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Histoire de la Langue
et de la
Littérature française
des Origines à 1900
COULOMMIERS
Imprimerie Paul Bhodabd.
Droits do traduction et de reproduction réservés pour tous les pays,
y compris la Hollande, la Suède et la Norvège.
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Histoire de la Langue
et de la
Littérature française
des Origines à 1900
PUBLIEE SOUS LA DIRECTION DE
L. PETIT DE JULLEVILLE
Professeur à la Faculté des lettres de TUniversilé de Parie.
TOME VI
Dix-huitième siècle
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Armand Colin & C% Editeurs
Paris, 5, rue de Mézières
1898
Tous droits réservés.
f6
■J/
DIX-HUITIÈME SIÈCLE
CHAPITRE I
LES PRÉCURSEURS*
Fontenelle, La Motte, Bayle, l'abbé de Saint-Pierre.
Avant d'en arriver à Voltaire et à Montesquieu, il est indis-
pensable d'étudier le rôle et les idées de ces quatre écrivains,
que l'on peut regarder comme formant la transition d'un siècle i/
à l'autre. Quoique nés en plein xvn" siècle, ils portent en eux
quelques-unes des idées du siècle suivant. Par eux est ébranlé
le principe d'autorité sur lequel reposait le siècle de Louis XIV ;
par eux vont être discutées, avec une audace ironique ou tran-
quille, des questions redoutables dont se détournaient en
général, par prudence, leurs prédécesseurs; par eux le domaine "
de la littérature va s'agrandir de provinces nouvelles : science,''
politique, économie politique; par eux enfin l'esprit critique, à
la fois instrument de destruction et de progrès, va se perfec-
tionner.
/. — Fontenelle '.
Il y a deux Fontenelle : un littérateur attardé et un philo-
sophe précurseur du xvni' siècle. Tous les deux ont le même
1. Par M. Pierre Robert, docteur es lettres, professeur au lycée Condorcet.
2. Bernard Le Bovicr de Fontenelle naquit à Rouen le U février 1637 et
mourut à Paris le 9 janvier 17o". Neveu des Corneille, il écrit dans le Mercure,
dont son oncle Thomas était un des principaux collaborateurs; fait représenter
Histoire de la langue. VI, »
2 LES PRECURSEURS
esprit, le même caractère, le même tempérament. Cependant le
premier ne paraît avoir que des défauts, le second que des
qualités. Suivant les sujets auxquels elles s'appliquent, les
mêmes facultés peuvent produire des œuvres médiocres ou excel-
lentes.
L'homme. — Fontenelle passe pour avoir été dans sa
longue vie indifférent, froid, égoïste. Bien des témoignages
et des aveux semblent nous le montrer ainsi. « C'est de la
cervelle que vous avez là », lui avait dit un jour M"'" de Tencin
en lui mettant la main sur le cœur. Lui-même a laissé échapper
des paroles compromettantes. « Il y a quatre-vingts ans que j'ai
relégué le sentiment dans l'églogue. — Si j'avais la main pleine
de vérités, je me garderais bien de l'ouvrir. » Il voulait vivre
tranquille, et il y a réussi. Il ne se faisait pas d'illusion sur
la nature humaine. « Les hommes sont sots et méchants; mais,
tels qu'ils sont, j'ai à vivre avec eux, et je me le suis dit de bonne
heure. » Il était prudent et avisé, ne tenait pas à se faire d'enne-
mis. Il répétait souvent» Tout est possible », ce qui coupait court
à la discussion ; il a dû à ce merveilleux équilibre de vivre cent ans
(du 41 février 1657 au 9 janvier 1757). Cependant je crois qu'on,
a beaucoup exagéré son indifférence et son égoïsme. « Son
amitié était vraie et môme active », écrit Concordet. Nous con-
naissons de lui des traits charmants et délicats, même des traits
de courage, si, comme on le prétend, lui seul refusa de voter à
l'Académie française l'exclusion de l'abbé de Saint-Pierre. Ce
n'était certes pas un passionné ; mais que de gens qui n'ont, pour
ainsi dire, que les gestes de la passion! Les critiques sont impi-
toyables. Ils en veulent aux fanatiques d'être des violents, et
aux modérés de ne pas être des fanatiques. Fontenelle a laissé
un petit traité sur le Bonheur qui le montre tel qu'il est. « Les
gens accoutumés aux mouvements violents des ])asswns trouve-
ront sans doute fort insipide tout le bonheur que peuvent produire
entre autres tragédies Aspar (1680), des opéras : Psyché (1678), Bellérophon
(1679), Thélis et Pelée (1689), Énée et Lavinie (1690). Il publie des Poésies paslo-
l'ales (1688), les Lettres du chevalier d'IIer"*. Ses meilleurs ouvrages sont : les
Dialogues des morts (1683), les Entretiens sur la pluralité des mondes (1686), les
Histoires des Oracles (1687), la Diffression sur les anciens et les modernes (1688),
l'Histoire de l'Académie des sciences, les Éloges des Académiciens. Il entre en 1691
à l'Académie française, en 1697 à l'Académie des sciences, dont il devient
en 1699 le secrétaire perpétuel; il fit aussi partie de l'Académie des Inscriptions.
r\
FONTBNELLE 3
les plaisirs simples. Ce qu'ils appellent insipidité Je Vappelle
tranquillité... Mais quelle idée a-t-on de la condition humaine ^
quand on se plaint de nélre que tranquille? Le plus grand secret
dit bonheur est d'être bien avec soi. » Mais, dit-on, il manque
d'enthousiasme, il n'a pas la foi. C'est une erreur. Il croit au
^progrès, il croit à la science. Et il a plus fait pour la science
et le progrès que beaucoup de déclamateurs. Par une discrétion
de galant homme il semble se contenir. Il comprend, il sent
môme la beauté des lois de la nature plus qu'il ne veut l'avouer.
«Un peu de faiblesse pour ce qui est beau, voilà mon mal »,
dit-il avec une certaine coquetterie. Les Entretiens sur la plura-
lité des moîides ne sont pas d'un auteur froid et indifférent en
présence du spectacle de l'univers.
Si l'on peut discuter sur son caractère, tout le monde est
d'accord pour rendre justice à la netteté de son intelligence et
à la vivacité de son esprit. Il lui en fallait beaucoup pour
soutenir certaines thèses, défendre certaines opinions sans se
compromettre ni trop s'avancer. Il décoche si gentiment et si
tranquillement un trait de satire qu'on en est à peine effleuré.
Sans doute il y a trop souvent chez lui du faux goût, de la
manière et de la galanterie. Cet esprit a été d'abord surtout du
bel esprit : c'est ce bel esprit qui nous choque dans les œuvres
purement littéraires de Fontenelle.
Le littérateur. — Le littérateur est médiocre ; il est même
détestable quand il écrit en vers. L'intelligence des idées et la
curiosité scientifique ne suffisent pas pour faire une tragédie
ou une pastorale. Il manquait à Fontenelle l'imagination, la
sensibilité et le sentiment de l'art. Comme tous les hommes de
lettres qui n'ont pas de vocation déterminée, il se crut, et on le
crut universel. Fils d'un avocat, il voulut plaider; mais il perdit
sa première cause et s'en tint là. Malheureusement il fut plus
persévérant en poésie. Neveu des Corneille par sa mère, il
devait faire des vers et du théâtre, non peut-ôtre par vocation,
mais par intérêt et par esprit de famille. Il inséra quelques
pièces de vers dans le Mercure, dont son oncle Thomas était un
des principaux rédacteurs; il fît représenter la tragédie à^Aspar
(7 déc. 1680), dont la chute fut complète et provoqua la mor-
dante épigramme de Racine sur l'origine des sifflets. L'auteur
4 LES PRECURSEURS
jeta au feu son manuscrit, mais hélas! ne renonça pas au
théâtre. Laissons dormir ses tragédies et ses comédies. Con-
statons seulement qu'il réussit mieux dans l'opéra : Psyché
(4678), Bellérophon (1679), Thétis et Pelée (1689), Énée et
Lavinie (1690). Ce qu'il y a de curieux, c'est que ce goût de
Fontenelle pour le théâtre persista. Je trouve dans ses œuvres
six comédies, qui n'ont jamais été représentées, mais que l'au-^
teur s'est amusé à écrire dans un temps oii on le croyait tout
à fait raisonnable (après 1720). En 1688 il publia des Poésies
pastorales qui manquent de sentiment, de naturel et de poésie.
« Il avait donné à ses bergers le ton de la bonne compagnie et
leur avait appris à soupirer avec finesse. » Je me hâte d'ajouter
que c'est un éloge qu'on a prétendu faire de ses Eglogues : on
pourrait s'y tromper. Du même temps sont les Lettres du che-
valier d'Her***, lettres galantes, un peu. moins mauvaises que
les Eglogues, parce qu'elles sont en prose et que Fontenelle a
toujours été plus à l'aise dans la prose que dans la poésie. En
16^1 il entra à l'Académie française. Son élection fut labo-
rieuse; il essuya quatre refus. C'est qu'il avait contre lui le
parti des anciens, les Racine, les Boileau, les La Bruyère, qui
trouvaient ce bel esprit insupportable et ne comprenaient pas
sa valeur. Il avait cependant publié à cette époque les Dialogues
des morts (1683), les Entretiens sur la pluralité des mondes
(1686), VHistoire des oracles (1687). Les anciens ne voyaient
en lui que le rédacteur du Mercure, l'ami de Perrault, le détrac-
teur de l'antiquité. Rappelez-vous le portrait de Cydias par La
Bruyère : satire injuste, même au moment oii elle fut écrite.
Le critique. — Les opinions littéraires de Fontenelle sont
plus intéressantes que ses œuvres galantes ou poétiques. Elles
nous expliqueront ses poésies et nous feront connaître quelque
chose du vrai Fontenelle. Nous verrons qu'il n'est pas du tout
artiste, qu'il ne comprend ni la beauté de la grande poésie ni la
vérité du détail simple; que c'est en partie pour cela qu'il a été
si médiocre poète, que c'est surtout pour cela qu'il n'a pas
compris l'antiquité.
Dans son Discours sur la nature de téglogue il nous expose
ainsi sa théorie. « Entre la grossièreté ordinaire des bergers
de Théocrite et le trop d'esprit de la plupart de nos bergers
FONTENELLE 5
modernes il y a un milieu à tenir. Il faut que les bergers aient
de l'esprit, et de l'esprit fin et galant; ils ne plairaient pas sans
cela. Il faut qu'ils n'en aient que jusqu'à un certain point;
autrement ce ne seraient plus des bergers. » Nous sommes
avertis; il faut quils aient de Vesprit, et de Ves'prit fin et galant.
L'amour doit être leur seule préoccupation. Ne faut-il pas
qu'ils plaisentt Nous pouvons nous croire au début du règne
de Louis XIII, quand VAstrée était le code de la galanterie
précieuse. Il ne comprend donc rien au naturel de l'églogue.
Ce qui est plus grave, il ne comprend rien à la nature de la
poésie.
Dans ses Réflexions sur la poétique, il établit toute une hié-
rarchie d'images, assez curieuse et très caractéristique. Il
s'élève avec vivacité contre les images fabuleuses de la mytho-
logie. « Aux images fabuleuses sont opposées les images pure-
ment réelles d'une tempête, d'une bataille, etc., sans l'interven-
tion d'aucune divinité. » Au-dessus des images réelles ou
matérielles il place « les images spirituelles » ou pensées, qui
s'adressent uniquement à l'esprit. Or « le champ de la pensée
est sans comparaison plus vaste que celui de la vue. Les spiri-
tuelles peuvent nous instruire utilement. » Il y en a d'autres
plus élevées encore qu'il appelle « métaphysiques ou intellec-
tuelles ». Il est attiré par « cette poésie purement philoso-
phique ». Il en donne comme modèle son ami La Motte. Il
avait en effet une vive admiration pour ce poète « si peu fri-
vole, si fort de choses ». Voilà un poète qui n'était pas saisi
par « un enthousiasme involontaire ». Son inspiration « c'était
seulement une volonté de faire des vers qu'il exécutait parce
qu'il avait beaucoup d'esprit ». Ne croyez pas qu'il dise cela en
passant, par occasion : c'est une théorie qui lui est chère. Bien
au-dessus du talent, disposition naturelle ou instinct, il met
Vesprit, c'est-à-dire « la raison éclairée qui examine les objets,
les compare, fait des choix à son gré. L'esprit, ajoute-t-il, peut
absolument se passer du talent et le talent ne peut pas égale-
ment se passer de l'esprit. » En somme « aux ornements » il
préfère « le fond des choses ». Il est impossible d'être moins
artiste que lui.
Cependant, par un reste de préjugé d'éducation ou d'hérédité.
6 LES PRÉCURSEURS
il ne va pas, comme La Motte, jusqu'à demander qu'on écrive en
prose. Mais il est le premier à ne voir dans la poésie que le
mérite de la difficulté vaincue, opinion absurbe*qui sera celle de
tout le xvm^ siècle. « La seule idée de la difficulté donne de
l'agrément aux rimes qui naturellement n'en ont aucun. » Les
rimes et les mesures deviennent « une beauté par le seul caprice
de l'art et par la seule raison qu'elles gêneront le poète et que
l'on sera bien aise de voir comment il s'en tirera ». Voilà la
rime et le rythme bien défendus! Franchement j'aime mieux
la solution radicale présentée par La Motte. Fontenelle est bien
loin de cette solution, lui qui demande au contraire qu'on soit
sévère pour la rime. « Si la contrainte lui est nécessaire (à la
poésie) pour la distinguer de la prose et lui donner droit de
s'élever au-dessus d'elle, n'est-ce pas la dégrader que de la rap-
procher de ce qu'elle méprisait? » Sans doute Fontenelle ne
voulait pas avoir écrit pour rien tant de tragédies, d'opéras et
de pastorales.
L'adversaire des anciens. — Le mépris de l'antiquité est /
comme l'idée maîtresse de notre auteur en littérature; il appa-
raît dans tous ses ouvrages. Mais ce mépris n'est pas chez lui
' stérile : il conduit à l'idée du progrès et à l'idée de la stabilité
i^des lois de la nature, à moins qu'il ne provienne lui-même y
de ces deux idées.
La grosse erreur de Perrault, dans la querelle des anciens et
des modernes, avait été de confondre les sciences, qui onlp
besoin du temps pour se perfectionner, et les arts, qui peuvent,
presque au début, arriver à la perfection. Mais il avait entrevu
l'idée du progrès de l'esprit humain, considéré comme un
seul esprit, et l'idée de la fixité des lois de la nature. Fon-
tenelle verra plus clairement la portée philosophique de la
question.
C'est surtout au xvni" siècle que l'idée de progrès sera chère -
aux philosophes : c'est avec le xvn*^ qu'elle commence à appa-
raître. « C'est, dit Bacon dans le Novum Organum, à la vieil-
lesse du monde et à son âge mûr qu'il faut attacher ce nom
d'antiquité. Or la vieillesse du monde c'est le temps où nous
vivons et non celui des anciens qui était sa jeunesse. » Tous les
travaux de Descartes supposent cette foi au progrès. Pascal donne
FONTENELLE 7
à cette idée une précision remarquable clans son Fragment d'un
traité du vide *. Fontenelle reprendra l'image de Pascal..
Suivant son habitude il ne commence pas par attaquer de
front l'autorité des anciens ; il se contente de l'affaiblir.^Dès
1683 dans ses Dialogues il ne manque pas une occasion de la
tourner en ridicule et de la montrer moins vénérable qu'elle ne
le paraît à ses admirateurs. « L'antiquité est un objet d'une
espèce particulière : l'éloignement le grossit. Ce qui fait
d'ordinaire qu'on est si prévenu pour l'antiquité, c'est qu'on
a du chagrin contre son siècle ; et l'antiquité en profite. On
met les anciens bien haut pour abaisser ses contemporains.
L ordre de la nature a Vair bien constant. [Dialogue entre
Socrate et Montaigne.) — Les anciens étaient jeunes aupi'ès de
nous. {Entretiens, 5" soir.) — Tout ce qu'ont dit les anciens
soit bon, soit mauvais est sujet à être bien répété; et ce qu'ils
n'ont pu eux-mêmes prouver par des raisons suffisantes se prouve
à présent par leur autorité seule. Sils ont prévu cela, ils ont bien
fait de ne pas se donner la peine de raisonner si exactement. {His-
toire des oracles, i" dissertation, au début.)
C'est surtout dans sa Digression sur les anciens et sur les V
modernes (1688) que le vrai Fontenelle apparaît; c'est nette-
ment et directement qu'il affirme la fixité des lois de la nature
et sa croyance au progrès. « Toute la question de la prééminence i
entre les anciens et les modernes étant une fois bien entendue v
se réduit à savoir si les arbres qui étaient autrefois dans nos \
campagnes étaient plus grands que ceux d'aujourd'hui... La
nature a entre les mains une certaine pâte qui est toujours la
môme. » On pourrait lui objecter que les arbres ne se déve-
loppent pas tous également dans tous les climats. Il le sait
bien. « Si les arbres de tous les siècles sont également grands,
les arbres de tous les pays ne le sont pas. » Oui, mais il ne
croit pas à l'influence du climat sur l'esprit humain. « La diffé-
rence des climats ne doit être comptée pour rien, pourvu que
les esprits soient d'ailleurs également cultivés... Nous voilà donc
tous parfaitement égaux, anciens et modernes. » Qu'on ne
1. Publié pour la première fois en m9 par Bossut sous le titre De Vaulorilé
en matière de philosophie. Fontenelle n'a donc pas pu le connaître, à moins qu'il
n'ait lu le passage en manuscrit, — ce qui ne me parait pas vraisemblable.
8 LES PRECURSEURS
réclame pas pour les anciens le mérite de l'invention. « C'est
qu'ils étaient avant nous. » Mais Fontenelle voit fort bien qu'il
faut faire une distinction entre les sciences et les lettres.'' « Afin
que les modernes puissent toujours renchérir sur les anciens,
il faut que les choses soient d'une espèce à le permettre. Pour
l'éloquence et. la poésie, qui sont le sujet de la principale
contestation entre les anciens et les modernes, quoiqu'elles ne
soient pas en elles-mêmes fort importantes, Je crois que les
anciens en ont pu atteindre la perfection. » Là où ils ont atteint la
perfection, « contentons-nous de dire qu'ils ne peuvent être
surpassés, mais ne disons pas quils ne 'peuvent être égalés ». Ces
idées étaient hardies pour l'époque : cela ne les empêche pas
/ d'être parfaitement justes. Je laisse de côté les détails qui
pourraient offrir matière à discussion : ainsi notre auteur pré-
fère l'éloquence des anciens à leur poésie, met les Latins
au-dessus des Grecs, sauf pour la tragédie. Que nous importe?
Vx Ce qui est certain, c'est qu'il se dégage de la confusion oii
s'embarrassent la plupart des modernes, et qu'il affirme avec
une vigueur surprenante la loi du progrès intellectuel. « Un bon
esprit est pour ainsi dire composé de tous les esprits
des siècles précédents; ce n'est qu'un même esprit qui
s'est cultivé pendant tout ce temps-là. Il est maintenant dans
l'âge de virilité où il raisonne avec plus de forces et plus de
lumières que jamais. Cet homme-là n'aura point de vieillesse :
les hommes ne dégénéreront jamais, et les vues saines de tous
les bons esprits qui se succéderont, s'ajouteront toujours les
unes aux autres. Nous pouvons espérer qu'on nous admirera
avec excès dans les siècles avenir pour nous payer du peu de
cas que l'on fait aujourd'hui de nous dans le nôtre. » Dira-t-on
qu'il y a un peu d'illusion dans ce rêve de maturité éternelle?
L'auteur cependant ne déroule pas devant nous, comme plus
tard Condorcet, les perspectives indéfinies d'un progrès sans
limites dans toutes les branches des connaissances humaines.
Il nous dit en effet que l'éloquence et la poésie — il aurait pu
dire les lettres et les arts — ont pu atteindre la perfection chez
les Grecs et les Romains; que nous surpasserons les anciens dans
les choses « qui sont d'une espèce à le permettre ». Le progrès
des sciences depuis 1688 donne raison à Fontenelle.
HIST. DE LA LANGUE & DE LA LITT. FR. T. VI, CH. I
Armaiiil Colin A C'*, Editeurs, Pans.
PORTRAIT DE FONTENELLE
GRAVÉ PAR M. DOSSIER D'APRÈS H. RIGAUD
Bilil. N;it., Caliinot des Estampes, N 2
FONTENELLE 9
Le philosophe. — Cette querelle des anciens et des modernes
nous a permis do voir la portée de l'esprit de Fontenelle. Ce
n'est pas simplement un homme de lettres et un bel esprit;
c'est un philosophe dans le sens consacré par le xvni® siècle.
Voyons cet esprit philosophique à l'œuvre ; essayons d'en démêler
les différents traits et d'en marquer le principal caractère.
Fontenelle est un sceptique qui ne respecte aucune autorité et
qui tout doucement les ébranle ou les renverse toutes ; mais cest
un sceptique qui croit à la raison. A ce point de vue il est bien
le précurseur du xvni" siècle et de Voltaire. Dans tous les ordres
de connaissances il a essayé de faire triompher la vérité ^ mais
il l'a fait avec son tempérament et son tour d'esprit, c'est-à-dire
sans emportement, sans même avoir l'air de livrer bataille; il se
contente d'une raillerie fine et d'une ironie souvent à peine per-
ceptible. Tel il est déjà dès 1683 dans ses Dialogues des morts.
S'il croit à la raison et à ses progrès, il ne croit certes pas que
tous les hommes soient raisonnables. « Qui veut peindre pour
l'immortalité doit peindre des sots. » (Molière et Paracelse.)
« Les hommes veulent bien que les dieux soient aussi fous
qu'eux, mais ils ne veulent pas que les bêtes soient aussi sages. »
(Homère et Esope.) « C'est une plaisante condition que celle de
l'homme. Il est né pour aspirer à tout et pour ne jouir de rien,
pour marcher toujours et pour n'arriver nulle part. » (Anselme
et Jeanne de Naples.) Tous les sceptiques, nous le savons, se
plaisent à étaler la sottise humaine. Fontenelle va plus loin : il
se moque même de la philosophie. « Il se découvre de temps en
temps quelques petites vérités peu importantes, mais qui amu-
sent. Pour ce qui regarde le fond de la philosophie, j'avoue que
cela n'avance guère. Je crois aussi que l'on trouve quelquefois
la vérité sur des articles considérables ; mais le malheur est
qu'on ne sait pas qu'on l'ait trouvée. » (Descartes et le faux
Démétrius.) Gardons-nous de prendre trop à la lettre cet ingé-
nieux badinage : c'est sa manière à lui de protester contre les
affirmations absolues des dogmatiques et des sectaires.
Quand il touche à la métaphysique ou à la religion, c'est avec
une discrétion ironique. « L'Académie des sciences, dit-il dans
l'éloge de Malebranche, passerait témérairement ses bornes en
touchant le moins du monde à la théologie et s'abstient totale-
fO LES PRECURSEURS
ment de métaphysique, imrce quelle est ti'op incertaine et trop
contentieuse ou du moins d'une utilité trop peu sensible. » Il ne se
permettra pas de critiquer directement la religion; mais il
montrera que de tout temps l'esprit humain a été enclin à se
tromper, à mêler le faux et le vrai, les préjugés les plus ridi-
cules et les sentiments les plus respectables. « Ne cherchons
autre chose dans les fables que yhistoire des erreurs de l'esprit
humain. » {De l'origine des fables.) Il s'agit bien entendu des
fables du paganisme. Mais dans V Introduction de V Histoire des
oracles il n'est plus question des païens. « Ces préjugés qui
entrent dans la vraie religion trouvent pour ainsi dire le moyen
de se confondre avec elle et de s'attirer un respect qui n'est dû
qu'à elle seule. On n'ose les attaquer de peur d'attaquer en
même temps quelque chose de sacré... On ne peut disconvenir
qu'il ne soit plus raisonnable de démêler l'erreur d'avec la vérité
que de respecter Vendeur mêlée avec la vérité. » Ce n'est plus
le sceptique qui s'amuse à inquiéter les convictions trop
absolues; c'est le philosophe qui trouve raisonnable et qui
croit possible de démêler l'erreur d'avec la vérité. Mais pour
cela il faut croire à la vérité 'et à la raison. « h' autorité a cessé
d'avoir plus de poids que la raison », disait-il dans la Préface
de l'Histoire de l'Académie des sciences. Dans une lettre du
16 octobre 1732 il écrivait : « Nous sommes dans un siècle oii
la raison commence à pi^endre phis d' empirer^' elle n'en avait eu,
du moins depuis longtemps. » Voilà bien le sentiment de Fon-
tenelle sur son siècle. On lui a reproché plus d'une fois
l'absence d'opinions arrêtées ; c'est ce qui -arrive souvent à ceux
qui recherchent sincèrement la vérité. En tout cas il n'avait ni
préjugés ni entêtement. « Tout" l'avantage que je puis avoir,
disait-il, et qui ne laisse pourtant pas que d'être assez rare, c'est
que je ne suis pi^évenu pour aucun système, et que je ne rejetterai
aucune opinion pour être contraire à la mienne. » Je ne con-
nais pas de maxime qui soit plus digne d'un philosophe. On voit
que, si Fontenelle est sceptique, il l'est surtout quand il s'agit
d'ébranler les erreurs ou les préjugés; mais il croit avec une
fermeté tranquille à la vérité et à la raison.
Le vulgarisateur scientifique. — Fontenelle doit sa
gloire la plus solide et la plus durable à ses travaux de vulga-
PONTENELLE 11
risation scientifique. Oui, ce bel esprit tant décrié eut de bonne
heure le goût de la science; il était en relations avec un groupe
dont faisaient partie l'abbé de Saint-Pierre et le mathématicien
Varignon : ce n'était pas tous des savants, c'étaient tous des
esprits qu'attirait la science; on causait, on travaillait, on se
tenait au courant. Il ne faut donc pas s'étonner que l'auteur
à'Aspar ait écrit en 1686 les Entretiens sur la pluralité des
mondes^ livre agréable et instructif, premier et parfait modèle ^
de littérature scientifique. Ici il fut servi par ses qualités et
même par ses défauts. Il y a encore du bel esprit et du galant,
mais il y a de l'esprit et de la clarté. Il intéresse, il amuse, il
instruit. Il se rendait parfaitement compte de la nouveauté de
son entreprise et de la hardiesse de quelques-unes de ses idées.
« Je suis, disait-il dans la Préface, dans le même cas où se
trouva Cicéron lorsqu'il entreprit de mettre en sa langue des
matières de philosophie qui, jusque-là, n'avaient été traitées
qu'en grec... J'ai voulu traiter la philosophie d'une manière qui
ne fût point philosophique; j'ai tâché de l'amener à un point où
elle ne fût ni trop sèche pour les gens du monde, ni trop badine
pour les savants... J'avertis ceux à qui ces matières sont nou-
velles que j'ai cru pouvoir les instruire et les divertir tout
ensemble. » Il y a pleinement réussi.
Il fut assez estimé du monde savant pour entrer en 1697 à
l'Académie des sciences, dont il devint en 1699 le secrétaire
perpétuel, fonctions qu'il exerça pendant quarante ans. Le voilà
sur son véritable terrain. Sans faire lui-même des travaux bien
personnels, il est au courant de tout : nulle science ne lui est
fermée, nulle découverte ne lui échappe. Il connaît toutes les
questions scientifiques; il en rend compte dans les Analyses des
travaux de l'Académie. Il publie une Histoire de l'Académie des
sciences (de 1666 à 1699), et surtout les Éloges des académiciens.
Les Analyses sont inaccessibles au public; Y Histoire est un peu
abstraite ; les Éloges au contraire sont d'une lecture en général
facile et intéressante; un lettré peut s'y plaire. Ce que nous
voyons c'est plutôt le savant dans sa vie privée que la science
dans son aridité. Là encore il avait innové fort heureusement.
Peu d'ouvrages renferment autant de pensées fines ou profondes ;
c'est là que cet écrivain ingénieux est devenu un excellent écri-
12 LES PRECURSEURS
vain : clarté, finesse, élégance, esprit, toutes ces qualités rares en
font un chef-d'œuvre d'éloquence tempérée. Il est à remarquer
que Fontenelle n'a pas eu de décadence : au contraire il est
toujours en prog-rès. Jeune, il est médiocre ou même franche-
ment mauvais; à mesure qu'il vieillit, son goût devient meil-
leur, son esprit s'élève ; son style arrive presque à la perfection.
Avec l'âge en effet l'imagination se refroidit, la sensibilité
s'émousse : de ce côté Fontenelle n'avait rien à perdre; avec
l'âge, au contraire, la raison ne peut que s'affermir.
S'il n'a pas fait par lui-même de grandes découvertes, il a
parfaitement compris et montré l'importance des sciences et
l'utilité que présentent les spéculations de géométrie pure ou
d'algèbre *. Il a des vues non seulement ingénieuses, mais pro-
fondes. « Jusqu'à présent V Académie ne prend la nature que
par petites parcelles. Le temps viendra peut-être que Von joindra
en un corps régulier ces membres épars, et, s'ils sont tels que Von
le souhaite, ils s'assembleront en quelque sorte eux-mêmes. » Ne
peut-on pas voir dans cette espérance de Fontenelle l'idée de la
solidarité des sciences^? Voilà le vrai Fontenelle : et j'avoue
que celui-là me paraît presque grand.
Conclusion. — Aujourd'hui les lettrés dédaignent son
œuvre littéraire; les philosophes n'apprécient guère sa philo-
sophie, et les savants ne trouvent pas une seule découverte
précise à mettre à son compte. On ne le jugeait pas ainsi au
xvni° siècle ^. Si ses poésies ont cessé bientôt d'être estimées,
l'influence du savant et du philosophe a été considérable. A ce
moment il fallait surtout donner le goût de la science et secouer
le joug de l'autorité. Fontenelle y réussit pleinement. La foi,
qu'il n'attaqua jamais directement, comprit cependant qu'elle
avait en lui un adversaire. A propos de son Histoire des oracles,
le P. Pelletier, confesseur de Louis XIV, le peignit au roi
comme un athée; et le P. Baltier, jésuite, attaqua vivement son
1. 11 ne l'a jamais fait plus nettement que dans une Préface sur rutilité des
mathémaliques et de la physique et sur les travaux de VAcadéynie.
2. « C'est à cette idée de la solidarité des sciences qu'il semble que le nom
de Fontenelle doive surtout demeurer attaché. » Brunetière, Et. crit. sur l'hist.
de la lut. fran., cinquième série, p. 241.
3. Pour connaître l'opinion du xviiie siècle sur Fontenelle, voir Voltaire,
Temple du goût, surtout Catalogue des écrivains français du Siècle de Louis XIV;
Vauvenargues, Œuvres posthumes.
FONTENELLE 13
ouvrage en 1707. Le prudent Fontenelle se garda bien de
répondre. Il ne voulut pas s'engager dans une querelle théolo-
gique dont il prévoyait tous les dangers.
Voici, semhle-t-il, le jugement que l'équitable postérité doit
porter sur lui.
Il est un de ceux qui se séparent le plus nettement du
xvn* siècle et qui préparent le siècle suivant. Il n'a ni sensi- y_
bilité, ni imagination; il n'a pas le sentiment de l'art, il ne com-
prend pas la grande poésie, il méprise l'antiquité : il n'a pas le
goût sûr.
Mais il est intelligent et curieux. Ses défauts littéraires
deviennent presque des qualités scientifiques. Il n'est pas pour
la tradition, mais il est pour le progrès; il n'est pas pour la
foi, mais pour la science; il n'est pas pour l'autorité, mais pour
la raison. Par là il est éminemment philosophe. Il n'a pas de
préjugés. Il pose ironiquement des questions embarrassantes
et fait discrètement des réQexions troublantes. En méta-
physique, en théologie, il est aussi sceptique qu'en littérature.
Mais il ne l'est pas en tout : il croit à la raison, à la science, au (
progrès. Ayant dans sa longue carrière un peu touché à tout, il
a déjà cet esprit encyclopédique qui fut la marque du xvni^ siècle.
« C'est l'esprit le plus universel que le siècle de Louis XIV ait
produit. » (Voltaire.) Pour nous il nous apparaît surtout comme
un intermédiaire aimable et spirituel entre les obscurités de la
science et l'ignorance du public; il a une place à part, mais bien
à lui, entre le monde, les lettres et les sciences. Il rend la
science populaire en la mettant à la portée de tous; il en fait
comprendre la grandeur et l'utilité, en même temps que par ses
Éloges il fait estimer et parfois même aimer les savants. Enfin
il ne s'est pas contenté de vulgariser et de faire apprécier la
science; il a fait lui-même œuvre de savant et de philosophe
lorsqu'il a, je ne dis pas découvert, mais fait entrer dans la
science l'idée de la stabilité des lois de la nature et celle de la
solidarité des sciences.
U LES PRÉCURSEURS
//. — Houdar de La Motte \
L'homme et l'écrivain. — La Motte est inséparable de
Fontenelle : c'est un Fontenelle réduit à des proportions de lit-
térateur, malgré des prétentions philosophiques encouragées
par l'estime qu'en faisaient ses contemporains. Il eut en tant
qu'écrivain cette universalité un peu banale qu'on rencontre
parfois chez des hommes de génie comme Voltaire, et souvent
chez des hommes sans génie comme La Motte. Il a laissé des
odes, des poésies légères, des fables, des poésies pastorales, des
comédies, des opéras, des tragédies, des comédies-ballets, une
traduction de VIliade. S'il n'a pas de génie, il ne manque pas
de talent : il en faut toujours un peu pour faire illusion à son
époque. Il a eu du succès dans ses opéras et ses tragédies; on a
fort apprécié ses fables et ses pastorales; on a presque admiré
ses odes. Quoiqu'il ait écrit des milliers de vers, il n'est pas
poète : nous aurons plus d'une fois l'occasion de nous en con-
vaincre. Il me paraît cependant à ce point de vue supérieur à
Fontenelle. Quoiqu'il s'agisse d'un homme si fertile en para-
doxes, je ne voudrais pas à mon tour en soutenir un. Ayons le
courage de l'avouer : il y a quelques strophes de lui qui ne sont
vraiment pas mauvaises, et l'on trouverait dans ses odes sur
Y Émulation, sur Y Amour-propre' ou sur la Sagesse du roi, des
passages qu'on croirait, j'en suis convaincu, s'ils n'étaient pas
signés, d'un plus grand poète que lui. Ses comédies sont médio-
cres; ses opéras n'appartiennent pour ainsi dire pas à la litté-
rature; mais nous ne devons pas oublier qu'une de ses tragé-
dies, Inès de Castro, jouée en 1723, obtint un immense succès.
1. Antoine Houdar de La Motte naquit à Paris le 17 janvier 1672 et mourut le
26 décembre 1731. Il fait représenter en 1693 aux Italiens une comédie, les Ori-
ginaux, qui est si mal reçue que l'auteur découragé court s'enfermer à la Trappe.
11 n'y reste pas longtemps et de nouveau travaille pour le tliéàtre. 11 donne des
opéras {Amadis, Marthésie, Omphale, etc.); des ballets {le Triomphe des arts, le
Cairnaval et la Folie, etc.) ; des comédies [In Matrone d'Éphèse, le Talisman,
Richard Minutolo, le Magnifique, l'Amant difficile); des tragédies {les Macchaôées,
Romulus, Œdipe, Inès de Castro, qui obtient un immense succès, 1723). 11 écrit
aussi des Fables, des Odes, un abrégé de l'Iliade (1714), et de nombreux Discou7's
ou Reflexions sur la poésie, l'ode, la tragédie, la fable, l'églogue, la critique. Il
est reçu à l'Académie en 1710. A quarante ans il devient aveugle; il était aussi
perclus de tous ses membres : infirmités qui n'altérèrent en rien la douceur de
son caractère.
HOUDAR DE LA MOTTE 1^
La pièce est en effet intéressante et touchante; les situations
sont dramatiques; le style malheureusement. en est bien faible :
l'auteur de Zaïre est un très grand poète à côté de La Motte.
Sa prose en revanche est excellente : elle a de la finesse, de la
grâce et de l'esprit, qualités naturelles qu'il apportait dans sa
conversation, qualités qui lui firent tant d'amis et désarmèrent
plus d'une fois ses adversaires. Car il était, malgré tout son
esprit, d'une douceur charmante et d'une irréprochable cour-
toisie. S'il appartient à notre sujet, s'il peut être placé parmi
les précurseurs du xvuf siècle, c'est à cause de la guerre qu'il
fit à l'antiquité, et du dédain qu'il afficha, quoique poète, pour
la poésie.
La Motte semble avoir été poussé, sinon par une vocation
irrésistible, au moins par un goût très vif vers le théâtre et la
poésie, puisque, né en 1672, il fit représenter en 1693 sa pre-
mière comédie. Les succès qu'il obtint et la réputation qu'il
acquit de bonne heure, n'auraient pas dû faire de lui en littéra-
ture un mécontent et un révolté. Pourquoi donc allons-nous
bientôt le trouver à la tête du parti des modernes? Il faut natu-
rellement en chercher la raison dans son tour d'esprit, dans son
médiocre sens artistique, dans son ignorance et par suite dans
son inintelligence de l'antiquité, mais aussi dans le temps et le
milieu oii il vécut. Il avait quinze ans quand Perrault lut à
l'Académie son poème sur le Siècle de Louis le Grand. Toute
son adolescence fut bercée par le bruit de cette lutte, et, sans
qu'il s'en doutât peut-être, les arguments de Fontenelle et de
Perrault entraient dans son esprit. Non pas qu'il ait été tout de
suite un moderne bien déterminé. Nous le voyons au début de
sa carrière lire des vers à Boileau, qui accueille bien ce jeune
homme si poli, comme nous le verrons plus tard échanger des
lettres avec Fénelon, qui est non seulement désarmé, mais
charmé par sa courtoisie. Pendant ce temps, autour de lui les
attaques contre les anciens continuaient ; de nouvelles théories
littéraires étaient hardiment soutenues ou discrètement insi-
nuées ; le beau et le vrai ne paraissaient plus suffisants ni même
nécessaires; on défendait la théorie du vrai embelli ou du vrai
orné; on cherchait le nouveau, on avait du goût pour le pensé.
En somme c'était à la fin du siècle un retour à cet esprit ^jre-
16 LES PRECURSEURS
deux, que Molière et Boileau avaient combattu et vainement
essayé de détruire. Les plus grands esprits, comme La Bruyère,
en étaient touchés; les plus fins critiques, comme le P. Bou-
hours, n'en étaient pas exempts. De plus, tout en travaillant
pour le théâtre, La Motte se liait avec Fontenelle, entrait en
relations avec M""^ de Lambert et la duchesse du Maine. Dans
le salon de M"" de Lambert on se réunissait pour causer litté-
rature, science et morale; on y était philosophe; on y était sur-
tout bel esprit et précieux. Quant à la duchesse du Maine, elle
avait installé à Sceaux en 1700 une véritable cour où venaient
les dégoûtés de Versailles; des femmes spirituelles s'y rencon-
traient avec des lettrés galants. C'étaient des fêtes continuelles,
des divertissements littéraires dirigés par Malezieu, des repré-
sentations théâtrales où elle-même jouait un rôle. On peut dire
que tout était petit et menu dans cette cour, depuis la taille de
la duchesse, « une poupée du sang », jusqu'au goût des invités.
La Motte fut un des poètes des soirées de Sceaux; il fut même
autorisé à parler dans ses œuvres de la passion toute platonique
qu'il ressentait pour la duchesse, — ce dont il s'acquitta délica-
tement. En niO, il entra à l'Académie : le détracteur des anciens
n'y était pas déplacé. Avant de raconter sa lutte avec M"" Dacier,
passons en revue ses idées littéraires : elles nous expliqueront
le peu de goût qu'il avait pour Homère.
Ses idées littéraires. — La Motte a laissé un grand
nombre de discours où il expose ses théories. Ce sont de très
curieuses pages de critique, fines, spirituelles, souvent justes et
profondes, parfois fausses et superficielles. C'est même la seule
partie de son œuvre que l'on puisse lire aujourd'hui avec intérêt *.
Comme il est universel en poésie, il a à peu près touché à toutes
les, questions. Passer *en revue les idées de La Motte sur la
poésie, ce n'est pas seulement connaître les idées d'un bel
esprit célèbre au début du xviii° siècle, c'est connaître les idées
de la plupart des hommes de lettres de cette époque, puisque,
sauf peut-être sur un point (la versification), presque aucun ne
l'a sérieusement combattu et réfuté. Du reste il y a chez lui,
1. Si l'on ne veut pas aller les chercher dans ses œuvres complèles où elles
sont dispersées, on peut les trouver dans le recueil fait par M. Jullien, sous ce
titre : Paradoxes littéraires de La Motte, Hachette, 1859.
HOUDAR DE LA MOTTE 47
excepté quand il critique Homère ou la versification française,
plus d'idées justes, sinon neuves, que de paradoxes proprement
dits. Je ne relèverai que ce qui me paraîtra significatif.
Dans son Discours sur VEglogue il disserte agréablement sur
l'amour dans l'antiquité et dans les temps modernes ; il défend
certains poètes bucoliques (Fontenelle et lui-même) accusés
d'avoir mis « trop d'esprit » dans leurs pastorales.
Dans son Discours sur la fable il se fait un mérite de Yinven-
tion des sujets. Il définit l'apologue « une philosophie déguisée
qui ne badine que pour instruire et qui instruit toujours
d'autant mieux qu'elle amuse ».
Dans son Discours préliminaire sur la tragédie et dans quatre
autres Discours à l'occasion des Macchabées, de Romulus, d'Inès
de Castro et iï Œdipe, il s'en prend à la constitution même de
la tragédie française; il attaque unités, expositions, récits, con-
fidents, monologues, versification. « Dans le premier, dit-il, je
m'arrête aux choix de l'action, à Vamour quon trouve trop domi-
nant dans nos tragédies, aux bornes de l'invention, aux grandes
règles des unités, quil me semble qu'on a jugées jusqu'ici trop
fondamentales... Dans le quatrième j'établis que la versification
n'est pas nécessaire à la tragédie. » Je laisse de côté cette der-
nière question. Sur tous les autres points les opinions de La
Motte sont parfaitement raisonnables, et bien des fois depuis on
a essayé de débarrasser la tragédie de certaines règles plutôt
gênantes que fondamentales. N'était-il pas dans le vrai lorsqu'il
disait à propos de Romulus : « Je désirerais qu'on tendît à donner
à la tragédie une beauté qui semble de son essence et que pour-
tant elle n'a guère parmi nous : je veux dire ces actions frap-
pantes qui demandent de l'appareil et du spectacle. La plupart de
nos pièces ne sont que des dialogues et des récits. Les Anglais ont
un goût tout opposé; on dit qu'ils le portent à l'excès : cela
pourrait bien être. » — « Je ne serais pas étonné, dit-il à propos
des Macchabées, qu'un peuple sensé, moins ami des règles^
s'accommodât de voir l'histoire de Coriolan distribuée en plu-
sieurs actes. » (Nous dirions aujourd'hui en plusieurs journées.)
Je ne me plains pas que Corneille et Racine (le premier, du reste,
malgré lui) aient fait autrement. Mais songez que dans une durée
de trois siècles, de Jodelle à Ponsard, ils sont les seuls qui aient
Histoire de la langue. M. «
18 LES PRECURSEURS
réalisé l'idéal de la tragédie classique; songez aux froides et
pâles imitations d'un Campistron ou d'un Brifaut; songez que
Voltaire lui-même a voulu renouveler la tragédie par « ces
actions frappantes qui demandent de l'appareil et du spectacle » :
et vous conclurez que La Motte n'avait pas tout à fait tort dans
ses critiques. Son tort fut d'être hardi seulement en théorie.
Dans la pratique il conserve pieusement le vieux moule de la
tragédie. Il respecte les unités; il donne à Misaël, le plus jeune
des Macchabées, un amour ridicule pour Antigone, la favorite
d'Antiochus; son Romulus est aussi froid et moins bien écrit
qu'une tragédie de Robert Garnier; il est tout « en dialogues et
en récits ». S'il obtient du succès avec Inès de Castro, c'est à
cause du pathétique répandu dans une pièce parfaitement con-
forme d'un bout à l'autre aux règles de la tragédie.
Dans son Discours sur la poésie en général et sur l'ode en par-
ticulier, cet écrivain, si peu poète et si peu lyrique lui-même,
juge mieux qu'on n'aurait pu s'y attendre Malherbe, Horace et
Pindare ; montre nettement la différence entre les poètes lyriques,
épiques et dramatiques; raisonne presque comme Aristote sur
la poésie « dont le but n'a été que de plaire par imitation ».
Voici où le paradoxe apparaît : « Le but du discours n'étant que
de se faire entendre, il ne paraît pas raisonnable de s'imposer une
contrainte qui nuit souvent à ce dessein. » Toujours cette idée de
contrainte et de difficulté vaincue sans aucune utilité pour la
pensée ! « La fiction est encore un détour quon pourrait croire
inutile. Pour les figures, ceux qui ne cherchent que la vérité ne
leur sont pas favorables. » Voilà qui va diminuer beaucoup le
bagage des poètes. « Je crois que le sublime n'est autre chose
que le vrai et le nouveau réunis dans une grande idée exprimée
avec élégance et précision. » Le seul ornement qu'il recommande
et approuve c'est « une épithète bien choisie ».
Telles sont les conclusions auxquelles arrive notre auteur :
Le poète doit être un philosophe amoureux de la vérité et de la
nouveauté ; il doit rechercher l'esprit, fuir la fiction et les images ;
se contenter d'écrire avec élégance et précision ; semer dans son
œuvre des épithètes bien choisies ; ne poursuivre qu'un but, la
clarté de la pensée. C'est la théorie d'un homme d'esprit qui se
pique de philosophie, mais qui n'a pas le sentiment de l'art et
HOUDAR DE LA MOTTE 19
de la poésie. Il ne restait plus qu'un pas à faire, et ce pas La
Motte le franchit, — la suppression pure et simple du vers.
Sa théorie de la versification. — A quoi bon le travail
pénible de la versification si une clarté élégante et précise est
tout ce qu'on peut demander à un écrivain? La versification
n'est qu'une entrave. Cette idée ne fut pas seulement celle de
Trublet et de Terrasson, mais aussi celle de Montesquieu et, auf
fond, celle de Fénelon. La Motte eut la franchise de dire tout
haut ce que beaucoup pensaient tout bas. Fénelon en effet sou-
tient dans sa correspondance la même thèse que dans sa Lettre
à V Académie. Il écrit à la Motte (26 janv. 4614) : « La rime
gène plus qu'elle n'orne le vers; elle rend souvent la diction
forcée et pleine d'une vaine parure. En allongeant les discours,
elle les affaiblit... Les grands vers sont presque toujours ou lan-
guissants ou raboteux. » 11 va si loin que La Motte lui-même
prend la défense de notre versification. Mais notez que nous
sommes en 1714. « Je défère absolument à tout ce que vous
alléguez contre la versification française. Le malheur est qu'il
n'y a point de remède, et qu'il ne nous reste plus quà vaincre à
force de travail iobstacle que la sévérité de nos règles met à la
justesse et à la jjrécision. Il me semble cependant que de cette
difficulté même, quand elle est surmontée, naît un plaisir très sen-
sible j)our le lecteur. » (Lettre du 15 février.) Voilà tout ce qu'il
trouve dans son enthousiasme modéré pour défendre notre ver-
sification : le mérite de la difficulté vaincue, argument ridicule
que nous retrouverons, hélas! d'autres fois sous la plume des
partisans les plus déterminés de notre versification. La Motte
allait, quelques années plus tard, se montrer plus sévère pour
la rime et pousser la théorie de Fénelon jusqu'à ses consé
quences extrêmes.
Il fit représenter en 1726 un Œdipe en vers qui n'eut aucun
succès. En le publiant, il le fit suivre d'un Œdipe en prose.
Naturellement il écrivit un Discours à l'occasion de cette
tragédie. Il prétendait établir les principes suivants : « La versi-
fication n'est pas nécessaire à la tragédie ; il y aurait à gagner
pour le public d'en dispenser ceux qui, avec une belle imagi-
nation, n'auraient ni l'habitude, ni le talent des vers ». Voici
son raisonnement : « Il serait raisonnable de faire des tragé-
20 LES PRECURSEURS
dies en prose. On y trouverait de vrais avantages. Première-
ment l'avantage de la vraisemblance qui est absolument violée
par la versification. Par le langage ordinaire les personnages et
les sentiments n'en paraîtraient-ils pas plus réels, et par cela
même l'action n'en deviendrait-elle pas plus vraiel Rompez la
mesure des vers de Racine ; vous n'y perdrez que cet agencement
étudié qui vous distrait de l'acteur pour admirer le poète. On en
aurait plus de facilité à perfectionner les choses. Jamais on ne serait
forcé d'adopter wn mot impropre. On pourrait toujours donner à
un raisonnement sa gradation et sa force. La correction serait
infiniment aisée... Si M. de Fénelon ne s'était mis au-dessus du
préjugé qui veut que les poèmes soient envers, nous n'aurions pas
le Télémaque. » Ainsi donc, au nom de la vraisemblance, de la
vérité, de la réalité, de la correction, abandonnons ce préjugé
de la versification ; préférons les choses à cet agencement
étudié qui est pour La Motte toute la poésie. Pour prouver
la force de son argumentation, il met en prose la première
scène de Mithridate, et il compare, avec une tranquillité qui
désarme, la prose de La Motte et la poésie de Racine. Il en
prend occasion pour présenter quelques réflexions sur les vers.
« Nous n'estimons pas assez ce qui est réellement estimable»,
c'est-à-dire la justesse des pensées liées entre elles par le
meilleur arrangement, la convenance des tours, le choix des
expressions; « et nous estimons excessivement ce qui ne l'est
guère, pour ne pas dire qui ne l'est pas du tout », c'est-à-dire
la versification. Ce n'est pas autre chose que « le vain mérite
de la difficulté. Les poètes pensent d'ordinaire en vers et c'est
alors que la raison a beaucoup à souffrir. Le hasard des
rimes détermine une grande })artie des sens que nous employons. »
Boileau, qui fit si bon accueil au jeune La Motte, aurait été
indigné d'une pareille affirmation.
Si la théorie de La Motte est absurde, on peut néanmoins
admettre le drame en prose. Mais une ode en prose ! La Motte a
été jusque-là. Il a écrit en prose une ode intitulée la Libre
éloquence, pour répondre à des gens qui « prétendaient que la
prose ne pouvait s'élever aux expressions et aux idées
poétiques ». Son ami La Faye ayant protesté en vers contre
ses théories, il répond en mettant en prose l'ode de La Faye. A
HOUDAR DE LA MOTTE 21
cette occasion il essaie de préciser ses théories. « J'ai dit que
la rime et la mesure n'étaient point la poésie. La rime et la
mesure peuvent subsister avec les idées les plus triviales et le
langage le plus populaire; et la poésie qui n'est autre chose
que /a hardiesse des pensées, la vivacité des images et V énergie de
r expression, demeurera toujours ce qu'elle est, indépendamment
de toute mesure. » Ainsi donc pour La Motte la forme poétique
n'est rien par elle-même : elle n'est qu'une entrave. Il n'est pas
étonnant qu'il demande à en être débarrassé.
C'est Voltaire qui répondit à La Motte. Oui, Voltaire aujour-
d'hui si durement traité par les poètes, défendit avec vivacité la
cause de la poésie. Il n'a certes pas tout dit ; et quelques-uns
de ses arguments nous paraissent bien faibles ; il n'est pas assez
artiste dans cette défense de l'art; peut-être même son respect
pour la poésie vient-il surtout de l'admiration qu'il professe pour
le siècle de Louis XIV. N'importe : il a maintenu par son exemple
et son autorité au xviii" siècle le goût de la poésie, ou tout au
moins de la versification. Dans la Préface de son Œdipe
(édition de 1730) il s'exprime ainsi : « Ce ne sont point seule-
ment des dactyles et des spondées qui plaisent dans Homère et
Virgile : ce qui enchante toute la terre c'est Vharmonie char-
mante qui nait de cette mesure difficile. Quiconque se borne à
vaincre une difficulté pour le plaisir seul de la vaincre est un
fou; mais celui qui tire du fond de ces obstacles mêmes des
beautés qui plaisent à tout le monde est un homme très sage et
presque unique. » J'approuve fort cette harmonie qui naît de la
mesure; mais pourquoi ajouter : de cette mesure difficile. Tou-
jours, môme dans Voltaire, cette idée de la difficulté vaincue *.
La Motte répondit à Voltaire en déclarant « qu'il ne voulait
pas proscrire les vers » ; qu'il demandait seulement « la liberté
des styles, afin de contenter tous les goûts ». Il en fait donc une
simple question de convenance personnelle. La thèse est moins
absolue; mais il reste bien convaincu que l'on peut faire des
odes en prose. Il ne proscrit plus les vers, d'accord, mais
il continue à manquer de sens artistique et de sentiment
1. Vollaire revient sur celte question en particulier dans une lettre à M. de
Cideville du 13 août 1731. Comme on lui opposait toujours les théories et
l'exemple de Fénelon, il prend vivement à partie l'auteur du Télémaque.
22 LES PRECURSEURS
poétique. Faut-il s'étonner après cela qu'il n'ait rien compris à
l'antiquité g-recque?
Le contempteur d'Homère. — M"" Dacier avait publié
en 1699 une traduction de Y Iliade. La Motte, qui ne savait
pas le grec, en donna une autre en vers, en 1714. Cette traduc-
tion, faite d'après celle de M"" Dacier, était d'autant plus ridi-
cule que La Motte avait voulu corriger Homère en l'abrégeant.
h' Iliade était réduite à douze chants. « J'ai suivi de V Iliade ce
qui m'a paru devoir en être conservé, et f ai pris la liberté de
changer ce que fy ai cru désagréable. Je suis traducteur en
beaucoup d'endroits et original en beaucoup d'autres... J'ai
retranché des livres entiers, j'ai changé la disposition des
choses, j'ai osé même inventer. » La querelle des anciens
et des modernes renaissait plus vive que jamais autour
du nom d'Homère. La Motte, devenu le chef des modernes, se
multipliait : Discours sur Homère, ode intitulée VOmbre
d'Homère. M"" Dacier défendit très mal la cause des anciens. Son
ouvrage sur les Causes de la corruption du goût (1714) était un
mélange d'érudition pédantesque et d'invectives grossières.
Fénelon, sollicité de prendre parti, ne voulut blesser ni les
uns ni les autres. Quoique partisan convaincu des anciens,
il ne donna en apparence raison ni aux anciens, ni aux mo-
dernes. Toute sa Lettre à V Académie, écrite au plus fort de
la querelle entre juin et octobre 1714, est une apologie enthou-
siaste de l'antiquité; dans le dernier chapitre, l'auteur, au
moment de conclure, se dérobe. Même diplomatie dans ses
lettres à La Motte. H loue les anciens, tout en faisant certaines
réserves; il donne à La Motte des éloges compromettants et des
conseils inutiles. Malgré tout son esprit La Motte accepte avec
reconnaissance les paroles trop flatteuses de son correspondant.
« On vous reproche, lui écrivait Fénelon après avoir reçu son
Iliade, d'avoir trop d'esprit; on dit qu'Homère en montrait beau
coup moins ; on vous accuse de briller sans cesse par" des traits
vifs et ingénieux : voilà un défaut qu'un grand nombre d'au-
teurs vous envient : ne l'a pas qui veut. Votre parti conclut de
cette accusation que vous avez surpassé le poète grec. On dit
que vous avez corrigé les endroits où il sommeille, etc. »
(Lettre du 26 janvier 1714.) La Motte crut avoir pour lui
HOUDAR DE LA MOTTE 29
l'autorité de Fénelon. Du reste il mit dans sa réponse à
M""^ Dacier une grâce, une politesse, une urbanité, qui font
de ses Réflexions sur la critique Ji^2iQ) un vrai chef-d'œuvre de
discussion courtoise et spirituelle.
Dans le Discours et dans les Réflexions de La Motte sur
Homère il y a trois choses à distinguer : 1° une inintelligence
absolue de l'antiquité grecque et de la poésie d'Homère; 2" l'idée
de la perfectibilité humaine, idée qui ne lui appartient pas en
propre et dont il ne tire pas des conséquences nouvelles ; 3° enfin
une revendication très légitime, faite en d'excellents termes, de
la liberté de la critique.
1" Dans son Discours sur Homère il établit les principes sui-
vants, dont le premier seul nous paraît raisonnable. « Ne pas
admirer le poète grec outre mesure; choisir dans Y Iliade ce
qu'il y a de bien et rejeter le reste; l'abréger assez pour ne pas
ennuyer; ôter à ses dieux et héros les vices qui les rendent
odieux; abréger ou supprimer plusieurs de ses harangues;
écarter le merveilleux inutile ou déplaisant... C'est rendre un
mauvais service à Homère que de présenter aux lecteurs du
xvni* siècle son Iliade telle qu'il l'a composée, « infectée de tous
les défauts du temps ». Voilà donc comment un bel esprit jugeait
Homère à cette époque! voilà comme il comprenait « l'aimable
simplicité du monde naissant »! En tête de sa traduction de
ïlliade il publiait une ode, l'Ombre d'Homère, où ces mêmes
idées sont encore plus naïvement exprimées : c'est Homère lui-
même qui parle ainsi au poète — je veux dire à La Motte :
« Homme j'eus l'humaine faiblesse ;
Un encens superstitieux, •
Au lieu de m'honorer, me blesse :
Choisis, tout n'est pas précieux.
A quelque piix que ce puisse être,
Sauve-moi l'affront d'ennuyer. »
Homère m'a laissé sa Muse,
Et si mon orgueil ne m'abuse,
Je vais faire ce qu'il eût fait.
Les quelques rares critiques qui ont eu le courage de lire
son Iliade trouvent que dans cette circonstance « son oi^ueil
l'a abusé ».
24 LES PRECURSEURS
2° Dans ses Réflexions sur la critique il reprend une idée que
d'autres avaient développée avant lui. « Ne pouvons-nous pas
soutenir modestement que les hommes de siècle en siècle ont
acquis de nouvelles connaissances, que les richesses amassées
par nos aïeux ont été accrues par nos pères, et qu'ayant hérité
de leurs lumières et de leurs travaux nous serions en état,
même avec un génie inférieur au leur, de faire mieux qu'ils
n'ont fait? » C'est dans cette question du progrès, qui est posée
ici, la confusion souvent signalée entre les lettres et les sciences.
3" J'arrive enfin à la partie la plus originale de ces Réflexions,
celle où il réclame pour la critique avec beaucoup de force et
de raison la liberté du jugement. Il faut en effet reconnaître
que dans cette fameuse querelle, si les modernes se servaient
souvent de pitoyables arguments, les anciens montraient dans
leurs répliques plus d'enthousiasme que de goût. La Motte pro-
teste contre une admiration qui, tout en étant sincère, avait
l'air d'un parti pris et d'un préjugé. Il veut que l'on puisse, sans
être traité de fat ou d'imbécile, discuter les titres même des
plus illustres parmi les anciens. « Tous les égards sont dus à
ceux avec qui nous vivons, et nous ne devons rien aux autres
que la vérité... Notre jugement est libre; et si la raison ne nous
a pas été donnée en vain, elle doit nous servir à chercher le vrai
en toutes choses, à nous débarrasser des préjugés qui nous le
cachent, et à nous y soumettre avec plaisir dès qu'il nous
éclaire. » Il soutient ces mêmes idées dans plusieurs de ses
odes :
Dépouillons ces respects serviles
. Que Von rend aux siècles passés. {L'Émulation.)
C'est le beau seul que je respecte,
Et non l'autorité suspecte
Ni des grands noms ni des vieux temps. {La Nouveauté.)
Je ne prétends pas que La Motte ait toujours fait de son juge-
ment un usage bien éclairé; mais il était bon que la liberté de
la critique fût nettement posée comme un principe indiscutable.
Conclusion. — Tel fut La Motte : médiocre poète, malgré
ses nombreux volumes de poésie et le succès d'Inès de Castro;
médiocre philosophe, malgré ses prétentions et le jugement de
BAYLE 23
ses contemporains • ; mais bon écrivain en prose, comme son
ami Fontenelle, dont il n'a pas la valeur scientifique. Car il fut
uniquement un littérateur, ayant le désir de la nouveauté, plus
épris de la vérité et de Yutile beau que de la véritable beauté.
S'il est un des précurseurs du xviu® siècle, c'est par son peu de
goût pour l'art et la poésie, par son inintelligence complète de
l'antiquité. A une époque où l'on fait la guerre à tous les pré-
jugés, il se charge, lui, de secouer les préjugés littéraires. Il fut
comme l'enfant terrible de son parti. Son tort fut, en jugeant
les anciens, de trop se placer au point de vue moderne, philo-
sophique, qui ne pouvait pas être celui d'Homère; de ne rien
comprendre à la valeur de la forme poétique prise en elle-
même; de ne voir dans une œuvre d'art que ce qui n'échappe
pas à l'exacte raison. Son mérite fut d'oser dire avec franchise
ce qu'il pensait et ce que beaucoup pensaient avec lui; de com-
battre l'opinion générale quand elle lui paraissait fausse; de
lutter contre les préjugés les plus enracinés; d'apporter dans sa
critique non seulement plus d'une fois du bon sens et de la
finesse, mais toujours de la loyauté, de l'urbanité et de la cour-
toisie ; en un mot d'avoir appliqué le libre examen aux théories
littéraires, comme d'autres l'avaient appliqué ou allaient l'ap-
pliquer aux théories historiques, philosophiques ou religieuses.
C'est par là qu'il est, si l'on veut, vraiment philosophe.
///. — Bayle.
L'homme. — Voici le véritable précurseur du xvni° siècle.
L'homme est sympathique, l'œuvre est colossale, si l'on songe
qu'elle contient en germe tout le siècle suivant et que ce
contemporain de Bossuet a déjà les idées de Voltaire.
Pierre Bayle naquit en 1647 au Cariât, d'un ministre calviniste ;
en 1669, à Toulouse, il est converti au catholicisme par les
jésuites; dix-sept mois après, le 21 août 1670, il redevient pro-
1. Voir Voltaire, Siècle de Louis XIV, chap. xxxii, et le Catalogue; M"" de Lam-
bert; Trublet; Fontenelle, dans le discours prononcé en recevant l'évêque de
Luçon. Voltaire l'appelle « philosophe et poète • ; W* de Lambert, • philosophe
profond •; Trublet, « esprit universel, esprit de premier ordre •; pour Fontenelle,
• on n'eût pas facilement découvert de quoi il était incapable ».
U LES PRÉCURSEURS
testant. Banni comme relaps d'après les Déclarations de 1663
et 1665, il quitte la France à l'âge de ving-t-trois ans. Nous le
trouvons à Coppet, précepteur des enfants du comte de Dhona,
en 1674 à Rouen, en 1675 à Sedan comme professeur de philo-
sophie. L'académie de Sedan étant supprimée en 1681, il va à
Rotterdam, où l'on crée pour lui une chaire de philosophie et
d'histoire. C'est là qu'il séjournera jusqu'à sa mort (1706); c'est
là qu'il écrira tous ses ouvrages'. Il est hors de France; il est
en pays protestant; il est libre, ou tout au moins plus libre
qu'en pays catholique. Cependant là même il eut des démêlés
avec le ministre protestant Jurieu. Il s'était permis de le railler
pour avoir gravement prédit pour 1689 la fin des persé-
cutions religieuses ^ Jurieu le dénonça aux magistrats qui le
destituèrent (1693) et lui enlevèrent même le droit de donner
des leçons particulières. Un autre aurait été désespéré : Bayle
redoubla d'ardeur pour le travail.
C'est que c'était un vrai sage, un vrai philosophe, modeste,
honnête, sans vanité, sans passion, complètement désintéressé,
amoureux de l'étude, prudent dans sa conduite, modéré en
tout, conservateur en politique, ne cherchant pas le bruit, ne
visant pas à mener le monde ni à exercer une influence immé-
diate. Il nous dit lui-même de quelle façon il a vécu : « Diver-
tissements, parties de plaisir, jeux, collations, voyages à la
campagne, visites et telles autres récréations, nécessaires à
quantité de gens d'étude, ne sont pas mon fait; je n'y perds
point de temps. Je n'en perds point aux soins domestiques, ni
à briguer quoi que ce soit, ni à des sollicitations, ni à telles
autres affaires. J'ai été heureusement délivré de plusieurs occu-
pations qui ne m'étaient guère agréables ^ et j'ai eu le plus
grand et le plus charmant loisir qu'un homme de lettres puisse
souhaiter. Avec cela un homme de lettres va loin en peu d'an-
1. 1682, Pensées sur les comètes. — 1682, Critique générale de l'hist. du calvinis.
du P. Maimbourg. — 1683, Nouvelles lettres critiques. — 1684-1687, Nouvelles de
la 7'épublique des lettres. — 1685, France toute catholique sous Louis le Grand. —
1686, Commentaire philosophique sur le « Compelle intrare >•. — 1690, Avis aux réfu-
giés. (Bayle a déclaré ne pas en être l'auteur.) — 1696-1697, Dictionnaire histo-
rique et critique. — 1704, Réponse aux questions d'un provincial.
2. Y a-l-il des raisons plus inlimes à cette inimitié? Sainte-Beuve a écrit dans
une note : « Bayle a-t-il été l'amant de M""" Jurieu, comme l'ont dit les malins?
Grande question sur laquelle les avis sont partagés. •
3. Voilà comment il se plaint de sa destitution.
BAYLB 27
nées; son ouvrage peut croître notablement de jour en jour,
sans qu'on s'y comporte négligemment'. » Ce sage était à la
fois érudit, humaniste, philosophe, controversiste, historien. Ce
philosophe était très hardi dans ses pensées : il est presque le
père de la libre pensée, dans le sens le plus élevé du mot; il a
combattu le dogmatisme et V intolérance ; il a défendu la seule
chose peut-être qui vaille la peine d'être défendue en ce monde,
la liberté de conscience.
Li'érudit et l'homme de lettres. — H y a deux hommes
dans Bayle : l'érudit du xvi" siècle et le polémiste du xvin®.
Bayle se serait peut-être contenté d'être un érudit, si les cir-
constances n'avaient éveillé en lui le polémiste et n'en avaient
fait le défenseur d'une grande cause.
Si quelqu'un n'appartient pas au xvn" siècle (son siècle cepen-
dant), c'est bien lui : il ne lui appartient ni par la forme ni par
les idées. Il a au contraire, du xvi^ siècle, l'abondance, le désordre,
les digressions sans fin, l'abus de l'érudition, le goût des anec-'
dotes et des futilités historiques. Il se soucie fort peu de l'ordre,'
de l'harmonie et de la beauté. 11 s'occupe peu de littérature et '
d'art. Sur ces questions il n'aime pas à se prononcer; il emploie
fréquemment les formules 07i dit, jjlusieurs personnes assurent. '
Entre les contempteurs et les admirateurs d'Homère il hésite :
« Je me garderai bien de dire qui sont ceux qui ont le goût
dépravé. » Il ne croit pas qu'il y ait une beauté une et absolue.
« La beauté n'est qu'un jeu de notre imagination qui change
selon les pays et selon les siècles. » Entre Pradon et Racine il
ne se prononce pas. \J Hippolyle de Racine et celui de Pradon
lui paraissent « deux tragédies très achevées ». — « Je ne voyais
dans les livres, dit-il quelque part, que ce qui pouvait les faire
valoir : leurs défauts m'échappaient. » Aussi lui-même manque-
t-il d'art dans la composition de ses ouvrages et dans son style.
On trouve tout dans son Dictionnaire, excepté quelquefois ce^'
qu'on y cherche. Son style est, quoi qu'on en ait dit, médiocre; I
il manque d'éclat et de mouvement; il est lent, lourd, embar-'
rassé. Il le reconnaît lui-même. Son style, dit- il, « est assez
négligé ; il n'est pas exempt de termes impropres et qui vieillis-
1. Préface de la i'* édition de son Dictionnaire.
28 LES PRECURSEURS
sent, ni peut-être même de barbarismes; je l'avoue, je suis là-
dessus presque sans scrupules. Mais je suis scrupuleux jusqu'à
la superstition sur d'autres choses plus fatigantes. » Et il ajoute
en note : « Comme d'éviter les équivoques, les vers et l'emploi
dans la même période d'un on, d'un il, de pour, de dans, etc.,
avec difFérents rapports... » Ces scrupules ne rendent pas son
style plus léger ni plus aimable. C'est qu'en effet Bayle n'est »
pas un écrivain, c'est avant tout un érudit. '
Sainte-Beuve, préoccupé de se chercher un ancêtre — et certes
il n'en avait pas besoin, — a étrangement diminué Bayle, en lais-
sant de côté son importance philosophique, en faisant de l'au-
teur du Dictionnaire le type du génie critique tel qu'il le comprend
« dans son empressement discursif, dans sa curiosité affamée,
dans sa sagacité pénétrante, dans sa versatilité perpétuelle et
son appropriation à chaque chose : ce génie, selon nous, ajoute-
t-il, domine même son rôle philosophique et cette mission
morale qu'il a remplie. Une des conditions du génie critique
dans la plénitude où Bayle nous le représente, c'est de n'avoir
pas d'art à soi, de style. Voltaire avait de plus son fanatisme
philosophique, sa passion qui faussait sa critique. Le bon Bayle
n'avait rien de semblable. De passion aucune : l'équilibre même;
une parfaite idée de la profonde bizarrerie du cœur et de l'esprit
humain, et que tout est possible et que rien n'est sûr. » Sainte-
Beuve se retrouvait avec plaisir dans lé critique qui voulait
« connaître jusqu'aux moindres particularités des grands
hommes » ; qui aimait « à faire des courses sur toutes sortes
d'auteurs ». Ce portrait n'est pas faux, mais il est incomplet :
et pour nous le vrai Bayle n'est pas dans le prédécesseur de
Sainte-Beuve.
Scepticisme et esprit critique. — A ses premières études
et aussi à son tour d'esprit, Bayle dut son goût prononcé pour
la dialectique; à son érudition et à sa probité naturelle, il dut
I son peu de respect pour la tradition et les préjugés, son absence
/ de parti pris, son impartialité, son esprit critique, ce qu'on
i appelle quelquefois son scepticisme. Ces qualités suffisent pour
faire un érudit, un historien et, sinon un philosophe, du moins
un historien de la philosophie. A la fin de sa vie (en nov. 1706)
il se déclare « dégoûté de ce qui n'est pas matière de raisonne-
BAYLB 29
ment ». C'est qu'en effet il a toujours excellé dans la dialec-
tique : mais il n'a jamais été le sectateur d'une philosophie
particulière. « Je suis, disait-il, un philosophe sans entêtement
et qui regarde Aristote, Epicure, Descartes comme des inven-
teurs de conjectures, que l'on suit ou que l'on quitte, selon que
l'on veut chercher plutôt un tel qu'un tel amusement d'esprit. »
De plus il ne détestait pas le paradoxe et avait le goût de la
contradiction. « Le vrai moyen de faire écrire utilement M. Bayle,
disait malignement Leihnitz, ce serait de l'attaquer lorsqu'il dit
des choses bonnes et vraies; car ce serait le moyen de le piquer
pour continuer. Au lieu qu'il ne faudrait pas l'attaquer quand
il en dit de mauvaises; car cela l'engagerait à en dire d'autres
aussi mauvaises pour soutenir les premières. » On pourrait
facilement faire de lui le type du sceptique. Il n'a pas en effet '
de système arrêté ; il s'efforce de séparer la foi de la raison ; il l '
semble ne nous laisser le choix qu'entre le catholicisme le plus
étroit et le scepticisme absolu; il montre alternativement le
faible de la théologie et le faible de la raison; il semble douter
non seulement de la théologie et de la religion, mais même de \
la philosophie et de l'histoire. Il ne croit pas non plus à la '
bonté de l'homme. « L'homme est un animal incorrigible; il
est aujourd'hui aussi méchant qu'aux premiers siècles. » Aux
prétendues lois historiques, Providence ou Fatalité, il répond :
« Il tient à peu de chose que les plus grands événements ne
soient changés. » D'autre part il écrit à un ami le billet suivant :
« Je meurs en philosophe chrétien persuadé et pénétré de la
miséricorde divine. » Ne voyons pas dans ces opinions diffé-
rentes le désir de s'amuser, d'étonner, de contredire : voyons-y
surtout son horreur du dogmatisme et son amour de la vérité.
Car Dayle a aimé la vérité, et non pas seulement la dialec- L^
tique. Il l'a aimée dans le domaine de l'histoire. Un des premiers
il a fait un principe de l'impartialité historique. Il est défiant,
il respecte peu la tradition, nullement les préjugés. Il a la haine
du mensonge et de l'injustice. Lui, un protestant, il exprime
des doutes sur la part des Jésuites à l'assassinat de Henri IV.
Car, dit-il, « Un y a point de documents à alléguer; aussi un his-
torien na rien à dire; car il doit prouver ce quil avance ». Ce
n'est pas là de l'indifférence ou du scepticisme : c'est de la pro-
30 LES PRECURSEURS
bité; c'est le véritable esprit critique, supérieur, ce qui est
presque héroïque, aux rancunes religieuses, La vérité il l'a
aimée dans le domaine philosophique et religieux. S'il ne l'at- i
teint pas (et qui peut se vanter de l'atteindre?), il fait preuve au
moins d'impartialité. Dans les livres qui touchent à la religion
il promet de faire « plutôt le métier de rapporteur que celui de
juge ». Il déclare à plusieurs reprises qu'il n'examinera pas,
pour faire l'éloge de quelqu'un, à quelle religion il appartient. "^
Il y a bien, il est vrai, dans sa méthode une certaine prudence
pleine d'adresse et de sous-entendus. Il n'attaque pas les hommes '^
ni même les idées avec une franchise brutale. Il aime mieux
procéder par allusion. Il expose le pour et le contre, ce qui con-
vient fort bien à son érudition et à son tempérament ; il laisse
le lecteur juge de la question ; il n'essaie pas de lui faire vio-
lence et de le séduire par son esprit ou de l'entraîner par son
éloquence ; mais il le laisse dans un état d'esprit plus enclin au
doute qu'à la croyance. « Le lecteur saura, s'il lui plaît, qu'en
rapportant ou les raisons ou les sentiments de M. Van Dale %
je nai pas prétendu déclarer que fen étais persuadé. J'agis en
historien et non pas en homme qui adopte les sentiments des
auteurs dont il parle. » A propos des païens, il n'hésite pas
cependant à faire allusion à ce qui se passe chez les chrétiens.
« Je m'étonne que M. Van Dale n'ait point parlé de certains
fanatiques d'Angleterre que l'on assure écumer, rouler des yeux,
trembler, et faire mille postures violentes, lorsqu'ils s'imaginent
ou veulent quon s'imagine que Vesprit de Dieu descend sur eux. »
En attaquant la tradition il a même l'air de prendre les intérêts
de l'Eglise. « Il serait indigne du nom chrétien d'appuyer la plus
sainte et la plus auguste de toutes les vérités sur une tradition
erronée. Cela serait aussi d'une dangereuse conséquence... .
Ainsi cest rendre plus de service qu'on ne pense à la religion que '^
de réfuter les faussetés qui semblent la favoriser. Les Pères de
l'ancienne Église n'ont pas été assez délicats sur le choix des
preuves... C'est à nous qui vivons dans un siècle plus éclairé à
séparer le bon grain d'avec la paille, je veux dire à renoncer
aux fausses raisons pour ne nous attacher qu'aux preuves solides
1. Deux dissertations sur les oracles des païens. {Nouvelles de la République
des lettres, i" numéro, mars 1684.)
BAYLE 34
de la religion chrétienne que nous avons en abondance. » Et il
a peut-être raison : mais je crois bien que la religion se passe-
rait de pareils défenseurs. N'oublions pas cependant que dans
ce même article Bayle a dit excellemment : « // nij a point de
prescription contre la vérité : les eiTeurs pour être vieilles nen
sont pas meilleures. » Ce ne sont pas là paroles d'un sceptique,
mais d'un esprit honnête et libre, qui recherche avant tout la
vérité, qui est conduit au doute par l'érudition et non par l'igno-
rance, et qui sera tout prêt à attaquer le dogmatisme, quand
le dogmatisme se fera persécuteur.
Tel est le scepticisme de Bayle ; telles sont, pour ainsi dire,
les origines psychologiques de sa libre pensée, ou, comme on
disait alors, de son libertinage; nous allons en rechercher les
origines historiques.
Origines historiques du libertinage de Bayle. — Bayle
n'est pas, comme le disait Joseph de Maistre, « le père de
l'incrédulité moderne ». Il l'a plutôt recueillie des mains de ses
prédécesseurs et transmise aux philosophes duxvm*' siècle. L'in-
crédulité en effet ou la libre pensée apparaît dans les temps
modernes avec la Renaissance, en Italie au xiv** siècle, en France
à la fin du xv"; elle se développe au xvi" et n'est pas étouflee le
moins du monde par le despotisme théologique du xvii". Est-il
besoin de citer les noms de tous ces libertins, athées ou déistes, qui
vont de Vanini et Théophile à la société du Temple? Des Yve-
teaux. Naudé, Guy Patin, La Motte le Vayer, Bussy-Rabutin,
Cyrano, Gassendi, Chapelle, Bernier sont les plus connus. Le
Grand Condé, Anne de Gonzague, Saint-Evremond, de Retz, La
Rochefoucauld furent atteints eux aussi par le libertinage. Molière
et La Fontaine en ont été fortement soupçonnés. Certains sont
appelés libertins uniquement à cause de leurs mœurs relâchées : je
les laisse de côté. D'autres avec des apparences de foi ont favo-
risé par leurs écrits les progrès du libertinage. Montaigne fait pro-
fession de foi catholique, et ses Essais deviennent cependant le
livre cabalistique des libertins. Charron a des tendances épicu-
riennes et naturalistes ; Gassendi est à la fois prêtre ciirétien et
apologiste d'Epicure. Les libertins du xwu" siècle admirent en
général Montaigne et Epicure; leur philosophie est une espèce
de naturalisme. Ils sont une minorité sans doute; néanmoins
32 LES PRÉCURSEURS
leur nombre paraît redoutable aux prédicateurs * qui en
sont alarmés, aux théologiens qui essaient de combattre et de
renverser leurs théories. Le P. Garasse écrit en 1623 la Doctrine
curieuse des beaux esprits de ce temps ou prétendus tels, contenant
plusieurs maximes pernicieuses à CEtat, à la religion et aux
bonnes mœurs, combattue et renversée; le P. Mersenne, d'après
lequel il y avait à Paris trente mille athées, faisait paraître
l'année suivante Y Impiété des déistes, athées et libertins de ce
temps combattue et renversée de point en point par raisons
tirées de la philosophie et de la théologie.
On voit que les philosophes du xvni° siècle ont des ancêtres
non seulement au xvi% mais plus près d'eux au xvn"; qu'il n'y
a pas à proprement parler de solution de continuité entre
l'incrédulité du xvi" siècle et celle du xvni*. Peut-être « les liber-
tins ont-ils accompli une œuvre dont ils n'avaient pas con-
science ^ ». Néanmoins « la tâche du xvm" siècle eût été impos-
sible si toute une série d'esprits, libres à des degrés divers,
n'eussent, durant tout le xvn** siècle, perpétué en le modifiant
le génie du xvi" ^ ».
Bayle novateur et précurseur du XVIir siècle. —
Voici maintenant ce qui fait la grandeur de Bayle, ou tout au moins
de l'œuvre accomplie par lui. Il ne doute pas uniquement pour le
plaisir de douter; il poursuit un but très noble et très élevé : la
liberté de conscience. Ses arguments, dit-on, peuvent mener à
l'impiété, à l'athéisme; ce n'est pas sûr; mais il est sûr qu'ils
nous éloignent du dogmatisme jjersécuteur et nous rapprochent
de la tolérance.
Pourquoi en effet « ce fâcheux questionneur », comme il s'ap-
pelle lui-même, montre-t-il les dissidences des théologiens et des
papes? Pourquoi soutient-il* que beaucoup d'athées ont été de
fort honnêtes gens; qu'une « société d'athées pourrait vivre mora-
lement » ; que « l'idolâtrie est pour le moins aussi abominable
que l'athéisme » ; « que l'athéisme ne conduit pas nécessairement
à la corruption des mœurs » ; que « la religion n'est pas un frein
1. Bossuel, Sermon pour le 2" dimanche de l'Avent, 6 déc. 16Go. Oj'aison funèbre
de la Princesse Palatine (1(585). — Fénelon, Sermon pour l'Epiphanie (6 janv. 1685).
2. Perrons, Les libertins au xvii° siècle, p. 394.
3. Id., p. 393.
4. Pensées diverses sur les comètes (1682).
BAYLE 3Î
capable de retenir nos passions » ; qu'on peut ôire à la fois très
dévot et très scélérat; qu'il n'y a de certitude absolue sur aucun
point; que la morale doit être séparée de la philosophie et de la
théologie? Pour combattre le dogmatisme, le fanatisme, l'into- \
lérance. Il a peut-être tort, au point de vue métaphysique, de
vouloir rendre la morale indépendante de la philosophie et du (^
dogme religieux; au point de vue moral, de ne pas voir les
bienfaits de la religion'. Songez seulement qu'il écrivait la
veille ou le lendemain de la révocation de l'Edit de Nantes!
Mais il a certainement raison de défendre la liberté de penser,^
la liberté de conscience pour tous, hérétiques, musulmans,
juifs, païens, athées, même de revendiquer le droit à l'erreur.
Pouvons-nous aller plus loin et soutenir que Bayle en est
arrivé à l'athéisme? Je ne le crois pas. Son éloge des athées,
ses attaques contre la religion, sont autant d'arguments en faveur
de la grande cause qu'il défend. Cependant ijjiffirme l'immuta-l ^
bilité des lois de la nature*, — ce qui est incompatible avec^ — ?^.
l'idée de la Providence chrétienne; et par là il se rapproche dur .i^^
xvHi* siècle. (^
Son influence. — Son influence a été immense; et certes
ni lui ni ses contemporains ne se doutaient que, de tous les
écrivains duxvn" siècle, c'était l'auteur des Pensées sur la comète
<\m annonçait et préparait l'avenir^. Voltaire, Diderot, d'Alem-
bert, La Mettrie, Helvétius, d'Holbach s'inspirent de lui.
Voltaire en parle avec enthousiasme*. Il lui doit beaucoup en
«ffet et ne se montre pas ingrat. U Encyclopédie n'est pas autre i
chose qu'une édition revue et augmentée du Dictionnaire i
de Bayle. Ce fameux Dictionnaire est l'arsenal où tous les
philosophes du siècle viennent chercher leurs armes de combat.
On y puise le scepticisme, le déisme, l'athéisme même, l'esprit
1. Dans la France toute catholique sous le rèqne de Louis XIV (ICSC) il écrit :
- Les moines et les prêtres sont une gangrène qui ronge toujours et qui chasse
du fond de l'Ame toute sorte d'équité et dhonnètelé naturelle pour y introduire,
il la place la mauvaise foi et la cruauté ». 11 soutient que les religions positives,
sont chose pernicieuse.
2. • Il n'v a rien de plus difjne de la grandeur de Dieu que de viaintenir tes
Jois générales. • {Pensées diverses sur les comètes.)
3. C'est bien un précurseur : son premier ouvrage est de 1682, antérieur d'un
an aux Lettres sur la Tolérance de Locke.
4. Siècle de LmuIs XIV, chap. xxxu; Catalogue des écricains français; Lettre au
P. Tournemine, 1"35. où il dit de llaylc : - C'était une âme divine -.
UlSTOIRK DE UA. LA.tGUE. VX. w
34 LES PRECURSEURS
critique et l'horreur du fanatisme religieux. On continue, avec
plus de violence et de passion, la guerre qu'il avait engagée
contre le principe d'autorité et en faveur de la liberté de cons-
cience. Il n'y a pas jusqu'à certains défauts de Bayle, comme un
goût fâcheux pour le cynisme de l'expression et pour l'obscé-
nité, qui ne se rencontrent au xvm* siècle.
Cependant on se sépare de lui sur certaines questions très,
importantes qu'il est nécessaire d'indiquer. Bayle n'acceptait
L aucune autorité, pas même celle de la raison; il ne croyait ni
jau progrès nia la bonté originelle de l'homme*; il avait fort peu A
de connaissances scientifiques. Or le xvui® siècle fera de la raison '^ \
une idole, ne doutera ni du progrès, ni de la bonté de l'homme,
remplacera la foi religieuse par la foi scientifique. Bayle, si
modeste, si pacifique, si ennemi du bruit et de la réclame, ne se
serait certainement pas reconnu chez ces philosophes superbes et
passionnés, qui croyaient à l'infaillibilité de la raison et rempla-
çaient le dogmatisme théologique parle dogmatisme scientifique.
Quoi qu'il en soit, il a fait en son temps son œuvre, et une
œuvre que je crois bonne. On ne le lit plus guère aujourd'hui.
Il ne faut pas s'en plaindre : toutes ses idées ont été reprises
par d'autres qui les ont défendues avec plus d'éclat; toutes
celles qui étaient justes sont entrées grâce à eux dans la cons-
cience universelle. Il ne faut pas s'en étonner : Bayle n'était
pas un bon écrivain; « sa manière d'écrire est trop souvent
diffuse, lâche, incorrecte et d'une familiarité qui tombe quel-
quefois dans la bassesse* »; et la beauté de la forme fait plus
pour l'immortalité d'un écrivain que l'originalité des idées.
BufTon a dit vrai; et son observation explique pourquoi on
se contente de feuilleter Bayle, pourquoi on ne prend même
plus la peine de parcourir les nombreux mémoires de l'abbé dei
Saint-Pierre.
1. >' Celte proposition : « Uhomme est incomparablement plus porté au mal
qu'au bien... », est aussi certaine qu'aucun principe métai>hysique. » (Nouvelles
lettres critiques sur VHist. du calvinisme, édit. de 1727, p, 248.) — « \'a-t-il pas
fallu que les lois divines et humaines refrénassent la nature? Et que serait devenu
sans cela le genre humain? La nature est un état de maladie. » (Héponse aux
questions d'un provincial, éd. de 1727, p. 714.) Citations faites par M. Brunetière
dans son article sur Bayle. Nous voilà. plus près de Pascal que de Rousseau.
C'est que Bayle a gardé, malgré la hardiesse de ses pensées, une forte empreinte
de calvinisme.
2. Voltaire, Catalogue des écrivains français.
LABUE DE SAINT-PIERUE 33
IV. — L'abbé de Saint-Pierre \
Sa vie et son caractère. — L'ahbé de Saint-Pierre
est une des physionomies les plus originales et les plus sympa-
thiques du xvni* siècle, figure de doux entêté qui passe sa vie
à faire des rêves, oui, mais « des rêves d'un homme de bien »,
comme disait Dubois.
Né en 1658 d'une famille noble de basse Normandie,
destiné de bonne heure à l'Eglise, élevé à Caen chez les
Jésuites, il montre peu de goût pour les lettres, mais au con-
traire une grande ardeur pour la philosophie de Descartes. Dès
1678 sa vocation non pas de prêtre, mais d'apôtre, le pousse à
commencer un Projet pour diminuer le nombre des procès. Les
sciences l'attirent plus que la théologie. « L'habitude que
j'avais prise de raisonner sur des idées claires ne me permit
pas de raisonner longtemps sur la théologie. » C'est assez
irrévérencieux : mais de tout temps notre abbé a été le
plus sincère, le plus naïf des hommes. Riche à la mort de son
père de dix-huit cents livres de rente, il part pour Paris (1686),
emmène avec lui son ami Varignon, plus tard célèbre géomètre,
à qui il cède trois cents livres de rente pour l'avoir près de lui.
« 11 avait ainsi un disputeur de profession à ses gages. » Avide
de sciences, il suit des cours d'anatomie, de physique. « Je me
plaisais à cette étude, nous raconte-t-il ; mais une pensée de
Pascal me lit estimer davantage l'étude de la morale, et ensuite
la comparaison de l'utilité des bons livres de morale avec l'uti-
lité des bons règlements et des bons établissements me fit
préférer l'étude de la science du gouvernement. » Remarquez la
marche de sa pensée : ce rêveur s'éloigne de la spéculation
pour travailler au bien public. Il délaisse la théologie pour les
sciences, les sciences pour la morale, la morale elle-même pour
l'étude de la politique.
I. Charles-Irénée Castel, abbé de Saint-Pierre, né le 18 février 1658 à Saûnt-
Pierre-Église en Normandie, pari pour Paris (1686), fréquente chez M"* de La
Fayette, puis chez la marquise de Lambert, entre à l'Académie en 1693, devient
en l"02 aumônier de Madame, mère du futur Régent, et par elle abbé de Tiron,
publie son Projet de paix perpétuelle (I"13-ni7), le Viscoum sur la Polysynodie
(1"18), qui le fait expulser «le l'Académie, devient membre du club de VEntre-
Sol (1724) qui est fermé en n31. 11 meurt le 29 avril 1"43.
36 LES PRÉCURSEURS
Pendant ce temps « il court après les hommes célèbres »,
se lie avec Fontenelle, est présenté par Segrais chez M"" de La
Fayette, cultive Nicole, va consulter Malebranche, fréquente le
salon de M"* de Lambert, « qui a fait, disait d'Arg-enson, la
moitié de nos académiciens actuels ». Aussi entre-t-il à l'Aca-
démie en 1695, quoiqu'il n'eût encore rien publié. Nous verrons
qu'on l'en fera sortir, quand il aura publié quelque chose. Vers
cette même année il devient aumônier de Madame, mère du
futur Régent. « En prenant une charge à la cour, je n'ai fait
qu'acheter une petite loge pour voir de plus près ces acteurs
qui jouent souvent sans le savoir sur le théâtre du monde des
rôles très importants au reste des sujets. Je vois jouer tout à
mon aise les premiers rôles et je les vois d'autant mieux que je
n'en joue aucun, que je vais partout et que l'on ne me remarque
nulle part. » (Lettre à M""^ de Lambert du 4 janvier 1697.) 11
ne se déplaît pas à Versailles : il observe et réfléchit. De ces
réflexions sortiront la plupart de ses Projets. Rappelons-nous
qu'il a vécu à la cour à la fin du règne de Louis XIV, qu'il a
accompagné l'abbé de Polignac au congrès d'Utrecht : et nous
ne nous étonnerons pas qu'il ait cherché les moyens d'assurer
une paix perpétuelle et de perfectionner le gouvernement. De
là son Projet de paix perpétuelle (1713-1717), qui fut le plus
beau de ses rêves, et le Discours sur la Polysynodie (1718), qui
le fit expulser de l'Académie française, non parce qu'il démon-
trait « que la pluralité des conseils était la forme de ministère
la plus avantageuse pour un roi et pour son royaume » , mais
parce qu'il se permettait de juger sévèrement Louis XIV, envers
qui déjà il s'était montré peu respectueux dans un précédent
traité *. Il refusait d'appeler Louis le Grand le roi qui, d'après
lui, méritait seulement le surnom de Louis le Puissant ou le
Redoutable. L'abbé ne se rendait pas compte de l'énormité de
son crime : avec un courage digne d'éloge il persista dans son
opinion ; aussi, après un violent réquisitoire du cardinal de Poli-
gnac, fut-il exclu de l'Académie; il n'eut qu'une voix pour lui,
celle de Fontenelle. Heureusement vers cette époque (1720) s'ou-
vrait le club de Y Entre-Sol -, sorte d'Académie politique dont
\. Sur Vélahlissement d'une taille proporlionnelle.
2. Fondé par un certain abbé Alary, dans un enlre-sol de l'hôlel du président
L'ABBÉ DE SAINT-PIERRB 37
il fut le membre le plus actif. On s'y réunissait pour discuter ou
pour écouter des Mémoires. Toutes ces discussions politiques ne
plaisaient pas à l'autorité. L'ahhé de Saint-Pierre compromet-
tait XEnlre-Sol, comme il avait failli compromettre l'Académie
française. Il était traité par Fleury de « politique triste et désas-
treux ». Le club fut fermé en 1731.
11 ne faut pas croire que ce politique « triste et désastreux »
ait passé dans la tristesse les dernières années de sa vie. Loin de
là ; il continua à écrire des mémoires, à rédiger des annales
politiques, à défendre ses innombrables projets; mais en même
temps il était très répandu dans le monde, quoiqu'il ne fut pas
un causeur bien spirituel. M'"" Dupin l'attirait chez elle. « Elle
était, écrit Rousseau dans ses Confessions, une des trois ou
quatre jolies femmes de Paris dont le vieil abbé de Saint-Pierre
avait été l'enfant gâté. Elle conservait pour la mémoire du
bonhomme un respect et une affection qui faisaient honneur à
tous deux '. » Ce sage mourut en 1743, âgé de quatre-vingt-cinq
ans. Le dernier mot qu'il prononça fut : « Espérance ». Il avait
vécu parfaitement heureux, ne rêvant, ne désirant, ne poursui-
vant que le bien de l'humanité.
Religion, philosophie, morale. — Cet abbé, le meilleur
des hommes, n'est pas précisément très orthodoxe. Sa fin calme
et stoïque ne fut pas, dit-on, celle d'un croyant. Non seulement
il n'a pas l'esprit ecclésiastique, mais il n'a pas l'esprit reli-
gieux; il n'a pas du tout le sens du merveilleux. On n'a pour
s'en assurer qu'à lire son Discours contre le mahométisme. Avec
une audace tranquille, il regarde la naissance d'une religion
nouvelle comme un phénomène naturel, dont il analyse avec
pénétration les causes purement naturelles. L'auteur a-t-il songé
que ces mômes arguments pourraient servir contre la religion
chrétienne? Voltaire en est persuadé; il regarde ce Discours
comme une allégorie. Ce procédé de l'allégorie ou de l'allusion
est cher à l'auteur de Mahomet : il n'est pas dans les habitudes
Hénault, place Vendôme; on s'y réunissait le samedi de cinq heures à huit
heures.
1. Rousseau, chargé de retoucher et de populariser les œuvres de l'abbé de
Saint-Pierre, y renonça. 11 se contenta d'abréger le Traité de la Paix perpétuelle
et la Polysynodie. • Après quelque essai de ce travail, dit-il, je vis qu'il ne
m'était pas propre et que je n'y réussirais pas. •
^8 [;ES PRÉCURSEURS
(le l'abbé, le plus franc et le plus maladroit des publicistes.
Quoi qu'il en soit, il ne croit pas plus que Voltaire aux miracles
et aux prodiges. C'est ce qu'il nous montre encore dans Y Expli-
cation physique d'une apparition. Avouons-le : même quand il
parle du christianisme, il n'a pas l'air d'en considérer la vérité,
mais seulement Vutilité. Les prêtres devraient s'occuper non du
dogme, mais de la morale; les missionnaires devraient s'abste-
nir de prêcher les mystères, ils feraient plus sagement de s'en
tenir à la religion naturelle. Nous avons plutôt affaire à un phi-
losophe qu'à un prêtre. Ce philosophe est un cartésien. Il
admire Descartes, parce qu'il nous a appris à raisonner. 11 ne
se pique pas d'être un profond métaphysicien. Il admet Dieu et
ses attributs sans discussion. Il apprécie fort le dogme de l'im-
mortalité de l'àme « parce qu'il lui paraît de tous le plus utile »
a II est bon d'avoir le sentiment agréable que produit la grande
espérance d'un grand bonheur futur et peu éloigné. » Il faut être
n un espérant passionné ». Nous avons déjà vu plusieurs fois le
mot d'utilité. C'est qu'en effet la philosophie de notre abbé est
la philosophie utilitaire. « Il a aperçu et exposé avant Bentham,
dit un économiste ', cette grande vérité qui sert de base à la
morale utilitaire, savoir que chacun doit pratiquer la justice,
parce que c'est non seulement son devoir, mais son intérêt. »
Cette théorie, peut-être juste, mais en tout cas froide et bru-
tale, ne lui suffit pas. Aussi à la justice joint-il la bienfaisance.
« Ne faites point contre un autre ce que vous ne voudriez pas
qu'il fît contre vous. Faites pour un autre ce que vous voudriez
qu'il fît pour vous. Voilà le conseil de la bienfaisance religieuse,
de la religion naturelle et raisonnable et de la religion chré-
tienne. » Le bon abbé est enchanté lorsqu'il peut joindre jus-
tice, intérêt et bienfaisance, lorsqu'il peut appuyer ses préceptes
à la fois sur la religion naturelle et sur la religion chrétienne.
Un seul but : l'utilité publique. — Il est très facile de
ramener à l'unité les très nombreux projets de l'abbé : car ils
sont tous inspirés uniquement par le principe de l'utilité. C'est
de là que viennent les plus généreuses de ses idées et aussi les
plus chimériques de ses rêves. La plupart des idées qu'il déve-
1. De Molinari, U abbé de Saint-Pierre, p. 2i7.
L ABBE DE SAINT-PIERRE 39
loppe sont justes; elles étaient même originales il y a cent
cinquante ans; si elles nous paraissent banales aujourd'hui,
c'est qu'elles ont été réalisées. Du reste le titre seul de ses pro-
jets ou mémoires est le plus souvent une indication suffisante
du but poursuivi par l'auteur'. Avant de nous occuper de son
Projet de paix perpétuelle et de son Discours sur la Polysynodie,
examinons ses idées sur l'histoire, l'éducation, la littérature et
les beaux-arts. Nous verrons que quelques-unes sont fort origi-
nales, mais que toutes sont inspirées par l'utilité publique.
1° Histoire. — L'abbé s'est beaucoup occupé d'histoire. Lui-
même a écrit entre autres ouvrages des Annales politiqiies, où
il range par ordre chronologique les faits et surtout ses obser-
vations sur les faits de chaque année depuis 1658 jusqu'en 1739.
C'est le plus intéressant, le plus facile à lire de ses ouvrages,
à la fois critique très vive du gouvernement de Louis XIV et
résumé de la plupart des idées développées dans ses mémoires
ou projets. Il ne pouvait qu'être très dur pour Louis XIV, lui
qui étart partisan du bien public, de la paix, de l'économie. Il
est impitoyable pour les fauteurs de guerres civiles, qu'ils
s'appellent Condé ou Turenne; en revanche il prodigue les
éloges à Colbert. L'ouvrage se termine par le mot souvent cité :
Paradis aux bienfaisants.
Mais ce qu'il y a de plus piquant et de plus paradoxal dans
son œuvre historique, c'est la classification des grands hommes
suivant son principe utilitaire. Pour être un grand homme il
faut être ou un génie spéculatif, appliqué soit à découvrir soit à
démontrer des vérités utiles aux hommes, ou un génie pratique
occupé du bonheur du genre humain. En dehors de ceux-là il
n'y a que de faux grands hommes, des hommes simplement
illustres. Alexandre n'est qu'illustre; César est un scélérat
illustre. Henri IV est a un grand roi » ; car il a mis fin aux
guerres, aux persécutions, et a eu l'idée d'une diète européenne
pour assurer la paix. Ces réflexions historiques ne sont certes
i. Projet pour perfectionner le commerce en France. Projet jiour rendre les
chemins praticables en hiver. Mémoire pour V établissement d'une taille propor-
tionnelle ou taille tarifée. Projet pour rendre les litres honorables plus utiles au
service du roi et de l'État. Projet pour perfectionner la médecine. Projet pour
rendre les établissements des religieux plus parfaits. Observations politiques sur
le célibat des prêtres. Projet pour faite cesser les disputes séditieuses des théolo-
giens. Projet pour perfectionner l'éducation.
40 " ■ . LES PRECURSEURS
pas un modèle pour les historiens, mais elles contiennent plus
d'une fois d'excellentes leçons.
2" Education. — L'abbé est partisan de l'éducation publique,
la seule bonne ; il veut la donner même au Dauphin. Le but de l'édu-
cation doit être de former le caractère, de faire acquérir les
vertus qui doivent procurer le bonheur de la vie et les sciences
qui peuvent être utiles ; il faut donc laisser de côté les langues
anciennes. L'éducation doit être une institution d'Etat avec un
bureau perpétuel de V éducation. Un des premiers il songe à
développer l'instruction primaire et il comprend l'importance
de l'éducation des filles.
Beaucoup de ces idées étaient non seulement neuves, mais
excellentes; ce qui ne veut pas dire que tout nous plaise dans
ces projets : trop de règlements minutieux, les lettres sacrifiées
aux sciences, les langues mortes supprimées ou à peu près,
comme inutiles ; autant d'erreurs que nous ne nous attarderons
pas à discuter, mais erreurs qui sont la conséquence nécessaire
du principe posé par l'abbé. Ce principe nous paraît excellent
dans tout ce qui touche à l'administration et à la politique,
contestable dans l'éducation, presque ridicule dans les questions
d'art et de littérature.
3° Littérature et beaux-arts. — Pas plus que le surnaturel
le beau n'existe pour notre abbé. Il voit chez les écrivains et
les artistes des forces perdues qu'il faut utiliser. Il faut
demander aux œuvres la plus grande utilité publique. Yoilà la
vraie mesure de leur valeur, voilà le vrai bibliomètre. L'Aca-
démie, pour être plus utile à l'Etat, devrait écrire des biogra-
phies morales comme Plutarque, mieux que Plutarque. Ai-je
besoin d'ajouter qu'il a le plus complet mépris pour la spécula-
tion, l'érudition, les livres frivoles, comme romans, poésies,
pièces de théâtre? A quoi tout cela sert-il? Nos auteurs drama-
tiques ne lai plaisent guère; il voudrait les perfectionner, « les
raccommoder ».
Quant au style, il n'y a pour lui que deux catégories d'écri-
vains : les discoureurs, c^ux qui parlent beaucoup pour ne rien
prouver, et les démontreurs, ceux qui ne parlent jamais sans
prouver. « Les hommes à imagination forte persuadent les
ignorants par des galimatias bien arrangés. » Yoilà pour l'élo-
L'ABBÉ DE SAINT-PIERRE 41
quence. Il est naturellement parmi les démontreurs. Il fuit toute
espèce d'ornements. 11 s'en tient « à la sorte d'éloquence qui
est propre aux géomètres ». Aussi a-t-il la réputation d'un
détestable écrivain : ce qui n'est pas tout à fait exact. On pour-
rait en elVet extraire du Discours contre le mahométisme ou des
Annales politiques bon nombre de pages qui étonneraient par
leur précision et leur netteté. Mais en général il est sec et plat;
surtout il est fatigant par sa prolixité, ses répétitions conti-
nuelles, ses divisions et subdivisions qui n'ajoutent pas toujours
à la clarté de la pensée.
Il est encore plus dur pour les beaux-arts que pour la litté-
rature : car le moyen d'utiliser tableaux et statues? Ce sont des
« bagatelles coûteuses comme les pyramides d'Egypte ». A quoi
bon « dépenser tant d'esprit pour des ouvrages si peu utiles au
bonheur de la société »? Le développement des beaux-arts ne
prouve qu'une chose, « le nombre des fainéants, leur goût pour
la fainéantise, qui suffit à entretenir et à nourrir d'autres
espèces de fainéants ». Il serait cruel d'insister.
« Projet de paix perpétuelle » et « Discours sur la
Polysynodie ». — Voici les deux plus célèbres écrits de l'abbé
de Saint-Pierre; le premier surtout a fait sa réputation. La
guerre étant pour l'humanité le plus grand des fléaux, il cherche
les moyens de la supprimer. Avec une obstination invincible il
édifia son Projet de paix perpétuelle. Pour qu'il eût plus de
crédit auprès des princes et des rois, il le mit sous le patronage
de Henri IV. Deux volumes manuscrits avaient été commu-
niqués au duc de Bourgogne; et l'élève de Fénelon avait
approuvé le projet. Ils furent publiés en 1713. Un troisième
volume parut en 1717*. Voici le titre complet de l'ouvrage :
« Projet de traité pour rendre la paix perpétuelle entre les
souverains chrétiens, pour maintenir toujours le commerce
libre entre les nations, pour affermir beaucoup davantage les
maisons souveraines sur le trône; proposé autrefois par Henri
le Grand, roi de France, agréé par la reine Elisabeth, par
Jacques I", roi d'Angleterre, son successeur, et par la plu-
part des autres potentats d'Europe; éclairci par M. l'abbé de
1. L'auteur fit lui-même en 1729 un abrégé de son grand ouvrage resserré en
un volume.
42 LES PRÉCURSEURS
Saint-Pierre. » Quels sont les moyens que l'abbé nous propose
pour établir cet « arbitrage permanent » dont il considère l'in-
vention comme « très salutaire », et pour remédier à ce qu'il
appelle « l'état d'impolice et de non-arbitrage »? Ces moyens
sont renfermés dans cinq articles fondamentaux dont voici les
principales clauses : « Il y aura désormais entre les souverains
d'Europe qui auront signé les cinq articles une alliance
perpétuelle : 1" pour se procurer mutuellement durant tous
les siècles à venir sûreté entière contre les grands malheurs
des guerres étrangères; 2° contre les grands malheurs des
guerres civiles. Or, pour faciliter la formation de cette alliance,
ils sont convenus de prendre pour point fondamental la posses-
sion actuelle et l'exécution des derniers traités. » L'Europe
ne sera plus qu'une grande confédération . Les confédérés
renoncent pour jamais à la voie des armes. Des plénipoten-
tiaires envoyés par chaque Etat termineront les différends.
Après ce Projet, celui auquel l'abbé tenait le plus était le
projet pour perfectionner le gouvernement par la pluralité des
conseils ou polysytiodie. Il était bon d'après lui (et beaucoup de
ses contemporains étaient de son avis) qu'un monarque fît
discuter dans des assemblées les affaires de l'Etat et formât
autant de conseils qu'il y avait d'affaires à traiter K Comment
former ces conseils? C'est ici qu'apparaît l'esprit original ou
chimérique de notre auteur. Il faut établir une Académie j)oli~
tique de quarante membres qui se recrutent dans trois compa-
gnies « d'étudiants politiques», composées à leur tour de trente
membres chacune. Ces compagnies désignent chacune au pou-
voir un candidat, et le pouvoir est tenu de prendre un des trois.
Les conseils se recrutent dans cette académie. Le bon abbé était
très fier de ce scrutin perfectionné, qu'il voulait appliquer à
toutes les fonctions. C'était, d'après lui, « un excellent anthropo-
mètre ». Je ne suis pas aussi sûr que lui que « ce système
amènerait, l'âge d'or » ; mais on comprend qu'un esprit libre
comme le sien, dégagé de tout préjugé, passionné pour le bien
public, ait puisé dans le règne de Louis XIV l'horreur de la
guerre et du despotisme*.
1. Cette forme de ministère est à peu près celle que le Régent avait établie.
2. Et il n'est pas le seul! Ce qui donne d'autant plus de poids aux critiques
L'ABBÉ DE SAINT-PIRRRE 43
Conclusion. — Si l'on jugeait les écrivains uniquement sur
leurs intentions l'abbé de Saint-Pierre mériterait d'occuper le
premier rang. Nul ne fut plus honnête, plus désintéressé; nul
ne rechercha plus obstinément le bonheur de l'humanité. Jamais
il n'écrivit une ligne dans un intérêt personnel. Son but unique
était de faire triompher le bien et la justice, et d'améliorer Igi
condition humaine. Par sa doctrine utilitaire il est l'ancêtre des
.économistes modernes, et comme eux il est disposé à s'occuper
surtout du progrès matériel. N'a-t-il pas une excuse (à supposer
qu'il en ait besoin) dans les effroyables misères de son temps?
Nous avons vu et signalé des lacunes dans son esprit; nous
n'avons pu en trouver dans son cœur. C'est de lui, plutôt encore
que de Bayle, qu'on aurait pu dire: « C'est une âme divine ».
S'il ne fut pas toujours très orthodoxe, nul n'eut jamais une
âme plus chrétienne. Il avait horreur de l'intolérance et des
persécutions religieuses ; il souhaitait le paradis aux bienfaisants ;
il inventait le beau mot de bienfaisance. « Depuis que j'ai vu,
disait-il, que parmi les chrétiens on abusait du terme de charité
dans la persécution que l'on faisait à ses ennemis,... j'ai
cherché un terme qui ne fût point encore devenu équivoque
parmi les hommes; or j'espère que d'ici à longtemps on n'osera
dire que c'est pour pratiquer la bienfaisance que l'on fait tout le
mal que l'on peut à ceux qui ont le malheur d'être dans des
opinions opposées aux nôtres. J'ai cherché un terme qui nous
rappelât précisément l'idée de faire du bien aux autres, et je n'en
ai point trouvé de plus propre pour me faire entendre que le
terme de bienfaisance; s'en servira qui voudra; mais enfin il me
de notre abbé, c'est que nous les retrouvons chez beaucoup de ses contempo-
rains. Je ne puis que signaler ici, l'espace me manquant pour apporter des
preuves : Saint-Simon {Mémoires); Fénelon {Télémaque, Dialogues des morts.
Plans de gouvei'nement, Examen de la conscience d'un roi. Tables de Chaulnes);
Boisguillebert {le Détail de la France sous le règne de Louis XIV, 1695); A'auban
{Projet d'une dime royale, 1701); Boulainvilliers {État de la France, 1727, Abrégé
chronologique, 1733); Duguet {l'Institution d'un prince, 1739). Tous ces écrivains
cherchent des moyens pour détruire la centralisation gouvernementale et
administrative; s'élèvent avec vivacité contre la lourdeur des impôts, le gaspil-
lage de la cour, la longueur des guerres; tous demandent plus de liberté, de
justice et d'humanité. 11 est possible que leurs plans de réforme fussent irréa-
lisables; mais ils sont l'indice d'un malaise profond, d'un mécontentement
général. On voit que, si l'abbé de Saint-Pierre est un rêveur, il est en bonne
et nombreuse compagnie. (Voir sur cette question J. Denis, Politique de Fénelon,
Caen, 1868; Politiques (Fleuri, Saint-Simon, Boulainvilliers et Duguet), Caen,
1871; Littérature politique de la Fronde, Caen, 1892.)
44 LES PRECURSEURS
fait entendre et n'est pas encore équivoque. » {Projet pour
rendre les sermons plus utiles.)
Bienfaisance et progrès! Ces deux mots peuvent résumer la
vie, les œuvres, les intentions et les projets de l'abbé de Saint-
Pierre. 11 n'appartenait en rien au xvn^ siècle: il en répudie les
idées littéraires, politiques, religieuses. Il ne se contente pas
d'annoncer le xvni^ siècle; il le contient presque tout entier
dans ce qu'il a de plus noble et de plus généreux. 11 le dépasse
même : et l'auteur du Projet de la paix perpétuelle se trouve être
le précurseur même du xx" siècle.
BIBLIOGRAPHIE
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Motte, Œuvres, 10 vol. en H tomes, Paris, Prault, 1754; Paradoxes liltc-
raires de La Motte, éd. JuUien, Paris, 1859. — Bayle, Œuv7'es diverses,
4 vol. in-fol., La Haye, 1727-1731; Dictionnaire historique et critique, 5 vol.
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par Gigas, Copenhague et Paris, 1890. — Abbé de Saint-Pierre, Œuvres
de morale et de politique, 14 vol., Amsterdam, 1738-1740 *; Annales politi-
ques, 1™ éd., 1757, Londres, 1 vol. en 2 tomes.
OiivrajBres à conisnlter. — SuR Fontenelle : Villemain, Tableau
de la litt. franc, au XVIII'' siècle, xm" leçon. — Vinet, Hist. de la litt.
franc, au XVIII" siècle, 2 vol., 1853. — P. Albert, La litt. franc, au
XVIIl" siècle, 1874. — Faguet, Dix-huitième siècle, 1890. — Brunetière,
Études critiques, 5« série (la Formation de l'idée de progrès), 1893.
Sur La Motte : Villemain, ouv. cité, 2« leçon. — Vinet, ouv. cité. —
Rigault, Hist. de la querelle des anciens et des modernes. 1859. — P. Albert,
ouv. cité.
Sur Bayle : Sainte-Beuve, Portraits littéraires, I, p. 364-388 (article
daté de 1835). — Lenient, Étude sur Bayle, thèse, 1855. — J. Denis,
Sceptiques ou libertins de la première moilié du XVII^ siècle, Caen, 1884;
Bayle et Jurieu, Caen, 1886. — Faguet, ouv. cité. — Picavet, article
Bayle dans la Grande Encyclopédie. — Brunetière, Études critiques,
5* série (la Critique de Bayle). — Perrens, Les libertins tu France au
XV 11^ siècle, 1896.
Sur l'abbé de Saint-Pierre : Villemain, ouv. cité, xv« leçon. — Moli-
nari, Vabbé de Saint-Pierre, 1857. — Goumy, Étude sur la vie et les écrits
de Vabbé de Saint-Pierre, 1859. — P. Janet, Hist. de la ph. morale et poli-
tique dans fantiquité et les temps modernes, 2 vol., 1858. — J. Barni, Hist.
des idées morales et politiques en France au XVIII^ siècle, 1865-1867,
leçons IV- VI. — P. Albert, Litt. franç.lau XVIIl^ siècle. 1874.
1. Cette collection de projets, mémoires ou observations n'est pas cependant
tout à fait complète : voir Quérard, La France liltét'oire.
CHAPITRE II
DAGUESSEAU, ROLLIN ET VAUVENARGUES '
Daguesseau, Rollin et Yauvenargues, c'est la vertu au par-
lement, dans l'université et à l'armée. Ces trois hommes, très
différents par le genre de leurs travaux, ont cela de commun
qu'ils honorent infiniment leur siècle par la pureté de leurs
mœurs et la beauté de leur vie. Le xviu" siècle, en effet, si infé-
rieur moralement au xvu% compte peu de caractères aussi
droits que Daguesseau, aussi ingénus que Rollin, aussi fiers que
Vauvenargues. Des trois, le premier, Daguesseau, est le plus
rapproché du xvii" siècle, non seulement par la date de sa nais-
sance, mais par son idéal, à la fois littéraire et moral, obstiné-
ment tourné vers le passé; tandis que Vauvenargues, par la
hardiesse de certaines maximes, annonce déjà le siècle de
Voltaire : il est donc naturel de commencer cette étude par
le magistrat, de la continuer par le professeur et de la finir par
le moraliste.
/. — Daguesseau ^.
Sa famille et ses débuts dans la magistrature. —
Daguesseau (c'est ainsi qu'il signait lui-môme, bien que l'exer-
\. Par M. Louis Ducros, doyen de la Faculté des leUrcs d'Aix.
•1. Daguesseau, né à Limoges en 1668, est nommé, à vingt-deux ans, avocat
général au Parlement (1690), puis procureur général (1110). Il compose de 1698 à
46 DAGUESSEAU, ROLLIN ET VAUVENARGUES
cice (le la magistrature lui eût conféré un titre de noblesse)
était né en 1668 à Limoges. Il appartenait à une famille de
parlementaires : son grand-père avait été président du Grand
Conseil et premier président au parlement de Bordeaux; son
père, Henri Aguesseau, conseiller au parlement de Metz, puis
maître des requêtes au Conseil du Roi et enfin intendant du
Limousin. Elève de Port-Royal, Henri Aguesseau avait puisé
dans cette maison une piété profonde et une solide instruction
qu'il transmit à son fils ; ce savant et ce sage était d'ailleurs le
plus modeste des hommes : « Tandis que les magistrats, dit
Valincour, se faisaient un faux honneur de surpasser les finan-
ciers par le luxe de leurs équipages et par le nombre de leurs
valets, il venait à Versailles avec un seul laquais et dans un petit
carrosse gris, traîné par deux chevaux qui souvent avaient
assez de peine à se traîner eux-mêmes. » H convient d'ajouter
a ce trait, et pour mieux comprendre le fils, le beau portrait
que Saint-Simon nous a laissé de l'intendant Aguesseau : « Ce
modèle de vertu, de piété, d'intégrité, d'exactitude dans toutes
les grandes commissions de son état par où il avait passé, de
douceur et de modestie qui allait jusqu'à l'humilité, représentait
au naturel ces vénérables et savants magistrats de l'ancienne
roche qui sont disparus avec lui... Sa femme était de la même
trempe, avec beaucoup d'esprit. Il n'avait aucune pédanterie : la
bonté et la justice semblaient sortir de son front. Son esprit
était si juste et si précis que les lettres qu'il écrivait des lieux
de ses différents emplois disaient tout sans qu'on ait jamais pu
faire d'extraits de pas une. »
Dans cette noble famille de magistrats aimables et éclairés,
il y eut, du grand-père au petit-fils, comme une tradition d'hon-
nêteté et de piété filiale, et l'on peut dire, suivant une jolie
expression de Gueneau de Mussy, dans sa « Vie de Rollin », que
le jeune Daguesseau trouva à son berceau « l'instruction, les
bons exemples et ces discours de la maison paternelle qui
disposent l'enfant aux sentiments vertueux et lui mettent »ur
les lèvres un sourire qui ne s'efface plus ». Il s'instruisit en
1717 ses célèbres mercuriales. Chancelier en 1717, puis en 1720, il se retourne
contre le Parlement. Retiré à Fresnes, il compose ses Instructions sur les études
propres à former un magistrat; il meurt au milieu du xviu" siècle (17ol), dont il
a combattu les idées révolutionnaires. , ;,•
DAGUESSEAU 47
causant avec son père et môme en voyageant dans ce modeste
carrosse que nous a dépeint Valincour : « Après la prière des
voyageurs, par laquelle ma mère commençait toujours la
marche, nous expliquions les auteurs grecs et latins. » On
expliqua plus tard les auteurs italiens, espagnols, portugais,
liébreux même, on expliqua tout : la physique, les mathéma-
tiques et naturellement, au premier rang, la science qui était
héréditaire dans la famille, la jurisprudence : Daguesseau sera
un des plus savants hommes de son temps. On sait le mot de
Fontenelle à cette dame qui lui demandait pour son fils un
précepteur qui fût une encyclopédie vivante : « Madame, il n'y
a que le chancelier Daguesseau qui soit capable d'être le pré-
cepteur de votre fils. » De savoir tant de choses l'empêcha peut-
être d'être un esprit original et il est certain qu'il laissera le
mérite des idées neuves aux « penseurs » qui vont venir. Il se
contentera, quant à lui, d'être un magistrat éloquent, au sens
du moins où l'on entendait alors l'éloquence judiciaire.
Il fui nommé à vingt-deux ans avocat général au Parlement
et, dès son premier discours, fut salué comme un maître : « Je
voudrais finir, s'écria le président Denis Talon, comme ce jeune
homme commence ». Comme avocat général en 1690 et comme
procureur général à partir de 4710, il fut, par son caractère
aussi bien que par son talent, l'honneur de la magistrature
française : « Il avait, dit Saint-Simon, beaucoup d'esprit, de
pénétration, de savoir en tous genres, de gravité de magistra-
ture, d'équité, de piété, d'innocence de mœurs, qui firent le fond
de son caractère. Avec cela, il fut doux, bon, humain, d'un
accès facile et agréable dans le particulier, avec de la gaieté et de
la plaisanterie salée, mais sans blesser personne, extrêmement
sobre, poli, sans orgueil et noble sans la moindre avarice. »
Certains traits étonnent au premier abord dans ce jugement
de Saint-Simon et ne semblent guère convenir à la gravité con-
tinue qui règne dans toutes les œuvres de Daguesseau. S'il avait
de l'esprit et parfois .même la plaisanterie salée, c'était sans
doute comme il avait de l'enjouement et de la gaieté, « dans le
particulier » ; et, en eiïet, on rapporte de lui des mots plaisants et
même spirituels, tels que celui-ci à un ami qui faisait de la
métaphysique la veille de son mariage : « Vous êtes peut-être le
48 DAGUESSEAU, ROLLIN ET VAUVENARGUES
premier homme qui, à la veille de se marier, n'ait été occupé
que de la spiritualité de l'âme. »
Les Mercuriales. — La plume à la main ou discourant au
palais, Daguesseau était un tout autre homme : il s'était fait du
style oratoire un idéal très noble, un peu limité, qu'il a réalisé
à souhait et qu'il nous faut caractériser. Comme orateur, il est
surtout célèbre par ses Mercuriales; mais qu'était-ce d'abord
qu'une mercuriale? Pendant longtemps, dit Pasquier, « le
premier avocat du Roy ne prit la parole, à la séance d'ouver-
ture de la cour, que pour signaler aux magistrats quelque faute
commise et lorsqu'il avait remontré sommairement tout ce
qu'il pensait être à ce sujet, le premier président se levait,
prenait l'avis de la cour »... et l'on plaidait comme à l'ordinaire.
Mais, au milieu du xvi" siècle, l'avocat du roi, du Mesnil, ajouta
le premier « de la façon » à ces remontrances qu'on appela
mercuriales parce qu'elles étaient prononcées le mercredi, jour
qui, dit Ménage, « dans les cours du Parlement, n'était pas un
jour ordinaire de plaidoirie, mais le jour du conseil. C'est dans
ce jour que le procureur général devait prendre la parole sur
les abus et contraventions aux ordonnances. »
Dans les dix-neuf mercuriales qu'il a prononcées, et qui vont
de 1698 à 1713, Daguesseau a dit à grands traits ce que doit
être celui qui est investi du terrible pouvoir de juger; il a écrit,
avec toute l'autorité que lui donnaient et sa haute situation et
le nom qu'il portait si dignement, le De Officiis de l'ancienne
magistrature. Nul ne se faisait une plus haute idée que lui des
devoirs du magistrat, de « ses mœurs, de sa dignité, de sa
science et du respect qu'il doit avoir de lui-même, de sa gran-
deur d'âme enfin », toutes choses qui font tour à tour l'objet de
ses mercuriales. Même chez lui, dans sa vie privée, ce n'est pas
assez qu'un juge soit honnête homme et que « la conduite du père
de famille ne démente jamais en lui celle du magistrat » *. Il faut
qu'il se choisisse des amis « dont les mœurs sont la preuve des
siennes », car « c'est à la sagesse des mœurs qu'il est réservé de
répandre sur toute la personne du magistrat ce charme secret
et imperceptible qui se sent, mais ne peut s'exprimer * ».
1. X' Mercuriale.
2. F/* Mercuriale. -
DAGUESSEAU (4))
Telle est l'idée que se faisait du vrai magistrat celui qiii ne
craignait pas d'appliquer à ses confrères les paroles mêmes de
l'Écriture : « Juges de la terre, vous êtes des dieux... ; vous êtes
les prêtres de la justice. » Et si haut placé que soit cet idéal,
celui qui le traçait d'une main si ferme avait le droit de le
prêcher aux autres, car il l'avait réalisé lui-même dans sa vie
tout entière, dans sa vie privée aussi bien que dans sa vie
publique; dans les recommandations et mercuriales qu'il
adressait à ses confrères il avait d'abord, selon le mot de
Molière, mis le poids d'une vie exemplaire. S'il ne saurait plus
être aujourd'hui, nous allons dire pourquoi, un précepteur d'élo-
quence, même judiciaire, Daguesseau est resté le modèle du juge
intègre et éclairé et, quand il essaie de montrer ce que doit être
« la dignité du magistrat », il semble faire son propre portrait :
« Accoutumé à porter de bonne heure le joug der la vertu, élevé
dès son enfance dans les mœurs rigides de ses ancêtres, le
magistrat comprend bientôt que la simplicité doit être non
seulement la compagne inséparable, mais l'àme de sa dignité.
Une égalité parfaite, une heureuse uniformité sera le fruit de
la simplicité dont il fait profession...; chaque jour ajoute un
nouvel éclat à sa dignité; on la voit croître avec ses années;
elle l'a fait estimer dans sa jeunesse, respecter dans un âge plus
avancé, elle le rend vénérable dans sa vieillesse. »
Éloquence de Daguesseau. — En même temps que son
caractère et sa vie, les paroles que nous venons de citer nous
peignent le style de Daguesseau : ce style est trop solennel; il
est majestueux peut-être comme la loi, mais il rappelle trop le
mot de Pascal que « l'éloquence continue ennuie ». Tout cela
est très correct, très digne, comme doit l'être l'attitude du magis-
trat sur son siège; mais cela manque de souplesse et de vie, on
ne sent pas assez battre le cœur de l'homme sous la robe de
l'avocat : c'est poli... et froid comme la table de marbre du
Palais de justice. 11 y a, dans ces mercuriales, plus de mots que
d'idées et même, osons le dire, plus d'emphase et de rhétorique
apprise que de véritable et naturelle éloquence. Le parlement
est pour Daguesseau « le Sénat » ; et il « gémit sur les désordres
qui font rougir le front de la, justice ». 11 y a là comme un
nouveau genre du précieux et des plus fatigants à la lecture : le
Histoire de la langue. VI. 4
1>0 DAGUESSEAU, ROLLIN ET VAUVENARGUES
précieux solennel. L'une de ses mercuriales débute ainsi : « A
la vue de cet auguste Sénat, au milieu de ce temple sacré où le
premier ordre de la magistrature s'assemble en ce jour pour
exercer sur lui, non le jugement de l'homme, mais la censure
de Dieu même... », et les périodes sonores se déroulent alter-
nant avec les magnifiques et froides prosopopées déclamées,
comme auraient dit ses chers Latins, ore rotundo. C'est toujours
et partout, comme l'a appelé Saint-Simon, « l'aigle du parle-
ment » qui plane sur les sommets; malheureusement il y plane
seul, car il ne sait pas nous y entraîner avec lui, comme le fait,
avec quelques paroles seulement, celui qu'on a appelé de même
l'aigle de Meaux. L'emphase lui est si naturelle qu'il ne peut sen
défaire complètement, même dans l'Eloge, si touchant par
endroits et si délicat, qu'il a fait de la vie et de la mort de
M. d'Aguesseau, son père.
Quelque grande figure que fasse, et à bon droit, Daguesseau
dans notre histoire judiciaire, nous n'avons pas cru devoir
dissimuler les défauts de ses discours que son père lui-même
trouvait « trop beaux et trop travaillés ». De nos jours, on les
loue plus qu'on ne les lit : il nous faudrait, à nous autres
modernes, pour être en état de les admirer, pouvoir remonter
au delà de deux siècles, oublier Voltaire et sa phrase légère,
oublier même La Fontaine et Molière et leur parfait naturel,
assister surtout à une de ces rentrées solennelles de nos vieux
parlements et là, dans la grande salle du palais, au milieu des
robes rouges et des hermines des « gens du Roy », entendre la
voix grave et convaincue de celui qui, s'il fût toujours resté
dans la magistrature, serait devenu, suivant un mot de Saint-
Simon, « un premier Président sublime ».
Sainte-Beuve a marqué, avec une rare finesse, le mérite litté-
raire et moral de Daguesseau en ses meilleurs endroits :
« Daguesseau nous ofTre, avec plus de distinction et d'élégance,
ce qu'a Rollin : un style d'honnête homme, d'homme de bien et
qui, si on ne se laisse pas rebuter par quelque lieu commun appa-
rent (?), par quelque lenteur de pensée et de phrase, vous paie
à la longue de votre patience par un certain efïbrt moral auquel
on n'était pas accoutumé. On y voit paraître et reluire, après
quelques pages de lecture continue, l'image de la vie privée, des
DAGUESSEAU 51
vertus domestiques, de la piété et de la pudeur de Técrivain, ce
({u'une de ses petites-filles a si excellemment appelé ses charmes
intérieurs. »
Et enfin, pour lui rendre pleine justice, il faudrait le comparer
à ses prédécesseurs dans l'éloquence judiciaire et l'on constate-
rait d'eux à lui un progrès certain que Voltaire avait déjà noté :
« Il fut le premier au barreau qui parla avec force et pureté à
la fois; avant lui, on faisait des phrases ». Et chez lui aussi, on
trouve encore « des phrases », nous l'avons vu : seulement ce
sont des phrases bien faites, trop bien même et, ce qui n'était pas
toujours le cas chez ses prédécesseurs, des phrases françaises.
Daguesseau chancelier. — Après avoir été un magistrat
éminent, Daguesseau fut un homme d'Etat médiocre; chance-
lier à deux reprises, en 1717 et en 1720, il se montra hésitant
et fut môme assez faible pour souscrire à l'exil de ce parlement
dont il avait été naguère le plus ferme appui : n'avait-il pas
refusé, en effet, en 1715, étant procureur général, de s'incliner
devant le grand roi lui-même et, plutôt que d'enregistrer la bulle
Unigenitus, n'avait-il pas bravé la Bastille? Et maintenant ce
parlementaire intraitable, devenu garde des sceaux, non content
d'avoir approuvé la translation du parlement à Pontoise pour sa
résistance dans cette même affaire de la bulle, faisait son entrée
dans ce parlement exilé, à côté du Régent escorté des ducs et
maréchaux, et demandait impérieusement l'enregistrement de ce
« corps de doctrine » que l'infâme Dubois venait de rédiger
pour plaire à la cour de Rome et acheter le chapeau de cardinal!
Un conseiller ayant parlé contre Daguesseau : « Où donc, lui
demande celui-ci, avez-vous pris ces principes? — Dans les plai-
doyers de feu M. le chancelier Daguesseau », lui réplique le
conseiller, et pendant ce temps on fait, à Paris, des chansons
et des libelles contre le chancelier qui peut lire à la porte de
son hôtel ces mots à son adresse : Et homo factus est.
Il est vraisemblable cependant que, pour des raisons qu'il
appartient à l'historien de démêler, l'honnête homme que
Daguesseau n'avait pas cessé d'être, avait cru, en agissant
comme il venait de le faire, servir les intérêts de l'Etat et nulle-
ment son ambition personnelle; car il n'avait pas sollicité
les sceaux et il les remit sans regret quand il dut se retirer.
52 DAGUESSEAU, UOLLIN ET VAUVENAUGUES
Au dire de Saint-Simon, qui paraît ici l'avoir bien jugé, il eut le
tort de porter dans la politique les habitudes d'esprit du magis-
trat qui pèse le pour et le contre et « qui étale si bien cette
espèce de bilan que personne ne peut augurer de quel avis sera
l'avocat général avant qu'il ait commencé à conclure ». Très
consciencieux de nature et, par devoir professionnel, raison-
neur et même, comme il s'est appelé lui-même, difficultueux
(Saint-Simon l'appelait le père des difficultés), Daguesseau fut
un ministre irrésolu et, conséquemment, obligé de suivre ceux
qui, comme Dubois, avaient plus de résolution et surtout moins
de scrupules que lui.
Un exil de sept ans à Fresnes, en l'affranchissant des affaires
rVEtat et aussi de collègues au milieu desquels il était dépaysé,
lui permit de se livrer tout entier à ses goûts favoris : la vie de
famille, l'étude et l'éducation de ses enfants. C'est dans cette
tranquille retraite qu'il écrivit, pour son fils aîné, ses graves et
aimables « Instructions sur les études propres à former un
magistrat ». Quand son fils aura terminé ses humanités et sa
philosophie, il faut qu'il se dise que « toutes ces études précé-
dentes n'ont servi qu'à le rendre capable d'étudier » ; et il devra
alors s'appliquer à l'étude successive de la religion, de la juris-
prudence, de l'histoire et des belles-lettres. Sur toutes ces
études Daguesseau a des pages pleines d'agrément et de candeur :
par exemple, contre l'idéalisme dédaigneux de métaphysiciens
tels que Malebranche, Daguesseau, qui a été mêlé aux affaires
publiques, défend l'histoire en termes charmants : « Fuyez, mon
cher fils, comme le chant des sirènes, les discours séducteurs
de ces philosophes abstraits et souvent encore plus oisifs qui,
sensibles au bonheur de leur indépendance et sourds à la voix
de la société, vous diront que l'homme raisonnable ne doit s'oc-
cuper que du vrai considéré en lui-même, qui peut seul perfec-
tionner notre intelligence et qui suffit seul pour la remplir,...
et qu'enfin il y a plus de vérité dans un seul principe de méta-
physique ou de morale, bien médité et bien approfondi, que
dans tous les livres historiques ». Ce n'est pas à dire qu'il faille
dédaigner les principes rationnels du droit, il faut même s'atta-
cher « à la métaphysique de la jurisprudence et à ces lois-
im^Tiuables » dont a parlé si éloquemment Cicéron. Daguesseau,
DAGUESSEAU 53
chrétien fervent, était aussi un lecteur assidu des anciens, de
Cicéron, son modèle pour l'éloquence, de Platon, dont il admi-
rait « la sublime Jiépublique ». Il tenait aussi pour Descartes
« qui a inventé l'art de faire usage de la raison ». Seulement
cette raison, dont les écrivains du xvui^ siècle avaient fait,
suivant la juste expression de l'un d'eux, « l'instrument uni-
versel », Daguesseau ne l'admettait pas à discuter les choses de
la religion et de la politique : il resta jusqu'à sa mort, c'est-à-dire
jusqii'au moment même où Montesquieu publie VEsprit des
Lois, ButTon, \ Histoire naturelle, Diderot etD'Alembert, Y Ency-
clopédie, absolument fermé et hostile aux nouveautés qui agi-
taient tous les esprits autour de lui. Dans ses Instructions, il
tient son fils en garde contre « la corruption du siècle présent
et le torrent du libertinage ».
Redevenu chancelier en 1727 et ayant, comme tel, la haute
main sur la librairie, il fut, pour les philosophes novateurs et
même pour les romanciers licencieux, un censeur très gênant.
Voltaire disait « un vrai tyran ». Ce fut lui pourtant qui, en
i7i-6, signa le privilège pour V Encyclopédie et, sans s'en douter,
travailla, comme on a dit, à introduire le cheval funeste dans les
murs de Troie. A en croire Rœderer, M. de Malesherbes aurait
persuadé au chancelier Daguesseau « que Y Encyclopédie aide-
rait les Jansénistes à écraser les Jésuites, que Daguesseau n'ai-
inait pas ». La vérité est que Malesherbes présenta effectivement
Diderot à Daguesseau, que « celui-ci fut enchanté de quelques
traits de génie qui éclatèrent dans la conversation ; il afTection-
nait particulièrement cet ouvrage dont il avait prévu toute l'uti-
lité ' »; entendez, par là, l'utilité exclusivement scientifique,
car la polémique tenait très peu de place et se dissimulait même
très soigneusement dans les premiers \o\\i\ne?, Ae\ Encyclopédie.
Daguesseau s'intéressa à l'œuvre de Diderot comme il avait
encouragé Lelong à entreprendre sa Bibliothèque historique,
comme il trouva des éditeurs à Pothier pour ses Pandectœ jusli-
nianse et à Terrasson pour son Histoire de la jurisprudence
romaine. C'est à protéger les vrais savants qu'il employa en
partie sa grande autorité de chancelier, comme il avait employé
1. Malesherbes, Mémoire sur la liberté de la pi-esse, Paris, 1827, p. t9.
54 DAGUESSEAU, ROLLIN ET VAUVENARGUES
ses loisirs, dans sa solitude de Fresnes, à cultiver les sciences
et plus particulièrement, ainsi qu'on les appelait alors, les
belles-lettres, pour lesquelles il se reprochait, avec une ing^énuité
charmante, « d'avoir eu toujours trop de passion ». Quand,
dans ses Instructions à son fils, après avoir passé en revue les
principales sciences, il arrive au chapitre de la littérature, il lui
semble qu' « après avoir parcouru avec lui divers pays très
curieux, il rentre enfin dans sa patrie, dans cette république des
lettres où il a passé les plus belles années de sa vie ».
C'est dans cette retraite studieuse de Fresnes qu'on aime à
se le représenter, loin, comme il le dit lui-même dans sa Mer-
curiale sur les Mœurs du magistrat, « du séjour tumultueux
des passions humaines, entouré d'amis choisis avec discerne-
ment, qu'il préfère à lui-même, non à la justice », au milieu des
livres les plus divers : sa bibliothèque comptait 5 000 volumes.
Dans ce petit village de Fresnes, situé à trois heures de Paris, le
château des Daguesseau, entouré d'un grand parc planté d'ormes
et de peupliers, réunissait les fidèles amis du chancelier pen-
dant ses disgrâces. C'est là que Louis Racine avait achevé
ses poèmes De la Grâce et De la Religion et il le rappelait avec
reconnaissance dans ses vers à Valincour :
0 Fresnes! lieu charmant, cher à mon souvenir!
On connaît les vers de Boileau à son jardinier auquel il
explique la difficulté de faire un ouvrage irréprochable,
Un ouvrage, en un mot, qui, juste en tous ses termes,
Sut plaire à Daguesseau, sut satisfaire Termes.
Il semble, en effet, que Daguesseau ait été, comme on disait
alors, un Aristarque très redouté, parce qu'il était savant en
toutes choses et ne ménageait guère ses critiques, comme il
ressort de ce gentil passage à Racine, qui lui avait envoyé son
poème sur la Religion : « L'application que vous me faites de ce
que Virgile disait à Mécènes est trop flatteuse; mais s'il ne faut
que des critiques pour vous donner du courage, jamais poète
n'aura plus de courage que vous : vous savez que je ne suis pas
avare de critiques et comme je lirai en votre absence et sans
être sur le bord du canal (où ils se promenaient en causant), je
ROLLIN m
serai plus hardi que je ne l'étais à Fresnes, où je ne pouvais
faire aucune remarque qu'au péril de ma vie » .
Ce que Fléchier disait d'un autre grand magistrat, de Lamoi-
g-non, convient admirablement à l'honnête et studieux Dagues-
seau : « C'est là [à Fresnes] qu'il se déchargeait du poids de sa
dignité et jouissait d'un noble repos. Vous l'auriez vu tantôt
élevant son esprit aux choses invisibles de Dieu, tantôt médi-
tant ces éloquents et graves discours qui enseignaient et inspi-
raient tous les ans la justice et dans lesquels, formant l'idée
d'un homme de bien, il se décrivait lui-même sans y penser. »
Et n'est-ce pas lui, en effet, qu'il a peint dans toutes ces haran-
gues où il fait le portrait idéal du magistrat, n'est-ce pas à lui
que s'applique, par exemple, ce mot de sa mercuriale sur la
Censure publique : a Jaloux de sa réputation, attentif à con-
server sa dignité, il a rendu encore plus d'honneur à la magis-
trature qu'il n'en a reçu d'elle ».
//. _ Rollïn '.
Sa vie. — Quand parut le Traité des Études^ Daguesseau
écrivit à Rollin : a J'envie à ceux qui étudient à présent un
bonheur qui nous a manqué : je veux dire l'avantage d'être con-
duit dans les belles-lettres par un guide dont le goût est si sûr,
si propre à faire sentir le vrai et le beau dans tous les ouvrages
anciens et modernes ». Daguesseau avait esquissé, dans ses
Instructions à son fils, un plan d'études supérieures; c'est le
programme de l'enseignement secondaire qu'a tracé Rollin dans
son Traité des Etudes. Mais ce traité, justement célèbre, Rollin
l'a, pour ainsi dire, vécu avant de le rédiger, car c'est le résumé
d'une vie tout entière consacrée à l'enseignement; et, de même
que Daguesseau, dans ses discours, Rollin s'est peint lui-même,
et sans y songer, dans son livre : il y a peint une âme exquise;
et, après le parfait magistrat que nous venons d'étudier,
l. Charles Rollin est né à Paris en 1661 ; il remplace son professeur au collège
des Dix-Huit, puis au collège Royal où il professe l'éloquence; il est nommé
deux fois de suite recteur, puis en 1699 principal du collège de Beauvais; il
publie en 1726 et 1728 son Traité des études, commence à soixante-seize ans sa
volumineuse Histoire ancienne, et meurt en 1741.
^9. DAGUESSEAU, ROLLIN ET VAUVENARGUES
nbi^s voici en présence du professeur accompli. Sa vie, très
simple, va nous expliquer son œuvre qui en est inséparable;
car, du maître ou de l'écrivain, il serait difficile de dire quel est
le plus intéressant à connaître et quel aussi a été le plus utile à
la société.
Il naquit à Paris en 1661 et il était destiné à succéder à son
père, qui était maître coutelier, quand un bénédictin des Blancs-
Manteaux, dont il allait entendre ou servir la messe dans le
voisinag-e, remarqua en lui des dispositions pour apprendre ; il
lui fît avoir une bourse au collège des Dix-Huit, dont les élèves
suivaient les cours publics du collège du Plessis, et dès lors la
carrière de Rollin fut décidée : il fut le modèle des élèves
comme il sera plus tard le modèle des maîtres. L'Université
est désormais sa vraie famille et c'est à elle qu'il devra les pre-
mières comme les dernières joies de sa vie laborieuse. Tou-
jours le premier de sa classe, on dut bientôt lui faire violence
pour qu'il consentît à remplacer son professeur, M. Hersan;
encore ne voulut-il pas lui succéder directement en rhétorique
avant d'avoir professé quelques années en seconde. Il le rem-
placerade même en 4688 au Collège Royal, dans la chaire d'Élo-
quence qu'il occupera pendant quarante-huit ans. Il faut lire,
dans le Traité des Études, le touchant témoignage et si mérité
que la reconnaissance de Rollin a rendu à son ancien maître et
qui cômimence ainsi : « A la qualité de maître il avait joint à
mon égard celle de père, m'ayant toujours aimé comme son
enfant ^ » .
Quel professeur, et aussi quel éducateur fut Rollin, car il ne
séparait pas ces deux choses, c'est ce que nous montrera
l'examen de la dernière partie de son traité, où il ne dit et con-
seille aux autres que ce qu'il a pratiqué lui-même. Disons dès
maintenant qu'il avait, et au plus haut degré, la première qualité
d'un bon maître, l'amour de s,on métier : « Je ne sais s'il y a,
pour un homme de lettres, une joie plus pure que celle d'avoir
contribué par ses soins à former des jeunes gens qui, dans la
suite, deviennent d'habiles professeurs et parleurs rares talents
font honneur à l'Université. » Après avoir, pendant dix ans,
1. Traité des Études {l. cit.), chap. m, S 9-
.'fe'^
HIST. DE LA LANGUE & DE LA LITT. FR.
T. VI, CH. II
Armand Colin & C», Éditeurs, Pans
PORTRAIT DE ROLLIN
GRAVÉ PAR S. E. RAVENET D'APRÈS COYPEL
Bibl. Nat., Cabinet des Estampes, N 2
ROLLIN 57
formé lui-même quantité de gens de lettres et de professeurs,
donné à toutes les conditions de la société des gens de mérite,
Rollin, voulant goûter un repos bien gagné, quitta le collège du
Plessis et ne garda que ses fonctions de professeur au Collège
Royal, fonctions qu'il n'exerça d'ailleurs pendant longtemps qu'à
titre de survivance et sans aucun émolument; mais il était riche
ou se croyait tel : n'avait-il pas jusqu'à 700 livres de rente!
Nommé Recteur deux fois de suite, ce qui était alors une grande
distinction, il sut défendre contre de puissants personnages les
privilèges de l'Université; et, par exemple, lui, si modeste et
si doux, il ne souffrait pas qu'à une thèse de droit l'archevêque
de Sens prît le pas sur le recteur. En 1699, et après avoir
longtemps reculé devant une tâche pour laquelle il ne se croyait
point fait, il fut nommé principal du collège de Beauvais : il se
fit pendant treize ans adorer de ses élèves, dont quelques-uns
étaient, comme on disait alors, « nourris » à ses frais; tel ce
Crevier, qui continuera son Histoire romaine inachevée et lui
rendra ce même touchant témoignage que Rollin avait rendu à
son ancien maître, Hersan. Son temps et son argent, Rollin les
donnait libéralement à l'Université, recueillant chez lui des
enfants pauvres et leur expliquant les auteurs difficiles en
dehors des classes réglementaires. Si l'on excepte certaines tra-
casseries qu'il s'attira sous le ministère Fleury par ses opinions
jansénistes et par ses « assiduités » au cimetière Saint-Médard,
Rollin mena jusqu'à plus de quatre-vingts ans (il mourut en 1 741 )
une vie tranquille et honorée. Il avait acquis, dans une des rues
les plus ignorées de Paris, la rue Neuve-Saint-Etienne, une
petite maison avec jardin d'où il écrivait au ministre Le Pele-
tier ces lignes charmantes : « Je commence à sentir et à aimer
plus que jamais la douceur de la vie rustique, depuis que j'ai
un petit jardin qui me tient lieu de maison de campagne : un
petit espalier, couvert de cinq abricotiers et de dix pêchers, fait
tout mon fruitier. Je n'ai point de ruches à miel, mais j'ai le
plaisir tous les jours de voir les abeilles voltiger sur les fleurs
de mes arbres et, attachées à leur proie, s'enrichir du suc qu'elles
en tirent sans me faire aucun tort. » C'est dans cette paisible
retraite qu'il termina ses Histoires, écartant, écrivait-il fière-
ment au cardinal Fleury, « tout ce qui pouvait l'en distraire.
o8 DAGUESSEAU, ROLLIN ET VAUVENARGUES
Vous le savez, Monseigneur, il n'y a point de place, quelque
lucrative ou honorable qu'elle puisse être, qui soit capable de
me tenter; il n'est pas nécessaire qu'on m'en ferme la porte, je
m'en exclus moi-même pour vaquer sans partage à un travail
qu'il semble que la Providence m'a imposé. »
Le « Traité des Études ». — De même qu'il n'avait
recherché ni le rectorat ni le principalat du collège de Beauvais, de
même il ne devint auteur que pour obéir aux sollicitations de ses
collègues, désireux de lui voir développer par écrit des vues sur
l'enseignement qu'il avait esquissées lorsqu'il s'occupait, comme
recteur, de reviser les statuts de l'Université. En 1726 il publia
les deux premiers volumes, en 1728 les deux derniers de son
Traité des Etudes, dont le premier titre, plus significatif, avait
été : « Traité de la manière d'étudier et d'enseigner les Belles-
Lettres ». Rollin y passe successivement en revue, en des cha-
pitres divers et de longueur très inégale, l'intelligence des
langues, la poésie, la rhétorique, l'éloquence, l'histoire, la
philosophie, le gouvernement intérieur des classes et des col-
lèges. Ce qu'il ne faut pas demander à tous ces chapitres, c'est
une réorganisation des études ou même une profondeur de pensée
dont Rollin ne se piquait nullement. Il a prétendu uniquement,
et comme il le dit dans sa dédicace latine au Recteur de l'Uni-
versité, « mettre par écrit et fixer la méthode d'enseigner depuis
longtemps usitée, laquelle n'était connue que par la tradition
orale ». Seulement cette méthode d'enseigner, qu'il a apprise de
ses maîtres et qu'à son tour il transmet aux autres, il l'expose
d'une manière qui n'est qu'à lui seul et c'est là l'originalité de
son œuvre. Ce n'est pas ici ou là, par telle vue philosophique ou
telle nouveauté de détail, que se manifeste cette originalité ; c'est
partout, dans le ton général, dans l'accent personnel que
l'auteur sait donner non seulemet à ce qu'il pense, mais, chose
singulière ! à ce qu'ont pensé les autres et qu'il ne fait que tra-
duire. Ce qui aussi était nouveau pour le temps, c'est la langue
même dans laquelle est écrit le traité, j'entends la langue fran-
çaise, car jusque-là la pédagogie n'avait su que parler latin. Si
Rollin a le premier, et d'ailleurs après bien des hésitations,
parlé en français des choses de l'enseignement, c'est pour une
raison qui l'a déterminé ici, comme dans presque tout ce qu'il
ROLLIN 5»
a fait, c'est pour être plus utile : il a voulu que les gens eux-
mêmes qui ne savaient pas ou ne savaient plus le latin fussent
tous capables de s'intéresser à son livre et d'en faire profiter
leurs enfants ou leurs élèves. Il s'excuse très sincèrement de
n'avoir point fait, en cela, comme ses prédécesseurs, comme
l'illustre P. Jouvency, par exemple, dont il admire profon-
dément l'ouvrage, qu'il ne se flatte pas d'égaler. De Ratione
discendi et docendi. En réalité, il y avait de sa part plus d'au-
daoe qu'il ne semble à écrire son livre en fran(^ais; car non
seulement il rompait avec une tradition vénérable, et cela à une
époque et dans un corps oii l'on respectait les traditions; mais-
lui-même il rompait avec ses anciennes habitudes d'écrire,
puisque c'était pour la première fois, et il avait soixante ans,
qu'il écrivait en français. Peut-être l'ouvrage serait-il meilleur,,
pense-t-il, s'il était composé en latin, c'est-à-dire dans une
langue « à l'étude de laquelle il a employé une partie de sa vie
et dont il a beaucoup plus d'usage que de la langue française ».
Le latin était devenu, en eflet, la langue usuelle des Univer-
sitaires, de ceux qui vivaient dans ce qu'on appelait si juste-
ment alors le pays latin : aussi Da^uesseau manifeste-t-il son
étonnement de voir Rollin parler le français « comme si
c'était, dit-il, sa langue maternelle ». Mais, langue et pensée,
tout est naturel chez Rollin et semble couler de source et c'est
là le plus grand charme de son livre : il a beau ne parler que
des Grecs et des Latins, il n'en parle jamais en pédant, à peine
en professeur; car, ce qu'il dit, il l'insinue plus encore qu'il ne
l'enseigne et c'est pour cela que, suivant le mot célèbre de Vol-
taire, quoique en robe, il se fait écouter.
Sainte-Beuve a dit avec raison que Port-Royal avait pénétré
dans l'Université par Rollin. On sait l'admiration que Rollin
professait pour le grand Arnauld, pour ce qu'il appelait, avec
une naïve exagération, « le génie sublime de ce grand homme ».
Or il s'est inspiré, dans son Traité, non seulement de la Gram-
maire générale d'Arnauld et de la fameuse Logique de Port-
Royal, mais encore de l'esprit plus moderne qui règne dans tout
l'enseignement de ces « Messieurs ». Ce que voulaient les fon-
dateurs des Petites Écoles, c'était, avant tout, « rendre l'étude
même, s'il est possible, plus agréable que le jeu et les divertis-
60 DAGUESSEAU, ROLLIN ET VAUVENARGUES
sements » ; conduire les enfants par des chemins riants et lumi-
neux, tandis que jusqu'alors « tout leur déplaisait dans Despau-
tère », lequel écrivait ses livres d'étude dans la langue même
qu'il s'agissait d'apprendre : « Toutes ses règles leur étaient
comme une noire et épineuse forêt où, durant cinq ou six
années, ils n'allaient qu'à tâtons, ne sachant quand et où ces
routes finiraient, heurtant, se piquant et chopant contre tout
ce qu'ils rencontraient, sans espérer de jouir jamais de la
lumière du jour ». Au lieu du latin, que le maître prenne le
français même, comme langue d'enseignement, qu'il s'adresse
par-dessus tout au hon sens de son élève, qu'il l'intéresse et
l'associe à la leçon par des interrogations intelligentes et par des
devoirs sagement gradués, car « il faut en tout suivre le génie
des écoliers ».
Tout cela, c'est la méthode même, si sensée et surtout si
vivante, de notre Rollin : « Il y a, dit-il, une manière d'inter-
roger qui contribue beaucoup à faire paraître le répondant et
d'où l'on peut dire que dépend tout le succès d'un exercice. Il
ne s'agit pas pour lors d'instruire l'écolier, encore moins de
l'embarrasser par des questions recherchées et difficiles, mais
de lui donner lieu de produire au dehors ce qu'il sait. Il faut
sonder son esprit et ses forces, ne lui rien proposer qui soit
au delà de sa portée et à quoi l'on ne doive raisonnablement
présumer qu'il pourra répondre; choisir les beaux endroits d'un
auteur sur lesquels on peut être sûr qu'il est mieux préparé que
sur tous les autres ; quand il fait un récit, ne l'interrompre
point mal à propos, mais le lui laisser continuer de suite jusqu'à
ce qu'il soit achevé; proposer alors ses difficultés avec tant de
netteté et tant d'art que l'écolier, s'il a un peu d'esprit, y
découvre la solution qu'il en doit donner; avoir pour règle de
parler peu, mais de faire parler beaucoup le répondant; enfin
songer uniquement à le faire paraître en s'oubliant soi-
même. »
A coup sûr, si l'on excepte la dernière partie, dont nous par-
lerons plus loin, son livre a vieilli, comme il fallait s'y attendre,
depuis que la société s'est transformée et, avec elle, l'enseigne-
ment de cette société cultivée à laquelle s'adressait Rollin. Mais
si l'on ne peut plus l'étudier et le prendre pour guide dans son
ROLLIN 61
ensemble, on a encore grand plaisir à le feuilleter : on y glane
çà et là des vérités d'expérience et de fines remarques littéraires
ou pédagogiques, dont professeurs et élèves peuvent encore faire
leur profit. On ne peut d'ailleurs imaginer, si on ne l'a lu,
comme il sait rendre intéressantes, amusantes même les leçons,
d'ordinaire si arides, de la pédagogie; et cela, qu'on veuille bien
le remarquer, non en supprimant dans ses leçons à lui les
détails techniques, mais au contraire en faisant de ceux-ci
l'objet de certains chapitres aussi utiles à méditer qu'agréables
à lire. S'il explique comment il faut s'y prendre pour montrer
aux enfants les beautés d'un auteur, il les montre en faisant,
pour ainsi dire, la classe lui-même la plume à la main, comme
dans ses ingénieux commentaires sur le Loup et la Grue, de
Phèdre.
Ailleurs il se demande s'il est permis aux poètes chrétiens
d'employer, dans leurs poésies, le nom des divinités païennes :
c'est là, dit-il, une coutume très ancienne, suivie par des gens
de talent et des hommes pieux, mais « il peut y avoir des erreurs
fort anciennes qui pour cela n'en sont pas plus recevables... Or,
les plus simples lumières du bon sens nous apprennent que
celui qui parle doit avoir une idée nette de ce qu'il veut dire et
se servir de termes qui portent dans l'esprit des auditeurs une
notion distincte de ce qui se passe dans son âme... Les païens,
en s'adressant à Neptune et à Eole dans une tempête, entendaient
par ces noms des êtres véritables, attentifs aux cris des malheu-
reux, assez puissants pour dissiper l'orage... Mais le poète chré-
tien qui, dans une tempête, invoque ces prétendus dieux de la
mer et des vents, croit-il parler à quelqu'un? Qui ne s'aperçoit
qu'il n'y a rien de plus absurde et de jdus badin que d'apostro-
pher d'un ton pathétique des noms sans vertu et même sans réa-
lité? Et d'ailleurs toutes les professions, tous les arts et toutes
les sciences se soumettent à la règle générale de n'employer,
pour s'énoncer, que des termes significatifs ; pourquoi la poésie
serait-elle la seule qui s'en dispenserait et qui se glorifierait
aujourd'hui du privilège singulier et nouveau de parler sans
savoir ce qu'elle dit? » De telles paroles ne dénotent pas seule-
ment un ferme bon sens, mais encore une assez grande liberté
d'esprit si l'on veut bien songer que tout cela était écrit en 1726
62 DAGUESSEAU, ROLLIN ET VAUVENARGUES
et par rami et le correspondant assidu de celui-là même qui,
proclamé le plus grand poète lyrique du siècle, Jean-Baptiste
Rousseau, commençait une de ses odes les plus célèbres par ces
mots :
Tel que le vieux pasteur des troupeaux de Neptune,
Prolée...
Mais les poètes païens eux-mêmes, en permettra-t-on la lec-
ture à des jeunes gens chrétiens, et, dans ce cas, comment
faudra-t-il les lire? Le pieux Rollin cite scrupuleusement ici les
Pères de l'Eglise qui condamnent et ceux qui autorisent une
telle lecture, et, comme il est de l'avis de ces derniers, il con-
clut en reproduisant et en faisant sienne, comme toujours, une
gracieuse image de saint Basile : « comme donc les abeilles
savent tirer leur miel des fleurs qui ne semblent propres qu'à
flatter la vue et l'odorat, ainsi nous trouverons de quoi nourrir
nos âmes dans ces livres profanes oij les autres ne cherchent
que le plaisir et l'agrément. Mais, ajoute ce Père, les abeilles
ne s'arrêtent pas à toutes sortes de fleurs, et, dans celles mêmes
où elles s'attachent, elles n'en tirent que ce qui leur con-
vient pour la composition de leur précieuse liqueur. » Dans
ces lignes se reflète ingénument la double inspiration du
Traité : celui qui l'a écrit est à la fois un esprit antique et une
àme chrétienne et, comme il se propose « de former et l'esprit
et le cœur de ses élèves », il puisera dans l'antiquité, non seu-
lement des règles de goût, mais des exemjdes de courage et de
grandeur d'ùme qu'il mettra à leur portée et proposera à leur
émulation. Que s'il rencontre chez eux un homme cupide, fût-
il un grand homme, fût-il, c'est tout dire, un classique, il lui
fera hardiment son procès et n'hésitera pas à dire que Sénèque
s'est déshonoré par son honteux attachement aux richesses.
Non moins sévère, d'ailleurs, pour les auteurs chrétiens, il
regrettera qu'Amyot « ait terni sa gloire par cette rouille de
l'avarice ». On le voit, rien n'est plus juste que le mot de
Montesquieu sur Rollin : « C'est le cœur qui parle au cœur;
on sent une secrète satisfaction d'entendre parler la vertu ».
Le pédagogue. — Mais le cœur de Rollin ne se révèle
nulle part aussi bien et ne parle aussi joliment au cœur de
ROLLIN 63
ceux qui le lisent que dans le dernier livre de son Traité, où
il nous apprend comment il faut faire une classe. Ici, en effet,
c'est lui-même, c'est sa vieille expérience qui parle aux jeunes
maîtres et, pour nous servir d'une image qui convient à cet
adorateur d'Homère, des lèvres de Nestor tombent en abon-
dance les conseils et les leçons, un peu lentes parfois, mais
douces comme le miel. Il sait que, dans l'éducation d'un jeune
esprit ou, comme il le dit lui-même, « de ces jeunes âmes
que la divine Providence a confiées à ses soins », les détails
les plus mesquins et les plus vulgaires en apparence peuvent
avoir une importance capitale; et d'ailleurs il sait jeter sur
tous ces détails, non des fleurs de rhétorique, mais un agré-
ment naturel qui les relève et que lui inspire seul l'amour des
élèves. Yoici, par exemple, l'entrée du nouveau maître dans
sa classe : « Le premier souci d'un écolier qui a un nouveau
maître, c'est de l'étudier et de le sonder. Il n'y a rien qu'il
n'essaye, point d'industrie et d'artifice qu'il n'emploie pour
prendre, s'il se peut, le dessus. Quand il voit toutes ses peines
et toutes ses ruses inutiles,... cette espèce de petite guerre, ou
plutôt d'escarmouche, où, de part et d'autre, on a tàté ses forces,
se termine heureusement par une paix et une bonne intelli-
gence qui répandent la douceur dans le reste du temps qu'on a
à vivre ensemble. » Le professeur une fois maître de sa classe,
il s'agit pour lui de la connaître, c'est-à-dire de savoir quel est
le caractère des enfants qu'il a à élever ; or, si l'éducation est,
de toutes les sciences, au dire de Rollin qui s'y connaissait, la
plus difficile et la plus rare, c'est parce qu'elle est « l'art de
manier et de façonner les esprits » et que les esprits des enfants
sont très divers et que c'est sur la connaissance de ces esprits
et de ces caractères que le maître doit régler sa conduite. Cer-
tains enfants « se relâchent et languissent, si on ne les presse;
d'autres ne peuvent souffrir qu'on les traite avec hauteur. Vou-
loir les mettre tous de niveau, et les assujettir à une même
règle, c'est vouloir forcer la nature. » Mais, quelque différents
que soient les élèves d'une classe, il y a quelque chose qui doit
régner dans la classe entière et, pour ainsi dire, incliner dou-
cement toutes ces jeunes têtes : c'est l'autorité du maître. Or
Rollin a dit, avec une justesse admirable, ce que doit être cette
64 DAGUESSEAU, ROLLIN ET VAUVENARGUES
autorité : « J'appelle autorité un certain air et un certain ascen-
dant qui imprime le respect et se fait obéir. Ce n'est ni l'âge,
ni la grandeur de la taille, ni le ton de la voix, ni les menaces,
qui donnent cette autorité : mais un caractère d'esprit égal,
ferme, modéré, qui se possède toujours, qui n'a pour guide
que la raison, et qui n'agit jamais par caprice ni par emporte-
ment. »
Et quand RoUin intervient lui-même et parle en son nom, il
le fait toujours avec une modestie, nous allions dire avec une
pudeur charmante : « Je prie le lecteur de vouloir bien me par-
donner si quelquefois je prends la liberté de citer en exemple
ce que j'ai pratiqué moi-même pendant que j'étais chargé de la
conduite de la jeunesse. Ce n'est point, ce me semble, par un
motif de vanité que je le fais, mais pour mieux faire sentir
l'utilité des avis que je donne. » Après cela, on ne s'étonnera
pas qu'il ait réussi dans un des points les plus importants, à
son gré, et les plus difficiles de l'éducation, à savoir : rendre
l'étude aimable. Un de ses secrets pour y parvenir c'est, après
sa douceur naturelle, l'art qu'il a dans son livre, et qu'il devait
pratiquer avec plus de succès encore dans ses leçons, de citer à
propos, et, pour ainsi dire, de coudre à ses préceptes les
paroles des anciens qui lui venaient tout naturellement aux
lèvres : « La douceur d'un maître ôte au commandement ce
qu'il a de dur et d'austère et en émousse la pointe; hehetat
aciem imperii; c'est une belle pensée de Sénèque ».
Cet excellent maître, qui savait louer à propos (car, de tous
les motifs propres à toucher une âme, il n'y en a point, dit-il, de
plus puissant que l'honneur), savait aussi punir à propos et à
proportion des fautes commises et ce qu'il punissait le plus
sévèrement et avait le plus en horreur, c'était la dissimulation
et le mensonge : « Il faut qu'un enfant sache qu'on lui pardon-
nera plutôt vingt fautes qu'un simple déguisement de la
vérité ». Il n'aimait pas seulement, il respectait l'enfant à qui
il ne voulait pas qu'on mentît jamais, même sous prétexte d'agir
dans son intérêt. On le voit, c'est bien le cœur tout autant que
l'esprit que s'applique à « former » le bon Rollin; nul n'a
mieux compris et mieux dit que lui tout ce que peut l'éduca-
tion et combien redoutable et sacrée est la tâche de l'éducà-
ROLLIN 65
teur. « L'éducation est une maîtresse douce, insinuante, qui
s'applique à faire goûter ses instructions, en parlant toujours
raison et vérité et qui ne tend qu'à rendre la vertu plus facile
en la rendant plus aimable. Les leçons, qui commencent
presque avec la naissance de l'enfant, jettent avec le temps
de profondes racines, passent de la mémoire dans l'esprit et
dans le cœur, deviennent pour lui une seconde nature et font,
auprès de lui. dans toute la suite de la vie, la fonction d'un
législateur toujours présent qui, dans chaque occasion, lui
montre son devoir et le lui fait pratiquer. » Cet instituteur
idéal, qui montre à l'élève et lui fait aimer le beau et le bien,
qui lui inculque pour la vie entière les règles du bon goût et
les bonnes mœurs, c'est exactement l'instituteur que fut Rollin
pour tous ceux, et ils furent très nombreux, à qui il donna
tout son temps et tout son cœur.
L'historien. — Dans le chapitre de son Traité qui est con-
sacré à l'étude de l'histoire, Rollin avait dit que « l'histoire est
une école de morale et de vertu ». Pour le montrer, il écrivit,
à soixante-sept ans, une Histoire ancienne qui devait compter
onze volumes in-folio; puis, il commença, à soixante-seize ans,
une Histoire romaine, dont il composa de sa main sept gros
volumes, laissant à son élève Crevier le soin de mettre la der-
nière main aux septième et huitième volumes qu'il avait fort
avancés. Après avoir enseigné les belles-lettres à plusieurs géné-
rations, continuant, pour ainsi dire, sa classe par écrit et à
distance, comme il avait fait déjà par son traité, il se mettait, sur
la fin de sa vie, à enseigner l'histoire à ses contemporains dont
beaucoup le remercièrent de ses « éloquentes leçons ».
Avant d'apprécier les œuvres historiques de Rollin, il con-
vient de rappeler leur éclatant succès et les très grands services
qu'elles ont rendus à plusieurs générations d'étudiants : ces
œuvres, en effet, n'ont pas été lues seulement en France ; elles ont
encore propagé le goût de l'histoire dans tous les pays qui, au
xvn* siècle et au xvni", lisaient les œuvres françaises, c'est-à-dire
dans l'Europe civilisée.
« Il est hors de doute que les œuvres de Rollin ont ins-
piré aux jeunes gens de toutes les nations le goût de l'his-
toire en même temps qu'elles leur ont donné un tableau animé
Histoire de la lamque. VI. 6
66 DAGUESSEAU, ROLLIN ET VAUVENARGUES
des différentes époques et de la vie des différents peuples *. »
Il serait absurde aujourd'hui de discuter la valeur scienti-
fique de ces Histoires et d'abuser contre Rollin des conquêtes
de la critique moderne. Il ne serait pas moins injuste de repro-
cher à l'auteur de n'être ni très original, ni très érudit, car il ne
s'est jamais donné pour savant et n'a môme pas prétendu au
titre d'historien. Yoltaire, qui lui rendit plus tard justice dans
son Siècle de Louis XIV, ne l'aurait pas étonné ni blessé le
moins du monde en l'appelant, comme il faisait dans sa corres-
pondance, un compilateur. Avec une parfaite sincérité et une
candeur touchante Rollin disait hautement : « Je n'ai point dis-;
simulé que je faisais beaucoup d'usage du travail des autres. Je,
ne me suis jamais cru savant et je ne cherche point à le paraître.
J'ai môme quelquefois déclaré que je n'ambitionne pas le titre
d'auteur. Mon ambition est de me rendre utile au public, si je
puis. » Ses Histoires sont le fruit de ses lectures et il a pour
collaborateurs, qu'il cite d'ailleurs et loue sans cesse, tous les
historiens de l'antiquité. Déjà, du temps où il était principal à
Beauvais, il faisait ses délices de Xénophon et de Tite-Live et
les rares loisirs que lui laissaient ses multiples occupations, il
les employait à lire, non sans remords — ne devait-il pas tout
son temps au collège! — un Plutarque qu'il emportait furti-
vement dans ses promenades. Nourri de l'antiquité, Rollin va
donc redire en français ce qu'ont déjà dit en latin ou en grec
Hérodote, Tite-Live ou Plutarque ; seulement en passant par sa
bouche, leurs récits n'auront plus du tout l'air d'ôtre traduits, à
moins qu'il ne les mette entre guillemets; et, même alors, il
saura si bien les fondre dans sa narration que son livre, fait
de pièces et de morceaux, conservera pourtant une réelle unité
qu'il devra à la fois au style très reconnaissable de l'auteur et à
l'inspiration soutenue qui anime tout. Le trait saillant de ce
style, c'est unç aimable naïveté qui est on ne peut plus persuaT
sive et même captivante malgré la lenteur de certaines pages.
Quant à ce qui l'inspire partout, c'est l'ambition manifeste
d'enseigner aux jeunes gens comment on devient un bon citoyen
ou un grand patriote, un héros môme, si l'on peut, mais, dans
1. D' Volcker, Rollin als Piidagoge, Eiii Ueitrari zw Geschichle der PUdadoqUé-^
Leipzig. ' . J
ti .... H 1 \ir.,r,\,\\
ROLLIN 6T
tous les cas, un honnête homme. Parfois il s'interrompt pour
dire : « Voici un trait auquel je prie les jeunes gens de faire
heaucoup d'attention ». Et souvent le trait est si beau, l'auteur
en a été si vivement saisi lui-même en le racontant, qu'il oublie
que le héros était un païen, que les païens n'ont jamais droit
qu'à des demi-vertus et partant à des demi-éloges, et le bon
Rollin loue sans réserve tous les grands hommes de l'antiquité,
lesquels ont pourtant le tort d'être nés avant Jésus-Christ. Il a
beau s'avertir lui-même, dans sa préface, que « tous ces grands
hommes, si vantés dans l'Histoire profane, ont eu le malheur
d'ignorer le vrai Dieu et de lui déplaire; il faut être sobre et.
circonspect dans les louanges qu'on leur donne ». Ces louan-
ges, il les pousse trop loin au gré de certains critiques qui
lui en ont fait un reproche et auxquels il répond de son mieux
en rappelant a qu'il a inséré dans ses volumes plusieurs cor-,
rectifs » et qu'il a en outre déclaré en différents endroits de son
ouvrage, et avec saint Augustin, que « sans le culte du vrai
Dieu, il n'y a point de véritable vertu ». Mais tout cela ne
l'empêchera pas d'admirer tellement Soc rate qu'il reprochera
sa mort aux Athéniens en ces termes : « Ce jugement couvrira
dans tous les siècles Athènes d'une honte et d'une infamie que.
tout l'éclat des belles actions qui l'ont rendue d'ailleurs si
fameuse ne pourra jamais effacer ». Hàtons-nous d'ajouter que,
dans maint passage, tout en admirant sincèrement les grandes
actions des héros de l'antiquité, Rollin sait les commenter en
chrétien éclairé, c'est-à-dire en y joignant ce qui manque sou-
vent aux anciens, une pointe d'humilité ou un accent de ten-
dresse, un mouvement de pitié ou de charité. Il rappelle le cou-
rage des mères Spartiates à qui la mort de leurs enfants tués
dans la bataille causait une joie patriotique et, après avoir
regretté que « l'amour de la patrie étouffât les sentiments de
tendresse maternelle », aux mots fameux des femmes Spartiates
il préfère cette parole d'un général moderne qui, dans l'ardeur
du combat, ayant appris que son fils venait d'être tué : « Son-
geons maintenant, dit-il, à vaincre l'ennemi; demain je pleu-
rerai mon fils ». Mais ce n'est pas uniquement le chrétien, c'est
très souvent et tout simplement l'homme sensé qu'était Rollin
qui blâme la conduite de tel personnage ou contredit tel his--
68 DAGUESSEAU, ROLLIN ET VAUVENARGUES
torien, s'appelàt-il Tite-Live; par exemple, dans une page très
judicieuse il réfute très bien ce qu'a dit cet historien des suites
funestes qu'aurait eues pour l'armée d'Annibal le séjour à Capoue.
En voilà assez pour montrer que Rollin est plus et mieux que
ce qu'il avouait trop modestement vouloir être, un simple com-
pilateur. C'est un narrateur aimable et un esprit réfléchi : en le
lisant on réfléchit après lui, on admire avec lui les belles actions
qu'on aimerait avoir faites soi-même, et c'est précisément
ce double but que se proposait l'auteur; mais, de plus, et ce
dernier but, il l'a atteint sans le poursuivre : on l'aime lui-
même d'avoir pris si au sérieux et si à cœur le plus noble et le
plus absorbant des métiers, celui d'éducateur de la jeunesse, et
de n'avoir pas voulu d'autre récompense de son infatigable
labeur que la satisfaction de servir, pendant toute sa vie, cette
Université qu'il aimait et qui peut être fîère de lui.
///. — Vauvenargues \
Sa vie. — Pour bien comprendre et goûter pleinement Vau-
venargues, il ne faut pas se contenter de rechercher, comme
on le fait pour tout moraliste, si ses maximes sont profondes
et neuves; ou bien si, à défaut de profondeur et d'originalité,
il a su dire, avec finesse et esprit, ce que d'autres avaient dit
avant lui : il faut encore, derrière toutes ses œuvres et presque
derrière chacune de ses maximes, découvrir l'auteur lui-même
qui se cache sous la forme générale dont il enveloppe ses pen-
sées et se trahit en même temps par l'accent personnel qu'on
reconnaît bien vite pour peu qu'on l'ait pratiqué et qu'on sache
comme il a vécu. Un jeune moraliste (et Vauvenargues est mort
à trente-deux ans, alors que La Bruyère donna ses Caractères
à quarante- trois ans et La Rochefoucauld ses Maximes à cin-
quante-deux) se peint forcément plus qu'un autre dans ses
1. Luc de Clapiers, marquis de Vauvenargues, est né à Aix en Provence en
nio. En 1"33 il accompagne le maréchal de Villars enLombardie; puis, dans la
guerre de la succession d'Autriche, il fait la campagne de Bohême; rentré en
France en 1743, il renonce au métier des armes et vient vivre à Paris, où il
publie en 1746 une Introduction à la connaissance de l'esprit humain, suivie de
Réflexions et Maximes. Après de cruelles souffrances, il meurt en 1747.
VAUVENARGUES 69
œuvres, parce qu'il a eu, moins qu'un autre, le temps de géné-
raliser ses expériences et le don de s'en détacher et de se
déprendre de lui-môme. Vauvenargues nous dira donc ce qu'il
a peut-être très bien vu et très finement senti, puisqu'il est né
sérieux et moraliste, mais ce qu'il a vu et senti avec ses yeux
et son cœur de jeune homme : ses œuvres seront, en même
temps que le portrait de ses contemporains et de l'humanité
même, la confession d'une grande àme, et beaucoup de ses
maximes auront pour nous le double mérite de s'appliquer à la
généralité des hommes, qu'il veut dépeindre, et à lui-même qu'il
dépeint encore mieux, sans le vouloir; ainsi, selon la maxime
si connue, les grandes pensées, chez Vauvenargues, viennent
du cœur. Il est donc utile, pour mieux apprécier ces pensées,
de montrer ce que furent le cœur et la vie de Vauvenargues.
Il était né à Aix en Provence en 1715. Son père, Joseph de
Clapiers, marquis de Vauvenargues, étant premier consul à Aix,
avait fait preuve de courage en restant à son poste lors d'une
épidémie qui avait fait fuir de la ville tous les autres magistrats.
Le jeune Vauvenargues fit des études très irrégulières au collège
d'Aix, et au nombre des choses qu'il devait toujours ignorer, il
faut citer le latin et le grec; en revanche il apprit l'héroïsme
dans une traduction de Plutarque qui le « fit pleurer de joie ».
Sous-lieutenant au régiment du roi, il suivit le vieux et encore
brillant maréchal de Villars dans son expédition contre les
Impériaux en Lombardie (1733). Après avoir pris part aux
batailles de Parme et de Guastalla et, avec son régiment, passé
bravement le Mincio, Vauvenargues, la guerre terminée, fut
envoyé dans les places de Bourgogne et de Franche-Comté et,
pour tromper les mornes ennuis de la vie de garnison en pro-
vince, il commença à se recueillir et à méditer, habitudes qu'il
gardera même dans la vie des camps qu'il va reprendre. Dans
la guerre de la succession d'Autriche qui venait d'éclater, Vau-
venargues fit la campagne de Bohême sous le maréchal de Belle-
Isle qui, après quelques brillants succès, dut abandonner Prague
et la Bohême : « dans la nuit du 16 au 17 décembre 1742, par un
froid terrible, 15 000 hommes sortirent de Prague; à travers un
brouillard intense, sur une route obstruée de neige et glissante
de verglas, on fit huit lieues d'une traite pour échapper à la
70 DAGUESSEAU, ROLLIN ET VAUVENARGUES
cavalerie de Lobkowilz, qui tenait la campagne. Le troisième
jour on arriva devant une chaîne escarpée et boisée qui con-
tournait la route d'Egra. 11 fallut s'ouvrir un chemin à la hache;
on se mettait en mouvement bien avant l'aube, au lever de la
lune, et l'on marchait jusqu'au soir; ceux qui tombaient ne se
relevaient plus. Quand on atteignit Egra, le 26 décembre, près
de la moitié de l'effectif était resté en route, enseveli dans les
neiges; mais l'honneur était sauf. Vauvenargues avait eu les
deux jambes gelées *. » A peine remis de sa maladie, il rejoignit
son régiment et assista à la glorieuse défaite de Dettingen. Rentré
en France en 1743, il alla tenir garnison à Arras : sa carrière
militaire était terminée. Toutes ces fatigantes campagnes avaient
achevé de ruiner sa santé; mais son esprit s'y était élargi et
assoupli par le commerce des hommes, le spectacle de leurs
intrigues et son âme singulièrement agrandie et retrempée par
les cruelles épreuves qu'il avait eues à traverser et dont il gar-
dera d'ailleurs un souvenir plein de regrets : « Celui qui ne risque
rien, à qui rien ne manque... au sein du repos est inquiet, il
cherche les lieux solitaires,... la pensée de ce qui se passe en
Moravie occupe ses j ours et, pendant la nuit, il rêve des com-
bats et des batailles qu'on donne sans lui. »
Résistant aux pressantes sollicilations de son ami le marquis
de Mirabeau, le bizarre auteur de VAmi des hommes, qui le con-
jurait de ne plus enfouir son talent et son génie et d'embrasser
la carrière des lettres, Vauvenargues, qui se croyait né pour
l'action et rêvait la gloire politique à défaut de la gloire mili-
taire, sollicita un emploi dans la diplomatie; mais, à la veille
de l'obtenir par la protection de Voltaire, il dut y renoncer :
« la petite vérole venait de ruiner à jamais sa santé, déjà si
délicate. Défiguré par les traces de la maladie, souffrant de la
poitrine, presque privé de la vue, tout le corps perclus et
épuisé* », il surmonta les préjugés nobiliaires de sa famille et
probablement les siens propres qui interdisaient à un gentil-
homme de se faire auteur, et aimant mieux, après tout,
« déroger à sa qualité qu'à son génie », il vint à Paris où l'appe-
lait l'amitié de Voltaire : il y publia, en 1746, et sans nom d'au-
1. Vauvenargues, par Michel Paléologue, llachellc, 1890, p. 41.
2. Ibid., p. 67.
VAUVENÀliGUÊS U
leur, son Introduction à la connaissance de l'esprit humain, avec
quelques autres opuscules. Seul Voltaire s'occujta do l'ouvrage
et les sincères éloges qu'il prodigua à cette âme « si éloquente et
si vraie » adoucirent à celle-ci l'amertume de ce premier échec.
Vauvenargues, retiré et vivant en sage dans sa petite chambre
de l'hôtel de Tours, dans la rue du Paon, ne voyait que quelques
amis, tels que Marmontel et Voltaire, qui le trouvait toujours
« le plus infortuné des hommes et le plus tranquille » ; persuadé
que « le désespoir est la plus grande de nos erreurs », il don-
nait à ses hôtes, « tandis que son corps tombait en dissolution»,
suivant le mot de Marmontel, le spectacle d'un jeune stoïcien
qui se sent mourir et qui, sans doute, regrette la vie, mais bien
moins pour la vie elle-même que pour la gloire que la vie
aurait pu et, c'était bien sa fière conviction, qu'elle aurait dû lui
donner : « Clazomène, dit-il, a fait l'expérience de toutes les
misères humaines. Les maladies l'ont assiégé dès son enfance
et l'ont sevré, dans son printemps, de tous les plaisirs de la
jeunesse Quand la fortune a paru se lasser de le poursuivre,...
la mort s'est offerte à sa vue;... si l'on cherche la raison d'une
destinée si cruelle, on aura, je crois, de la peine à en trouver.
Faut-il demander la raison pourquoi l'on voit des années qui
n'ont ni printemps ni automne, où les fruits de l'année sèchent
dans leur fleur? Toutefois qu'on ne pense pas que Clazomène
eût voulu changer sa misère pour la prospérité des hommes
faibles : la fortune peut se jouer de la sagesse des gens coura-
geux, mais il ne lui appartient pas de faire fléchir leur cou-
rage. » Vauvenargues mourut en i74'7, laissant, avec l'ou-
vrage dont nous avons parlé, des notes nombreuses qui ne
devaient être publiées que plus tard et par fragments successifs.
Voltaire lui a fait, en quelques nobles paroles parties du
cœur, une touchante oraison funèbre : « Tu n'es plus, ô douce
espérance du reste de mes jours. Accablé de souffrances au
dedans et au dehors, privé de la vue, perdant chaque
jour une partie de toi-même, ce n'était que par un excès de
vertu que tu n'étais point malheureux et que cette vertu ne te
coûtait point d'effort... Par quel prodige avais-tu, à l'âge de
vingt-cinq ans, la vraie philosophie et la vraie éloquence, sans
autre étude que le secours de quelques bons livres? Comment
72 DAGUESSEAU, ROLLIN ET VAUVENARGUES
avais-tu pris un essor si haut dans le siècle des petitesses ? Et com-
ment la simplicité d'un enfant timide couvrait-elle cette profon-
deur et cette force de génie? Je sentirai longtemps avec amertume
le prix de ton amitié; à peine en ai-je goûté les charmes'. »
Ses œuvres. — Si on essaie d'aller au fond de la pensée de
Vauvenargues, on trouve qu'il aurait pu inscrire, en tête de ses
œuvres, les mots mêmes par lesquels La Bruyère avait com-
mencé ses Caractères : « Tout est dit ». Seulement, tandis que
La Bruyère en concluait qu'il ne lui restait plus qu'à glaner
quelques pensées oubliées ou dédaignées par les Anciens et les
habiles Modernes, ou, mieux encore, qu'à renouveler, par les
inventions du style, ce que tant d'autres avaient pensé avant lui,
Vauvenargues, plus philosophe, assignait au moraliste tard venu
une tâche plus difficile et plus haute : concilier et, si possible,
systématiser les vérités différentes et les maximes contradic-
toires entre lesquelles se partageaient les esprits. C'est si bien
là ce qu'il aurait voulu faire et le but élevé qu'il eut sans cesse
devant les yeux, que ses deux œuvres les plus importantes,
V Introduction et les Réflexions et Maximes, trahissent, dès le
début, cette préoccupation dominante : « Les maximes courantes,
dit-il dès les., premières lignes de l'Introduction, n'étant pas
l'ouvrage d'un seul homme, mais d'une infinité d'hommes difïé-
rents qui envisageaient les choses par divers côtés, peu de gens
ont l'esprit assez profond pour concilier tant de vérités;... ils
sont trop faibles pour rapprocher ces maximes éparses et pour
en former un système raisonnable. » Et la première idée qu'il
exprime dans ses Réflexions et Maximes est une idée analogue :
le difficile, c'est de « concilier les choses qui ont été dites et de
les réunir sous un point de vue ». Montrer que les contrariétés
qu'on remarque entre des maximes également vraies, mais
particulières, se ramènent à des différences fondamentales entre
les esprits divers qui les ont pensées et, par conséquent, classer
les différentes familles d'esprits suivant la qualité essentielle
qui les distingue, tel est l'objet de son premier travail, Y Intro-
duction, 011 il « parcourt, comme il dit, toutes les qualités de
l'esprit humain ». Malheureusement ici Vauvenargues, comme
1. Éloge lies officiers morts dans la campagne de Bohême.
VAUVENARGUES 73
d'ailleurs dans tout ce qu'il a entrepris ou rêvé, n'a pu se satis-
faire lui-même et, soit qu'il ait été empêché, comme il nous
l'apprend par « des infirmités continuelles », soit qu'un tel
ouvrage demandât plus de maturité d'esprit qu'on n'en a d'or-
uaire à trente ans, il n'a posé, il l'avoue dans son Discours pré-
liminaire, que les fondements d'un si long travail. De fait,
V Introduction est moins un ouvrage achevé qu'une intéressante
ébauche et nous avons là plutôt la promesse d'un talent qu'un
talent vraiment formé et sûr de lui. L'inexpérience de l'auteur
s'y trahit par l'abus des divisions et le vague des définitions et
aussi par une manière de dire trop abstraite et, comme le lui
reproche Voltaire, parfois un peu confuse. Vauvenargues n'est
pas encore maître de sa pensée ni de son style. Deux auteurs
manifestement le préoccupent, ce sont ses deux illustres prédé-
cesseurs dans le genre qu'il a choisi : La Rochefoucauld, qu'il
s'essaie à contredire, et La Bruyère, dont il s'inspire parfois
heureusement, comme dans ce développement pittoresque :
« Vous voyez l'àme d'un pêcheur qui se détache en quelque
sorte de son corps pour suivre un poisson sous les eaux et le
pousser au piège que sa main lui tend ». D'autres passages
montrent qu'il sait déjà démêler et peindre les ^caractères {Du
sérieux. De la présence d'esprit). Ce qu'il sait dès maintenant
aussi et ce qu'il développera plus tard avec plus de pénétration,
c'est la part du sentiment, des passions, de l'âme enfin dans
les jugements de l'esprit : n'écrit-il pas déjà « qu'il faut avoir
de l'âme pour avoir du goût »? Il est certain qu'il faut avoir de
l'àme pour le goûter lui-même, car c'est son âme tout entière
que nous allons lire dans ces œuvres fragmentaires que nous
devons faire connaître en essayant de les résumer.
Son caractère. — Deux nobles passions remplirent la vie
trop courte de Vauvenargues : la gloire et la vertu. C'est par la
vertu, et il entendait surtout, par là, la grandeur d'âme, qu'il
aurait voulu aller à la gloire; et c'est encore grâce à la mâle vertu
qui était en lui que, n'ayant pu conquérir cette gloire si ardem-
ment désirée, il se contenta de l'avoir méritée. « Les feux de l'au-
rore ne sont pas si doux que les premiers regards de la gloire. »
Il faut l'aimer parce qu'elle « nous excite au travailetàla ue^'/M ».
Vauvenargues est donc ambitieux et il le proclame haute-
74 DAGUESSEAU, ROLLIN ET VAUVENARGUES
ment; mais il n'est pas vaniteux, la vanité n'étant que « le
sceau de la médiocrité ». Pourquoi faut-il que la destinée ait été
si amère à celui qu'elle avait doué d'une àme si haute et d'un si
beau génie? Pauvre, malade et seul dans sa petite chambre
d'hôtel, Vauvenargues se disait avec amertume que, « dans les
conditions éminentes, la fortune au moins nous dispense de flé-
chir devant ses idoles... Mais de même qu'on ne peut jouir d'une
grande fortune avec une âme basse et un petit génie, on ne sau-
rait jouir d'un grand génie, ni d'une grande âme avec une for-
tune médiocre. » Et ailleurs, se comparant à de plus heureux
que lui, il exhalait et voilait à la fois sa plainte dans cette
pensée générale : « Pendant que des hommes de génie épuisent
leur santé et leur jeunesse pour élever leur fortune, languis-
sent dans la pauvreté et traînent parmi les affronts une existence
obscure, des gens sans aucun mérite s'enrichissent en peu
d'années par l'invention d'un papier vert ou d'une nouvelle
recette pour conserver la fraîcheur du teint ». Mais de tels
accents sont rares chez lui et, bien loin de se laisser abattre par
les maux qui l'assaillent et les déceptions qui lui sont venues en
foule, il a à peine écrit la phrase attristée qu'on vient de lire
qu'aussitôt apj'ès il relève la tête et se console de tout par le
sentiment qu'il valait mieux que sa destinée : « La vertu est
plus chère aux grandes âmes que ce que l'on honore du nom de
bonheur. Sentir, sans céder, la rigueur de ses destinées,...
garder, dans l'adversité, un esprit inflexible qui brave la prospé-
rité des hommes faibles, défier la fortune et mépriser le vice
heureux : voilà, non les fleurs du plaisir, non l'enchantement
du bonheur, mais un sort plus noble, que l'inconstante bizar-
rerie des événements ne peut ravir aux hommes qui sont nés
avec quelque courage. » Ainsi sa vertu à lui est faite avant tout
de courage, d'indépendance et de fierté; les hommes dont il fait
le plus de cas sont les hommes d'action et ses héros préférés, il
le dit sans ambages, sont César et Richelieu. De l'audace!
s'écrierait-il lui aussi volontiers, car « les espérances les plus
hardies et les plus ridicules n'ont-elles pas été parfois la cause
des succès extraordinaires? » Hardiesse, générosité, grandeur
d'âme, voilà les mots qui viennent le plus souvent sous sa
plume ; il aime tant la grandeur qu'il la loue même chez les
VAUVENARGUES 73
conquérants el qu'il n'est pas éloigné de pardonner à Catilina
en faveur de son courage. Les gens, en effet, qu'il méprise le
plus, c'est moins encore les vicieux, s'ils rachètent leurs vices
par quelques belles qualités, telles que la libéralité ou la vail-
lance, que les hommes sans caractère et sans « passions fortes »,
ces pusillanimes qui, « par crainte de se découvrir et de tom-
ber, rasent timidement la terre, ne font rien, n'osent rien
donner au hasard », n'ayant pas plus de force pour le mal que
pour le bien : « gens qu'on mesure d'un regard et qui fournissent
aussi peu à la satire qu'au panégyrique ». Il est beau d'en-
tendre ce jeune stoïcien donner d'une voix ferme des Conseils à
un jeune homme qui avait à peu près son âge et lui souffler son
enthousiasme pour les vertus qu'il estimait le plus : « Vivez, lui
dit-il en substance, non pour vous, mais pour et chez les autres;
cachez-vous d'ailleurs des esprits timides qui se plaisent dans
la médiocrité et au besoin sachez prendre des résolutions
extrêmes; mais alors ne comptez que sur vous-même et, en
toute occurrence, préférez la vertu à tout : elle vaut mieux
même que la gloire. Si vous avez quelque passion qui élève vos
sentiments et vous rende plus généreux, qu'elle vous soit
chère. Mais surtout osez, ayez de grands desseins. Vous échoue-
rez? eh bien! qu'importe! le malheur même n'a-t-il pas ses
charmes dans les grandes extrémités? » Et ces exhortations
viriles, qu'il adresse avec une si ardente éloquence à un jeune
homme, il voudrait qu'on s'en inspirât même dans l'éducation
des enfants qu'on instruit trop « à craindre et à obéir ; . . . la timi-
dité des pères leur enseigne l'économie, la soumission. Que ne
songe-t-on à les rendre originaux, hardis et indépendants! »
Au reste, s'il aime par-dessus tout, étant de la môme famille,
les stoïques et les vaillants, Vauvenargues n'est nullement pour
cela un esj»rit dur ou une âme hautaine. Sa vertu, au contraire,
est aimable, indulgente aux faiblesses humaines qu'il a connues,
dont il est loin de se prétendre affranchi, car « c'est un orgueil
misérable de se croire sans vices ». Aussi a-t-il « la sévérité en
horreur »; et il s'emporte à dire que, s'il fallait opter, il préfé-
rerait le vice à la rigidité. Il est, quant à lui, ou plutôt il veut
être, vertueux, non pas réformateur ni censeur, et ce qui déplai-
sait le plus à cette âme pourtant si antique par tant de côtés,
76 DAGUESSEAU, ROLLIN ET VAUVENARGUES
c'est qu'on lui prêtât l'austérité farouche d'un Caton. Dans une
lettre à son ami, le marquis de Mirabeau, il se peint au naturel
par l'espèce de haine qu'il ressent pour les orgueilleux et les
pédants de vertu : « Nul esprit n'est si corrompu, dit-il hardi-
ment, que je ne le préfère avec beaucoup de joie au mérite dur
et rigide » . Puis, énumérant les différents caractères des hommes,
il leur trouve des excuses à tous, même aux violents et aux
sots : « Mais l'homme dur et rigide, l'homme tout d'une pièce,
plein de maximes sévères, enivré de sa vertu,... je le fuis et je
le déteste : c'est l'espèce la plus partiale, la plus aveugle et la
plus odieuse que l'on trouve sous le soleil ».
Si nous nous efTorçons de faire connaître Vauvenargues en
le citant le plus souvent possible, c'est parce que, et c'est encore
lui qui l'a dit : « les maximes des hommes décèlent leur cœur » ;
et si, dans Vauvenargues, c'est le cœur et le caractère que nous
avons considérés tout d'abord, c'est parce qu'il fait lui-même
bien plus de cas, chez les autres, du caractère que du talent et
place les qualités de l'âme infiniment au-dessus des qualités de
l'esprit : « Il sert peu d'avoir de l'esprit lorsqu'on n'a point
d'âme. On nous vante en vain les lumières d'une belle ima-
gination ; je ne puis ni estimer, ni aimer, ni haïr, ni craindre
ceux qui n'ont que de l'esprit. » Il en faut cependant, et du plus
pénétrant, pour être un moraliste ; car, en dépit de sa fameuse
maxime (« les grandes pensées viennent du cœur »), qu'il ne faut,
pas plus que ne faisait l'auteur, prendre au pied de la lettre, le
plus grand cœur du monde, si l'esprit ne lui suggère rien, ne
trouvera pas, par lui-même, la plus petite pensée. Vauvenar-
gues ne l'ignorait pas, car après avoir annoncé que, pour avoir
du goût, il faut avoir de l'âme, il se hâte d'ajouter : « Il faut
avoir aussi de la pénétration », et « ce que l'esprit ne pénètre
qu'avec peine ne va pas souvent jusqu'au cœur ».
Son esprit à lui (si l'on essaie de résumer d'un mot l'impres-
sion qui se dégage de ses œuvres) est essentiellement sérieux.
La frivolité l'exaspère, étant la nullité et le pur néant; car
« qu'on ne dise pas que c'est être quelque chose que d'être fri-
vole : c'est n'être ni pour la vertu, ni pour la gloire, ni pour la
raison, ni pour les plaisirs passionnés ». Très jeune, il abonde
en réflexions judicieuses et sages pensées qui ne viennent d'ordi-
VAUVENARGUES 77
naire qu'avec la maturité de l'âge; par là l'on s'explique l'ascen-
dant qu'il exerçait déjà sur ses compagnons d'armes qui l'appe-
laient avec un sincère respect « le Père » , et sur Voltaire lui-môme
qui, avec son tact merveilleux pour discerner tout de suite quel
ton il faut prendre avec chacun, lui écrit des lettres graves,
comme il ferait à un correspondant plus âgé et plus sage que lui.
Son genre d'esprit. — Sérieux et élevé, tel est l'esprit de
Vauvenargues : ne pouvant accomplir les grandes actions qu'il
avait rêvées, il se rejette vers les grandes pensées, dont il se
nourrit et s'entretient sans cesse dans sa solitude. Les plus
grands sujets et les plus difficiles problèmes l'attirent et font
travailler sa pensée soucieuse d'aller au fond des choses (sur
Y Economie de r Univers, sur la Justice, sur le Bien et le Mal moral.
Traité sur le Libre arbitre, ce dernier vraiment philosophique).
Mais ce qui l'intéresse par-dessus tout, c'est l'homme et la
société humaine : d'abord parce qu'il est né moraliste, ensuite
parce qu'il a remarqué, dès le discours préliminaire de son pre-
mier ouvrage, que tout se ramène en définitive à la société, « la
morale n'étant que les devoirs des hommes en société et... tout
ce qu'il nous importe de connaître consistant dans les rapports
que nous avons avec les autres hommes, lesquels sont l'unique
fin de nos actions et de notre vie. » Et enfin, dernière et très
importante raison pour Vauvenargues : l'art de connaître les
hommes, c'est aussi l'art de les gouverner; et Vauvenargues,
écarté de la scène politique où il aurait tant aimé jouer un rôle,
s'en revanchait, pour ainsi dire, en se prouvant à lui-même, et
en montrant aux autres, qu'il connaissait bien les hommes et
qu'il eût été, par conséquent, capable d'agir sur eux et de les
conduire : voyez ses portraits, sans cesse repris, du diplomate
et du fin politique, et cet aveu que, de toutes les sciences, celle
qu'il aime le mieux c'est « la politique qui, par le commerce des
hommes, apprend le secret d'aller à ses fins ».
Comme moraliste, on peut dire que, dans sa façon d'observer
et de peindre, avant tout il voit juste et il dit juste : la justesse
est sa qualité maîtresse et celle qu'il prise le plus chez les
autres ; il la préfère de beaucoup à la vivacité d'esprit : « On ne
demande pas à une pendule d'aller vite, mais d'être réglée ».
Il se méfie, tout ingénieux d'ailleurs qu'il se montre lui-même
18 DAGUESSEAU, ROLLIN ET VAUVENARGUES
dans certaines maximes, des pensées brillantes, qui ne sont le
plus souvent que de captieuses erreurs. La meilleure preuve
peut-être qu'il ait donnée de la parfaite mesure de son jugement
est la suivante : le mot de grand, on l'a déjà remarqué, revient
sans cesse et presque à chaque page qu'ait écrite ce noble esprit
et pourtant il est assez maître de sa pensée et de sa plume pour
ne jamais donner dans l'emphase, qu'il réprouve du reste aussi
bien dans les actions que dans le style. Il faut être grand, éner-
gique, vertueux, répète-t-il sans cesse, mais il faut, avec cela,
rester simple; il faut môme, le mot se trouve souvent sous sa
plume, savoir être « familier ». Et lui, l'apologiste des passions
fortes et des actions héroïques, quand il établit un parallèle
entre Corneille et Racine, c'est, chose curieuse ! à Racine qu'il
assigne, un peu trop délibérément même, le premier rang, et ce
qu'il reproche à Corneille, c'est de manquer de simplicité et
« de se guinder souvent pour élever ses personnages ». La
grandeur simple, voilà l'idéal qu'il avait rêvé de réaliser par
des actions d'éclat et dont il s'inspira du moins dans ses œuvres.
S'il s'en est écarté quelquefois, car on rencontre chez lui quel-
ques maximes banales, d'autres obscures et qui n'ont pas trouvé
leur expression définitive, il faut lui tenir compte, en le jugeant,
et de sa jeunesse et de la noblesse de sa tentative.
Telle est, semble-t-il, dans ses traits essentiels, la physio-
nomie de Yauvenargues. Si l'on essaie maintenant de marquer
sa place et de le situer dans l'histoire littéraire, on trouvera
qu'il tient à la fois du xvn" et du xvin" siècle.
La pierre de touche pour classer les écrivains de son époque
étant ce qu'ils pensent de la religion, la tiédeur religieuse*,
pour ne pas dire plus, de Yauvenargues montre assez que tout
en admirant passionnément Bossuet, il eût, s'il avait vécu plus-
longtemps, marché, comme on dit, avec le siècle, et après
avoir été l'ami, il fût vraisemblablement devenu le disciple de
Voltaire. Ce qui l'eût, il est vrai, préservé des excès des Ency-
clopédistes, c'est le peu d'estime où il tient la raison, sachant
bien que ce n'est pas elle, mais la passion, qui mène le monde:
« Qui prime chez les jeunes gens, chez les femmes, chez les
1. Voir, par exemple, Œuvres de Yauvenargues, édition Gilbert, II, 146.
VAUVENARGUES 79'
hommes de tous les états? qui nous gouverne nous-mômes?
est-ce l'esprit ou le cœur? »
Et ailleurs ce trait qu'il semble lancer par avance aux adora-
teurs de la raison qui, on co moment môme, préparent VEnctj-
clopi'die : « Quand jo vois riiomme engoué de la raison, je parie
aussitôt qu'il n'est pas raisonnable ». Il met enfin dans ses pen-
sées ot dans sa vie, et jusque dans ses passions, plus de sérieux
que n'en ont eu généralement les hommes de son temps. Il
goûte peu « le frivole esprit de ce siècle » et cette « maladie qui
consiste fi vouloir badiner de tout ». Il est, dans le siècle de la
galanterie, pour l'amour vrai et ingénu et quand ses amis le
raillent de « cette passion qui le dévore et des belles idées qu'il
a sur l'amour », il les plaint « d'avoir vieilli avant le temps,
et d'avoir cherché, hors du sentiment, ce que ni res])rit, ni la
science ne peuvent donner » '.
Mais, d'autre part, à la fois par l'insatiable curiosité de son
esprit et par ses sentiments profondément humains, Vauve-
nargues est bien de son temps; et lui, qui avait, on l'a vu,
l'ambition de concilier les vérités contraires, il semble que,
rien qu'en s'abandonnant à ses généreux instincts, il ait réuni
en lui ces deux siècles si opposés, le xvu" siècle et le xvni^, en
leur prenant à chacun ce qu'ils avaient de meilleur et de plus
élevé. Après avoir été un bon esprit, comme on disait au
xvu° siècle, plutôt qu'un homme d'esprit, comme on sera au
xvm", Vauvenargues a écrit sur la vertu qui sera le plus en
honneur au siècle de Voltaire, l'humanité, non pas des tirades
sentimentales, comme il en retentit alors de toutes parts, mais
des mois touchants qui partaient du cœur. Considérant l'ex-;
trôme faiblesse des hommes, leurs malheurs, toujours plus
grands que leurs vices, et leurs vertus, toujours moindres que
leurs devoirs, il en conclut qu'il n'y a de juste que la loi de
l'humanité et le tempérament de l'indulgence. Et qu'on lise,
cette phrase, empreinte d'une si mélancolique pitié qu'on la
croirait écrite de nos jours : « La vue d'un animal malade, le
gémissement d'un cerf poursuivi dans les bois parles chasseurs,.
la pâleur d'une fleur qui tombe et se flétrit, enfin toutes les
1. Acesle ou l'amonr imjénu. .
80 DAGUESSEAU, ROLLIN ET VAUVENARGUES
images des malheurs des hommes contristent le cœur et plon-
gent l'esprit dans une rêverie attendrissante » *.
Sa place parmi nos grands moralistes. — Comparé à
ses deux prédécesseurs du grand siècle, La Rochefoucauld et
La Bruyère, Yauvenargues n'a pas la finesse pénétrante et
l'élégante concision du premier, ni tout le pittoresque et l'ima-
gination dans le style du second. Il a dessiné pourtant, à l'imi-
tation de La Bruyère, de jolis portraits, celui-ci, par exemple,
dont nous citerons quelques traits, pour montrer à la fois sa
façon de peindre et combien la fausse singularité (tout autant
que la fausse grandeur) choquait sa droite raison : Phocas est
un de ces hommes qui prennent pour de l'originalité une singu-
larité fausse et à la portée de tout le monde. Si vous lui parlez
d'éloquence, ne lui nommez pas Cicéron, il vous ferait l'éloge
d'Abutaleb : « Il évite de se rencontrer avec qui que ce soit et
dédaigne de parler juste, pourvu qu'il parle autrement que les
autres; il se fait aussi une étude puérile de n'être point suivi
dans ses discours comme un homme qui ne pense et ne parle
que par soudaines inspirations et par saillies; ses discours, ses
manières, son ton, son silence même, tout vous avertit que vous
n'avez rien à dire qui ne soit usé pour un homme qui pense et
qui sent comme lui ». Il trace volontiers des portraits antithé-
tiques, qu'il fait ressortir en les opposant les uns aux autres ou
encore des portraits qui sont les types généraux de telle qualité
ou de tel défaut : Erox ou le Fat, Varus ou la Libéralité.
Quant à Pascal, Yauvenargues hésita longtemps à se mesurer
avec lui : il se borne d'abord à « l'expliquer », puis il le défend
contre Voltaire qui ne comprend pas et a ses raisons pour ne
pas comprendre « l'homme de la terre qui savait mettre la
vérité dans son plus beau jour » ; il l'admire, malgré ce dernier,
pour « sa profondeur incroyable et son raisonnement invin-
cible » et il exprime d'un mot juste son enthousiasme, très dif-
férent, pour Bossuet et Pascal en disant qu'il voudrait écrire
comme le premier et penser comme le second. Mais peu à peu
il s'enhardit et sous couleur de « l'imiter », il jette hardiment,
à sa façon, des questions embarrassantes pour les théologiens
i. De la compassion.
VAUVENARGUES 81
et se préoccupe moins de les résoudre que de les bien formuler.
Enfin il fait un pas de plus et le combat, sans le nommer
d'abord, puis il le prend directement à partie : aux contradic-
tions sans nombre où se complaît et se joue l'éloquente ironie
de Pascal, il oppose l'harmonie de l'univers, attestée par les
lois de la nature, dont la première est l'action; refusant ensuite
de confondre l'action avec cette inquiétude sans but et ce
« divertissement » qui est à la fois, selon Pascal, le besoin et
la honte de l'homme, il affirme qu'il n'y a pas ici-bas de noble
et pure jouissance sans action, car « notre âme ne se possède
véritablement que lorsqu'elle s'exerce tout entière ». Et pour
s'exercer utilement, l'àme ne manque pas de bons et solides
principes d'action, car les premiers principes, quoi qu'en ait
dit l'auteur des Pensées, « sont l'évidence même; ils portent la
marque de la certitude la plus invincible ». Mais si nous allions
prendre pour des principes premiers et naturels des principes
acquis par l'expérience et fortifiés par l'habitude? car ce que nous
prenons pour la nature, Pascal l'a dit avec force, n'est souvent
qu'une première coutume. A quoi Yauvenargues réplique, non
sans finesse, que, avant qu'il eût aucune coutume, notre àme
existait et avait déjà ses inclinations qui fondaient sa nature.
Mais beaucoup plus que contre Pascal, dont la profondeur
semble l'effrayer, c'est contre La Rochefoucauld que Vauve-
nargues part en guerre et bataille avec acharnement : c'est qu'il
a rencontré, dans l'auteur des Maximes, le plus redoutable
ennemi de sa foi en la vertu et de son enthousiasme pour les
grandes et belles actions. Vauvenargues a fait de nobles efforts
pour venger l'humanité du plus ingénieux de ses détracteurs,
de La Rochefoucauld, et, comme il l'a dit lui-même, pour « lui
estituer ses vertus ».
En face et au-dessus des réflexions et des habiletés que La
Rochefoucauld suggère à l'amour-propre, il met très habilement
les instincts irréfléchis, les impulsions naturelles et « la vigueur
de l'àme ». Le mérite de Vauvenargues, c'est, après avoir très
bien vu et même approfondi, puisqu'il est moraliste, les défauts
et les vices de l'homme, d'avoir quand même cru à la bonté
humaine, de s'être évertué et d'avoir peut-être réussi à la
démontrer. Par exemple, il compare spirituellement entre eux
Histoire de la lamoub. VI. 6
82 DAGUESSEAU, ROLLIN ET VAUVENARGUES
le corps, l'esprit et l'âme et il se demande pourquoi, « alors
que le corps a ses grâces et l'esprit ses talents, le cœur n'au-
rait, lui, que des vices? » et sentant en lui-même autre chose
que les calculs de l'ég-oïsme, il s'écrie (et ce cri parti du cœur
est presque déjà une preuve) : « Nous sommes capables d'amitié,
de compassion, d'humanité. 0 mes amis! qu'est-ce donc que la
vertu? » Pourquoi d'ailleurs ne jug-erait-on pas celle-ci comme
tant d'autres choses, par ses effets? « Parce que je me plais dans
l'usage de ma vertu, en est-elle moins profitable, moins pré-
cieuse à tout l'univers ou moins différente du vice, qui est la
ruine du genre humain? »
Mais il suit La Rochefoucauld jusque dans son dernier
retranchement ; non content d'avoir montré que c'est « par le
cœur, par ses instincts, qu'on se relève des petitesses de l'amour
propre », il fait voir l'amour-propre s'immolant lui-même et
disparaissant enfin dans le dévouement à un objet aimé. La
Rochefoucauld a beau prétendre, en effet, qu'on s'approprie
même ce qu'on aime, qu'on n'y cherche que son plaisir et sa
propre satisfaction, qu'on se met soi-même avant tout, jusque-
là qu'il nie que celui qui donne sa vie pour un autre le préfère
à soi. La Rochefoucauld ici a passé le but; car, dit très finement
Vauvenargues, « si l'objet de notre amour nous est plus cher
sans l'être que l'être sans l'objet de notre amour, il paraît que
c'est notre amour qui est notre passion dominante et non notre
individu propre, puisque tout nous échappe avec la vie, le bien
que nous nous étions approprié par notre amour, comme notre
être véritable. Ils répondent que la passion nous fait confondre
dans ce sacrifice notre vie et celle de l'objet aimé; que nous
croyons n'abandonner qu'une partie de nous-mêmes pour con-
server l'autre : au moins ils ne peuvent nier que celle que nous
conservons nous paraît plus considérable que celle que nous
abandonnons. Or, dès que nous nous regardons comme la
moindre partie dans le tout, c'est une préférence manifeste de
l'objet aimé. » En lisant cette page d'une psychologie si péné-
trante. Voltaire écrivait en note : « fin, juste et profond ». Sans
trancher ici le débat entre ces deux moralistes d'humeur et de
vie si différentes, on ne peut s'empêcher de remarquer que le
grand seigneur qui a sans doute, lui aussi, ses infirmités et qui
BIBLIOGRAPHIE 83
a eu ses déceptions, mais qui vit riche, honoré de tous, gâté et
choyé par de délicates amitiés, est précisément celui qui prend
plaisir à rabaisser et même, par son outrance, à calomnier
l'humanité; tandis que c'est le philosophe pauvre, obscur et
mourant, qui croit quand même, et de quelle ardente foi! à
l'héroïsme et à la vertu. Cette vertu, il l'a glorifiée par toutes
les belles pages qu'il a écrites sur elle et plus encore par son
vaillant optimisme : en sorte que, si La Rochefoucauld peut
être réfuté, c'est un peu par les vives critiques, mais c'est, bien
plus sûrement encore, par la vie même et par l'héroïsme sou-
riant de Vauvenargues.
BIBLIOGRAPHIE
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(13 vol. in-4), commencée en 1759 par son fils aine, terminée en 1789.
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1896 (chap. sur Locke et Rollin)» — G. Compayré, Hist. critique de Uédu-
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suivie de : Réflexions sur divers sujets. Conseils à un jeune hommf, Réflexions
ciitiques sur quelques poètes, etc., Paris, 1746 (sans nom d'auteur). — Œttvres
de Vauvenargues, édition Forlia, Paris, 2 vol. in-12, 1797; édition
Suard, 1806, 2 vol. in-8; édition Brière, 1821, 3 vol. in-8, et l'édition défini-
tive de Gilbert, Paris, 1857, 2 vol. in-8.
Ouvrages relatifs a Vauvenargues. — Notices de Suard, Gilbert, dans
leurs éditions.' — Sainte-Beuve, Causeries du Lundi, III et XIV. — Vil-
lemain. Tableau de la Littérature française au XVIIl^ siècle. — Vinet, Lit-
térature française ou XVtll" siècle. — Prévost-Paradol, Les Moralistes
français. — M. Paléologue, Vauvenargues, 1890, in-i2.
CHAPITRE III
VOLTAIRE*
/. — La jeunesse de Voltaire
(i6g4-iy26).
L'œuvre de Voltaire est étroitement mêlée à l'histoire de sa
vie ; tous ses écrits sont des actes , qu'il faut d'abord replacer
dans les circonstances qui les ont produits. Le cadre biogra-
phique est donc celui qui convient le mieux pour étudier dans
son ensemble une telle œuvre, si vaste et si variée. On trou-
vera dans la suite de ce volume d'autres recherches sur divers
écrits particuliers de Voltaire ^
Origine, éducation de Voltaire. — François-Marie
Arouet, qui s'est forgé à lui-même le nom de Voltaire, naquit
vraisemblablement à Paris, le 20 ou le 21 novembre 1694, sur
la paroisse de Saint-André-des-Arts ^ Ni le lieu ni le jour de sa
naissance ne sont bien certains. Condorcet* le dit né à Châtenay,
près de Sceaux; mais il n'en subsiste aucun témoignage authen-
tique ^ Voltaire lui-même, quand il parle de la date et du lieu
1. Par M. L. Crouslé, professeur à la Faculté des lettres de l'Université de Paris.
2. Sur les relations de Voltaire avec l'Encyclopédie, voir chap. vu. Sur Vol-
taire romancier, voir chap. ix. Sur Voltaire historien, voir chap. x. Sur Vol-
taire auteur dramatique, voir chap. xi. Sur Voltaire poète, voir chap. xii.
3. Voir G. Desnoiresterres, la Jeunesse de Voltaire (Paris, Libr. acad. Didier»
2" édit., 1871).
4. Vie de Voltaire.
5. Nous nous en sommes assure en vérifiant à Châtenay le registre de l'état
civil pour l'année 1G94.
SA JEUNESSE 85
précis de sa naissance, varie souvent, et paraît avoir tout autre
souci, plutôt que celui de l'exactitude.
Son père, François Arouet, issu d'une famille honorable du
Poitou, devint notaire au Châtelet en 1675. Sa mère, Margue-
rite d'Aumard, descendue aussi d'une famille noble du Poitou,
fut une femme des plus agréables , assez courtisée (sinon
trop) ' par des gens de lettres, entre lesquels il faut nommer en
première ligne l'abbé de Chàteauneuf, qui fut le parrain de
François Arouet. Cette femme, de mœurs peut-être un peu
légères, eut assurément de l'esprit, de la grâce et des moyens
de plaire. C'est d'elle apparemment que son fils hérita* les dons
qui l'ont rendu le plus séduisant des hommes et des écrivains;
mais elle ne lui apprit pas plus à régler ses désirs qu'à res
pecter autrui.
Son parrain, l'abbé de Chàteauneuf, ne négligea pas de faire
son éducation à sa manière. C'était une sorte de poète libertin,
fort répandu dans les sociétés épicuriennes. Il présenta son
filleul, dès l'âge de treize ans, à la fameuse Ninon de Lenclos,
dont cet abbé fut le dernier adorateur ^ La belle était âgée
d'environ quatre-vingt-cinq ans lorsque cet enfant lui fut pré-
senté. « Sa maison, écrit Voltaire, était une espèce de petit
hôtel de Rambouillet, où Ton parlait plus naturellement, et où
il y avait un peu plus de philosophie que dans l'autre. Les
mères envoyaient soigneusement à son école les jeunes gens
qui voulaient entrer avec agrément dans le monde. Elle se plai-
sait à les former... On lui donna le nom de la moderne Léon-
tium... Sa philosophie était véritable, ferme, invariable, au-
dessus des préjugés et des vaines recherches... Elle mérita les
quatre vers que Saint-Evremond mit au bas de son portrait :
L'indulgente et sage nature
A formé l'âme de Ninon
De la volupté d'Epicure
Et de la vertu de Galon. »
C'est donc à l'école de Ninon que Voltaire adolescent se forma
à la philosophie et à la vertu. Nous ne serons pas surpris, si
1. Desnoiresterres, p. 11.
2. Voir Voltaire, Sur M"' de Lenclos. 1771.
86 VOLTAIRE
nous ne trouvons pas, dans la suite, sa philosophie très austère
ni sa vertu très rigide.
A dix ans, son père le fit entrer au collège Louis-le-Grand,
comptant que les Jésuites, si renommés pour l'éducation, sau-
raient bien réformer son caractère en môme temps que déve-
lopper les facultés d'esprit extraordinaires qui éclataient déjà
dans cet enfant. Il gagna ses maîtres par tout ce qu'il y avait
en lui de gracieux et de séduisant, et les émerveilla par ses
talents précoces. On a fait une légende sur ses années de col-
lège : il est bon de n'en retenir que le sens général. La vivacité
de ses reparties et la hardiesse de ses propos scandalisèrent
probablement parfois les bons pères, qui ne s'en émurent pas
outre mesure, mais qui purent bien conjecturer qu'il ne serait
jamais une des colonnes de leur ordre. En revanche, il profita
singulièrement de l'habileté qu'il leur attribue pour l'enseigne-
ment des lettres classiques ; et ses essais dans la poésie fran-
çaise devancèrent l'âge. Il a, sans aucun doute, aimé sincère-
ment ses maîtres, notamment le P. Porée, son professeur de
rhétorique, dont il fait un très bel éloge; le P. Tournemine, à
qui il soumit plus tard différentes questions de théologie et de
philosophie, puis sa tragédie de iMérope; le P. Brumoy, qu'il
considéra d'abord comme un oracle sur le théâtre antique; le
P. Thoulié (plus tard l'abbé d'Olivet), qu'il cultiva toujours en
tant que membre de l'Académie française, quoiqu'il fût un des
chefs du parti opposé au parti philosophique.
Il a écrit, en 1746, au P. de La Tour, une très belle lettre à
la louange de la Compagnie de Jésus, où il rend un plein
hommage aux vertus ainsi qu'au savoir de ses anciens profes-
seurs. Condorcet lui reproche cette lettre comme un acte de
faiblesse, à peine excusé par l'intérêt d'une candidature acadé-
mique. On aimerait mieux croire que c'est le cœur seul qui
parle dans ce témoignage rendu à une compagnie que Voltaire
n'a pas toujours traitée si favorablement; mais Voltaire, dans
tout le bien et le mal qu'il dit des gens, écoute surtout son
intérêt ou sa passion du moment. Quant aux services que les
Jésuites ont rendus à son talent, il faut distinguer. Ils lui ont
sans doute inspiré le goût de la littérature classique ; mais peut-
être sont-ils responsables d'une certaine rhétorique un peu
SA JEUNESSE 87
banale dont il ne s'est jamais tlépris dans la haute poésie. Ce sont
eux sans doute qui lui ont fait aimer une sorte d'élégance et de
g-entillesse scolaire, facile à transmettre, mais qui sent toujours
son collège. Ses meilleurs écrits sont ceax où l'on ne trouve
aucune trace de leur éducation : ce qui a vieilli chez lui est ce
qu'il leur doit, c'est-à-dire une prétendue noblesse de style qui
dénature trop souvent la pensée en lui communiquant une élé-
gance superficielle, ce qu'on a, en un mot, appelé le style jésuite,
qui paraît assez joli, tant qu'on ne le compare pas au style
simple et naturel. Ce que Voltaire a de neuf et d'intéressant, il
ne le tient que de son génie ; ce qu'il a de suranné est l'epve-
loppe dont ses maîtres ont affublé ce génie si original.
Le jeune Arouet acquit au collège Louis-le-Grand des amitiés
précieuses, dont il a su tirer le plus grand profit. Parmi les
jeunes gens de grande famille qui furent. élevés là en même
temps que lui, on remarque d'abord les deux fils du chancelier
Marc-René d'Argenson, qui devinrent tous deux secrétaires
d'Etat, l'un des affaires étrangères, ce fut le marquis; l'autre de
la guerre, ce fut le comte d'Argenson. Ce n'est pas au collège
qu'il lia connaissance avec le futur maréchal duc de Richelieu,
quoique Condorcet dise qu'ils furent amis dès l'enfance. Mais de
bons rapports unissaient la famille Arouet avec la maison de
Richelieu, puisque le duc, père du maréchal, tint sur les fonts
baptismaux le frère aîné du poète. Ce fut une étrange amitié
que celle de ces deux illustres représentants du xvui^ siècle,
dont l'un résume en soi le génie, et l'autre la corruption. Nés
à deux années de distance, et paraissant à peine nés viables, ils
ont poussé leur vie, l'un jusqu'à l'âge de quatre-vingt-quatre
ans, l'autre, de quatre-vingt-douze; et ils ont rempli presque
tout le siècle du bruit qu'ils y ont fait, l'un par ses écrits, l'autre
par ses actions. Richelieu fut (si l'on excepte un étranger, le
maréchal de Saxe) presque le seul homme de guerre qui ait
honoré les armes françaises sous le règne lamentable de
Louis XV; il parut un héros dans cet âge de mollesse, tout en
donnant l'exemple de toutes les licences possibles : revêtu de
toutes les dignités, maréchal de France, gouverneur et presque
satrape de la grande province de Guyenne, membre de l'Aca-
démie française, premier gentilhomme de la chambre, favori du
88 VOLTAIUE
roi, ministre en quelque sorte reconnu de ses plaisirs; il fut en
position de gouverner tout ce qu'il est possible de régenter,
môme le théâtre et les lettres. Voltaire lui fit une cour assidue
pour les services qu'il avait toujours à demander, mais aussi
par une véritable affection et une sorte d'idolâtrie. Dans ce per-
sonnage sans scrupules, sans mœurs, sans pudeur, mais plein
de feu, d'énergie, d'audace, et même de talents, il vit l'idéal de
perfection qu'il a rêvé toute sa vie : un autre Alcibiade, un
homme capable d'associer les plaisirs avec la gloire, la licence
effrontée avec les grands exploits, le mépris pour l'opinion des
hommes avec l'aptitude à les éblouir et à les dominer. Richelieu
fut S071 héros. Mais que fut Voltaire pour ce grand seigneur?
Probablement rien de plus qu'un adorateur d'élite, un protégé
amusant. Mais à tout prendre, devant la postérité, c'est Riche-
lieu qui demeure l'obligé et, s'il est permis de le dire, la créa-
ture de Voltaire, pour le soin que celui-ci a pris de sa renommée.
Dans la maison du notaire Arouet fréquentaient également
des gens de lettres et des personnages d'une plus haute condi-
tion. Parmi les premiers, il faut citer des poètes voués pour la
plupart au genre badin ou épicurien, les Ghaulieu, les La Fare,
les Courtin. Nous y ajouterons, quoique moins avant dans la
familiarité, un poète d'un autre genre, Jean-Baptiste Rousseau,
dont le père, dit orgueilleusement Voltaire', était cordonnier du
sien : c'est un genre de renseignements qu'il n'omet jamais,
pour relever sa propre naissance. Parmi les seconds, nous men-
tionnerons M. de Caumartin, autrefois intendant des finances,
homme fort instruit des faits et mœurs du règne de Louis XIV ;
l'abbé Servien , fils de l'illustre négociateur des traités de
Westphalie; le chevalier de Sully, neveu de Servien : en somme
une petite société fort choisie d'hommes d'esprit et d'épicuriens.
Le centre des poètes et des gens du monde de cette secte était
l'hôtel du Temple, oii le grand prieur de Malte, M. de Vendôme,
tenait une cour de libertins, présidée en son absence par l'abbé
de Ghaulieu.
Le jeune Arouet fut introduit de très bonne heure dans cette
société brillante et licencieuse, sans doute par son parrain.
, 1. Vie de M^ J.-B. Rousseau, IIZS.
SA JEUNESSE 89
C'était vers 1706. « Son père, écrit-il ', le crut perdu parce
qu'il voyait bonne compagnie et qu'il faisait des vers. » Le
jeune homme s'accoutumait à se considérer un peu comme un
homme de qualité, parce qu'il ne cherchait son plaisir qu'avec
des gens titrés. Au milieu de ces dissipations, il prenait de plus
en plus le goût de la poésie. Son père voulait lui faire étudier
le droit. Mais il fut, dit-il, « si choqué de la manière dont on
enseignait la jurisprudence dans les écoles de droit, que cela
seul lé tourna entièrement du côté des belles-lettres ».
En 1712, l'Académie française proposa, pour sujet de con-
cours poétique, l'achèvement du chœur de Notre-Dame de Paris.
Le jeune Arouet se hâta de composer une Ode. Le prix fut
donné à l'abbé Du Jarry, par l'influence de La Motte, à qui Vol-
taire en a gardé quelque rancune. Sa déconvenue lui inspira sa
première satire {le Bourbier), suivie d'une Ode sur les malheurs
du tetnps (1713). Cette fois le philosophe naissant avait imité
presque mot pour mot l'ode VI du livre III d'Horace , en
déclamant contre les mœurs de son temps, qu'il trouvait, au
fond de son cœur, d'autant meilleures qu'elles étaient plus
relâchées.
Voltaire en Hollande. — Voltaire avait alors dix-neuf ans. / -©
Son père, peu charmé de ses essais poétiques, voulut, en le
dépaysant, l'occuper plus sérieusement. Il le fît attacher, en
qualité de page, au marquis de Chàteauneuf, envoyé auprès
des Etats-Généraux. Nous le voyons donc arriver à la Haye en
septembre 1713. C'était un lieu à souhait pour s'instruire dans
la diplomatie. Car la Hollande était, à cette époque, le centre
de toutes les négociations relatives à la paix européenne. Le
jeune homme s'intéressa probablement beaucoup plus à la
guerre d'écrits, qui s'y faisait aussi contre Louis XIV et l'in-
fluence française. C'était, au fond, une grande révolution reli-
gieuse et morale qui se préparait sous forme d'articles de jour-
naux et de brochures. Tout ce qui tenait à la monarchie et à la
France, et surtout le catholicisme, était l'objet d'une critique ù
savante et implacable. Le souvenir de Pierre Bayle était encore
tout récent : il était mort en 1709. Son gra.nd Dictionnaire his-
1. Commentaire historique sur les Œuvres de hauteur de la Henriade, 1176.
90 VOLTAIRE
torique et critique renfermait tout un arsenal d'objections éru- ■
dites et malignes, où l'on pouvait puiser un scepticisme qui ne
laissait pas subsister beaucoup des opinions établies. Bayle fît
apparemment dès ce temps-là une profonde impression sur le
jeune philosophe, qui l'a depuis vanté sans réserve, et lui a
fréquemment emprunté sa méthode, ses arguments et son éru-
dition; de telle sorte qu'on peut se demander si Voltaire, sans
Bayle, serait devenu ce qu'il a été, l'antagoniste le plus redou-
table qu'aient jamais rencontré les croyances religieuses.
Mais François Arouet, à l'âge de dix-neuf ans, avait encore
en tète autre chose qu'une grande révolution morale à pré-
parer. Il tomba tout simplement amoureux d'une jeune fille,
Olympe Dunoyer, dite Pimpette, dont la mère tenait à la Haye
une agence de nouvelles. Il y eut là un petit roman d'amour,
avec travestissements, projets d'enlèvement, et complications
de diverses sortes. Mais l'ambassadeur renvoya son page;
M. Arouet le père parla de lettre de cachet; Pimpette se consola
vite, et accepta pour galant un autre homme de lettres français.
François Arouet pardonna très aisément, et devint clerc de
procureur. Ce qu'il y a de plus intéressant dans cette aventure,
est que nous lui devons la seule correspondance d'amour que
nous ayons de ce merveilleux écrivain. Il en avait déjà fini
avec la passion sincère; et peu d'années après, au milieu de ses
lettres de galanterie, nous lisons qu'il ne se croit pas « fait pour
l'amour, et qu'il trouverait ridicule une femme qui l'aimerait ».
Il ne voudra plus jamais que du plaisir sans gêne, et des com-
merces agréables sans aucun attachement qui pourrait nuire à
son travail, à sa bonne humeur et à sa liberté. Il lui restera
toujours le don de la séduction et l'art de déconcerter la vertu,
quand, par hasard, il peut la rencontrer.
Au retour de son escapade, François Arouet se vit obligé
d'entrer comme clerc chez maître Alain, procureur au Châtelet.
Là, il apprit au moins assez de chicane pour se rendre, dans la
suite, fort redoutable à quiconque eut le malheur de se trouver
en procès avec lui; ce qui advint à plus d'un qui n'y pensait
guère. D'autre part, il tenait apparemment de son père une rare
aptitude à tout ce qu'on appelle des affaires; et peut-être jamais
un autre poète ne se trouva aussi capable des calculs et combi-
SA JEUNESSE 91
naisons nécessaires à l'acquisition et à la conservation d'une
grosse fortune. Il n'était pas le poète dont parle Horace : Versus
anmt, hoc stiidet unum.
Cependant, au milieu des écritures d'une étude de procureur,
sa première tragédie (Œdipe) était achevée, au moins dans sa
première forme; les comédiens refusèrent de la jouer, parce que
la pièce ne contenait pas d'intrigue d'amour.
11 lança la satire du Dourhiei\ qui lui fit beaucoup d'ennemis
parmi les gens de lettres, entre autres La Motte, qui s'y trouvait
nommé, et Jean-Baptiste Rousseau, qui put s'y croire indiqué. Il
fit paraître encore un conte licencieux, VAnti-Giton, adressée
M"" Le Couvreur (1714). D'autres peccadilles contribuaient à lui
assurer une mauvaise réputation, en attendant qu'il en pût con-
quérir une bonne. Son père ne savait encore que faire de ce
garçon charmant et incommode , lorsque M. de Caumartin
demanda à l'emmener à Saint-Ange, où il possédait un fort
beau domaine, non loin de Fontainebleau. On a tout lieu de
croire que c'est ce vieillard instruit et aimable qui lui suggéra
l'idée du Siècle de Louis XIV (pour lequel il le munit de ren-
seignements originaux), et aussi la pensée de choisir, pour
sujet d'un poème épique, la A'ictoire de Henri IV sur la Ligue.
Œdipe. La Henriade. — Le règne de Louis XIV venait de
prendre fin (1®"" septembre 4713). Le gouvernement du Régent,
tout favorable à la licence des mœurs comme au relâchement de
l'autorité, profita sans retard au grand prieur de Vendôme, qui
revint de l'exil pour présider à la société du Temple. On put dès
lors afficher la débauche avec honneur. C'est l'expression même
du jeune Arouet : « J'eus l'honneur, écrit-il, de prendre part à
ces_orgies »; c'est-à-dire qu'il eut la joie de vivre familièrement
avec des grands seigneurs libertins et gens de goût, par consé-
quent les meilleurs juges, à son sens, de la poésie. Non moins
utiles, à l'entendre, furent les avis de l'aréopage de Sceaux, oii
présidait la duchesse du Maine. Celle-ci et les gens de lettres de
sa cour, le cardinal de Polignac, M. de Malezieu, avaient blâmé
l'emploi de l'amour dans le sujet d' Œdipe; mais, en revanche,
ils approuvaient la « Scène de Sophocle ». Car Voltaire était
convaincu qu'il avait reproduit exactement une partie essen-
tielle de la tragédie athénienne. Fort de la décision de ce tri-
z'
92 VOLTAIRE
bunal suprême, il risqua Œdipe, tel quel, malgré les comé-
diens, qui voulaient à tout prix des rôles d'amoureux.
La pièce fut enfin représentée le 18 novembre lldS, avec un
succès éclatant. En un moment, le jeune Arouet devint illustre.
La Motte lui-même le salua comme le successeur et l'émule de
Corneille et de Racine. Le poète n'était âgé que de vingt-quatre
ans. Malheureusement ce brillant début fut traversé par une
méchante affaire, due à la mauvaise réputation que l'auteur
s'était déjà faite.
Les mœurs du Régent Philippe d'Orléans sont connues. La
satire n'épargna pas un prince qui semblait la défier et ne dai-
gnait pas la réprimer. Deux pièces aussi injurieuses que licen-
cieuses coururent sur le Régent et sa fille la duchesse de Berry.
Elles furent au hasard attribuées au jeune Arouet, qui ne les a
jamais avouées; et elles lui attirèrent un ordre d'exil. Il fut
relégué à Tulle, puis, par grâce, à Sully-sur-Loire, où son père
avait des parents qui devaient, selon l'ordre du Régent, « cor-
riger son imprudence et réprimer sa vivacité ». Il préféra l'hos-
pitalité du duc de Sully, qui l'accueillit dans son magnifique
domaine, où il aurait trouvé « délicieux de rester, s'il lui eût été
permis d'en sortir ».
C'était, pour lui, jouer de malheur que de se faire mal venir
du Régent, qui était tout à fait le prince selon son cœur, par
son humanité, par la licence de ses mœurs et par son incré-
dulité affichée. Il se hâta de regagner la faveur du prince,
en lui adressant une ÉjiUre pleine de louanges, où il le com-
parait magnifiquement à son aïeul Henri IV. Le Régent se fit
présenter le poète. Mais Voltaire, que sa funeste espièglerie ren-
dait toujours suspect, ne tarda pas à être accusé d'une autre
pièce dont il était également innocent. C'était une satire connue
sous ce titre : les J'ai vu, satire générale du règne de Louis XIV,
terminée par ce vers :
J'ai vu ces maux et je n'ai pas vingt ans.
L'auteur fut connu plus tard; c'était un certain Le Brun,
lequel en fit l'aveu. Mais Arouet se vit un matin enlevé chez lui,
et conduit à la Bastille (16 mai 1717). Cette captivité imméritée
lui inspira une des plus jolies satires qu'il ait écrites, la Bas-
SA JEUNESSE 93
lille: on croirait lire un des meilleurs morceaux de Marot. Inno-
cent du fait dont il était accusé, il ne l'était pas sur d'autres.
Il eut l'imprudence, dans un accès de folle colère, de se vanter
d'avoir écrit quelque chose contre le Régent et sa fille, et il fit
cette sottise en présence d'un espion '. Aussi fut-il traité sévère-
ment à la Bastille, où il y avait des régimes fort inégaux. Il pro-
fita de sa captivité de onze mois pour écrire une partie de son
poème de la Ligue ou la Henriade. Enfin sa prison fut convertie /
en exil : il dut se confiner dans la propriété de son père à Châ-
tenay; puis on lui permit de venir de temps en temps à Paris.
C'est ainsi qu'il put assister à la première représentation
à' Œdipe, et jouir de sa gloire.
Mais il trouvait qu'il avait été assez malheureux sous le nom
de son père : il changea ce nom, comme pour conjurer un
mauvais sort. En retournant les lettres (arovet l {é) j. {eune), il
en fit Voltaire, qui sonnait mieux.
L'année suivante. Voltaire, un moment soupçonné d'être l'au-
teur du pamphlet de La Grange-Chancel contre le duc d'Orléans,
les PhilippiqueSf se retira par prudence à Sully-sur-Loire. Puis
nous le voyons, pendant quelques mois, voyager de château en
château, toujours travaillant à sa Henriade et à une nouvelle
traigédie à^Artémire, qui fut jouée le 15 février 1720. Le même
jour le poète, mal content du puhlic, et peut-être aussi de sa
pièce, la retira du théâtre; il n'en garda que des fragments,
qu'il a introduits plus tard dans Mariamne.
Il alla jouir, au célèbre château de Richelieu, en Touraine,
de l'amitié de ce seigneur, modèle des libertins, qu'il ne craint
pas d'élever fort au-dessus de son grand-oncle le cardinal,
comme étant plus aimable que lui *. Nous le verrons plus d'une
fois prononcer des jugements de ce genre, comme s'il se faisait
une loi de n'apprécier les hommes qu'avec l'esprit d'une femme
galante. Il est toujours le disciple de Ninon de Lenclos. Le
jeune duc n'était encore connu que par ses bonnes fortunes
invraisemblables, par des offenses répétées au Régent, et par un
projet de trahison dans la conspiration de Cellamare. Mais
quelque délicieuse que son amitié parût h Voltaire, sa personne
1. Desnoireslerres, la Jeunesse de Voltaire, p. 127-129.
2. ÉpilreàM. le duc de Richelieu, 1756.
94 VOLTAIRE
et son château princier ne retinrent pas longtemps le jeune poète,
passionnément appliqué à sa grande œuvre de la Henriade
(1720). Il communiquait à ses hôtes les parties déjà écrites, ou
les faisait lire dans toutes les sociétés qui se piquaient de goût
pour la poésie. La réputation de son poème grandissait avec
l'œuvre elle-même, et déjà Ton répétait ce qui avait été dit de
VÉnéide naissante :
Nescio quid majvs nascitur Iliade.
En ce temps mourut Chaulieu (27 juin 1720), déjà remplacé
avec avantage dans la poésie badine par le jeune Voltaire, qui
sut unir, sans en être embarrassé, ce genre de mérite, très
goûté des petits maîtres et des femmes légères, avec les ambi-
tions d'un philosophe qui prétendait réformer l'esprit humain
par la philosophie. D'ailleurs, la philosophie et la vie de plaisir
étaient-elles pour lui deux choses séparées? Son premier maître
dans ce genre de sagesse qu'il a professé toute sa vie, fut, après
Bayle, le fameux lord Boiingbroke (Henri Saint-John). Cet
homme d'État, que les crises politiques d'Angleterre avaient
porté très jeune au pouvoir, puis réduit à l'exil, se plaisait à
passer le temps de ses disgrâces en France, où il finit par s'ar-
ranger une résidence favorite en Anjou, au château de la Source.
On a lieu de croire que Voltaire y fut présenté par la famille
de la fameuse M'"" de Tencin, dont un neveu, le comte d'Argental,
demeura toute sa vie l'ami le plus dévoué et le plus considéré
du poète. Cette famille très spirituelle, très lettrée, et affran-
chie de toutes croyances, convenait à merveille à l'esprit de
Voltaire, comme à celui de Boiingbroke.
Le poème de la Ligne avançait. L'auteur en concevait les plus
légitimes espérances, et en préparait d'avance le succès avec
une industrie incomparable. Il faisait sa cour à tous les arbitres
de la renommée. Il se garda bien de négliger le seul poète
éminent qu'il y eût encore dans la langue française, Jean-
Baptiste Rousseau, alors en exil. Il lui adressa en Belgique la
lettre la plus flatteuse, la plus humble, la plus obséquieuse', lui
soumettant le plan de son poème, lui demandant ses avis, et
1. Lettre du 23 janvier 1722.
SA JEUNESSE 9S
promettant d'aller lui- môme « consulter son oracle. On allait
autrefois, ajoute-t-il, de plus loin au temple d'Apollon, et sûre-
ment on n'en revenait point si content que je le serai de votre
commerce. » Il faisait recommander, par J.-B. Rousseau, son
poème à l'attention du prince Eugène, reg-ardé alors comme le
plus grand homme de l'Europe; mais pour ne point rendre
jaloux son autre protecteur, le maréchal de Villars, il associait
ingénieusement ces deux noms dans un éloge inséré en son
poème. On n'a jamais reproché à un poète épique de glorifier
les grands hommes de son temps; mais Voltaire ne devrait
pas traiter aussi durement qu'il le fait Horace et Virgile, pour
avoir glorifié l'empereur Auguste, et Boileau pour avoir loué
Louis XIV. Surtout, il n'eût pas dû, dans une Epître à Dubois,
mettre bien au-dessus du cardinal de Richelieu celui qu'il
appelle ailleurs (dans V Histoire du Parlement de Paris, chap. lxh)
« l'abbé Friponneau ».
Il songea d'abord à dédier la Henriade k lord Bolingbroke;
puis il pensa au roi Louis XV en personne. Il rédigea dans
cette intention une épître qui ne fut pas imprimée *, où il faisait
au jeune roi la leçon « avec la fermeté d'un citoyen », disent
ses panégyristes; en réalité, avec la maladresse d'un étourdi,
qui met, sans nécessité, le doigt sur des plaies vives*. Il finit
par transporter son hommage au roi et à la reine d'Angleterre.
Faut-il s'étonner si Louis 'XV ne goûta jamais un esprit qui se
mêlait de tout, et trouvait moyen de blesser partout?
On voit presque toujours Voltaire, à cette époque, plus ou
moins en ménage avec quelque dame, dont on ne saurait dire de
quel titre elle pouvait l'appeler. En 1722, il conduit, ou suit,
en Hollande, M"" de Rupelmonde, fille d'un maréchal de France.
Chemin faisant, on causait de philosophie : le poète apprenait à
sa belle compagne à douter de toute croyance religieuse. De ces
conversations est sortie la fameuse Epître à Julie [ou à Uranie),
ou le Pour et le Contre. « Cette pièce fut, dit Condorcet, le
premier monument de sa liberté de penser, comme de son talent
pour traiter en vers et rendre populaires les questions de méta-
1. Elle se trouve dans Dftsnoireslerres, /a Jeunesse de Voltaire, p. 253.
2. Il y Taisait une allusion peu oi)ligcante aux démêlés du roi avec le Parle-
ment à propos de la bulle Unigmitus.
96 VOLTAIRE
physique et de morale. » Ce fut, en effet, sa première déclara-
tion de g-uerre à toute religion positive. Sous couleur d'exa-
miner le pour et le contre, il détruit, par une argumentation
tranchante et rapide, toutes les croyances fondées sur la révéla-
tion, et conclut en s'adressant à son Dieu, le Dieu de sa religion
naturelle :
Je ne suis pas chrétien, mais c'est pour t'aimer mieux.
Voilà le déisme hautement annoncé, et jamais Voltaire n'a
rien écrit de plus net ni de plus vigoureux. Mais, pour publier
cet audacieux manifeste, il attendit nombre d'années, et alors il
le donna comme un ouvrage posthume de Chaulieu, qui n'avait
plus rien à craindre de personne. Ce fut son premier chef-
d'œuvre de polémique et aussi sa première imposture intéressée.
Il avait annoncé àJ.-B. Rousseau sa visite à Bruxelles. En
s'y rencontrant, les deux poètes se jetèrent dans les bras l'un de
l'autre, mais un peu précipitamment : car de la première ren-
contre jaillirent des étincelles; et voilà la g-uerre allumée. Rous-
seau, sincèrement ou non (ce que nous n'avons pas à juger),
avait fait une conversion éclatante. Les philosophes du siècle,
qui n'hésitent jamais sur ce point, et Voltaire en tête, ne voient
là que de l'hypocrisie : c'est affaire à eux de connaître le fond
des consciences. L'irréligion affectée de son jeune confrère dut
choquer Rousseau, comme la piété de Rousseau scandalisa le
nouveau philosophe. Tous deux se communiquèrent leurs der-
niers écrits, et se critiquèrent mutuellement, peut-être avec un
peu d'aigreur. Lequel des deux eut les premiers torts ou les
plus graves? Cela paraît difficile à démêler : car on ne peut
s'en rapporter aveuglément au témoignage ni de l'un ni de
l'autre. Condorcet, qui écrit l'histoire du chef de la secte des
philosophes comme un moine écrit celle du saint fondateur de
son ordre, fait honneur de tout à Voltaire. Il affirme que celui-
ci ne répondit à Rousseau qu' « après quinze ans de patience ».
En faisant, par dates, le relevé des écrits qu'il a publiés contre
• son adversaire, nous ne trouvons pas le compte juste. Il est cer-
tain qu'il l'attaqua au moins dès 1732, dans le Temple du Goût;
et, après l'avoir déchiré et flétri à toute occasion, il le poursuivit
encore plus de vingt ans après sa mort, dans Y Eloge de Crébillon
<\^°
HIST. DE LA LANGUE & DE LA LITT. FR.
T. VI, CH. III
Armand Colin A C', Editeurs, Paris.
PORTRAIT DE VOLTAIRE
GRAVÉ PAR P.-A. TARDIEU D'APRÈS N. DE LARGÎLIÉRE
Bibl. Nat., Cabinet des Estampes, N 2
SA JEUNESSE 97
^1762). Voltaire n'a jamais pardonné à aucun de ses ennemis.
De Bruxelles, il gag^na La Haye, où il goûta fort les plaisirs
tlu luxe et de la société; puis Amsterdam, où il admira l'acti-
vité, la simplicité, le sérieux d'une ville de cinq cent mille
•âmes, où il ne vit <t pas un oisif, pas un pauvre, pas un petit
maître, pas un insolent », mais partout le spectacle de l'égalité
républicaine. Il s'imagina qu'il était fait pour vivre au milieu
d'une nation plus grave et plus modeste que la sienne, ne
songeant pas qu'il y serait mort d'ennui parmi tant de gens
•flegmatiques; la frivolité française, qu'il se croyait en droit de
mépriser, était le seul élément où il pût respirer à son aise.
C'est Alcibiade s'imaginant qu'il ne pourrait vivre qu'à Sparte.
De retour en France, à la fin de l'année 4722, il s'occupa
!i|)resque exclusivement de la publication de son poème. Il s'était
ilatté de l'espoir de le faire paraître en France avec privilège,
lorsqu'il apprit que le privilège lui serait refusé. Mais aussitôt
il prit ses mesures pour faire imprimer l'ouvrage à Rouen, en
-secret, avec la connivence de plusieurs magistrats du parlement;
et ensuite pour l'introduire subrepticement à Paris. C'est ainsi
que cette épopée, qui fut considérée comme le chef-d'œuvre du
siècle, ne vit le jour que par une sorte de complot, et en
dépit de la mauvaise volonté du gouvernement (juin 1723).
Le succès de la Henriade dépassa toute espérance. Ce fut de
l'ivresse : la France avait donc enfin son poème épique, son
Homère, son Virgile ! Voilà ce qu'on disait partout, en lisant ce
poème presque interdit; et l'on ne se doutait pas que cette
■épopée, loin de devenir jamais un vrai poème national, tombe-
rait dans le discrédit, presque dans l'oubli, moins de cent ans
après avoir été saluée comme une merveille de l'esprit humain.
L'envie l'attaquait déjà par tous les côtés. Le ton de la cri-
tique, dans les journaux littéraires, la laissait percer. Le théâtre
lie la Foire la faisait paraître à découvert. La tragédie H'Artc-
mire, abandonnée par l'auteur, était parodiée dans la farce de
Piron, Arlequin- De ucal ion, qui fit assez grand bruit. Voltaire
en fut très piqué, bien qu'il affectât de mépriser ces « triveli-
nades' ». La vérité est qu'il n'a jamais pu supporter la moindre
1. Lettre 4 Threriol, 3 janvier 1723.
Histoire db'i.a langue. VI. 7
98 VOLTAIRE
piqûre au sujet de ses œuvres, et pas même une critique
mesurée. Il essaya d'écraser Piron dans une rencontre chez la
marquise de Mimeure, leur commune amie : ce fut la première
joute d'esprit entre ces deux maîtres moqueurs; mais le poète
bourguignon gardait son sang-froid et sa bonne humeur dans
ce genre d'escrime, et Voltaire n'a jamais réussi à le désarmer.
Les succès comme les échecs ne faisaient que stimuler la
prodigieuse fécondité du génie de Voltaire. La tragédie de
Mariamne, construite en partie des débris A' Artémire, fut jouée
à la Comédie-Française le 6 mars 1724. Quoique cette pièce fût
vraiment tragique, elle tomba sur un mauvais jeu de mots d'un
plaisant du parterre, qui cria : « La reine boit », au moment oii
Mariamne est obligée de prendre le poison que lui fait présenter
son époux Hérode. L'auteur a toujours gardé rancune au public
de cette aventure. Mais il mit sa tragédie en réserve pour la
faire reparaître plus tard.
Ses lettres en ce temps sont remplies de plaintes sur sa
mauvaise fortune et sur sa mauvaise santé. Ni l'une ni l'autre
n'était si mauvaise. Il prolongea sa débilité jusqu'à quatre-
vingt-quatre ans. Pour la fortune, elle lui fut toujours com-
plaisante; en 1724, il prétend qu' « après avoir vécu pour tra-
vailler, il va se trouver obligé de travailler pour vivre ». Or,
de compte fait, il n'en était pas réduit à gagner son pain par son
travail. Son père était mort le l"' janvier 1722, avantageant,
par son testament, son fils aîné Armand. Voltaire altaqua ce
testament : ce fut matière à des procès qui durèrent au moins
trois ans, et dont il fut mal content. En somme, il a déclaré plus
tard qu'il eut « quatre mille deux cent cinquante livres de rente
pour patrimoine ». Après sa sortie de la Bastille, le Régent lui
avait accordé une pension de douze cents francs ; et quelques
jours après la mort de son père, le roi, à la recommandation
du même prince, lui en accorda une de deux mille livres. Ce
n'était pas l'opulence, mais il sut toujours profiter des occasions
de s'enrichir. Il sut éviter les mauvaises affaires et saisir les
bonnes. Il ne fut pas dupe du fameux Système de Law*. Eclairé
1. Lire dans le Précis du Siècle de Louis XV, chap. ii, une très remarquable
exposition des illusions du financier écossais. Voltaire, surtout dans une note,
traite en homme du métier la matière du papier-monnaie.
SA JEUNESSE 99
])ar les frères Paris, adversaires Je l'Ecossais, il se moqua de
l'engouement qui portait tout le monde vers les valeurs imagi-
naires, et s'attacha au solide. En revanche, il ne manqua pas
les occasions de spéculations avantageuses. Il obtint du Régent
un privilège pour constituer une compagnie financière, où il y
avait gros à gagner. Il fit un beau coup de bourse en Lorraine,
au moyen d'une petite supercherie, que la rudesse de langage
de notre temps appellerait une escroquerie; et il tripla sa mise
en peu de jours. Rassurons-nous donc sur ses moyens d'exis-
tence, comme sur sa longévité, et ne nous laissons pas trop
émouvoir par ses plaintes. Il eut toujours bonne tête, gouverna
bien ses affaires, et se mit en état de mener enfin une vie
opulente, tout en répandant beaucoup de bienfaits, qui furent
le plus souvent fort bien placés, disons-le hautement à son
honneur.
Il avait des amis, c'est un bien qu'il apprécia toujours à
son véritable prix. Rien n'est plus agréable que sa corres-
pondance avec MM. de Cideville et de Formont, jeunes magis-
trats rouennais, fort amoureux de la poésie, qui lui rendirent
de grands services pour l'impression clandestine de la Henriade.
Le jeune Génonville était encore un des favoris, une des idoles
de la société charmante dont Voltaire faisait ses délices. La
mort de cet ami frappa cruellement l'auteur de la Henriade, et
lui inspira, dans son épître aux Mânes de M. de Génonville (1729),
deux vers dont on ne trouverait pas aisément l'équivalent dans
toute son œuvre poétique :
Malheureux dont le cœur ne sait pas comme on aime,
Et qui n'ont pas connu la douceur de pleurer.
Quoiqu'il affectât de dédaigner la cour, il fut très flatté de
pouvoir assister, à Fontainebleau, aux fêtes du mariage du roi
(sept. 4725), grâce aux avances gracieuses de M™" de Prie, qui
lui offrit son appartement. Tout en se donnant des airs d'indé-
pendance frondeuse, il fit sa cour à la jeune reine, qui l'appela
« son pauvre Voltaire », et lui donna, sur sa cassette, une pension
de quinze cents livres. On jouait en sa présence Œdipe, Mariamne
et une comédie nouvelle de Voltaire, V Indiscret, pièce sans fond
sérieux, mais pleine de vivacité et de traits plaisants. Il avait
100 VOLTAIRE
encore composé, pour M"" de Prie, la Fête de Beléhal, petit
divertissement digne de la Foire, d'un style plus que leste, mais
relevé par la condition des acteurs qui le jouèrent, à savoir des
princes du sang, et par l'honneur d'être destiné à l'amusement
de la favorite du Premier ministre.
Voltaire revenait de la cour, assez content, lorsqu'en
décembre 1725, il se rencontra, à l'Opéra, avec le chevalier de
Rohan. Ses airs avantageux déplurent à ce très indigne héritier
d'un grand nom. Le chevalier lui demanda son nom en des
termes et sur un ton très offensant. Voltaire lui répondit sur-le-
champ quelque chose comme ceci : « Mon nom? je le commence,
et vous finissez le vôtre. » La scène se renouvela, dit-on, à la
Comédie-Française, dans la loge de M"" Le Couvreur. Quelques
jours après, Voltaire étant à dîner chez le duc de Sully, on vint
le demander pour parler à quelqu'un qui l'attendait dans la rue.
A peine sorti, il fut assailli par des gens qui le bàtonnèrent : le
chevalier de Rohan présidait à l'exécution. Le duc de Sully
refusa de prendre fait et cause pour son hôte, victime d'un guet-
apens qu'il n'avait peut-être pas ignoré. Voltaire le punit en
retranchant de la Henriade le nom historique de Sully, auquel
il substitua celui de Duplessis-Mornay. Voilà comment le glo-
rieux compagnon et serviteur du Béarnais ne figure pas dans le'
poème de la Ligue. C'était une assez pauvre vengeance, mais
une vengeance de poète.
Il ne fut pas aussi aisé d'atteindre le chevalier de Rohan. Vol-
taire eut beau faire ce qu'il put pour le rencontrer. La puissante
famille du coupable se remua; et ce fut la victime que l'on mit
à la Bastille, par mesure de prudence. Exaspéré d'un tel excès
d'injustice. Voltaire conçut aussitôt le dessein de renoncer à sa
patrie. Après douze jours de détention, le gouvernement lui
donna satisfaction en le faisant transporter à Calais, où il fut
embarqué pour l'Angleterre (mai 1726).
A peine débarqué, il revint à Paris, non sans péril, pour cher-
cher son ennemi, mais inutilement. « Voilà qui est fait, écrivit-
il à Thiériot *; il y a apparence que je ne vous reverrai de ma
vie... Je n'ai plus que deux choses à faire dans ma vie : l'une,
1. 12 août 1726.
SÉJOUR EN ANGLETERRE ET RETOUR EN FRANCE 101
de la hasarder avec honneur dès que je le pourrai; et l'autre, de
la finir dans l'obscurité d'une retraite qui convient à ma façon
de penser, à mes malheurs et à la connaissance que j'ai des
hommes. » Voltaire abandonna ses pensions du roi et de la
reine : il voulait montrer qu'il se considérait comme proscri et
qu'il répudiait sa patrie.
//. — Séjour en Angleterre et retour
en France (iy26--i'/33).
Voltaire et les Anglais. — Montesquieu et Buffon devaient
visiter l'Ang-leterre après Voltaire. Le premier en rapporta la
science de la politique ; le second de nouvelles théories dans la
physique. Voltaire y puisa non seulement des idées de tout
genre, mais l'esprit même qui fait les hommes libres, à savoir
le sentiment des droits naturels de l'homme et la volonté
inflexible de les faire valoir.
Il a résumé ses études sur l'Angleterre dans ses Lettres
anglaises ou Lettres philosophiques, ouvrage où l'on a pu voir
avec raison une satire indirecte de la France, sous forme
d'éloge de la nation rivale; mais qui, pour des lecteurs équi-
tables, est un de ses écrits les mieux inspirés, les plus profi-
tables et les plus sages, en dépit du grain de malice qui s'y
trouve mêlé. Si le gouvernement français n'en a tiré aucune
leçon utile, c'est qu'il était condamné à 1 impuissance de se
réformer.
La vie de Voltaire, en Angleterre, fut, comme partout, labo-
rieuse et féconde, sans être jamais pénible. Il y jouit des plaisirs
de la société, qui ne lui étaient pas moins nécessaires que ceux
de l'étude. Le comte de Bolingbroke l'accueillit à bras ouverts,
l'hébergea dans son domaine de Dawley (Middlesex), et le mit
en relation avec les plus beaux esprits de la Grande-Bretagne,
Swift, Pope et Gay. Il se trouva bientôt comme chez lui dans la
maison de Pope à Tvvickenham. Il se lia d'une amitié durable
avec un riche marchand de Londres, Falkener, qui devint par la
suite un personnage important; il demeura longtemps son hôte
à Wandsworth. Tout ce qu'il y avait de plus considérable en
102 VOLTAIRE
Angleterre par le rang ou par l'esprit lui fit le meilleur accueil.
Le roi même voulut l'indemniser d'une perte d'argent, et lui
envoya une somme de cent guinées. On reconnaît à ces traits la
généreuse hospitalité dont l'Angleterre se pique à l'égard des
étrangers éminents par leur mérite.
Voltaire se vit là beaucoup plus considéré et plus heureux
qu'en France, et d'autant qu'il s'y sentait à tous égards plus
libre. Avec Bolingbroke, il s'exerça dans l'incrédulité historique
et sarcastique ; avec Pope , dans la philosophie religieuse et
morale. Il y apprit à estimer Locke comme le philosophe par
excellence. La doctrine à la fois sceptique et modeste de l'auteur
de VEssai svr V Entendement le ravit. Il fut enchanté de lire un
philosophe qui doutait beaucoup, et qui faisait sortir toute con-
naissance de la sensation. Cela lui parut la vérité et la raison
même. Il eut pourtant de grands entretiens avec Samuel Clarke,
le disciple de Newton ; mais la métaphysique rebuta bientôt son
esprit clair et superficiel; et il la rejeta pour toujours. Il aurait
bien voulu pouvoir s'entretenir avec le grand réformateur de la
physique, l'auteur du nouveau système du monde, le sublime
Newton. Mais il ne put le voir : l'année suivante, il assista
aux funérailles royales que l'Angleterre fit à son grand
homme : nouveau sujet de comparaison défavorable pour la
France. Ce que Voltaire tira d'abord de l'étude de la philosophie
anglaise fut une vive et passionnée aversion pour Descartes, en
qui, dorénavant, il ne voulut plus voir qu'un auteur de romans
métaphysiques et autres. Il conçut probablement dès lors l'ambi-
tion de réformer en France la philosophie, qui embrassait
encore à cette époque toutes les sciences de la nature avec les
sciences morales.
Son imagination s'agrandissait avec son goût. Le génie de la
liberté, qui est celui de la nation anglaise, s'étend à tout, même
aux œuvres des muses. Il ne subit pas le joug des conventions
et des habitudes, et ne connaît point la timidité de notre goût.
Voltaire connut le théâtre de Shakespeare, et l'admira, sauf de
nombreuses réserves *. Il ne lui pardonna pas toutes les libertés
qu'il prend, et releva tout de suite avec une extrême hauteur
1. Lettres philosophiques, I. XVIII.
SÉJOUR EN ANGLETERRE ET RETOUR EN FRANCE 103
les défauts qui le choquaient dans « ces farces monstrueuses
qu'on appelle tragédies ». Mais s'il ne trouva pas, dans les chefs-
d'œuvre de Shakespeare, « la moindre étincelle de bon goût »,
ni « la moindre connaissance des règles », il lui envia une puis- .
sance tragique et une hardiesse à traiter les grands intérêts I
d'État, qu'il se promit de transporter en France, autant que.
pouvait le permettre Je goût de notre nation, qu'il juge infini-
ment plus sûr que le goût anglais. Il entrevit donc, assez vague-
ment d'ailleurs, l'idée d'un nouveau genre de tragédie, où la
politesse de cour serait remplacée par une franchise héroïque, \
et les intrigues d'amour par les plus hautes affaires politiques.
Et tout d'abord il songea à faire un Brutus, où le patriotisme
républicain devait s'exprimer avec la mâle énergie des anciens
Romains. Il oubliait que déjà Corneille avait fait quelque chose
en ce genre dans Horace^ dans Cinna, dans Sertorius, etc. ; mais
les réformateurs croient toujours tout inventer.
Voltaire était parvenu à se ser\'ir de la langue anglaise
comme de la sienne, au point d'écrire dans cette langue sa
correspondance, et jusqu'à des madrigaux. Il composa ainsi
son Essai sur la poésie épique, qu'il dut ensuite traduire en
français. Il ne perdait cependant pas de vue sa Henriade. Il en
donna une édition remaniée et corrigée, imprimée avec luxe,
et fit appel aux souscriptions. Le roi et la reine d'Angleterre
s'inscrivirent en tête : tout le monde voulut suivre ; le succès fut
prodigieux. Le poète reconnaissant dédia son poème à la reine,
en lui adressant une Epître très glorieuse pour les souverains
de l'Angleterre, dont l'éloge paraissait facile à retourner en
épigrammes contre la nation française et son roi.
Toutefois Voltaire n'était pas résolu à devenir citoyen anglais.
Il se vengeait de son pays, mais il songeait à y rentrer. Au
mois de mars 1729, il fut libre de revenir en France, à condition \
de demeurer d'abord à quelque distance de Paris. L'autorité
n'avait rien gagné à cet exil; mais l'exilé s'était rendu plus
redoutable par sa hardiesse accrue, et par la gloire dorénavant
attachée à son nom. Il était devenu une puissance, il le sentait,
et il allait éprouver ses forces.
Brutus, Charles Xn, Zaïre. — Voltaire rapportait d'An-
gleterre une Histoire de Charles XII et sa tragédie de Brutus.
104 VOLTAIRE
Il s'agissait de faire un sort à ces deux derniers enfants de son
génie. Brutus (11 décembre 1730) fut représenté avec un grand
succès le premier jour, et tomba presque le lendemain. Il n'y
eut pas de cabale, mais le public sentit la froideur de cette tra-
gédie si pompeusement annoncée. Il ne se passionnait pas-
encore pour des questions politiques. Voltaire comprit que le
républicanisme ne pouvait pas tenir lieu d'intérêt dramatique,
et il attendit que l'éducation du public français fût plus avancée
et que ce genre de passions fût éveillé. Il a depuis tâté maintes-
fois le public sur ce point, et n'a jamais trouvé dans cette voie
les triomphes qu'il avait espérés. Personne ne rêvait encore le.
renversement de la monarchie, et pas même Voltaire.
IS Histoire de Charles XII révéla le génie de l'auteur sous uni
jour nouveau. Qui se serait attendu à ce que ce poète épique et
dramatique, ce philosophe audacieux ou ce jeune badin, fût né
pour réformer l'histoire? Et d'autre part, qui pouvait prévoir
les sévérités du gouvernement à l'égard d'un livre si sérieu-
sement préparé, si consciencieux au fond, en même temps,
qu'écrit d'une main si légère et si vive? Evidemment on se
défiait de lui, plus qu'on n'examinait ses ouvrages. On venait
de prohiber l'édition anglaise de la Henriade. On refusa la per-
mission d'imprimer Charles XII, après avoir laissé passer le pre-
mier volume. Les prétextes allégués semblent bien ridicules :.
l'historien fut accusé de n'avoir pas assez ménagé la réputation
de l'électeur de Saxe, détrôné par Charles XII. Voltaire prit
son parti avec sa résolution et son adresse ordinaires. Il se,
transporta de sa personne avec son manuscrit à Rouen, et y fit
imprimer Charles XII secrètement, par la connivence du pre-
mier président, M. de Pontcarré. C'est ainsi qu'on pouvait
déjouer les rigueurs du gouvernement en s'entendant avec-
quelque puissance locale, qui ne consultait pas les volontés de
la police ministérielle. h'Histoire de Charles XII entra ensuite,
dans Paris sous le couvert du duc de Richelieu, qui prêta sa.
livrée pour introduire cette marchandise de contrebande.
La tragédie à'Eriphjle, maintes fois remaniée, parut enfin
sur la scène le 7 mars 1732. Les traits satiriques contre les.
grands, les princes et la superstition firent le succès des premiers
actes; mais à la fin de la pièce, l'apparition de l'ombre d'Am-
SÉJOUR EN ANGLETERRE ET RETOUR EN FRANCE 105
phiaraiis étonna le public et ne lui plut pas. L'auteur attachait à.
celte innovation une grande importance : il mit donc en réserve
l'ombre d'Amphiaraiis, pour la faire reparaître plus tard, dans
Sémiramis, sous le nom d'ombre de Ninus.
Pour se « donner le temps » de corriger les défauts qu'il
reconnaissait dans sa tragédie d'Eriphyle, il en avait vite com-
mencé une autre. C'était Zaïre. Avoir commencé une tragédie /
pour lui, c'était déjà presque l'avoir terminée. Celle-ci, dit-il,
fut achevée en vingt-deux jours. Nous ne comptons pas le temps
qu'il mit ensuite à la retoucher. Telle était sa manière de tra-
vailler. Il a exécuté telle tragédie en six jours, et ensuite il l'a
refaite pendant des mois et des années. Quand il s'agissait de
corriger ses pièces, aucune application ne lui coûtait; mais
d'abord elles étaient nées comme dans un éclair.
Le poète ne s'était pas trompé en se promettant un grand
succès de cette tragédie. C'était une œuvre d'un genre tout
nouveau. Le sujet était pris dans le monde moderne; les noms
des personnages étaient tirés de notre histoire. On y parlait « de '
la Seine et du Jourdain, de Paris et de Jérusalem », des religions
chrétienne et musulmane. Enfin, et l'intérêt tragique se trou-
vait surtout là, l'auteur était revenu au principe de Racine et de- /
Boileau :
De l'amour la sensible peinture
Est pour aller au cœur la route la plus sûre.
« Zaïre, dit-il, est la première pièce de théâtre dans laquelle-
j'aie osé m'abandonner à toute la sensibilité de mon cœur;,
c'est la seule tragédie tendre que j'aie faite. »
Il se trouva bien de ce retour à la pratique de Racine. La
[première représentation de Zaïre eut lieu le 13 août 1732. « Je-
voudrais, écrit-il à ses amis Cideville et Formont, que vous
pussiez être témoins du succès de Zaïre... Je vous souhaitais
bien là : vous auriez vu que le public ne hait pas votre ami...
Il est doux de n'être pas honni dans son pays. »
Cette tragédie servit donc à le réconcilier avec ses compa-
triotes. Elle le grandit môme à ses propres yeux. C'était \in
succès qui ne lui laissait plus rien à envier. « Zaïre, dit-il, ne
s'éloigne pas du succès d'/nès de Castro. » Il trouve d'autant
\
106 VOLTAIRE
plus nécessaire de « retravailler sa pièce, comme si elle était
tombée » ; ce qui ne l'empêche pas de refondre Eriphyle et la
Mort de César, de répondre à de méchantes critiques de La
Motraye sur VHistoire de Charles XII, d'achever ses Lettres
anglaises; « après quoi, dit-il, il faudra bien revenir au théâtre,
et finir enfin par l'histoire du Siècle de Louis XIV ^ ».
La malignité des critiques ne s'endormit pas après le succès
éclatant de Zaïre; elle était encore exaspérée par les traits
malicieux dont beaucoup de gens de lettres avaient été piqués
dans le Temple du goiU, qui venait de paraître. Dans cet écrit
mêlé de prose et de vers, l'un des plus agréables qui soient
sortis de sa plume, il partage les auteurs, et môme tous les
hommes en deux peuples, dont l'un est celui des esprits délicats,
fins connaisseurs en tout genre de mérite, et l'autre qui n'est
que la foule des sots, incapables de discerner le bon goût du
mauvais. Il assigne les places avec une autorité tranchante,
nomme les écrivains et les caractérise en termes rapides, mais
si heureux et si plaisants, qu'ils deviennent inoubliables. Mais
d'après quels principes prononce-t-il ces jugements qui vouent
les uns à la gloire, les autres au ridicule? D'après les décisions
du dieu du goût; or, ce dieu, c'est Voltaire lui-même : on n'en
peut pas douter. C'est donc son goût qui doit servir de règle à
toutes les appréciations sur le mérite des gens de lettres, des
artistes et même des gens du monde. Mais après tout, quel
titre a donc Voltaire pour se constituer le juge de tous ses con-
frères et le Minos de toute la littérature? Qu'on cherche où il
a lu lui-même le code du goût. On trouvera que, dans son pèle-
rinage au temple du dieu du goût, il s'est donné pour guides le
cardinal de Polignac et l'abbé de Rothelin, deux courtisans de
^ la duchesse du Maine : il n'est donc lui-même qu'un flatteur de
la cour de Sceaux ; et c'est là que siège l'aréopage des gens de
lettres. Qu'on y joigne encore, si l'on veut, les épicuriens,
anciens habitués du Temple : on voit bien auprès de qui Vol-
taire a formé son goût : ce n'est pas à coup sûr dans les écoles
des pédants, mais seulement chez les gens de plaisir. Ceux-là
savent sans doute reconnaître ce qui leur plaît; mais ne sont-ce
1. Lettre à Forniont, septembre 1732.
SEJOUR EN ANGLETERRE ET RETOUR EN FRANCE 107
pas aussi des esprits trop raffinés, trop dédaig-neiix à force de
délicatesse, en somme des juges entichés des préjugés de leur
coterie, et plus difficiles qu'équitables à l'égard des génies indé-
pendants? Tel est en effet le goût que Voltaire s'est formé, très
complaisant pour tout ce qui porte l'enseigne de la volupté,
sévère jusqu'à l'injustice à l'égard de Corneille et de Shake-
speare; délicat à l'excès sur la pureté du langage, mais intolé-
rant sur tous les élans de l'imagination; et ne pouvant par- )
donner, dans le style, le défaut de noblesse, de quelques qualités
qu'il soit racheté.
Depuis son retour d'Angleterre, il avait élu domicile à Paris,
chez la comtesse de Fontaine-Martel, « la déesse de l'hospitalité » .
Elle l'hébergea dans son appartement voisin du Palais-Royal,
et lui fournit jusqu'à un théâtre domestique, où Voltaire jouait
Eriphyle avec ses amis. Elle mourut. Voltaire aida, força même
un peu cette philosophe à mourir très catholiquement, par
crainte de mauvaise aventure. Il la pleura à sa façon. « J'ai
perdu, dit-il, une bonne maison dont j'étais le maître et qua-
rante mille livres de rentes qu'on dépensait à me divertir *. » Il
alla s'établir dans une laide maison de la très laide rue du
Long-Pont, et vécut là quelque temps retiré. Mais sa solitude
laborieuse fut quelquefois interrompue par des visiteurs du
grand monde. Les dames de ce temps-là ne s'interdisaient
aucune curiosité. C'est ainsi qu'il fut surpris chez lui, entre
autres aventures, par la personne qui allait devenir son associée
d'études et la compagne de sa vie pendant quinze années.
///. — Voltaire et la marquise du Châtelet
(ij33-iy4g).
Voltaire à Girey. AIzire. Le Mondain. — Gabrielle-
Émilie, fille du baron de Breteuil, née le 17 décembre 1706,
épouse du marquis du Châtelet, n'en était pas à sa première
galanterie lorsqu'elle vint surprendre Voltaire dans son domicile
de reclus, rue du Long-Pont, en 1733. Elle comptait déjà parmi
1. Lettre à M"* la duchesse de Saint-Pierre, 1733.
108 VOLTAIRE
les innombrables conquêtes du célèbre duc de Richelieu. C'était
une personne fort instruite et néanmoins d'un naturel passionné,
qui prenait tout à fait au sérieux les passions qu'elle cherchait
à inspirer : car elle n'était pas plus désintéressée des succès de
son sexe que des autres, et elle aurait fait volontiers'de l'amour
le fond de sa vie, si les mathématiques n'étaient venues la par-
tager. Mais, par une activité infatigable, elle trouvait du temps
pour tout. Yoici en quels termes, six semaines après sa mort,
Voltaire lui-même esquissait son caractère : « Une femme qui
a traduit et éclairci Newton, et qui avait fait une traduction de
Virgile, sans laisser soupçonner dans sa conversation qu'elle
avait fait ces prodiges; une femme qui n'a jamais proféré un
mensonge; une amie attentive et courageuse dans l'amitié; en
un mot, un très grand homme, que les femmes ordinaires ne
connaissaient que par ses diamants et le cavagnole*; voilà ce
que vous ne m'empêcherez pas de pleurer toute ma vie' ».
Que l'amitié et un deuil récent revendiquent leur part dans
cet éloge, soit; que l'expression un très grand homme ait quel-
que chose de démesuré, nous l'accordons; mais certainement
M"^ du Châtelet fut une de ces femmes qui donnent un
démenti éclatant aux détracteurs des capacités de leur sexe. Elle
était née pour offrir à Voltaire tout ce qu'il pouvait désirer
dans une compagne de sa vie, à la fidélité près, dont il ne fai-
sait pas plus de cas que les gens du monde de son temps. Sa
liaison avec Voltaire demeura d'abord à peu près secrète, autant
que pouvait l'être une chose dont personne ne daignait se
cacher, et dont personne n'était scandalisé dans ce temps-là.
Un concours d'aventures fâcheuses força bientôt Voltaire de
s'éloigner. La tragédie à' Adélaïde Du Guesclin venait de tomber
brusquement (18 janvier 1734). On parodiait le Temple du goût
aux marionnettes et sur le Théâtre-Italien. Enfin, chose plus
grave, les Lettres anglaises étaient brûlées par la main du bour-
reau au pied du grand escalier du Palais de Justice ; et on infor-
mait contre l'auteur. Il s'éloigna prudemment, traversa le camp
devant Philipsbourg, où toute la noblesse de France lui fit
accueil; et de là gagna Cirey, en Champagne; il résolut de
1. Jeu de hasard fort à la mode alors dans le grand monde.
2. Lettre à d'Arnaud, 14 octobre 1749.
ET LA MARQUISE DU CHATELET 109
s'installer pour longtemps dans le château de M'"' du Châtelet.
On le voit donner des ordres pour la réparation de cette maison
délabrée, agir presque en propriétaire. Pendant ce temps, la
marquise fait des démarches pour lui à Paris. Voltaire obtint la
permission de revenir dans la capitale, à condition de ne plus
donner de sujet de plainte. La mercuriale du lieutenant de
police, où cette grâce était enveloppée (2 mars 1735), trouva le
poète occupé d'une œuvre qui n'était pas de nature à lui faire
une. réputation de maturité digne de son âge (il avait en eflet
dépassé quarante ans). Il s'agit du poème de la Pucelle, dont il
avait écrit déjà huit chants. Voltaire se proposait apparemment,
après avoir doté son pays d'une épopée héroïque, de l'enrichir
d'une épopée comique, afin d'être appelé à la fois le Virgile et
l'Arioste de la France. Il a prétendu que l'idée de ce poème
badin était née d'une sorte de provocation ou de gageure, dans
un souper chez le duc de Richelieu, vers 1730. C'est ainsi que
Jeanne d'Arc, cette admirable fille, si digne d'inspirer un grand
poème national, est devenue l'objet des railleries indécentes
<l'un poète et d'un siècle sans pudeur. Voltaire n'a, pour ainsi
•dire, jamais cessé de travailler à ce poème favori, lequel ainsi
est devenu un cadre élastique où il a inséré successivement
toutes ses fantaisies bouffonnes, licencieuses, satiriques, au gré
de ses inspirations et de ses ressentiments de chaque jour.
L'auteur aurait voulu que ce poème demeurât secret, mais il
l'avait communiqué à tant d'amis avides de ce divertissement
grivois, que le secret devint celui de tout le monde. Le public
même, au moins celui des gens de lettres, se servit quelquefois
de ce poème comme d'une sorte de corbeille où chacun pouvait
jeter ses petits papiers. Tant de plumes, en fait de méchancetés
€t d'impertinences, ont collaboré avec Voltaire, qu'il s'est vu
souvent en danger de payer autant pour les sottises des autres
que pour les siennes. Au moins c'est ce qu'il prétend.
Il était de retour à Paris le 30 mars 1735. Mais il n'y put pas
tenir longtemps. Soit que la Pucelle fît parler d'elle, soit par
quelque autre raison, il crut bon d'aller prendre à Lunéville l'air
de la cour de Lorraine, où n'était pas encore établi le roi déchu
de Pologne, Stanislas Leczinski, père de la reine de France. Il
s'y occupa de travaux de physique. Cette science commençait à
110 VOLTAIRE
être à la mode : de grandes dames, entre autres la nouvelle
duchesse de Richelieu, qui le traitait en ami, se piquaient de
soutenir en conversation des thèses sur la Philosophie de
Newton ^ La marquise du Châtelet tenait la tête dans ce chœur
d'adoratrices du grand Anglais. Elle s'était constituée l'élève de
Maupertuis et de Clairaut; elle étudiait la géométrie et la phy-
sique avec ces deux savants illustres, et, dans un commerce
assidu avec le premier, elle devenait, ainsi que Voltaire, un
néophyte fervent du newtonianisme. Bientôt les deux amants
rivalisèrent de zèle pour l'attraction, et contre les tourbillons
de Descartes. Quand ils se trouvèrent réunis, et comme en
ménage, à Cirey, le château fut en partie transformé en labora-
toire de physique, et chacun des deux associés se mit de son
côté à écrire sur cette matière.
Voltaire en fut un peu distrait par sa tragédie de la Mort de
César, et par les polémiques où elle l'engagea. N'ayant pu plier
les comédiens à ses idées sur la manière large et libre de Sha-
kespeare, qu'il se flattait d'avoir imité dans cette tragédie, il
obtint du proviseur du collège d'Harcourt qu'elle fût jouée par
les élèves à la distribution des prix, le 11 août 1735. Il fut
enchanté de ces jeunes acteurs, et il eut un auditoire à souhait,
même de gens du monde et de la cour.
L'auteur avait en même temps une autre tragédie toute prête :
c'était Alzire, laquelle, représentée le 27 janvier 1736, obtint le
plus grand et le plus légitime succès. Elle fut même jouée deux
fois à la cour. La même année, on jouait la comédie de Y Enfant
prodigue (10 octobre 1736). Voltaire, cependant, se présentait
sans succès à l'Académie française. Un procès scandaleux
avec son libraire, des démêlés bruyants et injurieux entre lui
et l'abbé Desfontaines, personnage suspect, que Voltaire pré-
tendait avoir autrefois sauvé du bourreau, et qu'il traînait alors
dans la boue pour punir son ingratitude ; tout ce bruit, tout cet
éclat déconsidérait le poète, et effrayait l'Académie.
Retiré à Cirey, Voltaire se vantait d'y vivre heureux. Il en
avait fait avec son amie une résidence enchantée, sur laquelle
même des fables commençaient à courir le monde. La publica-
i. Lettre au duc de Richelieu, 30 sept. 1734.
ET LA MARQUISE DU CHATELET Hl
lion (Je la petite pièce du Mondain troubla ce bonheur. L'auteur y
soutenait, comme par badinag^e, une morale qui était bien le fond
de la sienne. Il justifie le luxe contre les moralistes sévères,
comme l'origine des arts utiles à la prospérité publique, et la
source des plaisirs pour les particuliers. Cette pièce scandalisa
les dévots par certaines railleries irrévérencieuses, et par des
attaques personnelles. Il aggrava son tort par une Défense du
Mondain, satire plus acre que la précédente, mais publiée sous
l'anonyme. On cria à l'irréligion, et le pouvoir crut devoir
prendre la défense des mœurs publiques. Le Mondain fut déféré
au garde des sceaux, M. de Chauvelin. L'auteur fut averti qu'il
avait tout à craindre. A Cirey, on décida qu'il devait s'enfuir.
Premières relations avec Frédéric H. Mahomet.
