité. 

En  étudiant  géographiquement  et  pas  à  pas  le  déve- 
loppement général  des  langues  romanes,  on  arrive 
forcément  à  cette  conclusion  que  la  localité  habitée  est 
un  des  facteurs  du  langage  humain.  Ce  n'est  pas  celui 
qui  crée,  qui  produit  les  radicaux,  qui  fait  les  mots  et 
qui  jette  les  fondements  de  la  grammaire  ;  celui-là,  qui 
est  supérieur,  appartient  à  Fesprit  humain  et  déter- 
mine, selon  les  familles  d'hommes,  les  familles  de 
langues.  Mais  c'est  celui  oui  change  et  modifie,  celui 
qui  crée  les  patois  et  les  dialectes,  celui  qui  fait  que 
des  idiomes  parents  et  congénères  deviennent  mécon- 
naissables Tun  à  l'autre  par  la  longueur  des  temps 
écoulés  et  des  chemins  parcourus,  comme  le  Sarpédon 
d'Homère,  gisant  dans  la  poudre  et  sous  les  javelots, 
est  méconnaissable  pour  ses  plus  proches  (oùB'  av  It* 
cppa5[j(.o)v  'TTcp  àvY]p  SapTïYjBova  gTov  "E^vw).  Ainsi,  dans  le 
groupe  arien,  la  dissociation  a  engendré  le  sanscrit, 
l'allemand,  le  grec  et  le  latin,  qui  se  croiraient  encore 
radicalement  dissemblables  si  l'érudition  n'avait  le- 
trouvé  les  communes  origines.  Les  lieux  ont  donc  une 
puissante  influence;  pourtant  elle  ne  va  jamais  jus- 
qu'à changer  les  racines  de  la  langue  et  les  conditions 
fondameniales  de  la  grammaire.  Quelque  loin  que  l'on 
se  sépare,  sous  quelque  climat  qu'on  aille  vivre  et  fon- 
der des  sociétés  et  des  empires,  le  type  primitif,  trans- 
mis par  une  tradition  non  interrompue»  subsiste  sous 


DES  PAtOlS  Hl 

les  modifications  que  lui  impriment  les  localités  di- 
verses et  les  circonstances  contingentes.  L'action  des 
lieux  ne  l'altère  pas  et  n'en  substitue  pas  un  autre; 
on  aurait  beau  la  prolonger  tant  qu'on  voudrait  par  la 
pensée,  on  n'obtiendrait  jamais  que  des  dérivations  ul- 
térieures et  non  une  production  de  racines  nouvelles. 
Ce  n'est  donc  pas  là  qu'il  faut  chercher  la  cause  de  la 
diversité  radicale  des  langues  humaines.  Cette  action 
des  lieux,  si  visible  dans  les  dialectes  et  les  patois  du 
roman,  se  retrouve  partout  où  on  la  cherche. 

Ainsi  il  est  bien  vrai  qu'à  toutes  sortes  d'égards  les 
patois  sont  dignes  de  curiosité  et  d'intérêt.  Ils  répon- 
dent à  un  ordre  spécial  de  recherches  pour  lesquelles 
ils  sont  indispensables.  Une  langue  littéraire,  devenue 
générale,  englobe  tout,  efface  tout.  Voyez  le  français 
d'aujourd'hui  :  il  s'étend  des  bords  de  la  Meuse  et  de 
l'Escaut  aux  Pyrénées,  et  des  Alpes  eux  rivages  de  la 
mer  de  Normandie;  dans  cet  espace,  même  enseigne- 
ment grammatical,  môme élocution,  même  littérature; 
si  Ton  n'avait  que  ce  témoin  pour  juger  ce  que  fut  la 
formation  du  roman  dans  les  Gaules,  on  croirait  à  une 
uniformité  qui  n'est  pas  réelle  ;  et  toutes  les  véritables 
influences  qui  concourent  à  produire  les  idiomes  se- 
raient dissimulées.  Mais  les  dialectes  et  les  patois  met- 
tent justement  en  lumière  les  conditions  effectives  :  lo- 
caux et  particuliers,  ils  conservent  les  traces  de  C(î  qui 
est  particulier  et  local  ;  or,  dans  ces  créations  vastes 
et  spontanées,  tout  est  d'abord  local  et  particulier 
pour  devenir  universel  et  général.  Comme  ces  baro- 
mètres (jui  marquent  eux-mêmes  la  maiclie  du  mer- 
cure dans  rinbtruuienl,  le  travail  de  la  langue  s'est 


112  DES  PATOIS. 

inscrit  au  fur  et  à  mesure  dans  les  dialectes  et  les  pa- 
tois. Les  malériaux  gisent  cpars  sur  le  sol,  et  déjà  l'on 
commence  de  tous  côlés  à  les  relever  et  à  les  recueillir. 
Il  faut  et  remercier  les  auteurs  qui,  comme  M.  le  comte 
Jaubert  et  M.  Grandgagnage,  nous  ont  donné  de  bons 
glossaires, et  encourager  lesérudits  de  province  à  se  li- 
vrer à  ce  genre  de  reclierclies  qui  paye  toujours  sa  peine. 

2.  —  Patois  du  Berry. 

Les  deux  beaux  \olumes  où  M.  le  comte  Jaubert  a 
recueilli  les  mots  et  certaines  locutions  du  parler  pré- 
senlemeut  usité  dans  le  Corry,  forment,  comme  la 
plupart  des  dictionnaires  qui  entrent  dans  quelques 
détails,  une  lecture  non-seulement  instructive,  mais 
encore  qui  attire  et  qui  fait  constamment  tourner  les 
feuillets  du  livre.  Les  mots  portent  tant  de  clioses  avec 
eux,  tant  de  vives  empreintes  de  l'esprit  qui  les  juta 
comme  une  monnaie  dans  la  circulation,  tant  de  mar- 
ques des  temps  et  des  lieux,  tant  de  traces  d'histoire, 
tant  de  ressouvenirs  de  leur  \oyage  à  travers  les  siè- 
cles et  les  contrées  lointaines,  qu'on  se  complaît  sans 
peine  à  les  voir  défiler  un  à  un  dans  le  glossaire  qui 
les  contient.  Ce  qui  presse  le  plus  en  des  aiticles 
comme  celui-ci,  c'est  de  confronter  la  langue  litté- 
raire avec  une  langue  locale  ou  patois.  Les  différences 
portent  sur  trois  points  :  d'abord  les  mots  com- 
muns aux  deux  et  qui  forment  la  part  la  plus  considé- 
rable, se  présentent  sous  une  forme  qui  leur  est 
propre  :  par  exemple,  ici,  fener  \)0\\r  faner ^  [latrir  pour 
(létrk^  fimïé^  pour  flamme^  fouger  pour  foyer^  forvicr 


DES  PATOIS.  113 

pour  fourvoyer,  vardezir  ])our  verdir.  En  second  lieu, 
un  certain  nombre  de  termes  qui  n'ont  pas  leurs  cor- 
respondanls  dans  la  langue  lillcraire  sont  pourtant 
des  termes  très-légilimement  français;  du  moins  ils  le 
furent  jr.dis;  appartenant  à  la  vieille  langue  d'oïl,  ils 
ont  survécu  dans  le  parler  local,  et  les  patois  peuvent 
fournir  quelques  suppléments  utiles  pour  l'étude  de 
nos  textes  du  moyen  âge.  Enfin,  une  autre  catégorie 
de  mots  ne  se  trouve  ni  dans  le  français  actuel,  ni  dans 
le  français  ancien,  tel  du  moins  que  nous  le  connais- 
sons; de  ceux-là,  plusieurs  s'expliquent  par  le  latin, 
et  plusieurs  aussi  résistent  à  toute  explication  et  vien- 
nent augmenter  ce  fonds  de  mots  dont  l'élymologie 
présente  d'extrêmes  dillicultés;  fonds  qui,  suivant  la 
juste  remarque  de  M.  Diez,  est  plus  grand  dans  les 
langues  romanes  (et  aussi  dans  leurs  patois)  qu'on  ne 
le  suppose  d'ordinaire. 

La  position  du  Berry  est  assez  centrale  pour  que  sa 
langue,  entre  tous  les  dialectes  qui  pouvaient  préten- 
dre à  la  suprématie,  soit  fort  voisine  du  français  actuel. 
Paris  est  le  point  le  plus  avancé  vers  le  nord  de  la 
grande  région  centrale;  quelques  pas  plus  loin,  on  at- 
teint la  Picardie  et  le  dialecte  picard;  et,  si  l'on  tourne 
à  l'ouest,  la  Normandie  et  le  dialecte  normand.  On  re- 
marque, il  est  vrai,  dans  lo  parler  du  Berry,  quelques 
formes  qui  se  rapprochent  du  limousin,  par  exemple, 
orlrufje,  ortie,  en  limousin  ortrudze;  mais  elles  sont 
très-rares,  et  témoignent,  par  leur  rareté,  que  la  fron- 
tière du  parler  provençal  est  loin  au  midi.  Ce  qui  dis- 
lingue surtout  le  patois  berrichon  du  français,  e-est 
qu'il  met  le  son  ei  à  la  place  du  son  oi  en  maintes 


H 4  DES  PATOIS. 

places  où  la  langue  lilléraire  le  conserve  :  creire,  ac- 
crdre^  creitre.freidyeic.  Cette  prononciation  appartient 
aux  contrés  qui  sont  situées  un  peu  plus  bas  en  dcs- 
cendant  la  Loire;  elle  appartient  aussi  à  lu  liormandic» 
de  sorte  qu'aile  est  particulière  à  l'Ouest;  et  c'est  de  là 
qu'elle  est  venue  dans  nos  imparfaits  et  nos  condition- 
nels, où  elle  a  fini  par  expulser  le  son  oi,  bien  long- 
temps avant  que  l'ortbographe  dile  de  Voltaire  enre- 
gistrât cette  mutation.  Dans  le  seizième  siècle,  Bèze 
nous  apprend  qu'à  Paris  le  \ulgaire  (vuhjm  parisien- 
sium)  disait  ciUet^  venet,  yarlet,  au  lieu  de  alloit,  ve- 
nait^ parloit,  prononciation  qu'il  considère  comme 
seule  correcte.  Mais,  peu  à  peu,  l'influence  du  vulgaire 
de  Paris,  de  la  Loire  et  de  la  Normandie,  expulsa,  de 
la  conjugaison,  la  dipthongue  oi  qui  était  particulière 
au  Nord.  Sous  Louis  XIV,  il  n'y  avait  plus  que  quelques 
vieillards  et  des  parlementaires  attachés  aux  vieux 
usages  qui  conservassent  oi  dans  les  mots  dont  les 
hommes  nouveaux  le  chassaient.  La  poésie  en  usait 
encore  quelquefois  par  une  licence  qui  ne  choquait 
pas  les  oreilles,  comme  elle  fait  les  nôtres,  parce  que 
ce  son  vieilli  était  encore,  çà  et  là,  entendu  soit  dans 
la  conversation,  soit  au  barreau,  soit  dans  la  chaire. 
Mais  enfin  le  peu  de  vie  qui  lui  restait  s'éteignit  tout  à 
fait;  personne  ne  l'entendit  plus,  ne  le  prononça  plus^ 
et  il  fut  définitivement  remplacé  par  celui  que  la  cou* 
tume  lui  donnait  pour  successeur.  C'est  ainsi  que  se 
rompent  les  traditions. 

La  prédominance  du  son  ei  sur  oi  aide  à  expliquer 
certains  mots  du  Berry.  Arreyei\  qui  signifie  arranger^ 
provient  d'un  substantif  arrei  qui  a  disparu  dans  le 


DES  PATOIS  lia 

langage  actuel  et  qui,  usité  dans  l'ancien  français  de  la 
Normandie  et  des  bords  de  la  Loire,  correspondait  à 
arroi  des  autres  dialectes;  il  ne  nous  en  reste  plus  que 
désarroi.  Quant  à  s'éméjer,  qui  signifie  sinquiétc^^  M.  le 
comte  Jaubert  demande  si  ce  ne  serait  pas  le  vieux 
mot  français  s'esmaier;  la  chose  ne  me  paraît  pas  dou- 
teuse, esmoi  et  esmoier  dans  certains  dialectes,  esmm 
et  esmaieràsins  d'autres,  d'où  dérive  la  forme  du  Berry 
éméjer. 

Il  est  encore  une  autre  ressemblance  à  signaler 
entre  le  parler  de  Paris  et  celui  du  Berry.  Bèze  nous 
apprend  que  les  Parisiens  chnnn^eaient  Vs  en  r,  et  di- 
saient :  Mazie^  pese^  mese,  Tliéodosé,  pour  Marie,  père, 
mère,  Théodore.  Il  rapproche  doctement  celle  permu- 
tation de  lettres  des  formes  latines  Valesius  et  Vah 
n«5,  honorem  et  honosem;  mais  il  n'en  déclare  pal 
moins  que  c'est  un  vice  que  n'excuse  aucun  usage 
dans  la  langue  française.  Le  parler  berrichon  a  une 
foule  de  mots  où  il  permute  ainsi  les  deux  lettres.  Il 
dit  :  chemire  pour  chemise,  môse  pour  mûre.,  fruit  de  la 
ronce,  mouzir  pour  mourir.,  poise  pour  poire,  praisie 
pour  prairie,  rase,  rasement  pour  rare,  rarement,  etc. 
La  prononciation  générale  qui  conserve  Vr  étymolo- 
gique, l'a  emporté  à  Paris  sur  cette  prononciation  lo- 
cale qui  y  substituait  le  soh  du  z.  Pourtant  il  nous  ett 
est  resté  (comment,  en  effet,  pourrait-il  se  faire  que, 
parmi  *ant  de  croisements,  il  n'y  eût  pas  des  métis?), 
il  nous  en  est  resté  chaise,  qui,  sans  la  connaissance 
de  cet  accident  de  prononciation,  serait  dilljcile  à  ex- 
pliquer. Chaire,  le  seul  dérivé  légilune  de  cathedra^ 
par  l'intermédiaire   que    fournil    le  vieux   français 


116  DES  PATOIS. 

chaere,  esl  devenu,  dans  le  parler  parisien,  chaise^  qui 
a  pris  droit  de  bourgeoisie  dans  la  langue.  Aussitôt, 
comme  ^jov  atténuer  le  vice  dé  son  origine,  on  lui  a 
donné  tn  office  spécial  :  le  mot  s'étant  dédoublé  en 
chaire  et  en  chaise^  le  sens  se  dédoubla  aussi.  11  y  a 
plusieurs  autres  exemples  de  ces  artifices  par  lesqueU 
la  langue  a  réparé,  autant  qu'il  était  en  elle,  les  dou- 
bles emplois  que  les  circonstances  avaient  créés  et  les 
incorrections  qu'un  faux  usage  avait  introduites. 

Bèze  nous  apprend  que,  de  son  temps,  les  gens  du 
Berry  prononçaient  ou  pour  o  dans  bon  nombre  de 
mots  iNoustre,  voustre^  clous,  \iOur  nostre^  vostre^clos. 
Cette  coutume  n'a  pas  cbangé  :  on  y  prononce  encore 
chouse^  rousée,  roûlie^  propous^  propouser  ;  prononcia- 
tion qui  a  été  celle  de  Rabelais,  de  la  reine  Marguerite 
de  Navarre,  de  la  cour  de  François  1".  En  effet,  cette 
cour  résida  la  plupart  du  temps  sur  les  rives  de  la 
Loire,  où  une  telle  prononciation  était  usuelle.  Et  ow, 
pour  0,  bien  que  rejeté,  ainsi  que  Bèze  le  témoigne,  par 
ceux  qui  parlaient  purement,  n'en  gagna  pas  moins 
beaucoup  de  faveur;  il  se  maintint  bien  longtemps 
après  que  la  cour  était  revenue  à  Saint-Germain  et  à 
Paris.  Cliouse^  entre  autres,  au  lieu  de  cliose^  a  pensé 
rester,  comme  chaise  est  resté  effectivement.  «  J'ay  veu 
le  temps,  dit  Cbifflet,  Grammaire^  1697,  page  179,  que 
presque  toute  la  France  étoit  pleine  de  chouses;  tous 
ceux  qui  se  piquoient  d'être  diserts,  chousoient  à  chaque 
période.  Et  je  me  souviens  qu'en  une  belle  assemblée, 
un  certain  lisant  hautement  ces  vers  : 

JeUez  luy  des  lys  et  des  roses, 
Ayant  fait  de  si  belles  choses, 


DES  PATOIS.  117 

qnand  il  fut  arrivé  à  choses,  il  s'arrêta,  craignant  de 
faiie  une  rime  ridicule;  puis,  n'osant  démentir  sa 
nouvelle  prononciation,  il  dit  bravement  chouse.  Mais 
il  n'y  eut  personne  de  ceux  qui  l'entendirent  qui  ne 
baissât  la  tète  pour  rire  à  son  aise,  sans  lui  donner  trop 
de  confusion.  Enfin  la  pauvre  chouse  vint  à  tel  mépris 
que  quelques  railleurs  disoient  que  ce  n'éloit  plus  que 
la  femelle  d'un  chou.  »  Chifftet  se  trompe  en  disant 
que  la  prononciation  était  nouvelle  ;  il  aurait  dû  dire 
que  c'était  une  prononciation  provinciale  à  laquelle- 
des  hasards  avaient  failli  donner  la  consécration  de 
l'usage. 

Je  trouve  dans  le  glossaire  de  M.  le  comte  Jaubert 
que  le  verbe  bailler  (donner),  qui,  dans  la  langue  litté- 
raire, tombe  en  désuétude,  mais  qui  est  en  plein  usage 
dans  plusieurs  patois,  fait  au  futur  j^  barrai.  Ce  futur 
est  usité  aussi  en  Normandie  ;  et,  au  seizième  siècle,  le 
vulgaire  des  Parisiens  d'istxh  je  baurrai.  On  a  là  un  reste 
visible  d'archaïsme;  et  ce  n'est  pas  fortuitement  et  par 
incorrection  que  des  paysans,  qui  ne  consultent  pas 
des  grammaires  pour  parler,  attribuent  une  telle  llexion 
au  verbe  bai  1er.  Cela  se  rapporte  à  ce  qu'on  a  nommé 
la  conjugaison  des  verbes  forts  ;  dans  l'ancienne  langue, 
des  vei'bes  modifiaient,  dans  certains  temps,  le  thème 
lui-môme.  Donner  ne  faisait  pas  je  donne,  tu  donnes, 
il  donne,  mais  il  hnsixiljedoin,  tudoins,  il  doint;  laisser 
ne  faisait  ipus  je  laisse,  tu  laisses,  il  laisse,  /nais  je  lais,  tu 
lais,  il  lait;  bailler  ne  faisait  pas  je  baille, 'tu  bailles,  il 
baille,  mais  je  bau,  tu  baus,  il  haut.  Le  futur  de  ces 
verbes  était  je  donrai,  je  lairai,  je  barrai  ou  baurrai, 
Dans  les  langues  romanes,  le  futur  est  un  temps  com- 


118  DES  PATOIS 

posé  avec  avoir  et  rinfinitif  du  verbe:  f aimerai,  je 
servirai,  c'est-à-dire  j'ai  à  aimer,  jai  à  servir;  mais, 
dans  les  formes  anciennes,  comme  donrai,  lairai,  l'in- 
finitif est  devenu,  par  une  forte  contraction,  un  mot 
qui  serait  presque  méconnaissable  si  l'on  ne  tenait  le 
fil  de  l'analogie.  Pourtant  il  m'est  survenu  quelques 
doutes  sur  la  notion  des  \erhes  forts.  Cette  notion  a  été 
IransporSée  de  la  grammaire  des  langues  germaniques 
dans  celle  de  la  langue  d'oïl.  Est-ce  à  bon  droit?  et  la 
conjugaison  de  l'ancien  français  qui  paraît  s'y  rappor- 
ter, n'est-elle  pas  susceptible  d'une  autre  explication? 
Pour  moi,  il  me  semble  que  l'accent  latin  est  la  seule 
cause  de  cette  particularité  et  qu'il  règle  toute  la  con- 
jugaison de  l'ancienne  langue.  Dôno,  dônas,  dônat, 
avec  l'accent  sur  la  pénultième,  ont  produit  je  doin, 
tudoins,  ildoint,  comme  aûdio,  aûdis,  audit,  avec  l'ac- 
cent placé  semblabl(!ment,  ont  produit  je  o,  tu  os,  il  ot. 
J'ouis,  tuouis,  il  ouit,  qui  sont  les  formes  modernes  et 
qui  dérivent  de  l'infmitif,  seraient  des  barbarismes 
dans  l'ancienne  langue,  qui  se  dirigeait  d'après  l'ac- 
cent latin.  Je  doiine^  tu  donnes,  il  donne,  ne  seraient 
pas  des  barbarismes,  puisqu'ils  sont  conformes  auss* 
à  l'accenluaLion  de  la  langue  mère;  mais  je  suis  porté 
à  croire  que  ces  flexions-là  sont  postérieures,  quand 
même  elles  seraient  anciennes. 

Beaucoup  de  mots  qui  étaient  français  et  qui  prove- 
naient du  latin  ont  disparu  de  l'usage.  De  ces  mois 
il  en  est  qu'on  ne  trouve  que  dans  un  auteur  et  qui» 
sans  cet  auteur,  ne  seraient  pas  parvenus  jusqu'à 
nous  :  par  exemple, /*a?i/^,  domestique,  mot  qu'on  étail 
surpris  de  ne  pas  rencontrer  dansla  langue  (defamulusj; 


DES  PATOIS.  119 

vaure^  toison,  qui  est  la  reproduction  exacte  de  vellere; 
et  un  verbe,  qui  tait  sans  doute  prieure  à  l'infinitif, 
que  je  ne  connais  qu'à  l'indicatif  présent  et  qui  viefll 
de  premere^  dans  ces  vers  de  Benoit  (ii,  5751)  : 

Ainz  se  sunt  tuit  estreit  serré, 
Pur  ceo  qu'à  poi  fuissent  esmé  ; 
Prienient  et  qiiasseiit  sei  en  bas 
Li  pluisor  d'aus  [eux]  tuit  en  un  tas. 

De  SOI  le  que  la  part  de  mots  latins  qui  appartiennent, 
au  français  a  été  notablement  plus  grande  que  ne 
l'indique  l'état  actuel,  que  ne  l'indiquent  même  les 
textes  venus  4u  moyen  âge;  car  ces  textes  sont 
certainement  loin  de  représenter  toute  la  langue 
parlée.  Quelques-unes  de  ces  lacunes  sont  comblées 
p^ar  les  patois.  xVinsi  le  mot  moineau  est  évidem- 
ment adventice,  quelque  idée  qu'on  se  fasse  de  son 
étymo]ogie;  c  est  passer  qui  a  dû  ligurer  dans  la  lan- 
gue et  qui  ligure  encore  dans  le  parler  du  Berry,  sous 
Ic^  loime  de  passe^  ou  prase^  ou  prasse ;  en  Touraine, 
praisse.  Passereau  en  est  le  diminutif,  et  il  a  d'ailleurs 
cessé  d'être  employé  hors  du  langage  relevé  ou  poé- 
tique. Si  les  mots  ont  une  noblesse  due  à  Fantiquilé 
de  leur  origine,  comme  cela  n'est  pas  douteux,  prase 
ou  passe  vaudrait  mieux  que  moineau,  qui  vient  on 
ne  sait  d'où;  noais  l'usage  ea  a  déciité  autrement. 
ÇéOma,  chevelure,  a  donné  come^  qui  se  dit  dans  le 
Berry  d'une  herbe  entrelacée  et  tenant  fortement  à  la 
terre.  Si  l'on  quitte  le  Beriy,  et  qu'on  descende  jusque 
vers  l'Angoumois,  où  le  parler  est  encwe  langue  doU, 
ou  rencojilre  une  nore  pour  une  bru,  de  narus  ;  des 
vîmes ^  pour  de  l'osier,  de  vimen;  crémer,  pour  brûler 


120  DES  PATOIS 

légèrement,  de  cremare.  Tous  ces  mois,  de  provenance 
laline,  cl  tant  d'autres,  ont  péri  dans  le  (rançais  ac- 
tuel. D'autres  fois  le  patois  donne  la  forme  \érilal)le, 
celle  qui  a  été  imprimée  au  mot  latin  dans  sa  trans- 
formation, tandis  que  la  langue  littéraire  n*a  plus  que 
le  vocable  calqué  servilement,  dans  le  seizième  siècle, 
sur  le  latin.  Ainsi  minimus,  duquel  nous  avons  fait 
minime^  n'aurait  pu  engendrer  ce  mot,  qui  est  contre 
toutes  les  règles  de  notre  idiome,  considéré  en  sa  for- 
mation; l'accent  latin  étant  sur  ?ni,  c'est  celte  syllabe 
qui  aurait  été  accentuée,  et  elle  l'est  en  effet  dans 
moime  du  Morvand,  qui  veut  dire  le  plus  petit.  Quand 
ce  mot  de  moime  a  été  fait,  on  connaissait  la  pronon- 
ciation latine  qui  accentuait  mi,  et  dont  il  est  ainsi  vé- 
ritablement le  contemporain  ;  mais  quand  on  a  fait 
minime,  on  n'a  pu,  reproduisant  le  mot  latin,  que  lui 
donner  l'accentualion  française,  qui  veut  toujours  que 
l'accent  soit  sur  la  dernière  syllabe  en  terminaison 
masculine,  et  sur  l'avant-dernière  en  terminaison  fé- 
minine. Même  observation  pour  origne,  qui  est  ancien 
français  et  patois  :  orUjinem,  ayant  l'accent  sur  l'anté- 
pénultième, a  formé,  au  temps  où  l'accentuation  latine 
était  entendue  dans  les  Gaules,  orirjne,  tandis  qu'on- 
gine  met  l'accent  où  jamais  bouclie  laline  ou  gallo- 
romane  ne  le  mit.  Nos  aïeux,  qui,  dans  un  mot 
polysyllabe,  supprimaient  la  voyelle  brève  et  faisaient 
tomber  la  consonne  (voy.  preshyter,  prêtre),  n'au- 
raient pas,  dejubilare,  fait  jubiler;  mais  ils  auraient 
pu  très-bien  en  faire,  comme  le  Berry,  jeûler;  de 
rnminare,  ils  n'auraient  pas  fait  non  plus  riafiinery 
mais  bien,  comme  le  .Berry  encore  et  d'autres    pa- 


DES  PATOIS.  121 

(ois,  roiniujer^   qui  indique  aussitôt  l'étymologie  de 
roufjer. 

Daiilrcs  fois  le  pntois  conserve  mieux  la  forme 
lalinc,  comme  dans  méle^  de  mesinliis,  à  peine  recon- 
naissable  en  nèfle;  uUer,  qui  représente  ululare,  défi- 
guré dans  hurler,  tant  par  Vh  aspirée  que  par  l'r, 
inlercalation  vicieuse  qu'on  trouve  dans  certains 
textes  anciens  (exemple  arme  pour  âme);  hierre,  de 
fiedera,  dépouillé  de  cet  article  barbare  que  l'usage 
a  fondu  dans  le  mot  actuel  ;  et  papou,  qui  jette  quelque 
lumière  sur  une  dirficullé  étymologique.  Papou,  qui 
signifie  pavot,  est  une  transformation  régulière  de 
papaver,  qui,  ayant  l'accent  sur  la  pénullicme,  a 
doruié  papou  comme  clavus  a  donné  clou,  ou  le  bas-latin 
travum  a  donné  trou.  Le  palois  wallon  a  pavoir,  qui  est 
aussi  une  dérivation  satisfaisante  :  la  finale  yoir  repré- 
sente non  pas  ver,  qui.  H*étant  pas  accentué,  n'a  pu 
fournir  une  syllabe  accentuée,  mais  'paver  qui,  deve- 
nant, suivant  l'habitude,  paer,  s'est  changé  en  voir, 
avec  un  v  pour  le  /),  comme  dans  pauvre,  de  pauper, 
poivre,  de  piper.  Celte  forme  wallonne  me  fournit  une 
correction  :  dans  le  Livre  des  Métiers  de  Pans,  texte 
d'ailleurs  peu  correct,  on  lit,  p.  59  :  «  lluWe  de  paveez,i^ 
Paveeznc  rentre  dans  aucune  analogie,  mais  pavoir  a, 
dans  le  parler  de  Paris,  paveir  pour  correspondant;  et 
c'est /)fli;fir  qu'il  faut  lire  dans  notre  passage.  Papou, 
pavoir,  paveir,  tous  déduisibles  de  papaver,  montrent 
que  pavot,  en  vient  aussi.  Pourtant  je  dois  dire  que  la 
finale  ot  reste  inexplicable  pour  moi;  et  elle  est  an- 
cienne, car,  dans  un  texte  très-correct  du  treizième 
siècle,  je  trouve:   «  Fleurs  de  pact,  broiics  en  oile 


m  DES  PATOIS. 

d'olive.  »  Paotj  au  lieu  de  pavot,  suivant  l'affeclion  que 
la  vieille  langue  avait  pour  la  rencontre  des  voyelles. 
Ce  qui  explique  les  patois  sert  aussi  à  expliquer  tan- 
tôt le  français  ancien,  tantôt  le  français  moderne,  et, 
dans  tons  les  cas,  complète  le  système  entier  de  la 
langue  d'oïl.  M.  le  comte  Jaubert  a  noté  le  mot  attolée, 
qui  signifie  repas  long  et  prolongé,  et  il  se  demande  si 
ce  ne  serait  point  une  corruption  du  mot  attelée.  Dans 
mon  opinion,  une  telle  substitution  de  voyelle  n'est 
pas  justifiable  dans  ce  dialecte,  et  elle  me  semble  d'au- 
tant moins  admissible  qu'une  autre  explication  plus  sa- 
tisfaisante pour  la  forme  et  aussi  pour  le  sens  peut  en 
être  donnée.  Attolée  doit  s'écrire  attaulée,  qui  est  une 
forme  bourguignonne  pour  attablée  (nous  n'avons  pas 
attablée,  mais  nous  avons  s'attabler,  se  mettre  à  table). 
En  bourguignon  table  se  dit  taule,  et  généralement  les 
uïots  en  able  se  transforment  en  aule;  cela  se  voit  aussi 
dans  les  anciens  textes  qui  proviennent  de  cette  pro- 
vince. Il  n'y  a  rien  d'extraordinaire  à  trouver  quelques 
formes  bourguignonnes  dans  le  Berry,  qui,  du  côté  de 
l'orient,  s'approche  de  la  Bourgogne.  Chiaule,  rejeton, 
cinauler,  pousser  des  rejetons,  viennent,  suivant  moi, 
de  capitulum,  petite  tête,  ce  qui  s'applique  très-bien  à 
ce  qu'on  appelle,  d'après  une  autre  analogie,  œil  ou 
œilletoîi.  Gapitulum,  ayant  l'accent  sur  pi,  a  donné 
chapitre,  ce  qui  est  une  dérivation  correcte;  mais  si 
l'on  suppose  que  le  p  ait  été  supprimé,  genre  de  sup- 
pression qui  frappe  si  souvent  les  consonnes  intermé- 
diaires dans  le  passage  du  latin  au  français,  il  n'en 
pourra  résulter  que  chiaule,  ou  un  mot  très-analogue, 
comme  de  situla,  seau,  a  résulté  seille  dans  l'ancien 


DES  PATOIS.  123 

français  et  dans  les  patois.  CaniUus,  blanc,  n'est  donné 
que  pai"  des  gloses  ;  la  latinité  du  bon  usage  n'avait  que 
canus;  mais  les  langues  romanes,  qui  ont  beaucoup 
pris  à  la  latinité  de  l'usage  vulgaire,  ont  laissé  canus 
et  adopté  canutiis;  d'où  chenu  en  français,  canut  en  pro- 
vençal, canuto  en  italien  (l'espagnol  a  cano).  C'est  dans 
ce  bas-latin  que  canutns  a  donné  un  verbe  canutire^ 
d'où  proviennent  le  provençal  canuzir^  blanchir,  et  le 
mot  de Bcriy  chenousir  ou  chenosb\  moisir.  Je  rattache 
à  un  verbe  bas-latin,  tiré  pareillement  d'un  adjectif, 
le  verbe  berrichon  cadtiire^  qui  signilie  affaiblir,  flétrir, 
faner.  M.  le  comte  Jaubert  le  dérive  de  caclere;  mais, 
outre  que  caclere  ne  peut  pas  avoir  le  sens  actif,  il  ne 
peut  non  plus  fournir  la  finale  aire.  Cette  fmale  mène 
à  un  verbe  bas-latin  caducere^  dérivé  de  caducus,  et 
qui  a  fait  caduire^  comme  ducere,  duire,  conducere^ 
conduire,  etc. 

La  discussion  de  l'étymologie  d'un  mot  est  souvent 
fort  dilticile.  Pour  caillou,  nous  avons  caille,  substan- 
tif masculin,  dans  le  berrichon,  et  chail  dans  le  sain- 
tongeois.  Ces  mots  nous  débarrassent  provisoirement 
de  la  finale  om,  et  nous  placent  plus  près  de  l'origine, 
pour  laquelle  on  songe  aussitôt  à  calculas.  Mais  M.  Diez 
n'accorderait  cette  dérivation  qu'à  grand'peine,  attendu 
que  la  disparition  complète  de  la  première  /,  sans  au- 
cune trace,  est  contre  la  règle.  J'avais  pensé  à  callum, 
qui,  dans  Isl  latinité,  a  signifié,  par  déduction,  toute 
espèce  de  partie  dure.  Je  me  réserve,  dans  l'article 
qui  suit  sur  le  patois  wallon,  de  discuter  de  nouveau 
calcidus^  caille  et  chail.  Mais,  comme  la  chose  n'arrive 
pas  à  l'évidence,  je  mentionne  l'étymologie  germa- 


124  DES  PATOIS 

nique,  qui  le  rattache  au  hollandais  kai  ou  kei,  de 
même  signilication,  et  la  conjecture  de  M.  Dicz,  qui 
cherche  à  y  voir  le  latin  coaguhim;  coagulum  donnant 
caille^  coagulare^  cailler.  Il  y  aurait  aussi  à  expliquer 
la  terminaison  ou^  qui  existe  dans  le  provençal  sous 
la  forme  au,  calhau,  M.  Diez  n'en  cherche  pas  l'inter- 
prétation ;  il  se  contente  de  remarquer  qu'elle  est 
singulière,  ne  se  rencontrant  du  reste  que  dans  les 
noms  géographiques  Anjou,  Poitou.  Elle  se  rencontre 
ailleurs,  et  elle  est  o  dans  l'ancien  français  :  clo,  clou, 
latin  clavus;  tro,  trou,  bas-latin  travum  ;  papou,  pa- 
paver.  On  voit  qu'elle  représente  dans  ces  mots, 
comme  aussi  dans  Anilegavus,  Pictavus,  une  termi- 
naison latine  av  qui  est  employée  à  exprimer  une  dé- 
rivation. A  côté  de  caille  caillou,  calhau,  on  trouve 
dans  Tancienne  langue,  les  formes  caillot,  calleul, 
cailliel,  c'est-à-dire  avec  des  finales  diminulives  qui 
conviennent  beaucoup  mieux  que  cette  finale  inex- 
pliquée en  0,  ou,  au. 

Des  difficultés  non  moins  grandes  sont  suscitées  par 
le  mot  du  Berry  dôler,  douter,  qui  est  dans  le  limousin 
sous  la  forme  dousta,  et  qui  signifie  ôter.  Il  n'est  pas 
douteux  que  doter  et  ôter  sont  au  fond  un  môme  mot; 
et,  suivant  M.  le  comte  Jaubert,  le  d  dans  doter  est 
simplement  euphonique  et  destiné  à  éviter  la  rencon- 
tre des  voyelles.  C'est,  je  crois,  le  seul  exemple  que 
présenterait  le  patois  berrichon  d'un  r/ euphonique  placé 
en  tète  d'un  mot,  et  un  seul  exemple  ne  peut  se  servir 
d'inlerprélalion  à  lui-môme.  Dans  le  fait,  ced  fait  corps 
avec  le  verbe,  et  tient  à  la  fabrique  primordiale  des 
mots  français.  Oter,  ancien  français  oster,  provençal 


DES  PATOIS.  125 

ostar^  est  àlrangcr  aux  autres  langues  romanes  et  se 
ramené  direclement,  par  la  forme,  au  latin  obstare. 
Mais  comment  s'y  ramcne-t-il  par  le  sens?  M.  Diez  a 
jugé  la  (liKieuIté  si  grande  que,  malgré  son  habileté  à 
retrouver  dans  un  original  latin  les  significations  ro- 
manes, môme  éloignées,  il  y  a  renoncé  pour  cette  fois . 
Il  a  donc  eu  recours  à  un  bas-latin  haustare^  qui  d'ail- 
leurs lui  a  été  fourni  par  Ménage,  assez  mauvaise  au- 
torité en  ces  sortes  de  formations;  haust are  ^evsiii  \e 
fréquentatif  de  haiirire.  Mais  des  objections  se  présen- 
tent: d'une  pait,lesens  n'est  pas  tellement  naturel  entre 
haurireou  haustare^  puiser,  et  ôtei\  que  cela  seul  sufiise 
pour  forcer  l'assentiment;  et,  d'autre  part,  haustare, 
qui  d'ailleurs  ne  se  trouve  ni  dans  la  latinité,  ni  dans  le 
bas-la!in,  n'est  pas  non  plus  restitué,  comme  cela  ar- 
rive pour  tant  d'autres,  par  le  mot  roman  qui  fournil 
en  retour  les  éléments  de  son  original  perdu;  du 
moins  dans  le  vieux  français  et  dans  le  provençal  l'or- 
thographe sans  h  (ostci\  ostar)  est  beaucoup  plus  fré- 
quente que  l'orthographe  avec  h;  de  plus  je  ne  sache 
pas  que  oster  ow ostar  soient  jamais  écrits  par  au;  ce 
qui  devrait  se  trouver,  si  haustare  était  l'origine.  Ainsi, 
avec  haustare^  le  sens  laisse  beaucoup  à  désirer,  et  la 
forme  a  des  difficultés,  au  lieu  que,  avec  obstare^  la 
forme  est  parfaitement  correcte  et  le  sens  peut  être  ra- 
mené légitimement  au  sens  roman.  C'est  Ducange  qui 
a  indiqué  cette  étymologie,  et,  quand  on  lit  les  exemples 
qu'il  a  recueillis  sur  l'usage  d' obstare  dans  le  bas-latin 
primitif,  on  n'éprouve  pas  de  difficulté  à  admettrrque 
obstare  ait  pris  le  sens  actif  de  empêcher ^'d' où  l'on  passe 
à  celui  d'ôler  :  ce  qui  empêche  pouvant  être  facileuienl 


426  DES  PATOIS. 

considéré  comme  ce  qui  ôte.  Si  ôter  est  obstare,  doter 
du  Berry  est  deobstare;  à  )a  vérité  M.  Diez  déclare  que 
cette  combinaison  est  un  non-sens  ;  mais,  obstare  n^Sini 
pris  dans  le  bas-latin  le  sens  d'empêcher,  deobstare  est 
une  composition  qui  signifiera  des-empêcher,  et  par 
suite  enlever,  ôter.  Au  lieu  que,  si  Ton  prend  liau- 
stare,  doster  signifierait  cesser  de  puiser,  ce  qui  ne  si- 
gnifierait rien  ici;  ou  bien,  il  faudrait  donner  à  la 
préposition  de  un  sens  augmentatif  (qu'elle  a  par 
exemple  dans  dé-faillir  par  rapport  à  faillir).  Cette 
discussion  montre  les  titres  de  obstare  et  de  haustare, 
mais  ne  résout  pas  la  question  ;  et,  comme  toute  com- 
paraison est  utile,  ne  fût-ce  que  comme  jalon,  on  peut, 
de  dôler^  rapprocher  durvir,  dorvi,  drovi,deurvi^  qui, 
venantde  rf^-opmr^,  signifient  ouvrir  (voy.  t.I,p.  146), 
Le  cornouiller  se  nomme  dans  le  Berry  fuselier^  que 
M.  le  comte  Jaubert,  avec  raison,  je  pense,  tire  de  fu- 
selé attendu  que  cet  arbre  fournit  un  bois  dont  on  fait 
des  fuseaux.  Mais  je  ne  puis  être  de  son  avis  quand  il 
dérive  aumailley  mot  collectif  qui  signifie  bêtes  à 
cornes,  à'armentum.  Comment  trouver  dans  armentum 
les  éléments  nécessaires?  Aumaille  vient  à'animalia, 
plusieurs  neutres  pluriels  ayant  fourni  au  français  des 
féminins,  par  exemple  mirabilia^  merveille  :  la  règle 
de  l'accent  et  la  correspondance  des  lettres  sont  le 
point  de  départ  de  toute  recherche  étymologique. 
Abrier,  c'est-à-dire  abriter,  ne  peut  venir  de  arbre, 
même  prononcé  abre  comme  dans  le  Berry,  attendu 
que,  arbre  étant  la  forme  générale,  et  abre  une  forme 
locale,  on  trouverait  dans  les  iexies  arbrier  à  côté  d'a- 
brier,  qui  est  à  la  fois  vieux  français  et  patois  ;  or  cela 


DES  PATOIS.  127 

n'est  pas  ;  abri  vient  d'apricus.  Itou  est  à  torl  altribué 
à  etiam;  etiama  l'accent  sur  rantépénultième,  i  an- 
rail  donné,  s'il  avait  passé  dans  le  français,  un  mot 
comme  ece  ou  iece;  pour  retrouver  itoti^  il  faut  cher- 
cher un  mot  qui  ait  l'accent  sur  la  syllabe  répondant  à 
tau;  itou  est  en  patois  ce  que  itelesi  dans  le  vieux  fran- 
çais, et  dérive  de  hic  îctlis.  Le  Berry  dit  un  chevau  et  des 
chevcthj  un  bestiau  et  des  bestioh^  un  animan  et  des 
animais.  «  Si  celte  interversion  de  nombre,  dit  M.  le 
comte  de  Jaubert,  n'avait  lieu  qu'accidentellement, 
elle  pourrait  être  critiquée,  même  exclue  du  Glossaire; 
mais  c'est  un  système  suivi  dont  il  faut  tenir  compte.  » 
L'interversion  de  nombre  n'est  qu'apparente,  ou  du 
moins  elle  peut  être  aussi  bien  attribuée  au  français 
littéraire  qu'au  patois.  En  effet,  pour  juger  ces  dési- 
nences, il  faut  se  reporter  au.  vieux  français,  qui  avait 
des  cas.  On  disait  au  singulier  chevaiis  pour  le  sujet  et 
cheval  pour  le  régime  ;  et  au  pluriel  cheval  pour  le  su- 
jet et  c/ierai/s  pour  le  régime.  On  voit  que  le  français 
a  pris  pour  le  singulier  le  régime,  et  le  patois  le  sujet, 
tandis  que  pour  le  pluriel  c'est  le  contraire  :  le  français 
a  pris  le  régime,  et  le  patois  le  sujet .  Celte  remarque  en- 
seigne qu'il  faudrait  écrire,  dans  le  patois,  des  cheval^  des 
beslialj  des  animal  sans  s  ;  le  pluriel  étant  marqué  suf- 
fisamment par  la  désinence  a/. Il  y  a,  dans  \eGlossaire^ 
se  mettre  à  la  coi,  qui  signifie  se  mettre  à  l'abri.  Celle 
locution  ainsi  écrite  est  un  solécisme,  même  dans  le  pa- 
tois ;  l'article  la  ne  peut  convenir  avec  un  adjectif  mas- 
culin, et  il  faut  dire  à  la  cote,  ou  plutôt  à  l'acoi,  ce  qui 
se  trouve  justifié  par  une  autre  forme  de  cette  môme 
locution  :  à  Vécoi. 


128  DES  PATOIS. 

Je  ne  puis  feuilleter  ce  glossaire  sans  y  faire  d'ex- 
cellentes rencontres.  Ec/tfl7'?iîr  y  veut  dire  siri^i^er-,  c'est 
l'ancien  français  escharnir,  provençal  et  espagnol  es- 
carnir,  italien  schervire^  se  moquer,  qui  viennent  de 
l'ancien  haut-allemand  skërn^  moquerie.  J'éprouve  un 
véritable  plaisir  quand  un  vieux  mot,  que  je  n'ai  ja- 
mais connu  que  mortel  immobile  dans  des  textes  pou- 
dreux, vient,  prononcé  par  un  paysan  ou  inscrit  dans 
un  glossaire  patois,  frapper  mon  oreille  ou  mes  yeux  ; 
c'est  une  sorte  de  résurrection  du  passé  dans  ce  qu'il  a 
de  plus  fugitif,  les  sons  et  la  prononciation.  M.  le 
comte  Jaubert  cite  des  vers  en  ancien  français  où  en- 
osser  est  employé  : 

Uns  leus  qui  fut  de  maie  part, 
Glout  et  enfruns  et  de  mal  art, 
S'enossa  par  mésaventure 
D'un  os  d'une  cliievre  moult  dure. 

(Ysopet  II,  fable  i.) 
Et  se  la  maie  mort  Vennosse, 
Je  le  condui  jûsqu*en  sa  fosse. 

[iean  de  Meung.) 

Quar  pJeûst  ore  au  vrai  cors  Dié 
Que  un  chien  en  l'ust  enossé. 

{Du  Tesclieor  de  Pont-seur-Saine,  fabliau.) 

Évidemment  enosser  veut  dire  mettre  un  os  dans  la 
gorge,  et,  par  suite,  étrangler,  étouffer.  Sans  ces  cita- 
tions, on  resterait  fort  incertain  sur  l'élymolo^ie  du 
mot  patois  ennosser,  qui  signifie  gêner  la  respiralion, 
suffoquer.  Mais  les  rapprochements  que  fait  M.  le 
comte  Jaubert,  déterminent  le  sens  primitif  du  mot, 
et  fournissent  ces  intermédiaiies  rans  lesquels  la  re- 
cherche d'origine  est  souvent  fort  conjecturale.  Nen 


DES  PATOIS.  129 

pour  la  négation  non,  se  trouve  dans  le  patois  du 
Berry,  du  moins  en  une  locution  :  nenplus;  «  Vous  ne 
\oulezpos  y  aller,  cli  bien,  moi  nen  plus.n  M.  le  comte 
Jauberl  écrit  nen  plus,  comme  si  cela  venait  de  ne  et 
en;  mais  il  a  clé  trompé  par  une  fausse  orthographe 
de  Roquefort,  dans  une  citation  : 

Qui  n'a  argent,  l'on  n'en  tient  comte, 
N  empliis  que  d'une  vieille  pelle. 

Lisez  nemplus.Le  manuscrit  n'avait  point  d'apostrophe, 
et  il  n'en  faut  pas  :  nen  a  été  dit  pour  non,  par  une 
tendance  qu'a  eue  la  langue  de  substituer  en  bien  des 
cas  la  voyelle  a  à  la  voyelle  o,  et  la  voyelle  an  à  la 
voyelle  ou.  Fleuri,  fleurie,  se  dit  dans  le  Berry,  d'un 
bœuf,  d'une  vache  marquée  de  taches  blanches;  là  en- 
core est  une  trace  d'archaïsme:  dans  beaucoup  de 
chansons  de  geste,  la  barbe  est  dite  flenriey  quand  elle 
grisonne,  et  la  Chanson  de  Roland  appelle  les  vieux 
guerriers  qui  ont  accompagné  Charlemagne  en  toutes 
ses  victoires,  les  barons  à  la  barbe  [lorie.  Dans  bien  des 
cas,  les  patois  et  la  vieille  langue  se  justifient  mutuel- 
lement. 

Ce  qui  souvent  rend  les  étymologies  difficiles,  c'est  le 
croisement  demotsqui,  partis  de  points  très-différents, 
viennent  pourtant  aboutir  à  une  seule  et  môme  forme. 
Ainsi,  dans  le  Berry,  on  a  enjôler  signifiant  donner  des 
joyaux,  des  bijoux.  Rien  ne  serait  plus  facile  que  de 
lidcnlilier  avec  uoUc  enjôler,  piir  une  tr'ansitiou  qui, 
de  ridée  «le  cadeaux,  passerait  à  l'idée  de  (laiterie  et  de 
tromperie.  Mais  la  recherche  des  intermédiaires  révèle 
un  de  ces  croisements  qui  peuvent  égarer.  11  y  a  dans 
II  9 


130  DES  PATOIS. 

l'ancien  français  enjoueler^  enjoeler,  qui  veut  dire  don- 
ner bagues  et  joyaux  ;  c'est  de  celui-là  que  provient 
ï enjôler  du  Berry.  Au  contraire,  l'espagnol  enjaular, 
mettre  en  cage,  montre  que  notre  enjôler  provient  de 
geôle,  qui,  proprement,  signifie  une  petite  cage.  Dans 
le  premier,  le  radical  esi  joyau^  qui  vient  du  bas-latin 
jocale^  dejocus,  jeu;  tandis  que,  dans  le  second,  le  ra- 
dical est  cavea,  qui  a  donné  en  italien  gabbia,  en  fran. 
çais  cage^  un  diminutif  italien  gabbluola  ,  espagnol 
gayola,  vieux  français  gaole  et  jaiolé,  d'oii  le  français 
moderne  geôle.  On  voit  quelles  transformations  ont  su- 
bies les  deux  radicaux  pour  se  rencontrer  dans  en- 
jôler. 

Un  patois  n'a  pas  d'écrivains  qui  le  fixent,  dans  le 
sens  où  l'on  dit  que  les  bons  auteurs  fixent  une  langue; 
un  patois  n*a  pas  les  termes  de  haute  poésie,  de  haute 
éloquence,  de  haut  style,  vu  qu'il  est  placé  sur  un  plan 
où  les  sujets  qui  comportent  tout  cela  ne  lui  appsf-- 
tiennent  plus.  C'est  ce  qui  lui  donne  une  apparence  de 
familiarité  naïve,  de  simplicité  narquoise,  de  rudesse 
grossière,  de  grâce  rustique.  Mais,  sous  cette  apparence 
qui  provient  de  sa  condition  même,  est  un  fonds  solide 
de  bon  et  vieux  français,  qu'il  faut  toujours  consulter. 
Je  me  suis  plusieurs  fois  demandé  d'où  venait,  dans 
rancune,  la  terminaison  wne.  L'ancien  français  est  ran- 
cœur, usité  encore  à  la  fin  du  seizième  siècle  et  au  com- 
mencement du  dix-septième;  provençal  rancor,  ita- 
lien rancore  ;  on  a,  sous  Une  autre  lerininaison,  le 
provençal  et  l'italien  rancura,  et  le  Berry  rancure;  tout 
cela  provient  du  latin  rancus^  qui  signifie  ranci:  ran- 
cor,  dès  les  auteurs  ecclésiastiques,  avait  pris  le  sens 


DES  PATOIS.  131 

de  chagrin  et  de  ressentiment.  Dans  cet  ensemble  de 
mots,  rancune  paraît  isolé  et  sans  raison  d'être,  et  il 
doit  provenir  de  quelque  vice  de  prononciation,  soit 
pour  rancure,  soit  pour  rancume,  rancitudine  ayant  pu 
donner  ranr^n.e^  comme  amaritudine^  ameriume.  La 
tendance  du  français  moderne  a  été  de  contracter  les 
voyelles  qui  se  rencontraient  dans  l'intérieur  des  mots 
vieux  français  :  seiir,  sûr,  peor,  peur,  etc.  Pourtant, 
en  quelques  cas,  la  contraction  ne  s'est  pas  faite  :  ainsi, 
l'on  à'ii  fléau,  de  (lagellum,  au  lieu  de  dire  flan,  comme 
sceau  desigillnm,  ancien  français  sceeL  Mais  leBerry  a 
contracté  ;  fléau  y  est  devenu  flau,  et  même,  dans 
l'ouest,  qui  change  volontiers  fl  en  c/,  clan.  Sans  les 
intermédiaires,  qui  pourrait  rattacher  clau  à  flaxjellum, 
dérivation  pourtant  tout  à  fait  ccriaine?  Souvent  une 
série  de  dérivés,  incomplète  dans  le  français,  est  com- 
plète dans  le  patois  :  frileux  est  isolé  ;  mais  le  Berry  a 
friler  ou  friller  (bien  des  gens,  en  effet,  prononcent 
frilleux),  qui  est  le  verbe  de  cet  adjectif.  Je  rencontre 
aussi  de  ces  mots  d'heureuse  formation,  et  qui  ornent 
une  langue;  j'en  citerai  deux.  L'un  est  un  emprunt  au 
latin  :  arrider,  sourire  à  quelqu'un,  arrider  un  enfant. 
L'autre  est  une  création  :  s'aramen,  se  mettre  dans  les 
branches,  en  parlant  du  soleil,  le  soleils  arame,  c'est- 
à-dire,  il  est  à  l'horizon,  et  ses  rayons  se  projettent 
dans  la  ramée;  c'était  en  effet  à  des  gens  de  la  cam- 
pagne, à  inventer  cette  jolie  expression. 

M.  Louis  Passy,  dans  un  article  sur  le  Glossaire  de 
M.  le  comte  hu\nirl{Bibliolhèque  de  lËcole  des  Chartes, 
4*  série,  t.  III,  p.  557),  a  dit  :  «  Les  écrivains  du  qua- 
toritième,  du  (Quinzième  et  du  seizième  siècle,  deux 


132  DES  PATOIS. 

grands  écrivains  du  dix-septième,  La  Fontaine  et  Mo 
lière,  ont  fourni  la  plus  grande  partie  des  pièces  justi- 
ficatives,(pour  riiistoire  des  mots).  M.  Juubert  n'a  rien 
dédaigne.  11  a  fouillé  les  archives  du  Cher  et  de  l'Indre; 
et  dans  des  actes  notariés,  comptes  d'hospices,  regis- 
tres de  paroisses,  règlements  et  transactions  de  toutes 
sortes,  il  a  saisi  Tancicn  dialecte  sous  ses  formes  les 
plus  expressives.  Oublierons-nous,  dans  cetle  revue  ra- 
pide, ces  vieilles  chansons,  ces  poésies  populaires  que 
les  pères  apprennent  aux  fds,  et  que  les  rhapsodes 
berrichons  répètent  dans  les  soirées  d'hiver  et  dans  les 
fêtes  d'été?  »  Je  m'associe  pleinement  à  ces  éloges  bien 
mérités  ;  et  je  recommande  l'exemple  de  M.  le  comte 
Jaubert  aux  érudits  qui  voudront  composer  des  glos- 
saires de  l'idiome  de  leurs  provinces.  Il  importe  de 
compulser  les  chartes,  les  comptes,  les  regislres  lo- 
caux, les  règlements,  les  transaclions.  Ces  documents 
expliquent  des  termes  difiiciles,  restituent  des  formes 
oubliées,  et  fournissent  bon  nombre  de  mots  qui  ont 
disparu  de  l'usage.  Les  patois,  comme  la  langue  litlé- 
raire,  ont  besoin  de  leur  histoire. 


3.  —  Patois  wallon. 

Le  patois  wallon  est,  du  côté  du  nord,  à  l'exlrôme 
limite  do  la  langue  do'il.  Au  delà  commence  le  do- 
maine des  idiomes  germariicpies,  dont  plusieurs  mois 
étrangers  aux  autres  dialectes  romans,  se  sont  infiltrés 
dans  celui-ci.  Mais,  malgré  ces  mélanges  inévilHbU's 
sur  une  frontière  longtemps  débattue,  il  est  un  vrai 


DES  PATOIS.  133 

fils  de  la  langue  latine  modifiée  par  le  ciel  et  la  terre 
de  sa  nouvelle  pairie.  Sur  les  bords  lointains  de  la 
j\Ieuse  cl  de  l'Escaut,  les  mois  latins  ont  pris  la  forme 
la  plu?  altérée  qu'ils  pouvaient  recevoir  dans  les 
Gaules.  Au  premier  abord  ils  sont  méconnaissables; 
de  forles  contractions,  des  permutations  inattendues 
de  lettres  y  exercent  leur  empire.  L'œil  qui  les  voit 
s'étonne  de  ces  changements;  l'oreille  qui  les  entend 
cherche  sans  succès  à  retrouver  les  sons  familiers  à  la 
langue  du  centre,  et  l'on  pourrait  croire  qu'on  a  défi- 
nitivement quitté  la  région  latine.  Mais  ce  n'est  là  que 
l'illusion  d'un  moment  :  examinez  altentivement  ces 
contractions,  ces  permutations  de  lettres,  ces  termi- 
naisons régulières  pour  chaque  catégorie  de  mots,  et 
soudain  le  masque  tombe,  le  lalin  se  monlre  aussi 
vivace  et  aussi  pur  que  dans  le  reste  des  idiomes  ro- 
mans. Le  patois  wallon  est  un  poste  avancé  des  Gallo- 
Romains;  il  a  résislc  à  l'invasion  germanique  qui 
s'empara  de  la  rive  gauche  du  Rhin  et  d'une  grande 
partie  de  la  Rclgique.  On  ne  peut  douter  que,  si  celle 
invasion  n'eût  pas  été,  là,  prépondérante  en  nombre, 
la  langue  d'oïl  ne  se  fût  étendue  aussi  loin  que  s'éten- 
dait la  domination  romaine;  mais  une  large  portion 
de  territoire  lui  fut  CFilevée.  En  même  temps  que  le 
christianisme,  dans  les  cinquième  et  sixième  siècles, 
disparaissait  de  ces  contrées,  si  bien  qu'il  fallut  con- 
vertir de  nouveau  celle  extrémitéde  la  Gaule commeun 
pays  barbare,  en  môme  temps  disparaissaient  les  élé- 
menlsqui  s'yseraienllransibrmésen langued'oïl.  Pour 
le  dialecte  wallon  seul,  l'évolution  a  eu  lieu,  et  il  nous 
est  resté  commeun  échantillon  de  la  forme  dialectique 


134  OES  l'ATOlS. 

qui  aurait  été  propre  à  rexlrôrne  régiori  de  la  Gaule. 
M.  Grangagnage  est  un  habile  élymologiste;  il  se 
rend  compte  des  permulations  de  lettres;  il  reconnaît 
les  parties  analogues  ;  il  sait  les  conditions  qui  font 
qu'une  étymologie  est  possible  ou  impossible;  il  ne 
prend  pas  des  conjectures  pour  des  certitudes.  Bref, 
il  s'al tache  étroitement  à  la  forme  et  au  sens  du  mot 
ces  deux  lumières  de  toute  la  recherche.  Aussi,  guidé 
par  lui,  on  pénètre  sans  peine  dans  la  structure  du 
patois  wallon,  quelque  difficile  que  d'abord  elle  puisse 
paraître.  Et  elle  paraît  telle  en  effet  :  kinohe,  qui  si- 
gnifie connaître^  est  la  reproduction  correcte  de  cogno- 
scere;  on  s'en  rend  compte  ainsi  :  la  préposition  cumse 
rend  régulièrement  en  wallon  par  ki;  l'sc,  ou  la  dou- 
ble ss,  se  rend  régulièrement  aussi,  par  une  h  aspirée, 
comme  dans  frohî^  froisser;  Ve  caractérise  cette  conju- 
gaison. Tous  les  éléments  de  kinohe  sont  donc  analysés 
et  reproduisent,  membre  pour  membre,  le  latin  co- 
(jnoscere.  Les  patois  circonvoisins  disent  :  le  patois  de 
Namur  conoche;  et  le  patois  rouchi,  conoîte;  on  a  dit, 
dans  l'ancien  français,  conoistre  ou  conostre;  toutes 
ces  formes,  on  le\oil,  sont  régulières.  Heure  est  un 
verbe  qui  signifie  à  la  fois  secouer  et  échoir;  il  y  a  donc 
ici,  à  côté  de  la  forme,  à  tenir  compte  du  sens  :  l'/i, 
ainsi  placée,  représente,  dans  le  wallon,  la  préposition 
latine  ex  suivie  d'un  c;  dès  lors,  le  sens  vient  déter- 
miner les  deux  origines  et  dissiper  la  confusion  :  heûre^ 
dans  le  premier  cas,  est  excutere^  qui,  s*il  existe  dans 
l'ancien  français,  y  a  donné  esqueure^  comme  rescutere 
y  a  donné  resqueurre^  d'où  rescous^  encore  usité;  dans 
le  second  cas,  heure  est  excadere^  en  français  échoir. 


DES  PATOIS.  135 

Ces  formes,  toiiles  contracles  qu'elles  sont,  ne  résistent 
pas  à  l'analyse.  Il  en  est  de  môme  de  sitou,  rude,  gros- 
sier, sitoudreie^  rudesse,  grossièreté.  Ces  mots  seraient 
tout  à  fait  inintelligibles  si  l'on  ne  remarquait  que, 
tandis  que  le  français  rend  le  st  latin  par  est  {status^ 
estât,  spiitha^  espée),  le  wallon  le  rend  par  si;  cela 
établi,  sitou,  du  wallon,  ferait  en  français  ^5/ot«;  or, 
estoult  est  en  elfet  un  mot  du  vieux  français  et  vient  de 
stultiis;  sitoudreie  est  l'ancien  français  estoidtie.  Le  mot 
français  herse  dérive,  sans  difficulté,  de  liirpicem^  ou, 
en  bas-latin,  herpicem;  le  mot  wallon,  sous  une  forme 
différente,  n'en  est  pas  une  dérivation  moins  directe  : 
ipre^  par  le  renversement  de  l'r,  ou  même  îpe,  par  la 
suppression  totale  de  cette  lettre,  représentent  les  élé- 
ments du  latin.  On  peut  môme  remarquer  que  Yi  du 
wallon  répond  plutôt  à  hirpex,  et  Ye  du  français  plutôt 
à  herpex.  Prononçait-on,  dans  l'ancien  français,  le  c  de 
arc?  Au  i^ujet,  on  ne  le  prononçait  pas  certainement, 
puisque  môme  on  ne  l'écrivait  pas  :  li  ars.  Mais,  au  ré- 
gime, le  arc,  où  le  c  reparaissait,  le  c  était-il  une  lettre 
muette?  Génin  soutient  l'affirmative;  mais  la  chose 
est  loin  d'être  assurée;  toujours  est-il  qu'il  trouverait 
un  appui  dans  le  wallon,  qui  dit  car,  ceintre,  sans  le  ç, 
Atriuriiy  en  passant  dans  le  français,  avait  changé  de 
gens;  aitre^^  voulait  dire  cimetière;  c'est  qu'en  effet, 
Yatrium^  le  péristyle  des  églises,  étant  devenu  un  lieu 
de  sépulture  pour  les  fidèles,  l'expression,  d'abord 
restreinte,  s'étendit  à  toute  espèce  d'enclos  funéraire. 
Aitre^  qui  a  disparu  du  français  actuel,  persiste  dans 
le  wallorï  avec  la  forme  de  aide,  qui,  dans  ce  dialecte, 
est  correcte. 


136  DES  PATOIS. 

Abri  a  suscité,  parmi  les  ctymologisles,  comme  on 
sait,  des  discussions,  non  pas  quant  à  la  forme  qui  se 
ramène  régulièrement  à  apricus  (l'accent  y  est  sur  la 
pénultième);  mais,  quanl  au  sens,  pour  lequel  on  se 
demandait  comment  exposé  au  soleil  avait  pu  donner  à 
couvert,  défendu  contre.  On  a,  par  de  bonnes  raisons, 
écarté  cette  difficulté,  et  il  n'a  pas  été  nécessaire  de 
recourir  à  un  verbe  allemand  signifiant  protéger;  mais 
ce  Yerbe,  quand  même  il  n'eût  pas  été  rejeté,  aurait 
complètement  failli  à  expliquer  abri  dans  le  dialecte 
wallon  :  èse  à  labri  y  signifie  être  exposé  a;  èse  à 
Vabri  de  Iplaive,  être  exposé  à  la  pluie.  Mais  apricns, 
signifiant  :  qui  est  au  soleil  et  môme  qui  est  au  grand 
jour,  a  pu  se  délourner  pour  exprimer  ce  qui  est  à 
l'abi'i  quand  on  considère  le  bienôtre  que  procure  la 
chîileur,  et  ce  qui  est  exposé  quand  on  considère  l'es- 
pace libre  qui  est  nécessaire  pour  l'arrivée  des  rayons. 
C'est  ainsi  que  la  subtilité  instinctive  des  peuples  qui 
font  leur  langue  remanie  le  sens  des  mots  donnés  d'o- 
rigine. 

A  des  locutions  qui  embarrassent  en  des  auteurs 
vieillis,  les  patois  fournissent  parfois  des  rapproche- 
ments qui  facilitent  l'interprétation.  A  l'appétit  de  est 
une  locution  qui  parait  prendre  naissance  au  quin- 
zième siècle.  D'abord,  dans  Eustache  des  Champs,  elle 
a  le  sens  très-naturel  de  au  désir  de: 

A  apetit  d'aucuns  faut  estre  duit, 
Et  que  francs  cuers  au  f/elon  s'umilie. 

(Douleur  advenant.) 

Dans  une  lettre  de  Charles  Vil,  elle  signifie  à  la  sug^ 
gestion  de  :  «  Noslre  dict  frère  et  cousin,  ai  appétit  de 


DES  PATOIS.  137 

qui  que  ce  soit,  a  puis  nagueres  recueilli  un  granl 
nombre  de  gens  de  guerre  vivans  sur  notre  peuple.  » 
[Bulletin  du  comité  de  la  langue ^  t.  III,  p.  589.)  Il  en 
est  de  môme  dans  ce  passage  de  Comines  .  «  Et  se 
douloit  de  quoy  il  luy  avoit  ainsi  couru  sus  à  rappétit 
(i'autruy  (5,  5).»  Dans  Brantôme,  elle  signifie  simple- 
ment pour  ;  «  De  sorte  que,  si  ce  pont  fust  esté  faict 
à  l'appétit  de  peu  (pour  peu  de  dépense),  nous  eussions 
tousjours  accompagné  nostre  général;  et  par  ainsy, 
luy  très-bien  accompagné,  ce  maraut  (Pollrot)  n'eust 
jamais  faict  le  coup.»  (Vie  du  duc  de  Guyse.)  C'est  aussi 
le  sens  de  pour  qu'elle  a  dans  celte  plirase  de  Lanoue: 
«  Il  n'y  avoit  nul  propos  de  les  faire  geler  tous,  l'es- 
pace d'une  longue  nuicl,  à  Vappétit  f/'un  soupçon  peut- 
cslremal  fondé.  »  (Discours,  p.  589.)  Celle  expression, 
oubliée  paitout  ailleurs,  est  dans  le  patois  wallon  avec 
le  sens  de  à  cause  de. 

Dans  le  wallon,  comme  dans  les  autres  patois,  on 
trouve  quelques  mots  qui  ont  gardé  plus  fidèlement 
l'empreinte  de  l'origine  que  n'a  fait  la  langue  litté- 
raire. Quelque  douteuse  que  soit  l'étymologie  du  mot 
landier^  comme  l'ancien  français  est  am/ier  et  le  wallon 
andi^  il  n'est  pas  douteux  qu'ici,  comme  dans  loriot  et 
lendemain^  l'article  a  été  indûment  fondu  avec  le  mot. 
Caire  est  plus  près  de  cathedra  que  chaire  et  surtout 
chaise;  levai ^  de  libellum  (bas-la lin,  pour  libella)^  que 
niveau;  mape^  de  mappa^  que  nappe.  Médecin  dérive 
de  l'adjectif  medicinuSj  pris  substantivement,  tandis 
que  le  vieux  français  mieije  et  le  wallon  med  provien- 
nent de  la  véritable  dénomination  latine,  à  savoir 
médicuSy  qui  a  l'accent  sur  rantépénullième.  Feùte 


458  DLS  PATOIS, 

n'est  pas  mieux  fait  que /bîV;  seulerrienl,  il  conserve 
le  t  du  latin;  car  on  sait  que  foie  vient  de  ficatum  (foie 
d'une  oie  nourrie  de  figues,  et,  de  là,  foie  en  général). 
Foie  en  français  feùte  en  wallon,  fetge  en  -provençal, 
lé(jato  en  italier-  nigadoen  espagnol,  flgado  en  portu- 
gais, témoignent  que  la  bouche  romane  déplaça  l'ac- 
cent du  mot  lalin,  et,  au  lieu  de  ficâtum^  qui  est  la 
prononciation  régulière,  dit,  par  anomalie,  ficatum 
avec  l'accent  sur  l'antépénullième.  Cette  altération  a 
été  sans  doute  facilitée,  comme  le  remarque  Diez,  par 
une  forme  figido,  qui,  montrant  l'a  changé  pour  l'i, 
montre  aussi  qu'il  a  pu  perdre  l'accent.  Au  reste,  il  y 
a  eu,  dans  la  haute  période  du  bas-latin,  tendance  à 
remplacer,  dans  des  participes  de  ce  genre,  l'a  par  l'i, 
et  conséquemment  à  déplacer  l'accent;  par  exemple, 
rogitus  pour  rogatus,  dolitus  pour  dolatus,  vocitus  pour 
vocatus^  provitus  pour  probatus.  Mais,  quant  à  ficatiim, 
l'altération  de  prononciation,  quelque  générale  qu'elle 
ait  été,  ne  fut  pourtant  pas  sans  exception  :  en  Sar- 
daigne  on  dit  figâu,  à  Venise  figà,  avec  le  véritable 
accent  latin. 

Cette  fluctuation  du  parler  roman  i^our  ficatum  sert 
à  rendre  compte  d'une  fluctuation  semblable  pour  le 
mol  encre^  car  un  cas  explique  l'autre.  Enche  est  en 
wallon  ce  que  encre  est  en  fiançais,  avec  une  r  de 
moins,  laquelle  est  tout  à  fait  adventice;  car  il  vient 
à' encaiistum^  qui  dans  le  bos-latin  avait  succédé  à 
atramentum.  Comment  encre  peut-il  provenir  de  en- 
eauslnm?  Diez  dit  que  c'est  la  plus  forte  contraction 
que  présente  la  langue  d'oïl;  mais,  à  ne  voir  qu'une 
contraction,  la  forine  du  mot  serait  inexplicable;  car, 


ûtS  PATOIS.  159 

dans  encaustum,  la  pénultième  étant  accentuée,  ce 
serait  la  syllabe  eau  qui  aurait  dû  former  le  noyau  du 
n»ot  contracté,  et  non  la  syllabe  eu.,  qui  est  muette. 
C'est  ce  qui  est  arrivé  en  effet  dans  l'italien  inchiostro 
et  le  provençal  encaiit  ;  ceux-ci  ont  suivi  évidemment 
l'accentuation  latine,  et  leur  syllabe  accentuée  répond 
à  lu  syllabe  accentuée  du  mot  latin.  Mais,  pour  que 
enere  ou  enche  se  soit  formé  dans  le  français  ou  dans 
le  v^'allon,  c'est-à-dire  dans  la  langue  d'oïl,  il  a  bien 
fallu  qu'il  y  ait  eu  à  l'origine  une  prononciation  qui 
accentuât  l'antépénultième  dans  encaustum,  de  même 
qu'à  côté  de  /ic«hfm,  avec  l'accent  sur  l'avant-dernière 
syllabe,  il  y  avait  une  prononciation  avec  l'accent  sur 
fi;  d'oii  la  double  forme,  dans  les  langues  romanes  ou 
leurs  patois,  de  foie  et  de  figà.  Du  reste,  l'origine  de  la 
double  accentuation  pour  encaustum  peut  être  assi- 
gnée :  on  sait  que,  quand  un  mot  grec  pénétrait  dans 
la  langue  latine,  la  prononciation  avait  toujours  des 
bésitations,  les  uns  lui  attribuant  l'accentuation  na- 
tionale, les  autres  lui  conservant  l'accentuation  grec- 
que. Or,  ici,  tandis  que  le  latin  accentuait  la  pénul» 
tième,  le  grec  accentuait  l'antépénultième  (èV/a-jcrTov). 
La  langue  d'oïl  nous  montre  que  cette  accentuation, 
qu'elle  a  suivie,  avait  réellement  cours,  à  côté  de 
l'autre,  parmi  les  latins.  De  cette  façon,  encre  n'ofire 
qu'une  contraction  très-usuelle,  la  plupart  des  mots 
latins  j)ioparoxytons  de  trois  syllabes  devenant  des 
mots  français  paroxytons  de  deux  syllabes. 

Quand  on  rencontre,  dans  le  wallon,  dalant,  dangî, 
araiui,  mopli  ou  mompli.,  on  se  sent  dans  la  vieille 
langue  d'oïl.  Daluut^   qui  signifie  désir,  besoin,  est 


140  DES  PATOIS. 

l'ancien  français  talent^  qui  a  le  nnônrie  sens,  en  italien, 
talento;  c'est  par  un  très-long  détour  d'idées  que  ta- 
lentum^  qui  désigne  un  poids,  en  est  venu  à  exprimer 
désir,  besoin;  et  le  détour  n'est  guère  moindre  pour 
arriver  de  là  à  l'acception  moderne.  Daiujî  est  dans  le 
môme  cas  :  il  est  la  forme  wallone  de  l'ancien  français 
dam)ieî\  qui  voulait  dire  force,  puissance,  du  bas-latin 
domniarium^  pouvoir  seigneurial,  et  il  a  un  sens  Irès- 
analogue,  celui  de  besoin,  de  nécessité  :  fa  dangî  dealer 
lâvâj  j'ai  besoin  de  descendre.  Araini  esl  ce  mot  qui  se 
trouve  si  souvent  dans  les  chansons  de  geste,  arainier, 
adresser  la  parole,  d'un  mot  bas-latm  adrutionare ; 
raison  ayant,  dans  la  langue  d'oïl,  le  sens  de  discours, 
allocution.  Enfin,  momplî  ou  mopH^  qui  veut  dire  croî- 
tre, grandir,  esl  l'équivalent  de  multiplier  et  répond  à 
l'ancien  français,  monteplier,  dit  pour  mouteplier;  les 
deux  se  trouvent  dans  les  textes.  Mouteplier  tient  un 
compte  exact  de  tous  les  éléments  de  multipHcare; 
montepUer  les  altère;  momplî  y  introduit  une  contrac- 
tion; enfin  moplî,  en  supprimant  une  nasale,  comme 
dans  covent  pour  couvent  iconveutus)^  rendrait  le  mot 
méconnaissable  si  l'on  ne  tenait  pas  toute  la  filière. 
Il  y  eut  un  temps  où,  dans  le  français,  on  disait  liere 
au  sujet,  de  latro^  et  larron  au  régime,  de  latronem; 
quand  les  cas  périrent,  le  régime  persista  seul  dans  la 
langue  moderne.  Le  wallon  a  conservé  larron  oi  lier, 
mais  avec  le  môme  emploi;  cette  double  forme  s'expli- 
que par  1  ancien  usage  de  la  langue  d'oïl. 

Traire,  de  trahere,  dont  il  avait  primitivement  tous 
les  sens,  a  fini  par  se  borner  à  celui  de  mnlgere,  verbe 
qui  n'est  pas  de  la  langue  française.  Mais  mulgere  a 


DES  PATOIS.  141 

survécu  dans  le  wallon  mode,  h  la  vérité  avec  une  faute 
contre  l'accent,  c'est-à-dire  que,  dans  le  bas-lalin, 
mulgere  a  passé  de  la  seconde  conjugaison  à  la  Iroi- 
sicine,  et  de  paroxyloncstdevenu  proparoxyton,  comme 
(acere  a  donné,  en  français,  taire  à  côté  de  taisir,  et 
pîacere,  pluire,  à  côté  de  plaisir.  Le  wallon  a,  pour  ex- 
primer la  neige,  deux  mots,  dérivés  l'un  et  l'autre  du 
latin,  et  employés  dans  des  localités  différentes:  le 
premier  est  ivière,  qui  est  le  féminin  de  ivier\  en  fran- 
çais hiver,  ces  trois  mots  provenant  de  hibernus;  on 
voit  dans  Vivière  wallon  comment  un  mot  général  se 
particularise,  hibernus  finissant  par  désigner  spéciale- 
ment la  neige.  Le  second  est  iiivâie;  celui-ci  est  digne 
de  remarque,  parce  qu'il  faut  l'ajouter  à  ces  féminins 
collectifs  de  la  langue  d'oïl,  qui  émanent  d'un  neutre 
pluriel  latin  :  nivâie  est  la  production  de  nivalia,  comme 
meiveille  de  mirabilia. 

Je  ne  m'arrêterai  sur  dovri,  ouvrir,  que  pour  faire 
remarquer  à  M.  Grandgagnage  que  l'origine  en  est  non 
deaperire,  mais  deoperire.  J'ai  disserté  suffisamment 
(Voy.  t.  I,  p.  145  et  suiv.)  sur  ce  verbe,  dont  le  sens 
clairet  la  forme  régulière  contrastent  avec  notre  ou- 
vrir, inexplicable,  ce  semble,  autrement  que  par  une 
méprise  delà  langue.  Mais  je  m'étendrai,  en  revanche, 
sur  un  article  qui  me  permet  de  tenter  l'explication 
d'une  glose  malbergiqne;  on  sait  que  c'est  le  nom  de 
mots  intercalés  dans  le  texte  de  la  loi  salique.  L'anti- 
quité, comme  on  voit,  en  est  très-grande.  Ces  mots 
sont  d'une  forme  le  plus  souvent  très-barbare,  et  ils 
ont,  de  tout  temps,  élé  une  croix  pour  les  érudils. 
L'opinion  la  plus  piobable  est  que  ces  mots  sont  des 


Wî  DES  PATOIS. 

rubriques  de  chapitres,  qui  de  la  marge  ont  passé 
dans  le  texte.  Tout  récemment  un  savant  allemand, 
M  Léo,  a  consacré  un  ouvrage  spécial  .à  leur  interpré- 
tulion.  Les  glossaires  patois  que  j'ai  entre  les  mains  et 
nn  texte  précieux  d'un  poëte  normand  du  douzième  siè- 
cle, m'ont  conduit  à  déterminer  le  sens  d'une  de  ces 
gloses. 

Voici  les  textes  de  la  loi  salique  avec  la  glose  mal- 
bergique  dont  il  s'agit  :  Si  quis  alterum  falsatorem 
clamaverit  et  non  potuerit  adprobare,  Malb.  iscrabo, 
soîidos  XV  culpabîlis  judicetur  (Loi  salique,  4^  texte, 
xLviii,  2).  Les  variantes  sont  ischrabo^  hischrabo;  le 
texte  publié  par  Herold  a  extrabo.  —  Si  quis  millier 
ingenua  seo  vero  muliere  nieretricem  damnverit  et  non 
potuerit  adprobare^  Malb.  solis  trabo,  solidos  xly  culpa- 
bilis  judicetur  {Ih.  XLvm,  4).  11  y  a  une  variante  :  sole 
strabo.  —  Si  quis  homo  ingenuus  alio  improper averti^ 
quod  scutum  suumjadasset^  et  fugalapsus  fuisset,  et  non 
poterit  adprobare,  Malb.  austrapo,  dc  denarios  culpabi- 
Us judicetur  (Lex  sal.  Herold,  xxxm,  de  conviliis,  5). 

La  glose malbergique  est  iscrabo,  ischrabo, hischrabo, 
extrabo ,  salis  traho^  sole  strabo,  austrapo,  comme  on 
voudra  du  comme  on  pourra  lire  entre  toutes  ces 
formes  également  inintelligibles.  M.  Léo  y  voit  trois 
mots  :  Tun  signifiant  faussaire,  l'autre  femme  de  mau- 
vaise vie,  l'autre  lâche  qui  jette  son  bouclier.  M.  Pott 
{Zeitschr.  [ilr  vergleich.  Sprachforsûhumj,  1,  p.  557) 
croit  que  le  sens  primordial  est  meretrix,  femme  de 
mauvaise  vie,  sens  transporté  par  métonymie  aux 
hommes  méprisables  qui  fuient  dans  le  combat.  En 
«conséquence  il  propose,  mais  avea  de  grands  doutrjs, 


DES  PATOIS.  143 

d'y  voir  \o  latin  scrapta,  prostituée,  rcmnrquanl  toute- 
fois que  Pictet  avait  introduit  dans  la  comparaison  l'ir- 
landais striopach,  straboid,  gaélique  strabaid^  anglais 
strumpet,  prostituée. 

De  toutes  ces  variantes,  la  bonne  leçon  est,  je  pense, 
extrabo;  les  autres  sont  des  altérations  dues  aux  co- 
pistes. Peu  avant  que  Rollon  avec  sa  bande  se  fût  fixé 
en  Normandie,  il  essuya  une  défaite;  une  partie  de  ses 
gens  fut  enveloppée;  mais,  dans  la  nuit  (jui  suivit, 
cette  troupe,  prenant  conseil  de  son  courage,  se  fil 
jour  à  travers  ceux  qui  croyaient  la  tenir.  Telle  fut 
l'épouvante  jetée  par  cette  attaque  nocturne,  que  le 
comte  de  Poitiers  alla  se  cacher  chez  un  foulon.  C'est 
là  qu'on  le  trouva  ;  mais  cette  fuite  et  cette  cachette 
suscitèrent  des  moqueries;  et,  dit  Benoît,  dans  sa 
Chronique  des  ducs  de  JS^rtnandie^  v.  5909, 

Mult  par  en  fu  puis  Lui  le  meis 
Estrange  eschar  entre  Franceis; 
Vers  en  firent  e  estraboz, 
U  oui  assez  de  vilains  moz. 

Dans  ce  passage  le  sens  à'estraboz  est  clairement  dé- 
terminé :  il  signifie  raillerie  injurieuse,  injure,  satire. 
Une  acception  très-analogue  est  assignée  à  tin  mol  du 
patois  wallon  :  on  trouve  dans  le  Glossaire,  estraboté, 
rudoyer,  maltraiter  en  paroles,  et  un  verbe  composé 
restraboté,  qui  a  le  môme  sens.  Ainsi  un  mol  qui  re- 
paraît isolé  dans  un  poôme  du  douzième  siècle,  n'en 
a  pas  moins  vécu  sourdement  au  sein  des  patois,  bien 
que  la  langue  écrite  n'en  ait  conservé  aucune  trace.  Je 
crois  môme  le  discerner  dans  le  patois  berrichon  ;  je  lis 
dans  le  Glossaire  de  M.  le  comte  Jaub'îrl  ;  étrebout^ 


144  DES  PATOIS 

bourrasque,  ouragan.  La  forme  s'y  rapporte,  car  Fac- 
cent  sur  éirehout  suppose  une  5,  estrebout.  Quant  au 
sens,  de  môme  que  injure  a  pu  ôtre  dile  bourrasque, 
de  même,  par  un  cliangement  inverse,  bourrasque  a 
pu  ôtre  dénommée  d'après  injure. 

Le  mot  d'ailleurs  n'est  pas  borné  à  la  langue  d'oïl  et 
à  ses  patois.  II  est  dans  le  provençal  :  estrïhol  ou  stri- 
bot^  qui  veut  dire  chanson  moqueuse.  Il  est  dans  l'an- 
cien espagnol,  où  il  a  le  môme  sens  que  dans  Benoît: 
Escarnios  et  laydos  eslribotes^  Berc.  Dom.  648.  11  est 
enfin  dans  l'ancien  italien  strambotto^  queje  trouve  dans 
le  Lexique  roman  de  Raynouard,  avec  l'explication  : 
Poésie  chesi  cantanodegli  innamorati.  Il  faut  sans  doute 
l'entendre  de  chansons  railleuses.  Cela  résulte  de  l'en- 
semble des  significations. 

Tous  ces  documenis  nous  montrent  qu'au  fond  du 
mol  en  question  il  y  a  lidée  d'injure.  Maintenant  ap- 
pliquons ce  résultat  des  recherches  à  la  glose  malber- 
gique.  On  voit  par  les  textes  de  la  loi  salique  que  cette 
glose  est  dite  à  la  fois  d'un  faussaire,  d'une  femme  de 
mauvaise  vie  et  d'un  poltron  qui  a  fui  dans  le  combat. 
Il  faut  donc  que  le  sens  en  soit  tel  qu'il  convienne  dans 
les  trois  cas.  Mettez  à  la  place  injure,  et  vous  avez  une 
signification  très-salisiaisaiitc:  Si  quelqu'un  en  appelle 
un  autre  faussaire,  et  ne  peut  prouver  son  dire  (Malb. 
injure),  0  sera  condamné  à  quinze  sous,  —  Si  quel- 
qu'un liailede  femme  de  mauvaise  vie  une  personne 
libie,  etiie  [lenl  [»r(iuver  son  dire  (Ma!b.?ï/j//r^),  il  sera 
condamné  à  quaiaiite-cinq  sous,  —  Si  queliju'un  re- 
proche à  un  homme  davoii-  fui  cl  jelé  son  bouclier  et 
ne  peut  prouver  son  dire  (Malb.   injnre)/\i  sera  con- 


DES  PATOIS.  145 

damné  à  six  cents  deniers.  L'interprétation  qne  je 
propose  appuie  l'opinion  de  ceux  qui,  comme  je  l'ai  dit, 
voicnl,  «lans  les  gloses  malbergiqucs,  des  rubriques 
introduites  de  la  marge  dans  le  lexlc.La  rubrique  était: 
des  injures^  en  latin  de  convitiis^  dans  la  langue  des 
gloses  extrabo, 

La  forme  de  la  langue  d'oïl  {estrabot  dans  Benoît,  es- 
traboté  dans  le  wallon),  la  forme  italienne  strambotto^ 
qui  est  la  même,  sauf  l'intercalation  de  l'm,  appelée 
par  le  6,  et,  subsidiairement,  les  formes  avec  i,  du 
provençal  et  de  l'espagnol,  estribot  et  estribote,  témoi- 
gnent que  parmi  toutes  les  variantes  de  la  glose  mal- 
bergique,  il  faut  clioisii  extrabo.  De  ces  variantes,  la 
plupart  se  laissent  ramener  sans  peine  au  tlièmeainsi 
déterminé,  par  exemple  iscrabo,  ischrabo  ou  hischra- 
bo;  môme  austrapo  est  encore  dans  les  conditions  d'une 
faute  de  copiste;  mais  on  n'en  peut  pas  dire  autant  de 
solis  slrabo  ou  sole  strabo.  Toutefois,  en  considérant  ces 
dernières  variantes  et  en  ne  tenant  aucun  compte  de  la 
manière  dont  elles  sont  coupées  (car  des  copistes  qui 
ne  les  comprenaient  pas  les  ont  coupées  au  basard), 
on  y  dislingue  visiblement  istrabo  ou  estrabo,  ce  qui 
est  notre  mot.  Reste  sol;  je  suis  porté  à  y  voir  une 
abréviation  de  solidi.,  sous  ;  de  sorte  que  la  rubrique 
restituée  serait  :  solidi  extrabo,  qu'on  traduirait  par  : 
50MS,  hijure;  c'est-à-dire  injure  pour  laquelle  on  paye, 
en  amende,  une  certaine  somme  de  sous.  Je  livre  cette 
conjecture  à  ceux  qui  s'occupent  du  texte  de  la  loi  sa- 
lique. 

Je  remarque  que,  dans  la  glose  inalbergique,  estrabo 
doit  avoir  l'accent  sur  bo;  car  toutes  les  langues  qui  ont 


t46  DES  PATOIS. 

admis  ce  mot,  langue  d'oïl,  wallon,  provençal.,  italien, 
espagnol,  ont  accentué  celte  syllabe.  L'étymologie 
m'en  est  tout  à  fait  inconnue.  M.  Diez  a  varié  :  tantôt, 
au  mot  strambo,  considérant  que  l'espagnol  e»tramboie 
et  l'italien  strambotto  désignaient  des  pièces  de  vers 
qui  violaient  en  quelque  chose  la  règle  ou  la  mesure,  il 
a  songé  au  latin  strabus^  louche;  tantôt,  considérant 
^lîeî' espagnol  estribote^  le  provençal  estriboî^  le  vieux 
français ^6'i?«&of,  pouvaient  impliquer  l'idée  de  refrain, 
il  a  songé  à  estribo  espagnol,  estreup  provençal,  es- 
trïef  ancien  français,  le  refrain  étant  comme  une  sorte 
â'étriei\  d'appui  pour  le  chant.  Tout  cela  est  dit  avec 
doute  et  est,  en  effet,  fort  douteux.  L'étymologie  est 
assujettie  à  une  nouvelle  condition,  c'est  d'embrasser 
la  glose  rnalbergique,  qui,  lorsque  M.  Diez  a  fait  ses 
recherches,  n'avait  pas  été  rapprochée  des  mots  en 
question. 

La  noix  se  dit  en  wallon  geie,  ancien  wallon  gailly 
rouchi  (jaille^  et  aussi  rouchi  gauyue.  M.  Grandgagnage 
a  très-bien  expliqué  l'origine  de  ces  mots  et  la  variété 
de  leurs  formes.  «Cette  variété,  dit-il,  qui,  au  premier 
aspect,  semble  devoir  compliquer  la  question,  donne, 
au  contraire,  moyen  de  la  résoudre  ;  car  une  seule 
combinaison  littérale  peut  expliquer  la  double  forme 
en  lie  et  giie,  savoir  Ig.  Le  thème  galg,  en  effet,  est 
susceptible  de  se  transformer  de  deux  manières  :  ou, 
selon  la  règle  française,  il  devient  gaug,  ouïe  g  s'amol- 
lit en  i  etl'/  devient  mouillée,  ce  qui  produit  g  ail.  Oi 
peut  donc  affirmer  que  le  radical  de  notre  mot  doit  s 
composer  de  ce  thème  ^«/f/,  plus  une  désinence;  or, 
on  trouve  le  bas-latin  galgulus  (glose  d'Isidore.  Vny.  Du- 


DES  PATOIS.  147 

cange),  qui  répond  à  ces  conditions  et  signifie  baie, 
noyau.»  Je  m'empare  de  cette  habile  explication^  et 
je  m'en  sers  pour  rendre  raison,  comme  je  l'ai  promis 
dans  le  dernier  article,  de  caillou^  qui  est  une  forme 
dérivée  et  dont  le  thèmeest  caille  ou  cail,  existantencore 
dans  les  patois.  Calculus  a  donné  ou  cauque  ou  caille; 
de  ces  d«ux  formes,  la  première  n'a  pas  laissé  de  tra- 
ees;  la  seconde  est  restée  en  usage.  Ce  rapprochement 
appuyé  l'opinion  qui  voit  dans  calculus  \e  primitif  de 
eaille,  et,  par  conséquent,  de  caillou. 

Il  y  a,  dans  l'ancien  français,  un  verbe  très-employé  : 
c'est  se  (juermentei\  se  garmentery  se  guementery  en  pro- 
vençal, gasmenlaVy  guaimentary  gagmentar.  M.  Liez  est 
disposé  à  y  voir  une  transformation  de  lamenter^  par 
rinlcnnédiairede  l'interjection  guai.  Puis,  s'arrêlant  à 
la  forme  (jnermentei\,  il  se  demande  si  elle  ne  renferme 
pas  un  radical  celtique,  attendu  que  le  gaélique  gairm, 
le  kymri  garmio  et  le  breton  garmi  signifient  pousser 
des  cris.  Enfin,  segramenter,  qui  se  trouve  aussi,  lui 
suggère  i'idée  d'une  origine  germanique,  par  ^ram, 
allligé.  Pourtant,  je  crois  qu'il  faut  y  voir  seulement 
une  altération  singulière,  il  est  vrai,  de  lamentari,  et 
c'est  le  wallon  qui  me  fournit  la  principale  raison.  Ce 
patois  a  se  larmenter;M.  Grandgagnage,  après  avoir 
discuté  quelques  étymologies,  accorde  le  plus  de  pro- 
babilité à  celle  qui  s'adresse  à  lamentari^  l'épenthèse 
de  Yr  devant  Ym  n'étant  pas  sans  exemple,  en  wallon, 
voyez  germale,  jumeau,  de  gemellus.  Ainsi  lamentari  a 
pu  doimer  lermenter,  comme  âme  a  donné  arme  dans 
cerlains  textes.  Reste  la  transformation  de  1'/  en  g. 
Qu'il  y  ail  eu  une  certaine  aflinité  entre  ces  deux  let- 


148  DES  PATOIS. 

très,  la  préposition  5<?CM?i(/«m le  montre,  qui  s'est  chan- 
gée en  segond  et  selon.  C'est,  je  sup[iosc,  une  affinilé 
de  ce  genre  qui  a  changé  lamenter  en  (juementer ,  cl  de 
là,  par  l'épenlhcse  d'une  r,  guermenter. 

Dans  plus  d'une  circonstance,  iM'a  ut  recourir  à  la  fois 
au  vieux  français  et  aux  patois  pour  expliquer  un  mot 
du  français  actuel.  D'où  vient  tante?  Pour  ce  terme  de 
parenté,  le  vieux  français  ne  connaît  que  ante,  repro- 
duction exacte  de  amita^qui  a  l'accent  sur  l'antépénul- 
tième, comme  sente  (français  populaire)  représente, 
pour  la  même  raison,  semila.  Éxidcmmenl  tante  tient, 
par  le  sens  et  par  la  forme,  à  anle^  dont  il  est  quelque 
altération.  Mais  quelle  est  cette  altération,  elcomment 
un  t  s'est-il  introduit  ici?  On  a  dit  que  ce  t  n'avait  au- 
cune raison  étymologique  et  qu'il  était  seulement  épen- 
Ihétique  comme  dans  a-t-il,  voilà-t-il^  etc.  Je  ne  pense 
pas  qu'il  en  soit  ainsi  ;  un  t  épenlliétique  peut  se  trou- 
ver entre  deux  voyelles;  mais,  au  commencement  d'un 
mol,  je  n'en  connais  pas  d'exemple,  et,  tout  exemple 
manquant,  tante  ne  peut  être  expliqué  de  cette  façon. 
Selon  moi,  ce  t  représente  le  nom  possessif /«;  on  sait 
que,  dans  l'ancierme  langue,  le  féminin  des  pronoms 
possessifs,  devant  un  nom  commençant  par  une 
voyelle,  au  lieu  de  se  transformer  en  un  masculin,  éli- 
dait  Va:  mame^  t'espée,  s  enfance^  formes  qui  ne  nous 
paraissent  dures  que  parce  que  notre  oreille  n'y  est  pas 
habituée,  tandis  que  nos  formes  choqueraient  singu- 
lièrement nos  aïeux  par  la  disconvenancc  des  genres. 
Mais  cette  explication  ne  vaudrait  pas  plus  que  la  pré- 
cédente si  je  n'avais  à  citer  des  analogies  en  sa  faveur. 
Les  cas  analogues  sont  la  justification  dey  ^-as  çingu- 


DES  PATOIS  149 

liers.  C'est  le  wallon  qui  fournit  la  solution.  Dans  ce 
patois,  le  pronom  possessif  mon,  ma  est  accolé  à  cer- 
tains noms  de  parenté,  d'une  façon  étrange  et  sans  en 
modifier  aucunement  Icscns'moufré^maseûre^mononk, 
matante^  y  signifient  seulement  frère^  ^œur^  oncle, 
tante.  C est  s  mo}if ré  you[  d'iro  :  c'est  son  frère.  Il  est 
adlé  s  matante,  veut  dire  :  il  est  auprès  de  sa  tante.  A 
celle  calégoric  de  noms  de  parenté  agglutinés  avec  un 
pronom  possessif,  il  faut  joindre  le  français  tante.  On 
conçoit  du  reste  comment,  à  ces  noms-là  en  particu- 
lier, il  a  pu  arriver  qu'un  pronom  possessif  quelconque 
s'agglutinât;  et,  quand  j'ai  dit  tout  à  l'heure  que  les 
formes  wallonnes  sont  étranges,  je  dois  ajouter  qu'elles 
ne  le  sont  pas  plus  que  la  forme  française,  et  que,  dans 
tous  les  cas,  les  unes  et  les  autres  proviennent  du  par- 
ler enfanlin  et  domestique. 

Le  Glossaire  a  un  article  ainsi  conçu  :  «  Néfjostromy 
d'après  quelques  paysans:  arbrisseau  qui  porte  de  pc- 
tiles  grappes  de  graines  noires  quand  elles  sont  mûres, 
et  seri  écs.  C'est  assurément  le  troène,  et  ce  nom  vient 
du  latin  Ufjustrum;  mais  ce  qu'il  y  a  de  remarquable 
est  que  ce  mot,  d'après  la  manière  dont  on  le  rapporte, 
serait  non  pas  une  corruption  de  la  dénomination 
scientifique,  mais  un  terme  vulgaire.  »  M.  Grandga- 
gnage  a  eu  raison  de  s'exprimer  avec  doute  et  d'une 
manière  suspensive.  Néijostrom,  s'il  vient  dcligustrum, 
comme  cela  semble  manifeste,  en  est  une  corruption 
récente, qui  a  passe  dansle langage  du  peuple,  mais  qui 
n'a  droit  à  aucune  antiquité.  Si,  dans  le  temps  que  li- 
(jvstrum  était  le  nom  du  troène  dans  la  Gaule  belgiqne, 
il  s'en  était  formé  un  mot  roman,  il  aurait,  attendu 


450  DES  PATOIS. 

que  l'accent  est  sur  le  pénultième,  produit  un  mot 
comme  Uoustre.  Cesi  seulement  dans  notre  prononciai- 
lion  moderne  du  latin,  que  la  syllabe  um  est  accentuée; 
et,  pour  que  des  paysans  l'accentuent  à  leur  tour,  il 
faut  qu'ils  l'aient  entendu  ainsi  prononcer.  L'accent 
latin  sert  à  faire  distinguer  les  mots  empruntés  dans 
l'époque  moderne  et  gouvernés  dès  lors  par  une  accen- 
tuation qui  leur  est  primitivement  étrangère  ;  il  est  la 
marque  qui  sépare  les  médailles  fausses  des  bonnes. 

M.  Grandgagnage,  tout  occupé  de  soumetlre  aux 
meilleures  méthodes  l'examen  du  wallon,  a  pénétré 
trop  avant  dans  la  nature  de  ce  rameau  de  la  langue 
d'oïl  pour  ne  pas  lui  avoir  assigné  sa  place  dans  le 
système  entier.  Cela  seul  a  suffi  pour  le  préserver  de 
toute  partialité  provinciale.  Pourtant  l'occasion  de  si- 
gnaler une  plus  grande  correction  dans  le  patois  que 
dans  la  langue  littéraire,  se  présenterait  plus  d'une 
fois  ;  car,  sauf  l'usage  des  bons  écrivains  et  de  la  société 
polie,  sauf  l'élaboration  grammaticale  (double  avai^tag^ 
que  je  suis  loin  de  vouloir  atténuer),  la  langue  litté- 
raire n'est,  non  plus,  qu'un  patois  ou  dialecte  élevé  à 
la  suprématie;  et  elle  a,  comme  les  autres,  ses  fautes 
et  ses  méprises.  En  voici  une  singulière  et  qui,  juster 
ment,  appartient  en  propre,  non  pas  à  la  langue  ou  à 
l'oreille,  mais  aux  régulateurs  de  l'orthographe.  En 
wallon,  can  est  le  côté  le  plus  étroit  d'un  objet  ;  mète 
one  brihe  so  s'kan  se  traduit  par  :  mettre  une  brique  de 
champ.  Gant  ou  chant^  suivant  le  dialecte,  se  trouve 
dans  le  vieux  français  avec  le  sens  de  coin  •  et  il  a  fourni 
dans  le  français  moderne,  suivant  le  dialecte  où  l'on 
puisait,  canton  et  chanteau.  Canto  en  itahen  et  en  os- 


DES  PATOIS.  151 

pagnol  est  le  même  mot,  né  d'4m  radical  qui,  d'ail- 
leurs, se  irouve  à  la  fois  dans  l'allemand  kanthe,  côté 
le  plus  élroil,  daas  le  celtique  cant,  bord,  dans  le  latin 
canthus^  bord  de  la  roue,  et  enfin  dans  le  grec  xav^oç, 
coin  de  l'œil.  La  locution  actuelle  de  champ  n'a  donc 
rien  de  commun  avec  campus;  ceux  qui  l'ont  écrite,  ne 
la  comprenant  plus,  l'ont,  ce  qui  est  arrivé  tant  de  fois, 
assimilée  à  un  mot  connu  et  compris;  et  c'est  ainsi 
que  chant  (véritable  orlbograpbe)  a  été  confondu  avec 
champ;  un  coin,  un  bord  étroit,  avec  la  campagne;  et 
M.  Grandgagnage  n'a-t-il  pas  raison  dédire  :  «  Ceci  est 
un  bel  exemple  de  corruption  dans  une  langue  acadé- 
mique. »  Représailles  pardonnables  du  mépris  si  sou^ 
vent  prodigué  aux  patois. 

Retrouver,  à  l'aide  de  formes  romanes,  un  mot  la- 
tin qui  n'est  pas  dans  nos  lexiques  et  qui  a  été  certai- 
nement en  usage,  se  peut  en  certaines  circonstances  ; 
et  il  y  a  là  un  moyen  de  fournir  quelques  additions  non 
sans  intérêt,  sinon  à  la  latinité  classique,  du  moins  à 
celle  qui  prépara  l'avènement  des  langues  romanes.  Je 
rencontre  un  cas  de  ce  genre  dans  ornière;  non  pas 
immédiatement;  il  faut  d'abord  discuter  et  corriger. 
Ornière,  en  soi,  ne  mènerait  à  rien,  sinon  à  oruare^ 
(jui  n'est  pas  de  mise  ici.  Mais  les  patois  contiennent  la 
rectificatioK  >oulue.  L'n  dans  ornière  est  une  lettre 
pour  une  autre,  et  elle  tient  la  place  d'un  d  ou  d'un  h. 
En  effet,  le  picaid  ordière  et  le  wallon  ourbîre  sont  la 
transcription  irréprocliable  du  latin  orbitaria^  trans- 
formé par  la  bouche  romane,  qui  supprimait  li  bref, 
on  orhlaria^  et  delà,  suivant  les  affinités  de  l'oredle, 
?.\\  ordière  picard  ou  en  ourbîre  wallon  :  ce  dernier  se- 


iS8  DES  PATOIS. 

rait  en  français  orbière.  Mais  ces  mots,  qui  ne  peuvent 
pas  avoir  exislé  sans  orbitaria^  témoignent  en  môme 
temps  quorbitaria  a  existé,  lequel  d'ailleurs  est  un  bon 
dérivé  d'orb'ita^  pour  exprimer  une  ornière. 

Celle  étymologie  d'ornière^  que  M.  Diez,  et  d'après 
les  mêmes  raisons,  a  déjà  donnée,  est  assurée  et  ne 
mériie  pas  d'être  qualifiée  seulement,  comme  la  qua- 
lifie M.  Grandgagnage,  de  probable.  Mais  là  où  surtout 
je  n'admels  pas  ses  incertitudes,  c'est  au  sujet  du  mot 
aivenre^  qui  signifie  cbance  heureuse  ou  malheureuse. 
Après  avoir  dit  que  aweure  vient  de  hora^  le  a  préposé 
pour  donner  de  la  consistance  à  ce  mot  emphatique  et 
le  m;  inséré  pour  éviter  l'hialus,  il  ajoute  :  «  Bien  que 
la  dérivation  ci-dessus  me  paraisse  sulfisamment  claire, 
il  se  pourrait  que  aweure  eût  une  autre  racine  que  le 
français  heur  ei  dérivât  d'augurium.  »  Je  ne  puis  ac- 
cepter la  thèse;  je  ne  puis,  non  plus,  accepter  la  re- 
marque subsidiaire  qui  la  rectifie,  il  est  vrai,  mais  qui, 
en  la  reclifiant,  compromet  la  meilleure  raison  de  la 
vraie  étymologie.  Le  français  henr  n'a  pas  une  autre 
racine  que  le  wallon  aweure;  il  ne  dérive  pas  de  hora, 
il  vient  à' augurium ;  car,  si  on  remonte  au  vieux  fran- 
çais, on  trouve  que  heur  y  est  représenté  par  eûr  ou 
aûr^  formes  qui  excluent  hora,  et  qui  se  rangent  à  côté 
de  aweure. 

Quelques  mots,  choisis  ainsi  entre  beaucoup  qui,  à 
égal  litre,  mériteraient  d'atlirer  l'attention  (mais  il  a 
fallu  se  borner),  m'ont  servi  à  monlrer  les  qualités  du 
travail  de  M.  Grandgagnage.  Ce  qui  rend  vérilable- 
meut  utiles  à  l'élude  les  glossaires  de  patois,  c'est  une 
comparaison  étendue  qui  mctle  le  lecteur  sur  un  1er- 


DES  PATOIS.  153 

rain  solide;  c'est  une  analyse  des  caractères  dialec- 
tiques sur  laquelle  il  puisse  compter;  c'est  une  invesli- 
galion  étymologique  qui  aille  droit  aux  dinicullés. 
Tout  cela  se  trouve  dans  le  Glossaire  wallon;  et,  sans 
autre  préparation,  j'ai  pu  m'en  servir  pour  ce  qui  fait 
présentement  l'objet  parliculier  de  mes  recherches,  la 
connaissance  détaillée  et  intime  de  notre  vieille  langus. 
Aussi  je  profite  avec  empressement  de  l'occasion  offerte, 
pour  encourager  M.  Grandgagnage  à  terminer  son 
Glossaire^  qui  attend  depuis  longtemps  une  dernière 
partie.  Il  complétera  ainsi  le  service  rendu  ;  car  c'est 
un  service;  et  aux  lecteurs  que  je  puis  avoir  ici  je  ne 
désespère  pas  de  persuader  que,  sans  les  patois  enre- 
gistrés, confrontés  et  analysés,  le  système  de  la  grande 
langue  d'oïl  demeure  imparfait. 

V 

4.  —  Comparaison 

Près  de  me  séparer  de  mes  deux  excellents  guides, 
M.  le  comte  Jaubert  et  M.  Grandgagnage,  je  veux  au- 
paravant chercher  quelques  points  où  je  puisse  com- 
parer le  patois  wallon  et  celui  du  Berry.  Quelques 
points  sans  plus  :  car  cela  seul  convient  à  des  articles 
qui  ne  prétendent  qu'à  faire  connaître;  autre  chose 
appartiendrait  à  des  mémoires  qui  essayeraient  d'en- 
seigner. La  comparaison  est,  par  prérogative,  l'in- 
strument logique  de  toutes  les  études  qui  ont  pour 
objet,  non-seulement  les  êtres  vivants,  mais  aussi  leurs 
actes.  C'est  elle  qui  y  guide  la  recherclie;  c'est  elle  qui 
y  généralise  les  idées;  c'est  elle,  en  un  mot,  qui  y 
constitue  le  système.  Sans  elle,  on  tenterait  vainement 


15i  DES  PATOIS. 

de  pénétrer  ^ans  ces  phmomèaes  si  complexes,  autre- 
ment que  par  des  hypothèses  stéiiles,  etparun  emploi 
de  conceplions  inférieures,  et,  partant,  impuissantes. 
La  comparaison  a  prouvé  toute  sa  vertu  à  cet  égard 
dans  l'anatoffiie,  dont  elle  est  le  soutien,  dans  /a  lin- 
guistique, où  elle  a,  à  la  fois,  écarté  des  barrières  ap- 
parentes et  repoussé  des  confusions  arbitraires.  Aussi, 
même  sur  l'étroit  terrain  de  deux  patois  congénères, 
on  peut  s'arrêter  un  moment  pour  considérer  les 
choses  suivant  une  manière  qui,  en  satisfaisant  l'esprit, 
l'étend  et  l'assure. 

Prendre  un  mot  du  Berry,  et  examiner  le  même 
mot  dans  le  pays  wallon ,  c'est  voir  comment  une  plante, 
soumise  à  divers  degrés  d'altitude  ou  de  chaleur,  se 
comporte  et  oscille  autour  de  son  type  déterminé.  (>es 
oscillations  autour  du  type  sont  grandes  :  creûre  et 
creire  (croire),  awèïe  et  agueille  (aiguille),  chêne  et 
chanbe  (chanvre),  coise  et  coûte  (côte),  kinoie  et  quoih 
neille  (quenouille),  hdte  et  echalle  (échelle),  hoûter  et 
ac0?/(^r  (écouter) ,  mâ(friî et  maiiïjréger  (maugréer) ,  etc. , 
sont  des  formes,  les  premières  wallones,  les  secondes 
du  Berry,  qui  ont  de  notables  différences.  Hippocrate, 
dans  un  de  ses  livres  qui  est  resté  le  point  de  départ  de 
toute  spéculation  touchant  l'influence  des  climats  sur 
les  peuples,  a  esquissé  les  linéaments  de  cette  in- 
fluence, l'exagérant  même,  puisqu'il  alla,  orgueilleux 
d'être  un  lïeHène,  jusqu'à  faire  dépendre  du  climat  la 
supériorité  politique  des  Grecs  sur  les  Asiatiques;  il 
attribuait  ici  à  une  seule  cause  ce  qui  dépend  d'un  en- 
semble  de  causes  fort  complexes,  car,  après  lui,  la 
Grèce,  malgré  son  climat  toujours  le  même,  tomba 


DES  PATOIS.  155 

dans  une  condition  très-semblafole  à  ceîk  qui  excitait 
le  dédain  de  ses  hommes  libres.  Aux  eopdiitions  qui 
sont  modifiées  dans  une  limite  plus  ou  nrw)ins  éliendue 
par  le  climat,  il  faut  ajouter,  je  l'ai  fait  voir,  les  lan- 
gues. Quand  on  considère,  en  soi,  le  latin  ou  le  grec, 
l'allemand  ou  leslave,  on  n'est  aucunement  autorisé  à 
dire  que  le  climat  soit  pour  quelque  chose  dans  ia 
forme  que  ces  différents  idiomes  ont  revêtue.  Mais 
autre  est  le  résultat  de  la  recherche,  si  Ton  étudie  le 
phénomène  de  formation  des  langues  novo-latincs,  si 
négligé  jusqu'à  présent,  et  pourtant  si  digne  d'atten- 
tion, à  cause  de  ia  proximité  du  temps  où  ii  s'esi  ac- 
compli, et  des  lumières  historiques  qui  y  convergent 
de  toute  part.  Là,  plus  d'incertitude.  <]'est,  pour  ainsi 
dire,  une  expérience  faite  à  plaisir,  et  telle  qu'on  pour^ 
rait  la  souhaiter  dans  un  laboratoire,  l^  mot  latin, 
toujours  identique,  a  été  truusporié  simultanément  en 
Italie,  en  Espagne,  en  Gaule;  et  partout  il  a  subi  une 
modification  spéciale.  Non-seulement,  les  grandes  di- 
visions territoriales  y  ont  ainsi  marqué  leur  empreinte; 
mais  encore,  comme  une  sorte  d(,*  thermomètre  très- 
sensible,  il  accuse  de  petites  variations  ;  il  ne  peut  se 
déplacer  au  nord  ou  au  midi,  à  l'est  ou  à  l'ouest,  sans 
que  sa  forme  change.  Les  dialectes  et  les  patois  sont  \m 
instruments  de  précision  sur  Lesquels  toutes  ces  in- 
fluence» délicates  sont  venues  s'inscrire. 

La  condition  qui  règle  les  changements  est  qu'ils 
sont  d'autant  plus  grands,  que  plus  grande  est  la  dis- 
tance au  centre  d'origine,  ou,  plus  exactement,  que 
les  modifications  se  caractérisent  d'autant  plus,  que 
le  lieu  de  transplantation  diflère  plus  du  lieu  de  nais- 


156  DES  PATOIS. 

sanco.  Ai-je  besoin  d'ajouter  que  cela  ne  s'entend  que 
du  temps  de  formation  des  langues,  et  du  moment  où 
les  éléments  qui  les  constituent  peuvent  se  conformer, 
coinme  une  cire  docile,  aux  emproinles  permaneiilcs? 
Ce  n'est  pas  quand  une  langue  litlcrairc  est  année  de 
toute  son  autorité,  que  ces  pliénomcnes se  produisent; 
dansée  cas,  elle  lait  reculer  les  patois,  elle  efface  les 
dialectes,  elle  impose  la  règle  et  l'uniformité,  et,  abri- 
tée, comme  l'iiomme  lui-môme  dans  les  murs  de  ses 
villes,  contre  les  influences  du  climat,  elle  n'est  plus 
sujette  qu'à  celles  des  siècles.  Les  siècles,  à  leur  tour, 
qui  sont  dans  le  temps  ce  que  sont  les  climats  dans 
l'espace,  modifient  peu  à  peu  les  liommes,  el,  par  les 
hommes,  la  langue,  qui  glisse  insensiblement  sur  la 
pente  du  changement.  Mais  s'il  arrive  que  la  force  co- 
hésive  d'une  langue  littéraire  se  relâche,  alors  la  pro- 
priété de  reproduction  qui  appartient  à  tout  ce  qui  a 
vie  se  manifeste,  et  de  nouveaux  idiomes  apparaissent. 
Ainsi,  les  barbares  étant  intervenus,  et  Rome  mise  hors 
de  cause,  il  se  forma  des  centres  qui  eurent  chacun 
son  dialecte;  et  le  latin,  relégué  parmi  les  savants,  ne 
put  tenir  contre  les  influences  locales.  Ainsi,  l'anglo- 
saxon,  dédîûgné  par  la  caste  conquérante  qui  parlait 
français,  perdit  son  rang,  et  la  place,  devenue  vacante, 
fut  occupée  par  l'anglais  moderne.  Ainsi,^  l'ancien 
français  (car  il  y  a  là  un  phénomène  de  môme  genre, 
et  lexistencc  des  cas  le  sépare  visiblement  du  langage 
moderne),  l'ancien  français,  quand  les  poésies  qui  en 
avaient  fait  la  gloire  cessèrent  de  plaire,  s'éclipsa  dans 
le  passage  du  quatorzième  au  quinzième  siècle,  et 
céda,  avec  ses  dialectes,  devant  une  langue  littéraire 


DES  PATOIS.  157 

que  toules  les  circonslances  sociales  poussaient  vers 
runilê  et  l'erripire. 

Ces  considéralions,  très-générales,  ne  seraient  rien, 
si  elles  n'étaient  i'ondécs  sur  des  considérations  très- 
particulières,  du  genre  de  celles  que  fournit  l'examen 
du  rapport  entre  un  mot  du  pays  wallon  et  un  mot  du 
pays  du  Berry.  Ici  la  recherche  doit  èlre  minutieuse 
pour  être  fructueuse;  in  tenui  labor. 

On  connaît  ces  vers  de  la  Fontaine  : 

L'antre  exemple  est  lire  d'animaux  plus  petils. 
Le  long  (i  un  clair  ruisseau  buvait  une  colombe, 
Quand  sur  l'eau  se  pencliani  une  fourmis  y  tombe, 
El  dans  cet  océan  l'on  eût  vu  la  fourmis 
S'efforcer,  mais  en  vain,  de  regagner  la  rive. 

Deux  fois  fourmi,  au  singulier,  y  est  écrit  avec  une  s. 
C'est  une  licence  sansdonle,  mais  il  ne  faut  pas  croire 
que,  sans  autorilc  d'aucune  espèce,  la  Fontaine  ait  re- 
couru à  un  changement  arhilraire  pour  éviter  une  ren- 
contre de  deux  voyelles,  ou  donner  l'exactitude  à  une 
rime.  Il  n'a  fait  que  se  servir  d'une  ancienne  forme  qui 
lui  a  été  commode,  mais  qui  existait  avant  lui.  L'a- 
qu'il  mettait  ainsi  suivant  1  oecasion,  n'avait  pour  lui 
d'autre  raison  d'èlre  que  la  facilité  qu'elle  lui  procu- 
rait; il  n'en  connaissait  pas  la  cause  grammaticale. 
Celte  cause  est  connue  :  fourmi,  dans  l'ancien  français, 
était  du  masculin,  et,  comme  tel,  il  faisait  au  sujet  H 
fourmis,  et,  au  régime,  le  fourmi.  La  Fontaine  ne  lisait 
pas  les  textes  du  treizième  siècle,  mais  il  lisait  ceux 
du  seizième  siècle;  et  il  y  a  certainement  trouvé  par- 
fois/r>Mnni  avec  une  s,  quand  on  ne  sa\ait  plus  si  celle 
lettre  appartenait  ou  uon  à  Torlhographe  propre  du 


15g  DES  PATOÎS. 

mot.  C'est  par  une  fluctuation  de  ce  genre  que  nous 
écrivoni  un  fils  (de  filius),  un  lacs  (de  laqueus\  un  legs 
(de  leijatiim)^  Y  s  du  sujet  antique  étant  restée,  par 
erreur,  agglutinée  au  thème  qui  jadis  ne  la  recevait 
que  suivant  la  déclinaison.  Formi,  fourmi,  fromi,  dans 
le  patois  berrichon,  est  masculin  aussi  comme  l'ancien 
français;  el  tous  deux,  ne  pouvant  venir  de /ormk«, 
supposent  un  bas-latin  /ormicw^.  Mais,  à  ce  propos,  re- 
marquezles  hésitations  et  les  transactions  incohérentes 
de  la  langue  littéraire.  D'une  part  elle  a  repris  le  fé- 
minin, qui  lui  a  été  suggéré  sans  doute  par  quelques 
dialectes;  car  je  dirai  tout  à  l'heure  que  des  patois  ont 
conservé  ce  genre,  qui  est  plus  vrai,  puisque  c'est  celui 
du  latin;  d'autre  part,  au  lieu  d'adopter  une  termi- 
naison féminine,  elle  a  gardé  la  terminaison  mascu- 
line. En  effet,  ou  il  faut  dire,  comme  l'ancien  français 
et  quelques  patois,  un  fourmi;  ou  il  faudrait  dire  une 
fourmie.  C'est  ce  qu'a  fait  le  wallon  sous  la  forme  qui 
lui  est  propre  :  fourmihe.  De  sorte  que  le  wallon  n'a 
pas  connu  le  bas-latin  formicus,  qui  a  prévalu  dans 
d'autres  provinces,  et  il  ne  s'est  servi  que  de  formica. 
C'est  ainsi  qu'une  s  dans  un  vers  de  la  Fontaine  a  mis 
en  présence  les  règles  de  la  langue,  sa  déclinaison, 
quelques-uns  de  ses  patois  et  môme  les  formes  pri- 
mordiales qui  se  sont  produites  quand  le  latin,  s'alté- 
rant,  passait  au  français. 

Nous  n'avons  pas,  ou  plutôt  nous  n'avons  plus,  pour 
désigner  la  toile  de  l'araignée,  un  mot  unique;  les  deux 
patois  que  j'examine,  ont  chacun  un  composé  qui  ex- 
prime cet  objet.  Le  berrichon  dit  arantele  et  irdntele, 
aranex  tela,  et  môme  un  verbe  aranteler^  pour  :  en- 


DES  PATOIS  450 

lever  les  toiles  d'araignée.  Arentele  était  usité  dans  le 
seizième  siècle,  et  M.  le  comte  Jaubert  cite,  suivant  sa 
louable  habitude  de  rapprocher  le  vieux  et  le  moderne, 
ce  passage-ci  ie  J.  du  Fouilloux  :  «  Telles  manières  de 
gensyseroientsouventes  fois  trompez, carincessammeiit 
les arantelles  tombent  du  ciel  et  ne  sont  point  filées  des 
araignées.  »  Le  patois  rouchiou  du  Hénaut  dit  arnitoile  ; 
et  le  wallon,  arencret,  introduisant,  au  lieu  de  toile^ 
le  mot  cret^  qui  veut  dire  pli,  et  qui  parait  venir  d'une 
racine  germanique.  Arantele  ou  arnitoile  est  un  com- 
posé bien  fait  et  heureux  qu  il  est  dommage  qu'on  ait 
laissé  perdre.  On  remarquei'a  l'étendue  de  pays  qu'il 
occupe,  puisqu'on  le  trouve  depuis  le  Berry  jusqu'aux 
bords  de  la  Meuse.  On  remarquera  aussi  comment  la 
langue  s'y  est  prise  pour  accourcir  ce  mot  qui  mena- 
çait d'être  bien  long  :  dans  l'une  des  formations,  aran- 
tele, on  a  réduit  aranea  à  aran,  et,  dans  l'autre,  ami- 
toïle^  à  arnea.  Un  mot  qui  entre  ainsi  en  composition 
se  confond  avec  l'autre,  et  il  y  perd  son  accent,  qui 
cesse  alors  de  régir  les  transformations  subies. 

M.  le  comte  Jaubert  a  inscrit,  dans  son  Glossaire, 
écfwmeau  qu'il  rend  par  :  «  planche  de  terre  élevée  en 
ados  entre  deux  sillons  sur  laquelle  on  plante  la  vigne 
dans  les  terroirs  qui  craignent  l'humidité.  »  Il  ignore 
Fétymologie  de  ce  mol.  Pour  moi,  j'en  vois  une  très- 
régulière,  et  qui  est  l'expression  d'une  métaphore  na- 
turelle. C'est  le  wallon  qui  m'y  conduit.  Ce  patois  a 
hamai^  qui  veut  dire  un  banc  ;  humai^  ramené  suivant 
les  lois  du  patois  wallon  à  la  forme  latine  dont  il  dérive 
donne  scamellum^  lequel,  à  son  tour,  donne,  lettre 
pourlettie,  le  berrichon  éclumeauy  de  même  que  scal- 


iCO  DES  PATOIS. 

mus,  le  bois  qui  tient  la  rame,  a  formé  le  terme  de 
métier  échome  qui  a  la  même  signidcalion.  Ainsi  écha- 
meau  signilie  un  banc,  ce  qui  s'applique  fort  bien  à  un 
ados  destiné  à  recevoir  des  vignes. 

Au  premier  abord  on  douterait  que  les  mots  qui,  en 
wallon  et  en  bcrricbon,  signifient  oie^  c'est  à-dire  avje 
et  oche^  proviennent,  avec  oie  lui-même,  d'un  seul  et 
môme  radical.  Mais  ce  qui  serait  une  conjecture  hasar- 
dée si  Ton  ne  possédait  pas  les  formes  diverses,  devient 
évident  par  le  rapprochement.  Ce  radical  est  le  bas-la- 
tin avica.,  diminutif  d'avis.  L'oie  a  été  appelé  l'oiseau 
par  excellence,  à  cause  de  l'ulililé  qu'offraient  sa  plume 
et  sa  chair.  On  a  beaucoup  d'exemples  de  mots  à  sens 
général  que  l'usage  a  spécifiés  :ju7nentum^  bête  de 
somme,  est  dc\enu  jument ,  animalia,  animaux  en  gé- 
néral, est  devenu  aumaille^  appellation  collective  des 
bêtes  à  cornes;  vervex^  bélier,  s'est  transformé  en 
brebis;  mouton  a  donné  son  nom  à  l'espèce  entière, 
et  expulsé  définitivement  l'ancien  français  oueïlle^ 
ouaille,  qui  provenait  d'un  diminutif  d'oyis.  Avica, 
ainsi  spécifié,  et  étant  proparoxyton,  a  fourni  l'espa- 
gnol «MCûf,  l'italien  oca,  le  berrichon  oche,  le  vieux 
français  oue  (devenu  présentement  oie),  et  le  wallon 
aive;  et  cela,  suivant  que,  conservant  dans  tous  les  cas, 
la  syllabe  antépénultième,  qui  est  le  noyau  du  mot, 
supprimant  l'i  et  reportant  le  v  sur  l'a,  on  a  ou  gardé  le 
c,  ou  laissé  tomber  celle  consonne. 