Mérope. — Le prince royal de Prusse, Frédéric, lui offrit un
asile près de lui. Ce fut sa première tentative pour s'emparer
de ce brillant esprit, dont il était, à la lettre, amoureux. Mais
M°* du Chàtelet craignit les dangers de la cour de Prusse, où
le jeune prince lui-même n'était guère en sûreté sous les yeux
de son terrible père, le roi Frédéric-Guillaume, fort ennemi des
sentiments qui formaient le lien entre son fils et l'auteur du
Mondain. D'autre part, on préparait à Amsterdam une édition
complète des œuvres de Voltaire. Il avait à y surveiller l'im-
pression de son Essai sui' la philosophie de Newton, fruit de sa
retraite studieuse auprès de M"" du Chàtelet. On décida qu'il
irait chercher sa sûreté en Hollande. « Je fais, écrit-il à Thié-
riot, par une nécessité cruelle, ce que Descartes faisait par goût
et par raison ; je fuis les hommes parce qu'ils sont méchants. »
Mais il revint bientôt, ne pouvant plus se passer de Cirey, où
d'ailleurs les distractions affluaient, avec les visites ; on héber-
geait M""" de Graffigny, l'auteur de Cénie; des savants comme
Bernouilli, Maupertuis, Clairaut. On avait un théâtre; on y
jouait les pièces de Voltaire. Le poète et M"" du Chàtelet con-
couraient séparément à l'Académie des Sciences par un mémoire
sur la -propagation du feu, et manquaient le prix l'un et l'autre.
Voltaire entretenait une correspondance assidue avec le prince
royal de Prusse, et corrigeait patiemment ses vers français.
Devenu roi enfin (31 mai 1740), Frédéric II se hâtait d'écrire à
Voltaire :
4J2 VOLTAIRE
« Mon cher ami, mon sort est changé... Ne voyez en moi,
je vous prie, qu'un citoyen zélé, un philosophe un peu scep-
tique, mais un ami véritablement fidèle. Pour Dieu, ne m'écrivez
qu'en homme, et méprisez avec moi les titres, les noms et tout
l'éclat extérieur. »
On peut deviner le ravissement de Voltaire. Le roi lui assigna
un rendez-vous dans ses Etats de Clèves, et c'est là que se ren-
contrèrent, le 14 septembre 1740, les deux plus grands hommes
du xvni° siècle, dans toute l'ardeur quelque peu comique de
leurs sentiments réciproques. L'entrevue fut courte, et inspira
aux deux parties le désir de contracter une plus durable union.
Ils se revirent en effet deux mois plus tard, à Rheinsberg,
pendant six jours. Voltaire caressait un grand dessein : celui
de négocier une étroite amitié entre Louis XV et Frédéric.
Mais celui-ci demeura impénétrable; et l'entrevue se passa
toute en fêtes et en compliments.
A son retour. Voltaire fit jouer Mahomet. Il annonçait depuis
longtemps à ses amis cette tragédie, déjà conçue dans le temps
où l'acteur La Noue jouissait du succès de son Mahomet II.
<t Que diriez-vous, écrit Voltaire à son confident d'Argental ', si
je vous envoyais bientôt Mahomet /"? »
Cette tragédie eut d'abord pour titre le Fanatisme : elle devait
inspirer l'horreur de cette épouvantable passion, et surtout
donner à entendre qu'un fondateur de religion, fût-il même un
grand homme, n'en est pas moins, pour l'ordinaire, un fourbe,
un hypocrite, un scélérat de sang-froid. Ce fut là le premier
grand manifeste de Voltaire contre le fanatisme, qu'il savait fort
bien distinguer de la religion, quand il le voulait, mais qu'il se
plaisait davantage à confondre avec elle. La longue lettre
adressée au roi de Prusse (décembre 1740), en vue de justifier
le dessein de sa pièce, montre bien sur ce point son adresse et
sa mauvaise foi. Mais l'achèvement de Mahomet fut long. Enfin
cette pièce ayant été terminée à Bruxelles, où Voltaire avait
rejoint M"** du Châtelet (6 janvier 1741), le couple se transporta
à Lille, pour y voir la nièce du poète, M"'" Denis, qui faisait,
dans cette ville, assez grande figure avec son mari, commissaire-
i. 2 avril 1739.
ET LA MARQUISE DU CHATELET llj
ordonnateur des g-uerres. Là se trouvait l'auteur de Mahomet 11^
La Noue^ avec une bonne troupe dont Voltaire avait voulu
assurer les services au roi de Prusse, qui n'en voulut pas faire
les frais. Mécontent des acteurs de la Comédie-Française, Vol-
taire s'avisa de confier sa tragédie à La Noue, dût-il, à son tour,
« passer pour un auteur de province ». Les « deux Mahomet
s'embrassèrent », et l'afYaire fut conclue. Jamais Voltaire ne fut
plus content de ses acteurs, ni de son public. Il y eut une
représentation exprès chez l'intendant « en faveur du clergé,
qui a voulu, dit-il, absolument voir un fondateur de religion ».
Mon sort, ajoute-t-il, « a toujours été d'être persécuté à Paris,
et de trouver ailleurs plus de justice ». Dans un entr'acte,
l'auteur reçut une lettre du roi de Prusse, qui lui faisait part
de sa victoire de Molwitz : il en donna lecture à l'assemblée,
qui se mit à battre des mains avec frénésie. Ces applaudisse-
ments s'adressaient-ils à l'ami de Frédéric, ou à Frédéric lui-
même? Quoi qu'il en soit, le nom du roi de Prusse commençait
à devenir étrangement populaire en France, et certainement
Voltaire y était pour beaucoup. Pendant bien des années, les
Français se firent un singulier plaisir d'exalter cet ennemi de
leur pays, pour blesser leur propre gouvernement : c'était, nous
voulons le croire, le roi philosophe qu'on se plaisait à opposer
au roi Louis XV; mais quel sot plaisir! Cela prouve que Voltaire
menait déjà l'esprit du public.
Au mois d'août de l'année suivante (il i2) , Mahomet parut sur
la scène parisienne, en présence « des premiers magistrats de
la ville, de ministres même » ; et tous jugèrent, après le car-
dinal de Fleury, « que la pièce était écrite avec toute la circons-
pection convenable, et qu'on né pouvait éviter plus sagement
les écueils du sujet ». Néanmoins bien des gens trouvèrent là
€ des traits hardis contre la religion, le gouvernement et la
morale établie ». Le procureur général. Joli de Fleuri, écrivit
même que, pour avoir composé une pareille pièce, il fallait
« être un scélérat à faire brûler ». Le premier ministre, intimide
par la clameur publique, se ravisa, et Voltaire fut invité à retirer
sa tragédie. « Puisque me voilà, dit-il', la victime des jansénistes,
1. LcUre du 22 aoAt 1742, & (l'Argenlal
Histoire de la lamoub. VI. S
114 VOLTAIRE
je dédierai Mahomet au pape, et je compte être évêque in partions
infidelium, attendu que c'est là mon véritable diocèse ». En effet,
il adressa cette tragédie au pape Benoît XIV, qui l'accueillit avec
la courtoisie ordinaire de la cour de Rome. Ainsi Voltaire
savait se jouer de tout le monde, et mettre, au moins en appa-
rence, le pape même dans son jeu.
Le cardinal Fleury mourut (29 janvier 1743). Voltaire, qui se
vantait à tous (plus ou moins sincèrement) d'avoir été son pro-
tég-é, voulut devenir son successeur à l'Académie. L'occasion
était favorable. Le 20 février, les comédiens français représentè-
\ rent Mérope, cette tragédie sans amour que Voltaire, depuis
longtemps, rêvait décomposer. Ce fut un triomphe sans égal, et
dont lui-même ne peut parler sans une sorte d'enivrement. Il
n'en échoua pas moins à l'Académie le mois suivant, par la coa-
lition du haut clergé avec le ministre Maurepas. Vainement il
avait protesté de ses sentiments religieux dans une lettre à l'Aca-
démie, et renié les Lettres philosophiques dans une lettre à Boyer,
ancien évêque de Mirepoix, très influent à la cour et dans l'Aca-
démie. Personne ne l'en avait cru.
Pour calmer son dépit, le comte d'Argenson et le duc de
Richelieu, d'accord avec la favorite M"^ de Châteauroux, le
firent charger d'une sorte de mission diplomatique auprès de
Frédéric. Le 30 août 4743, il arrivait à Berlin. Le Roi l'ac-
cueillit à merveille, l'emmena chez sa sœur, la margrave de
Baireuth, Wilhelmine, qui fut bientôt « sœur Guillemette »
pour le poète. Elle traita Voltaire comme un membre de sa
famille, ou plutôt de sa confrérie; car la princesse était philo-
sophe. Les petits princes d'Allemagne commencèrent alors à
devenir les admirateurs de Voltaire ou plutôt ses courtisans. Il
jouissait délicieusement de cet encens.
Voltaire à la Cour et à T Académie. — Rentrer en France,
au sortir de l'Allemagne, c'était pour lui retomber de bien haut.
Accoutumé, pendant quelques semaines, à traiter de pair avec
des têtes couronnées, il se voyait réduit à faire sa cour à dea
ministres. Il voulut donc avoir des titres honorifiques, qui le
missent hors de la condition des gens de lettres. Mais il fallait
pour cela trouver moyen de plaire au monarque. Le duc de
Richelieu lui en fournit roccasion en le chargeant de composer
ET LA MARQUISE DU CHATELET 115
un «livertissement pour les fêtes du mariage de l'infante d'Es-
pagne avec le Dauphin. Voltaire travailla dix mois à la Princesse
de Nadarre. « J'aurais mieux aimé, écrit-il', faire une tragédie
qu'un ouvrage dans le goût de celui-ci. » Mais il fallait une
pièce où tous les arts eussent l'occasion de s'exercer pour le
plaisir de la future Dauphine. Voilà pourquoi le poète philosophe
ne dédaigna point de composer un opéra-comédie-Lallet. La
Princesse de Navarre fut représentée aux fêtes du mariage à
Versailles, sur un théâtre construit exprès, le 23 février 1743;
■et une seconde fois deux jours après.
Deux mois ne s'étaient pas écoulés, que le roi accordait au
poète, verhalement, la première charge vacante de gentilhomme
ordinaire de sa chambre, et par brevet du 1" avril 1743, celle
d'historiographe de France, avec 2 000 livres d'appointements
annuels. Louis XV ayant gagné, à quelques semaines de là, en
personne, la bataille de Fontenoi, l'historiographe en vers
devance tous ses concurrents pour lancer, presque au lendemain
de la victoire, son Poème de Fontenoij. En quinze jours, il s'en
fait dix éditions; et nuit et jour, l'auteur travaille, sur les
renseignements qui lui arrivent, à compléter l'énumération des
personnages qui ont joué un rôle dans cette grande journée;
il faut bien que tout le monde soit content. Le duc de Richelieu
reçoit presque tout l'honneur de la victoire, aux dépens du
maréchal de Saxe, ainsi que le remarque Grimm*: et le poème
«st dédié, comme il convient, au Roi : « C'est, lui dit l'auteur,
une peinture fidèle d'une partie de la journée la plus glorieuse
<lepuis la bataille de Bouvines ».
L'année suivante, l'établissement de M""- de Pompadour à la
■cour mit le comble à la bonne fortune de Voltaire. Il avait été
de ses amis bien avant qu'elle devînt la maîtresse du Roi, et
«lie n'était point oublieuse. Elle aimait les philosophes, les
artistes, les gens de mérite en tout genre. Voltaire célébra
son avènement avec enthousiasme, et s'en réjouit très haut
« comme citoyen ». Il devenait enfin un sujet académique, aus-
sitôt qu'on sut qu'il était bien vu de la maîtresse du Roi.
Il fut élu à l'Académie française en remplacement du pré-
1. LeUre au duc de Richelieu, 17 H.
i. Correspondance littéraire, année 17 io.
116 VOLTAIRE
sident Bouhier (23 avril 1746). Ce ne fut pas sans démarches-
de sa part, quoiqu'il eût affecté de n'y point tenir. C'est môme
à cette occasion qu'il écrivit au P. de la Tour, principal du
collèg-e Louis-le-Grand, cette fameuse lettre en l'honneur de»
Jésuites, que Condorcet lui reproche comme une faiblesse.
Les Jésuites étaient en effet une puissance qu'il était bon de
ménager. Voltaire, pour assurer son élection, se para de la
lettre du pape, qu'il avait reçue à propos de Mahomet^ de
l'estime de plusieurs cardinaux et de la faveur du roi; il renia
de nouveau les Lettres philosophiques, et se montra prêt à porter
la g^uerre dans le camp des jansénistes. Ce (|ui prouva que ces
démarches n'avaient pas été superflues, c'est que son élection
fut vivement attaquée, comme si c'eût été un scandale que
l'auteur de la Henriade et de Zaïre fût de l'Académie.
Le discours de réception de Voltaire à l'Académie (9 mai 1746)
est du nombre de ceux qui comptent dans l'histoire des lettres.
Il y chercha les titres de la langue française pour s'imposer aux
nations étrangères. Il en esquissa rapidement l'histoire et mit
en lumière les qualités de notre langue et de nos principaux'
écrivains. C'était un discours pour les étrangers plus que pour
les Français. Il avait des raisons personnelles pour rechercher
l'approbation des étrangers plus que celle de ses compatriotes ;
mais il faut reconnaître que si la langue française est devenue
en ce temps-là, pour ainsi dire, universelle, c'est un éclatant
service dont nous lui devons tous une reconnaissance inoubliable.
Dans ce remarquable discours, il n'oublia pas l'éloge de ses
contemporains. Sans nous arrêter à ceux qu'il fit de certains
membres présents, tels (|ue Crébillon, qu'il traite comme « son
maître » dans l'art de la tragédie; l'abbé d'Olivet, qui fut tou-
jours son ami; le président Hénault, dont il loue Y Abrégé chro-
nologique en termes des plus flatteurs; son héros, le duc de
Richelieu, dont il associe très naturellement la gloire à celle du
roi; sans nous arrêter, dis-je, à tous ces compliments qu'il dis-
tribue avec autant de grâce que de libéralité, nous devons
signaler la mention habilement introduite qu'il fait d'un jeune
ami, d'un écrivain encore inconnu, dont il admire le caractère
autant que le talent, et qu'une mort prématurée allait faire
disparaître avant qu'il eût joui de la gloire qu'il avait toujours
ET LA MARQUISE DU CHATELET 117
recherchée en vain. L'amitié, Teslime de Voltaire pour Vau-
venargues fait honneur à l'un cl à l'autre.
La jrrande faveur de Voltaire on cour no devait pas durer
longtemps. Il hlessa le Roi par un madrig:al impertinent adressé
à. la marquise «le Pompadour. ]1 se hlessa lui-même de la hien-
veillance que Louis XV et la marquise témoignaient hautement
à Crébillon, son rival. La jiremière représentation de Sétniramis
■avait été donnée à la Comédie-Frantjuise le 29 août 1748.
Sémiramts occupe une place importante dans le théâtre de
Voltaire et dans l'histoire de la tragédie. L'auteur y faisait
reparaître l'ombre mal accueillie jadis dans Erifthyle. Il voulait
introduire sur la scène française des spectacles nouveaux et
une variété de mouvements dont il avait vu l'exemple dans le
théâtre de Shakespeare. Mais il fallait changer d'abord les habi-
tudes et la décoration de notre théâtre; il fallait chasser du
plancher de la scène les spectateurs qui l'encombraient. Cette
réforme fut commencée par la libéralité du roi, et achevée dix
ans plus tard par des constructions nouvelles que fît exécuter le
-comte de Lauraguais. Ainsi, nous devons à la ténacité de Vol-
taire et à son initiative la suppression d'un abus qui nuisait
singulièrement aux progrès de la poésie dramatique.
La représentation de Sémiramis ne se passa d'ailleurs pas
sans orages. Crébillon était l'auteur d'une tragédie de même
nom (1711). Les partisans du vieux poète formèrent une cabale
pour faire tomber la pièce de son jeune rival : ils acquirent en
cette journée le surnom de « soldats de Corbulon ». Mais Vol-
taire opposa cabale à cabale, et la sienne obtint une victoire
fort disputée. Voltaire, qui ne voyait dans Crébillon qu'un écri-
vain « gothique et barbare », résolut d'ensevelir cette renommée
usurpée, en refaisant une à une toutes les tragédies de son
rival, et d'abord son Catilina, qu'il avait lui-même qualifié de
divin en écrivant à l'auteur.
Pendant qu'il défendait à Paris Sémiramis, M"* du Chàtelet,
alors à Plombières, et à bout de constance, lui donnait un
successeur dans la personne de Saint-Lami)ert, jeune officier
poète qu'elle avait rencontré à la cour de Lorraine. Voltaire se
fâcha d'abord, voulut se séparer. Mais la dame lui expliqua les
choses si franchement et par de si bonnes raisons, qu'il se
118 VOLTAIRE
radoucit vite, demanda pardon à son heureux rival, et s'arrangea
d'un ménag-e à trois. Il recommanda même les poésies de Saint-
Lambert à Frédéric II, et il écrivit des vers où il associait de la
façon la plus galante les noms des deux nouveaux amants.
Mais à la suite de sa liaison avec Saint-Lambert, M™® du
Châtelet était devenue enceinte. Le bon roi Stanislas lui céda,
au château de Lunéville, l'ancien appartement de la reine, pour
y faire ses couches plus à l'aise. C'est là qu'elle fut surprise le
4 septembre 1749, tandis qu'elle travaillait à un grand ouvrage
qu'elle avait hâte d'achever, sur les Principes mathématiques de
la philosophie naturelle. Voltaire annonça gaiement sa délivrance
à tous ses amis. Peu de jours après, elle était morte, par les
suites d'une imprudence (10 septembre 1749). Le désespoir de
Voltaire fut d'abord aussi grand que s'il n'avait pas eu à se
plaindre d'elle. « Souffrez, écrit-il à M""" du Deffand, que j'aie
la consolation de pleurer à vos pieds une femme qui, avec ses
faiblesses, avait une âme respectable. » Mais il avait sur le
métier son Catilina, et son naturel n'était pas fait pour suc-
comber au chagrin. M*"' du Châtelet ne fut pas longtemps
pleurée : les femmes ne l'aimaient guère, et personne, en
France, ne s'aperçut qu'on eût perdu « un très grand homme ».
IV. — Voltaire et Frédéric IL
Voltaire à, Potsdam. — La mort de M"" du Châtelet
devait livrer la personne de Voltaire a un créancier opiniâtre,
qui la réclamait depuis longtemps. Frédéric II paraissait autorisé
par le philosophe lui-même à le considérer comme sa propriété,
après les protestations de tendresse que celui-ci lui avait tant
de fois prodiguées.
, Voltaire s'était cependant installé à Paris, comme s'il ne son-
geait nullement à quitter cette ville. Préoccupé d'effacer la
gloire de Crébillon, après avoir ébauché en huit jours un nou-
veau Catilina ou Rome sauvée, il se mit à composer un Oreste^
pour l'opposer à YÉlectre de son rival. Oreste n'obtint pas
un succès éclatant à la première représentation (12 janvier 1750).
ET FRÉDÉRIC II H!»
L'auteur ne s'épargna pas pour faire réussir sa tragédie. Non
content des applaudissements qui partaient de la salle, il se leva
dans sa loge, et cria au parterre : « Courage, braves Athéniens,
c'est du Sophocle! » 11 se démena même si bien qu'il fit scan-
dale, et fut obligé de s'esquiver de la salle. Il mit sa pièce
sous le patronage de la duchesse du Maine, qu'il conjura de
défendre, avec cet ouvrage, la véritable simplicité dont les
Athéniens avaient donné le modèle. Se faisait-il lui-même assez
illusion pour croire ce qu'il disait? Du moins il attaquait fort
bien les intrigues romanesques de Crébillon et des autres tragi-
ques français. Il donnait aussi d'excellents conseils sur la
déclamation à M"* Clairon, qu'il appelait la « divine Electre ».
Mais il était en général fort mal satisfait du personnel de la
Comédie-Française, et cherchait toujours aie remplacer par des
actfeurs de sa façon. C'est ainsi qu'il fit jouer chez lui, par ses
amis, Mahomet et Rome sauvée. Dans cette dernière pièce, il
crut avoir vengé la mémoire de Cicéron, outrageusement défi-
gurée dans le Catilina de Crébillon.
Frédéric II, las des retards que Voltaire apportait à l'accom-
plissement de ses désirs, voulut sans doute le piquer, en appe-
lant près de lui le jeune d'Arnaud, qui lui avait été déjà recom-
mandé par Voltaire lui-même. Le roi se donna le malin plaisir
d'adresser à ce jeune poète une épître où il le louait sans mesure
aux dépens de l'auteur de Zaïre et de Mahomet. Cette pièce fut
colportée, et mit Voltaire en fureur. Il se résolut aussitôt à
partir pour Berlin. Il demanda, dit-il, « au plus grand roi du
Midi la permission d'aller se mettre aux pieds du plus grand roi
du Nord ». Louis XV, avec sécheresse, lui répondit « qu'il pou-
vait partir quand il voudrait », et lui tourna le dos. M"* de
Pompadour le chargea de ses humbles compliments pour le roi
de Prusse. Le 18 juin 1730, il partait pour le royaume de Fré-
déric II, et le 10 juillet il était à Potsdam.
Qu'allait-il faire en Prusse? Il ne le savait pas bien lui-
même. Il ne voulait pas sans doute échanger la servitude de la
cour de France pour celle d'une cour étrangère. Mais il se
promettait de ne s'attacher qu'autant qu'il lui plairait. Frédéric
ne s'expliquait pas clairement sur ses desseins. Il promettait la
plus grande liberté, sans autre office que de corriger ses ver? ;
120 VOLTAIRE
et il donnait une pension annuelle de 20 000 livres, le cordon
de l'ordre du roi, et la clef de chambellan. Voltaire avait su
bien faire ses conditions.
Néanmoins, quand il quitta ses amis, son cœur se serra, et
ceux-ci lui remontraient son imprudence. Mais quoi? Ne trou-
verait-il pas, auprès du roi philosophe, l'amitié la plus déli-
cieuse et la liberté de donner cours à toutes ses hardiesses de
parole ou de plume? Il aurait bien voulu encore emmener sa
nièce M'"" Denis et lui faire assurer une bonne pension. Mais
Frédéric répondit qu'il « ne demandait pas M'"" Denis ».
La manière dont il fut reçu en Prusse dissipa d'abord toutes
ses inquiétudes, et le remplit même d'enthousiasme. Il fut
accueilli par des fêtes, et nous savons si ce philosophe était
insensible aux plaisirs et à l'éclat extérieur.
« Cent cinquante mille soldats victorieux, point de procu-
reurs, opéra, comédie, philosophie, un héros philosophe et
poète, grandeur et grâces, grenadiers et muses, trompettes et
violons, repas de Platon, société et liberté! qui le croirait? tout
cela est pourtant très vrai'... »
Une des choses qui le frappèrent le plus vivement fut un
carrousel, « digne en tout de celui de Louis XIV ». Cette magni-
ficence l'émeut plus qu'on ne le supposerait. « Qui aurait dit, il
y a vingt ans, que Berlin deviendrait l'asile des arts, de la
magnificence et du goût*? »
Mais ce qui le charme le plus, ce sont ces « banquets de
Platon », où l'on peut dire tout ce qu'on veut, même quelque-
fois, paraît-il, des choses sérieuses. Entouré de gens d'un
esprit vif et hardi, la plupart Français, dont il avait voulu se
faire un cercle d'amis, Frédéric, digne de présider à ce cénacle,
encourageait la gaieté et stimulait l'incrédulité. Malheureuse-
ment une société de gens de lettres ne vit pas longtemps sans
querelles, surtout quand ils en viennent à exercer leur esprit
aux dépens les uns des autres. Si quelqu'un pouvait égaler
Voltaire en malice, c'était Frédéric. L'esprit dut pétiller dans
ce cercle, mais l'amitié n'y pouvait pas durer longtemps. Le
roi ne ménageait pas toujours ses convives, et le poète sentait
1. Lettre à d'Argenlal, 24 juillet IISO.
,2. Lettre au marquis de Thibouville, 1" août.
ET FREDERIC II 4 21
qu'il n'est pas prudent d'avoir plus d'esprit qu'un adversaire
« qui commande à cent cinquante mille hommes ». Pendant les
premiers temps, et durant la lune de miel de leur union, Vol-
taire ne le trouva qu'aimable. Mais cela devait infailliblement
se brouiller.
Frédéric logea tout d'abord Voltaire dans son palais, où il
lui assigna l'appartement du maréchal de Saxe. « On avait
voulu, dit celui-ci, mettre l'historien dans la chambre du héros. »
Les commodités, pour le commerce entre les deux amis, étaient
extrêmes. Voltaire n'avait qu'à passer de son appartement dans
celui du roi, et Frédéric avait banni de chez lui tous les offices
et tous les usages de cour. Le poète avait à lui tout son temps,
hormis les moments employés à redresser les fautes de versifi-
cation ou de langue française que le prince ne pouvait guère
éviter dans ses vers improvisés au milieu de tant d'affaires.
Son cœur et son esprit débordaient de joie. Il avait en Prusse
ce que ni lui ni personne n'aurait jamais pu trouver en France.
Mais tout bonheur est exposé à se gâter. Les caractères ne se
trouvent pas toujours compatibles autant qu'on l'avait cru
il 'abord. Frédéric voulait qu'on le traitât en homme, mais il se
retrouvait bien vite roi. Voltaire lui disait Votre Humanité, au
lieu de Votre Majesté-, mais en jouant avec lui étourdiment, il
dut sentir quelquefois la grilîe du lion. Lui-même, Voltaire était
doué de l'esprit le plus gracieux du monde; mais il ne suppor-
tait aucune résistance à ses désirs, et voulait toujours demeurer
le maître, ainsi que Frédéric. Il était impossible que ces deux
caractères ne se heurtassent pas un jour ou l'autre.
Les gens d'esprit rassemblés autour de la table du roi avaient
^ussi leurs prétentions et leurs jalousies. La faveur éclatante
que le roi témoignait, justement d'ailleurs, au dernier arrivé, ne
pouvait manquer de piquer quelques-uns des anciens. Mauper-
tuis, comme président de l'Académie de Berlin, se donnait
certains airs d'importance, et passait pour quelque peu despote.
Dans ce cercle, il y avait peu de sages, quoique tous fissent pro-
fession d'être philosophes. Le plus fou de tous était La Mettrie,
matérialiste affecté, qui réjouissait la société par ses bouffon-
neries d'une impiété extravagante. « Ses idées, écrit Voltaire',
1. A M"* Denis, 6 novembre 1750.
122 VOLTAIRE
sont un feu d'artifice toujours en fusées volantes. Ce fracas
amuse un demi-quart d'heure, et fatigue mortellement à la
longue. » L'émulation d'esprit brouilla Voltaire avec Mauper-
tuis, et les bavardages de La Mettrie le brouillèrent avec le roi
lui-même. Mais il n'était guère possible qu'il n'arrivât pas
quelque chose de ce genre.
Frédéric adressa au roi de France une demande en forme
pour garder Voltaire. Louis répondit qu'il « en était fort aise »,
et dit à ses courtisans que « c'était un fou de plus à la cour du
roi de Prusse et un fou de moins à la sienne ». Voltaire fut très
piqué d'avoir été cédé si facilement. C'est alors qu'il contracta
ce qu'il appelle plaisamment son mariage avec le roi de Prusse :
« Je n'ai pas pu m'empêcher de dire oui. Il fallait bien finir par
ce mariage, après des coquetteries de tant d'années. Le cœur
m'a palpité à l'autel*. » Dans une longue lettre au duc de
Richelieu, il essaie de prouver qu'il avait été trop malheureux
dans sa patrie \ Mais sera-t-il heureux dans sa nouvelle union?
Il n'en sait rien. Il se croit sûr au moins du caractère du roi de
Prusse. Mais il ne se défie pas assez du sien.
Il jouit d'abord d'une importance et d'un crédit dont il était
très flatté. Mais comme il ne pouvait jamais s'en tenir à ce
qu'il avait, il voulut s'enrichir par un coup de bourse et se mit
en relation avec un banquier juif, nommé Abraham Hirsch (ou
Hirschell), qui dut acheter pour lui des titres dépréciés, afin de
se les faire rembourser au pair. L'opération sur ces titres était
interdite. Voltaire brava les défenses, mais ne put réaliser son
opération : le Juif lui fit défaut. Un procès survint entre eux.
Ils s'accusèrent mutuellement de friponnerie. Voltaire traduisit
son adversaire en justice; et il ne paraît pas que les juges aient
jamais vu bien clair dans cette affaire très embrouillée. Le juif
fut condamné aux frais du procès, mais Voltaire ne fut loué de
personne et resta compromis dans une affaire assez louche, qui
excita un moment contre lui l'indignation du Roi.
Voltaire commençait peut-être à sentir que, pour un homme
de son caractère, la paix n'était pas plus assurée en Prusse
qu'en France. Une confidence d'un fou le mit dans une agitation
1. Lettre à M"" Denis, 13 octobre 1750.
2. Lettre à Richelieu, août 1750.
ET PREDEIUC II 123
nouvelle. La Metlrio qui, à titre de bouffon, jouissait de la
familiarité du roi, rapporta au philosophe que, dans un entre-
tien avec ce prince sur Voltaire lui-môme, il avait entendu de
sa bouche cette parole : « J'aurai besoin de lui encore un an au
plus ; on presse l'orang^e et on en jette l'écorce. » Ce mot fit sur
Voltaire l'effet d'un coup de foudre ; il se le fit répéter plusieurs
fois. Quoi? c'était là toute l'amitié de ce prince qu'il adorait? Et
son Marc-Aurèle n'était, comme un homme ordinaire, qu'un
trompeur? Il ne s'en était jamais douté : quelle naïveté de la
part d'un si grand sceptique! Dans son bouleversement, il com-
muniqua son chagrin à sa nièce, qui lui envoya le conseil de
partir de Berlin au plus vite. Mais il était retenu ' par deux édi-
tions en train, l'une de ses Œuvres, que le libraire Welther
publia à Dresde en 1732; l'autre, de son Siècle de Louis XiV,
qu'il faisait imprimer à Berlin, ne croyant pas qu'on souffrirait
en France une histoire « vraie » du plus grand roi de la
France*. Il était toujours inquiet au sujet de sa Pucelle, qu'il
n'avait pu refuser aux instances du prince Henri, et qui par suite
courait le monde. Il pensait, comme beaucoup de personnes, que
cet ouvrage ne s'accordait guère avec « ses cheveux gris et son
Siècle de Louis XIV j>. Il se croyait donc obligé de rester encore
quelques mois où il était.
Cependant la société des amis du roi de Prusse s'éclaircissait
à vue d'oeil. La Mettrie disparut le premier, victime de sa glou-
tonnerie et de ses bravades en médecine. Voltaire ne le regretta
pas; mais il fut (qui l'aurait cru?) un peu choqué de l'éloge
public que le roi fit de ce matérialiste déclaré, qui, en mourant
d'indigestion, demanda qu'on l'enterrât dans le jardin do la
maison où il se trouvait à ce moment. Frédéric, se plaisant à
braver l'opinion publique, composa lui-même l'oraison funèbre
de son bouffon, et la fit lire à son académie par son secrétaire,
Darget. « Tous ceux qui sont attachés à ce maître, dit Voltaire,
en gémissent. 11 semble que la folie de La Mettrie soit une
maladie épidémique qui se soit communiquée '. »
Un autre Français, le chevalier de Chazot, insulté publiquement
1. LeUre à M"* Denis, 2 septembre i751.
2. Lettre au maréchal de Richelieu, 31 août 1751.
3. Lettre au maréchal de Richelieu, 27 janvier l~'62.
124 VOLTAIRE
par Frédéric, fit le malade pour obtenir la permission d'aller à
Paris, et ne revint plus. Voltaire songeait à se dérober de la même
façon. Tout en cachant au roi sa pensée, il comptait les vides
qui se faisaient autour de lui. Lord Tyrconnel, chez qui La Mettrie
était mort, ne lui survécut pas longtemps. Le comte de Rotheni-
bourg, intime confident de Frédéric, et redouté de ses amis,
mourut à son tour. Le secrétaire du roi, Darget, dont Voltaire
avait souvent employé les bons offices auprès de ce Marc-Aurcle
qu'il commençait à craindre, s'évada sous prétexte de maladie,
s'en alla à Paris, et ne reparut pas.
Résolu à se libérer, Voltaire évita d'autant moins les que-
relles. Il n'en était plus aux caresses avec Maupertuis, dont il
avait déclaré « les ressorts peu liants », et dont il prétendait
n'avoir pu « apprivoiser la férocité » . Le président de l'Académie
de Berlin se donna un soir le tort de montrer plus d'esprit que
lui, et d'en laisser paraître sa joie. Voltaire trouva l'occasion de
sa vengeance dans une querelle académique. Maupertuis avait
fait entrer à l'Académie Kœnig, qu'il avait autrefois donné pour
répétiteur de physique à M""^ du Chàtelet. Mais Kœnig publia
une prétendue lettre inédite de Leibniz, qui, si elle était authen-
tique, enlevait à Maupertuis la gloire de la découverte de son
fameux principe de « la moindre quantité d'action ». Le prési-
<:lent déféra Kœnig au jugement de son Académie, qui déclara
la lettre de Leibniz falsifiée. La sentence parut trop précipitée,
et la procédure incorrecte. Au milieu de la guerre d'écrits
auxquels celte affaire donna lieu dans le monde savant, Voltaire
€rut devoir prendre parti pour Kœnig contre le président, Mais
un redoutable antagoniste se mêla alors au débat : ce n'était
pas moins que le roi de Prusse, qui lança lui-même dans le
monde un factum, sous le titre de Réponse d'un académicien de
Berlin, non signé, mais revêtu des armes du roi. Voltaire s'y
trouva fort maltraité. Puisque le monarque se mêlait de faire la
guerre littéraire, l'homme de lettres ne se crut pas obligé au
silence. Mais ce fut le président de l'Académie qui paya pour
son trop puissant défenseur. La fameuse Diatribe du docteur
Aka/da, médecin du pape, chef-d'œuvre sans égal de malice et de
gaieté, a rendu pour toujours Maupertuis ridicule, à bon droit
ou à tort.
ET FREDEIIIC II 12»
Voltaire n'ignorait pas qu'en poursuivant le président et
l'Académie, il bravait et offensait directement le roi. Celui-ci
interdit en effet l'impression de la satire à" A /mkia. Mais Voltaire
espéra le jouer au moyen d'un de ses tours d'adresse; et Fré-
déric vit avec indig-nation l'ouvrage paraître à Berlin, malgré
ses défenses. Alors il eut recours à un genre de châtiment qui,
n'étant pas en usage dans ses Etats, parut d'autant plus infa-
mant. Tous les exemplaires qu'on put saisir furent brûlés
publi^|uement, par la main du bourreau, sous les yeux de l'au-
teur. Celui-ci, à son tour, s'indigna de cet affront, comme s'il
n'avait point eu de torts. Il ne croyait jamais en avoir aucun.
Le poète offensé alla voir le roi et, « pour ses étrennes »
(!"" janvier 1753), lui remit sa clef de chambellan, son cordon
de l'ordre, et sa renonciation aux trimestres arriérés de sa
pension. Sur l'enveloppe du paquet qui contenait ces « brimbo-
rions », il avait écrit ces vers :
Je les reçus avec tendresse,
Je vous les rends avec douleur;
C'est ainsi qu'un amant, dans son extrême ardeur,
Rend le portrait de sa maîtresse.
A cette brouillerie d'amoureux il ne manquait qu'un raccom-
modement. Frédéric en fit les frais. Il renvoya à Voltaire les
insignes de ses dignités de cour, l'invita à souper, et promit
qu'il « réparerait tout ». Il ne pouvait évidemment se passer
de ce brillant esprit, et de plus il commençait à le craindre; car
une telle plume faisait l'opinion dans l'Europe, et les cent cin-
quante mille soldats de Frédéric ne pouvaient prévenir ses
blessures.
Voltaire, de son côté, fit quelque chose. Il protesta publique-
ment qu'il « n'avait jamais fait de libelle diffamatoire contre
M. de Maupertuis ». Mais il se crut ou feignit de se croire en
danger, et alla se mettre sous la protection de l'envoyé de
France. D'autre part, il se fit dire par un médecin que sa santé
exigeait les eaux de Plombières, et demanda congé au roi sous-
ce prétexte. Frédéric lui répondit par une lettre assez rude, où
il montrait clairement qu'il n'était pas dupe. Le 26 mars 17 o3,
le roi étant à la parade, on lui dit que M. de Voltaire venait
recevoir ses ordres. Le monarque dit seulement au poète :
h
126 VOLTAIRE
« Vous voulez donc absolument partir? » Sur sa réponse affir-
mative, accompagnée d'excuses, « Monsieur, je vous souhaite
un bon voyage », lui dit Frédéric.
C'était un congé à peu près semblable à celui qu'il avait reçu
de Louis XV, trois ans auparavant. Il ne se le fit pas répéter,
craignant sans doute un revirement, sur lequel il se faisait
encore illusion. C'est ainsi que le Salomon du Nord et l'Apollon
de la France se séparèrent sans se dire au revoir.
Retour en France. Projets d'établissement. — Vol-
taire se hâta de quitter les terres du roi de Prusse. Il ne s'arrêta
qu'à Leipzig. De là, il lança un complément de la diatribe
à'Akakia. Maupertuis en fut tellement exaspéré qu'il répondit à
l'auteur par des menaces qui le rendirent encore plus ridicule,
s'il était possible ; car le poète ne manqua pas de les publier et
de se mettre avec ostentation sous la protection du magistrat de
Leipzig. Il n'osa même pas passer chez son adoratrice la mar-
grave Wilhelmine, craignant avec raison qu'elle n'eût des com-
missions de son frère. On voulait, en effet, lui faire restituer le
volume des poésies du roi, dont Voltaire n'avait garde de se
dessaisir. Il a fait l'innocent à cet égard, mais l'opiniâtreté qu'il
a mise à garder ce gage prouve bien qu'il comptait s'en servir
pour rendre ridicule et peut-être odieux aux yeux de toute
l'Europe son ancien disciple. Il en faisait en effet des gorges
chaudes à toute occasion.
De Leipzig, il se rendit à Gotha, oîi il fut invité par le duc et
la duchesse à prendre domicile au château (18 avril 1753). Il y
demeura trente-trois jours, charmé des adorations qu'il y rece-
vait, et lisant sa Pucelle en nombreuse compagnie. Il dédia à
X la duchesse son poème de la Loi naturelle, offert d'abord à
Frédéric, et s'engagea à écrire pour la même princesse un abrégé
de l'histoire de l'empire d'Allemagne, qui fut en effet publié sous
le titre à' Annales de V empire.
En s'acheminant vers Strasbourg, il passa par Cassel, oîi il
fut très bien reçu par le landgrave et sa famille. Mais il reçut
des nouvelles qui l'inquiétèrent. Pollnitz, confident du roi de
Prusse, l'y avait devancé : Voltaire comprit que ce prince
envoyait à ses trousses. A peine était-il arrivé à Francfort
(31 mai 1753), qu'il se vit arrêté au Lion d'or par un sieur
ET FREDERIC II 127
Freytag:, agent du roi de Prusse dans cette ville. Ce personnage
lui réclamait divers objets appartenant au roi, et tout particu-
lièrement le volume des poésies. On a beaucoup ri et Ton rira
longtemps de V Œuvre de poeshie « du roi son maître », que ce
grossier personnage redemandait furieusement avec sa pronon-
ciation tudesque. Voltaire a merveilleusement raconté cet épi-
sode burlesque, mais non sans variations, ni probablement sans
invention. Toujours est-il que, pendant cinq semaines. Voltaire
fut retenu captif par un brutal, ainsi que sa nièce et son secré-
taire, par une odieuse violation du droit des gens; qu'il fut
rudoyé par des soldats, peut-être pillé et détroussé, sans que les
magistrats de Francfort osassent le défendre contre la justice du
roi de Prusse. Celui-ci ne voulut jamais désavouer son agent,
ni faire aucune réparation à sa victime. Voltaire a pris le ciel
et la terre à témoin de l'injure qu'il avait subie. Mais nous savons
aussi pourquoi il voulait garder les poésies du roi, et Frédéric
avait quelque raison de se défier de ses artifices. Voltaire affecta
toujours d'être surtout blessé des offenses faites à sa nièce; mais
il a tant parlé là-dessus qu'on se défie un peu de son génie
inventif; et Frédéric n'avait peut-être pas tort de rire de ses
plaintes éternelles au sujet de M"" Denis. Songeons à l'étrange
caractère de ce philosophe et de ce prince, qui se ressemblaient
tant pour la malice : il n'est pas impossible que tous deux se
soient divertis à se faire une guerre de niches. Au reste, ils étaient
si bien faits l'un pour l'autre, qu'après une longue bouderie, leur
penchant mutuel l'emporta sur les rancunes, et que, sans oublier
tout à fait leurs ressentiments, ils renouèrent ensemble la cor-
respondance, comme de vieux amis. Il n'y a que le xvm" siècle
qui ait pu mettre en vis-à-vis deux pareils personnages : ce sont
deux figures de la même famille : en les plaçant en pendants,
on a l'expression la plus complète de la malice humaine, avec
une nuance particulière de brutalité chez le prince et de finesse
chez le poète.
En dépit du zèle sauvage des agents du roi de Prusse, Voltaire
put enfin quitter Francfort le 7 juillet 1753. Le soir même, il
arriva à Mayence, où il retrouva l'accueil enthousiaste auquel
l'avaient accoutumé les villes capitales de l'Allemagne. De là
il se rendit à Mannheim, où l'électeur palatin, Charles-Théodore,
12» VOLTAIRE
Tattendait. La réception qui lui fut faite au château de Scliwet-
zingen compte parmi les plus brillantes dont il ait joui dans sa
vie. Enfin, le 16 août, il arrivait à Strasbourg, et se revoyait
en France. .1 ^/
V. — Voltaire en Alsace, en Suisse et à Ferney.
Il y trouva un secours précieux pour rédiger ses Annales
de CEmpire, auprès du savant professeur Scliœpflin, historien
de l'Alsace. Il travaillait en même temps à sa tragédie de VOr-
phelin de la Chine. A propos de cette pièce, il écrivait à d'Ar-
gental ' : « Tout mourant que je suis, je me suis mis à des-
siner le plan d'une pièce nouvelle, toute pleine d'amour. J'en
suis honteux ; c'est la rêverie d'un vieux fou. » Mais il se
trompait : l'intérêt de YOrphelin n'est pas du tout dans une
intrigue d'amour : il réside dans des sentiments plus élevés,
ceux de deux époux qui sacrifient leurs personnes et jusqu'à
leur enfant au salut d'une dynastie et à l'avenir d'un empire.
C'est un des sujets les plus tragiques qu'il ait jamais traités r
on s'étonne qu'il ne le sente pas ou ne veuille pas le dire^
ISOrphelin de la Chine fut joué à Paris, avec un grand succès,
le 20 août 1755. M"" Clairon s'y surpassa.
Voltaire était rentré en France, mais il n'osait reparaître à
Paris, oii ses ennemis étaient nombreux, et la cour peu favo-
rable. Il cherchait un établissement convenable à son plaisir et
à sa sûreté. L'Alsace l'attira d'abord ; puis il songea à la Suisse;
il arriva à Genève le 11 décembre 1754, jour de la commé-
moration de YEscalade. Il était attendu : car les portes res-
tèrent ouvertes pour le recevoir au delà de l'heure régulière
de la clôture. Il dut cette marque de courtoisie au conseiller
d'État Tronchin; et tout de suite on le voit souper, avec
M"" Denis, chez le médecin Tronchin, cousin du conseiller. H
alla le lendemain prendre son domicile au château de Prangins,
que l'hospitalité du propriétaire avait mis à sa disposition.
Voltaire trouva qu'il y était trop solitaire, avec sa nièce et son
1. 19 août 1753.
EN ALSACB, EN SUISSE ET A FERNEY 129
secrétaire. « Je cherche, écrit-il à M. de Brenles *, des philo-
sophes plutôt que la vue du lac de Lausanne, et je préfère votre
société à toutes vos grosses truites. » Il avait hâte de se trouver
chez lui, de pouvoir bâtir, planter, aménager tout à sa con-
venance. Pendant quelques semaines, on débat encore des
propositions. Enfin, il se décide pour Monrion, entre la ville
de Lausanne et le lac. Mais cette habitation ne sera bonne
que pour l'hiver. Pour l'été, il lui faut la belle propriété
de. Saint-Jean, aux portes de Genève. Il y a là de magnifiques
jardins : quand il y sera établi, il nommera ce domaine les
Délices.
L'acquisition de Saint-Jean ne se passa pas sans quelques
difficultés. La cité de Calvin soulTrirait-elle qu un papiste tel que
Voltaire, comme il dit, s'établît à demeure sur son territoire?
Tout fut arrangé par l'entremise du conseiller Tronchin, cousin
du célèbre Théodore Tronchin, qui allait devenir le médecin et
l'ami de Voltaire. L'achat des Délices fut conclu le 1 1 février 1755. \
L'année suivante, Voltaire se défit de « son ermitage » de Mon-
rion, pour acheter une maison (Monrepos) près de Lausanne.
C'est là qu'il écrivit son Epilre au lac de Genève. Enfin au mois
de novembre 1758, il achetait la terre de Fernex (ou Ferney), /
voisine de Genève, mais dans le pays de Gex, en France. II
résolut aussitôt de « s'y créer un chez-soi digne d'un roi et où
les rois ne Tiraient pas troubler ». Il y ajouta le comté de
Tournay, que le président de Brosses, du parlement de Dijon,
lui céda par bail emphytéotique, « comté à faire rire », dit Vol-
taire lui-même, mais dont il sut relever les droits, et dont il
fut bien aise de prendre le titre, pour signer « comte de Tour-
nay », même dans une lettre à Frédéric II, lequel se moqua
rudement de cette prétention à la noblesse. Ces railleries royales
le refroidirent un peu; mais il trouvait bon de faire croire à
son ancien ami qu'il ne pouvait passer pour un homme de rien,
étant décoré des titres de gentilhomme ordinairp du roi et de
comte. Désormais il jouera son rôle de seigneur en homme né j
pour l'être, et qui prend ses titres fort au sérieux ; qui aime /
la magnificence, qui pratique largement l'hospitalité, et (ce qui I
1. 14 décembre 1754.
Histoire de la langue. VI. »
130 VOLTAIRE
vaut beaucoup mieux encore) comble de bienfaits une popula-
tion rustique et pauvre, et répand autour de lui l'aisance et la
sécurité. Il ne tarit pas de louanges sur ses acquisitions : « Je
me suis fait un assez joli royaume dans une république '. »
Toujours préoccupé de fuir la persécution, il se compare à un
renard qui a plusieurs issues à son terrier. « J'ai quatre pattes
au lieu de deux; un pied à Lausanne, dans une très belle
maison d'hiver; un pied aux Délices, près de Genève, où la
bonne compagnie vient me voir : voilà pour les pieds de
devant. Ceux de derrière sont à Ferney et dans le comté de
Tournay *. »
Voltaire et les Genevois. — Voltaire était prudent, quand
il se ménageait ainsi plusieurs asiles. Car il se préparait à sou-
lever contre lui des inimitiés nouvelles. Il voulait à toute force
introduire le théâtre chez ses voisins les Genevois. Beaucoup
étaient complices de ce dessein. Mais la discipline de Calvin,
chancelante, mais non abolie, s'y opposait. Voltaire appela Le
Kain aux Délices, et fit jouer Zaïre devant presque tout le Con-
seil de Genève. « Je n'ai jamais vu verser plus de larmes, écrit-
il; jamais les calvinistes n'ont été aussi tendres. » Les pasteurs
se plaignirent. Voltaire s'obstina, fit jouer la comédie à Monrepos
par des amateurs, dressés par lui-même. La meilleure société
de Lausanne affluait chez lui. Voltaire triomphait. A ce moment
d'Alembert se fit son second dans cette campagne contre les
vieilles mœurs genevoises; il fit paraître l'article Genève dans
yEnciiclo2:)édie.
Voltaire et d'Alembert étaient intimement liés depuis le com-
mencement de cette grande entreprise. Le premier, sans diriger
l'œuvre en chef, n'avait cessé de l'encourager, et s'intéressait
passionnément au succès. Tout lui plaisait chez d'Alembert,
philosophe plus intrépide peut-être, et plus conséquent qu'il
n'était lui-même ; à la fois grand géomètre et très élégant écri-
vain. D'Alembert n'eut pas moins de malice que Voltaire, ni
moins d'adresse pour porter, sans s'exposer, des coups mortels
aux doctrines et aux partis ennemis. Voltaire a plus de feu et de
sraieté. D'Alembert blesse froidement, mais sûrement : si l'on
1. Lettre à d'Argental, 19 décenil)re 1758.
2. Lettre à Thiériot, 2i décembre 1758.
EN ALSACE, EN SUISSE ET A FERNEY 131
peut s'exprimer ainsi, le premier est plus ferrailleur, et le second
plus spadassin : l'un s'emporte, l'autre enfonce le fer à la place
choisie, et à la profondeur voulue. Aussi plaît-il moins que son
rival, et paraît-il plus méchant. Dans leur correspondance
intime, ils apparaissent comme deux associés qui complotent
entre eux de bons coups à faire : ils se comparent eux-mêmes
à deux héros de La Fontaine, Bertrand et Raton, « l'un singe
et l'autre chat » : et ils se délectent entre eux à soutenir ces
rôles (le premier signalant les coups à faire, et l'autre les exécu-
tant avec une gaieté qui ne s'épuise jamais), comme deux com-
pagnons et rivaux en espièglerie ; ce qui ne les empêche pas de
s'indigner en gens de bien persécutés, dès qu'on ne les favorise
pas. Leur confiance dans leurs opinions est telle qu'ils s'imagi-
nent que l'Etat leur devrait une profonde reconnaissance pour
l'œuvre qu'ils accomplissent : car ils ne balancent pas un moment
à croire qu'ils sont les ministres de la Raison, et que la parole
et toute liberté devraient être retranchées à quiconque s'élève
contre eux. Jamais théologiens n'ont été plus intolérants ni plus
arrogants dans leur orthodoxie.
Les Encyclopédistes avaient adopté entre eux, comme mot
d'ordre. Ecrasons V infâme; mais on a bien de la peine à dire
brièvement ce qu'ils appellent Y infâme : en somme, ce sont les
opinions de la plupart des hommes; et quelle que soit la supé-
riorité de leur esprit, il paraît un peu dur d'accorder que, hors
leur secte, tout le genre humain n'est qu'un amas de supersti-
tieux imbéciles et féroces. Voltaire prétend quelque part que le
mot d'infâme ne désigne que le jansénisme, mais c'est lorsqu'il
cherche à donner le change.
Voltaire et d'Alembert. — L'entente parfaite s'établit
entre d'Alembert et Voltaire aux Délices. C'est sans doute là
que les deux philosophes firent ensemble leur plan de cam-
pagne contre VInfâme, et, pour commencer, arrêtèrent le
dessein de l'article Genève, que d'Alembert devait insérer dans
le tome VII de V Encyclopédie, lequel parut à la fin de no-
vembre 1757.
Cet article célèbre offre deux points principaux. Le premier
est l'éloge des ministres protestants de Genève, le second a
pour objet de recommander l'établissement d'un théâtre perma-
132 VOLTAIRE
nent dans la cité. On ne peut douter que, sur ces deux points,
d'Alembert ne soit l'organe de Voltaire.
j Pour le premier point, il loue la tolérance des ministres
genevois, afin de l'opposer malicieusement à l'esprit contraire
qui règne dans les pays catholiques, notamment en France. Mais
l'explication qu'il en donne est à noter. La tolérance des minis-
tres a pour cause leur incrédulité en fait de dogmes. Ils ne per-
sécutent pas pour leurs croyances, parce qu'ils n'en ont presque
pas. En un mot, d'Alenibert les a trouvés à peu près sociniens
(il le dit en propres termes).
Sur le second point, il entreprend de prouver que la cité de
Calvin n'aurait rien à redouter pour ses mœurs de l'établisse-
ment d'un théâtre, attendu qu'il serait aisé au gouverne-
ment d'assujettir les comédiens à des règlements qui prévien-
draient tout désordre dans leur conduite. Après cela, l'auteur
n'a plus qu'à vanter les bienfaits des représentations drama-
tiques.
Voltaire et J.-J. Rousseau. — On sait la riposte élo-
quente et paradoxale que fit Jean-Jacques Rousseau à l'écrit
de d'Alembert. Rousseau n'aimait ni Voltaire ni d'Alembert,
et il en était haï et méprisé. Trois ans auparavant, il avait
adressé à Voltaire son discours sur V Origine de V inégalité. Vol-
taire avait répondu avec autant de grâce que de malice : « J'ai
reçu, monsieur, votre nouveau livre contre le genre humain...
On n'a jamais employé tant d'esprit à vouloir nous rendre
bêtes; il prend envie de marcher à quatre pattes, quand on lit
votre ouvrage. » Plus loin Voltaire l'invitait « à venir rétablir
sa santé dans l'air natal, jouir de la liberté, boire du lait de ses
vaches et brouter ses herbes ». Rousseau se garda bien de ren-
trer dans sa patrie, où un homme qu'il craignait, et qu'il n'aimait
point, voulait régner et régnait déjà.
Le premier ouvrage que publia Voltaire, dans ce séjour où il
se trouvait si heureux, fut le roman de Candide, écrit en grande
partie à Schwetzingen, chez l'électeur palatin (juillet 1758).
Cette merveille de bonne humeur désespérante formait avec les
poèmes de la Loi naturelle et du Désastre de Lisbonne une
trilogie dont le dessein n'était pas apparemment de rendre les
hommes contents de leur condition et du gouvernement de la
EN ALSACE, EN SUISSE ET A FERNEY 133
Providence, ni môme de leur inspirer du respect et du goût pour
leurs semblables. Jean-Jacques Rousseau se souvint alors que
Voltaire lui avait reproché d'avoir composé, dans son Discours
SU7' rinéf/alité, un livre « contre le genre humain ». Il écrivit'
à l'auteur des deux poèmes une lettre éloquente où il s'étonnait
du pessimisme de Voltaire :
« Rassasié de gloire, et désabusé des vaines grandeurs, vous
vivez libre au sein de l'abondance; bien sûr de votre immor-
talité, vous philosophez paisiblement sur la nature de l'àme;
et si le corps ou le cœur souffre, vous avez Tronchin pour
médecin et pour ami : vous ne trouvez pourtant que mal sur la
terre. »
Que dut penser Rousseau, lorsqu'il lut cet effrayant badinage
de Candide'*. Mais déjà Voltaire lui avait répondu assez aigre-
ment* : « Votre lettre est très belle; mais j'ai chez moi une de
mes nièces qui, depuis trois semaines, est dans un assez grand
danger : je suis garde-malade, et très malade moi-même. J'at-
tendrai que je me porte mieux, et que ma nièce soit guérie,
pour penser avec vous. »
Voltaire avait pris la précaution de publier ce chef-d'œuvre
de malice comme « traduit de l'allemand du D*" Ralph, mort à
Minden, l'an de grâce 1759 ». Tout en le répandant à profusion,
il affectait de ne le pas connaître. Mais tout le monde le lut, et
personne ne s'y trompa. Le 2 mars 4759, Candide fut dénoncé
au Conseil de Genève par la Vénérable compagnie, et aussitôt
il fut arrêté que le livre serait brûlé par la main du bourreau ^.
L'auteur se vengea de cette exécution en inondant la ville de
pamphlets irréligieux, mal déguisés sous des titres édifiants. Ce
fut bientôt entre lui et le gouvernement de Genève une petite
guerre de tous les jours.
Voltaire avait dit ironiquement qu'il ne voulait plus faire de
tragédies, « après ce que le grand Jean-Jacques avait écrit sur
les spectacles » ; mais, enchanté de la réforme accomplie à la
Comédie Française par le comte de Lauraguais (23 avril 1759),
1. 18 août 1"56.
2. 12 septembre 1756.
3. La Vie intime de Voltaire, elc. (1154-1778), p>ar Lucien Parez et Gaston Mau-
gras, p. 244 (Caïman n Lévy, 1885).
134 VOLTAIRE
il conçut le projet d'une tragédie qui devait, dans sa pensée,
renouveler les émotions de Zaïre, et offrir aux spectateurs la
surprise d'un tableau des temps de la chevalerie*. Cette pièce
s'appelait Tancrède : l'auteur, charmé tout le premier de ce
qu'elle renfermait de nouveauté, la dédia à la marquise de Pom-
padour, en lui faisant modestement sentir l'heureuse révolution
dont cet ouvrage était le commencement *.
Il terminait sa tragédie, lorsqu'il reçut aux Délices la visite
de Marmontel, le plus fervent de ses admirateurs. Il lui fît
entendre Tancrède, et il jouit du plaisir de le voir pleurer. Mais
c'était une satisfaction que ses amis ne lui refusaient jamais,
surtout M™* Denis, qui avait toujours des larmes prêtes pour les
tragédies de son oncle. Marmontel garda pour la postérité^ ses
remarques sur la « décadence du style de Voltaire » et sur les
vers « lâches et diffus » de sa tragédie. En revanche, il fut
émerveillé de la manière dont le poète lisait les vers badins :
car il le régala de quelques parties nouvelles de la Pucelle.
Pompignan et Fréron. — Si le poète tragique commen-
çait à vieillir, jamais sa verve, en prose et dans la polémique,
n'avait paru plus entraînante. Le Franc de Pompignan en fit,
en ce temps-là (1760), l'épreuve à ses dépens. Le malheureux
marquis avait eu la témérité de s'attaquer aux Encyclopé-
distes dans son Discours de réception à l'Académie française;
et, le lendemain, s'étant vanté avec jactance de l'accueil qu'il
avait reçu du roi en lui présentant ce discours, Voltaire s'em-
para de lui et fit de ce vaniteux personnage un jouet sur lequel
il exerça longtemps tout ce qu'il avait de plaisante et d'impi-
toyable malice. Il venait de se faire la main aux dépens des
rédacteurs du Journal de Trévoux , le jésuite Berthier et le
frère Garasse. Pompignan s'étant jeté si mal à propos dans le
jeu, le terrible justicier voulut faire un exemple pour apprendre
aux gens à ne point toucher à la secte sacro-sainte des philo-
sophes.
L'exécution commença par une brochure intitulée Les Quand.
1. « Tancrède a été fait, comme Zàire, en trois semaines », écrit-il au comte
d'Argental, 18 juin 1759.
2. Lettre au comte d'Argental, 23 JM^n 1739.
3. Voir ses Mémoires, 1. XIL
EN ALSACE, EN SUISSE ET A PERNEY 13o
C'était une sorte de persécution consistant en une série de
phrases malignes, dont chacune commençait par quand. Bientôt
tous les philosophes se mirent de la partie et, comme une
bande d'espiègles, s'acharnèrent après la victime en faisant
chacun leur série. Pompignan « passa par toutes les particules »,
comme un soldat fustigé passait par les baguettes de tout le
bataillon. Ce furent des s/, des mais, des pourquoi, etc., à
étourdir la victime la plus endurcie. Le pauvre marquis ne
savait plus où se cacher. Mais Voltaire ne le lâcha pas, et lui
associa môme son frère, l'évêque du Puy, que le directeur de
l'Académie avait malencontreusement uni avec lui dans l'éloge
du récipiendaire, appelant l'un Moïse et l'autre Aaron. Les
deux frères se virent, pendant plusieurs années, raillés, insultés,
déchirés dans une nuée d'écrits satiriques, et outrageusement
logés même dans des pièces qui n'étaient pas faites pour eux seuls.
Nous mentionnerons seulement la satire de la Vanité, le Pauvre
Diable (1758), le Russe à Paris (1760). Des notes ajoutées à ces
pièces aggravaient encore la méchanceté du texte, qui était
ordinairement d'une force merveilleuse. Voltaire ne se lassa
jamais de persécuter ces deux malheureux frères. Ses rancunes
étaient immortelles; elles poursuivirent Maupertuis au delà du
tombeau. Il prêchait la tolérance à autrui, mais jamais ne parut
songer à la pratiquer lui-même.
Entre les divers personnages qu'on a nommés « les ennemis
de Voltaire », mais qu'il serait peut-être plus juste d'appeler ses
victimes, celui qu'il poursuivit le plus àprement fut Fréron. Il
s'appliquait à le couvrir non seulement de ridicule, mais d'in-
famie, selon ses procédés habituels : car la calomnie ne lui
répugnait pas, et il se répétait même sans pudeur dans ses
accusations souvent gratuites *. La guerre entre les gens de
lettres prenait de jour en jour un caractère plus personnel et
plus odieux. Le théâtre môme commençait à imiter les allures
de l'ancienne comédie d'Athènes, et se donnait des libertés
arislophanesques.Le 2 mai 1760, Palissot fit représenter par les
comédiens français sa comédie des Philosophes, satire burlesque
et grossière, où quelques-uns des encyclopédistes étaient mis en
1. Voir ce qu'il écrit de Fréron dans le Pauvre Diable.
136 VOLTAIRE
scène nominativement, ou à peu près, et jouaient des rôles
ridicules ou honteux. Voltaire se montra assez clément envers
lui, soit parce qu'il le voyait ouvertement protégé par de grands
personnages et surtout par le duc de Choiseul; soit parce qu'il
était bien aise des plates bouffonneries dirigées contre l'objet
de sa haine, J.-J. Rousseau. Mais il profita de l'exemple; et le
26 juillet 1760, il faisait représenter une comédie intitulée
\ Écossaise, contre Fréron. Il avait eu soin de bien préparer le
public pour la représentation de cet ouvrage, qu'il donnait
comme traduit d'un auteur anglais, M. Hume. Il avait lancé
par avance une adresse à ijiessietirs les Parisiens, par Jérôme
Carré, prétendu traducteur de la pièce anglaise; en un mot, tout
Iç monde savait qui serait immolé à la haine publique sous le
pseudonyme de Wasp, traduction anglaise de Frelon, premier
nom qu'il avait donné au personnage.
La représentation de Y Ecossaise fut un jour de grande bataille
entre le parti des philosophes et celui des dévots. Cette soirée a
été racontée à deux points de vue opposés par Fréron lui-même,
dans son Année littéraire ', et par Voltaire, dans V Avertissement
qu'il fit imprimer en tête de Y Écossaise. Les philosophes demeu-
rèrent vainqueurs par leur savante organisation et par la force
des poumons. Fréron subit en personne les dernières insultes.
Voltaire put se flatter d'avoir écrasé son ennemi; mais il avait
dégradé la comédie.
Voltaire et Corneille. — Il était cependant capable d'être
tenté par une bonne action : car il avait le cœur naturellement
généreux. Tandis qu'il remaniait sa tragédie de Tancrède, repré-
sentée le 3 septembre 4760, il reçut un appel adressé à sa géné-
rosité par le poète Lebrun en faveur d'une jeune personne qui
portait le nom de Corneille ; son imagination en fit tout d'abord
la petite-fille de l'auteur du Cid, quoiqu'elle fût seulement
l'arrière-petite-fille d'un de ses oncles, et par conséquent sa
parente à un degré déjà éloigné. Mais Voltaire ne se gêne guère
pour plier les faits à sa fantaisie.
Quoi qu'il en soit, cette jeune fille, âgée d'environ seize ans,
portait un nom qui intéressa beaucoup de personnes à son sort :
i. 27 juillet 1760. — Voir Desnoiresterres, Voltaire aux Délices, p. 488; — et
Ch. Nisard, les Ennemis de Voltaire, p. 22C.
EN ALSACE, EN SUISSE ET A FERNEY 137
car son père n'était qu'un très chétif employé de la petite poste
de Paris. Fréron fut un des premiers qui se mirent en campagne
pour venir en aide à la parente du grand Corneille. Enfin Lebrun
s'avisa d'adresser à l'auteur de Tancrède une ode à laquelle
celui-ci répondit sans retard' : « Il convient assez qu'un vieux
soldat du grand Corneille tâche d'être utile à la petite-fille de
son général... »
Il fit venir chez lui, à Ferney (décembre 1760), cette héritière
d'un grand nom, et fit connaître au monde entier qu'il voulait
lui servir de père, tandis que M""* Denis lui tiendrait lieu de
mère. Les personnes sujettes à des scrupules religieux ne
pensèrent pas que l'éducation que pouvaient donner l'oncle
et la nièce fût la plus souhaitable pour une enfant qui sortait
du couvent, et Fréron se fit malicieusement l'écho de ces inquié-
tudes passablement fondées. Jamais les remarques du critique
ne mirent le poète dans une plus grande fureur. « Il est bien
honteux, écrit-il*, qu'on laisse aboyer ce chien. Il me semble
qu'en bonne police on devrait étouffer ceux qui sont attaqués
de la rage. » Il essaya d'intéresser, au nom de M"* Corneille,
toutes les puissances à châtier Fréron. Mais le ministère était
las de ses éternelles récriminations. Le lieutenant de police
lava la tète au journaliste, et ce fut tout. Voltaire eut recours à
sa redoutable plume, et il lança ses Anecdotes sur Fréron (1761),
recueil de toutes les infamies qu'il put ramasser contre lui, avec
l'aide du bon D'Alembert. Cependant il n'osa prendre la respon-
sabilité de cet abominable libelle, et l'attribua à La Harpe, jeune
auteur encore inconnu'.
Le 10 avril 1761, il écrivait au philosophe Duclos, secrétaire
perpétuel de l'Académie, au sujet d'une proposition qui avait été
faite de publier « un recueil de nos auteurs classiques, avec des
notes qui fixeront la langue et le goût... » : « Il me semble que
M"' Corneille aurait droit de me bouder, si je ne retenais pas le
grand Corneille pour ma part. » Personne ne lui disputa cette
part, et il se mit, avec sa promptitude ordinaire, à rédiger ce
fameux Commentaire sur Corneille^ qui fut regardé dans ce
1. " novembre 1760.
2. Lettre à M. Dumolard, 15 janvier 1"61.
3.- Desnoiresterres, Voltaire et J.-J. Rousseau, p. 37.
i38 VOLTAIRE
temps-là comme un grand monument, et qui ne paraît plus
aujourd'hui qu'une chaîne de galérien que le texte de Corneille
traîne à ses pieds, dans les éditions où l'on a eu le malheur de
le reproduire*.
Voltaire a-t-il écrit ce commentaire pour ou contre Corneille?
C'est ce qu'on se demande toujours. « Je traite, dit-il lui-même*,
Corneille tantôt comme un dieu, tantôt comme un cheval de
carrosse. » Nous aimons à croire qu'il n'a fait qu'obéir à son ins-
tinct de puriste, qui ne connaissait d'autre langue française que
la sienne, ni d'autre goût que le sien, et qui voulait imposer
l'un et l'autre aux étrangers d'abord, et ensuite à tous les Fran-
çais, s'imaginant très naïvement que, hors de Voltaire, il ne
peut y avoir de salut pour ceux qui écrivent, et que tout ce qui
est en dehors de sa mode est entaché de barbarie. C'est ce pré-
jugé qui a fait de lui, à l'égard de Corneille, un critique si into-
lérant qu'on ne peut plus le supporter.
Une édition magnifique des œuvres de Corneille, accompa-
gnées du célèbre Commentaire, édition à laquelle souscrivirent
plusieurs souverains, produisit une dot pour M"* Corneille. Son
père adoptif la maria très honorablement à un officier du nom
de Dupuits.
En relisant le théâtre de Corneille pour le commenter, le
poète fut ressaisi du démon tragique. Avec Tancrède^ il avait
remporté sa dernière victoire sur une scène publique ; mais il ne
le croyait pas ainsi; car sa muse était plus alerte que jamais. Il
écrivit un drame de Socrate, qui ne fut jamais joué : c'était
encore une satire personnelle, où ses ennemis Berthier, Chau-
meix et autres, étaient mis en scène sous leurs noms à peine
déguisés, comme dénonciateurs du philosophe athénien et com-
plices d'Anytus. Bientôt il mit sur pied une nouvelle tragédie
de Don Pèdre, qui ne fut pas jouée non plus, mais qui fournit
l'occasion d'une Ejjître dédicatoire à d'Alembert, où Fauteur
inséra l'éloge de chacun des académiciens qu'il voulait attacher
à son parti. Puis vint une Olympie, qu'il acheva en « six jours ».
1. « Je ne comprends môme pas que dans les éditions de Corneille on con-
damne le vieux poète à traîner à son pied, pour ainsi dire, le Commentaire de
Voltaire tout entier. » (Ern. Havel, Pensées de Pascal, Intr., p. xli, note.)
2. Lettre à d'Argental, 31 aug. 1761.
EN ALSACE, EN SUISSE ET A PERNEY 139
Il ne se préoccupait plus g-uère que de donner cours à ses pas-
sions, et d'écraser l'infâme ; à quoi d'Alembert l'aiguillonnait
sans relâche. Quant à l'intérôt de la poésie et de l'art, il s'éva-
nouissait dans cette préoccupation philosophique. Une tragédie
ou une comédie ne se présente plus à l'esprit de Voltaire
que comme une satire en action et en dialogues contre la foi
religieuse en général, qu'il a entrepris de rendre odieuse par
tous les moyens. Aussi écrit-il un ouvrage de ce genre aussi
rapidement qu'un pamphlet, et d'autant plus qu'il a toujours
des plans et des personnages tout prêts, et comme en provision.
Le principal personnage est toujours un grand prêtre d'une
religion quelconque, lequel est un monstre de fourberie et de
cruauté, sans autre caractère. Ce monstre est appuyé d'une
bande hurlante de prêtres qui sans cesse réclament du sang et
des supplices. Telle est l'idée que Voltaire s'applique à donner
de la religion; tel est l'usage auquel le théâtre lui paraît émi-
nemment propre : il y accommode toute sa poétique dramatique,
en recherchant de plus, pour frapper les sens, des effets de
spectacle nouveaux. Ainsi, dans Olympie, un bûcher allumé sur
la scène tient lieu de caractères et de poésie.
Voltaire et Galas. — Son bon destin le releva, en lui four-
nissant l'occasion d'accomplir une œuvre mémorable et glo-
rieuse, qui se trouva d'accord avec ses passions du moment :
car il s'agissait à la fois de défendre des innocents, de combattre
le fanatisme et de déconsidérer la justice des parlements. Un
drame affreux s'accomplit à Toulouse en 1761. Une honorable
famille protestante, exerçant le négoce, se vitaccuséedu meurtre
d'un fils, dont la mort ne pouvait paraître naturelle. Marc- Antoine
Calas, âgé de vingt-huit ans, fut trouvé mort chez ses parents
le soir du 13 octobre 1761. Selon toutes les apparences, il
s'était pendu. Mais l'opinion de la foule fut qu'il avait été étranglé
par ses parents, mus par le fanatisme religieux. Car on préten-
dait, dans le grossier public, que c'était une prescription imposée
à toutes les familles protestantes, de faire périr ceux de leurs
enfants qui voudraient passer au catholicisme. Le capitoul
David de Beaudrigues, sans enquête, sans réflexion, fit tout
d'abord emprisonner toute la famille de l'homme mort. L'affaire
parut claire comme le jour au zélé capitoul, inspiré par la mul-
140 VOLTAIRE
titude : toute la famille s'était réunie pour étrangler ce malheu-
reux jeune homme qui, au dire de quelqu'un, s'apprêtait à
embrasser la religion catholique. Le tribunal des capitouls n'en
demanda pas plus, et le 18 novembre un arrêt émané d'eux
décida que le père de famille, sa femme et son fils Pierre subi-
raient la torture. Le 9 mars 1762, le Parlement confirma, à
peu de chose près, la sentence des capitouls, et l'exécution eut
lieu en conséquence le 10 mars. Jean Calas, après avoir subi la
question ordinaire et extraordinaire, et tous les supplices usités
en pareil cas, expira sur la roue, sans avoir eu un moment de
faiblesse ni d'emportement, et en protestant toujours de son
innocence. Le fils fut condamné au bannissement à perpétuité,
les autres accusés furent mis hors de cour*.
Voltaire fut vite informé de ce qui s'était passé à Toulouse :
il avait des relations en tous lieux. Par la tournure de son esprit,
il crut d'abord au parricide de Jean Calas, et ne se refusa pas à
plaisanter sur ce « bon huguenot qui avait immolé son fils à
Dieu pour imiter le sacrifice d'Abraham ». Mais bientôt il entre-
vit l'affreuse vérité. Dès lors il ne songea plus qu'à la répara-
tion de cette iniquité monstrueuse, et se constitua résolument
l'avocat d'une famille innocente, contre ses juges, quels qu'ils
fussent. Il y voua toutes ses forces, tout son génie, toutes les
influences dont il disposait; et par une activité merveilleuse, qui
se soutint durant plus de trois ans, il réussit à vaincre des obs-
tacles qui paraissaient insurmontables, et à faire rendre jus-
tice à des opprimés. Si son zèle ne fut pas d'abord très pur,
étant inspiré surtout par ses haines, il est demeuré enfin au-
dessus de tous les éloges \
La lutte « contre l'infâme ». — Enhardi par cette vic-
toire qui lui fit justement honneur, Voltaire ne garda plus cette
réserve prudente sous laquelle il déguisait auparavant (assez mal)
ses malicieuses, intentions contre le christianisme. Il l'attaqua
i. Toute cette horrible affaire est parfaitement analysée par Desnoiresterres,
Voltaire et J.-J. Rousseau, p. 155-200, 397-425. — Athanase Coquerel fils, Jean
Calas et sa famille, Paris, 1858.
2. Une autre fois Voltaire, avec la plus honorable persévérance, s'attacha à
démontrer l'innocence d'un autre prolestant, Pierre Sirven, accusé faussement
du meurtre de sa fille Elisabeth. Pierre Sirven avait pu fuir et gagner Lau-
sanne. Grâce à Voltaire, qui prit en main sa cause, après neuf ans d'efforts
et de démarches, Sirven fut réhabilité (25 nov. 1771). Voir Sirven, par
Camille Rabaud; Paris, Fishbacher, 1891, in-12.
EN ALSACE, EN SUISSE ET A PERNEY 141
dorénavant en face, et ne dissimula plus rien. Nous sommes
arrivés au moment des luttes décisives entre les deux esprits qui
se disputent la société du xviii' siècle. L'autorité et les pouvoirs
qui la maintiennent sont depuis longtemps minés, ébranlés,
compromis de toutes façons. Les parlements, inspirés en général
de l'esprit janséniste, se discréditent eux-mômes par des affaires
telles que celle des Calas, et persécutent à la fois les philoso-
phes, les protestants et les jésuites. Les premiers vengent tout
le reste, et la complicité qu'ils trouvent dans certains membres
des parlements entraîne tout le corps à des actes qui le perdront.
Il ne restera enfin debout que les philosophes, à savoir les
ennemis plus ou moins déclarés de la religion.
C'est une question de savoir si le Parlement de Paris ne con-
tribua pas, sans y prendre garde, à la ruine de la royauté par ,
la dissolution de la Société de Jésus, décrétée le 6 août 1762. '
Voltaire feint de n'en être qu'à moitié content, 11 savait bien
qu'il y avait auparavant, pour les philosophes, des avantages à
tirer de la lutte constante des loups (jansénistes) et des renards
(jésuites), a Que me servirait, dit-il, d'être délivré des renards,
si on me livrait aux loups '? » Cependant il est certain qu'à
partir de cette victoire, remportée par leur influence, les philo-
sophes respirèrent.
Voltaire se hâta de mettre à profit les circonstances favorables
à ses desseins. Tandis que Jean-Jacques, dans \a. Profession de
foi du vicaire savoyard, tout en s'affranchissant de l'autorité
ecclésiastique, saluait encore l'Évangile et Jésus-Christ avec res-
pect et avec une sorte d'amour. Voltaire affecta d'estimer beau-
coup le vicaire savoyard -; mais il lui opposa le curé Meslier,
qui, en mourant, « a demandé pardon à Dieu d'avoir été chré-
tien ». Il répandit dans le public (janvier 1762) un Extrait des I
sentiments de Jean Meslier, expression de l'incrédulité la plus
dure, rédigée par Meslier, et corrigée (pour le style seulement)
par Voltaire. Il avait déjà publié, avant le Testament de Meslier,
Je Sermon des cinquante, dont il n'est, bien entendu, pas l'au-
teur '. « C'est apparemment le sermon de quelque jésuite, qui
{. Lettre à M. de la Chalotais, 2 novembre 1762.
2. Lettre au marquis d'Argence de Dirac, 23 avril 1763.
-l 3. Lettre de M"" de Fonlaioe, Il juin 1701.
.142 VOLTAIRE
n'aura eu que cinquante auditeurs... Si quelque fripon osait me
l'imputer, je demanderais justice au pape, tout net. Je n'entends
point raillerie sur cet article... et je ne souffrirai jamais que la
pureté de ma foi soit attaquée. »
Le Sermon des cinquante est une époque dans l'histoire des
j opinions humaines. C'est le manifeste ou l'évangile de la reli-
gion nouvelle, celle de Voltaire, qu'il appelle « religion natu-
i relie », quoiqu'elle consiste surtout dans la négation des reli-
gions positives. C'est comme si l'on appelait le zéro le nombre
« naturel ». Si l'on retranche de ce manifeste les reproches
d'hypocrisie contre les prêtres en général, et les accusations
violentes et arbitraires contre la foi et les mœurs des chrétiens,
que reste-t-il? L'affirmation d'un Dieu unique, dont on ne
définit point les attributs ; et l'éloge d'un culte « sage et simple,
tel qu'on nous dit qu'Abraham et Noé le professaient, tel que
tous les sages de l'antiquité l'ont professé, tel qu'il est reçu à la
Chine par tous les lettrés » . Si l'on acceptait une bonne fois ce
culte, « on offrirait à Dieu, en paix, les prémices de ses travaux
(toujours comme à la Chine) ; « il y aurait certainement plus de
probité sur la terre; Ions les hommes, se reconnaissant pour
frères, comme nés de ce père commun, seraientbons et justes ».
Car Dieu « étant bon et juste, doit récompenser les vertus et
punir les crimes ».
/ Voilà toute la religion de Voltaire : elle n'est pas mauvaise,
P/^ [ elle n'est que vide. Il est bien vrai que si tous les hommes adop-
taient d'un commun accord cette religion, ils ne se querelle-
raient plus pour des questions de dogmes. Mais est-on bien sûr
qu'ils ne s'entre-détruiraient plus pour la possession de la terre,
de ses fruits, de l'argent, pour des questions de puissance ou de
vanité, pour des rivalités d'amour, pour des dissentiments d'opi-
nions? Voltaire écrivait ces belles choses pendant que la guerre
de Sept Ans durait encore. Était-ce pour des questions de dogmes
que Frédéric II et ses adversaires inondaient l'Europe de sang?
Mais rien ne peut vaincre l'obstination de ce vieillard infatué.
Il faut que tous les maux dont le genre humain a souffert depuis
des siècles soient l'effet des controverses théologiques et de la
fureur de persécution éveillée par la foi chrétienne. C'est là son
dernier mot : ôtez de la terre la foi des chrétiens, et l'on ne
EN ALSACE, EN SUISSE ET A PERNEY 143
verra plus dans le monde que de bons frères. Prenez exemple
sur les Chinois, qui sont, comme on sait, les meilleures gens
de l'univers. Voltaire ne tarira jamais d'éloges sur les Chinois
et sur le sage Confucius, qui n'a pas enseigné une religion, mais
une morale.
Pourquoi Voltaire oubliait-il ses principes sur la tolérance
religieuse aussitôt que ses préventions et ses haines s'en trou-
vaient incommodées? Lorsque Jean- Jacques-Rousseau, menacé
en France, dut s'exiler (après la publication de V Emile), sa ville
natale, Genève, s'unit à ses persécuteurs. On y brûla son livre;
on l'y décréta de prise de corps. Mais Rousseau avait aussi ses
partisans dans Genève; et une petite « guerre civile » s'y
déchaîna bientôt entre les amis et les ennemis de Jean-Jacques.
Voltaire, sans se montrer, prêta son appui aux ennemis; il
écrivit le Sentiment des citoyens (1764), libelle atroce où Rous- \
seau était dépeint comme un fou, un scélérat, un vil séditieux j
« qui méritait la peine capitale ». L'année suivante (1766), il i
redoublait ses coups dans la Gueii'e civile de Genève ', poème héroï-
comique où Jean-Jacques était vilipendé. Peu de temps après,
Voltaire se brouilla tout à fait avec Genève en prenant parti
pour les natifs (ou fils d'étrangers nés à Genève) qui récla-
maient d'y jouir des droits politiques. Voltaire attira les mécon-
tents à Ferney, et enrichit son village, en y installant, aux dépens
de Genève, un grand nombre d'artisans habiles et laborieux.
L'horlogerie surtout y fut florissante. Aussi habile au com-
merce qu'à tout le reste. Voltaire sut placer ses montres en bon
lieu, et mit le ministère et les agents diplomatiques en demeure
de favoriser l'écoulement de ses produits. Il en imposa presque
l'achat au roi, à la cour, à toutes les cours. Moustapha lui-
même dut lire l'heure aux cadrans de Ferney. Aux fabriques
d'horlogerie. Voltaire en voulut joindre une de soieries : il mit
lui-môme la main à l'œuvre et tissa une paire de bas pour la
duchesse de Choiseul.
11 se plaisait de plus en plus à ce rôle de seigneur bienfaisant;
et il s'en acquittait fort bien en rendant prospère un canton
\. L'ouvrage ne devint public qu'en 1768, par l'indiscrétion de La Harpe, que
Vollairc irrité chassa de Ferney, avec M"' Denis et le ménage Dupuits, complices
de cette infidélité.
144 VOLTAIRE
jusque-là très misérable. Il fut moins sage en revendiquant le
droit de présider, sur ses terres, à l'exercice du culte. Il avait
fait bâtir une église avec cette inscription : Deo erexit Voltaire.
Il voulait que tout lui appartînt, même le curé. Comme seigneur
de paroisse, il prêcha même un jour, dans son église, à ses
paysans, un beau sermon contre le vol, et trouva mauvais que
l'évêque d'Annecy eût blâmé cet excès de zèle. Il fit plus : en 1768
et 1769, il afficha son zèle à recevoir à sa paroisse la commu-
nion pascale. Mais ces simagrées n'obtinrent pas le succès qu'il
en attendait. Les catholiques n'y virent qu'un sacrilège, et les
philosophes qu'une « capucinade ».
Le récent supplice du chevalier de La Barre avait fort ému
Yoltaire. Des jeunes gens, à Abbeville, avaient outragé odieu-
sement un crucifix. Le châtiment fut atroce. Le principal cou-
pable fut décapité, son corps consumé dans les flammes. Avec
lui fut brûlé le Dictionnaire 2)hUosophique portatif irouxé parmi
ses livres. Voltaire se crut menacé, parla de se réfugier hors de
France. Mais il était désormais trop puissant pour avoir sérieu-
sement à craindre.
L'idée du Dictionnaire avait été conçue par Voltaire dès le
temps où il était encore auprès de Frédéric. Il voulait y mettre
ce qu'il appelle la raison en alphabet, c'est-à-dire ramasser
toutes ses railleries sur toutes sortes de sujets, et surtout contre
les croyances religieuses, en articles courts, et qui produisissent
plus d'effet que les gros volumes de Y Encyclopédie. C'était une
sorte de satire en mitraille, dont il attendait merveille. Ce dessein
exigeait de vastes études. Il mit à contribution tout ce qu'il put
consulter d'hommes instruits en diverses matières; et enfin il
présenta son Portatif comme un recueil d'articles composés
par une multitude de savants, entre lesquels il ne craint pas de
désigner, à juste titre ou autrement, des pasteurs des églises
protestantes de Suisse*. Cet ouvrage parut en 1765, avec la
mention de cinquième édition. Mais il s'était déjà répandu clan-
destinement. Plus tard, on y a inséré un grand nombre d'arti-
cles qui avaient paru ailleurs.
Voltaire et Catherine H. — Cependant Voltaire, un peu en
délicatesse avec le roi de Prusse, était dans les meilleurs termes
1. Voir, dans le Dictionnaire philosophique, l'article Messie, attribué à Polier
de Bottens.
la«
o^
HIST. DE LA LANGUE & DE LA LITT. FR.
T. VI, CH. III
Armand Colin A C'«, Kiliit-urs, P;iris
VOLTAIRE
DESSIN DE J. M. MOREAU LE JEUNE D'APRÈS HOUDON
GRAVÉ PAR P. A. TARDIEU
Bibl. Nat., Cabinet des Hslampes, N 2
EN ALSACE, EN SUISSE ET A FERNEY U5
avec la cour de Russie. Il s'était pris d'enthousiasme pour l'im-
pératrice Elisabeth, qui, de son côté, multipliait les cajoleries
et les cadeaux. Elle lui envoya (1759) le comte Schouwalof, son
chambellan, qui lui communiqua des documents authentiques
sur Pierre le Grand. Voltaire llatté commem^a aussitôt d'écrire
VHistoire de la Russie, pendant qu'il remaniait sans cesse son
Histoire générale, qui est devenue Y Essai sur les mœurs. Elisa-
beth mourut (9 janvier 1762). Voltaire fut vraiment touché de
sa mort, mais bientôt Catherine II la lui remplaça. On sait, ou du
moins l'on croit savoir, comment Catherine s'éleva au pouvoir
absolu et s'y maintint. Mais Voltaire n'en voulut rien savoir; ces
a affaires de famille » ne le regardaient point. « Assurément son
vilain mari n'aurait pas fait les grandes choses que ma Cathe-
rine fait tous les jours. » II la salue du nom de Sémiramis du
Nord; il se hâte de lui dédier la Philosophie de l'histoire (écrite
d'abord pour la marquise du Chàtelet, et publiée en 1765 sous
le pseudonyme de Y abbé Bazin). Il lui propose sa nouvelle tra-
gédie les Lois de Minos, pour la faire jouer dans un pensionnat
de jeunes filles que l'impératrice voulait fonder. Cette prétendue
tragédie n'était qu'une déclamation rimée en faveur du pouvoir
royal contre l'autorité des prêtres; Voltaire y avait semé des
allusions aux événements contemporains. Mais surtout il
applaudit quand Catherine envoie quarante mille hommes en
Pologne pour imposer la tolérance aux catholiques; il applaudit
encore plus fort quand elle envahit la Turquie. A la fin
Frédéric fut jaloux de cette intimité de Voltaire avec Cathe-
rine. Il reprit la correspondance et envoya les compliments les
plus flatteurs à Voltaire, qui eut alors quatre rois dans son jeu,
et put écrire : < J'ai brelan de rois quatrième '. » Rassuré dès lors
contre toute mésaventure, sa gaîté devint étincelante. De son
fort de Ferney, il lance à tous moments « des fusées qui vont
éclater sur la tète des sots ». Il avait des correspondants, tels
que M'"* du Deffand, les Choiseul, qui attendaient de lui seul tout
leur amusement. Il les servait libéralement, comme si le der-
nier emploi auquel il voulût se consacrer fût celui de boufl'on
de la bonne société. Mais quel bouffon! Vingt hommes du génie
1. LeUre à M- du DcfTand, 18 mai 1767.
HiSTOinE DB LA LANOUC. VI 10
U6 VOLTAIRE
le plus plaisant et le plus fertile ne suffiraient pas à ces feux
d'artifice qu'il entretient sans cesse. C'est dans ce genre d'écrits
qu'il atteint à la perfection et demeure sans rival. Il sait marier
le bon goût avec la folie; et l'on ne pourrait dire si c'est la folie
qui fait passer la philosophie avec elle, ou si c'est le contraire.
Cependant tout le monde ne rit pas encore avec ce nouveau
Démocrite. h'Homme aux quarante écus (1768), roman philoso-
phique, économique, et qui traite de tout, fut condamné au feu
(quoiqu'il n'ofTrît rien de scandaleux), peut-être parce que l'auteur
affectait trop de faire la leçon à tout le monde. C'était en effet
son faible, Voltaire considérant le genre humain comme partagé
en deux classes, les philosophes et les imbéciles, se constitue le
précepteur universel, et donne partout de sa férule, en homme
qui possède à peu près seul toutes les lumières. Sa présomption
pouvait offenser bien des gens, là où ses opinions ne scanda-
lisaient pas. Mais la variété de ses pamplets étonne toujours. Ce
sont de petits romans, des épîtres et des satires en vers, des let-
tres sarcastiques : il montre au moins autant de génie dans l'in-
vention des titres que dans le fond des idées. Nous ne pouvons
tout mentionner. Citons du moins le Marseillais et le Lion, Les
Trois empereurs en Sorbonne, parmi les contes en vers ; et parmi
les romans appelés philosojjhiques, la Princesse de Dahylone, les
Lettres (VAmabed, etc., écrits peu agressifs, si ce n'est contre
les ordres religieux, et par occasion contre toute espèce de per-
sonnes à qui l'auteur gardait quelque rancune '.
Mais Voltaire ne pouvait demeurer longtemps sans revenir
au théâtre, et improviser quelque tragédie. Le 26 mars 1767, les
Scythes avaient été mal accueillis à Paris : dans cette pièce
(œuvre de dix jours) il avait opposé la peinture des mœurs
agrestes au faste des cours orientales; c'était l'éloge des pâtres
suisses et la satire de Versailles. Les Guèbres furent une tra-
gédie du même genre. La prétention de peindre les mœurs d'une
nation, personnage collectif, le dispensait d'étudier les carac-
1. Voltaire avait besoin de querelles pour entretenir sa bonne humeur. 11 s'en
fil une avec son vendeur, le président de Brosses, pour quatorze moules de
bois, valant 281 livres, qu'il s'obstina à ne point payer. II n'eut pas l'avantage
contre le président, dans la correspondance; M. de Brosses était homme à lui
tenir tête. Mais Voltaire se vengea en empêchant ce savant écrivain d'entrer
à l'Académie.
DERNIÈRES ANNÉES DE VOLTAIRE 147
tères et les passions individuelles, qui sont beaucoup plus diffi-
ciles à particulariser. L'intention de la pièce était nettement
anti-chrétienne. Depuis longtemps Voltaire faisait à toute occa-
sion l'éloge des Guèbres, de ces anciens adorateurs du feu, dont
il mettait la religion presque de pair avec celle des Chinois ; c'est-
à-dire infiniment au-dessus du christianisme *. Il parsema cette
tragédie d'allusions aux Polonais, aux Suédois, à l'archevêque
de Paris, aux Parlements, etc. Cette pièce ne fut jamais jouée,
et ne pouvait l'être. Mais la Préface tint lieu d'une représenta-
tion. L'auteur y exprimait ses idées sur l'unité du pouvoir, sur le
devoir imposé aux princes de réprimer les entreprises du clergé
et de régler la religion selon les intérêts de leur politique. Le
sous-titre était la Tolérance : c'était donc encore un acte de la
guerre contre Yinfâme.
VI. — Dernières années de Voltaire.
(ijjo-iyy8).
Derniers écrits. — La chute du ministère Choiseul amena
par contre-coup celle du Parlement, et la réforme judiciaire
du chancelier Maupeou. Quoique ami des Choiseul, Voltaire
applaudit à la réforme, et défendit le chancelier, en lutte à une
nuée de libelles satiriques. Dès l'année précédente il avait
attaqué violemment l'ancienne compagnie dans YHistoire du
Parlement de Paris (1769). Il espérait que sa nouvelle tragédie
des Lois de Minos, où il se flattait qu'on verrait l'apologie du
nouveau régime, lui ouvrirait l'accès de Paris. Mais Richelieu,
inutilement flatté dans la dédicace, n'en fit pas moins la sourde
oreille. Comme pour consoler Voltaire, M°" Necker, avec les
Encyclopédistes, venait de provoquer une souscription pour lui
faire faire une statue par le grand artiste Pigalle (avril 1770).
Cette souscription fut pour Voltaire l'occasion d'un nouvel
affront à Jean-Jacques Rousseau, dont il refusa outrageusement
la cotisation.
Pigalle.vintàFerney, quoique le modèle eût écrit à M"" Necker :
1. Voir, dans son Dictionnaire philosophique, l'article Philosophie, sect. I.
148 VOLTAIRE
« ... Mais, madame, il faudrait que j'eusse un visage; on en
devinerait à peine la place. Mes yeux sont enfoncés de trois
pouces, mes joues sont du vieux parchemin mal collé sur des os
qui ne tiennent à rien. Le peu de dents que j'avais est parti... »
Le grand sculpteur sut tirer de tout cela un chef-d'œuvre,
grâce à ces yeux dont les contemporains ont célébré à la fois
le feu et la douceur. Malheureusement il eut la faiblesse de céder
à l'avis de Diderot, qui voulait une statue selon le goût antique,
et il fît la statue d'un squelette, qui donna matière à des épi-
grammes trop bien fondées.
La guerre contre Yinfàme paraissait terminée : les philoso-
phes n'étaient plus persécutés, mais plutôt persécuteurs. Joyeux
de ses victoires, Voltaire crut que la cause de la raison était
définitivement gagnée. Il célébra le triomphe de cette divinité
nouvelle dans une sorte de roman philosophique, intitulé Élofje
historique de la Raison (1774). 11 fait prononcer par sa déesse
cette conclusion : « Dites-moi quel temps vous auriez choisi ou
préféré au temps où nous sommes pour vous habituer en
France. » Et cet éloge de la Raison renferme naturellement
celui de Voltaire, bien désigné sans être nommé.
Il se tourne alors vers les questions d'administration et de
législation : car il faut qu'il réforme tous les genres d'abus. Il
aA'ait écrit déjà, à propos des procès de ses clients, les Calas,
les Sirven et autres, des manifestes pleins d'intérêt, éblouissants
de raison, contre les vices des lois et de la procédure qui ont
fait tant de victimes. Ce fut une bonne fortune pour lui que
l'apparition du traité Des délits et des peines, de Beccaria,
publié à Milan (1764) et traduit en français (1766) par l'abbé
Morellet sur les instances de Lamoignon de Malesherbes,
l'excellent magistrat et jurisconsulte. Voltaire avait déjà donné
un Commentaire (très sévère d'ailleurs) de V Esprit des Lois de
Montesquieu. Il y en ajouta un plus bienveillant, et utile, sur le
livre Des délits et des peines (176G). On y lit avec admiration
l'indication de la plupart des réformes que la raison demandait,
au nom de la justice et de l'humanité, dans l'administration de
la justice, et qu'a réalisées pour la plupart la législation
moderne. Le premier honneur, en ces matières, appartient à
Beccaria. Mais Voltaire y a mis son style et sa merveilleuse
SES DEUNIÈUES ANNÉES 149
puissance de propagande : il a présenté à nos législateurs ces
réformes déjà toutes rédigées et autorisées par l'opinion
publiipie. Pour l'administration générale, les finances, l'éco-
nomie politique et privée, il est au courant ou en avance des
théories les plus louables énoncées par des écrivains spécia-
listes. Nous n'oublions pas qu'il est le contemporain et le dis-
ciple des Malosherbes, des ïurgot, des ïrudaine ; mais il a sans
doute contribué plus qu'eux à la propagation des idées qu'il leur
a empruntées : car on trouve chez lui le plaisir en cherchant
l'instruction.
Le nouveau règne, c'est-à-dire les premières années de
Louis XVI, est le moment béni où les beaux rèAes commen-
cent à prendre corps et semblent sur le point de devenir des
réalités. Voltaire est dans l'enchantement : sa voix, qui fut si
longtemps railleuse, ne fait plus entendre que des hymnes à la
louange du monarque réformateur, de ses ministres et d'un
siècle qui s'annonce si heureusement.
11 jouissait à Ferney de la gloire acquise par tant de travaux.
Les visites les plus flatteuses et les plus agréables s'y succé-
daient : princes, hommes célèbres, grandes dames voulaient
voir celui qui remplissait l'Europe de son nom, et jouir de
l'hospitalité princièrc qu'il donnait dans son château avec toutes
les grâces de l'ancienne société française, assaisonnées d'un
esprit auquel rien ne pouvait être comparé.
Ces dernières années de Voltaire ne furent pas stériles pour
les lettres. Peut-être même n'a-t-il jamais écrit avec plus de
naturel et de grâce, au moins dans le genre de la poésie morale,
ou dans les bagatelles. Dès l'année 1769, il s'était avisé de rimer
son Testament, sous le titre (ÏEpilre à BoUeau. Le grand sati-
rique du xvn" siècle n'y échappe pas lui-même à la satire. Mais
ce que Voltaire lui reproche est surtout son humeur sévère.
Pour lui, il demeure un épicurien tout à fait impénitent, qui se
promet d'aller retrouver dans l'autre monde les convives de sa
jeunesse :
A table avec Vendôme et Chapelle et Chaulieu,...
J'adoucirais les traits de ton humeur austère.
Il y continuera ce (ju'il a fait dans ce monde :
J50 VOLTAIRE
Tandis que j'ai vécu, l'on m'a vu hautement
Aux badauds effarés dire mon sentiment;
Je veux le dire encor dans les royaumes sombres :
S'ils ont des préjugés, j'en guérirai les ombres.
'VÉpîlre à Horace (1772) est peut-être le plus parfait ouvrage
de Voltaire dans ce genre de causerie familière, œuvre tout à
fait digne du poète latin à qui elle est adressée. Jamais l'auteur
n'a écrit (et c'est beaucoup dire) d'un style plus naturel et plus
enchanteur. Il se trouvait en veine A'éjAtres. Il en adressa au
roi de la Chine, au roi de Danemark (janvier 1771); à l'impé-
ratrice de Russie, au roi de Suède Gustave III (1771 et 1772).
Il y en eut aussi pour les philosophes simples gens de lettres,
pour D'Alembert (1771), pour Marmontel (1773). Il y en eut
une encore pour le ministre disgracié de Louis XVI, Turgot,
avec ce titre fort significatif : A un homme (1776),
Le poète qui réglait ainsi ses comptes de sympathie avait-il
oublié la tragédie? Non certes. Mais qui se souvient aujour-
d'hui que Voltaire a écrit une Sophonisbe (imprimée en 1769),
et qu'il a voulu ainsi se mettre en comparaison avec le Trissin,
Mairet, Corneille et Lagrange-Chancel dans un des plus beaux
sujets qu'il y ait au théâtre? Qui se souvient encore qu'il a com-
posé une tragédie des Pélopides, pour soutenir le parallèle avec
YAtrée et Thyeste de Crébillon : rivalité malheureuse, car les
Pélopides sont bien plus oubliés que la tragédie de Crébillon.
Il avait encore sur le chantier deux autres tragédies, dont
l'une, Agathocle, ne fut représentée qu'après sa mort (31 mai
1779); et l'autre, Irène, fut l'occasion de son dernier triomphe,
ou pour mieux dire de son apothéose.
L'âge ne paraissait avoir aucune prise sur ce génie toujours
jeune. Cependant il ne cessait, à la manière des vieillards, de
déplorer la décadence des beaux-arts et du goût. Il éprouva une
étrange colère en apprenant que le théâtre de Shakespeare,
grâce à la traduction nouvelle de Le Tourneur (1776), commen-
çait à jouir en France d'une faveur qui lui parut monstrueuse.
Voltaire en était toujours au jugement qu'il avait porté dans
sa jeunesse, lorsqu'il fit connaître à ses compatriotes le grand
tragique de l'Angleterre. Il ne voyait toujours en lui qu'un
histrion barbare, qui avait eu des éclairs de génie, au milieu
SES DERNIÈRES ANNÉES 151
de bouffonneries indécentes et grossières. Faire de ce far-
ceur le dieu du théâtre, selon l'expression de Le Tourneur,
immoler à sa gloire Corneille et Racine, c'était à ses yeux
le comble de la démence : il n'y avait pas assez de camouflets,
de bonnets d'àne, etc., pour saluer Pierrot Le Tourneur et son
idole Gilles Shakespeare *. Dans sa bouillante colère, il écrivit
« l'Académie française une lettre où il protestait contre cette
nouvelle idolâtrie. La lettre, lue en séance par le secrétaire per-
pétuel D'Alembert, qui mit dans cette lecture toute sa malice
(25 août 1776), obtint le plus vif succès et fut presque un évé-
nement public. Une vive polémique s'engagea dans le monde
lettré au sujet de Shakespeare. Voltaire répondit aux parti-
sans de l'auteur d'Hamlet dans sa préface d'Irène (1778), adres-
sée encore à l'Académie française. Il ne s'aperçut pas qu'il ne
jugeait ce génie extraordinaire que par les petits côtés, et ne
semblait avoir remarqué dans ses œuvres que certaines bouffon-
neries qui peuvent en effet choquer. Son goût si fin, mais plein
de prévention, ne s'élevait guère au-dessus d'une critique de
salon, qui sacrifierait tout un poème à cause d'un mot malséant.
Une « familiarité basse » était devenue pour lui le plus inexcu-
sable des péchés; quant au génie de Shakespeare, il n'a jamais
daigné le comprendre, il n'y a saisi que des morceaux brillants. \
Et cela révèle bien sa manière d'entendre le théâtre. Le détail
lui cache presque toujours l'ensemble.
Voltaire à Paris. Sa mort. — Rien ne pouvait faire
perdre à Voltaire le désir de revoir Paris. Il n'en avait pas été
exilé, disait-il toujours; mais il ne put jamais obtenir l'autori-
sation d'y rentrer.
Enfin sa tragédie d'Irène lui parut présenter une occasion
favorable d'essayer ce qu'il pourrait faire à la faveur du nou-
veau régne. La pièce fut acceptée par les comédiens le 2 jan-
vier 1778 : l'auteur en concevait les plus belles espérances.
« C'est, écrit-il à ses anges ', ce que j'ai fait de moins plat et de
moins indigne de vous. » Et en réalité, nous ne A'oyons pas
que cette tragédie soit plus faible que la plupart des précédentes.
Mais le grand tragédien Lekain avait refusé de se charger du
l. Lettre à d'Arçenlal, 19 juillet 1776.
•2. Lettre à d'Argental, 25 octobre 1777.
152 VOLTAIRE
rôle (le Léonce, plus déplaisant, il faut l'avouer, que tragique.
Ce fut pour le poète un cruel mécompte. Il se persuada donc
que sa présence à Paris était indispensable. Plusieurs de ses
amis lui conseillaient ce voyage; d'autres l'en dissuadaient en
raison de son âge. Il était bien plus près « de faire le petit
voyage de l'éternité », écrit-il le 2 février 1778. Deux jours
après, il était en route pour Paris, après avoir promis qu'il
serait de retour à Ferney dans six semaines au plus. Il est évi-
dent qu'à force de parler de sa fin prochaine, il avait cessé
d'y croire. Le 10 février, il entrait à Paris sans rencontrer
d'obstacle. Il descendit à l'hôtel de la rue de Beaune, où il avait
autrefois habité avec M"* de Dernières, et qui était devenu la
propriété du marquis de Yillette, auquel il avait fait faire à
Ferney un heureux mariage. Presque aussitôt il s'en allait à
pied rendre visite à son « ange gardien », le comte d'Argental,
au quai d'Orsay. La première nouvelle qu'il apprit fut celle de
la mort de Lekain, dont il fut très affligé. Mais il s'occupa
d'arranger la distribution des rôles d'/rène, tout en remaniant
et polissant son ouvrage. Il rencontra là des embarras. Tout le
reste ne fut qu'enchantement.
La nouvelle de son arrivée se répandit vite, comme celle d'un
événement qui faisait oublier tous les autres. Tout le monde
voulut voir le grand homme, le véritable roi du jour. L'hôtel de
Yillette ne désemplissait pas. L'Académie, la Comédie, la Loge
des francs-maçons s'ingénièrent à inventer des honneurs qui
n'eussent jamais été rendus à personne. L'enivrement était uni-
versel. Cet homme de quatre-vingt-quatre ans, si débile, à l'en
croire, n'en faisait pas moins face à tout, et recevait tout le
monde avec une aisance et une grâce inimaginables. Cependant
il s'excéda de fatigues et d'émotions jusques à épuiser ce qui lui
restait de forces vitales. Le médecin Tronchin, établi à Paris
depuis plusieurs années, vint le voir, et ne lui dissimula pas à
quels dangers il s'exposait en vivant ainsi sur son « capital » au
lieu de vivre sur son « revenu ». Mais il n'était guère possible
de résister à l'entraînement général. On vit alors de quoi Paris
est capable, lorsque l'ivresse de l'enthousiasme monte au cer-
veau de tout son peuple.
L'Académie française, menée par les amis et les disciples dW
SES DERNIÈRES ANNÉES 153
patriarcho flo la philosophie, les D'Alembert, les La Harpe, les
Marmontel, lui envoya trahonl une députation à son domicile;
puis, quand il vint lui rendre sa visite, elle sortit tout entière
au-devant de lui; elle le nomma directeur par acclamation, se
plaça sous son autorité, et s'engagea, séance tenante, sur ses
instances irrésistibles, à entreprendre un nouveau dictionnaire,
un dictionnaire historique de la langue française; elle se par-
tagea aussitôt le travail, Voltaire prit pour lui la première lettre.
L'ordre maçonnique lui envoya une députation de ses princi-
paux membres. Quand il rendit visite à la loge des Neuf-Sœurs,
il y fut proclamé maçon sans avoir subi les épreuves, et reçut
une couronne de laurier.
A la Comédie-Française, où il se rendit le 30 mars, pour la
sixième représentation d'Irène, ce fut un véritable délire. Au
milieu des transports d'un public frénétique d'enthousiasme,
l'acteur Brizard lui posa sur la tête une couronne de lauriers :
« Vous voulez donc me faire mourir à force de gloire », dit
l'heureux vieillard suffoqué par les larmes. On le força de garder
sa couronne, qu'il voulait déposer. La représentation d'Ii^ène
eut lieu au fracas des applaudissements, sans qu'on pût en
entendre un mot. Elle fut suivie de celle de Nanine, qui fut
écoutée et applaudie de même. Les acteurs lui firent une apo-
théose sur la scène ; et au dehors la foule lui prodigua d'égales
marques d'idolâtrie : on aurait pu lui appliquer ce vers de son
Jules César :
Et maiDteDant cet homme est un dieu parmi nous !
Il aurait bien voulu porter sa gloire à la cour. Mais cette
cour un peu délaissée, et qui entendait de loin les acclamations
de Paris, ne pouvait décemment s'exposer à une comparaison
peu flatteuse pour elle, en recevant un sujet qui l'éclipsait à ce
point et paraissait bien triompher à ses dépens.
Cependant, même à la cour, tout le monde ne lui était pas
hostile. La jeune reine Marie-Antoinette serait allée le soir
à la représentation d'/mte, si un ordre du roi ne l'avait arrêtée
en chemin. Le comte d'Artois assista à cette représentation et
applaudit fort au couronnement du poète. Le duc d'Orléans, sus-
pect de sympathie pour les philosophes, reçut Voltaire chez
154- VOLTAIRE
M™' de Montesson, qui avait son théâtre domestique, et lui fit
l'accueil le plus gracieux.
Le public fut très frappé de la rencontre du philosophe
français avec l'illustre Franklin, qui venait de faire signer à la
France un traité d'alliance avec les insurgents d'Amérique.
Celui-ci, venu à l'hôtel de Villette, présenta à Voltaire son petit-
fils, que le philosophe bénit en prononçant ces mots : God and
Liberty (Dieu et Liberté). Les deux vieillards s'embrassèrent;
les témoins fondirent en larmes : on vit là un embrassement de
l'Ancien et du Nouveau Monde dans la personne de leurs plus
glorieux représentants. Ils se rencontrèrent une seconde fois à
l'Académie des sciences, et la scène pathétique se renouvela.
Nous voudrions pouvoir terminer sur ce noble spectacle le
récit de la vie de Voltaire. Mais il lui restait à subir la dernière
épreuve, celle qui, pour chaque homme, tire son caractère de
l'ensemble de la vie et des convictions qui nous ont préparés à
ce tragique moment.
Un premier avertissement se fit sentir. La terrible question
de la manière de mourir se présenta au philosophe sous la
figure d'un prêtre, l'abbé Gaultier, qui vint de lui-même
(20 février) offrir ses services à l'illustre malade avec autant
de respect que de zèle charitable. Voltaire avait toujours été
hanté de la peur d'être, après sa mort, «jeté àla voirie », comme
autrefois Adrienne Lecouvreur. Il crut donc prudent d'accueillir
l'abbé Gaultier avec politesse, et à titre d'ami. 11 rusa un peu
avec lui, et ils se séparèrent assez contents l'un de l'autre.
Mais le retour des forces du malade interrompit ces relations
commencées. Voltaire se crut si bien en sûreté qu'il s'occupa
très activement de l'acquisition d'un hôtel à Paris, comme s'il
n'avait plus songé qu'à s'y bien installer.
Cependant, le 11 mai, comme il comptait se rendre à l'Aca-
démie, pour presser la distribution du travail du nouveau dic-
tionnaire, il se sentit trop faible pour sortir, prit la fièvre, et se
mit au lit pour la dernière fois.
Le malade ne donnait plus, depuis plusieurs jours, aucun
signe de sensibilité, lorsqu'on apporta la nouvelle que le conseil
du roi venait d'ordonner la revision du procès du général Lally,
exécuté quinze ans auparavant. On sait que ce procès était du
SES niîRNIERES ANNEES 155
nombre de ceux que Voltaire avait entrepris de faire corriger,
dans l'intérôt du comte de Lally-Tollendal, fils de la victime. A
cette nouvelle le malade se réveille, et dicte aussitôt ces mots à
l'adresse du fils du général : « Le mourant ressuscite en appre-
nant cette grande nouvelle; il embrasse bien tendrement M. de
Lally; il voit que le roi est le défenseur de la justice : il mourra
content. » (26 mai 1778.)
Tel est le dernier mot de Voltaire qui mérite d'être recueilli.
Quatre jours après, il expirait, le 30 mai 1778, vers onze
heures du soir. Ses derniers moments ont été racontés et appré-
ciés diversement. Les philosophes, ses amis, prétendent qu'il
mourut dans lo plus grand calme. Des écrivains inspirés, sans
aucun doute, par les ressentiments du clergé, ont dit et imprimé
qu'il éprouva des terreurs de damné, et que, possédé d'une sorte
de frénésie, il donna les spectacles les plus hideux et les plus
rebutants. Ce qui paraît bien établi par le témoignage de
Tronchin, qu'on ne peut soupçonner d'imposture, est qu'il fut
agité jusqu'au dernier moment par l'effroi de la mort, quoiqu'il
eût conservé toute la lucidité de son esprit. Au reste il expira
sans secours religieux. Le jour même, il avait reçu l'abbé
Gaultier, introduit par l'abbé Mignot, neveu du moribond. Le
premier voulut lui faire signer une rétractation préparée
d'avance et plus explicite que la précédente, déjà signée dans le
premier accès de sa maladie. Le curé de Saint-Sulpice, mandé
exprès, vint pour appuyer l'abbé Gaultier. Mais le malade se
trouva hors d'état de s'entretenir avec les deux ecclésiastiques,
et les écarta en disant : « Laissez-moi mourir en paix ». On lui
attribue d'autres propos qui ne sont pas bien constatés, mais
d'une signification injurieuse pour la religion chrétienne. Lais-
sons aux gens passionnés les disputes sur un sujet pénible, et où
il est impossible d'atteindre à la certitude. La seule vérité hors
de doute est que le clergé ne put se féliciter de lui avoir arraché
une déclaration ni un acte qui démentît nettement sa vie; et que
les philosophes, d'autre part, n'ont pas pu affirmer qu'il ait
soutenu jusqu'au dernier moment le caractère qu'il s'était donné
par ses écrits anti-religieux. Mais s'il ne mourut pas en incré-
dule déclaré et hautain, il n'avait pourtant pas satisfait aux
exigences de l'Église, et la question de la sépulture ecclésias-
io6 VOLTAIRE
tique, dont il avait été ai fort préoccupé, no se trouvait pas
résolue en sa faveur.
En dépit des démarches que firent les deux neveux de Vol-
taire, le curé de Saint-Sulpice, conformément aux instructions
de l'archevêché, refusa la sépulture. 11 pouvait s'ensuivre un
grand scandale et des mouvements redoutables dans Paris. La
famille adopta sur-le-champ un expédient qui réussit. Le corps,
hâtivement embaumé dans la nuit, fut transporté le lendemain
(31 mai), dans un carrosse à l'abbaye de Scellières en Cham-
pagne, dont l'abbé Mignot était commendataire. Là il reçut une
sépulture provisoire, en attendant qu'il fût transporté dans le
caveau préparé à Ferney, ce qui n'eut jamais lieu.
Treize ans après la mort de Voltaire (1791), en vertu d'un
décret de l'Assemblée nationale, ses restes furent ramenés à
Paris pour y être déposés à l'église Sainte-Geneviève, lieu de
sépulture offert aux grands hommes par la pairie ^reconnaissante.
Le cortège entra à Paris le 10 juillet 1791. Louis XVI, en ce
moment, venait d'être ramené de Varennes; il se trouvait aux
Tuileries, gardé à vue, et bien près d'assister à l'abolition de la
royauté, dont Voltaire paraissait triompher une seconde fois.
La cérémonie du 11 juillet 1791 eut le caractère d'une grande
fête nationale. Toutes les pompes officielles qu'on put imaginer
y furent déployées. Après une promenade triomphale dans tout
Paris, la dépouille de Voltaire fut descendue dans les caveaux
du Panthéon, où elle devait reposer sous la protection d'une
nation idolâtre de son grand homme.
On raconta plus tard et tout le monde crut, sans preuve^,
que, sous la Restauration, le tombeau avait été violé, les restes
de Voltaire dispersés, ou enfouis ailleurs obscurément. Cette
légende a été démentie par une vérification solennelle. Les
ossements de Voltaire sont, paraît-il, toujours au Panthéon.
VIL — L'œuvre de Voltaire.
Ce qui survit de l'œuvre. — Après qu'on a vu, pour
ainsi dire, paraître à leur date, les innombrables ouvrages de
Voltaire, on est porté à se demander ce qui survit aujourd'hui
SON ŒUVRE lb7
de cette œuvre colossale qui, par sa variété seule, est une des
merveilles de la littérature.
Les passions que Voltaire a remuées sont assez vivaces pour
que son nom soit encore prononcé à tout moment, même par des
personnes très peu familières avec ses écrits. Pour les uns, cet
homme est un libérateur à jamais admirable de l'esprit humain;
pour les autres, c'est un odieux destructeur des vérités saintes
et un détestable corrupteur de la morale. Une renommée ainsi
ballottée entre les partis n'est pas près de se perdre dans l'oubli.
Mais si l'on cherche quelles sont les œuvres de ce prodig^ieux
écrivain qui sont encore lues, étudiées, goûtées, sinon par la
multitude, au moins par les lettrés, on se trouve d'abord dans
l'embarras, et bientôt l'on tombe dans l'étonnement. Le silence,
un silence mortel, s'est fait sur tant de poèmes, d'ouvrages
d'histoire, de manifestes philosophiques. Quelques pièces sur-
nagent, parce qu'elles sont prescrites aux études de la première
jeunesse; mais celle-ci s'acquitte de sa tâche sans enthousiasme,
et s'en débarrasse sans regret.
Du théâtre de Voltaire, que reste-t-il? Combien de fois par an
le public est-il convié à le voir se ranimer à la clarté des lustres ?
On sait en général qu'il existe une Zaïre, une Mérope, un
Mahomet, une Alzire. Mais combien rencontre-t-on de personnes
qui connaissent seulement les titres des autres tragédies? Com-
bien qui, dans ce petit nombre de chefs-d'œuvre de Voltaire,
aient assez présents les personnages, les combinaisons drama-
tiques, les vers enfin, pour en faire des objets de comparaison
avec d'autres œuvres du même genre? Le meilleur de ces chefs-
d'œuvre (et certes il s'y rencontre du bon et de l'excellent) est
effacé dans la mémoire môme des gens de lettres et des critiques
de profession. Que dira-t on du public? Tout le théâtre de Vol-
taire n'est-il pas pour lui à peu près comme s'il n'avait jamais
existé, et plus négligé même que celui de Sophocle ou d'Eschyle ?
Ses poèmes épiques sont-ils plus populaires, ou seulement
plus connus? Récite-t-on quelque part en France les vers de la
Henrinde, comme en Italie ceux de la Jérusalem délivrée^ Qn est
devenu le temps où quelques professeurs de belles-lettres char-
geaient encore leur mémoire ou leurs cahiers de fragments de
ce poème, pour orner leurs enseignements de morceaux bril-
158 VOLTAIRE
lants? Combien voit-on même de personnes actuellement
vivantes qui puissent dire qu'elles ont lu cette Henriade, qui
valut à son auteur le titre d'Homère et de Virgile français?
Voltaire a voulu encore être l'Arioste et même le Tassoni de
la France. Il a écrit une épopée héroï-comique contre la libéra-
trice d'Orléans (admirable choix !) ; et un odieux poème burlesque
contre Jean-Jacques Rousseau. La Guerre civile de Genève est à
peu près oubliée. La Pucelle n'est que trop connue : c'est le
régal des imaginations libertines, qui se cachent pour savourer
ce scandaleux badinage, où les grâces se rencontrent trop sou-
vent en mauvaise société.
On emploierait sans doute mieux son temps à lire les poèmes
moraux de Voltaire, le Désastre de Lisbonne, la Loi naturelle,
les Discours en vers sur VHomme, si l'on était encore friand
d'une excellente prose facilement enfermée dans des vers très
corrects. Mais nos poètes du xix" siècle nous ont fait voir qu'on
peut philosopher très poétiquement en vers ; et leurs pensées sur
des sujets de même genre sont plus neuves et plus émouvantes
que celles du philosophe du xvni" siècle.
Voltaire ayant recherché et trouvé le secret de parler absolu-
ment la même langue en vers qu'en prose, il a pu exposer sa
philosophie dans des Épîlres, et même dans des Odes, avec
autant d'exactitude qu'ill'aurait fait dans des écrits non versifîés-
Quand il écrit simplement selon l'inspiration de son génie très
peu poétique, c'est la raison, le naturel, l'esprit, le goût le plus
sûr, qui font l'intérêt de ses vers : alors il peut défier toute com-
paraison; et la critique ne trouve aucune prise sur ce qu'il a
véritablement achevé. Nous y pouvons comprendre en général
ses Epîlres, Odes, Stances, Contes en vers ; une multitude de
pièces qu'on pourrait appeler fugitives, des compliments, des
madrigaux en nombre infini, qu'il distribuait sans compter, aux
objets de ses attachements d'un moment, comme un homme
riche et galant prodigue les pierreries et les perles.
En regard de ces libéralités d'opulent financier ou de grand
seigneur, il faudrait placer des satires personnelles ou collec-
tives, présentées sous mille formes diverses, comme le Mondain,
le Pauvre Diable, le Marseillais et le Lion, la Vanité, etc.,
dont la méchanceté paraîtrait souvent atroce, si l'on ne se sen-
SON ŒUVRE 159
lait plus saisi de la nouveauté des idées bouffonnes, de la vivacité
du tour, de la légèreté des traits, que des blessures sanglantes,
des coups de fouet tranchants sous lesquels les victimes ont dû
crier et hurler.
Toutes les fois que Voltaire cajole, et toutes les fois qu'il satis-
fait ses ressentiments; en un mot, toutes les fois qu'il- s'amuse,
il est exquis, ravissant : tout en lui n'est que grâce, bonne
humeur, originalité. Ces œuvres légères sont assurées de l'im-
mortalité, parce qu'il n'y aura vraisemblablement jamais un
autre Voltaire.
Le voltairianisme. — Est-ce donc là le seul fruit durable
d'une vie si laborieuse, si militante, passée tout entière sous
les enseignes de la philosophie?
En parlant de l'œuvre poétique de Voltaire, nous ne nous
sommes pas éloignés de sa philosophie. Ces œuvres légères,
dont nous admirons le tour heureux, ce sont pour lui en grande
partie des œuvres philosophiques. Car elles sont, en général,
la récompense, le salaire ou le mot d'ordre destiné aux recrues
de son armée de philosophes, hommes et femmes; et l'on y
peut apprendre à peu près toute sa doctrine.
Commençons par sa morale : car la morale d'un homme,
c'est lui-même. Qu'enseigne-t-elle? Qu'il faut chercher, de pré-
férence à tout, le plaisir :
Le plaisir est l'objet, le devoir et le but
De tous les êtres raisonnables *.
Mais souviens-toi que la solide affaire,
La seule ici qu'on doive approfondir,
C'est d'être heureux et d'avoir du plaisir ^
Toute la philosophie de Voltaire est sortie des principes de
Ninon de Lenclos. Si quelqu'un a l'esprit assez morose pour
voir dans la doctrine de la célèbre courtisane un acheminement
à la corruption des mœurs, Voltaire répliquera : « Ces mœurs,
que vous appelez corrompues, sont les bonnes mœurs ». Pour
lui, il s'est donné la mission de rendre, s'il le peut, tous les
hommes voluptueux et toutes les femmes faciles. Ennemi par
instinct de quiconque professe des maximes sévères, ou porte
1. Épilre à M™* de G*", 1716.
2. La Prude, acte V, gc. u.
160 VOLTAIRE
un air de gravité, il est le séducteur, le tentateur par excellence.
Ses pièges sont les agréments de l'esprit : il attire par la flat-
terie la plus ingénieuse, par le rire le plus fin et le plus malin;
il entraîne par l'appât de la liberté et des jouissances les plus
I exquises. Enfin, il trouve moyen de persuader à ses disciples
que, par le chemin des plaisirs, ils vont à la vertu.
Ce beau mot de vertu se rencontre souvent chez lui; mais
quand on voit quelles sont les personnes qu'il appelle ver-
tueuses, on ne sait d'abord ce qu'on doit entendre par là. Ver-
tueux, philosophe, aimable, pour lui c'est tout un : c'est la
qualité d'une personne qui n'a point de préjugés, qui pense en
toute liberté, agit de même, et enfin se rend très agréable dans
le commerce de la vie. C'est, en un mot, le contraire du jansé-
nisme, qui signifie pour lui tout ce qui lui est odieux, l'austé-
rité de la vie, la rigidité des croyances, la dureté à l'égard des
adversaires de la foi religieuse et de la morale chrétienne. On
ne reprocherait pas à Voltaire de condamner la dureté, s'il ne
qualifiait ainsi tout ce qui résiste à ses entreprises pour dis-
soudre les croyances et les mœurs. La vertu qu'il goûte n'est
peut-être bien qu'un entier relâchement, qui lui laisse une
liberté illimitée. Au reste, il se garde bien de la définir, tant
elle lui paraît quelque chose de rare. Mais, par moments, on
peut croire que cette vertu, qu'il rend quelque peu mystérieuse,
est la môme chose qu'il appelle ailleurs l'humanité.
Ce serait alors une certaine douceur d'esprit, qui porte à l'in-
dulgence à l'égard de tous les hommes. Elle tiendrait de la tolé-
rance et de la charité. Mais la tolérance n'est que la patience à
l'égard de ce qui ne nous agrée pas. La charité est un zèle pour le
biend'autrui, qui surmonte toutes les répugnances de la nature :
aussi la regarde-t-on comme une vertu surnaturelle. Il ne faut
,pas parler à Voltaire de perfections surnaturelles : on s'exposerait
à son mépris. Ainsi la charité, qui vient de Dieu, ne fait pas
son affaire, et il se contente de moins que cela. Il dit cepen-
dant en maint endroit que les hommes devraient s'aimer
comme frères, et il croit en avoir trouvé le moyen : c'est de
supprimer tous les dogmes religieux. Mais on ne voit pas que,
dans la pratique, ni lui ni ses disciples aient jamais beaucoup
enseigné par l'exemple un amour fraternel entre les hommes,
SdN ŒUVRE 161
si co n'est dans certaines ligues de partis contre partis, qui n'ont
pas pour objet la fraternité universelle, mais le triomphe d'un
parti sur un autre. Ce n'est pas ce que nous appelons de la
<'harité.
Quant à une bienveillance g-énérale à l'ég-ard des hommes,
et au désir de leur rendre la vie douce et heureuse, on ne peut
douter que ce genre d'humanité ne se soit trouvé au fond du
cœur de Voltaire, et n'ait inspiré un g-rand nombre de ses
écrits et de ses actes les plus importants. Cet homme avait
réellement des instincts généreux et humains, avec beaucoup
d'autres.
Mais si l'on veut remonter à la vraie source de la charité par-
faite, qui n'est qu'en Dieu, il faut reconnaître que Voltaire en
était bien éloigné. Il est vrai qu'il s'est mis en opposition avec
beaucoup de philosophes de son temps, en justifiant avec perse-,
vérance la croyance en l'existence de Dieu. Mais quelle idéej
sèche (on peut dire stérile) il a donnée de cette puissance
suprême ! Il réclame un Dieu rémunérateur et vengeur, c'est- 1
à-dire qu'il a besoin d'une justice infaillible, d'une police impec-
cable, qui le rassure contre les mauvais desseins de ses ennemis
et des malfaiteurs. Après cela, il n'a plus que faire de Dieu.
Quant au commerce intérieur de l'âme avec son créateur, quant
à la recherche de la perfection morale, quant à l'amour mutuel
des hommes en Dieu, ce sont des idées et des intérêts qu'il aban-
donne volontiers aux théologiens.
Nous ne parlons même pas d'une espérance de vie future : il
n'est pas assuré de l'existence réelle de l'âme * ; comment se
demanderait-il si elle est immortelle?
De même qu'en morale il n'est point allé au delà de Ninon
de Lenclos, en métaphysique il n'a pas dépassé Locke; il a
même reculé un peu sur lui, ou plutôt il a poussé l'incrédulité
encore plus loin que l'auteur de la doctrine de la sensation; il
ne croit guère que ce qu'il peut toucher, ou à peu près. Il
exprime ses doutes avec un air de modestie, qui paraît souvent
la marque d'un vrai philosophe, mais où trop souvent aussi l'on
sent percer la raillerie, sous une affectation de réserve. En somme,
1 Voir Dicl. phiL, ail. Amf.
IIIATOIHE I>E LA LANHCK. VI. 'ï
162 VOLTAIRE
il nous Jonne à ontendre très clairement que, pour croire ce
que Voltaire n'a pas cru, il faut être un sot. Le résumé de son
enseignement philosophique peut être contenu en deux mots :
incertitude et dérision.
Sa vraie philosophie ne réside pas dans ses méditations trop
souvent superficielles sur les grands problèmes agités par la
raison : elle est dans la guerre implacable qu'il a conduite avec
un art infini contre les croyances religieuses. C'est dans ce duel
étrange {inexpiabile bellum), soutenu contre la religion chrétienne
tout entière, qu'on est obligé de voir en lui un génie extraor-
dinaire, un des maîtres de l'esprit humain; car il a façonné
des millions d'intelligences à son image. Il est l'Adam d'une
race innombrable d'incrédules ; il a laissé après lui une œuvre
qui ne s'efTacera pas de sitôt, le voltairianisme, étrange composé
de raison tranchante, d'érudition vraie et fausse, d'incrédulité
préconçue et de critique profonde (souvent empruntée) ; d'imper-
tinence, *ei d'indépendance d'esprit naturelle et légitime.
Il s'est rendu ce témoignage :
J'ai fait plus en mon temps que Luther et Calvin ';
et il a dit vrai, s'il faut entendre par là qu'il n'a pas seulement,
comme ces deux grands chefs de sectes, enlevé à l'Eglise de
Rome des nations entières, mais qu'il a détaché de toute
religion positive une grande partie du monde moderne, sous
couleur de faire adorer Dieu seul *.
Est-ce un bienfait pour le genre humain? Poser cette question,
c'est réveiller des controverses interminables, c'est ranimer des
passions éternellement inconciliables, c'est par conséquent
faire sentir ce qu'il y a d'équivoque dans l'œuvre capitale de
Voltaire, et dire en d'autres termes que sa renommée sera tou-
jours discutée, même entre les esprits les plus éclairés des
générations à venir.
D'autres philosophes, d'autres savants, d'autres célèbres
écrivains ont attaqué les mêmes croyances que Voltaire. Pour-
quoi leurs noms n'éveillent-ils pas les mêmes passions, et sur-
tout les mêmes ressentiments? Ce n'est pas seulement parce
1. Éi)ilre à l'auteur du livre des Trois Imposteurs, 1771.
2. Jai fait adorer Dieu, quand j'ai vaincu le diable. {Ibid.)
SON ŒUVRE I6:r
^juils ont obtenu de moindres succj'^s que lui; c'est sans doute
parce qu'ils n'ont pas, comme lui, offensé les hommes sous
prétexte de les éclairer; c'est qu'ils n'ont pas, comme lui, fait
îles sentiments les plus sérieux et les plus profonds de leurs
semblables, un objet perpétuel de sarcasme et de dérision. Vol-
taire, il est vrai, est prodig-ieusement plaisant, gai, ingénieux : '
•cependant à la longue il blesse môme les lecteurs impartiaux (
par le tour insultant qu'il donne à sa pensée. On se lasse de
l'esprit d'un homme qui ne paraît jamais prendre la plume que
pour humilier quelqu'un qu'on ne voit pas. Serait-ce donc qu'il
ne se trouve pas un grain de bon sens chez ceux qui ne pensent
pas de tout point comme Voltaire? L'abus de la raillerie dans les
matières les plus graves inspire enfin l'envie de se redresser
■contre l'arrogance de ce philosophe; de lui demander compte
de sa science et de l'usage qu'il a fait de sa raison personnelle:
•enfin d'entreprendre la réfutation du voltairianisme.
De puissants écrivains, Joseph de Maistre, le vicomte de Bonald, /
Lamennais, ont déclaré hautement la guerre à l'influence de /
Voltaire. D'autre part, la critique savante de notre siècle a pris
lin autre ton, une autre méthode que lui. Ainsi son autorité ne
îs'affermit pas par l'efTet du temps. Il demeure seulement le
prince, le héros, l'Hercule de la satire anti-religieuse.
Mais nous cherchons quels sont ceux de ses ouvrages qu'on
aimerait à rassembler pour en composer un monument indes-
tructible. Ordinairement, l'écrivain de génie, et surtout le poète,
laisse après lui des œuvres qui paraissent toujours jeunes, en
ilépit du temps et de l'évolution des idées, comme ces marbres
«t ces bronzes antiques dont on ne connaît pas même Fauteur, et
dont le sujet peut demeurer incertain, mais que l'art a consa-
crés et rendus immortels. Combien Voltaire, qui a tant écrit,
a-t-il laissé d'œuvres de ce genre?
Sa facilité inconcevable n'a-t-elle pas été le fléau de son
génie? N'a-t-il pas sacrifié au plaisir d'éblouir ses contemporains
par sa fécondité, la gloire plus solide de faire œuvre durable?
N'a-t-il pas été l'homme du moment, de l'eflet immédiat, l'homme '>
<rartion et de lutte quotidienne, plutôt que le génie puissant qui i
mûrit un dessein en le gardant enfermé dans l'intimité de ses
méditations, jusqu'à ce qu'il en sorte un organisme achevé de
164- VOLTAIUE
tout point? Pouvait-il môme songer à cette lente élaboration
d'un chef-d'œuvre? La nature ne donne pas tous les avantages
au même homme. En dotant celui-ci d'une promptitude de vue
sans pareille, elle lui a refusé l'aptitude à voir plus par un
second regard que par le premier. Il voit soudainement l'idée
d'un sujet se former devant lui, comme un peintre aperçoit
d'abord le croquis d'un tableau ; il se met aussitôt à l'exécution ;
mais il ne verra jamais plus avant ; il ajoutera sans doute à
côté, mais point au fond : sa première pensée ne se fécondera
pas. Aussi demeure-t-il toujours superficiel, quoi qu'il fasse, dans
les maximes, dans les caractères, dans les mœurs, dans les com-
binaisons d'événements. Il est né pour enchanter les intelli-
gences vives, qui se plaisent aux idées nettes, obtenues sans
application, sans efforts ni tâtonnements. Véritable oracle des
gens du monde, il leur apprend à juger de tout avec un air de
supériorité, à mépriser les esprits lents et les intelligences pro-
fondes, à regarder le ton tranchant comme la marque d'une
capacité transcendante. Ses œuvres ont donné aux mondains des
plaisirs qui ont contribué à les gâter : satisfactions d'esprit d'un
moment, connaissances illusoires, témérité de jugement, arro-
gance dans l'incrédulité, habitudes de raillerie qui effarouchent
la bonne foi : en un mot tout ce qui a fait si souvent une mau-
vaise réputation à l'esprit français chez les étrangers, jaloux et
offensés de ces manières brillantes qu'ils ne pouvaient imiter. Ce-
qu'on a pu nommer l'impertinence française est bien son œuvre.
Mais aussi la passion de plaire à ces esprits raffinés de la
société contemporaine a-t-elle développé en lui des dons singu-
lièrement heureux, qui le mettent hors de pair, non pas entre
les grands hommes, mais entre les génies séduisants. C'est
quand il se tient dans son naturel qu'il doit servir à jamais de
modèle. Nous l'avons déjà dit pour ses poésies. Il y faudrait
joindre, pour la prose, qui vaut beaucoup plus chez lui que les
vers, une multitude d'écrits qui paraissent tout d'une venue,,
quoique parfois très travaillés, où l'on ne trouve que plaisir et
sujets d'admiration.
Tels sont la plupart de sesrowa«s philosophiques, des ouvrages-
d'histoire pleins d'un enthousiasme habilement ménagé, comme
Charles XII, le Siècle de Louis XIV, une partie de celui de
SON ŒUVRE 165
Louis W; un très gnmd nombre de pamphlets exquis, de dis-
cussions philosophiques ou littéraires, d'articles du Dictionnaire
philosophique, de petits traités sur la législation, sur l'adminis-
tration, où il développe avec la chaleur d'un néophyte, sinon
îles idées absolument personnelles, au moins les vues les plus
•spécieuses des réformateurs contemporains. Le zèle pour la jus-
tice et pour le bonheur des hommes, peut-être aussi le plaisir
•«le discréditer des puissances dont le caractère l'importune,
^ont pour lui des passions aussi vives et plus durables que les
mouvements mômes de ses affections personnelles. En y obéis-
sant, il n'est gouverné que par son instinct; en leur donnant
cours, il ne fait pas d'effort pour s'élever au-dessus de lui-même,
comme il lui arrive quand l'ambition poétique le possède. On
pourrait donc dire que la haute poésie fut le tyran de son génie,
•et que moins il cherche à être poète, plus il est lui-même.
Par cela même que son génie n'est pas propre à s'aliéner de
soi en quelque sorte, et à créer des êtres en dehors du sien, son
•«Euvre maîtresse, celle qui survivra sans doute à tous ses autres
écrits, est celle où il s'est présenté lui-même tout entier, sans
vouloir s'exposer aux regards du public : c'est l'énorme recueil
de sa correspondance, part considérable du trop volumineux
«issemblage de ses œuvres complètes.
La correspondance de Voltaire. — Si l'on avait la pré-
tention d'assigner des rangs aux auteurs des correspondances qui
jouissent d'un grand renom dans la littérature, on ne trouve-
rait que Cicéron et M""® de Sévigné qui pussent disputer la pre-
mière place à Voltaire. Nous ne débattons contre personne les
raisons d'un choix qui ne nous paraît pas obligatoire ; mais
■nous avouons que, pour le plaisir de la lecture, notre préfé-
rence appartient au recueil des lettres du philosophe français.
S'agit-il de l'attrait (\(} l'intimité avec l'auteur d'une corres-
pondance? Nul n'a jamais écrit des lettres plus vraies que
Voltaire, c'est-à-dire qui exprimassent plus fidèlement, j'ose
Klire plus naïvement (si ce terme peut s'accorder avec son
nom) ses idées et ses sentiments de l'instant où il écrit. C'est
bien lui-même qu'on voit, sinon toujours tel qu'il est dans son
fond multiple et mobile, du moins tel qu'il se sent à ce moment-
là. Voltaire n'est peut-être pas toujours de très bonne foi
^6B VOLTAIRE
envers lui-même : on s'en aperçoit bien en comparant ses.
lettres entre elles; mais l'ensemble compose, sans qu'il y vise,
sa physionomie réelle. Il s'ouvre sans déguisement avec ses-
amis, et ne cherche point à se donner un caractère d'emprunt :
il n'hésite même pas, dans certains endroits, à plaisanter sur
sa « candeur ordinaire », c'est-à-dire sur ce qu'il y a de plu s^
raffiné dans les déguisements qu'il prend lorsqu'il veut tromper.
Ainsi ses vrais confidents peuvent le pénétrer, aussi bien qu'il
se pénètre lui-même; et le lecteur, qui a toutes ses lettres entre
les mains, se trouve admis au nombre de ces confidents. Jamais-
d'ailleurs, dans de telles improvisations, il ne fait œuvre d'au-
teur, quoiqu'il parle à toute heure de ses propres ouvrages et de
ceux de ses contemporains. Il en dit tout ce qu'il en pense,
le bien comme le mal, de la façon la plus nette, la plus rapide
et la plus simple. On peut donc recueillir, dans ses lettres, une
multitude de jugements ou de renseignements précieux; mais
ce ne sont pas des exercices de plume : ce sont de pures et
vives conversations, bien souvent de franches confidences, qu'il
se serait gardé de livrer au papier s'il avait prévu que ses^
lettres dussent circuler dans le public. Il lui arrive quelquefois
d'écrire des choses qu'il veut faire répéter pour égarer l'opinion ;
mais en pareil cas c'est une convention faite avec le corres-
pondant. Pour celui-ci. Voltaire ne le trompe pas. Il est d'ail-
leurs assez effronté, ou assez content de sa conduite et de ses^
principes, pour ne pas viser à paraître autre qu'il n'est. Ainsi
à toute heure, sa vie, ses actes, ses pensées paraissent dans sa
correspondance à peu près tels qu'on pourrait les voir, s'il exis-
tait des miroirs qui reproduisissent l'intérieur d'un homme et
d'un esprit. Quant à l'intérêt que peut offrir ce caractère de
Voltaire, si riche, si varié, si souple, on en- peut juger par la
connaissance des actes de sa vie et par l'ensemble de ses écrits.
C'est, nous l'avons déjà dit, la nature humaine au complet,
avec tout son mélange de bien et de mal, et toutes ses contra-
dictions, sans parler d'un génie dont l'étendue et les ressources
confondent l'imagination.
Si, dans un recueil de lettres, on cherche des lumières sur l'es-
prit, les mœurs d'une époque et de quelques personnages qui
se détachent du fond du tableau, qu'on songe que Voltaire
SON ŒUVRE 16':
s'est trouvé en relation avec la plupart des hommes et des
femmes qui ont le plus marqué dans le xviii* siècle; courtisan
de tout ce qui fut puissant, flatteur de tout ce qui fut aimable;
écrivant aux uns et aux autres avec une liberté, une familiarité
élégante et ingénieuse qui n'appartient qu'à lui, il les met tous
en lumière. Ses lettres sont comme une galerie de tableaux de
cette époque brillante et licencieuse qui, comparée à la vie
moderne, ressemble à une sorte de carnaval de gens de bonne
condition et d'élite. Veut-on de la g-alanterie spirituelle, de la
licence tempérée par le bon jroùt : on a les lettres de Voltaire
aux dames émancipées qui lui faisaient la cour plus qu'il ne la
leur faisait. Veut-on voir une amitié paradoxale entre deux
grands hommes d'inégale condition? Qu'y a-t-il de plus surpre-
nant, de plus extravagant même que les échanges de tendresses
entre ces deux philosophes. Voltaire et Frédéric II? Si l'on est
curieux d'observer dans le fond de leurs desseins les deux
meneurs du parti de Y Encyclopédie, les deux plus ardents
ennemis des derniers défenseurs de la religion et de l'Eglise,
qu'on voie D'Alembert et Voltaire ourdir leurs complots sous les
masques de Bertrand et de Raton.
Ce qui fait en définitive l'attrait principal d'une correspondance,
comme de toute œuvre littéraire, c'est le style de l'écrivain, sa
personnalité marquée par un genre d'expression qui se présente
de lui-même, par le tour naturel de son esprit. Que Voltaire
est charmant, lorsqu'il écrit comme sans doute il parlait quand
il conversait avec des personnes dignes de lui faire vis-à-vis !
Que sa plume est leste, rapide et gaie ! Que de façons de parler
piquantes, neuves et délicates! Et aussi que de variété dans les
compliments, dans les assurances d'amitié, dans les épanche-
ments d'un cœur qui paraît le plus sensible du monde au
mérite, à l'aflection, aux anciens souvenirs! Nul n'est plus
attaché que lui à ses amis, plus incapable de se passer des
absents, quoique en réalité il change aisément de séjour et qu'il
écrive à chaque personne qu'elle est la seule loin de qui il. ne
peut vivre. Des amis tels que les d'Argental croyaient-ils
tout ce qu'il leur écrivait? 11 faut supposer qu'ils n'en croyaient
qu'une partie; mais c'était toujours délicieux à lire. En passant
en revue tant de protestations de tendresse d'un homme qui sut
168 VOLTAIRE
toujours se passer de tout, excepté de l'indépendance et de
l'opulence, on ne peut s'empêcher de penser que lui et ses
amis ont admirablement joué et soutenu la comédie de l'amitié.
Mais quelle école d'élégance et de grâce dans les rapports de la
société, et, pourvu qu'on mette le sérieux à part, quels modèles
d'urbanité ! Si l'on ne devait juger des gens que par leurs paroles,
le plus aimable des hommes aurait assurément été Voltaire; et
il a façonné à son image l'élite de ses contemporains. Combien
les générations suivantes pourraient gagner à se former sur ses
exemples! Quelle société serait celle qui saurait lui emprunter
ses moyens de séduction, en lui laissant une bonne partie de
son humeur satirique; et que la vie, même sans confiance
absolue, serait enchantée par de telles causeries!
La postérité ne voit plus Voltaire, dans ses images, qu'avec
son expression sarcastique. Ce masque de railleur est le sym-
bole le plus vrai de son œuvre littéraire; mais il est juste de
se rappeler, en lisant sa correspondance, que l'homme lui-même
fut la courtoisie et la grâce incarnée. Qu'on ne s'y fie pas trop
cependant : ce charmant homme renfermait en lui le démon de
la séduction et du libertinage. Homme plus redoutable encore
que charmant, et plus fait pour égarer l'esprit de la jeunesse
que pour l'éclairer : car son plus grand plaisir fut toujours de la
détourner des voies où peut l'engager une vaillante et sévère
éducation. Ce n'est pas à lui qu'une mère courageuse eût confié
un fils dont elle aurait voulu faire un homme digne de ce titre;
que dirions-nous d'une fille?
En morale. Voltaire n'a jamais visé haut : il se contente
d'écarter les vices dégradants et qui rendent un sujet insociable;
il fait bon accueil à ceux que le monde tolère ou goûte. Les
passions lui paraissent données à l'homme pour inspirer sa
conduite : il se garderait donc bien de leur résister. Quant au
bien absolu, qu'il faut préférer à tout, ce n'est pour lui qu'une
idée chimérique, une invention de métaphysiciens, dont il ne
fait pas plus de cas que de la métaphysique en général. Ses
sens ne lui en parlent jamais.
Il apprécie de la même façon les œuvres de l'esprit. Il ne
parle du beau absolu que pour s'en moquer comme d'une rêverie
platonicienne. Pour ses propres œuvres, il se contenterait bien
SON ŒUVllli: 160
du succès (lu moment, qui est l'objet de tous ses calculs, s'il no
craignait d'assister le lendemain à un revirement de l'opinion
publique, dont la terreur l'oblige à retravailler ses ouvrages : il
corrige, polit, ùte, ajoute, afin de prévenir la malice du lecteur,
qu'il connaît mieux que personne, ayant toute sa vie exercé la
critique de chicane sur les œuvres des autres. N'était cette crainte
salutaire, il se contenterait de surprendre et d'enlever chaque
fois les applaudissements par quelque audace nouvelle, par des
combinaisons prestigieuses, par une rapidité de mouAcment
étourdissante. Il n'a pas cette sorte de désintéressement qui fait
le grand artiste ou le grand poète, ainsi que l'homme vraiment
vertueux, qui consiste à rechercher la perfection pour elle-même.
C'est ainsi que Voltaire a ravi, étonné son siècle, peu enclin
aux méditations profondes; c'est ainsi qu'il charme encore les
esprits qui s'abandonnent docilement à son audace, à son assu-
rance, à sa vivacité irrésistible. Mais quand on vit longtemps
avec lui, qu'on le discute, qu'on le mesure en le comparant avec
les véritables grands hommes dans les lettres et dans les arts,
on finit par se détacher d'un génie qui n'excelle qu'en malice,
mais à qui manquent la conscience, la gravité et l'élévation. On
peut revenir à lui de temps en temps pour se divertir, mais non
pas pour s'instruire et pour savourer la moelle des chefs-d'œuvre,
encore moins pour élever son âme : il la rabaisserait plutôt et
la stériliserait par la sécheresse de sa raison tranchante et par
son inépuisable moquerie.
Il n'y a «rirréprochable en lui que la pureté du style. Encore
ne faudrait-il pas, comme lui, vouloir réduire toute la langue à
l'usage qu'il en fait : on en ferait bientôt une langne morte. En fait
de doctrine poétique, comme en fait de vocabulaire et de gram-
maire. Voltaire est l'intolérance même. Il a fondé, sur ces deux
points, une orthodoxie nouvelle. Pour rétablir, contre son école,
la liberté légitime des écrivains, il a fallu faire une révolution
littéraire, celle du romantisme ; celle-ci a définitivement emporté
l'autorité usurpée de Voltaire, en replaçant le génie des écrivains
en face de la nature, qui se moque de certain dogmatisme, et de
celte discipline sous laquelle Voltaire faillit éteindre la poésie
française. On s'est habitué enfinà juger Voltaire aussi librement
qu'il a jugé tout le monde, et l'on a secoué la tyrannie de son goût.
'170 VOLTAIRE
BIBLIOGRAPHIE
Les meilleures éditions des œuvres de Voltaire sont celle de Beuchot
(Paris, 1828 et suiv., 70 vol. in-8) et celle de Moland (Paris, 1877-1883,
o2 vol. in-8).
L'ouvrage de Beng-esco, Bibliographie des œuvres de Voltaire, Paris,
1882-1890, 4 vol. in-8, est à consulter avant tout autre. Parmi d'innom-
brables écrits dont Voltaire a été l'objet, nous signalerons seulement les
plus importants :
Condorcet, Vie de Voltaire, Genève, 1787, in-8. — Villemain, Tableau
de la UUcraturc au XVIJI^ siècle, et D. Nisard, Histoire de la littérature
française, t. IV. — Ch. Nisard, Les ennemis de Voltaire, Paris, 1853. —
Maynard, Voltaire, sa vie et ses œuvres, Paris, 1807, 2 vol. in-8. — Sainte-
Beuve, Causeries du Lundi, t. II et XIII. — G. Desnoireterres, Voltaire et
la société française au XVIW^ siècle, 2'^ éd., Paris, 1871-1870, 8 vol. in-12. —
John Morley, Voltaire, Londres, 1874, in-8. — J.-F. Strauss, Voltaire,
trad. de l'allemand, Paris, 1876, in-8. — G. Maugras, Voltaire et Jean-
Jacques Rousseau, Paris, 1880, in-8. — Vernier, Voltaire grammairien,
Paris, 1889, in-8. — Brunetière, Études critiques (t. I, III, IV) et Manuel
de l'histoire de la littérature française, pp. 204, 316 et 345. — E. Faguet,
Voltaire, dans Le XVIII" siècle. Id. dans la Collect. des classiq. populaires. —
E. Campardon, Documents inédits sur Voltaire, Paris, 1893, in-4. —
H. Lion, Les Tragédies de Voltaire, Paris, 1896, in-8. — Edme Champion,
Voltaire, études critiques, Paris, 1897.
CHAPITRE IV
MONTESQUIEU
/. — Vie de Montesquieu.
La jeunesse de Montesquieu. — Montesquieu écrit ces
mots (dans les Pensées diverses) : « Quoique mon nom ne soit ni
bon ni mauvais, n'ayant guère que deux cent cinquante ans de.
noblesse prouvée, cependant j'y suis attaché; et je serais
homme à faire des substitutions. » Il en fît une, en efîet, en
faveur de son fils aîné. Le nom était « assez bon », il en parlait
trop modestement. Jean de Secondât, maître d'hôtel du roi de
Navarre, acquit en I06I la terre de Montesquieu; son fils, Jacob,
fut fait baron par Henri IV; son petit-fils, Jean-(iaston, prési-
dent à mortier au parlement de Bordeaux, est le grand-père de
Charles-Louis de Secondât, baron de La Brède et de Montes-
quieu, né ;i La Brède, près Bordeaux, le 18 janvier 1689. Ces
petits faits sont à recueillir; ils expliquent comment Montes-
quieu, malgré la hardiesse de quelques-unes de ses opinions,
fut toujours très loin de vouloir faire table rase des institutions
existantes, et ne crut pas que ce soit un bonheur pour une
société, non plus que pour un homme, d'être sans passé, sans \
traditions, sans racines.
Il fut élevé à Juilly, chez les Oratoriens. Son père était d'épée;
l. Par M. Petit de Julleville, professeur à la Faciillé des Lettres de l'Univer-
sité de Paris.
i72 . MONTESQUIEU
il préféra la robe; fut conseiller au Parlement de Bordeaux
le 24 février 1714; président à mortier le 20 juillet 1716, à
vingt-sept ans. Magistrat médiocre, de son propre aveu, il
n'entendait rien à la procédure, et « ce qui l'en dégoûtait le plus,
c'est qu'il voyait à des bêtes le même talent qui le fuyait ».
{Pensées diverses.) Il s'appliqua, sans succès, patienta douze ans,
et finit par vendre sa charge (en 1726).
Une curiosité d'esprit très vive l'avait porté d'abord vers des
études bien différentes : nous possédons six discours prononcés
par Montesquieu dans l'Académie de Bordeaux sur des matières
scientifiques (de 1717 à 1721). En 1719, il méditait d'écrire une
histoire physique de la terre ancienne et moderne, et faisait
appel aux savants du monde entier pour se faire envoyer des
observations. Deux ans plus tard, le prodigieux succès des
Lettres jJ^rsanes, qu'il avait faites en se jouant, le détourna
d'une voie où il allait s'égarer peut-être. Car Montesquieu
avait bien assez d'esprit pour faire un physicien passable, mais
avait-il bien le genre d'esprit qui fait un grand physicien? On en
peut douter.
Paris, TAcadémie. — L'accueil fait aux Lettres persanes
ouvrit Paris à Montesquieu; jamais une société ne se trouva si
ravie d'être jouée, ou plutôt fustigée. Il est vrai que le président
à mortier n'avouait pas, ne pouvait avouer ces lettres irrévé-
rencieuses ; mais il ne les désavouait pas non plus, et souriait
aux compliments, sans dire oui ni non; plus normand cette fois
que gascon. De môme il n'avoua ni ne désavoua jamais le
Temple de Gnide, publié en 1725, pour l'amusement de cette
société frivole et libertine; et surtout de la petite cour volup-
tueuse oi!i régnait la sœur du duc de Bourbon, premier ministre,
mademoiselle de Clermont. Jusqu'à quel point Montesquieu prit-il
au sérieux ce petit roman sensuel et fade? J'ai peine à dire
qu'il en était fort content. Ce n'est pas seulement par façon de
raillerie qu'il écrivait dans la préface (jointe à l'édition de 1742) :
« Je prie les savants de laisser les jeunes gens juger d'un livre
qui a certainement été fait pour eux... Il n'y a que les têtes
bien frisées et bien poudrées qui connaissent tout le mérite du
Temple de Gnide. »
En écrivant les Lettres persanes, Montesquieu ne songeait pas
}
SA VIE 473.
encore à rAcatlémie; car il s'y moquait très haut « du corps à
quarante tètes, qui jasent sans cesse et débitent des panégyri-
ques ». L'Académie se vengea en le faisant académicien. Le
cardinal Fleury s'y opposait, inquiet des audaces qu'on lui fit
lirr dans les Lettres persanes. Montesquieu vit le cardinal, et
réussit à faire lever le veto mis sur son nom. Voltaire prétend
qu'il avait fait imprimer en quelques jours une édition
expurjrée des Lettres; qu'il la présenta au ministre, et se jus-
tifia par ce stratagème. L'anecdote est invraisemblable; elle
suppose Fleury plus naïf et Montesquieu plus astucieux qu'ils
n'étaient. Cette fameuse édition expurgée ne s'est jamais
retrouvée. La vérité doit être plus simple : aucune édition
n'étant signée, Montesquieu, sans désavouer l'ouvrage, dut
désavouer les imprimeurs étrangers et, sans entrer dans les
détails, mettre en gros sur leur compte tout ce qui avait pu
déplaire au cardinal. Celui-ci, qui ne demandait peut-être qu'à
se laisser désarmer, feignit d'entrer dans ces explications plus
ou moins confuses, se fit promettre par Montesquieu plus de
réserve pour l'avenir, lui enjoignit de ne jamais signer le livre
suspect, et le 20 décembre 1727 Montesquieu fut de l'Académie
française. Les Registres récemment publiés nous ont permis de
constater qu'il ne fut jamais très assidu aux séances.
Les voyages. — Fêté, admiré partout, le nouvel acadé-
micien ne s'endormit pas dans ces faciles succès. Mais résolu
à consacrer sa vie au grand ouvrage dont le plan s'agitait déjà
confusément dans son esprit, Montesquieu comprit que pour
écrire sur les lois le livre, non d'un juriste, mais d'un politique
et d'un historien, il fallait d'abord avoir vu les hommes et com-
paré les sociétés. Il quitta la France au printemps de 1728 *, et
voyagea trois années durant.
Il se rendit à Vienne, y vit le prince Eugène, vieilli, se reposant
dans son immense renommée. « Ce grand homme lui fit passer
des moments délicieux *. » Il visita la Hongrie, où subsistaient
encore beaucoup de restes de ce régime féodal qu'il devait étu-
dier plus tard avec tant de profondeur. De là il gagna Venise,
1. Le T) avril, avec lonl Waldcgrave, ambassafleur de Georpe II auprès de
l'Empereur.
2. Lettre à Guasco, 1 octobre 1732.
174 MONTESQUIEU
OÙ Law vivait obscurément. Montesquieu lui demanda pourquoi
il n'avait pas acheté, comme on eût essayé de faire en Angle-
terre, les parlements qui faisaient opposition au fameux sys-
tème. « Ils sont, répondit Law, moins ardents, moins dangereux
que mes compatriotes, mais beaucoup plus incorruptibles. »
Cette réponse dut frapper Montesquieu ; il s'en souvenait peut-
être quand, à la surprise générale, il défendit contre tant
d'attaques l'organisation judiciaire de la France, et soutint que
la vénalité des charges est favorable à l'incorruptibilité des
juges. Ne le pressez pas : il la soutiendrait jusque dans l'Église.
Il reproche à Innocent XII de l'avoir retranchée pour donner les
places « aux plus dignes ». De la sorte on n'a plus pourvu que
des cuistres. Jadis on achetait très cher, parmi les grandes
familles d'Italie, les charges vénales qui menaient au cardinalat
« et, comme c'était un gros argent, on n'avait garde de le mettre
sur la tête d'un jeune homme qui ne promît pas beaucoup ».
Je ne juge pas ces singulières idées. Mais il était nécessaire de
les rapporter ici '.
Il vit ausi le fameux comte de Bonneval, très noble aventu-
rier qui, après avoir combattu vingt ans contre l'Autriche au
service de la France, avait passé vingt autres années au service
de l'Autriche, en combattant contre la France et les Turcs :
l'année suivante (1729), il devait s'enfuir en Turquie, où il se
fit musulman, et mourut, pacha à deux queues, sous le nom
d'Achmet-Pacha *.
Après Venise, Montesquieu vit Milan ', Turin; il séjourna
longtemps à Florence, charmé des arts parce qu'il était très
intelligent, sans être d'ailleurs, à vrai dire, en aucune façon,
artiste; charmé aussi, très sincèrement, de la simplicité des
mœurs; plus longtemps à Rome, où le cardinal de Polignac,
ambassadeur de France, lui ouvrit sa maison. Partout il noua
1. Voir t. 1, Des Voi/ar/es.
2. Montesquieu paraît n'avoir connu lortl Gheslerlîeld que l'année suivante,
en Hollande. On a lu partout que Cliesterfiekl en lui faisant peur des inquisi-
teurs d'État, avait poussé Montesquieu à détruire ses notes sur Venise., L'anec-
dote paraît controuvée, et les Noies sur Venise ne furent pas détruites; elles
ont même été récemment publiées.
3. Il était en septembre à Milan, en octobre ii Turin, il passa décembre et
janvier (1729) à Florence; février, mars à Rome: avril à Naples; il revint h
Rome; en juillet il se rendit en Allemagne. Le 31 octobre, il passa de Hollande
en Angleterre dans le yacht de ord Chesterfield.
SA VIE 175
• It's amitiés qui lui furent fidèles, comme Tatteste sa correspon-
«lance. Il vit Naples; puis revint sur ses pas, traversa l'Italie du
nord et le Tyrol ; médiocrement sensible aux grandes beautés
naturelles, il chercbait les hommes plus que les glaciers. Il
suivit les bords du Rhin, visita les Pays-Das, enfin gagna l'An-
gleterre, où il devait séjourner deux ans, sans presque quitter
Londres, captivé par ce spectacle, nouveau pour lui, de la vie
politique d'un pays libre. Ce fut lord Chesterfield qui l'amena
dans son yacht d'Amsterdam à Londres.
Au premier aspect, il ressentit plutôt de la stupeur que de
l'admiration. Il ne pouvait se figurer qu'un régime attaqué si vio-
lemment pût résister; qu'une autorité qu'on discute sans cesse
put être obéie longtemps. « Les choses ne peuvent pas rester
comme cela », écrit-il. Et il attend la république en Angleterre;
il s'inquiète même de ce voisinage pour la France monarchique,
(^.e jour-là, il fut médiocre prophète. A d'autres heures, il
observe plus froidement, il comprend, il se rassure, il admire.
Il écrit : « L'Angleterre est à présent le j)lus libre pays qui soit
au monde, je n'en excepte aucune république; parce que le
prince n'a le pouvoir de faire aucun tort imaginable à qui que
ce soit. Quand un homme en Angleterre aurait autant d'ennemis
qu'il a de cheveux sur la tête, il ne lui en arriverait rien; cest
beaucoup. » A la fin, il a tout vu, tout percé; il sait le fort et
le faible du système : « Un ministre ne songe qu'à triompher
de son adversaire dans la chambre basse, et pourvu qu'il en
vienne à bout, il vendrait l'Angleterre et toutes les puissances
du monde. »
Montesquieu avait écrit le journal très complet des observa-
tions recueillies par lui durant ses voyages '. Il voulait le publier
quand la mort le surprit. On mit au jour (en 1818) quelques
notes éparses qu'il avait écrites pondant son séjour en Angle-
terre. Récemment le baron Albert de Montesquieu a publié le
reste des notes de voyage de son illustre ancêtre. La publication
n'a pas déçu les espérances des admirateurs de Montesquieu :
cette partie de son œuvre méritait assurément de voir le jour.
Toutefois elle n'ajoute rien à la gloire de l'écrivain, et, déci-
1. Lettre à Guasco, !o décembre 1734.
4 76 MONTESQUIEU
dément, les Notes ne valent pas Y Esprit des Lois, quoique Sainte-
Beuve se déclarât prêt à sacrifier YEsprit des Lois, s'il le fallait,
pour acquérir les Notes. « Je l'avouerai, dit-il, en toute humi-
lité, dussé-je faire tort à mon sentiment de l'idéal. Si l'on pou-
vait avoir dans toute sa suite ce journal de voyage de Mon-
tesquieu, ces Notes toutes simples, toutes naturelles, dans leur
jet sincère et primitif, je les aimerais mieux lire que YEsprit
des Lois lui-même, et je les croirais plus utiles. » 11 y a là un
peu de paradoxe et d'exagération; et j'ajouterai : gardons-nous
de cette tendance aujourd'hui si répandue, qui nous porte à
préférer dans l'œuvre des grands écrivains ce qu'eux-mêmes
ont le moins estimé.
Ce n'est pas à dire qu'il n'y ait dans ce journal, très inégal et
décousu, parmi un peu de fatras et bien des choses qui n'avaient
d'intérêt que pour celui qui les avait notées, afin de fixer ses
souvenirs, nombre de remarques fines et souvent des vues très
profondes. Ayant beaucoup regardé, beaucoup écoulé, beaucoup
interrogé, durant ces trois ans qu'il passa dans la fréquentation
assidue de tant d'hommes considérables, il revint bien informé
des choses d'Europe, et tout à fait dégagé de plus d'un préjugé
provincial ou national. A cette époque, il semblait qu'il fût assez
bien préparé pour servir le pays utilement dans la politique
ou la diplomatie; il y songea, puis, par dédain, négligence ou
timidité, il y renonça, sans avoir rien demandé. Il le regretta;
plus tard il écrivait' : « Je me repentirai toujours de n'avoir
pas sollicité après le retour de mes voyages quelque place dans
les affaires étrangères. Il est sûr que pensant comme je pensais,
j'aurais croisé les projets de ce fou de Belle-Isle, et j'aurais
rendu par là le plus grand service qu'un citoyen pût rendre à
sa patrie. » En effet à une époque où toute la France se jetait
dans les bras, ou môme aux genoux de Frédéric, Montes-
quieu presque seul inclinait vers l'alliance autrichienne. Pré-
voyait-il l'avenir? Nous verrons que cela lui est arrivé quelque-
fois. A la même date, il écrivait ironiquement du roi de Sar-
daigne ' : « Encore un coup de collier ; nous le rendrons maître
<le l'Italie, et il sera notre égal. » Le coup de collier a été donné.
I. Pensées manuscriles, citées dans Voyages, p. xxxvii.
•2. Voyagea, p. xxxvit.
SA VIB 177
Montesquieu à La Bréde et à Paris. — Revenu d'An-
gleterre, en 1731, Montesquieu passa trois années de suite au
<"hAteaii de La RnMlo; le fruit de cette stuilieuse retraite fut le
livre des Considérations sur les causes de la fjrandeur des Romains
et de leur décadence (iT^i). Il aimait La Brède, sa maison natale;
il écrivait à un ami ' : « Je me fais une fête de vous mener à ma
<;ampagne, où vous trouverez un château, g'othique à la vérité,
mais orné de dehors charmants dont j'ai pris l'idée en Angle-
terre. » Il aimait sincèrement la vie champêtre, et il la mena
le plus longtemps qu'il put; il l'aimait, non comme un poète
ou comme un artiste; mais en bon propriétaire foncier, en vrai
seigneur de village. Il améliora ses domaines; défricha des
landes, sema des prairies; planta des vignes, et, grâce à la
renommée de ses livres, vendit à bon prix son vin aux Anglais,
Félicitons-nous que La Brède ait tant plu à son maître, car
<*'est là que Montesquieu travailla. S'il eût vécu à Paris, il eût
dispersé sa vie dans la conversation des gens du monde, et dans
quelques ouvrages légers ; il n'avait que trop de penchant à ce
genre d'écrits, et n'était pas de ceux qui travaillent sérieusement
au milieu des gens frivoles. Car il aimait Paris et les salons
mondains, tout en chérissant La Brède. Il disait à Maupertuis :
« Mon âme se prend à tout. Je me trouvais heureux dans mes
terres, où je ne voyais que des arbres, et je me trouve heureux
à Paris, au milieu de ce nombre d'hommes qui égalent les
sables de la mer : je ne demande autre chose à la terre que de
continuer de tourner sur son centre. » Il vint à Paris dix fois
de 1731, date de son retour, à 1755, date où il mourut; il y
séjourna souvent plusieurs mois de suite, mais ne parut jamais
songer à s'y établir définitivement.
Il fut un jour présenté au roi, mais hanta peu la cour et les
courtisans; on y fit peu de cas de ses talents; il rendit dédains
pour dédains, résigné (non sans un peu d'amertume cachée)
à philosopher toute sa vie sur la politique, sans jamais toucher
aux affaires. Il vit surtout à Paris les gens de lettres et les
grMîs de naissance attachés aux gens de lettres. Il aimait la
•conversation, mais il n'aimait pas la peine. Il a écrit quelques
pensées qui le font bien voir au milieu du monde :
1. A Guasco, 1" aoûl 1"44.
Histoire de l\ languf.. VI. ' ~
178 MONTESQUIEU
« J'aime les maisons où je puis me tirer d'affaire avec mon
esprit de tous les jours... Je n'ai pas été fâché de passer pour
distrait : cela m'a fait hasarder bien des nég-ligences qui m'au-
raient embarrassé. » Il écoutait beaucoup : M"® de Chaulnes
disait de lui « qu'il venait faire son livre dans la société;... il
ne parlait qu'aux étrangers dont il croyait tirer quelque chose » .
Il écoutait pour s'instruire; il écoutait aussi pour s'amuser : car
« il n'y a rien de si amusant qu'un homme ridicule ».
D'Argenson fait un joli portrait de Montesquieu à Paris :
« M. de Montesquieu ne se tourmente pour personne. Il n'a
point pour lui-même d'ambition. Il lit, il voyage, il amasse des
connaissances; il écrit enfin, et le tout uniquement pour son
plaisir. Comme il a infiniment d'esprit, il fait un usage char-
mant de ce qu'il sait; mais il met plus d'esprit dans ses livres
que dans sa conversation, parce qu'il ne cherche pas à briller
et ne s'en donne pas la peine. Il a conservé l'accent gascon qu'il
tient de son pays, et trouve en quelque façon au-dessous de lui
de s'en corriger. »
Tel nous le voyons chez M'"" de Tencin (que la vieillesse
i avait faite respectable), chez M'"" GeofTrin, qui hérita du salon
de M"'' de Tencin; chez M'"" du Deffand, où il connut Hénault et
d'Alembert. Tous les gens de lettres en renom furent ses amis,
I hors un seul. Voltaire, qui haïssait Montesquieu, et que Mon-
\ tesquieu n'aimait guère. Voltaire enviait à Montesquieu une cer-
taine considération que lui-même ne put jamais acquérir qu'à
la fin de sa longue vie, à la faveur des cheveux blancs. Mon-
tesquieu admirait chez Voltaire l'éclat prestigieux du talent;
mais il ne prenait pas sa science au sérieux; il disait : « Vol-
taire n'écrira jamais une bonne histoire. Il est comme les
moines qui n'écrivent pas pour le sujet qu'ils traitent, mais
pour la gloire de leur ordre. Voltaire écrit pour son cou-
vent. »
Quoi qu'en ait dit M'"" de Chaulnes, Montesquieu ne fit pas ses
livres dans les salons de Paris ; il les fit à La Brède, par une
réflexion solitaire, nourrie de studieuses lectures. L'amitié de
M'"" de Tencin, de M'"" GeofTrin, de M'"" du Deffand servit, tout
juste, à divertir son esprit, et peut-être à le rafraîchir après la
\ fatigue d'un labeur trop prolongé. Mais aucun de ses contem.
SA VIE 170
[loraiMs n'a ou d'influence sur ses idées. Montesquieu est le seul
auteur Je ses ouvrag^es.
Paris le délassa, l'amusa; mais c'est à La Brède qu'il vécut
vraiment. C'ost là qu'il pensa ot qu'il travailla, non pas sans
eflort, mais toujours dans un heureux état d'équilibre. Il écrit
dans ses pensées : « Je m'éveille le matin avec une joie secrète
de voir la lumière... et tout le reste du jour je suis content. Je
passe la nuit sans m'éveiller; et le soir quand je vais au lit, une
espèce d'engourdissement m'empêche de faire des réflexions. »
Publication de « l'Esprit des Lois ». — L'Esprit des
Lois parut en 1748. La première idée de ce livre avait dû naître
pendant le voyage d'Angleterre, vers 1729. Montesquieu écri-
vait à M. de Solar, le 7 mars 1749 : « Il est vrai que le sujet
est beau et grand... je puis dire que j'y ai travaillé toute ma
vie... Il y vingt ans que je découvris mes principes; ils sont
très simples. » Pendant ces vingt années ce livre l'occupa seul.
Que sont en elTet les Considérations, sinon un fragment, déve-
loppé à part, de Y Esprit des Lois, conçu selon la même méthode,
écrit dans le même style; et que Montesquieu, sans doute, aurait
fondu dans son grand ouvrage, si cet essai, offert d'abord au
public, n'avait excité bientôt une admiration qui fit souhaiter à
tous que le livre vécût sous son titre propre, et conservât une
gloire distincte?
On a peine à croire que les premiers confidents à qui Mon-
tesquieu communiqua son manuscrit aient jugé Y Esprit des Lois
bien au-dessous de ce qu'ils attendaient. D'Argenson se plaint d'y
trouver « plus de chapitres agréables à lire, plus d'idées ingé-
nieuses et séduisantes que de véritables et utiles instructions
sur la façon dont on devrait rédiger les lois ». Comme si Mon-
tesquieu était homme à mettre en pages des rêveries, et des
utopies sur la Loi idéale! Mais le jeune Helvétius (il avait trente^
deux ans) se montra beaucoup plus sévère. Celui-là croyait le
monde si malade, qu'on ne pouvait, selon lui, le guérir qu'en
jetant à bas l'édifice social tout entier. Oubliant qu'il était
fermier général, c'est-à-dire un abus vivant, il appelait le fer et
le feu de « la conquête » à raser tous les abus. Montesquieu
n'était pas son homme; il le lui écrivit à lui-même, et l'écrivit
à Saurin, leur ami commun; il disait à l'un : « De ce fatras de
180 MONTESQUIEU
lois barbares, quel profit pensez-vous tirer pour l'instruction et
le bonheur des hommes? » Il disait à Saurin : « Que diable
veut-il nous apprendre par son traité des fiefs? Est-ce une
matière que devrait chercher à débrouiller un esprit sage et
raisonnable? »
Heureusement Montesquieu n'en crut pas ce jeune et intem-
pérant philosophe, h' Esprit des Lois, imprimé à Genève, par les
soins du pasteur Vernet, parut en 1748, en deux volumes
in-i" formant trente et un livres. Le succès en fut merveilleux;
vingt mois après, Montesquieu écrivait au marquis de Stainville
que Y Esprit des Lois comptait déjà vingt-deux éditions, et qu'il
était traduit dans toutes les langues. Heureux de ce succès, il
était fier surtout de n'avoir eu ni maître ni modèles : Prolem
sine matre creatam \ lisait-on en épigraphe à la première page
du livre : enfant né sans mère. Mais si les admirateurs étaient
de beaucoup les plus nombreux, les adversaires, toutefois,
n'avaient pas désarmé, ni les critiques; Montesquieu en ren-
contrait quelques-uns, même parmi ses amis. Le mot de
M"'^ du Deffand est célèbre : « C'est de l'esprit sur les lois » ;
la boutade est jolie, et porte assez bien sur certain défaut
dont Montesquieu ne put jamais se guérir entièrement; je
veux dire le désir de plaire par un ton sémillant, pris quel-
quefois hors de propos. Au reste nous pensons, avec La
Harpe, que M'"* du Deffand, toute femme d'esprit qu'elle fût,
était parfaitement incapable de lire VEsprit des Lois posé-
ment et de le juger avec compétence. Une attaque plus dan-
gereuse parut dans les Nouvelles ecclésiastiques , feuille jan-
séniste qui, quoique publiée d'une façon clandestine, jouissait
d'une assez grande notoriété. Montesquieu pouvait craindre
que, dénoncé ainsi par la secte persécutée, il ne devînt suspect
au pouvoir, qui, en le désavouant, voudrait affirmer son ortho-
doxie. l\ écrivit , en réponse à l'auteur anonyme (l'abbé
Fontaine de La Roche), la Défense de l'Esprit des Lois*, un chef-
d'œuvre de polémique; la troisième partie {Réflexions sur la
manière dont on Va critiqué) renferme des pagesxqui sont
1. On a voulu donner plusieurs interprétations bizarres de cette épigraphe;
celle-ci, la plus simple, doit être la seule vraie.
%. A Genève, chez Barillot et flls, 1750, in-12.
SA VIE 181
parmi les plus belles qu'il ait écrites; en un sens, il n'a rien
écrit de plus beau. Ailleurs il a l'esprit, la clarté, la justesse, le
trait, l'imagination ; rarement l'émotion. Plaidant pour sa
propre cause, défendant l'œuvre de toute sa vie, il estému, cette
fois; vivement, profondément ému; et il devient très éloquent,
en même temps qu'il est très habile.
h'Esprit des Lois avait été dénoncé à Rome. Montesquieu
voulut désarmer l'Index par son adroite franchise : il écrivit
aussitôt (le 2 juin lloO) au Cardinal Passionéi, demandant avec
instances de n'être pas condamné sans avoir été entendu ; affir-
mant qu'il ne devait pas être hétérodoxe, puisqu'il ne voulait pas
l'être. Les concessions, les précautions sont d'accord avec tout
son caractère ; il croyait qu'entre honnêtes gens on doit d'abord
s'expliquer, que peut-être il y aura moyen de s'entendre. Qu'un
tel Montesquieu ressemble peu à celui qu'ébauche Michelet,
avec de grosses couleurs : à ce Montesquieu « qui fait, en
riant, voler, briller le glaive... Jamais main plus légère.
L'Orient lui apprit à jouer du damas. En badinant, il décapite un
monde... il accomplit la radicale exécution, l'extermination du
passé *. »
La Sorbonne aussi, saisie de l'examen du livre, parut le
vouloir condamner, et enfin ne condamna rien. L'Assemblée du
clergé, à qui Languet de Gergy, archevêque de Sens et con-
frère de Montesquieu à l'Académie française, avait dénoncé
VEsprit des Lois, écarta la dénonciation. Les financiers, mal-
traités dans le livre, essayèrent de le réfuter. Claude Dupin,
fermier général, gendre de Samuel Bernard (et bisaïeul de
George Sand), écrivit deux gros volumes, avec la collaboration
de sa femme, pour montrer que Montesquieu n'entendait rien au
commerce et à la finance. L'ouvrage, tiré pour quelques amis à
un nombre infime d'exemplaires, passa presque inaperçu.
Les dernières années de Montesquieu furent aussi heureuses
que toute sa vie l'avait été. Les attaques dirigées contre son
livre ne troublaient pas longtemps sa sérénité. Sa renommée
était immense; il en jouissait, sans vertige; il recevait de toute
1. VEsprit des Lois fui dénniliveinent censuré le 2 mars 1752; mais la cen-
sure ne reçut aucune publicité, cl demeura comme non avenue. Le pape
Benoit XIV était nettement favorable à l'auteur.
182 MONTESQUIEU
l'Europe les témoignages les plus honorables de l'estime qu'on
faisait en tous lieux de sa personne et de ses livres. Son temps se
partageait assez également entre Paris et La Brède; il se plai-
sait à l'un comme à l'autre ; il goûtait à Paris le plaisir de la
gloire et le commerce de ses amis; à La Brède, il jouissait de
son jardin, de ses bois, de ses vignes et se trouvait heureux
partout. Sa vue avait beaucoup baissé; le travail lui devenait
difficile; mais sa santé était restée bonne. Elle le trahit brus-
quement, pendant un séjour à Paris, au mois de janvier 175S.
11 fut saisi d'une fièvre maligne, qui tout d'abord ne laissa pas
d'espoir. Sa famille était loin; mais ses amis accoururent : la
duchesse d'Aiguillon, M"'" Dupré de Saint-Maur, le chevalier de
Jaucourt; ils ne le quittèrent plus. Il mourut le treizième jour
de sa maladie, le 10 février 4755; il venait d'achever sa
soixante-sixième année.
Ne lui reprochons pas d'avoir été heureux, et d'en avoir
convenu : il écrit (dans les Pensés diverses) : « L'étude a été pour
moi le souverain remède contre les dégoûts de la vie, n'ayant
jamais eu de chagrin qu'une heure de lecture n'ait dissipé. »
C'est que ses chagrins furent légers ; c'est que la vie lui fut clé-
mente. Mais les chagrins des autres ne pouvaient-ils suffire à
troubler cette quiétude? Il dit de lui-même : « Je n'ai jamais vu
couler de larmes sans être attendri. » Et les témoignages abon-
dent qui confirment qu'il était, en effet, serviable, obligeant et
même charitable. Mais cet homme qui aimait à faire du bien,
discrètement, ne pouvait souffrir qu'on lui témoignât de la
reconnaissance avec un peu trop d'effusion. Ces traits qui, pour
ainsi dire, s'entre-croisent et se contredisent, lui composent une
physionomie à part : vive, originale, attrayante, quoique difficile
à pénétrer.
//. — Les Lettres
persa
nés.
Le roman. La satire. — On ne raconte pas les Lettres
persanes ; mais on peut distinguer les éléments très divers dont
le livre est composé. Il renferme à la fois un roman persan, ou
prétendu tel; une satire des mœurs françaises sous la Régence
LES LETTRES PERSANES 183
et force digressions très graves sur toutes sortes de questions
politiques et religieuses. La partie romanesque a beaucoup,
vieilli; les soupçons, les craintes, les tortures, la fureurl
d'Usbek jaloux et trompé laissent très froid le lecteur moderne.
En 1721, ces «turqueries» parurent charmantes. « Rien n'a plu
davantage dans les Lettres pei^sanes, écrit Montesquieu (dans la
p'éface de l'édition de 1734), que d'y trouver sans y penser une
espèce de roman. » Il faut l'en croire; et d'ailleurs ce goût de
son temps fut le sien : il aimait ce cadre voluptueux oîi il avait
enfermé les portraits satiriques, et les réflexions profondes.
Montesquieu a écrit le Temple de Gnide, et jusqu'à la fin s'est
complu dans cette œuvre sensuelle et légèrement libertine. Par
ce côté, il est bien de son temps, qu'il dépasse par tant d'autres.
La peinture satirique des mœurs françaises, ou plutôt pari-
siennes, entre 1712 et 1720, à la fin du règne de Louis XIV, et ^
pendant la Régence, est ce qui nous semble aujourd'hui le plus
vif et le plus amusant dans les Lettres : il n'est presque pas une
seule de ces pages malicieuses qui ait perdu de sa saveur; toute-
ifois ce n'est pas un portrait, c'est une satire, et souvent une
,' caricature ; mais toujours spirituelle, alerte, et pleine de verve;
l'image est fort grossie, mais le trait reste fin. Mais que ces
Persans sont sévères pour les Français! Louis XIV (à qui Mon-
tesquieu n'a jamais rendu justice) n'est pas le moins durement
traité : « Il préfère un homme qui le déshabille ou qui lui donne
la serviette lorsqu'il se met à table, à un autre qui lui prend des
villes ou lui gagne des batailles ». Les trois états privilégiés :
« l'Eglise, l'épée, la robe », se méprisent l'un l'autre à l'envi;
mais tel « qu'on devrait mépriser parce qu'il est un sot » n'est
en butte aux dédains des nobles « que parce qu'il est homme
de robe ». Le grand seigneur « qui caresse ses chiens, d'une
manière si offensante pour les hommes », a peut-être le prix de
la morgue et de l'insolence. Mais l'Eglise et surtout les moines _
sont-ils plus ménagés? Le supérieur du « Grand Couvent » que
Rica interroge sur sa bibliothèque lui répond gravement :
« Monsieur, j'entends l'heure du réfectoire qui sonne; ceux qui,
comme moi, sont à la tête d'une communauté, doivent être les
premiers à tous les exercices ». Au reste l'ignorance est démise
partout ; tel parlementaire a bien vendu ses livres pour acheter
184 MONTESQUIEU
sa charge. « Nous autres juges ne nous enflons point d'une
vaine science. » La nation n'est plus attachée qu'à une seuh^
prééminence ; elle veut « que les perruquiers français décident
en législateurs sur la forme des perruques étrangères ». Elle
cède aux étrangers tout le reste. Un étranger est venu (Law)
qui a retourné la France « comme un fripier retourne un habit »,
mis « dessus ce qui était dessous » et l'écume à la surface. Aussi
« le corps des laquais est plus respectable en France qu'ailleurs;
c'est un séminaire de grands seigneurs ». Les laquais anoblie
remplacent « les grands malheureux, les magistrats ruinés ».
/^ Ainsi le fond est amer; mais le style a une grâce et une
légèreté merveilleuse qui atténue cette amertume; si l'auteur
enfonçait un peu plus le trait, la blessure deviendrait cruelle ; il
relève à temps la plume; on ne se sent qu'égratigné. La Bruyère
en frappant moins fort, nous suggère plus souvent des réflexions
douloureuses; Montesquieu, dans les Lettres, du moins dans la
partie satirique des Lettres, content de nous amuser, nous fait
I rarement réfléchir ; peut-être à dessein; le conte porterait trop
loin, s'il y joignait encore la morale. Au reste il a visiblement
étudié, imité La Bruyère; et il lui doit beaucoup; c'est là qu'il a
trouvé le modèle de cette phrase courte, sans être hachée, vive,
agile, si propre à l'œuvre hardie qu'il voulait faire. Mais faut-il
le louer, faut-il le blâmer de donner prise lui-même à quelques-
uns des reproches qu'il adresse à ses contemporains? « Le badi-
nage, dit-il, semble être parvenu à former le caractère général'
de la nation : on badine au conseil, on badine à la tête d'une
armée, on badine avec un ambassadeur. » Mais lui-même, dans-
les Lettres, badine quelquefois hors de propos. Quand il félicite
ironiquement Louis XIV à son déclin d'avoir encore vaincu
l'Europe coalisée grâce à l'inépuisable vanité de ses sujets, dont
il a tiré à lui tout l'argent, en leur vendant des titres en échange,
Montesquieu, qui fait ainsi parler son Persan, au lendemain de
Denain, oublie un peu trop que la France fut sauvée par d'autres
ressources que la vanité des Français ; par la fermeté presque
héroïque du vieux Roi, par les talents de Villars, par le courage
de l'armée, par le dévouement de la nation '.
I. Opposons Montesquieu à lui-même : il a écrit dans les Consifiévalions : « Je
ne sache rien de si magnanime que la résolution que prit un monarque qui a
LES LETTRES PERSANES 185
Philosophie des Lettres persanes. — II y a autre chose
dans les Lettres persanes qu'un roman pseudo-oriental , peu
décent et très ennuyeux ; autre chose aussi qu'une satire mor-
dante, excessive, mais spirituelle, des mœurs du temps. Il y a
dans les Lettres des pages d'histoire et de jthilosophie, de poli-l
tique et d'économie sociale, pensées très profondément, écrites 0
avec gravité, quelquefois avec éloquence, sur des matières 'en
grande partie neuves à la date où parut l'ouvrage. 'L'Esprit des
Lois, les Considérations sont en germe dans les Lettres. Rica et
Usbek ont signé ces pages comme les autres; mais ici l'ana-
chronisme s'accuse encore plus vivement que dans les portraits
satiriques. Partout c'est bien Montesquieu qui parle à noiis___
directement. Le voile est si léger, qu'il se déchire : « J'ai parlé
à des inollaks, dit un des Persans (lisez des prêtres), qui me
désespèrent avec leurs passages de l'Alcoran (lisez de la Bible) ;
car je ne leur parle pas comme vrai croyant (lisez comme chré-
tien), mais comme homme, comme citoyen, comme père de
famille ». Jamais sentiment ne fut plus étranger à l'esprit de
l'Islam que cette distinction toute moderne et tout occidentale
de l'homme, du citoyen, du croyant. Au reste, sur les choses
religieuses, Montesquieu reste léger dans les Lettres, même \
quand il veut parler sérieusement. L'ûge, l'étude, la réflexion, '
lui insi)ireront un autre ton au sujet du christianisme. Sur ce
point, le xxiv" livre de VEsprit des Lois sera comme la réfuta-
lion des témérités des Lettres.
En revanche, il a parlé dignement, dans les Lettres, et presque
majestueusement, de la sociétés humaine, du respect qu'elle o
mérite, malgré ses défauts; de l'imprudence de ceux qui l'ébran-
lent, au lieu de laméliorer. C'est dans les Lettres qu'on trouve
ces lignes, qu'on chercherait plutôt dans VEsprit des Lois :
« Il est quelquefois nécessaire de changer certaines lois.
Mais le cas est rare : et lorsqu'il arrive, il n'y faut toucher que
d'une main tremblante : on y doit observer tant de solennités
et apporter tant de précautions, que le peuple en conclue natu-
rellement que les lois sont bien saintes, puisqu'il faut tant de
formalités pour les abroger. Quelles que soient les lois, il faut
régné (le nos jours (Louis XIV) de s'ensevelir plutôt sous les débris du trône
• lue d'accepter des propositions qu'un roi ne doit pas entendre. •
186 MONTESQUIEU
toujours les suivre; et les regarder comme la conscience
publique, à laquelle celle des particuliers doit se conformer tou-
jours. » Même solidité de prudence, même respect des faits et
des choses existantes, même défiance d'une logique abstraite,
dont les réalités n'ont point affaire, dans ces lignes, qui réfu-
taient Rousseau trente ans d'avance : « Je n'ai jamais ouï
parler du droit public qu'on n'ait commencé par rechercher
soigneusement quelle est l'origine des sociétés; ce qui me
paraît ridicule. Si les . hommes n'en formaient point, s'ils
se quittaient et se fuyaient les uns les autres, il faudrait en
demander la raison et chercher pourquoi ils se tiennent
séparés; mais ils naissent tous liés les uns aux autres; un
fils est né auprès de son père, et il s'y tient; voilà la société,
et la cause de la société. » Ce n'est pas qu'il soit insensible
aux abus réels, ni persuadé aveuglément que les remèdes
sont toujours pires que les maux. Quarante ans avant Beccaria
\ il réclame l'adoucissement des peines, en se fondant sur cette
observation profonde que l'âme humaine n'est capable que d'un
certain degré de crainte , et qu'elle peut attacher cette crainte à
une peine légère aussi bien qu'à un châtiment terrible : « L'ima-
gination se plie d'elle-même aux mœurs du pays où l'on est :
huit jours de prison ou une légère amende frappent autant
l'esprit d'un Européen que la perte d'un bras intimide un Asiati-
que *. » C'est que l'absolu n'existe pas dans les choses humaines.
Le gouvernement le plus parfait n'est pas celui qui est le plus
y logiquement construit; c'est celui « qui va à son but à moins de
frais ; celui qui conduit les hommes de la manière qui convient
le plus à leur penchant et à leur inclination ». Ainsi le gouver-
nement est fait pour les gouvernés ; au lieu que d'autres veulent
ajuster de force les gouvernés aux catégories d'un gouverne-
ment idéal, bâti à 'priori.
Dans le détail, il y a plusieurs erreurs historiques ou écono-
miques semées à travers les Letlres. Irrité par l'échec de Law,
I l'auteur médit un peu trop du crédit et de la colonisation. II
explique longuement, par des raisons peu solides, une prétendue
dépopulation de la terre, qui est un fait controuvé. Ces erreurs
1. L'idée est déjà dans Thucydide, III, 4o-4C.
. LES LETTRES PERSANES 187
n'empêchent pas l'auteur de laisser deviner, dès 1721, son goût
dominant, qui deviendra plus tard exclusif, pour l'histoire poli- \
tique : on visitant la l)ihlioth(»que du couvent des Dervis, Rica
se plaît à railler tour à tour les ouvrages qui sont élalés sous
ses yeux; les écrits des théologiens, des ascètes et des casuistes;
ceux des grammairiens, des glossateurs, des commentateurs;
ceux des orateurs, des géomètres, des métaphysiciens et des
l)hysicions; les livres de médecine, d'anatomio et de chimie;
ceux de sciences occultes et d'astrologie judiciaire ; et les
ouvrages des poètes que le xvni* siècle commence dès lors à
rabaisser, comme s'il eût prévu que les grand* poètes devaient
lui manquer. Comme Montesquieu aimait le théAtre,il témoigne
de quelque indulgence pour les poètes dramatiques ; mais il
traite les lyriques à' extravagants. Le plus grand esprit a ses
limites. Dans cette revue dédaigneuse, une seule œuvre est
épargnée, celle des historiens qui ont traité des institutions et
des lois : « Là ce sont ceux qui ont écrit de la décadence du
formidable empire romain... Ce sont ici les historiens d'Angle-
terre où l'on voit la liberté sortir sans cesse des feux de la dis-
corde et de la sédition; le prince toujours chancelant sur un
trône inébranlable; une nation impatiente, sage dans sa fureur
même. » Ainsi s'ébauchaient, ou du moins s'annonçaient déjà,
«lans les Lettres persanes, les Considéi'ations et plus d'une partie
de V Esprit des Lois, comme ce chapitre fameux sur la constitu-
tion d'Angleterre.
Le 4 octobre 1732, Montesquieu, âgé de soixante-trois ans,
en pleine possession de sa gloire et de son génie, écrivait à
l'abbé de Guasco : « Huart (c'est le nom de son éditeur) veut
faire une nouvelle édition des Lettres persanes', mais il y a quel-
ques juvenilia que je voudrais retrancher. » C'est encore
honorer un grand écrivain (jue d'approuver les réserves qu'il
fait lui-même sur ses propres ouvrages. Disons donc sans scru-
pule que Montesquieu jugeait bien de son coup d'essai; mais si
le charme des Lettres nous semble légèrement diminué par ces
juvenilia, où perce un peu d'impertinence et de présomption,
quelles qualités brillantes pour compenser ce défaut ! Quel
style neuf, étincelant; que d'esprit; que de bon sens même; etçà
et là, que de sagesse!
188 MONTESQUIEU
III. — Les Considérations.
Ce petit livre, publié à Amsterdam * en 1734, n'eut pas
d'abord un succès brillant. On n'y retrouvait rien des hardiesses
qui avaient fait la renommée rapide des Lettres. Mais bientôt
l'estime s'attacha aux Considérations ; relues à loisir, elles sem-
blèrent plus importantes et plus neuves qu'on n'avait cm
d'abord ; à la fin le livre fut mis à son rang; il devint classique^
et il l'est resté.
Le choix du sujet était habile ; voulant appliquer sa méthode
à la fortune particulière d'un empire, Montesquieu ne pouvait
mieux choisir qu'en prenant les Romains; de tous les peuples
celui dont la puissance s'est formée et déformée le plus log^ique-
ment, celui qui se prête le mieux à nous faire croire ou nous
laisser croire que les lois de l'histoire existent vraiment, et que
nous pouvons espérer de les pénétrer.
Dans cette étude, il avait eu des prédécesseurs et des modèles.
Chez les anciens, Polybe; chez les modernes, Machiavel, Saint-
Evremond, Bossuet. Mais Machiavel cherche moins dans les
faits du passé, les lois de l'histoire, qu'une leçon pratique, appli-
cable au présent et à l'avenir. Montesquieu lui doit peut-être le
germe de quelques observations profondes (sur l'indépendance
laissée aux généraux romains, sur la souplesse de la constitu-
tion, sur l'habileté dont usaient les Romains à diviser leurs
ennemis).
Saint-Evremond avait écrit en 1663 des Réflexions sur les
divers génies du peuple romain ; opuscule incomplet, inégal ;
sans proportions ; toutefois parmi beaucoup de fadaises, il s'y
trouve quelques traits justes et forts, que Montesquieu a pu
recueillir. Mais il doit surtout beaucoup à Bossuet, quoique le
\ rapprochement de ces deux noms étonne d'abord : Bossuet ne
rapporte-t-il pas tous les événements à une cause providen-
tielle, tandis que Montesquieu, sans nier la Providence, déclare
ignorer ses desseins, et s'efforce d'expliquer les faits, sans l'y
1. Du moins sous la rubri(jue Amslei'dam. Réellement à Paris, chez Des-
bordes, in-12, 1734. Le litre est : Considérations sur les causes de la r/randeur des
Romains et de leur décadence.
LES CONSIDÉRATIONS 189
faire intervenir. Mais on oublie que, dans la III" partie du Dis-
cours sur f histoire universelle, Bossuet, laissant de côté les
<'auses providontielles (jusqu'à no pas prononcer le nom de
Dieu dans cette partie du livre), y explique toute la succession
des empires par les causes qu'il nomme particulières, et qui
sont les causes purement humaines. Dans celte troisième partie
se trouvent les deux chapitres sur Rome (le VI" et le VIP).
Montesquieu les a beaucoup étudiés, et certainement leur doit
beaucoup.
Mais Bossuet n'a ^uère étudié que la grandeur de Rome; au
lieu que Montesquieu développe au moins autant l'histoire de la
décadence. Ni Montesquieu, ni Bossuet n'avaient douté de Tau
thenticité de l'histoire des premiers siècles de Rome, quoique
Ïite-Live lui-même avoue qu'elle est remplie de fables. Quatre
ans après les Considérations, un modeste érudit français qui
vivait en Hollande, Louis de Beaufort, allait faire paraître sa
Dissertation sur V incertitude des cinq jiremiers siècles de Rome;
mais les doutes de Beaufort n'avaient pas même effleuré Mon-
tesquieu. L'érudition sans génie s'arrêtait à des scrupules que
le génie impatient ne voulait pas même envisager , comme
s'il eût craint de voir s'écrouler tout le bel édifice qu'il venait
<le construire sur une base ruineuse.
Montesquieu laisse à Bossuet l'honneur d'avoir tracé le plus
beau portrait du Romain idéal, du Romain en soi, et presque
abstrait : mais il démêle avec plus de soin les causes de l'éton-
nante fortune que fit à travers les siècles cet homme, ce soldat,
ce citoyen ; les causes politiques sont surtout discernées avec
une perspicacité admirable; Bossuet avait vu plutôt les causes
morales. Une seule lacune nous choque dans Montesquieu : il
n'ose pas parler de la religion qui fut assurément l'un des
grands ressorts de la conduite des Romains. Ce fâcheux « res-
pect humain » est une concession aux préjugés du siècle. Dix-
huit années auparavant, il avait lu devant l'Académie de Bor-
deaux (en 1716) une Dissertation sur la politique des Romains dans
la reiiffion, où il présentait la religion romaine comme une pure
invention politique de la caste patricienne. Dès 1734, Montes-
quieu devait sentir l'insuffisance de cette explication; mais
l'époque était si peu favorable à une intelligence moins super-
f90 MONTESQUIEU
ficielle du vrai génie des forces religieuses, que Montesquieu
n'osa ni retirer ni affirmer à nouveau les opinions émises dans
la Dissertation', il s'abstint. C'est à peine s'il touche en passant
à cette chose si importante, la religion romaine, dans les Consi-
dérations.
C'est peut-être une des causes pour lesquelles on peut regarder
la seconde partie du livre comme supérieure à la première; au
moins plus originale, et plus profondément étudiée. Bossuet,
dont le principal objet n'était pas d'expliquer la décadence de
Rome, mais sa grandeur, avait rapidement présenté la chute de
l'immense empire comme le résultat suprême des divisions inté-
rieures dont Rome offrit le spectacle dès les premiers temps de
la République. Sur ce point, Montesquieu contredit nettement
Bossuet; il distingue admirablement les luttes des partis, néces-
saires dans un pays libre et même fécondes; des guerres
civiles, toujours funestes, souvent mortelles, mais qui ne furent
pas à Rome le résultat des luttes des partis. La guerre civile
éclata quand l'élément militaire devint dominant ; il domina par
l'effet naturel des conquêtes poussées trop loin. Rome grandit
par la conquête; et, par l'excès des conquêtes, Rome se perdit
elle-même : voilà ce que Montesquieu a démêlé à merveille.
« Les gens de guerre perdirent peu à peu l'esprit de citoyens ;
les généraux qui disposèrent des armées et des royaumes sen-
tirent leur force et ne purent plus obéir. Les soldats commen-
cèrent donc à ne reconnaître que leur général, à fonder sur lui
toutes leurs espérances, et à voir de plus loin la ville. »
Montesquieu est le premier historien qui ait su, dans la
multiplicité des faits, dégager les lois qui les dominent et
expliquer, sinon avec certitude au moins avec une grande vrai-
semblance, l'enchaînement nécessaire des choses. Ces vues
supérieures, d'où sortira YEsprit des Lois, sont affiirmées déjà
dans les Considérations avec une autorité vraiment magistrale.
Une page comme celle-ci peut s'appeler une profession de foi
historique : « Ce n'est pas la fortune qui domine le monde :
on peut le demander aux Romains, qui eurent une suite conti-
nuelle de prospérités quand ils gouvernèrent sur un certain plan,
et une suite non interrompue de revers, lorsqu'ils se condui-
sirent sur un autre. Il y a des causes générales, soit morales,
L'ESPRIT DES LOIS 19!
soit physiques, qui agissent dans chaque monarchie, Télèvent,
la maintiennent ou la précipitent; tous les accidents sont
soumis à ces causes; et si le hasard d'une bataille, c'est-à-dire
une cause particulière, a ruiné un Etal, il y avait une cause
irénérale qui faisait que cet Etat devait périr par une seule
bataille : en un mot l'allure principale entraîne avec elle tous
les accidents particuliers. »
Le monde est peut-être bien jeune, et notre science bien
courte, pour qu'il nous soit possible de discerner et d'affirmer
les lois de l'histoire; mais s'il est un historien capable de con-
vaincre notre esprit que tout ce que nous croyons savoir de ces
lois n'est pas une pure illusion, Montesquieu est cet historien.
Ne lui a-t-il pas été donné d'être quelquefois prophète? Il écri-
vait dans les Considérations : « L'empire des Turcs est à pré-
sent à peu près dans le même degré de faiblesse où était
autrefois celui des Grecs (l'empire Byzantin) ; mais il subsistera
longtemps; car si quelque prince que ce fiit mettait cet empire
en péril en poursuivant ses conquêtes, les trois puissances com-
merçantes de l'Europe connaissent trop leurs afi'aires pour n'en
pas prendre la défense sur-le-champ ». 11 jetait en passant ces
lignes (1730) dans ses notes sur l'Angleterre : « Je ne sais pas ce
qui arrivera de tant d'habitants que l'on envoie d'Europe et
d'Afrique dans les Indes Occidentales; mais je crois que si
quelque nation est abandonnée de ses colonies, cela commen-
cera par la nation anglaise ».
IV. — [/Esprit des Lois.
Objet du livre. — L'idée du livre est parfaitement indiquée
par le titre, qui est fort clair. M"" du DetTand n'a pas réussi à
le compromettre par ce bon mot fameux : « de l'esprit sur
les lois ». Et pourquoi non, d'ailleurs, si esprit signifie aussi
des vues, des idées, des réflexions; et quelquefois même des
saillies? Jamais Montesquieu ne prétendit à n'avoir pas d'esprit;
il aurait perdu sa peine.
L'esprit des lois, c'est-à-dire leur sens caché, leur origine et \
192 MONTESQUIEU
leur cause; leur portée, directe ou indirecte; leurs conséquences
prochaines ou éloignées. Le caractère et la volonté du législa-
teur font-ils seuls la loi? N'est-elle pas en rapport nécessaire
avec les conditions du peuple qui la subit? Au delà de ce qu'elle
édicté, n'a-t-elle pas souvent une efficacité imprévue, lointaine
et presque indéfinie?
Mais écoutons Fauteur lui-même. La préface explique le
livre : « J'ai d'abord examiné les hommes, et j'ai cru que dans
cette infinie diversité de lois et de mœurs ils n'étaient pas uni-
quement conduits par leurs fantaisies. J'ai posé les principes, et
j'ai vu les cas particuliers s'y plier comme d'eux-mêmes; les
histoires de toutes les nations n'en être que les suites; et chaque
loi particulière liée avec une autre loi, ou dépendre d'une autre
plus générale. Je n'ai pas tiré mes principes de mes préjugés,
mais de la nature des choses. »
Ainsi Montesquieu chassait le hasard hors de l'histoire; il n'y
substituait pas un aveugle déterminisme; il croyait que l'homme
est libre, libre d'agir ainsi, ou autrement; mais non pas libre de
faire que tels actes n'aient pas telles conséquences nécessaires.
La volonté humaine peut choisir sa conduite, mais non les
effets de la conduite choisie. Car il y a des lois de l'histoire.
Remarquez que la méthode reste vraie, même si le principe
fondamental demeure douteux; les observations, les raisonne-
ments et les inductions de Montesquieu ne sont pas moins
bien établis, même s'il n'existe pas de « lois de l'histoire », ou
plutôt, s'il ne nous est pas possible de connaître ces lois '.
Elles peuvent nous être inaccessibles; mais il n'en est pas moins
certain que Rome s'est élevée par telles vertus et s'est perdue
par tels vices. Sans doute, le monde est trop jeune et notre
expérience trop courte, pour que nous puissions reconnaître
dans les faits humains dos lois fixes comme celles du monde
physique; mais, toutefois, nous pouvons observer, comparer,
rapprocher les faits semblables; coordonner les conséquences
analogues ; enfin raisonner sur l'histoire avec mesure et vrai-
semblance. Montesquieu fait-il autre chose?
l. Y a-t-ii des lois de l'histoire? Oui et non. Théoriquement les mêmes causes
doivent produire les mêmes effets. Mais telle est la complication des causes
que, dans l'incertitude où nous sommes de pouvoir les connaître toutes, nous
ne sommes jamais sûrs de pouvoir prédire les effets.
\<\')-
HIST. DE LA LANGUE & DE LA LITT. FR. T. VI. CH. IV
Armand Colin & C", Editeurs, Pans.
MONTESQUIEU
D'APRÈS LA MÉDAILLE EXÉCUTÉE EN 1743 PAR DASSIER FILS
Hilil. Nat., Drparlcmcnl des Médailles
L'ESPKIT UES LOIS 193
On a dit : Est-ce bien neuf ? et l'idée de réfléchir et de rai-
sonner sur les lois est-elle assez originale pour justifier l'épi-
graphe andiivieuse. pvolein sine maire creatami Ssius doute, avant
Montesquieu, l'étude des législations comparées avait occupé
plus d'un philosophe; et Montesquieu lui-môme savait bien tout
ce qu'il doit à Aristote. 11 doit bien davantage encore à Bodin,
auteur de la République, et même, comme il l'a beaucoup lu et
mis à profit, nous pourrions lui reprocher justement de ne
l'avoir pas nommé. On a excusé finement Montesquieu * en
(lisant « qu'il a rendu à Bodin le meilleur des témoignages en
lui empruntant la plupart de ses idées et jusqu'à ses exemples ».
Mais quoi qu'il doive à ses prédécesseurs, et dût-on môme con-
tester l'originalité de l'idée première du livre, il reste à Montes-
quieu l'honneur d'avoir rempli cette idée avec une suite, une
ampleur, une profondeur, une autorité qui ne se trouvent pas
ailleurs; ce qui était en fragments, épars chez autrui, est devenu
chez lui monument. Il a fait un livre, où tout se tient, se suit,
se coordonne et s'enchaîne. Il y a un plan suivi et rigoureux
dans Y Esprit des Lois; ceux qui l'ont nié n'ont pas examiné
d'assez près la contexture de l'œuvre. Ils se sont laissé tromper i
par le décousu des derniers chapitres, et l'absence de conclusions.
Kn fait, VLspi'it des Lois se termine (sans conclure) avec le
livre XXVI; les cinq livres suivants sont des traités isolés, sans
suite, et que l'auteur devait laisser en appendice. Et c'est à tort
qu'il s'écrie, à la dernière ligne : Italiam, Italiam... Car il
n'aborde à aucun rivage.
Idées fondamentales. — Les lois sont les rapports néces-
saires qui dérivent de la nature des choses. De l'esprit des lois,
c'est-à-dire de leur raison d'être, des causes dont elles dérivent, ^
et des effets qui dérivent d'elles. Quoiqu'il y ait encore un peu
trop de métaphysique ([»our le dessein de Montesquieu) «lans ces
premières pages du livre, louons-le toutefois de n'avoir consacré
que deux pages sur mille à examiner l'état de l'homme avant 1
la société. Cette sobriété lui fait honneur. Tout le siècle fut
moins prudent, et divagua longuement sur cet état hypothétique
de l'humanité primitive.
\. Voir ci-dessus, t. III, p. .H 76.
Histoire de la u^nocc. VI. iw
4 94 MONTESQUIEU
Lui se hâte vers les réalités et les faits perceptibles : il donne
l ea une page le plan de son livre : « La loi est la raison humaine
en tant qu'elle gouverne tous les peuples de la terre ; et les lois
politiques et civiles de chaque nation ne doivent être que les
cas particuliers où s'applique cette raison humaine. Elles doivent
être tellement propres au peuple pour lequel elles sont faites,
que c'est un grand hasard si celles d'une nation peuvent con-
venir à une autre. Il faut qu'elles se rapportent à la nature et
au principe du gouvernement... Elles doivent être relatives au
physique du pays, au climat, glacé, brûlant ou tempéré; à la
qualité du terrain; à sa situation, à sa grandeur; au genre de
vie des peuples, laboureurs, chasseurs ou pasteurs; elles doivent
se rapporter au degré de liberté que la constitution peut souf-
frir, à la religion des habitants, à leurs inclinations, à leurs
richesses, à leur nombre, à leur commerce, à leurs mœurs, à
leurs manières *, Enfin elles ont des rapports entre elles; elles
en ont avec leur origine, avec l'objet du législateur, avec l'ordre
des choses sur lesquelles elles sont établies. C'est dans toutes
ces vues qu'il faut les considérer. C'est ce que j'entreprends de
faire dans cet ouvrage. J'examinerai tous ces rapports : ils
forment tous ensemble ce qu'on appelle Vesprit des lois. »
Il était bon de citer cette page ; on a tant dit : « 'L'Esprit des
Lois n'a pas de plan ». Ce plan, qu'on se plaint de n'y pas
trouver, le voilà. Mais il est vrai qu'il n'a pas été partout égale-
ment bien suivi. A la fin du livre surtout, l'auteur, devenu presque
aveugle, laissa un peu vaciller sa plume; un travail général de
revision du livre et d'adaptation <]es parties au plan général
était nécessaire et ne fut pas fait.
On sait que Montesquieu distingue trois natures de gouverne-
ment, et dans chaque nature^ un principe dominant : le gouver-
nement républicain, le monarchique et le despotique. Ne nous
exagérons pas l'étendue de ses connaissances, et des compa-
raisons qu'il pouvait faire; en parlant du républicain, il pense
surtout à Rome, et aux cités grecques; du monarchique, tem-
péré par les mœurs et les traditions, il pense surtout à la France ;
du despotique enfin, il pense d'abord à la Turquie.
1. Entre tous ces éléments dont se forme une nation, il est à remarquer que
Montesquieu ne nomme pas la race, dont ses successeurs ont peut-être trop parlé.
i
LESPHIT DES LOIS 19:î
Or il coiivuMit il'avouer franchoment rétroitosso du terrain
où Montosquiou va htltir son nionumont. Il y a bien des sortes
lie république, et de monarchie, et d'absolutisme. Nous sommes
»'n république, aussi bien que les .inciens Romains; mais notre
république n'a presque aucune ressemblance avec celle des
Scipions. L'Angleterre est une monarchie; mais la monarchie
de la reine Victoria n'a rien de commun que le nom avec la
monarchie de Louis XIV; et l'on pourrait soutenir sans para-
doxe que cette prétendue monarchie ressemble plus h la répu-
blique romaine qu'à l'Etat français du xvii" siècle. Enfin fa
Turquie et la Russie, puissances voisines, sont l'une et l'autre
soumises à un pouvoir absolu. Mais, de. l'une à l'autre, quel
rapport y a-t-il? le principe même de l'un et l'autre despotisme
est absolument difTérent.
Allons plus loin. xV vouons que Montesquieu, qui s'est piqué
d'être un pur historien et un observateur des faits plutôt qu'un
philosophe, et qui nous a enseignés à ne pas confondre la
métaphysique avec la politique pratique, et la théorie des idées
abstraites avec les réalités du gouvernement des peuples, Mon-
tesquieu, sans le vouloir et sans le savoir, est trop souvent
tombé dans le défaut de raisonnement qu'il a le plus combattu.
Il dit : « Je n'ai pas tiré mes principes de mes préjugés, mais
de la nature des choses ». Mais c'est mépriser les faits que de
négliger les dates; et combien souvent pour lui la chronologie
n'existe pas! Combien de fois s'est-il appuyé indifféremment
sur la légende de Romulus ou sur l'histoire de Scipion pour
composer la figure abstraite du Romain! Ainsi, d'une partj il
• onfond souvent les époques dans l'image qu'il veut tracer des"
liouvernements qu'il étudie; de l'autre, il établit des lois trop|
absolues sur un trop petit nombre de types '.
1. Kn revanche, je ne voudrais pas reprocher, avec Auguste ComW^ [Opuscule.^.
p. 139), à Montesquieu «l'avoir posé d'abord un principe très solide (en affirmant
l'existence de lois qui régissent tous les ordres de phénomènes, les phéno-
mènes politiques et sociaux aussi bien que les |»hcnoniènes physiques), pour
aboutir enfin misérablement à une conséquence tout à fait étroite et particur
lière, «jui est l'apologie de la constitution anglaise. Kln elTet, Montesquieu
ne présente pas cett* constitution comme excellente en tous temps et en tous
lieux; mais croit (à tort ou à raison) qu'en vertu même - des rapports natu-
rels existants », cette constitution est la meilleure possible pour l'Angleterre
en 1750 et peut-tHre pour la France à la même époque, sans rien préjuger pour
d'autres pays, ni même pour la France et l'.Vngleterre de l'an 2000 ou .3000. Il
n'y a là nulle contradiction.
196 MONTESQUIEU
De sa conception restreinte des trois natures de gouvernement
naît une conception plus restreinte encore des principes qui les
animent; c'est la vertu dans la république; \ honneur <lans la
monarchie : la crainte dans le despotisme. On a fort attaqué ces
idées, faute de bien comprendre les mots. La ver/u (Montesquieu
lui-même a pris soin de la définir) c'est ici, dans une république,
« l'amour de la république ». h' honneur implique aussi les hon-
neurs, les titres, les dignités. Et qui contestera que la crainte
est le grand ressort de tout dans le despotisme? Quel peuple
d'Orient s'est avisé d'aimer son despote? Un Xerxès n'a nul
besoin d'être aimé; il lui suffit d'être craint pour être obéi.
Assigner à la monarchie, pour principe, Vhonneur, c'était
affirmer la nécessité, dans une monarchie, de pouvoirs intermé-
diaires; Montesquieu l'affirma, au grand scandale des philoso-
phes qui, méditant déjà la Constitution de 1791, voulaient
maintenir un roi isolé au-dessus d'un peuple d'égaux. L'avenir
justifia Montesquieu; le jour oij les pouvoirs intermédiaires
eurent totalement disparu, la monarchie démantelée tint seule-
ment dix mois jusqu'à sa propre chute.
Analyse de l'Esprit des Lois. — Les huit premiers livres
sont consacrés à étudier les lois en général et dans leur rapport
avec la nature et le principe des gouvernements. Dans les sui-
vants il étudie les rapports des lois avec la force militaire, la
constitution politique et l'état civil, les impots, le climat, les
mœurs. Les livres XX à XXVI traitent du commerce, de la
monnaie, de la population, enfin de la religion '. C'est assez dire
que la religion, dans cet ouvrage, n'est pas à la place où elle
devait être, et n'obtient pas l'attention qu'un philosophe, moins
prévenu des préjugés de son temps, n'eût pas man((ué de lui
accorder. Dans notre siècle, des historiens, mieux informés,
nous ont expliqué l'antiquité tout entière par l'idée religieuse.
De telles vues auraient bien surpris Montesquieu. Non pas qu'il
fût précisément irréligieux ; il a toujours parlé du christia-
nisme avec un respect qui semble sincère; il était lui-même
plutôt tiède qu'incroyant; et il mourut chrétiennement, non par
1. Les derniers livres, XXVil ;ï XXXI, Irailcnt des lois romaines concernanl
les successions, des lois civiles françaises et des lois féoilales. Ils sont hors
du plan général.
L'ESPniT DES LOIS 197
ressert luiinuiii, mais pour linir, comme il avait dit souvent,
« (lu côté (le l'espérance » et satisfaire un reste de foi. Mais
«Mifin, sans nier la relig"ion par rapport au ciel et à l'autre vie,
jamais il n'en comprit l'importance actuelle et terrestre; malgré \
la fameuse |)hrase dont Chateaubriand s'est empan'e habile-
ment pour en faire l'épigraphe du Génie du Chriatianisme '.
En revanche, il a devancé notre temps dans une conception
singulièrement nette du gouvernement que nous appelons par-
lementaire; et du principe essentiel, sur lequel ce gouverne-
ment repose, qui est l'équilibre et la pondération des pouvoirs.
Ces idées, aujourd'hui banales, étaient tout à fait neuves au
milieu du xvur siècle, et si l'on ne peut pas dire que Montes-
quieu les inventa tout à fait, c'est lui du moins qui les révéla
à l'Europe. On a dit qu'il avait expliqué aux Anglais leur cons- ,
titution qu'eux-mêmes ne comprenaient pas. Il serait plus
juste de dire qu'il a deviné, dès 4730, le sens que cette constitu-
tion devait prendre, et qu'elle n'avait pas encore ; le tableau qu'il ,
trace du régime anglais fut surtout exact, cent années plus tard. '
Même en dehors du régime parlementaire, Montesquieu
refuse au roi la plus petite parcelle de pouvoir judiciaire. S'il
poursuit au nom de la société, dit-il, peut-il encore juger, peut-
il condamner? Distinction neuve et hardie à une époque où
l'idée poétique du roi justicier trouvait encore beaucoup d'admi-
rateurs. En même temps il prêche hautement l'adoucissement
des peines; reprenant une idée, qui était déjà en germe dans les
Lettres persanes, il montre que la même crainte peut être atta-
chée à un chAtiment léger comme à un châtiment barbare; ce
(jui est dangereux, « c'est l'impunité des crimes, non pas la
moflération des peines ». Il ose, le premier, mettre en doute
l'utilité <lo la torture. Tout le livre fameux de Beccaria {Tratlato
dei delitti e d elle pêne), publié seize ans plus tard, en 1764, est
inspiré de ce chapitre; et Beccaria lui-même a déclaré ingénu-
ment tout ce qu'il doit à Montesquieu.
I. • Chose ailmirable! l.a religion clirélienno qui ne sonil)le avoir «rohjel que
la félicilé de l'autre vie, fail encore noire bonheur dans celle-ci. • Celle réflexion
ne semble jws sortir très naturellement de l'Esprit des Lois. Toutefois il faut ,
avouer que Montesquieu, parmi les grands écrivains du xvm" siècle, esta peu 1
près le seul qui ait, en partie du moins, compris lo rhrislianisme. et qui en ail |
pari»'; avec iTS|>ort, quelquefois avec sympathie.
k
198 MONTESQUIEU
Avec la même décision, avec la même hardiesse, Montesquieu
a osé combattre l'esclavage, encore admis universellement, à
son époque, sinon comme une chose juste, au moins comme
une injustice nécessaire. Bodin, dans sa République, avait donné
l'exemple et vivement protesté contre l'esclavage renaissant,
avec les premiers établissements faits en Amérique. Depuis deux
siècles, il s'était beaucoup développé ; tout notre système colo-
nial reposait sur cette base ; et combien de grandes fortunes en
France n'avaient pas eu d'autre instrument que le travail des
noirs ou même la traite! Il y avait donc un vrai courage à atta-
quer, comme il fît, de front, une institution que soutenaient tant
d'intérêts coalisés; il lit plus que de la combattre; il la désho-
nora par une satire, plus forte que tous les raisonnements,
pleine d'esprit, de verve et d'indignation.
Le livre XIV (des lois dans le rapport qu'elles ont avec la
nature du climat) est peut-être dans tout l'ouvrage ce qui fut le
plus attaqué. On accusa l'auteur d'annuler toute liberté humaine
en accordant au climat une si grande influence. Rien n'était
plus loin de sa pensée ; Montesquieu est bien éloigné du déter-
minisme. Mais il faut avouer qu'il a manqué quelquefois de
il modération dans les termes en écrivant ce livre. C'est le défaut
général de Y Esprit des Lois, que les parties sont trop compo-
sées une à une; de sorte que l'auteur semble, dans chacune,
accorder une importance exclusive aux considérations particu-
lières qu'il y expose. Chaque face de la question paraît ainsi,
tour à tour, la question tout entière. Mais si Montesquieu avait
voulu expliquer par les climats toute l'histoire de l'humanité, ce
n'est pas au XIV livre qu'il eût parlé des climats, c'est au pre-
mier, pour y subordonner tout le reste. Il a eu aussi le tort de
présenter comme nouvelles des idées qui étaient déjà, au moins
en germe, dans Hippocrate et dans Platon, dans Aristote et
dans Polybe. S'il eût nommé ses initiateurs dans la théorie de
l'influence des climats, il eût moins vivement surpris et choqué
ses contemporains. D'ailleurs Montesquieu sait, aussi bien que
nous, et lui-même dit expressément que si le climat peut beau-
coup sur l'homme, l'homme aussi peut beaucoup contre le
climat. Tel pays, prospère et peuplé jadis, est aujourd'hui un
désert; telle plaine, qui fut un marais au temps de César, est
L ESPRIT DES LOIS Ï9%
devenue une province florissante, sans que le climat ait changé.
Si le climat avait mis ja«Hs le centre du commerce du monde à
Tyr, pourquoi est-il à Londres aujourd'hui? Donc, ce livre, étudié
à part, est en grande partie ou faux ou exagéré : mais il faut le
juger de plus haut, et lui attribuer seulement l'importance res-
treinte qu'il a dans l'ouvrage. Au reste ce chapitre est un de
ceux où Montesquieu doit le plus à Bodin, comme on l'a bien
montré dans une autre partie de cette histoire'.
C'est surtout à propos de ce chapitre qu'on a souvent n^proché
à Montesquieu l'importance capitale qu'il afl'ecte d'attribuer à
des faits lointains, mal connus, mal étudiés. Le «léfaut est réel.
Montesquieu lisait beaucoup, un peu rapidement, et surtout
sans critique. Il excellait à tirer parti des textes, mais non à
démêler leur valeur. Trop souvent il prend au sérieux des his-
toriens sans crédit, des relations de voyages plus ou moins
fabuleuses.
Il faut aussi tenir compte d'un trait qui est de l'homme et
du temps; le xvnT siècle était ravi de trouver dans les livres
les plus graves quelque chose de clandestin et de déguisé qui
semblât prévenir les lecteurs que l'auteur en savait et qu'il en
pensait plus qu'il n'en disait; mais qu'il avait compté sur leur
finesse. Montesquieu avait au plus haut point ce goût de l'allu-
sion dissimulée. Combien de fois arrive-l-il qu'en alléguant un
peu au hasard l'empereur de Chine ou le Grand Mogol, Montes-
quieu pense réellement à la France et dissimule sous le voile
léger d'une sorte d'allégorie fort claire pour ses contemporains,
des intentions très modernes, des allusions à des choses du
jour : « Ce qui perdit les dynasties de Tsin et de Souï, dit un
auteur chinois, c'est qu'au lieu de se borner, comme les anciens,
à une inspection générale, .seule digne du souverain, les princes
voulurent gouverner tout immédiatement par eux-mêmes ».
Doutez- vous que Tsin et Souï veulent dire ici : Louis XIV? L'au-
teur ajoute, avec un accent passionné que le sort de la Chine,
assurément, ne lui aurait pas inspiré : « La monarchie se perd
lorsque le prince, rapportant tout uniquement à lui, appelle
l'état à sa capitale, la capitale à sa cour et sa cour à sa seule
I. Voir t. V. p. 5:6.
2010 MONTESQUIEU
personne. Le principe de la monarchie se corrompt lorsque les
premières dignités sont la marque de la première servitude;
lorsqu'on ôte aux grands le respect des peuples, et qu'on les
rend de vils instruments du pouvoir arbitraire. » Aujourd'hui
nous sommes tentés de sourire d'une telle indignation à propos
de Souï et de Tsin. Mais prenons garde. Si nous sourions, nous
n'avons pas compris; il nous faut deviner que l'auteur ne se
soucie pas plus que nous de la Chine ; mais qu'il est gentilhomme,
et qu'il n'a jamais pardonné à Richelieu ni à Louis XIV d'avoir
avili l'aristocratie française '.
h'Esprit des Lois, œuvre d'un esprit très fin, demande un peu
de finesse pour être bien compris; la clarté, quelquefois, n'y est
qu'apparente. D'autres écrivains pèchent par l'absence de toute
division ; ici les divisions ne sont que trop nombreuses, les
chapitres trop multipliés ; le développement qui leur est donné
est, jusqu'à l'affectation, inégal : tel chapitre n'a que trois lignes;
tel autre n'en a que deux. Légère bizarrerie, dont Buffon s'est
montré trop vivement choqué, quand il dit (dans son discours de
réception à l'Académie) : « Le grand nombre de divisions, loin
de rendre un ouvrage plus solide en détruit l'assemblage; le
livre paraît plus clair aux yeux, mais le dessein de l'auteur
demeure obscur. » Obscur, non, s'il s'agit ici de Montesquieu ;
son dessein est fort clair; mais l'exécution a quelque chose d'un
peu scintillant, ce qui est un moindre défaut, mais ce qui est tou-
jours un défaut, surtout dans un livre grave. De même, il faut,
si fort qu'on l'admire, oser reprochera Montesquieu ce fî saillies ,
dont il a beau se défendre dans la Préface de VEspril des Lois ;
elles abondent dans toutes les parties du livre. Nous avouons
ne pas goûter vivement ces gentillesses d'un génie qui se divertit;
et trop souvent le jeu nous a paru froid. Mais cette affectation
de légèreté n'est que l'excès d'une qualité qui fit en partie l'ori-
ginalité du livre et son succès. Avant Montesquieu, les auteurs
qui traitaient de ces matières étaient secs, décharnés, diffus,
techniques, incolores. Lui le premier a fait entrer les choses de
la politique dans le domaine agrandi de la littérature. Il a fait
pour la science sociale une œuvre analogue à celle que Descartes
1. Dans les Pensées diverses, Montesquieu nomme Richelieu. Louvois el Mau-
repas comme les pires citoyens que la France ait produits.
LESPRIT DES LOIS 201
avait accomplie au siècle précédent pour la philosophie; Pascal
pour la théologie et la morale. Il a convié tous les « honnêtes
gens » îi pénétrer dans le sanctuaire des lois, jusque-là fermé
aux profanes. Mais il ne suffisait pas d'appeler la foule; il fallait
la retenir et l'intéresser. De là ce désir constant de plaire et de
charmer ; et, dans cette recherche, un peu d'excès ; mais qui peut-
être a servi à l'œuvre plus qu'il n'y a nui. Ceux qui ont écrit
sur les mêmes sujets après Montesquieu, sans joindre une àme
au corps énorme de leurs recherches, contents d'ajouter les faits
aux faits et les règles aux règles, comme le géomètre met bout
à bout ses théorèmes, n'ont rien vu du vrai procédé qui convient
dans les sciences morales et qui n'est pas du tout celui des mathé-
matiques. Montesquieu , plus habile , a bien senti qu'il faut
apporter le mouvement dans l'exposé historique; et qu'on ne
parle pas bien des choses humaines et vivantes dans un style
mort.
V. — Montesquieu écrivain. Montesquieu
et la postérité.
De la langue et du style de Montesquieu. — Mon-
tesquieu est le premier des écrivains du sec^id ordre. Pour
s'élever au rang des plus grands, il lui a manqué seulement un
peu plus de naturel et de simplicité. Pascal aurait dit qu'on
trouve toujours chez lui « l'auteur », d'ailleurs excellent. Il
semble quelquefois écrire comme un étranger, qui saurait
admirablement le français, mais pour l'avoir appris à l'école,
non chez sa nourrice. Il a plus de talent que d'aisance. Il se pare
de la langue, au lieu de s'en revêtir. Montesquieu n'adressait
qu'un seul reproche à Tite-Live, son modèle; or, par une ren-
contre piquante le défaut qu'il reprend dans Tite-Live est peut-
être le plus marqué qu'on puisse relever chez Montesquieu lui-
même. Il dit : « J'ai du regret de voir Tite-Live jeter ses fleurs
sur ces énormes colosses de l'antiquité ». Lui aussi jette un peu
trop de fleurs dans des pages où un style plus nu siérait mieux.
Quand il écrit, par exemple : « Tel est l'état nécessaire d'une
monarchie conquérante : un luxe affreux dans la capitale; la
«02 MONTESQUIEU
misère dans les provinces qui s'en éloignent; l'abondance aux
extrémités. Il en est comme de notre planète : le feu est au
centre ; la verdure à la surface; une terre aride, froide et stérile
entre les deux. » Quoi de plus froid qu'une telle comparaison,
qui veut être pittoresque et qui embrouille l'idée au lieu de la
rendre sensible? Ce défaut est inné chez Montesquieu; il y eut
toujours en lui, derrière le penseur, le politique et le philo-
sophe, un mondain, frivole à ses heures, et qui gardait une
tendresse incorrigible aux gentillesses du Temple deGnide\
Mais par quelles admirables qualités ne rachète-t-il pas ce
léger défaut? Il excelle à donner du trait et de la clarté à des
pensées profondes ; il a la brièveté, la finesse, la précision,
l'élégance. Il pense beaucoup, et il fait penser, non seulement
par l'abondance des idées, mais par la plénitude d'un style qui
suggère plus de choses encore qu'il n'en exprime. « Il ne faut
pas, disait-il, tellement épuiser un sujet qu'on ne laisse rien à
faire au lecteur. Il ne s'agit pas de faire lire, mais de faire
penser. » Sa langue est celle du xvn" siècle, dans sa seconde
période; avec quelque chose de moins, mais aussi quelque
chose de plus. S'il n'a plus tout à fait « l'atticisme » des grands
maîtres, on serait bien injuste en lui refusant la gloire d'avoir, en
revanche, exprimé beaucoup d'idées et de nuances d'idées que
le xvn'' siècle n'avait point pensées, et d'avoir trouvé, pour dire
ces choses neuves, d'heureuses nouveautés de langue. Il les
puise aux meilleures sources; mais surtout à la source étymo-
logique. Il abonde en latinismes; mais les sens nouveaux qu'il
donne aux mots n'ont rien qui répugne à la langue; elle les
reconnaît d'abord, les adopte et les fait siens : « La Grèce,
étonnée par le premier Philippe mais non subjuguée. — Pendant
que les armées consternaient tout, le Sénat tenait à terre ceux
qu'il trouvait abattus. — Les rois n'osaient jeter des regards fixes
sur le peuple romain. — Les soldats commencèrent à ne recon-
naître que leur général, à voir de plus loin la ville. — La Suède
était comme répandue [diffusa) dans les déserts de la Pologne. »
Tous ces traits, pris dans le vif do la phrase latine, sont trans-
1. D'Argenson, très médiocre écrivain, mais critique assez clairvoyant, disait
de Montesquieu : •• Son style est bien plus spirituel et quelqueTois mi^me nerveux
qu'il n'est pur. •
ET LA POSTERITE 203
plantés heureusemcnl ' ; la laii^e française y reconnaît, avec
joie, des valeurs qu'elle possédait virtuellement, sans en user.
Par de tels procédés, qui enrichissent l'idiome, sans ajouter un
seul mot au vocabulaire; qui, au lieu d'élargir le domaine hors
de ses frontières, se contentent de fouiller plus profondément le
vieux sol, pour le rendre plus fructueux et rajeunir les fruits,
Montesquieu est l'héritier le plus direct des traditions et des
exemples de Bossuet, de Racine et do La Bruyère.
. Mais si grand qu'il soit par la forme et par le style, sa vraie
gloire est ailleurs; elle est dans l'influence qu'il n'a cessé
d'exercer depuis un siècle et demi, sur les esprits en France et
dans toute l'Europe. Si quelque chose aujourd'hui fait encore
rontre-poids à la force grandissante de la démocratie pure et de
la logique à outrance, ce sont les idées de Montesquieu. Et ces
idées se résument dans ce grand principe : que la science de
gouverner repose sur l'observation des faits, non sur des
théories absolues, formulées a priori -. D'autres assimilent la
tâche de diriger l'État à celle de résoudre un problème de géo-
métrie : elle relève, pour eux, de la raison pure. Montesquieu y
voit un problème tout différent, que l'histoire et l'expérience
nous apprennent à résoudre, non par « l'esprit de géométrie »,
mais par « l'esprit de finesse ». Suivant que la direction des
affaires passe, en Europe, aux mains des « historiens » ou
à celles des « logiciens », le crédit de Montesquieu augmente ou
diminue.
Toutefois, si son intluence efficace a subi de fréquentes
éclipses, le respect attaché à son œuvre et à son génie est
demeuré toujours éclatant. Son nom est du petit nombre de
ceux dont toutes les opinions aiment à se couvrir, et même
celles qui contredisent parfois son esprit. Une épigraphe de
Montesquieu à la première page d'un livre, c'est comme une
promesse que fait l'auteur d'écrire sérieusement. L'auteur de
y Esprit des Lois avait vivement souhaité cette forme distinguée
\. Il passe quelquerois la mesure : inetlre une nation sous un meilleur génie
(Esprit, liv. X, chap. iv).
2. Autant que ses contradicteurs. Montesquieu croit à la justice absolue :
• Dire qu'il n'y rien <le juste ni d'injuste, que ce qu'ordonnent ou défendent les
lois positives, c'est dire qu'avant qu'on eût tracé des cercles, tous les rayons
n'étaient pas égaux •. Mais cette justice absolue, l'homme ne peut toujours la
voir, encore moins l'appliquer.
204 MONTESQUIEU
(le la réputation, qui s'appelle la considération; il écrivait :
« Un honnête homme qui est considéré dans le monde est dans
l'état le plus heureux où l'on puisse être. La considération con-
tribue bien plus à notre bonheur que la naissance, les richesses,
les emplois, les honneurs... La considération est le résultat de
toute une vie ; au lieu qu'il ne faut souvent qu'une sottise
pour nous donner de la réputation'. » Montesquieu, vivant et
mort, a joui de cette considération, la fleur de la renommée.
Il n'a guère été attaqué de son vivant que par des ennemis
obscurs ou cachés derrière l'anonyme, et qui risquaient peu des
chose, n'ayant rien à perdre, ni réputation, ni crédit. Voltaire le
louait en face et ne le dénigrait que sourdement, avec toutes
sortes de précautions. Quand Montesquieu fut mort, il le mal-
traita violemment dans les dialogues A B C, mais, en ayant
soin, selon sa tactique ordinaire, de désavouer son propre
ouvrage *. Jean-Jacques Rousseau, qu'un abîme séparait de Mon-
tesquieu, ne l'a nommé qu'avec respect, dans le Contrat social
et ailleurs. A la veille de la Révolution, tous les futurs Consti-
tuants se vantaient d'être ses disciples ; la plupart se trompaient,
mais de bonne foi. L'Assemblée nationale lui décerna une statue
et le Panthéon. Il est vrai que ces deux décrets ne furent pas
exécutés plus que bien d'autres. Mais, sous le Consulat, nos
Codes furent rédigés par des hommes imbus de son esprit.
L'Empire ne pouvait être favorable à l'écrivain qui, sous
Louis XV, roi pacifique, au lendemain d'une paix modérée, écri-
vait ces mots singuliers : « La France périra par les gens de
guerre ^ ». La passion des conquêtes et la fausse gloire qu'elle
1. Discours SU7- la différence entre la considération et la réputation, prononcé
«levant l'Académie de Bordeaux (2o août 1723).
2. Au lendemain de la mort de Montesquieu (27 février i75o), Voltaire écrivait
à Thiériot : « M""" la duchesse d'Aiguillon aurait bien dû fournir à l'auteur de
VËsprit des Lois de la méthode et des citations justes... Je suis un peu partisan
de la méthode et je tiens que sans elle aucun grand ouvrage ne passe à la
j)ostérité. »
3. Ailleurs il écrit cette page. Puisse-t-elle n'être pas prophétique!
- Que peut-on dire de cette maladie de notre siècle qui fait qu'on entrelient
partout un nombre désordonné de troupes?... si tôt qu'un État augmente ce
qu'il appelle ses forces, les autres, soudain, augmentent les leurs, de façon qu'on
ne gagne rien par là que la ruine commune. Chaque monarque lient sur pied
toutes les armées qu'il pourrait avoir si les peuples étaient en danger d'être
exterminés, et on nomme paix cet état d'elTorls de tous contre tous. Aussi
l'Europe est-elle si ruinée que trois particuliers qui seraient dans la situation
où sont les trois puissances de cette partie du monde les plus opulentes n'au-
ET LA POSTÉHITK 205
apporte étaient aussi froidement con<lamnées dans VEsprif des
Lois, non par des raisons de seiitiment, mais au nom de l'expé-
rience historique. NapokVjn tint Montesquieu en suspicion, et
presque en exil. La Restauration remit Tiiomme et l'œuvre en
lumière et en honneur; déjà Chateauhriand, dans le Génie du
Christianisme, l'avait appelé : le véritable grand homme du
xvni' siècle . Les débats parlementaires, conduits par des
hommes comme le comte de Serre et Royer-Collard, furent sou-
vent un éclatant commentaire de YEspril des Lois. Les études
historiques s'inspirèrent de sa méthode. Guizot, dans son admi-
rable Histoire de la Civilisation, est un disciple de Montesquieu.
Augustin Thierry disait : « Avant M. Guizot, Montesquieu seul
excepté, il n'y avait eu que des systèmes ». Mais il exceptait
Montesquieu. Aujourd'hui encore, après dix révolutions, et
l'expérience nouvelle qu'elles ont dû nous apporter, Y Esprit des
Lois reste debout; il conserve un autre intérêt que l'intérêt
purement historique; c'est plus qu'un document, c'est un ensei-
gnement. A le lire, on apprend peu ; parce qu'il abonde en faits
inexacts; mais, à le méditer, on apprend beaucoup, par tout ce
qu'il suggère. Montesquieu reste le maître préféré des esprits
réfléchis, qui ont, comme lui-même, le goîit de la modération
joint au goût du progrès: l'amour du bien public et l'aversion
de toute injustice, même particulière ; la haine des abus et le
respect des droits acquis ; l'horreur du désordre et la passion de
la liberté.
BIBLIOGRAPHIE
Les premières éditions des Lettres persanes parurent (anonymes) en 1721,.
avec la rubrique : Amsterdam (Brunel), et Cologne (P. Marteau), 2 vol. in-12.
— Le Temple de Gnide parut (anonyme) en 1725, Paris (Simart), in-12. —
Les Con<ikUrations sur les causes de la yrandeur des Rorrtains et de leur déca-
dence parurent à Paris (sous la rubrique Amsterdam) chez Desbordes, in-12,
1734. — Le Dialogue de Sylla et d'Eucrate fut joint aux Considérations dans
l'édition de 1748. — Le livre De l'Esprit des Lois, ou du rapport que les lois
doivent avoir avec la constitution de chaque gouvernement, mœurs, climat,
raient pas de quoi vivre... Il n'est pas inouï de voir des étals hypothéquer leurs
fonds pendant la paix même, et employer pour se ruiner des moyens extraor-
dinaires, et qui le sont si fort que le fils de famille le i»lus dérangé aurait de la
peine â les imaginer pour lui. • (Réflexions sur la monarchie universelle en Europe^
dans Deux opuscules de Montesquieu, Bordeaux, 1801, p. 40.)
206 MONTESQUIEU
religion, commevce, etc., parut sans date (1748) à Genève, chez Barillot et
fils, en 2 vol. in-4. — La Défense de l'Esprit des Lois parut, chez les mêmes,
en 1750, in-12. — Les Lettres familières furent publiées en 1757 (sans lieu),
in-12, par l'abbé de Guasco. Le recueil s'est beaucoup grossi dans les édi-
tions successives des Œuvres complètes. — La première édition des Œuvres
fut donnée à Londres (Nourse), 1757, 4 vol. in-t2. La dernière et la meilleure
a été donnée par Laboulaye, chez Garnier, en 7 volumes in-8. (1875-1879).
La famille de Montesquieu a entrepris de publier les œuvres inédites de
son illustre ancêtre *. Ont déjà paru (à Bordeaux, chez Gounouilhou, in-4) :
Deux opuscules de Montesquieu, 1891, vii-81 pages. — Mélanges inédits de
Montesquieu, 1892, viii-302 p. — Voyages de Montesquieu, t. I, 1894, XLViii-
376 pages. — Tome II, 1896, xx-518 pages.
Les Deux opuscules sont : 1° des réflexions sur la monarchie universelle en
Europe; 2*^ un morceau sur la considération et la réputation. Les Mélanges
renferment un discours sur Cicéron, un éloge de la sincérité, divers frag-
ments romanesques, des réflexions sur la politique et la morale, un mémoire
sur la constitution Unigenitus; un autre sur les dettes de l'État, etc.
En 1897, on compte : 57 éditions des Lettres persanes; 96 éditions des
Considérations ; ki\ éditions de VEsprif des Lois, et 52 éditions des œuvres de
Montesquieu.
A consulter : Maupertuis, Éloge de Montesquieu, Berlin, 1755, in-8. —
J.-P. Marat, Éloge de Montesquieu, présenté à l'Académie de Bordeaux le
28 mars 1785, publié par A. de Brézetz, Libourne, 1883, in-8. — Ph.-A. Grou-
velle, De l'autorité de Montesquieu dans la révolution j)résenle, Paris, 1789,
in-8. — L.-S. Auger, Vie de Montesquieu (jointe à l'édition des OEuvres,
1816). — Villemain, Littérature française au dix-hviiième siècle. — Hen-
nequin. Étude sur Montesquieu, Paris, 1840, in-8. — Fr. Riaux, Notice
sur Montesquieu, Paris, 1849, in-8. — Sainte-Beuve, Montesquieu, Cause-
ries du Lundi, t. VII (1852). — Bersot, Étude sur la philosophie du XVIll'^ s.,
Paris, 1852, in-12. — Sclopis (Fr.), Recherches historiques et critiques sur
l'Esprit des Lois, Turin, 1867, in-8. — L. Raynal, Le président de Montes-
quieu et l'Esprit des Lois, Paris, 1865, in-8. — L. V. (Louis Vian), Montes-
quieu, sa réception à l'Académie et la 2^ édition des Lettres persanes, Paris,
1872, in-8. — Dangeau (L. Vian). Bibliographie de Montesquieu, Paris, 1874,
in-12. — L. Vian, Histoire de Montesquieu, sa vie et ses œuvres, Paris, 1878,
in-8. — Brunetière, Études critiques, 1. 1 et IV, Paris, 1880 et 1891, in-12.
— A. Charauz, L'esprit de Montesquieu, sa vie et ses ouvrages, Lille, 1885,
in-16. — A. Sorel, Montesquieu, Paris, 1887, in-12. — E, Faguet, Dix-
huitième siècle, Paris, 1890, in-8. -- Am. Lefèvre-Pontalis, Éloge de Mon-
tesquieu, Châteaudun, 1891, in-8. — Zévort, Montesquieu (dans la Collec-
tion des classiques populaires). — Durckeim, Quid Secundatus politicx
scientiac instituendie contulerit, Bordeaux, 1892, in-8. — Paul Bonnefon,
Voyages de Montesquieu, dans Revue d'histoire littéraire de la France. Paris,
1895, in-8 (15 janvier 1895, et 15 juillet 1897).
1. Le nom s'esL prolongé par les descendants de la lillo do Montesquieu, mariée
à un cousin du même nom.
CHAPITRE V
BUFFON •
BulTon semble d'abonl en liehors de son temps *. La sérénité
«le cette vie et Tunité de cette œuvre que le savant construit
à l'écart, lentement, pour toujours, contrastent avec l'agitation
inquiète de ces esprits armés en guerre contre le présent, et qui
ne se reposent des luttes de l'intelligence que dans la paix,
encore active, de la vie de société. Le généralisateur audacieux
qui envie aux Aristote et aux Pline leur facilité de penser en
grand, et qui la ressaisit, semble peu fait pour vivre à l'époque
où règne, selon son expression, Voltaire P'. Mais ceux-là se
trompaient, au xviii* siècle, qui, le voyant demeurer, de parti
pris, étranger aux coteries philosophiques, le croyaient moins
philosophe qu'eux : il l'était plus qu'eux au contraire. Aujour-
d'hui, de même, ce serait mal mesurer la portée de son
œuvre, que s'obstiner à le fixer dans la majesté un peu dédai-
gneuse de son isolement, sans le replacer dans le siècle qu'il
dépasse, mais dont la foi est bien la sienne. « Ce que nous
ronnaissons déjà, écrit-il \ doit nous faire juger de ce que nous
pourrions connaître : l'esprit humain n'a point de borne ; il
s'étend à mesure que l'univers se déploie. L'homme peut donc
et doit tout tenter; il ne lui faut que du temps pour tout savoir.
1. Par M. Félix Hémon, inspecleur de l'Acaflémie de Paris.
2. • Il n'a pas de dale. Il vit dans le temps indéfini.... hors de son siècle «
(Faguet, Le Dix-huitième siècle).
3. Dégénération det espèces.
208 BUFFON
Il pourrail intMne, en multipliant ses observations, voir et pré-
voir tous les phénomènes, tous les événements de la nature
avec autant de vérité et de certitude que s'il les déduisait immé-
diatement des causes, et quel enthousiasme plus pardonnable
ou même plus noble que celui de croire l'homme capable de
reconnaître toutes les puissances et de découvrir par ses tra-
vaux tous les secrets de la nature? »
L'orgueil de la raison humaine n'a jamais été porté plus
haut. Cet enthousiasme grave a soutenu Buffon dans l'accom-
plissement d'une œuvre de haute science à la fois et de haute
philosophie, qui a pour base la Théorie de la terre, et pour
couronnement les Epoques de la Nature. Les hypothèses et les
découvertes du savant ont été rejetées ou dépassées; quelques-
uns de ses procédés de style semblent vieillis. Mais il a fait
pour la science ce que Descartes avait fait pour la philosophie :
en l'affranchissant du dogme, il lui a permis d'être vraiment
scientifique et, d'autre part, en la dégageant des formes scolas-
tiques, il Fa faite humaine et vivante.
/. — La vie de Buffon,
Avant le Jardin du roi. — La vie de Buffon pourrait tenir
tout entière en quelques dates, celles qui marquent la publica-
tion des premiers et des derniers volumes de X Histoire naturelle.
L'histoire de l'homme s'y réduit à presque rien, et c'est
histoire du livre qu'on écrit nécessairement en écrivant la vie
(le l'homme.
D'où vint à Buffon ce goût si vif pour les sciences natu-
relles? Ce que nous savons de sa vie ne nous donne sur ce
point que des lumières incomplètes. Georges-Louis Leclerc, fils
de Benjamin Leclerc, conseiller au Parlement de Bourgogne,'
naquit à Montbard le 7 septembre 1707. Le nom de Buffon lui
vint d'une terre voisine, dont hérita sa famille, et que Louis XV
érigea plus tard en comté. Au collège de Dijon, que dirigeaient
les Jésuites, il ne révéla d'aptitudes marquées que pour les
mathématiques; on assure qu'il emportait, même au jeu de
SA VIE 200
paume, pour les lire à l'écart, les Éléments d'Euclide. Maïs sur
les éludes «le sa jeunesse, qui paraît avoir été plus ardente
encore au plaisir ([u'au travail, ses biographes ne nous appren-
nent rien et, brusquement, nous le voyons, à vingt-six ans (1733),
élu membre de rAcadémie des sciences. Que s'est-il passé dans
l'intervalle? nous savons seulement qu'il a voyagé. A Dijon,
il s'était lié avec un Anglais, le jeune duc de Kingston, qui
voyageait avec un précepteur allemand, Hinckman, presque
aussi passionné pour l'histoire naturelle que pour la pipe.
Celui-ci lui proposa de l'associer à leurs voyages. Le 3 no-
vembre 1130, Buflbn part avec eux pour la Suisse et l'Italie. A
Genève, il rencontre le gt^omètre Gabriel Cramer : jdus tard,
il déclarera lui devoir ses premières connaissances solides
dans les sciences mathématiques. En 1"32, les trois amis sont à
Home. Après ce voyage, ils se séparent, mais ne se perdent pas
de vue : de 1736 à 1738, Buffon adresse à Hinckman des
insectes pour sa collection. Enfin, dans les derniers mois de 1738,
il rejoint le duc de Kingston en Angleterre, où réside d'ailleurs
un de ses condisciples, l'abbé Leblanc; mais il n'y fait qu'un
séjour de trois mois. Dans l'intervalle, il avait fait son « aca-
démie » à Angers, et reçu les conseils d'un savant mathémati-
cien, le P. Landreville, de l'Oratoire. Sa mère, en mourant, lui
avait laissé trois cent mille livres; il pouvait se faire à lui-môme
sa vie.
De toute manière, il paraît certain que l'influence anglaise
contribua pour beaucoup à orienter son esprit, déjà réfléchi,
dans le sens des recherches précises et profondes. Il estimait
le génie de « ce peuple si sensé, si profondément pensant ' ».
Ses deux premières publications sont des traductions de deux
ouvrages anglais, la Statique des végétaux, de Haies (1735), et
la Méthode des fluxions de Newton (1740). Dans la préface de
celle-ci, il dit n'avoir pu se refuser le plaisir de traduire un
ouvrage qui l'avait vivement frappé. Mais à Newton même il
préférait Milton. Il goûtait Richardson « à cause de sa grande
vérité et parce qu'il avait regardé de près tous les objets qu'il
peignait ». L'admiration qu'il ressentait, il devait l'inspirer à
I. Époques de la nature, septième époque.
Histoire de la langue. VI. 14
ti« BUPPON
son tour : ce fut une surprise extraordinaire pour le sceptique
Hume, quand il lut la Théorie de la terre, de voir que le génie
de Butïon « donnait à des choses que personne n'a vues une
probabilité presque égale à l'évidence ». Gibbon le vit et l'aima,
et Needham fut un de ses collaborateurs.
Au reste, ces publications, contrairement à ce que disent Yille-
main et d'autres, sont postérieures à son élection à l'Académie
des Sciences; le front de la première indique son nom et son
titre. Il ne semble avoir eu à son actif qu'un mémoire de
géométrie sur le jeu du franc carreau (1733), loué par Mauper-
tuis et Clairaut. Ses expériences sur la force de résistance des
bois, sur la génération, sur les miroirs d'Arcliimède ne vinrent
que beaucoup après *. Presque tout lui manquait, une occasion,
des instruments de travail, la sécurité que donne une situation
publiquement reconnue et honorée.
Le Jardin du roi. L'Histoire naturelle. — Il n'y
avait à Paris qu'un établissement qui lui offrît les ressources
dont il avait besoin pour fixer sa vie et la gouverner méthodi-
quement vers un but unique : c'était le Jardin du roi, fondé
en 1626, ouvert au public en 1634. Mais l'intendance du Jardin
était depuis cinq ans seulement aux mains de Charles-François
Dufay, marin et voyageur, jeune encore : il était né en 1698.
Quoique la place semblât prise pour longtemps, Buffon ne lais-
sait pas de la convoiter. « Combien nous en avons parlé
ensemble ! écrit son ami de Brosses *. Combien il le souhaitait,
et combien il était peu probable qu'il l'eût jamais, à l'âge,
qu'avait Dufay! » Du Hamel du Montceau avait, d'ailleurs, la
survivance de la charge. Soudain Dufay mourut; avant de
mourir, il avait désigné, dit Fontenelle, Buffon pour son suc-
cesseur. Buffon écrit pourtant qu'il ne fera aucune démarche
près de M. de Maurepas, dont il est connu, et qu'il priera seule-
ment ses amis de dire hautement qu'il convient à cette place.
\. 1737-1743, trois Mémoires sur la Solidilc des bois, sur la Conservation et le
Rétablissement des forêts, etc.; — 1741, Formules sur les Échelles arithmétiques;
— 1743, Mémoire sur les couleurs accidentelles; — 1743, Dissertations sur les
causes du Strabisme, et Réflexions sur les Lois de V Attraction; — 1747, expé-
riences sur le Miroir coinbiiranf d'Arcliimède. — On ne devinait pas encore en
lui le naturaliste : en 1733 il fut élu comme membre adjoint de la classe de
mécanique, d'où il passa, en 1739. dans la classe de botanique.
2. Lettre écrite d'Italie à M. de Nouillv, 8 octobre 1739.
SA VIE 211
« Il y a des choses pour moi, ajoute-t-il, mais il y en a bien
contre, et surtout mon àg-e; et cependant, si on faisait réflexion,
on sentirait que l'intendance du Jardin du roi demande un jeune
iiomme actif, qui ])uisse braver lo soleil, qui se connaisse en
plantes et qui sache la manière de les multiplier, qui soit un
peu connaisseur dans tous les genres qu'on y demande, et par-
dessus tout qui entende les bâtiments, de sorte qu'en moi-
même il me paraît que je suis bien leur fait *. » Il écrit de
Montbard, il est vrai; une démarche spontanée de quelque ami
influent aura prévenu celle qu'il sollicite indirectement, et il ne
fut pas trop étonné, sans doute, d'apprendre qu'il était nommé
à l'intendance du Jardin, du Hamel recevant, par compensation,
l'inspection générale de la marine.
Dès ce moment, le but de ses efforts, jusqu'alors dispersés,
lui apparaît en pleine lumière; le plan de Y Histoire naturelle
est bientôt conçu. Après dix ans de lectures, d'expériences,
de méditations, il faisait paraître les trois premiers volumes de
son grand ouvrage ; c'étaient la Théorie de la terre et V Histoire
naturelle de V homme (4749). En six semaines, la première édi-
tion fut épuisée; une seconde, une troisième le furent bientôt;
en Allemagne, en Angleterre, en Hollande, des traductions
s'imprimèrent . Quelques attaques sans importance ne firent
que mieux ressortir tout l'éclat de ce triomphe. « Il n'y a eu,
dit-il ', que quelques glapissements de la part de quelques gens
que j'ai cru devoir mépriser. Je savais d'avance que mon
ouvrage, contenant des idées neuves, ne pouvait manquer
d'effaroucher les faibles et de révolter les orgueilleux; aussi je
me suis très peu soucié de leurs clabauderies. » Cinq ans après
(1753), il était élu membre de l'Académie Française, sans l'avoir
demandé, en remplacement de Piron, dont Louis XV, pris d'un
scrupule pudique, avait annulé l'élection. « C'est la première
fois que quelqu'un a été élu sans avoir fait aucune visite ni
aucune démarche, et j'ai été plus flatté de la manière agréable
et distinguée dont cela s'est fait que de la chose même, que je
ne désirais en aucune façon '. » Dans son discours de réception,
1. Lettre à M. HeUot, de l'Académie des sciences, 23 juillet 1731).
2. Lettre a» président de RiilTey, 16 février 1730.
3. Lettre à RulTej, \ juillet 1733.
212 BUPFON
il joignit à ses remerciements des conseils dont quelques-mis
de ses nouveaux collègues avaient besoin. Avant même que la
publication de Y Histoire naturelle eni commencé, il avait été élu,
à l'unanimité, membre de l'Académie de Berlin (1748); après
l'apparition des trois premiers volumes (1751), l'Académie de
Bologne l'avait élu à son tour ; au moment oii l'ouvrage approcha
de sa fin (1777), l'Académie des Arcades de Rome tint à hon-
neur de compter parmi ses membres celui qu'elle appelait le
Pline de son temps.
Pendant quarante ans, à partir de 1749, 36 volumes se succé-
dèrent à intervalles presque égaux : de 1749 à 1767, 15 volumes
des Quadrupèdes; de 1770 à 1783, 9 volumes des Oiseaux; de
1783 à 1788, 5 volumes des Minéraux, dont le cinquième con-
tient le Traité de V aimant, le dernier ouvrage de Buffon; de
1774 à 1789, 7 volumes des Suppléments, où paraissent, en
1778, les Epoques de la Nature. On ne peut guère signaler que
deux moments d'arrêt dans cette production si féconde : en
1769, il perditunefemme tendrement aimée. M"" de Saint-Belin,
qu'il avait épousée à quarante-cinq ans. « Ma santé, écrit-il, en
est altérée, et j'ai abandonné, au moins })our un temps, toutes
mes occupations *. » Montesquieu se consolait de tous ses cha-
grins par la lecture; Buffon, qu'on s'imagine volontiers tout
raisonnable, ne cherche pas même une diversion à cette pre-
mière grande douleur; c'est après de longs mois d'abattement
qu'il put se remettre au travail : < L'étude a été ma seule con-
solation, et, comme mon cœur et ma tète étaient trop malades
pour pouvoir m'appliquer à des choses difficiles, je me suis
amusé à caresser des oiseaux, et je compte faire imprimer cet
hiver le premier volume de leur histoire * ». Une autre crise,
toute physique, marqua l'année 1771 : depuis longtemps, à la
suite d'un accident, il ressentait les douleurs de la pierre; cette
fois, sa vie fut en danger, si bien que Bachaumont, à la date du
16 février 1771, le dit à toute extrémité, et que lui-même, près
d'une année après ^, renvoie à un temps lointain les travaux
sérieux et continués.
i. LeUre à RufTey, o avril 1709. Voir aussi la lettre au même du 29 juillet.
2. Lettre à de Brosses, 29 septembre 1769.
3. Lettre à RufTey, 11 janvier 1772.
L ŒUVRE ET LES COLLABOllATEUllS 213
Il (levait vivre seize ans encore ; mais son travail ralenti eut
<lésormais pour compagne la souflrance. Au début de l'année
1*788, des travaux entrepris au Jardin du roi lui parurent réclamer
sa présence : bien que le mouvement de la Aoiture la plus
douce lui fût pénible, il avança l'époque de son retour de Mont-
bard à Paris. Il arriva épuisé, résista pourtant avec vaillance»
aux atteintes d'une dernière crise, prit avec calme ses disposi-
tions suprêmes, recommanda de l'inhumer à Montbard près de
sa femme et de son père, expira enfin le 16 avril 1788.
//. — L'œuvre et les collaborateurs.
Le travail de Buflfon à Montbard et au Jardin. —
Pour mener à bien sa vaste entreprise , Buffon avait besoin
d'avoir, selon le mot de Voltaire, Tàme d'un sage dans le corps
d'un athlète. Pendant trente ans il travailla seul, car l'œuvre
de Daubenton est distincte de la sienne. De ce grand effort
sortirent les quinze premiers volumes, qui traitaient de la terre,
de l'homme, des quadrupèdes. Puis, la fatigue, la souffrance,
l'impossibilité de suffire à tout par soi-même, le contraignirent
d'emprunter la plume de collaborateurs comme Guéneau de
Montbeillard, Bexon, Faujas de Saint-Fond. La vie et l'œuvre
de Buffon offrent donc deux aspects assez différents selon qu'on
envisage le travail solitaire de 1739 à 1767, ou le travail par-
tagé de 1767 à 1788.
Sur le régime de travail, sévèrement discipliné, que Buffon
s'est imposé, dans sa terre et dans sa tour de Montbard, on a
tout dit, et môme on a trop dit, car, sans parler de la légende
ridicule des manchettes «le dentelles, à force de lo peindre sous
les traits d'un travailleur dont les heures même d'inspiration
sont réglées, on le rapetisse à la taille d'un chef de bureau
supérieur, et l'on en arrive à prendre à la lettre le mot qu'il
aurait dit <à Hérault de Séchelles : « Le génie n'est qu'une
plus grande aptitude à la patience ». S'il l'a dit, il l'a dit dans
un sens, et au cours d'un entretien qu'il faudrait connaître.
Par nature, au contraire, il aimait peu les « petits objets dont
214 BUPFON
rexamen exige la plus froide patience et ne permet rien au
génie », c'est-à-dire à « la vue immédiate de l'esprit ' ». Ce qui
est vrai, c'est qu'il ne concevait point le génie sans la patience^
qui en est l'instrument nécessaire. L'amour de la science créait
chez lui l'amour du travail; et l'amour du travail, l'amour de
l'ordre. Il l'a lui-même expliqué dans une lettre adressée de
Montbard à une amie qu'il venait de laisser à Paris : « Je suis
bien arrivé; mais, comme les grands regrets font faire des
réflexions profondes, je me suis demandé pourquoi je quittais
volontairement tout ce que j'aime le plus, vous que j'adore,
mon fils que je chéris. En examinant les motifs de ma volonté,
j'ai reconnu que c'est un principe dont vous faites cas qui m'a
toujours déterminé : je veux dire l'ordre dans la conduite, et
le désir de finir les ouvrages que j'ai commencés et que j'ai
promis au public *. »
Seulement, l'ordre qu'il aime n'est pas inerte : il n'a jamais
«éparé de l'ordre le mouvement, un mouvement sans fièvre,
mais continu, et qui ne laissait jamais s'interrompre la vie
intellectuelle. Du cabinet de Montbard, ce mouvement se com-
munique non seulement aux secrétaires qui, comme Trécourt
et Humbert Bazile, dépouillent pour Buffon les récits de voyages,
mais à la petite armée d'agents de tout ordre qui, au Jardin du
Roi, reçoivent de lui leur tâche et l'exécutent : aux dessinateurs
et graveurs Desève, Lebas, Benard et Martinet; à Mandonnet,
qui surveille les impressions ; aux peintres Van Spaëndonck et
M"^ Basseporte; au jardinier en chef André Thouin, moins
subordonné qu'ami; à Mertrude, chirurgien démonstrateur en
anatomie. C'est BufTon qui nommait aux chaires du Jardin, et,
grâce aux choix qu'il sut faire, le Jardin, déjà agrandi, enrichi
par ses soins, en même temps qu'il devenait notre Jardin des
Plantes, devint aussi une grande école de science appliquée.
Les deux frères Rouelle y professèrent, l'un après l'autre, la
chimie; le chirurgien Ant. Petit, l'anatomie. Lamarck, que la
maladie avait obligé de quitter l'armée, lui dut sa place de con-
servateur des herbiers et, plus tard, sa Philosophie zoologique
1. Quadrupèdes, Discours générai. — La girafe.
2. Lettre à M"" Necker, 25 juillet 1779. Mallet du Pan a dit de lui : « 11 aime
l'ordre, il en met partout » {Mémoires et correspondance, 1861, t. I, p. 124).
L ŒUVRE ET LES COLLABUllATEURS ïl^S
conlinnera plus d'une idée familière à BufTon, par exemple
celle de la mutabilité des espèces. Quand la mort de Macquer
laissa vacante la chaire do chimie, Fourcroy y fut appelé. 11
est vrai que Bufl'on hésita entre deux candidats; mais l'autre
était Berthollet. Lacépède, qui travailla beaucoup pour Bulîon,
mais (|ui composa en dehors de lui son Histoire naturelle des
quadrupèdes ovipares et des serpents (1788) et qui usurpa sa suc-
cession par des procédés peu délicats, serait demeuré toujours
peut-être un érudit subalterne s'il n'avait été longtemps attaché
au Jardin avant de succéder à Daubenton le jeune.
Buffon et Daubenton. Les Quadrupèdes. — Les deux
Daubenton étaient dos compatriotes de Buffon. Edme Dau-
benton, dit Daubenton le jeune, malgré la part assez active
qu'il prit à \ Histoire naturelle, surtout à celle des oiseaux,
quand son cousin g-ermain Louis Daubenton (1716-1799)
eut rompu avec Buffon , n'a été pour celui-ci qu'un colla-
borateur de second plan. Au contraire, la collaboration de
Louis Daubenton est de valeur si originale qu'on s'est habitué
à ne pas séparer son nom du nom de Buffon. Il était fils d'un
notaire de Montbard, où lui-même exerça quelque temps là
médecine. En 1742, quand Buffon, tout récemment établi au
Jardin du roi, y lit venir celui qu'il appelle dans ses lettres « le
docteur », en 1745, quand il le nommait au poste de g^arde
démonstrateur du cabinet d'histoire naturelle, Daubenton n'avait
pas trente ans. Son mariage avec sa cousine germaine Marg-ue-
rite Daubenton créa un lien de plus entre lui et Buffon. Le
châtelain do Montbard avait vu grandir près de lui cette jeune
femme spirituelle et tendre, en qui l'on ne devinait pas encore
l'auteur romanesque de Zélie dans le désert.
Comment expliquer la brouille qui sépara deux amis que
tout rapprochait? Il on faut cherclier la raison dans la nature
même des relations qui les unirent. Quand Buffon, plus âgé
que Daubenton de neuf ans, associa à sa fortune le médecin de
Montbard, il lui ouvrait l'avenir et avait «h'oit de compter .sur
sa reconnaissance. Avec cotte perspicacité dont il fit toujours
preuve dans la distribution des divers travaux à ses divers collà-
l)orateurs, il avait vu par où Daubenton pouvait utilement le
seconder dans l'œuvre <lont il concevait le plan à ce moment
216 BUFFON
même. Né myope, et, d'ailleurs, moins curieux des petits détails
que des vues générales, il (-omprenait cependant de quelle
importance étaient ces détails précis dans une (puvre de science.
Daubenton fut chargé de la partie de description anatomique,
qui forme un complément si considérable de Y Histoire des Qua-
drupèdes. Mais ce complément prenait la valeur d'une œuvre
personnelle. Eclairer l'histoire naturelle générale par l'ana-
tomie comparée, c'était une idée toute nouvelle, et, s'il faut
faire honneur à Buffon de l'avoir conçue, il faut faire honneur
à Daubenton de l'avoir exécutée avec une précision rigoureuse-
ment scientifique. Mais Daubenton a pu se lasser du rôle subor-
donné que lui attribuait l'opinion du public plus encore que
celle de Buffon, et croire que la véritable Histoire naturelle,
c'était lui qui en était Fauteur. Très bon, mais d'humeur très
susceptible, après l'achèvement des Quadrupèdes, il cessa de
collaborer à V Histoire naturelle. Peu après cette époque (1774),
Panckoucke donna une édition in-12 des volumes déjà parus,
et, ne songeant qu'à plaire au goût public, désireux aussi sans
doute de ne pas alourdir sa publication, négligea d'y ajouter
les notes de Daubenton : ce fut le prétexte de la rupture, que
:Buffon n'avait pas désirée, mais qu'il tint pour définitive :
dans toute sa correspondance il n'y a pas une plainte contre
Daubenton, qui semble dès lors disparaître de sa vie. Plus
tard, celui-ci parlait à Lacépède, avec gratitude, des cinquante
années de bonheur dont il avait joui au Jardin, grâce à Buffon;
mais, dans le cours qu'il professa à la première Ecole nor-
male, on vit revivre la différence des esprits et des méthodes,
par exemple le jour oii, commentant le portrait, tracé par
Buffon, du lion, roi des animaux, il s'écria : « Il n'y a pas de
roi dans la nature! » Il mourut président du Sénat.
Pour tous deux, et plus encore pour la science, on doit
regretter cette rupture. Se complétant l'un l'autre, ils s'étaient
rendus l'un à l'autre nécessaires. Jusqu'en 1767, YHistoire natu-
relle donne l'impression d'une vaste entreprise désintéressée,
qui fait honneur au savant comme au philosophe. Après 1767,
elle perd quelque chose de son unité sévère, pour se relever
bientôt, il est vrai, dans ce livre des Époques de la Nature, jus-
qu'où tous les Daubenton n'eussent pu suivre leur maître. Du
L ŒUVRE ET LES COLLABORATEURS 21*7
reste, même avec Daubenton, BufTon n'eût pu réaliser le pro-
gramme que publiait le Journal des savants : avant les oiseaux
(lovaient venir les poissons, les reptiles, les insectes; après les
minéraux, les végétaux. En 1766 encore (5 février), Buffon
écrivait au président de Ruffey : « Je compte bien, mon cher ami,
quoique j'aie cinquante-huit ans depuis le mois de septembre
dernier, finir toute Y Histoire nalurelle avant que j'en aie soixante-
huit, c'est-à-dire avant que je ne commence à radoter ». Et il
annonçait qu'il donnerait encore les cétacés, les poissons carti-
lagineux, les reptiles, les végétaux, les minéraux. Mais, peu
après avoir perdu la collaboration de Daubenton, il est frappé
dans son bonheur domestique, dans sa santé jusqu'alors si
robuste. Il doit choisir alors entre les parties de l'œuvre projetée,
et, pour la première fois, il se détermine par des considéra-
tions personnelles : les oiseaux se prêtent mieux à la descrip-
tion que les insectes, déjà étudiés d'ailleurs par Réaumur ;
les minéraux, à la discussion des questions générales. Mais
la multitude des oiseaux , surtout de « ces tristes oiseaux
d'eau, dont on ne sait que dire * », est accablante; et l'étude des
minéraux exige des recherches pénibles. Des deux côtés, des
collaborateurs lui sont indispensables, mais des collaborateurs
plus dociles que ne l'avait été Daubenton, plus capables par la
médiocrité même de leur esprit ou par la modestie de leur
humeur, de se plier à une tâche toute nouvelle, car il ne s'agis-
sait plus de composer une œuvre parallèle et relativement indé-
pendante, mais d'entrer dans la sienne propre, d'en accepter
l'esprit, la méthode et jusqu'aux procédés. Buflon fut assez heu-
reux et malheureux à la fois pour trouver ce qu'il cherchait : ce
que sa santé y gagna en forces momentanées, son œuvre le
perdit en force durable.
Guéneau de Montbeillard et Bexon : les Oiseaux. —
Comme Daubenton, Philibert Guéneau de Montbeillard (1720-
1785), né à Semur, était un compatriote de BulTon ; mais
ses études, toutes littéraires et juridiques, n'avaient fait de lui
qu'un poète agréable, un avocat disert. BufTon aimait pourtant
ce bel esprit, qui était un excellent homme, et il allait jus-
\. LeUre à l'abbé Rcxon, 9 juillet IISO.
218 BUPFON
qu'à lui écrire : « J'aurais besoin de vous Aoir tous les jours
pour être heureux* ». Malgré son goût pour la vie de pro-
vince, Guéneau se résigna, en J774, à venir habiter Paris,
pour y suivre de plus près les travaux, tout nouveaux pour lui,
dont la confiance de Buffon l'avait chargé. 11 avait déjà écrit
plusieurs portraits d'oiseaux non signés, dont le premier fut
celui du coq. Mais sa collaboration n'est publiquement reconnue
qu'après la grave maladie (pii éprouva Bufibn en 1771. Dans
ra«vertissement du tome III des Oiseaux (1775), Guéneau est
loué comme l'homme du monde dont la façon de voir, de juger
et d'écrire a le plus de rapport avecî celle de Buffon.
Est-il vrai que le public ne se soit pas aperçu du changement
de main? Bon pour les lecteurs naïfs ou pour les étrangers,
comme ce prince de Gonzague qui, visitant Montbard, crut spiri-
tuel de saluer en Bufibn « Fauteur du paon et le paon des
auteurs » î Bufibn en fut quitte pour lui présenter Guéneau en
souriant. Celui-ci trouvait des traits brillants, mais ne savait
pas les fondre dans un ensemble harmonieux. Quoiqu'il passât
quelquefois « six heures d'horloge ^ » à travailler sur des
oiseaux, il n'avait pas la touche tantôt large, tantôt légère de
Bufibn. Gomment ne pas lui en vouloir d'avoir tant contribué,
par le luxe asiatique de ses portraits d'oiseaux trop longtemps
admirés , à attacher un renom équivoque à la mémoire de
Buffon? Bufibn, certes, ne dédaigne pas toujours assez l'éclat
du style; mais il est plus discrètement éclatant que Guéneau,
et il l'est surtout dans la partie de son ouvrage où Guéneau,
en exagérant les défauts du modèle, contraignait presque celui
qu'il imitait à ne pas se laisser dépasser par son imitateur.
Bufibn, d'ailleurs, en l'aimant le juge : il revoit tout ce qu'il
écrit, sabre des tirades entières. Indépendant, Guéneau ne
voyait pas sans regret ses plus beaux endroits disparaître sous
une rature impitoyable; indolent, il attirait tous les jours à
Bufibn « des espèces d'imprécations de gens qui s'ennuient de
recevoir deux ou trois fois par an des planches enluminées et de
ne rien avoir à lire ^ ». En 1777, il annonça l'intention de se
1. Lettres à RulTey, du 13 février 1767; à Guéneau, des 20 janvier et 16 sep-
tembre 1768.
2. Lettre de Guéneau à sa femme, 22 janvier 1773.
3. Lettre de Guéneau à sa femme, 6 novembre 1776.
L ŒUVRE ET LES COLLABORATEURS 219
retirer. Le 3 mars 1778, Bu (l'on écrit que Guéneau fera le reste
<lu cinquième volume des Oiseaux, et ne fera rien de plus.
Cependant une autre lettre du o janvier 1779 prouve que Gué-
neau n'a pas cessé sa collaboration. Son nom figure encore dans
le tome VI des Oiseaux (1779), mais disparaît du tome VII (1780).
En même temps, il est vrai, Bufîon lui confie VHistoire des
Insectes, moins faite encore pour lui que celle des Oiseaux,
et où il épuisa ses dernières forces.
Si l'on regrette l'air d'entreprise hâtivement poussée que
prend alors VHistoire naturelle, on ne lit pas sans profit les
lettres de direction où Buffon exprime son esprit et définit sa
méthode. A l'abbé Bexon, successeur de Guéneau, il repro-
chait d'abord l'abus de l'érudition : « Tâchez, lui écrivait-il', de
faire toutes vos descriptions d'après les oiseaux mêmes; cela
est essentiel pour la précision — Toutes les fois que l'on traite
un sujet daTis un point de vue général, il faut tâcher d'être
court et précis *. »
Mais, dans les lettres écrites à Bexon, 1 on n'a pas de peine
à sentir que Buffon se trouve en rapport avec un collaborateur
d'un genre nouveau, collaborateur « professionnel », que l'on
paie. Non seulement il se réserve d'écrire les préambules géné-
raux d'après lesquels Bexon devra diriger ses vues particu-
lières; mais il lui impose ses classifications et change la dis-
tribution de ses articles. Peu ami des nouveaux visages, il
l'avait accueilli d'abord assez mal, quand, en 4772, Bexon
lui apporta timidement des minéraux. Rien, il faut l'avouer,
ne semblait désigner ce jeune abbé à une aussi loui^de
succession; rien ne révélait l'homme « aimable et profond »,
que chanta son compagnon de collège, François de Neuf-
chàteau '. Mais la douce ténacité du petit bossu lorrain con-
quit lentement le grand seigneur bourguignon. Buffon ne
1. Lettre du 27 juillet '."77. Gabriel Bexon, né à Remiremont (1748-1784), est le
frère du jurisconsulte. Sa mère, qui a écrit la biographie de son fils, exagère
quand elle lui attribue - sept volumes in-4 de VHistoire des Oiseaux -: mais il
a été très jeune le collaborateur anonyme de BufTon.
2. Lettres à Bexon des 8 août 1779 et 9 juillet 1788.
3. Les Vosges, poème: Saint-Dié, Thomas. Bexon avait composé une Oraison
funèbre d'Anne-Charlotle de Lorraine, abbcsse de Remiremont, un Catéchisme
d'agriculture, et le Système de la fertilisation. En 1777, il publia le premier
tome d'une Histoire de Lorraine, demeurée inachevée.
220 BUFFON
tarda pas à estimer en lui une passion pour le travail telle,
qu'il était obligé de modérer son zèle, et un besoin de faire
mieux, qui se traduisait par d'incessants progrès. Peu à peu, les
corrections du maître se font rares; les marques de satisfac-
tion se multiplient, et le collaborateur est élevé à la dignité
d'ami. Il avait dévoué sa vie à une vieille mère infirme, que
Buflbn n'oublie pas dans ses lettres, et à une jeune sœur, dont
l'image souvent évoquée anime cette correspondance un peu
terne. Buflbn prend part à sa joie, qu'il a délicatement pré-
parée, quand Bexon trouve sous sa serviette le brevet de grand
chantre de la Sainte-Chapelle avec crosse et mitre (ce laborieux
prélat eût désarmé le poète du Lutrin) et à sa douleur quand
il perd son père. Mais il est curieux de voir comment Buflbn s'y
prend pour écrire une lettre de consolation à un collaborateur :
« Votre lettre m'a touché jusqu'aux larmes, et je voudrais bien
pouvoir vous donner quelque consolation. La distraction vous
serait peut-être nécessaire, et vous pourriez, mon cher ami,
lorsque les Oiseaux seront finis, venir passer quelque temps
auprès de moi. » Six mois après son père, le 13 février 1784,
Bexon mourait lui-même, à trente-six ans. Il est nommé dans
l'Avertissement du T volume des Oiseaux, mais sa collaboration
a commencé beaucoup avant; il mourut l'année qui suivit le
9* et dernier volume : les Oiseaux étaient iinis.
Humbert Bazile, secrétaire de BufTon, donne comme point de
départ à cette collaboration la date de 1772, et veut que Bexon
n'ait été comme lui-même qu'un secrétaire. S'il le fut d'abord, il
ne le fut pas toujours. En 1777, quand Guéneau se retira, Bexon
monta en grade. Avec un sans-façon qui prouve bien Iq, nature
de leurs premiers rapports, Buflbn s'était déchargé sur lui de
toutes les descriptions proprement dites, et, dans cette partie de
sa tâche, ne l'inquiétait pas de ses critiques. Il devint plus
sévère pour Bexon justement quand Bexon fut associé de plus
près au travail de rédaction, surtout à partir des S® et 6" volumes
des Oiseaux. Bexon a déjà travaillé au cygne, il travaille
alors à la fauvette et à l'oiseau-mouche; mais qui distinguera,
dans ces articles, son apport de celui de Buflbn? 11 faudï^ait
avoir partout non seulement les corrections de Buflbn, qu'on
a en partie, mais le manuscrit premier de Bexon, qu'on a
L'ŒUVRE ET LES COLLABORATEURS 221
plus rarement. Est-on assez éclairé là-dessus pour avoir le
droit de reprocher à BufTon l'insuffisance de l'éloge accordé,
en tête du T volume (1780), à Bexon, à ses savantes recher-
ches, à ses idées solides et ingénieuses? Le nom de Guéneau
disparaît du titre sans que le nom de Bexon le remplace : c'est
que Guéneau n'était pas un mercenaire.
Les Minéraux. Faujas de Saint-Fond. La correspon-
dance. — Scientifiquement, Bexon vaut mieux que Guéneau,
peut-être parce qu'il fut dirigé de plus près par Buffon. Mais il
serait injuste de ne pas citer auprès de lui le savant Bâillon,
correspondant du Cabinet du roi, à qui Buffon dut un si grand
nombre d'oiseaux vivants et empaillés, et d'observations, parti-
culièrement sur les oiseaux de rivage. Au reste, YHistoire des
Oiseaux n'était, dans l'esprit de Buffon, qu'une des parties
secondaires de YHistoire naturelle. Il ne pouvait négliger tout à
fait les oiseaux, dont beaucoup sont les familiers de l'homme;
mais c'est Ihomme surtout qu'il ne voulait pas perdre de vue,
l'homme et l'histoire du monde où il vit. Aussi, quand ses
collaborateurs, qui voyaient de moins haut que lui l'ensemble
de l'œuvre, s'attardaient à caresser des oiseaux, il s'impatien-
tait, se hâtait vers cet autre sujet si fécond en belles décou-
vertes et en grandes vues', vers ses chers minéraux auxquels
il voudrait travailler uniquement. Mais, quand enfin il y arrive,
il n'est plus pressé de finir : le 23 juin 1783, il écrit à Bexon
qui, les Oiseaux parachevés, ébauche deux volumes des Miné-
raux : « Je veux donner à l'article de l'aimant toute la perfec-
tion dont je le crois susceptible, et cela demande du temps ».
C'est une figure un peu effacée, mais intéressante, que celle de
Faujas de Saint-Fond, qui fut le principal collaborateur de Buffon
pour les Minéraux, après qu'eurent disparu Bexon et Guyton
de Morveau, ancien membre du Parlement de Bourgogne. Quand
son nom paraît pour la première fois dans la correspondance
(28 mars 1777), il s'apprête à publier ses Recherches sur les
volcans éteints du Vivarais et du Velay (1778). Lui aussi, comme
Guéneau, n'était d'abord qu'un avocat devenu magistrat, et un
I. Avertissement du troisième volume des Oiseaux. Lettre à Guéneau,' jan-
vier 1781.
a22 BUPFON
poète; mais il connaissait, aimait les montagnes'; et Buffon
n'était pas homme à l'écarter parce qu'à son œuvre scientifique
se mêlait un peu de poésie. Il semble n'avoir d'abord été qu'un
agent intelligent, chargé de recueillir les « monuments » les plus
instructifs sur les révolutions du globe. Mais les services qu'il
rendit ensuite furent d'un ordre plus élevé, et Buffon l'en
récompensa en le faisant nommer adjoint au Cabinet du roi.
Ce fut le familier des dernières années : Buffon l'invitait fami-
lièrement à manger sa « soupe ». C'est à lui qu'il voulut léguer
son cœur.
Au Jardin, il était surtout chargé de diriger le service de la
correspondance. C'était une tâche bien lourde, car Buffon lui-
même sentait le poids de sa gloire sans cesse accrue. « Elle
finirait, dit-il % par me tuer pour peu qu'elle augmentât. Ce sont
des lettres sans fin, et de tout l'univers, des questions à
répondre, des mémoires à examiner, » Ne songeant qu'aux
intérêts de la science, il avait compliqué sa propre besogne et
celle de ses secrétaires en créant des brevets de correspondants
du Jardin du roi, en provoquant les communications, les dona-
tions de correspondants bénévoles et de bienfaiteurs qui se
croyaient honorés de leurs bienfaits. Il y avait les correspon-
dants appointés, comme Arthur, médecin du roi à Cayenne; les
voyageurs comme Sonnini, ami de jeunesse de Buffon, qui lui
fut si utile pour la connaissance des oiseaux étrangers; comme
Poivre, Sonnerai et Commerson, qui connaissaient à fond l'Ile
de France et dont le premier avait vu la Chine; comme Bou-
gainville, Adanson, l'explorateur du Sénégal, botaniste érudit,
mais confus; comme Dombey, Polony, Gentil, pour qui le Pérou,
le Chili, le Mexique, l'Inde n'avaient plus de secrets; des collec-
tionneurs, au courant des richesses de tous les cabinets d'his-
toire naturelle, comme le marquis d'Amezaga et le médecin
Mauduit; des médecins chirurgiens comme Portai; des étrangers
comme Schouvalof, qui envoyait de Russie au Jardin d'admi-
rables morceaux de malachite, comme Camper, l'anatomiste
hollandais, ou comme Forster, le second de Cook, qui trans-
1. Barthélémy Faujas d(; Saint-Fond (1741-1819), né à Montélimar, fut aussi un
grand voyageur et parcourut presque toute l'Europe.
2. Lettre à M'"" Necker, 12 juillet 1782.
POÈTE ET SAVANT 223
mottaitle journal do leur dernier et funeste voyag-e; des hommes
du monde, amateurs désintéressés, mais non point insensibles
au plaisir do voir leur nom cité dans Y Histoire naturelle, MM. de
Puymaurin, de Querhoënt, de Piolenc, Le Roi, lieutenant de
chasses à Versailles, du Morey, ingénieur en chef de la Bour-
gogne, Hébert, receveur général des gabelles à Dijon, Potot de
Mcntbeillard, beau-frère de Guéneau, Nadault, beau-frère de
Buffon, des parents, des amis, des compatriotes en foule.
Vue de ce biais, Y Histoire naturelle apparaît comme le centre
d'un vaste mouvement des esprits qui se portent avec vaillance
vers la conquête de l'univers inconnu.
///. — Buffon poète et savant.
Comment Buffon aime la nature. — Si l'homme primitif
reste insensible « au grand spectacle de la nature », le privilège
de l'homme civilisé sera de la comprendre en l'aimant, car il y
a « une espèce de goût à l'aimer, plus grand que le goût qui
n'a pour but que des objets particuliers ' ». Buffon aime la
nature en philosophe, en savant, en poète aussi, mais en poète
d'une espèce disparue. Il est poète à force d'être philosophe et
savant. Philosophie, science, poésie, ce n'étaient pas trois chose.s
distinctes pour les anciens. Kepler, Pascal, Newton, chez les
modernes, pour avoir été des hommes de grande imagination,
n'en ont pas moins été de grands savants. Mais ce qui distingue
d'eux Bulfon, c'est une sorte de naturalisme tout antique. Il
regrette qu'on ne puisse « rétablir toutes les belles ruines de
l'antiquité savante et rendre à la nature ces images brillantes et
ces portraits fidèles dont les Grecs l'avaient peinte et toujours
animée, hommes spirituels et sensibles qu avaient touchés les
beautés qu'elle présente et la vie que partout elle respire ». Il
semble prendre plaisir à rabattre l'orgueil des modernes en leur
prouvant que les anciens sont plus philosophes qu'eux. « Les
1. Préambule des Perroquets et Discours sur la manière d'étudier et de traiter
rtiisloire nalurelte. Gœthe, qui se faisait gloire d'être né en 1749, l'année où
parurent les premiers volumes de VHistoire naturelle, loue Buffon d'aimer la vie
et la nature vivante.
2.24 BUFPON
anciens qui ont écrit sur l'histoire naturelle étaient de grands
hommes et qui ne s'étaient pas hornés à cette seule étude : ils
avaient l'esprit élevé, des connaissances variées, approfondies,
et des vues générales'. » S'il admire entre tous Aristote, c'est
qu'Aristote connaît les animaux « sous des vues plus générales
qu'on ne les connaît aujourd'hui ». S'il ne voit pas assez les
défauts de Pline, c'est que Pline « semble avoir mesuré la nature
et l'avoir trouvée trop petite encore pour l'étendue de son esprit » ;
c'est qu'il communique à ses lecteurs « une certaine liberté
d'esprit, une hardiesse de, penser, qui est le gerrne de la philo-
sophie ». Il ne parle pas de Lucrèce, mais il est impossible de
lire la septième Époque sans se souvenir du cinquième chant
du De nalura reriim. Lui-même, à bien des égards, est notre
Aristote, notre Pline, notre Lucrèce, mais un Aristote qui ne
s'interdit pas la poésie des hypothèses, un Pline moins crédule,
un Lucrèce qui regagne en vérité ce qu'il perd du côté de la
fougue ou de la grâce.
Tout ce mélange nous inquiète. La Fontaine, Rousseau aiment
la nature parce qu'ils la sentent; voilà nos poètes, l'un qui a
connu la rêverie légère à l'ombre des arbres, au bord d'un clair
ruisseau, l'autre que le rêve a hanté au bord des lacs et sur les
montagnes. Il est restreint, sans doute, l'horizon qu'embrasse le
regard de La Fontaine; mais nous ne sommes pas de ces ambi-
tieux qui ont besoin d'embrasser « également tous les espaces,
tous les temps ^ ». Dans la paix de la solitude Rousseau porte
les orages d'un cœur passionné; mais ces contrastes ou cette
correspondance entre la nature et nos sentiments, c'est juste-
ment ce qui nous plaît. Un grand savant allemand, qui rend
d'ailleurs justice à Buffon ^ est peiné de ne pas trouver dans
ses ouvrages l'accord harmonieux entre les scènes de la nature
et les émotions qu'elles doivent faire naître. Et Stendhal
estime « que, pour écrire l'histoire naturelle, le ton doux,
tendre, touchant d'un bon Allemand vaudrait mieux que celui
1. Discours sur la manière d'étudier et de traiter l'histoire naturelle.
2. Début des Époques de la nature.
3. Ilumboldt, Cosmos. <• UiifTon, écrivain grave et élevé, embrassant à la Tois
le monde et l'organisme animal, a été dans ses expériences physiques plus au
fond des choses que ne le soupçonnaient ses contemporains. »
,.M'
HIST. DE LA LANGUE & DE LA LITT. FR.
T. VI, CH. V
PORTRAIT DE BUFFON
GRAVÉ PAR CHEVILLET D'aPRÈS DROUAIS LE FILS
Bibl. Nat., Cabinet des Estampes, N 2
POETE ET SAVANT 225
de Buffon' ». Buflbn n'est point Allemand, il en faut convenir :
les effusions de l'àme lui sont inconnues. Quand la contemplation
de la nature l'émeut, son émotion n'a pas ce charme de l'im-
pression individuelle que nos poètes font passer en nous, apai-
sante ou troublante. C'est qu'il ne se cherche point lui-même
dans la nature et croirait la profaner en mêlant nos petitesses à
sa grandeur. Elle est pour lui la féconde nourricière des êtres,
Valma Venus antique, source intarissable de toute vie et de toute
beauté, non la confidente de plaisirs et de peines que le savant
d'ailleurs n'a pas le loisir de savourer.
La méthode; Biiffon expérimentateur et générali-
sateur. — Mais, philosophiques ou poétiques, les vues géné-
rales n'ont de valeur scientifique que si elles se dégagent de
l'étude patiente des faits. Buffon le savait et le disait dès 1735,
pour pénétrer le système de la nature, l'imagination ne suffit
pas : « C'est par des expériences fines, raisonnées et suivies,
que l'on force la nature à découvrir son secret; toutes les autres
méthodes n'ont jamais réussi.... Les recueils d'expériences et
d'observations sont donc les seuls livres qui puissent augmenter
nos connaissances^. » Il le répétait quatorze ans après, dans le
Discours où il définit la manière d'étudier et de traiter l'histoire
naturelle : « L'on peut dire que l'étude de la nature suppose
dans l'esprit deux qualités qui paraissent opposées, les grandes
vues d'un génie ardent, qui embrasse tout d'un coup d'œil, et
les petites attentions d'un instinct laborieux, qui ne s'attache
qu'à un seul point ». Mais ces deux qualités, les a-t-il réunies,
et n'a-t-il pas abandonné sans regret la seconde à Daubenton?
Oh se trouve ici en présence d'une double exagération : les
uns ne veulent voir que le théoricien systématique et aventu-
reux; les autres vantent le « grand et patient et humble et
soumis observateur», l'expérimentateur infatigable'. Il a été
ce qu'il devait être au xvni" siècle pour créer la science à la fois
et pour la vulgariser : un théoricien plus déterminé que ne le
disent ceux qui se plaisent à l'envisager dans son laboratoire,
penché, et la loupe à son œil de myope; un observateur plus
1. Stendhal, Racine et Shakespeare.
2. Préface de la traduction de la Statique des végétaux de Haies.
3. Faguet, Le dix-huitième siècle.
Histoire de i^ langue. VI. 15
226 BUPPON
laborieux que ne le croient ceux qui dédaignent ce rhéteur,
perché sur les cèdres du Liban en habit d'académicien '. Ses
contemporains ignoraient l'obscur travail d'élaboration de sa
pensée. Ce sont les « grandes vues » du « philosophe systéma-
tique », du « peintre philosophe », du généralisateur d'idées que
vantent Rousseau, Diderot, Condorcet, Yicq d'Azyr, mais que
raille aussi Voltaire : « L'extraordinaire, le vaste, les grandes
mutations sont des objets qui plaisent quelquefois à l'imagina-
tion des plus sages; les philosophes veulent de grands change-
ments dans la scène du monde, comme le peuple en veut au
spectacle^ ». De là à qualifier Buffon de charlatan, il n'y a qu'un
pas, et Voltaire le franchit plus d'une fois.
Ces ironies sont loin, et c'est aussi par des éloges plus dignes
d'un savant qu'on rajeunit aujourd'hui la gloire de Buffon.
Diderot prophétisait que la statue de l'architecte resterait
debout au milieu des ruines de l'édifice. Il est vrai que certaines
parties secondaires de cet édifice ont fléchi, mais les parties
essentielles « nous apparaissent d'autant plus admirables que la
science en progrès les éclaire davantage ». C'est le dernier édi-
teur de Buffon, M. de Lanessan, qui l'atteste, et, dans une
longue préface, le prouve. Il y aura cent cinquante ans bientôt
que les premiers volumes de VHistoire naturelle ont paru :
Lamarck, Cuvier, Blumenbach, Etienne et Isidore Geoffroy-
Saint-Hilaire, Laplace, Darwin ont remplacé Buffon sans le faire
oublier, parce qu'on ne peut juger leur œuvre sans remonter à
l'œuvre commune d'où la leur procède. L'histoire de l'univers
reconstituée, une même origine assignée à toutes les parties de
notre système solaire, l'origine du globe terrestre éclairée,
sinon définitivement expliquée, ses évolutions successives dérou-
lées devant nos yeux, la théorie moderne de l'unité des forces
physiques entrevue, la conception de l'unité de plan du règne
animal et celle de l'unité des races humaines clairement expo-
sées pour la première fois, l'étude de l'homme, envisagé non
plus comme individu, mais comme espèce, érigée en science
particulière, les principes de la variabilité des espèces, de la
distribution géographique des animaux sur la surface du globe,
1. Lettre de Doudan à Albert de Broglie, 4 aoiH 1838.
2. Mémoire anonyme à l'Académie de Bologne, 1746.
POÈTE ET SAVANT 227
«le leur fécondité, de leur dégénérescence, de leurs harmonies
ou de leurs contrastes reconnus comme lois, une seule de ces
vues ne suflirait-elle pas à la gloire d'un de nos savants?
Plusieurs sont mêlées de vrai et de faux; mais le vrai survit.
Ainsi, l'on n'admot plus, avec Whiston et Buflbn, qu'une sorte
de coup de queue d'une comète ait détaché la terre du soleil,
mais on ne nie pas les analogies qu'il a signalées entre le soleil
et les planètes, soleils refroidis. Si les vues de Buflbn sur la
disposition des couches terrestres manquent souvent de justesse,
il n'en est pas moins le premier en date des vrais géologues. Il
a deviné que certaines espèces avaient disparu, mais sans pré-
ciser la loi qui avait présidé à leur disparition. Qu'importe si,
ce que Buflbn avait «leviné, Cuvier l'a démontré? Bien qu'il ait
suivi de plus près (|u'on n'imagine les dissections d'animaux qui
se faisaient au Jardin, il décrit plus volontiers l'extérieur que
l'intérieur des êtres, mais, il ne l'ignore pas, « l'intérieur, dans
les êtres vivants, est le fond du dessin de la nature ' », et, en
exigeant de ses collahorateurs, quand il ne se l'imposait pas à
lui-même, l'étude de l'organisation interne des êtres, il a été
l'un des fondateurs de l'anatomie comparée. Son embryologie,
tant raillée jadis, revient aujourd'hui en faveur. Enfin, sans
attendre le triage que la postérité opère entre les vérités et les
erreurs, lui-même reprenait, corrigeait ses premières hypothèses,
docile aux conseils des amis, ou même aux critiques des adver-
saires : la terre est successivement à ses yeux l'ouvrage des
eaux, du feu, des eaux et du feu combinés. « C'est que j'ap-
prends tous les jours », écrit-il l'année des Epoques de la
nature -, après cinquante ans de travail, et ce mot n'est sans
doute ni d'un charlatan avide de gloire, ni d'un théoricien qui
s'opiniâtro dans son parti pris.
Seulement, Buflbn est-il tout à fait exempt de « cette ivresse
des esprits systématiques » que Grimm lui reproche à plusieurs
reprises ? S'il est vrai qu'il se fasse une loi de ne présenter
dans ses ouvrages « que des vérités appuyées sur des faits *,
il ne l'est pas moins qu'il lui arrive parfois d'accommoder les
1. Quadrupèdes : i'Unaii et l'Ai.
1. Lettre à Bexon, 3 août 1778. I
3. Minéraux : Substances calcaires.
•228 BUFFON
faits à ses idées préconçues. Son successeur à l'Académie, Vicq
d'Azyr, n'est pas loin de lui en faire un mérite : « Il devançait
l'observation ; il arrivait au but sans avoir passé par les sentiers
pénibles de l'expérience : c'est qu'il l'avait vu d'en baut ». Le
dire, ce n'est pas incriminer la sincérité de Jiudbn savant, car
il n'est pas d'exemple qu'il ait torturé volontairement les faits
pour les asservir à son système. Mais quand il écrit : « La
main n'a fait ici que confirmer ce que la vue de l'esprit avait
aperçu ' », j'ai peur que l'esprit, sans trop s'en rendre compte,
ne dirige troj) bien la main. En principe, rien n'est à craindre,
tant Buffon connaît et définit bien la vraie méthode d'observa-
tion dans les sciences naturelles : « On doit commencer par
voir beaucoup et revoir souvent... Il faut aussi voir presque
sans dessein... - » Et la pratique semble confirmer la théorie :
jeune, Bufibn inaugure ses recherches scientifiques par des expé-
riences sur les sujets les plus divers; homme mûr, il tente avant
Franklin l'expérience du paratonnerre; plus âgé, il poursuit à
loisir, dans ses forges de Montbard, des expériences sur la
chaleur et sur les fers. Il usa ses yeux, déjà faibles, à observer
les anguillules au microscope, avecNeedham. Mais, précisément,
la nature, en le faisant myope, et le travail, en ajoutant aux
effets de la myopie, lui créaient une double excuse dont il serait
bien surprenant qu'il n'eût jamais voulu bénéficier ". Il faudrait
distinguer entre les divers âges de sa vie, et aussi entre les
sujets qui lui tenaient plus ou moins à cœur. D'ordinaire, en
savant épris de la vérité, il mettait, du mieux qu'il poujÈ^iÉf'
l'expérience au service de l'intuition : ce n'était pas sa flmte si
l'intuition parfois ou précédait l'expérience, que d'avance elle
orientait en un certain sens, ou en devançait les résultats. Faire
de Buffon l'homme de l'expérience cent fois répétée, c'est peut-
être l'amoindrir, car, on aura beau faire, on ne le transformera
jamais tout à fait en savautde notre temps, et on courra risque
d'effacer l'originalité de sa physionomie entre les savants de
tous les temps.
*Ces savants, surtout les contemporains, il ne les traita pas
1. Minifraux : le Diamant.
2. De la manière iVétudier cl de Iraitev l'histoire natwelle.
3. « Je laisse aux gens qui s'occupent d'anatomie à vérifier exacteinenl ce
/ail " {Oiseaux de proie).
POÈTE ET SAVANT 22»
foiijours avoc assez «rirulul^oncc. Il malmena Linné et Réaumur,
qui le lui rendirent; il estimait j»eu Spallauzani et ces ciiimistes
qui « ne voient que par leurs lunettes, c'est-à-dire par leur mé-
thode ' » ; il laissa voir aussi quelque dédain pour le savant
genevois Bonnel, qui sut j)Ourtanl s'élever de l'étude de l'infi-
niment petit à celle des plus hauts prohlèmes '. Ami de Buffon
et de Bonnet, de Brosses écrivait à celui-ci : « C'est sans pré-
vention que je le regarde comme le plus beau génie..., comme
l'écrivain le plus éloquent et le plus clair qu'il y ait aujourd'hui
en France; mais je voudrais (et je le lui ai dit) qu'il se livrât
moins à sa riche imagination et qu'il fût moins ambitieux d'être
chef de secte. » L'imagination pourtant, chez Buffon, n'a pas
toujours été une maîtresse d'erreur : elle créait aussi, et plus
d'une hypothèse féconde ou d'une véritable découverte lui est
due. On ne lit pas un livre de BulTon comme on lirait un
ouvrage d'un savant toujours méthodique, avec une pleine sécu-
rité d'intelligence; mais on le lit moins encore comme on lirait
un roman : à tout instant on s'y heurterait à des observations
précises, à des discussions serrées, qui attestent le long effort
d'un chercheur sincère, (là et là, on sent bien que l'imagina-
tion, impatiente, veut avoir son tour, mais la raison ordonna-
trice, sans l'opprimer, la domine et la ramène.
Les classifications. — Aussi n'est-il rien dans l'œuvre de
Buffon, pas même les erreurs, dont on ne puisse rendre raison.
On lui a beaucoup reproché sa classification ou plutôt son défaut
de classification des quadrupèdes. Comme « il nous est plus
facile, plus agréable et plus utile de considérer les choses par
rapport à nous que sous aucun point de vue » ', il groupe autour
de l'homme les animaux domestiques, et, à distance raison-
nable, les animaux sauvages; et comme, fidèle à cette méthode
« agréable », il embrasse du regard à la fois l'homme et l'animal,
il trace du type de chaque espèce animale un portrait presque
humain, qui est d'un moraliste plus que d'un savant. Les con-
temporains ne s'en plaignaient pas : répondant au discours de
réception de Vicq-d'Azyr, Saint-Lambert disait de ces portraits
1. Lellre à Filippo Pirri, 8 novembre 1776.
2. Bonnel lui-niùnic censure en BiilTon • l'esprit de système qu'il possède au
plus haut degré ». (If. Grimni, 15 décembre 1759.
3. De la manière d'étudier cl de trailer Vhisloire naturelle.
430 BUFFON
de bètes : « Il y inèle toujours quelque allusion à l'homme, et
l'homme, qui se cherche dans tout, lit avec plus d'intérêt l'his-
toire de ces êtres dans lesquels il retrouve ses passions, ses
qualités et ses faiblesses ». Une condamnation vaudrait mieux
qu'une telle apolog-ie,
Buffon n'aimait pas les méthodes de classification parce qu'il
n'y croyait pas. Non qu'il en méconnût la nécessité en certains
cas : dans la seconde partie de son œuvre, il les dédaigne moins
quand il se trouve aux prises avec les innombrables espèces des
oiseaux. Mais son dédain n'était pas le dédain frivole de l'ar-
tiste: c'était le dédain raisonné du savant. La haute idée qu'il se
faisait de la nature, riche infiniment en productions harmoni-
ques ou contraires, lui interdisait d'attribuer aux classifications
les meilleures une valeur autre que celle de procédés, momen-
tanément commodes pour alléger le travail du savant et soulager
la mémoire du lecteur. Comment ne seraient-elles pas toutes
imparfaites, puisque toutes ont la prétention d'enfermer la nature
dans leur réseau et que la nature le crève toujours par quelque
endroit? « La nature n'a ni classes, ni genres : elle ne comprend
-que des individus. Ces genres et ces classes sont l'ouvrage de
notre esprit; ce ne sont que des idées de convention... Dans la
nature il n'existe que des individus ou des suites d'individus,
c'est-à-dire des espèces *. » Voyez l'espèce des Tatous : ne suffit-
elle pas à prouver que la nature contredit nos dénominations
et nous étonne encore plus par ses exceptions que par ses lois?
Ce sont des quadrupèdes, mais couverts d'écaillés comme les
crustacés. Dans quelle classe les rangera-t-on et en vertu de quel
caractère? « Ce n'est que par la réunion de tous les attributs et
par rénumération de tous les caractères qu'on peut juger de la
forme essentielle des productions de la nature. Une bonne des-
cription et jamais de définitions, une exposition plus scrupuleuse
sur les différences que sur les ressemblances, une attention par-
ticulière aux exceptions et aux nuances même les plus légères,
sont les vraies règles, et j'ose dire les seuls moyens que nous
ayons de connaître la nature de chaque chose. »
La description exacte et détaillée des individus apparaît donc
1. Introduction à l'histoire de l'homme. — Quadrupèdes : le Mouflon. — Voir
aussi le Préambule des Singes.
POETE ET SAVANT 231
comme la seule méthode qui ne soit pas arbitraire. Une partie
importante du Discours sur la manière d'étudier et de traiter
f histoire naturelle est consacrée à donner les règles de la vraie
description. Bien des éléments y entrent; ils se ramènent à deux
principaux, description proprement dite, extérieure, et, s'il se
peut, intérieure et histoire. « L'histoire comprend le nombre des
petits, les soins des pères et des mères, leur espèce d'éducation,
leur instinct, les lieux de leur habitation, leur nourriture, la
manière dont ils se la procurent, leurs mœurs, leurs ruses, leur
chasse, ensuite les services qu'ils peuvent nous rendre... » On
devine comment, le système une fois admis, la description
physique dégénère en histoire morale et comment Buiïbn en
vient à attribuer aux espèces non pas seulement des caractères
réels, mais un caractère idéal. Si pourtant on était tenté de ne
voir en lui que le La Bruyère de l'histoire naturelle, il suffirait
de replacer les portraits de bêtes dans ces vastes cadres des
préambules généraux où ils apparaissent sous leur vrai jour.
Mais ce génie synthétique ne saurait se reposer dans l'analyse
poussée à l'extrême : il remonte bientôt à l'unité. Les exceptions
apparentes de la nature « ne sont dans le réel que les nuances
qu'elle emploie pour rapprocher les êtres même les plus éloi-
gnés ' » , car la nature marche par des gradations qui nous sont
inconnues. « On peut descendre par des degrés presque insensi-
bles de la créature la plus parfaite jusqu'à la matière la plus
informe, de l'animal le mieux organisé jusqu'au minéral le plus
brut... Rien n'est vide, tout se touche, tout se tient dans la
nature; il n'y a que nos méthodes et nos systèmes qui soient
incohérents, lorsque nous prétendons lui marquer des sections
ou des limites qu'elle ne connaît pas *. » Voici donc qu'est pro-
clamée, avec l'unité du dessein primitif, la parenté universelle
de toutes les générations sorties du sein de la mère commune.
Peut-être Buffon s'est-il laissé entraîner par le désir de réfuter
la théorie linnéenne des espèces fixes, indépendantes les unes
des autres? Mais il revient trop souvent à cette double idée de
la variété accablante des productions de la nature, et de leur
1. Quadrupèdes : les Tatous.
2. De la manière d'étudier et de traiter l'histoire naturelle. — Oiseaux de rivage :
le Cariatna.
232 BUFFON
continuité, de leur unité cachée, pour qu'on ne prenne pas au
sérieux ce grand effort de synthèse. Lui aussi, il avait cru d'abord
à la fixité des espèces; mais, justement parce qu'il n'élevait pas
de cloisons opaques entre les espèces, parce qu'il décrivait les
individus et dans ce qu'ils avaient de particulier, et dans ce qu'ils
avaient de commun avec les individus des espèces voisines, il
n'avait pas tardé à saisir, à travers la diversité apparente des
êtres, l'harmonie du plan général, et cette idée organique suivie
dont l'unité se révélait dans la variété même de ses manifesta-
tions, innombrables anneaux d'une chaîne ininterrompue.
Il avait vu les espèces faibles détruites par les plus fortes,
celles qui ont survécu modifiées par les influences du milieu, du
climat, de la nourriture, perfectionnées ou renouvelées, de
nouvelles espèces venant prendre la place des espèces anciennes,
et en face de cette « perpétuité de destructions et de renouvel-
lements », il avait conçu l'idée, non pas sans doute aussi précise
qu'elle a pu devenir depuis, des grandes lois de la sélection
naturelle, du combat pour la vie, de l'évolution graduelle des
êtres et de leur transformation indéfinie. Je ne sais si Buffon
« doit être considéré comme le véritable fondateur de la doc-
trine du transformisme et de l'évolution* », car il excepte
l'homme, nous le verrons, et le laisse dans son isolement
superbe. Mais d'autres se chargeront d'aller jusqu'au bout des
vues hardies qu'il laisse incomplètes.
IV. — La philosophie et la religion de Buffon.
L'esprit de l'œuvre. Premières attaques. — Il n'est
pas étonnant que cette hardiesse ait semblé impiété à ceux de ses
contemporains qui lisaient ÏHistoire naturelle à la lumière des
Écritures. On n'attache guère aujourd'hui plus d'importance que
Buffon n'en avait accordé lui-même aux querelles que lui sus-
cita le parti anti-philosophique. Elles éclairent pourtant son
œuvre d'une lumière singulièrement vive.
On sait assez que, malgré son amitié pour Helvétius, malgré
I. De Lanessan, préface de l'édition Abel Pilon.
L
S.V PHILOSOPHIE ET SA RELIGION 233
les éloges qu'il accorde, dans sa correspondance, à VEncyclo-
pédie, il vécut à l'écart du parti philosophique. Voltaire était
trop bavard, à son gré; d'Alembert empêcha plus d'un de ses
amis «le franchir le seuil de l'Académie; Condillac, qui lui en
voulait d'avoir présenté au public, d'une main plus adroite que
la sienne, son « homme statue » naissant aux premières impres-
sions de la vie, et qui écrivit contre lui son Traité des animaux^
n'était, à ses yeux, qu'un philosophe sans philosophie; Mar-
montel dresse contre lui un réquisitoire en forme '. A s'en tenir
donc aux apparences, on croirait que le parti hostile aux philo-
sophes ne saurait être hostile à Bufïbn. Qu'on y réfléchisse
pourtant : l'autorité souveraine de la raison n'a été, chez aucun
écrivain de ce temps, plus hautement proclamée, que chez le
cartésien Buflon. Il réclamait pour le naturaliste « un peu de
liberté de penser - » et il en usait. Son rationalisme, moins
agressif que celui des autres philosophes, n'en était que plus
redoutable. Quand on allait ensuite au fond de sa religion, c'est
le déisme qu'on trouvait ' . Son Dieu est grand, mais comme
ordonnateur des mondes. Ce n'est pas le Dieu de Pascal, le
Dieu sensible au cœur; ce n'est pas la Providence toujours
active de Bossuet. Il semble qu'après avoir fait ce grand etTort
de créer l'univers, et surtout l'homme, il se repose dans la con-
templation de son œuvre, qui désormais se suffit à elle-même.
Est-ce lui qui a laissé agir ces causes lentes qui du globe, né
d'un accident solaire, incandescent d'abord, puis graduellement
refroidi et recouvert par les eaux, a fait — en combien de milliers
de siècles! — le séjour des animaux, puis de l'homme? Et
quand môme on dirait que les « jours » dont parle la Genèse
peuvent être assimilés à des « époques », si l'on repousse l'idée
même de toute brusque révolution dont la terre aurait été le
théâtre, que devient, par exemple, la tradition du déluge? On
se posait ces questions en lisant la Théorie de la terre et les Epo-
ques, ces livres tout philosophiques qui ouvrent et qui ferment
1. Mémoires (Tun père pour servir à Véducalion de ses enfants.
2. Minéraux : Substances mélalliques. le Fer.
3. Sur la religion de BulTon mon opinion actuelle esl sensiblement dilTérente
de celle que j'ai exposée dans une élude précédente. Kn présentant cette étude
à l'Académie des Sciences morales, le 9 novembre 1818, M. Fnslel de Coulanges
a très bien dit : « Chez lui le caractère était resté chrétien, tandis que l'esprit
était libre el hardi. Il vécut en chrétien et travailla en philosophe. »
234 BUFFON
VHistoire naturelle, car Bulîon, au début et à la fin de sa car-
rière, a voulu mettre dans cette déclaration de principes et dans
cette sorte de testament intellectuel ce qu'il y a de plus hardi-
ment nouveau dans la philosophie scientifique qu'il créait de
toutes pièces.
En 4749, quand parurent les trois premiers volumes, d'Ar-
j^enson écrivait dans ses Mémoires : « Le sieur Buffon, auteur
de Y Histoire naturelle, a la tête tournée du chagrin que lui donne
le succès de son livre. Les dévots sont furieux, et veulent le faire
brûler par la main du bourreau. Véritablement il contredit la
Genèse en tout. » Deux mois après, les 6 et 13 février 1750, les
Nouvelles ecclésiastiques, journal janséniste, ouvraient les hos-
tilités par cette dénonciation formelle : « On est inondé d(^
livres et de libelles où l'on sape les fondements du christia-
nisme... Le livre dont nous nous croyons obligés de faire con-
naître le venin, a pour titre VHistoire naturelle. » Prenant à
partie les jésuites qui, dans le Journal de Trévoux, donnent à
leurs lecteurs une haute et fausse idée de l'ouvrage nouveau,
en citant les endroits où l'auteur proteste de son respect pour
les Ecritures, le gazetier janséniste se refuse à être dupe de ces
précautions habiles. Il n'a pas de peine à démontrer que le sys-
tème de Buffon contredit la tradition orthodoxe. Il se demande
si on laissera sans flétrissure un livre aussi pernicieux, qui
déshonore le nom du roi auquel il est dédié.
Buffon garda le silence, résolu à ne pas imiter Montesquieu,
qui venait de défendre avec succès son Esprit des lois contre le
même gazetier. « Cliacun a sa délicatesse d'amour-propre : la
mienne va jusqu'à croire que de certaines gens ne peuvent pas
même m'offenser \ » Il fut plus sensible peut-être à un pam-
phlet où il entre un peu plus de science. D'Argenson dit nette-
ment que les Lettres à un Américain ' sont de Réaumur, collègue
de Buffon à l'Académie, mais son grand ennemi. « Réaumur
s'est adjoint un petit père de l'Oratoire, qui a rédigé l'ouvrage. »
Cet oratorien, Le Large de Lignac, de Poitiers, métaphysicien
et mathématicien, était collaborateur de Réaumur, et il vante
1. Lettre à l'abbé Leblanc, 21 mars 1750.
2. Ce litre est mal justifié par la donnée assez gauche d'un voyageur qui
attend toujours pour partir un vaisseau toujours en retard.
SA PHILOSOPHIE ET SA RELIGION 235
avec complaisance cette histoire inimitable des insectes, où la
grandeur de Dieu apparaît si éclatante dans les petites choses.
Il faut le dire, ce n'était pas seulement une question de méthode
qui séparait BufTon et Réaumur, e'étaif une question de croyance :
le récit mosaï(|ue de la Création, l'immutabilité des espèces sor-
ties des mains du Créateur, étaient pour Réaumur des dogmes
religieux. Aussi les auteurs de ces Lettres s'appliquent-ils à
montrer que « nous ne pouvons recevoir en même temps la
révélation de Moïse et le système de M. de Bulîon », où tout
s'opère fortuitement. Mais ils se défendent de l'accuser d'irréli-
gion, « puisqu'il fait hautement profession de reconnaître la
divinité du livre de Moïse », et ils affectent de prendre surtout
les intérêts de la science, dont Buflon travaille à anéantir tous
les principes par son mépris pour les modernes les plus accré-
dités, par son goût pour les obscurités et les paradoxes. Tout
le livre est plein d'insinuations, de réticences, d'éloges perfides.
C'est un pamphlet doucereux et violent, qui finit en sermon :
« Efforçons-nous de connaître les bornes qui ont été fixées à la
nature humaine, et ne les franchissons jamais. »
Buffon et la Sorbonne. — Bufîon craignait peu les criti-
ques des physiciens, mais beaucoup les « tracasseries théologi-
ques » et il croyait avoir tout fait pour ne pas les mériter '. Il
se trompait: le lo janvier Hol, communication lui était donnée
par la Sorbonne du jugement qui condamnait quatorze propo-
sitions extraites de ses livres. Il n'hésita pas un seul instant;
[>ar une lettre du 12 mars, il remerciait la Faculté de théologie
de l'avoir mis à même d'expliquer ses propositions d'une façon
qui ne laissât prise à aucun soupçon. « Je déclare, y disait-il,
que je n'ai eu aucune intention de contredire le texte de l'Ecri-
ture; que je crois très fermement tout ce qui est rapporté sur
la tradition, soit pour l'ordre des temps, soit pour les circons-
tances des faits, et (|ue j'abandonne ce qui, dans mon livre,
regarde la formation de la terre, et en général tout ce qui pour-
rait être contraire à la narration de Moïse, n'ayant présenté mon
hypothèse sur la formation des planètes que comme une pure
supposition philosophique..., » Celte «léclaration nécessaire,
I. Lettre à l'abbé Leblanc. 23 juin 17sO.
236 BUFFON
mais qui n'est pas un chef-d'œuvre de franchise, lui valut les
suffrages et môme les éloges inattendus de cent quinze docteurs
de la Sorbonne sur cent vingt, et il s'avouait heureux d'en être
quitte à si peu de frais.
Il avait offert de publier cette déclaration en tète du quatrième
volume de VHistoire naturelle, et la Sorbonne avait pris acte,
avec joie, de son offre. Mais, entre temps, il donnait à son ami
de Brosses la clef de son quatrième volume, sur la manière
dont doivent être entendues les choses dites pour la Sorbonne.
Ce volume parut en 1753, avec un Discours sur la nature des
animaux, où il ne semblait pas que le philosophe rationa-
liste se fût amendé. Le Journal de Trévoux lui-même com-
mençait à parler de paradoxe, tout en se déclarant ravi que
Buffbn donnât aux philosophes l'exemple de la soumission. Mais
les farouches Nouvelles ecclésiastiques rouvrirent les hostilités.
Le rédacteur rappelle que sur sa déclaration la Sorbonne a cen-
suré les trois premiers volumes ; mais elle a été dupe des
vagues protestations d'un homme qui devait espérer tout au
plus, par un humble aveu de ses erreurs, être admis « au nombre
des pénitents », car « dans les principes de M. de Buflbn on ne
voit pas comment on peut prouver qu'il y a un Dieu ».
La Sorbonne fut-elle touchée de ces reproches? On ne sait.
Quant à BufTon, s'il n'eut plus aussi souvent, au cours des
volumes qui suivirent, l'occasion d'exposer avec ampleur sa
philosophie, il est certain, du moins, qu'il n'y changea rien *.
Yingt-quatre ans après, il la condensa, sous une forme défini-
tive, dans les Epoques de la Nature (1778). C'était l'année où
mouraient Voltaire et Rousseau. La Faculté de théologie était
plus vigilante que jamais. En novembre 1779, le docteur Riba-
lier, syndic de la Faculté, lui dénonça les Epoques. La véritable
dénonciation avait été faite par l'abbé Royou, le frère de l'his-
torien, le futur rédacteur de l'Ami du roi. 11 professait la philo-
■sophie au collège Louis-le-Grand, et, depuis la mort de Fréron,
son beau-frère, il dirigeait V Année littéraire. Des commissaires
furent nommés pour examiner le livre. Buffon l'ignorait, et, de
1. Grimm dit pourtant, lo août l'oO : « L'alarme que le livre de l'Esprit a
jeté dans le camp des fidèles a obligé M. de BufTon de mettre à ce nouveau
volume (le 1") plusieurs cartons avant que d'oser le faire paraître en public ».
SA PHILOSOPHIE ET SA RELIGION 237
MontbanJ, écrivait avec sérénité à Guéneau, le 15 novembre :
« Il n'y a pas encore de dénonciation en forme et par écrit, et
je ne pense pas que cette alTaire ait d'autre suite fâcheuse que
celle d'en entendre parler et de m occuper peut-être d'une expli-
cation aussi sotte et aussi absurde que la première quart me fit
signer il y a trente ans ». Il n'eut même pas à prendre cette
peine. Le roi fit prier la Faculté do ne pas se prononcer définiti-
vement avant d'avoir entendu Buffon, et ce désir royal produisit
son efîet sur les commissaires : « Ils étaient d'avance, dit Bachau-
mont, ainsi que tous les théologiens, bien convaincus des erreurs
répandues dans l'ouvrage : mais, vu la vieillesse de l'auteur, vu
la considération dont il jouit, vu la protection de la cour, vu
l'espèce d'hommage qu'il a rendu au dogme par des tournures
dont ils ne sont j)oint dupes, ils ont cru devoir fermer les yeux
sur ce nouvel attentat contre la foi, et regarder le système du
philosophe comme un radotage de sa vieillesse. »
Mais Royou avait VAnnée littéraire. Sans attendre que la
Sorbonne eût statué, il développa longuement, dans une lettre
qui devint un livre, les motifs de la condamnation qu'il souhai-
tait. Lui-même avoue qu'une dissertation si sérieuse est mal
faite pour amuser le public qui lit un journal ; mais il ne paraît
pas tous les jours des livres aussi importants que les Époques,
et les articles suivants, il le promet, auront plus de variété. Il
démontre que Bufibn se contredit lui-même ; que son système
contredit à la fois le texte sacré et les principes de la méca-
nique et de l'astronomie; que son succès auprès des femmes
et des jeunes gens ne saurait faire adopter par les « logiciens »
tous ses rêves philosophiques; enfin, qu'il est « un exemple
à jamais mémorable des écarts où le génie même peut entraîner
lorsque, par une curiosité indiscrète, il veut sonder les secrets
impénétrables de la nature ou les décrets incompréhensibles
de son auteur '. »
L'orthodoxie de Buffon. — Quand l'abbé Royou dressait
contre lui ce réquisitoire, BulTon avait soixante-douze ans. « Il
respectait la religion, dit le chevalier de Buffon, son frère, et
il en remplissait toutes les pratiques, dont il devait l'exemple. »
1. Année littéraire, t. VIII, 1. X, Le Monde de verre de M. le comte de Bu/fon
réduit en poudre.
238 BUPFON
Le châtelain de Ferney communiait aussi bien que le châtelain
<le Montbard; il avait son confesseur, le P. Adam, comme
BufTon avait son capucin familier, le P. Ignace. En était-il
moins Voltaire? Très peu voltairien de tempérament et d'esprit*,
ayant gardé, presque seul en son temps, la vertu du respect,
Buffon ne déclare la guerre à aucune croyance; il ne tourne
pas en ridicule le surnaturel, mais il s'en passe. 11 n'y a point
<le place pour le miracle dans son système : la construction du
monde y est si simple, observe Fauteur des Lettres à un Amé-
ricain, qu'il ne semble point nécessaire que Dieu y intervienne.
S'il y est intervenu, on ne voit pas qu'il continue à y intervenir,
et la création n'est plus un miracle continué à travers les siècles.
Ce Dieu idée, pourquoi l'aimerait-on? C'est assez de le com-
prendre. Un certain sentiment du mystère divin manque à cette
œuvre oij brille seul le merveilleux des révolutions naturelles.
Est-ce à dire que Buffon soit un pyrrhonien, comme le veut
M™" Necker? Non, la froideur du sentiment religieux n'équi-
vaut point à l'incrédulité qui nie. Plus d'un adversaire l'accusait
d'être l'allié inconscient des matérialistes, et c'est un hôte de
Montbard, Hérault de Sécholles, qui prétend faire de lui, sur
son propre aveu, leur complice : « J'ai toujours, me disait-il,
nommé le Créateur; mais il n'y a qu'à ôter ce mot, et mettre
à la place la puissance de la Nature, qui résulte de deux grandes
lois, l'impulsion et l'attraction ». Cette confidence est bien
invraisemblable dans la forme, et le fond, pour qui a pratiqué
YHisloire naturelle, n'en est pas vrai. Les matérialistes ont pu
le tirer à eux, mais ils n'auraient pas besoin, pour se désabuser,
d'aller plus loin que Y Introduction à Vhistoire de lliomtne, où est
si nettement défini l'un des deux principes opposés qui compo-
sent notre nature, l'àme, cette lumière divine, sans laquelle il
ne reste plus dans l'homme que l'animal. « L'existence de notre
âme nous est démontrée, ou plutôt nous ne faisons qn^nn, cet être
est nous, être et penser sont pour nous la même chose; cette vérité
est intime et plus qu'intuitive; elle est indépendante de nos sens,
de notre imagination, de notre mémoire et de toutes nos autres
facultés relatives. L'existence de notre corps et des autres objets
I. Voir pourtant les lettres à l'abbé Leblanc, 22 octobre 1150, et à de Brosses,
n janvier 1167, sur les « prêtres ».
SA PHILOSOPHI?: ET SA RELIGION 239
extérieurs est douteuse pour quiconque raisonne sans jyi'éjvgès. »
Il no se borne pas à prouver que notre Ame est d'une nature
différente de celle de la matière. : pour nous démontrer l'excel-
lence de notre nature, il rétrécit volontairement une de ses plus
chères théories, et dans le plan irénéral des êtres, où tout est
suivi malgré les exceptions apparentes, il crée, en faveur de
l'homme, une solution unique de continuité : « 11 y a une dis-
lance infinie entre les facultés de l'homme et celles du plus
parfait animal; preuve évidente que l'homme est d'une différente
nature, que seul il fait une classe à part, de laquelle il faut
descendre en parcourant un espace infini avant que d'arriver à
celle des animaux ». Il n'est donc ni un matérialiste d'intention,
ni un transformiste conséquent.
Seulement, son spiritualisme n'est pas le spiritualisme chré-
tien, sa conception de la vie n'est pas la conception chrétienne.
Comme son principal effort a pour objet de dég-ager l'homme
de la matière, il se garde de l'abaisser après l'avoir élevé.
Péché originel, chute, rédemption, il veut ignorer tout cela. La
misère originelle de l'homme, comment la comprendrait-il, si
l'homme est le chef-d'œuvre de la nature? Sa grandeur, il
l'exalte, mais sa grandeur du côté de la terre que l'homme
dompte et des êtres vivants auxquels il commande. Le problème
de la nature humaine ne le tourmente pas : l'homme est double,
il est vrai, àme et corps; mais l'harmonie entre le corps et
l'àme se maintient sans peine quand la raison gouverne, et
l'idéal du sage, ce sera de vivre, non la vie d'angoisse et de
renoncement du chrétien, mais une vie raisonnable et sereine,
où l'àme ait sa large part, le corps ayant aussi la sienne. Le
bonheur sera de penser, de savoir, ou de sentir, mais sans
laisser prendre trop d'intensité au sentiment ou à la sensation.
Il nous peint le sage maître de lui-même et des événements,
occupé continuellement à exercer les facultés de son âme, à
jouir de tout l'univers en jouissant de lui-même. « Un tel
homme est sans doute Cêlre le plus heureux de la nature : il joint
aux plaisirs du corps, qui lui sont communs avec les animaux,
les joies de V esprit qui n appartiennent quà lui '. » Toute la phi-
1 . Discours sur la nature de» animaux.
240 BUPFON
losophie et toute la morale de Buflbn pourraient se réduire à ces
principes : Je pense, donc je suis un homme; je suis un homme,
donc je dois être un sag-e; je suis un sage, donc je suis heu-
reux; j'ai été heureux en être pensant et sentant, donc je puis
mourir sans regret. Il suffit de lire ses réflexions sur la mort,
dont il combat la crainte superstitieuse, pour comprendre qu'il
est plus près d'un Lucrèce que d'un Bossuet, avec cette diffé-
rence qu'il nous a prouvé trop fortement l'imortalité de notre
àme pour que nous perdions tout espoir de la voir survivre au
corps.
Le caractère de l'homme, chez Buffon, fat souvent timoré;
mais l'esprit du philosophe fut toujours libre. Il savait, n'en
doutons pas, mesurer la portée de son œuvre. Si nous voulons
la mesurer à notre tour, lisons, après l'avoir lu, les livres où son
contemporain Bernardin de Saint-Pierre a essayé, lui aussi,
d'interroger et d'approfondir la nature. Un moment, le clergé
semble avoir songé à pensionner ce « cause-fînalier » optimiste
et attendri pour l'opposer à Buffon, grand adversaire des causes
finales. Bernardin n'eut pas la pension qu'il s'apprêtait à rece-
voir « avec reconnaissance », et que la Convention lui servit
plus tard ; mais il n'en écrivit pas moins les Études de la Nature^
les Harmonies de la Nature. Le lecteur le plus orthodoxe lira
Bernardin avec un sourire qu'effacera bientôt l'ennui ; il lira les
Époques de la Nature avec un respect mêlé d'inquiétude.
V. — Buffon écrivain et théoricien du style.
Le « Discours sur le style ». L'ordre et le mouve-
ment. — Peu de temps après son premier démêlé avec la Sor-
bonne, le 25 août 1753, Buffon, reçu à l'Académie par le fri-
vole Moncrif, y prononçait le discours qu'on a eu tort d'inti-
tuler « Discours sur le style », car le lecteur y cherche un traité
sur la manière d'écrire, et n'y trouve, comme Buffon l'en avertit,
que « quelques idées sur le style » enveloppées dans un compli-
ment banal. Élu le 1""^ juillet, sans avoir posé de candidature,
pressé par le temps, Buffon semble avoir cousu quelques lam-
beaux de discours académique à une dissertation, déjà écrite ou
ECRIVAIN ET THEORICIEN DU STYLE 2il
facile à écrire, sur un sujet qui était l'objet de ses médita-
tions constantesr-Ce morceau, très fort en quelques-unes do ses
parties, mais systématique, a fait à son auteur presque autant
de tort que les portraits de bêtes isolés des vues générales :
le public n'a plus vu, d'une part, que l'art d'un écrivain
qui paraît décrire pour le plaisir de décrire ; d'autre part, que
le théoricien d'une certaine manière d'écrire, qui n'est pas la
plus vive. C'est un grand danger de devenir classique quand on
ne peut l'être que par fragments. Le Discours est un tout, il est
vrai, mais un tout factice. Pour en découvrir le fond solide, il
faudrait le débarrasser des oripeaux de circonstance, et l'appli-
quer à l'œuvre de Buflbn comme une sorte de Discours prélimi-
naire sur la manière d'écrire l'histoire naturelle.
On s'est accoutumé à n'y voir, après Villemain, que la confi-
dence un peu apprêtée d'un grand artiste. Qu'il donne la théorie
de l'art dans son inépuisable variété, personne ne le soutiendra,
et cependant personne ne sentira le besoin d'ajouter quoi que ce
soit à cette définition où tout est contenu : « Bien écrire, c'est
tout à la fois bien penser, bien sentir, et bien rendre, c'est avoir
en même temps de l'esprit, de l'àme et du goût ». Mais on cite
[»lus souvent cette définition plus célèbre : « Le style n'est
que l'ordre et le mouvement qu'on met dans ses pensées ».
Buffon parle tant de l'ordre, et si peu du mouvement! Voilà
bien, dit-on, cette tête saine, mais froide, pour qui penser est
presque tout! II est vrai que l'ordre est cher à BufTon, l'ordre
dans la vie, dans le travail, dans la composition, dans la
phrase même, oii les idées sont groupées suivant les lois d'une
savante hiérarchie. L'admirant dans la nature, il voulait le réa-
liser dans le style. La nature travaille sur un plan éternel;
l'unité de plan sera donc, pour qui veut écrire, la première
des conditions. Mais cette unité, dans la nature, n'est pas uni-
formité ; ce plan général est formé lui-même de plans particu-
liers et successifs, où se distribuent les êtres et les choses; de
même, dans le discours, à la « continuité du fil » doit s'ajouter
« la dépendance harmonique des idées », qui est comme la
perspective du style. Ce n'est qu'en embrassant d'un coup d'œil
tout le sujet qu'on détermine les idées principales, avec les
justes intervalles qui les séparent, et qu'on trouve , pour rem-
HlSTOIRi: DE LA LAHOUC. VI. lO
242 BUFFON
plir ces intervalles, des idées accessoires et moyennes. D'autre
part, la nature est animée d'un mouvement continu, qui donne
à l'ordre l'impulsion et la vie. Sans le mouvement donc il n'y
aura pas de style vivant.
Tout irait bien si l'on s'entendait sur ce que c'est au juste que
le mouvement : si l'ordre est la clarté qui vient de l'esprit, si
le mouvement est la chaleur qui vient de l'âme, le savant et le
littérateur doivent se tenir pour satisfaits. Mais on reproche à
Buffon de parler du mouvement avec une froideur qui dénote
sa préférence pour Tordre. Cet admirateur de la nature se
défie du naturel, ne cache pas son dédain pour l'éloquence et
pour la poésie. Ne nous étonnons pas qu'il fasse l'écrivain
à son image et qu'il exige de lui « plus de chaleur que de
raison ». A quoi aboutissent ces critiques, sinon à constater
que nous n'entendons pas le mouvement comme l'entendait
Buffon? Le mouvement, chez les modernes, consiste le plus
souvent à suivre l'élan, plus ou moins passionné, de notre
nature. Nous sommes curieux d'exprimer notre « moi » sous
toutes ses formes, et de celui qui l'exprime avec le plus d'in-
tensité, nous disons qu'il a du mouvement dans le style. C'est
justement pour que nous ne cédions pas à ces entraînements
de notre nature que Buffon nous recommande l'imitation de
la nature. Les productions de la nature n'ont rien d'inégal ni
de saccadé : on y admire partout « une gradation soutenue, un
mouvement uniforme que toute interruption détruit ou fait lan-
guir ». Ces interruptions, dans le style, ce sont ces traits
d'esprit, d'imagination ou de sentiment, qui peuvent charmer
l'oreille, amuser le regard ou toucher le cœur, mais qui, pour
cela même, ralentissent le mouvement du style, c'est-à-dire de
la pensée en marche vers la vérité.
Car le mouvement, tel que le conçoit Buffon, s'épanche de
l'ordre, comme d'une source profonde : c'est un flot ample
dont l'allure, d'abord lento, s'accélère peu à peu, dans un pro-
grès qui n'est jamais une course; un fleuve, non un torrent.
Sans le mouvement, l'ordre resterait inanimé : dans la nature,
la matière n'a jamais existé sans mouvement. Sans l'ordre,
qui lui trace son cours à travers la chaîne continue des idées
qu'il doit parcourir, le mouvement délierait du but. L'ordre
ÉCRIVAIN ET THÉORICIEN DU STYLE 243
prend vie, grâce au mouvement, mais le mouvement est en
germe dans l'ordre. Et c'est par une gradation aussi insensible
qu'elle est nécessaire, que l'ordre se transforme en mouvement,
la clarté en chaleur, qui elle-même reste clarté : mouvement,
chaleur, lumière, n'est-ce pas tout un dans la nature? Pour que
l'écrivain prenne la plume avec plaisir, il faut que, dans la
méditation, il ait senti mûrir sa pensée et soit pressé de la faire
éclore; alors l'expression naîtra d'elle-même, animée, colorée,
« le sentiment, se joignant à la lumière, l'augmentera, la por-
tera plus loin, la fera passer de ce que l'on a dit à ce que l'on
va dire », la propagera en un mot de proche eu proche à tra-
vers le discours, comme se propagent dans la nature les ondes
lumineuses ou sonores. Ainsi, pour que le mouvement naisse
de Tordre, il faut que l'ordre soit aimé. Le plaisir que définit
Buffon et que lui-même a goûté pleinement, c'est la joie de la
vérité contemplée, possédée, communiquée. Dans un morceau
sur VArt d'écrire, où l'on retrouve la même définition du style,
ordre et mouvement, BufFon disait : « Pour bien écrire, il faut
que la chaleur du cœur se réunisse à la lumière de l'esprit.
L'àme, recevant à la fois ces deux impressions, ne peut man-
quer de se mouvoir avec plaisir vers l'objet présenté. » Il disait
aussi à son secrétaire Humbert Bazile : « Les idées naissent,
elles forment des groupes harmonieux ; vous en envisagez
l'ensemble et les détails; puis, un jour, vous sentez comme un
choc électrique : c'est l'heure du génie ». Ce choc n'imprime
pas à l'àme une secousse violente, ne crée pas un état de
surexcitation passagère, mais, tout au contraire, d'inspiration
durable. Ici encore, c'est la nature qui est le modèle : l'attrac-
tion y produit le mouvement; le mouvement, le choc; le choc,
la chaleur; la chaleur, l'électricité.
On ne nie pas la grandeur de cette théorie qui assimile les
productions de l'esprit humain à celles de la nature. Mais
l'assimilation est plus flatteuse que juste pour le commun des
hommes. La nature est patiente parce qu'elle est éternelle : le
mouvement étant aussi ancien que la matière, elle n'a d'efTort
à faire ni pour le créer, ni pour en renouveler l'énergie, s'il se
ralentit, ni pour le régler, s'il s'emporte. Mais l'esprit humain
esta la merci d'influences qui l'affectent de façons bien diverses,
244 BUPPON
et le sag-e lui-même, quand il ne descendrait pas de ses hau-
teurs sereines, pourrait-il espérer de faire passer dans son
œuvre toute l'unité, toute la variété qu'il admire dans les
œuvres de la nature? Si peu que nous soyons, nous valons par
ce que nous sommes, et ce que nous sommes, nous le faisons
sentir précisément aux heures où quelque inspiration nous
visite. Il y a des orateurs qui ont été grands, quoique chez eux
la persuasion intérieure se soit quelquefois marquée « par un
enthousiasme trop fort ». Il y a des poètes qui se sont rendus
immortels par une imagination créatrice exubérante ou par de
beaux cris douloureux. Il y a des livres légers et charmants,
dont la lecture procure un plaisir délicat, quoiqu'ils ne soient
pas « construits » pour l'éternité. Le mouvement qui naît de
l'ordre n'est donc pas le seul mouvement fécond.
Mais si BufTon ne pouvait deviner le xix" siècle, il compre-
nait à merveille l'œuvre propre que le xvuf siècle devait accom-
plir, et sa théorie du style est en conformité parfaite avec la
nature de l'entreprise intellectuelle dont lui et son siècle pour-
suivaient la réalisation. Ce siècle avait plus que l'amour, le
besoin de l'extrême clarté, car c'est la clarté qui rend la vérité
intelligible à tous, et c'est la vérité que le xvm'' siècle s'était
donné pour tâche de propager à travers le monde. Jusqu'alors
cette vérité était demeurée le patrimoine d'une élite : pour
qu'elle devînt le bien commun des esprits sans distinction <le
pays ni de temps, il fallait qu'elle n'empruntât plus le langage
de l'école, dont les initiés seuls ont le secret, mais que, dédai-
gneuse des termes pédantesques ou simplement techniques, elle
se fît largement humaine par un style qui atteignît le plus
haut degré de généralité.
Les termes généraux. Le style. — La théorie des termes
généraux, tant reprochée à Buffon, n'a pas d'autre sens ni
d'autre but. On n'y veut souvent voir que le dédain du grand
seigneur pour le mot propre et le goût de l'écrivain pour la
périphrase. Généraliser les expressions après avoir généralisé
les idées, c'est s'exposer assurément à être vague, et Buffon
l'a été parfois, plus rarement que ne le pensent les critiques
trop pressés qui l'ont jugé sur quelque morceau pompeux. Mais
l'éloge de la périphrase viendrait bien mal immédiatement après
ÉCRIVAIN ET THEORICIEN DU STYLE 2il\
les règles indiquées pour rendre le style « jwécis et simple, égal
et clair ». Buffon s'est borné à dire que l'expression généralisée
donnera au style « de la noblesse ». Cette noblesse pourtant
est moins, dans sa pensée, la magnificence des paroles, que le
caractère élevé et soutenu du style, dégagé des formes trop
spéciales, des termes de laboratoire et de métier. Il faut enno-
blir cette langue illibérale des spécialistes, et l'ennoblir non
pas pour l'élever au-dessus des ignorants, mais, tout au con-
traire, pour élever les ignorants jusqu'à elle. Sa noblesse, ce
ne sera plus, comme autrefois, de se rendre inaccessible au
lecteur vulgaire, en se hérissant des broussailles d'une termi-
nologie obscure : ce sera d'élargir et d'éclairer, pour tous les
hommes, les avenues qui mènent à la science. La Harpe, qui
n'a pas toujours bien compris Buffon, lui accorde ce juste éloge :
« Buffon fut le premier qui, des immenses richesses de la phy-
sique, ait fait celles de la langue française, sans corrompre ou
dénaturer ni l'une ni l'autre ». Buffon était plus ambitieux
encore : ce n'est pas des seuls Français qu'il voulait être com-
pris, et y Histoire naturelle fit vite son tour d'Europe, à une
époque où le génie de notre langue s'exprimait dans le mot de
Rivarol : « Tout ce qui n'est pas clair n'est pas français ».
Nos demi-lettrés et nos demi-savants, selon l'expression
de M. Brunetière, affectent une indifférence dédaigneuse pour
cette forme de la science, comme si la clarté et la généralité
des idées et des expressions en excluaient la précision et la pro-
fondeur. Ce que Cuvier, au contraire, louait chez Buffon, c'était
son exactitude. « Buffon, disait-il à Flourens, n'écrivait pas
ses descriptions en termes techniques, et c'est ce qui a trompé
beaucoup de naturalistes, qui ne se reconnaissent guère en ce
genre d'écrits qu'autant qu'ils y trouvent un langage particulier,
convenu, le langage officiel de la nomenclature. » Ce langage
officiel, Buffon eût pu le parler comme un autre, il le parle
quand il juge nécessaire de le parler : ceux qui font de lui un
proscripteur du mot propre n'ont jamais lu les pages plus par-
ticulièrement scientifiques de son œuvre, qui sont nombreuses.
Môme dans celles qui prêtent au développement, si le mot savant
se présente, et si c'est le mot juste, il ne songe pas à l'écarter :
le grand ennemi de la clarté, c'est le mot impropre. Il est
246 BUPPON
curieux de voir que Grimm lui reproche de n'avoir pas daigné
proportionner son érudition et son style au commun des lec-
teurs. De loin en loin même il semble se plaire à prouver qu'il
possède tel vocabulaire à part. Il importe assez peu, si le lecteur
n'en est pas troublé dans son intellig-ence de l'ensemble et sans
effort suit le courant qui des principes le mène aux conclusions.
Si certains savants rejettent aujourd'hui Buffon du côté des
littérateurs, c'est que le langage de la science est redevenu
technique. Mais autre chose est d'inventer la science, autre
chose de l'approfondir. Avant BufTon, elle n'existait pas vrai-
ment, reléguée qu'elle était dans la pénombre des officines
savantes; après Buffon elle existe, parce qu'il l'a produite au
grand jour, en lui apprenant à parler un langage moins éloi-
gné encore du langage sévèrement précis de nos savants
que du langage faussement élégant de Fontenelle. Un de ces
savants, non des moindres \ ne comprend pas comment on
pourrait séparer, chez Buffon, la grandeur du style de la gran-
deur des conceptions, et se refuse à distinguer « ses qualités de
grand écrivain et ses qualités de grand penseur ». D'autres ont
distingué pourtant. Selon Buffon, « un beau style n'est tel que
par le nombre infini des vérités qu'il présente ». Selon eux, il
se mêle un peu de rhétorique à son éloquence; s'il a cru à la
puissance de la vérité, il a cru aussi à celle des mots. M""" de
Staël déjà reprochait à Buffon de s'être complu dans l'art d'écrire :
« Il ne veut faire, avec de beaux mots, qu'un bel ouvrage,... la
parole est son but autant que son instrument » ^ La manière
bien équilibrée, presque impersonnelle, de Buffon, devait sem-
bler froide à cette élève de Rousseau. Mais il a le souci, presque
le culte de la forme? Il ne lui déplaisait pas, sans doute, de
paraître ce qu'il était, un admirable ouvrier du style, et il lui
est arrivé de l'être à un moindre degré, à force de vouloir le
paraître. Il a donné le plus souvent l'exemple du grand art; il
n'a pas toujours assez dédaigné les petits artifices. Sachant que
les connaissances et les découvertes sont le bien commun des
hommes, tandis que le style est l'homme même et demeure sa
1. Etienne Geoffroy-Saint-Hilaire, dans ses Fragments biographiques.
2. De la littérature dans sps rapports avec les institutions sociales.
ÉCRIVAIN ET THÉORICIEN DU STYLE 247
propriété inaltérable, il a voulu se survivre au moins dans son
style. Mais, s'il n'avait travaillé son style que pour en faire
l'instrument de sa i^^loire, il aurait mérité de ne se survivre que
par là : il en a fait aussi et surtout l'instrument de la science
qu'il créait et de la philosophie qu'il déjj^ageait de cette science.
Pourquoi, môme dans sa vieillesse, comme il le dit à Hérault
de Séchelles, apprend-il tous les jours à écrire? Il aimait, nous
affirme son secrétaire, à faire lire ses ouvrages devant lui, mais
c'était pour s'assurer qu'il avait bien employé l'expression
claire; il se corrigeait « si sa pensée avait été mal comprise ».
Seul dans son cabinet, il était sévère pour lui-même : dans les
deux premières rédactions de son portrait du Jabiru, il avait
appelé les reptiles du Nouveau Monde : « ces productions de la
première fange de la terre,... cette fange vivante »; dans la
troisième, il écrit simplement : « ces espèces nuisibles ». Quand
il corrige ses collaborateurs, c'est presque toujours dans le sens
de la précision et de la justesse des termes. Bexon écrivait de
l'oiseau-mouche, amant des fleurs : « 11 vit de leur nectar. On
a dit qu'il mourait avec elles : plus heureux, il habite des cli-
mats oii elles ne fleurissent que pour renaître et parent tour à
tour le cercle entier de l'année. » Bufibn abrège et simplifie :
« 11 vit de leur nectar, et n'habite que les climats où sans cesse
elles se renouvellent » . Quand un mot expressif vient sous sa
plume, c'est pour remplacer un mot qui rend faiblement l'idée.
Bexon écrivait : « La frégate est souvent l'unique objet qui
s'offre entre le ciel et l'Océan aux regards attentifs des voya-
geurs ». Bufibn substitue : « aux regards ennuyés », et ce seul
mot rend au tableau sa vérité.
Cet eff"ort incessant, qui donne au style, sans doute, plus de
propriété et de force que de grâce et de souplesse, n'est pas
l'efl'ort puéril d'un rhéteur. Buffbn ne peine pas à arrondir des
périodes vides, mais à faire tenir ses idées dans le cercle d'une
phrase qui s'étend ou se resserre selon que ces idées s'y déploient
ou s'y condensent. S'il emploie de préférence la phrase pério-
dique, c'est qu'elle se prête mieux au groupement des idées
subalternes autour de l'idée maîtresse. Un long travail d'analyse
et de synthèse est nécessaire à l'écrivain pour les distribuer
selon leur importance relative; mais le lecteur bénéficie de ce
248 BUFPON
travail, et sait gré à l'auteur, qui lui permet d'embrasser d'un
regard sans inquiétude les détails et Tensemble. Çà et là, trop
chargée, la période laisse un peu traîner sa longue robe : c'est
que, voulant y marquer tous les rapports, Buffon n'y a pas assez
épargné les incidentes. Quand il touche à des sujets plus légers,
on trouve un peu lente cette allure d'une phrase qui naît, s'enfle
et meurt avec la belle monotonie du flot qui succède au flot.
Mais l'effet est grand quand l'unité de la phrase laisse voir à
plein l'unité de la pensée. L'ordre alors y est lumineux, et le
lecteur que sa clarté attire, un mouvement large et suivi le porte
de phrase en phrase, de vérité en vérité.
Qu'on ne croie pas, d'ailleurs, que Buflbn use exclusivement
de la période. Malesherbes jeune lui reprochait même de trop
employer « les phrases détachées et le style coupé » qui étaient
à la mode vers 1750. Et Yinet s'est étonné de rencontrer chez
lui plus de constructions brisées que chez tout autre écrivain
de son époque, tant son attention portait sur le seul rapport de
l'expression avec l'idée. « Les articulations de la phrase arrê-
taient moins son regard que la cohésion logique de ses par-
ties », et il aimait mieux, quand il le jugeait nécessaire, briser
sa phrase que sa pensée. Et en eff*et, quand on étudie de près
la phrase de Buffon, on sent qu'elle a été construite par un phi-
losophe épris de clarté logique plutôt que par un grammairien
respectueux de l'exacte correction. On lui reprochait un jour
d'avoir employé activement un verbe neutre; mais il pensait
« qu'un verbe neutre peut quelquefois devenir actif, surtout
quand il sert à bien exprimer une pensée. Il est vrai, ajoutait-il,
que cela n'est pas du ressort de la grammaire, qui ne s'est jamais
occupée que des mots, comme on le voit par une infinité de livres
qui n'expriment rien, quoique très correctement écrits*. » Il
voulait, lui, que son style exprimât quelque chose. Il s'en était
donc fait un à son usage et à l'usage de ceux qui devaient après
lui philosopher sur les grands sujets. Ce n'était ni le style court
et vif de Voltaire, style d'homme d'action, bon pour la lutte
présente, insuffisant pour « graver des pensées » ; ni le style
oratoire, mais trop individuel et attendri de Rousseau, style de
1. Lettre à M. Lambert, mai 1787. M°" Necker a écrit : « M. de BufTon ne
pouvait rendre raison d'aucune des règles de la langue ».
ÉCRIVAIN ET THÉORICIEN DU STYLE 249
rêveur qui s'exalte dans sa rêverie. Voltaire, c'est la raison trop
rarement éloquente ; Rousseau, c'est l'éloquence trop rarement
soutenue par la raison. Venu après Voltaire et avant Rousseau,
plus philosophe et plus orateur que l'un, moins douloureuse-
ment sensible que l'autre, dont il plaignait les malheurs, s'étant
placé de bonne heure en face de la nature, qui lui donnait une
leçon quotidienne de sérénité, il a traité les choses de la nature
avec un tout autre ton qu'on ne traite une querelle ou une ques-
tion personnelle, avec suite, avec calme, avec autorité. C'est,
dit le dédaigneux Stendhal, « le style qui conviendrait à un
gouvernement ». Oui, c'est le style qui convenait alors et qui
n'a peut-être pas cessé de convenir au gouvernement des esprits
vers la vérité, comprise d'abord, aimée ensuite, exprimée enfin
et propagée.
Ne « gouverne » pas ainsi qui veut : il y faut, avec une
grande hauteur de vues, une fermeté soutenue de caractère et de
style. Grimm assurait que la beauté harmonieuse de ce style
serait totalement perdue pour la postérité, qui, négligeant la
forme, ne pourrait juger que les idées et le fond. La postérité
n'a pas trouvé qu'il fût si facile de séparer le fond de la forme,
et comme pour ce fond d'idées elle n'a pas le dédain qu'avait
Grimm, elle s'est résignée à les unir dans une admiration
raisonnée. Dès le début de ce siècle, Etienne Geoffroy-Saint-
Hilaire déclarait que, s'il fallait distinguer entre le littérateur
et le savant, a le littérateur ne serait plus qu'à la seconde
place ». Cela eiit étonné Grimm. Mais il serait plus surpris
encore s'il pouvait voir quel respect ses plus dignes successeurs
dans la critique témoignent encore à ce BulTon dont la gloire
devait si tôt vieillir, et, comme ils lui démontreraient que Buffon
a été un grand savant, il lui pardonnerait d'avoir été un grand
écrivain.
BIBLIOGRAPHIE
Tcx.tvm. — Les premières ])ublications de BufTon sont La statique des
végétaux et l'analyse de Cair, par Haies, ouvrage traduit de l'anglais par
M. de BulTon, de l'Académie royale des sciences, à Paris, chez Debure l'ainé,
1735, in-4; et La Méthode des fluxions et des suites infinies, par M. le cheva-
lier Newton, à Paris, chez Debure l'aîné, in-t, 1740. Buffon n'est plus
nommé; la préface (38 pages), qui précède la traduction, n'est pas signée
2S0 BUFPON
davantage. — Vllistoirc naturelle a élé publiée par rimprimerie royale,
de 1749 à 1788, 36 vol. in-4 ; les 3 premiers volumes ont paru en 1749
(discours généraux sur la terre, sur l'homme, sur la manière d'étudier et
de traiter l'histoire naturelle); le 4«, qui inaugure les quadrupèdes, en 1753;
le dernier vol. des Quadrupèdes en 1707. De 1770 à 1783, 9 volumes des
Oiseaux succèdent aux 12 volumes des Quadrupèdes; de 1783 à 1788, 5 vo-
lumes des Minéraux; de 1774 à 1779, 7 volumes de Suppléments, dont le 5*
conlieni les Époques de la iVa^ttre. Même publication, 44 vol. in-4, imprimerie
royale, 1749-1804, avec continuation de Lacépède, 1817-1819, 17 vol. in-8.Une
seconde édition in-12 de ï Histoire naturelle, d'où les notes anatomiques de
Daubenton avaient disparu, fut publiée chez Panckoucke, à partir de 1774,
28 volumes. — Du vivant même de BuITon, Allamand, professeur à l'Univer-
sité de Leyde, donna une édition de l'Histoire naturelle, de 1776 à 1779, 21 vol.
in-4. L'édition que Sonnini fit paraître de 1799 à 1808, 127 vol.in-8, est com-
plétée et continuée par ce savant. Depuis, on peut citer les éditions de
P. Bernard d'IIéry, M vol. in-8, an XII (1804); de Fr. Cuvier, 1825-1831,
42 vol. in-8; de Richard, 1825, 30 in-8; de Flourens, 1853-1853, 12 vol. in-8;
de M. de Lanessan, 12 vol. in-8, 1883. — M. Henri de Nadault de Buffon a
donné, en 1860, la Correspondance inédite de Buffon, 2 vol. in-8.
Ai*tielcs et ]»aiiii)liletii» du XVIII" .««ièclc sut* et contre
BufTon. — Lettres à un Amériquain sur VHistoire générale et particulière de
M. de Buffon, Hambourg, 1751, 4 vol. pet. in-12. L'auteur est l'oratorien de
Lignac, inspiré, croit-on, par Réaumur. — Année littéraire, 1779, t. VIII,
lettre X, le Monde de verre de M. le comte de Buffon réduit en poudre, ou
réfutation de sa nouvelle théorie de la terre, développée dans son ouvrage
des Époques de la nature, par M. l'abbé Royou, chapelain de l'ordre de
Saint-Lazare et professeur de philosophie au collège de Louis-le-Grand.
Voir aussi le Monde de verre réduit en poudre, ou analyse et réfutation des
Époques de la Nature, Mérigot jeune, pet. in-18. Le livre est plus complet
que la lettre. En mars 80, le Journal de Grimm, hostile au pamphlet, n'en
dit pas moins qu'il a fait « une sorte de sensation ». — Journal des savants,
1748, p. 639; on y trouve le programme primitif que s'était tracé BuflFon.
— Nouvelles ecclésiastiques, 6 et 13 février 1750, 26 juin, 3 et 10 juillet 1754.
Le 10 juillet 1754, ce journal mentionne une brochure, Letti^e d'un philo-
sophe à un docteur de la Sorbonne sur les explications de M. de Buffon, et il
semble bien que celte brochure soit du rédacteur des Nouvelles. — Journal
de littérature, des sciences et des arts (Journal de Trévoux), 1750; décembre
1753, décembre 1778, t. IV, 1. 3, t. VI, n» 24; et n» 13, l. 17, 1779. — Vol-
taire, OEuvres complètes, éd. Beuchot, in-8, XXVI, 405-409; XXVII, 140-155,
220-222; XXX, 510-519; XLIX , 117 et suiv. — Grimm, Journal, in-8,
Garnier, I, 336-3i4; H, 261, 275-279, 285-291; IH, 112-113, 301-305; IV,131-
134, 136-130; V, 55-59; VI, 22-29; XII, 237-241; XV, 362-366. — Journal de
Paris, 0 et 8 mai 1788. — Mercure de France, 26 avril 1788. — Voir aussi
les Mémoires de Bachaumont et de d'Argenson, passim.
Liivrci» et élo^j^c»! itiiltliés \ta.v les eonteuiporalns de Buffon.
— Lamoignon-Malesherbes, Observations sur l'Histoire naturelle générale
et particulière de Buffon et Daubenton, 1798, 2 vol. in-4. Ce livre posthume
avait été écrit en 1750. Malesherbes y prend la défense de la méthode de
Linné contre BufTon. — Mélanges extraits des manuscrits de ili'""^ Necker,
Paris, an VI (1798), 3 vol. — Héraut de Séchelles, Voyage à Montbard,
Paris, an IX. — Marmontel, Mémoire^ d'un père pour servir à l'éduca-
tion de ses enfants, 1804, 4 in-8. — Vicq d'Azyr, OEuvres, édit. Moreau
de la Sarlhe, 6 vol. in-8, Paris, an XIII, 1805, t. I, p. 6 à 107. — Con-
dorcet, OEuvres, édit. Arago, 1847-1849, t. III. — La Harpe, Cours de
littérature, ch. i, section 3.
BIBLIOGRAPHIE 251
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riques, Strasbourg et Paris, IHIO et 1827, 3 vol. in-8; Éloges historiques,
éd. Flourens, in-8, 1800, et Biographie universelle, article Buffon. —
Et. GeofiFroy Saint-Hilaire, Fragments biographiques, précédés d'une étude
sur la vie, les ouvraj^es et les doctrines de Buffon, Paris, 1838, in-8,
p. 1-102. L'élude est réimprimée d'après l'édition publiée par Et. Geoffroy
Saint- Ililaire. — Du même, Encyclopédie nouvelle, article Buffon. — Isidore
Geoffroy Saint-Hilaire, histoire naturelle générale des règnes orga-
niques, in-8, 1856, t. I, Introduction historique, section 3. — Flourens,
Buffon, histoire de ses travaux et de ses idées, 1844, in-12; 2** éd., 1850, in-12.
— Id., Dts manuscrits de Buffon, 1800, in-12. — Id., De l'instinct et de
l'intelligence des animaux, 4** éd., 1861, in- 10, p. 24-37. — De Blainville,
Histoire des sciences de f organisation et de leurs progrès, comme base de la
philosophie, rédigée d'après ses notes et ses leçons par Maupied, 3 vol.
in-8, t. II, période VII, section 5, p. 358-464. — Humboldt, Cosmos, trad.
Galusky, 18i6-1848, 2 vol. in-8, t. I, l""» partie, ch. i. —Edmond Perrier,
La philosophie zoologique avant Daruin, 1884, in-8,ch. viii. — De Lanessan,
Préface de l'édition citée ci-dessus.
Crlti<|ucc« et écrivain» «llvern» «lu XIX" «lèele. — Villemain,
Tableau de la littérature au XVIII" siècle, in-8, 22° leçon. — Nisard, His-
toire de la littérature française, t. IV. — Vinet, Histoire de la littérature
française au A'V'///" siècle, in-16, l. II. — Sainte-Beuve, Causeries du
lundi, IV, 367-368; X, 55-73; XIV, 320-337. — H. Nadault de Buffon,
Monlbard et Buffon, 1855, in-8; Buffon et Jean yadault, 1850, in- 18; Buffon
et Frédéric II, 186'», in-8; Buffon, sa famille, ses collaborateurs et ses fami-
liers (Notes de son secrétaire Humbert Bazile), 1863, in-8; V homme physique
chez Buffon, 1868, in-8. — Henri Martin, Histoire de France, t. 18,
p. 247-272, 1853. — Géruzez, Mélanges et jnnsées, in-12, 1866, 102-121.
— Montégut, Revue des Deux Mondes, 15 mars 1872. — F. Hémon.
Éloge de Buffon, 1878, reproduit dans les Études littéraires et morales,
1™ série, 1895. — Michaut, Éloge de Buffon, in-12, 1878. — Krantz,
Essai sur l'esthétique de Descartes, in-8, 1882, 1. V, ch. v. — IS'ourrisson,
Philosophie de lu nature : Bacon, Boyle, Tolund, Buffon, in-12, 18S7. —
F. Brunetière, lîevuc des Deux Mondes, 15 sept. 1888, art. reproduit dans
les youvelles questions de critique, 1890. — Lebasteur, Buffon {Classiques
populaires, 1889, in-8). — Faguet, Le dix-huitième siècle, in-12, 1890. —
Li. Picard, Préface de l'édit. des Époques de la Nature.
CHAPITRE VI
JEAN-JACQUES ROUSSEAU'
BERNARDIN DE SAINT-PIERRE
/. — De la naissance de Rousseau aux Discours.
Son enfance; ses premières œuvres. — Ce monde-ci,
étant apathique, appartient aux violences de doctrine comme
d'action : Rousseau le prouve par l'insuccès de sa vie et le
succès de ses idées. Il fut, autant que penseur, un maître des
passions et une manière de conquérant. Il subjugua ses con-
temporains avec la seule véhémence de la parole écrite, et
prépara leur docilité envers les prochains agitateurs de l'époque
révolutionnaire ; mais il les courtisa tout en paraissant les
rudoyer. Il les enivra d'absolu et leur énuméra de nombreux
titres au bonheur qu'ils n'avaient pas su se donner et que lui-
même avait laissé échapper. Quoique croyant aux réparations
d'une vie posthume, il proclama que la terre était organisée
pour la joie de tous, individus et peuples. Ces nouveautés
parurent un système philosophique : elles eurent un charme
d'âpreté, parce qu'on y sentait trop les aigreurs d'un malheu-
reux auquel la naissance avait manqué, comme souvent le
pain, et qui, à cause même de son génie, avait méconnu le
lot moyen de l'humanité.
1. Par M. F. Maury, professeur à la Faculté des lettres de l'Universilé de
Montpellier.
DK LA NAISSANCE DE ROUSSEAU AUX DISCOURS 253
Mais la faute, il sied d'en convenir tout d'abord, n'est pas
imputable à lui seul : il devient presque maître de lui-même à
un Age où la perfection consiste à être soumis aux autres. Issu
de protestants français qui avaient émigré en 1550, il naît à
Genève, le 28 juin 1712. Fils cadet d'une femme distinguée
d'esprit et de beauté, mais qui ne lui pourra pas appliquer la
discipline domestique d'une famille de pasteurs dont elle des-
cend, puisqu'il la perd presque en venant au monde, il reste
abandonné à la direction d'un père occupé par le métier d'hor-
loger et, d'ailleurs, homme de plaisir. Il n'échappe qu'à moitié
aux dangers d'une surveillance si molle que son frère aîné
s'esquive un jour de la maison paternelle et disparaît pour
jamais. Lui, il vagabonde surtout par l'imagination. A six
ans, il a déjà la curiosité du livre et prend « conscience » de
lui-même; à huit, il ose affronter Ovide, Bossuet, La Bruyère,
Fénelon, Fontenelle. Il s'éprend surtout de Plutarque, roman-
cier bien plus qu'historien, et contracte l'habitude de se former
une image idéale des hommes et des choses avant que l'expé-
rience lui ait donné le sens du réel. 11 est Athénien et Romain
des siècles héroïques, sans avoir cessé d'être enfant; il juge
l'histoire et la vie avec la débile critique d'une tête qui s'essaie
à penser pendant cette phase de croissance où la nature ne com-
mande guère que de sentir. La culture trop précoce de l'intel-
ligence laisse, par compensation, sa volonté inexercée. C'est en
vain qu'on l'assujettit à des tutelles différentes. Il n'emporte,
de deux années passées chez un ministre de l'Eglise réformée,
que peu de latin, mais maintes curiosités prématurées. Succes-
sivement commis de greffe et apprenti graveur, il prend en
dégoût métiers et maîtres, ne se sauve de la basse polissonnerie
que par son amour de la lecture, et, un beau jour, à seize ans,
déserte lui aussi le foyer pour courir le monde et commencer
une série d'aventures qui ne finira vraiment qu'à sa mort.
Il parcourt d'abord la Savoie et reçoit, quebjue temps, l'hos-
pitalité d'une jeune veuve, M"" de Warens. Il franchit à pied les
Alpes, arrive dans un couvent de catéchumènes et s'y convertit
au catholicisme, sans conviction, pour le simple profit des
faveurs accordées aux néophytes. Privé des gains espérés et
abandonné à lui-même, il vit d'un peu de gravure, devient
254 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
laquais, et tout à coup, renonçant au service d'une grande
maison qui lui prépare un honorable établissement, il refait la
traversée des monts en compagnie d'un jeune vagabond et
retourne chez M™" de Warens. Puis, toujours entraîné par sa
mobilité d'humeur, il quitte un séminaire où il étudie pour la
prêtrise; entre en pension chez^'un musicien dont il devient
l'élève; enseigne la musique à Lausanne, à Neuchàtel; accom-
pagne un archimandrite à Berne en qualité de secrétaire; se
rend à Paris et en repart pour revenir à Annecy, où, ayant pris
et rejeté la profession d'arpenteur, il se réinstalle chez M'"^ de
Warens, en acceptant d'elle un partage de cœur et une promis-
cuité de sentiments que l'amant a eu l'indélicatesse de révéler,
et perd ainsi nombre de mois « entre la musique, les magis-
tères, les projets, les voyages ». Sauvé d'une grave maladie par
cette femme, il passe avec elle cinq années aux Char-
mettes (1736-40), cinq années de délices et de commerce
exquis, un peu attristées par la faiblesse d'une longue conva-
lescence, mais occupées, pour l'acquisition d'un « magasin
d'idées », par l'étude de la philosophie, de la géométrie, de
l'algèbre, de l'astronomie, variées par un voyage à Montpellier
à la recherche d'une guérison que la dissipation seule produit,
et aboutissant à une rupture avec l'amie trop froide ou trop
volage. Enfin, après un essai, aussi court qu'infructueux, de
préceptorat à Lyon dans la maison de M. de Mably, père de
Condillac, il arrive à Paris, vers l'automne de 1741, avec quinze
louis, une comédie, Narcisse, et un projet pour noter la musique.
Bientôt il présente, mais inutilement, son mémoire à l'Aca-
démie; il se lie avec Marivaux, l'abbé de Mably, Fontenelle,
Diderot, Duclos; il fréquenté le salon de M'"" Dupin, où se
rencontrent les beaux esprits de la finance et de la littérature, et
ne gagne à ces hautes relations qu'une place de secrétaire de
l'ambassadeur de France à Venise. Encore est-il obligé, malgré
un apprentissage consciencieux de la carrière diplomatique, de
quitter bientôt l'Italie, mais cette fois par la seule faute d'autrui,
et de retourner à Paris (1744). C'est là que de nouveau il tente
d'utiliser son talent naissant. Il se tourne d'abord vers le
théâtre. Il avait écrit Narcisse en 1733; il compose les Prison-
niers de guerre en 1743, et YEngagement téméraire en 1747.
DE LA NAISSANCE DE ROUSSEAU AUX DISCOUKS 255
Mais il manque à ces productions ce (jui est l'àme d'un ouvrage
fait pour être représenté : la fable. On n'y saurait découvrir
d'intrigue, puisque, à vrai dire, il n'y a point d'obstacles. Les
acteurs, peu nombreux (de jeunes amoureux, des serviteurs et
deux pères composent tout le personnel de ce théâtre), sont
encore uniformisés par un commun défaut : ils ne sont point
animés, ils n'ont qu'un cerveau raisonneur; celui-ci personnifie
une diatribe contre les mœurs du temps; celui-là incarne une
apologie des Français et surtout des vertus de Louis XV. Le
comique n'est pas dans l'opposition ou le choc des travers; il
est tout dans les termes qui simulent la raillerie fine et ne
deviennent qu'amers. On sent partout l'auteur sérieux qui se
travaille pour être plaisant. Molière fréquentait des hommes
et maniait des âmes; Rousseau remue seulement des idées. Il
ne montre donc que des qualités de style. Nerveuse, précise,
énergique et brillante, néanmoins sans chaleur ni aménité com-
municative, sa langue, celle du pamphlet, promet un polémiste.
Premier « Discours ». — Celui-ci va venir, mais après
cinq années d'une existence besogneuse, qui aboutit à une liaison
fatale avec une ouvrière en linge, Thérèse Levasseur. Rousseau)
n'a encore réussi qu'à collaborer à V Encyclopédie et à faire
répéter à l'Opéra les Mitses galantes, qu'il retire parce que
l'œuvre n'est pas « en état de paraître sans de grandes correc-
tions ». Il cherche donc partout sa voie lorsque, pendant l'été
de 1749, un petit événement de province vient tout à coup
décider de sa destinée, de son génie et de sa gloire. Un jour,
en allant rendre visite à Diderot, enfermé au donjon de Vin-
cennes à cause des hardiesses de sa Lettre sur les aveugles, il
lit, dans le Mercure fie France, que l'Académie de Dijon pro-
pose, pour le prix de l'année suivante, cette question : Si le
progrès des sciences et des arts a contribué à corromjire ou à
épurer les mœurs. Aussitôt il voit, à travers un éclair d'enthou-
siasme dont son intelligence est longuement illuminée, un
ensemble de souvenirs, d'aperçus et de réflexions qui s'orga-
nisent en un système cohérent, du centre duquel il juge
l'humanité et ses œuvres. Et le résultat de cette intuition si
rapide, c'est qu'il déclare la guerre à la civilisation ot qu'il
improvise la prosopopée de Fabricius, brillant morceau d'attente
256 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
pour le prochain discours. On a révoqué en doute cet accès
d'inspiration raconté par Rousseau dans les Confessions-, on lui
a même contesté, en l'attribuant à Diderot, l'initiative de la
campagne contre le siècle. Graves erreurs assurément. Outre
que Jean-Jacques était habitué, dès l'enfance, à une puissante
activité d'esprit, il ne pouvait répondre que par la négative à
la question proposée. Ce qu'il met dans son ardente méditation
sous le chêne, ce n'est point un paradoxe de rhétorique, mais
\ une indignation accumulée contre une société qu'il s'était
d'abord représentée sur un patron utopique des grandeurs de
la Grèce et de la Rome; son dépit d'étranger qui n'est pas
même un parvenu; ses déboires de républicain bourgeois
accueilli, mais non naturalisé dans un monde monarchique et
aristocratique ; ses mécomptes de multiples professions essayées
et abandonnées en tant de villes de Suisse, d'Italie, de Savoie et
de France; son ressentiment d'avoir, à Paris même, inutilement
fait appel aux hôtels, aux salons, à l'Académie, à l'Opéra, à la
littérature, aux finances; enfin sa fureur d'avoir appris tout ce
que l'on honore, lettres, sciences et arts, de compter trente-sept
ans et de se voir, malgré toutes ses forces, honteux et caché,
ni mari ni père, admirateur de la vertu et copiste de musique.
Voilà où s'alimente la verve du Discours sur les sciences et les
arts. Cette diatribe, qui se complète par les lettres à l'abbé
Raynal et à Grimm, et par les réponses au roi de Pologne, à
Bordes et à un académicien de Dijon, présente la connais-
sance comme une altération de notre pureté originelle, la civili-
sation comme une déviation de notre vraie voie. Emulation des
individus et des peuples pour accroître le trésor de la tradition,
doctrines pour expliquer les choses ou régler la conduite, anato-
mies du cœur, établissements où l'antiquité devient l'institutrice
de l'avenir, tout cela est invention diabolique et anti-humaine,
appauvrissement de notre capacité pour le bonheur, enrichisse-
ment de nos misères. Depuis les collèges, où on apprend tout
« excepté ses devoirs », et où, si l'on ignore sa langue, on en
sait qui « ne sont en usage nulle part », jusqu'aux laboratoires
à l'ombre desquels on étudie « ce profond mystère de l'électri-
cité qui fera peut-être à jamais le désespoir des vrais philoso-
phes », en tous lieux règne l'esprit de chimère et de corruption.
DE LA NAISSANCE DE ROUSSEAU AUX DISCOURS 257
€ L'astronomie est née de la haine, de la flatterie, du men-
songe; la géométrie, de ravarice; la physique, d'une vaine
curiosité; toutes, et la morale môme, de l'orgueil humain. »
Aussi, puisque l'homme ne peut cultiver toutes les sciences à
moins d'être Dieu, il serait loi,nquo d'ériger au rang de bienfai-
teurs les incendiaires des bibliothèques. Cette destruction de la
bouquinerio profitera au bien-être de tous, car « tel qui sera
toute sa vie un mauvais versificateur, un géomètre subalterne,
serait peut-être devenu un grand fabricateur d'étoiles ». Il n'y
aura plus, pour assurer la félicité publique, qu'à enclore de
murs chaque nation de l'Europe, comme s'en aviserait Jean-
Jacques s'il était roi de Nigritie, en y faisant « pendre le pre-
mier Européen qui oserait y pénétrer et le premier citoyen qui
tenterait d'en sortir ». Ainsi verrait-on partout activité des bras
et inactivité des têtes, pauvreté et pureté, puisque l'ignorance
habite les toits de chaume.
C'est proprement du pamphlet bien plus que de la philoso-
phie. Rousseau y mêle plusieurs tons, la raillerie de La
Rochefoucauld sur nos morales, et le scepticisme violent des
douleurs qui, comme Pascal, furent religieux. Destructeur de
la science, mais restaurateur de la croyance, « il n'y a, dit-il, de
livres nécessaires que ceux de la religion, les seuls que je n'ai
jamais condamnés ». Il accepte ceux-là, afin de suivre Jésus qui
prêcha pour « les petits et les simples », et convertit le monde
sans académiciens, au moyen de « douze pêcheurs et arti-
sans ». Il regrette les temps de foi illettrée, surtout le x« siècle,
qui fut une ère de bonheur à cause de l'ignorance universelle.
Rousseau est donc une manière de polémiste chrétien, mais il
laisse percer, dans son Discours^ le réformé de Genève. 11 s'at- i
tache au protestantisme, non pas pour ses origines historiques,
puisque celui-ci naquit d'une dispute de savants « après la
renaissance des lettres », mais parce que ces savants furent
obligés, à force de connaissances, de retourner à la simplicité de
la primitive Église et à l'unique autorité des lumières naturelles
et de l'Evangile. Il est pour l'étude personnelle de ce divin livre,
qui • n'a besoin que d'être médité », contre la théologie ortho-
doxe et la polygraphie des exégèses sacrées. S'il n'a pas de sau-
vages au xvni* siècle, il veut des hommes qui aient touché le
Histoire dc la lamgue. VI. i7
238 JFAN-JACQUES ROUSSEAU
moins possible à l'arbre de la science. C'est pour ceux-là qu'il
redemande un christianisme très peu organisé, délivré surtout
de la puissante et ancienne hiérarchie romaine; un christia-
nisme où l'individu soit tout, sans chef spirituel, maître lui-
môme de sa conscience et de ses croyances, sectateur et pasteur
d'une religion fort semblable à une philosophie sentimentale, à
la fois conviction raisonnée et poésie.
Cependant, si l'on ne voit pas bien tout d'abord à quelle con-
fession il se rallie le plus, on comprend, du moins, à quel
parti il s'oppose. Malgré sa collaboration à Y Encyclopédie —
et c'est une des contradictions dont sa vie surabonde, — il ose
déclarer que le monument élevé par Diderot, D'Alembert et
leurs acolytes, marque la dégénérescence et non l'affranchisse-
ment insensible des hommes, et que ceux-ci trouveront le
bonheur dans une conformité avec leurs commencements et
dans un retour décidé en arrière, au lieu d'une marche impé-
tueuse en avant. L'assertion était hardie et d'une originalité qui
provoquait l'attention sur l'écrivain. Il suscitait contre lui les
salons, épris de la civilisation; les académies, coopératrices et
protectrices du progrès scientifique ; les philosophes, amis des
incessantes nouveautés; jusqu'aux prêtres et pasteurs pour qui
la faute primitive était un dogme. Il surgissait, lui inconnu, pour
être l'adversaire de tous. Mais, pour ruiner sa thèse, il n'y a
qu'à le citer contre lui-même. Il trahit le paradoxe, d'abord
quand il énonce que les sciences sont dignes de Dieu seul, ou
des hommes les plus grands, ensuite lorsqu'il avoue qu'on ne
peut plus les supprimer, parce que leur suppression ferait plus
de mal que de bien. « On n'a jamais vu, dit-il, de peuple une
fois corrompu revenir à la vertu. » C'est pourquoi « laissons les
sciences et les arts adoucir, en quelque sorte, la férocité des
hommes qu'ils ont corrompus ». Bien plus, le seul remède à la
dépravation générale est dans l'institution des académies ,
« chargées à la fois du dangereux dépôt des connaissances
humaines et du dépôt sacré des mœurs ». L'anathème se termine
par une politesse de candidat.
La diatribe de Jean-Jacques pouvait tout d'abord n'offrir que
la singularité dun penseur assez hardi pour plaider la cause de
la sauvagerie au seuil même des académies, mais elle avait
DE LA NAISSANCE DE ROUSSEAU AUX DISCOURS 259
surtout la gravité d'un manifeste. Et la chose se conçoit. Il
comptait déjà trente-sept ans. L'esprit mùr et la tête réfléchie,
il n'avait pris la plume qu'après avoir ramené ses idées et ses
croyances aux principes qu'il expose. Ce premier écrit, bien que
l'auteur doive s'en écarter un jour, est le résumé d'une œuvre
prochaine, présenté sous la forme oratoire, c'est-à-dire celle qui
a le plus de prise sur la moyenne des intelligences et qui est la
plus propre à la vulgarisation. Pour ces raisons multiples, l'ou-
vrage eut une vogue prodigieuse : il révélait mieux qu'un
système, un polémiste d'une vigueur encore inconnue, un
logicien à la fois véhément et retors, capable de déguiser, avecv^
les prestiges de la passion, les lacunes ou les écarts de son
argumentation; habile à prendre une société par ses préjugés,
ses enthousiasmes et ses déceptions ; tournant contre les savants
les désillusions que leur causait l'insuffisance de leurs méthodes
en formation; séduisant les lettrés par un ardent rappel des plus
beaux ressouvenirs de l'antiquité classique; enfin relevant sa
diction d'un je ne sais quoi do moins élégant, avec une rudesse
toute plébéienne qui devait sonner à des oreilles aristocratiques
comme une agréable nouveauté. On entendait le précurseur
éloquent d'une multitude de victimes qui jetaient un cri de
haine, avant-coureur de 1789.
Second « Discours ». — Rousseau avait-il conscience d'être
le porte-parole d'opprimés qui essayaient de se formuler à eux-
mêmes tous leurs griefs contre le monde de l'ancien régime?
On serait tenté de le croire, à voir combien il devient bientôt
plus agressif. Encouragé par son succès, il compose, en
1754, un discours pour répondre à une autre question posée
par l'Académie de Dijon : Ij origine et les fondements de l'inéga-
lité parmi les hommes. A vrai dire, il commençait ce nouvel
ouvrage quand il écrivait, dans sa Réponse au roi de Pologne :
« la première source du mal est l'inégalité : de l'inégalité sont
venues les richesses.... des richesses sont nés le luxe et l'oisi-
veté; du luxe sont venus les beaux-arts, et de l'oisiveté, les
sciences ». Ainsi donc Rousseau s'était élevé jusqu'ici contre
les vices sociaux; maintenant il va remonter à leur cause,
reprendre les principaux motifs de sa diatribe et les condenser
en un spécieux corps de doctrine.
260 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
Il ne veut pas examiner l'homme dans « l'embryon de l'es-
pèce », au sein de l'animalité; il le considère comme un animal
ayant quelques pensées et ne différant, sous ce rapport, « de la
bête que du plus au moins » ; tenant sa distinction spécifique de
sa « qualité d'agent libre », enfin doué d'une faculté propre, la
perfectibilité. Cet homme sauvage n'était sujet qu'à trois pas-
sions : « la nourriture, une femelle et le repos », tout le reste
étant dû au progrès de nos connaissances ; il n'a donc pu arriver
« sans le secours de la communication et sans l'aiguillon de la
nécessité », et encore après combien de siècles! à l'usage du
feu, à l'agriculture, à la création de langues substituées au « cri
de la nature » et pourvues de grammaires si complexes, à la
définition des notions abstraites et métaphysiques. Ni bon ni
mauvais, puisqu'il vivait isolé et n'avait aucun devoir de rela-
tion, il était adouci par une répugnance instinctive pour la dou-
leur d'autrui, et cette pitié lui tenait lieu « de lois, de mœurs et
de vertu ». C'était le règne de l'égalité parfaite; l'inégalité vint
« des développemens successifs de l'esprit humain ». Et d'abord,
« le premier qui ayant enclos un terrain s'avisa de dire ceci est
à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le
vrai fondateur de la société civile ». En construisant des mai-
sons, on s'achemina vers « l'établissement et la distinction des
familles », la vie du cœur, les plaisirs de la compagnie et la
recherche de la considération, qui inspira peu à peu les ven-
geances et la cruauté. Puis, « dès qu'on s'aperçut qu'il était utile
à un seul d'avoir des provisions pour deux, la propriété s'intro-
duisit, le travail devint nécessaire » ; d'où la métallurgie, la cul-
ture, et le partage du sol, les idées de justice, « l'invention
successive des autres arts, le progrès des langues, l'épreuve et
l'emploi des talents, l'inégalité des fortunes, l'usage et l'abus des
richesses ». C'est alors que, toutes les terres se touchant, les
faibles ou les indolents furent obligés, pour vivre, de servir les
riches, ce qui causa des conflits et suggéra aux forts l'idée de se
protéger en imaginant les lois et les gouvernements. Ainsi,
« pour le poète, c'est l'or et l'argent; mais pour le philosophe,
ce sont le fer et le blé qui ont civilisé les hommes et perdu le
genre humain ».
Le premier Discours était fondé sur une fausse philosophie de
UE LA NAISSANCE DE ROUSSEAU AUX DISCOURS 26t
riiistoire; le second est plein de subtilités qui ne se distinguent
guère du sophisme. L'auteur sépare tout d'abord le point de vue
profane du religieux. Pour se mettre en règle avec les autorités
ecclésiastiques, il commence par déclarer qu'il n'y a pas eu
d'état de nature, puisque l'homme a reçu immédiatement « de
Dieu des lumières et des préceptes » ; que, si les hommes sont
inégaux, c'est que ce Dieu « a voulu qu'ils le fussent », et que
môme la société actuelle fournit des occasions d'exercer une
haute moralité. Mais, quoique l'hypothèse sur notre passé soit
interdite au croyant, elle demeure permise au penseur pour
faire « des conjectures tirées de la seule nature de l'homme
et des êtres qui l'environnent sur ce qu'aurait pu devenir le
genre humain, s'il fût resté abandonné à lui-même ».
Rousseau n'a point attribué à l'esprit humain ce qu'il y a de
fondamental dans la civilisation, pour avoir le droit de le charger
(le toutes nos misères. Il explique par un secours divin l'usage
du feu, de l'agriculture, des langues, etc., tout ce qui a permis
à notre espèce de sortir de l'innocente stupidité de l'état de
nature ; mais puisqu'il ne reconnaît pas de faute première, il est /
obligé, s'il est logique, d'imputer à Dieu tous les maux de la
société. Cette conclusion s'imposait d'autant plus à lui qu'il
joue sur le mot de j^erfeclibilité. Il prend ce terme comme
indiquant une aptitude latente et virtuelle à recevoir une
inspiration supérieure et à en profiter. Par cet attribut, qui
n'est pas un agent actif d'amélioration spécifique, l'homme,
incapable de rien inventer ni de se perfectionner, serait resté
insociable et n'aurait même pas acquis un langage aussi pauvre
que celui des « singes ». Si l'on considère donc une évolution
de la créature, c'est que, ou bien l'homme a été corrompu par
la « communication », ou il a évolué sans aucune aide. Et
cette dernière explication, si éloignée pourtant des principes
établis au commencement, est bien celle de Rousseau, car la
révolution qu'il imagine, encore que miraculeuse, agit à la
façon des choses humaines, très lentement, et, dans le cours
des âges, elle ressemble fort à l'effet de la perfectibilité ou fait
double emploi avec elle : le surnaturel est ramené ici à l'allure
tâtonnante, successive du naturel. L'écrivain n'a pas osé com-
battre de front la lettre des Écritures, mais il la rend inutile. Il
262 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
imite Descartes et Buffon : après un préambule de déférence
pour la foi chrétienne, il traite sa question à la manière laïque,
et en perdant complètement de vue la restriction qu'il avait
d'abord posée. Les phrases sur l'inégalité voulue par Dieu, sur
l'origine divine de la société et des vertus sociales, n'ont donc
que la valeur d'une formule de précaution, ou l'œuvre entière
n'offre aucun sens.
Et même son fondamental paradoxe s'est exagéré, d'autant
plus redoutable qu'il s'appuie sur une fiction. C'est bien au
roman, en effet, qu'il faut renvoyer cet homme naturel, libre
et perfectible, qui ne se sert ni de sa liberté ni de sa perfec-
tibilité; qui, analogue aux bêtes, a néanmoins plus de vertus
qu'elles; éprouve la pitié; vit seul, ni agresseur ni attaqué; ne se
bat pour aucun de ses besoins essentiels; a une femelle, procrée
des enfants, et pourtant ne constitue pas la famille, etc. Au
reste, cette peinture d'un âge d'or entrevu par un satirique
plutôt que par un poète, n'est pas de Rousseau autant qu'on
pourrait le croire. Il y montre les goûts du xvni" siècle, si peu
propre à la pastorale et pourtant si fertile en imitateurs de
Gessner. Il nous présente une nature sans passions ni trou-
bles, non point amorale, mais vraiment pourvue d'une mora-
lité solide et qui n'avait besoin d'aucune divine éducation,
puisque, depuis lors, elle a glissé dans la décrépitude et la
décadence. C'est qu'il pouvait compter ainsi sur le succès de
toutes les fglogues aux époques de civilisation avancée. Il
amusait une société spirituelle, qui avait l'agrément de sortir un
moment d'elle-même par le commerce inoffensif de sauvages
très fréquentables; il charmait des fatigués en leur proposant le
rêve facile de l'inertie physique et cérébrale des Caraïbes : il flat-
tait les pauvres, heureux de se reconnaître de nouveaux titres à la
charité et des droits inattendus sur ce qu'ils n'avaient pas gagné;
il lançait la protestation d'un orang-outang objurguant ses
frères en animalité supérieure, et leur reprochant leur dégéné-
rescence par cet aphorisme que « l'état de réflexion est un état
contre nature, et que l'homme qui médite est un animal dé-
pravé ».
Mais, qu'on ne s'y trompe pas, le philosophe du Discours sur
rinégalité n'est rien moins qu'un bucolique; c'est un penseur
DE LA NAISSANCE DE ROUSSEAU AUX DISCOURS 263
fori avisé qui mêle et fausse tous les problèmes au point qu'il
serait difficile de soutenir, en moins de pages, un plus grand
nombre de retentissantes erreurs. Il étale surtout ses négations
dans l'examen des lois et des gouvernements, et nous n'avons
plus le droit de considérer son système avec l'indulgence
curieuse qu'appelle la pastorale, si nous nous souvenons que
ce théoricien du bonheur dans la barbarie est devenu l'inspira-
teur de maintes écoles politiques. Non seulement il a suggéré
aux législateurs de 1789 le dogme si vague de l'Egalité, mais il
a causé les révoltes de ceux qui n'ont pas contre ceux qui pos-
sèdent. Il a invoqué un mythe pour populariser ces deux erreurs :
que la nature consacre l'égalité de facultés et de mérites
et, par suite, d'avoir; et que la richesse est nécessairement
le produit du vol, comme la pauvreté celui d'une spoliation.
Il s'est servi de l'expression ambiguë de droit naturel (en con-
fessant, d'ailleurs, qu'on peut le définir de plusieurs manières)
pour faire aux uns un crime de leur fortune; aux autres, un
mérite de leur misère. Socialistes, communistes, collecti-
vistes, etc., procèdent de lui et n'ajoutent rien d'essentiel à son
principe : ils cherchent pour eux-mêmes, ou lèguent à l'avenir
la réalisation de sa plus ambitieuse proposition : que « les fruits
sont à tous », et que « la terre n'est à personne ». Que dis-je?
ils ne se contentent pas de lois agraires, de partage des rentes;
mais, élargissant leur philanthropie, ils pensent, avec lui
encore, que la commisération naturelle « ne réside plus que
<Ians quelques grandes âmes cosmopolites qui franchissent les
barrières imaginaires qui séparent les peuples, et qui, à l'exemple
de l'être souverain qui les a créés, embrassent tout le genre
humain dans leur bienveillance ». Ainsi donc l'auteur du Dis-
cours sur riiiéf/alité est à la fois l'apôtre de l'individualisme à
outrance et du cosmopolitisme; il a agité des opinions dont la
dernière conséquence serait l'anarchie, et, malgré l'éternelle loi
du cantonnement et de la spécialisation des races, l'inextricable
confusion des patries. Son idéal ne peut être réalisé que par le
retour en deçà de l'agriculture, du fer, de la parole, aux mœurs
des Pongos.
Mais à quoi bon discuter cet utopique recul de l'humanité par
rapport aux oiseaux et aux quadrupèdes? Le fait seul qu'elle
264 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
existe prouve qu'elle n'a jamais eu les vices que l'écrivain nous
présente sous le jour de vertus. L'histoire et la logique démon-
trent, avec Hobbes et les précurseurs des évolutionnistes, que
l'homme a eu, dès l'origine, le germe de toutes les facultés
qu'il montre aujourd'hui. Et Rousseau lui-même en convient
quand il déclare que « la société est naturelle à l'espèce humaine
comme la décrépitude à l'individu ». Voilà bien un adoucisse-
ment des premiers postulats. Associations, lois, arts, etc.,
deviennent ainsi un prolongement de l'état de nature, qu'aucune
lacune ne sépare plus de l'état de société. Or, s'il est aussi
impossible aux peuples qu'aux individus d'éviter la vieillesse, il
n'y a plus là qu'une évolution, comme dans tous les orga-
nismes, non une révolution subite ni une transformation.
N'y a-t-il donc que des erreurs dans cette œuvre de Rousseau?
Gardons-nous de le croire. S'il est redevable à son faux prin-
cipe de maintes conclusions inacceptables, il doit à son génie des
divinations inattendues. Il a fait, soit dans son Discour s, ^oit
dans les apologies et notes qui l'accompagnent, d'heureuses
conjectures sur des temps que la science commence à peine à
débrouiller. A tout prendre, il est à la fois plus judicieux et
plus hardi que personne dans sa recherche des origines de
l'homme. Il n'accepte pas l'apparition subite et simultanée de
tous les attributs humains, puisqu'il convient qu'il a fallu
une multitude de siècles pour se servir du feu, inventer le
labourage, etc. Il est avec notre temps quant au progrès de
l'espèce; il ne s'en sépare qu'en ce qu'il place l'idéal du bonheur
dans le cœur et la tête d'un ancêtre innommable, à cette période
indécise du sauvage encore trop animal pour être homme. Il a
donc entrevu ce magnifique spectacle dont les anciens avaient
traduit la poésie dans le mythe de Prométhée, et dont les
modernes recomposent l'ensemble pour représenter la labo-
rieuse et grandiose épopée de la civilisation sortant du chaos.
//. — Des Discours à la fuite.
A l'hôtel du Languedoc et à l'Hermitage. — On le
voit, si le premier Discours « manque absolument d'ordre et
DBS DISCOUllS A LA FUITE 265
de logique », comme le confesse Rousseau lui-môme, le second
a surtout une lojfique tortueuse et portée à l'hyperbole. L'écri-
vain semble déjà subir les atteintes du mal qui fit l'éclat si
mêlé de ses œuvres et le tourment de sa vie. Dans son petit
logement de la rue de Grenelle-Saint-Honoré, à l'hôtel du Lan-
guedoc, où il demeure sept ans (1749-56), jusqu'à son démé-
nagement pour l'Hermitage, il est tout aux opinions extrêmes.
Il accomplit d'abord sa « réforme personnelle », qui consiste à
quitter l'épée, « la dorure et les bas blancs », à prendre une per-
ruque ronde, à laisser croître sa barbe, à se donner un extérieur
qui ne démente pas le censeur vertueux de son siècle. Mais, en
même temps, il commence à mettre les enfants qu'il a de Thé-
rose aux Enfants-Trouvés, ce qu'il appelle les livrer « à l'éduca-
tion publique », comme il sied à « un membre de la république
de Platon ». Après la vogue de son Discours sur les sciences, qui,
selon le mot de Diderot, avait « pris tout par-dessus les nues » ;
après le succès du Devin du village à l'Opéra (4752), de Narcisse
à la Comédie-Française, et de la Lettre sur la musique, dont
l'effet « serait digne de la plume de Tacite », car elle faitoublier
l'exil du Parlement, il joint aux susceptibilités de son caractère
celles d'un homme célèbre ; il se prête malaisément aux rela-
tions. Tous ses amis, auteurs et susceptibles eux aussi, il les
fatigue par l'inégalité de son humeur. Dans chaque salon et
hôtel où il les introduit, tandis qu'il s'en éconduit peu à peu par
ses bizarreries, il considère leurs succès comme une intention
arrêtée de l'expulser de toute maison hospitalière ; il les voit
occupés, jusque dans son ménage, à ourdir une « trame »
contre lui. Il ressent, par intervalles, des accès du délire de la
persécution qui déséquilibrent et noircissent son àme, mais
laissent à son intelligence sa puissance de pénétration et de
dialectique.
Et pourtant il pouvait alors avoir tous les charmes d'une
amitié de femme avec la sécurité d'une existence de son choix.
Logé, sur la lisière de la forêt de Montmorency, dans un petit
chalet que M"' d'Epinay lui offre en disant : « mon ours, voilà
votre asile », il a tout près désormais « bos(|uets » et « ruis-
seaux ». Lui qui est incapable de méditer ailleurs que « sub
(lio », ou sous les arbres, avec son carnet et son crayon, parce
266 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
que son imagination languit « dans la chambre et sous les solives
d'un plancher », il trouve maintenant le loisir de penser et
d'écrire. Aussi, bien qu'occupé le matin à copier de la musique,
et souvent distrait, pendant les après-dînées, par les services
qu'il rend à M™" d'Epinay, il commence ou achève à l'Hermitage
la plupart de ses chefs-d'œuvre. Il fait (1756) ses extraits de
l'abbé de Saint-Pierre, avec ses essais sur la Paix perpétuelle
et sur la Polysynodie', il conçoit le plan d'un ouvrage qu'il ne
finira pas, La inorale sensitive ou le matérialisme du sage; il
attaque ses Institutions politiques, travail important qui restera
interrompu, mais dont les débris serviront plus tard à la com-
position du Contrat social. C'est durant cette période que,
abstrait de la société des hommes, inoccupé de cœur et d'esprit
dans sa vulgaire union avec Thérèse, il se met à peupler sa
solitude avec les chimères éclosesde son cerveau. Il se complaît
surtout au rappel de ses souvenirs romanesques ou amoureux.
Il combine ainsi des rêves pour amuser le désœuvrement de
son âme, et rédige quelques-unes des lettres de la Nouvelle
Héloïse. Et, comme en ce moment même il cherche son héroïne,
il rencontre la belle^sœur de M"'" d'Epinay, M"'" d'Houdetot,
qu'il aime aussitôt avec la brûlante passion que celle-ci éprouve,
de son côté, pour Saint-Lambert, le futur poète des Saisons. Il
irrite son amour par l'habitude de l'extase et par l'impossibilité
d'obtenir du retour; il incarne sa Julie en M"'" d'Houdetot; il
embellit ses journées par la magie de l'imaginaire et met, dans
la fiction, le retentissement du réel; il fait ainsi à la fois un
roman malheureux pour lui-même et un chef-d'œuvre pour le
public. Mais le livre n'est pas achevé que son amitié trop
ardente pour M"'' d'Houdetot, ses relations mêlées de malenten-
dus, de froideurs, de maladroites réconciliations avec M""' d'Epi-
nay, comme avec ses amis, enfin son inaptitude à toute corres-
pondance qui n'emploie pas les soupçons désobligeants et les
sarcas tiques boutades, tout cela amène une brouille définitive
entre lui et la châtelaine de la Chevrette, et il quitte l'Her-
mitage, le 45 décembre 4757, après y avoir séjourné environ
deux ans.
La « Lettre sur les spectacles». — Il s'installe ensuite
dans une maison qu'un procureur du prince de Condé possède
DES DISCOURS A LA FUITE 267
à Saint-Louis, prt^s de Montmorency, et rompt avec ce qu'il
appelle « la coterie holbachique », et Diderot lui-même. Mais
ces diverses circonstances renouvellent sa haine de la société;
il se retrouve en fonds d'indignation contre le siècle, et, dès
que paraît dans V Encyclopédie, l'article où D'Alembert conseille
aux habitants de Genève d'élever chez eux un théâtre, il adresse
au philosophe une lettre où il prétend parler tout ensemble en
moraliste et en Genevois. Cette lettre, composée « dans l'espace
de trois semaines », et le premier de ses écrits où il ait trouvé
« des charmes dans le travail », cache des allusions à tous
ceux, amis ou ennemis, qui ont fait le bonheur ou le tourment
de sa pensée pendant les derniers mois de son séjour à l'Her-
mitage; mais elle contient surtout une nouvelle protestation .
contre la corruption de son temps. Rousseau y dépose ses der-
nières intentions de polémiste, car il écrit avec l'attendrissement
d'un homme qui, accablé de maux physiques, malade de l'âme,
se résigne à une fin prochaine et s'estime heureux de consacrer
ses forces déclinantes à une noble cause.
Et c'est bien, en effet, son testament, celui de l'auteur des
Discours, lequel ne reparaîtra plus. La Lettre sur les spectacles
(ITSS) nous montre combien ce sévère censeur gardait l'habileté
de choisir des questions le plus souvent insolubles ; d'inquiéter
le sentiment, sans avoir trop nettement contre soi le jugement;
de satisfaire les austères ; d'amuser les hommes d'esprit et de
mettre tant de chaleur dans ses paradoxes qu'ils prennent le
charme persuasif de la vérité. Il traite encore ici un sujet
spécieux, car le théâtre a autant d'adversaires que de partisans,
et peut fournir au blâme autant qu'à l'éloge. C'est grâce à ce
tempérament du mal et du bien que Rousseau triomphe, car,
se jetant d'un côté avec toute l'impétuosité de sa faculté oratoire, .
il paraît trouver la rectitude où il n'apporte que la véhémence.
Il développe une thèse simple, encore que dans un plan sujet à
digressions, reprises et obscurités. Il prétend que les spectacles
sont nuisibles par l'emploi des passions et par leurs effets sur
les spectateurs, et il tente de le prouver en examinant le théâtre
français. A l'entendre, la tragédie reçoit l'opinion, au lieu de la
faire; elle se prive de toute autorité par l'invraisemblance de ses
fables et elle déprave malgré ses dénouements, parce qu'elle
UB JEAN-JACQUES ROUSSEAU
produit la sanction morale par des moyens trop peu communs.
Il s'attaque encore plus violemment à la comédie, dont la
séduction est fondée « sur un vice du cœur humain », et il
triomphe avec les dérèglements qu'entraîne la peinture drama-
tique de l'amour. Il conclut enfin que la loi est impuissante
contre le libertinage des comédiens, et que l'introduction d'un
théâtre et des gens de théâtre à Genève, pour y amener des
divertissements qu'il serait possible de se procurer par des jeux
patriotiques et nationaux, causerait une funeste révolution dans
les mœurs genevoises.
On donnera raison ou tort à l'écrivain, selon que l'on sera
pour les mœurs sévères ou pour les élégantes. La controverse
que soulève sa Lettre se confond avec celle des Discours et
revient à ceci : aurait-il mieux valu vivre à Sparte ou à Athènes?
Toute tête un peu bien faite a sa réponse prête. De quelle utilité
Sparte, avec ses égoïstes vertus, a-t-elle été pour la civilisation
générale? Quel principe de moralité supérieure ou de culture
humaine nous a-t-elle légué? Quel était le plus homme, le par-
fait Athénien ouïe parfait Spartiate? La question est jugée pour
nous : elle devait l'être aussi pour les contemporains de Rous-
seau. En faisant ainsi cause commune avec Bossuet, les Jansé-
nistes et les plus rudes prédicateurs de l'austérité, il étonnait
son temps plus qu'il ne le convertissait. Cette proscription du
théâtre aurait pu se comprendre dès les premiers succès d'un
art dont le prestige avait dû alarmer les consciences rigides ;
mais, après la régence, les scandales du règne de Louis XV, et
la diffusion des idées philosophiques, l'indignation de notre
auteur était au moins hors de saison. J'ajoute qu'elle lui conve-
nait moins qu'à personne. Sans voir, dans ses invectives contre
le théâtre, le dépit d'un homme qui n'y a pas réussi à son gré,
quelle étrange contradiction que le censeur de tous les ouvrages
dramatiques n'ait pas cessé d'en écrire jusqu'en 1754, c'est-à-dire
jusqu'à quarante-deux ans ! Il avait déjà composé, outre les trois
pièces dont j'ai parlé, et les Muses galantes (1743), dont le titre
seul est une ironie contre lui, les Fragments d'Iphis et Anaxa-
rette (1738), la Découverte du îiouveau monde (1740), le Persifleur
(1749), et pour terminer par son principal succès, le Devin du
village (1753), qui avait fait dire aux plus élégantes specta-
DES DISCOURS A LA FUITE 269
triées : « cela est charmant; cela est ravissant; il n'y a pas un
son là qui ne parle au cœur ». Enfin, comment ne pas rappeler
qu'avant de terminer sa Lettre à DWlembert, il avait déjà com-
mencé la Nouvelle Héloîsel Dans ses comédies, ses essais de
tragédies et son roman, partout il n'y a d'autres incidents que
ceux qu'amène le rapprochement ou la séparation des amants.
SI donc l'immoralité consiste à donner à l'amour une telle
importance parmi les passions, je ne sais comment on pourrait
sauver Rousseau du reproche de dépravateur.
Mais il est trop aisé de lui emprunter des armes pour le
battre. Aussi bien y a-t-il, jusque dans ses plus fières indigna-
tions, autant d'apparat que de conviction. Nul, à y regarder de
près, n'a mieux su manier son public d'admirateurs, car il l'a
tenu en haleine jusqu'à sa mort. Par sa Lettre à D'Alembert,
il attaquait la littérature dans ses plus brillants chefs-d'œuvre
et ses contemporains dans leur goût le plus vif; il se décer-
nait le mérite d'une apparente conformité avec ses deux plus
populaires écrits; il soutenait une cause qui avait été celle de
saint Augustin, de saint Clément, de Pascal, de Bossuet, de
Nicole, du prince de Conti, etc., et qui contenait assez de
vérité pour donner au polémiste l'avantage d'un beau rôle |
et de l'éloquence; peut-être aussi, car il était fort compliqué,
jugeait-il habile de montrer de l'orthodoxie dans la morale à
la veille du jour où il allait faire preuve de relâchement sur le
«logme au point d'aboutir à la religion naturelle.
La cv Nouvelle Héloïse ». — En effet, la Nouvelle HéloUe
était à moitié composée. Achevée dans l'hiver de 1759-60, elle
fut imprimée à Amsterdam et parut en 1761. Cet ouvrage, qui l
ressemble à un fragment détaché des futures Confessions, mais
afTranchi de la chronologie, inaugure avec éclat un genre — .
nouveau : il raconte une des alTaires de cœur de Rousseau.
Celte Julie qui, séduite par son précepteur Saint-Preux et forcée
d'épouser l'athée Wolmar pour obéir à son père, se refuse
désormais à son amant et ne lui avoue sa flamme qu'à l'agonie,
cette Julie, c'est M'"" d'Houdetot, qui, aimée par l'ancien pré- ,
cepteur des (ils de Mably, resta obstinément fidèle à l'incrédule **
Saint-Lambert. L'héroïne historique, inconstante pour le mari,
avait été constante envers l'amant, et le Saint-Preux de la réa-
270 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
iité n'avait eu que les vaines insistances d'un admirateur accepté
pour ami, mais éconduit comme amoureux. A ces enjolive-
ments près, la fiction reste vraie, et c'est pourquoi elle est
— simple et bourgeoise, malgré la qualité de presque tous les per-
sonnages, sans ruelles, ni coups d'épée, ni aventures : les évé-
nements sont ceux du foyer et constituent l'histoire d'une famille
I ou plutôt d'une femme qui est fille, amante, épouse, mère et
amie. L'œuvre, suivant la technique de nos poètes classiques,
contient seulement des analyses fines ou puissantes du sentiment ;
une intrigue se développant presque tout entière dans les con-
sciences ou les intelligences et consistant en progrès d'amour,
faute, repentir, résignation à la loi du monde^ satiété du bonheur
permis et retour aux obligations du cœur, à l'heure dernière qui
purifie et spiritualise. Les seuls épisodes dramatiques sont une
faiblesse et un trépas : entre ces deux termes, le drame s'arrête
dans la tranquillité des vertus conjugales : les dangers de la
passion sont supprimés par la fermeté de Julie, et il n'est pas
jusqu'au respect, au voyage, et aux hésitations de Saint-Preux
qui ne refroidissent cette partie. L'intérêt passe alors des acteurs
I à la controverse, et l'action n'est qu'un conflit de doctrines oppo-
sées. Le ton paraît oratoire et doctrinal bien plus que drama-
tique, étant celui de la discussion, même de l'in-folio; il convient
à des érudits qui songent plus aux fondements de leurs convic-
tions qu'aux choses d'amour. Tous les correspondants, ayant
beaucoup lu, sont des façons d'auteurs; ils personnifient même
trop souvent de belles abstractions à la manière de ceux qui parais-
sent dans les romans du xvu" siècle. On ne les voit guère agir
ni marcher; on ne saisit ni leur physionomie, ni le trait carac-
téristique de leur port et de leur tenue; on ne connaît rien
d'eux que leur sensibilité générale, leur esprit, et encore sont-
ils uniformisés par des procédés semblables d'argumentation
et une égale curiosité pour tous les problèmes. Jean-Jacques
leur donne à tous un air de parenté intellectuelle. Il s'incarne
aussi (et c'est le plus grave défaut de son ouvrage) dans son
protagoniste. En tout ce qui touche les sentiments intimes de la
femme, comme on voit que Julie est l'œuvre d'un homme ! Elle
I est même trop souvent l'interprète des principes les plus parti-
culiers à l'auteur, des réflexions qui fondent le système : elle
DES DISCOURS A LA FUITE 271
prépare, par ses intuitions sur Dieu, presque toute la substance
que le vicaire savoyard condensera dans sa profession de foi, ce
morceau capital de Y Emile; elle a une tête masculine, un enten-
dement si vif^oureux qu'elle fait défiler avec aisance de cohé-
rentes masses d'argumentç et de maximes à propos de tout ; elle
paraît ainsi posséder un être de raison et de critique plutôt
(|u'une essence poétique et morale; elle représente la calviniste, ^
liseuse, un peu théologienne et curieuse de toutes les contro-
verses, mêlant d'ailleurs la religion à l'amour, et faisant mar-
cher de pair les intérêts du cœur et ceux du salut. Calviniste
indépendante, j'en conviens, car, grâce au dogme de notre bonté
native, elle repousse à la fois la doctrine de Luther sur la jus- ^
tification par la foi seule, et celle de Calvin sur la prédestination,
et elle tient que les athées eux-mêmes peuvent se sauver; mais,
ces réserves faites, elle n'en montre pas moins les sentiments
et les ardeurs militantes d'une réformée. Elle s'élève contre le
célibat des prêtres; elle fait à son pasteur une confession qui
est à la fois un éloge du protestantisme et une critique du calho- ^
licisme.
L'inspiration protestante se retrouve encore dans la manière
dont Rousseau comprend la vie domestique. Certes, il n'a pas
beaucoup poétisé le lien conjugal, ni même peut-être la femme,
car Claire, amie ardente, montre seulement, comme épouse,
une résignation enjouée à ses devoirs, et Julie, si fiévreusement
heureuse dans la faute, n'apporte guère, dans le mariage, que
l'uniformité d'une amitié raisonnable. Mais, s'il n'a pas assez
idéalisé l'affection des époux, parce qu'il n'en avait fait qu'un
douteux apprentissage auprès de Thérèse, il a peint les dou- ^
ceurs de l'intimité familiale avec un charme inconnu au
xviu" siècle. Recueillement de l'àme au coin du feu, économie
de la sensibilité grâce au cours du bonheur ordonné et régula-
risé, enfin embellissement de tous les plaisirs d'intérieur, il y
eut là une révélation captivante pour une société aristocratique
qui aimait surtout le toit d'autrui, et pour qui le mariage n'était
(ju'un rapprochement de titres et (le fortunes. On put être à sa
femme et à ses enfants par délicatesse de lettré épris d'un livre
récent, par superstition pour la mode. Rousseau donnait de la
vogue à ce qui est universel et éternel, à la cohabitation de deux
272 • JEAN-JACQUES ROUSSEAU
êtres dont les lois divines et humaines légitiment l'union.
Mais, qu'on ne s'y trompe pas, si l'action se passe autour de
l'àtre ou du verger, et si elle n'est pas agitée par de grands évé-
nements, elle laisse libre jeu à des passions qui touchent souvent
au tragique, car Julie est prête aux suprêmes sacrifices, à la
perte de sa réputation, de son honneur, d'elle-même. Ame si
puissante que Saint-Preux pâlit à côté d'elle ; égarée d'imagina-
tion, jamais des sens, elle est une des plus nobles victimes des
entraînements du cœur. Elle montre, par ses écarts mêmes,
ce qu'elle pouvait apporter de dévouement enthousiaste à
l'époux qu'elle aurait choisi; elle laisse cette illusion qu'elle
aurait trouvé le secret de mettre le délire de l'amour coupable
dans le train continu de l'amour domestique. Du reste, Saint-
Preux partage cette ardeur brûlante : les deux amants montent
ainsi au paroxysme du bonheur, au point que l'hyperbole
devient l'expression naturelle de ce qu'ils sentent, et qu'ils
seraient les pires déclamateurs s'ils n'étaient les plus sincères
des enflammés. Aussi le livre a-t-il plu pour avoir innové, en
quelque sorte, dans la science, l'énergie et le vocabulaire de
l'amour; pour avoir fait entrevoir quelle séduction irrésistible
il y avait à passer des liaisons tranquilles aux liaisons troublées.
Jean-Jacques a élevé l'âme de ses contemporains au ton de la
sienne; il a donné comme un assaisonnement nouveau, un
goût de subtilité aux erreurs des sens, car il sépare ses amants
avant qu'ils aient la satiété de la possession. C'est donc une
passion portée au comble, puis subitement interrompue, qu'il
dépeint; il semble présenter,- comme le terme ordinaire de
l'amour, un apogée d'enthousiasme qui est causé par la fugacité
même d'impressions qu'on ne ressent qu'une fois ; il prête aux
consciences humaines une capacité de vibration qu'elles sont
loin de comporter toutes. D'autre part, il supplée à la réalité,
assez souvent grossière et repoussante, par les artifices de l'ima-
gination, prestigieuse souveraine : le roman est ainsi plein d'une
poésie concentrée, parce que les personnages s'émeuvent forte-
ment, et ensuite parce qu'ils augmentent la fatalité de la sensa-
tion par tout ce que leur réflexion y met d'actif et de volontaire.
Il est vrai aussi que cette puissance de méditation ils la tour-
nent souvent contre eux-mêmes. Julie philosophe sur le bonheur
HIST. DE LA LANGUE & DE LA LITT. FR.
T. VI, CH. VI
Armand Colin <fc (;'", hdilcurs, Pans
PORTRAIT DE J.-J. ROUSSEAU
GRAVÉ PAR AUG. DE S^ AUBIN, D'APRÈS LA TOUR
Bibl. Nat., Cabinet des Estampes, N 2
DES DISCOURS A LA FUITE 273
et en annihile l'essence en le plaçant dans la seule espérance,
tandis que la possession de ce môme bonheur l'ennuie. Elle a
tout, fortune, mari, enfants, amour, estime, santé, et pourtant
elle vit « inquiète »; elle « désire sans savoir quoi ». C'est
pourquoi elle cherche, dans la prière, une allégresse en dehors
de la matière et du corps, et « l'essai d'un état plus sublime,
qu'elle espère d'être un jour le sien ». Elle aboutit alors à
« l'état d'oraison », à un « délire », où toutes les facultés
« sont aliénées », et elle glisse ensuite au pessimisme, parce
qu'elle ne trouve le fond de rien, et qu'elle a le mal de penser.
Bien que, dans ses adieux à Saint-Preux, elle mélange de la
piété et du spiritualisme à l'amour humain, elle meurt en
amoureuse désenchantée, passionnée et impénitente, sans
avoir été épouse et mère assez longtemps pour oublier les
erreurs de la jeune fille. Et c'est en quoi le roman a une con- "
clusion désolante, car il prêche le néant de la volonté, l'impuis- -^
sance des devoirs, des joies et des occupations ordinaires à
contenter les exigences du cœur. La vie est à réformer : il faut
l'abandonner de bonne heure, puisque, soit par l'entrave des
lois sociales, soit par notre naturelle débilité, elle ne peut
donner, à l'âge mùr ou à l'âge avancé, ce qu'elle dénie dans
l'adolescence et la jeunesse, et que l'existence dans le sem de
Dieu est seule capable de remplir notre besoin d'aimer. Quelle
invitation au renoncement des choses humaines, et quel enlaidis-
sement de la terre par l'embellissement des cieux! Julie est satis-
faite de mourir, parce que, au fond, les années ne lui ont pas
apporté ce que son imagination lui avait fait deviner d'extase et
de plénitude amoureuses. C'est une Manon beaucoup plus pure,
qui s'est livrée fille et se refuse femme ; qui a senti les voluptés
si mêlées, mais si violentes, de la chute, leur compare, malgré
elle, le régime un peu terne du cœur dans le mariage, et retourne,
grâce à une sorte de suicide moral, à l'espoir de la première
passion transformée par les intuitions de la vie bienheureuse.
La Nouvelle Héloîse ne présente donc aucun sens, si ce n'est
le sens religieux de la vanité de nos affections et de l'excel- ^
lence du sort des âmes dans l'au-delà. Mais la thèse y est fort
subtile, car Saint-Preux atténue les bonnes prédications de Julie.
Celui-ci saupoudre habilement de philosophie ses sophismes de
Histoire w. i.a i.ANauE. VI. 18
274 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
séducteur. Il recommande la faute sous couleur de conformité '
aux lois naturelles. Il marque çà et là des retours à l'a morale
des « savants dont Londres et Paris sont peuplés » ; il devance
les axiomes des romanciers modernes sur les titres, la puis-
sance, l'éternité de la passion. Le roman peut donc tourner,
pour les sceptiques, à la justification de Tamour coupable,
puisque Julie meurt presque de n'avoir pas été infidèle à son
époux.
Situations, personnages, thèmes philosophiques, moraux ou
religieux, tout laisse ainsi une impression confuse et inquié-
tante : il n'y a vraiment que la représentation du monde exté-
rieur qui cause un plaisir sans mélange. La description des
montagnes du Valais, des rochers de Meillerie, du verger de
Wolmar, peuvent passer pour de hardies nouveautés à l'époque
où elles parurent. Jean- Jacques avait compris, en traçant les
aventures de ses héros, qu'il fallait en encadrer l'existence,
comme la sienne, dans divers paysages, puisque sur la terre les
choses tiennent bien plus de place que l'homme. C'est cette
pensée qui lui suggéra de donner à sa fiction le décor du lac
Léman et des Alpes, tout ce qu'il y avait de plus inspirateur en
étendue et en hauteur, et de transporter, à son gré, le lieu de la
scène dans quelque coin qui avait charmé en lui l'excursion-^
niste ou le voyageur. Cependant, comme toute évolution est
une lutte de ce qui éclôt contre ce qui a vieilli, Rousseau, dans
la Nouvelle Héloïse, n'est pas encore, en tant que descriptif, sûr
de son idéal ni de sa manière : il les subordonne à des préoc-
cupations de moraliste. \ous retrouvez parfois l'écrivain des
Discouru, qui poursuit les modes et les plaisirs d'une société
dégénérée jusque dans la forme de ses arbres et l'alignement de
ses bocages. Aux jardins dessinés par les élèves de Le Nôtre il
oppose les jardins anglais ou plutôt les naturels; au compassé,
au symétrique et à l'artificiel, la façon inconsciente et capri-
cieuse dont les arbustes, les herbes et l'eau forment des groupes
de verdure pour eux-mêmes et non pour nous. Le censeur à
système parle ici encore plus que le j)oète; la nature, ainsi
dépeinte, prend des airs de protestation contre les humains, et
elle a elle-même sa doctrine et ses haines.
Mais la Nouvelle Héloïse ne nous offre pas que ces beautés
DES DlSCOrilS A LA FUITE 275
nouvellos; olle nous présente aussi Rousseau sVssayaut enfin,
comme tout son siècle, quoique ililTéremment, à reconstruire,
par la théorie, l'idéal de l'homme et de la vie. Si l'écrivain rend
sa Julie victime d'un monde mal oi^anisé pour les grands
cœurs, son ton n^est plus celui d'un ennemi systématique des
faits sociaux; il trouve, contre le suicide et le duel, des argu-
ments empruntés à une science supérieure des groupements
humains; il s'intéresse aux Etats, non point comme un détrac-
tour qui en souhaite la perte, mais comme un économiste qui
voudrait les améliorer j' il cherche à supprimer la mendicité;
il proclame le rôle moralisateur de la société par les règle-
ments qu'elle a établis pour la consécration du mariage et de la
famille. En outre, tout ce qui nous reste de lui, tous les pro-
blèmes qu'il a traités lui-même ou légués à l'avenir sont en
germe ou en ébauche dans la Nouvelle Hèlo'iae. Les idées sur l'es-
sence et la portée de la religion, les attributs divins, les rapports
mutuels de Dieu et de l'homme, les sanctions futures, l'origine
«lu mal, la conscience morale qui est « un sentiment et non pas
nn jugement », tout cela est discuté dans le roman. Enfin, Julie
esquisse, dans la lettre III de la V partie, la pédagogie des gar-
çons, c'est-à-dire VÉmile, et, de son côté, Saint-Preux émet des
aperçus qui dirigeront bientôt l'éducation de Sophie. On a donc
le droit de considérer la Nouvelle Héloïse comme un ouvrage où
Rousseau, abandonnant un paradoxe riche pour la réclame mais
vide pour la philosophie, acceptant la société dont il dépeint
avec tant d'éloquence les relations, les inventions et la poésie,
se sert de toutes les forces accumulées par le passé, sciences,'
lettres et arts, pour façonner l'individu et les coiiecti^^tés sur le
patron qu'il a imaginé, mais, impatient de propager les concep-
tions nouvelles qui fermentent dans son esprit, jette épars et à
peine indiqués, dans une fiction, les principaux linéaments dont
VEmile et le Contrat social seront le développement. La Nou-
velle HéloUe est le premier écrit de la trinité capitale à laquelle
s'attache la gloire de Rousseau spéculatif : maintenant, en effet,
il enrichit la pensée de son siècle, tandis que jusqu'ici il n'avait
iiuèrc fait que le malmener et le scandaliser.
L' « Emile ». — A vrai dire, la Noftvelle Ht-loiae aurait dû
finir l'o'uvre proprement dite «le Jean-Jacques, au lieu de la
276 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
commencer. Si cette application d'un système a paru avant le
système, il faut l'expliquer par la passion de l'auteur pour
M"^ d'Houdetot, passion qu'il ne put s'empêcher de dépeindre
tant il en était maîtrisé, ou qu'il voulut peut-être atténuer en
l'exprimant. Une autre cause bien plus légère, au contraire,
puisqu'elle tient à des accidents de publication, a fait paraître
y Emile deux mois seulement après le Contrat social (1762);
mais, comme le premier ouvrage avait été achevé avant le
second, et que la réforme de l'enfant doit précéder celle du
citoyen, je suivrai l'ordre logique autant que le chronologique
en parlant d'abord de YÉmile.
La thèse de la perfection de l'état de nature, mais entendue
en un sens si opposé à celui des Discours que la similitude est
simplement littérale, reste la pensée maîtresse de YÉmile. De
là viennent d'abord le postulat que « tout est bien sortant de
l'auteur des choses, tout dégénère entre les mains de l'homme »,
puis les corollaires suivants, qu'il faut faire allaiter l'enfant
par sa mère ; le transporter, en quelque sorte, hors de ses sem-
blables, grâce à une éducation négative sans idée de moralité
ni étude, afin qu'il développe uniquement ses organes et ses
sens; enfin, le façonner au seul métier de vivre, loin des col-
lèges, « établissements risibles ». Aussi, pour se conformer à
son dogme fondamental, Rousseau devient-il gouverneur, et
non précepteur. Il prend un riche orphelin, d'intelligence
moyenne, le sauve des maux du bas âge par la simple hygiène,
et l'abandonne aux impressions des objets extérieurs, pendant
cette première époque de la vie où l'on « apprend à parler, à
manger, à marcher à peu près dans le même temps ». A l'issue
de l'enfance et durant la. seconde période, qui se prolonge
jusqu'à douze ans, il dresse son élève sans raisonner avec lui,
par le frein « des obstacles physiques ou des punitions qui nais-
sent des actions mêmes », Au reste, pour le mieux maintenir
sous la contrainte de la nature, il ne lui suggère que le plus
tard possible des notions sur la propriété; il rejette les sciences
« qu'on paraît savoir quand on en sait les termes » ; supprime
les langues mortes, parce qu'on ne peut connaître deux langues ;
enseigne le dessin pour le bon emploi de la main, et la géomé-
trie comme un art de voir : il ne se propose de former, à Taide
DES DISCOIRS A LA FUITE 277
des seules impressions externes, qu'une raison sensitive. De
douze à quinze ans, au contraire, le disciple ne s'occupe que
de connaissances utiles; il apprend et, au besoin, invente les
sciences; il trouve la géographie et la pliysi(|ue en contractant
l'habitude de s'orienter autour de sa maison; il a quelques idées
de la réciproque dépendance des hommes, non point par la
morale, mais par les arts mécaniques, dont il étudie la hiérar-
chie, la solidarité et la technique en les pratiquant lui-même.
Dès l'âge nubile, il voit commencer ses relations avec son
espèce, et se forme à l'amitié, à la pitié, à l'amour du peuple,
à la justice. C'est alors seulement qu'il découvre la Divinité. Il
s'arrête aux doctrines éloquemment exposées par le vicaire
savoyard sur Dieu, intelligent et bon, moteur du monde, rému-
nérateur et punisseur ; il cesse aussi d'obéir à la nécessité ou à
l'utile, pour suivre la raison et le sentiment, et s'abandonne à
l'amour pur, qu'il cultive par l'entremise de livres agréables et
l'étude des langues des poètes, le grec, le latin et l'italien.
Il est ainsi arrivé à la veille du mariage : or Rousseau lui
prépare, pour épouse, une jeune fille qu'il a formée par une
méthode différente. A celle-ci il enseigne tout ce qui peut
accroître le charme et l'ordre du foyer : couture, dentelle,
dessin appliqué à la broderie, écriture, lecture, arithmétique,
chant, danse, musique, économie domestique, et même ce qu'il
refusait à Emile enfant, à savoir la morale et la religion, qu'elle
connaîtra par la pratique, et non par leurs principes philoso-
phiques. Sophie a donc une éducation toute relative à l'homme,
et c'est du mari qu'elle recevra le complément de sa culture
scientifi([ue et littéraire. Mais Emile doit d'abord voyager pour
étudier les divers pays, leurs mœurs, leurs institutions, leurs
droits publics, afin de savoir à quelle contrée il se donnera
comme citoyen par un libre contrat. Cette élection d'une patrie
une fois faite, il devient époux et précepteur de sa femme.
C'est en s'inspirant sans doute des idées que BulTon avait
émises, dès 1749, sur le développement progressif de nos organes,
que Rousseau a proclamé une grande nouveauté : il a i)Osé le
précepte de Y éducation négative, qu'il ne faut [)as prendre en toute
rigueur, mais avec le sens d'une subordination de nos méthodes
aux nécessités delà croissance physiologique. Dans son système.
278 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
c'est renfant qui commande, parce qu'il convient d'attendre la
révélation de ses besoins mentaux ou moraux avant de lui
appliquer une discipline théorique. Dos lors, le [^récepteur n'est
plus un tuteur, puisqu'il ne redresse point par coercition ni par
une continuité de direction imprimée : c'est le maître socra-
tique qui provoque l'éclosion des pensées. Rousseau a souhaité
de nous ramener vers cette condition d'originalité qui con-
siste à avoir d'abord des impressions pour en tirer ensuite des
idées. Il s'éloigne de Rabelais, puissant cerveau qui ambition-
nait d'engloutir tout le connaissable, et il se rapproche de
Montaigne, qui savait sans étude et dont le savoir consistait
dans l'activité aisée de l'imagination et de la mémoire. Avec
ce dernier, si peu auteur à bibliothèques, il déclare que la
grande affaire c'est de viAre, et que la jeunesse doit être une
préparation non point à l'étude ni à l'érudition, mais à la vie.
Au reste, il entend qu'Emile, étant né bon, ne sache pas seule-
ment pratiquer de lui-même la vertu, mais encore inventer la
science et faire, en quelques années, ce que l'humanité, avec
sa durée mille fois séculaire et ses millions de têtes, a eu tant
de peine à créer. Mais ici Rousseau est moins éducateur que
satirique; il prend la contre-partie de V Encyclopédie, puisque
un enfant accomplit, en se jouant, le travail de tout le passé
et des collaborateurs de D'Alembert. Il est vrai qu'il réduit la
science à si peu de chose ! Il l'allège de tout ce que contenaient
les manuscrits d'Alexandrie; il la borne à la connaissance qui
vient des organes et qui est contrôlée par eux, à celle qu'on
acquiert avec l'œil, la main, l'odorat surtout.
Que d'intentions dans cette doctrine! Ainsi ce méditatif qui
était, plus que personne, travaillé par des misères de décadence,
a été le porte-parole de la foule ouvrière, si insoucieuse de la
rêverie morbide; il a égaré une époque par ses livres et sou-
haité de préparer la paix et le bonheur de l'avenir en donnant
des titres de noblesse et de précellence au travail manuel, parce
que « ce qui n'est pas peuple est si peu de chose que ce n'est
pas la peine de le compter ». Il semble avoir craint que son
élève ne lui ressemblât par l'amour de l'étude et de la vie aven-
tureuse, et par l'inaptitude à toute profession déterminée et
nommée. Il dévoile trop tard à son élève, pour l'en imprégner,
. DES DISCOUUS A LA. FUITE 87»
ridéal entrevu par les grands érivains. Or, l'homme ne devient
point tout ce qu'il doit être, s'il n'hérite pas des meilleures
pensées, comme de la vie de ses ancêtres. Le passé demeure
donc aussi indispensable, pour l'éducation, que l'éducateur lui-
même, et tous deux ne manquent, en apparence, dans la péda-
gogie de Rousseau que par une contradiction. Sans doute il a
formé son disciple sur sa propre image. Emile s'élève, lui
aussi, sur les chemins, sans langues anciennes, grâce aux
hasards de la promenade et au concours effacé du gouverneur,
dont le seul rôle consiste à mettre un peu d'ordre et de suite
dans les circonstances extérieures destinées à servir de leçons :
c'est un mélange du voulu, du nécessaire et du fortuit dans des
proportions telles que le maître paraisse être seulement le ser-
viteur des choses. Mais Emile n'a qu'un isolement fictif, et c'est
par une pure abstraction qu'il reste dans l'état de nature. S'il
est orphelin, il a auprès de lui quelqu'un qui lui tient lieu de
société, de famille, et résume la sagesse des siècles. Le pré-
cepteur, en effet, représente l'humanité de tous les temps; il
connaît, lui, la double antiquité, nos auteurs des xvi^ et
xvu" siècles, les philosophes anglais et français; il peut donner
le meilleur de son intelligence et de son àme fécondées par un
commerce de ses semblables comme peu de personne en ont eu.
Comment donc se faire une arme, contre la civilisation, d'une
pédagogie qui n'est possible que si le pédagogue est issu de
cette civilisation? De sorte que la difficulté n'est plus l'institu-
tion du disciple, mais la découverte do l'instituteur.
Rousseau aboutit à cet excès par l'extension de ses principes ,
et cette rigueur de conséquence, il l'a poursuivie dans toutes
les parties de sa pédagogie. Emile n'arrive à la morale que pro-
gressivement, non point selon la valeur absolue ni le rang hié-
rarchique de cette science, mais quand le comportent son âge
et sa croissance. Il est à lui-même centre et fin. Il se fait des
règles de conduite, lorsqu'il ressent les premières et vagues
émotions du besoin d'aimer, à la veille d'être époux et citoyen.
Ces règles, il les choisit, car, né bon, il ne peut se tromper,
qu'il se dirige vers le juste ou vers le vrai. Au reste, il n'est
même pas forcé de penser pour se moraliser, puisqu'il a des
penchants « innés relatifs à son espèce », que « les actes de la
280 JEAN-JACQUES ROUSSEAU .
conscience ne sont pas des jugements mais des sentiments »,
et que, enthousiasme pour la vertu, haine des méchants, remords
sont aussi universels que les idées d'équité et d'honnêteté. Cette
doctrine, très attaquable en soi, ne l'est pas quant à ses rapports
avec le système. Rousseau ne pouvait vouloir d'une morale
dérivée du savoir, puisque Emile lit peu et que son précepteur
déteste les livres. Le fatras des spéculations écarté, le disciple
n'a, pour être moral, qu'à écouter le cri de ses entrailles, à
dégager tout ce qu'il y a de primitif en lui. Mais si Rousseau
supprime les théories des autres, il maintient énergiquement
la sienne, et cherche une nouvelle justification de notre origi-
nelle bonté. C'est pour étayer tout son édifice qu'il ôte à la
raison le jugement de nos actions. 11 prend pour règles de notre
conduite, au lieu de l'acte d'entendement qui la qualifie, les
penchants qui nous poussent ou nous arrêtent. Mais il nous
assigne ainsi pour modératrice la faculté la plus mobile de
toutes, sans se soucier si elle n'a pas ses préjugés, ses aveugle-
ments, ses tiédeurs, ses paroxysmes. J'entends bien que, d'après
Jean-Jacques, le sentiment ne se trompe pas : mais c'est le
métaphysicien qui le dit. L'être humain devient alors double-
ment passif : il doit ses idées à ses sens, c'est-à-dire à une
nature éternelle et invariablement belle dans la fatalité de sa
magnificence; il est redevable de ses vertus à la pureté édé-
nesque de son âme, docile à un verbe divin qu'il lui suffit
d'entendre pour ne s'en écarter jamais. Tête et cœur, l'homme
ne relève plus de soi; il est la chose de ses organes, du plus
élémentaire et du plus compliqué. On nous affirme que cet
homme, enchaîné par deux ordres de nécessités, sera parfait.
Moi, je ne vois là qu'une spéculation qui, partant d'un a priori
indémontrable et, d'ailleurs, contraire à l'expérience, finit par
détruire l'activité du sens moral. J'aperçois même une disparate
choquante, celle qui éclate entre l'intelligence d'Emile et sa
conscience. D'un côté, développement personnel et incessant
de l'esprit par la tension de toutes les facultés individuelles ; de
l'autre, abandon de l'âme à ses portions innées et invariables,
et, de peur d'écart, assoupissement de l'énergie. Je trouve, avec
deux méthodes opposées, liberté ici, là déterminisme. A choisir
entre deux] théories, je préfère celle qui nous oblige de tirer la
DES DISCOURS A LA FUITE 28i
science de nous-mêmes à celle qui nous fait chercher le bien
dans la soumission à un conducteur surnaturel, quoique inté-
rieur; il me reste le regret que Rousseau, qui le pouvait, n'ait
pas formé le sentiment par la môme culture que la pensée, et
n'ait pas reconnu dans la formation île la moralité une dernière
application de l'intelligence et de la volonté.
Le même mélange d'émancipation et de contrainte se trouve
dans la religion d'Emile, encore qu'il l'invente comme tout le
reste. Il se fait une métaphysique quand il a assez perçu les
objets extérieurs pour avoir le désir d'en analyser et fixer la
cause suprême. Il se passe de livres pour trouver Dieu, autant
que pour découvrir la vérité; il rencontre le grand Etre par le
progrès ordonné de ses idées, après que la nature a parfait
l'édifice organique et satisfait aux instincts des facultés infé-
rieures; il s'élève vers le ciel quand il est moins forcé de songer
à soi et qu'il se répand vers les hommes. Je n'ai pas besoin de
dire que cette religion n'est ni subtile ni abstruse. Sous prétexte
que la meilleure « est infailliblement la plus claire », Rousseau
se tire de péril par la réserve d'un véritable positiviste. Il
n'affranchit guère du scepticisme que deux propositions : la
volonté intelligente en Dieu, et, dans l'homme, la liberté. Le
point si controversé des rapports du fini et de l'infini, il le
supprime dédaigneusement : « Ce même monde est-il éternel ou
créé? Y a-t-il un principe unique des choses? Y en a-t-il deux
ou plusieurs? Et quelle est leur nature? Je n'en sais rien : et
que m'importe! » Pareillement, prétendre que le mal physique
« ne serait rien sans nos vices » n'est même pas, à force d'insuf-
fisance, un paradoxe; soutenir, d'autre part, que le mal moral
« est incontestablement notre ouvrage », c'est trancher, en une
phrase, un des problèmes qui ont le plus occupé les penseurs-
Toute cette partie est d'un radicalisme simpliste, d'un éclec.
tisme dont la netteté tient à son peu de profondeur et à la
témérité des affirmations. C'est que Rousseau ne veut faire ici
ni de la philosophie ni de la théologie; il réunit seulement des
postulats capables de contenter les besoins religieux de l'àme,
et il les proclame avec résolution, pour que la critique n'es-
père point avoir prise sur eux. Il arrête la curiosité inquiète de
la méditation, car, si les religions positives se relâchent quel-
2S2 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
quefois de maintes exigences de leur dogmatique, lui ne peut
rien céder de son programme sans anéantir la conscience, la
vie future ou Dieu, c'est-à-dire tout le spiritualisme rationaliste.
Mais ce qu'il a pensé avec tant d'indépendance, il l'impose à
son élève; encore que législateur profane, il est, en un sens,
tout aussi intolérant que Calvin. Il prêche à la fois la liberté
d'examen et l'asservissement à son système : il est exclusif en
attendant qu'il devienne unitaire et centralisateur avec le Conlral
social. Au fond, il reste une manière de protestant qui a réformé
le protestantisme, comme celui-ci le catholicisme, et qui a fait
économie de surnaturel sur tous les deux, mais se tient d'autant
plus permanent à son credo qu'il l'a plus circonscrit.
Et cette théodicée a une importance considérable : non seule-
ment il ne l'a jamais modifiée, lui qui s'est corrigé sans cesse,
mais c'est par elle qu'il se distingue le plus des écrivains de son
temps. Plusieurs tendances de son œuvre, en effet, prouvent
qu'il fut aussi hardi que Locke et les encyclopédistes, puisque
YEmile n'est autre chose qu'un traité de l'éducation de l'homme
par les sens. L'enfant, abstrait de la famille et de la société, réa-
lise l'hypothèse de la statue de Condillac, mais c'est une statue
animée. Nous avons ici le sensualisme pur, et l'influence de
cette première institution est telle qu'elle remplit tout l'esprit
et crée tout l'homme. Rousseau a donc profité, plus que per-
sonne, des recherches et des conquêtes de la science à son
époque; on est même en droit d'affirmer que, sans les philo-
sophes qu'il combat, son livre n'aurait pas été possible. La
seule diflérence capitale entre eux et lui, c'est qu'il a cru la
commune entreprise de renversement achevée, quand elle se
continuait, et que la peur des ruines l'a saisi. Il reconstruit,
mais avec des décombres seulement, ou, du moins, avec des
matériaux irréguliers, épars, sans dessin ni forme d'adaptation,
pour mieux réaliser son propre plan. Et Ton a suivi ce spécu-
latif, parce qu'il avait foi dans la vie et dans l'être humain, et
qu'il allait donner les moyens de recréer les consciences et les
sociétés, d'après la méthode des sensualistes et avec le libre
examen de Descartes, mais sans les licences métaphysiques des
uns, ni surtout les doctrines scientifiques de l'autre.
Aussi Y Emile est-il moins un roman pédagogique qu'un essai
DES DISCOURS A LA FUITE 283
dr refoule du corps social pris dans ses plus malléables élé-
ments, dans les nouveau-nés qui seront un jour hommes et
citoyens. Rousseau corrige tout à coté et à cause de l'enfant : il
réforme la mère, qu'il oblige d\illaiter elle-même son (ils ; il
réforme l'époux et le père qu'il contraint à devenir précepteur;
il réforme le passé en énumérant les effets dépravateurs de
l'inég^alité et en reprenant l'histoire, aussi hardiment que Vol-
taire, du i>oint de vue plébéien; il réforme la littérature et la
science, auxquelles il demande de fournir des notions de justice
et de morale et d'avoir une vertu éducative. Et c'est par où sa
pédagogie n'est point scolaire, puisqu'elle s'empare du disciple
dès le premier vagissement, et ne s'arrête qu'au lendemain du
mariage, quand le mari doit s'estimer élevé, n'ayant plus qu'un
seul devoir à remplir, celui d'engendrer à son tour.
Car Rousseau a préparé une femme pour Emile, c'est Sophie.
11 ne l'a point choisie exceptionnelle par la beauté, l'âme ou
res[>rit, et ne l'a point rendue savante. Il lui donne une éduca-
tion toute moyenne, et sa théorie a, })ar là même, une lointaine
portée. Aussi Sophie touche-t-elle plus peut-être à l'idéal de son
sexe qu'Emile à celui du sien, parce que Rousseau, en traçant
cette image, a moins obéi à l'esprit de système. Il a mal esquissé
son propre portrait dans Emile, car il se comprenait insuffisam-
ment, s'admirait en ses portions défectueuses ou douteuses, et
se tenait trop pour un raccourci de l'humanité. Mais il a peint
Sophie sur le modèle de la femme telle qu'il l'a vue, ou imaginée,
ou adorée, dans M"" d'Iloudetot, sans les illusions do l'amour-
propre ni les écarts du paradoxe ou de l'hostilité philosophique.
Aussi bien ne saurait-elle, dans la pensée même du théoricien,
rester au-dessous d'Emile, puisqu'il la dresse pour en être la
« gouverneuse ». Elle possédera ce qui peut influer sur un mari
|>eu lettré, laborieux, raisonnable, à savoir la grâce, la puissance
de rasséréner, l'entente de l'ordre domestique, l'action du dis-
ciple sur le maître qu'il ne faudrait pas croire inférieure à celle
du maître sur le disciple. Mais on doit confesser qu'elle bornera
peut-être troj» sa fonction à son art de plaire. Il lui manque,
comme à Emile, du reste, ce qu'eût trouvé un homme qui aurait
cherché, dans l'union conjugale, l'intimité j)arfaite des âmes.
Rousseau ne s'est pas complété par cette épreuve; c'est pour-
284 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
quoi il a surtout idéalisé l'amante, et Sophie trompera Emile.
Cet éducateur n'a créé que des héroïnes qui sont séduites avant
le mariage, ou succombent après : il a compris les devoirs de
la mère, il a trop altéré la pureté de l'épouse.
Tel est ce roman de pédag^ogie, dont il est plus facile d'es-
sayer la critique que de définir l'entière portée. Tout ce qui
concerne le soin des premières années reste à la fois ingénieux
et vrai, sans rien d'excessif ni de chagrin, car ici le mérite du
précepteur consiste dans une intelligente collaboration avec la
nature, cette souveraine maîtresse et éducatrice. La grande nou-
veauté de Y Emile, c'est le respect de l'enfance. Si Rousseau ne
peut nous délivrer de la loi du travail, ni de la spécialisation
des travailleurs; s'il ne peut faire que l'homme soit ici-bas pour
le seul bonheur de la vie, du moins aura-t-il éloquemment con-
seillé d'accorder à l'enfant le droit de vivre sans autre fatigue
que la croissance. Il est même possible d'appliquer à l'éducation
collective l'inspiration générale de Y Emile, l'idée maîtresse qui
valait vraiment qu'un tel ouvrage fût écrit, savoir : n'anticiper
point, dans la marche des études, sur la progression des organes
et des goûts qu'ils provoquent; fortifier la réflexion plutôt qu'am-
plifier la mémoire; donner une activité spontanée et indépen-
dante à l'intelligence; inspirer l'amour, non la peur des recher-
ches personnelles ; enseigner par tous les sens, s'il est possible,
et non point seulement par la vue abstraite du jugement; faire
visiter et toucher les choses; se garder de la métaphysique pré-
maturée, etc. Voilà par où VÉmile reste la plus française, la
plus suggestive des œuvres de Rousseau. Si l'écrivain n'a pas
exactement suivi son précepte de l'éducation négative, du moins
en a-t-il trouvé des développements très variés et s'y attache-t-il
dans toutes les branches du savoir. Il a même rendu féconde en
heureuses trouvailles sa donnée de notre fondamentale pureté.
Certes, il ne redonne pas l'Eden, et son élève n'est pas un Adam
du xvui* siècle, mais c'est une tête assez forte pour supporter le
poids de la méditation. La volonté dans Dieu, la liberté dans
l'homme, c'est-à-dire la volonté partout, voilà ce qu'il découvre
au fond de sa philosophie. 11 a reconnu ainsi la toute-puissance
de l'individu divin ou humain, et voulu, plus que personne h
son époque, l'afTranchissement de l'être moral.
DES DISCOURS A LA FUITE 28ft
D'où l'on voit que ï Emile est la meilleure réfutation des prin-
cipes contenus dans les premiers Discours. Adversaire des
sciences, Jean-Jacques fait maintenant non pas apprendre, mais
deviner à son élève la géométrie, la physique, etc. ; admirateur
de Sparte et de Rome, il proscrit l'étude du grec et du latin. Là,
il qualifîait l'homme qui pense d' « animal dépravé »; ici, il
l'oblige de penser assez profondément et constamment pour
trouver à lui seul tout ce qui est de l'humanité, tout ce qui est
de Dieu. Après avoir dit que le comble du bonheur était la tor-
peur de l'esprit, il finit par nous montrer que le tout et la
noblesse de l'homme sont dans une suractivité, une puissance
quasi divine de ce même esprit. Surtout il a[»plique cette loi uni-
verselle d'après laquelle le perfectionnement des individus est
proportioimel à leurs efforts. Il impose à son disciple une cul-
ture intensive entre toutes, je veux dire la méthode de développe-
ment par soi-même, sous le contrôle bienveillant mais sans l'aide
incessante du précepteur. Emile, grâce à cette discipline, accroît
prodigieusement ses facultés, et se constitue une personnalité
vigoureuse : Jean-Jacques a tout mis en œuvre afin de le tirer
hors de la foule, au lieu de l'y confondre pour le bonheur de
l'état de nature et l'uniformité générale. Il lui a fourni les moyens
de créer l'énergie et les talents, ce qui est précisément la plus
active cause d'inégalité dans le monde.
Le « Contrat social » . — X^' Emile avait formé l'enfant et
le mari; le Contrat social inspire l'homme devenu citoyen. Ce
dernier ouvrage traite, dans le premier livre, des origines et des
conditions de la société; dans le second, du souverain, des
actes de souveraineté ou lois, du législateur qui les porte, du
peuple qui les reçoit, et des divers systèmes de législation; dans
le troisième, des constitutions et de leurs principes, de l'exercice
de la souveraineté et de l'établissement du gouvernement ; dans
le quatrième et dernier, des formes sous lesquelles s'exerce la
volonté générale (suffrages, élections, comices), des magistra-
tures (tribunal, dictature), qui font « une liaison entre le prince
et le peuple », enfin de la religion civile C'est donc une théorie
du droit social et de toutes les institutions qu'il légitime, ou
plutôt c'est la théorie de l'état social succédant à l'état de nature.
Celte succession a-t-elle eu lieu réellement? et à quelle époque?
286 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
Rousseau ne le recherche pas, n'étant point historien, mais il
nous montre, en philosophe, comment la transition a pu et dû
se produire. Tout se passe, en effet, comme si jadis les hommes,
las d'une dissémination et d'une indépendance absolues qui les
faisaient périr victimes de leur imprévoyance et de mutuelles
attaques, s'étaient un jour réunis pour se garantir, par un
pacte commun, la tranquille jouissance de leur vie, de leur
travail, des portions de terre sur lesquelles s'exerçait ce tra-
vail, etc. ; pour convenir, en même temps, que le pacte, une
fois ratifié par le consentement unanime des contractants, serait
désormais le fondement du droit public et qu'ensuite toutes
applications en seraient décidées à la simple pluralité des
suffrages.
Rousseau a emprunté à Locke, qui, du reste, la tenait de l'Al-
lemand Althusen, cette idée d'un contrat, mais il s'en est emparé
volontiers, parce qu'il a cru donner, par là, une sorte de réalité
à son rêve de l'état de nature. En quoi il s'est manifestement
trompé. Le contrat social ne ])eut être un accident historique
sans précédent, ni avoir transflguré l'humanité : ou bien les
hommes se sont montrés un beau jour ce que les a rendus le
pacte et celui-ci a une origine historique qui aurait dû être
signalée et datée, ou ils ont toujours été tels et le contractant
n'est que l'homme primitif peu à peu transformé. Or, cette
dernière conjecture a pour elle de n'exiger ni soudaine inter-
ruption du cours des choses, ni morveilleux; et Rousseau s'y
serait tenu, s'il avait pu <léjà, sans crainte d'apostasie philo-
sophique, déclarer, comme il le fit plus tard dans un manuscrit
qui est à Genève, que l'état de nature, cause d'isolement et
d'égoïsme, aurait été contraire à la culture de l'entendement,
de la bonté, de la moralité, et nous aurait empêchés de goûter
« le plus délicieux sentiment de l'àme qui est l'amour de la
vérité » . C'est qu'en effet le pacte social est naturel et non pas
conventionnel, parce qu'il provient du désir, universel parmi les
humains, d'échapper aux maux dont ils souffrent. La nature
fournit l'instinct de sociabilité, celui de la famille et celui de la
conservation, afin que le besoin de sécurité soit employé à la
consécration de l'ordre. C'est en ce sens qu'elle peut être dite
l'inspiratrice du pacte et du droit, puisqu'elle entre pour moitié
DES DISCOURS A LA FUITE 287
dans la constitution de la société par l'importance des mobiles
qu'elle lui donne comme moyens de durée.
L'hypothJ^se de l'état contractuel a «lonc ce défaut qu'elle
renonce à débrouiller nos origines; mais, outre qu'elle est
contraire au niytlie informe que l'écrivain lui-même a rejeté
louchant le berceau de notre espèce, elle fournit la meilleure
explication du droit civil et politique. Le droit est vraiment,
comme le dit Jean-Jacques, social et non pas naturel, puisqu'il
substitue à l'état de nature qui désole les règnes inférieurs, cette
émulation pacifique des volontés qui est l'apanage du règne
humain. Il n'a pas précédé la société; il est plutôt né avec elle;
il a été progressivement entrevu comme résultant du jeu et
des conditions des groupements élémentaires, et le peu qu'on
en appliquait instinctivement a fait deviner celui, étendu et
précis, vers lequel on marche avec réflexion. Le droit ren-
ferme donc une implicite protestation contre ce qui est; il
n'est pas un terme nécessaire, mais une déviation dans l'évolu-
tion du monde; la nature l'a suggéré, comme les maux pro-
voquent l'idée des remèdes, mais elle ne peut le fonder, puisque,
par ses mœurs et ses lois propres, elle le viole et l'exclut.
La conséquence de cette définition c'est que le droit, même
dans sa plus haute signification, vient du souverain, lequel a des
préjugés, des aveuglements, aperçoit imparfaitement un idéal,
s'amende ou se déprave et surtout se transforme. Rousseau
s'accorde, sur ce point, avec tous les penseurs qui ont dominé le
xvni' siècle, notamment avec Hobbes et Spinosa. Il donne aussi
la main à Voltaire et à Helvétius, pour lesquels la vertu et le
vice ne sont jamais que ce qui est utile ou nuisible à la société.
Il est donc, dans un de ses principaux ouvrages, tout à fait
imbu de l'esprit des encyclopédistes, et, s'il ne (va pas aussi] loin
que d'Holbach, ce ne peut être que timidité ou inconséquence
de dogmatisant. Il ne mêle à ses principes aucun postulat reli-
gieux, philosophique ou simplement moral : il fait la théorie
«le l'Etat laïque, où le droit n'est plus consacré, mais réellement
créé par le consentement des individus. Et cette opinion ne
man<{ue pas de grandeur. Les instincts de prévoyance et de
j>itié qui ont |>ermis aux hommes de sentir l'insuffisance le
Tordre physicpie de l'univers, que l'espèce animale ne sent pas
288 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
OU se trouve incapable de corriger, nous sont garants que le
droit ainsi fondé ira sans cesse s'épurant, qu'il aura la flexibilité
nécessaire pour incarner une idée de plus en plus adéquate de
justice et de douceur, et que les limites de cette perfection seront
celles de l'àme et de l'entendement humains.
Rousseau a donc trouvé une assez large base du droit. Mais il
a oublié que les contractants n'auraient pas eu l'idée de la loi
dans le pacte, s'ils n'y en avaient pas apporté le pressentiment;
que l'homme est un être ayant des besoins de moralité, pro-
priété, égalité, liberté, et qu'il entre dans l'état social, parce
qu'il ne trouve pas la satisfaction de ces besoins dans l'état de
nature. Rousseau en arrive à fonder les sauvegardes de l'éga-
lité et de la liberté sur les délibérations du souverain; il n'a pas
distingué les lois positives de lois plus hautes et plus larges,
dont celles-ci ne devraient être que l'émanation. Il ne rattache
pas la loi aux ressorts essentiels de la nature humaine, qui ont
comme la fatalité des phénomènes physiques, et c'est pour cela
qu'il rencontre, non point l'éternel ou l'universel, mais le
particulier et le transitoire dans les mœurs sociales; il substitue
à l'hérédité do sentiments immuables je ne sais quoi d'artificiel
dans les habitudes de notre âme et de notre vie, et jusque dans
la constitution de la société. Ainsi il avance que « la famille
elle-même ne se maintient que par convention ». N'est-ce point
là une méconnaissance des instincts créateurs et conservateurs
de notre espèce, et un ressouvenir de cet état de nature où
l'homme ignorait à la fois son épouse et ses enfants?
N'y a-t-ii pas le même mépris de nos plus autiientiques pen-
chants au fond de sa théorie de la propriété, dans laquelle il voit
plutôt une prohibition et une défense contre l'individu, car
« l'acte positif qui le rend propriétaire de quelque bien l'exclut
de tout le reste »? Si la propriété, loin de tenir à la personne,
est postérieure au pacte, elle est donc révocable, modifiable à
l'infini d'un pays à l'autre, comme de l'un à l'autre souverain,
parce que le droit se réduit à un acte de notre volonté, au
lieu d'être un principe de notre raison. Rousseau ne le démontre
que trop en réglementant la propriété avec l'esprit de la liberté ;
il la grève d'impôts qui vont jusqu'à la suppression de tout le
superflu; il prépare cette école de réformateurs qui, depuis
DES DISCOURS A LA FUITE 289
Brissot de Warwille, Saint-Just, Babeuf, demandent des mesures
pour la spoliation des riches ou l'enrichissement des pauvres ;
il confond le désir révolutionnaire de l'ég-alité de richesse avec
la notion éthique de l'égalité devant la loi.
Si nous passons maintenant au droit politique, nous voyons
que Rousseau le fait créer, comme le droit civil, par la multi-
tude, qui se prononce à la pluralité des suffrages. Il déclare la
nation souveraine absolue : « Les dépositaires de la puissance
executive ne sont point les maîtres du peuple, mais ses offi-
ciers... Il peut les établir et les destituer quand il lui plaît. »
Le peuple a bien droit de se défier de ses officiers, puisqu'il
est en garde contre ses propres représentants : « Le pouvoir
peut bien se transmettre, mais non pas la volonté ». C'est pour-
quoi les députés ont un mandat impératif; ils sont de simples
commissionnaires qui ne peuvent pas s'inspirer d'eux-mêmes
ni de leur sagesse, suivant les circonstances où ils sont appelés
à voter, mais montrent toujours une subordination passive aux
termes de leurs cahiers. C'est, par là même, l'annihilation des
assemblées et la prédominance des électeurs, quelque éloignés
qu'ils soient du siège des délibérations. Rousseau le dit formel-
lement : « Toute loi que le peuple en personne n'a pas ratifiée
est nulle; ce n'est point une loi ». La théorie préfère ainsi les
institutions d'Athènes ou de Rome, avec l'autorité centralisée
sur une place publique, Pnyx ou Forum, où les citoyens étaient
assemblés; elle admire surtout leur équivalent moderne, Genève
avec son référendum; elle condamne les capitales, foyers de
civilisations corrompues, déjà fort attaquées par les philo-
sophes du xvni" siècle; elle incline vers les petites villes ou les
campagnes, qui gardent quelque chose de l'innocence primi-
tive, et sont une sorte d'étape entre la dispersion des sauvages
et l'énorme tassement des Londoniens ou des Parisiens; elle
fonde simplement une association de gens qui se connaissent
comme habitant le même sol : ce sera l'état civil à plusieurs,
ou j)[iitôt un commencement de fédération s'interdisant l'unité
politique.
La loi n'étant donc que l'exercice de la volonté générale,
et celle-ci pouvant être mauvaise aussi bien que bonne, les
principes de Rousseau justifient tous les attentats à la liberté :
Histoire oc la langue. VI. 19
290 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
on en a une dernière preuve dans la manière dont il comprend
le rôle public de la religion. Comme l'autorité de l'Église catho-
lique, qui a sa tête à Rome, ne procède pas d'une convention
ni du consentement des fidèles, mais est de droit divin, quand
la loi est de droit humain et démocratique, il n'a pas cherché à
juxtaposer, dans un même Etat, ces deux éléments inconcilia-
bles. Toutefois, désireux d'utiliser la force qui nous attire vers
le surnaturel, et fidèle aussi à son axiome fondamental, il fait le
peuple prêtre, comme il l'avait fait diplomate et législateur. Il
imagine alors un credo philosophique qui commande la foi en
Dieu, à l'immatérialité de l'âme, à la vie future. Le culte inté-
rieur se prête trop à la variété des pratiques individuelles, et
peut devenir tine cause de désagrégation nationale; au contraire,
la religion laïcisée, bornée aux simples dogmes de la religion
naturelle, reste collective ; elle réunit les hommes par des formes
toutes conventionnelles de piété, des rites extérieurs qui cen-
tralisent, uniformisent les manifestations des croyances et met-
tent, dans l'expansion des âmes, la même unité que dans les
divers services de l'Etat : c'est une simple institution de police.
Et l'on est tenu de se conformer à la loi religieuse comme à la
loi politique, car il y a « une profession de foi purement civile
dont il appartient au souverain de fixer les articles, non pas
précisément comme dogmes de religion, mais comme senti-
ments de sociabilité sans lesquels il est impossible d'être bon
citoyen ou sujet fidèle... Que si quelqu'un, après avoir reconnu
publiquement ces mêmes dogmes, se conduit comme ne les
croyant pas, qu'il soit puni de mort : il a commis le plus
grand des crimes, il a menti devant la loi. » On ne sait vrai-
ment ce qui nous doit le plus surprendre ici, la rigueur du logi-
cien ou l'inconséquence du philosophe. Rousseau attribue à
l'Etat la place et la puissance de Dieu : protestant, il con-
damne la liberté d'examen ; auteur de la profession de foi
du vicaire savoyard, il interdit toute exploration personnelle
de l'absolu; il immobilise le sentiment de l'infini dans un caté-
chisme public et dans une critique fixée par règlements offi-
ciels.
Voilà la substance du Contrat social, qui retourne le point de
vue du Discours sur V inégalité. L'écrivain ne présente plus la
DE LA FUITE A LA MORT 291
sociabilité et lu société comiiu' causes de la corruption univer-
selle; il tire, au contraire, d'un rapprochement et d'une entente
entre les humains, la moralité, la liberté, l'égalité, le droit de
propriété, tout ce qui les relève, les ordonne et les pacifie.
Encore moins soutient-il que l'inégalité est d'institution divine.
Au lieu d'une forme réaliste et barbare du mythe de l'ùge d'or
dans le paradis, nous possédons maintenant un symbole d'une
sorte de rachat de l'homme par lui-même, au moyen du pacte.
La seule tendance commune au Discours sui" Vinégalité et au
Contrat social c'est l'individualisme. Dans le premier ouvrage,
l'individu vit isolé, sans Dieu, ni maître, ni passions qu'éphé-
mères et hasardeuses, ni famille, ni amis, ni langage autre que
quelques cris inarticulés; dans le second, cet animal s'est appri-
voisé, mais il n'abdique rien de sa puissance : il crée le droit
civil et politique par un accord avec d'autres hommes indé-
pendants comme lui; il croit à un Dieu auquel il reste fidèle,
parce qu'il a eu toute liberté de le nier; il n'est lié à sa famille
que par une convention personnelle et révocable à tous instants;
il détient une souveraineté inaliénable et indélégable; il destitue
le gouvernement à son bon plaisir ; il sort même de l'état social,
s'il en est las; partout il exploite les avantages du contrat
autant que le lui permettent ses obligations envers les autres
contractants; il ramène mémo à soi la nature entière pour en
jouir, parce que sa propre jouissance ne gêne en rien celle
des autres. Rousseau aboutit donc, en opposition avec ses pre-
mières tendances, à l'accroissement de la volonté; et, par là,
il se conforme à l'ordre général du monde, qui est le règne de
la force, physique ou morale.
///. — De la fuite à la mort.
Nombreux changements de résidence. — Il avait com-
mencé le Contrat social dès 1759, aussitôt après avoir achevé
VHéloue, Il habitait alors provisoirement, pendant qu'on répa-
rait le donjon de Mont-Louis, un petit château du parc de
Montmorency appartenant au maréchal de Luxembourg. La
292 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
réparation finie, il disposait de deux bâtiments, dont l'un, celui
de plaisance, paraissant environné d'eau, ressemblait, au milieu
d'un site pittoresque, à « une île enchantée » ; il se trouvait
ainsi « le particulier de l'Europe le mieux et le plus agréa-
blement logé ». D'ailleurs, voisin et souvent commensal du
maréchal et de la maréchale, qui étaient d'assez noble race et
d'assez grand sens pour condescendre aux familiarités d'un
homme de génie; assuré du bien-être grâce au produit de ses
œuvres; recherché et visité des plus hauts personnages; sou-
lagé même de ses idées noires qui ne se trahissaient plus que
par des bizarreries de conversation et de correspondance, il
[touvait espérer jouir, pendant quelques années calmes, de la
vie et de sa pensée. Mais ce qui avait contribué à faire le
succès de ses productions, à savoir la netteté d'un esprit qui
allait sans ménagements jusqu'à l'extrême rigueur de ses prin-
cipes, fut aussi ce qui le perdit. Il est juste d'ajouter qu'on
eut pour lui des sévérités qu'on avait épargnées à d'autres,
malgré de pires audaces, et que l'injustice dont on frappa le
penseur, eut un décisif contre-coup sur le malade, qui put dès
lors, avec quelque apparence de raison, croire à la réalité d'une
persécution.
h'Émile, en effet, était publié en France par Duchesne,
alors que Rousseau avait projeté de le faire paraître en Hol-
lande, parce qu'il comprenait que, malgré la bienveillance de
M.- de Malesherbes, la censure n'en pouvait permettre l'impres-
sion à Paris sans d'importants changements, « Jamais ouvrage,
disent les Confessions, n'eut de si grands éloges particuliers,
ni si peu d'approbation publique » : il parut à la foule des
lecteurs, comme à D'Alembert, décider de la supériorité de Rous-
seau, mais on l'admira sans en vouloir faire ni signer ouverte-
tement l'apologie, tant on craignait de paraître approuver des
nouveautés aussi hardies que la profession de foi du vicaire
savoyard. L'auteur eut donc pour lui les têtes qui méditent,
foule peu nombreuse et peu portée à l'enthousiasme : c'est ce qui
donna sans doute au Parlement, alors engagé dans sa guerre
contre les Jésuites, l'idée de justifier son orthodoxie religieuse
compromise peut-être par sa politique, et, après avoir marqué
tant d'indifférence pour les attaques du Contrat social contre le
DE LA FUITE A LA MORT 293
droit divin des rois, de protéjïor Dieu en décrétant Rousseau de
prise de corps. Mais hi sentence ne fut exécutée que lorsque
toutes les précautions eurent été combinées pour que le
condamné n'en fût pas victime. Averti la veille du décret, le
8 juin 17G2, Rousseau quitta Montmorency et les hôtes dont
raiîeclion autant que le crédit avaient été impuissants à le
défendre, et il se dirigea vers la Suisse. « Ici commence, nous
dit-il, l'œuvre de ténèbres dans lequel, depuis huit ans, je me
trouve enseveli ; sans que, de quelque façon que je m'y sois pu
prendre, il m'ait été possible d'en percer l'effrayante obscurité. »
Ici commencent, dirai-je plutôt, les atteintes certaines du mal ^
qui devait rendre ses malheurs aussi célèbres que ses livres,
et le pousser sur toutes les routes à la poursuite d'une paix
introuvable, puisqu'il ne l'avait pas en lui-même. Convaincu
qu'il mérite des statues pour avoir tenté de moraliser le genre
humain, il ne s'explique ni le décret de prise de corps, ni
les brûlements de YÊmile qui sont ordonnés d'abord à Paris,
puis à Genève par imitation d'intolérance. Il croit donc qu'on
en veut à sa personne et non à ses écrits; il rapproche ces
persécutions des incompatibilités d'humeur qui l'ont séparé
des encyclopédistes, et, son affection cérébrale aidant, il voit
s'organiser autour de lui des conspirations. Il cherche alors
refuge un peu partout. D'abord il obtient du roi de Prusse la
permission de résider à Moliers-Travers, où il trouve quelque
allégement à ses infortunes dans l'amitié de Georges Keith,
maréchal héréditaire d'Ecosse : il y demeure deux ans et demi, --
troublé par des menaces d'excommunication du consistoire
protestant, ou par les petites tracasseries qu'excite la singu-
larité de son costume d'Arménien, et enfin chassé par l'nstuce
de Thérèse, qui, lasse du séjour, organise contre lui, pour
l'effrayer, le simulacre d'une agression nocturne. Il passe
ensuite quelques mois heureux au milieu du lac de Bienne,
dans l'île de Saint-Pierre, dont il nous a laissé une si ravissante
description, mais il en est bientôt expulsé par l'ordre du gou-
vernement de Berne. Dès lors, persuadé plus que jamais qu'il y
a une coalition d'intrigues contre lui, il traverse Paris (fin 1765)
et va en Angleterre, à Wootton, où l'attirent les promesses et
l'amitié de Hume. Amitié bien courte et bien orageuse, puisque
tn JEAN-JACQUES ROUSSEAU
Rousseau, d'ailleurs assombri par « les accès de mélancolie et
de spleen auxquels il est sujet », a des démêlés retentissants
avec l'historien anglais, qu'il accuse de faire cause commune
avec ses ennemis, et quitte l'Angleterre où il n'a séjourné que
/ six mois. Arrivé en France en mai 1767, il y reçoit, en maints
endroits, un chaleureux accueil, sur lequel l'autorité ferme
les yeux, et reste un an, sous le nom de Renou, à Trye (de
^ juin 4767 à août 1768), près de Gisors, dans un château que lui
offre le prince de Conti. Mais, toujours poussé par une inquié-
tude croissante, il s'établit non loin de Grenoble, à Bourgoin,
où il épouse Thérèse, puis à Monguîn, et enfin, malgré ses
anciennes préventions contre le séjour des grandes villes et ses
solennelles professions de vertu, il se fixe de nouveau à Paris
-^ (juillet 1770), où il retrouve ses amis, ses occupations, sa gloire,
et demeure huit ans, jusqu'en mai 1778, à la veille de sa mort.
Lettres polémiques. — Cette période de son existence,
à la juger de loin par les péripéties d'une sorte de vagabondage
à travers l'Europe et surtout par le récit des Confessions, paraît
très troublée, mais, examinée de près avec quelque critique,
elle offre bien des intervalles de repos, la sécurité de plusieurs
résidences, l'aisance provenant de revenus de librairie, plus de
sympathies, de santé et de bonheur que n'en avoue l'écrivain,
et, entre les accès de son mal, toute la lucidité et toute la puis-
sance du génie. Aussi les œuvres, et même les œuvres maî-
tresses, se pressent-elles durant cette époque et jusqu'à la fin;
seulement, comme il faut s'y attendre, puisque le malheureux
découvre partout des ennemis, réels ou supposés, elles con-
tiennent surtout son apologie. Telle est, en 1763, cette éloquente
/ Lettre à Christophe de Beaumont, archevêque de Paris, qui avait
fait un mandement pour condamner Y Emile « comme contenant
une doctrine abominable, propre à renverser la loi naturelle et
à détruire les fondements de la religion chrétienne ». Dans cette
lettre, Rousseau défend surtout la profession de foi de son
vicaire savoyard, où il reconnaît deux parties : la première
\ « est destinée à combattre le moderne matérialisme, à établir
l'existence de Dieu et la religion naturelle avec toute la force
dont l'auteur est capable » ; la seconde « propose des doutes et
des difficultés sur les révélations en général, donnant pourtant
DE LA FUITE A LA MORT 298
à la nôtre sa véritable certitude dans la pureté, la sainteté de
sa doctrine, et dans la sublimité toute divine de celui qui en
fut l'auteur ». Passages sig^nificatifs pour classer Rousseau
parmi ses contemporains : il est chrétien et respectueux même
à l'ég-ard des invraisemblances qu'il reproche à la Révélation,
tandis que les encyclopédistes ne sont ni l'un ni l'autre. Il a
pris ce qu'ont de commun toutes les religions, pour en former,
avec quelques dogmes, une supérieure aux églises particulières
et divisées, théologique à la fois et positive, sorte de théisme
d'érudition, mais imprégné de l'esprit évangélique, et prétendant
concilier la libre pensée avec la Bible.
hes Lettres écrites de la Montagne ^ publiées en 1764, pour
soutenir le parti des citoyens et des bourgeois qui désapprou-
vaient, à Genève, la transgression des lois dans le décret lancé
contre Rousseau, ont, au début, le même caractère et traitent le
même sujet que la Lettre à M. de Beaumont. L'écrivain prétend
avoir voulu laisser le christianisme « dans son véritable esprit » ;
il l'a réduit au credo de la religion naturelle, a donné le pas à
la morale qui rapproche sur la théologie qui sépare, et, pour
cette œuvre, s'il a encouru les condamnations des hommes, il
compte sur la reconnaissance de Dieu, auquel il pourra dire, en
parlant du livre qui lui a valu l'exil hors de France : « Daigne
juger dans ta clémence un homme faible; j'ai fait le mal sur la
terre, mais j'ai publié cet écrit ». Il est donc accusé d'irréli-
gion pour avoir cru comme le clergé de sa patrie, et l'avoir
présenté, sans le désigner, « en exemple aux autres théolo-
giens » ; il est décrété, parce qu'il a essayé de redonner le sens
religieux à un siècle incrédule. Enfin, comme si cette impu-
tation d'impiété ne suffisait pas, on l'accuse encore d'avoir,
dans le Contrat social, attaqué tous les gouvernements, lui qui
a préféré à tout autre celui de son pays. Ainsi on lui tourne à
crime ce qui fait son orgueil de réformé et de citoyen. Et il
insiste sur cette contradiction avec une irrésistible puissance
d'argumentation et d'ironie; il montre même que l'on a violé la
constitution de Genève et porté atteinte aux privilèges et fonc-
tions des pouvoirs de l'État, pour arriver à ce risible résultat
d'une ville entière qui signale à l'Europe un aveugle esprit d'in-
conséquence et de persécution contre un de ses propres enfants.
296 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
Les « Confessions ». — Jusqu'ici Rousseau avait mêlé son
intérêt personnel à de graves sujets, mais sa personne, ses
malheurs mêmes disparaissaient dans l'ampleur des débats sou-
levés. Il va maintenant, dans ses Confessions, qui furent écrites
/ de 1761 à 1771, mais ne parurent qu'en 1781 et 1788, se
défendre lui-même et sa vie. Car c'est bien une apologie encore
- que ces attachants mémoires : il a voulu imposer aux autres le
sentiment de sa supériorité morale ainsi que de son génie, faire
son propre portrait, et juger un peu, lui vivant, de son renom
posthume, car il a lu ce livre dans des salons de Paris, comme
autrefois la Nouvelle Héloïse ou des pages de VEmile. Et pour-
quoi n'aurait-il pas lu son œuvre, puisqu'il avait eu la hardiesse
de la composer? Ne fallait-il pas, d'ailleurs, contre-miner les
souterraines manœuvres de ses ennemis? Aussi importe-t-il de
se rappeler son état mental pour comprendre la brutale fran-
chise de ses révélations. Il confesse tout, même les hontes
d'autrui; il ménage ceux-là seuls qui n'ont point irrité son
humeur ombrageuse, les femmes surtout, car, pour les hommes,
il ne les voit guère bons que dans les lointains souvenirs de sa
jeunesse, et il les juge, en vieillissant, avec une susceptibilité
croissante, au point de porter d'iniques accusations contre ses
meilleurs amis, tels que Duclos, et, à la fin, de ne marquer
de sympathie à aucun littérateur. Il convient donc de n'accepter
ses témoignages qu'avec beaucoup de réserve. On s'aperçoit,
à le lire attentivement, qu'il a commis de fréquentes orais-
^ sions et corrections du réel; que, trahi par l'insuffisance de sa
mémoire et par la prestigieuse puissance de son imagination,
/ il arrange et se trompe, sans avoir peut-être le désir de tromper.
Déjà nombreuses sont les erreurs qu'on a relevées sur les
points principaux, et la critique en découvrira bien d'autres.
Mais, si le lecteur doit rester toujours en éveil lorsqu'il veut
se servir des Confessions comme de pièces biographiques et
de documents d'histoire littéraire, il peut s'abandonner sans
hésitation aux séductions d'un récit fait avec un art achevé.
Tout s'y trouve, variété des acteurs, des âges, des situations,
des pays, des paysages; charme d'épisodes ordinaires qui
s'élèvent à la plus haute inspiration par la limpidité et la force
de l'émotion ; originalité d'un homme qui a su tour à tour
DE LA FUITE A LA MORT 297
cacher sa vie et la dissiper en recherches de positions, d'idéal
ou de paix. On l'admire d'avoir formé seul et par d'opiniâtres
études un esprit rénovateur; enfin on trouve la clef et l'excuse
de ses paradoxes ou de ses malheurs, car la narration nous
montre un sensitif chez qui l'infirmité de la volonté n'avait
d'égale que la vigueur de la conception.
Mais, outre son intérêt humain et dramatique, cette œuvre,
bien mieux que la Nouvelle Héloise, révèle à la littérature un
sens nouveau. Rousseau a connu les choses, peut-on dire, avant
de connaître ses semblables, et il a recherché les unes d'un
amour grandissant, tandis qu'il poursuivait les autres d'une
haine ou d'une méfiance qui s'accrut jusqu'à sa mort. Il nous I
intéresse ainsi aux bords du lac Léman, au verger des Char-
mettes, aux sites de l'Hermitage et de Montmorency, à l'île de
Saint-Pierre, même à un cerisier. En peignant les divers cadres
de son existence et montrant combien il avait eu ses impres-
sions de joie ou de tristesse agrandies par la sympathie obscure
des objets externes, il apprenait à un siècle amoureux de tradi-
tions et d'artifices, quelle poésie pouvait receler une vie de per-
sonnage sans nom ni héroïques aventures. Partout il montrait
cet être humain qui devait bientôt encombrer l'histoire et les
lettres de ses faits et de ses pensées, et, au-dessus comme à
côté, il dévoilait la nature, la grande dédaignée, qui allait être
émancipée par une révolution littéraire, avant même que les
Français le fussent par une révolution politique. D'autre part,
ce récit mêlé de descriptions qui sont une partie de la biogra-
phie, ne captive pas moins par les mérites tout nouveaux du
style. Nous n'avons plus la phrase tendue et aiguë, nerveuse-
ment condensée pour l'argumentation et symétrisée pour le
trait, qui caractérise Rousseau polémiste : nous découvrons une
diction qui prend aisément les tons les plus variés, nous pré-
sente un Jean-Jacques inconnu, souriant et apaisé, se trouve
égale au conte, à l'anecdote, aux affaires, à la satire, s'enrichit
de nombreux vocabulaires, élève à la dignité littéraire les locu-
tions de chaque jour, et môle en soi, sans disparates, le noble
et le commun et jusqu'à des provincialismes. Voilà bien la
langue du genre : l'écrivain y a prodigué les ressources de son
art, parce qu'il a eu, dans sa vie, toutes les vicissitudes de haut
298 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
et (le bas, et, devant l'unh'ers, toutes les impressions d'un
sublime contemplateur.
Les dernières œuvres; la mort. — Rousseau croyait,
sans doute, en rédigeant ses Confessions, écrire son dernier
ouvrage, mais il avait compté sans les obligations de la gloire.
La Pologne, agitée et proche de son démembrement, lui deman-
dait une Constitution qui la sauvât : il la lui donna, quoique
trop tard pour arracher les Polonais à leurs dissensions et à
leur ruine. L'œuvre vaut qu'on la médite, mais comme nous y
sommes loin du Contrat social ! L'auteur en vient à la philo-
sophie de YEsprit des Lois. Il est éclectique, empirique, obser-
vateur et respectueux des faits, convaincu que chaque forme de
gouvernement peut avoir sa bonté intrinsèque; il accepte la
coopération du temps, parce qu'il veut réformer, non l'exté-
rieur, mais l'esprit même d'une nation ; il épie l'occasion favo-
rable, échelonne les changements, se préoccupe de la race, du
passé, de l'étendue des territoires à gouverner, des intérêts
acquis même contre toute équité; il est enfin pour la transac-
tion plutôt que pour la lutte. Les auteurs des constitutions
a priori se sont bien gardés, sous la Révolution et depuis,
d'imiter tant de réserve et de méditer cette parole : « Je ne dis
pas qu'il faille laisser les choses dans l'état où elles sont ; mais
je dis qu'il n'y faut toucher qu'avec une circonspection
extrême ».
On peut donc avancer que Rousseau n'a cessé d'amender ses
idées politiques. Il prend d'abord le contre-pied de toute orga-
nisation sociale avec la fable de l'état de nature, où il reconnaît
aux humains l'égalité parfaite et tous les droits sans aucun
devoir; il construit ensuite un État modèle où il groupe et
ordonne ces mêmes humains en consacrant l'inégalité par l'ins-
titution de la propriété, et en faisant correspondre les droits aux
devoirs; enfin, il condescend à ces déformations de la théorie
que cause la relativité des choses, donne à la plupart des Polo-
nais plus de devoirs que de droits, et ne leur permet d'espérer
la conquête de ces quelques droits que par un acheminement
d'infinies gradations et précautions. Il passe la seconde partie
de sa vie à faire oublier ses débuts de publiciste; il commence
on négateur révolutionnaire et finit en opportuniste timoré; à
DE LA FUITE A LA MORT 299
mesure qu'il étudie mieux ses semblables, il révoque davantage
en doute leur capacité d'idéal et d'absolu.
Mais, s'il connaît mieux quelles souples conventions doivent
régir les rapports des hommes entre eux, il se trompe de plus
en plus sur les rapports des hommes avec lui-même. Il écrit,
de 1173 à 1776, les trois dialogues intitulés Rousseau juge de
Jean-Jacques, où l'on ne sait ce qui doit le plus étonner, le
trouble de son imagination ou la force de sa dialectique. Il
revient, avec la monomanie de la persécution, sur les « murs
de ténèbres » qu'on élève autour de lui, sur l'universelle cons-
piration des passants, des ouvriers, des gens de lettres, etc.,
contre son honneur et son bonheur. Cependant tout Rousseau est
encore dans ces observations d'un malade. On ne peut s'empêcher
d'admirer par quel courant pressé d'idées et de sentiments le
malheureux auteur a su, en partant de l'imaginaire ou de
l'hyperbole, s'élever à la plus haute éloquence et déguiser le
délire sous les plus belles formes de l'art oratoire. Il a même
donné à ses plaintes je ne sais quoi d'amèrement et irréguliè-
rement douloureux, semblable à une harmonie exécutée sur un
instrument dont quelques cordes vibreraient à faux.
Les Révélées d'un promeneur solitaire, composées en 1777 et
1778, peu de temps avant la mort, accusent encore davantage
son dérangement d'esprit. Il croit à une étroite complicité « de la
fortune et des décrets éternels » pour le poursuivre ; il n'a plus
qu'un recours dans ses souffrances, c'est, détesté par l'humanité,
de « chercher parmi les animaux le regard de la bienveillance ».
Surtout il revient avec passion à la botanique qu'il avait aban-
donnée, et qu'il cultive en savant autant qu'en poète, par l'étude
des méthodes, la comparaison des nomenclatures, la confection
des herbiers, l'échange des plantes. Herboriste et rêveur, il
est ainsi tout entier au commerce du monde extérieur : « Je
sens des extases, des ravissements inexprimables à me fondre,
pour ainsi dire, dans le système des êtres, à m'identifier avec
la nature entière ». Et, comme le monde est moins une immense
composition unifiée et concentrée qu'une mosaïque de décors
juxtaposés, un groupement d'existences et de réalités se modi-
fiant par des influences mutuelles, il comprend que tout est
activité autour de lui, et que la beauté, grandiose dans les pano-
300 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
ramas, a plus do charme délicat et attendrissant dans les
scènes raccourcies ou fugitives. Il se met alors à « détailler
le spectacle de là nature » qu'il n'avait jusqu'ici contemplé
« qu'en masse et dans son ensemble ». De ce changement de
goût proviennent un souci différent du pittoresque et une poé-
tique de plus en plus affinée. On peut y rapporter, dans la
cinquième promenade, la magnifique rêverie sur la grève de
l'île de Saint-Pierre : « Quand le soir approchait... etc. » Que
l'on compare ceci avec la page de Y Emile où Rousseau nous
décrit un lever de soleil : cette description si fameuse forme un
tableau qui, malgré bien des nouveautés de sentiment et de
plume, ne démentirait pas la signature de l'abbé Delille ou de
tout autre écrivain un peu imaginatif du xvni* siècle ; analysez-
la, et vous y trouverez des procédés qui rappellent les préceptes
de Bufibn dans le Discours sur le style. Elle convient, non pas
à une aube déterminée, mais à toutes celles qui n'ont pas de
nuages; elle contient un résumé, une synthèse des levers du
soleil, un lever quasi scientifique et idéal. L'emploi des géné-
ralités y atténue trop le concret : l'abstraction y prend substance,
forme et couleur autant qu'elle le peut sans cesser d'être elle-
même. C'est donc une inspiration classique encore, quoiqu'elle
révèle des traces de transition et de transformation. Mais,
comme Rousseau fut aussi évolutif et flexible dans sa technique
de descriptif que dans sa politique, il ne cessa pas de travailler
à sa découverte essentielle, qui fut de particulariser de plus
en plus les motifs de peinture littéraire. Et cet art supérieur, il
me paraît l'avoir atteint sur le tard, avec les Rêveries. Dans ce
dernier ouvrage, il employait son suprême secret d'ouvrier,
celui d'interpréter le verbe des choses à force de se désinté-
resser de son âme pour entrer dans la leur. Il n'avait plus rien
à trouver pour les lettres, et tel était le désordre de sa sensibi-
lité qu'il ne pouvait plus espérer jouir de son génie, La mort
devait donc lui être un bienfait. Elle survint, en une terre
du marquis de Girardin, à Ermenonville, où il s'était réfugié
pendant une nouvelle crise d'hypocondrie qui lui rendait impos-
sible tout séjour prolongé dans un même lieu.
Jugement général sur Rousseau. — Et maintenant
quelle a été l'influence de Rousseau? Plus grande qu'on ne
DE LA FUITE A LA MORT 301
saurait diro, puisqu'elle dure encore. C'est de lui que viennent
une bonne partie des idées dont s'inspira le xYiii" siècle finis-
sant et que le nôtre a reçues. On peut affirmer qu'il contribua
plus que personne à opérer la Révolution dans les esprits,
avant qu'elle fût dans les faits. Voltaire et les encyclopédistes
avaient abattu traditions, systèmes et croyances, chacun sui-
vant son tempérament ou ses haines, mais un peu au hasard
d'une mèléo ronfuse : à peine avaient-ils, qh et là, indiqué
quelques principes nouveaux, trop audacieux, du reste, comme
ceux d'Helvetius, d'Holbach et Diderot, pour servir à une
reconstitution des cadres de la vie morale et politique. Si
l'on excepte la notion de tolérance, on n'a hérité de ces philo-
sophes aucune doctrine qui soit sans dangereux alliage et
réellement positive et inspiratrice dans l'éducation de l'individu
et du corps social. Les doutes sur l'humanité et sur le vrai,
présentés, d'ailleurs, avec l'exagération propre aux polémistes,
n'ont pas d'efficacité pédagogique pour l'enfant; le pessimisme
boufibn de Candide est dénué de haute moralité pour l'adulte; la
philosophie de l'intérêt, le bafouement de la patrie et le rêve
d'un Etat international ne recèlent aucune vertu organisatrice
des sociétés. Contre des publicistes trop admirateurs du passé,
malgré ses institutions vermoulues, ou trop hâtifs avant-coureurs
d'un avenir sans doute irréalisable, Rousseau se dresse avec
un idéal pratique qui convient, en grande partie, à l'enfant, à
l'homme et aux peuples. Encore qu'il doive nous laisser entre
deux utopies contradictoires, rétrograde avec les Discours^
chimériquement radical avec une portion du Contrat social, il
construit à partir de VÉmile. Il reproduit sa fiction satirique
de l'état de nature sous la forme adoucie et spéculativement
discutable d'une pureté primordiale de la race humaine. Et
cette intégrité native de l'esprit il l'augmente ou tout au moins
la sauvegarde par une discipline qui contraint la raison à ne
relever que de soi et de son énergie. Il ruine ainsi la routine
et popularise des méthodes qui, nées françaises, vont bientôt
conquérir le monde. Il tire tout ce que pouvait comporter d'uti-
lité éducative ce principe de la Réforme que chaque créature
humaine ne doit demander qu'à elle-même sa lumière intérieure,
sa moralité, son ouverture sur le beau, les choses et l'infini.
/^
302 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
Mais peut-être Rousseau se distingue- t-il parmi ses rivaux
^ moins encore par sa pédagogie que par sa politique. La plupart
d'entre eux n'avaient pas le goût d'en bas contre les prestiges
d'en haut et ne cherchaient guère qu'un affranchissement phi-
losophique de l'humanité. Jean-Jacques, au contraire, malgré
sa résolution de n'attaquer aucun gouvernement, ressentait
toutes les impatiences du peuple, dont il était : il en exprime
les révoltes, les désirs légitimes et les ambitieuses espérances.
Aussi, après avoir revendiqué, pour l'enfant, la liberté de crois-
/ sance en tous sens, fonde-t-il la société sur l'hypothèse le plus
favorable à la liberté de l'homme, sur un contrat mutuel, qui
fait compatir l'activité de chacun et la sûreté de tous. Il amène
ainsi à la lumière et sur la scène le tiers-état, justifie d'avance
la brochure de Siéyès, non moins que le vote par tête, et pré-
pare les esprits à ce qui n'existera qu'après 4789. A la distinc-
tion traditionnelle des trois ordres, il oppose l'égalisation de
\ tous; au dogme du droit divin dos rois, celui du droit laïque
et populaire. Il apporte des doctrines constitutionnelles et éco-
nomiques dont la hardiesse effraiera la Constituante, mais qui
seront réalisées par la Convention. Il transmet aux conven-
" tionnels l'esprit jacobin, la doctrine de la souveraineté absolue
et incommunicable de la nation, et colle du salut public; il
• leur lègue aussi l'idée de la « profession de foi purement civile »,
qui deviendra la religion de l'Etre suprême et de la Raison,
ou celle des théophilanthropes, c'est-à-dire une tentative pour
rejeter dans le siècle la fonction ot l'influence du prêtre, et pour
introduire la philosophie jusqu'auprès des autels. Pourtant,
qu'on y prenne bien garde, il reste, à cause de son commerce
fréquent avec la Bible, une imagination pleine d'aspirations
évangéliques : c'est même dans le point de vue de penseur sim-
plement chrétien, librement protestant, qu'il faut chercher son
unité morale et l'explication de ses œuvres diverses. Il croit à
toutes heureuses ou clémentes manifestations de la volonté
divine; à une félicité paradisiaque au début des siècles; à la
- révélation assidue de Dieu au fond de la conscience ; à l'action
vigilante d'une Providence qui fait triompher sa justice par la
toute-puissance des sanctions terrestres et des posthumes.
-^ C'est qu'il séduit beaucoup moins par ses paradoxes que par
DE LA FUITE A LA MORT 303
la contagion de ses passions. Spéculatif, il respecte Dieu, l'àme,
la volonté, l'enfant, le citoyen, la cité; il dompte surtout les
têtes lucides qui se meuvent à l'aise dans le monde des abstrac-
tions, et ne domine par là qu'une portion de notre histoire et
qu'une école politique. Tout au contraire, lorsque, romancier,
il s'abandonne à sa sensibilité, il a une bien autre influence.
L'homme abstrait qu'il avait formé, il en avait régi l'activité par
une règle de foi, d'équité politique, d'idéal romain, de nobles
instincts, et lui avait reconnu de multiples titres à toutes les
satisfactions d'ici-bas ; l'homme réel qu'il peint dans son roman,
ses Confessions^ ses Rêveries, est un être affranchi de tout, hors
de ses désirs, subordonnant à soi les obligations domestiques ou
sociales, incapable de fonder la famille ou «le la respecter fondée
par un autre, concevant l'amour avec un tel déséquilibre mental
qu'il a peur de la volupté. Par là, il égare presque tous ses
contemporains, car tout le monde comprend la morale du
droit au plaisir et personne ne redoute, malgré l'exemple de
Jean-Jacques, les désolantes réactions des convoitises exagé-
rées. Il fait école de héros aussi inaptes à l'action que raison-
neurs sur tout, parce que, placés en dehors de la vie régulière
et des devoirs qui retiennent et apaisent, ils n'ont que l'occu-
pation de volatiliser leurs concepts et d'exacerber leurs sens
à force d'analyser à vide. Ce sont des emportés qui, fils d'un
malade et même d'un dément, concentrent en eux, pour d'inces-
santes jouissances, tous les mouvements du monde; se pardon-
nent beaucoup, car ils ont la superstition des vertus antiques;
représentent, d'ailleurs, la foule démocratique qui gronde ou
se plaint, étant dépourvue des privilèges du sang et de l'or;
enfin décèlent la folie des grandeurs propre aux intelligences
troublées, et une incurable tristesse, subtile distinction de
ceux qui regardent de haut la vanité des choses et la fugacité des
plaisirs. Saint-Preux est le père de Werther, de René, etc. Le
roman et la poésie de nos jours, avec leur glorification du moi,
mesure et juge suprêmes, supérieur aux entraves des éthiques
humaines, et jamais si orgueilleux que dans ses fautes, puisque,
par exception ou inspiration, il a le piquant de déroger à la
vulgarité et à l'uniformité de la loi; tout cela, avec lyrisme,
fureurs, désenchantements et larmes, vient de Rousseau.
304 .lEAN-JAGQUES ROUSSEAU
Et ce n'est pas tout. S'il ne tire pas assez des hommes pour
son ambition, de la femme pour son cœur, de la science pour
sa tête, vu que ce sont sources empoisonnées ou desséchantes,
il demande à l'univers une indéfectible fraîcheur d'impres-
sions. Or, ici, il s'épanouit parce que, pensant et sentant à
la fois, là où Buffon n'avait trouvé que la nécessité il voit la
t bonté, il touche le créateur et peut enflammer le sens pitto-
resque par le sens religieux. Devant les prestig-es du ciel, les
consciences n'ont plus de castes, et la primauté échoit à la plus
vibrante; elles ne craignent pas la lassitude, car elles per-
çoivent l'éternel; elles éprouvent l'allégresse d'une révélation,
puisqu'elles découvrent les titres d'une nature trop enroturée
jusqu'alors, et qu'elles se désaltèrent à un jet de poésie aussi
inconnu qu'intarissable. Rousseau avait fait du plébéien l'émule
théorique du noble; il fit de la campagne l'égale des villes et de
la cour : ou plutôt il donna le premier rang à la campagne,
parce que là où il y a moins de l'homme, il y a plus de Dieu.
Enfin ce renouveau qui enrichissait les âmes et les lettres,
fut favorisé par une langue appropriée. Elle n'a ni la distinction,
ni la grâce, dons de noble origine, d'alcôve ou de salon; ni
l'esprit, dont on surabonde en France dans le commun; ni la
gentillesse qui convient aux riens. Mais elle possède quelque
chose du français que parlaient les ancêtres de Jean-Jacques;
elle garde la force des vieux écrivains, non dégénérée en aris-
tocratiques mièvreries. Rousseau la signe d'une marque propre ;
il la manie avec une raison robuste qui dédaigne la manière,
en penseur qui a attendu quarante ans pour se faire un style, et
s'est nourri du suc des meilleurs esprits; il la rend souple et
ferme, nerveuse et agile, moins capable de période que d'un
mouvement impétueux et irrésistible de dialectique; il la trempe
et la colore, lui donne le tour et le son oratoires, la porte à l'élo-
quence concentrée, sévère ou ironique, véhémente ou amère,
dans les sujets les plus abstraits; il en augmente la puissance
parce qu'il la façonne à la symétrie, à l'antithèse des idées, et
qu'il l'appointe en lame aiguë et pénétrante; il lui ôte un peu de
sa classique gravité par un mélange de familiarité populaire; il
la déshabitue des solennités de la chaire, afin de la préparer aux
éclats de la tribune; il en grossit les couleurs et le ton; il en
BERNARDIN DE SAINT-PIERRE 30»
ji^auchit un peu la façon, s'il n'en altère pas la qualité; mais il
l'assouplit par tout ce qu'elle a maintenant à exprimer, les
revendications du citoyen, les tristesses de l'homme; il la varie
ot l'étond avec le langage pittoresque, et, désireux de compenser
les pertes qu'elle a subies, il l'habitue à la contrainte du nombre;
avec ce tempérament musical qui fit de lui un grand composi-
teur pour l'époque, il lui découvre une harmonie dont on ne la
croyait pas susceptible, et la conduit, sans lui permettre d'excéder
les limites ni le génie de la prose, jusqu'aux confins et au
pouvoir expressif de la poésie.
IV, — Bernardin de Saint-Pierre,
Biographie. — Avec de tels moyens pour devenir chef
d'école, Rousseau ne devait pas manquer de disciples. Le plus
distingué tout ensemble et le plus docile fut Bernardin de
Saint-Pierre, né au Havre le 19 janvier 1737. Celui-ci, trop
abandonné aussi à lui-môme pour sa propre éducation, trouve,
dans les Vies des Sai7its et Rohinson Crusoé, l'aliment d'idéal
que le Genevois avait tiré de Plutarque; il y puise un goût
de la solitude voisin de l'insociabilité, et, comme il soulTre
d'une inquiétude mentale qui paraît avoir été héréditaire,
puisqu'après l'avoir approché de l'aliénation, elle y fît sombrer
un de ses frères et son propre fils, il se montre, dès l'enfance,
fantasque et maladivement ambitieux. Avant même l'adoles-
cence, il vagabonde, comme Jean-Jacques, à travers la terre,
et prélude, par une équipée en Amérique, à l'instabilité d'une
existence agitée. D'abord élève des Ponts et Chaussées, puis
officier dans le corps de l'artillerie, en 17G0, pendant la cam-
pagne d'Allemagne, d'où il revient disgracié, et à Malte, qu'il
(|uitte après des querelles avec les ingénieurs ordinaires, il
abandonne tout emploi et prend le parti de parcourir l'Europe,
pour chercher fortune. 11 séjourne ainsi, grâce à des libéralités
d'amis, en Hollande, en Russie, où il est nommé sous-lieu-
tenant du génie; en Pologne, dont il s'éloigne malgré une
liaison romanesque avec une princesse, Marie Miesnik, qui
Histoire de la lamcue. VI. 2U
306 ROUSSEAU ET B. DE SAINT-PIERRE
sera sa Sophie d'Houdetot. Ensuite il visite l'Autriche et l'Alle-
magne. Envoyé enfin à l'Ile de France, comme capitaine
ingénieur du roi, il se brouille encore avec ses collègues,
et débarque à Lorient en 1771. A Paris, occupé surtout de
réclamations ou pétitions, et vivant de gratifications, il se lie
avec les philosophes, desquels il se sépare bientôt, et avec
Rousseau, vers qui le pousse une affinité d'humeur et de pensée.
Il publie tour à tour le Voyagea file de France (1773), qui fait
peu de bruit; les Etudes de la Nature (1784), qui en font beau-
coup; Paul et Virginie (1787), unanimement populaire dès son
apparition; puis, durant la Révolution, les Vœux d'un solitaire
(1789), livre d'à-propos politique, et la Chaumière indienne (1790),
conte polémique suivant ses propres principes et la manière de
Voltaire. Devenu célèbre, ilobtient de nombreuses faveurs :
de la Révolution, l'intendance du Jardin des plantes, des cours
à l'Ecole normale et une place à l'Institut; de l'Empire, la
Légion d'honneur et des pensions. Veuf d'une première femme
qui était de la famille des Didot, il se remarie, à l'âge de
soixante-trois ans, a^ec une jeune pensionnaire. Il passe les
dernières années de sa vie choyé dans son ménage, mais diffi-
cile confrère à l'Académie, où il demeure le chamj)ion têtu de
grossières erreurs scientifiques. Il meurt le 21 janvier 1814,
plus regretté par les lecteurs que par les auteurs de son temps.
Les « Études » et les « Harmonies ». — A vrai dire, ori-
ginal comme romancier, il est, en philosophie, un fort médiocre
1 continuateur de Rousseau. Le maître, avec autant d'habileté
que de véhémence, s'était servi d'une fiction pour étonner et
charmer son siècle, mais, la guerre une fois déclarée à la civili-
sation plutôt qu'aux principes et aux méthodes des sciences, il
ne s'était pas embarrassé de reconstituer le savoir, sans initia-
tion préalable, avec des procédés de profane et d'ignorant; il
avait vite transformé sa chimérique donnée et en avait tiré une
doctrine de la vie individuelle et de la vie sociale, de l'éduca-
tion et de la politique. Le disciple a de bien autres préten-
tions. Et d'abord il attaque, dans ses Etudes, les savants et
^ les philosophes, suppôts du matérialisme, puis, après ce début
maladroitement inspiré de rancunes personnelles, il reprend
le dogme fondamental de Jean-Jacques, et il l'amplifie par
BERNARDIN DE SAINT-PIERRE 307
cette assertion que toute la création est bonne en soi, comme
œuvre et témoig^nage d'une cause intelligente et bienfaisante.
Il s'établit le défenseur de la Divinité avec une foi qui vient de
ses premières années, et qui a été entretenue en lui par les
heureux dénouements des nombreux actes d'une vie aventu-
reuse. Il énumère et réfute les objections empruntées, contre
la Providence, aux désordres du globe, du règne végétal, du
règne animal, du genre humain, et à l'incompréhensibilité de
l'essence et des attributs divins {Et., I-VII). Toute cette partie
de son livre, qui est une réplique aux libertins, n'a pas plus de
profondeur que de charité. L'apologiste traite son sujet, non
pas en métaphysicien ni en théologien, mais en voyageur qui
fait servir continents, montagnes, mers, pôles, marées,
fleuves, etc., à une réfutation des encyclopédistes. Il détaille
une ample provision de souvenirs sans contrôle et sans plan,
pour prouver que la terre a été minutieusement adaptée à son
rôle de bienfaitrice des êtres vivants, et que, dans cette immense
fabrique de la planète, il n'y a masse, contour, trait ni cou-
leur r{ui ne soit un chef-d'œuvre de bonté autant que de
décoration. Le polémiste retourne l'axiome de la finalité avec
une inépuisable complaisance^ et met, à imaginer des fins
cachées, une telle ingéniosité de conjectures, qu'il peut sem-
bler, suivant le point de vue, être le Gessner ou le Scarron de
la nature, tant son éloge est près de la fadeur ou de la parodie.
Il fait de la philosophie en lauréat de mathématiques qui entend
détourner au profit de sa thèse l'incalculable quantité de maté-
riaux amassés, dans un autre but, par les géomètres et les natu-
ralistes. Il veut sanctifier les sciences expérimentales pour
(ju'elles deviennent les auxiliaires d'une théodicée sentimen-
talisée.
Bien plus, il tente de démontrer, dans son Elude IX, que
géométrie, mécanique, physique, chimie, sont fondées sur de
croulantes bases, étant aussi loin du vrai que de la vertu. Il
conteste la gravitation, immobilise la Terre, aplatit l'équateur,
renfle le pôle, fait tourner le soleil d'un méridien à l'autre,
explique les marées par la fusion des glaces polaires, conteste
les théorèmes de l'égalité entre l'action et la réaction, entre
l'angle d'incidence et celui de réflexion, etc., bref, veut ramener,
308 ROUSSEAU ET B. DE SAINT-PIERRE
non plus seulement les savants, mais la science elle-même à sa
simplicité primitive avant l'attentat contre l'arbre d'Éden.
Enfin il reconstruit, lui aussi, après avoir détruit. D'un
examen des choses entrepris par un homme qui recueille la
sagesse des anciens jours, et qui n'emploie équations, balances,
ni lentilles, il extrait des lois nouvelles, point mécaniques ni
physiologiques, point mesurables ni calculables, mais esthé-
tiques, peut-on dire. Il proclame que, par une combinaison de
rapports qui s'appellent convenance, ordre, harmonie, conso-
nance, progression et contraste, la cause première règle formes,
couleurs et mouvements, crée tout, entretient tout, fait œuvre
solide et artistique, explicable pour le contemplateur, admirable
pour l'ignorant. Et il le prouve par une application de ses prin-
cipes au règne végétal. Condamnant l'exemple de Linné et
de Tournefort, qui ordonnent les plantes par la considération
de leurs organes essentiels, il les classe, par leurs relations
harmoniques avec les éléments, avec elles-mêmes, avec les ani-
maux et l'homme. Puis, satisfait de cette épreuve, et dédai-
gnant de révolutionner la géométrie et la chimie, il cherche les
lois morales de la nature. Il affirme que tous nos sens, le goût,
l'odorat, la vue, l'ouïe, le tact, nous donnent un incessant témoi-
gnage de nos misères, parce que, à la limite extrême de nos
sensations, au dernier terme de l'exaltation par les saveurs,
l'ivresse, les parfums, la musique, etc., nous touchons à l'infini,
à Dieu. Quand il a ainsi spiritualisé le corps et avancé que
cette voie des sens, tant suivie par les encyclopédistes pour
conduire au matérialisme et à l'athéisme, mène tout droit à
l'Être suprême, il étudie l'âme et y démêle des sentiments qui
tous ont un caractère divin ou nous élèvent à la Divinité, à
savoir les sentiments de l'innocence, de la piété, de l'amour
de la patrie, de l'admiration, du merveilleux, du mystère, de
l'ignorance, de la mélancolie, des ruines, de la solitude, etc.
Ses définitions posées, il essaie à son tour, par un procédé
d'investigation opposé à celui des sensualistes et de son maître,
d'employer sa découverte à la réforme de son siècle. Il étudie
d'abord Dieu {Et. XII), puis descend vers la société {Et. XIII),
qu'il ne refait point en constituant les droits politiques et la
souveraineté du citoyen, mais qu'il rend heureuse à sa manière,
BERNARDIN UE SAINT-PIERRE 309
car il crée des conseils de consolation, construit des hôpitaux,
plante des arbres, fonde un Elysée, où seront enterrés les
propagateurs des végétaux utiles et les personnes vertueuses,
établissement placé sous la protection du peuple et pourvu du
droit d'asile, comme les temples antiques ou les églises du
moyen âge. Enfin, de la société il passe à l'enfant {El. XIV), et
donne un plan d'éducation collective et nationale. Il bâtit des
Écoles de la patrie, vastes monuments en amphithéâtre, où
l'instruction, surtout morale et affranchie des langues mortes,
est donnée par les meilleurs pères, sous la surveillance des
magistrats; il assigne, à lencontre de Rousseau, le premier
rang à la religion, et fait le plus souvent distribuer le savoir
pendant des promenades, suivant la manière des péripatéti-
ciens. Il regrette même de ne pouvoir élever ensemble les
Emiles et les Sophies, les filles et les garçons.
La doctrine nouvelle est-elle ainsi épuisée? Non, certes,
puisque la force en consiste à dévoiler le rare et le caché de
fins surnaturelles sans nombre. Bernardin de Saint-Pierre s'était
tenu, dans ses Études, sous Louis XVI, au dogme poétique
de la Providence et à un christianisme sentimental, ami
des simples; mais, après la dispersion du clergé et l'instaura-
tion du culte de l'Être suprême, il croit l'heure venue pour
apporter à la nation les convictions et les croyances dont elle
manque. Chargé, d'ailleurs, d'un cours de morale à l'Ecole
normale, il compose ses Harmonies, où, reprenant la matière
des Études X et XI, il affirme qu' « il doit résulter, sans doute,
des harmonies de la nature, une religion et une morale plus
solidement établies que celles qui ne s'appuient que sur des
livres ». Il entasse alors une monstrueuse encyclopédie; il
s'efforce, cette fois, de refaire chaque science, et, analyses de
l'air, marées, tremblements de terre, physiologie des végétaux
et de l'homme, hypothèses sur l'âme, astrologie, mythologie,
il môle tout pour la justification d'ambitieux a priori. Il
décompose le monde en formes symétriques ou contrastées ;
dévoile, dans les éléments, une conscience et des vertus; lie le
soleil et la lune par une affection fraternelle; impose des devoirs
à l'humanité d'après la même loi qui régit les astres et les
arbres, et donne, en quelque sorte, à l'éthique un universel
3tO ROUSSEAU ET B. DE SAINT-PIERRE
domaine, puisqu'elle se confond avec l'ordre physique et même,
peut-on dire, avec l'ordre mécanique et sidéral.
« Paul et Virginie ». — Bernardin de Saint-Pierre prête
trop à la critique par cette incompréhensible élucubration. Mais
cette utopie de l'état de nature qui n'avait d'abord suggéré à Rous-
seau que l'idée grossière de l'animal humain désintéressé de la
cité, de la famille et de la réflexion, puis un idéal d'amants
luttant en pleine Suisse, au cœur du vieux continent, contre
les conventions sociales, il la réalise, lui, avec un milieu appro-
prié, loin des capitales et de l'Europe, dans une île tropicale
depuis peu découverte, sans attache avec le passé. Il prend,
pour Saint-Preux et pour Julie, deux jeunes illettrés qui ne
savent que leur cœur, et il les pousse l'un vers l'autre et vers
le bonheur par l'indéracinable instinct de l'amour et du foyer.
Le gracieux couple a une beauté de monde naissant et
d'églogue ; il respire la candeur, l'ignorance et la félicité sur
un sol spontanément fécond, sous un soleil qui porte rarement
à l'action et tourne la fatigue de jienser en mollesse de rêve.
Mais quoi! La théorie n'est pas aussi indulgente que ce ciel
africain, et à peine permet-elle à nos deux héros de parvenir
à l'adolescence. Le romancier veut montrer la haute vertu des
mœurs archaïques antérieures à toute civilisation, et il fait
mourir Virginie du scrupule le plus conventionnel, mondain
et rafflné ; il tue la vierge avec bien plus d'inconséquence que
Rousseau la femme de Wolmar, car la créole est pure, et son
âge, ses désirs, ses devoirs, son fiancé, l'île entière, tout
conspire pour la sauver : c'est qu'il reproduit, dans son petit
roman, le dénouement de la Nouvelle Héloïse. D'autre part,
ne pouvant pas prêter à un de ses personnages si simples les
considérations élevées que Julie développe comme son testa-
ment philosophique, il les met dans la bouche d'un vieillard
d'Occident, solitaire et un peu misanthrope, et il conclut sa
courte vision d'âge d'or par des morts prématurées. Il prête à
l'existence primordiale et idyllique la même signification cha-
grine qu'a la civilisée; il la trouble par la fragilité de joies
subtiles et par l'impossibilité de parvenir à l'union conjugale ; il
se hâte de séparer les amants avant le mariage, sous prétexte
qu'une immatérielle réunion d'outre-tombe les sauvera seule
BERNARDIN DE SAINT-PIERRE 311
de la «louleur et même de leurs propres défaillances. A une
société que tiennent le souci du plaisir et l'insouciance de l'àme,
il vient déclarer, quoique théoricien de l'optimisme, qu'il n'est
rien de digne d'être vécu, excepté la vie hors des sens, rien de
stable et d'éternel sur la terre, même brute, que la souffrance.
Mais, s'il tient d'un autre sa fondamentale chimère et le
dénouement mélancolique par où se clôt son petit conte, il
reste original dans la conception et la pratique du pittoresque.
11 a voyagé plus que Rousseau, vu plus de pays contrastés, plus
de soleils différents de prestige et de lumière décoratrice.
Aussi a-t-il, à mon avis, un sens plus exquis, plus érudit de la
beauté des choses. Plusieurs de ses paysages de Russie, du
Cap, de l'Ile de France, de l'Ascension, sont d'un genre entiè-
rement nouveau. Dès 1763, et pendant les années mêmes où
son maître en était encore à ne voir autour de soi, à la manière
du Poussin, que les grands traits d'architecture du sol et les
masses de végétation, il dégage la physionomie de chaque
tableau ; il substitue aux scènes étendues et compliquées de l'art
classique les petites vues circonscrites, et il en renforce l'expres-
sion grâce à d'habiles procédés d'idéalisation qui ne déforment
pas le réel par la superposition de l'idée. De plus, il découvre
l'exotisme; il rehausse et simplifie le beau de la nature euro-
péenne par son entente du beau tropical; il peint les charmes
du globe dans plusieurs climats, et initie les Français à la
poésie dont ils sont entourés par la révélation de celle qui
abonde loin d'eux. 11 ouvre un nouveau monde, une partie
inexplorée de la planète à l'imagination et à l'art des roman-
ciers et de» voyageurs. Enfin, en véritable créateur, il apporte
la justification de sa pratique. Son Étude X ne contient guère
que des erreurs scientifiques, mais quels aperçus féconds pour
les chefsHl'a'uvre de la plume et du pinceau! 11 a entrevu le
premier l'importance du pittoresque, et il en a formulé quelques
lois pour les littérateurs et les peintres. Si Rousseau a, pour
ainsi dire, retrouvé le sentiment de la nature. Bernardin de Saint-
Pierre a été le législateur de l'art descriptif ; il a fait la théorie de
ce qui n'était qu'intuition de génie et d'ûme chez son maître.
Conclusion sur le maître et le disciple. — C'est par
où se ressemblent le plus ces deux écrivains qui ont, d'ail-
/
342 ROUSSEAU ET B. DE SAINT-PIERRE
leurs, tant de points d'affinité. Adversaires du dogme biblique
de la chute, que la plupart de leurs contemporains, même
sceptiques, acceptaient, ils condamnent la culture incessante
par les sciences et les arts, qui est la grande inspiration des
encyclopédistes, et croient que la société est une déformation
de la nature; [ils cherchent également, dans la peinture d'un
passé imaginaire, à la fois paradis et barbarie, le salut pour
l'homme et les corps sociaux. Mais l'un, vigoureux penseur,
refait l'enfant au moyen des sens et de la raison, faculté la
plus virile, à laquelle il commande de trouver l'idée du bien,
et de couronner son œuvre par la détermination de Dieu;
l'autre, rêveur et un peu féminin, développe, dans ses disciples,
le sentiment seul, les élève d'abord à l'être inaccessible pour
s'arrêter ensuite à la créature, et réduit la connaissance à tout
le fatras des intuitions personnelles, à quelque chose de bien
moins acceptable que les hypothèses des Ioniens sur le réel.
L'enfant est-il devenu homme, Rousseau le fait entrer dans
une organisation politique où le citoyen a les droits du premier
humain, sorti des mains de Dieu, et ne reconnaît d'autre auto-
rité que sa volonté d'accord avec celle de tous ; Bernardin de Saint-
Pierre, au contraire, pacifie villes et royaumes avec le précepte
évangélique de l'amour mutuel, et aboutit à un socialisme
humanitaire qui ouvre la France aux indigents cosmopolites, et
transforme Paris en caravansérail des deux mondes.
Ils forment ainsi une école, la plus unie de leur temps, la
plus influente sur le nôtre. Le maître nous domine encore par
son Emile et par son Contrat social. S'il a marqué sa théodicée
d'une empreinte trop particulière, sa prétention de connaître
l'inconnaissable a trouvé un correctif dans la sentimentalité du
disciple, qui a fait, avec son Etude XII, comme un pendant à
la profession de foi du vicaire savoyard, et nous a enseigné le
moyen de nous hausser au divin, sans syllogismes, théorèmes
ni formules, par les seules aspirations de la mélancolie et de la
rêverie, c'est-à-dire par tout ce qui alimente la croyance de
notre époque. Ensemble aussi, après avoir déchiffré le sceau
du créateur sur l'œuvre des sept jours, ils ont ambitionné de
mettre, dans leur littérature, le reflet des splendeurs de l'uni-
vers entier. Rousseau a frayé la voie en peignant les vastes
BERNAIIDIN DE SAINT-PIERRE 313
paysages Je Suisse et frappant ses contemporains par la magie
de quelques grandioses aspects de la terre; mais, le public une
fois conquis, c'est Bernardin de Saint-Pierre qui a fixé l'art si
subtil de chorcber, on quebjue sorte, la psychologie des choses
sous la multitude do leurs manières d'être, d'imaginer en elles
la véhémence et la qualité de nos passions, et de renforcer la
voix si frêle de notre âme par la sympathie et le concert sup-
posés des âmes inférieures du (irand-ïout. C'est pourquoi,
ayant agrandi leur conscience jusqu'à être le miroir et l'écho
de r'Incompréhensible et de l'Infini; habitués, du reste, par
une longue lutte contre la pauvreté et l'adversité, à une ten-
sion extraordinaire de leur énergie, et sujets à des troubles
d'esprit ou d'orgueil, tous deux, si contents de la Providence,
si convaincus que la terre ne peut être qu'une vallée de
joie, ont été mécontents d'eux-mêmes et des hommes. Ou
plutôt ils onî demandé à la nature la paix du silence, le ras-
sérénement de la subordination à des lois nécessaires, parce
qu'ils n'ont trouvé, dans le monde, que désenchantement pour
leurs rêves, discordance avec leurs désirs démesurés, rapetis-
sement et humiliation de leur personnalité, empiétement
continuel des difformités du réel sur la rectitude de l'idéal.
Trop passionnés et sensitifs, ils finirent, après avoir simplifié
ou supprimé la connaissance, par la glorification du non-étre.
Ils ont peint l'au-delà d'une manière troublante, sans avoir
les assurances de la foi. Ils ont surtout cherché la poésie
autour de ce qui tombe ou attriste. Ils sont devenus les repré
sentants d'un âge qui passait do l'orgie des sens à la lassitude
d'être, et qui fut bouleversé par la Révolution, que l'un avait
pressentie et annoncée, que l'autre traversa. Ils ont été les
seuls précurseurs du romantisme, les vrais préparateurs de notre
époque. Us ont légué à Chateaubriand ce que celui-ci sut
exploiter avec une plus prestigieuse pensée de pessimiste et de
désespéré, tout ce qui devait être le poison et l'ivresse, l'or et
les scories du drame et des romans de nos jours : le sentiment
religieux, qui se confondra avec celui des arts, sincm avec le
rêve, après le Génie du christianisme ; le sentiment de la nature
avec l'exotisme, auxquels le grand disciple n'ajoutera que de
raffinement littéraire par ses peintures de sauvages; enfin le
s- I
314 ROUSSEAU ET B. DE SAINT-PIERRE
sentiment du moi, avec ses enthousiasmes, ses dépressions et
ses désolations, sa convoitise de tout et sa satisfaction de rien,
tel qu'il éclate dans René. Ils furent les premiers atteints de ce
qu'on a appelé le mal du siècle, et ils nous l'ont rendu cher.
Ennemis de la civilisation, ils ont embelli ce que la civilisation
a de plus morbide et décourageant. Peut-être conviendrait-il
que cette dernière partie de leur héritage fût caduque; que
l'homme et les lettres prissent un moyen terme entre la
recherche de l'âge d'or et celle du progrès indéfini ; et que,
sans se désintéresser du passé et de l'avenir, ils reconnus-
sent quelque importance au présent, puisque le seul moyen
et même la seule raison qu'on ait encore trouvés de vivre,
sont d'aimer et de poétiser la vie.
BIBLIOGRAPHIE
J.-J. Rou!!$sea.u. — Œuvres complètes, publiées par Du Peyrou,
Genève, i 782-90 ; Œuvres inédiles de J.-J. Rousseau, suivies d'un Supplément
à rhistoire de sa vie et de ses ouvrages, par V.-D. Musset-Pathay, Paris,
1825. — Histoire de la vie et des ouvrages de J.-J. Rousseau, par Musset
Pathay, Paris, 1827. —2" édition de VHistoire de J.-J. Rousseau, augmentée
de lettres inédites de M"^e d'Houdetot, Paris, 1832. — Planches lithogra-
phiées pour servir à l'intelligence des Lettres élémentaires sur la botanique,
par P. Oudard. — Vie de Rousseau, par Brokerhoff, 1863. — Vie de
Rousseau, par John Morley, 1873. — J.-J. Rousseau, ses amis et ses
ennemis, correspondance publiée par Streckeinsen-Moultou, Paris, 1865.
— J.-J. Rousseau et ses œuvres. Biographie et fragments, Anonyme, 1878. —
J.-J. Rousseau, Fragments inédits, par Jansen, Paris, 1882. — Relation de
la maladie qui a tourmenté la vie et déterminé la mort de J.-J. Rousseau, par
le D"^ Desruelles, Paris, 1846. — Explication de la maladie de J.-J. Rous-
seau, par le B'^ A.ug. Mercier, Paris, 1859. — La vérité sur la mort de
J.-J. Rousseau, par Ach. Chereau, 1866. — Étude sur l'état mental de Rous-
seau et sa mort à Ermenonville, par Alf. Bougeault, Paris, 1883. — La
folie de J.-J. Rousseau, par Châtelain, Paris, 1890. — Rousseau et les Gene-
vois, par J.-P. Gaberel, 1858. — Sainte-Beuve, Causeries, t. II, 111, XV;
Nouveaux lundis, t. IX. — J.-J. Rousseau apologiste de la religion chrétienne,
par Martin du Theil, 18il. — Voltaire et fiousscrtu, par Lord Brougham,
1845. — Kramer, A. -H. Franche, J.-J. Rousseau, H. Pestalozzi, Halle, 1854.
— Essai sur les œuvres de J.-J. Rousseau, par Estienne, 1878. — Nouvelle
réfutation de r Emile de J.-J. Rousseau, par l'abbé Carmagnole, 1860. —
Histoire de la littérature française, par Nisard, Paris, 1844-61, chapitre
Rousseau. — J.-J. Rousseau, son Contrat social et le vrai contrat social, par
Lamartine, 1866. — Tableau de la littérature au XVHI" siècle, par Ville-
main, Paris, 1868, t. II. — J.-J. Rousseau et le siècle philosophe, par
L. Moreau, 1870. — Examen a'itique du Contrat social, par Ant. Francou,
1873. — J. J. Rousseau et V éducation, par A. Grotz, 1874. — J.-J. Rousseau,
sa vie et ses œwires, par Saint- Marc Girardin, 1875. — Desnoireterres,
BIBLIOGRAPHIE 315
Voltaire et la société au A'V/f/* siècle, Paris, 187i-7G. — J.-J. Rousseau,
sa vie et ses œuvres, par A. Meylan, 1878. — Calvin et Rousseau, pui-
J. Gaberel, 1878. — Origine des idées politiques de Rousseau, par Jules
Vuy, 1878. — Histoire de la littérature française au AT///» siècle, par
A. Vinet, Paris, 1881, t. II, chap. Rousseau. — Histoire de la littérature
française, par E. Géruzez, Paris, 1882, t. II, chap. Rousseau. — Classiques
et romantiques, par F. Brunetière, Paris, 1887, t. III. — Dix-huitième
siècle, par E. Faguet, Paris, 1890, chap. J.-J. Rousseau. — Supplément
aux études littéraires de M. G. Merlet, par Eug. Lintilhac, Paris, 1892,
pp. 87-199. — Précis historique et critique de la littérature française, par
Eug. Lintilhac, Paris, 1894, 2'" partie. — De J.-J. Russxo utntm misopolis
ftierit an philopolis, par J. Izoulet, Paris, 1895. — Le socialisme du
XVIII- siècle, par André Lichtenberger, Paris, 189.3. — J.-J. Rousseau et
les origines du cosmopolitisme littéraire, par J. Texte, Paris, 1895. — Trois
ouvrages de M. Eugène Ritter sont à consulter particulièrement sur la
biographie de Rousseau : La famille de J.-J. Rousseau, 1878; Nouvelles recher-
ches sur les Confessions, 1880; La jeunesse de J.-J. Rousseau, 1896.
Bei'uartlln de Salnt-Plerre. — Œuvres complètes mises en ordre
et précédées de la vie de l'auteur par Louis-Aimé Martin, Paris, 1818.
— Correspondance de B. de Saint-Pierre, publiée par L.-A. Martin, Paris,
1826. — Vie de B. de Saint-Pierre, par Ant. Fleury, 1844. — Étude sur
la vie privée de B. de Saint-Pierre, par Ed. Meaume, 1856. — D. Nisard,
op. cit. — Villemain, op. cit. — E. Géruzez, op. cit., t. II. — B. de Saint-
Pierre, par Arvède Barine, Paris, 1891. — Étude sur lu vie et les œuvres
de B. de Sainl-Pierrc, par Fernand Maury, Paris, 1892. — Brunetière,
Les amies de B. de Saint-Pierre (Revue des Deux Mondes, 1892). — Précis
historique et critique de la littérature française, par Eug. Lintilhac. Paris,
1894.
CHAPITRE Vil
DIDEROT ET LES ENCYCLOPÉDISTES
/. — L'Encyclopédie.
L'entreprise et les éditeurs. — « l^' Encyclopédie, dit
fort justement Nisard, n'est pas un livre, c'est un acte. » Ce
fut d'abord une affaire de commerce, la plus importante qu'on
eût encore vue en son g-enre. Le capital engagé finit par dépasser
un million et le bénéfice par monter à près de 300 pour 100*.
Elle aurait infailliblement succombé sans cette sauvegarde.
L'intérêt d'argent assura le triomphe de l'idée.
En 1743 un Anglais et un Allemand, Mills et Sellius, s'étaient
offerts à l'un des principaux libraires de Paris, Le Breton, pour
traduire en français V Encyclopédie des sciences et des arts,
publiée à Londres en 1727 par Ephraïm Chambers et parvenue
à sa cinquième édition. Depuis un demi-siècle la mode était, en
France, aux gros dictionnaires de vulgarisation ; il en manquait
un pour les sciences, et rien ne pouvait mieux recommander chez
nous un pareil livre que d'avoir réussi au pays de Locke et de
Newton. Le Breton prit un privilège en 174S, ouvrit une souscrip-
tion. Au moment d'imprimer des difficultés survinrent : Sellius
mourut, Mills et Le Breton s'accusèrent mutuellement de mau-
1. Par M. Lucien Brunel, docteur es lettres, professeur au lycée Henri IV.
2. Luneau de Boisjermain évalue en mi la dépense totale à 1 187 201 livres
11 sols, et les bénéfices à 3 175 064 livres 9 sols.
L'ENCYCLOPÉDIE 317
vaise foi dans l'exécution du traité ; de là voies de fait, procès,
enfin révocation du privilège. Rebuté, Mills retourna en Angle-
terre; mais le^manuscrit, formant la matière de cinq volumes
in-folio, n'stait aux mains du libraire; il s'agissait d'en tirer
parti. Le Breton eut recours à l'abbé Gua de Malves, habile
géomètre, qui possédait de la langue anglaise une connaissance
éprouvée'. Homme d'initiative, l'abbé se proposa non de tra-
duire l'œuvre de Chambers, mais de la renouveler, et c'est
avec lui que V Encyclopédie française commença d'élargir son
cadre. Il « entreprit, dit Condorcet, de réunir dans un dépôt
commun tout ce qui formait alors l'ensemble de nos connais-
sances ». Il fit part de ses intentions à plusieurs hommes dis-
tingués dans les lettres et dans les sciences, et rechercha leur
concours : dans le nombre étaient Diderot et D'Alembert. Mais
il manquait à l'abbé, il lui manqua toute sa vie, les qualités
pratiques '. En conflit aigu et permanent avec Le Breton, ce
fut lui qui faussa compagnie au libraire. Celui-ci, de son côté,
ne paraît pas avoir reculé devant les vastes projets. La preuve,
c'est qu'aussitôt après la retraite de l'abbé, il conclut avec
trois de ses confrères une association qui lui permit d'aller de
l'avant. Le 21 janvier 1746, il prit un nouveau privilège auquel
participèrent pour moitié Briasson, Durand et David.
Tout se passait sous le contrôle, par suite sous la protection
de l'autorité publique. Le choix du nouvel éditeur, Diderot, fut
arrêté de concert avec le pieux chancelier Daguesseau '. Diderot
avait trente-trois ans et, comme philosophe, cherchait sa voie.
Il était en quête d'un gagne-pain et se sentait de taille à fournir
sans défaillance une tâche prolongée, si ingrate qu'elle fût.
Jusqu'alors il n'en avait guère fait d'autres : en 1743 la traduc-
tion de Y Histoire de In Grèce par Temple Stanyan (3 vol. in-12) ;
en 1745 celle de Y Essai sur le mérite et la vertu, de Shaftesbury,
avec un commentaire qui était son premier travail original; et
tout récemment, encore une traduction, en six in-folio, le Dic-
tionnaire universel de médecine de James. Diderot fut heureux
1. A peu de temps de là, deux ouvrages anglais traduits par lui furent accueillis
avec beaucoup de faveur : en 1749, les Voyages de l'amiral Anson, et en 1730
les célèbres Dialogues d'Hglas et de Philonoils, ymr Berkeley.
2. Voir le iwrlrait que fait de lui Diderot dans le Salon de 1767 (xi, 125).
3. Voir ci-dessus, p. 53.
318 DIDEROT ET LES ENCYCLOPEDISTES
de toucher douze cents livres par an, sans prévoir qu'il se
mettait à la peine pour un quart de siècle : « Le hasard et plus
encore les besoins de la vie disposent de nous, dfra-t-il un jour
avec amertume : qui le sait mieux que moi? » D'humeur liante,
aisément cordiale, c'était le temps où il dînait chaque semaine
au Panier fleuri avec Rousseau, Condillac, Mably et d'autres.
Nul mieux que lui n'était en état de recruter des collaborateurs,
et de les enflammer. C'est ainsi que Rousseau, dès la première
heure, s'engagea pour les articles de musique, et servit VEncy-
clopédie pendant dix ans avec un vrai^zèle./.
Le nom de Diderot paraissait biennm peu chétif pour recom-
mander une entreprise qui ne pouvait marcher sans crédit.
C'est ce qui lui fit adjoindre D'Alembert comme collègue.
D'Alembert ne se chargeait en apparence que de « mettre en
ordre la partie mathématique »; en fait sa direction s'étendit,
comme celle de Diderot, à l'ouvrage entier.
Diderot avait des connaissances plus variées, la fougue,
l'imagination; mais ni ses idées ni sa conduite n'étaient réglées.
Il ne tarda pas à commettre des écarts très dommageables pour
les intérêts dont il avait la charge. Pour battre monnaie, pro-
curer cinquante louis à sa maîtresse, il bâclait les Pensées phi-
losopluqïies, que le Parlement condamnait au feu, ou ce mal-
propre roman des Bijoux indiscrets. Bientôt surveillé par la
police à cause de ses hardiesses philosophiques et de son intem-
pérance de langage, il était de ceux que le gouvernement se
réservait de frapper pour l'exemple. En juillet 1749, il fut
incarcéré à Vincennes à l'occasion de sa Lettre sur les aveugles.
Il allait grand train. Dans les Pensées philosophiques, il parlait
encore vaguement de Dieu ; dans la Lettre sur les aveugles,
l'athéisme était, sinon professé, du moins suggéré par une argu-
mentation insidieuse. Certains motifs d'ordre privé pouvaient
bien avoir été pour quelque clwse dans son emprisonnement';
1. Dans les premières lignes de la Lettre sur les aveugles, Diderot parlait de
l'expérience faite par Réaumur sur un aveugle-né, dont il avait levé le premier
appareil, non devant des philosophes en état de contrôler les résultats do l'opé-
ration, mais « devant quelques yeux sans conséquence ». L'allusion s'appliquait
à une dame Dupré de Saint-Maur. ■« Elle trouva la phrase injurieuse pour ses
yeux et pour ses connaissances "anatomiques; elle avait une grande prétention
de science. Elle paraissait aimable à M. [le comtt] d'Argenson ; elle l'irrita, et
quelques jours après, le 24 juillet 1749, un commissaire... vint à neuf heures
HIST. DELA LANGUE & DK LA LIT T. FR
T VI, CH. VU
^. .-*ny-
AnmnJ i'olin .<, C*. KJi-.curs. P.in
PORTRAIT DE DIDEROT
GRAVÉ PAR AUG. DE S'-AU31N D'APFLS .1. B. CREUZE
Bibl. Nat., Cabinet des EsiamiK-?. N ;
L BNCYCLOPEniE 3i9
mais ia perquisition pratiquée dans ses papiers donne à croire
que le vrai grief était d'ordre philosophique, et le but, d'arrêter,
comme l'affirme le marquis d'Ai^'onson, une « licence devenue
trop grande ». Pour V Encyclopédie, dont le premier volume était
prêt à paraître et annoncé depuis six mois, cet acte de rigueur ,
pouvait être de grave conséquence, donner crédit aux bruits
courants sur les visées antireligieuses du nouveau dictionnaire.
Les libraires sollicitèrent la mise en liberté de Diderot, allé-
guant leur « embarras ruineux » et la nécessité pour le gouver-
nement de « s'intéresser à l'entreprise la plus belle et la plus
utile qui eût jamais été faite dans la librairie ». Ils furent
écoutés, et le prisonnier relâché au bout de trois mois. /
D'Alembert était, au contraire, d'une tenue parfaite. Tout
chez lui commandait l'admiration et le respect. « Ce fut en
qualité de prodige qu'il parut dans le monde », dit M"'^ du Def-
fant. Le malheur de sa naissance', la modestie de sa condition %
son attachement filial à la pauvre vitrière, sa mère d'adoption,
le génie qu'il avait montré dès l'âge de vingt-six ans par la
découverte des principes delà dynamique, et la gloire qu'il avait
répandue sur la science française en dépassant les bornes où
s'était arrêté Newton, tout, en un mot, son caractère et ses
talents étaient d'un vrai grand homme. En 1746 il remportait à
l'Académie de Berlin, par son Mémoire sui' la cause générale des
vents, un prix qui faisait de lui le protégé du roi de Prusse.
Enfin, en 1749, il résolvait le problème de la précession des
équinoxes. « De V Encyclopédie ange conservateur », son nom
était pour elle un honneur et une défense. La science n'y pouvait
être placée sous une autorité plus imposante. Aussi D'Alembert
sera-t-il toujours, au milieu des épreuves infligées à VEncyclo-
ilu matin chez mon père, et après une visite exacte de son cabinet et de ses
|>apiers, le commissaire tira de sa poche un ordre de l'arrêter et de le conduire
à Vincennes. • Mémoires de M"' de Vandeal sur Diderot.
1. Nul n'ignorait qu'il était le fils de M"* de Tencin, qu'il avait été trouvé sur
les marches de l'église Saint-Jean-le-Rond (d'où son nom, Jean-Baptiste Lerond),
et que, recueilli par la charité publique quelques heures après sa naissance
(17 novembre IT17), il avait dû à la sollicitude discrète de son père, le chevalier
Destouches, général d'arlillerie, une instruction distinguée.
2. Son unique revenu jusqu'en 1754 consista dans les 1200 livres que lui avait
assurées son père. A cette date il reçut du roi de Prusse une pension de même
valeur. De l'iô à 1758, l'Encyclopédie lui rapporta 10 300 livres, tant pour ses
honoraires (500 livres par volume), que sous forme de gratification. — Voir
Diderot, Lett. à M"' Volland, H oct. 17:i9(xviu, iO 0).
320 DIDEROT ET LES ENCYCLOPEDISTES
pédie, traiié avec des égards auxquels Diderot ne saurait pré-
tendre. Il entre à l'Académie française en 4754. Il a même
part « aux faveurs de Sa Majesté », et reçoit en 1756, grâce
au comte d'Argenson, une pension de 1200 livres sur le trésor
royal : « il n'a jamais eu d'affaires ». On sait qu'il est frondeur
et « impie », comme dit Louis XV. Mais jusqu'à l'article
Genève, en 1757, il n'a rien écrit dont on puisse arguer contre
lui ni contre Y Encyclopédie. Il obtient môme que ses détracteurs
soient réprimandés et punis, et Fréron exaspéré laisse un jour
échapper le cri du cœur : « Le D'Alembert est plus coquin que
les autres parce qu'il est plus adroit ' ».
Mais, en règle pour la forme, il se retranche dans son droit
avec une fierté têtue. C'est Diderot, c'est le philosophe débridé
qui se prête aux transactions inévitables. Pour D'Alembert,
plier sous l'orage, c'est trahir la philosophie elle-même : Sint ut
siuît, aut non sint. Aussi verrons-nous 1' « ange conservateur »
de Y Encyclopédie sur le point de la perdre.
Le Prospectus et le Discours préliminaire. — Le
Prospectus et le Discours prélimiiiaire contiennent les déclara-
tions faites par les éditeurs avec l'agrément du magistrat, et
par là constituent une sorte de contrat entre eux et le gouver-
nement. Le Prospectus est de Diderot. Il parut à l'ouverture de
la souscription, en octobre 1750 : c'est plutôt une annonce qu'un
manifeste". Le Discours préliminaire, en tête du premier volume,
est un véritable exposé de principes philosophiques. Il passe
pour le chef-d'œuvre de D'Alembert écrivain. Voltaire le met
bravement au-dessus du Discours de la Méthode et à côté des
grands traités de Bacon. C'est beaucoup trop. Mais si la portée
philosophique du Discours préliminaire est, à tout prendre,
médiocre, il nous fait du moins connaître, sur la nature et les
principaux objets de l'entendement, la doctrine avouée et con-
sentie comme caractérisant l'esprit de X Encyclopédie.
1. Lettre à Malesherbes, 31 juillet 1760 {fomis fr., 22,191).
2. « L'ouvrage que nous annonçons n'est plus un ouvrage à faire -, disait le
Prospectus. Cette afllrmalion n'était qu'un moyen de réclame. On promettait un
minimum de dix volumes, dont deux pour les planches, au prix de 280 livres,
plus 18 livres de supplément « dans le cas où la matière produirait un volume
de plus ». 11 en coûta finalement PoG livres pour dix-sept volumes de texte et
huit de planches. Cet écart fut l'origine, en 1769, de rinlcrminable procès entre
Luneau de Boisjermaln et les libraires.
L ENCYCLOPEDIE 381
Elle devait être d'abord un dictionnaire, un recueil de mono-
graphies par ordre alphabétique. Elle promettait à cet égard de
« suppléer aux livres élémentaires » et de « tenir lieu d'une
bibliothèque dans tous les genres, excepté le sien, à un savant
de profession ». De Chambers il n'est resté qu'un canevas, une
première nomenclature; tout est refait, chaque matière par un
auteur spécial. Les articles, en règle générale, seront signés et
les auteurs responsables. Les éditeurs, entre ces articles de
provenance diverse, se sont bornés à combler quelques lacunes,
à « renouer la chaîne ».
Ils ont tenu à se charger de certaines matières particuliè-
rement importantes ou neuves. A D'Alembert revenaient de
plein droit la physique générale et les mathématiques. Diderot
traite des arts mécaniques qui n'ont encore été décrits nulle
part. Ici nul secours à attendre de la collaboration, les gens de
lettres ignorant les métiers, et la plupart des artisans ne sachant
pas rendre compte des choses mêmes qu'ils savent faire.
Diderot a donc pris le parti de regarder et d'analyser lui-même
les procédés du travail manuel, et plusieurs de ses descriptions,
en particulier celle du métier à bas, seront extrêmement remar-
quables par leur précision technique. Il se fait grand honneur
4e ce travail. Assurément son exubérance d'esprit et ses habi-
tudes d'improvisation ne l'y disposaient guère. Mais il servait
une idée qui lui tenait au cœur, celle de l'importance sociale
réservée dans le monde moderne aux arts mécaniques. Ce n'était
pas de sa part ferveur démocratique, vénération d'un fils d'arti-
san pour les mains calleuses, mais divination du développement
qu'allaient recevoir les applications de la Science. Il voudrait
voir instituer une « Académie des arts mécaniques ». Nos expo-
sitions universelles l'auraient enthousiasmé. Ses descriptions de
métiers et la série de planches qui les éclaircissent sont déjà
dans leur genre comme un palais de l'Industrie.
Quant à son principal titre, en quoi V Encyclopédie le justilie-
t-elle? — En ce qu'elle présente les choses connues dans une vue
d'ensemble, dans « les rapports » qui les relient au regard de
l'intelligence. Le titre n'était pas nouveau, l'ouvrage restait à
faire : « On avait des Encyclopédies, dit le Prospectus, et Leibnitz
ne l'ignorait pas lorsqu'il en demandait une » . Le moyen âge rêvait
Histoire de la lanode. VI. 21
/
322 DIDEROT ET LES ENCYCLOPÉDISTES
(le réaliser la « Somme » du savoir; mais que savait-il, surtout
dans l'ordre physique, et quelle notion avait-il de la méthode?
A la Renaissance, l'abondance des faits amassés sans critique
devint une surcharge écrasante pour la mémoire, et c'est à la
mémoire seule que les premières Encyclopédies étaient venues
en aide : celle dé Ringelberg- (Baie, 1541), puis celle d'Alsted
(Herborn, 1610-1630; Lyon, 1649). L'idée d'une Encyclopédie
organique appartient à François Bacon, et c'est au De dignitate
et augmentis que Diderot et D'Alembert se reconnaissent rede-
vables de Yarhre encyclopédique. Cet arbre fournit la « chaîne
par laquelle on peut descendre sans interruption des premiers
principes d'une science ou d'un art jusqu'à ses conséquences les
plus éloignées, et remonter de ses conséquences les plus éloi-
gnées jusqu'à ses premiers principes; passer imperceptiblement
de cette science ou de cet art à un autre, et, s'il est permis de
s'exprimer ainsi, faire, sans s'égarer, le tour du monde litté-
raire » . Un renvoi en tête de chaque article doit suffire à mar-
quer la liaison entre elles des diverses parties de la science et
de ces parties avec le tout.
Dans le tracé de Yarbre encyclopédique, Locke et Condillac
servent à préciser, à rectifier Bacon. D'où viennent les idées
primitives et directes? — Des sens uniquement; ce sont des
perceptions. L'esprit les conserve {Mémoire), les combine et
les développe (Raison), ou les imite {Imagination) : d'où trois
branches maîtresses : Histoire, Philosophie, Beaux-Arts. Quels
sont d'autre part les objets de la connaissance? — Ils se ramè-
nent à trois : Dieu, l'Homme moral et la Nature : d'où trois
ramifications à chacune des trois branches (ou plus exactement
aux deux premières, ce qui n'est déjà pas très rassurant sur
la justesse du système), h' Histoire sera sacrée, civile, ou natu-
relle; et comme les métiers sont des acquisitions transmissibles
par la mémoire, ils prendront place dans l'histoire naturelle
{usages de la nature). La Philosophie, de même, envisage Dieu
(elle est alors la théologie naturelle, complétée par la théologie
révélée); ou l'homme (auquel s'applique la ;9A?7osop/t/e proprement
dite) ; ou la nature (dont l'étude constitue le domaine des mathé-
matiques et de la physique). Quant aux Beaux-Arts, c'est autre
chose : ils se distingueront d'après le moyen d'imitation propre
^r-^-'
HIST. DE LA LANGUE & DE LA LITT. FR.
T. VI CH. VII
Armand Clin 4 C", Eilitcar», P»ris.
FRONTISPICE DE LENCYCLOPÉDIE
lt,l,L NaL, Ciibinet des Estampes, Œuvre do C.-N. Cochi.i le Jeune (année 1764)
L'ENCYCLOPÉDIE 323
à chacun d'eux (d'où peinture, sculpture, poésie, etc.). Mais du
premier coup d'œil on s'aperçoit que cette prétendue « mappe-
monde » réunit les extrêmes et disjoint les inséparables. Ainsi
les métiers et l'histoire civile dépendant delà première branche,
on trouve rapprochées Y orfèvrerie et la biographie. Inversement
Varchilecture pratique, donnée comme un métier, appartient à la
première branche [Mémoire), V architecture d'art nécessairement
à la troisième {Imagination) ; voilà les deux sœurs aux antipodes.
El ces extrémités ne se rejoignent que par le tronc commun
{Perception, Sensation) ; on ne va de l'une à l'autre que par le
grand tour. Mais le poète, se sert-il de l'imagination sans recourir
à la mémoire? Et l'historien, ne fait-il que se souvenir, sans
imaginer, sans raisonner? Ainsi des autres. Qu'est-ce alors que
le « système figuré », sinon le procédé de classification le plus
artificiel et le plus destructif des rapports réels qu'il s'agirait de
mettre en évidence '?
Uarbre généalogique, qui est la partie originale du Discours
préliminaire, ne doit rien à Bacon; il est bien du xvui" siècle.
— Le genre humain étant considéré, suivant la belle parole de
Pascal, comme « un même homme qui subsiste toujours et qui
apprend continuellement », par quelles étapes cet homme-là est-il
parvenu de sa première notion jusqu'au degré de science où
nous le voyons? Le xvni' siècle aime ces questions d'origines :
témoin Rousseau et Condillac, — et les traite d'après des vrai-
semblances érigées en vérités. D'Alembert imagine un « homme
métaphysique », et raconte dans quel ordre il a « dû » faire des
1. Et c'est encore un arbre enajclopédique que représente le Frontispice de
l'Encyclopédie (par Cocliin), dont nous donnons ci-contre la reproduction, et
ci-dessous 1' • explication » :
■ Sous un Temple d'Architecture Ionique, Sanctuaire de la Vérité, on voit la
Vérité enveloppée d'un voile, et rayonnante d'une lumière qui écarte les nuages
et les disperse. — A droite de la Vérité, la Raison et la Philosophie s'occupent
l'une a lever, l'autre à arracher le voile de la Vérité. — A ses pies, la Théologie
agenouillée reçoit sa lumière d'en-haut. — En suivant la chaîne des ligures,
on trouve du même côté la Mémoire, niistoire Ancienne et Moderne; l'Histoire
écrit les fastes, et le Tems lui sert d'appui. — Au-dessous sont grouppées la
Géométrie, l'Astronomie et la physique. — Les figures au-dessous de ce grouppe,
montrent l'Optique, la Botanique, la Chymie et l'Agriculture. En bas sont plu-
sieurs Arts et Professions qui émanent des Sciences. — X gauche de la Vérité,
on voit l'Imagination, qui se dispose à embellir et couronner la Vérité. — Au-
dessous de l'Imagination, le Dessinateur a placé les différents genres de Poésie,
Epique, Dramatique, Satyrique, Pastorale. Ensuite viennent les autres Arts
d'Imitation, la Musique, la Peinture, la Sculpture et l'Architecture. »
324 DIDEROT ET LES ENCYCLOPEDISTES
acquisitions successives : c'est de l'histoire par déduction. Les
prémisses sont fournies par certains dogmes du siècle. D'abord
le sensualisme psychologique : point de connaissance directe
qui ne vienne des sens, « d'où il s'ensuit que c'est à nos sen-
sations que nous devons toutes nos idées ». Puis l'utilitarisme :
le besoin, seul principe d'activité ; par conséquent le progrès
intellectuel et la sociabilité résultant de l'égoïsme naturel, et
l'instinct moral de la sociabilité. L'homme métaphysique selon
D'Alembert n'a pas d'idées innées, il n'a que des sens et des
besoins; mais il possède la méthode innée, l'aptitude à la
science intégrale. Dès ses débuts dans la connaissance, d'une
part il distingue le moi du non-moi et s'élève à la notion de
l'Etre suprême, d'autre part il abstrait les idées d'étendue,
d'impénétrabilité, de grandeur : il bâtit sur ces fondements.
Il passe alors du physique au moral, de l'invention des arts
à celle des sciences, à mesure que ses acquisitions éveillent
en lui des besoins nouveaux. De là un désordre apparent, sans
doute, mais tout « philosophique ». L'homme métaphysique
progresse donc d'une manière continue, nécessaire; et ce dogme
du progrès est encore un de ceux oii le siècle se complaît et que
Y Encyclopédie ^roipaLgera.. \j arbre généalogique contient ainsi le
roman de la civilisation telle qu'elle se serait effectuée si l'homme,
pour acquérir ses connaissances et développer ses facultés,
n'avait eu qu'à se laisser « conduire » par la Nature.
Mais ce roman était séduisant : « C'est une chose forte, c'est
une chose charmante », dira Montesquieu. Dans certaines par-
ties enfin se révèle le génie mathématique, propre à l'auteur.
Son but était d'examiner « la généalogie et la filiation de nos
connaissances, les causes qui ont dû les faire naître, et les carac-
tères qui les distinguent ». Sur ce qu'il connaît mal, et seulement
d'après les lieux communs du temps, — histoire, législation,
politique, — il énonce avec aplomb des aphorismes déclama-
toires. Dès qu'il en vient aux sciences, il marque d'une main
sûre les rapports qui les unissent et le degré croissant d'évi-
dence, de lumière où elles s'élèvent en devenant plus abstraites,
en s'appliquant aux notions d'impénétrabilité, d'étendue, de
grandeur, à « celles que le commun des hommes regarde
comme les plus inaccessibles ». Mais qu'est-ce, encore une fois,
L'ENCYCLOPÉDIE 325
que cet homme métaphysique qui les atteint d'emblée, dès qu'il
a seulement discerné l'existence du monde matériel?
Le Discours préliminaire se termine par un tableau du mou-
vement intellectuel pendant les trois derniers siècles, en réalité \
par un panégyrique du xvni* et de l'esprit philosophique.
D'Alembert, suivant l'opinion alors courante, fait fi du moyen
âge, époque de ténèbres, et par là prouve qu'il l'ignore; il l'exclut
de son tableau, et cela se conçoit, la Renaissance en ayant
effacé, sauf en théologie, jusqu'aux derniers vestiges. La Renais-
sance est donc bien, comme son nom l'exprime, un recommen-
cement; c'est de l'antiquité qu'elle hérite, à l'antiquité qu'elle
se relie. « On a commencé par l'érudition », dit D'Alembert. —
Ni Montaigne pourtant, au xvi* siècle, ni surtout Copernic (pour
ne parler que d'eux) ne peuvent être rangés parmi les simples
érudits. — «... Continué par les belles-lettres », — voilà pour le
xvn* siècle. — Et Galilée, et Bacon, et Descartes, et Pascal?
Tous littérateurs, rien que littérateurs? — «... Et terminé par
la philosophie. » Tout s'explique. Il en voulait venir à faire dater
la € vraie philosophie » de Locke et de Newton : « Newton...
parut enfin. » Le xvi' et le xvn' siècle n'ont fait que préparer le \
xvni% qui est le grand. Non en littérature, a il est difficile de
se le dissimuler », — quoique Voltaire, à lui seul, ce < rare
génie », rétablisse peut-être l'équilibre. Mais n'insistons pas sur
les jugements littéraires de D'Alembert.
Sur la philosophie son langage est plus réfléchi et signi-
ficatif, h' Encyclopédie salue Bacon comme son véritable ancêtre.
En conséquence d'Alembert lui donne le pas sur tous les philo-
sophes modernes, y compris Descartes. La gloire de Bacon,
c'est d'avoir été « à la tête de ces illustres personnages... qui,
sans avoir l'ambition dangereuse d'arracher le bandeau des
yeux de leurs contemporains, préparaient de loin, dans l'ombre
et le silence, la lumière dont le monde devait être éclairé peu à
peu et par degrés insensibles ». C'est lui qui fit « connaître la
nécessité de la physique expérimentale, à laquelle on ne pensait
point encore ». (Pas même Galilée apparemment.) C'est lui enfin
qui a borné la philosophie < à la science des choses utiles » ;
or la philosophie encyclopédique veut n'être que cela.
Et la métaphysique? — h' Encyclopédie ne fait grâce en réalité
326 DIDEROT ET LES ENCYCLOPÉDISTES
qu'à celle de Locke, à la « physique expérimentale de l'àme ».
Mais connaître les opérations de l'àme, c'est ne rien savoir des
choses en soi, et c'est à quoi l'humanité ne se résigne pas.
D'Alembert, sceptique en tout ce qui ne possède pas la parfaite
\ clarté des mathématiques, se retranche dans les affirmations
du sens commun, et, puisqu'il faut s'en contenter, s'y enferme :
« Le caractère de la vérité est d'être simple ». Réclame- t-on
davantage? La religion « sert de supplément », et par là elle est
« utile » , elle a un rôle social. Il s'incline donc devant elle avec une
gravité pleine d'ironie, mais il lui fait sa part bien circonscrite :
« Quelques vérités à croire, un petit nombre de préceptes à
pratiquer, voilà à quoi la religion révélée se réduit. » Elle est
ainsi reléguée tout à l'extrémité de l'édifice, sous bonne garde.
D'Alembert se défend de vouloir aller plus loin : « Quelque
absurde, dit-il, qu'une religion puisse être (reproche que l'im-
piété seule peut faire à la nôtre), — cela s'entend, ■ — ce ne sont
jamais les philosophes qui la détruisent*. » Il réclame seulement
la protection des gouvernements pour « cette liberté si néces^-
saire à la vraie philosophie ». Il signifie donc à l'Église, par
devant l'autorité publique, une sorte de concordat : à l'Eglise,
l'enseignement de la morale et du dogme, et l'administration du
sanctuaire; à la philosophie, pleine indépendance dans tout le
champ de la spéculation, les points précis de dogme exceptés.
lu^ Encyclopédie s'engage à respecter les « quelques vérités »
et le « petit nombre de préceptes » qui sont articles de foi, et
ne s'engage à rien de plus; et si l'Eglise porte la guerre sur
le terrain que la philosophie s'est réservé, c'est l'Eglise qui
empiétera. Quant à la liberté de controverse, égale et absolue,
qui est le droit moderne, personne en France n'y pensait encore^
et si la philosophie l'avait réclamée, nul attentat n'eût paru
plus intolérable.
Les auteurs et la doctrine; le parti encyclopédique.
— Les travailleurs de Y Encyclopédie étaient payés fort mal ou
pas du tout. Quelques-uns s'acquittaient de leur tâche en con-
science. D'autres la faisaient faire au rabais par des barbouil-
leurs affamés. Il y eut de tout temps, dans V Encyclopédie, de
1. Cf. Condorcet, Préface des Pensées de Pascal {Œttvres, éd. Arago, 111,^74).
L'ENCYCLOPÉDIE 327
scandaleuses malfaçons '. Parmi les ouvriers les plus estimables
de la première heure, une place d'honneur appartient à ce
pauvre h«>re de Dumarsais, ci-devant janséniste, depuis athée
résolu, qui réiiigea jusqu'à sa mort, dans les sept premiers
volumes, la partie grammaticale. Le vieux Lenglet-Dufresnoy
se chargea de l'Histoire. Pour la théologie et bon nombre
d'articles de métaphysique et de belles -lettres, les éditeurs
étaient allés chercher à la Sorbonne quelques-uns de ces
ecclésiastiques libres d'esprit, à qui s'appliquait le mot de
Tui^ot : « Il n'y a que nous, qui avons fait notre licence, qui
sachions raisonner exactement. » Leur principal talent consis-
tait à déguiser le pur rationalisme sous un appareil d'ortho-
doxie. Tels étaient les abbés Morellet, Mallet, de Prades et
Yvon, choisis entre une foule de compétiteurs jansénistes ou
molinistes, au risque de soulever dans l'un et l'autre parti bien
des rancunes. Parmi les hommes spéciaux qui collaborent au
premier volume, plusieurs sont des « utilités » distinguées :
Daubenton pour l'Histoire Naturelle, Louis pour la Chirurgie,
« M. Rousseau, de Genève », pour la Musique. Mais ils sont pour
peu dans la vogue de l'Encyclopédie. Diderot écrira au libraire
Le Breton : « Ce n'est pas aux choses courantes, sensées et
communes, que vous devez vos premiers succès; il n'y a peut-
être pas deux hommes dans le monde qui se soient donné la
peine de lire une ligne d'histoire, de géographie, de mathéma-
tiques, et même d'arts;... ce qu'on y a recherché,... c'est la phi-
losophie ferme et hardie de quelques-uns de vos travailleurs. »
Dès que les premiers volumes eurent établi dans l'opinion
l'esprit de la publication, à l'importunité des ecclésiastiques bien
pensants succéda l'empressement des « philosophes ». D'Alem-
bert, dans son Discours, leur avait fait appel. BufTon promit
l'article Nature, qu'après la suspension du privilège il se dis-
pensa de donner. Montesquieu, prié de contribuer à la partie
politique, s'excusa sur sa répugnance à se répéter, mais offrit
l'article Goût, qui, en effet, parut après sa mort. Enfin Voltaire, à
1. D'après Lun«.>au, s'appuyant sur les livres de Hriasson {Supplément aux
Observaliom pour les souscripteurs de ["Encyclopédie, I"""), les frais de rédaction
se seraient élevés en tout à 158 091 livres. Si l'on en déduit 110 000 livres environ,
représentant les honoraires payés à Diderot et à D'Alemberl, on voit ce qu'il
resterait pour les autres rédacteurs.
328 DIDEROT ET LES ENCYCLOPÉDISTES
partir du quatrième volume, et jusqu'à la retraite de D'Alembert,
envoya diverses études littéraires {Elégance, Eloquence, Esprit,
Imagination, etc.), pour la plupart d'un tour charmant : il pro-
testait de son zèle, multipliait ses avis, et, tout en jouant la
mouche du coche, se faisait honneur d'être « un garçon dans
cette grande boutique ». Les gens de lettres les plus considérés
se piquèrent d'en être les « bienfaiteurs ». Duclos donne Décla-
mation des Anciens; de Brosses communique des Mémoires de
linguistique; les promoteurs de l'Économie politique, Quesnay,
Turgot, Mercier de la Rivière, utilisent V Encyclopédie pour leur
propagande ; Marmontel s'y produit comme théoricien littéraire
en titre d'office; d'Holbach y travaille à la Chimie, Bordeu à la
Médecine, Watelet aux Beaux-Arts, Saint-Lambert et Tressan à
l'Art militaire. Jusqu'au septième volume, la liste des collabora-
teurs s'enrichit de noms brillants ou, tout au moins, décoratils.
Le chevalier de Jaucourt, plus modeste, fut pour VEncyclo-
pédie d'un dévouement inestimable. Cadet d'une famille noble ,^
il exerçait la médecine en pur philanthrope. Il avait étudié à
Genève, Leyde et Cambridge, promené sa curiosité dans tous
les sens, et donné en 1734 une Histoire de la vie et des écrits
de Leibnitz. Il était fait pour aimer V Encyclopédie naïvement,
« pour moudre des articles », disait Diderot. Il en avait donné
d'abord sur les sciences physiques et naturelles; à partir du
quatrième volume (octobre 1754), il figura parmi les « colla-
borateurs ordinaires », et prit l'emploi de Maître Jacques.
Diderot, en 1760, nous le montre « depuis six à sept ans au
centre de six à sept secrétaires » (qu'il paie, bien entendu, de
ses deniers), « lisant, dictant, travaillant treize à quatorze heures-
par jour ». A la science près, qui chez lui n'avait aucune soli-
dité, ce fut un vrai bénédictin in partibus infidelium.
Avec cette division du travail Y Encyclopédie pouvait-elle avoir
une doctrine? Ses adversaires l'affirmaient, et même accusaient
ses rédacteurs de former « un parti dans l'État, lié d'opinions et
d'intérêts ». A quoi ses défenseurs autorisés répliquaient : « De
cinquante auteurs qui concourent à cet ouvrage il n'y en a pas trois
qui vivent ensemble, ou qui aient la moindre liaison entre eux*. »
1. Correspondance de Grimm, III, 458.
L ENCYCLOPEDIE 329
C'était jouer sur les mots. Vt" Encyclopédie précisément donna la
cohésion au groupe philosophique, et le parti encyclopédique ne
se borne point aux écrivains de 1 Encyclopédie. Tous ceux sur
qui le souffle du siècle a passé, la favorisent et la soutiennent.
Aussi D'Alembert, au lendemain du premier assaut donné contre
elle, peut-il proclamer qu'il ne se trouve parmi les assaillants
aucun des « écrivains célèbres qui éclairent la nation et qui
l'honorent ». En fait de doctrine, \ Encyclopédie i^ouTraii à pre-
mière vue paraître éclectique ; toutes les opinions y sont repré-
sentées. Qu'importe? Les hardiesses seules sont à considérer.
Ainsi le théologien de profession énonce sur le libre arbitre, la
nature de l'àme, la Providence, les maximes consacrées; mais
le philosophe à son tour développe les objections de l'esprit
critique. La thèse des mécréants aura beau être donnée pour
telle, si elle est soutenue d'une logique entraînante, les « bons
esprits » sauront choisir *. Un compte rendu des systèmes, un
article de Diderot sur l'Epicuréisme, sur Hobbes, sur Spinoza,
sans un mot d'approbation, est conduit de manière à rendre
vaines toutes les restrictions qui l'accompagnent. Grâce à ces
ruses de guerre*, les disparates n'ont d'autre effet que de donner
à l'ouvrage entier un faux air d'innocence. Quant au but,
Diderot ne le cache pas, c'est de « changer la façon commune
de penser ».
« Vous nous citez sans cesse les Anglais », fait dire Voltaire
à un théologien de sa façon, « et c'est le mot de ralliement
des philosophes ^ ». Voltaire avait donné l'exemple, Y Encyclo-
pédie le suit. Les autorités qu'elle préfère, ce ne sont pas ses
précurseurs français, Montaigne, Descartes ou Bayle, mais les
maîtres d'outre-Manche, au premier rang les deux apôtres de
l'empirisme, Bacon et Locke. L'utilitarisme en morale, le bien
1. Voir, par exemple, Libertk et ProvidEiNCe (par Diderot).
2. Une des plus subtiles est l'usage des renvois, qui permet de • réfuter • un
article par un autre sans qu'une censure indulgente doive nécessairement s'en
apercevoir. — Comparer, par exemple, Dieu (par Formey) et Démonstration (par
D'Alembert), où l'on renvoie expressément le lecteur. -- \J Encyclopédie recourt
sans cesse à cette manière de • <létromper les hommes •, et ce qu'il y a de
plus surprenant, c'est que Diderot en dévoile tout au long le secret dans l'article
E^CYCLOPÉOIE. Aussi ses adversaires, pour réclamer la suppression pure et simple
de l'ouvrage, allègueront-ils à juste litre qu'on ne peut se fier à aucun article,
si anodin qu'il paraisse, un « renvoi de réfutation • pouvant toujours, un peu
plus loin, réduire à néant les affirmations orthodoxes et approuvées.
3. 1" Dialogue chrétien (Moland, XXIV, 132}.
;^
330 DIDEROT ET LES ENCYCLOPÉDISTES
social fondé sur le conflit et l'équilibre des passions égoïstes,
la justice sur l'intérêt réciproque, c'est encore un principe que
Y Encyclopédie préconise, et c'est celui qu'a vulgarisé l'Anglais
Mandeville dans sa Fable des Abeilles. Quant aux déistes anglais,
Toland, Bolingbroke, CoUins, Shaftesbury, V Encyclopédie s'ap-
provisionne chez eux, contre la tradition sacrée, d'arguments à
la portée du commun. Par-dessus tout l'Angleterre est pour
les philosophes l'heureux pays en possession de la liberté de
penser et d'écrire, qui serait en France, à leur gré, la plus
urgente des réformes, celle qui permettrait de donner le branle
à l'opinion, et par là d'imposer les autres.
En politique, par force majeure, Y Encyclopédie élude les
questions primordiales et brûlantes. Diderot avait écrit, dans
l'article Autorité : « Aucun homme n'a reçu de la nature le
droit de commander aux autres. » Aux cris que souleva cette
phrase il se rendit compte qu'il jouait gros jeu. Mais les abus
nuisibles au corps de l'Etat, oppressifs pour le peuple, surtout
pour le paysan, les privilèges, les iniquités fiscales, la législa-
tion du commerce et du travail, la procédure criminelle, sont
dans l'ouvrage, et plus particulièrement dans les dix derniers
volumes qui ne subissaient pas de censure préalable, attaqués,
ou plutôt censurés, dans un esprit de réforme pratique, en vue
d'améliorations que la monarchie pourrait et devrait réaliser.
Contre la religion, au contraire, la polémique de VEncyclo-
jjédie est violente dans le fond, astucieuse dans la forme. Ouver-
tement elle ne combat que l'intolérance civile : « L'instruction,
la persuasion et la prière, voilà les seuls moyens légitimes
d'étendre la religion. » Fort bien. Hors de l'Eglise qui main-
tient opiniâtrement son droit à se servir du bras séculier, c'est
le sentiment que les mœurs ont fait universellement préva-
loir et dans lequel softt unis tous les écrivains, tous les amis
de Y Encyclopédie. Mais les chefs de l'entreprise se proposent
d'étouffer jusq'ù'au germe de cette intolérance, de ruiner la reli-
gion par le ridicule, et de mettre fin à cet accord entre la raison
et la foi qu'avaient rêvé les grands docteurs chrétiens du siècle
précédent. Les dogmes fondamentaux sont énoncés d'abord
comme « révélés dans l'Ecriture » ; après quoi, sous forme de
prétérition, mais tout au long, défilent les arguments qu'y pour-
L ENCYCLOPÉDIE 331
rait opposer la raison, si d'aventure elle était ici recevable, et
s'il ne fallait pas « se soumettre à l'autorité des livres saints et
aux décisions de l'Eglise ». C'est proprement, sous une étiquette
ilérisoire, le catéchisme de l'incrédulité. Reste la théologie, dans
laquelle l'Eglise donne le spectacle de ses incertitudes et de
ses contradictions dès qu'elle approfondit ce qu'il faut croire.
h' Encyclopédie les étale doctement, sans conclure, et prend alors
fait et cause pour la foi des simples, compromise par de < frivoles
disputes ». Elle n'épargne pas davantage la métaphysique. Tout
ce qui dépasse l'expérience, tout ce qui n'est pas directement
utile au progrès des sciences et du bien-être, est présenté non
comme l'objet le plus élevé de la raison, mais comme un pur
néant dont la méditation, source de préjugés funestes pour le
vulgaire, n'est chez les savants mêmes que débauche d'esprit.
Bref la « saine philosophie » ne consiste que dans les connais-
sances positives, dans l'étude des phénomènes sensibles et de
leurs lois. Répandue sous une forme à demi populaire, acces-
sible à toute intelligence moyenne, cette philosophie achève de
détruire l'ancien idéal ascétique, mais en faisant le vide dans
la conscience morale.
« Les persécutions ont détaché de V Encycopédie la plupart
des auxiliaires », disait Diderot après l'avoir achevée. A partir
de 1759, la retraite de D'Alembert en entraîna beaucoup d'au-
tres. C'est lui qui devint le centre du parti, et, suivant le mot
de Grimm, « le chef visible de l'illustre Eglise dont Voltaire fut
le fondateur et le soutien ». Les philosophes modérés, comme
BufFon et Duclos, se tinrent à l'écart du clan comme de l'ate-
lier. Quesnay, Turgot, les chefs de l'école « économique »,
cessèrent également de concourir à une entreprise dont ils
regrettaient la tendance irréligieuse. Mais de toutes les déser-
tions la plus éclatante et la plus nettement motivée fut celle de
Rousseau : on ne pouvait le soupçonner de ménager les puis-
sances de Cour ni d'Église ; et si des motifs personnels l'avaient
brouillé avec Diderot, il protestait dans tous ses ouvrages,
depuis la Lettre sur les spectacles jusqu'à V Emile, que c'est bien
des encyclopédistes en corps qu'il avait voulu se séparer, que
c'était de sa part révolte de l'homme sensible et moral contre
le joug déprimant de l'intellectualisme.