Champî  est  un  verbe  wallon  qui  veut  dire  mener 
paître.  La  dérivation  en  est  évidente  :  il  vient  de  cam- 
pus, suppose  un  bas-latin  campicare,  et  serait  en  fran- 
çaisi  s'il  y  existait,  champier»  De  ce  môme  radical,  le 


DES  PATOIS.  161 

patois  du  Berry  a  tiré  un  substantif  masculin  champis, 
qu'on  rattachera  à  un  bas-latin  campicius.  (L'ancien 
français  champil,  qui  s'est  dit  à  côté  de  l'autre,  se  rat- 
tache à  un  bas-latin  campi/is.)  Mais  ici  la  métaphore 
est  intervenue  et  a  modifié  le  sens.  Champis  ne  signifie 
rien  qui  ait  rapport  à  la  campagne  ;  c'est  le  mot  usité 
pour  désigner  un  enfant  trouvé,  un  bâtard.  Cet  euphé- 
misme ingénieux  rappelle  à  l'esprit  le  lieu  écarté  ou 
solitaire  où  l'on  suppose  que  la  faible  créature  est  dé- 
laissée. Au  reste,  ce  mot  a  été  français;  on  le  trouve 
dans  les  livres  du  seizième  siècle  et  aussi  dans  des 
textes  plus  anciens.  11  est  généralement  employé  non- 
seulement  dans  le  Berry,  mais  aussi  dans  tout  le  sud- 
ouest,  jusque  dans  l'Angoumois.  Il  ne  paraît  pas  s'être 
étendu  dans  le  nord  de  la  France. 

Ahans,  s.  m.  pi.,  signifie,  en  wallon, légumes  encore 
en  terre,  c'est-à-dire  considérés  comme  production  du 
sol  et  non  comme  objets  de  consommation;  ahannei\ 
V.  n.,  signifie,  dans  le  Berry,  soufller,  être  essoufflé, 
gémir.  Ces  deux  mots  sont  identiques  non-seulement 
par  la  forme,  mais  aussi  par  le  sens,  malgré  la  grande 
séparation  qui  paraît  exister  entre  eux.  Ahanner  appar- 
tient à  la  langue  française  ancienne  ;  il  était  encore 
employé  dans  le  seizième  siècle;  c'est  depuis  lors  qu'il 
est  tombé  en  désuétude.  Auparavant,  il  était  en  plein 
usage  avec  le  sens  général  de  prendre  de  la  peine,  cl 
le  sens  particulier  de  cultiver  la  terre.  C'est  le  proven- 
çal et  l'espagnol  afanar^  et  l'italien  affannare.  Cela 
établi,  il  est  aisé  de  voir  comment  atoi,  désignante 
culture  dos  champs,  a  pu  prendre,  au  pluriel,  la  si- 
iïnifîcation  de  résultat  de  cette  culture,  et  spécialement 


162  DES  PATOIS. 

dénommer  les  légumes  encore  enfouis.  Au  contraire, 
dans  le  Bnrry,  ahanner  a  conservé  l'ancienne  accep* 
lion. 

Grimper,  d'après  Ménage,  vient  de  repère.  Cela  est 
fort  douteux,  non  pas  tant  à  cause  de  répenlhèse  du  g 
(on  en  a  un  exemple  dans  grenouille,  qui  vient  de  ra- 
nicula  avec  un  g  épenthétique),  qu'à  cause  de  la  (Con- 
jugaison qui  n'est  pas  conforme,  et  surtout  du  sens 
qui  n'est  pas  satisfaisant.  M.  Diez  le  tire  de  l'ancien 
haut-allemand  klimban,  allemand  moderne  Idimmen, 
qui  signifient,  en  effet,  grimper.  Bien  que  cette  étymo- 
iogie  pût  être  acceptée,  cependant  il  se  demande  s'il  ne 
faudrait  pas  chercher  une  autre  origine;  ce  qui  l'y  dé- 
terminerait, c'est  que  ^rimp^r  se  dit,  en  wallon,  ^n- 
per;  ces  deux  mots  seraient  identiques;  grimper  serait 
formé  de  griper  par  l'addition  d'une  m;  tous  deux  pro- 
viendraient du  flamand  grijpen,  saisir,  gripper,  haut- 
allemand  greifen;  et  l'on  comprendrait  sans  peine  com- 
ment, du  sens  de  gripper,  on  aurait  passé  à  celui  de 
grimper.  Ce  que  M.  Diez  ne  donne  qu'avec  doute  et 
comme  une  opinion  suhsidiaire  paraît  être  la  vraie 
étymologie.  De  môme  que  le  wallon  l'a  mis  sur  la  voie 
d'une  explication  nouvelle,  de  môme  le  patois  berri- 
chon apporte  la  dernière  confirmation  :  grimper  y  si- 
gnifie saisir.  On  a  donc  :  le  français  et  le  berrichon 
grimper,  avec  le  sens  l'un  de  gravir,  l'autre  de  saisir; 
et  le  français  et  le  wallon  ari/^^r  (ou  gripper),  avecle 
sens  l'un  de  saisir,  et  l'autre  de  grimper.  On  pen- 
sera dès  lors  sans  peine  qu'il  n'y  a  lieu  d'y  voir  qu'un 
seul  et  môme  mot,  diversifié  tantôt  par  la  fûrme  tan- 
tôt par  l'acception. 


DES  PATOIS.  165 

Génin,  dans  ses  Récréations  phïlolo(jîques^  livre  où 
l'on  trouve  une  érudition  quelquefois  paradoxale,  sou- 
vent heureuse  et  toujours  spirituelle,  a  donné,  de  fri- 
poUj  une  explication  qui  me  paraît  bien  fondée.  Fripon 
-vient  de  friper  ;  cela  ne  fait  pas  de  doute.  Mais  que 
veut  dire  friperl  C'est  ce  que  Génin  établit  d'une  façon 
très-sûre.  D'abord  il  cite  ce  passage-ci  d'un  roman  de 
Balzac  (Eugénie  Grandet).  «  En  Anjou,  la  fripe,  mot  du 
lexique  populaire,  exprime  l'accompagnement  du  pain, 
depuis  le  beurre  étendu  sur  la  tartine,  fripe  vulgaire, 
jusqu'aux  confitures  d'alberge,  la  plus  distinguée  des 
fripes.  »  Muni  de  cette  indication,  il  retrouva  bientôt 
ailleurs  les  traces  de  la  vraie  signification.  Ainsi  Fure- 
tière,  dans  son  Dictionnaire,  met  :  Fripper,  manger 
goulûment.  Il  y  avoit  à  ce  lestin  assez  de  quoyfripper.» 
Et  à  l'article  Fripponner,i\  explique  ce  verbe:  «Mangei 
en  cachette  ou  hors  des  repas  quelques  friandises.  Les 
femmes  ont  toujours  en  poche  de  quoy  fripponner.  Ce 
galant  a  toujours  dans  son  cabinet  quelque  langue  do 
bœuf,  quelques  confitures  pour  fripponner.»  Tout  cela 
est  décisif;  et  Génin  en  conclut  que,  dans  l'acception 
présente  de  fripon,  on  a  un  sens  dérivé  du  primitif, 
attendu,  dit-il,  que,  de  convoiter  h  fripe  h  la  dérober, 
il  n'y  a  qu'un  tour  de  main.  Et  l'on  voit  pourquoi,  vo- 
leur éiani  le  gros  mot,  fripon  en  est  un  diminutif,  car 
il  est  parti  de  ce  qu'il  y  a  de  plus  pardonnable  parmi 
les  petits  larcins.  A  ce  propos,  Génin  ajoute  :  «  Il  est 
heureux  que  le  mot  fripe  soit  resté  en  usage  parmi  le 
peuple  angevin  pour  nous  mettre  sur  la  voie  de  la  vé- 
ritable origine  de  fripon,  et  qu'il  ait  été  recueilli  par  un 
écrivain  observateur.  Combien  d'autres  mots  qu'il  se* 


164  DES  PATOIS. 

rait  aussi  utile  de  connaître  sont  disséminés  au  hasard 
dans  les  anciennes  provinces  de  France,  où  ils  péris- 
sent obscurs  et  méprisés  I  »  Pour  confirmer  son  dire  et 
déterrer  quelques-uns  de  ces  mots  obscurs  et  mépri- 
sés^ je  ciievm  mes  deux  Glossaires.  Le  pays  wallon  a  : 
frij)er,  manger  goulûment,  et  fripe^  bonne  chère,  ré- 
gal ;  et  le  Berry  a  :  friper.,  lécher  la  sauce  d'un  plat 
avec  la  langue.  Rien  n'est  donc  mieux  assuré  que  le 
sens  primitif  de  fripe  ou  friper.,  et,  partant,  de  fripon, 
tant  dans  son  acception  primitive  que  dans  son  accep- 
tion secondaire. 

Le  mauvis  est  un  oiseau  qui  figure  fréquemment  dans 
les  poésies  du  moyen  âge.  Là,  beaucoup  d'éditeurs  de 
ces  textes  l'ont  pris  pour  une  alouette;  trompés  sans 
doute  par  le  mot  mauviette,  ils  ont  attribué  à  celui-là  le 
sens  de  celui-ci.  Génin  a  très-bien  relevé  cette  erreur  : 
le  mauvis  est  une  grive.  Au  reste,  le  Dictionnaire  de 
r Académie,  dans  lequel  il  figure,  le  définit  :  petite 
espèce  de  grive  très-bonne  à  manger.  Si  telle  est  la  si- 
gnification présente,  telle  aussi  fut  l'acception  passée. 
C'est  ce  que  Génin  a  mis  hors  de  doute  par  des  textes 
décisifs.  Et  cela  n'était  pas  inutile  ;  car  il  arrive  que, 
d'un  temps  à  un  autre,  comme  d'une  contrée  à  une 
autre  contrée,  le  même  mot  sert  à  désigner  des  botes 
ou  des  plantes  différentes.  Tandis  que,  dans  le  Berry, 
le  mauvis  est  une  sorte  de  grive  plus  grosse  que  la 
grive  ordinaire,  le  mâvi,  dans  le  pays  wallon,  est  le 
merle. 

Quelquefois  des  mots  très-semblables  ne  se  laissent 
pas  ramener  à  un  môme  radical.  Éwarer,  en  wallon, 
et  évarié  en  berrichon,  sont-ils  identiques  dans  l'ori- 


DES  TATOIS.  165 

.  ginc?  Leurs  formes,  comme  on  voit,  sont  voisines  ;  leç 
significations  ne  se  rapprochent  pas  moins,  car  éwarer 
est  ren^u  par  troubler  quelqu'un  au  point  de  le  mettre 
hors  de  lui,  effarer  ;  et  évarié  est  un  adjectif  qui  se  dit 
d'unmalade  en  délire  et  tenantdes  discours  sanssuite  : 
«  Aussitôt  qu'il  a  un  peu  de  fièvre,  il  est  évarié.  » 
M.  Grandgagnage  est  d'avis  que  éwarer  est  le  môme 
mot  que  le  français  égarer,  qui  est  littéralement  iden- 
tique, vu  que  le  g  français  est  souvent  rendu  en  wallon 
par  un  w.  Égarer .,  à  son  tour,  est  composé  de  la  pré- 
position ex  (provençal  esgarar)  et  de  garer^  qui  vient 
de  l'ancien  haut-allemand  warôn^  prendre  garde.  De 
son  côté,  M.  le  comte  Jaubert  hésite  sur  le  mot  qu'il  a 
sous  les  yeux  :  il  se  demande  s'il  dérive  du  latin  varius, 
ou  s'il  n'est  pas  tiré  de  égaré  par  l'intermédiaire  d'une 
forme  égairé,  d'où  égarié.  Cette  seconde  supposition 
n'est  pas  admissible,  car  le  w  allemand  se  rend  en  fran- 
çais non  par  un  v  simple,  mais  par  un  g.  La  première 
au  contraire  me  paraît  tout  à  fait  plausible.  La  forme 
est  concordante  ;  la  seule  difficulté  serait  de  trouver, 
dans  l'ancien  français,  au  latin  varias^  des  sens  qui  per- 
missent le  passage  à  celui  à' évarié.  Or,  à  l'article  m- 
riare^  Du  Cange  fournit  des  exemples  dont  on  peut  se 
servir  à  cet  effet.  Varier  quelquun^  le  faire  changer  d'à 
vis  :  se  tu  de  chou  (décela)  point  me  varies...  Varier^ 
contredire  :  laquelle  femme  contre  le  profwz  et  intention 
dudit  exposant  varia  tant...  Varielas  a,  entre  autres, 
dans  le  bas-latin,  le  sens  de  maladie,  indisposition. 
Tout  cela  étant  réuni,  on  comprend  comment  un  com- 
posé bas-latin  evariatus  a  pu  arriver  à  h  signification 
de  délirant. 


166  DES  PATOIS. 

Groseille  semblera,  au  premier  abord,  un  mot  fa- 
cile; car  il  a  l'apparence  d'un  dérivé  français,  et  l'on 
croirait  y  retrouver  quelque  provenance  de  l'adjeclit 
gros;  'Tiais  ce  n'est,  en  effet,  qu'une  apparence,  et  nul 
indicfe"fie  permet  de  voir  ".omnient  cet  adjectif  figure- 
rait dans  la  dénomination  ae  ce  fruit.  Les  patois  écar- 
tent d'ailleurs  une  telle  élymologie.  Le  Berry  dit  grou- 
selle  ou  ^roisd/^;  la  terminaison,  si  le  mol  en  lui-môme 
ne  devient  pas  plus  clair,  l'est  davantage,  car  elle  se 
rattache  à  d'autres  terminaisons  semblables,  telles  que 
airelle,  jyriinelle^  venelle  (c'est  le  fruit  de  l'aubépine). 
Le  rouchi  griisiéle  et  le  wallon  gruzale,  changeant  la 
voyelle  du  thème,  non-seulement  témoignent  que  gros 
n'a  rien  à  faire  ici,  mais  encore  indiquent  de  quel  côté 
on  peut  se  tourner.  M.  Grandgagnage  remarque  que 
gruzcile  peut  très-bien  être  considéré  comme  le  fémi- 
nin de  gruzaij  le  wallon  formant  en  aie  beaucoup  de 
féminins  dont  le  masculin  est  en  ai.  Or  gruzai  signifie 
un  grêlon.  L'assimilatior.  M'un  grain  de  groseille 
avec  un  grêlon  est  acceptable,  d'autant  plus  que  gru- 
zai et  gruzale  d'une  part,  et  grêle.,  grêlon  et  groseille 
d'autre  part,  sont  rattachés  par  là  à  un  radical  alle- 
mand qui  veut  dire  petit  fragment  (ancien  haut-alle- 
mand krioz).  C'est  le  wallon  qui,  introduisant  des 
éléments  nouveaux  de  discussion,  a  suggéré  à  M.  Grand- 
gagnage  un  rapprochement  plausible. 

Les  mots,  soit  en  changeant  de  pays,  soit  en  chan- 
geant de  siècle,  s'ennoblissent  ou  s'avilissent  d'une 
façon  singulière.  Damehele^  en  \valIon,  est,  pour  la 
structure,  l'équivalent  âe  demoiselle.,  mais  il  signilie ser- 
vante de  ferme  qui  prend  soin  des  vaches;  de  sorte  que 


DES  PATOIS.  101 

,dominîceUa^  qui,  bien  qu'un  diminutif,  relient  tous  les 
altributs  de  dominus,  est,  sur  le  territoire  wallon,  la 
L^ïiomination  d'une  domestique  de  ferme.  Nous- 
mêiiîes,  qi'i'avons-nous  fait  de  damoiseaUy  qui  est  do- 
miniceiïus,  et  qui,  sous  la  forme  dedanciaus  ou  dancely 
suivant  qu'il  était  au  sujet  ou  au  régime,  tenait  une 
place  si  honorable  dans  la  langue  de  nos  aïeux?  Et  sur- 
tout, qu'avons-nous  fait  de  donzelle,  qui  est  auss! 
domi7iicella?  Dans  leBerry,  valet  (car  c'est  ainsi  qu'on 
prononce,  et  non  à  tort,  car  le  mot  ancien  est  vaslet)  se 
dit  du  serviteur  du  plus  bas  étage  dans  une  métairie, 
de  celui  qui  n'a  point  de  charge  particulière  et  qui  est 
employé  comme  aide  ;  et  les  bergères  rappellent  sou- 
vent leurs  chiens  par  ce  nom  :  «  Veins-ci^  mon  valet, 
teins  du  pain,  mon  valet.  »  Dans  la  langue  httéraire  va/^^ 
n'a  pas  eu  un  bien  meilleur  sort.  Et  pourtant,  à  l'ori- 
gine, qu'y  avait-il  de  plus  distingué  que  celte  appella- 
tion? Vaslet,  ou,  par  une  substitution  non  rare  de  Yr 
à  l's,  varlet  est  un  diminutif  de  vassal  ;  vassal  signifiait 
un  vaillant  guerrier,  et  varlet  un  jeune  homme  qui 
pouvait  aspirer  aux  honneurs  de  la  chevalerie.  Au  con- 
traire mesquin,  venant  d'un  mot  arabe  qui  signifie 
pauvre,  misérable,  se  releva  d'abord;  mescin,mescine, 
sont  des  termes  très -souvent  employés  qui  signifient 
seulement  jeune  homme,  jeune  fille,  sans  aucune  ac- 
ception défavorable  :  le  mescin,  la  mescine  pourrait 
appartenir  aux  plus  grandes  familles.  De  l'idée  de 
pauvre  et  misérable,  on  passa  à  1  idée  de  faiblesse  in- 
hérente au  jeune  âge,  de  là  le  sens  de  mescin  dans  tout 
le  cours  du  moyen  âge.  Le  wallon  n'a  conservé  que  le 
féminin  meskène^  on  rouchi  méquéne,  avec  le  sens  de 


1C8  DES  PATOIS. 

iillc  (/i/m),  et  aussi  de  servante.  Dans  la  langue  lillé- 
raire  mesquin  a  gardé  à  peu  près  sa  signification  origi- 
nelle. 

Ici  s'arrête  le  travail  par  lequel  j'ai  essayé  de  faire 
connaître  les  Glossaires  de  M.  le  comte  Jaubert  et  de 
M.  Grandgagnage.  Après  avoir  montré  la  distribution 
régulière  des  patois  de  la  langue  d'oïl,  j'ai  examine 
séparément  chacun  des  deux  que  j'avais  sous  les  yeux, 
et  finalement  j'ai  essayé  quelques  rapprochements 
entre  l'un  et  l'autre,  croyant  qu'il  y  avait  un  certain 
intérêt  à  appeler  l'attention  sur  l'ensemble  des  concor- 
dances et  des  discordances  qui  les  affectent.  Une 
excursion  dans  les  patois  est  très-semblable,  on  peut  le 
dire,  à  une  excursion  dans  les  pays  où  ils  sont  parlés, 
car  ils  doivent  assurément  être  rangés  parmi  les  pro- 
ductions qui  en  caractérisent  le  ciel  et  le  sol.  C'est  une 
sorte  de  flore  qui  varie  avec  les  éloignements  et  sur 
laquelle  se  marquent  les  différences  des  terrains.  Le 
latin,  cette  plante  exotique  qui  fut  apportée  dans  les 
Gaules  par  la  conquête  et  la  civilisation  romaine,  prit 
domicile  partout,  mais  partout  aussi  elle  reçut  l'in- 
fluence locale,  et  donna  naissance  à  une  série  régulière 
et  bien  ordonnée  de  familles  naturelles  qui  se  classent 
géographiquement.  Usant  des  deux  Glossaires  comme 
d'un  herbier  abondant  et  rangé,  on  montre  qu'ici  telle 
famille  se  complète,  que  là  telle  famille  se  dédouble, 
que  ce  qui  était  rudimenlaire  et  obscur  en  un  point  est 
développé  et  clair  en  un  autre.  Les  zones  se  prêtent 
une  lumière  mutuelle.  Cette  comparaison  des  mots 
avec  les  plantes  rend  nettement  ce  que  je  désire  faire 
comprendre  quand  je  parle  de  la  succession  géogra- 


DES  PATOIS,  169 

pliique  des  patois;  et  ni  M.  Grandgagnage,  qui  consigne 
avec  soin  les  noms  de  plantes  et  d'animaux,  ni  M.  ^e 
comte  Jaubert,  qui  est  un  botaniste  habile,  ne  me  la 
reprocheront. 


VllI 

LÉGENrE  SUR  LE  PArE  GRÉGOIRE  LE  GRAND 


Sommaire,  [Journal  des  Savants,  février  1858,  mars  1858,  avril  1858, 
juin  1858  et  août  1858.)  —  L'éminente  sainteté  du  pape  Grégoire  le 
Grand  et  sa  résistance  à  accepter  la  papauté  qui  lui  était  offerte  d'ca 
consentement  unanime,  étant  restées  dans  les  imaginations  populaires, 
la  légende,  qui  ne  conservait  que  ces  d(  ux  traits,  se  le  figura,  par  une 
voie  de  contraste  qui  lui  plaît  souvent,  à  le  représenter  comme  sorti 
d'un  abîme  de  coulpe  pour  s'élever  au  plus  haut  mérite  qu'un  chrétien 
puisse  obtenir  ici-bas.  Un  récit  en  fut  fait  en  vers  de  langue  d'oïl,  récit 
qui,  resté  inédit,  a  été  publié  récemment,  et  qui  fut  de  très-bonne 
heure  imité  en  langue  allemande  et  en  langue  anglaise. 

Le  premier  article  est  employé  à  faire  l'analyse  de  cette  singulière  lé- 
gende. Grégoire  est  le  fds  de  l'amour  incestueux  d'un  frère  pour  sa 
sœur;  exposé  afin  que  le  déshonneur  soit  caché,  il  revient,  méconnu 
et  méconnaissant,  auprès  de  sa  mère  qu'il  épouse.  Puis,  quand  l'af- 
freux mystère  est  dévoilé,  il  abandonne  honneur  et  puissance,  et  se 
condamne  à  la  plus  dure  des  pénitences  qui  durp.  dix-sept  ans.  C'est 
là  que  le  choix  des  Romains,  dirigé  par  une  voix  divine,  vient  le  trouver. 
Il  résiste,  il  se  défend,  mais  enfin,  vaincu  par  les  instances,  il  devient 
pape,  absout  sa  mère  qiii,  sans  le  connaître,  vient  se  confesser  à  lui,  et 
termine  saintement  la  plus  sainte  des  vies.  Il  n'est  personne  qui  ne 
reconnaisse  là  les  réminiscences  de  l'Œdipe  mythologique  et  de  la  fata- 
lité antique;  seulement,  au  lieu  du  destin  qui  est  éliminé  d'une  narra- 
tion chrétienne,  c'est  le  diable  qui  agit,  qui  tente  le  frère,  fait  succom- 
ber la  sœur,  et  a  soin,  quand  le  temps  est  venu,  de  ramener  le  fds  à 
Ja  mère  et  de  préparer  un  nouvel  inceste.  Mais  l'expiation,  plus  puis- 
sante que  le  démon,  défait  tout  ce  qu'il  a  fait. 

Le  deuxième  article  examine  la  date  et  le  dialecte  du  poëme  français.  Ce 
poôme  est  très-ancien;  en  effet,  on  en  a  une  imitation  en  allemand 
faite  par  un  auteur  qui  vivait  dans  la  dernière  moitié  du  douzième 
siècle;  l'original  français  appartient  donc  au  moins  au  douzième  siècle, 
et  peut-être  môme  lemontc-t-il  jusqu'au  onzième.  Remarques  sur 
quelques  traces  de  haute  antiquité  qu'on  y  peut  signaler,  par  exemple 


LÉGENDE  SUR  LE  PAPE  GRÉGOIRE  LE  GRA>D.  171 

des  restes  d'assonance;  et,  à  ce  propos,  examen  de  l'emploi  des  deux 
formes  stier  et  seror  (sœur) .  La  Vie  du  pape  Grégoire  le  Grand  est 
écrite  en  dialecte  normand;  preuves  de  celle  assertion.  Dislinclion, 
à  l'aide  du  dialecte  normand,  de  riniparlait  esloie  en  deux  verbes  tout 
à  fait  séparés,  l'un  venant  de  ester,  stare,  et  l'autre  du  Iwis-latin 
essere,  être.  Comparaison  du  dialecte  normand  avec  le  dialecte  parlé 
sur  les  bords  de  la  Loire.  Discussion  sur  la  préposition  o,  od,  ob,  qui 
signifiait  avec.  Recherche  sur  l'élymologie  des  mots  preux,  prouesse, 
et  sur  le  mot  prou. 

Le  troisième  article  s'occupe  de  la  correction  du  texte,  qui  est  en  effet 
très-défectueux.  Un  mot  sur  les  accents,  et  exemples  d'accents  mal 
placés.  Restitution  d'un  bon  nombre  de  vers.  Encontrée  et  enclostre 
pour  contrée  et  cloître.  Explication  d'un  emploi  re^Tiarquable  de  la 
préposition  entre.  Preuve  qu'il  faut  écrire  chasteé  et  non  chastée 
(cbaslelé).  1er,  particule  signifiant  autre  chose. 

Le  quatrième  s'occupe  des  imitations  qui  ont  élé  faites  delà  Vie  de  Gré- 
goire le  Grand.  Imitation  latine.  Imitation  anglaise.  Imitation  alle- 
mande; celle-ci  est  la  plus  ancienne  et  la  plus  importante.  Comparaison 
de  quelques  passages  de  l'original  et  de  l'imitateur. 


i.  —  Analyse. 

Grégoire,  issu  d'une  grande  famille  romaine,  fut  élu 
pape  en  Fan  590  par  le  clergé  et  le  peuple  de  Rome, 
d'un  consentement  unanime.  Il  essaya  de  se  soustraire 
à  cet  honneur,  s'enfiiyant,  se  cachant  et  écrivant  à 
l'Empereur  de  ne  pas  ratifier  son  élection.  L'Église  en 
a  fait  un  saint  ;  l'histoire  le  compte  au  rang  des  grands 
papes.  C'est  ce  personnage,  éminent  à  tant  de  litres, 
que  la  légende  du  moyen  âge  est  allée  choisir  pour  en 
faire  une  sorte  d'Œdipe  chrétien,  né  dans  le  crime, 
souillé  d'un  inceste  involontaire,  et  obtenant,  par  une 
pénitence  rigoureuse  et  une  sainteté  infinie,  le  pardon, 
la  papauté  et  le  ciel  ;  le  ciel  non-seulement  pour  lui, 
mais  aussi  pour  les  auteurs  de  ses  jours,  qui,  seuls,  à 
le  bien  prendre,  avaient  été  coupables.  La  légende 
païenne,  telle  du  moins  que  de  grands  génies  drama- 


172  LÉGENDE 

tiques  nous  l'ont  transmise,  est  pleine  d'une  sombre 
horreur;  la  lalalilé  y  pèse  d'un  poids  terrible;  pour- 
tant Œdipe,  aveuglé  par  ses  propres  mains,  et  devenu 
vieux,  errant  et  exilé,  revêt,  au  moment  où  les  dieux 
mettent  un  terme  à  sa  vie,  une  sorte  de  caractère  sa- 
cré. La  légende  chrétienne,  qiû  n'en  est,  d'ailleurs, 
qu'un  pâle  reflet,  veut  prouver  que  ceux-là  même  qui 
méritent  le  plus  les  sévérités  de  la  justice  de  Dieu  ne 
doivent  pourtant  pas  désespérer  de  sa  miséricorde, 
et  qu'un  repentir  égal  à  la  faute  peut  tout  racheter.  Le 
trouvère  dès  l'abord  exprime  celte  pieuse  intention  : 

Quant  la  colpe  est  oricques  plus  grande, 

Tant  la  deit  hom  plus  reconter, 

Por  l'autre  peuple  chastier. 

Une  manière  sunt  de  gent 

Qui  mescreient  molt  malement; 

Mais  s'il  tant  volent  demorer 

Que  cest  sermon  puissent  finer 

Decest  seignor  dont  je  vueil  dire, 

Il  meïsme  porront  bien  dire 

Que  veirement,  par  négligence, 

Perdent  le  fruit  de  pénitence. 

Je  lur  aconterai  molt  bien, 

Certes,  ne  sont  cil  crestien 

Qui  tant  cuident  estre  mesfait, 

Que  puis  ne  puissent,  par  nul  plait, 

De  lor  péché  merci  crier  ; 

Por  ce  n'ont  cure  d'amender. 

Au  temps  ancien  était  un  comle  d'Aquitaine,  qui, 
veuf  et  se  sentant  près  de  sa  fin,  fit  approcher  de  son  lit 
son  fils,  sa  fille  et  ses  barons.  Un  seul  regret  l'occupe  à 
oe  moment  suprême,  c'est  de  n'avoir  pas  marié  sa  fille 
et  de  la  laisser  sans  secours  et  sans  conseil.  Ses  paroles 


SUR  LE  PAPE  GRÉGOIRE  LE  GRAND.  175 

font  couler  des  larmes  de  tous  les  yeux,  et  le  père, 
mourant  et  affligé,  met  la  main  de  la  sœur  dans  celle 
du  frère  : 

Par  le  poing  a  sa  fille  prise, 

Al  vaslet  Ta  en  la  main  mise. 

Si  li  comaiide,  en  celé  feit  [foi] 

Que  il  Tame  son  père  deit, 

Que  il  la  garde  en  tel  enor  [honneur], 

Com  frères  deit  faire  seror. 

Il  meurt;  ses  barons  l'ensevelissent  à  grand  honneur, 
comme  prince  de  haut  lignage;  mais  son  inquiète  ten- 
dresse amènera  des  malheurs  plus  grands  que  tout  ce 
qu'il  avait  pu  redouter. 

Dans  la  légende  païenne,  c'est  justement  la  précau- 
tion prise  pour  épargner  à  Œdipe  et  à  sa  famille  les 
horreurs  annoncées  qui  suscite  les  complications  mon- 
strueuses. L'oracle  prédit  que  cet  enfant  qui  vient  de 
naître  tuera  son  père  et  sera  le  mari  de  sa  mère.  Mais 
si  l'oracle  n'avait  rien  prédit,  et  si  l'enfant  était  de- 
meuré dans  la  maison  paternelle,  on  ne  voit  pas  com- 
ment la  prédiction  aurait  pu  s'accomplir.  11  ne  faut  pas 
trop  presser  le  sens  de  ces  vieilles  légendes^  et  il  con- 
vient de  les  prendre  comme  elles  se  présentent.  C'est 
la  fatalité  insurmontable,  Yinelnctabile  fatum,  qui  est 
ici  au  fond  de  l'idée.  L'oracle  prédit,  l'homme  veut 
délourner  la  menace,  et  tout  arrive  pour  démontrer 
combien  est  aveugle  l'esprit  des  faibles  mortels  et  par 
quels  chemins  mystérieux  l'inexorable  destinée  sait  re- 
prendre sp  proie. 

Dans  la  légende  chrétienne,  le  destin  a  disparu; 
mais  le  démon,  ou,  pour  me  servir  de  l'exprcssiou 


174  LEGENDE 

consacrée  alors,  V ennemi,  en  tient  lieu,  et  dresse  aux 
enfants  d'Adam  ses  pièges  dangereux.  L'occasion  est 
favorable.  Le  frère,  fidèle  aux  recommandations  du 
père,  fait  tout  honneur  à  la  fille,  et  lui  témoigne  toute 
tendresse,  plus  même  qu'il  ne  faut,  car 

Ensemble  vont,  ensemble  vienent, 
A  grant  joie  ensemble  se  tienent. 
La  vesteûre  fu  commune, 
E  leur  escuele  lote  une  ; 
Ensemble  burent  d'un  vaissel, 
E  si  taillèrent  d'un  colel; 
E  lor  dui  lit  furent  si  pjès, 
Que  il  s'esgardoient  adés. 

L'occasion  parut  bonne  au  diable  pour  tourner  à  mal 
une  si  tendre  amitié  et  pour  perdre  deux  âmes.  Il  al- 
luma dans  le  cœur  du  frère  une  passion  criminelle.  La 
sœur  ne  s'en  aperçoit  ni  ne  la  partage.  Mais,  une  nuit, 
le  frère  pénètre  dans  le  lit  de  la  jeune  fille;  toute  ef- 
frayée, elle  craint,  si  elle  cède,  de  commettre  un  pé- 
ché mortel  ;  si  elle  appelle  du  secours,  de  déshonorer 
son  frère.  Dans  l'incertitude  elle  se  tait,  mais,  comme 
dit  l'auteur, 

Ce  fut  del  pis  que  faire  pot. 

Dans  l'opinion  du  légendaire,  le  diable  n'a  aucune 
connaissance  de  l'avenir  : 

Li  diables  n'en  sot  nient; 

car  il  excite  une  passion  incestueuse,  il  enchaîne  deux 
pécheurs  dans  les  liens  du  péché,  et  il  ne  prévoit  pas 


SUR  LE  PAPE  GRÉGOIRE  LE  GRAND.        475 

qu'il  se  ïhM  tort  à  lui-même,  et  qu'il  vient  de  procurer 
.  un  saintismc  engendrement^  qui  trompera  ses  projets 
et  répandra  /a  sainteté  et  le  salut.  Pendant  que  le  dé- 
mon se  réjouit,  la  jeune  fille  se  désespère.  Sa  fr.ute  va 
devenir  visibh  ;  elle  ne  peut  plus  être  cachée  ;  et  ses 
couches  approchent.  Le  frère  partage  le  désespoir  de 
la  sœur.  Il  avait,  parmi  ses  barons,  un  chevalier  en 
qui  son  père  mourant  lui  avait  recommandé  de  se  fier 
particulièrement.  Il  mandera  ce  chevalier,  lui  révélera 
en  confession  la  faute  qu'il  a  commise,  et  le  priera  de 
le  conseiller;  jusque-là  la  sœur  aura  soin  de  bien  ca- 
cher sa  grossesse. 

Le  chevalier  arrive  :  le  frère  et  la  sœur,  saisis  d'une 

'  amère  douleur,  se  jettent  à  ses  pieds  en  versant  des 

larmes  abondantes.  Pourquoi  ces  pleurs?  Pourquoi 

vous   agenouillez-vous  devant  moi,   qui  suis   votre 

homme?  Mais,  quand  il  a  entendu  le  triste  aveu  : 

A  poi  sis  cuers  ne  parti  d'ire; 
Il  en  sospire  molt  sovent, 
Si  en  plore  molt  te  .drement. 

Toutefois,  fidèle  vassal,  il  ne  les  abandonne  pas  dans 
leur  détresse  et  se  charge  de  tout  celer.  Le  jeune  homme 
rassemblera  ses  hommes  et  leur  annoncera  qu'il  va  à 
Jérusalem,  mais  qu'auparavant  il  veut  assurer  Vhonor 
(c'est  le  nom  que  portaient  les  fiefs)  à  sa  sœur.  Les 
serments  pris,  la  sœur  sera  remise  au  bon  chevalier, 
qui  l'emmènera  dans  sa  demeure.  Il  a  un  chastel  fort 
et  haut  et  une  femme  qui  molt  vault.  La  sœur  fera  ses 
couches  sans  que  personne  s'en  aperçoive.  Quant  à  toi, 
dit  il  au  jeune  homme, 


176  LÉGENDE 

Tu  en  iras  requerre  Deu 
En  Jérusalem,  où  Judeu 
En  sainte  crois  le  travaillèrent 
E  de  la  lance  le  plaierent. 
Se  tu  reviens,  ta  terre  auras; 
Si  tu  i  mors,  sauvés  seras. 

Tout  se  passa  comme  il  avait  été  convenu.  La  jeune 
dame,  bien  servie  par  la  femme  du  baron,  accoucha, 
dans  le  plus  grand  secret,  d'un  enfant  qui  fut 

Sains  Gregoires,  cil  fors  pecheres. 

A  peine  est-il  au  monde  que  la  mère  veut  s'en  débarras- 
ser, le  tenant  pour  vil ,  parce  qu'il  fut  engendré  par  péché 
et  qu'il  ne  peut  être  montré.  Elle  déclare  à  son  hôtesse 
que,  si  on  ne  fait  de  l'enfant  tout  ce  qu'elle  commandera , 
elle  se  laissera  mourir  de  faim.  Celle-ci,  effrayée,  cioit 
qu'il  s'agit  d'un  meurtre,  et  la  supplie  de  renoncera  cet 
affreux  projet.  Ce  n'était  pas  un  infanticide  que  la  mère 
projetait,  mais  c'était  quelque  chose  de  fort  appro- 
chant, l'exposition  dans  un  bateau  sur  la  mer.  On  fait 
ce  qu'elle  ordonne;  un  berceau  est  préparé,  l'enfant 
y  est  mis  avec  quatre  marcs  d'or  sous  le  chevet,  du  sel 
pour  faire  voir  qu'il  est  encore  à  baptiser,  un  velours, 
un  paile  précieux,  dix  marcs  de  bon  argent  sous  les 
pieds,  et  des  tablettes  dans  lesquelles  elle  écrivit  : 

Qui  trovera  icest  enfant 

Sache  de  veir  e  nel  dot  mie  [et  n'en  doutej, 

Que  par  péché  e  par  folie 

L  ot  un  frères  de  sa  seror. 

Elle  ajouta  d'autres  recommandations  :  le  faire  élpv^" 
avec  les  dix  marcs  d'argent;  le  mettre  à  l'école  pour 


SUR  LE  PAPE  GRÉGOIRE  LE  GRAND.  177 

qu'il  sache  prier  Dieu;  garder  les  tablettes  jusqu'à  ce 
qu'il  soit  d'âge;  les  lui  montrer  alors,  afin  qu'il  con- 
naisse de  qui  et  comment  il  naquit,  et  qu'il  prie,  s'il 
est  sage,  pour  ses  méfaits  et  pour  ceux  de  ses  parents. 
Cela  fini,  elle  lui  fait  ses  adieux  : 

Amis  beaus  fis,  se  tu  vis  tant 

Que  puisses  ceaus  [ces]  tables  raveir, 

Et  que  est  ens  escrit  saveir, 

Pri  tei  que  les  gardes  sovent 

E  lises  enlentivement, 

E  si  te  remembre  de  mei, 

Qui  remaing  dolente  por  tei. 

Ce  sont,  en  effet,  des  adieux  irrévocables.  Le  berceau 
est  mis  dans  un  tonneau  ;  le  tonneau  est  porté  dans 
une  barque,  et  la  barque  est  conduite  en  mer: 

...  es  ondes, 
Là  où  seront  les  plus  parfundes. 

Pendant  qu'elle  est  livrée  à  tous  les  regrets,  survient 
une  nouvelle  cause  de  larmes.  Un  messager  arrive  qui 
lui  apprend  la  mort  du  frère. 

Dame,  fait  il,  en  icele  ore 
Que  tu  de  lui  te  départis, 
Lui  prist  li  niaus  qui  Ta  ocis, 
E  mors  fu  à  une  jornée. 

Les  barons  la  mandent  pour  qu'elle  vienne  saisir  L'\ 
terre  et  ensevelir  le  mort.  Réconfortée  par  les  sages 
conseils  de  l'hôte  qui  l'avait  reçue,  elle  reprend  le  che- 
min de  son  palais.  Maintenant  elle  en  est  dame  : 

Lors  vindrent  de  par  le  païs 
Li  vavassor  e  li  marchis; 
ti.  U 


178  LÉGENDE 

del\  danio  iur  fiés  quereient 
Quar  de  li  tenir  les  deveient.    ' 

Aussitôt  que  la  mort  du  seigneur  d'Aquitaine  fut  con- 
nue, des  rois  et  des  comtes,  par  convoitise  de  la  terre, 
briguèrent  la  main  de  la  jeune  châtelaine  ;  mais  elle  ne 
veut  écouter  aucune  proposition.  N'ayant  plus  devant 
les  yeux  que  le  souvenir  de  sa  faute  et  l'ardent  désir 
de  l'expier, 

Tôt  a  son  cuer  en  Deu  servir; 

Por  Tame  son  frère  acheter, 
Se  peine  molt  de  jeûner, 
E  des  iglises  essaucier, 
E  des  povres  Deu  herberyier. 

Mais  un  puissant  duc  ne  s'arrête  pas  aux  refus  de  la 
dame;  s'il  ne  l'a  pas  de  gré,  il  l'aura  de  force,  et  il 
entreprend  contre  elle  une  guerre  qu'il  jure  de  ne  linir 
que  par  le  mariage;  et  la  dame  à  son  tour  jure  qu'elle 
ne  sera  jamais  sienne.  Voilà  la  guerre  allumée. 

Elle  dura  bien  longtemps;  car  c'est  Grégoire  qui  de- 
vait la  terminer.  Nous  l'avons  laissé 

Là  0  il  en  la  mer  estait. 
Si  com  fortune  le  voleit, 
Moll  près  de  péril  e  de  mort, 
Sans  nul  conduit  e  sanz  confort, 
Fors  sol  Tonde  qui'l  conduiseit. 

Elle  le  conduisit  fort  loin,  outre  la  mer,  du  côté  de  la 
hnrque  de  deux  pécheurs  qui  appartenaient  aune  ab- 
baye, et  qui  élaient  sortis  pour  prendre  du  poisson^ 
Ceux-ci,  apercevant  le  bateau  abandonné  et  errant, 
s'emparèrent  du  tonneau,  sans  se  douter  qu'il  contînt 


SUR  LE  PAPE  GRÉGOIRE  LE  GRAND.  170 

an  enfant.  Le  mauvais  temps  et  la  grosse  mer  ne  leur 
permettant  pas  de  pêcher,  ils  reviennent  au  rivage  où 
l'abbé  les  attendait.  C'est  devant  ce  saint  personnage 
que  découverte  est  faite  du  berceau;  les  tablettes  sont 
lues,  l'argent  est  trouvé;  les  riches  étoffes  sont  dé- 
pliées. Le  bon  abbé  dispose  de  tout  pour  le  mieux  :  des 
deux  pécheurs,  l'un  est  pauvre  et  l'autre  est  riche;  au 
pauvre  il  donne  les  dix  marcs  d'argent;  au  riche  il 
impose  la  condition  de  se  charger  de  l'enfant  et  de  le 
faire  passer  pour  le  fils  d'une  sienne  fille  qui  est  mariée 
au  loin.  On  baptise  l'enfant  :  l'abbé  est  son  parrain  et 
lui  donne  le  nom  de  Grégoire,  qui  est  le  sien.  Il  garde 
les tablettes,  les  quatre  marcs  d'or,  \epaile  alexandrin, 
et  serre  ces  objets  en  un  lieu  sûr. 

Le  jeune  Grégoire  fut  élevé  comme  fils  de  pêcheur; 
mais  son  haut  lignage  éclatait  à  travers  son  humble 
condition: 

Onques  mais  fils  à  peclieor 
Ne  nasqui  de  si  grant  valor. 
Trestuit  dient  que  mar  i  fu 
Sis  cors,  sis  senz  e  sa  vertu, 
Quant  il  n'esteit  d  un  pais  sire 
A  governer  un  grant  empire. 

Cette  supériorité  finit  par  troubler  la  vie  paisible  de 
Grégoire.  Dans  une  rixe  avec  un  des  fils  du  pêcheur,  il 
eui  l'avantage,  et  la  mère  irritée  le  traita,  devant  tous, 
de  misérable  enfant  trouvé.  Grégoire  va,  dans  son 
chagrin,  auprès  de  l'abbé.  En  vain  celui-ci  essaye-l-il 
de  le  consoler;  en  vain  lui  promet-il  que  jamais  cet 
outrage  ne  sera  proféré  de  nouveau;  en  vain  lui  fnit-il 
entrevoir  l'esinionce  de  devenir  un  jour  abbé  du  mo- 


180  LÉGENDE 

nastère;  Grégoire  n'écoute  rien;  il  veut  aller  en  des 
lieux  où  sa  honte  ne  soit  pas  connue  ;  il  veut  porter  les 
armes  et  être  chevalier,  et,  prenant  congé  de  l'abbé, 
il  ajoute: 

Par  cel  seignor  qui  fisl  le  mont  [monde], 
Jamais  nul  jor  joie  n'aurai 
De  ci  à  tant  que  je  saurai 
De  quel  lignage  lu  mis  père, 
E  quele  feme  fu  ma  mère. 

A  ces  mots,  l'abbé,  se  rappelant  les  tablettes,  \a  les  cher- 
cher et  lui  ditde  les  lire.Grégoirevoittoutel'histoirequi 
y  est  racontée,  sans  croire  qu'il  s'agisse  de  lui,  et  il  de- 
mande ce  qi'est  devenu  l'enfant. 


Li  abes  respont  par  grant  aue.  : 

Ces  tu  meïsQies,  bel  filleul  ; 

E  11  bliaut  que  as  vestu 

De  cel  meisme  paile  fu 

Que  ensemble  o  tei  fu  trové  ; 

E  l'or  ai  je  molt  bien  gardé. 


L'abbé  renouvelé  ses  mstances  :  Si  tu  restes  chevalier, 
tu  perdras  ton  âme  ;  demeure  ici  dans  ce  moutier,  et 
sers  Dieu  de  ton  métier.  Grégoire  refuse  plus  obstiné- 
ment que  jamais.  Si  nous  étions  dans  une  légende 
païenne,  nous  dirions  que  son  destin  l'entraîne  irré- 
sistiblement vers  sa  mère  qu'il  ne  connaît  pas  et  vers 
l'inceste  qui  l'attend. 

En  effet,  lee  flots  et  les  vents  qui  l'avaient  apporté 
naguère  vers  cette  rive  le  remportent  avec  non  moins 
de  fidélité  vers  les  Heux  où  il  reçut  la  vie.  On  y  guer- 
roie toujours  ;  le  duc  poursuit  ses  prétentions  sur  la 
dame;  tout  le  pav*  est  ravagé;  il  n'y  reste  ni  bœuf,  n» 


SUR  LE  PAPE  GRÉGOIRE  LE  GRAND.  181 

'aclic,  ni  maison,  ni  bourg,  ni  ville,  nicilô,  sauf  la  no- 
Lie  ''orterosse  qui  ne  peut  èlrc  piise  par  Corée,  ni 
coiHjuise  par  assaut.  Ce  sont  des  circonstances  à  sou- 
hait pour  Grégoire,  qui  vient  chercher  occasion  à  sa 
prouesse.  On  le  relient  comme  soudoyer;  et  voilà  que 
les  combats  recommencent.  Le  duc  arrive  avec  ses 
gens,  il  assiège  la  cilé,  dresse  ses  tentes.  Les  cheva- 
liers du  dedans  acceptent  le  défi  ;  ils  forment  leurs  es- 
cadrons, sortent  hors  des  murailles  et  la  mêlée  s'en- 
gage. Grégoire,  bien  enlendu,  est  le  j)remier  à  l'alta- 
que;  rien  ne  résiste  à  sa  vaillance.  Le  duc  lui-même, 
qui  s'efforce  de  maintenir  le  champ,  est  blessé  et  ren- 
versé par  Grégoire,  qui  allait  lui  couper  la  tète,  niais 
qui,  le  voyant  sans  mouvement,  le  saisit  par  le  nasal 
du  heaume  et  l'empoite  sur  le  cou  de  sou  cheval.  Cette 
manière  d'emporter  un  vaincu  n'est  pas  rare  dans  les 
chansons  de  geste  et  les  romans  d'aventure.  La  foule 
des  chevaliers  des  deux  partis  se  précipite  dans  la 
ville;  un  dernier  combat  s'y  livre,  et  les  gens  de  la 
ville  avaient  du  dessous,  quand  Grégoire,  qui  avait 
déposé  son  prisonnier  en  lieu  sûr,  reparaît  et  décide  la 
victoire. 

Ici  le  diable  intervient  de  nouveau.  Après  de  si  grands 
exploits  et  de  si  grands  services,  chacun  se  dit  que  rien 
ne  serait  plus  heureux,  si  la  dame  prenait  Grégoire 


Lors  fut  deables  angoisos, 
Quant  ce  oï,  e  molt  joios; 
De  l'ajoster  molt  se  pena; 
Qiiar  premeirement  ajusta 
Le  fiere  et  la  seror  ensemble. 


182  LÉGENDE 

lion  porchaz  fera,  ce  li  semble, 
S'ajoster  puet,  par  nul  espleit, 
Que  li  filz  à  la  mère  seit, 
E  que  le  prenge  en  mariage  ; 
Molt  les  en  met  en  bon  corage  ; 
Molt  s'entremet  de  elz  atraire 
Por  la  soe  volenté  faire. 

Sa  \olonlése  fait,  et  le  fils  devient  le  mari  de  la  mère 
Grégoire  a  soigneusement  conservé  les  tablettes  qui 
avaient  été  déposées  dans  son  berceau.  Devenu  prince, 
il  chercbe  et  trouve,  dans  le  palais  qu'il  habite,  un 
lieu  secret  où  il  puisse  les  cacher.  Chaque  jour,  il  al- 
lait voir  si  elles  n'avaient  pas  été  enlevées,  et  chaque 
jour  aussi,  en  les  voyant,  il  ressentait  une  vive  dou- 
leur, 

Ploreit  des  oils  [yeux]  e  duel  faiseit 
Por  le  péché  e  por  la  rage 
Que  nez  esteit  de  tiel  lignage. 

Cela  dura  tant  qu'il  fut  aperçu  par  une  dancele  (c'est 
notre  mot  donzelle;  mais  dancele  est  dominicella  et 
équivaut  à  demoiselle)^  par  une  dancele  qui  était  mais- 
tre  chambrière  de  la  dame.  La  dancele,  étonnée  de  ces 
signes  d'affliction,  ne  sut  qu'en  penser,  et  alla  de- 
mander à  la  dame  s'il  y  avait,  entre  elle  et  son  sei- 
gneur, ire  et  mautalent.  Les  questions  se  succèdent, 
et  enfm  la  dame,  pressée  par  la  curiosité,  va  à  la' ca- 
chette; à  peine  a-t-elle  mis  la  main  sur  les  tablettes 
qu'elle  les  reconnaît.  Son  désespoir  est  sans  bornp 

Après  en  vint  al  lit  corant 

U  ele  vit  o  son  enfant; 

Ses  cheviauz  trait,  «  brait,  e  crie. 


SUR  LE  PAPE  GRÉGOIRE  LE  GRAND.  183 

Quant  la  maisnée  Ta  oie, 
Li  seiieschals,  qui  molt  Tama, 
Vint  à  li,  si  li  demanda  : 
Dame,  que  vos  est  avenu  ? 
Ele  en  plorant  a  respondu  : 
Je  n'ai  seing  de  lonc  plait  tenir; 
Faites  tost  mon  seignor  venir. 
Quar  orendreit  li  parlerai; 
E  se  ce  non,  mais  nel  veirai. 

Un  écuyer,  bride  abattue,  va  chercher  Grégoire,  qui  était 
au  bois.  Celui-ci  accourt  en  toute  hâfe,  inquiet  du  mal 
soudain  qui  a  saisi  la  dame,  mais  ne  se  doutant  en 
rien  du  mal  plus  grand  qui  l'attend.  Connaissez- vous 
votre  lignage?  lui  demande  la  dame.  A  cette  question, 
il  se  tait,  ne  sachant  que  dire  ni  que  faire.  Et  ces  ta- 
blettes, où  il  est  dit  qu'un  enfant  naquit  d'un  frère  et 
d'une  sœur,  est-ce  de  vous  qu'elles  parlent?  Grégoire 
comprend  qu'il  n'a  plus  rien  à  cacher  : 

Por  amor  Deu,  fait  il,  amie. 
Ne  recordez  tiel  félonie; 
Ne  la  deit  om  sus  remembrer, 
Ne  de  tiel  merveile  parler. 
Sachez  que  je  sui  cis  pechables 
Dont  Testoire  est  escrite  es  tables. 

Ces  mots  ont  achevé  de  déchirer  le  voile.  Elle  a  de- 
vant les  yeux,  en  une  môme  personne,  son  fils,  le  fils 
dé  son  frère  et  son  mari.  Ses  gémissements  éclatent; 
elle  regrette  de  n'être  pas  morte  aussitôt  après  son 
baptême,  et,  dans  son  désespoir,  voyant  l'enfer  qui 
s'ouvre  pour  la  recevoir,  elle  ne  pense  pas  pouvoir 
etie  sauvée,  ni  par  pénitence  ni  par  aufnône.  Mais  Gré- 
goire ne  désespère  pas  ;  les  fautes  commises,  il  faut 


181  LEGENDE 

les  amender;  le  déconfort  ne  nous  vaut  rien;  Dieu 
fera  merci,  s'il  voit  que  nous  ayons  repentance  et  que 
noire  cœur  embrasse  la  pénitence  selon  la  coulpe  et  le 
péché.  Puis,  s'adressarit  au  démon,  qui  a  causé  tous 
ces  malheurs  : 

Haï!  deables,  fel  tiranz, 

Cum  es  crues  e  sorduanz  ! 

Molt  nos  quides  aver  sorpris, 

E  en  les  laz  lacez  e  mis; 

Molt  te  peines  en  lole  guise 

De  mètre  nos  en  ton  servise. 

Jamais  de  mei,  se  j'ai  espace, 

N'auras  bailie  en  nule  place; 

Se  je  ai  fait  la  volemé. 

Ne  Tai  à  escient  ovré. 

Mosfaiz  me  sui  de  lei  servir; 

Mais  si  Dex  me  volt  consentir, 

Onques  del  mal  ne  fus  si  lez  [joyeiixj, 

Cum  tu  del  bien  seras  irez. 

Dans  cette  apostrophe  au  diable,  dans  cette  véhé- 
mente protestation  contre  ses  embûches,  je  remarque 
des  expressions  qui  impliquent  qu'on  peut  lui  appar- 
tenir sans  que  la  volonté  ait  en  rien  consenti  au  péché. 
Si  j'ai  fait  ta  volonté,  dit  Grégoire,  je  n'ai  pas  agi  à  es- 
cient. Dans  ce  cas,  où  est  la  responsabilité  réelle,  où 
est  la  culpabilité  morale?  Après  des  événements  for- 
tuits qui  amènent  des  situations  douloureuses  et  bles- 
santes, on  peut  se  sentir  très-malheureux,  éprouver 
un  désir  impérieux  de  se  dérober  aux  regards  et  de 
s'enfermer  dans  le  silence,  la  retraite  et  le  désert;  mais 
on  ne  se  sentira  pas  vicieux  et  criminel.  Si  le  crime 
fait  la  honte  et  non  pas  léchafaud^  la  volonté  fait  1  > 


SUR  LE  PAPE  GRÉGOIRE  LE  GRAND         185 

faute  et  non  renchaînemcnt  des  circonstances  qui  en 
crée  le  semblant.  Œdipe,  lui-même,  le  fatal  Œdipe  qui 
tue  son  père  et  épouse  sa  mère,  comme  l'orn'le  l'avait 
prédit,  n'a  de  ces  deux  crimes  que  le  nom  et  l'appa- 
rence, car  il  ne  connaissait  ni  son  père  ni  sa  mère.  Laïus 
a  péri  dans  une  rixe  qu'il  avait  provoquée,  et  Jocasle 
a  été  la  récompense  d'un  grand  service.  Grégoire,  en- 
fant délaissé,  gagnanl  par  sa  prouesse  la  main  d'une 
femme  qu'il  sauve  d'un  péril  pressant  et  en  qui  il  ne 
peut  soupçonner  sa  mère,  rompra  sans  doute  ces  liens, 
qui  deviennent  détestables  dès  que  la  vraie  nature  en 
est  connue,  mais  n'a  non  plus  que  le  nom  et  l'appa- 
rence du  crime.  Pourtant  ce  nom  et  celte  apparence 
suffisent  à  la  légende  chrétienne  comme  à  la  légende 
païenne  pour  attacher  au  malheureux  quia  élé  victime 
du  sort  la  réprobation,  l'opprobre  et  les  craintes  qui 
poursuivent  justement  le  vrai  criminel,  victime,  lui, 
de  ses  passions  et  de  sa  perversité.  Est-ce  donc  que  la 
légende  se  prend  aux  mots  et  non  aux  choses?  Et  ne 
semble-t-il  pas  qu'après  avoir  condamné  à  l'inceste  ses 
deux  personnages,  l'un  par  la  voix  de  l'oracle,  l'autre 
par  la  machination  du  diable,  elle  oublie  le  sombre 
mystère  où  elle  s'est  placée  et  pense  n'avoir  plus  de- 
vant elle  que  des  volontés  humaines  et  leurs  actes? 

Mais  selon  le  sens  que  l'homme  du  moyen  âge  a 
voulu  mettre  en  sa  légende,  Grégoire  n'a  plus  d'espoir 
qu'en  la  plus  dure  des  pénitences.  C'est  aussi  la  péni- 
tt'^ce  qu'il  recommande  à  sa  mère: 

Ma  bêle  mère,  en  ta  maison 
fai  de  ton  cors  afliccion, 
^  jeûner,  de  Deii  prier, 


l8é  LÉGENDE 

E  de  tes  saumes  versilier, 

E  si  te  tien  en  chasteé 

Trestoz  les  jors  de  ton  aé. 

La  haire  vest  enprès  ton  cors, 

E  les  riches  pailes  dehors. 

Les  fameilous  fai  saoler, 

Les  nuz  vestir  e  conreer, 

Morz  seveUr  e  enterrer, 

Moines,  hermites  visiler. 

Car  quant  li  jugemens  vendra  [viendra], 

E  chascuns  sa  raison  rendra, 

E  sera  fait  li  parlement 

Del  bien  e  del  mal  ensement, 

Que  ne  seit  la  balance  igaus  [égale]  ; 

Mais  que  li  biens  traie  les  maus. 

Pour  lui,  il  quitte  ses  vêtements  seigneuriaux,  s'ha- 
bille en  mendiant  et  part  pour  ne  plus  revenir. 

S'en  est  alez  al  coc  chantant. 
De  la  chambre  ist  qui  fu  sa  mère, 
E  del  palais  qui  fu  son  père. 
Hastivemenl  passa  la  terre 
Dont  il  osta  jadiz  la  guère, 
Qui  à  toz  ses  ancessors  fu, 
E  il  nieïsmes  cuens  en  fu. 
Or  guerpit  tôt,  e  si  s'enfuit 
Là  0  fortune  le  conduit. 

Elle  le  conduit  sur  le  bord  de  la  mer  et  chez  un  pé- 
cheur; celui-ci  serait  à  ranger  parmi  ces  gens  de  la 
Fontaine 

....  dont  le  cœur 
Joignait  aux  duretés  un  sentiment  moqueur. 

Grégoire  demande  rhospilalitô  pour  une  nuit,  disant 
qu'il  est  un  nauvre  pénitent  qui  devait  ainsi,  pour  le 


SUR  LE  PAPE  GHÉGOIRE  LE  GUÂND.  187 

grand  mal  qu'il  avait  fait,  suivre  sa  destinée.  Mais  le 
pêcheur,  peu  touché , 

....  le  comence  à  gaber 
E  vers  sa  feme  à  regarder  : 
«  Haï,  fait  il,  cuin  il  est  cras, 
«  E  blans  e  tendres  soz  les  dras! 
«  Il  n'a  gaires  qu'il  fu  chauciez; 
«  Molt  a  tendres  e  blans  les  piez. 
«  Bien  il  resemble  marchaant 
«  Q'autrui  aveir  vait  espiant. 
«  Il  ne  jerra  en  ma  maison, 
«  Par  la  barbe  qu'ai  el  menton. 
«  N'aureie  anuit  paiz  ne  repos, 
«  Se  il  giseit  dedens  mon  clos.  » 

Mais  la  femme  inlercède,  et  à  grand'peine  elle  obtient 
que  Grégoire  soit  admis.  Elle  lui  offre  du  vin,  du  pois- 
son ;  il  ne  veut  que  de  Teau  et  du  pain  d'orge.  Le  pé- 
cheur ne  voit  là  dedans  que  tricherie.  Ah  !  dit-il,  si  tu 
étais  seul,  lu  mangerais  tout  le  poisson  jusqu'à  l'arête 
et  tu  boirais  un  septier  du  meilleur  vin  de  mon  cellier. 
Son  mauvais  vouloir  lui  dicte  un  conseil  qui,  juste- 
ment parce  qu'il  est  singulièrement  rigoureux,  plaît 
à  Grégoire.  Quoi,  dit  le  pêcheur,  vous  voulez  faire  pé- 
nitence, et  vous  restez  parmi  les  hommes  !  Quand  on 
y  reste,  on  finit  toujours  par  ressentirila  force  et  la  cha- 
leur du  feu  : 

Jà  hom  de  si  sainlisme  vie 
Ne  deûst  estre  d'abaïe, 
Mais  estre  ensen  un  bermitagf, 
0  en  désert  o  en  boscage. 

Le  pécheur  connaît  un  rocher  que  la  nature  a  creusé 


188  LÉGENDE 

que  la  mer  isole,  et  où  jamais  homme  ni  femme  n'en- 
trèrent : 

Tost  i  porrez  estre  chenus, 
Ainz  que  vous  i  serez  seûs. 

Grégoire  accepte.  Le  pêcheur  l'emmène  dans  sa  î)arque 
à  la  roche  solitaire  ;  il  l'y  dépose,  lui  met  aux  pieds,  à 
la  grande  joie  du  pénitent,  des  ferges  (mot  qui  signifie 
entraves,  et  que  le  patois  du  Berry  a  retenu  dans  en- 
ferger,  entraver),  dont  il  s'était  muni,  et,  poursuivant 
jusqu'au  bout  son  malicieux  vouloir,  il  jette  la  clef  des 
ferges  dans  la  mer.  Voilà  Grégoire  seul,  enchaîné  par 
les  pieds,  n'ayant  rien  autre  pour  se  soutenir  que  l'eau 
du  ciel,  et  séparé  sans  retour,  ce  semble,  de  toute  créa- 
ture humaine. 

Dix-sept  ans  se  passent  ainsi  ;  Grégoire  est  oublié 
de  tous,  môme  du  pécheur.  Au  bout  de  ce  temps  ar- 
rive une  vacance  du  trône  pontifical. 

Ne  demora  pas  longement 
Que  tuit  li  légat  s'assemblèrent, 
Et  le  ronnain  clergé  mandèrent, 
E  les  borjeis  de  la  cité 
(Ceaus  de  greignor  autorité), 
E  les  evesques  d'environ, 
Por  faire  entre  eaus  élection. 

Réunis  pour  une  aussi  importante  fonction,  ils  invo- 
quent l'assistance  céleste.  Leur  pieuse  confiance  est 
récompensée  par  l'apparition  d'un  ange  qui  leur  com- 
mande 4'aller  chercher  un  pénitent  du  nom  de  Gré- 
goire, reclus  depuis  dix-sept  ans  sur  une  roche  de  mer, 
et  de  l'élire  pape.  Aussitôt  des  messagers  sont  envoyés 


SUR  LE  PAPE  GRÉGOIRE  LE  GRAKD.         189 

à  la  recherche  du  pénitent  ainsi  désigné.  Ils  errèrent 
longtemps, 

Trues  qu'à  un  jor,  si  cum  Deu  plot, 
Qui  Jreite  veie  les  menot, 

ils  arrivèrent  à  la  maison  même  du  pêcheur  à  qui  Gré- 
goire devait  sa  sauvage  retraite.  Un  poisson  est  ap- 
prêté pour  leur  souper  ;  le  pêcheur,  qui  l'ouvrit,  y 
trouve  la  clef  des  ferges  qu'il  avait  jetée  dans  la  mer. 
U  la  reconnut,  se  rappela  celui  qu'il  avait  si  malicieu- 
sement délaissé,  mais  ne  témoigna  rien.  Après  le 
souper,  il  interroge  ses  hôtes,  qui  lui  expliquent  l'objet 
de  leur  mission.  Quand  il  entend  le  nom  et  le  confine- 
ment, il  ne  doute  pas  qu'il  ne  s'agisse  de  Grégoire. 
Alors,  revenant  de  ses  mauvais  sentiments,  il  raconte 
aux  messagers  comment  il  conduisit  le  pénitent  sur  le 
rocher,  comment  il  vient  de  retrouver  la  clef,  et  s'offre 
à  les  mener,  bien  qu'il  ne  pense  pas  que  Grégoire  soit 
encore  en  vie.  Le  lendemain  on  s'embarque,  et  le  pê- 
cheur 

.  .  .  les  mena 
Tant  qu'ai  rocher  les  arriva. 
Ainz  que  sus  vousissent  monter, 
Comencerent  à  apeler, 
Saveir  se  il  encor  vesquist, 
0  se  aucun  d'enz  respondist, 
tregoires,  qui  encor  viveit. 
Se  mervila  qui  ce  esleit. 
A  lur  parole  respondi, 
E  dititant  :  je  sui  ici. 
Cil  furent  lé  [joyeux]  et  sus  monlercnl, 
Le  creslien  iluec  Iroverenl; 
Toz  iert  chenuz  el  lûz  pelus, 


iW  .    LEGENDE 

E  de  magrece  confonduz, 

N'aveit  fors  le  cuer  [cuir]  et  les  os. 

Molt  en  firent  à  Deu  grant  los. 

On  lui  explique  pourquoi  on  est  venu  le  chercher 
dans  sa  solitude.  D'abord  il  croit  qu'on  se  gabe;  puis, 
quand  il  comprend  que  la  proposition  est  sérieuse,  il 
dit:  «Je  ne  puis  me  mouvoir;  je  suis  enfergé,  et  je 
n'ai  pas  la  clef.  »  Mais  le  poisson  l'avaitrapportée.  Aucun 
refus  n'est  plus  possible.  Rome  tout  entière  vient  au- 
devant  de  lui  ;  Dieu  signale  l'avènement  de  son  servi- 
teur par  des  miracles  :  les  contrefaits  sont  redressés, 
les  aveugles  voient,  les  muets  parlent,  les  sourds  en- 
tendent, les  malades  sont  guéris,  et  Grégoire  est  intro- 
nisé. 

Venu  estoient  li  pluisor, 
E  duc  e  prince  e  vavassor. 
Li  empereres  i  estoit, 
Qui  gregnor  poesté  avoit. 
A  lui  covient,  bien  le  savés, 
Quant  Tapostoile  est  ordenés, 
Tant  est  sa  dignités  pleniere, 
Que  il  Tasiet  en  la  caiere. 

Le  lecteur  désire  sans  doute,  comme  la  légende  le 
désira,  que  la  grâce  qui  a  été  faite  à  Grégoire  s'étende 
jusque  sur  sa  mère,  qui  est  restée  pénitente  dans  son 
palais.  La  comtesse  d'Aquitaine  se  résout  à  partir  pour 
Rome,  afin  de  parler  à  Vapostole  et  de  se  décharger  de 
ses  péchés.  Dans  le  pape  elle  ne  reconnaît  pas  son  fils 
et,  se  confessant,  lui  demande  une  pénitence  telle  que 
sauve  soit  sa  conscience.  Grégoire,  à  ces  paroles,  voit 
bien  qu'il  a  sa  mère  devant  lui  : 


SUR  LE  PAPE  GRÉGOIRE  LE  GRÂiND,  191 

Dame,  dist-il,  n'avez  mais  dote. 
Des  [Dieu]  vos  a  mise  en  bone  rôle; 
Des  vos  a  mise  en  bone  veie, 
Qui  ici  endi  eit  vos  enveie. 
Voslre  fiz  sui,  e  vos  ma  mère. 
Bien  sai  que  Des,  li  nostre  père, 
Nos  volst  à  bone  fin  mener, 
Que  nos  a  fait  entretrover. 

La  dame  est  transportée  de  joie  et  de  tendresse,  et,  sur 
les  exhortations  de  Grégoire,  abandonnant  son  comté, 
elle  entre  en  religion.  La  fin  de  sa  vie  s'achève  dans 
les  bonnes  œuvres  : 

E  deservit,  après  sa  mort, 
Aveir  ei  ciel  verai  confort 
E  la  corone  pardurable 
Ensemble  o  vie  espiritable. 

Telle  est  cette  légende  singulière  qui  a  édifié  le  moyen 
âge,  et  qui  a  été  traduite  en  allemand  et  en  latin,  suffi- 
sant témoignage  de  la  faveur  qu'elle  obtint.  M.  Luzar- 
che  l'a  tirée  du  manuscrit  qui  lui  a  déjà  fourni  le  Mys- 
tère d'Adam^  mettant  ainsi  à  la  portée  des  ériidits  les 
pièces  intéressantes  que  renferme  la  bibliothèque  de 
Tours.  Dans  l'analyse  que  j'ai  donnée,  j  ai  souvent  usé 
des  termes  mômes  du  trouvère  anonyme  ;  le  vieux  fran- 
çais et  le  français  moderne  sont  si  voisins  que  la  ten- 
tation est  forte  de  les  confondre  en  un  usage  commun, 
surtout  quand  on  sent  que  rcxpressiori  archaïque  est 
celle  qui  se  conforme  le  mieux  à  la  pensée  originale,  et 
qu'y  toucher  c'est  faire  perdre  quelque  chose  à  la  naï- 
veté et  à  la  couleur. 


193  LËGE9ÛE 

2  —  Date  et  dialecte. 

M.  Luzarche  nous  apprend,  dans  une  préface  forl  in* 
téressante  d'ailleurs,  que  le  manuscrit  duquel  il  a  tiré 
sa  publication  est  écrit  de  deux  mains,  l'une  plus  an- 
cienne et  du  douzième  siècle,  l'autre  plus  récente  et 
du  treizième,  et  que  c'est  cette  dernière  qui  a  écrit  la 
légende  de  Grégoire.  Le  trouvère  qui  a  versifié  cette  lé- 
gende en  vers  de  huit  syllabes  et  à  rimes  plates  (c'était 
le  système  consacré  à  cette  sorte  de  compositions)  est 
anonyme;  sa  patrie  est  inconnue.  Et  on  ne  peut  môme, 
pour  conjecturer  d'où  il  fut,  argumenter  du  dialecte 
dont  il  s'est  servi  ;  car  on  a  deux  copies  du  poëme,  l'une 
en  dialecte  normand  (ou  ligérien^  dit  M.  Luzarche  :  je 
reviendrai  là-dessus  tout  à  l'heure),  l'autre  en  dia- 
lecte picard.  Quant  au  temps  où  il  a  vécu  (il  s'agit  de 
l'âge  de  l'auteur  même  du  poëme,  et  non  de  ceux  qui 
l'ont  remanié  pour  l'adapter  à  leur  dialecte),  il  y  a 
moyen  de  iixer  non  pas  une  date,  mais  une  limite  au- 
dessous  de  laquelle  il  ne  sera  pas  permis  de  descendre. 
Dans  cette  vieille  littérature  française,  où  tant  de  pro- 
ductionssont  anonymes,  on  est  souvent  réduit,  quelque 
effort  que  l'on  fasse,  à  ne  pas  obtenir  plus  de  précision. 
Heureux  encore  quand  la  critique  est  en  mesure  de  ré- 
trécir assez  le  champ  pour  que  la  conjecture  ait  une  vé- 
ritable valeur. 

La  poésie  allemande  du  moyen  âge  a  aussi  une  lé. 
gende  de  Grégoire,  et  elle  nous  fournit  un  point  de  re- 
père. M.  Cari  Greilh,  dans  son  Spidlefjium  Vaticanum 
(Frauenfeld,  1858),  a  publié  celte  pièce,  en  faisant  re- 


SUR  LE  PAPE  GRÉGOIRE  LE  GRAND,  193 

marquer,  dans  un  préambule  plein  d'utiles  renseigne- 
ments, qu'on  ne  connaît  point  de  rédaction  française 
de  la  légende;  qu'il  y  en  a  une  en  vieil  anglais;  que  le 
puële  allemand  s'est  sans  doute  servi  d'une  rédaction 
latine,  vu  qu'il  déclare  au  début  de  ron  œuvre  qu'il 
a  emprunté  son  récit  à  d'autres  livre' ,  et  qu'il  l'a  ver- 
sifié en  allemand  : 

Der  dise  rede  beritite 
In  tusclie  hat  getihte 
Daz  was  von  ovwe  hartman, 

La  publication  d'un  texte  inédit  a  fait,  dans  ce  cas-ci 
comme  dans  bien  d'autros,  évanouir  les  hypothèses  :  une 
rédaction  française  existe,  et  c'est  elle  que  l'allemand 
a  suivie.  M.  Luzarche,  dans  sa  préface,  rectifie  les  di- 
res de  M.  Greith  ;  mais  M.  Greith,  de  son  côté,  en  nous 
donnant  la  version  allemande  et  en  déterminant  avec 
érudition  l'époque  de  Hartmann  von  Owe  (car  c'est, 
comme  on  voit,  le  nom  du  poète  allemand),  rend, 
d'une  façon  indirecte,  service  à  la  critique  française. 
La  vie  de  Hartmann  s'étend  de  1150  à  1220.  S'il  com- 
posa, comme  le  pense  M.  Greith,  ce  poëme  de  Gré- 
goire dans  sa  jeunesse,  Toriginal  français  doit  être  re- 
porté assez  haut  dans  le  douzième  siècle;  et,  en  tous 
cas,  c'est  à  ce  siècle  qu'il  faut  l'assigner,  lors  même 
que  Hartmann  l'aurait  imité  dans  les  dernières  années 
de  sa  vie.  Cette  conclusion  ajoute  un  intérêt  de  plus  à 
la  publication  de  M.  Luzarche  ;  car,  au  point  de  vue  de 
de  l'histoire  littéraire,  il  est  bon  de  faire  paraître  les  té- 
moignages en  faveur  de  la  haute  antiquité  de  la  poésie 
en  langue  d'oïl. 

II.  13 


194  LÉGENDE 

Peut-être  la  Vie  de  saint  Grégoire  appartient-elle  à 
une  époque  encore  plus  reculée  que  celle  qu'à  première 
vue  lui  assigne  l'imitation  faite  par  Hartmann.  On  sait 
que,  dans  le  douzième  siècle,  l'art  de  la  versification 
subit  une  réforme  considérable  :  jusqu'alors  on  s'était 
contenté  de  l'assonance,  mais  à  ce  moment,  l'oreille 
demanda  une  rime  satisfaisante;  les  anciens  poèmes 
furent  remaniés  suivant  les  nouvelles  exigences,  et  il 
ne  se  fit  plus  que  des  compositions  rimées  régulière, 
ment.  L'assonance  est  donc  une  marque  de  grande  an- 
tiquité ;  et  les  poèmes  qui  la  présentent  appartiennent 
au  onzième  siècle  ou  aux  commencements  du  dou- 
zième. Eh  bien,  dans  la  Vie  de  saint  Grégoire,  il  y  a, 
au  début  et  à  la  fm,  des  vestiges  d'assonance  : 

D.  1: 


2: 


3: 


De  la  terre  fu  d'Aquitaine 
Si  péché  furent  molt  estrange; 


Aussint  la  grant  miséricorde 
Que  il  ressut  del  rei  de  gloire; 


Si  que  puis  fu  sains  apostoilcs. 
Ce  fu  mi  sires  saint  Gregoires; 


1J7: 


Ne  furent  en  Rome  aposloile 
Plus  beneuré  de  Grégoire; 


et  même  page: 


(}ui  furent  o.n  Rome  apostoile, 
Saint  sont  e  vivent  en  mémoire. 


SUR  LE  PAPE  GRÉGOIRE  LE  GRAND.  195 

On  pourrait  encore  y  joindre  ces  deux  vers,  p.  79  : 

Por  pénitence  ou  por  aumosne, 
Ne  por  negune  bone  chose. 

Mais  le  manuscrit  est  si  peu  sûr  et  la  correction  est  si  fa- 
cile ;  por  negune  chose  bone,  ce  qui  rend  la  rime  suffi- 
sante, que  je  ne  veux  pas  en  appuyer  mon  dire.  Res- 
tent les  autres  citations,  qui  sont  autant  d'assonances  et 
qui  contrastent  avec  les  rimes  correctes  du  demeurant. 
Or,  ce  cas  n'est  point  du  tout  sans  exemple,  et,  là  où 
il  se  trouve,  il  témoigne  que  celui  qui  remania  l'œuvre 
pour  la  mettre  au  goût  du  temps  avait  un  original 
écrit  suivant  l'ancienne  habitude,  et  remontant  par 
conséquent  aux  premiers  âges  de  la  poésie  française. 
Il  se  pourrait  donc  que  la  rédaction  primitive  du 
poëme  pubié  par  M.  Luzarche  allât  jusqu'au  onzième 
siècle. 

Je  ne  sais  s'il  faut  considérer  aussi  comme  un  in- 
dice d'antiquité  la  remarque  que  je  vais  mettre  sous  les 
yeux  du  lecteur.  Quoi  qu'il  en  soit,  comme  je  ne  l'ai 
encore  vue  consignée  nulle  part,  elle  ne  sera  pas  dé- 
nuée d'intérêt  grammatical.  Il  s'agit  de  notre  mot 
sœur,  que  dans  les  anciens  textes  on  rencontre  sous 
deux  formes:  suer  (qui  est  un  monosyllabe  et  qu'il  faut 
prononcer  comme  notre  mot  sœur)  et  seror.  J'avais  cru 
jusqu'à  présent  que  ces  deux  formes  étaient  équiva- 
lentes ;  que  suer  ou  sœur  était  la  contraction  de  seror ^ 
et  que  celle  contraction,  qui  était  devenue  d'usage 
commun  pour  la  langue  moderne,  avait  déjà  pris  pied 
dans  le  parler  dès  les  premiers  temps.  Pourtant,  vu 
que  la  lettre  r  n'est  pas  parmi  celles  qui  s'élidcnt  d'or" 


19«  LÉGENDE 

dinaire,  le  cas  me  paraissait  singulier;  mais,  l'identité 
de  suer  et  de  seror  étant  inconlcslable,  il  semblait  im- 
possible de  se  refuser  à  admettre  cette  contraction.  Dans 
le  fait,  Texplication  était  fausse,  il  n'y  a  point  de  con- 
traction, Vr  n'a  pas  été  élidée,  et  suer  n'est  pas  l'équi- 
valent de  seror.  L'emploi  de  ces  deux  formes  dans  le 
texte  publié  par  M.  Luzarche  va  décider  la  question. 
Voici  l'emploi  de  la  forme  suer  : 


p.  7: 
p.  11: 
p.  12: 
p.  15: 
p.  14: 
p.  oO: 
p.  77: 
D.  81: 


La  suer  remist  [resta]  oveuc  son  frère  ; 

Amis  biaus  frère,  dist  la  suer; 

Doncs  vosist  miaus  sa  suer  morte  cslre 

Ma  bêle  suer,  esta  en  pais  ; 

Flore  li  frères  e  la  suer; 

E  quant  sa  suer  la  bière  veit; 

Qu'une  suer  vos  ot  de  son  frère; 


(Je)  conois  que  vos  estes  ma  mère, 
E  m'espose,  suer  de  mon  père. 


SUR  LE  PAPE  GREGOIRE  LE  GRAND         497 

Dans  tous  ces  exemples,  la  forme  suer  joue  la  rôle  de 
sujet. 

Passons  maintenant  à  la  forme  seror.  On  trouve 
p.  4: 

For  la  seror  qui  est  tant  gente; 

p.5. 

Mais  li  duels  [deuil]  est  de  ta  seror; 
p.  6  : 

Com  frères  deit  faire  seror, 

p.  7: 

Qui  tant  percherist  sa  seror  ; 

p.  8: 

E  le  frère  li  enemis 

De  sa  seror  si  a  espris 


Et  plus  bas  : 

Qui  près  de  sa  seror   iseit; 

p.  9: 

S'est  levés  tos  deschaus  e  nus, 
Ellit  sa  seror  est  venus. 
Puis  sosleva  le  coverlor, 
Si  a  enbracié  sa  seror; 

p.  11  : 

Donc  demande  à  sa  seror; 
p.  12: 

Enmi  le  lit  de  sa  seror; 


198 

iJ]:r,iiNi>E 

P- 

14: 

En  s  en  la  chambre  à  sa  sero 

P- 

17: 

Seùrté  faire  à  ta  seror  ; 

P- 

18: 

Seûrté  font  à  la  seror  ; 

P- 

19: 

L'ot  uns  frères  de  sa  seror  ? 

P- 

54: 

Ele  n'a  frère  ne  seror; 

p. 

66: 

Quar  premei rement  (le  diable)  ajosta 
Le  frère  e  la  seror  ensemble. 

En  ces  exemples,  sans  exception,  la  forme  seror  joue 
le  rôle  de  régime. 

Voilà  tous  les  passages  dans  lesquels  suer  et  seror 
sont  employés  excepté  un  que  je  n'ai  pas  encore  rap- 
porté et  où  la  règle  est  violée  : 

Fiz  fu  d'une  suer  et  d'un  frère. 

Suer  joue  ici  le  rôle  de  régime,  et  il  faudrait  seror.  Mais 
je  n'hésite  pas  à  admettre  qu'il  y  a  une  faute,  et  je  cor- 


Fiz  fu  de  seror  et  de  frère. 

Le  manuscrit,  comme  je  le  ferai  voir,  est  très-incorrect 
et  n'a  pas  d'autorité.  Or,  la  concordance  de  tant  de 


SUR  LE  PAI'E  GUlGOIUE  LE  GRA^•D.  100 

passages,  moins  un,  me  paraît  bien  préférable  à  une 
leçon  si  facile  à  restituer.  Ayant  ainsi  reconnu  l'em- 
ploi distinct  de  suer  et  de  seror,  et  écarté  une  confu- 
sion apparente,  j'ai,  recourant  à  mes  notes,  constaté 
que  les  auteurs  du  douzième  siècle  et  du  treizième  que 
j*ai  lus  s'accordent  à  distinguer  l'usage  des  deux  for- 
mes, sauf  un  très-petit  nombre  de  cas,  qu'une  critique 
meilleure  ferait  très-probablementdisparaître.G'estdans 
l'époque  subséquente  que  la  confusion  s'établit  et  que 
s'éteint  le  sentiment  de  l'emploi  correct  de  suer  et  de 
seror.  Ce  sentiment,  très-bien  conservé  dans  la  Vie  de 
saint  Grégoire,  sans  fournir  aucun  témoignage  précis, 
est  en  rapport  avec  toute  l'antiquité  qu'on  voudra  don- 
ner à  celte  composition.  Car  l'emploi  régulier  des 
deux  formes,  pour  ce  mot  comme  pour  les  autres 
qui  sont  de  la  même  catégorie,  appartient  à  ce  qu'il 
y  a  de  plus  ancien  dans  la  langue,  et  tendit  constam- 
ment à  s'effacer. 

On\oiten  effet  ce  que  soni  suer  et  5^ror;  c'est  l'accent 
latin  qui  les  détermine.  Soror,  avec  l'accent  sur  la  pre- 
mière syllabe,  produit  suer;  et  sororem,  avecTaccent 
sur  la  seconde  syllabe,  produit  5^ror.  De  là,  l'emploi 
régulier  de  ces  deux  formes,  qui  représentent  vérita- 
blement deux  cas  latins.  Tant  que  cela  fut  senti,  au- 
cune méprise  n'a  été  possible  :  suer  a  dû  toujours  être 
sujet,  et  seror  toujours  régime.  Mais,  à  la  longue,  le 
sentiment  des  cas  se  perdit  pour  les  substantifs  décli- 
nables; et,  des  deux  formes  qui  existaient,  une  seule 
survécut  dans  le  français  moderne  :  ce  fut  on  gé- 
néral, comme  je  l'ai  fait  voir  t.  I,  p.  153  et  suiv., 
le  cas  régime.  Les  exceptions  sont  peu  nombreuses; 


200  LÉGENDE 

par  exemple,  hom^  sujet  de  home,  et  conservé  dans 
noire  pronom  indéfini  on;  fils  au  lieu  de  fil;  pis 
de  vache,  signifiant  anciennement  poitrine,  de  pectus; 
le  patois  de  Genève  a  peilre  (gésier,  estomac),  qui  est 
le  cas  régime  de  pis,  et  qui  répond  à  pectore;  bras  au 
lieu  de  brac,  et  quelques  autres  auxquels  il  faut  main- 
tenant ajouter  sœur. 

De  tout  ceci  il  résulte  que  la  pièce  publiée  par 
M.  Luzarche  est  fort  ancienne.  Elle  fut  aussi  très-goûtée 
et  très-répandue;  car  nous  en  avons  deux  leçons  :  Tune 
en  picard,  dans  un  manuscrit  de  l'Arsenal',  dont 
M.  Luzarche  s'est  servi  pour  réparer  une  lacune  pro- 
duite par  l'arrachement  d'un  feuillet;  l'autre  en  nor- 
mand, dans  le  manuscrit  de  la  bibliothèque  de  Tours. 
Je  dis  en  normand,  bien  que  des  manuscrits  de 
poésie  et  de  prose  soient  d'assez  mauvaises  autorités 
pour  décider  les  questions  de  dialecte.  Car  on  ne  sait 
le  plus  souvent  de  quel  pays  était  le  copiste,  et  jusqu'à 
quel  point,  quand  il  n'est  pas  compatriote  de  l'auteur 
primitif,  il  a  respecté  les  formes  dialectiques.  Le  nôtre 
les  a  respectées  très -insuffisamment.  On  va  en  juger. 
L'imparfait  des  verbes  de  la  première  conjugaison 
avait,  en  normand,  une  forme  particuHère  ;  au  lieu 
d'être  en  oie,  comme  dans  le  picard  :  je  amoie,  tu 

amoies,ilamoit Ilamoient,  il  était  en  oe:je  amoe, 

tu  amoes^  ilamot..>.  il  amoent.  Cela  est  caractéristique. 
Or,  voici  ce  que  le  copiste  du  manuscrit  de  Tours  a  fai 
de  celte  forme.  11  y  a,  si  j'ai  bien  compté,  quarante- 
cinq  passages  où  un  imparfait  de  la  première  conjugai- 
son est  employé;  sur  ce  nombre,  dans  vingt -huit  cas 
la  règle  normande  est  observée,  mais  dans  les  dix-sept 


SUR  LE  PAPE  GRÉGOIRE  LE  GRAND.        201 

autres  elle  est  violée;  et  le  copiste  tantôt  conjugue  le 
\erbe  comme  s'il  écrivait  ea  picard  ou  à  i^aris,  ianlôt 
lui  donne  la  terminaison  en  eie,  eies^  eit  qui  appar- 
tient, en  normand,  aux  autres  conjugaisons.  La  très- 
grande  supériorité  numérique  des  formes  normandes, 
jointe  à  d'autres  caractères  normands  aussi,  montre 
qu'indubitablement  le  texte  est  normand,  et  qu'il  faut 
rétablir  la  conjugaison  suivant  ce  type. 

Cette  conjugaison  normande  va  mo  servir  à  rectifier 
une  ôtymologie.  Notre  verbe  étre^  à  côté  de  l'impar- 
fait je  ère,  tu  ères,  il  ert^  qui  provenait  de  eram^  eras^ 
erat,  avait  aussi  un  autre  imparfait,  je  estoie,  tu  estoies, 
il  estait,  qui  nous  est  resté.  Ce  second  imparfait  est  dé- 
rivé, sans  contestation  diucune, de slttbam,staba s, stabat. 
En  effet,  la  dérivation  est  tout  à  fait  correcte;  et  il  ne 
serait  possible   d'élever  aucun  doute ,  sans   le  dia- 
lectenormand  qui  offre,  si  je  puis  user  de  ce  terme,  un 
réactif  plus  délicat  et  qui  fait  apparaître  le  véritable 
élément.  Le  verbe  stareesi  de  la  première  conjugaison  ; 
par  conséquent  son  imparfait,  que  l'on  suppose  être 
devenu  celui  du  verbe  être,  confondu,  il  est  vrai,  dans 
les  autres  dialectes  sous  une  forme  commune,  s'en  dé- 
gagerait dans  le  dialecte  normand,  et  ferait  je  estoe, 
tu  estoes,  il  estot.  Or  il  n'en  est  rien,  et  cet  imparfait 
du  verbe  être  y  est  toujours  je  esteie,  tu  esteies,  il  es- 
teit,  désinences  caractéristiques  des  autres  conjugai- 
sons, et  ici,  en  particulier,  de  la  troisième.  Je  esteie 
ou  je  estoie,  suivant  les  dialectes,  est  imparfait  régu- 
lier de  l'infinitif  es^re,  verbe  de  la  troisième  conjugai- 
son et  déri  .é  d'un  bas-latin,  estere,  qui  prévalut  dans 
les  Gaules,  au  lieu  de  essere.  Le  verbe  siare  a  son  re- 


202  LEGENDH 

présentant  qui  fait  à  l'intinitif  ester,  et  a  i  imparfait, 
dans  les  autres  dialecles,  je  estoie,  tu  estoies,  il  es- 
toit,  mais  dans  le  normand,  jeestoe,  tu  estoes,  il  estot, 
aussi  distinct  ici  par  la  forme  que  par  le  sens,  de  l'im- 
parfait du  verbe  substantif.  Il  faut  faire  attention  à  tou- 
tes ces  petites  choses  :  la  langue  ancienne,  bien  qu'ayant 
commis  plus  d'une  fois  des  méprises  et  des  confusions, 
recul  cependant  de  première  main  l'héritage  de  la  lati- 
nité, et  elle  en  conserva  longtemps  une  tradition.  Ainsi, 
pour  elle,  les  deux  estoie  n'étaient  confondus  qu'en 
apparence  ;  et  la  différence,  là  où  elle  pouvait  se  faire 
jour,  ne  manqua  pas  d'apparaître. 

M.  Luzarche  dit  dans  sa  préface  :  «Notre  manuscrit 
«  est  dans  le  dialecte  que  l'on  est  convenu  d'appeler 
«  normand  et  qu'il  serait,  selon  nous,  au  moins  aussi 
«  exact  de  nommer  angevin  ou  tourangeau,  puisqu'il 
«  était  parlé  et  écrit  dès  le  onzième  siècle  dans  ces 
c<  deux  contrées  et  dans  toute  la  vallée  de  la  Loire.  » 
Il  ajoute  en  note:  «  Le  nom  de  dialecte  ligérien  nous 
«  parailrait  parfaitement  convenir  à  cet  idiome,  que 
«  la  dénomination  de  normand  renferme  dans  des  li- 
«  mites  géographiques  trop  étroites.»  Malgré  les  dé- 
fectuosités de  son  manuscrit.  M.  Luzarche  a  reconnu  à 
quel  dialecte  il  fallait  l'attribuer.  Les  signes  distinctifs, 
quoi  qu'un  ingénieux  érudit  ait  voulu  dire,  ne  sont  pas 
contestables;  et,  pour  peu  qu'on  ait  de  lecture,  on  ne 
se  méprend  pas.  Ce  n'était  pourtant  pas  la  lecture  qui 
avait  manqué  à  Génin,  mais  une  idée  préconçue  l'em- 
pêchait d'admettre  les  différences  et  lui  faisait  insister 
uniquement  sur  les  ressemblances,  soutenant  qu'il  exis- 
tait en  France,  dans  le  douzième  et  le  treizième  siècle, 


SUR  LE  PAPE  GRÉGOIRE  LE  GRAND.       205 

une  langue  comniune  littéraire  écrite  par  tout  ce  qui 
écrivait.  Il  transportait  ainsi  à  une  époque  antérieure 
ce  qui  ne  se  fit  que  plus  tard.  Le  procédé  par  lequel  on 
a  détermina  les  dialectes  est  parfaitement  légitime; 
c'est  1  allot  qui  l'a  imaginé,  et  qui,  s'en  servant,  a  porté 
la  lumière  dans  le  chaos.  Il  prit  les  chartes  dont  le  lieu 
de  rédaction  est  connu,  dont  la  date  est  certaine  :  à 
l'aide  de  ces  documents  authentiques  il  obtint  un  ta- 
bleau des  formes  dialectiques;  puis,  cela  étant  dûment 
constaté,  il  appliqua  la  mesure  qu'il  s'était  ainsi  pro- 
curée, aux  textes  littéraires,  aux  poëines.  aux  chroni- 
ques, aux  ouvrages  didactiques;  et  il  put  dès  lors, 
malgré  les  fautes  des  copistes  et  l'incertitude  des  pro- 
venances, assigner  le  caractère  de  chacun.  Ce  travail 
est  fait  et  bien  fait;  on  y  doit  compter,  et  la  critique 
peut  s'en  servir  sans  hésitation. 

Dans  la  vaste  étendue  de  territoire  que  Fallot  assigne 
au  dialecte  normand,  voyons  s'il  est  possible  de  signaler 
quelques  particularités  qui  approchent  ou  reculcn/ 
la  Vie  de  saint  Grégoire,  de  certains  points  de  la  con 
Irée  ligérienne.  J'ai  sous  les  yeux  (dans  la  Bibliothèque 
des  chartes^  3*  série,  t.  V,  p.  433)  une  charte  d'un  lieu 
nommé  Teillere,  Teillere,  aujourd'hui  Tilliers,  est  dans 
le  département  de  Maine-et-Loire.  La  charte  ne  porte 
point  de  date  ;  mais  M.  de  la  Corderie,  qui  l'a  publiée, 
en  a  assigné  les  limites  avec  beaucoup  de  précision  : 
elle  appartient  aux  premières  années  du  treizième  siè- 
cle (de  1200  à  1210).  Elle  est  écrite  en  dialecte  nor- 
mand ;  elle  en  a  deux  caractères  essentiels  :  elle  met  ci 
au  lieu  de  oi,  sel  pour  Sfu,  sereient  pour  seroient;  et 
elle  termine  la  3*  personne  du  singulier  à  l'imparfait 


204  LÉGENDE 

de  l'indicatif,  dans  la  première  conjugaison,  en  ottaf- 
fermot  (aftiimait).  Voilà  les  concordances  générales; 
mais  voici  les  discordances  parliculicres.  La  charte  dit 
tau  pour  tel  :  en  tau  menere  (en  telle  manière)  ;  elle  dit 
quaucurique  pour  quelconque  :  en  quaucunque  loc  (en 
quelconque  lieu)  ;  elle  dit  dau  pour  du  :  icele  partie  dau 
fé  de  Tellere  (icelle  partie  du  fief  de  Tellere)  ;  elle  dit 
mas  pour  mais  :  mas  à  la  parfm.  Ces  quatre  formes  sont 
complètement  étrangères  à  la  Vie  de  saint  Grégoire.  Ce 
n'est  donc  pas  dans  les  lieux  qui  répondaient  au  dé- 
partement de  Maine-et-Loire  que  la  leçon  que  nous  en 
avons  a  été  rédigée. 

Dans  le  même  recueil  (4*  série,  t.  IV,  p.  142),M.Mar- 
chegay  a  publié  quelques  chartes  de  la  Rochelle,  qui 
appartiennent  à  la  prchiière  moitié  du  treizième  siècle. 
Nous  sommes  encore  dans  l'Ouest,  et  par  conséquent 
nous  trouvons  en  ces  documents  locaux  les  indices  du 
dialecte  de  l'Ouest.  En  effet  le  son  ei  au  lieu  de  ai  y  est 
constant  :  quei ^our  quoi;  horgeis i^our  bourgeois;  aveie 
pour  avoie  (d'avoir);  mei  pour  moi,  etc.  Je  n'y  ai  ren- 
contré aucun  imparfait  des  verbes  de  la  première  con- 
jugaison, de  sorte  que  je  n'ai  pu  vérifier  si  la  règle  nor- 
mande y  était  observée.  Mais  ces  particularités  et  d'au- 
tres qui  concourent  sont  suffisantes.  Toutefois,  la  Ro- 
chelle étant  au  sud-ouest  de  la  région,  le  caractère 
occidental  doit  être  modilié  dans  ces  chartes;  aussi 
l'est-il.  Indépendamment  des  formes  tau  pour  tel^  quau- 
que  part,  pour  quelque  part,  dau  pour  du  qui  y  sont 
comme  dans  le  fief  de  Tcillere,  j'y  remarque  liquaus, 
la  quaus  pour  le  quel,  la  quelle;  choiise  pour  chose  (pro- 
nonciation qui  a  envahi  le  français  littéraire  durant 


SUR  LE  PAPE  GRÉGOIRE  LE  GRAND.        205 

:,out  le  seizième  siècle,  et  qui  est  encore  usuelle  dans 
le  Berry);  et  surtout  ogui,  j'eus,  recegui^  je  reçus, 
tiengui,  je  tins,  formes  qui  sont  tout  à  fait  étrangères 
au  dialecte  normand  proprement  dit,  et  qui  ne  sont 
oas  non  plus  dans  la  Vie  de  saint  Grégoire, 

A  côté  de  la  préposition  avec,  qui  existait  dans  l'an- 
cien français  et  qui  est  un  mot  composé,  il  y  avait  la 
préposition  plus  simple  o,  qui  était  de  même  sens,  et 
qui,  dans  le  dialecte  normand,  prenait  la  forme  od. 
Dans  les  chartes  de  la  Rochelle,  cette  préposition  est  o&, 
se  rapprochant  par  là  des  dialectes  de  la  langue  d'oc, 
où  elle  est  ab.  Les  étymologistes  s'accordent  pour  y 
voir  la  préposition  apud,  qui,  dans  les  bas  temps  de  la 
latinité,  avait  reçu  la  signification  d'ûv^c.  Ob  est  étran- 
ger au  poème  publié  par  M.  Luzarche.  En  comparant 
la  forme  rocheloise  ob  et  la  forme  normande  orf,  on  re- 
connaît que  le  b  est  la  vraie  lettre  de  l'étymologie  et 
représente  le  p,  tandis  i»;e  le  d  normand  est  une  alté- 
ration du  p  ou  5  en  d.  v^ette  remarque,  fugitive  en 
apparence,  va  me  servir  aussitôt  à  défendre  une  éty- 
mologie  que  je  crois  plausible,  qui  a  été  proposée  avec 
doute  et  qui  a  trouvé  des  contradicteurs  fort  habiles. 
Il  s'agit  de  notre  mot  preux  (où  Vx  est  un  représen- 
tant de  Y  s  du  cas  sujet),  ancien  français  preu  ou  pro^ 
féminin  prode  et  prous  ;  Raynouard  a  indiqué  probus, 
sans  davantage  justifier  son  opinion.  La  justification 
en  est,  je  crois,  dans  du  Cange  :  on  y  voit  que  les  lati- 
nistes du  moyen  âge,  quand  ils  voulaient  rendre  les 
idées  de  preux  Q[  de  prouesse,  se  servaient  de  probus 
et  de  probitas.  Une  telle  signification,  étrangère  à  la 
latinité  classique,  me  oarait  la  preuve  qu'une  tradi- 


206  LÉGENDE 

tion  s'était  conservée  d'une  communauté  primitive 
antre  probiis  et  preu^  sans  laquelle  il  serait  difficile  de 
concevoir  comment  le  mot  latin  aurait  pris  si  bien 
'acceplion  du  mot  français.  Mais  admeltra-t-on  la 
iransformalion  du  b  en  d?  Les  faits  singuliers,  inex- 
plicables tant  qu'ils  restent  singuliers,  deviennent  ex- 
plicables, comme  je  l'ai  dit  bien  des  fois,  quand  un 
cas  analogue  se  présente.  C'est  ce  qui  arrive  ici;  et 
ob,  représentant  de  apiul^  et  transformé  en  od^  est  le 
pendant  de  probus  transformé  en  prod.  De  la  sorte 
tombe  l'objection  de  M.  Burguy,  qui  écartait  ]9?'ote  à 
cause  qu'un  d  ne  pouvait  succéder  à  un  b.  D'ailleurs 
l'étymologie  qu'il  propose  et  qui  est  prudens,  ne  sa- 
tisfait pas  aux  exigences  de  la  langue  d'oïl.  Il  serait 
possible,  en  effet,  que  prudens^  ayant  l'accent  sur  la 
pénultième,  eût  donné  prod^  comme  infans  a  donné 
enfe  eiabb as j  abbe.  Uâis^  au  cas  régime,  prudentem, 
ayant  l'accent  sur  la  pénultièi^K,  aurait  donné  prudent^ 
comme  infantem  donne  enfant  et  abbatem  abbé.  Or 
prod^  ne  présentant  jamais  cette  flexion,  indique  in- 
variablement pour  son  origine  un  mot  qui  est  dissyl- 
labique ou  du  moins  qui  ne  change  pas  d'accent  en 
changeant  de  cas.  D'un  autre  côlé,  probus^  sans  équi- 
valoir, est  pourtant,  dans  la  latinité  classique,  le  seul 
mot  qui  pût  se  prêter  aux  différents  sens  depro,  prode, 
p?'^Ma;,  qui  signifient  :  sans  reproche,  loyal,  vaillant, 
et,  pour  les  femmes,  chaste.  Pn/f/<??i5  supporterait  mal 
une  pareille  extension  ;  on  le  trouve  quelquefois  pour 
prod  ou  prodhomme  dans  la  latinité  du  moyen  âge, 
mais  beaucoup  moins  que  probus;  prudentia  ^\\\\ou\ 
manque,  tandis  que  probitas  abonde  pour  prouesse.; 


SUR  LE  PAPE  GREGOIRE  LE  GRAND.        207 

cepriiclens,  bas-lalin,  est  dû,  je  pense,  à  ceux  qui,  se 
laissant  aller  à  une  apparence  d'étymologie  et  à  une 
portion  de  sens,  rattachèrent  procl  b  vrudens  de  la 
latinité  classique.  11  aurait  une  autorité  ^cor  l'antiquité 
de  l'usage  est  ici  une  autorité),  si  l'on  pouvait  comp- 
ter sur  un  texte  du  septième  siècle  où  il  est  employé 
avec  l'acception  de  prud'homme.  Mais  cette  charte  est 
suspecte  de  supposition,  dit  du  Gange  ;  et  je  n'hésite- 
rais pas  à  regarder  un  pareil  emploi  de  pmdews  comme 
une  difficulté  de  plus  contre  l'authenticité. 

Les  difficultés  seraient  levées  si  nous  n'avions  affaire 
qu'à  la  langue  d'oïl.  Mais  les  autres  langues  romanes  ont 
des  formes  qui  nepeuvent  être  laissées  de  côté  et  qui  exi- 
gent un  supplément  d'explication.  Leprovençal  est  fort 
irrégulier  :  pro  au  régime  masculin  et  au  sujet  pluriel; 
pros  au  sujet  masculin  et  au  régime  pluriel;  mais 
pros  au  féminin,  sujet  ou  régime.  M.  Diez,  en  élevant 
des  doutes  sur  l'étymologie  par  probus^  a  fait  observer 
(et  c'est  une  objection  irréfutable)  qu'un  adjectif  ro- 
man à  une  seule  terminaison  pour  les  deux  genres  ne 
peut  provenir  d'un  adjectif  latin  à  deux  terminaisons, 
une  pour  le  masculin  et  une  pour  le  féminin.  Le  fémi- 
nin  pros  doit  venir  d'un  adjectif  latin  de  la  deuxième 
classe.  Ajoutez  que  l'italien  prorfe,  et  non  prodo,  sug- 
gère la  môme  conclusion.  Entre  l'argument  que  la 
synonymie  du  bas-latin  donne  pour  probus,  et  les  dif- 
ficultés qui  viennent  d'être  soulevées,  il  no  me  paraît 
rester  qu'une  issue  :  c'est  qu'à  côté  de  probus  de  la 
latinité  classique,  au  moment  où  les  langues  romanes 
se  formaient,  on  aildit  aussi  probis;  à  quoi  un  adverbe 
probiter,  cité  comme  un  mot  rare,  a  pu  facilement 


208  LEGENDE 

conduire;  car  les  adverbes  de  cette  forme  provien- 
nent, dans  la  plupart  des  cas,  d'adjectifs  de  la  seconde 
classe.  En  face  du  cl  qui  est  dans  le  vieux  français  et 
dans  l'italien,  1'^  provençale  ne  peut  ètic  considérée 
que  comme  l'équivalent  de  ce  d;  pros  provençal  est  la 
contre-partie  de  los  français,  qui,  venant  de  laudem, 
reproduit  le  d  étymologique  par  une  s.  Ainsi  les  trois 
langues  se  ramènent  à  une  forme  prod^  répondant  à 
produs  pour  le  français,  à  prodis  pour  l'italien  et  le 
provençal,  et  devant  être  pour  l'un  et  l'autre  rattachée 
à  probus. 

Malgré  cette  longue  digression,  tout  n'est  pas  fini 
avec  l'adjectif  pr^Mo;;  car  c'est  un  mot  plein  d'anoma- 
lies. Outre  ce  qui  vient  d'être  remarqué  plus  haut,  on 
trouve  un  adverbe  proeusement^  qui  est  bien  de  quatre 
syllabes,  comme  le  prouvent  ces  vers  du  Roman  de  la 
Rose  : 

Si  n'avés  c'ung  sol  nuisement  ; 
Deffendés  vous  proi'wsenient  (v.  19,958). 

Il  ne  faut  donc  pas  y  voir  une  simple  variante  d'or- 
thographe; la  mesure  du  vers  certifie  la  prononcia- 
tion, ïl  ne  faut  pas,  non  plus,  y  voir  un  caprice  de 
plume  et  une  faute  de  langue;  car  cet  adverbe  existe 
aussi  en  provençal  :  proosamen.  Ceci  est  une  exten- 
sion qui  garantit  la  forme,  quelque  singulière  qu'elle 
soit.  En  l'analysant,  on  aperçoit  qu'elle  suppose  un 
adjectif  à  deux  terminaisons:  proeus,  proeuse,  en  lan- 
gue d'oïl  ;  proos^  proosa^  en  langue  d'oc  ;  ce  qui,  remis 
en  latin,  donne  directement  probosiis.  De  là  découle 
que  de  Y ndicclÏÏ probus,  ou  plutôt  d'un  substanliipro- 


SUR  LE  PAPE  GREGOIRE  LE  GRAND.  209 

hii7n,  Signifiant  bien,  bonté,  vaillance,  deux  des  lan- 
gues romanes  ont  tiré  un  adjectif  en  osiis,  comme  fai- 
saient les  Latins  eux-mêmes,  par  exemple,  de  probrurriy 
prohrosiis.  Cette  détermination,  sans  montrer  mieux 
de  quelle  façon  probus  a  pu  devenir,  dans  une  portion 
du  bas-latin,  probis,  confirme,  par  un  autre  côté,  les 
arguments  qui  raltachenti^r^wxà  cet  adjectif.  Les  con- 
firmations qui  viennent  par  une  voie  non  cbePGhée 
sont  toujours  précieuses. 

Le  changement  du  p  ou  &  latin  en  rf  ou  î  roman  est 
certain  par  ob  et  od;  d'où  j'ai  conclu  qu'il  avait  pu 
is'effectuer  aussi  à  l'égard  de  probus.  Maintenant  je 
termine  cette  discussion  en  faisant  voir  qu'il  s'y  est 
effectué  réellement.  Nous  avons  le  motpowqui,  tombé 
en  désuétude,  est  tout  près  de  disparaître,  mais  qui, 
dans  le  dix-septième  siècle,  était  encore  employé  ; 

J'ai  prou  de  ma  frayeur  en  cette  conjoncture, 
disait  Molière  ;  et  la  Fontaine  ; 

L'un  jura  foi  de  roi,  l'autre  foi  de  hibou, 
Qu'ils  ne  se  goberaient  leurs  petits  peu  ni  prou. 

Dans  l'ancien  français  ce  mot  s'écrivait  pvot  ou  prod. 
Mais  je  trouve  un  exemple  où  il  est  écrit  proef.  C'est 
dans  un  écrit  du  douzième  siècle,  dans  le  poërne,  si 
remarquable,  intitulé  :  La  Vie  de  saint  Tliomus  le 
marlir  : 

Car  par  tute  la  terre  est  proef  manifesté 
Que  Tapostolie  avez  mult  grannient  lionuré, 
E  rigiise  de  Rume  nurri  e  alevé  (o.  80). 
II.  U 


210  LÊfrENDE 

La  forme  proef^  (\u\  d'orrl'mairc  répond  à  prope,  est; 
ic!  (l(''!erminéc  par  ie  sens  ;  e(ie  répond  a  probe  :  et 
nous  dirions  en  français  moderne  :  est  prou  manifesté, 
Proef  csi  h  reproduction  de  probe;  prod  ou  prot  est 
le  même  que  proef;  donc,  dans  probe  lui-même,  la 
transformation  du  6  en  rf  est  établie  par  un  exemple. 
Du  cas  particulier  qui  s'est  présenté  sur  le  chemin 
de  la  discussion  relative  au  dialecte,  il  faut  revenir  au 
point  où  elle  était  restée  et  reconnaître  que  notre  Vie 
de  saint  Grégoire  esi  écrite  en  normand,  sans  rien  qui 
rapproche  particulièrement  des  bords  de  la  Loire  cette 
composition.  D'ailleurs,  le  nom  de  dialecte  ligérien  ne 
seraitpassatisfaisant;  car  le  grand  fleuve  qui  traversele 
milieu  géographique  de  la  France,  n'est  pas,  au  point 
de  Yue  des  idiomes,  centre,  mais  frontière;  le  dialecte 
normand  atteignant  jusque-là  et  n  allantguôre  plus  loin 
du  côte  du  levant  et  du  midi.  Toutefois,  si,  faisant  droità 
ce  que  la  proposition  de  M.  Luzarche  renferme  de  juste, 
l'on  voulait  choisir  une  appellation  moins  étroite,  on 
donnerait  au  normand  le  nom  de  dialecte  de  l'ouest, 
et,  semblablement,  au  picard,  celui  de  dialecte  du 
nord,  au  bourguignon,  celui  de  dialecte  de  l'est  ;  le 
midi  étant  occupé  par  la  langue  d'oc.  C'est  ensuite  aux 
chartes  et  aux  pièces  authentiquement  locales  à  indi- 
quer les  subdivisions.  Si  sur  ce  point  très-accessoire 
je  diffère  avec  M.  Luzarche,  je  ne  diffère  pomt  avec  lui 
sur  l'œuvre  qu'il  a  eu  le  mérite  d'exhumer.  Je  ne  la 
juge  pas  moins  intéressante  qu'il  ne  l'a  jn^^^e,  supplé- 
ment bien  venu  à  notre  vieille  et  oubliée  littéraluro,  lé- 
gende curieuse  sur  l'ascétisme  du  moyen  âge,  poëine 
qui  rend,  pour  un  poëme  déplus,  l' Allemagne  etrAn- 


SUR  LE  PAPE  GRÉGOIRi:  LK  GUAM).  211 

gleterre  tributaires  de  nos  inventions.  Et,  pour  termi- 
ner ce  qui  a  ïaîî  ^'objct  de  cet  article,  1  âge  du  poëme 
est  très-rec  lié,  la  lov^  du  manuscrit  de  Tours  est 
normande,  et  le  manuscrit  lui-même  est  défectueux  et 
incorrect,  comme  on  le  verra  plus  au  long  dans  la  suite 
de  ce  travail. 


3,  —  Corrections. 

C'est  dans  un  manuscrit  très-incorrect  que,  à  ses 
risques  et  périls,  la  critique  doit  surtout  s'exercer; 
je  vais  donc  avoir  à  relever  un  bon  nombre  de 
vers  faux,  de  phrases  irrégulières  et  de  passages 
peu  intelligibles.  Sans  prétendre  signaler  minutieu- 
sement les  moindres  erreurs,  mon  intention  est 
pourtant  de  poursuivre  l'examen  assez  loin  pour 
faire  voir  l'insuffisance  du  manuscrit  et  le  pouvoir 
qu'a  la  critique  d'y  remédier  dans  une  certaine  me- 
sure. A  force  d'y  insister,  j'ai  fait  mienne  cette  thèse, 
qui  veut  que  l'on  traite  les  textes  venus  du  moyen  âge 
d'après  les  mêmes  principes  que  les  textes  venus  de 
l'antiquité,  et  qu'on  ne  regarde  la  publication  telle 
quelle  des  manuscrits  que  comme  un  travail  indispen- 
sable sans  doute,  mais  simplement  préparatoire  à  de 
meilleures  éditions.  Cela  en  vaut-il  donc  la  peine, 
dira-t-on,etces  poèmes,  enfants  d'une  époque  barbare 
et  d'un  *^gede  ténèbres,  méritent-ils  que  l'on  rappro- 
che les  variantes,  cherche  un  sens,  rétablisse  une  me- 
sure? Une  pareille  objection,  si  elle  était  faite,  se  dé- 
truirait par  la  contradiction  iiiiplicite  qu'elle  renferme: 


212  LEGENDE 

OU  ne  publiez  pas,  si  ce  sont  des  compositions  sans 
valeur  et  sans  intérêt;  ou,  si  yous  les  publiez,  mettez- 
les  dans  l'état  où  elles  puissent  le  mieux  servir  à  l'his- 
toire des  lettres,  à  l'érudition,  à  la  langue.  La  Vie  de 
saint  Grégoire  est  un  texte  court  et  qui  se  prèle  à  une 
épreuve  de  ce  genre  ;  il  est  fîîcile  d'en  feuilleter  les 
pages,  d'y  signaler  les  altérations,  de  proposer  les  res- 
titutions, qui  sont  sûres  très-souvent  ;  néanmoins, 
quelquefois  le  passage  résiste,  n'admettant  que  des 
conjectures,  ou  même  demeurant  tout  à  fait  désespéré, 
et  je  le  laisse  soit  à  la  comparaison  de  manuscrits 
meilleurs,  soit  à  quelque  critique  mieux  inspiré;  car 
il  arrive  que  ce  qui  échappe  à  l'un  soit  aperçu  de  l'au- 
tre. En  voyant  passer  sous  leurs  yeux  une  suite  de  pas- 
sages qui  réclament  correction,  les  lecteurs  ne  doi- 
vent pas  en  rapporter  la  responsabilité  à  M.  Luzarche. 
Dans  tout  cela,  j'ai  affaire,  non  avec  lui  qui  a  mis  la 
main  sur  un  texte  curieux  et  qui  l'a  publié  pour  la  pre- 
mière fois,  mais  avec  le  scribe  du  treizième  siècle, 
qui  a  semé  mainte  faute  en  sa  copie. 

M.  Luzarche  ne  s'est  servi  du  manuscrit  de  l'Arse- 
nal que  pour  combler  une  lacune  du  manuscrit  de 
Tours  ;  il  n'entrait  pas  dans  son  plan  de  faire  davan- 
tage; mais,  à  moi,  l'indication  de  ce  manuscrit  de 
l'Arsenal  est  un  véritable  service;  car,  c'est  justement 
la  révision  du  texte  que  j'essaye,  et  quoi  de  mieux  venu 
pour  ces  essais  de  correction  que  la  comparaison  avec 
un  manuscrit  indépendant  de  celui  que  l'on  critique? 
Or  ici  l'indépendance  est  complète;  car  le  manuscrit 
de  l'Arsenal  n'est  pas  dans  le  môme  dialecte  que  celui 
de  Tours.  A  la  vérité,  une  circonstance  diminue  nota- 


SUR  LE  PAPE  GRÉGOIRE  LE  GRAND.  213 

blement  l'utilité  de  ces  textes  parallèles;  c'est  qu'ils 
ne  sont  pas  la  reproduction  exacte  l'un  de  l'autre, 
sauf  plus  ou  moins  de  correction.  Dans  le  remaniement 
que  subissait  un  poème  pour  devenir,  comme  ici,  de 
normand  picard,  ou  de  picard  normand,  des  rimes 
sont  changées,  des  vers  sont  substitués,  des  passages 
sont  allongés  et  d'autres  sont  écourtés.  C'est  ainsi  que, 
pour  citer  un  exemple,  dans  le  manuscrit  picard,  les 
vers  malins  où  le  pécheur  représente  à  Grégoire  les 
dangers  de  faire  pénitence  au  milieu  du  monde  et  l'en- 
gage à  s'ensevelir  dans  un  lieu  solitaire  n'ont  point 
d'équivalents.  Pourtant,  en  beaucoup  d'endroits,  les 
deux  leçons  se  correspondent,  et  là  elles  se  prêtent 
un  secours  mutuel  qu'on  ne  peut  négliger  pour  arri- 
ver à  l'émendation  du  texte. 

Avant  de  passer  outre,  un  mot  sur  les  accents. 
M.  Luzarche  en  met,  et  il  a  raison  :  c'est  la  méthode 
que  suit  la  Commission  de  \  Histoire  littéraire  de  la 
France;  et  elle  s'en  trouve  bien,  rendant  ainsi  la  lec- 
ture plus  facile  et  le  sens  plus  clair,  et  déterminant  la 
prononciation  là  où  l'on  p.  ut  la  déterminer  sûrement. 
Mais  il  faut  que  les  accents  soient  bien  placés  ;  autre- 
ment, au  lieu  d'être  une  aide,  ils  nuiraient.  Au  début 
de  la  publication  des  textes  du  moyen  âge,  il  s'était 
établi,  à  cet  égard,  quelques  mauvaises  habitudes  dont 
les  traces  sont  apparentes  dans  la  Vie  de  saint  Gré- 
goire. Ainsi,  p.  56,  dans  le  vers  : 

Li  abés  s'aprisme  ei  batel, 
l'accent  doit  être  effacé,  ïe  est  muet,  ainsi  que  dans 


214  LÉGENDE 

vingt  autres  passages  où  ce  mot  est  sujet;  tandis  quo 
p.  57,  dans  le  vers  : 

Il  gela  à  Tabé  un  ris, 

l'accent  est  bien  placé,  ïe  n'est  pas  muet.  Mais  peul- 
être  medira-t-on  :  Comment  savcz-vous  cela,  puisque 
les  manuscrils  ne  connaissent  pas  les  accents?  La  pro- 
nonciation moderne  neporte-t-elle  pas  à  croire  que  Ve 
final  doit  être,  dans  tous  les  cas,  fermé?  Et  n'est-ce 
pas  une  asserlion  gratuite  que  de  distinguer  ainsi,  par 
l'accent,  le  sujet  et  le  régime?  L'assertion  n'est  point 
gratuite  :  lefail,  qui  n'aurait  pas  été  soupçonné,  est 
mis  hors  de  doute  par  les  vers.  Dans  le  mot  en  ques- 
tion, quand,  étant  sujet,  il  est  placé  à  la  fin  du  vers, 
ou,  dans  les  chansons  de  geste,  à  l'hémistiche,  la  syllabe 
finale  ne  compte  pas  ;  donc  elle  est  muette.  Il  en  faut 
dire  autant  de  enfe^  sujet  de  enfant^  des  adverbes  sem- 
pres  et  endementres,  sur  lesquels  M.  Luzarche  met  un 
accent.  Quant  aux  trois  vers  suivants  : 

Le  tonel  à  vostre  hués  preïmes  ; 

(p.  37.) 
Par  jité  ne  par  rien  que  il  face  ; 

(p.  47.) 
S'aidier  me  vues  ne  tant  ne  quant; 

(p.  49.) 

il  y  faut  effacer  les  accents,  et  lire  hues,  jue,  et  vues 
On  sait  que  d'ordinaire  nos  aïeux  représentaient  par 
ne  le  son  que  nous  représentons  aujourd'hui  par  eu; 
hue,  ou,   mieux,  ue,  signifie  besoin,  service;  JMd  est 
ieu  ;  vues  est  [tu]  veux. 

Maintenant,  déchargeant  M.  Luzarche  de  toute  res- 


SUR  LE  PAPE  GRÉGOIRE  LE  GRAND.  215 

ponsabilité,  venons  au  manuscrit.  Quand  il  s'agit  de 
vers,  il  faut,  pour  corriger,  avoir  toujours  présent  à 
l'esprit  que  les  trouvères  ne  se  trompent  jamais  sur  le 
nombre  des  syllabes,  et,  quand  il  y  a  hémisticlie,  sur 
riiémistiche.  Cela  posé,  toutes  les  fois  qu'un  vers  est 
faux,  c'est  au  copiste  qu'on  doit  l'imputer.  Or, 
beaucoup  de  vers  sont  faux  dans  le  manuscrit  de  Tours. 
P.  5  : 

Mais  ce  li  avint  molt  bien. 

Ce  vers  n'a  que  sept  syllabes;  mettez  ice  au  lieu  de  ce, 
P.  4: 

Avint  à  cestui  Grégoire; 

même  faute;  lisez  icestui.  P.  4  : 

Quar  à  grant  duel  [deuil]  leur  vertit; 

lisez  quar  à  moult  grant  duel...  P.  5  : 

Ele  remeint  sens  aïe, 
lisez  :  e ele...  P.  6  : 

As  mains  se  grate  e  descire, 

lisez  :  e  se  descire.  P.  8  :  La  sœur  reçoit  innocemment 
les  caresses  peu  innocentes  de  son  frère  ;  elle  ne  croit 
pas  qu'il  y  ait  aucune  mauvaise  amitié  : 

E  neporquant  ne  lui  dofuit 
Ne  de  sa  boche  ne  son  desduit. 

Le  second  vers  a  une  syllabe  de  trop.  Il  serait  aisé  de 
corriger  en  tMant  de.  Pourtant  je  doute  que  ce  soit  la 
vraie  correction.  Defnit,  c'est  defwjit;  et,  vu  le  sens  de 


216  LÉGENDE 

ce  verbe,  j'aimerais  mieux  une  modification  plus 
grande.  Je  lirai  donc  : 

Ne  lui  defuit 

Ne  de  boche  ne  de  desduit. 

Le  diable,  p.  10,  croit  les  avoir  fait  siens  : 

Qu'en  enfer  les  peûst  lacier, 
Ensemble  o  lui  trabuchier. 

Lisez  :  e  ensemble;  ce  qui  est  nécessaire  pour  la  me- 
sure et  pour  la  liaison.  P.  11  : 

Dont  demande  à  sa  seror  ; 

encore  une  syllabe  de  moins;  meltez  donc  il.  P.  11,  la 
sœur,  gémissant  sur  sa  faute,  dit  : 

Molt  fu  temtée  en  celé  ore. 
Deux  restitutions  se  présentent  ;  ou  bien  : 

Molt  fu  je  temtée  en  celé  ore  ; 
ou  bien  : 

Molt  temtée  fu  en  celé  ore. 