332 DIDEROT ET LES ENCYCLOPÉDISTES
Protecteurs et adversaires de l'Encyclopédie ; inci-
dents de la publication. — La publication de V Encyclopédie,
texte et planches (sans le Supplément et la Table générale),
s'échelonna sur plus de vingt années, de 1751 à 1772. Elle fut
troublée par de violents orages, et à deux reprises, en 1752
après le second volume, et en 1759 après le septième, parut
sur le point d'être arrêtée. Ce fut un bonheur pour V Encyclo-
pédie d'être attaquée par deux factions, jésuites et jansénistes,
trop divisées pour concerter leurs efforts; elles s'annulèrent
mutuellement par leurs dissensions, compromirent la religion
par leurs intrigues, et sauvèrent ce qu'elles comptaient détruire.
\° Dei75i à 1757. — Les chefs de \ Encyclopédie, en repous-
sant, pour rester maîtres chez eux, la collaboration d'ecclésias-
tiques inféodés aux deux partis rivaux, avaient provoqué de
part et d'autre les mêmes animosités. Mais en jetant le mépris
sur les jansénistes et leurs « convulsions », l'odieux sur leurs
menées parlementaires, ils se flattaient d'obtenir tout au
moins la neutralité des jésuites, puissants par leurs accoin-
tances avec la famille royale et réputés favorables au système
d'accommodement. Voltaire avait trouvé son compte à leur
faire sa cour, et l'on sait qu'après s'être escrimé contre les
Pensées de Pascal, il se serait volontiers chargé d'écrire une
réfutation des Provinciales *. Que l'organe des jansénistes, les
Nouvelles ecclésiastiques, se déchaînât contre V Encyclopédie
naissante, rien de mieux; les attaques du Journal de Trévoux
furent un mécompte. Diderot ne pouvait éviter d'y répondre,
mais il prenait à témoin le P. Castel de ses intentions mécon"
nues : « A quoi pense le P. Berthier? » A-t-il donc, lui Diderot,
d'autres ennemis que ceux des jésuites? N'a-t-il pas repoussé
les avances et, s'il faut l'en croire, l'argent des jansénistes?
Mais voici. — 1j' Encyclopédie menaçait d'une concurrence
ruineuse le Dictionnaire de Trévoux, et tout porte à croire,
comme le bruit en courut, que le but des jésuites n'était pas
de la détruire, mais de se l'approprier. Le second volume venait
de paraître (octobre 1751); la distribution en fut brusquement
interdite, et les matériaux de l'ouvrage confisqués. Un certain
1. Voir d'Argenson, Journal et Mémoires, 4 octobre 1739.
L'ENCYCLOPÉDIE 333
abbé de Prades, embauché par Diderot, avait soutenu en Sor-
bonne, le 18 novembre, sa thèse de licence. La thèse et l'argu-
mentation avaient fait merveille. Après coup, l'étendue inusitée
de ce travail, les connaissances variées dont il témoignait, la
pureté même de sa latinité, surtout la conformité qu'il offrait
avec le Discours préliminaire sur des questions telles que la
nature des idées et le principe de la morale naturelle, tout cela
fit soupçonner à certains critiques perspicaces que l'abbé de
Prades n'avait été devant la Sorbonne que le prête-nom de
Diderot et de D'Alembert, et que le but du complot était de
faire consacrer les principes de la philosophie encyclopédique
par le corps préposé au maintien de l'orthodoxie. Le prélat
chargé de la feuille des bénéfices, Boyer, connu pour son
dévouement aux jésuites, exigea que la Sorbonne revînt sur sa
décision et censurât la thèse qu'elle venait d'approuver. Ce
coup d'autorité mit la Sorbonne en émoi; dans Paris même il
ne fut question que de cela, et l'on se crut revenu au tem})s des
Provinciales. Mais comme dans l'affaire Arnauld, la majorité
de la Sorbonne se laissa gagner au parti de la rigueur, et, le
30 décembre, releva dans la thèse de l'abbé de Prades, avec
frémissement [Horruit sacra facilitas...), dix propositions héré-
tiques dont elle n'avait rien vu six semaines plus tôt. L'arche-
vêque de Paris, M. de Beaumont, moliniste fougueux, écrivit
un mandement contre VEncyclopédie et les philosophes; M. de
Caylus, évêque d'Auxerre et janséniste, en fit un autre aussi dur
pour les juges que pour le candidat. Le Parlement vint à la
rescousse, et l'abbé de Prades s'enfuit pour échapper à un décret
de prise de corps qui fut en effet rendu le 11 février 1752 *.
Il s'occupait en Hollande de préparer son Apologie. Diderot,
sans se nommer, se chargea de la troisième partie, et la fit
1. L'abbé Yvon, son ami, comme lui collaborateur théologique de VEncyclo-
pédie, avait pris également la fuite, et ne crut pas devoir reparaître avant dix
ans (Bachaumont, 4 février 1762). — Quanta l'abbé de Prades, recommande par
D'Alembert à Voltaire et au roi de Prusse, il devint un moment lecteur de ce
souverain, puis chanoine et archidiacre d'Oppeln et de Glogau. Il lit paraître sa
rétractation le 5 avril 1754. Il réservait encore à ses amis les philosophes une
autre déception. Soupçonné, pendant la guerre, d'avoir entretenu des intelli-
gences avec le maréchal de Broglie, il fut incarcéré jusqu'à la paix dans la cita-
delle de Magdebourg, et, sauf Voltaire, qui avait ses raisons pour ne pas s'asso-
cier de gaité de cœur aux griefs du roi de Prusse, les encyclopédistes Pinirenl
par répudier un confrère qui, de toute fagon, répondait si mal à leur attente.
334 DIDEROT ET LES ENCYCLOPEDISTES
paraître en hâte avant les deux autres. C'est une pièce fort
éloquente. Or sur qui frappe-t-elle? Sur les jésuites peut-être?
— Non pas, mais sur le prélat « appelant », et sur la cabale
janséniste : « Son inflexible opposition aux décrets de l'Eg-lise,
les troubles qu'il a fomentés de toutes parts, les disputes qu'il
nourrit depuis quarante ans et davantage, ont fait plus d'indiffé-
rents, plus d'incrédules que toutes les productions de la philo-
sophie. » Le parti pris est manifeste d'ignorer l'ennemi véritable.
Cependant, à la diligence dé Boyer, un arrêt du Conseil
d'État, le 1 février, portait suppression des deux premiers
volumes avec des « qualifications épouvantables ». Mais le pri-
vilège subsistait. Les jésuites se disposaient à faire main basse
sur les papiers de Diderot. La difficulté fut pour eux de se
reconnaître dans ce dédale \ Cette combinaison ayant échoué,
les protecteurs de ï Encyclopédie purent en opérer le sauvetage.
Les trois plus précieux, en cette circonstance, furent M"* de
Pompadour, le comte d'Argenson, et Malesherbes.
On connaît le beau pastel de La Tour où M""' de Pompadour
figure avec les attributs de ses goûts et de ses talents. Sur la
table, un gros in-folio; c'est un volume de Y Encyclopédie. Dans
le petit entresol où logeait, au-dessous d'elle, son médecin
Quesnay, elle aimait à s'entretenir avec des encyclopédistes en
renom, D'Alembert, Duclos, Marmontel. Elle cherchait à se
faire bien venir des gens de lettres, à user dç son crédit en
leur faveur, à tenir en échec la famille royale et du même coup
les jésuites, restés sourds à ses avances, h' Encyclopédie, dès
ses premiers embarras, la trouva prête à lui venir en aide.
Le comte d'Argenson, ministre de la guerre, avait accepté la
dédicace de VEncyclopédie comme un « monument durable de
reconnaissance ». C'était un engagement, auquel il fit honneur.
Mais le personnage le mieux placé pour rendre à VEncyclo-
2)édie des services quotidiens, et le plus profondément dévoué à
l'idée dont elle était le symbole, c'était Malesherbes, qui, depuis
1750, suppléait son père, le chancelier de Lamoignon, dans la
direction de la librairie. Intermédiaire forcé entre le gouver-
1. Voir Barbier, février 1752; Voltaire, Le Tombeau de la Sorbonne
(Moland, XXIV, 18); Correspondance de Grimm, IS novembre 1153 et janvier mi
(II, 298, et IX, 285).
l'encyclopédie 335
Moment et les gens de lettres, armé de règlements cruels ou
tutélaiiTs, suivant l'esprit de celui qui les appliquait, Males-
herbes avait à cœur de favoriser l'expansion de la philosophie
par tous les expédients en son pouvoir. C'est lui qui, chargé
(le saisir à bref délai les papiers personnels de Diderot, lui
disait : « Faites-les porter chez moi, on n'ira pas les y cher-
cher. » Souvent il était en butte aux récriminations de ses pro-
tégés, impatients de toute gêne même salutaire. Il les laissait
crier. \i' Encyclopédie fut le grand souci de son administration,
et à deux reprises sauvée par lui de la catastrophe.
Une raison d'ordre tout pratique, mais décisive, en faveur
de la continuation, c'était la garantie implicitement donnée par
le gouvernement au contrat qui liait libraires et souscripteurs.
Assumer l'odieux d'une banqueroute, c'était d'ailleurs un moyen
sûr pour que \ Encyclopédie se fît à l'étranger, dans des condi-
tions d'absolue liberté : la contrebande l'introduirait en France,
et tout le dommage serait pour notre commerce. Le roi de
Prusse appelait D'Alembert à Berlin, lui offrait la survivance de
Maupertuis comme président de son Académie, et lui faisait
dire par Voltaire que YEncyclopédie trouverait dans sa capitale
toutes les facilités. Les éditeurs, redevenus indispensables, se
firent prier. D'Alembert surtout, qui aimait à jouer les persé-
cutés, se vante d'avoir pendant six mois crié « comme les dieux
d'Homère ». Ce n'était plus le gouvernement, c'étaient les édi-
teurs qui réclamaient une censure plus attentive, mais efficace,
contre toute récrimination de la cabale dévote. Ils acceptaient
trois censeurs pour chaque article, assurés d'ailleurs par Males-
herbes que tout se passerait dans un esprit large et conciliant.
Le troisième volume parut en novembre 1753, avec un retard
de di.x-huit Inois. Il était précédé d'un Avertissement où D'Alem-
bert tirait à sa façon la moralité de la crise : Diderot et lui ne
s'étaient remis à l'œuvre que pour ne pas « manquer à leur
patrie »; il invitait donc «, la nation à protéger », « tes autres à
laisser faire » V Encyclopédie renaissante. De ces autres il ajou-
tait : « Ils ont été maîtres de nous succéder et le sont encore ».
En attendant V Encyclopédie resterait pénétrée de l' « esprit phi-
losophique » et respectueuse de la religion « pour l'essentiel ».
Pendant quatre ans tout alla bien. \j' Encyclopédie prenait à
336 DIDEROT ET LES ENCYCLOPEDISTES
chaque volume un nouvel essor. Quoique le prix de la sous-
cription fût plus élevé qu'au début et que l'ouvrage menaçât
de s'allonger démesurément, le nombre des souscripteurs allait
croissant; ils étaient 3 500 après le septième volume, et le béné-
fice atteignait 65 p. 100. Cependant les conflits religieux et par-
lementaires issus de la Bulle étaient au paroxysme, et la phi-
losophie, en toute tranquillité, se donnait carrière.
2^* De 1757 à 1759. — Deux événements graves, au cours de
l'année 1757, changèrent la face des choses. Au mois de jan-
vier, l'attentat de Damiens mit provisoirement d'accord moli-
nistes et jansénistes, et les réconcilia dans une communauté
de lutte contre la propagande philosophique. Au mois de
novembre, le désastre de Rosbach réveilla le sentiment national,
et comme les philosophes s'étaient posés devant l'opinion en
panégyristes de la libre Angleterre et du roi de Prusse, le gou-
vernement crut le moment venu d'organiser une sorte de croi-
sade à l'intérieur contre une faction favorable à nos vainqueurs.
Le septième volume, qui parut au mois d'octobre, contenait
l'article Genève (par D'Alembert). On sait à quelle brillante con-
troverse il donna lieu et quelle part y prit Rousseau. Mais avant
que Rousseau portât le débat sur ce point accessoire, du théâtre
et des mœurs, il s'en était élevé un autre, beaucoup plus irri-
tant. Quand D'Alembert représentait les prêtres de Genève
« ennemis de la superstition », simples « officiers de morale »,
pour qui « le premier principe d'une religion véritable était
de ne rien proposer à croire qui heurtât la raison », il traçait
visiblement le portrait du bon prêtre tel qu'un encyclopédiste le
concevait en toute religion et en tout pays. On ne s'y méprit
pas, et le docteur Tronchin était bien renseigné quand il écri-
vait à un pasteur de Genève : « Je ne serais pas surpris que les
RR. PP. de Jésus prissent en main notre défense. Il est sûr qu'ils
aiment mieux notre clergé que les encyclopédistes. » Ces pas-
teurs réclamaient une rectification que D'Alembert, intraitable
à son ordinaire, leur refusait. Mais qu'ils obtinssent ou non
gain de cause, le soulèvement, à Versailles, était général. Des
ordres, transmis par Bernis à Malesherbes, mais venus de plus
haut, lui prescrivaient un redoublement de vigilance : qu'il
appliquât rigoureusement la règle des trois censeurs et qu'un des
L ENCYCLOPÉDIE 337
trois fût désigné spécialement en qualité de théolog-ien. D'Alem-
bert protesta contre ces vexations « dignes de Goa », éclata
contre Malesherbes; mais quand il vit, en vertu des mêmes
ordres supérieurs, toute licence accordée contre Y Encyclopédie ,
il en considéra la perte comme résolue, et se le tint pour dit.
De tous ceux qui la poursuivaient, le plus connu, le plus
acharné, c'était Fréron, l'auteur de Y Année littéraire. Cet ancien
collaborateur de Desfontaines, devenu son successeur, était
l'Aristarque vigilant des productions petites ou grandes qui por-
taient l'estampille des philosophes. En retour ils ne l'appelaient,
avec Voltaire, qu' « Ane littéraire » ou « Aliboron ». Fréron
n'était pas, il est vrai, de ces critiques qui pénètrent dans le vif
des ouvrages et des doctrines, mais il avait du goût, du mordant,
et surtout du courage. Malesherbes lui rognait les ongles de
près. En 1156, V Année littéraire avait failli être suspendue, à la
requête de D'Alembert, pour avoir traité V Encyclopédie de « scan-
daleux ouvrage ». Après l'article Genève, Fréron eut les coudées
franches. Et ce qui donnait du poids à ses attaques, c'était sa
clientèle et ses relations. Il avait été régent chez les jésuites; la
reine, le dauphin, mesdames de France, la majeure partie du
haut clergé, enfin la cohue des écrivains obscurs et jaloux, trou-
vaient en lui l'homme de combat toujours prêt à frapper sur les
chefs comme sur les disciples de la secte triomphante et maudite.
Coup sur coup parurent les Petites Lettres sur de grands
philosophes, de Palissot, puis le Nouveau Mémoire pour servir
à Vhistoire des Cacouacs, de Nicolas Moreau; le bruit enfin se
répandit d'un « tocsin sonné » en chaire, à Versailles, par le
jésuite Le Chapelain, prédicateur de la cour. Eas odisse viros,
semblait être le mot d'ordre, et c'était l'épigraphe choisie par
Moreau. Dans les Petites Lettres de Palissot', qui n'étaient pas
sans agrément, et que Fréron mettait en balance, sans plus de
gêne, avec celles de Pascal, la satire contre Diderot et consorts
était plutôt littéraire que personnelle. Le sermon du père Le
Chapelain ' et les Cacouacs de Moreau s'élevaient contre la
morale des philosophes et ses ravages. Les Cacouacs, c'étaient
1. Sur Palissot, voir ci-dessous, chap. xi.
2. Sermons du P. Le Chapelain (1768), t. IV, p. 253 : Sur VincrédulUé de»
esprits forts du siècle.
HiSTOIHE DK LA LANGUE. VI. *Z
338 DIDEROT ET LES ENCYCLOPÉDISTES
les pervers, xaxot, ceux que le prédicateur accusait d'autoriser
« les plus grands crimes » et d'établir le règne de « toutes les
passions les plus déréglées... sur le débris de toutes les lois
civiles, naturelles et révélées ». Les philosophes crurent un
moment que le pamphlet, comme le sermon, venait d'un
jésuite ^ Moreau, avocat de finances, attaché au contrôle géné-
ral et gazetier aux gages du ministère *, était fort avant dans
les bonnes grâces du dauphin. Des jésuites à lui la distance,
par là, n'était donc pas longue. Avec une verve un peu grosse,
mais divertissante, il représentait les innocents déniaisés par les
sortilèges des philosophes et instruits par eux à justifier tous
les méfaits, y compris ceux des coupeurs de bourse. Des lam-
beaux de citations, du Diderot, du Voltaire, du Rousseau et
même du BufTon, ne laissaient aucun doute sur l'application à
faire, et le surnom de Cacouacs devint aussitôt celui des
philosophes.
L'article Genève avait servi d'occasion ou de prétexte à ces
avanies qui s'étaient succédé en deux mois de temps. D'Alem-
bert ulcéré ne consulta que son amour-propre. "L'Encyclo-
pédie (il l'avait expressément déclaré) était une œuvre natio-
nale, à laquelle le gouvernement avait promis et devait son
appui. Difiamé par ordre dans l'exercice d'un service public,
il ne lui convenait pas, quant à lui, d'en rester chargé. Quelle
considération pouvait le retenir? Les libraires? — Duperie, de
peiner pour les enrichir '! Diderot, ses collègues, le public qui
les avait soutenus et comptait sur eux? — L'outrage les attei-
gnait comme lui, et c'est l'honneur de tous qu'il défendait en
1. Correspondance de Grimm. III, 4S8.
2. Nicolas Moreau devint bibliothécaire de la reine, puis de la jeune dauphine
Marie-Antoinette, fut chargé d'écrire pour le futur Louis XVI et ses frères des
ouvrages d'éducation, enfin nommé aux fonctions d'historiographe, qui lui con-
venaient excellemment. Les philosophes, bien entendu, ne lui ont pas rendu
cette justice, mais l'érudition lui doit des services de premier ordre. — Voir
X. Charmes, le Comité des Travaux historiques (1886), I, iv et suiv.
3. Voir dans les Lettres à M"" Volland (XVllI, 400) l'entretien de Diderot avec
D'Alcmbert au mois d'octobre 1759. — La continuation de l'Encyclopédie était dès
lors assurée. D'Alembert subordonne son concours à une question d'argent. Et
Diderot de lui répondre : • Après toute cette ostentation de fierté, convenez que
le rôle que vous faites à présent est bien misérable •. Chiffres en mains, il établit
que D'Alembert a. louché 5800 livres de plus que son dû. Le désintéressement
de D'Alembert n'est pas suspect. S'il ne se rend pas, c'est qu'il lui répugne,
depuis que l'Encyclopédie est devenue une merveilleuse affaire, de consentir à
des conditions qui seront toujours hors de proportion avec le service rendu.
L'homme de pensée et de science s'indigne d'être exploité par des marchands.
L ENCYCLOPEDIE 339
se retirant. Le grand point n'était pas d'achever V Encyclopédie,
mais de ne pas l'avilir. Voltaire, après l'avoir grondé, supplié,
finit par se joindre à lui contre Diderot : « Allez à Lausanne
ou ailleurs si vous voulez finir; ce n'est pas 30 000 livres, c'est
200 000 que cela vaut et qu'un libraire de là-bas vous paiera. »
Mais Diderot, soutenu par Malesherbes, n'abandonnait pas la
partie. Celui-ci priait Bernis de faire agir la Pompadour, de
promettre à Diderot que sa persévérance lui serait un titre
aux grâces du roi *. Les libraires, de leur côté, revenaient à la
charge auprès de D'Alembert. Toute l'année suivante s'écoulait
en pourparlers. Mais les ennemis de Y Encyclopédie en pour-
suivaient la ruine avec une persévérance égale, et dès le début
de 1759, D'Alembert, ravi de s'être « tiré de ce bourbier »,
annonçait à Voltaire que le gouvernement allait « donner à
Diderot la paix malgré lui ».
Une aCTaire analogue à celle de l'abbé de Prades semblait
devoir porter à V Encyclopédie le coup de grâce. \j'Esj)rit d'Hel-
vétius avait paru au mois de juillet 1758 *. Le dauphin avait
réclamé la démission de l'auteur, maître d'hôtel de la reine, la
révocation du censeur Tercier qui avait donné le permis d'im-
primer, la suppression de l'ouvrage par le conseil d'Etat; à
quoi vint s'ajouter la sentence de la Sorbonne. Tout cet appa-
reil n'était pas dirigé seulement contre Helvétius. Ses rela-
tions avec les chefs de YEncyclopédie permettaient en effet
de dénoncer dans VEsprit « l'intervention de mains étran-
gères ». Voltaire ne met pas en doute que les jésuites aient
prémédité d' « aller par Helvétius à Diderot ». Les jansénistes,
une fois de plus, se piquèrent d'émulation. Un de leurs prosé-
lytes, Abraham Chaumeix. grossoyait des Préjugés légitimes
contre r Encyclopédie, qu'il poussa en quelques mois jusqu'au
huitième volume. Dans le troisième et le quatrième, il s'attache
au livre d'Helvétius, en quoi, dit-il, il ne sort pas de son sujet,
ce livre étant « comme l'abrégé de YEncyclopédie ». Or les Pré-
jugés légitimes ne sont pas, comme les Cacouucs, une drôlerie
pour faire rire le monde. C'est « aux magistrats » que l'écri-
vain janséniste « défère » les ennemis de la religion. Les
1. Voir leUrc de Bernis à Maiesherbes, déjà citée {Fonds fr., 22191).
2. Sur l'auleur et le livre, voir ci-dessous, p. 378 et p. 405.
340 DIDEROT ET LES ENCYCLOPEDISTES
magistrats accueillent en effet sa requête, et l'avocat général
Joly de Fleury n'a qu'à découper dans Chaumeix l'acte d'accusa-
tion sur lequel intervient l'arrêt du 6 février 1759. En compa-
gnie d'autres livres notés comme impies, tels que la Religion
naturelle de Voltaire, Y Esprit est condamné au feu. L'Encyclo-
pédie éidiit à la place d'honneur dans le réquisitoire, mais comme
il s'agissait en l'espèce d'un ouvrage couvert par un privilège
et représentant de gros intérêts, le Parlement déploya tout un
surcroît de formalités, et désigna neuf examinateurs, théologiens,
avocats et maîtres en philosophie, pour lui faire rapport sur les
sept volumes en vente. Ce qui va suivre est de haute comédie.
3° De 1759 ài772. — Une administration d'État, la direc-
tion de la librairie, allait passer sur la sellette. Le conseil d'Etat
évoqua la cause, rendit hommage au « zèle du ministère public »,
et par arrêt du 8 mars supprima les volumes parus et le privi-
lège. Dès le 22, Voltaire écrit : « Je crois que V Encyclopédie
se continuera. » Oui, sans privilège, et d'autant plus à l'aise.
Les libraires obtiennent en septembre un nouveau privilège
qui lèverait tous les doutes, s'il en restait; privilège pour les
planches, non pour le texte; mais à quoi bon des planches
toutes seules? Evidemment administration et libraires sont de
connivence. L'impression se poursuivra sous les yeux de la
police, à Paris, chez Le Breton. L'argent français, de la sorte,
n'ira pas à l'étranger. Sur le titre figurera le nom de Fauche,
libraire à Neufchâtel : pure fiction. Nul exemplaire, il est vrai,
ne devra passer directement de chez Le Breton ou ses associés
aux mains des souscripteurs. La livraison se fera en province,
pour que la marchandise ait l'air d'être entrée en contrebande :
c'est la contrebande simulée par injonction de la police '. Cela
s'appelle le régime de 1' « autorisation verbale ». Rien d'écrit;
le gouvernement ignore tout, et le Parlement a les mains liées.
On en était à la lettre //. Pour finir il fallut à Diderot six ans,
ce qui est peu, et dix volumes, ce qui est trop. Mais il n'avait
pas le loisir de faire court. Cette tolérance était révocable à
discrétion. Il fallait donc marcher vite. En outre, à vingt livres
1. La livraison directe à Paris ne fut autorisée que pour certains per-
sonnages nominalement désignés, tels que les représentants des puissances
étrangères. Les autres acquéreurs devaient se mettre en rapport avec Fauche,
censément vendeur de V Encyclopédie, en réalité simple commissionnaire.
HIST. DE LA LANGUE ET DE LA LITT. FR.
T. VI, CH. VII
&. C', Kdilcurs, Paris
PORTRAIT DES PRINCIPAUX AUTEURS
DES DEUX ENCYCLOPÉDIES DU DIX-HUITIÈME SIÈCLE
GRAVÉS PAR AUG. DE S^-AUBIN
Bibl. Nat., Cabinet des Estampes, X z
L'ENCYCLOPÉDIE 341
(le supplément par volume, les libraires ne tenaient pas à la
concision. En dépit du remplissage, Y Encyclopédie imposait
par sa masse. Quand Panckoucke, en 1768, sollicitera la per-
mission de la réimprimer, il fera valoir qu' « elle est, malg-ré
les fautes et les omissions qui peuvent s'y trouver, le plus
beau monument que les hommes, dans aucun temps, aient
élevé à la gloire des lettres »,
Les dix derniers volumes de texte parurent en bloc au début
de 4766'; les planches traînèrent jusqu'en 1772. Diderot avait
été jusqu'au bout l'âme de l'entreprise; sans aucune vue de
fortune ni de gloire, il avait assumé toute la besogne maté-
rielle et rebutante. « La tôte lasse », il se sentait à la fin « si
bien courbé, qu'il désespérait de se redresser ». On comprend
qu'il ait éconduit Panckoucke et, la première édition terminée,
s'en soit tenu là*. Le Breton l'avait dégoûté du métier. Pendant
la confection des derniers volunies, le tirage s'exécutait gra-
duellement; mais Le Breton, de son chef, faisait édulcorer les
passages sujets à caution. Diderot s'en aperçut par hasard et se
soulagea le cœur par lettre ' : « Quand on est sans énergie,
sans A'ertu, sans courage, il faut se rendre justice, et laisser à
d'autres les entreprises périlleuses. » Envers l'écrivain secrète-
1. L'ouvrage ainsi complété ne tarda pas à faire prime en librairie. Il avait
coûté 956 livres aux souscripteurs; en 1"69 il se vendait de 1300 à 1400 et deux
ans plus tard environ 1100, quoique les contrefaçons se multipliassent rapi-
dement : Genève, 28 volumes (reproduction de l'original au fur et à mesure de
sa publication); Lucques, 28 vol. (IToS-mi); Livourne, 33 vol. (1770). C'est en
vue de faire concurrence à ces contrefaçons étrangères que Panckoucke, en 1768,
avait entrepris, avec une permission tacite, la 2' édition française qui fut inter-
rompue par ordre supérieur (1770). En 1776-77, les cinq volumes de Supplément
(dont un de planches) marquent une nouvelle époque. Les contrefaçons de
Genève (1777), Lausanne (1778), Yverdun (1778-1780) sont des refontes, où le
Supplément est incorporé au texte. Mentionnons enfin la Table des deux parties
de l'Encyclopédie française (2 vol.), donnée par Panckoucke et Rey en 1780.
Quant à 1 Encyclopédie-Panckoucke {Encyclopédie métliodique), c'est un ouvrage
sur un autre plan, par ordre de matières, non plus une refonte, mais une
réfection de la première, avec le concours d'un nouveau groupe de collabo-
rateurs (Vicq d'Azyr, Condorcet, Roland de la Platière, etc.). Elle comprit
166 volumes in-i" et plus de 6300 planches, et ne fut achevée qu'en 1832.
2. Il fut cependant sur le point de refaire VEncyclopédie, en 1774, pour le
«ompte de Catherine II. — Voir la lettre qu'il écrit de I^a Haye à sa femme, le
9 avril 1774 (XX, 31). — H comptait sur une douzaine de collaborateurs éprouvés,
parmi lesquels D'Alembert : - Je puis, disait-il,... porter dans un intervalle de
temps assez court cette énorme entreprise à un tel degré de perfection, que de
plus d'un siècle nos successeurs ne trouveront pas matière fi un supplément de
vingt feuilles. • Si le projet n'eut pas de suite, c'est que Catherine H connaissait
alors Diderot et n'avait nulle envie de lui lâcher la bride.
3. 12 novembre 1764 (XIX, 467).
342 DIDEROT ET LES ENCYCLOPEDISTES
ment « dépecé, mutilé, mis en lambeaux », le procédé certes
laissait à dire, mais dénotait un sentiment fort juste de la
situation. Un libraire avait encore plus qu'un auteur à redouter
les surprises du pouvoir absolu. Le Breton lui-même et Pan-
ckoucke en firent l'épreuve, quand à deux reprises le gouver-
nement crut devoir satisfaire en quelque mesure aux réclama-
tions de l'assemblée du Clergé '.
Ces alternatives d'indulgence et de sévérité indignaient écri-
vains et amis de V Encyclopédie : « On voulait et on ne voulait
pas à la fois, dit Grimm, ou plutôt on ne savait pas ce qu'on
voulait ». La vérité, c'est qu'au sein du gouvernement, on était
plusieurs à vouloir, et que chacun avait son tour. Le roi, fort
heureusement pour V Encyclopédie , n'était en ces matières
capable que de préventions et de demi-mesures. A ses côtés
les influences religieuses dominaient, et c'est toujours de là
que venait le signal delà « persécution ». Dans le conseil, la
rigueur n'était jamais qu'un faux-semblant. D'Argenson, Bernis,
Choiseul ont toujours amorti le coup qu'ils frappaient ; tous au
fond respiraient l'esprit du siècle. Malesherbes fut l'agent ingé-
nieux et convaincu de cette politique; mais qu'aurait-il pu, si le
gouvernement ne l'en eût avoué? Il faut donc, malgré ceux qui
réclamaient à la fois deux avantages incompatibles, protection
et liberté, reconnaître que Y Encyclopédie doit au gouvernement
d'avoir échappé à ses vrais persécuteurs, jésuites, jansénistes,
princes et princesses, pamphlétaires et parlements.
//. — Diderot,
L'œuvre de Diderot en dehors de l'Encyclopédie. —
Les contemporains de Diderot ont admiré en lui un puissant
ouvrier littéraire, opiniâtre au travail, riche de science, parfois
brillant, original, mais paradoxal et confus ; à peu d'exceptions
près, ils n'ont pas connu ses œuvres les plus fortes, celles qui
le mettent en bon rang parmi les penseurs du siècle. Le Diderot
vraiment supérieur est presque tout entier posthume.
1. Correspondance de Grimm., VII, 44; IX, 215; Bachaumont, 34 avril 1766,
5 mars 1770.
DIDEROT 3i8
Ses écrits peuvent se diviser en trois classes :
D'abord ceux qu'il a faits sur commande, comme ses articles
de V Encyclopédie. Mais outre cette besogne payée, il est tou-
jours à la disposition de qui voudra. Il fait cela sans rémuné-
ration, pour le plaisir de compléter, refondre ou rhabiller des
ouvrages auxquels il s'intéresse, ceux d'Holbach, d'Helvétius,
de Raynal, les Dialogues de Galiani, ou le Traité de clavecin
de Bemetzrieder. La machine est sous pression. Il en sortira,
le cas échéant, un sermon pour un prédicateur dans l'em-
barras, un avis au public sur une nouvelle pommade.
La seconde classe comprendrait les écrits véritablement
personnels en divers genres, — théâtre, philosophie, critique,
romans ou contes, — que Diderot destinait au public ou qu'il
a cru pouvoir lui exposer. On verra que son théâtre vaut sur-
tout comme réfutation par l'exemple de ses théories drama-
tiques. — En philosophie, des Pensées philosophiques à Ylnter-
prétation de la Nature^ il n'a guère divulgué de son vivant
que les premiers essais par lesquels il s'acheminait du déisme
au naturalisme. — Il aurait pu composer un joli recueil
d'études critiques : les deux morceaux insérés en 1761 et
1762, dans le Journal étranger, — Y Éloge de Richardson et les
Réflexions sur Térence, — auraient bien caractérisé son goût
dans les deux extrêmes : là un dithyrambe hyperbolique;
ici des réflexions justes, fines, pénétrantes, comme le poète
auquel elles s'appliquent. — Diderot romancier, pour ses con-
temporains, c'est l'auteur des Bijoux indiscrets, un Crébillon
fils qui ne serait pas incapable, au milieu d'un récit ordurier,
de glisser quelques aperçus intéressants et neufs d'art ou de
philosophie. Passons. — Il a donné de çà de là, par aventure,
sans jamais songer à les réunir, quelques échantillons de ses
contes et de ses dialogues, merveilleux de verve, d'entrain, de
vérité : les Deux Amis de Bourbonne, VEntrelien d'un père
avec ses enfants, celui d'un philosophe avec la maréchale de ***.
Enfin son dernier ouvrage ostensible, élucubration indigeste
et fastidieuse, est cette apologie de Senèque, de la philosophie
et de lui-même, qu'il intitule Essai sur les règnes de Claude
et de Néron (1778-1782). Tout cela, fort inégal, montre
l'esprit de Diderot, ses facultés littéraires dans ce qu elles ont
344 DIDEROT ET LES. ENCYCLOPEDISTES
tout ensemble de puissant et de désordonné, mais ne nous
livre pas le fond de sa pensée, ni de sa nature. C'est un spec-
tacle qu'il réserve pour lui-même et pour un petit nombre d'in-
times qu'il lui plaît d'étonner, mais qu'il est assuré de ne point
effaroucher.
De tout temps, dès la Promenade du sceptique, qui est de
4747, Diderot a écrit dans la joie des ouvrages voués provisoi-
rement à l'inédit. C'est le travail exécuté d'enthousiasme, sous
l'obsession d'une idée qui mûrit, fermente, puis s'échappe en
bouillonnant. Il prend son élan sans le calculer. Pour une
page, dix pages, un volume? Il ne le saura qu'en finissant :
« Adieu, mon ami, bonsoir, dit-il au terme d'une lettre à Fal-
conet; vous m'avez fait écrire un jour et une nuit tout de
suite. » Dans ces moments-là, le souci de la renommée pré-
sente n'existe pas pour lui. Quelques lecteurs lui suffiront,
mais prêts à le suivre oii il lui plaira de les entraîner, dans
son sujet ou au dehors. Il y a pour lui deux classes d'écri-
vains : « ceux qui ont travaillé pour le commun, qui se sont
assujettis aux idées courantes, et qui ont perdu de leur répu-
tation à mesure que l'esprit humain a fait des progrès; — et
ceux, trop forts pour le temps où ils ont paru, peu lus, peu
entendus, peu goûtés, demeurés longtemps obscurs, jusqu'au
moment où un autre siècle leur a rendu justice ». Dans cette
seconde classe, où il se range, on « meurt oublié et tranquille,
ou comme tout le monde, ou très loin de tout le monde ».
C'est « sa devise ».
Ses manuscrits, ou les copies qu'il en laissait prendre, s'étaient
égarés un peu partout. M""* de Vandeul, sa fille; Naigeon,
le dernier de ses disciples; les cours d'Allemagne et de Russie,
nous les ont rendus peu à peu. La première révélation pos-
thume fut celle du critique d'art. Le hasard le plus imprévu
avait fait découvrir dans l'armoire de fer de Louis XYI une
copie du Salon de 4765, l'un des plus remarquables : il parut
en 4795. Les huit autres (4759-4784) se succédèrent à longs
intervalles, et les derniers, retrouvés dans la Bibliothèque de
l'Ermitage, ont vu le jour en 4857. En 4796, son principal
roman, la Religieuse^ fut exhumé par le libraire Buisson qui
le publia sans dire d'où il le tenait. La même année, parut
DIDEROT 345
Jacques le faialiste, offert à Tlnstitut de France par le prince
Henri de Prusse. L'édition de Naigeon (1798) fit époque. C'est
d'elle que nous vient, outre une riche moisson d'opuscules
philosophiques et de nouvelles, ce livre où se peint si crûment
le cynisme attendri de l'auteur, le Supplément au Voyage de
Bougainville. La série d'acquisitions sans comparaison la plus
riche, ce furent les quatre volumes de 4830, Mémoires, cor-
respondances et ouvrages inédits. Les manuscrits n'en avaient
pas été, comme l'annonçait le titre, «• confiés par l'auteur à
Grimm », mais copiés à Saint-Pétersbourg par un Français,
M. Jeudy-Dugour, qui avait ses raisons pour cacher l'origine
de ce larcin. Il y avait là les Lettres à i/"" Volland (1739-1774),
les quinze années les plus remplies de la vie de Diderot racon-
tées par lui-même à la femme qu'il mettait de moitié dans
toutes ses pensées : document inappréciable sur lui et sur
son entourage; avec cela, la perfection de la narration fami-
lière, un épanchement d'une abondance intarissable et d'une
vivacité qui jamais ne languit. Il y avait ce dialogue si piquant,
si profond par endroits, le Paradoxe sur le comédien, où Diderot
recherche si, dans la création de l'œuvre d'art, l'artiste doit
être ému ou de sang-froid. Il y avait son propre portrait en
action, la comédie Est-il bon, est-il méchant? Enfin c'est dans
ce recueil qu'il faut chercher l'expression la plus complète
à la fois et la plus brillante de sa philosophie, le Rêve de
D'Alembert.
Une copie du Neveu de Rameau, communiquée sans doute
par Grimm à une cour d'Allemagne, on ne sait laquelle, était
tombée aux mains de Schiller. Schiller ravi la prêta à Goethe,
et depuis elle se perdit. Mais Gœthe, par plaisir, en avait fait
une traduction qui, de 1806 à 1821, remplaça le texte. C'est
d'après cette traduction que deux audacieux faussaires s'avi-
sèrent de reconstituer un Neveu de Rameau français, présenté
par eux, et pendant deux ans admis comme authentique,
jusqu'au jour où parut la copie léguée par Diderot à sa fille
(1823). En 1891, M. Mon val a reproduit l'autographe original,
trouvé par lui dans un lot de bouquins. Habent sua fata...
La dernière édition complète, celle de MM. Assézat et Tour-
neux (1873-1877), contenait encore du nouveau, de très haut
346 DIDEROT ET LES ENCYCLOPEDISTES
prix, notamment les Elétnents de physiologie, la Réfutation de
r Homme d'Helvétius et le Plan d'une Université.
Ainsi s'est dessinée, avec une précision croissante, une des
physionomies littéraires les plus divertissantes qui existent. Et
au risque de rabaisser l'œuvre, aux yeux de Certains juges,
avouons que l'auteur est ce qui s'y trouve de plus captivant.
Sa vie. — A part la grande affaire de V Encyclopédie, l'essen-
tiel dans la vie de Diderot se borne aux coups de tête et aux
aventures de sa jeunesse, à deux liaisons, l'une amoureuse avec
jyfiie Yolland, l'autre amicale avec Grimm, à ses rapports avec
Catherine II et au voyage de Russie qui en fut la conséquence.
Denis Diderot est né à Langres, en 1713, d'un maître coute-
lier qu'il nous a fait connaître, avec une tendresse mêlée de
fierté, pour un homme d'un cœur généreux et d'une ferme
raison '. Aîné de la famille % il fut d'abord destiné à l'état
ecclésiastique, mis à huit ans chez les jésuites de sa ville natale
et tonsuré à douze. Il allait s'engager comme novice chez ses
premiers maîtres, si M. Diderot, averti à temps, ne le leur
avait retiré pour le conduire au collège d'Harcourt. Là Denis
ne tarda pas à se détromper sur sa prétendue vocation sacer-
dotale. Mais le brave coutelier entendait que son fils, ses
classes finies, prît un état, et le mit chez un procureur. Le
jeune clerc travaillait beaucoup plus les mathématiques que la
procédure. Le père intervint : « Mais alors que voulez-vous
faire? — Rien; j'aime l'étude, je suis fort content, je ne
demande pas autre chose. » M. Diderot ferma sa bourse, et le
jeune homme, qui tenait bon, eut la vie dure pendant dix ans.
Sa mère lui envoyait à la dérobée ce qu'elle pouvait, fort peu
de chose. Il donna quelques leçons de la science qu'il était
en train d'apprendre. Il les prolongeait toute la journée quand
l'élève y prenait goût, sinon y renonçait. Il entra comme pré-
cepteur chez un financier qui lui promettait de faire sa for-
tune : au bout de trois mois, il dépérissait, jaunissait d'ennui,
1. Voir principalement Lettres à M'" Volland (Assézat, XVIII, 357 et 369),
Voyage à Bourhonne (XVII, 334), Entretien d'un père avec ses enfants (V, 281).
2. Voyage à Bourbonne, ibid., 33o : « Mes parents ont laissé après eux un fils
aîné qu'on appelle Diderot le philosophe, c'est moi; une fille qui a gardé le
célibat, et un dernier enfant qui s'est fait ecclésiastique. C'est une bonne race. »
— Cf. les portraits hauts en couleur de son frère, 1' « Heraclite chrétien -, et
de sa sœur, le • Diogène femelle », dans la vui* des Lettres à M"» Voltand.
DIDEROT 347
lâchait pied. Il lui arriva de commettre des escroqueries à la
Panurg-e *. C'est le temps où on le rencontrait au Luxembourg
« en redingote de peluche grise éreintée par un des côtés, avec
la manchette déchirée et les bas de laine noirs et recousus par
derrière avec du fil blanc. » C'est lui, et non pas Rameau, qui
dit : « La voix de la conscience et de l'honneur est bien faible
quand les boyaux crient ». Il n'a pas oublié sa misère de
bohème; le Neveu de Rameau, Jacques le fataliste lui rappel-
lent quelqu'un qu'il a bien connu.
A trente ans il se marie en secret avec une jolie lingère,
Anne-Toinette Champion, son aînée de trois ans. Ce fut un feu
de paille. M""" Diderot n'était pas faite assurément pour com-
prendre son grand homme de mari, mais c'est elle dans le
ménage qui eut le beau rôle, le rôle ingrat et méritant. Elle
était à Langres avec sa fille, en train de réconcilier le vieux
père avec l'enfant prodigue, quand Diderot devint l'amant de
M"" de Puisieux, un peu femme de lettres, surtout femme
galante. Leur liaison dura quatre ans. Pendant sa détention à
Vincennes, Diderot fut pris de soupçons sur la fidélité de la
dame, s'échappa pour la surprendre, découvrit ce qu'il cher-
chait, et revint en prison après rupture faite.
Sophie Volland fut sa grande et durable passion. Elle avait
environ trente ans, en 1755, quand Diderot entra dans son inti-
mité : * Nous étions seuls ce jour-là, lui écrit-il bien longtemps
après, tous deux appuyés sur la petite table verte... Oh! l'heu-
reux temps que celui de cette table verte! » Sophie, fille d'un
* préposé pour le fournissement des sels », habite avec sa mère
veuve, une moitié de l'année à Paris, l'autre à Isles-sur-Mame,
près de Vitrj'-le-François. L'amant a part à leur vie de famille ;
il est l'ami, le confident, le conseiller des sœurs, comme de
Sophie elle-même. C'est la vie patriarcale tempérée par le
mépris des préjugés. Sophie est d'une santé frêle, a c la
menotte sèche » et porte lunettes. Diderot l'aime ainsi, fidèle-
ment, tendrement : « Ni le temps, ni l'habitude, ni rien de ce
qui affaiblit les passions ordinaires n'a rien pu sur la mienne »,
i. On verra dans les Mémoires de M"' de Vandeul ce qu'elle appelle la • petite
espièglerie • de son père, les 2000 livres extorquées à un carme par une série
de mensonges et de simagrées.
348 DIDEROT ET LES ENCYCLOPEDISTES
écrit-il, « au bout de dix ans. » Mais le grand charme de Sophie,
c'est d'être philosophe, et de la bonne école, d'humeur à tout
entendre et à tout comprendre; elle admet ce parfait sans-
gêne qui est pour Diderot le signe et la condition de la féli-
cité. C'est une camarade; ils mettent en commun les menus
incidents de leur vie quotidienne, et quand Diderot, gros man-
geur, a des indigestions, il ne lui en épargne aucun détail. Cela
n'empêche pas le sentiment d'aller son train, « le sentiment le
plus fort est le plus doux ».
L'amitié de Diderot pour Grimm n'est pas moins douce ni
moins forte. Quant ils se retrouvent après une séparation ou
une petite querelle, Diderot en est ému jusqu'à défaillir : « Je ne
pouvais lui parler, ni lui non plus. Nous nous embrassions sans
mot dire, et je pleurais !... Je ne pus desserrer les dents, ni pour
manger, ni pour parler... Je lui serrais la main, et je le regar-
dais. » Dès l'arrivée de Grimm à Paris, vers 1750, ils avaient
été tout de suite amis. Rousseau, qui les avait rapprochés, pres-
sentit, à l'en croire, qu'il en serait victime. Peut-être éprou-
vait-il déjà quelque velléité de révolte contre Grimm, qui aimait
à dominer. Diderot ne résista pas à cet ascendant : « Il est
aussi supérieur à moi, dit-il, que j'ose me croire supérieur à
D'Alembert. » La supériorité de Grimm est celle du jugement,
du sens pratique, que Diderot a conscience de ne posséder à
aucun degré; elle n'exclut pas, mais fait plutôt valoir des qua-
lités estimables de goût. Diderot, écrivain, se met au ser-
vice et à l'école de son ami. C'est à lui, dit-il, qu'il doit ses
« notions réfléchies » sur les beaux-arts : « C'est la tâche que
vous m'avez proposée ', qui a fixé mes yeux sur la toile et
qui m'a fait tourner autour du marbre... Seul, j'ai médité ce
que j'ai vu et entendu; et ces termes de l'art, unité, A'ariété,
contraste, expression, si familiers dans ma bouche, si vagues
dans mon esprit, se sont circonscrits et fixés. » Quand Grimm
courra l'Europe, Diderot s'empressera d'occuper à sa place « la
chaise de paille », de lui confectionner des articles, et se tiendra
suffisamment payé par les éloges d'un juge expert et exigeant.
Ce que Grimm veut, Diderot le fait : il se lie avec M"** d'Epinay,
1. Celle de faire, pour la Correspondance, le compte rendu des Salons.
DIDEROT 349
(l'abord à contre-cœur, prend parti pour elle contre Rousseau
qu'il pousse à l'exaspération, et par là sacrifie une amitié de
quinze ans (1758).
Mais si Griram est despote et adroit, il a, comme ami, du
zèle et du dévouement. C'est grâce à lui que Diderot eut part aux
libéralités de Catherine II. Grimm n'était pas encore (1765)
l'homme d'affaires de la tzarine. C'est le général Betzki, inter-
médiaire qualifié pour ces sortes de négociations artistiques
ou littéraires, qui se chargea, sur la demande de Grimm, de
faire appel au « cœur compatissant » de sa souveraine, de lui
offrir, pour 15 000 livres, la bibliothèque de Diderot. Le philo-
sophe cherchait de quoi subvenir, à l'éducation et à la dot de
sa fille. Catherine déploya sa munificence, accorda le prix
demandé, mais refusa d'enlever à Diderot « l'objet de ses
délices, la source de ses travaux et les compagnons de ses loi-
sirs ». Il en devait rester le gardien avec 1000 livres de traite-
ment, et Catherine en fit d'un coup l'avance pour cinquante ans.
Diderot commença par des effusions littéraires de reconnais-
sance. Il « décrocha la vieille lyre dont la philosophie avait
coupé les cordes ». Il « se prosterne aux pieds » de la « grande
princesse » ; il « voudrait parler, mais son âme se serre, sa tête
se trouble, il s'attendrit comme un enfant ». Il se représente,
lui et les siens, en groupe, dans des attitudes assorties à la cir-
constance : la « mère tendre qui verse des larmes de joie » et
qui < tient embrassée » sa fille. Ailleurs il décrit à Falconet
toute la famille en train de faire « conjointement », dans la
bibliothèque et devant le buste de l'auguste bienfaitrice, une
oraison matinale : « Être immortel, tout-puissant, éternel,...
conserve à l'univers, conserve à la Russie, etc. » Chez l'auteur
du Père de famille le pathos est la forme inévitable de l'émotion.
Mais le témoignage de sa reconnaissance ne devait-il consister
qu'en paroles et en gestes? On le réclamait, on l'attendait à
Pétersbourg. Or l'idée seule de ce voyage l'épouvantait. Il pré-
férait s'acquitter à Paris même en y exécutant les ordres de « sa
souveraine » : achats de tableaux, négociations délicates pour
étouffer les révélations de Rulhière *. Il envoyait là-bas des réfor-
1. Voir ci-dessous, p. 423.
350 DIDEROT ET LES ENCYCLOPÉDISTES
mateurs politiques garantis et certifiés par lui *. Mais il avait
beau se prodiguer, s'ingénier; c'est lui, en personne, que la
tzarine appelait. Il opposait alors à ce grand devoir d'autres
devoirs non moins impérieux pour un homme qui s'était fait
« respecter par sa justice, par ses mœurs », devoirs de père,
d'époux, d'amant, — d'amant surtout: « Parle, mon ami, parle,
écrivait-il à Falconet devenu pressant. Veux-tu que je mette la
mort dans le sein de mon amie? »
Au bout de six ans, il comprit que son excuse n'était plus de
mise, et partit. Son absence fut d'un an et demi, avec arrêt en
Hollande, de trois mois au départ et de six au retour. La tzarine,
toujours magnifique, avait mis à sa disposition une bonne voi-
ture et un chambellan, mais il n'avait pas l'humeur voyageuse.
En Hollande il ne s'était' encore senti dépaysé qu'à demi. A Saint-
Pétersbourg l'étonnement lui donna la berlue : « Je n'ai guère
vu que la souveraine », écrit-il à M"^ Necker. H éprouva d'ail-
leurs d'assez vives déconvenues, choqua la cour par ses façons
hétéroclites, trouva partout des visages de glace, et Falconet
lui-même de si méchante humeur qu'ils se quittèrent brouillés.
Mais sur Catherine il garda toutes ses illusions. H la voyait
tous les jours en tête à tête, enthousiasmé de trouver en elle
réunis « l'àme de Brutus » et « les charmes de Cléopâtre ».
Elle s'amusait de ces longues conférences avec le plus com-
municatif de « ces messieurs en istes », ses protégés, qu'elle
abominait. Elle lançait Diderot, le mettait à l'aise, comme
«c entre hommes », faisait 1' « humble écolière », attentive
et docile aux leçons de son « sévère pédagogue ». Et Diderot
pérorait, gesticulait, lui pressait la main, lui « meurtrissait les
cuisses ». La politique fut l'écueil : — « Avec tous vos grands
principes..., on ferait de beaux livres et de mauvaise beso-
gne... Vous, vous ne travaillez que sur le papier, qui souffre
tout...; moi, pauvre impératrice, je travaille sur la peau
humaine, qui est bien autrement irritable et chatouilleuse. » H
fallut se rabattre sur la littérature. Mais Diderot écrivait ce qu'il
n'avait pu placer de vive voix; il ne doutait pas que le bon
_i. Par exemple Mercier de la Rivière. — Voir Ch. de Larivière, Mercier de la
Rivière à Saint-Pétersbourg {Revue d'histoire littéraire de la France, 15 octo-
bre 1897).
DIDEROT 351
grain ne finît par lever. Il était reparti au mois d'avril m4,
charmé de « sa souveraine », comblé de présents ', mais en proie
au mal du pays et la santé fort délabrée.
Après son retour ce fut pour lui la vieillesse. Il était à l'abri
du besoin et se reposait. La vie de société restait son plaisir
favori : la Merveille du Nord le mettait en veine d'éloquence.
M"" Volland, « son autre souveraine », mourut peu de mois
avant lui. Il avait habité pendant trente ans son quatrième
étage, rue Taranne, avec sa bibliothèque au cinquième. Il ne
jouit que peu de semaines du « superbe » appartement, rue
Richelieu, dont la location était encore une libéralité de l'impé-
ratrice, provoquée par l'officieux Grimm. C'est là qu'il suc-
comba, le 30 juillet 1784, à une hydropisie de poitrine.
Son caractère et son esprit. — Il est à la fois commun
et singulier : commun par l'efFronterie, l'outrance déclamatoire
dans l'expression des sentiments, l'impolitesse des manières et
une bonté de cœur toute d'impulsion; singulier par la vigueur
de l'intelligence et la surabondance de vie. Son caractère, c'est
son tempérament.
Tempérament puissant, tumultueux. Il n'est pas « un de
ces uniformes et plats galets qui fourmillent sur toutes les
plages ». Aussi prend-il plaisir à se regarder vivre, mais par suite
surfait constamment son vrai naturel. Jeune et gamin, quand
« avec son air vif, ardent et fou », il entrait chez la piquante
libraire. M"" Babuti, — qui devint M""^ Greuze, — il s'amu-
sait à se donner la comédie autant qu'à lutiner une jolie fille.
Nul peintre, à l'en croire, pas même Garand, n'a saisi comme
lui-même sa ressemblance, ce qu'il y avait en lui de mobile,
de fugitif, ce que ne peuvent rendre des lignes et dos cou-
leurs. Mais si vif et spontané que soit Diderot, il est aussi
trop artiste, trop homme de lettres et de théâtre, il distingue
trop bien le « style » de sa figure pour n'en pas accuser
l'expression. « J'avais, dit-il, un grand front, des yeux très vifs,
d'assez grands traits, la tête tout à fait du caractère d'un ancien
orateur. » C'est fort bien vu, mais adieu l'attitude naïve et vraie.
I. M. Ducros {Diderot, p. 130) a fait le compte des sommes données par Cathe-
rine II à Diderot et à si veuve. 11 arrive au total de 89 000 livres. . .
352 DIDEROT ET LES ENCYCLOPÉDISTES
Le voici Jans son taudis ', courbé sur ses livres, les cheveux en
désordre, le cou libre dans la chemise entr'ouverte, enveloppé
de sa « vieille robe de chambre » sur les pans de laquelle il
essuie sa plume. Vous croyez qu'il s'est mis à l'aise, portes
closes, pour avoir l'esprit dispos. C'est encore autre chose :
un tableau vivant, qui est « beau », qui a de « l'ensemble »,
de « l'unité », qui n'attend que le peintre; le modèle tient
la pose. Son dos est « rond et bon », sa robe de chambre
est à la fois « lambeau » et draperie; rayée d'encre, elle
« annonce le littérateur, l'écrivain, l'homme qui travaille »,
elle « moule tous les plis du corps sans le gêner ». Pourquoi
M"" Geoffrin s'est-elle avisée de lui en donner une autre propre
et cossue? Elle l'a déguisé en Aristippe; or le vrai Diderot
est un Diogène.
Il est l'homme primitif, intact, fougueux, aux sensations
fortes, et qui les traduit par des frissons, des pleurs, des cris.
L'homme sensible ne se demande pas s'il y a de quoi; la
nature toute seule en décide. Diderot, en train d'écrire les mal-
heurs imaginaires de sa Religieuse, est baigné de larmes;
le spectacle de certaines joies imprévues le rend « presque
malade le reste de la journée ». Ce pathétique à sanglots, qui
coupe la parole et l'appétit, c'est le pathétique en soi, que Diderot
répand à profusion dans ses drames. Ces « égarements », chez
lui, sont prévus, préparés; il en jouit avant, pendant et après.
Il avertit son partenaire pour que la scène soit jouée d'en-
semble ; et si par hasard elle n'a pas lieu, elle est écrite ; c'est
déjà cela. Il n'a, comme on l'a vu, nulle impatience d'aller
rejoindre Falconet à Pétersbourg; il anticipe du moins sur ce
beau jour, qu'il retarde à plaisir. Il y est, il frappe à la porte :
« J'entrerai,.., j'irai me précipiter dans vos bras et... nous nous
écrierons confusément : C'est moi... oui, c'est moi... Vous voilà
donc enfin!... Enfin me voilà. Comme nous balbutierons; et
malheur à celui qui a perdu ses amis pendant longtemps, qui les
revoit, qui a la force de parler, et qui ne balbutie pas. » Diderot
est sûr de balbutier. Il connaît la sensibilité de ses organes ; la
pantomime théâtrale, le geste de l'émotion ne lui font jamais
défaut.
1. Voir l. IV, p. 5, Regrets sur ma vieille robe de chambre.
DIDEROT 353
Il est en scène au moment même où il pense, et ne pense
jamais si bien que tout haut et devant témoins. Il a besoin de
se communiquer pour valoir tout son prix. « C'est pour moi et
mes amis, dit-il, que je lis, que je réfléchis, que je médite, que
j'entends, que je regarde, que je sens. Dans leur absence ma
dévotion rapporte tout à eux. » Ainsi se déterminent l'allure
habituelle de son esprit et la forme à laquelle, en écrivant, il
revient avec prédilection, celle du dialogue entre deux person-
nages, dont l'un n'est là que pour permettre àl'aulre (qui est lui-
même) de s'animer, de parler avec la fantaisie et le désordre de
la pensée conçue au cours même de la discussion. En réalité il
n'est jamais seul ; il pense en vue de la parole et pour étonner :
« C'est peut-être la raison, dit-il, pour laquelle tout s'exagère,
tout s'enrichit un peu dans mon imagination. » Peut-il mieux
dire que chez lui la recherche de l'effet nuit à la sincérité?
Faute de vie intérieure, ses notions morales sont étrangement
troubles. Les nuances fiiies du sentiment lui échappent; il ne le
connaît, ne le conçoit qu'atrparoxysme, emphatique et convulsif.
Dans la vie courante et dans la pratique des hommes il détonne
perpétuellement. « Est-il bon, est-il méchant?... » Il ne lui déplaît
pas de se dire qu'il aurait été, « s'il l'avait voulu, un dangereux
vaurien » ; c'est une force. Mais il a sans cesse à la bouche les
mœurs, la vertu, — qu'il « pratique trop peu, mais dont personne
n'a plus haute idée que lui » 11 le croit si bien, qu'il s'érige
sans cesse en donneur d'avis et redresseur de torts : Rous-
seau en sut quelque chose. Sa morale, au reste, loin d'être la
morale vulgaire, en est généralement le contre-pied. Arrière
les petits devoirs importuns, devoirs d'époux et de père, inventés
pour gêner les beaux mouvements du cœur ! Les devoirs d'amant,
à la bonne heure; encore ne faut-il pas appeler trahison une
fantaisie passagère qui se jette à la traverse. Il adore sa fille,
son Angélique, il « périrait de douleur » s'il la perdait; mais il
ne s'occupera d'elle qu'au moment de lui apprendre à penser. Il
tranche alors dans le vif : « Dimanche passé, chargé par sa
mère d'aller la promener, j'ai pris mon parti et lui ai révélé tout
ce qui tient à l'état de la femme... » Voilà pour une première
leçon. Et c'est à sa maîtresse qu'il en fait part.
Ce moi tumultueux, extravagant, envahissant, n'est cependant
HlSTOIllK DX LA LAROUE. VI. 23
354 DIDEROT ET LES ENCYCLOPÉDISTES
point haïssable. Il se trouvait très extraordinaire ; il avait, ma
foi, raison ; et ceux qui l'ont vu de près ne s'en sont pas rebutés.
Il ne charme pas, mais force l'attention et s'en empare. Il se
dépense sans mesure, mais il se renouvelle. Il possède une égale
puissance d'expression et d'impression. Il échauffe tout de son
propre feu. Enfin, avec cet esprit bouillonnant et déréglé, il est
bien celui que ses amis appellent « le philosophe ».
Ses idées. — Philosophie. — Diderot est sensualiste,
matérialiste, hostile par-dessus tout et avec frénésie à 1' « abo-
minable christianisme », d'ailleurs très différent d'Holbach ou
d'Helvétius, et très supérieur. Au xviu" siècle, les philosophes
modérés, comme Condillac et D'Alembert, ou violents, comme
IHelvétius ou d'Holbach, s'accordent à penser que la philoso-
phie n'est pas à faire par un travail progressif et indéfini, mais
qu'elle est, pour ainsi dire, toute faite dans l'esprit du premier
homme qui réfléchit, et que le tout est de la dégager des
superfétations qui l'étouffent; autant dire qu'il faut une bonne
fois philosopher pour n'avoir plus à y revenir. Diderot, lui, voit
en elle une étude qui s'étend avec la science, l'éclairé et s'en
éclaire; qui vise à un but infiniment reculé, la vérité totale,
car « sans l'idée du tout, plus de philosophie » ; qui se trans-
forme perpétuellement, et procure ainsi des surprises, des émo-
tions et des joies profondes.
Il ne sera donc pas dupe d'une clarté superficielle. « Le fil
de la vérité, dit-il, sort des ténèbres et aboutit à des ténèbres »,
et le philosophe devra s'attacher « plutôt à former des nuages
qu'à les dissiper, et à suspendre ses jugements qu'à juger ». Il
s'engagera dans toutes les voies qui s'ouvriront devant lui : ee
n'est pas là se disperser, mais chercher les points de jonction et
conserver la vue de l'ensemble. On ne parvient à la découverte
qu'à force de tentatives, et la tentative, même infructueuse, a
son charme : « J'abandonne mon esprit à tout son libertinage;
je le laisse maître de suivre la première idée sage ou folle qui
se présente, comme on voit, dans l'allée de Foi [au Palais-
Royal] nos jeunes dissolus marcher sur les pas d'une courti-
sane*... » Si d'aventure la poursuite réussit, il sait bien que
• l. Le Neveu de Rameau (V, 387.).
DIDEROT 355
c'est pour un temps, et qu'il rencontrera bientôt un autre
« vraisemblable », plus séduisant ou plus fort; mais si peu que
dure la rencontre, il est en état de fièvre, comme sur le point
d'atteindre le mot de l'énig-me. Ainsi de tentative en tentative
et, pour parler du même ton que lui, de passade en passade, il
s'oriente dans le « labyrinthe », il nous donne, il se donne
d'abord à lui-même, le spectacle de « l'intelligence humaine
s'orjîanisant naturellement en pleine liberté ' ».
Dans ses premiers ouvrages philosophiques, depuis VEssai
sur le Mérite et la Vertu (1745) jusqu'à la Lettre sur les Aveugles
(1749), il porte sur l'idée de Dieu tout l'efibrt de sa pensée,
pour l'affirmer d'abord, puis pour s'en alTranchir. Dieu, l'exis-
tence et la survivance de l'àme ont commencé par s'imposer à
lui comme nécessaires à la morale : « l'athéisme, dit-il alors,
laisse la probité sans appui », il ne peut donc être le vrai.
L'année suivante, autre point de vue : au lieu de l'ordre
moral, c'est « l'ordre universel des choses » qui l'obsède. Dans
les Pensées philosophiques, il rejette dédaigneusement toutes les
religions positives, et avec elles « toutes les billevesées de la
métaphysique ». Il s'intitule encore déiste; panthéiste serait
plus juste, car il ne conçoit plus Dieu coexistant avec l'univers
qu'en divinisant l'univers lui-même. D'où le mot célèbre :
« Elargissez Dieu; voyez-le partout où il est, ou dites qu'il n'est
point. » Or c'est lui qui va dire qu'il ne le voit plus. Dès qu'il
en presse l'idée, elle s'évanouit; celle de l'être corporel au con-
traire tient bon. Dans la Lettre sur les Aveugles il fait parler le
mathématicien Saunderson qui, n'ayant jamais vu la lumière,
meurt sans comprendre le prêtre qui lui parle de Dieu. Diderot
a dès lors banni Dieu de sa philosophie, sinon de sa pensée.
« 0 Dieu! s'écrie-t-il dans l'Interprétation de la Nature, je ne
sais si tu es. » L'argument moral ne l'arrête plus; les « charmes
de l'ordre » suffisent à le rassurer : « Il est très important de
ne pas prendre de la ciguë pour du persil, mais nullement de
croire ou de ne pas croire en Dieu*. » L' « ordre momentané »,
la « symétrie passagère » que l'homme croit découvrir dans
1. Bçrsol, Éludes sur le XVI If siècle, II, 149.
2. Voir sa lettre a Voltaire, du li juin 1749, où il donne la glose de la Lettre
sur les Aveugles.
L
356 DIDEROT ET LES ENCYCLOPEDISTES
l'univers par rapport à lui-même, également passager et éphé-
mère, n'est que le résultat d'une vue courte et présomptueuse.
Saunderson (c'est ici Diderot) aperçoit dans l'infini du temps
et de l'espace un nombre illimité de « mondes estropiés, man-
ques »,qui « se sont dissipés, se reforment et se dissipent peut-être
à chaque instant » : « Promenez-vous sur ce nouvel océan, et
cherchez à travers ses agitations irrégulières quelques vestiges
de cet être intelligent dont vous admirez ici la sagesse. » Ce
qui n'empêche Diderot, homme de sentiment, de soutenir qu' « il
croit en Dieu », quand il voit « ce spectacle étonnant de la
nature ». Philosophe, il traite Dieu comme un « fétiche »,
« une mauvaise machine dont on ne peut faire rien qui vaille » ;
redevenu lui-même, ému, poète, il s'élève jusqu'à lui et croit
qu'il y croit *, Il sera jusqu'à sa mort « athée à la ville, non à
la campagne,... athée ou déiste par semestre* », déiste par
instinct et réminiscence, athée par choix et raisonnement.
C'est dans la pratique assidue et enthousiaste de la méthode
expérimentale qu'il a puisé, non pas les principes', mais l'inspi-
ration coutumière de sa philosophie. Sans doute il ne s'est pas
livré pour son compte (il le regrette) aux recherches de labora-
toire; il s'est mis seulement, comme auditeur de Rouelle le chi-
miste et de Verdier l'anatomiste, par ses séances dans le cabinet
de figures de M"® Biberon, en mesure de lire les travaux des natu-
ralistes, et de suivre un mouvement scientifique dont il prévoyait
la fécondité. Vers 1747 ou 1748, ce n'est plus aux purs spécu-
latifs qu'il s'attache, à Bayle ni aux déistes anglais; c'est aux
physiologistes, aux géologues, de Maillet, Haller, Needham,
Robinet, Buffon, Linné. C'est d'eux qu'il tire, avec plus de
curiosité que de critique, la matière de ses nouvelles réflexions.
S'il n'est pas un « manœuvre » de la science (et il est bien
d'avis que cela vaudrait mieux), il y porte un véritable génie
d'intuition. Il « subodore » la découverte en germe, imagine
l'hypothèse qui fraye le chemin à l'expérience. Dès 1734 il attire
4. Voir VEntretien d'un philosophe avec la maréchale de'*' et, dans la leUre à
M"* Volland, du 1" août 1765, la conversation de Diderot avec un moine.
2. Ch. de Lacretelle, Testament philosophique et littéraire, t. I, chap. xiv.
3. « Notre véritable sentiment n'est pas celui dans lequel nous n'avons jamais
vacillé, mais celui auquel nous sommes le plus habituellement revenus. » Entre-
tien entre D'Alem/jert et Diderot (II, 121).
DIDEROT 337
rattention des physiciens sur rélectro-magnétisme ; il indique,
dans quelques lignes de la Lettre sur les aveugles^ il développe
dans y Interprétation de la Nature, dix ans avant Robinet, cin-
quante avant Lamarck, le transformisme et ses conséquences,
l'évolution substituée aux causes finales. La méthode expé-|
rimentale s'impose despotiquement à son esprit. Il rejette
toute notion qui « ne se lie pas aux faits extérieurs », qui n'est
point vérifiable par l'expérience. Toute sa philosophie passe
dans le plan de la science. La Nature est pour lui l'un et le
tout. Pour le vulgaire elle est « l'ouvrage de Dieu », ce qui
n'est qu'une obscurité, un nuage de plus; pour le savant, « le
résultat actuel ou les résultats généraux successifs de la com-
binaison des éléments ». Pour relier dans son esprit les don-
nées de l'expérience, pour anticiper sur elle, le philosophe
« interprétera » la Nature, sans en sortir; il en fera le poème,
comme autrefois les Parménide, les Empédocle et les Lucrèce.
Le sien est de 1759. Entre les vieux poètes-philosophes et
lui, la seule ressemblance est dans la conception de la nature
éternellement vivante et identique à elle-même sous la diversité
des phénomènes : « Il n'y a qu'un seul grand individu, c'est le
tout ». Mais Diderot, à la lumière crue de la science moderne,
discerne- trop exactement le certain de l'imaginaire pour avoir
le frisson sacré; il sait à quel instant précis ses fantaisies
tournent à « la plus haute extravagance » ; il est profond, mais il
s'égaie, ou même il s'ébat en obscénités énormes. La forme du
dialogue, de la « comédie », sera donc celle qui conviendra le
mieux à son dessein. — Trois actes, dont un prologue et un épi-
logue. Le prologue, c'est V Entretien entre Diderot et D'Alembert.
Diderot étonne son sceptique interlocuteur en lui traçant une
esquisse du transformisme : le marbre se modifie en humus,
l'humus en plante, la plante en homme, et le même marbre fait
alors partie intégrante de l'être qui possède la propriété de
sentir et de penser. « Vous rêverez sur votre oreiller à cet entre-
tien », dit en partant Diderot. D'Alembert y rêve en effet, tout
haut et toute la nuit : c'est le second acte, le principal. M"" de
Lespi nasse croit qu'il délire et envoie chercher le médecin
Bordeu. Ils sont tous deux au chevet de D'Alembert, qui tantôt
endormi, tantôt éveillé, continue de parcourir tout le cycle
358 DIDEROT ET LES ENCYCLOPÉDISTES
cosmogonique et physiologique ouvert à son imagination. Bor-
deu, charmé, s'y engage à son tour, explique tous ces secrets
de nature avec la docte impudeur d'un médecin qui ne s'embar-
rasse pas de ménager la délicatesse du sexe. M"" de Lespinasse,
elle aussi, prend goût à ces mystères horrifiques, et supplie
Bordeu de revenir dans la journée pour lui dire le reste : c'est
la Suite du Rêve et le troisième acte \
Voici le système dans ses grandes lignes. — Une substance,
la matière, une mais hétérogène. Chaque molécule matérielle
a comme attributs essentiels le mouvement et la sensibilité,
sensibilité inerte ou active, suivant la combinaison où elle
entre. Un animal, une plante, c'est un agrégat de molécules
unies par un lien de continuité, une grappe d'abeilles qui se
rejoindraient par leurs pattes amollies. Animaux petits ou
grands, éphémères ou séculaires, espèces ou individus, c'est
tout un, et l'histoire du monde vivant se voit dans une goutte
d'eau : « Suite indéfinie d'animalcules dans l'atome qui fer-
mente, même suite indéfinie d'animalcules dans l'autre atome
qu'on appelle la Terre... Tout change, tout passe, il n'y a que le
tout qui reste. » Point de monstres proprement dits, mais des
agencements de molécules inégalement capables de durer et
de se perpétuer. Toute vie n'est qu'action et réaction du milieu
sur l'organisme, et réciproquement : « Pourquoi suis-je tel?
C'est qu'il a fallu que je fusse tel... Ici, oui, mais ailleurs? au
pôle? mais sous la ligne? Changez le tout, vous me changez
nécessairement... Tout est en un flux perpétuel... Tout animal
est plus ou moins homme; tout minéral est plus ou moins
plante; toute plante est plus ou moins animal. Il n'y a rien de
précis en nature. » Point de « galimatias métaphysique » ; par-
tout la science, celle d'aujourd'hui ou celle de demain; le
comment, non le pourquoi des phénomènes; la liaison vérifiée,
ou l'hypothèse vérifiable. Ajoutons : rien d'abstrait ni de froid;
la Nature toute seule, mais, suivant le mot de Pascal, « dans
1. Le tome IX des Œuvres complètes (éd. Assézat, 1875) contient les Éléments
de physiologie, jusqu'alors inédits. C'est un classement des notes prises par Diderot
pendant dix ou quinze ans, au cours de ses lectures sur la philosophie natu-
relle. Il est probable qu'il l'entreprit au moment où il étudiait les Elementa
phj/siologiae de Haller (1166). C'est dans ce recueil qu'on trouve éparses les obser-
valioBs et réflexions mises en œuvre dans l'Entretien et dans le Rêve.
DIDEROT 359
sa haute et pleine majesté » ; la vie en nous, autour de nous
et « au delà des espaces imaginables » ; en même temps, comme
chez Pascal, l'impression du clair-obscur qui borne de toute part
l'horizon, mais sans effroi, sans tristesse; et c'est là qu'entre
Diderot et Pascal la ressemblance n'existe plus du tout.
Diderot, à la vérité, n'a pas toujours été sans inquiétude sur
les conséquences morales de son naturalisme. « J'aime, a-t-il dit,
la philosophie qui relève l'humanité. La dégrader, c'est encou-
rager les hommes au vice. » Le plat égoïsme de son disciple
Helvétius le révoltait. Comment y échapper? Il a croyait
avoir les données nécessaires », mais le problème l'intimidait.
Il se disait : « Si je ne sors pas victorieux de cette tentative, je
deviens l'apologiste de la méchanceté. » Tantôt il était sur le
point de braver le préjugé, sûr que le vrai ne pouvait tourner
à mal ; tantôt il tremblait à la pensée de divulguer une morale
« spéculative », dont mésuserait « la multitude ». Il nous a du
moins livré ses « données ». C'est plus qu'il n'en faut pour jus-
tifier ses scrupules.
Une morale d'obligation n'avait pas de sens pour lui. La
pensée n'étant qu'un produit de l'organisation , — la sensibi-
lité continuée par la mémoire, — la liberté ne saurait être :
« La dernière de nos actions est l'effet nécessaire d'une cause
une : nous, très compliquée, mais une. » La vertu, c'est la
«t bienfaisance » : on est bienfaisant ou malfaisant de naissance
ou par suite des modifications qu'on a reçues de l'exemple, des
mœurs, des lois, toujours « irrésistiblement ». « Estime de
soi, honte, remords », autant de « puérilités fondées sur l'igno-
rance et la vanité ». Tout se tient, et sur le déterminisme
absolu Diderot n'a pas varié, sauf dans V Encyclopédie ; on sait
pourquoi.
Resterait une morale de discipline, une sorte de dressage incli-
nant à la « bienfaisance », développant les appétits dans le sens
de l'intérêt commun, ou, pour parler le langage du temps, de la
« justice ». Justice, bienfaisance, ce sont encore manières « de
se rendre heureux ». « Je suis homme, dit-il quelque part avec
fierté; il me faut des causes propres à l'homme »; le bonheur
d'autrui, c'est le nôtre. « La nature humaine est donc bonne? —
Oui, mon ami, et très bonne. L'eau, l'air, la terre, le feu, tout
360 DIDEROT ET LES ENCYCLOPEDISTES
est bon dans la nature ». Alors qu'est-ce donc que la morale?
Simplement la condescendance à la bonne nature. L'homme qu'il
serait nécessaire de discipliner pour le rendre bienfaisant et
juste, est un monstre, une ébauche humaine, au sens précis et
physique du mot.
Que de monstres! — Nullement. C'est votre morale, celle
des religions, lois et bienséances, qui leur en donne l'air; c'est
elle qui, par ses contraintes et ses fausses vertus, soumis-
sion, abstinence, chasteté, a gâté l'homme naturel : « On a
introduit au dedans de cet homme un homme artificiel; et il
s'est élevé dans la caverne une guerre civile qui dure toute la
vie. » Dans votre maudite société, le sage est un révolté qui ne
se déclare pas, mais qui fraude tant qu'il peut la loi sociale pour
se tenir dans la loi naturelle. — Donc « il n'y a point de lois
pour le sage? » — Vous y êtes, mais ne le dites pas. « Je ne
serais pas trop fâché, dit à son fils le vieux coutelier, qu'il y eût
dans la ville un ou deux citoyens comme toi; mais je n'y habi-
terais pas s'ils pensaient tous de même*. »
La société se compose donc ainsi : — D'abord une élite de
« sages », définis comme ci-dessus; Diderot, bien entendu, est
de cette élite. En second lieu, une foule d' « âmes abjectes »,
la majorité : « un ramas d'hypocrites », qui exaltent la morale
pour l'exploiter, et la violent au détriment de ceux qui l'obser-
vent; « ou d'infortunés, qui sont eux-mêmes les instruments
de leurs supplices, en s'y soumettant; ou d'imbéciles, en qui le
préjugé a tout à fait étouffe la voix de la nature » (les dévots);
« ou d'êtres mal organisés, en qui la nature ne réclame pas ses
droits ». En troisième lieu les criminels, qui sont simplement
des irréductibles : Diderot « ne hait pas les grands crimes » ; ils
sont la revanche de la nature et « portent le même caractère
d'énergie » que « les grandes et sublimes actions ». Enfin les
cyniques, les affamés, qui n'ont cure de la morale et prétendent
à leur part du butin, à être « richement vêtus, splendidement
nourris, chéris des hommes, aimés des femmes ». Un de ces
derniers, c'est le Neveu de Rameau, « de tant de sagacité et de
tant de bassesse, d'idées si justes et alternativement si fausses,
1. Entretien (Tun père avec ses enfants (V, 307); cf. De P inconséquence du Juge-
ment public (V, 337).
DIDEROT 361
(l'une perversité si générale de sentiments, d'une turpitude si
complète, et d'une franchise si peu commune ». Diderot ne
cache pas son faible pour ce « sublime » coquin; et si lui-même
n'avait pris son parti d'être un « sag^e », c'est encore à Rameau
(ju'il aimerait le mieux ressembler. Peu s'en est fallu. Rameau
sait ce qu'il fait et à quelles fins il sert; il connaît, lui aussi,
la « fibre », la « molécule », le « besoin », et le reste.
Diderot dit : « Le monde est la maison du fort », et Rameau :
« Dans la nature toutes les espèces se dévorent; toutes les condi-
tions se dévorent dans la société. Nous faisons justice les uns
des autres. » Diderot a beau vanter à ce « vaurien » la partie du
bonheur « qui ne s'émousse pas » et « les charmes de la vertu »,
Rameau, qui « n'a pas le tour d'esprit romanesque », réplique
par des arguments péremptoires. Diderot n'a plus les dents
longues; mais son idéal n'était ni tendre ni héroïque, du temps
où il vivait en bohème. Il s'est rangé, moralisé, depuis qu'il est
rassasié. Au tour de Rameau, maintenant; non du véritable,
fantoche inoffensif et bon enfant*, mais de celui que Diderot
a fait à sa ressemblance d'autrefois (avec une philosophie et
une turpitude beaucoup plus marquées), et finalement institué
justicier de la Société, vengeur de la Nature et, bon gré mal
gré, destructeur de la morale *. Le « bon » Diderot pourra
retourner les « données » du problème : ainsi posé, c'est
Rameau qui en fournit la vraie solution, purement négative.
Littérature et Beaux- Arts. — Malgré tout son mépris
pour « les siècles pusillanimes de goût », /'an/o/}Aî7e-Diderot
était passionné de littérature et d'art. Il a fait avec amour le
métier de critique. Son objet principal et sa faculté maîtresse
en ce genre, c'est de communiquer son plaisir en donnant,
« non pas une leçon, mais une fête » ^. Par malheur, il tient,
avec son temps, pour l'art utile, didactique, humanitaire. C'est
ce qui a souvent troublé chez lui la notion de la beauté propre-
ment poétique, plastique ou pittoresque.
En littérature il se distingue de ses contemporains par la
1. Voir la Notice de M. Thoinan à la suite de l'édition Monval.
2. On trouvera cette interprétation du Nereu de Rameau soutenue avec force
dans le Diderot de M. L. Ducros, p. 325-331.
3. Voir Sainte-Beuve, Causeries du lundis III, 301.
362 DIDEROT ET LES ENCYCLOPEDISTES
chaleur et l'étendue de son admiration. Il est vrai qu'il la porte
d'emblée au superlatif et que pour lui la question de degré
n'existe pas : « 0 Richardson, Richardson, homme unique à
mes yeux... Tu me resteras sur le même rayon avec Moïse,
Homère, Euripide et Sophocle. » En revanche il est entièrement
affranchi des opinions traditionnelles. Cherche-t-il des modèles
à son usage, des formes d'art bonnes à rajeunir le goût français,
il puise sans hésiter chez les modernes, dans le théâtre et le
roman anglais de la veille : Sterne, Richardson, Moore, Lillo.
Veut-il « boire aux sources de toute beauté et de toute imita-
tion sublime », ce sont les Romains et surtout les Grecs. Il est
alors classique, et de la façon la plus haute. Homère, Virgile,
Horace, Térence, Anacréon, Platon, Euripide, sont ceux dont il
a « sucé de bonne heure le lait, coupé avec celui de Moïse et
des prophètes ». Aussi s'est-il imprégné de leurs perfections
intimes et intraduisibles*. Il refuse d'insérer dans Y Encyclopédie
l'article de Fontenelle où Eschyle était taxé d'extravagance*.
Quand il lit Pindare, il sait qu'il doit répudier les habitudes
d'esprit méthodiques d'un siècle uniquement raisonneur. De
même pour Shakspeare : en détacher, comme Voltaire, quelques
traits sublimes, et se détourner avec dérision de ce qui paraît
bizarre, autant vaudrait tracer des allées de parc à travers une
forêt sauvage. Shakspeare n'est pas l'Apollon du Belvédère ni
l'Antinoiis; c'est le « saint Christophe de Notre-Dame, colosse
informe, grossièrement sculpté, mais entre les jambes duquel
nous passerions tous... » C'est dommage qu'à ce colosse Diderot,
sans sourciller, donne pour arrière-neveu, le bon Sedaine. Il a
l'intelligence pénétrante du beau; mais quand il admire, il ne
juge plus, ne compare plus; il s'épanouit en dithyrambes.
Il est fort discuté comme critique d'art. Le fût-il davantage
encore, il lui resterait d'avoir créé le rôle, d'avoir le premier
parlé sculpture et peinture pour être entendu du public, autre-
ment qu'en pur philosophe ou en homme du métier; d'avoir
sinon formé, tout au moins éveillé le goût des amateurs,
dont le plaisir était et demeure la raison d'être des Salons .
Diderot est l'un de ces amateurs; il ne réclame que sa place au
1. Voir la fin des Réflexions sur Térence.
2. Trul)let, Mémoires sur Fontenelle (1761), p. 172.
DIDEROT 363
j)arterre. Il sait du moins, mieux que personne, tout ce qu'il
gagnerait à « avoir eu quelque temps le pouce passé dans la
palette », pour venir à bout de certaines résistances. « Je ne
me connais pas en dessin, dit-il, et c'est surtout le côté par
lequel l'artiste se défend contre l'homme «le lettres. »
Homme de lettres, c'est par là qu'il charme et entraîne; mais
c'est aussi par là qu'il laisse s'interposer entre l'œutre d'art et
lui un critérium préconçu et tout intellectuel. On a cru com-
prendre que, par dérogation à l'empirisme de sa philosophie,
il était idéaliste en art. Il parle d'un modèle idéal, qui n'existe
nulle part en nature, et qui donne à l'artiste la « ligne vraie » :
« Quand vous faites beau, vous ne faites rien de ce qui est,
rien même de ce qui peut être. » La « belle nature », c'est donc
la nature embellie. Mais cet idéal, pour Diderot, est le résultat
direct de l'expérience. Le beau est ce qui éveille l'idée de rap-
ports ou de convenance : « L'arbre qui est beau dans l'avenue
d'un château, n'est pas beau à l'entrée d'une chaumière, et réci-
proquement '. j> Saisir ces rapports, cette convenance, rien de
plus personnel, relatif et variable. Plus l'œuvre d'art exprime
de ces rapports, plus elle .est belle aux yeux et aux esprits qui
savent les reconnaître, jusqu'à une limite qui est la somme des
rapports perceptibles dans une vue d'ensemble. L'œuvre belle
sera l'œuvre expressive. Soit; et si cette définition n'est pas
d'une exactitude rigoureuse, universelle, elle est bien selon
l'esprit de l'art français, de celui que Diderot connaît et aime le
mieux. Mais, en fait d'expression, il est insatiable, théâtral. Il
veut en peinture des actions qui, pendant la durée « d'un coup
d'œil », lui fassent l'effet d'un coup de théâtre : « Touche-moi,
étonne-moi, déchire-moi; fais-moi tressaillir, pleurer, frémir,
m'indigner. » Expressif, pour lui, c'est suggestif; il demande à
la peinture, comme à la littérature, de « faire penser », d'ins-
truire en émouvant. 11 attache une importance énorme à
certains détails de mise en scène : il lui faut, dans un Sacrifice
d'Iphigénie, « le victimaire a\'ec le large bassin qui doit recevoir
son sang » ; sur un temple en ruines, l'inscription Divo Auguslo,
Divo Neroni. Il en veut à Robert de n'y avoir pas pensé.
I. Plan fVune université, II, i85. — Cf. l'arl. Beau de V Encyclopédie. Voir aussi
quelques pages de la Lettre sur les sourds et muets (1751).
k
364 DIDEROT ET LES ENCYCLOPÉDISTES
Ainsi comprise, la peinture d'église pourra servira deux fins.
Tantôt elle « prêchera » mieux que « le curé ou son vicaire » ;
tantôt elle montrera « l'atrocité de l'intolérance... depuis le
meurtre d'Abel jusqu'au supplice de Calas ». Littéraire, c'est
encore trop peu; que la peinture soit déclamatoire; qu'elle
s'approprie les moyens du drame bourgeois. Et c'est ainsi que
Diderot ne voit rien, de son temps, au-dessus de Greuze, « pré-
dicateur de bonnes mœurs » et de vertus familiales. « Cela est
beau, très beau, sublime; tout, tout. » Voilà, chez le critique
d'art, l'aberration impardonnable.
Voici la contre-partie. — Diderot a fréquenté les ateliers, les
artistes; il connaît du métier tout ce qu'on en peut connaître
sans l'avoir exercé; il a la vision large, précise, voluptueuse de
la ligne et du coloris, et, s'il est littérateur en peinture, nul écri-
vain de son temps n'a eu plus que lui le don du pittoresque.
Regardez ce portrait : « L'hôtesse n'était pas de la première
jeunesse; c'était une femme grande et replète, ingambe, de
bonne mine, pleine d'embonpoint, la bouche un peu grande,
mais de belles dents, des joues larges, des yeux à fleur de tête,
le front carré, la plus belle peau, la physionomie ouverte, vive
et gaie, les bras un peu forts, mais des mains superbes, des
mains à feindre ou à modeler \ » Observateur à ce degré de la
figure humaine, il sent du premier coup le convenu, 1' « aca-
démisme », dont il a horreur, la pose substituée au mouve-
ment. Si réalisme peut s'entendre de l'imitation intelligente
et expressive de la nature, il le pratique, et l'enseigne, et le
prêche. Il est « rustre », et s'en vante; il connaît le plein air
et la vraie lumière aux « diverses heures de jour », toutes
les nuances du vert, et « la rosée qui mouille les plantes vers
le soir ». Il dit au peintre de figures : « Allez à la guinguette, et
vous verrez l'action vraie de l'homme en colère... Regardez vos
deux camarades qui disputent; voyez comme c'est la dispute
même qui dispose à leur insu de la position de leurs membres » ;
et au paysagiste : « Habite les champs... » Devant la toile
1. Jacques le Fataliste (VI, 124). — Voir aussi dans la Religieuse (V, 137) l'ad-
mirable groupe de la supérieure entourée de ses nonnes en train de coudre :
« C'était un assez agréable tableau », dit encore Diderot; et en effet c'est de la
peinture écnte.
DIDEROT 365
OU le marbre, le prestige de l'exécution, qu'il dédaigne en
théorie, l'enchante et le ravit. Il subit la « magie » de Boucher,
dont pourtant il trouve le style bas et égrillard (reproche
qui, de sa part, semble dur). Chez Chardin, le « sublime du
technique » lui tient lieu de tout : « C'est la substance môme
des objets, s'écrie-t-il, c'est l'air et la lumière que tu prends à
la pointe de ton pinceau et que tu attaches sur la toile. » Il a
tort sans doute de faire du sentiment sur la « jolie élégie »
de Greuze (la Jeune fille qui pleure son oiseau mort), qui n'est
qu'une allégorie sensuelle; mais si son imagination se fourvoie,
ses yeux font bien leur office : « Elle est très vraie, cette main,
très belle, très parfaitement coloriée et dessinée... La tête est
bien éclairée, de la couleur la plus agréable qu'on puisse donner
à une blonde. »
Des mois, un an après le salon, il reprend son carnet et son
catalogue, et ses impressions se réveillent avec toute leur
acuité, les bonnes surtout, car, dit-il, « le mal au premier
moment me fait sauter aux solives ; mais c'est un transport qui
passe ; l'admiration du bien me dure ». Elle passe toute vive dans
ses descriptions; il donne une folle envie de voir les ouvrages
qu'il a vus; et quand ce serait là tout le fruit de sa critique,
serait-ce peu de chose?
Son talent. — L'écrivain de génie au xvni" siècle (je dis
Vécrivain), celui qui par inspiration soudaine étonne, éblouit,
transporte, et trouve sans la chercher l'expression neuve et
puissante, c'est Diderot. Il improvise avec une fougue qui con-
fond; mais l'improvisation le tient à sa merci et lui interdit la
perfection soutenue. Il le sent, se le reproche, mais n'y peut
rien. Il n'est « presque jamais content de ce qu'il fait ». Il
écrit en pleine allégresse, mais il sait que « ce n'est pas au cou-
rant de la plume qu'on fait une belle page ». Il en a fait cepen-
dant quelques-unes; mais quelle œuvre de lui, sinon de très
courte haleine, ne trahit cette exécution précipitée?
Il est négligé, quelquefois même franchement incorrect. Il
accumule les mots : au lecteur de choisir. Il y a chez lui
de nombreux et splendides éclairs, mais aussi du fatras en
abondance. Il écrit avant de savoir quoi dire : « Je laisserai
les pensées se succéder sous ma plume dans l'ordre même
366 DIDEUOT ET LES ENCYCLOPÉDISTES
selon lequel les objets se sont offerts à ma réflexion, parce
qu'elles n'en représenteront que mieux les mouvements et la
marche de mon esprit. » S'il fait buisson creux, c'est devant
nous; et si sa conclusion ne le satisfait pas, il nous avertit, la
laisse telle quelle, et se dérobe : « Ce n'est pas qu'il n'y ait peut-
être quelque chose à rectifier et beaucoup à ajouter à ce que j'ai
dit; mais il est onze heures et demie \ » C'est ainsi que l'on
cause, mais le lecteur ne se résigne pas à ces ajournements
qui risquent d'être indéfinis. Avec Diderot, la clarté, qu'on
J voyait poindre, se dissipe au moment final. Il aurait encore
des idées « peut-être fortes » ; et c'est là qu'il reviendra, s'il y
revient.
Dans la conversation, ce jaillissement copieux plaît par lui-
même. Ainsi dans les lettres intimes. Celles de Diderot sont
l'image captivante de la parole. Elles n'ont pas, comme celles
de Voltaire, la netteté parfaite, la fine malice; mais on n'en
saurait trouver de plus vivantes. C'est Diderot tout entier,
corps et âme et d'heure en heure, l'homme pour qui raconter
sa vie c'est vivre une seconde fois, afin que tout lui soit commun
avec son amie absente *.
Il y a de tout dans les Salons. Il y a surtout, comme dans les
Lettres à Jf ° Volland, les épanchements de Diderot. Ce sont,
dit Scherer, « des espèces de mémoires ». Lettres, mémoires, cela
se touche. Destinés à la Correspondance littéraire, ils auront pour
lecteurs les Altesses et souverains du nord. Diderot s'en sou-
vient à l'occasion « pour leur donner quelques leçons,... écraser
par-ci par-là le fanatisme et les préjugés ». Mais Grimm en
fait ce qu'il veut. De là pour Diderot une sécurité qui le laisse
1. C'est le mot sur lequel Bordeu, porte-parole de Diderot, prend congé dans
le Rêve de U'Alembert.
2. Signalons encore, dans la Correspondance : 1" les Lettres à M"' Jodin
(1765-1709), jeune comédienne qu'il prend à tâche, en Mentor vraiment
pratique, de mettre en garde contre le bas cabotinage et contre les galanteries
trop multipliées, qui ne valent rien pour le talent, — « morale facile à suivre »,
comme il dit à sa protégée; — 2" les célèbres Lettres à Falconet, qui sont de
deux sortes. Les neuf premières, sous forme épistolaire, sont des dissertations
destinées à la publicité, sur la question de l'influence que doit exercer, sur le
talent de l'artiste, le souci de la postérité. Les autres, de la dixième à la vingt-
troisième, se rattacheraient à un genre plus intime : mais adressées au statuaire
pendant son séjour à Pétersbourg, Diderot sait qu'elles seront lues par d'autres,
quelquefois par l'impératrice, et son ton s'élève à la pensée que, de la rue Taranne.
sa voix portera jusqu'à l'extrémité de l'Europe. De là un caractère déclamatoire
très marqué, ce qui chez Diderot ne signifie pas le contraire du naturel.
DIDEROT 367
tout à fait lui-même, tel qu'il se montrerait à son ami dans le
tôte-à-t^le. Quinze jours durant, il écrit sans désemparer :
« quelquefois c'est la conversation toute pure comme on la fait
au coin du feu; d'autres fois, c'est tout ce qu'on peut imaginer
d'éloquent et de profond. » Un souvenir, une anecdote lui
revient, et il raconte; une rêverie surgit, et il s'y abandonne; un
thème à disputer, et il dispute. Intervient un contradicteur
imaginaire, Grimm, Naigeon, ou n'importe qui; et tout un dia-
logue s'intercale au milieu de la promenade artistique. Diderot
s'acharne à cette prouesse de jeune homme; il est curieux de
voir s'il est toujours de force; et quelle joie de s'assurer
qu'après la cinquantaine, après VEncijclopédie, il possède encore
« pleinement, entièrement, toute l'imagination et la chaleur de
trente ans » ! Grimm est « resté stupéfait » : voilà ce qu'il fallait.
Nous le sommes aussi, pendant vingt, trente, cinquante pages.
Mais c'est trop de plaisir. Nous finissons par l'étourdissenTent,
l'ahurissement. Nous n'avons plus d'attention que pour ce
cicérone, aussi alerte et véhément au bout de deux cents pages
qu'à la première. Et en effet la merveille des Salons, celle dont
le souvenir ne s'efface pas, c'est lui, c'est son débordement de
pensée, d'émotion et de verbe.
Il n'aime rien tant qu'à raconter : « Mes amis, faisons toujours
des contes. Tandis qu'on fait un conte, on est gai ; on ne songe
à rien de fâcheux. Le temps se passe; le conte de la vie
s'achève, sans qu'on s'en aperçoive. » « On est gai », cela veut
dire : on est captivé, on se passionne, on palpite, ce qui est
délicieux; on rit aussi, quand la chose est drôle. Ici encore ses
dons d'improvisateur se déploient en toute liberté, car il raconte
souvent à l'instant môme ce qu'il a vu, entendu, et l'animation
de son récit est celle dont il est lui-même rempli. Au Grand-
Yal, à la Chevrette, ce sont les folies de ses hôtes, les his-
toires grasses rapportées par les convives; la chronique amou-
reuse de tout ce monde ou demi-monde. Voici une demoiselle
d'Ette, dont le visage est « comme une grande jatte de lait sur
laquelle on a jeté des feuilles de roses ». Qui est-ce? Enlevée à
quatorze ans par le marquis de Valory, elle a été « plantée là »
I après quinze ans de vie commune. « 0 les hommes! les
368 DIDEROT ET LES ENCYCLOPÉDISTES
de ces actions par devers eux; ils s'en souviennent, on le sait,
et cependant ils vont tête levée... Je m'y perds, je me cacherais
dans un trou ; je ne sortirais plus... Au nom de l'honnêteté, mon
visage se décomposerait, et la sueur me coulerait le long du
visage. » Tous ses contes sont ainsi des histoires arrivées qui
ont bouleversé sa machine morale, dont il a jasé, disserté, dans
lesquelles, en les retraçant, il aura son rôle, le rôle d'avocat de
la vertu, comme au moment où il en a été l'auditeur ou le
témoin. Presque tous sont placés dans le cadre d'une conversa-
tion et coupés de réflexions banales, mais d'autant plus ressem-
blantes, car « plutôt que d'écouter ou de se taire, chacun bavarde
de ce qu'il ignore ». Heureusement Diderot est là pour poser
les questions, sinon toujours pour les résoudre.
Ce verbiage est d'une vérité qui aide à l'illusion. Ce n'est
pas de trop. Rarement le vrai a paru moins vraisemblable. —
Une femme passionnée et délaissée fait épouser à son amant une
jeune fille d'apparence honnête, qu'elle lui dénonce ensuite
comme une courtisane dont sa mère fait trafic {Histoire de
M"^" de la Pommeraye et du marquis des Arcis, dans Jacques le
Fataliste). — Un mari infidèle par surprise implore en vain son
pardon; sa femme se sépare avec éclat et meurt de désespoir
{Sur l'inconséquence du jugement public) . — Dans Ceci nest pas un
conte (remarquez le titre), une lâcheté d'homme en regard d'une
lâcheté de femme, toutes deux inouïes, monstrueuses. Incroyable,
mais vrai, authentique : « On n'invente pas ces choses-là. » Pour
que vous n'en doutiez, il fera le portrait des peosonnages, aussi
individuel que leur histoire est singulière. Voyez Gardeil, dans
Ceci n'est pas un conte : « Un petit homme bourru, taci-
turne et caustique; le visage sec, le teint basané; en tout une
figure mince et chétive; laid, si un homme peut l'être avec la
physionomie de l'esprit. » Celui-là, Diderot l'a vu; mais au
besoin il imaginerait « la cicatrice légère, la verrue à l'une des
tempes, la coupure imperceptible à l'une des lèvres », le trait
particulier, unique. Bref il « veut être cru, intéresser, toucher,
entraîner, émouvoir, faire frissonner et couler les larmes ».
Nous fait-il connaître des âmes? — Il s'en flatte : « Racontez-
moi les faits, rendez-moi fidèlement les propos, et je saurai
bientôt à quel homme j'ai affaire. » — Quels propos? Ceux,
DIDEROT 369
pensez-vous, qui éclairent les actes et les ramènent, pour sin-
guliers qu'ils paraissent, à l'ordre général. Par où la trahison de
Gardeil nous fait-elle horreur, à nous si indulgents pour l'incon-
stance commune de l'amour? — « Ce serait une dispute à ne
finir qu'au jugement dernier. » Et M"" de la Carlière, pourquoi
a-t-elle mieux aimé mourir que de pardonner à un mari repen-
tant? — « Ah! pourquoi? c'est que chacun a son caractère. »
Nous voilà bien instruits! Les contes de Diderot ne sont donc
que des anecdotes, où tout est juste, vivant, souvent pathétique,
mais inexpliqué; pathétique comme toute scène où brusque-
ment, sous nos yeux, entre les premiers venus, se déroule-
rait le conflit dont nous saurions que dépend leur honneur ou
leur vie.
Parmi ces petits contes il en est un, les Deux amis de Bour-
honne, où Diderot, en usant de moyens très limités, ne laisse
rien à désirer. Il y a là deux paysans, hommes des bois, cousins
■et nourris du même lait, qui « s'aiment comme on existe, comme
on vit, sans s'en douter ». Cette passion instinctive, chez des
êtres élémentaires, agit avec une énergie sombre et poignante.
Le style est serré, nerveux, farouche, comme le drame. C'est
la destinée de trois familles ramassée en quelques pages.
Sans composition et sans psychologie, Jacques le Fataliste et
la Religieuse sont d'une longueur cruelle; Jacques surtout, où
le parti pris de mystifier le lecteur réclamait une légèreté d'exé-
•cution que Diderot n'a pas su dérober à l'auteur de Tristram
Sliandy. Ce Jacques qui chemine avec son maître et qui, pour
tuer le temps, ne sait rien de mieux que d'écouter des contes,
ou d'en faire, c'est le moins humoristique des personnages, car
-c'est Denis en chair et en os. Ces contes qui s'enchevêtrent,
burlesques, graveleux, sentimentaux, ces arrêts, ces reprises,
ces échappées philosophiques, tout cela est, comme les Salons,
un tour de force dépourvu de grâce. La matière est plantu-
reuse, savoureuse, mais indigeste. — La Fteligieuse a tous les
défauts qu'on voudra. Sœur Suzanne traverse tous les cercles
de l'enfer à l'état purement passif : nous savons ce qu'elle
soulTre, non qui elle est. Pas de dénouement : Suzanne meurt
parce que cela fait une fin. Et que dire de certaines peintures à
mettre au coin le plus reculé d'un musée pathologique? Malgré
HlSTOlKE DK LA LANGUE. VI. S4
370 DIDEROT ET LES ENCYCLOPÉDISTES
tout, je l'avoue, la Religieuse me touche. Diderot l'écrivait en
versant de vraies larmes, et il y paraît. Il n'a pas soupçonné
(cela va de soi) les mystérieuses douceurs de la cellule. Il n'a v»
dans le cloître qu'un lieu de gène et de flétrissure; il y a cru,
s'en est indigné, révolté. Sa peinture est violente, mais dou-
loureuse; elle a pu fournir des armes aux pamphlétaires; elle
n'est pas un pamphlet.
En résumé Diderot n'a guère son égal à donner la sensation du
mouvement, du coloris, de la vie physique. Il a de la verve,
peu ou point d'esprit; une sensibilité forte, mais un peu grosse;
si peu de goût que les cris, les sanglots et le galimatias lui
paraissent, de bonne foi, la vraie forme du sublime.
Mais par moments il ouvre ses ailes robustes, il est poète et,
quoiqu'en vile prose, très grand poète. Sa phrase s'élargit en
strophe d'un rythme souple et frémissant : « Le premier serment
que se firent deux êtres de chair, ce fut au pied d'un rocher qui
tombait en poussière; ils attestèrent de leur constance un ciel
qui n'est pas un instant le même ; tout passait en eux et autour
d'eux, et ils croyaient leurs cœurs affranchis de vicissitudes. 0
enfants! toujours enfants! » On sait ce qu'avec la rime l'auteur
du Souvenir en a su faire '. Et ces lignes, sur la Fête-Dieu : « Je
n'ai jamais entendu ce chant grave et pathétique donné par les
prêtres, et répondu aflectueusement par une infinité de voix
d'hommes, de femmes, de jeunes filles et d'enfants, sans que
mes entrailles s'en soient émues, n'en aient tressailli et que les
larmes m'en soient venues aux yeux. Il y a là dedans je ne sais
quoi de grand, de sombre, de solennel, de mélancolique *. »
Est-ce du Diderot ou du Chateaubriand? Une sensibilité com-
mune, mais franche, soutenue de l'imagination, cela peut
être du lyrisme; et Diderot, seul avec Rousseau, jusqu'à l'avant-
dernièro heure du siècle, annonce le romantisme. Mieux que
Rousseau même il a connu le secret du génie poétique : « Le
pinson, l'alouette, la linotte, le serin, jasent et babillent tant
1. Voir Jacques le Fataliste, VI, Hl. — Cf. Supplément au vogage de Bougain-
ville, II, 224.
2. Salon de 1765 (X, 391). — Cf. les paroles que M"" d'Épinay pnMe à Saint-
Lambert (Mémoires, éd. Boiteaii, 1, 377). 11 ne me paraît pas (loiiteiix qu'elle a
eu communication du Salon de Diderot, dont elle rejiroduit presque exactement
les termes.
L ECOLE BNCVCLOPÉDIQUE 371
«jue le jour dure. Le soleil caché, ils fourrent leur tête sous
l'aîle, et les voilà endormis. C'est alors que le génie prend sa
lam|H' et rallume, et (jue l'oiseau solitaire, sauvage, inappri-
voisahle, hrun et triste de plumage, ouvre le gosier, commence
son chant, fait retentir le bocage, et rompt mélodieusement le
silence et les ténèbres de la nuit *. » Quoique sociable et à son
aise (trop à son aise) dans tous les mondes, il était demeuré
plébéien, « rustre », comme il dit, bohème sous les dehors
bourgeois, et même « sauvage et inapprivoisable » dans son
fond intime, plus près de la nature par conséquent et plus poète
que pas un des beaux-esprits et des grands esprits du temps.
///. — L'Ecole encyclopédique.
B'Alembert; son rôle philosophique et littéraire. —
Que Voltaire ait fait ce compliment à D'Alembert : « Je vous
regarde comme le premier écrivain du siècle », cela paraît fort,
même après le Discours préliminaire. Avec sa correction froide,
ses épigrammes sans enjouement, sa raideur géométrique, son
étroitesse et ses bizarreries de goût, D'Alembert est un grand
esprit qui, dans les lettres, ne compterait plus, si ses ouvrages
n'étaient défendus par l'importance scientifique et personnelle
de leur auteur. L'autorité qu'il sut prendre fit de lui le repré-
sentant, le grand pontife des philosophes. C'est lui, dans
V Encyclopédie, qui se charge des manifestes. Nous le verrons,
académicien, secrétaire perpétuel, revêtir une sorte de magis-
trature. Dans tous ses écrits, c'est comme par délégation de la
philosophie qu'il s'adresse aux gens de lettres, au public, au
gouvernement. Il y a toujours dans son langage le ton dogma-
tique et tranchant de l'homme officiel.
Il s'est donné un rôle, dans lequel il a d'ailleurs fort belle
contenance. Outre sa gloire de savant, la sévère dignité de sa
vie contribue à son prestige. Il réclame pour les écrivains des
«Iroits et des égards, mais il leur prescrit d'abord les vertus
<jui les feront respecter, « liberté, vérité, pauvreté » ; mieux
J. Salon de I76S (X, 251).
372 DIDEROT ET LES ENCYCLOPÉDISTES
encore, il en donne l'exemple. Il tend au même but que Vol-
taire, — la liberté d'écrire, — par des voies tout opposées, moins
faciles, mais combien plus honorables et plus dignes des lettres!
Son premier recueil de Mélanges, en 1753, contenait un mor-
ceau qui, signé de lui, avait une haute portée, VEssai sur la
société des gens de lettres et des grands, sur la réputation, sur les
Mécènes et sur les récompenses littéraires. Le reste de ces deux
volumes se composait de réimpressions {Discours préliminaire,
divers éloges de savants et d'écrivains), jointes à des Anecdotes
sur Christine de Suède et à la traduction de quelques passages
de Tacite. Le tout, assurait-il, pour « prouver qu'on peut être
géomètre et avoir le sens commun » ; entendez : savoir écrire
tout aussi bien que si l'on ne savait que cela. h'Essai sur les
gens de lettres était une bravade préméditée, D'Alembert s'éle-
vait avec force contre la vanité des « Mécènes », qui se posaient
en amateurs et bienfaiteurs des lettres, et contre l'obséquiosité
des écrivains qui, par intérêt sordide ou par intrigue, s'atta-
chaient à ces « Mécènes ». Le moment était venu pour les
gens de lettres, disait-il, de « donner la loi au reste de la nation
sur les matières de goût et de philosophie ». Il ne s'agissait plus
désormais pour eux de mendier la renommée, chacun de son
côté, mais de conquérir sur l'opinion une puissance effective,
collective, et pour cela de « vivre unis », de grandir en considé-
ration, de dédaigner fortune et récompenses. « Les gens de
lettres du moins, ajoutait-il, me sauront gré de mon courage. »
Ce ne fut pas tout de suite. Tandis que les coteries fulmi-
naient, D'Alembert tranchait du « stoïcien », du « quaker »,
jurait de se taire, de « se remettre en ménage avec la géomé-
trie » et de « lire Tacite ». Mais après le premier émoi, l'opi-
nion des gens de lettres lui revint ; il avait prononcé le mot
attendu, le mot de ralliement. L'année suivante, son élection à
l'Académie française réveilla chez lui l'ambition de briller dans
les lettres et de les régenter. Ses infidélités à la géométrie
devinrent chroniques, et le faux ménage lui fit délaisser le vrai.
Il méritait la considération, mais sa vertu rigide avait trop
l'air d'une attitude. En se retirant de YEncyclopédie il avait
voulu faire montre d'inflexibilité. En 1762, quand il refusa la
charge d"instruire le prince héritier de Russie — et cent mille
5l
OT
HIST. DE LA LANGUE & DE LA LITT. FR.
T. VI, CH. VII
Aniiaiiil &)lin & C", EJikurs. l'a.is.
PORTRAIT DE D'ALEMBERT
DAPRÈS UN PASTEL DE LA TOUR
Appartcn:inl à M. Daniel Daiijon
l'école encyclopédique 373
francs de pension, — il mit, là aussi, beaucoup d'ostentation.
Il avait la tôte assez solide pour fuir la servitude, môme dorée,
et des raisons de cœur le retenaient à Paris. Il eut soin de
donner tout le retentissement possible à l'offre de la tzarine, et
fit insérer sa lettre dans les registres de l'Académie; il voulut
(jue la philosophie prît part à l'honneur dont il était l'objet.
Depuis 1754 il avait reçu, même pendant la guerre, les libéra-
lités du roi de Prusse. En 1763, après la paix, il alla passer
trois mois à la cour et dans l'intimité du vainqueur de Ros-
bach, et en revint avec une nouvelle auréole : on savait qu'il
n'aurait tenu qu'à lui de recueillir à l'Académie de Berlin la
succession de Maupertuis, et que Frédéric la laissait vacante à
son intention. Mais D'Alembert protestait de sa fidélité à ses
amis et à son ingrate patrie ; à la disgrâce que le gouvernement
royal faisait peser en France sur des sujets respectueux, il
opposait les prévenances et les faveurs dont les comblaient les
plus grands souverains de l'Europe. Il tournait tout dans sa
vie et dans sa conduite à l'honneur de la philosophie.
A l'Académie, où il se prodiguait, c'est encore comme au
nom de la philosophie qu'il prenait la parole. Il dissertait sur
tous les genres, — poésie en général, ode, histoire, — et dans
tous revendiquait pour la philosophie une forte part d'influence.
Il avait beau se défendre d'exagérer, c'était aller au-devant du
reproche, et dans son parti même cette apologie perpétuelle,
à tout propos, faisait l'effet d'une gageure.
Ses Éléments de philosophie (1759), et les Eclaircissements
qu'il y ajouta (1765) pour répondre au vœu du roi de Prusse,
sont le résumé de sa doctrine exotérique, car il en avait deux.
« La vraie philosophie, avait-il dit dans \ Essai sur les gens de
lettres^ est de ne forcer aucune barrière. » Il aime à répéter
qu'on ne pourrait « tirer aucune proposition répréhensible de
ses ouvrages * ». Sa vraie pensée, c'est dans sa correspon-
ilance avec Voltaire et avec le roi de Prusse qu'il la faut cher-
cher. Comme Voltaire il crie (mais à imis clos) : « Ecrasons
1. Servan, le célèbre avocat général au Parlemeril de Grenohle, lui écrivait :
- Vous n'avez eu de persécution que ce qu'il en faut pour relever le mérite;
vous avez la main pleine de vérités dont parlait Fontenelle, mais vous savez
ouvrir les doigts l'un après l'autre. - II avril 1765. — Ch. Henry, t'o/respon-
dance inédite de D'Alembert, Rome, 1886, p. ti.
374 DIDEROT ET LES ENCYCLOPEDISTES
l'infâme » ; et des deux c'est D'Alembert le plus violent contre
la « prêtraille ». En métaphysique il se réserve. Il incline à
regarder la pensée « comme un résultat de l'organisation »,
Dieu comme un « être matériel, borné et dépendant », à n'ad-
mettre d'autres forces que « la nécessité et la fatalité absolues ».
Mais il tient ces opinions aussi peu démontrables que leurs
contraires, et, par suite, que « le sage » serait fou de s'exposer
pour elles à des dangers : « Faisons-nous sceptiques, conclut-il,
et répétons avec Montaigne : « Que sais-je? » Les Éléments de
philosophie sont l'expression tempérée de ce scepticisme. C'est,
plus en détail, ce qu'il a exposé dans le Discours préliminaire :
certitude, absolue en algèbre, décroissante à mesure que les
données empiriques se mêlent davantage aux notions purement
abstraites; dans l'ordre de la sensation et de la conscience, cer-
titude encore, invincible en fait et par instinct, inconsistante
dès qu'intervient l'examen de la raison; en ontologie, rien que
questions « insolubles et frivoles », chimères « des esprits
téméraires ou des esprits faux ». La philosophie se ramène donc
à savoir ignorer ce qui n'est pas matière de science proprement
dite : « C'est pour satisfaire nos besoins, et non pas notre curio-
sité, que nos sensations nous sont données », et « tout le monde
ignore ce que tout le monde ne peut savoir ». Il fait sa révé-
rence aux dogmes « impénétrables, dont la raison ne nous permet
pas de douter » : le voilà en règle. Mais sa soumission est sous
bénéfice d'inventaire. « Plus la religion aura de mystères à pro-
poser, dit-il, plus elle doit éclairer et accabler par les preuves »;
d'où il suit que la philosophie « peut et doit même discuter les
motifs de notre croyance » . La bonne discipline pour y réussir,
c'est la sienne, celle des sciences exactes : « Bientôt l'étude de
la géométrie conduira d'elle-même à celle de la saine physique,
et celle-ci à la vraie philosophie, qui par la lumière qu'elle
répandra, sera bientôt plus puissante que tous les efforts de la
superstition'. » Tel est bien le dessein de la secte qui, pour
éliminer la religion, ne trouvait rien de mieux qu'un Diction-
naire universel des sciences.
Les écrits, les « Réflexions », de D'Alembert ne s'adressaient
!. Réflexions sur l'abus de la critique en matière de religion.
L'ÉCOLE ENCYCLOPÉDIQUE 375
ni ne parvenaient à la foule. Sa Destruction des Jésuites en
France (1765) et les deux Lettres qu'il y ajouta en 1767, font
exception'. Il put se fig-urer qu'il venait, lui aussi, de faire ses
Petites Lettres, ou mieux de compléter celles de Pascal. Au gré
des encyclopédistes, les Provinciales avaient eu le tort de ne
déshonorer que les jésuites, au grand avantage des jansénistes.
Les jésuites venaient d'être expulsés, sacrifiés à la faction rivale.
Ce n'était que demi-justice. D'Alembert prétend faire justice
entière : « Beau chapitre à ajouter à l'histoire des grands évé-
nements par les petites causes. » Ce qui a perdu les jésuites, à
l'en croire, ce n'est pas l'hostilité séculaire du jansénisme;
« c'est proprement la philosophie qui, par la bouche des magis-
trats, a porté l'arrêt contre les jésuites; le jansénisme n'en a été
que le solliciteur ». La « petite cause », c'est l'attaque de 1752
contre VlLncyclopédie. Il ne tenait qu'aux jésuites de trouver
dans les philosophes des alliés contre « la tyrannie jansénienne ».
Rebutés, poussés à bout, les philosophes n'avaient plus qu'à être
spectateurs du conflit, « avec cette curiosité sans intérêt qu'on
apporte à des combats d'animaux ». Ils ont sihiplement éclairé
l'opinion sur la vanité des querelles religieuses et sur les dan-
gers dont elles menaçaient l'autorité royale et la paix publique :
« Toute société relig^ieuse et remuante mérite que l'état en soit
purgé; c'est un crime pour elle que d'être redoutable. » Reste à
juger les juges. Maupeou va s'en charger.
Le moment était bon pour les philosophes à soulager leur
rancune contre les vaincus de la veille, et surtout contre les
vainqueurs. Voltaire l'eût fait avec une plus fine malice, mais
le pamphlet de D'Alembert, avec sa dialectique âpre et nerveuse,
bannit toute équivoque et fit changer les rieurs de côté.
Le sensualisme * en psychologie; Gondillac. — Con-
dillac trouve-t-il aujourd'hui beaucoup plus de lecteurs que
D'Alembert? Pendant le premier quart de ce siècle la question
lie 9e serait même pas posée. Jusque vers 1830, la philosophie
i. « La petite brochure in-12 de D'Alembert sur la Destruction des Jésuites,
qui n'est rien, a fait plus de sensation à Paris que les trois ou quatre volumes
in-4' d'opuscules mathématiques qu'il avait publiés auparavant, et qui mar-
quent bien une autre tète. • Diderot, Notice sur Clairaut, VI, 475.
'1- Je me sers du terme usité, dont je reconnais, avec Sainte-Beuve, l'appa-
rence équivoque : celui de sensationnisme serait plus exact, s'il existait.
376 DIDEROT ET LES ENCYCLOPÉDISTES
de la sensation, issue de Condillac, demeura classique en
France. C'est par lui et par ses continuateurs, Cabanis, Tracy,
La Romiguière, que l'esprit du xvni" siècle se survécut le plus
longtemps en celui-ci.
Condillac ^ n'est pas, à la lettre, un encyclopédiste. Prêtre
et croyant, homme de spéculation pure, il ne se laissa pas
enrôler. Il soutenait les principes spiritualistes, le libre arbitre,
la loi morale, la Providence, et les ajustait tant bien que
mal à sa théorie de la connaissance. Les chefs de VEncyclo-
pédie la firent servir à un tout autre usage. Condillac venait de
donner, en 1746, son premier ouvrage, VEssai sur Vorigine des
connaissances humaines. Il y a déjà beaucoup de Condillac dans
les deux Lettres (de Diderot) sur les aveugles et sur les sourds et
muets. Dans Y Encyclopédie également. Cette métaphysique,
comme on l'appelait, en réduisant l'étude de l'âme à celle des
phénomènes de pensée, se prêtait mieux à combattre le spiri-
tualisme qu'à le restaurer, et elle passa pendant toute la seconde
moitié du xvni^ siècle pour vérité consacrée. Condillac fut classé
d'office par les encyclopédistes parmi leurs alliés. Quand il fut
appelé, en 1757, à diriger l'éducation de l'Infant de Parme, petit-
fils de Louis XV, la secte en mena grand bruit, et dès son
retour (1768) il entra, sous les auspices de D'Alembert, à l'Aca-
démie française. '
Son œuvre à cette date comprenait, outre VEssai sur les ori-
gines des connaissances humaines, le Traité des systèmes (1749),
celui des Sensations et celui des Animaux (1754). Elle fut com-
plétée en 1775 par son Cours d'études. La même année il écrivit
le Commerce et le Gouvernement considérés relativement Vun à
Vautre, puis en 1780, année de sa mort, la Logique; son ouvrage
posthume, la Langue des calculs, ne parut qu'en 1798.
Si Condillac fut pendant plusieurs générations le maître de
la philosophie française, il le dut pour une bonne part à ses
qualités littéraires. Il était la clarté même, et la clarté faisait
en quelque sorte le fond de sa méthode. Une science, pour
1. Né en 1715 à Grenoble, mort en 1780. Il était d'une famille de robe. L'un
de ses frères, l'abbé de Mably, est le célèbre écrivain politique; l'autre, grand-
prévôt de Lyon, nous est connu par J.-J. Rousseau qui fut en i7i0 le précepteur
de ses enfants. Cf. Confessions, part. 1, livre vi.
l'école encyclopédique 377
lui, n'est « qu'une Ian«îuo bien faite » ; le pouvoir de créer
(les sig^nes arbitraires, la dilTérence primordiale entre l'intelli-
g-ence de l'homme et celle des bêtes. 11 a beaucoup contribué
à répandre cette idée, familière au xvni" siècle, que les opéra-
tions de l'esprit sont naturellement justes, et que les mots, sans
lesquels il ne pourrait étendre ses acquisitions, l'induisent,
et môme l'induisent seuls à mal raisonner. L'extrême précision
de sa langue philosophique forme entre les idées une chaîne
continue, que l'esprit suit sans effort, sans défiance, charmé de
trouver simple ce qui passait pour obscur. C'était en ces matières
une nouveauté séduisante, et par laquelle Condillac obtint
autant de vogue que Rousseau par l'éloquence de la passion.
Il venait après Locke, dont VEssai sur Tentendement humain,
traduit en français depuis 1700, passait chez nous, comme en
son pays d'origine, pour le modèle d'une métaphysique afifran-
chie de l'esprit de système et fidèle à l'observation. Locke est
en effet un observateur*, qui cherche à saisir les phénomènes
dans leur complexité, à décrire les actes sensitifs et intellec-
tuels tels qu'ils apparaissent chez un être dont le corps et l'esprit
sont dans une dépendance mutuelle. Condillac se réclame de
l'observation, mais y substitue l'analyse. Au lieu de considérer
l'être qui pense, de prendre sur le fait, autant qu'il le pourra,
le mécanisme de ses opérations, il isole, il abstrait, comme
existant par lui-même, le contenu ou le produit de la pensée,
c'est-à-dire les idées. Avec lui la philosophie devient idéologie.
L'esprit n'est plus qu'un récipient oi^anisé pour sentir, con-
server les impressions qui lui viennent du dehors, et servir de
théâtre aux transformations successives de la sensation.
Le Traité des sensations, l'ouvrage le plus original et le plus
attrayant de Condillac, est le développement d'une hypothèse,
celle de l'IIomme-Statue, dont l'invention lui est commune avec
son ingénieuse amie, M"'Ferrand. Il suppose « une statue oi^a-
nisée intérieurement comme nous et animée d'un esprit privé
de toute espèce d'idées »; puis, il lève l'enveloppe de marbre
1. Et d'abord il est versé dans la physiologie. C'est pour lui, sur Condillac, une
supériorité qui n'échappe pas à Diderot. — «Il n'appartient qu'à celui qui a
pratiqué la médecine pendant longtemps d'écrire de la métaphysique; c'est
lui seul qui a vu les phénomènes, la machine tranquille ou Turieuse, faible ou
vigoureuse, etc. • Encyclopédie, art. Locke.
378 DIDEROT ET LES ENCYCLOPEDISTES
qui recouvrait l'organe de l'odorat, le plus rudimentaire des
sens; et ainsi de suite, en finissant par l'organe du toucher, le
plus philosophique. Les expériences se produisent, s'accu-
mulent, douloureuses ou pénibles, réagissent les unes sur les
autres, éveillent la statue à la conscience, l'enrichissent de
facultés de plus en plus nombreuses et parfaites. Elle n'était
qu'un organisme inerte, un simple devenir; elle finit par être
un homme capable de toutes les opérations de l'esprit; la sen-
sation conservée, transformée, suffit à tout : « Pout-on ne pas
admirer qu'il n'ait fallu que rendre l'homme sensible au plaisir
et à la douleur, pour faire naître en lui des idées, des désirs,
des habitudes et des talents de toute espèce? »
Mais l'esprit ainsi conçu n'a point d'énergie propre, n'est
qu'un reflet du monde matériel, la collection de l'expérience
fournie par les sens; et la personnalité, le produit des influences
extérieures. Condillac échappe par des actes de foi aux consé-
quences morales de sa doctrine; maniée par des philosophes
résolument incrédules, elle recevra sa pleine application.
Le sensualisme en morale et le matérialisme; Hel-
vétius et d'Holbach. — Ilelvétius dans VEsprit (lloS) et
d'Holbach dans le Sijstème de la Nature (1770), ne s'arrêtent pas
à mi-chemin. Celui-là ruine la morale, celui-ci en élève une sur
le matérialisme. Ils développent les conséquences extrêmes que
les habiles du parti évitaient d'ébruiter. Leur audace et les
clameurs qu'elle souleva donnèrent seuls aux deux ouvrages
une importance passagère, très supérieure à leur valeur philo-
sophique.
Chez Helvétius, au début, il y avait beaucoup de candeur. 11
était de ceux qui faisaient dire au vieux Fontenelle : « Je suis
efTrayé de la conviction que je vois régner autour de moi ». Il
n'aspirait à rien de moins qu'à éclipser YEsprit des lois. Il était
persuadé de ce principe simple, « qu'on devait traiter la morale
comme toutes les autres sciences, et faire une morale comme
une physique expérimentale ». Ancien fermier général, riche à
cent mille écus, bien traité de la pieuse reine dont il était maître
d'hôtel *, il s'était déclaré l'auteur de son livre et l'avait soumis
1. Sa fortune en cour avait pour oripine les services rendus à Louis XIV et à
Louis XV enfant par son père et son aïeul, tous deux médecins très distingués.
L'ÉCOLE ENCYCLOPÉDIQUE 379
à la censure. Le censeur, Torcier, premier commis aux affaires
étrangères, n'y vit pas non plus malice. Ils furent tous deux
enveloppés dans la même disgrâce. L'imprudent philosophe,
étourdi du coup, se rétracta, fit appel aux jésuites ses maîtres,
enfin se sauva pour éviter un décret prohahle de prise de corps.
C'est à son retour d'Angleterre qu'il se jeta dans la philosophie
militante. Il ne s'embarrassa plus de ses rétractations, mais au
contraire se fit le prisonnier de ses paradoxes et consacra un
second ouvrage, r Homme, publié après sa mort, à corroborer
la thèse de l'Esprit.
On dirait qu'Helvétius ait voulu réfuter par l'absurde et
l'odieux les lieux communs de son école. Elle admet entre
l'homme et l'animal une différence, non d'essence, mais de
degré; Helvétius soutient que cette différence serait nulle « si
la nature, au lieu de mains et de doigts flexibles, eût terminé
nos poignets par un pied de cheval ». Elle fonde la morale sur
l'intérêt social; Helvétius, le plus excellent des hommes, s'in-
génie, comme La Rochefoucauld, à déceler partout l'égoïsme (ce
que M"* du Deffand, cette mauvaise langue, appelle « dire le
secret de tout le monde ») ; ou mieux, à le réduire à l'unique
désir des jouissances physiques. Par suite la morale est toute
d'institution, « une science frivole si on ne la confond avec
la politique » : l'art, pour les gouvernants, de faire servir
l'égoïsme surexcité, l'amour du luxe et des femmes, à l'intérêt
de l'Etat. L'éducation, voilà par excellence l'œuvre du législa-
teur (et cela encore est bien du siècle) ; mais dans l'éducation
selon Helvétius, la diffusion de la vérité n'est que l'accessoire;
l'essentiel est de tromper les hommes pour le bien commun,
de leur faire envisager dans l'estime publique, et dans les efforts
que sa conquête exige, le sûr moyen « d'atteindre aux avantages
qu'elle procure », réputation, fortune, et toujours, en fin de
compte, plaisir des sens. L'homme est bon par nature, disent
nos philosophes; Helvétius : « Tous portent en eux le germe
productif de l'esprit » ; c'est par l'effet des circonstances, d'un
hasard, que le génie et l'héroïsme, les Newton et les Curtius,
sortent de la sphère commune. Au législateur de faire en sorte
que ces hasards deviennent la règle, et de multiplier indéfini-
ment les grands hommes. Diderot, en dépit des sophismes,
380 DIDEROT ET LES ENCYCLOPÉDISTES
jug-e V Esprit « un des grands livres du siècle ». Les « histo-
riettes agréables », comprenez licencieuses, y sont le grain
de sel.
L'agrément fait totalement défaut au Système de la Nature.
On sait ce qu'en pensait Voltaire :
Que dis-tu de ce livre? — 11 m'a fort ennuyé.
D'Holbach est verbeux, emphatique; son matérialisme épais,
son ignorance des réalités historiques et morales profonde,
môme pour son temps. L' « esprit de finesse » lui manque à un
degré extraordinaire. Mais il a le sentiment de la dignité que le
savoir peut donner à la vie, et le souci de fonder sur la con-
naissance des lois naturelles une règle du devoir.
^i D'abord déiste *, il avait suivi Diderot dans sa marche rapide
vers l'athéisme. Bientôt il le dépassa. Toutes les religions, et
plus que toute autre le christianisme, qui met son empreinte
sur la vie entière, lui parurent les fléaux de l'humanité. Sa
maison devint une vraie manufacture de publications anti-reli-
gieuses. Ce sont, avec une trentaine d'autres, le Christianisme
dévoilé, Vlmjjosture sacerdotale, la Contagion sacrée, les Prêtres
démasqués. De jeunes athées de profession, Naigeon, Lagrange,
travaillaient sous lui à cette propagande; Diderot lui donna son
coup de main. D'Holbach a fait aussi de gros livres : le Système
Social (1773), lat. Morale de r homme, ou les dévoilas de Vhomme
fondés sur la Nature (1776), et le premier en date comme en
notoriété, le Système de la Nature (1770). C'eût été folie à
l'auteur de se nommer : l'impression était confiée à Marc-Michel
Rey, d'Amsterdam, et la vente à des colporteurs clandestins.
Deux fois, en 1770 et en 1776, le Parlement condamna au feu
divers écrits d'Holbach, notamment le fameux Système.
De la sensation d'Holbach va droit au matérialisme. La
i. Né à Hildesheim (Palalinat) en 1723, il avait été amené en France dès sa
douzième année. Il était riche. Il se livra à l'étude des sciences physiques et fit
de sa maison, vers 1750, un des lieux de réunion les plus goûtés des philosophes.
(Voir le chap. suiv., p. 40o.) Sa probité, la sûreté de son commerce, son amour
éclairé des arts et des sciences, le noble usage qu'il faisait de sa fortune, lui
valurent l'estime même de ses adversaires philosophiques. Après leur brouille,
Rousseau continua de rendre hommage à son caractère, et l'on crut qu'il
l'avait représenté dans Wolmar, le vertueux athée de la Nouvelle Héloise.
L'ÉCOLE ENCYCLOPÉDIQUE 381
pensée dérive de la sensibilité, qui n'est elle-même qu'une pro-
priété du cerveau. Le mouvement sous toutes ses formes est
propriété de la matière, et la somme des combinaisons et pro-
priétés de la matière, c'est la Nature, qui seulo peut enseigner à
l'homme le secret de sa condition et de son bonheur. En morale
d'Holbach est d'accord avec Helvétius sur le caractère tout phy-
sique de la passion, l'identité du Droit avec l'intérêt social, le
pouvoir du léprislateur — et par suite son devoir — de susciter
le talent et la vertu. L'éducation est « l'agriculture de l'esprit ».
Mais elle doit régler les passions, non les exalter. La science,
voilà pour l'homme le moyen de trouver le repos intérieur et
de mettre ses désirs en harmonie avec l'ordre général une
fois connu. La nécessité comprise et acceptée, c'est la loi con-
sacrée par l'accord des intelligences : la science, la morale, la
politique, commandent ou assurent la soumission raisonnée à
l'ordre naturel. Ainsi le Système, en partant d'une conception
toute physique de l'homme et de l'univers, aboutit à la victoire
de l'esprit sur l'instinct. Mais c'est une morale populaire que
d'Holbach se propose d'établir sur les ruines des traditions
politiques et religieuses. Jusqu'à ce que la foule soit devenue
vertueuse par raison et raisonnable par science, qu'est-ce qui
réprimera la férocité des appétits individuels?
Derniers représentants de l'école encyclopédique :
Raynal, Volney, Condorcet. — Après l'avènement de
Louis XVI, l'école encyclopédique n'est plus combattue et vit
sur son acquis. Ses dernières productions intéressent peu
l'histoire des idées, mais il en est trois, curieuses à divers
titres, dont l'histoire littéraire doit tenir compte.
D'abord un livre dont le succès de vente fît événement :
V Histoire philosophique des établissements et du commerce des
Européens dans les deux Mondes, par l'abbé Raynal '.
En 1772, Raynal faisait depuis vingt-cinq ans métier d'homme
de lettres, et ne s'était encore signalé que dans les salons
philosophiques, comme causeur disert et de mémoire bien
1. Né à Sainl-Geniès, dans le Rouergue, en 17 H, niorl en 1196. — nabord
jésiiile, puis prôtre, puis homme de leltres à la suite du parti pliilosopliiquc et
complètement détaché de son premier état (mais non de ses revenus ecclé-
siastiques), il travaille au Mercure et donne l'Histoire du Stuthoudéral (1745), puis
celle du Parlement d'Angleterre (175 i).
382 DIDEROT ET LES ENCYCLOPEDISTES
garnie. Son Histoire fui une compilation de tout ce qui touchait
à la colonisation : des statistiques, des monographies sur les
produits et les industries d'outre-mer, porcelaine de Chine,
pelleteries, cacao, canne à sucre, etc., puis des anecdotes
attendrissantes sur les malheurs et les vertus des nèg'res ou
des Peaux-Rouges, des harangues de sauvages bourrées de
rhétorique, et à tout propos des invectives contre la cupidité,
l'astuce et le fanatisme des conquérants. Malgré l'impudence
des plagiats, une composition informe, une phraséologie ver-
beuse, l'ouvrage instruisait et se faisait lire. En 1774, dans
la seconde édition, un onzième, livre énumérait les réformes
politiques urgentes : substitution de la volonté générale à celle
des souverains; établissement d'une république européenne
où les écrivains, maîtres de l'opinion, le seraient par là même
du gouvernement ; suppression du célibat et des biens ecclésias-
tiques, et le reste. C'est le programme, c'est aussi déjà en cer-
taines pages, tout le pathos révolutionnaire; c'en fut assuré-
ment l'un des modèles les plus répandus. A chaque édition
nouvelle Raynal et ses collaborateurs forçaient davantage la
voix. En 1780, il se nomma. Le ministère public releva le défi;
l'avocat général Seguier, le même qui avait requis contre le
Syslème de la Nature, fit décréter Raynal de prise de corps le
21 mars 1781, et confisquer ses revenus. Revenu d'exil en 1788,
il vit éclater la Révolution, perdit aussitôt son optimisme, et fit
sa palinodie dans une lettre à l'Assemblée, son dernier écrit,
dont les conclusions furent dédaigneusement écartées après une
virulente réplique de Robespierre (31 mai 1791).
C'est l'année où paraissent les Ruines, de Volney, apoca-
lypse de la philosophie encyclopédique par un disciple de
Condillac et d'Holbach qui a vu l'Orient et médité dans le
désert'. Sous la tente de l'Arabe, Volney s'est grandement per-
fectionné comme linguiste, mais n'a point élargi sa concep-
tion de l'homme. Assis sur les ruines de Palnfiyre, il a eu sa
vision. Il a entendu « les graves accents d'une voix profonde »,
1. Né en 1727, mort en 1820. — Il avait consacré ses premières ressources,
produit de l'héritage paternel, à visiter pendant trois ans l'Egypte et la Syrie.
Son Voi/age, publié en 1787, contenait des descriptions nettes et saisissantes,
et lui fit (i'emhlée une réputation d'écrivain.
l'école ENCYCLOPÉDIOUE 989
et « le Génie des tombeaux et des ruines » a donné la paix à
son àme. Ce a Génie », ce « Fantùnfe » imbu de sensualisme,
parut d'un merveilleux très philosophique. L'homme n'a que
« des sens pour l'instruire de ses devoirs, qui naissent unique-
ment de ses besoins ». La corruption s'est introduite dans les
sociétés préhistoriques par l'ignorance et la cupidité. De là les
tyrans, la superstition, le fanatisme, et le rêve décevant d'une
félicité surnaturelle : « Epris d'un monde imaginaire, l'homme
méprisa celui de la nature; par des espérances chimériques, il
négligea la réalité. » Le Fantôme ajoute que depuis l'impri-
merie, « art sacré, don divin du génie,... il s'est formé une
masse progressive d'instruction, une atmosphère croissante de
lumières, qui désormais assure solidement l'amélioration ».
L'ignorance finira, « la loi de la sensibilité » reprendra sa
force première, l'homme « deviendra sage et bon, parce qu'il
est de son intérêt de l'être » ; et les peuples, oubliant leurs res-
sentiments, s'écrieront : « Nous ne voulons qu'être libres, et la
liberté n'est que la justice. » Resterait, pour fonder la fraternité
universelle, à effacer entre les peuples une dernière différence,
toute factice, celle des religions. Ce sera l'affaire d'un congrès
où, de bonne foi, les sectateurs de Mahomet, de Moïse, de
Boudda et de Jesous reconnaîtront que leurs dissentiments ne
portent que sur l'incertain, sur ce qui échappe au contrôle des
sens, seul universel, et s'uniront dans « la religion de l'évi-
dence et de la vérité » . Telle fut la visiçn de Volney sur ces
illustres ruines.
Avançons jusqu'en 1793, en pleine Terreur. Condorcet pro-
scrit trouve asile pendant huit mois dans une maison de la
rue Servandoni. Il y écrit le testament de la foi encyclopédique,
VEsquisse d'un tableau historique des progrès de f esprit humain^
plan d'un vaste ouvrage où tous les rêves humanitaires du
siècle paraîtront accomplis ou sur le point de l'être : « Il arri-
vera donc, ce moment où le soleil n'éclairera plus que des
hommes libres,... où les tyrans et les esclaves, les prêtres et
leurs stupiiles et hypocrites instruments n'existeront plus que
dans l'histoire et sur les théâtres » ; où l'on ne supposera même
plus « un intérêt national séparé de l'intérêt commun de l'huma-
nité ». Grâce à V Encyclopédie, la voie est ouverte au progrès
384 DIDEROT ET LES ENCYCLOPÉDISTES
sans rétrogradation possible. « Sans doute l'homme ne deviendra
pas immortel » ; non, safts doute, mais Condorcet n'aperçoit
aucun « terme assignable » à la prolongation de la vie moyenne.
Enfin « la bonté morale de l'homme, résultat nécessaire de son
organisation, est, comme toutes les autres facultés, susceptible
d'un perfectionnement indéfini, et la nature lie, par une chaîne
indissoluble, la vérité, le bonheur et la vertu ».
La philosophie encyclopédique ne jurait que par l'expé-
rience; elle bafouait la métaphysique et la religion. Elle a
outrageusement méconnu l'expérience, et elle s'est fait, elle
aussi, sa religion. Savoir n'a été pour elle qu'un moyen de
croire, de prêcher et d'agir; elle a eu ses fanatiques et ses illu-
minés; elle a lu ses catéchismes ^ Elle s'est formé de l'homme
vrai et primitif, physiquement organisé pour être, par besoin,
raisonnable, heureux et juste, une idée que nulle expérience
n'autorise ni ne vérifie. C'est l'enfant de la Nature qu'elle a
aimé dans l'homme, qu'elle a pris à tâche de rendre à lui-même,
en qui elle a mis toutes ses complaisances. Le livré posthume *
de Condorcet est le témoignage touchant de cette croyance
portée jusqu'au pied de l'échafaud.
1. D'Alembeit avait à mainte reprise réclamé « un catéchisme de morale à
l'usage des enfants,... uniquement fondé sur les principes de la loi naturelle,
et qu'on pût apprendre à Pékin comme à Paris, à Rome comme à Genève ».
C'est à quoi se sont appliqués Saint-Lambert et Volney, en poussant à bout le
seul principe de l'intérêt. Le Catéchisme de Volney (La loi naturelle ou prin-
cipes physiques de la moral^ déduits de L'organisation de l'Iiomme et de l'univers)
est daté de 1793; c'est, par questions et réponses, la doctrine même des liuines.
Celui de Saint-Lambert, écrit dès 1"88, ne parut qu'en 1801; il fut acclamé par
les survivants du parti encyclopédique, et récompensé du pri.v décennal par
l'institut où ceux-ci dominaient. — Pour se faire une idée de l'avilissement infligé
à la morale, et même aux sentiments naturels, dans ces catéchismes utilitaires,
qu'on lise seulement cette leçon empruntée à Volney : D. « En quoi la tendresse
paternelle est-elle une vertu pour les parents? — R. En ce que les parents
qui élèvent leurs enfants dans ces habitudes, se procurent pendant le cours de
leur vie des jouissances et des secours qui se font sentir à chaque instant,
et qu'ils assurent à leur vieillesse des appuis et des consolations contre les
besoins et les calamités de tout genre qui assiègent cet âge. »
2. Publié en 1795 par la veuve de l'auteur.
BlBLIOGRAPHIt: 385
BIBLIOGRAPHIE
Sur le inoiivcineiit |>liil<»MO|>lii<|iic pciiflant la iveeondc
moitié fin XVil|o Mlècle, il y a encore beaucoup à apprendre dans le
Tableau delà liltérnture au XVlll^ siècle de Villemain; voir principalement
la 20° leçon cl la 38*. Consulter aussi (particulièrement sur Condillac et Hel-
vétius) : Cousin, Histoire de la philosophie moderne, Paris, 18i6, in-8, le
tome 111. — Damiron, Mémoires pour servir à rhistoire de la philosophie
au XVIW siècle, Paris, 1858 et suiv., 3 vol. in-8. Mais l'ouvrage le plus
complet et le plus au courant sur l'ensemble du sujet est celui de John
Morley, Diderot and the Encyclopsedisls, Londres, 1891, 2 vol. in-8.
Siii' rEiic^'clopédle on pourra lire avec profit la Notice préliminaire
de M. Assézat, t. XIII (p. 109-128) des Œuvres complètes de Diderot.
Voir aussi le travail- en cours de M. L. Ducros, L'Encyclopédie du
XVIU" siècle, dans la Reviie des Universités du Midi. I. La science (1895).
n. La polémique (1896); Rocafort, Les doctrines littéraires de l'Encyclo-
pédie, Paris, 1890, in-8. — Sur diverses questions de détail se rattachant à
l'histoire de V Encyclopédie : F. Brunetière, La direction de la librairie sous
Maleshcrbes {Études critiques sur f Histoire de la littérature française, 2° série).
— Sainte-Beuve, M. de Malesherbes {Causeries du lundi, t. II). — Fr. Bouil-
lier. Une thèse en Sorbonne en 4154. Labbé de Prades {Revue politique et
littéraire, 11 octobre 188i-);cf. Gazier, Revue critique (1885), I, 146. — Sur
V Encyclopédie considérée comme affaire de librairie, la source principale
est le recueil de pièces relatives au procès Luneau de Boisjerraain, à la
Bibliothèque nationale. Imprimés, 4°F3 1,561 — 34,420.
Sur Diderot : 1° Sources du texte : M. Tourneux, Manuscrits de Diderot
conseri'és en Russie {Archives des Missions scientifiques et littéraires, 3*= série,
t. XII, 1885). — G. Monval, Introduction au Neveu de Rameau, Paris, 1891,
in-16. — 2° Études biographiques et littéraires : Naigeon, Mémoires sur la
vie et les ouvrages de D. Diderot (t. XXII des Œuvres de Diderot, éd. Brière,
Paris, 1821). — Carlyle, Diderot [Critical and miscellaneous Essays, t. III,
Londres, 18i7, in-8), à l'occasion des Mémoires, correspondances et ouvrages
inédits publiés en 1830. — Rosenkranz, Diderots Leben und Werke,
Leipzig, 1866,2 vol. in-8. — Scherer, Diderot, Paris, 1880,in-12. — Faguet,
Diderot {Dix-huitiéme siècle, Paris, 1890, in- 12). — L. Ducros, Diderot,
l'homme et Vécrivain, Paris, 189i, in-12. — Joseph Reinach, Diderot,
Paris, 1894, in-12. — Voir aussi d'excellentes Notices dans les Extraits de
Diderot à l'usage des classes, par M. Parigot et par M. Joseph Texte.
— 3° Diderot philosophe et critique : Bersot, Diderot {Études sur le
XVUf^ siècle, Paris, 1855, t. II). — Sainte-Beuve, Diderot {Causeries du
lundi, t. 111). — Caro, La fin du XVHl" siècle, Paris, 1880, t. I, chap. vi-xii.
— F. Brunetière, Diderot (Etudes critiques sur l'Histoire de la littérature
française, 2" série).
Sur divers éerivaiiiM de l'Erolc eiicyelo|>édl<|ue : Condorcet.
Éloge deD'Alembcrt. — Joseph Bertrand, D'Alembert, Paris, 1889, in-12. —
Sainte-Beuve, Volncy {Causeries du lundi, t. VII).
k
Histoire de la LANr.uc. VI.
CHAPITRE VIII
LES SALONS, LA SOCIÉTÉ, L'ACADÉMIE'
/. — Introduction,
Au xviii* siècle plus encore qu'au xvu" il existe d'étroites
relations entre le monde littéraire et la « société polie », mais
dans des conditions très différentes. Au xvui" siècle, le sort des
gens de lettres est en général moins précaire; ils n'ont plus
le même besoin pour vivre de se faire les domestiques, de
quêter les largesses des grands. Quant aux idées, leur carac-
tère de hardiesse, de « philosophie », dénote chez les écrivains
des habitudes d'esprit autrement libres qu'à l'âge précédent. Ce
qui ne les empêche pas, le plus souvent, de rechercher d'abord
des lecteurs et des approbateurs en dehors et au-dessus du
grand public. « Point de livres, dit Taine, qui ne soient écrits
pour des gens du monde, et même pour des femmes du monde » :
voyez VEsprit des Lois, Y Emile, le Traité des sensations. Leurs
ouvrages une fois élaborés dans le silence du cabinet, les écri-
vains les revêtent d'une expression apprise ou perfectionnée
dans la société, particulièrement dans celle des femmes. « Leure
entretiens, avoue Marmontel, étaient une école pour moi non
moins utile qu'agréable; et, autant qu'il m'était possible, je
profitais de leurs leçons. » C'est là qu'ils prenaient le ton parce
1. Par M. Lucien Brunel, docteur es lettres, professeur au lycée Henri IV.
INTIIOUUCTION 887
que là «l'abord ils cherchaient à plaire. Ceux «l'entre eux qui
ont le moins sacrifié aux grâces légères, Bufibn, Rousseau,
Diderot, ont comme les autres tenu leur place dans les salons.
Les salons, en effet, comme aujourd'hui la presse, passent pour
les dispensateurs des succt's et des réputations littéraires. Les
exemples à l'appui ne manquent pas. La Motte, Marmontel,
Delille, et tant d'autres, ont été poussés et soutenus par le
monde, grâce à leur entregent et à leur complaisance avérée
pour le goût des sociétés qu'ils fré«|uentaient. Rousseau à ses
débuts reçoit du père Castel, et dans les mômes termes, la
recommandation faite à Marmontel par M"" de Tencin : « On
ne fait rien à Paris que par les femmes » ; — non par leur
amour, qui change, mais par leur vanité, qui leur fait adopter
un écrivain, puis entretenir sa réj>utation, où elles se regardent
comme de moitié.
En outre (et cela ne s'était pas encore vu avant le xvin° siècle),
ce n'est pas seulement à titre personnel et par des vues particu-
lières que les gens de lettres se mêlent au monde; ils forment
un groupe compact*, une « république », avec un esprit, un
fonds d'idées commun, et en vue d'une action collective.
Dès le début <lu siècle cette tendance des gens de lettres à
vivre d'une vie comnmne les amène à choisir pour lieux de
réunion certains cafés où les jeunes rencontrent leurs anciens,
et font devant la galerie assaut de verve et d'éloquence. Il
y a trois principaux cafés littéraires dans le voisinage du
pont N«Mif, les cafés JjMTJPnii^Gf^^lilt^-iitJizacape. Fontenelle,
La Motte, Maupertuis, Fréret, Danchet les fréquentent assidû-
ment. (Vest là que Duclos a fait ses premières armes. II avait
choisi Boindin, l'athée, pour antagoniste, et « partageait avec
lui l'attention de l'auditoire ». Certaines paroles notables,
comme plus tard dans les salons, étaient recueillies et répétées.
C'est au café que Fontenelle a dit son fameux mot : « J'aurais la
main pleine de vérités, que je ne l'ouvrirais pas pour le peuple ».
L'auteur de Gil Blas représente l'un de ces cafés littéraires,
comme une des curiosités du temps. Le ton y est fort peu réglé.
L« Sage introduit deux interlocuteurs qui ont l'air de « deux
I. VEssai (le D'Alenibarl sur les gens de lettres, les fji.nids et let iiécènes, paru
en 1152 (voir plus haut, p. 372), donna le lignai.
388 LES SALONS, LA SOCIETE, L ACADÉMIE
possédés » . Ces colloques n'en sont pas pour cela moins récréatifs.
Vieux et impotent, La Motte se fait porter chaque jour en chaise
chez Gradot. Collé regrettera toujours les cafés littéraires, et
ne se consolera pas de les voir déserter pour les salons. Le
cabaret, dit-il, était « un lieu libre où les gens de lettres se
disaient la vérité ». C'étaient des réunions non d'amis, mais de
confrères. Provisoirement la « République des lettres » y tient
séance.
Vers 1750, au moment où va paraître YEiicyclopédie, cet
esprit de corps se confond avec l'esprit « philosophique », et
« la République des lettres » est accaparée par une secte.
C'est alors que certains salons deviennent pour la philosophie
des foyers de propagande. Les « salons philosophiques » sont
une des institutions du xvni" siècle. Leur histoire et leur des-
cription feront le principal objet de ce chapitre (entre 1750 environ
et 1776).
Pendant la première moitié du siècle nous voyons naître et
grandir les bureaux d'esprit, ([ui répandent dans le monde l'in-
fluence des gens de lettres, et dont les salons philosophiques
seront, au moment propice, la suite naturelle. — C'est par là
que nous devrons commencer.
Enfin, la crise philosophique terminée, bureaux d'esprit et
salons philosophiques ont fait leur temps ; mais la vie intellec-
tuelle s'est étendue à l'élite de la société, et lui procure le genre
de plaisirs qu'ellef aime le plus et dont elle est le plus fière.
Jamais elle n'a été plus éclairée, pluS spirituelle, plus vraiment
aimable. Cela dure une douzaine d'aimées. Puis les approches
de la Révolution, les passions politiques, troublent cette fête,
dont la tragédie révolutionnaire brusquement marque la fin.
//. — La cour de Sceaux, les premiers bureaux
d'esprit (iyoo-iy5o).
La duchesse du Maine et la cour de Sceaux avant
la Régence; Malezieu. — Simuler — ou parodier — le
culte de la science, des arts, des lettres; on tirer une gloire
LA COUR DE SCEAUX, LES PREMIERS BUREAUX D'ESPRIT 389
hyperbolique et, par là, dérisoiro ; mettre en mouvement une
pléiade de comparses et d'auxiliaires, hommes et femmes,
firands seigneurs, beaux esprits et savants : c'est à quoi la
duchesse du Maine, petite-tille du ffrand Condé, Louise-Béné-
dicte de Bourbon, consacre cinquante ans de son existence.
Si elle « avait eu le sceptre «lu monde, disait une de ses amies,
elle aurait trouvé le moyen de s'en faire un hochet ». En 1699,
après sept ans de mariage passés dans une sorte de retraite stu- /
dieuse, elle s'émancipa, et poiu* un million se fit du château '
de Sceaux un Versailles. Elle y installa la scène d'une perpé-
tuelle féerie, et de cette féerie fut la reine. Elle résolut de
tenir une cour, une cour nombreuse (cinquante personnes,
disait-elle, c'est « le particulier d'une princesse »), une cour
joyeuse et qui, par conséquent, fît contraste avec celle du vieux
roi; mais elle entendait que chez elle « la joie eût de l'esprit »,
et que l'esprit de tout le monde fît valoir le sien. Ce furent « les
galères du bel esprit », comme dit Malezieu, le coryphée de la
petite cour.
Malozieu, jusqu'à cinquante ans, avait eu l'air et la réputation
d'un homme docte et grave. Protégé de Bossuet, de Fénelon et
de M™" de Maintenon, humaniste, géomètre, notable cartésien,
membre de deux Académies, il avâîT~eîe~cliargé d'apprendre les
mathématiques au duc de Bourgogne, puis mis comme précep-
teur auprès du duc du Maine, qui marié l'avait fait le secrétaire
de ses commandements. La petite duchesse, « avide «le savoir »
et, disait-on, « propre à savoir tout », ap|)rit de Malezieu le
«'artésianisme et, en littérature, les plus pures doctrines clas-
siques. Ces leçons du maître lui fun^nt toute sa vie parole
«l'évangile. Est-ce Malezieu qui lui enseigna le bien dire? ou
fut-ce chez elle, comme alors ch«'z tant «le grandes dames, ou
même de moindres, un talent «le nature développé par l'usage?
r/est en tout cas une supériorité que nul ne lui conteste. Fière
«le son maître, et sans doute aussi très certaine de le mener à
sa guise, c'est lui qu'elle choisit pour «)rganisateur et pour-
voyeur des divertissements ingénieux, «lont elle avait décidé ,
«|ue Sceaux «levien<lrait le théùtr«'. Malezieu fut au gré de la /v^"-^
princesse, « un vrai Protée, Ihomme «h» tous les talents, «le
toutes les sociétés, «le toutes les heures ».
390 LES SALONS, LA SOCIÉTÉ, L'ACADÉMIK
La princesse veut-elle jouer à la femme savante, Malezieu lui
fait sa leçon devant la petite cour assemblée et se produit sous
son aspect vénérable; il est « Platon », il est « Pythag-ore »,
lé « grand » et !'« illustre » Malezieu. Il interprète une tragédie
grecque, une comédie de Térence, un chant de Virgile; huit
jours après, il dirige une controverse sur l'immortalité de l'âme
et l'automatisme des bêtes, ou fait une démonstration d'astro-
nomie ou de physique. L'auguste élève confère aux paroles du
maître une autorité sans réplique. Si Fontenelle contredit, Fon-
tenelle a tort. Si Malezieu, consulté sur la Henriade, prononce
que « les Français n'ont pas la tête épique », Voltaire s'incline,
ou fait semblant. Mais le plus souvent de beaucoup, Malezieu,
comme si de sa vie il n'avait fait que cela, est le surintendant
des plaisirs folâtres. Impromptus, allégories, chansons à boire,
comédies d'après l'antique ou comédies poissardes, avec un
éclectisme parfait et au premier signe de la princesse, il fait le
nécessaire, et n'est jamais à court. Dans les moments de presse,
cela devient héroïque; ses compagnons de « galère » lui ren-
dent bien cette justice. Pendant les quinze premières années
de la cour de Sceaux, celui par qui la machine fonctionne sans
arrêt, sans ralentissement, c'est Malezieu '.
En quête de divertissements originaux, la }»rincesse choisit,
ordonne; rien ne lui résiste. Dans son petit corps s'anime
un grand courage. Elle a pris pour emblème une mouche à
miel, et pour devise : « Petite, mais qui pique bien » {Piccola
si, ma fa pur rjrave le ferite). Elle mène premièrement son
mari, « fait exprès, dit Lassay, pour être gouverné », le con-
traint, « tout sauvage, timide, dévot » qu'il est, à tenir maison
ouverte, à ne s'étonner d'aucune gaminerie. Elle est sans
reproche pour les mœurs, mais ne respecte rien dès qu'il s'agit
de rire. Saint-Simon trouve la société de Sceaux « fort mêlée ».
\. Après Malezieu, longo sed proximus intervaUo, l'abbé Genest, de l'Académie
française, ancien précepteur du comte de Toulouse, jouit à Sceaux d'une faveur
exceptionnelle, et y rend des services de tout ordre. C'est un bon vivant et un
drôle de corps. Son nez, démesurément long, un nez de pitre, fournit une copieuse
matière à la grosse jilaisanterie. Mais Genest, poète trgigique, est un •• Euripide »,
comme Malezieu philosophe un « Descàrtes ». — Sa Pénélope, mal accueillie par
le public en 1684, fut réhabilitée par le succès qu'elle obtint en fîO"» dans les
représentations données à Clagny par la duchesse, et remise ensuite au réper-
toire. L'année suivante, son Joseph, où l'unique rôle de femme était tenu par
M"" du Maine, fit couler des torrents de larmes.
LA COUR DE SCEAUX, LES PREMIERS BUREAUX D'ESPRIT 39t
Elle est en partie la mt^me que celle du Temple et de Saint-
Maur : Chauliou, La Fare, ('ourtin, Ferrand, tout le troupeau
d'Épicure. Les geus de lettres aimables, Fontenelle, La Motte, le
jeune Voltaire, y sont choyés, et * la naissance y marche après
les talents ». On les flatte pour les retenir : signe des temps
nouveaux. Parmi les gens de haut paragc, les préférences
vont à qui contribue le mieux au plaisir commun : au vieux
Saint-Aulaire, dont la princesse fait son « berger » en titre, et
qui n'a pas son pareil dans le madrigal ; à l'abbé de Polignac,
V Anti-Lucrèce; à la présidente Dreuillet, qui excelle dans la
poésie de circonstance; à l'abbé de Vaubrun, « le sublime du
frivole », l'inventeur des Grandes Nuits. Les Grandes A'uils
furent la merveille de Sceaux pendant cette folle période du
début. Tout le monde à l'œuvre ! Chacun à son tour doit ofîrir
un divertissement nocturne (faire de la nuit le jour est la grande
alTaire), une pièce allégorique, avec intermèdes de musique et
de danse; la fête a lieu dans le parc, aux flambeaux. Il y en
eut seize. La princesse donna la douzième, afin de limiter par
son exemple des prodigalités devenues trop fastueuses : elle
voulait que le plaisir put durer. La mort du roi fut un gros
contretemps.
La cour de Sceaux de 1720 à 1753; M""^ Delaiinay-
de Staal; Voltaire et la duchesse du Maine. — De
la mort du roi jusqu' « au retour de la prison », pendant les
inenées, la conspiration et les mauvais jours qui suivirent, les /^^
plaisirs de Sceaux chômèrent. Au printemps de 1720, les « doux
zéphyrs » chassèrent enfin les « noirs aquilons », La fête reprit,
mais dans un autre mouvement. « Les temps étaient bien
changés, dit Hénault. Mais si la cour était moins brillante, elle
n'en était pas moins agréable ; des personnes de considération
et (l'esprit la composaient. » Genest et Chaulieu sont morts;
Malezieu, sorti de prison, n'est plus le même homme. La duchesse
a pris de l'âge et s'agite un peu moins. A ses anciennes favorites
d'autres femmes viennent se joindre, qui possèdent une nuance
d'esprit plus délicate : M""* de Caylus, M"" de Charost (la future
duchesse de Luynes),M'^ du Delîand. Enfin celle qui, toujours à
demeure, tâche de tenir en harmonie la petite cour à demi réfor-
mée, est une personne infiniment judicieuse, qui tempère autant
392 LES SALONS, LA SOCIETE, L ACADEMIE
qu'il se peutla folle humeur de sa maîtresse. C'est M"" Delaunay-
(le Staal.
Elle a place dans notre histoire littéraire. De Staal, c'est le
nom du vieux baron, capitaine au régiment suisse, que la prin-
cesse lui fît épouser sur le tard. Delaunay, c'est celui de sa
mère. Son père, nommé Cordier, avait dû fuir en Angleterre
sous le coup de quelque poursuite infamante, et elle ne le connut
pas. Dans les deux couvents de Normandie où elle fut élevée par
charité, son JnfplJjgAnpA ravj>44— ^M>n^l^jAjQrAgf|nA célèbre. Les
beaux esprits de Rouen venaient au prieuré de Saint-Louis
pour la voir, la courtiser. Quand il lui fallut chercher de quoi
vivre, elle vint à Paris et après bien des difficultés entra chez
la duchesse du Maine en qualité de femme de chambre. C'est le
métier auquel elle était le moins préparée. Myope, maladroite,
reléguée parmi la valetaille, un incident fortuit la fit connaître
pour ce qu'elle était. M™" du Maine avait envie de persifler Fon-
tenelle par lettre. Elle se rappela qu'elle avait à son service une
compatriote du vieux « berger normand », et lui en donna com-
mission. L'obscure servante s'en acquitta si spirituellement,
que Fontenelle, enchanté, la porta aux nues. Elle fut tirée de
l'ombre, attachée à la personne de sa maîtresse, associée même
aux divertissements de la petite cour et chargée de la quatorzième
Grande Nuit, qui réussit à souhait. Les gens d'esprit qui venaient
au château la prirent en amitié. Le vieux Chaulieu, aveugle, la
supposa jolie, et soupira pour elle en prose et en vers. Elle
n'aurait eu qu'à se louer du sort, n'eût été le joug de la princesse.
Aussi, quand elle fut impliquée dans l'affaire de Cellamare et
mise à la Bastille, M"^ Delaunay n'en trouva pas le séjour trop
pénible. C'est la partie la plus riante de ses Mémoires. « Il est
vrai, dit-elle, qu'en prison l'on ne fait pas sa volonté, mais aussi
l'on n'y fait pas celle d'autrui. » Elle élevait des chats, lisait,
jouait, causait avec sa femme de chambre. C'est enfin là que son
cœur eut son roman, roman tout sentimental et décevant, puis-
qu'elle aima son compagnon de captivité, le chevalier de'Menil,
qui l'oublia aussitôt sorti, et qu'elle tint rigueur à cet excellent
Maisonrouge, son gardien, qui l'adorait et le lui prouvait.
Mais la pire déception, ce fut, après cet emprisonnement de
plus d'un an, l'accueil de la princesse : — « Ah! voilà made-
LA COUR DE SCEAUX, LES PREMIERS BUREAUX D'ESPRIT 393
moiselle Delaunay; je suis bien aise de vous revoir. » Rien de
plus. Elle reprit son service, et ce fut la vraie captivité, perpé-
tuelle, resserrée quatorze ans après par le mariage qu'on a vu.
Pour consolation elle eut l'estime de la petite cour, pour ven-
geance posthume la publication des Mémoires qui promptement
la firent célèbre. Ecrits sur le ton aisé de la causerie, mais sans
la mollesse de l'improvisation, cesjildm^irea surHr-d'une obser-
vatrice exacte, impitovable. Elle a un demi-sourire, plein de
réticence et d'amertume. Elle s'autorise « du peu de complai-
sance qu'elle a pour elle-même à n'en avoir pour personne ».
Ses portraits sont des silhouettes un peu sèches, mais où le trait
caractéristique est dessine d'une main sûre. Outre la duchesse
du Maine, nous avons d'elle un Malezieu, une marquise du Chà-
ielet, qu'on n'oublie plus. C'est M"* du Deffand qui lui avait
appris cet art-là. Enfin par l'aisance du style, la brièveté, le
« rien de trop », ses Mémoires nous représentent un « moment » I
exquis de la conversation polie. Voltaire jeune avait fréquenté
ce monde-là; il en fut immunisé pour toujours contre l'emphase
philosophique.
On parla ce langage à Sceaux trente ans de suite. « C'est là,
dit l'abbé de Bernis, que j'ai puisé les premières leçons de goût
et d'usage du monde. » La princesse est censée en avoir tout le
mérite et jouit sans modestie des louanges que les gens de let-
tres lui prodiguent. Du jour oii Voltaire la choisit pour protec- /
trice et l'oppose à M"" de Pompadour, vouée à Crébillon, la I
princesse est « Minerve », et Sceaux « le temple des arts ». Là
s'est réfugié le goût du grand siècle,
...siècle de talents accordé par les dieux.
Ce qui est vrai, c'est que M™" du Maine s'exprime « avec jus-
tesse, netteté, rapidité, d'une manière noble et naturelle ». Mais
elle n'a rien appris depuis Malezieu. De nouvelles idées sur-
gissent, elle les ignore ou d'avance les écarte. Elle n'a pas mis
« le nez à la fenêtre ». Quel supplice pour M"" de Staal, de vivre
dans la dépendance étroite d'une maîtresse aussi vaine et super-
"ficiçUe! « Ces grands, dit-elle, à force de s'étendre, deviennent
•si minces qu'on voit le jour à travers. » A Sceaux, « les ouvrages
394 LES SALONS, LA SOCIÉTÉ, L'ACADÉMIE
(l'esprit n'arrivent que lorsqu'on n'en parle plus dans le monde ».
La princesse ne s'attache qu'aux bagatelles.
Voltaire sut la prendre par son faible et la mettre à contribu-
tion. Grâce à quoi, la cour de Sceaux, près de son déclin, eut de
vraies fôtes littéraires. En 1732, M™" du Maine avait offert vai- J
nement à l'auteur de Zaïre d'être son écuyer^ En 1746, acadé- ft
micien, historiographe, gentilhomme ordinaire, entouré d'une
faveur qu'il sentait fugitive, il se rappela que la princesse avait
fait bon accueil à ses débuts. Il lui brûla beaucoup d'encens et lui
ménagea des surprises. En 1747 il se rend avec M""* du Chàtelet
au château d'Anet, y régale M"° du Maine de sa comédie, le Comte
de Boursoufle, assaisonnée d'un prologue inédit. Quelques mois
après, pendant une de ces retraites forcées dont il était coutu-
mier, il va se cacher à Sceaux. 11 écrit le jour, dans la chambre
oTTîITog^rrTfctJ^mïôTdë petits contes qu'il lit le soir à sa divinité
tutélaire : Babouc, le Crocheteur borgne, Cosi Santa et Zadig,
ses premiers chefs-d'œuvre en ce genre. Il sort enfin de sa
cachette, et toute la petite cour est admise à les entendre.
M""" du Chàtelet le rejoint, et la comédie recommence ; on joue
les Originaux, la Prude en sa primeur. Nouveau prologue oii
M™" du Maine est instituée chef de la croisade contre la comédie
larmoyante de La Chaussée. Voltaire ne veut plus combattre
que sous l'étendard de la princesse. C'est elle qui vengera la
France de Crébillon « le barbare » : « Oresie et Catilina sont
vos enfants... Protégez donc ce que vous avez créé. » Il a le
diable au corps; il la gronde de sa mollesse, la compromet pour
la bonne cause. Il lui dédie Oreste, précédé d'une belle épître
en l'honneur du « grand » Malezieu et de ses chers Grecs.
Enfin voici Catilina représenté une première fois chez l'auteur,
rue Traversière, devant un aréopage qui savait les Catilinaires
« par cœur ». De haute lutte Voltaire obtient que la seconde
représentation ait lieu à Sceaux (22 juin 1750). Lekain y fit ses
débuts. Ce fut une mémorable séance et l'adieu de Voltaire par-
tant pour la Prusse.
La duchesse du Maine mourut trois ans après.
Les bureaux d'esprit. Le salon de M'"" de Lambert
(1710-1733). — Sceaux, après 1720, tendait à devenir uii
salon littéraire sur le modèle de celui que la marquise de
LA COUR DE SCEAUX, LES PREMIERS BUREAUX D'ESPRIT 395
Lambert avait institué dix ans auparavant, et d'où procèdent
tous ceux du siècle. M""" de Lambert et la duchesse du Maine
étaient liées ensemble. Elles avaient nombre d'amis communs,
M"' de Staal, Hénault, Saint-Aulairo. Mais la duchesse du
Maine était trop fantasque pour diriger un vrai salon. La rai-
son l'ennuyait. On lui attribue ce mot qui traduit au naturel
son intempérance de verbiage : « J'aime beaucoup la société;
tout le monde m'écoute et je n'écoute personne*. »
Dès le début du siècle, bien avant que la philosophie fût
partie en guerre , la littérature était déjà pénétrée d'esprit 1/
critique, et l'on sentait comme une fermentation d'idées nou-
velles. La vogue était aux écrits de Bayle et de Fontenelle.
D'un autre côté, nous avons vu que les gens de lettres, avec
un vague pressentiment de leur prochaine importance dans la
société, cherchaient à se grouper, à se connaître, à disputer.
Entre le monde des lettres et la partie la plus éclairée de la
bonne compagnie il existait un fonds commun de pensées et
un attrait réciproque ; M"* de Lambert prit l'initiative du rap-
prochement. Elle était fille d'une dame de Courcelles qui avait
beaucoup fait parler d'elle par sa galanterie, mais par les
mœurs fille et mère ne se ressemblaient en rien. Veuve en 1686
d'un gentilhomme mort lieutenant général, elle fit preuve d'une
haute raison dans l'éducation de son fils et de sa fille, non
moins que de sens pratique dans la défense de leur patrimoine .
menacé par des compétiteurs déloyaux. Très considérée dans
le grand monde qui était le sien, elle ouvrit sa maison * à l'élite
des gens de lettres, leur fit sentir l'agrément et les avantages ,
d'un salon pour lieu de rendez-vous, et les mit en mesure de
s'assurer eux-mêmes et de montrer aux profanes que les idées
pouvaient être traitées sans pédantisme comme sans frivolité,
sous la forme d'un entretien courtois. La nouveauté plut,
prospéra, devint une institution. Cinq ans après sa fondation,
i. On connaît le quatrain de Saint-Aulaire :
Jo suis las (io IVsprit, il ino mot en courroux.
Il me fait tourner la cervelle.
Lambert, je viens chercher un asile choz vous.
Entre I<a Motte et Fontenelle.
2. Elle demeurait rue Richelieu, à l'angle de la rueC.olbert, dans une maison
remplacée par les conslniclions neuves de la Bibliothèque nationale.
/
396 LES SALONS, LA SOCIÉTÉ, L'ACADÉMIE
le salon de M""" de Lambert est en plein éclat; il est « hono-
rable d'y être reçu » ; il a même des envieux et des détrac-
teurs. Le Sage, dans Gil Blas, raille M™* de Lambert sous le
pseudonyme de la marquise de Chaves; il reconnaît pourtant
que « sa maison était appelée par excellence le bureau des
ouvrages de l'esprit ».
—Elle est précieuse, dans l'acception la plus flatteuse et la plus
exacte. Elle a soixante-trois ans en 1710. Très cultivée, formée
par Bachaumont, le spirituel compagnon de Chapelle, qui avait
eu peut-être, si l'on se fie aux apparences, d'excellents motifs
de l'ékver comme sa fille; instruite dans les lettres latines,
portée par groùt à l'étude, à la méditation et même à écrire,
elle ne prend d'abord pour confidents de ses essais qu'« un
petit nombre d'amis estimables », elle souffre, elle est offensée
du discrédit jeté par Molière et Boileau sur les femmes savantes.
^ Elle appartient en esprit à l'hôtel de Rambouillet; elle en a
i l'idéal romanesque, et, avec une scrupuleuse honnêteté de
mœurs, le goût de la galanterie noble et spirituelle. Il y a
donc une affinité entre elle et la génération d'écrivains qui,
sous la conduite de Fontenelle, le « joli pédant » cher aux
« caillettes », achève en ce moment même de tuer le prestige
de Boileau. Elle avait quelques relations intimes dans le monde
académique : Saint-Aulaire, dont sa fille était la bru, et l'avocat
Sacy. Par eux lui furent amenés les hommes, tous plus ou
moins célèbres, qu'elle se proposait d'attirer dans son salon.
On l'accusa de « briguer », de « mendier » certaines adhésions.
Son dessein était de s'adresser tout de suite très haut et de
frapper un grand coup sur l'opinion publique, particulièrement
sur celle de son monde. Elle se heurtait de ce côte à des pré-
jugés ombrageux. Son vieil ami l'abbé de La Rivière, fils de
Bussy-Rabutin, ne nie pas qu'elle ait « vécu plus de soixante
ans dans une noble et lumineuse simplicité », mais il rompt
avec elle, comme pour une forfaiture, quand il la voit en proie
à la « maladie du bel esprit ». Promptement ce furent les gens
de lettres qui sollicitèrent la faveur d'être admis. Quand on vit
chez elle La Motte et Fontenelle, des savants comme Mairan et
l'abbé Fraguier, de l'Académie des inscriptions, l'un des anciens
familiers de Ninon, puis les politiques du club de l'Entresol,
LA COUR DE SCEAUX, LES PREMIERS BUREAUX U'ESPRIT 397
les abbés Alary et de Saint Pierre, le marquis d'Arg-enson, puis
encore Montesquieu, Marivaux, Tabl)!' Montgault, l'abbé de
('hoisy, elle eut cause gagnée, et les dédains se tournèrent en
dépit. Quelques femmes de goût et de talent. M"* Delaunay,
M'"*' Dacier, de Fontaine, de Murât, de la Force, d'Aulnoy,
Catherine Bernard, la nièce de Fontenelle, avaient place parmi
« les esprits divins » dont se composait le fameux cercle; et,
comme disait l'une d'elles, M'"" Vatry :
. . . Ed ce rare séjour
Sous le nom de Lambert Minerve lient sa cour.
En 1726, la duchesse du Maine, non comme altesse, mais
comme poète, eut la fantaisie d'en être, et pendant quelques
mois mit M'°^ de Lambert et ses amis au régime des jeux d'es-
prit *. Ce caprice ne dura pas; il lui suffisait d'avoir eu ses
entrées.
M°" de Lambert donnait un dîner suivi de réception le mardi
et le mercredi. Le jour illustre, celui des gens de lettres, était
le mardi. Elle avait tenu, par égard pour ses nobles amis, à ne
pas avoir l'air de leur fermer sa maison et de leur imposer en
masse sa nouvelle société. Le mercredi elle recevait en femme
du grand monde; c'était le jour réservé aux personnes de
qualité. Mais elle ménageait une porte de communication entre
le mercredi et le mardi : libre à qui voulait de la franchir.
Nous rencontrons aux mardis comme aux mercredis le prési-
dent Hénault, le marquis de Lassay, le chevalier d'Aydie. Ils
n'étaient sans doute pas les seuls.
Mardi ou mercredi, la grande occupation et le grand plaisir,
c'est de causer. Le jeu est banni, comme malséant; et par là le /
salon deM*^ de Lambert tranche sur tous ceux du temps. Le \
mercredi toutefois fait une part aux simples divertissements.
C'est aux mercredis sans doute qu'Adrienne Lecouvreur se fit
entendre. Hénault nous dit, en homme sur de son fait, que les
propos galants, malgré l'air d'innocence, y menaient parfois
assez loin, mais à l'insu de M™" de Lambert. C'était en somme, .
pour l'époque, un cercle, non pas dévot, mais moral ; l'esprit de
Fénelon, « de Mentor », (dit finement un critique), y avait
I. Voir le lome X des Œuvres complètes de La Motle-Houdar (Paris, l'oi, in-l2).
398 LES SALONS, LA SOCIÉTÉ, LAGAUÉMIE
pénétré profondément et laissé son empreinte. Sous la Régence,
un pareil ton n'allait pas sans un air marqué de protestation.
Le mardi, au point de vue littéraire, a sa physionomie
propre. Les modernes y dominent. Avec Fontenelle, La Motte,
Marivaux, leur parti compte encore, comme représentants
déclarés, Trublet, Terrasson, le P. Buffier, Saint-Hyacintlie.
M""" de Lambert, à la façon dont elle a formé son salon, l'a
voué par là même à la doctrinii régnante. A ce point de vue,
et par comparaison, la cour de Sceaux, sous la discipline de
Malezieu, paraît vieillotte et retardataire. Les modernes, qui
pendant toute la fameuse « querelle » ont gardé l'avantage de
l'urbanité, ne rendent pas le salon où ils dominent inhabilabb'
à leurs adversaires : Valincourt, d'Olivet, les époux Dacier
y sont pas traités en contradicteurs savants et respectables.
M"® de Lambert, moderne dans l'àme, confesse plutôt qu'elle
ne professe son « sentiment libre et mutin », et c'est avec
modestie, erf confidence, qu'elle écrit à un autre moderne :
« Homère n'est pas beau pour moi, car il m'ennuie. » Mais
si elle évite de blesser personne, elle a pour ses illustres amis
une « abondance de bonté », une complaisance, qui la pous-
sent à servir ardemment leurs intérêts et leur ambition. Aussi
le fameux salon est-il le siège d'une redoutable cabale litté-
raire. Cette excellente femme a contre elle tous les écrivains
mécontents qui ne sont ni de chez elle ni les protégés de
ses amis.
En revanche le mardi ne lui ménageait pas sa reconnais-
sance de la considération et des plaisirs d'esprit qu'elle lui pro-
curait. Elle présidait la « conférence académique ». Chacun
apportait, comme jadis chez Conrart, ce qu'il venait d'écrire.
Elle donnait l'exemple. Elle osait, là seulement, se faire honneur
de ses pensées et se laissait même engager à les publier '. On
1. Elle ne commença qu'en 1726. Les Avis d'une mère à son fils et les Avis
d'une mère à sa fille, composés à l'intention de '.-.es enfants, étaient déjà fort
anciens. Fénelon, dont elle s'est ouvertement inspirée, en avait eu commu-
nication, et les avait approuvés moyennant quelques réserves. M"" de Lam-
bert est chrétienne, mais sa morale s'aide de la religion plutôt qu'elle n'en
découle. La piété lui parait •< décente » et salutaire, la religion « raisonnable •;
et elle recommande de s'y attacher par •• amour de l'ordre ». Son christianisme
est bien du temps où Massillon est le maître de la chaire. Elle parle de !'« Être
suprême », comme fera le vicaire savoyard, et l'idée directrice de sa morale, c'est
l'honneur. « La vraie grandeur de l'homme, dit-elle, est dans le cœur. • Vauve-
LA COUR DE SCEAUX, LES PREMIEUS BUREAUX D'ESPRIT 399
discutait avec franchise, opiniâtreté. La fille de M™" «le Lambert,
M"** de Saint-Aiilaire, n'a pas de goût à contredire : « Quelle
ressource pour un mardi ! » s'écrie La Motte. Mairan, au con-
traire, avec son « exactitude », sa «t précision tyrannique », « ne
vous fait pas gn\ce de la moindre inconséquence ». L'abbé
Montgault ne craint pas le scandale : « 11 a soutenu cent
fois que les femmes n'étaient faites que pour aimer et pour
plaire. » M""" de Lambert s'indigne d'un paradoxe outrageant.
Il lui arrive d'être seule de son avis; ses amis savent qu'ils
peuvent lui tenir tête. Un jour elle se mit à rire et s'écria :
« Vous êtes tous des ignorants et des imbéciles ; je propose-
rai la question à mon mercredi, et je gage qu'il pensera comme
moi. » — Mairan lui répondit à l'oreille : « En diriez-vous bien
autant à votre mardi? » C'est que le mercredi est plus cérémo-
nieux. Le mardi, la vérité avant tout : on y parle, dit Fonte-
nelle, « raisonnablement, et même avec esprit selon l'occa-
sion ». M'"" de Lambert estime ses gens de lettres et les traite
en conséquence. Elle est leur amie tendre, dévouée et sincère.
Aussi La Motte dans un vers passionné (oui, vraiment) dira-t-il
à cette octogénaire :
Tu fis pendant vingt ans le bonheur de ma vie.
Le salon de M"' de Tencin (1726-1749). — « Après \k
mort de M'"" de Lambert, le mardi fut. chez M'"* de Tencin. »
Ces mots de l'abbé Trublet, témoin direct, signifient qu'en 173.3,
parmi tous les salons littéraires formés depuis vingt ans, un
seul parut digne de faire suite à celui qui venait de dispa-
raître. Le salon de M™* de Tencin ne datait guère que de cinq
à six ans, mais les principaux habitués «hi « mardi », Fonte-
nargiics n'est pas loin, et les libres esprits à qui elle confie ses ouvrages n'ont
pas d'effort ii faire pour les louer. Il y a chez elle une générosité de sentiment
qui l'honore : elle parle de l'amitié comme elle l'exerce. Elle juge les passions,
l'ambition, l'amour, avec un optimisme h la fois romanesque et candide, en
précieuse qu'elle est. — Pes Avis avaient paru en 1726 et en 1728, par suite d'une
• indiscrétion », nous dit Fonlenelle : do telles indiscrétions sont toujours sus-
pectes. Mais quand ses Héflerions sur les Femmes eurent vu le jour, M''*<le Lam-
bert prit peur et racheta ce qu'elle i»ut de l'édilion. Cet écrit était une sorte
d'apologie personnelle, et par conséquent une critique des préjugés qu'elle avait
écartés, non sans scrupule, en essayant ilc relever la tradition de l'hôtel de
Rambouillet. Elle écrit finement, avec une grâce un pi*;i molle cl quelque affé-
terie. Est-ce auprès de I-i .Motte et de Fonlenelle qu'elle oui appris à s'en garder?
400 LES SALONS, LA SOCIÉTÉ, L'ACADÉMIE
uelie à leur tête, y fréquentaient déjà. Il n'y a pas trace de rela-
tions, et l'on ne conçoit guère qu'il ait pu y en avoir entre
M™* de Lambert, si respectable, et l'autre marquise, si décriée.
Quant aux gens de lettres, M"^ de Tencin avait su leur faire
agréer sa maison et ses bons offices; ils la tinrent quitte du
reste. Un grand bureau d'esprit, un « rendez-vous des hommes
j célèbres », leur était devenu un besoin, et ils en assurèrent la
/ permanence en transférant à M'"" de Tencin, d'un commun
1 accord, la suprématie qu'ils avaient reconnue à sa devancière.
A seize ans de là, M""* de Tencin dira de M"* Geoffrin : « Elle
vient voir ce qu'elle pourra recueillir de mon inventaire. » Et
la tt grande dame », avec un vague dépit de voir sa succession
échoir à une « bourgeoise », fera cependant le nécessaire pour
la lui transmettre intégralement : elle la prendra près d'elle
comme une sorte de coadjutrice et lui donnera ses leçons.
y. , Ainsi la fondation de M"" de Lambert se perpétue pendant près
d'un demi-siècle, et trois salons successivement — sans plus
— constituent, entretiennent et développent la grande tradition
^ des bureaux d'esprit.
L'original avait suscité des imitations nombreuses, la plupart
très inférieures. Voltaire, en 1732, se plaint qu'il y ait dans
Paris une multitude de « petits royaumes », où quelque femme
« sur le déclin de sa beauté fait briller l'aurore de son esprit »,
avec le concours intéressé d'un homme de lettres ou deux qui
lui servent de « premiers ministres ». Là on « juge son siècle »,
et l'on fabrique à huis clos des réputations auxquelles on essaie
ensuite de donner cours. Ce travers. Voltaire tout le premier
a tenté de l'utiliser à son profit quand il préparait, dans le
salon de M'°® de Fontaine-Martel, le succès de ses pièces nou-
velles, Eriphyle, VIndiscret et Zaïre. Mais ces petits cénacles
éphémères pratiquent la réclame avec une telle audace, que
leurs prétentions semblent impertinentes aux gens de lettres
tant soit peu jaloux de leur dignité. « Tous ces bureaux de bel
esprit, écrira Duclos en 1742, ne servent qu'à dégoûter le
génie, rétrécir l'esprit, encourager les médiocres, donner de
l'orgueil aux sots et révolter le public. »
Grâce à l'étendue et au mérite de sa clientèle, le salon de
M""* de Tencin, comme celui de M"® de Lambert, échappe à ce
LA COUR DE SCEAUX, LES PREMIERS BUREAUX D'ESPRIT 401
ridicule, et rhonneur de présider une telle réunion est si relevé,
que M""* de Tencin, dans son nouveau rôle, parvient à faire
ouidier l'infamie de sa jeunesse '. Fontenelle, d'ancienne date
à sa dévotion ', servit d'intermédiaire entre elle et les gens de
lettres du « mardi », Mairan, Marivaux, Montesquieu, l'abbé
Alary, l'abbé de Saint-Pierre, Saint-Hyacinthe, La Motte. M"" de
Tencin ^graduellement entr'ouvrit la porte, mais fit son choix. Les
académiciens de Boze et Mirabaud, le médecin Astruc, Piron,
Duclos,Helvétius, donnèrent à la réunion une physionomie nou-
velle. Les deux neveux de M™° de Tencin, d'Argental et Pont-de-
Veyle, en étaient par droit de naissance. Quelques notabilités de
la finance et de la bourgeoisie lettrée, les Dupin et les La Pope-
linière, y mettent un autre élément de variété. Enfin c'est chez
M"" de Tencin que certains étrangers firent pour la première \
fois connaissance avec ces salons littéraires qui déjà passaient,
dans les capitales de l'Europe, pour une des grandes curiosités
de Paris '. Bolingbroke et Chesterfield, le comte de Guasco, le
Genevois François Tronchin, sont admis à cette faveur. Tout i
grand salon parisien sera désormais cosmopolite.
M°* de Tencin a pris l'extérieur d'une femme qui renonce à
passer pour belle. Elle est mise comme la ménagère plutôt
que comme la maîtresse de la maison *. Ceux qui la voient pour
la première fois disent comme Marmontel : « La bonne femme ! »
Les autres, « ceux mêmes qui n'ignorent rien de ses aven-
tures », lui passent sans difficulté son ambition impénitente, et
1. Elle esl née en 1680. Elle vint à Paris, en l"lt, après avoir rompu ses vœux reli-
gieux et commencé, sous le voile, à Grenoble, la longue série de ses galanteries.
Ses attraits lui servirent à pousser son frère l'abbé. Elle eut un nombre inconnu
d'amants. ])armi les(]uels le Régent, dont le caprice ne dura pas (elle lui déplut
en lui parlant d'affaires), et Dubois qui prit mieux la chose. On a vu que de sa
liaison avec le chevalier Destouches naquit l'enfant, abandonné par elle, qui
devait illustrer le nom de D'Alemberl. En 1726, celle vie de désordres fut tra-
versée et close par une aventure tragique. Son amant d'alors, La Fresnaye, se
lua chez elle, en la chargeant dans son testament d'imputations atroces. Elle fut
mise à la Bastille, puis, faute de charges précises, rendue à la liberté. C'est
presque aussitôt après sa sortie de prison qu'elle inaugura sa nouvelle existence,
ses intrigues mi-religieuses, mi-politiques, en faveur du parti de la Bulle, et son
salon littéraire.
2. Elle l'avait connu chez M"" de Ferriol, sa sœur (la mère de d'Argental et
de Ponl-do-Veyle\ et s'était fait aider par lui dans ses démarches pour obtenir
à Rome l'annulation île ses vœux. — C'est aussi chez M"* de Ferriol que M"* de
Tencin dut faire la connaissance du jeune Voltaire.
3. Voir leUre de Montesquieu à labbé d'Olivet (Vienne, 10 mai 1728).
4. Elle demeure rue et porte Saint-Honoré.
Histoire de la lanous. VI. *0
402 LES SALONS, LA SOCIÉTÉ, L'ACADÉMIE
la prennent telle qu'elle se montre dans ce salon où les gens de
lettres se sentent en pays ami. Elle est elle-même écrivain,
mais elle s'en cache bien plus résolument que M°* de Lambert :
elle laisse attribuer à Pont-de-Veyle ses aimables romans, le
Comte de Comminges, le Siège de Calais, dont Montesquieu
seul avec Fontenelle connaîtra, tant qu'elle vivra, le véritable
auteur. C'est par sa « tête bien saine » qu'elle gouverne sa
« ménagerie » . Même avec ses amis les plus célèbres , ceux
qu'elle reçoit à sa table et qu'on appelle les « sept sages » *, elle
use d'une franchise absolue . On connaît son mot à Ewiie^v.^
nelle : « Ce n'est pas un cœur que vous avez là, c'est de la cer-
velle comme dans la tête. » Généreuse à l'occasion, comme
envers Marivaux qu'elle sauvera de la gêne, elle fait de petits
cadeaux à toutes « ses bêtes », familièrement : deux aunes de
velours au jour de l'an, « pour une culotte. » Elle joue un per-
sonnage très complexe : chez cette bonne camarade, sur qui l'on
compte et qu'on aime, on sent une décision et une expérience
qui ne laissent soupçonner rien de naïf ni de faible. Il y a presque
de l'intimidation dans le respect qu'elle inspire ^
Dans son salon elle « préside »
En déité de l'esprit et du goût.
C'est grâce à son autorité que la paix y règne, car il s'y
trouve en présence bien des rivalités. Marmontel fut frappé de
voir combien y était vif le désir de briller aux dépens d'autrui.
Piron signale la fatuité de Marivaux, « l'homme du monde le
plus attentif à se bien exprimer » , et le « ton de maître » d'Astruc.
Tous conviennent que c'est un « cercle d'élite », mais il n'y
règne pas le même abandon que chez M°" de Lambert : on se
préoccupe davantage de se montrer en beau, d'étonner son
1. Mirabaud (le traducteur de l'Arioste, secrétaire perpétuel de l'Académie
française de 1742 à 1755),Mairan, de Bozc, Duclos, Astruc, Marivaux et Fontenelle.
2. Dans une pièce d'ailleurs peu sérieuse (Êpître accompagnant l'envoi d'une
chaise percée), Piron traduit bien cette impression :
Femme au-dessus do bien des hommes
Du siècle héroïque où nous sommes,
Femme forte que rion n'étonne,
Ni n'enorgueillit, ni n'abat.
Femme au besoin homme d'État,
Et, s'il le fallait, Âraazune...
LA COUR DE SCEAUX, LES PREMIERS BUREAUX D'ESPRIT 403
juihlic. Montesquieu n'y pourrait pas, comme il l'aime, « se tirer
d'aflaire avec son esprit de tous les jours ». Marivaux en a fait,
dans Marianne, une peinture louangeuse, mais où ce trait n'est
pas oublié : il s'y dit d'« excellentes choses », en un langage
« exquis quoique simple » ; mais cette simplicité ne va pas sans
« finesse »; ce sont de « meilleurs esprits que d'autres », mais
aussi parlent-ils « mieux qu'on ne parle ordinairement ». Mar-
montel nous montre chacun d'eux impatient de « placer son
mot, son conte, son anecdote, sa maxime ou son trait léger et
piquant ». Seul Fonlenelle attend son tour. Sa surdité ne lui
permet de suivre qu'à distance ; il se fait dire à son cornet « le
chapitre dont il s'agit » ; il y réfléchit et parle le dernier. C'est
alors un long monologue, à voix très basse, plein d'idées et de
souvenirs, le discours de Nestor, doux comme miel. Il jouit de
sa gloire, les autres courent après le succès.
Ce sont, dit M"" de Tencin, « conversations de philosophes,
où, à la vérité, la morale est accompagnée d'assez de gaîté ». En
ce qui la concerne, quelques-unes de ses lettres témoignent
d'une bonne humeur malicieuse. Elle en a de quoi tenir ses
gens en haleine et les ramener sans cesse au ton léger qui con-
vient, même en un sujet grave. Tel est bien le rôle d'une femme
au milieu de ces tètes pensantes. M"*"— da-Jencin parajt l'avoir
compris mieux que M™" de Lambè^rt. Moins entichée de beau
.savoir, spirituelle et sensée, elle a l'esprit plus libre, plus alerte.
Elle se tient au-dessus et en dehors du débat, qu'elle envisage
au seul point de vue de l'agrément, et dont elle règle la marche,
toujours souriante, sans le laisser languir ni s'aigrir.
On parle beaux-arts , science , littérature , politique aussi
« parfois ». Point de mot d'ordre ni d'opinion de commande.
M°" de Tencin n'est assujettie à personne. Quand on lit chez
elle un ouvrage nouveau, fùt-il de Fontenelle, elle le juge sans
complaisance. A la diflerence des petits cénacles, on s'attache
dans son salon à pressentir, non à forcer les jugements du public.
Aussi le succès y signifie davantage, etMarmontel, par exemple,
lire le meilleur augure des louanges qu'y a reçues sa tragédie
tVArislomène. Par de bons avis comme par des services effectifs,
M"^ de Tencin a pour unique but d'être utile à ses gens de
lettres. Sans pudeur dans l'intrigue, elle paraît, dans ses rela-
404 LES SALONS, LA SOCIÉTÉ, L'ACADÉMIE
tions littéraires, avoir mis une sorte de coquetterie à ne réussir
que par la droiture. Nul n'ignore qu'elle est « sans principes,
capable de tout exactement », mais dans son salon elle n'en a
que plus d'ascendant. Il semble aux g-ens de lettres qu'ils soient
les seuls dont elle ait cherché l'estime, et cela même les flatte
au-dessus de tout.
III. — Les salons au temps de VEncyclopédie
(lySo-iyjô).
Le parti encyclopédique et les salons littéraires;
discipline exercée par M""^ Geoffrin. — Pendant un quart
de siècle, après 1750, tous les salons littéraires en vue servent
de rendez-vous à un groupe plus ou moins considérable d'ency-
clopédistes. Le premier en date et le plus important des salons
encyclopédiques fut celui de M"" Geoff'rin. Il brillait déjà quand
durait encore celui de M"* deTencin, auquel en 1749 il succéda,
comme nous l'avons vu, dans les formes, h" Enci/clopédie allait
paraître. Ses chefs, ses principaux collaborateurs, ses partisans
de haute volée vinrent prendre place à côté de Fontenelle, de
Mairan, de Montesquieu, de tous les écrivains alors célèbres.
D'Alembert, Diderot, Marmontel, Morellet, puis successivement
toute la clientèle littéraire de VEiicyclopédie, allèrent chez
M"" Geoffrin. En quelques années, au moment où s'engagèrent
les grandes batailles, ce salon fut la^jùtaijelle des philosophes,
et M"^ Geoffrin la « mère » de leur église. Son dévouement pour
eux est incontesté; mais elle ne leur abandonne pas la con-
duite de l'entretien, et les têtes chaudes trouvent sa tutelle
pesante. C'est encore, en ceci, de leur intérêt qu'elle s'insjtire,
mais elle l'entend autrement qu'eux. Elle veut que son salon
reste un lieu d'excellente compagnie, où les gens de qualité, les
gens en place, les étrangers, puissent se rencontrer avec les
philosophes, sans être exposés à essuyer des propos choquants.
«Soyons aimables », dit-elle quand elle attend un nouveau
venu. Voit-elle la discussion prête à s'égarer sur la politique ou
la religion, elle l'arrête par son fameux mot : « Voilà qui est
bien. » Qu'on se le tienne pour dit. Elle est bien en cour et
LES SALONS AU TEMPS DE L ENCYCLOPEDIE 405
tient à le rester. Elle craint qu'un mot téméraire, dit chez
elle et répété, ne démente le respect qu'elle affiche pour les
puissances établies. Mais celte retenue a son correctif. Elle
excelle à renouer le fil, à faire dire par chacun ce qu'il dit le
mieux. Ses fauteuils, d'après Galiani, « sont des trépieds d'Apol-
lon »; ils inspirent des « choses sublimes ». Un jour qu'elle
félicitait l'abbé de Saint-Pierre d'avoir si bien parlé : « Je ne
suis, répondit-il, qu'un instrument dont vous avez bien joué. »
Grâce à elle les philosophes, bon gré, mal gré, se sont plies
aux bienséances de la conversation mondaine ; et dans tous les
salons philosophiques où règne le savoir-vivre. M"" Geoffrin
fait école. Une" assemblée de philosophes, si elle n'était pas
tenue en respect, aurait vite mis les profanes en déroute.
Les « synagogues philosophiques » : les salons
d'Holbach et d'Helvétius. — Pour se' (îédk)m^a^ de la
contrainte qu'ils subissent dans les salons d'allure réglée, les
« penseurs » ont ce que Grimm appelle les « synagogues de>
l'Eglise philosophique », des réunions oii sont convies les seuls'
adepféê, et dans lesquelles ils peuvent se doni^iW^carrière. Il se
tient là des propos « qui feraient tomber cent fois le tonnerre
sur la maison, dit Morellet, si le tonnerre tombait pour cela ».
La plus ancienne de ces « synagogues », la plus célèbre, et celle
qui disparut le plus tard, est le salon du baron d'Holbach || Il i
avait déjà ses jeudis en 1749. Très éclaircie et démodée dans '
les derniers temps, la réunion survivra tant bien que mal jus-
qu'à la veille de la Révolution.
Une autre se tient, le mardi, chez Helvétius', de 1751 à 1771. /
•1. D'Holbach est mort en 1789, après tous ses amis de la première heure.
D'après Grimm, sa forluiic avait élé fort entamée et son train de maison bien
diminué depuis le temps où il était le « cuisinier de l'Encyclopédie ». — Il demeu-
rait rue Royale. L'été, il recevait quelques intimes chez sa belle-mère M"" d'Aine,
au Grand-Val (dans le village de Boissy-Paint-Léger). Les lettres de Diderot à
M"" Volland nous initient aux extraordinaires conversations du Grand-Val, qui
ne devaient guère différer que par un degré de plus dans le cynisme de celles
qui s'échangeaient rue Royale. D'Holbach, veuf de la première demoiselle d'Aine,
avait épousé la seconde. Toutes deux paraissent avoir élé d'une délicatesse
supérieure à celle de leur entourage, — la parure gracieuse et décente de cette
maison.
2. Helvétius, à trente-six ans (I7;H), avait fait un mariage d'amour avec
M'" de Ligniville, nièce de M""' de Graffigny, de quatre ans plus jeune que lui. U
résigna sa Ferme et ne s'occupa plus que de philosophie. Jusqu'à la publication
de V Esprit, Fontenelle et Ruffon figurèrent dans le salon d'Helvétius à côté des
purs encyclopédistes. C'est en 1758, après la condamnation de son livre, qu'il
406 LES SALONS, LA SOCIÉTÉ, L'ACADÉMIE
Au moment où V Encyclopédie est en train d'éclore, où la
fièvre piiilosopliique sévit, les chefs et les ouvriers de la g-rande
entreprise tiennent partout où ils peuvent des conciliabules, où
la science, les vues profondes et les effronteries s'entre-croi-
sent au gré de chacun. M™^ d'Épinay nous raconte qu'elle fut
conduite par Duclos, en 1749, à deux soupers de la comédienne
Quinault, chez qui se tenait la société du Bout du banc. Ce ne
sont plus alors, comme aux premiers temps de ces frivoles
agapes, des chansons et de petits contes grivois. Après le repas,
et les gens congédiés, les convives, parmi lesquels Duclos,
Saint-Lambert et Jean-Jacques, sont partis en g-uerre contre
ces superstitions, la pudeur, la croyance en Dieu. Jean-Jacques
seul a protesté. M^^ d'Epinay, troublée par ce cynisme, mais en
même temps fort intéressée par tant d'entrain, de désinvolture,
d'imagination, se retire avec l'impression que ces gens-là
« s'estiment entre eux et comptent les uns sur les autres » ;
elle s'avoue qu' « une heure de conversation dans cette maison
ouvre les idées ».
Naïvement persuadés que la raison commence à poindre et
qu'ils en sont les précurseurs, nos philosophes, dans leurs « syna-
gogues », se regardent comme « les disciples de Pythagore et
de Platon ». Chacun expose ses recherches et les soumet à la
critique : Roux ou Darcet une nouvelle théorie de la Terre,
Marmontel les principes de la littérature, Raynal ses vues sur le
commerce, Morellet les premiers théorèmes de l'économie poli-
tique. Chez Helvétius, la morale est toujours sur le tapis.
« Attentif et discret », nullement expansif, le futur auteur de l'^'s-
pi^it et de V Homme pose les questions, met aux prises les dispu-
teurs, se recueille en écoutant, et « ramène tout à lui et à son
nouvel ouvrage ». D'Holbach a des connaissances et une curio-
sité moins restreintes. On parle chez lui de tout absolument.
On se met à table à deux heures ; à sept on cause encore. Diderot,
exubérant, « répand sa lumière sur tous les esprits, sa chaleur
dans toutes les âmes ». Aussi quel plaisir n'éprouve-t-il pas à se
rappeler ces savoureux dialogues : « C'est là que le commerce
est sûr;... c'est là qu'on s'estime assez pour se contredire. » On
restreignit ses relations, par nécessité comme par goût, aux philosophes les
plps compromis. — Son hôtel était .rue Sainte-Anne.
LES SALONS AU TEMPS DE L ENCYCLOPEDIE 407
y admire Jean-Jacques lui-même et son éloquence tantôt
« folle », tantôt • sublime »; on y applaudit Galiani, même
quand il persifle l'athéisme et renouvelle par l'argument
imprévu des « dés pipés » le lieu commun de l'ordre providen-
tiel. Ils sont entre eux; ils prennent leurs ébats.
Chez d'Holbach et Helvétius, d'aimables femmes semblent
désignées pour occuper le centre du cercle; leur présence est o
comme inaperçue. « On est chez soi et non chez elle », écrit
Diderot à la louange de la baronne. M"* Helvétius, dans un
coin de son salon, cause gaiement en tout petit comité. Par
intervalles seulement, elle interrompt, en jetant à la traverse
un trait piquant, la « chasse aux idées » où s'enfonce son
mari; c'est un éclair; aussitôt les deux cercles, le grand et le
petit, se reforment, se séparent, et dans la a synagogue phi-
losophique » installée chez elle, cette femme gracieuse et
spirituelle n'a pas même part à l'entretien principal. Où la phi-
losophie a ses coudées franches, c'est entre hommes, qui ne
s'embarrassent ni d'urbanité, ni de goût, ni d'autre chose que
de vérité *.
M°' d'Épinay. — Grimm. — Parmi ses émules, M"*^ d'Épi-
nay seule paraît avoir plutôt favorisé que gêné la parfaite liberté ^
de parole. Diderot a pour le salon de M'"® d'Épinay autant
d'enthousiasme que pour le « club holbachique » : « C'est 1^ que
demeurent la gaîté, la plaisanterie, la raison, la confiance,
l'amitié, l'honnêteté, la tendresse et la liberté. » C'est un salon
tout intime, surtout au début, et l'on ne saurait dire avec préci-
sion à quelle date, entre 1762 et 1765, il a pris réellement nais- *
sance '. Ruinée à la suite des prodigalités de son mari et de sa
^. M"' Helvétius, veuve en 1771, vécut dans la retraite à Auleuil jusqu'en 1800.
C'est là qu'elle dit à Bonaparte, à la veille de Brumaire : • Vous ne savez pas,
général, tout le bonheur qu'on peut trouver dans trois arpents de terre. • Recher-
chée en mariage par Turgot, puis par Franklin, elle demeura inviolablement
attachée au souvenir de son époux. Accueillante et bonne, elle continua, dans sa
maison des champs, à recevoir les amis d'Helvétius, et resta le centre d'une
société de philosophes, de gens chers à son cœur, qui auprès d'elle s'abstenaient
de disserter. Elle devint la mère adoplive du jeune Cabanis. Par lui la société
d'Auteuii sert de trait d'union entre les encyclopédistes et les idéologues :
Diderot, Condillac, Morellel, Turgot, Condorcel y donnent la main à Chamfort,
Boucher, Carat; puis, à Volney, Daunou. Ginguené, Destutt de Tracy. Le sou-
venir et le nom d'Helvétius, mais surtout les aimables vertus de sa veuve, rai>-
prochent comme en un foyer de famille les derniers disciples du xvni« siècle.
2. En 1*62, après la déconQture de son mari, M"" d'Épinay demeure dans une
408 LES SALONS, LA SOCIÉTÉ, L'AGADÉMIE
destitution comme fermier général, M""* d'Épinay ne se sépare
presque plus de Grimm. Les amis de Grimm sont devenus peu
à peu les siens : le baron, Diderot, Saurin, Galiani, enfin Saint-
Lambert, dont par M™® d'Houdetot elle était un peu cousine.
Dans sa situation équivoque et précaire, elle vit en marge de
la belle société; M""^ Geoffrin, malgré tant de relations com-
munes, la tient à distance. Quand Grimm court l'Europe, c'est
elle, avec Diderot et Damilaville, qui tient la plume pour mettre
à jour la Correspondance littéraire.
J^di Correspondance est le grand ouvrage, ou plutôt la grande
affaire de cet habile homme. D'autres avant lui, en même temps
que lui, se sont essayés dans le même genre ; aucun — ni
Raynal, ni La Harpe — n'y a réussi comme lui, et elle est en plein
rapport quand il la passe, en 1774, au Zurichois Meister. Sa
clientèle, ce sont les cours étrangères, surtout celles du Nord.
Il leur sert à point, deux fois par mois, sous l'enveloppe de
leurs représentants, le recueil qu'elles réclament d'informations,
d'analyses et de critiques. Il est imparfaitement francisé; mais
si la légèreté de touche lui manque, il a la probité, la véracité,
l'indépendance, même quand ses amis sont en jeu. Il est hors
ligne comme industriel littéraire; il sait placer sa marchandise,
en tirer le prix, gros ou petit, que pourra payer l'acheteur ',
enrichir sa feuille d'ouvrages inédits, comme les romans de
Diderot, et, suivant le mot de Scherer, pratiquer déjà « les
procédés du feuilleton moderne ». Il sait enfin, la machine en
train, la faire marcher sans lui, et transformer ses amis en
collaborateurs bénévoles.
En 1770, devenu baron et ministre à Paris d'une cour d'Alle-
magne, Grimm ouvrit à un peu plus de monde la maison de
M"^ d'Epinay, et d'abord aux diplomates ses confrères, Creutz,
Gleichen, lord Stormont, le marquis de Fuentes. M"® d'Epinay
apprit sur le tard à « geoffriniser ». Elle y trouva l'occupation
de sa vieillesse prématurée, maladive et sédentaire. « Droiture
de sens, pénétration, tact », elle avait certaines qualités essen-
habitation très modeste du faubourg Monceau: Diderot (Salon de 1765, t. X,
p. 379) nous apprend qu'en 1765 elle habile rue Neuve-des-Petits-Champs. Dès
lors son salon est en pleine activité.
1. Ainsi, ce que la tzarine paie 1500 livres, n'en coûte que 400 à Stanislas-
Auguste de Pologne.
LES SALONS AU TEMPS DE L'ENCYCLOPÉDIE 409
tielles (lu rôle. « Sans effort, sans indiscrétion », elle déliait les
langues; « rien de ce qui se disait en sa présence n'était perdu,
et souvent il lui suffisait d'un seul mot pour donner à la con-
versation le tour qui pouvait l'intéresser davantage ». Son salon
la releva dans l'opinion, fit honneur à son esprit. Elle avait plus
de penchant à la rêverie qu'à l'action. Elle écrivait pour s'en-
tretenir de ses propres pensées ou réflexions. Ce fut l'origine de
se& Mémoires, qu'elle appelait 1' « ébauche d'un long rohian »,
et de ses Conversations d'Emilie, ouvrage d'une grand'mère qui
de son commerce d'esprit avec Jean-Jacques avait conservé le goût
de raisonner sur les matières d'éducation '. C'est à ce livre que
l'Académie décerna pour la première fois, en 1783, le prix Mon-
tyon. M"** d'Epinay mourut trois mois après, à cinquante-sept ans.
Deux salons rivaux; M"" Geoflfrin et M""^ du Deffand.
— Revenons à « mère Geoffrin » et à son salon, terme de com-
paraison nécessaire pour caractériser ceux qui, pendant la crise
philosophique, se sont formés à l'ombre du sien, ou en rivalité
avec lui.
Fille d'un valet de chambre de la dauphine, mariée à un admi-
nistrateur de la Compagnie des glaces *, ne se flattant, pour tout
savoir, que d' « une profonde connaissance des hommes ^ », mais
qu'elle n'aurait « troquée contre rien au monde », M'"* Geoffrin
allait à son but avec une apparente bonhomie, en fait avec une
habileté consommée. Avant d'être vieille, elle s'en était donné
l'air; elle avait adopté un costume simple et sévère qui ennoblis-
1. Elle avait eu de bonne heure le faible d'écrire et de se faire imprimer (voir
Mes moments heureux et Lettres à mon fils, à Genève, de mon imprimerie, 1158
et no9). Ces petits volumes, tirés à peu d'exemplaires, n'étaient que pour ses
amis; mais il est visible que, dès sa jeunesse, le métier d'auteur lui sourit,
et que l'idée de donner une forme littéraire à ses pensées intimes est pour elle
un stimulant de l'esprit.
2. M. Geoffrin mourut en 1749, et ne vit ainsi que les débuts du salon où sa
femme a conquis tant de célébrité. Il les avait vus, à la vérité, sans plaisir; et
la vengeance des gens de lettres, vexés de cette répugnance, fut de donner cours
sur son compte à une légende d'imbécillité burlesque. Il est inadmissible, par
exemple, que ce bourgeois, habile en affaires et jusqu'à sa mort occupé d'entre-
prises industrielles considérables, en soit venu au point de lire, sans tenir compte
de la séparation, un livre imprimé sur deux colonnes. M. Geoffrin fut la victime
posthume des amours-propres irritables qu'il avait froissés en défendant des
habitudes de vie auxquelles, octogénaire, il ne renonçait pas de bon gré. — Voir
P. de Ségur, Le royaume de la rue Saint-Uonoré (189"), chap. m.
3. Elle les sait même peindre. • Elle n'a jamais manqué un portrait •, dit
Walpole. Elle trouvait des expressions neuves et hardies pour stigmatiser les
gens; par exemple, à propos de l'abbé de Voisenon et du maréciial de Riche-
lieu : « Des épluchures de grands vices ».
410 LES SALONS, LA SOCIÉTÉ, L'ACADÉMIE
sait sa physionomie *. « Ses goûts et ses années, dit-elle avec la
demi-trivialité qui reste chez elle un signe d'origine, sont comme
des chevaux bien attelés. » Elle use de sa richesse tout autre-
ment qu'une parvenue. Elle a « l'humeur donnante », mais
avec un à-propos, une bonne grâce qui obligent la reconnais-
sance. Elle est « la bonne M""" Geoffrin ». En fait de littérature
et d'art, elle n'essaie pas de tromper sur les limites de son
esprit. Elle dit ce qu'elle pense, en toute simplicité. A Fonte-
nelle qui lui reprochait des idées de femme : « Je juge en
femme, répondit-elle, parce que je suis une femme et non une
licorne. » Sa dévotion n'est qu'une forme de son respect systé-
matique pour le bon ordre. La forfanterie d'impiété la blesse
dans son amour de la règle. Sous main elle avance 300 000 livres
à V Encyclopédie ', mais si Marmontel, qu'elle loge dans sa mai-
son, vient à encourir, par son Bélisaire, la censure de la Sor-
bonne, elle lui signifle qu'elle aimerait autant ne l'avoir plus
pour « voisin ». Pour des mécréants comme la plupart de ses
amis, c'est un pas difficile que de mourir sans s'exposer au
refus de funérailles : M'"" Geoffrin y a pensé pour eux; elle sait
un religieux discret qu'elle leur dépêche quand il en est temps.
Elle se mêle de leur vie intime, de leur ménage, les tance, les
amène où elle veut pour leur bien. A ce degré le bon sens
s'appelle « raison », et c'est en effet la « raison » qu'on recon-
naît à M"" Geoffrin pour mérite éminent, comme M"'" du Deffand
a pour elle « le piquant ^ ».
Par l'usage supérieur de qualités moyennes M"^ Geoffrin
devint unique en son genre. Son salon attira toutes les illus-
trations de l'époque. Le lundi, dîner et réception étaient pour
les artistes. Lagrenée, Vien, Yanloo, Vernet, Boucher, La
Tour, Soufflot, Falconet, Bouchardon, Caylus l'antiquaire,
qui lui suggéra cette innovation, ont été ses hôtes, quelques-
uns ses protégés. Elle achetait des œuvres d'art, par libéralité
non moins que par véritable goût. Quelques gens de lettres
1. Diderot, médiocrement disposé pour elle, « remarque toujours le goût noble
et simple dont cette femme s'habille... Une étoffe simple, d'une couleur austère,
des manches larges, le linge le plus uni et le plus fin, et puis la netteté la plus
recherchée de tous côtés. » — « La vieillesse, dit La Harpe, dans M"" GeolTrin
semble réconciliée avec les grâces : c'est la figure de vieille la plus revenante
qu'il soit possible de voir. »
2. Ce sont les expressions du prince de Ligne.
no^
HIST. DE LA LANGUE & DE LA LITT. FR.
T. VI, CH. VIII
ArmauJ Colin * C', EJilfun, Pan». ,
PORTRAIT DE M"'' GEOFFRIN
D'APRÈS UNE PEINTURE DE CHARDIN
Musée de Montpellier
LES SALONS AU TEMPS DE L ENCYCLOPEDIE 411
prenaient part aux lundis : tels Marmontel et Diderot, qui les
préférait aux mercredis, trop solennels à son gré. Mais c'est
aux mercredis que l'affluence était grande '. Les gens de
qualité s'y rendaient pour y être remarcjués et en rapporter
des choses « bonnes à retenir ». Chez M"" Geoffrin, les d'Hol-
bach, les Diderot, les Raynal, n'inspiraient pas la môme
défiance que dans leurs « synagogues », et de fait n'y étaient pas
les mêmes. Quand ils ne pouvaient plus se tenir do passer les
bornes, ils quittaient la séance et s'en allaient aux Tuileries
M°" Geoffrin courait après eux, feignant de vouloir les obliger
à être sages. C'est aux mercredis que se font présenter les
étrangers de marque :
Il m'en souvient [dira Delille], j'ai vu l'Europe entière
D'un triple cercle entourer son fauteuil...
Aussi dans toute l'Europe M"" Geoffrin est autre chose qu'une
particulière. Son voyage de Pologne, en 1766 — le seul qu'elle
ait fait de sa vie, — prit les proportions d'un événement inter-
national. Outre son jeune ami Stanislas, qu'elle allait voir en
« maman » bien-aimée, les souverains, princes et ministres des
Etats qu'elle traversait la comblèrent d'assiduités. « Vous seriez
confondus, écrivait-elle de Vienne à ses gens de lettres, si
vous voyiez le cas qu'on fait de moi ici. » L'archiduchesse
Marie-Antoinette s'en souvint, devenue reine de France. Elle
se ménagea une entrevue au salon de peinture avec M""" Geoffrin
et lui « présenta » la nouvelle comtesse de Provence. Cette
illustre bourgeoise n'eut pas moins de trois oraisons funèbres,
par D'Alembert, Thomas et Morellet. Sur quoi M""^ duDeffand :
« Voilà bien du bruit pour une omelette au lard *. »
1. Elle a aussi, le soir, de petits soupers intimes où elle reçoit des femmes
de très grande condition. A ces soupers prennent part certains hommes de let-
tres dont l'entretien ou les ouvrages puissent divertir ces tètes légères, BernanI
par exemple et Marmontel. C'est là que Marmontel a essayé l'elTel de ses Contes
moraux, devant .M"" de Brionne, d'Egmont, de Duras. Il voyait ces beaux yeux
se mouiller de larmes, tandis qu'il faisait « gémir la nature et l'amour ».
2. M^MieûITrin mourut le 6 octobre l"'l. Malade depuis plus d'un an, à la
suite d'un refroidissement pris en suivant les exercices du jubilé, elle avait sus-
pendu ses réceptions. Sa tille, M»« de la Ferté-lnihault, qui, comme son père,
détestait les philosophes, les écarta de leur vieille amie pendant les derniers
mois, et souleva de leur part les protestations les plus vives. Les trois Éloges
de M"* Geoffrin ont pour but principal de prouver par des faits la sincérité dv
raflleclion que la défunte portait à ses gens de lettres et de jeter l'odieux sur
412 LES SALONS, LA SOCIÉTÉ, L'ACADÉMIE
M™® du Deffand est en pendant et en opposition avec
M"^ Geoffrin. Sceptique au fond de l'âme, mais exaspérée par
le dogmatisme hautain des « philosophes in-folio », ce fut de
sa part une lourde erreur que de leur ouvrir son salon. L'inci-
dent romanesque auquel aboutit cette méprise ne fit que pré-
cipiter un dénouement inévitable.
Pendant cinquante ans, M"" du Deffand a fait admirer, « au
coin du feu », un esprit que ses ennemis mêmes n'ont pas
tenté de déprécier. « C'est bien vous qui écrivez comme vous
parlez », lui disait un de ses intimes. Nous retrouverons donc
quelque chose de son langage dans ses lettres. Montesquieu
ne croit pas « possible de s'ennuyer avec elle » . C'est elle qui
n'a jamais cessé de s'ennuyer avec les autres : « ... Des imbé-
ciles qui ne débitent que des lieux communs, qui ne savent
rien, qui ne sentent rien; quelques gens d'esprit pleins d'eux-
mêmes, jaloux, envieux, méchants, qu'il faut haïr ou mépri-
ser. » Mais quoi! « J'aime mieux cela que d'être seule. » Sa
misanthropie est plutôt irritée qu'apaisée par des crises d'affec-
tion impétueuse, inassouvie. Elle s'étourdit par l'activité forcée
que la conversation donne à l'esprit. C'est une incurable
malade.
En sa jeunesse, entraînée dans le tourbillon de la Régence,
galante par ambition, « sans tempérament ni roman », séparée
de son mari presque au lendemain du mariage, elle se lia
vers 1730 avec le président Hénault : ce dernier amour se
changea très vite en une amitié languissante, en un simple
commerce d'habitude. Dans son petit salon de la rue de Beaune
— son premier salon, — elle recevait une société très aristocra-
tique. Quoique Voltaire et M""^ de Staal en aient fait partie, ce
n'était pas un salon littéraire. Quand Hénault lui amena D'Alem-
bert, elle ressentit un vif attrait pour ce jeune homme qui, par
sa naissance, son génie, sa pauvreté, ses vertus, sa gaîté d'en-
fant ', était digne en effet de provoquer un tel élan de sympathie.
M^e de la Ferté-lnibault. Sa mère disait d'elle : « Je suis comme une poule qui
aurait couvé un œuf de cane. » Il parait établi que dans cette querelle elle
n'eut pas tous les torts et que D'Alembert on particulier lui fournit des motifs
plausibles de lui interdire l'accès de la mourante. — Voir P. de Ségur, Les der-
nières années de M"' Geoffrin {Revue de Paris, 15 avril 1896).
1. D'Alembert, quand il se sentait libre, était le plus enjoué des hommes. Sa
LES SALONS AU TEMPS DE L'ENCYCLOPÉDIE 413
Elle voulut le voir tous les jours, et le faire voir. C'est ainsi .
qu'elle fut amenée à se mettre en concurrence avec M"" Geoffrin. '
Elle ne renonça pas à la société toute mondaine qui avait chez elle
ses habitudes, mais elle y adjoignit quelques écrivains en pleine
renommée, comme Montesquieu et Fontenelle, et les auxiliaires
les plus en vue de V Encyclopédie. Dans ce cercle, D'Alembert,
le « prodigieux », le < sublime » géomètre, toujours présent
et choyé, jouissait d'une faveur que M™" du Deffand ne laissait
pas se refroidir. Ainsi débuta le salon de Saint-Joseph ', aux
tapisseries « couleur de feu », dans lequel elle a passé ses
trente dernières années.
En 1754, quand elle fit entrer de haute lutte D'Alembert à
l'Académie, on put s'imaginer qu'elle tenait pour les encyclo-
pédistes. Elle ne tenait en réalité que pour D'Alembert. Il a, t>
disait-elle, « le cœur bon, un excellent esprit, beaucoup de jus-
tesse, du goût sur bien des choses » ; elle ne pouvait se faire à
la secte. Incapable de taire ses répugnances, même dans son
salon, elle « humiliait les savants, redressait leurs disciples »,
lançait de mordantes épigrammes : « De Vesprit sur les lois »
(c'est un de ses mots). Diderot n'avait paru chez elle une fois,
que pour n'y plus revenir. Elle s'était déclarée pour les adver- l
sairès à mort de V Encyclopédie et, en 1760, avait applaudi '
bruyamment à la comédie de Palissot. D'Alembert aurait pro-
bablement donné le signal de la retraite à ses confrères en
philosophie, s'il n'avait été retenu par un charme tout-puissant.
En 1752, perdant la vue, M°" du Deffand avait quitté Paris,
dans la pensée de se fixer en Bourgogne auprès de son frère.
Ses amis la rappelaient, et elle-même ne se sentait pas la
force de changer sa vie. Elle revint. Elle ramenait, pour con-
duire sa maison, une personne d'une vingtaine d'années, sans
beauté, mais pleine d'esprit, de séduction, et faite pour « ne
demeurer jamais dans la foule », suivant le mot du président
Hénault, qui tout de suite la remarqua. Enfant de l'amour -;
voix aiguë el perçante avait des inflexions d'une drôlerie irrésistible, surtout
quand il contrefaisait les gens, à quoi il excellait.
1. Le couvent de Saint-Joseph était rue Saint-Dominique (c'est aujourd'hui le
ministère de la guerre). M"" du DefTand y occupait l'appartement où M"* de Mon-
tespan s'était retirée pendant ses vingt dernières années.
2. M"* de Lespinasse, née pendant que sa mère. M"* d'Albon, était séparée de
414 LES SALONS, LA SOCIÉTÉ, L'ACADÉMIE
réduite dans sa propre famille à une cruelle sujétion, fière et
passionnée, M"^ de Lespinasse avait regardé comme une déli-
vrance la condition que lui offrait M"" du Deffand. Celle-ci, ravie
de sa c( conquête », n'avait rien négligé pour la rendre défini-
tive. M"" de Lespinasse, entre autres promesses, avait fait celle
de « vivre avec elle avec la plus grande vérité et sincérité ».
Mais bientôt « l'humble servante », par sa flamme contenue et
par les grâces de sa parole, produisit une impression capable de
rendre M""* du Deffand jalouse, si celle-ci avait pu s'en rendre
un compte exact. D'Alembert, entre tous, subit l'attrait de la
nouvelle venue : « L'infortune, nous dit-on, avait mis entre
eux un rapport qui devait rapprocher leurs âmes. » D'après les
témoins les mieux renseignés, voué par complexion aux ten-
dresses platoniques, il n'aima et ne se fit aimer qu' « en tout
bien et tout honneur ». Mais son cœur fut entièrement pris. Il
ourdit un petit complot pour faire tenir à M"® de Lespinasse,
une heure par jour, avant que M"" du Deffand parût au salon, un
cercle où la jeune femme pût jouir en toute liberté des hom-
mages dus à son esprit. Il lui conduisait dans sa chambre Chas-
tellux, Marmontel, Turgot, Condorcet, tous les philosophes
assidus à Saint-Joseph, et c'est pendant cette heure d'entretien
clandestin que ces brillants causeurs se mettaient en frais; il ne
restait à M""" du Deffand que les miettes du festin/ Quand elle
eût découvert la « trahison », nulle expiation ne put la fléchir;
M"" de Lespinasse se retira, mais presque tous les confidents
de cette crise lui demeurèrent fidèles, et tous ensemble, gens
de lettres et gens du monde, se réunirent pour la mettre en état
d'exercer en toute indépendance le talent qu'ils admiraient en
elle. M™^ Geoff'rin la reçut à son mercredi, ce qu'elle n'accordait
à aucune femme, et lui fit .3 000 livres de pension. M""' du Deffand
en conserva contre « la Geoffrin » un ressentiment implacable.
Elle vécut jusqu'en 1780, toujours recherchée, éblouissante
d'esprit. Mais la littérature ne fut plus dans son salon qu'un
intermède d'exception. Elle ne voyait d'une manière suivie que
des gens du grand monde. Ceux-ci l'irritaient moins que les
« beaux esprits », mais lui semblaient insipides. Elle ne se
son mari, avait pour sœur M"* de Vichy-Chamrond, la propre belle-sœur de
M™* du DefTand.
LES SALONS AU TEMPS DE L'ENCYCLOPÉDIE 415
consola pas d'avoir perdu D'Alembert et se plaignit toujours do
« cette fille » qui le lui avait enlevé. La Harpe, Delille, Dorât,
Sedaine, venaient de temps à autre lire chez elle quelque
ouvrage de leur façon. Elle n'y trouvait aucun plaisir : « Per-
sonne aujourd'hui n'écrit hien » ; c'est son dernier mot. Voltaire
lui plaît de moins en moins. Elle n'aime que les chefs-d'œuvre
du grand siècle; elle tolère encore Marivaux et La Chaussée,
comme l'extrême décadence, avant le néant. Son cœur est occupé
par son amitié d'aïeule passionnée pour la duchesse de Choiseul
et par cette tendresse exaltée pour Horace Walpole, dont le vrai
nom échappé, tant celui d'amitié serait faible et celui d'amour
dérisoire. Mais la duchesse, après la disgrâce, est à Chanteloup,
Walpole à Strawberry-Hill. Aussi M"* du Deffand passe-t-elle
à dicter tout le temps qu'elle ne donne pas au monde. De cette
époque date en majeure partie la correspondance * qui, en nous
livrant le secret de son âme tourmentée, fait que rien de sa vie,
si stérile qu'elle soit, ne saurait nous laisser indifférents.
Nouveaux salons philosophiques ( 1 764) ; M"' Necker
et M"" de Lespinasse. — Les philosophes, individuellement,
se montrent dans les divers salons de plus en plus nombreux, où
les choses de l'esprit sont la matière courante de l'entretien*;
mais à partir de 1764 M""" Necker et M"'' de Lespinasse par-
tagent avec M"* Geoffrin la fonction de recevoir la philosophie
en corps et de prêter leur salon à ses assemblées^ : « Sœur
1. Sa CojTespondance la range parmi les meilleurs écrivains de son sexe et de
son siècle. La langue en est excellente, comme celle de la Régence : c'est la jus-
tesse même, la précision, la simplicité; mais par l'imagination elle est loin de
M"** de Sévigné, qu'elle admire, qu'elle adore. 11 lui manque surtout ce bel
épanouissement de santé morale qui nous sourit dans les lettres de l'autre
marquise. Celles de M"" du Deffand à Horace Walpole, quoique certains
accents y soient réellement douloureux, laissent une impression de malaise.
— Elle est un maître en l'art du portrait. Elle • disséquait • ses amis tout vifs,
suivant le mot «le Thomas qui venait de lire le portrait de M"" du Châlelet, un
cher-d'œgvre impitoyable. Si M"" du Deffand a formé M"" de Lespinasse à cet
art, c'est à son grand détriment, car son portrait par M"' de Lespinasse pour-
rait servir de pendant à celui de M"* du Chàtelet. Voir L. Perey, Le Président
Hénault et M" du Deffand, Paris, 1893, ji. 387.
2. Nommons ceux (le Trudaine de Montigny, de M"" Dupin, de M"* du Boc-
cage. — C'est h celui de M"" Dupin que se rapporte, suivant toute apparence, la
peinture que fait Rousseau, dans la Nouvelle llélotse (part. II, lettre 14), de la
conversation chez une • jolie femme de Paris ».
3. La secte des économistes, tantôt amie, tantôt rivale, de la secte encyclo-
pédique, avait aussi des salons à son service. Les mardis du marquis de Mira-
beau, où se rencontraient • les colonnes de la société •. Quesnay, Dupont de
Nemours, l'abbé Baudeau, correspondent à ce qu'étaient pour les encyclopé-
416 LES SALONS, LA SOCIÉTÉ, L'ACADÉMIE
Necker, dit Grimm , fait savoir qu'elle donnera toujours à
dîner les vendredis : l" Eglise s y rendra... Sœur de Lespinasse
fait savoir que sa fortune ne lui permet pas d'offrir ni à dîner ni
à souper, et qu'elle n'en a pas moins d'envie de recevoir chez
elle les frères qui voudraient y venir digérer. UEglise m'ordonne
de lui dire quelle s'// rendra... » Elles sont, non les rivales,
' mais les pupilles de M""® Geoffrin.
Néanmoins elles appartiennent, comme M™* d'Épinay, à cette
nouvelle génération de femmes qui ont été « touchées du Rous-
seau », comme dit Sainte-Beuve, c'est-à-dire chez qui se sont
ranimés l'imagination et le cœur, au souffle de la Nouvelle
Héloïse. M^l^^ecker a grandi dans un presbytère de campagne,
au pays de Vaud. Comme la Claire du roman, elle a un fonds
de rêverie sérieuse qui n'exclut ni le jugement ni même une
humeur souriante. Elle est à l'abri de la passion tumultueuse,
mais elle n'en méconnaît pas la grandeur. M"" de Lespinasse
ignore les délices de la solitude ; l'univers est pour elle la société ;
mais par les troubles du cœur, par l'amour « rare, grand,
sublime », elle est une autre JjjJie. Pour elle aussi l'amour est
une « vertu » ; l'amour « seul avec la bienfaisance lui paraît
valoir la peine de vivre ». Elle en sera torturée, elle en mourra.
Il suffisait de l'approcher pour sentir en elle une « âme
ardente » , pour reconnaître dans ses moindres paroles « l'élo-
quence du sentiment ». Après M"^ de Tencin, M""* du Deffand,
M"" Geoffrin, le contraste est brusque et saisissant.
Dès que M"" Curchod fut devenue M'"" Necker, elle se mit
sans préambule à recruter le salon littéraire sur lequel elle
comptait pour fonder la célébrité de son mari : elle entreprenait,
distes les réunions chez Helvélius ou chez d'Holbach; landis que les salons de
la duchesse d'Iinville el de M"" de Marchais, muses en titre de l'école, sont plus
ouverts et font pendant à ceux des GeolTrin, des Necker et des Lespinasse. — Il
faut enfin mentionner un salon unique en son genre : c'est le bureau de nou-
velles qui se tint pendant une trentaine d'années, jusqu'en 1771, chez M""" Dou-
blet de Persan. Tous les grands salons, à vrai dire, étaient en une certaine
mesure des lieux d'information. Mais M'°" Doublet et son inséparable Bachau-
mont font de l'information une spécialité. Les principaux habitués de la maison,
les « paroissiens », sont Mirabaud, Mairan, Voisenon et les deux Lacurne. Chacun
prend place dans son fauteuil, au-dessous de son propre portrait. 11 y a deux
registres sur la table, l'un pour les nouvelles authentiques, l'autre pour les
« on dit x. On lit et on complète la feuille du jour; • les valets copiaient ensuite
ces bulletins et s'en faisaient un revenu ». Le fameux recueil dit de Bachau-
mont, pour la période de 1762 à 1771, el la suite qu'en donnèrent Mairobert
et Mouffle d'Angerville, viennent de là.
LES SALONS AU TEMPS DE L'ENCYCLOPÉDIE 417
par reconnaissance, de lui f?agner les hommes qui passaient
pour diriger l'opinion. Marmontel, Thomas, Raynal et Morellet
furent ses premiers invités. Elle allait droit au but : « Necker,
venez vous joindre à moi pour engager M. Marmontel, l'auteur
des Contes moraux, à venir nous voir. » Elle le rencontrait ce
jour-là pour la première fois. Taciturne et froid, Necker fut
d'abord très effacé dans le nouveau salon. Son heure vint plus
tard, quand il arriva aux affaires. « Trop ajustée » dans sa
mise comme dans ses manières. M"" Necker plut cependant
par le désir qu'elle en montrait, par l'effet imprévu d'un lan-
gage original en somme et distingué, surtout, à la longue, par /
sa haute valeur morale.
Il y avait de quoi s'étonner sur cette amitié d'une chrétienne i
fervente avec les hommes de Y Encyclopédie. Elle s'en expli-
quait en termes exquis : « J'ai des amis athées. Pourquoi non?
Ce sont des amis malheureux. » Elle les admirait tous, un
j)eu de confiance. En matière littéraire, ses préférences trahis-
saient un grave manque.de goût : l'emphase de Thomas la
ravissait. Mais elle avait surtout, comme il est naturel, un
faible pour ceux qui ne lui paraissaient pas obstinément fermés
aux idées religieuses. Loin de cacher ses convictions, la sin-
cérité qu'elle mettait à les défendre lui attirait le respect et la 1
sympathie des plus indévots'. C'est sans ironie qu'ils appelaient
son salon « le sanctuaire ». Grimm, un jour, « fondit en
larmes », de l'avoir affligée par une boutade impie; Diderot la
priait de lui pardonner une effronterie de style, qu'il n'aurait
pas eue, assurait-il, s'il l'avait connue plus tôt. Avec Buffon,
qui répondait en tout à son affection, elle fut plus pressante.
Elle aimait à penser que ce beau génie, par la nature même de
ses travaux, par sa haute sérénité d'esprit, était plus qu'à mi-
chemin de la foi; elle le poussait à ne s'y point arrêter. Buffon
ne la décourageait pas : « Je vous aimerai toute ma vie,
lui disait-il, et même dans l'autre et pour l'éternité, si, comme
1. Quand Guizot, façonné lui aussi par l'éducation puritaine de Genève, prit
contact, dans les salons du premier Empire, avec des hommes qui conservaient
les traditions philosophiques du xviii' siècle, il n'eut pas besoin, pour leur
plaire, de cacher ses « habitudes austères » ni ses « croyances pieuses • : ■ J'avais
pour eux, dit-il, quelque chose de nouveau et d'indépendant qui leur inspirait
de l'estime et de l'attrait. • Mémoires pour servir à l'histoire de mon temps, 1. 1, p. 8.
Histoire ob la lanouk. VI. 27
418 LES SALONS, LA SOCIÉTÉ, L'AGADÉMIE
je le désire, votre opinion est meilleure que la mienne. » Elle
recueillit son dernier soupir et put espérer qu'elle le reverrait
au sein de Dieu.
« Le sanctuaire » n'avait rien de morose. Si M"*" Necker
g^ardait toujours une certaine réserve, on ne laissait pas de
s'amuser chez elle. Galiani (c'est tout dire) y soutenait avec sa
pétulance naturelle des paradoxes étourdissants. Aussi de son
« désert » (de Naples, où il mourait d'ennui) aimait-il plus tard
à repasser en esprit « les délicieuses journées » pendant les-
quelles il avait mis à rude épreuve l'ingénuité de M"° Necker.
Par la qualité de la conversation, le salon de M''" de Lespi-
nasse nous apparaît comme le plus parfait de tous. L'admira-
tion de ceux qui l'ont connu n'a pas de bornes. Au dehors, par
contre, il n'en est pas de plus haï. C'est que son influence litté-
raire est considérable et exclusive^': D'Alembert y domine, et par
D'Alembert l'esprit de coterie le plus étroit. Les circonstances
dans lesquelles était né le salon de M^'^ de Lespinasse faisaient
d'elle la muse de V Encyclopédie, de. la philosophie militante.
En 1765, D'Alembert vint habiter sous le même toit que son
amie. Condorcet, ïurgot, Chastellux, Morellet, furent avec et
après lui les inspirateurs de la politique littéraire que M"° de
Lespinasse faisait sienne avec la passion qu'elle portait en toute
chose. Elle s'associait avec véhémence aux desseins de ses
amis, prônait leurs créatures et secondait à leurs antipathies K
Elle usa et abusa de son crédit, fit des prodiges de diplomatie^
mais l'institution des bureaux d'esprit ne s'en releva pas *.
En tout le reste D'Alembert n'est pour elle qu'un ami soumis
et sacrifié. Il ne découvrit qu'après la mort de M"" de Lespi-
nasse les preuves de ce double amour pour le jeune marquis
de Mora et pour M. de Guibert, de cette orageuse passion qui
pendant dix ans avait fait son supplice sans qu'il sût ou voulût
1. Dorât, qui n'avait pas pu triompher de cet obstacle et forcer les portes de
l'Académie, colportait dans le monde, depuis 1774, une comédie qui ne fut
jamais jouée, mais qu'il fit imprimer en 1777, les Prôneurs ou le Tartuffe litté-
raire. C'était la satire de M"° de Lespinasse (M"" de Norville), de D'Alembert (Cal-
lidès) et de sa cabale. Personne ne se méprenait sur l'allusion. On appliquait à
M"" de Lespinasse ce vers, l'un des meilleurs de cette chélive comédie, mais
qui en réalité ne lui convenait que très imparfaitement :
Elle parle, elle pense, elle liait comme un homme.
2. Elle mourut le 22 mai 1776, sept mois avant M"= GeofTrin.
Ul
<%"
HISTiOE LA LANGUE & DE LA LITT. FR. T. VI, CH. VIII
Arniaml Celui A t''«, Kiiileurs, Pans
UNE CABALE LITTERAIRE
DESSIN DE MARILLIER, GRAVÉ PAR LE BEAU (l777)
pour illustrer l'acte II des « Prôneurs * de Dorât
Bibl. de l'Arsenal, 10163 Bl.
LES SALONS AU TEMPS DE L'ENCYCLOPÉDIE 419
comprendre. Délire des sens et de l'àme, remords, expiation
consentie et poussée jusqu'à la mort : ce fut un drame inté-
rieur, dont les lettres de M"" de Lespinasse nous retracent les
j>éripéties avec une rare puissance. Du monde elle était tout
ensemble l'idole et la proie. Chaque jour, elle « montait sa
machine morale ». Elle mettait en harmonie philosophes, gens
de qualité, prélats, diplomates, amis anciens ou nouveaux.
« Combien de personnes, dit Guibert, se voyaient, se cher-
chaient, se convenaient par elle! » Greuze voulait un jour
peindre M"® Geoffrin armée d'une férule; c'est « la baguette
d'une fée » que tenait M"* de Lespinasse. Sa devise était : « De
la modération dans le ton et une grande force dans les choses. »
Elle « donnait le mouvement à sa société », dit M°" Necker.
« Politique, religion, philosophie, contes, nouvelles », tout
était bon dans ce petit cercle, moins imposant que celui de
M""" Geoffrin, mais composé de gens habitués à s'y rencontrer
presque chaque jour, et que M"* de Lespinasse considérait
comme « les plus excellents de leur siècle ». Sans paraître y
songer, elle prévenait les heurts, « comme ces duvets qu'on
introduit dans les caisses de porcelaine », et « ramenait sans
cesse les intérêts particuliers vers le centre commun ». Chez
M°" de Lambert, M*"" de ïencin. M""® Geoffrin, on découvre
quelque chose comme l'exécution d'un plan concerté. M'" de
Lespinasse ne règne que par « l'art de plaire et de n'y penser
pas ». Tout en elle prend la nuance du sentiment et de la grâce
féminine.
La vie littéraire dans les salons. — Conversation et
éloquence. — C'est en grande partie sous la forme parlée
que la pensée du xvni® siècle a pénétré dans les hautes classes.
Plus que dans les livres les plus engageants, les matières
abstraites se rendaient, sous cette forme, accessibles aux gens
du monde. Ceux-ci devenaient, en quelque façon, philosophes
sans s'en douter. Ils s'intéressaient avant tout à la manière de
dire, mais chemin faisant se familiarfsaient avec les idées. Les
écrivains de profession, quand ils causaient, avaient souvent un
autre agrément que dans leurs ouvrages. Tel D'Alembert, si
divertissant en société, si raide et pincé la plume à la main.
Les gens du monde, les étrangers diversifiaient l'entretien par
420 LES SALONS, LA SOCIÉTÉ, L'ACADÉMIE
leurs réflexions, leurs saillies, et se faisaient quelquefois remar-
quer par un tour d'esprit tout personnel. M™* de Rochefort est
« aussi naturelle dans sa conversation que dans sa parure ».
Le chevalier d'Aydie traduit ses impressions par des termes
d'une énergie saisissante; il s'anime dans cet effort et s'élève
jusqu'à la « passion », jusqu'à la « véritable et sublime élo-
quence ». L'ambassadeur de Suède, Creutz, distrait à l'ordinaire,
et comme indifférent, a de superbes réveils et « lance des traits
de feu ». Celui de Naples, Caraccioli, est « savant, bouflbn; il a
des traits, du raisonnement, du galimatias, du comique;... c'est
toute la comédie italienne ». Les gens de lettres pareillement
sont jugés dans le monde d'après l'effet qu'ils y produisent en
personne. Duclos, l'homme à la « voix de gourdin », est celui
qui « dans un temps donné » peut montrer le plus d'esprit.
Saint-Lambert est la vivante image de la petite cour de Luné-
ville; « personne ne cause avec une raison plus saine et un
goût plus exquis ». Morellet est un « très riche magasin de con-
naissances » ; Raynal, de même, a plus de savoir que d'élégance,
est tranchant, universel, et « répond comme un livre » ; Rulhière,
subtil, analyse à l'excès, et ne voit jamais « l'opéra que der-
rière les coulisses ». Et la suite... Au milieu de cette exposition
permanente de l'esprit, le plaisir des spectateurs est toujours
assaisonné de critique. Les mots ingénieux ou profonds sont
épiés, soulignés, notés, et, comme le dit M""® Necker qui nous en
a transmis une collection, « on cite le trait avec la personne ».
C'est une grande audace de garder la parole longtemps de
suite. Quelques-uns y ont réussi pleinement.
Ainsi Galiani, le « gentil abbé » *, avec sa petite taille, son
trémoussement, sa perruque de travers, sa « tète de Machiavel »
sur les épaules « d'Arlequin », est le plus récréatif et celui dont
la parole, même suivie, s'éloigne le moins du ton familier.
Un vrai meuble de salon! « Si l'on en faisait chez les tableliers,
dira Diderot, tout le monde voudrait en avoir un. » Chez
1. L'abbé Galiani est secrétaire de l'ambassade de Naples à Paris de 1759 à
1769. — « Oui, écrivait-il après son rappel, Paris est ma patrie. On aura beau
m'en exiler, j'y retomberai. • — C'est son compatriote et ami Caraccioli, quel-
ques années pins tard, qui, félicité par Louis XVI d'être rappelé à son tour pour
occuper la place de vice-roi de Sicile, répondit tristement : « Ah! Sire, la plus
belle place du monde est la place Vendôme. »
LES SALONS AU TEMPS DE L'ENCYCLOPÉDIE 421
tlllolbach, chez M°" Geoffrin ou M"" Necker, il est l'enfant gâté,
de qui rien ne saurait déplaire. Son chef-d'œuvre est l'apologue
de longue haleine : les « dés pipés », pour prouver la Providence ;
« le coucou, l'àne et le rossignol », pour comparer le « génie
qui crée » à « la méthode qui ordonne * ». Il ne dit pas, il
« joue » son conte, il est « pantomime de la tête aux pieds ».
11 guette le moment où la discussion s'obscurcit; il la débrouille,
fait « rire aux larmes », puis s'esquive et se garde d'accepter
la controverse sur une argumentation aussi fantaisiste. Il lui
suffit de confondre l'assurance des gens à systèmes et de les
amuser à leurs dépens. Il soutient les opinions antiphiloso-
phiques, le bon Dieu, la tyrannie dans le gouvernement, la
contrainte dans l'éducation. Il paraît « sublime » en débitant
des « folies » ; mais au gré de Diderot, « ces folies-là marquent
du génie, des lumières », et sa verve est irrésistible.
Diderot, qui l'admire, ne lui ressemble pas. Dans un vrai
salon, il ne peut être, dit-il lui-même, que « silencieux ou indis-
cret ». M°" Necker l'appelle « un monstre assez beau » ; M"^ de
Lespinasse le trouve « extraordinaire », et lui reproche de « forcer
l'attention ». C'est, dit-elle a un chef de secte » : elle ne croit
pas si bien dire. Quand il peut s'espacer, chez d'Holbach, chez
Helvétius ou dans l'atelier de Pigalle, c'est là qu'on voit le
Diderot capable d'entraîner et de transporter les foules. Diffus
quand il écrit, il a quand il parle la plénitude de l'éloquence :
« abondance, faconde, air inspiré,... flot de l'orateur,... expres-
sions vivantes et pittoresques » ; tout, sauf le goût. C'est le
« déclamateur » accompli. On nous le montre ' chez Helvétius
« mettant la raison sur les ailes de l'imagination ». Il parle jyro
domo, exalte son propre génie. « Je veux, dit-il pour conclure,
que l'imagination soit un peu ébouriffée. » On le reconnaît,
on sourit, puis il se fait un grand silence. L'assemblée est
émue, subjuguée, et Suard en un pareil moment se regarde
comme bien audacieux d'oser reprendre la thèse qui tout à
l'heure avait pour elle toute l'assistance.
Morellet se souvenait d'avoir entendu Buffon, chez M"" Necker,
1. Mémoires de Morellel, II, 344 et suiv.; Diderot, Lettres à If"* Volland, du
Grand-Val, 20 octobre 1760 (XVIII, 509 et suiv.).
2. Garât, Mémoires sur M. Suard, I, 229 et suiv.
422 LES SALONS, LA. SOCIÉTÉ, L ACADEMIE
exposer le sujet de la septième Epoque : « En vérité, dit-il, cela
était beau à l'égal du livre. » Plus beau peut-être, avec quelque
chose de plus libre, de plus ailé. C'est vraiment dans les salons,
en ce temps-là, que l'éloquence a donné ses grandes fêtes.
Lectures de société. — Les salons littéraires font tous
^ une place, petite ou grande, à la lecture d'oeuvres nouvelles.
Les gens de lettres y tiennent beaucoup. M™* Necker conseille
de ne pas trop leur céder là-dessus : « Celui qui lit est seul
content, le reste est ennuyé. » Elle exagère. En général les
auditeurs sont flattés de passer avant le public. L'accueil est
bienveillant, chaleureux même, pour peu que l'ouvrage ait
de la facture et rentre dans les genres en usage. La poésie
didactique et descriptive, si commode à débiter par tranches, et
dont le mérite consiste en menues gentillesses, — les Saisons
de Saint-Lambert, VA?^ d'aimer de Bernard, les Mois de Rou-
cher, surtout les Jardins de Delille, — voilà ce qui réussit inva-
riablement auprès d' « un monde d'élus ». Nous avons de
Delille, lecteur de société, un croquis pris sur le vif par Rivarol :
« De tirade en tirade il promène ses regards sur tous les visages,
pour recueillir les éloges : peu à peu, l'enthousiasme gagne; et,
dans quelques lectures, la réputation d'un homme est sur les
toits. » Le public l'en fait souvent descendre; ce sont des
tt retours fâcheux ». Inversement les bureaux d'esprit, esclaves
/fe| de l'habitude, sont de glace pour l'œuvre vraiment neuve, qui
ferait tressaillir le lecteur non prévenu. Dans nos salons philo-
sophiques, le plus franc échec fut celui de Paul et Virginie
chez M"" Necker, vers 1781. Ni Buflbn, ni Thomas, ni aucun
des grands juges, ne goûta la saveur pénétrante de cette idylle
sous les tropiques. Une dame, une seule, allait pleurer; Necker
sourit, elle se retint : elle aurait passé pour sotte.
Ces lectures privées ont plus de raison d'être et font événe-
ment, quand il s'agit d'ouvrages auxquels la police barrerait
infailliblement la route. Les salons en vue ne dédaignaient pas
le plaisir du fruit défendu. En 1768, les Anecdotes de Rulhière
sur la Révolution de Russie, et en 1770 la Mélanie de La Harpe,
eurent dans les salons un retentissement prodigieux. Rulhière,
secrétaire du ministre de France à Saint-Pétersbourg, avait vu
l'avènement de Catherine II, M"'' d'Egmont lui demanda de
LES SALONS AU TEMPS DE L'ENCYCLOPÉDIE 423
l'écrire. On connaissait vaguement les faits, mais on était
d'autant plus curieux du détail, que par raison d'État il demeu-
rait secret. Ses Anecdotes communiquées à M. de Choiseul,
Rulhière consentit à les lire chez M"'" du Deffand, puis chez
M""' GcolTrin. Le monde diplomatique, les philosophes dévoués
à la tzarine, comme Diderot, et la tzarine elle-même, s'émurent.
Et puis, si le manuscrit sortait des mains de l'auteur, était
imprimé en Hollande?... Pressé par M""' Geoffrin en personne,
qui avait assumé cette mauvaise commission, Rulhière refusa
l'argent offert, garda le beau rôle et défendit les droits de l'his-
torien. Les chancelleries finirent par s'en mêler, et 'Choiseul
termina l'incident en réclamant de Rulhière la promesse de
garder l'ouvrage en portefeuille jusqu'à la mort de la tzarine.
Il pouvait attendre; ses révélations étaient devenues le secret
de la comédie'. — Quant à Mélanie, elle eut un succès plus
bruyant, mais plus court. C'était une tragédie (on osa la com-
parer à Iphigénie) sur un fait divers vraiment parisien : « Une
jeune fille, forcée par d'injustes parents à se faire religieuse
contre son inclination,... s'était pendue de désespoir dans le
couvent de la Conception, rue Saint-Honoré, le jour même
qu'elle devait prononcer ses vœux. » Un pareil sujet ne pouvait
être porté sur le théâtre. Mais La Harpe était un lecteur excel-
lent; il promena sa pièce de salon en salon, et elle devint, avec
les édits de l'abbé Terray, « l'affaire la plus importante du jour ».
Le curé de Mélanie, humanitaire et philosophe, toucha les âmes
tendres et réjouit les mécréants. La Harpe, traqué par ses
confrères en littérature, dont il était la bête noire, se vit pour
un moment dans le monde l'objet d'une faveur qui le remit à flot.
Les salons et l'Académie française. — Parmi les avan-
tages recherchés par un grand nombre d'écrivains dans les salons
littéraires, l'un des principaux est le moyen de parvenir à l'Aca-
démie française, ou, d'abord, à ces prix d'éloquence ou de poésie
qui désignent le lauréat pour siéger un jour ou l'autre parmi
ceux qui les décernent. C'est la voie suivie par Thomas, Delille,
La Harpe, Chamfort, l'abbé Maury. C'est ainsi que les grands
jalons, quand leur influence appartint tout entière au parti des
l. Voir Maurice Tourneux, les Indisci'é lions de Rulhière (Revue de Paris,
\" mai 1894).
424 LES SALONS, LA SOCIÉTÉ, L'ACADÉMIE
philosophes, mirent à sa merci les jeunes ambitions littéraires.
De là, par un juste retour, des ressentiments implacables de la
part des indépendants irréductibles ou des solliciteurs éconduits.
Ce moyen de patronage, les philosophes s'en saisirent, mais
ne l'avaient pas inventé. Le duc de Luynes constate sans com-
mentaire que « les dames sollicitent beaucoup dans les cas
d'élections ». Ecoutons Voltaire une vingtaine d'années aupa-
ravant : a Dix concurrents se présentent;... on fait parler
toutes les femmes;... on fait mouvoir tous les ressorts. » Il ne
tarda pas, bien entendu, à faire comme les autres. En 1750,
M""^ de Boufflers, devenue maréchale de Luxembourg et son-
geant à se bien poser dans le grand monde, juge que « pour
cela il faut des beaux esprits ». Le comte de Bissy pourrait en
faire figure à la condition d'en avoir le brevet : or donc « pour
décorer la société, dit d'Argenson, il a été résolu de le faire de
l'Académie française ». M'"" de Châteauroux et M"* de Pom-
padour, la bonne reine à mainte reprise, M"" de Villars, la
duchesse du Maine, introduisent leurs protégés. En 1753,
l'extravagante duchesse de Chaulnes fait élire l'abbé de Bois-
mont, son amant avéré. C'est alors un toile universel, une
pluie d'épigrammes sur le « ridicule » et 1' « avilissement » où
est tombée l'Académie.
M""^ de Lambert « avait bien fait, prétend d'Argenson, la
moitié des académiciens actuels ». Il faut, semble-t-il, en
rabattre. Mais les académiciens dirigeants étant les oracles de
son mardi, les élections se "préparaient sous ses yeux, avec son
concours, et le plus souvent (on le pense) en faveur de ses amis.
Son cher Sacy venant de mourir, elle désigne Montesquieu
pour lui succéder; oui, l'auteur des Lettres persanes; mais ce
n'est pas là ce qu'elle met en avant : « Nous aurons au moins,
dit-elle, la consolation que notre ami sera bien loué par lui. »
Cette pente mène loin. L'Académie s'y laisse entraîner. Mais
par d'heureux hasards sa condescendance pour les protectrices
lui fait accueillir tels écrivains de valeur qui, sans cela, reste-
raient dehors : elle doit à M"" de Tencin Marivaux, à M"" de
Forcalquier Duclos, à M""^ du Deffand D'Alembert. Duclos et
D'Alembert vont être les réformateurs de l'Académie, mais ils
ne supprimeront pas un genre de brigue dont ils ont eux-mêmes
LES SALONS AU TEMPS DE L'ENCYCLOPÉDIE 425
si bien usé. Ils concentreront seulement l'influence académique
dans les salons où la leur s'exerce. De plus en plus l'Académie
devient (le mot est de Taine) « un grand salon officiel et cen-
tral ». A partir de 1760, M""" Geoffrin tient à la fois bureau
d'esprit et bureau d'élections. En 1761, elle fait trois académi-
ciens, Watelet, Saurin et l'abbé de Roiian. En 1763, l'électron de
Marmontel, son « voisin », est son chef-d'œuvre. Marmontel avait
en cour et ailleurs de puissants ennemis. M""" Geoffrin conduisit
la campagne avec une parfaite dextérité. Si mince que fût le
personnage, sa victoire, vivement disputée, prit une importance
décisive pour tout le parti. M""* Necker, et surtout M"* de Lespi-
nasse, partagent ensuite avec M"^ Geoffrin, et d'accord avec
elle, la direction officieuse des affaires académiques. En 1772,
D'Alembert parvenu au secrétariat, M"° de Lespinasse est la
grande électrice. Arnaud, Suard, le duc de Duras, Boisgelin de
Cicé, La Harpe, Chastellux, tous les nouveaux académiciens
d'alors, ont passé par le salon de la rue Bellechasse. M"" de
Lespinasse n'écoute que son cœur : « Cela était juste, sans
doute, écrit-elle après l'élection de Chastellux, mais cela n'était
pas sans difficulté : l'intérêt, le plaisir, le désir qu'il mettait
à ce triomphe m'ont animée. » Sa domination est d'autant
plus irritante qu'elle est plus personnelle, car les vieux partis
tendent à disparaître. « L'Académie étant un établissement
national, écrivait Linguet, en faire un club^ une coterie exclu-
sive destinée à devenir uniquement le théâtre d'un commérage
obscur et tracassier, c'est l'avilir et la dénaturer. » Tel était le
sentiment général, et personne après M"" de Lespinasse n'osa
braver le « ridicule » de faire comme elle.
L'Académie française et le parti des philosophes.
— Duclos. — Ces intrigues sont dans l'histoire académique
la partie frivole; la partie sérieuse est le contre-coup produit
dans l'illustre compagnie par l'expansion de l'esprit philoso-
phique.
L'Académie française, sous la protection directe du roi,
rapprochait dans une égalité tout au moins nominale des
princes, des seigneurs, des prélats et des écrivains sans nais-
sance. Elle était 1' « Aréopage littéraire ». Le grand cardinal
lui avait donné sa constitution dans un temps où rien n'annonçait
426 LES SALONS, LA SOCIÉTÉ, L'ACADÉMIE
que les gens de lettres dussent jamais s'en prévaloir contre le
pouvoir absolu. Voltaire le premier se rendit compte du parti
qu'un académicien pouvait tirer de ce titre pour se rendre « res-
pectable », c'est-à-dire pour intimider la répression. Peu de
temps après avoir bafoué 1' « inutile » Académie française, on
le vit pendant dix ans faire d'obséquieuses démarches pour pou-
voir s'y abriter. Duclos porta ses vues plus haut. Il entreprit de
restaurer l'institution académique selon la lettre de sa charte.
« Le roi s'étant déclaré votre protecteur, dit-il dans sa harangue
de réception, en 4747, l'usage de votre liberté devient le pre-
mier efîet de votre reconnaissance. Yotre fondateur... sentit...
que les lettres doivent former une république dont la liberté est
l'âme. » Ce discours eut l'effet d'un manifeste.
Le rôle académique de Duclos et sa situation dans le monde
sont fort supérieurs à son talent. Esprit facile et net, on lui
reconnaît les mêmes mérites dans ses ouvrages que dans sa
conversation : du trait, de la désinvolture, et parfois une certaine
force de pensée. Dans cette mesure c'est un philosophe, mais
les « raisonneurs » purs le rebutent. Il a « vécu » et fait des
« réflexions sur les objets qui l'ont frappé dans le monde »,
ainsi qu'il le dit au début de ses Considérations sur les mœurs
de ce siècle (1730). C'est un observateur qui parle franc, mais
qui ne pousse pas l'attaque à fond : « On déclame beaucoup
depuis un temps, dit-il, contre les préjugés, peut-être en a-t-on
trop détruit; le préjugé est la loi du commun des hommes. »
Il a vu le monde en « honnête homme », qui s'éloigne « éga-
lement de la licence et de l'esprit de servitude ». C'est d'après
sa propre expérience largement traitée, qu'il a peint dans ses
romans la galanterie, la seule forme de l'amour qu'il connût.
Membre de l'Académie des Inscriptions depuis 1739, il lui paya
sa dette par quelques mémoires d'érudition {Sur les Druides,
Sur les révolutions des langues celtique et française, etc.). De
même, comme secrétaire perpétuel de l'Académie française, il
se mit en devoir d'étudier un projet de réforme orthographique.
Avec plus de bon vouloir que d'application et de compétence, il
se multiplie pour faire face à tous ses devoirs. Maire de Dinan,
sa ville natale, de 1744 à 1750, député du Tiers aux Etats de
Bretagne, cet homme de lettres qu'on pourrait croire conquis
LES SALONS AU TEMPS DE L'ENCYCLOPÉDIE 427
par la grande ville, le monde, les Académies, fait une part de
son temps à sa patrie d'origine, administre tout de bon, en
réformateur, prend parti dans les conflits de sa province et
du pouvoir royal. Ami de La Chalotais, il embrasse sa querelle
sans ménagements, par civisme autant que par fidélité person-
nelle. Avec un fonds de vulgarité, des coups de boutoir, un
amour-propre immodéré, Duclos est bien vu chez les grands
comme parmi les gens de lettres. A défaut de génie, il a de
l'esprit, du tempérament, du caractère, et certaines parties du
courtisan, mais avec un ton libre et décidé. Plein de son impor-
tancjB et portant très haut la dignité de sa profession, il était
de ceux (jui savent se faire estimer, écouter et suivre. Il se
rendit populaire à l'Académie comme défenseur de l'esprit de
corps. Il tint tète au maréchal de Belle-Isle et au comte de
Clermont, et, le règlement en main, les soumit à la loi de
l'égalité académique. En 1"59, il laïcisa, comme nous dirions,
les concours d'éloquence, en les faisant porter sur l'éloge d'un
grand homme, et non plus sur une amplification de séminaire.
Il avait des adversaires, entre autres l'acariâtre abbé d'Olivet, et
le prenait avec eux de très haut; mais la majorité le suivait;
la vieille dame se sentait rajeunir et savait gré à cet homme
énergique de lui avoir fait violence. Aussi fut-il choisi haut la
main pour secrétaire perpétuel (1735).
L'Académie fut d'abord plus froide pour D'Alembert qui ten-
tait de la compromettre en faveur de la philosophie persécutée.
Duclos résistait, et la partie la plus libérale de l'Académie se
tenait comme lui à distance des conflits aigus. Lefranc de Pom-
pignan, le jour de sa réception, crut faire un coup de maître
en invectivant, comme suppôts de « cette philosophie altière qui
sapait le trône et l'autel », non seulement Voltaire et D'Alem-
bert, mais Duclos même et Buffon (10 mars 1760). Cette
agression incongrue eut pour effet immédiat de réunir en un
seul groupe tous les académiciens — encyclopédistes déclarés
ou simples partisans de la tolérance, — qui sentaient le fana-
tisme dévot plus menaçant que la morgue philosophique. Les
Philosophes de Palissot, représentés par ordre, confirmèrent
leurs appréhensions, et Voltaire, par ses satires et facéties^
rendit l'option inévitable entre délateurs et difl*amés.
428 LES SALONS, LA SOCIÉTÉ, L'aCADÉMIE
Alors commence la conquête de l'Académie par les philoso-
phes. Ils sont en trois ans maîtres de la place. Avec D'Alembert,
qui « aime l'Académie comme sa maîtresse », en vrai jaloux,
les sectaires font la loi. Duclos est débordé, entraîné. Dans les
discours de réception, dans les pièces couronnées, dans les pané-
gyriques annuels de saint Louis, le philosophisme s'étale. Les
dévots enfin réclament main-forte. Le maréchal de Richelieu, ce
bon apôtre, conduit la croisade. Pendant deux ans, de 1770 à
1772, les avanies pleuvent sur les académiciens du parti domi-
nant. La dernière est l'exclusion prononcée par le roi contre la
double élection de Suard et de Delille. « Est-ce à l'Académie
qu'on en veut? » demandait Voltaire. C'était à elle. Le prince
de Beauvau et le duc de Nivernais, en bons confrères, détour-
nèrent le coup. Les philosophes furent sauvés par des gentils-
hommes. D'Alembert succéda sans encombre à Duclos comme
secrétaire perpétuel et, pendant les premières années du nouveau
règne, fit de son mieux pour ranimer autour de lui la haine de
c( l'infâme ». Mais il n'y avait plus trace du parti contraire.
L'antagonisme n'était plus entre philosophes et dévots, mais
entre gluckistes et piccinnistes. Quand D'Alembert mourut, en
1783, Suard et Marmontel se disputèrent le secrétariat, et ce fut
le piccinniste, Marmontel, qui l'emporta.
La crise philosophique avait tiré l'Académie de sa torpeur et
fixé sur elle l'attention. Ses harangues, ses concours étaient des
événements. Pour entendre un éloge de Thomas, de La Harpe,
celui de Colbert par Necker, ou l'une de ces malicieuses biogra-
phies que D'Alembert lisait dans la plupart des séances publi-
ques; pour assister à l'une de ces réceptions où les passions
politiques promettaient de se faire jour, à celle du prince de
Beauvau, l'ami des Choiseul en disgrâce, ou à celle de Males-
herbes au lendemain du rappel des Parlements, le beau
monde se privait de dîner, les femmes coiffées de « panaches »
s'entassaient dans l'étroite salle du Louvre, où D'Alembert
« ouvrait les tribunes,... plaçait les dames,... distribuait les
prospectus ». Les princes étrangers de passage à Paris ne
manquaient pas d'aller se faire complimenter par les quarante.
L'Académie est devenue le grand conseil, non plus seulement
des lettres, mais de l'esprit public; et quand elle acceptera de
LA SOCIÉTÉ LETTRÉE A LA FIN DE L ANCIEN RÉGIME 429
M. de Montyon, en 1782, la mission de décerner des prix aux
ouvrages utiles aux mœurs et même aux actes de vertu, seuls
les curés de Paris seront d'avis qu'elle sort de ses attributions.
IV. — La société lettrée et la conversation
pendant les dernières années de l'ancien régime
(iyy6-iy8g).
Le goût et les Idées dans la haute société. — Le
Lycée. — Pendant les dernières années de l'ancien régime, la
littérature languit. Les Époques de la Nature sont de 1778. C'est
l'année où meurent Voltaire et Rousseau. Après eux que reste-
t-il? Bernardin de Saint-Pierre, Delille, Florian, enfin le grand
poète du siècle, Chénier,qui ne fut révélé qu'au nôtre. Ajoutons,
au théâtre, Beaumarchais, l'étincelant promoteur de l'univer-
selle dislocation. Mais dans les rangs supérieurs de la société
les plaisirs de l'esprit, loin de faiblir, donnent à la « douceur
de vivre » une délicatesse jusqu'alors inconnue. « Jamais, dit
Ségur, Paris ne fut plus semblable à la célèbre Athènes. » Les
< lumières » du siècle sont l'objet d'un enthousiasme général,
et nulle grandeur ne paraît comparable à la science et au talent.
Les bureaux (Vesjmt sont en pleine décadence. La succession
des GeofTrin et des Lespinasse s'évanouit aux mains de « quel-
ques petites femmes d'académiciens » — M"""" Suard et Saurin
— « qui ont besoin de plâtrer la réputation de leurs maris ». Le
salon de Fanny de Beauharnais n'est qu'un boudoir de lettres :
Églé, belle et poète, a deux petits travers :
Elle fait son visage et ne fait pas ses vers.
En 4787, il devient boudoir politique : c'est ce « petit salon bleu
et argent » qui serait devenu, si l'on en croyait Cubières,
« l'œuf de l'Assemblée nationale ».
Le prince de Beauvau et le duc de Nivernais, pour avoir, les
premiers de leur caste, accueilli les philosophes dans leur inti-
i»ité, sont portés aux nues par la jeune cour. Chez Pauline de
Beaumont, chez Vaudreuil, dans la haute finance, chez M"" du
4
430 LES SALONS, LA SOCIÉTÉ, L'AGADÉMIE
Moley et Pourrat, les écrivains, sans distinction de genre ni
d'origine, Chamfort et Deliile, Beaumarchais et les Chénier,
sont reçus, non comme gens célèbres dont on fait étalage, mais
en amis. L'abbé de ïalleyrand tient table ouverte pour ses
visiteurs du matin. Les voici pêle-mêle, comme il les nomme :
le duc de Lauzun, Barthès, l'abbé Deliile, Mirabeau, Chamfort,
Lauraguais, Dupont de Nemours, Rulhière, Choiseul-Gouffier,
Louis de Narbonne. « On parlait un peu de tout, et avec la plus
grande liberté. C'étaient l'esprit et la mode du temps. » Mêmes
habitudes chez Choiseul-Gouffier, au Mont-Parnasse. Enfin dans
les « déjeuners philosophiques » de cet extravagant Grimod de
La Reynière, « on converse... jusque vers les trois heures :
ensuite les littérateurs lisent leurs ouvrages, et chaque admis a
le droit de dire son sentiment... La communication des lumières,
le rapprochement des sensations, la différence même des carac-
tères, tout cela tourne au profit du génie. » Agréable illusion!
Ces propos de table ou de salon ont laissé des souvenirs
délicieux aux jeunes nobles qui entraient alors dans le monde.
Plus de contention ni d'aigreur : « On discutait, on ne disputait
presque jamais. » Confiance sans bornes dans l'avènement de
la raison : « Tout ce qui était antique nous paraissait gênant
et ridicule. » Jamais les idées ne s'étaient offertes sous un aspect
plus engageant que dans ces entretiens fantaisistes : « On y
voyait, dit encore Ségur, un mélange indéfinissable de simplicité
et d'élévation, de grâce et de raison, de critique et d'urbanité.
On y apprenait sans s'en douter... On y évitait l'ennui en ne
s'appesantissant sur rien. »
Les tendances d'esprit naguère opposées coexistent alors sans
se combattre. Rousseau est maître des imaginations et des cœurs.
Les femmes surtout ont pour sa mémoire un culte attendri.
L'île des Peupliers, où il repose, est un lieu de pèlerinage; la
reine s'y rend, comme toute grande dame au cœur sensible.
Une reprise des Philosophes, où l'apôtre de la Nature marchait
à quatre pattes en mangeant une laitue, soulève « l'indignation
générale ». L'effronterie dans les mœurs, le libertinage dans le
roman et la poésie, ne sont plus supportés que sous le couvert
de la passion. Restif est un Rousseau, lui aussi, le « Rousseau
du ruisseau », et Parny repose des « Apollons de l'oudoir ».
LA SOCIÉTÉ LETTRÉE A LA FIN DE L'ANCIEN RÉGIME 431
L'idylle ingénue du « doux », du « paisible » Gessner', est en
pleine faveur : elle faisait à M"" de Lespinasse l'effet d'un baume.
Les Bergeries « sans loups » de Florian, avec un décor de ver-
dure, sont l'image où se reconnaît la société décente, et Trianon
est un jouet royal dans ce style. L'Eden de Clarens, les préceptes
sur l'allaitement maternel, sur l'apprentissage d'un métier, toute
la partie de Rousseau qui peut s'adapter superficiellement aux
idées et aux mœurs d'une société raffinée, reçoit la consécration
de la mode.
Quant à la philosophie, vaguement envisagée comme ennemie
des principes d'autorité, ses apôtres les plus fervents sont des
grands seigneurs. « L'exaltation chez quelques-uns, dit la petite-
fille des Beauvau (la vicomtesse de Noailles), allait jusqu'à
l'aveuglement. » Ségur est de ceux qui « préfèrent un mot
d'éloge de D'Alembert, de Diderot, à la faveur la plus signalée
d'un prince » . Ce que ces jeunes nobles admirent dans les doc-
trines nouvelles, c'est qu' « elles sont empreintes de courage et
de résistance au pouvoir arbitraire ». Erronées ou disparates,
n'importe; elles sont des « stimulants pour la pensée ». Voltaire,
qui personnifie la lutte contre la « superstition » et les abus de
pouvoir, est acclamé par la cour comme par le peuple, et
Louis XVI, quand il tient rigueur au « défenseur des Calas »,
est désavoué par la famille royale.
\J Encyclopédie n'est pas étrangère à un retour des femmes
vers la science ou son simulacre. M"* de Genlis, le fameux
« gouverneur » des enfants d'Orléans, est le type extrême, cho-
quant, de cette omniscience brouillonne et tapageuse. L'aimable
comtesse de Sabran déchiffre les poètes latins, y compris Martial,
sous la direction de Delille; et ce n'est pas sans ironie que le
chevalier de Bouffiers lui tourne en latin des billets doux.
\jAnacharsis (de Barthélémy) et les Lettres à Emilie sur la
Mythologie (de Demoustier) veulent plaire aux dames en leur
apprenant l'antiquité sous une forme qui ne sente pas son
collège. Les découvertes expérimentales sont en plein essor,
et les reines de la mode vont voir opérer dans leurs laboratoires
Pilastre de Rozier et Rouelle. Il se fonde pour elles des cours
1. Traduit par Turgot (1161-62).
432 LES SALONS, LA SOCIÉTÉ, L'ACADÉMIE
de physique qui, en six mois, leur donnent la clef du jargon
technique. Mais toutes ne se contentent pas de si peu, et la com-
tesse de Coigny, à dix-huit ans, fait de l'anatomie sur le cadavre.
En 1782, Pilastre de Rozier avait ouvert aux dames, dans le
Musée de Monsieur (le Conservatoire actuel des Arts et Métiers),
des cours de sciences appliquées. Cette idée élargie donna nais-
sance au Lycée *. On y fît de la vulgarisation élevée, tout au
moins brillante, à l'intention des mondains des deux sexes, et
les mondains y affluèrent. On sait quelle fortune devait faire
chez nous cette forme d'enseignement supérieur.
Au Lycée, les maîtres sont de grand talent : Condorcet,
Lacroix, Fourcroy, Deparcieux pour les sciences, Marmontel et
Garât pour l'histoire, La Harpe pour la littérature. La Harpe
est le plus admiré. C'est là qu'il a donné toute sa mesure. Sa
carrière d'homme de lettres, en particulier de journaliste et de
critique, avait été rude. Dans le camp opposé à Fréron, il s'était
fait autant d'ennemis. « Nous aimons infiniment notre confrère
M. de La Harpe, disait ce railleur d'abbé de Boismont, mais on
souffre en vérité de le voir arriver toujours à l'Académie avec
une oreille déchirée. » Comme professeur, ou, dirions-nous,
comme conférencier, il devint un de ces hommes en vogue sur
lesquels s'émoussent pour un temps les traits de la malveil-
lance. Son Cours de Littérature est bien déchu. Il est mal con-
struit, sans proportion, sans équité, terminé par de violentes
diatribes contre ce siècle que La Harpe, prisonnier sous la Ter-
reur, avait fini par prendre en aversion. Nous lui en voulons de
son classicisme outré, borné, et de l'abus que d'autres en ont
fait après lui. Au temps où le -livre parut, les juges les moins
indulgents, comme M.-J. Chénier, y louaient au contraire « la
pureté des saines doctrines ». Enfin les grands tableaux de litté-
rature ancienne et moderne, avec de larges citations excellem-
ment lues, avaient pour l'auditoire tout l'attrait de la nouveauté.
« On ne saurait, dira Daunou, en lisant aujourd'hui son Cours
tel qu'il est imprimé, se former une idée parfaite du charme qui
s'attachait à ses leçons originales. »
1. Le Lycée était rue de Valois, au coin de la rue Saint-Honoré. — Voir
Dejob, De l'Établissement connu sous le nom de Lycée et d'Athénée, etc. {Bévue
internationale de l'Enseignement, 15 juillet 1889).
HIST. DE LA LANGUE & DE LA LITT. FR. T. VI, CH. VIII
«il'
C-U:, V C -, H.;
PORTRAIT DE MARMONTEL
GRAVÉ PAR AUG. DE S^-AUBIN D'APRÈS C.-N. COCHIN
Biltl. X;it., Cabinet des Estampes, N 2
LA SOCIETE LETTREE A LA FIN DE L'ANCIEN RÉGIME 433
La Harpe est ainsi devenu le critique marquant et, pour ainsi
<lire, unique, du siècle; ce qui est injuste, notamment pour
Marniontel. Les Éléments de littérature, recueil d'articles écrits
pour \ Encyclopédie et son Supplément, dénotent une curiosité
plus éveillée, plus vraiment moderne que celle de La Harpe,
un esprit plus libre et non sans hardiesse, un fonds solide de
culture classique, où toutefois l'auteur ne s'enferme pas, enfin
une notion éclairée des rapports entre la littérature, l'histoire et
la morale. C'est de la honne critique de transition, élégante,
lumineuse; et Sainte-Beuve ne craint pas de ranger ce livre
démodé parmi ceux « qu'on parcourt toujours avec plaisir, et
que la jeunesse non orgueilleuse peut lire avec fruit ». Le monu-
ment de La Harpe est plus imposant, mais d'aspect funéraire.
Cette charmante société d'avant 89 avait donc le goût, et
croyait avoir tous les moyens de s'instruire. Mais YEncyclo-
pédie avait aidé à propager cette idée fausse, que le dernier état
de la science est la science même, et que la vulgarisation
« n'en suppose aucune connaissance préliminaire ». La vraie
discipline manquait. Tant de hautes connaissances, simplement
effleurées, ne fortifiaient pas la raison, et la laissaient en général
incapable de sentir à quel endroit elle perd pied et va diva-
guer. « Le merveilleux, a-t-on dit finement, paraissait alors tout
naturel *. » L'illuminisme de Saint-Martin, les prestiges de
Mesmer et de Cagliostro, tournaient toutes les têtes, tandis qu'on
se moquait du surnaturel selon la tradition et la foi. « Il y a
vingt ans, écrivait M™" Necker en 1785, au plus fort des jon-
gleries mesmériennes,... que me trouvant pour la première fois
au milieu des plus beaux esprits de l'Europe, j'entendis traiter
de chimères toutes les idées sur lesquelles j'avais fait reposer
mon bonheur... ; je gardai chèrement mes opinions au milieu de
ce torrent d'incrédulité... C'est moi cette fois qui suis l'incrédule.»
Le prince de Ligne, Chamfort et Rivarol, causeurs
et écrivains. — Le prince de Ligne, Chamfort et Rivarol
doivent le nom qu'ils ont dans les lettres à l'éclat qu'ils ont jeté
comme causeurs. Sainte-Beuve l'a dit avec raison du prince de
Ligne : il ne saurait être « traité comme un auteur ». A soixante-
I. Bersot, Mesmer et le magnétisme animal, 3* éd. (1864), p. 10.
Histoire de la lanouc. VI. 28
434 LES SALONS, LA SOCIÉTÉ, L'ACADÉMIE
quatorze ans, confiné dans la retraite, il fit imprimer à peu
d'exemplaires trente volumes de Mélanges, ce qu'il regardait,
dans son vaste « chosier », comme le plus digne de survivre.
M""^ de Staël y fit aussitôt un choix succinct et exquis. Dans
ces fragments se trouve une peinture de la haute société
française à la veille de la Révolution, et la figure même du
peintre est la représentation la plus expressive de cette société
à laquelle il s'était si bien assimilé. Chamfort et Rivarol sont
davantage des gens de lettres. Ce sont aussi des écrivains poli-
tiques : cette partie de leur œuvre et de leur vie sort du cadre
de ce chapitre. Chamfort moraliste, Rivarol littérateur s'y ratta-
chent au contraire directement : c'est en effet dans les salons
qu'ils ont achevé de se former; leur style a été façonné par la
conversation, dont ils avaient le génie, et ce que M"" de Staël dit
du prince de Ligne s'applique également à eux : « 11 faut les
écouter en les lisant. »
Né en 1735, le prince de Ligne avait vingt-quatre ans quand
il parut à Versailles, envoyé par Marie-Thérèse pour y annoncer
la victoire de Maxen. A la cour, à la ville, chez M"* du Deffand,
chez M*"" Geoffrin, il fit d'abord sensation, non par ses qualités
vraiment éminentes, qui sont l'étendue de son intelligence et
ses sentiments chevaleresques, mais par les grâces légères qu'on
n'avait pas encore vues à ce degré chez un étranger nouveau
venu. A vrai dire, il était presque Français de race et d'éduca-
tion. Il revint souvent à Paris et à Versailles dans les années
suivantes. Ce grand voyageur s'y trouvait chez lui. En 1776, le
comte d'Artois le rencontra sur la frontière et lui donna rendez-
vous à ïrianon de la part de la reine. « Le goût pour le plaisir,
dit-il, m'avait conduit à Versailles, la reconnaissance m'y
ramena. » Pendant dix ans consécutifs il fut le courtisan de la
jeune souveraine, dont il adorait en tout respect « l'âme et la
figure, aussi belles et aussi blanches l'une que l'autre ». De tous
les succès qu'il ne laissa pas de cueillir, ceux de l'esprit réle-
vèrent fort au-dessus de ce monde qui l'avait si chaleureusement
adopté. 11 trouve des mots vifs et surprenants; mais il est de
plus observateur pénétrant, et, comme il l'a dit lui-même, véri-
tablement « moraliste ». Quoiqu'il fasse ses délices des petits
vers anacréontiques, il vaut et donne bien davantage. Il a su,
LA SOCIÉTÉ LETTllKE A LA FIN DE L'ANCIEN IIÉGIME 435
dans ses voyages en tout sens, voir et peindre les cours, les pavs
et les peuples. Il a le pittoresque et Témotion. Il a parlé de la
guerre avec l'accent de l'héroïsme. Si, comme le dit M"" de Staël,
« il est le seul étranger qui, <lans le genre français, soit devenu
un modi^'le au lieu d'être un imitateur », c'est que le « genre »
procède chez lui d'un naturel riche et original. Éloigné de Ver-
sailles, ses lettres étaient le régal des sociétés où l'on gardait
son souvenir. « Il faut se représenter l'expression de sa belle
physionomie, la gaîté caractéristique de ses contes, la simpli-
cité avec laquelle il s'abandonnait à la plaisanterie. » Et voilà
ce qu'avec M"' de Staël pouvaient encore quelques-uns de ses
premiers lecteurs.
Chamfort ne compte plus aujourd'hui comme écrivain que par
ses deux ouvrages posthumes, les Maximes et les Anecdotes. Les
Maximes, sous la forme consacrée par La Rochefoucauld, pei-
gnent dans un esprit de dénigrement non douteux la société
dont Chamfort, devenu révolutionnaire, a précipité la chute
autant qu'il l'a pu, après en avoir été le bel esprit favori. C'est
l'expression fine, affilée, d'un pessimisme moins douloureux
que cruel. Les Anecdotes sont, en quelque sorte, les pièces de
conviction; un recueil de mots notés au vol, par lesquels cette
société si polie, dénonce elle-même sa corruption. Réquisitoire
et dossier produisent une impression à laquelle le lecteur ne
résiste qu'au prix d'un effort d'équité aussi résolu que le parti
pris de l'accusateur.
De vingt-cinq à quarante ans, Chamfort est celui que Rivarol
comparait à « une branche de muguet » : léger, gracieux, fleuri,
sans force et sans éclat. De « jolie figure » , causeur séduisant,
ardent au plaisir et adulé par les femmes, c'est, assure l'une
d'elles, « un Hercule qu'on prend pour un Adonis ». Il a de l'entre-
gent et se concilie des protecteurs sans se faire l'homme-lige
d'aucun. Ce seront D'Alembert, Voltaire, Thomas et Delille, ses
deux frères d'Auvei^ne, surtout Duclos, le plus spontané de tous.
Ses premiers essais ressemblent à ceux de tous les débutants
qui cherchent à se faire un nom avant de s'être découvert aucun
fonds d'originalité. Il prend les deux voies frayées, les concours
académiques et le théâtre. A l'Académie il est d'abord lauréat
pour la poésie. Au théâtre ses deux premières comédies, la Jeune
436 LES SALONS, LA SOCIÉTÉ, L'ACADÉMIE
Indienne (1764) et le Marchand de Smyrne (1770), obtinrent
un succès honorable, rien de plus. Il s'emploie , comme tant
d'autres sans fortune, à d'obscures besognes de librairie. Peu
à peu sa réputation prend corps. Ses Éloges de Molière (1766)
et de La Fontaine (1774), fort au-dessus des morceaux ana-
logues primés par les Académies, le signalent comme cri-
tique ingénieux, et déjà comme moraliste. Le pessimisme n'y
perce pas encore. Il n'y en a pas trace surtout dans la douce-
reuse tragédie de Mustapha et Zéangir (1776). La reine (faveur
très rare) admit l'auteur à lui lire sa pièce, en fut émue aux
larmes, la fit jouer à Fontainebleau, où le triomphe en fut écla-
tant. Soit déception, soit réaction, le public parisien l'accueillit
froidement. A tout prendre, en 1781, une fois Chamfort à
l'Académie, sa situation est aussi belle que peut l'espérer un
écrivain dont le talent fin et distingué ne s'est pas imposé
par un de ces chefs-d'œuvre où l'on sent la main d'un maître.
C'est dans le monde, par son agrément personnel, qu'il s'est
fait surtout apprécier, et le monde l'a comblé. Secrétaire du
prince de Condé, puis de M"* Elisabeth; pourvu d'une pension
de 1200 livres sur les Menus, il en recevra de Galonné 2000
autres. Les Choiseul, Monsieur, le comte de Vaudreuil, les
Polignac, la reine le protègent. En voici la suite : en 1791 , cet
académicien réclamera la destruction des académies, « créées
pour la servitude » ; « les compagnies, dira-t-il, ne se rangent
pas, il faut les anéantir ». Ce favori de la cour sera l'un des
théoriciens les plus farouches de la Révolution; au moment
même où il accepte de nouvelles grâces^ il a déjà condamné le
régime, et (soit dit à l'honneur de sa sincérité) il ne s'en cache
pas avec ses puissants amis. Pendant les dernières années de
sa vie mondaine, plus spirituel, plus merveilleux que jamais,
il ne cessera de répandre dans la conversation ses Maximes
« acres et pleines de fiel ». Tel est le second Chamfort, et l'ache-
minement de l'un à l'autre nous révèle chez le personnage un
vice profond de caractère.
Au moment même où tout souriait à sa jeunesse, il frappait
déjà par son humeur et sa fatuité. Sophie Arnould l'appelait
« dom Brusquin d'Algarade.», et Diderot, « un petit ballon dont
une piqûre d'épingle fait sortir un vent violent ». De- bonne
LA SOCIÉTÉ LETTKÉE A LA PIN DE L'ANCIEN RÉGIME 437
heure le plaisir ruina sa santé; ses idées sur l'amour devinrent
celles, non d'un désabusé, mais d'un cynique aigri. Dans 1«
grand monde, entouré (c'est lui qui le dit) d'affections tendres et
prévenantes comme celle de Vaudreuil, le mensonge des faux
attachements lui paraît sans compensation. Comme s'il avait
cédé, en devenant homme de société, à un élan du cœur, non
à la soif du plaisir et du succès, il ne s'en veut pas à lui-même
d'avoir bu « l'arsenic » avec le « sucre », mais à ses empoison-
neurs. Il ne dit pas qu'il s'est laissé séduire, mais qu'on n'a pu
le corrompre : « Pour être heureux dans le monde, il y a des
côtés de son âme qu'il faut entièrement paralyser. » Il alla
chercher le bonheur aux champs, dans l'intimité d'une vie
à deux, et parut l'y avoir trouvé. Quand il reparut après deux
ans, sa blessure s'était envenimée. La mort de son amie, les
instances de Vaudreuil, sans doute aussi l'amour-propre, plus
fort que le dégoût du monde, et la certitude de s'imposer par
l'ascendant de l'esprit dans l'attitude de moraliste hautain,
toutes ces causes ensemble le ramenèrent sur la scène.
En appelant de ses vœux le cataclysme, il accepta tous les
avantages que lui offraient cette société et ce régime honnis.
« Il y a, dit-il, une reconnaissance basse » ; son ingratitude
fut superbe : « Ces gens-là doivent me procurer vingt mille
livres de rentes; je ne vaux pas moins que cela. » Ce qui lui
ouvre les yeux sur les iniquités de l'ancien régime, c'est que
lui, homme d'esprit sans naissance, n'y saurait remplir tout
son mérite, servir (ou conduire) la chose publique; qu'un nom,
des lauriers, une vaine fumée, sont le dernier terme de ses
espérances, et que son ambition (ou sa convoitise) passe bien
au delà. M'"" Helvétius disait : « Quand j'ai eu le matin la con-
versation de Chamfort, elle m'attriste pour toute la journée. »
On ne se lassait pourtant pas d'entendre cette conversation « où
chaque mot était une sentence, chaque réplique une saillie » ;
on admirait comme un jeu de l'art, sans s'irriter, cette sanglante
satire. « ...Et s'il me plaît, à moi, d'être battue? ... » Parla aussi
la conscience de Chamfort était mise à l'aise. L'insensibilité de
ceux qu'il déchirait l'excitait à frapper toujours plus fort, avec
une sorte de furie : « En voyant ce qui se passe dans le monde,
l'homme le plus misanthrope finirait par s'égayer, et Heraclite
438 LES SALONS, LA SOCIÉTÉ, L'ACADÉMIE
par mourir de rire ». L'impression finale, sur son compte, est
compliquée et douteuse.
En Rivarol, au contraire, on voit clair, comme lui-même
en toute chose. Il est tout cerveau et tout nerfs. 11 n'a de pas-
sion qu'à comprendre, saisir le vrai, en communiquer la sen-
sation vive et perçante et bafouer les faux semblants. Et non
seulement il voit clair, mais il voit loin, en étendue et en pro-
fondeur. Dans la fièvre du combat il g-arde la sérénité de l'esprit,
et son escrime la plus violente est d'un jeu libre et gracieux.
Il a dans le sang la verve méridionale, la finesse italienne
et l'insolence cavalière du gentilhomme. Ses ancêtres étaient
nobles au delà des monts. La branche à laquelle il appartient,
tombée à la condition de la petite bourgeoisie, est venue se
fixer à Bagnols '. Il arrive à Paris en 1777; il a vingt-quatre
ans, des lettres, la tournure, le visage, les manières, la parole
surtout, propres à le faire bien venir. Ce fut son premier soin.
Aux potentats d'Académie, comme D'Alembert, il préfère dans
le monde des lettres les irréguliers, son compatriote Cubières,
Dorât, et même la bohème besogneuse et emprunteuse, dont
il est. Cela ne l'empêche pas de s'insinuer chez les Polignac,
M"^ de Créqui, M™^ d'Angivilliers, les Beauvau et les Ségur,
M™^ de La Reynière, M'"'' Fourrât, M"'" Lecoulteux du Moley.
Ses fautes de conduite, dont ses envieux mènent grand bruit,
ne sauraient prévaloir contre la séduction de son esprit. En 1780,
il se marie à une sotte qui jouait le sentiment. Sa méprise
reconnue, il y coupe court et tire de son côté *. Ce fut un
beau scandale. C'en fut un autre que ses changements de nom
successifs et les désaveux auxquels ils l'exposèrent. Pour braver
la médisance, il se décide à reprendre son bien, le titre de
comte. C'est ainsi qu'il signe, en 4784, son premier ouvrage
i. Antoine (no en jnin 1753) est l'aîné des seize enfants de Jean Rivarol. Celui-ci
parait avoir fait dans sa vie bien des métiers, entre autres celui d'aubergiste,
ce qui fournit aux ennemis de notre comte de Rivarol une riche matière à épi-
grammes. Jean Rivarol était d'ailleurs un homme cultivé : ses fils, dont il fut le
premier maître, lui font honneur sur ce point. Pendant vingt-neuf ans, il fut
receveur des droits réunis et remplit diverses charges d'édilité sous la Répu-
blique.
2. La vie commune ne dura guère plus d'un an ; il y en avait deux que la
rupture était accomplie, quand l'Académie française, en 1783, récompensa du
prix Montyon la servante fidèle et désintéressée de M"* de Rivarol. La satis-
faction d' « humilier la vanité de M. le comte de Rivarol » ne fut pas, comme
on le pense, le motif le moins puissant pour déterminer les suffrages.
LA SOCIÉTÉ LETTRÉE A LA FIN DE L'ANCIEN RÉGIME 439
important, qui demeure en bonne place parmi les petits chefs-
d'œuvre de notre prose, le Discours sur V Universalité de la langue
française.
Ce Discours, dont l'Académie de Berlin avait proposé le sujet
en 1783, et qui valut le prix àRivarol (partagé avec J.-C. Schwab,
professeur de philosophie à Stuttgard). est pour nous un titre
national. L'auteur a débrouillé ce vaste sujet d'histoire et de
littérature européennes, en faisant preuve de connaissances éten-
dues, d'une aisance remarquable à Saisir le lien des faits et
à les rassembler sous les idées générales qui les éclairent. La
construction n'est .pas suffisamment organique et le» tableaux
se succèdent plutôt qu'ils ne s'enchaînent. Mais l'ensemble est
vivant : il y règne un mouvement à demi oratoire, conforme
à la loi du genre, et de plus, ici, soutenu par le sincère
amour de l'auteur pour cette langue française, sur laquelle à
mainte reprise il dit le mot juste, définitif : « Elle est... faite
pour la conversation, lien des hommes et charme de tous les
âges; et, puisqu'il faut le dire, elle est de toutes les langues la
seule qui ait une pj'ohité attachée à son génie. Sûre, sociable,
raisonnable, ce n'est plus la langue française, c'est la langue
humaine. »
Peu de mois après il donna la traduction de VEnfer, que Vol-
taire prétendait inexécutable, et qui est un beau tour d'adresse,
également éloignée de la fidélité terre à terre, et de la mollesse
qui, dans les « belles infidèles », efface le relief de l'original.
Son œuvre la plus forte est le Discours préliminaire du nouveau
dictionnaire de la langue française (1797) — d'un dictionnaire
qui ne fut jamais fait. C'est un jugement, nourri d'histoire, sur
l'action dissolvante de la « philosophie moderne ». De Y Ency-
clopédie à Chateaubriand, que Rivarol semble pressentir, nous
assistons à l'asphyxie progressive du corps social. Ce pur intel-
lectuel conçoit des besoins de sentiment auxquels il est étranger,
aussi clairement qu'un mathématicien, par le calcul, détermine
l'action d'astres invisibles.
Si dispersée que fût sa vie, il se ménageait le temps de se
renouveler, et son œuvre en porte témoignage. Encore est-elle
peu de chose en comparaison de ce qu'il aurait pu; mais il répu-
gnait au travail de la plume, « triste accoucheuse de l'esprit ».
440 LES SALONS, LA SOCIÉTÉ, L'ACADÉMIE
Il n'avait rien du spéculatif, tout du polémiste. Aiguillonné par
V actualité, il écrivait de verve, et comme pour son allégement.
Une exécution publique à faire pour venger le bon sens, voilà ce
qui lui sourit : celle de Delille, poète rustique pour salons; de
M""" de Genlis, le « gouverneur » en jupons, ambiguë dans sa
condition, son esprit, ses mœurs, son sexe, pédante, moralisante
et médisante; de Necker, l'ambitieux inconsolé qui se taille une
réclame politique dans une apologie pour « l'Être suprême » ;
des pygmées qui par milliers riment malgré Minerve et ridiculi-
sent la divine poésie. Il venait de faire paraître son Petit Alma-
nach de nos grands hommes, année 1788, quand la Révolution
donna naissance au journalisme politique. Par sa prestesse et
sa crânerie Rivarol y était prédestiné. La lutte quotidienne, à
l'avant-garde, en tirailleur, convenait par excellence à son talent
et à ses goûts. Sur le choix d'un parti, ce raffiné, cet aristo-
crate d'instincts et d'habitudes ne pouvait hésiter : la Révolu-
tion était pour lui la barbarie aggravée par la déclamation, la
fin de la société polie, de la fine conversation, de ce qui était le
plaisir et l'emploi de sa vie.
Il avait pénétré dans les salons, connu seulement comme un
louche intrigant. Mais il n'avait pas laissé le loisir de le discuter.
« Dès qu'il avait pris la parole, il ne tarissait pas, prenait pos-
session du premier rôle, et on ne faisait plus que l'écouter avec
un ravissement que personne ne dissimulait *. » Il a défini l'es-
prit, d'après le sien, « la faculté qui voit vite, brille et frappe ».
Ses images, rapides et lumineuses comme l'éclair, se suivaient
avec une abondance dont l'auditeur était « ébloui, terrassé * ».
Avec cela des vues, des idées en tout sens, dans chaque trait
une réflexion condensée. Rivarol donne à tout ce qu'il dit l'air
d'une création directe et soudaine. Mais en grand improvisa-
teur, pour qui le premier mouvement est le bon, il lui arrive
de fixer sur ses Carnets, telle qu'elle a jailli de son cerveau, la
pensée qui lui est venue à ses heures de solitude, et son feu
d'artifice (le mot est inévitable) n'est pas absolument sans apprêts.
Faut-il citer quelques-uns de ses mots, comme échantillons?
1. Mémoires de Thiébault, t. I, p, i03 (Paris, 1893).
2. C'est le mot de ChênedoUé, après la journée passée avec Rivarol, en 1795,
aux environs de Hambourg.
LA SOCIÉTÉ LETTRÉE A LA PIN DE L ANCIEN REGIME 441
Celui-ci, sur le Tableau de Paris par Mercier : « Ouvrage pensé
dans la rue et écrit sur la borne » ; ou cet autre sur l'académi-
cien Beauzée : « Un bien honnête homme, qui a passé sa vie
entre le supin et le gérondif. » Ses impertinences les plus
cruelles ont un air de négligence bon enfant qui rend la riposte
impossible et met nécessairement les rieurs de son côté. A Flo-
rian qui laissait sortir un manuscrit de sa poche : « Ah! mon-
sieur, si l'on ne vous connaissait pas, on vous volerait. » En
virtuose amoureux de son art, il jouissait tout le premier de sa
dextérité : « Pour peu que cela dure, disait-il à son compère
Cham'pcenetz, il n'y aura plus un mot innocent dans la langue. »
La Révolution ne permit pas que « cela durât », et c'est sur les
grandes routes de l'émigration, au hasard des rencontres, que
Rivarol continua, pendant dix ans, d'exercer son art, l'art de
société par excellence, et qui pour cette raison lui paraissait la
plus noble conquête de l'homme civilisé.
Les salons et la politique à la fin de Tancien régime ;
M"' de Staël. — « Je ne puis soutTrir cette Révolution, elle
m'a gâté mon Paris », disait en 1789 le vicomte de Ségur,
exaspéré de voir l'invasion de la politique. Déjà plusieurs
années avant la Révolution, qui ne fit que précipiter la crise,
la sociabilité s'était visiblement altérée. Vers 1783, la mode
anglaise des clubs commença a de séparer les hommes des
femmes ». Comme naguère les philosophes dans leurs « syna-
gogues », les esprits tout à la politique n'étaient à l'aise pour
en disserter, pour réformer l'État, qu'à la condition de n'être
pas détournés de leur objet. La présence des femmes les gênait.
« Les passions douces, dit le comte de Ségur, conviennent seules
à leur grâce, à leur délicatesse, à leur voix comme à leurs
traits. » L'exemple de M°" de Staël n'afîaiblit pas, bien au con-
traire, la valeur de cette remarque. On reconnaissait en elle
« une sorte de phénomène », parmi son sexe. Si les hommes
paraissaient négliger la société des femmes, c'est qu'ils son-
geaient moins, sous la pression des événements, à briller par
les agréments de l'esprit, qu'à suivre, ou même à déterminer
les courants de l'opinion. Les conférences qui suivaient les
déjeuners de Talleyrand, les réunions instituées dans leur hôtel
par les frères Trudaine, et d'où sortit la Société des amis de 89^
442 LES SALONS, LA SOCIETE, L ACADÉMIE
d'autres encore du même genre, étaient des écoles de libre dis-
cussion, et l'on ne craignait pas de s'y appesantir sur les ques-
tions brûlantes. Mais ceux qui les fréquentaient transportaient
ensuite dans le monde le ton des clubs.
Quand le comte de Ségur, aux premiers jours de 1789, revint
de Russie après six ans d'absence, il fut frappé du changement
survenu dans les conversations de son monde. « Plus vives,
plus spirituelles, plus animées que jamais », elles avaient perdu
leur « atticisme », leur « urbanité ». Les salons étaient des
« arènes, où les opinions les plus opposées se choquaient et se
heurtaient sans cesse... Chacun parlait haut, écoutait peu;
l'humeur perçait dans le ton comme dans le regard. Souvent,
dans un même salon, les personnes d'opinions opposées se for-
maient en groupes séparés. Bientôt une animosité toujours
croissante désunit et divisa totalement des sociétés, dont l'amé-
nité n'était plus le doux lien '. Dans les maisons où se réunis-
saient les personnes de même opinion, la chaleur des débats
n'était pas moindre, ni les sujets de conversation plus variés.
On y voyait seulement moins d'aigreur. » Il régnait dans les
âmes des passions plus fortes que les lois de la bienséance.
M™" Necker dit que « le grand art de la conversation est
d'attirer la parole, de parler peu et de faire beaucoup parler les
autres ». C'est ce que M""" Geoffrin lui avait appris, ce que déjà
La Bruyère aurait pu lui apprendre, et ce qu'elle enseignait à
sa fille. Necker remarque combien la fille et la mère sont peu
de la même école. Dès que son mariage, à vingt ans, lui per-
met de sortir de la pénombre et d'entrer dans le rôle dont
son imagination est remplie, Germaine Necker laisse sa mère
s'entretenir paisiblement, modestement, à l'écart, avec les
derniers fidèles du bureau d'esprit, accapare l'attention des
hommes groupés autour de l'ancien contrôleur général, les
enflamme de son éloquence, « étonne, persuade, entraîne » ;
par la dialectique, le visage, le geste, la voix, elle est orateur,
grand orateur politique, et le salon de la rue Bergère devient un
club où tout plie au souffle de sa parole. Elle a dans son cercle
1. A la fin de 1788, Chamforl écrivait h Vaudreuil une lettre éloquente qu'il
termine ainsi : « J'ai voulu vous faire ma profession de foi, afin que si par
hasard nos opinions se trouvaient trop différentes, nous ne revinssions plus
sur celte conversation. ■•
LA SOCIÉTÉ LETTRÉE A LA PIN DE L'ANCIEN RÉGIME 443
(les « adorateurs », des sujets, au dehors des ennemis qui la
traitent selon les lois de la guerre, outrageusement. Dans ce
nouvel état de la société, une femme ne gouverne plus par la
déférence due à son sexe, mais par la véhémence de ses senti-
monts ot do son langaire.
Conclusion. — De ces longues relations entre le monde et
les gens de lettres, quels ont été les résultats?
D'abord pour les gens de lettres et leur « république », un
surcroît d'autorité considérable. Entre eux et les grands, la ^
familiarité, le commun usage des plaisirs de l'esprit suppriment,
ou peu s'en faut, l'inégalité de condition. De là en faveur des
gens do lettres, et contre le pouvx)ir, la complicité sourde ou i
déclarée de' l'opinion, notamment dans les hautes classes.
En ce siècle, l'art de causer agréablement est d'instinct et
de tradition chez l'homme de qualité; art subtil et qui suppose l
une éducation du caractère autant que de l'intelligence. « Il faut
contenir les mouvements de l'esprit comme ceux du corps, et
observer les regards de ceux devant qui l'on parle, pour aflai-
blir dans l'expression de son sentiment ou de sa pensée ce
qui pourrait choquer leurs préjugés et embarrasser leur amour-
propre •. » Voilà ce que les gens de lettres ont appris en se .
réglant sur les gens de qualité. En ce genre de talent, les gens
de lettres ne font nulle difficulté de le reconnaître, ils ne sont
que des disciples.
Mais ils se vantent d'avoir communiqué aux gens du monde
« leurs connaissances et leurs lumières ». Les gens du monde
ne devinrent pas philosophes : ils avaient trop à faire; mais
ils s'inoculèrent au moins le sens général de la doctrine, le
dédain de la tradition et de l'autorité, et la croyance au pro- •
grès par le rationalisme universel.
Dans la « bonne compagnie », l'agrément étant le mérite
suprême, nul suffrage n'avait plus de prix que celui des femmes :
« Dans un tel état de choses, dit M""" de Staël, elles sont une
puissance et l'on cultive ce qui leur plaît. » Le danger pour les
gens de lettres était un retour à la « préciosité ». Ils n'y échap- '
pèrent pas. Par bonheur M"" de Lambert et M"* de Tencin
l. SuanI, Discours prononcé à l'Académie française en réponse « M. de Monles-
quiou (8 juin 1784).
444 LES SALONS, LA SOCIÉTÉ, L'ACADÉMIE
étaient des « précieuses » de la grande école. Leurs salons ne
servirent pas de rendez-vous, comme les dernières « ruelles y>
du xvii® siècle, aux beaux esprits surannés, mais réunirent la
véritable élite des gens de lettres, et discréditèrent promptement
les cercles infimes qui s'étaient multipliés autour d'eux. Les
seuls salons littéraires qui exercent une influence appréciable
sont bien au service et au pouvoir des écrivains en renom.
De M"* de Lambert à M"" de Lespinasse, les femmes sont les
grands diplomates de la littérature. Les réunions oii les philo-
sophes sont affranchis de leur tutelle remuent plus d'idées, mais
ne les font pas rayonner.
Les seuls écrivains de ce temps qui aient du souffle et de la
couleur, Jean-Jacques et Diderot, comptent parmi les plus
rebelles à la discipline des salons. Ceux qui s'y sont plies (de
beaucoup le plus grand nombre) y ont contracté des habitudes
de goût et de langage qui ont éliminé pour un temps de notre
littérature les mérites d'art supérieurs. Le « ton du monde »
exclut l'épanchement des émotions intimes. La convenance,
en société, consiste à ne pas produire de dissonances; le talent,
à tout faire entendre sans appuyer. Cette discrétion est une
habileté. L'esprit, maître de lui et souriant, provoque d'autant
mieux l'adhésion, qu'il a moins l'air d'y tenir. Par contre la
langue de la conversation réglée n'est oratoire ni poétique à
aucun degré; elle est, suivant le mot de Mercier, « élégante
mais inexpressive et sans couleur ». Une école littéraire qui
n'a en vue qu'un public de mondains blasés, qui ne vit que
d'idées et n'admet d'originalité de bon aloi que la finesse
d'esprit, une telle -é«ele--s'interdit l'expression de la vie soit
morale, soit physique; elle ne connaît qu'analyse et abstrac-
^ tion, et sa poésie ne saurait être que prose versifiée. Bien
disante, non éloquente; spirituelle, lumineuse, instructive, mais
sèche et impersonnelle, telle est notre littérature duxviii' siècle,
et c'est ce que signifie littérature de salons.
BIBLIOGRAPHIE
Source». — La liste complète en serait interminable. Il n'est presque pas
de Mémoires et de Correspondances du xviii* siècle qui n'y dussent figurer.
Voici les principales :
I. Sur les sociétés littéraires de 1710 a 1750 : Hénault. Mémoires,
BIBLIOGRAPHIE 44»
in- 12, Paris, 1853. — Sur la cour de Sceaux : Mémoires de M""" de Staal,
Divei'tissemens de Sceaux, in- 12, Paris et Trévoux, 1712; Suite des Divei'tis-
semens de Sceaux, in-12, Paris, 1725. — Sur les premiers bureaux d'esprit :
Trublet, Mémoires sur FontencUe, in-12, Paris, 17GI; Œuvres de M™* de
Lambert, in-12, Paris, 1774- (avec une Notice de Fontenelle); Lettres choisies
de M. de La Rivière, 2 vol. in-12, Paris, 1731; Mémoires de Marmontel
(livre IV, sur iM'"^' de Tenciu); Piron, Œuvres, 7 vol. in-8, Paris, 176G
{Épitres et poésies diverses, aux lomes VI et VII); Duclos, Mémoires secrets
(année 1719).
II et III. Sur les salons au temps de l'Encyclopédie et la Société litté-
raire sous Louis XVI, voir principalement dans les Correspondances de
Grimm et de La Harpe: en second lieu le Journal de Collé, publié par
Honoré Bonhomme, 3 vol. in-8°, Paris, 1868; pour la période de 1762 à 1787,
dans les Mémoires secrets (dits de Bachaumont), et pour les années 1773
et suivantes dans la Correspondance secrète (de Métra). — Sur les salons
encyclopédiques en général : M"* Suard, Essai de Mémoires sur M. Suard,
in-r2, Paris, 1828. — Morellet, Mémoires sur le XVIII'^ siècle et sur la Révo-
lution,-2 vol. in-8", Paris, 1822; les^émoires de Marmontel (voir notam-
ment au livre V, M™« de Marchais et M™*' Geoffrin, et, au livre X, M™* Necker) ;
Tahbé F. Galiani, Correspondance, publiée par Lucien Perey et Gaston
Maugras, 2 vol. in-S», Paris, 1881; M"'^ Necker, Mélanges, 3 vol. in-8°,
Paris, 1798; et Nouveaux Mélanges, 2 vol. in-8°, Paris, 1802. — Sur M""" Geof-
frin : Éloges de 3/'"® Geoffrin, par Morellet, Thomas et d'Alembert,
in-B', Paris, 1812. — Sur d'Holbach et Helvétius : Lettres de Diderot à
3f"^ Volland; Garât, Mémoires sur le XVUI" siècle ainsi que sur la vie et les
écrits de M. Suard, 2 vol. in-8", Paris, 1829 (le 1. 1). — Sur M"»» du Deffand :
sa Correspondance générale, publiée par M. de Lescure (Introduction bio-
graphique très complète), 2 vol. in-8°, Paris, 1863; Correspondance de
M°»* du Deffand avec la duchesse de Choiseul, etc., publiée par Saint-
Aulaire, 3 vol. in-S", Paris, 1839. — Sur M"^' de Lespinasse : ses Lettres,
publiées par Eug. .\sse (voir l'Introduction biographique et le supplément),
in-12, Paris, 1876; Lettres inédites de M"* de Lespinasse, publiées par
Charles Henry (voir l'Étude biographique), 2« éd , in-12, Paris, 1887. — Sur
M™® Necker : nombreuses lettres inédites dans d'Haussonville, Le salon
de M™* Necker, 2 vol. in-12, Paris, 1882. — Sur la société au temps de
Louis XVI : Comte de Ségur, Mémoires ou Souvenirs et Anecdotes, S'' éd.,
3 vol. in-8°, Paris, 1827 Inolamment I, 38; II, 33; III, 588); Mercier,
Tableau de Paris, 8 vol. in-8'', Paris, 1782 et suiv. ; et les ouvrages du prince
de Ligne, de Ghamfort et de Rivarol.
Travaux inocIeriicM. — GÉNÉRALITÉS : Bersot , Études sur le
XVIIl^ siècle, 2 vol. in-12, Paris, 1833 (le tome 1); Goncourt, La femme au
XVII 1° siècle, in-12, Paris, 1887 (cf., sur cet ouvrage, Scherer, Études cri-
tiques, t. H, p. 93). — I. Desnoiresterres, les Cours galantes, 4 vol. in-I8,
Paris, 1839-1864 (le tome IV); Ad. JuUien, la Comédie à la Cour, in-4,
Paris, 18S3; Sainte-Beuve, Causeries du lundi, III, 206 (la duchesse du
Maine), Portraits littéraires, III, 436 (M"'" Delaunay de Staal); Arvéde
Barine, Princesses et grandes dames, 3" éd., in-12, Paris, 1893, p. 215
(la duchesse du Maine). — Sainte-Beuve, Causeries du lundi, IV, 217
(M'"« de Lambert) ; Ch. Glraud, Le salon de .W"" de Lambert {Journal des
Savants, 1880); Gréard, L'éducation des femmes pnr les femmes, in-12,
Paris, 1886 (p. 169, M"'« de Lambert) ; Larroumet, Marivaux, 2^ éd., in-12,
Paris, 1894(1" partie, chap. iv, et 2" partie, chap. m. — On trouvera dans la
l""" édition. in-8°, 1882, p. 118, une bibliographie des Salons littéraires.) —
H. Scherer, Melchior Grimm, Paris, 1887, in-B"; Sainte Beuve, Causeries
du lundi, H, 309 (M">e Geoffrin) ; I, 412 (Lettres de M"'» du Deffand) ; II, 121
446 LES SALONS, LA SOCIÉTÉ, L'ACADÉMIE
(Lettres de M"« de Lespinasse) ; IV, 240 (M^^ Necker) ; IX, 162 fie premier et
le dernier des trois articles sur Duclos); Antoine Guillois, Le salon de
M""^ Hetvctius, in-12, Paris, 1894; Lucien Perey, Le président Hénault et
iM"»e du Deffand, in-8°, Paris, 1893 ; Eug. Asse, M"" de Lespinasse et M"» du
Deffand, suivi de documents inédits sur M"« de Lespinasse, in-12, Paris, 1877;
Paul Bonnefon, M"" de Lespinasse, l'amoureuse et l'amie: lettres inédites
{Revue d'histoire littéraire de la France, 1897, p. 321); P. de Ségur, Le
royaume de In rue Saint-Honorè, M'"" Geoffrin et sa cour, in-8", Paris, 1897;
Aubertin, L'esprit public au XVIII'^ siècle, 2° éd., in-12, Paris, 1873 (voir
S'^époque, chap. ii : les Salons de Paris à la fin du règne, Mémoires de Bachau-
mont) ; L. Brunel, Les philosophes et l'Académie française au XVItl'^ siècle,
in-8'', Paris, 1884. — III. Desnoiresterres, Le chevalier Dorât et la poésie
légère au XVIII" siècle, in-12, Paris, 1887 ; Grimod de lu Reynière et so7i groupe,
in-12, Paris, 1877; Daunou, Discours préliminaire sur la vie de La Harpe,
sur ses ouvrages, etc. (en tète du Cours de Littérature, Paris, 1826);
Sainte-Beuve, Causeries du lundi, VIII, 234 (le prince de Ligne), IV, 536
(ChamIort), V, 62 (Rivarol); Du Bled, Le prince de Ligne et ses contempo-
rains, in-12, Paris, 1890; Pellisson, Chamfort, étude sur sa vie, son caractère
et ses écrits, in-8", Paris, 189y; Le Breton, Rivarol, sa vie, ses idées, son
talent, in-8°, Paris, 1893 ; De Lescure, Rivarol et la société française pen-
dant la Révolution et l'émigration, in-8*% Paris, 1883 (voir à la fin de la pre-
mière partie un tableau d'ensemble des Salons littéraires).
CHAPITRE IX
LE ROMAN'
/. — Le Sage, Marivaux, Prévost.
Le Sage (1668-1747). — Avec Le Sage le roman reprend
sa marche en avant et entreprend la conquête des genres clas-
siques vieillis.
Alain René Le Sage était un Breton probe et tenace, nulle-
ment mystique, point du tout poète, doué d'un sens très pratique, \
juste estimateur des hommes et des choses. Venu à Paris pour
faire son droit, il préféra fréquenter les littérateurs et observer
le monde, en spectateur curieux et désintéressé. Il ne se pressa
pas d'écrire, et passa la trentaine avant de songer à devenir
auteur. Comédie et roman le tentaient également : il hésita toute
sa vie entre les deux et ne fit qu'aller de l'une à l'autre. Peut-
être préférait-il le théâtre, où il parut deux fois avec éclat, quand
il fit jouer Crispin, et surtout quand il donna ce Turcaret qui
semblait annoncer un nouveau Molière. Mais dégoûté par les
cabales, il revint bien vite aux romans, dont la forme plus souple
convenait mieux à son indolence. Il en écrivit beaucoup : dans
le nombre il y en a deux ou trois qui ne valent pas grand'chose,
trois ou quatre assez jolis, un vraiment admirable. Entre temps
il retournait encore, non pas à la grande comédie, mais au
1. Par M. Paul Moriilot, professeur à la Faculté des lettres de rUniversité de
Grenoble.
448 LE ROMAN
théâtre populaire de la foire, où il déversait le trop plein de sa
verve et de ses observations quotidiennes. Nul n'a mieux
démontré par son exemple l'étroite parenté de ces deux genres,
la comédie et le roman. Il vécut ainsi jusqu'à près de quatre-
vingts ans, subsistant du produit de sa plume, toujours occupé
à projeter de nouvelles œuvres. Le Sage est le vrai patron des
hommes de lettres.
« Le Diable boiteux. *)> — Cette fois encore, l'influence
vint de cette Espagne, à laquelle nos auteurs avaient déjà fait
tant d'emprunts. Le début du xvin" siècle est marqué par un
renouveau d'hispanisme, qui, sans être très profond, se trans-
mettra pourtant jusqu'à Florian et Beaumarchais. Le Sage
traduit des comédies espagnoles : il lit aussi les romanciers et
les nouvellistes. En 1704, il donne une adaptation du Don
Quichotte d'Avellaneda. En 1707, il a la main plus heureuse :
d'ailleurs, il ne se contente plus de traduire, il y met du sien :
c'est le Diable boiteux.
Dans un petit livre paru en 1641 et intitulé El Diable cojiœlo,
Luis Vêlez de Guevara s'était avisé d'une jolie invention. Il
avait représenté un démon, Asmodée, qui transportait sur la
tour de San Salvador à Madrid un jeune étudiant castillan, et
qui, sautant de là par vives enjambées sur les toits de la capi-
tale, et les entrouvrant « comme on enlève la croûte d'un pâté »
faisait contempler à son compagnon les vices, les ridicules, les
manies, les pensées intimes, les occupations secrètes qui com-
posent la vie privée des gens que nous coudoyons chaque jour,
sans les connaître, dans la rue. L'idée était heureuse; il ne
s'agissait que de la bien remplir : ce deuxième mérite fut celui
de Le Sage. Dans le cadre madrilène que lui fournissait Guevara,
il a mis un tableau bien parisien. Quelques traits de couleur
espagnole, fort clairsemés, n'ôtent à peu près rien au caractère
français de l'œuvre. Ces coquettes fardées, ces bourgeois avares,
ces auteurs vaniteux, ces banquiers qui filent en Hollande, cet
histrion homme à bonnes fortunes, ce vieux garçon qui a épousé
sa blanchisseuse, tous ces types qui défilent devant les yeux
étonnés de don Cléophas comme les verres d'une lanterne
magique, ne sont autre chose que les Français et les Françaises
de 1707. Trente ans après La Bruyère, Le Sage peignait donc à
LE SAGE, MARIVAUX, PRÉVOST 449
son tour « les caractères et les mœurs de son temps » ; il les
peignait moins généraux, moins abstraits, plus vivants peut-être.
On sent à côté du moraliste l'auteur comique , toujours
préoccupé de l'efTet à produire et de la scène à faire. On sent
aussi, ce qui vaut mieux, le romancier, qui ne se livre pas
encore, mais qui déjà prélude et s'exerce. Quelques nouvelles
habilement intercalées nous reposent du sautillement fatigant de
l'intrigue. L'intrigue même a bien aussi quelque chose de roma-
nesque : ce diable qui, une fois échappé de la fiole magique où
il est enfermé, fait accomplir à son libérateur un si curieux
voyage, et qui, après l'avoir promené, instruit et finalement
marié, retourne docilement se faire mettre en bouteille à l'appel
d'un vieux savant, est un personnage de conte fantastique.
Quant à l'entreprenant écolier qu'une escapade amoureuse con-
duit sur les toits de la ville, et qui à la dernière page épouse
la belle Séraphine, il est déjà presque un héros de roman, tout
semblable à nous. A qui n'arrive-t-il pas de se promener long-
temps sur les toits avant de rencontrer le bonheur? Gil Blas
nous le redira après don Cléophas.
Le public fit un grand succès à cette amusante rapsodie, où
abondaient les traits de mœurs, les jolies anecdotes, les allusions
piquantes, mais où manquait le lien d'une action vraiment ori-
ginale. Seul le vieux Boileau protestait, et gourmandait, dit-on,
son jeune laquais coupable d'avoir lu un pareil livre. Le Sage,
en efTet, n'avait pas encore donné sa mesure : il devait faire
mieux. Mais cette fois il n'imita directement personne : il osa
être lui-même et composa GU Blas de SantUlane.
« Gil Blas » : le romanesque. — C'est une œuvre de
longue haleine et très variée d'aspects. On sent que la con-
valescence du genre est terminée et que l'ambition lui est
revenue avec les forces. Roman historique, politique, satirirjue,
moral; roman de mœurs mondaines, bourgeoises et même villa-
geoises, il y a de tout cela dans cet universel Gil Blas sous le
couvert d'une épopée picaresque. Mais l'originalité de Le Sage
consiste à avoir su accommoder ces éléments divers aux deux
principes constitutifs de tout véritable roman, à l'imagination
des faits et à l'observation des caractères. On trouve dans Gil
Blas beaucoup d'aventures et beaucoup de mœurs : et c'est
HlSTOIRR DE LA LAXOUE. VI. »9
4Sa LE ROMAN
bien là, si je ne me trompe, de la pure substance de roman.
M. F. Brunetière, dans les fortes études qu'il a consacrées
aux a genres » principaux de notre littérature, est revenu à
plusieurs reprises sur ce qu'on pourrait appeler la « loi de pas-
sivité », et qu'il considère comme la loi génératrice du roman :
tandis qu'au théâtre « l'action est conduite par des volontés,
sinon toujours libres, toujours au moins conscientes d'elles-
mêmes », dans un roman ce sont Jes événements qui généra-
lement mènent les hommes : les personnages, à vrai dire,
n'agissent pas, ils « sont agis », et le principal intérêt d'une
pareille œuvre consiste précisément à mesurer la prise que
la fortune a sur leur caractère et leur volonté. Si cette défi-
nition est juste, est-il possible de trouver dans toute la lit-
térature un plus parfait héros de roman que le seigneur Gil
Blas de Santillane? En effet quelle destinée a été la sienne!
Depuis le jour où il est parti d'Oviedo, possédant pour tout
bien la vieille mule de son oncle le curé, quarante ducats dans
sa bourse, et trois ou quatre bons conseils dans sa mémoire,
jusqu'à celui où déjà vieux, assagi par l'expérience, un peu las,
il rédige son « histoire » pour l'amusement de ses enfants, sa
vie n'a été qu'une perpé tuellfi-javentu re . A peine sorti de la
maison paternelle, il est dépouillé par un mendiant, berné par
un parasite, capturé au coin d'an bois par des voleurs qui le
retiennent plusieurs semaines/au fond d'un souterrain, puis le
dressent au brigandage. Il s/évade, mais c'est pour retomber
dans les cachots d'AstorgaJ^où il expie une faute qu'il n'a pas
commise, et pour se laisser encore dévaliser par une bande
d'escrocs, à qui il accorde généreusement sa confiance. Voilà
une singulière manière de se rendre à Salamanque pour y
devenir précepteur! Mais Gil Blas, sur les conseils d'un ami de
rencontre, fausse compagnie à l'Université et se résout à
embrasser une carrière plus brillante : celle de laquais. Il sert
une quinzaine de maîtres, de conditions et de caractères fort
divers. Le hasard le chasse de toutes ces maisons, comme il
l'y avait fait entrer : il y est tour à tour cuisinier, garde-malade,
médecin, confident, intendant, secrétaire, chargé tour à tour
de soigner le singe d'un marquis ou d'apprécier les homélies
d'un archevêque ; entre temps il redeyient picaro , reprend sa vie
LE SAGE, MARIVAUX, PRÉVOST 451
orranfe sur los grands cliomins, dans la promiscuité de tous les
c:<'ns qui passent, dos honnêtes gens comme des fripons. Puis
le voilà d'un bond parvenu à l'une des plus fructueuses chaînes
du royaume, favori du premier ministre, distributeur des faveurs
royales, maquignon des consciences, quasi maître de toutes les
Espagnes; mais il est précipité encore une fois dans l'infortune,
disgracié, ruiné, emprisonné. Un château en Espagne vient le
consoler à propos, et aussi un bon mariage avec la fille d'un de
ses fermiers. Le roman pourrait finir là : mais Le Sage n'aban-
donne pas encore son héros; il nous le montre veuf, ennuyé,
piqué une seconde fois du «lésir de jouer un rôle, et retournant
encore à la cour en qualité de secrétaire du comte-duc d'Oli-
varès : enfin, après dix-sept ans passés dans cette dernière
charge, Gil Blas se retire définitivement et termine dans le calme
boui^eois de la famille sa vie d'aventures. Voilà, sans parler
des maladies qui le mettent à deux reprises aux portes du tom-
beau, quelques-uns des incidents de cette longue carrière. Est-
il beaucoup de destinées plus fertiles en surprises que celle-là?
Or ce perpétuel recommencement des choses, ce flux et ce
reflux sans cesse renaissant, ces hasards imprévus et toujours
possibles, tout cela est le roman de la vie humaine, dont Gil
Blas nous oflre en sa personne un admirable exemplaire.
Et combien d'aufres destinées viennent traverser celle du
héros principal! A l'histoire de Gil Blas se mêlent celle de Sci-
pion, son fidèle valet et secrétaire; celle de Fabrice Nunez, le
poète décadent qui passe tour à tour de la table somptueuse des
grands à une humble couchette d'hôpital ; celle du sentimental
don Alphonse; celle de Raphaël et d'Ambroise, sinistre paire de
coquins; celle du bon docteur Sangrado; celle de tous les
maîtres qu'a servis (iil Blas; celle même des ministres tout-
puissants de la monarchie espagnole. Tous ces personnages,
grands ou petits, bons ou méchants, mènent tous l'existence la
plus déconcertante. Avec la matière de Gil Blas (comme avec \
celle iVAstrée) il y a de quoi défrayer vingt romans.
Le réalisme. — Par bonheur il s'y trouve encore autre
chose, qui est d'un prix plus relevé : l'exQcte observation des y
jïlfELurs. Il y a dans Gil Blas une immense galerie de person-
nages qui vivent, parlent, agissent devant nous, admirables de
452 LE ROMAN
vérité et de relief : premiers ministres qui mènent de front les
affaires de l'Etat et les intrigues privées, intendants avides,
grandes dames frivoles et coquettes, duègnes énamourées,
magistrats importants et dédaigneux, médecins âpres et querel-
leurs, poètes crottés et superbes, hommes de lettres envieux,
archevêques vaniteux, chanoines gourmands et podagres, comé-
diens effrontés, marchands, laquais, aubergistes, muletiers,
alguazils, geôliers, voleurs de grands chemins, etc. Presque
I ^utesjjes conditions cle_la_société humaine sont représentées^
! dans le roman, chacun y conservant sa physionomie propre-
Cette vivante cohue de types fidèlement copiés s'agite et grouille
à nos yeux; tantôt ils se profilent les uns derrière les autres, par
un procédé de composition un peu monotone : tantôt ils sont
groupés de manière à former un tableau de mœurs. Car Le Sage
ne peint pas seulement le portrait, il sait aussi composer des
toiles d'ensemble.
Par ce fonds d'observation si riche et si varié, l'œuvre de
Le Sage nous apparaît comme une véritable comédje-limiiaine,
qui n'est point très différente de celle d'un Balzac : scènes de la
vie bourgeoise et de la vie littéraire, de la vie de cour et de la vie
de campagne, sans compter celles de la vie de théâtre et de la
vie de voyages, se succèdent et s'entre-croisent à nos yeux : il
n'y aurait qu'à les isoler et à les développer pour en faire
autant de petits romans sortis de la souche du roman principal.
L'auteur de Gil Blas peut donc être considéré comme l'authen-
tique ancêtre du réalisme. On le voit bien d'ailleurs à la manière
dont il représente ses personnages : les caractères y sont d'une
médj^çrjtéjjresque générale. Il s'y trouve à la fois peu de très
honnêtes gens (sauf Alphonse et Fernand de Leyva), et peu de
francs coquins (sauf Ambroise et Raphaël). La grande majorité
se compose de maniaijjJ.es à jdées fixes : le docteur Sangrado
ne songe qu'à l'eau claire, l'archevêque de Grenade n'a en tête
que ses homélies, le duc de Lerme est hanté par le désir de l'in-
trigue, le marquis Galiano n'aime que son singe. Ils ne sont pas
méchants au fond; ils sont plutôt bornés de cœur et d'esprit :
surtout ils sont sots, avec délices, et font un peu songer par
avance à tels personnages de Flaubert, à ces deux ineffables
ganaches qui s'appellent Bouvard et Pécuchet.
LE SAGE, MARIVAUX, PRÉVOST 453
Pourtant le réalisme de Le Sage est d'une essence plus douce
que celui des romanciers du xix" siècle. On sent que l'auteur de
Gil Blas appartient par ses origines à l'âge classique : il est
resté par bien des côtés un disciple de l'école de 1660, qui
avait fondé la première sur la raison, et sur la nature ce
réalisme, qu'on a étrangement rétréci depuis. Bien £ujl sache,
à l'occasion, justement noter les détails extérieurs où j'on
retrouve l'empreinte des caractères, il le fait d'une main légère,
safls_y insister plus que de raison; dans chacun des portraits
qu'il trace, il va droit au principal, qui est de nous découvrir
à travers un individu une face du ridicule universel. Malgré les
allusions aux hommes et aux choses du temps dont son livre
est farci, il ne se perd jamais dans l'observation particulière,
ou plutôt il ne s'en sert que comme d'un moyen pour atteindre
le général : iljchei'cha à faire une. enquête sur l'homme, et non
^.sjine collection d'histoire naturelle. Et par cela même qu'il
enfonce moins avant dans l'analyse des individus, son réalisme
n'a pas ce goût d'amertume qui distingue celui d'un Balzac ou
d'un Flaubert : à peine peut-on surprendre sur la lèvre railleuse
de Le Sage certain pli dédaigneux. Chez lui la bonne humeur,
indice de santé morale, est la plus forte et lui suggère malgré
tout une vision optimiste des choses.
Voyez Gil Blas : peut-on imaginer un personnage de roman
plus naturel, plus éloigné de toute exagération, plus semblable
J. l'homme mêmel Ce que nous connaissons de sa personne
se réduit à peu près à rien : nous supposons qu'il est joli garçon \
et bien fait, puisqu'il plaît généralement; mais voilà tout. En
revanche nous sommes admirablement renseignés sur son carac-
tère. Gil Blas a des qualités, mais il n'a pâs_de vertus,; il a des
défauts, mais il n'a pas de vices. Il boit avec des laquais, mais
il n'est pas ivrogne ; il expédie les malades qu'il soigne, mais il
n'est pas cruel; il fait sa main et pille sans vergogne, mais il
n'est pas avare; il s'amourache d'une comédienne, mais il n'est
pas débauché. De même, il sauve la vie à une belle prisonnière,
mais il n'est pas chevaleresque ; il sert honnêtement plusieurs
maîtres, mais il n'est pas dévoué; il rend des services, mais il
n'est pas généreux; il a parfois des remords, mais il n'a pas
de sérieuse repentance. Qu'est-il donc ? Il est bien intentionné,
454 LE ROMAN
et faible. Il a une intelligence vive, mais courte, et qui ne voit
guère au-delà de l'intérêt présent. Il s'aime trop lui-même : il
est présomptueux, vaniteux, un peu fat : mais il est « bon
garçon » et il a des amis. En dépit des incohérences et des ava-
tars de sa vie, il a un fond bourgeois, solide, paisible, un peu
pot au feu : on le voit bien à la fin du livre. En somme, par ce
qu'il y a de bon et de mauvais en lui, il correspond assez exac-
tement à la moyenne de l'humanité. Si un alchimiste, comme
celui du Diable boiteux, mettait dans un creuset les vertus et les
vices des humains, leurs défauts, leurs qualités, leurs ridicules,
leurs travers, leurs désirs d'être heureux, leurs joies de vivre,
tout cela combiné, fondu et amalgamé donnerait un résidu neutre
qui serait assez pareil à la nature de Gil Blas. Or n'est-ce point
là le triomphe du vrai réalisme? Ce livre pourrait être intitulé :
Histoire d'un homme comme tout le inonde, qui a eu de la chance.
La moralité. — Il est facile de prévoir que la morale d'une
pareille œuvre ne sera pas très relevée. Ce n'est guère, a-t-on
dit, que la morale du succès. Gil Blas est assez mal récompensé
de ses bonnes actions : au contraire ses fourberies lui profitent.
L'histoire de ses aventures n'est qu'un vaste jrecueil des diffé-
rents moyens de parvenir, des mauvais plus que jjes_Jmms.
Panurge est un chenapan, mais vraiment épique, symbolique
même et irréel. Figaro est un intrigant, mais il a du moins une
idée : détruire la Bastille, et un sentiment : son amour pour
Suzanne. Gil Blas n'est ni popte, ni révolutionnaire, ni amou-
reux : c'est un ambitieux médiocre et sans scrupule. Toute la
morale de son histoire ressemble assez à l'àme du licencié Gar-
das, qui était enfouie sous la pierre, et qui se trouva être un
sac d'écus. Il y a du vrai dans cette critique : mais n'est-elle
point excessive? A ne considérer dans Gil Blas que la morale
des résultats, elle n'est point aussi .scandaleuse qu'on a dit : la
plupart des personnages y sont punis par où ils ont péché, qui
par gourmandise, qui par vanité, qui par avarice; Gil Blas lui-
même traverse certaines épreuves (prison, maladie) qui ressem-
blent bien aune expiation. Son bonheur final n'est point le fruit
du vol ni de l'intrigue, mais la simple récompense d'une fidèle
amitié. Sans doute il a eu de la chance, et pour un ancien /)2caro
il en a été quitte à bon marché. Mais, franchement, aurions-
LE SAGE, MARIVAUX, PRÉVOST ÏSS
nous préféré qu'il fût pendu au dernier chapitre? Cela n'eùt-il pas
été plus « immoral » que le château qui lui arrive à souhait?
Non, ce livre n'est pas mauvais : il faut seulement savoir le
lire. Le Sage, il est vrai, n'a pas prêché la vertu : mais il a déroulé
à nos yeux les leçons de l'expérience; il nous a montré, sans
indignation superflue, les petits côtés de l'humaine nature; il >^
nous a fait rire de tout ce qui est ridicule en nous, sans nous
faire rougir de ce qui est bon, et il nous a donné le conseil très
peu héroïque, mais en somme utile et sage, de prendre la vie
çoinnie elle .est, et d'eu tirer le moins mauvais parti possible.
Ainsi fait Gil Blas, et, après quarante années d'une vie agitée,
il se retrouve à la fin meilleur qu'il n'était au commencement :
on s'aperçoit alors que, s'il n'a pas eu l'audace de lutter contre
certains courants, il les a en somme habilement dirigés et
tournés du côté de l'honnêteté finale. Une pareille morale n'a
rien de noble assurément, mais rien non plus de pernicieux :
tout ce qu'on peut lui reprocher, c'est d'être insuffisante.
Ce qui manque à « Gil Blas ». — Ces qualités ne doivent
pas nous fermer les yeux à quelques défauts de Gil Blas, qui
choquaient déjà les contemporains et qui empêchent encore
aujourd'hui de mettre l'œuvre de Le Sage au tout premier rang.
D'abord il aurait beaucoup mieux valu que Gil Blas ne fût
pas une histoire espagnole. On l'a souvent reproché à Le Sage
avec malveillance : on est allé jusqu'à l'accuser d'avoir traî-
treusement dépouillé quelque auteur d'au delà des Pyrénées.
Voltaire l'a insinué : le fougueux P. Isla, le trop ingénieux
Llorente ont renchéri de leur mieux, et à force de crier très haut
Au voleur! ont fini par émouvoir bien des gens, mais sans pouvoir
ni l'un ni l'autre dire qui a été volé, ni montrer les preuves du
larcin. Grâce aux efforts de la critique ', il est bien démontré
aujourd'hui que si Le Sage a grappillé de droite et de gauche,
chez les Espagnols comme chez les Français, il n'a certainement
dépouillé personne, et que les seuls livres qu'il ait suivis d'un
peu près sont trois petits pamphlets fort obscurs, imprimés en
français, et sur lesquels deux sont des tra<luctions de l'italien.
I. Sur la querelle de Gil Blas, sans remonter à François de Neufchàleau, on
peut consulter le judicieux résumé de la question qu'a Tait M. Brunetière {Hist.
et LUI.) et les piquantes indications qu'a récemment données \L Lintilhac.
\
456 LE ROMAN
Le Sag-e, quia travaillé à son livre plus de vingt-cinq ans, a fait
une œuvre originale d'esprit, de style et d'allure. Nul ne songe
plus aujourd'hui à lui contester ce mérite.
Il n'en est pas moins vrai qu'en se bornant par pure noncha-
lance à jeter le fruit de ses observations dans le vieux moule
picaresque dont on avait tant abusé déjà, il a manqué l'occa-
sion de donner au roman de mœurs une forme viable. Si le
picarisme avait eu jadis en Espagne sa raison d'être, si même
en France, au moment de la grande fureur de l'héroïque et du
burlesque, les haillons de Lazarille avaient formé un assez
agréable pendant au panache du Matamore, il n'en était plus de
même en plein xvin" siècle. Ces fourberies complaisamment
décrites, ces histoires de brigands et d'escrocs, cet étalage de
mauvaises mœurs, ce décousu de l'intrigue, où les chapitres se
courent après comme des scènes de comédie détachées, tout cela
n'ajoute rien, tant s'en faut, au mérite de Gil Blas. Il est vrai
que Le Sage a cherché à mettre autant d'ordre, de vérité, de
moralité et d'esprit qu'en pouvait comporter un pareil sujet :
mais il n'a pas su faire que ce cadre décidément suranné n'ait
un peu nui à la popularité de son œuvre, et que son Gil Blas,
qui est en un sens le premier des romans modernes, ne soit
demeuré par la forme le dernier des Aieux romans.
Il n'a pas vu non plus quel élément d'intérêt pouvait fournir
l'emploi judicieux de cette psychologie où avaient excellé
Racine et Molière. Dans Gil Blas les diverses conditions
humaines sont peintes à merveille : mais^au Jondjde tous ces
jiersonnages qui s'agitent à nos yeux de si plaisante façon, que
se passe-t-il?Nousjie le savons guère, ou plutôt Le Sage nous
indique d'un mot qu'on n'y trouve que des' sentiments très
simples, comme la vanité, l'avarice, l'ambition, dont il se borne
à décrire les effets. La psychologie du héros principal est tout
aussi rudimentaire. Nous aimerions voir la lutte intérieure qui
se livre dans cette âme faible, exposée aux hasards et aux ten-
tations : nous voudrions assister à la formation de ce caractère
que les hommes et les choses ont pétri comme une pâte molle,
savoir quelles sont les secrètes pensées du héros, ses joies, ses
souffrances intimes. Or nous nous intéressons bien moins à
lui-même qu'à ses aventures : nous ne sommes pas pour lui
LE SAGE, MARIVAUX, PRÉVOST 457
l'ami secret, que nous sommes pour Des Grieux ou pour Sainl-
Preux : Gil Blas nous amuse, comme ferait un comédien qui
saurait habilement jouer les personnages les plus divers : mais
il finit son rôle sans avoir relevé son masque ni montré sa figure.
Ce roman, où la psychologie est courte, est aussi un roman ^
d'où la tendresse est absente > Sans doute on peut concevoir un
très beau roman sans effusions sentimentales, et il serait fort
injuste de reprocher à Le Sage de n'avoir point inoculé par
avance à son héros le « werthérisme » ou la maladie du siècle.
Mais étant donné qu'il l'a pris au sortir de l'adolescence pour
le conduire aux confins de la vieillesse, qu'il l'a promené à tra-
vers toutes les conditions, et au milieu des aventures les plus
diverses, il était presque impossible qu'il ne le mît pas au
détour de quelque chemin en face de la femme et de l'amour.
Or combien est petite la place qu'occupe ce sentiment dans les
douze livres jlu roman! Une intrigue vulgaire avec une comé-
dienne, une galanterie ridicule avec une vieille duègne, de
cyniques fiançailles avec la fille d'un riche horloger, un
mariage imprévu avec une viljageoise que l'auteur tue à la page
suivante, un second mariage, pour finir, avec une certaine
Dorothée, parfaitement insignifiante, qui donne à son époux
« des enfants dont il croit pieusement être le père ». Voilà tout
ce qui peut ressembler de près ou de loin à de l'amour dans
Gil Blas. La tendresse filiale et l'amitié n'y sont pas mieux /
traitées_3ue_l'amaur. Tout cela sans doute ne faisait point partie
du mince bagage avec lequel Gil Blas s'était embarqué dans la
vie, et qui tient dans ce principe : Ne pas être dupe. Le cœur
de Gil Blas n'est jamais dupe d'aucun bon sentiment, ni son
esprit d'aucune noble pensée. Voilà pourquoi ce roman si plein
de vie, si riche en observations et en enseignements, si savou-
reux de style, ne procure qu'un plaisir incomplet, et pourquoi,
au sortir de cette lecture, on comprend un peu, sans l'approuver
jusqu'au bout, le mot si sévère de Joubert : « Ce livre semble
avoir été écrit par un joueur de dominos, en sortant de la
comédie. »
Les autres romans de Le Sage. — Les limites du talent
de Le Sage apparaissent plus clairement encore dans ses autres
romans.
458 LE ROMAN
Le plus intéressant de tous, le plus orig^inal, et en même
lemps un des moins connus, est à coup sûr celui qui est inti-
tulé : Les aventures de M. Robert Chevalier, dit de Beauchéne,
capitaine de Flibustiers dans la Nouvelle France (1732). Cet
ouvrage inachevé, mal composé, écrit en un style assez médiocre,
plaît du moins par la nouveauté du sujet. L'auteur y a transcrit
(en les arrangeant un peu, j'imagine) les véridiques mémoires
d'un vieux loup de mer, ancien capitaine de flibustiers, qui avait
bataillé pendant près de cinquante ans contre les Anglais, au
temps des guerres de Louis XIV. La scène se passe successiA^e-
ment au Canada, en Acadie, chez les Hurons, chez les Iroquois,
aux Antilles, en Irlande. On y trouve des détails curieux sur les
mœurs de ces pays reculés, et surtout sur la vie aventureuse de
ces hardis forbans qui firent tant de mal aux Espagnols et aux
Anglais : ce ne sont qu'invraisemblables coups d'épée et héroï-
ques abordages : çà et là un souffle patriotique vient animer
cette œuvre incohérente, et pittoresque, où le Breton Le Sage
a mis quelque chose de son amour pour les voyages et pour
la mer. On dirait une première ébauche des romans de Mayne
Reid ou de Cooper. Par malheur Le Sage, resté paresseusement
fidèle à ses vieilles habitudes, a voulu accommoder ce libre récit
à la mode espagnole : il a tenu à faire de Beauchéne un mau-
vais fils, un mauvais frère, menteur, joueur, querelleur, brutal :
un vrai picaro. C'était manquer une belle occasion de fonder en
France le roman d'aventures.
L'Histoire de Guzman d'Alfarache (1732), celle d'Estebanille
Gonzalès, surnominé le garçon de bonne humeur (1734), et le
Bachelier de Salamanque, ou Mémoires et Aveiitures de don
Chérubin de la Ronda (1736), passeraient aujourd'hui à nos
yeux pour des œuvres assez agréables, si nous n'avions plus
Gil Blas , d'où elles procèdent, et qu'elles sont loin de
valoir.
A part quelques jolies pages, Guzman n'est guère qu'un
recueil de fourberies assez triviales et médiocrement réjouis-
santes. Estebanille est ù' un comique moins bas : mais quel besoin
avait-on de ce nouvel aventurier espagnol? Le Bachelier est un
assez heureux décalque de Gil Blas, mais qui paraît bien pâle et
décoloré auprès du modèle : il va sans dire que Le Sage vieilli
LE SAGE, MARIVAUX, PRÉVOST 459
le préférait à toutes ses autres œuvres, comme monseigneur
de Grenade sa dernière homélie.
Les autres romans de Le Sage, la Journée des Parques (i734)
et la Valise trouvée (1740), ne sont guère que des scènes déta-
chées, à la façon de celles du Diable boiteux. Le Mélange amu-
sant de saillies d'esprit et de traits historiques les plus frap-
pons (1743), comme le titre l'indique, n'est plus un roman :
c'est un simple amas de provisions inemployées, bonnes à la
fois pour la comédie et pour le roman : Le Sage, qui ne voulait
rien perdre, y consignait le détail journalier de ses observations
et de ses lectures. Ce dernier trait achève de nous le faire bien
connaître. A pénétrer ainsi dans les dessous de son travail de
romancier, on comprend mieux tout ce que vaut Gil Blas, et on
s'aperçoit mieux aussi de tout ce qui lui manque.
Marivaux et ses premiers romans. — Comme Le Sage,
Marivaux a mené de front comédies et romans : mais, cette fois,
quoi qu'on ait pu dire, le romancier est resté au-dessous de ""
l'auteur comique : les meilleurs romans de Marivaux ne valent
certainement pas cette charmante suite de comédies qui va de
la Première surprise de lamour aux Fausses confidences et à
V Epreuve. Pourtant la Vie de Marianne et le Paysan parvenu^
romans défectueux et inachevés, n'en sont pas moins des œuvres
pleines d'originalité et de saveur.
Marivaux, très différent en cela de Le Sage, est franchement
un homme du xvni* siècle. Né vingt ans après l'auteur de Gil BlaSy '
en 1688, il n'a connu du règne du grand Roi que les dernières
années silencieuses et moroses. Aussi est-il tout aux goûts et
aux modes de l'âge nouveau. Ce Parisien, à l'esprit aimable et
gai, fin jusqu'à la subtilité, ne s'est pas terré comme Le Sage
dans son cabinet de travail pour y faire sa quotidienne besogne
d'homme de lettres : il a été homme du monde, très répandu .
dans les salons et dans les cercles du temps; il a souhaité d'être
de l'Académie, et il en a été. Il a eu beaucoup d'amis, et d'en-
nemis, comme de juste : mais, chose précieuse, il a toujours eu .
pour lui le suffrage des femmes. C'est à l'école de l'aimable et
sage M™" de Lambert, et aussi à celle de la vive, mordante et
perverse M™* de Tencin, que Marivaux, honnête mais faible, a
formé son esprit et son cœur. A vivre dans ces milieux trou-
460 LE ROMAN
blants, il est devenu lui-même un peu femme par la grâce, la déli-
catesse, la perspicacité, la coquetterie, le charmant bavardage.
Son style même, caressant, insinuant, toujours soigné, parfois
même poudré et musqué, a un sexe : quand Marivaux écrit,
c'est presque toujours Marianne qui tient la plume.
Qualités et défauts se retrouvent dans ses romans : non pas
à vrai dire dans les premiers, car il fut assez long à trouver
sa voie. En 1712, il avait composé Pharsamon ou les Folies
romanesques (en 10 parties), qu'il ne laissa publier que vingt-
cinq ans plus tard, avec ce sous-titre ambitieux : le Don Qui-
chotte moderne. Ce premier essai était malheureux : Marivaux
y sacrifiait à la parodie, de nouveau à la mode. Il y tournait
en ridicule les affectations des précieuses et les romanesques
langueurs de M''" de Scudéry : c'était bien perdre son temps, après
Sorel, après Scarron, surtout après Molière et Boileau! L'année
suivante, il compose un autre roman qui ne vaut pas mieux,
et qu'il publie sans le signer : ce sont les Aventures de *** ou les
Effets swyrenans de la symjMthie (1713-1714), en cinq volumes.
Est-ce encore une parodie trop bien déguisée des romans
« romanesques »? Ou bien est-ce une concession passagère à
ce genre toujours aimé du public? On se l'est demandé. En
tout cas ces surprenants effets de la sympathie amoureuse
consistent dans un invraisemblable entassement d'aventures et
de sanglantes catastrophes qui passent l'imagination. Avec
cela, point de psychologie : on dirait une gageure de Marivaux
de n'y être point Marivaux. Un troisième roman, paru dans le
même temps (1714) et laissé inachevé, la Voiture embourbée, est
encore une parodie assez médiocre du genre romanesque et
sentimental. Le cadre seul est ingénieux : des voyageurs, réunis
dans une salle d'auberge où ils sont forcés de passer la nuit,
se distraient en racontant une histoire : il y six conteurs et
une seule histoire : chacun la reprend à son tour au point où
l'a laissée le dernier narrateur.
C'étaient là de mauvais débuts : il fallut la comédie, celle des
Italiens, pour remettre dans la bonne voie l'auteur égaré de
Pharsamon. Arlequin poli par Vamour ouvre en 1720 la série
exquise qui se continue par les Surprises et le Jeu de Vamour et
du hasard : Lelio et Sylvia révèlent à Marivaux les limites et
LE SAGE, MARIVAUX, PRÉVOST 461
les ressources de son propre talent. Désormais il ne se haussera
plus vers l'héroïque, il ne s'abaissera pas non plus au burlesque ;
il emploiera les précieuses qualités de patience, de sagacité et
de finesse que la nature lui a données, à analyser les plus subtils
ressorts de l'àme humaine, à peindre les obscurs commence-
ments de l'amour, à isoler et à décrire tous ces infiniment petits
du sentiment qui sont en réalité, dans l'élaboration de la vie
morale, les infiniment puissants, à savoir les microbes de la
coquetterie, de l'amour-propre, et de la vanité. C'est à cela
qu'il excellera, et désormais, malgré les insuccès et les cabales,
il saura s'y tenir. Deux champs d'analyse s'offriront à lui, la
comédie et le roman : la première a pris le meilleur de son
talent, et l'a pour ainsi dire contraint à donner tous ses fruits :
mais le second, d'allure plus libre et de forme plus souple, en
a aussi recueilli une bonne part. Marianne est bien de la même
famille qu'Araminte et Sylvia.
La « Vie de Marianne ». — La comtesse de *", qui n'est
plus jeune, raconte aune de ses amies le roman de sa quinzième
année : roman d'amour encadré dans un roman d'aventures.
Marianne est une enfant trouvée : quand elle avait deux ans,
le carrosse qui la menait à Bordeaux avec ses parents a été
attaqué par des voleurs, tous les voyageurs tués, sauf elle,
oubliée, laissée pour morte. Elle a été recueillie et élevée par
la sœur d'un brave homme de curé. Puis, un jour, comme elle
avait quinze ans, elle s'est trouvée absolument seule dans la
vie, ses protecteurs étant morts, seule à Paris, perdue dans la
ville immense. Ce qu'elle devient alors, à quels dangers elle
échappe, quels appuis elle trouve, quelle vaillance elle déploie :
tel est le vrai sujet du roman. Tour à tour demoiselle de magasin
chez une lingère, puis pensionnaire dans un couvent, exposée
aux entreprises d'un vieux monsieur hypocrite, patronnée par
une grande dame charitable, elle rencontre son prince char-
mant, et à travers mille obstacles, malgré l'opinion du monde,
l'attirance du couvent, l'infidélité du fiancé, elle finit par con-
«juérir son bonheur. Nous le supposons du moins, car le roman
est inachevé : mais nous savons, par le titre môme, que Marianne
est sortie de tous ces mauvais pas, qu'elle est devenue comtesse
de *", et (ju'elle a retrouvé des preuves authentiques de sa
\
462 LE ROMAN
noble origine. Tout devait donc se terminer par un mariage et
par une reconnaissance. Voilà bien du pur roman.
Mais l'intérêt véritable est ailleurs. Une femme est l'héroïne
de ce livre, et c'est elle-même qui nous raconte l'histoire de son
cœur. L'amour faisait avec Marivaux sa rentrée dans le roman,
d'oii il avait à peu près disparu avec Le Sage. Il rentrait modes-
tement, sans cet accompagnement d'invraisemblable héroïsme
qui avait fait verser dans le ridicule les rapsodies de M'" de
Scudéry, sans ce cortège d'événements historiques qui nous gâte
un peu aujourd'hui l'œuvre charmante de M™° de La Fayette. Il
n'était pas non plus l'amour-passion qui va causer les malheurs
de Des Grieux et de Saint-Preux; il était simplement la joie de
vivre, d'être belle, de plaire, et d'aimer : et c'est au cœur d'une
jeune fille de quinze ans que Marivaux l'a placé. De plus,
comme c'est elle-même qui nous fait, après quelque vingt ou
trente ans écoulés, les honneurs de sa personne d'autrefois, ce
roman acquiert aussi la saveur d'une confession intime. Dès
lors la qualité essentielle d'une pareille œuvre consistera dans
la finesse d'analyse des sentiments et des idées , c'est-à-dire
dans la psychologie. Tel est bien en effet le mérite éminent
de cette agréable Vie de Marianne.
Jamais héroïne de roman ne s'est étudiée elle-même, analysée,
disséquée, aussi complaisamment que Marianne. Avec elle nous
faisons mille tours dans le labyrinthe de ses pensées et de ses
sentiments, nous pénétrons dans les allées les plus obscures de
son « jardin secret ». Le moindre fait de .sa vie morale devient
sous sa plume le sujet d'interminables réflexions, où elle nous
entraîne à sa suite. Elle se regarde perpétuellement agir, penser
et sentir : ce qui fait qu'elle sent, pense et agit assez peu. Qu'y
a-t-il au fond de cette petite tête si ferme et de ce petit cœur
si assuré? De la coquetterie : un immense désir de plaire aux
autres et à soi-même, dans les moindres choses comme dans les
plus grandes. A sa toilette Marianne est naturellement coquette :
il lui prend « des palpitations » quand elle essaie une robe neuve
ou qu'elle ajuste un ruban. Elle l'est à l'église, où elle surveille
du coin de l'œil l'effet que produisent ses charmes et ses atti-
tudes sur les femmes, ses rivales, et sur les hommes, ses
adorateurs. Elle Test avec le beau Valville qu'elle aime, et à
LB SAGE, MARIVAUX, PRÉVOST 463
qui elle montre le plus joli petit pied «lu monde. Elle l'est même
avec le vieux Climal qu'elle déteste, mais à qui elle sait inté-
rieurement gré de l'avoir distinguée. Souvent aussi elle place
mieux sa coquetterie, elle la met à être franche, généreuse,
reconnaissante, à se dévouer, à s'immoler même. Sans doute
elle pèse trop ses bons sentiments, elle en calcule trop juste-
ment les effets, elle s'en félicite trop : mais qui saura jamais de
quels alliages sont faites les vertus humaines? En somme
Marianne est une honnête fille, qui fait mentir la maxime de La
Rochefoucauld : « Les femmes ne connaissent pas toute leur
coquetterie. » Marianne la connaît : et c'est là son excuse.
Ajoutez qu'elle est jolie, qu'elle a des yeux superbes, une mine
futée, de l'esprit à revendre (toutes choses qu'elle sait fort bien),
et vous conviendrez qu'il n'avait pas encore paru en France
d'héroïne de roman aussi charmante.
Marianne éclipse un peu les autres personnages. Pourtant
quels jolis portraits elle nous trace de ses deux protectrices, de
la paisible M""" de Miran, « si bonne qu'elle en paraissait moins
belle », et de la vive M"" Dorsin, dont « l'esprit instruisait le
cœur, réchauffait de ses lumières, et lui communiquait tous
les degrés de bonté imaginables! » De la même touche déli-
cate elle nous peint une fausse ingénue et je ne sais com-
bien d'abbesses douceâtres et de religieuses mélancoliques.
Ce roman est une mine presque inépuisable de psycholc^ie
féminine.
Les hommes, naturellement, sont un peu sacrifiés. Deux
seulement y jouent un rôle de quelque importance. Valville,
le fiancé, n'est qu'un bellâtre inoffensif et frivole, dont Marianne
dit pour l'excuser, non sans dédain : « Il est homme, Fran-
çais, et contemporain des amants de notre temps. » M. de
Climal est un caractère plus étudié. Il a « de cinquante à
soixante ans », il est bien fait, d'un visage sérieux et doux; il
est riche, il est pieux, et jouit d'une grande considération dans
le monde des couvents : c'est d'ailleurs un hypocrite. Mais il
n'est pas un héroïque et sinistre malfaiteur comme Tartuffe :
il n'est qu'un pauvre homme, torturé par le démon de la chair,
et qui par lâcheté et par prudence abrite son vice sous le cou-
vert de la religion : il se repent à son lit de mort et finit par
464 LE ROMAN
inspirer moins de haine que de pitié. M. de Climal existe : nous
l'avons sûrement rencontré plus d'une fois.
Marivaux n'a pas seulement observé des personnages isolés,
il a su aussi les situer dans leur milieu, et composer ainsi de
jolis tableaux de mœurs. J'imagine que les soupers de M™* de
Tencin ou ceux de M. de la Popelinière n'étaient pas très diffé-
rents de celui auquel assiste Marianne chez son amie M""" Dorsin.
11 y a aussi dans le roman tout un coin de mœurs cléricales que
l'auteur a décrites avec beaucoup de soin : sans être libertin,
il n'aimait pas les dévots et il ne devait pas se consoler d'avoir
laissé sa fille unique entrer au couvent, par nécessité de for-
tune : aussi ne se fait-il pas faute de railler l'esprit de curiosité
et d'intrigue qui règne souvent dans ces demeures, la gour-
mandise et l'embonpoint des abbesses, et de dénoncer, avant
Diderot, le scandale des vocations imposées : Marivaux est,
avec M'"" de Tencin, le fondateur du roman de mœurs reli-
gieuses en France. Le tableau qu'il a tracé des mœurs popu-
laires n'est pas moins original. C'est à Paris qu'il a placé le
sujet de ses deux grands romans. Bien qu'il fréquentât les mar-
quises et les mît à la scène, Marivaux était pauvre, il allait
souvent à pied dans les rues et dans les carrefours, se mêlant
à la foule et l'observant : il a quelque part essayé de faire la
psychologie générale du badaud de Paris, curieux, romanesque,
avide de sensations nouvelles, compatissant et cruel à la
fois. Ailleurs il a tracé quelques jolies silhouettes, celle de
M'"" Dutour, marchande de linge, bonne femme, obligeante,
expansive, mais bavarde et vulgaire ; et celle d'un cocher, d'un
fiacre, comme on disait alors, très amusant avec ses airs gogue-
nards et gouailleurs : la scène oii il se dispute avec la lingère,
pour une question de douze sous, et où les deux adversaires,
après avoir épuisé les ressources de leur rhétorique et de leur
vocabulaire, en viennent à se menacer de l'aune et du fouet,
est restée justement célèbre. Mais elle fut alors blâmée comme
« grossière et ignoble ». Marivaux est un des premiers qui aient
fait place aux petites gens dans le roman français.
C'étaient là des innovations heureuses : et pourtant ces
rares qualités n'ont pas suffi à faire de la Vie de Marianne un
chef-d'œuvre, ou plutôt c'est leur abus même qui a nui à la
LE SAGE, MARIVAUX, PRÉVOST 465
perfection de l'ensemble. Le ton de la causerie familière, de la
confidence intime, qui donnait un tour si piquant au livre,
dégénère souvent sous la plume de Marivaux en un fastidieux
bavardage. A force de vouloir nous conduire dans les innom-
brables détours de son cœur, de moraliser longuement à propos
de tout et de coudre ses réflexions les unes aux autres, Marianne
finit par s'y perdre elle-même et par impatienter le lecteur.
Voltaire, qui n'aimait pas Marivaux, lui a reproché d'être sans
cesse occupé à peser des œufs de mouche dans des balances de
toile d'araignée ; et Crébillon fils nous représente quelque part
l'auteur de Marianne sous la forme d'une taupe parlante, qui
n'y voit pas plus loin que le bout de son nez, et qui disserte,
moralise sans trêve. Il y a par malheur un peu de vrai dans ces
critiques. De plus, la forme même du livre est rebutante. Après
avoir mis dix années (de 1731 à 1741) à publier les onze parties
de son roman, l'auteur laissa l'œuvre en plan. Dès la neuvième
partie il avait abandonné l'histoire de son héroïne pour nous
conter celle d'une religieuse : l'une et l'autre sont restées inter-
rompues. Quelques bonnes âmes. M™' Riccoboni entre autres,
imaginèrent une fin pour contenter la curiosité de quelques
lecteurs restés fidèles. Au fond, il faut bien le dire, Marivaux
n'a pas voulu composer un vrai roman : il a borné son ambi-
tion à refaire une sorte de gazette romanesque, plus soignée,
mieux suivie, que son Spectateur français. La Vie de Marianne
n'était guère dans sa pensée qu'un feuilleton moral. C'est dom-
mage : car, en dépit de l'auteur, elle est mieux que cela : elle
nous apparaît aujourd'hui comme un charmant et aimable
roman qui se cherche, et qui n'a pas réussi tout à fait à se
trouver.
« Le Paysan parvenu ». — Cette fois encore le choix du
sujet était une vraie trouvaille. Peindre l'arrivée à Paris d'un
beau gars de Champagne, robuste, entreprenant, âpre au gain,
bien armé pour la conquête de la richesse, décidé à parvenir par
tous les moyens, et finissant en efl'et par faire son chemin et
devenir fermier général : voilà qui est plus intéressant que
l'éternelle odyssée picaresque d'un Guzman ou même d'un Gil
Blas! Par malheur, cette fois aussi, ce beau sujet est resté à
l'état de chef-d'œuvre manqué. Marivaux commença son roman
Histoire de la languc. VI. 30
466 LE ROMAN
avant d'avoir fini Marianne dont il se dégoûtait déjà; il le
publia, comme l'autre, en lambeaux détachés (1735-1736);
arrivé à la cinquième partie, ne sachant plus que faire de ses
héros, il s'arrêta, et abandonna tout : le Paijsan parvenu n'est
qu'un tronçon de roman.
Jamais pourtant Marivaux n'avait été mieux en possession de
son talent. Tous les personnages sont dessinés de main de
maître : ils se détachent encore avec plus de relief que ceux de
Marianne. Quand on a lu une fois le Paysan parvenu, on n'ou-
blie plus les silhouettes des deux bigotes M"'* Habert, de leur
cuisinière Catherine et de leur directeur de conscience, le
papelard M. Doucin. Et M'"^ d'Alain, propriétaire bavarde et
curieuse, et sa fille Agathe, dressée à la chasse au mari! Et
M""" Remy, loueuse de garnis interlopes! Et ces deux dames
du grand monde. M""' de Ferval et de Fécourt, qui ressemblent
si fort à celles du demi-monde! Et M. Bono, financier! Et tant
d'autres! Tout cela est du meilleur Marivaux.
En revanche, nous voyons apparaître dans le Paysan parvenu
un symptôme fâcheux qu'avec de bons yeux on pouvait distin-
guer déjà dans certaines pages de Marianne. Chez presque tous
les personnages du roman on découvre un fond inquiétant, une
vilenie cachée. 11 ne s'agit plus de la joyeuse et inoflensive
efTronterie des héros picaresques, mais d'une corruption secrète,
pour laquelle l'auteur semble professer une complaisance ina-
vouée. Ainsi Jacob, le héros de l'histoire, est un beau garçon
de dix-neuf ans dont la seule occupation consiste à tirer parti
de sa figure : il arrive à tout parce qu'il plaît aux femmes : il
séduit une soubrette de bonne maison, puis une dévote de
cinquante ans dont il se laisse épouser, puis deux dames du
monde, qui le poussent dans la finance. Venu à Paris sans un
sou vaillant, il reçoit de ses protectrices bons soupers, bons
gîtes et des écus plein ses poches. Avec cela ce Bel-Ami de 1735
a de l'esprit, il a môme de l'honnêteté à sa façon; il est brave,
et sauve un inconnu attaqué par trois spadassins ; il est géné-
reux, et renonce à une bonne place en faveur d'un candidat
p.auvre. Alors nous n'y comprenons plus rien, et nous nous
demandons ce que Marivaux lui-même en a pensé.
Il nous l'a dit en une page qui Aoudrait être une justification
LE SAGK, MARIVAUX, PRÉVOST 461
et qui est un aveu. Après avoir fait une vive critique des romans
(le Crébillon fils, qui s'adressent aux sens plus qu'à l'esprit, et
qui sont remplis d'indécences « sales et rebutantes », il ajoute :
« Un lecteur veut être ménag-c : vous, auteur, voulez-vous
mettre sa corruption dans a'os intérêts? allez-y doucement, du
moins, apprivoisez-la; mais ne la poussez pas à bout*... »
Voilà qui est clair : Marivaux, qui pour le talent et pour la
décence est infiniment supérieur à l'auteur du Sopha, a pour-
tant avec lui celte fâcheuse ressemblance, qu'il a voulu « mettre
dans ses intérêts la corruption du lecteur ». Seulement il s'est
arrêté à temps *. Son goût délicat l'a préservé de toute chute
honteuse. Il n'en a pas moins montré par son exemple la
fâcheuse parenté qu'il y a entre l'extrême raffinement de l'es-
prit et la corruption du cœur. Son paysan, après avoir exalté
les charmes de ses maîtresses et la rapidité de ses bonnes for-
tunes, fait celte réflexion : « Voyez quelle école de mollesse, de
volupté, de corruption et par conséquent de sentiment! Car
fâme se raffine à mesure nu elle se gâte. » Ajoutons qu'à mesure
qu'elle se raffine, elle se gale aussi; on ne s'en aperçoit pas
d'abord : dans Marianne la tache est à peu près invisible, dans
le Paysan parvenu elle est déjà apparente : le ver est dans le
fruit. C'est là une conséquence imprévue, et pourtant réelle,
du marivaudage.
L'abbé Prévost. — L'homme. — Chez Le Sage et Mari-
vaux le roman n'est guère encore que l'envers de la comédie :
l'un et l'autre d'ailleurs avaient trop d'esprit, ils étaient trop
peu naïfs pour être vraiment romanesques. Avec Prévost le
roman se déchaîne librement : on le trouve partout, dans l'au-
teur comme dans l'œuvre.
Antoine Prévost d'Exilés a mené une vie aventureuse et
agitée : mais encore faut-il libérer sa mémoire des légendes infa-
mantes ou absurdes qu'ont accumulées à son sujet la malignité
des nouvellistes et la crédulité du public. Non, Prévost n'a pas
été un défroqué, ni un apostat, ni un déserteur, ni un vil
débauché : il n'a pas tué son père en le précipitant dans un esca-
1. Pai/san parvenu, IV* partie.
2. Sainte-Beuve place Marivaux romancier « à cAlé et un peu au-dessus «le
Crcliillon •. (Lundis, IX.)
468 LE ROMAN
lier, il n'a pas épousé deux femmes à la fois, il n'a pas fabriqué
de fausses lettres de change; enfin il n'a pas péri de l'affreuse
mort qu'on a dit, dépecé tout vif par le scalpel d'un ignorant
barbier de village. La réalité est moins noire, mais elle reste
encore suffisamment romanesque. Prévost a simplement été
le plus faible, le plus inconstant et aussi le plus inoffensif des
hommes. Il n'a jamais su ce qu'il voulait et il a toujours
regretté ce qu'il faisait. A seize ans il entre au noviciat des
Jésuites à Paris, puis à la Flèche, et il en sort à dix-neuf pour
être soldat. A vingt-deux, il cherche à rentrer au couvent,
mais, de fait, il rentre au régiment, qu'il quitte encore peu
après, se retire en Hollande, et revient en France pardonné :
Il prit, quitta, reprit la cuirasse et la haire.
Alors survient dans sa vie l'heure décisive qui bouleverse son
être moral : il aime, d'une irrésistible et subite passion, une
jeune fille entrevue à Amiens, et destinée sans vocation, comme
lui, à l'état religieux. A la première ivresse d'un bonheur
partagé succèdent les inquiétudes, l'impatience des privations,
les complaisances inavouables, et jusqu'au bout l'illusion
tenace. Prévost accompagne sa Manon sur le chemin de l'exil
infamant; enfin, parvenu à Yvetot, à bout de forces, de cou-
rage, de ressources, il tombe et se réfugie dans la religion, con-
solatrice des grandes douleurs. Il recommence son noviciat,
cette fois chez les Bénédictins. Mais quel novice! Voici le signa-
lement que donneront de Prévost les supérieurs de l'ordre :
« Cheveux blonds, yeux bleus bien fendus, teint vermeil, visage
plein ». Voilà pour le physique; pour le moral écoutons Prévost
lui-même : « Qu'on a de peine, écrivait-il, mon cher frère, à
reprendre un peu de vigueur, quand on s'est fait une habitude
de sa faiblesse! et qu'il en coûte à combattre pour la victoire,
quand on a trouvé longtemps de la douceur à se laisser
vaincre! » Il cherche à se dompter par l'étude : il étudie la
théologie, il travaille à la Gallia christiana, il enseigne dans
les collèges : mais, par-dessous main, il écrit un roman, les
Mémoires d'un homme de qualité, et le fantôme obsédant revient
toujours. Il aspire à une vie moins sévère, et part sans permis-
M^"
HIST. DE LA LANGUE & DE LA LITT. FR.
T. VL CH. IX
Armand Colin <jt C», Éilileurs
PORTRAIT DE L'ABBÉ PRÉVOST
DESSINÉ DAPRÈS NATURE ET GRAVÉ PAR G. F. SCHMIDT
Bibl. Nat., Cabinet des Estampes, N 2
LE SAGE, MARIVAUX, PRÉVOST 469
«ion... Il voyag^e en Angleterre, en Hollande, où il écrit, où
il publie Manon, et où son cœur se laisse prendre à d'autres
Manons. Il revient pourtant absous par le pape, qui lui donne
un prieuré; il refait son noviciat (pour la troisième fois!),
reprend sa place dans l'ordre, et reconquiert en même temps
son indépendance avec le titre d'aumônier du prince de Conti.
Il vit encore vin^rt-huit ans, jusqu'en 1763, religieux profès de
l'ordre do Saint-Bonoît. Mais au milieu de la société du temps
il apparaît comme un peu déclassé, entouré d'une réputation
équivoque : il est toujours agité, besogneux, et se dépense en
des tâches diverses. Avec cela, il reste jusqu'au bout aimable
et charmant, avec un nuage de mélancolie sur le front, et l'air
d'un homme qui a connu l'orage des passions.
Les romans de Prévost. — Prévost a beaucoup écrit :
on lui a souvent reproché d'avoir été « aux gages des libraires » .
La vérité est qu'il a publié cent douze volumes de taille et de ,
valeur très inégales, sur des sujets fort divers. Si l'on met à
part une gazette littéraire assez curieuse, le Pour et le Contre,
une monumentale Histoire générale des voyages (en quinze
volumes in-4 dont sept sont traduits de l'anglais), et quelques
autres ouvrages d'histoire et d'érudition, il reste une cin-
<juantaine de volumes qui représentent la production roma-
nesque de l'abbé Prévost. De cette masse émergent quelques
œuvres qui comptent dans l'histoire du genre : les traductions
•de Paméla, de Clarisse et de Grandisson, et surtout ces trois
grands romans souvent réimprimés au xvni" siècle, les Mémoires ,
d'un homme de qualité (7 volumes, 1728-1731), Cléveland ou .
le Philosophe anglais (8 volumes, 1731-1738), le Doyen de Kille-
rine (6 volumes, 1735-1740); le premier des trois contient un
épisode qui fut plus tard tiré à part, et qui a suffi à immor-
laliser le nom de Prévost : c'est VHistoire du chevalier Des
-Grieux et de Manon Lescaut.
Prévost historien est oublié aujourd'hui et mérite de l'être :
Prévost romancier a seul survécu. Et pourtant l'auteur de I
Manon attachait assez peu de prix à ses romans. Etait-ce mécon-
naissance de son véritable talent? Le cas est fréquent chez les
écrivains et les artistes. N'était-ce pas plutôt une concession
-du préjugé qui, encore à cette époque, reléguait les romans
470 LE ROMAN
dans les basses œuvres de la littérature? Prévost du moins
semble avoir écrit les siens à contre-cœur, pour gagner sa vie.
Il dit avec amertume : « Les études dont je me suis occupé
toute ma vie ne devaient pas me conduire à faire des Clévelandl »
Nous ne serons pas aussi dédaigneux que lui pour ses quinze
x" romans : si nous n'en lisons plus qu'un seul pour notre plaisir,
tous sont encore intéressants à étudier aujourd'hui.
D'abord leur nombre même est à considérer. Sans doute ce
ce n'est ni au poids, ni à la toise qu'on estime semblable mar-
chandise; pourtant, en cette matière, la fécondité de l'inven-
tion, la facilité de l'expression ne sont point qualités absolu-
ment négligeables. Un roman, par définition même, doit couler
comme la vie, dont il est l'image; il doit être un perpétuel
recommencement de destinées toujours nouvelles; pour un peu
il semblerait ne devoir jamais finir : aussi le genre s'accommode-
t-il volontiers d'un peu do prolixité. Prévost sur ce point n'a guère
à envier à Alexandre Dumas ou à George Sand : il est déjà un
vrai romancier, d'instinct et de tempérament. Il possède une
fertilité d'invention merveilleuse : les histoires qu'il raconte
offrent toutes « de nouveaux exemples de l'inconstance ordi-
naire de la fortune » ; les personnages y « passent successive-
ment par tous les degrés du bonheur et de l'adversité, ils
sentent les extrémités du bien et du mal, de la douleur et de la
joie ». La destinée du petit chevalier et de sa Manon est assez
connue : que de péripéties, que de paradis et d'enfers, dans le
court intervalle qui sépare l'arrivée du coche d'Arras de la fuite
suprême au milieu des savanes de la Nouvelle-Orléans! Le reste
des Mémoires d'un homme de qualité, le Doyen de Killerine, les
Mémoires de Montcal, le Journal d'une jeune dame, et le Cléve-
land débordent de la même sève romanesque. Il y a notamment
dans ce dernier de quoi défrayer dix romans-feuilletons du Petit
Journal. Et l'auteur nous garantit gravement l'authenticité de
toutes ces aventures, si absurdes qu'elles paraissent; et, par
cotte affectation d'exactitude, il pique à fond la curiosité du
lecteur qui ne demande qu'à être abusé.
Cette forte recrudescence du romanesque pur dans le roman
^ mérite d'être signalée. D'ailleurs il s'agit là d'un élément à peu
près nouveau. Prévost n'en reste pas à cette conception étroite
I
LE SAGE, MARIVAUX, PRÉVOST 471
et optimiste de la vie où tout finit bien, et où à la dernière page
(lu livre Céladon épouse sa berg^ère et Gil Blas trouve un
t'hàteau tout meublé. Le romanesque de Cléveland et de Manon
a un caractère sombre et tourmenté qu'on n'avait pas encore '
vu : les catastrophes l'emportent sur les succès et les douleurs!
sur les joies. La vie ne fait plus l'efl'et d'une comédie plus
ou moins lente qui se déroule pour aboutir au mariage ; elle
ressemble plutôt à un drame mouvementé et poignant, plein i
d'humaine souffrance. Ainsi le roman s'annexait l'un après \
l'autre tous les débris de l'héritage classique : il se faisait tra-
gique avec l'abbé Prévost vers le temps où, par un juste retour,
la tragédie exténuée essayait du romanesque avec Crébillon
père.
« Manon Lescaut » et la peinture de l'amour. — Rien
ne contribue davantage à donner aux romans de Prévost cette
teinte sombre et tragique, que la manière dont il a représenté |
l'amour. Gil Blas, tête saine et cœur froid, fait passer les affaires
avant le sentiment; Marianne, en fille avisée, cherche un mari
aimable et riche : mais ce n'est point là de l'amour, de cet amour-
passion, dominateur, fatal et triste, qui va fondre, comme un
souffle d'orage, sur le cœur désemparé du pauvre Des Grieux,
et lui faire toucher le fond des joies et des douleurs humaines.
Depuis le coup de foudre initial jusqu'à l'inévitable catastrophe,
tous les symptômes du mal sont décrits avec une admirable
précision : — d'abord l'illusion sans cesse grandissante qui
transfigure aux yeux de l'amant l'objet de son culte, et rend
possibles toutes les défaillances; -/- puis cette lamentable série
d'accidents caractéristiques où scrmbrent tour à tour la volonté,
la dignité et l'honneur du petit chevalier (entrevue du par-
loir, séjour à Chaillot, tricheries au jeu, honteuses aventures
avec M. de G. M.); — enfin les scènes violentes, les dernières
convulsions morales, signes d'un prochain dénouement : toutes
les faiblesses, les humiliations, les tortures d'un cœur possédé
par la plus folle des passions sont peintes en quelques pages,
comme elles ne l'avaient jamais été dans notre littérature. Des
Grieux est le premier grand amoureux du roman, il mène direc- ^
tement à Saint-Preux, à Werther, à René : moins éloquent et
moins lyrique, il est plus vivant, car il aime et il souffre davan-
/^
472 LE ROMAN
tage. Il est le vrai héros du livre : Manon n'y figure que
comme l'instrument de sa souffrance. Nous ne la voyons guère
qu'à travers l'amour du pauvre chevalier. Qui est-elle, cette
« Cléopâtre en paniers », funeste et charmante, rouée, cynique,
luxurieuse, d'un égoïsme et d'une coquetterie insondables, et
pourtant sincère, inconsciente, que Des Grieux ne se lasse pas
d'appeler une divine maîtresse et une incomparable amante et
qui triomphe de nos cœurs même par l'éclat souverain de sa
jeunesse et de sa beauté? Est-elle capable d'aimer vraiment,
ou n'aime-t-elle que le plaisir? Est-elle une Sapho? une Mar-
guerite Gautier? ou simplement une Mimi Pinson tragique? ou
même une Virginie qui a mal tourné? Il est assez malaisé de
le démêler : il semble qu'elle est surtout la Femme, la grande
tentatrice, l'objet de félicités et de souffrances plus qu'humaines,
qui hantait l'imagination ardente du jeune bénédictin de 1730.
Des Grieux et Manon : quel chemin parcouru par les héros
de roman en moins d'un siècle! Ils n'aiment plus suivant les
lois du code d'amour : ils n'écrivent ni madrigaux ni bouts rimes ;
ils ignorent « Petits soins » et « Billets galants ». Mais ils se
sont enfoncés hardiment dans ces mystérieuses Terres inconnues
devant lesquelles les voyageurs du pays de Tendre s'arrêtaient
épouvantés. Des Grieux est le premier qui ose nous faire le
récit de cette terrible aventure, et qui nous révèle la profondeur
des abîmes où il est tombé. Mais aussi ces élus de la passion,
victimes expiatoires du dieu d'amour, reviennent de leur loin-
tain voyage (quand ils^en reviennent) presque absous et par-
donnés, en raison même des exceptionnels malheurs qui ont
été leur lot. Ils en conservent une sorte d'auréole qui les trans-
figure aux yeux de la foule. Car une grande passion n'est pas
seulement un phénomène très rare (Prévost l'a dit avant Sten-
dhal), elle est aussi quelque chose de divin. Un amant comme
Des Grieux porte à lui seul toutes les croix des vulgaires
amants. Peu s'en faut que le pauvre bénédictin, par le plus
inconscient des blasphèmes, ne compare la Passion amoureuse
du petit chevalier à celle du Sauveur, et le chemin du Havre
à celui du Calvaire. Parfois, lorsqu'il veut décrire l'ardeur de
sa flamme, les termes de théologie naissent spontanément sur
ses lèvres; il dit à Manon : « Tu es trop adorable pour une
LE SAGE, MARIVAUX, PRÉVOST 473
créature. Je me sens le cœur emporté par une délectation
victorieuse. » Jamais dans un roman français l'amour n'avait
encore parlé pareil langag^e.
La naissance du roman moral. — Ce livre brûlant est-il
un mauvais livre? Il ne le semble pas. Le candide Prévost a
bien eu soin de marquer celte moralité latente qu'il faut savoir
découvrir sous cette œuvre de passion. Autpur de Des Grieux
il a placé quelques personnages secondaires, indispensables à
l'intelligence de l'œuvre. C'est d'abord la satanique et pitto-
resque silhouette du frère Lescaut, joueur, bretteur, entre-
metteur, escroc de marque, chenapan presque romantique, qui
finit par être^tué corame un chien, au coin d'une rue, sans la
moindre oraison funèbre. Puis voici l'ami grave et fidèle, au
cœur tendre, à la parole consolante, indulgent aux autres et
sévère à lui-même : Tiberge est le bon ange, souvent mal
écouté, mais qui veille toujours, et sauvera les dernières épaves
du naufrage où sombre la conscience de Des Grieux. Enfin
voici le père du petit chevalier, charmant, fringant, spirituel,
indulgent aux faiblesses de cœur, intraitable sur la dignité du
nom et le respect de la famille. Ils errent tous autour de Des
Grieux comme des fantômes du vice, de la vertu et de l'hon-
neur. L'intention morale de l'auteur apparaît d'une façon plus
explicite encore dans VAvis au lecteur. : « Le public verra dans
la conduite de M. Des Grieux un exemple terrible de la force
des passions », et Prévost explique comment, tout en représen-
tant le vice, il ne l'enseigne point, et il se propose, tout au
contraire, de découvrir par l'exemple « de ce jeune homme
faible et aveugle, et de cette jeune fille corrompue » tous les
dangers du dérèglement. De même le Doyen de KtUei'ine pré-
tendait être une œuvre d'édification, et le Cléveland aspirait à
montrer que « la paix du cœur et la véritable sagesse ne se trou-
vent que dans la parfaite connaissance de la religion ». Ainsi
l'auteur des Mémoires pour servir à Vhistoire de la vertu a tou-
jours cru et proclamé que le roman, en représentant l'homme
aux prises avec d'extraordinaires « aventures de fortune et
d'amour », avait pour mission de montrer les effets salutaires
ou pernicieux qui peuvent en découler, et par cela même de
fortifier, en l'éclairant, sa conscience. Cette conception du
474 LE ROMAN
roman à la fois passionné et moral va causer une révolution
dans la littérature. A ce signe on sent que Rousseau est proche
et viendra bientôt avec son Héloïse : et déjà, vers celte époque,
de Tautre côté du détroit, Richardson écrivait sa Paméla.
L'anglomanie de Prévost. — C'est un fait important
dans l'histoire des idées au xvni" siècle, que la croissance à
peu près simultanée et la marche parallèle du roman anglais et
du roman français. L'un et l'autre, avec certaines différences
de race bien tranchées, ont eu plusieurs caractères communs,
et portent la marque évidente d'une pénétration réciproque.
D'une part il est certain que Gil Blas, Marianne, le Paysan
parvenu, Manon Lescaut, Cléveland, le Doyen sont antérieurs
à Paméla, à Clarisse, à Tom Jones : il y a trace de Le Sage
dans Fielding, et de Marivaux dans Richardson. C'est donc
bien sur le sol français, illustré et fécondé par les chefs-d'œuvre
__ classiques, qu'il faut chercher la source première de ce goût
\ pour l'observation de la réalité, pour l'analyse psychologique,
'^et pour la moralité de l'art, qui sera un des caractères de
notre roman. D'autre part, en France, beaucoup d'esprits se pre-
naient alors d'une vive sympathie pour l'Angleterre, dont les
institutions politiques paraissaient à Montesquieu l'idéal même
V du gouvernement. Du même coup la littérature anglaise com-
\ mence à s'insinuer avec les idées anglaises. Il se produit insen-
siblement un changement d'orientation dans les intelligences.
L'Espagne de Le Sage semble déjà démodée; l'Italie s'attarde
dans les infructueux essais de rénovation de la tragédie : c'est
vers les littératures du Nord que se tournent peu à peu les
esprits, sinon vers l'Allemagne, non encore émancipée par
Lessing, du moins vers l'Angleterre. Le Suisse Béat de Murait
a montré la voie : Voltaire, avec ses Lettres philosophiques y
a poussé peut-être un peu plus qu'il n'eut souhaité : personne
n'y a plus volontairement contribué que l'abbé Prévost.
Il connaissait l'Angleteri'e pour y avoir demeuré deux fois,
au cours de sa vie aventureuse, et il l'aimait à la fois par goût
et par reconnaissance. Il paya largement sa dette, en monnaie
d'écrivain, et il fît l'éloge des Anglais : mieux que cela, il ima-
gina dans sçs romans (dans Cléveland et dans le Doyen) des
aventures qui fussent à l'honneur de ses hôtes. Mais c'était là
LE SAGE, MARIVAUX. PRÉVOST 475
une coloration de surface, plus qu'une imitation véritable : car i
pour le font! il reste fidèle à la tradilion française. Après i740 '
son an^rlomanie trouve une ample occasion de s'exercer. Au
fur et à mesure que paraissent Pnméla, Clarisse, Grandissou,
Prévost les traduit en français; en même temps il les arraujLje
quelque peu, retranche des longueurs, atténue des trivialités,
et leur prête ce style flexible, infiniment naturel, dont il avait
écrit Manon. Ce fut un immense succès, où sombra l'originalité
de Prévost : il ne fit plus de Manon, ni de Cléveland, mais il ■.
resta jusqu'à la fin de sa vie le traducteur de Richardson. Cette '
importation du roman anglais en France est une date impor-
tante dans l'histoire du genre. Ce sera à voir quelles consé-
quences en ont résulté, et si dans ce délire d'enthousiasme qui
va arracher des larmes d'admiration aux contemporains de
Diderot, il n'y eut pas un peu de cet éternel snobisme qui nous
rend si souvent injustes pour nous-mêmes, et nous fait admirer
nos productions seulement quand elles reviennent d'Angleterre
ou de Norvège. Quoi qu'il en soit, on ne saurait mettre en doute
l'antériorité et l'originalité de ces trois vrais rénovateurs du
roman au xvui" siècle, qui s'appellent Le Sage, Marivaux et
Prévost lui-même. C'est à eux qu'il faudra rattacher Rousseau, \
au moins autant qu'à Richardson.
M"' de Tencin et M""' de Graffigny. — Au-dessous
de ces trois grands noms, les talents de second ordre sont
rares. Car les contemporains du vieux Fontenelle et du jeune
Arouet sont plutôt attirés par la liberté du conte. Ce sont les
femmes qui conservent alors la tradition romanesque et entre-
tiennent le goût des belles aventures dans limagination du
public. Parmi elles, deux seulement méritent de n'être point
oubliées : M"" de Tencin et M'"^ de Graffigny.
Que M'"" de Tencin ait écrit des romans, il n'y a rien là
qui doive surprendre ceux qui la connaissent, et qui savent
quels extraordinaires personnages elle a joués pendant toute
sa vie. Elle aurait pu nous raconter les frasques de sœur Clau-
dine au joli couvent de Montfieury j)rès de Grenoble, puis les
louches et criminelles intrigues de cette aventurière de marque
que l'histoire appelle la Tencin, comme on dit la De Prie ou la
Du Barry, enfin les triomphes mondains de la reine de salon.
476 LE ROMAN
qui sut si brillamment tenir son rang au milieu des grands
écrivains du xvni" siècle, ses hôtes et ses amis. Voilà, semble-
t-il, de beaux sujets de roman tout trouvés, et auxquels n'au-
raient pas manqué le sel ni le piment. Et pourtant les trois
petits romans qui sont sortis de la plume de cette femme hardie
et cynique (et qu'elle a volontairement laissé attribuer à ses
neveux d'Argental et Pont de Yeyle) se contentent d'être doux,
simples et charmants : ils nous feraient estimer et presque
chérir M""' de Tencin, si nous ne la connaissions d'autre
part. Ce sont de courtes nouvelles, qui appartiennent au genre
historique, si fort à la mode depuis près d'un siècle. L'une
d'elles, les Mémoires du Comte de Comminges (1735), contient
une scène admirable : deux amants, après mainte épreuve, se
retrouvent au fond du couvent de la Trappe, l'un et l'autre liés
par des vœux éternels, et ils se reconnaissent à la confession
publique qu'ils font de leurs péchés. Le Siège de Calais (1739)
renferme un mélange très artificiel de roman et d'histoire : le
noble dévouement d'Eustache de Saint-Pierre ne gagne pas à
passer de la chronique de Froissart dans le roman de M™* de
Tencin. Dans les Malheurs de V amour (1747) l'auteur nous
conte une histoire de religieuse au cœur tendre et d'enfant
abandonné : et elle le fait avec une délicatesse qu'on n'aurait pas
attendu de la mère de D'Alembert. On a pu comparer ces trois
petits romans à ceux de M™^ de La Fayette, pour le charme du
style et la mélancolie de l'inspiration. Mais on y chercherait
vainement ce fond de noblesse et cette haute moralité qui font
le prix inestimable d'une Princesse de Clèves.
M"* de Graffigny est bien loin de valoir M™" de Tencin : mais,
avec des dons médiocres, elle a laissé une trace plus profonde
dans l'histoire du genre. Les Lettres péruviennes sont un pauvre
roman, mais elles furent lues, admirées, imitées en leur
temps (1747). La banale histoire d'amour qui y était contée se
trouvait relevée par une facile satire des mœurs parisiennes, et
par un ingénieux bariolage de couleur locale. L'héroïne Zeïla
était une Péruvienne, une vierge consacrée au soleil, une ado-
ratrice du sage Mancocapac et du grand Pachamacac : et cela
ravissait d'aise les contemporains de Voltaire et de Montesquieu.
L'œuvre plut encore par la forme, qui parut nouvelle. De cette
VOLTAIRE ET LES CONTEURS 477
époque date vraiment en France la vogue du roman épisto-
laire : depuis la Religieuse portugaise on n'avait plus revu de
ces correspondances passionnées. Beaucoup de grands romans
de la seconde moitié du xviii" siècle, la Nouvelle Héloïse, les
Liaisons dangereuses, le Paysan pei'vei'ti, seront des romans par
lettres; Delphine aussi, au seuil du xix° siècle. A M""* de Graf-
figny revient, à défaut d'autre mérite, celui d'avoir pop l.irisé
ce genre en France dans le temps où Richardson venait de l'illus-
trer en Angleterre.
//. — Voltaire et les conteurs.
Les deux premiers tiers du xviii^ siècle sont vraiment l'âge
d'or du conte. Mais, durant cette période de libre épanouis-
sement, le conte s'est profondément transformé. D'abord pure-
ment merveilleux, il s'est fait licencieux avec Crébillon, puis
philosophique avec Voltaire, pour devenir moral avec Mar-
montel, et se fondre dans le grand courant du roman de
Rousseau.
Le conte licencieux et Crébillon fils. — Ce siècle, qui
devait finir de si tragique façon, avait débuté sous les auspices
les plus heureux : les Fées ont présidé à sa naissance. De 1697 /
à 1702, les contes de Perrault, de M""* d'Aulnoy, de M™" de
Murât, et de beaucoup d'autres, firent fureur. « La cour, disait
en 1702 certain abbé de Dellegarde, s'est laissée infatuer de
ces sottises; la ville a suivi le mauvais exemple de la cour et
a lu avec avidité ces aventures monstrueuses; mais enfin on
est revenu de cette frénésie... » Au fond on n'en revint pas
tant que cela, comme l'atteste le succès du Cabinet des fées qui
se continua pendant quatre-vingts ans. Mais cette « frénésie »
changea im peu d'objet et reprit de plus belle quand parut en
1704 la traduction des Mille et une Nuits par Galland. Dès ^
lors la Lampe merveilleuse et Ali-Baba firent tort à Cendrillon et
au Petit Poucet, que les petits enfants continuèrent à chérir,
mais que les personnes « sérieuses » commencèrent à dédai-
gner. Il n'y en eut plus que pour les contes orientaux, persans,
47g LE ROMAN
turcs et arabes : en 1710, Pétis do La Croix publie les Mille et
un Jours, en 1715 Gueulette les Mille et un quarts d'heure, puis
les Contes chinois, les Cont-es mongols, les Contes péruviens, etc.
Mais à tffavers cette débauche de merveilleux, le naturel de
l'époque neuarda pas à reparaître. Le persiflag-e et la raillerie
percèrent vite et donnèrent une aigre saveur à ces fictions. De
simplement féerique le conte se fit satirique. Il devint aussi
licencieux. Il h'eut pour cela qu'à suivre la pente funeste où
glissait le sièclevau temps de la Régence. Mais il eut bien soin
de garder ses beaux habits reluisants, pour ne pas déplaire aux
gens de goût et à M. le lieutenant de police. Et puis ces histoires
de sérail, de Grand Seigneur, de sultanes et d'eunuques se prê-
taient si bien aux sous-entendus indécents! Dès 1721, un grave
président à mortier n'avait-il pas donné l'exemple dans les
Lettres fiersanes'i De 1730 à 1750 environ ce fut un vrai débor-
dement. C'est à cette méchante besogne que se ravala pendant
trop longtemps l'art de nos conteurs, cet art exquis qu'Hamilton
venait d'illustrer. Ils sont là une vingtaine, tous élégants, frin-
gants, à la fois corrompus et corrupteurs, qui écrivent à qui
mieux mieux des histoires qui seraient à dormir debout, si l'on
n'y trouvait le triple piment de la satire, de l'incrédulité et de
l'indécence. De nos jours on ne les lit plus guère, on se con-
tente d'en faire de jolies rééditions à l'usage des bibliophiles.
Ce n'est pas qu'ils n'aient dépensé beaucoup d'esprit dans leur
œuvre : mais l'ensemble est vraiment peu intéressant, mono-
tone, d'un dévergondage subtil et obscur. Citons vite le chevalier
de Mouhy, plus connu par son Histoire du théâtre; l'aventurier
de lettres La Morlière ; l'académicien Duclos, auteur à' Acajou
et Zirphile, édité aA^ec des estampes de Boucher '; Yoisenon,
surnommé Greluchon par Voltaire, abbé galant, gourmand et
sceptique, fort admiré en son temps pour son Histoire du sultan
Misapouf et de la princesse Grisemine; Diderot, dont le talent
chercha à s'élever plus haut, mais qui commença par écrire
cette bizarre et cynique rapsodie des Bijoux indiscrets; enfin
le plus célèbre de tous, celui qui a donné au genre tout son éclat,
1. Duclos est aussi lautcur d'une nouvelle « historique • : VHisloive de la
Baronne de Luz, et d'un roman à tiroirs et à allusions, qui supporte encore la
lecture : ce sont les Confessions du Comte de '" (1741).
VOLTAIRE ET LES CONTEURS 479
et qui jadis marchait de pair avec les grands écrivains, Cré-
billon (1707-1777).
Il était le fils du romanesque auteur de Rhadamisle. Mais au
lieu d'appliquer à des inventions trag-iques la vive imagination
qu'il avait héritée de son père, il la tourna vers des sujets plus
doux et moins nobles. Il se fit le conteur attitré de la haute
société du temps, le pourvoyeur de ses instincts d'élégante per-
versité. Le conte de VEcumoire ou Tanzaî et Néadarmé (1«732),
où sous le voile d'une longue et grossière équivoque se trouvent
quelques allusions à la bulle Unigenitus, au cardinal de Rohan,
et à la duchesse du Maine (sans parler de pointes méchantes à
l'adresse de Marivaux), valut à son auteur un court séjour h la
Bastille. Crébillon essaya bien dans les Égarements du cœur et
de t esprit de faire œuvre moins frivole ; mais il revint vite au
genre où il était assuré de plaire, et il donna en 1745 son trop
fameux Sopha. Ces fastidieux mémoires d'une chaise longue,
égayés par les balourdises du sultan Schabaham, nous intéres-
sent aujourd'hui aussi peu que possible : tout y est contourné,
maniéré, prétentieux, et nous supportons mal cette hypocrisie
de style qui jure avec l'obscénité du fond. Le Sopha n'en obtint
pas moins un énorme succès en France et à l'étranger. L'auteur
l'avait bravement intitulé Conte moral, et il était lui-même à
cette époque censeur royal, chargé comme tel de défendre la
moralité publique contre les hardiesses des écrivains. Au demeu-
rant, Crébillon était un homme aimable, un bon fils, et le modèle
des maris. 11 avait épousé une jeune et riche Anglaise qui,
séduite par cet irrésistible Sopha, avait fait le voyage de Paris
pour voir l'auteur et lui offrir sa main. Cette vertu conjugale
de VEcumoire et du Sopha n'est pas un des faits les moins
curieux de l'histoire morale du xvui® siècle. Crébillon continua
à écrire, mais il renonça aux fictions orientales : il se borna à
peindre, en des récits ou des dialogues fort apprêtés, l'élégante
sensualité de la société du temps : on dirait des feuillets déta-
chés d'une Me parisienne «le 17G0. Un délicat moraliste de notre
époque a bien caractérisé la portée de l'œuvre de Crébillon :
« Voyez- vous cette ligne qui sépare le bien du mal? Ce qui est
immoral ce n'est pas de montrer quelqu'un qui la passe, c'est
d'insinuer que dans l'habitude du monde on marche dessus
480 LE ROMAN
sans y prendre garde, et qu'en y marchant, on l'efface. C'est
l'immoralité des romans de Grébillon *. » Combien d'autres
après Grébillon vont venir, qui à leur tour piétineront et aboli-
ront jusqu'aux derniers vestiges de cette ligne !
Le conte philosophique et Voltaire. — Par bonheur,
l'histoire du conte au xvni" siècle ne lient pas tout entière dans
ces frivolités et dans ces vilenies. Voltaire va fournir au genre
l'aliment qui lui manquait.
On a montré ailleurs ce que fut Voltaire ^ C'est bien, semble-
t-il, l'homme de France dont on a dit le plus de bien et le plus
de mal. Mais on a, je crois, rarement mis en doute l'agilité
surprenante de l'écrivain, les ressources prodigieuses de son
esprit : qualités qui se déploient à l'aise dans la forme du conte.
En effet les Romans de Voltaire partagent avec le Siècle de
Louis XIV, le Charles XII, quelques petits poèmes, et la Corres-
pondance, la bonne fortune de passer pour des cliefs-d'œuvre à
peu près incontestés. Fruits de la vieillesse de l'auteur, peut-
être portent-ils la marque d'un talent encore plus exquis et
plus fin.
Mais sont-ils vraiment des romans, ainsi qu'ils s'intitulent?
Non. La destinée du vertueux Zadig, de l'excellent Candide, ou
de la belle Saint- Yves nous laisse absolument froids : jamais les
infortunes de M"^ Cunégonde n'ont, j'en suis sûr, arraché la
moindre larme aux plus sensibles lecteurs : ce sont là person-
nages de pure fantaisie, qui ne vivent pas de notre vie et ne
servent qu'à nous amuser. Ces petits romans sont en réalité des
contes, non point à l'usage des petits enfants comme les his-
toires de ma mère l'Oye, mais écrits pour ces grands enfants
qui s'appellent les hommes, et où revit la verve savoureuse de
nos vieux auteurs.
Ces vingt ou vingt-cinq petits contes, très inégaux de taille
(aucun n'est très long, et certains n'ont que deux ou trois pages)
sont extrêmement bariolés d'aspect. On y trouve encore des
sultans et des sultanes, de bons Turcs, des Persans, des Arabes,
mais aussi des Hurons, des Péruviens, des Grecs, des Anglais,
des Westphaliens, des Bulgares, des Portugais, des Bas-Bretons
1. E. Bersol, Études sur le XVIII' siècle, p. 367.
2. Voir ci-dessus, chap. m.
VOLTAIHE ET LES CONTEURS 481
€t môme de simples Auvergnats, natifs d'Issoire, et fabricants
de chaudrons. On y rencontre également des géants, qui sem-
blent empruntés à Swift, et des habitants de Saturne et de Sirius,
qui auraient réjoui l'àme de Cyrano de Bergerac. Le lieu de la
scène est tout aussi varié : c'est Paris ou Pontoise, ou des pays
très lointains comme Babylone et Ninive, parfois même des
contrées de pure imagination comme l'Eldorado, où il nous est
loisible de supposer que tout se passe à l'envers de ce que nous
voyons chez nous. A ne les considérer que par le dehors, ces
petits contes sont déjà tout à fait divertissants dans leur libre
fantaisie.
Leur contenu est tout aussi charmant. L'auteur nous y donne,
par le moyen des amusantes marionnettes dont il tient les fils, /)
le plus agréable spectacle de comédie humaine qu'on puisse
■désirer. Pangloss, Martin, Cgiidide, Cacambo, Cunégonde,
IViemnon, Hercule de Kerkabon, Sainte-Yves, Zadig, Bacbouck,
M. de la Jeannotière et autres, excellentes gens d'ailleurs, se
chargent de nous démontrer amplement par leurs actes et par
leurs paroles que tout marche de travers ici-bas, et que, suivant
le mot du bon Boileau, l'homme est bien « le plus sot animal »
-qu'on ait jamais inventé. Le thème n'est pas neuf : mais il n'a
jamais été traité avec pareil brio, pas même par l'auteur de YAjio-
logie de Raymond de Sebonde. Voltaire a réuni une extraordi-
naire collection d'exemples de l'absurdité, ae l'ignorance et de
la sottise humaines. N'en citons aucun, car il serait impossible
de choisir, et tout Zadig y passerait, et Candide, et V Ingénu, et
Memnon, et Micromégas, et les autres. Courons plutôt bien vite
•k la conclusion. Si le monde est si mal fait, faut-il se déses- \
•pérer? Point du tout. Ces formidables prémisses, qui contien-
nent dans leurs flancs le plus noir pessimisme, aboutissent à
quoi? A une conception optimiste des choses! Pessimiste, Vol-
taire ne l'a pas été, /parce qu'il n'était pas poète et parce qu'il
n'était pas vraiment philosophe/: il n'y avait pas en lui le plus
léger symptôme de Vigny ou de Schopenhauer. Mais son vieux
fond de bourgeois senstLet^j^fi. a pris le dessus; et après avoir
pris plaisir à nous faire mesurer l'abîme de la folie humaine,
l'auteur exécute une jolie pirouette et nous prêche la résigna-
lion et la modération. Si ce monde est mauvais, nous ne pou- .
lll»TOIRE DB LA LANnUE. VI. 31
482 LE ROMAN
vons pas le changer; et puis nous ne voyons que les détails, et
ne connaissons pas la vraie pensée du grand Architecte et du
Justicier suprême; et puis ce même hasard qui fait mal les
choses les fait quelquefois bien ; et puis tout cela est prodigieu-
sement amusant à considérer, à condition que l'on ne s'y mêle
pas. Cultivons donc notre jardin, mais regardons à l'occasion
par-dessus le mur, pour nous divertir des gens qui passent sur
la route. Nous pouvons trouver que Voltaire en parle un peu à
son aise, que son jardin lui a fourni des revenus peu ordinaires,
et qu'il ne s'est pas gêné d'ailleurs pour jeter parfois des pierres
dans ceux de ses voisins. Il n'en est pas moins vrai que ces
Contes sont ingénieux et charmants, remplis d'une sage philo-
sophie, et que nous voilà bien loin des tristes élégances de
Crébillon fils.
Diderot. — Il n'y a pas eu deux Voltaires. Un seul écrivain
eût pu rivaliser avec l'auteur de Candide : c'est Diderot. Or il
n'a rien publié qu'un médiocre conte licencieux. Ses ouvrages
plus sérieux, la Religieuse et Jacques le Fataliste, ne parurent
qu'en 1796 : le Neveu de Rameau ne fut connu que par une tra-
duction allemande de Gœthe en 1821, retraduite en français, et
ne nous a été définitivement restitué qu'en 1891. Tout le
Diderot romancier est un Diderot posthume.
Rarement auteur apporta d'aussi riches dispositions naturelles
que le fils du coutelier de Langres. Issu de vieille souche chajn-
penoise, et conservant la marque du terroir natal, sorte de
paysan de génie, laborieux et robuste, enthousiaste et naïf,
souvent aussi grossier et cynique, Diderot possédait les qualités
éminentes du conteur, la verve, la fantaisie, la délicatesse au
besoin, l'art supérieur de mettre en relief un personnage, de
l'animer, de le camper à nos yeux, et surtout un talent de style
vraiment prodigieux : un éblouissement de mots et d'images,
un déluge d'harmonie verbale, véritable style orchestre, oii se
fondaient toutes les fougues et toutes les suavités d'un extraor-
dinaire neveu de Rameau. Malheureusement tous ces dons
furent gaspillés : la passion les gâta souvent, la précipitation et
le désordre firent le reste.
L'histoire, à moitié réelle, qui fait le fond de la Religieuse,
était un vrai sujet de roman, dramatique et touchant. Le tableau
VOLTAIRE ET LES CONTEURS 483
de CCS vocations imposées a tenté au xviii" siècle plus d'un
auteur : aucun n'a fait une œuvre aussi hardie, aussi tragique,
aussi émouvante que Diderot : tant est grand le prestige du
style. Mais aussi, la violence de la thèse, les partis pris révol-
tants de l'auteur, nous écœurent bien vite : le roman dégénère
en un grossier pamphlet. Il roule même plus bas encore.
Le Neveu de Rameau est une œuvre trop trouble et trop com-
plexe pour pouvoir être apprécié ici. On sait avec quelle éblouis-
sante furie l'auteur y a entrechoqué les opinions de son temps
et les siennes propres. Notons au passage ce débordement de
pittoresque qui finit par aveugler, et surtout cette inoubliable
silhouette du bohème débraillé, éhonté et génial. De splendides
partiesromanesques émergent de ce chaos de philosophiesatirique.
Jacques le Fataliste et son maître est un ouvrage ironique,
incohérent, où l'on sent passer des souffles de fantaisie rabelai-
sienne, etd'oii se détachent quelques pages exquises, notamment
cette délicieuse Histoire de J/"* la marquise de la Pommeraie
et M. le marquis des Arcis. C'est du meilleur Diderot, pimpant,
léger, spirituel, plein de grâce et de bonne humeur. Dans ce
fougueux et violent Champenois il y avait un coin charmant, il
y avait du La Fontaine.
Ces mêmes mérites se retrouvent dans d'autres petits récits,
dont l'un, les Amis de Bourbonne, est resté presque populaire, et
aussi dans les Lettres à jV/'" Voland où l'auteur conte si joliment
à son amie tant d'amusantes anecdotes. Diderot faisait profes-
sion d'admirer passionnément Richardson , dont il a fait un
emphatique éloge : il n'a pourtant aucune de ces qualités de
patiente psychologie qui distinguent l'auteur de Clarisse. Il est
avant tout un conteur, de bonne et pure race française, égaré
au milieu des passions de l'époque. 'L'Encyclopédie est aujour-
d'hui bien oubliée, mais on peut souscrire encore au jugement
qu'a porté Villemain sur Diderot : « Personne n'a mieux conté
au xvui" siècle, non pas même Voltaire. »
Le conte moral et Marmontel. — Pour conserver au
conte son originalité il fallait l'art d'un Voltaire ou d'un
Diderot : on le vit bien avec Marmontel. Le conte, vers la
fin du xvni" siècle, verse de plus en plus du côté du roman,
alors dans tout son éclat.
•?
/
484 LE ROMAN
En effet le merveilleux, dont on avait tant abusé, finit par
lasser, et disparaît presque pour un temps de la littérature. Seul
Thonnête Cazotte cherche à en prolong-er la vogue avec ses
Contes arabes, et surtout avec son Diable amoureux (1772),
d'une fantaisie piquante et neuve. Les perpétuels sarcasmes, les
airs impertinents et sceptiques commencent à passer de mode.
Les contes licencieux eux-mêmes semblent jouir d'une moindre
faveur. Tout est à la philosophie naturelle et au sentiment. Le
règ-ne de Rousseau est venu.
Celui qu'on s'est plu à appeler le bon Marmontel (fut-il vrai-
ment aussi bon que cela?) nous fait assister à cette évolution
du conte. Marmontel était, aux environs de 1760, comme un
premier exemplaire de Bernardin de Saint-Pierre, un Ber-
( nardin sans les boucles et aussi hélas! sa,ns Virginie, un Ber-
nardin ami de Voltaire. Il avait publié un à un dans le Mercure
des Contes moraux, qu'il réunit en 1761 et qui eurent un énorme
succès. Il avait tâché d'y peindre « les mœurs de la société ou
les sentiments de la nature »; il voulait y rendre « la vertu
aimable », et se flattait d'y arriver par une extrême simplicité
de moyens. « Un petit serin me sert à détromper et à guérir
une femme de l'aveugle passion qui l'obsède! » Ce serin mora-
lisateur est l'indice d'un art nouveau. D'ailleurs ces Contes ne
sont point ennuyeux, certains même sont jolis, et il ne s'y
trouve qu'une seule histoire de sérail.
Bélisaire (1767) et les Incas (1778) ne sont guère autre chose
que de longs contes moraux, solennels et prétentieux. Par leur
sujet, ils semblent se rattacher plutôt au roman historique,
mais par leur intention ils appartiennent au genre prêcheur du
roman pédagogique, qui ne doit pas être un genre faux puisque
nous avons Télémaque, mais qui est un genre parfois cruel,
puisque nous lui devons Bélisaire. Le « chef-d'œuvre » de Mar-
montel est franchement insupportable : à cet interminable cours
de philosophie que débite le vieux Bélisaire aveugle il n'y a
pas l'ombre d'intérêt romanesque. Les Incas valent mieux : on
y trouve un peu plus d'action, des discours moins longs, par-
fois même éloquents; et puis ils nous donnent l'envie de relire
la Chaumière indienne ou les Natchez.
A partir de Marmontel, la morale déchaînée sévit impitoya-
/
J.-J. ROUSSEAU ET SA DESCENDANCE 485
blement dans le conte. Les dernières années du siècle verront
naître à foison les contes d'éducation à l'usage des enfants. Ce
sera une avalanche de bons conseils sous la forme d'historiettes
morales. Faut-il rappeler les noms de Berquin, de M"" Le Prince
de Beaumont, de M"" de Genlis, de Bouiily? Sous ces fades et
honnêtes plumes le conte badin du xvni' siècle, celui de Cré-
billon, celui de Voltaire, faisait ample pénitence, en attendant
que Nodier lui redonne un peu de cette fantaisie dont le genre
ne peut décidément pas se passer.
///. — J.-J. Rousseau et sa descendance.
La « Nouvelle Héloïse » : résurrection du grand
roman. — La personne et l'œuvre de Rousseau occupent dans
l'histoire littéraire et morale du siècle"^une trop grande place pour
pouvoir être appréciées ici, à l'occasion d'un simple roman '.
Pourtant on peut dire que tous les divers aspects sous lesquels
on peut envisager le « citoyen de Genève », à savoir le philo-
sophe, le calviniste', le politique!^ le pédagogué7 le revenir, le
promeneur, et jusqu'au musicien, se trouvent réunis et comme
fondus ensemble dans Rousseau romancier, et que l'œuvre où
il s'est mis tout entier est bien moins le Contrat social, Y Emile,
ou même les Confessions, que la Nouvelle Héloïse.
En effet, tout est roman dans Rousseau, et tout Rousseau est
dans le roman qui parut en 1761 sous ce titre : Julie ou la Nou-
velle-Héloïse, ou Lettres de deux amans habitans d'une petite ville
au pied des Alpes, recueillies et publiées par J.-J. Rousseau.
Dans quelles circonstances fut composé ce livre à jamais fameux,
au milieu de quels poétiques transports, de quelles ivresses
d'imagination et de sentiment, l'auteur nous l'a dit au neuvième
livre de ses Confessions. Quant au sujet, il est trop connu pour
qu'il soit besoin de l'analyser ici. Les principaux personnages
du livre : la sensible et prêcheuse Julie d'Etanges, le rêveur et
fatal Saint-Preux, le raisonnable et froid Wolmar, la rieuse
Claire d'Orbe, le stoïque Bomslon; l'étrange aventure qui rap-
i. Voir ci-dessus, chap. vi.
48Ô LE HOMAN
proche tous ces cœurs vertueux, et jette la jeune Vaudoise dans
les bras de son « maître d'études », puis qui, après avoir séparé
les amants, les réunit de nouveau, une fois Julie mariée à un
autre; et alors cet essai héroïque et fou de vie idéale à trois, où
femme, mari et « ami » rivalisent ensemble d'abnégation et de
tendresse, jusqu'au jour où Julie, à bout de forces, disparaît et
meurt; les scènes les plus dramatiques de l'ouvrage, celles du
bosquet, du cabinet de toilette, de la promenade en barque; les
admirables tableaux des mœurs parisiennes et des mœurs valai-
sannes, des vendanges de Clarens, de l'éducation des enfants,
de la vie patriarcale à la campagne ; et, çà et là, ces inoubliables
échappées sur le grand lac immobile, mélancolique comme le
souvenir, et sur les cimes neigeuses, hautes comme le devoir :
tout cela est devenu, on peut dire, classique, et fait partie du
patrimoine commun de la littérature, non seulement française,
mais européenne. Bornons-nous seulement à indiquer ici la
nouveauté d'une pareille œuvre, l'influence qu'elle a exercée
sur le roman en France, et la place qu'elle occupe dans l'his-
toire du genre.
La Nouvelle Héloise marque la complète résurrection du
grand roman en France. Elle est à la limite de deux époques.
Elle clôt le cycle inauguré cent cinquante ans auparavant par,
VAstrée : elle ouvre aussi une ère nouvelle.
C'est dans notre littérature nationale qu'il faut surtout cher-
cher les origines vraies du roman de Rousseau. L'auteur des
Confessions nous a raconté comment dès sa première enfance il
s'était nourri de la forte sève de VAstrée, de la Cassandre, du
Cyrus, et plus tard du Cléveland qui enchanta sa vingtième
année. Le sujet même de Julie en rappelle d'autres, traités par
nos romanciers et par nos poètes. Cette femme qui lutte pour
rester honnête et le demeure en effet, ne ressemble-t-elle pas
un peu à M"^ de Clèves, qui elle aussi se confie loyalement à
son époux, ou bien à Pauline, qui elle aussi voit revenir d'un
lointain voyage un « malheureux et parfait amant », ou bien
encore à Cassandre, qui tout en aimant Orondate, conserve à
Alexandre la foi jurée? C'est la même émulation de beaux sen-
timents, la même vaillance dans le danger, la même exaltation
du devoir, et aussi (du moins chez Corneille et chez La Calpre-
J.-J. ROUSSEAU ET SA DESCENDANCE 487
nèdo) la môme vertu emphatique et raisonneuse. Et Saint-Preux,
lorsqu'il erre désespéré dans les sauvages montagnes du Valais,
et jusque dans les déserts du nouveau monde, loin de celle qu'il
aime, n'accomplit-il pas alors la classique épreuve des Céladons
et des Polexandres? Et cet idéalisme voluptueux, qui amnistie
la passion en l'épurant, n'a-t-il pas du rapport avec la méta-
physique amoureuse de D'Urfé? Quant aux attitudes mélanco-
liques du héros, à ses velléités de suicide, peut-être n'est-il pas
nécessaire d'en chercher l'origine ailleurs que dans nos vieux
romans : Céladon se jette dans le Lignon, et Tiridate meurt de
désespoir; trente ans avant Saint-Preux, Cléveland songe à se
suicider et disserte longuement à ce sujet; il se trouve même
formuler par avance le principe de Rousseau : « Tous les mou-
vements de la nature sont droits et appartiennent à l'ordre ».
Telles sont les vraies sources littéraires de la Nouvelle Héloïse :
ou du moins telles sont les principales. Si quelques traits ont
été ajoutés du dehors, le fond de l'œuvre est bien français.
Mission nouvelle du roman. — En même temps Rous-
seau élargissait beaucoup cette conception traditionnelle du
roman» Aux personnages pseudo-historiques, princes ou gens de
qualité, si fort à la mode depuis plus d'un siècle, il substituait
ces héros obscurs, la fille d'un gentilhomme campagnard du
pays de Vaud, et un simple maître d'études, venu on ne sait
d'où. Il s'engageait hardiment dans la voie nouvelle ouverte par
les auteurs de Gil Blas, de Marianne et de Manon, et où l'avait
devancé Richardson, qui venait de raconter l'histoire d'une
humble serv^ante de ferme, et celle d'une petite bourgeoise
entêtée de « respectabilité ». La Nouvelle Héloîse, tout en res-
tant la plus romanesque des œuvres, est aussi la plus libre de
tout préjugé de fortune et de rang. Dans ce héros plébéien, qui
n'a ni nom ni ancêtres, il y a autant de souffrance et de noblesse
qu'en peut contenir une âme humaine. De même la fille du
baron et son aristocratique époux n'aspirent qu'à la vie simple,
au milieu des serviteurs familiers et des travaux du ménage.
Tous ne désirent qu'une chose : revenir à la nature, devant
laquelle il n'y a ni nobles ni roturiers, ni pauvres ni riches.
Par là Rousseau ouvrait à ses successeurs un champ illimité :
la Nouvelle Hélohe rendait possibles tous les romans.
488 LE ROMAN
Le roman ainsi élargi va gagner aussi en profondeur : il
devient capable d'exprimer les pensées les plus hautes et les
plus fortes moralités. Et il ne s'agit point là d'une morale a
j)osteriori, comme celle que nous découvrons après coup dans
Gil Blas. Chez Rousseau elle ne se dissimule pas, elle préexiste
à l'œuvre, elle l'anime et la vivifie dans toutes ses parties. Il
est juste de rappeler aussi que Prévost avait déjà essayé de
tourner au perfectionnement des âmes les romanesques inven-
tions de son cerveau : tous ses romans les plus passionnés et les
plus dramatiques, Manon, Cléveland, ne sont d'après lui que des
plaidoyers en faveur de la vertu. Rousseau avait donc.de qui
tenir : mais ce fut l'influence des romans anglais, mis à la mode
par les traductions de Prévost lui-même, qui contribua à donner
à la Nouveljk Héloïse cette moralité en dehors, prêcheuse et
même un peu provocante, que l'on ne connaissait pas encore en
France sous cette forme. On sait quelle place tient dans les
romans de Richardson la préoccupation d'édifier et d'instruire :
le titre seul de Paméla est un vrai prospectus moral : Paméla ou
la vertu récompensée, suite de lettres familières écrites par une
belle jeune personne à ses -parens, et publiées afin de cultiver les
principes de la vertu et de la religion dans les esprits des jeunes
r/ens des deux sexes, etc., et Dieu sait si « la belle jeune per-
sonne » tient parole et prodigue les exhortations et les sermons 1
Le calviniste Rousseau devait être porté à imiter cet exemple.
Par bonheur, son génie si français le préserva en partie de
l'excès où était tombé le libraire anglican : bien que Julie dis-
serte et prêche un peu trop, elle reste vraie et touchante jusqu'à
la fin. Dans la Nouvelle Héloïse la. morale, loin de gâter l'œuvre,
la vivifie et l'embellit.
Jamais questions plus graves et plus vraiment humaines ne
furent traitées avec plus de sérieux sous le voile d'une fiction
romanesque. L'auteur nous a confié qu'il poursuivait à la fois
/ un objet de mœurs et d'honnêteté conjugale et un objet de con-
corde et de paix publique. A supposer que Rousseau ait mal
présenté sa thèse, elle n'en subsiste pas moins, elle remplit
l'œuvre entière, et elle aboutit à cette double apologie du
mariage fondé sur la vertu et de la religion fondée sur la tolé-
rance. Avoir présenté aux contemporains de Grimm et de Vol-
J,-J. ROUSSEAU ET SA DESCENDANCE 48»
taire l'idéal d'une vie calme et vertueuse, à la campagne, loin
de l'opéra, des boudoirs et des soupers à la mode; avoir osé
montrer une Julie prosternée priant pour la conversion de
Wolmar et de Saint-Preux, et prouvant par son exemple, que là
^où la jeune fille philosophe avait failli, la femme chrétienne,
, humble et forte, triomphe : quelle matière à réflexion, et surtout
quelle morale pour un roman du xvni* siècle! Et songez qu'au- \
tour de ces questions essentielles le romancier en a groupé
beaucoup d'autres, qui intéressent les mœurs publiques et pri- !
vées, et qui concernent le duel, le_suicide,_ l'éducation des I
enfants, l'économie domestique, le jardinage,-Ja musique, etc. !
En un mot, sous le couvert d'une fiction romanesque, c'est
Rousseau tout entier que nous trouvons : c'est tout un pro-
gramme de vie niorale, intellectuelle, et même matérielle, que
nous ofl'rent Julie, Wolmar et Saint-Preux.
On voit le chemin parcouru en quelques années. Le romancier
s'est investi d'une mission toute nouvelle : il annonce les
grandes vérités morales, il dirige les âmes dans le combat de '^
la vie, c'est-à-dire il joue ce rôle jusque-là dévolu au philo-
sophCj. à l'orateuj^et au poète. C'est sans doute parce qu'en 1760
il n'y a plus de Descartes, de Pascal, de Corneille ni de Bour-
daloue, et qu'il n'y a pas encore de Lamartine, ni de Hugo, que
le roman s'avise de concevoir une pareille ambition. Profitant
ce jour-là du silence de la chaire chrétienne, des convulsions ^
de la tragédie, des tâtonnements de la comédie, de l'évanouis-- — ^
sèment des dernières traces de lyrisme, il prend simplement la
place qui était apprendre, il passe « grand genre » et môme le
plus grand des genres, puisqu'à cette date il supplée presquQ à
lui seul tous les autres, et fournit à la littérature ce qu'ils
étaient incapables de donner. Cette quasi-^o^tv^raineté n'était
pas sans péril : car, à vouloir embrasser toute la pensée et toute
la morale humaines, le roman risquait d'éclater hors de ses
limites et de manquer à certaines des conditions essentielles du
genre : après Rousseau d'autres viendront qui ne sauront pas
toujours éviter cet écueil.
Le sentiment de la nature dans le roman. — Sur
d'autres points encore Rousseau a innové. Il est bien le premier
qui ait introduit le sentiment de la nature dans le roman, comme ^
490 LE ROMAN
il venait de le susciter dans toute la littérature. Avant lui les
romanciers avaient g^énéralement ignoré cette source d'intérêt
et d'émotion. Il y a bien quelques tempêtes dans Télémaque,
une allée de saules dans la Princesse de Clèves, et une caverne
de voleurs dans Gil Blas : mais tout cela tiendrait en quelques
lignes et pourrait être retranché sans dommage. La coquette
Marianne ne se doute pas qu'il existe autre chose que les cou-
vents et les salons de Paris; et des Grieux, qu'il soit à Chaillot
ou sur la route du Havre ou dans les savanes de la Nouvelle-
Orléans, n'a d'yeux que pour Manon. Quant à l'honnête libraire
de Londres, à l'auteur de Clarisse, il était bien l'homme du
monde le moins ouvert à l'intelligence de ces choses-là. La
Nouvelle Héloïse au contraire est pénétrée des souffles nouveaux.
Elle a été écrite, pour ainsi dire, en plein air, dans cet admi-
rable « cabinet d'études » qui est la forêt de Montmorency, en
compagnie « d'un chien bien-aimé, des oiseaux de la campagne
et des biches des halliers de la forêt », en communion « avec
la nature entière et son inconcevable auteur ». On y sent la
présence d'un personnage mystérieux, qui parle au cœur des
héros aimants et soufi'rants : la Nature entière, les Alpes, le
Jura, les rochers de Meillerie, lés vignes de Clarens, l'azur du
lac, prêtent leur cadre merveilleux aux joies et aux angoisses
de Saint-Preux : et du coup l'auteur nous fait retrouver cette
/ secrète harmonie entre les âmes et les choses, que Virgile avait
connue, et dont nous avions perdu le secret. D'autres, mieux
que Rousseau, sauront exprimer les formes, les sons, les cou-
leurs, et nous donneront la vive sensation des objets : mais c'est
la Nouvelle Héloïse qui a apporté dans le roman (et dans la litté-
rature) ce sens nouveau de la Nature, d'où allait jaillir cin-
quante ans plus tard la poésie.
Le style. — Nature et moralité : telles sont les sources
encore presque intactes que Rousseau ouvrait au roman. 11 a
su en même temps, pour exprimer ces idées nouvelles, créer
un style nouveau. En effet il n'avait que faire du joli style,
poudré et musqué, plein de malicieux sous-entendus ou do
voluptueuses élégances, qui convenait à Marivaux ou à Cré-
billon; celui de Voltaire était trop sec, trop lucide et trop froid.
D'ailleurs c'étaient là des styles à l'usage des gens d'esprit, et la
J.-J. ROUSSKAU ET SA DESCENDANCE 49i
plus grande originalité de Rousseau a peut-être consisté à ne
point avoir d'esprit. Pour traiter sérieusement de choses ^
sérieuses, pour oser être grave, ému, sincère, pour parler de
Dieu, de la Nature, et de l'Amour sans raillerie, sans y mêler
l'histoire du grand Turc et de la Sultane favorite, il fallait un
autre style que celui de Zadig, duSopha, ou même de Marianne
et de Gil Blas. Et voilà comment ce Genevois, cet ennemi des
salons, ce « roi des ours », comme l'appelait M""* d'Épinay, a
mis dans son roman quelque chose qu'on ne connaissait plus en
France depuis longtemps, de l'éloquence et du lyrisme. L'élo- /"
quence sert à exprimer toutes les vérités d'ordre intellectuel et
moral, dont la connaissance est indispensable au bonheur de
l'homme^Julie a le verbe des apôtres ; elle est notre plus grand —
orateur, après Bossuet. Le lyrisme donne une forme à tous les |
sentiments les plus profonds qui oppressent l'àme humaine, et
qui ont pour objet l'amour, la nature et la divinité : il y a dans
le roman de Rousseau bien des odes ou élégies, ou « médita-
tions », déjà presque à demi rythmées, qui ne demandent qu'à
s'envoler en passant par les lèvres d'un Lamartine.
Importance d'une pareille œuvre. — En regard de ces
beautés si neuves, que pèsent les défauts bien connus de la Nou-
velle Iléloïsel On sait de reste que la thèse éternelle de Rousseau
sur l'homme naturel et sur les crimes de la civilisation est outrée
et paradoxale, que le ménage à trois de Julie, Wolmaret Saint-
Preux est une pure folie, que la sensibilité de ces gens-là revêt "
souvent une forme d'exaltation maladive, et que les très beaux
discours qu'ils tiennent sont gâtés par la déclamation et l'em-
phase. Oui, bien des choses ont vieilli, que la mode a depuis
longtemps fanées. Et puis, après Rousseau, les imitateurs com-
promettants sont venus, qui ont exagéré les défauts du maître,
et discrédité quelques-unes de ses plus belles qualités. Il est
donc très facile aujourd'hui de railler la Nouvelle Héloîse, et les
« snobs » n'y manquent guère. D'autre part il reste toujours ceci :
c'est que ce gros livre si « vieux jeu » marque l'épanouissement
superbe du roman, qui à partir de ce moment devient vraiment
français et humain, qui n'est plus un amusement frivole, mais
une œuvre de passion, d'imagination et de raison, ouverte à
tous les « vents de l'esprit » et à tous les élans du cœur, et qui,
492 LE ROMAN
tout en donnant aux âmes la plus grande somme de plaisir
possible, aspire à les guider vers le bonheur et la vérité.
En 4762, le roman idéaliste renaissait plus brillant qu'au temps
deVAstrée, plus vigoureux aussi et appelé à de bien autres des-
tinées : car il portait en lui toute la poésie et tout le roman du
xix" siècle.
Bernardin de Saint-Pierre : «Paul et Virginie » (1788).
— Le successeur immédiat de Rousseau, son ami, son disciple,
c'est l'auteur de Paul et Virginie. Mêmes dispositions romanes-
ques : Bernardin de Saint-Pierre ne fut pas le bonhomme
souriant que l'on croit, mais un être sensible et imaginatif,
toujours inquiet et vagabond, épris de la femme, hanté de chi-
mères, au demeurant mélancolique, défiant, hypocondriaque,
presque autant que son maître Rousseau, encore que la destinée
lui ait été plus clémente.
Il a bien pris soin de nous rappeler, en tête de son roman,
qu'il s'était proposé trois « grands desseins dans ce petit
ouvrage : peindre un sol et des végétaux difTérents de ceux
d'Europe; réunir à la beauté de la nature entre les tropi-
ques la beauté morale d'une petite société; mettre aussi en
évidence plusieurs grandes vérités, entre autres celle-ci, que
notre bonheur consiste à vivre suivant la nature et la vertu ».
Renversons, du moins en partie, l'ordre de ces trois « desseins »,
et le plan nous apparaîtra encore plus clair. Dans ce « petit
ouvrage », à jamais célèbre, il y a ce qui se trouvait déjà dans
le gros livre de Rousseau : une thèse, un paysage et un roman.
La thèse est puérile et charmante. Elle tient dans cette ligne :
« L'histoire de la nature n'offre que des bienfaits, et celle de
l'homme que brigandage et fureur ». Rousseau aurait été
content de son élève. Nous voyons deux enfants qui naissent et
se développent loin de la société des hommes, dans un vallon
solitaire des Tropiques, c'est-à-dire dans un « champ de culture »
idéal, où la bonne nature s'épanouit à l'aise sans être gênée ni
déformée par la civilisation. Il en résulte que ces deux êtres,
étant naturels, sont parfaits. Ils sont plus beaux, plus grands
que les autres enfants des hommes. Ils sont meilleurs aussi :
ils sont pieux sans aller à la messe, honnêtes sans avoir peur
des juges et des gendarmes; ils connaissent l'heure sans hor-
J.-J. ROUSSEAU ET SA DESCENDANCE 493
loge et la succession des jours sans calendrier; ils n'ont pas
de souliers, ni de chapeaux, ni d'habits h la mode; ils igno-
rent la cuisine, les lettres et les arts< et ainsi de suite. Mais
ce parfait bonheur va s'écrouler, au plus petit contact de la
nature avec la sociétéji^Une lettre venue d'Europe, l'appel d'une .
vieille tante acariâtre, une visite que font le gouverneur et un
missionnaire dans l'humble vallon suffiront à causer les plus
terribles catastrophes : les cœurs aimants seront séparés, ils
s'aigriront et se gâteront un peu ; la nature offensée se vengera,
et tout se terminera par un ouragan qui sèmera l'épouvante et
le deuil. Conclusion : hors de la nature il n'y a pas de bonheur, ^
D'autre part, la mort n'est pas un mal, étant voulue par la nature:
elle ouvre aux âmes « les rivages d'un orient éternel » où elles
goûteront en paix le véritable amour. Telle est la thèse du roman :
irritante et amusante à la fois/: délicieuse en somme. Il convient
d'ajouter que toutes les âmes tendres qui depuis un siècle se
nourrissent de Paul et Virginie, les femmes, les jeunes filles,
les adolescents, ne font guère attention à cette belle philosophie.
Le paysage est admirable. Pour peindre ce Paradis retrouvé,
cet Eden des Tropiques, l'auteur a fait des prodiges. Il a décou-
vert, le premier en France, les inépuisables trésors que ren-/o
ferme la nature. Il a observé les formes, les sons et les cou-
leurs : il les a notés, analysés, classés, comparés : il a découvert
leur « expression harmonique », leurs rapports de ressemblance
ou de dissemblance, la part que chaque phénomène occupe dans
le concert providentiel qui règle l'univers. Pour dire ces choses
nouvelles il a eu recours à des mots nouveaux, non pas à ces
termes généraux dont se servaiL JBuflon, mais au"x vocables
précis et exacts. En un mot il a créé le^vTttDresque^Jlt, pour 1
saisir davantage encore notre imagination, il a reculé tout cela
loin de nous, dans cette luxuriante Ile de France qu'il connais-
sait un peu, et que ses lecteurs ne connaissaient pas du tout.
Enfin, par un suprême triomphe de l'art, il a mis le tout en
harmonie avec l'homme méme*^ les printemps amoureux, les
étés brûlants, et les ouragans dévastateurs deviennent, selon un
mot fameux dont on a souvent abusé, des états d'âme en même
temps que des phénomènes naturels admirablement décrits. Ce
que Rousseau avait déjà soupçonné mais n'avait pas eu le temps
494 LE ROMAN
ni les moyens de réaliser, Bernardin de Saint-Pierre nous le
révèle, et c'est au roman, à l'heureux roman du xvni* siècle,
qu'il fait ce royal cadeau. Aussi les paysages de Paul et Virginie
restent-ils parés d'une g-râce vraiment unique, même à côté de
ceux de Chateaubriand et de George Sand, qui en procèdent :
couleurs, formes et sons, secrète concordance des choses entre
elles et avec l'âme, tout cela était insoupçonné ou bien oublié
depuis des siècles, et nous y apparaît neuf , comme au jour de la
création. On croirait entrer dans le château de la Belle au bois
dormant, enseveli sous l'exubérante poussée des rameaux et
des fleurs.
Sous cette double enveloppe de la thèse et du paysage se
cache le roman, et quel roman! Il n'y en a pas déplus simple,
ni de plus touchant. Cette idylle tragique se déroule en trois
actes distincts, auxquels correspondent trois paysages. C'est
d'abord l'enfance de Paul et de Virginie, enfance bénie et para-
disiaque sous l'œil bienfaisant de la nature, leurs jeux, leurs
ébats, leurs mutuels témoignages d'innocente tendresse, leur
divine félicité au matin radieux de la vie. Puis surviennent les
appels inquiets du cœur, le trouble obscur des sens, la sépara-
tion imposée, les menaces grandissantes de la Nature et du
Destin. Voici enfin la catastrophe, les éléments déchaînés, le
sacrifice inutile et sublime de la vierge, l'anéantissement de
toutes les existences et de tous les bonheurs terrestres. Mais il
est bien superflu de rappeler ici des beautés qui restent gravées
dans tous les souvenirs et dans tous les cœurs. Remarquons
seulement qu'on s'est parfois mépris sur le caractère essentiel
d'une pareille œuvre. Certains critiques, trop sensibles au côté
purement sentimental et un peu mièvre du livre, n'y ont vu
qu'une berquinade de génie, propre à charmer les adolescents,
en un mot le parfait modèle du roman ingénu. Sans doute Paul
et Virginie nous paraîtront toujours d'une fraîcheur, d'une
pureté, d'une innocence adorables, surtout si on les compare à
ce Daphnis et à cette Chloé trop vantés auxquels la traduction de
notre vieil Amyot a donné une naïveté empruntée. Il n'en est
pas moins vrai que ce roman si virginal est un livre d'amour,
l'un des plus troublants qu'ait enfantés le génie de nos auteurs.
La pauvre Virginie, en dépit de sa chaste réserve, de ses luttes
J.-J. ROUSSEAU ET SA DESCENDANCE 495
secrètes, de sa candeur inviolée, aime avec autant d'emporte-
ment que n'importe laquelle des grandes héroïnes chantées par
les poètes : languissante, ses « beaux yeux bleus marbrés de
noir », « agitée d'un mal inconnu », elle gravit à son tour la
voie douloureuse où l'ont précédée les Didon et les Julie, Sans
aller jusqu'à dire avec Théophile Gautier que ce roman est le
plus dangereux qu'on puisse mettre entre les mains d'une jeune
fille, on peut trouver que Lamartine n'avait point trop mal
choisi quand il lisait Paul et Virginie dans la cabane du pêcheur
Andréa pour émouvoir le cœur de la jolie corailleuse. D'ailleurs
Bernardin lui-même, dans son Avant-Propos, a dédié son livre
non pas aux enfants, mais aux femmes, qui civilisent le genre
humain par l'amour et qu'il appelle galamment « les fleurs de
la vie ». De môme Rousseau destinait la Nouvelle Héloïse non
point aux jeunes filles, mais à « quelque couple d'époux fidèles »,
qui devaient y puiser de nouveaux trésors de vertueuse tendresse.
Bernardin de Saint-Pierre n'a donc fait autre chose que de
continuer l'œuvre de Rousseau. Sa Chaumière indienne, où un
pauvre paria fait si joliment la leçon à un membre de la Société
Royale de Londres, se termine par ces trois préceptes, qni sont
l'àme même de tout ce petit récit : « Il faut chercher la vérité
avec un cœur simple ; on ne la trouve que dans la nature ; on
ne doit la dire qu'aux gens de bien. » A quoi le docteur ajoutait,
pour faire plaisir à Bernardin et à Rousseau : « On n'est heu-
reux qu'avec une bonne femme. » Tous deux, l'auteur (ÏHéloîse
et celui de Paul et Virginie, ils ont écrit le roman de l'homme
naturel. Julie et Saint-Preux sont des civilisés qui souflrent et
voudraient revenir à l'état de nature. Les personnages de Ber-
nardin sont deux enfants, qui sortent des mains mêmes de la
nature et que la civilisation n'a point gâtés : ils sont ce que
Julie et Saint-Preux auraient voulu être : ils sont Emile et
Sophie sous les Tropiques, avec la Nature comme unique pré-
cepteur. Seulement il y a cette différence entre l'œuvre du
maître et celle de l'élèv/, que la première a une saveur acre
et paradoxale qui peut déplaire, tandis que la seconde est beau- /
coup plus simple, plus douce et plus pure, et qu'elle possède le
charme souverain du paysage. Bernardin de Saint-Pierre a
réussi à être le Rousseau des familles.
496 LE ROMAN
La pastorale et Florian. — Ainsi se trouvait confirmé le
mot un peu cynique de Rousseau : « C'est dans les siècles les
plus dépravés qu'on aime les leçons de la morale la plus par-
faite. » Le roman idéaliste, tout en demeurant une œuvre de
passion brûlante , inclinait de plus en plus à la pastorale
comme par une pente naturelle : car si l'on se plaît à ima-
giner des êtres exceptionnellement purs, oii les situer, sinon
dans le seul milieu qui leur convienne, loin de la société, en
contact avec la seule nature? C'est un curieux phénomène que
ce retour apparent du roman du xvm" siècle à ses premières
origines, c'est-à-dire à cette Astrée, qui est chez nous la source
de toute la littérature romanesque. Tout au fond de la Nouvelle
Héloïse on peut entrevoir comme une immense bergerie morale,
à laquelle il ne manque que les bergers et les moutons. Avec
Paul et Virginie apparaissent les petits bergers, qui courent
pieds nus à travers les prairies et les bois. Et il va venir un
auteur naïf (pour ne pas dire niais) qui y mettra les moutons.
Jean-Pierre Claris de Florian, méridional pur sang, neveu de
Voltaire, officier de cavalerie en demi-solde, fut le plus vertueux
et le plus sensible des hommes. Cédant aux sages conseils du
duc de Penthièvre, son protecteur, ce dragon assagi employa les
loisirs de sa courte existence, troublée un moment par les orages
de la Révolution, à faire fleurir la vertu et à la célébrer en prose
comme en vers. Il écrivit des comédies, où il représenta l'ancien
sacripant du théâtre italien. Arlequin, sous les traits d'un brave
homme, bon époux, bon père et bon fils. Il écrivit des fables,
qui ne prétendent pas rivaliser avec celles de La Fontaine,
mais qui sont assez jolies, d'une morale fort limpide, et oii les
agneaux ne sont pas mangés parles loups : des fables telles que
Rousseau en eût permis la lecture à Emile. Entre ses comédies
et ses fables, il écrivit aussi des romans. Renchérissant sur
l'idéalisme en vogue, il composa des romans historiques et des
romans pastoraux, comme on faisait au beau temps de Gom-
bauld et de Gomberviile.
Numa Pompilius n'est qu'une froide imitation de Téléjiiaque
(sans le goût de l'antiquité, sans la saveur philosophique ni le
mérite du style) et de l'ennuyeux Bélisaire. Gonzalve de Cordoue
vaut un peu mieux : cette romanesque histoire de la prise de
J.-J. ROUSSEAU ET SA DESCENDANCE 497
Grenade en 1492, entremêlée des aventures de Gonzalve, de
Zuléma et de Boabdil, ne manque pas d'un certain intérêt.
Mais Florian était plutôt né pour la pastorale. D'ailleurs les
circonstances l'y poussaient. Outre l'influence de Rousseau,
il en subissait une autre, alors toute - puissante , celle de
Gessner. Cet honnête libraire de Zurich troublait les têtes en
France presque autant que faisait, vers le même temps, son ver-
tueux confrère de Londres. Il arrachait à Diderot les mêmes
témoignages d'admiration que Richardson, mais il y avait moins
de droit. Son plus clair mérite consistait à avoir gâté Longus
et Théocrite : dans son Daphnis et dans ses Idylles il avait
mêlé à un sentiment de la nature très conventionnel les plus
fades protestations d'innocence et de vertu. Mais en France on
le sacra grand homme, on imita cet imitateur : ce fut un débor-
dement d'idylles et de romances, Berquin écrivit Y Ami des
enfants, et Florian accorda ses pipeaux. Le moment était bien
choisi : car c'est toujours aux époques troublées, ou sur un
sol corrompu, que pousse la fragile fleur de l'églogue. En 1788
paraît Estelle, la même année que Paul et Virginie, pendant
que Fabre d'Eglantine se prépare à chanter : // pleut, il pleut,
bergère.
Cinq ans auparavant, Florian avait déjà composé Galatée,
médiocre imitation de Cervantes. Estelle vaut beaucoup mieux,
sans valoir grand'chose. Le sujet est des plus fades. Inutile de
dire par suite de quelles circonstances Estelle, qui aime Némorin,
en vient à épouser d'abord Méril (simple mariage blanc!)
et finit par épouser pour tout de bon son cher Némorin. Tous
ces bergers, les jeunes comme les vieux, sont également ver-
tueux et larmoyants, prompts à la pâmoison; en vain cherche-
rait-on un seul loup dans cette bergerie; et l'on comprend bien,
au sortir d'une pareille lecture, le mot malicieux de Sainte-
Beuve : « Il faut lire Estelle à quatorze ans et demi : à quinze
ans, pour peu qu'on soit précoce, il est déjà trop tard. » Le
mérite, du reste assez court, de ce petit roman est surtout dans
le paysage : Florian nous a décrit tout uniment son pays, un
petit coin de Languedoc lumineux et parfumé, entre Anduze et
Massane, sur les bords du Gardon ; il l'a fait en termes secs,
un peu dénués de pittoresque, mais en somme suffisamment
Histoire de la langue. VI. 32
49» LE ROMAN
précis. Il nous a dit aussi avec une filiale émotion les mœurs de
là-bas, le départ des moutons pour la montagne, la tonte dea
brebis, les chansons des bergers, et les doux rendez-vous sous
les bois d'aliziers. Cela a valu de nos jours à la mémoire de
Florian un doux renouveau : chaque année, à Sceaux, devant la
maison où mourut l'auteur à'Estelle, les « Félibres » se réunissent
pour fêter celui qu'ils considèrent comme le premier des leurs.
Et de tous ces poétiques hommages le roman du xviii* siècle,
grâce à Florian, prend bien un peu sa part,
Choderlos de Laclos : les « Liaisons dangereuses » . —
Rousseau a eu une autre descendance, moins avouable : en même
temps que les naïfs, comme Bernardin, Florian et le sensible
Baculard d'Arnaud, les cyniques comme Laclos, Louvet de Cou-
vray, Restif, ou tel autre que je ne nommerai pas.
Comment Rousseau a-t-il pu donner naissance à cette seconde
postérité? D'abord par l'exemple fâcheux de sa vie et par le
charme troublant de ses Confessions où il étale à nu toutes ses
faiblesses, où il en fait l'aveu presque glorieux, et trouve le
moyen de séduire malgré tout le lecteur, de s'en faire aimer,
sans s'en faire estimer. Et puis le prodigieux optimisme de sa
doctrine , la négation du péché originel , l'apologie déter-
minée de tous les sentiments et de tous les désirs prêtaient
à de périlleuses interprétations. Suivre la nature : passe encore,
quand on est Sénèque, ou Epictète, ou bien quand on est
nourri de Plutarque et de Platon : mais quand on est Restif!
Il est juste aussi de proclamer que dans cet avilissement du
roman tout n'est pas « la faute à Rousseau », et que la perverse
effronterie des conteurs tels que Crébillon fils y a bien sa part.
Mais, à partir de Rousseau, l'immoralité apparaît plus redoutable
parce qu'au lieu de se présenter comme une élégance exception-
nelle, elle prend volontiers le masque de la vertu, et s'adresse
aux humbles, aux femmes, plus faciles à séduire et à entraîner.
Parmi les auteurs qui personnifient le mieux ces fâcheuses
tendances, il suffira d'en signaler deux, Laclos et Restif, le
premier d'ailleurs bien supérieur au second, et, ce qui vaut
mieux, supérieur aussi à sa mauvaise réputation.
Le roman que fit paraître en 1782, sans nom d'auteur, le
capitaine d'artillerie Choderlos de Laclos, secrétaire des corn-
J.-J. ROUSSEAU ET SA DESCENDANCE 49»
mandements de M*"" le duc d'Orléans, est intitulé : Les liaisons
dangereuses, avec ce sous-titre : Lettres recueillies dans une
société et publiées pour Vinslruction de quelques autres. Bien que
l'éditeur, dans Y Avertissement, ait spirituellement défendu l'au-
teur du reprociie d'avoir peint d'après nature, vu que « dans le
siècle de philosophie où nous sommes, les lumières répandues
de toutes parts ont rendu, comme chacun sait, tous les hommes
honnêtes et toutes les femmes modestes », il faut plutôt en croire
l'épigraphe de l'ouvrago, empruntée à la Nouvelle Héloïse :
« J'ai vu les mœurs de mon temps et j'ai publié ces lettres », et
même certaine tradition qui veut que Laclos ait représenté des
mœurs observées de visu dans la ville de province où il avait
été on garnison. L'intention morale du roman est catégorique-
ment proclamée dans la Préface; elle contient un double ensei-
gnement : a Toute femme qui consent à recevoir dans sa société
un homme sans mœurs finit par en devenir la victime. — Toute
mère est au moins imprudente qui souffre qu'une autre qu'elle
ait la confiance de sa fille. » Lorsque le livre parut, certains
affectèrent d'y voir une œuvre virile, destinée à « faire peur
au siècle », une protestation vengeresse contre la corruption
générale. Voilà qui est parfait : mais au fond, que trouvons-
nous? Le sujet est très simple : deux scélérats du grand monde,
la marquise de Merteuil et le vicomte de Valmont, son ancien
amant, opèrent dans une petite société qui devient leur proie.
Valmont, cédant aux suggestions de son amie, séduit une jeune
fille frivole et mal gardée, puis une présidente prude et senti-
mentale, dont le mari est absent, et il sacrifie lâchement ces
infortunées à sa complice, qui ne lui en sait plus d'ailleurs
aucun gré. Les deux misérables se brouillent, et se perdent l'un
l'autre : Valmont est tué en duel, la Merteuil est doublement
démasquée, puisqu'elle est chassée du monde et défigurée par
la petite vérole. Tout l'intérêt est dans la peinture des savants
manèges qu'emploie Valmont pour triompher de ses victimes :
marches, contremarches, attaques de front, ruses de guerre,
feintes de toute sorte, il n'est pas de moyen auquel il ne recoure
en stratégiste consommé, pour envelopper à coup sûr son
adversaire et le rendre à merci. Ses ancêtres sont don Juan et
Lovelace, ses descendants Julien Sorel et Robert Greslou :
500 LE ROMAN
Valmont est le pij-e de tous, car il est vil, sans motif, il n'est
qu'un instrument aux mains de laMerteuil, vrai démon femelle.
L'auteur a fait preuve durant tout l'ouvrage d'une psychologie
fine et déliée, les caractères sont généralement bien soutenus,
l'action est habilement conduite, l'intérêt ne languit pas un
moment (ce qui est rare dans les romans épistolaires), enfin le
style est d'une fermeté et d'une délicatesse que pourraient
envier parfois les meilleurs écrivains du siècle. Disons-le donc
très vite : au point de vue de l'art, les Liaisons dangereuses sont
bien près d'être un chef-d'œuvre.
Il est vrai qu'on va répétant (sans l'avoir lu, j'imagine) que
c'est un livre infâme. Entendons-nous. Il s'y trouve, il est vrai,
deux ou trois tableaux un peu risqués, à la Boucher; mais on
n'y rencontre ni un seul mot ordurier, à la Diderot, ni une seule
équivoque, à la Crébillon, L'immoralité, réelle d'ailleurs, d'une
pareille œuvre gît toute dans la complaisance que met l'auteur
à nous décrire les dessous ténébreux d'âmes exceptionnellement
corrompues : il est certain que Laclos, à force d'analyser le
vice, oublie de le haïr, et qu'il l'admire presque : on surprend
chez lui la marque, sinon d'une secrète connivence, du moins
d'un scepticisme fâcheux, qui tend à faire croire que la vertu
est inutile puisqu'elle est exposée à d'aussi inéluctables défail-
lances. D'autre part l'impression dernière que laisse un pareil
livre n'est point si pernicieuse : on a hâte de le fermer, malgré
le talent de l'auteur, et de se consoler un peu en relisant Paul
et Virginie, et même, pour une fois, Estelle et Némorin.
Restif. — De Laclos à Restif (1734-1806), la chute s'ac-
centue. C'est un étrange personnage que Nicolas-Edme Restif
(qui prit d'une terre le nom de La Bretonne) : fils d'un gros
cultivateur bourguignon, d'abord apprenti typographe à Auxerre,
puis ouvrier à Paris, il mène une vie honteuse, se farcit la cer-
velle de romans, et il se met à en écrire, à la diable, dans un
style et une orthographe impossibles, sur du papier à chan-
delles, ou bien même il les imprime directement lui-même sans
les avoir écrits. Et cet être malpropre et laid, dont le visage
rappelait, paraît-il, les traits de l'aigle et du hibou, et dont la
vie était un scandale public, se faufile parmi les hommes de
lettres, soupe chez les duchesses et chez les financiers, devient
J.-J. ROUSSEAU ET SA DESCENDANCE 501
la coqueluche du Tout-Paris élégant et mondain, comme cent
cinquante ans auparavant le pauvre Scarron ; il coudoie Fon-
tanes, Sieyès, André Chénier, l'évêque d'Autun , Fanny de
Beauharnais : au demeurant il est à moitié fou, fou erotique,
puis fou dangereux pendant la Terreur, en attendant qu'il finisse
policier de Napoléon.
Il a écrit deux cent cinquante ou trois cents volumes :
parmi ces élucubrations souvent extravagantes il y a de nom-
breux romans. Citons M. Nicolas ou le cœur humain dévoilé, et
la Vie de mon père, qui sont les « Confessions » de Restif, combien
cyniques et confuses; — les Contemporaines, en 42 volumes!
immense répertoire (sous forme de nouvelles) des divers métiers
et conditions du peuple parisien en 1780, — enfin cette œuvre
plus connue, et vraiment forte, le Paysan perverti (1775), roman
par lettres, où l'auteur met en action une idée chère à Rous-
seau : il nous raconte l'histoire affreuse d'un jeune paysan venu
•à la ville, gâté par des corrupteurs, condamné aux galères pour
crime d'empoisonnement, puis devenu, après son évasion,
assassin de sa propre sœur, et finissant par se faire écraser sous
les roues d'une voiture. Tout ce livre est à la façon de Restif,
horriblement embrouillé, mal écrit, éhonté, et aussi très moral
d'intention, plus moral au fond que le Paysan farvenu de Mari-
vaux. Çà et là quelques échappées sur le pays natal et sur
l'innocence des mœurs champêtres font un violent contraste
avec le tableau de cette hideuse corruption, incarnée dans un
être sinistre et presque symbolique, Gaudet d'Arras, qui
annonce le Vautrin de Balzac.
Tout cela, par malheur, est à peine de la littérature : il est
pourtant impossible de passer sous silence cet amas de romans,
où, si l'on avait le courage d'y fouiller, -on découvrirait beaucoup
des matériaux que nos romanciers modernes, réalistes, natu-
ralistes, socialistes, ou simples feuilletonistes, ont exploités
depuis. Aussi a-t-on appelé Restif le « Rousseau du ruisseau ».
C'est dur pour Rousseau : mais l'auteur de Julie va bientôt se
retrouver dans une descendance plus noble, dans M"* de Staël
•et dans Chateaubriand.
502 LE ROMAN
BIBLIOGRAPHIE
Sur Lesage, Marivaux et Prévost : Éloges de Lesage, par Saint-Marc
Girardin et Patin (1822). — Sainte-Beuve, Lundis, II, IX, Portraits litté-
raires, I. — Notices par J. Janin, Francisque Sarcey, Anatole France,
en tête de diverses éditions de Gil Blas et de Manon Lescaut. — Brunetière,
Études critiques sur l'histoire de la Littérature (3" série). — Id., Histoire et
littérature {La question de Gil Blas). — É. Faguet, XVIII'^ siècle. — Léo
Claretie, Lesage romancier (1890). — Lintilhac, Lesage (1893). — Lar-
roumet, Thèse sur Marivaux. — Gaston Deschamps, Marivaux (1893).
— Harrisse, Bibliographie et notes pour servir à V histoire de Manon Lescaut,
1875. — Id., L'abbé Prévost, Histoire de sa vie et ses œuvres (1896).
Sur Voltaire et Diderot, voir la bibliographie des chapitres m et viii
du présent volume; mais consulter spécialement Faguet, Voltaire, et
Ducros, Diderot.
Sur les Conteurs, comme Crébillon fils et ses émules, consulter les
notices en tête de l'édition Uzanne des Conteurs du XVHI'^ siècle .
Sur Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre, voir la bibliographie du
chapitre vi; mais consulter spécialement : Texte, J.-J. Rousseau et le cos-
mopolitisme littéraire (Thèse, 1896). — Maury, Bernardin de Saint-Pierre
(Thèse, 1894). — Arvède Barine, Bernardin de Saint-Pierre (1893). —
De Lescure, Bernardin de Saint-Pierre. — Morillot, Revue des Cours et
Conférences (1893).
Sur Florian. — Sainte-Beuve, Lundis, III. — Léo Claretie, Florian.
Sur Restif. — P. Lacroix, Bibliographie et iconographie de tous les
ouvrages de Restif de La Bretonne, avec sa vie par Cubières Palmaizeaux
(1875).
CHAPITRE X
LES MÉMOIRES ET L'HISTOIRE
/. — Les Mémoires.
Un critique a finement noté que si le xvni" siècle, entre ceux
qui l'encadrent, a paru parfois s'amincir, par les défauts de ses
œuvres principales, il reprend dans les lettres intimes qu'il a pro-
duites sa véritable grandeur. Les Mémoires de ce temps, à
condition qu'on les rattache aux sociétés dont ils sont, à la façon
des Lettres un miroir fidèle, ont la même valeur. Tableaux
réduits , mais proportionnés, comme ceux de Lancret et de
Saint-Aubin, aussi vivants, qu'il faut remettre dans leur cadre,
et juger par leur milieu : la vie sociale alors se détache de Ver-
sailles, où l'on ne va plus que par coutume, par devoir et^par
intérêt; elle reflue à Paris, plus librement s'élance, se ramifie,
circule dans les hôtels particuliers. Alors apparaît, dans son
agrément et dans sa force, au plein milieu du siècle, varié,
épanoui, multiple, ce grand pouvoir du temps, qui devait finir
par annihiler Versailles, qu'on a pu appeler sous le sceptre
de M°" GeofFrin, un royaume : le Salon. De cette évolution, les
Mémoires ont subi l'effet : variés, particuliers, parisiens comme
1. Par M. Emile Bourgeois, docteur es lettres, maître de conférences à l'École
normale supérieure.
S04 LES MÉMOIRES ET L'HISTOIRE
les sociétés où ils sont nés, utiles à les faire connaître plus que
leurs auteurs. Tandis que les regrets et la mode vont à l'Hôtel
de Rambouillet transformé par la licence du temps, on revient
aussi par une pente naturelle à Tallemant des Réaux, avec une
autre langue et d'autres mœurs. C'est le public qui reprend la
plume et se peint, auteurs et sociétés indistinctement, emportés
tous d'un même élan vers la recherche de la vérité, de la justice
et du bonheur, donnant la mesure de la fécondité, de l'activité
des milieux oii ils se meuvent.
Buvat. — Les Mémoires de M™® de Staal ont été étudiés plus
haut' avec la cour de Sceaux qu'ils racontent. A la même société,
à cette intrigue politique que l'histoire appelle « la conspiration
de Cellamare » se rattachent, de plus bas et de plus loin, les
écrits de Buvat. Comme M"" de Launay, Buvat aussi fut un
déclassé, non de la noblesse, mais de la bourgeoisie, où il était
né. Jean Buvat, après de bonnes études chez les jésuites de
Châlons-sur-Marne, son pays, et deux voyages en Italie, n'avait
en 1 697 d'autre ressource qu'une place de copiste à la Bibliothèque
nationale, à 600 livres d'appointement. Ce fut pendant trente
années la lutte contre la misère, l'effort soutenu pour être logé
gratuitement à la Bibliothèque, pour de maigres gratifications
que confisquait son chef l'abbé de Targny, les soufirances endu-
rées dans les salles de travail qu'on ne chauffait pas, bref la vie
d'un homme du peuple, précaire, pénible au point de provo-
quer à la fin, après une longue patience, les rancunes. Buvat
valait mieux pourtant, comme M"^ de Staal, que son emploi et
ne méritait pas son sort. L'abbé Bignon, l'un des premiers
hommes de lettres de l'Europe au dire de Saint-Simon qui le
qualifie en bonne part de « bel esprit », avait remarqué le mérite
de son modeste employé. Il « lui fit l'honneur de le souffrir »,
de l'admettre à ses conversations. Et, comme l'abbé fréquentait
le grand et le beau monde, Buvat en eut et en recueillit les échos.
Dans la conspiration de Cellamare, on lui fit une part du
secret. Un des agents de l'intrigue, l'abbé Brigault, plus étroi-
tement attaché à la cour de Sceaux que l'abbé Bignon, lui
demanda un copiste. Buvat fut choisi. Mais bientôt il prit
1. Voir ci-dessus, p. 388.
LES MEMOIRES 505
peur, n'ayant pas comme Bignon un pied dans les deux
mondes, au Palais-Royal et à l'Arsenal. Quand Dubois lui
fit réclamer ses copies, il les livra. Il s'attendait à une récom-
pense qu'il n'eut pas. La pauvreté s'acharnait après lui.
Fut-ce pour l'adoucir qu'il imagina un autre emploi de ce
qu'il savait? une collection de faits historiques, « utile pour les
personnes habiles qui voudraient écrire des Mémoires de la
Régence ». Toujours modeste, simple collecteur, comme il s'inti-
tulait, il n'avait pas de hautes prétentions : point de réflexions
sur les faits, point de drame, un simple canevas, et des notes
précises. Manœuvre il était, et manœuvre il restait, avec l'es-
pérance sans doute de quelque profit. Il nous apprend qu'il
négocia avec un libraire d'Amsterdam, de Hondt, la vente de ce
journal de onze ans (1713-1724); quatre mille livres lui paru-
rent trop peu, au moment où l'abbé Bignon le proposait au
cardinal de Fleury. Le cardinal prit le manuscrit, le garda,
et, décidément économe, ne délia point sa bourse. Buvat ne
devait être imprimé que cent cinquante ans après sa mort (1865).
Ce dernier coup l'acheva (1729). Il sentait confusément que
son œuvre, après tout, comme lui-même, méritait moins de
dédains. Duclos, qui l'a pillé sans le nommer, le savait bien :
c'était un hommage sans doute, mais qui ne vaut pas celui de
Michelet : « Personne n'a plus donné que Buvat le vrai mou-
vement de Paris, de la Banque, la vie dans les conseils et dans
les sociétés de la régence. »
Il y a de tout dans ce journal : les propos mondains et les
récits qui venaient de l'abbé Bignon et de son entourage, les
événements notés chaque jour, avec les bruits que Buvat
recueillait dans la rue, en bon curieux qui flâne. Ce qu'il ajoute
de son cru ou de son monde n'est pas toujours ce qu'il y a de
mieux, contes à dormir debout, comme l'histoire des étincelles
de feu autour du cercueil de l'abbé Dubois, aventures de Car-
touche et récits de brigands, de commères aussi. Tout cela
pourtant se sauve par la naïveté. Et c'est la naïveté encore qui
donne aux nouvelles peu sérieuses que Buvat se faisait
conter un certain charme de style. Style décousu sans doute,
mais que le contraste anime, où i'événernent paraît avec la
fraîcheur de la nouveauté. On dirait un de nos vieux auteurs
306 LES MÉMOIRES ET L'HISTOIRE
traduisant en une langue populaire et jeune des écrivains très
raffinés. Pour le lecteur curieux de l'agrément, Buvat, a dit un
critique, est « l'Amyot de la Régence ».
Mathieu Marais, les lettrés. — Avec l'avocat érudit,qui
avait au barreau la réputation de plaider pour les dames, « plus lié
avec les grands qu'aucun du Palais », nous entrons dans une
société très différente, assez à part. Quoiqu'il fréquente chez la
duchesse de Gesvres et chez Samuel Bernard, Marais est le
survivant et le témoin d'un groupe d'hommes de lettres et
d'esprits libres qui ne se plient point au rôle de beaux esprits
dans les salons : « Fuyez les Fontenelle, et les Lamotte, et tous
les poètes et gens du nouveau style » — dit-il quelque part dans
ses Mémoires. Il a déjà trente-cinq ans lorsque s'ouvre le
xvni* siècle. Et de bonne heure, comme d'instinct, il s'est
attaché aux écrivains du grand siècle qui, hors de la cour, à
Paris ou même à l'étranger, gardent avec la simplicité de la forme
la tradition du bon sens et leur liberté d'allures et de juge-
ment. Saint-Évremond est à ses yeux le plus grand homme du
monde. Boileau, qu'il a connu de près, dont il a recueilli et
transmis à Brossette les entretiens; La Fontaine, dont il a écrit
la vie et ramassé des pièces rares ou inédites, ont séduit et fixé
son goût très sûr. C'est ainsi qu'il est devenu en 1698 le con-
fident et le collaborateur de Bayle à Paris. Trop prudent pour
faire comme lui, dans un pays où la liberté manquait, un Dic-
tionnaire historique et critique, dévoué sans prétention per-
sonnelle, à l'œuvre qu'avait entreprise Bayle, après sa mort à
sa mémoire. Marais écoute, note en sourdine, furette et fait
la chasse aux anecdotes pour le compte de son ami : « Que j'ad-
mire, lui écrit celui-ci (2 octobre 1698), l'abondance des faits
curieux que vous me communiquez touchant un Arnauld, Santeul,
La Bruyère et sur Rabelais ! Vous connaissez mille particula-
rités, mille personnalités qui sont inconnues à la plupart des
auteurs. Vous pourriez, si vous vouliez, leur donner la meilleure
forme du monde. » Cet éloge suffisait à payer Marais de sa
peine. Comme Bayle, il est homme de lettres sans réserve.
Rien au monde ne vaut pour lui la vie de labeurs et de
recherches désintéressées qu'il a choisie. Bayle ne voudrait pas
signer son livre : l'avocat néglige de publier les siens.
LES MEMOIRES 507
Cette réserve silencieuse lui ferma les portes de l'Académie.
11 était membre-né, essentiel, des académies que les rois ne
patronnent pas. Ce lui fut un grand vide lorsque la mort, peu
à peu, dispersa la société d'écrivains qui appréciait sa valeur,
surtout lorsqu'elle lui prit IJayle. Pendant quelques années,
il fut et resta bayliste, s'employant avec M"' de Mérignac à
« construire le temple, le monument qu'ils avaient résolu
d'élever à la mémoire du maître ». Les combats qu'il livra
pour arracher à l'oubli, à la famille de Bayle, aux jésuites,
toutes les œuvres inédites encore de l'auteur du Dictionnaire
le passionnèrent assez pour occuper dix ans durant et distraire
sa peine. Il eût néanmoins tristement fini sa vie, s'il n'avait
retrouvé avec qui « sentir et goûter encore le plaisir delà société
et de la communication ». L'amitié du président Bouhier le
rattacha quinze ans encore (1722-1737), jusqu'à sa mort, à une
compagnie de gens de goût et de savants. Ce fut, selon ses
propres paroles, le sontien de sa vie, un grand honneur de
pouvoir devenir le correspondant et le confident du magistrat
érudit qui de son hôtel de Dijon exerça une véritable dictature,
acceptée de tous les savants de France et d'Europe, dans la
république des Lettres. Ils se voyaient de temps à autre; dans
l'intervalle, Marais, par les lettres qu'il adressait à son ami,,
venait prendre sa place dans l'académie familière, caustique
parfois, toujours lettrée, qui se réunissait auprès de lui.
Tel était l'homme qui de 1715 à 1727 nota sur un simple
journal les événements de son temps. Le fait qu'il s'y appliqua
surtout avec continuité à partir de 1727, prouve qu'il n'avait
d'autre ambition que de s'instruire pour mieux informer ses amis
de Dijon. A la façon de Bayle encore, il composait un diction-
naire d'anecdotes et de réflexions : articles très divers, com-
mentés ou non, finances, parlements, mariages, nouvelles
de la cour et des lettres, chansons et mots d'esprit. L'histoire
aujourd'hui fait son profit de ce recueil formé comme par
hasard. Mais ce qu'on y apprend d'abord, c'est où se portait la
curiosité de Marais, et de ses amis, gens de la magistrature et
du barreau, personnes prudentes, légèrement scepti(jues, fron-
deurs discrets des puissances, attentifs aux querelles du parle-
ment, de l'Eglise et des jansénistes, aux œuvres littéraires
508 LES MÉMOIRES ET L'HISTOIRE
surtout. Dans le langage même de l'avocat, on retrouve l'écho
de leurs conversations, de leurs critiques, de leurs plaisanteries
parfois salées, de leur gaieté mêlée de larges rasades de vieux
bourgogne et de souvenirs d'Horace, C'est, à l'époque de la
Régence, le ton d'une compagnie d'exception restée fidèle à une
tradition de bon goût et de mesure qui n'excluait pas la liberté
(lu jugement, la franchise et la gaieté, étrangère aux hardiesses
ambitieuses de ce temps, de cette littérature qui autour d'eux
s'essaie à de nouvelles formes. A qui veut saisir la distance de
Bayle à Voltaire, si bien marquée par M. Faguet, il faut recom-
mander la lecture de Marais. Son admiration pour l'auteur
(YŒdipeetde la Henriade, œuvres classiques, œuvres de génie,
sa sévérité pour l'ami des Anglais, « ce déserteur de la patrie »,
philosophe et poète qu'on fait bien d'embastiller, traduisent les
sentiments de cette compagnie pour les écrivains « qui croient
être à la cour et se font donner des coups de bâton » . Ne peut-on
juger sans tant de bruit? Quelques vers d'Ovide pour se plaindre
du système qui vous ruine, ces simples mots sur les mœurs du
temps, après le récit d'un beau mariage : « voilà comment se
font les mariages aujourd'hui. » C'était la vieille manière des
gens d'esprit, et la bonne. « N'ayons affaire ni aux dévotes, ni
aux poètes. L'amitié n'est pas là, elle n'est qu'entre bonnes
gens comme nous », conclut Marais. Dans le siècle qui vient,
il est l'un des derniers de ces bonnes gens, fidèle à leur souvenir,
et peut-être leur meilleur ami : c'est là le charme et l'intérêt
de son journal.
D'Arg^enson : le club de l'Entresol. — A la première
lecture du journal de d'Argenson, il semble difficile de le rat-
tacher comme les précédents à aucun groupe. Rien ne rappelle
moins en apparence Marais que la vie de ce gentilhomme
assidu à la cour, auprès de la reine, intendant, ministre des
affaires étrangères, que son langage, auquel manque surtout la
mesure. Son idéal n'est pas V umbratilis vita, où se plaisaient
Bayle et Doubler. Et ce n'est pas davantage le commerce des
gens du monde, la bonne compagnie « où on écrit peu, on pense
moins encore, on perd son temps ». A le lire, comme à le voir
agir, on se sent en présence d'une personnalité vigoureuse,
faite pour la pensée et pour l'action, d'un tempérament enfin,
LES MEMOIRES 509
non d'un type à refléter seulement son entourage. « Dans ces
mémoires, a dit Sainte-Beuve, Tinstinct respire. »
René-Louis Voyer d'Argenson était de forte race en effet et
d'une naissance qui l'appelait presque au premier rang-. Son
père, le fameux lieutenant de police, garde des sceaux sous la
Rég^ence, était un noble de vieille souche qui avait compris,
mieux que les gens de son monde, l'évolution de la monarchie
au temps de Louis XIV. Il avait une jrrande puissance de
travail, de la netteté d'esprit, et l'ambition de s'employer :
pour parvenir aucune fonction ne lui parut méprisable. Tout
le contraire, comme on voit, des Saint-Simon égarés dans leurs
souvenirs, aveuglés par leurs regrets. Et pourtant d'Argenson
était de leur classe, le duc et pair en convient. Il conservait,
au témoignage de son fils, les goûts de son monde, « gail-
lard, d'une bonne santé, donnant dans les plaisirs sans crapule,
buvant sec sans s'en incommoder, et disant force bons mots
à table » ; le modèle du gentilshomme, sauf qu'au moment
opportun, il avait su prendre et reprendre la robe, la perruque,
et « des sourcils à faire trembler la populace ». La race et les
habitudes, en dehors de la fonction, reparaissaient. Dans son fils
cadet, le marquis, né le i8 octobre 1694, elles éclatèrent :
« J'aime mieux tout bonnement être, disait-il, que de me donner
«le la peine pour paraître ce que je ne serais pas. » L'éton-
nement des mondains surpris par ce réveil brutal de la nature
se traduisit par l'épithète qu'ils donnèrent au marquis, com-
paré à son frère, le comte, homme de cour achevé. Ils l'ap-
pelèrent d'Argenson la bêle, le balourd. C'était une bête en
effet pour la gaucherie, la maladresse aux politesses de cour,
aux intrigues, rêvant du plaisir plus grand qu'il y aurait à vivre
dans son château, en prince souverain, largement, librement,
avec la nostalgie du terroir primitif. Mais c'était une nature
aussi pleine de sève, toute d'instinct, une bêle de sang. Il n'y a
qu'à l'entendre dire : « Mon père et mes aïeux ont toujours
passé dans leur temps pour gens francs, nobles et courageux.
Rien n'est si à propos que de s'attirer la même considération
par où la race est connue. Il faut y conserver la qualité comme
le nom et les armes. »
Fils de ministre, produit dans la société par ses parents, à
510 LES MÉMOIRES ET L'HISTOIRE
vingt ans conseiller d'Etat, le marquis d'Argenson suit par tra-
dition une pente facile en apparence, où il n'y a cependant pour
sa nature que contradictions et que pièges. Et ce qu'il y a de
plus curieux, c'est qu'il la suit avec la ténacité et l'amour-
propre d'un véritable ambitieux. L'idée et l'espérance du pou-
voir l'ont hanté sans cesse, déterminant ses blâmes et ses éloges,
ses colères et ses enthousiasmes. Combien de fois ne lui est-il
pas échappé de dire : « si j'étais premier ministre, je ferais
ceci »? Le premier éditeur de ses Mémoires, René d'Argenson,
se crut obligé en 1825 d'effacer des confessions de son aïeul
l'aveu de cette ambition; il fallut une seconde édition sur le
texte original, celle de M. Rathery, pour que Sainte-Beuve
« avec son goût pour les portraits vrais » pût restituer à d'Ar-
genson sa véritable figure, « d'ambitieux sans le savoir, de
bourru philosophe, qui grille d'envie du pouvoir et l'attend
d'heure en heure ».
L'attente du pouvoir, enfiévrée, obstinée, c'est en effet toute
la vie de d'Argenson jusqu'au jour où il le recevra, pour le
perdre aussitôt et le regretter aussi longuement qu'il l'avait
cherché. Intendant du Hainaut en 1720, il compte sur M"^ de Prie
pour être intendant de Paris et se fâche contre cette dame et
lui dit son fait, si elle ne l'a pas, servi. Le voilà déçu en 1723
et qui s'éloigne. L'amitié de M. de Chauvelin, le rapproche de la
cour et du pouvoir. Tout ce que le ministre lui procure, c'est
une ambassade en Portugal. Il refuse, et garde rancune, et sol-
licite la place de Chauvelin quand Chauvelin est disgracié : il
ne l'aura que sept ans plus tard, après avoir pendant ce temps
flairé toute sorte d'autres occasions, présidence du Parlement,
contrôle général ou chancellerie comme son père. On le vit
alors trois ans ministre et brusquement condamné aune retraite
d'où il ne sortira plus jusqu'à sa mort (1757), épanchant sa
colère contre son frère qui a réussi mieux que lui, « par les
jésuites » ; — sur son propre fils, le marquis de Paulmy, dont
les succès l'irritent. « Si j'étais ministre..., » dit-il pendant
vingt-cinq ans... — « si je le redevenais », répétait-il silencieu-
sement, après une trop courte satisfaction. « 11 y a un métier à
faire, disait-il, pour réussir; c'est d'être parfaitement honnête
homme. » La disgrâce lui procura une autre leçon : « Il faut
LES MÉMOIRES 511
plaire pour réussir. Les hommes sont plus difficiles que les
affaires. » Trop tard, il s'aperçut qu'il n'était point fait pour
réaliser une ambition dont sa naissance seule et la prédestina-
tion de ses parents, selon le mot de Bolingrbrokc, avaient formé
en lui et soutenu le goût. En définitive, il demeura pour la pos-
térité une figure originale sans doute, « à qui nul autre ne
ressemble » , mais incomplète, contradictoire , une ébauche
seulement d'homme d'Etat ou d'homme d'action, d'intrigant et
de travailleur.
Ébauche aussi que ses Mémoires^ quoiqu'il se soit donné un
modèle, L'Estoile : ébauche pour le fond, où les jugements les
plus opposés se heurtent et s'embrouillent, par la forme surtout,
lourde, négligée, incorrecte. Le mérite de récrivain est, comme
de tout l'homme, la personnalité. Mais vraiment d'Argenson
traite trop la langue en gentilhomme ; on lui sait gré d'emprunter
à son terroir provincial des termes vigoureux, fleurant le bon
vieux temps, imagés; et pourtant il abuse du droit de mal écrire,
pour parler franc et dire net. C'est de la monnaie de Saint-
Simon, et parfois de bien mauvais aloi. Décidément, si l'homme
et l'œuvre n'étaient que cela, il faudrait passer et laisser d'Ar-
genson à ses maladresses de conduite et de style.
Nous ne le ferons pas, car il y a eu dans sa vie un moment
décisif où sa personnalité s'est dégagée des influences de famille
et de classe pour se mêler à un monde restreint destiné à agir
sur lui comme sur le siècle tout entier. Par là se relèvent ses
Mémoires qui font revivre avec une intensité singulière les idées,
le langage de ses amis oubliés. En 172.3, dans un premier
accès d'ambition déçue, d'Argenson s'affiliait à une petite aca-
démie libre, comme M. Marais. Mais ce n'était pas une com-
pagnie de lettrés résolus à se tenir à l'écart qui pouvait convenir
à un jeune ambitieux, travaillé de l'envie d'agir et de se signaler.
Au moment où l'abbé de Saint-Pierre était mis à la porte de
l'Académie pour avoir critiqué Louis XIV et l'institution monar-
chique, un autre abbé, Alary, tout jeune, vif et remuant, fon-
dait chez lui une académie politique. C'était le club de CEn-
tresol, ainsi appelé du petit appartement que l'abbé Alarv
occupait à l'entresol du président Hénault, place Vendôme. On
s'y réunissait le samedi, sous le patronage et la direction de
■n
512 LES MÉMOIRES ET L'HISTOIRE
l'abbé de Saint-Pierre, qui donnait là son enseignement à une
vingtaine de jeunes gens, épris de réformes, animés d'une ambi-
tion généreuse, futurs diplomates ou administrateurs : Coigny,
Matignon, Champeaux, Plélo, Fallu, Saint-Contest et son fils,
Noirmoutiers, l'abbé de Pomponne. Autour d'un bon feu l'hiver,
les fenêtres ouvertes l'été, sur un joli jardin, la conversation
s'engageait sur les gazettes* de France, de Hollande, les papiers
anglais, et durait une heure : on prenait le thé, des limonades,
comme dans un café d'honnêtes gens. On discutait de toutes
les choses du jour librement, et, pour conclure, des mem-
bres du cercle, l'abbé de Saint-Pierre lisaient des mémoires
sur l'histoire et l'administration des pays étrangers, les formes
de gouvernement, les procédés de justice, de finances, de com-
merce. Et chacun alors, en hiver « de s'en retourner chez soi
avec une nouvelle curiosité », ou pendant les longues soirées
d'été de prolonger avec ses confrères la causerie sur les terrasses
des Tuileries. Nouveau Platon, le doyen d'âge, l'abbé de Saint-
Pierre, faisait des disciples, servant de trait d'union entre les
réformateurs du dernier règne comme Boulainvilliers, Vauban,
Boisguillebert, Belesbat, et la génération nouvelle.
D'Argenson fut de bonne heure, à ses côtés, le secrétaire de
cette république de Platon. Neveu de l'abbé de Choisy, qui en
1692 avait constitué un groupe du même genre, son héritier et
son admirateur, il fut l'un des membres les plus actifs de la
compagnie. D'autres se contentaient d'être des écouteurs; lui
se chargeait de la critique des gazettes, étudiait le droit public, le
droit ecclésiastique, apportait des objections aux mémoires du
maître, ébauchait ses Considérations sur le gouvernement de la
France. Dans ce travail et ce commerce, qui lui convenaient
à merveille, d'Argenson s'absorba sept ans (1724-1731), les
sept meilleures années de sa vie. Point de contrainte mon-
daine, l'étude du présent poussée à fond, sans ménagement
fâcheux, avec l'espoir de réaliser ses idées au ministère, le
bonheur était là pour le marquis. Il déplora la dissolution du
club de l'Entresol ordonnée par Fleury en 1732. Il voulut le
reconstituer en 1734 et ne l'abandonna que sur les conseils de
Chauvelin, opposé « à ces conférences de fanatiques et de
mauvais rovalistes » Comme le conseil était accompagné
LES MÉMOIRES 913
(l'offres aimables de collaboration , et de promesses d'avenir,
d'Argenson se résigna provisoirement : « Si j'étais premier
ministre, certainement j'établirais une académie politique. » Il
ne fut que ministre, et si peu que le temps lui manqua. Il ne
garda pour sa retraite qu'un remède, « la fréquentation des
bons esprits, plus que des beaux esprits, des honnêtes gens
surtout », et salua dans Rousseau, quoiqu'il lui enlevât le prix
de l'Académie de Dijon, un bon politique, fidèle comme lui-même
aux leçons de l'abbé de Saint-Pierre.
On publiait en 4825 les Mémoires de d'Argenson dans la
collection dés Mémoires de la Révolution, et l'on faisait bien.
Leur place est là, à la source d'un grand courant de sentiments
et d'idées qui par des canaux, souterrains d'abord, féconde le
siècle que le bel esprit risque de dessécher, et se répand large-
ment au grand jour, de Rousseau jusqu'à la Constituante.
€ Je vaux peu, a dit d'Argenson, mais ma valeur est là : dans
ma famille, le cœur excellent, l'esprit moins bon que le cœur. »
Cet esprit né pesant, raccourci par l'ambition, est dominé par une
sorte d'exaltation morale qu'il a puisée dans le commerce de
l'abbé de Saint-Pierre, au club de l'Entresol, que les desseins
généreux excitent, et qui éclatera à la nuit du 4 août chez ses
successeurs. Par là d'Argenson se dégage, s'élève et s'af-
fermit. Un souffle étranger, l'air qu'il a respiré, loin de la
cour et de son monde, l'anime, l'emporte à des hauteurs qui
surprennent. Il prophétise le progrès de la raison universelle,
l'uniformité des poids et mesures, l'enseignement gratuit, la
justice de paix; l'indépendance des colonies américaines et leur
prospérité; « l'art de voler en air », et par-dessus tout l'amour
des peuples et la tolérance. Imaginations, envolées de l'esprit et
du cœur, prophéties même relèvent singulièrement le ton des
Mémoires ; l'expression jaillit alors, chaude, colorée, éloquente :
« Les princes ont des ménageries de bêtes curieuses, s'écrie-l-il,
que ne s'avisent-ils d'avoir dans leurs parcs des ménageries
d'hommes heureux! » ou encore : « Le commerce de toutes
choses devrait être libre comme l'air : on ne manque jamais
d'air, quoiqu'il entre ou qu'il sorte. » « De nos jours la France
s'est métamorphosée de femme en araignée : grosse tête et bras
maigres. Toute graisse, toute substance s'est portée à Paris.
Histoire de la langue. VI. 33
314 LES MEMOIRES ET L HISTOIRE
Pour mieux gouverner il faudrait g-ouverner moins. Eh! mor-
bleu, laissez faire! Ah! que tout irait mieux, si on laissait faire
la fourmilière! » Voilà les échos de ces conversations hardies,
g-énéreuses, qui de la terrasse des Tuileries se répétaient à tra-
vers les sociétés parisiennes. « Nous frondions tout notre saoul » ,
disait d'Argenson, et l'on se demandait : « Qu'est-ce que pense
l'Entresol? » Par ses Mémoires nous le savons mieux peut-
être que ses contemporains. Et nous y retrouvons par sur-
croît, avec le plaisir que procure la vie saisie sur le vif à unç
telle distance, l'âme et l'accent d'un groupe, on disait alors
« d'une coterie », à qui Montesquieu fît les premiers honneurs de
son génie, où Rousseau sentit s'éveiller le sien, du vrai milieu
en somme où se décida le siècle.
Le président Hénault. — De d'Argenson au président
Hénault le contraste est complet et justement instructif.
Presque contemporains — Charles-Jean-François Hénault est
né en 1685 et mort en 4770 — et tous deux Parisiens, ils se
sont connus, rencontrés. Pourtant quelle distance de l'un à
l'autre! D'abord, toute celle qui devait séparer, dès l'origine, un
gentilhomme qualifié et désigné pour les premiers emplois,
d'un bourgeois, petit-fils de libraire, fils de traitant résigné
à ne jouer aucun rôle : Hénault était entré à l'Oratoire de 1700 à
1702, puis, président des Enquêtes à vingt-cinq ans, il le resta
toute sa vie. Mais la nature, surtout le tempérament et les goûts,
voilà entre ces deux hommes la limite infranchissable. Il suffit
de relire dans les Mémoires du Président son portrait, de la
main de sa meilleure amie :
« Toutes les qualités de M. le Président et même tous ses
défauts sont à l'avantage de la société. Sa vanité lui donne un
extrême désir de plaire, sa facilité lui concilie tous les carac-
tères et sa faiblesse semble n'ôter à ses vertus que ce qu'elles
ont de rude et de sauvage dans les autres. Ses sentiments sont
fins et délicats, mais son esprit vient trop souvent à leur
secours : et comme rarement le cœur a besoin d'interprète, on
serait tenté quelquefois de croire qu'il ne ferait que penser ce
qu'il s'imagine sentir. Il ferait peut-être dire aujourd'hui que le
cœur est souvent la dupe de l'esprit.
« Il est exempt des passions qui troublent le plus la paix de
LES MÉMOIRES .545
l'âme. L'ambition, l'intérêt, l'envie lui sont inconnus. Ce sont
(les passions plus douces qui l'agitent. Il joint à beaucoup d'es-
prit toute la grâce, la facilité, et la finesse imaginable. Il est de
la meilleure compagnie du monde; sa plaisanterie est vive et
douce, sa conversation est remplie de traits ingénieux et
agréables. Il se plaît à démêler les beautés et les finesses qui
échappent au commun du monde. Il ne manque d'aucun talent :
il traite également bien toutes sortes de sujets. »
Ne fût-ce que pour cette page, dont la modestie de Hénault
pouvait reproduire les éloges sucrés, les Mémoires \3iudra.ieni la
peine d'être lus. Quel joli pastel, aux tons discrets, à la touche
légère et fait pour donner l'idée du parfait homme du monde
qu'était en 4750 le président! Et combien différent de ces grands
portraits de magistrats du siècle précédent, revêtus de la toge et
de l'hermine auxquels d'abord ferait penser sa charge; plus dif-
férent encore de la figure qu'on serait tenté de donner à l'auteur de
Y Abrégé chronologique de C histoire de France. L'œuvre est signée
de M'"^ du Deffand : le peintre et le modèle ont vécu quarante ans
côte à côte, unissant leurs goûts, leur talent, leurs relations,
avec une horreur commune pour ce qu'ils appelaient « Vinonc-
tion du d'Argenson, » Sans les bienfaits de Hénault, qu'eussent
été le salon et la situation de M"" du Deffand, après la dissi-
pation de ses premières années? Sans les souvenirs de la société
qu'elle forma, que vaudraient aujourd'hui les Mémoires du
président?
Hénault, après le récit de sa vie pul)lique très courte au temps
de la Régence, consacre un long chapitre à la cour de Sceaux.
« J'y ai passé plus de vingt années. J'espère que Dieu me par-
donnera les fadeurs prodiguées dans des médiocres poésies. Si
j'étais assez malheureux pour que ces misères me survécussent,
on croirait que la duchesse du Maine était la beauté même : la
Vénus flottant sur le canal; et on prendrait pour la figure ce qui
n'était donné (ju'aux charmes de la conversation. » Après la
cour de Sceaux, le salon de M"" du Deffand, voilà toute la
vie du président Hénault, employée à causer. Pour prendre le
sceptre mondain qu'avait tenu la duchesse du Maine, à défaut
d'un autre, vraiment royal, M"" du Deffand eut autrement à
lutter. Sans considération, depuis qu'elle s'était affichée avec
516 . LES MEMOIllES ET L HISTOIRE
le Régent et beaucoup d'autres, sans fortune, elle regagna, à
Sceaux d'abord, chez les Brancas ensuite, aidée et introduite
par Hénault, à force d'art, d'esprit et de tenue, plus que le ter-
rain perdu. La duchesse qu'elle imitait avait une cour, mais par
droit de naissance. M'"" du Deffand fit la sienne, et la régla,
attirant, gardant autour d'elle des ambassadeurs, des étrangers
de marque, des femmes jolies ou spirituelles, veillant à ce que
jamais la noblesse de son entourage ne fût écartée par les gens
de lettres, à ce que la politesse du grand monde donnât le ton et
une règle aux plus audacieuses libertés de l'esprit. Voilà le
salon qui servit de modèle à la première moitié du xvni^ siècle.
Il eut sa marque et l'imprima aux salons voisins. Point de fêtes,
ni de comédies, ni d'hospitalité princière comme à Sceaux, mais
des soupers encore, une tenue de maison noble, que la maison
d'en face, dans la rue Saint-Dominique, n'offre point aux écri-
vains qui ont suivi M"" de Lespinasse exilée par la jalousie de
M"" du Deffand. C'est une transition, ou plutôt l'apogée, du pre-
mier coup, de la royauté des femmes. Dans la suite, et les
imitations, on sentira déjà la décadence.
De cette royauté, Hénault fut le servant discret, le banquier
plus discret encore. C'était un délicat de toutes manières qui
rechercha les femmes, leur fit une cour plus que la cour, par
plaisir surtout de les entendre causer, de les voir agir, gou-
verner : il ne voulut être que le témoin de leur règne. Il y a dans
ses Mémoires, publiés incomplètement encore, des parties d'his-
toire générale, des tableaux intéressants de la mort de Dubois,
de la disgrâce de M. le Duc. Des couleurs discrètes, une langue
facile et polie, une certaine philosophie, peu profonde, mais
délicate, « rien d'élevé ni de fort, a dit d'Argenson, mais rien non
plus de plat, ni de fade, le langage d'un gentilhomme sans la
morgue », telle est la manière du Président. « Le premier moment
du malheur, dit-il à propos du duc de Bourbon, a un certain
appareil qui soutient contre le malheur même. On est encore
grand dans le moment de la chute. Bientôt après il ne reste plus
que la réalité de la déroute, les réflexions et les regrets s'empa-
rent de l'âme et le vide que laisse la privation des affaires se fait
sentir. Cela ne se trouvera que trop vrai pour M. le Duc. » Ce
ton convenait à l'écrivain qui nous a laissé des portraits de
LES MEMOIRES 517
femmes surtout et les échos de leur conversation. Fig^ures
de M"" de Lespinasse, de M°"' de Siaal et de Castelmoron,
de M"" du Deffand, de leurs milieux, de leurs amis, de Cirey et des
salons de la rue Saint-Dominique, petits tableaux et pastels
forment la galerie du peintre accompli de cette société. Regar-
dons-en un entre autres : « M""" de Rochefort est digne de l'amour
et de l'estime de tous les honnêtes gens. Quand les poètes ont
voulu égarer leur imagination dans des fictions agréables, ils
ont imaginé des danses oîi les grâces riantes du printemps se
trouvaient jointes aux fruits de l'été et de l'automne, où l'on
jouirait de ses espérances : elle était de ce pays-là, et voilà son
portrait d'alors. Les grâces de sa personne ont passé dans son
esprit. Je ne sais si elle a des défauts. Il ne lui manquait que
d'être riche. Elle s'avisa de nous donner un jour à souper. Nous
essayâmes sa cuisinière, et je me souviens que je mandai qu'il
n'y avait de différence entre cette cuisinière et la Brinvilliers,
que l'intention. » Voici encore, sur M'"" de Luynes, un juge-
ment, d'une touche différente, qui a son prix : « M"" la duchesse
de Luynes a toutes les qualités et toutes les vertus du plus
honnête homme : noble, généreuse, fidèle, discrète, ennemie de
toute ironie, proscrivant la médisance qui n'approche pas de sa
maison, aimant la cour à la vérité, mais la cour devenue sa
patrie. »
Ces derniers traits sont à retenir. Pour le monde que fréquente
Hénault, aimer la cour est un défaut. A la façon dont le prési-
dent s'excuse, « la cour n'est pas pire qu'un autre pays, quand on
y est à sa place », il a l'air de plaider sa propre cause, auprès de
M°" du Deffand sa souveraine. En habile homme, en effet, il a
su servir deux reines à la fois, celle de l'esprit à Paris, à
Versailles la reine de France Marie Lesczinska, qui l'appréciait
et le prenait comme surintendant de sa maison. Et cela lui a
permis d'ajouter à sa galerie un portrait, celui de la souveraine
délaissée, plus intéressante qu'on ne croit d'ordinaire, et supé-
rieure à sa réputation. Mais comme, après tout, ce fut au duc
et à la duchesse de Luynes, les témoins renseignés de cette
petite cour abritée dans la grande, que le président dut la faveur
d'y être introduit, il vaut mieux interroger sur la reine et son
cercle le duc de Luvnes directement.
518 LES MÉMOIRES ET L'HISTOIRE
Le duc de Luynes; le cercle de la Reine. — On a dit
du duc de Luynes, pour la volumineuse chronique qu'il a tenue
de son époque : c'est le Dangeau du règne de Louis XV. Petit-fils
deDangeau par sa more, et naturellement désigné pour conserver
au château de Dampierre l'ouvrage de son grand-père, il n'a
jamais connu que la cour, et semhle né en effet en 1695 pour
continuer l'histoire de cette petite patrie, au delà de laquelle il
aperçoit un an seulement, dans une campagne aux Pyrénées,
les frontières delà grande. Cette histoire, à ses yeux, a de l'im-
portance : c'est le guide du parfait courtisan qu'a été son grand-
père, l'explication détaillée et précise des règles qui constituent
le service par excellence d'un noble, à la fin du règne de
Louis XIV : le service royal. Cette science de l'étiquette, dont
le duc de Luynes a longuement disserté, nous paraît puérile, et
semblait telle déjà à ses contemporains, qui commençaient à
négliger les « usages de respect». Mais, y avait-il jusqu'en 1789,
pour les grandes familles du royaume, d'autre certitude de
fortune, d'autres preuves de race que le succès ou le service
auprès du roi? Décidément, un duc de Luynes ne pouvait oublier
Dangeau : il eût fait tort au passé, à l'avenir des siens. Mais,
avec ce préjugé, il a certainement fait tort à sa chronique, qui
n'est point, selon l'éloge d'Hénault, « des annales bien curieuses
de son temps », encore moins l'œuvre d'un écrivain. Quelle
différence avec Saint-Simon, son contemporain, et son ami!
Pourtant cette différence n'est pas aussi grande que de Saint-
Simon à Dangeau. Il faut noter, avec plus de soin qu'on ne Ta
fait, cette distinction. Si par sa mère, par certains côtés de sa
nature et de son esprit, le duc se rattache à Dangeau, il est Che-
vreuse d'autre part. Orphelin de bonne heure, depuis 1704 il a
été élevé par son grand-père, le confident du duc de Bourgogne :
de cette éducation et de ces confidences, il a reçu parfois des
idées, certaines habitudes de juger même ce qu'il respecte, ses
amis et son roi. Sa mémoire est ornée de jolies anecdotes qu'il
conte bien. Elle s'est tournée vers l'histoire, appliquée à réunir
des documents qu'il s'efforce à mettre en œuvre. La chronique
toute sèche, au hasard des journées, ne suffit point à son goût, à
son amour du travail. On le voit composer, rédiger : il juge.
Pour être discrète, comme il sied à un galant homme qui parie
LES MEMOIRES 510
«l'un ami, son opinion sur Saint-Simon n'en est pas moins
fondée : « C'est l'homme du monde le plus incapable d'entendre
les affaires d'intérêt, quoique cependant il soit extrêmement ins-
truit sur toutes autres matières. Il a beaucoup d'esprit et est très
bon ami. Mais comme c'est un caractère vif, impétueux et
même excessif, il est aussi excessif dans son amitié. » Voilà
pour l'homme; et voici l'écrivain, « extrêmement énergique dans
ses expressions, sujet à préventions ». Le duc de Luynes a
donné ainsi son opinion sur les personnes et les choses, presque
toujours équitable et juste. Quand V Encyclopédie parut, il lui
reconnut le mérite d'avoir < une utilité infinie pour les détails
qu'elle contenait ». Et c'est comme à regret qu'il ajouta : « Il est
bien malheureux que tant de perfections soient accompagnées
de principes qui tendent au déisme et même au matérialisme. »
D'un dévot, l'hommage et le regret ont leur valeur : ils don-
nent la mesure de son jugement et de son équité.
Et Dieu sait à quel point le duc de Luynes poussait la dévo-
tion. Saint-Simon, qui n'était pas un esprit fort, le félicitait un
jour sur l'énormité de ses maigres : « Je vous y souhaite un
estomac. » L'estomac tint bon, le duc vécut jusqu'à soixante-
treize ans. Mais ses Mémoires en souffrirent : la charité chré-
tienne et la crainte de la médisance les ont, selon la jolie image
que Saint-Simon appliquait à leur auteur, un peu trop rasés.
« Je ne porte aucun jugement », dit-il fréquemment, quand il a
commencé d'en esquisser un. Voilà par où il différait de son vieil
ami, qui ne retenait pas sa langue, confessait son péché à l'abbé
de Rancé, et finissait par trouver dans une certaine morale à
son usage des arguments pour retirer son acte de contrition.
C'est par là d'ailleurs, par leur discrétion, leur religion, que
le duc et la duchesse de Luynes s'attachèrent la reine de France,
Marie Lesczinska. On a gardé de cette princesse, qui s'isola
vingt ans volontairement, comme le duc sut se taire, des lettres
au président Hénault, à ses amis, d'un tour aisé, d'une familia-
rité enjouée. Tous les jours trois heures de lecture avant le jeu,
qu'elle aimait d'ailleurs franchement : il y avait là de quoi rem-
placer la médisance qu'elle délestait. Très cultivée, Marie Lesc-
zinska était digne d'avoir des correspondants, et elle eut son
salon : « Mon cher Président, venez : voilà la fin de mes lettres ;
520 LES MÉMOIRES ET L'HISTOIRE
et celle de ma conversation : restez. Vous ne faites de l'un et de
l'autre que ce qui vous plaît », écrit-elle un jour à Hénault. En
dehors des heures de représentation, où la reine soutient tou-
jours son rang, du temps consacré aux lectures, un peu à
la musique, toute sa vie, enfermée à Versailles dans un cercle
d'honnêtes gens, se passait en entretiens : « Le dîner et le souper
finis, on la suivait dans ses cabinets. C'était un autre climat; ce
n'était plus une reine, c'était une particulière. Des conversa-
tions d'où la médisance est bannie, où il n'est jamais question
des intrigues de la cour, encore moins de la politique, paraî-
traient difficiles à remplir, et cependant pour l'ordinaire elles
sont on ne peut plus gaies. Personne ne sent plus les ridicules
que la reine, et bien prend à ceux qui en ont que la charité la
retienne. Ils ne s'en relèveraient pas. » Pour qui sait la fidélité
de la reine à de Luynes, sa coutume de prendre tous les
soirs le souper chez lui, il n'y a aucune surprise à retrouver le
ton de son cercle dans les Mémoires du duc : même ironie,
même malice, adoucies par une indulgence qui souvent sent la
contrainte ; des portraits dont la touche est juste, mais qui
volontairement ne sont point poussés, des traces de lectures
nombreuses, et d'auteurs tout contemporains, Montesquieu, Vol-
taire, les Encyclopédistes, des mentions d'artistes que la reine
pratiquait, Bouchardon, Coustou, Pigalle, enfin des détails fré-
quents sur la famille royale. N'est-ce pas la belle-mère qui
aurait prononcé à son cercle ce jugement sur la dauphine de
Saxe : « Elle a de l'humeur; on prétend qu'il y a aussi de la
hauteur; je trouve toujours à plaindre les personnes qui ont de
l'humeur. » Voici un mot de la reine noté aussitôt : « Le roi lui dit
hier : M. de Mailly est mort. — Et quel Mailly? dit la reine. —
Le véritable, répondit le Roi. » Enfin ce dernier écho des entre-
tiens de la Reine, confidence véritable et presque douloureuse
qui, par la simplicité même de la forme, touche et fait sentir
l'égoïsme de Louis XV : « Il n'est pas certain que la reine soit
aussi détachée de son amour j)our le roi qu'elle le croit elle-
même. L'attitude plus aimable du roi depuis le règne de
M"" de Pompadour adoucit les chagrins de la reine, mais leur
vie demeure entièrement séparée. » L'histoire en quelques
lignes de la femme délaissée,' et qui n'a pas cessé d'aimer, le
LES MÉMOIRES S2't
vide que l'amitié, les entretiens, et les indigestions, ce remède
imaginé par la pauvre reine en ses heures d'ennui et de
détresse, ne remplissent pas, cette plainte échappée à Marie
Lcsczinska, « l'univers sans mes amis serait un désert pour
moi », et en face le triomphe, le règne de la favorite, toutes ces
misères, profondément, discrètement traduites, forment le fond
vivant, attachant des Mémoires de Luynes. On y retrouve peint
par celui qui en était l'âme, ou plutôt dessiné, le tableau intime
d'un salon qui aurait pu être le centre du royaume, et ne fut
qu'une retraite, adoucie par l'amitié.
Le cardinal de Bernis, M"" du Hausse! et M'"° de Pom-
padour. — A cette époque où les conditions sont déjà boule-
versées, quarante ans avant la Révolution, la reine de France vit
auprès du roi, retirée dans sa chambre comme dans un couvent.
Et, tandis qu'un grand seigneur de sa familiarité, avec des
allures et l'esprit d'un bénédictin égaré à la cour, note ses
entretiens oubliés, Jeanne-Antoinette Poisson, fille d'un commis
aux vivres, tient le cercle du roi, et c'est un cardinal qui écrit les
Mémoires de ce règne. Le contraste est piquant.
On n'aurait en effet du rôle de M"" de Pompadour qu'une idée
fort incomplète par les Mémoires de sa femme de chambre,
M"" du Hausset, le témoin en apparence le mieux renseigné et
le plus intime. Elle a la clef de l'appartement de Madame et
nous y introduit à toute heure : Monsieur ne se gêne pas pour
elle. Suivant un joli mot de la marquise, « elle est leur chat, leur
chien domestique », honnête à sa manière, dévouée et fidèle. Il
y a des moments où, n'étaient certaines commissions dont elle
se charge pour les demoiselles du Parc aux Cerfs, on se croirait
dans l'intérieur d'un ménage bourgeois. Le roi parle de sa
chasse plus que de ses affaires; la dame fait des projets pour
l'établissement de sa fille Alexandrine. Une des plus jolies
scènes qu'ait contées l'honnête du Ilausset, c'est son départ pour
l'avenue de Saint-Cloud où une jeune personne va mettre au
monde un fils de Louis XV. Le roi a dicté ses volontés : Madame
va à une armoire et en tire pour l'accouchée une aigrette de
diamants : « Que vous êtes bonne! » dit Louis XV. La Pom-
padour pleure d'attendrissement. Les larmes viennent aux yeux
du roi. Et la femme de chambre de pleurer aussi, « sans trop
522 LES MEMOIRES ET L HISTOIRE
savoir pourquoi ». Dans sa naïveté, elle a de ces trouvailles.
C'est un tableau de Greuze, du Greuze-Pompadour, comme
disait Sainte-Beuve. Il y en a beaucoup de ce genre dans les
Mémoires de M"" du Hausset : Louis XV est un bon papa, la
Pompadour l'adore, le duc de Grillon, qui se pendrait si un autre
que lui attrapait les chauves-souris dans le palais, un très
brave homme; Quesnay, le bon docteur bourru et bienfaisant;
M""" de Mirepoix toujours la bonne petite maréchale, et toute la
société des petits cabinets à l'avenant. C'est un livre bien sin-
gulier que ces cahiers d'une dame noble au service de la Pom-
padour : il n'est pas à comparer, bien entendu, aux souvenirs
de M"" de Caylus que l'auteur prétendait se donner pour modèle.
C'est par l'ingénuité, une naïveté faite pour surprendre d'abord
dans ce milieu, qu'il plaît. Et le plus étrange, c'est que M"^ du
Hausset a voulu faire œuvre d'écrivain pour adapter « son style »
à ce milieu et qu'elle y a réussi : il fallait cette touche pour
peindre les amours et l'amitié de M™* Lenormant d'Etiolés et
d'un Louis XV, ce roi égoïste attaché à ses habitudes et à ses
goûts bourgeois.
Il en fallait d'autres pour représenter la Pompadour en scène
non seulement sur le théâtre des petits cabinets oii elle parut
pour fixer sa faveur, comédienne exquise, ravissante danseuse,
et cantatrice applaudie, mais au conseil du roi, tenant encore
le premier rôle, composant la troupe des ministres et des géné-
raux avec ses courtisans, réglant et commençant la danse des
alliances et des combats. Les Mémoires de l'abbé de Bernis,
intendant d'abord préféré de cette pièce politique, en retracent
les actes successifs et la donnée maîtresse, peignent les acteurs
et l'actrice principale, leur inexpérience, leur désarroi et leur
chute, au milieu des sifflets du public.
Quoiqu'il ait fait des eflbrts louables pour devenir un homme
d'État, « quand il troqua son panier de fleurs contre un porte-
feuille » , l'abbé de Bernis était plutôt disposé à ordonner des comé-
dies de salon que des plans politiques. Né au château de Saint-
Marcel en Vivarais, dans une famille de très ancienne noblesse,
très fier de son origine, mais pauvre et obligé comme cadet à
chercher fortune dans les ordres, il attendit le succès pendant
trente ans, de 1715 à 1745. Tandis que son frère aîné entrait
LES MEMOIRES 523
aux pajres, il passait par les jésuitos de Louis-le-Grand, par
Saint-Sulpice et n'y prenait que l'instruction nécessaire à l'homme
de lettres. La cour de Sceaux, où l'introduisit son cousin de
Polignac, qui fit fête à ses premiers essais et lui donna ses pre-
mières leçons de goût et d'usage du monde, l'a marqué au con-
traire d'une empreinte ineffaçable. Ses premières amitiés avec
Fontenelle, Mairan se formèrent là : on le retrouve dans d'autres
salons, chez M°" GeofFrin, poussé par la mode et le monde à
l'Académie en 1744, rimant avec quelque poésie des madrigaux
pour les dames qui paient ses dettes. Mais il y garde, en dépit
du tort que lui font ses succès mondains, un fond de conscience,
d'honnêteté, une tenue de galant homme qui rappellent le duc
du Maine. Ses poésies de même ont conservé le parfum de
l'atmosphère où elles sont nées, grands vers en l'honneur de la
religion, inspirés par le P. Tournemine, accommodés, comme
le style des Pères, au goût du temps, avec des paradis couleur
de rose, et des peintures délicates sur les amours d'Eve et
d'Adam, petits vers doux et tranquilles, trop roses parfois aussi,
trop débordants d'une mythologie enfantine, de celle qui faisait
les délices de la cour de Sceaux.
Telle était la \ie de l'abbé de Bernis, telle sans doute elle se
fût poursuivie, facile comme son talent, douce comme celle de
Bussi, l'évêque de Luçon, « le dieu de la bonne compagnie », si
cet évêque, son protecteur, avait eu le temps de lui laisser avant
sa mort mieux qu'un conseil suivi trop docilement : « Souvenez-
vous que rien n'est plus humiliant à Paris que l'état d'un vieil
abbé qui n'est pas riche. » Mal pourvu, chargé d'une famille,
Bernis ne s'en souvint que trop. « Douze mille livres de rente
m'auraient évité, devait-il dire, le risque de la cour. Il ne m'a
pas été possible de les avoir. Il a fallu s'embarquer. » Le départ
ressembla d'abord à un embarquement pour Cythère. L'abbé,
qui connaissait avant sa faveur M"* Lenormant d'Étiolés,
s'attacha à elle pour qu'elle le conduisît à la cour. « Elle avait
besoin d'un ami honnête homme. » En attendant qu'elle lui
procurât un ministère, il lui offrit le sien pour charmer les loi-
sirs que lui donnaient les absences du roi, et rédiger ses lettres
d'amour. Le voilà établi, logement au Louvre, pension sur la
cassette, canonicat de Lyon, légation de Venise : « on lui jetait
524 LES MÉMOIRES ET L'HISTOIRE
les ambassades à la tête ». La traversée était risquée et le pas-
sage délicat pour un honnête homme. Arrivé au port, Bernis
aurait dû s'y tenir. L'effort qu'il fît pour apprendre son métier,
étudier le pays où il était envoyé, la politique, était une preuve
de conscience. Mais la tentation fut plus grande d'accroître sa
fortune, comme il l'avait fondée. Il n'y résista pas : au bout
de quatre ans, il revenait à Paris. M™'' de Pompadour, décou-
ragée alors de la froideur du roi, essayait de se rendre indispen-
sable pour les affaires, puisqu'elle ne l'était plus pour les plai-
sirs. Bernis lui offrit de l'aider à devenir premier ministre.
Quelque excuse qu'il se soit donné, le désordre du royaume,
l'affaiblissement du pouvoir royal, c'était bien de l'audace, après
un si court noviciat, de se prétendre prêt pour une pareille
tâche; le remède était plus singulier encore de relever l'Etat
par une intrigue de cour, de confondre les intérêts de la patrie
et ceux de M"" de Pompadour. On ne peut du moins refuser à
l'abbé le mérite des efforts qu'il dépensa à cette œuvre impos-
sible : et, s'il fut responsable des malheurs de la guerre de Sept
ans, on lui doit cette justice qu'ils eussent été évités sans les
intrigues de cour, la diplomatie de M""' de Pompadour, plus
favorable aux plans de la maison d'Autriche qu'aux intérêts de
la France. Il faut lui tenir compte enfin des cris d'alarme qu'il
fit entendre au roi, et à la favorite après Rosbach : ce rôle de
Cassandre, ces jérémiades jjerpétuelles déplurent à M"" de Pom-
padour, qui lui substitua Choiseul. Bernis alla méditer dans
une belle retraite, archevêque d'Albi et cardinal, « sur l'impos-
sibilité de servir son pays et son roi, avec une favorite qui trai-
tait les affaires de l'État en enfant ».
Il y écrivit ses Mémoires, dont le principal intérêt est dans cet
aveu. Le règne de M"'^ de Pompadour s'y peint au naturel.
L'artiste, mieux préparé à ce rôle de témoin qu'à celui
d'homme d'Etat, a mis sur sa palette tous les tons qu'il fallait
pour ce tableau : esprit, grâce, facilité ingénue, philosophie
légère, émotion. « Il y a longtemps, disait-il, que j'ai renoncé
à toute enluminure académique. Je ne méprise pas l'élo-
quence; mais je ne la place pas dans la symétrie des mots. Il
faut perdre trop de temps pour écrire avec élégance. Il est
plus facile, plus court et peut-être plus agréable d'écrire plus
LES MÉMOIHBS 525
simplement ses pensées. » En cette matière, l'abbé n'a pas été,
comme en politique, dupe de ses illusions. La candeur que
respirait toute sa personne, et qui donne encore quelque
charme à ses poésies, la simplicité font la valeur de ses
Mémoires. L'aveu qu'il y fait de sa misère effacerait presque
la gravité des moyens qu'il employa pour en sortir. Sa dou-
leur sincère, sa clairvoyance patriotique, au milieu des maux
d'une guerre ruineuse et honteuse, disposent à l'indulgence, et
feraient presque oublier sa responsabilité et sa part dans l'éta-
blissement de ce régime désastreux. La confession du cardinal,
c'est le titre qu'il a failli donner a son œuvre historique, ne
mérite cependant pas une absolution aussi complète : elle
demeure seulement, comme il l'avait en partie voulu, une pein-
ture singulièrement vraie et agréable de son esprit, de la
société politique qu'il a inspirée, faisant du gouvernement un
salon, une coterie de femmes, de gens de lettres et d'intrigants.
Marmontel et les Salons de l'Encyclopédie. — De fait il
n'y a qu'un pas entre le cardinal de Bernis et Marmontel, entre
la coterie de M"' de Pompadour et les salons de M°® Geoffrin,
qui rêvait à son heure de devenir premier ministre, le SiiU[i du roi
de Pologne. C'est pour ses enfants que Marmontel a écrit son his-
toire, comme de Bernis la sienne pour les enfants de sa nièce,
la marquise de Monbrun. Bien que leur vie ne fût pas un modèle
à donner, la même fierté de parvenus les poussait à rappeler
avec la même candeur leurs moyens de parvenir. L'un et l'autre
s'étaient bien employés pour la famille. Une carrière de beau gars
limousin, comme on l'a dit, une fortune de gentilhomme cam-
pagnard nourri de potage aux choux, de lard, au fond du Viva-
rais, voilà Marmontel et de Bernis. Même pauvreté à l'origine,
même besoin d'en sortir, et, pour y réussir, une réelle solidité de
corps et d'esprit avec un même fonds robuste de moralité.
Les tableaux que Marmontel nous a donnés de l'intérieur
paternel où il naquit, à Bort en 1723, sont parmi les meilleures
pages qu'il ait écrites, les seuls peut-être qui du fatras de ses
ouvrages survivent et vivent. Les jolis souvenirs aussi que
ceux de « ses bisaïeules au coin du feu, buvant le petit coup de
vin et se rappelant le vieux temps dont elles faisaient des contes
merveilleux, de ces soirées à la métairie de Saint-Thomas, où
526 LES MÉMOIRES ET L'HISTOIRE
l'on battait le chanvre, où à l'entour du foyer on entendait
bouillonner l'eau du vase aux châtaig^nes savoureuses et douces,
et griller les raves ». Tout cela est d'un art supérieur aux
peintures de Greuze, plus juste, plus réellement attendri, sin-
cère comme des scènes de Chardin.
La fidélité de l'auteur à ses souvenirs d'enfance fait qu'on lui
pardonne le contraste parfois agaçant qui se marqua plus tard
entre ses prétentions de moraliste, ses beaux discours vertueux
et ses fréquentations dans un monde qui n'était rien moins
qu'honnête. A ceux qui reprochaient à Marmontel d'avoir eu
tout l'ennui de la vertu, sans la vertu, Sainte-Beuve a pu opposer
avec justice ces récits de ses premières amies, témoignages
authentiques d'une « honnêteté native et foncière ».
La vérité fut encore que, fils aîné d'un père âgé et chargé d'une
famille nombreuse, Marmontel se vit obligé de réussir vite et à
tout prix. La vanité de sa mère, à qui ses succès au collège et
ses couronnes aux Jeux floraux avaient tourné la tête, l'engagea
dans la carrière des lettres, à défaut de l'Eglise pour laquelle il
n'avait point de vocation. Il vint à Paris dans l'espoir d'être
placé par Orry, dont la disgrâce coïncida avec son arrivée (1743).
L'appui de Voltaire, une tragédie, Denys le Tyran, dont nous
avons peine à comprendre le succès presque égal à celui de 3/e>o;}e,
firent de Marmontel un auteur à la mode. Les actrices se le
disputèrent. M"" de Navarre, M"" Clairon, M"'' Verrière. Et il
ne se déroba pas à sa fortune. De l'alcôve et du salon de ces
demoiselles aux salons de plus grande allure qui s'ouvraient
aux gens de lettres, l'accès était facile. Marmontel, protégé par
M. de La Popelinière, dont la femme, fille de comédienne, avait
acquis de M"" de Tencin le droit et l'art de tenir un salon, fit
son entrée et son chemin dans tous les salons de Paris.
L'histoire des salons, particulièrement celle du « royaume
de la rue Saint-Honoré » (le salon de M*"" Geofîrin), voilà la
partie essentielle, durable des Mémoires de Marmontel. Logé
chez M'"" Geofîrin, il n'a pas manqué un de ses dîners d'artistes
ou de gens de lettres. Et combien de soupers ailleurs, partout
où Y Encyclopédie fut reçue ! Il avait « les douze estomacs » qu'il
fallait, une belle santé, une bonne humeur imperturbable.. Et
cela se sent à une certaine grâce facile, un peu édulcorée, au
LES MEMOIRES 527
parti pris d'indulgence; façons de style naturel à un homme qui
digérait bien, dans un monde où l'on dînait tant. « J'en con-
viens, dit-il, tout m'était bon : le plaisir, l'étude, la table, la
philosophie. J'aurais une belle galerie de portraits à peindre si
j'avais pour cela d'assez vives couleurs; je vais du moins essayer
d'en crayonner les traits. » Marmontel s'est rendu justice : à
défaut de tableaux enlevés, spirituels, que la médiocrité de son
génie ne comportait pas, il a constitué un portefeuille de cro-
quis au trait, silhouettes des Encyclopédistes et de leurs amies,
esquisses d'intérieurs et de salons , paysages aperçus dans
leur compagnie. Le trait n'est pas fouillé, mais il est juste. Ce
n'est pas de la gravure, c'est plutôt de la photographie pour
laquelle les modèles ont posé en bonne lumière devant un opé-
rateur bienveillant et infatigable. L'album de Marmontel est
comme l'illustration de Y Encyclopédie.
Madame d'Épinay. — Durfort de Gheverny. — Les
couleurs et l'analyse qui ont manqué à Marmontel. pour peindre
et juger ce monde des salons, des philosophes et des femmes,
une femme heureusement. M"" d'Epinay, les a maniées en véri-
table écrivain. Ses Mémoires n'ont ni la sûreté ni la richesse
d'informations des précédents. A proprement parler, et dans
leur origine, ce ne furent môme pas des mémoires. Au moment
où la Nouvelle Héloise remettait le roman à la mode, où dans
la société des écrivains les femmes se faisaient auteurs par
imitation, presque par mégarde. M™* d'Epinay, amie de Rous-
seau et digne de l'être, ébauchait, comme beaucoup d'autres,
« un long roman » dont elle légua le manuscrit à Grimm. Le
plan n'était pas celui d'un journal, mais un récit prêté au tuteur
de la dame, entrecoupé de titres, de scènes et de conversations;
une sorte de roman vécu. Roman ou histoire, le livre de
M"* d'Epinay doit son charme et sa valeur aux conversations
dont il a été l'écho fidèle. « La femme du xviii" siècle, a-t-on dit,
se témoigne avant tout par la conversation qui a été son génie
propre. » Par là tout est de son ressort, événement du jour,
affaires politiques, mœurs, portraits, économie et philosophie.
Le sourire léger, l'étourderie délicieuse, l'à-propos et le don
de l'observation, parfois même la profondeur du sens animent,
éveillent et prolongent les entretiens dans ces salons qui
52« LES MÉMOIRES ET L'HISTOIRE
seraient presque des paradis si les orages de la passion et les
tourments d'argent n'en avaient troublé cruellement la séré-
nité. M""" d'Epinay, « avec sa droiture de sens fine et pro-
fonde », la grâce qu'elle avait dans l'esprit et le langage,
moins d'imagination en somme que de puissance d'observer et
de juger, a trouvé dans les réunions de la Chevrette, dans sa
propre histoire, dans celle de son temps, l'occasion d'un chef-
d'œuvre. Expérience de la société vraie jusqu'à la douleur,
étude des physionomies, et surtout des âmes, des instincts
même démêlés sous les visages familiers, tableaux de mœurs,
mariages, ménages, adultères, c'est la confession d'une société
qui se laisserait surprendre au milieu de ses entretiens les
plus intimes.
Eli voici les archives dans un tout autre livre, qu'il ne faut
signaler que pour l'intérêt du rapprochement. Un petit-fils de
magistrat, Jean Durfort, comte de Cheverny, pourvu , à vingt ans,
d'une charge d'introducteur des ambassadeurs (1731), et par là
attaché à la cour, sourit à la pensée qu'un duc de Luynes puisse
écrire l'histoire « d'une vie de visites, de tristes brelans, d'une
existence monotone et de servitude », et noter ces misères
d'étiquette. Dès qu'il le peut, il s'enfuit de Versailles et court
à la Chevrette jouer la comédie dans le cercle des La Live et
de M"* d'Epinay, retrouver sa maîtresse, fille et femme de fer-
mier général, ou la reçoit et lui fait fête à son château de Saint-
Leu. Que plus tard il se marie, achète Cheverny en Blaisois
et la lieutenance de Blois, pour s'affranchir tout à fait de la
cour, c'est toujours la même existence de plaisirs, de comédies
et de fêtes dont Sedaine est le héros et l'auteur applaudi.
Pour son plaisir encore le vieux comte écrit, comme il a vécu,
cette histoire qui lui paraît très supérieure aux fêtes de Ver-
sailles , assez sèchement d'ailleurs . La race des Dangeau
s'éteint avec le duc de Luynes : Durfort est le Dangeau de la
cour que ses pareils, bourgeois, magistrats et fermiers généraux,
ont constituée vers le milieu du siècle aux écrivains, aux femmes
d'esprit.
L'avocat Barbier. — Bachaumont. — Paris et les
journaux. — Et, par lui, nous arrivons à une forme de Mémoires
plus impersonnelle encore, au Journal, expression et produit
^r^
HIST. DE LA LANGUE & DE LA LITT. FR.
T. VL CH. X
PORTRAIT DE M"*^^ DEPINAY
D'APRÈS UN PASTEL DE LIOTARD
Mus«}e de Genève
LES MEMOIRES 529
-d'une société qui, s'éloignant chaque jour davantag-e de Ver-
sailles, sous l'action des écrivains, se multiplie à l'infini, et se
confond avec la masse de la population parisienne. Cet esprit
de Paris, ces sentiments de la foule, on peut les recueillir déjà
dans la chronique que fit pendant près de cinquante ans l'avocat
Barbier (1718-1763). Menues nouvelles du jour, rumeurs des
rues, des boutiques, écho de ce qui se dit dans le commerce et
le barreau, querelles du Parlement et de la couronne, disputes
religieuses, toute l'étoffe est là dont on fera plus tard la grande
et la petite presse, étalée d'ailleurs sans grâce, sans goût. Ce
furent encore les salons qui donnèrent la façon, ou plutôt une
dernière sorte de salon, celui où l'on ne se contente plus de
-causer, celui où l'on écrit, la maison de M""" Doublet de Persan,
sa paroisse, dont Bachaumont fut le sacristain et l'archiviste. Ces
<leux associés unis d'abord par une collaboration artistique, puis
plus étroitement rapprochés, eurent un beau jour l'idée que
les bureaux d'esprit, utiles à tant de gens, pouvaient bien à leur
tour payer qui les tenaient. Ils firent une affaire, qui réussit.
Recueillir chaque soir les propos apportés, les faire copier, après
leur avoir donné quelques agréments de forme, et vendre les
copies à des abonnés : voilà à quoi Bachaumont s'employa vingt
ans. Et comme il était né anecdotier par excellence, qu'il avait
l'esprit vif, orné, ouvert à toutes les entreprises de l'esprit phi-
losophique, sensible à toutes les manifestations de la pensée et
de l'art, ses chroniques, commencées en 1762, eurent bientôt
l'autorité d'un vrai journal, varié, militant, incessamment actuel.
« Cela sort-il de chez M™" Doublet? » demandait-on. L'invention
n'était pas d'avoir fait circuler ces Nouvelles à la main : depuis
le début du xviii* siècle le public curieux en trouvait d'analogues,
en cherchait pour suppléer à la sécheresse systématique des
journaux autorisés par le gouvernement, le Mercure ou la
Gazette. Ce qui lui plut, ce qu'il découvrit de nouveau dans l'ini-
tiative de Bachaumont, ce fut la source abondante, claire, et
vraiment délicieuse au goût de ce temps qu'un homme d'esprit
faisait jaillir, pour l'agrément de tous, d'un salon fréquenté par
les académiciens, les g-ens de lettres et les femmes. Aussi faut-il
voir la colère du chroniqueur, généralement indulgent, lorsqu'un
libraire s'avise « d'ouvrir à trois sols la séance une salle litté-
HlgTOIRE DE LA LANGUE. VI. 0\
530 LES MÉMOIRES ET L'HISTOIRE
raire ». Avec quel dédain elle s'exprime! « le ton mercenaire
me g"âte ce bel établissement. » La concurrence qui l'inquiète
marquait simplement la puissance de son idée, une époque, la
fin des salons, la naissance du journalisme prochaine. La pre-
mière feuille quotidienne va paraître, élaborée encore dans le
salon d'un fermier général, Corancez : le Journal de Paris. Et la
presse politique a commencé, avant la Révolution, avec le
Journal de Bruxelles (1764), Panckouke, Linguet et Mallet
Dupan. Du salon, nous voici arrivés à la place publique. Linguet
annonce Camille Desmoulins et le Palais-Royal.
Avec Bachaumont, nous n'y sommes pas encore. Nous y tou-
chons : nul n'a été en effet plus profondément Parisien. Ce fut
une des raisons de son succès que d'avoir assuré la victoire de
Paris sur Versailles. On a dit vspirituellement qu'ayant refusé
une charge de premier président, il s'en était fait une, à ses
yeux supérieure, d'édile honoraire de la ville de Paris. S'il
veillait aux édifices à restaurer, rêvait d'embellissements, gour-
mandait les autorités, inspectait les travaux, « c'était pour sa
patrie ». Son patriotisme était infatigable : il s'étendait à la
mode des femmes, au théâtre, à tout ce qui soutenait auprès de
l'étranger et de la province la réputation de la capitale. Bachau-
mont jugeait la valeur de ses efforts, lorsqu'il disait : « Un
recueil de mes feuilles formera proprement l'histoire de notre
temps. La vérité paraîtra toujours avec quelque agrément dans
un récit dont le seul dessein est d'instruire et de plaire. » Le
recueil a paru à Londres en 1777 pour la première fois sous le
titre : Mémoires secrets de la République des lettres. Il a justifié
les espérances du chroniqueur. Ce sont « les mémoires, a-t-on
dit, de toute la république, de celle qui inspire les gens d'esprit,,
encourage les écrivains, applaudit à leur œuvre de raison et s'en
nourrit » : g'enre libre, d'un tour aisé, à la fois sérieux et plai-
sant, où l'on sent la main d'un bon ouvrier, et dont l'auteur
paraît une société tout entière, quelque chose enfin d'intermé-
diaire entre des mémoires et un journal, aussi difficile à définir
que le salon où il est né, bureau, ou boutique d- esprit — le mot
est de Choiseul, — sur les jardins du couvent des filles Saint-
Thomas, ou sur la rue.
De là à la cour de Sceaux que l'on est loin ! Et cependant, si
LES MEMOIRES 531
le ton à travers le siècle s'est modifié, c'est le même intérêt qui
soutient et relie ses œuvres si variées, successivement adaptées
à des milieux de plus en plus larges, plus parisiens. « Qui n'a
pas vécu avant 1789, disait Talleyrand, n'a pas connu la douceur
de vivre. » Les Mémoires qui nous permettent d'y revivre un
instant ne démentent pas ce témoignage. A l'honneur du siècle
dont ils donnent l'image fidèle, ils sont d'un naturel, d'une
aisance où se trouve surtout l'influence de la femme, la vraie
reine anonyme de cette époque.
Lauzun, Bezenval, Augeard et Marie-Antoinette. —
On comprend enfin que Marie-Antoinette, au seuil de cette
Révolution qui fut- un si grand tournant de notre histoire, se
soit attardée à plaire, à gouverner Paris et la France, en s'as-
sociant à leurs plaisirs, au lieu de servir leurs vœux. Elle sui-
vait le courant du siècle sans voir qu'il avait changé de direc-
tion et de force. Ce n'est pas sans doute par les Mémoires de
Lauzun qu'il faut la juger. Ce lion de l'époque, le grand héros
des courses et des amours faciles, a laissé des souvenirs trop
personnels. On les lirait encore s'il y avait mis cette ironie et
cet esprit auquel M"* du Defland prenait plaisir. « Il nous fait,
disait-elle, d'excellentes facéties. » Lauzun a peut-être trouvé
drôle le récit monotone, sans passion, sans poésie, de ses
bonnes fortunes. En tout cas, s'il en a compris la faiblesse
comme aujourd'hui le lecteur en ressent l'ennui, si, pour le
relever, il a voulu, selon le mot de Chamfort, établir « qu'un
libertin, en ayant des filles, se donne le droit d'avoir des
reines», il n'a pas réussi. On ne prend ni agrément ni confiance
aux scénarios que ce grand seigneur léger et fat a forgés par
vanité et de toutes pièces de ses conversations, de ses entretiens
avec Marie-Antoinette. C'est auprès de plus modestes témoins,
moins fêtés, plus sérieux qu'il faut se renseigner sur la vie et
le cercle de la reine : Bezenval, le confident de ses secrets,
l'ordonnateur de ses plaisirs; Augeard, le secrétaire de ses
commandements, M°" Campan, sa femme de chambre. Les
tableaux qu'ils nous ont donnés de la société de Trianon, avec
ses conversations décousues et sautillantes, « sa haine et son
mépris de M"" l'Étiquette », concordent entre eux, et avec le
portrait ressemblant qu'ils ont tracé par des traits presque
332 LES MÉMOIRES ET L'HISTOIUE
identiques de Marie- Antoinette, superficielle, ignorante et inca-
pable d'application, livrée à son entourage et au plaisir jusqu'à
se compromettre. Malheureusement il manque à ces peintres
fidèles, au soldat de fortune qu'on avait surnommé « le suisse
de Cythère », à l'honnête Augeard, à la trop parfaite M"^ Cam-
pan, le talent et la grâce nécessaire, pour restituer au naturel la
figure de cette reine, les goûts de cette société convertie au
culte de Rousseau, aux hardiesses de Beaumarchais, éprise
d'art, de théâtre et de musique. En vain Marie-Antoinette a cessé
de régner, espérant gouverner par la grâce et l'intrigue. « Ses
coquetteries, comme dit le prince de Ligne, pour plaire à tout
le monde », ses desseins lui ont fait moins d'amis que d'en-
nemis. Et de ses amis même et de ses familiers, aucun ne
paraît avoir subi et su rendre l'effet de cette séduction qui un
moment lui avait conquis les Français, « ses charmants vilains
sujets ». Des Mémoires ({ne, nous venons de citer l'histoire retient
des jugements utiles; les lettres ont grand'peine à recueillir en
fait d'art l'équivalent des détails gracieux et spirituels, frises,
fresques, et rubans de fleurs jetés par les sculpteurs et les pein-
tres aux portes de ces salons Louis XVI, dont les échos ont été
étouffes par les bruits de la rue et le murmure des nouvellistes.
IL — L'Histoire.
Voltaire historien. — Ce qui manque le plus aux Mémoires
du xvm® siècle, l'étendue, le cadre d'un horizon moins étroit
que les limites d'un cercle particulier, s'est retrouvé heureu-
sement dans l'histoire, telle qu'on la voit alors se renouveler
sous la main de Voltaire et par l'esprit du siècle. Dans notre
littérature, la publication, la composition du Charles AT/ (1726-
1731) marque une date décisive. Cette œuvre a pour l'histoire
on France la valeur d'une charte d'affranchissement.
Pour la première fois, un historien écrivant pour le public,
non pas un érudit, ou un bénédictin travaillant dans le silence,
se met au-dessus des préjugés des lecteurs qui avaient jusque-
là exigé des historiens comme preuve de goût l'imitation ser-
vilc de Tite-Live. Lorsque Voltaire entreprit d'écrire en 1726
L'HISTOIRE 533
la vie de Charles XII, que tous les contemporains comparaient
à Alexandre, il fut encore séduit par un souvenir classique :
Quinte-Curce, sinon Tite-Live. Et Frédéric II a pu dire juste-
ment dans l'éloge qu'il fit de l'écrivain à l'Académie de Berlin :
« Il devint le Quinte-Curce de cet Alexandre. » La preuve existe
(dans une lettre à ïhiériot de 1729) d'un commerce fréquent
de Voltaire avec l'auteur latin tandis qu'il composait son
Charles XII. Mais de là à une copie il y a bien loin. Voltaire
avait résolu de ne pas écrire l'histoire « en bel esprit », de
l'affranchir « de la coutume absurde des portraits, des haran-
gues, des légendes inventées et créées de toutes pièces », rom-
pant avec la tradition de Paul Emile à Mézeray.
Et, du même coup, l'histoire se trouva affranchie d'une autre
chaîne. En choisissant un sujet tout contemporain, hors de
France, Voltaire rajeunissait, élargissait les procédés et le cadre
de la connaissance. Il la dégageait d'un joug plus ancien, plus
lourd encore que celui des écrivains de la Renaissance, celui des
Grandes Chroniques de France. « Pour ne plus remonter à la
tour de Babel et au déluge », Voltaire a pris les choses comme
elles se faisaient sous ses yeux, de son temps. « Il faut peindre
les princes par leurs actions, et laisser à ceux qui ont appro-
ché d'eux le soin de dire le reste. » Lorsqu'on voit vingt ans
après les Français faire encore un succès prodigieux, en 1755,
aux histoires puériles, aux grâces rococo de l'abbé Vély, on
comprend mieux la valeur de l'effort que fit Voltaire contre les
habitudes détestables de son temps. La critique que faisait
Mably du Charles XII en 1783 est peut-être le plus bel hom-
mage que, sans le savoir, un homme du xvni* siècle ait pu lui
rendre. « L'auteur, disait-il, court comme un fou à la suite d'un
fou. » Mably regrettait toujours Tite-Live. Il le regardait encore
comme le modèle inimitable à proposer aux historiens. Si bien
qu'au début de ce siècle, Augustin Thierry dut livrer les mêmes
combats que Voltaire pour sauver les Français du mauvais goût
et de l'imitation maladroite des anciens.
Entre le Charles XII pourtant et les liécits des temps méro-
vingiens, entre le poète de la Henriade, pour qui l'histoire semble
un passe-temps, et le savant qui consacre sa vie à relever en
bénédictin les vieux monuments de notre histoire nationale,
534 LES MÉMOIRES ET L'HISTOIRE
que de différence d'autre part! Moins grande cependant qu'il ne
paraît au premier abord. Ce n'est pas seulement la forme de
l'histoire que Voltaire a retrouvée : c'est la méthode. En fai-
sant table rase des méthodes anciennes, il a eu le mérite d'in-
troduire et de pratiquer des habitudes scientifiques qui devaient
être singulièrement fécondes : la recherche et la critique des
sources. C'est une bonne fortune qu'on ait conservé, pour son
"premier ouvrage historique, la preuve manifeste de ses procédés
de travail. Elle est à la Bibliothèque nationale, dans le recueil
de pièces et de notes qu'il avait formé et qu'il y déposa. Ces
matériaux témoignent de son zèle à faire, selon le précepte
de Descartes, des dénombrements entiers, de son ardeur à se
renseigner auprès des contemporains, à comparer, à discuter
leurs récits. Sa bonne foi a pu être établie par le profit qu'on
l'a vu tirer, même après la publication de son livre, pour le cor-
riger par d'incessantes retouches, des objections et des criti-
ques. La valeur de ses jugements, enfin, a subi victorieusement
l'épreuve à laquelle les travaux modernes les ont soumis en
France et en Suède. « En principe, disait-il, douter des anec-
dotes. » Et l'histoire a définitivement rejeté comme lui le récit
contemporain qui attribuait la mort de Charles XII à la main
d'un de ses officiers, le Français Siguier. Voltaire ne se trom-
pait pas davantage lorsque, d'un point particulier passant aux
règles générales de cette science qu'il renouvelait, il ajoutait :
« Ce qu'il y faut, c'est du travail et du jugement. » Son mérite
particulier fut d'avoir su employer cette méthode au récit d'évé-
nements contemporains. Son impartialité devait l'exposer, lui
et son livre, à plus d'un mécompte « pour ce qu'il avait, pour
ce qu'il n'avait pas dit ». Dès que V Histoire de Charles XII fut
sous presse (1730), le gouvernement la fit saisir, par crainte
qu'elle ne déplût à l'électeur de Saxe. Un libraire de Rouen heu-
reusement s'en chargea et fit paraître en 1731 la première des
cent dix éditions que méritait ce chef-d'œuvre d'information et
de narration historiques. Cela ne devait pas empêcher Voltaire
de s'attacher plus encore à cette étude de l'histoire contempo-
raine où le portaient sa curiosité, ses voyages à l'étranger, ses
relations chaque jour plus étendues et son tempérament nerveux,
toujours disposé au combat.
L HISTOIRE 535
A ce point de vue, le séjour de Voltaire en Angleterre a eu
sur ce qu'on pourrait appeler sa vocation historique une impor-
tance décisive. On ignore à quelle date fut commencée Y Histoire
de Charles XH : la première partie était achevée en 1727 ; peut-
être la part que Stanislas Lesczinski, le beau-père du roi, avait
eue dans les révolutions du Nord, l'intention de plaire à sa fille,
furent-elles des motifs qui déterminèrent Voltaire, vers 1726, à
ce travail. Ce qui est certain, c'est qu'il le rédigea avec l'aide
d'officiers de Charles XII, à Londres, devenu depuis 1713 le
centre de la politique, où l'on avait le moyen et le droit d'en
parler, des livres, des témoins, la liberté enfin. Ainsi ce premier
ouvrage historique de Voltaire était une œuvre de l'exil; le
second, son Essai sur le siècle de Louis XIV, devait en porter
plus profondément encore la marque. Il y a sa source et son
explication : Voltaire voulait se venger de ses persécuteurs. A
la France asservie, il opposa le tableau de la libre Angleterre :
■ce furent les Lettres philosophiques. Au roi de France qui chas-
sait les écrivains « comme Ovide », il résolut de rappeler les
faveurs de son aïeul pour les gens de lettres, les savants de la
France, de toute l'Europe. « Dans quel siècle vivons-nous! on
brûlerait La Fontaine aujourd'hui. » Le Tableau du siècle de
Louis XIV fut ainsi conçu et commencé en 1732 comme une
vengeance et une leçon à l'adresse de Louis XV.
Il ne fut publié qu'en 1751, par la protection de Frédéric, et
encore sous le nom d'emprunt de M. de Francheville. « Je no
veux pas m'exposer à ce qu'on peut essuyer en France de désa-
gréable quand on dit la vérité. » L'essai que Voltaire avait fait
de publier les premiers chapitres en 1740, aussitôt supprimés
par arrêt du conseil , l'avertissait que, s'il voulait attaquer
Louis XV, celui-ci ne se laisserait pas impunément attaquer.
Ce n'était point cependant un pamphlet que Voltaire avait fait,
c'était une œuvre, et une œuvre d'histoire.
Le nombre de recherches que ce livre a coûté est incalcu-
lable. « J'y ai travaillé, écrivait-il en 1751, comme un béné-
dictin. » Souvenirs des contemporains, témoignages encore
vivants des ministres et des courtisans de Louis XIV, de
La Feuillade et de Torcy, de ses adversaires à l'étranger et en
France, mémoires publiés ou manuscrits qu'il sollicitait sans
b36 LES MÉMOIRES ET L HISTOIRE
trêve, archives d'État que sa charge d'historiographe royal
lui ouvrit un instant, il n'est pas une source où Voltaire ait
négligé de puiser, sans compter celles que sa curiosité savait
découvrir, que sa patience obstinée a fait jaillir. A lui seul, le
livre en ferait foi : il porte à chaque page, dans chaque note, la
trace de cette enquête. La correspondance de l'historien permet
de refaire cette enquête avec lui. « Les témoins des événements
peuvent se tromper. J'ai senti, écrivait-il en 4737 à Frédéric,
combien il est difficile d'écrire l'histoire contemporaine. » Dis-
cussions ou questions sur l'authenticité des pièces, examen
et confrontation des témoins, citations de témoins nouveaux,
enquête supplémentaire en cas de doute, méthode, finesse de
jugement, et sûreté de critique, tout ce qui peut conduire
l'historien « à l'extrême probabilité, la seule possible dans cette
science qui n'attend point la certitude mathématique », Voltaire
l'a pratiqué en conscience.
Est-ce à dire qu'il ait échappé à toute cause d'erreurs? Lors-
qu'un érudit comme Secousse lui affirmait les fiançailles de
Bossuet et de M"" Dervieux, lorsqu'une femme placée si près
de la reine que lady Malborough lui racontait l'histoire du verre
d'eau, il était porté à les croire. Sa critique se trouvait en défaut.
Elle était impuissante surtout contre ce qu'on pourrait appeler, en
histoire contemporaine, Véquation personnelle, l'idée enracinée
qu'un homme de son époque se faisait du pouvoir et des droits
de la royauté , son admiration presque instinctive pour les
mœurs, les goûts, les modes de la société polie et de la classe
bourgeoise au xvin" siècle. De là une tendance à exagérer le
rôle et le mérite de Louis XIV, à prendre pour règle de ses
opinions, en fait d'art et de lettres, le goût français, qui lui a
fait porter parfois d'étranges jugements. Par le fait cependant
que ces erreurs sont pour ainsi dire inconscientes, qu'elles
viennent non d'un parti pris individuel, mais d'opinions alors
très répandues, elles ont leur prix. Il suffit de les estimer, de
les employer à leur valeur, comme témoignages de l'état et des
habitudes d'esprit d'un certain public auquel appartenait l'au-
teur, à titre non plus de jugements historiques, mais de
mémoires. En définitive, c'est là ce qui donne à ces œuvres
historiques de Voltaire un caractère et un mérite particuliers :
L'HISTOIRE 537
par son goût pour les questions contemporaines, par les moyens
et le désir d'information exacte qu'il avait, par sa méthode et
les faiblesses à la fois dont elle ne l'a pas toujours préservé, il a
écrit pour ainsi dire des Mémoires plus larges qu'aucun de ce
temps, et une histoire solide et plus vivante qu'on ne l'eût
faite cent ans plus tard.
La forme même du Siècle de Louis XIV s'explique ainsi.
Si on la compare aux Mémoires de Saint-Simon, elle paraît
sèche, abstraite; elle ne donne pas cette forte impression de
réalité prochaine, vivante, qui, parla sensation et la couleur, est
comme un réveil brusque et brutal du passé. Mais, en revanche,
c'est le style qui convient à une histoire, à une œuvre d'analyse
et de synthèse, où les détails sont comme ramenés, après une
étude minutieuse dont le résultat seul apparaît, à leur substance
même, où l'ensemble se dégage net, lumineux, complet du
chaos des faits : « Je saute à pieds joints sur les ministres que
je trouve en mon chemin : c'est un taillis fourré où je me
fais de grandes routes», s'écriait Voltaire en écrivant son œuvre
encore animée aujourd'hui de son souffle. Ce qui donne en effet
la vie à cet Essai, c'est la précision, le nombre des touches
jetées, fixées comme en passant, et l'horizon lumineux qui guide
le lecteur au centre du tableau. Un contemporain seul pouvait
trouver dans un commerce, renouvelé par la lecture et la con-
versation, avec le xvn" siècle, cette intelligence du détail, cet
art des proportions qui fait du Siècle de Louis XIV « le précis
le plus clair, le tableau le plus vivant de ce grand règne ».
On a dit et répété que ce tableau du moins était mal com-
posé; on a comparé le livre à un meuble île collections dont
l'auteur aurait ouvert et vidé successivement les tiroirs. N'est-ce
pas en tout cas pour un Essai « qui devait peindre l'esprit des
hommes dans le siècle le plus éclairé qui fût jamais », une
conclusion étrange, singulièrement mesquine qu'un chapitre
sur les Cérémonies chinoises'î Le reproche serait fondé si le
Siècle de Louis XIV avait été composé et conçu comme il a
été publié. Mais il y a eu pour ainsi dire deux états de l'œuvre :
un premier état que nous connaissons par une lettre de l'abbé
Dubos à V^oltaire. Commencé en 1732, fiévreusement composé,
écrit à Cirey en t"3o, abandonné en 1736, sur les conseils de-
338 LES MEMOIRES ET L'HISTOIRE
M™^ du Chatelet qui redoutait pour son ami les vengeances du
gouvernement, repris en 1737 et 1738, à la prière de Frédéric II
qui ramenait Voltaire à l'histoire contemporaine, l'Essai fut
achevé cette année-là. Sans les rigueurs de Louis XV, il eût
paru dans la forme qu'il avait alors, d'un tableau historique
où la politique ne formait qu'un cadre aux portraits d'écrivains
et d'artistes mis avec soin au premier plan. Le début était
l'introduction que nous avons, la conclusion, une vaste pein-
ture des arts au xvn" siècle, « à commencer par Descartes, à
finir par Rousseau », bien proportionnée, adaptée au plan que
s'était fait l'écrivain de tracer l'histoire de l'esprit humain au
xvn^ siècle. « L'histoire des arts, voilà mon seul objet », écri-
vait-il en 1738. Il croyait si bien l'avoir atteint qu'il abordait
déjà un autre travail. Puisque Frédéric l'invitait à poursuivre
ses études historiques, regardées à Cirey « comme des caquets »,
Voltaire se résolut à donner une suite à son Charles XII, un
Essai sur Pierre le Grand. Il commença en 1737 ou 1738 à
recueillir les matériaux de ce travail, qui devait être le germe
de son Histoire de Russie.
Le Siècle de Louis XIV ne parut pas alors, et, dans l'intervalle
des dix années qui retardèrent sa première édition, il se trans-
forma : il devint une partie seulement de l'œuvre plus géné-
rale que la pensée de Voltaire, toujours en mouvement, paraît
avoir conçue à Cirey, sous l'influence et pour l'instruction de
M""" du Chatelet, de son Histoire universelle, de son Essai sur les
mœurs des nations. Désormais, pour être juste envers ce livre,
il faut le juger en le rattachant au tout dont il n'est qu'une
partie. La composition, qui paraît défectueuse, ne s'explique
et ne se justifie que dans cet ensemble.
h' Essai sur les mœurs est assurément postérieur dans sa forme
définitive au Siècle de Louis XIV. La première édition complète
en sept volumes fut donnée aux frères Cramer en 1756. Mais
combien de fragments, de chapitres publiés dans le Mercure
de 1745 à 1750 : « plan d'une histoire de l'esjjrit humain, de
la Chine et du mahométisme; conquête de l'Angleterre, histoire
des Croisades, publiée à part en 1752, sans parler de Y Abrégé
d'histoire universelle, qui eut l'honneur de trois contrefaçons ».
Lorsqu'il entreprenait d'écrire l'histoire du monde, « à com-
L HISTOIRE 539
mencer par les révolutions du globe », Voltaire pnrut s'éloigner
tout à coup du xvn" siècle, et plus encore de l'étude de son
temps. De l'histoire contemporaine à la philosophie de l'his-
toire générale, quelle distance, quel saut brusque? En réalité,
VEssai sur les mœurs demeure, malgré les apparences, une
œuvre contemporaine. C'est par l'histoire une apologie du
xvui' siècle qui doit se substituer à l'apothéose du siècle pré-
cédent. L'intluence de Cirey, l'enthousiasme communicatif de
M"" du Chàtelet pour la science, « l'avènement sur le trône
de Prusse d'un roi philosophe », la conversion enfin presque
générale de tous les esprits éclairés à la raison, ramènent Vol-
taire, qui commence alors son règne de patriarche, à l'admira-
tion de son temps. Grand siècle, n'est-il pas vrai, que celui
qu'on peut appeler le siècle de Frédéric II et qui deviendra
celui de Voltaire? l'époque de perfection, auprès de laquelle
toute l'histoire n'est que « sottises du globe et butorderies de
l'universl » « Frédéric, écrit-il, a élargi la sphère de mes idées
et la sphère du monde n'est pas trop grande. » Prouver l'excel-
lence du xvni" siècle par l'étude des époques antérieures, et
la grandeur d'une société qui croit à la raison par l'infériorité
de toutes les sociétés asservies dans l'univers aux préjugés des
autres cultes, décrire ces erreurs, juger les religions à travers
l'histoire, amener le monde enfin, jusque-là gouverné par le
hasard, l'ignorance, ou la mauvaise foi, aux lumières du temps
présent, tel fut le programme de VEssai sur les mœurs.
De l'histoire contemporaine, avec un tel programme. Voltaire
prenait ce qu'il y avait de pire, ce que l'historien doit le plus
éviter, les passions, les préjugés. S'il avait pu se tromper en
jugeant Charles XII, au moins l'avait-il peint par ses actions
surtout, par des témoignages critiqués sans parti pris. A l'his-
toire de Louis XIV, il avait, à l'excès peut-être, apporté une
sympathie active qui demeure malgré tout une condition de la
connaissance historique : car aimer, c'est comprendre. Quand
il reprit cette histoire, du point de vue où il s'était placé depuis
1740, il la déforma pour s'étendre à plaisir sur les querelles
religieuses qui avaient retardé les progrès de la raison, pour la
terminer parune véritable satire àla manïbre des Lettres persanes
sur le catholicisme en Chine et dans le monde en général. Ce
840 LES MEMOIRES ET L HISTOIRE
point de vue exclusif et faux devait offusquer à l'avenir tous
ses jugements, tous ses tableaux historiques. La galerie de
Y Essai sur les mœurs aurait pu être une sorte de chef-d'œuvre.
Si l'historien en effet a perdu son impartialité, le peintre a
conservé les qualités indispensables à l'art qu'il a renouvelé et
presque créé. Sacriflant le détail résolument, lorsqu'il n'importe
pas à son dessein, batailles, mariages des princes, discours inu-
tiles, l'appareil usé des procédés à la mode, il s'attache aux lois
qui révèlent les mœurs, aux découvertes, aux progrès de l'acti-
vité humaine. Dans des tableaux d'une vie intense, comme
celui de l'Europe au xV siècle, il marque les étapes de la
civilisation, élargit les perspectives de l'histoire : brisant enfin
le cadre étroit où la tradition enfermait l'humanité, il la fait
apparaître tout entière pour la première fois sur la scène. D'un
geste expressif il domine et met chacune à leur place, à leur
rang, ces foules réunies du bout du monde, évoquées à travers
les siècles. Si, passant avec lui dans la coulisse, on examine
les détails et le soin scrupuleux de la mise en scène, l'effort
qu'elle représente et qu'on peut constater fait grand honneur
à sa conscience. On ne se douterait pas, à voir comme Voltaire
maltraite le moyen âge chrétien, que pour le connaître il allait
et demeurait trois semaines à Senones auprès de Don Calmet.
Malheureusement, ce n'était plus la vérité seulement qu'il y
allait chercher. « C'est une assez bonne ruse de guerre d'aller
chez ses ennemis se pourvoir d'artillerie contre eux. » Voilà
comment un livre qui eût pu être un modèle, demeure pour
le fond, dans la forme, une œuvre de combat.
C'est le sort des œuvres de ce genre d'être délaissées, quand
le moment de la lutte est passé. Le supplément que Voltaire
donna à son Essai en 1763-1768 sous le litre de Précis du règne
de Louis XV, conclusion véritable de cette vaste enquête pré-
cieuse par la valeur des témoignages contemporains, YHistoire
de Piéride le Grand, achevée en 1759 sur une foule de docu-
ments authentiques que l'auteur avait sollicités et reçus de
Frédéric II et des ministres russes, furent, après la Révolution
française, plus oubliés qu'ils ne méritaient de l'être. Enfin
comme l'histoire, au début du xix^ siècle, se réveilla au souffle
du Génie du christianisme, par l'étude même de ces origines
L'HISTOIRE 541
chrétiennes et barbares sacrifiées par Voltaire comme le catho-
licisme à la « raison » du xviii* siècle, à leur tour les œuvres
historiques de l'écrivain, celles de ses élèves, les histoires très
distinguées, très documentées de la Pologne par Rulhière, de
la Régence parLemontey furent sacrifiées. La mode s'en mêla :
les couleurs, les costumes si chers aux romantiques, la brutalité
même parurent des garanties de vérité. Dans cette réaction
nécessaire, aussi féconde qu'excessive, les services que l'esprit
critique du xvni" siècle, le jugement, la conscience, la curiosité
et la grâce de Voltaire avaient rendus furent oubliés. Voltaire
avait lui-même contribué à diminuer par sa philosophie ses
mérites d'historien. Le romantisme lui fit plus de tort encore :
il lui fallait avoir dans tous les genres raison de l'esprit clas-
sique. Aujourd'hui qu'il nous est permis et possible d'étudier le
xvm* siècle sans passion, nous estimons qu'avec Voltaire et les
bénédictins ce siècle a rendu l'histoire à ses destinées, à ses
méthodes. D'un genre faux, condamné, par l'imitation mala-
droite des anciens, aux puérilités de forme et de fond, il a fait un
art vivant, éminemment français.
BIBLIOGRAPHIE
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542 LES MÉMOIRES ET L'HISTOIRE
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Paris, in-8, 1894-1895. — Sainte-Beuve, Causeries, t. IV, p. 286. —
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— Consulter Aubertin, L'esprit public, p. 429-462.
Voltaire. — Pour le détail des éditions, consulter Bengesco, Voltaire,
bibliogniphie de ses œuvres : Histoire, Paris, 1882, t. I, p. 327 à 412. — Édi-
tions à consulter de préférence : Moland, Œuvres historiques (dans les
ŒCuvres complètes publiées par). — Rébelliau et Marion, Le Siècle de
Louis XIV (Introduction), Paris, 1894. — Emile Bourgeois, Le Siècle de
Louis XIV (Introduction), Paris, 1890. — A. Waddington, Charles XII
(Introduction), Paris, 1890. — A. Wahl, Charles XII, Paris, 1892. —
M. Fallex, Précis du siècle de Louis XV, Paris, 1893. — E. Champion,
Études critiques sur Voltaire, Paris, 1897. — Barey, Voltaire historien (dans
la Liberté de penser, IV, p. 325, 1849). — Geffroy, Le Charles XII de Voltaire
et le Charles XII de l'histoire (Revue des Deux Mondes, 15 novembre 1869).
CHAPITRE XI
LE THEATRE
C'était un héritage compromettant que celui de Corneille, de
Racine et de Molière. La succession était lourde. On pouvait
facilement prévoir que cette admirable éclosion de chefs-d'œuvre
dramatiques n'aurait pas de lendemain et que les maîtres
avaient emporté avec eux le secret de ces créations qui s'éle-
vaient, pour atteindre l'humanité, au-dessus du temps dont elles
étaient le fidèle miroir. Elles étaient trop pleines à la fois d'ob-
servation et de vie pour pouvoir être imitées avec succès. Avec
elles la tragédie et la comédie de caractère avaient pris comme
leur expression définitive. Il était presque nécessairement
impossible que le genre se maintînt à un tel degré de perfec-
tion. Il ne pouvait que péricliter par la suite. Il eût fallu, pour
le sauver, un autre Racine et un autre Molière.
Il n'est même pas sûr qu'ils eussent suffi à cette tâche et que
les circonstances n'eussent pas été plus fortes que les individus.
Comment résister à un public toujours plus nombreux et moins
instruit, depuis l'installation de la nouvelle salle de la rue des
Fossés-St-Germain (1G88) ; que gâtent à la fois les licences des
théâtres forains et la sensibilité des romans; qui porte au
théâtre ses. impressions et veut les y retrouver coûte que
1. Par M. Henri Lion, docteur es lettres, professeur au lycée Janson-de-Sailly.
344 LE THÉÂTRE (1701-1748)
coûte; qui fait l)Oii marché enfin de ce que, peu avant, les clercs
et les lettrés prisaient avant tout : le mouvement logique des
passions et l'étude précise des caractères.
Il fallait donc fatalement ou faire moins bien ou faire autre-
ment. Le tableau de la littérature dramatique au xvni® siècle —
car nous ne pouvons présenter ici qu'un tableau — sera justement
la constatation de ce fait. Aussi l'intérêt en est-il moins dans les
imitations classiques, quelque brillantes qu'elles aient été par-
fois, que dans les essais ou tentatives de toutes sortes qui virent
le jour, déjà même dans la première moitié du siècle.
PREMIERE PARTIE (1701-1748)
/. — La Tragédie.
La tragédie est toujours le grand œuvre. Il n'est pas de
poète, même de poète comique, qui ne rêve de faire et ne fasse
sa tragédie. Tous furent malheureusement, dès le début, le jouet
d'une funeste illusion. En croyant imiter Corneille et Racine
ils n'imitèrent que Thomas Corneille et Quinault. Ils tombèrent
avec ceux-ci dans la galanterie, le romanesque et les procédés.
C'est toujours et partout le même cadre, les mêmes sujets, le
même moule, les mêmes sentiments; c'est à coup sûr le même
style, ou une apparente et plate concision, ou une fade et vide
élégance, une sorte de ronron tragique qui étonne d'abord et
bientôt énerve. Les meilleures tragédies ne sont encore que de
pâles copies. Une ou deux à peine (le Manlius de La Fosse, par
exemple, et VÉleclre de Longepierre) font songer à l'auteur de
Nicomède ou à celui de Bérénice. En somme, pas une œuvre
originale ou, si l'on préfère, pas un homme.
Crébillon (Prosper Jolyot de). — Crébillon vint qui béné-
ficia des circonstances. L'homme, mélange bizarre de qualités et
de défauts, à la fois honnête et dépravé, fier et humble, actif et
paresseux, toujours en proie aux rêves d'une imagination exaltée,
manquait de caractère. Il n'était pas de taille à résister à un
public déjà repris par une mièvre galanterie, et les romans
l'enchantaient trop pour qu'il écartât le romanesque. Il ne l'écarté
'UM'
HIST. DE LA LANGUE & DE LA LITT. FR.
'' H X r
ArmaiiJ Colin A €■•, EJileun, Paris.
PORTRAIT DE CREBILLON
GRAVÉ PAR BALECHOU D'APRÈS AVED
nil.l. Nat., Cjibinet des Estampes, N 2
LA TRAGEDIE 545
«lonc pas, mais il le veut terrible. Tout en acceptant les régules
et les unités, en admirant Racine, il conçoit la tragédie à sa
manière (« trop fortement », dit-il), comme « une action funeste
qui doit être présentée aux spectateurs sous des images intéres-
santes, qui doit les conduire à la pitié par la terreur » ; il ajoute
vite d'ailleurs : « mais avec des mouvements et des traits qui ne
blessent ni leur délicatesse ni les bienséances » (préf. ^ Atrée
et Thyeste). Le dessein était louable. D'autant qu'il pensait
sincèrement imiter les Grecs. Mais il ne les connaissait que
par les traductions. En outre il crut avoir le droit, sous prétexte
d'être de son temps, de mêler l'amour aux sujets antiques; il
embarrassa la simplicité grecque d'intrigues inutiles, il s'eflorça
moins d'arriver à la terreur, et de là à la pitié, par la peinture
des passions que par l'inattendu et l'invraisemblable des situa-
tions. C'était moins augmenter le pathétique que l'affaiblir. Du
moins la tragédie demeurait-elle encore tragique dans Ati-ée et
Thyeste, dans Electre et surtout dans Rhadamiste et ZénobieK
Les deux premières montrent bien ce que peut devenir un
sujet grec entre les mains de Crébillon. Il encombre la pre-
mière d'un naufrage, d'une double reconnaissance, d'un amour
à la Quinault, d'un romanesque à la Lagrange-Chancel ; il y joint
un raffinement d'horreur qui fit trouver la pièce « trop tragique ».
L'antique sujet est encore assombri à plaisir : Atrée est repous-
sant, avec sa froide et machiavélique cruauté ; on peut dire qu'il
dégoûte vraiment de l'horreur. Toutefois, grâce au caractère de
Thyeste, qui est bien soutenu, à de chaudes tirades, surtout à
une instinctive sympathie pour Plisthène et Théodamie, la pièce
fut reçue avec grande faveur. Elle paraît médiocre aujourd'hui.
Electre est supérieure. Il y a deux beaux actes. Cela compte. Si
les trois premiers ne touchent que par la douleur et l'énergie
i. Les autres œuvres valent peu, aussi bien Idoménée (1705), malgré «leux
belles scènes, que Xerxès (nii), Sémiramis (nn), Pyrrhus (1726) cl Culilinu,
qui ne verra le jour qu'en 1748 (où Crébillon avait songé un instant à mettre
en action les scènes du serment et de la coupe et qu'il avait voulu faire en sept
actes). Quant au Triumvirat (1754), ce n'est qu'une œuvre sénile. Crébillon,
arrache à sa solitude (il vivait dans le plus complet isolement, aux bétcs près,
forgeant les romans les plus invraisemblables au milieu d'une intense fumée),
opposé à Voltaire par le parti dévot et M"* de Pompadour. comblé d'honneurs,
eut le tort de la laisser jouer. Il n'en fut pas moins prôné, encensé... el imprimé
aux frais du trésor royal. Quand il mourut (1762) on lui lit de magnifiques funé-
railles. Il est vrai qu'il avait quatre-vingt-huit ans!
Histoire de la langue. VI. 35
346 LE THÉÂTRE (1701-1748)
d'Electre, gâtés qu'ils sont par de déclamatoires récits, de péni-
bles descriptions, un rêve grotesque et les obligatoires galan-
teries, la pièce s'anime étrangement, quand Palamède, « sauvé
des eaux », divulgue à Tydée sa véritable naissance. Une recon-
naissance émouvante a lieu entre Electre et son frère; celle-ci
excite d'abord le jeune homme à la vengeance; puis Palamède,
par la peinture poignante et pittoresque de la mort d'Aga-
memnon, lui souffle la haine d'Egisthe et en fait comme un
vengeur sacré. Suit le dénouement, rapide, violent, vraiment
tragique. Et les fureurs d'Oreste, presque dignes de celles que
Racine lui a prêtées dans Andromaque, terminent une pièce qui,
par le noble caractère de Palamède, la mâle énergie d'Oreste
et ses ardentes imprécations, la piété filiale d'Electre, même
cette « partie carrée » si insipide aujourd'hui, séduisit étrange-
ment les contemporains. Le succès persista tout le xvni= siècle.