L'hiatus  était  admis  dans  l'ancienne  poésie,  avec  rai- 
son selon  moi,  dans  les  cas,  fréquents  du  reste,  où  il 
n'a  rien  de  dur  à  l'oreille.  Quant  à  temtée,  Ve  muet, 
dans  des  combinaisons  de  ce  genre,  devant  une  con- 
sonne se  faisait  entendre  et  comptait  toujours.  P.  14  : 

Quant  il  oï  le  comendement; 

il  est  de  trop  pour  la  mesure  ;  supprimez-le.  P.  15,  le 
vassal,  voyant  son  seigneur  à  genoux  devant  lui,  dit 

Je  sui  vostre  om  ;  ne  deûssés 
Ensi  vos  mètre  à  mes  pies. 


SUR  LE  PAPE  GRÉGOIRE  LE  GRAND.        217 

Le  second  vers  est  trop  court  ;  il  faut  le  lire  ; 

Enf'i  mètre  vos  à  mes  pies. 
Dans  la  p.  19,  je  trouve  trois  vers  faux  : 

Puis  a  sa  feme  apelée. 
Lisez  :  puis  ail,..  Un  peu  plus  bas  : 

Por  nul  grant  gaing  ne  por  perle; 

dans  les  anciens  textes  ce  n'est  pas  gaing,  c'est  gaaing^ 
dissyllabique,  qu'on  rencontre  ;  et  gaaing,  en  effet,  ré- 
tablit levers.  Et  enfin  : 

Quant  plot  à  Deu,  le  rei  celestre, 
Que  la  dame  ot  delivrement 
Donc  fu  nés  tôt  veirement 
Saint  Gregoires,  cil  fors  pecheres, 

il  faut  d'abord  lire  dont,  au  lieu  de  donc:  le  delivre- 
ment du  quel;  puis  on  ajoutera  ci,  de  la  sorte  : 

Dontfu  nés  ci  tôt  veirement; 

et  le  vers  sera  devenu  régulier.  Je  m'arrête;  car  je  ne 
suis  encore  qu'à  la  page  19,  et  il  y  en  a  118.  On  voit 
combien  le  manuscrit  est  fautif;  mais  les  exemples  de 
restitution  que  j'ai  donnés  suffisent  pour  indiquer  au 
lecteur  qui  s'intéresserait  à  ce  genre  d'exercice,  la  faci- 
lité de  réparer  les  omissions  et  les  inadvertances  du 
vieux  copiste.  Avec  un  peu  de  lecture  cela  est  très- 
facile. 
Il  est  d'autres  sujets  de  remarque.  P.  4; 

Sainte  escriture  nos  reconle 
Qu'el  lens  anlis  esteit  un  cent'* 
En  Aquitaine  rencontrée. 


218  LÉGENDE 

Le  manuscrit  picard  donne  ainsi  ces  trois  vers; 

Sainte  escriture  nous  reconte 
C'au  tans  ancien  ot  ja  lui  conte 
En  Acuitaine  la  conlrt'e. 

Ce  texte  est  plus  correct  que  le  précédent.  Conte  est 
un  régime  dont  le  sujet  est  cuens.  Dans  le  manuscrit 
de  Tours,  avec  le  verbe  être,  il  faudrait  le  sujet,  tandis 
que,  dans  le  manuscrit  picard,  avec  le  verbe  avoir,  il 
faut  le  régime.  A  la  vérité,  on  peut  dire  que  les  trou- 
vères, pour  peu  que  la  rime  les  presse,  n'bésitent  pas 
à  faire  un  solécisme  et  à  mettre  un  régime  pour  un 
sujet.  La  chose  n'est  pas  contestable,  et  les  exemples 
en  sont  assez  fréquents  pour  l'établir.  Cela  se  conçoit, 
et  rentre  dans  les  licences  poétiques  poussées  alors, 
dans  une  langue  dont  la  grammaire  flottait,  jusqu'à 
de  véritables  abus.  Qu'il  mit  mens  ou  comte,  deux 
formes  employées,  bien  qu'en  des  usages  différents, 
le  trouvère  était  compris^  et  la  rime  faisait  passer  par- 
dessus la  faute.  Il  ne  faut  donc  pas,  quand,  à  la  rime, 
un  régime  esl  à  la  place  d'un  sujet,  s'évertuer  à  corri- 
ger, sauf  en  des  cas  comme  celui-ci  où  le  manuscrit 
est  mauvais,  où  un  autre  manuscrit  donne  une  meil- 
leure leçon,  où  la  correction  se  présente  de  soi.  Lisez 
donc  : 

Qu'el  tens  antis  aveit  un  conte. 

Cette  obligation  de  respecter  un  solécisme  à  la  rime 
fait  qu'il  n'y  a  rien  à  tenter  pour  ces  vers,  p.  45,  où 
la  femme  du  pêcheur  injurie  Grégoire  en  querelle  avec 
son  fils  : 


SUR  LE  PAPE  GRÉGOIRE  LE  GRAÎs'D.  219 

Uns  avolres  e  uns  cliailis,  • 
Que  a  demandé  à  mon  lîls? 
Tnr  povres,  uns  las,  uns  mendis 
Qui  n'a  amis  en  cest  pais  : 
Bien  sai  qu'en  la  mer  Irovés  lu. 


Fils  au  sujet,  fil  au  régime;  il  faudrait  donc  ici  à  mon 
fil,  mais  la  rime  s'y  oppose.  J'ai  clierclié  ce  que  le  ma- 
nuscrit picard  avait  fait  de  ce  passage.  Au  lieu  de  six 
vers,  il  n'en  a  que  quatre  : 

Cuivers,  aoutres,  fel  cailis, 
Tu  n'as  parent  en  cest  païs; 
Ains  fus  trovés  corne  un  caiel; 
De  coi  te  fais  tu  damoisel? 

Il  faut  donc  laisser  fils  bien  que  régime;  c'est  la  ré- 
daction même  du  trouvère,  et  le  picard  ne  suggère 
rien;  mais,  dans  ce  texte  picard,  je  fais  remarquer  au 
lecteur  caiel^  qui  représente  catelhis  (jeune  chien)  ;  il 
est  fâcheux  que  nous  ayons  perdu  cette  expression  qui 
a  l'avantage  de  la  précision.  Toutefois,  même  à  la 
rime,  voici  un  vers  où  je  ne  puis  laisser  ^Z^: 

Elle  lur  roe  [demandel  isnelement 
Qu6re  un  bersoil  bel  et  gent, 
Où  puisse  coucher  son  fis, 
Qui  encore  iert  assés  petis. 

(P.  21). 

Ici  on  est  autorisé  à  chercher,  car  le  vers  a  une  syllabe 
de  moins,  et  la  correction  est  très-facile  : 

Où  bien  puisl  se  coucher  sis  fis. 
Le  vers  précédent  est  fautif  aussi,  et  il  ïixul  lire- 


220  LÉGENDE 

Un  bersoil  quere  bel  et  gent. 

Enfant  au  sujet  est  une  ftuite;  pourtant  cette  faute 
semble  être  dans  le  vers,  p.  41: 

De  lui  dient  petit  e  grant 
Que  molt  ierl  ja  bel  enfant. 

Faut-il  l'accepter  parce  qu'elle  est  à  la  rime?  Mais  le 
vers  est  boiteux;  une  syllabe  y  manque,  restituons-la 
et  la  faute  disparaîtra  : 

Que  molt  i  ot  jà  bel  enfant. 

Y  avoir  en  cet  emploi  est  commun  :  moult  i  a  bon  cheva- 
lier^ c'est  un  bon  chevalier,  il  y  a  pn  lui  l'étoffe  d'un 
bon  chevalier.  La  faute  est  inverse,  p.  46  : 

Que  à  nul  home  ne  desist 
Dont  l'argent  à  Tentes  ve/  îst. 

Mais  ici  rien  ne  gêne  pour  obéir  à  la  grammaire.  Le 
solécisme  est  le  fait  du  copiste,  et  on  lira  : 

Dont  l'argent  à  Tenfant  venist. 

Revenant  sur  les  vers  qui  ont  conduit  à  cette  digres- 
sion, je  ne  puis  laisser  antis  sans  remarque.  L'adjectif 
untiqims,  qui  donnait  dans  le  provençal  antic^  dans 
l'espagnol  antiguo,  dans  l'itahen  antico^  avait  subi 
dans  la  langue  d'oïl  une  modification  particulière.  On 
y  disait  antif,  et  au  féminin  aiitive  ou  antie^  comme  si 
l'adjectif  latin  était  antivus.  Antis  était  réservé  pour  le 
sujet  masculin  singulier  ou  pour  le  régime  pluriel 
Quel tens antis  est  donc  fautif,  et  il  faut  mettre  el  tens 
antif.  Peut-être  môme  est-ce  une  inadvertance  de  lec- 


SUR  LE  PAPE  GREGOIRE  LE  GRAND.  221 

lure  qui  aura  fait  prendre  l'fdu  masculin  pour  un  s. 
Le  texte  picard,  bien  que  plus  correct,  suscite  une 
observation  :  Ancien  y  est  fait  de  deux  syllabes  ;  or, 
dans  tous  les  textes  que  ma  mémoire  a  conservés,  an- 
cien  est  de  trois  syllabes.  Faisons- le  donc  de  trois  syl- 
labes, et  supprimons  le  ja  qui  est  parasite  : 

C'au  tans  ancien  ot  un  conte. 

Dans  ces  mêmes  vers  dont  j'ai  tant  de  peine  à  sortir, 
le  mot  encontrée  m'a  frappé  ;  il  est  répété  plusieurs 
fois,  et  toujours  employé  au  lieu  de  contrée  qui  ne  se 
trouve  jamais  dans  le  texte  publié  par  M.  Luzarche. 
Le  texte  picard,  au  contraire,  ne  connaît  pas  encon- 
trée, et  ne  se  sert  que  du  simple,  contrée.  Le  manu- 
scrit de  Tours  est  une  autorité  médiocre  pour  faire 
admettre  un  mot  qui,  à  ma  connaissance,  du  moins, 
n'a  pas  encore  été  rencontré  ailleurs.  Cependant,  je 
ne  crois  pas  qu'on  doive  le  rejeter.  Ce  qui  me  porte  à 
le  recevoir,  c'est  d'abord  un  fait  direct  qui  en  prouve 
l'exislence  dans  le  domaine  roman;  le  provençal,  le 
catalan  et  l'ancien  espagnol  ont,  dans  le  même  sens, 
encontrada;  puis  c'est  l'analogie  d'un  mot  composé 
de  même  :  enclostre  (couvent,  monastère),  se  pré- 
sente plusieurs  fois,  dans  notre  texte,  il  est  com- 
posé, par  rapport  à  clostre  (cloître),  exactement  de 
la  môme  manière  que  encontrée  l'est  par  rapport  à 
contrée.  Mais,  objectera-t-on,  si  le  manuscrit  de  Tours 
vaut  peu  pour  autoriser  encontrée,  comment  vaudra- 
t-il  davantage  pour  autoriser  enclostre?  Il  y  aurait,  en 
effet,  lieu  d'iiésiter;  mais  enclostre  est  dans  le  texte 
picard  ; 


222  LEGENDE 

Et  à  l'endoistre  as  lelres  mis. 

Ce  vers  est,  dans  le  manuscrit  de  Tours  sous  cette 
forme  : 

Li  abes  Ta  (Grégoire)  en  conrei  pris, 
E  en  la  closlre  à  letres  mis. 

Et  un  peu  plus  loin,  p.  46  : 

E  ariere  en  la  cioistre  ala. 

Voilà  cloistre  deux  fois  féminin,  ce  qui  me  parait  inad- 
missible; aussi,  suis  je  tout  disposé  à  porter  ici,  dans 
le  manuscrit  de  Tours,  la  leçon  du  manuscrit  de  l'Ar- 
senal, et  à  lire  deux  fois,  au  lieu  de  la  cloistre^  Ven- 
clolsUw  Encloistre  est  dans  Rois^  250. 

Le  père  mourant,  et  recommandant  sa  fille  à  son 
fils,  regrette 

Que  en  son  vivant  ne  l'ait  mise 
0  sa  biauté  fust  bien  assise. 

(P.  5.) 

0  représente  d'ordinaire  la  particule  disjonctive  mit; 
mais  ici  c'est  l'adverbe  de  lieu  ubiqu'û  faut;  cet  adverbe 
est  en  normand  u,  et  dans  les  autres  dialectes  ou.  Le 
texte  picard  a  : 

Où  sa  biautés  fust  bien  asjse. 

Dans  le  texte  normand,  il  faut  sans  doute  mettre  : 

U  sa  biauté  fust  bien  asise. 

Le  diable,  rennemi,  toujours  aux  aguets,  souffle  au 
cœur  du  frère  une  passion  criminelle  : 

E  le  frère  li  eiieniis 

ue  la  seror  si  fort  niespris, 


SUR  LE  PAPE  GRÉGOIRE  LE  GRAND.  225 

Qu  il  ne  Inira,  par  nul  plait. 
Ne  por  péché  ne  por  mesfait, 
Qu'il  ne  face,  selon  son  aise, 
De  li  sa  volenté  mauvaise. 

(P.  8.) 

Les  deux  premiers  vers  sont  inintelligibles ,  je  cor- 


E  le  frère  a  li  eiiemis 

De  sa  seror  si  fort  espris... 

correction  très-certaine,  et  que  je  trouve  d'ailleurs 
justifiée  par  le  manuscrit  de  l'Arsenal,  où  je  lis: 

Viers  sa  seror  si  fort  espris. 

La  passion  incestueuse  était  ignorée  de  la  jeune 
fille  : 


La  pucele  n'en  saveit  rien, 
Qui  dot  que  ce  fust  par  bien, 
Quand  sis  frères  li  conjoeit. 


J'avoue  que  ce  passage  m'a  donné  bien  de  l'embarras  ; 
tachant  d'interpréter  le  texte  que  j'avais  sous  les  yeux, 
et  dont  le  sens  général  est  évident,  je  prenais  dot  pour 
le  subjonctif  du  verbe  douter^  ce  qu'il  peut  être  en 
effet;  mais,  de  la  sorte,  la  construction  devenait  im- 
possible ;  car  pourquoi  un  subjoncliC?  Alors  je  songeais 
à  remplacer  (jui  par  que^  conjonclionqui,  suivie  du 
siibionetif,  uuiait  pu  signifier:  si  bien  quelle  doute. 
Muis  ce  présent  n'était  pas  en  rapport  avec  les  autres 
temps,  et  le  membre  de  phrase  subordonné  se  liait 
mal  avec  ce  qui  le  précédait.  Je  cb(3rchais  bien  loin  ce 
qui  était  bien  près.  Rapprochez  les  deux  mots  qui  et 


224  LÉGENDE 

dot;  faites-en  un  seul  mot,  et  vous  aurez  quidot  ou 
cuidot ,  qui  est  la  Iroisicine  personne  de  l'imparfait 
normand  du  verbe  cuider  [penser] .  C'est  ainsi  que  la  plus 
simple  des  remarques,  en  des  cas  privilégiés,  suffit 
à  faire  disparaître  ce  que  les  érudils  du  seizième  siè- 
cle, dans  leur  effroi,  nommaient  monstrum  lectionis. 

Quand  le  frère  vient  trouver  la  sœur  dans  son  lit, 
elle  est  saisie  d'angoisse  et  de  honte  : 

Saillir  vost  sus,  pour  faire  noise; 
Mais  si  la  baise  e  si  l'acole. 

(P.  9.) 

Le  texte  picard  n'a  pas  manqué  à  mettre  une  bonne 
rime,  et  le  second  vers  y  est  : 

Mais  cil  Tadouce  et  si  Tacoise. 

Il  n'est  pas  douteux  qu'il  faille  prendre  à  ce  texte  cily 
et  lire  dans  le  manuscrit  de  Tours  ; 

Mais  cil  la  baise... 

Cela  reconnu,  en  est-il  de  même  de  la  rime,  et  doit-on 
profiler  de  la  leçon  si  facilement  fournie  par  le  ma- 
nuscrit de  l'Arsenal?  Je  n'ose  l'affirmer.  J'ai  rapporté, 
p.  194,  des  passages  où  l'assonance  et  non  la  rime 
est  employée.  A  ces  passages,  joignons  celui-ci,  et  on 
seia  tenté  d'y  voir,  non  une  faute  de  copiste,  mais  la 
trace  de  la  versification  primitive  suivant  laquelle  la 
Vie  de  saint  Grégoire  avait  d'abord  été  composée.  Une 
lecture  plus  minutieuse  m'a  encore  fourni  deux  autres 
cas  d'assonances  : 


SUR  LE  PAPE  GREGOIRE  LE  GRAND.  225 

En  chambres,  o  la  voslre  dame; 

Quar,  quant  vent  (vient)  à  la  par  some... 

(P.  61.); 


et 


E  vos  veez  lur  maies  veies, 
E  veez  lur  griés  félonies. 

(P.  92.) 

Je  sais  que,  dans  le  premier  de  ces  deux  derniers 
exemples,  au  lieu  de  dame,  on  pourrait  dire  dome^  qui 
se  trouve  aussi;  mais  il  ne  se  trouve  que  dans  des  textes 
écrits  très-loin  des  domaines  du  dialecte  normand. 
Quant  à  veies  et  félonies^  aucun  changement  plausible 
ne  pourrait  y  rétablir  la  rime.  Ainsi  l'assonance  perce, 
en  maint  endroit,  à  travers  le  remaniement,  et  témoi- 
gne que  la  composition  primordiale  remonte  aux  plus 
anciennes  époques  de  la  poésie  en  langue  d'oïl. 

Quand  la  sœur  sent  qu'elle  est  enceinte,  son  chagrir. 
est  extrême. 

E  tant  en  fu  sis  cors  pensis, 
Qu  onques  n'i  ot  ne  joi  ne  ris; 
A  Ten  par  fu  ensi  marie, 
Que  ne  li  chaleit  de  sa  vie. 

(P.  40.) 

Sans  parler  du  second  vers,  qui  ne  peut  rester  tel  qu'il 
est,  attendu  que  joi  s'ôcrit  toujours  joi^,  et  qui,  si  on 
lit  joie,  prend  une  syllabe  de  trop;  sans  parler,  dis-je, 
de  ce  second  vers,  qu'il  faut  corriger  en 

Qu'onques  n'ot  ne  joie  ne  ris, 

le  troisième  est  inintelligible,  mais  la  restitution  saute 
aux  yeux;  c'est  de  mettre: 

Ele  en  par  fu  ensi  marie. 

15 


226  LÉGENDE 

Par  man^,très-marrio,lrès-ninigée.  Ce  n'est  pas  le  seul 
endroit  où  le  pronom  ele  asi  l'occasion  de  fautes  pour 
le  copiste  : 

Ele  fu  joiose  del  cornant. 

(P.  19.) 
Quar  ele  ne  pot  aveir  meilor, 

(P.  G8). 

Ces  deux  \ers  ont  chacun  une  syllabe  de  trop.  On  y 
remédie  en  lisant  el  au  lieu  de  ele;  «  Il  est  permis,  dit 
M.  Burguy,  Gramm.,i,  I,p.l27,danstouslesdialcctes, 
de  supprimer  le  second  e  et  d'écrire  el.  »  Ailleurs,  la 
femme  du  chevalier,  dont  le  bon  conseil  sauve  les  deux 
jeunes  gens,  s'adresse  à  la  sœur: 

Dame,  fait  il,  por  Deu  le  grant... 

(P.  20); 

et  plus  loin,  la  sœur,  venue  auprès  de  la  bière  de  son 
frère,  témoigne  une  violente  douleur  : 

Il  vosist  miaus  morir  son  duel; 
Quar  quant  il  veit  son  frère  mort, 
Molt  prise  petit  son  confort. 

(P.  30.) 

Ce  que  nous  venons  de  rappeler  montre  qu'au  lieu  de 
il  il  faut  lire  el,  sans  être  arrêté  par  ce  que  dit  M.  Bur- 
guy au  môme  endroit,  qu'on  trouve  quelquefois  ile  et 
iZdans  la  Picardie;  car  notre  texte  n'est  pas  picard. 

Sur  des  paroles  du  ficrc,  la  sœur,  qui  vient  d'an- 
noncer sa  grossesse,  exprime  la  crainte  qu'il  ne  veuille 
mahurfitre 

Le  fruit  que  Dcus  a  en  il  mise; 


SUR  LE  PAPE  GREGOIRE  LE  GRAND.  227 

mais  le  frère  repousse  bien  loin  une  pareille  intention 
et  dit: 

Je  ne  vois  mie,  se  pencliant, 
Meillor  conseil  ai  je  Irové; 
Se  Deus  le  nos  a  destiné. 

(P.  13.) 

Au  premier  abord,  cela  semble  inintelligible;  mais 
changez  la  ponctuation;  au  lieu  de  se,  écrivez  ce,  de  la 
sorte  : 

Je  ne  vois  mie  ce  pensant  ; 

et  vous  avez  un  texte  clair  et  correct,  que  vous  tradui- 
sez par  :  je  ne  vais  mie  pensant  cela.  Je  vois  est  une  des 
anciennes  formes  dialectiques,  pour  je  vais,  comme 
je  fois  pour  je  fais.  C'est  ainsi  que,  un  peu  plus  loin 
(p.  15),  une  apostrophe  de  trop  embarrasse  tout  un 
passage  : 

Quant  li  frans  om  lur  ot  se  d'ire  ; 

lisez  ce  et  dire  :  leur  entend  dire  cela.  Et  un  peu  plus 
loin  encore  (p.  18),  une  virgule  de  moins  empêche  de 
comprendre  ;  quand  le  frère  se  décide  au  pèlerinage 
de  Jérusalem,  les  vassaux  font,  s'il  n'en  revient,  sûreté 
du  fief  à  la  sœur  ;  il  faut  donc  mettre,  avec  une  vir- 
gule : 

Seûrlé  font  à  la  seror, 

S'il  ne  revient,  d'icele  enor, 

et  non,  sans  virgule  : 

S'il  ne  revient  d'icele  enor; 

ce  qui  dirait  tout  autrp  chose. 


228  LÉGENDE 

Le  vassal,  s'affligeant  de  l'affliction  ae  son  suzerain, 
s'écrie  : 

Molt  ai  grant  ire,  ce  peis  mei 
Tel  duel  que  démener  vos  vei. 

(P.  45.) 

Peis,  qui  serait  une  première  ou  une  seconde  per- 
sonne, n'a  rien  à  faire  ici  :  il  faut  lire  très-certaine- 
ment peise  à  la  troisième  personne;  mais  alors  le  vers 
n'y  est  plus.  On  remplacera  ce  par  e;  et,  comme  peser 
était  un  verbe  qui  se  conjuguait  impersonnellementavec 
le  régime  direct  de  la  personne  qui  était  fâchée  (c'é- 
tait le  sens  de  peser),  et  le  régime  indirect  de  la  chose 
qui  fâchait:  on  lira  ces  deux  vers  : 

Molt  ai  grant  ire,  e  peise  mei 
Del  duel  que  démener  vos  vei; 

le  copiste  a  pris  ciel  pour  tel. 

La  mère  fait  mettre  dans  le  berceau  quatre  marcs 
d'or,  six  marcs  d'argent  et  des  èloffes  précieuses;  et, 
dans  des  tablettes  qu'elle  y  joint,  elle  recommande  à 
celui  qui  trouvera  le  petit  enHant,  de  le  faire  élever  et 
de  l'envoyer  à  l'école;  puis  elle  ajoute  : 

Se  chatel  doins  à  Tenfant 
L'or  e  le  paile  reluisant, 
Les  tables  gart  qui  sont  d'ivoire 
Où  est  écrit  de  lui  l'estoire. 
Por  Deu  le  grant,  itant  de  tens 
Que  apris  ait  auques  de  sens, 
Quant  des  letres  auques  saura, 
Idonc  les  tables  conoislra. 

(P.  25.) 

Ce  passage  est  très-altéré;  aussi  n'est-il  pas  étonnant 


SUR  LE  PAPE  GRÉGOIRE  LE  GRAND.  229 

que  M.  Luzarche  n'ait  pu  le  ponctuer.  En  voici  la  res- 
titution avec  la  ponctuation  : 

Tout  cechatel  doint  à  l'enfant. 
L'or  e  le  paile  reluisant; 
Les  tables  gart  qui  sont  d'ivoire, 
Où  escrite  est  de  lui  Testoire, 
For  Den  le  grant,  itant  de  tens 
Que  apris  ait  auques  de  sens. 
Quant  de  letres  auques  saura, 
Idonc  les  tables  conoislra. 

C'est-à-dire  :  que  celui  qui  trouvera  l'enfant  lui  donne 
tout  cet  avoir  (chatel,  aujourd'hui  cheptel^  de  capitale), 
l'or  et  le  paile  reluisanl;  qu'il  garde  les  tablettes  où  l'his- 
toire de  l'enfant  est  écrite,  jusqu'au  temps  où  l'enfant 
aura  acquis  quelque  instruction;  quand  l'enfant  saura 
lire,  il  prendra  connaissance  des  tablettes. 

La  sœur,  ayant  ordonné  d'exposer  l'enfant  dans  un 
bateau,  se  lamente  : 

0  Hai  tant  de  mal  fait  en  ma  vie, 
«  E  ores  porpens  tiel  félonie; 
«  Puis  auta  Deu  qui  garde  en  seit 
«  E  là  où  il  bien  ait  lenveit.  » 
Cil  emplissent  son  talent. 

Cela  qui  est  obscur  deviendra  clair  si,  retranchant  des 
guillemets,  changeant  la  ponctuation,  rectifiant  deux 
mots  et  restituant  un  vers,  on  lit  : 

«  liai  tant  de  mal  fait  en  ma  vie, 
«  E  ores  porpens  tiel  félonie.  » 
Puis  aura  Deu,  garde  en  seit, 
E  là  où  il  bien  ait  Tenveit. 
Cil  aemplissent  son  talent. 

Awr^r  est  la  forme  normande  pour  aorer  (adorer);  mais, 


230  LÉGENDE 

cemot  de  trois  syllabes  étant  introduit,  il  faut,  pour  que 
le  vers  y  soit,  retrancher  qui,  lequel,  dans  tous  les  cas, 
devrait  être  que.  Un  que  ainsi  placé  peut  toujours  être 
sous-enlendu;  l'ancienne  syntaxe  le  permet.  Quant  au 
derniers  vers,  qui  est  boiteux,  aemplissent  est  fourni 
par  le  manuscrit  picard. 

Jusqu'ici  tout  s'est  rectifié  sans  peine;  les  correc- 
tions se  présentent  de  soi;  et  le  lecteur  a  pu  recon- 
naître que  l'on  aurait  bien  tort  de  prendre  le  texte  si 
fautif  du  manuscrit  pour  un  échantillon  de  grammaire 
et  de  versification,  et  d  attribuer  à  la  langue  ce  qui  est 
uniquement  le  fait  du  copiste;  mais,  en  suivant  les 
pages,  j'arrive  à  une  difficulté  que  je  n'ai  pu  lever. 

La  dame  gist  en  sa  gesine, 
Nenoit  ne  jor  sis  duels  ne  fine; 
Quar  de  Tenfant  a  tel  dolor, 
E  del  péché  sigrant  poor, 
Ne  puet  estre,  por  nuie  rien, 
Que  enelaint  sor  tote  rien. 

(P.  26.) 

Qu'est  ce  mot  enetmnt?  Bien  entendu,  j'ai  recouru  au 
manuscrit  picard,  qui  a  : 

Car  de  Tenfant  a  grant  dolor, 
Et  del  pecliié  a  jurant  paor, 
Que  mais  n'en  puist  estre  conrois 
Qu'ele  ait  son  cuer  lié  nule  fois. 

Le  texte  picard  est  clair,  correct,  indique  le  sens  gé- 
néral, mais  ne  suggère  rien.  La  faute  du  copiste  et  la 
correction  du  critique  sont  renfermées  entre  quatre 
syllabes,  les  quatre  dernières  du  vers  étant  hors 
du  débat;  et  pourtant  les  combinaisons  ont  beau  être 


SUR  LE  PAPE  GREGOIRE  LE  GRAND.  231 

limitées,  je  ne  devine  pas  le  vrai  texte  sous  le  faux  ^ 
Je  ne  m'arrôte  pas  à  celte  énigme,  ou,  si  l'on  veut, 
à  cet  échec,  ni  ne  renonce  à  la  révision  complète  du 
texte  du  manuscrit  de  Tours,  révision  qui  me  lient  à 
cœur  comme  démonstration,  par  le  fait  et  par  l'exem- 
ple, des  efforts  qui  se  peuvent  tenter,  et  je  continue  à 
relire,  après  le  vieux  copiste,  une  copie  que  certaine- 
ment il  n'a  pas  relue.  Je  passe  un  bon  nombre  de  pe- 
tites fautes  qui  se  corrigent  sans  peine,  signalant  seu- 
lement, p.  27  : 

Un  matinet,  en  ains  jornée; 

écrivez  en  un  seul  mot  ainsjornée,  qui  correspondrait, 
si  nous  l'avions,  au  mot  avant-journée;  et  je  viens  à  ces 
six  vers,  qui  demandent  quelque  remède  : 

Quant  li  sires  le  duel  enlenl 
Que  demeneit  si  asprement 
La  dame,  il  devant  ii  vindrent, 
Rapaisent  la  e  si  li  disrent  : 
«  Dame,  cis  inaus  fait  à  celer; 
a  Gardés  n'en  orent  plus  parler,  t 

C'est  le  chevalier  et  sa  femme  qui  conseillent  à  la  sœur, 
livrée  à  une  excessive  douleur,  de  ne  rien  ébruiter.  On 
remarquera  que  le  troisième  vers  n'y  est  pas,  et  que 
le  dernier  est  ininlclligible;  c'est  orent  qui  cause  la 
difficulté;  qu'on  y  substitue  oent  du  verbe  ouir,  et  dès 
lors  tout  se  rétablit  sans  peine  : 


*  On  pourrait  conjecturer:  queelne  Vaint,  qu'elle  ne  l'aime  [le pé- 
ché). La  lorme  ainl  au  sulijonctif  est  connue;  mais  alors  comment 
expliiiucr  P^irloUrieu?  Voy.  pourtant  plus  loin,  p.  250. 


232  LEGENDE 

Quant  li  sires  le  duel  entent 

Que  (la  sœur  du  chevalier)  demeneit  si  asprement, 

La  dame  e  il  devant  li  vindrent, 

Rapaisent  la,  e  si  lui  disrent  : 

«  Dame,  cis  maus  fait  à  celer; 

«  Gardés  n'en  cent  plus  parler.  » 

«  Prenez  garde  qu'on  n'en  entende  plus  parler.  »  En 
joignant  dans  cette  traduction  a  en\e\erhe  entendre, 
déjà  si  lourd,  j'ai  regretté  que  nous  eussions  perdu, 
dans  notre  langue  nmoderne,  la  plupart  des  temps  du 
verbe  ouir. 

Quand  la  sœur,  ayant  succédé  dans  le  fief  à  son  frère, 
refuse  la  main  d'un  duc  qui  la  recherche  en  mariage, 
celui-ci  veut  la  contraindre  parla  guerre 

[dons  commense  en  el  pais 

A  chevaucliier  li  ennemis; 

Contre  la  dame  est  molt  grant  guerre 

Tuit  li  destruit  sa  terre; 

Sa  ost  banir  e  lost  mander 

Quanque  il  poeit  amener, 

Destruit  le  pnïs  déserté, 

La  dame  tint  en  grand  povreté. 

(P.  32.) 

Passage  très-maltraité  par  le  copiste;  le  sixième  vers 
manque  d'une  syllabe;  le  quatrième  manque  de  deux; 
et  le  huitième  en  a  une  de  trop;  le  cinquième  n'a  le 
compte  qu'en  apparence  :  sa  ost  doit  se  lire  s'ost,  Va 
féminin  des  pronoms  possessifs  s'élidant  comme  celui 
de  l'article;  enfin  tuit  est  le  sujet  pluriel  de  tout,  et  n'a 
que  faire  ici.  Ces  remarques  mises  en  avant,  je  rétablis 
le  passage, et  le  lecteur,  familiarisé  avec  ce  genred'exer- 
ciccs,  saisira  sans  peine  la  raison  des  corrections  : 


SUR  LE  PAPE  GRÉGOIRE  LE  GRAND.  235 

Idons  comense  en  cel  pais 

A  chevjiucliier  li  ennemis; 

Contre  la  d;ime  est  inolt  grant  guerre. 

Qui  tôle  11  destruil  sa  terre, 

Fist  s'ost  banir  e  lost  mander, 

E  quanque  il  poeit  amener; 

Destruil  le  pais  et  déserte, 

La  dame  tint  en  grant  poverte. 

Déserter  veut  dire  rendre  désert,  et  poverte  existe  à 
côté  de  povreté.  La  correction  est  sûre  en  soi  et  n'aurait 
f)as  besoin  d'autre  preuve.  J'en  ai  d'ailleurs  une  irré- 
cusable :  c'est  le  manuscrit  picard,  qui  a  : 

Que  si  le  degaste  et  déserte, 

Car  moull  le  met  en  grant  poverte. 

Au  lieu  de  la  préposition  o  (avec),  le  copiste  a  mis 
quelquefois,  par  erreur,  ^,  qui  est  la  forme  normande 
de  et  : 

Quant  le  bastels  s'aleit  guaucrant  [voguantl 
E  le  tonel  e  o  renfant 

(P.  53); 

lisez  0  le  tonel;  et  en  môme  temps  lisez  H  bastels  et 
salot.  Quand  Grégoire  emporte  le  duc  blessé,  il  est 
dit: 

Mais  Grégoire  forment  s'enfuit 
E  le  baron  que  il  emporte; 

lisez  encore  o  le  baron. 

L'enfant  est  trouvé  par  l'abbô  : 

Molt  i  et  bêle  créature, 
Qui  de  lui  eusse  pris  tare. 

(P.  56.) 


234  LEGENDE; 

Eiisse  TïG  peut  ôtre  conservé;  il  est  à  la  première  per- 
sonne, et  c'est  la  troisième  qui  est  nécessaire.  On  re- 
fera donc  le  vers  ainsi  : 

Qui  de  lui  eiist  prise  cure. 

Ces  deux  vers  signifient:  il  y  eut  en  lui  belle  créature, 
pourvu  que  l'on  en  prît  soin;  qui,  ainsi  employé,  a  le 
^ens  de  si  Von;  on  s'en  est  servi  pendant  toute  la 
■durée  de  la  langue,  jusque  dans  le  dix-septième  siècle, 
où  l'on  en  trouve  des  exemples.  CIrif'flet,  dans  sa  Gram- 
maire, p.  154,  en  donne  la  règle  et  cite  celte  phrase  : 
«L'on  ne  saurait  les  faire  obéir, qui  ne  les  bat  rude- 
<(  ment.  »  La  Fontaine  n"a  pas  dédaigné  cet  archaïsme  : 

Bonne  chasse,  dit-il,  qui  Taurait  à  son  croc. 

(V,  8.) 

îl  est  bien  dommage  qu'une  tournure  si  vive  et  si  preste 
tombe  en  désuétude. 

Le  pêcheur  envoie  l'enfant  à  l'abbé  pour  qu'il  le  fasse 
baptiser  : 

E  si  Tenveie  à  don  abé, 
Qu'il  le  fasse  crestieiité 
E  son  nom  meLtre  à  Tenfant. 

(P.  39.) 

Le  troisième  vers  a  une  syllabe  de  moins,  et,  dans 
le  second,  crestienté  n'est  pas  employé  comme  il  de- 
vrait l'être.  La  crestienté  signifiait  la  religion  chré- 
tienne, la  foi  chrélienne;  cresliener  signifiait  rendre 
chrétien;  il  faudrait  donc  ou  lire  : 

("• 

Qu'il  le  fasse  crestiener; 


SUR  LE  PAPE  GRÉGOIRE  LE  GRAND.        27,5 

mais  alors  la  rime  ne  serait  pas  exacte;  ou  lire  : 

Qu'il  li  fasse  crestienté, 

locution  dont  je  ne  connais  pas  d'exemple.  Il  vaul 
mieux  suivre  le  manuscrit  picard,  qui  a  : 

Que  il  li  doinst  crestienté 
E  mete  son  nom  à  Tenfant. 

Grégoire,  bien  qu'élevé  parmi  les  pêcheurs,  ne  dé- 
ment pas  sa  haute  origine  : 

Il  retrait  bien  à  son  lingnage, 
Il  ne  fu  feels  ni  estons, 
Eins  fu  umils  e  pius  e  dous. 

(P.  41.) 

Feel^  ou,  comme  nous  disons  aujourd'hui,  féal^  vient 
de  fidelis;  il  ne  convient  donc  ici  en  aucune  façon.  Le 
mot  qui  convient  est /<?/s  au  sujet,  félon  au  régime.  Le 
manuscrit  picard  donne  : 

Il  ne  fu  pas  fox  ne  eslous. 

Fox  ne  vaut  pas /e/;  mais  nous  lui  prendrons  ^jas,  pour 
compléter  le  vers  de  la  sorte  : 

Il  ne  fu  pas  fels  ne  estous. 

On  changera  aussi  umils  en  umles,  qui  est  en  effet  la 
leçon  du  manuscrit  picard. 

Un  malin,  Grégoire  jouait  avec  les  fils  du  pêcheur: 

Car  il  avint,  si  cum  il  dut, 
Quant  Grcgoires  de  xv  ans  fut, 
Que,  un  malin,  alajorner, 
Par  une  feste  déporter. 
Entre  les  fis  al  pechcor. 


256  LEGENDE 

Grégoire,  par  grantvalor, 
Querent  à  le  esbaneier. 

(P.  42.) 

Ainsi  écrite  et  ponctuée,  la  phrase  n'est  pas  inlelli- 
gihle.  Il  y  a  là  une  locution  difiicile  qui,  une  t'ois  expli- 
quée, remet  chaque  chose  en  place  :  c'est  Temploi  de 
entre.  Il  ne  faut  pas  interrompre  la  construction  par 
un  point  après  pecheor;  et  il  laul  ajouter  <?  devant  Gre- 
fjoïre  (ce  qui  d'ailleurs  est  nécessaire  au  vers,  man- 
quant sans  cela  d'une  syllabe).  On  a  dès  lors  la  locu- 
tion :  entre  les  fis  al  pecheor  e  Grégoire^  qui  signifie  : 
c<  tant  les  fils  du  pêcheur  que  Grégoire.  »  Entre  or  et 
argent  il  a  une  somme  considérable,  c'est-à-dire  tant 
en  or  qu'en  argent;  ou  bien  cet  exemple-ci,  emprunlé 
à  un  ouvrage  du  treizième  siècle  :  «  Et  la  comtesse  de 
Japhe  fu  en  Jérusalem,  entre  lui  (elle)  et  son  mari  cl 
ses  chevaliers  »  (tant  elle  que  son  mari  et  ses  chevaliers 
(Continuât,  de  G.  de  Tyr,  p.  26);  ou  bien  encoie  ces 
vers  du  sire  de  Couci  : 

Et  je  cuit  bien,  au  mien  espoir, 
Que  entre  merci  et  beauté 
Jà  sont  pour  moi  desassemblé, 
(IV.) 

c  est-à-dire  que  merci,  aussi  bien  que  beauté,  sont  sé- 
parées pour  moi;  ou  enfin  cette  phrase  de  Joinville  : 
«  Monseigneur  Imbert  de  Biaujcu  estoit  au  dehors  de 
l'ost,  entre  li  et  le  mestre  des  arbalestriers  »  (p.  217, 
édition  Daunou),  c'est-à-dire  lui  et  le  maître  des  arba- 
létriers. Cela  posé,  on  lira  por  au  lieu  de  par^  se  esba- 
neier au  lieu  de  le  esbaneier,  et  à  l'ajorner  au  lieu  de 


SUR  LE  PAPE  GRÉGOIRE  LE  GRAND.  237 

àla  j orner  (ajorner  signifiait  faire  jour),  et  le  tout  de- 
viendra : 

Que,  un  matin,  à  Tajorner, 
*  Por  une  leste  déporter, 

Entre  les  fis  al  pecheor 
E  Grégoire,  par  grant  valor, 
Querent  à  se  esbaneier. 

L'abbé,  irrité  de  ce  que  le  secret  n'a  pas  été  gardé 
sur  Grégoire,  appelle  le  pêcheur  : 

Le  pecheor  a  appelé, 
Greement  li  a  demandé. 

(P.  45.) 

Greement  n'est  pas  français;  c'est  griefment  qu'on  doit 
restituer;  mais,  comme  il  n'est  que  de  deux  syllabes, 
on  ajoutera  e  : 

E  griefment  li  a  demandé. 

L'abbé  ne  voudrait  pas  que  Grégoire  le  quittât  pour 
aller  chercher  les  aventures  : 

Plore  li  abes  en  son  cuer; 
Quar  il  ne  volsist  à  imil  suer 
Que  cil  partist  de  lui  ensi. 

(P.  49.) 

Suer  est  une  faute;  lisez  fuer.  A  nul  fner,  à  aucun 
prix,  est  une  locution  toute  faite  et  souvent  employée. 
Fwer  vient  de  fornm^  marché  ;  d'où  le  sens  qu'il  a  reçu; 
il  nous  est  reslé  dans  la  loculion  à  fur  et  à  mesure.  i)ans 
la  môme  page,  l'abbé,  désireux  de  garder  Grégoire, 

Aveir  e  terre  li  prnmist. 

Ensemble  o  ce  mariage 

E  querre  li  de  grant  parage. 


2->8  LÉGENDE 

Il  y  a  interversion  des  différenls  membres  des  deux 
derniers  vers;  on  rétablira  l'ordre  ainsi  : 

Aveir  e  terre  li  pramist, 
E  querre  li  un  mariage, 
Ensemble  o  ce,  de  grant  parage. 

Faut-il  admettre  que,  dès  le  treizième  siècle,  tantes 
altcration  du  mot  régulier  ante^  ait  été  en  usage?  On 
le  croirait  en  voyant  ce  passage -ci  : 

E  sa  tante  celui  porta 

(P,  50.\ 

et  celui-ci  : 

Ele  fu  sa  tante  e  sa  mere. 

(P.  112.) 

Néanmoins  je  ne  puis,  sans  plus  ample  informé, 
acquiescer.  Tante  est  contre  tous  les  textes  ;  je  crains 
quelque  erreur  de  lecture;  et,  dans  tous  les  cas,  le 
manuscrit  picard  a  pour  le  premier  vers  : 

Une  suie  ante  le  porta; 
et  pour  le  second  vers  : 

Ele  fu  s' ante  et  fu  sa  mere. 
D'ailleurs  le  texte  de  Tours  lui-même  a  ante^  à  la  p.  5 

Une  soe  ante  le  porta. 

Grégoire,  devenu  soudoyer,   quand  il  vit  pour  la 
première  fois  la  comtesse  qui  est  sa  mère, 

Enclina  li  parfondement, 
^uis  salua  docéement. 

(P.  56.) 


SUR  LE  PAPE  GREGOIRE  LE  GRAND.        239^ 

bocéement  est  contre  toute  analogie;  il  ne  peut  venir 
de  doux.  Il  faut  mettre  : 

Puis  salua  molt  docement, 

comme  le  manuscrit  picard,  où  on  lit  : 

Moult  douchement  le  salua, 
Et  moult  parfont  l'en  inclina. 

Le  est  pour  la,  suivant  la  particularité  du  dialecte 
picard. 

Les  gens  de  la  ville  ont  formé  leurs  batailles  (c'est  le 
mol  du  lemps  pour  escadrons);  ils  vont  combattre  l'ost 
des  ennemis. 

A  celz  de  f  est  se  copieront, 
Jamais  poi  el  ne  passeront. 

Poi,  qui  veut  dire  peu ,  ne  se  comprend  pas.  Lisez  por . 
jamais  ils  ne  s'en  passeront  pouraulre  chose  (el  ou  al 
de  alual)]  nous  dirions  à  moins.  Le  manuscrit  picard 
justifie  celte  correction,  il  dit  : 

Jamais  par  el  n'en  partiront. 

Il  justifie  aussi  la  correction  suivante  : 

Idonc  asemblent  lur  conreiz 
Verrement  e  bien  eslrciz. 

(P.  59.) 

Au  lieu  de  verremr'i,  qui  n'est  pas  français,  melter 
serréement  cmploy  :  dans  les  phrases  de  ce  genre.  Le 
picard  a,  suivant  son  dialecte,  sieréement. 


2i0  LÉGENDE 

Le  duc,  qui  guerroie  contre  la  dame,  voit  les  ex- 
ploits de  Grégoire. 

îii  dux  qui  Tost  ot  à  garder 
Fait  mollsa  gent  desconforter. 

(P.  09.) 

Fait  ne  peut  rester.  Le  duc  ne  fait  pas  que  sa  gent  se 
déconforte,  il  la  voit  se  déconfortcr.  C'est  donc  veit  que 
Ton  substituera.  Mais  il  est  vaillant  et  il  rétablit  le 
combat  : 

Bien  restabli  sa  compnignie  ; 
L'en  siet  mais  escliaper  uns  piez 
Que  tuit  ne  seient  decopez. 
{Ibid.) 

Un  pied  rien  échappa  est  une  locution  très-commune 
pour  dire  que  personne  n'échappa  ;  dès  lors  on  voit 
qu'il  faut  lire  : 

N'en  scet  mais  eschaper  uns  piez. 

Le  duc  attaque  Grégoire  : 

Mais  il  li  torna  à  grant  mal; 
El  cliaslel  porte  son  escu, 
Sa  lance  au  feutre  tendu. 

(P.  61.) 

Sans  m'arrèter  au  troisième  vers,  où  il  manque  une 
syllabe  et  qu'il  faut  restituer  en  lisant  : 

A  sa  lance  au  feutre  tendu; 

sans  m'y  arrêter,  dis-je,  je  passe  à  la  vraie  difficulté  qui 
est  dans  les  mots  :  el  chastel.  Porter  son  écu  au  diateau 
est  évidemment  un  non-sens  ;  et  l'on  serait  fort  embar- 


SUR  LE  PAPE  GRÉGOIRE  LE  GRAND.         241 

rassé  si  l'on  n'avait  pas  affaire  ici  à  une  locution  con- 
nue. Porter  Vécu  en  chantel  se  dit  dans  les  descriptions 
des  combats  entre  chevaliers;  c'était  une  partie  de 
Tescrime  de  ce  temps-là.  Donc,  au  lieu  de  el  chastel, 
on  mettra  en  chantel;  ce  qui  est  surabondamment 
établi  par  le  manuscrit  picard,  qui  donne  (suivant  son 
dialecte,  où  le  c  dur  remplace  le  ch)  : 

En  cantel  porte  son  escu  ; 

et  par  le  Roncisvals^  p.  194,  où,  dans  le  duel  entre 
Pinabel  et  Thierry,  on  lit  : 

Dolanz  fu  Pinabels,  quant  vit  cheoir  morel, 
Il  est  sailliz  en  piez,  tint  Teseu  en  cantel. 
Il  a  traite  i'espée  dont  tranche  li  coulel. 

Au  lieu  de  salle,  je  rencontre  sele  (par  exemple, 
p.  Ô7  et  p.  69)  ;  ce  serait  une  forme  à  noter  si  le  ma- 
nuscrit de  Tours  méritait  plus  de  contîance.  Le  duc, 
étant  fait  prisonnier,  est  obligé  d'accepter  les  condi- 
tions imposées  par  la  dame,  voille  nen  vaille  (p.  67). 
M.  Luzarchea  mis  ici  une  apostrophe  qu'il  est  néces- 
saire d'effacer.  A  côté  de  ne,  qui  était  le  représentant 
atténué  de  la  négation  latine  non,  s'était  conservée  une 
forme  plus  pleine,  non  dans  le  centre,  nen  en  Nor- 
mandie. C'est  ce  nen  qu'il  faut  ici  :  voille  nen  voille, 
c'est-à-dire  veuille  non  v^wi//^.  Je  n'aurais  pas  fait  cette 
petite  remarque  sur  une  apostrophe,  s'il  n'importait 
pas,  pour  la  correction  des  phrases,  de  distinguer  la 
négation  normande  nen  de  ne  en  ou  nen,  qui  est  usité 
dans  tous  les  dialectes. 

Grégoire  cherche,  dans  le  château,  dont  il  est  devenu 
possesseur,  un  lieu  où  il  puisse  cacher  ses  tablettes. 

n  10 


LtGli^DE 

Evit  iluecun  lue  secrei; 
Lisl  i  les  tables  e  laissa  ; 
E  après  ce  acosluma, 
Oik;  chascun  jor  alot  veeir 
Celcs  ierent,  e  saveier 
S'aucuiis  ne  fust  qui  les  remuast. 

(P.  70). 

Le  dernier  vers  a  une  syllabe  de  trop;  supprimez  la 
particule  ne^  qui  d'ailleurs  gêne  le  sens  plus  qu'elle 
n'y  serl.  A.  list  qui  ne  signifie  rien,  substituez  mist. 
Enfin,  pour  effacer  cette  forme  mauvaise  saveier  et 
bien  comprendre  le  tout,  corrigez  : 

S'elesi  erent,  esaveir. 

Grégoire  sait  désormais  qu'il  est  le  mari  de  sa  mère; 
et,  s'adressant  au  diable,  auteur  de  tant  de  maux  : 

Mesfaiz  me  sui  de  lei servir, 
Mais,  si  Dex  me  volt  consentir, 
Onques  del  mal  ne  fust  si  lez, 
Cumtu  del  bien  seras  irez, 
Et  je  serai,  se  Dex  m'olreie 
Que  un  sol  petit  de  sens  aie. 

(P.  81.) 

«  Jamais  tu  ne  fus  aussi  content  du  mal  que  tu  seras 
irrité  du  bien.  »  Au  lieu  de  fust^  troisième  personne, 
il  faut  donc  lire  fus,  deuxième  personne.  Quant  à  je 
serai,  soit  que  l'on  sous-entende  lez,  soit  que  l'on  sous- 
entende  irez,  on  ne  voit  pas  quel  sens  cela  pourrait 
donner.  Je  propose  donc  de  lire  :  e  si  ferai;  «  et  certes 
je  le  ferai,  si  Dieu  m'octroie  la  moindre  parcelle  de 
sens.  » 

Tout  étant  révéié  de  part  et  d'autre,  la  mère  de- 


SUR  LE  PAPE  GIlÊliulllE  LE  GdAND  2IJ 

mande  à  son  fils  comment  dorùs^avant  elle  doit  se 
conduire  pour  obtenir  le  pardon  du  ciel. 

Amei  dites,  por  bien  eslruirc, 
Cum  faitement  me  dei  déduire  ; 
En  quel  guise  en  semblant 
Me  conlendrai  [comporterai!  d'ore  en  avant. 
(P.  83.). 

Le  troisième  vers  est  défectueux,  il  faut  mettre  : 

En  quel  guise  e  en  quel  semblant. 

Grégoire  répond  par  des  conseils  d'expiation,  et,  entre 
autres,  ceci  : 

E  si  te  tien  en  chastée 
Trestoz  les  jors  de  ton  liaée. 

(P.  83.) 

Laissant  de  côté  Vh  de  haée  (quelques  manuscrits  font 
la  faute  de  préposer  une  h  là  où  il  n'en  faut  pas,  et  il 
nous  en  est  resté  des  vices  d'orthographe,  par  exemple 
à  huile  et  à  huître^  qui  viennent  iVoleum  et  à'ostrea)  ;  lais- 
sant donc  de  côté  cette /i,  je  remarque  que  «es' écrit 
toujours  par  un  seul  e  et  donne  toujours  une  rime 
masculine.  De  plus,  casîltas  ne  peut  donner  chastée; 
tous  les  noms  de  ce  genre  se  forment  du  régime  latin 
et  ont,  pour  correspondant  français,  un  nom  terminé 
en  e  formé  :  bonitatem^  bonté;  civitatemy  cité,  etc. 
D'où  castitatem  fera  non  chastée  mais  chasteé;  ce  n'est 
qu'un  déplacement  d'accent,  mais  ce  déplacement  est 
important,  car  il  change  toute  la  ligure  du  mot. 
Quelques  personnes  avaient  conseillé  de  ne  jamais 
meUre  d'accent  quand  deux  e  se  suivaient  ;  car,  disait- 


244  LÉGENDE 

on,  CCS  deux  ^appartiennent  toujours  au  féminin  d'un 
participa  passé,  cnmét'.^  chantée;  et  il  va  sans  dire  que 
le  premier  est  accenluô.  Mais  la  rencontre  du  mot 
ccistcé  force  de  renoncer  à  cet  expédient  :  nous  avons 
là  deux  e  qui  sont  accentués  inversement  du  féminin 
des  participes  passés.  Le  manuscrit  picard  a  caesté; 
iorme  qui  nous  montre  comment  la  vieille  langue  se 
jouait  dans  les  mots  latins,  tout  en  conservant  la  char- 
pente des  consonnes  et  la  position  de  l'accent. 

Dans  ces  deux  vers,  continuation  des  conseils  de 
Grégoire  à  sa  mère, 

La  liaire  vest  enprés  ton  cors, 
E  les  bêles  oailes  defors 
(P.  85), 

on  ne  peut  accepter  paile  au  féminin;  cela  est  contre 
l'usage  constant.  Le  manuscrit  picard  n'a  pas  celte 
faute  : 

La  liaire  ves  après  ton  cors, 
E  puis  le  paile  par  del'ors. 

Lisez  donc  dans  le  manuscrit  de  Tours  : 
E  les  beaus  pailes  par  defors 

Le  pécheur  malveillant  ne  veut  pas  que  Grégoire  pé- 
nitent prenne  gîte  en  sa  maison  : 

11  ne  ierra  en  ma  maison, 
Par  la  barbe  qu'ai  el  menton. 

(P.  86). 

Los  manuscrits  ne  distinguent  pas  Vi  duj;  mais,  dans 
les  éditions,  il  importe  de  les  distinguer;  ce  soin  fa- 
cilite la  lecture.  Ici  c'est  non  un  i,  mais  un;  qui  est  re- 


SUR  LE  PAPE  GRÉGOmE  LE  GUA>D.  245 

quis  :  jerra^  futur  du  verbe  gesir^  de  jacere.  Mais  la 
femme,  plus  miséricordieuse,  le  fil  recevoir, 

Eli  dona  de  son  bon  vin 
Trestuit  raze  un  mazelin. 

(P.  89). 

On  mettra  un  accent,  razé  (car  c'est  un  e  fermé  que  le 
vers  réclame),  et,  comme  le  manuscrit  picard,  trestot, 
trestuit  étant  le  pluriel.  Le  mazelin  est  un  vase  en  ma- 
dré. (Voy.  de  Laborde,  Notice  des  émaux ^  t.  II,  au  mot 
madré.) 

Le  pécheur,  sous  prétexte  de  sainteté,  poussant 
Grégoire  à  faire  pénitence  sur  un  rocher  de  la  mer, 
lui  dit  que,  môme  en  abbaye,  on  est  encore  dans  le 
monde,  et  que  les  anciens  feux  du  péché  peuvent  se 
rallumer  : 

E  nos  veons  adès  sovent 
Que  ne  pot  mie  longeinent; 
En  tôt  loi  home  converser 
Que  ne  fesleusse  escliaufer 
E  resenlir,  al  clieldel  lor, 
Del  feula  force  et  la  cliaior. 

(P.  92.) 

Passage  corrompu,  dans  lequel  on  ne  rétablira  la  ponc- 
tuation qu'en  rétablissant  le  sens.  Or,  le  sens  est  qu'un 
homme  qui  veut  faire  pénitence  ne  peut  longtemps  con- 
verser (nous  n'avons  plus  un  mot  aussi  bon  ;  les  An- 
glais nous  l'ont  pris  :  to  converse)  en  tous  lieux,  c'est-à- 
dire  aller  de  place  en  place,  sans  s'exposer  aux  rccliules. 
C'est  ce  que  le  trouvère  a  exprimé  sept  vers  plus  liaut, 
parles  mots  :  longes  par  pain  aler.  11  l'aul  conséqucmmenl 
chercher,  dans  en  tôt  loi  un  éauivalent  de  pur  pais.  Je 


246  LÉGKM)R 

pense  que  cet  équivalent  est  en  tôt  lue.  Je  lis  donc  (ne 
mellnnt  aucune  ponctualion  après  longementy  et  chan- 
geant eschaufer  en  réchauffer  pour  avoir  le  vers)  : 

Que  ne  po'.,  mtb  longoment 
£n  tôt  lue  [lieu]  borne  converser 
Que  ne  Testuesse  reschaufer. 

Grégoire  dit  que,  si  on  lui  indiquait  un  lieu  solitaire, 
il  ne  demanderait  rien  autre  : 

Ne  ne  queïsse  compaignon, 
Se  Deu  solement,  e  ier  non. 

(P.  93.) 

Bien  que  je  ne  trouve,  ni  dans  mes  souvenirs,  ni  dans 
la  Grammaire  de  Burguy^  la  particule  i<?r,  néanmoins 
je  n'ose  pas  la  changer.  Ceci  n'est  pas  un  cas  où  des  rè- 
gles générales  aient  application;  et  il  se  peut  très-bien 
que  le  manuscrit  de  Tours  conserve,  en  ce  passage, 
une  forme  rare,  mais  réelle.  J'aime  donc  mieux  en  es- 
sayer l'explication.  Je  regarde  la  particule  ie?'  comme 
une  transformation  singulière  delà  particule  d,  qui  si- 
gnifie autre  chose.  Et  ce  n'est  pas  sans  quelque  analo- 
gie que  je  propose  cette  interprétation.  En  effet,  on 
connaît  déjà  mar  pour  m«/,  huer  pour  bien;  le  premier, 
surtout,  est  continuellement  usité.  De  la  sorte,  les 
deux  vers  signifieraient  :  «  Je  ne  demanderais  compa- 
«  gnon,  sinon  Dieu  seulement,  et  autre  non.  »  Un  bon 
dictionnaire  de  notre  vieille  langue  m'aurait  probable- 
ment dispensé  de  toute  conjecture.  Mais  quand  aurons- 
nous  un  bon  dictionnaire  de  notre  vieille  langue? 

Dans  la  page  109,  j'ai  trois  observations  à  faire, 
Grégoire,  devenu  pape,  adresse  une  prière  à  Dieu  • 


SUR  LE  PAPE  GUÉGOÏRE  LE  GRAND.  247 

Donez  rnei  tiel  vie  tenir 
Que  seit,  Dès,  or  à  ton  plaisir. 

(1  ne  faut  pas  séparer  or  de  Dès,  et  prendre  Dès  pour 
le  vocatif  de  Dieu,  forme  qui,  je  le  reconnais,  se  trouvt^ 
v('Tilablement  plusieurs  fois  dans  notre  texte.  Ici,  ce 
n'est  pas  le  cas:  des  or,  lu  en  un  seul  mot  ou  en  deux, 
signifie  désormais.  Plus  loin  : 

Quant  il  ot  Torison  finie, 
Yaisent  ovoec  sa  compagnie. 

Ainsi  êcni^vaisent  est  la  troisième  personne  du  pluriel 
(lu  verbe  je  vais;  or,  un  singulier  est  ici  nécessaire. 
Lisez  donc,  avec  un  léger  changement,  vaitsent,  ce  que 
nous  disons  maintenant  s'e?i  va.  Dans  la  vieille  langue, 
e7il  ou  en,  et  le  pronom  personnel,  se  mettaient  avant 
ou  après  le  verbe,  suivant  le  besoin  du  discours.  Enfin, 
Dieu  faisant  de  nombreux  miracles  pour  l'intronisation 
de  Grégoire,  on  vit  : 

Contrais  dresser,  etveir  orbex, 
E  parler  ceus  qui  erent  mu, 
E  coursoir  de  par  Jesu. 

Celle  énumération  des  mômes  miracles  est  très-fré- 
quente dans  les  poèmes  du  moyen  âge  ;  il  s'agit  tou- 
jours de  contrefaits  qui  sont  redressés,  d'aveugles  qui 
recouvrent  la  vue,  de  muets  qui  parlent,  et  de  sourds 
qui  enlcndent.  Ce  Heu  commun  permet  donc,  sansdif 
licullé,  \a  restitution  du  mot  corrompu  coursoir:  lisez 
en  place  sours  oir.  Voir  étant,  dans  l'ancienne  langue 
de  deux  syllabes,  vm?',  en  normand  re^iï-,  on  lira  le  pre- 
mier vers  : 

Contrais  dresser,  veeir  orbex. 


248  LEGENDK 

Quand  la  comtesse  retrouve  son  fils  dans  le  pape 
Grégoire,  elle  s'écrie,  transportée  de  joie  ; 

Si  je  eusse  un  poï  de  sens, 
Deùsse  je  eslre  molt  lée. 
Dès,  tant  m'avez  bien  conseilée  I 
Por  beneïs  qui  m'as  garie 
Por  que  de  joie  m'as  saisie  : 
Quar  seiés  or  fin  de  ma  vie 
Morz  prenge  lei  de  mei  envie 

(P.  114.) 

Tous  ceux  qui  ont  l'usage  du  vieux  français  seront  ar- 
rêtés à  la  lecture  de  ces  vers,  et  chercheront  à  y  intro- 
duire une  meilleure  syntaxe  et  un  sens  plus  clair.  Si 
n'est  pas  de  la  langue  de  notre  manuscrit,  qui  se  sert 
toujours  de  se.  Peu  avait  pour  forme  non  pas  poi,  mais 
poi;  le  tréma  est  de  trop,  le  manuscrit  picard  a 

Se  or  euisse  point  de  sens; 

point  est  pris  ici  au  sens  positif  qu'il  a  essentiellement, 
et  il  est  un  équivalent  depoi.  Mais  ce  sont  là  des  vétilles, 
tandis  que  les  deux  vers  qui  commencent  par  por  sont 
absolument  inintelligibles.  Je  m'y  suis  exercé  pendant 
plusieurs  heures,  à  diverses  reprises,  et  à  chaque  fois 
j'ai  échoué,  ne  trouvant  rien  qui  me  satisfit.  Le  ma- 
nuscrit picard  a  donné  la  solution  de  la  difficulté,  au 
lieu  de  nos  quatre  derniers  vers,  on  y  lit  seulement  ces 
trois  vers-ci  ;  mais  cela  suffit  ? 

Jors  beneois  qui  m'as  garie. 
Car  soies  liui  fin  de  ma  vie; 
Morz,  prenge  toi  de  moi  envie. 

On  écartera  donc  de  notre  texte  l'inintelligible  por^ 


SUR  LE  PAPE  GRÉGOIRE  LE  GRAND.        2i» 

que  Ton  remplacera  par  jors,  et  tout  le  passage  de- 
viendra : 

Se  je  eusse  un  poi  de  sens, 

Deûsse  je  estre  nnolt  lée  [joyeuse]; 

Dès  IDieii],  tant  m'avez  bien  conseilée. 

Jors  beneïs  qui  m'as  ga rie, 

Jors  qui  de  joie  m'as  saisie, 

Qnar  soies  or  fins  de  ma  vie; 

Morz,  prenge  tei  de  mei  envie. 

Je  n'ai  pas  non  plus,  malgré  beaucoup  d'efforts, 
réussi  à  deviner  quelle  était  la  bonne  leçon  dans  ce 
passage,  où  la  comtesse  se  remet  entièrement  à  Dieu: 

E  dist  :  f  Deu  père  tôt  puissant, 
Di  ço  esmaiseltien  cornent, 
M'arme  e  mon  cors,  sire,  à  tei  rent.  » 
(P.  415.) 

Di  ço  esmais  n*est  pas  français.  J'ai  conjecturé  des  ore 
mais,  bien  que  cela  s'éloigne  notablement  de  ce  qui  est 
dans  le  texte,  et  bien  que  el  tien  cornent  hsse^  jusqu'à  un 
certain  point,  double  cmj)loi  avec  à  tei;  car  la  plirase 
répondrait  à  ceci  en  français  moderne  :  «  Désormais,  à 
ton  commandement,  Seigneur,  à  loi  je  rends  mon 
àine  et  mon  corps.  »  Pourtant,  c'est  très-probablement 
quelque  cliose  de  voisin  de  des  or  mais  qu'on  doit  cher- 
cher ;  car  le  manuscrit  picard  a  pour  équivalent  très  hore 
en  avant;  nos  deux  vers  y  sont  sous  cette  forme . 

Eslruiés  m'ame  à  vo  comant 
Et  mon  cors  très  liore  en  avant. 

3n  voit  que,  du  reste,  il  ne  fournit  pas  la  restitution 
cherchée 


250  LEGION  DE 

Me  vo'ci  arrivé  à  la  dernière  page.  Le  trouvère  ter- 
mine par  une  exliorlalion  pieuse  : 

Dites  amen,  seignor  baron, 
Vos  qui  ci  estes  environ, 
Que  bons  oions  avingement. 
Homes  e  femes  ensement. 

Oions  n'est  pas  français,  et  l'on  conjecturerait  facile 
ment  aijons  et  bon  au  singulier,  le  tout  signifiant  :  que 
nous  ayons  bon  avènement,  si  tant  est  que  avingement 
soit  français  et  puisse  venir  de  aveindre.  Mais  la  cor 
rection  est  autre;  on  lira  avec  le  manuscrit  picard: 

Que  bon  soions  au  jugement, 

c'est-à-dire  :  que  nous  soyons  trouvés  bons  au  jugement 
dernier. 

Ce  serait  la  dernière  remarque,  comme  c'est  la  der- 
nière page,  si  je  n'avais  à  revenir  sur  un  passage  dont 
j'avais  désespéré.  Il  s'agit  de  quatre  vers  sur  lesquels  j'ai 
discuté  un  peu  plus  haut,  p.  231  : 

Quar  de  Fenfant  a  tel  dolor 
E  du  péché  si  grant  poor, 
Ne  puet  estre  por  nule  rien. 
Que  enelaint  sor  toterien. 

Cet  enelaint  m'était  demeuré  inexplicable;  mais  il  ne 
l'a  pas  été  pour  M.  Leclerc,  qui  a,  je  crois,  deviné 
l'énigme  et  qui  m'en  a  communiqué  la  solulion.  Lisez: 

Que  el  ne  laint  sor  tote  rien. 

Lnint,  de  lai(jniei\  lamenter,  italien  lagnare,  au  sub- 
jonctif, comme  claint  de  daiguier.  J'avais  raison  de  dire 


SUR  LE  PAPE  GREGOIRE  LE  GRA.ND.  '2ot 

que  ce  que  l'un  ne  trouve  pas,  un  autre  le  trouve,  sui- 
tûut  quand  l'attrait  môme  de  la  difficulté  suscite  des 
auxiliaires  tels  que  le  savant  académicien. 

J'ai  conduit  à  travers  des  minuties  grammaticales 
leslecteursquiauront consenti  àmesuiYre;mais  j'aurai 
laissé,  j'espère,  dans  leur  esprit  l'impression  qu'un 
texte,  provînt-il  du  moyen  âge,  estaccessible  à  la  criti- 
que, n'est  défectueux  en  beaucoup  de  cas  que  par  la 
faute  des  copistes,  et  est  susceptible  de  restitutions, 
tantôt  certaines,  tantôt  conjecturales,  comme  tous  les 
textes  qui  nous  viennent  des  anciens  temps. 

4.  —  Imitations. 

La  Vie  du  Pape  Grégoire  le  Grand  se  trouve  dans 
une  rédaction  latine,  et  dans  deux  poèmes,  l'un  alle- 
mand, l'autre  anglais.  Ces  imitations  (on  verra  que  ce 
sont  en  effet  des  imitations)  ont  un  intérêt  inégal,  mais 
toutes  trois  attestent  le  succès  qu'obtintdansle  moyen 
âge  l'étrange  légende  mise  à  la  cbarge  d'un  grand 
pape  ;  et  les  deux  dernières  appartiennent  à  ce  nombre 
toujours  croissant  de  témoignages  qui  font  voir  com- 
bien les  nations  étrangères  se  complurent  à  traduire 
ou  à  imiter  notre  vieille  poésie. 

L'imitation  latine  nous  a  été  conservée  dans  un  livre 
qui  paraît  avoir  été  composé  dans  le  quatorzième  siè- 
cle et  qui  porte  le  titre  de  Gesta  Romanorum.  Cette 
Geste  des  Romains  n'est  rien  moins  que  ce  que  le  titre 
annonce  :  il  ne  s'y  agit  ni  de  Romains  ni  d'aventures,, 
c'est  un  recueil  d'iiistoires  édifiantes  suivies  chacune 
d'une  moralité.  Elle  futlrès-<(oûlée  dans  le  quatorzième 


252  LEGENDE 

siècle  et  dans  celui  qui  suivit.  Le  récit  est  cerlaine- 
ment  calqué  sur  notre  poème  ;  car  il  ne  s'en^écarte 
nulle  part,  ne  faisant  qu'abréger.  La  seule  dilTérence 
de  quoique  importance  que  je  puissenotcr,  c'est  quand, 
les  tablettes  ayant  été  trouvées  et  Grégoire  étant  re- 
connu fils  de  la  dame  dont  il  est  le  mari,  tous  deux  ont 
un  débat  dont  il  n'est  pas  question  dans  le  poëme  : 
«Maler,  cum  in  filio  mutum  dolorem  \'idisset,  ait  : 
«  0  fîli  dulcissime,  pro  peccatis  nostris  peregrinabor 
«  tololempore  vitœmeœ;  tu  vero  regnumgubernabis. 
«  Qui  ait  :  Non  fiet  ila  ;  in  regno,  mater,  expectabis  ; 
«  ego  vero  peregrinabor,  donec  a  Deo  peccata  nostra 
«  sint  dimissa.  »  Du  reste,  la  fin  est  semblable  dans 
les  deux  textes  :  «  Papa  de  terra  eam  Icvavit  et  in 
«  ejus  nomine  monastcrium  constituit,  in  quo  eam 
«  abbalissam  fecit,  et  inlra  pauca  tempera  ambo  ani- 
«  mas  Deo  reddiderunt.  » 

Mais  ce  qui  diffère  notablement,  c'est  la  moralité. 
Du  moment  qu'on  n'entre  pas  dans  la  question  de  sa- 
voir si  les  crimes  involontaires  sont  des  crimes,  le 
trouvère  lire  de  son  texte  la  morale  qui  en  ressort 
évidemment  :  c'est  que,  pour  grande  que  soit  la  coulpe, 
une  pénitence  sincère  et  sans  réserve  peut  en- 
core espérer  la  miséricorde  de  Dieu,  et  que  le  chrétien, 
môme  tombé  dans  l'abîme,  n'est  pas  perdu  s'il  ne  se 
croit  perdu  lui-même,  et  s'il  ne  s'abandonne  pas.  Mais 
ceci  parut  sans  doute  trop  simple  à  l'auteur  des  G^ste 
Romanorum;  et  voici  ce  qu'il  a  vu  dans  la  légende  :  Le 
comte,  ou,  comme  le  texte  latin  dit,  l'empereur  qui  en 
mourant  recommande  la  sœur  au  frère  est  Notre-Sei- 
gneur  Jésus- Christ,  qui  remet  la  sœur,  c'est-à-dire 


SUR  LE  PAPE  GRÉGOIRE  LE  GRAND.        253 

l'âme,  au  frère,  c'est-à-dire  l'homme.  Au  commence- 
ment, l'homme  charnel  a  l'ame  en  tout  honneur,  ne 
faisant  contre  elle  rien  qui  déplaise  à  Dieu.  Ces  deux, 
le  corps  et  lame,  s'aiment  tellement  qu'ils  gisent  en 
une  seule  chambre  et  mangenJ  à  une  mêrfae  écuelle. 
Mais,  par  malheur,  à  Tinsligationdu  diable,  l'homme 
fait  souvent  \iolence  à  sa  sœur^  de  sorte  qu'elle  con- 
çoit et  enfante  un  fils.  Cefds  est  le  genre  humain,  pro- 
cédant de  notre  premier  parent.  Adam,  ayant  ainsi 
péché,  futjetédansle  monde,  ce  qui  est  figuré  par  le 
tonneau  dans  lequel  le  lils  est  mis  et  abandonné  à  la 
mer.  orageuse.  Sauvé  de  l'onde  et  élevé  par  le  pieux 
abbé,  il  représente  l'homme  sauvé  par  l'incarnation. 
Dés  lors,  il  épouse  sa  mère,  c'est-à-dire  la  sainte 
Église,  pour  laquelle  avaient  été  écrites  les  tablettes,  à 
savoir  les  dix  commandements  reçus  par  Moïse,  tablet- 
tes qu'on  doit  lire  incessamment  comme  faisait  Gré- 
goire. Mais,  même  après  son  mariage  spirituel,  il  ar- 
rive à  l'homme  d'avoir  des  rechutes;  il  va  chasser  dans 
la  forél,  c'est-à-dire  il  pourchasse  les  vanités  mondai- 
nes auxquelles  il  avait  renoncé.  L'âme  se  lamente,  se 
ressouvenant  des  tablettes  éciites;  alors  chacun  va 
chercher  le  baron  et  lui  crie,  comme  Dieu  à  l'homme: 
Reviens,  reviens.  Yoyant  Tûme  abattue  par  le  péché, 
il  doit  se  jeter  à  terre,  embrasser  toute  humilité,  dé- 
pouiller ses  vêtements,  et  briser  la  lance  de  maie  vie 
par  la  confession.  Enfermé  sur  le  rocher  de  la  péni- 
tence, l'homme  attend  que  le  prêtre  l'en  iasse  descen- 
dre, le  réconcilie  et  le  conduire  à  Rome.  Rome,  c'est 
l'Église  romaine,  dans  laquelle  nous  devons  resler, 
accomplissant  ses  préceptes.  De  la  sorte  vous  pourrez 


^54  LEGENDE 

conduire  la  dame,  c'est-à-dire  l'àmc,  au  monastère  du 
i-oyaume  céleste.  Tout  cela  est  uu  facile  jeu  d'esprit 
auquel  ia  pieuse  exhortation  du  trouvère  est  bien  pré- 
lérahle. 

M.  Greîth  a  trouvé  dans  le  Vatican  un  manuscrit  de 
légendes  qui,  sous  des  noms  ditTérents,  contient  un 
récit  très-semblable,  intitulé  Vie  de  saint  Albin.  Il  y 
avait  dans  les  régions  du  nord  [in  pariibiis  Atjuilonis) 
un  empereur  noble  et  puissant.  Après  la  mort  de  sa 
femme,  il  s'unit  à  sa  propre  fille  et  a  d'elle  un  fils. 
Pour  cacher  la  honte,  l'entant  est  enveloppé  dans  des 
habits  de  pourpre,  pourvu  richement  d'or,  d'anneaux 
et  de  colliers,  et  porté  au  loin  en  Hongrie,  où  il  est  dé- 
posé sur  la  grande  route.  Après  maints  hasards,  il  se 
trouve  enfin  à  la  cour  de  Hongrie.  Egalement  distingué 
par  sa  beauté,  sa  prouesse  et  les  qualités  de  son  esprit, 
le  jeune  homme  gagne  tellement  les  bonnes  grâces  du 
roi  que  le  prince,  en  mourant,  lui  laisse  son  trône  en 
héritage.  Le  bonheur  et  la  gloire  d'Albin  arrivent  jus- 
qu'à l'empereur,  qui  lui  offre  la  main  de  sa  fille;  lui, 
ignorant  son  origine,  se  marie  avec  la  fille  de  l'empe- 
reur, qui  est  en  môme  temps  sa  mère  et  sa  sœur.  iMais 
les  anneaux  et  les  armoiries  qu'Albin  avait  conservés 
comme  des  souvenirs  font  reconnaître  l'erreur;  la  mère 
et  le  fils,  la  femme  et  le  mari  se  séparent  aussitôt,  et 
mènentjusqu'à  lamortunevie  depiétéetde  pénitence. 

Enfin,  le  Dit  du  Bue fnxconie  comment  un  inceste, 
mais  cette  fois  un  inceste  volontaire,  estefïacé  par  une 
mortification  étrange.  Une  veuve  s'est  rendue  coupa- 
ble d'un  inceste  avec  son  lils  ;  le  fils  va  se  faire  absou- 
dre à  Rtiine  par  r«/}05^o/^  lui-même,  (]ui  le  retient  pour 


SUR  LE  PAPE  GRÉGOIUE  LE  GUA^D.  255 

son  chambellan.  Treize  ou  quatorze  ans  après,  la  mère 
et  la  iille  qui  est  le  fruit  du  crime  prennent  à  leur  tour 
le  chemin  de  Rome,  et  obtiennent  l'absolution  du 
pape,  qui  renouvelle  celle  qu'il  a  donnée  au  fils,  mais 
à  condition  que  tous  les  trois  seront  enveloppés  et 
cousus  chacun  dans  une  peau  de  bœufpendantsept  ans, 
et  vivront  séparés  ainsi  les  uns  des  autres,  en  aban- 
donnant tout  leur  bien  à  Dieu.  La  sentence  s'exécute  ; 
les  pénitents  reviennent  couverts  de  leur  cuir  de 
bœuf,  à  Rome,  au  bout  de  sept  années;  protégés  par 
la  Vierge,  ils  meurent  comme  des  saints  le  jour 
même  de  leur  retour,  et  les  anges,  qui  les  portent  en 
paradis,  chantent  glorieusement  Te  Deum  laudamus. 
M.  Leclerc  a,  dans  son  travail  sur  les  fabliaux,  si  in- 
slruclif  et  si  curieusement  ordonné,  toute  une  section 
consacrée  aux  fabliaux  de  dévotion,  et  c'est  là  que  j'ai 
pris  la  mention  du  Dit  du  Buef.  (Hist.  litlér.  de  la 
Fra/ice,  t.  XXÏII,  p.  121.) 

Walter  Scott,  dans  lédition  qu'il  a  donnée  d'un 
poëme  en  vieil  anglais,  intitulé  sir  Tristrem,  dit  que  le 
manuscrit  à'où'û  l'a  tiré  contient  aussi  un  poëme  qui 
a  pour  UiTc  The  legend  of  pope  Gv^cjory.  «  L'histoire  de 
«  saint  Grégoire,ajoute-t-il,  est  plus  horrible  que  celle 
«  d'Œdipe,  il  est  le  produ'-  Tune  conjonction  mces- 
«  tueuse  entre  un  frère  et  un^  ^jeur  ;  puis  il  est  marié, 
<(  sans  le  savoir,  à  sa  propre  mère.  »  Cette  légende, 
comme  on  voit,  n'est  pas  autre  que  la  nôtre.  Le  manu, 
scrit  anglaisest  mutilé  au  commencement  et  à  la  lin;  le 
fragment  commence  ainsi  : 

TIi'  cri  liim  ^q-aunlcd  liis  \vi!l  y  wis. 
Tlial  Ihe  idiiglil  liim  liad  ytold. 


256  LÉGENDE 

The  bîirouns  tliat  were  of  iniclie  priis, 
Bifoni  liiin  Ihai  -wereii  y-cald. 
Ail  tho  lond  tliat  ever  was  Iiis, 
Biforn  liiin  aile  yong  and  old. 
Ile  made  liis  soster  chef  and  priis, 
That  mani  siyeing  for  him  had  sold. 

Il  est  facile  de  retrouver  dans  le  français  l'équivalent 
de  ces  huit  vers.  Ils  se  rapportent  àl'endroit  où  le  jeune 
duc,  prêt  à  partir,  d'après  le  conseil  du  bon  chevalier, 
pour  le  pèlerinage  de  Terre  sainte,  remet  le  fief  à  sa 
sœur,  à  qui  les  barons  font  serment. 

Quand  chascun  dels  enfans  enient 
Del  bon  conceil,  plore  forment. 
Toz  les  barons  molt  lost  mandèrent 
E  leur  terre  lur  devisèrent. 
Seûrié  font  à  la  seror, 
S'il  ne  revient,  d'icele  enor. 
Quant  ont  fine  leur  serement. 
La  dame  prent  isneliement, 
Si  la  comande  à  cel  baron... 
(P.  17.) 

C'est  là  tout  ce  qui  a  été  publié  du  poème  anglais  ;  maia 
cela  suffit  pour  établir  qu'il  n'est  qu'une  imitation  du 
poème  français.  Car  personne  ne  sera  tenté  de  soutenir 
la  proposition  inverse  et  de  faire  provenir  le  poème 
français  du  poème  anglais.  Les  érudits  anglais  n'ont 
jamais  élevé  de  prétentions  à  cet  égard;  il  est  certain 
en  effet  que  la  part  la  plus  grande  et  la  meilleure  de 
notre  vieille  poésie  existait  avant  que  fanglais  (je  ne 
dis  pas  l'anglo-saxon,  qui  était  dès  lors  une  langue 
morte)  fût  écrit  et  servît  à  des  compositions  littéraires. 
On  ne  pourrait  en  dire  autant  de  l'Allemagne.  Dès 


SUR  LE  PAPE  GRÉGOIRE  LE  GRAND         '-^57 

la  fin  du  douzième  et  dans  le  Ireizième  siècle,  ce  pays 
eut  une  poésie  trcs-florissanle  ;  mais,  pour  tout  ce  qui 
est  commun  dans  celle  poésie  entre  l'Allemagne  d'une 
part  et  les  pays  d'oc  et  d'oïl  d'autre  part,  il  n'y  a  plus 
de  contestation  sur  l'anlériorilé  des  œuvres  de  ce  côté- 
ci  du  Rhin.  Aussi,  dumoment  que  Hartmann,  l'auteur 
<le  Gregorius  auf  dem  Steine  (Grégoire  sur  la  pierre)  dit 
expressément  qu'il  a  mis  en  allemand  le  récit,  c'est-à- 
dire  qu'il  Ta  traduit,  et  du  moment  qu'on  trouve  en 
français  une  très-ancienne  composition  du  même 
genre,  aucun  doute  ne  reste  sur  la  question  de  savoir 
qui  a  été  l'imitateur.  Toutefois,  puisque  l'occasion  se 
présente,  comparons  un  original  français  et  une  imi- 
tation allemande,  tous  deux  du  douzième  siècle. 
Le  français  commence  par  : 

Or  escotez,  por  deu  amor, 
La  vie  d'un  bon  pecheor. 

Et  le  poète  allemand,  après  s'ôtre  nommé,  dit  à  son 
tour  : 

llie  hebent  sich  von  ersle  an 

Die  sellsaeme  mère 

Von  aînern  gûten  sundere. 

«  Ici  commence  le  récit  merveilleux  d'un  bon  pécheur.» 
Z^oîi  veut  dire  un  pécheur  qui,  se  convertissant,  a  fini 
par  attirer  sur  lui  la  miséricorde  divine. 

Le  comte,  qui  se  meurt,  et  qui  a  fait  venir  auprès  de 
son  lit  ses  enfants  et  ses  barons,  voit  son  fils  pleuier  : 

Fis,  dist  li  père,  lai  ester; 
Tei  n'eslovra  mie  plorer; 
n.  17 


258  LEGENDE 

Quar  tu  tendras  ma  grant  enor; 
Mais  li  duels  est  de  ta  seior. 

Hartmann  ne  fait  que  traduire  : 

Sun,  Avarumbe  weinest  du? 
Ja  geveilet  dir  nu 
Min  lant  und  michel  ère; 
Ja  furhte  harte  sere 
Dinar  schonen  swcsler. 

Le  comte  se  reproche  de  ne  pas  l'avoir  mariée  : 

Que  en  mon  vivant  ne  Tai  mise 
U  sa  biauté  fusl  bien  asise. 

Dans  l'allemand,  il  se  fait  les  mômes  reproches;  et  il 
ajoute  :  «  Je  n'ai  pas  agi  en  père,  » 

Daz  ist  unvaeterlich  getan. 

Un  peu  plus  loin,  l'auteur  allemand  n'a  pas  résisté 
à  la  tentation  d'un  lieu  commun.  Le  trouvère  français 
ne  s'y  était  pas  laissé  aller  ;  les  paroles  du  père  mou- 
rant ne  se  rapportent  qu'à  la  sœur,  pour  qui  son  âme 
est  dans  l'angoisse;  mais  Hartmann  a  intercalé  descon- 
seils de  morale  générale  sur  la  conduite  que  le  fils  doit 
tenir  pour  le  gouvernement  de  son  iief;  conseils  qui 
sont  un  hors-d'œuvre.  H  ne  s'agit  évidemment  ici  du 
jeune  héritier  qu'en  tant  que  frère  d'une  jeune  dame 
dont  le  sort  lui  est  remis  et  que,  cédant  aux  sugges- 
tions de  l'esprit  malin,  il  \a  précipiter  dans  l'abîme. 

En  effet,  à  la  vue  de  l'étroite  mais  pure  amitié  qui 
est  au  commencement  entre  le  frère  et  la  sœur,  le 
diable  conçoit  l'espoir  de  faire  tourner  à  mal  une 
aussi  vive  tendresse,  et  il  y  réussit.  Le  succès  du  dé- 


SUR  LE  PAPE  GUÉGOir.E  LE  G15AND.  259 

mon  ne  suscite  aucune  observation  de  la  part  du 
trouvère  français;  mais  l'allemand,  effrayé  de  cet  em- 
pire, s'écrie  : 

VVaffena  herre  walfen 
Uber  des  helle  hundes  list! 
Daz  er  uns  so  gevaerich  ist. 
Warumbe  verhenget  im  des  got 
Daz  er  so  in  grozen  aregen  spot 
Frûmt  uber  sin  lianlgelat 
Die  nali  im  gebildet  hat? 

«  Malédiction  sur  la  ruse  du  chien  d'enfer  qui  nous 
«  est  si  dangereuse!  Pourquoi  Dieu  permet-il  que  le 
«  diable  se  joue  aussi  cruellement  de  l'homme,  cette 
«  créatuie  que  Dieu  a  formée  à  son  image?  »  Et,  sui- 
vant son  désir  d'ajouter  quelques  moralités  générales, 
il  dit  :  «  Que  par  là  chacun  soit  averti  de  ne  pas 
«  prendre  trop  de  familiarités  avec  une  sœur  ou  une 
«  nièce,  de  peur  d'éveiller  d'outrageuses  pensées  qu'il 
«  faut  écarter.  » 

Nu  si  gewarnt  daran 

Ein  igeliche  raan, 

Daz  er  swester  noch  nictel  ^ 

Niiit  ze  heimliche  bî; 

Er  reizet  daz  ungemûle 

Daz  man  vvol  verschûle  ! 

L'entretien  du  chevalier  et  des  deux  jeunes  gens 
est  raconté  de  la  môme  façon  dans  les  deux  poëines. 
Le  frère  et  la  sœur  se  jettent  en  pleurant  à  ses  pieds, 
et  lui  s'en  étonne  :  «  Seigneur,  ce  salut  me  parait 
«  trop  grand,  quand  môme  je  serais  voire  compa- 
«  gnon.  Levez-vous,  seigneur,  au  nom  de  Dieu.  Dites- 


200  LÉGENDE 

«  moi  votre  commandement,  je  n'y  manquerai  ja- 
«  mais;  donnez  un  but  à  vos  paroles,  dites  ce  qui 
«  vous  trouble;  vous  êtes  mon  seigneur  né,  je  vous 
«conseillerai  aussi  bien  que  je  pourrai;  de  cela  ne 
«  doutez  en  aucune  façon.  » 

Er  sprach  :  lierre  dirre  grûz, 
Der  dûhte  mich  ze  groz, 
Waere  ich  noch  iwer  gnoz; 
SLel  uf  lierre  durli  got, 
Lat  horen  daz  gebot 
Daz  ich  niemer  zebrechen  wil, 
Und  gebet  der  rede  ein  zil! 
Sagt  nu  waz  iv  werre, 
Ir  sit  min  geborner  lierre; 
Ich  rate  iv  so  ich  besîe  ch.in, 
Dane  gezweivelt  niemmer  an. 

Le  français  a  : 

Por  Deu,  dit-il,  grant  tort  avés 

Que  vos  ensi  vos  contenés; 

Je  sui  vostre  om,  ne  deûssés 

Ensi  mettre  vos  à  mes  pies. 

Molt  ai  grant  ire,  e  peise  mei 

Del  duel  que  démener  vos  vei. 

Dites  mei  tost  que  vos  volés  ; 

Por  Deu,  vos  pri,  ne  me  celés; 

Riens  n'est  el  mon  [au  monde]  que  puisse  faire, 

Que  tant  me  tornast  à  contraire, 

Que  je  por  vos  deus  ne  feïsse, 

A  quelque  chief  que  j'en  venisse. 

L'exposition  de  l'enfant  est  racontée  un  peu  diffé- 
remment. Dans  le  français,  c'est  la  mère  qui  veut  qu'il 
soit  exposé;  elle  se  laissera  mourir  si  on  ne  l'aide  pas 
dant  l'exéculion  de  son  dessein;  el,  quand  elle  a  ob- 
tenu l'assentiment  du  cbevalier  et  de  sa  femme,  elle 


SUR  LE  PAPE  GRÉGOIRE  LE  GRAND.        261 

prescrit  de  point  en  point  ce  qu'ils  doivent  faire.  Sans 
doute,  celte  résolution  d'une  mère  éperdue  a  paru 
trop  violente  et  trop  dure  à  l'auteur  allemand  ;  il  a 
voulu  adoucir  ce  trait,  à  tort  ce  me  semble,  car  la  lé- 
gende ne  ménage  rien,  et  elle  se  plaît  à  retracer  les 
impulsions  désordonnées  d'une  âme  humaine  qui  s'a- 
gite sous  l'action  du  démon,  le  remords  du  péché  et 
la  douleur  physique  et  morale.  Quoi  qu'il  en  soit,  l'ex- 
position n'est  plus  le  fait  de  la  mère  seule;  les  trois 
personnes  intéressées  en  délibèrent,  et  elles  jugent 
que  le  meilleur  parti  à  prendre  est  d'abandonner  l'en- 
fant aux  flots  de  la  mer.  Le  narrateur  allemand,  ai- 
mant à  réparer  les  omissions  imputables  au  narrateur 
français,  remarque  que,  sur  les  tablettes  mises  aux 
pieds  de  l'enfant,  n'étaient  nommés  ni  les  gens  des- 
quels il  était  né,  ni  le  lieu  de  sa  naissance*. 

Im  wart  da  benam 
Weder  liute  noh  lant 
Gebûrt  noh  sin  lieimût. 

On  trouve  une  barque  et  on  y  met  avec  chagrin  le  pe- 
tit navigateur.  Cette  jolie  expression  est  du  poète  alle- 
mand : 

Da  leit  si  mit  iamer  an 
Disen  chleinep  '--heXman. 

Prêt  à  parler  de  la  grande  douleur  de  la  jeune 
femme,  qui  expose  son  enfant,  a  sur  la  conscience  un 
affreux  péché,  est  malade  de  ses  couches  et  apprend 
la  mort  de  son  frère,  il  s'arrête  et,  faisant  un  retour 
sur  lui-môme,  il  dit  avec  une  simplicité  qui  n'est  pas 
sans  charme  :  «  Vous  savez  qu'un  homme  qui  n*a  ja- 


2C2  LÉGENDE 

«  mais  éprouvé  ni  grand  transport  d'amour  ni  grande 
«  peine  de  cœur  n'a  pas  la  bouche  aussi  prête  à  ex- 
«  primer  ces  sentiments  que  celui  qui  a  passé  par  de 
«  telles  épreuves.  Ma  destinée  a  voulu  que  je  fusse 
«  entre  les  deux,  que  ni  la  grande  joie  ni  la  grande 
«  peine  ne  fussent  mon  lot,  et  que  je  ne  vécusse  ni 
c<  dans  le  mal  ni  dans  le  bien.  Aussi,  suis-je  peu  ca- 
«  pable  de  décrire  le  deuil  de  la  dame,  ni  d'al teindre 
«  par  la  parole  à  des  souffrances  qui  accableraient 
c(  mille  cœurs.  » 

Ir  wizzet  wol  daz  ein  man 
Der  ir  ieweders  nie  gewan 
Relite  liep  noh  grozes  herzleit, 
Dem  ist  der  mûnd  niht  so  gereit 
Rehte  ensprechen  davon, 
So  dem  der  ir  ist  gewon. 
Nu  bin  ich  gescheiden 
Da  zwischen  von  în  beiden, 
W;;nde  mir  iewederz  nie  geschah. 
Iclin  lebe  iibel  noh  wol, 
Davon  enmac  ich  als  ich  sol 
Der  vro^ven  leit  entechen, 
Noch  mit  den  worten  errechen, 
Wan  ez  waere  von  ir  schaden 
Tusent  herze  uberladen 

Cela  n'est  point  dans  le  françaîs  ;  mais  ce  qui  y  est, 
c'est  l'exacte  correspondance  des  coupures  du  récit. 
Quand  la  dame,  devenue  maîtresse  du  fief,  et  refusant 
de  se  marier,  est  guerroyée  par  un  duc,  le  trouvère 
s'arrête  15,  et  se  met  à  raconter  ce  qui  advint  de  Gré- 
goire, de  celte  façon  : 

De  la  dame  tairons  atant, 
Si  reparlerons  de  l'enfant, 


SUR  LE  PAPE  GRÉGOIRE  LE  GRAND.        263 

Qrie,  en  la  nuit  que  il  fu  nés, 
Fli  el  batel  en  mer  gelés, 
Là  ù  il  en  la  mer  esleit, 
Si  com  fortune  le  voleit, 
Molt  près  de  periî  et  de  mort. 

De  même,  le  poëte  allemand,  suspendant  ce  qu'il  di- 
sait de  la  comtesse,  entame  l'autre  sujet  :  «  Nous  lais- 
«  sons  ici  ce  discours,  et  nous  dirons  comment  il  en 
«  advint  à  l'enfant  de  cette  dame,  que  les  vents  ora- 
«  geux  emportaient,  selon  le  commandement  de  Dieu, 
«  à  la  \ie  ou  à  la  mort.  » 

Nu  lazen  dise  rede  liîe 
Unde  sagen  iv  wie  ez  ergîe 
Dirre  vrawen  cliinde, 
Daz  die  wilden  ^vinde 
Wurfen  swar  in  got  gebot 
In  daz  lebenalde  in  den  tôt. 

C'est  de  la  sorte  et  pas  à  pas  que  rimitation  allemande 
suit  l'original. 

L'entant  avait  été  enveloppé  dans  un  imile  alisan- 
drin  (paile  est  pallium).  Gela  était  dit  dans  les  ta- 
blettes; et,  quand  l'abbé  les  a  lues,  il  commande 
aux  pôclieuis  : 

Qu'il  quierent  les  dis  mars  d'argent 
E  le  chier  paile  alisandrin. 

DansVarateur  allemand,  il  est  dit  qu'on  le  trouva  en- 
veloppé avec  une  étoffe  qu'il  nomme  phelle^  et  qui 
avait  été  faite  à  Alexandrie  : 

Daz  chindelin  si  vûnden 

*  Mit  plielle  gevunden 

Gewortht  ze  Alexandrie. 


201  LEGENDE 

Ce  phelle,  dit  aussi  ])/ie//^r  ou  phellor,  et  fait  à  Alexan- 
drie, n'est  pas  autre  que  noire  paile  cdisandrin,  non- 
seulement  pour  la  chose,  mais  aussi  pour  le  mot. 
Phelle  est  l'altération  allemande  de  païle.  Il  faut  l'a- 
jouler  à  ces  mots  qui  pénétrèrent  alors  du  français 
dans  l'allemand  par  la  voie  des  chansons  de  geste  et 
des  poèmes  d'aventure.  Tel  est  aussi  ios/i^r^ïi,  jouter, 
que  je  trouve,  v.  1819;  birsen,  v.  2265,  qui  est  notre 
ancien  français  herser^  voulant  dire  chasser  à  l'arc; 
marnîren,  les  mariniers  (v.  d637);  et  môme  notre 
poigneis,  combat,  sous  la  forme  de  puneiz  : 

Ir  itewedere  sich  da  vleiz 
Ufein  langez  puneiz. 

(V.  -1922.) 

«  Chacun  d*eux  s'applique  à  un  long  poigneis.  » 
Grégoire  quitte  l'abbé  qui  le  fit  élever  et  s'embarque  : 

Cil  entre  en  mer  et  vait  siglant 
Ensi  eu  m  fortune  le  meine, 
Qui  or  le  tient  en  son  demeine, 
Passe  la  mer  à  grans  effors, 
E  n:ijeet  sigle  vers  les  pors, 
Outre  la  mer  en  un  païs; 
E  li  bons  venz  les  a  dreit  mis 
Enceleencontrée,  totdreit, 
De  quel  sa  mère  dame  esteit. 

Dans  ce  récit,  Grégoire  s  en  remet  à  la  fortune,  et  le 
navire  qu'il  a  pris  le  conduit  au  pays  de  sa  mère.  Dans 
le  récit  allemand,  Grégoire  tente  le  sort  d'une  façon 
plus  piécise :  «  Il  commanda  aux  mariniers d'obéirà la 
«  volonté  des  vents  et  de  laisser  aller  le  na\ire  selon 
f(  que  la  souflle  le  conduirait.  Un  vent  fort  se  mit  à 


SUR  LE  PAPE  GREGOIRE  LE  GRAND.  265 

«  souffler,  et,  en  peu  de  jours,  la  tempête  les  jeta  au 
«  pays  de  sa  mère.  » 


Er  gebot  den  marnîren 
Daz  si  den  winden  waeren 
Nach  ir  willen  undertan, 
Unde  das  schef  liezeri  gan 
Swar  ez  die  winde  lèrlen 
Unde  anders  niene  chêrten. 
Ein  starch  wint  in  do  waete, 
Der  beleip  în  do  slaeie, 
Unde  vurden  in  vil  churzcn  tagen 
Von  einein  slurmweter  geslagen 
Uf  siner  muter  lant. 


Grégoire  a  quinze  ans  au  moment  où  il  quitte  l'abbé; 
quand,  vôtu  de  ses  armes,  il  se  montre  dans  la  ville 
assiégée,  tous  l'admirent;  et,  finalement,  le  jour  du 
combat  venu,  sa  prouesse  est  sans  égale.  Le  trouvère 
français  ne  s'est  pas  inquiété  d'expliquer  comment  le 
jeune  homme  avait  appris  à  conduire  un  cheval,  à  ma- 
nier la  lance  et  l'épée,  à  jouter,  à  devenir  un  chevalier 
parfait  et  redoutable  ;  peu  importe.  Mais  cela  importe 
au  trouvère  allemand,  qui  répare  cette  omission,  expo- 
sant comment  Grégoire  s'exerce  dans  des  tournois  et 
des  escarmouches,  et  sauvant  le  brusque  passage  d'un 
enfant  de  pécheur  à  un  guerrier  accompli.  Il  lui  met 
aussi  dans  la  bouche  un  long  discours,  dont  il  n'y  a 
rien  dans  notre  manuscrit  de  Tours,  avant  le  combat 
singulier  avec  le  duc.  Grégoire  s'excite  par  cette  con- 
sidération, qu'un  coup  heureux  le  mettra  au  comble 
de  la  fortune,  et  que,  n'ayant  rien  à  perdre,  il  a  beau- 
coup à  gagner...  «  Qu'homme  et  femme  le  sachent, 


•200  LÉGENDE 

«  J'aime  mieux  finir  honoraLlement  ma  vie  que  de  vivre 
«  misérablement.  » 

Das  wizze  man  unde  wîp, 
Mir  ist  lieber  daz  min  lîp 
Bescheidenliclie  ein  ende  gebe, 
Danne  daz  ich  lasterlichen  lebe. 

Grégoire,  décidé  à  la  plus  dure  pénitence,  demande 
liospitalité  au  pêcheur;  mais  le  pécheur  le  rudoie  et 
ne  veut  pas  croire  à  sa  quaUté  de  pénitent: 

Haï!  fait-il,  cum  il  est  cras 
E  blans  e  tendres  soz  les  draz  ; 
Il  n'a  gnires  qu'il  fut  chauciez; 
Molt  a  tendres  e  blans  les  piez. 

Ces  quatre  vers  sont  beaucoup  étendus  dans  l'alle- 
mand :  «  Il  ne  parait  à  ses  joues  ni  action  du  froid  ni 
«  famine;  elles  sont  si  blanches  et  si  rouges.  Jamais 
«  personne  ne  vit  un  corps  mieux  nourii.  Ce  n'est  pas 
«  avec  du  pain  et  de  l'eau  claire  que  lu  as  pris  cet  em- 
«  bonpoint.  Tes  jambes  sont  droites,  tes  pieds  arqués, 
«  les  orteils  longs,  tes  ongles  blancs  et  propres.  Tu 
«  aurais  des  souliers  aplatis  et  déchirés  si  tu  étais  un 
«  pénitent.  On  le  voit  à  tes  jambes,  il  n'y  a  pas  long- 
«  temps  qu'elles  sont  nues  et  que  le  vent  et  le  froid  les 
<(  louchent.  » 

Grégoire  est  sur  son  rocher: 

Cil  est  remés  sans  compaignie, 

Forment  vers  Deu  s'en  humilie, 

Qui  la  terriene  viande 

Ne  n'a  ne  por  sei  ne  demande. 

Merci  crier  e  Deu  prier 

lert  son  déduite  son  mangier. 


SLR  LE  PAPE  GRÉGOIRE  LE  GRAND.  267 

Joste  lui  en  la  piere  dure 
^     Ot  un  petit  de  troueûre  : 
Quant  il  ploveit,  Taigue  colot, 
Ce  iert  trestot  quant  qu'il  usot, 
Se  fains  o  seif  le  deslreigneit; 
De  ce  sa  vie  sosteneit. 

Cette  prière  assidue,  qui  est  le  manger  de  Grégoire,  ne 
satisfait  pas  complètement  le  poète  allemand;  et  il  ex- 
plique la  chose  :  «  Avec  la  nourriture  qu'il  prenait, 
«  comme  je  vais  vous  le  dire,  il  n'aurait  pas  vécu.  Dieu 
«  îe  sait,  quinze  jours;  mais  un  secours  lui  lut  accordé 
«  par  le  Christ,  qui  fit  durer  sa  \ie  et  lui  donna  gué- 
«  rison  delà  faim.  » 

Ern  niohle  der  spîse  die  er  noz, 
Als  ich  iu  nu  sage 
VVeiz  got  vierzeheen  tage 
Vor  dem  hunger  niht  geleben, 
Im  waere  gegeben 
Der  trost  von  Christe, 
Derim  daz  lebn  vriste, 
Daz  er  vor  hunger  gênas. 

Un  grand  et  beau  poisson  a  été  pris,  et  les  envoyés 
romains  demandent  qu'on  l'apprête  pour  leur  repas. 
Le  pêcheur  ne  se  fait  pas  prier  : 

E  cil  de  volentélefist. 
Joios  esleit,  ce  sachez  bien 
Entr'eauz  estes  ne  perdrait  rien , 

Le  dernier  vers  m'avait  paru  difficile;  pourtant  je  l'ex 
pliquais  ainsi  :  il  était  joyeux,  car  avec  eux,  c'est-à- 
dire  avec  des  gens  aussi  bien  pourvus,  un  hôle  ne  de- 
vait rien  perdre.  C'est  là  en  effet  le  sens.  Et  l'allemand 


268  LÉGE.NDE 

dit  :  «  Le  pôcheur  reçut  avec  joie  ces  hôtes  bien  poiu- 
«  vus.  Il  vil  bien  qu'illui  en  reviendrait  profil,  faisant 
«  cela  plus  pour  leur  avoir  que  par  bonté  de  cœur. 
«  Ce  n'est  pas  ainsi  qu'il  avait  reçu  un  hôte  sans  avoir, 
«  Grégoire,  le  bon  pénitent.  » 

Desen  enphîe  der  vischsere 
Mit  vreuden  ane  swœre 
Diewol  beraten  geste, 
Er  sach  wol  unde  veste 
Er  mohte  îr  wol  geniezen. 
Daz  let  er  mère  umbe  ir  gut 
Denne  durh  sinen  milieu  mût. 
Erne  enphîe  si  bas  danne  den  gast, 
Dem  das  gùtes  gebrast, 
Gregorium  den  gulen  man. 

J'ai  eu,  j'en  conviens,  un  vrai  plaisir  à  suivre  pas  à 
pas  la  comparaison  entre  le  texte  français  et  le  texte 
allemand.  L'auteur  allemand  sait  bien  le  français,  il 
en  use  librement  avec  l'original  qu'il  a  sous  les  yeux, 
mais  il  ne  se  méprend  jamais  sur  le  sens,  pas  même 
dans  de  petits  détails.  De  ce  fait  je  tire  la  preuve  qu'il 
avait  sous  les  yeux  non  pas  quelque  copie  pleine  de 
fautes,  à  sens  estropié,  à  passages  inintelligibles,  mais 
une  copie  correcte  et  lisible.  Si  les  manuscrits  avaient 
été  d'ordinaire  comme  le  sont  quelques-uns  qui  sont 
arrivés  jusqu'à  nous,  si  la  langue  y  avait  été  aussi  ou- 
trageusement violée,  comment  des  étrangers  auraient- 
ils  pu  venir  à  bout  de  pareils  textes?  Les  traductions 
allemandes  garantissent  la  bonne  qualité  des  origi- 
naux. Ils  en  garantissent  aussi  la  haute  antiquité.  Ici, 
dans  la  légende  de  saint  Grégoire,  le  traducteur  est  de 
la  lin  du  douzième  siècle,  il  faut  donc  que  la  rédaction 


SUR  LE  PAPE  GRÉGOinE  LE  GRAND.  209 

française  soit  antérieure  et  appartienne  ou  au  milieu, 
ou  au  commencement  de  ce  siècle,  ou  peut-être  même 
plus  haut. 

Je  finis  ici;  ayant  rempli  le  cadre  que  je  m'étais 
Iracé.  M.  Lusarche  a  imprimé  le  texte,  mentionné  le 
manuscrit  picard,  indiqué  le  poëme  allemand.  A  mon 
tour,  entrant  pleinement  dans  la  fonction  de  critique, 
je  me  suis  emparé  de  ces  documents,  j'ai  discuté  la  date 
et  le  dialecte,  corrigé  les  passages  corrompus  et  com- 
paré les  imitations.  Commentaire  d'une  publication 
intéressante,  c'est  par  cet  intérêt  même  que  mon  tra- 
vail, tout  minutieux  qu'il  est,  peut  se  recommander. 


IX 


LE  CHANT  D'EULALIE  ET  LE  FRAGMENT 
DE   VÂLENCIENNES 


SoMMAïuE  [Journal  des  Savants,  octobre  1858,  décembre  1858,  fé- 
vrier 1859,  mai  1859  et  juin  1859).  —  Ces  deux  monuments,  très- 
peu  iiiiporlîinls  par  le  fond,  le  sont  beaucoup  par  la  date  à  laquelle 
ils  appartiennent.  Ils  sont  du  dixième  siècle,  et  il  n'y  a  rien  d'aussi 
ancien  dans  la  langue  d'oïl . 

Le  premier  article  examine  ce  que  signifie  la  dinèrcncc  es:<erilielle  qui 
existe  entre  la  langue  d'oc  et  la  langue  d'oïl  d'une  part,  la  langue  ita- 
lienne et  la  langue  espagnole  d'autre  part.  Les  deux  premières  ont 
des  cas;  les  deux  secondes  n'en  ont  pas;  cela  forme,  dans  le  domaine 
roman,  deux  groupes  distincts.  Le  groupe  qui  a  des  cas  est  plus  voi- 
sin de  la  latinité  que  le  groupe  qui  n'en  a  pas;  il  a  conservé  une  part 
de  ces  formes  syntliéliques  qui  sont  essentielles  aux  langues  classiques. 
Celte  part  a  disparu  de  l'autre  groupe.  Une  tentative  est  faite  pour 
expliquer  comment  s'est  produite  entre  les  deux  groupes  une  différence 
aussi  considérable. 

Le  deuxième  article  s'occupe  de  la  versification  du  Chant  d'Eulalle.  Ex- 
po.>iLion  des  différentes  espèces  de  vers  décasyllabiques.  Beaucoup  de 
vers,  dans  ce  Chant,  sont  décasyllabiques;  de  là  est  tuée  la  conclusion 
qu'ils  le  sont  tous;  et,  comme  un  certain  nombre  de  ces  vers  n'est  pas 
conforme  à  celte  mesure,  des  conjectures  sont  mises  en  œuvre  pour  les 
ramener  à  la  même  structure.  On  verra  dans  une  note  addition- 
nelle que  le  système  a  éic  blâmé  par  la  critique,  et  qu'on  peut  consi- 
dérer tout  autrement  le  Chant  d'Eidalie.  Cette  pièce  contient  des 
formes  verbales  dérivées  du  plus-que-parfait  latin,  formes  qui  man- 
quent complètement  dans  les  textes  du  onzième  et  du  douzième  siècles; 
explication  de  ce  que  devient  Vu  latin  d'habuerat,  de  vohierat,  de 
poluerat,  dans  le  mot  roman.  Preuve  que  dans  la  latinité  Ve  long  de 
la  troisième  personne  du  pluriel  du  parfait  devenait  souvent  bref; 
c'est  l'accentuation  par  cet  e  bref  que  la  langue  d'oïl  a  suivie.  Du 
comparatif  bellezour;  il  montre  qu'il  a  existé  un  mot  latin  bsllatus 


LE  ClIA^T  DEUULIE  ET  LE  Fl'.AGMEM  DE  VALENCIE^NES     271 

Examen  des  formes  tuvolsis,  nous  vol sime^,  vous  volsiles  LV  .cfécli- 
naisoii  à  Jeux  cas,  caractère  esseiiliel  à  la  Jangiie  d'oïl,  apj-^raît  dan& 
le  CUjut  dEulalie;  remarque  sur  la  contrée  où  l'on  peut  croire  qu'il 
a  été  composé. 

Dans  le  Iroisième  article  il  est  question  du  Fragment  de  Valenciennes. 
Là,  ainsi  que  dnns  le  Chant  d^EulaUe,  la  Iroisième  personne  du  sin- 
guliei-  du  coridilionncl  est  en  eiet,  ainsi  que  celle  de  l'imparlait  de 
J'indicalif.  La  formation  du  conditionnel  dans  les  lani^ucs  romanes  est 
diverse:  l'une  est  propre  à  l'espaj^iiol  et  au  provençal;  l'autre  à  l'ita- 
lieu,  et  la  troi  ièmc  au  français.  Anciennes  l'ornics  do  l'imparfait  ré- 
pondant à  abam  et  ebam.  Essai  d'explication  du  mot  soueir.  Le  simple 
peiUir,  construit  comme  en  latin,  se  trouve  <!ans  le  Fragment,  au  lieu 
de  repentir  que  nous  disons  niainlenanl.  De  la  tourimre  romane  qui 
substitue  l'auxiliaire  être  à  l'auxiliaire  avoir  dans  les  temps  composés 
des  verbes  réflécbis;  elle  existe  dans  le  Fragment;  l'explication  en  est 
essayée;  cette  explication  sert  à  son  tour  à  rendre  compte  de  l'emploi 
du  pronom  réfléchi  avec  certains  verbes  neutres;  enfin  elle  est  étendue 
aux  verbes,  tels  que  s'entendre  à  une  chose,  se  connaître  en  une  chose; 
de  sorte  qu'elle  devient  une  petite  théorie.  De  l'ancien  adverbe  lies, 
nets,  nis.  Emploi  particulier  du  mot  quant.  Seconde  personne  du  plu- 
riel en  est.  Iholt  ou  mknxjholt,  signifiant  chaud,  est  sans  doute  une 
Fingulière  transformation  orthographii|ne  du  latin  calidus.  Edre 
(lierre)  est  masculin  <lans  le  Fragment.  E  pour  en,  préposition.  Règle 
des  deux  cns  observée.  Laurin,  mot  français  cité  dans  un  manuscrit 
Au  neuvième  siècle. 

Le  quatrième  article  est  consacré  à  la  déclinaison  dans  la  langue  d'oc  et 
dans  la  lanizue  d'oïl.  Tout  le  système  des  cas  qui  sont  restes  dans  l'une 
et  l'autre  repose  sur  deux  faits.,  l'accent  latin  et  \'s  de  la  seconde  dé- 
clinaison latine  Des  noms  en  ator;  des  comparatifs;  remarque  sur  le 
mol  traître  ;  des  mots  en  o,  onis;  de  quelques  mots  singuliers;  des 
noms  en  as,  atis;  des  noms  en  or,  oris  ;  des  noms  en  us,  utis.  et  ioy 
ionis;  cheve  répondant  à  capite,  et  peitreà  pectore.  De  la  déclinaison 
en  s.  C(mm)etU  la  première  déclinaison  latine  fut  traitée.  Trace  d'un 
génitif  pluriel  en  orum  :  la  geste  prancor,  la  gent  paienor,  etc.;  conjec- 
ture sur  tens  pascor  Comparaison  de  la  déclinaison  de  la  langue  d'oïl 
et  de  la  langue  d'oc  avec  la  déclinaison  latine;  la  condition  de  ces 
langues  est  d'avoir  deux  cas  véritables  sans  une  véritable  déclinaison. 
Etat  de  la  latinité  au  moment  où  la  langue  d'oc  et  la  langue  d'oïl  se 
formèrent,  différent  de  l'état  de  la  latinité  au  moment  où  se  formèrent 
l'italien  et  l'espagnol.  De  quel  [uos  nominatifs  pluriels  des  noms  iémi- 
nins  en  e  qu'on  trouve  dans  certains  textes.  Le  caractère  propre  de  la 
L'mgiie  d'oïl  et  de  la  langue  d'oc  est  d'avoir  deux  cas;  c'est  une  langue 
intermédiaire  entre  la  latinité  et  l'élat  moderne  des  langues  romanes 
où  il  n'y  a  plus  de  cas.  De  l'emploi  pro|)re  dtî  Vs;  principe  d'analogie 
qui  tend  à  I  ctendie  même  aux  mots  qui  ne  le  comportent  pas  L'ac- 
eent  latin,  bien  que  placé  8ur  la  rucme  syllabe  en  français  qu'en  latin, 


272  LE  CHANT  D'EULALIE 

subit  une  véritable  transposilioii  quant  à  la  dernière  syllabe  et  à  la  pé- 
nultième en  raison  de  la  grande  contraction  du  mot  devenu  français; 
de  là  provient  notre  prononciation  du  latin  si  contraire  à  l'accentuation 
latine. 
Le  cinquième  et  dernier  article  traite  de  l'usage  que  la  langue  d'oïl  lit  de 
ses  deux  cas.  Analyse  grammaticale  de  quel|ucs  phrases.  Mieux  com- 
paru à  meglio  de  l'italien;  remarque  sur  l'abscnce  de  l'*  d.ms  megiio; 
semblablemcnt  volontiers  comparé  à  l'italien  volentieri,  où  l'absence 
de  l's  se  fait  encore  remarquer.  Pourquoi  disons-nous  travail  et  tra- 
vaux? Pourquoi  mettons-nous  un  s  à  nos  noms  pluriels?  Conclusion 
générale  sur  les  cas,  la  syntaxe,  le  caractère  intermédiaire  des  langues 
d'oc  et  d'oïl  entre  la  latinité,  et  les  langues  de  l'Espagne  et  de 
l'Italie 


t.  —  Préliminaires. 

J'ai  conçu,  il  y  a  déjà  quelque  temps,  et  môme  ex- 
primé l'idée  que  la  langue  d'oc  et  la  langue  d'oïl,  ou, 
sous  une  appellation  commune,  la  langue  des  Gaules 
occupe,  entre  les  idiomes  romans,  une  place  parlicu- 
lière.  L'espagnol,  le  français,  l'italien  et  le  provençal, 
pour  ne  nommer  que  les  quatre  grands  embranche- 
menls,  sont  frères;  ils  ont  pour  père  le  latin.  Rien  ne 
représente  mieux  à  l'esprit  la  supériorité  de  cette 
Rome  souveraine  que  l'empreinte  laissée  sur  TUalie, 
latine  au  commencement  pour  si  peu,  sur  l'Espagne, 
ibéricnne  etceltibérienne,  sur  la  Gaule,  celtique.  Tant 
de  peuples  qui,  ce  semble,  ne  devaient  jamais  parler 
latin,  ont  désappris  leur  langue  et  ont  appris  celle  des 
dominateurs  de  l'ancien  monde;  et  les  hommes  illus- 
tres dans  la  politique,  dans  les  armes  et  dans  les  let- 
tres, qui  fondèrent  la  prodigieuse  grandeur  de  la  ville 
aux  sept  collines,  ont  réussi  plus  que  ne  pouvait  espé- 
rer la  fragilité  des  choses  humaines;  ils  ont  transformé 
en  héritiers  directs  de  leurs  pensées  et  de  leur  kuxruo 


ET  LE  FRAGMENT  DE  VALENCIEKNES.  273 

des  nations  puissantes  par  la  parole  et  par  le  bl'as, 
illustres  dans  le  passé  et  dans  le  présenf ,  et  à  qui  nul 
avenir  n'est  encore  interdit.  Mais  est-il  vrai  que  ces 
quatre  embranchements,  l'espagnol,  le  français,  l'ita- 
lien et  le  provençal,  se  sont  détachés  du  tronc  com- 
mun au  môme  temps,  de  la  môme  façon  et  avec  les 
mômes  caractères?  Je  ne  sais  si  cette  question  a  été 
déjà  agitée;  mais  autrefois  elle  était  implicitement 
résolue  par  un  préjugé  assez  ordinaire  qui  faisait  de 
l'italien  le  père  du  français  ;  comme  si  les  mots  qui 
appartiennent  aux  deux  langues  avaient,  quittant  le 
latin,  pris  d'abord  la  forme  italienne  plus  ample,  puis 
la  forme  française  plus  contracte.  Aujourd'hui  elle  l'est 
encore  implicitement  par  la  supposition  générale  qui 
voit  dans  les  quatre  langues  quatre  sœurs  jumelles, 
écloses  simultanément.  Si  l'attention  se  fixe  sur  ce 
point,  avant  tout  examen,  on  sera  disposé  à  croire  que 
la  simultanéité  d'origine  n'a  pas  dû  être  aussi  pleine 
et  entière  qu'on  se  le  figure.  En  effet,  que  de  diversités 
entre  les  trois  grands  pays  qui  furent  le  siège  de  cette 
si  curieuse  et  si  importante  évolution  1  L'Italie  occupée 
par  les  Ostrogoths,  puis  par  les  Lombards,  disputée 
par  les  Grecs,  avec  Rome,  siège  de  la  papauté;  l'Es- 
pagne tenue  par  les  Yisigoths  et  conquise,  avant  que 
sa  langue  fût  formée,  par  les  Arabes  ;  la  Gaule,  par- 
tagée entre  les  Francs,  les  Bourguignons  et  les  Yisi- 
goths, devenant  bientôt  franque  tout  à  fait,  et  prenant, 
grâce  à  Charles  Martel,  à  Pépin  et  à  Cliarlemagne, 
contre  les  Sarrasins  qu'elle  contient,  contre  les  Ger- 
mains qu'elle  conquiert,  un  rôle  auquel  l'empire  ro- 
main avait  défailli.  Dans  ces  circonstances,  n'esl-il  pas 
II.  18 


274  LE  CHANT  D'EUULIE 

possible  que  la  séparation  des  langues  nouvelles  d'avec 
le  latin  ait  eu,  en  Italie,  en  Gaule,  en  Espagne,  des 
dirCérencos  de  caractère  et  dépoque? 
-  Ce  qu'une  considération  a  priori  pouvait  faire  sup- 
poser m'a  paru  être  vérifié  par  les  observations  a  pos- 
teriori; et  je  dois  dire  que  ce  sont  les  faits  qui  ni'ont 
indiqué  la  considération  a  prfori  et  non  celle-ci  qui  m'a 
mis  sur  la  reciierche  des  faits.  Mais  l'idée,  une  fois 
aperçue,  se  présente  sous  les  deux  faces.  Toutefois,  la 
considération  a  priori  ne  resterait  qu'une  conjecture; 
seules,  des  observations  précises  changent  la  qualité 
des  conceptions.  La  langue  d'oïl  et  la  langue  d'oc  ont 
plus  de  rapport  entre  elles  qu'elles  n'en  ont  avec  les 
deux  autres.  Ce  n'est  pas  qu'il  n'y  eût  peut-être  lieu  à 
constater  entre  l'italien  et  l'espagnol  certaines  diffé- 
rences d'un  genre  analogue  à  celles  que  j'essayerai  de 
signaler  entre  la  langue  des  Gaules,  d'une  part,  et 
d'autre  part,  l'italien  et  l'espagnol;  mais  je  n'ai  pu 
saisir  aucun  signe  qui  les  manifestât.  Il  n'en  est  pas  de 
même  pour  le  provençal  et  le  français  :  ces  deux  idio- 
mes, liés  l'un  à  l'autre  par  des  caractères  qui  font  dé- 
faut au  delà  des  Pyrénées  et  des  Alpes,  sont  dès  lors 
susceptibles  d'une  classification;  on  est  en  droit  de 
les  mettre  à  part  et  d'examiner  ce  que  ce  phénomène, 
certainement  très-remarquable,  signifie.  A  mon  avis, 
ce  phénomène  a  une  signification  et  n'en  a  qu'une, 
c'est  que  la  langue  des  Gaules  est  plus  ancienne  que 
l'itahen  ou  l'espagnol. 