Toutefois, ce n'était guère dans un sujet grec et classique que
Crébillon pouvait donner toute sa mesure. D'un passage de Tacite,
ou plutôt d'un roman de Segrais, il tire Rhadamiste et Zénobie,
dont la fortune fut si prodigieuse, que les drames romantiques
seuls la purent écarter de la scène. C'est son chef-d'œuvre^ et
c'est fe chef-d'œuvre du romanesque. Une telle pièce défie tout
résumé complet et exact ', qui est une série d'étonnantes
situations. Mais du moins, l'intrigue une fois comprise, la con-
duite en est habile, l'action bien découpée, les péripéties suscep-
tibles d'émouvoir et d'oppresser les spectateurs; l'horreur y est
ménagée avec plus d'art que dans Atrée et Thyeste, et, malgré
le dénouement, ne dépasse pas l'endurance d'un public qui,
d'abord menacé de l'inceste, voit la vertu l'emporter; le rondia-
nesque y laisse place au pathétique; même la galanterie n'exclut
pas la passion. De plus, la tragédie ne laissait pas de rappeler,
1. On y voit, en deux mots, un fils qu'on croit mort et qui vient en qualité
d'ambassadeur romain à la cour de son propre père sans se faire reconnaître;
un mari qui, pensant avoir tué et noyé sa femme quelque vingt ans auparavant
(dans la bonne intention d'ailleurs de l'arracher — par amour — aux ennemis
qui la poursuivent), ne la revoit captive et méconnue à la cour paternelle que
pour en devenir jaloux malgré sa générosité et sa vertu, l'enlever à un père et
à un frère qui l'aiment et se la disputant, et périr lui-même, victime de son
bizarre incognito, de la propre main de son père, qui apprend trop lard la
vérité; une femme qui, alors qu'elle aime un jeune prince aimable et généreux
et en est aimée, retrouve un mari violent et cruel, lui pardonne, triomphe de
son amour et en face d'insolentes accusations étale une sublime vertu. — Cela
suffit à donner une idée du reste.
LA TRAGEDIE 547
par certaines situations, certaines tirades môme et certains vers,
et Nicomède et Polyeucle. Enfin, les fureurs et les remords de
Rhadamiste trouvaient parfois des accents capables de remuer
les cœurs. Bref, un pêle-môle de sralanterie et de rage jalouse,
d'amour, de vertu et d'héroïsme, qui donnait à la tragédie,
sinon la vie, <lu moins l'apparence de la vie, et prenait le public
par les entrailles.
Voilà ce qui le fit appeler par beaucoup « Crébillon le Tra-
gique ». D'aucuns par contre en faisaient « un Racine ivre »
ou « avec un transport au cerveau ». Crébillon ne mérite ni
cet excès d'bonneur, ni cette indignité. De belles scènes, de fortes
situations, des tirades colorées, quelques très beaux vers, un
réel tempérament tragique qui se sent même à la lecture, suffi-
sent à sa renommée. Le malheur est qu'en gardant le cadre,
les procédés, même les sujets classiques, il a fait la tragédie la
plus anti-racinienne possible, pleine d'àpreté et de déclamation,
accablée sous le poids des imbroglios, des méprises, des recon-
naissances, des meurtres, des catastrophes, tout le bagage en
un mot de la tragédie d'alors et du futur mélodrame. Et c'est
encore un miracle qu'au milieu de tout cela sa personnalité
n'ait pas complètement sombré. Mais il n'est, en somme, avec
ses tragédies sanglantes, dont les personnages sont des exaltés
d'héroïsme ou de crime que mènent, pressent et oppressent les
événements, qu'un Lagrange-Chancel plus puissant, plus hardi,
et plus poète aussi. Et, si ce n'est pas suffisant, c'est déjà
quelque chose en vérité.
La Motte. — On ne pourrait certes pas, à beaucoup près, en
dire autant de La Motte. Si ses théories dramatiques sont sou-
vent intéressantes', encore que parfois étranges, ses pièces sont
médiocres {Les Macchabées, 1721 ; Romulns, \1'22) et ne diftèrent
i. La Motte comltat non sans esprit les unités de lieu cl de temps, remplacerait
volontiers l'unité d'action par l'unilé «l'intérêt, déclare nettement qu'il faut
avant tout plaire au public, réclame le droit de mettre de l'amour dans tous
les sujets, de modifier les événements et les personnages historiques peu
connus, raille les récits toujours ou trop poétiques ou trop exacts, demande des
actions d'aitpareil et de spectacle (cf. ci-ilessiis, p. I"), de grands tableaux
comme dans Hodof/une et Alhalie, veut des expositions vives, des situations
nouvelles, etc., et fait enfin leur procès à la versification et à la poésie, soutenant
4|u'il faudrait écrire de préférence en prose les tragédies. Ce à quoi il s'essaie
dans un Œdijte. I^i théorie en fut tuée du coup, heureusement.
548 LE THEATRE (1701-1748)
guère des œuvres contemporaines*. Inès de Castro, seule est à
part (1723) par le sujet... et par le succès de larmes qu'elle
obtint. Bien que le style et la poésie lui nuisent singulièrement à
la lecture, on ne peut, en conscience, trop en vouloir au public
de s'être laissé toucher par l'exaltation généreuse et coupable à
la fois d'un cœur passionné qui va jusqu'à se révolter contre un
père aimé et respecté, par l'héroïsme d'une amante désespérée
qui ne recule pas pour sauver celui qu'elle aime devant les aveux
les plus dangereux, même par les muettes supplications de tout
jeunes enfants (dont la présence sur la scène fit sensation) et la
mort impitoyable, alors même que le roi a tout pardonné, de la
trop malheureuse Inès. Peu importait que La Motte fît faux
bond à ses théories et qu'il n'y eût là ni caractères, ni grands^
intérêts, ni tableaux imposants. Il y avait de la passion du moins.
La pièce alla aux nues. Mais il semblait que la tragédie n'eût
plus et ne dût plus avoir d'autre but que d'exciter la curiosité
et la sensibilité du public. Et par là elle courait un réel danger.
Voltaire, d' « Œdipe » à, « Mérope ». — C'est alors qu'un
homme à l'imagination brillante, au talent souple et fertile,^
Voltaire, la sauva pour quelques années par d'heureuses produc-
tions et la fit revivre comme d'une vie nouvelle. Il avait déjà su,
avec Œdipe (1718), traduire ou imiter heureusement Sophocle,
rivaliser en certains passages de concision avec Corneille ou
d'élégance avec Racine, et soit en limitant habilement — sans^
l'étouffer — la part du romanesque, des subtiles déclamations
et des fades sentiments, soit en prêtant à ses personnages des
pensées quelque peu modernes, faire une œuvre singulièrement
attirante pour ses contemporains et dont une scène (IV, i) est
parmi les plus remarquables de notre théâtre. Malheureusement
il ne soutint sa réputation naissante ni dans Artémire (1720), ni
dans Mariamne (1724) qui n'en est que la contrefaçon, mais
avec un essai nouveau de dénouement en action. Il reste tou-
jours l'auteur à'Œdipe.
Il va être bientôt celui de Zaïre. Et, chose bizarre, c'est l'An-
i. Non que les tragédies de l'abbé Pellegrin, de Danchet, de De Caux ou du
président Hcnault soient mauvaises, où l'on rencontre même d'heureuses situa-
lions et de belles tirades (dans le Marius du président Hénault, par exemple),,
mais elles sont banales, quelconques, ce qui est pis encore.
LÀ TRAGEDIE o49
glcterre qui lui inspirera cette si française tragédie; après trois
-autres, il est vrai. 11 subit, coûte que coûte, durant son séjour
■en Angleterre l'inÛuence de Shakespeare. Bien que rebuté for-
-cément et troublé par des drames si peu « raisonnables », « rem-
plis d'irrégularités barbares », et qu'il allait même jusqu'à
-appeler des « farces monstrueuses », il les admire. 11 en traduit
<;ertaines scènes. 11 voit jouer Brulus « avec ravissement ». On
peut dire qu'il a senti, sinon compris, le génie de l'auteur
iVHamlet. Aussi veut-il transporter sur notre théâtre les beautés
•du théâtre anglais. Seulement, de même que les Anglais avaient
surtout imité les formes extérieures de notre tragédie, de même
il s'égare en face de Shakespeare. 11 ne pénètre pas jusqu'au
fond de l'œuvre. Ce qui le séduit surtout c'est la puissance de
l'action, la grandeur du spectacle, l'allure républicaine et philo-
sophique de certains passages. Et là-dessus il compose Brutus
(1730) et, dans un discours en tête de la pièce, se moque de notre
délicatesse excessive qui ne peut supporter certaines situations
et multiplie les récits, déclare en s'inspirant de La Motte que
nos tragédies ne sont que de vides « conversations », réclame
^es situations fortes, un appareil éclatant (il cite, lui aussi,
Rodogune et Athalie), de grands intérêts, un style digne du
sujet et un amour véritablement tragique par ses conséquences.
11 s'en faut qu'il y ait tout cela dans Brulus \ Du moins y a t-il et
des vers passionnés, ceux où Titus s'abandonne malgré lui à la
fatalité qui l'entraîne, et des vers héroïques, presque tous ceux
que l'auteur prête au républicain et au patriote Brutus, et des
scènes touchantes, comme celle des suprêmes adieux du père et
du fils. C'est dommage que Voltaire ait accablé sous le poids
d'une intrigue accessoire le vrai sujet, La pièce en est gâtée, où
il y a des beautés de premier ordre et qui a trouvé, même en
ce siècle, d'enthousiastes admirateurs.
La Mort de César n'a pas eu ce bonheur. Séduit par les
« morceaux admirables » de la tragédie anglaise. Voltaire l'a
corrigée à sa façon; il a émondé l'intrigue, supprimé ou modifié
les personnages, changé de place l'intérêt. Plus de large pein-
I. Pour avoir fait paraître les sénateurs en robe rouge, pour avoir placé de
temps à autre à quelques indications de mise en scène, pour avoir emprunté
aux opéras dramatiques anglais l'apparition féerique de Brutus au quatrième
acte, etc., Voltaire croyait avoir fait une sorte de révolution, et s'en excusait.
ooO LE THÉÂTRE (1701-1748)
ture historique avec lui, pas d'évocation d'une époque. La pièce,
c'est la crise terrible que subit Brufcus, pris entre son devoir et
son affection pour César. Et ainsi c'est encore Corneille, à tra-
vers Shakespeare, que l'auteur imitait. Il doit toutefois à celui-
ci d'avoir osé revenir à de « grands intérêts », et d'avoir laissé
de côté les conversations d'amour. Il a fait plus encore. Non
content de présenter une tragédie en trois actes, d'offrir aux
yeux du parterre le corps de César mort, de déployer un spectacle
inusité, de faire paraître même la foule sur le théâtre, de mettre
enfin en action la scène de la conjuration, il s'est passé de tout
personnage féminin. C'était bien travailler sinon « dans le goût
anglais », comme il s'en piquait, du moins dans un goût « opposé
à celui de la nation ». Aussi n'osa-t-il affronter le vrai public
qu'en 1743, après Mérope. La pièce d'ailleurs ne réussit que
médiocrement. Elle parut vraiment trop anglaise à beaucoup.
Et puis, ni l'importance du sujet, ni les situations émouvantes,
ni l'heureuse peinture du caractère de César, ni le spectacle et
l'appareil ne pouvaient remédier à l'erreur initiale qui était de
faire de Brutus le propre fils de César. Une intrigue galante y
eût seule suffi à cette époque. Sachons-lui gré de nous l'avoir
épargnée. La tentative au moins était originale. Elle l'était plus
même que celle de la tragédie d'Eriphyle. Hanté par la scène
du spectre dans Hamlei, Voltaire a cherché le sujet classique
capable d'en comporter un semblable. De là cet Ilamlet roma-
nesque à façade classique, qui n'est qu'une suite de coups de
théâtre mal amenés, et tomba misérablement. — Cinq mois
après, l'immense succès de Zaïre le console (13 août 1732).
Là encore, Shakespeare l'a inspiré. Il dédie la pièce à un
Anglais, mais sans nommer nulle part son modèle. 11 croyait en
effet ne lui rien devoir. Personne en France ne soupçonna l'imi-
tation ; la plupart des Anglais mêmes furent dupes. Et la chose
se comprend, tant les deux œuvres sont différentes : Othello,
sauf deux passages directement inspirés, n'a été que l'occasion
de Zaïre. En effet, tout le drame de Shakespeare réside dans le
développement gradué de la jalousie; un conflit entre la religion
\ et l'amour, voilà tout Zaïre. Chez Voltaire, le protagoniste est
une malheureuse jeune fille qui meurt victime du devoir et de
l'amour tout ensemble ; chez l'Anglais, un soldat rude et grossier,
LA TRAGEDIE 551
amant sentimental et jaloux, qui devient assassin par excès
même d'amour. Le dénouement seul est le même. D'une souche
anglaise est sortie une plante bien française; mais cette fois, c'est
Racine que Voltaire imite à travers Shakespeare. Et moins sans
doute parce que nous ne retrouvons pas dans Zaïre les décors
multiples et magnifiques {ÏOthello, ses personnages, ses épisodes,
son mélange de comique et de tragique, ses grossièretés de
détail enfin, ou parce que nous y retrouvons au contraire l'ap-
pareil — encore qu'un peu avarié — de la tragédie classique
et ses «o^/es procédés, que parce que l'amour remplit toute la
pièce. Il est partout. Là où il n'est pas avec Zaïre, il est avec
Orosmane, et là où il n'est pas avec Orosmane et Zaïre, il est
encore avec Nérestan, dont l'affection fraternelle conserve toute
l'ardeur et toutes les susceptibilités de l'amour. Voltaire avait
raison d'écrire que Zaïre serait faite pour le cœur, qu'il y met-
trait tout ce que l'amour a de plus touchant et de plus furieux.
C'est bien là la première ])ièce où il a « osé s'abandonner à
toute la sensibilité de son cœur* », il eût pu dire, d'un cœur amou-
reux. Car il aimait alors; et si l'air ambiant était comme imbibé
d'amour, si nuls spectateurs n'étaient mieux faits pour être
séduits ou par la douce Zaïre, innocente victime de déplorables
circonstances, ou par la tendresse délicate, la galanterie pas-
sionnée, la rage jalouse enfin d'un soudan enivré d'amour, nul
plus que lui n'était aussi capable de faire agir et parler ses per-
sonnages selon les convenances de l'époque et du public. Ici la
galanterie n'étouffe pas l'amour, qui n'a rien ni de précieux ni
de vulgaire. Il y a mieux encore. En pleine possession de ses
forces dramatiques, Voltaire s'élève en quelque sorte au-dessus
de son sujet, ea saisit et en pose nettement l'intérêt véritable
et humain : une femme trahira-t-elle par amour sa naissance
et sa religion, voilà toute la question, et qui s'impose à tous.
L'aventure particulière qui est la base de la tragédie se dépasse
ainsi en quelque sorte elle-même, et revêt un caractère de géné-
ralité qui lui donne de bien autres proportions. Zaïre devient
l'incarnation même de l'amour aux prises avec le devoir. Elle
1. Lettre à M. de La Roque. — C'est ce qui explique que Voltaire ail fait la pièce
en vingtKleux jours. Ce qui ne l'empêcha pas, après la première représentation,
de la retoucher • comme si elle était tombée • {Corresp., sept. 1732).
oo2 LE THÉÂTRE (1701-1748)
regagne sur Desdemone tout ce qu'Orosmane perdait sur Othello.
En suivant Racine, Voltaire atteignait à une peinture psycholo-
gique qui n'était pas indigne d'un Shakespeare.
Et voilà pourquoi, bien qu'il n'y ait dans la pièce ni la logique
intense, ni la puissance d'observation, ni la sève de vie qu'on
retrouve dans le poète anglais comme dans Racine, bien que
Voltaire abuse, il l'avoue lui-même, des invraisemblances, Zaïre
conserve encore aujourd'hui presque tout son intérêt. Il s'y trouve
aussi d'ailleurs un art réel à amener d'émouvantes situations, un
admirable épisode (celui de Lusignan), un style qui, sans avoir
la précision de celui d'un Racine, en avait souvent l'élégance et
l'harmonie, des personnages sympathiques enfin, voire des per-
sonnages et français et chrétiens, ce qui, sans être une création,
était bien alors une nouveauté. Si Voltaire s'est vanté à tort
d'avoir présenté un contraste de mœurs et de peintures histori-
ques, il a du moins évoqué devant nos yeux les croisés, sinon
les croisades. Ses chevaliers français exhalent cette bravoure,
cette générosité, cet héroïque dévouement à leur roi et à leur
religion qui est la marque du caractère. Par là la tragédie était
presque une tragédie nationale. Et elle était telle encore parce
que c'était, malgré quelques vers (dont on a trop abusé depuis),
une tragédie vraiment chrétienne. Voltaire a atteint son but qui
était de peindre tout ce que la religion chrétienne a de plus
imposant et de plus tendre; il a très heureusement présenté
d'une part la foi ardente d'un Nérestan ou d'un Lusignan, de
l'autre ou l'amour instinctif et l'admiration de Zaïre pour les
chrétiens, leurs lois, une religion qu'elle ne sait pas sienne, ou
son respect pour elle dès qu'elle la connaît et le sacrifice
qu'elle lui fait de son amour et de son bonheur.
En somme, un sujet d'intérêt général, le plus délicat à la fois
et le plus navrant, une œuvre jeune, pleine de sentiment, de
poésie, d'héroïsme, prenante, attirante, qui fait pleurer et qui
fait aimer les larmes répandues, voilà Zaïre. On comprend
l'enthousiasme des contemporains pour une tragédie où la pas-
sion se fondait si bien, selon le mot de Geoffroy, avec la galan-
terie. Quant à Voltaire, il essaie, comme de juste, d'exploiter cette
heureuse et fertile veine, et s'efforce de refaire Zaïre dans trois
pièces. Dans Adélaïde dv Guesclin d'abord, qui échoue (1734),
LA TRAGEDIE 533
malgré ses personnages français, par l'eflet d'une intrigue mal-
liabilc et delà délicatesse du public', puis dans ^/22Ve,qui réussit
dès le premier jour (1736), et avec éclat. Voltaire avait mis
deux ans à la corriger. Il y veut à la fois peindre l'amour et ses
fureurs, montrer à la scène un « monde nouveau », un contraste
de mœurs européennes et américaines, et faire une pièce chré-
tienne, en y exaltant ce qu'il y a de plus « respectable » et de
plus « frappant » dans la religion, à savoir le pardon des injures.
Il a tenu ces promesses, ou à peu près. L'amour est bien un
maître terrible ici encore, puisque chez Zamore il va jusqu'au
meurtre, puisqu'il tient tête au devoir chez Alzire et la trouble
jusqu'au pied des autels. Et c'est bien aussi le « véritable
esprit de religion » que Voltaire a produit à la scène. Si Alzire
peut paraître un moment ou prêcher le suicide ou blasphémer
même, alors qu'elle ne trouve pas dans sa nouvelle religion la
paix dont son pauvre cœur a tant besoin, si elle a plus la doci-
lité que le zèle empressé des jeunes chrétiennes, Montèze, lui,
a la fougue d'un néophyte qui a compris ses longues erreurs,
Ousman rachète par sa mort tout ce qu'il y avait de cruel et
d'impur dans sa conception de la religion, Alvarez, enfin, est par
sa bonté, sa raison, sa noble et pure charité, un véritable pro-
phète. Par contre V^oltaire n'a pas été si heureux dans la pein-
ture des mœurs exotiques. Ni Montèze, ni Alzire, ni Zamore
même ne sont réellement américains. La couleur locale ne
consiste guère que dans certains passages descriptifs sur la
nature du pays et les coutumes de ses habitants. Mais quelques
mots exotiques, mêlés à d'heureuses images, suffirent alors à
séduire des spectateurs qu'émouvaient profondément et l'hé-
roïsme angoissé de cette nouvelle Pauline, et l'éloquence persua-
sive d'Alvarez, et l'ardeur généreuse de Zamore, et le sublime
sacrifice de Gusman mourant. Les belles scènes du début qu'Al-
varez remplit de sa généreuse autorité permettaient d'attendre
•celles où les protagonistes sont aux prises, et là, l'habileté de
Voltaire à opposer les personnages et les sentiments, son entente
1. Le coup de canon qui «levait annoncer à Vendôme, au cinquième acte, la
mort de Nemours, s'il ne tuait pas le jeune homme, tua la pièce auprès d'un
public déjà dérouté par la vue de Nemours ensanglanté et s'évanouissant sur la
scène. Quelques vers malheureux y contribuèrent aussi.
554 LE THÉÂTRE (l70i-1748)
de l'émotion scénique se chargeaient du reste. Quand on réflé-
chissait, il était trop tard. Et qu'importait qu'il y eût là comme
un composé (ÏAiHémire, de Zaïre et d'Adélaïde'î une telle succes-
sion de coups de théâtre et de reconnaissances que Zaïre paraît
naturelle à côté? L'intérêt inhérent au sujet emportait tout, et
les belles tirades et les beaux vers. Les invraisemblances n'ap-
paraissaient qu'après coup. On plaçait Alzire à côté de Zaïre.
Aussi le succès enhardit Voltaire. Il songe à une tragédie « sin-
gulière », Mahomet, et travaille déjà à Mérope. Mais, poussé par
les circonstances, en proie à mille attaques, ayant besoin d'un
succès au théâtre, il revient à l'amour, fait Zulime en huit
jours, met un an à la corriger, et la voit échouer, ce qui n'était
que justice (1740).
Au reste Mahomet est prêt, qui a une importance autrement
considérable et est sa première pièce de combat : il s'y attaque
à « deux monstres » en efl'et, la superstition et le fanatisme.
Il écrit dans l'intérêt de tous et dans le sien propre, à un
moment où il se voit ou se croit la victime de fanatiques peu
scrupuleux. Et il corrige, lime, rabote la pièce qu'il fait jouer
d'abord à Lille, puis à Paris (1742) et qui est interdite après la
troisième représentation. On l'accusait d'avoir mis des « choses
énormes » contre la religion. En vain il dédie habilement sa
tragédie au pape, les attaques ne cessent pas. Il fallut tout le
zèle de ses amis, des circonstances favorables, même son éloi-
gnement de Paris pour que la pièce pût être représentée neuf
ans plus tard (1751). Cette fois le succès dépassa toute attente.
Ses ennemis n'en soutenaient pas moins qu'elle était une satire
sanglante contre la religion et qu'en Mahomet il avait voulu
peindre Jésus-Christ. Le bon sens public ne s'émut point de ces
fantaisistes accusations. Il comprit que Voltaire n'avait visé que
le fanatisme. Il ne fît pas un crime au poète d'avoir conçu son
prophète selon les données de l'histoire, qui était donc seule
responsable, même de s'être laissé égarer par ses amis, et
d'avoir fait du prophète un thaumaturge, dans l'espérance sans
doute d'atteindre, avec le mahométan, le surnaturel chrétien. Il
faut répéter que le vrai but de Voltaire était de montrer par une
action forte et puissante jusqu'où le fanatisme peut égarer une
âme. Et certes elle est forte et puissante cette action, malgré de
LA TRAGEDIE 555
criantes maladresses, et pleine de pathétique aussi, voire d'hor-
reur, avec le « grand fracas » du quatrième acte et le tableau
pittoresque du cinquième; oui, certes, elle faisait clairement,
presque visiblement paraître, en bouleversant les cœurs, les
fatales conséquences d'un aveugle fanatisme. Seulement il la
faut juger en la replaçant dans son cadre, sans fouler aux pieds-
les dates, sans prêter à Voltaire des intentions qu'il n'a eues,
qu'il ne pouvait avoir que plus tard. La meilleure preuve d'ail-
leurs de la portée réelle de la tragédie, l'hommage le plus écla-
tant aux intentions de Voltaire, est que le nom de Séide est
demeuré dans notre langue comme synonyme de fanatique. Le
vrai dessein de Voltaire n'a donc pas échappé à la foule, qui, de
même qu'elle s'est toujours laissé toucher par la grâce et la
douceur de Palmire, la piété généreuse et l'héroïsme de Zopire,
a plaint l'aveuglement insensé d'un jeune homme ébloui, et
détesté la fourberie et la cruauté du prophète. Non sans l'admirer
d'ailleurs, ce Mahomet, en qui Voltaire nous a donné une belle,
et large, et humaine peinture de conquérant. Ce prophète cons-
cientde soi, audacieux jusqu'au crime, ambitieux dominateur des
âmes, assez grand et assez fort pour dévoiler ses desseins au
plus redoutable de ses ennemis, fourbe et cruel, confiant et
orgueilleux, fier et hautain, amoureux aussi, et tendre, et jaloux,
étonne parfois, ne séduit jamais, mais intéresse toujours. La
tragédie par là n'est plus seulement un drame touchant par des
scènes fortement écrites, par des tirades où la nature et l'huma-
nité semblent faire entendre leur voix, mais la haute conception
d'un penseur et d'un philosophe. C'est pourquoi sans doute nos^
pères la savaient par cœur. On ne la lit même plus aujourd'hui.
On lit, on joue même encore Mérojje, qui est, avec Zaire^ le^
chef-d'œuvre de Voltaire. Commencée en 1737, quelque peu
sacrifiée à Zulime et à Mahomet, reprise, corrigée, refaite pen-
dant six ans, Mérope paraît en 174.3, le 20 février, et triomphe-
dès le premier soir, quoique sans romanesque, sans galanterie,
même sans amour, et cela, en France, à Paris, en plein
xvni® siècle! Non qu'elle soit aussi simple, aussi unie, aussi
grecque que se l'imagine Voltaire', puisqu'il s'y trouve en
1. La Mérope de MafTei, jouée en 1713 et acclamée en ILiIie, traduite depuis
en France, l'a d'abord inspiré. Puis il s'en est écarté sensiblement et a fait une-
So6 LE THÉÂTRE (1701-1748)
réalité trois situations, presque trois sujets : Mérope reverra-
/ t-elle son fils? Pourra-t-elle le venger, alors qu'elle le croit
' mort? Le sauvera-t-elle du tyran, alors qu'elle le sait vivant?
Mais ces trois situations dépendent si étroitement et si logique-
ment l'une de l'autre, qu'il y a presque unité d'action. En tout
«as, il y a unité d'intérêt. Comme Voltaire a peint partout et
toujours l'amour maternel et la mère, comme il a vu qu'il y
avait dans son sujet matière non seulement à la plus poi-
gnante des méprises et à la plus pathétique des reconnaissances,
mais à une terrible crise d'âme, celle d'une mère placée entre
le sacrifice d'elle-même et le salut de son fils (ce qui est tout
Andromaque), on lui peut pardonner de se faire illusion et de
«roire sincèrement avoir fait une pièce à l'antique. C'est du moins
chose louable que, dans ces situations successives, Mérope soit
toujours présente, luttant pour son fils et prête à tout pour le
venger ou pour le sauver. Il y a bien là ces scènes de combat
qu'il réclamait dans la tragédie, et qui ne laissent pas reposer le
spectateur. Les libertés ou les invraisemblances ne comptent
plus en face de tant d'intérêt, de tant d'admirables passages.
/ Et Mérope paraît l'incarnation même de la mère!
Car ce rôle est toute la pièce. Point d'Hermione, point
d'Oreste ou de Pyrrhus ici, rien qu'une mère, une mère capable
de tout pour son fils. Du début à la fin, et sans autre préoccu-
pation importante, Voltaire présente, en Mérope, la mère, tou-
jours la mère, étalant et exaltant elle-même ses sentiments de
mère. Et ce qu'il y a en elle de fidélité conjugale, d'orgueil,
de courage, d'ambition pour son fils, comme aussi de timidité,
de faiblesse, d'indifférence politique, fait encore mieux res-
sortir la passion qui la possède et la dirige sans cesse. Là d'ail-
leurs était aussi le danger. Choisir trois situations émouvantes,
1 faire éclater dans ces trois situations toute l'intensité d'un
1 amour maternel aux abois, était chose plus que délicate. Ainsi
le sujet se faisait tort à lui-même. Je ne sais quoi de monotone
et d'uniforme dans l'explosion même de la douleur maternelle,
portée, au paroxysme dès le début, amenait forcément de la
<cuvre plus personnelle, non sans iniiler Andromaque et sans emprunter quel-
ques traits à VA^nasl'i de Lagrange-Chancel, à YÉlectre de Longepierre, au Télé-
phonie de La Chapelle, voire à Nicomède, à Alhalie et à son Èriphyle.
LA TRAGEDIE oo7
déclamation. Mérope élève et enfle trop la voix ; elle pleure
ou gémit trop haut et trop fort; sa douleur parait parfois, plutôt
que la douleur discrète d'une mère, la douleur officielle d'une
reiiîe qui a des confidents et une suite, qui veut qii'on la sache
malheureuse dans l'intérêt môme de son fils et fait parade de
son amour maternel; mais il n'empêche qu'elle nous touche pro-
fondément par la noblesse et la fierté de son caractère, par sa
tristesse, sa douleur, son désespoir, l'égarement où la jettent les
dangers de son fils, ses éloquentes prières au tyran, sonafl'ection
enfin si vive qu'elle en est maladroite. Aussi ce qu'il y a d'exa-
géré et comme de théâtral dans ses paroles, ses gestes, ses cris
et jusque dans son silence, ne nous choque pas trop; et c'est
pourquoi elle a été, elle est encore la personnification même
(le l'amour maternel, violent et exaspéré. Le caractère peut-être
forcé, il reste toutefois vraiment humain. Mérope est une mère
de théâtre, soit; mais enfin c'est une mère, et c'est aussi la mère.
Si ce caractère était bien capable, par ses excès mêmes, de
plaire au public du temps, la pièce ne l'était pas moins, avec son ,
cadre antique, son respect des règles, sa poésie simple, élégante, '
concise, encore que parfois un peu emphatique, son action plus
mouvementée, non dépourvue d'une certaine mise en scène, ses
personnages sympathiques, déjà plus sensibles et plus nerveux,
sa claire psychologie. Ce public était encore assez classique pour
s'attacher à qui lui rappelait les modèles, et assez curieux de
nouveau pour accepter avec ardeur ce qui lui semblait tel : d'où
son enthousiasme. La pièce, en somme, était une création digne,
sinon de Racine, de Corneille du moins. Si l'action y prime le
développement des caractères, ceux-ci ne se laissent pas étouffer
par elle. Tragédie pathétique, quoique sans amour, MérojJe est
à la fois la dernière belle tragédie de Voltaire, et la dernière
belle tragédie classique. C'est pourquoi elle marque une date,
une date considérable dans l'histoire de notre théâtre. Sémi-
ramis, qui suit, sonnera le glas de la tragédie classique (1748).
On peut donc clore ici tout ensemble la première partie de
l'histoire de la tragédie au xvin" siècle , comme la première
partie de la vie dramatique de Voltaire. On voit quelle a été son
œuvre. Il a essayé de retenir la tragédie sur la pente de la
galanterie et du romanesque compliqué, et de ramener sur la
S58 LE THÉÂTRE (1701-1748)
scène, en donnant à ses pièces une action plus vive, plus inté-
ressante, plus poignante, la vérité générale des sentiments et
lies passions. Il faut regretter sans doute qu'il ait, au détriment
de cette peinture, trop accordé à l'action, au spectacle, aux
essais de contrastes de mœurs; qu'il ait commis dans la conduite
de ses pièces, par une funeste méthode de composition et de
correction, d'étranges maladresses, et souvent abusé des méprises
et reconnaissances; qu'il n'ait pas enfin toujours donné à son
style et à sa versification tout le soin désirable. Mais il a eu du
moins un réel instinct, et rare, du théâtre, l'art d'amener les
situations émouvantes et d'en profiter; il a su faire vivre ses per-
sonnages, les rendre sympathiques, et même créer des carac-
tères : Mahomet, Zaïre, Mérope (sans parler ou d'Alvarez, ou
de Brutus, ou de Lusignan, ou de Séide, ou d'autres encore) ne
sont pas des figures indignes d'un rival de Corneille ; il a prêté
à la passion un langage plein de sensibilité et de naturel, chose
peu banale alors ; il a empreint certains rôles d'une émotion
intense, large, humaine, donnant à l'expression des sentiments
une portée générale qui trouve un écho dans tous les cœurs ;
il a su traiter les grands intérêts, et non sans éloquence; il a
été souvent, sinon un grand poète, un poète toutefois élégant
et facile, nerveux et coloré; il a eu l'honneur enfin de faire
connaître Shakespeare aux Français, de composer des tragédies
à personnages français et chrétiens, et de laisser — seul avec
Racine — une tragédie sans amour, qui est un chef-d'œuvre. Il
n'a donc pas, en somme, iYŒdipe à Mérope, démérité de l'art
tragique.
Les rivaux de Voltaire. — Et cela apparaît mieux encore
quand on lit les pièces de ses disciples et rivaux. Celles mêmes
qui réussirent le plus alors paraissent bien faibles en face d'une
Zaïre ou d'une Mérope, même d'un Œdipe ou d'un Brvlus. Ni
le Childéric de Morand (1733), ni YAbensaïd de l'abbé Leblanc
(1736), ni même le Maximien de La Chaussée (1738), trop savant
imbroglio, ne peuvent entrer en ligne de compte. Et pas davan-
tage le Gustave Wasa de Piron (1733), malgré une ou deux
heureuses situations et de beaux vers; mais le romanesque,
l'emphase, l'obscurité chassent tout intérêt. La Didon de
Lefranc dePompignan (1734) et Y Edouard Illde Gresset (1740),
LA COMEDIE 559
toutes deux pleines de réminiscences de Corneille, de Racine et
de Voltaire, ne sont que des tragédies de collège faites par
d'habiles écoliers, celle-là avec un dénouement adroit et d'heu-
reuses imitations de Virgile, celle-ci avec une sage conduite,
une situation originale, de belles tirades. Le Mahomet Second
de La Noue enfin (1739), s'il a plus d'élan et de fougue, s'il est
écrit parfois avec une sombre énergie, ne fait plus que nous
étonner par l'horreur du dénouement. Il ne reste plus de la pièce
que des détails, d'habiles plaidoyers, de pompeux récits. Et ceci
est la denrée habituelle. Encore un coup, Zaïre et Mérope,
Alzire ou Mahomet se font trop regretter.
//. — La Comédie,
Si l'histoire de la tragédie se pourrait à la rigueur résumer
en un nom, il n'en va pas ainsi pour la Comédie. Tour à tour
gaie et simplement comique avec Regnard et Dufresny, agréable-
ment piquante avec Dancourt, résolument agressive avec Lesage,
morale et attendrissante avec Destouches, romanesquement lar-
moyante avec La Chaussée, délicatement psychologique avec
Marivaux, elle affecte les formes les plus diverses. Elle ne se
contente pas de « reculer modestement jusqu'à \ Etourdi ».
(Nisard.) Elle va au delà ou elle va à côté, si elle n'atteint pas,
et pour cause, au Misanthrope et au Tartufe. Même en l'imitant
et en le suivant de près, on ne marche pas toujours sur les
talons de Molière.... Et l'esprit envahit tout.
A. La Comédie de Molière après Molière. — Les
disciples directs. Regnard. — Le premier en date est un
aimable épicurien, né, comme Molière, près des Halles, grand
voyageur et bon vivant : Regnard, qui mourut à cinquante-
cinq ans (1710). Il débuteau théâtre italien, se risque au théâtre
français, revient au premier et le (juitte enfin tout à fait. Ni les
pièces qu'il y a données seul, ni celles qu'il a composées avec
Dufresny ne méritent de nous arrêter : la verve licencieuse y
déborde et les banales obscénités. Le théâtre français lui fut,
et tout de suite, plus favorable. Si la Sérénade (1693), puis le
560 LE THEATRE
Bal (1696) roulaient sur un thème banal, que rajeunissait d'ail-
leurs suffisamment la légère fantaisie du jeune auteur, il y
avait (\din^ Atlendez-moi sous Corme (1694), où un valet se venge
de son maître en faisant échouer ses projets de mariage, avec
non moins de vivacité et d'adresse, plus d'originalité.
Ces petits actes toutefois, quoique charmants en partie, ne
laissaient guère présager une grande comédie en cinq actes,
telle que le Joueur (1696) qui, comme le Bal, est en vers. C'est
sinon un chef-d'œuvre, en tout cas une pièce excellente par
l'intrigue, par les personnages et par le style. Un joueur, doublé
d'un libertin, Valère, se fait aimer de deux sœurs, aime celle-
ci, feint d'aimer celle-là, et en réalité les trompe toutes deux,
car il n'aime que le jeu, ne vit que pour le jeu, n'emprunte
que pour jouer, et joue malgré ses promesses et ses serments.
Gagne-t-il, il oublie sa maîtresse pour jouer encore et toujours;
perd-il, il se désespère et revient à l'amour; mais il est trop
tard. Angélique le fuit. La comtesse le dédaigne.... Le jeu le
consolera. Jetez maintenant sur cette trame une verve abon-
dante, des scènes folles, des tirades étincelantes, des person-
nages épisodiques amusants, un dialogue rapide d'où jaillit la
gaieté, l'esprit, et vous aurez le Joueur. Regnard a su ne pas.
verser un moment dans le drame qui effleurait son sujet. Tout
y est supérieurement comique. Comique, le constant parallé-
lisme des sentiments de Valère pour son père, pour la comtesse
et pour Angélique, avec l'état de sa bourse; comiques ses déses-
poirs ou de jeu ou d'amour; comiques ses triomphes de joueur,,
sa superbe avec ses créanciers, son persiflage avec le marquis;
comiques ces scènes où le valet spirituel et raisonneur, Hector,,
commente Sénèque à son maître ou présente à Géronte la liste
des créanciers de son fils; comique le dénouement, et comiques
enfin toutes ces pittoresques silhouettes qui défilent en courant
devant nous, et dont la plus originale et la plus vivante est ce
faux marquis, ancien valet, matamore encombrant, dont le-
« allons, saute marquis! » est demeuré célèbre.
L'honnête et malicieux Géronte, la douce et crédule Angé-
lique, font seuls exception. Et le plus comique peut-être est
encore notre jeune homme lui-même, notre joueur, étourdi,
désœuvré, habile aux intrigues d'amour, quelque peu menteur
LA COMKDIE 56t
vl indélicat, aimable d'ailleurs, spirituel et brave. Le portrait
est habilement tracé '. Cela frisait la comédie de caractère. Et
«'est pourquoi — sans parler de la lang^ue saine et drue, du
style et de la poésie qui ont une aisance et un naturel que rien
■n'égale — on eût pu lui crier aussi, à lui, Regnard : « Courage,
Regnard, voilà la bonne comédie ».
11 ne sut pas se maintenir à un si haut degré, ni dans le
Distrait (1697), qui est une erreur de sa part, ni même dans
Démocrite qui suivit (1700)*, qui ne vaut réellement que par les
scènes oii Cléanthis et Strabon, époux séparés, s'aiment tendre-
ment tant qu'ils ne se reconnaissent pas, pour se détester
ensuite de plus belle. Elles sont classiques. Leur succès ouvrit
les yeux à Regnard. Il laisse là les tentatives de haute comédie;
il ne vise plus qu'à faire rire. La série de ses « folies amou-
reuses » commence. D'abord par un petit acte qui n'est qu'une
imitation, le Retour imprévu (1700), puis par les Folies Amou-
reuses (170i), où la verve comique bat son plein, où tout
chante, tout danse, tout rit, tout vit. Le sujet que Molière avait
magistralement amplifié dans Y Ecole des Femmes, ne fournit à
Regnard que l'occasion d'amuser, mais la lui fournit largement.
Le tuteur est un sot qu'on berne aisément, car il se croit de
l'esprit. Agathe est l'incarnation même de la folie; elle a le
diable au corps, elle entraîne tous les personnages dans sa ronde
échevelée; elle se grise de paroles, prend des déguisements
invraisemblables, joue tous les rôles et finit par s'enfuir avec
Éraste. La pièce est une mascarade qu'il faut jouer en brûlant
les planches. Mais c'est aussi une pièce qui se lit, qui se relit
même, grâce à la magie des détails et du style. Sur ce point
encore Molière ne renierait pas un tel héritier.
Mais, dit-on, cette exubérance de gaieté entraîne l'auteur un
peu loin. Passe encore pour des fils dévergondés, des valets
fripons, des marquis débraillés, des soubrettes insolentes, des
jeunes filles délurées, même pour une pupille qui berne son
1. On voit que Repnanl connait par erpérience le jeu et les joueurs. — Le
sujet (l'ailleui's ne lui appartenait pas en propre, puisqu'il devait le traiter avec
Dufresny. Il est proliable que les collaborateurs, brouillés ensemble, se sont
emprunté mutuellement, consciemment ou non, certains traits. Mais il ne faut
pas oublier que le Joueur de Regnard a précédé te Cfievalier joueur de Dufresny,
et que la comparaison écrase ce dernier.
2. Dans celte comédie l'unité de lieu est violée : c'est à noter.
Histoire de la langue. Vf. 36
562 LE THÉÂTRE (1701-1748)
tuteur (la tradition fait loi), mais une jeune fille qui s'en-
vole avec son amoureux ! Et on se récrie au nom de la morale,
et on a raison, ou plutôt on aurait raison si nous n'étions ici
dans un monde à part et en présence de fantoches dont la
charge est de rire et de nous faire rire. Il ne faut pas les prendre
au sérieux. La rigide morale perd ses droits. Elle les perd
moins toutefois avec les Ménechmes et le Légataire universel,
oii Regnard force la note peut-être. Il sait trop qu'il y a
quelque chose d'autoritaire dans sa gaieté. Ainsi dans les
Ménechmes (1705), qu'il a très habilement intrigués et francisés,
il s'est trop complu à faire de ses deux jumeaux de piètres per-
sonnages. Le chevalier qui veut profiter de sa ressemblance
avec son frère pour lui enlever un héritage et une femme, est
un vrai chevalier d'industrie qui use de tous les stratagèmes, un
libertin fieffé, un amoureux sans passion et intéressé; du moins
est-il aimable et spirituel, et a-t-il un certain vernis. L'étoffe
cache le personnage; les femmes s'y peuvent tromper. L'autre
Ménechme est un rustre, un sot, un fat, un égoïste et un lâche.
Celui-là ne demande qu'à berner ; on ne demande qu'à voir
berner celui-ci. Et la danse commence. Grâce à la ressemblance
des deux frères et au contraste des personnages, avec une dex-
térité parfaite, une logique implacable, les scènes se suivent,
s'opposent, se complètent, l'imbroglio se serre, se desserre, se
resserre jusqu'au dénouement, sans que l'intérêt faiblisse un
instant. Rien qu'à voir le provincial Ménechme étonné, étourdi,
insulté, volé, puis, par une gradation savante, de plus en plus
désorienté, grognon, colère, ahuri, le rire éclate, franc, com-
municatif, irrésistible. Il est déjà loin de Paris que nous rions
encore de lui !
Et Regnard se surpasse encore dans le Légataire universel
(1708). La pièce, qui repose, paraît-il, sur un fait réel, tient à
la fois du Malade imaginaire et des Fourberies de Scapin, et ne
laisse pas de faire penser à YAvai^e. Mais Regnard se préoc-
cupe moins de peindre des caractères que de porter la gaieté à
son comble. Là encore les scènes burlesques et les situations
comiques abondent. On rit et on est désarmé. La morale récri-
mine en vain; on ne songe plus qu'Eraste est le complice de
Crispin. Il y a là un crescendo, un tourbillon de gaieté qui
LA COMÉDIE 563
emporte tout. (Test «l'abord un ladre vert, un égoïste, un vieil-
lard cacochyme, toujours occupé de ses médicaments et de sa
santé; puis un valet qui se déguise en g-entilhomme campagnard
et en veuve provinciale et accumule les sottises pour dégoûter
notre homme de ridicules collatéraux; le même valet prenant
la place du malade, tombé en léthargie, et toujours toussant,
crachant et mourant, dictant au milieu des protestations et des
larmes un testament où il n'a garde d'oublier Lisette ni lui-
même. La pièce dès lors est lancée dans un courant fou
d'hilarité débordante. Le bonhomme à peine revenu à la vie
voit surgir les notaires, ne comprend goutte à ce qu'on lui dit
et finit par sauver la situation en mettant naïvement la chose
sur le compte de sa léthargie. Tous de saisir la balle au bond,
et Eraste, et Crispin, et Lisette; et le mot revient à plusieurs
reprises, refrain naturel et concluant, glas funèbre à la fois et
ironique, jusqu'à l'explosion finale,
« Je suis las à la fin de tant de It'thargies »,
et jusqu'au dénouement, non moins vif et alerte, où Géronte
finit par accepter le testament qu'il a signé sans l'avoir fait.
~C'est par une telle puissance et une telle intensité de verve
comique que Regnard est le disciple direct de Molière. Il ne faut ~-
pas lui demander un système de philosophie ou une étude
pénétrante des ridicules humains. Ce n'est pas un contempla-
j^ur: et il n'est moraliste (je ne dis pas moral) que dans ses
récits de voyages. Dans ses comédies il n'est ni l'un ni l'autre.
On l'excusera si on songe que le dérèglement des mœurs est
alors chose générale, sinon admise encore. Aussi ne faut-il pas
lui en vouloir si certains de ses personnages ne valent pas cher,
si les amoureux — même les amoureuses — abusent trop -
parfois des privilèges de leur Age. Cela sent déjà étrangement
la Régence. L'important est qu'il ait composé une série de
comédies pleines d'une verve intarissable, d'un mouvement
échevelé, d'une gaillarde gaieté, où pétillent les traits spirituels,
les mots de l'humour le plus bouffon, naïvement ou flegmati-
quement cocasses, où paraissent de nettes et vivantes figures,
où s'étale enfin, avec une langue souvent excellente, une verdis-
sante, et chaude, et pittoresque poésie. Toujours et partout jaillit
/
564 LE THÉATUK (nOl-1748)
une infatig^able fantaisie qui se renouvelle d'elle-même. Aussi
toutes « ces folies amoureuses », que déparent seules quelques
maladresses de style et quelques distractions dans l'intrigue,
gardent-elles une éternelle jeunesse. Elles n'ont rien perdu à
la scène. Leur gaieté est de bon aloi et d'un métal résistant :
elle est plus que française, elle est humaine.
Dufresny. — Dufresny n'a pas eu cette bonne fortune de
rester populaire et joué. Son nom vit encore; les titres de ses
comédies demeurent; de rares lettrés en ont lu quelqu'une, et
c'est tout; c'est peut-être trop peu. Rien que sa vie est une
grande comédie intéressante à connaître (1648-1724), Il
gaspilla gaiement, avec l'argent, les dons les plus heureux,
lassa tous les protecteurs, Louis XIV en tête, et vécut assez
follement, à la vieillesse près, tout en composant une quaran-
taine de comédies, les unes pour la Comédie italienne, les
autres pour le Théâtre français. Des premières, il n'y a rien à
dire; les secondes, où l'on sent trop encore la hâte du travail,
font regretter qu'il ne s'en soit pas tenu à de petites pièces
en un acte : il eût pu y exceller.
Il a généralement échoué, en efîet, faute de temps ou de
moyens, dans les grandes comédies. Elles ne valent que par
des rôles à côté, des situations amusantes et de l'esprit. Il ne
sait pas les composer; il étouffe souvent le véritable sujet sous
des intrigues accessoires; sa verve ne se soutient pas; les
scènes sont étriquées'. Même dans la Réconciliation normande,
qui est la meilleure (1709), l'action ne laisse pas d'être traînante
et pâteuse. La chose est regrettable, car il y a de jolis couplets.
(ceux sur la haine ou sur Procinville « le père des procès »),
de jolies scènes même (comme celle où le frère et la sœur,,
venus avec l'intention de se réconcilier par intérêt, s'abordent
avec une fausse joie et se quittent en se haïssant davantage,
si c'est possible), un caractère original enfin, celui du chevalier,,
ami dévoué, spirituel, et adroit.
Les comédies en trois actes ont une allure plus facile. Ainsi,.
\, II n'y a à noter ici que le rôle d'un marquis léger, fat, fourbe, et déjà
lâche, dans le Nf^'Qlitjent (1092), que l'idée originale du Jaloux /ton/eux sans
l'être (nos), que les types amusants et assez l)ien venus de Francliard el de
Rapin dans le Faux sincère (joué seulement en l"31). La Malade sans maladie
(169'J}, la Joueuse (!708) n'olTrenl guère que quelques tirades ou traits.
LA COMÉDIE 565
sans parler du Faux Honnête homme (1703), dont l'intérêt est
médiocre, ou du Faux /ns/tnc/ (1707), qui est plus amusant, avec
un type original de père nourricier, franche canaille qui fait la
bête... et a trop d'esprit, Je Double Veuvage (1702), où Dufresny
met à la scène avec adresse la fausse douleur ou la fausse
joie qu'éprouvent un mari et une femme, qui aiment chacun
ailleurs, d'abord à se croire veufs, puis à se retrouver ', la
Coquette du Village [il \^), où se rencontre une silhouette assez
profondément tracée -, et surtout le Mariage fait et rompu (172o).
Plus de vivacité, plus de fantaisie, et c'eût été du Reg^nard. Il y
avait là d'ailleurs un rôle nouveau et plaisant, celui du « froid
gascon » Glacignac, homme habile, honnête, et spirituel lui aussi.
Mais c'est seulement dans les pièces en un acte que Dufresny
est réellement à son aise. La Noce interrompue (1699), petite
farce lestement troussée, et le Dédit (1719), qui, malgré le fond
banal du sujet (un valet se fait aimer, au profit de son maître,
de deux vieilles filles, l'une prude, l'autre étourdie et évaporée),
se lit avec plaisir, le prouvent déjà. L'Esprit de contradiction
(1700) le prouve mieux encore, qui est une charmante comédie,
vivement conduite, à laquelle une prose rapide etla peinture très
heureuse d'un ridicule ont assuré un succès continu. Dufresny
a su tirer cette fois bon parti d'une ingénieuse idée. Le carac-
tère de M""* Oronte, cette contredisante à outrance qui con-
tredit d'autant plus qu'elle croit naïvement que ce sont les
autres qui la contredisent, qui prend le silence et jusqu'à l'obéis-
sance même pour une contradiction, est habilement présenté.
Elle est bernée, heureusement, par Angélique, une maîtresse
petite femme, qui conduit sous main son intrigue, sans avouer
à personne qu'elle aime Valère. Un gros paysan, infatué de
ses richesses, un jardinier fin, rusé, au langage métaj»horique et
familier, qui est et se sait la forte tête de la maison, complè-
tent le tableau. C'est d'un bon ouvrier.
1. Il y faut rcmart|uer aussi le caraclère mélancolique et passionné du jeune
Valère, »iui aime comme aimera le Dorante du Jeu de V Amour et tlu Hasard.
i. Celle du paysan Lucas, qui ne rêve que la fortune, las qu'il est de « labourer »
sa vie, et de labourer pour les autres. Il devient prave, mystérieux, insolent,
bouffi, quand il croit avoir gagné le gros lot; il salue de haut, crie, parle, fait
des plans, veut acheter le château du baron (pour le jelcr à bas et en bàlir
un superbe), et arrive dans sa folie à proposer presque à son ancien maître do
devenir son fermier. Voilà qui est bien observe.
566 LE THEATRE (1701-1748)
Mais cela ne suffît point pour égaler Dufresny à Regnard,
dont l'élégance aisée, l'envolée fantaisiste, la laclea ubertas,
lui font trop souvent défaut. Il a fait trop vite de trop longues
pièces. 11 n'a point donné toute sa mesure. Son théâtre, pris en
quelque sorte entre celui de Regnard et celui de Dancourt,
semble à la fois manquer de gaieté et de relief.
Les rivaux de Regnard et de Dufresny. — A côté
de lui les poètes comiques foisonnent. On se trouve en
présence d'une foule d'auteurs qui ont fait, tant au théâtre
français qu'aux théâtres de la foire ou à la Comédie italienne»
une foule de pièces, et parfois nullement méprisables. La
nomenclature à elle seule en serait considérable. Le choix est
délicat. Il est impossible de ne point commettre quelque erreur
ou quelque injustice. Si Ton se contente, faute de place, de
citer le Grondeur, de Brueys et Palaprat (1691), qui, avec un
excellent premier acte, est une pièce très amusante en partie,
et V Avocat Pathelin de Brueys seul (1706), vieille farce gauloise
rajeunie non sans habileté (qui elle aussi fut jouée presque
jusqu'à nos jours), c'est assez sans doute que de mentionner et
les Trois Frères rivaux (1713) et le Naufrage de Crispin (1710)
de Lafont, qui ne manque ni d'aisance ni de verve, et les aima-
bles comédies de Boindin, comme les Trois Gascons (1701), et
le Port de Mer (1704) [auxquelles collabora, dit-on, Lamotte,
auteur agréable lui-même de la Matrone d'Ephèse et du Magni-
fique (1731), qui aura un succès considérable sans le mériter
réellement], et les essais de Rousseau avec le Flatteur (1607),
le Capricieux (1701), d'autres encore; enfin le Jaloux désabusé
de Campistron (1709), dont certaines scènes bien menées, plai-
santes à la fois et quelque peu attendrissantes, font une œuvre
à part, qui ne manque ni d'intérêt ni d'originalité.
Mais il convient de s'arrêter un peu plus sur le comédien
Legrand, dont la veine a été inépuisable. On a de lui une
trentaine de pièces, et il en a fait bien davantage. Sa vive gaieté,
sa facilité spirituelle se retrouvent partout, dans ses comédies
pour les théâtres de la foire comme dans les autres, dans le
dialogue comme dans les divertissements. Il a parfois la fantaisie
de Regnard et il sait, comme Dancourt, noter les modes et les
travers du jour ou profiter des événements. Son Cartouche ou les
LA COMÉDIE 567
Voteurs{\12\) le montre bien, qui fît fureur. C'est un homme de
théâtre qui a du mouvement, une entente réelle de la scène, et
donne parfois des silhouettes bien venues, comme celle du faux
finsincier dans TE preuve réciproque (1711). Malheureusement il
a gaspillé son talent sans compter. Il a laissé un théâtre, et,
en somme, pas une comédie. C'est à peine si on pourrait faire
un sort à son Galant Cowrewr (1722), jolie petite pièce qui, sans
parler de scènes épisodiques amusantes, fait songer parfois, par
un esprit |)lus fin et plus subtil, à du Marivaux jeune.
• Les disciples originaux. — Dancourt. — Si Dancourt
(1661-1725) est, comme Molière, un Parisien de bonne famille, si,
comme lui, il a épousé une comédienne et a été aussi acteur,
directeur et orateur de la troupe (il avait commencé par être
avocat), il ne s'est pas contenté de l'imiter servilement. A part
un sujet qui l'a tenté, où il est revenu par trois fois et où il
semble plutôt rivaliser avec lui, il a su exploiter habilement sa
petite veine, qui n'était pas sans originalité.
Le sujet qui l'a séduit et qu'il a repris avec complaisance est
celui des bourgeoises de qualité. D'abord dans le Chevaliei' à la
mode (1687). Car c'est surtout par le portrait de M"* Patin que
vaut la pièce '. Dès la première scène la figure est nette et pitto-
resque de cette riche bourgeoise infatuée d'elle-même, qui rêve
d'être de qualité, préférerait être « la marquise la plus endettée
de France » que la veuve du plus riche financier, ne se laisse
nullement troubler par le bon sens brutal de son beau-frère,
M. Serrefort, et veut rompre avec sa famille, qui ne la considère
pas assez à son gré. Bref, c'est une dupe toute prête pour un
jeune et habile chevalier, que cette fastueuse personne qui se
croit honorée, comme M. Jourdain, de prêter son argent à un
gentilhomme. Elle est bien « une peste dans une famille bour-
geoise j>, que troublent et désorganisent ses travers. Ils font
tache d'huile.
La pièce eut un prodigieux succès. Au relief des peintures
1. Non que celui du chevalier de Villefontaine, le héros de la comédie, sorte
de petit monstre, chevalier galant, fat, égoïste, fourbe, cynique et débauché,
qui courtise et dupe à la fois une baronne qui le couvre de cadeaux et une
• bourgeoise gentilhomme • qui ne demande qu'à réi)ouser, ne soitQdèlement et
spirituellement tracé, avec ses manèges intéressés, son sang-froid et son imper-
tinence spirituelle. Mais VUomme à bonnes fortunes de Baron avait singulière-
ment facilité les choses.
568 LE THÉÂTRE (1701-1748)
s'ajoutait une conduite habile, un dialogue vif et piquant, beau-
coup d'esprit. On ne saurait surtout trop louer Dancourt d'avoir
su, dans deux de ses personnages, ramasser une série de traits
particuliers dont l'ensemble, harmonieusement fondu, forme un
caractère réel et vivant. Il y a là une puissance de concentration
qu'il ne retrouvera plus. Il n'est pas sûr d'ailleurs qu'il l'ait
voulu. Il remet au théâtre les mêmes travers avec les Bourgeoises
à la mode (1692) et les Bourgeoises de qualité^ (1700), mais cette
fois il disperse sur plusieurs individus les traits notés. Là nous
avons deux femmes, ici nous en avons quatre, entêtées de qua-
lité. Nos deux « bourgeoises à la mode » vivent comme des
femmes de qualité ; nos quatre « bourgeoises de qualité » ren-
chérissent l'une sur l'autre de folie, et, crevant de jalousie
réciproque, ne rêvent que laquais, suisses, titres et équipages. En
somme, ce n'est que la monnaie de M°° Patin.
Par là, la manière de Dancourt se laisse facilement pénétrer.
Et d'abord, il procède d'une façon particulière, sans nous donner
de portraits en pied des personnages au début ou dans le cours
de la pièce, et en les laissant se peindre eux-mêmes peu à peu
par leurs actes et leurs paroles. Puis, comme il n'a le temps ni
d'observer profondément en une fois, ni de brosser un large
tableau, ni de lécher un portrait, si nous avons des silhouettes
saisissantes de relief, nous n'avons forcément que des silhouettes.
C'est pourquoi, bien que quelques traits lui suffisent en général
pour mettre debout un personnage, il sent le besoin de retou-
cher souvent le premier crayon. Nous avons donc une série de
croquis pittoresques et spirituels, qui se rappellent mutuelle-
ment, mais sans se nuire, parce qu'ils se complètent. Dancourt
est moins un caricaturiste qu'une sorte de revuiste supérieur, qui
marque au vol les travers et les scandales du jour, et fait défiler
devant nous des originaux, souvent les mêmes, mais toujours
différents par quelque côté.
Il ne faut pas s'étonner après cela si les intrigues de ces pièces
sont banales parfois et souvent semblables. Dancourt s'en
préoccupe médiocrement. Le principal est d'amuser par une
vive et fidèle peinture de la société. Ses grandes pièces même,
1. En collaboration aussi, comme le Chevalier à la mode, avec Sainl-Yon,
d'après certains. Les preuves manquent.
LA COMEDIE 5C9
comme la Femme d'intrigues (1G92) et les Agioteurs (1710), ne
sont rien autre que des pièces à tiroirs, des sortes de stéréos-
copes où se détachent avec précision des coins de sociétés. Avec
la première nous sommes chez une receleuse, à la fois agent
matrimonial, prêteuse, et revendeuse à la toilette. C'est un
défilé d'étranges originaux. Et de même dans les Agioteurs^
le plus actuel des sujets après le succès de Turcaret, et qui sont
comme les coulisses de la liante banque d'alors, de l'agiotage
et de l'usure'. Et ainsi dans la foule de ses petites pièces en un
acte, où il se ménage adroitement le moyen d'exhiber ses
types . Même celles où cette préoccupation n'apparaît pas
aussi nettement, comme le Tuteur (1693), V Impromptu de gar-
nison (1692), le Charivari (1697), la Parisienne (1691), le Mari
retrouvé (1698), le Colin-Maillard (1701), le Galant Jardinier
enfin (1703) sont surtout intéressantes par là. Son théâtre est
une galerie d'une richesse incomparable. Car s'il tourne souvent
« sur un même pivot », comme on le lui reprochait déjà de son
temps, il n'y a pas chez lui que des procureurs, des bour-
geoises ridicules et des meuniers. C'est une presse de gens de
toutes sortes, tous différents d'âge, de mœurs, de manières,
qui se coudoient, se démènent, se malmènent, et vont un train
d'enfer. Il y a là tout le personnel ordinaire de la comédie : valets
et soubrettes, pères et tuteurs, jeunes et vieilles coquettes, mar-
quis et bourgeois, paysans et tabellions, mais il y a aussi des
comparses moins habituels et dont quelques-uns montent pour la
première fois sur les phinches. Outre des bourgeois jouisseurs,
des pères égoïstes, des maris grossiers, des femmes indifférentes
ou haineuses, des ingénues dépravées, des hommes de loi igno-
rants et sots, des veuves faciles, des chevaliers sans scrupules,
voici, dans un pêle-mêle pittoresque, joueurs et joueuses, soldats,
officiers, hobereaux, petits collets, maîtres à danser ou à chanter,
ivrognes, fiacres, marchands, charlatans, agioteurs, opéra-
teurs, entremetteuses, etc. ; voici surtout des paysans et des
hommes d'affaires, dont Dancourt s'est complu à peindre ou la
J. Trapolin, Durillon, Croquinel, Cangrènc, sont tous lilous, mais tous nelle-
menl silhouettés et «lilTérenciés. Trapolin est hautain, caustique et tîer; le pro-
cureur Durillon est un fripon - officiel » qu'on prendrait presque pour un
honnête homme; Croquinet est un novice que n'a pas encore tout à fait gàlé le
métier; Cangrènc est un gredin qui se permet d'avoir des remords.
570 LE THÉÂTRE (1701-1748)
malicieuse naïveté et le lang^age imagé, ou la sottise, la vanité et
l'indélicatesse. Le Lucas du Galant Jardinier et le Thibaut du
Charivari suffisent à mettre en vedette la nature et les aspirations
du paysan d'alors ; le Rapineau du Retour des officiers, le Patin
de VEté des coquettes, le Trapolin des Agioteurs résument en
eux l'ambition, la sottise et l'àpreté au gain et aux plaisirs des
financiers du temps. — C'est que Dancourt ne peint que ce
qjjjTvoit et ceux qu'il voit. Nous avons partout de petits tableaux
d'un réalisme piquant, d'une vérité implacable. Comme il est
directeur de troupe et n'a pas le droit d'attendre le succès, il le
presse avec habileté, exploitant les événements et les modes '.
L'actualité, et encore l'actualité, telle semble être sa devise. Et
les pièces se suivent sans interruption, alertes satires des mœurs,
où il trouve parfois le moyen même d'être plus actuel que l'ac-
tualité, en la devançant.
On peut comprendre maintenant le succès qu'ont eu, et
conservé longtemps, que mériteraient encore toutes ces petites
pièces, ou à peu près. Si le vers ne va pas toujours très bien à
Dancourt, sa prose est drue, alerte, imagée. Le ton est le ton
même de la conversation. Rien de plus varié et de plus naturel
que ce dialogue où l'on aime jusqu'aux négligences. Puis l'esprit
abonde : un esprit aisé, facile, qu'aiguillonne souvent une
pointe d'observation, qui choque plutôt les idées que les mots
et jaillit si naturellement qu'il paraît naturel alors même qu'il ne
l'est pas. Même ce monde interlope que nous voyons grouiller
partout n'est ni pour étonner ni pour déplaire^. Les classes se
mêlent étrangement. L'intérêt et le plaisir mènent tout. On est
las de toute discipline. La bourgeoisie se gâte de plus en plus;
les nobles n'ont plus à se gâter. Le libertinage paraît. C'est en
somme la Régence avant la Régence, la chose avant le mot, et
c'est cependant, et cela reste l'actualité.
1. Un arrêt du roi contre le jeu du lansquenet lui inspire la Désolation des
joueuses (1687); le départ des galants pour l'armée, VÈlé des coquettes (1690);
une aventure du temps, la Gazelle de Hollande (1692); les privilèges abusifs de
l'Opéra, VOpéra de village (1092). De même le fait du jour donne naissance à
la Loterie (1697), au Retour des officiers (1697). à l'Opérateur Barry (1702), aux
Curieux de Compiègne (1698). Le succès du Diable boiteux de Le Sage amène deux
petites comédies du même nom, comme Turcaret avait fait naître les Agioteurs.
Dancourt profite de tout, d'une ville d'eaux, d'une fêle foraine, d'une promenade
ou d'un restaurant à la mode; tout lui est bon.
2. Les mémoires du temps prouvent la vérité et la justesse d'observation des
comédies de Dancourt, qui sont d'un intérêt réel pour les historiens.
LA COMÉDIE b71
Le Sage. — Dancourt mène droit à Le Sage. Les deux théâtres
se complètent et s'exjdiquent. Le Sage est un Dancourt, plus puis-
sant et plus âpre. L'un n'a laissé que des croquis, l'autre a su
créer un type. C'est le père de ïurcaret. EtTurcaret (1709) suffit
à sa gloire d'auteur dramatique '.
Chose étrange, il se trouve que ce paisible bourgeois, né
Breton, mais Champenois par la bonhomie et la finesse, a fait
une œuvre d'un réalisme amer, violente, brutale, presque cruelle,
où l'on sent une de ces haines vigoureuses qu'inspire, même aux
âmes timides, la vue d'un fléau public-. C'était d'ailleurs une
heureuse audace que de convier des spectateurs que venaient
d'éclabousser les superbes carrosses de hautains financiers, à la
curée d'un traitant. Car c'est bien là une curée. Une meute féroce
pourchasse sans répit Turcaret. C'est une guerre à mort contre
lui ou plutôt contre son coffre-fort. On veut sa ruine, à laquelle
tous participent, même sa sœur et sa femme involontairement.
On le ruinerait complètement si l'homme n'était arrêté à la
requête de ses associés mêmes qu'il volait. Et le parterre d'ap-
plaudir. Et il pouvait applaudir « sans pitié indiscrète » {IV, 9),
puisque le personnage est pire encore que ceux qui l'entourent
et qu'il devient de plus en plus ridicule et odieux à mesure que
ses ennemis s'enhardissent. N'était-ce pas faire œuvre pie que
de désirer la ruine d'un tel homme, agioteur indélicat, rapace
usurier, viveur débauché, mauvais frère et piètre mari? d'ap-
1. II a presque fait oublier les autres œuvres : et les comédies empruntées à
l'Espagne, ce qui n'est que justice, et les comédies-vaudevilles ou parodies, ce
qui l'est beaucoup moins. Là, en efTet, la gailé et l'imprévu permettent de
reconnaître l'auteur de ce Ci-ispin rival île son mailre, qui précède Turcaret, et qui
malgré l'audace de certains traits n'est qu'une comédie amusante (l"0"). Le Sage
a surenchéri sur le Jodelet de Scarron et les Précieuses ridicules de Molière. Un
coquin cynique de valet tente de ravir à son maître et sa fiancée et la dot. Car
ce valet est las d'être valet, il réplique rageusement à son maître, presque en
égal; il se sent fait pour la finance, où il brillera. Le Sage lui en donnera lui-
même les moyens. L'acte, vivement mené, Unit en laissant prévoir les valets
traitants, c'est-à-dire les Turcarets.
2. Or la sottise, la rapacité, In puissance enfin des traitants, au milieu d'une
société fascinée et déjà gangrenée par l'argent, d'un pouvoir ruiné, d'une
noblesse aux abois, d'une bourgeoisie ambitieuse, d'un peuple misérable, étaient
bien un fléau public, il était temps qu'un homme courageux clouât au pilori de / J
la scène ces voleurs oITrontés et vengeAl. autrement que par des pamphlets, des
croquis à la Dancourt ou des chansons, les honnêtes gens. Ce que fit Le Sage. En
vain les traitants firent-ils ajourner la représentation de la pièce, en vain oITri-
renl-ils à l'auteur une somme énorme pour la retirer, elle fut jouée: en vain par-
vinrent-ils à en arrêter le succès : Tuixarel fut bientôt dans toutes les mains.
572 LE THEATRE (1701-1748)
plaudir à son déshonneur? Et peu lui importait au profit de qui
il se ruinait! C'était sa revanche, que cette déconfiture de Tur-
caret, « mang^é » par une baronne, que « pille » elle-même un
chevalier, lequel est volé par son laquais. C'était le but dont
l'auteur ne s'écartait pas un instant. Nulle fantaisie, ici; nulle
gaieté même, j'entends de cette gaieté, franche, radieuse, qui
s'épanouit; plus de ces scènes épisodiques qui reposent et font
diversion ; pas une réplique, pas un mot presque qui ne serve à
la poussée en avant de l'action. Le réseau des fourberies qui
emprisonne Turcaret se rétrécit à chaque instant. La pièce est
un chef-d'œuvre de concentration et d'habileté dramatiques.
C'est nussi un chef-d'œuvre de vérité et de vie. Nous avons
un tableau saisissant de l'entourage ordinaire d'un traitant,
avec ces personnages avides de plaisirs et d'argent, qui ne cher-
chent l'un que pour avoir les autres, et se volent à qui mieux
mieux. Tout en procédant comme Dancourt, rejetant les tirades
et les portraits, sachant ingénieusement situer ses personnages
par des renseignements précis et précieux. Le Sage le dépasse
de beaucoup par l'art de fondre en un seul individu un certain
nombre de ridicules, et par le relief même de la peinture. Lais-
sons les personnages secondaires, quelque intéressants qu'ils
soient. Serait-il injuste de dire que la baronne vaut à elle seule
toutes les coquettes etFrontin tous les valets de Dancourt? Cette
soi-disant « veuve d'un colonel étranger » , qui veut se faire enri-
chir et épouser, assez habile d'une part pour tromper un Turcaret,
assez crédule de l'autre pour se laisser tromper par le chevalier,
à la fois spirituelle et naïve, point méchante au fond, cajtable
de scrupules à ses heures, ayant parfois une inconscience qui
désarme, est prise sur le vif et vit, au point... qu'elle vit encore.
Et de môme le fourbe, le voleur et le spirituel Frontin, qui
salue avec enthousiasme sa nouvelle dignité de laquais d'un
traitant, s'imagine que tout va se convertir en or sous sa main,
dépouille ses deux maîtres, et ne peine que dans le secret espoir
de vivre plus tard en paisible bourgeois ou de devenir un
traitant. De toute façon sa conscience ne le gênera guère.
Mais le coup de maître c'est la peinture de Turcaret. A coté les
autres figures de financiers pâlissent. Comme Molière, Le Sage a
fait une synthèse, mais une synthèse des vices communs à une
LA COMEDIE 573
classe d'hommes, alTectés et déprimés par une même condition.
Si d'ailleurs le caractère n'est pas presque exclusivement cons-
titué par une passion ou un ridicule qui prime les autres,
déforme les qualités et tient tout l'être, mais par plusieurs vices
ou travers qui se montrent successivement à nos yeux, il a eu
soin toutefois de donner à son personnag^e un trait domi-
nant, qui est celui de la caste, et autour duquel se groupent les
autres. Né d'un grand-père laquais, d'un père artisan, Turcaret
est avant tout un vaniteux qui se croit réellement quelqu'un de
par son argent, singe les gens du grand monde, et exhibe avec
amour sa personne. Passe encore s'il n'était que vaniteux. Mais
il est sot, tour à tour hautain ou bas, avare par nature et pro-
digue par amour-propre; sans éducation, il passe d'une galan-
terie familière à l'éclat et à la grossièreté; il donne en faisant
valoir ses présents; il est impudent; rapace, cruel dans les
alTaires, il manie l'argent, le prête, et le vole. C'est un traitant.
Son langage le peint bien ; il a des mots terribles qui font péné-
trer l'homme jusqu'en plein cœur. Encore un coup, c'est un trai-
tant.
La peJDliire esta la__fûis particulière et générale. D'où la
popularité dont jouit encore le type de nos jours. Il a survécu à
sa postérité, qui ne le vaut pas. La pièce n'a rien perdu à la
lecture, sinon à la scène. Avec son dialogue net et vigoureux, son
allure franche, ses procédés précis, son réalisme sincère, làpreté
de la satire, cet esprit enfin, cinglant et vibrant, qui est ou se
cache partout, elle conserve un caractère tel de modernité qu'on
la croirait faite d'hier, pour ne pas dire d'aujourd'hui.
Delisle. — Ce qui ajoute à son prix c'est qu'elle est, entre le
Tarlnjfe et le Mariaçie de Figaro, la seule grande satire comico-
sociale. Elle est même, dans la première moitié duxvin^ siècle,
la seule pièce, ou peu s'en faut, qui se soit attaquée, non plus à
des travers généraux, mais à une caste d'hommes puissants, et
par là à la société même. Après elle la satire sociale se réfugie
aux théâtres irréguliers, plus malicieuse d'ailleurs que violente.
L'Arlequin Traitant {\~\ij) de D'Orneval le prouve à lui seul, et
aussi YArlequiii Deucalion (1722) de Piron, malgré quelques
traits d'une hardiesse originale. Une seule œuvre fait exception;
V Arlequin Sauvage de Delisle de La Drévetière(i"21). Dans une
574 LE THÉÂTRE (1701-1748)
donnée ingénieuse, celle d'un sauvage transplanté dans un pays
civilisé, la satire de nos lois et de nos mœurs, opposées aux
lois et mœurs naturelles par le bon sens aiguisé de notre Arle-
quin, prend un ton amer et âpre qui étonne au premier abord.
Il n'est pas jusqu'à certains traits qui ne fassent prévoir les
théories de Rousseau. Mais nous sommes au théâtre italien, et
le rire emporte tout.
Un disciple dissident : Destouches. — Le Légataire et
Turcarel venaient d'être joués, et Dufresny et Dancourt occu-
paient encore la scène quand Néricault-Destouches, bourgeois
de bonne famille, tour à tour comédien et soldat, hasarda ses
premières comédies (4710-1717). Puis le jeune auteur se trans-
forme en un habile secrétaire d'ambassade, à l'âge de trente-
sept ans, et vit en Angleterre, où il se marie. Quand il rentre
en France (1723), il reçoit de belles gratifications, est admis à
l'Académie; et, le Régent mort, se retire dans ses terres, où il
compose paisiblement des comédies jusqu'à sa mort (17o4).
Il a presque toujours visé au même idéal, à peu de chose
près. Il rêve une comédie de caractère, à la fois morale et plai-
sante, capable et d'amuser et d'instruire. Tout en se réclamant
de Molière, il se vantera même plus tard d'avoir pris un « ton
nouveau » (préface du Glorieux). Au début, il s'essaie surtout à
la comédie de caractère, sans y atteindre malheureusement : il
ne fait qu'y rencontrer des scènes agréables et des tirades
bien venues'. Une fois du moins, en courant après la grande
comédie, en attrape-t-il une charmante : VLrrésolu (1713), qui
est bien conduite. Les irrésolutions de Dorante, qui se décide,
après bien des tergiversations, à se marier, puis ne sait qui
épouser de Julie et de Célimène, penchant tantôt pour l'une,
tantôt pour l'autre, sont vraiment amusantes. Le succès fut très
vif. Quatre ans après, Destouches quittait le théâtre pour la
diplomatie.
Il y revint (en 1727) avec la prétention plus accentuée encore
(grâce à l'influence des romanciers et des publicistes anglais)
d'instruire et de corriger les spectateurs. Il va travailler vingt
i. Dans le Curieux impertinent (1710), l'Ingrat (1712), même le Médisant (171.j),
qui réussit beaucoup pourtant, moins sans doute par le caractère répugnant de
Danion, que par les types amusants du baron, de la baronne et île Richesource.
LA COMEDIE 57 :î
années durant, à quel«|ues pièces près, à la réforme morale de ses
contemporains. C'était à craindre. Déjà les premières comédies
inquiétaient par certains côtés. Maintenant il veut faire une
sorte de prêche en action; il veut « prouver » quelque vérité.
A ce point que plusieurs pièces se terminent par des mora-
lités. En restant toujours de bon ton, de ton diplomatique, la
comédie instruit par la tirade, la maxime, le dénouement, et
jusque par lattendrissement mouillé de larmes, puisqu'il faut,
vu le but, que nous plaignions les personnages ou leur pardon-
nions. Et de cette comédie — qui pourtant doit rester comique, —
un an avant les Fils ingrats de Piron, il a donné les modèles avec
le Philosophe ïnarié {il21) et surtout, après la médiocre tenta-
tive des Philosophes amoureux (1730), avec le Glorieux (1732). -
Les scènes excellentes et les couplets heureux ne manquent
pas dans le Philosophe marié, qu'on joua souvent encore dans
ce siècle. L'œuvre plaît. Notre philosophe, pour triom-
pher de mesquins préjugés, a beau nous dérouter parfois par
ses allures, même nous faire rire par le continuel contraste
entre son caractère et ses actes, comme il parle excellemment,
comme aussi, ce qui vaut mieux encore, il est entouré de per-
sonnages très intéressants ', nous sommes séduits à la fin. Même
la résignation de Mélite, la plus vertueuse et la plus raison-
nable des épouses, nous touche au quatrième acte.
Mais c'est surtout dans le Glorieux que Destouches a su mêler
heureusement le comique et l'attendrissant, et c'est là seulement o
qu'il a eu la bonne fortune de créer presque un caractère.
Toutes les qualités du comte de ïufière sont déprimées, tous
ses défauts sont dominés par un travers particulier. C'est un
glorieux, glorieux de son nom, glorieux de sa personne, et
glorieux en face de tous, même en face do son valet et de sa
maîtresse -; sa hauteur éclate toujours et partout, et croît avec
1. Un ami prudent, calme, discret, philosophe qui enrage d'aimer une coquette;
une l»elle-sa'ur capricieuse, vive, bavarde, moqueuse, — c'est notre coquette (le
jK)rtrait est peint d'après nature, Destouches ayant mis <à la scène, avec sa propre
histoire, sa propre belle-sœur); cnQn, un financier brutal et grondeur, et un
homme de cour fin et spirituel.
2. Il arrive furieux de ce qu'un petit campagnard a osé s'emporter devant lui;
il méprise sottement un honnête, mais timide rival; il s'indigne de ce que le
bourgeois Lisimon, son futur beau-père, lui parle familièrement et ose s'asseoir
Ifvant lui, le tutoyer et opposer son argent à la noblesse, etc.
576 LE THÉÂTRE (J701-1748)
les respects; il se fait passer pour riche; il semble condescendre
seulement à épouser et à aimer; il a des sourires dédaigneux, un
air moqueur, des silences affectés. Son orgueil d'ailleurs est mis
bientôt à une rude épreuve. Son père survient, pauvre et misé-
rable. Il le fait passer pour son intendant auprès de Lisimon,
son beau-père futur, mais est au supplice de s'entendre parler
net et franc devant le bourgeois étonné. Pour comble de malheur,
il lui faut aller « respectueusement » demander la main dlsa-
belle à sa mère, et enfin, après avoir encore laissé éclater toute
sa vanité dans la scène du contrat, ou reconnaître son père, ou
être maudit. Le cœur l'emporte. Au risque de perdre Isabelle,
il tombe aux pieds de Lycandre, qui reprend son vrai nom, ses
titres... et se dévoile riche.
Ainsi le glorieux n'est pas puni, ce qui est une exception chez
Destouches. La faute en est au comédien Quinault-Dufresne,
qui, fort glorieux lui-même, réclama un honorable dénouement.
Le serait-il d'ailleurs que la leçon de morale n'eût pas été plus
forte que celle qui sort, avec le rire, de la peinture du person-
nage dont l'orgueil est constamment à la torture. Mais sans
morale moralisante, il n'y a pas de Araie leçon pour Destou-
ches. Il lui faut toujours un porte-parole qui essaie de corriger
le personnage. L'idée était habile de faire jouer ce rôle par un
père, et d'amener ainsi une lutte entre la vanité du comte aux
abois et ses devoirs filiaux. S'il a mêlé à l'intrigue un peu trop
de romanesque, le cas n'est pas pendable. D'autant que les per-
sonnages sont tous sympathiques ou amusants '. Le tableau est
complet. La langue et la poésie le relèvent encore, une langue
correcte et élégante, une poésie aisée et pittoresque, avec des
vers à la Boileau, nés pour devenir proverbes. Une centaine de
ces vers-là, et la pièce serait demeurée classique. Telle qu'elle
est, elle fait grand honneur à Destouches.
C'est malheureusement une exception dans son théâtre. Il ne
sut plus divertir en instruisant, ou ne le sut plus que par échap-
1. Le bonhomme Lycandre est une (loul)lure adroite du Géronte du Menteur;
la jeune Lisette, pleine de grâce, de réserve, de franchise et de finesse, qui
garde dans une demi-domesticité sa supériorité native, est une charmante créa-
tion; Pasquin est un valet gascon, fripon par habitude et glorieux par ricochet;
le vieux Lisimon, un bourgeois commun, vaniteux et libertin; Philinte, un amou-
reux balbutiant, honnête et brave au demeurant.
LA COMÉDIE 577
pées. On ne fait pas en effet sa part à la morale. Une fois dans
la place, elle envahit tout. Qui veut corriger les hommes et ne
laisse pas ce soin à la peinture franche et naïve des ridicules
humains en arrive nécessairemont à les vouloir toucher pour les
corriger plus sûrement. C'est une pente fatale. Le succès des
comédies larmoyantes de La Chaussée n'était pas pour empêcher 1
Destouches d'y glisser. La comédie finit par perdre en quelque
sorte sa raison d'être, n'élantplus comique que par accident. Elle
est morale jusque dans ses rôles de valets et de soubrettes. Il y
a abus de vertu et de gens vertueux. Et si l'on ne préfère pas à
toutes ces comédies ambitieuses ' le Tambour nocturne (traduit
librement d'Addison), ou V Amour usé, avec l'originalité de son
sujet, ou le Trésor caché, ingénieuse adaptation du Trinummus
de Plaute, on peut leur préférer à coup sur la Fausse Agnès, qui
est une très agréable petite pièce (jouée seulement en 1750),
pleine de mouvement et d'esprit, aux silhouettes précises, qui
eut un grand succès, l'a conservé très longtemps, et est, avec
moins de fantaisie et plus de satire, comme le pendant des Folies
amoureuses. Il y a là une veine qu'on peut regretter que Des-
touches n'ait pas exploitée davantage.
Il a voulu plus et mieux. Il a rêvé d'être le successeur véri-
table de Molière en faisant revivre la comédie de caractère, et de ,
le compléter par une morale plus directe et plus visible. C'était
certes une noble ambition. Sachons-lui gré de l'intention. D'au-
tres, avec moins de talent, ont eu plus de bonheur. Il faut se
souvenir que presque toutes ces comédies supportent la lecture
grâce à leur style — et la louange n'est pas commune; que
dans toutes il est des scènes excellentes; qu'il a fait le Glorieux
enfin, avec qui la comédie, à la fois plaisante et attendrissante,
morale par suite, vit et vit bien. Personne, pas même Voltaire,
ne le surpassera. On no saura guère que le dénaturer.
Les imitateurs de Destouches. — Car Voltaire est, à
ses heures, un disciple de Destouches. Il rejette avec horreur
la comédie larmoyante de La Chaussée et n'admet, pour l'ins-
1. Les titres parlent d'eux-mêmes : c'est l'Enfant fjàté (llil), où se trouve un
premier crayon de la Phfliberte d'Augier, VHomme sinquliev (ITil), la force du
naturel (i'oO), l'Ambitieux et l'Indiscrète (173"), le Dissipateur ou l'Honnête fri-
ponne (id.), d'autres encore. L'habilelé du «Iramalurge, le talent du moraliste,
les qualités de l'écrivain ne tendent plus qu'à des leçons de vertu.
Histoire de la langue. VI. «>7
578 LE THEATRE (1701-1748)
tant, que la comédie attendrissante, dont il donne des exemples
habiles dans les deux derniers actes de V Enfant pt'odig ne {ild&),
et dans Nanine ou le Préjugé vaincu (1749), où il met sur la
scène le sujet même de Paméla et nous touche par la grâce, par
la douceur de Fhéroïne et par le caractère généreux et humain
du comte, homme sans préjugés et sans morgue. Mais déjà la
comédie attendrissante a ses grandes entrées à la Comédie,
grâce à Guyot de Merville et à son Consenlement forcé (1738) :
un fils qui s'est marié sans le consentement de son père par-
vient à obtenir le pardon du vieillard, grâce à d'heureux subter-
fuges, grâce surtout aux charmes et à la vertu de sa femme dont
celui-ci s'éprend, puis, la sachant mariée en secret, se fait le
protecteur. Rien de plus touchant que la confiance et la tendresse
mutuelle des deux époux. La pièce semble trop courte. C'est
qu'elle est aussi plaisante et ne laisse pas de faire rire.
Les petits-neveux de Molière. — D'Allainval. — La
comédie... comique n'abdique pas en effet, qui n'abdiquera même
pas en face des comédies larmoyantes de La Chaussée. Les
héritiers de Molière ne chôment pas. Et d'abord D'Allainval, dont
V École des Bourgeois (1728) est une des meilleures contrefaçons
du Bourgeois gentilhomme, en petit. S'il n'est pas le premier
qui ait mis à la scène un marquis à laffût d'une dot bourgeoise,
chez lui le portrait est plus fouillé que d'habitude. En face d'une
riche bourgeoise, hypnotisée par les titres et qui gagne sa fille à
sa folie, et d'autres comparses amusants, se détache la figure du
marquis de Moncade, le plus aimable, le plus badin, le plus fat,
le plus spirituel et le plus insolent des marquis, comme aussi le
plus dédaigneux des gendres, même des fiancés \ Démasqué, joué
à son tour à la fin, il s'en va, riant, l'air vainqueur, remerciant
ceux qu'il n'a pu duper de l'empêcher de « ternir sa gloire ». Il
est bien régence. Le portrait est fait de main de maître. 11 faut
attendre maintenant jusqu'à Piron et Gresset pour trouver des
œuvres dignes d'une étude attentive.
1. 11 se laisse admirer, aduler, sans s'en étonner; on lui donne de l'argent, et
il le reçoit comme faisant une grâce; il raille sa belle-mère en la flatlant, fait la
leçon à s<a fiancée sur les sentiments bourgeois, et lui prêche la vraie Ihéorie du
mariage, qui est celle de la séparation des époux. — La pièce a été jouée, et
souvent, jusqu'en 1848.
LA COMEDIE 579
Boissy et Fagan. — Les autres comédies d\i temps ne sont
pas toutefois, à beaucoup près, méprisables; et, entre autres,
celles de Boissy et de Fagan. Le premier a fait représenter, tant
à la Comédie française qu'à la Comédie italienne, une cinquan-
taine de pièces, dont deux, deux petites en un acte, sont à part :
le Babillard (1725), badinage aimable et alerte, et le Français à
Ijindres^ (l'727), qui eut un succès non moins persistant, et le
méritait. Boissy a de l'aisance, de la fantaisie et de la finesse.
Et Fagan aussi. Ses comédies sont presque toujours intéres-
santes, même celles qui ne réussirent que médiocrement. Avec
les Caractères de Thalie (1737), le Rendez-vous (1733), char-
mante petite intrigue où les valets amoureux poussent leurs
maîtres à s'épouser en leur faisant croire qu'ils s'aiment réelle-
ment, la meilleure, la plus originale, en tout cas, est la Pupille
(1734). Une jeune fille se voit forcée par les circonstances, par
l'aveugle modestie d'un tuteur qui se croit indigne d'être aimé,
de lui faire comprendre elle-même (et elle s'y applique avec une
grâce et une pudeur toutes virginales) qu'il ne lui déplaît pas,
que c'est lui qu'elle aime, et de l'amener ainsi à se déclarer
ouvertement. Fagan a traité à deux ou trois reprises avec une
habileté délicate cette scabreuse situation. La pièce obtint jus-
tement un très vif succès. Peut-être le retrouverait-elle même
aujourd'hui à la scène . C'est une de ces comédies où on
regrette de ne pouvoir s'attarder quelque peu.
Voltaire, etc. — Par contre, ni le Faux Savant de Du Vaur,
bien qu'il soit resté au répertoire tout le siècle et contienne,
avec quelques scènes amusantes, une vive satire du pédantisme,
ni le Complaisant (1732), ou le Fat puni (1739), ou le Somnam-
bule (id.) de Pont de Veyle, quoique assez adroitement agencés et
spirituellement tournés, ni les Grâces (1744) ou même V Oracle
(1740) de Sainte-Foix, dont la vogue fut considérable, fantaisiste
et précieuse bagatelle où l'auteur a peint, non sans une déli-
4. Boissy y peint avec esprit un petit-maître français, qui dédaigne les Anglais
et leurs rudes manières, et perdra celle qu'il aime par sa sotte fatuité et sa
vide politesse. On trouverait encore beaucoup à glaner dans l'Époux par super-
cherie (1744), le Sage étourdi (1744), le Triomphe de l'inlérél (1730), l'Homme indé-
pendant (1741), etc., et surtout dans les De/iors trompeurs ou l'Homme du jour
(1740), la meilleure de ses grandes comédies. Le portrait du baron, Thomme
mondain, esclave de la société par laquelle et pour laquelle il vit, est fort plai-
sant.
580 LE THEATRE (1701-1748J
cate gradation et une pudique sensualité, l'éveil des sens chez
une jeune fille, ni Y Impromptu de campagne (1733), bluette
amusante, ou le Procureur arbitre (1728) de Ph. Poisson, qui
offre de jolies scènes et, chose originale, un caractère de pro-
cureur honnête homme, ni les aimables comédies du président
Hénault, ne méritent réellement de nous arrêter. Il en va de
même des comédies de Voltaire, sauf deux. La première, et
peut-être la meilleure, est l'Indiscret (1725), qui eut du succès,
et 011 le portrait de Damis, jeune fat qui met le monde au cou-
rant de ses bonnes fortunes, vraies ou fausses, est lestement
poussé. La pièce abonde en tirades qui sont d'admirables petites
satires mondaines. Et de même elles ne manquent pas, et non
plus les silhouettes amusantes, dans les Originaux ou M. du Cap
Vert (1732), plaisante comédie où une jeune femme vertueuse
et sensible finit, par une ruse habile, à ramener à elle un mari
dédaigneux dont la naissance bourgeoise ne se trouve que trop
dévoilée au dénouement. Les autres pièces ne comptent pas '.
Le grand tort de Voltaire — tort peu commun — est d'avoir
trop d'esprit, et d'en trop prêter à ses personnages.
Piron et Gresset. — Piron et Gresset, l'un Picard, l'autre
Bourguignon, ont su n'en point trop mettre dans leurs comédies.
L'esprit cependant ne leur manquait pas, plus piquant et plus
salé chez le premier (1689-1773), fils d'un apothicaire chanson-
nier, chansonnier lui-même, auteur tragique à ses heures,
homme gai, honnête, franc, malicieux sans méchanceté, sym-
pathique encore qu'un peu vaniteux, dont les malheurs n'altérè-
rent pas la bonne humeur; plus fin et plus discret chez le second
(1709-1777), de jésuite devenu homme du monde, poète aimable,
lui aussi auteur tragique à l'occasion, observateur délicat des
mœurs, provincial que troublent les Parisiens, et qui retourne
désabusé dans son Amiens où il brille jusqu'au jour où la dévo-
tion le prend et ne le quitte plus. On ne saurait donc s'étonner
s'il y a plus de verve et de gaieté dans la Métromanie^ plus de
délicate psychologie dans le Méchant.
1. L'Échange (1734), qui n'est qu'une pochade; la Prude (1740), la Femme qui a
raison (1749), trop peu amusantes. Quant à V Envieux (1738), ce n'est qu'une
satire (contre Desfontaines) qui ne fut, heureusement, représentée nulle part. —
Nous avons déjà parlé (voir ci-dessus, p. 577) de l'Enfant prodigue et de Nanine.
LA COMEDIE SSf
On sent, en elTet, par toute la Métromanie cette verve bour-
guignonne que Piron a répandue sans compter dans ses
diverses productions pour la Foire, à commencer par le fameux
Arlequin Devcalion, et qu'il n'avait abandonnée qu'un instant
avec ses Fils uigrats (1728). Et pour cause, puisqu'il s'est
peint quelque peu dans Damis, et que le rôle est le tout de
la pièce. Il lie entre elles les difîérentes parties (car l'intrigue est
double), il en est le centre, et, à peu de chose près, tout l'in-
térêt. Non qu'on reste indifîérent à l'habile agencement des
scènes, à leur adroit ricochet, ou encore aux autres personnages :
le passionné Dorante, la nonchalante Lucile que transforme
l'amour, l'oncle Baliveau, le capitoul infatué de soi et de ses
fonctions, le bourgeois pratique, qui n'entend rien à la poésie,
et que sa bonté seule et un bon sens natif sauvent du ridicule,
le métromane Francaleu enfin, « bon ami, bon mari, bon citoyen,
bon père », que la manie de rimer a pris sur la cinquantaine,
qui rime malgré Minerve, joue la modestie, rit de lui-même et
lit ses vers à tout venant ; mais Damis attire tous les regards,
qui a, avec les défauts du métromane, les réelles qualités du
poète. Malheureusement Piron a eu le tort de nous le présenter
presque tout le temps ridicule dans la première partie et presque
toujours, à la vanité près, sympathique dans la seconde. Du plus
distrait, du plus fat, du plus insupportable des métromanes, il
fait aussi un vrai poète, plein d'enthousiasme pour son art,
amoureux de solitude, désintéressé, généreux, courageux et
énergique. Il y a là une transformation qu'on ne s'explique pas
très bien tout d'abord. Mais la verve emporte tout, et ces scènes
plaisent étrangement où tour à tour Damis exalte devant son
valet sa propre personne et son talent, escompte par avance son
avenir en termes magnifiques et vante en vers ardents une maî-
tresse qu'il ne connaît pas ' ; où, en face de son oncle, bourgeois
poncif et officiel, il défend la poésie et les poètes avec une élo-
quence chaleureuse, où il tient tête avec un calme et un courage
tranquilles à Dorante qui l'insulte et le menace, se croyant trahi
1. Cette Muse bretonne qu'il adore se trouvera être... M. Francaleu même. (Piron
a mis au théâtre l'histoire piquante de M. Desforges-Maillard, qui se fit passer
dans ses vers pour M"* de Malerais de la Vigne, et, sous ce nom et ce sexe, se
fit admirer comme poète et trom|>n son monde. Quand la ruse fut dévoilée, le
monde le lui rendit bien.... en ne l'admimnl plus.)
582 LE THEATRE (1701-1748)
par lui, où enfin, après avoir attendu dans la fièvre le résultat
de la représentation de sa comédie, il apprend son échec sans
faiblesse et se venge de Dorante, qui a mené la cabale, en ren-
dant possible son mariage. Elles font et feront vivre un ouvrage,
bien écrit d'ailleurs, auquel on n'a fait tort de nos jours qu'en
le voulant porter trop haut. Le succès en fut considérable (1738).
Celui du Méchant (4747) ne fut pas moindre, où Gresset,
après son Sidney, s'attaque à un mal plus sérieux qui sévissait
alors dans toutes les sociétés à la mode. C'était une manière
spéciale de méchanceté, une méchanceté à froid, par système
et dilettantisme, et dont la base était l'égoïsme et la vanité.
Gresset a su excellemment, en s'inspirant quelque peu du
reste du Flatteur de J.-B. Rousseau ou du Médisant de Destou-
ches, nous présenter et nous peindre un de ces « paralytiques
du cœur », selon le joli mot de D'Argenson, qu'il voyait et cou-
doyait sans cesse. Si le Méchant nous étonne un peu aujour-
d'hui, si même ses menées, son manègç savant et sa louche
diplomatie nous irritent, la faute n'en retombe pas à coup sûr
sur Gresset, qui a si bien réussi à ne le rendre ni tout de suite
ni tout à fait odieux que les contemporains l'accusaient d'être
demeuré en deçà de la vérité. La chose fait frémir. Car ce
Cléon qui domine en maître dans la maison de Géronte, prêt à
épouser ou la sœur Florise ou la nièce Chloé, selon les circons-
tances, qui ne reculera devant rien pour arriver à ses fins, flat-
tant les uns et trompant les autres, est en somme, malgré son
esprit, un triste personnage. C'est un fourbe, une âme noire, qui
use de tout, des mines, des airs, des demi-mots, des ricanements,
des insinuations perfides, même des silences pour semer l'ai-
greur, la haine, la division, et y joint, s'il est nécessaire, lettres
et brochures infâmes. Il n'a aucun scrupule. Par plaisir et par
habitude il torture les cœurs. Une imprudence le perd, heureuse-
ment. Il est chassé. Mais il sort en maître, et menaçant. Et il a
raison, car il sait les secrets de la maison et est homme à en
abuser.
Voilà lehéros de la pièce, un marquis de Sade en son genre,
dont la figure étonne singulièrement aujourd'hui. S'intéresser
à cette sorte de libertinage moral, sinon à la lecture, n'est plus
guère possible. Et comme d'autre part les amours de Valère et
LA COMliniE ;i83
i]o Cliloi', (jui pas une fois îic. sont on |»résenco, nous loncliriit
méiliot. renient, la jtiôcc paraît froiilc, «lu moins à la scono. Los
rar;u't«!rros «les persoiniai5r;.s seoondairos ne parvionncnl pas à
raninî«ir suflisamnient, «|uclf]u«' bion venus qu'ils soient*. On
le déploie iraulanl plus «juo l'esprit y abonde, <|ue la îoniruc on
est renKir(|ual>lo do précision éléi^anle et pittoresque. ^lais quoi,
il y a trop de linessc, une gaieté trop décente. La comédie est
tropJjttéraireT trop faite pour unpublic spécial : ellccst^jc chrf-
d'n^uvre des comédies de salon. Avec une intrigue plus vivante,
une verve plus abondante, « lie n'eût [>as été indique de ]Vloliére.
En tout cas, c'e;>t la dernière grande comédie de caractt-re l'aife
d'après les procédés rlas-siques. Et par cela, (piand ce ne s<^i ait
pas par son intérêt historique, le Mi-chanl marque une dote coa-
sidérable dans l'histoire de la coniéiiie, comme Mérope daiîs
celle de la lr;îgédie.
H. Les Indép*;nclants. --. Tous ces auteurs cosniques, de
Hegnard à Piron, ont été, avec plus ou moins d'originalité,
«'e verve et d'esprit, les héritiers de Molière. Avec mx, en
somme, même avec De>touches, la comédie n'a pas brisé ses
altacbo'i avec le Maltri'. H n'en \a plus ainsi ni av<'C Marivaux
ni avec La Chaussée.
La comédie « métaphysique > de Marivaux. — Mari-
vaux (Pierre Cadet du Chamblain de) a créé un genre spécioi,
dont il est le seul représentant, et qrj a fait sa gloire. Ce
genre est si particulifr qu'il faut pour le bien comprendre une
éducation ]»réalable, une sort*, d'initiation. Tl est bon de lire les
mémoires du temps et de pénétrer quelques instants au moins
tlans les salons de la ir.;,rquise de Lambert et de M'"^ de Tencin,
centres du bon ton cl de la délicatesse, certes, mais aussi 4lc la
subtilité et du raffinem«»nt. C'est là qu'après avoir a écu vingt ;ins
en province, noire Parisien, tils d'un financier honnête, quoique
I. Ni le Itoiirru el iii<liilgei)l G<;ri)n1<!, Iionniio »lo sons, oi-rl»?. nuis ov.iuïe,
nilrlé, vaniloiix, proj>rièlairc •'.iithoiisiaslc ri implactblc, no bnflil à l;i »-\cli«*, ni
la luléle cl Iial)ile LisoUo, ni i'I»<..nn<îte cl senHc* Viisle, ni W. nu>liil«' V.-.l.'^re. «}iii
du . f.il >nlii>lleriie • ivilovi.T.t amouronx «H honmlc homino. ni l.i l-mlf ;ira-
cieus.; ol tonte charnianlc CIiKm;, une dos y\u9. aL'rc.iblt»s in.iri'inws qni _-i'ionl,
ni laroquellc «-l ^onlinicnlalc Floritse, tèle folio, «MMir ?àl'«, fcinuK' «uti «-nniiie
<!(• vieillir, fuil le monde qui la fuit, î^o pire <le IV-^juJI •le> aulrt»s. el f.';,rde des
aii-s sur la- vertu sans avoir cVS vertueuse, ni enlin le j>lai>anl cl «crupulciix
l'ronlin, lypo origin.nljle valet qui a souri de son • iKinneur -. ne quoi va-l-il se
mêler là?
■)8i LE THÉATUK (1701-1748)
Norman»], déjà rendu sceptique [tar une misérable histoire
d'amour, épura et affina son goût, et scruta le cœur féminin.
Aucune société n'était plus propre à lui plaire, à faire éelore el
valoir les qualités natives de sou esprit. La misanthropie ne
résista pas, si le mauvais goût fut plus tenace. Mais avec la
féerie (Y Arlequin poli par l" amour (1120), il entre déjà dans son
élément. A trente-quatre ans, tout en fondant un journal : le
Speclaleur frcmçais, il mettait brillamment au jour, avec la
Double Inconstance et la Première Surprise de Vanioiir (1722)
ses qualités d'analyste pénétrant des mystères du cœur humain
et jetait dans ses œuvres, outre la délicatesse juquantc de son
monde, une très ingénieuse subtilité, un langage singulier, un
esprit continu qui lui appartenaient bien en propre. Une ado-
rable artiste, Sylvia, qui devint son artiste, fit le reste : elle
attendrit sensiblement le jeune psychologue, et donna à son
talent je ne sais quoi de plus léger et de plus capricieux. Ce fut
un bonheur j)Our Marivaux d'avoir débuté au théâtre italien. Il
yrosti'. 11 eut raison. Car là seulement il pouvait trouver les
artistes qu'il lui fallait. Au théâtre français de telles pièces cou-
raient le risque — ^ce qui arriva — de dérouter le public. II y avait
trop loin d'elles à celles qui occupaient alors la scène. Ici le but
n'est plus le lire, mais l'analyse des sentiments; ici, pour toute
intrigue ou un conflit d'amoui-propre, ou un amour qui
i s'ignore el prend con.?cience de soi; ici des marquis, des cheva-
liers, des comtesses, non plus ridiculisés et comme maltraité;?
; à plaisir, mais peints avec sympathie par l'auteur, et qui rivali-
sent do senliment et d'esprit; ici enfin un langage original, et
î. SiT M'? 29 coiiK-'Uc?, il f'ii <lonn;i 10 aux It-Uions ù savoir, oniro celles
noiiiiiiKC- j/ius l).iiit, i'Ainotir et la 1V/(7r' (17:20), le Pri/ice travesti (1724), la Fausse
suiionto (id.), Vllérit'ei- de vilUti/e (l"2o), le Tr/'ornjihe de Plutus (1728), la Nou-
velle Colonie (n2û), le Jeu de V Amour et du lla-iai-d (1730), le Triomphe de
Vaiitow' (1732), Vh'.cole dea mères (id.), l'tl'Vtreux Stralof/ihne (1733), la Méprise
(1731), la Mire confidente (17.!r)). /(•>■ Fausses Confidences (1737), la Joie impri'riie
(173S\ les Sincères (173'.)), VEpreuei^ (I7>0), «nii réussirent ))i>aucou|t pour la pl»i-
part, et 10 seulement au Théâtre français : /'• Dénouement imprévu {{li\), l'Ile d^s
Esclaves (I7:i";), les Petits Hommes et la Seconde Surprise (le l'amour (1727), la
Réunion des amours (1731), les Serments indiscrefs (1732), le Petit Maître corrif/é
(173'k), le Ler/s (173G), la Dispute (17'» l), le Préjugé vaincu (1740), qui, en {;én.jjal,
furent, à 1 cauroup près, moins heureuses. Ce ne sera «jue peu à peu qu'tîllf*
forceront le puMic. lin même temps que ces comédies, il composait ses n.mans,
ré;li{ieait ses feuilles, (léi«ensail dans Ja société des trésors d'esprit, fnisail des
leclures à l'Aeadémie. Né en lOSS, à Paris, il y mourut en 17G3, njirès uu«
vieillesse {.'é née, où il était demeuré toutefois et Iton, et généreux, el charitable.
HIST. DE LA LANGUE & DE LA LITT. FR.
T. VI, CH. XI
ArmaiiJ Culiii Jt C", EJilouis, Paris.
PORTRAIT DE MARIVAUX
D'APRÈS LA PEINTURE DE L.-M. VANLOO
Conservée à la Comédie-Française
LA COMEDIE - 'JSr,
élranj^epoui* le jii'os îles spoclul'.'urs loul au moins, lîref, ••'éluit
lîi présentation à la scrne, a\ec m\ réalisme voulu, «l'un milieu
particulier. Marivaux, en prenant comme domaine le co'ur
htnnain, e.\[»loilait un (ilon nouveau. 11 fiû.sail clans la eoiné<11c,
comme on Ta «lit — et toutes proportions gantées, — une
révolution semMable à celle qu'avait faite llacinc dans 'a
tra.qédie. Mais au lieu de la jteinture des passions et de la pas-
sion, ^^larivaux s'en tenait à. celle des man«>ges amoureux, «le
ces amours nées dans les salons, de ces sent imenls qui, i^ènés par
mille préjugés et par mille bienséances mondaines, honteux de se
montrer, sinon d"ètre, se défient de tous, surtout d'eux-mêmes,
et ne s'avouent vaincus qu'après une série de défaites. Il se con-
t«^nlaitdonc — le plus souvent — de vouloir pénétrer les mys-
tères (les amours naissantes, d'autant jdus compliquées qu'elles
sont parfois plus naïves, toute celte fine diplomatie des coeurs
qui se trouvent sans avoir Tair de se chercher ou se fuient
pour se mieux donner. Il y avait là de quoi étonner le puîdic, à
coup sur. Ktait-ce assez en etrel pour le jiréparer à une telle
coujédic qu'une ou deux scènes du Giflant Coureur ou do
r Épreuve réciproque de Lej^rand?
Quoi qu'il en soit, de cette comédie l'amour est la hase et le
centre, l'ymour avec ses acolytes luil>ituels, parfois la nuïvelé,
le plus souvent la coquetterie et l'amour-jjropre. Tous les per-
scnnages de Marivaux finissent, tôt ou tard, par être sensibles
à l'amour. Ils semblent avoir tous un « penchant incognito » en
^ux. Ils n'ont pas le droit de ne jias aimer, car sans l'amour le
cœur est un « paralylique » et les honmies demeurent comme
des o eaux stagnantes ». L'amour est un « devoir y>'. L'amour
est donc partout. 11 n'y a pas toutefois monotonie. Marivaux n"a
pas constimmenl refait, quoi qu'on en ait dit, la Première Sur-
pn's'j lie C amour ^. Et d'abord, la Seconde Surprise île Cainovr est
déj:i bien diirérente. Si la Double Incnnslaiice est encore une sur-
prise de l'amour, le cadre ici est tout autre. 11 y a loin aussi de
I. Cf. la Double Incohstunce (I, 2: III, I) et la Première Surprise de tantûtir.
•2. Li:i-ri;<*mc disait, »r.if.rès D'Aleihbort : - Dans nios i>ièc«.-<. c'osl lantôt iin
amour iynorc de iJ<:ux ainanl», laiilôl un amour qu'ils sonlenl el <|u'ils veulent
se cacher i'un à l'autre, tantôt un amour liinide et qui nosc ?e déclarer; t.int«")l
enfin un aniour incertain et comme iu«i(?cis, un amour à demi n<* pour ainsi
«lire el qu'ils épienl ati <Iedans d'eux-mêmes avant de lui laisser prendre I essor -.
586 LE THEATRE (1701-1748)
la Fausse Suivante et i\\\ Dénouement iniprèim an Jeu de r Amour
et du Hasard, où la volonté d'une part, et la passion, la véri-
table passion «le l'autre, trouvent leur place. Les Fausses Confi-
dences sont le Jeu de V Amour et du, Hasard renversé, sans parlie
curice en quelque sorte : il y a encore méprise, surprise, et
même passion, mais les conditions et r«%e des personnes chan-
gent considérablement les choses. Dans VEcole des mères il n'y
a rien de tout cela; le Legs n'a ni mé})rise, ni surprise, non plus :
il ne s'agit que de pousser un amoureux timide à déclarer net-
tement son amour; les Siticères sont une tout autre pièce et très
originale où deux amants, qui croient s'aimer, se tournent le
dos dès que leur franchise s'attaque, non plus aux autres, mais
à eux-mêmes. Et f Épreuve est un délicieux bijou, où il n'y a
qu'un quiproquo amoureux dénoué habilement. I^à encore ni
méprise ni surj)rise, ou alors il y en a dans toutes les comédies
où entre l'amour. Il est vrai qu'il y a toujours triomj)he de
l'amour.
C'est vers ce triomi>he de l'amour que, dans presque toutes
les j)ièces (même dans les comédies héroïques), nutrche constam-
ment l'action. Car il y a réellement une action, et qui marche.
Seulement elle se luUe lentement, d'un mouvement continu qui
va sûrement à son buf, tour à tour poussée ou retardée, soit par
des incidents extérieurs, soit par le simple choc des personnes
iiitéiessées, et leur stratégie savante de regards, de réticences
et de sous-entendus. Et iî arrive ce qui devait arrivée nécessai-
lenient, à savoir qu'elle va en quelque sorte en s'é}>urant elle-
même, et que les incidents extéri^'urs finissent par n'avoir plus
de place dans les œuvres de la niaturité, les modèles du genre,
le Jeu de V Amour et du Hasard et les Fausses Confidences. Les
seuls incidents sont ici, ou peu s'en faut, des états d'àme qui,
« ou se contrarient jusqu'à ce qu'ils finissent par se concilier,
ou se succèdent en se précisant jusqu'à ce qu'ils se connaissent
eux-mêmes » (IJrunetièje).
Ce théâtre est donc un théâtre essentiellement psychologique;
il est comme le bréviaire des amours naissantes. Aussi est-ce
im théâtre particulièrement féministe. (Vjmme dans les trag-édies
de Racine, les femmes ont ici U^ premiers rôles. ]\îarivaux a
mis dans leur peinture, avec une minutieuse exactitude, unepoé-
LA COMKF)IB -Jg:
ii(|iic fanlîiisie. Kilos siMluisont «lès l'ahoid (juaml rllcs .ipita-
ralssoiil (telles (ju<î «iaiis les aimables taMeaux <lc Walleau ou
«le Tjaneret, ou «lans les>^»astels «le Laloiir et les «lessins île
Saiiil-Aul)in) tlélicieuseinenl poudrées, mouchetées, enruban-
nées, dans ces toilettes claires et amples où se jouent festons,
mij^nonnettes et dentelles, ini:énieijsement parées de ces niill:î
riens qui rehaussent le teint, avivent la physionomie, font saillir
les charmes, toutes gracieuses, toutes aiinahles, et fines, et déli-
cates, attirantes déjà et «lésirables liiMi qu'à les voir dans Icuj's
coquets ajustements. Klles forcent les regards, et avec les
regards la sympathie. C'est pis encore si on examine de près la
juohilité des traits, l'esprit du sourire, le feu discret des pru-
nelles, l'innocence habile du maintien de ces féeriques poupées.
C'est en elles un luélange irrésistible de naïveté et de coquet-
terie, de réserve et de hardiesse, de fierté et d'abandon, de bon
sens spirituel et de fantaisie. Klles tiennent toutes de la délicieuse
créature qui les incainait au théîVtre, et sont sœurs par le carac-
tère couîme par le costume, celles-ci plus malicieuses et plus
mutines, cePes-Ià jdus retenues et plus graves, 'celles-ci plus
adroites, celles-là plus tendres. Le type idéal c'est la toute cjiar-
jnante Silvia du J>;u de V Amour et du Hasard, jeune, alerte,
vh'e^ mais souple, mais habile déjà, et raisonnable, et énèr-
giquOj sans que la raison, même raisonnante, exclue nn seul
instnnt l'esprit, renjouement et le charme. Donnez-lui pins <le
rctemie encore, plus de dignité, plus de l.onté sensible, et aussi
plus d'expérience indulgente, et vous aurez, à peine plus âgée et
déjà veuve, rArairjinfe des Fanages Confidenres. C'est tout dire.
T'îlles sont les héroïnes de Marivaux, ingénues ou veuves,
qu'<dles s'nppellent Silvia, Angélique, llortense, cm plus siinplc-
n^ent : la comtesse, la marquise. Les hommes, leurs vi.s-à-vis,
ne les valent point, quelque aimahles qu'ils soient'. Mais ce sont
des honnnes, et bien qu'ils aient souvent une exquise dêlica-
1. Dos v.ilels el soubroUcs, un j»cu élrani/cs ;i jncmirrc vue. cciix-lii, Ji^lèlos,
honnôles. «Icroiiés, adi'oils, encore que raisonneurs, iiitéresHô»» cl imj>erlinents
(parfois du reste hardis el cynique^», comme le Trivclin de la Fuusst'. Suivante),
celles-»:! honnêtes aussi pour la plupart el fidèles, prc^■«luc des - amies <le con-
di(io:i inférieure », selon le mol de M. Larçoumcl; des pny^aus halourds et
linaudc, des pères tendres, des mères grondeuses, deçà cl delà quelque Gascon,
quoique pédant bouffi, quelque procureur, quelque ])lal courtisan, etc., coniplô-
lenl la galerie des personnages de Marivaux.
588 LE TFIKATRE (l 701-1748)
tessc et parfois même de la passion, un égoïsme inconscient,
une indiscrète sensualité, voire un soupçon d'intérêt, percent
toujours à travers leur subtile adresse, leur politesse émue et
leur tendresse respectueuse. Au demeurant ils paraissent encore
séduisants en face de leurs irrésistibles antagonistes. Et la petite
guerre s'engage, une guerre d'escarmouches, une sorte de duel
de diplomates où les intéressés restent d'abord sur une pru-
dente exspectative. Puis c'est une série de menues, et douces, et
attirantes attaques où l'on n'avance (pie pour reculer. D'escar-
mouches en escamourches, de ripostes en_ ripostes, à force d'in-
sinuations, de réticences, de sous-enlendus et de regards, à
force de chaude indiiïérence et de froideur sympathique, le
suprême assaut et lo dernière défense amènent un dernier choc,
le bon, où les méprises s'éclaircissent, les surprises s^ dévoilent,
les défaites et les victoires s'avouent en s'excusant, et où l'amour
triomphe dans le mariage. Et c'est cela même qui est ce mari-
vaudage, si difficile a définir. Il semble que ce soit comme
un jeu d'^ajnour, une past>e amoureuse, où les jtersoiuiage»,
l'œil fixé sur leur.-, adveisaircs et sur eux-mêmes, observant
tout, voyant tout, décrivant tout, notant tous les degrés de ces
; multiples inclinations qui ne cessent d'agir et de réagir les unes
1 sur les autres, rivalisent entre eux à coups danalyses péné-
j trantos, de pejspjcuces exaineiv^,de chicones de sentiment — et
, cela daas un langage dont la souplesse, la ténuité, la Aivacité
j pittoresque <l imagée, la naïvelé fine et subtile s'unissent pour
I peindre cc3 infiniment petits qui, sans échapper à l'analyse,
|échaj>paient jusqu alors a l'expression '.
I Mais le mari\au(lag(\ c'est-à-dire le uialogue_psNxhoJogiquei_
et, comme on diroit, .( métaphysique >», n'est pas tout Marivaux.
II a fait des féeiies, et aussi des comédies héroïques, mytholo-
giques, philosophiipjes, lesquelles, niêmo (juand elles portent
la marque de ce marivaudage, y échappent toutefois le plus
1. Le maiivaii(l;ige est bien, selon un mot de ilarivaux lui-inème, une expres-
sion simple des inouvemenls du ca-ur, car il croyait sineèremenl copier la
nature. La {>rcu\e de sa sincérité est dans rexubérance bouffonne cl le burlesnue
raflinement de i)ensée et de langaye qu'il prèle parfois ù ses valets et soubrettes,
et qui rap|)ellent par plus d'un trait le jargon des jirécieuses. Ce n'esi plus ici
que la coiiie du marivaudage. Le vrai marivaudage est parfois guindé, et sec, et
fatigant; il n"est jamais ridicule.
' ■ L\ COMKUIE :;«Vj
souvent '. Car, à vrai dire, il est lUnijoiirs origûial. 11 l'est
quand, brisant les cadres du n'îel, il évo«|uo do féeriques intri-
gues qui rappellent eertaines comédies de Shakespeare; il l'est
quand son iniaginalion infaligalde l'enlraîno à faire <lans des
cadres nouveaux et plaisants, sans àprelé d'ai'leurs, avfc une
verve facile qui se jonc sans elTorfs et fait irionipher par l'es-
prit la saine raison, le procès de cerlains ridicules et de cer-
taines utopies; il lest quand il donne avec If. Prince (ravrsti
une coniédic vraiment héroïque, une comédie à la Nicomèdc ou
à la Don Souche, une pièce à panache pour ainsi dire, et déjà
romantique par la violence des sentiments et le romanesque, il
l'est encore enfin dans sa Mère coufidf.nle, en montrant en face
de La Chaussée qu'on peut tirer les larmes sans accumuler les
situations bizarres, qu'il y suftit d'une délicatesse atterulrie et
d'une éloquence émue. De sorte que, même s'il n'avait pus créé
un genre spécial par sesj;!pjnédiç.ij[îia]Lijaiji(ia,.4)s.\xh(^^
J3 cisk)çnitiqiici, qui lui assurent un des premiers ran^s parmi
nos auteurs comiques, il y tiendrait encore une place honoiahle
par les autres, qui n'ont que le tort d"«'tre éclipsées par les pre-
mières, de plus en plus admirées chaque jour, et à juste titre.
La comédie larmoyante et La Chaussée. — Ce que
la postérité a rendu à ^îarivaii.v en gloire, elle l'a presque com-
plètement enlevé à La Chaussée (1092-1154). Ses comédies,
après avoir tant fait pb;urer jadis, nous touchent si peu aujour-
d'hui que nous avons peine à jious expliquer leur succès.
On comprend t«^utefois que la comédie altendrissante devait
nécessairement dcîîuer naissance à la comédie larmoyaiîte. Il
n'y avait qu'à forcer la dose du romanesque. On sait iU\ reste
qu'il conduit droit à la grosse pitié. Les choses allèrent !jon
train, le moment étant favorable. Xjne vive sensibilité pénétrait
tous les cœurs. On commençait déjà à naître sensible. La faute
I. S'il y en a des U'.ices dans li cMarmaiitc féerie qui lui <(*rvil do dthiil :
Arleifuin poli par l'Amour, «lans la pièce niylholoî-'iquc qui -x nom Ai liéuni'jn i.'cs
Amours, dans des comédit*s liéroïqiies «'oniinu le l'rinc:' fruvfiti el le Tricoiph/;
de r Amour, il n'y esl plus le ]»rincipal. Il n'y en a pas dans ses den\ dornicTes
comédies : /<•< Acteurs de bonne foi cl. Félicie; il n'y en a pas dans »a seconde
corné. lie mythologique et sa seconde féeri»* : le Triomphe de Plutus el Féfleiei
il n'y en a jvis non plu.> dans ces sjitiies pitpianlcs que Marivaux écrivit de 1726
à 1120 : l'Héritier de village, et surtout Vile des Esclaves el la Sourelle ■Colonie
ou la Liffue des femmes. A plus forte rnison, n'y eu a-l-il pas dans ces comédies
|)atliéliques qu'il composa plus tard : la Femme fidèle cl la Mère ronfidente.
o90 LE TIlKATllE (1701-1748)
en ét.iif siuiuiit aux roiiuiiis. Lo Tclêniaque était dans toutes
les mains. La tragédie avait suivi l»ienlot la voie onveiie.
Emprunter à la tragédie et au roman ce qui en avail assuré le
succès, la sensibilité exagérée naissant du romanes(jue, telle
fut, après Vlnès de Castro de La Motte, après Zfrire, après Manon
Lescaut et les Mémoires ci'ua Homme de qualité, après la
Marianne i\{i jMarivaux qui se puMie depuis 1731, après le Jeu
de V Amour et du Ilnsard, après le Glorieux enfin, l'ouvre de lia
Chaussée. lia comédie, tout comme la tragédie, va viser au
pathétique. Les genres vont se confondre. 11 ne s'agit jdus
maintenant de faire rire les honnêtes gens par le spectacle des
ridicules de riiumanité, il faut les émouvoir, et par suite les
instruire, par létalage constant de la vertu malheureuse.
Voilà ce qu'a fait La Cliaiissée, et sans doute ce qu'il a voulu
faire. Cav chez lui, pas de règles, pas de Ihéoiies. Il n'a guère
conscience, dès le début, que de mettre ilu ronianesquo dans la
comédie. 11 sait plutôt ce qu'il ne veut pas (à savoir une « fai-ce
sarcluirgée » ou un ci badinage absirait et clair-obscur )> (pro-
logue de 1*1 Fausse An tipaf lue), (.[ne ce qu'il veut au juste, et s'ck-
ca?e d'avoir man<|ué de couiique. Il ne semble pas avoir été un
novatem- de parti pjis. Le préci» de sa vie dramatique teiidi*ait à
le prouver. Si l'on ne peut aller jusqu'à dire qu'il a fait des
comédies pathétiques pai- inj puissance de faire des tragédies,
voire n)éme des comédies, il fiuil avouer qu'il n'a pas e«i de
système rigide uuquel il a tuut sacrifié. On peut trop croire
qu'il n'a fait qu'exploiter le goût public, qu'il s'est Inibsé aller
au g-ré des évcnen.erits, ce qui était son droit, après tout. Il a été
un iiabile, au llair suldil, avide de succès; il n'a été sans doute
le père de la coméiiie larinoyante que par occasion.
En tout cas ses comédies larmoyantes comptent seules, et
moins encore îtnr elles-mêmes que par leur succès et les discus-
sions qu'elles firent naître (en summe la questi<)n de la fusion
des genres él-it en jeu). Aucun homme ceites ne paraissait
moins propre h de telles comédies que ce bourgeois aisé, qui
fréquentait tous les mondes, généi-eux et bon à coup sur, mais
froid, mais caustique, et ne chcrchaiit qu'à jouir de la vie. Ce
spirituel débauché devint dans ses comédies, comme rappelaient
IMron et Collé, le « Uévérend Père j> La Chaussée. Et déjà dans
LA COMKDIE 5tf{
la Fausse Antipathie. Plus encore avec le Préjugé à la mode où,
exploitant sur les conseils Je M"" Quinauit une scène de M. du
Cap Vert de Voltaire, s'inspirunt du Jaloux désabuse de Cam-
pisiron, du Philosophe marié et des Philosophes amoureux de
Destouches, il montre, par les malheurs de Constance, épouse
aimable, vertueuse, mais délaissée, trahie, bientôt même accusée
sur de fausses apparences par un mari qui l'adore pourtant mais
craint l'aveu public de son amour, les conséquences tantôt
comiques, tantôt émouvantes du préjugé absurde qui régnait
alors. C'était chose malséante et bourgeoise, que d'aimer ou de
paraître aimer sa femme. La Chaussée attaque par l'émotion
un ridicule que n'avaient pas alTaibli les traits fréquents des
poètes comiques et l'éloquence d'un Destouches. Il réussit. On
passa sur les invraisemblances de l'intrigue, l'encombrante sen- \
timentalité de la pièce, sur le style vague, prétentieux et humide,
sur une pâle et terne poésie, et on pleura. Et de même à f Ecole
des maris. Et plus encore à Mélanide (1741), qui fut un triomphe,
et kla Gouvernante (1741) dont le succès fut très vif. Ce sont les
pièces types de la comédie larmoyante '.
Quand on les lit, la méthode de La Chaussée apparaît nette-
ment. Il a emprunté à un roman d'une part, à la réalité de
TautrCj^eux faits intéressants : celui d'un fils qui demande répa-
ration à son père du tort qu'il veut faire à sa mère par un secoîïH
mariage; celui d'un juge ca[)able de payer de sa fortune une erreur
involontaire. En les dénaturant du reste quelque peu, il les a
étoufTés sous une foule d'incidents étrangers et étranges. Certes
il en a tiré de belles scènes qu'on a louées avec raison, mais ils
sont devenus chez lui l'accessoire. Il y avait là pourtant matière
à des peintures intéressantes de caractères et d'états d'àme. La
Chaussée a passé à côté; il a seulement voulu gagner les spec-
tateurs — surtout les spectatrices — en leur présentant un per-
sonnage féminin sur lequel il accumulait les malheurs. Et com-
ment résister, dans Mélanide par exemple, à la pitié qu'inspire
une pau\Te femme qui, mariée secrètement, séparée de son mari,
séquestrée par des parents barbares qui ont fait annuler le
l. Les autres comédies larmoyantes de La Chaussée, sauf l'École des rnères (['ii).,
échouèrent : ainsi Paméla (1743), VÉcole de la Jeunesse (1149), et l'Homme de
fortune (1751).
592 LE THEATRE (1701-1748)
mariage, puis libre au bout de vingt ans, mais déshéritée, élève son
fils Darviane comme s'il n'était que son neveu, et ne retrouve son
époux, le comte d'Ormancé (aujourd'hui marquis d'Orvigny), que
pour le voir rival du jeune homme et pour être sacrifiée elle-
même à un nouvel amour? Comment ne pas la plaindre d'être
forcée, après que l'impétueux Darviane a insulté le marquis, son
rival (qu'il ignore être son père), chez son amante même, de lui
découvrir le secret de sa naissance, de lui laisser entrevoir
qu'elle est sa mère,... et de lui enjoindre comme telle de res-
pecter le marquis? C'est plus qu'il n'en faut, heureusement,
pour que Darviane comprenne tout. Il va trouver le marquis
et par une habile manœuvre le force à avouer sa paternité.
Mélanide survient. Sa grâce et sa beauté l'emportent. Et les
larmes de couler. Et quel sujet était plus capable, sinon celui
de la Gouvernante, de les tirer inévitablement? Il suffisait
d'acteurs passables. Ils ne manquent jamais à des pièces où
il entre peu ou pas de psychologie, où le style procède par
saccades, qui abondent en personnages prècheurYct sensibles
et où tout se résume en quelques situations à effet. Or si,
presque dans toutes les comédies de La Chaussée, il y a une
véritable entente du théâtre, des scènes bien filées, des situa-
tions émouvantes , d'aimables ingénues , voire même des
types originaux et des vers heureux, il n'y a le plus souvent
qu'un encombrant romanesque, une enfantine psychologie, une
morale prétentieuse, et tout cela noyé dans un déluge de
sensibilité déclamatoire.
Il reste que La Chaussée, après Campistron, après Piron,
après Destouches, a substitué d'une façon plus large et plus
' nette l'émotion au rire dans la comédie. L'attendrissement ne
lui suffit pas, il lui faut les larmes. Aussi n'y a-l-il presque
plus (s'il y en a encore) de place pour le comique dans des
pièces comme Mélanide et la Gouvernante. Nous sommes donc
en présence de comédies romanesques et sentimentales, où
les personnages, de condition noble ou de condition au-dessus
^ de la moyenne, toujours vertueux et toujours guindés sur la
vertu, comblent par suite d'accidents peu ordinaires la mesure
des malheurs humains. Rien de plus propre à attendrir un
public prêt aux larmes, qui aime, qui s'amuse presque à pleurer,
LA COMÉDIE 593
et rien de plus propre aussi à lasser, à la lecture, des gens ver-
tueux, et de la vertu même.
D'ailleurs l'influence qu'ont eue ces pièces suffirait à leur
conserver aujourd'hui une certaine importance. Destouches,
Marivaux, Gresset dans son Sidneij (sombre pièce imitée de
l'anglais, pleine de tirades fastidieuses et emphatiques, qu'égayé
d'ailleurs de temps en temps l'humour raisonneur d'un fidèle
valet (173o), M"" de Graffigny dans sa Cénie, Diderot enfin,
d'autres encore, leur doivent quelque chose à coup sûr. En fait,
La Chaussée a eu l'originalité, sinon le mérite, de traiter plus
sérieusement la comédie et de la croire capable de donner plus
qu'elle n'avait donné, et pour cause. Et si le drame bourgeois,
le drame domestique qui met aux prises les divers membres
d'une même famille, déprime ou exalte les passions par les
préjugés, les relations, les professions, les institutions, est à
peine ici effleuré, et combien pauvrement! c'est encore quelque
chose qu'on puisse l'y apercevoir quelquefois. Sedaine fera le
reste.
DEUXIEME PARTIE (1748-1789)
L'apparition et la publication de ï Encyclopédie (1751-1772),
la lutte philosophique, les transformations sociales qui en
découlent, dominent l'histoire de la littérature dramatique dans
la seconde moitié du xviu" siècle comme elles dominent l'his-
toire générale. Cela était inévitable. C'est par le théâtre seule-
ment que les philosophes pouvaient espérer conquérir la foule.
Us ne manquèrent point à leur tâche. Le drame lui-même,
presque aussitôt né, tout en se développant et en pénétrant de
plus en plus les deux autres genres qu'il corrompt, puisera dans
les nouvelles idées de périlleuses ambitions. Il ne faut donc
pas s'étonner si la tragédie et la comédie vont se modifiant
chaque jour. Sur elles d'ailleurs, comme sur le drame, agis-
sent en outre deux influences considérables : celles de la lit-
térature anglaise d'une part, de l'autre celle de Rousseau. La
terreur et l'horreur anglaise sont à la mode; un courant de
sensibilité, voire de nervosité, entraîne et emporte tout. C'en
HiSTOINC DK LA LAMOUC. VI. o8
594 LE THÉÂTRE (1748-1789)
est fait dès lors presque complètement des œuvres générales,
impersonnelles, artistiques : Mér ope {il ^if2) et le Méchant (1147)
ont été comme les dernières grandes manifestations de l'esprit
classique.
/. — La Tragédie,
On peut dire que l'histoire de la tragédie n'est plus main-
tenant que l'histoire d'un genre destiné fatalement ou à se
transformer ou à périr. En face des exigences d'un public tou-
jours plus nombreux et moins instruit, de la vogue croissante
de l'opéra-comique, de la tyrannie ou de la médiocrité des
acteurs, l'œuvre simple, psychologique, désintéressée de Racine,
n'était plus de mise. Pour vivre, la tragédie emprunte donc à
l'opéra, au théâtre anglais, même au drame, ce qui plaît en eux.
Elle devient une pièce à spectacle, présente des actions terri-
bles, brise ses cadres, admet des personnages inusités, délaisse
pour la pantomime les grands intérêts et la peinture des senti-
ments, se fait tour à tour antique ou moderne, nationale ou
exotique, chevaleresque ou bourgeoise (même champêtre), et
ainsi c'est une tragédie-opéra ou une tragédie pittoresque, mais
toujours une tragédie militante, à quelques exceptions près,
jusqu'au jour où, la lutte sociale envahissant tout, elle n'est
réellement qu'une pièce de combat. Et de tout cela. Voltaire,
toujours Voltaire, ou par lui-même ou par ses disciples, sera
l'ardent promoteur ou l'infatigable ouvrier.
Voltaire, de « Sémiramis » à « Agathocle » . — Ses
tragédies sont plus intéressantes maintenant par leur histoire
ou leur but qu'en elles-mêmes. Et déjà Sémiramis (1748), où
Voltaire faiseur d'opéras et admirateur sincère de Quinault,
courtisan bien en cour, n'a voulu composer d'abord qu'une
pièce à spectacle. Mais bientôt il veut davantage ; il s'agit de
faire pleurer et frissonner, de parler à la fois aux yeux, à l'oreille
et à l'âme. La pièce d'ailleurs n'est qu'une nouvelle Eriphyle avec
la fameuse ombre encore maladroitement présentée, mais une
Eriphijle supérieure, que deux rôles sympathiques et la pein-
LA TRAGEDIE n9S
lure énergique d'un caracU'^re énergique mettent bien au-dessus
de la Sémiramis de Crébillon avec lequel Voltaire se trouvait
ainsi rivaliser. Il l'emporte moins aisément, s'il l'emporte même
(c'est maintenant moins une simple rivalité qu'une véritable
lutte), avec son Oreste, bien qu'il n'y ait ni romanesque, ni
amour et qu'il ait su, parfois avec bonheur, modifier à la moderne
les caractères, faire d'ingénieux changements et trouver, outre
une habile gradation de périls pour le vengeur d'Agamemnon,
d'originales dernières scènes (1730). Mais il l'emporte sûrement
avec Rome sauvée (i7o2), son Catilina à lui, qui est la grande
œuvre travaillée et retravaillée jusqu'en Prusse, où il veut
joindre à une action puissante un tableau historique. Ses forces
ne l'ont pas trop trahi. Il a su habilement peindre les Romains
et la Rome d'alors (cette Rome, toute meurtrie, tout inquiète,
et déjà tout ingrate!), et si la tragédie est loin d'être aussi ter-
rible qu'il le pensait, confondant le terrible avec la succession
rapide des coups de théâtre (il y en a sept ici), l'émotion n'y
manque pas toutefois. Même l'apparition d'Aurélie au Sénat, où
elle confond l'époux traître à la patrie, ses aveux, sa mort enfin,
ne laissent pas, malgré l'étrangeté historique de la conception,
de nous toucher vivement.
Voltaire ne pouvait jouir de sa victoire, étant en Prusse. Il
s'enfuit, on sait comment, pour s'installer définitivement en
Suisse, toujours soufTrant et toujours travaillant. Au milieu
des plus graves soucis, il ne délaisse pas pourtant la Muse tra-
gique. Il corrige certaines de ses pièces, puis se met à VOrjjhelin
de la Chine, qu'il fait et refait. Il veut gagner les cœurs par une
intrigue amoureuse, susciter l'intérêt par la peinture contrastée
des mœurs chinoises et tartares, donner enfin une éclatante
leçon de vertu. Ces trois préoccupations, hélas! se nuisent l'une
à l'autre. La pièce n'est si morale que parce qu'elle n'est plus
vraie historiquement. Ce vainqueur troublé dès les premiers pas
par une civilisation nouvelle, et dompté bientôt par l'amour,
ce conquérant doux, clément, presque respectueux, comme
dégoûté du pouvoir, ce psychologue galant, n'a plus du Tartare
que le nom. De même les autres personnages ne sont ni tar-
tares, ni chinois. Mais les contemporains se laissèrent facilement
prendre aux tirades savantes de l'auteur, et grâce à la nouveauté
596 LE THÉÂTRE (l748-1780)
du sujet, au rôle d'Idamé, au jeu admirable de la Clairon (qui
inaugurait la réforme du costume), firent à la pièce, malgré
l'indécision maladroite de l'intrigue et la médiocrité du style, un
éclatant succès (1755).
Ce succès encourage le « patriarche de Ferney » , et surtout la
transformation matérielle de la scène française. Il la voit avec
enthousiasme débarrassée des banquettes et des spectateurs
(avril 1759). Aussi fait-il avec ardeur, et dans un goût nou-
veau (c'est le refrain ordinaire), Tancrède, y mettant bien de
l'action, bien du fracas, bien du spectacle. Il l'écrit en vers
croisés. Il appelle à son aide pour voir et revoir l'œuvre tous
ses amis. Et Tancrède paraît! Et Tancrède est acclamé (1760)!
Quel sujet moins banal en effet? Quoi de plus susceptible de tirer
les larmes qu'un héros qui combat en champ clos pour son amante
alors même qu'il s'en croit trahi, puis cherche dans la mêlée
une mort ardemment désirée, meurt enfin en apprenant qu'il
est aimé et n'a jamais cessé de l'être? Et que sera-ce si les mœurs
sont modernes, si le héros est français, si c'est l'amour enfin qui
est la base de toute la pièce, encore qu'il n'y ait ni paroles, ni
déclarations amoureuses? Comment résister à cette suite rapide
d'événements, à cet éclatant spectacle, et, à la fin, à cette pan-
tomime effrénée? L'action a beau être romanesque, avoir des
vides sans nombre, on sent qu'on serait pris à la représentation,
les acteurs aidant, par l'art avec lequel Voltaire a opposé les
scènes aux scènes, a rendu ses personnages sympathiques, et
a su parfois, malgré d'étranges faiblesses de style, les faire
parler. Il y a là de ces vers et de ces tirades qui sonnent allè-
grement aux oreilles; il y a de ces cris, comme le : « Eh bien,
mon père? » qui résument toute une situation et un caractère; il
y a surtout deux touchants protagonistes, victimes tous deux de
l'amour, du devoir et d'une trop généreuse fierté, à qui on ne
peut pas ne point accorder une admiration attendrie. Dans tout
cela on sent que Voltaire a mis un peu de son cœur, comme pour
Zaïre. Car Tancrède est une Zaïre plus romanesque et plus mou-
vementée. Et c'était bien ce qu'il fallait à des spectateurs blasés
et nerveux, que ce drame sombre, empreint de mélancolie,
d'héroïsme et d'humanité, rapide et coloré, qui paraît une sorte
de drame romantique — avant le romantisme.
LA TRAGÉDIE R9?
Les autres tragédies n'offrent plus guère d'intérêt que par
l'intention. Les théories se croisent et s'entre-croisent. Celle
des Commentaires est vite sacrifiée au profit des autres. Le
grand point maintenant pour Voltaire est de « déchirer » les \
cœurs et de les instruire. De là naît, et des circonstances, et de ses
débats de toutes sortes avec les prêtres, et de sa rivalité avec
llousseau, et des audaces de ses disciples, et de son désir insa- p
tiable du succès et du nouveau, cet idéal d'une tragédie pleine
d'action « agissante », de tableaux et de « peintures vivantes »,
d'allusions, de propagande morale : drame, opéra, pantomime,
satire et sermon tout ensemble. C'est la tragédie pittoresque et
philosophique. Telle est Olijmpie, pièce encore plus courte que
Tanorde, qui réclame une foule d'acteurs, qui est une suite
de tableaux animés, où l'enseignement se fait jour par des
vers, des tirades, des notes même, et qui réussit. Pensez donc :
on y voyait successivement un mariage, trois reconnaissances,
un enlèvement ou à peu près, divers combats, les funérailles de
la veuve d'Alexandre, et jusqu'au bûcher où se jette l'héroïne,
sa fille, par honte d'aimer celui-là même qui est cause de la
mort de sa mère! (1764.) Mais, hélas! en voulant parler aux
yeux, à l'oreille et à Tàme, Voltaire ne parlait plus à l'àme. Et
les Scythes suivent, tragédie champêlre, un peu française, un peu
suisse, un peu républicaine, où exaltant à dessein le sentiment
de la nature, il fait dominer, avec l'amour, les tableaux vivants,
les contrastes de mœurs et les allusions contemporaines. Et là
encore il étouffe comme à plaisir l'analyse des sentiments. Mais
cette fois la pièce échoue presque (1767).
Le philosophe prend maintenant le pas sur le poète et le \
dramaturge pittoresque. Voici en effet, sans parler des pièces
de combat littéraire (le Triumvirat fait auparavant pour lutter
encore avec Crébillon (1764), les Pélopides, non joués, nouvel
et dernier assaut contre Crébillon (1771), et Sophonisbe, où il
rivalise avec Corneille (1774), voici les tragédies militantes, les
pièces de combat philosophique. C'est d'abord, au moment de '
ses démêlés avec l'évêque d'Annecy, alors qu'il est occupé, après
l'affaire de Calas, par celles de Sirven, du chevalier de La Barre
et de d'Etallondc, la tragédie des Guèbres (1769), qui ne sera pas -
représentée, où il s'agit moins pour lui de mettre de la passion,
598 LE THÉÂTRE (1748-1789)
de l'action et du spectacle, « d'arracher », comme il dit, « avec
le secours d'une actrice quelques larmes bientôt oubliées », que
d'attaquer corps à corps le fanatisme, de prêcher la tolérance,
l'humanité, et non plus seulement dans des vers, des tirades,
des notes, ou encore par les personnages et par la conclusion,
mais dans la tragédie tout entière qui n'est plus qu'un cadre pour
les idées de l'auteur. Puis ce sont les Lois de Minos, qui ne sont
presque que le même sujet (avec des notes « chatouilleuses » qui
visent les juges de d'Etallonde et de La Barre) et qui ne pour-
ront pas paraître à la scène (1773). Il y met aux prises en effet,
non sans allusions contemporaines, non sans un grand spec-
tacle, l'Eglise et la royauté, s'attaquant cette fois et à l'intolé-
rance religieuse des prêtres et à leur intolérance politique. Don
Pèdre (1774) ne peut pas non plus affronter le parterre : il y
oppose la royauté et les parlementaires, ces parlementaires qu'il
hait à cette heure autant que les prêtres. Mais bientôt, malade
de la nostalgie de Paris, espérant qu'une nouvelle tragédie,
celle-ci jouable, lui en rouvrirait les portes, désireux de répondre
aux partisans enthousiastes de Shakespeare par une pièce bien
française, il revient à un sujet antique et tout d'amour avec
Irène, sans autre intention. Irène lui rouvre en effet les portes
de Paris, et réussit au delà de toutes ses espérances (1778).
Voltaire assiste même, un soir, à la Comédie, à sa propre apo-
théose. Et Agathocle est sur le chantier, quand il meurt, alors
qu'il s'efforçait encore, à quatre-vingt-quatre ans, de peindre
les fureurs de la passion et de donner de belles leçons à ses
contemporains !
Soixante ans durant il avait occupé de ses -productions la
scène tragique. Bien qu'accablé de travaux de toutes sortes, ses
tragédies ont été sa constante préoccupation. Il a toujours et
tout le temps lutté pour un genre qu'il croyait sincèrement supé-
" rieur, faisant des tragédies, en faisant faire, en faisant jouer,
en jouant lui-même. Ce que le genre est devenu entre ses
mains, on le voit maintenant. S'il l'avait réellement sauvé de
l'imbroglio romanesque et de la galanterie dans la première
moitié de sa carrière, s'il a su encore par la suite être un dra-
maturge habile et pathétique, peindre avec feu l'amour, mettre
dans l'expression des sentiments une émotion attendrissante, leur
LA TRAGEDIE 59»
«lonner souvent aussi une portée générale qui établit un courant
(le sympathie entre le public et l'auteur, on peut dire qu'il a
contribué autant, sinon plus que personne, à la transformation
ou, si Ton préfère, à la décadence du g^enre'. En croyant rajeunir
et renouveler la tragédie racinienne en y faisant largement ren-
trer «les éléments secondaires ou étrangers, en étalant dans des
œuvres composées, écrites et corrigées trop fébrilement, un
magnifique spectacle, des tableaux pittoresques, une pantomime
désordonnée, en excitant la nervosité de son auditoire, en s'ef-
forçant de mêler toujours et partout les allusions contempo-
raines, en voulant rendre la tragédie de plus en plus morale et
philosophique et en faire comme une arme entre ses mains, il la
conduisit par une suite nécessaire et logique à se modifier,
sinon à se suicider. Elle ne pouvait subsister à de telles condi-
tions. Et si elle ne cesse pas de vivre avec ses disciples, elle
perd vite du moins tout ce qui faisait son éclatante grandeur et
sa valeur propre, ce qui faisait d'elle à la fois une œuvre de
théâtre et une œuvre littéraire.
Les disciples de Voltaire. — Ces disciples sont légion.
C'est presque tous les poètes tragiques du temps. Tous l'imitent
en quelque point ; quelques-uns le dépassent même. Les tragé-
dies se succèdent, qui rivalisent entre elles d'action, de spectacle,
de pantomime et d'horreur, ou exploitent soit la curiosité, soit
le patriotisme du public, ou exaltent les sentiments philosophi-
ques, humanitaires et républicains, qui sont de mode alors, ou
abusent enfin les spectateurs par une apparence de simplicité et
de beauté antiques. Voilà par quoi, sans compter les cabales et
les acteurs, réussirent une foule de tragédies dont le succès nous
étonne aujourd'hui. Et toutes, cette fois encore, font étrange-
ment valoir celles de Voltaire.
Marmontel. — Celles de Marmontel tout d'abord, et même
sa première, Denys le Tyran, qui est sa meilleure et qui le
rendit célèbre à vingt-cinq ans (1748). C'était payer trop libéra-
lement des promesses de talent, car il n'y a là, comme dans
Aristomène (1749), que des promesses. Du moins s'y rencon-
l. Il l'a avoue lui-même : « HtMas! j'ai moi-môme amené la décadence en intro-
duisant l'appareil et le spectacle. Les pantomimes l'emportent aujourd'hui sur la
raison et la poésie. • (Corr., 23 nov. m2.)
\
600 LE THÉÂTRE (1748-1789)
trait-il un ou deux caractères nettement tracés, des situations
intéressantes, un style correct et élégant. Et cela suffisait pour
faire espérer un Voltaire. Marmontel n'en fut jamais que l'ombre
dans ses autres tragédies, filandreuses et pâles compositions *.
Guimond de La Touche. — Si les Troyennes de Château-
brun (1754) et la Briséis de Poinsinet de Sivry (1759) ne valent
guère mieux, si même elles ne valent pas moins, n'étant qu'une
suite essoufflée de coups de théâtre, de tableaux, de situations
larmoyantes et pitoyables, et ne servent qu'à montrer comment
on entendait alors l'imitation de l'antiquité et commentle public
était dupe ou complice, Vlphigénie en Tatiride est supérieure
(1757). Non que la pièce ait rien de grec. Guimond de La Touche
est un jésuite défroqué qu'a touché la grâce, je veux dire la
philosophie, et qui fait toujours valoir contre la tyrannie et le
despotisme les droits de la nature et de l'humanité. Du moins lui
faut-il savoir gré de l'avoir faite assez simple et sans amour.
Des scènes touchantes et un beau tableau excusent suffisam-
ment à nos yeux l'enthousiasme d'un public que ne choquèrent
tout d'abord ni les maladresses de l'intrigue, ni les contradic-
tions dans les caractères, ni la rudesse du style.
Saurin. — C'est plutôt la force et la vigueur qui séduisent
dans Spartacus (1760), où il y a comme un écho de Brutus.
Saurin y a peint, en philosophe convaincu, un héros philan-
thrope. Spartacus rêvant la liberté du monde, refusant pour elle
les offres du consul Crassus et jusqu'à la main d'Emilie qu'il
aime, mourant enfin pour cette liberté même, et toujours agis-
sant ou déclamant au nom de l'humanité, voilà certes qui n'est
pas historique, mais qui est bien fait pour le public de Voltaire!
Et aussi, dans un autre genre, cette Blanche et Guiscard (1763),
qui, avec ses situations violentes, ses tirades heurtées, sa psy-
chologie à fleur de peau, eut un si vif succès! Ce qui n'étonne
pas quand on sait que la Caliste de Colardeau (1760) de source
anglaise comme celle-ci, et qui est le comble de l'obscur et du
frénétique, avait réussi et demeurait même au répertoire *!
1. Dans Cléopâlre (1750), les HéracUdes (1752), EgypUis (1753), qui échouèrent
successivement. En homme habile, Marmontel renonça aux tragédies. Les opéras-
comiques, les opéras, les contes lui furent plus favorables.
2. Il n'est pas inutile de donner un aperçu de la pièce. Caliste déshonorée
par Lothario qu'elle déteste et aime tour à tour doit, sous peine de voir sa honte
LA TRAGÉniE « 601
De Belloy. — De Belloy lui aussi, dès ses premières tragé-
dies, accumule les événements et les coups de théâtre ( Titus, 1758 ;
Zelmire, 1762). Et de môme quand, invoquant l'auteur de Zaïre
et voulant « exciter la vénération » des Français pour leurs
grands hommes, il cherche à « inspirer à la nation une estime
et un respect pour elle-mômo qui seuls peuvent la rendre ce qu'elle
a été autrefois ». C'est du moins ce qu'il dit dans la préface de
ce fameux Siège de Calais (1765), tragédie nationale ', qui,
représentée partout, à la cour, à la ville, en province, dans tous
les régiments, excita des applaudissements si enthousiastes que
l'écho en est venu jusqu'à nous. D'heureuses situations, sans
cesse les noms de France et de Valois, une rivalité, comme un
assaut de dévouements et de sacrifices entre les personnages,
de l'héroïsme, encore de l'héroïsme, et toujours de l'héroïsme
patriotique, voilà sans doute plus qu'il n'en fallait pour enlever
les cœurs. Il y avait là certes, une exploitation habile des sen-
timents nationaux. On ne s'aperçut que plus tard de la com-
plexité et de la monotonie du sujet, de la platitude incorrecte
du style. On s'en voulut d'avoir tant pleuré... et on pleura
encore toutefois. De Belloy resta le « célèbre auteur du Siège
de Calais ». Ce ne fut pas pourtant son seul succès. Si Pierre
le Cruel tomba (1772), Gaston et Baijard (1770) réussit, oii
c'était encore un sujet français, des personnages français, des
héroïsmes à la française, sans parler des coups de théâtre et
du spectacle; et de même Gabrielle de Vergy, qui ne fut jouée
(1777) qu'après la mort de l'auteur. Là De Belloy poussait l'hor-
reur tragique, la déclamation, et la pantomime aux extrêmes
limites ^
devenir publique, épouser Allamont; l'amant désespéré pénètre dans l'église,
enlève la femme à qui il a ravi l'honneur et qu'il veut épouser malgré tous.
Aux drames les plus intimes se mêlent les conspirations politiques. Menaces,
provocations, duels, évanouissements se succèdent, jusqu'à l'acte de la pri-
son, où, dans un décor funèbre, la trop malheureuse Caliste s'empoisonne sur
le corps même de Lolhario... C'est ce qu'elle avait de mieux à faire. — El
ainsi pour se faire applaudir la tragédie perdait jusqu'aux raisons mêmes de
vivre.
1. Le président Hénault avait déjà entrevu, à la suite de Shakespeare, la tra-
gédie nationale et historique. Mais son François II (1"40), de son aveu même,
ne peut être considéré comme une tragédie.
2. Barulard d'Arnaud lit imprimer, aussi en ll'O, un Fnyel, qui est le même
sujet, plus horrible encore. Il ne restait plus, après de Belloy, qu'à faire manger
à Gabrielle de Vergy le cœur même de son amant. Il n'y a pas manqué.
602 ■ LE THEATRE (1748-1789)
Lemierre et Leblanc. — Il semble que la tragédie philo-
sophique, vu ses nobles ambitions, soit préférable à de telles
œuvres. De tirades philosophiques, il y en avait peu, et pour
cause, dans De Belloy. Il y en a bien davantage même dans les
premières tragédies de Lemierre {Hypermneslre (1758), Térée
(1761), Idoménée (1764), Ai'taxerxe (1766). Lemierre n'est pas
le premier venu, à coup sûr. Il mérite mieux que d'être seule-
ment connu par quelques vers, excellents d'ailleurs. Déjà dans
ces tragédies ne manquent ni la rapidité de l'action, ni les
tableaux pathétiques, ni les couplets nerveux. Mais il est surtout
ï auteur de Guillaume Te// (1766) et de la Veuve de Malabar {illO).
Toutes deux ne réussirent, quoique tragédies philosophiques,
que lorsque l'auteur présenta en action, dans la première, la
scène du bûcher {il ^0), dans la seconde celle delà joomwie (1786).
Il fallait bien cela d'ailleurs pour faire passer les audaces des
sujets. Dans Guillaume Tell, Lemierre, comme de juste, a sau-
poudré ses tableaux de tirades déclamatoires et libertaires. Dans
la Veuve de Malabar, il y a place à la fois pour les sentiments
humanitaires et les discours violents contre les prêtres. Ceux-ci
sont représentés comme des fourbes, des cruels, des assoiffés
d'honneurs et d'argent, des barbares sanguinaires. Voltaire
pouvait être content. Les Guèbres avaient porté leurs fruits.
Les Druides de Leblanc du Guillet visent au même but (1772).
Mais ici, chose curieuse, les sacrifices humains sont abolis,
non plus par un général, ennemi vainqueur, mais par un grand-
prêtre même (nous sommes en Gaule), symbole de toutes les
vertus, et qui combat, au nom de l'humanité et du bon sens,
contre les autres prêtres et contre son peuple. La pièce avait eu
déjà douze représentations quand on l'arrêta par ordre du roi.
La Harpe et Ducis. — La tragédie avait donc toutes les
audaces. Mais elle va maintenant céder, en partie, au «Irame et
à la comédie, le soin de la lutte philosophique. La Harpe et
Ducis ont d'autres préoccupations.
Les tragédies de La Harpe (1739-1803) sont supérieures à leur
renommée, bien qu'il n'ait pas su réaliser dans ses pièces l'idéal
qu'il avait en tête. Et d'ailleurs risquer devant le public qui
venait d'applaudir Caliste une tragédie d'une allure tranquille,
en ne cherchant à animer son sujet que par la seule éloquence,
LA TRAGEDIE 603
n'allait pas sans une certaine hardiesse. C'était vraiment un
début honorable que Warwick (1763). On y sentait un poète
imbu «les bons modèles. La trag^édie réussit, encore qu'un peu
froide. Mais Timoléon (17G4), Pharamond (ITGo), Gustave Wasa
(1766) échouèrent, où ne manquaient pourtant ni les belles
scènes ni les beaux vers. La Harpe découragé, <léjà accablé
d'ennemis, passa au drame pour ne revenir à la tragédie qu'en
1775, avec Menzicoff^ pièce russe qui n'est intéressante que parce
que l'auteur met dans la bouche de son héros, à qui il prête
d'ailleurs une noble fermeté, les desseins que venait d'exécuter
Catherine II. Ici déjà, comme dans les Barmécides (1778), les
Brames et Jeanne de Naples (1783), le romanesque et les tirades
philosophiques gâtent les choses. La Harpe paie son tribut au
goût du jour. Et en faisant son tour du monde à la Voltaire, il
s'efforce lui aussi de présenter de beaux, même d'étranges spec-
tacles. Le succès ne fut que médiocre. Il revint plus heureuse-
ment à des sujets antiques. Il semble avoir plus de nerf et de
chaleur avec l'âge. Il y a dans Coriolan (178i-) et dans Virginie
(1786) des situations émouvantes, <le vigoureuses tirades, d'élo-
quents plaidoyers. Mais déjà Philoctète avait paru (1783), qui
avait emporté tous les suffrages. Les libertés prises par La
Harpe avec le texte, ses habiles compromis, l'élégance pompeuse
du style, le fa<le anoblissement lies détails et leur «iécence voulue,
tout cela, loin de choquer, attira des louanges à l'auteur qui
put croire même s'être élevé parfois au-dessus «le son modèle.
Aujourd'hui le Philoctète ne nous paraît ni assez fidèle pour une
tra«luction, ni assez libre pour une adaptation. Nous y cherchons
en vain le dramati«[ue intense et le souffle poétique de Sophocle.
Mais c'est déjà beaucoup que La Harpe n'ait pas, comme Châ-
teaubrun, dénaturé le sujet par une intrigue amoureuse, qu'il ait
suivi en général le plan du poète grec, que sa tragédie enfin, là
même où elle s'écarte de l'original, laisse l'impression d'une
pièce qui n'est pas moderne et échappe à l'influence de Voltaire.
Pour Ducis (1733-1816), qu'il s'essaie à «les tragé«lies antiques,
qu'il adapte Shakespeare à la scène fran«jaise, qu'il cherche à
donner dans des tragédies exotiques de hautes leçons morales, il
en reste toujours le disciple, conscient ou inconscient. Ses pièces,
sur lesquelles on vou<lrait reporter en partie l'admiration qu'ins-
«04 LE THÉÂTRE (1748-1789)
pirent les vertus <le l'homme privé, n'intéressent plus aujour-
d'hui, malgré de vives beautés, que par les comparaisons qu'elles
suscitent, et qui abondent. Pour les aimer en elles-mêmes, il
faudrait ne bien connaître ni les Anciens, ni Shakespeare.
Ainsi, il faut oublier et l'admirable Œdipe à Colone de
Sophocle et l'émouvante Alceste d'Euripide pour pouvoir se
laisser toucher par cet Œdipe chez Admète où Ducis a fondu les
deux œuvres, pensant doubler l'intérêt, et où par les tableaux
éclatants, les habiles coups de théâtre, l'éloquence vigoureuse
des plaintes et des imprécations d'Qidipe, les remords violents de
Polynice, les prières émues d'Antigone, il ne laisse pas de nous
attendrir. Mais rien d'antique ici ; rien qu'une tragédie à la Vol-
taire avec son décor, son horreur à l'anglaise, ses personnages
sensibles, sententieux, philosophes même (1778).
Et telles étaient aussi ces adaptations de Shakespeare que
Ducis avec un enthousiasme toujours grandissant (enthousiasme
un peu étrange chez un homme qui ne connaissait son modèle
que par des traductions) donna successivement, aux applaudisse-
ments de ses contemporains. Ses procédés restent les mêmes
après comme avant la fameuse traduction de Letourneur (1776).
Il conserve le cadre, la forme, les moyens, les comparses de la
tragédie, relève le sujet et les personnages du drame shakespea-
rien, hausse le style et donne ainsi des pièces d'un mouvement
plus rapide, comme Voltaire, et, comme Voltaire encore, mul-
tiplie les changements de lieux et les tableaux pittoresques, tout
cela mêlé d'imitations et de souvenirs classiques. Il a plus admiré
certes que compris le poète anglais. Pour le faire connaître et
aimer, il le dénature comme à plaisir. Il taille, émonde, tronque,
étriqué et finit par étouffer le drame shakespearien; les passions
n'ont plus le temps de se développer. Il n'y a plus cette grada-
tion savante des caractères, éternel honneur de l'auteur à' Othello,
mais une série d'événements plus ou moins habilement agencés,
de spectacles et de scènes plus ou moins tragiques. Il s'est trop
défié de son public. Ses timides audaces irritent. On sent trop
l'homme qui veut à la fois ménager et exciter la sensibilité des
spectateurs. De là une disparate continuelle. Ici il adoucit cer-
tains caractères, là il en assombrit d'autres; ici il atténue cer-
tains traits, là il les exagère par contre; parfois c'est un raffî-
LA TRAGEDIE 605
nement Je pathétique, une recherche de l'extraordinaire qui
étonnent, et parfois une affectation de calme et de simplicité qui
déroute. Pour contenter son monde, il fait de doubles dénoue-
ments; s'il accunmle, comme il arrive, les horreurs, c'est en
récit. Et il se croit sincèrement un puissant et terrible drama-
turj^e pour avoir osé faire paraître sur la scène la folie du roi
Lear et le somnambulisme de lady Macbeth !
Voilà pourquoi du drame sombre, psychologique, vibrant,
qu'était XHamlet de Shakespeare, il a fait une grande pièce
languissante, doublure del'Ores/e de Voltaire, qui n'a été conçue
que pour le cinquième acte, celui où Hamlet, poussé par le
spectre paternel à tuer sa mère, hésite, tremble, la menace,
tombe à ses genoux, et fuit devant les nouvelles excitations de
l'Ombre (1769). De même Roméo et Juliette n'a été composé
(1772) que pour le dénouement : de la pièce, hélas! ont dis-
paru toute la fraîcheur et toute l'émotion shakespeariennes.
Etrange adaptation en vérité! Et non moins étrange celle du
Roi Lear, où l'important pour Ducis a été de montrer un pauvre
roi, fou, chassé par les siens, errant sans guide pendant une
nuit orageuse dans une foret (nous avons le tonnerre, les
éclairs, etc.) et y retrouvant une fille, une fille jadis injustement
chassée, qui à force de tendresse et d'amour rappelle la raison
égarée du vieillard (1783)! Non moins étrange également celle
<le Macbeth (1784 et 1790) où il biaise avec son sujet, donne
des remords à son héros (lequel se punit lui-même), laisse la
première place à Frédégonde, qui mène tout, et qui devient,
grâce au somnambulisme, infanticide par surprise et derrière la
coulisse! Et plus étrange encore, si c'est possible, celle d'Othello
(1792), où là aussi l'ampleur du sujet accable le cadre classique,
qui cède et crève; et la pièce, hybride et romanesquement mala-
droite, avec ses personnages obscurs et louches, ses hardiesses
comme honteuses d'elles-mêmes, un dénouement puéril, paraît
aussi loin de la Zaïre de Voltaire que du modèle anglais. Rien
ici n'intéresse ou n'émeut. Ducis est inférieur à lui-même comme
dans Jean sans Terre (1791). Et peut-être, à voir la réelle beauté
de certaines scènes, la sensibilité et la chaleur éloquente de
certaines tirades, l'élégance ou la concision de certains vers
(encore qu'il y en ait de bien pâles, et ternes, et bizarres), pour
606 LE THÉÂTRE (1748-1789)
avoir voulu par une conception malheureuse transplanter sur un
terrain peu propice des œuvres aussi pleines, aussi complexes,
aussi orig^inales et aussi vivantes que celles d'un Shakespeare,
a-t-il toujours été inférieur à lui-même. Il semble bien qu'il eût
mieux fait et plus complètement réussi, s'il eût suivi une autre
route. Malheureusement le pli était pris quand il se piquera de
produire au théâtre « quelques-unes de ces grandes vérités morales
qui peuvent rendre les hommes meilleurs ». Ce seront toujours,
soit que dans Abufar (1795, en quatre actes) il mette sur la
scène « une famille avec les mœurs du désert » et veuille peindre
« les impressions de la zone torride », soit qu'avec Fédor et
Vladimir (1798) il nous conduise en Sibérie et nous donne les
impressions de la zone glaciale, des sujets et des tableaux extra-
ordinaires, des personnages vertueux et sensibles, des contrastes
de mœurs, de longs récits, des tirades sentencieuses enfin où
s'étale, avec l'enthousiasme pour la nature et la simplicité,
l'amour de l'humanité.... Mais de telles œuvres, malgré la nou-
veauté des sujets et de belles scènes, devaient paraître bien fades
après les terribles tragédies de la Révolution ! Et c'était encore,
et toujours, du Voltaire.
//. - — Le Drame.
Diderot. — Les noms de Diderot et du drame sont indisso-
lublement liés ensemble. C'est à lui que revient communément
l'honneur d'avoir créé une forme dramatique nouvelle. C'est de
lui que se réclament les dramaturges qui ont suivi. Il a des
disciples enthousiastes jusqu'à l'étranger : ainsi Lessing, sans
parler des autres. Ceux-là même le regardent comme un maître,
qui critiquent ses pièces. Pour tous il est le grand législateur
du genre naissant, un législateur impatiemment attendu en
Angleterre, en Allemagne et en France. Car partout, la bour-
geoisie étant devenue plus riche et plus puissante, la philoso-
phie plus pratique et plus humanitaire, le terrain était prêt pour
un drame bourgeois et sentimental. Or comme c'est lui qui,
le premier, a réuni en un tout compact, en un corps de sys-
LE DRAME 607
tème, les idées émises jusqu'alors, comme de plus, par Tétude
«les oîuvres et la réflexion personnelle, il les a singulièrement
agrandies, et est arrivé même à proposer un genre, sinon tout
neuf, à beaucoup près, du moins original, il est donc bien, quoi
qu'on en ait dit, le véritable père du drame, son père conscient ^
et légitime. Le malheur est qu'en croyant donner des exemples
perfectionnés du drame anglais', il n'a pas su faire de ces /
œuvres maîtresses qui s'imposent non seulement aux contem-
porains, mais encore à la postérité.
La Poétique d'ailleurs leur est bien supérieure, et les dépasse. .
D'où son intérêt et son importance. Elle les précède aussi. Si
elle semble en eflet n'avoir été écrite que pour expliquer et jus-
tifier les drames, depuis longtemps elle germait en Diderot.
Elle avait déjà percé deçà et delà, surtout dans les Bijoux indis-
crets, quand parurent, en même temps que les pièces, les
Entretiens sur le Fils naturel (1757) et la Dissertation sur le
Poème dramatique (1738). C'est celle-ci, œuvre moins brillante,
moins éblouissante, mais plus régulière et plus solide, qui doit
servir de base. Du reste, il faut l'avouer, ici comme là, les idées,
les impressions, les intuitions se mêlent, se poussent et s'étouf-
fent au point qu'il est difficile parfois de s'y reconnaître. Le
principal disparaît sous l'accessoire; les incohérences et les
digressions abondent ; les préceptes se suivent « en style
d'oracle », selon le mot de Fréron, tantôt excellents, tantôt
bizarres ou obscurs; bref il y a là comme un chaos où bouillon-
nent au hasard et au petit bonheur une multitude disparate
«ridées. Les classer, ce ne sera donc pas trahir Diderot, ce sera
lui rendre service, encore qu'il soit difficile de le résumer sans
le compromettre.
Deu.x grands principes dominent cette poétique, à savoir que
la nature est la source féconde de toute vérité et que la seule 1
raison d'être de l'œuvre dramatique est d'inspirer, avec l'hor-
reur du vice, l'amour de la vertu. L'imitation de la nature sera
le moyen; l'instruction morale des spectateurs, le but. C'est au
nom de la nature et de la vérité qu'il fait leur procès, je ne
dis pas à la tragédie, qu'il respecte fort, ou à la comédie,
1. Il a surtout vanté les deux pièces les plus en vogue alors : le Bamvoell (ou
le Marchand de I^ondre») de Lillo (1731), et le Beverlei de Moore (1153).
608 LE THEATRE (1748-1789)
mais aux tragédies et comédies du temps. Et c'est en leur
nom aussi que, tout en admirant beaucoup Corneille, Racine et
Molière, il affirme (2" Enlr. sur le Fils nat.) qu'un « homme
de génie » « dans l'impossibilité d'atteindre ceux qui l'ont pré-
cédé dans une route battue » se doit jeter « de dépit » dans une
autre plus facile et plus utile. C'est pourquoi il imagine, sur les
traces des Anglais et de ses prédécesseurs français, un genre
intermédiaire entre la comédie et la tragédie, lequel peut revêtir
deux formes : la comédie sérieuse, qui a pour domaine la vertu
et les devoirs de l'homme, et cette sorte de tragédie dont l'objet
est nos malheurs domestiques '. Ce genre, qu'il appelle tantôt
« genre sérieux », tantôt « tragédie domestique ou bourgeoise »,
n'est pas du tout un compromis entre la tragédie et la comédie;
il ne « confond » pas « deux genres éloignés », qui sont les
« bornes réelles » de la composition dramatique, et qui, placés
aux extrémités, sont les plus « frappants » et les plus « diffi-
ciles ». Diderot sait bien « quel serait le danger de franchir la
barrière que la nature a mise entre les genres » {S" Entr...). Le
genre sérieux, oii il n'y a pas le mot pour rire, n'a rien à voir
avec la comédie, et, n'inspirant pas la terreur, il n'est pas non
plus la tragédie. C'est un genre à part, qui a sa raison d'être
particulière. Il n'a pas pour but de présenter à la scène les ridi-
cules, les vices, ou les grandes passions, mais — ce qui est un
fonds non moins riche — les devoirs des hommes, les actions ou
affaires sérieuses, qui, étant les plus communes, augmenteront
tout ensemble et l'étendue et l'utilité du genre. Or les devoirs
des hommes, c'est-à-dire d'hommes bourgeois^ sont à la fois
( sociaux et domestiques. Il faut donc présenter sur la scène les
« conditions » des hommes et leurs « relations de famille ». Et
I même, comme il n'y a guère selon lui qu'une douzaine de carac-
tères « marqués de grands traits » et par suite vraiment tran-
chés, que les « autres petites différences qui se remarquent dans
le caractère des hommes ne peuvent être maniées aussi heureu-
sement, » il s'ensuit qu'il faut exposer au théâtre non plus, « à
; proprement parler, les caractères, mais les conditions ». C'est
1. Les deux formes d'ailleurs peuvent se confondre, et ne laissent pas en
réalité de se confondre souvent dans l'esprit de Diderot. Il imagine d'ailleurs
de multiples subdivisions qu'il serait trop long d'énumérer.
LE DHAME 609
la condition sociale ou domestique qui doit devenir l'objet prin-
cipal et, avec ses obligations les plus importantes, ses charges
et ses embarras, la base de l'œuvre. Si l'homme en effet n'a le
plus souvent que le caractère de sa condition (Diderot ne le dit
f)as nettement, mais c'est la conséquence logique de ce qui pré-
cède), il est bon de lui proposer cette condition, et par suite ses
devoirs, de la façon la plus complète et la plus élevée possible.
Rien de plus fécond, ni de plus utile. « Pour peu que le carac-
tère fût chargé, un spectateur pouvait se dire à lui-même : ce n'est
pas moi. Mais il ne peut se cacher que l'état qu'on joue devant
lui ne soit le sien; il ne peut méconnaître ses devoirs. »
{3" Entr.) Et il propose comme sujets le financier, le philosophe,
l'homme de lettres, le commerçant, le père de famille, l'époux,
la sœur, le juge enfin. « Que le juge, dit-il, soit forcé par les
fonctions de son état ou de manquer à la dignité ou à la sain-
teté de son ministère et de se déshonorer aux yeux des autres
et aux siens, ou de s'immoler lui-même dans ses passions, ses
goûts, sa fortune, sa naissance, sa femme et ses enfants, et l'on
prononcera après, si l'on veut, que le drame honnête et sérieux
est sans chaleur, sans couleur et sans force. » (Diss. sur le Poème
dramat.) Il n'est donc nullement question de substituer* la con-
dition au caractère, mais de subordonner celui-ci à celle-là, et
non plus la première au second. C'était du caractère, jusqu'alors,
qu'on tirait toute l'intrigue : « On cherchait en général les cir-
constances qui le faisaient sortir et on enchaînait ces circon-
stances. » {S" Entr.) Il faut agir autrement. Il faut choisir la
situation la plus propre à faire valoir les obligations de la condi-
tion que l'on joue, puis les caractères les plus propres à faire
valoir cette situation. Et ainsi Diderot est amené à dire que c'est
aux situations à décider des caractères, que ceux-ci ne peuvent
être arrêtés qu'après que l'esquisse est faite, que l'auteur aura
4lonné les caractères les plus convenables à ses personnages
quand il leur aura donné les plus opposés aux situations. Plus
de contrastes de caractères : c'est un moyen usé et peu naturel ;
des caractères opposés aux situations. Celles-ci contiennent
1. Le mol subslUuer ne se trouve qu'une fois, à la fin du 3* Entrelien, et n'a
pas la valeur qu'on lui attribue généralement. Il signifie • substituer dans la pre-
mière place >. Le mot, et cela arrive souvent avec Diderot, fait tort à la chose.
HlSTOIKB DE LA LANGDE. VI. 39
010 LE THEATRE (1748-1789)
ceux-là, qui seront « bien pris » si « les situations en devien-
nent plus embarrassantes et plus fâcheuses ». {Diss. sur le
Poème dramat.) Il y a donc là une sorte de réciprocité de
services. Si la situation, et par suite la condition, est la source
d'où découlent les caractères, si elle les fait naître, si elle les
prime même, à la rigueur, elle ne les annihile pas. Et la preuve
encore, c'est que Diderot ne laisse pas, à plusieurs reprises,
de donner de judicieux préceptes sur le choix et le développe-
ment des caractères. Le genre sérieux comporte donc une situa-
tion importante, tirée des relations sociales ou domestiques, en
conflit soit avec les obligations de la condition, soit avec le
caractère même de l'homme, et, pour mieux dire, avec les
deux. De ce conflit naîtra nécessairement une morale généreuse,
et forte, et générale aussi, à laquelle n'échappera personne.
D'autant que l'action sera simple, aussi voisine que possible
de la vie réelle et bourgeoise par elle-même et par ses person-
nages, grâce à la suppression des rôles de valets, des coups
de théâtre, du romanesque : le relief des tableaux, l'exacti-
tude des costumes, la vérité du jeu, la pantomime enfin feront
le reste. Diderot y attache une importance considérable. Car
c'est toujours l'imitation de la nature qu'il a en vue, et c'est
encore en son nom qu'il écarte la poésie au profit de la
prose.
Voilà le gros de la théorie. On ne peut suivre Diderot dans le
détail. Car il parle de tout, ou à peu près. Il entre parfois dans
les recommandations les plus minutieuses. Ainsi pour le dia-
logue, le plan, les incidents, la division de l'action, les actes, les
entr'actes, le ton, les mœurs. Les idées tourbillonnent en quelque
sorte. A voir les unes, ambitieuses, puériles, fausses, burles-
ques, il semble qu'il n'entende rien au théâtre; les autres au
contraire dénotent une vive intuition des choses dramatiques.
Leur seul tort est d'avoir été démarquées depuis. A force de les
admirer chez d'autres, on les dédaigne chez Diderot, d'où elles
viennent. Il n'y a qu'à lire ce qu'il dit de la simplicité de l'action
et de sa marche progressive, de la crise dramatique, delà liaison
des événements, de la connaissance par les spectateurs du réel
état des personnages, de la séjîaration des genres, des tableaux,
de la décoration, etc., pour être convaincu qu'il y a là autre
LR DRAME 61t
chose que des banalités emphatiques. Il faut songer enfin
qu'il avait en tète un noble et généreux idéal, qu'il a donné une
esquisse intéressante du drame moral et philosophique, qu'il a
entrevu enfin, non sans netteté, la comédie à thèse d'un/
Dumas fils '. Tout cela prouve qu'il a plus connu qu'il ne l'avoue
les œuvres dramatiques et a beaucoup réfléchi sur le théâtre.
En tout cas, malgré de sérieuses objections, la théorie reste
debout*. Il y a là plus qu'un plaidoyer éloquent. Diderot sonne
le rappel du drame moral et moralisateur, où les personnages
bourçeois« sont honorés » d'aventures tragiques. Sur les ruines
des comédies de La Chaussée il étaie une tragédie domestique
en prose d'où il chasse sans pitié le romanesque, où il met
aux prises les situations, les conditions et leurs devoirs, les
caractères familiaux ou professionnels des personnages, et fait
naître ainsi une généreuse et morale émotion qui elle aussi
purge nos âmes. En vérité ces théories étaient bien d'un philo-
sophe.
Les drames sont, par contre, d'un bourgeois emphatique et
larmoyant. Ils demeurent inférieurs aux modèles anglais et
médiocrement supérieurs à la Cénie de M""* de Graffigny (1750),
drame en prose, dont le succès fut considérable, qui fit oublier
la Gouveiviante de La Chaussée et qui annonçait déjà les pièces
de Diderot, d'abord par le style (les périphrases attendries, les
banalités sentencieuses, les hautaines maximes, les exclama-
tions, les points de suspension), puis par le respect ému qu'ont
tous les personnages pour le malheur et les malheureux. Il
serait cruel d'insister sur le Fils naturel, qui ne retrouva pas à
1. Cf. Dissert, sur le poème dram. • Quelquefois, j'ai pensé qu'on discuterait
au théâtre des points de morale les plus importants, et cela sans nuire à la
marche rapide et violente de l'action. Si une telle scène est nécessaire, si elle
tient au fond, si elle est annoncée et que le spectateur la désire, il y donnera
toute son attention, et il en sera bien autrement alTecté que de ces petites sen-
tences alambiquées. •
2. On aura beau dire que les conditions avaient déjà paru sur la scène, que
les spectateurs refuseront tout autant de se reconnaître dans la condition que
dans le caractère raillé, que l'imitation exacte de la nature |>ar le théâtre est une
chimère, et que le meilleur moyen d'y paraître naturel est de savoir ne paa
trop l'être, que c'est une étrange logique que de faire parler éloquemment les
personnages et de ne leur point permettre de parler en vers, que Diderot ne
repousse l'abstraction de» caractères que pour tomber fatalement dans celle des
conditions et ne peut éviter ce danger qu'en redonnant (comme le remarquait
déjà Palissot dans ses Petites Lettres sut' de Grands Philosophes) la première
place aux caractères, tout cela infirme la théorie, mais ne la détruit pas.
612 LE THÉÂTRE (1748-1789)
/ la scène, en 1771, le succès de lecture qu'il avait eu en 4757 '.
Le Père de famille a plus d'intérêt, parfois même quelque
pathétique. Encore n'est-ce pas par où le pensait Diderot, c'est-
à-dire par la peinture des douceurs et amertumes de la condi-
tion de père de famille. Seuls les amours de l'impétueux Saint-
Albin et de la vertueuse Sophie, victimes des préjug-és sociaux,
de la méchanceté de l'un et de l'indécision de l'autre, sont
capables de nous toucher. La pièce manque par la base, qui est
le caractère même du Père de famille *. Ce n'est plus qu'une
médiocre tragédie bourgeoise, sans romanesque certes, ni coups
de théâtre, ni comique, et où tout, action, tableaux, pantomime,
concourt bien à la prédication morale, mais où l'auteur a
redoublé d'inexpérience dans la conduite de l'action et dans la
peinture des personnages, les transformant tous en lui-même
en quelque sorte et remplaçant la psychologie par l'acuité des
sentiments, les mouvements désordonnés, une emphase doctri-
nale et gonflée. Elle devait nécessairement sombrer bientôt, en
France du moins. Et avec elle eût fatalement aussi sombré la
poétique, si, alors même qu'elle triomphait avec ce drame bâtard,
il ne s'était trouvé fort heureusement un homme pour en donner
une plus vivante et plus durable manifestation.
Sedaine. — Cet homme fut Sedaine (1719-1797). On le
connaissait déjà par quelques poésies, surtout VÉpUre à mon
habit, quelques comédies et quelques opéras-comiques, quand il
I hasarda le Philosophe sans le savoir (1765), ou pour mieux dire
i. Les personnages y déclament en s'étudiant, et exaltent la vertu, longuement,
pompeusement, implacablement. — La pièce, où Diderot ne discute aucun
point de morale, ne mérite même pas son titre.
2. Bien qu'il ait les pires ennuis et les pires chagrins, il n'émeut pas, tant
sa nature est complexe et bizarre! Il prône la sensibilité et se défie de sa sensi-
bilité, il fait profession de i)hilosophie et, s'il sait s'élever au-dessus des pré-
jugés de la fortune, il ne s'élève pas au-dessus de ceux de la naissance; il est
bien fasciné par son titre et ses devoirs de père de famille, mais surtout par
les devoirs qu'on a envers lui; timide en face de son beau-frère, désarçonné,
pour ainsi dire, par les événements, à la fois bon, sentimental, philanthrope,
délicat, entêté, naïf, indulgent et égoïste, il est le plus autoritaire, le plus
changeant et le plus faible des pères. Par ses emportements, ses elfusions, ses
prédications, il attire tout ensemble et repousse ses enfants qui le respectent...
et le craignent. Nous, il nous énerve. D'ailleurs il entraîne à sa suite les
autres personnages. C'est une famille de nerveux, de surchauffés, d'hallucinés,
d'emphatiques, (\m veulent, jusque dans l'expression des détails domestiques
les plus puérils, nous émouvoir par l'exagération de leurs sentiments et leurs
apostrophes véhémentes, et qui tous, ou se démènent sur la scène, ou y demeu-
rent en des poses étudiées - pour faire tableau !
LH: DUâME 613
(car ni ce titre, ni le premier, le Duel, que n'autorisa pas la
censure, ne sont les bons), le Père de famille. Le Philosophe
sans le savoir, en effet, qui enthousiasma Grimm, Diderot, Collé
même, n'est rien autre en réalité que le Pèi'e de famille de
Diderot refait par un homme qui a su mettre en pratique, en
les corrigeant, les théories de l'auteur du Fils naturel. C'est bien
la condition de père de famille que Sedaine nous a présentée à
la scène. D'une part nous avons les soucis habituels, les heu-
reuses préoccupations d'un père qui règle et dispose tout la
veille du mariage d'une fille chérie, de l'autre ses angoisses et
sa douleur quand, le matin même du grand jour, son fils part
pour se battre en duel. D'abord accablé, il reprend vite cons-
cience de son devoir, de ses devoirs; car il en a de multiples :
père, époux, frère, chef de maison, il fait face à tous avec une
rare énergie, un complet dévouement, une ingénieuse délica-
tesse, une scrupuleuse honnêteté, soucieux qu'il est du bonheur,
de la tranquillité, de la dignité même des siens. Et parla certes,
ainsi que par sa bonté et par son humanité, c'est un philo-
sophe, comme il l'est aussi au sens moderne du mot par son
naturalisme, sa raison perspicace, son dédain des préjugés; mais
il demeure avant tout un père de famille. C'est cette qualité,
cette condition qui affirme et précise son caractère. Ce Vanderck
est bien le chef de famille respecté et aimé tout ensemble,
protecteur-né des siens, qui leur donne à chaque instant par sa
vie et par ses paroles l'exemple de la vertu. Et ainsi Sedaine
faisait vivre à la fois et le type rêvé par Diderot et la tragédie
domestique.
Car nous sommes vraimenten présence d'une tragédie domes-
tique. Si le comique y trouve place grâce au rôle de la mar-
quise, sœur de Vanderck, si parfois il s'y glisse un rire discret,
la pièce est bien un drame à la Diderot (Diderot des théories,
bien entendu. Nulle déclamation, ou à peu près ; peu de roma-
nesque, mais un naturel presque constant; des personnages qui
ne se contentent point de faire parade de leurs sentiments, maia
qui agissent; une mise en scène, des détails familiers, une pan-
tomime qui expliquent l'action et ajoutent à l'effet; des discus-
sions de quelques points de morale assez bien présentées pour
qu'elles paraissent nécessaires; enfin un intérieur bourgeois, un
\
614 LE THÉÂTRE (1748-1789)
foyer familial autour duquel sont groupés, unis par une vive
affection, parents et enfants, maîtres et serviteurs. Le malheur
qui plane sur ce « home » si paisible et si heureux ne peut
que nous faire trembler.
D'ailleurs, comme nous avons affaire à un adroit dramaturge,
tout intéresse et tout émeut. D'habiles préparations et une
habile gradation dans l'action, un contraste heureux de per-
sonnages, des caractères sobrement, mais nettement dessinés,
un dialogue rapide, clair, encore qu'un peu sec, voilà ce qui fait
la valeur de la pièce, qui touche jusqu'aux larmes, et vit. Nous
ne sommes plus en présence de fantoches, mais de personnages
qui ont leur individualité, que dis-je? leur originalité propre.
Sans parler de la sèche, ingrate, et criarde marquise, de l'ai-
mable Sophie, du jeune et impétueux Yanderck, ne sont-ce pas
des figures nouvelles, un peu étranges même alors, que celles
et du vieil Antoine, ancien marin, fidèle et dévoué caissier,
serviteur à la fois familier et respectueux, père bourru et
attendri, qui a sinon la finesse de l'esprit, du moins celle du
cœur, et de la toute naïve, toute sensible, toute pure Victorine,
une amoureuse sans le savoir, ingénue aimable et tendre, qu'un
rien fait sourire ou pleurer, et qui ne comprend son cœur
qu'alors qu'il est près d'éclater? Et nouvelle aussi et originale
était la figure de ce philosophe qui s'ignore soi-même et non
seulement en tant que philosophe par sa sereine et discrète tran-
quillité, mais encore en tant que I)ourgeois, en tant que com-
merçant, en tant que financier même. Il y avait là plus qu'il
n'en fallait pour étonner tout d'abord, puis charmer le public.
Non que l'auteur fût un puissant psychologue ou un écrivain
chaud et éloquent, mais l'œuvre était simple, sincère. Elle plaît
encore et fait regretter que Sedaine ait laissé se perdre dans de
simples comédies et opéras-comiques ses qualités de dramaturge.
En tout cas une seule œuvre lui a suffi pour créer en fait la tra-
gédie domestique, créée en théorie par Diderot. Grâce à lui le
drame moral, le drame qu'enveloppe une chaude atmosphère
familiale, existe maintenant. On peut dire d'un tel drame qu'il
atteint un maximum d'effet avec le minimum de moyens,
et qu'il instruit en émouvant. Il n'aura pas de postérité
immédiate.
LE DRAME 615
La Harpe et Baculard d'Arnaud. — C'est que Diderot
reste le g^rand maître ; ce sont ses drames qu'on imite, en les
exafférant encore grâce à l'influence anglaise. Exciter les
larmes par l'horreur des sujets et le pathétique des tableaux, ou
profiter du drame pour en faire, comme de la tragédie, une tri-
bune ou une chaire, voilà dès lors l'idéal. Il y a comme deux
courants qui ne laissent pas du reste de confondre leurs eaux.
Les sujets les plus scabreux tentent les auteurs. Ainsi La Harpe
donne en 1""0 une Mélanie que lui suggère un événement con-
temporain : une jeune fille que ses parents voulaient consacrer
à Dieu malgré elle préféra mourir plutôt que de prononcer ses
vœux. Le contraste entre un curé paternel, tolérant, philosophe
et d'autres prêtres durs et inflexibles (qu'on ne voit pas, mais
dont l'influence ne se fait que trop sentir) est le tout d'une pièce
qui, malgré de beaux vers, d'éloquents passages, des scènes
touchantes, ne put être jouée qu'en 1791, sans grand succès
d'ailleurs, après avoir fait pleurer à sa naissance tous les lec-
teurs. Mais déjà même Baculard d'Arnaud, également dans des
drames en vers, avait été plus loin. Dans son Euphémie (1768)
et dans son Comrmnges (1765), en trois actes, il nous fait
pénétrer, ici dans un couvent d'hommes, là dans un couvent
de femmes, et nous montre non seulement l'amour poursuivant
jusque (hms la solitude du cloître et jusqu'au pied des autels
ses malheureuses victimes, mais aussi triomphant presque de la
religion là même où il paraissait devoir être facilement dominé
et vaincu. De telles pièces à coup sûr, et de même J/érmua/ (1774),
n'étaient pas pour être représentées [Comminges le sera cepen-
dant, mais en 1790). D'autant qu'à la hardiesse des sujets,
Baculard d'Arnaud ajoute le sombre et l'horrible, quoiqu'il les
repousse en théorie, et un réalisme dans le décor et la panto-
mime bien capable d'étonner et d'elTrayer les spectateurs. Cer-
tains de ses tableaux font frissonner. Et puis tout cela est gâté
par un romanesque incroyable, une recherche bizarre d'effets,
un débordement inouï de sentimentalité, une ennuyeuse et
incorrecte déclamation, une fastidieuse accumulation de points
suspensifs dont l'auteur a même jugé bon de faire une minu-
tieuse théorie. Il est rare qu'il ait conservé (bien qu'il l'ait su
parfois, dans Euphémie par exemple) un peu de cet intérêt psy
616 LE THEATRE (1748-1789)
chologique qu'il admirait tant dans la tragédie racinienne. Ses
drames, publiés avec ses tragédies (1782), furent loin d'avoir la
vo^'^ue de ses romans.
Saurin et Beaumarchais. — Le Beverlei de Saurin (1768)
et V Eugénie de Beaumarchais (1767) leur sont supérieurs.
Beverlei, que Saurin a imité de Lillo, ne manque pas d'intérêt,
dans la première partie du moins. Comment une malheureuse
passion pour le jeu, excitée par un faux ami, entraîne peu à peu
Beverlei à la ruine, puis au déshonneur et à la prison, voilà le
sujet. Nous sommes loin du Joueur de Regnard. Ici, il n'y a pas
une scène où la seule vue des personnages ne puisse tirer les
larmes aux personnes sensibles. Sauf Stukély — le traître auquel
vont être voués tous les drames — et Beverlei, sympathique
d'ailleurs, tous les personnages sont des modèles de vertu. Du
moins la passion fatale du joueur n'est pas sèchement rendue,
l'intrigue n'est pas maladroitement conduite , le style, avec
quelques couplets heureux, a je ne sais quoi de facile; c'est la
fin, la folie furieuse de Beverlei sur le point de tuer son petit
enfant endormi, qui compromet tout. A Saurin aussi le pathé-
tique ne suffit plus, il lui faut l'horreur anglaise.
Beaumarchais, ce Beaumarchais que deux fameuses comé-
dies ont à jamais illustré, ne la cherche point. Il ne tient pas à
faire frémir. S'il rêve un drame pathétique, d'où découle une
touchante moralité, l'horreur n'est pas son fait. Il n'a d'ailleurs
que médiocrement réussi dans ses tentatives. La première,
Eugénie, est la meilleure (1767). C'est l'histoire, si à la mode
alors, d'une jeune fille abusée par un grand seigneur amou-
reux, qui sur le point d'être abandonnée parvient à retenir l'in-
fidèle par son charme et par ses vertus, et à se faire épouser.
Une intrigue bien menée, des personnages sympathiques, des
tirades parfois éloquentes, un valet raisonneur avec des mots
àl'emporte-pièce, voilà, avec les retouches successives que Beau-
marchais fit à son drame, ce qui explique le succès qu'il finit
par obtenir, malgré la sensiblerie déclamatoire et l'invraisem-
blance romanesque qui en diminuent singulièrement l'inté-
rêt. Du moins elles ne l'étoufTent pas, comme dans les Deux
Amis (1770). A force de vouloir toujours faire triompher la
vertu, Beaumarchais en vient à nous donner une suite de
LE DRAME 617
tlévouemenls bizarrement héroïques; ses personnages, « philo-
sophes sensibles », ne nous touchent pas, car ils s'emportent
ou prêchent; un seul, Aurelly, retient l'attention; et toujours
(le la mise en scène, «les tableaux, de la pantomime, des points
suspensifs, et la moralité finale ! Le vrai sujet, l'angoisse poi-
gnante et les tortures morales d'une famille sur laquelle plane
l'imminence d'une faillite, n'est nullement traité. La pièce devait
donc échouer. Elle échoua. Elle poussa du moins Beaumar-
chais vers une autre voie ; il triomphe avec le Barbier de Séville
et le Mariage de Figaro. Mais leur succès ne le contente pas.
L'idée d'un drame qui soit « une moralité en action » le hante
toujours. Il a en tête depuis longtemps Vautre Tartuffe ou la
Mère coupable, « ouvrage terrible qui lui consume la poitrine »,
pour lequel il garde « toutes les idées, une foule, qui le pres-
sent », et qui doit former avec le Barbier de Séville et le
Mariage de Figaro une sorte de trilogie. L'œuvre est méditée,
mûrie, comme un « grand travail », « une des conceptions les
plus fortes qui puissent sortir de sa tète et qui donnât l'idée
d'une route nouvelle à parcourir », où il unira le pathétique et
l'intrigue, c'est-à-dire la sensibilité et la gaieté '. Il a échoué ici
encore, par malheur. La pièce n'est ni gaie ni pathétique. Il a
gâté son Figaro en en faisant un représentant attitré, raisonnant
et raisonnable de la vertu; Begearss est odieux et mal conçu;
la comtesse est peu intéressante, malgré ses vingt ans de remords
pour une faute qu'elle a subie plutôt qu'acceptée, sa douceur et sa
pieuse vertu; le comte est tantôt aussi cruel qu'il est parfois ou
naïf ou sensible à contretemps; le dialogue même a perdu cette
vivacité qu'on retrouve jusque dans les Deux Amis. Beaumar-
chais n'a pas atteint son but : il ne fait ni rire ni pleurer. Lui
aussi, à force de sensibilité et de morale, il tue le drame.
Sébastien Mercier. — Et de même le plus souvent Sébas-
tien Mercier (1740-1814) -. Il semble qu'il soit venu trop tôt,
avec' son idéal complexe et obscur, ses théories étranges, ses
vues originales. C'était un homme universel que cet exalté, ce
i. Cf. la préface de la Mère coupable. — La pièce ne fut jouce qu'en 1192.
2. Il vaut mieux ne i>as parler, malgré la vogue qu'ils ont eue à l'étranger, de*
«Irames de Fennuillot do Fallmire (le plus connu est Vlionnéte criminel, 1168) et
de la trop médiocre iniilalion de la Minna de Harnhelm de Lessing. par Rochon
de Chaliannes dans ses Amants généivux (l""4).
èl8 LE THEATRE (1748-1789)
paradoxal à outrance, qui ne manquait ni de connaissances, ni
de verve, ni de talent, mais qui, faute de goût, de patience, de
modestie, ne fît que des choses médiocres que d'heureux traits
ne peuvent sauver du naufrage. Publiciste, historien, traduc-
teur, gazetier, théoricien dramatique, il a été en outre un
fécond producteur de drames. L'œuvre est considérable, sinon
importante.
Chez lui aussi, d'ailleurs, il y a presque antinomie entre ce
qu'il a voulu faire * et ce qu'il a fait, si tant est qu'on puisse
dans cet ambigu bizarre d'idées hirsutes et de théories emprun-
tées à Diderot, à Voltaire, à Rousseau, à Beaumarchais, aux
modèles anglais, et déformées et exagérées par un cerveau tou-
jours en ébullition, discerner nettement le principal. Ce qui est
certain, c'est qu'il réclamait pour l'auteur dramatique le noble
rôle de législateur, de « flagelleur des vices », de « chantre de
la vertu », et voulait qu'il fût une sorte de peintre de toutes
les conditions et de toutes les personnes, et, combattant les
vices, peignant les infortunes réelles de ses semblables et les
suites funestes des passions, enseignât la vertu et « exerçât » la
sensibilité. Même le drame devait être, pour lui, le reflet des
intérêts de la nation : il l'appelait à former des citoyens. Il en
faisait une tribune pour éclairer le peuple, discuter des aflaires
de l'Etat, nous faire connaître « la mesure et l'étendue de nos
obligations mutuelles » et nous instruire de nos devoirs en pro-
duisant sur la scène « les monstres de la société punis ». Et
voilà en somme ce qu'il a tenté de réaliser dans une soixantaine
de drames, dont la plupart ne furent pas joués, et dont les autres
ne le furent que sur des théâtres spéciaux, ou en province.
Il est Loin d'y avoir réussi. Non que ces pièces, où il prend
d'ailleurs toutes les libertés, soient méprisables ou ennuyeuses;
mais il s'en faut qu'elles fassent l'effet qu'il en espérait. Dans
les drames historiques comme Jean Hennuyer (1772) ou la
Destruction de la Ligue (1782), dans les drames bourgeois et
populaires comme Jenneval (1769), le Déserteur (1770), l'Indi-
gent (1772), le Juge (1774), Natalie (1775), la Brouette du Vinai-
grier (1775), tout est gâté par une sensiblerie et une prédi-
1. Cf. les préfaces des drames, et VEssai sur Vart dramatique (1173).
LA COMÉDIE «W«
cation continuelles, des elTorts constants pour exciter une
intense émotion, un triomphe perpétuel de la vertu, des
parades ronflantes de sentiments généreux, des tableaux d'un
réalisme puéril, une pantomime exagérée, un style enfin aussi
incorrect que vulgaire, aussi vague que prétentieux, où pullu-
lent les apostrophes, les périphrases, les antithèses. Et voilà
pourquoi nous restons froids à la lecture de Jennevaly du
Déserteur ou de CIndigent, malgré quelques scènes touchante*;
pourquoi aussi et Jean Hennuyer, malgré la belle leçon de
tolérance qu'il contient, et la Destruction de la Ligue, malgré
la hardiesse des tableaux, et le Faux Ami, malgré une situation
piquante par son modernisme, et le Juge, malgré des plaidoyers
habiles et un aimable caractère déjeune fille, et même la Brouette
du Vinaigrier, le plus simple et le mieux conduit des drames
de Mercier, apologie en action du travail et de l'épargne, qui
eut un succès colossal (qu'on s'explique encore aujourd'hui par
le choix du sujet et d'heureuses trouvailles scéniques), ne peu-
vent pas toujours, sinon nous émouvoir, du moins nous inté-
resser *. Ces drames étonnent surtout, comme l'homme. On lui
en veut, en les lisant, d'avoir laissé se perdre comme à plaisir
de réelles qualités. Car on sent qu'avec plus de mesure et de tra-
vail, il eût pu servir utilement la cause du drame. Peut-être
n'a-t-il fait au contraire, sans arriver à mettre au monde un
drame historique ou populaire vraiment viable, que compro-
mettre le drame domestique créé par Sedaine.
///. — La Comédie.
La comédie va suivre une route identique à celle de la tra-
gédie et aboutir au môme terme. Elle visera moins les travers
généraux de l'humanité et l'homme même, que des ridicules
ou des hommes particuliers, jusqu'au jour oilelle sera, elle
aussi, une véritable pièce de combat.
Il apparaît vite d'ailleurs que la tâche lui était assez facile.
1. Parmi les autres drames de Mercier, citons : Childéric t"; Molière; rHabi-
tant de la Guadeloupe ; Zoé; les Tombeaux de Vérone, adaptation bizarre il'Hamlet ;
Montesquieu à Marseille; le Nouveau doyen de Killerine, Timon d'Athènes.
620 LE THEATRE (1748-J789)
Elle s'y était préparée de longue date. Les traits cinglants ne
manquaient pas dans les comédies de la Foire, bien qu'on ne
continuât pas, et pour cause, la tradition de Delisle. Il est
vrai qu'on ne prenait pas au sérieux les tréteaux de ïabarin.
Ce qui eut plus d'importance ce furent ces attaques, isolées
d'ailleurs, qui se rencontrent avant 1730, dans un certain
nombre de pièces régulières. L'École des Mères, le Préjugé
vaincu j Nanine avaient soutenu, directement ou indirectement,
la cause du bon sens contre la sottise du préjugé courant qui
appelait mésalliance tout mariage en dehors de sa caste. D'autre
part, en peignant les grands seigneurs corrompus ou cyniques,
en ne montrant plus aussi constamment les bourgeois ridicules,
en accentuant encore après Regnard et Le Sage la hardiesse
insolente des valets, la comédie, avec les Dancourt, les D'Al-
lainval et autres, avait subi l'influence des idées nouvelles.
Desmahis et Lanoue. — Les choses, dès 1750, s'ac-
centuent plus nettement encore. La pure comédie d'intrigue ne
reparaît un instant avec la Double Extravagance (1750) de Bret,
la meilleure de ses pièces, que pour céder presque définitive-
ment la place aux comédies de mœurs. Et cela même est un
signe. Voici d'abord, avec Clmjyertiîient Ae Desmahis (1750), une
charmante pièce, pleine d'esprit, de grâce légère, de faciles cou-
plets, de portraits délicats, de vers précis et alertes, qui rappelle
le Méchant de Gresset. Damis est bien un Cléon plus impertinent
et plus cynique, qui va jusqu'à exposer devant une jeune fille
ses idées — et quelles idées! — sur le mariage, et éclate en
quelque sorte de fausseté, d'égoïsme et d'impudence. La pein-
ture paraît brutale, ou plutôt elle le paraîtrait s'il n'y avait dans la
Coquette corrigée de Lanoue (1756) un marquis précepteur de cor-
ruption et de libertinage. Voilà qui était peu banal à coup sûr, et
peu fait aussi pour relever la noblesse dans l'esprit des bourgeois!
Saurin et Poinsinet. — Ni l§s MœursduJ'emps de Saurin
(1760) ni le Cercle (1764) de Poinsinet, Poinsinet le petit, ne la
relèvent davantage. Là un marquis avoue hautement qu'il
échange contre une dot un nom et une livrée, qu'il ruinera son
futur beau-père sans crier gare, enfin qu'il n'épouse sa femme
que pour vivre avec une autre et n'aimer que soi. Ici, pour notre
grande joie, une série d'originaux défilent dans la maison de la
LA COMEDIE 621
changeante et capricieuse Araminte : un vieux baron, entêté des
théories de Rousseau et fanatique de la nature, un abbé sémil-
lant et chantant, un médecin galant, aux remèdes sympathi-
ques, qui gradue sa politesse et ses saints selon les rangs
des personnes, des femmes légères, bavardes et joueuses, un
marquis-colonel enfin, fat, petit-maître, qui jase, courtise, se
montre, se contemple.... et fait de la tapisserie. Rien de plus
ridicule. Encore fallait-il une certaine hardiesse pour mettre la
chose à la scène.
Palissot et Voltaire. — Mais déjà la comédie semblait
prête à tout. On le vit bien avec les Philosophes de Palissot '
(joués au Théâtre-Français même (1760), grâce à la connivence
du pouvoir), qui ne sont pas seulement une mauvaise copie des
Femmes Savantes, et des Académiciens de Saint-Évremond,
mais une « cruelle » et « sanglante » satire. L'auteur s'est tout
permis contre les philosophes, une attaque générale et une
attaque particulière. Il les représente comme des hommes
fourbes, intéressés, vaniteux, sans convictions sincères, voire
sans patrie, sans honnêteté même. Il fallait certes avoir un bon
vouloir haineux pour reconnaître en de tels personnages, malgré
des allusions significatives, un Helvétius, un Diderot, un D'Alem-
bert ou un Duclos! Les clameurs que fit naître la représentation
de la comédie — trop de satire nuit — eurent du moins ce
résultat pour le parti philosophique de permettre la représenta-
tion de l'Écossaise de Voltaire, deux mois après. Quoique com-
posée avant l'apparition des Philosophes, elle fut considérée
comme une revanche, l'auteur attaquant Fréron, qui avait
patronné auprès des comédiens Palissot. Ainsi en mettant à la
scène sous les traits d'un gazetier famélique et ambitieux, tantôt
humble, tantôt insolent, lAche calomniateur et dénonciateur, son
ennemi acharné, Voltaire servait à la fois sa propre cause et
celle de la philosophie. D'où le succès de la pièce, auquel con-
tribua d'ailleurs, parla suite du moins, le drame larmoyant qui
escorte et encadre cette médiocre satire, et qui la sauva, le pre-
mier moment de curiosité passé*.
i. Il avait «lonné, en l"")."), à Nancy, une petite comédie, le Cercle, où il parait
bien qu'il avait attaqué Voltaire, Rousseau, même M"" du Chàtelel.
2. Dès lors on alla, ou pleurer sur les malheurs de Lindane, ou rire aux
622 LE THEATRE 1748-1789
Collé. — - Ces pièces, heureusement, ne firent pas souche au
théâtre. D'une part, les philosophes veillaient, qui empêchèrent la
représentation de V Homme dangereux AeVaXisfèoi et purent laisser
jouer impunément ses Courtisanes (1782); de l'autre, la censure
se fit plus défiante. Aussi la Partie de chasse de Henri IV, que
€ollé avait imitée de l'anglais sans songer à mal, ne put d'abord
être représentée à Paris. C'était bien la peine d'avoir quitté la
parade, où notre homme excellait, d'avoir versé dans la comédie,
d'avoir même donné au Théâtre-Français une pièce à la fois
gaie et attendrissante qui avait été assez bien accueillie (Dupuis
et Desronais, 1763)! Il lui fallut attendre dix ans. Et de fait
l'œuvre avait bien, sous son apparence inofîensive, quelque
chose de légèrement frondeur. Voir étaler sur la scène les
vertus du roi Henri, y entendre vanter son amour du peuple,
sa bonté et son esprit, n'était pas pour plaire au pouvoir.
Quand après avoir couru la province et les salons avec un succès
prodigieux grâce à ses tableaux Avariés et à ses personnages
sympathiques, cette comédie bon-enfant, mi-historique, mi-
familière', serajouée à Paris (1774), elle sera reçue avec trans-
port, les uns espérant en Louis XVI un nouvel Henri IV, les
autres, plus sceptiques, applaudissant leur héros idéal, le sou-
verain tolérant, le roi philosophe !
Favart, Goldoni, Barthe, Sedaine, Florian, etc. —
Ainsi, ou la satire a la place prépondérante dans la plupart des
comédies, ou on la lui fait^ Tandis que la tragédie monte à l'as-
saut des grandes questions sociales et que le drame étale avec
une complaisance inépuisable les vertus des humbles, il semble
que la comédie ne puisse plus avoir pour seule mission de faire
rire, ou même de mêler la gaieté et l'attendrissement. Elle
n'abdique pas toutefois complètement ses anciens droits : dans
excentricités d'un type original d'Anglais, Freeport, le plus grossier, le plus
bourru, mais le plus généreux des hommes.
1. Elle débute en comédie historique et finit en comédie familière. Si le pre-
mier acte est le plus original où la cour, les seigneurs, Sully, le roi sont pitto-
resquement saisis, le reste, à savoir Henri égaré dans une forêt, reçu incognito
chez un de ses gardes, causant alTablement avec ses hôtes, toujours simple,
aimable, spirituel, faisant enfin le bonheur du fils Michau en sauvant sa fiancée
de la griffe d'un grand seigneur débauché, devait plaire davantage encore.
2. D'où l'agrément du Droit du seigneur de Voltaire (1762), de sa Mort de
Socrate, « ouvrage dramatique » (1760), et de la Jeune Indienne (i"64) ou du
Marchand de Smyrne (1770) de Chamfort.
LA COMEDIE 623
les Trois SiiUanes de Favart, par exemple (1761), pièce vive et
aimable comme la Française qui en est l'héroïne, ou son Anglais
à Bordeaux (1763), «lans/e Bourru bienfaisant (1771) de l'Italien
Goldoni, qui resta aussi au répertoire, dans les Fausses In/ide-
lités de Barthe enfin et la Gageure imprévue de Sedaine (1768).
Kien de plus vif, de plus léger et parfois de plus touchant que
les Fausses Infidélités^ rien de plus charmant, de plus délicat
que la Gageure imprévue. Barthe réussira moins dans de grandes
comédies {la Mère jalouse (1771) ou CHomme personnel (1778),
encore qu'elles soient intéressantes et supérieures aux essais
médiocres d'un Rochon de Chabannes, voire d'un Dorât, d'un
Imbert *. Mais la comédie y frôle un peu trop le drame. Ce
qu'elle fait encore dans les piécettes agréables et modestes de
Florian, les Deux Billets (1779), le Bon Ménage (1782), le Bon
Père (1790), ces arlequinades où le héros apparaît sous un jour
nouveau, et original. Arlequin tirant les larmes!... Mais déjà
le Mariage de Figaro, impatiemment attendu de tous, détourne
à son profit l'attention d'un public que le Barbier de Séville a
singulièrement séduit et excité. Place donc à Beaumarchais ^
Beaumarchais. — L'œuvre et l'homme se tiennent étroi-
tement. Pour bien comprendre celle-là, il faut bien connaître
celui-ci. Il est né en pleine rue Saint-Denis, d'un honnête hor
loger (1732). Gâté par un père et des sœurs à la fois gais et sen-
sibles, le jeune Pierre-Augustin Caron, après une enfance facile,
travailla tout d'abord dans la boutique paternelle. L'horlogerie
le mène à Versailles, lui procure une charge, une femme et un
nom. Grâce à la musique, il est de l'intimité de Mesdames de
France, fréquente la cour, y joue de l'épée et de l'esprit, se lie
avec Pàris-Duverney, qui l'enrichit dans ses affaires. Vite il
achète la charge de secrétaire du roi. Le voici noble : c'est
M. «le Beaumarchais (1761). Bientôt lieutenant aux bailliage et
capitainerie de la Varenne du Louvre, il a deux comtes sous ses
ordres! C'en est fini maintenant avec l'horlogerie.
Il vole à Madrid, où il a à venger une de ses sœurs, abandon-
1. Un pelil acte, Heureusement, est la meilleure des pièces de Rochon de
Chabannes. Parmi celles de Dorât, la Feinte par Amour (1773) et le Célibataire
(1775), sont les moins médiocres. 11 faut noter dans le Jaloux sans amour (1781),
diml)ert,.un caractère de femme qui fait songer par quelques traits à la com-
tesse Almaviva.
624 • LE THÉÂTRE (1748-1789)
née par son fiancé, l'écrivain Clavijo, et à ménager mille intri-
gues secrètes. Quand il revient, c'est le moment pour lui de
montrer que « l'amour des lettres n'est pas incompatible avec
les affaires. » Depuis longtemps le théâtre l'attire. Il fait Eugénie
(1767), puis les Deux Amis (1770). Ce dernier drame échoue.
En même temps il perd sa femme, puis son ami Pâris-Duverney,
et voit l'héritier de celui-ci, le comte de La Blache, lui intenter
un procès malgré le règlement de comptes qu'il produit. Il
gagne en première instance, mais non en appel. Et tandis que
son fils meurt, qu'il voit la représentation de son Barbier de
Séville retardée, l'affaire Goezman surgit. Il est accusé habile-
ment, par son juge, de tentative de corruption sur lui et sa
femme '. C'en était trop. Cet excès de malheur exalte son
courage et son esprit. Quatre mémoires successifs pleins de
comique, de verve et d'éloquence, en appellent à l'opinion
contre le conseiller du parlement Maupeou. Tout le monde le
lit, même le roi. Le procès n'en a pas moins un mauvais
dénouement pour lui. M™^ Goezman est bien condamnée, le
conseiller obligé de vendre sa charge, mais Beaumarchais est
blâmé, peine infamante qui le privait de ses droits civils. Ses
Mémoires sont livrés au feu. Cela mit le comble à sa popularité.
Rien ne lui coûtera maintenant pour obtenir sa réhabilitation.
Il devient l'agent secret de Louis XV, puis de Louis XVI, joue
tous les rôles, prend tous les masques, obtient entre temps la
représentation du Barbier de Séville, dont le succès est très vif,
et l'a enfin, en septembre 1776, cette réhabilitation tant désirée !
Et maintenant, avec la complicité deMaurepas et de Vergennes,
il est agent secret des colonies d'Amérique en France, il approvi-
sionne les insurgés de munitions et de fusils, tout en reprenant
et en gagnant cette fois définitivement son procès avec le comte
de La Blache. Et les affaires succèdent sans interruption aux
affaires de 1778 à 1784 % c'est-à-dire de la réception du Mariage
\. Selon la coutume, il avait comblé d'argent et de présents le rapporteur
«le son procès, le conseiller Goezman, et sa femme. Le procès perdu, il réclame
son argent. Une différence <le quinze louis met le feu aux poudres.
2. Il fonde la société des auteurs dramatiques, devient l'éditeur de Voltaire,
s'occupe avec Vergennes de la réorganisation de la Ferme générale, avec Joly
de Fleury d'un projet d'emprunt, soutient ceux-ci de sa plume, et ceux-là de
sa bourse. Plus tard, de 1784 à 1789, Beaumarchais organisera la Compagnie des
Eaux de Paris, composera son opéra philosophique de Tarare et trouvera même
le temps de défendre à ses risques et périls l'infortune malheureuse.
HIST. DE LA LANGUE & DE LA LITT. FR.
t>^'
T. VI, CH. XI
Armand Colin & C'«, Éditeurs, Pans
PORTRAIT DE BEAUMARCHAIS
GRAVÉ PAR AUG. DE S^^ AUBIN, D'APRÈS C. N. COCHIN
Bibl. Xat., Cabinet des P'stampes, N 2
LA COMÉDIE C25
de Figaro par les comédiens à sa représentation ! Ce fut un
triomphe. Mais ses ennemis ne désarment point. Il est accablé
peu à peu sous le poids de perfules accusations. Sa popularité
décroît. Elle sombre presque avec la Révolution, car il n'est
rien moins qu'un révolutionnaire à outrance. Constamment
soupçonné, arrêté môme quelques jours à propos de l'affaire des
fusils de Hollande, (|ui le ruine à moitié, courant après ces
fusils par toute l'Europe, il ne se voit sauvé que par le 9 ther-
midor. Il retrouve alors un peu de popularité et de bonheur, et
meurt en 1799.
Telle est sa vie, en raccourci. On voit quel fut l'homme '. La
marque de ce tempérament c'est l'activité, l'ambition, et l'esprit.
Et par suite il semble bien né pour le théâtre, pour forger
des intrigues, aiguiser des ripostes, amuser et même attendrir,
éblouir par une verve étincelante. Malheureusement le théâtre
n'a été chez lui que l'accessoire, d'abord un « délassement
honnête », puis un moyen; il n'a jamais été le but de sa vie.
L'homme d'affaires prime l'auteur. C'est un prodige même qu'il
ait trouvé le temps de composer (et de souvent retoucher) ses
deux comédies, son opéra, et ses trois drames. Mais de la vie
au théâtre il n'y avait presque pas changement pour lui.
Il y débuta, nous le savons, par des drames. Puis d'une
parade devenue opéra-comique, il fait le Barbier de Séville qui,
reçu en 4712, ne sera joué que le 27 février 1775. Entre temps
Beaumarchais est devenu célèbre grâce aux Mémoires contre
Goezman. Il s'avise d'allonger la pièce et d'y semer de mor-
dantes allusions : elle tombe le premier soir. Il a vite fait d'éla-
guer. Elle va aux nues. Le sujet, sorte de défroque de la comédie
italienne qu'avaient déjà illustrée Molière et Regnard dans r École
des femmes et les Folies amoureuses, n'était pas neuf pourtant.
Beaumarchais le rajeunit en le transportant en Espagne, pays de
1. On pourrait dire qu'il y a comme deux hommes en lui. Dans son intérieur,
fils, frère, père ou mari, il est doux, tendre, affectueux, libéral, aimable et
sensible. Au dehors, quoique rarement égoïste et toujours honnête, fouetté par
les circonstances, aigri et choqué par les personnes, rarement lui-même, il se
guindé ou il se tléhraille; son activité verse dans l'intrigue, son intelligence
dans le savoir-faire, son esprit dans l'impertinence. H gâte ses plus généreuses
tentatives |«r des procédés d'homme d'affaires; il confond la fierté avec l'inso-
lence, le succès avec la réputation. S'il est de la famille de Grandisson (son
père et ses sœurs le comparaient constamment à ce dernier), il est aussi de
celle de Voltaire.
Histoire de la langue. VI. 40
626 LE THEATRE (1748-1789)
fantaisie et de travestis, puis en l'intrig^uant avec soin. Pour ce,
il modifie le caractère des personnages. Bartholo, s'il est encore
un sot, est aussi un rusé. Sa défiance, née de son avarice et
de son amour, lui donne du flair, sinon de Tintelligence. Ce ne
sera pas tro[» pour l'emporter sur lui des efforts combinés de
Lindor et de Figaro. D'ailleurs sa pupille, Rosine, n'est plus
une ingénue comme Agnès ou une jeune folle comme Agathe,
elle a, sans manquer de réserve, quelque peu d'expérience;
elle oppose la ruse à la ruse. Amoureuse et femme, on lui par-
donne aisément. D'autant qu'elle paraît affectueuse, qu'elle a un
grand charme, qu'elle sait enfin se faire respecter. Elle est de
ces petites bourgeoises qui deviennent comtesses sans qu'on s'en
étonne, sans presque s'en étonner elles-mêmes. Elle sera tout
naturellement la comtesse Almaviva. Car Lindor est comte.
C'est de plus, pour le moment, une sorte de prince charmant,
qui diftère des autres amoureux par un grand air naturel et une
distinction particulière. Seuls les amoureux des comédies de
Marivaux ont quelque rapport avec lui.
Le valet, lui, est méconnaissable. Car Figaro, malgré sa
casaque de barbier, joue le rôle de valet. Valet original certes,
et qui a trop de pères pour ressembler complètement à aucun *.
Le seul vrai, en somme, c'est Beaumarchais. Comme lui « par-
tout supérieur aux événements, loué par ceux-ci, blâmé par
ceux-là, aidant au bon temps, supportant le mauvais », il se
moque des sots, brave les méchants, rit de tout pour ne pas en
pleurer, et se trouve la victime des circonstances, de sa nais-
sance et de la calomnie. Il a fait d'ailleurs tous les métiers et il
a conscience de sa valeur. Ne pouvant être autre chose, faute
d'argent et de protecteurs, il est philosophe, et philosophe
cvnique, gouailleur, familier et insolent, dont la provision est
ample de traits et d'observations. Son arme est l'esprit, un
esprit vif et acéré, qui pique tout et blesse tout. Il se venge
ainsi en riant de n'avoir ni situation, ni considération. Il nargue
\. Il n'a plus que quelque vague ressemblance avec les valets de la comédie
antique, voire même avec les Mascarille et les Scapin; il tient plus des Sgana-
relle et des Cliton, surtout des Fronlin. Crispin, Labranche et autres, plus
hardis, plus ambitieux surtout. Ses ancêtres directs, sans oublier Panurge et
Gil Blas, semblent être le Crispin de Le Sage, le La Ramée de Dancourt, et le
frivelin.de Marivaux: mais il les dépasse de beaucoup.
LA COMEDIE 627
les ju'éju^'és, démasque les hypocrisies, fronde les ridicules et
les lois, sans que sa gaîté s'émousse. Il a le parler libre, la
réponse hardie, sifflante, déconcertante; peut-être un brin
d'amertume, mais pas de fiel ; ajoutez enfin un bon sens aigu et
une morale complaisante, et vous aurez tout l'homme, qui ne
déplaît pas. On hait Basile, au contraire. Celui-là paraît et parle
peu. C'est aussi un intrig-ant habile, mais affilié à une secte puis-
sante qui le mène. Au contraire du gascon franc et déluré qu'est
Figaro, il affecte des dehors graves, se couvre d'un costume
sévère, presque sacré, et pour mieux tromper s'avance lente-
ment, sourdement, mystérieusement vers son but. Il sert tous
les maîtres, reçoit de toutes mains, et se fait craindre sans se
faire respecter. Lui aussi il possède une arme terrible, et juste-
ment la seule qui puisse lutter avec l'esprit, la seule contre
laquelle échoua souvent l'esprit de Beaumarchais : la calomnie.
Il en joue comme Figaro de son esprit, mais non plus face à
face et loyalement. Il frappe de nuit et par derrière.
Voilà les personnages. Et la pièce va d'une allure rapide, très
amusante avec son dialogue, le plus vif et le plus plein tout
ensemble des dialogues, le plus sobre et le plus pittoresque.
C'est une cascade éblouissante de répliques ou de tirades; un
jaillissement continuel de réflexions ironiques, de mots serrés
et profonds. On est étonné, ébloui, ravi, et on ne se lasse pas,
tant tout cela paraît naturel. Car si tous les personnages ont de
l'esprit, chacun a le sien propre, ce qui est le combl« de l'art.
Il n'y en a pas moins dans le Mariar/e de Figaro, et de toute
façon. Car la satire sociale s'y fait une large place. C'est que
Beaumarchais a souffert depuis 1772 dans sa réputation et dans
son honneur. Il a soif de vengeance. Une fois réhabilité, il n'a
qu'à prendre la plume pour voir la pièce éclore d'elle-même. On
l'attend et on la redoute. A peine née elle court le monde (1778).
Le difficile est de la faire jouer. Le censeur, le garde des sceaux,
le roi même ' s'y opposent. Beaumarchais a pour lui l'entourage
royal, de puissants protecteurs, la curiosité publique, sa tenace
activité; il a pour et contre lui son esprit. Enfin, après force
1. Le roi dit, selon M"* Campan, après avoir entendu lire la tirade sur les
prisons, « qu'il faudrait détruire la Bastille pour que la représentation de la
pièce ne fût pas une inconséquence dangereuse •.
l
/
C28 LE THÉATllE (1748-1789)
lectures dans les salons, après force plaintes, après force désillu-
sions, après la représentation de la pièce chez le comte de Vau-
dreuil, il parvient à obtenir d'abord de nouveaux censeurs, puis,
sous la pression publique, l'autorisation royale. La comédie
est annoncée pour le 27 avril 1784. On s'écrase aux portes du
théâtre; on enfonce tout; les rangs sont confondus; une foule
fiévreuse, qui comprend tout, voit partout de l'esprit, applaudit
tout, fait à l'œuvre un succès sans précédent. Ce succès persiste
obstinément, efîrontément, auquel les loges contribuent autant
que le parterre et que nourrit habilement l'auteur, tout en s'en
étonnant lui-même. « Il y a quelque chose de plus fou que ma
pièce, disait-il, c'est son succès. »
Il disait plus vrai qu'il ne pensait. Il n'a pas vu en effet toute
la portée de son Mariage. La préface dont il l'illustra plus tard
le prouve bien. S'il y reconnaît qu'il a fait entrer dans son plan
« la critique d'une foule d'abus », il déclare nettement que le
vrai sujet — celui qui donne à la pièce cette « directe moralité »
« sans laquelle il n'y a pas d'art véritable », — c'est la défaite
de l'époux suborneur « contrarié, lassé, harassé, toujours arrêté
dans ses vues », et « obligé trois fois dans cette journée de
tomber aux pieds de sa femme, qui finit par lui pardonner ».
Soit; mais les événements, une verve étincelante, et le public,
et les ennemis de l'auteur, et enfin ses paroles mêmes, jetées à
l'étourdie, ont tout modifié. Si la comédie est un drame moral,
qui donc le voit ou s'en préoccupe? La moralité n'a que faire
ici. Le sujet n'est pas, quoi que pense Beaumarchais, l'époux
suborneur, mais le valet maître. Thème banal, encore, mais qu'il
a complètement renouvelé. La comédie, malgré certaines imita-
tions', est toute à lui : elle ne pouvait être faite que par un
Beaumarchais.
Car le tout ici, c'est Figaro. Il attire à lui tout l'intérêt. Même
invisible il est présent. La pièce est menée pour lui et par lui.
Il ne travaille plus pour le compte d'un Lindor, n'intrigue plus
pour le simple plaisir d'intriguer, mais à son profit. Et voilà
la grande nouveauté, justement. Il s'agit bien toujours d'un
1. Il a fait quelques emprunts d'abord à Molière {Georges Dandin), à Scarron
{la Précaution inutile), à Sedaine {la Gageure imprévue), à Vadé [Il était temps),
puis à Antoine de La Salle {Plaisante chronique du petit Jehan de Saintré).
LA COMEDIE 629
mariage, mais c'est le mariage d'un valet. C'est le valet qui est
l'amoureux, c'est à lui que va la sympathie, puisqu'il aime et
est aimé. Nous applaudissons au vilain qui défend son bien,
même contre son maître. Le jaloux à cette heure, le Bartholo,
c'est le Lindor d'autrefois, c'est ce comte, si dangereux par son
or, par sa puissance, par la séduction de ses manières, qu'il
faut un Figaro pour oser et pour pouvoir lui résister!
Lui seul est capable de conduire pareille intrigue, car il a
contre lui non seulement le comte, mais une Marceline « qui
est friande de lui en diable » et à qui il a signé jadis une promesse
de mariage, le rusé Bartholo qui le déteste, le faux Basile qui
cherche une vengeance. 11 lui faut compter avec l'espièglerie
imprudente et le juvénile amour de Chérubin, la sottise des uns,
le bavardage des autres, le trouble et l'émotion de la comtesse.
Rien n'y fait; il l'emporte, il se marie. Il était temps toutefois.
Sa patience et sa gaieté étaient à bout. Son esprit tournait à
l'aigre. Ce n'était plus déjà le Figaro du Barbier. Et c'est moins
lui encore, quand marié, se croyant trahi, lassé et dégoûté de
tout, perdant cette gaieté — parfois factice — qui l'a soutenu
jusqu'alors, il exhale ses plaintes dans un long réquisitoire. Il
est vaincu. Le grand seigneur l'a emporté, comme toujours! Et
sa vie repasse devant ses yeux; il se rappelle ses espérances,
compte ses déboires, déplore avec rage ses malheurs : partout
son activité, son intelligence, son habileté ont échoué contre les
iniquités, les privilèges, la fortune et la naissance. Il aurait pu,
il aurait dû tout être, et il n'est rien. Et les mots partent, les
traits volent, la tirade s'enlle ; le duel s'élargit et prend des
proportions énormes, dédaigne l'homme pour s'attaquer à la
société entière. Rien ne résiste à cet assaut. Une raison acérée
perce tout, dégonfle tout, montre le vide. Sous le poids de cette
chaîne, tout sombre, comme la gaieté de Figaro. Il la reprend
bientôt d'ailleurs. Le déguisement de la comtesse en Suzanne, qui
l'a trompé, amène sa victoire définitive. Le comte berné n'a qu'à
avouer ses torts. Pour lui il va faire souche d'honnêtes gens.
Et ainsi Beaumarchais ne s'est pas contenté de répondre au
défi du prince de Conti de mettre à la scène la préface du Bar-
bier. Nous n'avons guère « la plus badine des intrigues ». La
Folle Journée n'est qu'un sous-titre, et vraiment secondaire.
630 LE THÉÂTRE (1748-1789)
Car s'il y a vraiment une « folle journée », un véritable imbro-
glio 011 se mêlent les travestis, les quiproquos, les courses folles,
s'il y a même là une sorte de jeu de cache-cache perpétuel qui
se termine par une « ronde en couplets », et, Figaro menant la
danse, un mouvement si endiablé qu'à peine a-t-on le temps de
respirer, si enfin l'auteur y a mêlé le pathétique par la triple
reconnaissance de Figaro, de Marceline et de Bartholo, tout en
riant de cet admirable enchevêtrement d'incidents, il ne faut
pas se laisser détourner du principal. Et le principal, c'est Figaro
luttant pour ses propres amours, ferraillant avec audace, et
lançant enfin contre ses ennemis, et ils sont légion, une fîère et
éloquente diatribe. D'où l'importance de ce monologue (qu'on
juge aujourd'hui emphatique et inutile), qui est la conséquence
nécessaire de l'œuvre. C'est bien lui, en tout cas, qui donnait
en 1784 une portée générale à la pièce et faisait qu'elle allait si
loin au delà de la rampe. Le procédé qui lui avait si bien réussi
dans ses Mémoires, Beaumarchais l'appliquait ici encore excel-
lemment. Comme il en avait appelé à l'opinion, Figaro en appelle
au parterre.
Il arriva vite d'ailleurs ce qui arrive toujours. On vit dans la
pièce beaucoup plus qu'il n'y avait réellement. Elle devint pour
beaucoup une œuvre subversive qui détruisait toute autorité.
Par suite on fit de Figaro une sorte de héros populaire, le porte-
voix des revendications bourgeoises, et même une des plus bril-
lantes incarnations de l'esprit français. On exalta ses qualités.
On oublia ses défauts et ses vices. Sa vie passée rentra dans
l'ombre. On ne se souvint plus que de son courage habile, de sa
raison spirituelle et de sa mordante ironie. On lui emprunta de
ses mots pour le définir*. Ses impertinences, son cynisme, ses
ambitions, ses fautes, ses indélicatesses, tout cela disparut, et
jusqu'à sa domesticité. Il devint, comme on l'a dit, le héros
théâtral de la Révolution. C'est le triomphe de l'esprit. Et c'est
aussi le triomphe de Beaumarchais, quia soigné son personnage
d'un amour vraiment paternel et a fait briller pour lui toutes
les facettes de son merveilleux talent ^
1. On vit en lui la revanche de l'iionnêle homme qui ne veut pas être dupe,
de l'homme qui pense contre ceux qui ne pensent pas, de ceux qui peinent
contre ceux qui ne se donnent que la peine de naître.
2. Cette peinture si originale et si vivante profite singulièrement à toute la
LA COMEDIE 631
11 n'avait d'ailleurs visé ni si loin ni si haut. Lo drame de
la Mère coupable, qui fait suite au Mariarje de Figaro, le prouve
bien. Il suffisait à Beaumarchais que le valet hardi et intéressé
du liarbier de Scville s'y élevât à la difrnité d'honnôte homme et
d'homme d'honneur, étrangement supérieur à son maître. C'était
là sa façon de s'emparer de la Bastille. Il ne songea jamais
à la prendre réellement et à tout boulevei'îîer '. Mais voilà, de
telles pièces, déjà meurtri«^res par elles-mêmes, le sont encore
plus par leurs conséquences. Elles mettent le feu aux poudres.
De fait, le Mariage de Figaro, porta un coup terrible à la
noblesse, sans qu'on s'en doutât, sans qu'elle s'en doutât elle-
même. C'est toujours par de folles journées que commencent
les révolutions.
Même parfois les révolutions littéraires et dramatiques. Car
c'était en réalité une comédie toute nouvelle et d'une impor-
tance capitale, étant tout ensemble imbroglio rapide et puissante
comédie sociale, que cette Folle Journée. On peut dire que toute
la comédie moderne, dans ses diverses grandes manifestations,
s'y rattache. Scribe et Dumas, sans parler de M. Sardou, n'ont
fait que se partager l'héritage de Beaumarchais.
comédie. Les autres personnages recueillent tous quelque chose de cette «'xuhé-
rance «le vie. Ce sont pour la plupart d'anciennes connaissances du Barbier. Et
d'abord la comtesse, qui est toujours l'aimable, la tendre, un instant même
l'espiègle Rosine, mais plus - imposante », plus mélancolique aussi, voire même
triste, car elle est délaissée et s'ennuie, et est troublée plus qu'elle ne le dit,
plus qu'elle n'en a conscience par l'amour de son jeune filleul. Puis le comte,
(|ui, lui (à l'esprit et au charme près), n'a plus rien du Lindor d'autrefois : c'est
maintenant un de ces grands seigneurs qui se croient tout permis parce que
tout leur a réussi, galants sceptiques, friands du fruit défendu par désœuvre-
ment, ruriosité et amour-propre. Il est de plus jaloux et colère, quoique diplo-
mate. Voici maintenant Bartholo, toujours sévère et toujours ennuyeux, Basile
toujours fourbe, et, sans parler de la sensible Marceline ou de l'ivrogne Antonio,
la • toujours riante, verdissante, pleine de gaieté, desprit, d'amour et de délices »,
Suzanne, et sage aussi par surcroit. Et voici enlîn le petit page, l'adorable el
diabolique Chérubin, l'enfant terrible qui aime en ignorant l'amour, <lit naïve-
ment les pires choses, émeut par une idolâtre admiration, distrait par des
regards qui caressent et qui brûlent, el mourrait pour un baiser, même un ruban!
1. Même «lans son opéra philosophique de Tarare, où il louche cependant à
les questions iiliilosophiques el sociales, comme la souveraineté nationale, le
règne des lois, le divorce, le mariage des prèlres, la liberté des nègres, etc.
632 LE THEATRE
APPENDICE
La comédie-vaudeville ou opéra-comique.
L'histoire de la comédie-vaudeville ou opéra-comique, trop peu littéraire en
général pour nous retenir longuement, ne doit pas toutefois être entièrement
passée sous silence. Quand les comédiens italiens accusés d'avoir joué M"" de
Maintenon dans la Fausse Prude (1697) furent expulsés, les acteurs forains,
jusque-là danseurs de corde et acrobates, voulurent s'emparer de leur réper-
toire et construisirent de véritables salles de spectacle. C'était compter sans la
jalousie des comédiens du Théâtre-Français. Des procès commencèrent qui
devaient durer près de dix ans. Nos pauvres forains se voient interdire succes-
sivement comédies, farces, dialogues, colloques, monologues même (1709), et
cela à l'heure où l'Opéra, après avoir usé envers eux d'une indulgence inté-
ressée, leur retirait la permission de faire usage de machines, de danseurs et de
chanteurs. Ils en vinrent, par un adroit subterfuge, à jouer des pièces — bien
misérables, hélas! — dites « à la muette », avec cartons et écriteaux qui expli-
quaient au parterre la mimique des acteurs. Puis des couplets sur des airs
connus, ou vaudevilles, remplacèrent en partie la prose. L'orchestre jouait l'air
les spectateurs chantaient. Le succès fut énorme. Nos forains étaient sauvés.
D'heureuses circonstances leur permirent bientôt de traiter avec l'Opéra pour
chanter eux-mêmes leurs vaudevilles. Ils composent dès lors, déjà sous le nom
d'opéras-comiques, des comédies ou tout en vaudevilles ou mêlées d'un peu de
prose pour relier les couplets : farces grossières, lestes parades, parodies mali-
cieuses ou pimpantes revues. Et la brouille de Le Sage avec les comédiens
français vint à point servir leurs intérêts. Seul ou avec ses collaborateurs Fuze-
lier et d'Orneval, dont le mérite n'est pas à dédaigner, Le Sage donna de 1712
à 1728 un nombre incalculable de pièces, d'inégale valeur certes, mais où il a
presque toujours prodigué la verve, l'esprit, la fantaisie, les traits d'observa-
tion, et transporté à la scène les travers et les modes en des cadres pittoresques
et amusants. Les meilleures sont Achmet et Almanzine, les Amours déguisés, ta
Boîte de Pandore, la Princesse de Carizme.
Ainsi la comédie-vaudeville avait son public (les comédiens italiens rappelés
(1716) l'avaient même jointe à leur ré)>ertoire) quand le jeune Piron y débuta
en sauvant le théâtre forain de Francisque, auquel les comé<liens français ne
permettaient alors qu'un seul acteur sur \a <,ccne, par son Arlequin Deuca lion (I722),
œuvre d'un esprit endiablé, satire vivante des mœurs du temps, et tour de
force vraiment étonnant, car la pièce n'est qu'un long monologue, où l'intérêt
ne faiblit pas un moment grâce à une verve jaillissante et infatigable. Il ne fera
pas mieux dans ses véritables comédies-vaudevilles et parodies, bien que les-
tement troussées et réellement amusantes, comme par exemple le Claperman,
les Chimères, Colombine-Xitélis et surtout le Caprice, où les jolies choses abon-
dent. Gomme les autres fournisseurs des théâtres de la Foire et de la Comédie
italienne, il mêle la mythologie à la peinture des ridicules du jour, et dans des
couplets et une prose alertes, il abuse des allusions, quelquefois même du
débraillé et de la grivoiserie ; mais ce n'était point pour déplaire aux spectateurs.
S'il y a moins de verve et d'esprit, il y a aussi moins de licence dans les opéras-
comiques de Boissy, comme dans ceux de Fagan auxquels Pannard collabora
souvent, dit-on, pour les vaudevilles, Pannard, le « dieu du vaudeville », comme
l'appelle Collé, dès son début (1729), inimitable en elTet dans l'art de tourner
le couplet, par son élégance aisée, sa gaieté saine et originale. Car il se donna
pour mission de captiver le public tout en respectant la morale et en n'atta-
quant que les ridicules, sans toucher aux personnes. Il y réussit grâce à l'heu-
reux choix des sujets et à son adresse à manier l'allégorie. La pièce type est le
Fossé du Scrupule (1738). Mais un de ses collaborateurs devait le faire oublier,
et porter à son apogée la comédie-vaudeville : Favart, qui débute en 1739. Il
trouve sa voie avec la Chercheuse d'esprit (1741), qui eut deux cents représenta-
tions, pièce charmante, fort bien conduite, aux couplets agréables quoique
décents, au dialogue à la fois naïf et spirituel. Dès lors les comédies se suivent
APPENDICE 633
sans inlerruplHMi. Il rfpivml d'ailleurs souvent, avec variantes, le même thème.
Kt partout cl toujours il excelle dans la peinture des inpténus et ingénues et
sait dans celle de l'éveil des sens allier la réserve à un piquant réalisme. Ses
personnages (dos paysans le plus souvent), à la fois naïfs et curieux, gauches et
aimables, ignorants mais sincères, sollicitent et forcent la sympathie. A cela
s'ajoute une conduite hahile. des nuances «lélicates de sentiment, un pathétique
discret, une pointe de malice, une fantaisie plaisante, un langage pittoresque et
savoureux, un choix remarquable des airs et un talent non moindre dans la
facture du couplet. Kniin il avait en sa propre femme la plus gracieuse, la
plus intelligente des interprètes.
La comédie-vaudeville ou opéra-comique était donc en pleine vogue grâce à
Pannard et à Favart en 1152. C'est alors que la venue en France de la troupe ita-
lienne de Bambini mil les buffi & la mode. On les traduisit; puis on les imita.
Favarl le premier, qui mêle aux vaudevilles des ariettes parodiées, c'est-à-dire
des airs nouveaux empruntés aux pièces italiennes. Le modèle du genre est le
Caprice amoureux ou Ninelte à la cour : le ton s'y élève, l'esprit al tonde avec la
satire piquante de la cour, et une aimable fantaisie, et les couplets légers et
frétillants (1753). Tandis que Vadé, non sans verve d'ailleurs, faisait retomber
la cométlie-vaudeville dans l'indécence et la grossièreté et que le genre pois-
sard s'établissait un moment avec lui sur la scène, Favarl, soitau théâtre d'opéra-
comique de Monnet, soit au théâtre italien, prodigue dans des pièces purement
en vaudevilles comme dans des pièces mêlées d'ariettes, sa grâce facile, ses
peintures nuancées de sentiments, l'aisance attirante de ses couplets.
La comédie-vaudeville subit bientôt une nouvelle transformation, qui en fait
véritablement un opéra-comique au sens moderne du mot. On ne se contente
plus de joindre aux vaudevilles des ariettes empruntées ou parodiées, on y mêle
des airs originaux, toujours il est vrai sous le nom tl'arieltcs. H n'y aura plus
qu'à supprimer les vaudevilles pour qu'existe notre opéra-comique. De cette
comédie-vaudeville avec ariettes (ou airs originaux) le modèle est encore une
pièce de Favart. qui a|»rès avoir donné ses Trois Sultanes, iil représenter Annette
et Lubin (1762). Bientôt les vaudevilles cèdent de plus en plus la place aux
ariettes. Le compositeur devient un collaborateur indispensable, jusqu'au jour,
qui ne tardera pas, où il reléguera au second plan le librettiste. L'opéra-comique
est le spectacle favori de la nation, si bien que les comédiens italiens deman-
dent et obtiennent le droit exclusif de le jouer. Et Favart compose ses derniers
opéras-comiques, avec les musiciens Duni, Philidor ou Grétry. Mais en abandon-
nant les vaudevilles il a perdu toutes les grâces de sa jeunesse. L'âge est venu
d'ailleurs qui a apporté avec soi, <lans une société qui prône d'autant plus la
morale qu'elle tombe davantage dans le libertinage, la manie prêcheuse. En
des livrets larmoyants Favart nous présente des ingénues sensibles, des person-
nages aussi raisonneurs qu'honnêtes, (jui déclament au nom de la nature et de
la vertu contre le luxe et la civilisation. Par la fdière de Rousseau l'opéra-
comique subissait l'influence indirecte de Va Chaussée.
Il courait de grands risques malgré le succès persistant de quelques œuvres
aimables et gaies, quand Sedaine contribua pour une bonne part à sauver le
genre de l'invasion de la sentimentalité et à lui imposer en quelque sorte son
caractère national. Dans tous ses opéras-comiques, quels qu'ils soient, il excelle
à choisir les sujets, à mêler la gaieté et l'attendrissement, à amener les scènes
où la musique en s'étendant à loisir peut souligner l'effet, à conduire un dia-
logue toujours vif et naturel, à prêter à ses personnages amoureux, villageois
et autres, des sentiments pleins de naïveté ou de fraîcheur, de passion même.
Des piécettes agréables, comme Biaise le savetier {1159), le Uni et le Fermier {il&2).
Rose et Colas (1764), les Sabots (1768). d'autres encore où il peint des artisans ou
des paysans pleins de candeur ou d'innocence, suffiraient déjà à sa réputation»
j'allais dire à sa gloire, malgré la faiblesse de sa versification et parfois de son
style. On lui doit plus encore. Il a agrandi sans le compromettre le domaine de
l'opéra-comique. Il a fait des livrets pathétiques, mais sans trop de nunanesque
ou de sensiblerie. Le Déserteur (176tt), Félix ou l'Enfant trouvé (1777), Aucassin
et Nicotette (1782), enfin Richard Co'ur de Lion (1784), le modèle du genre,
haussaient le ton de r«q»éra-<'omique, et sans en exclure toute gaieté lui donnaient
une allure héroï4|ue, comme ils en faisaient, par les <lélails et les tableaux pitto-
resques, le mouvement de l'action, la collaboration opportune et habile d'un
634 LE THEATRE
Monsigny ou d'un (irétry, un spectacle à la fois délicieux cl éniouvant. L'opéra-
comique est hors de page maintenant. Tandis (jue Marmontel, dans des livrets
corrects et élégants, comme celui de lémire et Azov (1771), le plus célèbre, ne
faisait que refroidir ou affadir le genre, Sedaine, comme il avait créé la tragédie
domestique, créait notre opéra-comique national.
Les imitateurs ne manquèrent point, surtout ceux qui étalèrent à la scène, de
1770 à 1790, en des décors rustiques, familiers et familiaux, l'honnêteté paisible
et les qualités natives des artisans et des paysans. Et par là, par le contraste
des mœurs représentées avec celles des spectateurs, par cette exaltation conti-
nuelle de la simplicité et des vertus champélres, par certains traits enfin plus
satiriques, l'opéra-comique contribuait à sa façon, encore (lu'innocerament, à la
campagne philosophique et se faisait l'inconscient auxiliaire du drame, de la
comédie, et de la tragédie.
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l'édit. in-8, 1784-1807. — Imbert, 4 vol. in-8, 1797. — Sedaine, 3 vol.
in-18, 1813. — Beaumarchais, édit. Moland, in-8, 1874.
Diderot, t. VII et AlII de l'édit, Assezat et Tourneux, in-8, 1875-1879. —
M'"« de Graflflgny, 4 vol. in-12, 1788. — Sedaine, Op. cit. — Beaumar-
1. Nous nous contentons, faute de place, de donner les éditions les plus com-
plètes, — qui ne le sont souvent que médiocrement. Nous ne pouvons, à plus
forte raison, entrer dans le détail des impressions et réimpressions des pièces
en particulier. — Pour les auteurs dont les œuvres n'ont pas été réunies, nous
renvoyons aux répertoires du théâtre français, où on trouvera les meilleures.
Le plus souvent d'ailleurs les pièces ont paru imprimées l'année même de leur
représentation. (Cf. Quérard, La France lillér., 12 vol., 1827, et les Dictionnaires
et Bibliothèques des théâtres, dont les principaux sont : le Dict. portatif du
théâtre (de Léris), in-8, 17G3: le Dict. dramat. (De la Porte et Champfort), 3 vol.
iii-S, 1776; Biblioth. du th. fr. (duc de la Vallière), 3 vol. in-8, 1768: Dict. des
théâtres, 7 vol. in-8, 1767; Anecd. dram. (Clément), 3 vol. in-8, 177o; Tablettes
dramat. (chev. de Mouhy), 3 vol. in-8, 1780), etc.
BIBLIOGRAPHIE 635
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littér. au XVIll' s. de Villemain, V Histoire de la littcrat. au XVIll' s. de
Vinet, le Cours de littéral, dramat. de Saint-Marc Girardin, les Cause-
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Sainte-Beuve, les Histoires de la littérature française (Nisard, Brune-
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Foire, in-8, 1887. — Font, Favart {VOpéra Comique aux XVIh et XVIH^ s.),
in-8, 1894.
CHAPITRE XII
LES POÈTES
ANDRÉ CHÉNIERi
/. — Les poètes du XVII P siècle.
Jamais on n'écrivit plus de vers en France, jamais on ne fut
moins poète. Laissons à part les œuvres dramatiques, étudiées
plus haut; réservons Voltaire, qui mérite, au moins, qu'on le
distingue; ne prenons pas au xvn" siècle, Chaulieu, son ami
La Fare, Senecé, tous trois nés presque en même temps que
Louis XIV ; bornons-nous aux rimeurs qui n'avaient rien écrit,
ou même n'étaient pas nés, quand commença le xvni* siècle;
nous les voyons s'avancer, nombreux comme une légion; ils
s'appellent Jean-Baptiste Rousseau, Houdar de La Motte, La
Grange-Chancel, Grécourt, Piron, Louis Racine, Voisenon, Le
Franc de Pompignan, Gresset, Gentil-Bernard, Bernis, Saint-
Lambert, Écouchard Le Brun, Malfilàtre, Lemierre, Ducis,
Colardeau, Dorât, Boufflers, Delille, La Harpe, Léonard, Rou-
cher, Gilbert, Bertin, Parny, Florian. Enfin naquit Chénier *.
1. Par M. Petit de Jiilleville, professeur à la Faculté des Lettres de TUniver-
silé de Paris.
2. L'abbé de Chaulieu (1639-1720), « l'Anacréon du Temple ». 11 vécut dans
la société libertine des Vemlôme. 11 n'était pas prêtre, mais touchait nOOOO livres
par an sur plusieurs abbayes. — Le marquis de La Fare (1644-1712), son Qdèle
ami; tous deux épicuriens pratiques; le premier a quebiuefois pensé. — Senecé
(1643-1737), sorte de Voiture en retard; relégué en province, il y rima agréable-
ment jusqu'à quatre-vingt-quatorze ans. (Voir, sur ces trois petits poètes. Sainte-
LES POÈTES DU XVIII* SIÈCLE 637
Toute cette poésie est à peu près morte. Mais non, comme
on Ta dit, mort-née. Elle a vécu, et brillamment; elle a
charmé mémo des connaisseurs. Voltaire (ijui aurait eu des
raisons pour on vouloir à Saint-Lambert) trouvait son poème
des Saisons « fort au-dessus du siècle ». La poésie du xvm* siècle
n'a pas rebuté tout d'abord Chateaubriand, ni nos premiers
romantiques; ils ont commencé par l'admirer, et Déranger, qui
la prolong:ea jusqu'au milieu du xix*' siècle, a été longtemps
pris pour un poète par une foule d'hommes d'esprit. L'école
de la périphrase et de la prose rimée (pauvrement rimée) régna
pendant longtemps ; et le secret de sa durée n'est pas difficile
à démêler; comme la grande majorité des esprits est incapable
Beuve, Causenes du lundi, 1. 1, X, XII.)— La Grange-Chancel (1677-1758), auteur
tragique oublié; satires contre le Régent, les Philippiques (1720). — Grécourt
(1684-i"l3), erotique grossier. — Piron (1689-1773); pour son théâtre, voir ch. xi;
il excella dans l'épigramme, dans la chanson. — Racine (Louis), fils de Jean
Racine, né en 1692, mourut en 1763; versificateur un peu froid, mais correct et
élégant, il donna deux poèmes didactiques religieux, La Grâce (1720), La Reli-
gion (1742) et d'intéressants Mémoires sur la vie de son père (1747). — Voisenon
(1708-1775), que ses chansons grivoises firent entrer à l'Académie (1763). —
J.-J. Le Franc, marquis de Pompignan (1709-1784), trop raillé par Voltaire pour
ses poèmes sacrés (sacrés ils sont, car personw n'y touche), avait au moins d'un
vraii poète, les aspirations, au défaut de la langue et du génie; presque seul en
son temps, il sentit le sublime de la Bible. — Sur Gresset, voir ci-dessous, p. 646.
— P.-J. Bernard (17IO-n75), dit par Voltaire Gentil-Bernard, auteur de VArt
d'aimer, et de beaucoup de petits vers libertins. — Bernis (1715-1794), d'abord
poète badin, et bientôt académicien (1744), plus tard ministre des affaires
étrangères, et cardinal. — Saint-Lambert (1716-1803), auteur de?, Saisons (1769),
et de Poésies fiiqitices; académicien en 1770. — Sur Écouchard-Lebrun, voir
ci-dessous, p. 648. — Malfilàtre i^l"32-176"), fade auteur de Narcisse dans Vile
de Vénus; connu surtout parce que Gilbert a dit que la faim mit au tom-
beau Malfilàtre ignoré. (Il mourut d'un phlegmon, non de faim.) — Lemierre
(1733-1793) chanta le Commerce, puis la Peinture (1769), puis les Fastes ou les
Usages de Cannée (1"79), qui ont quelque intérêt historique; il eut des succès
au théâtre. — Ducis (1733-1816^, connu surtout comme auteur dramatique (voir
chap. XI), a laissé quelques jolies épitres, où il y a de la grâce et du sentiment.
— Colardeau (1732-17*6), froid auteur d'élégies brûlantes : Héloïse à Abailard,
Armide à Renaud; élu à l'Académie, il mourut avant d'y entrer. — Dorât (1734-
1780), poète intarissable (20 vol. in-8), liberlin, fade et ennuyeux. — BoufOers
(1737-1815) eut plus d'esprit et moins d'abondance; académicien (1787), poète
erotique, et conteur en vers et en prose. — Sur Delille (1738-1813), voir t. Vil,
chap. ni. — La Harpe (1739-1803) fit des Héroïdes (1759), des Épitres philoso-
phiques (1765); mais son mérite, qui fut réel, est ailleurs. — Léonard (1744-
1793), né à la Guadeloupe, créole, comme Berlin et Parny, fit les Saisons,
poème, et des Idi/lles. — Roucher (1745-1793) fit les Mois (1779). — Sur Gilbert,
voir ci-dessous, p. 647. — Berlin (n52-l"90), né à Saint-Domingue, poète ero-
tique: les Amours, élégies (1780). — Parny (1753-1814), né à l'île Bourbon, Poésies
erotiques (1778); plus tard il assaisonna les vers sensuels par les vers impies;
La guerre des Dieux (1799). — Florian (1755-1794); idylles bibliques, Ruth, Tobie;
contes en vers. On goùt-a ses romans poétiques en prose, mais on n'a retenu
que ses Fables (publiées en 1792), dont plusieurs sont très agréables. Il est le
seul, depuis La F'ontainc, qui se laisse lire dans ce genre, désormais fermé.
638 LES' POETES
de poésie, cette poésie prosaïque eut pour admirateurs la foule
de ceux qui lui devaient Tillusion flatteuse d'aimer les vers et
de s'y connaître.
• Or le xYin"^ siècle est un siècle absolument prosaïque. Il s'est
I lui-même vanté cent et cent fois d'être le « siècle de la raison ».
Cette « raison » n'est pas celle dont Boileau voulait, au siècle
précédent, que toute œuvre littéraire (et même la chanson)
tirât « et son lustre et son prix ». Cette raison, c'est le raison-
nement (chose fort différente du bon sens, appuyé sur la nature
et sur l'observation). Réduit à raisonner sur tout, par goût
d'abord, et plus encore par incapacité de sentir naïvement, le
siècle se prit bientôt à penser que la prose est le vrai langrag-e
du raisonnement. Dès lors pourquoi parler en vers? Vraiment
on ne savait quoi répondre. Dès le début du siècle La Motte
avait, en vers, donné congé à la poésie :
Loin cet harmonieux langage
Né jadis de l'oisivelé;
Que la raison hors d'esclavage
Brille de sa seule beauté.
Pourquoi s'imposer la torture
D'une scrupuleuse mesure
Et du retour des mêmes sons?
Tous n'osaient pas le dire, mais tous pensaient ainsi. Toute-
fois, par pudeur, par tradition, on garda le vers, en donnant de
mauvaises excuses : le vers était difficile, partant plus noble
et plus distingué. ïl se gravait mieux dans l'esprit; il avait
une haute valeur didactique et mnémotechnique ; et le siècle
avait la rage à' enseigner, d'enseigner tous les arts, depuis
YArt d^iimer (dévolu à Gentil-Bernard) jusqu'à l'art de navi-
guer, dont Esménard dut se contenter '. Puis, pourquoi cesser
de faire des vers, puisqu'on en avait toujours fait? Voltaire en
rafîolait d'ailleurs et prouvait avec éclat qu'on peut aimer sin-
cèrement les vers sans être poète. Mais à vrai dire il est le seul
grand écrivain de son siècle qui ait ressenti cette faiblesse; les
1. Lebrun débuta par une Ode sur les causes pUysiques des tremblements de
terre; Malfilâtre par une Ode sur le soleil fixe au milieu des planètes; Lemierre
célèbre VUtilite' des découvertes faites da}is les sciences et dans les arts; Delille
écrit une Êpitre à M. Laurent à Voccasion d'un bras artificiel qu'il a fait pour un
soldat invalide. Voir Bertrand, La Fin du classicisme, Paris, 1897, in-8, p. 110.
LES POETES DU XVIir SIECLE 639
autres, Montesquieu, BufTon et môme Jean-Jarques Housseau
(<|uoique celui-ci fut porte en prose) méprisent au fond le vers,
au moins ils le dédaignent, et ne s'en caclient guère.
(Ju'à la fin de ce siècle antipoétique un grand poète ait surgi,
qu'André Chénier ait écrit ses premiers vers en 1780, et la
Jeune Tarentine à peu près en même temps que Beaumarchais
faisait Figaro, c'est presque un miracle de l'histoire littéraire,
bien propre à dérouter toutes les théories et à désarçonner
toutes les « lois » '.
Jean-Baptiste Rousseau. — Dans cette ère des médio-
crités, Jean-Baptiste Rousseau parut un grand homme, et il
reste un grand nom ; mais ce grand nom est vide. Il était né
à Paris, le 6 avril 1671, fils d'un cordonnier; mais, dès l'enfance,
sa vive intelligence le tira de cette obscurité; il fit de brillantes
études, et presque aussitôt de brillants débuts dans le monde.
Il imposa aux gens graves par le caractère religieux de ses
poésies sacrées; en môme temps, il amusait les libertins par
d'autres vers, tout différents. C'était un cœur sec, où l'ambition
dominait tout. Il désavoua son humble famille, et cette lâcheté
1. L'irrémédiable défaut des poètes du xvui" siècle, c'est <le n'avoir pas été
poètes. Plusieurs furent d'ailleurs des hommes de grand talent, et de beaucoup
d'esprit. Quelques-uns sentirent bien l'appauvrissenient de la langue poétique,
cl voulurent y remédier. Ainsi tout n'est pas mauvais ni même insignifiant dans
Roucher. Il a eu des velléités d'invention verbale qui méritent qu'on les relève
avec éloge. 11 écrit à propos d'un mot qu'il a risqué : « Le mot s'avise révoltera
sans doute, mais je prie ceux qui le proscrivent d'observer qu'il manque à
notre langue depuis qu'on a cherché à l'épurer... Quelle raison avons-nous eue
de le laisser tomber en désuétude? Ce n'est pas le seul mot ancien que j'aie
cherché à rajeunir. On en trouvera dans ce poème un grand nombre d'autres,
comme bleuir, tempétueux, ravageur, fallacieux, et même punisseur, qui souvent
m'ont épargné la longueur d'une périphrase. Les iK)ètcs anglais et allemands
n'ont pas besoin de demander grâce comme je le fais ici pour les mots anciens
ou étrangers qu'ils emploient... Je suis bien loin de vouloir qu'on mêle un
idiome étranger au nôtre; mais je ne puis m'empècher de souhaiter (jue nous
nous emparions de nos propres richesses trop négligées. Si nous sommes pauvres,
c'est notre faute, Montaigne ne l'était pas. • (Les Mois. 1, p. 48). Croirait-on que
les lignes qui suivent furent écrites en 1769: « Parmi nous la barrière qui sépare
les grands du peuple a séparé leur langage; les préjugés ont avili les mots
comme les hommes, et il y a eu pour ainsi dire des termes nobles et des termes
roturiers. Une délicatesse superbe a donc rejeté une foule d'expressions et
d'images. I>a langue cndevenant plus décente est devenue plus pauvre; et, comme
les grands ont abandonné au peuple l'exercice des arts ils lui ont aussi aban-
donné les termes qui peignent leurs opérations. De là la nécessité d'employer
des circonlocutions timides, d'avoir recours à la lenteur des périphrases, enfin
d'être long, de peur d'être bas : de sorte que le destin de notre langue res-
semble assez à celui de ces gentilshommes ruinés qui se condamnent à l'indi-
gence plutôt que de déroger. » Qui a écrit cette page excellente? Victor Hugo
en 1827? Non. mais Delille, en tête de sa traduction des Géorgiques (1769).
()40 LES POETES
lui fit (lu tort. Accusé d'avoir écrit des couplets diffamatoires,
d'une violence abominable, il se défendit mal, en accusant, à
son tour, Saurin, qui prouva son innocence. La voix publique
était hostile à Rousseau. Il s'enfuit. Le Parlement le bannit par
arrêt du 7 avril 1712. Depuis lors, il erra misérablement en
Suisse (où l'ambassadeur de France, le comte du Luc, lui donna
l'hospitalité), à Vienne, à Bruxelles; partout pauvre, et sus-
pecté. Voltaire, devenu son ennemi mortel pour des piques
d'amour-propre, ne cessa de le poursuivre, tandis que l'amitié
fidèle du vertueux Rollin plaidait en sa faveur. La postérité
n'ose prononcer. Il rentra secrètement en France en 1738; mais
n'ayant pu obtenir des lettres de rappel, il reg^agna la terre
d'exil, et mourut peu après, le 14 mars 1741, à Bruxelles, en
protestant de son innocence. S'il n'était pas coupable, il faut le
plaindre comme une grande victime. Mais il y a quelque chose
en lui qui décourage la sympathie. Parce que la sincérité a
manqué dans son œuvre, on craint qu'elle n'ait manqué aussi
dans sa vie : et, pour avoir menti comme poète, il est (peut-
être injustement) soupçonné d'avoir pu mentir en prose.
Jean-Baptiste Rousseau gardera toujours une place dans
l'histoire de la poésie française, quoiqu'on ait cessé d'admirer
ses vers et même de les lire. Mais il a été long"temps regardé
comme un très grand poète, comme le premier de nos lyriques;
enfin comme un classique en ce genre; au siècle dernier, alors
que si peu de poètes français pénétraient dans les collèges,
Rousseau y était érigé en modèle; et les écoliers apprenaient
par cœur YOde à la Fortune. Ce bruyant succès peut s'expliquer :
Jean-Baptiste Rousseau a possédé par excellence les qualités
que le xvni^ siècle estimait propres à faire un poète : il avait une
lecture étendue, un sentiment juste de ce que pouvait supporter,
en fait de poésie, le goût contemporain; une science peu déli-
cate, mais très exercée, du mécanisme poétique; l'usage de la
rhétorique et des figures accoutumées; un nombre sonore qu'on
prend d'abord pour de l'harmonie; une emphase soutenue,
qu'on prend pour de la grandeur; nulle imagination, mais un
don ingénieux pour détourner celle des autres à son profit;
nulle sincérité poétique, mais de toutes les vertus du poète,
c'est celle que ce siècle exigeait le moins. Jean-Baptiste Rous-
LES POETES DU XVIir SIÈCLE 641
seau n'a aucun génie, c'est un pur mosaïste, qui juxtapose
habilement les idées qu'il emprunte, comme d'autres font les
fragments de verre coloré. Voici VOde sur la naissance du
Duc de Bretagne, datée du 28 février 1707. Une note précieuse
l'accompagne : « A mon gré, je n'ai point fait d'ouvrage où
j'aie mis tant d'art que dans celui-là. Car ayant dessein de
donner une idée des fougues de l'ode, que je puis dire qu aucun
Français n a connues... il fallait m'appuyer d'autorités dans les
endroits où mon enthousiasme paraissait le plus violent; c'est
ce qMe j'ai fait en prenant mes plus hautes idées dans la
IV' Eglogue de Virgile, dans le prophète Isaïe, ou dans la
seconde épître de saint Pierre. » Dans cette ode sur la naissance
de l'arrière-petit-fils de Louis XIV, la France n'est pas nommée,
ni Louis XIV ! Il n'est question que de Saturne et de Janus.
Je ne dis point qu'il n'ait pas fait mieux. Il y a certainement
quelques beaux vers dans VOde sur la mort de Conti, dans VOde
au comte du Luc; même dans cette Ode à la Fortune, quoi-
qu'on l'ait trop vantée. La Harpe sentait déjà ce qu'il y avait de
faible et de creux dans cette poésie sonore mais vide. Il en
trouvait « la marche trop didactique ». Il disait : « Le fond
n'est qu'un lieu commun chargé de déclamations et même
d'idées fausses. » Il ajoutait : « On la fait apprendre aux
jeunes gens dans presque toutes les maisons d'éducation ; elle
est très propre à leur former l'oreille à l'harmonie... Mais on
ne ferait pas mal de prémunir leur jugement contre ce qu'il y
a de mal pensé dans cette ode, et même d'avertir leur goût sur
ce que la versification a de défectueux. » Cette harmonie tant
louée est même, le plus souvent, lourde et uniforme; elle n'est
jamais exquise, ni variée, ni délicate, ni caressante. C'est un
ronron monotone. Ah! La Fontaine entendait autrement l'har-
monie. H ne faut pas non plus, parce que Jean-Baptiste Rous-
seau pense d'une façon banale et creuse, laisser croire qu'il
écrit du moins d'une façon rare, ni môme correcte. On lui
passerait mieux d'être à court d'idées s'il avait un style. Mais
lisez la première strophe de la plus connue de ses Odes :
Les cieux instruisent la terre
A révérer leur auteur.
Tout ce que leur globe enserre
Célèbre un Dieu créateur.
Histoire db la la!«gue. VI. 41
642 LES POÈTES
Quel plus sublime cantique
Que ce concert magnifique
De tous les célestes corps?
Quelle grandeur infinie,
Quelle divine harmonie
Résulte de leurs accords!
Ces vers sont très mal écrits. Révérer est faible; globe
impropre ; enserre archaïque et impropre ; concert înagnifiqne
est faible; célestes corps est dur; grandeur infinie, sublime har-
monie sentent la cheville; résulte est affreusement prosaïque.
Malherbe écrit cent fois mieux que Jean- Baptiste Rousseau.
Celui-ci descend parfois au galimatias tout pur :
Sans une âme légitimée
Par la pratique confirmée
De mes préceptes immortels,
Votre encens n'est qu'une fumée
Qui déshonore mes autels.
C'est Dieu qui parle. Lui seul sait ce que Rousseau veut dire!
Trop souvent, pour imiter le « délire pindarique » (qu'il
faut en vouloir à Boileau d'avoir enjoint à l'ode un « beau
désordre* »!), Jean-Baptiste Rousseau s'applaudit d'une com-
position incohérente, qui montre seulement le décousu d'une
inspiration essoufflée. De plus, chez lui l'abus de la mythologie
touche à la manie, et surtout l'abus de la périphrase mytho-
logique. Avec Rousseau nous sommes venus au temps oii la
poésie consiste essentiellement à écrire au lieu de ces quatre
mots : voici le premier octobre, dix vers dans le goût de ceux-ci :'
Déjà le départ des Pléiades
A fait retirer les nochers.
Et déjà les tristes Hyades
Forcent les frileuses Dryades
De chercher l'abri des rochers.
Le volage amant de Clytie
Ne caresse plus nos climats,
Et bientôt des monts de Scythie
Le fougueux époux d'Orithye
Va nous ramener les frimas.
Ainsi dès que le Sagittaire, etc., etc.
1. Tous, après le maître, ressassaient la même sottise. La Motte, au bas de
VOdeà Proserpine, écrit gravement : « J'y aiïecte quelque désordre. »
LES POÈTES DU XVIIF SIECLE 643
On loue encore (un peu sur parole) l'harmonie des Cantates et
surtout de la fameuse Circé; il y eut là sans doute un effort
assez heureux vers la poésie musicale. La cantate, à l'origine,
était un poème exclusivement destiné à être mis en musique,
Rousseau imagina de lui donner une valeur musicale assez sen-
sible pour qu'elle pût se passer des instruments, et toutefois
produire une impression analogue. Il y réussit en partie; mais
ce genre un peu froid devait s'épuiser vite; il plut seulement
dans sa nouveauté. L'idée d'éveiller au moyen d'un art les
impressions que produit naturellement un autre art, est une
idée fausse, au fond, ou du moins, n'est praticable que par
accident, non d'une façon continue, exclusive et systématique.
Au reste Rousseau ne parut grand clerc en cet art de faire de la
musique avec des mots que parce que ses contemporains avaient
totalement perdu la science du nombre et de l'harmonie. Aujour-
d'hui nous avons cent habiles versificateurs, qui pourraient écrire
en se jouant des cantates plus savantes que celle de Circé.
Jean -Baptiste Rousseau avait beaucoup d'esprit; il en a
mis un peu dans ses Épitres, où l'on trouve des traits fins, dans
un ensemble long et diffus. Il en a mis davantage dans ses
Épigrammes, où son humeur caustique l'a merveilleusement
servi. Je crois qu'il s'est trompé sur sa vraie vocation. Il était
fait pour être leMarotdeson siècle. Il aurait dû mieux consulter
ses forces, rester dans les « petits genres », où il eût excellé, et
ne se servir de la rime que pour aiguiser la prose. Tel « billet
à Chaulieu » vaut bien mieux qu'une ode amphigourique.
Voltaire. — Voltaire poète est infiniment supérieur à tous
ses contemporains; et toutefois Voltaire aimait passionnément
les vers, sans être tout à fait poète. Car enfin poésie dit autre
chose qu'éloquence et bon sens, finesse, urbanité, précision,
grâce, esprit, malice; toutes qualités qu'avait bien Voltaire; mais
qui, fussent-elles ornées de rimes et ajustées à des lignes égales,
ne sont pas encore la poésie. Mais peut-être Voltaire n'a-t-il
jamais bien su ni senti ce qu'est la poésie! il a dit plusieurs fois
que pour juger si des vers sont bons, il faut d'abord les remettre
en prose. Une telle idée n'est pas d'un poète! Mais Voltaire est
du moins un versificateur très distingué. On ne lit plus la Hen-
riade;on ne la relira jamais. Les contemporains, toutefois, s'y
644 LES POETES
étaient trompés, et criaient au chef-d'œuvre. Mathieu Marais,
qui n'est pas un sot, loue ainsi le poème : « On ne sait où
Arouet, qui est jeune, en a pu tant apprendre... Tout y est sage,
réglé, plein de mœurs; ce n'est partout qu'élégance, correction,
tours ingénieux; et déclamations simples et grandes. » On* ne
saurait mieux dire; et ces éloges sont devenus, à nos yeux,
autant de reproches. Nous avouons que le poème a quelque
valeur historique; et offre des portraits brillants, à défaut de
caractères fortement étudiés. Mais nous aimerions mieux lire
cela en prose, comme Charles XII. Le choix de ce fin gascon,
le plus politique des rois, pour héros d'épopée, dénonce un auteur
qui ne sait pas ce qu'est l'épopée (quoiqu'il ait écrit la poétique
du genre, un Essai sur le poème épique, tout exprès pour appuyer
son œuvre). Mais ce placage d'épisodes merveilleux, calqués sur
V Enéide, et mal recollés à ce fond tout historique, nous rebute
absolument; ce merveilleux lui-même purement allégorique et
philosophique, nous ennuie et nous glace. Le poème est rempli
de beaux vers, au moins de vers bien faits; mais il n'a pas de
style. Ces vers ne sont pas plus à Voltaire qu'à d'autres; ils
sont de pure facture, comme les bons vers latins modernes; ils
sont impersonnels. Voltaire est lui-même dans telle épigramme
ou dans tel quatrain plus que dans tous les vers de sa Henriade.
On me dispensera de parler longuement d'un autre grand
poème de Voltaire. Il est impossible aux lecteurs doués de sens
moral, de lui pardonner la P^ceZ/e, qui est d'ailleurs une parodie
aussi lourde que grossière et plus ennuyeuse encore qu'obscène.
Si l'on veut absolument trouver quelque excuse à Voltaire, on
pourra dire que tout son siècle fut complice de cette mauvaise
action; et que vers 1760 plus d'un homme grave, en France et
hors de France, trouvait galant de réciter par cœur (en petit
comité) un chant de cette œuvre immonde. Mais l'excuse est
médiocre; car ce n'est pas la peine d'être appelé le roi de son
siècle pour en flatter les goûts les. plus bas.
;,. Voltaire s'est fait plus d'honneur par ses poésies didactiques,
telles que les Discours sur l Homme, sur le Tremblement de terre
de Lisbonne (examen de la question : pourquoi y a-t-il du mal
sur la terre?), le poème de \di Loi Naturelle. Nous avons perdu
le secret, et aussi le goût de cette forme poétique, qui côtoie la
LES POETES DU XVIIP SIECLE 645
prose sans y tomber; qui, dans un style sobre et ferme, exprime,
en vers précis, élégants, lumineux, des vérités philosophiques
et morales. Nous aimons mieux aujourd'hui traiter la philoso-
phie en prose; et ce que nous demandons au vers c'est surtout
de nous émouvoir, non de nous instruire. Peut-être aurions-nous
tort de trop rétrécir le champ de la poésie; craignons, à la fin,
d'en extirper toute idée pour n'y laisser que le son, la couleur
et la sensation. J'avoue que la philosophie de Voltaire réduite à
un déisme assez pâle, et à une morale pratique vulgaire et un
peu flottante, n'est ni très profonde ni très originale; mais Vol-
taire demeure toutefois un poète philosophique remarquable, et
son influence est demeurée sensible, tant que cette forme de
poésie a fleuri ; jusque dans plusieurs des Méditations de Lamar-
tine (par exemple \ Homme et Dieu).
Nous le goûtons bien davantage aujourd'hui dans ses Epîtres,
qui sont parmi ses œuvres en vers ce qui a le moins vieilli |
(Epîlre à Boileau, à Horace, etc.). 11 y est plein d'esprit, de
bonne grâce, d'urbanité, de malice sans fiel; l'âge avancé où il
écrit ces pièces a rendu seulement sa veine plus indulgente, mais
ne l'a pas refroidie. Les Epîtres sont, en somme, préférables aux
Contes, où il manque de bonhomie, et intervient trop de sa per-
sonne, ce qui les fait trop ressembler aux Satires; et aux Satires
elles-mêmes, où il y a des traits excellents, des méchancetés
exquises, une verve merveilleuse ; mais le souffle y est saccadé, la
composition malhabile; et telle satire excellente (comme celle
du Pauvre Diable) n'est guère autre chose qu'un chapelet d'épi-
grammes, dont chacune à part pourrait se détacher des autres
sans rien perdre à cet isolement. Une satire d'Horace estautrement
bâtie, même en son apparent désordre. Au reste on ne diminue pas
Voltaire en remarquant que chez lui, quand l'édifice est manqué,
du moins les morceaux en sont bons; il est supérieur à tout
dans cette poésie en fragments qu'on appelle poésie fugitive. Il y
excelle absolument; nul n'a mieux su que lui coudre une rime 1
piquante à une pensée légère, et fine; et lancer, comme un trait 1
ailé, le compliment flatteur ou l'épigramme mordante; par la
grâce exquise de la forme, il donne une valeur d'art au moindre
billet. Tel madrigal sera cité encore et admiré, quand personne
ne se souviendra plus que Voltaire a voulu faire même des odes !
646 LES POETES
Gresset. — Jean-Baptiste-Louis Gresset, moins oublié que
beaucoup d'autres poètes de son temps, n'est toutefois, lui
aussi, qu'un homme d'esprit qui rimait joliment. Né à Amiens,
en 1709, il fut d'abord novice chez les Jésuites, et professeur;
il était au collège Louis-le-Grand, qui appartenait à la Société
de Jésus, lorsqu'il publia ces petits poèmes badins, dont le
succès fut extraordinaire : VeiH-Vert, poème héroï-comique sur
un perroquet de couvent; le Carême impromptu, le Lutrin
vivant, la Chartreuse. Sans doute, il y a beaucoup d'agrément
dans ces bagatelles; mais leur mérite est fort au-dessous de
leur célébrité. Gresset tourne aisément le vers de dix syllabes;
mais qu'on prenne une page de Vei^t-Vert, et qu'on la com-
pare à quelqu'une des Épitres de Marot au Roi; on sentira bien
la différence qui sépare ces deux manières; Marot a un style,
Gresset n'a qu'un procédé. Quant à ses petits poèmes en vers
de huit syllabes, librement accouplés, si l'on est d'abord ébloui
de l'extraordinaire facilité avec laquelle le poète se joue et
jongle avec ses rimes croisées, triplées, quadruplées, l'émer-
veillement se change en fatigue lorsqu'on s'aperçoit du peu
d'idées qui surnage dans cette pluie de mots. Cet esprit, tout en
paillettes, sent un peu le bel-esprit de collège, qui tremble tou-
jours de n'être pas assez mondain, assez léger, assez chatoyant,
et qui finit par l'être trop, avec un grain de pédantisme. C'est
ce que la malice de Voltaire avait senti à merveille :
Gresset doué du double privilège
D'être au collège un bel esprit mondain,
Et dans le monde un homme de collège.
Gresset rentra dans le monde, eut des succès de théâtre, fut
reçu à l'Académie; puis, dégoûté de cette vie littéraire où sa
jeunesse clôturée avait si passionnément aspiré, il retourna
vieillir à Amiens, et faire pénitence, un peu trop bruyamment;
l'éclat de son repentir dépassait celui de ses fautes, je veux dire
de ses petits vers, et de sa comédie. Voltaire ne manqua pas de
l'en avertir, avec une charité cruelle :
Gresset se trompe ; il n'est pas si coupable.
Un vers heureux et d'un tour agréable
LES POÈTES DU XVIII" SIÈCLE 647
Ne sufllt pas; il faut une aclion,
De rinlérét, du comique, une fable,
Des mœurs du temps un portrait véritable,
Pour consommer cette œuvre du démon.
Gresset mourut à Amiens, le 16 juin 1777, laissant le sou-
venir d'un homme d'esprit, mais d'un esprit un peu pincé, où
manque souvent le naturel. Entre les poètes de son siècle, c'est
une (îg-ure assez aimable, et honnête; mais il ne dépasse pas
son époque : et sa seule originalité fut d'avoir fini en faisant le
procès de ses contemporains, quoiqu'il eût lui-même au moins
les germes de presque tous leurs défauts.
Gilbert. — Nicolas-Joseph-Laurent Gilbert, né en Lorraine,
à Fontenay-le-Chàteau, en 1751, mort à Paris, le 12 no-
vembre 1780, à l'âge de vingt-neuf ans, ne fut mêlé que cinq
ou six années à la vie littéraire; mais ce lui fut assez de ce
court passage pour exciter des admirations passionnées, et des
haines furieuses. En arrivant à Paris (1774) il avait presque
aussitôt pris position, lui jeune, inconnu, et pauvre, contre les
chefs triomphants et tout-puissants du parti philosophique. Là-
dessus, ceux-ci le traitèrent de bas et vil coquin; leurs adver-
saires, en même temps, l'érigeaient en grand homme. Ni si haut
ni si bas, ce serait sa vraie place. On n'a aucune raison de
révoquer en doute la sincérité de ses sentiments religieux; mais
il est possible aussi qu'il y ait eu, dans la fougue de ses attaques,
un peu d'insolence juvénile, et d'impatient désir d'arriver. Il
mourut d'une fièvre cérébrale déterminée par une chute de
cheval; ses ennemis racontèrent qu'il était mort fou; ses parti-
sans qu'il était mort de misère; en fait, il touchait diverses
pensions qui le mettaient à l'abri du besoin. A la suite de l'acci-
dent qui causa sa mort, on l'avait porté à l'Hotel-Dieu; de là
cette légende qu'accrédita encore le récit romanesque d'Alfred
de Vigny dans Stello.
Pour être un poète, il n'a manqué à Gilbert que l'instrument;
car il en eut l'âme. Dans la satire du Dix-huitième siècle (1775),
dans celle qu'il intitula Mon apologie, il y a une verve, un mou-
vement, une éloquence dont la poésie de son temps s'était entiè-
rement déshabituée. Cet homme qui pense et qui sent, qui aime
et qui hait, avec franchise, émotion et sincérité, fait un frappant
648 LES POÈTES
contraste avec tous les diseurs Je fadaises, les énumérateurs et
les descripteurs de l'époque; et il nous paraît d'autant plus
vif, plus animé, plus intéressant, qu'ils sont eux-mêmes plus
froidement et continûment ennuyeux. Mais, par malheur, la
langue et le style sont, chez lui, bien inférieurs à la verve; il
est trop souvent sec et dur dans l'expression ; son vers est
souvent martelé; sa syntaxe est quelquefois raboteuse. Enfin,
si les idées sont personnelles, le style n'est pas original ; c'est
du Boileau moins correct, et d'une langue moins fine.
Mais Gilbert, mort avant trente ans, n'a pas donné la mesure
de son génie; quelques années de travail allaient dénouer son
style, et dégager son inspiration; j'en atteste ces vers qu'il fit,
peu de temps avant sa mort, et qui sont restés si justement
fameux sous le nom d'Adieux à la vie; mais ce n'est pas le nom.
qu'il avait donné à cette pièce, intitulée simplement par lui :
Ode imitée de plusieurs psaumes. ]N 'est-ce rien que toutes les
mémoires aient retenu fidèlement et sans effort ces admirables
strophes :
Au banquet de la vie, iulorluné convive, etc.
Cette langue n'a rien de rare, cette harmonie n'a rien de
savant, et toutefois ce n'est ni par hasard, ni par erreur de goût
que tout le monde sait par cœur ces vers. Ils sont sincères; ils
sont émus;ils sont touchants. Pour des vers écrits en 1780, voilà,
une rare merveille ; et pour ces vingt-quatre vers, Gilbert mérite
d'être nommé un précurseur et un initiateur. Je ne prétends pas
dire que tout le lyrisme du xix" siècle soit sorti des Adieux à la
vie; mais il est vrai, du moins, que Gilbert a fait résonner le pre-
mier cette note intime, profonde et mélancolique, dont l'accent
est demeuré le plus grand charme et la principale originalité
de la poésie romantique. Il est singulier que le même poète
imite avec beaucoup de verve Boileau dans ses satires, et
fasse pressentir Lamartine dans ses vers lyriques. Ce qu'un
talent si souple eût pu donner enfin, la mort n'a pas voulu nous
laisser le savoir.
Ecouchard-Lebrun. — Ponce-Denis Ecouchard-Lebrun,,
que ses admirateurs ont compromis en l'appelant Lebrun-Pindare,,
né à Paris le 11 août 1729, y mourut en 1807, âgé de soixante-
LES POETES DU XVIIF SIECLE 64ft
(iix-huit ans, ayant versifié pendant toute sa longue carrière.
Il eût mieux valu pour sa réputation future que sa vie fût un.
peu plus brtHe ; mort avant la Révolution, il se confondrait
parmi tant de petits poètes lyriques ou élégiaques, et survivrait,,
comme eux, dans quelque anlholog'ie, pour trois ou quatre
strophes assez fermes, quoique dures et sèches. Mais il n'est
mort qu'en plein Empire; et il a eu le temps de voir et de célé-
l»rer, après Louis XV et Louis XVI, la Révolution, la Conven-
tion, Robespierre, Bonaparte général, consul, empereur; sa
muse, franchement vénale, fut au service de toutes les puis-
sances; et chaque fois qu'il changea de maître, il oublia ou il
insulta le maître précédent. Mais à lire tour à tour ces brûlants
panégyriques, on croirait que le dieu du jour fut toujours son
dieu unique :
Si j'osaâ quand le sceptre arma la tyrannie
D'un vers républicain épouvanter les rois ;
Si de la liberté l'indomptable génie
Sut toujours enflammer et mon cœur et ma voix, etc.