Je  n'ai  pas  d'autre  mot  (\\x  ancien  pour  exprimer  ma 
pensée,  et  il  faut  l'expliquer.  En  me  servant  de  cette 
expression,  je  ne  veux  pas  dire  qu'on  a  parlé  proven- 


ET  LE  FRAGMENT  DE  VALENCIENNES.  ,275 

çal  OU  français  avant  qu'on  ne  parlai  italien  ou  espa- 
gnol; en  d'autres  termes,  que  déjà  le  français  ou  le 
provençal  (Maient  formés,  quand  en  Italie  et  en  Espagne 
on  se  servait  encore  du  latin.  Sur  cela  je  ne  sais  rien  ; 
et  il  n'y  a  non  plus  rien  à  savoir  en  l'absence  de  docu- 
ments écrits  qui  datassent  de  siècle  en  siècle  cliacun 
de  ces  idiomes.  Je  pîcnds  ancien  au  sens  qu'on  lui  a 
déjà  attribuéen  des  questions  de  ce  genre,  par  exemple, 
quand  on  a  dit,  qu'à  certains  égards  le  lalui  est  plus 
ancien  que  le  grec;  ce  qui  ne  veut  pas  dire  que  le  latin 
ait  été  écrit  avant  le  grec,  cela  serait  historiquement 
faux,  ni  qu'il  ait  été  parléxivant  le  grec,  de  cela  on  ne 
sait  rien;  mais  on  entend  que,  rapporté  au  sanscrit, 
qui  nous  présente  la  langue  des  Aryens  dans  la  forme  la 
plus  antique  à  nous  connue,  le  latin  a  certains  carac- 
tères qui  avoisinent  plus  le  sanscrit  que  ne  fait  le 
grec.  De  même,  la  langue  des  Gaules  a  certains  carac- 
tères par  lesquels  elle  avoisine  le  latin,  tronc  commun 
des  idiomes  romans,  plus  que  ne  font  l'espagnol  et 
l'italien.  De  quelque  façon  qu'on  se  représente  le  phé- 
nomène, le  latin  était  plus  avancé  dans  la  mort,  quand 
l'italien  et  l'espagnol  se  sont  formés,  que  quand  se  sont 
formés  le  provençal  et  le  français.  C'est  là  ce  que  je 
veux  faire  comprendre.  Certaines  particularités  avaient 
disparu  du  latin  au  moment  où  l'on  se  mit  à  parler 
espagnol  ou  italien,  particularités  qui  existaient  encore 
quand  on  se  mit  à  parler  français  ou  provençal.  C'est 
d'un  latin  quelque  peu  différent,  qu'émanent,  d'une 
part,  la  langue  des  Gaules,  d'autre  part,  la  langue  des 
deux  péninsules,  différent  non  pas  dans  son  essence, 
mais  dans  des  dégradations  qu'd  avait  subies.  Quant 


276  l.E  CHANT  D'EtJLALIE 

au  temps  OÙ  le  phénomène  s'est  accompli,  il  n'est  pas 
susceptible  de  détermination,  et,  chronologiquement, 
il  n'y  a  pas,  en  ceci,  du  moins,  de  raison  pour  mettre 
l'une  des  langues  avant  l'autre.  Les  deux  cas  que  voici 
paraissent  également  plausibles  :  ou  bien  la  décompo- 
sition du  latin  a  cheminé  plus  vite  en  Espagne  et  en 
Italie  qu'en  Gaule;  et  les  idiomes  se  sont  formés  simul- 
tanément, bien  qu'avec  des  caractères  différents  qui 
correspondaient  à  l'état  respectif  du  latin;  ou  bien,  la 
décomposition  n'a  pas  cheminé  plus  vite  d'un  côté  que 
de  l'autre,  et  le  roman  des  Gaules  est  non-seulement 
philologiquement,  mais  aussi  chronologiquement  plus 
ancien  que  celui  de  l'Espagne  et  de  l'Italie,  c'est-à-dire 
que,  dans  ces  deux  derniers  pays,  on  a  gardé  plus 
longtemps  l'usage  d'un  latin  dégradé  et  que  l'évolution 
romane  y  a  tardé  davantage. 

Peut-être,  en  me  voyant  tantôt  revendiquer  pour 
la  Gaule  devenue  Provence  et  France  une  antériorité 
de  développement  littéraire,  tantôt,  pour  les  langues 
d'oc  et  d'oïl,  une  plus  étroite  alïinilé  avec  le  latin, 
peut-être,  dis-jc,  quelques-uns  seront-ils  disposés  à 
croire  qu'il  y  a,  là,  suggestion  d'un  patriotisme  qui  se 
complaît  à  remonter  dans  le  passé,  et  pour  ainsi  dire 
à  chercher  des  titres  de  noblesse.  J'avoue  que  ce  genre 
de  patriotisme  n'est  pas  rare,  que  l'on  a  vu  et  que  l'on 
voit  encore  l'érudition  s'en  affubler  quelquefois;  mais 
j'avoue  encore  que  je  ne  connais  rien  de  si  mesquin. 
Si  donc  j'y  tombais,  ce  serait  aussi  bien  à  mon  insu 
que  contre  mon  gré.  Le  fait  est  qu'au  début  de  mes 
études  en  ceci,  j'ai  cru,  comme  tout  le  monde,  qu'au 
moyen  âge  la  littérature  italienne  avait  devancé  la  lit 


ET  LE  FRAGME?;T  DE  VALENCIENNES.  277 

térature  française  ;  mais,  aujourd'hui,  il  n'est  personne 
qui  conserve  celte  opinion;  non-seulement  les  poésies 
provençales  et  françaises  abondent  dans  le  douzième 
siècle,  tandis  que  ritalie  n'a  rien  pour  ces  temps  ;  mais 
encore  l'Italie  elle-même,  jusqu'au  moment  où  elle 
prend  à  son  tour  l'inilialive,  lit,  traduit  et  imite  ces 
compositions  qui  eurent  le  don  de  charmer  l'Europe 
féodale.  Au  début,  j'ai  cru,  comme  tout  le  monde,  que 
ritahcn,  vu  sa  forme,  était  sans  doute  un  moyen  terme 
entre  le  latin  et  le  français;  mais,  aujourd'hui,  il  n'est 
personne  qui  soutienne  celte  opinion;  non-seulement 
on  ne  peut  les  regarder  que  comme  des  frères  ;  mais, 
en  vertu  d'aperçus  qui  me  sont  propres,  j'essaye  de 
montrer  qu'un  certain  droit  d'aînesse,  sinon  chro- 
nologique, du  moins  philologique,  appartient  à  la 
langue  d'oc  et  à  la  langue  d'oïl. 

Donc,  sans  plus  m'inquiéter,  je  continue.  Les  opi- 
nions préconçues  et  erronées  qu'on  s'était  faites  sur 
les  rapports  des  peuples  dans  le  haut  mojen  âge  tien- 
nent à  un  ensemble  d'idées  historiques  qui  d'ailleurs 
sont  encore  aujourd'hui  un  champ  de  discussion.  La 
fin  du  moyen  âge  avait  été  si  pesafite  pour  les  esprits 
avides  d'un  cliangement  et  pressés  de  s'élancer  à  la 
Renaissance,  qu'ils  regardèrent  avec  aversion  ce  qu'ils 
laissaient  derrière  eux.  Comme  l'homme  de  Dante, 
qui,  après  avoir  lutté  contre  l'ondiî  périlleus3,  se  re- 
tourne avec  effroi  et  contemple  le  flot  bouillonnant 
auquel  il  vient  d'échapper, 

E  corne  quoi  che  con  leiia  affannata 

Uscito  fiior  del  pela^o  alla  riva 

Si  volge  air  acqua  periyliosa  e  guata  ; 


278  IK  CHANT  D'KULAMK 

Àc  môme  les  hommes  du  seizième  siècle,  ayant  enfin 
le  pied  hors  du  moyen  âge,  se  retournèrent,  et  n'y 
virent,  plus  qu'un  chaos  et  des  ténèhrcs.  Cette  impres- 
sion, transmise  fidèlement,  a  duré  longtemps,  jusqu'à 
ce  qu'enfin,  dans  quelques  esprits,  vint  unercaclion  en 
sens  inverse  qui  a  voulu  tout  réhabiliter,  tout  admirer, 
tout  regretter.  Ce  n'est  pas  là  qu'est  le  débat  :  les 
hommes  du  seizième  siècle  firent  bien  de  rejeter  un 
ordre  qui  avait  perdu  ses  raisons  d'être,  puisqu'il  ces- 
sait spontanément  par  la  réaction  intérieure  de  ses 
propres  éléments,  et  aucune  admiration  rétrospective 
n'empêchera  qu'il  n'en  soit  ainsi  ;  mais  le  débat  est 
de  savoir  si  en  soi  le  moyen  âge  a  été  une  ère  de  ténè- 
bres et  de  barbarie,  ou  une  époque  intermédiaire,  une 
préparation  nécessaire,  inévitable,  entre  l'antiquité  et 
les  temps  modernes.  Bossuet,  avec  un  patriotisme  que 
je  ne  puis  pas  ne  pas  trouver  excessif,  a  dit,  au  sujet  des 
révolutionnaires  anglais,  et  parlant  des  habitants  de 
Vîle  la  plus  célèbre  du  monde  :  <(Ne  croyons  pas  que  les 
((  Merciens,  les  Danois  et  les  Saxons  aient  tellement 
c<  corrompu  en  eux  ce  que  nos  pères  leur  avaient 
«  donné  de  bon  sang...  »  M'emparant  de  sa  phrase  et 
de  son  idée,  je  dirai  :  Ne  croyez  pas  que  les  invasions 
germaniques  aient  tellement  corrompu  la  tradition 
latine  et  l'héritage  de  civilisation  gréco-romaine,  que 
jamais  la  barbarie  et  les  ténèbres  aient  régné  sur  l'I- 
talie, la  Gaule  et  l'Espagne 

Dans  cette  appréciation  la  langue  est  quelque  chose 
d'important.  Longtemps,  chez  nous  du  moins,  elle 
fut  enveloppée  dans  la  proscrii)tion  commune.  A  me- 
sure qu'on  remontait  plus  haut,  on  comprenait  plus 


ET  LE  FRAGllEIST  DE  YALliNCIENNES.  279 

difficilement  les  textes;  et  toutes  les  différences 
étaient  interprétées  en  ce  sens,  que  l'ancien  était  bar- 
bare, et  le  moderne  purgé  d'une  rouille  grossière.  Ne 
pouvant  se  rendre  un  compte  exact  de  choses  qu'on 
ignorait,  on  semblait  s'imaginer  qu'au  dix-septième 
siècle  un  départ  avait  été  fait  entre  ce  qui  était  bon  et 
ce  qui  était  mauvais;  mais  ce  départ  fut-il  effectué 
avec  une  complète  intelligence?  Et  le  bon,  d'où  venait- 
il?  D'où  il  venait,  le  voici  :  en  suivant  l'histoire  de 
cette  langue,  on  voit  que,  depuis  environ  huit  cents 
ans  qu'elle  dure,  elle  a  passé  par  des  phases  consécu- 
tives et  enchaînées.  Depuis  les  premiers  bégayements, 
qui  sont  du  dixième  siècle,  elle  arrive  à  une  perfection 
relative  dans  le  douzième  et  le  treizième  ;  puis  une 
décadence  commence  qui  ne  s'arrête  que  vers  la  lin 
du  quinzième.  Là  se  place  une  renaissance,  et  enfin 
une  nouvelle  perfection  à  parlir  du  dix-septième  siè- 
cle. Du  moment  qu'on  reconnaît  une  époque  d'antique 
excellence,  on  est  assez  familiarisé  avec  la  connexion 
des  choses  historiques  pour  conclure  aussitôt  que  cela 
ne  fut  pas  isolé,  et  que  cette  époque  brillante  pour  la 
langue  répondit  à  une  époque  brillante  pour  le  reste. 
Et  même,  du  temps  de  décadence,  je  dirai  :  du  mo- 
ment qu'on  y  reconnaît  une  phase  transitoire,  on  doit 
le  prendre  pour  ce  qu'il  est  réellement,  un  temps  où 
la  transformation  sociale  et  les  événements  politiques 
entamèrent  la  tradition,  sans  entamer  en  rien  les  for- 
ces vives  capables  de  remplacer  ce  qui  s'altérait. 
Maintenant  %\,  allant  de  cette  considération  intrÀnsè- 
que  à  une  comparaison  entre  les  idiomes  romans,  on 
aperçoit  qu'ils  ne  sont  pas  exactement  contemporains, 


280  LE  CHANT  D'EULALIE 

on  aura  fait  un  pas  de  plus  dans  les  antiquités  du 
moyen  âge;  une  sorte  de  classification  sera  possible 
dans  les  origines,  et  Ton  aura  une  idée  plus  nette  et 
plus  précise  de  ce  grand  événement  politi(]ue  et  social 
qui,  de  l'empire  d'Occident,  fit  l'Occident  féodal  et 
chrétien. Quoi  qu'on  dise  et  qu'on  arguë,  et  quelqu'in- 
fluence  qu'on  attribue  aux  Germains  transplantés  sur 
ce  sol,  il  est  bien  sûr  que  c'est  sur  ce  sol  même  que  se 
sont  décidées  toutes  les  questions  vitales  de  civilisa- 
tion, et  non  en  Germanie;  tellement  même  qu'il  fallut 
que  la  Germanie  fût  conquise  par  une  invasion  venant 
de  la  rive  gauche  du  Rhin,  invasion  que  conduisait  un 
Germain  si  l'on  veut,  mais  un  Germain  assis  dans  les 
Gaules  et  se  portant  héritier  de  tout  le  ;2[ouvernement 
latin. 

En  effet,  les  Gaules,  sans  doute  à  cause  de  leur  si- 
tuation géographique,  devinrent  le  centre  de  résis- 
tance et  de  réorganisation  contre  les  infidèles  du 
midi,  que  l'Espagne  n'arrêta  pas,  contre  les  Barbares 
d'outre-Rhin,  que  l'Italie  était  alors  impuissante  à 
rontcnir.  Les  Germains  qui  s'y  étaient  établis  et  qui 
devinrent  promptement  latins,  les  Gallo-Romains  qui 
les  absorbèrent,  furent  assez  forts  non-seulement 
pour  tenir  tête,  mais  même  pour  pénétrer  dans  la 
Germanie,  la  réduire  et  la  christianiser,  ce  qui  était 
le  plus  important  service  qui  alors  pût  être  rendu  à  la 
civilisation  commune.  Plus  de  consistance,  et  une 
consistance  née  de  meilleure  heure,  appartint  donc  à 
ce  centre  ainsi  formé  spontanément.  Les  intérêts  pré- 
pondérants, tant  de  défense  que  d'action  extérieure, 
s'étant  déplacés,  étaient  venus  se  fixer  là  où  les  appe- 


ET  LE  FRAGMENT  DE  VALENCIENNES.  281 

lait  la  nature  des  choses.  Ces  faits  sont  donnés  par 
riiisloire;  et  j'y  rattache  ce  qui  est  donné  par  la  phi- 
lologie, une  antériorité  de  la  langue  des  Gaules  sur 
les  autres  idiomes  romans. 

Ce  sont  des  causes  politiques  qui,  essentiellement, 
ont  déterminé  les  conditions  d'origine  pour  les  idio- 
mes romans:  ou,  si  l'on  veut,  plus  exactement,  les 
causes  politiques  variant,  les  conditions  d'origine  ont 
varié.  En  effet,  je  n'attribue  rien,  en  ceci,  à  la  race, 
je  ne  vois  pas  pourquoi  des  Gaulois  romanisés  au- 
raient eu  plus  le  sentiment  de  la  grammaire  latine 
que  des  Italiens;  avant  toute  recherche  j'aurais  pensé 
le  contraire,  et  il  est  vrai  que  chez  eux  et  même  chez 
les  Espagnols  l'intégrité  et,  si  je  puis  dire,  l'ampli- 
tude du  mot  latin  s'est  mieux  conservée  que  dans  la 
Gaule  soit  provençale,  soit  française;  le  vocable  ita- 
lien est  un  calque  plus  iidèle  du  vocable  latin;  mais 
l'autre  partie,  celle  qui  tient  davantage  à  la  vie  d'une 
langue  s'est  mieux  conservée  dans  la  langue  d'oc  et  la 
langue  d'oïl;  de  sorte  que,  quant  à  la  grammaire 
comparée  avec  celle  du  latin,  l'italien  ou  l'espagnol 
ressemblent  plutôt  au  français  moderne  qu'ils  ne  res- 
semblent aux  langues  d'oc  et  d'oïl.  Je  n'ai  aucune  en- 
vie, non  plus,  de  chercher  dans  la  langue  celtique, 
que  les  Gaulois  parlaient  avant  de  parler  latin,  rien 
qui  ait  pu  contribuer  au  phénomène  philologique  qui 
m'occupe;  nuls  n'étaient  mieux  préparés  que  les  Ita- 
liens à  recueillir  l'héritage  entier  de  la  langue  latine; 
mais,  dans  la  perturbation  qui  suivit  l'invasion  des 
Germains  et  la  chute  de  l'empire,  une  part  de  cet  hé- 
ritage fut  distraite  et  demeura  acquise  à  la  population 


*82  LE  CHANT  D'EULALIE 

de  ce  côlé-ci  des  Alpes.  Je  n'cii  enfin  aucun  argument 
à  tirer  de  la  qualité  des  peuplades  barbares  qui  s'é- 
tablirent en  Italie  et  en  Gaule.  Les  principales  des 
Gaules  furent  les  Francs,  les  Bourguignons  et  les  Yisi 
goths;  les  principales  de  l'Italie  furent  les  Ostrogoths 
et  les  Lombards.  Toutes  ces  peuplades  se  \alaient  ou 
à  peu  près,  et  môme  on  s'accorde  à  regarder  les 
Ostrogoths  comme  plus  précoces  que  les  autres;  à  la 
vérité,  au-dessus  d'eux  se  superposa  une  couche  de 
Lombards,  nouveaux  venus  qui  bouleversèrent  dere- 
chef le  fragile  édifice  d'une  organisation  barbare. 
Quelles  qu'aient  été  ces  influences,  on  ne  peut  pas  en 
faire  dépendre  un  attachement  plus  étroit  aux  exi- 
gences de  la  grammaire  latine;  maison  peut  entrevoir 
que  la  prépondérance  occidentale  qui  devint  le  par- 
tage de  la  Gaule  sous  Charles  Martel,  Pépin  le  Bref  et 
Charlemagne,  ait  agi  dans  ce  sens. 

Je  viens  de  dire  que  l'italien  et  l'espagnol  ressem- 
blent, du  point  de  vue  de  la  syntaxe,  plus  au  français 
moderne  qu'à  la  langue  d'oïl  et  à  la  langue  d'oc.  En 
effet,  ce  sont,  à  proprement  parler,  des  langues  mo- 
dernes, tandie  que  la  langue  d'oïl  et  la  langue  d'oc 
sont,  sinon  anciennes,  du  moins  intermédiaires,  te- 
nant du  latin  des  caractères  qui  ont  tout  à  fait  disparu 
dans  l'italien  ou  dans  le  français  moderne  et  qui  éta- 
blissent un  anneau  philologique  entre  l'antiquité  et 
nos  temps.  Aussi  faut-il  partager  autrement  qu'on  ne 
fait  l'histoire  littéraire  de  ces  trois  grandes  nations. 
A  la  langue  des  Gaules,  sous  la  forme  provençale  ou 
sous  la  forme  française,  appartient,  avec  la  priorité 
philologique,  la  priorité  de  production;  c'est  là  que 


ET  LE  FRAGMENT  DE  YALENCIENNLS.  283 

commencent  les  œuvres  nouvelles,  celles  qui  ne  relè- 
vent plus  du  latin,  le  gai  savoir,  les  chansons  de  geste, 
les  poëmes  d'aventure;  on  les  lit,  on  les  goule,  on  les 
traduit,  on  les  imite  dans  tout  l'Occident.  Puis  cette 
veine  puissante  s'épuise,  et  le  quatorzième  siècle  ar- 
rive. Mais  le  quatorzième  siècle  est  l'avènement  de 
l'Italie,  qui,  pendant  l'époque  antécédenle,  avait  pré- 
paré son  essor  et  qui  se  signale  par  le  chef-d'œuvre  de 
la  grande  poésie  dans  le  moyen  âge,  la  Divine  Co-- 
médie;  tous  les  arts  se  donnent  la  main,  et  rien  de 
plus  brillant  que  cette  période.  Peu  après,  l'Espagne 
vient  à  son  tour  sur  la  scène;  et  toutes  deux  servent 
de  modèle  à  la  France,  qui  jadis  leur  avait  servi  de 
modèle.  Mais  la  langueur  momentanée  de  la  France 
se  dissipe,  le  seizième  siècle  entre  dans  toutes  les 
voies  delà  pensée;  une  nouvelle  langue  française  et 
une  nouvelle  littérature  reprennent  les  hauts  rangs  et 
gagnent,  comme  jadis,  la  faveur  générale  et  l'univer- 
salité. Telle  fut,  dans  l'Occident  latin,  la  série  des 
choses  littéraires. 

Les  deux  morceaux  qui  me  servent  de  texte  et  de 
point  de  départ  sont  fort  anciens;  ils  apportiennent 
l'un  et  l'autre  au  dixième  siècle,  ainsi  que  le  montre 
l'examen  des  manuscrits  où  on  les  a  trouvés;  et  il  n'y 
a  rien,  jusqu'à  présent  du  moins,  qui,  en  langue 
d'oïl,  remonte  plus  haut  :  soit  qu'en  effet,  dans  cette 
première  antiquité,  on  n'ait  rien  écrit  en  langue  vul- 
gaire, soit  que  ce  qui  fut  écrit  ait  péri,  le  fait  est  que 
ces  deux  textes  sont  les  seuls  qui  soient  entre  nos 
mains.  Il  est  certain,  cependant,  qu'une  langue  vul- 
gaire existait  avant  Pépoquc  de  nos  deux  textes.  On  en 


284  LE  CHANT  D'EULALIE 

a  la  preuve  dans  le  Serment  des  fils  de  Louis  le  Dé- 
bonnaire qui,  appartenant  au  neuvième  siècle,  est 
rédigé  en  un  idiome  roman  difficile  à  classer  soit  dans 
la  langue  d'oc,  soit  dans  la  langue  d'oïl  ;  on  en  a  aussi 
la  preuve  dans  ce  passage  oii  l'auteur  de  la  Chronique 
des  ducs  de  Normandie,  parle  de  vers  satiriques  faits 
en  français  vers  la  iin  du  neuvième  siècle  contre  un 
comte  de  Poitiers,  oubliant  sa  prouesse  en  un  combat 
nocturne  contre  les  Normands. 

L'un  de  nos  deux  morceaux  est  en  vers.  C'est  un 
chant  qui  célèbre  le  martyre  d'Eulalie,  vierge  chré- 
tienne qui  ne  veut  pas  adorer  les  faux  dieux,  et  que 
Maximien,  roi  des  païens,  ordonne  de  mettre  à  mort. 
On  la  jette  dans  le  feu,  mais  le  feu  refuse  de  la  brûler. 
Le  persécuteur,  que  ne  touche  pas  un  si  grand  mi- 
racle, a  recours  à  l'épée,  la  vierge  offre  son  cou  au 
glaive  et  elle  s'envole  au  ciel  sous  la  forme  d'une  co- 
lombe. Ce  petit  poème  est  très  court  :  il  n'a  que  vingt- 
huit  vers;  il  offre  à  étudier  non-seulement  la  langue, 
mais  aussi  la  versification- 

L'autre  morceau  a  moins  d'importance;  c'est  une 
glose  morale  au  sujet  de  Jonas.  Le  contexte  ne  se  suit 
pas  très-bien;  des  mots  latins  l'interrompent  de 
temps  en  temps.  Néanmoins  les  caractères  de  la  lan- 
gue d'oïl  y  sont  manifestes;  et  des  lignes  isolées,  ne 
fût-ce  que  quelques  lignes,  sont  trop  rares  en  cette 
langue,  au  dixième  siècle,  pour  qu'on  les  néglige. 

La  langue  romane  rustique,  môme  alors  qu'elle  n'é- 
tait pas  sortie  de  sa  rusticité,  et  qu'elle  était  non  pas 
écrite  mais  seulement  parlée,  n'avait  pas  d'autre  ré- 
gularité que  celle  qui  provenait  de  son  origine;  mais 


ET  LE  FRAGMENT  DE  VALENCIENNES.  285 

elle  avait  celle-là  qui  d'ailleurs  fut  la  source  de  tout  l6 
rcsio.  Il  va  sans  dire  que  plus  une  langue  romane  est 
ancienne,  plus  elle  est  voisine  du  latin;  celasse  voit 
dans  nos  deux  textes,  qui  tiennent  manileslement  à  la 
laliriité  de  plus  près  que  les  textes  du  douzième  siè- 
cle. Si  on  pouvait  remonler  encore  plus  haut,  on  ver- 
rait la  chrysalide  de  moins  en  moins  dégagée  de  ce 
qui  lui  donna  naissance.  Mais,  quand  le  latin  fut  déci- 
dément une  langue  morle,  quand  il  n'y  eut  plus  au- 
cune illusion  à  se  faire  là-dessus,  quand,  en  un  mot, 
on  commença  d'écrire  en  langue  romane,  on  sentit 
simultanément  et  le  fond  commun  qu'on  avait  avec 
lui  et  les  différences  essentielles  qui  étaient  interve- 
nues. Ces  rudiments  d'usage  grammatical,  il  importe 
de  les  saisir  dans  le  peu  de  lignes  que  nous  possédons 
d'une  époque  si  reculée.  Sans  doute,  ces  lignes,  tout 
anciennes  qu'elles  sont,  ont  aussi  par  derrière  elles 
plusieurs  degrés  d'évolution  que  nous  ignorons  ^t 
dont  nous  ne  pouvons  tenir  compte.  Mais  celui-ci  n'en 
est  pas  moins  important  à  constater;  car  il  servira  de 
point  d'appui  pour  reporter  vers  ses  commencements 
et  ses  causes  la  grammaire  de  la  langue  d'oïl.  Dès 
lors,  il  n'y  aura  plus  lieu  de  s'étonner  que,  sous  la 
main  de  ceux  qui  la  cultivèrent,  ceMe  langue  ait  été 
assujettie  à  certaines  conditions  de  régularité  parfaite- 
ment reconnaissables.  Le  latin  c^^  toujours  là  qui  lui 
sert  de  support;  elle  en  quille  ceci,  elle  en  rejette  cela, 
elle  modifie,  elle  tronque,  elle  élargit,  elle  supplée; 
mais,  dans  tout  ce  travail,  clhî  ne  peut  jamais  se  déta- 
cher de  la  syntaxe  qui  lui  est  inhérente,  des  instincts 
qui  lui  sont  innés,  du  sang  qui  coule  dans  ses  veines. 


286  LE  CliAM  D'i.ULAI.U^ 

Le  résultat  olJlcnu  sponlaricnierit  au  douzième  siè- 
cle, bien  loin  de  mériter  le  dédain  qui,  faute  de  lu- 
mièies^suffisantos,  n'y  apercevait  que  confusion  et 
grossièreté,  appelle  l'alterilion  du  philologue  et  de 
l'historien.  Les  lisières  avec  le  latin  étaient  définitive- 
ment coupées;  et  il  fallait  marcher  par  soi-même.  La 
langue  était  dans  cet  état  intermédiaire  qui,  avec 
toutes  sortes  de  simplidcalions,  en  faisait  cependant 
encore  une  langue  à  cas.  Ainsi  déterminée,  elle  prit 
ses  allures  propres;  ce  n'était  pas  du  latin,  ce  n'était 
pas  non  plus  du  français  moderne.  Quand  je  dis  que 
ce  n'était  pas  du  latin,  je  n'entends  pas  parler  de  la 
forme  que  les  mots  avaient  prise,  j'entends  qu'au  lieu 
des  six  cas  de  la  déclinaison  il  n'y  en  avait  plus  que 
deux;  quand  je  dis  que  ce  n'était  pas  non  plus  du 
français  moderne,  je  n'entends  pas  parler  des  diffé- 
rences subies  par  les  mots  dans  le  cours  du  temps, 
j'entends  que,  l'un  par  rapport  à  l'autre,  l'ancien 
français  est  pour  le  français  moderne  une  langue  non 
-encore  dépouillée  tout  à  fait  du  caractère  synthétique. 
Dans  cette  situation,  la  langue  d'oïl  et  la  langue  d'oc, 
appelées  à  prendre  les  premières  dans  l'occident  latin 
la  parole,  se  firent  leurs  règles.  Des  habitudes  d'écrire 
se  formèrent;  et,  quand  on  examine  les  textes,  on  est 
certainement  beaucoup  plus  frappé  de  la  régularité 
qui  les  pénètre,  que  des  irrégularités  qui  s'y  mon- 
trent. Je  sais  qu'en  disant  cela  je  heurte  directement 
l'opinion  de  plusieurs  qui  ne  se  sont  pas  occupés 
moins  que  moi  de  ce  sujet.  Mais,  là  aussi,  j'ai  com- 
mencé t)ar  être  de  l'avis  de  ceux  que  je  ne  saurais 
plus  suivre,  et  l'existence  d'une  grammaire  en  théorie 


ET  LE  FRAGMENT  DE  VALENXIENNES.  287 

et  en  fait  ne  peut,  suivant  moi,  être  écartée  :  en  théo- 
rie, *si  Ton  considère  l'origine  latine  de  ce  prétendu 
jargon;  en  fait,  si  l'on  étudie  grammaticalement  les 
textes  et  si  l'on  examine  les  causes  et  l'étendue  des' 
irrégularités.  Voyez,  par  exemple,  cette  locution  ai 
chaïque  dont  la  Fontaine  s'est  servi  :  Faire  que  sage, 
faire  que  fou.  Si  elle  n'avait  pas  préexisté,  le  français 
moderne  ne  l'aurait  pas  trouvée,  elle  est  hors  de  ses 
analogies;  mais  elle  est  dans  la  pleine  analogie  de  la 
langue  d'oïl,  et  elle  y  est  née  sans  effort,  naturelle- 
ment, du  latin  ;  car  celte  phrase,  qui  est  devenue  pour 
nous  archaïque  et  semhle  avoir  quelque  chose  d'ellip- 
tique et  de  singulier,  est,  pour  la  vieille  langue,  la 
construction  la  plus  simple.  Dans  ce  vers  de  Raoul  de 
Cambrai  : 

Li  fil  Hébert  n'ont  pas  fait  que  félon, 

mettez  ic  latin  :  Non  fecerunl  quod  felones,  et  vous 
verrez  tout  de  suite  la  valeur  de  chaque  mot  et  l'im- 
pulsion qu'avait  la  langue  d'oïl  et  à  laquelle  elle  pou- 
vait ohéir;  car  félon  est  sujet  pluriel. 

Discuter  des  phrases,  montrer  en  quoi  elles  sont  cor- 
rectes, est  tout  mon  projet,  et  peut-être  de  cette 
comparaison  multiple,  rcssortira-t-il  quelques  re- 
marques utiles  à  l'histoire  de  la  langue  et  des  lettres 
dans  celte  haute  période. 

2.  —  Chant  cTEulalie. 

Comme  je  compte  entrer  en  des  détails  minufieux  de 
^ivMcation  et  de  grammaiie,  je  suis  obligé  de  tran- 


288  LE  CIIAM  D'EULALiE 

scrire  ici  le  Cantique  cl Eulalie;  autrement,  Je  lecteur 
ne  pourrait  suivre  une  discussion  qui  devient  obscure 
et  pénible  quand  la  pièce  n'est  pas  sous  les  yeux.  Le 
texte,  heureusement,  est  très-court,  et,  quant  à  la 
langue,  très-curieux. 

1  Buona  pulcella  fut  Eulalia. 

2  Bel  auret  corps,  bellezour  anima. 
5  Voldrenl  la  veintre  li  Deo  inimi. 

4  Voldrent  Ja  faire  diaule  seruir. 

5  Elle  non  eskoltet  les  mais  conselliers, 

6  Quelle  Deo  raneiet  chi  maent  sus  en  ciel. 

7  Ne  poror  ned  argent  ne  paramenz 

8  Por  manatce  regiel  ne  preiement 

9  Ni  ule  cose  non  la  pouret  omqi  pleier, 

10  La  polie  sempre  non  amast  lo  Deo  menestier. 
H  E  por  G  fut  presentede  Maximiien, 
12  Chirex  eret  àcels  dissoure  pagiens. 
15  II  li  enortet,  dont  lei  nonqui  chielt, 

14  Qued  ellefuiet  lonom  christien. 

15  Ellent  adunet  lo  suen  élément, 

10  Melz  soslendreiet  les  empedementz, 

1 7  Quelle  perdesse  sa  virginitet. 

18  Por  0  s  furet  morte  à  grand  lionestet. 

19  Enz  en  1  fou  la  getterent  com  arde  tost. 

20  Ellecolpes  non  auret,  por  o  no  scoist. 

21  Aezo  no  s  voldret  concreidreli  rex  pagiens: 

22  Ad  une  spede  li  roveret  tolir  lo  cliief. 

23  La  domnizelle  celle  kose  non  conlredist. 

24  Voltlo  seule  lazsier,  si  ruouet  Krist. 

25  In  figure  de  colomb  volât  à  ciel. 

26  Tuit  oram  que  por  nos  degnet  preier, 

27  Qued  auuissct  de  nos  Christus  mercit 

28  Post  la  mort,  et  à  lui  nos  laist  venir 

29  Per  souue  clementia. 

Je  donne  la  traduction  de  ces  vingt-neuf  vers  ;  ils  ne 


ET  LE  FRAGMEîsT  DE  VALENCIENNES.  C89 

sont  pas  faciles  à  comprendre ,  ils  ont  des  formes  très- 
anciennes  et,  par  conséquent,  des  obscurités  ;  cette 
Iraduclion  se  tient  fort  près  du  mot  à  mot. 

«  Eulalie  fut  bonne  pucelle;  elle  avait  beau  corps, 
^  âme  plus  belle.  Les  ennemis  do  Dieu  voulurent  la 
«  vaincre,  voulurent  la  faire  servir  le  diable.  Ellen'é- 
«  coûte  les  mauvais  conseillers,  qu'elle  renie  Dieu,  qui 
«  demeure  sus  au  ciel.  Ni  pour  or,  ni  pour  argent,  ni 
«  parure,  ni  menace  deroi,ni  prière,  ni  aucune  chose, 
«  on  ne  put  jamais  plier  la  jeune  lille  qu'elle  n'aimât 
a  pGs  le  service  de  Dieu.  Et  pour  cela  elle  fut  présen- 
«  lée  à  Maximiien,  qui  était  en  ces  jours  roi  sur  les 
«  païens.  Il  Texhorle,  ce  dont  ne  chaut  à  elle,  qu'elle 
«  fuie  le  nom  chrétien  et  que  pour  cela  elle  abandorme 
«  sa  docliine.  Plutôt  elle  supporterait  les  fers  que  de 
«  perdre  sa  virginité.  Pour  cela  elle  mourut  à  grande 
«  honnêteté.  Ils  la  jetèrent  dans  le  feu,  de  façon  quelle 
«  brûle  tôt.  Elle' n'avait  aucune  coulpe,  aussi  ne  brûla- 
«  t-elle  pas.  A  cela  le  roi  païen  ne  voulut  se  fier  :  il 
«  ordonna  de  lui  ôter  la  tôle  avec  l'épée.La  demoiselle 
«  n'y  conliedit;  elle  veut  laisser  le  siècle,  si  Christ 
«  l'ordonne;  en  figure  de  colombe  elle  vola  au  ciel. 
«  Prions  tous  qu'elle  daigne  pour  nous  intercéder,  que 
«  CJM'ist  ait  merci  de  nous  après  la  mort  et  nous  laisse 
«  venir  à  lui  par  sa  clémence.  » 

Celle  pièce  est  envers;  cela  résulte,  au  premier 
coup  d'œil,  non  des  rimes  mais  des  assonances  qui 
marchent  de  deux  hgnes  en  deux  lignes.  Mai^  quelle 
esi  1  espèce  de  vers,  et,  l'espèce  étant  déterminée, 
quel  remède  faut-il   appliquer  à  ceux  des  vers  qui 

ne  rentrent  pas  d'eux-mêmes  dans  le  mètre?  Je  dis 

II.  lô 


290  LE  CHANT  D'EULALIE 

d'avance  que  le  vers  est  de  dix  syllabes;  c'est  l'ancien 
vers  héroïque  de  la  Provence,  de  la  France  et  de  l'Ita- 
lie. 

Il  y  avait,  dans  la  langue  d'oïl,  trois  formes  de  ce 
vers,  qui  Cbt  toujours  caractérisé  par  deux  accenls^ 
l'un  invariable  à  la  dixième  syllabe,  l'autre  placé 
tantôt  à  la  quatrième  et  tantôt  à  la  sixième.  Dans  la 
première  forme,  l'accent  était  à  la  quatrième  syllabe, 
avec  un  hémistiche  à  cet  endroit.  Cette  forme  avait 
trois  modifications  :  ou  bien  Thémistiche  permettait 
une  syllabe  muette  non  élidée,  c'était  le  vers  des  chan- 
sons de  geste  ;  je  n'en  cite  point  d'exemple  ;  car  on  n'a 
qu'à  ouvrir  le  premier  poëme  venu,  et  on  trouvera  de 
ces  vers  tant  qu'on  voudra  ;  c'est  une  excellente  forme 
de  vers,  l'oreille  n'a  rien  à  objecter,  la  syllabe  muette 
ne  l'offensant  pas  plus  à  l'hémistiche  qu'elle  ne  l'of- 
fense à  la  fin  du  vers  ;  et  il  est  fâcheux  que  cette  vieille 
liberté  ait  été  enlevée  à  notre  versification.  Ou  bien 
l'hémistiche  ne  permettait  pas  de  syllabe  muette,  c'est 
le  cas  des  chansons  ;  on  reconnaît  que  c'est  la  musique 
qui  a  imposé  celle  loi  ;  les  syllabes  muettes  se  faisaient 
toujours  entendre  dans  notre  ancienne  poésie  ;  et  dès 
lors  la  mesure  musicale  aurait  été  rompue  par  une 
syllabe  de  trop.  Ou'bien  enfin  l'accent  manque  au  qua- 
trième pied;  une  syllabe  muette  le  remplace;  c'est 
encore  la  musique  qui  explique  cet  usage  ou  plutôt 
celte  licence,  qui  ne  se  trouve  que  dans  les  chansons; 
mais  le  vers  est  détestable,  ou  plutôt  il  n'y  a  plus  de 
vers,  il  n'y  a  qu'une  ligne  de  dix  syllabes  que  la  mu- 
sique faisait  supporter. 

Dans   la   seconde  forme,   l'accent  et  l'hémistiche 


ET  LE  FRAGMENT  DE  VALENGIENNES  29i 

étaient  à  la  sixième  syllabe.  Ce  rhythme  est  moins 
commun  que  le  précédent  ;  pourtant  il  était  reçu  aussi, 
et  Ton  a  de  longs  poèmes  qui,  d'un  bout  à  l'autre,  le 
suivent.  11  admet  deux  modifications  :  l'hémisliche 
permettait  une  syllabe  muette  en  surplus,  ou  bien  il 
n'en  permettait  pas. 

Dans  la  troisième  forme,  le  vers  se  rapproche  beau- 
coup du  vers  italien  actuel,  ou  plutôt  du  vers  de 
Dante  :  il  n'y  a  plus  d'hémistiche  ;  seulement  la  qua- 
trième syllabe  ou  la  sixième  est  accentuée.  Comme 
ceci  est  moinsconnuje  vais  en  rapporter  des  exemples  : 

Si  proi,  pour  Dieu,  bone  amour  et  requier 
C  à  la  plus  bêle  rien  qui  or  soit  née 
Face  savoir  mon  cuer  et  ma  pensée. 

(A.  Dinaux,  Trouvères  artésiens,  p.  144.) 

L'accent  est  sur  la  première  syllabe  de  hele;  il  n'y  a 
point  d'hémistiche.  Mais  le  vers  est  très-correct;    et, 
pour  le  trouver  pleinement  satisfaisant,  il   suffirait, 
d'habituer  notre  oreille  à  ce  genre  de  versification.  La 
môme  remarque  s'applique  à  ces  vers  : 

Rois  de  Navare,  sires  de  vertu... 
(Dans  Raoul  de  Soissons,  Hist.  liltér.,  t.  XXIII,  p.  702); 
Cascune  dame  se  doit  regarder 

(Mœtzner,  AUfranzœsische  Lieder,  p.  53,  v.  29); 
Qu'encor  ne  die  je  ma  desirance... 

{Ibid.,  p.  58,  V.  20); 
Ele  n'y  garde  ricour  ne  paraje... 

{Ibid.,  p.  00,  V.  30); 
Sire,  choisi  avez  trop  maiement 
Selonc  manière  de  loial  ami 

{îbid.,  p.  82,  V.  28.) 


«32  LE  CHANT  D  EULALIE 

Dans  tous  CCS  vers,  il  y  a,  sans  hémistiche,  une  syl- 
labe accentuée  au  qualricrne  pied.  En  voici  un  où, 
sans  hcmisliche  aussi,  c'est  la  sixième  syllabe  qui  est 
accentuée  : 

Celui  por  fol  lienz  qui  se  haste  si 
Qu'en  un  sol  jour  a  gaslé  et  cueilli 
Ce  dont  il  devroit  vivre  longuement. 

{Ibid.,  p.  82,  V.  28.) 

Dans  une  même  pièce,  des  vers  avec  l'hémistiche  à 
la  quatrième  syllabe  et  des  vers  avec  Thémistiche  à 
la  sixième  pouvaient  cire  employés.  On  en  a  un  exem- 
ple dans  la  dernière  citation  :  l^s  deux  premiers  vers 
ont  l'hémistiche  au  quatrième  pied,  et  le  dernier  vers 
l'a  au  sixième  pied.  Il  en  est  de  môme  dans  ce  cas-ci  : 

Sire  frère,  faites  moi  jugement 
Selonc  voslre  escient  d'un  jeu  parti 

[Ibid.,  p.  80. 

Le  premier  vers  a  ou  plutôt  devrait  avoir  l'accent  à  la 
quatrième  syllabe;  le  second  l'a  à  la  sixième.  Les  mé- 
langes étaient  donc  permis. 

Appliquons  ces  observations  à  notre  pièce,  et  sui- 
vons la  vers  par  vers. 

Le  premier  a  un  hémistiche  et  un  accent  au  sixième 
pied. 

Le  deuxième  a  un  hémistiche  et  un  accent  au  qua- 
trième pied. 

Le  troisième  et  le  quatrième  n'ont  pas  d'hémistiche, 
et  l'accent  est  à  la  quatrième  syllabe. 

Le  cinquième  :  Elle  non  eskoltet  lésinais  conseillers^ 


ET  LE  FRAGMENT  DE  VALENCIENNES.  293 

est  irrégulier  ;  on  ne  peut,  sans  remède,  le  ramener  à 
une  des  formes  connues;  mais  le  remède  est  facile. 
Non  est  pour  l'orlliographe  et  non  pour  la  pronon- 
ciation ,  il  s'écrivait  ainsi  et  se  prononçait  ou  pouvait 
se  prononcer  7ie.  On  verra  plus  loin  de  ces  exemples 
où,  l'orlliographe  laline  étant  conservée,  la  pronon- 
ciation !'iait  néanmoins  française.  iVe  était  susceptible 
d'élision,  et  des  lors  le  texte  devient  ; 

Elle  n'eskoltet  les  mais  conselliers. 

Ce  qui  donne  un  vers  sans  hémistiche,  avec  l'accent  à 
la  quatrième  syllabe. 

Dans  le  sixième  vers  :  Quelle  Deo  raneiet  chi  maent 
sus  en  ciel,  le  copiste  a  commis  une  faute,  caria  ligne 
ainsi  écrite  ne  présente  pas  les  accents  à  la  place  vou- 
lue, et  partant  il  n'y  a  plus  de  vers.  Au  lieu  de  quelle, 
lisez  que  ;  elle  est  superflu  et  peut  se  supprimer  sans^ 
que  le  sens  souffre,  sans  que  la  clarté  de  la  phrase 
soit  troublée  ;  et  alors  on  a  un  vers  sans  hémistiche, 
et  l'accent  sur  la  quatrième  syllabe.  Il  ne  faut  pas  lire 
maeîît  en  deux  syllabes  ;  c'est  un  monosyllabe,  écrit 
ordinairement  maint  dans  la  langue  postérieure. 

Les  septième  et  huitième  vers  sont  à  hémistiche  et 
ont  l'accent  sur  la  sixième  syllabe. 

Dans  le  neuvième  vers  :  Ni  ule  cose  non  la  pouret 
omqi  pleier,  il  faut  d'abord  écrire  ni  ule  en  un  seul  mot 
niule,  dans  lequel  niu^  répondant  à  nuldenullus,  n'est 
qu'une  syllabe.  Mais  cela  ne  suffit  pas  encore  pour 
retrouver  la  mesure  ;  on  supprimera  non,  qui  fait 
double  emploi  avec  niule;  et  on  aura  un  vers  à  hémi- 
slichc  et  à  accent  au  sixième  pied.  Bans  pouret,  la  syl- 


29Î  LE  CHANT  D'EULALIE 

labc  ret  est  muelle  malgré  le  f,  qui  est  ici  purement 
ortliogra[)hi(}ue  et  indice  de  la  troisième  personne 
latine,  ei  qui  n'avait  aucune  \aleur  de  prononciation. 
Il  serait  facile  d'accumuler  les  exemples  de  ce  fait; 
je  inc  contente  de  citer  ce  vers  du  Roland  (Génin, 
p.  97).: 

E  Tarchevesque  de  Deu  les  beneïst, 
Par  pénitence  les  cumendet  à  ferir. 

Si  l'on  prononçait  le  t  de  cumendet^  le  vers  serait 
faux. 

Le  vers  dixième  :  La  polie  sempre  nonamast  lo  Deo 
menestiei\  exige,  en  apparence  du  moins,  un  redres- 
sement bien  plus  considérable,  ayant  treize  syllabes 
et  devant  être  réduit  à  dix,  avec  les  accents  àleurplace. 
Je  dis  en  apparence,  car,  au  fond,  le  vers  est  correct  ; 
c'est  l'ortbographe  seule  qu*  fait  illusion.  D'abord, 
au  lieu  de  non,  prononcez  ne,  tn  élidant  Ve  muet  de- 
vant amast.  Puis  dépouillez  le  mot  menestier  de  la 
forme  latine,  et  prononcez-le  comme  on  l'a  prononcé 
et  écrit  dans  le  douzième  et  le  treizième  siècle,  c'est- 
à-dire  mestier.  Aussitôt  toutes  les  anomalies  du  vers 
disparaissent;  il  a  l'hémistiche  et  l'accent  au  quatrième 
pied,  avec  une  syllabe  muette  en  surnombre.  Ce  que 
je  fais  ici  pour  menestier  n'est  point  quelque  chose  de 
nouveau,  inventé  exprès  pour  le  cas  particulier  dont  ii 
s'agit.  Un  tel  désaccord  entre  l'écriture  et  la  pronon- 
ciation, c'est-à-dire  entre  l'écriture  latine  et  la  pro- 
nonciation française,  n'est  point  rare  dans  les  Irès- 
anciens  textes.  Ainsi  dans  ce  vers  du  Roland  (Génin, 
p.  75): 


ET  LE  FRAGMENT  DE  YALENCIENNES.  295 

Enoit  m'avint  une  avisiuri  d'angele, 

angele  est  l'orthographe  latine  à^ angélus  ;  mais,  mal- 
gré l'orthographe,  la  prononciation  est  française,  et 
il  faut  dire  ange  ;  autrement  le  vers  serait  défectueux. 
La  môme  remarque  rectifie  ce  vers  de  Thomas  le  Mar- 
tyr, 30  : 

Li  cler  deivent  les  lais  e  lur  anemes  guarder. 

Aneme,  orthographe  latine,  doit  être  dit  ame^  pronon- 
ciation française.  C'est  ce  respect  de  la  tradition  la- 
tine, qui  a  donné  les  bases  de  l'orthographe  française 
et  qui  a  fait  que  l'on  écrivait  altre  ce  qui  se  prononçait 
autre.  Les  lais^  c'est-à-dire  les  laïques;  lai  est  conservé 
dans  frère  lai. 

Le  onzième  vers  est  :  E  por  o  fut  presentede  Maxi- 
miien.  Ni  le  nombre  des  syllabes  ni  l'accent  ne  sont 
réguliers.  Maximiien^  en  latin  Maxïmianus^  serait  de 
quatre  syllabes  ;  mais  cela  ne  peut  s'accommoder  avec 
presentede,  grand  mot  qui,  placé  au  centre  du  vers, 
le  gouverne  tout  entier.  Un  mot  de  trois  syllabes  est  ici 
indispensable;  et,  au  lieu  du  persécuteur Maicimiien, 
on  mettra  le  persécuteur  Mao^imin.  Le  reste  est  facile  : 
on  supprimera  e,  et  l'on  commencera  la  phrase  par 
por  0,  comme  pkis  bas,  au  dix-huitième  vers.  De  la 
sorte,  on  aura  un  vers  avec  l'accent  au  sixième  pied, 
sans  hémistiche. 

Le  douzième  est  un  vers  à  hémistiche,  placé  au 
sixième  pied,  ainsi  que  l'accent. 

Les  treizième,  quatorzième,  quinzième,  seizième  et 


206  LE  CHANT  U'EULALIE 

dix-seplième  sont  sans  hémistiche,  et  ont  l'accent  sur 
la  quatrième  syllabe. 

Le  dix-huitième  est  un  vers  sans  hémistiche,  avec 
Tacccnl  sur  la  sixième  syllabe. 

Le  dix-neuvième  et  le  vingtième  sont  des  vers  avec 
hémistiche  et  accent  au  sixième  pied,  et  avec  une  syl- 
labe muette  supplémentaire  au  môme  pied. 

Le  vingt  et  unième  :  Aezo  nos  voldret  concreidre  li  rex 
yagiensy  est  le  plus  diflicile  de  tous  :  la  discussion  va 
lemontrer.  M.  Burguy,danssaGr«mmaîr(?(t.  I,  p.  157), 
regarde  aezo  comme  un  seul  mot  répondant  à  iço  ou 
ice,  qui  sont  plus  ordinaires,  et  à  aisso  du  provençal. 
Je  crois  que  cela  est  vrai,  la  forme  provençale  le  dé- 
montrant; et  aezo  ne  compte  que  pour  deux  syllabes, 
comme  en  témoignent  les  formes  parallèles,  qui  sont 
toules  dissyllabiques.  Pourtant  on  aurait  pu  songer  à 
le  décomposer  en  deux  mots  :  a  ezo^  la  préposition  à, 
et  ezo  qui  aurait  été  l'équivalent  d'iço.  En  effet,  cou- 
croire  signifie  confier,  fier^  aussi  bien  dans  le  lalin  que 
dans  le  vieux  français  ;  tel  en  est  le  sens  dans  ces  textes 
du  douzième  siècle  : 

Sa  traïsun  e  sa  merveille 

Lors  dit,  e  concreil,  e  conseille. 

(Ben.  I,  V.  1553.) 
Ne  je  i  Tai  ami  si  privé, 
Ciii  je  cesle  ovre  concreïsse. 
Ne  sai  home  cui  la  deisse. 

(Ibid.  V.  18139.) 

Or  notre  vers  veut  dire  :  le  roi  paien  ne  voulut  pas  se 
fier  à  cela.  Il  faut  donc  la  préposition  à  exprimée  ou 
lous-en tendue.  Ici  elle  est  sous-entenduc,  comme  plus 


ET  LE  FRAGMENT  DE  VALEiNCIENNES.  297 

haut  dans  presentecle  Maximin,  qui  s\gn\ûe  présentée  à 
Maximin.  Si  lalcUre«  dans  aezo  n'appartenait  pas  au 
pronom,  comme  le  parallélisme  avec  aisso  provençal 
indique  qu'elle  y  appartient,  et  si  elle  était  la  préposi- 
tion ày  elle  serait  écrite  ady  ainsi  que  plus  bas  ad  une 
spede.  Après  cette  discussion  préliminaire,  le  vers  peut 
se  rétablir  en  (îcplaçant  no  s  voldret  ci  en  lisant  le  vers 
entier  : 

No  s  voldret  aezo  concreidre  li  rex  pagiens. 

No  s  voldret  se  trouve  place  au  commencement  de  la 
phrase  et  avant  le  sujet,  comme  l'est  voldrent  dans  le 
vers 

Voldrent  la  veintre  li  Deo  inimi. 

Par  ces  corrections,  notre  vingt  et  unième  vers  devient 
un  vers  à  hémistiche  et  à  accent  au  sixième  pied,  avec 
une  syllabe  muette  supplémentaire. 

Le  vingt-deuxième  :  Ad  une  spede  li  roveret  toUr  lo 
chief^  a  besoin  d'être  corrigé  et  peut  l'être  facilement  ; 
il  suffit  d'ôter  l'article  une.  Une  est  ici  tout  à  l'ait  para- 
site; il  vaut  bien  mieux  dire  sans  article  à  spede^  à 
épéc.  Dès  lors  c'est  un  vers  dont  l'hémisliche  et  l'ac- 
cent sont  au  sixième  pied,  avec  une  syllabe  muette 
qui  ne  compte  pas. 

Dans  le  vingt-troisième  :  La  domnizelle  celle  hose 
non  coniredist^  celle  hase  trouble  la  mesure  et  d'ailleurs 
est  singulièrement  plat.  Tout  sera  rétabli,  si  l'on  y 
substitue  rt^;20,  qui  est  la  vraie  expression.  Le  copiste 
aura  voulu  l'expliquer,  en  mettant  celle  kose. 


298  LE  CHANT  D'EULALIE 

Le  vingt-quatrième  vers  est  intact,  héntiistiche 
accent  au  sixièuie  pied. 

Le  vingt-cinquième  ne  l'est  pas  :  Injifjure  de  colomb 
volai  à  ciel.  Il  ne  me  paraît  romportei'  qu'une  correc- 
tion, c'est  de  supprimer  la  préposition  de^  et  de  lire  m 
figure  colomb,  ce  qui  donne  l'hémisliche  et  l'accent  au 
sixième  pied.  Le  copiste  aura,  de  son  chef,  ajouté  de 
pour  éclaircir  la  phrase.  Si  l'on  croyait  que  le  génitif 
latin  ne  peut  pas  bien  être  rendu,  en  vieux  français, 
par  le  cas  régime  sans  article  (en  effet,  on  dit  ordinai- 
rement la  fille  le  roi,  pour  la  fille  du  roi)^  je  citerai  ces 
vers  du  douzième  siècle  : 

Adeidred  out  avant  un  fiz 
De  la  fille  cunte  Theodriz. 

[Edouard  le  confesseur,  v.  157.) 

Les  trois  vers  vingt-sixième,  vingt-septième  et  vingt- 
huitième  n'offrent  aucune  difficulté,  ils  sont  tous  les 
trois  réguliers,  ayant  rhémistiche  et  l'accent  à  la 
sixième  syllabe. 

Ainsi  sur  vingt-huit  vers  qui  composent  cette  pièce 
(je  ne  parle  parle  pas  du  vingt-neuvième,  qui  est  un 
petit  vers  de  cinq  syllabes)  ;  sur  vingt-huit  vers,  dix- 
neuf  sont  réguliers  et  n'ont  besoin  d'aucune  correc- 
tion; sur  les  neuf  autres,  deux  se  restituent  sans  au- 
cun changement  et  à  l'aide  de  la  seule  remarque,  que 
la  prononciation,  devenue  française,  n'est  pas  conforme 
à  l'orthographe,  restée  latine.  Il  n'y  a  donc  plus  que 
sept  vers  qui  aient  besoin  de  quelque  rectification. 
Cette  forte  disproportion  entre  les  vers  corrects  et  les 
vers  incorrects  suggère  la  conjecture  que  Tincorrection 


ET  LE  FRAGMENT  DE  VALENCIENNES.  299 

est  le  fait  non  de  l'auteur  mais  du  copiste,  et  que, 
malgré  la  vétusté  du  texte,  la  critique  peut  inter- 
venir. 

Ce  cantique  d  Eulalie  présente  un  fait  dont  jusque-là 
on  n'avait  eu  aucun  exemple  dans  la  langue  d'oïl  ;  c'est 
l'existence  d'une  forme  émanée  du  plus-que-parfait 
latin.  Il  était  singulier,  M.  Diez  l'a  remarqué,  que  ce 
temps,  qui  existe  dans  d'autres  langues  romanes, 
n'existât  pas  dans  celle-ci.  Il  y  existe  en  effet,  bien  que 
l'usage  l'ait,  de  très-bonne  heure,  abandonné.  Mais  un 
texte  du  dixième  siècle  a  montré  qu'en  cela  aussi,  la 
langue  d'oïl  ne  s'écartait  des  autres  qu'en  apparence. 
Dans  notre  texte,  ces  plus-que-parfaits  sont  :  aiiret  = 
habuerat;  pouret  ^^potuerat;  furet=  fuerat  ;  vol- 
dret  =  voluerat  ;  roveret  =  rogaverat.  Comme,  malgré 
la  présence  du  t  final,  la  dernière  syllabe  est  muette, 
ces  formes  sont  exactemer^v  régies  par  l'accent  latin  : 
rofjûverat^  ayant  l'accent  sur  ga,  dorme  roveret^  avec 
l'accent  sur  ve^  qui  est  le  correspondant  de  ga;  fûerat, 
iivec  l'accent  sur  fw,  prodot  furet.  Ceci  est  évident  et 
ji  a  besoin  d  aucune  interprétation.  Il  n'en  est  pas  de 
même  de  auret,  de  pouret  et  de  voldret;  habuerat^  po- 
tûerat  et  volûerat  ont  l'accent  sur  m,  qui  appartient  à  la 
seconde  syllabe,  et  auret^  pouret  et  voldret  oui  l'accent 
sur  la  première  ;  il  y  a  là  un  désaccord  qui  s'explique 
sans  peine.  Dans  habuerat^  potueratei  voluevat,  \'u^  du 
moins  à  l'époque  où  la  langue  d'oïl  s'est  formée,  n'était 
pas  voyelle,  il  était  consonne,  et  l'on  disait  hâbverat, 
pôtverat^  vôlverat;  prononciation  qui  reportait,  comme 
on  voit,  l'accent  sur  la  première  syllabe;  ce  qui  s'est 
exprimé  dans  les  mots  coirespondants  du  français 


500  LE  CHANT  D'EU  LA'  lE 

On  sait  que  tènûîs  est  considéré  dnns  les  poètes  comme 
élantou  un  mottrissyllabiqiic  composé  delrois  brèves, 
ou  un  mot  dissyllabiijue,  composé  d'une  longue  et 
d'une  brève,  tënuîs.  Le  fait  est  que,  pour  la  langue 
d'oïl,  cette  dernière  forme  existait  seule,  et  elle  a  été 
rendue  par  tenve,  qui  nous  indique  clairement  quelle 
était,  à  celte  époque,  la  prononciation  de  tennis.  Plus 
tard,  bien  plus  tard,  de  tennis  nous  avons  fait  ténUy 
qui  n'est  qu'un  calque  du  latin  tel  que  nous  le  pronon- 
çons maintenant.  A  ce  rapprocliement  de  tenve  et  de 
témij  on  saisit  toute  la  différence  qui  est  entre  une 
formation  organique  et  une  formation  mécanique. 

La  môme  clef  servira  pour  vohirent,  qui  est  la  troi- 
sième personne  du  pluriel  du  parfait  détini  du  verbe 
vouloir  y  et  qui  est  l'équivalent  de  voluerunt.  Mais,  dans 
volnerunt^  Ve  est  long,  et  par  conséquent  c'est  sur  lui 
qu'est  l'accent,  c'est-à-dire  sur  la  tioisième  syllabe  à 
partir  du  commencement  du  mot,  tandis  que,  dans  le 
français,  l'accent  est  sur  la  première  syllabe.  Il  faut 
donc  ramener  le  latin  à  un  mot  trissyllabique  avec 
l'accent  sur  la  première.  On  en  fait  un  mot  trissylla- 
bique, en  usant  de  la  remarque  précédente,  qui  cbange 
Iw  voyelle  en  u  consonne,  et  on  en  fait  un  mot  à  accent 
sur  la  première  en  cbangeant  Ve  long  en  e  bref.  Ce 
cbangemcnt,  qui  est  prouvé  par  la  prononciation  de  la 
langue  d'oïl,  s'explique  par  des  habitudes  qui  existaient 
dès  les  temps  classiques.  M.  Quicherat,  qui  est  une  si 
grande  autorité  en  matière  de  latinité,  et  particulière- 
ment de  métrique  latine,  et  à  qui  je  me  suis  adressé, 
n'a  pu,  à  la  vérité,  m'indiquer  aucun  exemple  où  Ye 
de  voluerunt  ait  été  abrégé;  mais  il  m'en  a  cité  beau- 


ET  LE  FRAGMENT  DE  VALENCIENNES.  301 

coup  OÙ  ce  môme  e  est,  contre  la  règle,  devenu  bref 
en  d'autres  mois.  Tels  sont  : 

Matri  longa  decem  lulërunt  fastidia  menses 

(Virg.,  £^LIV,61); 
Obstupui,  stetëruntque  comge 

(  ^n.  II,  774  et  III.  48); 
Conslitërunt,  silva  alla  Jovis,  lucusve  Dianae 

{ihid.wimxy, 

Menandri  eunuchum  postquam  œdiles  emerunt 

(Térence,  Eun  ,prol.  20); 
sur  quoi  Donat  fait  cette  remarque  :  emerunt  aiitem, 
mediam  corripe; 

Abiturus  illuc  quo  priores  abiôrunt 

{Ph.  IV,  19,  10); 
Perlege  dispositas  generosa  per  alria  ceras, 
Contigêrunl  nulli  nomina  Innla  viro 

(0^;..F«s^  1,591). 

Il  est  donc  établi  que,  dans  la  meilleure  latinité,  Ve 
s'abrégeait  souvent,  et  que  l'accent,  par  conséquent, 
reculait  d'une  syllabe.  C'est  celle  prononciation  qui 
prévalait  dans  les  Gaules,  ou,  du  moins,  qui  a  prévalu 
dans  la  langue  d'oïl.  Car  voldrent  n'est  pas  une  excep- 
tion; loin  de  là,  la  règle  est  générale  •  aimèrent,  ama- 
verunt^  dirent^  dixerunt,  o'irent,  audiverunty  ont,  dans 
le  français,  l'accent  sur  la  pénultième,  parce  qu'ils 
l'avaient  dans  le  latin  d'alors  sur  l'anlépénultième. 
On  peut  apprendre  quelque  chose  sur  le  latin,  en  com- 
parant ce  que  nous  enseigne  l'étude  élémentaire  des 
langues  romanes. 

J'ai  encore  sous  la  main  un  cas  de  cette  comparaison 
Les  dictionnaires  donnent  un  dhnmuiïï bellatulus,  mah 
en  le  notant  d'un  point  de  doute  et  en  disant  que  la 


Ô(n  LE  CHANT  D'EULALIE 

leçon  n'est  pas  assurée.  Eh  bien,  je  la  regarde  éomrnc 
bonne,  ou,  du  moins,  il  est  certain  qu'au  moment  de 
la  formation  des  langues  romanes,  il  existait,  dans  la 
latinité,  un  adjectif  bellatus.  En  effet,  le  cantique 
d'Eulalie  a,  au  second  vers. 

Bel  auret  corps,  bellezour  anima. 

Bellezour  est  l'équivalent  parfaitement  exact  de  bella- 
tiorey  et,  par  conséquent,  certifie  la  préexistence  de 
bellatus.  Bellezour  est  au  régime;  le  sujet  serait  bellaire^ 
bellalior  ayant  l'accent  sur  la  et  produisant,  dans  le 
français,  un  mot  semblablement  accentué.  Je  n'ai  pas 
trouvé  bellâtre  dans  la  langue  d'oïl  ;  mais  la  langue 
d'oc  a  les  deux  cas;  sujet  :  puois  es  ciel  mon  la  bellâtre: 
puis  quelle  est  la  plus  belle  du  monde;  régime  :  et  am 
del  mon  la  bellazor;  et  j'aime  la  plus  belle  du  monde. 
Raynouard  ne  s'est  pas  aperçu  que  bellâtre  est  le  sujet 
du  mot  dont  bellazor  est  le  régime;  et,  à  la  table  de  son 
Lexique^  traduisant  beUaire  par  la  plus  belle,  il  le  dit 
au  superlatif. 

Le  prétérit  du  verbe  vouloir  demande  encore  quel- 
ques remarques.  Je  vol,  il  volt,  il  voldrent,  sont  trois 
personnes  régulières  et  répondant,  accent  pour  accent, 
à  vôlui,  vôluit,  et,  d'après  l'explication  précédente, 
à  voluerunt.  Il  n'en  est  pas  de  même  des  autres  per- 
sonnes, qui  sont^M  volsis,  nous  volsimes^  vous  volsistes. 
La  forme  régulière  serait  tu  vouist,  nous  voumes  ou 
vouimeSj  suivant  que  l'on  considérerait  1'?*  comme  con- 
sonne ou  comme  voyelle,  et  vous  vouistes.  Aucun  texte 
ne  nous  a  conservé  ces  formes  qui  proviendraient  di- 


ET  LE  FRAGMËNt  DE  VALENCIENNES  30S 

rectement  du  latin;  celles  qu'on  trouve  seules  dans  les 
livres  offrent  une  s  intercalaire  dont  il  est  difficile  de 
rendre  compte.  Faut-il  admettre  que  cette  s  est  posté- 
rieure à  la  formation  du  mot  et  due  simplement  à  un 
besoin  de  l'oreille  ?  Ou  que  le  bas-latin  a  eu  les  formes 
h^Lvhares  mlsivisti,  volsivimus^  volsivislis?  'Noire  pré- 
térit je  voulus  ne  se  trouve  guère  dans  les  anciens 
textes;  mais  il  a  sa  raison  d'être  dans  l'infinitif  î;o?//oir, 
qui  est  l'équivalent  du  bas-latin  vo/er^,  au  lieu  du  clas- 
sique velle.  Avec  un  tel  infinitif,  les  formes  dérivées  du 
parfait  latin  s'oublièrent,  et  un  prétérit  en  accord 
direct  avec  l'infinitif  y  fut  substitué. 

On  lit  dans  notre  texte  omqi  et  nonqi,  M.  Burguy, 
t.  II,  p.  511,  lit  onqe  et  nonqe,  et  dit  :  «  M.  Hoffmann 
«  de  Fallersleben  (c'est  le  premier  éditeur)  a  lu  omqi; 
«  il  a  pris  pour  un  i  le  signe  d'abréviation  qui  se  trouve 
«  après  le  q.  »  Je  donne  entièrement  mon  adhésion  à 
la  remarque  de  M.  Burguy.  Unqiiam,  qui  a  l'accent  sur 
la  pénultième,  ne  peut  produire  un  mot  avec  l'accent 
sur  la  dernière  syllabe.  Aucune  des  autres  langues 
romanes  n'offre  d'anomalie  au  sujet  de  unquam  ou 
nunqiiam. 

Dans  la  traduction  que  j'ai  mise  en  tête  de  cet  arti- 
cle, j'ai  suffisamment  indiqué  le  sens  que  j'adoptais. 
D'ailleurs,  la  plupart  des  difficultés  de  sens  avaient  été 
levées  par  les  critiques  qui  se  sont  occupés  de  notre 
texte.  M.  Diez  a  reconnu  les  formes  de  plus-que-par- 
fait.  M.  Ferdinand  \No\ï'(Ueber  die  Lais^  p.  408)  a  assi- 
gné à  regiel  (v.  8)  sa  vraie  signification,  qui  est  royaL 
M.  Diez  a  discerne,  du  premier  coup  d'œil,  dans  ])o//d 
iV.  10),  l'équivalent  ÙQpuila.M.  de  Clievallet  a  déter- 


304  LE  CHANT  D'EULALIB 

miné  le  sens  de  com  arde  tost  (v.  19);  il  a  surtout  bien 
clabli  comment  il  fallait  entendre  por  o  no  s  coist  (v.  20), 
montrant,  tandis  que  les  autres  critiques  s'écartaient 
de  la  vraie  interprétation,  que  cuire  était  souvent  em- 
ployé pour  brûler^  en  parlant  d'un  homme  condamné 
au  supplice  du  feu;  enfin  il  a,  avec  raison,  ratlaclié 
seule  (v.  24)  non  à  solum,  comnie  avaient  fait  quelques- 
uns,  mais  à  sxculum.  Toutefois,  il  est  un  passage  que 
je  trouve  mal  expliqué  par  tout  le  monde  et  sur  lequel 
je  veux  aussi  donner  ma  conjecture.  Il  s'agit  dos  vers 
13,  14,  15  et  16,  que  M.  de  Clievallet  traduit  ainsi: 
c(  Il  Texhorte  à  ce  dont  elle  ne  se  soucie  jamais,  savoir 
«  qu'elle  abandonne  le  nom  chrétien.  Avant  que  d'a- 
«  bandonner  ses  principes,  elle  souffrirait  plutôt  les 
«  tortures.  »  Les  autres  interprètes  ne  s'éloignent  pas 
de  ce  sens.  C'est  le  vers  Ellent  adunel  lo  suon  élément, 
qui  fait  la  difliculté.  M.  de  Chevallet  a  pris  ent  pour 
ains]  mais  cela  ne  peut  être;  ent  est  nécessairement 
l'adverbe  latin  inde.  Remarquez  que  ellent  est  écrit 
en  un  seul  mot,  et  que  le  linal  de  elle  manque;  je 
suppose  qu'il  y  a  une  faute,  soit  de  lecture,  soit  de 
copiste,  et  que  cet  ell  est  pour  éd.  Cela  admis,  comme 
le  sens  de  aduner  ou  adoner  est  certain  et  que  ce  verbe 
signifie  délaisser^  ent  veut  dire  pour  cela,  et  le  vers 
quinzième  se  lie  au  vers  quatorzième  :  quelle  fuie  le 
nom  chrétien  et  que,  pour  cela,  elle  délaisse  sa  doctrine. 
La  condition  essentielle  de  la  langue  d'oïl,  c'est-à- 
dire  une  déclinaison  à  deux  cas,  apparaît  dans  notre 
texte.  Li  Deo  inimi  nous  montre  le  sujet  pluriel  dans 
inimi  et  le  régime  singulier  dans  Deo.  Deo  est  aussi  le 
lé-fjime  de  renier  :  quelle  Deo  raneiet.  Les  mais  consel- 


ET  LE  FRAGMENT  DE  VALE^XIENNES.  305 

Ue*'s  est  le  régime  pluriel.  Li  rex  pagiens  est  le  sujet 
singulier.  Tout  cela  doit  être,  puisque  noire  (exie  est 
plus  voisin  de  la  lalinilé  que  les  textes  du  douzième 
siècle  ou  du  treizième  siècle;  mais  je  fais  remarquer 
que  cela  est,  en  eiïet,  pour  couper  court  à  l'objection 
qui  voudrait  voir,  dans  ces  règles  de  déclinaison,  une 
invention  grammaticale  d'un  temps  que,  par  compa- 
raison avec  le  dixième  siècle,  j'appellerai  moderne. 

Il  me  parait  qu'on  peut  déterminer  en  quelle  région 
de  la  France  notre  petit  poëme  a  été  composé.  Raneiet, 
èi  non  ranoie;  preiement,  et  non  proiement;  pleier^  et 
non  ploier;  rex,  et  non  pas  rois;  adunet^  et  non  aclonet; 
sostendreiet^  et  non  sostendroiet;  concreidre^  et  non 
concroire;  preier,  et  non  proier;  ce  sont  là  des  carac- 
tères qui  indiquent  la  région  occidentale  de  notre  pays. 

Note  additionnelle.  — Depuis  la  publication  de  mon 
travail  sur  le  Cantique  de  sainte  Eidalie^  il  a  paru, 
dans  la  Bibliothèque  de  l'École  des  chartes^  5*  série, 
t.  II,  p.  257-251 ,  une  Note  sur  la  métrique  du  chant  de 
sainte  Eidalie.  Celte  note  ou  plutôt  ce  mémoire  est  de 
M,  Paul  Meyer,  qui  commence  à  se  faire  un  nom  bien 
mérité  dans  l'étude  des  monuments  de  la  langue  d'oc 
et  de  la  langue  d'oïl  et  qui  y  apporte  le?  deux  condi- 
tions requises,  une  connaissance  étendue  des  textes, 
une  connaissance  approfondie  de  la  grammaire.  Je  dois 
dire  tout  d'abord  qu'il  condamne  absolument  le  prin- 
cipe d'après  laquelle  j'ai  essayé  de  concevoir  la  mé- 
trique de  cette  ancienne  pièce.  Mon  principe  fut  que, 
sur  vingt-buit  vers  qui  la  composent,  dix-buil  étant 
des  décasyllabes,  les  vingt-huit  devaient  appartenir 
au  môme  eyslômc.  D'après  M.  Meyer,  une  pièce  aussi 

Ile 


306  LE  CHANT  D  EILALIE 

ancienne  et  pour  laquelle  on  n'a  aucun  ternie  de  com- 
paraison, ne  comporte  pas  de  lègle  cxlriiisèque;  il  faut 
la  prendre  lelle  qu'elle  est;  (ù'sl  se  tromper  b.ir  la 
mesure  de  la  critique  que  de  la  soumcllrc  à  des  con- 
ditions qui  ne  lui  apparliem^ent  f  eut-ôtre  pas;  et  il 
faudra!}  aavoir  d'ailleurs  que  la  pièce  est  en  effet  lo;:t 
entière  en  ;ers  décasyllabiqucs  pour  être  autorisé  à 
réformer  ceux  qui  n'ont  pas  ce  nombre  de  syllabes. 
Partant  de  là,  M.  Meyer  voit  dans  le  Chant  (VEulalïe 
une  pièce  composée  de  ver.^ets  de  deux  vers  se  corres- 
pondant exactement  pour  la  mesure  comme  pour  l'as- 
sonance; ces  vers  sont  tantôt  de  dix  syllabes,  tantôt 
de  huit,  tantôt  de  douze,  tantôt  de  onze;  dès  lors  il 
n'y  faut  plus  chercher  une  versification  réelle,  mais  un 
chant  ecclésiastique,  où  la  musique,  non  la  métrique, 
règle  le  nombre  des  syllabes.  Je  n'ai  aucune  difticulté 
à  confesser  que  présentement,  après  ma  propre  dis- 
cussion de  ce  sujet  et  la  discussion  contradictoire  de 
M.  Meyer,  son  système  me  paraît  plus  sûr  que  le  mien, 
et  que  dès  lors,  dans  un  texte  aussi  ancien,  le  système 
le  plus  sûr  est  le  meilleur.  Je  dois  pourtant  ajouter 
que  toute  difficulté  n'est  pas  levée  ainsi,  et  que 
M.  Gaston  Paris,  qui  marche  dignement  sur  les  traces 
de  son  père,  condamnant  les  deux  systèmes,  mais  plus 
le  mien  que  celui  de  M.  Meyer,  ne  peut  admettre, 
comme  M.  Meyer,  des  vers  de  onze  syllabes,  pense 
qu'au  dixième  siècle  on  prononçait,  comme  il  est 
écrit,  meuestïer  et  non  mestier^  clamoiselle  et  non  don- 
zelie.  et  vi>Mi  dans  le  tout  une  cantilène  divisée  en 
strophes  de  deux  vers,  les  vers  se  correspondant  en  ce 
sens  qu'ils  ont  le  même  nombre  à'arm  (syllabes  ac- 


ET  LE  FRAGMENT  DE  VALENCIENNES  307 

cenfuées)  et  une  césure  pareille  ;  les  thesis  (syllabes 
non  accentuées)  n'y  comptent  pas.  M.  Meyer  dit  que,  si 
sa  dissertation  vaut  quelque  chose,  c'est  comme  exercice 
de  critique,  comme  gymnastique  intellectuelle;  j'en 
dirai  autant  de  la  mienne,  en  notant  seulement  cette 
gradation  que  presque  toujours  le  premier  qui  s'oc- 
cupe d'une  question  est  le  plus  téméraire,  les  éclair- 
cissements qu'il  donne  servant  de  jalons  pour  éviter 
les  méprises  et  les  excès  où  il  tombe.  Je  sais  particu- 
lièrement gré  à  M.  Meyer  de  m'avoir  débarrassé  de  la 
difficulté  des  deux  premiers  vers.  Dans  mon  système, 
ces  deux  vers  étaient  des  décasyllabiques,  de  sorte 
qu'il  fallait  faire  EiilaUa  de  quatre  syllabes  et  anima 
de  trois,  en  faisant  porter  l'intonation  sur  Va  final  ; 
tout  cela  était  fort  choquant.  Dans  le  système  de 
M.  Meyer,  où  la  condition  décasyllabique  n'est  plus 
exigée,  la  prononciation  française  reprend  ses  droits  . 
anima  est  d'orthographe  latine,  mais  se  prononce 
âme;  Eulalia  est  d'orlhographe  latine,  mais  se  pro- 
nonce Eulaye  (qui  est  en  effet  la  forme  vulgaire  du 
nom  d'Eulnlio).  De  la  sorte  ces  deux  vers  deviennent 
des  vers  de  huit  syllabes. 

3.  —  Fragment  de  Valenciennes. 

Le  Frafjment  de  Valenciennes  est  aussi  ancien  que 
le  Cliant  irEulaHe;  c'est  cette  date  qui  en  fait  l'impor- 
tance, aulrement  il  ne  mériterait  aucune  attention. 
Signale  par  M.  Bcthman  {Reise  durch  die  Niederlande, 
Belijien und Fraidneich,  Arch'wes  dePertz,t.VIII,  p.  25), 
puis  publié  par  M.  Coussemakcr  {Voyage  kistorique dans 
le  nord  de  la  France),  il  appela  la  curiosité  de  Génin, 


308  LE  CHANT  D'EULAUE 

qui  ne  se  contenta  pas  du  travail  de  ses  devanciers. 
Gcnin  obtint communicalion du  manuscrit.  Le  IVagincrit 
était  sur  un  lauibeau  de  paiclicmin  servant  do  fcuilio 
de  garde.  Je  couteau  d'un  relieur  avait  fait  tomber  la 
tête  du  feuillet  et  relranclié  une  bande  sur  toute  la  bau- 
Icur,  du  côté  gauclie,  en  sorte  que  les  lignes  ne  s'atta- 
chaient plus  l'une  sur  l'autre  ;  la  colle  forte  avait  ap- 
pliqué le  recto  contre  le  bois  du  plat  avec  une  telle 
adliércnce  que,  pour  l'en  arracher,  une  main  violem- 
ment curieuse  avait  fait  périr  l'épiderme  du  vèhn.  Ce 
recto  était  à  peu  prés  tout  blanc,  et  le  verso  avait  été 
incomplètement  ravivé.  «  Heureusement,  continue  Gé- 
«  nin,  la  cliimie,  complice  ingrnieuse  des  archéologues 
«  et  dos  paléographes,  nous  fournit  des  secrets  pour 
«  contraindre  le  parchemin  à  restituer  tout  ce  qu'il 
«  peut  cacher  d'un  texte  dans  son  épaisseur.  Ces 
«  moyens  réussirent  ici  admirablement.  Le  recto  lui- 
«  môme  rendit  assez  de  mots  pour  permettre  de  re- 
«  connaître  le  sujet  traité  dans  cette  page  :  c'est  le 
«  premier  et  le  second  chapitre  du  prophète  Jonas;  le 
«  revers  présente  le  quatrième  chapitre.  Un  artiste  ha- 
«  bile  transporta  sur  le  papier,  avec  la  dernière  exacti- 
«  tude,  ces  deux  pages  désormais  sauvées  de  l'anéantis- 
«  sèment.  Mais  il  fallait  les  lire  en  entier,  il  fallait  dé- 
«  brouiller  ce  mystère  des  notes  tironiennes,  dont  quel- 
«  ques lambeaux  de  latinetdefrançaispermcttaientbien 
«  d'entrevoir  le  sens  par  intervalles,  mais,  par  cela 
«  môme,  ne  faisaient  qu'irriter  le  désir  de  pénétrer  le 
«  reste.  Je  fus  encore  assez  heureux  pour  rencontrer, 
«  dans  un  jeune  homme,  élève  de  l'École  des  chartes, 
a  ce  que  j'aurais  en  vain  demandé  à  toute  l'Europe 


ET  LE  FRAGMENT  DE  VALENCIENNES  309 

«  savante,  un  paléographe  qui  fût  parvenu  à  dérober 
«  aux  notes  tironiennes  leur  secret  si  longtemps  impé- 
«  nélrable,  c\  à  se  l'approprier.  »  (Chanson  de  Roland, 
inlroduction,  p.  un.)  Le  lecteur  des  notes  tironien- 
nes, est  M.  Jules  Tardif,  dont  les  travaux  sur  ce  grand 
arcane  de  l'archéologie  ont  reçu,  àrAcadémie  des  in- 
scriptions et  belies-letlres,  une  honorable  récompense. 

Ce  fragment  contient  une  homélie  sur  la  prophétie 
de  Jonas.  On  a  employé  les  notes  tironiennes  pour 
écrire  le  texte  de  la  prophétie,  un  certain  nombre  de 
mots  lalins  de  la  paraphrase,  et,  ce  qui  est  trés-re- 
marquable,  des  parties  de  mots  et  même  quelques 
mois  entiers  appartenant  à  la  langue  vulgaire.  Ce  texte 
est  tracé  sur  un  parchemin  non  rayé;  l'écriture  est 
rapide  et  peu  soignée  ;  on  y  remarque,  outre  les  nom- 
breuses abréviations,  des  ratures,  des  surcharges,  des 
soulignements,  des  renvois.  Tout  indique  que  c'est  un 
brouillon  de  la  propre  main  du  prédicateur.  «Le  moine 
«  obscur,  ajoute  Génin,  qui  préparait  ainsi  son  homé- 
«  lie  dans  le  secret  de  sa  cellule,  n'imaginait  guère  que 
«  la  fortune,  impitoyable  pour  leschefs-d'œuvre  de  l'an- 
«  lirjuité,  s'amuserait  à  faire  voler  ce  grossier  lambeau 
«de  parchemin  du  dixième  siècle  au  dix-neuvième,  et 
«  lui  donnerait,  par  l'imprimerie,  l'immortalité  refusée 
«  aux  comédies  de  Ménandre  et  aux  décades  de  Tite 
«  Live.  »  (76.,  p.  460.) 

Génin  a  étudié  le  Fragment  de  Valenciennes  avec  non 
moins  de  diligence  qu'il  n'en  a  mis  à  le  publier.  On 
lui  doit  des  éclaircissements  très-utiles.  Mais  il  a  omis 
des  poir,*s  qui  me  paraissent  mériter  examen  ;  et  il  a 
des  remarques  qui  ne  sont  pas  suflisamment  justes, 


MO  LE  CIIAIST  D'EULALIE 

obéissant  à  des  idées  préconçues  qu'une  crllique  uTtê- 
deure  ^^'a  pas  ratiliées.  Sans  doute  aussi  de  mon  côté 
età  mon  insu,  j'obéis,  en  certains  points,  à  des  idées  pré- 
conçues; je  corrige  les  siennes,  d'autres  me  corrigeront. 

Le  Fragment  de  Valenciennes  et  le  Chant  d'Eulaliey 
étant  du  même  siècle,  ont  des  ressemblances.  Je  n'ai 
trouvé  que  dans  Tun  et  l'autre  la  troisième  personne 
du  singulier  du  conditionnel  en  eiet  :  sostendreie 
(Chant  d'Eulalie,  v.  16),  et  dans  le  Fragment  de  Yalen- 
cîennesy  astreiet,  metreiet^  fereiet.  Dans  les  autres  textes 
qui  sont  tous  plus  récents,  cette  même  personne  est 
sans  e,  en  eit,  ou  en  oit,  suivant  les  dialectes. 

Le  conditionnel  se  conjuguant  exactement  comme 
l'imparfait  de  l'indicatif,  on  doit  attendre  que  la  môme 
troisième  personne,  dans  ce  dernier  temps,  sera  aussi 
en  eiet.  C'est  ce  qui  est  en  effet  :  saveiet,  doceiet,  dans 
le  Fragment  de  Valenciennes  seulement  ;  le  Chant  d'En- 
lalie  n'a  aucun  imparfait.  Cette  terminaison  répond 
exactement  à  ébat  (non  pas  à  abat;  on  verra  plus  bas 
que  la  terminaison  était  autre  pour  la  première  con- 
jugaison).. Ebam^  ebas^  ébat  donnent  régulièrement  eie, 
eies,  eiet,  ou  oie,  oies,  oi^ï,  suivant  le  dialecte.  Puisque 
la  finale  am  et  la  finale  as  qui  sont  muettes,  étaient 
rendues  par  un  e  muet,  la  finale  at  ne  devrait  pas  faire 
exception.  Aussi  ne  fait-elle  pas  exception  dans  not^t^ 
très-ancien  texte;  et  il  faut  considérer  la  finale  eit  ou  oit 
sans  e,  comme  une  abréviation  qui  avail  pris  un  plein 
usage  dès  le  douzième  siècle,  et  qui  même  avait  cours 
dès  le  onzième  siècle,  si,  comme  Génih  et  d'autres  le 
croient,  la  Chanson  de  Roland  remonte  jusqu'à  ce  siècle. 

Le  conditionnel  est  un  temps  aui  manauait  à  la  lan- 


ET  LE  FRAGMENT  DE  VALENCIENNES.  311 

'^ue  laline,  mais  qui  ne  manque  à  aucune  des  langues 
romanes;  seulement,  elles  n'ont  pas  toutes  employé 
le  même  procédé  pour  le  former.  On  sait  que  l'im- 
parl'aii  du  subjonctif  des  langues  romanes  reproduit 
non  pas  l'imparfait  lalin  de  ce  mode,  mais  le  plus-que- 
parfait;  aimasse  répond  à  amassent.  L'imparfait  du 
subjonctif,  qui  servait  quelquefois,  par  extension,  à  ex- 
primer en  lalin  le  conditionnel,  restait  disponible; 
aussi  deux  langue  romanes,  l'espagnol  et  le  provençal, 
s'en  sont  servies  en  guise  de  conditionnel  :  en  espagnol, 
amâra,  amâras,  amâra,  amarâmos^amâreis^amûran(ii\ec 
une  forme  secondaire  rtwdrm,  etc.),  est,  saufdeseireurs 
d'accent  au  pluriel,  le  latin  amarerriy  amares^  amaret^ 
amaremus^  amaretis^  amarent.  Il  en  est  de  même  du  pro- 
vençal amera^  ameras,  amera,  ameram,  ameratz,  ame- 
ran^  avec  la  forme  subsidiaire  amma.  Mais  l'italien  et  le 
français,  nedétournant  pas  l'imparfait  de  son  senspro- 
pre,  ont  trouvé,  dans  une  composilion  digne  de  remar- 
que et  différente  pour  chacun,  la  forme  dont  ils  avaient 
besoin.  L'italien  est  amerei^ameresti,  amerebbe,  ame- 
remmo^  amereste^  amerebbero.  Rien  de  plus  aisé  que  de 
résoudre  celle  synthèse  en  ses  éléments  qui  sont  restés 
apparents;  le  conditionnel  italien  est  formé  de  l'infinitif 
et  du  parfait  défini  du  verbe  avère,  de  la  même  façon 
que,  dans  toutes  les  langues  romanes,  le  futur  est 
formé  avec  l'infinitif  aussi,  mais  avec  le  présent  du 
verbe  ''woir.  Autre  a  été  le  procédé  du  français;  In 
forme  ancienne  est  amer  oie  ^  amer  oies  ^  ameroit  (vX  plu^ 
anciennement,  comme  nous  avons  vu  ci-dessus,  ame- 
roiet)^  amerïons^  ameriez,  ameroient.  Les  finales  sont  ici 
exactement  les  mêmes  que  celles  de  l'imparfait  etrépon- 


312  LE  CHANT  D'EULALIE 

dent  à  abam,  abas^  abat,  abamus^  abai'is^  abant;  de  sorte 
que,  si  on  refaisait,  à  l'aide  du  fiançais,  la  forme  du 
bas-lalin  qui  a  existé  en  fuit  ou  viiiuclieinent,  on  au- 
rait «;ïi«;Y/k/m.  Ainsi  le  français  a  compose  son  condi- 
tionnel avec  rinfinilif  et  une  finale  d  imparfait  qui  im- 
plique une  signification  de  passé,  tandis  que  l'italien 
composait  le  sien  avec  le  parfait  défini  du  verbe  avoir. 
M.  Burguy  {Grammaire^  1. 1,  p,  25G)  dit  que  le  condi- 
tionnel désigne  un  avenir  au  point  de  vue  du  passé, 
comme  le  futur  désigne  un  avenir  au  point  de  vue 
du  présent.  On  ne  saurait  mieux  apprécier  la  fonction 
de  ce  temps;  et,  tandis  que  la  logique  grammaticale  fait 
voir  qu'il  en  doit  être  ainsi,  l'analyse  étymologique 
montre  qu'en  eflet  deux  des  langues  romanes  ont  eu  la 
conception  du  condiliormel  sous  la  forme  d'un  infinitif 
qui  indique  le  futur  cld'une  finale  qui  indique  le  passé. 
Je  viens  à  l'imparfait  de  la  première  conjugaison. 
Nous  en  avons  un  exemple  dans  notre  Fragment  :  c'est 
avardevety  qui  répond  à  afjuanloit  et  répondrait  à  un 
bas-latin  aguardabat.  La  finale  eve^  eves,  evet  est,  dans 
le  dialecte  bourguignon,  constante  pour  les  verbes  de 
la  première  conjugaison;  ceci  est  une  conformité  avec 
le  Fragment.  Mais  tandis  que  le  bourguignon  prenait 
oie^  oies,  oit  pour  rendre  ebam,  ebas,  ébat.,  le  Fragment 
prend  eie^  eies,  eiet  pour  cette  même  finale;  dilTérence 
qui  ne  permet  pas  de  le  rapporter  au  dialecte  bour- 
guignon. D'un  autre  côté,  nous  savons  que  le  nor- 
mand, qui  avait  ^ie,  eies,  eit  pour  ^è«m,  ebas,  ébat, 
avait  ove,  oves^  ot  pour  «ftam,  abas.,  abat,  aiFlcrence 
qui  ne  permet  pas  non  plus  de  faire  rentrer  le  Frag- 
ment dans  le  dialecte  normand.  Mais  il  résulte  de  ces 


ET  LE   FRAGMENT  DE  VALENCIENKES  515 

considérations  qu'un  très-ancien  texte  (notre  Frag- 
meiit)  cl  deux  dialectes  qui  gardaient  en  ceci  des  traces 
d'antiquité  avaient,  pour  l'imparfait,  des  distinctions 
qui  reproduisaient  les  distinctions  btines  nbam  et 
ebam.  11  ne  faut  donc  pas  se  laisser  tromper  par  l'im- 
parfait  tel  qu'il  est  actuellement,  ni  croire  que  d'an- 
ciennes formes  n'aient  pas  suivi,  avec  une  approxima- 
tion plus  grande,  les  imparfaits  latins. 

Jonas  se  réjouit  de  ce  que  Dieu  lui  donna  un  lierre 
qui  lui  procurait  de  l'ombre  et  le  protégeait  contre  la 
chaleur.  Le  texte  porte  :  Mult  lœtatus^  co  dixit,  por 
que  Deiis  cel  edre  li  ilonat  à  sun  soueir  et  à  sun  repau- 
sement  h  douât.  Cela  est  clair  et  sans  difficulté,  sauf 
un  mot  :  qu'est  soueir  el  que  signifie-t-il?  D'après  Gé- 
nin,  soueiVy  \'r  Ilnal  étant  muette,  est  notre  mot  sou- 
hait, de  sorle  que,  dil-il,  souhait  remonterait  sans  alté- 
ration jusqu'au  dixième  siècle.  Bien  que  souhait  soit 
en  effet  très-ancien,  puisqu'on  le  rencontre  en  des 
textes  du  treizième  siècle,  toutefois  notre  texte  ne  peut 
servir  de  document  pour  lui  dresser  une  aussi  longue 
filiation.  L'attribution  de  Génin  est  tout  à  fait  arbi- 
traire; l'ortliographe  de  notre  Fragment^  cela  est  vrai, 
n'est  pas  sûre;  pourtant  on  doit  en  tenir  compte,  et, 
ici,  non-seulement  Vh  manque,  mais  encore,  au  lien 
du  t  final  qui  est  indubitable,  puisque  l'ancienne 
langue  fournit  le  simple  hait^  haitier,  nous  avons  une  r. 
On  ne  peut  s'écarter  de  la  forme  du  mol  telle  qu'elle 
est  donnée  sans  de  bonnes  raisons;  el  la  seule  que 
Génin  allègue  est  que  IV  finale  était  muette.  Qu'en 
sait-il  et  qu'en  savons-nous?  Il  est  tout  préoccupé 
d'une  idée  malbeurcuse,  à  savoir  que  l'ancienne  orlbo- 


m  Le  chant  d'ei;lalie 

graphe  reproduit  la  prononciation;  il  serait  beaucoup 
plus  Vrai  de  dire  qu'elle  reproduit  l'étymologie.  Dans 
tous  les  cas,  la  prononciation  et  l'étymologie  sont  deux 
forces  qui  ont  agi  sur  l'écriture.  Je  suis  convaincu  et 
j'ai  été,  je  crois,  le  premier  à  le  faire  remarquer,  que, 
seul,  Génin  a  indiqué  une  \éritable  approximation 
vers  la  prononciation  de  l'ancien  français,  en  disant 
que  la  prononciation  du  français  moderne  la  repré- 
sente dans  ses  conditions  essentielles.  Cette  règle  est 
heureusement  trouvée  et  a  une  valeur  incontestable  ; 
mais  l'on  sent  qu'elle  est  sujette  à  toutes  sortes  d'ex- 
ceptions, de  doutes  et  de  restrictions  dans  l'applica- 
tion, et  surtout  qu'elle  est  d'autant  moins  digne  de 
confiance  qu'on  remonte  plus  haut  vers  les  origines 
et  qu'on  a  moins  de  textes  pour  les  confrontations. 
Anssi  son  idée  que  IV  finale  ne  se  prononçait  pas  au 
dixième  siècle  ne  mérite  pas  qu'on  s'y  arrête.  Mais, 
pour  revenir,  y  a-t-il  quelque  conjecture  plus  gram- 
maticale à  substituer  à  celle  de  Génin?  En  examinant 
attentivement  soueir  et  en  essayant  de  le  ramener  à 
un  type  latin,  il  m'a  semblé  que  ce  type  pouvait  être 
9u  sudarium^  mouchoir,  toile,  ou  peut-être  siparhim, 
rideau  de  théâtre,  rideau  d'un  tribunal.  Dieu  avait 
donné  à  Jonas  le  lierre  pour  rideau  ou  pour  mouchoir 
qui  h  protégait  contre  l'ardeur  du  soleil  et  comme  ?'^- 
pausement  (pour  me  servir  de  ce  vieux  mot  du  dixième 
siècle).  Lu  pouvant  être  consonne  ou  voyelle,  si  on 
lit  soveii\  le  mot  se  rapprochera  davantage  de  sipa- 
rium;  si,  au  contraire,  on  lit  soueir^  le  mol  se  rappro- 
chera de  sudarhim.  Le  sens  s'adapte,  car,  dans  du 
Cange,  on  trouve  sudarium  interprété  par  :  espèce  de 


Et  LE  FRAGMENT  DE  VALENCIENNES.  515 

voile  qui  couvre  la  tête,  Xeiutév  ti  ay.éirac{jt.à  è/,  Xivou  (tov- 
u3?aai;ivov.  C'était  en  effet  d'un  tissu  qui  lui  couvrît  la 
tête  que  Jonas  avait  besoin. 

De  pœnitere  le  provençal  et  l'italien  ont  fait  pentir  et 
pentire;  mais  le  français  n'a  qu'un  verbe  composé  : 
repentir.  I.e  simple  ne  s'y  trouve  plus,  pas  même,  à 
nia  connaissance,  du  moins,  dans  les  textes  du  dou- 
zième et  di^ treizième  siècle.  Mais  il  est  dans  notre 
texte  du  dixième  :  quant  il  se  erent  convers  de  via  sua 
mala  et  sis  penteiet  de  cel  mal  que  fait  habebant.  Peu- 
teiet  est  la  troisième  personne  du  singulier  de  l'impar- 
inil;  sis  est  pour  si  les;  par  conséquent,  notre  vieil 
auteur  a  dit,  non  pas  comme  nous  dirions  maintenant, 
s'ils  se  pentoient  (qu'on  me  pardonne  ce  mot  qu'on  ne 
peut  appeler  un  barbarisme),  mais  comme  le  latin,  si 
les  pentoit,  si  illos  pœnitebat.  La  conslruction  latine 
était  demeurée  avec  le  verbe  impersonnel  et  le  régime 
de  la  personne  qui  se  repent. 

Mais  à  côté  est  une  tournure  toute  française;  je  veux 
parler  de  la  phrase  quant  il  se  erent  convers.  C'est  une 
des  grandes  singularités  des  langues  romanes,  que, 
avec  le  pronom  réfléchi,  elles  substituent  à  l'auxiliaire 
avoir  l'auxiliaire  être.  La  rencontre  de  cette  tournure 
dans  un  temps  si  reculé  mérite  qu'on  s'arrête  à  la 
considérer;  car  on  ne  saurait  plus  y  voir  un  accident 
fortuit  survenu  dans  le  cours  de  la  langue;  elle  est  de 
l'origine,  et  toute  origine  excite  un  surcroît  d'intérêt 
et  de  curiosité.  M.  Jullien,  dont  la  critique  pénétrante 
et  l'esprit  philosophique  ne  laissent  point  passer  les 
faits  grammaticaux  sans  les  scruter,  dit  dans  sa  Gram- 
maire  (!'*  partie,  p.  128)  :  «Il  est  assez  difiicile  d'ex- 


316  LE  CHANT  D'EULALIE 

<(  pliquer  d'une  manière  satisfaisante  celle  substitution 
«  du  verbe  abstrait  au  verbe  de  possession,  subslilulion 
«  si  peu  naturelle  que  tous  les  enfants,  et  les  personnes 
«  qui  n'ont  pas  reçu  d'éducation,  font  la  faule  dédire: 
«  je  mai  amusé^  je  m  ai  mordu,  etc.  Le  nrioyen  le  plus 
«  facile  de  rendre  compte  de  cette  tournure,  c'est  de 
«  supposer  que  le  participe  a]jant  du  verbe  avoir  est 
«  sous-entendu  devant  le  participe  passé  du  verbe  que 
a  l'on  conjugue;  qu'ainsi  :  je  me  suis  blessé  veut  dire  i 
«  je  suis  m' ayant  blessé;  je  me  suis  assise  veut  dire  :  je 
«  suis  m'ayant  assise:  nous  nous  sommes  sauvés  veut 
«  dire  :  nous  sommes  nous  ayant  sauvés.  Cette  supposi- 
«  tion  explique  à  la  fois  le  sens  de  ces  verbes,  le  temps 
«  qu'ils  expriment  et  l'ortliograplic  qu'ils  suivent;  elle 
«  explique  surtout  la  construction  des  mots  et  permet 
«  de  ratlacher  ces  formes  aux  règles  générales  de  notre 
«  grammaire.  Il  est  Vrai  qu'elle  suppose  admise  une 
«  construction  absolument  inusitée.  Mais  celte  objcc- 
«  tion  a  peu  de  valeur  lorsqu'il  s'agit,  non  pas  d'in- 
«  troduire  une  forme  nouvelle,  mais  de  s'expliquer 
«  seulement  une  forme  connue.  »  Moi  aussi,  j'aurais 
tenté  quelque  interprétation  de  ce  genre,  ou  plutôt, 
trouvant  celle  de  M.  Jullien,  j'y  aurais  acquiescé  comme 
à  une  solution  plausible  d'une  difficulté  considérable. 
Mais,  rencontrer  cette  tournure  à  l'origine  même  de  la 
langue  et  au  point  où  elle  se  confond  encore  en  partie 
avec  le  latin,  m'a  fait  entrer  en  scrupule;  car  il  se 
pounait  que,  pensant  à  demi  en  latin  et  à  demi  en 
français,  les  gens  d'alors  n'eussent  pas  eu  dans  l'esprit 
îa  vague  intuition  du  complément  que  M.  Jullien  sup- 
poi^a.  Les  enfants  et  les  personnes  qui  n'ont  pas  reçu 


ET  LE  FRAGMENT  DE  YALENCIENNES.  317 

d'édncation  emploient,  il  est  vrai,  le  verbe  avoir  oùnolre 
grammaire  exige  le  verbe  être;  mais  ces  personnes 
qui  pailent  mal  sont  sous  Tinspiralion  de  la  langue 
moderne,  qui,  en  effet,  ne  pourrait  supporter,  si  elle 
avait  quelque  aulorilé  pour  modifier  la  tradition,  que 
le  verbe  auoir  en  ce  cas;  la  raison  en  est  claire;  c'est 
d'un  verbe  actif  qu'il  s'agit,  dont  la  nature  n'est  pas 
cbangéc  par  l'action  réflécbie.  Les  populalionsqui  com- 
mençaient à  parler  roman  étaient  bien,  pour  la  gram- 
maire, comparables  à  des  enfants  et  à  des  personnes 
illettrées.  Pourtant,  ce  n'est  pas  sur  la  tournure  avec  le 
verbe  avoir  que  s'est  fixé  leur  usage.  Pourquoi  cela  ? 

Puisque  nous  avons  un  texte  du  dixième  siècle,  le 
latin,  ou,  si  l'on  veut,  le  bas-latin  intervient  nécessai- 
rement dans  la  question.  Le  français  se  erent  convers 
suppose  le  bas-latin  se  erant  conversi.  Maintenant  quel 
compte  rendre  de  cette  locution,  barbare  en  latin, 
excellente  en  roman  ?  Pour  la  comprendre,  il  faut  en 
appeler  simultanément  au  latin  et  au  roman.  Pour  le 
latin,  on  sait  que  le  réfléchi  peut  se  rendre  par  le 
passif,  et  que  convertor  veut  dire  également  on  me  con- 
vertit et  je  me  convertis;  conversus  sum,  également  je 
suis  converti  ei  je  me  suis  converti.  C'est  avec  celle  di- 
rection que  les  langues  novo-latincs  ont  introduit,  dans 
la  locution  qui  exprime  l'action  réfléchie,  une  forme 
passive  et  d'état  :  erent  convers.  Mais  cela  ne  leur  a  pas 
suffi,  et  elles  ont  cherché  quelque  chose  de  plus  clair 
et  de  plus  expressif.  Une  particularité  qui  leur  était 
propre  le  leur  a  fourni.  Se  n'y  est  point  un  accusatif;  i!i 
représente  aussi  bien  le  datif  et  les  autres  cas,  excepté 
le  nominatif.  C'est  de  celle  façon  qu'il  a  pu  être  accou- 


318  LE  CHANT  D'EULAUE 

plé  à  un  verbe  de  construction  passive,  sans  aucune 
barbarie,  du  moins  au  point  de  vue  d'une  langue  ro- 
mane Se  ainsi  conjoint  a  donné  le  sens  réflécbi,  la 
construction  passive  a  donné  le  sens  passif  qu'impli- 
quait l'usage  latin,  et  de  ces  deux  sources  est  sortie  la 
phraséologie  romane  qui  exprime  l'action  réfléchie  par 
le  pronom  réfléchi,  l'auxiliaire efr^  et  le  participe  passé. 
Une  théorie,  quand  elle  est  exacte,  est  une  clef. 
Essayons  celle-ci.  C'est,  ai-je  dit,  la  qualité  de  se,  ré- 
gime indéterminé  sans  cas  déterminé,  qui  a  permis 
aux  langues  romanes  de  former  le  verbe  réfléchi  sur 
un  plan  dérivé  du  lalin,  mais  diflérent.  Évidemment, 
s'il  en  est  ainsi,  se  pourra  se  construire  avec  des  verbes 
neutres  marquant  un  état  ou  une  action,  et  il  leur 
communiquera  une  nuance  qui,  bien  que  légère  et  ne 
changeant  pas  le  sens  fondamental,  est  parfaitement 
sensible.  De  telles  constructions  ont  persisté  dans  le 
français  actuel  :  s  en  aller,  s  enfuir^  se  taire,  s  écrier^ 
sont  des  verbes  neutres  à  forme  réfléchie.  Un  pareil 
emploi  abondait  encore  davantage  dans  l'ancienne  lan- 
gue. On  disait  se  dormir  : 

Caries  se  dort,  qu'il  ne  s'esveille  mie^ 

[Ch.  de  Roland,  Génin,  p.  64.) 
Ki  mult  est  las,  il  se  dort  cuntre  terre. 

[Ihid.,  p.  210.) 
Par  tuz  les  prez  or  se  dorment  li  Franc. 

[Ibid.,  p.  212.) 

On  à\%^\i  se  gésir  : 

Caries  se  gist,  mais  doel  ad  de  Rollanl. 

[Ibid.,'p.^\%.*' 

On  disait  se  issir  : 


ET  LE  FRAGMENT  DE  VALENCIENNES  519 

Paien  d'Arabe  des  nefs  se  sunl  eissut. 

{Ibid.,  p.  235.) 

On  disait  se  demeurer: 

Li  amiralz  ne  se  voelt  demurer. 

ilbid.,p.<i6\.) 

Ces  exemples  suffisent  ;  il  serait  d'ailleurs  très-facile 
d'en  augmenter  le  nombre.  Plus  haut,  j'ai  trouvé  plau- 
sible, provisoirement,  l'analyse  de  M.  Jullien,  quant 
au  verbe  réfléchi,  lorsqu'il  dit  que  :  il  s  est  converti, 
peut  se  mettre  sous  la  forme  :  il  est  s  ayant  conveHi. 
Mais,  asecilse  dort,  cela  n'a  plus  d'application;  il  est 
impossible  d'y  introduire  le  verbe  avoir,  qui,  dans  le 
verbe  réfléchi  oïdinaire,  est  d'abord  suggéré  à  l'esprit; 
cl  faire  jouer  un  rôle  à  ce  verbe  dans  les  constructions 
dont  il  s'agit,  serait,  non  pas  analyser,  mais  remanier 
et  changer.  Il  faut  que,  dans  les  cas  où  l'on  complète, 
le  complément  sorte  naturellement  du  fonds  même  qui 
est  donné.  Ainsi  donc,  je  me  tourne  du  côté  de  la  solu- 
tion que  j'ai  proposée.  Le  verbe  est  neutre  sans  doute; 
mais  cela  n'a  pas  empêché  les  langues  romanes  d'y 
adjoindre  un  pronom,  régime  indéterminé,  et  qui  dès 
lors  n'est  pas  réfractaire  à  un  pareil  emploi.  De  la 
sorte  est  attribué  à  ces  verbes  neutres  un  sens  réfléchi 
qui  ne  fait  aucune  contradiction  avec  eux,  et  qui  y 
ajoute  une  certaine  grâce. 

Essayons  encore,  dans  un  autre  cas,  de  suivre  la 
trace  du  remarquable  usage  que  les  langues  romanes 
ont  fait  de  la  construction  réfléchie.  Nous  disons  s'^jî- 
tendre  à  une  chose,  se  connaître  en  une  chose.  Il  n*est 
personne  à  qui  cotte  laçon  de.  pai  1er  off'e  un  sens  dou- 


320  LE  CnANT  D'EULAUE 

toux.  Mais,  pour  le  grammairien,  elle  est  bien  difficile 
à  expliquer.  Si  on  la  prend  telle  qu'elle  se  présenta,  on 
trouve  :  connaître  soi,  eutendre  soi;  ce  qui,  nianifcste- 
menl,  ne  signifie  rien.  On  voit  tout  de  suite  Texplica- 
lion  que  je  yeux  en  proposer.  Entendre^  connailre,  sont 
ici  des  verbes  neutres  auxquels  l'usage  a  donné,  par 
l'adjonction  du  pronom  se,  une  forme  réfléchie  :  // 
entend  à  cette  chose,  il  connaît  en  celte  chose.  Puis, 
comme,  avec  entendre oi  connaître  ainsi  employés, une 
signification  rélléchie  arrive  naturellement  à  l'esprit, 
naturellement  aussi  la  langue  a  usé  de  la  faculté,  dé- 
finie plus  haut,  que  le  pronom  se  lui  procurait.  Mais, 
pour  que  mon  raisonnement  ait  quelque  valeur,  il  faut 
que  ces  deux  locutions  ne  soient  pas  récentes;  car, 
depuis  longtemps,  la  langue  ne  forme  plus  de  pareilles 
constructions.  Celle  construction  était  vivante  jadis, 
c'est-à-dire  que  nos  aïeux,  qui  l'avaient  inventée,  l'ap- 
pliquaient à  tous  les  verbes  neutres  ;  elle  est  morte 
pour  nous  chez  qui  elle  n'est  plus  qu'une  tradition, 
c'est-à-dire  que  nous  ne  pouvons  la  déplacer  des  verbes 
auxquels  l'usage  l'a  attribuée.  Il  ne  nous  est  pas  loi- 
sible de  former  se  gémir,  par  exemple,  sur  le  modèle 
de  se  taire;  il  l'aurait  été  à  nos  aïeux.  Voyons  donc  le 
passé  de  nos  deux  locutions.  Entendre  était  employé, 
quand  on  voulait,  d'une  façon  neutre;  et  l'on  disait 
entendre  à  qnelqiùm,  entendre  à  quelque  chose.  (Je  n'en 
cile  pas  d'exemple,  parce  que  la  chose  est  suffisam- 
ment connue).  C'est  le  premier  pas  pour  arriver  à  s'en- 
tendre à,  que  voici  dans  un  texte  du  treizième  siècle: 

Par  huit  jors  se  sont  entendu 
Li  baron  à  grand  feste  faire  ; 


ET  I.E  FRAGMENT  DE  VALENCIENNES.  321 

Puis  vaist  cascun  à  son  repaire 

Moit  lié  [joyeux],  quant  le  congié  a  pris. 

[lloman  de  Mahomet,  p.  04.) 

Pour  connaître,  je  n'ai  pas  d'exemple  de  son  emploi 
comme  verbe  neutre;  mais  j'en  ai  de  son  emploi  avec 
se  et  en.  Ce  lexle  est  encore  du  treizième  siècle  : 

Maistres,  qu  est  che  chi  qui  me  lieve? 
Vous  comiissiez-vousen  cestinal? 

(Th.  Français,  p.  62.) 

Ainsi  s  entendre  à,  se  connaître  en,  appartiennent  aux 
anciens  temps  de  la  langue  et  sont  explicables  par  l'u- 
sage qu'elle  faisait  de  la  forme  réfléchie  avec  les  verbes 
neutres. 

Pour  terminer  les  anomalies  de  la  forme  réfléchie 
en  français,  il  ne  me  reste  plus  qu'un  cas  à  examiner. 
C'est  une  phrase  comme  celle-ci  :je  me  suis  coupé  le 
doKjt.  Là  il  ne  peut  y  avoir  aucun  doute;  l'auxiliaire 
être  y  est  certainement  pour  l'auxiliaire  avoir;  il  fau- 
drait dire  :  je  m'ai  coupé  le  doigt;  et  la  phrase  est 
grammaticalement  inexplicable.  Ici  reviendrait,  si  Ton 
voulait,  l'analyse  de  M.  JuUien  :  je  suis  m'ayant  coupé 
le  doifjt.  Toutefois,  celte  tournure  réfléchie  qui  est 
anomale  me  paraît  tenir  de  trop  près  à  la  tournure 
inf?échie  qui  est  régulière,  pour  que  celle-là  ne  soit 
pas  uni.  modification  de  celle-ci  et  pour  qu'il  faille 
rompre  \<t^  fil  de  la  déduction.  Je  ne  sais  si  elle  est  an- 
cienne; je  suis  porté  à  croire  que  non;  mais  je  n'ai 
là-dessus  recaeilli  aucun  renseignement.  Quoi  qu'il 
en  soit  à  cet  é^'^ard,  l'explication  que  la  grammiiire 
refuse  est  donnée  par  l'intervention  de  l'oreille.  Quajid 


322  LE  CHANT  D'EULALIE 

l'usage  se  fut  bien  établi  de  conjuguer  le  verbe  réflécbi 
avec  l'auxiliaire  être,  l'assimilation  exerça  son  in- 
fluence; les  constructions  parurent  semblables,  et  on 
leur  appliqua  la  même  règle.  Dire  :  je  m*ai  coupé  le 
doigt^  sembla  dur  et  choquant,  à  cause  que  je  me  suis 
coupé^  se  disait  couramment.  De  là  vint  qu'un  même 
niveau  passa  sur  tout  cela.  Ce  qui  était  incorrect 
grammaticalement  devint  correct  euphoniquement  ;  le 
solécisme  fut  imposé.  Le  conflit  n'est  pas  rare  entre  la 
grammaire  et  l'oreille.  Celle-ci  est  puissante;  non-seu- 
lement elle  agit  dans  Tinlérieur  des  mois  pour  en  dé- 
terminer les  flexions  suivant  les  consonnances  qui  lui 
conviennent  ;  mais  encore  elle  va  jusqu'à  violer  les  lois 
les  plus  étroites  de  la  syntaxe.  Notre  langue  en  offre 
un  des  exemples  les  plus  singuliers  dans  l'usage  d'ad- 
joindre, je  ne  dis  pas  d'accorder,  un  jJronom  possessif 
masculin  avec  un  substantif  féminin  :  mon  âme,  mon 
épée,  au  lieu  de  m'ame,  m'espée.  Une  intervention 
inopportune  de  l'oreille  a  introduit  cette  criante  ano- 
malie, qui  ne  commence  qu'avec  la  fin  du  quatorzième 
siècle  et  le  quinzième  siècle.  De  telles  anomalies  sont 
toujours  des  blessures,  et  n'ont  d'ordinaire  rien  qui 
les  compense. 

Il  y  a  dans  l'ancien  français  un  adverbe  nés,  nets, 
tiis,  quelquefois  dissyllabique,  le  plus  souvent  mono- 
syllabique, qui  signifie  înême,  aussi,  encore. 

Plus  erent  cortois  et  vaillant, 

Neïs  li  povre  païsant, 

Que  chevalier  en  autres  règnes 

{Brut,  V.  10779», 


ET  LE  FRAGMENT  DE  VALENCIENNES.  325 

N'i  remaneit  rien  à  rober, 
Nis  les  vignes  à  estreper 

[Benoit,  V.  35647). 

Cet  adverbe  existe  aussi  dans  le  provençal,  et  avec  la 
même  acception  :  neis^  neys,  neysh^  negueis,  negueishy 
neiis.  M.  Diez  et  M.  Burguy  le  tirent  de  nec  ipsitm.  La 
négation,  dont  témoigne  une  telle  étymologie,  n'est 
pas  une  raison  pour  qu'on  la  rejette.  En  effet,  quelque 
étrange  que  cela  paraisse,  il  est  certain  que  ne  et  m 
en  langue  d'oïl,  ni  en  langue  d'oc,  ne  en  vieil  italien, 
et  ne  en  catalan  ont  été  employés  pour  et^  avec  le  sens 
aftirmalif.  Telle  est  cette  phrase  de  Villehardouin, 
page  8  :  En  lûtes  les  manières  que  vos  lor  saurez  loer  ne 
conseiller,  que  il  faire  ne  sofrir  puissent.  De  cette  anoma- 
lie, qui  iieureusemeut  n'est  pas  venue  jusqu'à  nous  et 
qui  s'est  éteinte  vers  le  quinzième  siècle,  je  n'ai  aucune 
explication  à  proposer,  à  moins  de  croire  que,  dnns 
ne  servant  de  liaison,  le  sens  conjonctif  a  prévalu  et 
étouffé  le  sens  négatif,  ou  qu'il  y  a  eu  un  souvenir  du 
n^B  affirmatif  latin  qui  est  venu  se  confondre  avec  la 
négation  et  en  troubler  la  pureté.  De  ce  chef,  je  n'ai 
donc  rien  à  objecter  contre  l'étymologie  indiquée  par 
M.  Diez  et  approuvée  par  M.  Burguy.  Je  veux  seule- 
ment, à  côté  des  formes  connues,  en  ajouter  une  qui 
est  dans  notre  Fragment  et  qu'on  n'a  pas  songé  à  en 
tirer.  Les  passages  sont  :  cum  il  faciehat  de  perdilione 
Judœorum^  ne  si  cum  leqimus  e  le  evangelio  que  Domiiius 
noster  flevit  super  Hier  usai  em...  et  :  faites  vost  ahnosnes 
ne  si  cum  faire  debetis.  Génin,  pensant  toujours  que 
l'écriture  négligenit  incessamment  la  grammaire  pour 
peindre  la  prononciation,  s'est  imaginé  que,  dans  n^ 


524  LE  CIIÂNT  D'EULALlE 

si^  ne  provenait  d'un  rctcnlissement  de  la  finale  Jmlxo- 
rum^  ahnosnes^  sur  le  mol  suivant.  Ne  si  de  noire  lexle 
esl  l'équivalent  du  neis  des  Icmps  postérieurs;  pour  le 
sens,  cela  est  évident  ;  pour  la  lorme,  il  diffère.  Ne  si 
doit  être  pour  ne  sic,  avec  un  sens  affirmatif  comme 
celui  qui  est  certain  pour  nec  ipsum. 

Il  a  été  dit,  au  commencerriCnl,  que,  dans  le  Frag- 
ment de  Valenciennes,  nous  avions  un  brouillon,  non 
une  copie  faite  avec  plus  ou  moins  de  soin.  On  ne  sera 
donc  pas  étonné  d'y  rencontrer  des  particularités  dont 
la  main  qui  tenait  la  plume  est  peut-être  responsable 
et  qui,  bien  que  difficilement  explicables,  méritent,  vu 
la  haute  époque,  d'êtr'e  notées.  Je  remarque  d'abord 
que  le  pronom  possessif  son  est  lantôt  écrit  par  u  ;  sun 
soueh\  sun  repausement,  et  tanlôl  par  e  :  sen  cheve 
[suum  caput),  sem  peer  [siium  parem).  Quant  y  est  em- 
ployé d'une  façon  dont  je  ne  connais  pas  d'exemple 
ailleurs,  c'est-à-dire  pour  qui  ou  que  ;  un  edre  sore  sen 
clieve  quant  umbre  li  fesist  e  repauser  se  podist,  c'cst-à- 
dir-e  un  lierre  sur  sa  tête  qui  lui  fit  ombre.  Sic  libérât  de 
cel  péril  quant  il  habebat  decretum  que  super  els  met- 
treiet^  c'est-à-dire  :  ce  péril  qu'il  avait  décrété  qu'il 
melU  ait  sur  eux.  Cest  predictam  penitentiam  quant  oi 
commenciestj  c'est-à-dire  :  celle  pénitence  susdite  que 
vous  commencez  aujourd'hui.  Génin  prélend  que  ce 
quant  est  le  quam  lalin,  dont  la  prononciation  est  figu- 
rée; mais,  indépendamment  de  cette  quc-^ion  de  la 
prononciation  qui  obsède  l'esprit  de  Génin,  quam^  ad- 
verbe, ne  peut  représenter  un  relatif  qui  est  dans  nos 
exemples  lantôt  sujet,  tantôt  régime;  puis  quam  n'au- 
rait jamais  été  rendu  par  une  expression  oij  un  t  aurai 


ET  LE  FRAGMENT  DE  VALENCIENNES.  325 

figuré;  et,  d'ailleurs,  quant  est  un  mot  bien  connu  dans 
la  langue.  C'est  indubilablement  quantus;  il  faut  donc 
admettre  que  noire  auteur  a  employé  quantus  pour  le 
rclalif.  Y  était-il  autorisé  par  quelque  usage  de  son 
temps  ou  do  son  pays?  Nous  ne  savons. 

Dans  la  phrase  :  Cum  Jonas  propheta  cel  pojmlum 
habuit  pretiet  et  couver  s  ^  le  mot  pretiet  fait  diltlculté. 
Génin  se  demande  si  pretiet  signifie  apprécié.  Mais, 
d'après  le  contexte,  on  ne  peut,  ce  me  semble,  hésiter 
sur  le  sens;  c'est  prêché  qu  il  faut.  Prêcher  se  disait  en 
français  preechier^  de  prxdicare;  c'est  ce  mot  ou  une 
forme  de  ce  mot  que  notre  auteur  a  \oulu  ou  dû  écrire: 
peut-être  preetiet, 

La  seconde  personne  du  pluriel  dans  les  verbes  est 
es  en  Picardie,  ez  en  Normandie,  etz  en  Bourgogne; 
ici  elle  est  est  :  faciest,  aiest,  preiest^  c'est-à-dire  :  vous 
fassiez,  vous  ayez,  vous  priiez. 

La  singularité  la  plus  grande  est  ihoît  (où,  comme 
le  veut  Génin,  il  faut  prendre,  je  pense,  Vi  pour  un 
;  :  jholt).  Il  n'y  a  aucun  doute  que  c'est  calidus  :  e  fa- 
ciebat  grant  iholt  et  eret  mult  las.  Dans  les  anciens 
textes,  par  exemple  la  Chanson  de  Roland,  ce  mot  est 
écrit  chald  ou  chalt.,  probablement  prononcé  c/iwî/c/;  et 
c'est  celte  prononciation  (icij'acquiesce  au  dire  deGénin) 
qui  aura  fait  mettre  un  o  là  où  l'on  attendrait  al  ou  au. 
Quant  à  la  figuration  de  ch  par  ih  ou  j/i,  on  la  trouve 
dans  la  Chron.  de  Rains.,  p.  7  :  corne  vous  orés  conter 
jha  (çà,  en  picard  cha)  en  avant.  Un  peu  plus  bas  nous 
lisons  :  Si  vint  grances  iholt  super  caputJonx.  Génin  ni 
moi  n'avons  aucune  explication  de  ce  mot  grances^ 
qui  est,  je  crois,  une  faute;  on  pourrait  Vive  grandisme. 


526  LE  CHANT  I)  liUI.AIJE 

Faut-il  aussi  regarder  comme  une  faute  edre  mis 
au  masculin?  En  provençal  edra,  en  espagnol  yedra^ 
en  portugais  hera,  en  italien  edera,  sont  féminins 
comme  hedera  en  latin.  Edre  est  devenu,  dans  la  lan- 
gue postérieure,  herre  ou  hiere^  qui  a  été  conservé 
dans  plusieurs  patois;  puis  l'arlicle  s'y  est  agglutiné 
et  a  formé  le  lierre;  c'est  au  seizième  siècle  que  s'est 
faite  l'agglutination;  et  dans  les  auteurs  de  ce  temps 
on  voit  alterner  hiere  et  lierre.  Cliez  eux  hiere  est  fé- 
minin; pourtant  lierre  est  devenu  masculin.  Celte  va- 
riation de  genre  paraît  ancienne;  edre  est  masculin 
dans  notre  Fragment  de  Valenciennes^  et  je  trouve 
dans  une  traduction  de  la  Bible,  qui  est  du  treizième 
siècle  :  E  il  feri  le  eyre  terrestre. 

Notre  texte  a  :  Cum  legimus  e  le  evangelio,  et  Si  cum 
dist  e  le  evangelio.  A  propos  de  cet  e,  Génin  dit  :  «  E 
parait  être  en.»  Gela  n'est  pas  douteux;  Raynouard  l'a 
démontré,  citant  pour  la  langue  d'oïl  :  e  tes  oreilles 
receit,  sire^  la  meie  ureisun^  et  cette  autre  plirase  :  et 
erra  tant  qu'il  vint  e  le  canbre  U  li  rois  gisoit.  Il  rap- 
porte, pour  la  langue  d'oc,  des  exemples  qui  sont  éga- 
lement probants. 

Dans  ce  vieux  texte,  comme  dans  le  Cantique  d'Eu- 
lalie^  j'ai  cherclié  ce  qui  pouvait  appuyer  ou  contia- 
rier  la  règle  du  cas  sujet  et  du  cas  régime.  Je  trouve 
ne  aiet  niids,  seiet  niuls;  c'est  le  sujet  singulier,  con- 
forme à  la  règle.  Je  trouve  aussi  :  si  astreient  li  Jndei 
perdutj  si  cum  il  ore  sunt;  et  plus  loin  :  e  io  me  dolreie 
de  tanta  miltia  hominum,  si  perdut  erent.  Perdut  est  le 
sujet  pluriel,  comme  il  doit  être. 

Génin,  dans  sa  préface  de  la  Chanson  de  Roland^ 


UT  LK  FRAGMENT  DE  VALENCIENiVES.  527 

p.  xLii-Lii,  a  rassemblé  quelques  traces  du  français 
avant  le  dixième  siècle.  J'ai  un  mot  à  ajouter  à  son 
catalogue.  M.  Daremberg,  dans  un  manuscrit  de  la 
bibliothèque  de  Bamberg,  1.  m.  6,  a  trouvé  cette 
phrase  :  serpillum,  herba  qux  yallice  laurin  dicitur.  De 
l'aveu  de  tous  les  paléographes,  le  manuscrit  est  du 
neuvième  siècle. 

S'il  fallait  essayer  de  déterminer  à  quelle  contrée 
appartient  le  langage  du  Fragment  de  Valenciennes^ 
j'indiquerais,  mais  avec  une  grande  latitude,  les  pays 
voisins  et  au  nord  de  la  Bourgogne. 

4.  —  Delà  déclinaison  dans  la  langue  d'oc  et  la  langue  d'oïl 

Lorsque  Raynouard  découvrit,  dans  la  langue  pro- 
vençale, ce  qu'on  nomme  la  règle  de  l's,  il  rendit  un 
très-grand  service  à  l'étude.  Cette  découverte  s'étendit 
à  la  langue  d'oïl,  et  ne  contribua  pas  peu  à  modifier 
les  idées  qu'on  s'était  faites  sur  cette  langue,  en  mon- 
trant la  raison  d'orthographes  qui  paraissaient  aupa- 
ravant barbares,  et  de  constructions  qui  devinrent 
aussitôt  claires  et  sensibles.  Mon  intention  n'est  pas 
de  développer  les  avantages  qu'a  procurés  la  connais- 
sance de  la  règle  en  question  ;  cela  est  superflu  doré- 
navant; mais,  considérant  la  règle  comme  pleinement 
établie,  j'entends  m'en  servir  pour  agrandir  le  point 
de  vue.  On  explique  cette  règle  en  disant  que  la  lan- 
gue d'oc  et  la  langue  d'oïl  réduisirent  les  cinq  décli- 
naisons latines  à  une  seule,  la  seconde  (et  encore  sous 
sa  forme  masculine),  et  dès  lors  attachèrent  l's  au  su- 
jet singulier  et  au  régime  pluriel,  qui  l'avaient  en  la- 


528  LE  CHANT  D'EULALIE 

tin,  la  supprimant  au  régime  singulier  et  au  sujet 
pluriel,  qui,  en  lalin,  ne  l'avaient  pas.  Ainsi  pré- 
sentée, elle  ne  donne  pas  une  idée  exacte  du  lait  qui 
s'est  accompli;  il  semblerait  qu'une  sorte  de  caprice  a 
décidé  le  roman  des  Gaules  à  prendre  la  deuxième  dé- 
clinaison latine  pour  un  type  auquel  il  a  tout  rapporté. 
L'on  sait  que,  dans  les  choses  de  langue,  le  caprice  a 
peu  de  part,  et  que  d'ordinaire  ces  prétendus  aberra- 
tions recouvrent  des  combinaisons  délicates  et  subtiles 
mais  réelles  et  déterminées.  La  vérité  est  que  la  règle 
de  Vs  n'est  qu'une  circonstance  particulière  dans  la 
transformation  qui  a  fait  du  roman  des  Gaules  une 
langue  à  deux  cas.  Il  existe  un  principe  supérieur  qui 
y  a  présidé,  et  devant  lequel  disparaît  le  prétendu 
choix  de  la  deuxième  déclinaison.  Le  provençal  et  le 
vieux  français  ne  sont  langues  à  deux  cas  que  dans  une 
portion  de  leur  domaine  ;  le  reste  est  incomplet  et  dé- 
feclif;  les  faits  d'où  les  deux  cas  émanaient  n'en 
ont  pas  permis  l'extension  régulière.  Ajoutons  que  ces 
deux  cas  ne  constituent  pas  une  déclinaison  dans  le 
sens  classique  du  mot,  n'étant,  comme  je  iC  ferai  voir 
que  le  résultat  d'une  condition  qui  appartient,  non  à  la 
langue  d'oïl  ou  à  la  langue  d'oc,  mais  à  la  langue  la- 
tine. Quand  le  vieux  français  s'écrivit,  des  efforts  dont 
la  trace  est  manifeste  se  firent  pour  régulariser  le  sys- 
tème ;  de  là  l'introduction  de  Vs  dans  beaucoup  de 
mots  où  elle  est  certainement  lautive,  au  point  de  vue 
étymologique.  Il  faut  donc  bien  distinguer  ce  que  j'ap- 
pellerai l's' réelle  de  Vs  des  grammairiens  ou  copistes 
qui  voulurent  étendre  cette  marque  du  sujet  à  des  mots 
qui,  par  leur  origine,  en  manquaient. 


ET  LE  FRAGMENT  DE  VALENCIEiNNES.  329 

Tout  le  système  des  cas  qui  sont  restés  dans  la  langue 
d'oc  et  dans  la  langue  d'oïl  repose  sur  deux  faits  :  d'a- 
bord que  certaines  déclinaisons  latines  amenaient,  par 
leur  flexion,  un  déplacement  de  l'accent  ;  ensuite,  que 
ces  langues  ont  retenu  Vs  qui  se  trouve  au  sujet  de 
beaucoup  de  noms  de  la  deuxième  déclinaison  et  de  la 
troisième.  Ces  deux  faits  sont  connexes,  se  prêtent  un 
mutuel  appui,  et  ont,  comme  on  verra,  môme  explica- 
tion. 

Les  exemples  du  premier  sont  irréfragables.  Les 
noms  en  ator  se  présenlent  tout  d'abord;  ils  sont  nom- 
breux, et  ils  frappent  par  leur  simplicité  et  l'unifor- 
mité de  leur  formation.  Venator^  venere,  venalôre^  ve- 
neor;  peccâtor,  pecliere,  peccaiôre,  pccbcor;  salvâtor, 
salvere,  salvatore,  salveor;  imperator,  emperere,  im- 
peratôre,  impereor;  creàtoi\  criere,  creatôre^  crealor; 
jwf/icdfor,jugiere,jMf/icfl/(5rg,  jugeor,jocM/d/or,juglere, 
;ocM/af(5re,  jugleor;  donûtor ^  ûoncre^  donap'^re,  doneor; 
pufjnâ  or,  poignere,  pugnatôrej  poigneor;  vcndkàlor, 
vengiere,  vendicatôre,  vengeor.  La  règle  est  constante  : 
le  déplacement  de  l'accent  dans  le  mot  latin,  suivant 
qu'il  s'agit  du  sujet  ou  du  régime,  donne  en  français 
et  en  provençal  deux  formes  dont  l'emploi  est  déter- 
miné :  la  première  sert  pour  le  sujet,  la  seconde  sert 
pour  le  régime.  Il  suflit  de  considérer  ces  faits  gram- 
maticaux pour  être  bien  sûr  d'avance  qu'ilen  est  ainsi  * 
ils  portent  l'évidence  avec  eux.  Quel  qu'ait  été  l'usage 
postérieur, il  est  certain  qu'au  moment  où  ces  flexions 
novo-latines  succédèrent  aux  flexions  latines,  elles 
avaient  même  vertu  que  celles  qui  leur  avaient  donné 
naissance.  Quand  même  nous  n'aurions  pas  des  textes, 


550  LE  CHANT  D'EULALIE 

il  faudrait  toujours  prendre,  grammaticalement,  do- 
n^r^  pour  un  swjet,  et  ^io/i^or  pour  un  régime.  Mais 
nous  avons  les  textes.  En  prose,  les  bons  manuscrits 
ne  manquent  jamais  de  suivre  la  règle  ;  aucune  mé- 
prise n'est  commise,  et  la  terminaison  ^re  appartient 
au  sujet;  la  terminaison  eor,  au  complément  des  verbes 
et  des  prépositions.  Chez  les  poètes,  il  n'est  pas  rare  de 
rencontrer  des  infractions;  c'est  ord  inairement  le  régime 
qui  est  employé  en  lieu  et  place  du  sujet;  le  contraire 
n'arrive  jamais,  ou  presque  jamais.  En  ce  fait,  on  con- 
sidérera deux  points  :  d'abord  que  toute  poésie  a  ses 
licences,  et  que  les  licences  furent  très-grandes  dans 
des  langues  qui  n'avaient  qu'un  court  passé  derrière 
elles,  et  où  la  gent  lettrée  faisait  gloire  de  s'adonner  à 
l'idiome  savant;  ensuite  que,  dans  ce  genre  de  licences, 
la  poésie  obéissait  à  la  tendance  même  qui  devait  abou- 
tir, après  un  ou  deux  siècles,  à  l'effacement  d'une  des 
deux  formes,  et  à  la  conservation  unique  de  celle  qui 
représentait  le  régime. 

Les  comparatifs  suivent  même  condition.  GrâncUor^ 
graindre,  grandiôre,  greigneur;  mélior^  mieudre,  me- 
liôre,  meilleur;  péjor^  pire,  pejôre,  pior;  major,  maire, 
majore,  major;  bellàtior,  bellaire,  bellatiôre,  bellazor, 
en  provençal;  minor,  moindre,  minore,  meneur  ou 
mineur. 

Pâstor  donne  pastre,  et  pastôre donne  pasteur.  Tous 
les  deux  ont  été  conservés  dans  le  français  moderne  ; 
il  y  a  peu  d'autres  exemples  de  cette  coexistence. 

J'ai  quelques  observations  à  présenter  sur  le  mol 
traître.  En  ancien  français,  il  est  tra:itre  au  sujet,  trai' 
tor  au  régime.  L'accentuation  latine  est  tràditor;  mais, 


ET  LE  FRAGMENT  DE  VALENCIENNES  3ôi 

pour  retrouver  la  forme  française,  il  faut  supposer 
qu'au  moment  où  le  mot  roman  naquit,  la  syllabe  di 
s'était  allongée  par  assimilation  avec  la  forme  en  ator; 
que,  par  conséquent,  l'accent  s'élait  déplacé,  et  qu'on 
disait  traditor,  d'où  tràitre.  On  est  très-porté  à  consi- 
dérer traître  comme  dû  à  une  contraction  de  traître; 
ces  sortes  de  contractions  sont  très-fréquentes  dans  le 
fiançais  moderne  par  rapport  au  français  ancien 
Pourtant,  si  l'on  voulait  rendre  traditor  di^cc  son  accent 
véritable  en  langue  d'oïl,  on  ne  trouverait  que  traître, 
d'où  Ton  supposerait  que  traître  et  traître  sont  deux 
formes  contemporaines,  la  première  répondant  à  la 
véritable  accentuation,  la  seconde  à  la  fausse  accen- 
tuation. Cela  est  loin  d'être  sans  exemple  :  voyez  plaire 
et  plaisir  :  plaire,  de  plûcere,  fausse  accentuation,  et 
plaisir,  de  placére,  accentuation  véritable. 

Les  noms  masculins  en  0,  oiiis,  ont  fourni  matière 
à  la  règle.  Lâtro,  lerre,  latrône,  larron  ;  fâlco,  faux, 
falcône,  faucon;  bâro,  ber,  barône^  baron;  gârcio,  gars, 
(jar  ci  une,  giwçon;  glulo,  gloz,  glouz,  glutône,  glouton, 
félo^  fel,  felône,  félon  ;  Hugo,  Hue,  llugue,  Hiigône, 
Ilugon;  draco,  drac ,  dracône,  dragon;  brâco,  brac 
(aujourd'bui  braque,  sorte  de  chien),  bracône,  bracon; 
brico,  hv'ic ^bricône,  bricon;  compânio,  coïn\)'à'u\,  corn- 
paniône,  compagnon.  En  provençal,  fer  et  feron  sup- 
posent un  adjectif  latin  féro,  ferône.  J'ai  cité  quelques 
mots  du  bas-latin;  ici,  ils  ont  la  môme  valeur  que  les 
mots  de  la  langue  classique. 

Puis  viennent  plusieurs  substantifs  de  la  troisième 
déclinaison  ,  qui  ont  une  syllabe  de  plus  à  l'ablatif 
qu'au  nominatif:  hômo,  hom,  hômine,  home;  cômes, 


532  LE  CHANT  D'EULALIE 

cuens  OU  cons,  comité^  comie;  âbbas,  abbc,  abbâte, 
abbé;  infans^  cnk^infânte^  enfant;  senior^  s'ire^ seniôre^ 
seigneur;  clux^  dus,  duce^  duc;  rex^  rois,  rége^  roi; 
fidélis^  fcels,  fideli^  fecl  ;  le(jûUs^  leals,  lefjâli^  Ical; 
présbijter^  preslre,  presbytero^  pro voire  (le  mot  est  do 
la  deuxième  déclinaison  ;  mais,  prenant  une  syllabe  de 
plus  au  régime,  il  se  comporte,  pour  la  langue  d'oïl, 
comme  un  nom  de  la  troisième);  népos^  niés,  nepôte^ 
nevou  ou  neveu  :  antecessor^  anccstre,  antecessôre,  an- 
cessor. 

Les  noms  féminins  en  as ,  atîs  ont  généralement 
perdu  la  forme  du  sujet;  il  ne  leur  reste  plus  quecelle 
du  régime.  Cependant,  trois  font  exception:  paupértas^ 
poverle,  paupertûte^  poverlé;  potéstas^  poeste,  potes- 
tâte^  poesté  ;  civitus,  cit, riyi/d/e, cité.  Cest  ainsi  que, 
si  les  exemples  nous  eussent  manqué,  nous  aurions 
formé  ces  noms  d'après  l'accent  ;  c'est  ainsi  que  les 
textes  nous  les  présentent.  Mais,  d'une  part,  étant  iso- 
lés, la  signification  de  la  double  forme  s'est  oblitérée , 
et,  d'autre  part,  la  terminaison  en  té  ayant  prévalu,  la 
langue,  pour  y  former  un  sujet,  y  appliqua  la  règle 
de  ïs. 

Je  ne  connais,  pour  les  noms  en  or,  om,  que  deux 
cas  où  la  double  forme  ait  été  conservée;  c'est  cd/or, 
caure,  calôre,  chaleur;  sôror,  suer  ou  sœur,  sorôre, 
sereur.  Partout  ailleurs,  les  traces  en  ont  été  effacées. 
11  serait  fort  aisé  de  restituer  les  formes  du  sujet,  le 
procédé  de  la  langue  étant  désormais  bien  connu;  ce 
serait  pour  do/or,  dolôre,  doulre  et  douleur;  pour  pa- 
vôr,  pâvore,  paure  et  paeur,  et  ainsi  de  suite. 

Les  noms  féminins  en  iis,  utis,  et  io,  ionis,  n'ont, 


ET  LE  FRAGMENT  DE  VALENCIENNES.  335 

dans  les  textes  qui  nous  sont  parvenus,  qu'une  forme, 
et  c'est  celle  du  régime,  vertu^  oraison.  Mais  ces  textes 
sont  relativement  récents,  et  je  ne  doute  pas  que,  si 
nous  pouvions  remonler  assez  haut,  nous  trouverions 
la  forme  du  sujet-  Elle  serait  pour  virtus^  verts,  et  pour 
orâlio^  oraise. 

Le  Fragment  de  Valenciennes^h  ce  point  de  vue,  nous 
donne  une  forme  qui  mérite  d'être  notée.  On  sait  que 
caput  a  fait  chef.  Dans  les  textes  du  douzième  et  du 
treizième  siècles,  chef  est  le  régime,  et  chefs  ou  plutôt 
chés  est  le  sujet.  Mais  le  Fragments,  au  régime,  cheve, 
qui  répond  à  capite.  De  sorte  que,  tandis  que,  aux 
douzième  et  treizième  siècles,  on  appliquait  la  règle 
de  l's,  pour  avoir  les  deux  cas,  au  mot  chef,  seule 
forme  du  mot  ca/mi,  dans  le  dixième  siècle  on  avait 
pour  le  régime  une  forme  distincte  qui  n'avait  pas  be- 
soin de  Vs.  Un  fait  semblable  m'est  fourni  par  un  pa- 
tois; les  patois  ont  gardé  des  archaïsmes,  dont  quel- 
ques-uns remontent  très  haut.  P^c^m5  avait  donné  piz, 
qui  valait  pour  les  deux  cas.  Le  patois  de  Genève  a 
pètre  ou  peitre,  qui  signifie  gésier,  estomac,  et  qui  ré- 
pond à  pectore,  d'où  l'on  peut  conclure  qu'avant  les 
siècles  littéraires,  qui  n'avaient  que  piz,  la  lang,ue 
avait  les  deux  formes  piz  et  peitre,  faisant  l'office  des 
deux  cas.  Ce  sont  ces  deux  exemples,  cheve  et  peitre, 
qui  m'ont  poilé  à  croire  que,  dans  la  langue  d'oc  et 
celle  d'oïl,  le  cas  régime  dérivait  non  de  l'accusatif 
latin  (car  ici  l'accusatif  était  caput  et  pectns,  semblable 
£u  nominatif),  mais  du  datif  ou  de  l'ablatif,  cavité,  pec- 
tore;  mais  cela  importe  peu. 

Voilà  ce  que  la  troisième  déclinaison  latine  avait  fait 


551  LE  CHANT  D'EULALIE 

pour  la  langue  d'oc  et  la  langue  d'oïl.  La  seconde  dô* 
clinaison,  n'ayant  aucun  déplacement  d'accent,  ne 
potivait  se'  inarquer  dans  ces  langues  de  la  même  fa- 
çon. Mais  une  ])articularité  suppléa  ce  qi^i  y  man- 
quait d'ailleurs.  Les  noms  qui  y  appartiennent  ont  une 
s  au  sujet  et  une  autre  consonne  au  régime.  Cela  suffi- 
sait; cabâllus  donna  chevals  ,  et  cabâllum  ou  cahûllo 
donna  cheval;  et  la  distinclion  des  deux  cas  se  trouva 
clairement  établie.  Dans  celte  sorte  de  noms,  pour  le 
régime,  la  langue  avait  à  choisir  entre  deux  formes: 
une  forme  à  terminaison  masculine  et  une  forme  à  ter- 
minaison féminine.  C'est  ainsi  que,  dômïnus  ayant 
produit  don%  ou  danz^  domino  produisit  dant  ou  dame. 
Les  textes  offrent  des  exemples  de  Tun  di  de  l'autre 
pour  ce  mot  et  pour  d'autres.  Le  genre  neutre  ayant 
disparu,  les  noms  qui  y  appartenaient  se  fondirent 
parmi  ceux  du  masculin,  et  on  peut  admettre  que  le 
bas-latin  a  dit  bracliius;  du  moins,  le  mot  correspon- 
dant est  bras  au  sujet  elbrach  au  régime.  En  tout  cas, 
on  voit  d'une  façon  indubitable  qu'au  moment  où  la 
langue  d'oïl  naissait,  le  latin  avait  conservé,  dans  cette 
déclinaison,  deux  cas,  le  sujet  avec  Vs  et  un  régime 
sans  s.  Cette  époque,  où  le  latin  avait  encore  ces  deux 
cas,  est  antérieure,  philologiquement,  à  celle  où  il 
n'avait  qu'un  seul  cas,  celui  du  régime;  condition  pos- 
térieure qui  fut  celle  où  naquirent  l'italien  et  l'espa- 
gnol. 

Là  où  la  troisième  déclinaison  était  parisyllabique, 
a  solution  était  la  môme  que  pour  la  seconde  :  caidis, 
caule^  chois  etchol,  que  nous  disons  chou;  punis,  pane, 
pains  et  pain.  La  quatrième  déclinaison  et  la  cinquième 


ET  LE  FRAGMENT  DE  VALENCIENNES  335 

n*ofTraient  non  plus  aucune   difficulté  particulière  : 
manus,  manu^  mains  et  main;  dies^  rfîe,dis  etdi. 

3Iais  il  n'en  est  pas  de  même  de  la  première  décli- 
naison. Là,  point  de  déplacement  d'accent,  comme 
dans  la  plupart  des  mots  delà  troisième  ;  point  d'.s  qui 
distingue  du  régime  le  sujet,  comme  dans  la  seconde. 
Si  hestia  donne  heste^  beste  est  également  donné  par 
l'accusatif  ou  l'ablatif.  La  langue  aurait  pu  songer  à  y 
introduire  la  règle  deïs  et  à  marquer  une  différence 
entre  les  deux  cas;  mais  le  sentiment  de  l'origine  de 
cette  s  était  trop  présent  pour  qu'une  pareille  extension 
eût  aucune  chance  de  se  glisser.  Le  fait  est  que  les 
noms  appartenant  à  la  première  déclinaison  de- 
meurèrent privés  de  la  distinction  dont  il  s'agit. 
Pourtant  il  y  eut,  je  crois,  un  effort  singulier  pour  y 
arriver.  On  trouve  dans  les  textes  Berte  nu  sujet,  et 
Bertain  au  régime,  Eve  au  sujet  et  Evain  au  régime 
P'mte^  nom  de  la  poule  dans  le  Benart^  au  sujet  et 
Pintain  au  régime,  ante  au  sujet  et  antain  au  régime. 
Je  serais  tenté  d'y  joindre  nonne  et  nonnain;  mais  je 
n'ai  pas  d'exemples  sur  l'emploi  de  ces  mots  dans  l'an- 
cienne langue.  Comment  expliquer  ces  formes  ?  Il  ne 
faut  pas  voir  dans  la  terminaison  «in  l'équivalent  d'une 
finale  ana;  una  donnerait  nécessairement  une  termi- 
naison féminine,  aine  :  fontanay  fontaine;  campana, 
campaignc;  sana^  saine,  etc.  Une  terminaison  mascu- 
line en  ain  correspond  à  amen  :  œramen,  airain,  ma- 
îeriamen,  merrain;  ou  k  anem  .  panem^  pain.  Donc 
l'équivalent  bas-latin  de  Evain  serait  Evanem;  sorte  de 
compromis  barbare  entre  la  première  déclinaison  el 
la  cirHjuième,  entre  rosam  et  diem.  Au  reste,  rem  a 


33C  LE  CHANT  D'EULALIE 

donné  rien.  Telle  est,  de  ce  fait  singulier  de  notre  vieille 
langue,  l'explicalion  que  je  propose  à  ceux  qui  s'occu- 
pent des  petits  problènnes  de  grammaire. 

Je  range  encore  parmi  les  marques  d'une  haute 
antiquité,  c'est-à-dire  d'un  temps  où  le  latin  n'était  pas 
encore  défait  complètement,  les  locutions  suivantes  : 
Tens  pascoi\  geste  Francor,  la  gent  paienor,  le  tens  an- 
cianor.  La  geste  Francor^  c'est  gestaFraticorum  ;  la  gent 
paienor^  c'est  gens  paganorum;  le  tens  ancianor,  c'est 
temptis  antianorum.  Francor  et  paienor  sont  évidem- 
ment des  génitifs  latins  conservés  avec  leur  emploi 
dans  la  nouvelle  langue.  Pour  ancianor,  Raynouard  y 
voit  un  comparatif,  et  il  le  traduit  par  temps  plus  an- 
cien. Mais,  d'une  part,  dans  les  exemples  rapportés, 
il  n'y  a  aucune  signilicalion  comparative,  et,  d'autre 
part,  l'analogie  avec  francor  et  paienor  montre  qu'il 
s'agit  du  génitif  pluriel  de  l'adjectif  bas-latin  anlianus. 
Reste  pascor,  qui  est  tout  autrement  difficile.  D'après 
Raynouard,  pascor  se  rapporte  au  verbe  pascere, 
sans  qu'il  dise  pourtant  de  quelle  façon.  Il  faut  sa- 
voir que  pascor,  très-usité  dans  la  langue  poétique 
pour  signifier  printemps  et  verdure,  a  quitté  la  lo- 
cution toute  faite,  tens  pascor,  et  est  devenu  un  sub- 
stantif soumis  à  la  règle  commune.  M.  Ampère  y  a 
vu  un  gèr.ilif  pluriel  de  pascha;  pûque  coïncidant  en 
effet  avec  le  commencement  du  printemps,  el  ayant 
pu,  dès  lors,  è(re  prise  par  les  poètes  avec  le  sens  de 
printemps.  Une  difficulté,  c'est  que  pihiue  se  dit  en 
latin  :  pascha,  paschse,  de  la  prcmièi'e,  ou  pascha, 
\)(ischaris,  de  la  troisième.  Mais  qu'on  ait  employé 
pascha  au  pluiicl,  c'est  ce  que  permet  de  .'apposer  le 


El  Î;E  FRAGMENT  DE  VAlENCIENNES.  53Î 

françv^is,  où  Ton  dit  :  les  pâques;  et  que  pascha^  neutre, 
ait  été  décliné  au  pluriel  sur  la  seconde,  et  non  sur  la 
troisième,  c'est  ce  qui  peut  être  admis.  J'ajouterai 
qu'on  a  trouvé,  bien  que  rarement,  le  mot  écrit  avec 
une  h  :  paschor.  M.  Diez  objecte  à  celte  élymologie 
deux  raisons  :  d'abord,  que  pascor  est  un  substantif 
comme  les  autres,  et  qu'on  dit  aussi  bien  tens  de 
pascor  que  tens  pascor.  Cela  est  vrai;  mais  il  est  loisible 
de  penser  qu'un  mot  dont  les  poètes  usaient  si  fré- 
quemment a  fini  par  obéir  au  besoin  qu'ils  avaient  de 
satisfcure  à  la  mesure,  et  par  ajouter  une  licence  de 
plus  à  toutes  celles  qu'ils  se  permettaient.  Ensuite  il 
rappelle  qu'en  provençal,  on  dit  :  temps  de  nadalor, 
temps  de  noël.  Cette  locution  provençale,  formée  sur 
le  modèle  de  tens  pascor,  montre  que,  dans  l'opinion 
de  celui  qui  la  mit  en  œuvre,  pascor  était  pâques* 
M.  Diez  observe  que  nadalor  ne  répond  à  aucun  génitif 
pluriel,  puisque  noë/,  en  français,  et  natal^  en  pro- 
vençal, proviennent  de  natalis,  dont  le  génitif  pluriel 
serait  natalium.  Aussi  je  ne  veux  pas  voir  dans  nadalor 
un  génitif  pluriel,  mais  un  mot  formé,  et  mal  formé, 
sur  l'exemple  de  pascor.  Ces  mauvaises  formations  se 
trouvent  ailleurs  que  dans  le  provençal,  et  jai  rencon- 
tré, dans  des  textes  de  langue  d'oïl,  contor  pour 
comtes,  et  autres  noms  que  le  trouvère  avait  affublés 
d'une  terminaison  en  or,  sans  autre  droit  qu'une  fausse 
assimilation  avec  francor  et  paienor.  Ce  qui  parait  le 
plus  probable,  c'est  que  pascor  représenta  pascuorum, 
le  temps  des  pâturages,  et  par  conséquent  le  prin- 
temps; Vu  en  cette  situation  disparait  souvent.  Quoi 
qu'il  en  soit  de  pascor,  je  m'en  tiens  aux  incontestables 

II.  22 


338  LE  CHANT  D'EILAUE 

francor,  linienor  et  ancianor^  pour  élablu*  que,  quand 
ces  locutions  se  sont  i'ormécs,  le  génitif  pluriel  latin 
existait  encore. 

Si  on  se  reporte  à  ce  qui  est  reconnu  comme  décli- 
naison dans  les  langues  classicpies,  c'est-à-dire  une 
série  de  flexions  toujours  les  mêmes  pour  chaque  dé- 
clinaison, on  Yoil  que,  dans  le  provençal  et  le  vieux 
français,  il  n'y  a  rien  de  pareil.  Ces  deux  idiomes  n'ont 
point  de  paradigme  suivant  lequel  chaque  substantif  se 
décline.  Comment  pourrait-on  en  établir  un  avec  c/i^- 
valSj  cheval.,  hom^homej  lerre^  larron,  abbe,  abbé,  cuens, 
comte,  enfe,  enfant,  nïez,  neveu,  sire^  seigneur^  suer, 
seror,  donere,  f/o?jt^or?  Gomment  former,  avec  ces  dé- 
sinences, une  ou  plusieurs  déclinaisons?  Il  faut  donc 
ici  remonter  à  un  autre  principe  que  celui  qui  déter- 
mina, dans  les  langues  classiques,  la  production  des 
cas.  Bien  ([ue  le  latin  eût  perdu  le  sens  des  flexions,  ces 
flexions  en  avaient  eu  un  ;  elles  avaient,  en  s'aggluti- 
nant,  réglé  la  signification  et  l'emploi  des  mots 
comme  sujets  ou  comme  régimes,  et  imprimé  dans 
l'esprit  des  hommes  qui  le  parlaient  la  valeur  de  ces 
notations,  si  bien  que  nul  ne  pouvait  les  changer,  et 
qu'elles  étaient  régulièrement  observées.  C'est  dans 
l'agglutination  de  désinences  significatives  que  gît  la 
vertu  qui  créa  la  déclinaison  latine.  Mais  la  langue  d'oc 
et  la  langue  d'oïl  ne  possédèrent  rien  de  pareil,  sauf 
dans  les  verbes,  où  elles  produisirent  un  futur  et  un 
conditionnel  de  leur  cru  ;  la  seule  trace  de  cette  faculté 
que  j'y  remarque  appartient  à  la  langue  d'oïl,  et  est 
l'existence  des  noms  Evain,  Bertain,  antain,  si  tant 
2SÎ  que  j'aie  rencontré  juste  dans  l'exphcation  que  je 


ET  LE  FRAGMENT  DE  VALENCIENNES.  339 

viens  d'en  essayer.  La  cause  qui  fit  que  le  provençal 
et  le  vieux  français  eurent  deux  cas  était  non  pas  en 
eux,  mais  dans  le  latin.  H  se  trouva  que,  chez  ce  der- 
nier idiome,  un  bon  nombre  de  mots  déplaçaient  leur 
accent,  suivant  qu'ils  étaient  au  sujet  ou  au  régime  ; 
et,  comme  la  syllabe  accentuée  du  latin  a  été  le  pivot 
autour  duquel  le  mot  roman  s'est  constitué,  cette 
double  forme  fut  çmpreii)te  dans  le  provençal  et  le 
vieux  français.  De  là  deux  cas  véritables,  mais  sans 
véritable  déclinaison,  puisqu'il  ne  serait  pas  possible 
d'en  tracer  un  paradigme,  et  que,  si  l'on  \oulait  dé- 
cliner un  mot  de  ces  deux  langues  qui  appartiendrait 
à  la  catégorie  en  question,  il  ffuidrait  se  régler,  non 
sur  les  formes  romanes,  mais  sur  Taccent  latin. 

Il  se  trouva  aussi  qu'une  des  plus  importantes  dé- 
clinaisons latines,  la  seconde,  et  une  notable  partie  de 
la  troisième,  avaient,  non  pas  un  déplacement  d'ac- 
cent, mais  au  sujet  une  s  qu'au  réginie  elles  rejetaient. 
Celle  distinction  s'inscrivit  fidèlement  dans  le  pro- 
vençal et  le  français.  Mais  cela  était  encore  un  accident 
qui  dépendait  du  lalin,  et  non  de  la  langue  nouvelle, 
ce  qui  se  manifeste  à  la  prenf)fère  vue,  quand  on  con- 
sidère, non  pas  le  sujet,  qui  a  toujours  Vs  d'ordon- 
nance, mais  le  régime,  qui  a  toutes  les  désinences 
possibles  :  danz  et  dant,  roi^  et  im,  chevals  et  cheval^ 
sers  et  serf^  cJiols  et  chol^  etc.  La  présence  de  Vs  ne 
vient  pas  plus  créer  une  déclinaison  proprement  dite 
que  n'avait  fait  la  condition  du  déplacement  d'accent. 
Point  de  tinales  constamment  assignées  à  un  même 
emploi;  rien  n'y  dépend  de  l'invention  comme  allant 
à  bon  but  d'après  un  système  intuitif;  tout  s'y  rattache 


540  LE  CHANT  D'EULALIE 

à  une  langue  nnère  dont  les  types,  en  liant  en  con:ibi- 
naison,  perdentleur uniformité  grammaticale. 

Maintenant,  pour  que  Ys  du  sujet  dans  certains 
mois,  et  le  déplacement  de  Taccenl  dans  certains 
autres,  aient  agi  sur  le  provençal  et  le  vieux  français, 
il  faut  bien  que,  au  moment  où  la  langue  d'oc  et  la 
langue  d'oïl  se  formaient,  ces  deux  conditions  aient 
encore  subsisté  dans  le  latin.  L'accent  ne  se  marque 
que  quand  il  s'entend;  1*5  ne  se  conserve  que  quand 
le  son  qui  lui  est  propre  frappe  l'oreille.  Comment, 
dans  les  populations  gallo-romaines,  les  gens  qui 
parlaient  la  langue  vulgaire  auraient-ils  su  autrement 
qu'il  y  avait  un  s  à  cabaUus  et  point  à  caballo,  et  que 
donator  avait  l'accent  sur  na,  et  donatore  l'accent  sur 
to  ?  Cela  ne  souffre  aucun  doute.  Le  latin,  ruiné  déjà, 
ne  Tétait  pas  autant  que  quand,  cette  distinction 
étant  tout  à  fait  abolie,  il  n'y  eut  plus  qu'une  dési- 
nence, par  exemple,  pour  l'italien,  cavalîo,  donatore, 
el,  pour  Tespagnol,  caballo,  donador. 

Il  s'en  faut,  je  l'ai  noté,  que  tous  les  mots  latins 
aient  passé  par  cette  filière  ;  et  plusieurs  catégories, 
qui  pourtant  déplaçaient  l'accent,  n'ont  qu'une  forme 
dans  le  provençal  et  le  vieux  français.  On  sait  que  la 
tendance  du  français  moderne,  par  rapport  au  français 
ancien,  est  de  laisser  perdre  le  cas  sujet,  et  de  con- 
server le  cas  régime.  Cette  tendance  fut  celle  qui  pré- 
sida à  la  formation  de  l'italien  et  de  l'espagaol;  ces 
langues  n'ont  gardé  que  le  cas  régime.  Entre  le  latin 
et  ces  idiomes,  une  place  mitoyenne  est  occupée  par 
le  provençal  et  le  vieux  français.  Quand  ils  se  sont  for- 
mes^ tout  le  latin  n'était  pas  réduit  au  seul  cas  régime; 


ET  LE  FRAGMENT  DE  VALENCIENNES  341 

mais  tout  le  latin  n'avait  pas  maintenu  le  cas  sujet , 
il  serait  inexact  de  dire  qu'il  était  réduit  aux  deux  cas; 
non,  la  ruine  était  plus  avancée;  les  deux  cas  subsis- 
taient pour  une  partie;  il  n'en  restait  plus  qu'un  pour 
une  autre  partie.  Tel  est  l'état  du  latin  que  nous  repré- 
sentent le  provençal  et  le  vieux  français.  Par  ce  côté, 
on  peut  se  figurer  ainsi  la  dégradation  du  latin  :  la 
tendance  à  la  suppression  des  cas,  sauf  celui  du  ré- 
gime, commença  par  ramener  tout  à  deux  ;  puis, 
agissant  toujours,  elle  scindâtes  mots,  garda  aux  uns 
leur  double  flexion,  et  l'ô'.a  aux  autres;  c'est  dans  cet 
intervalle  que  la  langue  d'oc  et  la  langue  d'oïl  naqui- 
rent; enfin,  elle  en  vint  jusqu'à  l'uniformité  com- 
pléle,  il  n'y  eut  plus  de  mot  qui  eut  deux  désinences, 
et  c'est  alors  que  se  dégagèrent  l'italien  et  Tespagnol. 
Maintes  fois  on  est  frappé  de  la  persislance  avec 
laquelle  la  tradition  latine  s'est  fait  sentir  en  des  temps 
et  chez  des  gens  où  l'on  aurait  pensé  qu'elle  était 
éteinte  depuis  des  siècles.  Dans  quelques  (extcs,  les 
noms  féminins  en  e  muet,  qui  proviennent  de  noms 
de  la  première  déclinaison  latine,  sont  écrits  au  sujet 
pluriel  sans  5,  contre  l'habitude  orthographique  de 
ces  temps,  qui  donne  \s  à  ces  substantifs.  Cette  ha- 
bitude est  incontestable,  et  telle  est  la  règle;  mais 
ce  serait  juger  précipitamment  que  de  voir  une 
faute  de  xiopiste  dans  l'omission  de  cette  s.  Cette 
prétendue  faute  coïncide  trop  bien  avcclt  pluriel  la- 
tin, qui  n'a  point  d'ij  (bestix^-  rosx)^  pour  qu'on  ne 
la  justifie  pas.  Régulièrement,  dans  le  vieux  français, 
ces  mois  n'en  devaient  pas  avoir.  Les  causes  de 
l'orlhographe  française   étaient    dans    l'orthograLilie 


342  LE  CHANT  D'EULÂLIE 

latine  ;  c'est  là  ce  qui  a  donné  à  cette  langue  nouvelle, 
au  milieu  des  incertitudes  et  des  tâtonnements  pour 
l'écrire,  un  système  d'orthographe  dont  le  type  est 
aisé  à  imaginer  ;  type  duquel  les  gens  lettrés  se  rap- 
prochaient, et  duquel  s'écartaient  grossièrement  les 
copistes  ignorants. 

Quand  le  latin  fut  éteint  définitivement,  et  que  la 
langue  vulgaire  en  eut  pris  la  place,  cette  langue  sortit 
de  son  berceau  avec  le  caractère  qui  lui  était  propre. 
Ce  caractère,  c'est  d'avoir  deux  cas,  se  distinguant 
ainsi  du  latin,  qui  en  a  plusieurs,  et  du  français  mo- 
derne, qui  n'en  a  point.  Comme  le  jeune  animal  qui, 
à  peine  venu  au  monde,  sait  instinctivement  user  de 
>*:es  membres,  de  même  la  jeune  langue,  instinctive- 
ment aussi,  mit  en  jeu  ses  aptitudes;  et  son  premier 
soin  fut  d'organiser  cette  fonction  de  deux  cas  qui  lui 
était  échue  par  héritage.  C'est  alors  que  la  règle  de  1'^ 
s'établit;  elle  se  formula  même;  du  moins  nous  avons, 
non  pas  en  langue  d'oïl  (là  les  documents,  s'ils  ont 
existé,  ont  péri),  mais  en  langue  d'oc,  des  livres  qui 
l'enseignent  comme  syntaxe.  Dans  le  genre  de  décli- 
naison, sans  exemple  ailleurs,  je  crois,  qui  se  fonda 
alors,  et  qui  n'avait  que  des  désinences  tout  a  fait  ac- 
cidentelles, Ys  apparut  comme  ce  qui  était  plus  sen- 
sible et  plus  fixe.  D'où  la  tendance  qu'eurent  les  co- 
pistes ou  les  grammairiens  à  l'ajouter  là  où  elle  était 
inopportune.  Mais  il  y  eut  toujours  des  gens  qui 
surent,  par  tradition,  que  donere^  lerre,  hom^  etc.,  ne 
comportaient  point  cette  lettre,  et  que  ces  mots  y 
étaient  soustraits  par, leur  formation  originelle.  A  ce 
point  de  vue,  on  comprend  pourquoi  les  manuscrits 


ET  LE  FRAGMENT  DE  TALENCIENNËS.  5i3 

diffèrcnf  et  pourquoi  récriture  oscille  entre  les  deux 
impulsions,  l'une  \enant  de  la  tradition,  l'autre  venant 
de  la  régularité  systématique.  La  tradition  voulait 
conserve»*  l'ancienne  orthographe,  et  elle  avait,  de  son 
c(Mé,  la  raison  grammaticale;' la  régularité  voulait 
que,  passant  par-dessus  la  condition  étymologique,  on 
simplifiât  les  choses  en  munissant  de  Ys  chaque  sub- 
stantif employé  au  sujet.  Qu'on  ne  s'étonne  donc  paé 
des  divergences  qu'à  cet  égard  présentent  les  manu- 
scrits; on  n'a  qu'à  suivre  le  français  dans  son  passage 
du  seizième  au  dix-septième  siècle,  et  de  celui-ci  ail 
n(Mre,  et  l'on  assistera  à  de  non  moins  grandes  luttes 
entre  le  passé  qui  relient  et  l'avenir  qui  transforme. 

Toutes  les  langues  novo-lalines  ont,  sauf  les  fautes 
commises,  formé  leurs  mots  d'après  l'accent  latin  ;  cela 
est  la  règle.  Mais,  tandis  que  l'italien,  conservant  les 
mots  dans  leur  ampleur,  a,  par  cela  môme,  conservé 
l'accent  delà  langue  mère,  lé  français,  qui  cônlt'aôtait 
les  mots,  s'est  fait  un  accent  à  lui.  L'accentuation 
latine  affectant  la  pénultième  ou  l'antépénultième,  il  a 
fait  porter  la  sienne,  en  raison  des  contractions,  sur  la 
dernière  ou  l'avant- dernière.  Cet  avancement  delà 
syllabe  accentuée  vers  la  fin  du  mot  a  tout  transposé, 
de  sorte  qu'il  n'est  plus  possible  de  faire  concordèrj 
(  omme  on  le  peut  en  italien,  dans  un  même  mot  latin 
et  français,  l'accent  tonique.  Cela  se  voit  aussitôt  dans 
les  termes  ([ue  la  langue,  alors  qu'elle  avait  dépassé 
la  phase  de  formation,  a  voulu  emprunter  au  latin, 
soit  au  douzième  siècle,  soit  au  seizième,  Soit  de  notre 
temps.  Ces  termes  gardent  la  charpente  latine,  et  ne 
urennentpasla  charpente  française.  On  ne  peut  plus, 


544  LE  CHANT  DEULAUE 

à  cause  de  cette  transposition  de  l'accent  entre  le  fran- 
çais et  le  lalin,  faire  d'un  mot  latin  un  mot  vraiment 
français.  Voyez  la  différence  :  frcujilis  (avec  l'accent  sur 
fra)  a  donné,  dans  l'époque  organique,  frêle^  et,  dans 
l'époque  inorganique,  fragile.  Si  nous  voulions  au- 
jourd'hui, ce  qui  serait  très-aisé,  faire  passer  un  mot 
latin  par  le  moule  français,  nous  obtiendrions  un  pro- 
duit qui  ne  serait  pas  compris.  Ainsi  je  ne  connais 
pas,  dans  notre  ancienne  langue,  le  dérive  de  facilis; 
ce  serait  fêle;  mais  qui  comprendrait  fêle?  Il  fallut 
donc  àivc  facile,  compris  du  moins,  lors  de  son  intro- 
duction, par  ceux  qui  savaient  le  latin. 

L'accentuation  latine  étant  telle,  qu'elle  se  déplaçait 
dans  le  môme  mot  suivant  des  conditions  détermi- 
nées, et  deux  déclinaisons  latines  ayant  un  s  au  sujet 
sans  s  au  régime,  cette  double  particularité  s'est  in- 
scrite dans  les  langues  cisalpines,  à  l'exclusion  des 
langues  hispano-italiques.  On  est  donc  en  droit  de 
conclure  que  les  premières  représentent  un  état  du 
latin  autre  que  celui  qui  est  représenté  par  les  se- 
condes. Le  latin,  au  temps  des  unes,  avait  deux  cas; 
au  temps  des  autres,  il  n'en  avait  plus  qu'un.  C'est  là 
un  fait  historique  qui  me  paraît  appuyé  sur  de  bonnes 
preuves  et  que  je  me  suis  efforcé  de  mettre  en  lumière. 

5.  —  De  la  régularité  grammaticale  de  la  langue  d'otl  dans 
l'emploi  des  cas. 

La  langue  d'oïl  étant,  ainsi  qu'il  a  été  démontré, 
une  langue  à  deux  cas,  il  importe  à  l'objet  et  à  la  fin 
de  ces  études  de  considérer  comment  elle  use  de  cette 


ET  LE  FRAGMENT  DE  VALENCIEKIÎES.  345 

faculté,  moindre  qu'en  latin,  où  il  y  a  six  cas,  plus 
grande  que  dans  le  français  moderne,  où  il  n'y  en  a 
plus.  Pour  ce  faire,  je  prendra»  quelques  prn'a:3sd'un 
ancien  lexle;  ce  sera  de  la  prose,  afin  d'éliminer  les 
licences  qu'on  ne  peut  discuter  et  apprécier  que  quand 
la  règle  est  connue,  ainsi  que  dans  le  corps  vivant  on 
ne  se  rend  bien  compte  de  la  maladie  qu'à  la  condition 
de  s'ôlre  d'abord  rendu  compte  de  la  santé;  le  copiste 
saura  sa  langue,  autrement  on  s'exposerait  à  prendre 
pour  des  formes  toutes  les  irrégularités  de  l'ignorance 
individuelle  dans  la  syntaxe  et  dans  l'orthographe, 
l'époque  sera  telle  que  les  changements  imminents 
qui  firent  du  \ieux  français  le  français  moderne,  et 
qui  commencent  à  s'accuser  lortement  dans  le  quator- 
zième siècle,  n'auront  pas  encore  mis  leur  empreinte. 
Ces  conditions,  qu  il  n'est  pas  difficile  de  trouver,  je  les 
ai  dans  un  manuscrit  du  treizième  siècle  (Bibliothèque 
impériale,  tonds  français,  n»  7929),  qui  contient  un 
petit  traité  d'hygiène  rédigé  par  un  médecin  nommé 
Alebrant.  Examinons  donc  certaines  phrases  de  cette 
prose,  qui  est  évidemment  le  langage  vuigaiie,  avec  la 
syntaxe  et  l'orthographe  qu'on  employait  quand  on 
écrivait  sans  prétention,  mais  avec  correction.  Le  dia- 
lecte est  picnrd,  mais  cela  n'a  pas  d'importance  pour 
l'examen  dont  il  s'agit,  les  variétés  qui  distinguent  le 
dialecte  picard  étant  bien  connues  (par  exemple,  le 
pour  la)  et  laissant  intactes  les  règles  fondamentales. 
Ivo'^tre  5ire6- h  dona  (à  f  homme),  si  com  a  le  plus 
«  noble  créature  qui  soit,  une  science  k'on  apiele  phi- 
«  sike,  par  le  qiiele  il  gaidast  le  santé  qu'il  li  dona 
«  premieremetit  et  peust  encore  remouvoir  les  mala- 


34G  LE  CHANT  D'EULALIE 

«  dies.  Car  pbisike  es!  f:iitc  especimiment  pur  le  santé 
«  garder;  et  rj'entend^s  mie  que  pliisiqne  soit  science 
«  pur  Vonme  l'aire  vivre  tous  jours,  ains  est  UnUi  pur 
«  conduire  l'oume  jusque  le  mort  naturel.  Et  saclîiés 
((  que  mors  mitureus  si  est  en  lxx  ans  par  nature  etplus 
c(  et  mains  [moins],  si  com  il  plaist  noslre  signeiir.  Et 
«  si  vus  dirai  pur  coi  :  car  tant  com  li  ons  met  à  croistre 
«  en  force,  en  biauté  et  en  vigeur,  si  est  à  xxxv  ans; 
«  et  dont  convient  tant  de  tans  à  envillier  et  à  aler  à 
«  noient  (f"  2,  recto).  »  Le  lecteiu'  qui  voudr'a  suivre 
ce  texte  avec  moi  s'apercevra  bien  vite  qu'il  est  cor- 
rect, et  verra  en  quoi  cette  correction  consiste.  Noslre 
sires  est  au  sujet;  mais  quand  l'auteut^  se  sert  de  cci 
mot  au  l'égime,  il  ne  manque  pas  de  dire  nostresigneur: 
si  com  plaist  nostre  signeur.  On  reconnaît  du  même 
coup  pourquoi,  ce  qui  est  toujours  un  acboppemcrit 
pour  celui  qui  commence  à  lire  de  l'ancien  français, 
la  suppression  des  prépositions  à  ou  de  est  possible 
dans  le  complément  des  verbes  ou  des  substantifs.  La 
main  nostre  seigneur^  adorons  nostre  seigneur,  il  plaist 
nostre  seigneur  sont  trois  constructions  dont  la  correc- 
tion frappe  les  yeux,  dès  que  l'on  se  rappelle  que  sei 
gneur  représente  le  génitif,  le  datif,  l'accusatif  et  la- 
blatif  latins.  La  différence  entre  sire  et  seigneur  est  si 
grande  qu'à  peine  nous  paraissent-ils,  à  rous,  gens 
du  dix-neuvième  siècle,  une  double  forme  d'un  môme 
mot;  mais,  pour  les  gens  du  treizième,  telle  était  ia 
force  traditionnelle  de  l'origine  et  de  l'usage,  ou  un 
bomme  qui  savait  sa  langue,  non-seulement  n'bésitait 
pas  siu'l'iflentité  de  leur  signification,  mais  encore  ne 
commeltail  aucune  méprise  quant  à  la  place  que  i  un 


ET  LE  FRAGMENT  DE  VALENCIENNES.  54T 

OU  l'autre  devait  occuper  dans  le  discours.  Mais,  sitôt 
que  le  sentiment  de  cette  fonction  commença  de  s'ob- 
scurcir, les  prépositions  intervinrent;  et  l'on  se  mit 
à  dire,  en  dépit  du  cas  :  la  main  de  nostre  Seigneur^ 
plaire  à  nostre  Seigneur.  Ce  fut  là  l'origine,  dans  le 
français  ancien,  du  fi  ançais  moderne. 

Pas  plus  que  pour  sire  et  seigneur^  le  copiste  ne 
s'est  trompé  pour  homeei  homs;  l'un  est  expressément 
régime,  l'autre  est  expressément  sujet  :  pur  Tourne 
faire  vivre  et  tant  corn  li  ons  met  à  croistre.  Il  en  est  de 
même  de  mort  et  mors;  l'un  a  le  t,  l'aulre  a  Vs;  l'un 
sert  de  complément,  l'autre  est  au  nominatif.  L'adjectif 
naturel,  qui  y  est  joint  dans  les  deux  cas,  offre  aussi 
l'application  d'une  règle  latine  modifiée  à  la  française: 
dans  mort  naturel,  ne  prenez  point,  malgré  l'apparence 
due  à  notre  usage  moderne,  natur eljiouv  un  masculin; 
naturel  est  un  régime  des  deux  genres,  aussi  bien 
masculin  qutî  féminin,  ainsi  que  l'est  naturalem  où 
naturali  dans  la  langue  dont  il  dérive.  Le  sujet  est  na- 
tureus,  forme  parfaitement  régulière,  naturalisa  pour 
les  deux  genres,  donnant  naturals,  naturels^  prononcé, 
suivant  les  temps  et  suivant  les  dialectes,  naturaux  ou 
natureux.  C'est  en  verlu  d'une  règle  pareille  que  ce 
que  nous  disons  spécialement  est  dit  ici  especiaument; 
la  (inale  ment  étant  féminine,  especial  ou,  ce  qui  est 
équivalent,  especiauesl  en  accord;  tandis  que  danspre- 
mierement  l'accord  se  manifeste  de  la  même  façon 
qu'aujourd'hui,  premier  \cn'jn[  de  primarius,  et  étant 
par  conséquent  un  adjectif  à  deux  ilexions,  l'une  pour 
le  masculin  et  l'autre  pour  le  féminin. 

Nous  connaissons  maintenant  assez  bien    la  gram 


548  LE  CHANT  D'EULALIE 

maire  de  la  langue  d'oïl  pour  faire  la  critique  d'un 
texte.  Celui-ci,  bien  que  vraiment  correct,  peut  pour- 
tant être  l'objet  de  deux  observations.  Li  sires  el  H  ons 
ont  Vs  du  sujet;  or,  nous  savons  que,  grammaticale- 
ment, celle  s  ne  leur  appartient  pas,  et  que,  dans  ces 
mots,  la  fonction  du  sujet  est  suffisamment  marquée 
par  leur  dérivation  du  sujet  lalin  senior  et  homo;  aussi 
beaucoup  de  textes  s'absliennent-ils  de  mettre  ici  Vs; 
mais  nous  savons  aussi  que  l'esprit  de  régularité  systé- 
matique entraîna  maint  copiste  et,  dirai-je,  maint 
grammairien  à  doter  de  Vs  tout  sujet,  quelle  que  fût 
l'origine  du  mot  et  son  mode  de  formation.  Cette  or- 
thographe est  donc  non  une  faute,  mais  un  système 
qui,  perdant  de  vue  ou  laissant  de  côté  l'étymologie, 
rend  général  un  certain  signe  partiel  du  sujet.  On  n'en 
doit  pas  dire  autant  de  phisike  par  le  quele^  el  une  ex- 
cuse manque;  quele  devrait  être  quel;  car  quaUs  appar- 
tient à  ces  adjectifs  qui  n'ont  qu'une  terminaison  pour 
les  deux  genres.  Ceci  est  une  vraie  faute;  et  on  y  re- 
connaît une  de  ces  transgressions  qui  acheminaient 
l'ancien  français  vers  le  français  moderne. 

«  Se  c'est  cose  que  sans r«ir  ne  pueton  vivre,  si  vous 
«  aprenderons  à  coimoislre  li  quels  airs  estboins  et  li 
«  quels  est  malvais,  pur  eslire  ce  k'est  boin  pur  santé 
«  garder.»  (F°3  recto.)  Dans  mr,  ce  n'est  point  la  latinité 
quia  fourni  Vs  du  sujet;  Vs  provient  uniquement  de 
la  règle  qui  s'était  introduite  et  généralisée.  Si  l'on 
avait  consulté  seulement  l'étymologie,  air  aurait  été 
le  même  au  sujet  et  au  régime;  mais  îa  langue,  étant, 
de  naissance,  une  langue  à  deux  cas,  en  était  venue  à 
combler  les  lacunes  qui  étaient  résultées  du  mode  de 


ET  LE  FRAGMENT  DE  VALENCIENNES.  349 

formation;  et  l'extension  systématique  de  Y  s  est  ia 
preuve  que  le  vieux  français  eut  vérilablcmcnt  le  sen- 
timent de  sa  syntaxe.  Les  grammairiens  anonymes 
qui  en  légularisèrent  la  forme  et  l'orthographe  y  con- 
çurent très-nettement  l'existence  et  l'emploi  des  deux 
cas.  Aussi  ne  manquèrent-ils  pas  d'y  assujettir  les  infi- 
nitifs pris  substantivement.  «  Et  doit  estre  plus  lonc  li 
«  dormirs  de  celui  qui  prent  assés  de  viande  que  de  celui 
«  qui  en  prent  pau  [peu];  et  cis  dormirs  doit  estre  de 
«  nuit  ne  mie  de  jor...  Et  soit  li  caves  (chevet)  du  lit 
«  haus  et  bien  couvers  de  dras;  car  ce  aide  moût  avoec 
«  le  dormir  à  cuire  le  (la)  viande.  »  (F°  7,  verso.)  C'est  la 
syntaxe  nouvelle  du  français  et  non  la  syntaxe  latine 
qui  détermine  l'orthographe  :  dormir  au  sujet  prend 
Vs  qu'il  n'a  pas  au  régime.  Ici  est  intervenu  ce  que 
j'ai  nommé  les  aptitudes  de  la  nouvelle  langue;  il  lui 
fallait,  par  sa  nature,  par  sa  manière  de  sentir  le  rap- 
port des  mots,  avoir  dans  tout  substantif  deux  emplois 
distincts  l'un  de  l'autre.  Chez  nous,  Fesprit  n'a  aucun 
besoin  d'une  différence  quelconque  entre  dormir  sujet 
et  (/onn/'r  régime;  mais,  chez  nos  ancêtres,  il  éprouvait, 
si  la  différence  n'était  pas  notée,  cette  impression  pé- 
nible que  cause  le  solécisme. 

A  côté  de  l'extension  de  \s  à  des  mots  qui,  étymo- 
logiquement,  ne  la  comportaient  pas,  se  trouve  l'ex- 
tension d'une  autre  iinalc  qui,  par  sa  forme  nette, 
se  prêtait  sans  peine  aux  combinaisons  analogues.  Je 
veux  parler  de  ère  et  eor,  répondant  aux  terminaisons 
latines  ator  et  atore.  Amator  donnait  alors  non  pas 
a'vinUur.ciin  est  un  mot  moderne,  niais  amere  au  sujet 
Cl  ameor  au  complément.  «  Cil  ki  a  les  iex  [yeuxj  gros  et 


550  te  CHANT  D'EULALIE 

<c  ^aans  et  trcinblaiis,  dit  notre  manuscrit,  si  est  Ions 
«  et  (le  grandi.'  vie  et  ameres  de  femmes.  »  (F"  69.)  Il  fut 
naturel  de  composer  sur  ce  modèle  des  mots  purement 
français  et  n'ayant  point  une  origine  latine.  «  Cil  kiales 
«  iex  enfoss^sct  petis  doit  estre  malicieuxet  eiujmieres; 
«  ki  les  a  lors  et  gros  si  est  sos  et  gnmsparleres,»  Engi- 
n'ieres  [trompeur]  et  parleres  [parleur]  sont  de  création 
française,  et  ne  proviennent  pas  du  latin;  mais  la 
langue,  quand  elle  les  créa,  était  sous  le  régime  syn- 
tactique  des  deux  cas;  c'était  sa  constitution;  et  elle 
imprimait  ce  caractère  aux  produits  nouveaux  qu'elle 
enfantait.  J'insiste  sur  ces  particularités, parce  qu'elles 
font  bien  sentir  la  nature  de  la  nouvelle  langue.  En 
regard  de  ce  que  nous  disons  parleur,  elle  avait  parlere 
et  parleor,  ne  se  méprenant  pas  sur  la  nécessité  gram- 
maticale qui  lui  imposait  ces  deux  formes,  et  ne  se 
méprenant  pas  davantage  sur  le  rôle  qu'elle  devait 
assigner  à  Tune  et  à  l'autre  ;  ou  du  moins,  quand  elle 
counnença  de  se  méprendre,  c'est  qu'il  survenait  dans 
l'esprit  des  hommes  et,  partant,  dans  le  régime 
syntactique,  un  nouveau  pas  vers  l'abolition  des  cas 
et  vers  la  simplification  de  ce  genre  de  relations. 

c(  Si  com  dist  Aristoteles,  on  doit  bien  savoir  que 
«  fins  est  Vimiudre  c.ose  en  totes  oevres,  car  por  le  [h]  fin 
«  fait  on  quank'  on  fait.  »  (F°  1,  verso.)  «  En  esté  et  en 
«  sictembre  doit  on  prendre  milleur  quantité  des 
«  viandes  légères.  »  (F''  5.)  Fins  au  sujet,  et  fin  au  ré- 
gime. Miuclre  au  sujet,  et  milleur  au  régime.  J'appelle 
surtout  l'attention  sur  les  formes  très-dissemblables, 
telles  que  mïndre  et  milleur.  Certes  bien  peu  parmi 
ceux  qui  écrivaient  devaient  savoir  que  miudre  déri- 


ET  LE  FRAGMENT  DE  VALENCÎENNES.  ^ 

vait  de  melioi\  et  surtout  comment  il  ea  dérivait,  tan- 
dis que  la  dérivalion  de  milleur  se  présemuii  à  celui 
qui  avait  une  teinture  du  latin.  Et  aujourd'hui  même, 
pour  reconnaître  Tétymologie  de  miudre  et  pour  l'éta- 
blir, il  faut  des  notions  précises  sur  la  fonction  de 
l'accent  et  sur  la  permutation  des  lettres;  il  faut  con)- 
prendre  que  miudre  ne  peut  \enir  de  meliorem^  x\ï 
milleur  de  melior;  il  faut  remarquer  que,  dans  melior^ 
l'accent  étant  sur  me,  le  mot  roman  a  été  nécessaire- 
ment melre^  d'où,  par  l'habitude  de  la  langue  d'as- 
sourdir \l.,meure;  d'où,  par  l'influence  de  Vi^mienre; 
d'où,  par  l'attraction  de  l'r  pour  le  d,  mieudre  ou  miu- 
dre. Quel  homme,  à  l'époque  où  l'on  distinguait  si 
bien  miudre  de  milleur,  était  capable  de  cette  analyse? 
Mais  la  tradition,  qui  remontait  directement  et  sapg 
interruption  à  melior  comme  sujet  et  à  meliore  comme 
régime,  guidait  celui  qui  parlait  et  écrivait.  Ces  deux 
fgrmes  sont  deux  fils  déliés,  mais  fidèles,  qui  nous 
mènent  au  latin  en  décadence,  et  qui  nous  font  tou- 
ciior  du  doigt  ce  qu'il  en  restait.  Melior  qI  melïore  sub- 
sistaient encore  avec  la  distinction  qui  y  était  atta- 
chée; la  langue  d'oïl  est  contemporaine,  non  pas  de 
l'un  ou  de  l'autre,  mais  de  tous  les  deux  considérés 
comme  cas  d'un  même  mot.  Elle  les  reçut,  les  garda, 
les  comprit,  les  employa.  Et  si  l'on  demandait  pour- 
quoi l'italien  n'a  que  mUilïorc,  et  l'espagnol  que  me- 
jor,  il  lîuidrail  répondre  qu'eux  sont  contemporains 
de  mehore,  et  qu'alors  melior  avait  disparu. 

Meilleur  amène  mieux,  dont  l'orthographe  ancienne 
est  miex  ou  mielz,  exactement  formé,  comme  on  le 
voit,  de  melius^  comme  l'autre  est  formé  de  melior.  En 


552  LE  CHANT  D'EULALtfc 

provençal,  cet  adverbe  est  mels,  meils,  miels  (ancien 
catalan,  mills).  Dans  le  français  comme  dans  le  pro- 
vençal, 1*5  de  melius  est  conservée.  Mais  si  l'on  passe  à 
l'italien,  on  trouve  meglio  sans  l's  de  rorii:inal.  Ce 
fait  isolé  aurait  peu  de  signification;  mais,  rapproché 
de  ceux,  si  nombreux,  où  l's  de  la  deuxième  et  de  la 
troisième  déclinaisons  latines  s'est  conservée  dans  la 
langue  d'oïl  et  dans  la  langue  d'oc,,  et  perdue  dans  l'i- 
talien, on  y  reconnaît  une  condition  générale  qui  est 
que,  lors  de  la  formation  respective  de  ces  idiomes,  le 
latin  avait  encore  ou  n'avait  plus  Ys  finale.  Mieux  et 
meijlio^  par  eux-mêmes,  ne  prouveraient  rien;  car  l'i- 
talien aurait  pu  ici  vouloir,  par  une  simple  préférence 
d'oreille,  une  terminaison  non  armée  de  la  sifflante 
du  mol  latin;  mais  il  ne  s'agit  plus  d'une  préférence 
d'oreille  quand  on  voit  la  langue  d'oc  et  la  langue 
d'oïl  ne  pas  se  méprendre,  dans  les  noms,  sur  la  si- 
gnification grammaticale  de  cette  sifflante,  et  avoir 
deux  cas  caractérisés  où  l'italien  n'en  a  qu'un  ou,  si 
l'on  veut,  n'en  a  plus.  Ces  remarques  nous  permettent 
de  discuter  un  autre  adverbe  dont  la  forme  n'est  pas 
sans  difficulté  :  il  s'agit  de  volontiers,  autrefois  volen- 
tiers.  L's,  que  nous  mettons  encore  aujourd'hui,  n'est 
pas  un  moderne  caprice  d'orthographe;  elle  est  d'ori- 
gine et  se  trouve  dans  les  plus  anciens  textes.  Le  pro- 
vençal n'est  pas  ici  aussi  constant  que  la  langue  d'oïl  ; 
il  a  tantôt  voluntiers,  et  tantôt  aussi  volontier  sans  Ys. 
Mais  l'italien  n'a  point  d'autre  forme  que  voleiitieri. 
Si  l'on  compare  le  français  et  l'italien,  on  voit  qu'un 
pluriel  seul  peut  satisfaire  à  la  double  exigence  du 
français  pour  Ys,  de  l'italien  poui'  l'i;  que  le  lalin  vo- 


ET  LE  FRAGMENT  DE  VALENCIENNES.  3p3 

limtarii  donnerait,  il  est  vrai,  volentieri  en  italien, 
mais  donnerait  en  français  volentier  sans  s;  et  que,  de 
cette  façon,  nous  sommes  conduits  à  mettre  derrière 
ces  deux  formes,  et  comme  leur  commune  origine,  le 
latin  coluntariis.  Maintenant  comment  expliquer  cet 
ablatif  pluriel?  On  sous-entendra  la  préposition  de 
(d'ailleurs  quelquefois  exprimée,  par  exemple  dans 
l'italien  di  leygieri^  où  leggieri  joue  le  même  rôle  que 
volentieri)  y  et  on  attribuera  à  voluntariis  un  sens 
substantif;  le  choix  du  pluriel  était  nécessaire  du  mo- 
ment qu'on  voulait  faire  un  adverbe;  autrement î;o/^îi- 
tier  sans  s  ou  volentiere  se  serait  confondu  avec 
i'adjectif.  C'est  pour  une  raison  semblable  que  nous 
écrivons  avec  une  s  l'adverbe  certes. 

«Quant  li  solausse  lieve qui  escaufe  legierement 

«  au  lever  ou  au  coucier  del  solel.  »  (^  5,  verso)  Le 
mot  soleil  ne  vient  pas  de  so/,  so/is,  ou,  pour  mieux 
dire,  n'en  vient  qu'indirectement  et  par  l'intermé- 
diaire d'un  diminutif,  soliculus^  qui,  ayant  l'accent  sur 
l'i,  a  produit  régulièrement  notre  substantif  dans  la 
langue  d'oc  et  dans  la  langue  d'oïl.  Ici,  dans  les  deux 
exemples  rapportés,  il  est  décliné  ainsi  qu'il  doit  l'ê- 
tre :  li  solaus,  le  solel.  Si  l'auteur  avait  mis  :  Qiumd  le 
solel  se  lieve,  et  au  lever  del  solaus^  il  aurait  parlé  in- 
congruement,  et  la  faute  aurait  paru  aussi  grande 
que  si  on  avait,  en  latin,  mis  solis  pour  so/,  et  sol 
pour  solis.  Mais  on  n'a  rien  à  craindre  de  pareil  d'un 
auteur  qui  écrit  en  prose,  et  d'un  copiste  qui  sait  sa 
langue.  Pourtant,  quelque  correcte  que  soit  la  décli- 
naison, il  est  aisé  d'y  noter  l'influence  qui  allait  dé- 
faire l'ancien  français,  comme  elle  avait  défait  Î8  latin, 

u  23 


554  LE  CHANT  D'EULALIE 

c'esl-Ardirc  l'introduction  de  la  préposition  à  côté  &^ 
cas,  et  bientôt  sa  substitution  complète,  qui,  rendra 
définitivement  le  cas  inutile.  L'auteur  a  évidemment 
commis  un  pléonasme;  il  n'avait  pas  besoin  de  dire 
au  couder  del  solel^  marquant  le  rapport  des  deux 
substantifs,  non-seulement  par  le  cas,  mais  aussi  par 
la  préposition  de-  il  lui  suffisait  de  mettre  au  couder 
le  solel,  le  cas  étant  justement  destiné  à  exprimer  ce 
qu'exprimerait  la  préposition.  Un  terme  semblable  à 
soleil  est  le  substantif  travail^  dont  nous  empruntons 
des  exemples  à  notre  manuscrit  :  «  Por  ce  que  li  tra- 
(f^vail  sont.assés  de  maintes  manières,  les  quels  il  con- 

«  vient  à  l'oume  faire  par  besoing de  ces  travals. 

«  n'entendons  nous  mie  à  dire mais  nous  vous  di- 

«  rons  Awtraval  qui  est  propres  à  le  santé  garder 

c<  car  trop  miex  valt  li  travals.  »  (f"  8)  Nous  avons  ici 
travail  dans  quatre  emplois  dilférents  :  travals  au  sujet 
singulier  et  au  régime  pluriel;  travail  au  régime  sin- 
gulier et  au  sujet  pluriel.  Quelque  difficiles  à  observer 
que  ces  distinctions  paraissent  au  premier  abord, 
elles  n'ont  rien  qui  gêne  l'auteur,  et  à  chaque  fois  il 
trace  la  forme  que  la  grammaire  de  la  langue  lui  im- 
pose. On  voit  que  ce  n'est  pas  un  caprice  qui  a  donné 
au  français  moderne  son  pluriel  travaux;  le  français 
moderne  n'a  point  créé  cette  forme,  il  l'a  trouvée  dans 
un  système  où  elle  avait  une  signification  déterminée; 
elle  est,  pour  lui,  un  débris  du  passé,  un  archaïsme 
rjccucilli;  le  caprice  ne  commence  que  dans  ce  ha^ard 
qui  a  fait  que,  conservée,  en  i^nç  certaine  catégorie  de 
m.ots,  elle  s'est  perdue  dans  une  catégorie  toute  ana- 
logue. Mais  on  sait  que,  quand  la  ruine  commence: 


ET  LE  FRAGMENT  DE  VALENCIENNES.  555 

dans  un  systènae  de  langue  et  de  grammaire,  une  cer- 
taine affection  pour  le  passé  en  sauve  des  lambeaux 
qu'il  est  impossible  de  raccorder  avec  le  reste,  mar- 
qué d'un  sceau  de  renouvellement. 

Gomîïie  les  tendances  qui  sont  destructives  de  l'an- 
cienne syntaxe  se  manifestent,  dans  beaucoup  de  ma- 
nuscrits, en  raison  soit  de  l'ignorance  des  copistes,  soit 
de  l'âge  des  copies,  on  a  prétendu  quel-s  dusujetoula 
finale  du  régime  n'avaient  rien  de  systématique  et  de 
significatif,  et  étaient  tellement  mélangées  que  la  criti- 
que devait  renoncer  à  y  voir  une  règle  de  quelque  con- 
sistance. Avant  de  répondre,  citons  encore  des  exemples. 
«  Si  on  tresaloit  [omettait]  le  bissexte  (jour  bissextile), 
«après  multd'ansî<odMsescarroit  (écboirait)  entor  le  (la) 
«  fcste  S*  Jelian,  et  le  festeS'  Jelian  entor  le  (la)  noel.  ». 
(Comput,  r  7,  même  manuscrit)  Dans  cette  pbrase, 
le  sujet  est  sujet,  et  le  ré^^^me  est  ré^cime;  la  grammaire 
nlarieu  à  y  reprocher  :  noens^nod.  ii  en  est  de  même 
de  ces  deux-ci:  «  Galiens  ne  loe  miele  bouc  h  manger, 

«  por  ce  qu'il  engenre  mauvais  sanc et  se  li  bous 

a  est  de  grant  aage (Alebrant,  f'»  4())   Si  devés-  sa- 

((  voir  que  li  cos^  quant  il  commenche  à.  canter,  vaut 

«  miex  que  li  Icmiele Qui   prent  un  cok  bien 

«  viel »  (f"  47)  Bous.cibouc^  co.v  et  cok  sont  dé- 
clinés suivant  la  règle  de  la.  déclinaison  de  la  langue 
d'oïl;  et  remarquons  que  ces  deux  mots,  qui  ne  vien- 
nent pas  du  latin,  et  dont  l'un  est  d'origine  germani- 
que, et  l'autre  d'origine  celtique  sans,  doute,  ont  été 
traités  comme  ceux,  qui  avaient  l's  par  droit  de  nais 
sance,  eC  assimilés  par  la  force  de  la  syntaxe  com- 
mune. Mais,  dira-t-on,  vous  choisissez  vos  exemples 


556  LE  CHANT  D'EULALIE 

parmi  ceux  qui  satisfont  à  la  condition,  et  vous  laissez 
de  côté  tous  ceux  qui  y  échappent.  Il  y  en  a,  je  le  sais; 
ils  sont  en  grand  nombre,  je  le  sais  encore-  mais  je 
maintiens  qu'aucun  compte  n'en  doit  être  tenu,  sinon 
pour  signaler  les  tendances  de  la  langue  vers  son  état 
plus  moderne,  et  pour  noter  les  étapes  de  ce  qu'on 
nommera  décadence  à  un  certain  point  de  vue,  pro- 
grès à  un  certain  autre.  Ici,  comme  toujours,  la  règle 
emporte  l'exception,  qui  ne  peut  prévaloir  contre  elle; 
en  effet,  l'exception,  par  cela  seul  qu'elle  est  variable 
et  sans  raison  systématique,  doit  être  attribuée  à  des 
accidents  qui  laissent  intact  le  fond  des  choses  ;  au 
lieu  que  la  règle,  par  cela  seul  qu'elle  est  constante  et 
s'appuie  sur  une  raison  systématique,  a  sa  justification 
en  elle-même.  On  peut  expliquer  de  toutes  sortes  de 
façons  pourquoi,  dans  certaines  copies,  la  règle  de  Vs 
ou,  plus  généralement,  la  règle  du  sujet  et  du  régime, 
est  violée;  mais  on  ne  peut  expliquer  que  d'une  seule 
façon  pourquoi  deux  formes,  deux  cas,  deux  emplois 
se  correspondent  exactement  dans  les  bons  textes. Les 
combinaisons  grammaticales  sont  comme  les  combi- 
naisons numériques,  et  ont  même  vertu  pour  témoi- 
gner de  leur  origine  :  quand  un  géomètre  rencontre, 
dans  quelque  vieux  monument,  des  quantités  qui  sont 
régulièrement  fonctions  les  unes  des  autres,  il  n'hésite 
pas,  en  dépit  des  erreurs  qui  peuvent  les  défigurer,  à 
les  considérer  comme  le  produit  de  quelque  '^ucep- 
tion  mathématique.  De  même  le  grammairien,  quand, 
dans  une  langue  novo-latine,  il  rencontre  deux  cas 
nettement  caractérisés,  fussent-ils  ensuite  troublés 
par  toutes  les  exceptions  et  les  eireurs  qu'on  voudra, 


ET  LE  FRAGMENT  DE  VALENCIENNES.  357 

est  contraint,  par  la  nature  même  de  ses  études,  d'at- 
tribuer à  ce  fait  une  valeur  historique  et  une  tradition 
qui  n'y  laissent  rien  de  contingent. 

J'ai  expliqué  plus  haut  pourquoi  nous  disons  pré- 
senlement  travail  ei  travaux.  Une  explication  analogue 
se  présente  pour  ïs  qui  caractérise  notre  pluriel. 
Quand  on  considère  le  français  moderne  en  soi,  et  sans 
se  reporter  à  ses  origines,  il  est  impossible  de  com- 
prendre pourquoi  il  a  choisi  cette  lettre  à  l'effet  de 
marquer  la  pluralité  dans  les  noms.  C'est,  ce  semble, 
quelque  chose  d'arbitraire;  toute  autre  lettre  aurait 
aussi  bien  convenu  à  un  pareil  office  ;  et  l'on  serait 
tenté  de  voir  dans  ce  choix  une  convention  des  gram- 
mairiens qui  s'entendirent  pour  établir  ainsi  une  dis- 
tinction entre  le  singulier  et  le  pluriel;  distinction 
destinée  aux  yeux,  et  nulle  pour  l'oreille,  puis- 
que, dans  la  plupart  des  cas,  cette  s  ne  sonne  pas. 
Pourtant  il  n'en  est  rien;  et  elle  a  sa  raison  d'être; 
elle  aurait  pu  s'effacer  et  disparaître,  ce  qui  est  arrivé 
de  fait  dans  certains  patois,  le  bourguignon,  par 
exemple,  où  le  pluriel  ne  se  sépare  du  singulier  par 
aucun  signe  orthographique.  Mais,  malgré  cette  sup- 
pression, Vs  existerait  virtuellement  au  pluriel,  c'est- 
à-dire  qu'elle  aurait  dû  y  être,  et  qu'elle  n'y  manque- 
rait que  par  une  de  ces  simplifications  qui  biffent  çà 
et  là  les  archaïsmes.  En  effet,  pour  en  rendre  raison 
et  la  justifier,  il  faut  sortir  du  français  moderne  et 
entrer  dans  le  français  ancien.  Là,  on  trouve  qu'au 
pluriel  le  cas  régime  a  une  s.  Mais  pourquoi  ce  cas: 
régime  est-il  ainsi  noté?  C'est  que  le  latin  prend  une  s 
à  quelques-uns  des  cas  qui,  chez  lui,  au  pluriel,  indi- 


35«  LE  CHANT  D'EULALIE 

quentlc  cdmplémenL  Je  m'arnHcau  latin,  bien  qu'o» 
ail  essayé,  h  l'aide  du  sanscrit,  d'analyser,  dans  leur 
forme  et  leur  signiHcaiion,  lesfniales  des  déclinaisons. 
Le  vier\  français  a\ait  au  plnriel  deux  lenninaisons, 
l'une  sans  s,  c'était  le  sujet,  l'autre  avec  s,  c'était  le 
régime.  Le  français  moderne,  mis,  par  l'abandon  qu'il 
aisait  des  deux  cas,  dans  la  nécessité  d'opter,  se  décida 
pour  la  forme  du  régime  en  cette  circonstance  comme 
dans  la  plupart  des  autres. 

Les  faits  que  j'ai  rapportés  sont  tous  connus,  et  se 
trouvent  dans  les  auteurs  qui,  depuis  Raynouard,  ont 
écrit  sur  la  langue  d'oïl.  Mais,  en  les  groupant,  j'ai 
monti'é  que  les  noms  qui  avaient  les  deux  cas  non 
marqués  par  l's,  et  ceux  qui  les  avaient  marqués  par 
Ts,  dépendaient  d'une  seule  et  même  condition,  c'est- 
à-dire  d'un  certain  état  du  latin  dont  la  langue  d'oïl  et 
la  langue  d'oc  nous  reproduisaient  l'empreinte.  Puis, 
prenant  des  phrases  dams  les  bons  textes,  et  faisant  ce 
qu'au  collège  on  appelle  des  parties,  je  ne  me  suis  pas 
contenté  de  signaler  le  rôle  que  ces  formes  y  remplis- 
sent, car  tout  le  monde  l'a  constaté  semblablement  et 
me  l'accordera  dans  des  phrases  pareilles,  pourvu  que 
j'accorde  que  les  phrases  qui  y  dérogent  valent  autant 
et  annulent  toute  théorie  :grammalicale;  mais,  fort 
(ie  la  base  latine  que  m'offraient  les  noms  à  deux  cas 
dans  les  deux  catégories,  avec  ou  sans  8,  j'ai  repoussé 
d;ins  la  classe  des  fautes  et  des  exceptions  tout  ce  qui 
n'était  pas  conforme  à  la  syntaxe,  et  Attribué  à  la 
règle  l'empire  qui  lui  appartient.  Après  avoir  cherché 
les  bons  (extes  et  reconnu  que  ceux-là  oiïrent,  tout 
compte  fait,  infiniment  plusd'observations  de  la  règle 


ET  LE  FRAGMENT  DE  VALENCIENNES.  359 

que  de  manquements  contre  elle,  j'ai  donné  â  celte 
détermination  empirique  un  appui  rationnel  et  défi- 
nitif en  la  rattacliant  au  latin;  car,  du  moment  où  le 
latin  est  auteur  des  deux  cas,  il  Veii  Tiècéssairemérit 
aussi  ue  leur  emploi.  Cet  emploi  est  impliqué  par 
l'existence  des  deux  cas;  et,  quand  on  prend  les  textes 
et  qu'on  voit  en  effet,  dans  la  plupart  du  temps,  là 
règle  être  observée,  il  est  impossible,  entre  la  théorie 
qui  s'impose  à  la  raison  et  le  fait  qui  s'impose  à  l'ob- 
servation, de  refuser  son  assentiment  ;  cet  usage 
pénétra  tellement  la  langue,  qu'elle  Hèndît,  quand  la 
cause  des  nominatifs  sans  s  s'oublia,  à  généraliser  l's 
et  à  l'étendre  à  tous  les  nominatifs.  En  définitive,  la 
conclusion  que  j'ai  tiféè  et^iè  j'ai  fait  ressortir,  est 
que  la  langue  d'oc  et  la  langue  d'oïl  sont  des  langues  â 
deux  cas,  intermédiaires  entre  le  latin  et  les  idiomes 
qui  n'ont  plus  de  cas. 

Une  langue  à  deu'xcas  è'St  unèliouveauté  dans  l'his- 
toire des  idiomes  classiques  et  de  l(3urs  dérivés.  En  y 
rélléchissant,  on  pouvait  être  surpris  que  le  saut  fût 
si  brusque  du  latin  aux  langues  noVô-latines;  quêtons 
les  cas  de  l'un  eussent  péri  sans  laisser  de  trace  dans 
les  autres,  et  qu'on  ne  trouvât  aucun  temps  d'arrêt 
dans  cette  dissolution,  aucune  étape  q^ui  en  marquât 
le  degré  successif.  Aux  yeux  de  la  théorie,  il  avait  dii 
exister,  il  existait  virtuellement  quelque  transition  qui 
concilierait  les  termes  extrêmes.  Ce  qui  n'était  conçu 
que  virtuellêmdttt  est  réalisé  6h  "fait  dan^  la  tangué 
d'oc  et  dans  la  langue  d'oïl.  Efles  soii't  le  tem'()s  d'arrêt 
dans  la  cfissolution,  l'étape  qui  en  marque  le  degré, 
la  transition  dont  nous  avoïis  besoin.  L'état  dont  elles 


360  LE  CHANT  D'EULALIE 

sont  un  témoignage  irrécusable  a  eu  lieu  aussi,  on  peut 
rallirmer,  pour  rilalicu  et  pour  l'espagnol;  mais  il  y  a 
été  transitoire,  ou,  pour  mieux  dire,  il  a  passé  avant 
que  00'^  idiomes  eussent  rien  à  composer  et  à  écrire. 
Quand ^cette  vertu  leur  vint,  une  autre  phase  avait 
commencé  pour  eux,  et  c'est  dans  celle-là  seule  que 
nous  les  connaissons;  au  lieu  que  la  langue  d'oc  et  la 
langue  d'oïl  portaient  encore  cette  empreinte  de  demi- 
latinité  au  moment  où  la  poésie  des  troubadours  et 
des  trouvères  leur  assura  une  existence  glorieuse  par- 
mi les  esprits  contemporains,  et  une  place  non  petite 
dans  la  culture  du  moyen  âge  et  dans  l'histoire  criti- 
que des  formes  du  langage.  Si  l'on  donne  au  latin  en 
face  du  français,  de  l'italien  ou  de  l'espagnol,  le  nom 
de  langue  savante  à  cause  de  la  complication  de  ses  cas, 
n'est-ce  pas  une  singulière  aberration  d'avoir  donné 
le  nom  de  patois  grossier  à  un  idiome  qui  se  plaçait 
dans  un  terme  moyen,  non  aussi  compliqué  que  le 
latin,  non  aussi  simple  que  les  langues  modernes? 
Rien  n'est  plus  décisif  que  cette  double  comparaison, 
l'une  en  arrière  avec  le  latin,  l'autre  en  avant  avec  le 
français ,  pour  montrer  le  caractère  véritablement  gram- 
matical et,  dans  une  certaine  mesure,  véritablement 
savant  de  la  langue  d'oïl.  Arrière  donc  tous  les  préju- 
gés qui  ont  si  longtemps  obscurci  des  origines  enfon- 
cées dans  le  haut  moyen  âge.  Le  vrai  point  de  vue  est, 
après  avoir  fait  la  part  de  l'immixtion  germanique  et 
de  la  rénovation  des  choses,  de  donner  aux  langues 
d'oïl  et  d'oc  plus  d'affinité  avec  le  latin,  et,  par  consé- 
quent, plus  de  grammaire  et  de  syntaxe  dites  classi- 
ques que  n'en  ont  les  langues  décidément  modernes 


ET  LE  FRAGMENT  DE  VALENCIENNES.        361 

Il  nt3  faut  pas  croire  que  le  français  (je  le  distingue 
ici  de  la  langue  d'oïl)  soit  moderne  au  même  titre  et 
de  la  môme  façon  que  l'italien  ou  l'espagnol.  L'italien 
et  l'espagnol,  en  regard  de  leur  état  ancien,  ne  sont 
que  dans  un  rapport  de  modification;  rien  d'essentiel 
n'a  été  changé  :  une  même  syntaxe  y  domine;  des  mots, 
des  locutions,  des  formes  sont  tombées  en  désuétude, 
d'autres  sont  venues  en  place,  mais  le  caractère  fonda- 
mental reste  le  môme;  l'ancien  et  le  nouvel  italien  ou 
espagnol  sont  toujours  des  langues  dépourvues  de  cas. 
Il  n'en  est  pas  de  môme  du  français  et  de  la  langue 
d'oïl  ;  là  est  intervenu  un  changement  très-grave,  un 
changement  de  l'ordre  de  celui  qui  transforma  le  latin 
en  roman;  des  cas  se  sont  perdus  :  la  langue  d'oïl  avait 
deux  cas,  le  français  n  en  a  plus;  dès  lors  nécessaire- 
ment une  autre  syntaxe  a  pris  la  place  de  l'ancienne. 
La  formegrammaticaledes  idées  nes'est  plus  présentée 
à  nous  comme  elle  se  présentait  à  nos  aïeux,  et  le  fran- 
çais est  devenu  une  langue  moderne  tout  à  fait  com- 
parable à  l'espagnol  et  à  Titalien.  Et  de  fait,  c'est  la  plus 
moderne  àes  langues  romanes;  car,  tandis  que  l'ita- 
lien et  l'espagnol  remontent,  en  tant  que  écrites,  au 
douzième  et  au  treizième  siècle,  lui  ne  remonte  guère 
qu'au  quinzième,  le  quatorzième  étant  un  espace  pen- 
dant lequel  la  langue  d'oïl  se  perd. 

Avoir  ainsi  constaté  le  fait  d'une  langue  à  deux  cas, 
en  avoir  reconnu  rationnellement  la  nécessité  et  empi- 
riquement la  réalité,  n'est  point  une  proposition  qui 
demeure  isolée  et  sans  conséquence  historique.  Quand 
on  considère  dans  son  ensemble  l'élaboration  qui,  par- 
lant du  latin,  aboutit  aux  langues  modernes  ses  tilles, 


5G2  ht  Cilkm  D'EULALÏE 

'Ja  est  bien  clair  tjue  celles  qui  otit  deiïx  cas  sont  plus 
anciennes  que  celles  qui  n'en  ont  point.  Il  suffit  mnin- 
tcnarit  (renoncer  la  chose  pour  qu'elle  soîtpalDable  et 
que  personne  ne  soit  tenté  de  la  contredire;  cfe  sorte 
que  cette  assertion  qui,  au  premier  abord,  semblait 
une  hypothèse  gratuite  ou  une  témérité  de  la  critique, 
à  savoir  que  la  langue  d'oc  et  la  langue  d'oïl  ont  une 
antériorité  sur  l'espagnol  et  ritalien,  est  de^^enue  uti 
dire  évident  de  soi.  Mais,  pour  arriver  là,  il  a  fallu, 
usant  de  ce  qui  était  établi,  à  savoir,  deux  cas 
distincts  dans  la  déclinaison  et  un  emploi  parallèle  dans 
la  syntaxe,  faire  le  système  et  tirer  la  conséquence.  Le 
rapport  de  l'état  grammatical  de  la  langue  d'oc  et  de 
la  langue  d'oïl  avec  l'état  grammatical  du  latin  est  la 
clef  de  tout.  Si  ce  rapport  n'était  pa^  mis  à  l'abri 
de  la  contestation  (et  il  l'est  par  la  syllabe  accentuée 
pivot  du  mot  roman,  et  par  1*5  des  principales  décli- 
naisons), ceux  qui  n'aiment  pas  que  les  choses  histori- 
ques se  systématisent  pourraient  objecter  ou  que  la 
règle  a  été  faite  par  les  lettrés  et  n'est  pas  d'origine, 
ou  qu'au  milieu  des  variations  des  textes  la  règle  n'a 
pas  plus  de  valeur  que  l'exception,  toutes  deux  étani 
conlin^rentes  et  postérieures;  mais  avoir  racine  dati^ 
le  latin  ôte  àla  fois  la  contingence  et  ia  pos^tériorité. 
Le  latin  est  un  grand  fleuve  qui  se  ^relire;  «par  une  cô*f- 
dition  dont  l'existence  rationnelle  est  •indubitable-,  fnais 
dont  les  traces  pouvaient  être  effacées,  les  languefs  ro- 
manes présentent  la  syntaxe  latine  à  des  degrés  di- 
vers, à  des  'hauteurs  diverses.  L'i'talien  et  l'espagnol 
sont  à  l'étiage;  la  langue  d'oc  et  la  langue  d'oïl  mar- 
quent un  point  'ntermédiaire.  L'étiage  de  la  synlais^, 


ET  LE  FRAGMENT  DE  VALENCIKNNES.  3G3 

comme  du  fleuve,  ne  vient  qu'après  les  décroissements 
antérieurs. 

L'érudition,  s'appuyantnon  sur  la  conjecture,  mais 
sur  les  monuments,  a,  depuis  longues  années,  trouvé, 
sans  le  chercher  et  contre  son  propre  préjugé,  que  le 
développement  poétique  vint  dans  le  provençal  et  le 
français  avant  de  \enir  dans  l'italien  et  dans  l'espa- 
o^nol.  Ceci  est  connexe  avec  le  fait  de  Fantériorité  des 
deux  premiers  sur  les  ûcm.  seconds.  Si  la  langue  de 
ceux-ci  n'était  pas  imie  quand  Fétaitla  langue  de  ceux- 
là,  comment  serait-il  advenu  que  le  développement 
ne  fût  pas  comme  il  a  été  réellement,  et  que  ceux  pour 
qui  rien  n'était  à  point  encore  précédassent  ceux  pour 
qui  tout  déjà  était  à  point?  Tant  que,  dans  le  domaine 
hispano-italique,  la  syntaxe  latine  est  allée  se  détério- 
rant, l'esprit,  n'ayant  pas  de  soutien,  n'a  pu  prendre  son 
essor.  Semblablement,dansle  domaine  franco-proven- 
çal, tant  que  la  syntaxe  latine  subit  sa  dégradation,  la 
composition  littéraire  ne  commença  pas;  le  temps  an- 
térieur au  dixième  siècle,  temps  où,  entre  latin  et  ro- 
man, l'un  se  défaisait  et  l'autre  se  faisait,  est  un  vide; 
le  vide  se  prolongea  davantage  pour  les  langues  his- 
pano-italiques par  cette  même  raison,  à  savoir,  que  le 
mouvement  de  décomposition  latine  se  continue  pour 
elles,  et  que  le  sol  grammatical  n'est  encore  qu'un  sol 
sans  consistance.  Mais  pourquoi  n'eurent-elles  pas, 
elles  aussi,  cet  arrêt  qu'ont  rencontré  la  langue  d'oc  et 
la  langue  d'oïl?  Pourquoi  cette  phase  qu'elles  ont  tra- 
versée immanquablement  n'a-t-elle  point  pris  chez 
elles  une  stabilité,  provisoire  sans  doute,  mais  suffi- 
sante? C'est  à  l'histoire  de  répondre  à  cette  question, 


364  LE  CHANT  D'EULALIE 

et  l'histoire  dit  :  Ce  n'est  pas  en  Italie  et  en  Espagne 
que  se  réorganisèrent  d'abord  les  forces  de  l'Occident 
après  l'absorption  définilive  des  barbares,  mais  en 
Gaule;  ce  n'est  pas  en  Espagne  et  en  Italie,  mais  en 
Gaule  que  se  consolida  d'abord  le  régime  féodal  qui  fut 
la  forme  politique  et  sociale  de  ces  temps,  et  qu'il 
trouva  la  poésie  concordante  à  ses  mœurs,  à  ses  goûts, 
à  ses  aspirations. 

Pour  venir  à  ces  conclusions,  je  suis  parti  de  deux 
textes  du  dixième  siècle,  textes  peu  littéraires  sans 
doute,  mais  fort  curieux.  Dans  leur  simplicité  primi- 
tive ils  portent  la  marque  manifeste  de  toute  la  syn- 
taxe franco-provençale.  Les  siècles  suivants,  qui  pro- 
duiront une  vaste  littérature  et  qui  captiveront  l'Eu- 
rope, n'auront  pas  d'autre  grammaire.  Ces  textes  sont 
un  jalon  et,  dans  le  désert  du  dixième  siècle,  ils  indi- 
quent le  chemin  par  oij  la  latinité,  se  décomposant, 
aboutit  provisoirement  aux  langues  à  deux  cas. 


DICTIONNAIRE   FRANÇAIS-LATIN 


SoMMAiKE.  [Journal  des  Dédats,  23  novembre  1859). — Ce  dictionnaire 
e&t  l'œuvie  de  M.  L.  Quicherat,  l'homme  qui  aujourd'hui,  en  France, 
a  de  la  lalinilé,  la  connaissance  la  plus  étendue  et  la  plus  sûre.  Les 
rapports  de  filiation  entre  le  latin  et  le  Français,  font  qu'un  dictionnaire 
de  l'un  intéresse  toujours  l'autre. 


Un  dictionnaire  français-latin  a  deux  utilités  :  d'a- 
bord compléter  l'enseignement  en  fournissant  à  l'élève 
l'instrument  de  ces  utiles  exercices  qu'on  nomme  des 
thèmes;  ensuite,  offrir  un  indispensable  répertoire  de 
mots  et  de  locutions  à  ceux  qui,  sachant  le  latin,  veu- 
lent l'écrire.  L'enseignement  de  cette  vieille  langue 
est  la  base  de  notre  éducation  littéraire  ;  je  neveux  pas 
le  discuter  ici,  j'aime  mieux  considérer  les  conditions 
historiques  qui  l'imposèrent.  Je  dis  historiques,  car  il 
ne  faut  pas  croire  qu'à  toute  époque  un  pareil  recours 
à  une  langue  morte  soit  nécessaire  pour  former  l'es- 
prit des  générations  qui  s'élèvent.  Les  Grecs  n'ont 
jamais  vien  eu  de  pareil.  Ces  enfants  privilégiés  de  la 
race  aryenne,  tandis  que  leurs  frères  de  l'Inde,  de  la 
Perse,  de  la  Celtique  ou  delà  Germanie  ne  parvenaient 
qu'à  des  œuvres  sans  développement  ou  demeuraient 


:66  bICTIONNAÎI.Ê  FRANÇAIS-UTlN. 

incultes,  furent  les  preniiers  qui  ouvrirent  l'infini  du 
beau  dans  les  lettres  elles  arts,  du  vrai  dans  les  scien- 
ces. Comnf!^,  la  Vénus  mythologique,  produit  mystérieux 
de  la  mer  sans  bornes,  le  génie  hellénique  reçut  toute 
la  civilisation  préparatoire  de  l'antique  et  mystérieux 
Orient,  et  la  transforma.  N'ayant  dès  lors  d'autre  passé 
que  son  propre  passé,  il  se  servit  de  modèle  et  d'an- 
cêtre à  lui-même  ;  et  le  maître  d'école  qui  n'avait  pas 
un  Homère  dans  sa  classe  recevait  un  soufflet  d'Alci- 
biade.  Mais  déjà  les  Romains,  plus  tard  venus  et  plus 
vieux  dans  l'histoire,  sentirent  la  nécessité,  quand  ils 
voulurent  compléter  leur  éducation,  d'apprendre  la 
langue  grecque,  de  l'écrire  et  de  se  familiariser  avec 
ses  auteurs.  La  même  nécessité  ne  fit  que  se  déplacer 
et  changer  d'objet,  quand,  au  moyen  âge,  à  la  Renais- 
sance et  dans  nos  temps,  le  latin  devint  pour  les  mo- 
dernes ce  que  le  grec  avait  été  pour  les  Latins.  Un 
besoin  de  tradition  et  d'exemple  porta  toutes  les  na- 
tions chrétiennes  à  chercher  l'aliment  des  jeunes  es- 
prits dans  cette  langue  que  la  mort  avait  faite  immor- 
telle, dans  celle  source  qui  désormais  descendait  tou- 
jours vive  et  intarissable^  Il  en  résulta  un  bien  indirect, 
mais  très-grand,  c'est  que  les  hommes  de  ces  nations, 
malgré  tant  de  divergences  et  de  dissidences,  eurent 
entre  eux  un  fonds  commun  qui  permit  plus  de  rap- 
prochements qu'il  n'y  en  aurait  eu  sans  cette  heureuse 
uniformité'  de  l'enseignement.  Quelles  que  soient  les 
réformes  réservées  dans  l'avenir  à  l'éducation,  je  pense 
qu'elle  doit  conserver  à  la  tradition  un  3  juste  paré  si 
elle  veut  pleinement  remplir  son  office. 
Donc  on  apprend  le  latin  dans  toute  l'Europe  et 


DICTIONNAIRE  FRANÇAIS-LATIN.  ZQt 

même  dans^ces  appendices  de  l'Europe,  colonies  hier. 
États  indépendants  aujourd'hui,  qui  s'étendent  sur 
l'Amérique.  C'est  rhéiitage  de  Home  qui,  laissant  sa 
langue  à  l'Église,  à  la  philosophie,  au  droit,  à  la 
science,  envahit,  par  rinlermédiaire  des  peuples  ro- 
mans, les  populations  germaniques  et  slaves  invaincues 
à  ses  armes  et  vaincues  par  sa  civilisation  posthume. 
Écrire  en  latin  ne  fut  jamais  interrompu.  On  a  des 
textes  du  septième  ou  du  huitième  siècle,  pleins  de 
solécismes  et  de  barbarismes,  mais  qui  appartiennent 
sans  conteste  à  la  latinité,  à  la  basse  latinité  sans 
doute,  et  dans  laquelle  on  sent  quefernientent  les 
langues  modernes  prêtes  à  se  dégager.  Quand  en  effet 
celte  fermentation  s'est  accomplie  et  que  le  dégage- 
ment a  suivi,  la  latinité  barbare,  qui  était  le.  pEg^ler  po- 
pulaire et  vivant,  tombe  pour  ne  plus  reparaître;  les 
idiomes  modernes  entrent  dans  le  monde,  et  le  latin 
devient  définitivement  langue  morte.  Le  moyen  âge 
s'en  servit  pour  toutes  les  hautes  parties  du  savoir  ; 
mais  il  avait  encore  avec  la  latinité  des  connexions  trop 
étroites  pour  qu'il  ne  se  sentit  pas  sur  elle  une  sorte 
de  droit  de  possession  ;  aussi  la  façonna-t-il  jusqu'à 
un  certain  point  pour  l'accommoder  à  son  usage,  et 
il  y  imprima  de  sa  propre  aulQvité  un,  caractère  demi- 
moderne,  tel  que  lui-même  Ta,  en,  toute  chose.  La 
Renaissance,  aussi  dédaigneuse  du  moyen  âge  qu'é- 
prise de  l'antiquité,  ne  put  souffrir  cette  bâtardise  in- 
fligée ru  bel  idiome  qu'elle  se  glpiifiait  de  puiser  di- 
rectenient  aux.  textes  mêmes,  aux  grands  écrivains  et 
à  celle  source 

Chn  spandc  di  pailar  si  iariio  fiume. 


568  DICTIONNAIUE  FRANÇAIS-LATIN. 

C'est  le  vers  magnifique  que  Dante  dit  de  Virgile,  et 
que  je  dis  de  la  littérature  entière  du  Latiurn.  Les  sa- 
vants du  seizième  siècle  oublièrent  presque  leurpropre 
langue  pour  ne  plus  savoir  que  le  latin,  et  aujourd'hui 
encore  on  s'émerveille  devant  leur  aisance,  leur  sou- 
plesse, leur  élégance,  leur  pureté. 

Ce  fuv  Tâge  d'or  de  cette  littérature  dont  M.  de 
Sacy,  dans  ses  causeries,  a  fait  un  tableau  qui  mérite 
d'être  cité.  Après  avoir  dit  qu'il  aime  mieux  lire  le 
latin  de  Cicéron,  il  ajoute  :  «  Ce  n'est  pas  que  je  mé- 
«  prise  le  latin  moderne.  Au  contraire,  je  regrette  qu'il 
«  soit  tombé  dans  un  si  grand  discrédit.  C'était  une 
«  branche  de  littérature  tout  entière  dans  laquelle  il 
«  existe  certainement  de  très-bons  et  très-utilesouvra- 
«  ges,  et  qui  est  perdue  pour  le  public.  Il  suffit  de 
«  citer  la  grande  histoire  de  l'illustre  de  Thou.  La 
0  moderne  littérature  latine  était  riche  en  poésies  de 
«  tout  genre,  poésies  épigrammatiques,  poésies  sa- 
«  crées,  poésies  profanes,  immense  débouché  pour  les 
«  gens  de  lettres  auxquelsil  restait  la  ressource  d'avoir 
«  de  l'esprit  et  de  l'imagination  en  latin  quand  le  fran- 
«  çais  ne  leur  réussissait  pas.  Plus  d'un  grave  profes- 
«  seur  de  l'Université  qui  n'aurait  été  que  lourd  et 
«  pédantesquedans  sa  propre  langue,  arrivait  à  imi- 
«  ter  assez  adroitement  la  période  cicéronienne  ou 
«  le  tour  de  Virgile,  pour  se  croire  quelque  peu  de  la 
«  cour  d'Auguste.  Le  public  applaudissait.  Grâce  au 
«  larcin  d'un  domestique  ou  à  l'indiscrétion  d'un  ami, 
«  les  Elzeviers  se  procuraient  furtivement  vos  poésies 
«  et  les  imprimaient  avec  luxe.  Les  Graevius,  les  Vos- 
«  sius  vous  adressaient  du  fond  de  la  Hollande  leurs 


DICTIONNAIRE  FRANÇAIS-LATIN.  3C9 

(c  doctes  compliments.  Une  pension  du  roi  ou  une 
<(  bonne  abbaye  finissait  par  payer  l'auteur  de  sa  peine. 
«  Eu  un  mot,  c'étaient  deuxliUératures  au  lieu  d'une. 
«  Le  grand  mal  !  » 

Pourtant  les  gens  n'ont  pas  manqué  qui  ont  pré- 
tendu qu'il  était  impossible  aux  modernes  d'écrire  en 
un  latin  qui  ne  fit  pas  éclater  de  rire  les  vrais  Latins, 
s'ils  revenaient  au  monde  ;  et  il  y  a  dans  les  œuvres 
de  Boileau  un  dialogue  amusant  où  Horace  est  intro- 
duit taisant  des  vers  français  et  disant  amassant  de 
l'arène^  au  lieu  d'amassant  du  sable;  la  cité  de  Paris., 
au  lieu  de  la  ville  de  Paris;  le  pont  nouveau,  au  lieu  de 
le  pont  neuf;  savoir  quelque  chose  sur  l  extrémité  du 
doigt,  au  lieu  de  sur  le  bout  du  doifjt.  Ces  fautes  contre 
l'usage  français,  il  prétend  que  nous  les  commettons, 
à  tout  bout  de  champ  et  sans  nous  en  apercevoir, 
contre  l'usage  latin.  Quoi  qu'en  dise  Boileau,  je  pense 
qu'une  longue  et  sagace  familiarité  avec  les  auteurs 
anciens  met  à  l'abri  de  ces  bévues.  S'il  est  certain  que 
nous  goûtons  en  connaisseurs  les  belles  pages  de  la 
latinité  ;  s'il  est  certain  que  nous  sentons  vibrer  notre 
ame  à  l'unisson  de  ces  phrases  si  châtiées  et  si  élo- 
quentes, et  que,  à  entendre  des  vers  de  Silius  Italiens, 
après  les  vers  de  Virgile,  il  nous  semble  passer  du 
merveilleux  langage  et  de  la  divine  poésie  au  thème 
médiocre  d'un  laborieux  faiseur  de  vers,  pourquoi  ne 
serait-il  pas  certain  aussi  que  nous  avons  quelque  droit 
à  composer  sans  barbarie  dans  cette  langue  dont  le 
charme  nous  touche  et  nous  pénètre?  Se  pourrait-il 
qu'après  avoir  lu  ce  vers  du  poète  : 

Sunt  lacrim»  rerum  et  mentem  mortalia  tangunt, 
m.  •  14 


370  DICTIONNAIRE  FRANÇAiS-LATIN. 

et  après  nous  cire  laissé  ravir  dans  la  conlemplation 
do  ce  pleur  silencieux  de  l'ârne  et  des  choses,  noire 
éinoti(»n  lût  une  méprise,  notre  admiration  un  hasard, 
et  nos  imilalions  un  barbouillage?  C'est  encore  ici  le 
lieu  de  citer  M.  deSacy  :  «  Est-il  possible  de  bien  écrire 
«  daii  ..uio  langue  morte?  Les  vers  de  Iluet,  que  le 
«  bordiomme  rappelle  avec  tant  de  couiplaisance,  n'au- 
«  raient-ils  pas  mis  en  fuite  Horace  et  Yirgile?  C'est 
«  notre  paresse  qui  nous  suggère  ces  douli's-là.  Le 
«  latin  moderne  ne  s'adressant  qu'à  des  oreilles  mo- 
«  dernes,  qu'importe  ce  qu'en  auraient  pensé  les 
«  Lelius  et  les  Scipion  ?  Que  ce  soit  une  langue  à  part, 
«  un  latin  français,  anglais  ou  allemand,  selon  l'au- 
«  leur,  toujours  est-il  que  les  gens  d'érudition  et  d'es- 
«  prit  y  trouvaient  un  moyen  deplusdecommuni(|uer 
«  entre  eux  d'un  bout  du  monde  à  l'autre,  d(^  se  faire 
«  connaître  du  public  et  d'exprimer  ce  qu'ils  avaient 
«  dans  l'àme.  On  dit  encore  :  Qu'est-ce  que  c'est  que 
«  tous  ces  poètes,  qui  ne  s'échauffaient  qu'en  maniant 
«  une  lyre  étrangère?  Pourquoi  n'écrivaient-ils  pas 
«  dans  leur  langue  naturelle?  Croirons-nous  qu'ils  aient 
«  été  élégants  en  latin,  eux  qui  n'étaient  que  plats  en 
«  français?  La  réponse  est  dans  leurs  œuvres  mêmes. 
«  Lisez  Santeul,  Rapin,  Yanière,  et  refusez-leur,  si 
«  vous  l'osez,  delà  grâce,  de  l'élégance,  un  lour  d'ima- 
«  gination  viaiment  poétique!  Peut-être  y  a-t-il  des 
«  esprits  que  la  diflicuUé  d'écrire  dans  une  langue 
«  étrangère  aiguise  et  surexcite.  Enfui  c'étail  un  der- 
a  nier  lien  avec  les  littératures  classiques,  un  liom- 
«  mage  rendu  à  cette  grande  antiquité,  la  mère  de 
«  l'éloquence  et  de  la  poésie,  une  sof  iQ  de  commerce 


dictionnâipj:  français -latin.  371 

«  entretenu  avec  l'âme  de  Virgile  et  de  Cicéron,  et  je 
«  ne  sache  pas  que  nous  écrivions  mieux  le  français 
«  depuis  qu'on  n'écrit  plus  en  latin.  » 

Qu'est-ce  donc,  pour  un  moderne,  que  bien  écrire 
en  latin?  pas  autre  chose,  au  fond,  que  bien  écrire  en 
français,  c'est-à-dire  se  conformer  au  bon  usage.  Mais, 
tandis  que,  dans  une  langue  vivante,  on  a  pour  guide 
et  pour  exemple  non-seulement  les  ouvrages  des  au- 
teurs classiques,  mais  encore  la  parole  journalière  et 
la  tradition  assurée  des  mots  et  des  locutions,  au  con- 
traire, dans  une  langue  morte,  il  ne  reste  plus  que  la 
letlre  écrite  et  les  livres.  Lisez  et  relisez  Cicéron  et 
Tite-Live,  Virgile  et  Horace,  Sénèque  et  Tacite,  vous  qui 
voulez  contracter  une  étroite  familiarité  avec  le  génie 
latin  ;  nocturnâ  versate  manii^  versate  diurnâ  les  beaux 
débris  de  cette  classique  littérature;  et,  sans  parler  de 
la  satisfaction  de  vivre  en  une  sorte  de  communauté 
avec  les  grands  esprits  d'un  monde  qui  n'est  plus, 
vous  gagnerez  immanquablement  une  connaissance 
des  formes  et  des  locutions,  un  sentiment  des  mois  et 
de  leurs  rapports  qui  revivifieront  pour  vous  cette 
langue  morte  et  vous  donneront  un  certain  droit  de  la 
manier  et  de  la  dire  vôtre.  Si  faire  des  mots  est  inter- 
dit, il  faut  savoir  se  servir  de  la  provision  telle  qu'elle 
est,  et  tout  néologisme  serait  Un  péché  grave  contre  la 
donnée  même  du  style  latin  entre  les  mains  des  mo- 
dernes; le  néologisme  qu'il  y  a  dix  huit  cents  ans  Ho- 
race, sans  le  réprouver,  s'efforçait  de  restreindre  :  in 
verbis  tennis  caiitusque  serendis  (Soyez  réservé  et  pru- 
dent L  former  les  nouveaux  motsi.  xllais  ce  qu'il 
appelait  une  jointure  ingénieuse,  callïda  jundura y  ce 


572  DICTIONNAIRE  FRANÇAIS-LATIN 

qu'il  recommandait  comme  une  habileté,  ce  qui 
rendait  neuf  et  brillant  un  mot  connu  et  terne,  n'est 
peut-être  pas,  si  on  a  de  l'imagination  et  du  style, 
hors  de  la  portée  de  celui  qui  s'est  imbu  de  la  la- 
tinité. Ce  n'est  point  un  exercice  stérile  ou  indigne 
des  meilleurs  esprits  que  de  s'enfermer  seul  à  seul 
avec  une  langue  jadis  souveraine,  d'accepter  les 
rigides  conditions  imposées  par  un  idiome  qui  n  a 
d'ouverture  que  dans  le  passé,  de  pénétrer  les  sympa- 
thies et  les  antipathies  de  ces  mots  qui,  interceptés 
par  la  chute  de  Rome,  sont  restés  dans  leur  antiquité, 
et  d'éprouver  ce  qu'ils  nous  donnent  et  ce  que  nous 
leur  donnons. 

La  tradition  du  latin  ne  s'étant  jamais  interrompue 
dans  l'Occident,  on  a  toujours  su  ce  que  signifiait  un 
mot  latin.  Mais,  avec  ces  mots  ainsi  connus,  comment 
rendre  les  mots  français,  soit  isolés,  soit  conjoints 
dans  les  locutions?  Bien  qu'il  y  ait  souvent  accord  entre 
les  deux  langues,  et  que  H.  Estienne  ait  écrit  un  bon 
livre  De  latinitate  falso  suspecta,  où  il  montre  que 
mainte  tournure  française  est  aussi  tournure  latine, 
cependant,  si  on  se  fiait  trop  à  ces  concordances,  on  sè- 
merait son  style  de  constructions  incorrectes,  barba- 
res, inintelligibles.  Sans  parler  des  mots  germaniques 
ou  celtiques  qui  sont  venus  dans  le  roman  (dont  le 
français  est  un  rameau),  on  peut  se  faire  une  idée  de 
la  distorsion  qu'a  éprouvée  le  latin  par  ces  exeirples- 
ci  :  blâmer  est  l'équivalent  étymologique  de  blasphe- 
mare,  parler  de  parabolare,  chalenger  (provoquer,  défier  . 
dans  l'ancien  français,  anglais,  to  challenge),  de  ca- 
lumniari  ;  payer ^  de  pacare.  Ou  bien,  le  mot  et  le  sens, 


DICTIONNAIRE  FRANÇOIS-LATIN.  373 

étant  conservés,  le  français  s'est  avisé  de  dérivations 
auxquelles  le  latin  n'avait  pas  songé  ;  ainsi  de  di'i/is, 
nous  avons  fait  civiliser^  civilisation.,  qui  en  latin  se- 
raient des  barbarismes  sans  signification  précise.  Ce 
n'est  pas  que  l'idée  manquât  aux  Latins,  et  il  est  cu- 
rieux de  voir  dans  M.  Quicherat  comment  ils  l'ont  ex- 
primée. Civilisation  esi^  dans  Cicéron.,  humanitas  ou 
bien  vita  perpolit a  humanitate.,  ou  hiencultus  vit x;  dans 
Pline,  humanitas  vitx;  dans  César,  ciiltus;  dans  Justin, 
culti  mores.,  oncultior  vidus,  ou  vitacultior,  on  cultior 
vitx  usus;  dans  Sénèque,  mitiores  animi.  A  ces  expres- 
sions j'ajouterai  celle  que  j'ai  remarquée  dans  Pline 
l'ancien:  il  se  sert  du  mot  vita,  la  vie,  d'une  façon 
telle  qu'on  ne  peut  le  traduire  que  par  civilisation.  En 
considérant  ces  locutions  si  curieusement  recueillies 
par  M.  Quicherat,  on  voit  que  chaque  auteur,  pour 
ainsi  dire,  a  sa  manière  de  rendre  une  idée  qui  existe 
effectivement  pour  lui,  mais  qui  n'est  pas  assez  pré- 
cise et  assez  considérable  pour  n'avoir  plus  aux  yeux 
de  tous  qu'une  expression.  Développer  la  civilisation 
n'était  pas  encore  devenu  (on  le  comprend  par  le  Dic- 
tionnaire) le  but  suprême  de  la  société  et  de  l'État,  le 
but  dont  on  avait  conscience. 

En  citant  comme  j'ai  fait,  j'ai  indiqué  le  procédé 
mis  en  œuvre  par  M.  Quicherat  pour  obtenir  un  latin 
de  bon  aloi.  En  effet,  si,  me  fiant  à  des  combinaisons 
de  mots,  j'avais  voulu  traduire  ciyi/isafioM  sans  recou- 
rir aux  auteurs,  j'aurais  imaginé  quelque  locution  plus 
ou  moins  plausible;  mais  il  ne  s'agit  pas  d'imaginer 
quoi  que  ce  soit  de  plausible,  il  s'agit  de  chercher  et 
de  trouver  ce  qui,  dans  le  latin  réel  des  auteurs  et  des 


iU  DICTIONNAIRE  fI\ANÇAlS-LAT11!«. 

inscriptions,  correspond  au  français  écrit  ou  parlé.  Le 
moyen  est  laborieux  mais  sûr.  Quand  >!.  Quiclierat 
conçut  un  tel  plan,  il  put  se  dire  qu'infailliblement  il 
atleindiait  son  but,  qui  était  de  faire  une  œuvre  à  la 
fois  solide  et  nouvelle.  Et  il  ne  pouvait  la  l'aire  solide 
qu'en  la  faisant  nouvelle,  c'est-à-dire  en  ne  donnant 
pour  équivalent  d'un  texte  français  qu'un  texte  latin 
autorisé.  Yoilà  Salluste,  César,  Tite  Live,  Tacite, 
Vii'gile  et  tous  les  autres  ;  voilà  les  ôcrils  techniques 
où  l'on  nous  parle  de  médecine,  d'agriculture,  d'ar- 
chitecture, d'arpentage  ;  voilà  les  textes  officiels  des 
inscriptions  où  sont  des  décrets,  des  olfi'andes,  des 
dédicaces,  des  épitaphes.  Eh  bien,  retournons  tout  cela 
du  côté  du  français,  et  nous  aurons  une  très-vaste  pro- 
vision de  phrases  françaises  toutes  prêtes  à  recevoir  le 
vêtement  latin,  et  de  phrases  latines  qui  furent  réelle- 
ment dans  la  bouche  ou  sous  la  plume  d'écrivains  cor- 
rects. Sous  la  plume,  ai-je  dit;  c'est  l'expression  fran- 
çaise; et,  bien  quelle  renferme  une  faute  contrôle 
costume,  puisque  les  anciens  se  servaient  non  d'une 
plume,  mais  d'un  roseau  ou  d'un  poinçon,  elle  convient 
môme  en  ce  cas,  car  on  oublie  le  sens  propre  pour  le 
sens  figuré.  Ayant  d'autres  instruments,  les  Latins 
avaient  d'autres  expressions  qu'on  ne  pourrait  deviner, 
mais  que  l'excellentDictionnaire  nous  fournit  aussitôt  : 
prendre  la  plume,  c'est  calamum  siimere  ou  stiliim  pre- 
hendere  ;  venir  au  bout  de  la  plume,  c'est  sub  acumen 
styli  subire.  Du  moins  voilà  comme  Cicéron  s'exprimait 
quand  il  voulait  dire  ce  que  nous  rendons  par  le  mot 
plume. 

Le  latin  n'est  pas  tout  entier  renfermé  dans  ce  qu'on 


DiCTlONNAinE  FRANÇAIS-LATO.  575 

nomme  l'époque  classique.  Il  n'a  pas  seulement  servi  à 
la  république  et  aux  premiers  temps  de  l'empire,  en 
un  mot  ^  cette  Rome  militaire  et  conquérante,  palri- 
ciennt^  et  plébéienne,  administralive  et  juridique,  cu- 
rieuse des  lettres  grecques  et  les  imitant,  païenne  et 
dévote  à  ses  dieux.  L'empire  romain  déclinant,  la  lati- 
nité romaine  déclina  ;  mais  à  côté  d'elle  sortit,  comme 
un  rejeton  vigoureux,  la  latinité  chrétienne  qui  se  cou- 
vrit, non  pour  longtemps,  de  feuillage  et  de  fruit.  Lac- 
tance,  Tertullien,  saint  Augustin,  Salvien  attaquèrent 
la  vieille  religion  au  nom  de  la  raison  et  prêchèrent  la 
nouvelle  au  nom  de  dogmes  jusqu'alors  inconnus;  des 
traductions  firent  passer  dans  le  style  les  locutions  bi- 
bliques; si  bien  qu'un  néologisme  impérieux  modifia 
mainte  parlie  et  inclina  le  langage  classique  vers  d'au- 
tres formes.  Qui  négligerait  celle  précieuse  latinité 
aurait  bien  tort.  Là  on  trouve  rendues  par  un  vrai  la  lin 
(puisque  c'est  celui  d'hommes  latins  qui  se  virent  obli- 
gés de  parler  de  choses  chrétiennes  dans  la  langue  de 
Cicéron)  toutes  ces  idées  qui  sont  aussi  la  propriété 
moderne  en  tant  que  monde  chrétien.  M.  Quicherat  a 
puisé  abondamment  à  cette  source  précieuse;  et,  qui 
le  croirait?  ses  devanciers  n'y  avaient  pas  puisé.  Ils 
rendaient  hostie  par  orbicidus  ex  pane^  tandis  qu'on  a 
dans  saint  Augustin  corpus  Del.  Des  modernes,  pour 
évamjéiïser^  orjtdit  verbiim  Dei  prœiUcare;  mais  les  an- 
«3i€ns,  saint  Jérôme,  Arnobe,  ont  dit  evmujclïzare.  Les 
mêmes  modernes,  trouvant  dans  Cicéron  uiïqnem  sup- 
plicïis  œternis  nddicere,  se  sont  félicités  d'avoir  cette 
locution  classique  pour  exprimer  ce  que  les  chrétiens 
commençaient  à  exprimer  et  depuis  longtemps  expri- 


576  DICTIONNAIRE  FRANÇAIS-LATIN. 

ment  par  damner.  Mais  l'idée  que  ce  mot  représente 
était-elle  dans  l'esprit  du  consul  qui  remerciait  Jupiter 
très- bon  et  très-grand  des  prospérités  de  Tlome,  du 
disciple  de  TAcadémie,  qui  mêlait  à  la  théologie  païenne 
Ja  philosophie  rationaliste  de  Platon?  Non  sans  doute; 
aussi  quand  la  nouvelle  religion  substitua  à  la  notion 
que  les  païens  avaient  d'un  enfer  celle  des  chrétiens, 
damnare,  damnatio^  esse  in  damnatione  furent  des 
termes  que  la  Vulgate,  saint  Augustin,  Salvien,  em- 
pruntèrent à  la  langue  juridique,  leur  imprimant  une 
acception  nouvelle  et  déterminée,  et  usant  de  cette 
permission  qu'a  notée  Horace  : 

Licuit  semperque  licebit 
Signatum  prœsente  no  là  producere  nomen. 