On n'a jamais menti avec plus d'assurance. Lebrun en 1757.
appelait Louis XV « monarque adoré » ; en 1763, il admirait
le traité de Paris ; plus tard Louis XVI avait son tour, et Marie-
Antoinette. Il n'est pas jusqu'à Galonné, ce ministre impudent
et peu sérieux, qui n'ait humé l'encens banal de Lebrun, et ne
se soit ouï traiter en vers de Sully :
Ose du grand Sully nous retracer quelque ombre.
Prête les yeux perçants à l'aveugle Plutus...
Jamais poète n'eut moins de génie, je veux dire d'inspiration
naturelle, et d'émotion poétique sincère; mais il eut beaucoup
de talent, une remarquable dextérité dans l'art d'assembler les
mots et les images; une sorte de fermeté dans la syntaxe, qui
imite la grandeur à des yeux inexpérimentés; une assurance,
qui donne de l'autorité à son vers, et qu'on prendrait pour une
conviction, si on ne connaissait l'homme. Mais il se trahit lui-
môme au cours de ses pièces trop longues; un vers, ou même
une strophe peut faire illusion par cette allure hautaine, qui
semble de la vraie fierté; mais la fatigue d'un travail que l'ins-
piration ne soutient pas, s'accuse vite par la succession pénible
650 LES POETES
de strophes mal enchaînées, faites. une à une, sans lien, sans
souffle, sans l'entraînement du génie. Surtout l'abus des souve-
nirs mythologiques est poussé jusqu'à la manie la plus fasti-
dieuse. Cette ode fameuse sw le Veiifjeur qui s'achève par trente-
six vers d'une assez belle allure, commence par une évocation
<le noms antiques, exhumés bien mal à propos :
Au sommet glacé du Rhodope
Qu'il soumit tant de fois à ses accords touchants,
Par de timides sons le fils de Calliope....
Quel début pour célébrer le Vengeur l Et comment croirions-
nous à la sincérité d'un poète qui pense d'abord au Rhodope en
voyant s'abîmer dans les flots le navire héroïque?
Et toutefois Lebrun ne sera jamais oublié tout à fait. Il vivra
par ses épig-rammes, genre où il excella; son esprit caustique et
méchant l'y servit à merveille ; et là, vraiment, il fut quelque-
fois inspiré. Souvent il attaqua joliment les travers littéraires
du temps; il faisait preuve alors d'un bon sens très juste; et sa
critique est d'un poète, plus que ses vers. 11 raille fort bien l'in-
croyable précepte de Voltaire qui veut que pour juger des vers
on commence par les mettre en prose. Il se moque agréablement
de la manie prédicante de son époque; on ne parle que de
morale, et la corruption est partout. Son bon sens un peu sec,
et facilement grognon, ne l'inspirait pas moins heureusement
lorsqu'il protestait, presque seul, contre la vogue insensée des
élucubrations ossianesques, et, ^d'instinct, restait en défiance
devant les romans de Macpherson :
Mes amis, qu'Apollon nous garde
Et des Fingals et des Oscars,
Et du sublime ennui d'un barde
Qui chante au milieu des brouillards!
//. — André Chénier.
La jeunesse d'André Chénier. — André Chénier naquit
à Constantinople, le 30 octobre 1762. Son père, Louis Chénier,
originaire du Languedoc ', établi depuis vingt ans dans le
l. La famille n'était pas noble. Ils signaient indifTéremment Chénier ou dr.
Chénier. Dans l'ancien régime on n'attachait aucune importance à la particule.
ANDRE CHÉNIER 6ol
Levant, y faisait le trafic des draps; par son activité, son intel-
lig-enco et sa probité, il mérita d'être élu « premier député » de
la « nation française » à Constantinople; et cet honneur le mit
en fréquents rapports avec l'ambassadeur de France, auquel il
présentait officiellement les vœux de ses concitoyens. Il avait
épousé une Grecque, Elisabeth Santi-Lomaca *. Il en eut une
fille et quatre fils; André fut le troisième, et Marie- Joseph,
plus jeune de quinze mois, le quatrième. Louis Chénier,
dég-oûté du Levant, oîi il n'avait pas fait fortune, se résolut à
rentrer en France, en avril 4766. André avait deux ans et demi.
On voit s'il est sensé d'expliquer son intelligence du génie grec
par le souvenir enchanteur qu'avaient pu laisser dans ses yeux
et dans sa mémoire les horizons du pays natal *. Deux ans plus
tard, le père obtint le consulat général do France au Maroc; il
y résida seul dix-sept ans; la mère était demeurée à Paris pour
élever sa jeune famille. André mis au collège de Navarre, y fit
d'excellentes études, qu'atteste un « premier prix » des « nou-
veaux » en discours français, obtenu au concours général,
en 1778, avant la seizième année accomplie. A cet âge, il rimait
déjà; et ses premiers vers, imités de ï Iliade, offrent déjà (même
avec un peu d'exagération) les procédés de son style et de sa
versification :
Faible, à peine allumé, le flambeau de ses jours
S'éteint : dompté d'Ajax, le guerrier sans secours
Tombe, un sommeil de fer accable sa paupière;
Et son corps palpitant roule sur la poussière.
Ce n'est pas excellent; mais en 1778, nul n'écrivait ainsi en
vers; et c'est chose rare qu'un jeune poète original à seize ans!
A dix-neuf ans, sa méthode était trouvée et fixée ; je veux dire
cet art de rester personnel dans une imitation continue; et de
ne ressembler qu'à soi-même en empruntant de toutes parts, et
surtout aux anciens. Une élégie, datée du 23 avril 1782, est
accompagnée, dans le manuscrit, de notes qui la commentent
1. De qui la sœur, mariée à M. Amie (de Marseille), fut la grand'mère de
Thiers.
2. Et comme Constantinople n'est pas en Grèce, il se trouve qu'André ne vit
jamais la Grèce. 11 est vrai qu'il passa sa petite enfance en Languedoc, h
Limoux, chez une tante de son père, et put contempler dans ce beau pays un ciel
et (les montagnes qui rappelaient un peu l'Orient.
65a LES POÈTES
curieusement. André déclare qu'il en doit le fond à Properce
(livre III; élégie III). « Mais, dit-il, je ne me suis point asservi
à le copier. Je l'ai souvent abandonné pour y mêler, selon ma
Coutume, tout ce qui me tombait sous la main, des morceaux de
Virgile, et d'Horace et d'Ovide — Et quels vers! (s'écrie-t-il, en
citant Virgile) et comment ose-t-on en faire après ceux-là ! *
Cependant le père, devenu vieux, était rentré en France, avec
une pension médiocre; les quatre fils eurent besoin de chercher
une carrière qui les fît vivre; l'aîné, Constantin, entra dans les
consulats; les trois autres. Sauveur, André, Marie-Joseph, s'en-
gagèrent dans les « cadets », les titres de bonne bourgeoisie
pouvant, à la rigueur, suppléer aux preuves de noblesse. André
fut envoyé (1783) en résidence à Strasbourg. Lebrun', qui s'in-
téressait au jeune poète, salua son départ d'une épître empha-
tique :
... Les Muses te suivront sous les tentes de Mars;
J'aime à voir une lyre aux mains du jeune Achille.
André ne prit pas à Strasbourg le goût du métier militaire, où
il était entré par hasard : mais il est possible qu'il s'y soit con-
firmé dans l'étude et l'amour du grec, en liant commerce avec
le savant helléniste Brunck, éditeur de YAntJiologie, d'Ana-
créon, de Sophocle, d'Aristophane, et d'Apollonius de Rhodes.
Au reste il ne resta que six mois en Alsace. Vers le milieu de
1783, malade, et dégoûté du service, il revint à Paris. La
famille indulgente ne lui fit pas mauvais accueil, et pendant
quelques années, il put librement ne penser qu'à la poésie.
Deux amis de son âge, deux condisciples de Navarre, les frères
Trudaine, destinés à mourir sur l'échafaud, comme lui (vingt-
quatre heures après lui), mais alors jeunes, insouciants et
riches, lui offrir^t de l'emmener avec eux en Italie et jusqu'en
Orient. Il accepta leur offre avec transport; et prêt à partir, il
écrivait fièrement dans ses notes : « Que la fortune en agisse
avec nous comme il lui plaira : nous sommes trois contre elle ».
On n'alla pas plus loin que Naples. Mais ce voyage ne fut pas
1. Sans nier l'influence que Lebrun, ami de la famille, put exercer sur André,
je ne la trouve pas fort sensible, à comparer les deux œuvres. Ce que Chénier
doit de plus net à Lebrun, c'est l'amour de la périphrase, déplorable chez l'un
et l'autre poète.
ANDRE GHENIER 653
sans fruit : la nior, les grandes montagnes, que jusque-là les
poètes français n'avaient guère regardées qu'avec indifférence,-
éblouirent les yeux d'André Chénier, ouvrirent à son imagina-
tion de plus larges horizons. On le vit quelquefois
Ne pensant à rien, libre et serein, comme l'air,
Rêver seul en silence, en regardant la mer.
De tels vers, aujourd'hui communs, étaient en 1784 très neufs
de facture et de sentiment. Rome chrétienne parla peu au cœur
de ce fils incroyant du xvni® siècle. Mais Rome antique l'émer-
veilla. 11 revint à Paris, l'^prit bouillonnant d'idées et d'images.
Trois années durant, il put travailler avec ardeur, sans que sa
famille le pressât trop vivement de choisir une carrière plus
lucrative que la poésie. Mais à la fin de 1787, comme l'ambas-
sadeur de France à Londres, M. de La Luzerne, offrait de le
prendre avec lui en qualité de secrétaire, il accepta, pour n'être
pas plus longtemps à la charge d'un père déjà vieux et mai-
grement retraité. Il s'ennuya profondément en Angleterre, où
tout répugnait à ses goûts et à son caractère; il aimait le soleil,
la poésie, les loisirs studieux, les amis souriants; et Londres
lui offrait ses brouillards, son peuple affairé, ses marchands
laborieux, et la raideur flegmatique des mœurs anglaises. Sévère
jusqu'à l'injustice, il ne vit même pas ce qu'il y avait de bon
dans les mœurs libres de l'Angleterre; il l'appela très faussement
Nation toute à vendre à qui peut la payer.
Il sut mal l'anglais, n'étudia pas les poètes dans leur langue :
et, tout en reconnaissant qu'ils avaient « de la force » et des
« beautés », trop fidèle aux dédains intéressés de Voltaire, il
vit toujours en eux des barbares.
Tristes comme leur ciel toujours ceint de nuages,
Enflés comme la mer qui frappe leurs rivages,
Et sombres et pesants comme Tair nébuleux
Que leur ile farouche épaissit autour d'eux.
Pendant ce temps, les succès de son jeune frère Marie-Joseph
lui rendaient l'exil encore plus odieux. Il était incapable de
jalousie et il aimait sincèrement cet heureux cadet; mais enfin.
Uiè LES POETES
quand le 4 novembre 1789 on joua Charles IX au Théâtre-
Français, et que, d'un seul coup, Marie-Joseph passa grand
homme, il ne se peut qu'André n'en ait un peu souffert, par
comparaison. C'est ce jour-là, non sur l'échafaud, qu'il dut se
frapper le front en disant : « Et moi aussi, j'ai quelque chose-
là! » A cette date la Révolution était commencée depuis six mois.
On ne parlait pas d'autre chose en Angleterre que des événe-
ments de France. Au printemps de 1790, André Chénier ne put
tenir à Londres plus longtemps; il donna sa démission et rentra
à Paris.
L'œuvre. — A cette date, Andipé avait vingt-huit ans et
depuis dix années déjà poétisait avec ardeur. Le temps eût pu
suffire pour faire quelque œuvre achevée. Malheureusement tout
était encore en ébauche et en fragments par l'effet d'une fâcheuse
méthode dont il ne put ou ne voulut jamais se départir.
André Chénier commençait tout à la fois; et même il éri-
geait en principe ce mode singulier de travail. Dans VÉjiUre à
Lebrun, i\ se compare lui-même au fondeur de cloches, qui pré-
pare ensemble trente cloches d'airain de toutes tailles :
Moi je suis ce fondeur : de mes écrits en foule
Je prépare longtemps et la forme el le moule,
Puis sur tous à la fois je fais couler l'airain.
Rien n'est fait aujourd'hui; tout sera fait demain.
Hélas ! demain lui manqua, mais il était à l'âge oii l'on a foi
dans l'avenir, oii la vie semble longue et la verve inépuisable.
Mille projets ensemble lui sourient; il les caresse ensemble et
n'en veut rebuter aucun.
Mon ciseau vagabond
Achève à ce poème ou les pieds ou le front,
Creuse à l'autre les flancs, puis l'abandonne et vole
Travailler à cet autre ou la jambe ou l'épaule.
Tous, boiteux, suspendus, traînent; mais je les vois
Tous bientôt sur leurs pieds se tenir à la fois.
Peut-être il vaudrait mieux, plus constant et plus sage,
Commencer, travailler, finir un seul ouvrage.
Mais quoi! cette constance est un pénible ennui.
Sans doute « il eût mieux valu », car enfin l'échafaud n'est pas
seul coupable de l'état mutilé dii l'œuvre de Chénier est venue
ANDRÉ CUÉNIER 655
jusqu'à nous. « Plus constant et plus sage », il aurait eu le
temps, si courte que fut sa vie, d'achever dix poèmes, s'il n'en eût
commencé vingt ou davantage à la fois.
Telle qu'elle est, à l'état d'ébauche ou d'oeuvre achevée, elle
peut se répartir en un certain nombre de cadres ou de genres
distincts. Fidèle au goût classique, André Chénier ne mêle pas
les genres : il en cultive plusieurs avec un égal plaisir, mais sans
chercher à les confondre. Il a fait des Bucoliques (j'y comprends
les Idylles), des Elégies (j'y fais rentrer les Epîtres), des Poèmes
didactiques^ des OdLes ; des Satires sous le nom à' ïambes : quel-
ques ébauches de Comédies n'ont pas assez d'importance pour
nous permettre de juger si André Chénier pouvait devenir un
poète dramatique.
Idylles et Bucoliques. — Les Bucoliques et les Idylles
sont de petits récits d'un caractère pathétique et touchant, quel-
ques-uns dialogues, tous enfermés dans un cadre antique. Sept
pièces sont achevées, et justement célèbres : V Aveugle, le Men-
diant, rOaristys, le Malade, la Liberté, etc. 11 y faut joindre une
trentaine d'ébauches plus ou moins développées. La Liberté
s'inspire des passions de la révolution déjà prochaine (la pièce
fut écrite en 1787). Les autres Idylles, inspirées d'Homère,
de Théocrite ou de V Anthologie, sont des œuvres plus sereines,
où l'auteur s'efforce de réveiller dans leur fraîcheur les sen-
timents de la Grèce antique en leur prêtant une expression
assez générale pour les rendre accessibles à toute âme ouverte
aux émotions de la poésie, même en dehors d'une érudition
spéciale. Ce goût passionné pour l'art grec n'est pas propre àl
Chénier dans cette fin du xvui' siècle, où Barthélémy se ren-^
dait populaire en écrivant le Voyage du jeune Anacharsis
(1788); où Winckelmann et Caylus fondaient l'histoire de l'art;
où David restaurait le culte du modèle antique. Tous les con-
temporains de Chénier croyaient de bonne foi chérir la beauté
grecque ; il n'a nullement créé ce retour à l'hellénisme ; mais
dans cet entraînement général, lui seul apporta un sens infi-
niment délicat, sinon tout à fait pur, de la belle antiquité. Ce
qui fut mode et, comme on dit aujourd'hui, snobisme chez la
plupart, fut vraiment sentiment chez lui. Lui seul fit (quel-
quefois au moins) revivre le naturel exquis, l'aimable simpli-
Oo6 LES POÈTES
-tîité de la poésie antique. Son Idylle est bien cette jeune fille,
>à laquelle il l'a comparée :
L'eau pure a ranime son front, ses yeux brillants;
D'une étroite ceinture elle a pressé ses flancs;
Et des fleurs sur son sein et des fleurs sur sa tête,
Et sa flûte à la main....
Encore faut-il avouer que le goût antique chez lui n'est pas
absolument pur; qu'il est un Grec de décadence, né bien long-
temps après Périclès, alexandrin plutôt qu'attique; un Grec tou-
tefois; et quel poète avant lui (même parmi les grands artistes
de la Pléiade), quel poète avait su évoquer dans le vers français
•la divine harmonie du rythme grec; en dessiner les lignes élé-
gantes, en faire flotter la noble draperie :
0 coteaux d'Erymanthe ! ô vallons ! ô bocage !
0 vent sonore et frais qui troublais le feuillage,
Et faisais frémir l'onde, et sur leur jeune sein
Agitais les replis de leur robe de lin...
Dieux! ces bras et ces flancs, ces cheveux, ces pieds nus,
Si blancs, si délicats, je ne les verrais plus....
Oh! portez, portez-moi, sur les bords d'Erymanthe,
Que je la voie encor cette nymphe dansante!
Oh! que je voie au loin la fumée à longs flots
S'élever de ce toit au bord de cet enclos !
Certes l'art est grand dans ces admirables peintures; mais il
■y a là plus que du talent, plus qu'un prestigieux talent; il y a
une inspiration sincère, une âme émue profondément. Les
noms, les lieux, le décor est antique; les sentiments sont de
tous les âges; et le poète apporte à les exprimer plus qu'une
imagination heureuse. Qu'on ne dise pas qu'il n'est pas une
page où la critique attentive n'ait relevé dix imitations. Nous le
savons. Et même, il n'imite pas seulement les anciens, il prend
son bien partout. Une médiocre estampe de Bartolozzi (les
Enfants dans les bois) lui inspire des vers charmants, nés de cette
invention banale. Il extrait de Shakespeare {Henri IV et Mesure
jpour mesure) une brûlante chanson d'amour :
. , Viens ; là sur des joncs Irais ta place est toute prête.
, Viens, viens, sur mes genoux viens reposer la tête.
Les yeux levés sur moi tu resteras muet,
Et je te chanterai la chanson qui te plaît.
ANDRÉ GHÉNIER 657
11 imite ensemble Shakespeare (dans Hamlet) et une épi-
gramme de Callimaque :
Ne reviendra-t-il pas? Il reviendra sans doute.
Non, il est sous la tombe. Il attend. Il écoute.
Va, belle de Scio. Meurs. II te tend les bras.
Va trouver ton amant. Il ne reviendra pas.
La Jeune Tarenline, ce pur chef-d'œuvre, renferme, en trente
vers, au moins dix imitations. Le gracieux mouvement du
début {Pleurez, doux Alcyons) est imité de Catulle, et la répéti-
tion de cette invocation {Doux Alcyons, pleurez) est un procédé
fréquent dans les Églogues de Virgile. Elle a vécu, Myrto, est un
souvenir de Bion (// est mort, le bel Adonis). Tous les traits qui
peignent le voyage nuptial et les ornements préparés pour la
fête sont puisés dans Homère, dans Euripide, et dans les Epi-
thalames antiques. L'infortune de cette jeune vierge noyée la
veille de ses noces avait inspiré une épigramme de V Anthologie,
attribuée à Démocrite de Rhodes. Cette belle image :
Mais seule sur la proue invoquant les étoiles,
est un souvenir de Virgile et de la mort de Palinure au \° livre
de Y Enéide. La répétition si touchante :
Elle est au sein des flots,
Elle est au sein des flots, la jeune Tarentine,
est d'un mouvement tout antique :
Icare, dixit,
Icare, dixit, ubi es? (Ovide.)
La pitié des Néréides pour la viei^e infortunée est un sou-
venir de Properce (III, vu, 67) et surtout de Y Anthologie {Wll, i).
L'énumération des Nymphes « des bois, des sources, des mon-
tagnes » est fréquente chez les lyriques anciens ou les élégia-
ques; la lamentation finale formée par la reprise des mêmes
traits et des mêmes vers qui avaient servi au début à peindre le
bonheur faussement promis à la jeune victime, est un procédé
constant de l'élégie antique.
Certes nous ne prétendons pas que Chénier ait eu lui-même
conscience de toutes ces imitations; ni qu'il ait écrit la Jeune
Tarentine les yeux fixés sur tous ces textes gréco-latins, ouverts
Histoire de la lanoub. VI. 42
I
6S8 LES POETES
à la bonne page. Mais tout rempli de ses lectures antiques, tout
imprégné de l'esprit et des souvenirs de Rome et de la Grèce, il
en reproduit les traits, les tours, les images, naturellement, sans
recherche et sans effort. Et cette merveilleuse érudition n'enlève
rien à l'originalité du poète. La Jeune Tarentine est une œuvre
inspirée, absolument personnelle, que seul il pouvait écrire.
D'autres ont su mieux que lui le grec et le latin; et même ont
su l'art des vers. Mais Chénier seul pouvait faire la Jeune
Tarentine. Il faut en revenir à la vieille comparaison : les fleurs
des champs sont à tout le monde; mais la seule abeille en sait
tirer le miel.
Au reste, Chénier ne puise pas seulement dans ses livres,
dans ses souvenirs, dans son imagination. Il observe aussi, et il
note ses observations. Il voit la nature avec ses yeux, non à tra-
vers Théocrite. Une courte description d'une petite scène cham-
pêtre se trouve ainsi notée dans ses manuscrits : a Vu et fait à
Catillon, près Forges, le 4 août 1792, et écrit à Gournay, le
lendemain». En partant pour l'Italie, il projetait vaguement dix
poèmes à la fois, selon sa coutume; mais à ce canevas confus,
il ajoutait ces mots : « Tout cela doit être fait de verve et sur les
lieux ». Cet infatigable liseur, cet ingénieux scoliaste est ainsi
tout le contraire d'un versificateur livresque; et son inspiration,
quoique servie par ses souvenirs, vient d'abord de son âme et de
la nature. J'y insiste; parce qu'on a, depuis quelque temps,
semblé réduire Chénier au rang de « maître mosaïste », ce qui
me paraît d'une suprême injustice.
Si nous voulons être justes envers André Chénier, n'oublions
pas en le lisant que son œuvre nous est parvenue dans les con-
ditions les plus défavorables à l'admiration ; ïion pas seulement
parce qu'elle est inachevée, tronquée, mutilée, toute en frag-
ments épars (Pascal aussi, du moins le Pascal des Pensées, nous
est A^enu en cet état) ; mais surtout parce que cette œuvre nous
est livrée dans la surprise et le désordre de la préparation, du
travail poétique ; parce qu'on jette ainsi devant nos yeux d'une
façon brutale, indiscrète et grossière les secrets de l'atelier où
cette œuvre s'élaborait '. Quel poète voudrait affronter une
1. De là le reproche fait souvent à Chénier que chez lui le style est un
ANDRE CHENIER 639
publicité de ce genre et, au lieu d'un poème, nous montrer d'in-
formes ébauches, des plans interrompus, des notes écourtées,
quelques pages de premier jet? Ils ont bien soin de nous dérober
ces mystères; ils étalent leur œuvre dégagée, sereine, achevée;
ils cachent leur travail.
Les Élégies. — L'Elégie, chez André Chénier, est presque
exclusivement la confidence d'un récit d'amour.
Abel •, doux confident de mes jeunes mystères,
Vois; mai nous a rendu nos courses solitaires.
Viens, à l'ombre, écouter mes nquvelles amours.
Les deux vers de Boileau semblent avoir inspiré l'idée
qu'André se fait du genre élégiaque :
Elle peint des amants la joie et la tristesse,
Flatte, menace, irrite, apaise une maùtresse.
Et Boileau ajoutait :
Mais pour bien exprimer ces caprices heureux
C'est peu d'être poète ; il faut être amoureux,
vers dont André Chénier s'est peut-être souvenu en écrivant :
L'art, des transports de l'âme est un faible interprète;
L'art ne fait que des vers; le coeur seul est poète.
Toutefois ne vantons pas outre mesure la « sincérité » de
Chénier dans l'élégie; les amours qu'il y chante furent, en
somme, assez vulgaires ; et l'on aurait tort de médire de 1' « art »
ingénieux, exquis, par où il releva la médiocrité du fonds, en
puisant à pleines mains dans le trésor antique et surtout chez
les Latins, Tibulle, Ovide et Properce. La XXIIP élégie {Animé
/)ar r amour, etc.) est accompagnée d'un commentaire précieux
où l'auteur se plaît à dénoncer avec une sorte de complaisance,
une foule d'imitations : « J'ai imité autant que j'ai pu ces vers
divins d'Ovide ». Plus loin : « Je n'ose pas écrire mes vers
après ceux-là. Le premier des miens est mal fait. » Dans
l'épître II il se moque agréablement des critiques malveillants
placage qui du dehors s'adapte à la pensée. Il a protesté d'avance en déclarant
dans YInvention que chez tout vrai poète le langage
Naît avec la jionsée et l'embrasse ot la suit.
1. Dédiée à Abel «le Malarlie, chevalier de Fondât,
l
660 LES POETES
qui croient lui faire pièce en décelant un emprunt : « Je leur en
montrerai bien d'autres », dit-il; et qu'ils prennent garde, en
déchirant mes vers, « de donner sur ma joue un soufflet à Vir-
gile ».
Quoiqu'un amour tout sensuel, d'essence peu délicate, ait ins-
piré la plupart des élégies de Chénier, d'autres sentiments plus
nobles et plus purs y sont exprimés aussi, avec grâce ou avec
force; le tendre attachement aux amitiés de jeunesse, le goût
de l'étude et des arts , le culte pieux des Muses :
0 mes Muses, c'est vous* vous, mon premier amour,
Vous qui m'avez aimé dès que j'ai vu le jour!
Leurs bras à mon berceau dérobant mon enfance,
Me portaient sous la grotte où Virgile eut naissance;
Où j'entendais le bois murmurer et frémir,
Où leurs yeux dans les fleurs me regardaient dormir.
Chateaubriand, qui, dès son retour en France, en 1800, put
jeter les yeux sur les manuscrits de Chénier, devina sans hési-
tation le mérite d'une poésie si neuve. En même temps qu'il
écrivait René, il reconnut chez Chénier la première expression
poétique de cette « mélancolie » que lui-même allait peindre
avec d'inelTaçables traits. Une note du Génie du Christianisme
nomma André Chénier à la France, qui l'ignorait, et cita ces
vers inédits si pleins d'un souffle amer et pénétrant :
Souvent las d'être esclave et de boire la lie
De ce calice amer que l'on nomme la vie;
Las du mépris des sols qui suit la pauvreté,
Je regarde la tombe, asile souhaité ;
Je souris à la mort volontaire et prochaine;
Je me prie, en pleurant, d'oser rompre ma chaîne...
Le fer libérateur qui percerait mon sein
Déjà frappe mes yeux et frémit sous ma main...
Et puis, mon cœur s'écoute et s'ouvre à la faiblesse.
Mes parents,- mes amis, l'avenir, ma jeunesse.
Mes écrits imparfaits : car à ses propres yeux
L'homme sait se cacher d'un voile spécieux.
A quelque noir destin qu'elle soit asservie
D'une étreinte invincible il embrasse la vie;
Et va chercher bien loin, plutôt que de mourir,
Quelque prétexte ami de vivre et de souffrir.
N'est-ce pas déjà René qui parle ici? René au front chaîné
d'ennuis, au cœur vide, mais non détaché; René, le grand
ÂNDHË CHëNIER d6t
mélancolique, dont le xix" siècle a multiplié les images dans
le drame ou dans le roman. Ainsi André Chénier, qui tient à
l'antiquité par la sève de son talent; et qui est pleinement de
son siècle par l'esprit et le raisonnement, Chénior semble
annoncer le nôtre, et le romantisme prochain, par cette note
mélancolique et désabusée qu'il mêle au cri de triomphe d'une
science orgueilleuse, et au cri de passion d'une jeunesse sen-
suelle.
Poèmes scientifiques et didactiques. — Mais ce sont
là traits épars et lignes presque indistinctes. Chénier (surtout
avant la Révolution), loin d'être un mélancolique et un désabusé,
nous apparaît comme imprégné profondément de l'esprit opti-
miste de son temps : il a une foi enthousiaste dans la « raison »,
dans la science ; il croit au progrès indéfini par la science et
par la raison; elle poète, à ses yeux, ne peut se proposer un
plus grand objet que de célébrer l'humanité, ses œuvres dans
le passé, ses triomphes dans l'avenir. Ainsi naquit chez lui
l'ambition d'enfermer Y Encyclopédie dans un grand poème.
Cette idée nous paraît étrange aujourd'hui. On n'écrit plus
de poèmes scientifiques. La science est devenue trop précise
et trop rigoureuse; son domaine, trop complexe et trop étendu,
pour qu'un poème encyclopédique nous paraisse désormais
possible. Au xvui° siècle, on se flattait encore de pouvoir
mettre en beaux vers la physique et l'astronomie, André Ché-
nier, en 1783, commença ce poème ambitieux, V Hermès, où il
voulait, en reprenant l'œuvre de Lucrèce, à la lumière de la
science moderne, expliquer l'origine du monde et des sociétés
humaines. \j' Hermès eût formé trois chants : le monde, l'homme
isolé; l'homme en société; tels en étaient les sujets. Mais le
plan n'est pas achevé : on n'a que de belles pages, de beaux
vers épars, quelques fragments de haute mine. Nous admirons
la grande allure de cette versification, plus que nous n'en
sommes touchés. Notre âge est peu sensible à cette poésie phi-
losophique dont nos pères étaient charmés; admettons-nous
.seulement qu'on enseigne en vers? La prose .seule, à notre goût,
peut-être trop exclusif, peut s'appeler didactique. Il y a toute-
fois quelques admirables fragments dans cette partie de \ Hermès
où Chénier devait exposer les grandes découvertes astronorai-
662- LES POÈTES
ques. De toutes les sciences, Tastrononiie est peut-être celle qui
se prête encore le mieux au langag-e des vers; sans doute
parce que, malgré la rigueur de ses calculs, elle offre un vaste
champ à l'imagination par l'infinité des hypothèses qu'elle
permet ou suggère.
Salut, ô belle nuit, étincelante et sombre,
Consacrée au repos ! 0 silence de l'ombre,
Qui n'entends que la voix de mes vers et les cris
De la rive aréneuse où se brise Téthys....,
Terre, fuis sous mes pas. L'éther, où le ciel nage,
M'aspire. Je parcours l'océan sans rivage.
Plus de nuit. Je n'ai plus d'un globe opaque et dur
Entre le jour et moi l'impénétrable mur :
Plus de nuit, et mon œil et se perd et se mêle
Dans les torrents profonds de lumière éternelle.
Sans doute Lamartine planera d'un plus haut vol dans les
pages les plus sublimes des Méditations ou des Harmonies.
Mais, même en préférant dans l'œuvre de Chénier, la Jeune
Captive, ou VOde à Charlotte Cordan; le dernier ïambe, ou la
Jeune Tarentine; enfin tout ce qui émeut notre sensibilité plus
qu'il n'éclaire notre raison; il faudrait plaindre toutefois le
rétrécissement de notre goût poétique, s'il allait jusqu'à dédai-
gner ces vers lumineux, éloquents. Il est permis de douter
si la science peut désormais s'exprimer en vers; mais pourtant
ne réduisons pas tout le domaine de la poésie aux sensations
et aux images. En vers comme en prose, l'Idée peut trouver son
langage. L'erreur d'André Chénier fut non de vouloir toucher,
lui poète, à la philosophie, mais de croire qu'une science com-
plète pût encore, auxvni"" siècle, être traitée poétiquement. Nous
ne défendons pas au poète d'être un savant et un penseur; mais
désormais, VEnci/clopédie est trop vaste et la science est trop
précise pour être exposée didactiquement dans une autre langue
que la prose.
Outre Y Hermès, André Chénier, dans l'espace des cinq ou six
ans qui précédèrent la Révolution, entreprit (sans les achever
plus qu'il n'acheva X Hermès) au moins cinq poèmes distincts :
V Invention ; — Suzanne, poème biblique ; — fArt d'aimer, fâcheux
tribut au goût libertin du siècle, heureusement à peine ébauché;
— un poème sur Y Amérique; — un poème satirique et moral
ANDRÉ GHENIER 663
sur les défauts des gens de lettres, en particulier des critiques.
Entre ces fragments, l'Invention (près de quatre cents vers)
me paraît le plus précieux. L'œuvre abonde en vers heureux
qui se gravent d'eux-mêmes dans l'esprit, comme font les meil-
leurs vers-maximes de Boileau; mais ici brille toujours un
rayon de poésie, plus rare dans VArt poétique. Tantôt Chénier
compare entre elles les plus fameuses parmi les langues litté-
raires; c'est là qu'il nomme le grec
Un langage sonore aux douceurs souveraines;
Le plus beau qui soit né sur les lèvres humaines.
Tantôt il venge le vers français de l'injuste mépris d'un siècle
prosaïque :
0 langue des Français ! est-il vrai que ton sort
Est de ranriper toujours, et que toi seule as tort? etc.
Il en appelle à tant de grands écrivains, qui en prose, en vers,
ont trouvé notre langue suffisante à leur génie. Ailleurs il
explique admirablement ce qu'il demande à l'imitation : des
mots, des formes, des couleurs, non des idées et des sentiments;
disciple des anciens pour le style, mais qui pense avec son siècle
et par lui-même, non d'après Démosthène ou d'après Cicéron :
Changeons en notre miel leurs plus antiques fleurs;
Pour peindre notre idée empruntons leurs couleurs;
Allumons nos flambeaux à leurs feux poétiques.
Sur des pensers nouveaux, faisons des vers antiques.
Quoi qu'on en ait dit, la poétique de l'auteur est bien dans
ce vers fameux : c'est par là que son entreprise se distingue
nettement de celle de la Pléiade, et de Ronsard, qui disait (en
tète de la Franciade) :
Les Français qui ces vers liront,
S'ils ne sont et Grecs et Romains,
Au lieu de ce livre, ils n'auront
Qu'un pesant faix entre les mains.
Mais un Français, même ignorant du grec, lit /a Jeune Tarentine
avec un charme infini. Au reste il ne faut pas citer ce vers iso-
lément; il faut l'interpréter par ceux-ci, qui sont aussi dans
r Invention :
Pourquoi donc nous faut-il par un pénible soin.
Sans rien voir près de nous, voyant toujours bien loin,
66* LES POÈTES
Vivant dans le passé, laissant ceux qui commencent,
Sans penser écrivant après d'autres qui pensent,
Retraçant un tableau que nos yeux n'ont point vu,
Dire et dire cent fois ce que nous avons lu?
. . . Tous les arts sont unis; les sciences humaines*
N'ont pu de leur empire étendre les domaines
Sans agrandir aussi la carrière des ver?.
Ainsi, tout épris qu'il fût des anciens, Chénier était loin de
croire que les anciens « aient tout dit » ; la poésie se renouvelle
de siècle en siècle ; et tout reste à chanter à la Muse éternelle-
ment jeune :
Aux lieux les plus déserts ses pas, ses jeunes pas,
Trouvent mille trésors qu'on ne soupçonnait pas ;
Sur l'aride buisson que son regard se pose :
Le buisson à ses yeux rit, et jette une rose.
Dans cette partie de l'œuvre de Chénier antérieure à la Révo-
lution, quelle est en somme la part de l'originalité, quelle est
celle des emprunts? Question vivement disputée! Sur l'imitation
telle qu'André Chénier la pratique, on écrirait des volumes,
sans épuiser la matière, tant lui-même varie à l'infini ses pro-
cédés. Entre la traduction pure et simple, et l'essor lihre et per-
sonnel qui n'emprunte rien des modèles qu'une discipline géné-
rale, et un goût plus sévère de la perfection, André Chénier
a connu et pratiqué tous les degrés d'imitation *. Mais ajoutons
qu'il tendit toujours à se dégager de plus en plus de ses maîtres;
et, s'il eût vécu, sans se croire quitte envers eux, il aurait pro-
bablement avant la fin du siècle, tout à fait cessé d'imiter. Les
« pensers » qu'il eût exprimés fussent devenus de plus en plus
des pensers nouveaux; et des deux sens qu'on peut trouver à
cette expression un peu mystérieuse, vers antiques, soit qu'elle
signifie des vers écrits dans les procédés de style grec ou latin;
soit qu'elle désigne simplement des vers « beaux comme l'an-
tique »,purs et corrects comme ceux des grands classiques, mais
Souvent des vieux auteurs ^"eHrn/ii« les richesses;
Plus souvent leurs écrits, aiguillons généreux,
M'enil)rasent do leur flamme, et je cri'c arec eux. (bpitre HI.)
Tantôt chez un auteur j'adopte une pensée.
. . . Tantôt je ne retiens que les mots seulement,
J'en détourne le sens [Id.)
L'esclave imitateur naSt et s'évanouit,
Ce n'est qu'aux inventeurs que la vie est promise. [Invention.)
ANDRE CHENIER 665
non calqués sur leurs vers, c'est probablement la seconde inter-
prétation qui eiit prévalu de plus en plus dans l'œuvre de Ché-
nier mûri, tout i\ fait maître de lui-même et de son génie.
La Révolution. — André Chénier n'était pas fait pour jouer
un rôle actif dans la politique, surtout en un temps de révolu-
tion. Modéré, ennemi par nature et par réflexion de toutes les
solutions violentes, en même temps, épris de la liberté, très
dégajjré de tout préjugé traditionnel; il avait tout ce qu'il faut
pour déplaire à tous les partis, et devenir suspect à droite et à
gauche. On se prend à regretter que cet artiste délicat se soit jeté
dans la mêlée furieuse; on est tenté de se dire : qu'il eût peut-
être mieux servi la France en se réservant pour la gloire de sa
langue et de sa poésie. Mais écartons ces faibles pensées. Le
rôle qu'André Chénier a joué dans la Révolution nous paraît si
honorable qu'on ne voudrait à aucun prix le retrancher de sa
courte histoire.
Depuis longtemps ses principes étaient fixés; il voulait la
liberté politique et l'égalité civile, garanties par une constitu-
tion; plus libéral que démocrate, il croyait que la révolution
devait être faite au profit de tous, mais seulement par la classe
éclairée. Surtout il haïssait également le désordre et la tyrannie ;
de quelque nom qu'ils se décorassent, il trouvait odieux le des-
potisme qui vient d'en bas, comme celui qui vient d'en haut. Il
avait plus que le respect de la légalité ; il en avait le culte. Son
patriotisme était pur, absolument désintéressé. Tandis que la
plupart, autour de lui, emportés d'une ambition quelquefois
légitime, s'étaient promis, dès le premier jour de la Révolution,
de travailler à leur fortune personnelle en même temps qu'à
l'amélioration de la chose publique, André, seul ou presque
seul, ne demandait rien, ne désirait rien, n'acceptait rien pour
lui '. Détachement beau et rare en tout temps, surtout à une
époque où le bouleversement général éveillait, autorisait même
toutes les ambitions.
Ce sont les sentiments qui inspirèrent son premier écrit poli-
tique: V Avis au Peuple français, publié à Paris (le 24 août 1790).
11 y soutenait que, toutes les conquêtes utiles étant faites sur le
'• Une pauvreté màle est mon unique bien;
Jo ne suis rien, n'ai rien, n'attends rien, ne veux rien. [Cyelopet, III.]
066 LES POETES
pouvoir arbitraire; la liberté, l'égalité, la justice étant fondées,
la Révolution était finie ; il était temps d'en cueillir les fruits,
sous le règne paisible et fécond des lois. A toute heure de la
Révolution il se trouva des gens pour dire ainsi : la Révolution
est finie. Seulement Mirabeau le disait quand il devint con-
seiller privé de Louis XVI, richement appointé; Roland le dit
quand il fut ministre; Bonaparte le dit quand il fut premier
consul. Seul André Chénier tint le langage des satisfaits, par
pur amour de l'ordre et par respect des lois, sans que la Révolu-
tion eût rien fait pour lui, et sans qu'il lui eût rien demandé.
Un tel homme ne pouvait entrer dans la politique à un plus
mauvais moment, sous de plus fâcheux auspices. L'anarchie
régnait seule en France, et tout pouvoir passait peu à peu aux
mains d'obscurs démagogues. André Chénier trace un merveil-
leux portrait de ces chefs anonymes qui soulevaient la faveur
populaire contre tout ce qui était noble ou prêtre, ou riche, ou
seulement considéré :
Ainsi, tout yeux, tout oreilles, hardis, entreprenants, avertis à temps,
préparés à tout, ils pressent, ils s'élancent à tout propos; ils se tiennent,
ils se partagent; leur doctrine est versatile, parce qu'il faut suivre les cir-
constances; et qu'avec un peu d'effronterie, les mêmes mots s'adaptent faci-
lement à des choses diverses; ils saisissent l'occasion, ils la font naître, etc.
Race sans pudeur qui sous des titres fastueux et des démonstrations
convulsives d'amour pour le peuple et pour la patrie cherchent cà s'attirer
la confiance populaire : gens pour qui toute loi est onéreuse, tout frein
insupportable; tout gouvernement odieux; gens pour qui l'honnêteté est de
lous les jougs le plus pénible. Ils haïssent l'ancien régime, non parce qu'il
était mauvais, mais parce que c'était un régime : ils haïront le nouveau;
ils les haïraient tous quels qu'ils fussent.
La Terreur était loin encore, mais on pouvait la prévoir; et
attaquer en face un Marat demandait déjà du courage et presque
de l'héroïsme. André Chénier savait bien qu'il soulevait contre
lui d'impérissables rancunes; il prévit et brava l'échafaud avec
une sorte d'amère gaîté, une belle et dédaigneuse ironie.
J'ai goûté quelque joie à mériter l'estime des gens de bien en m'offrant
à la haine et aux injures de cet amas de brouillons corrupteurs que j'ai
démasqués. J'ai cru servir la liberté en la vengeant de leurs louanges. Si,
comme je l'espère encore, ils succombent sous le poids de la raison, il sera
honorable d'avoir contribué à leur chute. S'ils triomphent, ce sont gens par
qui il vaut mieux être pendu que regardé comme ami.
ANDRE CHENIER 607
C'est le sort des vrais modérés, qui ne relèvent que de leur
conscience, de marcher presque seuls dans la voie qu'ils se sont
tracée. André Ciiénier combattait en face les violents qui désho-
noraient la révolution par leurs excès sanglants; mais il dédai-
grnait de plaire aux royalistes purs qui voulaient détruire la
révolution elle-même et ramener la France au gouvernement
arbitraire. Il regardait, quant à lui, l'œuvre de 89, comme légi-
time et nécessaire; il publiait, au commencement de 1791, son
poème du Jeu de Paume à la gloire des députés du Tiers, qui,
rebelles à l'injonction de la Cour, avaient juré de ne pas se
séparer sans donner à la France une constitution libre. Toute-
fois, dans cet hymne enthousiaste à la liberté reconquise, il
laissait deviner les craintes que lui inspirait déjà la démagogie
menaçante :
Peuple, ne croyons pas que tout nous soit permis.
Craignez vos courtisans avides,
0 peuple souverain!...
Le Jeu de Paume est écrit avec force, mais dans un procédé
de style un peu artificiel où l'on sent l'effort et même une sorte
de tension; il ressemble ainsi à telle peinture théâtrale de ce
David, à qui le poème était dédié. Le Jeu del^aume, à vrai dire,
est ce que nous aimons le moins dans l'œuvre d'André Chénier.
Avec du travail, Marie-Joseph eût fait presque aussi bien.
Le 1" octobre 1791, la nouvelle constitution commença d'être
appliquée. Elle eut peu de défenseurs : André Chénier fut peut-
être le plus sincère et le plus désintéressé. Royalistes et Jaco-
bins, les uns pour rétablir le pouvoir arbitraire, les autres pour
renverser la royauté, conspiraient séparément contre le nou-
veau régime. L'anarchie était partout et même dans les familles :
le 24 décembre 1791, Chénier le père écrivait à sa fille (mariée
à Saint-Domingue) :
Votre mère a renoncé à toute son aristocratie et est entièrement déma-
gogue ainsi que Joseph '. Saint-André et moi, nous sommes ce qu'on
appelle modérés, amis de l'ordre et des lois. Sauveur- est employé dans
1. Jadis elle avait prétendu descendre des Lusignan; et Marie-Joseph, de sa
part, avait signé, pendant quelque temps : • Le chevalier de Chénier. •
2. Il était devenu gendarme à litre d'ancien insurgé; il avait travaillé en
juillet 89 au soulèvement des Gardes françaises. Voir Cabinet historique, mai 1862,
p. 14i.
•668 LES POETES
la gendarmerie nationale, mais je ne sais ce qu'il pense ni s'il pense.
•Constantin trouve qu'on n'a rien changé... Il a raison, car on marche, on
va, on vient, on boit, on mange, et par conséquent il n'y a rien de changé.
André Chénier se jeta vivement clans le parti constitutionnel.
Il parla souvent au club des Feuillants (ses discours n'ont pas
■été recueillis). Il écrivit au Journal de Paris pendant huit mois
(du 12 novembre 1791 au 26 juillet 1792). Le 10 août renversa la
Royauté, les Feuillants, la Constitution, et mit fin ensemble au
Journal de Paris et à la carrière politique d'André Chénier.
Le mois suivant Marie-Joseph entra à la Convention. Entre les
deux frères, l'abîme s'élargissait. Déjà la fête offerte par la
municipalité de Paris aux Suisses du régiment de Chateauvieux
(amnistiés des galères, qu'ils méritaient si bien pour avoir pillé
la caisse militaire et tué des soldats français), cette fête indé-
cente avait fait cruellement ressortir les divergences d'opinion
qui séparaient Marie-Joseph et André. Marie-Joseph avait rimé
l'hymne aux amnistiés, que des jeunes filles, vêtues de blanc,
chantèrent sur leur passage au Champ de Mars :
L'Innocence est de retour.
Elle triomphe à son tour;
Liberté, dans ce beau jour
Viens remplir mon âme.
Le même jour, le Journal de Paris avait publié un autre hymne,
ironique et vengeur, qu'André Chénier dédiait aux Suisses de
Chateauvieux, dans le rythme cinglant des futurs ïambes.
Salut divin, triomphe ! Entre dans nos murailles,
Rends -nous ces guerriers illustrés
Par le sang de Desille et par les funérailles
De tant de Français massacrés
Ces héros que jadis sur les bancs des galères
Assit un arrêt outrageant,
Et qui n'ont égorgé que très peu de nos frères,
Et volé que très peu d'argent.
Pendant un mois, André Chénier avait lutté (dans le Journal
de Paris) pour empêcher cette fête infâme; il avait été merveil-
leux d'éloquence et d'indignation, d'esprit, de bon sens et de
patriotisme; il avait trouvé des accents aussi beaux, dans cette
prose enflammée, que ses plus beaux vers. Le programme de
ANDRE CHÉNIER 069-
la fôte annonçait que « les statues des despotes (Louis XIV sur
la place des Victoires; Louis XV sur la place Royale) seraient
voilées » sur le passage du cortège. Là-dessus André s'écriait :
« On dit que dans toutes les places publiques où passera celte pompe^
' es statues seront voilées. Sans m'arrêter à demander de quels droits de&
particuliers qui donnent une fête à leurs amis • s'avisent de voiler les
monuments publics, je dirai que si en effet cette misérable orgie a lieu,
ce ne sont point les images des despotes qui doivent être couvertes d'un
crêpe funèbre; c'est le visage de tous les hommes de bien, de tous le*
Français soumis aux lois, insultés par le succès de soldats qui s'arment
contre les décrets et pillent leur caisse militaire; que c'est à toute la jeu-
nesse du royaume, à toutes les gardes nationales de prendre les couleurs
du deuil lorsque l'assassinat de leurs frères est parmi nous un titre de-
gloire pour des étrangers. C'est l'armée dont il faut voiler les yeux pour
qu'elle ne voie point quel prix obtiennent l'indiscipline et la révolte. C'est
à l'Assemblée nationale, c'est au roi, c'est à tous les administrateurs, c'est
à la patrie entière de s'envelopper la tête pour n'être pas de complaisants
ou de silencieux témoins d'un outrage fait à toutes les- autorités et à la
patrie entière. C'est le livre de la loi qu'il faut couvrir lorsque ceux qui ea
ont déchiré les pages à coups de fusil reçoivent les honneurs civiques. »
Au lendemain du 10 août, André Chénier suspect quitta Paris
durant quelques semaines. Il était au Havre, le 24 septembre;
à Rouen, le 29. Il échappa ainsi à la prison, et aux massacres
de septembre. Il rentra au mois d'octobre à Paris. Le procès
du Roi commença: Malesherbes lui fit demander des mémoires
sur les moyens de défense propres à sauver Louis XVI. Les
pages qu'il écrivit pour répondre à ce vœu, se sont retrouvées
dans les papiers d'André Chénier; il ne semble pas que
Malesherbes en ait tiré parti. Après l'exécution du Roi, le poète
renonçant à se mêler davantage à la politique, se retira à Ver-
sailles et y vécut plusieurs mois, caché dans une petite maison
de la rue de Satory, tout entier au travail, à la poésie, et à ses
douloureuses pensées. Le il novembre 1793, il signait ainsi
une note en latin écrite sur un exemplaire des Phénomènes
d'Aratus : « Ecrit à Versailles, malade de corps et d'esprit^
triste, affligé. André Chénier de Byzance '. » Quelques mois,
auparavant, il avait composé VOde à Charlotte Cordaij, meur-
1. Les Jacobins prétendaient que la fête n'étant pas officielle ne pouvait être
interdite.
2. Scribebam Versaliae animo et corpoi'e seger, mœrens, dolens, die novembvis
undecima i79S.
670 LES POETES
trière de Marat. Dans son désespoir, il eût voulu mourir avec
elle. Il écrivait, parlant de lui-même :
Il est las de partager la honte de cette foule immense qui en secret
abhorre, autant que lui, mais qui approuve et encourage, au moins par
son silence, des hommes atroces et des actions abominables. La vie no,
vaut pas tant d'opprobre.
Et cependant, sur cette année douloureuse et presque déses-
pérée, un dernier amour, chaste amour, que nul soupçon n'a
osé flétrir, jetait quelques rayons de joie! A Luciennes, à deux
lieues de Versailles, deux jeunes femmes habitaient, deux sœurs,
filles de M"^ Pourrai, qui avait été célèbre à la fin du règne de
Louis XV par son esprit et sa beauté. L'une se nommait la
comtesse Hocquart; l'autre M"" Laurent Lecoulteux. L'une avait
un esprit plus brillant; l'autre une beauté touchante et remplie
de charme. André, qui la connaissait depuis plusieurs années,
la visita fréquemment pendant les loisirs de sa vie solitaire, et
ne put la voir assidûment sans l'aimer. C'est elle qu'il a chantée
sous le nom de Fanny dans plusieurs odes qui sont parmi ses
oeuvres les plus exquises. Le seul nom de Fanny, la vue de
ces beaux yeux et de ce doux sourire faisait couler à flots sur
ses lèvres les vers harmonieux. Jamais son imagination n'avait
été plus fraîche, sa langue plus riche, sa lyre plus sonore :
Mai de moins de roses, l'Automne
De moins de pampres se couronne,
Moins d'épis flottent en moissons.
Que sur mes lèvres, sur ma lyre,
Fanny, tes regards, ton sourire
Ne font éclore de chansons.
Fanny, l'heureux mortel qui près de toi soupire
Sait à te voir parler, et rougir, et sourire.
De quels hôtes divins le Ciel est habité...
Mais la perle de ce recueil, c'est VOde à Versailles, dont
Fanny fut encore l'inspiratrice. Il n'y a rien de plus achevé
dans l'œuvre de Chénier. La langue est riche et précise, abon-
dante en images, en tours personnels et neufs. La pensée est
tour à tour grandiose, émue, gracieuse, pathétique. En dix
courtes strophes, quel flot pressé de sentiments et d'idées : la
fragilité des trônes, la tristesse du désenchantement patriotique j
ANDRÉ CHENIER 071
la douceur d'une dernière illusion d'amour; enfin la pitié pro-
fonde pour les innocentes victimes qu'il voit périr tous les jours.
Ainsi la grandeur des événements, l'intensité des émotions
publiques, la solennité trac^ique de l'heure, loin d'étonner et
(l'abattre son àme, semblaient la soulever plus haut par une
inspiration plus neuve et plus personnelle. Nous avons loué tout
à l'heure cette originalité dans l'imitation, cette souplesse de
talent qui sut ravir aux Grecs, aux Latins, le suc le plus exquis
«lo la plus belle antiquité. Mais osons dire que le poète nous
paraît plus grand encore, maintenant qu'il n'imite plus personne.
Il a fermé ses livres ; il n'écoute plus que son cœur, et les émo-
tions de ce cœur passionné, l'indignation, la tendresse, le déses-
poir. Et c'est au moment où l'àme du poète, entièrement affranchie
de tout artifice d'école, s'élance vive et légère, à la conquête
d'un idéal nouveau, plus vrai, plus élevé, plus pur; c'est à ce
moment qu'un lamentable hasard, le caprice d'un valet de prison,
vint couper court à cet admirable essor et jeter André Chénier
à Saint-Lazare, antichambre de l'échafaud.
La prison, les «ïambes », l'échafaud. — Si les événe-
ments avaient quelque logique, André Chénier, constitutionnel et
feuillant, aurait dû être emprisonné le lendemain du 10 août, et
massacré dans sa prison le 2 septembre. Sauvé par hasard alors,
il pouvait échapper : on en était à guillotiner Hébert et Danton.
Il était oublié. Une inexplicable fatalité le perdit.
Le 7 mars 1794, deux obscurs agents du comité de sûreté
générale faisaient une perquisition à Passy chez M'"* Piscatory,
mère de la marquise de Pastoret, qu'ils avaient mandat de
saisir. La marquise avait fui; mais un inconnu se trouvait en
visite dans la maison. Il parut suspect; on l'interrogea; c'était
André Chénier. On le ramena à Paris; d'abord à la prison du
Luxembourg, puis à celle de Saint-Lazare. Il en sortit au bout
de cent quarante jours pour aller à l'échafaud.
Un geôlier soudoyé servit d'intermédiaire entre le prisonnier
et sa famille. Ainsi furent conservés les ïambes. On ne peut
contempler sans émotion ces feuilles étroites, où les vers s'en-
tassent d'une écriture imperceptible, hérissés d'abréviations, de
mots latins et grecs, d'initiales mystérieuses, pour dérouter les
espions qui les pourraient saisir au passage.
672 LES POETES
Dans cette sombre prison, il avait retrouvé quelques amis :
-le peintre Suvée, qui fit son portrait (daté du 29 messidor
an II, dix jours avant l'échafaud), Ginguené, Roucher, l'auteur
des Mois, qui devait périr avec lui; les deux Trudaine, ses chers
compagnons du voyage d'Italie. Ils lui survécurent vingt-quatre
heures. Enfin, celle à qui son génie allait donner l'immortalité :
la jeune captive. 0 prestige de la poésie! enchantement des
beaux vers! Nous avons beau savoir que M"" de Coigny, femme
divorcée du duc de Fleury, future épouse de M. de Montrond, et
destinée à un second divorce, et à d'autres aventures, n'était pas
tout à fait l'ange radieux qu'évoquent les admirables vers de
Chénier; pour tous, elle restera « la jeune captive » ; pour tous,
elle est belle, elle est pure, elle a seize ans '; elle est la grâce,
elle est l'innocence, elle est la jeunesse.
L'épi naissant mûrit de la faux respecté;
Sans crainte du pressoir le pampre tout l'été
Boit les doux présents de l'aurore;
Et moi, comme lui belle, et jeune comme lui,
Quoi que l'heure présente ait de trouble et d'ennui,
Je ne veux point mourir encore.
Dans sa prison, la plus amère douleur d'André Chénier fut
qu'il douta des siens, de ses amis, de son frère même. Injuste-
ment, sans doute; car Marie-Joseph eût voulu le sauver*; mais
il savait trop bien que nommer André aux puissants du jour,
c'était le désigner à la mort. L'oubli seul pouvait le sauver.
Mais la prison, la solitude aigrit les cœurs les plus fermes. Et
quel contraste amer entre le sort des deux frères ! Tout suspect
qu'il fût déjà à Robespierre, Marie-Joseph demeurait le poète
attitré de la Terreur. On chantait ses vers officiels en présence
de la Convention à la fête de l'Être Suprême :
Source de vérité qu'outrage l'Imposture,
De tout ce qui respire Éternel Protecteur,
Dieu de la Liberté, Père de la Nature,
Créateur et Conservateur.
1. Née en 1169, elle avait vingt-cinq ans en 1794.
2. Quoi qu'en aient dit les ennemis de Marie-Joseph, il est cerlain qu'il eût
sauvé André, s'il eût pu le sauver. Mais ce que nous avons peine à lui par-
donner, c'est qu'ayant hérité de tous les papiers de son frère, il n'en ait rien
publié. Fut-ce par jalousie? Non certes; jaloux, il les eut détruits. C'est simple-
ment qu'il ne sentit rien du mérite de cette œuvre, si différente de la sienne.
i>1^'
HIST. DE LA LANGUE & DE LA LITT. FR. T. VI, CH. XII
ArnianJ Cjiliii A C", KJili-ur?, l'art?.
PORTRAIT D'ANDRÉ CHENIER
GRAVÉ PAR HENRIQUEL-DUPONT D'APRÈS J.-B. SUVÉE
Hibl. Nat., Cabinet des Estampes, N 2
ANDRÉ CHÉNIER 673
Le môme jour, dans l'ombre de Saint-Lazare, éclatait cet
ïambe vengeur, inachevé, mutilé, mais étincelant de beautés
sublimes : « Mais si Dieu est avec eux, qui donc vengera la
vertu, qui donc les frappera du foudre? »
Eli bien! fais-moi donc vivre, et cette horde impure
Sentira quels traits sont les miens !
Ils ne sont point cachés dans leur bassesse obscure :
Je les vois, j'accours, je les tiens!
Le même homme a fait dans les mêmes mois la Jeune Captive
et les lamhes ; les ïambes, le plus sublime cri d'indignation,
d'ironie, de colère et de pitié qu'ait poussé la poésie française.
André Chénier n'était point né méchant. Son œuvre, avant les
ïambes, offre à peine deux ou trois épigrammes insignifiantes,
et quelques ébauches de satires sans beaucoup de verve mali-
cieuse. Lui-même, dans les ïambes, s'est vanté à bon droit
d'avoir été longtemps doux et inoffensif.
Dans tous mes vers on pourra voir
Si ma muse naquit haineuse et meurtrière.
Mais puisqu'aujourd'hui le crime est roi, puisque la vertu
gémit, puisque la France agonise, le poète devient un vengeur ;
il n'est plus cet artiste silencieux
Qui, douze ans, en secret, dans les doctes vallées
Cueillit le poétique miel.
Il se redresse, farouche citoyen, pour maudire et déshonorer
les tyrans, avant de leur abandonner sa vie; et pour pleurer sur
les victimes, avant d'aller les rejoindre : il vit encore pour cette
tâche suprême. Et certes, il est las de vivre; mais, s'il mourait
trop tôt, s'il mourait
Sans vider son carquois,
Sans percer, sans fouler, sans pétrir dans leur fange
Ces bourreaux barbouilleurs de lois.
Ces vers cadavéreux de la France asservie.
Egorgée!...
Nul ne resterait donc pour attendrir l'histoire
Sur tant de justes massacrés !
Pour consoler leurs fils, leurs veuves, leur mémoire!
Pour que des brigands abhorrés
Frémissent aux portraits noirs de leur ressemblance;
Pour descendre jusqu'aux enfers
Histoire de la lamouk. VI. 43
674 . LES POETES
Nouer le triple fouet, le fouet de la vengeance,
Déjà levé sur ces pervers;
Pour cracher sur leurs noms, pour chanter leur supplice!
— Allons, étouffe tes clameurs,
Souffre, ô cœur gros de haine, affamé de justice;
Toi, vertu, pleure si je meurs.
C'est cette admirable pièce (complète en quatre-vingt-huit
vers) que le premier éditeur de Chénier, H. de Latouche, osa
couper en deux, après le quinzième vers, pour feindre que la
voix du geôlier avait interrompu le poète, en l'appelant au tri-
bunal révolutionnaire, c'est-à-dire à la guillotine. La gloire de
Chénier peut se passer de cette mise en scène mélodramatique;
la pièce fut achevée. Dieu merci, et probablement quelques jours
avant la mort d'André, puisqu'il eut le temps de la transmettre
à sa famille. Si l'expression n'en est pas parfaite, s'il y a des
duretés, des négligences, des redites, marques d'un travail hâtif
oii manqua la dernière main, l'inspiration de cet ïambe suprême
est absolument sublime ; et je ne sais rien, dans notre poésie, de
plus émouvant que ce long cri de désespoir. Nul n'a plus souffert
dans la prison qu'André Chénier. Beaucoup de ses compagnons,
hommes ou femmes, allégeaient leurs maux par une insou-
ciance, une gaieté à demi feinte, à demi sincère. Ils jouaient
avec la mort*. L'âme du poète, rendue grave par l'horreur des
événements, se refusa jusqu'au bout à s'étourdir en prenant sa
part de cette légèreté. Elle l'indignait, au contraire. Il ne sentit
pas ce qu'il pouvait y avoir, après tout, d'héroïque, dans l'insou-
ciance de cette société vieillie qui descendait au tombeau avec un
sourire. Il n'était pas, lui, un homme du passé, comme beaucoup
de ses compagnons. Il avait appelé, souhaité, célébré la Révo-
lution, chanté le serment du Jeu de Paume; il avait cru à la
liberté. Il ne ressentait pas, comme quelques-uns, une joie
amère à voir que tout s'abîmait avec lui : son désespoir était
profond, inconsolable; non par crainte de la mort, qu'il avait
1. Un des Ïambes, longtemps inédit, peint en traits vigoureux cette disposition
d'esprit singulière :
..... Quelle sera la proie
Que la liaciie appelle aujourd'hui ?
Chacun frissonne, écoute; et chacun avec joie
Voit que ce n'est pas encor lui.
Ce sera toi demain, insensible imbécile!
ANDRÉ CHÉNIER 675
volontairement bravée; mais par l'horreur d'un tlésencliante-
ment absolu.
Vers le commencement de juin, le père d'André Chénier,
malp-ré les objurjrations de Marie-Joseph, commit l'imprudence
d'intervenir en faveur de son fils oublié. Robespierre se rappela
alors la collaboration d'André au Journal de Paris et toute son
attitude politique j)endant l'année 1792. Ordre fut donné de
l'impliquer dans la fameuse « conspiration des prisons ». Le
i\ thermidor, il fut transporté à la Conciergerie; le 7 au matin,
jugé et condamné sur le vu d'un dossier qui s'appliquait à son
frère Sauveur. Qu'importait-il? L'exécution eut lieu le soir
môme. Nous ne savons rien sur les dernières heures du poète;
tout ce qu'en a conté Latouche est romanesque et pauvrement
inventé. Cette mort passa presque inaperçue. Le bruit s'en
[)erdit dans celui que fit le lendemain la chute de Robespierre.
Lentement, bien lentement, comme à regret, page par page, et
presque vers par vers, cette œuvre et cette gloire sont ensuite
sorties de la nuit du tombeau. Maintenant elles rayonnent. Mais
que cette résurrection fut tardive ' !
Osera-t-on dire que malgré la célébrité, malgré l'admiration
qui entourent l'œuvre de Chénier, la place du poète et son vrai
rang ne semblent pas encore définitivement fixés dans l'histoire
de notre poésie? Les plus charmés n'osent encore le mettre tout
à fait parmi les plus grands, l'asseoir entre Racine et Lamar-
tine. Nul ne pense à le réduire au rang des hommes de talent,
à qui le génie a manqué. Ce qui gêne, à notre avis, le plein essor
de l'admiration, c'est l'étonnante complexité de l'œuvre d'André
Chénier; toutes les parties de cette œuvre ne peuvent être goû-
tées ni louées de la même façon, ni pour les mêmes raisons.
André Chénier nous offre au moins trois poètes différents dans
un seul homme. Il y eut chez lui d'abord un imitateur délicat,
exquis, laborieux, des anciens, surtout des Grecs; particuliè-
rement d'une grécité de décadence, mais charmante encore; de
la Grèce alexandrine ou même pompéienne. Le poète qui fit
V Aveugle, et le Mendiant, et VOaristifs est un « styliste » excel-
lent, un « artiste » raffiné; un joaillier enchàsseur de perles;
I. Voir ci-dessous, \t. 677, Bibliographie.
G76 LES POÈTES
un mosaïste éblouissant, plutôt qu'un grand poète, au sens
suprême où nous aimons à prendre ce mot. Il y a ensuite en
Chénier le philosophe, le savant, l'encyclopédiste, qui avait
rêvé d'enfermer dans la mesure du vers la science et la philo-
sophie, et les grands espoirs et les vastes ambitions de son
siècle. L'idée était grandiose, mais chimérique; l'œuvre devait
avorter, même si Chénier eût vécu. Désormais s'il est toujours
permis au poète de s'inspirer de la science, de l'aimer, de la
comprendre; il lui est interdit de la mettre en vers. D'une part,
elle est devenue trop vaste; de l'autre, trop précise. \J Hermès
fût resté un chantier, où quelques pierres éparses forment
aujourd'hui de belles ruines. Enfin il n'y a pas seulement chez
André Chénier un disciple des Grecs et un élève des Encyclopé-
distes. Je trouve encore en lui un homme, un citoyen, moderne,
actuel, vivant, frémissant, passionné; c'est celui qui a fait les
odes à Fanny, l'ode à Charlotte Corday, et les ïambes. Des
trois poètes qui sont en lui, celui-là est le plus grand peut-être,
au goût de ceux qui pensent que l'émotion sincère, quand elle
trouve des mots suffisants pour s'exprimer, passe encore en
beauté les plus rares habiletés du style, et la plus heureuse
invention verbale. Mais surtout n'essayons pas d'enfermer ces
trois André Chénier dans une formule unique. Car ils se sont
réellement succédé dans le temps. La mort, l'abominable écha-
faud ont tranché le reste d'une vie qui peut-être nous réservait
la fusion harmonieuse et incomparablement belle de ces trois
sources d'inspiration; la tradition antique; la science moderne;
l'émotion intime et personnelle. Si André Chénier eût vécu
aux côtés de Chateaubriand, il eût accompli, avant les roman-
tiques, la révolution qu'ils ont faite trente ans après sa mort;
il eût conduit lui-même, non certes avec plus de bonheur, mais
peut-être avec plus de mesure, de suite et d'habileté, la renais-
sance ou le rajeunissement de la poésie française dès l'aurore
du xix" siècle'.
1. On veut aujourd'hui que son influence sur les romantiques ail été nulle,
en dépit du fameux vers de Baour-Lormian, porto-voix des classiques :
Nous, nous datons d'Homore; et vous, d'André Chénier.
Sans entamer sur ce point une discussion assez vaine, je rappelle que l'un des
premiers écrits de Victor Hugo, ce sont des pages, remplies d'admiration, écrites
à l'apparition de l'édition Latouche, en 1820, où le critique, âgé de dix-huit ans.
BIBLIOGRAPHIE f.77
BIBLIOGRAPHIE
Sur Jean-Bai'TISTE Roisseau, voir Auger, Essai sur J.-B. Rousseau. —
Amar, Noucel essai sur J.B. Uousscau. — Sainte-Beuve, Portraits Uttii-
laires, t. I. — Sur CiiAiLiEU, voir Sainte-Beuve, Causeries, t. I. — Sur
La Fahe, id., l. X. — Sur Sexecé, id., t. \II. — Sur La Grange-Ciiancel,
voir Villemain, Dix-huitième siècle. — Sur PmoN, voir Sainte-Beuve,
?touveaux UinUis, t. VU. — Sur Louis Racine, voir Villemain, Dix-huitième
siècle. — Sur Pompignan, id., ibid. — Sur Gresset, voir Cayrol, Essai sur
la vie et tes awriit/es de Gresset, Paris, 184i>, in-8; Villemain, Div-huitièmc
siècle; Sainte-Beuve, Portraits contemporains, t. V; J. Wcgue, Gresset,
Paris, !894, in-8. — Sur Bernis, Sainte-Beuve, Causeries du Lundi, t. VIII.
— Sur Saint-Lambert, id., ibid., t. XI. — Sur Ecouchard-Lebrun, id., ibid.,
l. V. — Sur Drcis. O. Leroy, Étude sur Ducis, Paris, 1832, in-8; Ville-
main, Dix-huitième siècle; Sainte-Beuve, Causeries, t. VI, et Nouveaux
Lundis, l. IV. — Sur Boufflers, voir Taschereau, y'olice sur Boufflcrs,
Paris, 1827, in-8. — Sur Delili.e. voir Sainte-Beuve, Portraits littéraires,
t. H. — Sur La Harpe, voir Sainte Beuve, Causeries, t. V. — Sur Léo
.N.uii), id.. Portraits littéraires, t. II. — Sur Rol'ciier, id., Causeries, t. XL —
Sur Parnv, voir Sainte-Beuve, Portraits littéraires, t. IIL — Sur Tlo-
Ri.\N, id.. Causeries, t. III. — Sur ces petits poètes du .wiii® siècle, on
peut consulter la Correspondance de Grimm, le Lycée de La Harpe; Poi-
tevin a publié une Chrestomalhie dont le xvm'' siècle fournil la plus grande
partie, sous ce titre : Petits Poètes français, Paris, 1838, 2 vol. in-4.
André Chénier. De son vivant, le Jt'u de Paume (1791) et VHymne aux
Suisses de Chateauvieux (1702) avaient seuls vu le jour (de l'œuvre en vers).
Lu Jeune captive parut dans la Décade philosophique du 20 nivôse au II
(9 janvier l'y.ij, La Jeune Tarcntine dans le Mercure du 1<''" germinal an IX
(22 mars 18(11); Chateaubriand cita trois courts fragments (Accours, jeune
€hromis. — Néèrc, ne va point... — Souvent, las d'être esclave) dans le Génie
du Christianisme [notes de la 2» partie, livre III, chap. vi) ; Fayolle donna
■des Fragments du Mendiant dans les Mclamjes littéraires inédits (Paris, Pou-
plin, 1816). — Eu 1819 parurent les Œuvres complètes d'André Chénier, Paris,
Beaudoin frères, Foulon et C'" , édition donnée par H. de Latouche. — D. Ch.
Robert publia les Œuvres posthumes d'André Chénier (à la suite des œuvres
<le Marie-Joseph), Paris, Guillaume, 1826. Latouche fit paraître divers
fragments inédits dans la Revue de Paris, décembre 1829, et mars 1830. Il
publia, en 1833, André Chénier, poésies posthumes et inédites, 2 vol. in-8,
Paris, Charpentier et Renduel; nouvelle édition en 1839, souvent réimprimée
depuis, quoique très incomplète et bien imparfaite. Vœuvre en prose
d'André Chénier, avec les pièces du procès, parut en 1810, Paris, Go?selin,
in- 12. — Les éditions suivantes rendent inutiles celles qui précèdent. I*oésies
■d'André Chénier, édition critique par Becq de Fouquières, Paris, 1862,
in-l2 (2'" édition, 1872). — Œuvres en prose d'.^ndré Chénier, édition cri-
tique, par Becq de Fouquières, Paris, 1872, in- 12. — Œuvres poétiques
d'André de Chénier, publiées par Gabriel de Chénier. Paris, 1874, 3 vol.
in-18. — Poésies (CAndré Chenicr, nouvelle édition, par Becq de Fouquières,
Paris, 1881, in-32. — Œuvres poétiques d'André Chénier, par L. Moland,
Paris, 1889, 2 vol. in-12. — Œuvres en prose d'André Chénier, par L. Moland,
Paris, 1879, in 12.
savait déjà reconnaitrc et louer celte forine de vers toute nouvelle, - celle variété
de coupes, la vivacité des tournures, la nexibililé du style: là des images gra-
<;ieuses, ici des détails rendus avec la plus énergique trivialité. •
678 LES POETES
Sur André Ciiénier consulter en outre : — Sainte-Beuve, Portraits
littéraires, t. I ; — Tableau de la poésie au XVl° siècle; — Portraits contem-
porains, t. II et V; — Causeries du lundi, t. IV; — Nouveaux lundis, t. III;
— E. Egger, Élude sur l'Hermès (Uevue des cours littéraires, 7 déc. 1867);
— Despois, André Chénier {Revue politique et littéraire, 28 nov. 1874); —
Becq de Fouquières, Documents nouveaux sur André Chénier, 1875; —
E. Fallex, Étude sur les sources antiques d'André Chénier, dans V Instruction
publique; — Dezeimeris, Leçons nouvelles et remarques sur le texte de
divers auteurs, Bordeaux, 1876, in-8 (Id. dans Annales de la Faculté des
Lettres de Bordeaux, juillet 1879); — R. de Bonnières, Lettres grecques
de Madame Chénier, précédées d'une étude sur sa vie, Paris, 1879, in-8; —
Becq de Fouquières, Lettres critiques sur la vie, les œuvres, les manus-
crits d'André Chénier, Paris, 1881 ; — Caro, La fin du XVIII^ siècle, Paris,
2 vol. in-12, 1881; — O. de Vallée, André Chénier et les Jacobins, Paris,
1881 ; — H. Wallon, Histoire de la Terreur, t. V (procès de Chénier),
1881; — E. Faguet, Dix-huitième siècle, André Chénier, Paris, in-18; —
Jules Haraszti, La poésie d'André Chénier, Paris, 1892, in-12; — Paul
Morillot, André Chénier, Paris, 1894, in-8 {Classiques populaires); —
L. Bertrand, La fin du classicisme et le retour à l'antique, Paris, 1897,
in-8; — Zyromski, De A. Chenerio poeta, quomodo graecos poetas sit imi-
tatus et recentiorum affectus expresserit, Paris, 1897, in-8.
La plus grande partie des manuscrits confiés à Latouche a malheureu-
sement péri, ou disparu. Tous les papiers conservés d'André Chénier ont
été déposés par son neveu, Gabriel de Chénier, à la Bibliothèque nationale;
ils ne sont pas encore communiqués. La bibliothèque de Carcassonne
possède aussi quelques manuscrits du poète.
CHAPITRE XIII
LA LITTÉRATURE SOUS LA RÉVOLUTION
La littérature Je la Révolution, de même que la Révolution,
n'a pu se détacher des traditions de l'ancien régime. La plupart
des écrivains qui se produisirent de 1789 à 1800 n'appartien-
uent-ils pas à l'âge précédent? Les Fables de Florian ne paru-
rent-elles pas en 1792? Les contemporains ont beau dire que la
littérature se dégage de l'esclavage : elle obéit aux idées reçues,
suit les mêmes exemples qu'auparavant, et les hommes qui
détruisent le trône et bouleversent la société, craignent de violer
les bienséances théâtrales et la règle des trois unités.
Voltaire et Rousseau gardent l'autorité qu'ils exerçaient. La
France révolutionnaire les allie tous deux dans le même culte
d'admiration reconnaissante. On les met sur la scène. Willemain
d'Ablancourt célèbre la bienfaisance de Voltaire et la translation
de ses restes au Panthéon. Andrieux représente Rousseau
comme un enfant sublime et Bouilly le montre prophétisant à
ses derniers moments que les Français deviendront le premier
peuple du monde. « Nous voyons Voltaire et Rousseau, dit
Flins, régir l'opinion du fond de leur tombeau. » Brissot nomme
l'un le plus bel esprit et l'autre le plus grand philosophe du
siècle. Ginguené propose d'écrire sur la statue de Voltaire au
destructeur de la superstition et sur celle de Jean-Jacques au
fondateur de la liberté.
1. Par M. Arthur Chuquet, professeur au Collège de France.
680 LA LITTERATURE SOUS LA REVOLUTION
Voltaire demeure le maître de la scène trag-ique. Bufîardin
donne une suite à sa Mort de César ei Collot d'Herbois l'invoque
comme le plus illustre des écrivains dramatiques dans la préface
du Procès de Socrate. Il avait dit qu'un temps viendrait où la
Saint-Barthélémy serait un sujet de tragédie, et Joseph Chénier
compose Charles IX, proclame Voltaire un génie, assure qu'il
abonde en beautés de toute espèce et que personne n'a mieux
« conçu l'électricité du théâtre ». Comme Voltaire, les tragiques
de la Révolution visent à un but moral et politique. Comme lui,
ils veulent faire de la scène une école. Comme lui, ils représen-
tent non seulement des Grecs et des Romains, mais des Fran-
çais. Comme lui, ils se piquent de décrire la vérité historique,
de bannir les intrigues d'amour, de faire des tragédies en trois
actes. Ils imitent son style, comme il avait imité le style de
Corneille et de Racine, et ils outrent ses défauts : trop souvent
leur vers est monotone; leur rime, pauvre; leur épithète, banale;
leur langue, incolore.
Cette influence s'étend sur la poésie, même sur le journalisme.
Le plus brillant pamphlétaire de la Révolution, Camille Desmou-
lins, est un élève de l'auteur de Candide, et Joseph Chénier dans
ses épîtres et ses satires, comme Andrieux dans ses contes,
essaie d'attraper la manière des poésies légères et des poèmes
philosophiques de Voltaire, nette, simple, élégante, spirituelle,
pleine de grâce, de goût et de bon sens.
L'action de Rousseau n'est pas moins évidente. Non seulement
son Contrat social est lu, cité, commenté sans cesse parles révolu-
tionnaires qui en font leur Coran et en tirent leur programme et
la justification de leurs coups de force. Mais c'est de lui, de l'auteur
le plus éloquent du siècle, que procèdent la plupart des orateurs.
Il distinguait deux façons d'écrire et de parler : l'une où il y avait
beaucoup d'images et où les sons faisaient l'effet des couleurs, un
effet vif et momentané ; l'autre qui pénétrait dans l'âme et produi-
sait une impression ineffaçable par un raisonnement froid et aigu ;
la première est celle de la Nouvelle Héloïse et la seconde, celle du
Contrat social; Saint-Just imite celle-ci, et Robespierre celle-là.
Et n'est-ce pas de Rousseau que vient cette sensibilité qui
s'exalte au plus fort de la Révolution, cet attendrissement qui
saisit ou semble saisir les plus forcenés terroristes, cette manie
LA LITTERATURE SOUS LA REVOLUTION 681
lie se «lire vertueux et «le faire appel aux âmes vertueuses,
<rélaler son cœur, de vanter les douces affections de la nature,
d'aflicher pour les bons et les opprimés une touchante pitié qui
s'allie très bien à la haine contre les méchants et les traîtres?
La plupart des personnajres du théûtre révolutionnaire sont
sensibles, htre sensible, c'est être parfait, c'est aimer sa patrie,
combattre et mourir pour elle. « Servez votre pays, allez, guer-
riers sensibles! » C'est être religieux et croire en Dieu. « Etes-
vous chrétien? » demande une veuve hindoue au Français qui
l'épouse. — « Je suis un homme sensible, répond le Français,
qui reçoit les bienfaits de l'Être suprême avec reconnaissance. »
hitre sensible, c'est posséder toutes les vertus; c'est être marié,
c'est donner à la République de nombreux soutiens et de nou-
veaux soldats, car le célibat « répugne à l'homme sensible! »
La littérature révolutionnaire est donc la suite de la littéra-
ture dite du xvni' siècle. Le théâtre reste fidèle aux traditions
d'antan. Certaines comédies semblent datées de la fin du règne
de Louis XV. C'est en décembre 1792 que Vigée fait représenter
la Matinée d'une jolie femme où il n'y a que caquets de dames et
propos d'amour. C'est en avril 1793 que Dumoustier donne
cette fade comédie en trois actes et en vers Les Femmes où un
jeune malade voit, comme dit l'auteur, sept femmes l'entourer
du matin jusqu'au soir. Les drames sont conformes aux théories
de Diderot : on v trouve, outre la sensiblerie et un ridicule
enthousiasme pour la vertu, le décousu du dialogue et des
tirades coupées par des soupirs et des « cris de nature ». Dans
la tragédie, les Grecs et les Romains régnent comme naguère : on
les cite partout, on les copie, et David répète, après 1789 ainsi
qu'avant 1789, que les modernes doivent se modeler sur les
anciens et que la France ne brillera dans les arts que si ses
institutions se rapprochent de celles d'Athènes et de Rome.
La poésie ne change et ne ]>rogresse pas. Que de rimeurs,
disciples de Dorât et de Delille, font de petits vers mièvres,
musqués, galants ou de longues et vagues descriptions! Castel
publie en 1797 un poème sur les Plantes où il nomme le
fumier « ces feux que la paille a reçus des coursiers ».
A la vérité, la langue s'accroît à la fois de nouveaux mots
et de locutions vicieuses ou barbares. Mais avant 1789 Beau-
682 LA LITTERATURE SOUS LA REVOLUTION
marchais, Mercier et d'autres avaient donné l'exemple des néo-
logismes, des incorrections et des expressions bizarres ou vul-
gaires. D'ailleurs les péroreurs de clubs et les journalistes de la
populace se servent seuls d'un style bas et débraillé. Les
écrivains dignes de ce nom ont une langue pure et décente. Les
grands orateurs des assemblées observent les règles de la rhéto-
rique classique; ils ont le goût académique; ils usent d'une péri-
phrase plutôt que d'un terme précis mais récent, et la Législative
accueille par des rires le mot encore peu connu de publiciste.
Et pourtant, bien qu'elle n'ait pas répudié l'héritage de l'an-
cien régime, la littérature de la Révolution existe et a sa valeur
propre, son originalité. Deux genres nouveaux se sont produits
avec éclat : l'éloquence parlementaire et le journalisme politique.
Les poètes n'ont pas manqué : Lebrun, Joseph Chénier, Rouget
de Liste. La tragédie grecque et romaine, malgré ses faiblesses
et ses langueurs, a parfois l'accent plus ferme, l'allure plus
libre qu'avant 1789.
/. — L'éloq
uence.
« La liberté est bonne à tout, disait Camille Desmoulins
en 1789, et notre Plutarque français, le dictionnaire de nos
grands orateurs va s'accroître prodigieusement. » Le pamphlé-
taire ne se trompait pas. L'éloquence politique que la France
ne connaissait pas encore, naît sous la Révolution. Une foule
de noms la représentent. Les principaux, les seuls qu'il faut
citer, sont, à la Constituante, Mirabeau, Barnave, Maury et
Cazalès; à la Législative et à la Convention, les Girondins,
Danton, Robespierre, Saint-Just et Barère.
Mirabeau \ — Mirabeau était né orateur. Dans tous ses
écrits il semble être à la tribune. Ses lettres même aux périodes
arrondies prennent la forme de plaidoyers, et il paraissait, dit
un journaliste du temps, toujours être au forum, au milieu
d'une multitude orageuse qu'il voulait séduire et entraîner.
1. La vie de Mirabeau est assez connue; né au Bignon, près de Nemours, le
9 mars 1749, Gabriel-Honoré de RiqueUi, comle de Mirabeau, meurt à Paris le
2 avril 1791.
L'ÉLOQUENCE 683
A ce tour oratoire de son esprit se joignaient le coup d'œil
de riionime d'Etat, une profonde expérience, un savoir presque
universel. Grâce à d'immenses lectures et à une merveilleuse
intelligence qui s'assimilait toutes choses sans effort, il possé-
dait les connaissances les plus variées.
Mais le temps lui manquait. Il menait do front les plaisirs et
les affaires; il entretenait une vaste correspondance; il était le
conseiller occulte de la cour; il parlait non seulement à l'Assem-
Idée, mais aux Jacobins; il éparpillait, gaspillait ses forces, et
il avoue qu'il est écrasé de travail, ravi sans cesse au recueil-
lement et à la méditation.
Il eut donc des collaborateurs. C'était sa coutume, et son père
le nommait avec assez de raison un pillard. Il prenait de toutes
mains et en taisant ses auteurs. Dans son second mémoire
«•outre le marquis de Monnier il insère une tirade d'Hamlel et
il jette dans ses Lettres à Sophie, comme s'ils étaient de lui, des
passages de Rousseau, de Raynal, de Klopstock et des pages
entières empruntées à des romans, à des brochures, à des
articles du jour. Yt' Histoire secrète de la cour de Berlin oîi il tire
l'horoscope du nouveau règne qui ne sera que « faiblesse et
incohérence » et où il fait une peinture si crue et si vraie des
principaux personnages du « noble tripot » est peut-être sa
seule œuvre originale. Dans tous ses autres ouvrages il eut des
coopérateurs, gens capables et instruits qu'il savait exploiter.
Eût-il composé l'écrit swyV Ordre de Cincinnatus sans Chamfort,
les Doutes sur la liberté de l'Escaut sans Benjamin Vaughan,
VEssai sur la monarchie prussienne sans Mauvillon, V Adresse
aux Bataves sans le pasteur Marron et Debourge, et ce qu'il
publia sur l'agiotage et les finances sans l'aide de Clavière? Son
livre De la caisse d'escompte appartient à plusieurs : un chapitre
a été rédigé par Dupont de Nemours, deux autres par Brissot,
le reste par Clavière, et lorsqu'on accusa Mirabeau de se parer
des plumes du paon, il répondit dans la préface de la Banque
de Saint- Charles qu'il prétait son talent à ses amis, mais ne
prêtait pas son nom, et celte belle phrase, ainsi que toute la
préface, était de Clavière!
Ses « faiseurs » à la Constituante furent Clavière, Dumont,
Du Roveray et surtout Pellenc et Reybaz. Personne n'ignorait
684 LA LITTERATURE SOUS LA RÉVOLUTION
alors qu'il avait ses fournisseurs oratoires et qu'au milieu de
ses secrétaires il était comme un chef environné de ses ouvriers.
Lui-^même parle de cet atelier qu'il avait monté, et une foule de
témoins attestent que la plupart de ses harangues sont l'œuvre
d'autrui. Celui-ci le compare à un tronc où de nombreuses per-
sonnes déposent leur opinion. Celui-là déclare qu'on lui glisse
ses discours tout faits dans la poche ou bien qu'il touche l'orgue
pendant que Pellènc ou Reybaz gouverne le soufflet. Desmou-
lins assure que « ce grand luminaire de l'Assemblée brille
encore plus de rayons empruntés qui lui viennent hors des
murs que de sa propre lumière » et rappelle à son propos que
les acteurs romains se mettaient à deux pour jouer un rôle,
l'un déclamant, l'autre faisant les gestes, et, ajoute Camille,
Mirabeau ne se réserve que le geste. « C'est le briquet, disait
Chamfort, qu'il faut à mon fusil. » Il arriva même, très rare-
ment sans doute, que Mirabeau, pressé par le temps, ne con-
naissait du discours de son faiseur que la conclusion, et qu'il en
prenait connaissance à la tribune. Le 30 octobre 1789, il ne
pouvait parer une réponse imprévue de Maury et il enfermait
Pellenc durant toute la nuit afin d'avoir une réplique pour le
lendemain.
Mais il lisait parfaitement. L'acteur Mole disait qu'il avait
manqué sa vocation et aurait dû monter sur les planches. Bar-
nave comparait sa diction à celle de M"" Sainval l'aînée. Tal-
leyrand parut froid et languissant lorsqu'il lut à l'Assemblée le
discours sur les successions et pourtant, ce même discours, lu
par Mirabeau aux Jacobins, avait produit l'impression la plus
profonde.
Presque aucun des objets qu'il traitait, ne lui était étranger.
Par de feintes objections, par des flatteries, par des promesses
il tirait d'autrui les arguments dont il avait besoin. Gi^attez-moi
fours, disait-il à ceux qu'il chargeait d'interroger adroitement
Sieyès. Lorsqu'il voulait s'éclairer complètement sur une ques-
tion, il invitait à dîner les hommes compétents, les provoquait,
les poussait, leur faisait exposer leurs idées, les approuvait ou
les désapprouvait, et ses secrétaires, présents à la scène, allaient
aussitôt rédiger ce qu'ils avaient entendu.
Il revoyait presque toujours les discours qu'il lisait, et il les
L'ÉLOQUENCE 685
vivifiait par des retouches, introduisant ^ et là un mot, une
comparaison ou un développement, refondant des morceaux-
entiers, remaniant l'ensemble, colorant l'esquisse, comme il dit,
ou, selon l'expression de ses admirateurs, ajoutant aux raison-
nements d'un autre ses propres tours et ses saillies, répandant
la chaleur et le mouvement dans le discours, y mettant le trait.
A la tribune, il ne s'attachait pas strictement au texte qu'il
avait sous les yeux : il y insérait des phrases sug-gérées par un
incident, par un propos qu'il recueillait en passant, par un billet
qu'il recevait à l'instant même. Souvent un ami lui donnait des
notes écrites au crayon; il les parcourait du rejrard, sans cesser
de parler, et les enchâssait dans sa harang^ue le plus naturelle-
ment du monde, semblable, disait-on, au charlatan qui déchire
un papier en vingt morceaux et après l'avoir avalé, le tire de sa
bouche tout entier. « Je vois d'ici, s'écriait-il une fois, la fenêtre
d'oii Charles IX donna le signal de la Saint-Barthélémy » ; il
venait de lire cette phrase dans un manuscrit que Volney tenait
à la main. Au milieu d'un discours prononcé aux Jacobins sur
la traite des noirs et préparé par plusieurs faiseurs, il impro-
visait cette belle image : « Suivons sur l'Atlantique ce vaisseau
chargé de captifs ou plutôt cette longue bière ». Il augmentait
de quelques pages le travail de Reybaz sur les assignats et y
modifiait deux ou trois passages où la Constituante était cava-
lièrement traitée.
En certaines circonstances, il a, de son aveu, autant parlé
que lu. En d'autres, il renonce à lire. Sitôt qu'il voyait le peu
d'effet que produisait un discours fait d'avance, il rejetait ses
notes et se livrait à la vivacité de sa parole. Le 15 juin 1789,
lorsque l'Assemblée discutait le nom qu'elle devait prendre, il
parla d'abondance, durant une heure, sans recourir au manuscrit
de Dumont. Le 29 novembre 1790, à propos du serment ecclé-
siastique, il négligea le mémoire de l'abbé Lamourette et fit à
la tribune même une partie de ce discours que ses contempo-
rains qualifièrent de sermon et qui tira des larmes à plusieurs
curés. Aussi Mirabeau est-il éloquent dans ce qu'on nommait
alors la « riposte improviste » et dans les harangues qui sont
vraiment siennes, dans les plus courtes, car, a dit justement un
gazetier de l'époque, « au delà de quelques minutes, c'était un
686 LA LITTERATURE SOUS LA REVOLUTION
volcan qui, au lieu de lave enflammée, ne vomissait que des
cendres ».
Quelle qu'ait été la part de ses coopérateurs dans son œuvre
oratoire, il faut donc répéter avec Goethe que Mirabeau, comme
Hercule, ne perd rien de sa grandeur s'il a eu, de même que le
héros antique, des compagnons qui l'aidaient. C'est le sculpteur,
disait La Marck, qui se sert des praticiens ou le peintre qui
emploie ses élèves. C'est l'architecte, lit-on dans la Galerie des
Etats Généraux, qui fait un palais; il n'a pas sculpté les colonnes
ni peint les plafonds ni exécuté les ornements; mais il a dessiné
le plan, distribué les appartements, choisi le genre de décora-
tion, et c'est lui qui reçoit l'éloge ou mérite la critique.
Et c'est ainsi que dans tous les ouvrages qu'il fit avant la
Révolution, Mirabeau a dégrossi les matériaux et, selon lé mot
de Brissot, poli les diamants bruts que d'autres lui livraient. Si
considérable que soit la part de Mauvillon dans la Monarchie
'prussienne, Mirabeau a étudié de près cette « belle machine à
laquelle des artistes supérieurs ont travaillé pendant des siècles »,
et bien des réflexions et considérations — dont plusieurs sont
vraiment géniales — lui appartiennent sans conteste. C'est lui
qui dit que Frédéric, en ne faisant rien pour les lettres alle-
mandes, a tout fait pour elles. C'est lui qui discerne ce qu'il y a
de durable et d'éphémère dans l'œuvre du grand roi. C'est lui
qui prévoit que la monarchie prussienne peut s'écrouler soudain
à cause du mauvais système d'économie politique et de la mau-
vaise cojnposition de l'armée. C'est lui qui pronostique une
« crise » où la Prusse vaincra l'Autriche dans des batailles déci-
sives qui termineront la guerre. C'est lui qui prophétise que
l'Allemagne, réunie sous un même sceptre, l'emportera sur la
France parce que notre nation est moins militaire que la nation
allemande, « moins susceptible de calme, de soumission, d'ordre,
de discipline ».
Ses discours offrent sans doute en certains endroits les mêmes
défauts que ses écrits. Rivarol compare ses ouvrages à des brû-
lots qui se consument au milieu de la flotte qu'ils incendient, et
assure qu'ils ne doivent leur succès qu'à l'à-propos du sujet :
« son style était mort ou corrompu, mais son sujet était plein de
vie, et voilà ce qui l'a soutenu ». Il tombe quelquefois dans l'ara-
L'ÉLOQUENCE 687
phase et le jargon'. Par instants il est diffus, filandreux; son
cxorde se traîne en phrases lourdes, et on lui reprochait d'avoir,
au commencement de ses discours, un peu do prétention et
d'apprêt. Il hésitait d'abord, cherchait ses expressions, pesait
ses termes; il semblait embarrassé; avant de s'animer et de
s'étendre, il lui fallait, pour ainsi dire, se dépêtrer; il ne s'élevait
qu'en jetant du lest.
Mais dès qu'il est en train et que, suivant le mot de Dumont,
fonctionnent les soufflets de la forge, il atteint la perfection ora-
toire. Sa phrase, tantôt courte, nerveuse, composée d'excla-
mations ou d'interrogations rapides et pressantes, a l'élan de la
passion ; tantôt longue et ample, se développe avec une noble
aisance et un rythme parfait. Rien de guindé, de tourmenté;
rien qui marque l'effort; tout paraît naturel, facile, et, d'un
bout à l'autre de l'improvisation, circule un grand souffle.
Il a la force et la véhémence. Mercier, proposant un de ses
néologismes, dit qu'impétuoser un discours était le talent de
Mirabeau, et ses amis assurent qu'il lançait la foudre et les
éclairs, qu'il avait, comme l'orateur que décrit Cicéron, cette sorte
(le chaleur divine qui élève l'àme des auditeurs, qu'il excellait
surtout dans les morceaux d'indignation et que l'orgueil, la
colère lui inspiraient des mouvements admirables.
Son apostrophe à Dreux-Brézé est restée célèbre. Mais quelle
flamme dans les paroles qu'il fait porter au roi le 15 juillet 1789
par la députation de l'Assemblée : « Dites-lui que les hordes
étrangères, etc. » !
Quelle vigueur dans la péroraison du discours du 26 septembre
lorsqu'il montre le « gouffre effroyable » où l'on voudrait pré-
cipiter deux mille notables et lorsqu'il engage ses collègues, ses
amis, à voler le subside extraordinaire, sans aucun délai, parce
que la banqueroute, la hideuse banqueroute est là qui menace
de les consumer! L'effet de cette harangue fut prodigieux. Les
contemporains rapportent que Mirabeau s'était surpassé lui-
même, qu'il fallait entendre le monstre, qu'il parlait avec cet
enthousiasme qui maîtrise les jugements et les volontés. Sur les
bancs s'était fait un silence de terreur et de mort. Les députés
1. Bouillons du patriulisme; fermentation contentieuse; hideuses contentions;
vaines irascibilités; impraticabilité; anarchiser, etc.
688 LA LITTERATURE SOUS LA RÉVOLUTION
se voyaient entraînés dans la ruine universelle, se croyaient
poussés vers l'abîme que l'orateur ouvrait devant leurs yeux.
Six mois plus tard, les aristocrates prétendent que l'Assemblée
a terminé sa tâche et Maury demande depuis quand elle est une
convention nationale. Depuis quand? dit Mirabeau : — « depuis
le jour 011 trouvant l'entrée de leur salle environnée de soldats,
les députés du peuple allèrent se réunir dans le premier endroit oii
ils purent se rassembler, pour jurer de plutôt périr que de trahir
et d'abandonner les droits de la nation ». Et il ajoute que les
pouvoirs de l'Assemblée ont été légitimés par ses travaux et
sanctifiés par l'adhésion de la France ; il cite le mot de cet
ancien qui avait néglig-é les formes légales, mais qui jurait
d'avoir sauvé la patrie : « Messieurs, je jure que vous avez
sauvé la France !» et l'Assemblée décide de ne se séparer
qu'après avoir accompli son œuvre.
Le 22 mai 1790, il répond à Barnave dans la discussion sur le
droit de paix et de guerre. Quoi de plus imposant que l'exorde
011 il se met en scène et, après un retour sur l'instabilité de la
faveur des hommes et le peu de distance entre le Capitole et la
roche Tarpéienne, rappelle sa lutte contre le despotisme, oppose
son passé de combat et de résistance à la carrière des Lameth
qui « suçaient le lait des cours! » Quoi de plus net, de plus
rapide, déplus pressant que la suite du discours où il s'attache
à réfuter les arguments de Barnave l'un après l'autre! Et de
quel ton victorieux il s'écrie à plusieurs reprises : « Où est le
piège? »
Faut-il citer aussi le discours du 2 octobre 1790 dans lequel
il déchire en lambeaux la procédure du Chàtelet et d'accusé
devient accusateur? « Il a déployé, disait un journaliste, toutes
les forces qu'on attendait de cet athlète vigoureux. »
Faut-il citer le discours du 21 octobre 1790 où il foudroie, selon
sa propre expression, ces messieurs du rétrograde en répliquant
aux partisans du pavillon blanc que le drapeau tricolore est le
signe de ralliement de tous les enfants de la liberté et de tous
les défenseurs de la constitution et que ces couleurs nationales
vogueront sur les mers pour obtenir le respect du monde?
Camille Desmoulins fut transporté : « On a nommé son frère
Mirabeau Tonneau; lui, c'est Mirabeau Tonnerre ».
k<i'
HIST. DE LA LANGUE & DE LA LITT. FR.
T. VI, CH. XIII
H. G MIRABEAU
Armand Colin & C», Rdiieur», Pans
PORTRAIT DE MIRABEAU
GRAVÉ PAR G. FIESINGER, D'APRÈS J. GUÉRIN
Bibl. Nat., Cabinet des Kstanipes, N 2
L'KLOOUENCE 68*
Faut-il citer le discours du 28 février 4791 où il combat la loi
contre l'émigration? Par trois fois, il prit la parole pour démon-
trer que la loi était barbare, impraticable, et il jura de ne lui
obéir en aucun cas, déclara qu'il refusait de se déshonorer,
qu'il ambitionnait une popularité qui fût, non un faible roseau,
mais le chêne aux racines enfoncées dans la terre. « Comme il
fut grand ce jour-là, dit Suard, comme toutes ses répliques
furent vives et brillantes, de quel ton supérieur il imposa silence
aux trente voix ! »
Le même soir, il se rendait aux Jacobins. Du Port l'accusa
de trahison. Mirabeau se défendit avec embarras et lorsqu'il
descendit de la tribune, il ne fut pas applaudi. Alexandre Lameth
l'attaqua de nouveau et avec une telle énergie que Mirabeau
suait à grosses gouttes. Mais il se leva lorsque Lameth eut ter-
miné sa philippique, il se maîtrisa et, sans parler de lui-même,
exposa ses vues politiques. « Il n'eut jamais, dit Oelsner, un
moment plus puissant dans l'Assemblée nationale ; il employa
toutes les ressources de son génie; il empoigna Lameth et ses
compagnons d'une main de fer et de feu, leur arracha leur
fausse armure, leur fit d'inguérissables blessures; sa colère
bouillonnait et rejaillissait sur tous ceux qui s'étaient déchaînés
contre lui, et devant sa hardiesse, sa sublime allure, l'auditoire
restait étonné, pétrifié. » Desmoulins et Gorani sont d'accord
avec Oelsner : Gorani déclare que la belle défense de Mirabeau
convertit tous les cris d'indignation en cris d'aihniration ; Des-
moulins reconnaît que Mirabeau eut un art infini, qu'il saisit
adroitement le côté faible de Lameth, qu'il loua très habilement
les jacobins, qu'H enleva les applaudissements.
Mirabeau joignait à sa vigueur une verve railleuse et une
amère ironie qui rappellent l'esprit mordant, sarcastique de sa
famille. Si l'on parle le 18 mai 1789 d'une conciliation avec les
membres de la noblesse qui se disent légalement constitués :
« N'est-ce pas, s'écrie Mirabeau, ajouter la dérision au despo-
tisme? Laissez-les faire; ils vont nous donner une constitution,
régler l'Etat, arranger les finances, et l'on vous apportera solen-
nellement l'extrait de leurs registres pour servir désormais de
code national, p
Lorsque l'Assemblée interdit le ministère aux députés, il
Histoire de la langue. VI. 4i
L
690 LA LITTERATURE SOUS LA REVOLUTION
objecte que deux d'entre eux sont évidemment visés, lui-même
et l'auteur de la motion qui sans doute est modeste et veut se
soustraire à quelque grande marque de confiance en demandant
une exclusion générale.
On l'accusait d'avoir parcouru au 5 octobre les rangs du régi-
ment de Flandre le sabre à la main; d'autres nommaient toute-
fois le comte de Gamache. « On m'accuse, répond-il, d'un grand
ridicule. Quelle caricature qu'un député en habit noir, en cha-
peau rond, en cravate et en manteau, se promenant à cinq heures
du soir, un sabre nu à la main, dans un régiment! Néanmoins
on peut être ridicule sans cesser d'être innocent. Porter un
sabre à la main ne serait ni un crime de lèse-majesté ni un
crime de lèse-nation. L'accusation n'a rien de vraiment fâcheux
que pour M. Gamache qui se trouve légalement et véhémente-
ment soupçonné d'être fort laid, puisqu'il me ressemble. »
Dans la discussion sur le droit de paix et de guerre il se
moque spirituellement de Barnave. Son jeune rival avait dit
que les gouvernements font la guerre pour sauver leur responsa-
bilité et que Périclès entreprit la guerre du Péloponèse parce
qu'il ne pouvait rendre de comptes. Mirabeau réplique que Bar-
nave a le talent d'un parleur et non les connaissances d'un
homme d'Etat; que le roi, lié par la constitution, ne peut
rompre la paix arbitrairement; que Périclès n'a été ni un roi ni
un ministre despotique, mais un homme qui savait flatter les
passions populaires, se faire applaudir, comme Barnave et ses
amis, au sortir de la tribune, et qui entraîna à la guerre du
Péloponèse... qui? l'assemblée nationale d'Athènes.
Enfin Mirabeau avait là-propos, la vivacité, le mot qui
frappe l'esprit et fait image. Il repousse une motion parce qu'elle
« donne aux communes l'attitude de la clientèle suppliante » et
que les Communes ne sont pas un « bureau de subdélégués ».
Il résume ainsi la conduite du tiers en face de la noblesse et du
clergé : « Envoyez au clergé, et n'envoyez point à la noblesse,
caria noblesse ordonne et le clergé négocie ». Il réfute d'une
phrase ceux qui pensent qu'opiner par ordre, c'est causer une
scission : « Cela revient à dire : séparons-nous, de peur de nous
séparer ». Il prie l'Assemblée d'inspirer à ses adversaires « la
terreur du respect ». Il dit que « ce n'est pjis l'indignation, mais
L'ELOOLENCE 601
la réflexion qui doit faire les lois », que le signal de la résis-
tance juste et nationale ne peut être donné que par « le tocsin de
la nécessité ». En proposant à ses collègues de porter le deuil de
Franklin, il paraphrase adroitement le vers de Turgot : « L'an-
tiquité eût élevé des autels au vaste et puissant génie qui, au
profit des mortels, embrassant «lans sa pensée le ciel et la terre,
sut dompter la foudre et les tyrans ». Lorsqu'il est au fauteuil
et qu'il agite constamment sa sonnette au cours d'un débat :
« Vous m'avez, s'écrie Mirabeau, nommé votre président et non
votre sonneur banal ». Regnaud et Charles Lameth se disputent
la tribune : « A qui avez-vous donné la parole? — J'ai donné la
parole au silence », réplique Mirabeau. Si Chasset, rapporteur
d'un comité, revendique le droit de rouvrir une discussion close :
« Service pour service, lui répond Mirabeau, vous avez voulu
m'apprendre mon métier, je vais vous apprendre le vôtre », et
il le force à s'asseoir. Dans une séance du soir, Babey ne cesse
d'interrompre Maury : « Au nom de l'Assemblée, lui dit Mira-
beau, je vous ordonne de vous taire, on doit être aussi sage le
soir que le matin. » Despatys de Courteille raconte sottement et
en style équivoque au milieu de grands éclats de rire qu'il a fait
fermer des couvents de religieuses et que les dames ont tantôt
refusé l'entrée de leur chœur, tantôt accepté ses propositions
avec complaisance : « La gaieté française, remarque Mirabeau,
est extrêmement aimable, pourvu qu'elle ne dure pas trop
longtemps », et il ajoute qu'il serait fâché de mettre aux voix
la proposition de ne plus rire. Régnier veut répondre à des
calomnies; Mirabeau l'arrête : « Ne nous ôtez pas le plaisir
d'avoir rendu justice à votre droiture sans vous avoir entendu »,
et le lendemain, lorsqu'on distribue un libelle contre Régnier :
«c Vous devez regarder comme au-dessous de vous, comme
impossible d'atteindre à votre hauteur, ces restes des cris expi-
rants d'une faction dont on connaît l'impuissance. »
Le prestige de l'éloquence de Mirabeau était rehaussé par une
tête impérieuse de tribun, par la superbe sérénité de l'attitude, par
la noblesse du débit, par « la séduction de la déclamation ». Toute
sa personne imposait. Il avait une chevelure énorme, immense,
qu'il arrangeait avec art comme pour rendre sa grosse tête plus
volumineuse : « Quand je secoue ma hure, di.sait-il, il n'est per-
692 LA LITTÉRATURE SOUS LA RÉVOLUTION
sonne qui ose m'interrompre », et Ton répétait que sa force,
comme celle de Samson, dépendait de cette abondante crinière. Il
avait le front vaste, les tempes évasées, les yeux étincelants, les
traits viii^oureusement marqués, la figure ravagée par la petite
vérole, une laijleur grandiose, vraiment belle, dont lui-même
affirmait la puissance. Il avait les membres musclés, les épaules
larges et qu'il équarrissait encore, la robuste apparence d'un
athlète. A la tribune, il relevait la tête avec orgueil et la portait
en arrière, défiant ses adversaires du regard, fixant les Lameth
avec fierté, toisant d'Eprémesnil avec mépris. Mais son corps
était immobile, et Chateaubriand, le voyant impassible dans le
désordre effroyable d'une séance, le comparait au chaos de
Milton. Au milieu des murmures, des interruptions et des
outrages, Mirabeau restait imperturbable, toujours maître de
lui. Même lorsque l'orage grondait dans son cœur, ij demeurait
tranquille et ne parlait jamais avec rapidité : il méprisait la
volubilité française et se moquait des grands gestes, des impé-
tueux transports et de la fausse ardeur qu'il nommait une tem-
pête d'opéra. Ni précipitation, ni brusquerie. Il appuyait sur les
mots. Aussi lui reprochait-on de garder d'un bout à l'autre de
ses harangues la gravité d'un sénateur. Mais la lenteur de sa
parole et le sérieux de ses manières ne refroidissaient pas, ne
glaçaient pas son discours, et ses contemporains s'accordent à
dire que sa chaleur, bien que concentrée, était pourtant visible,
presque palpable, et que son air de calme et de dignité semblait
être le témoignage d'une bonne conscience. Sa voix d'ailleurs
n'avait rien de terrible : elle était argentine lorsqu'elle pro-
nonça la rude apostrophe à Dreux-Brézé, et mielleuse lorsque
dans son rapport sur la ville de Marseille, il répondit aux
injures de la droite qii'il attendait patiemment la fin de ces amé-
nités. Pleine, sonore, toujours soutenue, elle flattait l'oreille et
qu'il vînt à l'élever ou à l'abaisser, elle était tellement flexible
et apte à tous les tons que l'auditoire entendait très distinctement
les finales et les bouts de phrase.
Barnave \ — Barnave fit à ses débuts une impression pro-
\. Barnave (Anioine-Pierre-Joseph-Marie), né le 22 octobre 1761 à Grenoble,
avocat an harrean de sa ville natale, élw (lé|)nlé du Tiers-État du Dau|)liiné aux
États frént^ranx. mort sur l'échafaud le 29 novenil)re 17'.t3.
L'ÉLOOUENCE 693
fonde. On vit avec surprise <|u'il parlait sans notes, et que,
malf^ré ses vjngt-huit ans, il parlait à merveille, méthodique-
mont, solidement. On l'accueillit avec faveur : il ne portait
ombra;;».' à personne; il était trop jeune encore pour diriger
l'Assemblée, et nul ne craignait sa rivalité. Après l'assassinat de
Foulon et de Berthier, il lui échappa de s'écrier : le sang qui
coule était-il donc d pur"^ Et ses adversaires rappel»''rent aussitôt
Barnave-Néronet, hyène du Dauphiné, boucher, bourreau.
Pourtant Barnave n'avait pas fait l'apologie du meurtre : il
avait dit que toute révolution entraînait des malheurs, mais
qu'on ne devait pas renoncer à la Révolution, qu'il fallait au lieu
de gémir ou de lancer une proclamation, prendre de vigoureuses
mesures, armer les propriétaires contre les brigands, étendre les
pouvoirs des municipalités. Pareillement on lui reprocha d'avoir
dit que les monarchies distribuent au peuple un pain empoi-
sonné \ ce mot n'était dans sa bouche qu'une métaphore.
11 sut le 24 juin i"89 rendre l'indignation de ses collègues
qui voyaient la salle de leurs séances environnée de gardes :
n'était-ce pas manquer à la nation, l'insulter dans ses représen-
tants, et pouvait-on délibérer au milieu des armes?
A diverses reprises il osa lutter contre Mirabeau, affronter
ses « prestiges », ses « traits élégants », et dans la discussion
sur le droit de paix et de guerre, il le combattit vigoureusement.
Barnave fut bientôt impopulaire. Il s'opposait à l'affranchis-
sement des nègres, non parce que les Lameth, ses intimes amis,
avaient de gran<les propriétés à Saint-Domingue, mais parce
qu'il croyait que la liberté des noirs causerait la perte des colo-
nies. Nommé commissaire, avec Petion et La Tour-Maubourg,
pour ramener à Paris les fugitifs de Varennes, il eut pitié de la
reine et se fit son conseiller. Aussi défendait-il le 15 juillet 1791
l'inviolabilité royale. Ce discours est son chef-d'œuvre. Avec
une rare fermeté d'accent Barnave déclare qu'il est temps de
terminer la Révolution ; il prophétise le destin de la future répu-
blique; il prêche la modération et la sagesse.
C'est, disait Mirabeau, « un jeune arbre qui croît pour devenir
màt de vaisseau, et l'on n'a jamais parlé si bien et si longtemps».
Toutefois, ajoutait Mirabeau, il n'y a pas de divinité en lui.
Barnave avait en effet un talent précoce, heureux, facile. Mais
694 LA LITTERATURE SOUS LA REVOLUTION
la précision et l'énergie lui faisaient défaut. Il est verbeux, et
vainement il s'exhortait à la netteté, à la brièveté. Il resta pro-
lixe, et Maury l'appelait un robinet d'eau tiède. Il n'a pas le
nerf oratoire ; il n'a pas de mots hardis et d'expressions saisis-
santes, d'illuminations soudaines et de grands mouvements.
Elevé dans la religion protestante, prenant dès l'enfance un ton
sérieux et grave, visant, dit-il, à l'utilité positive du pays, rail-
lant les gens de cabinet qui ne s'entendent pas aux affaires,
répétant qu'on n'entraîne la multitude que par des réalités et
qu'on ne la touche que par des avantages palpables, Barnave
rejette les ornements de l'imagination et ne donne pas dans le
sentiment, ne désire exprimer que le bon sens. Il est donc froid
et il nous laisse froids. Sa langue, un peu terne, parfois obscure,
toujours diffuse, manque de relief et d'éclat. Ses contemporains
crurent qu'il était l'Eschine de Démosthène-Mirabeau, mais ils
reconnaissaient qu'il n'était pas le premier orateur de l'Assem-
blée. Néanmoins par le genre de son éloquence comme par ses
idées libérales, par ses défauts comme par ses qualités, c'est
peut-être Barnave qui représente le mieux et le plus fidèlement
la Constituante.
Sieyès '. — Sieyès a peu parlé dans les Assemblées, bien que
Mirabeau l'eût appelé son maître et son guide, et déclaré que
son silence était une calamité publique. Mais ses deux bro-
chures, Y Essai sur les privilèges et surtout Qu'est-ce que le tiers
étal? ont annoncé, préparé la Révolution. Il montre dans la pre-
mière que les privilégiés se regardent comme une autre espèce
d'hommes et comme un besoin des peuples, qu'ils excellent
dans le double talent de l'intrigue et de la mendicité, que pour
eux la malheureuse France travaille et s'appauvrit sans cesse.
1. Sieyès (Einiiianviel-Joseph^ né le 3 mai 1748 à Fréjiis, élève des jésuites de
sa ville natale, des doctrinaires de Draguignan et du séminaire de Saint-Su Ipice,
reçoit la ])rêtrise, s'attache comme chanoine à la personne de M. de Subersac,
évéque de Tréguier (nio), qu'il suit en 1780 dans le diocèse de Chartres comme
vicaire général et chancelier du chapitre de la cathédrale, entre aux Etats géné-
raux, comme (léi)uté du Clergé de la généralité de Paris, et à la Convention
comme député de la Sarthe (après avoir été élu également par l'Orne et la
Gironde), remet à la Convention ses lettres de prêtrise (10 novembre 1793) en
déclarant (|u'il ne reconnaît d'autre religion (pie celle de l'humanité et de la
jiatrie, devient membre du Comité de Salut public et du Conseil des Cinq-Cents,
ministre i»lénipotentiaire à Rcrlin. membre du Directoire, et, après avoir con-
tribué au 18 brumaire, i)résidcnt du Sénat et comte de l'Empire. Proscrit comme
régicide par la Restauration, il vit à Bruxelles, regagne la France en 1830 ef
meurt à Paris le 20 juin 1830.
L'ÉLOQUENCE 695
Dans la seconde — que l'Académie française, disait un journa-
liste, aurait dû couronner en 1189 comme l'ouvrage le plus
utile — il développe les trois questions qu'il pose au début :
qu'est-co que le tiers état? Tout; qu'a-t-il été jusqu'à présent:
Rien; que demande-t-il? A devenir quelque chose, et ces trois
questions, il les développe clairement, fortement, d'une façon
un peu sèche, et raide, fière toutefois et provocante, sur ce ton
affirmatif et avec cet air de dogmatisme qui réussissent toujours
en notre pays. Il dira, par exemple, que le clergé est, non un
ordre, mais une profession ; que la noblesse est étrangère à la
nation par sa fainéantise; que, si la noblesse descend des
anciens conquérants, le tiers redeviendra noble en redevenant
conquérant à son tour. Sieyès a d'ailleurs marqué par un mot
décisif, par une formule brève et vigoureuse les principales
situations de la Révolution. Ce fut lui qui fit donner aux Com-
munes le nom à' assemblée nationale et qui le premier cria : Vive
la nation ! Lorsqu'il vit la Constituante dévier et s'égarer, « ils
veulent être libres, dit-il, et ils ne savent pas être justes ». Sous
la Terreur, il se tut, et il résumait ainsi sa conduite : « J'ai
vécu ». On lui prête cette parole à la fin du Directoire : « Il me
faut une épée », et au lendemain du 18 brumaire : « Nous avons
un maître ».
Maury '. — Maury voulait et crut être le premier orateur de
l'Assemblée. Ne disait-il pas qu'« on peut tout ce qu'on veut »
et n'avait-il pas esquissé les principes de l'éloquence dans un
essai où il montre assez de goût pour critiquer Massillon et
louer les sermons de Bossuet? Mais il fut dans ses discours ce
1. Maury (Jean-SilTrein), né à Valréas, dans le Comtat-Venaissin, le 26 juin 1746,
élève du séminaire de Sainl-Charles à Avignon, vient chercher fortune à Paris,
publie des Éloges funèbres du Dauphin et de Stanislas (1766), concourt au prix
de l'Académie française, obtient des félicitations pour son Éloge de Charles Tel
son Discours sur les avantages de lu paix (1767), et un accessit pour son Éloge de
Fénelon (1771), prononce devant l'Académie le panégyrique de saint Louis (1772) et
devant l'Assemblée du clergé de France le panégyrique de saint Augustin (1775),
publie en 1777 ses Discours choisis sur divers sujets de religion et de littérature,
entre à l'Académie en 1785 et, comme député du Clergé du gouvernement de
Péronne, aux États généraux en 1789, émigré iiprès la session, se rend à Coblenlz,
l)uis à Rome, devient archevêque de Nicée m parlibus {[" mai 1792), évè(|ue de
Monlefiascone et de ('orneto, cardinal (1794), se rallie à l'Empire, accepte eu 1810,
malgré la défense du pape, l'archevêché de Paris, meurt à Rome le 10 mai 1817,
après avoir été exclu <le l'Académie par la Restauration. Son Essai sur Véloquenee
de la chaire, tel qu'il jiarut en 1810, après avoir été longuement corrigé et étendu,
est, dit Sainte-Beuve, un des bons livres de la langue; on y trouve quantité de
remarques fines et justes qui sont d'un homme du métier.
696 LA LITTERATURE SOUS LA RÉVOLUTION
qu'il était dans sa personne et sa tenue. A voir ses yeux pleins
d'une audace effrontée, sa corpulence athlétique, ses épaules
larg-es, ses mollets carrés, on l'aurait pris pour un g-renadier
qui s'habille en abbé, un spadassin en culotte, dit un gazetier
— et il n'eut pas de peine à se déguiser en charretier lorsqu'il
s'enfuit en 1798 de son diocèse italien. Il avait dans un salon
le ton impérieux et débitait sans souci des convenances tout ce
qui lui passait par la tête. A table, en mangeant et en buvant
comme quatre, il contait des anecdotes graveleuses dont rou-
gissaient les dames de la cour. Il vantait le flegme qu'il opposait
aux huées de la foule, et il narrait avec complaisance qu'il avait
empoigné et conduit au poste un colporteur qui vendait un pam-
phlet contre lui. A la Constituante, il étalait sa vigueur physique,
montrait le poing, gesticulait, envoyait rouler sur le parquet
un député qui lui disputait la tribune, et s'il quittait la salle en
forme de protestation, il saluait ses collègues d'un air railleur
ou levait la cuisse comme s'il faisait passer l'Assemblée entière
sous sa jambe. Il s'exprimait aisément sous l'aiguillon de la
contradiction, recherchait les interruptions, aimait à répliquer,
à riposter, et il eut un accès de rage lorsqu'à la séance du
27 novembre 1790 Alexandre de Lameth lui maintint mali-
cieusement la parole et ne souffrit pas qu'on l'interrompît. A
chaque instant il se jetait dans la mêlée, parlait de tout, des
affaires religieuses, des finances, de la justice, de l'armée avec
un merveilleux aplomb. « Il a, écrit Desmoulins, la science
universelle et infuse du journaliste. » Il savait enchaîner ses
idées et les exposer clairement. Il usait avec adresse de certains
procédés : interruption, exclamation, citation. Il employait
assez bien l'ironie et lorsqu'on lui disait que la force prime le
droit, il répondait que cette théorie avait été dans ce siècle
même appliquée par Mandrin. Mais c'était un rhéteur, et, sui-
vant le mot d'une femme d'esprit, un sophiste. Avec quelle
emphase il dépeint la douleur des vieux soldats lorsqu'il combat
la suppression des Invalides! Et s'il nomme Saint-Germain, quel
long et impatientant portrait il trace de ce ministre! On sent
que la conviction lui manque, que sa faconde ne vient pas du
cœur, qu'il s'emporte à froid. Toutefois il avait de la vigueur,
et une vigueur qu'il doit à ses origines : c'est sa sève roturière
L'ÉLOQUENCE 697
qui fait (hi lils d'un cordonnier de Vairéas le défenseur le jdus
énerg^ique de l'aristocratie.
Gazalès '. — Cazalès, fils d'un conseiller au parlement de
Toulouse et capitaine de cavalerie, est une des figures les plus
originales de la riOnstiluante. Nonchalant, dissipé, préférant le
jeu à tout autre plaisir, il n'avait aucun souci de la renommée,
et ses camarades de régiment ne remarquaient en lui qu'un
esprit juste, un caractère doux et ce goût de la lecture qui
s'allie très bien à la paresse. Malgré la petite vérole qui criblait
son visage, malgré son encolure épaisse, malgré son costume
négligé, son feutre percé, sa culotte qui lui tombait sur les
genoux, il avait, grâce à son regard plein de feu, à son air franc
et résolu, à son geste animé, quelque chose de noble et d'impo-
sant. Il improvisait facilement avec une fermeté, une netteté,
une pureté de parole que n'atteignaient pas toujours ses rivaux.
S'il abuse de la prétermission, il ne cesse jamais d'être chaleu-
reux, ne dit que ce qui lui paraît juste, n'exprime que sa con-
viction et l'émotion qui l'agite. De quel superbe dédain il écrase
Necker qui s'est « constamment tenu derrière la toile » et laisse
l'Assemblée « s'embarrasser dans sa propre ignorance » ! Avec
quelle vigueur entraînante il compare le fidèle StratTord au
ministre des finances qui « déserte la cause publique » et « ne
se sent pas le courage de périr ou de rétablir la monarchie
ébranlée » ! Avec quel accent de loyalisme héroïque il jure de
combattre 1' « ivresse du pouvoir » qui égare la Constituante, et
de défendre jusqu'au bout, en dépit des décrets et des événe-
ments, la légitime autorité de son roi! Aussi, par la sincérité
de son àme autant que par la véhémence et la précision de son
langage, s'était-il attiré l'estime de tous les partis. Plus d'une
fois il dit à ses adversaires des vérités utiles, soit en leur mon-
trant les catholiques réduits au même état de misère et de per-
sécution que les protestants, soit en leur citant l'exemple du
parlement anglais qui casse ou diminue l'armée selon l'intérêt
I. Cazalès (Jacqiies-Anloine-Marie «le), né le 1" février l"o8 à Grenade-sur-
(ianmne, seipneiir de Lastoiir et Saint-Martin «l'Anlejar, entré au service à l'âge
• le quinze ans, capitaine au régiment «les chasseurs à cheval «le Flan«lre, envoyé
aux Étals généraux par la Xohiesse «lu pays «le Rivièr«*-Verflun, tente «l'émigrer
après la prise «le la bastille, et, arrêté à Caussade, revient siégera l'Assemblée,
donne sa «lémission après la fuite de Varennes, gagne l'étranger au 10 août 1192;
mort le 24 novembre 1805.
698 LA LITTERATURE SOUS LA REVOLUTION
(le la nation, soit en les engageant à décréter la réélection par
laquelle le peuple exerce réellement sa souveraineté. Son élo-
quence nous touche plus que celle de Maury; elle a sans doute
le ton belliqueux et agressif; mais elle proclame les principes
de justice et de liberté dont s'inspiraient les législateurs de 1789;
elle reconnaît le désintéressement et la grandeur de la Consti-
tuante; elle s'empreint par instants d'une grave et pénétrante
mélancolie. Cazalès prévoit le despotisme des assemblées et fait,
suivant son expression, l'oraison funèbre de la monarchie.
Volney '. — On cite ici Volney, quoiqu'il ne fût pas orateur,
mais il siégea dans la Constituante.
Le Tableau du climat et dit soldes Etats-Unis d' Amérique, qu'il
publia en 1803, répond à son titre : c'est un traité de géographie
physique, un ouvrage scientifique et nullement littéraire.
La plus marquante de ses productions, la description de
l'Egypte et de la Syrie, qui date de 1787, est précise et concise.
Il veut faire œuvre d'historien, non d'artiste. Pas d'ornement.
Rien ou presque rien de pittoresque. Mais, à force d'exactitude
et de rigueur, et si bref qu'il soit, il rend l'aspect des contrées
qu'il a vues, et de bons juges préfèrent cette manière sobre et
sèche à la manière colorée et exubérante de ceux qui sont venus
après lui. Son livre guida les Français en Egypte et fut le seul
qui ne les trompa jamais. Berthier et Bonaparte vantent la
vérité, la profondeur de Volney.
Les Ruines qui parurent en 1791 eurent un succès plus grand
et moins mérité que le Voyage d'Egypte. Tout plaisait aux con-
temporains; la rêverie mélancolique de l'écrivain assis sur les
ruines de Palmyre et déplorant le sort des mortels, l'apparition
du génie des tombeaux qui transporte le voyageur dans les airs
et de là lui montre la terre et lui révèle les causes de la chute
I. Conslantin-François Chassebœuf, né à Craon, dans l'Anjou, le 3 février 1757,
reçut de son père le nom de Boispirais, et de sèn oncle celui de Volney. Il fait
ses études au collège, d'Anccnis et d'Angers. De bonne heure indépendant et livré
à lui-même, il se rendit à Paris, où il passa trois ans dans les bibliothèques
publiques, et dans la société du baron (l'Holbach et de M'"*" Helvétius. De 178o
à 1787, il parcourut l'Egypte c( la Syrie. Une brochure, Considérations sur la
guerre des Turcs et de la liussie (1788^, et un journal qu'il publiait à Rennes,
la Sentinelle, lui valurent les suffrages du Tiers-État de la sénéchaussée d'An-
gers. Ce fut pendant (pi'il siégeait à la Constituante (pie parurent les Ruines ou
méditations sur les révolutions des Empires. Emprisonné sous la Terreur et,
après un voyage aux Élals-Unis, sénateur et comte de l'Empire, il ne cessa de
se livrer à l'étude des langues. Il est niort à Paris le 25 avril 1820.
L'ÉLOQUENCE 699
des États, les tirades de ce ffénie sur le perfectionnement de
rhommo et ses invectives contre les monarques et les ministres
qui se jouent de la vie et des biens de leurs semblables, les
spectacles qu'il présente successivement à Volney, la Consti-
tuante consacrant les droits des peuples, les tyrans demeurant
confondus, et les nations réunies en un congrès immense où
les théologiens exposent leurs systèmes et où les prêtres avouent
leur imposture. L'ouvrage nous ennuie aujourd'hui; il nous
paraît froid, bizarre, et le style nous rebute par ses mots abs-
traits, par ses phrases qui se suivent comme dans la Bible sous
forme de versets, par une emphase qui rappelle Raynal.
La Gironde. — L'éloquence des Constituants dont l'esprit
était porté à la métaphysique, avait naturellement quelque chose
d'abstrait, de raide, et, malgré les orages de l'Assemblée, le ton
des orateurs était presque toujours grave et sévère : ils disser-
taient et maniaient surtout l'arme du raisonnement. La passion
éclate et déborde dans les discours de la Législative et de la
Convention : la France se défend alors contre l'émigration et
contre l'étranger ; les partis sont aux prises ; les harangues sen-
tent la poudre; elles ont plus d'émotion et de mouvement; elles
frappent les imaginations et expriment avec force tout ce qui
remue et agite les Ames : l'enthousiasme, la colère, la défiance,
la haine, le fanatisme.
La Gironde compte le plus grand nombre d'orateurs : Ver-
gniaud, Guadet, Gensonné, Buzot, La Source, Isnard, Lanjui-
nais, Condorcet, Brissot. La Montagne a Danton, Robespierre,
Saint-Just et Barère.
'Vergniaud '. — Vergniaud ne descendait pas dans le détail
des faits; il ne traitait que des questions élevées et n'exposait
que des idées générales. Il sut embraser les âmes de l'amour de
1. Vergniau»! (Pierre-Viclorien), né à Limoges le 31 mai l"o3, élève du collège de
Limoges et du collège du Plessis, où Turgot lui avait procuré une iKJurse, étudie
au séminaire de la Sorlwnne la philosophie et la théologie, entre comme surnu-
méraire dans les bureaux de M. Bailly, directeur des vingtièmes, se donne à
l'étude du droit en 1780, à Bordeaux, nù il est secrétaire du président Du|>aty,
passe bachelier (i mai 4181) el prête serment le 2o aortl suivant en qualité
d'avocat près le ftarlement de Bordeaux. Atlministrateiir du département de la
Gironde en 1790, élu quatrième dé|>uté à l'Assemblée Législative (31 août 1791)
el premier «lépulé à la Convention (2 septembre 1792), arrêté et transféré au
LuxemlRturg (26 juillet 1793). puis à la Force (31 juillet), puis à la Conciergerie
(6 octobre), exécuté le 31 octobre 1793.
700 LA LITTERATURE SOUS LA REVOLUTION
la patrie et Je la liberté, passion sublime, dit-il, qui double la
force, exalte le courage et enfante les actions héroïques. Que de
pathétique dans son discours sur l'amnistie d'Avignon ! Quelle
vigueur dans sa harangue contre les émigrés! Quelle véhémence
dans ses attaques contre le ministre Delessart et les conseillers
de ces Tuileries où l'épouvante qui jadis en sortait au nom du
despotisme, rentre maintenant au nom de la loi! Avec quelle
tragique éloquence il décrit, le 3 juillet 1792, la situation de la
France trahie par son roi ! Avec quelle vivacité il anime l'As-
semblée à la guerre immédiate contre l'Autriche et de quelle
voix vibrante il flétrit en septembre les discussions intestines
qui se mêlent aux violences de l'invasion étrangère ! Quel
superbe morceau que cet appel aux armes que la Législative,
électrisée, charge Vergniaud de rédiger sous forme d'adresse au
peuple! Son plus beau discours est peut être sa réplique du
10 avril 1793 à Robespierre : avec un éclat incomparable il réfute
les accusations de la Montagne contre les Girondins et se
glorifie, avec eux. d'être un modéré. Mais à mesure qu'il
approche de sa fin, se succèdent des allocutions qui sont, sui-
vant l'expression d'un contemporain, brûlantes de chaleur,
pleines de choses et étincelantes de beautés. Il menace Paris si
Paris viole la représentation nationale. Il demande qu'on
« purge » les tribunes et punisse la horde de brigands qu'il faut
distinguer soigneusement des citoyens de Paris. Il conjure ses
collègues de sauver par leur fermeté l'unité de la République et
de frapper les coupables sans faiblesse ni pusillanimité; il les
supplie d'attaquer de front les assassins. Durant les mois d'avril
et de mai 1793, ce Vergniaud que ses amis traitaient de pares-
seux, est toujours sur la brèche, et lorsqu'il succombe, il par-
donne à ses bourreaux pourvu qu'ils assurent le triomphe de la
liberté.
Vergniaud était classique. Il abonde en réminiscences des
anciens et il a la période longue, cicéronieniie. Par suite, il se
sert quelquefois de mots vagues et de périphrases élégantes. Il
abuse des épithètes, des synonymes, de l'apostrophe. A certains
instants il tombe dans l'enflure, et l'avocat bordelais perce encore.
Mais il avait la riposte vive, et les interruptions lui fournirent
souvent l'occasion d'un trait nouveau, imprévu, saisissant. S'il
L'ÉLOQUENCE 701
eut des procédés, il lit un très heureux emploi de la répétition.
A la chaleur et à la force il joi«i:nait une logique remarquahle.
Ses discours longtemps médités oITrent un plan clair et des
divisions nettes. Ce qui le caractérise, c'est l'imagination, c'e.st
la grandeur, la noblesse, une ampleur majestueuse, et, comme
a dit Baudin des Ardennes, une teinte de mélancolie qui se môle
à tout cola. Do nos orateurs, c'est lui qui rappelle le mieux
l'oratour antique.
Guadet '. — Parmi les Girondins, Guadet improvisait le plus
facilement et il l'emportait sur Vergniaud et Gensonné par la
verve et la vivacité. Il était de tempérament impétueux, bouil-
lant. Son discours du 14 janvier 1792 où il mit tout ce qu'il
avait de chaud, de spontané, excita les applaudissements una-
nimes de l'Assemblée et des tribunes. Il s'élevait contre le con-
grès que les étrangers voulaient former pour modifier la consti-
tution française, dénonçait comme traîtres les Français qui
prendraient part à ce congrès et leur marquait d'avance leur
place qui était l'échafaud. Les assistants, entraînés par la parole
ardente de Guadet, adhérèrent à sa déclaration par des cris
réitérés et jurèrent avec lui de maintenir la constitution.
Il avait une ironie amère et mordante dont il usa durant la
Législative contre les ministres et contre Lafayette. Il demandait
lorsque ce dernier parut à la barre pour réclamer au nom de son
armée et des honnêtes gens la punition des auteurs du 20 juin,
s'il n'y avait plus d'ennemis extérieurs, si les Autrichiens étaient
vaincus, et il s'étonnait que le général eût quitté son poste
sans l'ordre du ministre, comme si l'Assemblée n'avait pas
assez de puissance pour réprimer les troubles intérieurs, comme
si l'armée pouvait délibérer, comme si le vœu de l'état-major
était celui des soldats, comme si les honnêtes gens avaient donné
mission à Lafayette de se rendre leur organe.
A la Convention, il montra le même courage que Vergniaud
et combattit la Montagne avec une héroïque obstination. Dans
1. Guadet (Marpueritc-Klie), né le 20 jiiillel l"5o fi Saint-Kmilion, l^ruiine ses^
études au rollège «le Guyenne et fait son droit à l'Université do Hordeaux; inscrit
au barreau en 1181, presque en même temps (|ue Verpniaud, nienihrodu Conseil
Kénéral du département, élu député «le la Gironde à l'Assemblée léj.'islative, le
sixième sur douze, nommé à la Convention par 5"0 voix sur (171 votants, proscrit
l»ar la Montajine, arrêté le i~ juin l"9t dans une cache de la maison paternelle
à Saint-Émilion, exécuté le lendemain.
702 LA LITTERATURE SOUS LA RÉVOLUTION
la séance du 42 mars 1793 il écrasa Robespierre sous cette âpre
ironie qu'il employait volontiers et sous une grêle de vives et
frémissantes exclamations, se vantant, comme Robespierre l'en
accusait, d'avoir cherché à faire rétrograder la Révolution, assu-
rant qu'il n'avait pu calomnier Paris et n'avait avancé que des
choses exactes et vraies, citant les massacres de septembre :
peux-tu les nierf les pillages de février : peux-tu les nier? le sac
de l'imprimerie de Gorsas : peux-tu le nier? les arrêtés insolents
des sections : peux-tu les nier? les usurpations de la Commune :
peux-tu les nier? l'anarchie qui règne à Paris : peux- tu la nier?
l'oppression que subit l'Assemblée : peux-tu la nier? s'indignant
de cette doctrine du silence que prêchent les Montagnards, sou-
tenant qu'il faut non })as jeter un voile sur les crimes, mais les
poursuivre et les châtier pour réconcilier les bons citoyens avec
la Révolution et gagner les peuples à la liberté, protestant qu'il
n'est pas un des meneurs de la Convention puisqu'il n'a pu
faire adopter les mesures qu'il proposait et qu'il est insulté,
menacé, et n'a le 10 mars échappé que par hasard au fer des
assassins, prouvant enfin à Robespierre qui lui reprochait de
s'être laissé corrompre, qu'il vit dans la médiocrité, dans la
pratique des vertus privées, puisqu'il n'est pas de ceux qui parlent
de la misère du peuple au milieu de l'abondance, de la sans-
culotterie au sein des jouissances et du bonnet rouge dans un
boudoir.
Il est parfois tendu et exagéré. Mais d'ordinaire il a le style
sain, correct, et il joint à la pureté du langage de la rapidité,
du trait. Cet homme, plein de feu, prompt à prendre la parole,
sait garder presque toujours son sang-froid et rester maître de
lui-même.
Gensonné '. — Si Guadet a la véhémence et la fougue, Gen-
sonné a la solidité. Il était méditatif, pesait chacune de ses
1. Gensonné (Armand), fils d'un chirurpien en chef des troupes du voi en
Guyenne, né à lîordeaiix, le 'J août IT.iS, élevé au collège de Guyenne, avocat,
refuse les fonctions de secrétaire ffénéral de la ville (1187), devient procureur
de la commune de Bordeaux au mois de juillet 171)0, puis, «lurant sept mois,
juge au tribunal de cassation (19 janvier 1791) et, après avoir rempli, comme
commissaire civil de la ('.onstiluantc, unti uussion en Ven<léc, membre de l'As-
semblée législative. L'assemblée électorale du département de la Gironde le
nomme à la Convention par o70 voix sur 071. Il meurt sur Téchafaud le
30 octobre 1793.
l'éloquence 703
paroles et ne cessait de recommander la sagesse à ses collègues,
(le les mettre en garde contre les «t mouvements tumultueux et
précipités ». Aussi lui reprochait-on de perdre le temps à rcflé-
cliir et à délibérer au lieu d'agir. 11 fut le juriste des Girondins
et se montra grand travailleur au Comité diplomatique de la
Législative et au comité de constitution de la Convention. Le
discours qu'il prononça le 2" octobre 1792 pour obtenir que les
conventionnels ne pourraient accepter une fonction publique que
six ans après l'établissement de la nouvelle constitution, carac-
térise assez bien sa manière : il avait évidemment la gravité,
l'autorité, quelque chose d'imposant et d'impérieux, et, en outre,
des mots qui pénétraient les cœurs. Sa meilleure harangue est
celle du 2 janvier 1793 où, sur un ton calme et pourtant vigou-
reux et ferme, il fait la leçon à la Convention, la somme de
punir non seulement Louis XVI, mais les brigands qui le 2 et
le 3 septembre ont « ajouté lodieux chapitre des prisons à l'his-
toire de la Révolution ». Dans ce beau discours, le logicien
s'anime, s'échaufîe, et lance de cruels sarcasmes que Robes-
pierre ne lui pardonna pas : « L'amour de la liberté a aussi son
hypocrisie et son culte, ses cafards et ses cagots... Je crois
que vous ne ferez égoi^er personne, mais la bonhomie avec
laquelle vous reproduisez sans cesse cette doucereuse invo-
cation, me fait craindre que ce ne soit là le plus cuisant de vos
regrets, »
Buzot '. — Buzot, incorrect, négligé, n'a pas l'éloquence des
trois grands Girondins. Il est dilTus, emphatique, et parle trop
de lui-même. Mais en toute occasion il attaque courageusement
les « anarchistes » et annonce hautement le dessein de les punir.
S'il a parfois l'indignation ampoulée du provincial contre la
corruption de Paris et de la cour, il défend la cause des
départements avec une infatigable énergie. L'amour que lui
voua M"* Roland a plus fait pour son renom que tous ses dis-
cours.
I. Buzol (François-Nicolas-Léonanl), né à Évreux le i""' mars 1760, élu à ras-
semblée «les Élals (.'énéraiix (27 mars 1789), installé Krand juge criminel dans la
cathédrale d'Évrenx où le tribunal tenait ses séances (7 février 1792), député à
la Convention, décrété d'accusation (2 juin 1793) et fugitiT, caché dans les grolles
de Saint-Kniilion, puis dans la maison Troquart avec Pétion et Uarbaroux, s«>rt
de sa retraite le 18 juin 1794 et se tue d'un coup de pistolet, non loin de Saint-
Ëmilion, dans un champ nommé depuis le Champ des émigrés.
704 LA LITTERATURE SOUS LA REVOLUTION
La Source ^ — La Source avait de l'esprit et de la chaleur.
Comme Vergniaudetavec autant de force, il demanda l'amnistie
d'Avignon. Comme Guadet, mais avec moins d'ironie et de verve,
il accusa Lafayette. Il eut parfois de généreux mouvements
d'éloquence, notamment dans les assauts qu'il livrait à la Mon-
tagne et à la Commune. S'il fui imprudent lorsqu'il attaqua
Danton dans la séance du 1'' avril 1793, son argumentation était
habile et pressante. Il rédigea le rapport sur la conduite que
les généraux français devaient tenir dans les pays étrangers.
Après le 10 août, il annonçait à l'armée du Nord la chute de
Louis XVI et lorsque éclata la trahison de Dumouriez, il fit
entendre aux soldats la voix sacrée de la patrie en péril. Mais
trop souvent il déclame.
Isnard ". — Isnard est surtout connu par l'anathème qu'il
lançait contre Paris lorsqu'il présidait la Convention : « On
cherchera sur les rives de la Seine si Paris a existé ». Mais à la
Législative son énergique emphase, rehaussée par ses gestes et
son accent, lui avait obtenu de grands succès. Sur le ton enthou-
siaste d'un voyant et avec une sorte de fureur prophétique, il
célébrait les guerres des peuples contre les rois, la liberté triom-
phante et la nation française imposant sa volonté qui n'a de
supérieure que la volonté de Dieu. Il s'est caractérisé lui-même
en disant qu'il avait l'imagination très méridionale et que
l'hyperbole lui était familière.
Lanjuinais ^. — Lanjuinais a été sublime un jour, le
1. Alha (Marc-David), dit La Source, né le 22 janvier 1763 à Angles dans le
Tarn, « étudiant de la i)rovince » et élève, à Castres, du pasteur Bonifas-Laroque,
envoyé i)ar le synode provincial du Haut-Languedoc à la Faculté protestante de
théologie de Lausanne (3 mai 1781), consacré ministre du Saint-Évangile à Lau-
sanne (18 juin 1784) et alTecté jiar le Synode au service de l'église de Lacaune
(o mai 178o), puis au service des églises de Roquecourbe et de Réalmont (3 mai
1787), élu député du Tarn à l'Assemblée législative et à la Convention, incarcéré
au Luxembourg (19 août 1793) et à la Conciergerie (30 octobre), exécuté le
31 octobre 1793.
2. Isnard (Maximin), né à Grasse le 16 février 1731, riche parfumeur en gros,
député du Var à l'Assemblée législative et à la Convention, échappe à la pros-
cription, rentre à la Convention pour organiser en Provence la réaction contre
les terroristes, devient membre du Conseil des Cinq-Cents, se retire après le
18 brumaire à Saint-Raphaël, publie en 180i une brochure qui jtasse inaperçue.
Réflexions relatives au se'natus-constiUe du Hii florial an XII et en l'an X un Traité
de Vimmortalité de l'âme; excepté de la loi du 12 janvier 1816 par la Restaura-
tion, bien qu'il eût volé la mort de Louis XVI, il meurt vers 1830, en odeur de
dévotion.
3. Lanjuinais (Jean-Denis), né à Rennes le 12 mars 1773, avocat au parlement
et professeur de droit dans sa ville nat^ile, envoyé aux Étals généraux par le Tiers-
L'ÉLOQUENCE 705
2 juin 1793, où il ditau boucher Legendre qui menaçait de l'as-
sommer : « Fais décréter que je suis bœuf », au prêtre Chabot qui
l'insultait : « On a vu orner les victimes de fleurs et de bande-
lettes, mais le prêtre qui les immolait ne les insultait pas », et à
ceux qui lui j)arlaient du sacrilice de ses pouvoirs. : « Les sacri-
fices doivent être libres, et vous ne l'êtes pas ».
Louvet'. — Louvef, l'auteur du roman de Fauhlas, est le
seul orateur qui ait brillé à la fois au commencement et à la fin
de la Convention. Il a fait cette fameuse diatribe contre Robes-
pierre, cette Robespierride, d'ailleurs élégamment écrite, qui
honore son courage et son talent, mais non sa prudence. Échappé
à la proscription, il demeura républicain sans incliner au roya-
lisme, et par son beau discours du 13 floréal obtint, en plaidant
la cause des enfants « innocents et malheureux », la restitution
des biens des condamnés. Ses Mémoires valent mieux que ses
harangues. Il a de l'emphase et par instants le pathos senti-
mental. Son imagination, sa vanité l'égarent : il assure que
l'étranger soudoyait Marat, que les dantonistes s'alliaient secrè-
tement aux Vendéens, que les principaux montagnards étaient
de connivence avec l'Autriche, que, s'il avait eu le ministère de
la justice, les destins de la France auraient changé. Mais son
récit est émouvant, et il retrace de la façon la plus vive, la plus
dramatique les aventures et les périls de sa fuite en Bretagne
et dans le Bordelais, la résolution désespérée qui le jette sur la
route de la capitale, les terribles péripéties de son voyage à tra-
Étal de la sénéchaussée de Rennes, élu premier député à la Convention par le
département d'Ule-et-Vilaine, décrété d'arrestation avec les Girondins, s'évade,
se rend à Caen sous iin déguisement, mais n'y reste qu'un jour, se cache à
Rennes dans sa propre maison el y déjoue toutes les recherches pendant dix-
huit mois; rappelé à la Convention qui l'accueille par une ovation, président
de l'Assemblée, rapporteur du Comité de législation, envoyé au Conseil des
Anciens par soixante-treize déparlements, professeur de législation et de gram-
maire générale à l'École centrale «le Rennes, membre du Sénat (22 mars 1800)
et comte de l'Empire (1808), jiair de France (i juin 181 i). président de la
Chambre des représentants pendant les Cenl-Jours, mort à Paris le 13 janvier 182".
1. Louvet de Couvrai (Jean-Baptiste), né à Paris le 12 juin 1*60. secrétaire du
minéralogiste P. F. de Dietrich, commis chez le libraire Prault, membre des
Jacobins de Paris, rédacteur de la. Sentinelle, qui le fit connaître dans toute la
France, nommé à la Convention en septembre 1792 |mr les électeurs du Loiret
sur la recommandation de Brissot, échappe à la proscription, rentre dans l'as-
semblée (8 mars nOa) el y devient membre du Comité de salut |)ublic, siège au
Conseil des Cin<|-Cents oii l'envoie le déparlement de la llaule-Vienne, el, exclu
par le renouvellement partiel de mai l'Ol, continue a lenir le magasin de
librairie qu'il avait ouvert avec sa Temme Lodoïska au Palais-Royal; le gouver-
nement l'avait nommé consul à Palerme lorsqu'il mourut le 23 août 1701.
Histoire dk i-v i.anuck. VI. 45
706 LA LITTÉRATURE SOUS LA RÉVOLUTION
vers la France, la vie qu'il mène à Paris deux mois au fond
d'une cache, l'asile qu'il trouve ensuite au milieu des montagnes
du Jura, tout près de la frontière, dans les roches et les bois
où le rejoint sa chère Lodoïska. Le touchant amour deLodoïska
fait le charme des mémoires du proscrit. C'est avec Lodoïska
que Louvet se console de ses misères dans la petite maison
solitaire de Penhars. C'est pour revoir Lodoïska qu'il a quitté
les Girondins et regagné Paris. Dans les sites romantiques
d'Elinans, Lodoïska lui apparaît comme une autre et délicieuse
Julie; c'est <i l'unique bien » qui l'attache désormais à l'existence.
Brissot *. — Brissot au caractère léger, crédule et impré-
voyant, mais à l'esprit délié, à l'intelligence ouverte, à l'àme
honnête et désintéressée, montra dans les assemblées sa pro-
fonde connaissance des affaires étrangères. Il traça plusieurs
fois à la tribune le tableau de l'Europe et ce fut lui qui fit
déclarer la guerre à l'Autriche et à l'Angleterre. Personne n'a
plus fortement, plus souvent que lui prêché la nécessité de la
lutte contre l'Europe et prédit la victoire. Suivant lui, la guerre
consoliderait la liberté et la purgerait des vices du despotisme;
elle seule pouvait régénérer la nation et briser à jamais les
vieilles habitudes d'esclavage ; les Français étaient innombrables
et seraient instruits, irrités par leurs défaites; les soldats des
tyrans entendraient les « saints cantiques » et secoueraient leurs
chaînes. Mais ces discours de Brissot sont gris et ternes, sans
images ni couleur. Ils n'étaient pas improvisés et Brissot, bien
que judicieux, est un écrivain verbeux et froid qui ne se pique
pas de style. Ses Mémoires retracent l'existence d'un bohème de
lettres au xvni" siècle : il y donne de curieux renseignements sur
ses voyages, sur son métier de journaliste international, sur ses
liaisons avec des aventuriers qui subsistaient de libelles, sur
ses rapports avec les principaux auteurs de l'époque, et l'on
1. Brissol (Jacques-Pierre), né à Chartres le 15 janvier 1754, était le fils fl'nn
restaurateur ou traiteur-rôtisseur et le treizième enfant de sa famille. 11 prit <le
bonne heure, pour se (listinf,'uer de ses frères, le nom d'un village de la Beauce
où son père possédait quelques terres, Ouarville, au(|uel il donna un air anglais
en substituant un w à la diphtongue ou. Elève du collège de Chartres, où il eut
pour camarades Sergent, Chasles et Pétion, clerc de procureur à Paris, lié avec
ies littérateurs de l'époque, rédacteur du Courrier de l'Europe (|ui se publiait
à Londres, auteur d'une Théorie des lois criminelles, fonde en 1789 le Patriote
français, entre à l'Assemblée législative où il est l'âme du Comité diplomatique,
puis à la Convention; proscril, fugitif, arrêté à Moulins, exécuté le 31 octobre 1793.
I
L'ÉLOQUENCE 707
se prend de sympathie pour cet homme probe, injustement
calomnié, qui faisait des ministres et n'avait que trois chemises.
Le Patriote français qu'il rédiireait, est une des gazettes les
plus sérieuses de la Révolution. Brissot désire rendre le pouvoir
exécutif plus fort, organiser une administration « vigoureuse
et coercitive », graduer et non précipiter le ])assage de l'esclavage
à la liberté. 11 se défie des « plans si réguliers » de Sieyès et
reproche à la Constituante de « se jeter dans un dédale géomé-
trique et métaphysique ». Il redoute la multitude : « lui mettre
une épée dans la main, c'est armer un enfant ». Il blâme le des-
potisme des municipalités qui croient qu'attaquer l'écharpe tri-
colore, c'est attaquer le Saint-Esprit. Il propose à la France
l'exemple de l'Angleterre et des États-Unis.
Condorcet '. — Condorcet n'était flegmatique que d'appa-
rence et il savait être amer, acrimonieux, donner, dit André
Chénier, de petits coups de stylet empoisonné : D'Alemberl le
comparait à un volcan couvert de neige, et les aristocrates le"
nommaient un mouton enragé. Il n'a pas seulement, comme
secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences, écrit avec compé-
tence, souvent avec profondeur des Eloges consciencieusement
développés en une langue, il est vrai, lourde, parfois déclamatoire
et qui manque d'agrément. Il a publié des pamphlets qui prépa-
rèrent les esprits à la Révolution et dans ses articles de la Chro-
nique de Paris il raconte dignement les succès de la liberté et;
ainsi qu'il s'exprime, nos philosophes et nos soldats répandant
les vérités éternelles chez les peuples étrangers et la tyrannie
tremblant devant nos armées et nos maximes. Il fut membre de
la Législative et de la Convention. Mais il n'était pas orateur, et
les discours qu'il lisait sont froids : il voulait, disait-il, éclairer
et non émouvoir. Pourtant, l'amitié dont D'Alembert, Voltaire
et Tui^ot l'avaient honoré, sa renommée, ses vastes connais-
sances lui valurent un grand rôle. Il rédigea la plupart des
i. Condorcel (Marie-Jean-Anloine-Nicoias Carital, marquis <le), né le 17 sep-
tembre 1743 h. Riliemonl en Picardie, élève du collège des Jésuites à Reims et
du collège de Navarre à Paris, voué à l'étude «les mathématiques après une thèse
qu'il soutient à l'âge île seize ans devant D'Alemberl et Clairaut, admis à
l'Académie des sciences en 1769, secrétaire perpétuel en survivance (1770) et en
litre (1788) tie celle Académie, reçu en 1782 à l'Académie Trançaise, membre de
la Législative et de la Convention, décrété d'arrestation, caché dans la rue Ser-
vandoni, chez M"* Vernel, quille cet asile le 5 avril 1794, et, arrêté le lendemain
dans une auberge de Clamart, emprisonné à Bourg-la-Reine, s'empoisonne.
708 LA LITTÉRATURE SOUS LA RÉVOLUTION
adresses de l'Assemblée à la nation en un style grave sans éclat
et non sans longueurs. Son rapport sur l'instruction publique
contient, avec des vues fausses et chimériques, de nobles pen-
sées et des inspirations généreuses. Condorcet a bien mérité de
l'espèce humaine dont il célèbre et proclame la marche ascen-
dante. Dans son Esquisse d'un tableau historique des progrès de
l'esprit humain, composée sous le coup de la proscription et sans
le secours d'aucun livre, il ne se borne pas à montrer comment
l'homme a pu à force de temps et dé labeur perfectionner son
intelligence et étendre ses facultés; il assure que l'homme,
délivré de la superstition et régénéré par la philosophie, ne
trouvera plus d'obstacles et que son progrès est indéfini. Sans
doute, là encore, il pousse ses idées jusqu'à leur extrême consé-
quence : il s'imagine qu'on change l'esprit et le caractère en
changeant les institutions. Mais ce beau rêve pacifique et serein
est le rêve d'un proscrit. Jusqu'au dernier instant de sa vie
Condorcet croit au progrès. Il en a la fièvre et la passion, la
religion et le fanatisme, et c'est au nom de cette évolution du
genre humain qu'il conseille le travail, puisque travailler pour
soi, c'est travailler pour l'avenir : « L'homme, dit-il en termes
admirables, est une partie active du grand tout et le coopéra-
teur d'un ouvrage éternel; dans une existence d'un moment,
sur un point de l'espace, il peut, par ses travaux, embrasser
tous les lieux, se lier à tous les siècles, et agir encore longtemps
après que sa mémoire a disparu de la terre. »
Danton '. — Danton avait la figure laide et criblée de petite
vérole, des yeux enfoncés sous un front énorme, une voix
« stentoriale », des façons brusques et familières. On lui trou-
vait l'air d'un boudelogae et il avait été surnommé le Tartare,
le Cyclope, le Mirabeau de la populace, le grand seigneur de la
sans-culotterie. Mercier le jugeait né pour tonner sur la borne
l. Danton (Georges-Jacques), né à Arcis-sur-Aube le 26 octobre 1759, fils du
procureur au bailliage, élève au collège de Troyes (alors tenu par les Orato-
riens), clerc chez un procureur au Parlement, reçu avocat à Reims, achète
une charge d'avocat aux Conseils du roi (29 mars 1787) dont il reçoit le rem-
boursement en 1791, administrateur du déi»artement de Paris (21 janvier 1791),
substitut adjoint du procureur de la Commune (8 décembre 1791), ministre
de la Justice au 10 août, député de Paris à la Convention, commissaire de
l'assemblée en Belgique, membre «lu Comité de défense générale et du Comité
de salut public, arrêté dans la nuit du 30 mars 1794 et guillotiné le 5 avril
suivant,
L'ÉLOQUENCE 709
d'un carrefour et lui attribuait l'éloquence d'un démagogue,
voire d'un portefaix. Mais il avait fait d'excellentes études; il
citait Corneille; il voulait, assurait-il, asseoir le temple de la
liberté, le décorer, l'embellir : après le pain, l'éducation était le
premier besoin du peuple et la Révolution fondée sur la justice
devait être affermie par les lumières. A ces connaissances
solides il joignait un esprit clair, le coup d'œil rapide et juste,
une décision prompte^t vigoureuse. Toutefois, après avoir fait
preuve d'une volonté puissante, il semblait épuisé par cet effort
et saisi d'un irrésistible désir de repos et de jouissance. Il man-
quait de ténacité, et un journaliste disait qu'il ne serait jamais
dictateur faute de longs calculs et d'une continuelle tension. Il
lisait peu, et ses amis craignaient même qu'il ne prît pas la
peine de parcourir leurs lettres jusqu'au bout. Il n'écrivait pas,
autant par paresse que par prudence.
Un pareil homme ne prépare donc guère ses discours, il
improvise, et dans ses improvisations il se livre et s'abandonne;
ce qu'il dit jaillit spontanément de son àme. Et voilà ce qui
déroutait, déconcertait les lettrés comme Mercier et Daunou. Il
répudiait la rhétorique du temps et parlait sans méthode ni
apprêt, non sur une seule question, mais sur une foule d'objets,
comme dans sa harangue du 10 mars 1793 où il mêle l'organi-
sation du tribunal révolutionnaire, le remplacement de Monge,
le départ des commissaires de la Convention. Rien de classique,
rien de vague; pas d'exorde et de péroraison; pas de périodes.
Il ne développe ni ne délaie, il procède par bonds et soubresauts,
il n'a qu'une seule et commode formule de transition : « je passe
à un autre fait », et c'est pourquoi Roederer lui reproche de
n'avoir ni logique ni dialectique et d'enlever tout par un mouve-
ment. Très peu de citations des anciens; des métaphores emprun-
tées à la vie d'alentour; des mots simples, familiers, vigoureux
qui le peignent lui-même, force, énergie, action, audace, cha-
leur, mouvement^ impulsion, marcher, faire marcher, déborder;
une concision forte, parfois brutale, toujours saisissante; des
exclamations, des interrogations pressantes, de vives apos-
trophes. Il se vante, « se cite » ridiculement, rappelle ses formes
robustes, son tempérament chaud, sa tête de méduse. Il fait des
plaisanteries de mauvais goût et il a des images fausses,
U}9 LA LITTÉRATURE SOUS LA RÉVOLUTION
obscures, emphatiques. Mais il a la franchise et la sincérité de
l'accent, le ton ardent de la vérité, de cette vérité qui doit, dit-
il, colorer le civisme et le courage. Sa passion du bien public
s'exprime dans tous ses discours, et qui les a lus, le comprend
et le voit plein du sentiment de sa force, écoutant volontiers la
voix de l'humanité, désireux d'être utile à la patrie, convaincu
qu'il a fait son devoir et sauvé la République, prêt à mourir
pour son pays.
Porté le 10 août par un boulet de canon au ministère de la
Justice, il tient le langage qui sied au pouvoir et il parle au nom
de ses collègues en homme d'État, sur un ton ferme et résolu,-
avec ce calme et cette mâle concision qui réconforte les cœurs.
En termes inoubliables, il retrace les apprêts de la résistance et
assure que la France sera sauvée : « Le tocsin qu'on va sonner
n'est point un signal d'alarme, c'est la charge sur les ennemis
de la patrie : pour les Aaincre, il nous faut de l audace, encore
de V audace, toujours de l'audace ». L'audace a triomphé. Mais
bien que sorti du ministère, Danton reste l'orateur de la défense
nationale, et très souvent il s'élève au-dessus des querelles de
parti, tourne son énergie, son « agitation » vers la guerre et
prêche le déploiement de tous les moyens de la puissance fran-
çaise contre l'ennemi du dehors, prêche les mesures les plus
promptes, prêche l'unité d'action. Il a dans ses discours contre
les Girondins la même fougue, la même brièveté entraînante.
D'abord il les avait ménagés et leur tendait la main; après la
séance du l*"" avril où ils l'accusèrent de connivence avec
Dumouriez, il les attaqua sans trêve ni pitié.
Son chef-d'œuvre oratoire, c'est son plaidoyer au tribunal
révolutionnaire. On n'en possède que des lambeaux et des
phrases écourtées, mutilées; mais on croit l'entendre, et le
public admira la fierté de son attitude, la hauteur de ses
réponses, la lutte qu'il soutint contre ses accusateurs, ironique,
poignant, assénant des coups rapides et rudes, jetant des cris
sauvages et comme des rugissements. Sa voix terrible faisait
trembler le tribunal, elle étouflait le bruit de la sonnette du
président, elle traversait les fenêtres et parvenait à la foule
amassée sur le quai. On le mit hors des débats sans lui permettre
de parler davantage.
L'ÉLOQUENCE 7il
Robespierre '. — Robespierre, boursier du collège Louis-le-
firand et fort en tlième, qualifié de Romain par son professeur
de rhétorique et chargé de haranguer le roi au nom de ses con-
tlisciples, avocat, membre de la société des Rosati et président
do l'Académie d'Arras, lauréat de l'Académie de Metz, s'imagi-
nait, lorsqu'il fut envoyé par le Tiers-Etat d'Artois aux Etats
généraux, qu'il allait de prime saut conquérir la gloire. On se
moqua de lui; on dauba sur son habit olive, sur ses façons
gauches, sur son style, sur tout ce qui sentait en lui le bel esprit
de province. Sans se rebuter, il étudia Rousseau, ne cessa
d'aborder la tribune et de s'aguerrir, de défendre la cause popu-
laire : il acquit ainsi la réputation d'un homme rectiligne et
absolument intègre — l'intégrité, dit un policier du temps, est
le dieu du peuple; — il fut l'idole des jacobins; il arracha les
applaudissements de ceux qui l'avaient sifflé. Lorsque la droite
fit lire la remontrance de l'abbé Raynal, il répondit au nom de
la gauche que la constitution était bien favorable au peuple puis-
qu'on se servait pour la décrier d'un homme connu jusqu'alors
en Europe pour son amour de la liberté et aujourd'hui devenu
l'apôtre et le héros de ceux qui l'accusaient jadis de licence. 11
parla contre l'inviolaltilité royale et ce fut lui qui, par une série
d'arguments spécieux mais habilement exposés et ordonnés avec
art, décida les Constituants à voter contre leur réélection. Des-
moulins l'appela l'ornement de la députation septentrionale,
l'exalta comme le primus ante omnes en fait de principes,
comme l'homme incorruptible, inflexible, immuable, le pur des
purs, le « nec plus ultra » du patriotisme, comme le livre de la
loi, le commentaire vivant de la déclaration des droits et le bon
sens en personne.
Ses discours aux Jacobins et à la Convention sont plus connus
1. Robespierre (Maxiinilien-Marie-Isidorc), né à Arras le 6 mai 1758, fils d'un
avocat au conseil d'Artois, boursier au collège Louis-le-Grand, où il eut pour
condisciples Desmoulins et Fréron, avocat à Arras, membre de l'Académie de
cette ville, concourt pour des prix académiques, obtient en 1"85 une mention
honorable de l'Académie d'Amiens pour un Éloge de Gresset. et un prix de l'Aca-
démie de .Metz pour un «liscours sur « l'oripine de l'opinion qui étend sur tous
les individus d'une même famille une partie de la honte attachée aux peines
infamantes que subit un coupable -, publie en 1188 un mémoire sur la nécessité
de réformer les États d'Artois, entre aux États généraux comme «léputé du Tiers-
État de la gouvernance d'Arras, et à la Convention comme premier député de
Paris; exécuté le 10 thermidor an II ou le 28 juillet 1794.
712 LA LITTERATURE SOUS LA RÉVOLUTION
que ses discours à la Constituante où, selon ses propres termes
qui révèlent son ambition profonde, il était « à peine aperçu »
et « n'était vu que de sa conscience ». Ils se distinguent par de
sérieuses qualités. Robespierre a de la vigueur. A diverses
reprises, en s'opposant au mois de janvier 1792 à la guerre, il
emploie le sarcasme avec succès et démontre dans une suite
d'interrogations vives et pressées que les véritables ennemis de
la France sont en France. Lorsqu'il demande que Louis XVI
soit décapité et non jugé, lorsqu'il déclare aux Jacobins qu'il se
met en insurrection contre les députés corrompus, lorsqu'il
conclut au 31 mai contre la Gironde ou qu'il obtient de la Con-
vention qu'elle n'entende pas Danton, il s'exprime avec une
brièveté nerveuse et saisissante, avec cette énergie âpre, terrible
qui le faisait comparer à un chat-tigre.
Mais il recourt trop souvent à des procédés de rhétorique. Il
cite à satiété les Grecs et les Romains. Il abuse de l'apostrophe
et de ces développements compassés, de ces longues phrases
balancées qu'il aime à débiter lentement du haut de la tribune,
tout en regardant ses auditeurs avec le binocle qu'il applique sur
ses lunettes. Il vise trop à l'élégance et à la noblesse du style.
N'était-il pas soigné dans sa mise, toujours poudré, même
quand personne ne se poudrait plus, vêtu en 1793 avec la
recherche d'un petit maître de 1789?
C'est sur tout l'élève de Rousseau — qu'il nommait le pré-
cepteur du genre humain et le seul des grands hommes du
siècle qui fût digne des honneurs de l'apothéose — et ce qu'il
imite de Rousseau, c'est la période qui se déroule avec nombre
et harmonie. Qui ne reconnaît dans certains passages de son
volumineux rapport sur l'Etre suprême, le mouvement, le tour,
l'expression même de Jean-Jacques? Qui ne croit entendre le
Genevois dans la dernière harangue de Robespierre à cet endroit
où il parle de ceux qui, comme lui, « trouvent une volupté céleste
dans le calme d'une conscience pure et le spectacle ravissant du
bonheur public »? Les deux discours qu'il prononce à la fin du
20 prairial ne sont-ils pas dans le goût et la manière de Rous-
seau? Roissy d'Anglas, disant alors que l'orateur lui rappelait
Orphée enseignant aux hommes les progrès de la morale,
empruntait sa comparaison au modèle de Robespierre : le vicaire
L'ÉLOQUENCE 713
savoyard, écrit Rousseau, semblait « le divin Orphée qui
apprend aux hommes le culte des dieux ».
Un grand mérite des discours de Robespierre consiste dans la
composition. Ses manuscrits étaient chargés de ratures; mais
ce qu'il supprime, ce sont des paragraphes et des tirades
entières, non des phrases ou des mots. Il a l'habitude d'écrire
et un de ses secrétaires rapporte qu'il écrit vite ; il change donc
non pas la forme, mais le fond; il modifie le plan, ajoute des
développements, transpose des arguments pour les mettre en
meilleure lumière. De là ces harangues qui contiennent tant de
choses, souvenirs de l'antiquité et de la Révolution française,
haine des rois et de l'Europe qui ne peut vivre sans les rois,
éloge de la République, éloge de la vertu qui est l'essence de la
République, éloge de la Convention, éloge de Robespierre qui ne
craint pas le danger et n'existe que pour la patrie. De là des lon-
gueurs, de la dilTusion, parfois du rabâchage. Mais de là aussi,
à force de tourner et de retourner les idées soit à la promenade,
soit dans la chambre des Duplay le soir et jusque bien avant dans
la nuit, ^des effets oratoires et souvent de grandes beautés. Le
discours du 8 thermidor, le dernier que Robespierre ait lu à la
Convention et aux Jacobins, si interminable qu'il paraisse
aujourd'hui, n'a sûrement pas lassé la patience des auditeurs,
et l'écrivain y a pris tous les tons, tantôt vif et vigoureux,
tantôt aigre, ironique, menaçant, tantôt mélancolique et fier,
tantôt doucereux et insinuant, se plaignant d'abord, attaquant
ensuite ses ennemis, les réfutant avec hauteur, les couvrant
d'exclamations indignées, attestant son patriotisme en termes
touchants et se représentant comme un de ces défenseurs de la
liberté que les calomnies ont toujours accablés, flattant la
Convention et les « gens de bien » qui la composent, reve-
nant à ses adversaires, à Barère, à Carnot, à Cambon, à ceux
qu'il nomme méchants et fripons, conspirateurs et traîtres,^
dénonçant une coalition formée dans les Comités contre les
patriotes et la patrie, demandant l'épuration des Comités à la
Convention a qui est le centre et le juge ».*
Saint-Just*. — Le style de Saint-Just, froid, sec, tranchant,
1. Saint-Jusl (Louis-Antoine de), né le 25 août 1767 à Decize, dans la Nièvre,
fils d'un capitaine (\o cavalerie el chevalier de Saint-Louis qui vint se fixer à
714 LA LITTERATURE SOUS LA REVOLUTION
rappelle assez ce que sa personne avait de raide et d'impassible.
Il procède par phrases courtes et nerveuses, tâche de donner à
ses idées la forme d'une maxime ou d'une sentence, et Collot
d'Herbois le nommait une boîte à apophtegmes. Parfois ce désir
de sembler profond le rend obscur, et l'on sent qu'il veut faire
effet, frapper les esprits et leur imposer par un langage rapide,
dense, impérieux. « Il est impossible, assurait-il, que l'on gou-
verne sans laconisme », et il maudissait la bureaucratie et le
« monde de papier » des ministères. Mais ses images ont une
énergique brièveté. Il dit de la liberté qui sort du sein des orages
que « cette origine lui est commune avec le monde sorti du
chaos et avec l'homme qui pleure en naissant », et des factions
que, « nées avec la Révolution, elles l'ont suivie dans son cours
comme les reptiles suivent le cours des torrents ». S'il recom-
mande la violence contre la ruse britannique, il s'exprime
ainsi : « Un jour de révolution parmi nous renverse les projets
de l'ennemi comme le pied d'un voyageur détruit les longs tra-
vaux d'un insecte laborieux ». S'il prêche les grands coups, il
déclare qu'il préfère les lois fortes qui « pénètrent, comme
l'éclair inextinguible » aux mesures de détail qui ne sont que
des piqûres. Il a des mots saisissants dans leur concision et qui
valent de longues proclamations. « La République française,
répondait-il à un parlementaire, ne reçoit de ses ennemis et ne
leur envoie que du plomb», ou encore : « J'ai oublié ma plume
et n'ai apporté que mon épée ». L'éloquence de Saint-Just a
néanmoins quelque chose de sinistre et de funèbre. Il a beau
parler de justice, de probité, de vertu; il emploie d'autres
termes effrayants : inflexibilité, impitoyable rigidité, rigueur
farouche, venger, immoler, foudroyer. Il aime à représenter les
suspects hantés par la peur du supplice, leur front qui se couvre
de nuages, leurs convulsions, l'échafaud qui les attend, leur
tombe qui sera creusée à côté de la tombe des conspirateurs
Blérancourt, près de Noyon, élève du collège de Soissons, commence à Reims
ses éludes de droit et revient bientôt à Blérancourt où il compose son poème
d'07'gant, qui parait à la* (in de 1789. Électeur du département de l'Aisne et
sigrtalé à l'attention de ses concitoyens |)ar un livre intitulé Espi-it de la
Révolution et de la Constitution tie France (17"J1), il est nommé le 3 septembre 1792
député à la Convention. Ciiargé de missions en Alsace et à l'armée du Nord,
membre du Comité de saint public, il succombe avec Robespierre et meurt le
28 juillet 1794.
L'ÉLOQUENCE 715
d'hier et de la tombe du dernier roi. Vagues à dessein, ses
menaces, comme celles de Robespierre, sont d'autant plus ter-
ribles.
Barère '. — Lo versatile Barère n'appartient pas proprement
à la Montagne, Girondin, puis terroriste, il combat le vaincu
quel qu'il soit, et au 9 thermidor, selon que la chance tourne,
il efface ou rétablit certains traits de sa harangue. Il fut le pané-
gyriste officiel du gouvernement révolutionnaire et l'orateur des
deux Comités dans les grandes circonstances. S'il a tous les
défauts de son temps, il sait être bref, rapide, animé. Il frappe
l'imagination en répétant avec force le mot essentiel. Dans dif-
férents discours il a parlé dignement de l'importance de Paris,
des souffrances du peuple, des dépenses nécessaires à la défense
de la liberté et à l'enseignement de la langue nationale. Il avait
un talent merveilleusement souple : dans l'intérieur du Comité,
il résumait comme en se jouant les discussions les plus ardues.
Aussi fut-il chargé de retracer à la Convention les progrès des
armées, et ses bulletins clairs, entraînants, coupés à propos par
des lettres de représentants et de généraux, eurent bientôt un
tel renom que les soldats marchant au combat criaient Barère
à la tribune. Il ne faut pas chercher la vérité dans ses « carma-
gnoles », et Saint-Just reprochait avec raison à Barère de trop
faire mousser les victoires. Son rapport sur le naufrage du Ven-
geur n'est qu'un long mensonge, gâté d'ailleurs par de malheu-
reuses expressions. Mais ses autres rapports n'offrent pas les
mêmes traces de mauvais goût et d'enflure, Barère sait agré-
menter le sujet, et, comme il dit, le « brillauter », montrer à la
Convention, sans jamais la lasser, les drapeaux que nos soldats
enlevaient au despotisme et qui « formaient le garde meuble de la
liberté ». Son chef-d'œuvre, c'est le rapport sur la reprise de
Toulon et le déblocus de Landau, véritable tour de force, admi-
1. Barère de Vieuzac (Bertrand), né à Tarbes le 10 septembre 1755, était
avocat au parlement de Toulouse et conseiller en la sénéchaussée de Bigorre
lorsqu'il fut élu aux Étals généraux par le Tiers-État de ceUe sénéchaussée.
Premier député des Hautes-Pyrénées à la Convention, membre du Comité de
salut public, con<lamné à la déportation et enfermé dan» la prison de Saintes
d'où il s'échappe, amnistié, il se consacre à la littérature sous l'Empire, siège à
la Chambre des représentants sous les Cent-Jours, habite la Belgique durant
toute la Restauration, devient sous le gouvernement do Juillet conseiller général
des Hautes-Pyrénées, et meurt le 14 janvier 1811.
716 LA LITTERATURE SOUS LA REVOLUTION
rable discours de rhétorique où se déploie tout ce qu'il avait de
facilité, d'agilité, de virtuosité. Au lieu de narrer les victoires, il
les compare, les assimile au pays et au terrain où elles sont nées,
l'une spontanément et comme une production du climat, l'autre
comme une « élaboration lente mais vigoureuse de la nature »,
et il fait un joli et ingénieux parallèle entre les armées du Nord et
celles du Midi qui prennent pour ainsi dire leur caractère à la
région où elles combattent : au Nord, parmi les neiges et les
glaces, courage froid et imperturbable, constance et intrépidité
soutenue, patience infatigable et cette persévérance militaire
qui semble l'apanage des Germains, les soldats surpassant tout
l'art des généraux et s'élevant au-dessus de toutes les tactiques ;
au Midi, exaltation, enthousiasme sans bornes, de la furie, la
foudre frappant les palais, un grand coup qui rend les Fran-
çais soudainement vainqueurs et met de la poésie dans leur
triomphe !
//. — Le journal.
En même temps que l'éloquence parlementaire, naît alors
la presse politique que Brissot nomme la tribune du peuple et
la grande manufacture des révolutions. Le nombre des journaux
fut infini; ils pleuvaient tous les matins, disait-on, comme la
manne du ciel. On ne mentionne ici que les journalistes de talent,
et non les vils escrimeurs de plume, les journaillons ou jour-
naliers. C'étaient André Chénier, Rivarol, Mallet du Pan, Cham-
fort, Loustallot, Brissot, Condorcet, Camille Desmoulins.
André Chénier. — André Chénier fait dans son Avis aux
Français une énergique peinture des dangers que court la liberté
nouvelle, et durant l'année 1792, dans les suppléments du Journal
de Paris, il démasque avec autant de force que de courage ceux
qu'il nomme les brouillons et les factieux, décrit en traits
vigoureux les sociétés jacobines qui se tiennent par la main et
forment une chaîne électrique autour de la France, déplore élo-
quemment la faiblesse des honnêtes gens, le culte que Paris
rend à la Peur et les outrages impunis que subissent les lois. La
noblesse et la mâle fermeté du ton, une ironie perçante, une
LE JOURNAL 7i7
tristesse hautaine, voilà ce qui distingue ces articles d'André
Chénier.
Rivarol. — Rivarol aimait l'ancien régime : il se croyait
fait pour être la parure d'une monarchie et il voyait dans le
parti contraire ceux qu'avait bafoués son Petit Almanach des
ifvands hommes. Il collabora d'abord au Journal politique national,
puis aux Actes des Apôtres.
Ses articles ûu.fournal politique national, recueillis en volume
sous le titre de Mémoires, sont remarquables. Il y raconte les
événements depuis la réunion des Etats généraux jusqu'au
retour de Louis XVI à Paris. Le récit dés journées d'octobre
est dramatique par sa grave et sombre simplicité, par des trslits
concis et saisissants : l'attente de Paris et sa « curiosité bar-
bare », l'Assemblée « anéantie devant quelques poissardes », la
stupeur de l'entourage royal et « la défection de toutes les idées
grandes et petites », l'avilissement du roi traîné lentement à
Paris au milieu de la populace sous les yeux de Mirabeau « abu-
sant de son visage » et du duc d'Orléans « se réservant pour
dernier outrage ». Rivarol voit dans Louis XV^I un homme
« toujours irrésolu, toujours malheureux dans ses irrésolu-
tions », et il lui souhaite le courage de la reine. Non qu'il loue
Marie-Antoinette sans réserve : il reconnaît qu'elle a régné sur
le roi « comme une maîtresse », qu'elle a fait des dons exces-
sifs à ses amis, affaibli l'étiquette. Mais seule, la fille de Marie-
Thérèse garde « une contenance noble et ferme parmi tant
d'hommes éperdus et une présence d'esprit extraordinaire quand
tout n'est que vertige autour d'elle ».
II se pique d' « impartialité », d' « austérité ». La Révolu-
tion, dit-il, ne pouvait, s'éviter. Les griefs de la]|nation étaient à
leur comble : impôts, lettres de cachet, abus de l'autorité, vexa-
tions des intendants, longueurs ruineuses de la justice. Des phi-
losophes de génie avaient écrit pour corriger le gouvernement et
les petits esprits qui les commentaient avaient mis leur œuvre
à la portée du peuple; l'imprimerie n'est-elle pas l'artillerie de
la pensée? Mais de tous les griefs, le plus terrible était le pré-
jugé delà noblesse : ceux qui n'étaient pas nobles trouvaient la
noblesse insupportable et ceux qui l'achetaient, ne la détestaient
pas moins, puisqu'ils n'étaient qu'anoblis et que le roi guérit
718 LA LITTÉRATURE SOUS LA RÉVOLUTION
ses sujets de la roture comme des écrouelles, à condition qu'il
en reste des traces.
Il insiste sur la défection des troupes. Qu'étaient les g^ardes
françaises, sinon des bourgeois armés? Ne furent-ils pas fêtés et
caressés à Paris comme jadis à Rome les gardes prétoriennes?
Et devait-on compter sur des soldats indignés contre les faiseurs
qui remplaçaient l'honneur par le bâton, désespérés par les
coups de plat de sabre et la discipline du Nord, mécontents d'un
roi qui ne montait pas à cheval, manquant de tout et nourris
par ceux mêmes qu'ils venaient réprimer?
Mais le grand coupable aux yeux de Rivarol, c'est la cour,
c'e^t le ministère qui n'a fait que des sottises, c'est le conseil où
il y eut un concert de bêtises. Pourquoi entourer l'Assemblée
d'un appareil menaçant comme pour réduire tout le règne actuel
à quinze ans de faiblesse et à un jour de force mal employée?
Pourquoi n'avoir ni prévu ni compris ce que devaient être les
Etats généraux? Pourquoi renvoyer Necker? N'était-ce pas agir
aussi imprudemment que si la cour de Naples jetait à la mer
l'ampoule de saint Janvier? Pourquoi le roi se mettait-il à la
tête de la milice bourgeoise? Henri III, se déclarant chef de la
Ligue, en était-il le maître?
L'Assemblée n'est pas moins sévèrement traitée. Qu'elle
prenne garde. Le peuple ne goûte de la liberté comme des
liqueurs violentes que pour s'enivrer et devenir furieux. Malheur
à ceux qui remuent le fond d'une nation! Le Palais-Royal qui joint
les exécutions aux motions, qui transforme ses galeries en
chambres ardentes oii se prononcent des sentences de mort et
ses arcades en gémonies où s'étalent les têtes des proscrits, le
Palais-Royal est une seconde assemblée qui l'emporte sur là
première par la vivacité de ses délibérations, par la perpétuité
de ses séances, par le nombre de ses membres. La Révolution
est déjà toute populaire. La lie de Paris entre dans l'armée
démocratique, et les constituants tremblent devant cette armée.
Pour la satisfaire, ils entassent décrets sur décrets et ruines sur
ruines, et dans la nuit du 4 août, cette Sainl-Barthélemy des pro-
priétés, les députés de la noblesse « frappaient à l'envi sur eux-
mêmes, comme les Japonais chez qui le point d'honneur est de
s'égorger en présence les uns des autres » .
LE JOURNAL 719
Les jugemoiits de Rivarol ne sont pas toujours justes. L'esprit
de parti l'entraîne, et il nomme M'"* de Staël la Bacchante de la
Révolution et Necker un impudent charlatan. Mais le style de
ces Mémoires est énergique, vigoureux, plein de mots qui font
penser.
Les conseils qu'il donnait au roi par l'entremise de La Porte
témoignent d'une grande sagacité. Que le roi, dit-il, sache bien
que les aristocrates restés à Paris passent leur vie autour des
tapis verts, et ceux qui sont mieux chez eux que dans la rue,
doivent être battus par ceux qui sont mieux dans la rue que chez
eux. Il recommande de travailler le peuple, de fonder un club
des ouvriers. Selon lui, il faut se conserver par la partie forte,
par les maximes populaires, par le corps législatif, et non par
l'appui pourri des nobles et des prêtres; que le roi ne compte
pas sur ces émigrés qu'il devra « remplumer » après la victoire;
qu'il ne soit pas le roi des gentilshommes; qu'il soit roi.
Lui aussi émigra. Mais dans sa Lettre à la noblesse française
il donna, sous une forme oratoire et par instants trop pompeuse,
les mêmes conseils de prudence et de modération. Pas de
triomphe impitoyable. Pas de cruelle vengeance. On devra con-
solider par la sagesse le nouvel ordre des choses, et, après
avoir usé de la force, user de la persuasion. On devra laisser
faire le roi qui a vu le mal et le danger plus longtemps et de
plus près : le roi, seul juge et médiateur, n'oubliera pas qu'il est
père et que le peuple est enfant.
Mallet du Pan *. — Mallet garde la rouille de sa patrie
genevoise; il manque d'agrément et d'éclat; son style rude,
heurté, chargé de mots, plein de répétitions et de longueurs, est
le style du journaliste pressé qui laisse courir sa plume. Il
s'imagine que la Révolution aboutira à la destruction totale des
propriétés; il attribue l'enthousiasme des soldats à la vanité
franraise et assure que le Comité projette de massacrer les pri-
1. Mallet ilu Pan (Jacques), né en 1719 dans le prosbylère «le Céligny, élève
«lu collège et «le l'Acndéinie «le Genève, nommé par l'interniéiliaire «le Voltaire
proresseur d'histoire et de belles-lettres du landgrave «le Hesse-<lassel (1712),
rollaborateur des Annales politiques et littéraires «le Linguet, rédacteur de la
partie p«)litique du Mercure de France de 1784 à 1792, «juiltc la France après le
10 août et séjourne en Suisse, en Belgique, puis, à partir de 1798, en Angleterre,
où il publie le Mercure britannique ; mort le 10 mai 1800 à Riclimond, chez son
ami le comte de I^llv-Tollendal.
720 LA LITTERATURE SOUS LA REVOLUTION
sonniers pour diminuer la consommation des vivres. De parti
pris et avec un implacable acharnement il attaque toutes les
nouveautés gallicanes. Il déblatère sottement contre les conven-
tionnels et les membres du (Comité, « dont Catilina eût à peine
voulu pour ses crieurs publics » ; contre les Parisiens, qui ont
« la poltronnerie et la simplicité des lapins » ; contre Paris,
« bande d'escrocs et de dupes » ; contre les cinq Directeurs,
« cinq gredins jouant les Césars et les Gengis-Khan ». S'il finit
par s'incliner devant le génie de Bonaparte, il l'a nommé d'abord
un « petit bamboche à cheveux éparpillés » et un « bâtard de
Mandrin qui n'a fait la guerre que dans les tripots et les lieux
de débauche ».
Mais soit dans le Mercure de France et le Mercure britan-
nique, soit dans ses mémoires, ses brochures et ses notes, il
crayonne, comme il dit, la carte politique de la France. Dès le
début, il combat Rousseau et les maximes que les révolution-
naires lui empruntent pour les travestir, combat tous ceux qui
« voguent à la République avec le pavillon monarchique »,
combatle fanatisme démocratique et Va athéisme persécuteur » :
les gouvernements mixtes comme le gouvernement anglais
sont les seuls qui lui semblent concilier la liberté et l'autorité.
Puis il dévoile les conquêtes grandissantes des Jacobins qui,
seuls, ont « montré de la conduite » et « marché impétueu-
sement à leur but », dénonce l'anarchie et la future domination
des « indigents hardis et armés », montre comment le pouvoir
est « tombé de cascade en cascade » dans les mains de la mul-
titude. Il conseille aux alliés d'appeler l'opinion à leur secours et
d'opposer aux droits de l'homme une charte des peuples. Il pro-
phétise que leur tactique échouera contre un « ramas immense
de troupes flottantes et irrégulières », contre des armées indes-
tructibles qui se recrutent aisément et réparent aussitôt leurs
pertes, contre un gouvernement de terreur qui met la France
en état de siège et par des violences passagères, mais nécessaires
et inévitables dispose de toutes les volontés et de tous les cou-
rages, contre un Comité qui « agit avec la rapidité de l'éclair
pendant que ses ennemis délibèrent ».
Mallet excelle dans ce qu'il nomme les exposés de situation
elles recensements. Il sait retracer à grands traits la lutte des
LE JOURNAL 721
partis, l'état moral de Paris, le caractère des insurrections et le
« génie permanent de la multitude ». Les progrès de la doctrine
révolutionnaire, l'expansion prodigieuse de l'esprit de républi-
canisme, la Convention obtenant jusqu'au bout une obéissance
d'habitude et de nécessité, mais n'inspirant plus le moindre
respect, la capitale devenue sous le Directoire une cité de bro-
canteurs, la fusillade et la déportation substituées à la guillo-
tine, le gouvernement rétablissant la Terreur et de peur d'être
tué par la paix, continuant la guerre, rêvant invasions et rapines,
et ne doutant pas de « tenir l'Europe dans ses serres », l'avè-
nement prochain d'une République monarchique et dictatoriale,
tel est le vaste tableau qui se déroule à nos yeux dans la cor-
respondance de Mallet avec la cour de Vienne.
Chamfort. — André Chénier, Rivarol, Mallet défendent la
royauté; Chamfort, Loustallot, Brissot, Condorcet, Desmoulins
furent les porte-voix du parti démocratique ou républicain.
Chamfort garda sous la Révolution son esprit amer et caus-
tique. Aigri contre l'ancien régime dont les bienfaits humi-
liaient son orgueil, il applaudit avec fureur aux victoires popu-
laires. Il donna à Sieyès le titre de la brochure sur le tiers état,
composa le discours de Mirabeau contre les académies, trouva
le fameux mot d'ordre guerre aux châteaux, paix aux chau-
mières. Lorsqu'il vit la Bastille démolie, « elle ne fait, dit-il,
que décroître et embellir ». En apprenant le réveil politique de
la Pologne, il admira cette « enjambée de la liberté par-dessus
l'Allemagne ». Il répétait que le peuple encore neuf ne savait
organiser que l'insurrection, mais que cela valait mieux que
rien, qu'il ne croirait pas à la Révolution tant qu'il verrait les
cabriolets écraser les passants, et qu'il n'y a pas de Révolution à
l'eau de rose. Mais bientôt vinrent les excès. « Ces gens-là, disait-
il, ne feront pas rétrograder les lumières de dix-huit siècles. »
Ces gens-là furent les maîtres, et Chamfort traduisit leur devise
fraternité ou la mort par celle-ci : sois mon frère ou je le lue, déclara
que leur fraternité était celle de Caïn et d'Abel, qu'un honnête
homme ne pouvait mettre le pied dans les sections, qu'il fallait
avoir lapidé et assassiné pour obtenir un certificat de civisme.
Menacé, il essaya de se tuer, se manqua, et après avoir longtemps
souffert, mourut sans avoir vu la chute de Robespierre.
Histoire de la lanoue. VI. 46
722 LA LITTERATURE SOUS LA REVOLUTION
Loustallot '. — Loustallot rédigeait les Révolutions de Paris.
Il a, non pas de l'éclat, mais de la chaleur, de l'énergie, et sous
sa gravité perce l'émotion. Il oppose aux menaces de l'étranger
les peuples delà Gaule, les Flamands, les Normands, les Cham-
penois, « les Lorrains et les Alsaciens qui sont nos frères et se
glorifient aujourd'hui d'être Français ». Il proteste contre les
meurtres commis par le peuple : exercer ainsi le droit de punir
et usurper la fonction du magistrat, c'est renverser tout l'ordre
de la société. Il s'élève éloquemment contre le décret du marc
d'argent et contre le livre rouge. Il raille avec verve Necker,
le ministre adoré.
Desmoulins -. — Camille Desmoulins avait fait de bonnes
études et il farcit de citations tout ce qu'il écrit. Ces rappro-
chements lui semblaient des estampes dont il ornait son
journal, et puisque les Muses, disait-il, étaient filles de Mné-
mosyne, ne pouvait-il recourir à la mémoire autant qu'à l'ima-
gination? Mais il sait amener ces citations, les enchâsser dans
son texte, et il les traduit joliment, drôlement, sur un ton leste
et badin, comme avec un sourire : il faut, pour goûter le sel de
ses plaisanteries et saisir le piquant de ses anachronismes
voulus, avoir reçu la culture antique et pouvoir dire ainsi que
lui : « Yoilà les traces des pas de la déesse ».
Il se fait donc, selon sa propre expression, l'écho des écrivains
anciens et des clubs parisiens tout ensemble. Le Palais-Royal
est pour lui un lycée, un portique ou un forum, et le journa-
liste français, un homme qui tient les tablettes, l'album du cen-
1. Loustallot (Elysée), né en décembre 1761 à Saint-Jean d'Anfïély, fait ses
humanités au collège de Saintes, étudie le droit à Bordeaux, est reçu avocat;
mais, frappé d'une suspension de six mois par le conseil de discipline à c^use
d'un mémoire violent contre la sénéchaussée de sa ville natale, il vient, au
commencement de 1789, se faire inscrire au barreau de Paris. Cest alors que
l'imprimeur Louis Prudhomme le charge de rédiger les Révolutions de Paris,
journal qui paraissait en une brochure de quarante à soixante pages tous les
dimanches et qui eut un prodigieux succès (certains numéros furent tirés à
deux cent mille exemplaires). Loustallot rédigea le journal du 14 juillet 1789 au
20 septembre 1790, jour de sa mort.
2. Desmoulins (Lucien-Simplice-lJenoit-Camille), né à Guise le 2 mars 1760,
fils du lieutenant général au bailliage <le celte ville, élève du collège Louis-le-
Grand, où il obtient une bourse par l'influence d'un cousin (M. Viefville des
Essarts), étudiant en droit, bachelier au mois de scplenibre 1781, licencié au
mois de mars 178.Ï, avocat au parlement de Paris, secrétaire général de Danton
au ministère «le la Justice après le 10 août, député de Paris à la Convention
(2 septembre 1793), mort sur l'échafaud le 3 avril 1794.
LE JOURNAL 723
seur, et passe en revue le Sénat, les consuls et le dictateur
lui-môme. Deux députés obscurs sont choisis pour former le
comité des recherches; l'Assemblée, écrit Desmoulins, veut
imiter la sagesse de Solon et choisir les juges parmi les citoyens
inconnus. Il dit que, lorsque le jacobin Gra<xhus faisait une
motion, le ci-devant feuillant Drusus proposait une motion
plus populaire encore; aussi finit-on par trouver que Grac-
chus n'était pas à la hauteur et que c'était Drusus qui allait
au pas.
Il mêle volontiers les réminiscences de la Bible à celles de
l'antiquité. S'il demande qu'on aide les religieuses à quitter le
couvent et qu'on leur fasse une sorte de violence : « Vierges
saintes, s'écrie Camille, on veut que vous ôtiez vous-miêmes
votre voile comme des Ménades en plein jour; vous regrettez
sans doute que l'Assemblée ne se soit pas souvenue du mot de
l'Evangile : forcez-les d'entrer dans la salle des noces, compeUe
intrare. » S'il déplore ses eCforts inutiles et l'ingratitude du
peuple, il cite et Curtius qui pouvait se précipiter dans un gouffre
parce qu'il croyait sauver la patrie, et Jésus qui marchait à la
croix parce qu'il était sûr d'opérer la rédemption du genre
humain : encore Jésus eut-il une sueur de sang « aux approches
de M. Sanson ».
Nourri de la Bible, des classiques, de Cicéron dont il regarde
les Offices comme un modèle de sens commun, de Tite-Live,
de Tacite, il est en même temps un écrivain; il vise au trait, il
aiguise sa pensée, il balance élégamment la période, emploie
de savants artifices de style.
Si rapide et « haletante » que soit sa plume, il trouve des
images saisissantes . Décrit-il les progrès du patriotisme , il
montre la jeimesse qui s'enflamme et les vieillards qui, pour la
|)remière fois, rougissent du temps passé et ne le regrettent
jdus. Veut-il faire voir que les écrivains patriotes redoublent de
zèle sous le feu et le nombre des brochures du parti contraire et
entraînent les citoyens sur leurs pas, il narre l'anerdote du soldat
qui s'étonnait au lendemain de l'assaut d'avoir pu grimper jus-
qu'au haut des murailles ; « c'est, lui répondait un camarade,
«|u'on tirait sur nous à balles ». S'il parle des pensions que le
roi fait à la noblesse : « On croit voir, écrit-il, de grands enfants
\
724 LA. LITTÉRATURE SOUS LA REVOLUTION
s'attacher au sein d'une mère épuisée tandis qu'une foule de
petits languissent de besoin à ses pieds. »
Nul, sous la Révolution, n'écrit avec la même vivacité, la
même malice, pétillante, scintillante. Quel charmant portrait
de Mirabeau qui noue des intelligences avec tous les partis!
Desmoulins le compare à une coquette : « attentive à la fois à
tenir son jeu et à occuper ses amants, elle a ses deux pieds sous
la table posés sur ceux de ses voisins et tourne ses regards lan-
guissamment vers le troisième, ce qui n'empêche pas la belle de
prendre du tabac d'un quatrième et de serrer la main d'un cin-
quième sous prétexte de voir sa manchette de point ».
< Il excelle dans la satire, dans les causticités. « C'est mon élé-
ment, disait-il, que le genre polémique. » De la manière la plus
gaie, la plus goguenarde, la plus piquante il nargue ses ennemis et
fait la charge de Malouet, de Maury, de Mirabeau-Tonneau, qui
croit avoir ravi la toison d'or en emportant les cravates de son
régiment, de Cerutti qui ceint la tiare et prend l'ostensoir pour
adorer Necker, de Bergasse qu'il gratifie d'un certificat de
démence et qu'il représente comme un nouveau Narcisse ido-
lâtre de lui-même, de son génie e^ de ses projets de loi. Il châtie
l'orgueil de Mounier, cet aigle du Dauphiné, qui se croyait un
Lycurgue et le futur restaurateur de la France : « Ce que vous
pleurez, c'est la perte de vos ambitieuses espérances; vous res-
semblez à ces femmes esclaves dont Homère disait : en appa-
rence, elles pleuraient la mort de Patrocle, mais ce qu'elles
lamentaient, c'était leur propre condition », Il nomme le duc
d'Orléans qui vote silencieusement avec la Montagne un Robes-
pierre par assis et levé et en quelques lignes il dépeint cet impuis-
sant blasé : « Aimable en société, nul en politique, aussi libertin
mais plus paresseux que le régent, il aura pu être embarqué un
moment par Sillery, son cardinal Dubois, dans une intrigue
d'ambassade, comme il s'était embarqué dans un aérostat; mais
dans cette intrigue comme dans son ballon, il me semble voir
Philippe, à peine ayant perdu la terre et au sein des nuages
tourner le bouton pour se faire descendre bien vite, et rapporter
du voisinage de la lune le bon sens de préférer M'"* Buflon ».
Il cingle d'importance l'équivoque Barère qui dit blanc et noir à
la fois.
LE JOURNAL 725
Avec quelle fine ironie il se moque de Marat, ce dramaturge
des journalistes, cet hypertragiqne qui demande vingt mille têtes
et qui voudrait égorger tous les personnages de la pièce et jus-
qu'au souffleur! Mais Marat, le sylphe Marat, n'esl-il pas invi-
sible comme les premiers chrétiens dans des catacombes où
Lafayette n'a pu le découvrir encore, bien que le général ait
fouillé les maisons de Paris, du parterre au paradis, et proposé un
prix aux taupiers pour le déterrer? « Marat, tu as raison de m'ap-
peler jeune homme puisqu'il y a vingt-quatre ans que Voltaire
s'est moqué de toi, de m'appeler malveillant puisque je suis le
seul écrivain qui ait osé te louer. Tu auras beau me dire des
injures; tant que je te verrai extravaguer dans le sens de la
Révolution, je persisterai à te louer parce que je pense que nous
devons défendre la liberté comme la ville de Saint-Malo non
seulement avec des hommes, mais avec des chiens. »
Quelle verve comique dans le récit de la motion proposée par
l'abbé de Cournand sur le mariage des prêtres ! « Il fit des mer-
veilles. 11 cita saint Paul, le patriarche Judas, la tribu de Lévi
et trouva, comme dans l'Ecriture, que les filles étaient jolies,
que sous le ciel nest un plus bel animal, et qu'il fallait aller au-
devant d'elles; et viderunt quod essent pulchrœ et obviam exie-
runl. Il promit à la nation que si la motion passait, il sortirait
de lui une postérité plus nombreuse que celle d'Abraham. Il se
courrouça contre ses contradicteurs en leur disant qu'ils en par-
laient fort à leur aise. Il insulta la partie adverse. M. le pré-
sident, sous prétexte qu'il était minuit, leva la séance et, par un
« il n'y a pas lieu à délibérer )>,tua d'un seul coup la race innom-
brable du professeur royal. »
Que d'esprit incisif dans ce passage des Révolutions de France
et de Drabant où il se plaint qu'on parle sans cesse de la loi et
ne la pratique jamais! « Tous ont à la bouche le nom de loi.
30 clubs, i8 sections épuisent leurs poumons pour la loi. L'As-
semblée nationale, la cour de cassation, 6 tribunaux, 2 direc-
toires et des municipaux par centaines veillent pour la loi,
Railly a 73 000 livres de rente pour tenir son télescope toujours
bra(jué sur la loi. Lafayette mange 100 000 écus par an à sa
table pour faire observer la loi. Les passants semblent avoir ce
mot pour devise. 200 000 hommes, juges, épauletiers, citoyens
726 LA LITTERATURE SOUS LA REVOLUTION
font lire à tout le monde sur leurs chapeaux, à leur hausse-col,
à la boutonnière de leur basque le mot loi. Qui ne croira qu'un
soupir (le l'innocence opprimée va remuer, sinon tout le monde,
comme dit Sadi, au moins toutes les sonnettes des clubs et sec-
tions? Hélas! ce mot de loi ressemble beaucoup à l'inscription
que le loup devenu berger avait mise sur son chapeau pour
mieux gober les moutons : « C'est moi qui suis Guillot, bei^er
de ce troupeau. »
Quel amusant persiflage de ces badauds qui « ne savent ni
sauver, ni prévenir » et que notre pamphlétaire compare à des
athlètes portant la main a l'endroit où on les frappe et ne pen-
sant qu'aux coups qu'ils viennent de recevoir! « Ils commencent
à se douter que Louis XVI pourrait bien être un parjure quand
il est à Yarennes. Il me semble les regarder de même, grands
yeux ouverts, bouche béante, quand ils retrouveront le déficit
aussi profond qu'en 89, quand ils verront maints départements
indignés se détacher de la métropole et abandonner Paris à
l'esprit mercantile de ses boutiquiers qui aiment la liberté et
ne reconnaissent pour le meilleur gouvernement que celui qui
entoure leur comptoir d'un plus grand nombre d'acheteurs. »
Lui dit-on que les riches ont quitté Paris, il expose plaisam-
ment le résultat de cette désertion : l'herbe cachant le pavé de
la place Maubert, Turcaret renvoyant son suisse et mangeant
du pain sec, l'armée des filles du Palais-Royal licenciée faute
de paye.
Que l'Assemblée exige de chaque électeur ou citoyen actif une
contribution égale à un marc d'argent, il s'écrie que Rousseau,
Mably, Corneille n'auraient pas été éligibles : « Ne voyez-vous
pas que votre Dieu n'aurait pas été éligible? Jésus-Christ dont
vous faites un dieu, vous venez de le reléguer parmi la canaille!
Et vous voulez que je vous respecte, vous, prêtres d'un Dieu
prolétaire et qui n'était pas môme un citoyen actif? »
Mais à force de singeries il est parfois grotesque. Ce ton
gouailleur, cet étalage de bouflbnnerie, ce système de ricane-
ment, cette manie de faire des calembours et de travestir l'anti-
quité finissent par fatiguer le lecteur. Il propose à Bailly, maire
de Paris, l'exemple d'Epaminondas, maire de Thèbes. Il montre
les Germains de Tacite jouant leur liberté au trente-et-un ou au
LE JOURNAL 727
hirihi et compare le café Procope à la maison de Pindare et les
hrissotins aux « vases impurs d'Amasis avec lesquels a été
fondue dans la matrice des jacobins la statue d'or de la Répu-
blique ». 11 dira que Léonidas promet à ses trois cents Spartiates
la salade et le fromage chez Plu ton, et que le peuple romain,
après le meurtre de Vii^inie, cassa le Directoire, que le prési-
dent Appius allait à la lanterne, s'il ne se fût sauvé à toutes
jambes. Il qualilie Desilles d' « aristocrate splendide » en rappe-
lant que saint Augustin qualifiait de péchés splendides les belles
actions des païens et qu'Horace qualifie Hypermnestre de par-
jure splendide. Il emploie des mots comme colaphiser, cavilla-
tions, dehortatoire , effigier, obalacler, ','espuer. Enfin, il vilipende
ses adversaires, les déchire et les traîne dans la boue, les désigne
gaillardement au « rasoir national ».
Ce qui nous rend indulgents envers lui, c'est son Vieux Corde-
lier où il [souhaite la fin d'un sanglant régime. Non que Ca-
mille ait eu l'héroïsme de s'élever hautement, sans réserve ni
réticence, contre la tyrannie; à la fois timide et hardi, il mêle à
ses protestations des flatteries et des assurances de soumission ;
il attaque Hébert et n'ose attaquer Robespierre ; il s'en prend
non à la Terreur, mais à ses « goujats » ; s'il est un instant
audacieux, il se repent aussitôt de son audace et la désavoue; il
désire qu'on ouvre un guichet des prisons, et non les deux bat-
tants; dès qu'il se voit menacé, il bat sa coulpe, affirme sa con-
trition parfaite, s'humilie, se condamne, s'abaisse à dire qu'il
s'est livré à une débauche d'esprit. Mais il pressent et présage
Thermidor. Les contemporains louèrent tout bas son talent et
son courage; ils crurent à sa voix que la Terreur prenait fin, et
lorsqu'il fut emprisonné, son arrestation fut presque une cala-
mité [tublique. Dans le troisième numéro du Vieux Cordelier,
tout en assurant qu'il se borne à traduire Tacite et à retracer le
règne des Césars, il dénonçait en allusions vigoureuses et mor-
dantes les excès de là Montagne et comparait les crimes que
punissaient les empereurs aux crimes de contre-révolution. Le
quatrième numéro est dans quelques passages plus franc, plus
téméraire encore : Camille ne procède plus par voie d'allusions;
il réclame la douceur des mœurs républicaines; il déclare qu'il
adore dans la Liberté, non pas une nymphe de l'Opéra au
728 LA LITTÉRATURE SOUS LA RÉVOLUTION
bonnet rouge et en haillons, mais le bonheur, la raison, la jus-
tice, et, au risque d'être traité de modéré, il demande la créa-
tion d'un Comité de clémence qui termine la Révolution; il
rappelle que les Athéniens élevaient un autel à la Miséricorde;
il implore le tout-puissant Robespierre : « Souviens-toi que
l'amour est plus fort, plus durable que la crainte! »
Il était trop tard. Camille abandonnait la Terreur après l'avoir
déchaînée. C'est ainsi que nag-uère il donnait sa démission- de
procureur général de la Lanterne pour n'être pas complice de
meurtres injustifiables, ainsi qu'il reprochait au peuple d'en-
voyer le cordon avec autant de facilité que Sa Hautesse à ceux
qu'elle disgracie. Mais n'avait-il pas été le boutefeu du peuple?
Il eut le sort qu'un jour, en gambadant, comme à son ordinaire,
il avait entrevu : « Un journaliste tel que lui devait avoir un
bout de rôle dans la pièce et un intérêt si fort qu'il pourrait bien
figurer tragiquement à la catastrophe. »
Il est le prosateur le plus original de la Révolution, et rien en
ce temps-là n'est supérieur à la France libre où il y a, malgré
le manque de suite et quelques incohérences, tant de verve et
de juvénile ardeur, au Discours de la Lanterne où il y a, malgré
de sinistres souvenirs, tant de couleur et de gaieté, aux Révolu-
tions de France et de Bradant où il y a tant de variété, tant de
mouvement et d'entrain, tant de vives et brillantes saillies, à
V Histoire des brissotins où l'ironie est si méchante, à la Ré^ionse
à Arthur Dillon où la raillerie est si fine, au Vieux Cordelier oh
il y a, malgré la bigarrure du style, tant de vigueur éloquente
et un généreux appel à l'humanité.
///. — Le théâtre.
Le théâtre de la Révolution n'a guère d'autre valeur que celle
d'un document historique, et son seul mérite, c'est d'exprimer les
idées et les sentiments de l'époque. Le Directoire n'exigeait-il
pas que les spectacles fussent des « écoles de républicanisme »,
et la Convention ne décrétait-elle pas que s'ils étaient contraires
à l'esprit de la Révolution, le théâtre qui les représentait serait
fermé?
LE THEATRE 729
Reprises. — On reprit donc les pièces qui, selon le mot «lu
temps, étaient bonnes politiquement parlant. Des tragédies tom-
bées avant la Révolution eurent alors, grâce aux circonstances,
un succès imprévu. La Harpe reconnut Virginie qu'il n'avait osé
avouer et le dialogue d'Appius et dicilius reçut des spectateurs
l'applaudissement qu'ils lui refusaient jadis. Lemierre remit à
la scène son Guillaume Tell, et le public, exaspéré contre
Gesslor, cria « à la lanterne » à l'acteur qui jouait le rôle du
tyran.
Pièces d'actualité. — Les pièces d'actualité furent innom-
brables. Elles ont toutes le même style banal et offrent toutes
les mêmes caractères. On y loue le nouveau régime. Patriotes,
républicains, sans-culottes, y sont représentés comme des gens
simples et bons. On leur prête toutes les vertus et tous les
héroïsmes. On vante leur désintéressement, leur esprit d'ordre
et d'économie, leur goût pour la vie de famille.
On raille les préjugés de la noblesse : des marquises se don-
nent à de vaillants roturiers et des baronnes, aux vainqueurs de
la Bastille; des ducs arborent la cocarde et boivent à la liberté;
des aristocrates déposent leurs titres sur l'autel de la patrie.
On se moque du clergé. Le pape épouse M"* de Polignac. La
papesse Jeanne prescrit le mariage aux ecclésiastiques, et
accouche d'un poupon. Les curés jettent leur robe aux orties, se
coiffent du bonnet rouge, montent la garde et renoncent au
célibat contraire aux lois de la nature. Plus de victimes cloîtrées;
les nonnes sortent du couvent pour rentrer dans le monde; les
bénédictines tombent dans les bras des dragons.
On insulte les monarques. Dans sa Folie de Georges, Lebrun-
Tossa représente le peuple de Londres qui proclame la répu-
blique, massacre Pitt et conduit George III à Bedlam. Dans son
Jugement dernier des 7'ois — : dont le Conseil exécutif fit acheter
trois mille exemplaires, — Syhain Maréchal déclare que les
rois sont ici-bas pour nos menus plaisirs et les livre à la risée.
La tsarine, le pape, l'empereur, les rois d'Espagne, de Sar-
daigne, de Prusse, d'Angleterre et la plupart des « brigands
couronnés », dé|)ortés dans une île par ordre de la Convention
européenne qui se réunit à Paris et se compose de députés de
toutes les républiques, offrent au monde le spectacle de ses tyrans
730 LA LITTERATURE SOUS LA REVOLUTION
détenus dans une ménagerie et se dévorant les uns les autres :
pour un morceau de biscuit, ils se disputent à coups de sceptre;
un volcan les met d'accord en les recouvrant de sa lave .
On célèbre les jrrandes journées, les « traits historiques », la
prise de la Bastille, le triomphe des Suisses de Châteauvieux,
la mort de Gouvion, de Desilles, de Beaurepaire, de Dampierre,
de Viala, de Barra, de Marat et de Robespierre, le camp de
Grandpré, les exploits des demoiselles Fernig et du valet de
chambre Baptiste, les batailles de Spire et de Jemappes, l'entrée
des Français à Bruxelles et à Chambéry, les sièg-es de ïhionville,
de Lille et de Toulon, le naufrage du Vengeur.
C'était le spectacle à grand fracas. Le public entendait avec
joie les bruits do la guerre et le son du tocsin; il voyait avec
émotion des citoyens, pioche en main, fabriquant du salpêtre,
les représentants du peuple haranguant les troupes, des soldats
faisant l'exercice et plantant l'arbre de la liberté, des volon-
taires se rendant à la frontière et portant au bout de leur fusil
une branche de laurier donnée par les citoyennes — car les volon-
taires étaient amants et guerriers tout ensemble et ces favoris
de Mars et de Vénus se couvraient d'une double gloire : Amour
et valeur et Au ])lus brave la plus belle sont les titres de deux
comédies du temps.
Après le 9 thermidor, éclate la réaction. Les terroristes sont à
leur tour mis sur la scène et cruellement fustigés. Le Réveil du
peuple, ce chant thermidorien de Souriguières, qualifie les
jacobins de « monstres destructeurs » ; Ducancel, dans flnlê-
rieur des comités révolutionnaires, compare ces « Aristides
modernes » aux cannibales; Charlemagne, dans le Souper des
Jacobins, les flétrit comme « francs coquins » et « buveurs de
sang », etMartainville, dans le Concert de la rue Feydeau, comme
des scélérats à qui n'agrée que « l'art afîreux d'enfanter des
crimes ». Laya avait eu plus d'audace lorsqu'il donnait en 1793
son Ami des lois qui bafoue les « fanfarons de patriotisme » et
« faiseurs d'anarchie » ; son œuvre, il est vrai, a été trop rapi-
dement composée; c'est un acte de courage* plutôt qu'une bonne
pièce.
Tragédies. — A côté de ces à-propos patriotiques et révolu-
tionnaires naissent alors des tragédies qui, sans doute, renferment
LE THEATRE 73i
des allusions ou, comme on disait, des applications, mais qui
sont de vraies tragédies classiques selon la formule.
Le boa Ducis se tut sous la Terreur; il disait que la tragédie
courait les rues et qu'il voyait autour do lui trop d'Atrées en
sabots; mais au printemps de 179o il fit représenter Abnfar, qui
plut par sa couleur orientale.
Legouvé composa Quintus Fabius, Ejncharis et Néron et
Étéocle.
Arnault donna trois tragédies correctes et froides : Marins à
Miniurnes, Cincinnatus, Lucrèce, les deux premières en trois
actes. Dans Oscar, où il met aux prises l'amour et l'amitié, il
s'efforce gauchement de mêler à l'action la nature d'Ossian et,
comme il s'exprime, sa mythologie sentimentale, les tombeaux,
les nuages sombres et « les hurlements plaintifs des fantômes
errants ». Sa pièce Blanche et Montcassin ou les Vénitiens rap-
pelle le Tancrèdc de Voltaire. Mais il y a, outre la couleur his-
torique, du pathétique et du mouvement. Elle est dédiée à Bona-
parte. Le général avait pleuré lorsque Arnault lui lut son œuvre ;
mais il avait regretté ses larmes parce que le dénouement
n'était pas terrible ni le malheur des deux amants irréparable.
« Il faut, disait-il. que le héros meure. » Le héros mourut et la
tragédie réussit. Un conseil de Bonaparte, remarque Arnault,
devait produire une victoire.
Joseph Chénier *. — Mais le poète tragique de la Révolu-
tion, c'est Joseph Chénier qui, selon le mot de Desmoulins,
attachait à Melpomène la cocarde nationale.
Son Charles IX excita le délire de Paris. On applaudissait aux
tirades de Henri et de Coligny contre la cour et l'on frémissait
4. Chénier (Marie-Joseph de), né le 28 aoOl 4*tU à Constanlinople, élève du
collèpe «le Navarre à Paris, soiis-lieiitenant dans un régiment de «Iragons en gar-
nison à Niort, abandonne le métier des armes au bout de deux ans et donne au
Théàlre-Français un drame en deux actes, Edgar ou le paffe supposé (1185), ainsi
«|u'une tragédie d'Azémire. qui tombent à plat. Mais vient Charles IX (iT89);
puis Henri Vlll et Calas (1191); Gains Gracchus (1792), Fénelon (l"93); Timoléon
(1794). Membre de la Convention, du Conseil des Cinq-Cents, du Tribunal, de
rinslitui, inspecteur général des études de l'Université (de 1803 l» 180Cj, chargé
d'un cours de littérature Trançaisc à l'Athénée de Paris en 1806 et en 180", il a
composé en outre Philippe il, lirutus et Cassius ou les derniers Romains, Tibère,
et deux comédies, Ninon et Les portraits de famille. Le plus important <le ses
écrits en prose, le Tableau de la littérature française depuis 17S9 jusiju'à 1808,
hostile à Chateaubriand, peu original, trop superficiel et sommaire, oITre quel-
quefois des idées justes. Il mourut à Paris le 10 janvier 1811.
732 LA LITTERATURE SOUS LA RÉVOLUTION
(l'horreur aux maximes de Lorraine qui commandait la ven-
geance. Une scène fait encore une impression de terreur, et
Schiller ne l'eût pas désavouée : c'est la scène du IV' acte où,
pendant que sonne la cloche, le cardinal bénit lesépéesque croi-
sent les courtisans agenouillés. Mais la pièce n'est qu'une suite
de harangues. Les personnages n'agissent pas; ils discourent.
Et ils discourent, non pas comme au xvi*" siècle, mais comme à
la fin du xvin^ siècle. L'Hôpital dit qu'il est citoyen autant que
sujet et il annonce que les affreuses bastilles, tombeaux des
vivants, s'écrouleront un jour.
Henri VIII est plus dramatique que Charles IX. Anne de
Boulen s'exprime avec une émotion touchante et l'épisode de
Norris, qui proclame l'innocence de la reine, ofîre quelque
intérêt; mais la langue du poète est lâche, banale, dénuée de
toute vigueur.
Dans Calas, dirigé contre les parlements, l'action se traîne et
le langage des personnages manque de simplicité comme la
pièce de mouvement.
Gracchus renferme une scène qui fit un effet inexprimable
et qu'on a nommée la scène des harangues. Comme Charles IX,
la pièce n'a pas d'action; mais elle respire d'un bout à l'autre
l'amour de la liberté, et le style de l'auteur est plus ferme, plus
châtié.
Fénelon représente l'archevêque de Cambrai comme un
patriarche des temps antiques, vivant en paix avec les calvi-
nistes, déplorant les misères du peuple, flétrissant les crimes
des rois, et, avant de servir Dieu, servant l'humanité. Un jour-
naliste de la Montagne disait que Fénelon fait à l'abbesse un
plat et larmoyant sermon : le mot s'applique à toute la pièce.
Joseph Chénier n'est qu'un élève de Voltaire et non le meil-
leur; mais il eut parfois de la vigueur, et il a fait Charles IX.
Comédies. — La comédie de la Révolution n'a rien créé
d'original. Des financiers, anciens valets, et des Crispins qui
prennent le nom expressif de Harpon ou de Crusophile, furent
mis sur la scène. Charlemagne composa V Agioteur, et Pujoulx,
les Modernes enrichis. Mais personne ne peignit en traits
immortels le fournisseur, le spéculateur, le Turcaret de l'époque.
Deux types, créés, l'un par Maillot, l'autre par le cousin
LE THEATRE 733
Jacques ou Beffroy de Reig:ny, furent populaires : le type de
M'°" Angol, 1.1 poissarde [jarvenue qui veut suivre le bel usage
ot se donner des grâces, et le type de Nicodème, paysan naïf et
franc qui a de l'esprit dans sa naïveté et de la (inesse dans sa
franchise.
Fabre d'Églantine '. — Fabre d'Églantine est le seul qui
mérite d'être tiré de la foule des poètes comiques. On sait qu'il
a fait la chanson II pleut, bergère, et que le calendrier réjmbli-
cain lui doit un grand nombre de ses dénominations : il se van-
tait d'avoir mis à profit l'harmonie imitative de la langue et
donné aux noms des mois, selon la saison, un son gai ou grave.
Le succès de son Philinle qui parut en 1790 fut éclatant.
Fabre représentait Philinte tel que Jean-Jacques l'avait compris :
égoïste, ne se souciant de personne, indifférent aux malheurs
d'autrui, et parce qu'il a fait bonne chère, soutenant que le
peuple n'a pas faim. Lorsque Alceste accourt de ses terres pour
sauver un inconnu que menace un fripon, Philinte lui refuse
son crédit. Soudain, et tout naturellement, la scène change.
L'inconnu, c'est Philinte, et le voilà hors de lui; mais Alceste
vient à son secours et Philinte confesse son tort. Fabre ne
devait donc pas intituler sa pièce la' suite du Misanthrope : son
Philinte n'est pas du tout le Philinte de Molière. L'œuvre est du
reste trop sérieuse, trop sombre et dépourvue de gaieté; elle
tient plus du drame que de la comédie. Mais l'idée était heu-
reuse de punir l'égoïste par son égoïsme même.
Dans le Convalescent de qualité ou f Aristocrate, Fabre suppose
qu'un marquis, confiné par la goutte dans son hôtel, ignore la
chute de l'ancien régime. La situation est divertissante. Traité
d'égal par son laquais, menacé des recors par son créancier,
obligé de donner sa fille au fils d'un propriétaire campagnard,
le marquis reconnaît avec surprise qu'il a perdu ses privilèges :
les droits de l'homme, voilà ce qui lui reste.
L'Intrigue épistolaire a de grands défauts. Mais c'est encore
une pièce amusante qui se distingue par la rapidité du dialogue
1. Fabre d'Églantine (Philippe-François-Nazaire), né le 28 juillet 1730 à (larcas-
sonne, lonptemps acteur en province et à l'étranger, secrétaire du ministère de
la Justice après le 10 août, député de Paris à la Convention, membre du Comité
«le dérense générale, guillotiné le 5 avril 1"94.
734 LA LITTÉRATURE SOUS LA RÉVOLUTION
et parle caractère à la fois plaisant et vrai d'un des personnag-es,
le peintre Fougères, qui ne serait autre que Greuze.
La pièce les Précepteurs renferme des scènes originales, des
traits heureux, et l'on remarquera le contraste que Fabre pré-
tend établir entre les deux précepteurs, l'un, philosophe, et
Tautre, homme du monde, ainsi qu'entre les deux enfants, l'un,
mauvais sujet, gâté par l'éducation de la ville, l'autre, élevé à
la campagne d'après la méthode de Rousseau, retrouvant son
maître à l'aide de la boussole, méprisant les convenances
sociales et, selon le mot de l'auteur, plein des grâces que donne
la nature.
Toutes les œuvres do Fabre pèchent par le style qui foisonne
de négligences, d'incorrections, de bizarreries, et c'est grand
dommage : il savait mettre de la vigueur dans ses j)eintures et
il avait la vis comica, l'imagination fertile, l'esprit d'observation
aiguisé par une vie aventureuse. Partout il voyait la comédie.
« Entre le moment où je vous donne cette tabatière, disait-il à
Arnault, et celui où vous me la remettrez, il y a une comédie. »
IV. — La poésie.
La Révolution n'a que trois poètes : Lebrun-Pindare, Joseph
Chénier et Rouget de Lisle.
Lebrun *. — Lebrun avait le caractère irritable, jaloux, hai-
neux, et il a décoché des traits cruels à ses contemporains,
ennemis et amis. Nombre de ses épigrammes sont piquantes et
quelques-unes, vraiment belles. On a pu dire qu'il porte de la
grandeur jusque dans ce genre.
Ses odes à Louis Racine, à Voltaire, à Buffon, le firent
nommer Lebrun-Pindare. Celles qu'il composa sous la Révolu,
tion témoignent de son exaltation. Après avoir chanté les bien-
faits de Louis XVI, il lui promit l'échafaud ; « le ciel, disait-il,
veut plus que des remords », et il représentait l'ombre de
Charles I' ' appelant le prisonnier du Temple :
Thémis dut l'immoler à ses peuples trahis.
i. Lchrun (Ponce-Denis b>onchar<l), dit Lel)riin-Pin(lare, fils d'un valet de
chambre du prince de (>)nti; né le n aoiH 1*29 à F'aris, o«i il est mort Je 2 sep-
tembre 1807.
LA POÉSIE 735
Il avait vanté les grâces de Marie-Antoinette; il la «jualilia de
femme horrible et de reine barbare qui méritait d'expier sous
le glaive sa cruauté. Il voulait
D'un vers républicaiD épouvanter les rois,
jurait d'abattre les trônes et d'écraser les despotes :
Pour cent Caligula s'offre à peine un Titus,
et il conseillait de briser les cercueils de Saint-Denis, de jeter
aux vents les os des « monstres divinisés ».
Pourtant, certaines de ses odes ont en elles plus de véritable
poésie que les hymnes et dithyrambes des Trouvé et des Desor-
gues. Dans Tode sur l'année I'Î92, il a trouvé de belles com-
paraisons et des expressions hardies pour chanter Valmy,
Jemappes, la conquête de la Belgique, les soldats morts pour la
patrie et, d'une façon fière et touchante, il souhaite d'être un
jour placé dans le Panthéon français à côté de ces généreuses
victimes. Sa meilleure ode, celle qui conservera son nom, est
l'ode au Veii'jeur. Peu importe que les historiens contredisent
Lebrun. Ses vers feront toujours vivre dans la mémoire des
hommes ce < naufrage victorieux ».
Incorrect, obscur, rocailleux, Lebrun a de vigoureux élans.
S'il n'a pas l'harmonie et l'habileté do Jean-Baptiste Rousseau,
il a plus de précision et de force. Pas d'agrément ; peu de naturel
et de naïveté; mais de l'élévation, et, pour parler comme lui,
des accents énergiques. C'est un poète de mots, a-t-on dit, et ce
n'est pas peu.
Joseph Chénier. — Joseph Chénier a été, avec Lebrun,
le chantre officiel de la République. Ses odes et ses hymnes rap-
pellent trop Jean-Baptiste Rousseau. Mais il excelle dans la
satire et l'épître où il s'est fait comme une seconde manière,
bien «lifférente de sa manière dramatique. Le style de ses tragé-
dies était emphatique, verbeux, flasque; le style de ses discours
poétiques est sobre, mâle, vigoureux. Le temps, de rudes
épreuves, les conseils de Daunou avaient mûri le talent de Ché-
nier. II n'écrivait plus seulement pour son époque; il avait « les
yeux sur l'avenir », et Tibère, sa dernière tragédie, et la meil-
736 LA LITTERATURE SOUS LA REVOLUTION
leure, qui fut jouée en 1844, offre par instants des vers concis,
des peintures énergiques et d'heureuses imitations de Tacite,
Ses satires où, de traits acérés et perçants, il blesse à l'endroit
sensible plus d'un contemporain, M""^ de Genlis, La Harpe et
Delille, ont, à défaut de couleurs et d'images, beaucoup d'agré-
ment et de clarté; elles sont mordantes, spirituelles, sensées, et
la langue a le ton ferme et franc.
Son ÉpUre à Voltaire marque, comme dit Suard, un pro-
grès étonnant. Chénier, en ses dernières années, était maître
dans le genre orné, tempéré, classique, où il faut du goût, de la
délicatesse, une raison fine et la pureté d'un style élégant dans
sa précision et correct dans sa verve.
L'épître Sur la calomnie est le plus connu de ses petits
poèmes : il y dépeint avec une émotion poignante les regrets
que lui inspire la mort de son frère André, et sa douleur pro-
fonde, sa fière indignation s'élèvent jusqu'à l'éloquence.
Tout compte fait, Joseph Chénier est le poète de la Révolu-
tion. Il l'a non seulement célébrée, glorifiée; ill'a conduite à la
victoire. Le Chant du départ qui date de 1794 est moins étince-
lant, moins enflammé que la Marseillaise; il n'a pas l'énergie
quelquefois farouche de l'œuvre de Rouget; sévère et contenu,
grave et imposant, propre à la musique de Méhul, il tient plus
de l'hymne que du chant. Mais un homme d'esprit, qui l'enten-
dait pour la première fois, s'écriait qu'il ferait le tour du monde,
qu'il était noble et populaire tout ensemble et conciliait ainsi
les deux extrêmes, qu'on n'avait jamais si bien fait et qu'on ne
ferait jamais mieux.
Rouget de Lisle '. — La Marseillaise est néanmoins et res-
tera dans les imaginations ce que la poésie révolutionnaire a
1. Rouget (le Lisle (Claude-Joseph), *ié le 18 mai 1760 à Lons-le-Saulnier, élève
du collège de sa ville natale, reçu à l'École du génie de Mézières en 1782, lieute-
nant en second (i^r avril 1784) et attaché au fort de Mont-Dauphin, lieutenant en
premier (7 septembre 1789) et employé au fort deJoux, capitaine (1" avril 1791),
suspendu après le 10 août 1792 par les commissaires de la Législative pour roya-
lisme, réintégré au mois d'octobre suivant, suspenilu de nouveau en août 1793
et derechef réintégré (20 mars 1795), chef de bataillon (2 mars 1796), donne sa
démission le 29 mars 179; sous prétexte de ■• passe-droits » cl de « dégoûts -,
et mène dès lors une existence in<jniète, misérable : composant des poésies et
des œuvres musicales (jui n'ont pas de succès, demandant en vain un emploi,
contraint pour vivre de copier de la musique, comme Jean-Jac(jues. Il aurait
fini dans l'aljandon et le dénùment, sans Héranger et le général Blein, seà amis;
il mourut à Choisy-le-Roi, le 27 juin 1830.
LA POESIE 737
produit de plus beau. Ce chant, dont le capitaine du génie
Rouget de Lisle composa les paroles et la musique à Strasbourg
dans la nuit du 2"» au 26 avril 1702 après un dîner chez le maire
Dietrich, s'intitulait d'abord Chant de yuen'e de L'armée du Rhin
et devait s'intituler la Strasbourgeoise. Mais les fédérés de Mar-
seille en firent leur chant de marche et de combat. Il devint
bientôt le chant national et, selon le mot de Valence, le cri
général de la République. Sans doute une des meilleures
strophes, la dernière. Nous entrerons dans la carrière^ est de
Du Rois, et non de Rouget. Sans doute les images, les élans de
la Marseillaise se retrouvent dans l'adresse du club de Strasbourg
dont Rouget était membre : « Aux armes, concitoyens, l'éten-
dard de la guerre est déployé! Il faut combattre, vaincre ou
mourir! Qu'ils tremblent ces despotes coui^onnés! Dissipez leurs
armées; immolez sans remords les traîtres, les rebelles, qui,
armés contre la patrie, ne veulent y rentrer que pour faire
couler le sang de leurs compatriotes! » Mais Rouget exprime les
sentiments des patriotes d'alors, leur exaltation, leur amour de
la liberté et de la France, leur horreur des émigrés; son hymne
était déjà dans les cœurs et flottait, vague, indistinct, sur les
lèvres; ce que le club de Strasbourg dit en prose, Rouget, dans
un instant unique de verve et de sublime inspiration, le saisit et
le fixe. Et de là ces six couplets où il y a des vers faibles et
pauvrement rimes, mais oij il y a tant de mouvement et de cha-
leur; delà, tout ce que ce chant a d'efl"ervescent et de spontané;
de là, son allure fière et mâle; de là, ce refrain ou mieux ce
cri d'une superbe et irrésistible puissance ; de là, cette musique
simple, naturelle, et en même temps si ardente et martiale, si
vigoureuse et entraînante, pleine de fougue et de la fièvre qui
transportait les âmes. On a proposé d'appeler ce poème le pas
décharge, et le 22 septembre 1796 la nation proclamait le Tyrtée
français digne de sa reconnaissance. « La Marseillaise^ disait
Napoléon, a été le plus grand général de la République, et les
miracles qu'elle a faits sont une chose inouïe. »
HlSTOlBE DE LA L\IIOUE. VI. 47
738 LA LITTÉRATURE SOUS LA RÉVOLUTION
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M. Peîlet, Elysée Loustallot, 1872. — Ed. Fleury, Cam. Desmoulins et
Roch Marcandier, 2 vol., 1852. — Cuvillier-Fleury, Portraits politiques et
révolutionnaires, 2vol., 1852. — J. Claretie, Camille Iksmoulins, Lucile Des-
moulins, étude sur les Dantonistes, 1875. — Œuvres de Camille Desmoulins.
p. Despois (coll. de la Bibliothèque nationale, 3 vol., 1886). — Etienne et
Martainville, Histoire du théâtre français, 4 vol., 1804. — Muret, L'his-
toire par le théâtre, 3 vol., 1865. — Desnoiresterres, La comédie satirique
au XVni° siècle, 1885. — Welschlnger, Le théâtre de la Révolution, 1881.
— A. Chuquet, Paris en 1790, voyage de Halem, 1896. — Théâtre de
M.-J. Chénier, éd. Daunou, 3 vol., 1818. — Œuvres complètes de M.-.I. Ché-
nier, avec notice d'Arnault, 8 vol., 1823-1826. — Labitte, Études littéraires,
1846. — Fabre d'Églantine, Œuvres mêlées et posthumes, 2 vol., 1802. —
Lebrun, Œuvres, éd. Ginguené, 4 vol., 1811. — Œuvres choisies, 2 vol.,
1821-1828. — Tiersot, Rouget de Liste, 1892.
CHAPITRE XIV
LES RELATIONS LITTÉRAIRES DE LA FRANCE
AVEC L'ÉTRANGER AU XVIIh SIÈCLE*
La littérature française du xviif siècle, bien plus que celle
des deux siècles précédents, est entrée dans des rapports étroits
avec l'étrang-er. Tout d'abord, elle a exercé une influence consi-
dérable sur la plupart des littératures européennes : même, c'est
au xvni* siècle que l'influence de la littérature classique de
l'âge précédent s'est surtout fait sentir au delà de nos frontières.
D'autre part — et ce phénomène est encore plus frappant que
le précédent, — la France de ce temps a fait effort pour se
mettre en contact, non pas avec une ou deux nations de même
culture que la sienne, avec l'Italie ou avec l'Espagne, comme
les générations précédentes, mais avec l'Europe et plus parti-
culièrement avec les nations du Nord, différentes sans doute par
la race et certainement par le génie. D'un mot, elle a eu,
comme le disait d'elle-même M"" Roland, « l'àme cosmopolite »,
et c'est à la fois une supériorité et une faiblesse.
Au xvm° siècle, malgré la situation privilégiée qu'elle occupe
en Europe, la France reçoit en même temps qu'elle donne. Dans
la première période du siècle, et surtout avant les grandes
œuvres de Rousseau (1761), si notre pays fournit à l'univers
1. Par M. Joseph Texte, professeur à la Faculté des Lettres de l'Université de
Lyon, mailre de conférences suppléant à l'École normale supérieure.
740 LES RELATIONS LITTÉRAIRES AVEC L'ÉTRANGER
entier des modèles de l'art de penser et d'écrire, si nos classiques
exercent une influence incontestée et générale, il n'en est pas
moins vrai que, créanciers en littérature, nous sommes débi-
teurs en philosophie : c'est la période où l'influence anglaise
envahit nos méthodes scientifiques, pénètre nos théories politi-
ques et commence à modifier notre société. Si l'on admet que
l'Angleterre et la France mènent la civilisation de ce temps, on
peut dire que l'une domine alors la pensée, l'autre l'art euro-
péen. — Dans la seconde moitié du siècle, au contraire, nos
philosophes et nos écrivains politiques, héritiers, mais héritiers
de génie des Anglais, imposent à l'Europe l'idéal social du
« philosophisme » français; en revanche, le prestige de notre
littérature classique va diminuant; un écrivain de langue
française, mais de génie essentiellement « européen », Jean-
Jacques Rousseau, renouvelle, au profit des nations étrangères
en même temps que de la France, les sources d'inspiration.
S'il travaille, lui aussi, à la diffusion de la langue et des idées
françaises dans le monde, il travaille également à la formation
d'une littérature européenne dont la France ne sera plus la
grande inspiratrice. — La Révolution enfin, dans les dix der-
nières années du siècle, marque un eff'ort gigantesque de la
France pour imposer au monde son idéal philosophique et
politique; mais elle marque, en même temps, une éclipse —
d'ailleurs passagère — de l'influence littéraire de notre pays.
- /. — La première période du X VII I^ siècle
(ijiS-i'jôi),
L'Europe française/. — Le xvni' siècle s'ouvre sur le
triomphe incontesté de la littérature française en Europe.
Presque partout, notre art classique est accepté, admiré, imité.
La place que l'Italie de la Renaissance avait tenue jadis en
Europe, nous l'occupons pendant le xvn'' et pendant une bonne
partie du xvni^ siècle : comme jadis l'Italie, la France repré-
sente la culture antique, mais élargie, mais renouvelée, mais
accommodée aux besoins du monde moderne, qui, pendant cent
LA PREMIÈRE PÉRIODE DU XVIII» SIÈCLE 741
cinquante ans, a vécu de nos grands écrivains, de nos philoso-
phes et de nos artistes. Le xvni" siècle a hénéficié de ce rayon-
nement du « siècle de Louis le Grand », et, comme l'a dit Vol-
taire, « dans l'éloquence, dans la poésie, dans la littérature, dans
les livres de morale et d'agrément, les Français furent les légis-
lateurs de l'Europe ». Goethe exprimait un jour à Eckermann
le regret de n'avoir pas suffisamment montré, dans ses Mémoires,
tout 00 que son génie a dû à la culture française. Combien d'écri-
vains du xvii" et du xvm" siècle ont dû à cette même culture la
formation de leur talent !
C'est dans l'époque précédente qu'il faut chercher les ori-
gines de cette hégémonie. En Angleterre, dès le xvi* siècle,
Shakespeare et ses contemporains étaient remplis, à un degré
qui n'a pas encore été suffisamment déterminé, de la lecture de
certains livres français, notamment de Montaigne. En Alle-
magne, Opitz avait, au début du siècle suivant, réformé la poésie
allemande en s'inspirant delà nôtre. En Hollande, Vondel s'était
formé à l'école de Du Bartas et de Robert Garnier. Dans toute
l'Europe, le roman de D'Urfé avait porté comme une première
image de la « politesse » française. Mais, au xvni" siècle, l'Eu-
rope se souvenait surtout de nos grands classiques de la seconde
moitié du siècle précédent, — non pas, il est vrai, de tous égale-
ment : car ni Bossuet ni Pascal, par exemple, n'ont jamais été
très lus hors de France (Bourdaloue ou La Bruyère ont eu, en
Angleterre, une fortune bien supérieure), — mais principale-
ment des poètes, et, entre les poètes, des poètes dramatiques.
Pendant cent cinquante ans, l'influence sociale de la France
sur l'Europe a été intimement liée à celle de son théâtre clas-
sique, considéré comme l'expression parfaite de son génie.
Faut-il rappeler que, dès 1699, Charles XII, qui afi'ectait de ne
pas parler français à sa cour, appelle Rosidor et sa troupe
en Suède? que des troupes françaises passent la Manche sous
Louis XIV? que les cours d'Allemagne ralTolent du théâtre
français? que, dans sa jeunesse, le futur Frédéric II s'amusera
à jouer les tragédies de Racine? qu'Elisabeth de Russie attirera
à Saint-Pétersbourg Sérigny et lui confiera la direction d'un
théâtre français? qu'Aufresne fera les délices de Naples? et
enfin qu'en pleine Révolution, une troupe française établie à
742 LES RELATIONS LITTÉRAIRES AVEC L'ÉTRANGER
Hambourg- remportera encore, auprès du public allemand, les
plus incroyables succès? Ces faits, entre cent, prouvent la
long^ue fortune de notre littérature dramatique pendant tout le
cours du siècle. « Ces hommes, disait Voltaire de Corneille et
de Racine, enseignèrent à la nation à penser, à sentir, à
s'exprimer. » Ils ont donné le même enseignement à l'Europe.
Chose remarquable : de nos deux grands tragiques, le plus
goûté peut-être a été Racine'. A vrai dire, Corneille fut, de
son vivant, traduit dans plusieurs langues et il a puissamment
contribué, en Allemagne, aux tentatives dramatiques de Gott-
sched, en Angleterre, à celles de Dryden. Mais Racine a eu une
fortune plus durable, semble-t-il, et on lui a su gré de donner
une idée plus complète de son siècle et de son pays. Les tragi-
ques anglais de la Restauration, à commencer par Otway, l'ont
adapté, tout en le défigurant. En Allemagne, on l'a joué dès la
fin du xvn" siècle, à la cour de Brunswick; Gottsched a traduit
Alexandre le Grand, quand il a voulu, comme il disait, « mettre
le théâtre allemand sur le pied du théâtre français », et Schiller
lui-même a traduit Phèdre. Sa fortune n'a pas été moindre dans
les pays du Nord : Charles XII se faisait lire Racine dans les
camps et Gustave III lui sacrifiait Shakespeare. Les premiers
tragiques russes, Lomonosov et Soumarokov, s'inspireront de
nos classiques dans leurs tragédies, et Karamzine lui-même ne
critiquera le théâtre français qu'en demandant pardon « aux
ombres sacrées de Racine et de Corneille ». Il suffit de rappeler
l'influence, souvent malheureuse, que nos tragiques ont exercée
en Italie sur Conti, sur Jacopo Martelli, même sur Apostolo
Zeno et sur Métastase, dont le génie est cependant bien difîérent
du leur. Mais Alfieri lui-même, le misogallo, ne rendra-t-il pas
hommage à la tragédie française quand il affirmera à Calsabigi
« que les hommes doivent apprendre au théâtre à être libres,
forts, généreux, passionnés pour la véritable vertu, impatients de
toute violence, amoureux de la patrie, connaissant leurs droits,
et, dans toutes leurs passions, ardents, droits et magnanimes »?
Cette fois, c'est l'idéal cornélien qui reprend le dessus et qui,
1. Sur les traductions étrangères de Corneille et de Racine, voir les Biblio-
graphies de l'édition des Grands Écrivains. M. Cli. Dejob a étudie de près l'in-
fluence de la tragédie française en Italie. [Etudes sur la tragédie, p. 101-291.)
LA PREMIEUE PEIUODE DU XVIII" SIECLE 743
après la longue fortune tle Racine, permet de présager, à la lin
(lu siècle, le drame romantique. La tragédie française a fait
écrire, en toute langue, bien des œuvres médiocres, et les criti-
ques étrangers, Lessing en tête, le lui ont durement reproché.
Il n'est que juste de rappeler qu'elle a inspiré aussi des œuvres
vraiment grandes et qu'elle a été, en tout pays, une école de
nobles sentiments.
Si le plagiat est la mesure de l'influence exercée par un écri-
vain, aucun poète français n'a eu plus d'influence que Molière '.
De son vivant, en 1670, il a été traduit en Allemagne, et VHis-
Irio gallicus comicus sine exemplo a donné, en 1695, le signal
d'une longue série d'imitations. On lui a su gré, avec Gottsched,
de conserver, dans quelques-unes de ses pièces, « des manières
dignes de l'aristocratie et de peindre ses héros sans la moindre
platitude » ; on lui en a voulu d'avoir rappelé, dans quelques
autres, « les farces triviales de la comédie italienne ». On a
tenu à voir surtout en lui le fondateur de la grande comédie,
et, comme disait Voltaire, « un législateur des bienséances du
monde ». Ainsi l'ont compris les Elie Schlegel, les Gellert, les
Krijger, les Mylius et même le jeune Lessing. A son école, ils
ont ap[»ris à respecter et à grandir la comédie. En fait, chaque
peuple lui a pris ce qui convenait le mieux à ses besoins présents :
en Danemark, il a fourni à Holberg le cadre et la matière d'un
théâtre vraiment national; en Italie, Girolamo Gigli l'a imité
avec toute la fantaisie de sa race et Goldoni avec un respect
ingénu; en Angleterre, les comiques de la Restauration, les
Dryden, les Shadwell, les Vanbrugh ou les Congreve, qui l'ont
pillé outrageusement, lui ont pris surtout ce qu'il avait de plus
libre, de plus bas et de plus grossier, et, quand Hogarth l'a
illustré, il a commis un long contresens. Si l'on excepte
l'Angleterre, — et encore faut-il nommer ici Fielding, —
on peut admettre avec Herder que, ))our la culture euro-
1. Voir la Bibliographie de Molière par A. Desfeuilles (éd. des Grands Écri-
vains), pour les traductions. — Sur Molière en Allemagne, P. Slapfer : Molière,
Shakespeare et la critique allemande (Paris, 1882\ et A. Ehrhard : Les comédies
de Molière en Allemagne (Paris, 1888); en An^'leterre, C. Humberl, England'a
Cvtheil aber Molière (Oppein, 1883); en Italie. Cli. Ilahany, Goldoni (Paris, 18%);
en Russie, .Mikliaël Achkinasi, Les influences françaises en liussie : Molière (Le
Livre, 10 novembre 1884); en Danemark, Legrelle, Holberg considéré comme imi-
tateur de Molière (Paris, 1864), etc.
744 LES RELATIONS LITTERAIRES AVEC L ETRANGER
péenne, « Molière, à lui seul, a plus fait qu'une académie ».
Les fables de La Fontaine ont été presque aussi imitées que
les comédies de Molière, depuis l'Allemand Hagedorn jusqu'au
Russe Kriloff ou jusqu'à l'Espagnol Iriarte'. Mais, plus encore
que La Fontaine et presque autant que Molière, toute l'Europe
a traduit, commenté, imité Boileau; et je ne dis rien ici des
imitations innombrables du Lutrin ou des Satires, mais com-
ment ne pas rappeler que la poétique de Boileau fait partie inté-
grante de l'histoire de toutes — ou de presque toutes — les litté-
ratures? Gottsched et Addison se sont nourris de Y Art poétique.
Le marquis de Luzan l'a traduit en espagnol et Trediakovsky
en russe. Et l'œuvre même de Boileau n'a pas suffi à ce besoin
de théories littéraires qu'il avait éveillé. L'Europe nous a
emprunté la Lettre à V Académie deFénelon et \g^ Réflexions cri-
tiques sur la poésie et la peinture de l'abbé Dubos, ce qui se
comprend, et même le P. Le Bossu ou Batteux, ce qui se com-
prend moins. « L'imitation de la belle nature », déformation
fâcheuse de la théorie classique, a fait fureur en Europe pen-
dant près d'un siècle. Il a fallu la critique acerbe d'un Lessing,
la philosophie profonde d'un Herder pour mettre fin à la domi-
nation tyrannique des prétendus disciples de Boileau.
Si l'on cherche à déterminer le caractère général de cette
influence de notre littérature classique, on constate que, de
l'aveu des étrangers, elle a partout contribué à élever le niveau
général de la civilisation. C'est en lisant nos classiques que,
pour la première fois, d'un bout à l'autre de l'Europe, le public
lettré a eu le sentiment d'une littérature vraiment humaine,
vraiment sociale, et reflétant, dans sa majestueuse et tranquille
harmonie, ce besoin d'ordre et d'unité qui a été longtemps le
besoin dominant de la pensée européenne.
Fin des influences méridionales en France. — La
littérature française du commencement du xvm® siècle conserve
plusieurs des caractères de l'âge précédent, et, par exemple,
elle continue à subir, dans un domaine restreint, il est vrai,
l'influence des littératures du Midi. Seulement, à mesure que le
1. Voir Bibliographie de La Fontaine (éd. H. Régnier), et F. Stein, La fontaines
Einfluss auf die deutsche Fabeldichtung des XVIII. Jahrhunderts (Aix-la-Ciia-
peile, 1889).
LA PREMIÈIlhl PÉRIODE DU XVIIF SIECLE 745
siècle marche, celte inQuence diminue, et finalement, à l'admi-
ration séculaire pour l'Italie ou l'Espagne, on voit succéder
l'indifférence ou même le mépris.
La connaissance de la langue italienne continue à être assez
répandue au xvui" siècle : en 1737, Voltaire l'estime encore
aussi nécessaire que l'anglaise à un journaliste et Rousseau
l'opposera aux langues du Nord, « tristes filles de la nécessité »,
qui « se sentent de leur dure origine ». La comédie italienne
garde, grâce à Riccoboni, un peu de son prestige. La Bibliothèque
italique (1728-1734), fondée par des réfugiés, s'efforce, sans
grand succès d'ailleurs, de faire connaître la pensée italienne à
l'Europe. Métastase, Zeno, Maffei, quelques autres dramaturges,
sont traduits. Goldoni s'établit à Paris, et Diderot lui emprunte
la matière, sinon l'inspiration, de son Fils naturels Mais, en
fait, les contemporains sont peu connus chez nous, et, à vrai
dire, méritent pour la plupart ce dédain. Ce sont les classiques,
Boïardo, Pétrarque, l'Arioste, Machiavel qui sont très fréquem-
ment traduits et commentés*. Le Tasse surtout préoccupe la
critique : Voltaire lui emprunte, bien plus qu'à Malmignati, la
substance épique de la Henriade, comme il emprunte sa Mérope
à Maffei, et Rousseau, vieilli et malheureux, se console à Bour-
goin en chantant, d'une voix tremblante, des strophes du Tasse.
Mais, s'il goûtait encore le Tasse, notre xvni^ siècle mécon-
naissait Dante. « Poème bizarre, mais rempli de beautés natu-
relles », écrivait Voltaire de la Divine Comédie en 1756. Quatre
ans après, il félicitait le P. Bettinelli d'avoir osé dire « que
Dante était un fou, et son ouvrage un monstre... » L'émoi fut
grand en Italie : Gozzi, Bettinelli, Torelli bataillèrent autour du
« divin Dante ». En France même, il y eut des protestations,
et Rivarol publia sa fameuse traduction, infidèle, mais écrite
avec amour et avec une intelligence du siècle de Dante qui fait,
par endroits, pressentir la critique d'un Chateaubriand ^.
1. Ch. Ralmny, Carlo Goldoni (Paris, 1896), et P. Toldo : Se il Diderot abbia
imilato il Goldoni (Giorn. slor. d. ielt. ital., !89o, l. XXVI).
2. G.-J. Ferrazzi, L'Arioslo pressa i Francesi (dans sa Bi/jliografia Ariostesca,
Bassano, 1881). — Leone Donati, L'Ariosto e il Tasso giudicati dal Voltaire
(Halle, 1889). — M. Puglisi Pico : // Tasso nella critica francese (Acireale, 18%).
— E. Bouvy, Voltaire et l'Italie (Paris, 1898).
3. Sur Dante en France au xviu* siècle, voir un article de Sainte-Beuve {Cau-
series, t. XI), les livres de Lescure et .V. Lebreton sur Rivarol, et surtout le livre
cité de E. Bouvy, Voltaire et l'Italie.
/
746 LES RELATIONS LITTÉRAIRES AVEC L'ÉTRANGER
Au fond, la littérature italienne souffrait du mépris où, de plus
en plus, tombait l'Italie elle-même. On y allait beaucoup, mais
en archéologues ou en touristes, comme Dupaty ou de Brosses,
pour y chercher des souvenirs ou des aventures. Ce pays, disait
Rivarol, « ne fournit plus que des baladins à l'Europe ».
« Nation autrefois maîtresse du monde, écrivait Montesquieu,
aujourd'hui l'esclave de toutes les nations. »
L'esprit philosophique du xvni" siècle n'était guère plus indul-
gent à l'Espagne. Il y eut bien, au début, une recrudescence
très sensible de l'inQuence espagnole dans le roman et dans
le théâtre*. Quevedo, Dona Maria de Zayas, Montalban, le
« sublime Gracian » furent traduits. En 1700, Le Sage publie
son Théâtre espagnol; en 1702, il emprunte à Francisco de Rojas
le sujet de son Point dlwnneur; en 1707, à Calderon, celui de
Don César Ursin. Il puise dans Luiz de Guevara pour son Diable
boiteux, dans Francisco de Rojas pour Crispin rival, dans tous
les picaresques espagnols, de Mendoza à Vincent Espinel, pour
certains procédés de son Gil Blas.A. vrai dire, il est acquis désor-
mais qu'il a puisé le sujet même de son chef-d'œuvre dans trois
livres dont aucun n'est espagnol, et, si le décor est espagnol dans
Gil Blas, l'auteur songe bien plus à Paris qu'à Madrid, qu'au
surplus il ne connaissait pas. Mais il a dû incontestablement —
lui et quelques-uns de ses contemporains — aux novellistes espa-
gnols, certaines habitudes de composition, le goût des épisodes
parasites, si fréquents dans Gil Blas, et des dissertations philo-
sophiques ou morales; ensuite, et surtout, le réalisme un peu
cru et le sentiment de la vérité matérielle, qui faisait parfois
défaut à nos romanciers du siècle précédent : Le Sage, on l'a dit
excellemment, « a dépouillé de ses scories le roman picaresque;
il lui a enlevé ses loques sordides pour le revêtir d'un galant
habit à la française^ ». Le Sage est le principal, en même
temps que le dernier, représentant de l'influence espagnole
au xvni" siècle : car Beaumarchais ne doit rien, de son propre
aveu, à l'Espagne que le décor de ses pièces et les noms des
1. Léo Claretie, Essai sur F^exage 7'omancier (1890, in-8). — Sur les origines de
l'influence espagnole, P. Morillol, Scari'on, et G. Reynier, Thomas Corneille. —
Sur les sources de Lcsage, E. Linlilliac, Lesage (Paris, 1893).
2. A. Morel-Falio, Études sur l'Espagne, l" série, p. 30.
LA PREMIERE PÉRIODE DU XVIIF SIECLE 747
personnages, et Florian,en adaptant Cervantes comme il l'a fait,
ne prouvera (|uo l'ignorance de ses lecteurs et la sienne. Déjà
J,-J. Rousseau avait écrit de Don Quichotte que « les longues
folies n'amusent guère » ; et Montesquieu, sur les compatriotes
de l'auteur : « Le seul de leurs livres qui soit bon est celui qui
a fait voir le ridicule de tous les autres ».
Plus encore que l'Italie, l'Espagne eut à soulîrir des progrès
du philosophisme chez nous. L'auteur des Lettres persanes rail-
lait la paresse et l'ignorance de la péninsule en des pages qui
eurent un long retentissement. Il bafouait les Espagnols pour
leur morgue, leurs bizarreries, leur mépris du progrès. Il les
montrait « si attachés à l'Inquisition qu'il y aurait de la mau-
vaise grâce de la leur ôter ». On le crut sur parole, et c'est à
peine si les lecteurs de Y Essai sur les mœurs eurent un sourire
quand on leur apprit que, depuis des siècles, « tout le monde »,
au delà des Pyrénées, « jouait de la guitare », et que « la tris-
tesse n'en était pas moins répandue sur la face de l'Espagne ».
En vain, des écrivains des deux nations lancèrent, en 4774,
V Espagne littéraire, qui ne vécut pas. En vain, l'abbé de Vayrac,
au commencement du siècle, J.-Fr. Bourgoing vers la fin,
publiaient des livres solides et informés sur nos voisins. L'opi-
nion s'était décidément détournée d'un pays qui l'avait jadis
séduite par sa grandeur, qui lavait plus récemment amusée par
sa littérature picaresque, mais qui avait désormais le tort de
rester en dehors du mouvement de la pensée française.
Origines du cosmopolitisme philosophique. — C'est
qu'en elTcl, tandis que l'Europe restait encore sous le charme
de notre littérature du xvn® siècle, il se faisait, chez nous et
au dehors, un travail dans les esprits qui allait transformer
profondément l'attitude de la France pensante à l'endroit de
l'Europe. Par suite de circonstances très diverses, l'idéal du
xvnr siècle a été moins national et plus humain que celui du
xvn°, moins attaché à la tradition et plus curieux du progrès,
moins soucieux de l'unité de l'inspiration que de sa variété : à
la théorie classique, lo xvui" siècle substitue, en philosophie
d'abord et bientôt en art, le cosmopolitisme.
La querelle des anciens et des modernes avait profondément -
remué les esprits et répandu cette idée, chère à Fontenelle, que
748 LES RELATIONS LITTERAIRES AVEC L ÉTRANGER
« les différentes idées sont comme des plantes et des fleurs qui
ne viennent pas également bien en toute sorte de climats ». De
là à cette curiosité inquiète de l'univers qui est l'un des carac-
tères saillants des Lettres persanes, de X Essai sur les mœurs ou
des Epoques de la nature, il n'y a qu'un pas. De fait, la plupart
des œuvres du xvnf siècle donneront de plus en plus de place à
une enquête intellectuelle et morale sur les pays voisins ou
même lointains. C'est une prétendue enquête sur l'Orient que
les Lettres persanes, et c'est une enquête réelle sur l'Angleterre
que les Lettres philosophiques. h'Esprit des lois n'est qu'un
essai de synthèse des constitutions de tous les peuples, et le
titre seul de Y Essai sur les mœurs et V esprit des nations suffit
à en indiquer l'objet. « Vos Romains, dit un personnage de
Voltaire, qui se vantaient d'être les maîtres de l'univers, n'en
avaient pas conquis la vingtième partie. » Ce monde romain
avait cependant suffi au xvn" siècle. Mais voilà que les roman-
ciers même étendent le cercle de leurs observations : après
avoir longtemps transporté dans l'antiquité des sujets modernes,
ils empruntent maintenant à la peinture des nations contem-
poraines de nouveaux éléments d'intérêt : Le Sage nous con-
duit en Espagne; l'auteur des Mémoires du chevalier de Gra-
mont (1713), qui est presque un romancier, en Angleterre; le
traducteur des Mille et une nuits (1704-1708), en Orient; l'au-
teur du Doyen de Killerine ou de Cléveland, dans tous les pays
du monde. C'est Prévost surtout qui imagine de soutenir l'in-
térêt de ses fictions par la peinture des mœurs exotiques, de
nous peindre l'intérieur d'un harem et de nous donner « une
idée des plaisirs allemands et de la galanterie germanique ».
C'est lui qui compare le caractère espagnol au caractère anglais,
et qui travaille, comme il s'en vante, à dissiper « certains
préjugés puérils, qui sont ordinaires à la plupart des hommes,
mais surtout aux Français, et qui les portent à se donner fière-
ment la préférence sur tous les autres peuples de l'univers ».
Mais, en dehors même du roman, le journalisme et la littéra-
ture d'information développent de plus en plus cette tournure
d'esprit, principalement sous la plume des critiques protestants.
Voltaire, se demandant un jour comment notre littérature
avait conquis l'Europe, n'hésitait pas à signaler, parmi les
LA PREMIÈRE PÉRIODE DU XVII1« SIÈCLE 749
hommes qui avaient le plus travaillé à cette conquête, « les
pasteurs calvinistes réfugiés, qui ont porté l'éloquence, la
méthode dans les pays étrangers », et, parmi les réfugiés,
« un Bayle surtout, qui, écrivant en Hollande, s'est fait lire de
toutes les nations » : ce sont les revues ou, comme on disait,
les « bibliothèques » protestantes ' qui ont tenu l'Europe au
courant des œuvres françaises, avant que ce rôle fût assumé
par les encyclopédistes, c'est-à-dire pendant toute la première
moitié du siècle. Mais il faut noter qu'inversement les mêmes
écrivains nous ont initiés, pour une bonne part, à la connais-
sance des pays étrangers, et qu'entre l'Europe et nous ils ont
servi de truchements industrieux et consciencieux, sinon bril-
lants. Déjà Bayle et ses successeurs, dans les Nouvelles de la
république des lettres (1684-1718), avaient fait une certaine part
aux œuvres étrangères. Le Clerc dans sa Bibliothèque univer-
selle et Basnage de Beauval dans son Histoire des ouvrages des
savants s'intéressent aux livres italiens, anglais ou allemands.
Ce sont des critiques protestants qui ont fondé et soutenu la
Bibliothèque raisonnée des ouvrages des savants de l'Europe ou
\ Europe savante ou encore Y Histoire littéraire de V Europe, dont
les titres seuls parlent assez haut. Ce sont eux qui ont eu
successivement l'idée d'une Bibliothèque anglaise, d'un Journal
biutannique, d'une Bibliothèque italique ou germanique.
Les commencements de l'influence anglaise. — Entre
toutes les nations européennes, il y en avait une qui, par sa
politique, sa philosophie, sa littérature et sa méthode scienti-
fique, allait s'imposer à l'attention des Français. Politique-
ment, l'Angleterre avait singulièrement grandi en Europe
depuis la révolution de 1688 et depuis les défaites de la France,
dans les dernières années de Louis XIV. En science, elle avait
pris, depuis la fondation de la Société royale (1662), un incom-
parable essor et, après les Boyle ou les Halley, Newton venait
de réaliser les promesses de la méthode prônée jadis par Bacon.
1. p. A. Sayous, Le XVIII' siècle à Vëtranger (Paris, 1861), et Y. Rossel, La
lUléralure française hors de France (Paris, 1895). — Pour les réfugiés d'.\lle-
magne, Chr. Barlholméss, Hùl. philos, de l'Acad. de Prusse (1831, 2 vol.), et
G. Parisel, L'Èlat et les églises en Prusse sous Frédéric-Guillaume /•' (Paris,
1897). — Pour ceux d'Angleterre, Joseph Texte, J.-J. Rousseau et les orig. du cos-
mopol. litl., liv. I, chap. i (Paris, 1893).
750 LES RELATIONS LITTÉRAIRES AVEC L'ÉTRANGER
En philosophie, outre Locke, elle offrait à l'Europe une pléiade
de polémistes ardents et de sceptiques hardis, comme ïoland
{Christianity not mysterious, 1696), CoUins {Discourse on free
Thinking, 1713), Tindal {Christianity as old as the Création, 1730),
ou de philosophes éloquents et enthousiastes, comme Shaftes-
bury {Characterislics, 1713). En littérature enfin, avec les écri-
vains du règne de la reine Anne, avec Pope, Swift, Addison,
de Foe, elle présentait à l'admiration du monde un ensemble
d'œuvres à la fois traditionnelles et neuves, dans lesquelles
l'influence manifeste du classicisme français n'avait pas réussi
à faire disparaître les qualités natives de la race.
Les premiers intermédiaires entre les deux pays furent les
réfugiés. De 1688 à 1730 environ, la colonie de Londres, qui
compte soixante-dix ou quatre-vingt mille membres, est un
centre actif de propagande anglaise. On y répète ce que d'Ar-
geuson appelle « les raisonnements anglais sur la politique et
la liberté ». On y exalte la liberté de penser, la constitution
anglaise, le baconisme et Locke. C'est un réfugié, Pierre Coste,
qui, en 1700, traduit V Essai sur l Entendement. C'en est un autre,
Rapin de Thoyras, qui publie la première histoire d'Angleterre
(1724). Ce sont des réfugiés qui donnent les premières traduc-
tions de Shaftesbury, de Bernard de Mandeville, d'Addison,
de Pope, de Swift et de Daniel de Foe. Enfin c'est un de leurs
coreligionnaires. Béat de Murait, qui publie des Lettres sur les
Anglais et les Français (1725) oii il essaie de démontrer que
« parmi les Anglais il y a des gens qui pensent plus fortement
que les gens d'esprit des autres nations ».
Les critiques français continuent le mouvement. Prévost
exalte, dans ses romans, « un des premiers peuples de l'uni-
vers », et fonde son Pour et Contre (1733-1740) pour donner
les preuves de son jugement. Surtout Voltaire, avec ses Lettres
philosophiques ou anglaises (1733-1734), saisit l'opinion de la
question anglaise avec son génie d'écrivain et avec l'autorité
que lui donnent trois années d'un exil studieux à Londres', et
peut-être n'est-ce pas trop de dire avec Condorcet que « cet
l. Sur Voltaire en Angleterre, Churton Collins : Bolingbroke and Voltaire in
England (Londres, 1886); A. Ballantyne, VoUaire's Visil to Em/land (Londres,
IS'h). — Voir Rev. d'/mt. lilt. de la Fr., 5 avril 189i, et ci-dcssiis, p. 101.
LA PREMIÈRE PÉRIODE DU XVIir SIÈCLE 751
ouvrafie fut parmi nous l'époque d'une révolution », sinon dans
le j^oùt, du moins dans les idées. Non pas, à vrai dire, que la
liherté do penser des Anjrlais fût absolument une nouveauté en
France : leurs déistes eux-mêmes connaissaient fort bien Bayle
et son « incomparable dictionnaire », comme l'appelait Locke,
et ils avaient pu puiser plus d'une idée dans les deux traductions
anglaises qui en parurent successivement. Mais il ne semble pas
qu'on eût encore attaqué si ouvertement, ni d'une manière aussi
systématique, les bases surnaturelles du christianisme. D'ail-
leurs la psychologie ou la pédagogie de Locke, ou encore ses \
idées sur le gouvernement civil, ne se trouvaient pas dans Bayle,
et ce n'est pas non plus dans Bayle que Voltaire avait pu trouver
un exposé du newtonianisme, qui le frappa pour le moins
autant que le lockisme. Enfin le livre de Voltaire apportait aux
lecteurs français ce que ni les réfugiés ni Murait ni Prévost
n'étaient capables de donner : un tableau, sinon complet ou de
tout point exact, du moins vivant et singulièrement attachant de
l'Angleterre contemporaine. Les quinze années qui suivirent
la publication des Lettres philosophiques virent l'influence
anglaise s'implanter solidement chez nous.
X Elle s'exerce à la fois en politique, en philosophie, en science. ,.
Montesquieu, dans Y Esprit des Lois, fait un magnifique éloge de
la constitution anglaise et montre comment elle réagit sur le
tempérament de la nation, comment « les coutumes d'un peuple
esclave sont une partie de sa servitude, celles d'un peuple libre
sont une partie de sa liberté », comment l'Angleterre est « le
peuple du monde qui a le mieux su se prévaloir à la fois de ces
trois grandes choses : la religion, le commerce et la liberté ».
Le livre du Genevois Delolme {La Constitution de ^Angleterre,
1771), tant lu de nos révolutionnaires, ne fera que développer
et justifier les idées de Montesquieu. En science, Voltaire publie
ses Eléments de la philosophie de Newton (1738) et met le newto-
nianisme en vers ; Fontenelle célèbre le grand homme à l'Aca-
démie des sciences; les encyclopédistes se réclament de lui. « Nous
avons pris des Anglais, écrivait un jour Voltaire à Helvétius,
les annuités, les rentes tournantes, les fonds d'amortissement,
la construction et la manœuvre des vaisseaux, l'attraction, le
calcul difTérentiel, les sept couleurs primitives, l'inoculation.
752 LES RELATIONS LITTÉRAIRES AVEC L'ÉTRANGER
Nous prendrons insensiblement leur noble liberté de penser et
leur profond mépris des fadaises de l'école. » Ce « mépris »,
on le professait ouvertement à V Encyclopédie , et Diderot se
faisait la main en imitant, dans les Pensées sur V interprélalion
de la nature (1754), celui que D'Alembert appelait « le plus
grand, le plus universel et le plus éloquent des philosophes »,
Bacon.
Ce que l'Angleterre représente, c'est la diffusion de l'esprit
I scientifique, l'utilitarisme en morale et en art, la substitution
du jugement individuel au respect de la tradition. « Je crois,
écrivait Le Clerc, que le monde commence à revenir de cet air
décisif que Descartes avait introduit en débitant des conjectures
pour des démonstrations... Les Anglais surtout sont ceux qui en
sont le plus éloignés. » En exaltant Bacon ou Newton, ce que
veulent les disciples de Voltaire ou de Maupertuis, c'est battre
en brèche la méthode cartésienne, ce qui veut dire, pour eux, la
métaphysique. C'est ramener l'esprit humain à l'observation des
phénomènes qui lui sont accessibles et qui, seuls, méritent de
nous intéresser. C'est condamner la recherche de ces vérités qui
avaient passionné la génération précédente et qu'un Voltaire
compare maintenant à des étoiles « qui, placées trop loin de
nous, ne nous donnent point de clarté ». C'est chercher à fonder,
avec Locke ou avec d'Alembert, « la physique expérimentale
de l'âme ». C'est aussi condamner, comme autant de « niaise-
ries ingénieuses » — le mot est de Newton, — l'art, la poésie, le
culte de la forme. C'est enfin avoir pleinement conscience de
ce fait que le passé de l'humanité n'est à peu près d'aucun
intérêt au prix de son présent et de son avenir.
Shakespeare et le roman anglais en France. — Les
premières conséquences littéraires de l'influence anglaise furent
de battre en brèche, surtout au théâtre, la tradition clas-
sique.
« Le génie poétique des Anglais, avait écrit Voltaire, res-
semble jusqu'à présent à un arbre touffu planté par la nature,
jetant au hasard ses mille rameaux, et croissant inégalement
avec force... » En écrivant ces lignes, il songeait surtout à ce
Shakespeare qui avait bien été mentionné par quelques critiques
antérieurs, mais dont l'œuvre était encore, en 1734, profondé-
LA PREMIÈRE PÉRIODE DU XYIII" SIÈCLE 753
ment inconnue des lecteurs français'. Elle le restera, à vrai «lire,
longtemps encore. On peut étudier, à titre de curiosités, les
imitations, le plus souvent inavouées, que Voltaire fit de Sha-
kespeare dans Brut us, dans Eriphiflc, dans Jules César ou dans
Zaïre. On prouvera difficilement que ces prétendues audaces
aient jamais été au delà d'une mise en scène plus compliquée
et d'une certaine affectation de « républicanisme » dans le dia-
logue. Comment oublier que, dans la mieux réussie de ces adap-
tations, dans Zaïre (1"32), une obscure intrigue de garnisonse
transforme en une « action éclatante », à laquelle sont mêlés
les plus grands noms des croisades? que l'humble et obéissante
Desdemona devient la fille du roi de Jérusalem, « la jeune et belle
Zaïre » 1 que cet officier de fortune maure qui s'appelle Othello
se transforme en un brillant « soudan d'Asie »? Et vraiment
Voltaire ne fait-il pas un peu tort à ses précurseurs français
en affirmant que c'est au théâtre anglais qu'il doit la hardiesse
qu'il a eue « de mettre sur la scène les noms de nos rois et des
anciennes familles du royaume » ? Aucune de ces innovations
n'était vraiment neuve, non pas même les timides fantômes
A'Eriphijlc ou de Sêmiramis, si vite effrayés par les feux de la
rampe. Les continuelles doléances de Voltaire, dans sa corres-
pondance ou dans ses préfaces, sur notre « délicatesse exces-
sive », ne doivent pas non plus nous faire illusion : il s'agissait,
au fond, de tourner les unités en les respectant, et ni Destouches *
ni le président Hénault ni les autres adaptateurs contemporains
du théâtre anglais qu'on pourrait citer n'ont jamais poussé l'au-
dace plus loin. Accordons à Voltaire que a le soleil des Anglais,
c'est le feu du génie », et que le Nord « n'en éteint point les
flammes immortelles ». Ce qu'il y a de plus shakespearien chez
Voltaire, ce sont les magnifiques spectacles de Sémiramis, —
que Shakespeare n'a d'ailleurs jamais connus , — et qu'au
surplus leur inventeur désavouait lestement en écrivant que
1. Sur Shakespeare en France, Louis P. Betz a donné une bibliograpliie
étendue (Rev. de philol. franc., l" trimestre 189"). On consultera surtout
A. Lacroix, De Vinfluence de Shakespeare sur le thénlre françai$ jusqu'à nos jours
(Bruxelles, 1856, — sujet à caution), J.-J. Jusserand, Shakespeare en France sous
Vancien régime {Cosmopolis, nov. et déc. 1896, janv. et fév. 1897), et H. Lion,
Les théories dramatiques de Voltaire (Paris, 1806).
2. Noter qu'on cite toujours à tort Destouches parmi les imitateurs de Shake.
speare. Dans ses Scènes anglaises, c'est la Tempête de Dryden et Davenant, non
celle de Shakespeare, qu'il adapte.
Histoire de la langue. VI. 48
754 LES RELATIONS LITTÉRAIRES AVEC L'ÉTRANGER
« quatre beaux vers valent mieux dans une pièce qu'un régi-
ment de cavalerie ».
Quand, enfin, en 1745, parut le premier volume de la tra-
duction de La Place, le public français fut-il mieux édifié sur le
génie de Shakespeare? Cela est fort douteux. Cette pitoyable
version, moitié prose, moitié vers, ne put que confirmer les
lecteurs dans l'idée que Shakespeare était un chaos de mons-
truosités et de trivialités et que son génie « âpre et peu réglé »
n'avait rien à apprendre aux lecteurs de Corneille. De ce pseudo-
Shakespeare, oui, Voltaire aurait eu raison d'écrire à M™* du
DefTand qu'il est « irrémédiablement au-dessous de Gille ». Mais
a-t-on suffisamment songé que notre xvui" siècle n'a presque
connu que Gille Shakespeare? et peut-on dès lors lui savoir mau-
vais gré d'avoir méconnu un homme de génie dont ne le sépa-
rait pas seulement la différence des races, mais encore la distance
d'une époque à une autre? On ne comprenait plus Rabelais ni
Ronsard chez nous. Comment donc eût-on compris Shakespeare?
Bien plus réelle et plus profonde fut l'influence de la littéra-
/ ture bourgeoise des Anglais, qui, moins difTérente, malgré son
originalité, de la nôtre, et d'ailleurs contemporaine, pénétra
plus aisément les esprits.
Un premier groupe d'écrivains est celui des moralistes, Pope,
Swift, Addison, Steele. Ceux-là, traduits abondamment, et
beaucoup mieux traduits — notons ce point — que Shake-
speare, entraient en France de plain-pied. \J Essai sur Vhomme,
traduit en 1736, parut l'évangile poétique du déisme anglais.
Gulliver, traduit en 1727, offrit un modèle de satire pénétrante
et hardie. Addison et Steele, enfin, moralistes bourgeois et
familiers, charmèrent par la vérité des peintures, le souci de
la modernité, le bon sens fortifiant et un peu terre à terre : le
Spectateur, mainte fois réimprimé, fut un des arsenaux de la
littérature bourgeoise du siècle.
Parmi les romans, celui de Foe, traduit presque dès son
apparition en 1720 et 1721, et souvent réimprimé, engendra
toute une littérature de « Robinsonades » et bientôt Rousseau
mettra Robinson, déjà fameux comme roman, au rang des grands
livres de morale de l'humanité. Quant à Fielding, la hauteur de
son robuste génie échappa à la majorité des lecteurs, qui virent
LA PREMIERE PERIODE DU XVIir SIECLE 755
surtout en lui un picaresque à la façon de Le Sage; cependant on
fut frappé de sa puissance d'observation et M"* du Defland ne
fut pas seule à en goûter « la vérité iiifinie ». Mais le maître du
chœur, ce fut « l'immortel auteur de Pamela, de Clarisse, de
Grandison », Samuel Richardson. Celui-là est vraiment des
nôtres, tant nos pères l'ont goûté, tant ils l'ont adapté et imité, et
son œuvre fait partie intégrante de l'histoire du roman français.
Prévost traduisit Pamela en 1741-42, Clarisse en 1751,
Grandison en 1754. Il traduisit ces romans en admirateur
enthousiaste qui préfère les œuvres de Richardson aux siennes
propres, mais aussi en Français du xvm* siècle qui avait, nous
dit son biographe « le goût trop sûr pour se borner à traduire
son original ». Et ce fut, pour Richardson, une bonne fortune
que cette trahison dont il se plaignait à ses amis*. Plus tard, on
eut en français Richardson tout entier. Tout d'abord, on goûta
mieux les adaptations trop élégantes, mais dramatiques et pas-
sionnées, de l'auteur de Manon Lescaut.
Dans l'Europe entière, les romans de Richardson soulevèrent
un enthousiasme profond. Ils apportaient, dans un cadre fictif,
une certaine conception, étroite, mais puissante, de la morale.
Ils visaient à être des tableaux sincères de la vie, et de la vie
contemporaine. Ils étaient audacieusement bourgeois. Enfin, ils
débordaient de pathétique et de sensibilité. Toutes ces qualités
leur assurèrent en France un succès peut-être supérieur à celui
qu'ils avaient remporté en Angleterre. A vrai dire, Marivaux,
que d'ailleurs Richardson ne paraît pas avoir connu, avait déjà
réalisé chez nous une part de cette révolution. Mais le roman-
cier anglais était singulièrement plus puissant que son précur-
seur français. A coup sûr, l'opinion le mit fort au-dessus. Quand
il mourut, Diderot publia son éloge (1761) : « 0 Richardson,
s'écria-t-il, homme unique à mes yeux, tu seras ma lecture
dans tous les temps! Forcé par des besoins pressants, je ven-
drai mes livres : mais tu me resteras; tu me resteras sur le
même rayon avec Moïse, Homère, Euripide et Sophocle... »
1. Voir la correspondance de Richardson publiée par M" Barhauld, lettre du
24 février 1753 ^t. VI, p. 244) : Richardson y reproche à Prévost d'avoir diminué
la part de la morale dans son œuvre, c'est-à-dire • de l'objet même en vue
duquel l'histoire a été écrite >, et aussi d'avoir supprimé quelques-unes des par-
ties • les plus pathétiques ».
756 LES RELATIONS LITTÉRAIRES AVEC L'ÉTRANGER
Si maintenant Ton ajoute à ces œuvres le drame incomplet,
mais puissant de Lillo, le Marchand de Londres (traduit en 1748),
et le Joueur d'Edouard Moore, on aura l'ensemble des œuvres
qui ont le plus agi en France à cette époque. Diderot traduisit
lui-même le Joueur, et J.-J. Rousseau qualifiait le Marchand de
Londres de « pièce admirable, et dont la morale va plus direc-
tement au but qu'aucune pièce française que je connaisse ». On
considérait généralement Moore et Lillo, auxquels on joignait,
sans beaucoup le connaître ni le comprendre, Shakespeare,
comme des modèles d'un art nouveau, plus hardi dans la forme
et plus profond par les idées.
Le moment approchait oii, dans notre littérature d'imagina-
tion, un homme de génie allait reprendre et parfaire l'œuvre des
grands écrivains anglais, et par là consacrer leur influence, non
seulement en France, mais en Europe.
//. — La seconde période du XVI 11^ siècle
(iy6i-i8oo).
Rôle européen de J.-J. Rousseau. — Cette immense
influence exercée par Rousseau dans le monde s'explique d'abord
par ses origines : Rousseau est un étranger adopté par la France.
Suivant une excellente remarque de M. Lanson, le fond fran-
çais que ses ascendants ont pu lui transmettre, « c'est celui qui
n'avait pas été travaillé encore par la culture classique », et cela
déjà le distingue profondément de nos écrivains nationaux. De
même, il a échappé à l'influence monarchique et à l'influence
catholique; fils de bourgeois de Genève, il croit d'instinct à la
liberté et à l'égalité naturelles; il est un admirateur-né des
républiques antiques et aussi, comme il le dit, de ces « fiers
insulaires », de ces Anglais qu'on ne voit pas « ramper lâche-
ment » dans les cours d'Europe. En religion, il est né protes-
tant et le restera malgré ses conversions; son déisme aura, au
regard celui de Voltaire, un caractère presque confessionnel;
sa perpétuelle révolte contre la société de son temps ne sera
que la révolte de cet individualisme, qui est le fond du protes-
LA SECONDE PÉRIODE DU XVIir SIÈCLE 757
lantisme; enfin, ce souci de la moralité qu'il a porté en toutes
choses, et jusque dans l'art, prouvera une fois de plus que
« Jean-Jacques est l'héritier de cent cinquante ans de cal-
vinisme ». D'autre part, cet étranger a beaucoup aimé notre
patrie ; il a vécu longtemps dans cette « France tendrement
aimée », qui l'a persécuté, il est vrai, mais qu'il a conquise et
dont son génie est devenu l'une des gloires. Au surplus, un grand
nombre des idées politiques ou philosophiques de Rousseau
sont d'origine française ou antique : Tacite et Plutarque ont été
ses maîtres, et aussi Montaigne ou Montesquieu. Et tout cela
explique la situation unique de Rousseau, dans l'histoire de la
littérature moderne. Entre l'Europe et la France il a servi de
lien. Personne, d'une part, n'a plus fait pour la diffusion de
l'influence française dans le monde, mais personne aussi n'a plus /
contribué à répandre les influences étrangères en France. Fran-
çais parla langue, Rousseau a le génie essentiellement européen.
C'est pourquoi dans l'histoire des relations intellectuelles de
la France avec les pays étrangers pendant la seconde période du
siècle, son nom est le premier, et il n'y a pas une seule littéra-
ture où il ne tienne sa place. Si l'on écrit l'histoire des théories
politiques ou sociales, Rousseau doit être rattaché avant tout au
groupe des philosophes français; il a été l'ami de Diderot, il est
le disciple de Montesquieu, il a une sorte de culte pour Buffon;
cependant il est aussi le disciple de Locke, il a lu Addison et
Pope, et, surtout, il diffère de ceux-là justement par ce qui le
rapproche de ceux-ci, par le caractère protestant de son œuvre.