Enfin  il  est  dans  la  latinité  un  troisième  degré  qui 
n*est  pas  sans  quelque  importance  pour  le  lexico- 
graphe, car  il  lui  fournit  le  seul  moyen  de  traduire 
exactement  certains  termes  qui  sont  dans  les  langues 
modernes.  Je  veux  parler  de  cet  intervalle  qui  est 
entre  la  chute  de  l'empire  romain  et  l'extinction  défi- 
nitive de  sa  langue.  Tant  qu'on  parle  encore  latin, 
même  parlât-on  mal,  il  y  a  pour  l'crudit  de  quoi  noter 
et  recueillir.  C'est  seulement  quand  l'idiome  latin, 
rayé  du  livre  de  vie,  ne  fut  qu'une  lettre  écrite  et  que 
la  bouche  populaire  articula  non  pas  des  mots  romains, 
mais  des  mots  romans,  italiens,  espagnols,  proven- 
çaux, français,  suivant  les  compartiments  dr  grand 
empire;  c'est  seulement  alors,  dis-je,  qu'il  est  dé- 
fendu au  lexicographe  de  demander  à  ce  latin  de  ca- 
binet et  désormais  moderne  des  autorités  et  des  exem- 


DICTIONNAIRE  FRANÇAIS-LATIN.  37Î 

pies.  Celui  de  Grégoire  de  Tours,  des  Capilulaires,  des 
lois  barbares  et  des  documents  de  celte  époque,  n'est 
ni  de  cabinet  ni  de  convention  ;  bas  latin  sans  doute, 
mais  latin  encore  vivant  et  seul  bon  pour  exprimer  ce 
qui  fut  propre  à  son  époque.  On  pourrait,  à  l'aide  de 
quelque  lambeau  de  Ciccron  ou  de  Tite  Live,  combiner 
une  périphrase  qui  approcherait  tant  bien  que  mal  de 
fief  et  de  vassal.  Mais  beneficium,  si  l'on  prend  un  mot 
latin  détourné  de  son  sens  primitif,  ou  feudum,  si  Ton 
prend  le  mot  barbare  latinisé  par  la  nécessité,  et  vas- 
salins  peuvent  seuls  exprimer  exactement  la  nouvelle 
idée.  De  môme  que  paganus,  signifiant  campagnard 
dans  Ovide  ou  dans  Pline,  nesignitie  païen  que  dans 
saml  Augustin  ou  dans  TertuUien  sans  qu'on  puisse 
pour  cela  lui  contester  son  droit  de  latinité;  de  môme 
villanus,  étant  dans  les  Capitulaires,  n'a  pas  un 
moindre  titre  pour  rendre  vilain.  M.  Quicherat,  qui 
connaît  si  bien  l'histoire  de  la  langue  latine,  ne  s'est 
pas  mépris  sur  les  limites  qu'il  pouvait  atteindre,  et 
on  le  louera  de  ne  l'avoir  pas  enfermée  dans  la  période 
classique,  du  moment  qu'il  s'agissait  de  rendre  par  le 
latin  le  français,  par  une  langue  ancienne  une  langue 
moderne.  C'était  une  bonne  fortune  d'avoir  trouvé, 
dans  les  textes  chrétiens  et  dans  ceux  des  chefs  bar- 
bares, des  locutions  et  des  mots  qui  pénétraient  dans 
l'ère  moderne,  dans  sa  religion  et  dans  ses  institu- 
tions. 

A  quiconque  \oudra  écrire  en  latin,  le  dictionnaire 
de  M.  Quicherat  sera  un  répertoire  rempli  de  textes 
assurés  et  d'exemples  excellents,  et,  pour  me  servir 
d'un  mot  souvent  employé  et  ici  dûment  appliqué,  un 


878  DICTIONNAIRE  tRANÇAIS-LAttN. 

véritable  trésor  de  tout  ce  qui  peut  servir  à  rendre  du 
français  en  latin.  Si  l'on  traduit,  on  y  trouvera  les 
principales  locutionsde  notre  langue  rendues  en  vraies 
locutions  latines;  les  articles  y  sonî  très-riches,  le 
français  et  le  latin  y  abondent,  le  français  pour  ses 
acceptions  de  mots  et  de  phrases,  le  latin  pour  ses 
manières  variées  d'y  correspondre;  quand  le  cas  le 
permet  (et  cela  arrive  souvent),  on  a  à  choisir  entre 
les  expressions  de  Cicéron,  de  Tite  Live,  de  Sénèque, 
de  Pline,  entre  le  langage  de  la  prose  et  celui  de  la 
poésie,  et  un  esprit  qui  étudie  ne  tarde  pas  à  profiter 
de  ce  qui  lui  est  offert  à  profusion.  Si,  au  contraire, 
Ton  compose,  bien  que  l'habitude  se  prenne  vile  de 
penser  en  latin,  pourtant  il  est  bon  d'avoir  sous  la 
main  un  livre  qui  vous  avertisse  si  votre  mémoire  est 
sûre,  si  votre  style  ne  s'égare  pas,  si  votre  inspiration 
ne  se  hasarde  pas  à  des  constructions  illégitimes;  tout 
cela  vous  est  donné  par  M.  Quicherat,  qui,  sur  cha- 
que cas,  a  recueilli  la  fleur  des  expressions  latines 
mises  en  regard  de  la  fleur  des  expressions  françaises. 
Cherchons  chef-d'œuvre.  Les  Latins  n'ont  pas  une  ex- 
pression composée  qui  montre,  aussi  bien  que  fait 
celle-ci,  dans  l'œuvre  dont  il  s'agit,  le  chef,  la  tête,  la 
première  ;  mais  voici  les  périphrases  :  artis  miraciilmn, 
ou  bien  res  opère  mïrahïlï^  ou  bien  opus  poUtissima 
arte  perfedum  ;  une  statue,  un  tableau  qui  sont  des 
chefs-d'œuvre,  statua  summo  artifido  facta^operis  abso- 
lutisslmr  pictura.  Le  chef-ci  œuvre  a  réveillé  en  moi  l'idée 
de  l'idéeS,  eî  je  me  suis  demandé  comment  les  Latins 
le  désignaient,  eux  qui  l'ont  si  souvent  atteint  dans  la 
poésie  et  dans  la  prose.  Pulchriludu  qux  est  supra 


DtCTIONlSAÎI'.E  FRANÇAlS-LAtiN.  :19 

verom^  dit  Quinlilien;  la  beauté  qui  est  au-dessus  do 
la  réalité,  c'est  la  une  définilirm.  C'est  encore  une  dé- 
finition, que  obsointa  perfectïo.  Maison  en  sort  quand 
on  rencontre  ces  phrases-ci .  eam  speciem^  qux  semper 
êcidem  est,  intueri,  contempler  un  idéal  invariable; 
pidchritudinis  eximia  species^  l'idéal  de  la  beauté; 
forma  ipsa  et  tanquam  fades  honesti,  l'idéal  de  la 
vertu;  formam  exprimere  optimi,  réaliser  l'idéal.  Ces 
locutions  sont  de  Cicéron.  Pline  l'ancien  en  a  une  digne 
de  remaniue,  lorsqu'il  parle  d'un  artiste  qui  sans  cesse 
corrigeait  ses  ouvrages  :  satiari  cupiditate  art'is  non 
qnity  il  n'atteint  jamais  son  idéal.  Ces  exemples  mon- 
trent que  les  Latins  n'avaient  pour  idéal  que  des  locu- 
tions composées  où  species  et  forma  Vennient  le  rang 
principal. 

Pour  plus  d'un  mot,  rappelant  tout  ce  que  j'avais 
dans  la  mémoire,  j'ai  cherché  si  je  trouverais  le  nou- 
veau dictionnaire  en  défaut  et  quelque  chose  à  ajouter 
à  l'article;  et,  chaque  fois,  battu  dans  cette  joule,  j'ai 
aperçu  que  ce  que  j'apportais  n'était  qu'une  parcelle 
de  ce  que  le  livre  m'offrait.  Pourtant,  dans  cette  ex- 
cursion, j'ai  rencontré  trois  ou  quatre  remarques  que 
je  soumets  à  M.  Quicherat.  A  apprendre  par  coeur,  je  n'ai 
trouvé  que  ediscere,  memorix  trader e  ou  mandare;  le 
fait  est  qu'il  y  avait  aussi  perdiscere,  comme  on  le  voit 
dans  César  (V!,  14),  quand  il  dit  que  le  secours  de 
l'écriture  fait  qu'on  néglige  le  soin  d'appnnidre  par 
cœur  et  la  mémoire  {ut  prœsidio  \ïUeranimdïU(jentïam 
in  perdisccndo  ac  memoriam  rem'dtant).  De  même  que 
M.  Quicherat  a  mis  larguer  les  écoutes,  pedem  facere, 
deVirgile,  j'aurais  voulu  qu'il  eût  mis  aussi  un  autre 


380  DICTIONNAIRE  FRANÇAIS-IATIN. 

terme  de  marine  :  prendre  de  la  bande^  en  parlant 
d'un  vaisseau  qui  s'incline  et  qui  enfonce  un  de  ses 
bords  dans  l'eau,  expression  nautique  qui  est  égale- 
ment dans  Virgile  :  Et  undis  dat  latus  (jEn.  I,  104); 
c'est  M.  Jal  qui  l'y  a  signalée.  Le  hasard  m'a  fait  ren- 
contrer dans  mes  lectures  cette  phrase  de  Cicéron  : 
Quod  eûcemplo  fit,  id  etiam  jure  fteriputant  (Fam., 4,3), 
ce  qui  se  traduira  :  On  pense  que  les  précédents  ont 
force  de  loi.  Il  est  bon  d'avoir  une  aussi  exacte  tran- 
scription latine  de  cette  phrase  qui  retentit  si  souvent 
dans  les  débats  administratifs  et  parlementaires.  Au 
reste,  exernplum  parait  le  mot  propre  pour  rendre  un 
précédent  :  ce  qu'aujourd'hui  nous  défendons  par  des 
précédents,  dit  Tacite,  quod  hodie  exemplis  tuemnr, 
(Ann.  Il,  24.)  J'ai  sans  peine  acquiescé,  quand  M.  Qui- 
cherat,  pour  rendre  fief,  vassal,  baron,  s'est  servi  de 
feudnm,  vassallus,  baro;  ces  mots  sont  de  la  latinité 
mourante,  il  est  vrai,  mais  non  de  la  latinité  morte. 
Il  n'en  est  plus  de  même  pour  pagius,  que  j'ai  bien  de 
la  peine  à  recevoir  dans  un  dictionnaire  latin  comme 
l'équivalent  de  notre  mot  page.  Sans  doute  pagius  est 
dans  Du  Cange;  mais  il  faut  bien  distinguer  deux 
basses  latinités,  celle  de  laquelle  le  roman  a  été  fait  et 
celle  qui  a  été  faite  sur  le  roman.  La  première  peut, 
avec  mesure,  entrer  dans  un  dictionnaire  latin;  la 
seconde  ne  le  peut  pas.  Or,  c'est  à  celte  dernière,  je 
le  crains,  qu'appartient  pagius.  Dans  les  textes  latins 
et  françai-^j  qui  ont  ce  mot  et  qui  ne  remontent  guère 
plus  haut  que  le  treizième  siècle,  pagius  et  page  n'a 
pas  le  sens  relevé  qu'il  a  eu  depuis,  et  signifie  sim- 
I  lement  domestique;  on  trouve  des  pages  qui  sont  au 


DICTIONNAIRE  FRANÇAIS-LATIN.  381 

service  de  forestiers,  des  pages  de  la  cuisine^  des  pages 
de  palefroi;  ce  qui  le  rend  tout  à  fait  impropre  à 
rendre  page  en  sa  signification  actuelle,  puisque, 
d'après  Ihisiorique,  page ^  parti  d'une  humble  origine, 
est  allés'anoblissant,  marchant  en  sens  inverse  de  valet, 
autrefois  varlet,  bas  latin  vassaletiis,  qui,  ayant  signifié 
primitivement  un  jeune  vassal,  un  jeune  garçon,  en  est 
venu  à  signifier  un  domestique.  Si  un  mot  latin  man- 
quait ipour  valet,  on  ne  pourrait  pas  prendre  le  bas  latin 
vassaletus,  dont  l'acception  primitive  est  relevée;  de 
même,  pour  rendre  notre  page,  on  ne  peut  prendre 
pagius,  dont  l'acception  primitive  est  basse.  Étymolo- 
giquement,  pagius,  et  par  conséquent  page,  me  paraît 
se  rapporter  à  pagiis,  et  avoir  signifié  à  l'origine 
homme  de  la  campagne  {paganus  a,  entre  autres,  si- 
gnifié semf^wr),  et  être  une  forme  correspondante  au 
provençal  pages,  qui  est  pagensis,  et  qui  veut  dire 
paysan.  Pour  terminer  cette  petite  dissertation,  j'ap- 
prouve regius  puer,  qu'il  a  inscrit  dans  l'article,  mais 
qui  n'est  dans  aucun  auteur  latin  ;  j'écarte  pagius,  et 
je  serais  très-disposé  à  y  suhsliiuev  pœdagogianus  puer, 
donné  par  Ammien  Marcellin  avec  un  sens  très-voisin 
de  celui  de  page. 

Beste  un  point  sur  lequel  je  n'ai  pas,  à  mon  gré, 
rendi"  suffisante  justice  à  M.  Quiclierat.  Ses  trois  dic- 
tionnaires, le  Thésaurus  poeticus,  le  Dictionnaire  latin- 
français  et  le  Dictionnaire  français-latin,  oont  des 
livres  de  classe,  et  ils  ont  obtenu,  dans  les  classes,  un 
grand  et  légitime  succès  ;  mais  ce  sont  aussi  des  livres 
où  se  déploient  un  riche  savoir  et  un  goût  exercé.  Les 
lettres  latines  n  ont  jpas  maintenant  de  nom  plus  auto- 


382  DICTiONNAlUE  FftANÇAIS-LATlN 

risè  que  celui  de  M.  Quicherat,  et  il  le  doit  à  ces 
œuvres  où  il  a  su  faire  concourir  l'ensemble  et  les  dé- 
tails et  joindre,  dans  les  reclierclics,  l'originalité  à 
la  Surf  té.  i.a  haute  érudition  n'en  demande  pas  davan- 
tage, et  elle  n'a  jamais  dédaigné  un  dietionnaire  où 
une  main  habile  eût  recueilli  et  disposé,  pour  la  satis- 
faction des  esprits  studieux,  les  trésors  épars  d'une 
langue  classique. 

Il  y  a  maintenant  vingt -trois  ans  que  M.  Quicherat 
et  moi,  anciens  camarades  de  collège  et  restés  amis, 
nous  étions,  l'un  à  l'égard  de  Tautre,  dans  la  même 
situation  qu'aujourd'hui.  Il  publiait  son  Thésaurus 
poeticus,  et  j'en  rendais  compte  dans  le  National.  Nous 
débutions,  ou  peut  s'en  faut,  lui  par  un  dictionnaire 
et  moi  par  un  article.  Depuis,  nous  avons  travaillé 
tous  les  deux,  et,  au  bout  de  vingt  trois  ans,  M.  Qui- 
cherat ayant  achevé  le  cercle  de  ses  études  lexicogra- 
phiques,  je  me  trouve  encore  là  pour  exprimer,  cette 
fois  avec  une  plume  plus  autorisée  en  matière  d'éru- 
dition, comment  ce  nouveau  dictionnaire  est  le  digne 
complément  des  deux  qui  le  précèdent,  comment  ce 
qui  était  bon  est  devenu  excellent,  comment  l'homme, 
mûri,  non  vieilli,  par  le  temps  et  l'étude,  a  mis  par- 
tout sa  marque,  et  comment  enfin,  sentant  ses  forces 
croître,  son  regard  s'étendre,  son  esprit  se  latiniser, 
si  je  puis  ainsi  parler,  tous  les  jours  davantage,  il  s'est 
complu  dans  une  œuvre  devenue,  parce  qu'il  avait 
tant  à  y  mettre,  son  œuvre  de  prédilection.  Qui  nous 
aurait  dit,  mon  cher  Quicherat,  quand  tous  les  deux 
nous  étions  assis  sur  les  bancs  dans  la  troisième  cour 
du  collège  Louis-le-Grand,  alors  lycée  impérial,  que 


DICTIONNAIRE  FRANÇAIS-LATIN.  583 

nous  nous  devrions  jamais  l'un  à  l'autre  le  plaisir  et  le 
gré  de  cet  article,  confondant  ainsi  dans  un  même  sen- 
timent les  souvenirs  toujours  si  chers  des  premières 
années,  le  labeur  et  le  loyer  des  deriraôres'/ 


Xï 


GIRART  DE  ROSSILLON 


Sommaire,  {Journal  des  Savants,  avril  1860  et  mai  I80O).  — Danei^ 
premier  article  est  analysé  le  roman,  qui  appartient  au  cycle  de  gestet 
où  les  seigneurs  féodaux  bravent  et  combattent  les  faibles  succes- 
seurs de  Charlemagne.  Trois  personnages  le  remplissent,  Girart, 
Berthe  sa  femme  et  Charles  le  Cliauve. 

Dans  le  second,  le  .4yle  de  l'ouvrage  est  examiné  ;  quelques  passages  sont 
discutés  et  quelques  corrections  proposées. 


1.  —  Analyse  du  roman. 

Il  y  eut,  dans  le  milieu  du  neuvième  siècle,  un 
comte  Girard  qui  fut  un  des  plus  puissants  personnages 
de  ce  temps.  Il  servit  l'empereur  Lothaire,  fils  aîné  de 
Louis  le  Débonnaire,  et  fut  fait  par  ce  prince  comte  ou 
duc  de  Bourgogne.  Lothaire  étant  mort  et  un  de  ses 
fils  étant  devenu  roi  de  Provence,  comme  ce  lils  était 
un  enfant,  la  tutelle,  qui  était  nécessaire,  fut  remise  à 
Girard,  qui  eut  dès  lors  la  puissance  d'un  roi.  Il  gou- 
verna pendant  plusieurs  années  le  royaume  de  Pro- 
vence, et  les  chroniqueurs  rapportent  de  lui  une  expé- 
dition contrôles  Normands,  qui  s'étaient  établis  à  l'em- 
bouchure du  Rhône,  expédition  qui  fut  heureuse  et  qui 
chassa  les  pirates  de  leur  repaire.  Il  n'eut  pas  le  même 


GIRART  DE  ROSSILLON.  385 

succès  contre  Charles  le  Chauve.  En  quelque  aécadence 
que  fût  alors  l'autorité  royale,  les  membres  de  la  fa- 
mille impériale  ne  s'en  disputaient  pas  mo^ns  ces  lam- 
beaux par  la  violence,  par  la  guerre  et  par  la  ruse; 
Charles  le  Chauve  entreprit  de  déposséder  son  neveu; 
et  Girard  combattit  pour  celui  dont  il  était  le  tuteur. 
Après  des  alternatives  diverses  et  des  guerres  qui  pa- 
raissent avoir  été  longues,  Charles  le  Chauve  triompha; 
la  ville  de  Vienne,  défendue  par  Berthe,  femme  de 
Girard,  capitula;  et  Girard,  avec  sa  femme,  qui  était 
fdle  de  Hugues,  comte  de  Sens,  se  retira  en  Bourgogne. 
Outre  ses  grandes  fonctions,  il  s'était  recommandé  par 
des  fondations  pieuses,  églises  et  abbayes. 

Cet  illustre  nom  du  neuvième  siècle  tomba  dans  le 
domaine  des  chansons  de  geste.  On  en  a  une  en  pro- 
vençal qui  a  été  analysée  par  M.  Fauriel,  dans  le 
tome  XXII  de  l'Histoire  liltéraire  de  France^  et  qui 
paraît  être  du  douzième  siècle;  on  en  a  une  seconde  en 
français,  qui  a  été  publiée  par  M.  Francisque  Michel, 
et  qui  est  du  douzième  ou  du  treizième  siècle;  ces  deux 
poèmes  mettent  Girard  aux  prises,  non  avec  Charles 
le  Chauve,  mais  avec  Charles-Martel.  Celte  erreur  n'est 
pas  commise  par  la  troisième  rédaction,  celle  dont 
nous  devons  la  publication  à  M.  Mignard,  et  qui  est 
beaucoup  plus  récente  que  les  précédentes.  Au  fond, 
et  à  part  l'anachronisme,  voici  ce  que  les  légendaires 
(il  y  a  de  cette  légende  une  rédaction  latine  et  une  ré- 
daction française),  les  troubadours  et  les  trouvères  ont 
fait  de  l'histoire  : 

Charles  le  Chauve  ne  fut  jamais  le  beau-frère  de 
Girard;  mais  il  l'est  dans  nos  récits  :  «Lî  rois  de  France 


586  GinART  DE  ROSSILLON. 

Cliallcs  !î  Chauve,  dit  le  texle  an  prose,  l'autre  scror 
maindrc,  celi  qui  avoit  nom  Aloys,  havoit  prise  à 
femo  par  Ical  mariaige.  »  Celte  aulrc  sœur  (Hait  la 
sœur  cadette,  mais  imaginaire,  de  Bcrthe,  femme  véri- 
table de  Girard.  Là  est,  pouf  la  légende,  le  nœud  deé 
événements.  La  légende  ne  sait  pas  que  le  sujet  de  la 
guerre  entre  Charles  le  Chauve  et  Girard,  fut  la  Pro- 
vence, et  die  crée  un  débat  pour  l'héritage  du  père 
des  deux  sœurs  :  Girard  réclame  le  comté  do  Sens 
comme  mari  de  la  fille   aînée;  Charles  le  réclame 
comme  souverain  de  la  France.  La  guerre  éclate  entre 
le  suzerain  et  son  vassal;  la  chance  tourne  contre 
Girard,  qui,  dépouillé  de  tout,  disparaît  en  une  retraite 
ignorée.  Sa  femme  l'a  suivi  dans  sa  disgrâce;  et  tous 
deux,  dociles   aux    exhortations    d'un    ermite,  font 
tourner  leurs  malheurs  au  bien  de  leur  âme.  Ils  ac- 
ceptent chrétiennement  leur  sort;  Girard  est  charbon- 
nier et  Berthe  couturière.  Sept  ans  se  passent  ainsi; 
puis  vient,  par  l'entremise  de  la  reine^  une  réconci- 
liation de  Girard  avec  le  roi;  ses  possessions  lui  sont 
rendues;  la  paix  renaît;  Girard  et  sa  femme  continuent 
à  être  dans  la  prospérité  ce  qu'ils  avaient  été  dans  l'ad- 
versité :  «Il  commaUça  par  grant  estude  entendre  dili- 
gemment à  piteuses  œvres,  lesquex  li  hermitaiges  li 
avoit  enseignié,  c'est  à  savoir  lui  giter  sovant  en  oroi- 
sons,  sovantefoiz  geûnef,  securre  piteusement  au  be- 
soing  les  poures,  resplendir  par  equilé  de  droiture, 
et  entendre  diligemment  à  faire  abbaïes;  Et  cert(!s 
Berthe,  sa  femme  honorable,  resplendisgans  par  dignité 
de  prodefemme,  ne  laissoit  pas  por  ce  qu'ele  ne  se  tra- 
vaillast  acostuméement  et  par  grant  désir  as  œvres  de 


GIRART  DE  ROSSIM.ON.  387 

pitié.  El  por  ce  que  cist  faisoient noblement  ces  choses 
et  autres  semblables,  li  très-grans  flaireurs  et  li  famés 
(la  renommée)  de  lor  boue  opinion  fu  espandue  lar- 
gement par  le  monde.  »  Rien  ne  donne  une  plus 
juste  idée  de  ces  choses  du  moyen  âge  que  celte 
langue  du  moyen  âj^e. 

Dans  la  vérité,  la  légende  et  le  poëme  sont  terminés 
et  devraient  s'arrêter  ici.  On  ne  comprend  pas  môme 
pourquoi  une  reprise  fut  désirée,  à  moins  que  ce  ne 
fût  pour  avoir  occasion  de  narrer  de  nouveaux  coups 
de  lance  et  pour  ouvrir  à  Girard  un  nouveau  champ 
de  guerre  où,  cette  fois,  il  tiendrait  victorieusement 
tète  à  son  suzeiain.  Eu  tout  cas,  cette  reprise  ne  té- 
moigne d'aucune  feitilité  d'imagination;  elle  est  attri- 
buée au  démon,  à  celui  que  nos  aïeux  appelaient  len- 
nemi;  et  cet  ennemi  ne  sut  que  réchauffer  la  querelle 
pour  le  partage  du  comté  de  Sens.  On  se  bat  donc  de 
nouveau  pour  ce  comté;  et  tels  sont  racharnement  et 
les  variables  succès  de  cette  lutte  qu'une  intervention 
divine  peut  seule  y  mettre  fin.  «  Et  por  ce  qu'il  se 
combatoient  si  perseveremment  et  s'entrocioient  si 
cruelement,  Dex  ot  pitié  de  la  mort  de  si  grant  multi- 
tude de  genl,et  lour  monstra  l'aide  de  sa  miséricorde. 
Il  les  espaonla,  pour  ce  qu'il  se  partissent  de  lour  per- 
verse antencion;  quar  auxi  comme  les  genz  dient, 
veraiement  la  terre  trembla  desoz  lor  piez  par  la  vo- 
lante de  Deu,  et  sona  horriblement  en  chancelant;  et 
li  confenon  Ion  roy  et  li  Girard  furent  embrasé  dou  feu 
douciel;  por  quoi  il  furent  espaonté  merveilleuse- 
ment et  se  départirent  d'une  part  et  d'autre.  » 

Trois  personnages  remplissent  tout  le  récit  :  Girard, 


388  GIRART  DE  ROSSILLON. 

Berthe  et  Charles  le  Chauve.  Girard  est  un  vaillant 
guerrier,  simple  et  pieux;  rien  de  très-compliqué  ne 
traverse  sa  vie;  il  défend  intrépidement  contre  son 
souverain  ce  qu'il  croit  son  droit;  il  guerroie  à  outrance 
tant  qu'il  lui  reste  un  tronçon  d'épée;  vaincu,  il  s'hu- 
milie sous  la  main  de  Dieu;  riche  et  puissant,  il  fonde 
des  églises  et  des  abbayes. 

Au  commencement,  vaincu  et  fugitif,  sa  femme 
court  le  chercher,  et,  ravie  de  le  retrouver,  lui  de- 
mande :  «Estes  hailiés  [etes-vous  en  bon  état]?»  Il 
répond  en  digne  chevalier  : 

Nenil,  dit-il,  ma  suer  ;  je  suis  trop  maltraitiés, 

Je  suis  ung  pou  navrés,  mas  de  ce  ne  me  chaut  ; 

Jamais  jour  n'aurai  joie,  face  froit  face  chaut  ; 

Je  croi,  de  mon  grant  deul  par  tout  le  mont  parle  on. 

Je  me  suis  combatus  au  félon  roi  Charlon  . 

J'ai  perdu  mes  amis,  j'ai  perdu  toute  terre; 

Quar  presque  tuit  mi  hom  m'ont  failli  en  ma  guerre. 

Mon  bon  neveu  Guibert  hai  huiveû  occirre; 

Jamais  de  si  grant  deul  ne  puis  que  me  consire  [relire]  ; 

Mon  bon  neveu  Fourcon,  moi  voyant.  Ton  a  pris  ; 

Que  voulés  que  vous  die?  Li  rois  en  ha  le  pris. 

Plus  que  vif  mieux  m'amasse  en  bataille  estre  mort 

Que  ce  que  j'ai  fui  ;  ciz  deulz  trop  me  remort. 

Le  chagrin  d'avoir  fui  le  poursuit  jusques  auprès 
de  l'ermite  de  la  foret  des  Ardennes,  chez  qui  il  s'est 
réfugié;  et  quand  le  saint  homme  lui  recommande 
de  songer  à  Dieu  et  d'écarter  de  lui  les  pensées  de 


Sains  pères,  entendez,  dit  Girars  li  depos  (le  déposé). 
Bien  vuil  que  mes  couraigesiie  vous  soit  pas  repos  (caché)  : 
Se  je  puis  en  Ilungrie  venir  au  roi  Outon, 
Dou  roi  (Charles  le  Chauve)  ne  de  sa  vie  nedonrai  ung  bouton 


GIRART  DE  ROSSILLON.  389 

Et  il  expose  comment,  quand  il  aura  recouvré  des 
armes,  il  guettera  le  roi  Charles,  le  tuera  par  surprise, 
et  reprendra  ainsi  la  terre  qu'il  a  perdue.  L'ermite  le 
châtie  gravement  : 

Quant  tu  estoies  cuens  [comte]  et  dus  de  grant  puissance, 

Tu  n'as  peu  durer  contre  le  roi  de  France  ; 

Mas  t'a  de  ton  reaume  exilé  en  fuant 

Et  de  toute  ta  terre,  et  fait  poure  truant. 

Ce  t'a  fait  tes  orguels  et  ta  grant  desmesure  ; 

Il  n'out  onques  en  toi  ne  raison  ne  mesure. 

Et  comment  y  fust-elle?  car  encor  n'i  est  mie; 

E  n'as  denier  ne  maille  ne  pain,  croste  ne  mie. 

Et  si  m'as  encor  dit  tantost,  bien  m'en  sovient, 

Que  ton  lige  signeur  par  toi  morir  convient, 

Et  que  tu  l'occiras  par  droite  traison, 

Se  de  chevalx  et  d'armes  peus  avoir  garnison. 

Enfin  Girard  rentre  en  lui-même,  et  il  accepte  la  pé- 
nitence que  Termite  lui  enjoint,  à  savoir  :  renoncer 
aux  armes  et  à  la  chevalerie  pendant  sept  ans. 

La  pénitence  s'accomplit,  et  de  duc  il  devient  char- 
bonnier :  il  portait  sur  ses  épaules  plus  grands  faix 
que  ne  fissent  deux  chevaux,  vendant  le  sac  cinq  sous 
et  sept  deniers,  cinq  sous  pour  son  maître  et  sept  de- 
niers pour  lui.  Dans  cet  état,  la  vieille  aventure  d'Irus 
et  de  l'Odyssée  se  reproduit  : 

Uns  ribaus  de  la  vile  le  prist  à  ramponer, 

Qui  estoit  costumiers  de  malvais  nom  donner  . 

«  Vilains,  tu  semblés  mieux  pendeour  de  larrons 

«  Que  ne  fais  charbonnier  ne  copeur  de  jarrons  [branches].» 

Girars  le  regarda,  le  neis  prist  à  (roncier. 

—  «  Regardés,  dit  li  gai^s,  je  crois  qu'il  veut  groncier.  » 

Cil  qui  furent  présent  li  vont  en  l'ore  dire: 

«Tu  pourras  tel  mocquer  qui  te  tenra  [t'empêchera]  de  rire.» 

Tantost  Girars  li  dist  :  «  Ne  voien  ceste  place 


500  GIHAliT  DE  ROSSILLON, 

«  Aulro  larron  que  toi,  bien  en  portes  la  face, 
«  l*iiis([ii('  pciiilcncs  suis,  lores  est  sciiz  doutance, 
oc  Je  Le  poudrai  Laiilust,  si  auras  ta  sentence.  » 

Aussitôt  il  le  saisit  de  sa  forte  main,  le  jette  sur  wn 
dos,  l'emporte  et  l'aurait  pendri  elTeclivernent,  si  on 
n'eût  secouru  le  pauvre  moqueur 

Dumocqueur  li  heùst  son  reguierdon  rendu; 
A  ton?  ceulz  de  la  vile,  saicliés,  moult  habeli; 
Plus  ne  Irova  Girars  qui  se  mocquast  de  li. 

Ici  je  m'interromps  pour  une  petite  remarque  rela- 
tive au  texte.  M.  Mignard  a  imprime  hcibe  li  en  deux 
mots,  ce  qu'il  traduit  par:  parmi  tous  ceux  de  la  ville 
et  sachez  quily  en  avait  beaucouj).  Il  a  été  trompé  par 
son  manuscrit;  il  faut  non-seulement  lire  habeli  en  un 
seul  mot,  mais  encore  voir  dans  Vh  une  de  ces  lettres 
parasites  que  les  copistes  ne  furent  que  trop  enclins  à 
ajouter.  Le  fait  est  que  nous  avons  là  le  verbe  abelii% 
très-usité  dans  la  vieille  langue;  et  l'on  traduirait 
très-bien  :  Ce  fut  moult  bel  à  tous  ceux  de  la  ville. 

La  reprise  de  la  guerre  montre  Girard  tel  qu'il  avait 
été  dans  les  premiers  combats,  et  la  paix  qui  suit  le 
montre  seigneur  occupé  du  bien  de  ses  vassaux  et 
chrétien  vivant  dans  la  crainte  de  Dieu.  Pourtant  il  lui 
arriva  deux  mésaventures:  l'une  est  de  soupçonner  la 
vertti  de  Berthe,  qui,  la  nuit,  quand  il  dort,  se  lève  et 
s'en  va;  elle  s'en  allait  porter  le  sable  et  le  mortier  pour 
une  église  fondée  par  Girard,  travail  qu'elle  cachait 
aux  regards  du  jour  et  dans  lequel  un  ange  venait  cha- 
que fois  l'aider;  F  au  de  est  un  péché  qui  sera  mieux 
raconté  par  la  prose  du  treizième  siècle  *.  «  Ainçois  que 
Girarz  heust  parfaite  sa  pénitence  qu'il  havoit  taxée 


G-RART  DE  ROSSILLON.  ÔOÎ 

sept  ans,  il  fu  féru  des  dars  dou  mauvais  templeor  en 
une  sainte  nuit  de  la  nativité  nostre  Seignor.  Et  lu  en- 
laciez des  aguillemenz  dou  délit  de  luxure,  et  vout  dor- 
mir avec  sa  femme  selonc  les  droiz  de  mariage.  La 
quel  chose  celle  auxi,  comme  il  estoit  avenant,  lui  dé- 
nia cruelmenl;  et  ciz  qui  ne  pooit  soffrir  à  bien  près 
la  charge  de  la  très  malvaise  et  néant  covenable  temp- 
facion,  n'out  pas  honte  de  dormir  avec  une  petite 
chamberiere  par  l'outroi  de  sa  femme,  auxi  comme 
Abrahans  et  Jacob  dormirent  avec  lour  chamberieres; 
je  sai  ce  quefustpar  besoing  d'autre  chose.  Endcmen- 
ticrs  la  honorable  comtesse  se  leva  et  fist  allumer  tor- 
ches et  torliz;  ele  estoit  avironce  de  grant  compaignie 
qui  la  siguoient  ayxi  comme  il  coyenoit,  et  entra  très- 
devotementen  l'eglyse.  Et  li  cuens  se  leva  auxi  un  petit 
après;  et  ciz  le  regarda  qui  regarda  Saint  Père.  »  Ce 
regard  de  Jésus  fait  rentrer  Girard  en  lui-même;  son 
repentir  n'a  point  de  borne,  il  se  tient  à  la  porte  de 
l'église  sans  oser  y  entrer;  il  soupire,  il  gémit,  il  san- 
glote, il  pleure,  il  bat  sa  poitrine,  il  fléchit  les  genoux; 
si  bien  que,  la  nuit  suivante,  une  vision  assure  la  com- 
tesse que  pardon  est  octroyé  à  son  mari. 

Arrivé  à  la  fin  de  la  vie  de  son  héros,  l'auteur  se  fait 
une  objection  : 

S'aucuns  des  envieux  me  voloit  opposer 

ConU'e  le  duc  Girart,  dire  ne  proposer 

Qu'il  fust  fel  et  estons,  fiers  et  fors  et  infaiTies, 

Qu'il  lieiist  fait  partir  de  tant  de  corps  les  anies, 

Tant  proie,  tant  bruï,  f,^aslée  tante  terre, 

Tant  oiplieniiis,  tant  vi'vos  liavoir  faiz  par  sa  guerre, 

Si  ne  di  pas  qu'en  ce  ccipe  ne  puisse  avoir 

En  tout  ou  en  partie,  ce  peut  on  bien  savoir; 


502  GIRART  DE  ROSSILLOi^. 

Mais  sur  soi  dcfendant  li  convint  maint  mal  faire; 
Ainssin  va  il  de  guerre  et  de  semblable  affaire. 

Non  content  de  cet  argument,  il  invoque  l'exemple  de 
maints  personnages  de  l'Ancien  Testament,  qui  furent 
violents  et  coupables  et  que  néanmoins  Dieu  mit,  pour 
me  servir  de  l'expression  de  notre  auteur,  au  nombre 
de  ses  amis.  Je  ne  sais  si  un  trouvère  du  douzième 
siècle  aurait  vu,  dans  les  exploits  des  guerres  les  plus 
sanglantes  et  dans  les  malheurs  qui  y  sont  attachés,  le 
moindre  sujet  d'inquiétude  pour  le  salut  du  héros.  Le 
fait  est  que,  dans  cetle  société  du  moyen  âge,  apparaît 
un  singulier  contraste,  d'une  part  entre  les  mœurs 
féodales  où  l'honneur  suprême  était  de  soutenir  sur  le 
champ  de  bataille  l'orgueil  de  race  et  de  bannière  et  de 
poursuivre  sans  recréance  (qu'on  me  passe  ce  vieux 
mot)  les  haines  héréditaires;  et,  d'autre  part,  l'in- 
fluence spirituelle  qui  mettait  la  soumission  et  l'humi- 
lité en  première  recommandation.  C'est  ce  contraste 
qui  fait  un  des  caractères  proéminents  de  la  société 
féodale,  et  c'est  de  ce  contraste  que  naissaient  celte 
foule  incessante  de  fondations  pieuses,  qui  rétablis- 
saient l'accord  entre  les  deux  directions. 

Bcrthe  est  la  femme  pieuse,  dévouée,  de  bon  con- 
seil. Berthe  de  l'histoire  défendit  la  ville  de  Vienne 
contre  les  troupes  de  Charles  le  Chauve;  Berthe  de  la 
légende  suit  son  mari  dans  sa  fuite,  dans  sa  retraite  au 
fond  des  bois,  dans  sa  pénible  existence,  dans  son  hum- 
ble condition.  Pendant  qu'il  faisait  du  charbon,  elle 
faisait  de  la  couture  : 

Sa  femme  se  seoit  toute  jour  en  la  poudre, 
Etgaagnoit  son  vivre  au  tailler  et  au  coudre; 


GIRART  DE  ROSSILLON.  393 

De  ce  faire  en  s'enfance  avoit  esté  aprise 

Dien  sout  tailler  et  coudre  et  braies  et  chemise. 

Au  fort  de  la  première  guerre,  elle  s'était  efforcée, 
par  Donnes  paroles,  d'adoucir  le  fier  courage  de  Girard 
el  de  l'amener  à  une  réconciliation  avec  son  seigneur 
çuzeram. 

Berthe  dist  à  Girart  :  Sire,  quar  me  créés  : 

Vers  Charles  ne  povez  durer,  bien  le  veés. 

Envoies  bon  messages  qui  le  saichent  requerre. 

Qu'il  vuilleen  paix  laissier  et  vous  et  vostre  terre. 

Se  vous  H  avez  fait  ne  tort  ne  déraison, 

Vous  Tirés  amender  vers  li  en  sa  maison, 

Au  los  et  à  coiisoilde  trestout  son  bernaige, 

Sauf  alant,  sauf  venant,  et  cessant  vo  domaige... 

Dicx,  li  soverains  juges,  qui  tout  ha  à  jugier, 

Li  vuille  mettre  au  cuer  et  en  sa  conscience 

Que  ne  vous  face  faire  mais  que  juste  sentence. 

Lasse,  com  mal  fus  née,  quant,  pour  cause  demi, 

Senz  vostre  coulpeavez  si  mortel  anemi, 

Si  très-conlralieux,  si  fort  et  si  puissant. 

Et  si  malicieux  et  si  mal  cognoissant 

De  la  très-grant  amour  qu'entre  vous  deùstestre  .... 

Sire,  pour  Dieu,  vuilliés  user  de  bon  consoil  ; 

Nous  sommes  seul  et  seul  ;  nulz  fors  nous  non  saura  ; 

Se  non  faites  ainssin,  grand  doleurci  haura. 

Sire,  soveigne  vos  vos  de  Caton  en  romant. 

Qui  disoit  à  son  fils  ;  je  te  prie  et  çommant 

Que  vuilles  la  paroule  de  ta  femme  suffrir, 

Se  tu  vois  qu'en  ton  preu  se  doie  parouffrir. 

Aucunes  fois  li  femme  ont  bon  conseil  doné 

A  cez  qu'à  eles  croire  se  sont  abandoné... 

Sire,  prenrsen  gré,  pour  Dieu,  ce  que  je  loe  (conseille]  ; 

Quar  fortune  nous  tourne  contrairement  sa  roe. 

Se  sagement  non  faites,  trop  de  perde  barons, 

A  vos  amis  prenés  consoil,  à  vos  barons. 

Si  qu'on  ne  puisse  dire  ce  soit  conseil  de  famé, 

Aucune  fois  en  ont  pluseurs,  à  tort,  diffame, 


80 i  GIRART  DE  ROSSII.LON. 

C'était,  sinon  pour  elle,  du  moins  à  propos  d'clleque 
la  guerre  s'était  allumée  entre  le  suzerain  et  le  vassal. 
Delà  naissait  en  son  cœur  le  sentiment  d'une  lourde 
responsabilité,  elle  se  reprochait  les  champs  couverts 
de  morts;  le  ciel  irrité  semblait  les  lui  imputer,  et  elle 
doutait  du  salut  de  son  ame. 

«  Or  suis-je  bien  sur  toutes  temmes  la  plus  chaitive 

«  Il  n'est  droit  neraison  qu'après  ces  morzje  vive. 

«  Il  sont  tuit  nmort  pour  moi,  très  lasse,  que  ferai? 

«  Je  suis  toute  certene  quedampnée  serai; 

«  Celte  mortalité  est  pour  moi  héritage. 

y  (Juan t  je  vois  tant  de  morz,  lasse,  pourquoi  n'enraige?  » 

Entre  les  morz  se  boute,  tous  les  cuide  baisier, 

Ne  sut  sa  grant  doleur  autrement  apaisier; 

Elle  se  boute  en  sanc  jusques  en  mige  jambe; 

Tels  deuls  ne  fut  menés  oncques  par  nulle  dame. 

Qui  veïst  Ecuba,  la  mère  à  bon  Hector, 

Qu'Achille  versa  mort  ou  milieu  de  Testor, 

Et  dame  Berlhe  ensemble,  Ion  ne  sceust  à  dire 

La  quelle  out  plus  grant  deul  de  ses  morz  et  plus  d'ire. 

On  sait  que  la  légende  qui  fait  le  fond  commun  des 
chansons  de  geste  se  partage  à  l'égard  de  l'empereur; 
quelques-unes,  ayant  souvenance  du  puissant  et  redouté 
Charlemagne,  peignent  le  suzerain  à  la  tête  de  vassaux 
valeureux  et  frappant  de  sa  lance  invincible  les  enne- 
mis de  la  foi;  les  autres,  échos  de  la  triste  histoire 
des  derniers  Carlovingiens,  représentent  l'empereur 
comme  un  chef  injuste  et  couard,  disputant  à  ses  vas- 
saux leurs  droils  légitimes,  bravé  hardiment  par  eux 
dans  sa  cour  et  sur  les  cliamps  de  bataille,  .-^^ouvent  ri- 
dicule, toujours  faible  et  impuissant.  C'est  à  ce  dernier 
type  qu'appartient  le  Charles  le  Chauve  de  notre  poëme. 
Et  qu'on  ne  croie  pas  que  la  dépréciation  légendaire 


GIRAUT  DE  ROSSILLON.  395 

s'applique  seulement  à  des  princes  tels  que  Charles  le 
Chauve  ou  à  ses  successeurs  encore  plus  misérables  que 
lui;  Cliarlemagne  lui-même  n'y  échappe  pas  toujours; 
et  la  féodalité  triomphante  s'incorpore  si  bien  aux  in- 
spirations créatrices  des  récils  populaires  et  poétiques 
que,  devenue  le  terme  auquel  tout  devait  aboutir,  elle 
se  joue  de  la  gloire  et  de  la  puissance  môme  du  grand 
empereur. 

Quand,  le  comte  de  Sens  étant  mort,  Girard  réclame 
le  cointé  du  chef  de  sa  femme,  fille  aînée  du  comte,  le 
roi  le  menace  de  le  lliire  poudre  s'il  persiste  dans  sa 
réclamation,  ce  qui  effraye  très -peu  le  vassal. 

Ilaro!  ce  dit  Girart,  fort  gibet  convenroit  : 

Je  suis  si  grant  et  gros,  comment  me  soustenroit? 

Puis,  quittant  le  ton  de  la  moquerie  pour  celui  de  la 
menace,  il  déclare  qu'il  guerroiera  tant  qu'il  aura  une 
lance  et  un  homme,  et  finalement  il  en  appelle  à  la  cour 
du  roi,  pour  qu'elle  décide  qui  des  deux  a  droit: 

Mais  pour  ce  que  ne  voil,  à  mon  tort,  faire  plait, 
A  ta  court  je  quier  droit;  fai  le  me,  s'il  te  plait. 

Charles  n'entend  pas  soumettre  sa  contestation  à 
aucune  juridiction;  mais  ses  conseillers  \ieunent 
d'eux-mêmes  le  trouver,  et  ils  lui  parlent  sévère- 
ment. «  Charles,  dit  l'un,  j'ai  le  poil  blanc  comme 
neige,  et  je  ne  dois  donner  autre  conseil  que  des  con- 
seils de  v'jrilé  :  » 

Vous  avés  liiii  parlé  à  Girart  feulement. 

Et  il  ha  respoiidu  outrecuideuscnient. 

N'aparlient  pas  à  roi  do  p;irler  p;u-  Ici  guise. 

Rois  doit  ujoull  pou!  (peu)  parler  et  -anler  bicnjustise, 

Au  poure  corn  au  riche,  sans  accepter  personne. 


396  GIRART  DE  ROSSILLON 

Et  si  doit  faire  grâce  quant  équités  li  donne. 

Nulz  rois  ne  doit  régner  s'il  n'a  miséricorde, 

Pour  justice  alramper  et  pour  faire  concorde. 

Girars  nV.st  pas  lelx  lions  c'on  doie  menacier 

De  pendre  à  un  gibel  ou  du  palais  chacier. 

Tu  n'as  chasne  (chêne)  en  Bierre  *  n'en  ta  forest  d'Orliens, 

N'en  celé  de  Gisort,  où  n'a  mais  nulz  liens, 

Où  pendre  le  peûsses  ;  ne  chaciier  non  porroies 

Plein  piet  de  son  pays,  se  tu  jurié  Tavoies. 

Un  second  conseiller  lui  représente  qu'à  la  vérité 
Girard  a  outrageusement  parlé;  mais  que  c'est  lui, 
empereur,  qui  l'y  a  provoqué,  il  n'est  pas  d'homme, 
dit-il,  qu'une  provocation  ne  puisse  faire  sortir  hors 
de  lui-même: 

Nulz  n'est  en  bon  chemin  que  l'on  bien  ne  desvoie. 

Et  il  prononce  la  décision  de  la  cour  qui  est  que  la 
terre  soit  partagée,  non  le  comté,  c'est-à-dire  que 
Girard  aura  le  titre  de  comte  de  Sens  avec  la  moitié  de 
la  terre,  et  le  roi  l'autre  moitié,  sans  le  titre. 

Senz  partir  la  conteye,  iert  la  terre  partie  ; 
Quar  conteiz  ne  duchiés  ne  doit  estre  partie: 
Il  n'i  a  point  d'ainsnesse,  si  comme  dient  li  saige, 
En  partaige  de  femmes,  ce  tenons  por  usaige. 
Girars  demorra  cuens,  pour  ce  qu'il  a  l'ainsnée  ; 
La  roine  l'a  perdu  pour  ce  qu'elle  est  mainsnée. 

Mais  Charles  est  déterminé  à  ne  pas  écouter  ses  con- 
seillers, et  à  toutes  leurs  raisons  il  répond  : 

Ami,  vous  parlez  sigement  ; 
Or  vous  en  taisiés  tuit,  qu'il  ira  autrement. 

*  La  forêt  de  Fontainebleau,  dit  M.  Mignard. 


GIRART  DE  ROSSILLON.  591 

On  trouve,  dans  ces  discours  des  conseillers,  un  vers 
proverbial,  véritablement  beau  et  caractéristique  ; 

Adès  ha  vieille  haine  novele  mort  portée. 

La  précision  de  la  phrase,  la  profondeur  du  sens  et  la 
justesse  de  l'antithèse  le  font  digne  d'être  retenu  par 
celui  qui  veut  garder  dans  le  magasin  de  sa  mémoire 
quelque  purpureus  pannus  de  la  pensée  du  moyen  âge 
et  quelque  vive  image  des  mœurs  de  la  primitive  féo- 
dalité. Rien  n'exprime  mieux  ces  haines  héréditaires 
qu'on  se  léguait  de  famille  à  famille,  qui  pouvaient 
paraître  assoupies,  mais  qui,  couvant  inextinguibles 
dans  les  secrets  replis  du  cœur,  faisaient  soudain  des 
explosions  aussi  inattendues  que  redoutables.  On  ne 
comprendrait  pas  ces  événements  si  on  ne  se  rappelait 
qu'alors,  toujours,  les  vieilles  haines  portaient  nou- 
velles morts.  Dans  une  des  plus  remarquables  gestes, 
celle  qui,  peut-être,  peint  à  traits  les  plus  grands  et  les 
plus  vifs,  aussi  bien  la  violence  turbulente  des  mœurs 
féodales  que  la  puissance  des  liens  et  des  sentiments 
qui  les  constituaient;  dans  Raoul  de  Cambrai,  dis-je, 
une  guerre  sanglante  éclate  où  Raoul  est  tué  par  Ber- 
nier;  Bernier,  qui,  d'abord  homme  de  Raoul,  ne  croit 
pouvoir,  qu'après  avoir  reçu  de  lui  la  plus  sanglante 
injure,  renoncer  à  son  service  et  aller  se  ranger  à  côté 
de  son  père  et  de  ses  oncles  que  Raoul  veut  dépouiller. 
Raoul  mort,  Bernier  obtient,  au  prix  de  soumissions 
qui  peignent  toute  la  force  du  lien  féodal,  le  pardon 
de  celte  mort  donnée  dans  un  combat  loyal,  à  un 
ennemi,  jadis  son  seigneur.  Môme  Géri,  l'oncle  de 
Raoul,  accorda  à  Bernier  sa  fille  en  mariage.  Tout 


5!)8  GIRART  DK  ROSSILLON. 

somble  apaisé  entre  les  doux  fiunillos  ;  mais  voilà  que, 
Bernier  et  son  bean-j)èi(î  passatii  par  le  lieu  où  Raoul 
i'iit  tué,  Beriiicr  rappelle,  avec  regret  et  sans  bravade, 
le  funeste  combat.  Ce  souvenir  réveille  les  sentiments 
de  vengeance  non  éteints,  assoupis  seulement  dan^ 
l'àme  de  Géri;  il  saisit  un  moment  favorable,  et,  d'un 
coup  de  son  pesant  étrier,  il  casse  la  tête  à  Bernier, 
qui  tombe  mort.  C'est  la  mise  en  action  du  vers  : 

Adès  a  vieille  haine  noveie  mort  portée. 

La  trahison  et  la  fourberie  sont  les  armes  de  ces 
Carlovingiens  delà  légende,  qui,  en  droite  guerre,  ne 
sauraient  tenir  tête  aux  grands  vassaux  et  qui  cepen- 
dant sont  toujours  les  provocateurs  des  conflits,  les 
spoliateurs  de  la  veuve  et  de  l'orplielin,  les  violateurs 
des  droits  féodaux.  Voici  commeni  Charles  s'y  prend, 
ou,  pour  parler  le  Inugage  d'alors,  voici  comment  il 
exploite  :  il  envoie  parmi  les  vassaux  de  Girard  un 
al'fidé  chargé  de  leur  distribuer  les  largesses  du  roi; 
car,  dit-il. 

Riches  princes  avers,  qui  avoir  ha  sans  conte, 
S'il  ne  set  qu  est  donner,  vivre  doit  à  grand  honte. 

Donner  est,  après  la  vaillance,  la  première  quahlé  du 
seigneur  dans  les  mœurs  féodales.  Les  dons  du  roi 
réussissent  et  lui  concilient  les  hommes  de  Girard, 
qui,  dés  lors,  sont  peu  disposes  à  guerroyer  contre  le 
roi  de  France  : 

De  prenre  au  roi  de  France  n'est  pas  geux  de  peiolte. 
M.  Mignard  s'est  mépiis  sur  le  sens  de  ce  vers  :  par 
une  de  ces  inadvertances  qui  surprennent  les  plusi 
doctes,  au  lieu  de  geux,  qui  est  bien  dans  le  texte,  il 


GinART  DE  ROSSILLON  309 

a  entendu  gueux,  et  dès  lors  il  s'est  trouvé  tout  à  fait 
fourvoyé.  En  relisant  levers  et  sa  note,  il  verra,  comme 
moi,  que  le  sens  est  :  s'attaquer  au  roi  de  France  n'est 
pas  un  jeu  de  pelote.  (Une  pelote  est  encore  aujourd'hui 
une  paume,  une  balle.)  Il  est  un  aulre  vers  (p.  48, 
V.  1056)  où  je  voudrais  lire  yeu^  au  lieu  de  yen  qu'a 
imprimé  M.  Mignard. 

Et,  par  Dieu,  vous  savez,  li  yen  sont  mal  parti. 

La  copie  de  l'Arsenal,  citée  en  note  par  M.  Mignard, 
donne  li  yen,  c'est  la  bonne  leçon;  bien  ou  mal  partir 
le  jeu  est  une  locution  de  notre  vieille  langue  qui  est 
demeurée  dans  l'anglais  sous  la  forme  de  fair  play^ 
foui  play.  D'ailleurs,  en  écrivant  yen  sans  i,  le  copiste 
du  manuscrit  suivi  par  M.  Mignard  indiquait  lui-même 
qu'il  n'avait  pas  bien  lu  son  original. 

L'argent  a  d'autant  plus  facilement  agi  sur  les  vas- 
saux qu'ils  sont  peu  satisfaits  de  leur  suzerain,  qui, 
avant  sa  disgrâce,  était  un  dur  et  rigoureux  seigneur, 
disant  : 

Se  li  sires  ne  tont 
Bien  sovant  ses  subjes  et  puis  tont  et  relont, 
Saichés,  par  le  cuer  Dieu,  ja  bien  ne  l'ameront, 
Ne  ne  le  tenroni  chier,  ne  point  non- priseront. 

Pourtant  l'argent  donné  et  la  dureté  de  Girard  ne 
suffisaient  pas;  le  lien  féodal  retenait  les  consciences; 
mais  un  subterfuge  les  met  à  l'aise.  Un  point  est  re- 
connu par  eux  et  ainsi  exposé  : 

Ne  subjés  ne  puet  point,  luit  sont  de  cet  accord, 
Oelaissier  sou  signeur,  se  par  un  an  non  somme; 
Ainssin  noslre  ancessor  lont  fiiit,  li  vaillant  liommei 


400  GIRART  DE  ROSSILLON. 

Ets'avant  li  fait  guerre,  il  perd  son  chasetnent  (fiefi; 
Nous  sûmes  tuit  ensemble  de  œst  accordement. 

C'est-à-dire  :  le  vassal  ne  peut  faire  la  guerre  à  son 
suzerain  sans  l'avoir  sommé  un  an  d'avance;  si  Gi- 
rard ne  remplit  pas  cette  formalité,  il  est  déchu  de  ses 
droits,  et  ses  vassaux  ne  sont  plus  tenus  de  lui  faire 
service.  Il  ne  reste  donc  plus  qu'à  disposer  les  choses 
de  manière  que  Girard  n'ait  pas  le  temps  voulu  pour 
sommer  Charles  le  Chauve.  Celui-ci  profite  d'une  visite 
que  Girard  fait  à  ses  possessions  lointaines;  il  envahit 
le  comté  de  Sens  et  la  Bourgogne,  et,  quand  Girard 
accourt  pour  défendre  ses  domaines,  ses  vassaux  lui 
font  défaut,  attendu  qu'il  n'a  pas  sommé  son  suze- 
rain, et  c'est  ainsi  qu'il  perd  sa  terre  et  qu'il  devient 
fugitif  et  charbonnier. 

Instruit  par  l'adversité,  le  duc  Girard  s'était  fait 
amiable  à  ses  hommes;  la  même  leçon  lui  avait  en- 
seigné à  rendre  à  son  suzerain,  en  le  combattant,  tout 
ce  qu'il  lui  devait  : 

11  mist  Dieu  devers  lui  et  droit  de  sa  partie; 
Qui  refuse  raison,  raison  n'a  de  lui  cure; 
Raison  submet  celui  qui  de  raison  n'a  cure. 

Au  contraire  le  roi  s'obstine  dans  son  sens  pervers  : 

De  deslruire  Girart  ne  se  vont  point  refraindre  ; 

Par  trestout  son  royaume  envoie  ses  corriers, 

Et  fait  grans  garnisons  prandre  par  ses  forriers, 

Prie,  mande  el  commande  en  toutes  pars  du  mur.de, 

Tout  son  tresour  donra  mas  que  Girart  confunde, 

Il  promet  grans  souldées,  il  promet  grans  honeurs, 

Ainssin  retient  et  lie  les  grans  et  les  meneurs  [les  moindres]*» 

Il  aime  mieux  veoir  tous  ses  membres  trainchier 

Que  du  bon  duc  Giiart  ne  se  lasse  vainchier  [venger]. 


GIRART  DE  ROSSILLON.  401 

Il  serait  fastidieux  de  rie;i  rapporter  de  ces  exploits 
toujours  les  mêmes  des  Achilles  féodaux,  de  ces  inter- 
minables chapleis  où  Ton  coupe  tans  poings^  tans  bras 
et  défonce  tantes  cervelles.  C'était  ce  qui  plaisait  alors  ; 
aujourd'hui  ce  qui  peut  encore  en  plaire,  c'est  d'y  ap- 
prendre quelques  détails  sur  la  manière  de  s'armer  et 
de  combattre,  non  pas  au  temps  où  les  aventures  sont 
supposées  se  passer,  mais  au  temps  où  écrivait  le 
trouvère  ou  le  troubadour.  La  légende  populaire  et  les 
imaginations  poétiques  qui  y  ont  puisé  ne  se  sont  sou- 
venues, pour  ces  siècles,  que  du  tumulte  des  armes  ; 
guerre  contre  les  infidèles  du  midi  et  contre  les  bar- 
bares du  nord,  guerre  entre  le  suzerain  et  les  vassaux 
et  guerre  de  vassal  à  vassal.  Le  baron,  couvert  de  sa 
pesante  armure,  et  le  destrier  qui  sous  lui  ébranle  la 
terre,  occupent  à  eux  deux  toute  la  scène,  sauf  le  coin 
pacifique  que  gardent  l'église  et  le  cloître.  Cette  vue, 
incomplète  sans  doute,  n'est  pourtant  pas  fausse,  et 
c'est  certainement  ainsi  que,  en  dehors  de  l'histoire, 
puisque  l'histoire  ne  fut  pas  assez  puissante  pour  maî- 
triser les  imaginations,  c'est  ainsi  que  dut  s'idéaliser 
la  formation  orageuse  du  monde  féodal. 

Un  âge  héroïque,  comparable  en  quelques  points  à 
l'âge  héroïque  chanté  par  Homère,  fut  créé  à  l'origine 
de  la  société  nouvelle,  et  il  le  fut  tout  entier  par  la  fa- 
culté productrice  et  poétique  que  manifesta  la  Gaule, 
devenue  le  centre  sinon  romain,  du  moins  roman,  entre 
l'invasion  tirabe  et  la  barbarie  germanique.  Cela  est 
digne  de  remarque,  et,  ce  qui  l'est  aussi,  c'est  que  la 
féodalité  (la  preuve  en  est  dans  les  documents)  avait 

laissé  des  souvenirs  favorables.  Il  arriva  un  temps  où 
II.  36 


402  GIRART  DE  ROSSILLON. 

les  sentiments  populaires  se  tournèrent  vers  la  royauté, 
el,  si  alors  l'époque  avait  clé  celle  des  légendes  et  des 
poèmes,  les  seigneurs  féodaux  y  auraient  joué  un  rôle 
odieux  el  aviii  ;  mais,  dans  ces  siècles  où  l'ordre  social 
rena({uit  ^ous  celle  l'orme  iViigmenlaire,  maintenue 
par  le  lien  de  la  suzeraineté  et  assujettie  par  le  pouvoir 
spirituel,  il  n'y  eut  rien  qui  empêcha  le  monde  demi- 
romain,  demi-barbare,  d'accepter  l'organisation  qui  se 
faisait  et  de  léguer,  dans  les  souvenirs,  le  témoignage 
de  l'opinion. 

Depuis  bien  longtemps  les  conditions  et  les  senti- 
ments producteurs  de  la  féodalité  avaient  disparu 
quand  fut  écrite  l'œuvre  que  M.  Mignard  a  exhumée. 
Les  exhumations  sont  bienvenues  aux  érudits.  Dans  le 
quatorzième  siècle,  à  un  remanieur  d'anciens  poëmes 
il  ne  faut  demander  aucune  invention;  tout  chez  lui 
est  d'emprunt,  mais,  ce  qui  ne  l'est  pas,  c'est  la  langue 
dont  il  se  sert,  langue  qui  commence  à  s'écarter  de 
celle  des  siècles  précédents.  Quelques  remarques  de 
grammaire  comparée  entre  les  deux  époques  feront 
l'objet  de  l'article  suivant. 

2.  —  Examen  du  texte. 

Il  faut  remercier  quiconque  publie  des  textes.  Les 
textes  sont  l'aliment  de  la  critique  et  de  l'histoire. 
Quand  tous  les  documents  qu'une  juste  curiosité  met 
en  lumière  gisaient  encore  dans  les  bibliothèques, 
combien  insuffisante  était  l'idée  qu'on  pouvait  se  faire 
de  ces  âges,  berceau  des  sociétés  modernes  !  Tout  ce 
qui  concernait  la  formation  de  la  langue  et  le  dévelop- 


GIHART  de  R03SILL0N.  403 

pement  littéraire  demeurait  ignoré;  on  croyait  n'avoir 
â  considérer  que  cette  latinité  suspecte  du  moyen  â<^e, 
cultivée  pour  l'usage  des  théologiens,  des  scolasti- 
ques  et  des  chroniqueurs.  A  mesure  que  les  textes  ont 
apparu,  à  mesure  aussi  on  a  vu  apparaître  une  lan- 
gue, une  littérature,  une  poésie  ;  toutes  choses  qui 
tiennent  une  grande  place  dans  la  véritable  histoire  et 
sans  lesquelles  la  filiation  s'obscurcit  singulièrement. 
Il  est  curieux,  et  pourtant  il  est  vrai,  que  notre  France 
était  assez  mal  fouillée  pour  qu'il  y  eût  là,  à  fleur  de 
sol,  des  antiquités  bien  peu  vieilles  et  pourtant  recou- 
vertes et  cachées  aux  regards.  On  peut  comparer  cet 
ensevelissement  de  nos  monuments  des  lettres  aux 
ravages  qui,  à  diverses  époques,  ont  fait  disparaître 
bien  des  monuments  de  pierre  dignes  d'elre  conser- 
y-GS.  On  n'a  pas  démoli  avec  moins  d'insouciance  les 
châteaux,  les  églises  et  les  abbayes  du  moyen  âge  qu'on 
n'a  jeté  dans  l'oubli  la  langue  d'oïl  et  ses  vers  et  sa 
prose.  Aujourd'hui,  tandis  que  les  archéologues  ra- 
massent des  débris  et  étudient  ce  qui^  reste,  les  éru- 
dits  fouillent  les  bibliothèques  et  publient  des  poèmes, 
des  fabliaux,  des  chroniques. 

M.  Mignard  est  un  de  ces  chercheurs  studieux  et 
diligents  qu'attirent  les  textes  inédits  et  qui  nous  les 
rendent  en  beaux  imprimés.  Le  texte  qu'il  nous  donne 
aune  date  :  l'auleur  s'adresse  à  trois  gninds  person- 
nages, Jeanne,  reine  de  France,  morte  en  J529; 
Eudes  IV,  duc  de  Bourgogne,  mort  en  1549,  et  Robert 
de  Bourgogne,  comte  de  Tonnerre,  nioit  en  1558.  On 
voit,  parla,  dans  quel  espace  de  temps  le  Girart  de 
RossUlon  a  été  composé.  Pourtant,  il  est  une  difticullé 


*04  GIRAUT  DE  ROSSILLON. 

jne  je  soumets  à  M.  Mignard  et  pour  laquelle  il  faut 
d'abord  citer  les  vers  . 

Reine  très  excellens,  la  plus  noble  du  munde, 

.Tehanne  de  Bourgoigne,  en  cui  tous  bien  habunde, 

Femme  le  roi  des  Frans,  prenés  en  vostre  garde 

Le  lieu  où  Girars  gist,  ou  quel  son  corps  Ton  garde. 

Cliief  fut  de  vo  lignage,  si  devez  laborer 

Detrés  biaux  privilaiges  icel  lieu  honorer. 

Eudes  cuens  de  Bourgoigne,  dux  et  cuens  paladins, 

Et  encor  cuens  d'Artois  et  sire  de  Salins, 

Tu  es  li  bons  Girart,  tu  es  son  successeur... 

Pourchace  privilaige  au  lieu  où  ilrepouse... 

Hé  Robert  de  Bourgoigne,  gentils  cuens  de  Tonnerre, 

Et  Jebanne  ta  femme,  seur  le  comte  d'Ausserre. 

Vous  estes  gardien  de  Teglise  qui  garde 

Le  corps  du  duc  Girart.... 

Cet  appel  à  Jeanne,  à  Eudes  et  à  Robert  semble  les 
présenter  fous  trois  comme  \ivants  au  moment  où 
l'auteur  s'adresse  à  eux;  et  pourtant,  en  attribuant  à 
Eudes  le  titre  de  comte  d'Artois,  il  indique  une  date 
postérieure  à  la  mort  de  Jeanne,  dont  le  décès  mit 
Eudes,  son  gendre,  en  possession  du  comté  d'Artois. 
Si  Jeanne  était  morte,  dès  lors  les  paroles  du  poète 
perdent  le  sens  actuel  qu'elles  paraissaient  si  bien 
avoir;  à  moins  qu'on  ne  suppose  qu'ayant  d'abord 
parlé  de  Jeanne  seule,  et  cette  princesse  étant  venue  à 
mourir,  il  intercala  l'invocation  à  Eudes,  devenu 
comte  d'Artois,  et  à  Robert. 

Quoiqu'il  en  soit  de  cette  difficulté,  M.  Mignard  a 
pleinement  raison  de  mettre  son  Girart  de  Rossillon 
dans  le  commencement  du  quatorzième  siècle;  je  viens 
de  le  lire  attentivement  et  la  plume  à  la  main  ;  et  le 
résultat  de  cette  lecture  est,  pour  moi,  que  la  langue  en 


GIRART  DE  ROSSILLON  405 

appartient  à  Tépoque  que  M.  Mignard  indique  d'après 
le  préambule  même  du  poëme.  Les  différences  qu'on 
remarque  par  rapport  à  la  langue  plus  ancienne,  ne 
sont  pas  tellement  profondes  et  fréquentes  qu'elles 
fassent  descendre  plus  loin  cette  composition. 

Pour  ce  que  j'ai  à  dire  ultérieurement,  il  ne  suffît  pas 
de  parler  de  différences  profondes  sans  indiquer  en 
quoi  elles  consistent.  La  langue  se  défait  au  quator- 
zième siècle  ;  cela  a  été  noté  et  est  vrai  ;  mais  comment 
se  défait-elle?  Quels  sont  les  caractères  qu'elle  perd 
et  les  caractères  qu'elle  prend?  A  la  demande  :  quelle 
est  la  distinction  fondamentale  entre  le  latin  et  la  lan- 
gue d'oïl  qui  en  dérive  ;  on  répondra  que,  tandis  que 
le  latin  est  une  langue  à  six  cas,  le  vieux  français  est 
une  langue  à  deux  cas.  A  la  demande  :  quelle  est  la 
distinction  fondamentale  entre  le  vieux  français  et  le 
français  moderne  qui  en  dérive,  on  répondra  que,  tan- 
dis que  l'ancien  a  deux  cas,  le  moderne  n'en  a  plus. 
Le  quatorzième  siècle  est  employé  à  la  destruction  de 
ces  deux  cas;  elle  s'achève  complètement  dans  le 
quinzième ,  il  n'en  reste  plus  que  ces  débris  qui  sur- 
vivent à  toute  destruction  et  qui  témoignent  d'existen- 
ces passées;  débris  qui  sont  allés  toujours  diminuant 
de  nombre,  mais  qui  n'ont  pas  été  complètement  ba- 
layés de  la  langue  du  dix-septième  siècle,  par  exem- 
ple, clieval  et  chevaux^  Vs  de  nos  pluriels,  je  et  wioi,  il 
et  /mî,  toutes  formes  qui  ont  été  des  cas.  Le  qualorzième 
siècle  est  donc  une  époque  de  ruine  si  on  a  le  regard 
tourné  vers  le  passé,  et  une  époque  de  reconstitution 
si  on  a  le  regard  tourné  vers  l'avenir.  Une  manière 
d'être  finit,  une  manière  d'être  commence.  C'est  dans 


406  GIRART  DE  ROSSILLON. 

ce  conflit,  entre  deux  forces,  l'une  qui  relient  les  cho- 
ses anciennes,  l'autre  qui  conduit  aux  ctioscs  nouvelles 
qu'est  toute  l'histoire  de  la  langue  du  quatorzième  siècle. 
On  remarquera  que  celte  tendance  ainsi  signalée 
n'e^t  ni  arbitraire,  ni  capricieuse.  Elle  ne  fait  que  tirer 
la  conséquence  des  principes  qui,  si  je  puis  parler 
ainsi,  avaient  été  posés  lors  de  la  déconfiture  du  latin. 
Si,  dans  ce  remaniement  spontané  qui  s'opérait,  on 
eût  vu  des  rebroussemenls  vers  l'origine  ramener 
quelqu'un  des  cas  qui  s'étaient  perdus,  et  la  langue 
redevenir  plus  latine  qu'elle  n'était,  il  faudrait  conve- 
nir que  ces  choses  sont  abandonnées  au  caprice  qu'une 
vue  superficielle  y  laisse  facilement  supposer;  mais  il 
n'en  est  rien;  tout  marche  régulièrement  et  rigoureu- 
sement vers  le  terme  :  et  ce  qui  restait  du  latinisme 
subit  le  sort  annoncé  à  l'origine.  Alors  les  textes  de- 
viennent disparates,  à  côté  de  la  construction  ancienne 
se  trouve  la  construction  nouvelle  ;  toutes  deux  ont  un 
égal  droit  aux  yeux  de  celui  qui  les  emploie.  De  quel 
côté,  en  effet,  est  la  faute?  Est-ce  du  coté  de  l'ar- 
chaïsme, qui  ne  se  plie  pas  assez  vite  aux  exigences  de 
l'usage?  Est-ce  du  côté  du  néologisme,  qui  vient  bi- 
garrer de  ses  barbarismes  et  de  ses  solécismes  la  ré- 
gularité grammaticale?  Corruption  et  rénovation,  tout 
est  ensemble  et  confondu;  mais,  sans  défendre  ce  qui 
tombe  et  sans  condamner  ce  qui  s'élève,  il  y  a  lieu  de 
remarquer  que,  quel  que  doive  être  le  succès  défini- 
tif, la  transition  est  défavorable  à  toutes  les  produc- 
tions de  l'esprit.  Ce  n'est  pas  avec  un  instrument  qui 
se  déforme  sous  la  main  de  l'artiste  que  les  meilleu- 
res créations  peuvent  se  produire. 


GIRAUT  DE  UOSSILLON.  407 

Au  fond,  le  mouvement  intestin  qui  décomposa  la 
iangue  d'oïl  ne  fit  pas  autre  chose  que  la  mettre  au 
point  qu'avaient  atteint  depuis  bien  longtemps  l'italien 
et  l'espagnol,  c'est-à-dire  au  point  de  ne  plus  avoir  de 
cas.  L'italien  et  l'espagnol  avaient  perdu  toute  décli- 
naison à  une  époque  si  ancienne  que  ces  deux  langues 
ne  nous  offrent  aucune  trace  de  la  phase  intermédiaire 
présentée  par  la  langue  d'o'il  et  la  langue  d'oc,  qui, 
à  ce  litre,  filles  aînées  du  latin  et  restées,  plus  voi- 
sines de  lui,  s'arrêtèrent  à  mi-chemin  et  demeu- 
rèrent langue  à  déclinaison.  C'est  cela  que  j'ai  nommé 
l'antiquité  plus  grande  de  la  langue  d'oïl  et  de  la 
langue  d'oc  ;  mais,  tandis  que  l'érudition  fait  voir  que 
la  langue  d'oïl  et  de  la  langue  doc  sont,  à  ce  point 
de  vue,  plus  anciennes  que  l'italien  et  l'espagnol, 
elle  fait  voir  aussi  que  Filulien  et  l'espagnol  sont  plus 
anciens  que  le  français  moderne.  De  la  sorte,  on  aper- 
çoit, dans  la  vaste  étendue  du  moyen  âge,  des  degrés 
qui  sont  autant  d'époques;  le  développement  se  par^ 
tage  naturellement  en  phases  successives,  et  il  n'est 
personne  qui  ne  pressente  l'iniluence  qu'aura  exercée 
sur  l'évolution  littéraire  le  double  fait  de  l'antériorité, 
par  rapport  au  français  moderne,  de  l'italien  et  de  l'es- 
pagnol, laquelle  devient  postériorité  à  l'égard  de  la  lan- 
gue d'oc  et  de  la  langue  d'oïl. 

On  voit  qu'il  n'est  pas  sans  intérêt  de  noter  dans 
les  textes  du  quatorzième  siècle  les  changements  qui, 
sans  doute  préparés  déjà  dans  le  treizième,  commen- 
cent à  devenir  manifestes  et  irrécusables  èl  à  altérer 
))rofondément  le  caractère  de  la  langue.  Je  trouve, 
page  17  : 


408  GIRART  DE  ROSSILLON. 

Evesque  n'arcesvesques  ne  puet  excommeiijer 
Les  lions  que  li  abbés  ne  puist  commenier. 

Les  lions  mérite  une  remarque  :  au  régime  pluriel, 
ma  mémoire  ne  me  fournit  que  les  homes  ;  et  certai- 
nement les  homes  est  de  l'usage  habituel  ;  pourtant 
notre  poëme  offre  encore  d'autres  fois  les  hons^  par 
exemple  dans  ce  vers,  p.  51: 

Quant  li  uns  de  grans  bons  est  de  l'autre  haïs  ; 

et,  comme  il  n'y  a  point  d'impossibilité  absolue  à  ce  que 
homines  ait  donné  hons,  on  pourra  considérer  les  hons 
comme  une  forme  particulière  à  l'auteur  et  non  fau- 
tive. Il  n'en  est  pas  de  même  de  li  abbés,  Li  abbés  au 
nominatif  singulier  est  une  faute;  le  latin  étant  abbas, 
abbatemy  avec  l'accent  sur  ab,  puis  sur  6a,  la  langue 
n'a  pu  former  et  n'a  formé,  en  effet,  que  H  abe,  le  abé; 
il  devrait  y  avoir  :  Les  homes  que  li  abe. . .  C'est  quand  la 
notion  des  cas  s'est  altérée  que  le  abé  a  été  employé 
pour  li  abes;  car,  lorsqu'on  pèche  contre  les  cas,  là  la 
faute  la  plus  ordinaire  est  que  la  forme  du  sujet  s'efface 
et  que  la  forme  du  régime  la  remplace.  Une  fois  que  la 
tendance  à  la  transformation  est  bien  comprise,  on 
peut  dire  que  ce  fut  une  faute  plus  grosse  d'employer 
le  nominatif  au  lieu  du  régime  que  d'employer  le  ré- 
gime au  lieu  du  nominatif.  Mais  cette  faute  plus 
grosse  se  trouve  aussi,  et  en  voici  un  exemple,  dans 
notre  poëme,  p.  38: 

Sous  Le  firmament  n'a  emperere  ne  roi. 

Emperere  est  le  nominatif  et  vient  d'imperator;  il  fal- 
lait empereor^  qui  vient  à'imperatorem.  D'autres  fois, 
on  rencontre  dans  le  même  vers  la  confusion  des  for* 


GIRART  DE  ROSSILLON.  409 

mes,  c'est-à-dire  plusieurs  mots  qui  devraient  être  au 
même  cas  et  dont  l'un  est  au  nominatif,  tandis  que 
l'autre  est  au  régime,  par  exemple,  p.  101: 

Girart... 

Qui  n'est  ne  dus  ne  contes  ne  princes  ne  terriers  ; 

dus,  princes^  terriers,  sont  au  nominatif;  mais  contes 
est  au  régime;  et  il  devrait  y  avoir  mens. 

Le  latin  nepos,  avec  l'accent  sur  ne,  avait  donné  niés  au 
nominatif,  et  nepotem  avec  l'accent  surpo  avait  donné 
neveu.  Il  y  a  faute  contre  cette  formation  dans  le  vers 
suivant  : 

Au  roi  Challon  le  chauf  Fourquon  son  nieps  envoie  (p.  143). 

Il  fallait  son  neveu  ;  il  envoie  son  neveu  Foulque  au  roi 
Charles  le  Chauve.  On  sait  que,  le  nominatif  latin 
mélior  ayant  fourni  mieudre  au  nominatif,  le  régime 
meliôrem  a  fourni  meilleur  au  régime.  C'est  contre 
cette  règle  que  pèche  ce  vers-ci,  p.  66  ; 

....  vous  qui  menaciez  de  pendre 
Le  mieudre  des  meilleurs... 

Il  serait  hors  de  propos  de  chercher  d'autres  infrac- 
tions à  la  règle  des  cas  dans  notre  poëme  et  d'en  éplu- 
cher minutieusement  le  texte;  ce  qui  est  dit  plus  haut 
suffit  à  mon  objet.  D'ailleurs  le  fait  est  que  ces  infrac- 
tions ne  sont  pas  très-nombreuses,  et  que,  pour  l'au- 
teur, la  règle  des  cas  est  encore  effective,  et  très-loin 
d'être  tout  à  fait  obscurcie.  Quand  l'affidé  de  Charles 
le  Chauve,  s'adressant  aux  vassaux  de  Girard  qu'il 
cherche  à  détacher  de  leur  seigneur,  dit: 

S'a  Girart  estes  hommes,  Girars  est  bons  le  roi. 


410  GIIUUT  DE  ROSSILLON. 

on  a  dans  cette  courte  ligne  un  échanlillon  de  notre 
vieille  grammaire:  hommes,  nominatif  pluriel;  hons^ 
nominatif  singulier;  leroi^  ri^gime  singulier,  qui  suffit 
à  marquer  sans  préposition  le  rapport  entre  lions  et 
roi. 

La  louable  fidélité  de  M.  Mignard  à  reproduire  son 
manuscrit  et  à  rapporter  les  variantes  a  rendu  possi- 
bles ces  discussions  minutieuses  de  texte  et  de  gram- 
maire, comme  le  louable  soin  avec  lequelil  a  expliqué 
les  mots  et  les  endroits  difficiles,  ayant  déj;i  déblayé 
le  terrain  et  éclairé  mainte  obscurité,  met  le  critique 
qui  vient  après  lui  en  état  d'aller  plus  loin  et  de  pro- 
poser quelques  redressements.  Je  lis  p.  274  (il  s'agit 
d'un  moine  très- pieux)  : 

Cilzgisoit  au  mastier  et  si  vestoit  la  haire, 
Voulans  estoit,  com  noex,  de  pénitence  faire. 

La  difficulté  de  ces  vers  est  dans  com  noex,  que  M.  Mi- 
gnard rend  par  au  temps  de  Noël.  J'avoue  que  j'ai  de 
grands  doutes  au  sujet  de  cette  traduction.  D'abord, 
pour  la  mesure,  je  remarque  qu'il  nous  faut  un  mo- 
nosyllabe, et  que  Noël^  quelles  qu'en  soient  les  for- 
mes, venant  de  natalis,  est  de  deux  syllabes;  je  ne 
puis  donc  admettre  qu'il  s'agisse  ici  de  Noël.  Puis  le 
bas  de  la  page  m'offre  une  leçon  qui  indique,  je  pense, 
la  correction  : 

lilancs  estoit  comme  noix  de  pénitence  faire. 

En  effet,  mettez  noix  en  place  de  noex,  et  vous  aurez 
non-seulement  la  mesure  irréprochable  du  vers,  ce 
qui  est  indispensable,  mais  encore  un  sens  satisfaisant  : 


G  m  ART  DE  ROSSILION.  411 

«  Il  èlait  blanc  comme  neige  à  force  de  faire  péni- 
tence. » 

Le  cours  de  ces  remarques  m'amène  à  parler  d'une 
règle  qui  a  quelque  importance  pour  l'exaclilude  de  la 
grammaire  et  de  la  versification. 

Elle  plore  de  joie  de  celle  très  grant  grâce, 

Si  fort  que  de  ses  larmes  est  moillïé  sa  fiice  (p.  241). 

M.  Mignard  a  mis  un  tréma  sur  Vi  de  moilUé,  afin 
d'avoir  un  mot  de  trois  syllabes,  lequel  est  nécessaire 
au  vers.  Mais  ce  n'est  pas  de  cette  façon  que  les  trois 
syllabes  peuvent  être  trouvées.  Moillié^  au  masculin, 
n'est  jamais  que  de  deux  syllabes;  mollire,  d'où  il 
dérive,  ne  fournit  pas  les  éléments  de  trois.  D'ailleurs 
moïllié  au  masculin,  se  rapportant  à  face^  fait  un  so- 
lécisme dans  la  vieille  langue,  comme  dans  la  nouvelle. 
Pour  avoir  la  vraie  leçon,  revenons  au  manuscrit  qui, 
lui,  n'avait  pas  d'accent;  le  mot  est  alors  mo'iUïe,  au- 
quel il  n'y  a  rien  à  changer;  en  effet,  moillie  est  au 
féminin  pour  s'accorder  avec  face^  et  de  trois  syllabes 
pour  la  mesure  du  vers,  ïe  muet  comptant,  comme 
l'on  sait,  pour  une  syllabe,  en  cette  position,  dans 
l'ancienne  versification.  C'est  une  règle  que  j'ai  établie 
ailleurs  :  les  participes  de  cette  sorte  ne  doivent  pas 
être  lus  au  masculin,  ce  qui  fait  solécisme  et  dérange 
le  vers,  ils  doivent  l'être  au  féminin.  Plusieurs  veibes 
sont  susceptibles  d'une  double  conjugaison,  l'une  en 
ir  et  l'autre  en  er:  moiUiv  et  moillïei\  baillirct  bailler; 
d'où,  au  féminin,  les  doubles  participes  mollie  et  mo'il- 
lée,  baillie  et  baillée.  Celte  remarque  efface  dans  le» 
textes  un  bon  nombre  de  fautes  apparentes,  et  em- 
pêche de  placer  à  faux  les  accents.  Les  accents  fact- 


412  GIRAR7  DE  ROSSILLOIN. 

litent  la  lecture;  et  je  préfère  de  beaucoup  nos  publi- 
cations à  celles  des  Allemands,  qui  n'emploient 
aucune  accentuation  et  se  bornent  à  reproduire  les 
manuscrits;  mais,  justement  parce  que  l'accent  est  une 
facilité  et  une  sorte  de  glose  ou  de  commentaire,  il  a 
besoin,  pour  être  placé  à  propos,  d'être  guidé  par  une 
analyse  grammaticale  minutieuse. 

C'est  un  fait  d'observation  que  Vi  ou  Ve  latin  est 
souvent  rendu,  dans  le  français,  par  la  syllabe  oi; 
ligare  donne  lier  ou  loier;  renegatus  donne  renié  ou 
renoié.  Je  rappelle  cette  observation  parce  qu'elle  ser- 
vira à  l'explication  d'un  passage  obscur: 

Or  veons  de  saint  Pierre,  comment  Dieu  renia; 

Jura  et  parjura 

Qu'oncques  jour  de  sa  vie  ne  l'avoit  cogneû  ; 

Par  trois  fois  fistce  noix,  cliascungs  Ta  bien  sceû.  (P.  244.) 

M.  Mignard  croit  que  ce  mot  noix  vient  de  noxia^  et  il 
le  traduit  par  débat,  contestation.  Il  est  vrai  que  Vx 
avec  lequel  il  est  écrit  peut  induire  en  erreur;  mais, 
d'abord,  noxia  a  son  dérivé  bien  connu  qui  est  noise; 
puis  le  sens,  non  moins  que  la  forme,  écarte  noxia^  et 
appelle  un  substantit  du  verbe  nier  ou  noier.  Saint 
Pierre  jura  qu'il  ne  l'avait  jamais  connu,  et  par  trois 
fois  il  fit  ce  noi^  c'est-à-dire  cette  dénégation.  Vx  est 
une  de  ces  lettres  parasites  qui  sont  du  fait  des  copistes 
et  auxquelles  une  exacte  analyse  ne  permet  pas  de 
conserver  aucune  valeur. 

Dans  une  langue  qui  suit  une  évolution,  il  ne 
faut  pas  confondre  les  changements  qui  sont  essen- 
tiels et  nécessaires  avec  les  changements  qui  sont  acces- 
soires et  contingents.  Aux  premiers  appartient  celui 


GIRART  DE  ROSSILLON.  413 

qui,  signalé  plus  haut,  consiste  à  supprimer  les  cas  et 
transforme  de  la  sorte  l'ancien  français  en  français 
moderne;  aux  seconds  appartient  ce  singulier  caprice 
de  l'oreille  qui  attribue  les  pronoms  possessifs  mon^ 
ton,  50?^,  tout  masculins  qu'ils  sont,  aux  noms  fémi- 
nins  commençant  par  une  voyelle.  C'est  un  vrai  solé- 
cisme. Je  ne  voudrais  pas  répondre  qu'on  n'en  ren- 
contrât pas  dès  le  treizième  siècle  quelques  exemples 
qu'il  serait  impossible  de  faire  disparaître  par  aucune 
correction  avouée  de  la  critique.  Mais,  s'il  en  existe, 
ils  sont  très-rares  et  très-isolés.  Au  contraire,  dans  le 
quatorzième  siècle  ils  commencent  à  abonder.  Je  trouve 
dans  notre  pocme,  p.  145: 

Tuit  cilz  qui  sont  ou  monde  n'attramperoient  mon  ire. 

Les  anciens  textes  auraient  dit  mire.  A  la  vérité,  il  se- 
rait très-facile  de  faire  disparaître  cette  incorrection. 
Dans  la  versification  du  douzième  et  du  treizième 
siècle  la  finale  ent  des  imparfaits  compte  toujours; 
évidemment  la  prononciation  en  était  analogue  à  celle 
des  personnes  qui  prononçaient  ou  qui  prononcent  en- 
core, non  emploie,  en  deux  syllabes,  mais  employé  en 
trois.  Partant  de  là,  attramperoient  serait  de  cinq  syl- 
labes, et  mire  au  lieu  de  mon  ire  compléterait  le  vers; 
mais  la  correction  serait  loin  d'être  sûre.  En  effet, 
c'est  aussi  dans  le  quatorzième  siècle  que  les  lettres 
ent  du  pluriel  des  imparfaits  commencenf  à  n'être 
plus  comptées,  et  notre  poème  offre  toute  sorte  de  va- 
riétés à  cet  égard,  tantôt  les  comptant,  tantôt  ne  les 
comptant  pas.  Ou  n'est  donc  pas  autorisé  à  changer 
mon  ire  en  mlre-^ 


«14  GIRAnr  DE  ROSSILLON. 

Le  fait  est  que,  à  l'égard  de  ces  pronoms,  la  langue 
est  en  transition  et  qu'il  n'y  a  plus  d'usage  constant. 
Ainsi  le  même  vers,  dans  le  texte,  suit  la  règle,  et, 
dans  la  variante,  la  viole,  par  exemple,  p.  145  : 
Pour  quoi  doie  amoindrir  ne  s'onour  ne  ses  pris  ; 

s'onour  pour  sa  onour^  honneur  étant,  comme  on  sait, 
du  féminin  dans  la  vieille  langue.  Mais  la  variante 
porte  : 

Pour  quoy  doibve  amoindrir  son  honneur  ne  son  prix. 

Au  reste,  plus  le  siècle  s'avance,  plus  la  confusion  des 
deux  usages  augmente.  Borclieure,  qui  a  traduit  ïite 
Live  dans  la  seconde  moitié,  m'offre  :  son  assemblée^ 
son  industrie,  son  ire^  son  espée^  son  espérance.  Mais  il 
m'offrirait  aussi,  si  je  les  cherchais,  de  nombreux 
exemples  du  juste  emploi  du  pronom  possessif,  juste 
emploi  que  l'usage  allait  bientôt  transformer  en  ar- 
chaïsme intolérable  et  en  faute.  On  suit  de  l'œil  cette 
transformation  ;  c'est  dans  le  quatorzième  siècle  qu'elle 
s'opère,  et  déjà,  dans  le  quinzième,  il  serait,  je  crois, 
difficile  de  trouver  quelque  exemple  de  l'ancienne 
manière.  C'est  ainsi  que  les  choses  se  changent,  et 
aujourd'hui  noire  oreille  serait  aussi  étonnée  d'en- 
tendre m  espérance ,  que  l'oreille  d'un  homme  du 
douzième  siècle  l'aurait  été  d'entendre  mon  espérance. 
Seulement,  remarquons  que  la  logique  grammaticaJe 
est  pour  lui,  et  que  nous  n'avons  pour  nous  que  la 
sanction  brutale  de  l'usage.  A  qui  remonte  vers  l'an- 
tiquité, la  logique  grammaticale  se  montre  de  plus  en 
plus  sûre  et  exacte;  ce  qui  ne  veut  pas  dire  qu'une 
langue  qui^  €K  cheminant,  fait  nécessairement  des 


GIRART  DE  ROSSILLON.  415 

pertes  de  ce  côté,  ne  puisse  les  compenser  et  au  delà 
par  d'autres  qualités.  Ce  qui  ne  veut  pas  dire  non  plus 
que  je  proteste  contre  l'usage  actuel  et  que,  en  gram- 
mairien inexorable,  je  désire  qu'on  efface  le  solécisme 
et  qu'on  reslilue  l'ancienne  régularité.  Ce  serait,  sans 
doute,  impossible;  mais,  en  tout  cas,  ce  serait  Irès- 
mallieureux.  Voyez,  en  effet,  ce  qui  arriverait  :  l'oreille 
s'habituerait  à  cette  façon  et  ne  pourrait  pas  plus  sup- 
porter mon  épée  qu'elle  ne  supporterait  m'épée^  et  dès 
lors  les  plus  beaux  de  nos  classiques  perdraient  une 
partie  de  leur  charme  et  deviendraient  archaïques  et 
rebutants.  Quand  des  puristes,  au  dix-septième  siècle, 
s'avisèrent  de  décider  que  dedans^  dessous^  dessus  ne 
pouvaient  être  prépositions  et  devaient  être  adverbes, 
le  malheur  voulut  que  leur  décision  prévalût,  et  elle 
a,  de  la  sorte,  déconsidéré  par-devant  notre  oreille 
plus  d'un  vers  excellent  de  Malherbe  ou  de  Corneille. 
Conservons,  puisque  le  méfait  grammatical  est  ac- 
compli et  a  droit  de  prescription,  conservons  ce  solé- 
cisme, et  écartons  tout  ce  qui  peut  entamer  la  fleur 
des  belles  choses  qui  nous  viennent  de  nos  grands 
écrivains. 

L'office  de  premier  éditeur  d'un  texte  est  toujours 
le  plus  laborieux,  et  M.  Mignard  n'a  épargné  aucun 
soin  pour  s'en  acquitter  et  pour  rendre  service  à  son 
lecteur.  De  ce  service  je  prolite  pour  quelques  obser- 
vations qji'il  est  facile  de  glaner  dans  un  texte  bien  im- 
primé, diligemment  ponctué,  pourvu  de  variantes, 
éclairé  d'annotations.  Il  est  bien  rare  qu'un  ouvrage 
inédit  ne  montre  pas  quelque  particularité,  ailleurs 
inconnue,  et  qu'il  est  bon  de  prendre  en  considéra- 


4iC  GIRART  DE  ROSSILLON. 

tion.  Je  mets  au  rang  de  ces  particularités  inconnues, 
à  moi  du  moins,  la  construction  suivante  : 

Si  sont  heu  trop  foui  de  faire  le  contraire; 

ce  qui  signifie  :  ils  ont  été  trop  fous  de  faire  le  con- 
traire. Nous  conjuguons  le  verbe  être  avec  l'auxiliaire 
avoir  :  j'ai  été;  on  l'a  conjugué  quelquefois  avec  l'auxi- 
liaire être  :  je  suis  esté,  comme  fait  l'italien,  sono  stato. 
Mais  il  ne  me  souvient  pas  d'avoir  rencontré  ailleurs 
que  dans  Girart  de  Ross'illon  la  locution  que  je  signale 
ici;  c'est  un  véritable  passif  du  verbe  avoir  employé 
pour  représenter  le  verbe  être. 

L'apostrophe  est,  comme  l'accent,  un  très-utile 
auxiliaire  de  la  clarté  ;  elle  manque  dans  les  manu- 
scrits, et  il  faut  l'introduire  dans  les  imprimés.  Une 
apostrophe  de  plus  ou  de  moins  change  complètement 
le  mot  et  le  sens  :  dire  des  manuscrits  doit  s'écrire 
suivant  le  contexte,  dans  l'imprimé,  ou  bien  en  un  seul 
mot  dire  (le  verbe),  ou  bien  en  deux  mots  d'ire  (le 
substantif  ir^avec  la  préposition  de).  C'est  d'avoir  écrit 
dire  sans  apostrophe  que  je  fais  reproche  à  M.  Mignard 
dans  les  vers  suivants,  p.  75  : 

Les  batailles  Charlon  met  devant  H  en  voie; 

Fel,  desvés  dire  esprès  d'armes  il  fait  mervoilles, 

Tant  pies   tant  poings,  tant  bras,  tant  testes  fait  vermoilles. 

Le  premier  vers  signifie  :  Il  chasse  devant  lui  lv.'S  ba- 
taillons de  Charles.  Dans  le  second,  suivant  M.  Mi- 
gnard, fel  signifie  feuille  de  papier;  c'est,  dit-il,  la 
partie  pour  le  tout,  et  le  sens  est  :  «  0  mon  livre,  vous 
«  devez  raconter  formellement  les  merveilles  de  ses 
armes.  »  Suivant  moi,  le  sens  est  tout  autre,  et  voici 


GIRART  DE  ROSSILLON.  417 

comme  je  comprends  :  «  Teirible,  hors  de  lui,  épris 
de  colère,  il  fait  merveille  d'armes.  »  Il  faut  justifier 
cette  interprétation.  Fel  est  certainement  le  nominatif 
du  mot  dont  félon  est  le  régime,  et  là-dessus  il  ne  peut 
y  avoir  de  contestation;  desvés  n'est  pas  devez^  lequel 
ne  s'écrit  oas  avec  une  s,  et  c'est  aussi  un  mot  très- 
employé;  à  dire  je  mets  une  apostrophe,  et  je  le  joins 
au  mot  suivant,  que  je  lis  espris,  correction  que  je 
crois  indubitable,  surtout  quand  on  la  rapproche  de 
fel  et  de  desvés  qui  la  corroborent.  C'est  ainsi  qu'une 
apostrophe  change  du  tout  au  tout  l'aspect  d'un  texte. 
La  même  difficulté  se  présente  pour  le  mot  deiilz;  si 
on  le  lit  sans  apostrophe,  ce  sera  le  nominatif  de  deul, 
qui  est  notre  mot  deuil;  si,  au  contraire,  on  y  met 
l'apostrophe,  d'euh,  ce  sera  le  pronom  eux  avec  la 
préposition  de.  Ainsi  dans  ces  vers,  p.  253  : 

Cil  qui  ne  vouldrent  mie,  deulz  si  se  puet  doloir, 
Ont  fait  le  sairemenl  trestout  à  son  voloir, 

M.  Mignard  a  imprimé  deuh  en  un  seul  mot  ;  mais, 
dans  sa  note,  il  traduit  la  première  partie  du  vers  par  : 
ceux  qui  ne  voulurent  pas  exécuter  cette  volonté,  et  la 
seconde  par  :  on  peut  se  plaindre  d'eux.  11  a  donc  lu 
d'eulz  en  deux  mots.  Mais  sa  traduction  est  insuffi- 
sante ;  le  sens  est  :  «  Ceux  qui  ne  voulurent  pas  qu'il 
puisse  (nous  dirions  :  quil  pût)  se  plaindre  d'eux 
firent  le  serment  comme  il  le  demandait.  »  Il  s'agit 
d'une  promesse  que  Girard,  moribonc»,  exigeait  des 
seigneurs  ses  vassaux.  S'il  pouvait  y  avoir  quelque 
doute,  il  suffirait  de  rapprocher  la  rédaction  en  prose 
du  treizième  siècle  :  Mas  cil  qui  ne  le  voloient  pas  mau- 
II  27 


418  GHlAliT  fjl';  UOSSILI.ON. 

vaisement  corroucier,  firent  lou  sftlremeut  comme  coUr 
traint. 

Dans  la  longue  série  suivant  laquelle  se  développe  la 
langue  française,  Girart  de  RossiJIon  a  sa  place,  et  la 
publication  de  M  Mignard,  liouvant  un  juste  accueil, 
gardera  un  rang  dans  les  bibliothèques.  Si  les  textes 
sont  un  des  éléments  de  l'hisloire,  la  grammaire  est 
un  des  éléments  des  textes.  On  l'a  vu  pour  les  produc- 
tions de  notre  vieille  littérature  :  tant  qu'aucune  gram- 
maire n'y  a  été,  je  ne  dirai  pas  introduite,  mais  re- 
connue, c'a  été  un  chaos  qui  ne  recevait  ni  ne  dormait 
de  clarté;  mais,  depuis  qu'on  a  entîn  aperçu  comment 
se  déclinaient  les  noms,  comment  l'adjectit' s'accordait 
avec  le  substantif  et  comment  les  mots  se  construi- 
saient entre  eux,  les  fausses  notions  se  sont  dissipées, 
et,  passant  plus  loin,  il  a  été  possible  de  discerner 
quelqu'un  de  ces  étages  qui,  comme  dans  les  forma- 
tions géologiques,  indiquent  la  marche  des  transitions 
et  des  âges.  Dans  l'histoire,  les  choses  sont  tellement 
connexes,  que,  quand  on  connaît  précisément  quel- 
qu'une des  manifestations  considérables  d'une  société, 
on  peut  s'en  servir  pour  des  explications  qui  étendent 
la  vue  scientifique.  Il  est  certain  maintenant  que  la 
Gaule  d'oïl  et  la  Gaule  d'oc  ont  précédé  les  autres 
peuples  novo-latins  dans  le  développement  d'une  litté- 
rature romane,  non  romaine.  Cette  littérature,  on 
l'estimera  ce  que  l'on  voudra,  mais  elle  n'en  est  pas 
moins  la  pi^emiére  effusion  poétique  des  populations 
telles  que  les  avaient  faites  le  catholicisme  et  la  féoda- 
lité, sans  autre  tradition  que  ce  qu'elles  avaient  néces- 
sairement liéi'ité  de  Rome,  et  sans  immixtion  d'au- 


GIRÂRT  DE  ROSSILLOiN.  4-10 

cune  influence  classique.  Eli  bien,  il  est  ccrlain  aussi, 
du  moins  j'ai  la  persuasion  de  l'avoir  (lérnontré, 
que  les  deux  langues  d'oïl  et  d'oc  portent  des  carac- 
tères philologiques  qui  les  placent  à  un  rang  intermé- 
diaire entre  le  latin,  dont  elles  dérivent,  et  les  langues 
modernes,  où  elles  aboutissent;  caractères  qui  font 
défaut  aux  autres  langues  romanes.  L'antériorité  de 
langue  est  connexe  de  rantérioritô  de  développement 
littéraire,  et  ces  deux  grands  faits  se  corroborent  l'un 
l'autre. 

Ce  n'est  pas  tout  et  faisons  un  pas  de  plus.  Alors 
que  la  langue  d'oc  et  la  langue  d'oïl  conservaient  en- 
core ce  caractère  intermédiaire  que  je  viens  de  rap- 
peler, l'italien  et  Tespagnol,  depuis  longtemps  déjà, 
avaient  acquis  celui  que  j'appellerai  moderne,  et  qui 
consiste  dans  la  suppression  définitive  des  cas.  Le 
français  y  est  arrivé  à  son  tour,  mais  beaucoup  plus 
tard  :  dans  le  quatorzième  siècle,  il  commence  sa 
transformation,  la  poursuit  et  l'achève  dans  le  quin* 
zième.  Cependant  l'Italie,  puis  l'Espagne,  toutes  dewx 
maîtresses  de  leur  idiome,  entrent  sur  la  scène  litté- 
raire et  se  signalent  par  des  œuvres  splendides.  C'est 
à  elles  alors  de  tenir  le  premier  rang  et  d'exercerune 
inlluence  lointaine;  tens  les  beaux  esprits  de  France, 
à  la  fui  du  seizième  siècle  et  au  commencement  du 
dix-septième  siècle,  se  firent  honneur  d'aller  à  cette 
école.  Mais  c'était  l'époque  aussi  où  la  constitution  du 
français  moderne  était  achevée  et  consolidée;  un  âge 
d'or  littéraire  vint  à  s'épanouir.  De  cette  réaction  entre 
la  France,  d'une  part,  et  l'Italie  et  l'Espagne,  de 
l'autre,  est  né  le  préjuge  que,  pour  les  lettres,  nous 


120  GIUART  DE  RO^SILLON. 

étions  leurs  cadets.  Oui,  leurs  cadets,  à  ce  tcmps-lù, 
mais  leurs  aînés  à  un  autie  temps  plus  ancien  et 
oublié. 

Le  développement  des  langues  romanes,  prises  dans 
l'ensemble  de  leurs  conuexions,  présente  deux  phases 
essentielles  :  dans  la  première,  la  langue  est  encore 
une  langue  à  déclinaison  ;  des  six  cas  latins  il  en  reste 
deux.  Dans  la  seconde  phase,  il  n'y  a  plus  de  déclinai- 
son, plus  de  cas.  De  ces  deux  phases,  la  plus  ancienne 
est,  cela  va  sans  dire,  celle  qui  est  intermédiaire,  celle 
qui  tient  le  plus  du  latin;  elle  n'existe  que  dans  la 
langue  d'oïl  et  la  langue  d'oc.  L'italien  et  l'espagnol 
y  sont  étrangers,  et  la  première  fois  qu'on  les  ren- 
contre, on  les  voit  avec  la  forme  complètement  mo- 
derne, c'est-à-dire  avec  une  grammaire  qui  ne  cormaît 
plus  de  cas.  J'énonce  ce  fait  en  disant  que,  l'italien  et 
l'espagnol  continuèrent  de  décomposer  le  fonds  latin, 
et  atteignirent  finalement  l'état  moderne  alors  que  la 
langue  d'oïl  et  la  langue  d'oc  s'étaient  arrêtées  dans 
un  état  de  fixité  provisoire.  Provisoire  en  effet  était 
cette  fixité  :  elle  se  perdit  dans  le  quatorzième  siècle, 
et  il  fallut  que  le  français,  à  son  tour,  accomplit  le 
cours  entier  de  la  transformation;  il  y  arriva,  mais 
longtemps  après  que  l'italien  et  l'espagnol  y  étaient 
arrivés.  Il  y  a  donc,  par  la  nature  des  choses,  trois 
termes  :  le  terme  du  début,  qui  appartient  à  la  langue 
d'oc  et  à  la  langue  d'oïl;  le  terme  mitoyen,  qui  ap- 
partient ^'l'italien  et  à  l'espagnol,  et  enfin  un  terme 
final,  auquel  arrive  le  français  moderne.  Corrélati- 
vement et  dans  l'ordre  littéraire,  on  compte  aussi  trois 
termes  et  semblablement  disposés  :  le  plus  ancien,  où 


GIRÀRT  DE  ROSSILLON.  421 

les  troubadours  et  les  trouvères  créent  les  choses  et 
donnent  le  ton  ;  le  moyen,  où  l'Italie  et  l'Espagne  pren- 
nent le  sceptre  des  lettres;  et  le  troisième,  où  la  France, 
disciple,  après  avoir  été  maîtresse,  regagne  l'avance 
perdue.  Depuis  lors,  les  nations,  non  plus  seulement 
latines,  mais  européennes,  ne  font  plus  qu'un  grand 
ensemble  où  se  balancent  les  destinées  des  lettres  et 
des  sciences. 

Le  quatorzième  siècle  m'a  conduit  bien  loin  de  Gi- 
rartde  Rossillon,  que  pourtant  je  n'ai  pas  oublié.  L'au- 
teur, introduisant  un  de  ses  personnages  qui  est  chargé 
de  haranguer  Charles  au  nom  de  Girart,  dit  : 

Bien  pert  à  son  parler  qu'il  fut  à  bone  escole. 

Je  suis  disposé  à  lui  appliquer  ce  vers  et  à  dire  de  lui 
qu'il  parait  à  son  parler  qu'il  ne  fut  pas  à  mauvaise 
école.  Son  style,  habituellement  correct,  sort  quelque- 
fois de  la  facilité  banale  qui  est  l'écueil  des  arrangeurs 
de  chansons  de  geste.  J'ai  déjà  cité  : 

Adès  a  vieille  haine  novelle  mort  portée  ; 

vers  énergique  et  bien  jeté.  Je  citerai  encore  ceux-ci, 
qui  ne  manquent  pas  de  caractère,  et  où  l'auteur  peint 
Girart  accablé  par  la  vieillesse  et  par  les  fatigues  an- 
ciennement subies  : 

11  estoit  tous  lassés  en  sa  plene  vieillesse 
Des  peines  qu'il  avoit  soffert  en  sa  jonesse. 

En  sa  pleine  vieillesse  est  un  hémistiche  que  ne  dédai- 
gnerait pas  le  meilleur  poète.  J'aime  nos  vieux  textes, 
je  n'en  disconviens  par  ;  je  les  aime  pour  la  langue 
dont  ils  se  servent,  mère  vénérable  de  celle  que  nous 


422  GIHAKI   Dli  RUbSlMiON. 

parlons;  pour  la  création  poétique  do.^l  ils  sont  les 
dépositaires.,  et  qui  rayonna  sur  i'Euro^'^e;  pour  de 
vraies  oeautés  de  situation  et  auss^  pour  quelqucîs 
beautés  de  langage.  M.  Mignard  ne  les  aime  pas 
moins.  Il  vient  de  les  augmenter  d'un  no:iveau  docu- 
ment; bonne  fortune  pour  lui,  qui  a  mis  son  nom  à 
^lne  utile  publication;  bonne  foitune  aussi  pour  ceux 
qui,  comme  moi,  étudient  la  langue  et  l'histoire  litté- 
raire du  moyen  agc- 


m 


GRAMMAIRES   PROVENÇALES 


SoMMAinE.  [Journal  des  Savants,  octobre  1860),  —  Deux  grammairci 
provençales  du  treizième  siècle  sont  parvenues  ù  nous.  Elles  constatent 
fbrmelleuient  que  la  langue  d'oc  avait  deux  casr.  Ce  qu'elles  disent  de 
la  langue  d'ocs'appli|ue  sans  réserve  à  la  langue  d'oïl. 


Ces  deux  grammaires,  publiées  d'abord  dans  la 
BibUothèque  des  chartes  et  tiiées  à  part  en  Irès-petit 
nombre,  attirèrent  vivement  l'attention  de  ceux  qui 
s'occupent  de  l'histoire  de  la  langue  d'oc,  et,  j'ajou- 
terai, de  la  langue  d'oïl;  car,  ainsi  qu'on  le  verra,  on 
peut  sans  peine  les  employer  à  deux  lins  et  en  obtenir 
d'utiles  enseignements  pour  le  vieux  français.  Quand 
M.  Gucssard  n'aurait  fait  que  les  réimprimer,  il  nous 
aurait  rendu  service  ;  mais  une  de  ces  bonnes  chances 
qui  échoient  d'ordinaire  et  selon  toute  justice  à  celui 
qui  est  déjà  sur  la  piste,  lui  a  permis  de  faire  plus  :  le 
savant  éditeur  a  mis  la  main  sur  d'autres  et  meilleurs 
manuscrits  que  le  seul  qu'il  avait  eu  d'abord- à  sa  dis- 
position, et  il  en  a  profité  pour  donner  un  lexte  (pie 
l'on  doit  regarder  comme  définitif.  On  sait  que  le  pre- 
mier qui  ait  porté  la  lumière  dans  la  grammaire  de  la 
langue  d'oc,  et,  par  suite,  de  la  langue  d'oïl,  fut  Ray- 


424  GRAMMAIRES  PROVENÇALES. 

nouard,  qui  y  signala  l'cxislence  de  cas;  c'est  dans 
ces  vieux  grammairiens  provençaux  qu'il  avait  puisé 
une  aussi  importante  notion.  Sans  doute,  une  élude 
philologique,  rigoureusement  conduite,  n'aurait  pas 
tardé  à  révéler  ce  fait  ;  mais  il  n'en  faut  pas  moins  re- 
porter à  Rnynouard  le  mérite  de  l'avoir  reconnu,  sur 
la  foi  d'auteurs  du  treizième  siècle,  dans  les  manu- 
scrits. La  règle  des  cas  n'est  pas  une  découverle  faite 
rétrospectivement  par  l'érudition  moderne  dans  uwâ 
langue  qui  s'en  servait  sans  en  avoir  conscience;  elle 
était  aperçue  par  .ceux  qui  écrivaient,  enseignée  par 
ceux  qui  enseignaient  ;  et,  quand  ils  comparaient  la 
langue  d'oc  à  la  langue  latine,  il  ne  leur  échappait 
pas  que,  si  celle-ci  avait  des  terminaisons  pour  six 
cas,  celle-là  en  avait  du  moins  deux,  une  pour  un  no- 
minatif et  une  pour  un  régime.  Ainsi  donc  les  deux 
ouvrages  publiés  par  M.  Guessard  font  désormais  le 
fondement  de  la  grammaire  du  parler  au  delà  et  en 
deçà  de  la  Loire,  et  remplacent  toute  autre  autorité. 
Le  titre  du  livre  de  Hugues  Faidit  est  le  Donat  pro- 
vençal; celui  du  livre  de  Raymond  Vidal  est  la  Ma- 
nière de  trouver.  «  Totz  hom,  dit  ce  dernier,  que  vol 
trobar  ni  entendre  deu  primierament  saber  que  ne- 
guna  parladura  no  es  tant  naturals  ni  tant  drocha  del 
notre  lingage  con  aqella  de  Proenza,  o  de  Lemosi,  o 
de  Saintonge,  o  d'Alvergna,  o  de  Caerci.  Perque  ieu 
vos  die  que  quant  ieu  parlarai  de  Lemosis,  que  totas 
estas  terras  entendas  et  todas  lor  vezinas  et  totas  celias 
que  son  entre  ellas.  Et  tôt  l'ome  que  en  aquellas  sont 
nat  ni  norit  an  la  parladura  natural  et  drecha;  mas 
cant  us  de  lor  es  issitz  de  la  parladura  per  una  rima  o 


GRAMMAIRES  PROVENÇALES.  425 

per  alcun  mot  qe  li  sera  mesticr,  cuion  las  genz  qi 
non  enfendon  qe  la  lur  lenga  sia  allais;  qarnonsabon 
lor  lenga;  pcr  qe  mielz  lo  conois  cel  qi  ha  la  parla- 
dura  reconoguda  qe  cel  qi  non  la  sap,  et  per  zo  non 
cuion  mal  far  qan  gelon  la  parladura  de  sua  natura, 
anz  cuion  qe  sia  ailals  la  lenga.  Perq'ieu  vueil  far 
aquest  libre  per  far  reconoisser  las  parladuras  d'a- 
quels  qi  la  parlon  dreclia,  e  per  enseigner  aicels  qui 
non  la  sabon.  »  Je  traduis  ce  passage  en  langue  d'oïl  : 
«  Toz  hom  qui  vuclt  trover  ne  entendre  doit  première- 
ment savoir  que  nule  parleure  delnostre  langage  n'est 
tant  naturels  ne  tant  droite  com  celé  de  Provence,  ou 
de  Limousin,  ou  de  Sainlonge,  ou  d'Auvergne,  ou  de 
Quacrci.  Por  quoi  je  vos  die  que  quand  je  parolerai  de 
Limousin,  que  entendiez  totes  ces  terres  et  tôles  lor 
voisines  et  totes  celés  qui  sont  entre  eles.  El  tuit  li 
home  qui  en  iceles  sont  né  ne  norrit,  ont  la  parleure 
naturel  et  droile;  mais  quant  uns  d'els  est  issus  fors 
de  la  parleure  por  une  rime  ou  por  alcun  mot  dont  il 
ara  meslier,  si  cuident  les  gens  non  entendant  que  la 
langue  soit  itels;  car  il  ne  savent  la  langue.  Et  por 
ce  que  cil  qui  a  la  parleure  reconneue  a  millor  conois- 
sance  que  cil  qui  ne  sait,  por  ice  ne  cuident  ces  gens 
mal  faire  quant  getent  la  parleure  fors  de  sa  sature, 
ainz  cuident  que  itels  soit  la  langue.  Por  quoi  je  veuil 
faire  icest  livre,  por  faire  reconoistre  les  parleures  de 
cels  qui  parolent  droilement  et  por  enseignoî  ceis  qui 
ne  savent.  »  J'ai  fait  cette  sorte  de  thème  afin  de  mon- 
trer combien  la  langue  d'oc  et  la  langue  d'oïl  sont 
voisines  et  jusqu'à  quel  point  on  peut  conclure  de 
l'une  à  l'aulre. 


42G  GRAMMAIRES  PROVliiNÇALES. 

«La  k\ng'uo  française,  dit  Raymond  Yidal^  vaut 
mieux  et  est  plus  avenante  pour  faire  romans  et  pas- 
tourelles; mais  celle  du  Limousin  est  préférable  pour 
faire  vers  (sorte  de  composition),  cliansons  ot  sir- 
ventes.  Dans  tous  les  pays  de  notre  langage,  les 
chants  en  langue  limousine  jouissent  d'une  plus 
grande  autorité  que  ceux  d'aucun  autre  idiome.  » 
Dans  son  introduction  M.  Guessarda  signalé  avec  rai- 
son rimportance  de  ce  passage,  qui  montre  quelle 
place  un  grammairien  de  langue  d'oc  accordait  à 
la  langue  d'oïl.  Les  romans^  pour  lesquels  la  langue 
d'oïl  avait  la  prééminence,  étaient  les  chansons  de 
geste  et  les  poèmes  d'aventure,  qui  abondent  en  effet 
en  français,  et  dont  le  renom  s'étendit  par  toute  l'Eu- 
rope. 

Les  deux  grammairiens  provençaux  nomment  gram- 
matica  la  langue  latine,  et  c'est  sur  ce  langage  gramma- 
tical qu'ils  se  règlent  pour  apprécier  leur  provençal; 
au  dix-septième  siècle,  se  conformant  à  cette  routine, 
nos  grammairiens  français  reconnaissaient  dans  le 
français  moderne  six  cas,  bien,  q.u.il  n'y  en  ait  aucun. 
Nos  grammairiens  (JMtreizièm,e, siècle  en  reconnaissent 
six  aussi,  mais  du  moins  la  langue  d'oc,  comme  la 
langue  d'oïl,  en  a  deux  :  un  nominatif  qui  sert  pour 
\e  sujet,  et  un  régime  qui  sert  pour  tous  les  complé- 
ments. Hugues  Faidit  dit  que  le  nominatif,  quand  le 
nom  est  masculin,  prend  une  s,  et  que  les  autres  cas 
ne  prennent  pas  cette  s;  Raymond  Yidal  exprime  le 
premier  de  ces  changements  par  s'allonger^  et  le  se- 
cond par  s  abréger.  En  examinant  les  cxempiCS  ulté- 
rieurs, on  s'aperçoit  que  la  règle  est  incomplète  :  1'^ 


GRAMMAinES  PROVENÇALES.  427 

du  nominatif  apparlient  non  pas  seulement  aux  noms 
masculins,  mais  aux  noms  à  terminaison  masculine, 
quel  qu'en  soit  le  genre.  Au  pluriel,  la  place  de  Y  s  est 
inverse  :  elle  fait  défaut  au  nominatif,  et  se  montre 
au  régime.  Cet  usage  de  la  langue  d'oc  est  exactement 
celui  de  la  langue  d'oïl. 

Les  noms  dont  le  nominatif  est  en  aire  et  le  régime 
en  ador,  comme  amaire^  amador^  ne  prennent  point 
l'5  au  nominatif  singulier.  Dans  la  langue  d'oïl,  aux 
noms  de  môme  nature,  les  bons  manuscrits  ne  la  met- 
tent pas  non  plus,  et,  quand  on  la  trouve,  elle  provient 
d'une  extension  de  la  règle  de  Vs.  Le  précepte  donné 
par  le  Donat  pr ov ençcd  ^ermci,  quand  on  imprime  des 
textes  français,  de  supprimer  cette  lettre,  (jui  peut  être 
considéièe  comme  due  aux  copistes. 

En  provençal,  les  noms  prestre^  pcistre,  seingner,  et 
les  comparatifs  melher,  maier,  menre^  sont  exceptés, 
au  nominatif,  de  la  règle  de  \'s.  Celte  exception  doit 
s'appliquer  dans  la  langue  d'oïl  aux  mots  correspon- 
dants prestre^  pastre,  sire,  mieldre  (meUor),  maire 
imajor)  et  mendre  (rniiior);  les  manuscrits  qui  mettent 
Vs  font  moins  bien  ;  cela  se  voit,  et  par  le  latin,  qui  n'a 
point  d's  au  nominatit  dans  ces  mots,  et  par  le  Donat;^ 
qui  note  spécialement  l'exception. 

Les  adjectifs  nostre,  vos  Ire  sont,  en  provençal,  traités 
au  nominatif  comme  les  précédents,  par  la  raison 
qu'ils  proviennent  de  noster,  vester.  Dans  la  langue 
d'oïl,  la  forme  la  plus  ordinaire  est  ?}o,  vo;  mais  on 
tronvfe  aussi  nostre,  vostre;  et  alors,  au  nominatif,  on 
pourra  les  imprimer  sans  5,  quand  même  l'.s'  serait 
donnée  dans  le  manusci  it  ;  car  des  règles  positives 


428  Cr.AMMAmKS  PROVENÇALES. 

de  grammaire  rcaiportonl  sur  des  habitudes  fluctuantes 
de  copistes. 

Tous  les  noms  féminins  en  a  s'abrègent  au  singulier, 
i'allongent  au  pluriel,  dil  Raymond  Vidal,  c'est-à-dire 
qu'ils  prennent.  Y  s  à  ce  dernier  nombre.  C'est  la  règle 
de  la  langue  d'oïl  ;  cependant,  en  quelques  textes,  fort 
rares  il  est  vrai,  du  moins  d'après  mes  lectures,  le 
nominatif  pluriel,  dans  la  langue  d'oïl,  n'a  point 
r^,  laquelle  reparaît  au  régime;  c'est  certainement 
la  formation  la  plus  régulière  :  dominx^  dominas;  les 
dame^  as  dames;  mais  le  fait  est  que,  dans  la  langue 
d'oc  et  dans  la  langue  d'oïl,  Vs  a  prévalu  aux  deux  cas 
du  pluriel. 

Les  mots  temiis  (temjms)  et  cors  (corpus)  prennent 
Is  non-seulement  au  nominatif  singulier,  ce  qui  est 
selon  la  règle,  mais  encore  au  régime  singulier,  ce  qui 
est  contre  la  règle,  et  cela  aussi  bien  dans  la  langue 
d'oc  que  dans  la  langue  d'oïl.  Pour  expliquer  celte 
anomalie  apparente,  qui  ne  doit  pas  en  être  une, 
puisqu'elle  se  trouve  dans  les  deux  langues,  il  faut 
croire  que  ces  mots  fort  usités  remontent  à  une  époque 
de  la  latinité  en  décadence  où  le  neutre,  ayant  gardé 
sa  forme,  conservait  au  régime  Y  s  du  nominatif;  s  qui 
s'est  perpétuée  au  nominatif  et  au  régime  dans  le  pro- 
vençal et  dans  le  français. 

Mal  mi  fi'i'.  Vanars^  dit  la  langue  d'oc,  Iraitan 
3omme  un  substantif  l'infinitif  pris  substantivement, 
et  par  conséquent  y  mettant  une  s  au  nominatif.  Mal 
me  fait  ïalers,  dit  de  même  la  langue  d'oïl  ;  et  les  textes 
doivent  être  conformés  à  cette  règle  qui,  d'ailleurs, 
est  la  pratique  des  bons  manuscrits. 


GRAMMAIRES  PROVENÇALES.  429 

J*ai  insisté  longuement,  ailleurs  dans  ce  livre,  sur 
jne  parlicularité  essentielle  qui  dislingue  la  langue 
d'oc  et  la  langue  d'oïl  de  leurs  sœurs  la  langue  ita- 
lienne et  la  langue  espagnole,  à  savoir  que  les  deux 
premières  ont  deux  cas,  tandis  que  les  deux  der- 
nières n'en  ont  point.  Celte  paiticularité  a  son  origine 
dans  l'état  du  latin,  qui,  au  moment  de  la  formation 
des  langues  d'oc  et  d'oïl,  avait,  de  sa  riche  déclinai- 
son, conservé  deux  cas  :  un  norninatifet  un  régime 
Mais  cela  était  tellement  sur  le  point  dépérir,  elles 
deux  langues  ont  été  constituées  dans  un  moment  si 
fugitif,  que  tous  les  mots  n'ont  pas  gardé  les  deux 
cas,  et  que  plusieurs  catégories  en  étaient  déjà  ar- 
rivées à  la  dernière  réduction,  celle  qui  effaça  toute 
déclinaison,  f  els  sont  les  noms  en  as,  bontatz,  honte, 
de  bonitatem;  les  noms  en  or,  color^  en  provençal  et 
en  français,  de  colorem;  les  noms  en  us,  salutz,  salut, 
de  sahitem.  Ces  trois  catégories  de  mots  dérivent  du 
régime  latin,  et  par  conséquent  diffèrent  de  ces  autres 
catégories  où,  le  nominatif  roman  dérivant  du  nomi- 
natif latin,  et  le  régime  du  régime,  il  y  avait  effec- 
tivement deux  cas.  Mais,  malgré  ces  anomalies  inévi- 
tables dans  cette  rapide  décadence  du  latin,  la  langue 
d'oc  et  la  langue  d'oïl  conservèrent  le  sentiment  des 
deux  cas,  et,  par  une  analogie  très-facile,  suppléèrent, 
de  leur  propre  fonds,  à  ce  qui  faisait  défaut,  et  donnèrent 
par  Ys  un  nominatif  à  ces  noms  qui,  d'origine,  n'é- 
taient que  des  régimes.  C'est  ainsi  que  bontatz,  boutai 
boutés,  bonté;  colors,  color;  et  salutz,  salut  prirent  les 
moditications  que  la  nouvelle  grammaire  exigeait. 

Telle  était  pourtant  la  délicatesse,  encore  vivante, 


430  GHAMMAinES  PROVENÇALES 

dos  origines,  que  la  langtie  d'oc,  ne  confondant  aucu- 

ncmcMit  nvcc  les  noms  tels  que  color^  pavor,  amoi\  etc., 
le  mot  snroi\  qui  en  dKTcrc  en  effet  essentielleinent, 
ne  met  point  d's  à  sor  qui  est  le  sujet,  tandis  que 
seror  est  le  régime.  De  mcMue  en  langue  d'oïl,  suer  est 
le  sujet  et  seror  le  régime;  comme  on  voit,  suer  ne 
doit  point  avoir  Vs, 

Cette  règle  de  soror  s'applique  aux  noms  en  o,  onis, 
tels  que  bcn\  baron;  baron  est  le  régime,  et  bar  le 
sujet,  avec  la  remarque  exprimée  dans  \e  Donat,  que 
ce  sujet  n'est  point  soumis  à  \s.  De  môme,  en  fran- 
çais, les  mois  analogues  ber,  baron;  1ère,  larron; 
compaln,  compag  on,  etc.,  ne  doivent  pas,  non  plus, 
y  elre  soumis.  Les  manuscrits  la  mettent  souvent, 
l'omeltent  souvent;  l'omission  seule  est  grammaticale 
tant  en  langue  d'oïl  qu'en  langue  d'oc. 

Dans  les  bons  textes,  provençaux  et  français,  hom, 
qui  est  le  nominatif  là  où  Jiome  est  le  régime,  n'a 
point  d's;  au  contraire,  coms,  en  provençal,  et  cuens^ 
en  français,  qui  est  le  nominatif  là  où  comte  est  le  ré- 
gime, a  toujours  cette  lettre  pour  affixe;  c'est  qu'en 
effet,  en  latin,  /lomo  n'a  point  d'5,  et  cornes  en  a  une. 

Je  dois  remarquer  que,  tandis  que  Hugues  Faidit 
écrit  sans  s,  bar,  prestre,  pastre,  seingner  et  les  com- 
paratifs cités  plus  haut,  Raymond  Yidal  les  écrit,  ainsi 
que  les  mots  analogues,  avec  une  s.  Cette  incertitude 
des  grammairiens  eux-mêmes  est  en  accora  avec  une 
incertitude  semblable  qui  règne  dans  les  manuscrits. 
Mais,  entre  ces  deux  usages,  la  grammaire  indique 
que  le  meilleur  est  le  premier. 

«  Vous  devez  savoir,  dit  Raymond  Vidal,  que  tous 


GRAMMAIRLS  mOYENÇÂLKS.  4ôl 

les  atljcclifs  communs,  tels  que  fortz^  vils^  soîUs^  pla- 
zenz^  soffrenz^  s'allougcril  au  nominatif  et  au  vocalif, 
de  quelque  genre  que  soit  le  substantif  avec  lequel 
ils  sont  construits  :  fortz  es  II  chavals  et  fortz  es  li 
(lonna^ei  s'oLrégent  aux  autres  cas.  »  Cette  règle  est 
la  même  dans  la  langue  d'oïl  :  les  adjectifs  communs, 
c  est-à-dire  ceux  qui,  en  latin,  n'ont  qu'une  seule  ter- 
minaison pour  le  masculin  et  pour  le  féminin,  n'eu 
ont  qu'une  non  plus  pour  ces  deux  genres  dans  le  pro- 
vençal et  le  français. 

Raymond  Yidal  dit  expressément  que  ces  adjectifs 
se  comportent  exactement  comme  les  substantifs, 
c'est-à-dire  que,  n'ayant  qu'une  seule  terminaison, 
ils  ont  Vs  au  nominatif  singulier  et  au  régime  pluriel, 
et  la  perdent  au  nominatif  pluriel  et  au  régime  sin- 
gulier. Mais  ilugues  FBidit  fait  au  pluriel  une  ex- 
ception pour  les  participes  qui  finissent  en  ans  ou  en 
eus;  suivant  lui,  au  pluriel  nominatif  féminin,  on 
doit  mettre  Vs  :  aqnelh  cavaler  son  avinen;  maïs  aquelas 
doncis  son  avinens.  Le  fait  est  qu'en  langue  d'oïl  j'au- 
rais dit  également  :  cil  chevalier  sont  avenant,  et  celés 
dames  sont  avenant;  et  je  ne  sais  si  les  bons  manu- 
scrits donneraient  raison  à  Hugues  Faidit. 

L'adjectif  fo^ws  a  remplacé  omnis  dans  les  langues 
romanes.  En  provençal,  pour  le  masculin,  il  se  dé- 
cline ainsi  *  au  singulier,  nominatif  totz,  régime  tôt; 
au  pluriel,  nominatif  tut  ou  tuit,  régime  totz.  C'est 
aussi  la  déclinaison  de  la  langue  d'oïl  :  tos,  tôt, 
tuit,  tos. 

Les  deux  grammairiens  provençaux  s'accordent  pour 
une  observation  importante,  c'est  que  les  adjectifs, 


432  cnAMMAlflES  PHOVENÇALES. 

pris  absolument  et  sans  ôtre  construits  avec  un  sub- 
slanlif  apparcnl,  n'ont  pas  Ys  ;  mal  m  es;  greu  m'es; 
bon  m'es,  car  m'aves  onrat.  Sans  cette  règle  positive, 
on  aurait  été  tenté  de  regarder  ces  adjectifs  comme 
des  nominatifs,  de  les  traiter  comme  tels  et  d'y 
ajouter  \'s;  mais  il  faut  y  voir  de  véritables  neutres 
qui,  n'ayant  pas  la  finale  en  s  dans  le  latin,  ne  l'ont 
pas  non  plus  dans  la  langue  d'oc.  Le  neutre  a  disparu 
tout  à  fait  des  langues  romanes;  mais  les  deux  cas  qui 
ont  été  conservés  dans  deux  de  ces  langues  permettent 
de  reconnaître  distinctement  qu'en  certaines  circon- 
stances un  adjectif  est  au  neutre.  C'est  une  trace  du 
neutre  qu'il  faut  noter  dans  le  provençal  et  dans  le 
vieux  français.  Je  nomme  le  vieux  français,  bien  que 
Hugues  Faidit  et  Raymond  Vidal  n'aient  parlé  que  du 
provençal,  ne  doutant  pas  que,  si  l'on  examine  les 
bons  manuscrits,  on  ne  trouve  la  règle  en  question  ap- 
pliquée dans  les  textes  de  langue  d'oïl. 

D'après  Raymond  Vidal,  nepos  est  le  nominatif  d'un 
nom  dont  bot  est  le  régime.  En  langue  d'oïl  le  môme 
mot  se  trouve,  et  il  est  niés  au  nominatif  et  neveu  au 
régime.  Ceci  donne  lieu  à  quelques  remarques.  D'a- 
bord, on  voit  que  c'est  le  latin  népos  nepôtem,  qui, 
changeant  d'accent  en  changeant  de  cas,  a  produit 
nepos,  niés  au  nominatif;  bot,  neveu  au  régime.  En 
second  lieu,  il  en  résulte  que,  dans  le  provençal  nepos, 
Vo  doit  être  considéré  comme  muet,  de  sorte  que  le 
mot  soit  ramené  à  une  formation  qui  devienne  l'ana- 
logue de  celle  de  la  langue  d'oïl;  en  effet,  Raynouard 
inscrit  neps  et  n'inscrit  même  pas  nepos.  En  troisième 
lieu,  bot  Cbt  une  apocope  pour  nebot,  ce  qui  redonne 


GftAMMAlUES  PROVENÇALES.  433 

au  mot  provençal  sa  physionomie  totale  et  le  rend  très- 
voisin  de  neveu  de  la  langue  d'oïl;  apocope  qui,  com- 
mune en  italien,  devient  beaucoup  plus  rare  en  pro- 
vençal, sans  pourtant  y  être  tout  à  fait  étrangère  et 
malvenue.  Enfin  ce  genre  d'apocope  qui  consiste  à  en- 
lever le  commencement  d'un  mot,  et  qui,  usuel  en  ita- 
lien, se  trouve,  à  cause  du  voisinage,  quelquefois  en 
provençal,  cesse  complètement  dans  la  langue  d'oïl,  qui 
ne  pratique  point  cette  mutilation  initiale;  pourtant  il 
faut  savoir,  quand  on  discute  des  élymologies  fran 
çaises,  qu'elle  existe  sur  la  frontière  au  delà  de  la 
Loire,  et  qu'elle  a  pu,  en  quelques  cas  rares,  se  glisser 
en  deçà;  c'est  ainsi  qu'on  trouve,  dans  plusieurs  textes, 
vesque  pour  evesque.  En  ayant  dans  l'esprit  le  latin 
comme  un  type  des  langues  romanes,  et  en  notant  que 
l'italien,  s'il  en  est  plus  loin  comme  grammaire  que  le 
provençal  et  l'ancien  français,  en  est  plus  près  comme 
forme  des  mots,  on  remarque  que,  tandis  que,  dans 
le  sein  de  la  langue  d'oïl,  les  dialectes  présentent  une 
dégradation  du  type  croissante  de  la  Loire  aux  côtes 
de  la  Normandie  et  au  pays  wallon,  le  provençal  forme 
aussi  bien  philologiquement  que  géographiquement 
un  intermédiaire  entre  la  langue  d'oïl  et  l'italien. 

L'italien,  dans  les  temps  composés,  conjugue  le 
verbe  être  avec  le  verbe  être  :  io  sono  stato  amato.  La 
langue  d'oïl  le  conjugue  avec  l'auxiliaire  avoir  :  je  m 
esté  aimés;  cependant  on  trouve,  mais  très-rarement, 
je  suis  esté^Le  provençal  aussi  le  conjugue  avec  l'auxi- 
liaire avoir;  cependant  un  des  manuscrits  du  Donat 
admet  les  deux  formes  et  dit  :  eu  era  ou  avia  estât 
umatiy  tu  eras  ou  avias  estât  amatz^  etc.  Il  n'est  pas 


•34  GUAMMAÎRES  PROVENÇALES 

indifférent,  pour  la  liaison  dos  langues  romanes  entre 
elles,  de  constater  ces  passages  d'un  domaine  à  l'autre. 

Dans  nn  court  diclionnaire  de  rimes  qui  est  adjoint 
au  Dovnt^  je  trouve  artz,  traduit  par  le  latin  ardens^ 
c'I  aevs^  traduit  pd^radkmrens.  Comment  faut-il,  étymo- 
logiqrenient,  expliquer  ces  deux  mots?  Dans  la  langue 
d'oïl,  ars  osl  le  participe  passé  du  verbe  ardoir  et  signi- 
lie  brûlé;  aers  y  a  le  môme  sens  qu'en  provençal.  Si  ces 
mois  répondaient  à  ardens  et  à  adhœrens^  ils  feraient, 
an  régime,  ardant  et  aérant^  comme  enfe  fait  enfant  au 
régime;  mais  ces  formes  ne  se  rencontrent  pas  comme 
régime.  On  ne  peut  donc  considérer  artz  et  aers  que 
comme  des  participes  passés  des  verbes  ardoir  et 
aerdre^  participes  passés  qui  ont  pris  un  sens  adjectif. 
Il  est  à  remarquer  que  les  participes  présents  appar- 
ticrment,  dans  la  langue  d'oc  et  dans  la  langue  d'oïl,  à 
cette  classe  de  mots  qui,  comme  sa/ms,  color^  sat'io 
n'ont  que  la  forme  du  régime.  Si,  par  exemple,  pla- 
cens  avait  eu,  ainsi  que /«ir^,  laron,  ou  emperere,  em- 
pereor^  les  deux  cas,  les  textes  nous  offriraient  pour 
le  nominatif  plais^  pour  le  régime  plaisant;  ce  qui 
n'est  pas,  plaisant  exislant  seui. 

Ce  môme  dictionnaire  de  rimes  donne  verps^  lupus^ 
qui  n'est  pas  dans  luaynouard. 

Dans  les  langues  romanes,  sans  exception,  la  fmnle 
adverl)iale  est  fournie,  comme  on  sait,  par  le  sub- 
stantif latin  mens,  avec  l'adjeclif  au  féminin.  Le  pro- 
vençal, par  une  parlicularilé  qui  lui  est  propre,  dit 
égaleuicnt  malament  cl  maUimens.  Celte  forme  mala- 
itt^iis  \\v.  peut  élie  qu'un  nominatif;  mais  un  nominatit 
n'n  riun  i\  foire  im,  et  un  ttdvqi'ba  provient  ntoisalre* 


GRAMMAinES  PROVENÇALES.  I3S 

ment  d'un  ablalif.  Il  faut  donc,  je  crois,  voir  en  la 
finale  ens  une  corruption  de  la  prononciation,  due  à 
quelque  mauvais  usage. 

Dans  des  travaux  du  genre  de  cet  article,  qui  font 
passer  sous  les  yeux  des  lectures  très-\ariécs,  il  est 
bon  de  noter  les  cas  qui  paraissent  singuliers.  Tel  est 
le  mot  cahics,  qui  est  rapporté  dans  le  Donat^  avec  le 
sens  de  curtiim  hahens  vïsiim^  et  qui  d'ailleurs  n'est  pas 
dans  Roynouard.  Un  tel  mot  avec  un  tel  sens  ren- 
ferme, ce  semble,  le  radical  /wc,  qui  signifie  voir,  et 
(jui  existe  dans  le  français  reluquer.  Si  cela  est,  le  pré- 
fixe ca  devra  être  considéré  comme  une  particule  péjo- 
rative. Cette  conjecture,  au  cas  où  elle  prendrait  de  la 
consistance,  pourrait  servir  à  interpréter  quelques 
mots  obscurs  de  la  langue  d'oïl.  Le  patois  du  baut 
Maine  a  caîorgne^  borgne,  qui  parait  formé  de  ca  et 
lorqner. 

Les  rapprochements  font  les  explications.  Apprendre 
par  cœur,  savoir  par  cœur  est,  en  français,  une  locu- 
tion qui,  n'ayant  ni  tenants  ni  aboutissants,  présente, 
pour  peu  qu'on  s'y  arrête,  quelque  chose  d'insolite; 
que  fait  le  cœur  en  ceci?  Mais  prenez  le  provençal,  et 
i'inlermédiuiie  qui  manquait  est  donné;  là  le  mol  cor 
signilie  non-seulement  le  cœur,  mais  encore  lame 
tout  entière  dans  laquelle  est  incluse  la  nu''moire.  En 
vostre  cor  dcveiz  saber  ifue  tait  li  adjecliu  comun —  En 
voire  cœur  vous  devez  savoir  que  tous  les  adjectifs  com- 
muns.... Ndlre  par  cœur  est  expliqué  par  cet  en  vostre 
cor. 

M.  Gncssai'd,  dans  sa  prélaf'e,  dit  au  sujet  des  règlea 
dcr,  f;as  [urninli':efl  pnr  so9  yrammniricns  i  «  Il  est  irtî» 


4S6  GRÂMMAIHES  PROVENÇALES. 

possible  d'admettre  que  toulc  cette  théorie  compliquée 
a  été  imaginée  de  dessein  prémédité  pour  le  but 
presque  frivole  qu'on  lui  assigne  et  qu'elle  n'atteint 
pas.  Je  ne  vois  dans  la  théorie  de  nos  deux  grammai- 
riens qu'une  application  maladroite  et  forcée  du  prin- 
cipe latin  de  la  distinction  des  cas  par  la  terminaison. 
Cette  imitation  est  défectueuse;  car  elle  n'est  que  par- 
tielle; elle  a  été  instinctive  dans  l'origine,  et  n'a  eu 
d'autre  cause  que  la  prononciation.  Plus  lard,  lorsque 
la  langue  parlée  est  devenue  langue  écrite,  on  a  régu- 
larisé et  érigé  en  système  ce  qui  n'était  d'abord  que  le 
résultat  d'une  habitude,  d'un  usage  imposé,  pour  ainsi 
dire,  par  la  langue  latine.  »  Je  suis  tout  à  fait  d'ac- 
cord avec  M.  Guessard  pour  soutenir  que  le  système 
retracé  par  les  deux  grammairiens  n'a  point  été  in- 
venté par  eux;  ce  qui  est  imaginaire  chez  eux,  c'est 
d'avoir  cru  trouver  six  cas  en  provençal  comme  en 
latin;  ce  qui  est  réel,  c'est  d'avoir  exposé  les  règles 
qui  gouvernaient  les  deux  cas  existants  dans  la  langue 
d'oc.  Mais  le  reste  du  passage  de  M.  Guessard  ne  me 
parait  pas  suffire  à  donner  une  idée  exacte  des  faits 
grammaticaux  qui  se  sont  accomplis.  La  langue  d'oc 
et  la  langue  d'oïl  sont  des  langues  à  deux  cas;  com- 
ment se  fait-il  qu'elles  le  soient,  pendant  que litalien 
et  l'espagnol  ne  le  sont  point,  c'est  une  question  dont 
j'ai  ailleurs  essayé  d'exposer  la  solution  ;  ici  je  veux 
seulement  noter  sous  quelles  conditions  ce  caractère, 
qui  est  incontestable,  est  provenu  du  latin,  les  deux 
cas  constituent  une  sorte  de  déclinaison  en  m-.niature. 
Deux  principes  y  ont  présidé:  un  principe  de  tradition  et 
un  principe  d'analogei.  Le  principe  de  tradition  émane 


GHAMMAIRES  PROVENÇALES.  437 

du  latin  et  se  divise  en  deux  formes  :  première  forme,  là 
où  le  nominatif  latin  avait  une  s,  le  nominatif  en  langue 
d'oc  et  en  langue  d'oïl  a  conservé  celte  lettre  :  canis, 
chiens;  rex,  m<{,  etc.;  etle  régime  l'a  perdue  comme  en 
latin,  canem,  du  *•,  regem^  roi  (notez  que  les  noms  neu- 
tres de  la  deuxièm.  'léclinaison  furent  assimilés  par  la 
langue  aux  noms  en  us  de  cette  même  déclinaison); 
deuxième  forme,  là  où,  la  déclinaison  latine  s'allon- 
geant  changeait  d'accent,  l'accent  détermina,  dans  les 
langues  d'oc  et  d'oïl,  le  nominatif  et  le  régime  :  impe- 
râtoi\  emperere;  imperatôrem,  empereor;  lâtro^  1ère; 
latrônem,  laron,  etc.  Mais,  en  ceci,  il  y  eut,  comme  je 
l'ai  dit  plus  haut,  dérogation  pour  les  noms  en  io, 
ionis,  as,  atis,  us,  utis;  et,  d'autre  part,  certains  noms 
neutres  comme  cor^  tordis^  ne  se  prêtèrent  pas  non 
plus  à  des  formations  qui,  par  une  dérivation  régu- 
lière, représentassent  la  déclinaison  latine  telle  que 
la  concevaient  la  langue  d'oc  et  la  langue  d'oïl.  C'est 
alors  qu'intervint  le  principe  d'analogie;  et,  tandis 
que  oraison,  bontet,  salut  étaient,  étymologiquement, 
des  cas  régimes  sans  nominatifs  correspondants,  ces 
langues,  qui  se  sentaient  langues  à  deux  cas,  y  créè- 
rent, par  une  hardiesse  grammaticale,  un  nominatif 
en  fixant  à  ces  deux  régimes  l's,  qui  les  transforma. 
Les  ressources  qu'offraient  soit  l's,  soit  le  changement 
d'accent,  firent  défaut  pour  les  noms  féminins  en  a  de 
la  première  déclinaison  latine;  rosa,  rosam  ne  four- 
nissaient point  de  distinction  appréciable  par  les 
moyens  dont  disposaient  la  langue  d'oc  et  la  langue 
d'oïl,  et  rose  fut  aussi  bien  nominatif  que  régime. 
Mais,  arguer  de  celte  défectuosité  qu'une  vraie  décli- 


458  GUAMMAIUES  PI'.OVENÇALES. 

naison  manque  aux  deux  langues  romanes  qui  tien 
nent,  entre  le  latin,  d'une  part,  l'ilalien  el  l'espagnol, 
d'autre  part,  une  position  intermédiaire  si  digne  d'être 
étudiée,  ce  serait  une  conclusion  injustifiable;  autant 
vaudrait  dire  que  l'allemand  n'a  pas  de  déclinaison, 
parce  que  les  moismutter^  tochter  el  autres  semblables 
restent  les  mômes  à  tous  les  cas  du  singulier. 

Pour  la  règle  du  nominatif  et  du  régime,  Rnymond 
Vidal  recommande  l'observation  de  la  grammaire, 
mais  il  reconnaît  que  le  vulgaire  la  viole  souvent  • 
«  Si  l'on  disait  :  lo  cavalier  es  vengut  ou  mal  mi  fes  la 
caval^  ce  serait  mal  dit,  car  le  nominatif  singulier  doit 
s'allonger,  quoique  tout  homme  dise  habituel le- 
ment  :  pus  vencjut  es  lo  cavalier  ou  mal  mi  fes  lo  caval. 
Au  nominatif  pluriel  on  doit  abréger,  bien  que  tout 
homme  dise  en  bien  des  occasions  :  verujiit  son  las 
cavaliers  ou  mal  7ni  feron  los  cavals.  »  Sur  quoi  M.  Gués- 
sard  remarque  :  «  Ces  passages  prouvent  bien  claire- 
ment que  le  procédé  grammatical  n'était  pas  fort 
populaire,  et  que  le  mérite  n'en  était  pas  apprécié  par 
tout  le  monde.  Or,  à  coup  sûr,  s'il  avait  été  d'une 
utilité  notoire  pour  la  clarté  du  langage,  on  y  aurait 
eu  recours  instinctivement.  »  Ce  que  M.  Guessard 
signale  est  vrai,  à  savoir  qu'alors  l'usage  vulgaire  était 
sujet  à  négliger  la  règle  des  deux  cas  ;  et  l'usage  la 
négligea  tellement  que,  dans  le  quatorzième  siècle, 
elle  disparut  firialement  de  la  langue  d'oïl  et,  sans 
doute  aussi,  de  la  langue  d'oc;  que  ces  deux  langues, 
qui  se  distinguaient  de  l'italien  et  de  l'espagnol  par 
les  deux  cas,  perdirent  ce  caractère;  et  que  les  quaire 
grands  idiomes  romans  devinrent  grammaticalement 


GRAMMAIRES  rROVENÇALES.  439 

semblables.  Celte  tendance  a  dû  être  visible  dès  la  fia 
du  treizième  siècle;  nos  deux  grammairiens  la  consta- 
tent on  la  blâmant,  et  les  manuscrits  en  fonl  foi  de  leur 
côté.  Mais  je  ne  puis  de  même  souscrire  à  ce  que 
M.  Guessard  objecte,  quand  il  dit  que,  si  la  règle  des 
deux  cas  avait  été  utile  à  la  clarté  du  langage,  on  y 
aurait  eu  recours  instinctivement.  C'est  conlbndreles 
époques  et  les  procédés.  Dans  une  langue  à  cas,  et  pen- 
dant l'époque  où  le  peuple  qui  la  parle  aie  sentiment 
de  sa  giammaire,  le  besoin  delà  clarté  oblige  à  obser- 
ver exactement  les  conditions  que  les  désinences  expri- 
ment. Mais  dans  une  langue  dont  les  déclinaisons  se 
défont  et  à  l'époque  de  la  transition,  où  le  sentiment 
d'une  telle  grammaire  se  perd  de  plus  en  plus,  le 
besoin  de  la  clarté,  bien  loin  de  reconslitucr  les  cas 
et  de  remonter  vers  des  formes  qu'on  abandonne, 
conduit  incessamment  à  la  désuétude  des  flexions  signi- 
iicatives.  Ainsi,  dans  le  latin,  tant  qu'il  fut  intact,  il 
fallut,  pour  être  clair,  décliner  régulièrement;  mais, 
quand  vint  la  corruption  d'où  sortirent  les  idiomes 
romans,  il  fallut,  pour  être  clair,  en  langue  d'oïl  et  en 
langue  d'oc,  sur  les  six  cas  latins  faire  abandon  de 
quatre,  et  ne  conserver  que  le  nominatif  et  le  régime; 
et,  à  une  époque  plus  avancée  encore  de  décadence, 
il  lallut,  pour  continuer  à  être  clair,  faire  un  pas  de 
plus  dans  la  même  voie,  et  finalement  sacrifier  les 
deux  cas  subsistants;  état  grammatical  auquel  l'espa- 
gnol et  l'italien  élaient  arrivés  auparavant,  eux  qui  ne 
connurent  pas  la  syntaxe  des  deux  cas. 

En  étudiant  avec  attention  les  manuscrits  en  langue 
d'oïl,  on   parvient  non-seulement  à   discerner  d'une 


440  GRAMMAIHES  PROVENÇALES. 

façon  positive  les  principales  règles  de  la  grammaire, 
mais  encore  à  se  convaincre  que  les  copistes,  du  moins 
les  bons  copistes,  avaient  appris  h  écrire  les  lexlcs 
avec  une  certaine  correction.  C'était  un  enseignement 
qu'on  peut,  à  bon  droit,  nommer  grammatical;  mais 
cet  enseignement,  sans  doute  oral  et  traditionnel, 
n'est  pas  arrivé  jusqu'à  nous.  Il  nous  est  arrivé  pour 
la  langue  d'oc;  et  les  deux  grammairiens  de  M.  Gues- 
sard  peuvent  nous  en  tenir  lieu  en  langue  d'oïl;  car 
telle  est  la  ressemblance  des  deux  langues  que,  sans 
difficulté,  on  fera  servir  la  grammaire  de  l'une  à  l'autre; 
te  qui  ne  pourrait  se  dire,  par  rapport  à  ces  deux  lan- 
gues, des  grammaires  de  l'italien  et  de  l'espagnol. 
Quelque  juste  confiance  qu'on  doive  avoir  dans  la  com- 
paraison des  textes,  dans  l'analogie  et  la  grammaire 
générale,  cependant  les  documents  émanés  des  aulo- 
rités  indigènes  et  contemporaines  tiennent  toujours  le 
premier  rang  ;  il  n'y  a  point  à  contester  contre  eux  ; 
et  quand  même  on  réussirait,  en  l'absence  de  leur  se- 
cours, à  retrouver  l'ensemble  des  règles  générales  et 
de  la  syntaxe,  eux  seuls  peuvent  conduire  avec  sûreté 
dans  les  détails,  dans  les  voies  détournées,  dans  les 
exceptions.  C'est  ainsi  qu'indépendamment  de  nos 
deux  grammairiens,  il  aurait  été  impossible  d'affir- 
mer que  les  adjectifs  en  provençal  et,  peut-être  aussi, 
en  langue  d'oïl,  pouvaient  être  employés  neutralement, 
et  ne  prenaient  pas  alors  l'.s  caractéristique  du  nomi- 
natif; latinisme  dont  ils  nous  ont  révélé  la  persistance. 
Depuis  longtemps,  l'étude  des  textes  m'a  donné  la  per- 
suasion que  la  langue  d'oïl  (c'est  d'elle  que  je  me  suis 
le  plus  occupé,  mais  ce  que  je  dis  s'applique  sans  ré- 


GRAMMAIRES  PROVENÇALES.  441 

serve  à  la  langue  d'oc)  est  régie  par  une  grammaire 
que  les  éditeurs  de  textes  ne  doivent  pas  perdre  de  vue. 
La  publication  qu'a  faite  M.  Guessard  ôte  toute  espèce 
d'appui  à  l'opinion  contraire  ;  la  grammaire  de  la 
langue  d'oïl  et  de  la  langue  d'oc  n'est  point  une  hypo- 
thèse ;  dans  le  treizième  siècle,  deux  auteurs  en  ont 
tracé  les  traits  principaux.  Ainsi,  sans  entrer  aucu- 
nement dans  les  conjectures  et  en  se  tenant  stricte- 
ment dans  le  champ  de  la  grammaire  positive,  on  doit 
recommander  aux  éditeurs  de  nos  vieux  textes  de 
prendre  en  considération  l'âge  des  auteurs  (plus  ils 
sont  anciens,  moins  on  doit  craindre  de  leur  attribuer 
les  formes  régulières);  de  comparer  les  manuscrits 
(parmi  les  variantes,  il  faut  donner  la  préférence  à 
celles  qui  concordent  avec  la  grammaire);  et,  quand 
les  variantes  font  défaut,  de  corriger,  d'après  les  rè- 
gles de  la  langue,  les  fautes  manifestes,  tout  en  tenant 
grand  compte  des  irrégularités  et  des  licences  de  la 
poésie  et  sans  doute  aussi  de  certaines  habitudes  de 
temps,  de  lieu  et  même  de  manuscrit.  Ces  conseils  ne 
sont  pas  autres  que  ceux  de  Hugues  Faidit  et  de 
Raymond  Yidal,  autorités  qu'on  ne  peut  écarter. 


XIIÎ 

LIVRE    DES   PSAUMES 


SoMMAinE  [Journal  des  savants,  août  1861).  —  Ce  Livre  des  psaumes 
est  une  traductioa  faile  dans  le  douzièiDO  siècle;  la  langue  en  est  ex- 
cellente, le  niaïuiscril  très-correct;  c'est  donc  un  bou  thème  d'étude 
urammalicale,  il  est  écrit  eu  dialecte  normand. 


Bossuct,entete  d'une  de  ses  plus  célèbres  oraisons, a 
mis  ce  verset,  tiré  du  deuxième  psaume  :  Et  nunc^reges, 
inteUlgite;  erudimini,  qui judicatis  terram;  traduisant  : 
«  Maintenant,  ù  rois,  apprenez;  instruisez-vous,  juges 
de  la  terre.  »  Il  y  a  sept  cenls  ans  qu'un  humble  et 
anonyme  prédécesseur  de  Bossuet  traduisit  ce  verset 
en  un  français  (car  c'était  bien  dès  lors  du  bon  et  vrai 
français)  qui  ne  fait  aucun  déshonneur  à  l'original  : 
«  Et  hore,  vus  reis,  entendez;  seiez  apris,  vus  chi  ju- 
giez la  terre.  »  On  ne  sera  pas,  non  plus,  mal  satisfait 
des  premiers  versets  de  ce  môme  psaume  :  «  i.  Pur- 
quei  frémirent  les  genz,  et  li  pople  purpenserent 
vaines  coses?  2.  Li  rei  de  la  terre  estourent,  et  li  prince 
sei  assemblèrent  en  un,  encontre  nostre  Seignur  et 
encunlre  sun  Crist.  5.  Derumpuns  les  lur  liens,  e  de- 
getums  de  nus  le  juh  de  els.  »  Frémirent  ne  vient  pas 
de  fremuerunty  comme  on  serait  porté  à  le  croire; 


LIVRE  DES  PSAUMES.  445 

fremueriint  aurait  donné  freindrent^h  langue  d'oïl,  en 
ces  cas,  supprimant  Vu  ou  le  prononçant  comme  le  y 
et  abrégeant  1'^,  fremvérunt;  mais  il  vient  d'une  foime 
hi\rh?iTe  fremisco^  fremivï.  Il  ne  serait  pas  nnpossible 
qu'à  côté  de  frémir  on  ne  trouvât  freindre  de  (réméré; 
c'est  ainsi  qu'avec  geindre^  de  gemere^  on  a  f/emir,  pro- 
venant d'une  forme  allongée.  Quant  à^sfoî[?'é?»^  il  ré- 
pond au  latin  steterimt,  les  langues  romanes  ayant 
suivi  l'irrégularité  latine  de  stare  et  fait  à  ce  verbe  un 
prétérit  irrégulier.  , 

Je  cite  encore  :  «  l.Sire,  chi  habiterai el  tuen taber- 
nacle, et  chi  reposerai eltuen  saint  mont?  2.  [Celui]  Chi 
entre  senz  tache  e  ovrel  justice;  5.  Chi  parolet  veritet 
en  Sun  cuer,  chi  ne  fist  tricherie  en  sa  langue;  4.  Ne 
fist  à  sun  proesme  mal,  e  obprobre  ne  receut  envers  ses 
pruesmes  (p.  d4).  »  Pruesme  est  le  latin  proximus; 
nous  disons  aujourd'bui  prochain^  qui,  d'ailleurs,  est 
aussi  de  lancienne  langue. 

Je  continue  à  donner  des  échantillons  de  la  prose  du 
douzième  siècle  :  «  5.  Des  que  à  quant  li  peccheur,  Sire, 
seglorieront?4.Parleruntetdirruntfelunie,  parlerunt 
tuit  chi  ovreiit  torçunerie?  5.  Le  tuen  pople,  Sire,  hu- 
milièrent, et  la  tue  heredilet  travaillèrent.  6.  La  vedve 
e  l'adventiz  ocistrent,  et  les  orfenins  ocistrent.  7.  E 
distreni  :Ne  verra  li  Sire,  no  n'entendra  li  Deus  Jacob.» 
(P.  157.)  Adventiz^  c'est  l'étranger,  de  adventilius; 
torçunerie  signifie  exaction  cl  répond  à  une  forme 
barbare  tortionaria,  dctortio,  torture,  tourment. 

«  12.  Les  estatucs  des  gens  argent  el  or,  ovres  de 
mains  de  humes.  15.  lUiclie  unt,  elne  parlerunt;  oilz 
unt,  et  ne  verrunl  ;  14.  Oicilles  unt  et  ne  orrunt  ; 


444  LIVRE  DtS  PSAUMES. 

iiiu'ille  uni,  o  ne  odererunt;  15.  Mains  unt  e  ne  tas- 
leninl;  piez  unt,  e  ne  irunt.  »  (P.  126).  Il  est  inutile 
de  noter  qu'il  n'y  eut  aucune  vulgarité  à  dire  estatues; 
c'est  nous,  gens  d'à  présent,  qui  avons  besoin  d'excuse, 
enfreignant  pour  statue  et  quelques  autres  la  règle 
d'euphonie  française  qui  a  mis  le  épenthétique  dans 
les  mots  de  ce  genre  :  estât,  espée,  espérer^  esteindre, 
estreindre^  etc.  On  remarquera  odererunt;  ce  verbe, 
qui  n'est  pas  dans  le  Dictionnaire  de  l'Académie,  a  été 
remis  en  usage  sous  la  forme  de  odorer,  par  le  lan- 
gage technique,  qui  en  a  eu  besoin  à  côté  de  flairer. 

«  1 .  Sur  les  flums  de  Babylone,iluecseïmes  e  plora- 
mes, démontres  que  nus  recordiumsdeSion.  2.  Es  salz 
[saules],  elmilliude  li,suspendimesnozorganes.5.  Kar 
iluec  demenderent  nus,  chi  chaitis  menèrent  nus,  pa- 
roles de  canz.  4.  E  chi  menèrent  nus  :  Loenge  cantez 
à  nus,  des  canz  de  Syon.  5.  Coment  canterum  nus  le 
canl  del  Segnor  en  estrange  terre?  6.  Si  je  oblierai  tei, 
Jérusalem,  à  obliance  seit  dunée  la  meie  destre; 
7.  Aerde  la  meie  langue  as  meies  jodes,  si  meine  re- 
memberra  de  tei.»  (P.  213.)  Au  lieu  de  organes^  il  au- 
rait fallu  orgues,  organum  en  latin  ayant  l'accent  sur 
or;  mais  le  traducteur,  trouvant  organum  mal  rendu 
par  orgue,  se  contenta  de  franciser  le  mot  latin,  sans 
pouvoir,  pas  plus  qu'on  ne  le  put  du  moment  qu'on 
fut  hors  de  la  période  d'origine  de  la  langue,  repro- 
duire l'accent  latin  ;  cette  remarque  explique  la  pré- 
sence, dans  les  plus  vieux  textes  même,  de  mots  latins 
simplement  francisés,  sans  aucun  égard  à  l'accentua- 
tion latine.  L'accentuation  latine,  qui  régla  la  forma- 
tion primordiale  des  vocables  français,  perdit  tout 


LIVRE  DES  PSAUMES.  445 

droit  et  loule  influence  dès  que  l'acccntualion  fran- 
çaise, à  son  tour,  eut  été  établie.  Aerde  la  meie 
langue^  Ont  :  Adhœreat  mea  liufjua. 

Le  Psautier  dont  je  viens  de  citer  quelques  lignes 
appartient  au  dialecte  normand.  On  a  pu  s'en  aperce- 
voir en  voyant  les  formes  reis  pour  rois,  purqiiei  pour 
pourquoi,  seiés  pour  soyez,  etc.  Cette  provenance  est 
confirmée  par  les  imparfaits  :  «  Il  apelowent  le  Se- 
gnur,  e  il  meisme  exoeit  els;  en  la  columne  de  la  nue 
parlot  à  els.  »  (P.  145.)  Le  dialecte  normand,  contrai- 
rement aux  autres  dialectes,  distinguait  par  deux  for- 
mes spéciales  les  imparfaits  abam  et  ceux  en  ebam; 
cette  distinction  est  observée  ici,  d'une  part  dans  ape- 
lowent el  parlot,  d'autre  part  dans  exoeit  (exaudiedat) . 

Les  langues  romanes,  au  début,  furent  très-pauvres; 
elles  n'eurent  de  mots  que  pour  les  communications 
les  plus  vulgaires,  les  hautes  parties  restant  dévolues 
au  latin.  Mais  quand  ces  hautes  parties  passèrent  enfin 
dans  leur  domaine  toujours  croissant,  il  fallut  qu'elles 
s'enrichissent,  soit  par  le  propre  développement  de 
leurs  éléments,  soit  en  puisant,  par  un  droit  d'héri- 
tage, dans  le  trésor  de  la  mère  commune.  De  ces  enri- 
chissements, on  en  a  une  trace  dans  notre  Psautier. 
Les  mots  innocent,  innocence  n'existaient  point  dans  le 
parler  vulgaire;  aussi,  quand  le  traducteur  rencontre 
innocens,  innocentia,  il  est  embarrassé,  et  il  prend  le 
parti  de  les  décomposer  en  leurs  éléments  :  nonnui- 
sant,  nonnuisance  :  «  Je  laverai  entre  les  nunnuisanz 
mes  mains,...  je  à  certes  en  la  meie  nunnuisance  sui 
entré...  (P.  31.)  Li  quels  munterat  cl  muni  de  nostre 
Segnur,  et  li  quels  esteial  el  saint  liu  de  lui?  li  nun- 


440  LIVRE  DES  PSAi;MKS. 

Jiiiisnnz  p;ii'  mniris  e  net  de  cueur,  clii  no  rcceut  en 
vain  la  sue  anetne  e  ne  jurât  en  Iricherieà  son  proismo.» 
(P.  28.)  Mais  ailleurs  il  francise  le  mot  latin  :  «  Ot 
[avec]  saint  tu  seras  sainz,  et  otlioine  innocent  lu  seras 
innocent...  (p.  20);  juge  moi,  Sire,  siilunc  la  rnoie jus- 
lice  et  sulunc  la  meie  innocence.  »  (P.  7.) 

Plus  un  texte  est  ancien,  plus  on  y  trouve  de  mois 
d'origine  latine  qui  sont  tombés  en  désuétude,  et  ont 
péri  pour  la  langue  subséquente.  En  voici  quelques- 
uns  qui  m'onl  paru  particulièrement  rares  :  Nous  di- 
sons avoir  faim ,  avoir  soif,  locutions  composées, 
lourdes,  peu  commodes  et  peu  élégantes,  et  pour  cba- 
cune  desquelles  il  serait  si  bon  d'avoir  un  seul  mot.  Ce 
seul  mot,  rancionne  langue  l'avait  :  fameiler,  pour 
avoir  faim  {Li  riche  besuignerent  e  fameilerent,  p.  42), 
et  sezeler  pour  avoir  soif  {sezehi  la  meie  aneme  à  Deu 
fontaine  vive,  p.  55).  Sezeler  repond  à  un  verbe  siti- 
culare  qui  n'est  point  latin,  du  moins  dans  les  te.xtes 
conservés,  mais  qui  est  formé  sur  le  modèle  de  Y^id- 
](ic[\^  silicuîosiis. 

Dans  le  Psautier  on  rencontre  plusieurs  fois  un  ad- 
verbe ampleis, qui,  avec  la  négation,  signifie|)«s  dcivan- 
taije.  ne...  plus  :  «  Ne  serai  nioii  atnpieis  »  (p.  79), 
c'est-à-dire  je  ne  serai  mû  ou  ému  davantage.  Il  ré- 
pond exactement  au  latin  ampHus  pour  le  sens,  mais 
non  pour  la  forme  ;  et  si  on  veut  le  retrouver,  sens  et 
forme,  il  faut  recourir  à  un  comparatif  adverbe  «m- 
pliatins,  fait  de  ampliaUis,  sur  le  modèle  do  amplius. 

Je  lis,  page  111,  le  verbe  maluer  avec  le  sens  de 
souiller  :  cî  Deus,  vindrent  genz  en  la  tue  bereditot, 
maluerent  le  tuen  saint  temple.*,  »  Ce  «ctnblç  être,  en 


LIVRE  DES  PSAUMES.  44? 

raison  du  sens,  le  verbe  maculare;  pourtant  on  doit 
dire  que,  si  cela  est,  la  formation  en  est  tout  à  fait 
irrégulière,  maculare  devant  donner  mailler,  comme 
macula  w  donné  mf/i//d,  Xu  bref  disparaissant.  Cepen- 
dant il  ne  faut  pas  se  hâter  de  révoquer  en  doute  celte 
foi'indtion,  et  de  songer  à  quelque  autre  ctymologie; 
en  effet,  de  maculare,  le  portugais  a  fait  înagoar;  ce 
qui  prouve  que  Vu  a  pu  se  déplacer  et  venir  précéder 
la  finale  :  malu-er^  mago-ar.  Il  n'existe  de  difficulté 
d'aucune  espèce  pour  calim  :  «  Nue  e  calim  en  l'avi- 
runemenl  de  lui.  »  (P.  141.)  C'est,  sans  conteste,  le 
latin  calufinem. 

Ce  ne  sont  pas  les  seules  raretés  qu'offre  notre  Psr/w- 
t'icv;  il  faut  ranger  comme  telles  ces  prétérits  en  is,  it, 
qu'il  termine  très-fréquemment  en  ïes^  i^/;  par  exemple, 
in  venelles,  tu  confnndies^  il  deperdiet,  page  58;  il  es- 
tendiet,  page  7'2;  il  atendiet,  page  84;  il  entendiet, 
page  M6,  et  il  entendierent,  page  117;  il  respondiet^ 
page  147;  il  espandiet,  page  157,  et  il  espandiereut^ 
[VALC  112;  il  derumpiet,  page  157,  et  tu  derumpies, 
|;agei79;  il  descendiet ^  page  255.  A  côté  de  cette  forme, 
on  trouve  aussi  la  forme  oïdinaire  en  i  simple.  Il  fau- 
drait rencontrer  ces  prétérits  dans  des  vers  pour  sa- 
voir si  cet  e  comptait  pour  une  syllabe  séparée,  ou  fai- 
sait avec  l'i  une  diphtliongue  La  dérivation  des  prété- 
rits en  i  est  trop  bien  assurée  pour  que  cet  e  y  change 
rien;  seulement  il  reste  inexpliqué,  à  moins  qu'on  n'y 
voie  la  représentation  complète  de  la  finale  latine  : 
ii\s=:ivisti^  iet  =  ivit,  tandis  que,  dans  la  formation 
ordinaire,  la  finale  latine  est  tronquée.  S'il  en  était 
quibI,  la  forme  te««  iet  serait^  étymologiqucmcnt,  plui 


448  LIVRE  DES  PSAUMES. 

ancienne  que  Ja  forme  ts,  it,  laquelle  suppose  la  con- 
traction de  ivisti,  ivit^  en  une  syllabe  unique  et  ac- 
centuée. On  n'arguera  pas  là  contre  dcdesceudiet,  de- 
rumpitt,  etc.;  ce  ne  sont  pas,  il  est  vrai,  cKs  v(M'hcs  eu 
ivi^  mais  ce  sont  des  verbes  conjugués  dr)....s  !a  kmgue 
d'oïl  sur  ce  modèle;  car  il  descendit  ne  peut  venir  du 
prétérit  latin  descendit^  qui  aurait  donné  il  desceiit, 
comme  finxit  a  donné  il  [ainsi  :  «  Chi  planta  oreille, 
nen  orra?  chi  fainst  oil,  n'esguarde?  [celui  qui  planta 
l'oreille  n'entendra-l-il?  celui  qui  forma  l'œil  ne 
voit-il?]  »  (P.  157.) 

Dans  ce  verset  du  psaume  12  :  «  La  tue  verge  e  li 
tuns  bastuns,  els  me  confortèrent  »  (p.  28),  els  est 
évidemment  le  sujet  du  verbe  confortèrent  ;  ipomiiMii 
il  a  la  forme  d'un  régime.  D'où  vient  cette  discordance 
entre  la  Ibrme  et  l'emploi?  Il  faut  se  référer  au  pro- 
vençal, pour  trouver  un  usage  pareil;  non  que  je 
veuille  dire  que  la  langue  d'oïl,  et  spécialement  le  dia- 
lecte normand,  a  fait  ici  un  emprunt  au  provençal; 
mais  les  connexions  entre  la  langue  d'oïl  et  la  langue 
d'oc  sont  telles  que  même  les  cas  particuliers  et  les 
exceptions  coexistent  des  deux  parts.  //  ou  el  sont  cer- 
tainement, au  sujet,  la  seule  llexion  correcte  dans  les 
langues  qui,  comme  la  langue  d'uïl  et  la  langue  d'oc, 
ont  deux  cas,  l'un  pour  le  nominatif  et  l'autre  pour  le 
régime.  Mais,  dans  les  langues  romanes  qui  n'eurent 
pas  de  cas  (laissant  ici  de  côté  l'italien  egli),  la  flexion 
qui  demeura  en  usage  fut  celle  du  régime  :  catalan  ells, 
espagnol  ellos,  portugais  elles.  C'est  un  usage  de  ce 
genre  qui,  s'établissant  dans  le  domaine  espagnol,  eut 
aussi  sa  raison  de  pénétrer  dans  la  langue  d'oïl  et  dan? 


LE  LIVRE  DES  PSAUMES.  449 

la  langue  d'oc,  mais  qui  y  fut  tenu  comme  exception 
et  comme  irrégularité,  tant  que  la  grammaire  à 
deux  cas  y  prévalut. 

C'est  encore  une  simultanéité  avec  le  provençal,  non 
un  emprunt,  que  l'on  apercevra  dans  l'adjectif  rn«/i'(?, 
mulvée  :  «Malvées  sunl  ses  veies  en  tut  tens  (p.  10);  en 
veie  noient  malvedc.  »  (P.  144.)  Cet  adjectif  a  sans  doute 
un  sens  très-voisin  demauvais;  mais  il  en  est,  étymo- 
logiqucment,  très-éloigné.  C'est  Tadjeclif  provençal 
maluat^  que  Raynouard  a  eu  tort  de  confondre  avec 
mauvais  ;  en  eflet  mauvais  comporte  une  s  qui  n'est  pas 
(\i\ns  malvé,  et  il  fait,  au  féminin,  mauvaise ^  tandis  que 
malvé{''à\[  malvée.  Au  reste,  cet  adjectif  n'est  pas  borné 
au  provençal  et  au  français;  on  le  trouve  dans  le  ca- 
talan malvacl,  dans  l'espagnol  et  le  portugais  malvado. 
D'après  Dicz,  m alvé  est  une  syncope  de  mal-levé^  mal- 
élevé;  étymologie  qui  ne  parait  guère  acceptable. 
M.  3Ieyer  pense  que  c  est  le  participe  passé  du  verbe 
maluer  que  nous  venons  de  voir.  Il  est  certain  que,  ies 
manuscrits  ne  distinguant  pas  Vu  du  v,  on  peut  lire 
maivé  dans  le  français  et  malvat  dans  le  provençal. Les 
vers,  si  on  en  trouve  où  ce  mot  soit  employé,  montre- 
ront s'il  faut  lire  malvé  en  deux  syllabes,  ou  malué  en 
trois,  et  si  la  conjecture,  est  bonne. 

M.  Francisque  Michel  a  mis  un  accent  sur  bues  : 
«  Tûtes  choses  tu  suzmisis  suz  ses  piez,  oeiles  e  tuz 
bués))  (p.  8)  ;  et  sur  enfes  :  «  E  tu  enfès,  prophète  del 
Tres-IIalt  seras apelet.»  (P.  252.)  Ces  accents  sont  fau- 
tifs ;  il  est  maintenant  prouvé  que  le  groupe  de  lettres 
ne  est  l'équivalent  ancien  du  groupe  actuel  eu  ;  il  l'est 
aussi  que,  dans  eufes^  la  syllabe  feéia'û  muette.  Cela 


450  LE  LIVRE  DES  PSAUMES. 

csl  établi,  et  je  n'y  serais  pas  revenu,  s'il  n'y  avait  lieu 
d'étendre  l'observation  à  un  mot  qui,  à  ma  connais- 
sance, n'a  pas  encore  été  discuté.  11  s'agit  du  mot  fémi- 
nin ])^;/sd.  ayant  le  sens  de  pensée.  M.  Francisque  Michel 
y  met  un  accent  :  «  Je  à  certes  dis  el  trespas  de  la  meio 
pensé  :  sui  jetet  de  la  face  de  tes  oilz.»  ;P.58.)  Pensé 
ne  peut  pas  être  un  nom  féminin  ,  cela  va  sans  dire,  si 
on  le  prend  pour  un  participe  passé;  il  faudrait  donc 
le  prendre  comme  un  nom  féminin  en  é,  tel  que  cité^ 
bonté,  etc.  ;  mais,  étymologiquement,  il  ne  rentre  dans 
aucune  catégorie  de  ces  mots.  L'accent  est  donc  une 
addition  malheureuse  qui  le  défigure  ;  tandis  que,  mis 
sous  la  forme  de  pense,  on  y  reconnaît  un  de  ces  nom- 
breux substantifs  verbaux  propres  aux  langues  ro- 
manes et  sur  lesquels  M.  Eggera,  dans  un  intéressant 
mémoire,  appelé  récemment  rattention. 

J'ai  beaucoup  cherché  dans  les  anciens  textes,  sans 
jamais  le  rencontrer,  notre  mot  bélier^  qui  ne  paraît 
pas,  dans  la  langue,  plus  ancien  que  le  seizième  ou  le 
quinzième  siècle.  C'est  aussi  en  vain  que  j'ai  feuilleté 
le  Psautier ,  oùje  savais  que  je  devais  trouver  aries  et 
un  équivalent  français.  Cet  équivalent  est,  pour  le 
temps  dont  il  s'agit,  mouton  :  «  Monz,  vos  esledeçastes 
sicume  multum,  e  tertre  sicume  li  aignel  des  oeilles.» 
(P.  175.)  Et  ailleurs:  «  Aporlez  al  Segnur,  filz  Deu, 
aportezalSegnur  les  filsdesmultuns.»  (P.  34.)  Simon- 
ton  dérive,  comme  le  veut  Diez,  de  mulilus  et  signifie 
dés  lors  l'animal  châtré,  l'avoir  employé  pour  traduire 
aries  est  la  preuve  que  le  mot  propre  manquait;  il  est 
heureux  que,  beaucoup  plus  tard,  un  emprunt,  fait 
probablement  à  nos  provinces  du  nord,  qui^  elles»  mm 


LE  LlVIiE  DES  PSAUMES.  45t 

doute,  tivaicnt  ici  emprunté  aux  langues  germaniques 
du  voisinage,  aient  comblé  par  bélier  une  aussi  regret- 
table lacune. 

Je  rencontre,  p.  174  :  «Que  ilaliutlui  otprinces,  et 
les  princes  de  sun  puple.  »  Cherchant  à  déterminer  ce 
qu'est  alint,  j'y  reconnais  d'abord  un  subjonctif;  le  t 
l'indique,  et  il  est  formé  comme  tant  d'autres,  par 
exemple  :  «  Li  Sire  le  purguart  e  vivifit  lui  (p.  54); 
Nostre  Sire  aiude  porta  lui  sur  le  lit  de  sa  dolur  (ib.); 
Esdrest  sei  Deus  et  seient  départit  li  enemi  de  lui.» 
(P.  85.)  Les  verbes  purguart,  qu'il  garde,  vivifit^  qu'il 
vivifie,  port,  porte,  esdrest,  redresse,  sont  au  subjonc- 
tif, suivant  la  régie  de  l'ancienne  conjugaison,  qui  éta- 
blissait ainsi  la  différence  entre  le  présent  du  subjonc- 
tif et  le  présent  de  l'indicatif.  Revenant  à  alhit,  on  voit 
dés  lorsqu'il  répond  au  latin  ciUocel;  Vi  s'explique  par 
une  épenlhèsequi  l'intercale  souvent,  et  qui,  en  par- 
ticulier, de  locus,  radical  de  allocare,  a  produit  lieu. 
Cela  fait,  je  recourus  au  texte  latin  pour  vérifier  si  mon 
analyse  avait  été  exacte,  et  j'y  trouvai:  «  Ut  collocet 
eum  cum   principibus,   cum  principibus  populi  sui.  » 

Le  Psautier  présente  fréquemment  la  particule  ne- 
des:  «  Kar  nedes  je  rejehirai  à  leies  vaissels  de  salme 
la  tue  vérité.»  (P.  93.)  Et  un  peu  plus  bas:  «Mais  ne- 
des la  meie  langue  tute  jurn  purpenserat  la  tue  jus- 
tise.»  (Ib.)  En  en  faisant  l'étude  parles  divers  passages 
où  elle  est  employée,  on  reconnaît  que  c'est  simple- 
ment une  autre  forme  de  la  particule  iieis  ou  nés,  l>ien 
comme  dans  la  langue  d'oïl  et  dans  la  langue  d'oc,  et 
qui  signifie  même. 

Entre  uedeë  et  ttet«)  nedifs  est  la  forme  archaïque  et 


452  LE  LIVRE  DES  PSAUMES. 

neis  la  forme  moderne,  et  c'est  la  forme  archaïque  qui 
a  un  rf  intercalaire.  Bien  des  traces  témoignent  que  la 
trôs-ancicime  langue  avait  plus  de  consonnes  intermé- 
diaires que  n'en  a  eu  la  langue  suivante  du  douzième 
et  du  treizième  siècle  ;  ce  fut  dans  ces  siècles  qu'elle 
devint  particulièrement  amie  du  concours  des  voyelles 
et  qu'elle  eut  un  caractère  tout  spécial  entre  le  parler 
primitif,  qui  avait  conservé  mainte  consonne  latine  de- 
puis disparue,  et  le  parler  du  quinzième  siècle,  qui  est 
le  nôtre  et  dans  lequel  les  deux  voyelles  concourantes 
se  contractèrent  en  un  seul  son  :  mûr  de  meûr,  et  ainsi 
du  reste.  Alors  aussi  on  écrivit  et  on  prononça  (cela 
est  démontré  par  la  mesure  des  vers)  en  deux  syllabes 
pense  on^  donne  on,  ce  que  nous  écrivons  et  prononçons 
en  trois  :  pense-t-on,  donne-t-on.  Au  seizième  siècle  on 
garda  l'ancienne  orthographe  sans  t;  mais  les  gram- 
mairiens de  ce  siècle  nous  avertissent  qu'il  ne  faut  pas 
se  laisser  tromper  par  l'apparence  et  que  la  prononcia- 
tion fait  entendre  un  t.  Génin  pensait  que  ce  t  était  une 
lettre  euphonique;  mais,  avec  la  iilialion  que  l'on  peut 
suivre,  il  n'y  a  aucune  raison  pour  n'y  pas  voir  le  t  de 
la  troisième  personne,  que  la  langue  archaïque  inscri- 
vait, que  la  langue  moyenne  effaça  quand  elle  s'éprit  du 
concours  des  voyelles,  et  qui  reparut  au  seizième  siècle, 
sans  doute  conservé  dans  quelque  coin  du  parler  popu- 
laire et  remis  en  honneur  par  des  circonstances  que 
nous  ignorons. 

Le  verset  9  du  psaume  lxxxix  est  dans  le  texf  e  latin  : 
«  Anni  nostri  sicut  aranea  medilabuntur.  »  Je  n'ai 
pas  à  chercher  quel  en  est  le  sens;  je  rcmarciuc  seule 
ment  qu'en  latin  aranea  signihe  à  la  fois  araignée  e\ 


LE  LIVUE  DES  PSAIMES.  455 

loile  d'araignée.  C'est  avec  le  sens  de  toile  d'araignée 
que  noire  Psautier  a  mis  :  «  Li  noslre  an  sicume 
irainede  serunt,  »  el  c'est  avec  le  sens  d'araignée  qu'un 
autre  manuscrit,  cité  en  variante,  met  sicume  iraine. 
En  effet,  il  ne  faut  pas  que  l'usage  actuel  et  fautif 
nous  fasse  illusion  :  irainede  ou  irainée  ou  aragnée  et 
iraine  ou  aragne  ne  sont  pas  synonymes  dans  l'an- 
cienne langue  ;  irainée  ou  aragnée  ne  vient  pas,  ne  peut 
pas  venir  de  aranea,  où  l'accenl  est  sur  ra  ;  c'est 
aragne  (\\\\  envient;  mais  il  dérive  d'un  participe, 
araneata^  sous  entendu  tela  :  toile  faite  par  l'aragne. 

Le  pronom  relatif  qui  a,  dans  le  Psautier^  la  même 
forme  et  le  même  emploi  qu'aujourd'hui,  sauf  en  des 
exemples  comme  ceux-ci,  peu  nombreux  à  la  vérité  : 
«  Et  les  choses  qued  eissent  de  mes  lèvres,  ne  ferai 
vaines  (p.  i29)  ;  cume  le  fust  qued  est  planlet  dejuste 
les  decurs  des  evves.  »  (P.  1.)  Ces  exemples  prouvent 
que  la  vieille  langue  ne  s'était  pas  complètement  dé- 
gagée de  ridée  d'un  neutre,  au  moins  pour  certains 
pronoms  ;  et  parfois  il  lui  semblait  qu'elle  commettait 
un  solécisme  en  suivant  pleinement  la  conséquence 
de  son  principe  :  l'abolition  du  neutre. 

Le  manuscrit  qu'a  publié  M.  Francisque  Michel  est 
remarquable  par  sa  grande  correction.  L'éditeur  l'a 
reproduit  avec  la  scrupuleuse  exactitude  qui  lui  est 
habituelle  et  que  le  texte  méritait.  Il  est  difficile  d'y 
trouver  des  fautes.  En  voici  pourtant  trois,  aperçues 
à  grand' peine  :  «  Aient  le  Segnur,  barnillent  fai,  e 
seit  confortet  li  tuens  cuers  (p.  53)  ;  »  lisez  barnilment^ 
comme  cela  est  dans  la  variante  (M.  Francisque  Michel 
a  mis,  au  bas  des  pages,  d'utiles  variantes  empruntées 


454  LE  LIVHK  DF.s  l'SAMMKS. 

à  de  Ircs-ancicns  niaiiusciils),  et  comme,  même  sans 
variante,  on  aurait  lait  la  reslitiilion,  car  le  mot  se 
trouve  un  peu  plus  loin  écrit  C()ri'(;(l(.'nierit  :  «  Burnll- 
ment  laites,  et  seit  conCortet  voslrc  ciicr,  tuit  chi  es- 
pérez el  Segnur.  »  Daniilment  est  un  adverbe  régu- 
lièrement formé  de  l'adjeclif  barnil,  qui  dérive  de 
baron;  de  sorte  que  cet  adverbe  signifie  courageuse- 
ment ^  vaillamment.,  en  baron. 

«L'ovre  que  tu  auras  enlur  jurz  e  es  jurz  anciens.» 
(P.  57.)  Il  faut  lire  ovras.,  de  l'ancien  verbe  ovrer., 
du  latin  operari;  cela  est  sans  difiiculté.  D'ailleurs,  la 
variante  a  ovras. 

«  Scient  confundut  e  recluté  li  querant  la  meie 
aneme.  »  (P.  95.)  Au  premier  abord,  ce  participe  r^- 
(luté.,  qui  ne  s'explique  pas  ici,  me  parut  une  faute,  et 
je  pensai  qu'on  pouvait  le  corriger  en  rebuté.,  d'autant 
plus  que  le  verbe  rebuter  n'est  pas  étranger  au  Psau- 
tier :  «  Esdrece-tei  ;  purquei  dorz-tu,  sire?  Esdrece- 
tei,  e  ne  rebutes  enfin.  »  (P.  59.)  Mais  la  suite  de  la 
lecture  prouve  que  cette  correction  eût  été  une  grave 
erreur.  En  effet,  on  lit,  p.  45  :  «  Vergundissent  e  re- 
dutent  ensembledement,  chi  s'esleecenl  à  mes  maux; 
Seient  vestut  de  confusion  e  de  redutance,  chi  mali- 
gnes choses  parolent  sur  mei.  »  Et  p.  54  :  «  Seient 
cunfundut  e  redutent  ensembledement,  chi  querent 
la  meie  aneme,  que  il  la  tolgent.  »  Ces  passages 
metlenthors  de  conteste  la  leçon  reduter^  qui,  d'ailleurs, 
est  confirmée  par  le  texte  latin  des  Psaumes,  reverean- 
tur,  reverentia.  Pourtant  il  y  a  une  faute.  En»  effet, 
ou  bien  le  traducteur  a  pris  rêver eaniur  pour  un  verbe 
passif,  et  il  a  mis  le  participe  r^^^w'^/,  ce  qui  exclurait, 


LE  LIVRE  DES  PSAUMES.  455 

il  est  vrai,  la  faute  de  copiste,  mais  mettrait  en  place 
une  grosse  faute  de  sons;  ou  bien  il  a  donné  ici, 
comme  dans  les  autres  passages  cités  plus  haut,  à  re- 
vereri,  une  signification  aclive,  ce  qu'on  ne  peut  lui 
contester,  je  pense,  sans  faire  à  sa  connaissance  du 
latin  un  tort  qu'il  ne  mérite  pas;  et  alors  le  copiste 
s'est  trompé,  et  il  faut  lire  redutent^  comme  dans  les 
passages  parallèles.  Lu  et  le  t  ont  été  oubliés.  S'il 
avait  voulu  écrire  un  participe,  il  y  aurait  mis  un  f, 
'  redntet^  conformément  à  l'orthographe  qui  est  con- 
stamment suivie  dans  ce  Psautier;  exemple  entre  au- 
tres :  «  Dementres  que  sunt  fruisset  li  mien  os.  » 
(P.  50.) 

Ce  Psautier,  en  raison  de  son  antiquité  et  de  sa  cor- 
rection, est  un  champ  fécond  pour  l'étude  de  notre 
vieille  langue.  Les  quelques  remarques  que  j'y  ai  gla- 
nées n'ont  d'autre  but  que  d'appeler  une  attention  sé- 
rieuse sur  ce  monument.  Ceux  qui,  s'intéressant  à  ce 
genre  de  recherches,  liront  le  Psautier,  ne  regrette- 
ront ni  leur  temps  ni  leur  peine.  Je  ne  fais  donc,  je 
pense,  que  devancer  leur  jugement  en  remerciant 
M.  Francisque  Michel  du  soin  avec  lequel  il  a  donné 
son  édition,  et  l'Université  d'Oxford,  de  la  courtoisie 
généreuse  avec  laquelle  elle  a  confié  la  publication 
d'un  livre  français  à  un  Français. 


XIV 


LETTRES  DE  LA  REINE  DE  NAVARRE 


Sommaire  [Revue  des  Deux  Mondes,  1"  juin  1842).  —  Ces  lettres  de  la 
reine  de  Navarre  sont  écrites  à  son  frère,  le  roi  François  I«^  Elles  sont 
un  échantillon  de  ce  qu'était  le  lani^age  de  la  cour  à  ce  moment.  Mar- 
guerite, outre  qu'elle  était  une  personne  de  haut  rang  et  habituée  aux 
formes  du  grand  monde,  était  aussi  une  personne  amie  des  lettres  et 
lettrée  elle-même. 


La  correspondance  de  Marguerite  de  Valois,  que 
vient  de  publier  M.  Génin,  commence  en  1521  et  s'é- 
tend jusqu'en  1549,  c'est-à-dire  deux  ans  après  la 
mort  de  François  F^  Elle  comprend  donc  en  partie  le 
temps  des  guerres  d'Italie  et  des  progrès  du  protestan- 
tisme en  France,  deux  questionsalors  pendantes  qui,  à 
côté  de  détails  privés,  viennent  souvent  figurer  d'une 
façon  indirecte  dans  les  Lettres,  et  qui  approchaient 
d'une  péripétie,  l'une  par  un  traité  malencontreux, 
l'autre  par  les  persécutions.  François  F  aurait  diffici- 
lement consenti  à  finir  les  guerres  d'Italie  par  le  traité 
de  Cateau-Cambresis,  et  Marguerite,  sa  sœur,  eût  fait 
effort  pour  amortir  les  persécutions  religieuses  et  la 
résistance  qui  devait  suivre. 
Les  grandes  guerres  d'Italie,  entamées  follement 


LETir.tS  D:;  la  KEINE  de  NAVAIUIE.  457 

sans  doiilc,  fureiil  encore  plus  follement  terminées; 
sans  aucune  nécessité,  en  pleine  possession  de  la  Sa- 
voie et  d'une  partie  de  la  haute  Italie,  le  gouvernement 
français  fit  à  l'Espagne  des  concessions  que  des  revers 
considérables  n'agiraient  pu  lui  arracher,  renonçant 
même  à  la  frontière  des  Alpes,  qu'il  n'aurait  pas  dû  cé- 
der puisqu'ill'avait,  de  sorte  qu'après  plus  de  soixante 
ans  de  guerres  et  d'efforts,  après  tant  de  sang  versé, 
la  France,  par  la  faute  de  ses  gouvernants,  se  trouva 
à  peu  près  au  point  où  elle  était  quand  elle  fut  engagée 
dans  la  lutte;  l'acquisition  de  Calais  et  de  Metz  fut  le 
seul  résultat,  et  encore  résultat  accidentel ,  d'une  guerre 
aussi  prolongée.  Le  gouvernement,  dégoûté  non  moins 
soudainement  de  l'Italie  qu'il  s'en  était  épris,  laissa 
s'échapper  de  ses  mains  ce  qu'il  était  tenu  de  conser- 
ver, et,  comme  un  enfant  qui  s'est  agité  pour  le  seul 
plaisir  du  mouvement,  il  se  trouva  satisfait  d'avoir 
guerroyé,  d'avoir  saccagé  des  villes,  livré  des  batailles, 
levé  des  Suisses,  soudoyé  des  lansquenets;  quant  au 
but  qu'il  s'était  proposé,  il  n'en  fut  plus  question.  Tel 
fut  le  traité  de  Cateau-Cambresis  pour  la  période  qu'il 
ferme;  celle  qu'il  ouvre  est  parfaitement  caractérisée 
par  d'Aubigné,  qui  dit  de  ce  traité,  après  en  avoir 
rapporté  les  clauses  :  «  Voilà  les  conventions  de  la 
paix,  en  effet  pour  les  royaumes  de  France  et  d'Es- 
pagne, en  apparence  de  toute  la  chrestienté,  glorieuse 
aux  Espagnols,  désavantageuse  aux  François,  redou- 
table aux  réformés;  car,  comme  toutes  les  difficultés 
qui  se  présentèrent  au  traité  estoient  estouffées  par  le 
désir  de  repurger  l'Église,  ainsi,  après  la  paix  établie, 
les  princes  qui  par  elle  avoient  repos  du  dehors  tra- 


458  LETTRES  DE  L\  REINE  DE  NAVARRE. 

vaillôrcnt  par  émulation  à  qui  Iraitcroil  plus  rudement 
ceux  qu'on  appcloit  lu-.rétiques;  et  de  là  nasquit  l'am- 
ple subjcct  de  quarante  ans  de  guerre  monslrueuse.  » 
En  elîet,  la  lin  des  guerres  élrangf'Tes  fut  le  couimen- 
cement  des  guerres  civiles,  lesque  es,  par  des  causes 
différentes,  eurent  une  même  issue,  c'est-à-dire  que, 
finies,  elles  laissèrent  les  clioses  là  où  elles  étaient  au 
point  de  départ.  Protestants  et  catholiques  se  firent 
pendant  plus  de  quarante  ans  une  guerre  d'extermi- 
nation; et  quand  les  partis  se  furent  réciproquement 
épuisés,  ou  plutôt  quand  il  se  trouva  à  la  tcle  du  gou- 
vernement un  homme  qui  se  crut  non  pas  chef  des 
catholiques,  mais  roi  de  France,  alors  intervint  une 
transaction  qui  ruina  les  prétentions  exclusives  des 
deux  partis  :  la  France  ne  fut  pas  protestante,  comme 
îe  voulaient  les  calvinistes,  et  les  protestants  ne  furent 
pas  exterminés,  comme  le  voulaient  les  catholiques. 

L'homme  qui  futl'instrument  de  cette  transaction, 
Henri  IV,  était  le  petit-fils  de  cette  Marguerite  dont  il 
est  ici  question,  et,  chose  singulière,  son  aïeule  déploya 
durant  toute  sa  vie,  relativement  aux  querelles  reli- 
gieuses qui  dès  lors  commençaient  à  troubler  la 
France,  des  dispositions  bienveillantes  et  des  senti - 
ûients  élevés  qui  firent  plus  tard  la  force  de  son  petit- 
nîs.  Les  hommes,  protestants  ou  suspects  de  l'être, 
qui  se  recommandaient  à  elle  par  la  culture  des  let- 
tres, étaient  sûrs  d'avoir  son  appui  contre  les  persé- 
cutions, appui  qui  ne  fut  pas  toujours  (telle  était  la 
rigueur  des  temps)  assez  puissant  pour  sauver  du 
dernier  supplice  ceux  à  qui  elle  l'accordait.  Le  person- 
nage dont  il  est  question  dans  la  lettre  suivante,  écrite 


LETTRES  DE  LA  REINE  DE  NAVARRE.  45S 

par  MargLierile  à  Anne  de  Montmorency,  en  est  un 
exemple  : 

«  Mon  fils,  depuis  la  lettre  de  vous  par  ce  porteur, 
j'ay  receu  celle  du  baillif  d'Orléans,  vous  merciant 
du  plaisir  que  m'avés  fiiit  pour  le  pouvre  Bcrquin, 
que  j'estime  aultant  que  si  c'éloit  moy-mesmc,  et 
par  cela  pouvés-vous  dire  que  vous  m'avez  tirée  de 
prison,  puisque  j'estime  le  plaisir  fait  à  moy.  »  Voici 
ce  qu'était  le  pauvre  Berqtiin.,  à  qui  Marguerite  s'inté- 
ressait avec  tant  de  vivacité.  Berquin  (Louis),  gen- 
tilhomme artésien,  était  conseiller  de  François  P'; 
on  le  disait  le  plus  savant  de  la  noblesse.  Dénoncé 
au  parlement,  en  1525,  comme  fauteur  du  luthéra- 
nisme, il  refusa  de  se  soumettre  à  l'abjuration  à  la- 
quelle il  fut  condamné.  Sa  qualité  d'homme  de  lettres 
le  sauva  pour  cette  fois.  Retiré  à  Amiens,  il  se  remit 
à  imprimer,  à  dogmatiser  et  à  scandaliser.  Nouvelle 
censure  de  la  faculté  de  théologie,  nouvel  arrêt  du 
parlement  (1526).  La  reine  de  Navarre  vint  à  son  se- 
cours par  le  moyen  du  grand  maître  Anne  de  Mont- 
morency. Érasme  conseillait  à  Berquin  ou  de  se  taire 
ou  de  sortir  de  France;  l'obstiné  prêcheur  ne  voulut  ni 
l'un  ni  l'autre.  En  1529,  il  fut  repris  et  condamné  au 
feu...  «  Le  vendredi  xvi\jour  d'avril,  miWxxix,  après 
Pasques  un  nommé  Loys  Berquin,  escuier,  lequel, 
pour  son  hérésie,  a  voit  été  condampné  à  faire  amende 
honorable  devant  l'église  Nostre-Dame  de  Paris,  une 
torche  en  sa  main,  et  illec  crier  merci  à  Dieu,  à  la 
glorieuse  vierge  Marie,  pour  aulcuns  livres  qu'il  avoit 
faicts  et  desquels  il  vouloit  user  contre  nostre  foy,  et 
d' illec  mené  en  la  place  de  Grève,  et  monté  sur  ung 


460  LETTRES  DE  LA  HEIISE  DE  NAVARRE. 

eschaffault  pour  monstrcr  le  dict  Berquin,  afin  que 
chascun  le  vist,  et  devant  lui  faire  un  grand  feu  pour 
briisler  tous  les  dits  livres  en  sa  présence,  afin  de  n'en 
avoir  jamais  nulle  cognoissance  ne  nriémoire;  et  puis 
mené  dedans  un  tombereau  au  pillory  et  illec  tourné, 
et  avoir  la  langue  percée  et  la  fleur  de  lys  au  front,  cl 
puis  envoyé  es  prison  de  monsieur  de  Paris  pour  ache- 
ver le  demourant  de  sa  vie.  Et  pour  veoir  la  dicte 
exécution,  à  la  sortie  du  dict  Berquin  qui  estoit  au 
Pallays,  estoient  plus  de  xx  mil  personnes.  Et  luy  ainsy 
condampné  en  appela  en  cour  de  Borne  et  au  grand 
conseil,  par  quoy  par  arrest  de  la  cour  du  parlement, 
le  lendemain,  qui  esloit  samedy  xvn  du  dict  apvril, 
fut  condampné  à  estre  mis  en  ung  tombereau  et  mené 
en  Grève,  et  à  estre  bruslé.  Ce  qui  fut  faict  l'an  et  jour 
dessus  dict.  » 

Marguerite  fut  plus  heureuse  à  l'égard  d'un  autre 
de  ses  protégés,  qu'elle  recommande  à  Anne  de  Mont- 
morency dans  la  lettre  suivante  :  «  Le  boniiomme 
Fabry  m'a  escripl  qu'il  s'est  trouvé  un  peu  mal  à  Blois, 
avecques  ce  qu'on  l'a  voulu  fascher  par  de  là.  Et  pour 
changer  d'air,  iroit  voulentiers  veoir  ung  amy  sien 
pour  ung  temps,  si  le  plaisir  du  roi  estoit  luy  vouloir 
donner  congié.  Il  a  mis  ordre  en  sa  librairie,  cotté  les 
livres,  et  mis  tout  par  inventaire,  lequel  il  baillera  à 
qui  il  plaira  au  roy.  »  Yoici  l'explication  de  ce  billet  : 
Jacques  Fabry  ou  Lefebvre  d'Étaples,  après  avoir  visité 
l'Asie  et  l'Afrique,  revint  à  Paris  et  professa  la  philo- 
sophie au  collège  du  Cardinal-Lemoine.  Des  disserta- 
tions théologiques  qu'il  publia,  et  la  traduction  du 
Nouveau  Testament,  lui  attirèrent  des  tracasseries;  on 


LETTRES  DE  LA  REINE  DE  NAVARRE.  461 

avait  voulu  profiler  de  l'absence  du  roi,  prisonnier  en 
Espagne,  pour  perdre  Lefebvre  d'Étaples;  mais  Mar- 
guerite obtint  de  son  frère  d'écrire  au  parlement,  et 
sauva  le  suspect.  Lefebvre,  qui  s'était  réfugié  dans  la 
modeste  place  de  bibliothécaire  à  Blois,  sollicita  son 
congé,  comme  on  le  voit  ici,  par  l'entremise  de  sa 
prutectrice.  La  visite  à  ung  amy  sien  n'est  qu'un  pré- 
texte; il  s'en  alla  à  Nérac,  oii  il  acheva  tranquillement 
sa  vie,  à  l'âge  de  quatre-vingt-onze  ans,  en  1556. 

L'appui  que  Marguerite  donnait  aux  personnes  sus- 
pectes ou  convaincues  de  ce  qu'on  appelait  hérésie 
jetait  du  doute  sur  sa  propre  orthodoxie.  On  l'accusa 
de  partager  les  opinions  du  protestantisme,  et,  si  elle 
n'avait  pas  été  aussi  haut  placée,  elle  eût  payé  cher  le 
zèle  qu'elle  mettait  à  sauver  les  hérétiques.  M.  Génin 
attribue  ce  zèle  à  la  tolérance.  La  tolérance  est  une 
vertu  de  nouvelle  date,  ignorée  ou  peu  connue  dans  les 
siècles  qui  nous  ont  précédés,  et  surtout  dans  le  milieu 
du  seizième  siècle.  Catholiques  et  protestants  étaient 
persuadés  que  l'hérésie  était  le  plus  grand  crime 
qu'un  homme  pût  commettre,  et  que  les  supplices  les 
plus  cruels  devaient  être  infligés  à  ceux  qui  s'en  ren- 
daient coupables.  Les  prolestants,  faibles  à  leur  début 
comme  toute  insurrection  naissante,  firent  une  rude 
épreuve  de  celte  persuasion,  et  ils  furent  traités  par 
les  catholiques  comme  les  anciens  chrétiens  l'avaient 
été  par  les  païens.  Le  fer  et  le  feu  furent  employés  à 
l'extirpation  de  l'hérésie  nouvelle;  et,  au  moment  où 
Marguerite  se  montrait  si  tolérante  pour  les  novateurs, 
les  deux  croyances  étaient  à  l'égard  l'une  de  l'autre 
dans  la  môme  disposition  que  ces  deux  villes  de  l'É- 


162  LETTRES  DE  LA  REINE  DE  NAVAIIRE 

gyple  dont  parle  Juvénal,  et  qui  se  haïssaient  mutuel- 
lement à  cause  de  leurs  dieux. 

Inlft»'  fjnitirnos  vêtus  atque  antiqua  simuKas, 
Immorlale  odium,  et  nunquam  sanabile  vulnus, 
Ardet  ad  hue  Coptos  et  Tentyra  :  summus  utri  nique 
Inde  furor  vulgo,  quod  iiuniina  vicinorum 
Odit  uterque  lociis,  quum  solos  crodat  habendos 
Esse  deos,  quos  ipse  colit. 

Parmi  les  maladies  de  l'esprit  humain,  ce  n'est  pas 
une  des  moins  singulières  et  des  moins  tristes,  que 
celle  qui  lui  a  fait  voir  une  question  de  criminalité 
dans  une  question  de  théologie,  un  forfait  dans  une 
dissidence,  et  un  argument  dans  un  bûcher.  Jamais 
l'égarement  n'a  été  plus  monstrueux.  Un  homme  rai- 
sonnable du  dix-neuvième  siècle  a  de  la  peine  à  se 
représenter  un  magistrat  laïque  ou  un  prêtre  faisant 
torturer  devant  lui  un  homme  qui  refuse  de  croire  au 
purgatoire  ou  à  la  présence  réelle,  et  finissant  par  le 
faire  brûler  sur  la  place  de  l'Estrapade.  Dans  les  Règles 
sur  les  études  des  jésuites ^  il  est  dit  que  les  élèves  n'as- 
sisteront au  supplice  d'aucun  condamné,  si  ce  n'est  au 
supplice  des  héiétiques,  neque  ad  supplicia  reonim, 
nisi  forte  hxreticorum,  eant.  (Ratio  atque  institutio 
studiorum  Societatis  Jesu^  Romx  1G06).  Le  sentiment 
que  je  signale  ne  s'est  peut-être  manifesté  nulle 
part  d'une  manière  plus  repoussante  que  dans  cette 
phrase. 

Qu'au  milieu  de  ces  fureurs  et  dans  un  tel  état  d'es- 
prit MarguKîrite  ait  été  tolérante  comme  on  Fcnlcnd 
depuis  ledix-huilième  siikle,  cela  est  dillicileà  croire. 
Ci6lU  tolt^ran^o  ambrus^Q  iaulua  im  opiniun^  relalivoi 


LETTUKS  DE  LA  HEINE  DE  NAYAP.UE.  463 

aux  choses  religieuses;  celle  d'alors  pouvait  loiil  au 
plus  aller  de  catholique  à  protestant,  ou  rcciproque- 
menl  do  protestant  à  catholique.  A  cette  époque,  en 
France,  des  esprits  sages,  des  hommes  savants,  des 
personnages  éminents,  avaient  été  trop  choqués  de 
certains  abus  de  1  Eglise  romaine  pour  se  senlir  ani- 
més d'un  zèle  \iolent  contre  les  novateurs,  et,  sans 
vouloir  embrasser  la  réforme,  ils  étaient  disposés  à 
vivre  en  paix  avec  eux.  Telles  étaient  sans  doute  les 
dispositions  de  Marguerite;  joignez-y  beaucoup  d'amour 
pour  les  lettres,  dans  lesquelles  elle  était  fort  versée, 
et  beaucoup  de  bienveillance  pour  ceux  qui  les  culti- 
vaient, fussent-ils  protestants;  joignez-y  enfin  une 
bonté  et  une  douceur  naturelles,  empreintes  dans  ces 
Lettres  que  vient  de  publier  M.  Génin.  Chargée  d'une 
négociation  auprès  d'une  dame  fort  entêtée,  elle  ré- 
pond à  Montmorency  :  «  Vous  connoissez  ma  condition 
et  la  sienne  (de  madame  d'Estouteville),  sy  différentes, 
que  ce  n'est  jeu  bien  party;  car  de  défaire  l'opinion 
d'une  femme  que  personne  n'a  sceu  gaaigner  par  une 
que  vous  sçavez  qui  s'est  toujours  laissé  gaaigner  à 
tout  le  monde^  si  Dieu  n'y  faict  miracle,  je  n'y  voy 
nulle  bonne  issue.  »  La  reine  de  Navarre  s'est  dé- 
peinte en  ce  peu  de  mots  :  douceur  et  intelligence, 
c'est  ce  qui  se  montre  en  cette  phrase  et  dans  toute  sa 
cori'ospondancc. 

«  Le  vif  intérêt,  dit  M.  Génin,  la  protection  efficace 
dont  Marguerite  favorisa  toute  sa  vie  les  littérateurs, 
se  révèle  en  plusieurs  endroits  de  ses  lettres,  mais 
point  assez  encore  potu-  faire  apprécier  l'induencc  de 
eeiie  bonne  princoi9o  «ur  lui  progràs  do  l'intelligence 


464  LETTRES  DE  LA  HEINE  DE  NAVARRE. 

au  seizième  siècle.  Ce  qu'on  appela  son  protestantisme 
serait  appelé  aujourd'hui  d'un  terme  plus  juste,  esprit 
philosophique,  sympathique  pour  les  recherclies  des 
libres  penseurs.  Et  si  Marguerite  leur  eût  vnanqué,  qui 
donc  en  France  eût  osé  appuyer  Lefebvre,  Roussel,  Ma- 
rot,  Desperiers,  Berquin,  Dolet,  du  Moulin,  Postel  et 
tant  d'autres?  Et  plût  à  Dieu  qu'en  les  défendant  à  ses 
propres  périls,  elle  eût  réussi  à  les  sauver  tous  du 
bûcher  I  » 

Malherbe,  qui  écrivait  au  moment  où  Ton  venait  de 
sortir  des  guerres  civiles  religieuses,  dit  quelque  part 
en  parlant  de  cette  époque  cruelle  : 

Tu  nous  rendras  alors  nos  douces  destinées  ; 

Nous  ne  reverrons  plus  ces  fâcheuses  années 

Qui  pour  les  plus  heureux  n'ont  produit  que  des  pleurs; 

Toute  sorte  de  biens  comblera  nos  familles, 

La  moisson  de  nos  champs  lassera  nos  faucilles, 

Et  les  fruits  passeront  la  promesse  des  fleurs. 

Le  jugement  que  le  poëte  porte  ici  sur  ces  fâcheuses 
années  qui  pour  les  plus  heureux  nont  produit  que  des 
pleurs  me  paraît  être  le  jugement  qui  doit  être  porté 
sur  ce  temps,  un  des  plus  tristes  de  nos  annales.  En 
Allemagne,  en  Angleterre,  dans  le  Nord,  la  réforme 
enthousiasma  les  populations,  entraîna  les  souverains, 
sécularisa  les  possessions  ecclésiastiques,  et  donna  à 
ces  pays  une  forme  nouvelle  et  un  esprit  nouveau.  En 
France,  au  moment  où  les  guerres  religieuses  y  écla- 
lî^Tent,  la  réforme,, prèchée  depuis  plus  de  trente  ans, 
n'avait  plus  beaucoup  à  espérer  entre  le  souverain, 
qui  ne  l'adoptait  pas  comme  en  Angleterre,  et  le  gros 
delà  populaliouj  qui  ne  s'y  précipitait  pas  comme  en 


LETTRES  DE  LA  REINE  DE  NAVARRE.  465 

Allemagne.  Mais,  par  un  entraînement  dont  on  voit  de 
fréquents  exemples,  le  gouvernement  se  fit  parti,  et 
la  France  se  trouva  enveloppée  dans  une  guerre  civile 
de  quarante  ans,  signalée  par  d'horribles  massacres  et 
d'odieuses  perfidies. 

Lorsque  Henri  111,  après  l'assassinat  des  Guises,  fut 
obligé  de  se  réfugier  auprès  de  Henri  de  Navarre,  le 
petit-fils  de  cette  même  Marguerite,  protectrice  des  lit- 
térateurs protestants,  les  ligueurs,  bien  informés  de  la 
situation  du  roi  et  poussés  par  un  désir  légitime  de 
vengeance,  tentèrent  de  l'enlever  dans  un  faubourg  de 
Tours,  où  il  se  trouvait.  Peu  s'en  fallut  qu'ils  ne  réus- 
sissent; mais  quand  les  écharpes  blanches  (c'était  l'in- 
signe des  huguenots)  passèrent  rapidement  le  pont 
de  Tours  et  arrivèrent  au  secours  de  Henri  HI,  alors 
on  rapporte  que  les  ligueurs  leur  adressaient  ces  pa- 
roles :  «  Braves  huguenots,  gens  d'honneur,  ce  n'est 
pas  vous  à  qui  nous  en  voulons,  c'est  à  ce  perfide  qui 
vous  a  tant  de  fois  trahis  et  qui  vous  trahira  encore;  et 
parmi  cela,  dit  d'Aubigné,  d'autres  voix  confuses  d'op- 
probres et  d'infamies  nommant  des  noms  auxquels  les 
courtisans  souriaient.  »  Singulière  complication  de 
cette  guerre  sans  résultat  possible  !  Le  roi  catholique 
vint  chercher  un  refuge  dans  le  camp  huguenot;  le  roi 
huguenot  se  fit  catholique,  et,  après  tant  de  sang 
versé,  on  se  retrouva  au  point  où  on  était  avant  le 
commencement  des  guerres,  sauf,  comme  dit  Schil- 
ler dans  sa  tragédie  de  Jeanne  d'Arc^  à  la  fin  d'une 
période  encore  plus  désastreuse,  sauf  les  morts  qui 
étaient  tombés,  les  larmes  qui  avaient  été  versées, 
les  plaies   faites  au  pays,  l'incendie  des  villages  et 

II.  50 


•*6C  I.ETTÎU'.S  Î)K  I,  REINE  DE  NAVARRE 

des  villes.  StMilomoiit  il  fut  éhibli,  ce  que  les  partis 
n(i  Youlaiciit  pas  cornpreiidie  au  début,  il  fut  établi 
par  les  impossibilités  réciproques  où  ils  furent  ré- 
duits, que  la  France  n'était  ni  comme  l'Italie  et  l'Es- 
pagne, où  le  protestantisme  demeura  sans  accès,  ni 
comme  l'Allemagne  et  l'Angleterre,  où  il  prévalut. 
Dès  le  commencement  de  la  réforme,  la  France  eut  là 
une  troisième  position,  et  quarante  ans  de  guerre  n'y 
purent  rien  cbanger. 

Quels  qu'aient  été  les  sentiments  de  Marguerite  au 
sujet  des  opinions  qui,  de  son  temps,  troublaient  pro- 
fondément l'Europe,  toujours  est-il  que  les  catholiques 
ardents  la  suspectèrent.  «  Noël  Béda,  syndic  de  la  fa- 
culté de  théologie,  dit  M.  Génin,  essaya  contre  elle  k 
système  d'inquisition  qui  lui  avait  réussi  contre  Érasme 
et  contre  Lefebvre  d'Étaples.  Il  déféra  à  la  faculté  un 
poëme  de  la  reine  de  Navarre  intitulé  :  Le  Miroir  de 
l'âme  pécheresse.  Marguerite  n'y  avait  parlé  ni  des 
saints  ni  du  purgatoire,  preuve  manifeste  qu'elle  n'y 
croyait  pasî  mais  cette  fois  la  malice  du  vieux  docteur 
échoua  contre  le  bon  sens  et  l'éloquence  de  Guillaume 
Petit,  évoque  de  Sentis,  qui  se  fit,  devant  la  Sorbonne^ 
l'avocat  du  livre  et  de  l'auteur.  Marguerite  fut  acquittée 
^vec  son  Miroir.  Il  arriva  même  quelque  temps  après 
que,  sous  un  prétexte  quelconque,  on  prit  Noël  Béda 
et  on  l'enferma  au  Mont-Saint-Michel,  pour  lui  ap- 
prendre à  calomnier  les  poésies  des  reines  et  prin- 
cesses du  sang  royal.  » 

D'un  autre  côté,  celui  à  qui  la  plupart  des  Lettres 
publiées  par  M.  Génin  sont  adressées,  celui  que  Mar- 
guerite appelle  son  fils,  celui  à  qui  elle  prodigue  les 


LETTlltS  DE  LÀ  RtliNË  DE  xNAVAURË.  4G7 

ééaioignages  d'intérêt  et  d'afreclion,  Anne  de  Montmo- 
rency, discourant  avec  François  F"  sur  les  progrès  de 
l'hérésie,  «  ne  fit  difficulté  ny  scrupule  de  luy  dire 
•que,  s'il  vouloit  bien  exterminer  les  hérétiques  de  son 
royanlme,  il  falloit  commencer  à  sa  cour  et  à  ses  plus 
proches,  luv  nommant  la  royne  sa  sœur.  A  quoy  le  roy 
répondit  :  Ne  parions  pas  de  celle-là,  elle  m'ayme 
tîHjp,  elle  ne  croira  jamais  que  ce  que  je  croiray  et  ne 
prendra  jamais  de  religion  qui  préjudicie  à  mon 
£stat.  »  François  F'  avait  raison  de  compter  sur  l'af- 
fection de  sa  sœur;  les  preuves  s'en  montrent  en  plu- 
sieurs parties  de  cette  correspondance;  le  dévouemerti 
4e  Marguerite  pour  son  frère  était  sans  bornes,  et 
celui-ci  en  abusa  plus  d'une  fois 

«  Je  ne  vousdiray  point  la  joyc  quej'ay  d'approcher 
le  lieu  que  j'ay  tant  désiré;  mais  croyés  que  jamais  je 
ne  congneus  que  c'est  d'urig  frère  que  maintenant,  et 
n'eusse  jamais  pensé  l'aimer  tant.  »  Ces  lignes  pleines 
de  tendiesse,  Marguerite  les  adressait  à  Montmorency 
en  allant  à  Madrid  négocier  en  faveur  de  François  1", 
fait  prisonnier  à  Pavie.  Elle  n'obtint  que  des  paroles, 
comme  on  peut  le  voir  par  la  lettre  suivante,  qu'elle 
écrit  à  son  frère;  cependant,  en  intéressant  la  reine 
Éléonore  et  en  la  disposant  à  se  marier  avec  Fran- 
çois 1",  elle  eut  de  l'intlucnce  sur  l'issue  des  négocia- 
tions. 

De  Tolède,  octobre  1526 

«  Monseigneur, 
«  Plus  loust  ne  vous  ai-je  voulu  escripre,  attendant 
quelque  cor:tnencemcnt  en  vostre  affaire,  car,  pour 


468  LETTRES  DE  LA  REINE  DE  NAVARRE. 

hier  que  je  feus  devers  l'empereur,  je  le  trouvay  bien 
froit.  Me  relira  à  part  sa  chambre  avecques  une  femme, 
mais  ses  proupous  ne  fcurent  pour  faire  si  grande  cé- 
rémonie, car  il  me  remit  à  parler  à  son  conseil,  et  que 
aujourd'huy  merespondroit.  Et  me  mena  voir  la  royne 
sa  sœur ^,  où  je  demeurai  jusques  bien  tard;  annuyst 
suis  allée  devers  elle,  et  elle  m'a  tenu  fort  bons  prou- 
pous. Bien  est  vray  qu'elle  s'en  va  demain  à  son 
voyage,  et  je  vais  prendre  congié  d'elle.  Je  croy  qu'elle 
le  faict  plus  par  obéissance  que  par  voulenté,  mais  ils 
la  tiennent  fort  subjecte.  Et  parlant  à  elle,  le  vis-roi* 
m'est  venu  quérir,  et  suis  allée  au  logis  de  l'empereur, 
qui  m'a  mandée  en  sa  chambre  et  m'a  dit  qu'il  dési- 
roit  voslre  délivrance  et  parfaite  amytié,  et,  pour  la 
fm,  s'est  arresté  sus  le  jugement  de  Bourgogne,  c'est 
à  savoir  qu'il  ne  veult  accepter  pour  juge  vos  pairs  de 
France  et  court  de  parlement;  mais  il  désire  que  la 
chose  se  vuide  par  arbitres,  et  m'a  priée  d'en  faire 
jetter  demain  quelque  chose  par  escript,  et  que  de  sa 
part  il  commandera  à  son  conseil  pour  trouver  moyen, 
d'amytié,  et  que  nos  gens  ensemble  en  débattront  de- 
main et  samedy;  je  retourneray  devers  luy,  cl  que,  si 
ils  ne  se  peuvent  accorder,  ii  fera  chose  dont  je  scray 
contente.  Parquoy,  monseigneur,  suis  contrainte  d'at- 
tendre encores  samedy,  mais  je  vous  envoyé  quel- 
qu'un qui  bien  au  long  vous  contera  ce  que  demain  et 
tous  ces  jours  aura  esté  faict,  afin  que  ayant  pas?é  plus 
avant  il  vous  plaise  entendre  les  bons  tours  qu'ils  nous 

*  Eléonorc,  veuve  du  roi  de  Portugal,   et  depuis  manéc  à  Fran- 
çois P*". 

Le  vice-roi  de  Naples.  Charles  de  Lannoy. 


LETTRES  DE  LA  REINE  DE  NAVARRE.  469 

font,  et  si  sçaybien  qu'ils  ont  grand  peur  que  je  m'en 
ennuya,  car  je  leur  donne  à  entendre  que,  s'ils  ne  font 
mieux,  je  m'en  veux  retourner.  » 
•  Peu  s'en  fallut  qu'elle  ne  fût  retenue  prisonnière 
en  Espagne.  Cliarles-Quint,  averti  qu'elle  emportait 
l'abdication  du  roi  en  faveur  du  Dauphin,  méditait  de 
la  faire  arrêter,  si  trop  confiante,  elle  laissait  expirer 
le  terme  du  sauf-conduit  avant  d'avoir  franchi  la  fron- 
tière. Une  lettre  de  Marguerite  apprend  que  l'avis  de 
ce  projet  fut  donné  à  François  I",  qui  le  fit  transmettre 
à  sa  sœur  par  Montmorency.  On  attribue  ce  bon  office 
au  connétable  de  Bourbon.  Marguerite  arriva  à  Salses 
(Pyrénées-Orientales)  une  heure  avant  l'expiration  du 
délai. 

i/admiration  profonde  que  Marguerite  avait  pour 
son  frère  se  manifeste  dans  la  lettre  suivante,  qui  donne 
aussi  des  détails  sur  le  camp  d'Avignon,  formé  lors  de 
l'invasion  de  la  Provence  et  commandé  par  Anne  de 
Montmorency  :  «  Monseigneur,  encores  que  ce  ne  soit 
à  moy  à  louer  une  chose  où  mon  estât  me  rent  igno- 
rante, si  ne  me  puis-je  garder  de  vous  escripre  que 
tous  les  capitaines  m'ont  assurée  n'avoir  jamais  veu 
camp  si  fort  et  si  à  proupous  que  cestuy-ci.  Une  chose 
ne  puis-je  ignorer,  que  c'est  la  plus  nette  place,  fust- 
ce  ung  cabinet,  que  je  vis  oncques,  remplip  des  plus 
beau.\  hommes  en  très  grand  nombre,  les  meilleurs 
visages,  les  meilleurs  propous,  monslrant  Tenvie  qu'ils 
ont  de  vous  faire  service,  que  l'on  sçauroit  souhaiter. 
Il  est  vray,  monseigneur,  que  vous  leur  avés  baillé 
ung  chef  (Montmorency)  qui  est  tant  digne  d'est re 
votre  lieutenant,  que  je  crois  que  en  tout  le  monde 


470        LETTRES  DE  LA  RElINl!:  DL  NAVAnRE. 

n'en  eussiés  sceu  trouver  nng  qui  en  toutes  choses  ap- 
proche tant  devons  que  luy,  car,  parlant  à  luy,  l'on  oit 
vos  propous,  qui  sont  pour  asseurer  toutes  les  craintes 
dont  ceulx  qui  contrefont  les  saiges  veulent  user;  vous 
asseurant,  monseigneur,  que  en  paroles  et  en  effet: 
en  extrême  diligence  et  vigilance,  en  doulceur  envers 
ung  chascun,  en  prampte  justice,  en  ordre,  en  pa- 
tience à  escouter  chascun,  en  prudence  de  conseil,  il 
montre  bien  qu'il  est  foict  de  votre  main  et  appris  de 
vous  seul,  car  de  nul  autre  ne  peut-il  être  disciple; 
car  do  toutes  tes  vertus  que  Dieu  vous  a  données,  il  en 
a  pris  si  bonne  part,  que  vous  trouvères  en  toute  chose 
vostre  voulenté  suivie.  Ce  que  je  vous  dis  n'est  point 
de  moy  seule,  mais,  après  avoir  parlé  à  tous  les  capi- 
taines, Tung  après  l'autre,  de  toutes  les  sortes  et  na- 
cions  que  vous  avés  en  camp,  ils  m'ont  dit  tout  ce  que 
je  vous  mande,  et  mille  fois  davantage,  luy  portant 
une  amour  et  une  obéissance  si  grande,  que  encores 
entre  eux  n'y  a  eu  nul  débat,  et  sont  ceulx  qui  de  na- 
tures  étoient  contraires,  comme  frères  unis  ensemble. 
Le  comte  Guillaume  (G.  de  Fustemberg)  m'a  dict  que 
je  vous  escripve  qu'il  y  a  bien  différence  du  purgatoire 
honteux  d'Italie  au  paradis  glorieux  de  ce  camp,  et 
m'a  dict  des  faultes  passées  que  j'ayme  mieux  qu'ii 
vous  compte  que  moy,  car  ils  sont  importables,  prin- 
cipalement voyant.  Dieu  mercy,  tout  le  contraire  en 
cette  armée,  qui  est  telle  que  je  ne  voudroys,  pour  tous 
les  biens  de  ce  monde,  ne  l'avoir  veue;  car  je  l'estime 
tant,  que  je  vous  promets  ma  foy,  monseigneur,  que, 
si  l'empereur  feust  venu  quand  j'y  estois,  je  n'en  eusse 
point  bougé,  estant  toute  seure  qu'il  ne  peult  nuire  à 


LETTRES  DE  LA  REINE  DE  NAVARRE.        m 

«ne  telle  compagnie.  Au  pis  aller,  je  serois  trop  heu- 
reuse de  mourir  avecques  tant  de  vertueuses  per- 
sonnes. » 

Marguerite  de  Valois,  reine  de  Navarre,  protégeant 
et  cultivant  elle-même  les  lettres,  sœur  de  François  r*", 
qu'il  faut  bien  distinguer  de  IMarguerite  de  Valois,  reine 
de  Navarre,  protégeant  et  cultivant  aussi  les  lettres, 
femme  de  Henri  IV,  naquit  à  Angoulôme  le  1 1  avril  1 492, 
de  Charles  d'Orléans,  comte  d'Angouleme,  et  de  Louise 
de  Savoie.  Elle  avait  deux  ans  de  plus  que  son  frère. 
A  dix-sept  ans,  elle  fut  mariée  à  Charles,  dernier  due 
d'Alençon  (1509).  En  1525,  le  duc  d'Alençoti,  revenant 
de  la  bataille  de  Pavie,  où  on  l'accuse  de  s'être  mal 
comporté,  mourut  à  Lyon,  et  la  laissa  veuve  sans  en- 
fants. La  duchesse  d'Alençon  se  remaria  le  24  janvier 
1527  avec  Henri  d'Albret,  roi  de  Navarre.  Maiguerite 
avait  trente-cinq  ans  et  Henri  d'Albret  vingt-quatre.  Hs 
eurent  pour  tille  Jeanne  d'Albret,  mère  de  Henri  IV. 
Avant  que  Marguerite  fût  mariée  au  duc  d'Alençon, 
Charles-Quint,  qui  n'était  alors  que  roi  d'Espagne,  en- 
voya des  ambassadeurs  la  demander  en  mariage;  et, 
longtemps  après,  lorsqu'il  fut  question  des  conditions 
(le  la  délivrance  de  François  1",  il  parla  de  nouveau  de 
la  main  de  Marguerite,  en  disant  qu'on  trouverait  un 
autre  parti  pour  le  connétable  de  Bourbon.  Cela  montre 
que  ni  l'empereur  ni  le  connétable  n'avaient  aban- 
doinié  leurs  anciennes  prétentions  sur  Marguerite,  et 
que  la  reconnaissance  de  Charles  pour  Bourbon  n'al- 
lait pas  jusqu'à  lui  saciilier  ce  point.  Le  connétable  de 
Bom^bon  avait  été  épris  de  Marguerite,  et  il  l'était  en- 
core après  la  bataille  de  Pavie,   lorsque  la  duchesse 


472  LETTRES  DE  LA  REINE  DE  NAVARRE. 

d'Alençon  fut  devenue  veuve.  A  celte  même  époque, 
François  1"  échoua  dans  ses  projets  de  la  marier  avec 
Henri  YIII  d'Angleterre.  L'évéque  de  Tarbes^  Gabriel 
de  Grammont,  qui  passait  pour  un  habile  négociateur, 
fut  envoyé  à  Londres  avec  des  instructions  secrètes, 
d'après  lesquelles  il  devait  exploiter  l'éloignement  de 
Henri  VHI  pour  Catherine  d'Aragon,  amener  ce  prince 
au  divorce,  et  l'engager  à  jeter  les  yeux  sur  la  sœur  du 
roi  de  France.  L'évoque,  dit  M.  Génin,  ne  réussit  qu'à 
moitié;  Henri  divorça,  mais  ce  fut  pour  épouser  Anne 
deBoulen,  naguère  attachée  au  service  de  la  duchesse 
d'Alençon. 

n  faut  compter  au  nombre  des  adorateurs  de  Mar- 
guerite l'amiral  Bonnivet,  tué  à  la  bataille  de  Pavie; 
mais  celui-ci,  qui  avait  été  repoussé,  s'y  prit,  pour 
réussir,  d'une  manière  qui  l'aurait  fait  punir  sévè- 
rement si  la  belle  princesse  l'eût  voulu.  Marguerite  a 
raconté  elle-même  sous  des  noms  supposés  le  guet- 
apens  qui  lui  fut  tendu;  elle  a  intitulé  ainsi  une  de 
ses  Nouvelles  ; 

Téméraire  entreprise  d'un  gentilhomme  contre  une 
princesse  de  Flandre,  et  la  honte  quil  en  reçut.  (Tome  T, 
nouvelle  IV.) 

«  n  y  avait  en  Flandre  une  dame  de  la  meilleure 
maison  du  pays,  veuve  pour  la  seconde  fois  et  n'ayant 
jamais  eu  d'enfants.  Durant  son  veuvage,  elle  se  relira 
chez  son  frère,  qui  l'aimait  beaucoup  et  qui  était  un 
fort  grand  seigneur,  étant  marié  à  une  des  filles  du 
roi...  n  y  avait  à  la  cour  du  prince  un  gentilhomme 
qui  surpassait  tous  les  autres  courtisans  en  taille,  en 


LETTRES  DE  LA  REINE  DE  NAVARRE.  473 

beauté  et  en  bonne  mine.  Ce  cavalier,  voyant  que  la 
sœur  de  son  maître  était  une  femme  enjouée  et  qui 
riait  volontiers,  crut  qu'il  devait  tenter  si  un  amant 
honnête  homme  serait  de  son  goût.  Mais  il  trouva  le 
contraire  de  ce  que  l'enjouement  de  la  belle  veuve 
lui  faisait  espérer...  Sa  passion  augmentant  avec  le 
temps...,  il  n'eut  point  recours  aux  paroles,  car  l'ex- 
périence lui  avait  appris  qu'elle  savait  faire  des  ré- 
ponses sages...  11  fit  entendre  au  prince  qu'il  avait  une 
maison  qui  était  un  fort  bel  endioit  pour  la  chasse,  et 
que,  s'il  lui  plaisait  d"y  venir  courre  trois  ou  quatre 
cerfs  dans  la  belle  saison,  il  aurait  le  plus  grand  plaisir 
qu'il  eût  jamais  eu.  Le  prince,  soit  qu'il  aimât  le  gen- 
lilhomme  ou  qu'il  fût  bien  aise  de  prendre  le  plaisir 
de  la  chasse,  lui  promit  d'aller  chez  lui,  et  lui  tint 
parole...  La  chambre  de  la  belle  veuve  était  si  bien 
tapissée  par  le  haut  et  si  bien  nattée  par  le  bas  qu'il 
était  impossible  de  s'apercevoir  d'une  trappe  qu'il  avait 
ménagée  dans  la  ruelle  et  qui  descendait  dans  la 
cliambre  de  la  mère  du  cavalier,  femme  âgée  et  in- 
firme. Comme  la  bonne  femme  toussait  beaucoup  et 
qu'elle  craignait  que  le  bruit  de  sa  toux  n'incommodât 
la  princesse,  elle  changea  de  chambre  avec  son  fils... 
Il  n'eut  pas  plutôt  congédié  ses  gens  qu'il  se  leva  et 
ferma  la  porte.  Il  fut  longtemps  à  écouter  s'il  n'enten- 
dait point  de  bruit  dans  la  chambre  de  la  princesse, 
qui,  comme  on  a  déjà  dit,  était  au-dessus  de  la  sienne. 
Quand  il  put  s'assurer  que  tout  dormait,  il  se  mit  en 
devoir  de  commencer  sa  belle  entrepiise,  et  abattit 
peu  à  peu  la  trappe,  qui  était  si  bien  faite  et  si  bien 
garnie  de  drap,  qu'il  ne  fit  pas  le  moiadre  bruit.  Ayant 


474  LETTP.F.S  D'I  LA  P.EIÎ^E  DE  NAVARRE 

inonlô  par  l;j  dans  la  ruelle  de  la  princesse,  rpii  dor^ 
mait  profondément,  il  se  coucha  sans  cérémonie  au- 
près d'elle,  sans  avoir  égard  aux  obligations  qu'illui 
avait,  ni  à  la  maison  dont  elle  était,  et  sans  avoir  au 
préalable  son  consentement.  Elle  le  sentit  plutôt  entre 
ses  bras  qu'elle  ne  s'aperçut  de  son  arrivée;  mais, 
comme  elle  était  forfe,  elle  se  débarrassa  de  ses  mains; 
et,  en  lui  demandant  qui  il  était,  elle  se  servit  si  bien 
de  ses  mains  et  de  ses  ongles,  que,  craignant  qu'elle 
ne  criât  au  secours,  il  se  mit  en  devoir  de  lui  fermer 
la  bouche  avec  la  couverture;  mais  il  n'en  put  jamais 
venir  à  bout.  Car,  comme  elle  vit  qu'il  faisait  de  son 
mieux  pour  la  déshonorer,  elle  fit  de  son  mieux  pour 
s'en  défendre,  et  appela  de  toute  sa  force  la  dame 
d'honneur  qui  couchait  dans  sa  chambre,  femme  âgée 
et  fort  sage,  qui  courut  au  secours  de  sa  maîtresse.  Le 
gentilhomme,  se  voyant  découvert,  eut  tant  de  peur 
d  être  reconnu,  qu'il  descendit  le  plus  vite  qu'il  pût. 
Son  désespoir  de  s'en  retourner  en  si  mauvais  état  ne 
fut  pas  moins  grand  qu'avait  été  le  désir  et  la  confiance 
d'être  bien  reçu...  La  dame,  persuadée  qu'il  n'y  avait 
personne  à  la  cour  capable  de  faire  un  coup  si  méchant 
et  si  déterminé  que  celui  qui  avait  eu  la  hardiesse  de 
lui  déclarer  son  amour,  se  mit  en  grosse  colère.  Soyez 
assurée,  dit-elle  à  la  dame  d'honneur,  que  le  seigneur 
de  cette  maison  a  fiit  le  coup;  mais  je  m'en  vengerai, 
et  l'autorité  de  mon  fière  immolera  sa  tête  à  ma  chas- 
teté. La  dame  d'hormeur  voyant  ses  transports  :  —  Je 
suis  ravie,  madame,  lui  dit-elle,  que  l'honneur  vous 
soit  si  précieux,  que  de  ne  vouloir  pas  épargner  la  vie 
de  l'homme  qui  l'a  exposée  par  un  excès  d'amour.  » 


LETTRES  DE  LA  REINE  DE  NAVARRE.  475 

A  la  suite  de  cet  exorde,  la  dame  d'honneur  (qui  était 
madame  la  maréchale  de  Châiillon)  lui  montra  cer- 
tains avantages  à  se  taire  et  certains  inconvénients  à 
parler;  et  la  bonne  princesse  se  rendit  à  ces  raisons, 
qu'on  peut  voir  dans  les  Nouvelles. 

Cette  même  histoire  est  racontée  par  Brantôme,  qu^ 
la  sut  de  sa  grand' mère, la  sénéchale  de  Poitou,  laquelle 
avait  succédé  près  de  Marguerite  à  madame  de  Cliâ- 
tillon.  Les  passions  étaient  fort  vives  à  la  cour  de  Fran- 
çois I";  on  le  sait  par  les  mémoires  du  temps,  et  ceci 
n'en  est  pas  un  des  exemples  les  moins  curieux.  Au 
reste,  ce  n'est  pas  dans  les  Lettres  publiées  par  M.  Gé- 
nin  qu'il  faut  chercher  ces  détails  de  mœurs  privées. 
Une  seule  fois  il  est  question  de  Françoise  de  Foix, 
maîtresse  de  François  l"  et  femme  de  M.  de  Chasteau- 
briant  :  «  Je  trouve  fort  estrange,  dit  Marguerite,  que 
le  seigneur  de  Chasteaubriant  use  de  main  mise;  mais 
c'est  pour  dire  gare  à  ceux  qui  lui  voudroient  faire  ung 
mauvais  tour.  »  User  demain  m'ise^  c'est-à-dire  battre, 
locution  qui  se  trouve  encore  dans  Rcgnard,  Folies 
amoureuses^  ainsi  que  le  remarque  M.  Génin.  Au  reste, 
M.  de  Chasteaubriant,  fort  jaloux,  fut  soupçonné  d'a- 
voir hâté  la  fin  de  Françoise  de  Foix.  Il  y  eut  des  pour- 
suites qu'il  étouffa  par  la  protection  d'Anne  de  Mont- 
morency; mais  cette  protection  coûta  fort  cher  au 
seigneur  de  Chasteaubriant  :  sa  terre  passa  entre  les 
mains  do  son  pi  "lecteur.  Une  phrase  ambiguë  dans 
une  lettre  de  Mar^jerite  à  son  frère,  phrase  relative  à 
la  duchesse  d'Élampcs  et  au  comte  de  Longueval,  fait 
comprendre  que  Fi'ançois  1"  lui  avait  communiqué  ses 
soupçons  sur  ces  deux  pcrsonuages.  La  duchesse  d'É- 


476  LETTRES  DE  LA  REINE  DE  NAVARRE. 

tampes,  maîtresse  du  roi,  -vendait  les  secrets  de  l'État 
à  Cliarics-Quint;  le  comte  de  Longueval  était  l'agent 
de  cette  dangereuse  correspondance.  Le  roi  s'en  dou- 
tait, ce  qui  ne  l'cmpecha  pas  de  se  laisser  gouverner 
jusqu'au  bout  par  la  duchesse  d'Étampes. 

Mais,  je  le  répète,  les  lettres  de  Marguerite  sont 
muettes  sur  les  faits  de  ce  genre.  C'est  dans  les  Nou- 
velles de  la  reine  de  Navarre  que  se  trouveraient  des 
renseignements  pour  l'histoire  anecdolique  du  règne 
de  François  I",  si  on  savait  les  y  reconnaître.  En  effet, 
il  paraît  que  la  reine  de  Navarre,  dans  ses  Nouvelles, 
n'a  point  eu  recours  à  l'imagination  pour  inventer  des 
aventures,  et  qu'elio  s'est  contentée  de  raconter  des 
fciits  et  des  scènes  que  sa  mémoire  lui  fournissait.  Il 
est  dit  dans  le  Prologue  que  l'auteur  résolut  d'imiter 
Boccace  (qui  faisait  fureur  à  la  cour  de  François  F'), 
si  ce  nest  en  une  chose,  qui  est  de  n'escrire  rien  qui  ne 
soit  véritable.  Brantôme,  élevé  à  la  cour  de  la  reine 
de  Navarre,  et  petit-fils  de  la  sênéchale  de  Poitou,  dit 
quelque  part  que  sa  grand'mère  savait  tous  les  secrets 
des  Nouvelles  de  Marguerite,  et  qu  elle  en  esloit  une 
(les  dévisantes.  La  nouvelle  citée  plus  haut,  et  relative 
à  l'entreprise  deBonnivet,  est  un  exemple  de  la  vérité 
des  contes  de  la  reine  de  Navarre.  Au  reste,  elle  met 
en  scène  son  père,  le  comte  d'Angoulème,  François  V\ 
le  duc  d'Alcnçon,  des  personnes  de  la  cour,  Louise  de 
Savoie,  sa  mère;  elle  s'y  met  aussi  plus  d'une  fois. 

«  Il  y  aurait,  dit  M.  Génin  dans  le  chapitre  intéres- 
sant qu'il  a  consacré  à  ce  livre  de  Marguerite,  à  faire 
sur  les  Nouvelles  un  travail  cuiieux;  ce  serait  de  lever 
le  voile,  transparent  en  quelques  endroits,  plus  épais 


LETTRES  DE  LA  REINE  DE  NAVARRE.  477 

Cil  d'oulres,  qui  nous  dérobe  rintelligence  complète 
des  contes  de  la  reine  de  Navarre.  Il  faudrait  éclaircir 
les  allusions,  deviner  les  indications  imparfaites,  et 
qui  deviennent  plus  obscures  à  mesure  que  nous  nous 
éloignons  davantage  de  l'époque  où  l'auteur  écrivait. 
Mais  ce  soin  exigerait  une  main  circonspecte  et  délicate. 
Les  boulades  de  l'érudition  aventureuse  et  paradoxale, 
si  fort  à  la  mode  aujourd'hui,  n'y  seraient  nullement 
de  mise.  Il  faudrait,  pour  ne  point  laisser  de  doute 
dans  l'esprit  des  lecteurs,  que  le  doute  se  fût  présenté 
souvent  à  l'esprit  du  commentateur.  Il  faudrait  enfin 
pour  celte  besogne  un  homme  assez  habile  pourne  pas 
craindre  d'avouer  qu'il  ignore  quelque  chose.  A  celte 
condition,  un  intérêt  véritable  pourrait  s'attacher  à  ses 
recherches  et  à  ses  découvertes.  » 

Les  Nouvelles  de  la  reine  de  Navarre  ont  eu  une  ré- 
putation équivoque,  et  on  les  a  souvent  mises  au  même 
rang  que  les  Contes  de  la  Fontaine.  M.  Génin  prétend 
que  c'est  faute  de  les  avoir  lues.  Il  fait  remarquer  que 
la  reine  de  Navarre  ne  manque  jamais  de  tirer  de  ses 
contes  une  moralité  qui  en  est  la  glose,  et  qui  souvent 
dégénère  en  un  véritable  sermon,  en  sorte  que  chaque 
histoire  n'est,  à  vrai  dire,  que  la  préface  d'une  homé- 
lie. Les  infidélités  des  femmes  et  des  maris,  les  fautes 
ou  les  crimes  suggérés  parla  passion,  tout  cela  sert 
de  texte  à  des  réflexions  graves,  parfois  sévères  ;  elle 
tire  de  la  fragilité  humaine  la  preuve  qu'il  faut  se  défiet 
toujours  de  ses  forces,  et  par  conséquent  implorer  sans 
cesse  le  secours  d'en  haut,  sans  lequel  notre  sagesse 
d'ici -bas  n'est  que  folie.  M.  Génin  ajoute  que  celte 
habitude  de  raniener  tout  à  la  piété  forme  le  caractère 


478  LKTrnES  DE  LA  REINE  DE  NAVARRE. 

essentiel  du  livre,  que  chaque  page,  chaque  ligne,  en 
porle  l'emprcinle,  et  que  l'on  pourrait  s'étonner  de  le 
voir  méconnu,  si  Ton  ignorait  combien,  en  fait  de  cri- 
tique, les  traditions  sont  vivaces  et  routinières,  et 
quelle  est  parfois  la  légèreté  des  juges  les  plus  respec- 
tables aux  yeux  du  public.  Il  en  conclut  que  les  iVowy^//^5 
de  la  reine  de  Navarre  sont,  à  tout  prendre,  plutôt  une 
suite  de  contes  moraux,  où  une  anecdote,  une  hisloire 
véritable,  un  bon  mot,  fournissent  à  la  conteuse  le 
texte  de  la  moralité. 

Que  l'intention  de  la  reine  Marguerite  ait  été  telle 
que  le  dit  M.  Génin,  c'est  ce  dont  on  ne  peut  guère 
douter  quand  on  a  parcouru  ces  Nouvelles;  mais  que 
le  jugement  qu'en  a  porté  un  autre  siècle  ait  été  aussi 
arbitraire  et  capricieux  que  le  suppose  l'éditeur  des 
Lettres  de  Marguerite,  c'est  ce  qu'à  mon  avis  cette 
môme  lecture  empêche  d'admettre.  Il  y  a  eu  une  mé- 
prise causée  par  la  différence  des  habitudes,  et  la 
forme  a  emporté  le  fond.  Au  seizième  siècle,  la  conver- 
sation familière  entre  personnes  bien  élevées,  comme 
on  peut  le  voir  dans  Brantôme  et  dans  les  Nouvelles  de 
la  reine  de  Navarre,  et  la  chaire,  comme  en  font  foi 
certains  sermons  conservés  de  ce  temps,  comportaient 
une  liberté  dans  les  termes,  une  crudité  dans  l'expres- 
sion, que  les  siècles  suivants  ont  rejetée  comme  gros- 
sière et  de  mauvais  goût.  Boileau,  dans  un  vers  souvent 
répété,  a  dit: 

Le  latin  dans  les  mots  brave  Thonnêteté. 

Rien  de  plus  faux  que  cette  sentence;  le  latin  ne  brave 
îhonnéleté  que  dans  des  livres  comparables  à  ceux  où 


LETTRES  DE  LA  REINE  DE  NAVARRE.  479 

le  français  brave  aussi  rhonnèteté;  du  reste  le  latin  était 
aussi  cliasle  que  le  français  d'aujourd'hui.  Mais  la  sen- 
tence de  Boileau  s'appliquerait  mieux  à  certaines  parties 
du  français  du  seizième  siècle,  où  ni  les  habitudes  ni  le 
goût  ne  repoussaient  un  langage  aujourd'hui  relégué. 
Brantôme  dit  :  «  Marguerite  fit  en  ses  g;:iyetés  ung 
livre  qui  s'intitule  les  Nouvelles  de  la  roync  de  Navarre, 
où  l'on  void  un  style  doux  el  fluant,  et  plein  de  beaux 
discours  et  de  belles  sentences.  »  Ce  qui  était  des  cjaye- 
tés  au  seizième  siècle  était  devenu  des  libertés  dans 
un  autre  ûgc,  sous  l'empire  d'autres  idées  et  d'autres 
mœurs  ;  de  là  le  jugement  porté.  Entre  le  style  gay  de 
la  reine  de  Navarre,  qui,  du  moment  qu'on  ne  s'est 
pas  reporté  à  son  époque,  a  dû  donner  le  change,  et 
les  beaux  discours  ci  belles  sentences  qu'elle  a  semés 
dans  les  Nouvelles,  se  place  l'intention  que  revendique 
M.  Génin  ajuste  titre,  et  qui  en  définitive  fait  le  carac- 
tère du  livre.  Au  reste,  ce  livre  est,  comme  les  choses 
originales,  dicté  par  une  inspiration  unique,  et  la 
conteuse  s'est  également  complu  en  ses  histoires  gaies 
et  en  ses  réflexions  morales. 

Marguerite  descendait  directement  de  Charles  V; 
elle  était  arrière-petite-fille  du  second  fils  de  ce  prince, 
le  duc  d  Orléans,  assassiné  par  les  ordres  du  duc  de 
Bourgogne.  On  aime  à  suivre  (et  ce  serait  certainement 
un  sujet  d'observation  intéressante  pour  l'anthropolo- 
gie), on  aime  à  suivre  les  personnages  remarquables 
dans  leurs  ascendants  et  leurs  descendants;  les  fa- 
milles royales  et  quelques  autres  seulement  permettent 
ces  observations,  attendu  que  les  personnes  qui  les 
composent  sont  plus  connues  physiquement  et  mora* 


480  LETTRES  DE  LA  REINE  DE  NAVARRE. 

lemenl.  Le  duc  d'Orléans  qui,  pris  à  la  bataille  d'Azin- 
court,  demeura  captif  en  Angleterre  pendant  plus  de 
trente  ans,  et  qui  composa  des  poésies  non  encore  ou- 
bliées, était  le  grand-oncle  de  Marguerite.  Les  d'Or- 
léans-Valois, montés  sur  le  trône  avec  Louis  XII,  en 
descendirent  avec  Henri  III,  et  le  dernier  d'entre  eux 
mourut  assassiné  comme  le  premier.  Le  moine  fana- 
tique et  le  prince  assassin,  le  chef  et  le  dernier  rejeton 
de  la  branche  des  Valois-Orléans,  rapprochés  ainsi  par 
l'histoire  dans  une  destinée  commune,  offrent  à  l'es- 
prit saisi  un  lugubre  tableau. 

Charles  V,  par  ses  deux  fils,  vint  aboutir  d'une  part 
à  Charles  VIÏI  et  d'autre  part  à  Henri  III.  Ce  prince  ne 
fut  pas  sans  influence  sur  sa  race;  peut-être  tint-elle 
de  lui  cette  faiblesse  qui  éteignit  si  vite  la  branche 
directe,  et  un  peu  plus  tard  la  branche  cadette, 
malgré  les  espérances  brillantes  que  donnaient  les 
quatre  jeunes  gens  laissés  par  Henri  II.Toujours  est-il 
qu'après  lui,  plusieurs  Valois  deviennent  des  person- 
nages fort  intelligents,  souvent  amateurs  de  la  liltéra 
ture,  quelquefois  même  la  cultivant.  Marguerite  oc- 
cupe un  rang  distingué  parmi  celle  série  des  Valois,  et 
le  seizième  siècle  admira  le  style  de  ses  Nouvelles. 

A  mon  sens,  M.  Génin  donne  une  excellente  appré- 
ciation du  style  de  Marguerite  :  «  Si  la  piélé  d'éditeur 
ne  m'abuse,  dit-il,  ce  style  ne  sera  pas  trouvé  au-des- 
sous de  la  réputation  traditionnelle  de  Fauteur,  à  con- 
dition toutefois  qu'on  n'y  chcrclicra  pas  les  (lualitès 
des  bons  écrivains  modernes.  Il  faut  se  souvenir  (|ue  la 
reine  de  Navarre  écrivait  dans  la  picmièrc  moitié  du 
seizième  siècle,  et  que,  même  du  di.x-soptièir.e  à  la  fin 


LETTRES  DE  LA  REINE  DE  NAVARRE.  481 

du  dix-huitième,  il  s'est  opéré  dans  le  style  une  révo- 
lution complôle  dont  Voltaire  aété  le  principal  auteur... 
Au  seizième  siècle,  la  langue  n'était  nullement  consti- 
tuée, c'était  une  matière  molle,  diverse,  incertaine,  se 
laissant  complaisamment  pétrir  au  génie  de  chaque 
écrivahi,  reproduisant  dans  ses  moindres  détails  et 
conservant  à  une  grande  profondeur  l'empreinte  de 
chaque  originalité.  Brantôme,  Rabelais  et  Montaigne 
parlent  chacun  une  langue  merveilleuse;  mais  ces  trois 
langues  n'ont,  pour  ainsi  dire,  rien  de  commun  entre 
elles.  Chacun  d'eux  a  composé  la  sienne  en  s'appro- 
priant,  en  assimilant  à  sa  nature  ce  qui  lui  convenait, 
soit  dans  les  langues  mortes  de  l'antiquité,  soit  dans 
les  langues  vivantes  contemporaines;  et  ces  éléments, 
après  la  fusion  générale,  ne  peuvent  se  reconnaître, 
pas  plus  qu'on  ne  peut  démêler  dans  le  miel  les  pous- 
sières des  différentes  fleurs  dont  il  se  forme.  La  facilité 
des  inversions  dont  Marguerite  fait  un  emploi  si  fré- 
quent, était  encore  une  ressource  aujourd'hui  perdue. 
Au  seizième  siècle,  enfin,  la  langue  se  faisait  avec  le 
secours  de  la  logique;  au  dix-neuvième,  il  n'est  plus 
question  que  de  la  conserver  par  l'usage,  c'est-à-dire 
par  le  bon  usage.  » 

J'ajouterai  quelques  mots  pour  développer  ce  qu'il 
faut,  suivant  moi,  entendre  par  le  bon  usage  quand  il 
s'agit  d'une  langue  vivante,  désormais  fixée. 

Une  langue  est  essentiellement  une  chose  de  ti'a- 
dilion,  elle  se  perd  quand  la  tradition  se  perd.  Le  fran- 
çais du  seizième  siècle  est  tel  que,  sans  être  arrèlo 
conuin;  celui  du  dix-septième  siècle,  il  en  contient  tous 
les  éléments  directs.  Plus  on  remonte  dans  les  siècles 


482  LLTTRIiS  DE  L.\  UhlMi  UE  IIWARUE. 

antérieurs,  plus  on  s'éloigne  des  formes  reçues  actuel- 
lement,  et  plus  on  s'approche  des  origines  de  notre 
idiome;  et  ainsi,  à  mesure  qu'on  recule  dans  le  passé, 
les  monuments  littéraires  deviennent  un  ol)jet  d'érudi- 
tion, et  cessent  d'offrir  une  étude  de  style.  Au  con- 
traire, ceux  du  seizième  siècle  ont  toutes  les  qualités 
qui  peuvent  servir  à  développer,  à  soutenir,  à  rajeunir 
la  langue  actuelle.  Si,  comme  le  remarque  M.  Génin, 
le  bon  usage  doit  être  la  règle  du  style  du  dix- 
neuvième  siècle,  le  bon  usage,  à  son  tour,  doit  inces- 
samment être  rajeuni  aux  sources  \ives  dont  il  découle 
directement. 

P.  L.  Courier  dit  dans  sa  préface  d'une  traduction 
nouvelle  cV  Hérodote:  «  Il  ne  faut  pas  croire  qu'Hérodote 
ait  écrit  la  langue  (*e  son  temps,  commune  en  lonie, 
ce  que  ne  lit  pas  Homère  môme,  ni  Orphée,  ni  Linus, 
ni  de  plus  anciens,  s'il  y  en  eut,  car  le  premier  qui 
composa  mit  dans  son  style  des  archaïsmes.  Cet  ionien 
si  suave  n'est  autre  cliose  que  le  vieux  attique,  auquel 
il  mêle,  comme  avaient  fait  tous  ses  devanciers  prosa- 
teurs, le  plus  qu'il  peut  des  phrases  d'Homère  et  d'Hé- 
siode. La  Fontaine,  chez  nous,  empruntant  les  expres- 
sions de  Marot,  de  Rabelais,  fait  ce  qu'ont  fait  les 
anciens  Grecs,  et  aussi  est  plus  Grec  cent  fois  que  ceux 
qui  traduisaient  du  grec.  De  môme  Pascal,  soit  dit  en 
passant,  dans  ses  deux  ou  trois  premières  lettres,  a  plus 
de  Platon,  quant  au  style,  qu'aucun  traducteur  de 
Platon.  Que  ces  conteurs  des  premiers  âges  delà  Grèce 
aient  conservé  la  langue  poétique  dans  leui  prose,  on 
n'en  saurait  douter,  après  le  témoignage  des  critiques 
anciens  et  d'Hérodole,  qu'il  suflit  d'ouvrir  seulement 


LETTRES  DE  LA  REINE  EE  NAVARRE.  485 

pour  s'en  convaincre.  Or,  la  langue  poétique,  si  ce 
n'est  celle  du  peuple,  en  est  tirée  du  moins.  Malherbe, 
homme  de  cour,  disait  :  «  J'apprends  tout  mon  français 
«  à  la  place  Maubert  ;  »  et  Platon,  poète  s'il  en  fut,  Pla- 
ton qui  n'aimait  pas  le  peuple,  l'appelle  son  «  maître  de 
«  langue.  » 

Je  pense,  avec  P.  L.  Courier,  que  le  langage  pc 
pulaire  renferme  une  foule  de  locutions  précieuses, 
marquées  au  coin  du  vrai  génie  de  la  langue,  et  qu'on 
ne  saurait  trop  étudier.  Mais  s'est-on  rendu  exactement 
compte  de  ce  phénomène?  A-t-on  reconnu  pourquoi  il 
y  a  là,  à  côté  d'une  grande  ignorance  grammaticale, 
un  fonds  si  riche  et  si  sûr?  La  cause  n'en  est  pas  autre 
que  celle  qui  fait  des  livres  du  seizième  siècle  le  sujet 
d'une  étude  féconde  pour  la  langue  et  le  style  contem- 
porains ;  c'est  que  le  langage  du  peuple  est  tout  plein 
d'archaïsmes,  de  locutions  vieillies  dans  la  conversa- 
tion dos  classes  supérieures  de  la  société,  et  surtout 
dans  le  style  écrit.  Le  peuple  est  le  conservateur  su* 
préme  de  la  langue,  ou  du  moins  c'est  chez  lui  qu'il  se 
perd  le  moins  de  la  tradition  antique,  c'est  chez  lui  que 
le  travail  de  décomposition  se  fait  le  plus  lentement  sen- 
tir. D'où  vient  celte  faculté  qu'a  le  peuple  de  conserver 
plus  fidèlement  et  plus  sûrement  les  formes  de  la  lan- 
gue? De  son  gravd  nombre.  Plus  le  nombre  est  consi- 
dérable, plus  il  y  a  de  chances  pour  que  rien  ne  soit 
oublié  ou  perdu,  tandis  que,  dans  le  langage  des 
classes  supérieures,  et  surtout  dans  le  langage  de  ceux 
qui  écrivent,  i'apport  total  est  bien  moindre  et  par 
conséquent  les  pertes  bien  plus  fréquentes. 

La  formation  de  la  langue  française  elle-même  donne 


484  LETTRES  DE  LA  lŒLNE  UE  PsAVARRE. 

l'idée  de  cette  puissance  du  grand  nombre,  qui  sous 
nos  yeux  ne  se  manifeste  plus  que  par  des  faits  peu 
considérables.  Qu'on  se  reporte  à  l'origine  ;  alors  se 
trouvaient  en  présence  une  proportion  prédominante 
de  latin,  une  certaine  masse  de  mots  allemands  impor- 
tés parles  conquérants  germains  et  quelques  restes  de 
celtique.  Quelle  puissance  pouvait  fondre  et  amalgamer 
ces  éléments  hétérogènes?  quelle  langue  assouplir  ces 
mots  rebelles  à  une  loi  commune?  quelle  oreille  régi, 
lariser  ces  désinences?  quel  esprit  mettre  l'ordre  dans 
ce  chaos?  quel  souffle  pénétrer  ce  grand  ensemble  et 
l'animer?  Rien  que  l'élaboration  séculaire  d'un  peuple 
immense  n'était  capable  d'exécuter  cette  transforma- 
tion prodigieuse,  tellement  compliquée  et  diflicile, 
qu'on  peut  à  peine  en  concevoir  le  mécanisme,  main- 
tenant qu'elle  est  là,  accomplie,  sous  nos  yeux. 

P.  L.  Courier,  avec  sa  manière  vive  et  singulière, 
disait  que  peu  de  gens  savaient  le  grec,  mais  que  bien 
moins  savaient  le  français.  Le  français  est  mal  su  parce 
qu'on  néglige  de  l'apprendre  où  il  se  trouve  réelle- 
ment, et  qu'une  langue  ne  se  de-vine  pas  plus  que  les 
faits  naturels.  Je  comparerais  volontiers  le  néologisme 
qui  ne  dérive  pas  nécessairement  de  choses  nouvelles 
ou  qui  ne  se  rattache  pas  étroitement  à  l'analogie  (et 
par  néologisme  j'entends  non-seulement  les  mots  nou- 
veaux, mais  les  locutions  et  les  tournures  nouvelles), 
je  le  comparerais,  dis-je,  aux  hypothèses  hasardées 
que  dans  les  sciences  on  imagine,  au  lieu  d'étudier  et 
d'observer  les  faits. 

Virgile,  recommandant  aux  cultivateurs  de  choisir 
chaque  année  les  plus  belles  semences  s'ils  ne  veulent 


LETTRES  DE  LA  REINE  DE  NAVARRE  485 

pas  voir  dégénérer  rapidement  leurs  cultures,  passe, 
par  une  contemp.^'^tion  qui  lui  est  familière,  de  la 
graine  des  champs  à  la  destinée  du  labeur  humain;  il 
se  représente  le  cours  des  choses  comme  un  fleuve, 
et  l'homme  comme  un  rameur  qui  le  remonte  avec 
effort  :  au  moindre  relâche,  si  brachia  forte  remisit,  le 
courant  immense  emporte  aussitôt  la  barque  sur  sa 
pente  rapide.  Il  en  est  ainsi  de  la  langue;  c'est  un 
composé  instable  que  des  influences  diverses  tendent 
à  modifier.  Repousser  les  mauvaises,  admettre  les 
bonnes,  et,  pour  le  faire  en  connaissance  de  cause, 
approfondir  l'état  passé,  telle  est,  quar*  à  la  langue, 
la  fonction  de  la  littérature;  tel  est  le  labeur  qui  lui 
est  dévolu  entre  tous  les  labeurs  que  se  partage  l'hu- 
manité,  ce  rameur  éternel  de  Virgile. 

En  définitive,  un  néologisme  inévitable  affecte  toute 
langue  vivante;  c'est  en  présence  de  ce  fait  certain  qu'il 
importe  de  définir  ce  qu'on  doit  entendre  par  conser- 
vation de  la  pureté.  La  pureté  ne  peut  être  le  maintien 
immuable  des  formes  classiques  ;  cela  est  impossible 
en  fait,  et,  j'ajouterais,  en  droit;  cs^r  ces  formes  s'usent 
d'elles-mêmes;  elle  est  dans  le  soin  d'appuyer  la 
langue  à  ses  traditions  et  de  contrôler  le  néologisme 
par  les  origines.  Une  langue  ne  peut  être  conservée 
dans  sa  pureté  qu'autant  qu'elle  est  étudiée  dans  son 
histoire,  ramenée  à  ses  sources,  appuyée  à  ses  tradi- 
tions. Aussi,  l'étude  de  la  vieille  langue,  et,  en  par- 
ticulier, de  celle  du  seizième  siècle,  est  un  élémen 
nécessaire,  lequel  venant  à  faire  défaut,  la  connais 
sance  du  langage  moderne  est  sans  profondeur,  et  le 
bon  usage  sans  racines.  C'est  un  titre  qui  recommande 


486  LETTRES  DE  LA  REINE  DE  NAVARRE. 

la  publication  des  Lettres  inédites  de  la  reine  de  Na- 
varre. Un  monument  d'un  des  bons  auteurs  du  seizième 
siècle  (et  Marguerite  est  de  ce  nombre)  a  toujours  du 
prix.  Je  ne  prétends  pas  limiter  à  celte  épocpie  et  ren- 
fermer dans  cette  circonscription  les  études  de  tradi- 
tion. Mais,  dans  celte  grande  bistoire  de  tant  de 
siècles  qui  constitue  la  langue  française,  le  seizième 
siècle  est  au  premier  échelon,  à  celui  qui  nous  conduit 
aux  autres,  à  celui  qui,  étant  le  plus  voisin,  est  le  plus 
important. 

En  recueillant  les  Lettres  de  la  reine  de  Navarre, 
M.  Génin  a  rencontré  sa  correspondance  avec  Briçon- 
net,  évoque  deMeaux.  Ici  la  chute  est  grande  :  le  sens, 
Tesprit,  le  style,  tout  cela  disparaît,  et  en  place  arri- 
vent le  faux  goût,  les  métaphores  outrées,  les  idées 
vides,  les  phrases  incohérentes.  Il  est  vrai  que  Briçon- 
net  a  la  haute  main  dans  ce  genre,  et  que  Marguerite 
n'est  que  son  écoîière;  mais  son  esprit  n'échappe  pas 
à  la  contagion.  «  Tout  ce  que  le  mysticisme,  dilM.  Gé- 
nin, a  de  plus  incroyable,  de  plus  inintelligible,  se 
trouve  entassé  dans  ces  lettres,  dont  la  plupart  ont 
cinquante,  quatre-vingls  et  jusqu'à  cent  pages.  C'est 
un  débordement  de  métaphores  dont  la  vulgarité  tombe 
à  chaque  instant  dans  le  burlesque;  c'est  un  g^ilima- 
tias  perpétuel,  absurde,  qui  parfois  touche  à  la  folie. 
Louise  de  Savoie  (la  mère  de  Marguerite)  vient-elle  à 
guérir  d'une  longue  maladie,  voici  en  quels  termes 
Briçonnet  félicite  la  duchesse  d'Alençon  du  retour  de 
la  santé  de  sa  mère  :  «  Madame,  voulant  la -plume  tirer 
«  en  la  mer  de  consolation  qui  ne  peut  cstre  distillée 
«  (combien  que  par  force  de  fo'  ^^n  nalience  dulcifiée), 


LETTRES  DE  LA  REINE  DE  NAVARRE.  487 

((  est  préscniemcnt  survenu  le  poste  (le  courrier), 
«  apportant  nouvelles  certaines  de  la  guérison  de  ma- 
«  dame;  et  ce  m'a  faict  baisser  le  voyle,  retirer  mes 
«  avyrons,  convertir  mes  pleurs  vil  deuil  en  joye.  »  Et, 
après  un  pompeux  éloge  de  Madame,  une  peinture  de 
l'amour  qu'elleinspire  à  ses  enfants,  et  de  leur  chagrin 
en  la  voyant  malade  :  «  Sa  compassion  doubleroit 
u  vostre  navrure,  et  la  vostre  en  elle  tripleroit,  dont 
«  tourperoit  le  moulin  de  douleur  continuelle  par 
«  l'impétueux  cours  d'eau  de  compassion.  » —  «  C'é- 
tait, dit  M.  Génin,  la  belle  rhétorique  de  ce  temi)s-là, 
et  Briçonnet  passait  parmi  ses  contemporains  pour  un 
foudre  d'éloquence.  »  Que  dire  de  cette  épîlre  de  Mar- 
guerite ?  «  La  pauvre  errante  ne  peult  entendre  le  bien 
qui  est  au  désert  par  faulte  de  connoistre  qu'elle  est 
déserte.  Vous  priant  qu'en  ce  désert,  par  affection,  ne 
courriés  si  fort  que  l'on  ne  vous  puisse  suivre...  atln 
que  l'abysme  par  l'abysme  invoqué  puisse  ahysmer  îa 
pauvre  errante.  »  Et  il  ne  faut  pas  croire  qu'il  s'agit 
d'une  ou  deux  lettres  écrites  de  ce  style.  La  Biblio- 
thèque du  roi  possède  un  manuscrit  de  huit  cents  pages 
tout  rempli  de  ce  fatras  mystique.  M.  Génin  remarque 
qu'il  fallait  que  Marguerite  eût  reçu  de  la  nature  une 
grande  solidité  de  jugement  pour  n'avoir  pas  été  gâtée 
à  jamais  par  celte  longue  fréquentation  d'un  rhéteur 
de  la  force  de  Guillaume  Briçonnet.  Mais  cette  obser- 
vation, qui  est  à  la  décharge  de  Marguerite,  s'applique 
aussi  à  l'évoque  de  Mcaux.  Ce  singulier  prédécesseur 
do  Bossuct,  comme  l'appelle  M.  Génin,  ne  Jôlirait  que 
dans  cette  correspondance  et  sur  ce  sujet;  ailleurs, 
c'était  un  personnage  émincnt  en  science  et  en  vertus. 


488  LETTRES  DE  LA  REINE  DE  NAVARRE. 

Guillaume  Briçori.ict  avait  porté  d'abord  le  nom  de 
comte  de  Monlbrun;  puis,  quand  il  eut  assez  de  la  vie 
du  siècle,  il  s'était  fait  prêtre  à  l'exemple  de  son  père. 
Il  obtint  la  confiance  de  Louis  XII  et  celle  de  François  T, 
fut  deux  fois  ambassadeur  extraordinaire  à  Rome, 
prononça  devant  le  sacré  collège  l'apologie  de  Louis  XII^ 
dans  laquelle  il  osait  attaquer  l'empereur  Maximilien. 
Il  représenta  la  France  aux  conciles  de  Pise  et  de  La- 
tran.  Pourvu  de  l'abbaye  de  Saint-Germain  des  Prés, 
il  réforma  les  abus  qui  s'y  étaient  glissés  et  fit  des 
augmentations  considérables  à  la  bibliothèque,  car  il 
aimait,  cultivait  et  protégeait  les  lettres.  On  a  de  lui 
quelques  ouvrages  de  théologie;  Vatable  lui  dédia  1& 
traduction  de  la  Physique  d'Aristote  et  Lefebvre  celle 
de  la  Politique.  On  voit  que  Briçonnet,  comme  Mnr- 
guerite,  ne  divaguait  que  sur  le  fait  d'une  espèce  de 
théologie  mystique.  Sages  sur  le  reste,  ils  avaient, 
comme  don  Quichotte,  un  côté  vulnérable  dans  l'intel- 
hgence,  un  point  sur  lequel  le  sens  les  abandonnait, 
et  dès  lors  ils  se  lançaient  dans  un  galimatias  absurde 
et  sans  terme.  L'époque  où  l'on  vit  a  une  grande  in- 
fluence sur  la  nature  de  ces  points  faibles,  influence 
qu'il  faut  savoir  apprécier,  et  qui  diminue  grandement 
la  gravité  des  aberrations  partielles  dont  les  meilleurs 
esprits  ont  offert  des  exemples.  C'est  une  considération 
qu'on  ne  doit  pas  perdre  de  vue  quand  on  lit  la  biogra- 
phie de  plus  d'un  personnage  illustre. 

M.  Génin  a  rempli  avec  un  soin  scrupuleux  tous  ses 
devoirs  d'éditeur.  Un  livre  ancien  (et  plus  le  livre  est 
ancien,  plus  cela  est  vrai)  contient  toujours  une  mul- 
titude de  détails,  de  locutions,  d'allusions,  de  faits  qui, 


LETTRES  DE  LA  REINE  DE  NAVARRE.  489 

parfaitement  clairs  pour  les  contemporains,  sont  fort 
obscurs  pour  n'élis,  qui  sommes  en  ce  moment  la 
postérité  en  attendant  que  nous  fassions  place  r^  d'au- 
tres. Rien  ne  s'entend  plus  à  demi-mot.  C'est  celte 
ignorance  des  notions  communes  au  milieu  desquelles 
le  livre  a  été  composé,  qui  rend  tout  ouvrage  ancien 
plus  ou  moins  difficile  à  lire.  On  peut  dire  qu'il  nous 
transporte  dans  un  milieu  étranger  et  que  nous  y 
sommes  dépaysés;  un  déplacement  dans  le  temps  est 
comparable  à  un  déplacement  dans  l'espace;  lire  un 
livre  ancien,  c'est  voyager  en  esprit  dans  des  contrées 
que  nous  ne  verrons  jamais,  et  sur  lesquelles  le  guide 
nous  doit  toute  sorte  de  renseignements.  Un  éditeur 
est  ce  guide  :  son  but  (y  atteindre  serait  la  perfection, 
impossible  en  cela  comme  dans  le  reste),  son  but  doit 
être  de  faire  que  l'ouvrage  qu'il  publie  se  lise  aussi 
couramment  qu'un  ouvrage  contemporain.  Une  érudi- 
tion qui  ne  sait  pas  reconnaître  les  véritables  obscurités 
et  les  éclaircir,  quelque  riche  et  variée  qu'elle  soit, 
est  une  érudition  mal  employée.  Dans  une  notice  fort 
étendue,  M.  Génin  a  examiné  les  principales  questions 
auxquelles  pouvaient  donner  lieu  la  vie  et  les  écrits  de 
Marguerite.  Quant  au  texte,  il  a,  suivant  le  besoin, 
ajouté  des  notes  concises  dans  lesquelles  il  explique 
les  allusions,  dit  ce  que  sont  les  personnages  nommés, 
et  relève  de  temps  en  temps  des  erreurs  échappées  aux 
historiens. 

Sans  être  très-abondantes  en  renseignements  histo- 
riques, les  Lettres  de  Marguerite  sont  loin  d'en  être 
dénuées.  D'autres  lettres  plus  importantes  sans  doute, 
car  elles  étaient  adressées  à  François  1"  par  sa  sœur, 


490  LETTRES  DE  LA  IlLLNi:  DE  iNAVAFiRE. 

avaient  clé  autrefois  recueillies.  «  Je  ne  sais,  dit  M.  Gé- 
nin,  s'il  existe  encore  d'autres  lettres  de  la  reine  de 
Navarre,  je  le  crois  d'après  une  indication  que  j'ai 
trouvée  dans  Fontanicu,  mais  de  laquelle  je  n'ai  pu 
tirer  aucun  fruit.  D'autres  seront  peut-être  plus  heu- 
reux; c'est  dans  cet  espoir  que  je  reproduis  ici  textuel- 
lement la  note  suivante  :  1525  et  depuis  pendant  tout 
le  règne  de  François  ?*"  :  Notice  d'un  manuscrit  de  la 
bibliothèque  de  M.  l'abbé  de  Piolkelin,  égaré  de  ceux  de 
M.  Dupiiy  et  remis  à  la  bibliothèque  du  royparM.  l'abbé 
Boudot  :  Cent  trente-quatre  lettres  de  Marguerite  reine 
de  Navarre  au  roi  François  F^  son  frère.  Cent  trente- 
quatre  lettres  à  François  Y\  quel  trésor!  Peut-être  il  est 
enfoui  dans  quelque  recoin  de  la  Bibliothèque  royale; 
mais  où?  MM.  les  conservateurs,  dont  la  complaisance 
et  l'érudition  m'ont  tant  de  fois  secouru,  n'ont  pu  me 
donner  de  ce  manuscrit  aucune  nouvelle.  Évidemment 
Fontanieu  (mort  en  1784)  l'avait  encore  entre  les 
mains...  On  peut  être  certain  que  tous  les  secrets  de 
la  cour  de  François  \^\  grands  ou  petits,  politiques  ou 
autres,  venaient  retentir  dans  les  lettres  de  Marguerite 
à  son  frère.  Belle  générosité  du  hasard  s'il  nous  les 
rendait!  » 

Le  hasard  a  eu  cette  générosité.  Depuis  que  M.  Gé- 
nin  a  imprimé  ces  lignes,  le  manuscrit  égaré  dans  les 
recoins  de  la  bibliothèque  et  si  vainement  cherché  a 
été  retrouvé.  Sans  doute  le  public  sera  mis  en  posses- 
sion de  ce  supplément  à  la  correspondance  de  Margue- 
rite. M.  Génin,  dans  sa  préface,  faisant  remarquer  sa 
qualité  de  premier  éditeur  et  les  difficultés  particulières 
de  cette  position,  où  les  derniers  venus  font  oublier  les 


LETTRES  DE  LA  REINE  DE  NAVARRE.  491 

premiers,  ajoute  :  «  Gerbert,  dans  un  de  ses  sermons, 
parle  d'une  famille  de  pécheurs  et  d'une  échelle  dont 
le  pied  plongeait  dans  un  lac  enflammé  de  bitume  et 
de  soufre.  Chaque  descendant  venait  à  son  tour  de 
l'échelon  supérieur,  contraignant  ainsi  les  autres  à 
s'enfoncer  d'un  degré,  tant  qu'à  la  fm  le  père  et  le  chel 
de  toute  celte  race  disparaissait  englouti  sous  les  va- 
gues bouillantes.  Celte  famille  de  pécheurs  est  la  fa- 
mille des  éditeurs,  et  cette  terrible  allégorie  est  leur 
histoire.  »  11  faut  espérer  que,  bravant  la  perspective 
d'un  sort  aussi  funeste,  M.  Génin  profitera  du  temps 
où  il  est  encore  sur  le  premier  échelon  pour  faire  une 
publication  qui  lui  est  naturellement  dévolue  et 
pour  accroître  le  renom  de  Marguerite  et  les  richesses 
du  seizième  siècle.  Indépendamment  du  fond  môme 
de  cette  correspondance,  sur  lequel  je  n'ai  aucune 
donnée,  la  forme  en  doit  être  excellente;  car,  toutes 
les  fois  que  Marguerite  écrit  à  son  frère,  elle  se  garde 
de  laisser  courir  sa  plume. 

M.  Génin  dit  qu'on  pourra,  d'après  la  correspon- 
dance qu'il  publie,  porter  un  jugement  complet  et  cer- 
tain sur  la  reine  de  Navarre.  Il  faut,  en  effet,  à  côté 
de  la  conteuse  spiriluelle  moitié  gaie,  moitié  sérieuse, 
des  Nouvelles^  et  sans  oublier  la  correspondante  de 
l'évèque  Briçonnet,  voir  en  elle  la  femme  pleine  de 
cœur  et  de  sens  qui  se  montre  dans  les  Lettres^  la  pro- 
tectrice éclairée  des  savants,  la  princesse  tolérante  en 
matière  de  religion  dans  un  temps  où  il  n  y  avait  pas 
de  tolérance,  enfin  celle  qui,  entourée  de  toutes  les 
grandeurs,  a  dit  d'elle-même  qu'elle  avaii  porté  plus 
que  son  faix  de  l ennui  commun  à  toute  créature  bien 


492  LETTRES  DE  LA  REINE  DE  NAVARRE. 

née;  expression  généreuse  et  mélancolique  qui  seule 
suffirait  pour  attester  quel  sentiment  cette  âme  à  la 
fois  élevée  et  tendre,  cette  créature  bien  née ^  avait,  sans 
regrci  de  son  rôle,  empor*^-  de  l'expérience  des  hona- 
mes  et  des  choses- 


TABLE  ANALYTIQUE 


A,  suppression  de  à  dans  l'ancien 
français,  I,  521. 

Al,  voy.  Ob. 

Ame,  et  Abé,I,  U;  11,213. 

Abelir,  èlre  beau,  devenir  Leau, 
n,  590. 

AuRAXDER  (s'),  devenir  en  feu,  II, 
94. 

Arréger  (s'),  nom  donné  par  les 
grummairiens  provençaux  à  l'ab- 
sence de  l'alfixe  s,  signe  du  no- 
minatif, II,  426. 

Abri,  I,  40. 

—  sens  de  abri,  en  wallon,  II,  156. 

AiiRiKR,  dans  le  Berry,  abriter,  II, 
126. 

\cCEiNTS    ORTHOGRAPHIQUES,    disCUS- 

sion  de  la  question  de  savoir  s'il 
en  faut  mettre  quand  on  publie 
des  textes  de  vieux  français,  I, 
141; — résolue  par  raflirmalive, 
ib.;  —  abus  qu'on  avait  fait  de 
l'accent,  I,  145;  —  remarque  sur 
leur  emploi,  H,  215. 
àccENT  TOXIQUE,  il  existc  dans  la 
langue  française,  I,  32  ;  —  rôle 


de  l'accent  latin  dans  la  forma, 
tion  des  mois  romans,  I,  52. 

—  Exceptions  à  la  transmission  de 
Taccent  latin  aux  langues  ro- 
manes, I,  55. 

—  Il  délerrnine  la  forme  du  mot 
français,  ï,  242  et  202. 

—  Cause  pour  laquelle,  l'accent 
français  restant  sur  la  même  syl- 
labe qu'en  latin,  l'accentuation 
françiiise  ditïère  totalement  de 
l'accentuation  latine,  II,  543. 

Accentuation  française,  I,  242. 

AcHoisoN,  de  occasio,  I,  49;  II,  51 

Adam,  mystère,  II,  50. 

ADf:s,  l,  125. 

Adipeux,  I,  88. 

Adjectif,  règle  des  adjectifs  à  une 
seule  terminaison  en  latin  pour 
le  masculin  et  le  lèmiMin,  I,  17; 
—  accord  de  l'adjeclit  avec  la 
finale  ment  dans  l'adverbe,  I, 
17. 

—  Adjectifs  à  une  seule  terminai- 
son, I,  320.  .A 

—  correspondants  aux  adjectifs  la- 
tins qui  ont  une  même  finale  au 
masculin  et  au  féminin,  comment 


49^ 


TABLE  ANALYTIQUE. 


ils  se  comportent  au  xv"  siècle, 
II,  13. 

—  Les  adjeclifs  qui  ont  en  lalin  une 
tei'tiiinaison  unique  pour  le  mas- 
culin et  le  fcniinin,  ont  aussi  une 
terminaison  unique  en  proven- 
çal pour  ces  deux  genres,  II,  451 . 

--  Les  adjectifs  pris  absolument  et 
sans  ôlre  construits  avec  un  sub- 
stantif apparent,  n'ont  p:is  1'^  au 
sujet,  en  provençal,  II,  452. 

Admonester,  I,  34. 

Adudriu,  ouvrir,  I,  146. 

Advemiz,  l'éti'anger,  II,  443. 

Adverbe,  formation  de  l'odverlje 
roman,  I,  8. 

—  Comment  les  adverbes  se  com- 
portent au  xv"  siècle,  II,  16. 

—  provençal  en  eut  et  en  ens,  II, 
434. 

Vé,  de  œtatem.  I,  52. 

Aers,  adliérent,  en  provençal,  II, 

454. 
.'Etaticcm,  primitif  de  âge,  I,  34, 
Aiians,  légumes,  II,  161. 
Aide,  cimetière,  en  wallon,  II,  155. 
Aïe,  aide,  secours,  I,  567. 

klMl,  VOy.  ANC. 
AlNKES,  VOy.  ANC 

AixyuES,  voy.  anc. 

Ainsi,  étymologie,  1. 124. 

Ai.n^jouhnée,    l'avant-journée,    le 

matin,  II,  251. 
Aiii,  au  sens  de  manière,  I,  61. 
AniE,  I,  61. 
AïnÉE,  I,  583. 
Air.s  au  nominatif,  Air  au  régime, 

II,  54S. 
AiiiiN  (saint).  Vie  de  saint  Albin, 

légende  irès-semblableà  celle  de 

la  Vie  de  saint  Grégoire,  II,  254. 
A;  KSciiAxs,     localité     célèbre     au 

moyen  âge,  I,  169. 
.AuuT,  discussion  de  ce  verbe  qui 

est  au  subjonctif  el  qui  repré- 

icnte  le  latin  allocet,  II,  451. 


Au.emagne  (T)  traduit  les  œuvres 
des  trouvères,  I,  180  et  187. 

Aller,  I,  59. 

Allonger  (s'),  nom  donné  par  les 
granim;iiriens  provençaux  à  la 
présence  de  l'alfixe  s,  signe  du 
nominatif,  II,  426. 

Ambedui,  andiii,  tous  deux,  I.  368. 

Amendie,  I,  555  et  363. 

Ammien  Marcellin,  morceau  sur 
Adriistée  comparé  au  morceau  de 
Dante  sur  la  fortune,  1,  425. 

Amour,  fine  et  loyal  amour,  I,  289. 

—  Différence  entre  la  manière  de 
parlerde  l'amour  dans  l'antiquité 
et  dans  le  moyen  âge,  I,  289. 

Ami'leis,  adverbe  expliqué,  H,  446. 

Anc,  adv.,  discussion  étymolo- 
gique, 1, 154. 

Ancianor,  II,  356. 

Ancien,  sens  de  ce  mot  appliqué  à 
la  comparaison  des  langues,  II, 
27  i. 

—  La  langue  d'oc  et  la  langue  d'oïl 
plus  anciennes  que  Litalicn  et 
Fespugnol,  ib. 

Andier,  landier  en  wallon,  II,  157. 
Aneme,  prononcez  âme,  II,  293. 
Anglo-Normand,  dialecte,  II,  57  et 

100. 
Anneton,  petit  canard,  canneton, 

I,  206. 

Antatn,  hypothèse  sur  cette  forme, 

II,  535. 

Antiquité  (li  rois  d'),  le  roi  des  an- 
ciens temps,  erreur  commise  par 
un  traducteur  allemand  du  xiii* 
siècle,  I,  181. 

—  classique,  n'est  pas  simple,  elle 
est  formée  de  deux  parties,  k 
Grèce  et  Home,  11,  4. 

Antis,  antique,  11,  217. 
AoRER,  adorer,  I,  2il. 
Apert,  discussion,  I,  148 
AposTtLE,  nom  du  pape,  I,  ICI 

ArPARAÎTRE,  I,  Ô^ 


TABLE  ANAIATIQLE. 


495 


Appétit  (à  1'),  de,  II,  150. 

AppKENDiiE  par  cœur,  exprimé  en 
lalin,  II,  579. 

Araignke,  signifie  proprement  toile 
de  l'aragne,  II,  452. 

AuAiNÎ,  en  wailon,  adresser  la  pa- 
role, II,  liO. 

Aramer  (s'),  pénétrer  dans  la  ra- 
mée, en  parlant  des  rayons  du 
soleil,  II,  151. 

Arantele.  ir.ANTEi.K,  toile  d'araignée 
enBcrry,  II,  158. 

Arciiaïs.me,  son  caractère,  son  uti- 
lité, son  cliarnie,  l,  .')49. 

—  Opinion  de  1*.  L.  Courier  sur 
l'archaïsme,  II,  482. 

Argentin,     reproché     à     Boileau 

comme  un  néologisme,  est  plus 

ancien,  II,  27. 
Aria,  air,  en  italien,  vient  d'aerea, 

11,81. 
Arioste,   ses  héros    sont  pris   de 

nos  cimnsoiis  de  p:este,  1,  285. 
Arnitoii.e,  toile  d'araignée,  en  rou- 

chi,  II,  159. 
Arueyer,  dans  le  Berry,  arranger. 

11,114. 
Arrujeu,  un  enfant,  terme  du  Berry, 

11,151. 
Art  (1')  du  xvn»  siècle,  I,  3:i5. 
Article,  non  existant  dans  le  latin, 

et  créé  par  les  langues  romanes, 

1,  105. 

—  Suppression  de  l'arlicle  dans 
l'ancien  français,  I,  521 

Artz.  en  provençal,  II,  454. 
Aryennks,  langues,  I,  vin. 
Aryens  (les),  peuple  primitif  qu'on 
suppose  avoir  liahilé  la  haute 
Asie  et  ôtre  la  source  d'où  sont 
sortis  les  Indiens  parlant  san- 
sciit,  les  Perses,  les  Grecs,  les 
Latins,  les  Gt^rniains,  les  Slaves 
et  les  Celtes,  1,  82. 

—  Langues  issues  d'"4  \ryens,  leur 
place  dans  l'histoiie,  f,  85. 


Assez,  élymologie,  I,  124. 

Assis,  signilie  assiégé,  I,  2  9. 

Assonance,  dans  les  vers,  preuve 
d'antiquité,  I,  178;  11,  194. 

—  d:ms  le  Chant  d'Eulalie,  II, 
239. 

Ati;aiant  ou  Atreant,  attrayant,  I, 
2-27. 

Attaquer,  le  môme  que  attacher, 
I,  15  et  127. 

Attolée,  dans  le  Berry,  repas  pro- 
longé; conjecture  sur  ce  mot,  II, 
122. 

Auberge,  élymologie,  I,  6. 

AuMAiLLE,  élymologie,  II,  126. 

Auner,  réunir,  I,  241. 

Autour,  oiseau,  pèche  contre  l'ac- 
cent latin,  I,  55. 

AiJvERT,  participe  passé;  discussion, 

I,  145. 

AuwiER,  homme  qui  distribue  de 
l'eau  ;  heureuse  conjecture  de 
M.  Miitzner,  dans  un  passage 
altéré,  I,  224. 

Avant,  étymologic,  I,  12  i. 

Avii.issKîiENT  et  Ennoulissement  de 
certains  mois,  II,  IGG. 

AvoEc,  avec,  I,  l'i4. 

Avoir,  conjugué  avec  l'auxiliaire 
être,  dans  un  texte  du  xiv^  siècle, 

II.  41G. 

AvRiR,  l'orme  de  ouvrir,  existe-t- 
il?  I,  146. 

AwEiE,  aiguille,  en  wallon,  II,  154. 

AwKURE,  chance  heureuse  ou  mal- 
heureuse, en  wallon;  étyniolo-» 
gic,  II,  152. 


Baciielette,  I,  58, 

Baciielikr,  I,  56. 

Bagasse,  1,  59. 

Baie,  faire  payer  la  haie,  et  payer 

en  haie,  discussion,  II,  51. 
Baisselete,  I,  58. 


m 


TABLE  ANALYTIQUE. 


lÎAMiE,  prendre  tic  la  harulo,  terme 
de  marine,  exprimé  en  latin,  II, 
580. 

Baknage,  le  corps  des  barons,  I, 
7)05. 

Barmlment,  en  baron,  courageuse- 
ment, II,  455 

Baron,  I,  70. 

—  les  barons  de  France,  compa- 
gnons de  Cbarlemagiie,  sont  re- 
présentés comme  des  vieillards, 
l  348. 

Baruai,  ou  Badrrai,  futur  du  verbe 

bailler,  11,  117. 
Ba-^-Latix,  deux  sortes,  I,  54. 

—  Reconstruction  du  bas-l:itin.  I, 
35. 

Bataille  d'Aleschans,  analyse,  I, 
170. 

Beau,  beau  et  bel,  I,  119. 

Bée, ancien  mot  qui  signiliait:  vaine 
attent(\  H,  52;  payer  la  bée,  ib.; 
conlusion  avec  :  payer  en  bê,  ib. 

Bélier,  I,  07. 

Belix,  I,  G8. 

Bellezour,  prouve  qu'un  adjectif 
latin,  bellatus,  a  existé,  II,  501. 

Berquin  (Louis) ,  brûlé  comme  héré- 
tique, II,  459. 

Berry  (patois  du),  II,  112. 

Bertiie,  femme  de  Girart  de  Ros- 
sillon,  II,  592. 

Beté,  explication  de  ce  mot,  I,  205. 

BiERRE,  nom  d'une  forêt,  II,  590. 

BiRSSEN,  mot  allemand  tiré  du 
français,!,  187;  II,  264. 

Blaireau,  I,  50. 

Blé,  I,  45. 

Bloc,  I,  4i. 

Bon-,  avoir  son  bon,  avoir  sa  satis- 
faction, I,  574. 

Bonnet,  1,89. 

Bot,  neveu,  en  provençal,  II,  452. 

Bouc,  I,  44. 

—  Bouc,  au  réfïime,  bous  au  no- 
minatif. II,  555. 


Brind,  étymologie.  1,6. 

Brette,  I,  90. 

Briçon.net  ((juillaume),  son  langage 

mystique,  II,  48G. 
Bris,  nominatif  de  bricon,  coquin, 

1,211. 
Briser,  I,  44. 
Bi'Fois,  arrogance,  I,  365. 
BuRGUY,  Grammaire  de  la  langue 

d'oïl,  I,  94. 
Buste,  I,  65. 
Byron,  I,  294. 


Caduire,  dans  le  Berry,  affaiblir, 
flétrir,  II,  125. 

Caillou,  discussion  étymologique, 
II,  1-25  et  147. 

Caire,  chaise,  en  wallon,  II,  157. 

Calorgne,  borgne,  dans  le  parler 
du  haut  Maine,  II,  455. 

Calccs,  myope,  en  provençal,  II, 
455. 

Cas,  dans  la  langue  d'oïl  et  la 
langue  d'oc,  I,  14  et  119;  — 
influence  de  ces  cas  sur  le  fran- 
çais moderne,  1, 15. 

—  Les  trouvères  prennent  plus 
souvent  la  licence  de  mettre  le 
régime  au  lieu  du  sujet  que 
celle  de  mettre  le  sujet  au  lieu 
du  régime,  I,  200. 

—  Existant  dans  la  langue  d'oïl  et 
dans  la  lanfj:ue  d'oc,  n'existant 
pas  dans  l'italien  et  dans  l'espn- 
gnol,  ce  que  cela  signilie,  II,  02 
et  274. 

—  La  règle  des  deux  cas  se  voit 
dans  le  Chant  d'Eulalié,  II,  50  i. 

—  Système  des  cas  dans  la  langue 
d'oc  et  la  langue  d'oïl,  sur  quoi 
il  repose,  II,  529  et  suiv. 

—  De  la  régularité  de  la  langue 
d'oïl  dans  l'emploi  des  deux  cas, 
II.  344  et  suiv. 


TABLE  ANALYTIQUE. 


m 


~  Une  langue  à  deux  cas  est  une 
"•'uveauté  dans  i'hisloire  des 
idiomes  classiijues,  II,  359-362. 

—  lîègle  des  deux  cas,  établie  par 
lis  granimniriens  provençaux  du 
xiii«  siècle,  II,  42i. 

—  Uévolulion  qui  enlève  à  la 
lungue  d'oïl    ses    deux  cas,    I, 

XLVI. 

Caterpili-ar,    nom    anglais    de    la 

chenille,  I,  63. 
Cavexe,    ancienne     l'orme     qu'on 

trouve  quelquefois  pour  chanvre, 

I,  55. 

Celtique,  coniple  pour  une  très- 
petite  part  dans  le  français,  II, 
lOi. 

Ceo,  qui  est  notre  mot  ce,  est  mo- 
nosyllabe,!, 159. 

CinisE,  corruption  de  chaire,  II, 
115. 

Chalexgeb,  de  calumniari,  l,  7  et 
210. 

Champ  (de),  de  côté,  mauvaise  or- 
thoî^raphe,  II,  150. 

Champî,  mener  paître,   en  wallon, 

II,  160. 

Chanson,  une  maie  chanson,  c'est- 
à-dire  une  chanson  qui  reproche 
une  lâche  conduite,  liès-redoutée 
des  anciens  barons,  I,  213. 

—  d'un  croisé  partant  pour  la  croi- 
sade, I,  218. 

Chansons  d'aventures,  sorte  de  ro- 
mans en  vers,  I,  288. 

Chansons  de  geste,  mentionnées 
dès  le  Xi*  siècle,  1,  177. 

—  côté  par  le(|uel  elles  sont  histo- 
riques, I,  18i. 

—  leur  caractère,  I,  287. 
Chanson  de  roland,    allusion  dans 

le  Patelin,  II,  43. 
Chant  d'eulalie,  examen,  II,  287- 
307. 

—  Conjecture  sur  la  contrée  où  il 
a  été  composé,  II,  305;  —  note 


additionnelle  sur  la  versification 

de  ce  chant,  II,  305. 
Chantel,  l'escuen  chanlel,Il,  259. 
Charlemagne  est  représente  comme 

vieux,  I,  548. 
Charles  le  Chauve,  dans  le  poënie 

de  Girart  de  Rossillon,  II,  51:4, 

598. 
Charroi  de  INymes,  analyse,  I,  164. 
Chasteé    (chasteté),    écrit  à    tort 

cliastée,  II,  243. 
Chattepelouse,  nom  normand  de 

la  chenille,  I,  65. 
Chef  et  Cheve,  dans  le  Fragment 

de  Valenciennes,  II,  555. 
Chef-d'œuvre,    conunent   exprimé 

en  latin,  II,  578. 
Chêne,  chanvre  en  wallon,  II,  154, 
ClIENILI-E,  I,  61. 
Chenosir  ou  Chknousir,  dans  le  Dlt- 

ry,  moisir,  II,  125. 
CiiiAULE,   dans   le  Berry,   rejeton, 

II,  122. 
CiT,  cité,  I,  150. 
Civilisation,  comment  exprimée  en 

latin,  II,  573. 
Clau,  fléau,  II,  131. 
Climat  ou  Localité,  son  influence 

sur  la  forme  des  mots,  II,  155. 
Cœur,   exidication    de    la   locutior 

par  cœur,  II.  455. 
Cogitation,  ï,  148. 
Coi,  se  mettre  à  la  coi,  ou  plutôt 

à  l'acoi;  dans  le  Berry,  se  met- 
tre à  l'abri,  II,  127. 
CoisE,  côte,  en  wallon,  II,  154, 
CoME,   herbe  entrelacée,  II,  119. 
Commencer,  prononcé  par  quelques 

personnes  quemencer,  1, 152. 
Comparaison  entre  des  époques  his- 
toriques  qui  la  comjjorlent,   I, 

275. 
—  La  comparaison  est,  par  excel- 
lence, la  méthode  de  l'étude  des 

êtres  viv.'.nls  et  des  langues, II 

153. 


408 


TABLE  ANALYTIQUE. 


CoMi'.u\ATiF.  Les  corn  parai  ifs  latins 
donnaient  des  adjcclils  à  deux 
cas  dans  la  langue  d'oïl,  II,  550. 

CoMpr.RKH.  payer,  I,  550. 

Complot,  inceilitiide  de  rélyniolo- 
gie  de  ce  mol,  I,  207. 

COMI'OTK,  I,  91. 

CoNciiKiiu:  ou  concroihe,  II.  296. 

Conditionnel,  5*  pers.  du  sinpfulicr, 
en  eie!,  dans  le  Chant  d'Eu lalie 
et  li>  Fragment  de  Valenciennes, 
II,  510. 

—  Formation  du  conditionnel  dans 
les  langues  romanes,  II,  511. 

Conjugaison  des  langues  romanes, 
1,8. 

—  plus  riche  dans  les  langues  ro- 
manes que  dans  le  latin,  I,  106. 

Connaître,  I,  83. 

—  Se  connaître  en  une  chose,  ex- 
plication de  celle  tournure,  II, 
519. 

Contractions,  qui  sont  déjà  dans 
la  lauLiue  du  xv"  siècle,  II,  26. 

CONVOITEII,  I,  55. 

Coq,  au  régime;  ces,  ou  nominatif, 
II,  555. 

CoBATicuM,  thème  fictif  de  courage, 
1,34. 

CoRONEMENT  LOOYs,  analyse,  I,  IGl; 
—  traits  historiques  que  celte 
gcsle  renferme,  I,  163. 

Corps,  erreur  commise  par  l'an- 
cienne langue  au  sujet  de  ce  mot, 
I,  452. 

—  Il  conserve  Ys  au  régime  en 
provençal,  II,  428- 

Cor.iir.cTiuNs,  exemples  de  correc- 
tions de  divers  genres,  II,  215 
et  pnges  suivantes. 

Coiuiui'TioN.  Est-ce  par  corruption 
du  latin  que  sont  nées  les  lan- 
gues romanes?  1,104  et  248;  — 
indices  de  la  corruption,  I,  108. 

CoiiSAUS,  iiominalir  féminin  d'un 
substantif  cor^ûr/,  signifiant  cou- 


reuse, femme  de  mauvci.»!'»  \«e, 
1,  210. 

Cou  et  COI,,  I,  119. 

Couleur.  Couleur  dans  une  langue, 
c'est-à-dire  rn|)port  cnirc  le  sens 
concret  et  le  sens  abstrail.  I, 
264. 

Cot'i'LKT.  Ce  qwe  c'est  dans  l'an- 
cienne poésie,  I,  545. 

Courcer,  raccourcir,  II,  87. 

COURÉE,   I,  561. 

Courte-pointe,  I,  91. 

Cousin,  parent,  cousin,  insocle,  I, 
68. 

Covenans  VIVIEN  (li),  le  vœu  de  Vi- 
vien, analyse,  I,  169. 

Craindre  et  cremir,  I.  122. 

Crémer,  brûler  légèrement,  II,  119. 

Cremir  et  craindre,  I.  122. 

Cuises  dans  les  langues,  I,  i.n. 

Critique  Nécessité  d'appliquer  la 
crilii]ue  philologique  aux  textes 
en  langue  d'oïl,  I,  216. 

—  l^ègles  crili(|ues  pour  les  textes 
de  la  langue  d'oïl,  11,  441. 

CuENs  et  COMTE,  I,  14  et  49. 

Gui  qu'en  poist,  I,  234. 

Cuire,  employé  pour  signifier  le 
supplice  du  feu,  II,  304. 

CvcLE  poétique  carlovingien,  com- 
paré au  cycle  de  la  guerre  de 
Troie,  I,  271; —  mérite  de  quel- 
ques-unes de  ces  compositions, 
1,275. 

—  poétique  d'Arlhus  ou  de  la  Ta- 
ble ronde,  I,  288 


Datant,  talent,  en  wallon,  II,  159. 
Damp,  titre  d'abbé,  I,  50. 
DaSgeh,  I,  49. 

Dangî,  be.-dn,  nécessité,  en  wal- 
lon, II,  l40. 
Dans,  étyiiiologic,  I,  124. 
Dansel  ou  danzel,  I,  50. 


TABLE  ANALYTIQUE. 


499 


Dante,  T,  202. 

—  Étude  sur  Dante,  I,r)9i;  —  style 
de  Dante,  I,  39-4;  —  imité  par 
Byroïi,  I,  405;  — différents  mo- 
des de  traduction,  T,  407;  —  c;i- 
raclère  et  îrrandeur  de  la  Divine 
Comédie,  I,  420. 

—  On  (  oit  dire  Dante,  et  non  îe 
Dante,  I,  429. 

Di:.  La  préposition  rf^,  qui  marquait 
le  rapport  de  comparaison  et  se 
mettait  après  pins,  peut-elle  être 
supprimée?  I,  137. 

Débonnaire,  I,  61 . 

Déclinaison  dans  la  langue  d'oïl  et 
la  langue  d'oc,  I,  16. 

—  de  l'ancien  françiis;  elle  a  deux 
cas,  I,  149,  244,  319   et  I,  xi; 

—  s  caractéristique  du  nomina- 
tif singulier  dans  beaucoup  de 
noms;  origine  de  cette  s,  1, 149; 

—  déclinaison  des  noms  qui, 
en  Iniin,  changent  d'accent  en 
piss.inl  du  nominatif  nu  régime, 
I,  150;  —  déclinaison  des  noms 
féminins  en  e  muet,  I,  151. 

—  Constructions  que  la  déclinaison 
permet,  I,  320. 

—  détruite  ou  xv*  siècle;  trace  qu'il 
en  reste,  II,  24. 

—  existant  dans  la  langue  d'oll  et 
jans  la  langue  d'oc,  n'existant 
ni  dans  l'italien  ni  dans  l'espa- 
gnol; ce  que  cela  signifie,  II.  62. 

—  de  cheval  et  mots  semblables, 
dans  le  Derry,  II,  127. 

■»-  vrai  caractère  de  la  déclinaison 
dans  la  langue  d'oïl,  II,  338- 
041. 

-  des  noms  féminins  en  proven- 
çal, II,  4i8. 

ilnniicTivE  (méthode), danger  (|u"elle 
a  dans  l'élymologie,  I,  87. 

OiFuiR,  verbe.  II,  215. 

l'EiAinE,  Lfl  langne  française  dans 
ses  rapports  avec  le  sanscrit  et 


les  autres  langues  européennes! 
1,76. 

Dr  mal  aire,  I,  61. 

Depuis,  étymologie,  I,  124. 

De  put  aire,  I,  61. 

DÉiiivATiox  médiate, immédiate  ies 
langues;  ce  que  c'est,  I,  76. 

Dès,  étymologie,  I,  123. 

DesiMesurance,  I,  309, 

Desoremais,  I,  123. 

Destalenter,  I,  376. 

Decrvi,  ouvrir,  I,  146. 

Dialectes  de  la  langue  d'oïl,  I,  12, 
125,  249,  et  II,  57;  —  il  n'y 
avait  point  de  languedominante; 
chaque  dialecte  était  cultivé,  I, 
127;  —  c'est  vers  le  xiv  siècle 
qu'une  languelittéraire  commune 
commence  à  se  former,  I,  128. 

—  Quel  fut  celui  qui  prévalut  et 
devint  la  langue  française,  II, 
101;  — fusions,  confusions,  II, 
102. 

—  !^ur  quelles  données  repose,  dans 
les  textes,  la  distinction  des  dia- 
lectes, II,  202. 

—  Formation  des  dialectes,  I,  xlii; 
—  ils  sont  antérieurs  à  l'unité  de 
la  Imgue,  I,  xliv. 

Dialectique.  Formes  dialectiques  de 

la  conjugaison,  I,  128, 
Dictionnaire  latin-français,  II,  305, 
DiEz,  Dictionnaire  étymologique, 

1, 24etsiiiv. 
Dimanche,  I,  91. 
DiNARA,   mot  sanscrit,    espèce  de 

monnaie,  I,  29. 
DÎNER,  I.  47. 
Dit  nu  Buef,  re?semblnncc  avec  la 

Vie  de  saint  Grégoire,  II,  25 i. 

DOMNIZELI.E,  II,  297. 
DoNAT  piiovENÇAi,,  litre  d'une  grain- 
maire  provençale.  11,  424. 

DONERE  et  DONEOR,  I,  15. 

DoNGE,  subj.  de  donner;  se  Iroute 
dans  le  xv«  siècle,  II.  27. 


500 


TADLE  ANALYTIQUE. 


Dorénavant,  1, 123. 

Donvi,  ouvrir,  l,  146. 

DÔTEH,  noÙTEK,  daps  le  Bcrrv.ôtcr, 

II,  124. 
Doux,  remarque  sur  cet  ailjeclif,  I, 

227. 
DovRi,  ouvrir,  en  wallon,  II,  141. 
DuBRin,  ouvrir,  I,  146. 
Dune,  I,  44. 
Durcir,  ouvrir,  I,  146. 


E.  La  langue  d'oïl  avait  au  moins 
deux  g,  l'un  muet,  l'autre  so- 
nore, I,  141. 

—  Se  dit  pour  en,  préposition,  II, 
326. 

Eau,  f,  78. 

ÉcH.AjiEAU,  ados,  en  Berry,  II,  159. 

EciiAKNiR,  dans  le  Berry,  singer,  II, 
128. 

Ecriture.  Réaction  de  l'écriture  sur 
la  prononciation,  I,  324. 

Edbe  (lierre),  masculin  dans  le Frfl^r- 
ment  de  Valenciennes,  II,  32G. 

Ée,  finale  qui  compte  pour  deux 
syllabes  au  xv*   siècle,  II,  36. 

Effrayer,  I,  65. 

Egger  pense  que  la  langue  du 
xni"  siècle  convient  à  la  traduc- 
tion d'Homère,  I,  512. 

El  pour  oit  dans  le  Berry,  II, 
113. 

Els  au  pluriel  nominatif,  II,  4i8. 

Émail,  étymologie,  I,  6. 

Éméjer  (s'),  dans  le  Berry,  s'in- 
quiélcr,  II,  115. 

Émoi,  I,  66. 

Empeuere,  employé  au  régime,  dans 
un  texte  du  xiv*  siècle,  II,  408. 

Ekpire,  d'imperium,  signifie  armée, 
I,  211. 

Enc,  voy,  Anc. 

Encloistbe  ou  enclostre,  synonyme 
de  cloître,  11,221. 


Encontrée,  synonynne  de  contr(fo, 
11,221. 

Encre,  de ^ncflMS/Mm; remarque siif 
l'accent  de  ce  mot  latin,  II,  138 

Enelaint,  mot  inexpliqué,  II,  250; 
explication  (|u'en  donne  M.Le- 
clcrc,  II,  250. 

Enfances  Guillaume  (les), geste  tra- 
duite on  allemand,  I,  182. 

Enfe  et  enfant,  I,  14;  II,  220. 

—  Enle,  meilleur  que  enres,I,  251 . 

Enjôi.er,  donner  des  joyaux,  et  en- 
jôler, flaller,  II.  129. 

Ennoblissement  et  avilissement  de 
certains  mots,  II,  16j. 

Ennosser,  dans  le  Berry;  enosser, 
dans  l'ancien  français,  II,  128 

Ens  en,  préposition  compo^ôe,  I, 
353. 

Ensemble,  étymologie,  1, 124. 

Entendre  (s')  à  une  chose,  explica- 
tion de  cette  tournure,  II,  319. 

Entre,  préposition;  explication  d'un 
emploi  parliculif^r  de  celte  pré- 
position, II,  236. 

Épée,  I,  42. 

Epique,  poésie  épique  des  trouvères 
et  des  troubadours,  I,  290. 

Épopée,  caractère  des  grandes  épo- 
pées, I,  296;  pseudo-épopées  ï, 
296. 

Erreurs  accréditées  sur  l'ancienne 
langue  et  l'ancienne  littérature, 
I,  236. 

EscHAc,  I,  579. 

EscuEiL,  élan,  et  escueil,  rocher,  I, 
223. 

EscuEiLLiR  expliqué,  I,  222. 

EsDREST,  subjonctif  présent  du 
verbe  esdrecer.  If,  451. 

Espagnol,  son  caractère  par  rapport 
au  latin,  1, 114. 

Espiègle,  I,  23. 

Espirer,  inspirer,  I,  357. 

Espoir,  employé  dans  le  sens  de 
peut-être,  I,  124. 


TABLE  ANALYTIQUE. 


501 


EssiL,  d'exilium,  signilie  destruc- 
tion, I,  210. 

EsToiE,  répond  à  deux  verbes, 
stare  et  esse;  preuve  qu'en  four- 
nit le  (lialc.  te  normand,  H,  201. 

ESTOULT,    ESTOUI.TIE.  If,  155. 

EsTouREAT  expliqué,  11,443. 

EsTRABOT,  raillerie,  injure,  satire, 
II,   145. 

Etrait  pour\*rROiT,  I,  13. 

Etueindue,  I,  86. 

Étymologie,  Racine  par  laquelle  les 
langues  romanes  tierment  au 
sol  maternel,  I,  22.  —  Est  une 
science  accessoire  de  l'histoire, 
I,  25.  —  Enseignement  qu'elle 
fournit  quant  à  la  théorie  du 
langa^re,  ï,  26.  —  Principes  de 
l'élymolofïie,  I,  29. 

—  Dilficullcs  que  présente  l'ély- 
molo^ie   des  langues  romanes, 

I,  57.  —  Mise  sur  le  terrain  de 
la  mutation  des  leUres  et  des 
formes,  I,  59. 

—  Dilïérentes  règles  qu'on  a  re- 
conn«es,  I,  85  et  243. 

Eui  ALiA  :  forme  française,  Eol.4Te, 

II,  307. 

Elu,  noms  en  eur,  dérivés  des 
noms  latins  en  or,  tous  féininins 
dans  l'ancienne  langue,  II,  82. 

ÉvAiN,  hypothèse  sur  celte  forme 
d'Eve,  il,  555 

ÉvARiÉ,  mot  du  Berry,  II,  164. 

Évolution.  Les  langues  romanes 
sont-elles  nées  par  évolution, 
non  par  corruption,  du  latin? 
I,  107  et  2iS.  — Dommages  qu'a 
subis  l'évolution,  1. 109.  —  Res- 
trictions qu'il  faut  apporter  à  la 
théorie  de  l'évolulion,  I,  111. 

EwARER,  mol  wallon,  II,  104. 

Exemple,  nécessité  d'un  grand  nom- 
liie  d'exemples  pour  fonder  la 
grammaire  de  la  langue  d'oïl,  I, 
118. 


Faidit  (IIugues),auteurd'une  gram- 
maire provençale,  II,  424. 

Fainst,  il  a  formé,  finxit,  II,  448. 

Fameiler,  avoir  faim,  II,  446. 

Fanle,  domestique,  II,  118 

Fauce  (de  la),  II,  2. 

Fener  pour  faner,  II,  112. 

Féodalité,  mise  au-dessus  de  la 
royauté  dans  beaucoup  de  chan- 
sons de  geste,  II,  401. 

Fieblette,  diminutif  de  faible,  II, 
80. 

Filiation  historique  étudiée  dans 
les  langues,  1, 11 . 

Fils.  Pourquoi  une  s?l,  119. 

—  Fils  au  sujet,  fdau  régime,  II,  219 
Flatriu  pour  flétrir,  II,  112. 
Flau,  fléau,  II,  151. 

Fleuri  ou  flori,  tacheté  de  blanc, 

II,  129. 
Foie,  élymologie,  I,  7. 

—  de  ficatum,  remarque  sur  le  dé- 
placement d'accent,  II,  158. 

Fol  large,  expliqué,  I,  225. 

Fort.  Remarque  sur  la  locution:  se 
faire  fort  de...  II,  52. 

Fortune.  Description  de  la  fortune 
par  Dante,  I,  422.  —  Comparai- 
son avec  un  morceau  d'Ammien 
Marcellin  sur  Adrastée,  1.  425. 

FoRviER  pour  fourvoyer,  II,  112 

Fouger  pour  foyer,  II,  112. 

Fourmi.  Pourquoi  la  Fontaine  y 
met-il  une  s?l,  119. 

—  Discussion  sur  ce  mot,  II,  157. 
Fouteau,  I,  65, 

Fragment  de  Valenciennes,  étude, 

II,  507-:.27. 
Français,  voy.  Oïl  (langue  d'). 

—  Son  caractère  par  rapport  au 
latin,  I,  115. 

—  Le  français  actuel  est  la  plus 
moderne  des  langues  romanes» 
11,361. 


502 


TABLE  ANALYTIQUE. 


—  pliases  historiques  qu'il  par- 
court, II,  '279. 

FRANÇAIS  (les),  les  gens  de  l'Ile-de- 
France;  caractère  qu'un  trouvère 
leur  donne,  I,  173. 

France  la  louée,  I,  314. 

Fkancor,  II,  350. 

Frayeur,  I,  65. 

FiuiNDi'.E,  I,  569. 

FiiÉMutENT,  expliqué,  II,  442, 

Frère,  I,  86. 

Fripe,  sens  de  ce  mot,  II,  163. 

Friper,  sens  propre  de  ce  mot,  II, 
163. 

Fripon,  étymologie,  II,  163. 

FnoHÎ,  froisser,  en  wallon,  II,  154. 

FuisoNNER  (foisonner),  bonne  leçon, 
au  lieu  de  fin  sonner,  I,  255. 

Furet  esi  fuerat,  II,  290. 

FusELiEu,  dans  le  Bcrry,  cornouil- 
ler, II,  126. 


G 

Gaiu.,  noix,  en  wallon,  II,  146 

Gaine,  I,  67. 

Gai.çon,  I,  72. 

Garlande  (Jean  de),  son  époque,  I, 
55. 

Gaugue,  noix,  en  rouchi,  II,  146. 

Gaule,  condition  politique  dans  le 
haut  moyen  âge,  II,  01. 

—  Centre  de  résistance  et  de  réor- 
ganisation, II,  280;  —  langue 
des  Gaules,  nom  sous  lequel  on 
peut  grouper  la  langue  d'oc  et  la 
langue  d'oïl,  par  opposition  à 
l'espignol  et  à  l'italien,  II,  t>82. 

Gki,  noix,  en  wallon,  II,  146. 

Gémn,  éditeur  des  Lettres  de  Mar- 
guerite, reine  de  Navarre,  II, 
456. 

Génitif  latin  pluriel  a  laissé  des 
restes  dans  la  langue  d'oïl,  II, 
356. 

Genre  masculin   des  noms  latins 


absliails  en  or,  devenu  genre 
féminin  en  français,  I,  2 il. 

Germale,  jumeau,  en  wallon,  II, 
147. 

Gérold,  clerc  d'Avranches,  contem- 
porain de  Guillaume  le  Conqué- 
rant, I,  177. 

Gesta  romanorum,  compilation  d'his- 
toires pieuses;  contient  une  imi- 
tation du  poëme  sur  la  Vie  de 
saint  Grégoire,  II,  251. 

GiRART  DE  Rossii.LON,  poémc  du 
xiv  siècle,  analyse,  II,  584-i07; 
—  personnage  du  ix*  siècle,  ib. 

—  Epoque  où  ce  poëme  a  été  com- 
posé, II,  403. 

Gloriete,  nom  d'une  tour,  I,  166 

Goui'ii-,  I,  67. 

Graanter,  accorder,  I,  386. 

Grammaire  de  la  langue  d'oïl,  pos- 
sibilité de  la  reconstruire,  1,  94 
et318. 

—  On  n'a  pas  de  grammaire  de  la 
langue  d'oïl  composée  au  xu* 
ou  au  xîii'  siècle,  I,  117. 

—  Une  bonne  grammaire  de  la 
langue  d'oïl  sert  à  comprendre 
les  textes  et  à  les  corriger  là  où 
ils  sont  corrompus,  I,  133. 

—  Application  de  la  grammaire  à 
l'émendation  des  textes,  I,  156. 

Grammaires  provençales,  II,  423- 
441. 

Grammatical,  un  enseignement 
grammatical  de  la  langue  d'oïl 
était  donné  dans  les  écoles, 1,125. 

Grandgagnage,  Dictionnaire  étymo- 
loyiiiue  de  la  langue  wallonne, 
11,91. 

Greith,  publie  un  ancien  poëmw 
allemand  sur  la  légende  de  saint 
Grégoire,  II,  192. 

Grimoire,  I,  02. 

Grimper  ci  Griper,  II,  162. 

Groseii.i.e,  discussion  étymologi- 
que, II,  166. 


TABLE  ANALYTIQUE 


503 


GoAt!cnf-n,  voguer,  II.  235. 

Gui;:,  I,  6ô. 

Guêpe,  I,  C6. 

GrEpoiENTER  (se),  se  lamenter,  dis- 
cussion étymologique,  H,  147. 

GrERRE,  étymolo-jie,  I,  6. 

GuEssAno,  c'dileur  de  deux  gram- 
maires provençales,  II,  423. 

GuiEii  (guider),  I,  226. 

Guillaume  au  court  nez,  I,  160. 

—  Fierebrace,  I,  161. 

—  personnage  du  temps  de  Char- 
lemagne;  son  histoire  est  le 
llième  de  chansons  de  geste,  I, 
175. 

—  I*',  comte  de  Provence,  I, 
176. 

Longue-Épée,  geste  dont  il  est 
le  sujet  et  qui  appartient  à  la  fin 
du  xi"  siècle,  I,  212. 

Giiivr.E,  I,  66. 

GwAi,  exclamation  signifiant  mal- 
heur, I,  67;  —  gwai  ou  wai,  mal, 
malheur,  II,  88. 


IIÂle,  échelle,  en  wallon,  II,  154. 
IIamai,  banc,  en  wallon,  II,  159. 
Hanneton,  s'est  toujours  écrit  avec 

h,  I,  206. 
Haiiangue,  élymologie,  I,  6. 
Hmu)I[;ment,  prononciation  dans  le 

XV»  siècle,  II,  17. 
IIautmanx  von  owe,  poète  allemand 

du  xii®  siic'.e,  iiiiiie  le  poëme  de 

la  Vie  de  saint  Grégoire,  II,  193 

et  257. 
~  Comparaison  de  son    imitation 

avec  l'original  français,  II,  257- 

268. 
IIausage,  témérité,  I,  229. 
llÉ.  hi.ino,  I,  165. 
IIeai  ME,  élymolo,;;io,  I,  6. 
—  proiioiiiiiilion,  II,  45 
Ui-iMsTicME,  rèyle  de  l'hémistiche 


dans  l'ancienne  versification,  I, 
328. 
IlÉRoï-coMiQUEs,  poèmes:  leur  exi- 
stencedans  le  moyen  âge,  1, 174, 

—  le  Moulage  Guillaume,  le  Voyage 
de  Charlemagne  à  Jérusalem,  I, 
28  î. 

IltUK,  étymologie,  I,  232. 

IIeùue,  secouer  et  échoir,  en  wal- 
lon, II,  13  i. 

lli-ur,  garde  d'épée,  I,  234. 

Hiatus,  l'hiatus  est  admis  dans 
l'ancienne  versification,   I,  340; 

—  contradictions  de  la  règle  mo- 
derne de  l'hiatus,  I,  540. 

—  La  langue  de  nos  aïeux  fuyait 
les  hiatus,  suivant  Génin,  II,  21; 

—  réCutatidn  de  celle  opinion, 
ib.,  et  suiv. 

IIieure,  dans  le  Berry,  lierre,  II, 

121. 
Histoire,  rapports  des  fictions  des 

gestes  avec  l'histoire,  I,  185. 

—  Qu'est-ce  que  l'histoire  d'une 
langue?  I,  i;  — l'histoire  delà 
langue  intimement  liée  à  l'his- 
toire littéraire,  I,  ix  ;  —  phases 
de    l'histoire    du     français,    I, 

XLVIII. 

—  lilléraire  de  l'Italie, de  l'Espagne 
et  de  la  France,  comment  il  faut 
la  partager,  II,  282. 

—  lilléraire  de  la  France,  com- 
mencée par  les  bénédictins,  con- 
tinuée par  l'Académie  des  in- 
scriptions, I,  238. 

IIolzmann,  son  opinion  qu'au  temps 
del'invasion  des  Germains  c'était 
une  langue  germanique,  non 
celtique,  qu'on  parlait  dai.'s  la 
Gaule,  est  erronée,  I,  46 

IIoM  et  Homme,  1,  14,  voy.  hons. 

lIojiÈRE,  I,  29l>;  —  comparaison  lie 
s(m  é[)opée  et  des  épopées  che- 
valeresques, I,  513. 

IIoMÉiuQUE,  épilhèlcs  homériques; 


504 


TABLE  ANALYTIQUE. 


leur  équivalent  dans  les  chan- 
sons (le  jïestc,  1,  514;  —  raison 
de  CCS  épillicles,  I,  515. 

lIoMiNATicuM,  |)i  iniilil  liclif  de  hom- 
mage, I,  5i. 

IloNS  (lionimes),  au  ré^fime  pluriel, 
dans  un  texte  du  xiV  siècle,  II, 
408. 

HoÙTEU,  écouter,  en  wallon.  II, 
454 

Hues,  mieux  écrit  ues,  service,  em- 
ploi, besoin,  II,  214. 

Hues  d'Oisi,  lait  une  pièce  satirique 
contre  Quenes  de  Bélhunc,  1,219. 


Idéal,  comment  exprimé  en  latin, 
II,  578. 

Ter,  mot  douteux  et  qui  peut  être 
une  forme  de  el,  aliud,  autre 
chose.  II,  '246. 

Iholtou  JuoiT,  chaud  dans  le  Frag- 
ment de  Valenciennes,  II,  525. 

Ille,  pronom  latin,  devenu  l'article 
défini,  I,  8. 

Il  n'a,  pour  il  n'y  a,  se  disait  en- 
core au  XV»  siècle.  II,  42. 

Il  et  Lui,  emploi  dans  l'ancienne 
langue,  II,  81. 

Ile  de  France  (dialecte  del'),  1, 12. 

Iliade,  chant  premier,  traduit  en 
vers  de  la  langue  d'oïl,  l,  552. 

Ilz,  se  rapportant  à  un  nom  fémi- 
nin, II,  58. 

Imparfait,  formes  dialectiques,  I, 
130;  —  méprise  du  français  mo- 
derne, qui  met  une  s  à  la  pre- 
mière ne-^onne  du  singulier,  I, 
131. 

—  Troisième  personne  du  singulier 
en  eiet  dans  le  Fragment  de 
falenciennesy  II,  51».  —Diffé- 
rences de  l'imparfait  répondant 
au  latin  abam  eiebam,  W,  5J2. 

—  normand,  II,  445. 


iNDO-EUROPÉENiVE  (la  filialioii),  I,  79. 

Induction  historique,  Im  e  de  l  ély- 
mologie,  1,  58. 

Infinitif,  employé  slibs' a  litivemenl, 
prend  \'s  au  nonii/iiilil',  II,  5i9. 

losTiEREN,  mot  de  l'ancien  alle- 
mand, qui  est  jousier,  11,  26  L 

Îpe,  ou  Îpue,  herse,  en  wallon,  II, 
155. 

Irus,  son  aventure  imitée  danf 
Girart  de  r.ossillon.  II,  389. 

IscRABO,  glose  nialbergique,  11, 142. 

IsNEL,  éiyniologic,  l,  6. 

Italien,  son  caractère  par  rapport 
au  latin,  l,  114. 

Itou,  étymologie,  II,  127. 

IviEu',  neige,  en  wallon,  II,  141. 

IwE,  junn.ent,  I,  77. 


Jarron,  branche,  II,  589. 
Jaubert,  glossaire  du  centre  de  la 

France,  11,  91. 
Jeon,  contraction  de  je  en,  est  mo- 
nosyllabe, 1,  159. 
Jeu  DE  pelote,  locution  signifiant 

bagatelle,  chose  de  jeu,  II,  598. 
Jeuler,  dans  le  Berry,  jubiler,  II, 

120. 
Jeûner,  était  de  trois  syllabes,  I, 

196. 
JnA,  pour  cha.  çà,  II,  523. 
JiioLT,  voy  Iholt. 
Jna,  radical  sanscrit,  qui  signifie 

connaître,  l,  82. 
Joindre,  I,  77. 
Jonckbloet  (textes  publiés  par),  I, 

160. 


Kinohe,  connaître,  en  wallon,  II, 

154. 
Kinoie,  quenouille,  en  wallon,  II, 

154. 


TABLE  ANALYTIQUE. 


505 


La,  pronom,  remarques,  I,  139. 

Langage  humain-,  il  a  deux  facteurs  : 
le  Ivpe  de  la  famille  d'hommes 
et  là  localité,  11,110. 

Langues.  Les  langues  antérieures 
sont  la  clef  des  langues  posté- 
rieures, I,  80. 

—  issues  du  latin,  leur  place  dans 
riiisloire,  I,  84. 

—  La  langue,  se  défaisant  et  se  re- 
faisant, peut  servir  de  mesure  à 
indiquer  la  désorganisation  et  la 
réorganisation  sociales  après  l'in- 
vasion des  barbares,  I,  113. 

—  Travail  de  développement  qui  se 
fit  dans  les  langues  vulgaires,  I, 
114. 

—  forma  lion  de  langues  en  un 
temps  pleinement  historique,  I, 
2G0. 

—  ce  qui  arrive  quand  deux  langues 
se  renconlreut  et  se  pénètrent, 
1,205. 

—  du  XVII"  siècle,  réglée  par  les 
grammairiens  et  l'Académie,  I, 
307. 

—  Changements  qu'éprouvent  les 
langues,  I,  7j08. 

—  De  la  langue  du  xv«  siècle,  II,  9 
et  suiv. 

—  Cause  interne  pour  laquelle  la 
langue  des  xn»  et  xm*  siècles 
s'est  profondément  altérée  aux 
xiv'et  xv«.  H,  12. 

—  Action  ^^ônérale  d'une  langue 
lillérain;,  II,  99  et  111. 

—  vulgaire  française  existant  dès 
le  IX*  siècle,  il,  285. 

—  romanes  à  deux  cas,  plus  an- 
ciennes que  les  langues  romanes 
.sans  cas.  II,  502,  ")U5. 

—  D'où  vient  Texislence  de  deux 
cas  cliez  les  unes,  l'absence  de 
cas  cliez  les  autres,  II,  503 


—  du  XVI"  siècle,  son  caractère,  II, 
481. 

—  Les  langues  assujelties  à  la  loi 
du  changement,  I,  vi. 

Larmenter    (se),   se  lamenter,  en 

wallon,  II,  147. 
Latin.  Le   latin    s'impatronise   en 

Gaule  et  en  Espagne,  1,  4. 

—  Introduction  de  mois  latins  dans 
la  langue  française  aux  époques 
postérieures,  I,  148  et  209. 

—  Mode  dont  il  se  comporte  à  l'é- 
gard des  langues  romanes,  1, 245. 

—  Du  latin  écrit  par  les  modernes, 
II,  3C8. 

—  Est-il  possible  aux  modernes  ds 
bien  écrire  en  latin?  II,  309- 
372. 

—  Cas  011  les  mots  latins,  passant 
en  fiançais,  ont  subi  une  grande 
dislorsion  de  sens,  II,  572. 

—  Le  la  lin  des  auteurs  chrétiens, 
I       II,  37i. 

—  Latin  des  temps  qui  suivent  la 
chute  de  l'Empire,  et  avant  la 
formation  des  langues  romanes, 
II,  370. 

Latinité,  son  triomphe  dans  l'Oc- 
cident  après  l'invasion  des  bar- 
bares, I,  XV. 

—  Demi-latinité  de  la  langue  d'oc 
et  de  la  langue  d'oïl,  I,  xxxvii. 

—  Une  demi-latinité  n'est  point 
une   petite  recommandation,  I, 

XL!. 

Latitude  et  lé,  I,  89 

La  Unix,  mot  français  du  ix*  siècle, 

II,  327. 
Lefebvre    d'Ètapi.es,    protégé   par 

Marguerite  de  Navarre,  II,  4C0 
Légende   de  la   guerre   de  Troie; 

analogie    avec   la    légende    sur 

Charlemagne,  I,  551. 

—  Formation  des  légendes,  éclai- 
rée par  nos  chansons  de  geste, 
I.  332. 


506 


TABLE  ANALYTIQUE. 


—  Li'^ciulc  sur  le  pape  Gn'goiiele 
Grand,  poëuic  publié  p;ir  51,  Lu- 
sarche,  il,  170;  —  arialy>e,  II, 
171-191;—  dalc  et  dialecte,  II, 
192-211;  —  imiliilion,  II,  251. 

Lei,  forme  du  pronom  la,  I,  159. 

Lkndkmain,  I,  18  cl  92. 

Léopaud  ou  Liui>akt.  De  combien  de 

syllabes   est-il    dans    l'ancienne 

langue?  I,  158. 
Licnr.E  et  LAunox,  I,  14. 
Lettres  (métiniorphose  des),  fond 

de  toute  l'élymologie,  I,  78. 
Licences  que  les  trouvères  prennent 

avec  la    grammaire,   1,   lî)8  et 

336, 

—  comparables  chez  Homère,  I, 
357;  —  chez  Dante,  I,  5Z>7;  — 
théorie  de  ces  licences,  I,  558. 

Lie,  forme  du  pronom  la,  I,  159, 

Lier',  voleur,  en  wallon,  II,  1  iO. 

Ln;RHE,  I,  18  et  92. 

Littérature.  Les  littératures  sont 
spéciales  aux  peuples,  tandis  que 
la  science  est  universelle,  I,  2'J9, 

—  Pielalions  qu'ont  entre  elles  les 
littératures  des  nations  euro- 
péennes, I,  599, 

—  Elle  se  développe  plus  tôt  dans 
la  lanfiue  d'oc  et  dans  la  langue 
d'oïl  que  dans  l'italien  et  l'espa- 
gnol, II,  418,  et  I,  xxxvii. 

Localité  ou  Climat,  son  inlluence 
sur  la  forme  des  mots,  II,  153. 

Loiads  amours,  I,  22">. 

Loriot,  I,  18. 

Lues,  i.uesque,  dès  que,  1, 123. 

Luette,  I,  92. 

Lui,  règle  ancienne  de  ce  pronom, 
I,  140. 

Lyrisme  des  chansons  de  chevalerie 
et  d'amour,  I,  218. 


M 


Maaillere,  prostituée  de  bas  étage 


qui  reçoit  une  maille  (monnai'^) 

pour  prix,  I,  210. 
Mains,  pour  moins,  I,  49. 
!UAiiN',reclierches  étymologiques,  I. 

4i. 
Malrergique,  glose,  essai  d'explici- 

lion  (l'une  de  ces  gloses,  II,  141, 
Mai.ueh,  souiller,  II,  4i6. 
Malvé,  discussion  sur  cet  adjectif, 

qui  signifie  mauvais,  H,  4i9. 
Manger,  I,  52. 
MANiÈr.E   iiE    trouver,    titre   d'niio 

grammaire  provengalc,  II,  42 i. 
Manoir  en  aumosne  et  en  bienfais, 

I,  220. 

Manuscrits.  Etudier  quelques  bons 
manuscrits  pour  en  tirer  des 
règles  de  langue,  I,  154. 

—  Beaucoup  de  nianuscrils  four- 
millent de  fautes,  I,  150. 

Mai'IE,  nappe,  en  wallon,  II,  157. 

]\1argui;rite,  reine  de  Navarre;  ses 
lettres,  II,  450-492. 
î    Marnîuen,    mot    de   l'ancien    alle- 
mand,  qui  est   mariniers,  II, 
204. 

MyETZNER,  public  uti  rccucil  de 
textes  en  langue  d'o'il,  avec  un 
conmienlaire  critique,  I,  213  et 
221. 

Mautalent,  I,  334. 

Mauvis,  II,  104. 

Med,  médecin,  en  wallon,  II,  157. 

Mêle,  dans  le  Berry,  nèlle,  II,  121. 

Meretris,  ibrmé  sur  le  latin  mere- 
trix,  I,  209. 

Meiiviilleux  (le)j  dans  les  poésies 
d'Homère  et  les  chansons  de 
geste,  I,  3i3. 

Mi:sKAiT,  qui  a  commis  un  niéfiit, 
une  faute.  I,  250. 

MihMER  et  Ministère,  I,  241. 

Meykk  (Paul),  son  opinion  sur  la 
versification  du  Chant  d^Enlalie, 

II,  505. 

Mh'.GE,  médecin,  II,  157. 


TABLE  ANALYTIQUE. 


501 


MiEPDKE  et  Memob,  I,  15;  II,  550. 

—  Mieudre  eioployéau  régime,  dans 
un  texte  du  xiv"  siècle,  II,  409. 

Mieux,   fomp;\raison  avec   l'ilalien 

mecjUo,  el  discuté,  il,  351. 
MiGNARD.    éditeur    de    Girart    de 

Rossillon,  II,  585. 
MiLTON.  1 ,  295. 

Mode,  traire,  en  wallon,  II,  141. 
MoiiUEu  ET  Pair,  femme  légitime, 

I,  502. 
MoiME,  le  plus  petit,  II,  120. 
MoMPLÎ,  Mnpi.î,  croître,  grandir,  en 

wallon,  II,  140. 
MoMAGES  Guu.LAiîME  (H),  romau  lié- 

roï-coniiqiie,  I,  174. 
MoouER,  se  l'aire  moquer   de   soi; 

remarque  sur  cette  locution,  II, 

.")5. 
Mot.  Distinction,  dons  le  françnis, 

les  mots  d'origine  et  des  mois 

calqués  suliséquemmeut  .«:ur  le 

l.itin,  I,  2  42. 

—  Un  mot  latin  subit,  dans  le  do- 
maine roman,  un  changement 
d'autant  plus  grand  qu'il  est 
lrans[)lanté  plus  loin,  II,   155. 

—  Mots  à  sens  général,  que  l'usage 
a  spéciliés,  II,  160. 

Mou  el  MOL,  ï,  119. 

Mouïox,  employé  au  xu-  siècle  pour 
traduire  aries,  bélier,  II,  450. 

Mouvoir.  Il  ne  muet  pas  de...,  lo- 
cution expliquée,  l,  222. 

Moyen  ace  n'e.<l  pas  simple,  il  est 
formé  de  cinq  parties  :  France, 
Italie,  Espagne,  Angleterre  et 
Allemagne.  Il,  4. 

—  ILiut  moyen  à;:e;  ce  qu'il  faut 
entendre  par  là,  II,  01. 

—  n'est  pas  une  ère  de  ténèbres, 
mais  est  une  époque  intermé- 
diaire, II.  278. 

Muet  (meut),  il  ne  muet  pas  de... 

Voy.  Mouvoir. 
MijLLER  (max),!  Nuances  gennani- 


I       f/ucs  jetées  sur  les  mois  romaiis, 

I  I,  90. 
Mystères,  leur  nnliqnUé,  11,00. 
—  dès  le  xu'  siècle,  II,  05;  — np- 
fjarition  du  drame  sacré  dans  le 
moyen  âge,  il),  ai  p.  71;  —  re- 
présentation d'un  mystère,  II, 
60,  —  mise  en  scène,  II,  07;  — 
musique.  II,  08;  —  costumes, 
ib.; — acteurs,  II,  70;  —  pro- 
nonciation, II,  73 


Nadai.or  (temps  de),  temps  de  Noël 
(en  provençal),  II,  357. 

Naître,  I,  54. 

Navie,  marine,  I,  575. 

Ne,  peul-il  se  dire  pour  en,  pro- 
nom? I,  139. 

—  avec  le  sens  affirmatif,  II,  525. 
Nedes,  particule  signiliant  mèuic» 

If,  451. 
Négostrom,  troène,  en  wallon,  II, 

149. 
Nen,  négation,  I,  200;  II,  80. 

—  négation  normande,  conibndue 
avec  n'en,  II,  2il. 

Nés,  neis,  nis,  ne  si,  particule  si- 
gniliant môme,  II,  522. 

Neutre,  suppression  du  neutre  la- 
tin dans  les  langues  romanes,  I, 
8  et  100. 

NieF  et  NEIGE,  élymologie,  II,  8). 

NiEPs  (neveu),  employé  au  régime 
dans  un  texte  du  xiV  siècle,  II, 
409. 

NivAiE,  neige,    en  wallon,  II,  141. 

Noix,  action  de  nier,  II,  412. 

Noir.oN  PRÉ  (les  prés  de  Néron),  lo-* 
calité  indéterminée,  dont  le  nom 
revient  souvent  dan-s  les  textes 
du  moyen  âge,  1,  106. 

KoM.  Les  noms  latins  en  ator  don- 
nent des  mots  à  deux  cas  dans  la 
langue  d'oïl,  II,  529. 


508 


TABLE  ANAIATIQUE. 


—  Les  noms  latins  en  o,  onis,  <lon- 
nenl  des  mois  à  deux  cas  dans 
la  langue  d'oïl,  II,  351. 

—  Noms  lalins  ayant  une  syllabe 
de  plus  à  l'ablatif  qu'au  nomina- 
tif, et  donnant  des  mots  à  deux 
cas  dans  la  langue  d'oïl,  II,  ~>51; 

—  noms  latins  en  as,  alis;  leur 
forme  en  langue  d'oïl,  II,  552; 

—  noms  latins  en  or,  oris;  leur 
forme  en  langue  d'oïl,   II,  352; 

—  noms  latin  en  ns,  ntis,  io, 
ionis,  II,  552;  —  noms  latins  de 
la  2«  déclinaison;  leur  forme  en 
langue  d'oïl,  II,  554;  —  noms 
parisyllabiques  de  la  5^  déclinai- 
son, th.;  —  noms  de  la  4*  et  o' 
déclinaison,  ib. 

—  Noms  lalins  de  la  l"  déclinai- 
son; leur  forme  dans  la  langue 
dVil,  II,  555. 

—  Noms  ft'miiiins  en  e,  n'ont  pas 
y  s  au  pluriel  dans  quelques  tex- 
tes, II,  541. 

NoMiNATiFsqui  n'ont  pas  l's,!!,  427, 

450. 
Non  ou  nen,  ancienne  forme  de  la 

négation. 

NONNUISANCE,  NONNUISANT,    inUOCeU- 

ce,  innocent,  II,  445. 

No>;i'OURQ0ANT,  ancien  adverbe,  II, 
81. 

Noue,  bru,  II,   119. 

Normand  (dialecle),  I,  12;  II,  19. 

--  Emploi  qu'il  lait  souveni,  au  iio- 
niinatil,  (lu  régime  des  noms  dé- 
rivés des  noms  latins  en  ator, 
II,  81  et  85. 
-  L'invasion  Scandinave  n'a  in- 
flué en  rien  sur  ce  dialecte,  II, 
106. 

—  Imparfait  des  verbes  dans  le 
dialecte  normand,  II,  201). 

—  Comparé  à  quelques  échantil- 
lons des  dialectes  du  bord  de  la 
Loire,  II,  202  et  suiv. 


—  Il  pourrait  être  nommé  dialecte 
de  rOue.st,  II,  210. 

Normandie.  La  Normandie  (Nous- 
tiic)  continue  à  parler  français 
malgré  l'invasion  des  Scandi- 
naves o'i  Normans,  I,  xi,. 


0,  a  signilié  oui,  I,  157. 

—  Par  0  et  par  non,  I,  574. 
Ob,  voy.  od. 

Oc  (langue  d'),  est  une  langue  à 
deux  cas,  II,  282. 

—  forme  un  intermédiaire  entre  la 
langue  d'oïl  et  l'italien,  II,  435. 

—  Sa  situation  entre  les  idiomes 
romans,  I,  xxx; — sa  déclinaison, 

I.  XXXI. 

Od,  en  normand;  ob,A  la  Rochelle; 
ab,  en  provençal,  préposition 
qui  signifie  avec,  II,  205. 

Oie  ou  oye,  linale  de  la  1"  pers. 
des  imparfaits  au  xv*  siècle,  II, 
54;  —  prononciation,  II,  56.  — 
formes  diverses  et   étymologie, 

II.  160. 

Oïl,  oui,  discussion  étymologique. 

—  Langue  d'oïl,  ou  vieux  français, 
ne  vient  pas  de  l'italien,  I,  10 
et  239. 

—  Dilférences  qu'elle  présente  dans 
le  xu"  siècle,  dans  le  xm«,  dans 
le  XIV»,  I,  151. 

—  Vers  faits  en  langue  d'oïl  à  la 
fin  du  ix«  siècle,  I,  212. 

—  Opinion  des  Italiens  du  xni" siè- 
cle ei  du  XIV'  siècle  sur  le  rap- 
|)ort  entre  les  deux  langues,  I, 
'240. 

—  Elle  ne  cesse  d'être  écrite  de- 
puis le  X®  siècle,  I,  246;  —  al- 
tération qu'elle  subit  au  xiv*  siè- 
cle, I,  277;  —  plus  analogique 
que  le  français  moderne,  I,  278 
et  25i. 


TAliLE  ANALYTIQUE 


509 


—  Elle  a  son  grand  éclat  aux  xti* 
fit  xin"  siècles,  I,  249;  —  cause 
de  sa  décadence  au  xiv"  siècle, 
I,  250;  —  c<'.  fut,  sur  une  échelle 
restreinte,  quelque  chose  de 
semblable  à  ce  qui  arriva  pour 
le  latin  lors  de  la  chute  de  l'em- 
pire romain,  1,  251. 

—  La  langue  d'oïl  est-elle  un  pa- 
tois barbare?  I,  502;  —  régu- 
larité plus  grande  que  dans  le 
français  moderne,  I,  310;  — 
bonne  pour  traduire  Homère,  I, 
316;  —  la  langue  d'oïl  fut  aus- 
si européenne  que  la  langue 
française  du  temps  de  Louis XIV, 

I,  517. 

—  Barbarie  prétendue  de  la  lan- 
gue d'oïl,  II,  75. 

—  Quelques  remarques  sur  la  lan- 
gue d'oïl,  II,  89. 

—  Elle  est  une  langue  à  deux  cas, 

II,  282  et  542;  —  conditions 
graitnnaticales  qui  en  naissent, 
II,  286. 

—  Ses  changements  au  xiv«  siècle, 
II,  405;  —  elle  perd  ses  deux 
cas  et  devient  semblable  à  l'es- 
pagnol et  à  l'italien,  II,  407, 
419. 

—  Langue  française  plus  avenante 
pour  l'aire  romans  et  pastourelles, 
d'après  une  grammaire  proven- 
çale, II,  426. 

—  Sa  situation  entre  les  idiomes 
romans,  I,  xxx; — sa  déclinai- 
son,  I,  XXXI. 

—  Son  antM|iiilé,  I,  xxxix. 
OiNMu:,  I,  86. 

OiSKUsE,  signifie   oisiveté,  I,  221. 
Olz,  dit  pour  08  ou  osts,  armée, 

1,  158. 
OMBnAf.E,  adj.  signifiant  obsé  t,  I, 

220. 
Omqi,  II,  303. 
On,  DM,  UN,syll:.ibe8  laline^,'se chan- 


gent volontiers  en  en  ou  an 
dans  le  français. 

Ordière,  ornière  en  picard,  II, 
151. 

Ore  et  ORES,  I,  123. 

Orendroit,  adverbe,  signifiant  à 
cette  heure,  I,  124. 

Organe,  orgue,  II,  444. 

Origxe,  dans  le  Berry.  oriirine,  II, 
120. 

Ornière,  étymologie,  II,  151. 

Orthographe,  dans  l'ancien  fran- 
çais, 1,522; — indications  fournies 
par  l'ancienne  orthographe  pour 
réformer  la  moderne,  I,  52'7. — 
latine  conservée,  bien  que  la  pro- 
nonciation lût  française,  II,29i. 

Ortruge,  ortie,  II,  115. 

Otkr,  discussion  étymologique,  "j. 
12  î. 

Ou,  substitué  à  o,  dans  le  Berry,  II, 
116. 

OuAN,  ancien  adv.  signifiant  cette 
année,  I,  157. 

OuKTANT,  adv.  picard,  signifiant 
cela  étant,  I,  157. 

OuKDÎîîE,  ornière  en  wallon,  II, 
loi. 

Ouvrir,  discussion  étymologique, 
I,  146. 


Page  (un),  ne  peut  sA.rendre en  latin 
par  le  bas-latin  pagius,  II,  380. 

Paienor,  est  paganorum,  II,  356 

Paot,  ancienne  forme  de  pavot,  II, 
121. 

Papou,  dans  le  Berry,  pavot,  11,121. 

Paradigme.  Quelques  paradigmes 
de  la  transformation  d'un  mot 
latin  en  mot  français,  I,  31. 

Parfait  français,  change,  à  la  3" 
personne  du  pluriel,  Ye  long 
latin  de  colle  même  personne 
en  e  bref,  II,  300 


510 


TABLE  ANALYÎ!<ii>. 


—  Le  parCail  laliu  ahn'gcnit  i-ou- 
vent  Ve,  oriliiiaireiuciil  iow^,  à 
la  3«  pers.  du  pluriel,  II,  500. 

—  l'ailail  eu  les,  iet,  II,  447. 
Voy.  I'r,i';Ti';urr. 

Pauis  (Gaston),  son  opinion  sur  la 
vor.-idcalion  du  Chant  d'Eulalie, 
II,  500. 

PARïicirEs  passifs  féminins  en  ie; 
se  garder  d'y  niellie  un  accent, 

I,  20O;  II,  411. 

Pascor,  paraît  être  pascuorum,  II, 

536. 
Passe  ou  Prase,  moineau,  II,  119. 
Pasteur  et  Pâtre,  II,  550. 
Patelin  (élude  sur),  II,  1. 

—  fournit  à  la  langue  plusieurs 
locutions,  II,  50. 

—  est  anonyme,  II,  45;  — limites 
enlre  lesquelles  il  a  pu  être 
composé,  II,  40. 

Patkunois,  langage  de  Palelin,  II, 
50;  —  réfutation  de  Génin,  qui 
veut  que  ce  soit  l'origine  du  mot 
patois,  il?. 

Patois,  se  trouve  dès  le  xm"  siècle, 

II,  31. 

—  Distribution  géographique  des 
patois  et  conséquences  qui  en  ré- 
sultent, II,  U5;  —  contemporains 
du  français  proprement  dit,  II, 
94;  — représentants  des  anciens 
dialectes,  ib.;  —  loi  de  leur  ré- 
partition, II,  94  et  suiv.;  —  ils 
sont  les  racines  par  lesquelles 
les  grandes  langues  littéraires 
tiennent  au  sol,  II,  105. 

—  Ils  se  distribuent  sans  tenir  au- 
cun compte  ni  du  celtique  ni 
des  langues  parlées  par  les  enva- 
bisseursgermains.Il,  104etsuiv. 

Payer,  payer  la  bée,  payrr  en  bê, 

confusion,  II,  32. 
Peitre,  voy.  Pis, 
Pendre  à  l'œil,  locution  usitée  dès 

le  xui«  siècle,  II,  28. 


Pense,  ancien  subst.'.vitifqui  sig!  ifie 
pensée,  II,  450. 

Penser,  I,  80. 

Pe.ntir,  répondant  au  latin  pœni- 
tere,  11,  515. 

Pei'.i'ec,  adverbe  signifiant  poui 
cela,  I,  12 i. 

Pesmi:,  pessimus,  très-mauvais,  I, 
389. 

PiiELi.E,  mot  de  l'ancien  allemand 
qui  est  lapaile  franç;iis,  II,  205. 

PaiioLOGiE  comparée,  I,  81  et  82. 

Picard  (dialecte),  I,  12. 

Pieu,  I,  G;». 

PiXTAiN,  nom  de  la  poule  dans  le 
Renart,  hypothèse  sur  cette  for- 
me, II,  555. 

Pis,  mamelle  de  vache,  I,  90;  — 
Pis  et  peitre,  II,  535. 

Plaindre,  I,  86. 

Plaisui  et  Plaire,  IL  84. 

Plasmer,  ancien  verbe  signifiant 
former,  II,  79. 

Plevir,  promettre,  I,  31^0. 

Plot,  est  le  simple  de  complot,  I, 
207. 

Plume,  prendre  la  plume,  exprimé 
en  latin,  II,  374. 

Plus -QUE -PARFAIT  latin,  dans  la 
langue  d'oïl,  II,  299. 

PoÊiE,  I,  69. 

Poème,  les  grands  poèmes  ne  sont 
pas  d'un  accès  facile  à  tous,  I, 
408. 

Poésie  française,  preuve  qu'elle 
avait  produit  des  chansons  de 
geste  dès  le  xi*  siècle,  I,  177;  — 
caractère  de  cette  poésie,  I,  178; 
—  sa  lelalion  avec  l'état  soiial, 
I,  179,  —  traduite  ou  imitée  en 
Allemagne,  en  Italie,  en  Espa- 
gne, en  Aniiilelerre,  I.  187. 

—  Naissance  de  la  poésie  aiu  sein 
de  la  langue  d'oc  et  de  la  langue 
doïl,  1,  252;  —  faveur  que 
cette  poésie    rencontre   hori  Ue 


TABLE  ANALYTIQUE. 


511 


-on  pays  natal,  1,  254  et  274; 
—  flot  de  poésie  qui  s'épand,  I, 
268;  —  caractère  historique  de 
reltc  elTiisiou,  I,  '2(39;  —  ser- 
vice rendu  par  celle  poésie,  I, 
275;  —  oulJi  dans  lequel  elle 
tombe,  I,  27G;  —  elle  disparaît 
devant  uti  nouvel  ordre  social, 

I,  280. 

moderne,  sa  tendance  vers 
l'idéal  et  l'infini,  I,  265  et  533. 

PoEsTE,  puissance,  de  polestas,  I, 
150. 

PoKSTÉ  et  Posté,  étymologie,  II, 
79. 

PonTE.  Les  grands  poètes  donnent 
la  perpétuité  à  ce  qu'il  y  a  de 
plus  fujrilif,  le  sentiment,  l'émo- 
tion, I,  400. 

—  Comment  ils  mettent  àl'unii^son 
leur  vers  et  leur  senlimenl,  I, 
417. 

PoÉTiQDE,  phase  poétique  du  haut 
moyen  âge,  comparable  à  la 
phase  poétique  de  l'âge  héroïque 
en  Grèce,  I,  270. 

Poids,  I,  65. 

Poisso.\.  I,  91. 

Poi.i.E  est  le  latin  pulla,  II,  303. 

Pont,  poignée,  I,  370. 

Poni,  subjonctif  présent  du  verbe 
porter.  II,  451. 

PounE,  diflicullé  de  savoir  si  on 
prononçait  poure  ou  poire  (pau- 
vre), I,  14i. 

Po(jnKT  est  potuerat,  II,  299. 

PovEhTE,  pauvreté,  I,  150. 

PiiÉtÉDENT  (un),  exprimé  en  latin, 

II,  380. 

Pr.ÉTÉniT  délini,  formes  dialec- 
li(|ues,  i,  129;  — ce  qui  reste  de 
CCS  formes  dans  le  français  ac- 
tuel, ib.  Voy.  Passé. 

PiuTiET,  paraît  signifier  prêché 
dans  le  Fraf/nient  de  Vulea- 
ciennes,  II,  325. 


f    Preux,     discussion    étymologique 

II,  205. 
Prienke,  presser,  de  premere,  H 

119. 
Primerain,  I,  353. 
Prisk  d'orange  (la),  analyse, T.IGO. 
Proeusement,    adv.,    à  la  manièrtj 

des  preux,  II,  203. 
Pronom,  au  nominatif  et  aurégime, 

I,  520. 

Pronoms  possessifs,  comment  ils  se 
comportent  avec  un  nom  fémi- 
nin Commençant  par  une  voyelle 
dans  le  xV  siècle,  II,  14. 

—  au  féminin,  ina,  ta,  sa,  éli- 
dent  Va  devant  une  voyelle.  II, 
82. 

—  mon,  ton,  son,  commençant  à 
se  construire  avec  un  nom  fé- 
minin, II,  413. 

Prononciation',  qui  prévalait  dans 
la  poésie,  I,  197;  —  la  pronon- 
ciation actuelle  de  la  poésie  en 
conserve  des  traces,  I,  11]8. 

—  de  l'ancien  français,  conforme 
en  plusieurs  points  à  la  pronon- 
ciation moJerne,  I,  225. 

—  des  groupes  de  lettres  aie,  oie, 

II.  18;  —  prononciation  des  an- 
ciens participes  en  eu,  II,  19;  — » 
la  prononciation  de  l'ancien  fran~ 
çais  est,  pour  le  gros,  la  même 
que  celle  du  français  moderne, 
II,  20. 

—  de  l'ancienne  langue;  éléments 
qu'on  a  pour  en  juger,  II,  24. 

•  — Hèglcs  de  prononciation  des  vers 


doi 


un   texte  du   xii» 


siècle,  11,73; —  la  prononciation 
des  vers  en  français  aujourd'hui 
suit  la  même  règle  i|ue  celle  de 
cet  ancien  temps,  II,  76. 

Pnou,  discussion  rlymoloi^ique,  II, 
209. 

Pr'jesme,  expliqué,  II,  443. 

Psaume,    à    trois   leçons    et   trois 


512 


TADLK  ANALYTIQUE. 


pseaunies,  loctilion.  II,  41;  — 
prononciation  de  pscaunnc,  II, 
41. 

—  Livre  des  Psaumes,  traduction 
du  xii«  siècle,  II,  4i2. 

PsEUDo-KPoi'i'Es,  leur  caractère,  I, 
296. 

Puits,  sacliier  de  lonc  puis,  locution 
proverbiale,  I,  '225. 

PuAEiz,  mot  de  l'ancien  allemand, 
qui  est  le  français  poigneïs,  ba- 
taille, II,  204. 

PuRGUART,  subjonctif  présent  de 
purguarder,  II,  451. 

Q 

QcANT,  son  emploi  dans  le  Frag- 
ment (le  Valenciennes,  II,  524. 

Que,  suppression  de  la  conjonclion 
Çî/edans  l'ancien  français,  1,521. 

QuED,  employé  pour  représenter  le 
neutre  latin  quod  o\iqiix,\\Ah7t. 

Quelque...  que,  qui  est  une  locu- 
tion vicieuse  se  trouve  dans  le 
xv«  siècle,  II,  26. 

QoENis  DE  BÉTHUNE,  autcur  d'unc 
chanson  sur  son  départ  pour  la 
croisade,  I,  218. 

Qui,  employé  d'une  façon  absolue, 
et  signifiant  si  Von...  II,  254. 

QuicHERAT  (Louis),  autcur  d'uu  dic- 
tionnaire français-latin,  II,  565. 

QuiNTiEREN,  mot  allemand,  tiré  du 
français,  1, 187. 

R 

R,  substituée  à  Vs,  à  Paris  ancien- 
nement et  aujourd'hui  dans  le 
Berry,  II,  115. 

PiADicAux  (liste  de),  o'ressée  par  les 
grammairiens  indiens,  I,  77. 

—  romans  non  trouvés  dans  le 
latin,  l'allemand  ou  le  cclliijue; 
radicaux  latins,  grecs,   germa- 


niques,   celtiques,   non  IrouvL"» 

dans  le  sanscrit,  I,  79.  . 
Ramaint,    troisième   personne  du 

subjonctif  du  verbe  ramener,  i, 

218. 
Rancune,  examiné  dans  sa  finale,  II, 

150. 
Reai.i  di  francia,   com[)ilation  ita- 
lienne des  chansons  de  geste,  I, 

283. 
Réfi.échi  (verbe),  voy.  Verbe. 
Régularité  dans  la  formation   des 

langues  romanes,  I,  4  et  5;  — 

b.irbarie  et  régularité  s'excluent, 

1, 10. 
Renaissance,  son  intervention  dans 

la  littérature  française,  I,  503. 
Renard,  I,  25. 
Renouart  au  Tinel,  allusion  dans 

le  Patelin.,  II,  44. 
Reoillieii,  dans  le  Berry,  rœiller, 

regarder  avec  curiosité,  1,209. 
Repausement,    repauscr,    dans    le 

Fragment  de  Valenciennes,  II, 

324. 
Restitution   de    passages    altérés 

parles  copistes,  I,  202-205. 
Rime,   la    rime    exacte  commence 

vers  le  milieu  du  xn«  siècle,  I, 

178. 

—  L'ancienne  versification  n'en- 
tre-croise  pas  les  rimes  mascu- 
lines et  féminines,  I,  354;  — 
licences  que  les  anciens  poètes 
se  permettent  pour  la  rime,  I, 
356. 

Rochelle  (La),  chartes  du  xiii*  siè- 
cle, dialecte,  II,  205, 

Roi  et  reine,  I,  127. 

Romanes  (langues).  Analogies  in- 
times entre  les  quatre  princi- 
pales langues  romanes,  I,  0;  — 
importance  historique  de  l'étude 
de  leur  (ormalion,  I,  9. 

—  Langue  romane  primitive  ei 
Commune,    supposée   par   Ray- 


TABLE  ANALYTIQUE. 


$13 


nouard,  I,  5.')  et  247; —  les  lan- 
gues romanes  viennent-elles  du 
latin  rustique  ou  populaire?  I, 
30  et  2i7. 
—  Sont-elles  du  lalin  parlé  par  des 
Germains,  et  non  par  les  indi- 
gènes? T.  97;  —  exemples  d'in- 
fluences germaniques  cités  par 
Mûllcr  :  haut,  hurler,  sergent, 
feu,  laisser,  lâche,  cour,  battre, 
tailler,  parole,  manière,  fan- 
tassin, abîmer,  apprendre,  pen- 
ser, hôtel,  malade,  aval,  visage, 
contrée,  I,  98;  —  discussion  de 
celte  opinion,  I,  102. 

—  Formation  des  langues  roma- 
nes, contemporaine  et  congé- 
nère, I,  257;  —  elles  ont  pour 
fonds  le  lalin,  I,  258;  —  ce  sont 
ics  Ibrmations  postérieures,  con- 
s'.iluant  un  moment  original  de 
•ormalion  spontanée  dans  l'Oc- 
cidcnl,  I,  25U;  —  une  furmalion 
aussi  étendue  exclut  l'arbitraire 
et  le  caprice,  I,  240. 

—  Loi  de  leur  répartition,  II,  96 
et  suivantes;  —  les  langues  ro- 
manes sont  sœurs,  et  aucune 
n'est  fille  de  l'autre,  II,  98;  — 
que  serait  devenu  le  lalin  en 
Germanie  si  la  Germanie  avait 
élé  conquise,  et  dans  la  Grandc- 
Dretagne,  si  les  Anglo- Saxons  ne 
s'y  étaient  pas  établis?  II.  100; 
—  les  quatre  grandes  langues 
romanes  s'incorporent,  à  peu  de 
cbose  près,  les  mêmes  mots  ger- 
maniques, II,  lOli. 

—  Cause  de  leur  uniformité  fon- 
damentale et  de  leur  diversité 
contingente,  II,  108. 

—  Klles  ont  une  correction  innée 
qu'elles  tiennent  du  latin,  11,281. 

—  Phases  que  présentent  les  lan- 
gues romanes  considérées  cn- 
fcmble,  II,  420. 


—  Leur  formation,  I,  xui;  —  régn 
larité  qui  y  préside,  I,  xiv  et  xy, 
—  ce  qui  les  caractérise  par  rap» 
port  au  latin,  I,  xix;  —  lem 
aboutissement  général  est  l'abo- 
lition des  cas,  I,  xxxv.   ■« 

RoDiNGER,  dans  le  Berry,  ruminer, 
II,  121. 

RovAisoN,  I,  86. 

RovEBET  est  rogaverat,  II,  299 


S,  introduction  de  Ys  aux  premiè- 
res personnes  du  singulier  des 
verbes,  I,  17. 

—caractéristique  du  nominatif  sin- 
gulier dans  beaucoup  Je  mots, 
1,  140; — d'où  vient  1'*  au  sin- 
gulier de  quelques  mots,  et  au 
pluriel  dans  le  français  moderne? 
I,  155;  II,  357. 

—  Règle  de  1'*,  II,  317. 

—  Extension  de  la  règle  de  Vs  par 
le  génie  grammatical  de  la  langue 
d'oc  et  de  la  langue  d'oïl  à  des 
noms  où  elle  n'est  pas  d'origine 
latine,  II,  429  et  437. 

—  Règle  de  l's  violée  par  le  vul- 
gaire comnmnément  dans  le 
provençal,  II,  438. 

Saison,  I,  86. 

Sai.e  (Antoine  de  la)  est-il  auteur 
de  Patelin,  II,  47. 

Saoui.er,  de  trois  syllabes,  I,  223. 

Satan.  Le  Satan  de  Dante  et  le 
Satan  de  Mil  ton.  I,  452. 

Semphe.  Faul-il  écrire  semprèsJW, 
83. 

Sen,  sem  pour  son  [suus),  dans  le 
Fragment  de  Valenciennes,  II, 
524. 

Si:ni;ëc,  adverbe  signifiant  sans  ce- 
la, I,  12  i-. 

Si:ri,E,  siècle,  II  50i 

SxzELER,  avoir  soif,  II   446. 


514 


TABLE  ANALYTIQUE. 


Shakspeare  apparlient  non  à  l'anti- 

quitû  classique  niais   au    moyen 

âjic,  II,  G 
SjÈcr.K  (le  xu°),  point  culminant  «Jans 

l'ancienne  liistoire  lilléraire  de 

la  France,  I,  179. 
>—  Les  siècles  sont  clans  le  temps, 

pour  les  langues,  ce  que   sont 

les  climiUs    dans   l'espace,   II, 

156. 
SiTou,  siTOUDUEiE,   fudc,  rudcssc, 

en  wallon,  II,  155. 
SoiGNENTAGE,  concubinagc,  I,  '209. 
Soleil,  élymologie,  II,  555. 
SoMMEnoN'  du  nez,  le  bout  du  nez, 

I,  102. 
Soucier  et  solliciter,  I,  2 il. 
SooEiRE,    essai    d'explication,    II, 

315. 
Souhait,  I,  226. 
Souvenir  (se),   remarque   sur    ce 

verbe,  II,  52. 
Suer  cf  «cuor,  l'un  nominatif,  l'au- 
tre régime,  II,  195. 
Symbolisme  primilif  des  mots,   I, 

205. 


Tafur,  explication  de  ce  mot  et  son 
origine,  I,  189;  —  le  roi  des 
Tafurs,  I,  189;  —  dans  la  pre- 
mière croisade,  en  une  famine, 
les  Tal'urs  mangent  de  la  chair 
humaine,  I,  190. 

Taire  et  taisir,  II,  84. 

Tandis  que  se  trouve  dans  le  xiii* 
siècle,  II,  27. 

Tante,  ditcuggioa«ttîW«ibgi:jue,  II, 
148. 

—  Doutes  sur  cef-^e  forme  dans  un 
texte  du  xii«  siècle,  II,  238. 

Tasse  (le),  I,  295. 

fEiLLEpe,  aujourd  hui,TilUers,  lo- 
calilé  de  Maine-et-Loire,  charte 


du  XIII»  siècle,  liialecle,  II,  203 

Tehps  conserve  Vs  au  ré^^ime  en 
provençal,  II,  428. 

Tenve,  reproduit  le  latin  tenuis, 
II,  500. 

Termes,  est-ce  un  nom  propre,  I, 
180. 

Théâtre  dressé  auprès  d'une  église 
pour  la  représentation  d'un  mys- 
tère au  xn*  siècle,  II,  06, 

TonçuNERiE,  exaction,  II,  443. 

TouRT,  5"  pers.  du  subj.  du  verbe 
tourner,  I,  224. 

Tradition.  Part  de  la  tradition  dans 
la  langue,  I,  x. 

Traduction.  D'un  mode  de  traduc- 
tion qu'on  peut  appliquer  à  Ho- 
mère, I,  302  et  suiv.;  —  des 
modes  de  traduction  du  poëme 
de  Dante,  I,  407. 

Tragédie,  pourquoi  le  moyen  âge 
n'en  a-t-il  pas  eu?  II,  2-0. 

Traire  en  tesîiongage  ,  appeler 
comme  témoin,  I,  255. 

Traître,  mot  examiné,  II,  350. 

Travail,  sa  déclinaison,  II,  554; 
—  pourquoi  travaux  dans  la  lan- 
gue actuelle,  ib. 

Tréma,  utilité  de  son  emploi  dans 
les  éditions  des  vieux  textes,  I, 
143. 

Treu,  tribut,  I,  229. 

Trouver,  I,  74. 


C 


U.  Distinguer,  dans  les  éditions, 
Vu  du  V,  qui  étaient  confondus, 
I,  144;  —  difficulté,  en  certains 
cas,  de  celle  dislinciion   ib. 

—  Faits  des  langues  romane»  qui 
prouvent  que,  lors  de  leur  for* 
malion.  Vu  latin  était,  en  cer- 
tains mots,  prononcé  comme  un 
y,  II,  299.       ■  ^ 


TABLE  ANALYTIQUE. 


515 


Ue,  dans  la  plupart  des  anciens 
manuscrits,  répond  à  eu  des  mo- 
dernes, I,  145;  II,  20. 

Ues,  besoin,  service;  du  latin  opus, 
ir,  214. 

L'i.LKR,  dans  le  Berry,  hurler^  II, 
121. 

Unes,  au  pluriel,  I,  195. 

Usage.  Ce  qu'il  laut  entendre  par 
bon  usage  dans  une  langue.  II, 
481. 


Vardezir,  pour  verdir,  dans  le 
Berry,  II,  115. 

Vaure,  toison,  II,  119. 

Vautour  pèche  contre  l'accent  la- 
tin, I,  55. 

Vautrer,  I,  67 , 

Verbe  fort,  et  verbe  faible,  I,  120; 
II,  118. 

—  Le  verbe  n'iléchi  se  conjugue 
avec  l'auxiliaire  être  dès  les  pre- 
miers temps  de  la  langue,  II, 
315;  —  essai  d'explication  de 
cette  anomalie  apparente,  II, 
317;  —  extension  de  cetle  ex- 
plication aux  verbes  neutres 
construits  avec  le  pronom  per- 
sonne! se,  et  devenus  réflécbis, 
II,  518;  —  extension  ultérieure 
de  cette  explication  à  s'enten- 
dre à  une  chose,  se  connaître 
en  une  chose,  II,  319. 

—  La  2»  pers.  du  plur.  est  en  est 
dans  le  Fragment  de  Valen- 
ciennes,  II,  525. 

Verps,    loup,     en    provençal,    II, 

454. 
Vers.  Formation  du  vers  roman  sur 

rbtMidécasyll.'ibc  latin,  I,  19. 

—  faits  en  lan^Mie  d'oïl  à  lu  fin  du 
ix«  siècle,  1,  212 


—  Des  quatre  espèces  de  vers  de 
dix  syllabes,  I,  250;  II,  290- 
292. 

—  Le  vers  roman  est  fondé  sut 
l'accent,  I,  259  et  206. 

—  Du  vers  de  lu  langue  d'oïl,  1, 
527;  —  est  fondé,  comme  le  vers 
moderne,  sur  les  accents,  I,  528; 
—  le  vers  le  plus  ancien  est  le 
vers  de  dix  syllabes,  I,  550. 

—  Utilité  de  la  mesure  des  vers 
pour  la  restitution  des  passages 
altérés,  II,  77. 

—  Formation  du   vers   roman,  I, 

XXIII. 

Versification  très-régulière  et  très- 
correcte  chez  les  trouvères,  I, 
197. 

Veuve,  étymologie,  II,  51. 

Vesque,  pour  evesgue,  II,  433. 

ViAuiE,  visage,  I,  255. 

Vidal  (Raymond),  auteur  d'une 
grammaire  provençale,  II,  424. 

Vieillard,  une  armée  de  vieillards, 
dans  l'histoire,  I,  349. 

ViviFiT,  subjonctif  présent  de  vi- 
vifier, II,  451. 

Villon  est-il  le  premier  qui,  comme 
le  dit  Boileau,  ait  débrouillé 
l'an,  confus  de  nos  vieux  roman- 
ciers? 1,281. 

ViME,  osier,  II,  119. 

Virgile,  I,  251. 

VoLURED  est  voluerat,  II,  299. 

Volontiers,  comparé  avec  l'ita 
lien  volentierif  et  discuté,  II, 
552. 

Vouloir,  discussion  de  son  prétérit, 
II,  502. 

Voyelle.  Le  concours  des  voyelles 
est  aime  par  le  français  an- 
cien et  le  français  moderne,  I 
321 

Vhaiemi.nt,  prononciation  dans  le 
XV"  siècle,  II,  i? 


5it) 


TABLE  \NALYT1QUE. 


Wace,  clerc  lisant  sous  llcnri  !• 

roi  d'AnfiIelerre,  I,  212. 
Wai,  voy.  Gwai. 
Wallon,  palois,  II,  132. 


Wolfram  von  Eschenbach  traduisit, 
vers  le  corrimencenient  Hu  xin» 
siècle,  en  allemand.  Va  Geste  de 
Ou: I l'aime,  I,  180;  —  passages 
(le  sa  traduction  examinés,  I, 
181. 


TABLE 

DU   DEUXIÈME   VOLUME 


V  Étude  sur  Patemx .-•#•«.         1 

j\  1.  De  la  farce;  examen  de  la  question  pourquoi  rancienne  lit* 
téralure  n'a  pas  eu  de  tragédie  proprement  dite,    .         1 

§  2.  Discussion  de  différents  passages  de  /*fff^/i«;  et  applications 
de  cette  discussion  à  l'élude  de  la  langue  du  quinzième 

siècle ....  .        9 

\)  Examen  de  l'opinion  de  M.  Génin  sur  l'auteur  demeuré 
anonyme  de  Patelin.  —  DiFcussion  de  quelques  explica- 
tions étymologiques  proposées  par  M.  Génin.   ...       45 

VI  Étude  sur  Adam  (Mystère)  ...  56 

§  1.  Du  dialecte  anglo-normand  — De  l'antériorité  philologique 
de  la  langue  d'oc  et  de  la  langue  d'oïl  sur  l'espagnol  et  l'i- 
talien. —  De  l'antiquité  des  mystères;  de  leur  mise  en 
scène 56 

§  2    Discussion  et  correction  de  quelques  passages  altérés.       72 

Vil.  Des  patois 91 

g  1.  Distribution  géographique   des   patois  et  conséquences  qu* 

en  résultent 95 

g  2.  Patois  du  Berry t42 


5iS  TABLE. 

§  3.  Patois  wallon 132 

§  4.  Comparaison ,  153 

VIII.    LkGEMiE    suit    LE    PAPE   CBÉGOmE   LE    Gr.AND 170 

§  1.  Analyse 471 

§  2.  Date  et  dialecte 192 

§  3.   Corrections 211 

§  4.  Imitations 251 

tX.   Le  Chant  d'Eulalie  et  le  Fragment  de  Valenciennes 270 

§  1.  Préliminaires ....        272 

§2.  Chant  d'Eulalie 287 

g  3.  Fragment  de  Valenciennes 307 

§  4.   De  la  déclinaison  dans  la  langue  d'oc  et  la  langue  d'oïl.  327 
§  5.   De  la  régularité  grammaticale  de  la  langue  d'oïl  dans  l'em- 
ploi des  cas 344 

X.  DiCTiONNAUîE  français-latin 365 

XI.  GlRART   DE   P.ossili.on 584 

§  1.  Analyse  du  roman 384 

§  2.  Examen  du  texte 402 

XII.  Grammaires  provençales 423 

XIII.  Le  Livre  des  Psaumes,  texte  du  douzième  siècle 442 

XIV.  Lettres  de  Marguerite,  reine  de  Navarre,  sœdk  de  Françoise'.  45(3 
Table  analytique.  .        .    .       495 


FIN    DU   DEUXIÈME   ET   DEKIflER   VOLUME 


ImBriraerie  Ém  le  Colin,  à  Saint-Germ' 


VÎN 


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1886 


PC  Littré,   Êtnile 

2075  Histoire  de  la  langue  \ 

L53  frangaise 


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