Si, d'autre part, on étudie le mouvement littéraire du siècle, on
voit bien ce qu'il emprunte, ne fût-ce que pour la combattre, à
la culture française, mais on voit encore mieux par où il s'en
sépare. Plus généralement, dans l'histoire de la littérature euro-
péenne, c'est l'œuvre des Anglais, de Pope, d'Addison, de Gray, "
de Richardson, de Macpherson qu'il reprend et continue. Ses
affinités sentimentales le portent vers les écrivains septentrio-
naux. Faut-il s'étonner que son succès leur ait profité et que
l'Europe ait vu en lui ce qu'il est en effet, leur continuateur,
mais un continuateur de génie?
Influence des lettres françaises dans le monde. —
L'influence de la littérature française au dehors a été sur-
758 LES RELATIONS LITTÉRAIRES AVEC L'ÉTRANGER
tout littéraire, avec nos classiques, jusqu'au milieu du siècle;
elle a été principalement politique et philosophique, après. Seul,
J.-J. Rousseau a révolutionné à la fois les idées et l'art.
A vrai dire, on a beaucoup lu dans la seconde période du
siècle la plupart de nos écrivains; mais, si l'on excepte Rousseau,
ils n'ont pas exercé d'action profonde sur l'orientation du
mouvement européen. Ce qu'on goûtait, par exemple, de notre
littérature légère, si abondante pendant cette période, c'était,
avec la polissonnerie, la hardiesse de certaines idées : si Brockes,
Hagedorn ou Wieland font, en Allemagne, une certaine fortune
à Chapelle ou à Chaulieu, c'est comme à des « libertins » de bon
goût et d'esprit; si Catherine II jeune fait ses délices de la Pwc<?//e,
ce n'est pas surtout pour le mérite littéraire de l'œuvre ; si on
réimprime un peu partout Crébillon fils ou même Grécourt, ce
n'est pas enfin pour leur originalité. L'un des rares livres
français de ce temps qu'on a lus à l'étranger sans y chercher un
système de morale et de politique, c'est Gil Blas ; celui-là a été
traduit presque dans toutes les langues, et il a exercé une pro-
fonde influence sur les romanciers anglais, notamment sur
Fielding ou sur ce Smollett qui en louait « l'humour et la saga-
cité infinie ». Et, si c'est un livre français que les Mille et une
Nuits, peut-être sera-t-il permis de noter tout ce que lui a dû un
groupe d'écrivains allemands, dont le plus grand est Wieland.
Mais ce sont là des exceptions. Même la comédie légère porte
avec elle, ou paraît porter, des idées nouvelles et hardies.
Quand, par exemple, en 1781, Monvel va à Stockholm jouer
du Dallainval, du Carmontelle ou du Collé, le public suédois
applaudit la philosophie française jusque dans Dupuis et Desron-
nais, jusque dans la Partie de chasse de Henri IV. — Et c'est le
portrait du roi-philosophe encore que toute l'Europe admire
dans l'épopée voltairienne de la Henriade.
C'est, à vrai dire, par là seulement que s'explique l'incroyable
succès européen de quelques œuvres médiocres, comme les
livres de Marmontel : Gustave III fait de Bélisaire un de ses
livres de chevet; Catherine II le fait traduire par ses intimes,
traduit elle-même un chapitre et proteste contre les condamna-
tions de la Sorbonne; les Contes moraux inspirent quelques-
unes des œuvres marquantes de la littérature hongroise.
LA SECONDE PERIODE DU XVIII« SIECLE 759
Si ce n'est pas la philosophie, c'est «hi moins hi morale qui
séduit surtout les lecteurs étrangers dans les rf)mans de Pré- — "
vost et de Marivaux. Le premier passe en Allemagne pour un
émule «le Richardson et Pfeil le loue d'avoir « travaillé avec hon-
heur et génie en vue des plaisirs et des hesoins de ce monde si
^oïste » ; et si le second est, au témoignage de Diderot, « de
tous les auteurs français celui qui plaît le plus aux Anglais »,
c'est à des motifs analogues qu'il le doit. Il est curieux de con-
stater (|u'en dépit du succès incontestahle du théâtre de Destou-
ches, de La Chaussée ou de Marivaux, notamment en Allemagne,
on leur reproche cependant d'emprunter leurs personnages à
une société « vide de vérité et de vie intérieure », ce qui veut
dire, dans la pensée de leurs critiques, qu'on leur reproche d'être
français : Destouches n'en paraît pas moins supérieur, aux yeux
de M"" Gottsched, à Molière lui-même; Goethe enfant, à Franc-
fort, voit jouer avec délices Destouches ou La Chaussée; Gellert
s'inspire de ce dernier; en Espagne, des écrivains afrancesados
se réclament de Destouches, et le marquis de Luzan traduit le
Préjugé à la mode. La fortune du drame larmoyant et de la tra- i
gédie bourgeoise s'explique de même : on en goûte la morale
indiscrète et la sensibilité débordante : V Eugénie de Beaumar-
ihais obtient en Russie un succès de larmes. Diderot, en Alle-
magne, voit ses drames traduits par Lessing, ses Entretiens et
son Discours sur la poésie dramatique abondamment commentés,
comme l'œuvre de la « tête la plus philosophique » qui, depuis
Aristote, se soit occupée du théâtre ^ Mais Diderot lui-même n'est
qu'un prétexte à se réclamer de cette influence anglaise, dont il
dérive, et d'ailleurs si Iffland ou Schrœder se disent ses disci-
ples, ils imitent également Goldoni, comme d'autres imitent
Holberç-. Assurément l'influence de Diderot à l'étranger n'a été
ni purement littéraire, ni surtout purement française et, d'une
façon générale, elle a été subordonnée à celle des auteurs anglais.
Ce qui est vrai de nos poètes dramatiques l'est aussi de nos
historiens. C'est leur philosophie, plus encore que leur mérite \
littéraire, qui a fait leur succès. Il est bien vrai que l'Europe a,
pendant de longues années, jugé le monde à travers la critique
1. L. Croiislé, Leasing et le f/oùl français en Alli;ma(jnc (1863), et E. Gandar,
Diderot et la critique allemande (dans ses Souvenirs d'enseignement).
760 LES RELATIONS LITTÉRAIRES AVEC L'ÉTRANGER
et l'érudition françaises : c'est à l'école de Rollin, traduit jus-
qu'en Russie, qu'elle a connu l'antiquité classique, et c'est dans
le P. Brumoy que Schiller a lu d'abord les tragiques grecs.
Mais c'est surtout à la lumière des idées philosophiques et poli-
tiques de Montesquieu, de Voltaire, voire même de Raynal, que
le public européen a étudié l'histoire des temps modernes, et,
pour ne citer que des auteurs anglais. Hume, Gibbon ou
Robertson s'inspirent autant des idées politiques de Montes-
quieu que de la critique historique de Voltaire.
A peine, enfin, est-il besoin de signaler le même genre d'in-
fluence dans le succès du journalisme à la française. C'est l'in-
fluence de Bayle qu'on retrouve à la base de toutes les tenta-
tives faites en Europe à l'imitation des Nouvelles de la républi-
que des lettres, et c'est le Dictionnaire critique qui se débite en
morceaux dans la plupart des revues, « bibliothèques » ou jour-
naux. Gottsched traduit le Dictionnaire; Frédéric II en fait faire
un Extrait, dont il écrit la préface; Feyjoo, en Espagne, s'ins-
pire de son esprit dans son Théâtre critique ou dans ses Lettres.
Ce n'est pas seulement le scepticisme, c'est la méthode de
Bayle, c'est son érudition discursive, agressive et irrévérente,
qui a fait sa fortune dans le monde des lettres et qui a imposé,
pendant un siècle, sa forme à la critique.
Influence de la philosophie française. — Le meilleur
de notre influence, pendant cette période, est donc et devait être
dans le succès de nos philosophes.
Celui de Montesquieu a été peut-être le plus durable. On a goûté
en lui d'abord l'historien des civilisations, et l'école de Bodmer
à Zurich l'admirait pour son art de peindre les époques et les
nations. Mais on a goûté plus encore le pamphlétaire des Lettres
persanes et le philosophe de V Esprit des lois. Les Lettres firent
révolution en Toscane : Beccaria avouait à Morellet s'être
converti, en les lisant, à l'idée de progrès. h'Esprit devint très
rapidement un livre européen. Les gouvernements avaient beau
interdire et les Lettres persanes et VEsprit des lois : Hume et
Gibbon s'en inspiraient; Filangieri en Italie, Don José Cadalso en
Espagne, se proclamaient les disciples de l'auteur; Catherine II
citait, dans les préambules de ses lois, des maximes de Mon-
tesquieu; Kantemir présentait les Lettres au public russe, et
LA SECONDE PËniODE DU XVIIP SIECLE 761
Mcndolssohn, en Allemagne, faisait à Montesquieu l'honneur,
insig-ne à ses yeux, de le rapprocher de Shaftesbury et de Boling-
broke. Écrire l'histoire des idées de Montesquieu, ce serait
passer en revue toute l'histoire des idées politiques, parfois
môme do la politique active, du xvnf si€>cle.
Une histoire plus agitée serait celle de la gloire de Vol-
taire. Elle comprendrait au moins deux chapitres : le poète
et le philosophe. L'action du premier n'apparaîtrait peut-être
pas très profonde : il est vrai qu'on a imité un peu partout ses
tragédies, ses poèmes philosophiques, sa Henriade : celle-ci a
même été mise en vers latins par le cardinal Quirini, c'est-à-
dire presque consacrée par l'Eglise, et Goethe a traduit Mahomet
et Tancrède; mais, si l'on cherche les noms des disciples directs
de Voltaire en poésie, on trouve ceux d'Algarotti ou de Betti-
nelli en Italie, de Nicolai ou de Wieland en Allemagne : ce n'est
guère. De bonne heure, la sécheresse de son génie a inquiété
l'Europe du Nord : « N'allez pas rendre visite à Voltaire, disait
le poète Gray à un de ses amis qui partait pour la France : per-
sonne ne sait le mal que fera cet homme ». Mais on goûtait le
« sublime » Voltaire, le « premier-né des êtres », comme l'appe-
lait Frédéric II, l'auteur de Y Essai sur les mœurs ou du Diction-
naire philosophique. Celui-là était en coquetterie avec tout l'uni-
vers : il avait charmé Potsdaui, et sa pensée fuyante et hardie
pénétrait jusqu'à la cour de Catherine II ou de Louise Ulrique de
Suède. Même Benoît XIV était sous le charme. « M. de Voltaire,
disait malicieusement Lessing, fait de temps en temps l'historien
dans la poésie, le philosophe dans l'histoire, et dans la philoso-
phie, l'homme d'esprit. » C'est précisément cette universalité de
l'esprit voltairien qui a fait son succès, comme il en a préparé
le déclin. Le voltairianisme a été une influence sociale autant
qu'une influence philosophique. Mais il y aurait injustice à
oublier qu'il a été l'une aussi bien que l'autre, et l'auteur de la
Critique de la raison pratique lui rendait un solennel hommage
quand il parlait du respect que « tout vrai savant » doit à sa
mémoire, parce qu'il n'y a pas un philosophe qui ne soit tenu,
même en le combattant, « d'imiter son exemple ».
Buflbn a eu, lui aussi, sa part des hommages du monde
pensant : Catherine II, après une lecture des Époques de la
V
762 LES RELATIONS LITTÉRAIRES AVEC L'ÉTBANGER
nature, lui envoyait des présents, et Beccaria nomme son livre
parmi ceux qui ont le plus agi sur lui. Mais sa gloire n'a pas été
comparable à celle de Rousseau — et je n'entends parler ici que
de Rousseau politique et philosophe. — Celui-là a eu pour lui
d'être suspect à tous les souverains d'Europe : bien plus que
Voltaire ou môme que Montesquieu, il a incarné les aspirations
nouvelles en politique, en pédagogie, en religion. Faut-il rap-
peler qu'il a fourni des constitutions à la Pologne ou à la
Corse? A vrai dire, il faudra la Révolution pour que son œuvre
porte ici tous ses fruits. Mais, dans l'histoire de l'éducation, sa
place est considérable dès avant 89 : la plupart des réformes
tentées en pédagogie, dans les divers pays d'Europe, relèvent de
Locke et de Rousseau. Nombreux sont les « pédagogues » qui
pourraient, comme l'Allemand Campe, placer dans leur maison
un buste de Rousseau avec cette inscription : « A mon saint! »
L'éducation d'Emile a hanté et troublé plus d'un cerveau. Dans
un roman d'Elisabeth Simpson, Nature and Art, on voit deux
cousins, dont l'un a été élevé dans les villes, l'autre parmi les
sauvages : l'un a tous les vices, l'autre toutes les vertus. Que de
livres, en toutes les langues, ont été écrits pour soutenir cette
thèse, qui est celle de Rousseau! La pédagogie de Rousseau,
romanesque à souhait, a sa place dans l'histoire du roman euro-
péen. Enfin, sa « religion naturelle », si voisine et si différente
à la fois du déisme voltairien, a droit à une place d'honneur
dans l'histoire du philosophisme. Même dans les pays italiens,
elle exerça une action profonde : témoin cette traduction de la
Profession de foi du vicaire savoyard qui, sous le titre de Caté-
chisme des dames de Florence, remua toute la Toscane en 1765.
Que dirons-nous donc dé son influence sur l'Allemagne? Toute
la pensée allemande de ce temps est pleine de Jean-Jacques,
depuis Schiller jusqu'à Kant. « Viens, Rousseau, et sois mon
guide ! » s'écriait Herder, interprète de toute une génération '.
Depuis YÉmile et le Contrat social jusqu'à la Révolution, la
philosophie française se répand dans tout l'univers. Non sans
obstacles, il est vrai : en Autriche, la censure fait brûler V Emile
1. Sur l'influence de Rousseau, voir Marc-Monnier dans Jean-Jacques Rousseau
jugé par les Genevois d'aujourd'hui (1878); Ericli Schmiilt, Richardson, Rousseau
und Gœlhe (1875), et Lévy Bruhl, L'influence de Rousseau en Allemagne (dans les
Annales de l'École libiv des sciences politiques).
LA SECONDE PÉRIODE DU XVIII» SIÈCLE 763
et les Lettres persanes; en Portug-ai, Pombal fait détruire les
œuvres de Raynal et interdit les livres étrangers. Mais l'élan
est donné, h' Encyclopédie se répand dans les pays voisins '.
On la réimprime jusqu'à trois fois en Suisse, et deux fois en
Italie; on la lit en Allemagne ou en Russie. Même en Espagne,
sous Charles III, des nobles, le duc d'Albe, Aranda, entrent
en relations avec nos philosophes*. En Italie, Condillac élève
l'infant de Parme; les idées françaises inspirent Pierre-Léopold
de Toscane, Paoli en Corse, même Benoît XIV. Beccaria écrit :
« Je dois tout aux Français... D'Alembert, Diderot, Helvétius,
BulTon, Hume, noms illustres et qu'on ne peut entendre pro-
noncer sans être ému, vos ouvrages immortels sont ma lecture
continuelle, l'objet de mes occupations, pendant mes jours et
de mes méditations pendant les nuits! » En Allemagne, Fré-
déric II écrit d'après Helvétius et d'Alembert son Essai sur
C amour-propre, sorte de catéchisme de morale à l'usage de
son corps de cadets. Catherine II de Russie appelle à sa cour
des philosophes ou des économistes, Diderot, Grimm, Mercier
de La Rivière, Senac de Meilhan; prie D'Alembert de faire
l'éducation de son fils, souscrit pour les Calas et les Sirven,
demande à Diderot un plan d'université, et recueille, après sa
mort, ses papiers; dans la haute société russe, les précepteurs
français sont à la mode, et les rares écrivains russes de ce
temps qui osent, comme Alexandre Radistchev, s'attaquer aux
institutions de leur pays, s'inspirent de nos écrivains, et, par
exemple, de Raynal. En Pologne, les écoles se servent d'un traité
de logique rédigé pour elles par Condillac, et Cabanis jeune
enseigne à Varsovie. En Danemark, La Beaumelle, Mallet
enseignent la littérature française ^ En Suède Gustave III, en
Allemagne Joseph II, se réclament de nos philosophes. Les idées
françaises franchissent les mers : elles agitent les colons anglais
ou espagnols de l'Amérique; elles inspirent la déclaration
1. FrancoUe, La propagande des enc'/clope'disles français au fyays de Liège
(Bruxelles, 1880). — J. Ktinlziger, La propagande des enajclopédistes français en
Belgique (Paris, 1879).
2. Parmi les écrivains espagnols de ce temps, don Ignacio de Luzan résida à
Paris, comme secrétaire d'ambassade, et Iriartc, le fabuliste. Qt ses études au
lycée Louis-le-Grand, sous le P. Porée.
3. Voir A. Taplianel, La Beaumelle à Copenhague {Revue d'hist. liti. de la
France, 1895) et la notice de Pismondi sur Mallel.
764 LES RELATIONS LITTÉRAIRES AVEC L'ÉTRANGER
de Philadelphie, qui fut l'acte d'indépendance des États-Unis.
Mais ce ne sont pas seulement nos livres qu'on lit; c'est notre
société qu'on imite ou dont on recherche la peinture dans nos
livres. Un historien a pu dire de la Hongrie sous Marie-Thé-
rèse : « Le français joua dans ce pays le rôle qu'avaient joué le
grec et le latin dans la France du xvi* siècle* ». On en dirait
autant de beaucoup de pays d'Europe. La langue et la littéra-
ture françaises y servirent de véhicules à la culture française.
Nos artistes, peintres, sculpteurs, architectes, se répandaient
partout. On nous empruntait nos institutions littéraires : une
Académie de peinture ou de sculpture se créait-elle à Stock-
holm, on appelait un Français, Bouchardon, pour la diriger.
Nos académies littéraires et savantes étaient imitées partout :
telles l'Académie espagnole ou celle des Dix-huit en Suède. Le
voyage de France faisait partie de toute éducation libérale :
Paris était, suivant le mot de Galiani, le « café de l'Europe »,
on y voyait Gustave III, Stedingk, Hume, Gibbon, le prince
de Ligne, combien d'autres^! Quelques-uns y devenaient de
véritables écrivains français : tels le prince de Ligne ou Galiani.
D'autres le devenaient à distance : tel Frédéric II. Les corres-
pondances de Grimm ou de Métra mettaient l'Europe entière
au courant des menus événements de la vie française : « Le
temps, disait Rivarol, semble être venu de dire le monde
français, comme autrefois le monde romain... »
Et pourtant cette hégémonie n'est pas incontestée. L'Italie
n'a jamais subi le joug sans révolte. La nationalité allemande
se réveille. La nationalité anglaise ne s'est jamais laissé
entamer. Aux premières nouvelles de la Révolution, toute
la Russie, si française en apparence, se soulèvera contre nous.
Un assaut se prépare contre la conception française de l'art,
1. Ed. Savons, dans Hw/oire (/enera/e, l. Vil, p. 955. Bessenyei et ses camarades
de la Nobilium turba étudient le français, lisent Voltaire, Montesquieu, Molière,
Racine : « Une tragédie de Ladislas Hunyade s'écrivait dans des vers pareils à
l'alexandrin français. La Henriade servait de modèle à un poème sur Malhias
Corvin. Anyos traduisait Marmontel; Péczely, les tragédies de Voltaire: de
modestes étudiants transylvains, Molière. »
2. Il y eut, au xvni' siècle, un assez grand nombre d'étudiants russes à Paris
pour qu'on élevât une chapelle orthodoxe (Rambaud, Histoire de Russie, p. 450).
— Voir Babeau, Les voyageurs en France, Grand-Carteret, La France jugée par
l'Allemagne, les articles de Rathery cités plus loin et le livre de L. Dussieux,
Les artistes français à l'étranger.
I
LA SECONDE PÉRIODE DU XVIIF SIÈCLE 765
et ce seront les nations germaniques qui, prenant conscience,
à la voix de Rousseau, de leur génie propre, opposeront à la
littérature do la France, la littérature de l'Europe du Nord.
Progrès du cosmopolitisme littéraire. — Pendant que
notre idéal social conquérait le monde et que nos philosophes
se flattaient de voir, suivant le mot de Rivarol, les hommes
« d'un bout de la terre, à l'autre se former en république sous
la domination d'une même langue », la France, de son côté,
faisait accueil, principalement sous l'influence de Rousseau, aux
œuvres anglaises et allemandes.
Rousseau a puissamment aidé à la diffusion des littératures
du Nord en France. Et d'abord il procède directement, dans la
Nouvelle Héloîse, d'un des chefs-d'œuvre Ju roman anglais, de
Clarisse, et par là consacre d'une façon éclatante l'influence
anglaise parmi nous. Assurément, c'est surtout lui-même
que Rousseau a peint dans son roman. Niera-t-on cepen-
dant la profonde influence que Richardson a exercée sur lui?
Ecrit au moment où Prévost venait de révéler Clarisse à la
France, son livre trahit, en plus d'un sens, cet « enthousiasme »
qu'au dire de Bernardin de Saint-Pierre, il professait pour
Richardson. Peut-être même trahit-il une certaine inquiétude à
l'endroit du succès de son rival anglais : littérature réaliste,
bourgeoise, protestante d'inspiration, Clarisse et XHéloïse ont
ces caractères communs, et personne ne dira qu'ils soient
d'importance secondaire.
D'autres traits encore du génie de Rousseau le rapprochent
des Anglais, et au premier rang le lyrisme : il y a dans Richard-
son des pages d'une mélancolie comparable à celle de Jean-
Jacques, et il y en a plus encore dans les Nuits d'Young, qui
paraissent de 1742 à 1746, dans les poèmes d'Ossian, que
Macpherson commence à publier en d760, dans les poésies de
Gray, enfin, qui sont toutes antérieures aux grandes œuvres de
Rousseau; il y en a, et de plus belles encore, dans Shake-
speare et dans Milton. L'influence directe de tous ces écrivains
sur Jean-Jacques se réduit à peu de chose, et, sans doute, on
en dirait autant de Gessner ou de Thomson. Au fond, sa puis-
sante originalité se passe de modèles. Il n'en est pas moins
vrai que, dans l'histoire de la littérature européenne, si l'on
r
766 LES RELATIONS LITÏÉRAIHES AVEC L'ÉTRANGER
veut chercher des ancêtres à Rousseau, c'est dans les littéra-
tures du Nord qu'on les trouvera : je veux dire que certains
écrivains anglais, par exemple, avaient exprimé avec une rare
intensité des sentiments à tout le moins exceptionnels parmi
nous avant qu'il eût écrit.
Et, en effet, du premier jour, son œuvre est, sans effort,
entrée dans la trame de la littérature anglaise ou allemande.
Tout naturellement, il devient le maître de Cowper, de Shelley,
de Byron, des lakistes. Schiller et Goethe se reconnaissent en
lui; Lessing- éprouve pour lui un « respect secret »; Herder voit
en lui « un saint » et « un prophète ». On n'imag-ine pas une
histoire de la poésie anglaise, du roman ou même du théâtre
allemand où son nom ne serait pas prononcé. En France, au
xviu* siècle, Bernardin de Saint-Pierre sera presque son seul
disciple, et il faudra attendre qu'après une longue réaction du
classicisme. Chateaubriand surgisse, pour que notre littérature
ne soit transformée dans ses profondeurs. En Allemagne, au
contraire, toute une floraison d'œuvres sort immédiatement de
Rousseau entre 1760 et 1800 : suivant la remarque de M. Georç-
Brandes, « à la fin du dernier siècle, ce sont les Français qui
réforment les idées politiques, mais ce sont les Allemands —
et, ajouterons-nous, les Anglais — qui réforment les idées litté-
raires ». Nous avons aussitôt été les disciples de Rousseau
en philosophie et en politique ; nous avons mis plus de temps à
être ses disciples dans l'art.
Cependant il a, tout au moins, ébranlé nos habitudes d'esprit
traditionnelles dans la critique. La poétique classique vivait du
respect des règles. Rousseau pensa et sentit contre les règles.
Il proclama hautement qu'il ne se croyait fait « comme aucun de
ceux qui existent ». 11 affirma les droits de « son tempérament »
et estima que le goût « n'est que la faculté de juger ce qui plaît
ou déplaît au plus grand nombre ». Il exalta l'homme sauvage,
l'habitant primitif des « forêts immenses que la cognée ne
mutila jamais ». 11 donna à ses lecteurs le sentiment de la diver-
sité infinie des climats, des races et des hommes. Comment la
critique des œuvres littéraires ne se serait-elle pas ressentie de
cette révolution? Et elle s'en ressent, en effet, de 4760 à la
Révolution. La France se laisse envahir par les mœurs anglaises.
LA SECONDE PÉRIODE DU XVIir SIÈCLE 767
Des voyageurs de marque, Ilunie, Wilkes, Garrick, Gibbon,
Franklin, viennent en France. La plupart des Français illustres
de ce teinj)s, de Montesquieu à Mirabeau, passent la Manche,
(Irimm parle des « progrès elTrayants » de langlomanie. La
connaissance de l'anglais se répand, les traductions se multi-
plient. Les revues font une place de plus en plus grande aux
œuvres étrangères : ainsi V Année littchyiire, le Journal encyclopé-
dique, Y Esprit des journaux. Des recueils se fondent, qui n'ont
pas d'autre objet que l'étude des livres étrangers : par exemple
ce Journal étranger (1754-1762), que dirigea l'abbé Prévost,
et qui se proposait d'apprendre aux Français « à ne plus mar-
quer ce mépris offensant pour des nations estimables, qui n'est
qu'un reste des préjugés barbares de l'ancienne ignorance ».
On y lisait encore : « Nous devons à tout ce qui est étranger la
même justice. Il faut nous mettre au point de vue où ils sont,
pour juger de la manière dont ils vivent. » Assurément, le
principe n'était pas neuf : Fontenelle ou Perrault ou Voltaire
lui-même l'avaient affirmé. Mais c'est peu de chose qu'une
théorie en critique, si elle ne s'appuie sur des œuvres. Mieux
que tous les critiques, Rousseau avait fait comprendre à chacun
la vérité de cette pensée de l'Anglais Young, que « la nature ne
crée point deux âmes semblables en tout, comme elle ne fait
point deux visages qui se ressemblent parfaitement ».
Les littératures du Nord en France. — La plupart des
écrivains anglais traduits pendant cette période sont des poètes ^
dramatiques, des romanciers, des poètes lyriques.
A-t-on suffisamment noté que les plus furieuses attaques de
Voltaire contre ce Shakespeare que nous avons vu traduit par
La Place coïncident avec les grands succès littéraires de Rous-
seau? « Il s'est mis dans un tonneau qu'il a cru être celui de
Diogène, et pense de là être en droit de faire le cynique ; il crie
de son tonneau aux passants : « Admirez mes haillons! »... Cet
homme se met noblement au-dessus des règles de la langue et
<les bienséances. » Ce que Voltaire reproche à Jean-Jacques
dans les Lettres sur la Nouvelle Héloïse (1761), c'est à peu près
ce qu'il va reprocher, avec une amertume croissante, à Shake-
speare. Il est visible que le succès de la littérature anglaise, à
laquelle Rousseau prête son concours, lui semble une menace
I
768 LES RELATIONS LITTÉRAIRES AVEC L'ÉTRANGER
pour les qualités séculaires de l'esprit national '. Soit dans
VAppel à toutes les nations, soit dans le Commentaire sur Cor-
neille, soit dans \q Dictionnaire philosophique, on voit se dessiner
la campagne anti-shakespearienne qui suivra. Cependant en
Angleterre, de 1741 à 1776, Garrick réhabilite Shakespeare, en
l'émondant, mais en le jouant. En France même, des traduc-
tions partielles le font un peu mieux connaître. Ducis adapte
Hamlet (1769) et Roméo (1772) et agite l'opinion avec ces pâles
et timides adaptations. Voltaire lui-même avoue que « les pièces
wisigothes sont courues ». Enfin Letourneur met le comble au
scandale en publiant, avec des souscriptions de la famille royale,
une traduction complète (1776-1783). Il importe assez peu que
cette version nouvelle, supérieure à celle de La Place, fût
cependant encore bien insuffisante. Il suffit que Letourneur se
soit proposé de faire connaître Shakespeare, comme disait Vol-
taire, « dans toute son horreur et dans son incroyable bassesse »
et qu'il ait affirmé son intention dans une préface audacieuse.
« L'abomination de la désolation est dans le temple du Sei-
gneur », écrit Voltaire à d'Argental. Il est grand temps
de combattre « la canaille anglaise » : faute de quoi, nous
serons mangés « par des sauvages et des monstres ». On con-
naît de reste les deux fameuses lettres de Voltaire à l'Académie
(1776), son appel au patriotisme de tous les Français, aux cours
de l'Europe, aux « hommes de goût de tous les Etats ». Shake-
speare avait de jour en jour des amis plus nombreux chez
nous : pour la première fois, on avait quelque chose d'appro-
chant des pièces du procès : Elisabeth Montague ou IJaretti
portaient le débat devant le public européen. Quand, en 1778,
Voltaire mourut, la cause qu'il soutenait semblait perdue, et,
par une ironie du sort, l'Académie lui donnait Ducis pour
successeur. Mais au fond Shakespeare avait fait peu de progrès
chez nous. Qu'on lise, si on en doute, le Roi Léar de Ducis
(1783), son Macbeth (1784), son Roi Jean (1791) ou son Othello
(1792), ou les Tombeaux de Vérone de Sébastien Mercier, ou
même V Amant Loup-Garou de Collot d'Herbois. On verra
1. On notera que Voltaire reproche constamment à Rousseau ses origines et
ses opinions étrangères. Il ne lui pardonne pas de trouver le catholicisme
« très ridicule et très vénal ». Il lui reproche son français suisse et son - pro-
fond mépris pour notre nation », etc. [Lettres sur la Nouvelle Hélo'ise.)
LA SECONDE PÉRIODE DU XVIll» SIÈCLE 769
combien Torif^inal a été peu compris et on s'expliquera pour-
(juoi en 1823, quand Stemllial reprendra le procès Kacine-
Shakosj)eare, il posera le proldèmo dans les termes mômes où
l'avait posé Voltaire. Superficielle dans la littérature drama-
tique, rinduencc de Shakespeare au xviu" siècle ne s'est exercée
réellement que dans la critique : elle a contribué à élargir le
goût et à fairo pressentir des beautés nouvelles.
On a beaucoup mieux compris les romanciers et les poètes.
Sterne, l'étrange auteur de Tristram Shandy, ne fut pas seule-
ment fêté et choyé à Paris ' ; il charma toute la France par son
impudeur à parler de lui, par son humour, par son art de noter,
dans une langue inquiète, de menues sensations. Voltaire le
comparait « à ces petits satires de l'antiquité qui renferment
des essences précieuses ». Il sembla délicieusement personnel,
comme Rousseau : est-ce que, bien avant lui, il n'offrait pas au
monde ses Confessions'} Diderot se reconnut en lui et s'en
inspira dans Jacques le fataliste, et le Voyageur sentimeiital
eut toute une lignée d'imitateurs, qui aboutira un jour à Xavier
de Maistce et à Charles Nodier.
La traduction des Saisons de Thomson (17o9), celle des Nuits
d'Young (1769), celle d'Ossian (1177)* marquent chacune un
progrès de l'influence anglaise et correspondent à un progrès
de l'influence de Rousseau. C'est la nature que Thomson nous
apprend à aimer et à peindre. C'est le sentiment de la mort et
c'est la mélancolie des tombeaux qu'exprime éloquemment
Young. Enfin, la querelle ossianique n'intéresse pas seulement
les historiens et les érudits : elle ramène, dans toute l'Europe,
l'attention vers cette civilisation celtique ou, comme on disait,
« calédonienne », qui passait pour avoir produit le seul poète
comparable à Homère. Là, dans des régions lointaines et mal
explorées, la critique voudra découvrir les origines d'une litté-
rature qu'elle opposera à la littérature classique : le Celte et le
Germain détrôneront le Grec et le Romain. Si l'on joint à ces
noms celui de l'évoque Percy, l'éditeur des vieilles « ballades »
anglaises', on aura l'essentiel de ce qu'ont fourni à notre
1. Voir Garât, Mém. aur Suard, t. H.
2. Celle des Saisons est de M"* Bontemps, celles d'Young et d'Ossian, de
Le tourneur.
3. Reliques ofenglish Poelnj (l"6o). — Voir Bonet-Maury, Barger et les origines
Histoire de la langue. VI. 49
770 LES RELATIONS LITTERAIRES AVEC L ETRANGER
XVIII* siècle ces poètes anglais que Chénier, qui ne les aimait
pas, dira « tristes comme leur ciel toujours ceint de nuages »,
mais qui ont préparé de loin la poésie romantique. « Je ne crois
plus, écrira un jour Chateaubriand, à l'authenticité des ouvrages
d'Ossian... J'écoute cependant encore la harpe du barde, comme
on écouterait une voix, monotone, il est vrai, mais douce et
plaintive. » De même, nous ne lisons plus guère ni Young ni
Ossian. Mais nous ne pouvons méconnaître sans injustice ce
qu'ils ont apporté de neuf à la poésie européenne. « Ossian a
chassé Homère de mon cœur », dit Werther. Il a contribué à
détrôner Homère, dans l'esprit de tout le xviii" siècle, de la place
où l'avait mis la critique classique.
Par Ossian la critique française entre en contact avec les
littératures de l'extrême Nord. Pelloutier, Mallet, en des livres
très lus, révèlent la civilisation celtique au public français. Plus
exactement, ils lui apprennent à révérer ce que M"'" de Staël
appellera « les fables islandaises », les « poésies Scandinaves »
ou encore « les poésies erses » : car c'est tout un pour elle et
pour son temps. A l'exception de quelques érudits, les hommes
du xviii" siècle ont confondu les Celtes, les Germains, les Scan-
dinaves*. Ils ont placé Ossian au début des littératures du Nord,
et M"^ de Staël l'a pris naïvement pour un Germain, comme
ont fait Klopstock ou Chateaubriand. Une ethnographie rudimen-
taire permettait de noyer dans une même brume septentrionale
l'Amérique, l'Ecosse, l'Islande et la Scandinavie. « Les poèmes
du Nord, écrivait Suard, abondent en images fortes et terribles,
mais n'en offrent que rarement de douces et jamais de riantes...
Tout y peint un ciel triste, une nature sauvage, des mœurs
féroces. » La poésie de ces races ressemble au « sifflement des
vents orageux ». Le temps n'est pas loin où Chateaubriand,
exilé en Angleterre, rêvera, nouveau disciple d'Ossian, de tracer
le tableau de ces nations barbares dont le génie « offre je ne
sais quoi de romantique qui nous attire ».
Des littératures Scandinaves et slaves, le xvni" siècle n'a su
anglaises de la ballade en Allemagne (1889), et Wiischer, Der Einfluss dcr englis-
chen Balladenpoesie au f die franzôsische Lilteralur (Zurich, 1891).
1. On notera les titres des livres, alors classiques, de Pelloutier, Histoire des
Celtes et particulièrement des Gaulois et des Germains (1740-50), et de Mallet,
Monuments de la mythologie et de la poésie des Celtes, et particulièrement des
anciens Scindinaves (1756).
LA SECONDE PÉRIODE DU XVIIl» SIÈCLE 771
(jue peu (le chose*. En revanche, il s'est intéressé à cette Alle-
magne si méprisée du xvii" siècle que le P. Bouhours lui refu-
sait « cette belle science dont la jtolitesse fait la principale
partie ». Vers le milieu du siècle, l'Allemagne commence à
prendre conscience de son génie littéraire et Grimm affirme que
l'Allemagne est « une volière de petits oiseaux qui n'attendent
que la saison pour chanter » -. Bientôt la critique s'occupe de
Winckelmann, de Kleist, de Klopstock, de Lessing, et plus
encore de Gellert, qui fut correspondant de notre Journal
étranger et qu'on traduit presque entièrement; de Haller, l'au-
teur des AlpeSy poète et philosophe, dont Condorcet prononcera
l'éloge, et dont Roucher s'inspirera directement dans ses Mois ; de
Salomon Gessner enfin, le « Théocrite helvétique », qui a eu le
tort d'inspirer Berquin ou Florian, mais qui a eu des imitateurs
plus glorieux en J.-J. Rousseau et André Chénier. Nous avons
connu d'abord l'Allemagne par ces poètes idylliques et fades.
C'est dans un accès d'admiration pour Gessner qu'un Dorât
pouvait s'écrier, dès 1769 : « 0 Germanie, nos beaux jours
sont évanouis, les tiens commencent!... » Klopstock, traduit
en 1769, vanté et traduit par Turgot, n'est resté, pour la
masse du public français, qu'un bon disciple de celui que Rous-
seau appelait « le divin Milton ». Lessing scandalisa le Mercure
par ses attaques contre le théâtre classique, et son propre
théâtre intéressa peu. Wieland, qui doit beaucoup à la France,
fut travesti par Dorât, et Diderot lui reprocha sa « naïveté », ce
qui est fait pour surprendre.
Aux approches de la Révolution, le théâtre de Goethe et de
Schiller nous arrive en partie dans le recueil du Nouveau théâtre
allemand de Friedel et Bonneville (1782). Goetz de Berlichingen,
déjà imité par Ramond, y était traduit et fit d'ailleurs peu de
bruit. La seule pièce de Goethe qui ait obtenu chez nous,
au siècle dernier, un certain succès, est une de ses moindres
œuvres, Stella, lonèe sous la Révolution (1791), sans que l'au-
1. Le grand poète danois Holl)erg vint à Paris en 1725 et y connut Fonle-
nelle et Lamolte. Il offrit inrine à Iliccoboni île jouer son Potier d'élain, mais
sans succès. On a, au xviii'" siècle, traduit en français une partie de son théâtre.
On a traduit aussi en notre langue quelques livres russes. Mais ces tentatives
eurent peu d'écho.
2. Voir le livre d'E. Scherer, Melchior Grimm (Paris, 1885).
k
772 LES RELATIONS LITTÉRAIRES AVEC L'ÉTRANGER
teur en fût nommé. Schiller fut plus heureux avec ses, BrigandSj
traduits en 1783 et dont La Martelière tira en 1792 un gros
succès avec son Robert et Maurice ou les Brigands. Sous la
Révolution, tout le théâtre de Schiller, ou peu s'en faut, a passé
dans notre langue. Mais il faudra attendre le siècle suivant
pour que cette imitation porte ses fruits.
De tous les ouvrages allemands, le plus lu au siècle dernier,
« le livre par excellence des Allemands », dira M"* de Staël, a été
Werther^ On en fit chez nous, dès son apparition, des traductions,
des suites et des parodies très nombreuses. Il y eut des « cha-
peaux à la Charlotte » et des « fracs à la Werther ». On parla de
iverthérisme et de werthériser. Mais on ne comprit, semble-t-il,
que le roman d'amour : Werther ou le délire de Vamour, tel est le
titre d'une comédie française de ce temps. La portée de la con-
fession poétique que renferme Werther échappa à la majorité
des lecteurs, et il faudra attendre le livre De la littérature pour
voir enfin Goethe mis à son rang-, c'est-à-dire à la suite et tout
près de Rousseau, comme un peintre profond des crises du cœur.
En fait, l'influence anglaise a éclipsé, au xvni" siècle,
l'influence allemande. Les traducteurs mêmes du Théâtre alle-
mand reprochaient à Lessing son pays d'origine : « Il n'y a que
Londres, écrivaient-ils, qui soit au pair avec la France [en
matière de théâtre] ; Berlin y aspire, le reste de l'Europe n'y
pense pas ». Et en 1799 encore, La Martelière, traduisant
Schiller, se plaignait qu'on continuât à préférer les productions
d'outre-Manche à celles d'outre-Rhin. C'est bien, en effet, à
l'Angleterre que revenait l'honneur d'avoir commencé la révo-
lution littéraire qui agitait l'Europe : originaire d'Angleterre,
continué par Rousseau, le mouvement ne faisait qu'aboutir en
Allemagne. C'est à l'influence anglaise que les Allemands eux-
mêmes avaient dû d'abord de s'émanciper de l'imitation de la
France. C'est le nom de Shakespeare ou celui de Richardson
qu'avaient invoqué, d'un bout à l'autre de l'Europe, les poètes dra-
matiques et les romanciers. C'est celui d'Ossian qu'invoquaient
Klopstock en xillemagne, Ozerov en Russie, Cesarotti en Italie,
Thorild en Suède, tous les novateurs d'intention ou de fait.
1. F. Gross, Werther in Frankreich (1888).
LA SECONDE PÉRIODE DU XVIII» SIECLE 773
Lessing lui-même ne proclamait-il pas bien haut les affinités du
génie allemand avec le génie anglais? Faut-il s'étonner que
l'Europe l'ait cru sur parole? — Le tour de l'Allemagne viendra
au xix' siècle. Au xviir, la grande influence européenne appar-
tient à l'Angleterre et à la France.
La réaction classique et la Révolution. — Mais en
France même l'influence anglaise rencontrait, aux approches
(le la Révolution, des adversaires acharnés. Plus on allait, plus
se répandait cette idée que le culte des modèles étrangers était
une menace pour la tradition classique, c'est-à-dire pour le vieil
idéal d'universalité et d'humanité que nous avaient légué les
littératures anciennes. « J'avoue, disait Voltaire en parlant de
Shakespeare, qu'on ne doit pas condamner un artiste qui a saisi
le goût de sa nation, mais on peut le" plaindre de n'avoir con-
tenté qu'elle. » De plus, les écrivains étrangers manquaient
d'art : au respect des règles, ils substituaient, comme Rousseau,
le culte « de leur seul tempérament » et se vantaient d'être « ce
que les avait faits la nature ». Ils faisaient un livre, au témoi-
gnage de Rivarol, « avec une ou deux sensations », et par là
— ainsi en jugeait Vauvenargues parlant de Shakespeare — ils
« choquaient essentiellement le sens commun ». Quelques-uns
des meilleurs esprits de ce temps, se refusant à voir qu'au fond
le cosmopolitisme littéraire dérivait tout naturellement du cos-
mopolitisme philosophique qu'ils professaient sans scrupule,
croyaient l'esprit français menacé dans son existence par
l'Angleterre ou par l'Allemagne. Par là s'explique la violence
des attaques dirigées, non seulement par Voltaire, mais encore
par La Harpe, Condorcet ou Marie-Joseph Chénier, contre
Shakespeare qui, disait l'un d'eux, « porte le délire et l'indécence
à un degré humiliant pour l'humanité ». Par là aussi se jus-
tifie cette renaissance de l'antiquité classique qui s'oppose, dans
la seconde moitié du siècle, à l'invasion des modèles étrangers.
n semble que revenir aux anciens, ce soit revenir à la France.
Les érudits font un grand eflbrt pour mieux comprendre la vie
antique : Villoison, Caylus, Choiseul-Gouffier, l'abbé Barthé-
lémy collaborent avec éclat à la renaissance de l'érudition'.
I. G. Renard, De Pinfl. de l'antiquité classique sur In lilt. franc, du XVIII* siècle.
774' LES RELATIONS LITTÉRAIRES AVEC L'ÉTRANGER
Mably, Rollin, Montesquieu exaltent l'idéal politique des anciens.
Rousseau lui-môme, qui savait peu de latin et point de grec,
recommande à Emile de lire de préférence leurs ouvrages,
« par cela seul qu'étant les premiers, les anciens sont le plus
près de la nature et que leur génie est plus à eux ». Diderot
exalte, sans toujours bien les comprendre, Sophocle, Homère
ou Eschyle et essaie de rattacher ses réformes dramatiques au
théâtre grec. Chénier enfin,
Dévot adorateur de ces maîtres antiques,
tente, dans quelques fragments admirables, de marier l'esprit du
xviii" siècle à la poésie hellénique.
Mais, à part Chénier, dont l'œuvre resta inédite et, par con-
séquent sans influence, il ne paraît pas que tout ce mouvement
ait exercé une action appréciable dans la littérature d'imagina-
tion. Tout au plus a-t-il retardé en France l'avènement de la
littérature romantique, dont l'œuvre de Rousseau renfermait
tous les germes. C'est sur les théories politiques que la pensée
antique a vraiment agi au siècle dernier. Ce n'est pas Homère
ou Pindare, Euripide ou Sophocle qu'on lisait ou qu'on compre-
nait : c'était Tacite, Plutarque, Polybe, Salluste, les politiques
et les historiens. C'est d'eux que Montesquieu écrivait :
« J'avoue mon goût pour les anciens; cette antiquité m'en-
chante... » Il aimait la liberté grecque, la vertu romaine,
les exercices du Champ de Mars ou la politique du Sénat,
l'héroïsme de Gaton et la grandeur morale de Marc-Aurèle.
C'est en songeant à Carthage et à Rome qu'il proclamait — et
Jean-Jacques l'a redit après lui — que « l'or et l'argent s'épui-
sent », mais que « la vertu, la constance, la force et la pauvreté
ne s'épuisent jamais ».
Faut-il s'étonner que, quand les préoccupations politiques
l'emportèrent décidément sur toutes les autres, l'antiquité ait
repris faveur en France? La littérature révolutionnaire est un
retourau pseudo-classicisme du xvni" siècle, mais elle est antique
par les idées. Pleine de Rousseau si on ne regarde qu'aux doc-
trines, elle marque l'abandon de la tradition poétique de Rous-
(Lausanne, d875). — L. Bertrand, La fin du classicisme et la renaissance deVanti-
quilé (Paris, 1891). — S. Rocheblave, Essai sur le comte de Caylus (1887).
LA SECONDE PÉRIODE DU XVIIP SIECLE 775
seau et, par là môme, de ces littératures du Nord qui mainte-
nant nous renvoyaient des œuvres inspirées par lui. Partout en
Europe, la littérature romantique se développait. En France
seulement, on voyait renaître, sous le Directoire, puis sous le
Consulat ou l'Empire, une littérature qui se disait classique, mais
qui n'était qu'une maladroite contrefaçon de cette antiquité
dont elle se réclamait. Sauf dans l'éloquence, qui produisit
do grandes œuvres, la période qui va de 4789 à 1815 est
une période de recul et de réaction. Elle compromet l'hégé-
monie littéraire de la France en Europe, et, au lendemain de
l'Empire, quand notre pays reprendra contact avec la pensée
de l'Europe, il trouvera l'Angleterre et l'Allemagne en posses-
sion de cette influence qui avait été la sienne.
Par bonheur, tandis que l'esprit national se renfermait jalouse-
ment en lui-même, deux très grands écrivains se développaient
hors de France, et, tout en restant très Français et singulière-
ment originaux, sauvaient, avec l'héritage littéraire de Rous-
seau, ce qu'il y avait de vraiment fécond dans la tradition du
xviu" siècle. L'un, Chateaubriand, pendant un exil de huit années
en Angleterre, étudiait profondément, en même temps que nos
classiques, quelques écrivains anglais, Shakespeare, Ossian ou
Milton. L'autre, M"" de Staël, victime également de la politique
révolutionnaire, publiait en 1800, pour clore le siècle, un livre
aventureux, mais généreux, pour demander qu'on fît entrer
dans notre littérature « tout ce qu'il y a de beau, de sublime,
de touchant, dans la nature sombre que les écrivains du Nord
ont su peindre ».
Le XIX* siècle devait donner raison à Chateaubriand et à
M"" de Staël. Si l'influence des nations germaniques est restée
plus active chez nous dans la première moitié de ce siècle, celle
des nations méridionales ne sera pas cependant négligeable, et,
dans l'œuvre de l'auteur des Martyrs, l'antiquité mieux comprise
aura également sa grande place, La génération romantique ne
fera au fond qu'élargir, en faisant appel à toutes les littératures
étrangères, anciennes ou modernes, une idée de la France du
xvni' siècle, de cette « douce et bienveillante » France qu'avait
aimée J-J. Rousseau.
776 LES RELATIONS LITTERAIRES AVEC L'ETRANGER
BIBLIOGRAPHIE
Il n'existe pas de livre d'ensemble sur le sujet. — On trouvera l'indica-
tion de beaucoup de travaux de détail dans un Essai de bibliographie des
questions de littérature comparée publié par Louis P. Betz dans la Revue de
philologie française et de littérature (années 1896, 1897 et 1898). — Sur l'in-
fluence française en Europe, J.-J. Honegger a écrit un livre insuffisant,
Kritische Gesch. der franz. Cultureinfliisse in den letzten Johr h., Berlin, 1873.
— Le sujet est exposé, dans ses grandes lignes, dans Villemain, Tableau
de la littér. au XYIII" siècle (1828), et surtout dans H. Hettner, Litteratur-
gesch. des achtzehnten Jahrh., 4" éd., Brunswick, 1893-95. (Il a paru une
5** éd., revue par H. Morf, du volume sur la France.) — Le livre de Sayous,
Le XV/I/e siècle à l'étranger, 1861, 2 vol., est l'histoire des colonies littéraires
de la France. — Le même sujet a été repris par Virgile Rossel, dans son
Hist. de la littérature française hors de Finance, 1895.
J'ai cité dans les notes quelques travaux de détail. J'ajouterai seulement
les ouvrages qui me paraissent les plus accessibles aux lecteurs français.
Italie. — Goujet, Biblioth. franc., t. VII, p. 288-407, t. VIII, p. 1-HO
(trad. franc, des poètes italiens), et t. VIII, p. 110-152 (traductions du théâtre
italien). — J. Blanc, Blbliogr. italico- française, 1887, 2 vol. — Sur les voya-
geurs fr. en Italie, l'appendice de l'édition du Voyage de Montaigne donnée
par Al. d'Ancona (Città di Castello, 1889). — Sur les influences littéraires,
outre les travaux déjà cités, Ch. Dejob, Études sur la tragédie, s. d.;
Ch. Rabany, Carlo Goldoni, 1896, et E. Bouvy, Voltaire et l'Italie, 1898.
E!^l>ag;iic et Poi*tii|i^al. — Goujet, Biblioth. franc., t. VllI, p. 152-
193 (trad. fr. des poètes espagnols et portugais). — A. Morel-Fatio, Études
sur l'Espagne (1™ série, 1888). — LéoClaretie, Essai sur Lesage romancier,
1890. — E. Lintilhac, Lesage, 1893. — F. Brunetière, L'influence de
l'Espagne dans la littérature française {Études critiques, t. IV). — M. Me-
nendez y Pelayo, Historia de las ideas estéticas en. Espana, 1883-86, 3 vol.
— F. Michel, Les Portugais en France, les Français en Portugal, 1882.
Angleterre. — Goujet, Biblioth. franc., t. VIII. — B. de Murait,
Lettres sur les Anglais et les Français (éd. E. Ritter, Paris et Berne, 1897). —
Tabaraud, Hist. du philosophisme anglais, 1806, 2 vol. — Garât, Mémoires
sur Suard et sur le XVllP s., 1820, 2 vol. — Parmi les ouvr. mod-, on con-
sultera surtout, sur les relations sociales, Rathery, Des relations soc. et
intell, entre la France et l'Angleterre depuis la conquête des Normands Jusqu'à
la Bév. fr. (Revue contemp., 1855); — sur les idées polit., Buckle, Hist. de
la civilisation (trad. franc., 2« éd., 1881); — sur les idées philos., Leslie
Stephen, Hist. ofenglish Thought in the M"' Cent., Londres, 2® éd., 1881,
2 vol.; — sur le mouvement litt., A. Lacroix, De l'influence de Shakes-
peare sur le théâtre fr., Bruxelles, 1856; — J.-J. Jusserand, Shakespeare en
France sous l'ancien régime (voir ci-dessus, p. 753, n. 1). — Erich Schmidt,
Richardson, Rousseau und Goethe, lena, 1875. — L. Ducros, Diderot, 1895,
in-12. — Sur l'ensemble de l'influence anglaise, J. Texte, J.-J. Rousseau et
les origines du cosmop. litt., 1893.
AUemasrne. — Voir Th. Sûpfle, Gesch. des d. Kultureinflusses auf Fran-
kreich. Gotha, 1886-1890, 3 vol., et Virgile Rossel, Hist. desrelat. litt. entre
la France et l'Allemagne, 1897. — A. Ehrhard, Les comédies de Molière en
Allemagne, 1888. — L. Crouslé, Lessing et le goût fr. en Allemagne, 1863.
Pays ScaMclinaveiii et Slaves- — Legrelle, Holberg considéré
comme imitateur de Molière, 1864, in-8. — A. Geffroy, Gustave IH et la
cour de France, 1867, 2 vol. — Ch. de La Rivière, Catherine 11 et la
Rév. fr., 1895. — Alex. Veselovsky, /n^wences occident, dans la litt. russe
(en russe), Moscou, 1896, 2° éd.
CHAPITRE XV
L'ART FRANÇAIS AU XVIir SIÈCLE
DANS SES RAPPORTS AVEC LA LITTÉRATURE'
/. — L'époque de Watteau et sa suite. — L'art
régence et le « rococo » (iyio-iy45 environ).
Nouvelles tendances. — Le Brun avait à peine fermé les
yeux, presque aussitôt suivi dans la tombe par Mignard, devenu
son successeur à l'Académie, que des symptômes généraux
annonçaient dans l'art français une modification prochaine.
Les institutions pourtant demeuraient en place ; la doctrine
était consacrée, ou plutôt sacrée : bientôt personne n'y touchera.
Qu'y avait-il donc de changé? Rien et tout. Un homme de moins
dans l'art, et le principe d'autorité semblait avoir disparu. On
n'avait plus la foi. Tous les liens allaient d'ailleurs, à la fin
du règne, se relâcher en même temps. A l'ombre de la royauté
vieillie et appauvrie, les artistes se détendaient. Ils ne se refu-
saient pas les distractions. Au lieu de s'enfermer dans leur
Académie comme dans le lieu très saint, ils mettaient parfois
le nez à la fenêtre, laissaient les portes entre-bàillées. Et les
bruits de la rue, en attendant les échos des salons et les rires
des boudoirs, montaient jusqu'à eux. Comment auraient-ils pra-
!. Par M. Samuel Rocheblave, docteur es leUres, professeur à l'École des
Beaux-Arts.
778 l'art français AU XVIir SIÈCLE ET LA LITTÉRATURE
tiqué avec une conviction immuable les exercices traditionnels
de l'Académie, sollicités qu'ils étaient par les choses du dehors?
Les « conférences » se font dès lors rares et insignifiantes;
l'enseignement est donné avec mollesse. La réorganisation de
1704, opérée par Bignon sur l'ordre de Pontchartrain, ne donne
pas au corps une véritable cohésion ; ses travaux cependant, ses
pratiques ne changent guère, car rien ne tend plus naturelle-
ment à la perpétuité qu'une certaine manœuvre du pinceau et
de l'ébauchoir. Durant toute une génération encore il se trou-
vera des artistes « imbus d'assez bonnes études » sinon pour
tenter les prouesses d'un Le Brun sur les murailles de Versailles,
du moins pour suspendre à la voûte aérienne d'un plafond une
vaste composition mythologique selon la formule : telle, dans le
Salon d'Hercule, la grande page deLemoine, qui possède en outre
vigueur et couleur. Et pourtant, si l'on peut ainsi parler, l'art
académique de la fin de Louis XIV ne vit guère que de survi-
vances. Il peint une chose, et il pense à une autre. Il conserve
ses habitudes, au surplus commodes, en attendant qu'il en
puisse changer. Car il est atteint, lui aussi, de l'esprit du siècle;
il est déjà, comme la littérature, « tout Régence en dessous ».
La vie propre au xviu® siècle, cette vie qui frémit avant 1715
pour frétiller après, se traduit en art par un assouplissement
général des formes, tout à fait analogue à celui qui se produit
dans le style. C'est ici l'effet d'un courant bien plus que d'une
volonté. En littérature, il est vrai, La Bruyère brise plutôt qu'il
n'assouplit le style; ce n'est pas le temps qui a voulu son livre,
mais l'auteur. Mais le style de Voltaire n'eût probablement pas
été retardé par l'absence de cette laborieuse et géniale gageure ;
dès La Fontaine, dèsFénelon etFontenelle, on allait au dépouillé,
au rapide, au gracieux, parfois à l'exquis. En art, à dater de la
chapelle de Versailles (achevée en 1710), on pouvait pressentir
l'évolution prochaine. Un homme la précipitera, la fera sienne
en quelque sorte, Watteau. Mais, entre Mignard et lui, quinze
ou vingt années s'écoulent où l'architecture, la sculpture et
la peinture s'humanisent d'un commun accord, réduisent leurs
ambitions comme leurs proportions, tendent, en un mot, à
s'adapter à la taille, aux inspirations, aux goûts directs d'une
génération nouvelle. Moins d'emphase et plus d'agrément; moins
L'ÉPOQUE DE WATTEAU ET SA SUITE 779
d' a héroïsme » et plus de vérité observée ; moins de force ou
de noblesse, mais par contre plus de ressemblance avec la vie,
plus de nerf et d'ag^ilité, voilà les caractères généraux d'un art
à la veille de Watteau, d'un art qui n'est plus « Louis XIV »
sans être encore « Louis XV ».
Pendant que l'art se rapprochait |)eu à peu de l'homme, le
fossé se comblait entre l'artiste et la société mondaine. Le
siècle précédent avait vu le poète crotté de l'époque Henri IV,
l'écrivain besogneux de l'époque Louis XIII, transformés en
boui^eois, voire en courtisans, sous Louis XIV. Quelle dis-
tance de Régnier à Racine! et quel intéressant chapitre de
mœurs que le sermon sur l'éminente dignité du poète, adressé
par Boileau à ses confrères, au quatrième chant de VArt
poéti(/ue\ Le siècle suivant verra, tout pareillement, l'ascen-
sion sociale des artistes. Les grands seigneurs les coudoient
d'abord par désœuvrement ; puis ils cherchent à leur emprunter
de menus talents, propres à divertir leur « société » ; puis ils
les acceptent eux-mêmes dans leurs salons, pendant qu'ils
leur contient la décoration de leurs cabinets secrets.
Ainsi non seulement l'art incline peu à peu vers la mode,
mais il crée une mode à son tour. Il devient de bon goiit de
connaître le métier d'artiste, de le pratiquer. L'exemple part
de haut. Il est probable qu'il remonte à l'élève de Fénelon. De
gentilles compositions, scènes de guerre ou de chasse que Caylus
s'est amusé plus tard à graver, prouvent qu'en art le duc de
Bourgogne pouvait quelque chose. Le Régent, en des esquisses
moins anodines et volontiers grivoises, montrait cette facilité
qui était chez lui un don universel. A côté de ces amateurs
royaux, que les salons et les femmes vont bientôt imiter, il y
a le financier, déjà collectionneur, souvent pourvu de goût
pour son compte, eu tout cas nanti de curiosités d'art que
lui procurent marchands ou rabatteurs. Car il y a finance et
finance. A côté des Turcaret flanqués de leur M. Rafle, il y a
des Pierre Crozat, des La Live de Jully, vrais bienfaiteurs de
l'art, dignes successeurs des Marolles et des Jabach. Ceux-ci
ouvrent leurs cabinets aux « curieux », aux artistes, aux gens
du monde. Et dès lors on dessine, on copie, on grave, et cette
occupation va nuire à celle des nouvelles à la main. Tout ce qui
780 L ART FRANÇAIS AU XVIir SIECLE ET LA LITTÉRATURE
est d'une pratique longue et appliquée se voit délaissé; on ne
veut que la fleur des choses et l'instantané de l'exécution. Aussi
les amateurs-graveurs vont-ils droit à l'eau-forte, et les peintres
mondains s'en tiennent-ils au croquis ou à la « croquade ». La
comédie de société, qui fait subitement fureur, alimente ce goût
nouveau. Il faut dessiner décors et costumes, donner un air
galant à ces tréteaux qui se dressent un peu partout. Bals mas-
qués, fêtes nautiques, embrasements de parcs, tous ces menus
districts de l'art mondain (qui pour le roi deviendront bientôt
une administration entière, celle des « Menus-Plaisirs ») ont
désormais leurs spécialistes. Il faut que de toute part « la fête
soit exquise et fort bien ordonnée ». Et elle nous paraîtra telle,
grâce à la baguette d'un enchanteur, Watteau.
Watteau (1684-1721). — Le fils d'un pauvre couvreur
de Valenciennes, venu à dix-huit ans à Paris pour y vivre de
ses pinceaux, longtemps tourmenté par la gêne, et mort de la
poitrine à trente-sept ans, est l'évocateur de l'époque de la
Régence, et le créateur d'un art nouveau. L'évocateur plutôt
que le peintre, car Watteau est poète encore plus qu'observa-
teur. Quant au créateur d'un art nouveau, il pourrait s'appeler
révolutionnaire (car il a fait révolution), si Watteau n'avait
innové sans y songer. Il a inventé son art comme l'oiseau
des bois invente sa chanson. Il n'était lui-même qu'un enfant
delà nature, avec un peu de métier, et aucun savoir. En débar-
quant à Paris, Watteau n'apportait que l'adresse de sa main,
un œil de coloriste encore inconscient, et son àme maladive
et profonde. Il fut préservé de l'enseignement académique par
un heureux échec au concours pour le prix de Rome (1709).
Trois ans après, son originalité, sa célébrité naissante, le fai-
saient entrer presque sans bagage à l'Académie (1712), et, cinq
ans après, il donnait son chef-d'œuvre, Y Embarquement pour
Cythère (1717). Rubens entrevu dans la galerie de Marie de
Médicis, la nature étudiée sous les arbres du Luxembourg et
de Montmorency, le costume observé au théâtre, et les phy-
sionomies prises sur le vif dans le monde élégant, tels furent
les maîtres de Watteau, tels furent ses modèles. Celui qu'on a
appelé « le petit-fils de Rubens » était surtout le fils de son
époque, un fils qui a idéalisé sa mère en la peignant. Les regards
L'ÉPOQUE DE WATTEAU ET SA SUITE 781
d'artiste, les regards d'amoureux qu'il promène sur son temps
ont la chasteté de ces engagements muets dont un malade
n'espère rien, la grave coquetterie des fiançailles éternelles. Il
peint ce temps comme il le voit, comme il le sent. Chez lui le
désir se voile, le plaisir se spiritualise. Ses toiles disent partout
la caresse, nulle part la possession. A quelle distance n'est-il
pas de la petite poésie sèche d'un Lafare et d'un Cliaulieu ! Com-
bien plus éloigné encore de la molle peinture de Boucher, et de
ses grâces qui sentent le mauvais lieu! Watteaii a mêlé son âme
pensive à ces joies, à ces fêtes dont le chatoyant spectacle était
le régal de ses yeux d'artiste. Sans les attrister, il les a poéti-
sées : à travers ces amusements qui passent, il a saisi le rêve
qui demeure, son rêve, — et il l'a fixé.
C'est assez dire que son art ne ressemble à aucun de ceux
qui l'avaient précédé. Tout y est neuf, frais, et spontané. Wat-
teau n'a rien cherché, il a rencontré; et la rencontre est unique
dans l'histoire de l'art français. Ce Flamand apporte de son
Hainaut l'amour inné de la nature forestière; et ces bois, ces
clairières, ces gazons, ces parcs roussis par l'automne, ces ciels
d'opale ou de turquoise, tout son « plein air » enfin, bien qu'il
sente un peu le décor et l'opéra, infusait à l'art vieilli un sang
tout jeune. Aux praticiens d'une doctrine surannée, il appre-
nait que sans « fabrique », sans « mythologie », sans arrange-
ments poussinesques, on pouvait, avec de la couleur et du sen-
timent, faire vibrer, parler un paysage. Aux défenseurs de la
hiérarchie des « genres » en peinture, il prouvait en se jouant
que l'art peut être grand à tous ses degrés, s'il est ému et sin-
cère. A la fausse « noblesse » des sujets il opposait, parmi tant
de scènes d'une élégance raffinée, des choses humbles, jamais
triviales sous son pinceau, une ferme, un abreuvoir, des enfants
qui jouent sous l'œil de la mère et de l'aïeule, de petits soldats
en campagne, un artisan à son métier. Aux peintres épris du
coloris romain, si dur, et de ces fonds bolonais trop pareils à
des sauces, il montrait des lumières caressantes, des horizons
transparents et légers, une harmonie de couleurs soyeuses et
savamment avivées, qui accroche un rayon d'or aux cassures
satinées des corsages et des pourpoints. Et quels costumes, et
quelles « études » ! Là surtout cet essayiste universel était sans
782 L'ART FRANÇAIS AU XVIir SIÈCLE ET LA LITTÉRATURE
rival. Le vestiaire italien, qu'il avait rencontré dans l'atelier de
son maître et de son demi-précurseur Gillot, prend sous sa
touche un prestige de féerie. La Comédie-Italienne, de retour
d'exil, fait luire à ses yeux tant de grâces et miroiter tant de
fuyantes perspectives, qu'il en tire comme une symbolique peinte,
et une image transposée de la vie. Ses ébauches, ses croquis,
dont beaucoup sont perdus dans des recueils rarissimes, forment
le kaléidoscope le plus varié, le plus pétillant : pierrots et pier-
rettes, soubrettes et grandes dames, minois mutins, nuques
penchées ou relevées, nez retroussés ou grands yeux songeurs,
postures accroupies, couchées, plis d'un manteau, manches
traînantes ou relevées, jambes coquettes posées sur de hauts
talons, tailles cambrées, jeunes garçons, petits marquis ou gens
de la rue, têtes crépues de négrillons, tous les cent aspects delà
vie qui marche, trotte, cause, salue, sourit, sont enregistrés là,
d'un coup de crayon large, net, décisif. Tout y a la finesse, la
légèreté, la prestesse, marques de la race et du temps.
Ce qui domine dans cette œuvre, comme dans l'époque elle-
même, c'est l'esprit. Nul n'a été plus spirituel, nul n'a été plus
français du xyuf siècle que le peintre Watteau ; nul, sinon l'écri-
vain qui semble le traduire et le continuer dans un autre art,
c'est à savoir ce charmant Marivaux, auquel on l'a si souvent
et si justement comparé*. Aussi ne peut-on craindre de le faire
trop grand. L'influence directe de son œuvre se fait sentir durant
presque tout le siècle, jusqu'à la Révolution; la portée de son
exemple dépasse le siècle et arrive jusqu'à nous. Non seulement
il prépare Lancret, Pater, Boucher et Fragonard, — ce qui n'est
pas toujours le meilleur de ses titres ; — mais, par son amour
des sujets simples, il prépare Chardin et Lépicié. Ses bois et sa
campagne mettent du vert dans notre art bien avant que Rous-
seau n'en mît dans notre littérature : les fonds de paysage d'un
Boucher (parfois préférables aux figures), ou ceux d'un Greuze,
les scènes rustiques de Lantara, puis Loutherbourg, les Huet,
Demarne, prolongent l'action pittoresque de Watteau jusqu'aux
environs du romantisme ; tandis que Chardin, qui a renouvelé la
palette classique en se guidant ^ur celle de Watteau, a fait chez
1. Voir notamment G. Larroumet, Marivaux, sa vie et ses œuvres. — Marivaux
débute au théâtre en 1720; Watteau meurt en 1721.
L'ÉPOQUE DE WATTEAU ET SA SUITE 783
nous école tle coloris. Son « sentiment », par contre, nul ne le
lui a dérob»'. Voilà pourquoi, aujourd'hui encore, Watteau est à
niéiliter. II est l'artiste par excellence, celui qui peint son temps
en y ajoutant une àme qui dépasse ce temps. Ce Polyphile de la
peinture nous est bien figuré par une toile où il s'est représenté
avec M. de Julienne. Sous les ombrages d'un vieux parc, entre
la verduro et l'eau, Watteau s'est arrêté de peindre ; et, debout,
la palette au pouce gauche, la tète penchée sur son long cou
tlexible, il écoute, l'œil plein de rêverie, son ami qui joue de la
basse de viole, tandis que, derrière eux, la blancheur d'une
statue se profile sur le ciel pur.
La suite de 'Watteau. — L'art Régence. — Watteau
avait été le poète de son époque; d'autres s'en firent les chroni-
queurs. L'art nouveau avait trop réussi, pour ne pas déterminer
un fort courant de la mode. Les « fêtes galantes » deviennent un
« genre », et môme un genre académique, depuis qu'il a fallu
créer cette rubrique pour faire entrer Watteau à l'Académie.
Les peintres vont dès lors imiter Watteau, ou plutôt le contre-
faire. Après le maître, voici les petits maîtres.
Ce que Watteau a d'inimitable lui est laissé. Mais on s'appro-
prie son cadre et ses personnages, tandis que l'action change
de caractère. Ce n'est plus de rêverie ou de causerie vaguement
énamourée qu'il s'agit sous ces charmilles. Chez Lancret et
Pater, le soulier à talon rouge ne chausse guère que des pieds
fourchus. Le coloris se refroidit, la scène devient réelle, sen-
suelle; on n'échange que propos égrillards. Bientôt viendra
Boucher, plus réellement peintre que les petits maîtres Lancret
et Pater, et qui a même des parties de maître. Mais la mollesse
abandonnée de ses corps, la parfaite insignifiance de ses visages,
où ne respire que l'animalité satisfaite, nous montrent un art
en pleine décomposition. Ce n'est pas le talent qui manque
alors, ni en peinture, ni en littérature, c'est l'àme. Cette denrée
se fait rare partout; la dissolution des mœurs a eu raison des
plus beaux tempéraments. Peindre « le morceau », écrire une
page piquante, beaucoup en sont alors capables; jamais on n'eut
plus de légèreté au bout de l'outil. Mais créer, mais soutenir
TeiTort d'une composition méditée, voilà ce qu'il ne faut pas
demander à cette génération. Le plaisir est sa loi, et la débauche
784 LART FRANÇAIS AU XVIir SIECLE ET LA LITTÉRATURE
sa règle. Le grand xviif siècle ne s'est pas encore levé. Il
s'oublie encore dans ses folies de jeunesse, qu'il prolongera
presque jusqu'à son âge mûr.
En art, c'est le temps des « surprises », des « escarpolettes »,
et des nudités sans prétexte. Le « fouillis » triomphe, et s'élève
à la hauteur d'une esthétique. La haine du symétrique et
l'amour du sans-gêne amènent ces entassements, ces écroule-
ments d'objets, qui donnent à certains tableaux l'aspect de
bazars renversés. Le laisser-aller est dans l'art comme dans
les mœurs. Le chiffon est roi. Le règne du bibelot commence.
En même temps, l'audace du pinceau croissant avec celle de
la plume, on ose tout peindre comme on ose tout écrire. L'art
de Boucher a, lui aussi, ses Mémoires secrets.
Faut-il s'attarder à montrer qu'à cette peinture correspond
une littérature toute pareille? et qu'à partir des persiflages du
Chevalier à la inode et du cynisme de Turcaret jusqu'à la, Piicelle
de Voltaire, en passant par les Lettres persanes et par certains
petits écrits du grand Montesquieu, une veine d'impureté coule
sans interruption dans les œuvres de tous nos écrivains, dont
elle salit jusqu'aux meilleures pages? Ainsi, après une très courte
période de liberté égayée, mais encore décente, représentée par
Watteau dans l'art et dans les lettres par la presque totalité
des Lettres persanes, le dévergondage s'empare d'un siècle affamé
de plaisir, et tout se noie dans l'impudeur. La crise fut longue
et grave. Pourtant ni l'art ni la littérature ne risquaient d'y
périr. On a vu déjà pourquoi, en ce qui concerne nos écrivains.
On verra ci-après comment, en ce qui concerne nos artistes.
Ija sculpture et l'architecture. L'art rocaille. —
L'assouplissement général des formes continuait cependant à
la faveur de ces excès mêmes. Puisque le siècle faisait la nique
à la majesté, à la gravité, il fallait que les arts eussent avant
tout le mouvement et le piquant. Le goût du jour allait au
leste, au fringant, au fouetté. Peu importait que la grâce fût
minaudière ou que le déhanchement frisât la contorsion. Tous
les genres étaient bons, « hors le genre ennuyeux ». La peinture,
la première, avait jeté ses pinceaux très haut par-dessus les
règles. Mais a-t-elle été suivie avec la même frénésie par les arts
graves, la sculpture et l'architecture? C'est une autre question.
L'ÉPOQUE DE WATTEAU ET SA SUITE 78o
On remarquera d'abord que toute la peinture ne tient pas
«lans l'atelier des petits maîtres, et de Boucher. Leur tapage
fait illusion sur leur nombre. Beaucoup de peintres tiennent
oncore pour les anciens jrenres, pour le sérieux et pour la tra-
dition; et, avec quelque froideur que nous jugions aujourd'hui
leurs œuvres poncives, nous devons reconnaître, pourtant,
qu'ils avaient du mérite à persévérer dans leur résistance,
d'ailleurs entretenue par les commandes officielles. Tels sont
les peintres d'histoire Dulin, Restout, et ce Lemoine dont nous
avons déjà parlé (qui fut d'ailleurs si mal récompensé de sa
peine qu'il se tua). A côté d'eux, le correct de Troy, déjà teinté
de Régence, mais qui reste ordonné et comme classique en ses
modernités; les deux Coypel, Antoine, faible rimeur de la péda-
gogie académique, et son fils Charles, peintre facile, écrivain
disert, qui devait finir dans les honneurs ; enfin l'élégant
Natoire, qui couvrit de peintures la chapelle des Enfants-
Trouvés, et devait succéder à de Troy comme directeur de
l'Ecole de Rome en 1751. Plusieurs de ces artistes sont encore
des « maniéristes » puisque la« manière » atteint alors jusqu'aux
partisans du « grand art » : mais leurs principes comme leurs
sujets sont classiques. Par l'ordonnance, la composition, le style,
ils continuent en l'alTaiblissant l'académisme de l'âge précé-
dent, à peu près comme Rhadamiste et Zénobie continue Cor-
neille, comme YŒdipe de Voltaire continue Racine, comme la
Henriade applique VArt poétique. Les qualités et les défauts de
la peinture religieuse, enfin, sont exactement ceux des poèmes
de Racine le fils; et la fougue apprise de Rivais et de Subleyras
rappelle de très près le lyrisme voulu d'un J.-B. Rousseau.
Pareillement on trouverait, entre 1710 et 1745 environ,
comme deux sortes de sculpture : l'une traditionnelle et assez
effacée, qui continue à peu près les figures allégoriques de
Versailles ou l'académisme des groupes et des tombeaux de
Girardon; l'autre beaucoup plus vivante, très participante à
l'esprit général du siècle, mais plus surveillée dans ses audaces
que la peinture, et plus serrée dans son exécution, comme il
convient à un art si concentré. Là, pas d'interruption brusque,
mais un développement graduel. Coysevox, qui vit jusqu'en 1720,
lègue à ses continuateurs une sculpture déjà très assouplie et
Histoire de la langue. VI. <>v
786 l'art français AU XVIir SIÈCLE ET LA LITTÉRATURE
pas mal modernisée en certains de ses sujets. Les deux pre-
miers Coustou, Le Lorrain et Lemoyne vont cambrer encore
les attitudes, lancer les corps en une « crânerie » plutôt fran-
çaise que berninesque : ils accuseront enfin cette élégance affinée,
nerveuse, qui se lie fort bien à un certain emportement de
l'action. Rien de mièvre en effet dans ce style : il a, comme
la meilleure littérature d'alors, la finesse et la précision, mais
non moins le nerf, la verve, la saillie. Non seulement il est plein
d'esprit et d'imprévu, mais il frémit de vérité; le sang court
dans ces jolis muscles. Celui qui caractérise le mieux ce moment
curieux de la sculpture française, n'est peut-être pas Lemoyne S
encore très académique par accès (comme dans le Christ deSaint-
Roch, un peu cousin de celui de Bouchardon à Saint-Sulpice) ;
c'est Le Lorrain, avec cet éblouissant bas-relief des Chevaux
du Soleil, si pétulant, si coloré et si gracieux tout ensemble.
L'œuvre est de la meilleure veine du xvni^ siècle français.
L'exemple n'en sera pas perdu pour Pigalle, l'illustre élève du
trop peu connu Le Lorrain.
Voilà donc un art qui, sans répugner à la vivacité expressive,
se gardait avec soin de tout écart équivoque, et ne suivait que
de loin les bacchanales de la peinture. On pouvait déjà compter
sur lui pour ramener dans l'art, au lendemain des entraînements
suspects, le sens du vrai et le goût de la mesure. Mais il v a
plus. L'architecture de ce temps, quoi qu'on en ait dit, a la sagesse
relative de la sculpture. Sans doute il y a le « rococo », source
inépuisable d'anathèmes classiques. Nous ne nions pas ici les
effets funestes de « l'art rocaille », quoiqu'il soit plutôt perni-
cieux dans son abus que dans son usage. Mais, d'abord, c'est écrire
étrangement l'histoire que de réduire à la rocaille l'architecture
tout entière de ce temps; et ensuite, avant de juger trop sévère-
ment le rococo en France, il faut savoir ce qu'il a pu commettre
dans son pays d'origine, en Italie, ou dans la patrie de toutes les
contrefaçons architecturales, en Allemagne. C'est la distance de
la fantaisie à la folie, et des propos interrompus au déliré.
En réalité, si l'architecture, entre Robert de Cotte et Blondel,
a subi, elle aussi, des modifications et des assouplissements très
, 1. Le sculpteur Lemoyne (qu'il ne faut pas confondre avec le peintre Lemoinç
cité plus haut) est né en 1704, mort en 1778. '
L'ÉPOQUE DE WATTEAU ET SA SUITE 787
notables; si l'on a. cherché à rompre la monotonie des lignes, à
combattre la froideur du style Louis XIV, à réduire à des .pro-
portions plus habitables les pièces glaciales de l'époque précé-
dente, l'aspect extérieur de la construction nouvelle a eu fort rare-
ment cet air d'architecture « dansante » ou « plaisante » qu'on
lui a tant reproché. Certes, Oppenort et Meissonnier ont hasardé
des saillies, arrondi des baies que la logique d'une façade ne
comporte guère : mais ces excès, à tout prendre, furent rares,
et s'attaquèrent surtout à la décoration et à l'aménagement inté-
rieurs. Le palais épiscopal de Strasbourg, construit sur les desr
sins de Robert de Cotte, est d'une pureté de lignes irréprochable.
Le fameux hôtel de Soubise, à l'intérieur duquel Boffrand. pro-
digua les plus séduisants ornements de la rocaille naissante,
nolTre au dehors rien de tortu ni de bombé; et la double galerife
cintrée qui de l'entrée s'arrondit jusqu'à la construction centrale
se défend sans peine. On pourrait multiplier ces exemples. Si
donc Oppenort et surtout Meissonnier (lequel est Italien) risquent
d'accélérer le mouvement qui allège notre architecture depuis
Hardouin-Mansart, il ne faut point croire qu'ils aient facilement
fait école; il faut surtout se rappeler qu'ils étaient beaucoup
plus décorateurs et dessinateurs qu'architectes.
Le rococo a surtout affecté l'ornement, le travail du bois,
l'ameublement et l'orfèvrerie. Les orfèvres, ces sculpteurs en
petit, ont voulu renchérir sur leurs grands confrères. Les « ara-
besques » de Gillot et de Watteau venaient d'ouvrir aux ébénistes
et aux, (loreurs des horizons nouveaux. Entre leurs doigts, le
bois devint de cire : moulures et corniches, bon gré mal' gré,
durent plier. Tout s'arrondit. Les trumeaux se- chantournèrent,
l'angle devint une rareté. Un esprit de logique présidait d'ailleurs
à cette absurdité, car rien n'était plus propre à faire valoir la
peinture du temps qu'un tel cadre. Témoin le salon octogone
de Ihùtel Sbubise, et certaines chambres de Potsdam, vrais
bijoux exécutés par des mains françaises. Lancé dans cette
voie, l'art décoratif, si prompt à se compliquer, défia bientôt
le bon sens : ce ne fut que déchiqu^tures, spirales recroque-
villées, pirouettes de la forme. L'époque des caillettes se comr
plbt un instant à ce papotage de lignes. Mais la mo^e en fut
passagère. Tout ce clinquant fatigua vite. Lei rococo bulfé
788 l'art français AU XVIir SIÈCLE ET LA LITTÉRATURE
dura-t-il quinze ou vingt ans? Tout au plus. La préoccupation
d'un changement est visible, entre 1740 et 1750. Lorsque,
en 4752, Cochin, dans ses pamphlets d'art, houspillera de si
spirituelle façon les architectes et les décorateurs, on pourra
sentir que la mode du rococo est tombée depuis quelque temps;
l'attention est déjà ailleurs. Le siècle a maintenant jeté sa
gourme. L'art va suivre, à sa manière, cette évolution si remar-
quable du siècle vers les idées générales et vers l'action, évolu-
tion qui s'accuse nettement avec YEsprit des Lois et Y Ency-
clopédie. Qu'aurait-il fallu pour que le changement fût naturel
et bienfaisant, comme devraient être toutes les révolutions de
l'art? Simplement qu'on abandonnât l'art à son instinct; et que
celui-ci, débarrassé des lourdes chaînes doctrinales qu'avait
forgées le siècle précédent, ne fût point sollicité par des amis
trop zélés d'en prendre de nouvelles. Alors il est possible, que
dis-je? il est probable que nous eussions eu un art vraiment
français, national et populaire. En tout cas, rien ne s'opposait
à cette transformation aux environs de 4750. Le peu de rou-
tine académique qui subsistait pouvait disparaître, et le grand
xvm* siècle, qui commençait alors, pouvait avoir son art, un grand
art même, à condition de ne point faire du neuf avec du vieux.
L'occasion était belle. L'art sut-il la saisir?
//. — L'époque de Caylus et de Diderot. — A/'"^ de
Pompadour, l'archéologie et la philosophie
(de ij45 a ij'j4 environ).
L'art à la recherche d'une nouvelle voie. — L'année
4745 ne représente rien par elle-même. Pourtant c'est autour de
cette date qu'on peut grouper un certain nombre de faits signi-
ficatifs, symptômes d'une rénovation artistique. A ce moment
la direction des Beaux-Arts échoit à un homme actif, Lenor-
mant de Tournehem ; le comte de Caylus prend à l'Académie
royale posture de réformateur; les Salons, interrompus de 4704
à 4737, puis devenus .annuels entre 4739 et 4755, mettent les
questions d'art à la' mode et favorisent Téclosiôn de la critique
L'ÉPOQUE DE CAYLUS ET DE DIDEROT 789
(l'art; enfin, à ces diverses influences, vient s'ajouter l'action
personnelle d'une femme dont le goût sera d'autant plus suivi
qu'elle est la nièce (sinon la fille) de M. de Tournehem, et la
maîtresse « déclarée » du roi.
On s'est souvent mépris sur le rôle qu'a joué M"* de Pom-
padour dans l'art du wui" siècle. C'est improprement qu'on a
désigné sous le nom d' « art Pompadour » les dernières exagé-
rations de la rocaille. Le contraire est beaucoup plus près de la
vérité. L'avènement de cette femme de goût a marqué aussitôt
le déclin d'une mode qui d'ailleurs avait épuisé ses formules.
Le mot d'ordre de l'art, qui s'est pris durant une dizaine
d'années dans la chambre oii elle dessinait, peignait, gravait
et même imprimait, était favorable aux nouveautés, et à des
nouveautés d'une nature plus tranquille, plus ordonnée, j'allais
dire plus « classique ». Sans doute il n'y eut point brusque
rupture : ce ne sont point là façons de femme, et plus qu'au-
cune autre la Pompadour savait l'art des accommodements.
D'ailleurs, Boucher n'était-il pas son professeur de peinture?
Cependant l'hommage officiel d'une telle écolière allait plutôt
au peintre préféré du roi qu'au genre de peinture dont Boucher
était le représentant. Depuis dix ans déjà, sinon davantage.
Boucher, qui avait tout ce qu'il fallait pour plaire à Louis XV \
était encouragé, poussé au premier plan par le roi. Sous la favo-
rite, il conserve bien ou mal ses positions; tandis qu'à côté,
d'autres artistes, plus directement inspirés d'elle, verront grandir
les leurs. Cochin le fils, par exemple, celui qu'on appelait naguère
le a petit Cochin », ne guidera pas seulement la main de la jeune
femme, dans les jolis gribouillis d'eau-forte que conserve notre
Cabinet des Estampes; il est probable qu'il lui soufflera plus
d'une idée ambitieuse, pendant qu'un troisième précepteur,
Guay, lui enseignera l'usage du touret, pour qu'elle puisse graver
sur pierre dure les victoires de Fontenoy, de Raucoux et de
Lawfeld. Dès lors la marquise ne se contentera plus des leçons
de pastel d'un La Tour; elle visera plus haut, elle se préoccu-
pera de grand style et d'antique ; elle ne sera pas ignorante des
dissertations d'un corps savant; elle attirera, encouragera un
1. Boucher, né en 1704, ne meurt qu'en 1770. Mais, passé 1753 environ, on peut
dire qu'il se survit. >
790- L'ART FRANÇAIS AU XVIII" SIÈCLE ET LA LITTÉRATURE
artiste froid et correct, mais d'un goût relativement sévère, le
sageYien ; enfin, elle fera exécuter ce qui paraît être la grande
pensée de son règne éphémère (à moins que ce ne soit celle de
Cochin), le voyage de son frère en Italie (1749-1751).
Il s'agissait de faire l'éducation artistique du marquis de
Vandières, très jeune alors et récemment pourvu d'un titre
{le marquis d' avant-hier, disaient les malicieux). Un voyage en
Italie devait lui préparer les voies à la succession de M. de
Tournehem. Après l'oncle et la sœur, le « frérot » ; les Poisson
devaient détenir le fief de l'art jusqu'à la fin du règne '. C'est
d'ailleurs ce qu'ils détinrent le mieux. M. de Vandières partit^
vers la fin de 1749, pour la terre classique du beau, en
compagnie de sa maison artistique : le dessinateur Cochin,
esprit vif, observateur avisé, pétri de bon sens sous sa pétu-
lance ; l'architecte Soufflot, excellent géomètre, en qui l'on voyait
l'archilecte de l'avenir; enfin Fabbé Le Blanc, lettré, vague-
ment teinté de beaux-arts, commentateur d'un -Salon récent, et
'« qui ne passait pas pour une tête folle ». Ce choix indique
nettement le but de la mission. Il fallait déterminer un courant
officiel d'art sérieux : le Directeur de demain, avec les artistes
et les critiques de démain, allait se retremper aux sources, en
Italie. L'art serait ensuite « dirigé » dans la bonne voie, et ce
voyage ferait époque.
, A-t-il vraiment fait époque? Il marque en tout cas une date.
C'est la première caravane d'artistes qui parcourent l'Italie
autrement qu'en élèves pressés d'achever leurs études. Cochin,
Soufflot et Le Blanc sont venus, sans doute, avec le dessein
de s'affermir dans certains principes qu'ils croient les bons :
toutefois ils comparent, ils discutent, ils ne se défendent point
d'impressions contradictoires, et, surtout, ils voient beaucoup
d'autres villes que Rome et Bologne. Leurs yeux — les yeux
de Cochin en tout cas — se dessillent sur bien des points.
En peinture, la petite troupe découvre Florence et surtout
Yenise, chose capitale. En architecture, elle croit découArir la
vraie antiquité en étudiant les beaux monuments de l'époque
rôtnaine; elle est en tout cas plus près d'elle qu'on ne l'a été
i;i. Exactement 1773. Celle annëe-là, le frère de l'ancienne favorite n'est pius
qu'adjoint au nouveau Directeur, le comte d'Angivillers; eji. 1774,il se relicç.
-7^0
HIST. DE LA LANGUE & DE LA LITT. FR. T. VI, CH.
XV
Armand Colin >S: C'«, KUileurs, Paris
I^ME Q£ POMPADOUR
EN FEMME SAVANTE QUI S'OCCUPE DE L'ÉTUDE
(Légende du temps)
FRONTISPICE DE NATOIRE, GRAVÉ PAR C. N. COCHIN LE FILS
pour une traduction en italien de « la pluralité des Mondes *
Bibl. Nat., Cabinet des Estampes, Œuvre de C. N. Cochin le fils, t. Il
L ÉPOQUE DE CAYLUS ET DE DIDEROT 791
jusque-là en France; sans compter qu'elle pousse une pointe
vers Herculanum, où elle entrevoit les arts industriels anciens
et la civilisation à moitié grecque de l'empire. Soufûot rappor-
tait d'Italie le projet ambitieux et froid, mais grandiose après
tout, du Panthéon; Cochin en rapportait le sens de la cou-
leur et prêchait pour les Vénitiens , dans cet intelligent
Voyage d'Italie, dont plusieurs chapitres sont à retenir*. Dès
leur retour, nos artistes étaient fêtés. Cochin était reçu par
acclamation avec dispense de produire son morceau de récep-
tion ; Soufflot, devenu l'architecte de l'ex-marquis de Vandières,
aujourd'hui marquis de Marigny, pouvait vaquer à la prépara-
tion de ses grands travaux; et Gabriel, le plus bel architecte
du xvin' siècle, d'une inspiration française et classique à la fois,
allait pousser la construction de cette admirable Ecole militaire,
que Louis XV lui avait commandée dès 1751, en attendant
Trianon et le Garde-Meuble. Pendant ce temps, la sculpture
regardait vers Bouchardon, qui passait (à tort d'ailleurs) pour
avoir rapporté de Rome un style plus « antique », ou moins
entaché de manière.
Le branle était donné. Il fallait maintenant en finir avec le
rojcoco. Cochin se chargera de l'achever. Il le cribla d'épi-
grammes, dans une série de petits factums qui sont des mer-
veilles d'esprit et d'à-propos. L'art de Meissonnier et de Bor-
romini ne se releva pas de ces cruelles petites blessures. Cochin,
par ses manifestes aussi solides de fond que légers d'apparence,
coopérait à l'effort général, qui tendait alors au logique, au
sensé, au sérieux. L'art s'assagit et se recueille, pendant qu'ail-
leurs on se prépare pour la bataille des idées. L'indication artis-
tique part de haut : mais le joug est encore léger. C'est moins
le sceptre d'un tyran que la baguette enrubannée d'une femme,
la houlette d'une « Belle Jardinière » de Van Loo. Que réclame
Cochin? L'obéissance « aux lois du bon sens et de la conve-
nance » ; il souhaitait « que le goût qui est reçu de tous les
temps et de toutes les nations fut regardé comme le vrai bon
goût. » C'était peu et c'était assez. A l'inspiration de faire le
reste. Mais le temps est venu où d'autres influences pèseront
1. Voir Les Cochin, p. 120-122.
792 L'ART FRANÇAIS AU XVIIF SIÈCLE ET LA LITTÉRATURE
d'un poids bien plus lourd sur les artistes et les mèneront peut-
être un peu plus loin qu'ils ne voudraient.
Influences scientifiques : l'arcliéologie. — La pre-
mière de ces influences, et de beaucoup la plus forte, entre 1750
et 1760, est la renaissance du culte de l'antiquité sous une forme
nouvelle : l'archéologie. Le comte de Caylus est le grand nom
de cette période. Il clôt l'ère des antiquaires, et il ouvre celle des
savants. Ce serait peu, et ce ne serait en tout cas rien pour
l'art, si ce savant n'était doublé d'un artiste, cet artiste d'un
praticien consommé dans la gravure, et si l'homme n'avait
exercé un ascendant considérable sur beaucoup d'artistes, et sur
le corps entier de l'Académie Royale. L'influence de Caylus est
antérieure au voyage d'Italie; et sa prédication, pour être moins
officielle que celle des porte-voix de M. de Vandières, est singu-
lièrement plus précise, plus appuyée d'écrits, de fondations de
toute sorte. L'antique est son but principal et son instrument
d'enseignement presque universel. Or cette antiquité n est pas
seulement l'antiquité connue de tous, les vingt ou trente beaux
morceaux devenus banals par l'usage, que dix générations
d'artistes ont copiés et recopiés ; c'est l'antiquité fraîchement
exhumée à Portici, c'est le détail vivant, nouveau, exact,
qu'apporte un petit bronze ou un torse entamé par la pioche.
Cette antiquité-là vient rajeunir l'histoire, ouvrir des champs
nouveaux à la science, établir dans les œuvres de l'art
ancien une perspective qui permettra bientôt d'en reconstituer
l'histoire. C'est la vie qui sort de la mort. Ces pierres, interro-
gées, répondent. Le plus grand art que les hommes aient connu
va révéler ses secrets : écoutons-le, et que tous les artistes
se penchent sur les fouilles... C'est ainsi que le comte de Caylus
est au centre du grand mouvement qui prépare, non pas encore
David, mais l'école d'où jaillira David.
L'art va-t-il donc, par une volte-face imprévue, tourner le dos à
son temps? Au contraire, et c'est ne rien comprendre ni à Caylus
ni à David que de les prendre pour des phénomènes. Rien
n'est plus « xvni" siècle » que la passion de curiosité de l'un, que
la fureur de rénovation de l'autre. Ce que représente éminem-
ment Caylus, c'est une fièvre de science et un goût de généra-
lisation qui se rattachent par plus d'un point à l'esprit de l'En-
L'ÉPOQUE DE CAYLUS ET DE DIDEROT 793
cyclopédie : c'est, encore, une philosophie (car cet ennemi «les
philosophes était philosophe à sa manière) qui croit à l'éternel
recommencement des choses, et qui suit à la piste, dans les
œuvres des civilisations abolies, des idées, des croyances ou
simplement des procédés techniques dont nous nous étions crus
les inventeurs : c'est, aussi, une pédagogie utilitaire et utopique
à la fois, qui veut à chaque instant appliquer ce qu'elle décou-
vre, et qui caresse ce rêve essentiellement français : l'alliance
de la forme antique à la pensée moderne. Sous quelque aspect
qu'on l'envisage, Caylus porte la marque de son temps profon-
dément empreinte dans un esprit chercheur et oseur, sinon dans
sa personne rébarbative et bourrue. En lui, enfin, aboutissent
et s'éclairent d'une lumière imprévue les efforts de trois géné-
rations d'érudits, jusqu'à lui demeurés sans conclusion.
Car c'est mal envisager le xvni° siècle que de le regarder tou-
jours par le côté de la littérature pure. C'est ne le voir que de
profil. L'érudition moderne, dont nous sommes justement si
fiers, a chez lui ses racines profondes. Si Mabillon, par les
dates comme par l'esprit, est encore un homme du xvii" siècle,
Montfaucon, par le seul dessein de V Antiquité expliquée, est un
homme du xvni'. Il ouvre la série des grands travaux qui se
continuent chez les bénédictins, et ailleurs. L'ancienne Académie
des Inscriptions, très dépassée par la nôtre, est aujourd'hui
injustement oubliée. Sa transformation, depuis le temps où elle
composait des devises pour Louis XIV, est surprenante. Elle
constitue vraiment, dès le premier tiers du siècle, un corps
savant dans toute la rigueur du terme, et même, peut-on affir-
mer, le seul corps littéraire savant de l'Europe. Très considérée,
très enviée au dehors, modeste et presque obscure chez nous,
elle fait la somme des connaissances relatives au passé. Le
recueil de ses Mémoires est l'Encyclopédie des civilisations
mortes. Elle compte encore quelques simples littérateurs,
comme l'abbé Gedoyn, traducteur de Quintilien, ou Louis
Racine; mais le nombre en diminue tous les jours. Ses chefs de
travaux sont un Gros de Boze, un Le Beau, un Sallier, un Fra-
guier, un d'Anville, un Barthélémy. Ses correspondants pro-
vinciaux sont un marquis de Caumont, l'ami de Bouhier et du
cardinal Passionei; l'épigraphiste Séguier; le numismatiste
794 l'art français AU XVIir SIÈCLE Eï LA LITTÉRATURE
Câry, qui forma Barthélémy; Calvet, qui revit dans le Muséum
d'Avignon, etc. Elle envoie des missions scientifiques jusqu'au
Pérou, avec La Condamine; et ses voyageurs officiels, Sévin et
Fourmont, qui font par tout le monde antique la chasse aux
inscriptions, risquent de rencontrer en Anatolie ou dans les
îles g-réco-turques quelques volontaires partis comme Spon,
Wehler, Lucas ou Caylus, uniquement pour le plaisir et le
danger de la découverte, sans trop savoir ce qu'ils décou-
vriraient.
Tout cela est d'une grande conséquence pour l'art. Ce
sérieux, cette opiniâtreté dans la recherche, accrus bientôt du
dilettantisme des amateurs et de la passion des collectionneurs,
vont mettre l'antique à la mode. N'est-ce pas un sujet de con-
versation nouveau, et qui repose de la philosophie, que ces
villes anciennes secouant leur linceul, hier Balbek et Palmyre,
aujourd'hui Herculanum et Véleia, demain Pœstum etSpalatro?
Sont-ils indignes d'attention, ces pionniers français qui conquiè-
rent à la science des terres inexplorées, Granger, Giraud, Sautel,
et ce Le Roy qui le premier relevait les monuments de la Grèce
propre, et cet Anquetil-Duperron qui s'en allait aux Indes cher-
cher chez les Guèbres autre chose qu'un sujet de méchante
tragédie? Une antiquité qui se révèle attachante, familière, qui
pique par cent détails inédits, devient du coup « exotique » et
réveille une curiosité blasée, comme naguère ces sujets orien-
taux, voire chinois, qui ragaillardissaient la forme usée du conte
et permettaient à la comédie de changer d'oripeaux. Par sur-
croît, le goût y trouvera son compte; car un classique som-
meille au fond de chaque Français, ce Français fût-il Diderot. Le
frivole Maurepas n'était-il pas homme à courir en chaise de
poste de Paris à Fréjus, en compagnie d'un seul ami, unique-
ment pour étudier des ruines romaines et en rapporter le dessin?
A Rome, c'est encore mieux : la principale occupation d'un
grave savant, l'abbé 'Venuti, n'est-elle pas de mener le soir à
son cours d' « antiquités » la jeune ambassadrice de France, la
gracieuse comtesse de Stainville? C'est l'âge d'or des « anti-
quaires ». Un instant, l'archéologie naissante nuit aux Contes
moraux. Aussi, avec quel dédain l'empesé Marmontel ne parle-
t-ilpas de ces « breloques » d'antiquailles! Et quelle fureur
L'ÉPOQUE DE CAYLUS ET DE DIDEROT 795
contre ces « prétenflus savants qui se fourraient dans les .Aca-
démies sans savoir ni grec ni latin! »
Ce dernier reproche n'était pas, du reste, dénué de tout fonde-
ment. Le mouvement archéologique se poursuit parmi la déca-
dence des études grecques et latines. Tout ce que les lettres
perdent, l'archéologie le gagne. A cela encore on reconnaît le
siècle. Ce que l'âge précédent demandait aux auteurs anciens,
c'était le secret d'une façon simple ou grande de penser ou de
s'exprimer. On leur demande aujourd'hui non pas ce qu'ils ont
pensé, mais comment ils ont vécu, avec quelles mœurs, dans
quel cadre pittoresque. La curiosité n'est plus morale, mais
matérielle; elle néglige l'àme pour le corps. On n'étudie plus
l'antiquité, mais « les antiquités ». Et ainsi, plus l'on connaît
les objets d'art ancien, plus on méconnaît l'art même en son
essence. Du reste, les grandes œuvres que l'on attendait ne sor-
tent pas de terre. Si d'imposantes ruines se découvrent un peu
partout, la peinture est rare, et de mauvaise qualité; la sculp-
ture abonde, mais réduite au bibelot d'art. Le tout, plutôt
romain, ou tout au plus gréco-romain, sera baptisé « grec »,
intrépidement. Et l'on peut pressentir désormais comment la
science nouvelle, malgré la multitude de ses matériaux, ne
pourra jamais inspirer qu'un art qui lui ressemble, c'est-à-dire
sans chaleur, sec, et d'autant plus faux qu'il se croira exact et
prétendra nous émouvoir sur documents.
Désormais c'en est fini du laisser-aller général dans les
arts, de la peinture lâchée, du fouillis érigé en système, des
figures dessinées de chic, de l'absence totale de doctrine. Bou-
cher, dans cette Académie qu'il « dirigeait » un peu comme ses
bergères dirigent leurs moutons, avec des rubans, ' sentit tout à
coup que le troupeau rompait sa fragile attache pour se donner
un vrai collier. L'Académie éprouvait de nouveau le besoin
d'être gouvernée. Caylus était homme d'autorité. Elle le laissa
faire, et le suivit. Un à un, Caylus remonta les ressorts de
l'enseignement. En 1750 — date exacte, — l'étude de l'antique
est- a recommandée »; peu après, elle est imposée. Le « grand
goût de l'antique » est exigé pour les concours. Des prix nou-
veaux sont institués : un prix d'ostéologie, pour que les élèves
ne puissent plus « casser élégamment une jambe », comme fai-»
796 L ART FRANÇAIS AU XVIIP SIECLE ET LA LITTERATURE
sait Boucher; un prix de perspective pour qu'ils apprennent à
composer les fonds de leurs tableaux, enfin un « prix d'expres-
sion », terme fâcheux qui fait tort à l'intention du fondateur,
bonne en soi, de proscrire la peinture sans « modèle ». En
même temps, pour remonter le courant de la mode, Caylus gra-
vait et faisait graver des milliers de petites pièces d'après l'an-
tique, et les plaçait sous les yeux des élèves : médailles, vases,
cornalines, tout lui était bon. S'il quittait un instant son énorme
Recueil d'antiquités, c'était pour écrire à l'usage des élèves de
Nouveaux sujets de peinture et de sculpture, des Tableaux tiré&
d'Homère et de Virgile, une Histoire d'Hercule le Thébain, afin
de permettre à l'art de renouveler ses scènes sans quitter le
cycle antique. Il voulait des tableaux si exactement archéolo-
giques, qu'on pût inscrire « sans afîectation », dans un coin du
tableau, le passage de l'auteur ainsi illustré. Poussant enfin à
bout cette pédagogie systématique et inféconde, il allait jusqu'à
concevoir un costume absolu, le costume en soi, seul digne de l'art,
que les Grecs auraient inventé pour leurs œuvres de peinture
et de sculpture, et qui, distinct chez eux du costume de tous les
jours, aurait été consacré par les traditions de l'art et immuable
comme un dogme. Ainsi la découverte d'Herculanum amenait
en France la refonte totale du style académique, et le rétablisse:
ment d'une doctrine plus roide que celle de Le Brun lui-même.
Pendant ce temps, les artistes hors de page modifiaient leur
manière, et traduisaient, chacun suivant son tempérament, la
mode nouvelle. Dans l'architecture privée, les ornements anti-
ques vont apparaître : rosaces, palmettes, guirlandes, bucrânes,
denticules, modillons, tout va être « à la grecque ». C'est le
style Louis XVI qui se dessine déjà sous Louis XV. En pein-
ture et en gravure, le Pannini fait école. Piranesi, avec ses
prestigieux albums sur la Rome antique, jette dans la circu-
lation un formidable torrent de motifs pittoresques. Ce ne sont
partout que « ruines », que « monuments antiques », égayés
par la végétation qui s'échappe de leurs mille blessures. Le
portique écroulé devient le motif préféré des paysagistes. Les
uns, purs observateurs, étudient la valeur et la couleur de ces
nobles pierres ébréchées, dans une campagne plantureuse. Sans
le savoir, ils collaborent d'avance à ces poètes en prose, pré-
L'ÉPOQUE DE CAYLUS ET DE DIDEROT 797
curseurs des romantiques, qui découvriront après eux la poésie
des ruines, un Bernardin de Saint-Pierre, un Volney, un Cha-
teaubriand. Les autres, fantaisistes, laissent leur pinceau gam-
bader, comme l'amusant Hubert-Robert, qui tantôt place côte à
côte dans la même toile des monuments dispersés dans toute
une région, tantôt fait servir la Vénus Callipyge de repoussoir à
une scène égrillarde. Quant aux graveurs, ils prennent tout, le
vrai, le faux, comme l'abbé de Saint-Non, qui inscrit au bas
d'une planche d' « antiques » : inventé de Robert.
Voilà donc l'antique sérieux, le « grand antique », entraîné
dans la farandole. Caylus, qui meurt en 1763, a vécu assez pour
voir dégénérer sa réforme ; il est descendu en grommelant, non
pas dans cette « cruche étrusque » que le narquois Diderot lui
assignait pour tombeau, mais dans son beau mausolée de Saint-
Germain l'Auxerrois. Aussitôt, on ne parle plus de lui. Cette
première offensive de l'antiquité n'avait donc qu'à moitié réussi.
Elle n'en avait pas moins préparé les voies à une seconde et très
prochaine attaque, qui brisera tous les obstacles.
Influences mondaines et artistiques. — La résistance
était venue des gens du monde et des artistes. L'Académie des
Inscriptions et l'Académie Royale avaient fait la fortune de
l'antique; les conversations de certains salons et l'opposition
des artistes mondains la défirent. Cela n'a rien pour surprendre.
M'" Clairon pouvait, par condescendance pour Caylus — un
grand seigneur, après tout, — consentir à « poser » devant les
élèves, et à fournir le premier « modèle » pour le prix d'expres-
sion. La tète couronnée de laurier, assise et drapée en vague
princesse de tragédie, dominant de son estrade les trois « pro-
fesseurs » qu'on voit dans la curieuse estampe de Cochin, et
les élèves penchés sur leur esquisse, elle peut symboliser la
muse vivante de l'art; et ce rôle ajouté à tant d'autres n'est
point pour lui déplaire. Mais rentrée chez elle, l'actrice n'en
reprendra pas moins le corsage en pointe, les mouches et
l'éventail. La grande dame, la bourgeoise à salon, fùt-elle férue
d'antique, n'en continuera pas moins à vivre dans un cadre
sans rapport avec les villas d'Herculanum, à causer avec des
invités dont la toge est un habit à la française, et la tunique
une culotte gorge-de-pigeon* «Sur ces panneaux, sur ces tru-
798 l'art français AU XVIIP SIÈCLE ET LA LITTÉRATURE
meaux, à peine corrig-és des récents écarts de leurs formes,
va-t-on peindre, de but en blanc, des campagnes plantées d'obé-
lisques ou des scènes de l'Orestie? La femme renoncera-t-elle à
ses élégances? Et l'artiste qui décore les parois de sa cage va-t-il
désapprendre ses grâces, se refuser à peindre ses modèles tels
qu'ils sont? Quel accommodement possible entre l'antique et
un pastelliste comme La Tour, des portraitistes comme Nattier
et Tocqué, des maniéristes comme Carie Van Loo, des fan-
taisistes comme Fragonard, tous exactement doués du genre
d'observation et de la nuance d'exécution que comportent des
originaux poudrés, fardés, musqués? On résistait donc avec le
pinceau; on résistait aussi avec la langue.
Car la discussion a maintenant tout envahi. Pour une grande
dame comme M'"^ du Defïand, qui a horreur du « parlage des
auteurs », dix recherchent ce parlage, et font leur délice de ces
dissertations verveuses, excitées, hyperboliques, où se dépense
alors le meilleur de l'esprit français. C'est de la parole au
Champagne, évaporée comme mousse en un clin d'oeil, à moins
qu'il ne se trouve un Diderot pour la faire pétiller le lende-
main dans une petite œuvre, ou un Grimm pour l'analyser gra-
vement à son lourd alambic. L'art a passé par là, avec tout le
reste; avec la poésie et la philosophie, et le froid, et le chaud,
et la religion, et la morale, et le commerce des grains, et là
nouvelle porcelaine, et les romans anglais, le whist, les jockeys
et le parfîlage. L'art a été, lui aussi, parfilé, parfilé, parfilé. Le
salon le plus célèbre dé Paris s'est largement ouvert aux
artistes; et, pour marquer mieux son intention, M'"' Geofl'rin a
institué pour eux un dîner spécial, celui du lundi, les mettant
sur le même pied que les philosophes, ses hôtes du m^rcredi^
et les traitant aussi comme une puissance. Quelques hommes
de lettres ou quelques amateurs de marque s'asseyaient pour-
tant parmi les artistes, pour soutenir la conversation ou 1^
varier. Mais le fond de l'entretien, par décision expresse de la
« forte dame du lundi », était toujours fourni par l'art,
InégTiles d'ailleurs étaient ces conversations. Marmontiel les
a racontées dans la partie la plus vivante de ses Mémoires^ On
liil.mi,'. , , . ' ' ■
~''t. lÀ livré- Yï, et partie dii "V" et dti VII*. -• - zi^'iT^^
L'ÉPOQUE DE CAYLUS KT DE DIDEROT 799
y voit Carie Van Loo, l'endormi, discutant avec la maîtresse de
la maison, la même qui trouvait le huste de Diderot nu-tête
indécent, et le faisait habiller d'une perruque. Soufflot, dont la
pensée « était inscrite dans le cercle de son compas », faisait
vis-à-vis à Boucher, « qui n'avait pas vu les Grâces en bon
lieu ». La Tour y coudoyait le sémillant Cochih, et la gaîté un
peu commune du peintre des Ports de France, Joseph Vernet,
s'attaquait à la mélancolie du sculpteur Lemoyne. Nulle éti-
quette. Des discussions tantôt suivies et tantôt vagabondes; des
improvisades de Diderot, d'où ses fameux Salons sont sortis; ou
encore des disputes comiques entre M'"^ Geoffrin et ses artistes,
auxquels elle commandait et même dictait des tableaux. C'est
sur canevas que Van Loo exécute la célèbre Conversation espa-
gnole, et la Lecture. Ceux qui transportaient ainsi l'atelier dans
le salon ne travaillaient évidemment pas à l'avancement de
l'antique. D'autres sapaient tout doucement la nouvelle doc-
trine, artistes en place que leurs goûts portaient d'un autre côté,
ou qui, chose plus grave, a[)rès avoir prôné l'antique et avoir
contribué à sa vogue, se retournaient maintenant contre lui, en
prévision de certains abus-. Cochin est au premier rang de ces
derniers. Lui qui revendique hautement l'honneur d'avoir « cou-
vert les partisans du rococo d'une assez bonne dose de ridicule »,
tient cependant un parti mixte qui pourrait se définir ainsi : pour
V antique, jusqu à un certain point; mais contre V archéologie en
art, tout à fait. Et qu'on ne dise point que l'autorité de Cochin
est peu de chose : jusqu'en mO, il est puissant en haut lieu.
Jusqu'à la fin Cochin protestera nettement, avec un bon sens
inaltérable, contre l'abus de l'antique, sans renier d'ailleurs sa
première propagande. Son dernier écrit, sur le Salon de 1789,
noils le montre résistant encore dans une lutte désormais
inégale, seul critique vraiment clairvoyant, dernier artiste
vraiment français. Bref, Caylus souhaitait un David, et il est
mort sans le voir, mais pouvant à la rigueur le pressentir;
Cochin redoutait un David, il l'a vu, et il s'en est mal consolé.
Influences littéraires et philosophiques. Greuze et
Diderot. — A ces influences mondaines et artistiques s'ajou-
tent encore, pour retarder le triomphe définitif de l'antiquité,
des influences de l'ordre littéraire ou philosophique. Aussi
800 L ART FRANÇAIS AU XVIir SIECLE ET LA LITTÉRATURE
fortes, sinon plus fortes que les précédentes, elles accusent,
entre l'art et les lettres, les rapports les plus étroits. Entre
une notable partie de la littérature et une notable partie de
l'art, c'est un parallélisme d'une étrange signification.
Et d'abord, cette veine réaliste qui court chez presque tous les
écrivains du siècle ne court pas moins chez ses artistes. Lesag-e,
Dancourt, Marivaux lui-même ont su faire des tableaux de
mœurs, les toucher avec justesse, réalité, précision. A une
époque où il y a du tréteau un peu partout, où le théâtre de la
Foire est aussi fréquenté que le Théâtre-Français, où l'opéra-
comique vient à la rescousse des autres pour traduire aux yeux
la peinture ou la satire de tous les originaux dont Paris est cha-
marré, le théâtre, dis-je, agit directement sur les artistes, aux-
quels il suggère une infinité de traits de mœurs et de scènes
toutes faites. Gillot et Watteau ont tiré de là leur principal fonds.
Le théâtre encore, vers le milieu du siècle, sera seul capable de
donner vie à des idées abstraites, qui semblent à première vue
ne pouvoir supporter une traduction artistique : s'il ne suffit à
cette tâche, le roman, qui va le renforcer, achèvera l'impression,
et donnera à l'artiste ce tour particulier d'imagination qui
incarne en des personnages un sentiment populaire. Qu'y a-t-il
de plastique dans l'idée d'égalité? quoi de pictural dans ce nouvel
aphorisme, que la sensibilité est une vertu? Quel thème pour
un coloriste que celui-ci : le bonheur est dans la médiocrité?
Autant de sujets non avenus pour l'art, semble-t-il a priori.
Mais attendez un peu. Que la comédie larmoyante, le drame bour-
geois, la tragédie philosophique elle-même, ou le conte à thèse
s'en emparent; que La Chaussée ruine le droit d'aînesse au nom
du sentiment (« l'égalité. Madame, est la loi de nature! »); que
Favart proclame « qu'un citoyen est roi sous un roi citoyen »;
que les larmes du Père de famille coulent devant nous; que la
vertu du Philosophe sans le savoir éclate avec sa sensibilité; que
les scènes de la vie bourgeoise, les humbles joies du foyer éma-
nent d'une page émue de Jean-Jacques, et voilà le Benedicite de
Chardin, voilà la Mère bien-aimée de Greuze, les « ménages »
de Lépicié, l'ouvrier et le commerçant devenus symboles artisti-
ques et recevant les honneurs du marbre ou du bronze, au socle:
d'un grand monument. Une phrase de Diderot sur ces « conditionis
L'ÉPOQUE DE CAYLUS ET DE DIDEROT 801
subalternes,... (jui forment le troupeau et la nation », ne contient,
semble-t-il, qu'une vague aspiration «lémocratique. Elle prend
une singulière valeur si l'on s'aj)ert:oit, au contexte, qu'elle
est écrite à propos (lu niagnili(jue uionn nient de Reims où Pigalle
a représenté, au-dessous de Louis XV en pied, quoi? une allé-
gorique Industrie? un Commerce à caducée? Non, mais un
ouvrier presque nu, à demi couché sur des ballots de marchan-
dises, un « travailleur » que l'artiste a, pour comble d' « égalité »,
sculpté à sa propre ressemblance. Nous voilà loin de Girardon.
Ainsi l'art du xvui' siècle devient, comme la littérature elle-
même, un art « à tendances ». C'est là sa marque la plus ori-
ginale, à l'époque de YEncjjclopédie. L'art pur n'est nulle part le
but final que se proposent des auteurs désintéressés. De toutes
les traditions du xvn' siècle, celle-là est la plus abandonnée. La
prédication est partout. On veut du théâtre utile, de la philoso-
phie utile, de la peinture et de la sculpture utiles. Le témoi-
gnage le plus frappant de cet esprit est fourni par les fameux
Salons de Diderot : « Fais-nous de la morale, mon ami ! » crie-
t-il à Greuze, et en marge des sujets du peintre, il brode les
variations les plus brillantes que lui fournit sa « morale » et sa
« sensibilité ». La Mère hien-aimée émeut ses entrailles plé-
béiennes. La marmaille, le chien, la maman pliant sous les
caresses de ses enfants suspendus en grappe autour d'elle, tout
« cela est excellent, et pour le talent, et pour les mœurs. Cela
prêche la population, et peint très pathétiquement le bonheur
et le prix inestimable de la paix domestique'. »
Cette morale, un peu trop bien intentionnée, eût paru faible
si elle n'eût été relevée d'agrément. Peintres et littérateurs y ont
pourvu, en assaisonnant l'œuvre « morale » de la dose exacte
de sensualité qu'il fallait pour amorcer le public. Voyez les
gloses «le Diderot sur C Oiseau mort, sur la Cruche casséel Voyez
les savantes indiscrétions du vêtement jusque dans la Prière du
matin, de Greuze; la langueur morbide de ce Tendre désir, la
volupté muette de ce portrait <ie M"" Greuze {la Philosophie
endormie), soi-disant chaste parce qu'il est vêtu! C'e.st peu d'at-
tendrir les bonnes âmes si l'on ne pique aussi les sens. L'im-
1. Salon de 176.5.
Histoire de la langue. VI. •>!
802 l'art français AU XVIIF SIECLE ET LA LITTÉRATURE
pression totale doit, paraît-il, nous rendre meilleurs. Utopie que
l'artiste et le littérateur poursuivent de concert, heureux encore
quand c'est a\ec des moyens inconsciemment douteux, et non,
comme chez d'autres, par des voies ouvertement malsaines.
L'œuvre de Greuze, comme celle de son illustre prôneur, brille
de qualités et souffre de tares analogues. Si l'Accordée du village y
la Malédiction paternelle, la Lecture de la Bible, le Gâteau des
Rois, et d'autres charmantes toiles sont d'un Hog^arth français,
plus doux, non moins moral, et plus persuasif grâce à sa ten-
dresse, beaucoup d'autres tableaux ne sont que d'adroits subor-
neurs et peuvent presque être rangés dans la catégorie du Verrou
deFragonard, au cynisme près.
Après tout, cette moiale « voulue » en pointure offre son
intérêt, a son originalité. Pourquoi les classes moyennes n'eus-
sent-elles pas fourni à l'art le renouveau que la bourgeoisie procu-
rait alors au théâtre? Si l'étude des conditions transportée dans
le (h*ame, y produisait l'effet d'une découverte, n'était-ce pas une
découverte aussi que cette peinture populaire du père, de la
mère heureuse, de l'accordée, de la paix <Iu ménage, du fils
ingrat, et n'y avait-il pas dans ces petits cadres beaucoup de
poésie populaire, de quoi toucher la foule, et l'élever au besoin?
Faut-il s'étonner que Greuze ait fait accourir le peuple et pro-
voqué un attenth'issement universel, quand on songe à quelle
distance l'art s'était tenu sous Louis XIV de l'âme populaire?
Notez que son art ne cesse point d'être un art. Le connaisseur
trouve toujours chez lui son compte; et, si le moraliste trop
délicat s'apprête à sourire, je ne sais quelle pudeur, plus délicate
encore, l'empêche de sourire trop ouvertement. Il y aurait donc
matière à longue discussion sur le bien fondé d'une conception
de l'art « moral ». Bien dirigée, qui sait quelle action une telle
entreprise aurait eue sur un peuple dont on n'avait jusque-là
jamais tenté l'éducation?
Ce mot d'éducation ne semble point ici hors de sa place,
quand on voit quel est le but avéré des Salons de Diderot.
Apprendre à voir, apprendre à sentir, faciliter la perception des
couleurs et de la lumière, provoquer les impressions et les
émotions qui y correspondent, établir enfin une relation intime
entre l'œuvre de l'artiste et l'esprit, le cœur du spectateur, voilà
L'ÉPOQUE DE CAYLUS ET DE DIDEROT 803
bien la tâche que s'était imposée Diderot, tâche d'éducateur s'il
en fut. Tandis que l'art descendait vers le public, Diderot s'ef-
for(rait d'élever le public jusqu'à l'art. En même temps, il inté-
ressait à la vie des artisans toute la lég-ion des oisifs. A-t-on
assez remarqué avec quelle précision de contremaître, et non
moins avec quelle verve pittoresque de peintre, Diderot s'attache
à décrire dans VEncyclopédie les moindres occupations d'un
gag-ne-petit? Et n'est-ce point, en art, une entreprise de longue
portée que ces luxueuses planches, presque aussi belles que
«elles où le feu roi faisait graver ses glorieuses conquêtes, con-
sacrées tout entières à détailler le polissage d'un métal, le tour-
nage d'un meuble, le décatissage d'un tissu? L'établi, la navette
et le poinçon s'ennoblissaient de façon singulière à être aussi
richement portraiturés par les maîtres du burin. Ils révélaient à
des lecteurs frivoles ce qu'il y a d'adresse, d'ingéniosité, d'in-
telligence, dans l'invention et le maniement de ces cent outils,
ouvriers obscurs de leur luxe. Tls réapprenaient enfin à l'artiste
le chemin de ces études pratiques, précises, si conformes à notre
tempérament jusqu'à l'époque des Clouet, et qui avaient pré-
sei*vé les artistes d'autrefois de l'emphase étrangère par une
exacte et précieuse sécheresse. Tant de documents vrais, tant
d'objets réels mis sous les yeux du peintre et du sculpteur avec
cette rigueur acharnée, c'était à dégoûter les décorateurs attardés
de leurs « attributs » sans exactitude, de leurs « accessoires »
sans vérité, et de leurs « allégories » sans consistance.
Il n'.en fut pourtant rien. L'œuvre de VEnci/clopédie, en art
comme ailleurs, fut mêlée au possible : le bon y coudoie le
mauvais, et l'excellent le pire. A côté d'un réalisme de bon aloi,
on y rencontre les déclamations les plus propres à égarer un
artiste. Les « philosophes », qui connaissaient le pouvoir
magique de certains mots, en ont étrangement abusé pour les
besoins de leur cause. Les imaginations se sont remplies grâce
à eux d'entités vagues, créées par un certain charlatanisme lit-
téraire, et les artistes se sont chargés de transporter cette
langue inexacte et boursouflée sur la toile. Ils ont voulu donner
un contour à des chimères, un corps à du vide, une expression à
des métaphores en l'air. L'allégorie, qui avait déjà sévi dans
nos arts, mais sous une forme plutôt banale et inoffensive,
«04 l'art français au xviip siècle et la littérature
affiche maintenant des prétentions philosophiques, et donne des
leçons. Il suffit de rappeler ici le célèbre Frontispice de V Ency-
clopédie *. Ainsi la Philosophie du temps patronne officielle-
ment l'Allégorie. Celle-ci devient, de bonne heure, une sorte
de Déesse Raison des Beaux-Arts. Il faut que le tableau, que la
vignette même démontrent quelque chose. L'art du dessin
devient didactique et libre-pensant. C'est le temps des Lemierre,
des Roucher et des Saint-Lambert de la forme. Si l'artiste
ne s'est pas exprimé clairement, qu'il se rassure! Grimm et
Diderot sont là pour le commenter.
C'est assez dire que Diderot n'est pas en art un guide très
sûr. Il n'en a pas moins été, dans le domaine artistique, un
initiateur de génie. Dans le domaine littéraire, il est le créateur
d'un genre, la critique d'art, j'entends la critique d'art destinée
au grand public. Trop exaltée peut-être par quelques-uns, la
valeur de cette critique a été trop niée par d'autres ; il est visible,
par exemple, que le dernier adversaire des Salons n'a point
malmené Diderot sans quelque parti pris-. Il est pourtant incon-
testable que Diderot a su l'art de son temps aussi bien qu'on le
peut savoir sans peindre ou sculpter soi-même, et qu'il en a
parlé avec une éloquence, une persuasion, une clairvoyance
même que ni artiste ni amateur n'avait jusqu'à lui déployées.
Il a révélé l'art à bien des ignorants, et à beaucoup d'autres qui
croyaient le connaître. Quand bien même on lui tiendrait
rigueur des erreurs qui lui sont propres, voire de celles qu'il
partage avec son temps, il n'en resterait pas moins à son compte
tant d'explications ou ingénieuses ou profondes, tant d'intui-
tions d'artiste véritable, de cris éloquents et (ce qui est plus
méritoire) de remarques sensées, de conseils judicieux, que
cette partie de son œuvre conservera toujours une physionomie
unique. Qui donc mieux que lui a dénoncé la faiblesse de la
composition chez nos artistes? protesté contre l'abus du modèle
et du mannequin? ramené le peintre à une observation de la
nature plus « naturelle »? Qui donc a mieux médit de la
« manière », signalé ses dangers, ses remèdes? Qui donc a
mieux goûté, senti et fait sentir le mérite de la couleur? encou-
1. Voir ci-dessus, p. 322-323.
2. F. Brunetière, Nouvelles études cntiqties sur l'fiistoii'e de la littérature franc.
l'époque de CAYLUS et de DIDEUOT 805
ragé de son admiration et imposé à l'admiration du public le
meilleur peintre d'alors, Chardin? Qui donc a plus fortement
prolesté contre les ridicules pastorales, les bergeries niaises?
mieux parlé de l'atmosphère, des nuages, des jeux de la lumière,
des rochers et de la verdure, qui donc, sinon le défenseur, et
à l'occasion le critique très avisé de Joseph Vernet? Demander à
Diderot une esthétique rigoureuse alors que le mot existait à
peine, et que la chose devait si mal réussir à ceux qui allaient
l'inventer, c'est ne vouloir comprendre ni Diderot ni son temps.
C'est beaucoup pour sa gloire, et ce n'est pas peu pour notre
profit, qu'il ait écrit sur l'art français nombre de pages étince-
lantes, les premières où notre prose alerte parle d'mspiration
le langage de l'art, et où des vérités toutes neuves partent en
tous sens comme autant d'éclairs.
Résumé de l'art entre 1750 et 1774. — Où en est
l'art, vers la fin du règne de Louis XV?
Parti de l'antiquité avec une sorte de résolution, vers 1750,
il n'avait pas tardé à biaiser, à se ramifier. L'influence de Caylus
fut forte, mais courte; l'action personnelle de M'"^ de Pompa-
dour disparut avec elle. Le marquis de Marigny, dont le goût
élégant, sérieux, fut longtemps un facteur de la production artis-
tique, dirigeait moins l'art vers la fin qu'il ne se garait d'em-
barras croissants, et ne protégeait sa retraite. Le roi était tombé
de Pompadour à Du Barry. Rien ne tenait dans les sphères offi-
cielles que par la force de l'habitude, elle-même devenue sans
force; et le vau-l'eau s'annonçait partout. Trop de ressorts
relâchés à la fois dans les arts, surtout après le tour de clé
vigoureux qu'avait imprimé Caylus, firent qu'un élan naguère
encore possible se tourna en délente universelle. Chacun prit
son aise où il la trouva, et le bon plaisir régna aussi dans les
arts. Le monde tira à soi les artistes; les littérateurs, les philo-
sophes en firent autant. L'art y gagna de refléter de très près les
idées, les goûts de ceux qui menaient le train; cela vaut tou-
jours mieux que l'académisme à outrance. Mais il y perdit le
recueillement, le sérieux. Il se dispersa, s'émietta, vécut au jour
le jour, se laissant porter à la dérive par les courants, répugnant
à l'efTorl, redoutant par-dessus tout la pensée, content de cette
vie à la suite, à la remorque, qu'il vivait tous les jours; parasite
806 L ART FRANÇAIS AU XVIir SIECLE ET LA LITTÉRATURE
charmant qui payait son écot en servage, et qui aimait d'autant
plus son joug, qu'il lui rapportait. Ce n'était plus l'art grave et
concentré du solitaire du Monte-Pincio ; non plus l'art légèrement
mondain, mais planant au-dessus du monde, et plein de rêve
intérieur, d'un Watteau; c'est l'art qui dîne en ville, écoute les
causeurs, leur trouve de l'esprit, et traduit cet esprit pour se
montrer bien appris à son tour. Aussi, en peinture du moins,
ne peut-on signaler aucune œuvre vraiment grande en vingt-
cinq ans. La conviction manque trop chez les artistes. Un seul
est entièrement sincère, Chardin. Greuze lui-même ne paraît
souvent qu'à demi convaincu.
Avec cela cet art est divers, ondoyant, séduisant. Il a des
grâces de sirène qui lui ont fait des preneurs passionnés, lesquels
ne sont certes point sans excuse. Il a parfois tant d'esprit, qu'on
lui pardonne volontiers de n'avoir pas autre chose; et il fait
revivre si fidèlement une société qui devait tragiquement finir,
qu'il nous intéresse partout ce qu'il sous- entend. Notre dilettan-
tisme lui ajoute volontiers ce qui lui manque. Si par hasard on
le querelle, c'est comme Alceste querellait Célimène : « En
dépit qu'on en ait, elle se fait aimer. »
Regardons-le une dernière fois, avant le nouveau règne qui le
verra disparaître. Sachons goûter la variété qui en fait le
charme. Les barrières des genres sont chez lui partout abattues.
L'artiste peut parcourir le champ en toute liberté. L'allégorie, le
tableau de mœurs, la vie des salons, celle du peuple, la mise
en scène d'une vérité morale, Cythère et Vénus, et même Rome
et Pompéi, tout lui est offert à la fois : ei, si tout le tente, il
peut amalgamer à sa guise l'antique et le moderne, l'erotique
et l'héroïque, le réel et la fiction. Voyez la sculpture. Se
peut-il rien de plus composite que l'art d'un ï3ouchardon ou
d'un Pigalle? Bouchardon dessine à Rome quelque huit cents
antiques, et à Paris il croque d'un crayon d'ailleurs magistral
les originaux de la rue, le colleur d'affiches, le marchand de
talmouses. Pour la fontaine de Grenelle, il sculpte deux figures
bouffies, et il fait venir le modèle pour donner un accent de
chair à sa copie du Faune Barberini! Et de même Pigalle, poncif
quelquefois, quand il veut « allégoriser » un monument : avec cela
auteur de bustes qui crient la vie, d'un Voltaire qui est presque
L'EPOQUE DE DAVID 807
une pièce aiuilomique, et caj>aljle «l'exquis dans le Mercure,
dans C Amour et l Amitié, et je dirais volontiers de sublime dans
la statue du Maréchal de Saxe. Il est vrai que Bouchardon et
Pigalle sont les deux grands noms de la sculpture française au
xvni* siècle, avant Houdon. Mais, à un degré moindre, on
retrouverait cette harmonieuse absence dunité dans les deux
Guillaume Coustou, la tribu des Adam et des Slodtz, et même
chez Allegrain, Vassé, Saly, ou Falconet.
Toute cette souplesse donne à l'art d'alors une physionomie
aussi changeante qu'attachante. Il en est de lui comme de ces
grands parcs Louis XIV que la mode avait transformés en
parcs anglais. Plus d'ifs taillés, de quinconces, d'allées droites,
de parterres rasés : mais des « allées de Sylvie », de la futaie,
des éclaircies, du sinueux et de l'onduleux partout. C'est plus
nature, c'est surtout plus varié, moins ennuyeux. Cette allée
tournante vous mène à une grotte; ce petit chemin, vers un
temple grec niché sous un écroulement de rochers. Plus loin,
un pavillon chinois, ou quelque rotonde galante,. nous offre une
Vénus de Pajou, assise sur une conque et guidant de petits
dauphins : entre ces quatre peupliers, là-bas, un sarcophage
antique vous parlera de recueillement, à moins qu'un souter-
rain ne vmis^ invite à quelque frais détour. Voici le canal, «l'où
l'eau fuit en méandres calculés, qui appellent çà et là l'arche
d'un pont rustique. Telle est la promenade sentimentale, guille-
/rette, naturelle et artilîcielle à la fois, où s'attarde l'art de la
fin de Louis XV, peu pressé d'arriver, satisfait de sa béatitude,
vl semblant dire à sa façon : « Ceci durera bien autant que moi ».
///. — U époque de David. L'art Louis XVI
et l'art révolutionnaire ( iyy4-i8oo).
L'art sous Louis XVI. — Ainsi, vers la liu du règne de
Louis XV, aucun art n'était orienté que l'architecture. Celle-ci,
de plus en plus, mettait le cap sur l'antiquité. La tradition
s'affermit, de Blon<Iel, l'architecte écrivain, à Servandoni, l'au-
teur de la façade de Saint-Sulpice; de Gabriel, à Soufflot et à
l'auteur de notre bel hôtel des Monnaies, Antoine. Les autres
808 l'art français AU XYIIF SIÈCLE ET LA LITTÉRATURE
arts tourbillonnent un peu, comme tourbillonnent les idées de
Diderot; et Diderot est la grande puissance de cette fin de règne.
Le changement est sensible à l'avènement de Louis XVL
C'est Rousseau, alors exilé, demi-fou, quasi mort, dont l'in-
fluence grandit chaque jour, et grandira jusqu'à la fin du siècle.
Si radical a été le bouleversement opéré par le citoyen de
Genève, que non seulement la Révolution entière s'est inspirée
de son esprit, mais que les beaux-arts s'en étaient pénétrés
avant elle, car il n'est presque pas un aspect du nouveau
mouvement artistique qui ne reflète une face de son œuvre.
D'abord l'idylle. Non pas la berquinade ou la florianerie,
quoique Berquin et Florian aient inspiré des tableaux aussi
fades que leurs descriptions. Il s'agit ici de cette soif sincère
de paix, de quiétude, de ce retour ingénu à la nature qui,
devenu passe-temps chez une jeune reine jouant à la bergère
dans son « Hameau », était une secrète aspiration du cœur chez
maint artiste comme chez maint écrivain. On sait d'ailleurs
quel apaisement marqua le début du nouveau règne, quelles
douces espérances il suscita. Ce fut, dans la marche fiévreuse
du siècle, comme une halte : arts et lettres exhalèrent un instant
une fraîcheur d'oasis. Pendant que Marie-Antoinette réduit à
Versailles ses appartements royaux aux dimensions de cabi-
nets intimes; tandis qu'elle dépouille l'étiquette à Trianon; que
son époux s'exerce à une royauté patriarcale; qu'on elîace <les
alcôves de Louis XY les dernières indécences <1e Boucher, pen-
dant ce temps les campagnes et les troupeaux reparaissent
dans Huet et Demarne, les nudités de la sculpture deviennent
tanagréennes avec Clodion, et le peintre de la reine est une
femme. M"® Vigée-Lebrun, une jeune mère de famille, qui
consacre toutes les grâces de son pinceau à représenter Marie-
Antoinette comme une simple dame entourée de ses enfants.
Tout cela, c'est du Rousseau tamisé, allégé, aristocratisé.
A cette aimable accalmie, à cette suavité légèrement fondante,
peut se reconnaître ce que certains critiques ont appelé non
sans finesse la « littérature Louis XVI », et certains écrivains
d'art, peut-être plus improprement, l' « art Marie-Antoinette ».
C'est alors qu'on traduit pour la première fois chez nous les
idylles de Gessner, à moitié sorties elles-mêmes de Rousseau,
€*8'
HIST. DE LA LANGUE 4 DE LA LITT. FR.
T. VI, CH. XV
HOMMAGE DES ARTS A LA REINE MARIE-ANTOINETTE
GRAVÉ PAR B. L. PRÉVOST, D'APRÈS C. N. COCHIN LE FILS
Bibl. Nat., Cabinet des Estampes, Œuvre de C. N. Cochin le fils, t. II
L'ÉPOQUE DE DAVID 809
tandis qu'un disciple <le Rousse.iu va faire verser des ruisseaux
de larmes dans le salon Necker avec Paul et Virginie. L'idylle
alors prélude au drame. Bien plus, l'idylle fleurira toujours au
cœur du drame : jusque chez le farouche Davi«l, elle mêlera
son attendrissement quelque peu niais aux brutalités sanglantes
de la tragédie.
Après l'idylle, le culte des grands hommes. La religion du
grand homme, due en partie au patriarche de Ferney, est con-
solidée, étendue, fortifiée de républicanisme et de civisme par
J.-J. Rousseau, le grand admirateur de Plutarque. Bientôt cette
religion est la seule d'une nation qui n'a déjà plus de foi, et
presque plus de roi. Mais tandis que Rousseau allait aux anciens
et aux morts, les artistes allaient aux vivants. Pour la sta-
tuaire, il est sorti de là un art iconique du plus haut intérêt; et
le puissant physionomiste Houdon, qui fit rayonner l'étincelle
sur tous ces masques, suffirait à caractériser toute une époque.
Que n'évoque point à nos yeux cet étonnant pétrisseur de vie,
dans cette galerie de bustes que sa fécondité multipliait avec
une égale perfection? Diderot aux lèvres ouvertes, Buflbn olym-
pien, Franklin chenu et paternel. Voltaire surtout, dix hommes
et dix vi^ges, tous saisis, croqués, avec le détail spécial qui
fait la ressemblance, et la pensée dominante qui élève l'homme
à la hauteur du symbole. Cette déification, la Révolution la
/poursuivra, non seulement en la personne de Mirabeau,
qu'Houdon a glorifié en quelques portraits admirables, mais
en Robespierre et en Marat, un peu moins sculpturaux ; puis le
peuple, passant héros et grand homme à son tour, fournira aux
gâcheurs attitrés des fêtes républicaines un nouveau type d'Her-
cule forain, qui n'a plus avec l'art que de lointains rapports.
Avant de se perdre dans le fétichisme, ce culte des grands
hommes avait rajeuni notre statuaire et provoqué l'enthou-
siasme universel. Louis XVI, marchant avec son siècle, l'avait
adopté. L'idée germe déjà d'une sorte de musée sculptural en
plein air qui serait un encouragement à l'art, une récompense
du génie et un enseignement pour les masses. La nation
entière, révolutionnaire d'instinct avant la Révolution, adore
déjà l'homme « utile », qu'elle confond volontiers avec l'homme
« vertueux ». Utile et vertueux, homme de génie ou grand
«10 l'art français au XVIIP siècle et la LITTERATURE
homme, tout cela au fond signifie républicain. Et nous voilà,
par un détour, rejetés sur Rousseau et son Plutarque. De Vol-
taire à Brutus il n'y a qu'un pas; ce pas, les tragédies du
temps aident à le franchir, si Rousseau n'y suffit point. D'ail-
leurs il y suffit.
A leur tour Brutus, Décius, Coriolan, Spartacus et Léonidas
vont raviver un goût qui s'était perdu grâce aux railleries des
philosophes, celui de l'érudition et de l'archéologie. Et voilà
renoués tous les fils que la mort de Caylus avait rompus. Ils
sont bien oubliés, les brocards dont Voltaire, Diderot et Montes-
quieu avaient criblé les antiquaires. Vingt-trois ans après la
mort de Caylus, un de ses anciens amis, devenu le plus savant
helléniste de son temps, achève l'éducation du siècle par un
roman d'érudition dont tous vont raffoler, artistes, gens de
lettres et gros public. L'abbé Barthélémy publie le Voyage du
Jeune Anacharsis en Grèce, à la veille de la Révolution (1788);
et la Révolution en décuplera l'effet, qui s'était d'abord annoncé
considérable.
Est-ce tout cette fois? Pas encore. Cette antiquité, dont
le triomphe s'annonce maintenant irrésistible, une auréole
nouvelle va la parer et pour ainsi dire la sacrer, de telle sorte
qu'elle aura ses oracles, ses lévites et ses pontifes. Un dernier
culte est né, celui de la Beauté. « L'esthétique », science nou-
velle, épelée par Winckelmann, syllabe après syllabe, sur les
marbres du Vatican, s'anime aux feux naissants du génie ger-
manique. Une éloquence, une philosophie, une critique en sor-
tent, presque aussitôt armées de pied en cap. Lessing fait chez
l'artiste l'éducation du raisonnement; Mengs, dissertant le pin-
ceau en main, élè\e le peintre à des considérations platoni-
ciennes ; Sulzer, théoricien <le l'allégorie ancienne, renchérit
sur son maître Winckelmann et voit du mythique ou du mys-
tique un peu partout; un Italien enfin, Canova, proclame la
découverte «lu style de Phidias et enseigne une sculpture con-
forme au vrai canon grec, jusqu'alors insoupçonné. Les tètes
se montent; la contagion passe d'Italie en France. Nos artistes,
déjà frémissants de passions démocratiques mal couvées,
se jettent à leur tour tête baissée dans une passion nouvelle,
l'enthousiasme. L'enthousiasme esthétique, soutenu d'une
L'ÉPOQUE DE DAVID 811
gramle volonté, enivré «lo grandes phrases, qui vont «licter (te
grandes oeuvres, voilà où en est l'art à la veille «le la Révolu-
tion. Il est temps pour un David de paraître. Au fait il a déjà
paru : le Serment des Uoraces est de i"84, et le Brut us rentrant
dans ses foyers après avoir condamné ses fils (tableau commandé
par Louis XVI comme le précédent) est de 1789.
David et la Révolution. — Nature fruste, mais forte;
vigoureux tempérament de peintre, qui ne savait pas tout de
la peinture, mais p<»ssédait à fond le dessin, la composition, et
une certiùne mimique théâtrale d'un effet sur; artiste «l'un
goût borné, praticien d'une conscience scrupuleuse, et même
excessive; volonté indomptable, cœur froid et tête exaltée, ne
trouvant jamais de sujets assez hauts pour satisfaire une hautaine
ambition ; esprit énergique, étroit, têtu, où l'idée ne pénétrait
qu'avec peine, mais, une fois entrée, enfonçait toujours; carac-
tère insatiable d'autorité; allure de chef, épris d'affirmation,
ivre d'action, auquel il fallait toujours un ennemi qu'il put
charger de toute sa vigueur; peintre-né du héros, et si sim-
pliste, — ou si artiste, qui sait? — dans sa conception de
l'héroïsme^ qu'il aligna dans la même perspective Brutus,
Marat, oonaparte et Léonidas, peignant comme le taureau
fonce devant lui, sans s'apercevoir d'une substitution de per-
sonnes, tête baissée : tel fut Louis David, non pas le plus grand
peintre, ni surtout l'artiste le plus complet, mais l'esprit le plus
dominateur, l'autorité la plus despotique de l'école française,
le promoteur d'une réforme salutaire peut-être en son prin-
cipe, néfaste par son <léveloppement et ses longues consé-
quences; tel fut l'ex-académicien qui renversa d'un coup
d'épaule la « bastille académique » pour la réincarner, autre-
ment intolérante, en sa personne, et pour régner sur l'art à la
façon de ses héros, en Robespierre, en Napoléon.
En lui, en ce petit-neveu de Boucher, qui est en même temps
le filleul de Sedaine, toutes les forces latentes de l'art nouveau
se condensent, puis éclatent. Né en 1748, il a d'abord travaillé
sous Boucher, puis aux cotés de Fragonard, très « ancien
régime » l'un et l'autre. Mais il ne respire pas impunément l'air
de son temps; Rome l'entête, et, quand il part enfin pour Rome
en mS, c'est en compagnie du nouveau directeur de l'École,
812 L'ART FRANÇAIS AU XVIIP SIÈCLE ET LA LITTÉRATURE
(le son maître Vien, l'ancien disciple de Caylus. Tl passe
cinq années à Rome, travaillant comme lui seul savait travailler.
Il en rapporte un Bélisaire, œuvre médiocrement davidienne
encore, et pourtant assez significative de l'esthétique nouvelle
pour que la foule le porte en triomphe devant son tableau. Tel
est déjà le public, telles ses passions en 1780. Avec les toiles
républicaines qui suivirent, les Horaces, le Bnitus, David jetait
dans la foule l'étincelle galvanique. C'était désormais entre elle
et lui un courant électrique continu. Le Serment des Horaces,
d'une crudité si romaine, se trouvant suspendu au-dessus du
Marie-Antoinette et ses enfants de M™* Vig"ée-Lebrun (antithèse
dangereuse et maladroite), faisait huer la reine par les specta-
teurs au Salon de 1785. La Mort de Socrate, le Briitiis, ne
produisaient pas une sensation moindre parmi les artistes.
On crut retrouver la pensée de Poussin et son style avec
une exactitude d'archéologie, une sobriété, que le Poussin
n'avait pas. A peine s'avisa-t-on que les figures féminines de
David, et même les autres, dans YAndromaque pleurant
Hector, dans le Paris et Hélène, étaient d'une afféterie de pose,
d'un léché et d'un précieux de couleur aussi éloignés du grand
style que la facture noble des académiciens contre laquelle
David s'insurgeait. Le mot d'antique aveugla tout le monde.
La fameuse conception du « beau idéal », partout prôné, auto-
risa ce mariage hétéroclite du fond dramatique avec une forme
vernissée, qui fait songer à une pensée de Lucain revêtue des
couleurs de la porcelaine. Dès lors David faisait école, et non
pas seulement dans son art. C'est à foison que le catalogue du
Salon de 4789 compte les sujets antiques et en peinture et en
sculpture : Mort de Sénèque; Darès et Entellus; Ulysse et Péné-
lope; Mort d'Agis ; Mort d'Antoine; etc. Jusqu'à Carie Vernet
(celui-là devait se corriger) qui expose un Triomphe de Paul-
Émile, de quatorze pieds de large sur cinq pieds de haut! Le
théâtre, se piquant d'émulation, réforme aussitôt ses costumes;
Talma paraît en scène sans poudre, drapé dans la toge, jambes
et bras nus. Les amateurs copient les meubles, les escabeaux
antiques qui emplissent l'atelier du peintre des Horaces. On
connaît l'histoire du souper pseudo-antique qui fut servi un soir
par M"" "Vigée-Lebrun à ses invités, et que l'aimable femme
L'ÉPOQUE DE DAVID 813
raconte flans ses Mémoires. Après le théâtre et la mode, les
mœurs : lorsque la vie mondaine se réveillera au lendemain
lies années terribles, sous le Directoire, les femmes, rassurées,
demanderont au modèle antique l'art de nouer plus mollement
leur ceinture. L'on sait jusqu'où fut poussé l'amour du grec
chez M™* Tallien. David triomphait là encore, et sans doute
plus qu'il n'eût voulu.
Quel ne devait pas être, à plus forte raison, son succès dans
une assemblée révolutionnaire? Député de Paris, membre de la
Convention, du comité d'Instruction publique et du comité de
Sftrelé générale, un instant président de la Convention, David
est le grand prêtre et le grand maître de l'art jacobin. A lui
seul il est un instant tout l'art révolutionnaire, avec ses haines,
ses enthousiasmes, ses ostracismes, sa solennité oraculaire et
son enfantillage sentimental. A son exemple, tous les artistes,
môme les « ci-devant », un Greuze, un Moreau le Jeune, un
Pajou, un Clodion, mettent une cocarde à leur chapeau et un
casque à leurs personnages. Cela leur réussit iPailleurs comme
les grandes pensées à Bernardin de Saint-Pierre. Les immortels
principes tra^ïsportés par David dans les arts lui suggèrent des
conception/ analogues à celles des orateurs de club. Ce qui se
peint, ce qui se sculpte, ce qui s'ébauche alors de monuments
ou ;de « fêtes » patriotiques, a le mouvement, le tour, l'emphase
des orateurs révolutionnaires, voire «les écrivains académiques
qui tâchent, eux aussi, de se mettre au ton. Même style partout,
mêmes images, traduites par des moyens analogues. Entre une
tirade de Joseph Chénier, une scène de Fabre, un discours de
Danton, et les créations artistiques de David, organisateur de
<ortèges symboliques, l'identité est saisissante. Quand David,
ex-membre de l'Académie de peinture, ex-premier peintre du
roi, demandait à la Convention de détruire cette institution
« féodale », il n'en usait pas d'autre sorte que Chamfort, de
l'Académie française, quand il dénonçait cette compagnie à
l'Assemblée nationale, comme « inutile, ridicule, méprisée,
<légradée jusqu'au plus coupable avilissement, créée pour la
servitude, école de flatterie, de servilité, d'abjection, prolon-
geant les espérances insensées du despotisme!... » Quand
David proposait l'érection d'une statue gigantesque au peuple,
814 L'ART FRANÇAIS AU XVIir SIÈCLE ET LA LITTÉRATURE
et qu'il lui donnait pour piédestal « les effigies des rois et les
débris de leurs vils attributs », quand il voulait que les traits
d'héroïsme, de vertus civiques, offerts à la nation, vinssent,
grâce aux œuvres de l'art, « électriser son âme et faire germer
toutes les passions de la gloire, de dévouement pour la patrie »,
il ne faisait que sculpter des métaphores et peindre des lieux
communs de littérature révolutionnaire. Faut-il toucher du doigt
ce que l'art de David emprunte au Contrat social, à VÈmile,
aux Incas, et à l'iildigeste fatras des gazettes, il suffira d'un
échantillon, le « projet » rédigé par David pour a la fête de
l'unité et de l'indivisibilité* ». On y verra les Français « levés
avant l'aurore » et la « scène touchante de leur réunion éclairée
par les premiers rayons de soleil ». On trouvera, au lieu du
rassemblement, une fontaine de la Régénération représentée
par la Nature, « qui, pressant de la main ses fécondes ma-
melles », fera jaillir avec abondance « une eau pure et salu-
taire ». Dans le cortège, on rencontrera les commissaires des
86 départements « unis les uns aux autres par le lien léger et
indissoluble de l'unité et de l'indivisibilité que doit former un
cordon tricolore. » Plus loin, on remarquera le juge, avec « son
chapeau à plume », auprès du tisserand et du cordonnier; « le
noir Africain, qui ne diffère que par la couleur », précédera de
peu les « intéressants élèves de l'Institution des aveugles,
traînés sur un plateau roulant », symbole du « malheur
honoré ». Après les infirmes, les citoyens au maillot : « Vous y
serez aussi, tendres nourrissons de la maison des Enfnnts-
Trouvés, portés dans de blanches barcelonnettes; vous com-
mencerez à jouir de vos droits civils trop justement recouvrés! »
Enfin, le CléoI»is et Biton du Selectœ fournira cette dernière
scène : « un char vraiment triomphal que formera une simple
charrue, sur laquelle seront assis un vieillard et sa vieille épouse,
traînés par leurs propres enfants, exemple touchant de la piété
filiale et de vénération pour la vieillesse *. » Le David qui res-
pire en cette page est celui que nous représente un dessin de
son élève Gros : David, tête nue, redingote sévère, culotte
1. Fête de la Réunion, ou «le la Fraternité, célébrée le 10 aoiU 1702.
2. Le texte aulograpiiié «le cette très curieuse |»ièco a été donné par
M. Ch. Normand, dans l'Art du la avril 1894.
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LKPOOLE UE DAVID 815
collante, bottes à revers, «lehout, l'œil au ciel, la main droite
levée et armée d'un crayon; il écoule l'inspiration, tandis qu'à
sa j^auche un liusle antique dressé sur un haut socle porte
l'inscription IIHIMKAHÏ, et au-dessous : Béllsaire, les HoraceSy
Sucrale, lirnlus, les Snbines, Léonidas.
Toutefois, il serait profondément injuste de ne voir en David,
ou dans la Révolution envisagée comme source d'art, que préju-
jrés antiques, contrefaçon des républiques anciennes, et trans-
cription caricaturale de figures littéraires. Ni David n'est tout
entier, heureusement pour lui, dans les Sabines; ni l'art révolu-
tionnaire n'est tout entier dans des fêtes qu'il fallut improviser.
Cet art lui-même n'eut pas le temps de se former. Les pro-
messes qu'il pouvait donner, comment les aurait-il tenues? Et
pourtant de grandes œuvres furent alors projetées. On aime-
rail à juger, autrement que par les programmes, d'une statue
de Rousseau, d'un projet de bas-relief pour le fronton du
Panthéon, mis alors au concours. C'est sur des essais hâtifs,
parfois monstrueux, qu'on juge volontiers de l'influence de la
Révolution survies arts. Or il s'en faut que tout se réduise à des
processions Tidicules menées sur des ruines de monuments et
des débris de chefs-d'œuvre. L'accès d'iconoclastie fut terrible,
il est vrai, mais il fut relativement court'. Ce que la Révolution
a conservé, ce qu'elle a créé en art doit être mis en regard de
ce qui s'est détruit, souvent en dépit de ses principes. Car s'il y
eut chez elle proscription, il y eut aussi protection; nulle part le
pouvoir, maître et responsable de ses actes, ne se montra van-
dale. Bien au contraire, dans la conservation des œuvres d'art
anciennes, la Révolution fut autrement libérale que ne l'avait
été la monarchie. Si bien que son influence dans l'art, au total,
peut se caractériser par cette antithèse : un rétrécissement de
l'art dans les œuvres actuelles, dû à une doctrine farouchement
jacobine, et un élarç-issement dans l'intelligence de l'art en
général, joint à une puissante diffusion de l'instruction artis-
tique, source première et profonde de notre art moderne. Ici,
comme ailleurs, il faut distinguer entre la doctrine ou la péda-
gogie de la Révolution, et la nature intime de la Révolution :
!. Voir ce qu'en dit excellenimcnl M. André .Micliol, Uisloire générale publiée
sous la direction de E. Lavisse et A. Kambaud. t. VIll, p. 596 et suiv.
816 L'ART FRANÇAIS AU XVIIF SIÈCLE ET LA LITTÉRATURE
l'une jalouse, mesquine, lyrannique, n'ayant guère fait que du
mal; l'autre généreuse, conquérante, prodigue de ses trésors,
par laquelle s'est accompli tant de Lien.
Le Musée d'Alexandre Lenoir. — Conclusion. —
C'est à celle-ci que l'on doit la suppression des privilèges aca-
démiques qui faisaient de l'art un monopole. Les Salons libre-
ment ouverts aux, artistes non académiciens, et même aux
étrangers; les appels adressés à l'initiative des provinces; les
créations innombrables de sociétés privées et gratuites pour
l'enseignement de l'art; l'organisation constante de concours,
méthode abusive en certains cas, mais puissant correctif de la
« faveur » et stimulant énergique du talent obscur; la création
centrale de la Commune des Arls, en attendant la fameuse « troi-
sième classe » de l'Institut, où la littérature et les beaux-arts
devaient fraterniser, suivant une clairvoyante logique; tant
d'autres entreprises, privées ou publiques, écloses en si peu
d'années, prouvent que le « Génie des arts » fut « pleinement
mis en liberté » '. En même temps, de généreux éducateurs
prévenaient les ravages de l'ignorance et tentaient d'éclairer les
masses. Un simple capitaine de chasseurs, Puthod de Maison-
Rouge, expliquait aux illettrés notre ancien art national
dans un journal périodique {Les monuments ou le Pèlerinage
historique), et déchiiTrait de son mieux « ces pierres qui, pour
cesser d'être muettes, n'attendent qu'un Vaucanson qui les
anime ».
Pendant ce temps s'ouvraient nos premiers muséums. L'idée
du musée du Louvre, depuis longtemps dans l'air, compromise
un instant par la sauvagerie populaire, allait aboutir grâce au
dévouement d'Alexandre Lenoir, l'un des plus grands bienfai-
teurs de l'art français. La tourmente passée, tout Paris défila
dans son musée des Petits-Augustins, moitié jardin et moitié
cloître, où les trésors de notre ancienne statuaire s'abritaien^
et s'encadraient dans une mise en scène pittoresque. La simple
foule avait des larmes pour les soi-disant tombeaux d'IIéloïse
1. Pétilion de la Commune des Arts à l'Assemblée nationale : « Génie des
arts, sois pleinement libre. La nature le veut, la raison le déclare, la loi le
prononce; plane donc au-dessus de la France; il n'est plus pour loi d'obstacles;
il n'est plus de corps, de privilèges, de conditions... Génie, prends ton
vol... », etc.
L'ÉPOQUE DE DAVID 817
et d'AbélarJ. Mais aux artistes, aux lettrés, la révélation de
notre moyen i\ge et de notre première Renaissance fut d'une
extrême conséquence. Michelet n'oublia jamais ses impressions
d'enfant parmi toute cette histoire d'autrefois qui ressuscitait
là dans la pierre et le bronze. Chassés des cloîtres où, deux
fois morts pour les vivants, ils dormaient leur sommeil sécu
laire, ces témoins d'un autre âge ramenaient au grand jour,
dans les plis de leurs linceuls sculpturaux, la légende et la poésie
éteintes, la couleur et jusqu'à l'àme des temps jadis. Et les fils
de la Révolution, découvrant tout à coup la vieille France,
s'éprenaient de sympathie pour elle. Ils étaient maintenant assez
libres pour ne plus la craindre; et ils avaient assez peiné, assez
souffert, pour la comprendre et pour l'aimer.
Ces sentiments nouveaux, précurseurs d'un art nouveau,
louchaient les spectateurs de ces débris pieusement récoltés : et
parmi ceux-là se trouvait sans doute plus d'un élève de David,
quelqu'un de ces primitifs, de ces penseurs dont le groupe s'était
formé dans son atelier même. Telle était d'ailleurs la force, la
vertu propre delà Révolution, que David lui cédait comme un
autre : sans s'en apercevoir, il inflig^eait à sa doctrine le plus
complet démenti. Le même homme qui prônait la nudité comme
plus héroïque, et l'antique comme le vrai idéal; celui qui dessi-
nait des académies pour son Serment du Jeu de paume, et pré-
venait soigneusement le spectateur qu'il n'avait point cherché
une vulgaire ressemblance; le même homme, fasciné par un
spectacle tragique dont il veut émouvoir à son tour la postérité,,
brossera, d'inspiration, ce Le Pelletier sur son lit de mort,
une épée suspendue au-dessus de la plaie béante, et ce Marat
sanglant dans sa baignoire, alTreux de vérité et presque sublime
d'horreur. Ainsi, cette vie que David chassait de son art à force
de doctrine, y rentrait à l'instant par la puissance de la vérité.
En face de certaines scènes, le tempérament du peintre parlait
plus haut que le reste; et, comme naguère il peignait du romain
« tout cru », il peignait maintenant du réel tout cru. Ce sera
bien autre chose, quand il aura rencontré le triomphateur de
l'Egypte, son héros, comme il l'appelle. A sa suite il fera grand,
et vivant, et vrai, sans soupçon d'archéologie. A quoi bon
l'antique dans une histoire plus grande que l'antiquité? Faut-il
Histoire dc la lanous. V(. 52
818 L'ART FRANÇAIS AU XVIIF SIÈCLE ET LA LITTÉRATURE
un corps d' Antinous à ce petit général pâle, d'autant plus grand
qu'il paraît plus chétif? C'est ainsi que le maître du Sacre et
des Aigles, qui peignit néanmoins jusqu'au bout des Léonidas
avec sérénité, devait fournir plus tard, sans s'en douter, les
meilleurs arguments à ceux qui . crieraient aux gens de sa
suite : « Qui nous délivrera des Grecs et des Romains? »
Quoi qu'il en soit désormais de la lutte qu'on peut prévoir
entre l'antiquité de David et le modernisme de l'époque qui va
suivre, une chose apparaît clairement : la Révolution, en assu-
rant momentanément le triomphe de l'idéal nouveau, n'en avait
pas moins mis à côté du mal le remède. Dans ce bouleversement
du vieux sol national, toutes les semences du passé, grosses
d'avenir, avaient été jetées aux quatre vents. Plus d'une germera,
et les lettres comme les arts nous offriront cet attachant spec-
tacle : Chateaubriand formé parla Révolution, et le romantisme
né dans l'atelier de David.
BIBLIOGRAPHIE
E. de Goncourt, Vart au XVIII" siècle, 1880-1882. — Paul Mantz,
Antoine Watteau, 1892; François Boucher, Lemaine et Natnire, 1880. —
André Michel, François Boucher, 1886; études dans l'Histoire générale de
Lavisse et Rambaud, t. VII et VIII. — J. Dumesnil, Histoire des plus célèbres
amateurs français et de leurs relations avec les artistes, 1833. — Samuel
Rocheblave, Essai sur le comte de Caijlus, 1889; Les Cochin. 1893. —
Nie. Cochin, Voyage d'Italie, 1758; Œuvres diverses, 1771. — Diderot,
Salons. — Louis Ducros, Diderot, l'homme et l'écrivain, 1894. — L. Gonse,
La sculpture française depuis le XIV" siècle, 1893. — Dans la collection des
Artistes célèbres : Greuze, par Ch. Normand; Les Huet, Hubert-Robert, par
C. Gabillot; H. Fragonard, par P. Gauthiez; M""^ Vigéc- Lebrun, par
Ch. Pillet; La Tour, par Champfleury, etc. — S-J. Delécluse, Loiii
David, son école et son temps, 1853. — S.-L. David, Le peintre Louis David,
1879. — François Benoît, L'art français sous la Révolution et l'Empire,
1897. — Louis Courajod, Alexandre Lenoir, son journal et le musée des
monuments français, 1878. — Jules Renouvier, Hist. de l'art pendant la
Révolution, considéré principalement dans les estampes, 1863. — Louis Ber-
trand, La fin du classicisme et le retour à l'antique, 1897. — Les monuments,
ou le pèlerinage historique, par François-Marie Puthod (de Maison-
Rouge), 1790. — Adresse et projet de statuts, règlements pour l'Académie
centrale de peinture, sculpture, etc., présentés à l'Assemblée nationale par la
majorité des membres de l'Académie royale..., en assemblée délibérante, 1790.
— Considérations sur les Académies, et particulièrement sur celles de pein-
ture, sculpture et architecture, présentées à l'Assemblée -nationale, par
M. Deseine, sculpteur du roi, 1791.
CHAPITRE XVI
LA LANGUE FRANÇAISE AU XVIIP SIÈCLE
Aperçu général-. — A première vue, la lang^ue du xvui'siècle
semble à peu près identique à celle des derniers classiques, de
La Bruyère par exemple, et du commencement à la fin de cette
période, elle paraît-aA'oir moins varié encore. Il est incontestable
qu'il n'y a pas si loin de J.-B. Rousseau à (Iresset que de Cor-
neille-à Racine. Point de Vaugelas entre eux. Aucune promul-
gation d'un code nouveau, aucune rupture.
Mais ce calme est loin d'être la stagnation. Cela est si vrai
que les contemporains se plaignaient, étant presque tous parti-
sans de maintenir telle quelle la langue classique, de l'incon-
stance de l'usage et des fantaisies des novateurs.
D'abord la prononciation, sur laquelle on avait peu d'empire,
subit encore des altérations assez graves. La grammaire^4)artie
sous Tinfluence de l'usage, partie par la faute des puristes et des
logiciens, s'enricbit d'exigences nouvelles; la syntaxe s'appaû^
vrit encore; l'orthographe officielle de l'Académie, qui n'avait
satisfait presque personne, fut attaquée et considérablement
transformée, enfin et surtout le vocabulaire s'ouvrit à bien
1. Par M. Ferdinand Hriinol, niaitre de conférences à la Faculté des Lettres
de l'Université de Paris.
2. L'histoire de la lanpue an xvin* siècle n'est ni faite, ni faisahle à l'heure
artnelle, fanle de travaux et de dépouillements parliels qui l'aient préparée. Je
n'ai pas cru néanmoins devoir m'arrêtera IIOO, et je présente aux lecteurs qui
ont hien voulu me suivre jusqu'ici qucli]ues idi es et quelques faits, en le;ï
priant de se souvenir que je considère moi-même les uns et les autres comme
insuffisamment contrôlés.
820 LA LANGUE FRANÇAISE AU XVIir SIÈCLE
(les nouveautés. Dès les premières années du siècle, un cer-
tain nombre de lettrés se hasardèrent à l'enrichir, sinon de
mots, au moins de nouvelles expressions, et malgré l'opposition
et les railleries, ces tentatives, un moment réprimées, recom-
mencèrent bientôt. En outre, le mouvement scientifique et phi-
losophique eut pour effet non seulement d'augmenter le lexique
scientifique, mais de mêler ce vocabulaire spécial à l'autre, et,
la presse périodique rendant familiers à tous des termes jusque-là
réservés à un petit nombre d'initiés, le caractère de la langue
écrite, et bientôt de la langue parlée, s'en trouva bien changé.
L'étude de ces divers faits constitue déjà toute une histoire. Il
m'a paru en outre nécessaire de donner ici les quelques rensei-
gnements que j'ai pu recueillir sur la diffusion du français en
Europe. Au xviii® siècle, notre langue acquiert une situation
à part dans l'estime du monde, situation qu'aucune langue
vivante, même l'italien au xvi° siècle, n'avait jamais possédée.
Vivante, elle monte au rang que seules les langues mortes
avaient tenu, de langue internationale de la culture et de la
société. L'étude des causes qui dans chaque pays avait amené
cet état de choses, celle des causes qui ont contribué à le dé-
ruire, mériterait de faire l'objet d'autant de monographies.
/. — La Grammaire.
Nouveau développement de la grammaire ' . —
« Point de vrai succès aujourd'hui, a dit Voltaire-, sans cette
correction, sans cette pureté qui seule met le génie dans tout
son jour. » Et tout le siècle à peu près acceptant cet axiome,
rien d'étonnant que le public, les dames même accordent toute
leur attention aux travaux des grammairiens. On suit les confé-
rences de l'avocat grammairien Douchet^ et quand, dans la
presse*, quelque temps se passe sans qu'un livre sur la langue
1. Voir sur ce point Vernier, Voltaire grammairien, p. 4-9.
2. Let. à l'Acad., en tête d'Irène.
3. Voir Année litlérnire, Hôi, I, 286, et VIII. 214.
4. Vernier cite en ce sens une lettre de i'abhé Fronianl à Fréron (1174).
Peut-être Frouiant prenait-il un |)eu ses propres goùls pour ceux dos lecteurs-
Mais la vogue de ces sortes d'articles est prouvée par leur nombre même. Ou'oa
voie VAnnée lilléraire ou les Mémoires de Trévoux.
LA GRAMMAIRE 821
soit analysé et critiqué, les lecteurs friands de discussions
subtiles attendent avec impatience. Le 1" septembre 1784,
Domergue commence à Lyon la première série de son « Journal
de la langue française, soit exacte, soit ornée » '. A l'Académie,
sans se décider à faire la grammaire attendue, dont celle de
RégniiM' ne pouvait tenir lieu, et tout en se déchargeant sur des
particuliers : l'abbé Gédoyn, l'abbé Rothelin, d'Olivet*, on fait ày
la grammaire l'honneur de recevoir des hommes comme Girard,^
qui n'ont pas d'autre titre qu'un livre de synonymique, du reste
bon. Ghez les écrivains, même respect pour les éludes de langue;
il suffit de rappeler les travaux de Voltaire, et ceux, moins connus,
de Rivarol. Au milieu des plus tragiques événements, celui-ci
n'abandonne pas ses soucis de puriste, et note les barbarismes
de Dubois-Crancé et les tours louches des proclamations de
Kléber ou de Bonaparte. Les philosophes ne sont pas moins
férus de ces études; D'Alembert les défend dans l'Encyclopédie ^
et Diderot regrette les railleries de Molière à l'égard du zèle de
M. Jourdain à s'initier à la science.
Soutenus parjut^Tpareille faveur, les grammairiens ne pou-
vaient que se multiplier, et en effet leurs œuvres, trop souvent
médiocres, ou quelquefois ridicules, sont innombrables *. Les
deux plus importantes, parmi celles qui n'ont point d'autre
prétention que d'être des exposés méthodiques de règles connues,
sont celles de Restaut* et de Wailly ", qui devinrent classiques,
quand le français entra dans les classes, et qui ont par là une
importance historique.
Je n'ai pas à examiner ici la valeur pédagogique des gram-
mairiens. J'observerai seulement que la langue dont ils veu-
1. Il paraissait vinsl-quatrc cahiers par an, i\c 36 pages. La première série
se termine en 1790 (le 1" octobre?).
2. l„o premier devait traiter des verbes, le second des particules. D'Olivet
seul publia son travail sur les mots déclinables.
3. Discours préliminaire, et art. Érudition.
4. On en trouvera une liste très étendue dans le livre de Slengcl que j'ai
déjà cité.
5. Principes généraux et raisonnes de la grammaire française, Paris, in-8, 1730,
réimprimé partout au xviii* siècle. L'auteur en donna lui-même un abrégé.
Slengel a raison de douter de la date de 1745 pour la première édition de
l'abrégé, puisque en eiïet l'abbé Goujet en parle en 1740 (Bibl. fr., I, 73) et qu'il
«si de 1732.
6. Grammaire française ou la manière dont les personnes polies et les bons
auteurs ont coutume de parler et d'écrire, Paris, in-i2, 1754.
822 LA LANGUE FRANÇAISE AU XVIH' SIÈCLE
lent donner la théorie n'est pas, comme on eût pu l'espérer
encore, si un retour de jugement les avait éclairés, la langue
commune des grands classiques, admettant au moins ce qu'ils
avaient osé; non, c'est la langue des grands grammairiens. On
recueille leurs observations, on les accorde, quand il le faut,
on choisit entre eux, quand cela est indispensable; on ne les
abandonne que quand l'usage moderne s'est prononcé dans un
autre sens, et jamais on ne leur oppose résolument l'autorité des
hommes de génie.
Boileau voulait qu'on fit une catégorie d'auteurs « exempts de
fautes de style », ou du moins qu'on fît des éditions des meilleurs,
où serait corrigé tout ce qui dans leurs œuvres pourrait donner
occasion de pécher contre la langue. C'est à cette dernière pro-
position, qui pouvait convenir à la modestie des écrivains,
mais qu'il eût été d'une hardiesse de bon goût de ne pas accepter,
que s'en tiennent les théoriciens. Sans traiter Racine, leur poète,
comme Voltaire avait traité Corneille, ils le regrattent sans
honte, et, « pour servir la langue », d'Olivet, Desfontaines,
Luneau de Boisgermain, Voltaire, l'Académie accompagnent
Phèdre et Athalie d'un commentaire préservatif. Si les remar-
ques qu'on fait sur les textes témoignent de cette indépendance
orgueilleuse*, à plus forte raison, dans les traités dogmatiques
— et ils sont beaucoup plus nombreux à cette époque que les
modestes « Observations » — se sent-on autorisé à prémunir
contre les fautes. Je ne veux pas dire que les grammairiens du
xviii" siècle le prennent de plus haut que leurs prédécesseurs,
1. Voir tous les commentaires de Racinedansie Recueil qu'en a donné Fonlaniet,
Études du la langue française sur Racine... pour servir comme de cours de langue
frani^alse et suppléer à V insuffisance des r/ramwaires, Paris, Le Prieur, 1818, in-8.
Les vers les plus simples donnent lieu à d'interminables contestations.
Ainsi :
Avec quels yeux cruels sa rigueur obstinée
Vous laissait à ses pieds, peu s'ea faut, prostornoe.
L'un trouve peu s'en faut populaiie. — Point du tout. réi)ond l'autre. Mais peut-il
s'accorder avec un temps passé? Voilà «jui est grave. Esl-on en droit de le
consitlérer comme une locution adverbiale toute faite?
El ailleurs :
Dans mes lâclies soupirs d'autaut plus méprisable. "
(ju'un long amas d'honneurs rend Thésée excusable.
(Qu'aucuns monstres par moi domptés jusqu'aujourd'hui....
Aucuns au pluriel est-il possible? L'Académie semble dire que oui. Wailly et
La Harpe disent non. 11 va des exemples de Boileau, de La Fontaine. Suffi-
rent-ils?
LA GRAMMAIRE 823
mais ils sont moins excusables, l'éloignement leur permettant
déjà (le faire la comparaison entre Bouhours et Bossuet. Malgré
cela le second leur apparaît toujours, sinon comme inférieur
au premier, du moins comme devant lui être soumis, en tant
que celui-là est le représentant autorisé d'une loi supérieure. Et
ce n'est pas Voltaire, qui a combattu tant de préjugés, qui eût
aidé à débarrasser la France de celui-ci.
La grammaire générale. — Ce qui a contribué à
afl'ermir les grammairiens dans la croyance à leur mission,
c'est qu'ils se sont sentis, eux aussi, « philosophes' ». Le
sviii" siècle est, avec le commencement du xix", l'époque de
l'épanouissement de la « grammaire générale et raisonnée » que
Port-Royal avait créée. Régnier-Desmarais s'était déjà inspiré
de la méthode d'Arnauld; Buffîer, tout en le critiquant, s'en
inspire également, et aussi Dangeau. En même temps Dumar-
sais s'annonce par son célèbre Traité des Iropes (1730), sa
Méthode raisonnée (1722) et divers opuscules.
Mais c'est à partir de 1750 surtout que se succèdent les publi-
cations principaleS'M)'abord, en 1751, un an avant que parût en
Angleterre Y Hermès de Harris, du Marsais publie la préface de
son traité de grammaire générale, bientôt suivi de nombreux
articles dans l'Encyclopédie. S'il mourut, en 1756, avant de pou-
voir terminer et réunir son œuvre, il avait eu le temps de donner
un plan et de proposer des idées neuves qui furent le point de
départ de nouvelles spéculations'. En même temps Duclos
1. On Iroiivera sur ce mouvement aujourd'hui terminé, et dont il serait temps
de faire l'hisloire. des renseignements dans le chapitre m de la thèse de
M. Vernier, dans le chapili-e faible et confus de Vllisloire de la langue française
de Henry (3" partie), dans le discours préliminaire que Fr. Thurot a mis en tête
de sa traduction de VHermès de Harris, Paris, imp. de la Rcp., messidor an IV,
et surtout dans la revue sommaire, mais assez comi)lèle, dont Lanjuinais a fait
précéder son édition de Y Histoire naturelle de la parole de Court de Gébelin;
Paris, Plancher, Eymery et Delaunay. 1816.
2. C'est la date <lc la Théorie nouvelle de la parole et des langues de Le Blanc,
I>on résumé des travaux antérieurs.
Le livre de Girard. Le.t vrais principes de la langue française, est de 1747. La
méthode pliilosophi»jue n'a guère servi à l'auteur qu'il lui inspirer des divisions
et sous-divisions el des classiFications, qui sentent surtout la scolastique, bien
plus que la philosophie.
3. Son plan est dans le Traité des Iropes {Averl., p. iv). Voici en outre, deux
de ses principales idées philosophiques : Au lieu de diviser les mots en deux
catégories, suivant qu'ils représentent les uns les objets, les autres la forme de
nos idées. Du Marsais distingue les objets et les difTérentes vues sous lesquelles
l'esprit considère ces objets. De la sorte tous les mots qui ne marquent point
824 LA LANGUE FRANÇAISE AU XVIIF SIECLE
(1754) et l'abbé Fromant (17o6) revisaient et complétaient
l'œuvre de Port-Royal. Bientôt après, Beauzée, qui avait continué
Dumarsais à l'Encyclopédie, publiait sa Grammaire générale pour
servir de fondement à Vétude de toutes les langues. Ce n'est pas
l'œuvre la plus profonde du genre, c'est une des plus célèbres.
Elle séduisit non seulement Voltaire, qui la loua, l'Académie,
qui donna à Beauzée le fauteuil de Duclos, mais Marie-Thérèse,
qui'lui envoya une médaille d'or, et Frédéric, qui appela à lui
le modeste professeur de l'Ecole militaire. Jamais les langues
n'avaient été considérées do si haut. Le livre de Beauzée est une
exposition du système des langues en soi, préalable à toutes les
contingences arbitraires et usuelles des langues mortes et
vivantes. Il a été déduit des remarques faites sur une foule
d'entre elles (Préf., xv), mais il les domine toutes, et ses prin-
cipes ne sont autres que ceux de la raison humaine, considérée
dans les nécessités de l'analyse de ses idées'. Sans atteindre à
cette métaphysique, les œuvres de Changeux, d'Açarq, d'Olivet
même, une foule d'autres, plus obscures, sont imprégnées de cet
esprit nouveau. Court de Gébelin se partage entre la méthode de
de Brosses et la méthode purement philosophique. Son Histoire
naturelle de la parole^ tient à. la fois des deux ordres de recher-
ches. C'est à ce moment (l""o) que Condillac donna sa gram-
maire française. On sait comment les considérations qui avaient
inspiré à Locke d'insérer dans le troisième livre de YEntende-
ment humain des réflexions sur les mots signes de nos idées
avaient amené son disciple à considérer que l'art de parler, l'art
d'écrire, l'art de penser et Fart de raisonner ne faisaient qu'un,
et se ramenaient tous au seul art de parler. C'est en le dévelop-
pant que l'esprit de l'enfant, prenant possession d'un moyen
meilleur, développe ses qualités et ses connaissances. Les lan-
gues ne sont que des méthodes, et les méthodes ne sont que
de choses, y compris l'arLicle et la i)réposilion, mais qui fonl connaître « les
divers regards de notre esprit sur les choses », sont de la seconde catégorie.
Une autre de ses « découvertes », c'est d'avoir fondé l'accord ou concordance
sur le rapport d'identité, et le régime sur le rapport de détermination, et d'en
avoir déduit toute la syntaxe, tant celle des langues à conslruction fixe comme
le français, que celle des langues flexionnelles.
1. Parmi des rêveries, on trouve des idées utiles dans les analyses de Beauzée,
particulièrement dans sa théorie des temps.
2. me. Son Monde primitif, inachevé, renferme aussi, à côté des théories sur
l'origine du langage, une grammaire universelle et raisonnée (II).
«*^
HIST. DE LA LANGUE & DE LA LITT. FR.
T. VI, CH. XVI
Armand Colin <Si C', Kililtrurs, Paris
PORTRAIT DE CONDILLAC
GRAVÉ PAR IS. VOLPATO, d'aPRÈS BALDRICHI
Bibl. Nat., Cabinet des Estampes, N 2
LA GRAMMAIRE 825
des langues. Par suite un peuple qui perfectionne la sienne,
recule les bornes que l'imperfection de la mélhode met à la
justesse de ses jugements. C'est dans ces vues que Condillac
écrit sa grammaire française, qu'il divise en deux parties, l'une
générale, l'autre particulière à notre langue, ouvrage simple,
bref, relativement très clair, qu'on peut considérer, malgré quel-
ques erreurs, comme le point d'aboutissement de tout ce pre-
mier travail grammatico-philosophique.
Je n'ai pas à chercher dans quelle mesure l'esprit de raisonne-
ment j)rofita de cette éducation et de ces habitudes d'analyse. II
est certain que nombre des penseurs et des hommes de la Révolu-
tion ont appris à sentir avec Jean- Jacques, mais à raisonner avec
Condillac, etque la grammaire a été pour eux une philosophie,
à laquelle ils ont voulu former à leur tour les élèves des écoles
normales et des écoles centrales'.
Je n'ai à considérer ici que l'inûuence que cette grammaire
nouvelle a eue sur la langue. En théorie elle n'en devait pas avoir.
La science grammaticale, préexistante aux langages particuliers,
se séparait nettentent, d'après Beauzée, de l'art grammatical,
qui leur est postérieur, celui-ci ne pouvant être que le résultat
des observations faites sur l'usage*. En fait grammaire géné-
rale et grammaire pratique avaient, depuis Régnier, commencé
à se côtoyer dans les livres, et par suite à se pénétrer.
Cette introduction de la raison dans des œuvres de pure obser-
vation eut pour conséquence d'abord de rendre plus dogmatique
encore la grammaire d'usage, là où elle parut fondée sur la
nature. Le moyen de contester une règle déduite par la méthode
géométrique bien appliquée et conforme à la raison universelle?
Voltaire lui-même ne déclare-t-il pas la syntaxe fondée sur
celte logique naturelle avec laquelle naissent tous les hommes
bien organisés '? Si un souvenir historique venait rappeler que
i. On doutait si peu, même après expérience, de l'efficacilé de la méthode
que Lnnjuinais, après avoir été professeur de droit, puis nieml)re des assem-
blées révolutionnaires, revenu à Rennes pour y ensoipner le droit, et ne jugeant
pas ses élèves préparés, commença par leur faire un cours de grammaire
générale, pour suppléer aux notions de métaphysique et de logique qu'ils
n'avaient pas reçues; il estimait nu'me qu'on y pouvait trouver les fondements
d'une morale naturelle (llisl. nal. de la parole, de C. de Geb., Disc. prél.).
2. Préf., x-xi.
3. C. Menteur, I, iv, i2.
826 LA LANGUE FRANÇAISE AU XVIir SIÈCLE
telle règle n'avait pas toujours existé, la remarque prouvait
simplement que le perfectionnement s'était fait peu à peu. Mais
une fois acquis, il n'en devenait pas moins inaliénable, si histo-
riquement contingent, il était considéré comme philosophique-
ment nécessaire.
Par une autre conséquence contraire, une fois qu'on se fut
fait a priori, suivant un mot de Bacon qui obséda les esprits,
le modèle d'un langage parfait, la tentation de le réaliser dut
s'emparer des plus hardis.
Les uns, à l'exemple deWilkins et deLeibnitz, rêvèrent d'une
langue universelle et absolue. Je n'ai pas ici à m'occuper de
Meimieux, ni de ses conférences de « pasigraphie ». Encore
faut-il observer que cette chimère se réalisa en partie par l'éta-
blissement de momenclatures scientifiques internationales, qui
sont, comme Condorcet l'a très bien vu, des portions de langue
universelle. Ce bienfait scientifique résulta de besoins pratiques,
c'est vrai, mais ce sont sans doute les recherches de la gram-
maire spéculative qui permirent de trouver et d'oser le moyen
de leur donner satisfaction.
Si la majorité des philosophes se montra hostile à l'idée de la
création d'une langue de toutes pièces, du moins se laissa-t-on
aller bien souvent à l'idée d'un perfectionnement partiel de
l'idiome en usage. Au moment de la Révolution, nous le verrons,
l'idée de « révolutionner » la langue, pour en faire un instru-
ment de raisonnement plus sûr, fut plusieurs fois mise en avant.
Mais bien avant qu'elle fût présentée sous forme de projet
de loi aux assemblées, elle hanta les esprits. Assurément on
affiche pour les idiotismes, même « irréguliers », un respect
peut-être sincère, mais Diderot affirme que « les combinaisons
des idées et des signes sont soumises au joug de la syntaxe
universelle, et qu'on les y assujettit tôt ou tard, pour peu qu'il
y ait d'inconvénient à les en affranchir * »? De là à aider à
la transformation, il n'y a qu'un pas. Voltaire a songé un
jour à un conseil d'hommes qui eussent l'esprit et l'oreille
juste pour ôter ce qu'il y a de rude dans certains termes et
donner de l'embonpoint à d'autres. Combien, en synonymique,
1. Encycl. métfi., art. Langues.
LA GRAMMAIRE 827
de distinctions artificielles inspirées par l'axiome de Dumarsais
qu'il ne pouvait y avoir deux mots strictement équivalents, ce
qui eût fait deux langues dans une ! Si Domergue imagine que
f aurais fait devrait être le conditionnel dey'a* fait eif eusse fait
celui de je fis, n'est-ce pas pour réaliser la symétrie logique'?
Souvent, sans aller jusqu'à l'invention d'une règle nouvelle,
on prend l'habitude de se garder de certains tours insuffisam-
ment rationnels, ainsi pour la construction des phrases, où on
tâche le plus possible de rester fidèle à l'ordre direct « naturel
aux langues analogues ». Et la syntaxe y prend une raideur et
une monotonie, parfois une lourdeur, que la clarté ne rachète
pas suffisamment ^
Changements dans les formes et la syntaxe des diverses
parties du discours.
Article. — Depuis Malherbe, Vaugelas et Port-Royal, la syntaxe de l'ar-
ticle était à peu près réglée, et telle que nous l'avons encore. Le xviii* siècle
s'accorde à confirmer rigoureusement la doctrine qu'un relatif ne peut se
rapporter à un nom sans article, comme dans cette phrase de la Nouvelle
Héloise (VI, l») : Elle resta mns conuahsancp : à peine l'eut-' lie reprise (Belleg.,
149-150; Vol».., C. A'tc, I, 1 ; Du Marsais, 11,39; de Wailly,2i6). Mais on cor-
rige utilement la formule fausse de Vaugelas. Aux noms i>ans article d'Olivet
ajoute : ou sans équivalent de Vartkle (C. Mithr., Ill, 5, 18) et Féraud y
substitue (v" Article) : à un nom pris indéfiniment et sans article, de façon
qu'on puisse dire légitimemeut : Il n'y a point d'injustice qu'il ne commette ■■.
Une autre règle, toute voisine, défendait de qualifier par une épithèlc les
substantifs sans article faisant avec un verbe une locution juxtaposée. Elle
se confirme également, et d'Olivet reprend Racine d'avoir dit donner en
i. Du Marsais, Traité des tropes, XII; Domergue, 5o/. gram., 18-19.
2. Je n'en citerai que quelques exemples. Voici un vers excellent de Racine :
NuUo paix pour l'impie, il la cherche, elle fuit.
D'Olivet conteste la conslruclion. et l'abbé Fronianl explique qu'en cfTet « la
première pru|)osition étant universelle négative, la ne doit pas rappeler dans
un sens individuel et aflirmatif un mot qui a été pris dans un sens négatif
universel •. (Suppt. à P.-fi.. p. 150.) On évitera donc le tour, mais à (|uel prix?
Comparez celle règle de Voltaire : Encens ne souffre point de pluriel. Pour-
quoi? C'est qu'en aucune langue, les métaux, les minéraux, les aromates n'ont
jamais de pluriel. (C. Pomp., I, 1.)
3. Pour Voltaire. C. représente le commentaire sur Corneille; les lettres qui
suivent le C sont l'abrévialion du nom de la pièce. On reconnaîtra facilement
la valeur des autres abréviations dans les pages qui suivent. Quand je cite
Dom., il s'agit de la Grammaire simplifiée de Domergue. Sol. ce sont les Solu-
tions grammaticales. Je cite Levizac Art de parler, d'après la 3' édition, Paris,
1801; Ouflier d'après l'édition de Paris, Bordelet, l^iii; Reslaut d'après la
H* édition, de 1174; le Traité du stite d'après l'édition d'Amsterdam, P. Mortier,
1751; Beilegarde, Réflexions sur le style, d'après l'édition d'Amsterdam, 1706.
828 LA LANGUE FRANÇAISE AU XVIir SIÈCLE
spectacle funeste (Esth., III, 8, 3. Cf. From., Supp. à P.-R., iiO), C'est sans
doute par suite de celte prohibition qui fait de ces sortes de locutions
des juxtaposés tout faits et invariables que l'emploi de ce procédé si utile à la
langue se restreint. Il y a plus : nombre de ceux qui existent commencent
à paraître vieux; gagner temps {C. Pol., V, 2), trouver appui [C. Nie , 111, 2),
paraissent à Voltaire du style comique. La suppression même de l'article,
là où elle reste possible, comme dans espérer autre issue (C. Pomp., I, 2),
devoir même peine [C. Pol., III, 3), « sent le style de la comédie ».
Adjectif. — Un certain nombre d'adjectifs cessent de se construire avec
un régime, particulièrement ceux qui se faisaient suivre de à : immobile à
(v. C. Pomp., II, 2); ingrat à (Id. C. Rod., IV, 1; Pomp., II, 2; d'Ol. Ber., I,
3, 39) ', juste à (—z juste, venant de, V. C. Pomp., V. 2). Voltaire eût même
voulu supprimer : salutaire à {C. lier., V, G), tendre à {C. Pomp., V, i). En
revanche, Beaumarchais risque moqueur de : assemblée moqueuse des talents
{Let., XLVII).
L'accord n'est toujours pas fixé dans certains cas difficiles. Pour tout
Girard propose une solution absurde : faire seulement l'accord en genre,
toute surprises (II, lu2); Restant voudrait : toute belle, toute agréable, toutes
surprises, tout affligées (462). La règle moderne semble de Sicard (V. Au-
bertin, Gr. d. écr. mod., 114).
Quand il y a plusieurs substantifs de même genre, Restaut (64) et Wailly
(178) admettent encore le singulier. Si les genres diffèrent, le dernier nom
l'emporte par l'avantage de la situation : Cet acteur joue avec un goût et
une noblesse charmante.
Substantif. — A noter quelques formes nouvelles de féminins en ice : dans
Voltaire, pacificatrice (L) ; dans J.-J. : amatrice {Em., III), qui fut défendu
par Linguet, Boniface et Dornergue, et entra dans le Dictionnaire de l'Aca-
démie en 1798 (Cf. dans Féraud : déceptrice, locatrice, créatrice. L'abbé
Royou a dit une seigneure (Fer.).
Divers noms féminins passent au masculin : ordre (les saints ordres),
risque, sauf dans la locution à « toute risque » (il était encore considéré
comme féminin par Bellegarde, 2()8); évangile (même désignant l'extrait
lu à la messe, où Buffier (420), de Wailly (4'i) le tenaient pour féminin. Cf.
au contraire Domergue {Gr., 75); platine (fém. dans Rayn. ,J/«sL phil., VII,
30), Voltaire a écrit dans Zadig : un outre, et beaucoup d'autres avec lui un
sentinelle (v. Fér.).
Deviennent féminins : équivoque, sur lequel Boileau hésitait encore,
insulte qu'il faisait masculin, offre, encore masculin dans Racine {Baj., III,
7, 28), vipère, encore souvent masculin au commencement du xvni° siècle.
Rousseau a fait aussi féminins intervalle {Souv. Hél., III), elpleurs{\. Dom.,
Sol., 46). Les grammairiens prescrivent encore de distinguer de exemple
masculin, exemple signifiant : modèle d'écriture. Malgré de Wailly, l'Aca-
démie (1762), Féraud, on commence à rencontrer le masculin en ce sens *.
On continue aussi à former et à allonger la liste des noms qui n'ont
qu'un nombre. Suivant Restaut (55), les noms des vertus habituelles (pudeur,
exactitude) n'ont pas de pluriel. Et Voltaire, tout en craignant qu'on
i. Voltaire a dit lui-même dans la Mort de César : ■• inj-Tat à vos bontés ».
2. Sur orge le désaccord est complet, les uns le faisant masculin, les autres,
avec l'Académie, féminin, sauf dans orge mondé.
LA GRAMMAIRE 829
n'appauvrisse la langue, et en constatant qu'on peut aussi bien parler de
ses désespoirs que de ses espérances (C. Hor., 2), condamne successive-
ment : cotèrcs, ragea, hontes, éternités, dont plusieurs cependant e faisaient
bel eiïet » (C. Aiidrom., I, 1; Pomp., I, i; PoL, I, i; Pomp., V, 3; Hor.,
III, 2; Hér., III, 2) (Comparez pour les noms de matières, p. 827, n. 3).
Noms de nombre. — La substitution des cardinaux aux ordinaux con-
tinue. Quoique les grammairiens maintiennent jusqu'au xix' siècle qu'il
faut dire François second, l'usage dit deux, ils le constatent eux-mêmes
(Lévizac, I, 291). De même l'Académie maintient encore en ll'JS, six vingts,
sept vingts. En fait, ces façons de compter étaient tombées en désuétude.
La même époque voit aussi disparaître deux vieux tours : d'abord les
expressions telles que lui troisième, moi quatrième, pour dire lui, avec
deux autres, moi, avec trois autres; en second lieu la manière de traduire
une portion d'un nombre total, qui consistait à énoncer le nombre total
précédé de des et le nombre partiel précédé de les. On dit encore Fun des
deux, l'un des trois, parce que il s'agit de un. On ne dit plus les trois des
cinq, les vingt des trente, tandis que Corneille écrivait encore : Des trois les
deux sont morts, son époux seul vous reste.
Pronoms. A. Personnels. — Parler à moi, à lui. cèdent définitivement à
me parhr, lui parler (V. C. Hér., II, 6). Régnier Desmarais acceptait encore
les deux tours (248). Disparaissent aussi deux vieilles formes commodes
pour l'expression d'idées générales : Il ne l'est pas qui veut (V. C. Cin., II, 1).'
Qui vowlrnit épuiser ces matières, il compteroit plutôt, etc. (Dom., Sol., 14).
On avait essayé, dans les relatifs, de distinguer ceux qui pouvaient
représenter des choses^e ceux qui ne le pouvaient pas. Au xviii' siècle,
des exclusions du même genre atteignirent les personnels de la 3' personne.
Buffier traite la question (283). Dès le milieu du siècle, il fut acquis que
elle, lui, eux, leur ne devaient jamais désigner que des personnes, lorsqu'ils
étaient * régis et particules ». Aiusi on ne peut pas dire : la moisson est
belle, le paysan compte beaucoup sur elle (d'Ol., Ess. de gr., 165); et Voltaire
blâma Corneille d'avoir écrit : Qui vous aima sans sceptre et se fit votre appui,
Quand vous le recouvrez, est bien digne de lui. t Lia ne se dit jamais des
choses inanimées à la fin d'un vers. » Cela parait une bizarrerie de la
langue, mais c'est une règle (V. C. D. Sanche, I, 1 ; cf. Rod., 111, o). »
B. RÉFLÉCHIS. — L'analogie devait fatalement, tôt ou tard, amener à dire
il pense à lui, comme je pense à moi, tu penses d toi. Déjà au xvu*^ siècle, on
voit que soi est très menacé. Écarté d'abord quand il devait représenter un
pluriel, il en vint à ne plus pouvoir représenter indifféremment tous les
singuliers. En parlant de choses, il fallut qu'il fût « précédé d'une parti-
cule » : la vertu porte sa récompense avec soi. En parlant de personnes, on
exigea qu'il représentât un nom indéterminé : on, chacun, etc. On se fait
tort quand on parle trop de soi (d'Ol., Ess. de gr., 166), d'Olivet conseille de
ne pas imiter le vers d'Andromaquc : Mais il se craint, dit-il, soi-même plus
que tous (V, 2, 39), et Voltaire reprit Corneille d'avoir écrit : Qu'il fasse
autant pour soi comme je fabi pour lui. Mais comment traduire le vers? C'est
une des grosses pertes que la langue moderne a faites.
Se commence à se maintenir devant les infinitifs des verbes réfléchis,
même quand le verbe principal est un des verbes faire, laisser, menerj.
regarder, sentir, voir, entendre. Nous ne nous accommoderions plus d'une
830 LA LANGUE FIIANÇAISB AU XVIir SIÈCLE
phrase comme : il a fait arrêter le courrier. S'est-il arrêlé? L'a-t-on arrêté?
De semblables équivoques sont fréquentes au xvii* siècle. Ex. : Porir moi,
je suis d'avis que vous les laissiez battre (Corn., ///., 690j. En introduisant le
pronom, la langue du xviii" siècle a gagné en clarté.
A noter enfin que pronoms personnels et réfléchis se rapprochent du
terme dont ils dépendent directement : // veut le voir, il veut s'amuser, et
non plus il le veut voir, il se veut amuser, sinon dans l'usage poétique.
C. DÉMONSTRATIFS. — // cesse de s'employer au neutre comme équiva-
lent de cela, sauf avec les verbes impersonnels. On ne dit plus : Rien n'est
contemptible quand il est rare (Malh , II, 20). Des vieux tours : comme celui
qui, il n'y a celui qui, Andry admettait encore le dernier en 1689 (p. 106);
De la Touche le déclara barbare, et tous les grammairiens suivirent. On
condamne aussi ce que pour si, malgré Vaugelas (II, 417). Ce que pour
autant que, tel qu'on le lit dans Pomp., Y, i : Et Pompée est vemjA ce
qu'il j)cut l'être ici, inspire à Voltaire des regrets, mais tout platoniques.
En revanche, on voit le pronom démonstratif devenir de plus en plus,
malgré les grammairiens, un substitut d'un nom antérieurement exprimé,
et recevoir en cette qualité une épithète : Féraud, v° ce, celui, cite avec
regret des phrases comme : Sa faute est ensuite couverte par celle beaucoup
plus grande que commit le Pape. Ce tour est dans Voltaire : cette remarque,
ainsi que toutes ct'lles purement grammaticales {C. Nie, IV, 5). Vient-il du
'Palais, comme le dit Féraud"? En tout cas, malgré des critiques acerbes, il
s'est maintenu.
Une autre nouveauté, c'est le développement de la locution c'est, là où
on employait autrefois de préférence il est, elle est, cela est : Féraud (v°
ce, I, 378) cite comme du langage des petits-maitres de son temps : La
chasse, pour laquelle il conçut tant de goût, que c'est devenu chez lui une
passion. Ah! c'est de son âge, pour cela est de son âge. Le peuple, observe-t-il,
ajoute même ce à cela : Ah! c'est joli, cela! C'est vrai, cela! Dire c'est
inconcevable, c'est d'une témérité, étaient vers 1780 à la mode et précieux;
ces façons de parler sont complètement entrées dans la langue. Revanche
de ce sur cela, qui lui a pris tant de ses emplois.
Enfin, il est à remarquer que les démonstratifs sont réputés nécessaires
dans plusieurs cas où ils ne l'étaient pas : Racine avait pu dire {Drit.,
V. 1G88) : J'espère que le ciel Ajoutera ta perte à tant d'autres victimes. La
construction, malgré sa légèreté, fut regardée comme irrégulière.
Aubert, dans la réimpression de Richelet, semble avoir clé le premier à
condamner un qui, sans démonstratif, so rapportant à toute une phrase :
« Quand Henri IV commença à régner, qui fut en 1589. » De Wailly (215)
reprit à son tour : Les Gaulois se dis ni descendus de Pluton, qui est une
tradition des druides. La perfection chrétienne consiste à s'humilier, qui est la
chose du inonde la plus difficile à rhomme. Dites : et c'est la chose.
D. Relatifs. — La langue, abandonnée à elle-même, eût sans doute mis
quelque ordre dans le chaos des formes relatives, les unes invariables,
dont, où, les autres variables seulement en cas, qui, que, les autres enfin
variables en genre, ei> nombre et en cas : lequel, laquelle, desquels. Les gram-
mairiens du xvii" siècle, en voulant déterminer les fonctions de ces mots
qui faisaient double emploi, avaient tout embrouillé. On distingue cepen-
dant qu'ils avaient ébauché une classilicalion des pronoms fondée sur la
LA (iRAMMAIRR 831
distinction des pronoms de choses et de personnes, mais tout cela suivant
des caprices, dont le pire était la haine du pronom l'quel, qu'on disait
di'pourvu d'élégance. Le xviii« siècle marque sur ce point un retour en
arrière, et les formes de lequel regagnent le terrain perdu. On les admet
à représenter personnes et choses. Au contraire, l'emploi de tous les autres
pronoms se restreint. Y est considéré comme rarement propre pour les
personnes (Bufller, 178). Pour où de même. Voltaire feint de ne pas com-
prendre ces vers du Menteur, I, 1 : Aussi que vous cherchiez de ces sages
coquelles, Où peuvent touA venants débiter leurs fleurettes. Bien entendu, il
n'est plus question de quoi, sauf pour les choses absolument inanimées.
D'autre part, qui est réservé aux personnes (en dehors du nominatif).
La phrase de Molière : donner est un mot pour qui il a tant d\iversion, est
corrigée en : pour lequel (de Wail., 2!4-).
Mais même comme représentant les choses, les pronoms où, quoi, dont,
restreignent leur usage. D'Allais (166) demande déjà que quoi ne se rap-
porte qu'à des choses au singulier. 11 se conserve toujours 1res bien au
datif : l'objet à quoi on s'attache, avec des prépositions : le princifie sur quoi
je me fonde. Mais Restant pose en règle qu'au génitif et à l'ablatif il n'est
d'usage qu'après l'antécédent ce : C'est de quoi je vous rtndrai compte (131).
Voilà pourquoi Voltaire jugeait inexcusable le vers de Corneille (Androm.,
I, 2) : Ce blasphème, seigneur, de quoi vous m'accusez. Où pour remplacer
auquel choque d'Olivet (Ber., 5, 1, 3) : Un bonheur où je pense ne se dit
point. « Pourquoi? Vous le demanderez à l'usage. »
Auprès de ces changements considérables, quelques détails comptent
peu. A noter cependant la disparition du pléonasme qu'on trouve dans
Boileau '.c'est à vous, mon esprit, à qui je veux parler. Depuis Bégnier-Des-
marais, tous les grammairiens n'ont pas manqué de le relever {Trait, du
style, 113; de Wailly, 218, Dom., Sol., 33).
E. 1nterrog.\tifs. — Qn^l pour lequel n'est plus souffert par Régnier que
dans le cas où on dit : J'ai une grâce à vous demander. On peut répondre
quelle? au lieu de quelle grâce? C'est encore l'avis de Féraud.
Le composé qu'est-ce qui tend de plus en plus à supplanter le simple
qui. Rousseau ayant écrit : Donc, qui met Vhomme en estime et crédit, le
tour est déclaré bon pour le style marolique.
F. Indéfinis. — Aucuns, au pluriel, quoique employé par les classiques,
et encore par Montesquieu, Daubcnton, etc., est condamné après toute une
querelle (v. Fér. et Fonlan., Et. de l. l. fr., 517). Cha'un donne lieu à la
même observation. Un chacun, que La Touche déclarait seulement c moins
bon », est rejeté. Andry l'avait déjà proscrit au nominatif. Chaque continue
à gagner du terrain et, malgré l'opposition, on commence à trouver écrites
ces phrases mercantiles : ils coûtent un écu chaque. Enlin le même cesse de
se dire au neutre, dans le sens de la même chose, sauf dans la locution :
cela revient au même, que nous avons encore.
Verbes. Formes. — La conjugaison inchoalivc fait de nouveaux progrès.
Elle attire les verbes iV/jr(Delille. Par. perd.. Vil : De leurs molles toisons les
brebis se nHissent); tressaillir {J.-J. Rouss., Pi/ijinul, ap. Féraud : Il tressaillit,
prend cette main, la porte à son cœur).
La question des auxiliaires acoir et rire, au passé des verbes intransitifs,
achève de s'embrouiller. Dans les Opuscules (p. 192, 19o) on trouve encore
832 LA LANGUE FRANÇAISE AU XVIir SIÈCLE
une doctrine assez libérale. Mais chacun s'ingénie à trouver des diiïérences
de sens entre les formes en avoir et les formes en être. Ex. : Avec périr,
dit-on, il y a lieu de croire que l'auxiliaire avoir convient mieux, quand le
verbe a une signification générale et indéterminée : les cnfanU du grand-
prêtre Héli ont péri misérablement ; au contraire, l'auxiliaire être est préfé-
rable, lorsque le verbe est accompagné de circonstances particulières : les
habitants de Jérusalem so7it péris par le fer et par le feu (Restaut, 206). Avec
jMsser, c'est le contraire. On dira il a passé par le logis, et il est passé, parce
que dans le second cas il n'a point de régime exprimé ni sous-entendu
(Buff., 247; cf. d'Ol., Rem. s. Rac, 211). Avec demeurer, i\ faut considérer
si la signification est celle de faire quelque séjour, ou celle de rester. Dans
le premier cas, l'au.xiliaire est avoir, dans le second être (d'Ol., 260, Com.
Bér., 11, 2, 138). Mêmes observations sur sortir, accoucher, etc.
Les temps du verbe être, employés pour les temps de aller, commencent
à paraftre familiers. Voltaire les condamne {C. Pomp., I, 3. Cf. Dom., Gr.,
234 et 244). Mais comme /ai été se maintient, on imagine qu'il dit autre
chose que je suis allé, le second marquant seul qu'on est non seulement
allé, mais revenu (Dom., 234, et Sul., 429).
Les deux futurs composés avec aller disparaissent. Voltaire traite sim-
plement de barbarisme : votre haine s'en allait trompée; il ne semble pas
comprendre que cela signifie : allait être trompée (C, Cin., III, 4). Il admet
l'autre forme : Avec la liberté Rome s'en va renaître (Id., I, 3) qui signifiait
au XYii*^ siècle la même chose que varenuitre. Mais il a eu beau l'accepter
en poésie : ce tour ne s'est maintenu qu'à la première personne d'un seul
temps et d'un seul mode : le présent de l'indicatif : Je m'en vais lui dire.
Voix. — On considère désormais comme inlransilifs : consentir (V. C. Rod.,
m, 3, Pomp., V, 3, Ment., V, 3); croître (Id. C. Cid, II, 7, d'Ol., Baj., III, 3,
25); douter {C. Her., 111, 1); obstiner (qui est encore actif dans Furetière),
quelquefois encenser (Fér.). Inversement on trouve quelques intransitifs
hardiment employés comme transitifs par Beaumarchais, ex. : répondre
une lettre, rivaliser (voyez ces mots dans Wey, Rem. s. l. l. fr., I, 307).
Voltaire poursuit dans Corneille des constructions encore fréquentes au
xvii'5 siècle, qui consistaient à employer sans régime des verbes transitifs :
entreprendre [C. Hér., IV, -t) ; prétendre {ib., 1,2); succéder (C. Pomp., 111, 3);
traiter (C. Pomp., III, 1); braver {C. Hor., IV, 2); débattre (C. Me, V, 5). Il
prétend aussi interdire l'emploi de certains verbes transitifs avec deux
régimes : nous empêcher l'accès (C. Nie, II, 4), vous a feint (C. Cinna, V, 3;
le tour était aussi dans Athalie, I, I); lui trahir mes ordres (Nie, I, 5). Et
on voit que sur plusieurs points la langue a perdu ces anciennes façons de
parler. Toulelois l'instinct était plus fort, et d'autres verbes apparaissent,
ainsi construits, par exemple éviter qqc. à qqn, contre lequel les grammai-
riens ont tant protesté. 11 est dans BulTon, au dire de Féraud.
J'ai signalé dans des chapitres antérieurs le développement du réfléchi
pour le passif : ceci se dit. Au xviii" siècle, la construction, bien qu'affermie,
souffre une restriction importante. On cesse de donner un régime au verbe.
Buffier écrivait encore (p. 25) : Si l'un et l'autre se dit par diverses pei'sonnes
de la cour et par d'habiles auteurs, on cesse peu à peu de parler ainsi.
Accord du verbe. — C'est une question des plus agitées. On tombe à peu
près d'accord pour le cas où plusieurs sujets sont unis par et. S'ils pré-
LA GRAMMAIilE 833
cèdent le yerbe, celui-ci est au pluriel. S'ils le suivent, ou si le verbe est
intercalé entre eux, on peut garder le singulier (BulT., 290;d'01iv., C. Estli.,
1, 1, 82; V. C. Vol., II, 1). Par suite se montre une tendance à imposer le
pluriel au verbe qui suit fun et l'autre (de Wail., 176; Dom., il3). Quand
les sujets sont liés par mais, le verbe s'accorde avec le dernier, non seule-
ment sex richesses, mais aiL-isison repos fut sacrifié (Huff., 290). Quand ils sont
liés par ni, la tendance ost de mettre le pluriel. Cependant le singulier
après ni l'un ni l'autre est au moins toléré (Buff., 290; Girard, II, Ho).
S'il y a plusieurs ni répétés, Girard (ib.) recommande même de garder le
verbe au singulier. Il est désapprouvé par Féraud (v" ni).
Après un des plus quel doit être le nombre? un des plus beaux qui soit ou
ijui soient? Restant (138) pose la distinction du cas où un est t distinctif » :
il exclut toute idée d'égalité. C'est un des hommes de la cour qui est le mieux
fait. Un est au contraire < énumératif >, quand la chose à laquelle il se rap-
porte est confondue sans distinction avec d'autres, ou s'il y a une distinc-
tion exprimée, quand celte distinction tombe également sur plusieurs
objets : Cicéron fut un de ceux qui furent sacrifiés à la haine des triumvirs. De
môme : le D'ieu Mercure est un </c ceux que les ancien'^ ont le plus multipliés.
De Wailly, lui, veut le pluriel (183, 274). Domergue, Lévizac, la plupart
des grammairiens ne suivirent pas Restaut.
Des temps. — La syntaxe des temps se modifie considérablement au
.\vin« siècle. D'abord on abandonne l'usage de mettre au passé les subor-
données qui dépendent d'un présent historique. Celui-ci entraine le présent
partout; de Wailly (276) blâme : Ils vinrent en diligence, et de grand matin,
avant que le jour fût Men^ décidé, ils entrent avec violence dmis le paluLi de
Pison. C'est ainsi que Racine écrivait encore (voir VI, 58, 103, 112, 121).
On perd l'habitude de construire le passé du subjonctif en relation avec
un passé : i7 a fallu que faie parlé, alors que cet accord était encore tout
à fait régulier à la fin du siècle précédent (Verit.princ, 1685, 172).
On perd le sentiment du subjonctif imparfait en relation avec un présent,
tel qu'on le trouve dans le célèbre vers de Racine : On craint qu''d n'essuyât
les larmes de sa mère (Androm., v. 278).
Au reste l'imparfait du subjonctif, même avec un passé dans la princi-
pale, tend à être remplacé par un présent. Oudin signalait cette faute en
1632 (p. 202), comme propre aux gens de l'Est, particulièrement aux Lor-
rains; Féraud constate, un siècle et demi plus tard (v° que), qu'on dit en
parlant : je voulais qu'il vienne.
Avec un infinitif il était usuel et régulier (Mén., 0., I, 484), au xvii» siècle,
d'exprimer le passé au moyen de l'infinitif, en laissant le verbe principal
à un temps présent, ainsi au conditionnel présent. Au xviii^ siècle, on fait
passer l'expression du passé dans la principale. L'ancien tour, souvent plus
logique, se conserve pourtant, et Voltaire dit encore dans Zaduj : Ne vau-
drait-il pas mieux avoir corrigé cet enfant, et l'avoir rendu vertueux, que de
Je noyer?
En outre, on substitue très souvent le présent au passé de l'infinitif. Au
lieu de la phrase de Vaugelas : on n'oseroit l'avoir dit en prose, on écrit : on
noseroit le dire en prose.
Des modes. — On voit disparaître croire suivi du subjonctif, sur lequel
Th. Corneille hésitait encore. Coinme cesse de se construire avec le même
Histoire de la languk. VI. «*"
834 LA LANGUE FRANÇAISE AU XVIir SIÈCLE
mode, au sens de lorsque : comme quelques-uns le priassent. Quand conces-
sif, signifiant alors même que, cesse de se construire avec l'indicatif futur.
Dans ce vers : Et quand je le croirai, dois-jc m'en réjouir, le XYiii^ siècle
corrigerait croirai en croiraùi. Admirer que ne se dit plus qu'avec le sub-
jonctif, et M™« de Sévigné est blâmée d'avoir écrit : J'admire que de deux
cent lieues loin, c'est vous qui me gouvernez (Fér., cf. V., C. Hér., V, 7).
Enfin l'attraction des conditionnels, qui faisait dire à Molière : je dirai»
hardiment que tu en aurais menti {D. Juan, I, 1), et à Bossuet : Si Babylone
eût pu croire qu'elle eût été périssable, cesse à peu près de s'exercer.
La construction de l'infinitif continue à donner lieu à des contradictions.
De est considéré comme nécessaire après c'est que. On traite de poétique le
tour de Racine {Iph., III, 4, 29) : Mais c'est pousser trop loin ses droits inju-
rieux, Quy joindre le tourment que je souffre en ces lieux (d'Ol., cf. C. Her.,
II, 1). Après essayer, comme l'usage de mettre de se répand de plus en plus.
Voltaire condamne d {C. Hor., I, 1). Mais d'autres, dontFéraud, veulent que
essayer de signifie tenter, essayer à faire des essais. Se résoudre de, tout à
fait commun au xviF siècle (La Br., II, 240. Rac, Andr., 1584), est remplacé,
en prose au moins, par se résoudre à (V. C. Rod., I, 4, Hér., I, 4, cf. Féraud).
Se piaille de est de même relevé dans Racine (d'Ol., 267). Toutefois des
grammairiens considérables veulent bien encore permettre d'employer
engager, exhorter, commencer, continuer, contraindre, forcer... avec à ou avec
de, suivant les convenances de l'oreille (de Wail., 257, Dom., 236).
■ Plusieurs constructions de l'infinitif tombent en désuétude, en particulier
les suivantes : L'infinitif avec à servant de régime au verbe se laisser, se
laisser conduire à, se laisser séduire au premier imposteur, se laisser flatter à
quelque espoir, qu'Andry considérait comme des tours élégants, sont des
solécismes aux yeux de Voltaire [C. Hér., V, 30, I, 1, II, 6). En outre il
déclare que à et l'infinitif, dans le sens de si plus un imparfait, n'est pas
français : J'en ferois autant qu'elle à vous connaître moins {C. Rod., V. 4).
Des participes. — Vaugelas avait résolu presque tous les cas. Il en restait
deux cependant qui donnèrent lieu à des raisonnements sans fin.
1" Le substantif sujet du verbe suit le participe : les peines que m'a donné
cette affaire. Régnier-Desmarais (483), Buffier (218) sont pour donné. Restant
éviterait le tour, tout en l'acceptant (255 et 361); de Wailly ne veut pas non
plus le traiter de faute (273). Mais d'Olivet le combat {Ess. de gr., 203, 215)
ainsi que Lévizac (IL 133).
2" « Le participe étend son régime, ou à un autre accusatif que le premier
terme de la relation : le commerce l'a rendu jouissante, ou à un verbe qui
suit:jfe les ai vu partir. » Régnier en ce cas est pour l'invariabilité (486).
ainsi que d'AUais (281, 246) et Restant (355 et 361). D'Olivet veut l'accord
(Ess. de gr., 194-196-210). Il a de son côté Girard (II, 122), mais seulement
quand il n'y a pas d'infinitif. Celui-ci a écrit : Ces dames que vous avez vu
passer ; de Wailly demande l'accord partout.
Des adverbes. — Un certain nombre vieillissent et sortent d'usage :
Aussi, dans le sens de non plus. Desgrouais considère cet emploi tout clas-
sique (Voir Godef., Lex. de Corn., I, 73) comme un gasconisme. Comme pour
comment, dans des phrases positives, se rencontre encore. Et cependant Vol-
taire l'a condamné (C. Hor., V, 2).
Dés là, encore très usité à l'époque classique, est éliminé. Incontinent,
LA GRAMMAIRE 835
défeDclu encore par Andry, un petit j sont réputés vieux. Tout-à-Vheure perd
le sens de sur-le-champ, pour ne garder que celui de dans un instant. Du
tout devient tout à fait négatif, vraisemblablement pour avoir été employé
fréquemment avec pas, point. Sans doute lui-même cesse d'avoir sa valeur
propre de sine dubio = assurément, et s'alTaiblit au sens de probablement.
Les puristes voudraient sacrifier d'autres adverbes encore : tout d'abord,
si, dans des constructions comme : Si parfaite quelle soit (Féraud), depuvi
lors (Domergue, 221, etc.).
De la négation. — L'ellipse de ne dans les phrases interrogatives (suis-
je pas), reconnue par Vaugelas, blâmée par l'Académie, était encore pos-
sible en vers. Elle disparait (d'Ol., Alex.,l, 3, 33). Dans les phrases subor-
données, la particule ne, qui était de règle après empêcher (l'Académie ne
connaît que ce tour en 1762), devient facultative en poésie, jusqu'au moment
où elle sera retranchée (Léviz., U, 189).
Au contraire on est définitivement obligé d'employer ne après craindre,
construit sans négation (C. ^ic., I, 1 et 2; d'Ol., Bér., V, 5, 46), après avant
que (Dom., Sol., 90), dans le complément du comparatif. Féraud voit un
solécisme dans ces vers de Voltaire : En ces lieux plus cruels et plus remplis
de crimesQue vos gouffres pi'ofonds regorgent de victimes (Cf. Dom., So/., 213).
Beanzée avait déjà remarqué cette faute dans Bouhours. Ne point que, ne
pas que, déjà blâmé par Ménage (Voir Godef., Lex. Corn.) dans les tours
comme : Les dames ne sortent point que pour aller en visite, se rencontre
encore au .wiii'^ siècle, par exemple dans Girard, Princ. d. la l. fr., 8« dise,
et dans Bachaumont, Mém. secr., l®"" oct. 1763, I, 281. Voltaire l'appelle un
solécisme (C. Hor., Hfr»; Pol., IV, 3; Pomp., I, 1 ; III, 2; Nie, IV, 2).
Enfin tu cède toujours du terrain devant et. Au xvu" siècle, même dans
une phraise positive, on l'employait très bien. Boileau avait dit : Pelletier
écrit mieux qu' Ablancourt ni Patru, et ailleurs : Défendit qu'un vers faible y
pût jamais entrer, Ni qu'un mot déjà mis n'ostît s'y rencontrer. L'idée étant
implicitement négative, ni y venait tout naturellement. D'Açarq releva la
€ faute », et de Wailly (315), Dumarsais dans Domergue (223), Domergue
(ià.), Lévizac approuvèrent.
Prépositions. — Ici les changements sont encore très considérables
et très nombreux. A commence à paraître, au lieu de avec, près du verbe
causer. Corneille avait déjà dit : Lysis m'aborde et tu me veu.x causer {PI.
Roy., 496). Rousseau écrit de même, Con^., VII: Elle me causa longtemps avec
cette familiarité charmante...
D'autre part, à est chassé d'une foule d'emplois. On cesse de dire espérer
à, et l'Académie, en 1762, ne connaît plus que espérer en. A est remplacé
par dans, là où il avait tenu longtemps la place de en : Abandonner mon
camp en est un capital, Inexcusable en tous et plus au général (Corn., Kic.
II, 2. Voir d'autres ex. dans Godef., Lex. de C.,p. 11). Voltaire y voit un solé-
cisme. A n'est plus possible avec excuser (excuser à ta patrie, C. Hor., Il, 5),
s'engager, s'accuser, se justifier, qui s'en faisaient très bien suivre. Il faut
partout aujyrès de. Dans tous ces cas, le langage courant, au lieu de à, intro-
duit vis-à-vis de, au grand désespoir de Voltaire (C. Pomp., II, 2). Inverse-
ment, changer se construit avec en, non plus avec à (d'Ol., C. Bér., 1,3, 9).
Avec dominer, s'assurer, on met sur et non plus à, comme faisaient
encore Racine, Baj., Il, 1, ou Molière, Don Gare, IV, 7. £nfln Voltaire ne.se
836 LA LANGUE FRANÇAISE AU XVIIF SIÈCLE
lasse pas de blâmer dans Corneille le beau et léger tour, où à se faisait
suivre d'un infinitif pour marquer le but auquel visait une action, le résul-
tat qu'on pouvait en attendre, etc. Cherche la solitude à cacher ses soupirs
(C. Hor., l, 2; cf. Nie, 1, 1; Sert., I, 3; He>., V, 3; liod., III, 4).
Aussitôt devient préposition. Pluche écrit : aussitôt le partage fait. Avant
que de, tout en restant la forme préférée des grammairiens (V. d'Ol., Mithr.,
III, 1, 233), qui suivent Vaugelas, est remplacé presque partout par avant
de, et l'abbé Desfontaines {Racine vengé, 74), de Wailly (295), Domergue
(221), reconnaissent cette forme. Dessus, dessous, dedans, achevant leur évo-
lution, cessent d'être prépositions, même dans les cas où Vaugelas avait
voulu les maintenir dans cette fonction.
De souffre une grosse restriction. Le xvii*' siècle en usait souvent, près
des verbes actifs, au lieu de par, pour marquer l'instrument, la manière.
Corneille est blâmé d'avoir écrit : Ce qu'il ne peut de force, il l'entre-
prend de ruse (Pol., I, 1), et d'Olivet, à propos de ces vers de Racine (Iph.,
III, 2, 1) : D'où vient que d'un soin si cruel L'injuste Agamcmnon m'arrache
de l'autel? note le changement de l'usage : « Rien n'est si familier à Racine...
Il y a cependant des endroits où cela paraît, aujourd'hui du moins, avoir
quelque chose de sauvage. »
Devant, déjà proscrit comme préposition temporelle, disparait tout à fait
(Restaut, 386; Dom., Sol., 14). De même pour en devant les noms de villes,
même commençant par un a : en Argos est repris (d'Ol., Com. Iph., 1, 1, 94).
En recule du reste toujours. On ne dit pas réduire en (V. C. Nie, II, 1), ni
confier en (d'Ol., C. Mith., I, i, 64), ni en tête d'une armée (Belleg., 251).
Cependant en long et en large remplace au long et au large (Fér.). Lors de,
condamné au XYii" siècle, se relève; il est accepté par Féraud dans le style
familier. Parmi n'est plus permis devant un nom singulier : Parmi ce grand
amour {Corn., Pol., I, 3). Environ est réduit au rôle d'adverbe. Diverses locu-
tions, avec pour, sortent d'usage : n'avoir pas pour (n'est plus dans
Féraud), n'être pas pour, faire pour, en pour (en récompense). Mais surtout
la construction si commune : pour grands que soient les rois, ils sont ce que
nous sommes, est déclarée vieillie (de la Touche, II, 449, éd. 1747; Volt., €.
l'omp., V, 1). Près de est remplacé par auprès de, dans le sens de au prix
(d'Ol., Esth., 11, 5, 17). Vers est remplacé par envers, quand le terme régi est
un nom de personne (d'Ol., C. Baj., 111, 2, 37). Voici venir est restreint à
l'usage familier (V. C. Hor., II, 3. Cf. Féraud).
Des conjonctions. — Depuis que ne peut plus s'employer pour dès que,
comme au xvii" siècle : depuis qu'une fois elle nous inquiète, La nature est
aveugle et la vertu muette. (V. C. Nie, II, 2.) Devant que suit le sort de
devant, et cesse de pouvoir s'appliquer au temps (d'Ol., Androm., V, 1, 37).
D'Olivet, pour ne pas transformer des propositions corrélatives en copu-
lalives, voudrait supprimer et cnlve plus je, moins je : Plus je vous envisage
.Et moins je 7'econnais, Monsieur, votre visage. A raison que, encore accepté
par Andry (Sui., 4), disparaît. Pour que, au contraire, achève de s'établir.
Attendu que, après avoir été sacrifié par l'Académie, reparaît dans le DiC'
■lionnaire. On peut considérer comme disparus avec ce g«e(qu'Andry trouvait
très élégant, Smi., 13), dés /à que, qui est si souvent chez les orateurs sacrés.
Enfin durant que se maintient' à peine. On le trouve vieux (Féraud).
De la période. *— C'est un lieu commun do répéter qu'au .wni* siècle la
LA GRAMMAIRE 837
petite phrase incisive se substitue à la période. Il y aurait bien des réserves
à faire contre cette formule. Mais ce qui est sûr, c'est que, depuis
Bouhours, on a appris à mesurer les périodes, et qu'on s'étudie à les
alléger. D'abord il faut en retrancher toute parlicule, que le sens ne de-
mande pas absolument, les m«ï.s-, les parce que, les car, les en effet (Buffier.
316). « La langue française est conforme à l'humeur de la nation qui la
parle, elle ne souffre aucun embarras, rien qui puisse retarder sa vivacité
naturelle. » Non seulement nous évitons les particules chères aux Grecs,
mais même les conjonctions copulalives, qui lient deux phrases ou marquent
le rapport de l'une à l'autre, comme puisque, car, vu que, après que, c'est
pourquoi [Trait, du style, 99). Ex. : Il y a de l'art à paraître indiscret ; les
apparences de l'indiscrétion servent à nous dérober à la curiosité du public:
on ne songe point à nous devimr quand on croit nous conrmilre. Ces phrases
n'auraient nulle grâce, si pour les lier je disais : Il y a de l'art à paraître
indiscret, car les apparences de l'indiscrétion servent à nous dérober à la
curiosité du public, parce qu'on ne songe point à nous deviner quand on croit
nous connaître (Gamaches, 82-84).
Les théoriciens enseignent à détacher les propositions incidentes « qui
circonstancient les choses ». Son char semblait voler sur les eaux, une troupe
de Nymphes nageaient à l'entour, est beaucoup mieux dit que : Son char,
autour duquel volait une troupe de Xymphes... (Id., 45-47).
Eviter les qui. La ville, petite et pauvre, fut condamnée à payer 40 000 écus
vaut mieux que : Lu ville, qui était petite et pauvre [Tr. du style, 102).
Une proposition * imparfaite, qui n'est point relative, et qui sert de régime
au verbe, peut fort bieirêtre présentée de front ». Au lieu de : // ne serait
pas difficile de prouver que sans le secours du vice nous n'aurions jamais de
vertu, couper la phrase, et dire : Sans le secours du vice, nous n'aurions
jamais de vertu, il ne serait pas difficile de le prouver. (Gam., 64-65.)
Ordre des mots. — Ce n'était pas au moment où la régularité de la
construction française était signalée comme une marque de- supériorité de
la langue, que la tendance qui poussait à une rigueur de plus en plus
grande, allait pouvoir se démentir. D'Olivet voit bien où l'on va, et que la
poésie elle-même sera astreinte à une marche toujours semblable de la
phrase : * Pour peu, dit-il, que les poètes continuent à ne vouloir que des
tours prosaïques, à la fin nous n'aurons plus de vers, c'est-à-dire que nous
ne conserverons entre la prose et les vers aucune différence qui soit pure-
ment grammaticale. » (C. Baj., V, 5, 8.) Ailleurs il voit bien aussi ce qu'on
perd à ne pouvoir plus dire avec Malherbe : 0 Dieu, dont les bontés de nos
larmes touchées Ont aux vaines fureurs les armes arrachées. {Rem. s. Rac,
242.) Mais ni lui, ni Voltaire, qui fait une remarque analogue sur un vers
d'Horace, III, 6, ne vont plus loin qu'à conseiller aux poètes de maintenir
leurs privilèges. Aucun d'eux ne songerait à autoriser cette liberté en prose.
Et c'est la prose qui commande à celle époque.
Voici quelques exemples d'exigences nouvelles. On ne veut plus qu'on
sépare : a) le verbe du substantif sans article, avec lequel il fait locution
composée : j'auroU compte à vous rendre (d'Ol., C. Brit., III, 7, 63); b) la
préposition de son verbe '.pour en quelque sorte obéir (V., C. D. Sanche, I, 3;
cf. Pomp., IV, 1); c) l'adverbe de son verbe : Du fruit de tant de soins à peine
jouissant, En avez-vom six mois paru reconnaissant (d'Ol., C. Brit., IV, 2, 83);
838 LA LANGUE FRANÇAISE AU XVIIF SIÈCLE
(1) l'adjectif de son substantif : Ou lassés ou soumis. Ma funeste amitié pèse
à mes ennemis (Léviz., II, 256).
La transposition de que, si souvent commode : Hé! pourrai-je empêcher,
malgré ma diligence, Que Roxane d'un coup n'assure sa vengeance {Baj., II, 3,
64) est blâmée, même en vers (d'Ol., cf. V., C. Ht'v., V, 6).
De la clarté. — Il semblait qu'il n'y eût plus ici rien à chercher, ni à
proposer de nouveau. Aussi ne fait-on que s'attacher avec plus de rigueur
que jamais aux règles anciennes. (Voir Gam., 2-3, Dom., 213-215.)
Ne pas séparer les relatifs de leurs antécédents, éviter surtout à tout prix
qu'on puisse les rapporter à d'autres mots (Buffier, 302, Traité du style,
1)3; d'Ol., C.Andr., I, 1, 109; V, 2, 26; Iph., III, 4, 5; V. C. Nie, II, 4, I, 4;
Hèr.,ll,S,Rod.,l,i,Nic., 1,2, etc.; deWailly, 248; Lévizac,II, 286).Même pré-
caution avec les adjectifs possessifs {V. C. Rod., I, 1 ; Hér., II, 1 ; Pomp., I, 2).
Restreindre la liberté de construction de l'infinitif, dans la mesure où elle
ne pourra créer d'équivoques (d'Ol., Alex., IV, 2, 75. V. C. PoL, I, 1, Res-
laut, 410, etc.). On évitera l'infinitif à sujet indéterminé, qui a l'air de se
rapporter au sujet : Qu'ai-je fait, pour venir accabler en ces lieux Un héros
sur qui seul f ai pu tourner les yeux? (d'Ol. end. cité).
Le participe absolu doit de même disparaître. Girard, tout grammairien
qu'il étadt, en usait encore librement : règles qu'il est inutile de répéter,
venant de les exposer dans le moment (I, 324). Il est vivement repris de ces
hardiesses parRestaut (346-347; cf. Opuscules, 222; de Wailly, 261). A plus
forte raison faut-il éviter plusieurs gérondifs se rapportant à des sujets dif-
férents (d'Ol., Cmn. AL, II, 2, 143). Racine a fait les deux fautes à la fois
dans Britannicus : Mes soins, en apparence épargnant ses douleurs, De son
fils en mourant lui cachèrent les pleurs (IV, 2, 67). Il en est tancé par d'Olivel
(cf. AL, IV, 2, 27).
« Revenons-en toujours, dit d'Olivet {Com. s. Baj., 1, 4, 495) à ce grand
principe de Quintilien et de Vaugelas, qu'il faut sacrifier tout à la justesse
et à la clarté! » Parmi les sacrifices que l'on consent et que l'on conseille,
est celui qui consiste à alourdir la phrase, si cela est nécessaire, par des
répétitions, mais à éviter toute équivoque, Bouhours donnait déjà des pré-
ceptes du même genre. On renchérit. Il faut répéter :
a) L'article, si le substantif est accompagné de plusieurs adjectifs non
rigoureusement synonymes : le pieux et l'illustre personnage (BuCf., 277, 33;
Lévizac, I, 266) ;
b) Le substantif. 11 ne faut pas le mettre au pluriel avec deux adjectifs au
singulier. Vaugelas avait déjà donné la règle; on la répèle, ce qui n'em-
pêche pas Duclos d'écrire : les syntaxes grecque et latine (Lévizac, I, 263);
c) Les pronoms sujets, si des deux verbes l'un est au positif, l'autre au
négatif, si le temps, la personne, le nombre change d'une proposition à
l'autre (Bellegarde, 219, 68, 101, 103, 104, 106, 109, 110, 113; d'OL, Baj., 1, 1,
33; V. C. Cin., 111, 4, V, 1 ; Hér., III, 1; Sert., II, 4).
d) Le. verbe, à peu près dans les mêmes cas, si l'une des propositions est
positive, l'autre négative; si le temps, le mode, la voix, le régime change.
(Belleg., 406, 237, 238, 107; Lévizac, II, 271, et Tr. du style, 90; Volt., C. Nie.,
l, 1; Pomp., III; 3; Hor., IV, 4).
e) Enfin les prépositions et les conjonctions (V. C Cin., lll, 4; Pomp., l,
1; Ment., I, 6; Nie, I. 1 ; Dom., SoL, 313)
LE VOCABULAIRE 83»
//. — Le Vocabulaire *.
Dès les premières années du xvni* siècle, le dogme, tant
affirmé depuis Vaugelas, qu'il n'est jamais permis de faire des
mots, est mis en doute par plusieurs. J'ai déjà jmrlé des proposi-
tions de Fénelon, j'aurais dû ajouter qu'avant lui, dès 1703, il
s'était trouvé un grammairien, Frain du Tremblay, non pour
jeter seulement en passant un mot de protestation contre la
« mauvaise crainte » du néologisme, si préjudiciable au progrès
des sciences et des langues, mais pourconsacrer à cette question
tout un chapitre très judicieux, où il se montre dégagé de tout
préjugé '. Ces idées se retrouvent à divers endroits : « Les scru-
pules des puristes, lit-on en mars 4 "10, dans les Nouvelles de
Jn République des lettres, ont gàlé nos meilleurs écrivains ».
Les deux hommes qui dominent la littérature, c'est Fontenelle
€t La Motte : tous deux prennent avec le lexique de grandes
libertés. Et dans l'Académie, dont ils font partie, des deux
représentants du "grand siècle qui survivent, l'un, Boileau, se
tient à l'écart; l'autre, Fénelon, est avec les novateurs. Aussi la
■compagnie elle-même se laisse-t-elle gagner et entraîner cà
•quelques nouveautés'. En dehors d'elle un audacieux, qu'elle
.avait exclu, l'abbé de Saint-Pierre, met la liberté du langage,
au nombre de ses hardiesses, et à deux reprises défend les droits
<les écrivains, d'abord dans les Mémoires de Trévoux, en 4724,
puis en 1730, dans son Projet pour perfectionner Vorthographe
des langues cf Europe '". On pourrait citer d'autres textes encore;
1. Voir sur la question des indications bibliographiques, souvent très utiles,
•dans l'ouvrage de M. Paul Dupont, Houclar de la Molle, Paris, 1898, p. 315.
2. CVst le 13" du Traité des lanques. L'auteur commence par poser la question
en général, puis applique ses réflexions au français. Je relèverai seulement le
«onseil pratique, curieux h cette époque, de créer autant que possible sur des
primitifs français, et de prendre, s'il est possible, aux provinces, qui fourniront
des éléments plus assimilables que les langues anciennes.
3. « L'Académie n'a pas crû devoir exclure certains mots, à qui la bizarrerie
de Tusage, et peut-estre celle de nos mœurs, a donné cours depuis quelques
années, comme par exemple : falbala, fichu, ballant Fœil, ralafia, sabler, et un
grand nombre d'autres. i)ès qu'un mol s'est une fois introduit dans nostrc
Langue, il a sa place acquise dans le Dictionnaire, et il seroit souvent plus aisé
de se passer de la chose qu'il signiQe, que du mot qu'on a invente pour la
signifier, quelque bizarre qu'il paroisse. •
4. Voir art. X. p. 222 des Mémoires. L'autre passage est cité par Didol, Obs.
sur Furlh., lii. L'abbé de Saint-Pierre appuie sa thèse non seulement sur des
840 LA LANGUE FRANÇAISE AU XVIir SIÈCLE
ils sont moins probants que ceux des adversaires. En effet, vers
1720, commence à s'engager contre les néologues une furieuse
campagne de railleries \ Dès 1722, Mathieu Marais notait dans
ses Mémoires les expressions précieuses du style d'Houteville *.
En 1724, Bel, dans cette œuvre d'une ironie perfectionnée qui
s'intitule Apologie de M. de La Motte, s'en prend à diverses
reprises « aux sublimes expressions » de son adversaire', et
imagine d'en dresser un court catalogue *.
C'est de là sans doute que vint l'idée, réalisée deux ans après»
de jouer les Somaize à défaut des Molière et de réunir en dic-
tionnaire ces nouvelles formes de préciosité. L'œuvre parut en
1725, c'est le Dictionnaire néologique de Pantalon Phœbus.
De qui est-il l'œuvre, de Bel ou de Desfontaines? il est pro-
bablement le fruit de la collaboration de leurs méchancetés ^.
La préface est une apologie plaisante des néologues. C'est en
vain qu'on interdit aux particuliers de s'ériger en créateurs de
termes. Cette maxime n'est fondée que sur un préjugé mépri-
sable. Notre langue s'est bien enrichie depuis cent ans. Dira-
t-on qu'elle est parfaite à présent? Mais ce dictionnaire fera voir
que ses besoins naguère étaient extrêmes, avant que d'illustres
auteurs l'eussent soulagée. A qui appartient-il de faire la cha-
rité à son indigence? Evidemment aux savants. C'est aujour-
d'hui non seulement un mérite, mais un mérite académique, de
raisonnements, mais sur le développement même du lexique pendant le siècle
antérieur. De béant à bézoard il a compté 110 mots dans Nicot et 330 dans
Trévoux. Il cite aussi des expressions attaquées à leur naissance, complètement
reçues de son temps : renversement; c'est une affaire infaisable, c'est pure inat-
tention, etc.
1. Voir Gacon, Les Fables de la Motte mises en vers, p. 40 et sq. Il relève sur
Ventre fuite, tor-dre le gosier, marchand de ramages, un vice inné, écouter un goût,
frais banni, un voyage sédentaire, prédiseur, renarder, phénomène potager, Louvr»
enmiellé {ruche), etc.
2. II, 243, éd. de Lescure.
3. Voir page 4 et surtout 12b : « Si l'on avoit recours à ces trois expediens,
inventer des mots, en rappeler de vieux, en prendre à l'étranger, nous verrions
bientôt notre langue replongée dans la barbarie. Semblable à un pays ouvert
de tous cotez et sans aucune défense, elle recevroit insensiblement dans son
sein une infinité d'ennemis, qui peu à peu formeroient un parti considérable
et la subjugueroient absolument M. de la Motte a compris qu'on ne tiroit
pas de la masse infinie des mots un parti suffisant, il bazarda donc un grand
nombre de combinaisons nouvelles. »
4. Je relève : le suisse du Jardin : une haie (fab. 9); la servante de Jupiter : la
race humaine (fab. 14); suivre la nature à la piste : être naturel; l'oracle rou-
lant du destin : les dés (Odes), etc.
5. La question est discutée par M. Paul Dupont, Houdar de la Motte (172).
LE VOCABULAIRE 841
parler comme on ne parlait pas du temps de La Fontaine, de
La Bruyère et de Despréaux.
Au reste, sans créer des mots, il y a d'autres moyens de sub-
venir à la pauvreté de notre langue. Séparez des mots qu'on
joint, unissez-en qu'on n'a jamais rapprochés, comme l'a fait un
poète :
Grand marieur de mots Tun de l'autre étonnés.
Faites rencontrer un mot noble et un trivial : phénomène polaget' ;
transportez au style élégant et à la poésie les termes de la gram-
maire et du palais, employez des figures hardies : marchand de
ramages pour dire marchand d'oiseaux, « métathèse » admirable
qu'on pourrait imiter en appelant les libraires des marchands
de science, ou dans un autre sens des marchands d'ennui.
Inventez des métaphores surprenantes, comme le sénat plané-
taire ])our les seize planètes, le greffier solaire pour un cadran.
Notre langue peut ainsi s'enrichir à l'infini sous la plume déli-
cate d'un bel esprit.
Quant au dictionnaire néologique lui-même, il ne faudrait
pas le prendre pour un répertoire de mots nouveaux. On a
glané dans La Motte, Fontenelle, l'abbé de Saint-Pierre, le
P. Catrou, Houteville, Marivaux, autant d'expressions que de
mots. Parmi les premières il en est certainement de très ridi-
cules comme les périphrases à la Cathos, si souvent citées :
une haie : le suisse du jardin \ les dés : l'oracle roulant du destin^
ou ces antithèses forcées : refus attirants, plaisamment formi-
dable. 11 y a aussi nombre de figures peu heureuses : un coup
de langue bien asséné, découdre les affaires de la République,
remettre dans leur emboîture les membres de l'histoire romaine.
Mais combien d'autres, raillées comme vulgaires, qui se sont
fait accepter sans peine : faire bourse commune, coutumier du
fait, façon de faire, rentrer dans ses foyers, ainsi donc, esprit
ingénieux, réputation posthume, raison prépondérante, tomber
amoureux, mettre en valeur, versé dans les belles-lettres. L'àpreté
railleuse avec laquelle on les souligne marque mieux que tout
autre document ce que les partisans de la fixité de la langue
appelaient des hardiesses, et comment ils avaient rêvé de l'en-
fermer dans son passé, ainsi qu'une langue morte.
842 LA LANGUE FRANÇAISE AU XVlir SIECLE
Pour les mots, on prétend les confiner dans le sens acquis,
et on condamne : comporter., dans cette phrase : le temps ne le
comportait pas; conséquent, pour dire qui a de la suite dans les
idées; démérite, employé en dehors des choses théologiques;
fréquenté, appliqué à un terrain ; peiné, en parlant d'un homme;
piété fraternelle, fait sur le modèle de piété filiale; tranchant,
qualifiant une réponse. Amplitude, pour étendue, est déclaré trop
savant. De même dol, insolite, mi parti. Assouplir est un terme
technique de manège. Moissonner, mordre la poudre appartien-
nent exclusivement à la poésie ; affairé, aviser, coûteux, désemplir y
douceâtre, équipée, étréner, gringoter, mégère, picoterie, coupter
pié, pousser sa pointe, prompt à la main, revaloir, à ses talons,
sont bas. Enfin ont été créés sans raison et sans besoin : * à
V avenant de ce qu'il lui disoit (Sjject. fr., 4723, 4"f., p. 5);
* bienfaisance, * déclarateur , * déplanteur, * érudit (inusité au
xvn* siècle), * généraliser, * gratiable (Furet., 4690), * gratieuser
(de Gail., 4692), * inattaquable, * inexécutable , "intraduisible,
* naturalisme , * négligement , * perfectionnement, * popularité,
* uniformiser^'
Le succès du Dictionnaire fut tel que pendant de longues
années il se réimprima*, et que peu s'en fallut qu'il ne devînt,
suivant le vœu d'Irailh, un recueil périodique'. Je passe sur
les pièces qu'on y ajouta, parodies du style néologique, dont le
modèle est l'oraison funèbre de Torsac, un des fondateurs de
la Calotte. Dans ce plaisant régiment, on ne tarit pas de railleries
contre les inventeurs du nouveau langage; parodies, apologies
ironiques, arrêts burlesques, tout est bon aux « calottins », pour
attaquer ce genre d'excentricité \
1. Les mots marqués d'un astérisque sont alors nouveaux. Beaucoup d'autres
mots cités se trouvent auparavant : avantageux, célériLé, contempteur, discipU-
nable, héroïcité, improbable, improductible, inclémence, indiscipliné, politiquer,
scélératesse, traduisible, vocation.
2. La première édition est sans lieu (Bib. Nat., Z., 339); la deuxième de mi^me,
ïlil (Bib. Nat., Z., 340); la troisième est d'Amsterdam, Mich., Ch. le Cène, 1*28
(Bib. Nat., Z., 341). Il en parut une foule d'autres. La première contient, outre le
Dictionnaire, l'éloge de Pantalon Phœbus. La deuxième renferme en plus la
relation de ce qui s'est passé h l'Académie lors de la réception de Mathanasius,
la troisième a le Pantalo-Phebeana, et d'autres pièces sans importance.
3. Querell. littér., II, 168.
4. Dans l'oraison funèbre de Torsac on s'amuse d'abord à inventer des barba-
rismes comme insoin (éd. 1"32, p. 8. En note: mot nouveau créé par les orateur»
du régiment, à l'imitation d'inexact, insoluble, indémontrable, — et autres mots
LE VOCABULAIRE 843
On dirait, à entendre tant de plaintes, que le libertinage
régnait en maître dans le langage, et que tout l'édifice de
règles du xvn* siècle s'était écroulé. En réalité, le désordre ne
j)0uvait paraître si grand qu'à des gens habitués à une disci-
|dine très sévère, et qui confondaient stabilité et immobilité.
Il ne semble pas que, du côté des néologues, le débat théo-
rique ait été soutenu avec quelque vigueur. A part le morceau
de l'abbé de Saint-Pierre, dont j'ai déjà parlé, reproduction
d'idées antérieurement exprimées, c'est à peine si j'ai pu relever
quelques opuscules insignifiants'. Le « ridicule utile » jeté sur
la néologie avait pour un temps ramené l'ordre, au moins en
apparence.
Voltaire, quoiqu'il ait, dans sa correspondance et ailleurs,
employé nombre de néologismes, n'a jamais varié dans son
opinion sur ce point. Et dans son discours de réception, qui
est de 1746, dans le Dictionnaire philosophique^ qui est de 1768,
c'est la même doctrine qui est affirmée, partout avec la même
force. Elle se résume en ceci : « L'essentiel est de savoir se
servir avec art des mots qui sont en usage. » [Siècle de L. XV ^
xun, fin). Un mot nouveau n'est pardonnable que quand il est
inventez dans le livre de la R. P. P. L. F. de l'abbé Ilouteville), astronommt-
f;alans{p. 16). Puis on affecte les termes réellement nouveaux, qui se rencontrent
dans les textes : prédiseur, singulariser, ' équivaloir, génie, * transcendalairc,
monolonisme, fatigant, ' décideur, * indétermination. Tout cela y est souligne
avec renvoi en note aux textes. Les expressions, comme dans le Dictionnaire,
y sont choisies pour produire des effets plaisants : sage téméraire [IS), orgueilleuse
naïveté (33), avare prodigalité (38), aller à la fortune par le chemin d'une assi-
duité muette {ii), joindre aux libéralités excilatives les exemples émulatifs(5B). Des
phrases rappellent à chaque instant les meilleurs morceaux de Vadius(v. p. 60).
Ailleurs, c'est un éloge de Torsac et des mesures qu'il prit pour conserver aux
calottins le précieux privilège de donner crédit aux phrases hétéroclites (p. 4o).
On le félicite d'en avoir fait dresser le cadastre, • utile registre à ceux qui,
ne pouvant être sublimes, font profession d'être délicats et se dédommagent
par les mots de la disette des pensées ».
Comparez à la page 91 un arrêt ridicule du même genre autorisant La Motte,
Houteville, et Fontenelle à venir « sur ànesses endoctriner les précieuses de
leur jargon, à faire en iroquois une grammaire, et à publier leur traité d'inin-
telligibilité -.
1. Voir une lettre (anonyme) de l'abbé N. à M. le chevalier' C, relative à la
troisième édition du Dictionnaire (p. 6), et un opuscule, également anonyme, de
Guyot «le Pilaval : Le faux Aristarque reconnu (Amsterdam, 1133). Guyot de
Pilaval défend en particulier les expressions : boire à sa soif (10), célérité (H),
dialoguer une scène (15), un homme peiné (25). Il estime que dans le Diction-
naire, pour une critique vraie, il y en a dix de fausses de compte fait (40). Seu-
lement lil est lui-même un puriste, et reproche à Desfontaines non seulement
des solécismes : qu'il refusa pour refusât, mais des néologismes : papillotage,
ultérieur (qui est un terme de géographie), etc.
844r LA LANGUE FRANÇAISE AU XVIir SIÈCLE
absolument nécessaire, intelligible et sonore. On est obligé d'en
créer en physique; une nouvelle découverte... exige un nou-
veau mot. Mais fait-on de nouvelles découvertes dans le cœur
humain?... Y a-t-il d'autres passions que celles qui ont été
maniées par Racine, effleurées par Quinault? » {Dict. phil.,
art. Esprit\) Il faut se garder de croire, parce qu'une langue est
imparfaite, qu'on doive la changer. « Il faut absolument s'en
tenir à la manière dont les bons auteurs l'ont parlée; et quand
on a un nombre suffisant d'auteurs approuvés, la langue est
fixée. Ainsi on ne peut plus rien changer à l'italien, à l'espagnol, •
à l'anglais, au français, sans les corrompre; la raison en est
claire : c'est qu'on rendrait bientôt inintelligibles les livres qui
font l'instruction et le plaisir des nations [Ib., art. Langue).
On pense bien de quel poids étaient, venant de lui, des con-
seils si souvent et si fortement répétés, et à quel point le
respect de la langue s'en trouvait fortifié. Vers le milieu du
siècle, ce sont les idées conservatrices qui l'emportent. Mais
bientôt elles paraissent de nouveau ébranlées, et Gresset, rece-
vant Suard à l'Académie (1774), renouvelle les plaintes des
puristes contre les « tristes richesses » et la ridicule bigarrure
dont la langue s'est surchargée. D'où ce nouveau mouve-
ment était-il parti? Rousseau doit être un de ceux qui ont
le plus contribué à lever les scrupules. « Ma première règle,
à moi, a-t-il dit, qui ne me soucie nullement de ce qu'on pen-
sera de mon style, est de me faire entendre. Toutes les fois
qu'à l'aide de dix solécismes je pourrai m'expliquer plus forte-
ment ou plus clairement, je ne balancerai jamais; pourvu que
je sois bien compris des philosophes, je laisse volontiers les
puristes courir après les mots. » {Let. sur une nouv. réfutation.)
Et de fait il n'épargne ni les néologismes, ni — peut-être à son
insu — les tours étrangers. Il serait intéressant de savoir dans
quelle mesure ses disciples, comme Bernardin de Saint-Pierre,
assez hardi aussi en fait de langue, ont imité cette indépendance.
1. Dans ses lettres, comme dans ses articles, il a relevé nombre de nou-
veautés : éduquer, suspecter, sent imenter, éloç/ier, égaliser, mystifier, obtempérer,
bons pour des Aliobroges qui ont écrit en français (Dict. phil., art. Français),
amabiiité (Let. à d'Oi., 5 janv. 1767), errement (ib.), persiflage (Let. sur la Nouv.
HeL, XXI, 207), prospectus (Let. à d'OL, 12 janv. 1770), provocation, portière,
redingote, vaux-hall (V. Vernier, .87). .
LE VOCABULAIRE 84$
En tout cas, à partir de 1770, le néologisme s'introduit partout.
En mO paraît un Dictionnaire des richesses de la langue fran-
çaise et du néologisme qui s'y est introduit \ où tout n'est pas
présenté comme devant être imité, dont l'esprit général néan-
moins est directement opposé à celui de l'œuvre de Desfon-
taines. Dans VEncyclopédie méthodique, à l'article Langue de
Diderot, dont la tendance était très conservatrice, on ajoute un
complément du chevalier de Jaucourt, qui parle sans aucune
superstition des lacunes de notre langue, et qui ose conclure
ainsi : « Avouons la vérité, la langue des Français polis n'est
qu'un ramage faible et gentil;, disons tout, notre langue n'a
point une étendue fort considérable ^ » Un des grands grammai-
riens du temps, Marmontel, est aussi hardi. Il semble bien
mettre une foule de conditions à la liberté de créer, mais le fond
de sa pensée est très net, il regrette le temps où « la langue
était conquérante' ». Dans le Journal de la langue française de
Domergue, à la date du 15 mai et du 15 septembre 1786, se
trouve un long plaidoyer sur la « nécessité de créer des mots,
par M. Tournon, de la société des philadelphes », qui avait été
lu dans une assemblée du Musée de Paris. On le voit, Pougens
et Mercier s'annoncent.
Parmi les auteurs, il y a toujours deux écoles, et celle des
conservateurs, de beaucoup la plus nombreuse, a la possession
exclusive de la plupart des « grands genres ». Ainsi il est très
1. Paris, Saugrain. L'ouvrage est anonyme, mais il est de Pons Alletz.
2. De Jaucourt regrette la rareté des composés, des diminutifs, la fausse déli-
catesse qui empêchent de nommer un veau ou un gardeur de bœufs. Il déclare
tout simplement • honteux qu'on n'ose confondre le François proprement dit
avec les termes des arts et des sciences, et qu'un homme de la cour se défende
de connoitre ce qui lui seroit utile et honorable. On ne peut exprimer une
découverte dans un art, dans une science, que par un mot nouveau bien
trouvé; on ne peut être ému que par une action : ainsi, tout terme (jui porleroit
avec soi une image, seroit toujours digne d'être applaudi : de là quelles richesses
ne lireroit-on pas des arts, s'ils étoient plus familiers? »
3. « Si l'expression nouvelle et rijeunie est <loucc à l'oreille, claire à l'esprit,
sensible à l'imagination, si la pensée la sollicite, et le besoin l'autorise, si le
tour est animé, précis, naturel, énergique, si elle est conforme à la syntaxe et
au génie de la langue, si elle ajoute à la richesse; si par elle on évite une péri-
phrase Iraimnte, une épithète lâche et diffuse, si elle n'a pas d'équivalent pour
exprimer une nuance intéressante ou dans le sentiment, ou dans l'idée, ou dans
l'image, où est la raison de ne pas l'employer? • Mais ailleurs, il reproche aux
langues modernes de s'être enorgueillies chacune de leurs propriétés. C'était aux
grands. écrivains à jtrévaloir là-conlrc. Ainsi tirent Amyot, Montaigne^ La Fon-
taine, et même Racine. • Leur langue est conquérante, elle prend les formes et
les tours îles langues éloquentes et poétiques <iu'elle a pour adversaires. »
846 LA LANGUE FRANÇAISE AU XVIir SIÈCLE
remarquable que toute l'école descriptive qui a empoisonné de
ses descriptions la fin du siècle n'ait pas osé chercher le
pittoresque dans les mots. Elle s'en tient aux alliances nou-
velles des anciens termes. On ne cite guère que Roucher qui ait
protesté ' contre la pauvreté du lexique, et osé quelques archaïs-
mes : s'avive, bleuir, tempétueux, ravageur, fallacieux, punisseur.
Mais Chénier lui-même a suivi la foule. On ne rapporte que
quelques néologismes de lui : aréneuse, matineuse, et il ne
prend pas moins de détours que Delille pour désigner le beurre
et le fromage :
Le lait, enfant des sels de ma prairie humide,
Tantôt breuvage pur et tantôt mets solide,
En un globe fondant sous ses mains épaissi,
En disque savoureux à la longue durci.
En revanche il est des publicistes qui donnent déjà bien libre-
ment dans le barbarisme : par exemple Linguet et Beaumar-
chais. Celui-ci a été longtemps le scandale des puristes, qui
avaient relevé dans une même phrase de lui : églisier, rager,
rétablisseur^. En fait, on voit se répandre avec eux cette langue
fortement mélangée qui deviendra peu à peu celle du journa-
lisme actuel.
Le vocabulaire technique. Il pénètre la langue lit-
téraire. — Le xv!!!'" siècle est l'époque où se développe avec
ampleur le lexique scientifique. On en trouvera la preuve dans
les exemples donnés plus loin. Et c'est à tort qu'on a reproché
à quelques écrivains, comme Buffon, de s'être opposés à l'emploi
du terme technique, sous prétexte de noblesse'. Laharpe n'a
guère flatté, quand il a dit que Buffon est le premier qui, des
immenses richesses de la physique, ait fait celles de la langue
française, sans corrompre ou dénaturer ni l'une ni l'autre. Les
savants de cette époque savent écrire scientifiquement des choses
scientifiques; ce n'est pas ici le lieu de le démontrer. L'accrois-
sement du vocabulaire technique a été particulièrement brusque,
comme il fallait s'y attendre, dans les sciences, comme la
i. Voir Bertrand, La fin du classicisme, p. 199, qui cite les Mois, I, 48.
2. Voir Wey, Rem. sur la l. fr., I, 418.
3. Le reproche se fonde surtout sur le passage du Discours sur le style,
éd. Lanessan, XI, 565.
LE VOCABULAIRE 847
zoologie, la botanique,^ la g-éologie, qui allaient ou naître ou
prendre un nouvel aspect. La physique, encore bien en retard,
la chimie aussi entraient dans des voies nouvelles; Diderot créait
la critique d'art. Toutefois le développement de l'esprit scien-
titique a été tel que des matières depuis longtemps étudiées se
sont éclairées d'un jour tout nouveau : par exemple les études
antiques, renouvelées par l'archéologie (le mot apparaît autour
de 1780). En politique, il se fait un tel mouvement d'idées que,
outre une foule de mots, qui se créent, d'autres s'emplissent de
sens, jusqu'à devenir des forces en soi, au lieu qu'ils étaient
attachés jusque-là à des souvenirs historiques lointains et sans
réalité {démocratie, égaliser, délibérant, etc.).
Dans les créations, on ne suivit en général, et les techniciens
s'en sont souvent plaints, aucun plan rigoureux. Il faut cependant
rappeler qu'en chimie, suivant un exemple plusieurs fois imité
depuis, on créa de toutes pièces une terminologie exacte et
harmonique, après entente. J'ai dit les causes qui avaient rendu
possible cette création. L'honneur en revient à Guyton de
Morveau, qui donna un mémoire sur les dénominations chi-
miques, la nécessité de perfectionner le système, et les règles
pour y parvenir '. Les termes de cette nomenclature, scientifi-
quement satisfaisants, puisqu'ils ne représentent qu'un objet,
et que leur forme même est en relation directe et constante
avec la nature de l'objet représenté, n'en sont pas moins lin-
guistiquement regrettables. S'ils devaient rester dans les traités
spéciaux, soit encore. Mais un grand nombre d'entre eux passent,
nécessairement, quelques-uns presque aussitôt, dans l'usage
courant, et ils y apportent, par leurs formes latines et grecques,
un trouble profond dans l'analogie de la langue.
Je touche là à un point essentiel, sur lequel j'aurai à revenir
à propos du xix" siècle : les rapports de la. langue scientifique
et de la langue littéraire. C'est, à vrai dire, au xvm" siècle
qu'elles ont commencé à se rapprocher, par l'efFet de ce rap-
prochement qui s'opéra entre lettres et sciences, dès l'époque de
i. En séance publique de l'Académie, le 18 avril 1787, Lavoisier lut un mémoire
a ce sujet. Guyton de Morveau lut le sien le 2 mai, et peu après Fourcroy en fil
l'application. Sauf l'addition de quelques particules : hyper, per, hypo, rien
d'essentiel n'a été changé au système adopté alors.
848 LA LANGUE FRANÇAISE AU XVIIF SIÈCLE
Fontenelle ; le vocabulaire littéraire s'en trouva considérable-
ment élargi. Voltaire fait en vain opposition', le courant
emporte tout le siècle, et il serait curieux de relever jusque
dans les œuvres de purs hommes de lettres, philosophes sans
doute, tout le monde l'est, étrangers pourtant aux recherches
scientifiques, les expressions de science et de métier.
L'Académie elle-même leur ouvre le Dictionnaire, et la préface
de 4762 dit : « Les sciences et les arts ayant été cultivés et plus
répandus depuis un siècle qu'ils ne l'étaient auparavant, il est
ordinaire d'écrire en français sur ces matières. En conséquence
plusieurs termes qui leur sont propres, et qui n'étaient autrefois
connus que d'un petit nombre de personnes ont passé dans la
langue commune. Aurait-il été raisonnable de refuser place dans
notre Dictionnaire à des mots qui sont aujourd'hui d'un usage
presque général? Nous avons donc cru devoir admettre dans
cette nouvelle édition les termes élémentaires des sciences, des
arts et même de ceux des métiers qu'un homme de lettres est
« dans le cas de trouver dans des ouvrages où on ne traite pas
expressément des matières auxquelles ces termes appartien-
nent* ». C'est le premier coup porté à la classification des mots,
telle que le xvii" siècle l'avait établie. Le reste subsistera jus-
qu'au XIX* siècle.
Chang-ements dans le lexique.
1^ Changements dans le sens des mots ou des expressions qui sub-
sistent.
A. Un très grand nombre de mois perdent un sens ancien. Ex. : affiner
(= tromper); artisan {= artiste); brigade (=: compagnie, bande); décrire
(^ copier, transcrire); défaillir (= manquer); douter {= soupçonner);
douteux (:= irrésolu) ; émouvoir (=i mouvoir); étonner {■= stupéfaire); ennui
1. Voir Utile examen des trois dernières épitres du sieur Rousseau (XXXVII, 350),
Conseils à un journaliste (Mél., l'H, XXXVIi, p. 378).
2. Et en effet on trouve dans cette édition une niasse de mots, qui ont tous
été relevés avant la fin du xvn' siècle, qu'on avait exclus jusque-là : assonance,
bijouterie, boulonner, bubonocèle, calTatage, capricanl, capsulaire, carotide,
cétacé, cinglage, colorant, composteur, contractuel, contre-mine, corporifier,
corrodant, cratère, cribralien, cidùtal, curviligne, décantation, déglutition,
dysurie, ébauchoir, efflorescence, faïencier, flottaison, fusibilité, gabarit, gan-
glion, gangreneux, gastrique, généthliaque, gentiane, géodésie, germination,
gibbosité, globulaire, gypse, halo, hématose, hémoptysie, hexaèdre, horographie,
ictère,' idiopathie, interpolateur, juxtaposition, laminoir, larguer, lavis, muco»
site, myope, narcotique, etc.
LE VOCABULAIRE 849-
(= tourment de l'àme, malheur) ; gôner {= torturer) ; hostie (= victime) ;
imbccillUé {= faiblesse); wfhinité (id.); intériH (= dommage, blessure);
intempérie (= manque de juste tempérament); licence (= permission,
liberté); louange (= gloire, mérite); meurtrir (:= tuer); nourriture (=: édu-
cation) ; offices {z=z devoirs) ; olive (= olivier) ; outrageux {= qui fait outrage,
en parlant des personnes); tournci' (= traduire) '.
B. Un grand nombre prennent des sens inconnus jusque-là : aberration
{-:= erreur); cachet (=: marque caraclérislique); débit (= manière de réciter,,
de parler); énergique (appliqué aux personnes); engrener (au figuré, en
parlant d'idées) ; filiation (= rapport entre des choses qui naissent les unes
des autres); fixer {= regarder fixement); fortuné (= riche); frappant
(= saisissant, déjà dans Massillon, mais à la mode vers 1780); futile
{= léger, en parlant des personnes); hiérarchie {= subordination de gens
ou de choses quelconques) ; merveilleux {= petit-maitre) ; nullité (= inca-
pacité, défaut de talent); observer (= faire observer); onctueux {= rempli
d'onction, en parlant d'un homme); orthodoxe (•= qui est conforme à la
saine opinion, hors des matières religieuses); petite oie (= prélude, hors
des choses d'amour); soudain (=: appliqué aux hommes); soupçon de
(= petit commencement); tragédien {= auteur de tragédies); vampire
{^= qui s'enrichit par des moyens illicites, aux dépens du peuple) *.
2° Disparition et apparition de nouveaux mots.
A. Sont réputés bas : abandonne ment, abuseur, à tout bout de champr
bénévole, chercheur, éconduire, par exemple (placé après la chose désignée) ;
franc de {= libre de, qui est en même temps poétique); guerroyer, se mouler
sur (remplacé par sejusdder sur) ; original (r= modèle : original de sagesse)\
se ravaler, serviable, styler à, trépasser.
B. Sont considérés comme hors d'usage : abrègement, angoissé, aucune-
ment (même avec la négation); beffler, bouger (dans les phrases positives),
chalemie, conversable, courtement, dévorateur, efficace (subst.), fâcherie,
galantiser, hantise, insidiateur, intellect, jolivetés (= gentillesses d'enfants);
liminaire, maltalent, mugueter, obtempérer, s'outrer, pactionner, paradoxe
{a.ày), punisseur, remémorer, etc. A ajouter une foule de locutions : à faute
de, prendre à garant, mettre à fin, bride à veau, faire état, etc.
Assurément le lexique s'appauvrit par là, peut-être cependant moins qu'on
ne l'a cru par la faute des grammairiens. Ce qu'ils ont regardé comme
vieux ou comme bas, même quand la condamnation était de Voltaire, et
non de Marin, de Geoffroy, ou de Féraud, n'a pas toujours été perdu, tant
s'en faut. Nous n'avons pas été privés de : tout d'abord, ni de ardu, ni de
1. Il est à noter que plusieurs mots ont gardé un sens qui avait semblé un
moment perdu. C'est ainsi que quintessence a continué à se dire au figuré,
que héroïque s'applique toujours aux personnes, que torturer veut toujours dire
tourmenter, etc.
2. U serait facile de grossir beaucoup ces listes d'exemples. Bien entendu, les
puristes étaient aussi hostiles à ces changements-là qu'à l'introduction de
nouveaux termes. Voir Volt., Dict. phil., art. Lanr/ues: • Lorsqu'on a dans un
siècle un nomt)re suffisant de bons écrivains qui sont devenus classiques, il
n'est plus permis d'employer d'autres expressions que les leurs, et il faut leur
donner le même sens. • Ce serait toute une histoire que celle du style figuré
au xviu' siècle, et très importante. Mais elle appartient autant à l'histoire de
la littérature qu'à celle de la langue.
Histoire de la langue. VI. 54
850 LA LANGUE FRANÇAISE AU XVIir SIÈCLE
s'ébattre, ni de irascible, ni de mésaventure, ni de relater, ni de verdoyer, ni
de vocable, parce qu'ils avaient semblé surannés aux arbitres de la langue.
Au reste, il semble qu'ils aient eu, dans une certaine mesure, conscience
qu'on était allé assez loin, peut-être trop loin. Les vieux mots, depuis
Fénelon, ne causaient plus le même dégoût. Ce n'est pas seulement RoUin,
libéral en tout, qui s'y montre favorable*, c'est Voltaire lui-même, qui en
eût volontiers repris un très grand nombre ^ : appointer, forclos, portraire
{C. Medée, Ep. ded.), faire état de, hostie, discord, pour mon regard (C. Hor.,
II, IV, 1; III, 2, 4; III, 2, 50; IV, 1, H); épandre, fallacieux (C. Rod., V, 4,
112); nourriture (C. Her., IV, 5, 47); rebeller, invaincu, exorablc, outrageux
évitable, punisseur, assassine (C. Vol., III, 5, 77; Cid, II, 2, 22; Hor., III, 6'
22; Cin., III, 3, 38; PoL, V, 2, 51; Pomp., IV, 1, 37; IV, 4, 44; iVic, III, 8*
29), repentie {Rod., \, 7).
Aussi voit-on renaître des termes autrefois condamnés : affres (Volt., Let,
à d'OL, 3 aug. 1761 j, angoisse (ib.); navré (Volt. Ib. Cf. Millevoye, EL, I, 2),
emmêler (Pluche, F.), obséquieux (J.-J., ib.), souvenance (Marmont., OEuv.,
X, 434); vénérer (F.).
C. Néologismes. Ils sont extrêmement nombreux. Je commence par en
donner quelques-uns, que nous n'avons pas conservés' : abrutisseur (Volt.,
W., I, 66); académifié (Ling., M.); admiromane (Rétif, Ib.); aginer (s'agiter
en vain, Journ. de la 1. fr.. M.); apocryphité (Volney, M.); botanophile (J.-J.);
barbouillon (Id., M.); bluetter (L., M.); cabalant (Ling., F.); cajolablc (J.-J.,
Conf., V, L.); comédisme (Rétif., M.); couronnable (Ling., M.); débarbarisé
(Volt., à d'Argent., 18 août 1762, L.); dépersécuter (Id., Laveaux); ébauché-
ment (F.); écriveur (F.); égo'istique (abbé Guénée, F.); égologie (Sabat., Ib.);
électricisme (Ann. litt., Ib.); encagé (Ling., Ib.); éqinpondérant (J.-J., Lett.
d. l. mont., VIII, L.) ; essence (Pluche, F.); exorbiter (F.); fange (Rétif, M.);
finalité (Roucher, Ib.); gazctin (Merc. de F., 1725); gothisme (F.); gramma-
tication (de la Touche dans Gouj. B. fr., I, 62); guenilleux (Dider. L.); his-
trionique (Volt., Let. à Th., 28 av. 1769, L); huail le (Ling. F.); impolice
(J.-J., Proj. de paix perpet. L.); inabondance, inabstinence, inassorti (préco-
nisés par Laharpe, M.); inaniser (M.); inextirpable (Ling. F.); inhabitude
(J.-J., Em., II); insccouable (Volt., Dict.phil., adultère); instruisable (J.-J.,
Em., III, L.); lacune (F.); Uvricr (J.-J. M.); lucifuge (M.); méplacei' (Lahdirpe,
M.); musiquer (J.-J., Conf., VIII, L.); nombrable (d'Alemb. L.); oiseusement
(Beaum., Préf. Mar. Fig.); opérant (Pluche, F.); pamphletier (Volt., M.);
paperasseur (Ling. F.); patrimonialement (Moreau, F.); plagiarisme (Gouget,
B. fr., I, 58); platise (J.-J., Conf., XI, 2^ p.); promiscuement (F.); propriétai-
rement (Ib.); raccourcisseur (Ling. F.); relate (Grosley, F.); ressautement
(Tissot, Ib.); resurrecteur {F .) ; scélératisme (Dider, M.); séréniser (Coyer, P.);
stagner (Ling. F.); superficiel lité (Rétif, F.); tourmcnteur (abbé Prév. M.);
thuribidairc (Sabatier, F.); typomanie (F.); uberté (Id.); vastitude (Id.).
1. llist. «ne, XI, 2° part., dans Frornant, siippl. à Port-Royal, préf., xli.
2. Rivarol non plus ne leur est pas hostile. Lebrcton, Rivar., 293.
3. Dans les listes qui suivent, les lettres majuscules placées après les noms
des auteurs indiquent les recueils où ces mots ont été relevés : F. = Féraud,
Dictionnaire critique de la langue française, Marseille, l"87; L. = Liltré;
M. = Mercier, Néologie, P&v'ii, An IX; W. =: Wey, Remarques sur la langue
française aie XIX" siècle, Paris, 1843.
LE VOCABULAIRE 881
Voici une foule d'autres mots nouveaux, qui ont été créés et mis en cir-
culation au xviii" siècle. Je les classe d'après le procédé de formation, afin
qu'on aperçoive mieux comment la langue prend dès lors de plus en plus
un caractère « savant ». Encore faut-il observer que nombre des mots mis
ici parmi les mois de formation populaire, parce que le sulfixo qui y entre
est un sullixe populaire, ont un radical savant : tels luxuciu\ parcimonieux,
producteur, évoluer. Us sont donc en réalité à demi savants '.
Formation populaire.
Dérivation impropre. — Substantifs : mentor (St-Sim., A. 1762);
nankin (176G. A. 1835); 6flis.se (Trév. 1752, A. 1762); cumul (Enc. A. 1835);
débours (Trév. 1752, A. 1835); mésa^time (J.-J. A. 1878); débitant {Trév.
1752, A. 1762); débutant (F. A. 1836); desservant (Trév. 1752, A. 1798);
émigrant (M""^ du DefF., 1778, A. 1798); exécutant (J.-J. A. 1835); aperçu
(F.); débouché (Sav. A. 1835); (laquée (k. 1740).
Adjectifs : alarmant (Bern. de S. -P.); amusant (St-Sim.); assujettissant
(A. 1740); attendrissant (A. 1718); attristant (Ib.); compatissant (Fénel. A.
1718); conciliant (A. 1762); décourageant (Ccrutti, 1763, A. 1835); désho-
norant (d'Argenson, Mém., A. 1835); écrasant (Garn., Hist. de F., 1771,
A. 1835); encourageant (F. A. 1835j; enseignant (J.-J.); envahissant (F. A.
1878); grossissant (Targe, Hist. d'Angl., 1763, A. 1878); imposant (Volt.
Zaïre t A. 1740); intéressant {X. 1718); marquant (Trév. 1732, A. 1762); méri-
tant (F. A. 1835); provoquant {Réliî, F.); rassurant (Portails F.); repoussant
(J.-J. F.); étriqué (Voitr-à d'Argental, 18 nov. 1760); brillante (F.) ^.
Dérivation propre. — Suhstantifs. — En âde .' arlequinade (Volt. A.
1835); capucinade (J. J. A., 1798). — En âge .' blindage (Trcv. 1771); cafar-
dage (J.-J.); cailletage (Id.); colportage (Sav. A. 1762); dévergondage (Ling.
A. 1835); entourage (M"'<= de Genlis, A. 1835); espionnage (Monlesq. A. 1798);
gaspillage (A. 1740) ; gribouillage (Trév. 1752, A. 1798) ; marivaudage (La Harpe,
A. 1835) ;m/ra3e {Hist. Ac. des Se, 1753, A. 1835). — En aille : f rocaille
(Piron) ; fcrumai'We (Enc. méth., 1783). — En aisOfl ; efftuillaison {Enc. méth.
1786, A. \.%^o); feuillaison {Enc. méth. 1796. A. 1835). Ce suffi.xe est déjà très
rarement employé. — En 8,1106 ." bienfaisance (abbé de St. Pierre. A. 1762);
malfaisance (Volney, 1791, A. 1798). — En ard : frocard (Trév. A. 1836). —
En as, asse, Sice, acbe, is, isse, icbe, ocbe, ucbe : ferrasse {Enc. 1765);
1. Le dépouillement (jui suit étant, jusqu'à la lettre M, presque tout entier
fonilé sur le Dictionnaire général de Oarmestoter, Hatzfeldl et Thomas, où on
trouvera les références complètes, je me itorne, pour épargner de la place, à
donner le nom de l'auteur ou de l'ouvrage •où le mol a été rencontré pour la
première fois. A, suivi fl'une date, indique la date de l'entrée dans le Diction-
naire de l'Académie. — Trév. = Dictionnaire de Trévoux; Enc.= Encyclopédie;
Enc. méth. = Encyclopédie méthodique; Sav. = Savary, Dictionnaire du com-
merce, 1123.
2. On trouvera, en outre, des substantifs devenus adjectifs ; échappatoire,
écolier (p.). D'Olivet {Hss. de gr., 149) se montre assez favorable aux infinitifs
subslantivés. J.-J. Ilousscau en fait (|uelquefois usage : un pen»er mâle (expression
critiquée par Voltaire, dans Vernier, o. c, 8") un mcu'cher doux = un endroit
où il fait bon marcher {Lelt. chois., édit. de RochebL, 215), etc.
852 LA LANGUE FRANÇAISE AU XVIir SIÈCLE
croquis (A. 1754); éboulis (Furet. 170!, A. 17G2); locatis (Trév. 17o2, A.
1798); godiche (Trév. 1752, A. 1878). — En aud '.finaud (A. 1762). —En
el, eSLU : citemcau (A. 1702); jambonneau (A, 1718) — En ement : acca-
parement {Enc. 1751, A. 1762); approvisionnement {Merc. de F., oct. 1736);
balbutiement (Enc. 1751, A. lSd'6) ; déroulement (Trév. 1771, A. 1835); désœu-
vrement (A. 1762); encadrement (A. 1762); essouflement (1772, A. 1835); tri-
plement (Moreau, F.). — En j'e .' confiserie {Enc. 1753, A. 1878); cristallerie
(1791, Enc. mêth. A. 1835); distillerie (A. 1798); escobarderie {A' Wemb. A.
1835); gaucherie (A. 1762); maiissaderie (A. 1740). — En et, ette, Ot, Otte .'
clarinette {Enc. 1753, A. 1762); gilet {Merc. de F. 1736, A. 1762); lorgnette
(Dufresny, 1710, A. 1718). — En eUF (=:: orem) : ampleur (BuITon, Chien);
lourdeur (Condorc. Vie de Volt.); minceur {Encijcl. mcth.). — En eUF
(atorem) : accapareur (A. 1762); craxjonneur (Trév. 1771, A. 1798); dévali-
seur (Volt. Let. 2 nov. 1764); dupeur (Trév. 1752, A. il9S); producteur
(Volt. J.-J. L.). — En îeF : anecdotier (Volt. 1736, A. 1798); cantinier {A.
1762); conférencier (Trév. 1752); crémier {A. 1762); ccrivassier (Fontenay);
négrier (Trév. 1752, A. 1798) ; cartouchier (1771, Trév.) ; casier (Trév. A. 1835) ;
chiffonicre (Bern. de St-P.) ; huilier (A. 1718) ; mcdaillier {Ib.). — En in, ine :
ballotin (Trév. 1721); ignorantin (Trév. 1752, A. 1835). — En oÎF : boudoir
(P. Du Cerceau, A. 1740); évidoir {Enc. 1756, A. 1835). — En on : barillon
{Enc. méth. 1684); carafon (A. 1762); feuilleton {Enc. méth. 1790, A. 1835);
négrillon (texte de 1714, A. 1762). — En UFG .' écornure (Trév. 1752, A.
1762); gravelure (Le Sage, Diab. boit., A, 1718).
Adjectip'S en âble : calculable (A. 1762); critiquable (Merc. de F. 1727,
A. 1762); impressionnable (Thouvenel, 1780, A. ilQ2); jouable (Volt. A. 1878) ;
présumable (Grétry, 1796, A. 1835); taxable (Ling. F.). — En al, el : addi-
tionnel (Buiron, A. 1798); ascensionnel (Trév. 1752, A. 1762); azimutal {Enc.
1751); bancal (Trév., 1752, A. 1762); constitutionnel (Ling. F. A, 1778);
exceptionnel (d'Argens, A. 1835). — En e ; carabiné {Enc. méth. 1783, A.
1835); carboné (Guyt. de Morv.); casqué (Volt.); fleuronné (A. 4762); jambe
(Ling, F. A, 1762); musclé (Trév. 1732, A. 1762); nacré (Trév. 1752, A. 1835).
— En eux, euse : acrimonieux (Trév. 1771); cancéreux {Enc. 1751: A,
1835); filandreux (Trév. 1752, A. 1762); minutieux (Trév. 1752, A, 1762);
rocailleux (Dider. L.); séveux (Legendre, F.); voluptueux (L. Racine, F.).
Verbes en eF ', analyser (Condil. 1746); breveter (A, 1762); cascrner {Ib.,
1740); classer (Tr(''v. 1771, A. 1798); compléter {Tr6v. 1752, A. 1762); cos-
tumer {Merc. de F. F.); créditer (Sav. A. 1798); discréditer (Mont. A. 1798);
éduquer (Trév. 1771); folichonner (Le Roux, Dict. corn. 1786); fusiller (Trév.
1732, A. 1740); motiver (Trév. 1732, A. 1740); récolter (A. 1762); victimer
(F.). — En ÎF : assainir (Bulï., A. 1835); doucir {Enc. méth. 1755, A, 1835);
faiblir (Trév. Mém., 1720, A. 1740; le mot avait existé en v. fr.).
Adverbes : amicalement (Trév. 1752, A. Il ù2); complètement {V^'aûly, Dict.,
1775, A. 1798); coquettement (J.-J.); décidément (A. 1762); défavorablement
(Trév. 1752, A. 1798); empiriquement (J.-J. L.); évasivement (F.); gauche-
ment {[b. A. 1835); lumineusement (Volt.); machinalement (Réaumur, A.
1740); passagèrement (St.-Sim. L. A. 1798); simultanément (F.).
Composition. 1° Par particules : acclimutcr (Rayn., F. A. 1798); amincir
(Trév. 1752, A. 1762); arrière-goût (A. 1798); avant-dernier (Restaut dans
LE VOCABULAIRE 8»3
Trév. A. 1*40); avant-veille (Trév.); contre enquête (Trév. 1771, A. 1798);
contre indication (Col. de Villars, Dict. 1741, A. 1798); désaffection (F. A.
1878) ; désapprobateur (Monlesq. A, 1798) ; émietter (A. 1718) ; épilcr (A. 1702) ;
endolori (J.-J. L.); emmagasiner (A. 1702); enrégimenter (Trév. Mém. 1722,
A. 1740); s'entr égorger {X. 1718); recomposer (Marmont.) ; recrcpir (Du-
fresny); rembrunir (M"'* de Geni.); reposséder (Volt.); sous-tyran (Id. 1774);
surimposé (Dider. 1707).
2° Par divers procédés : embrouillamini (Volt. 1700); femme de lettres
(Fréron, F.); mieuxétre (Id., ib.); pelitemaitresse (F.); attrape-nigaud
(A. 1798); brise-glace (Ib.): chauffe-linge {Enc. 1753). Cf. coupe-gazon, —
paille, — pdte, couvre-pied, garde-vue, gâte-enfant, etc.
Formation savante.
Emprunts au latin et au grec : ablég'it (Trév. 1752, A. 1833); abrupt
(Dider.); affabulation (La Harpe); agglomération (Trév. 1771, A. 1798); agi-
tateur (Volt. A. 1835); autocéphah (Trév. 1732); baryton (fia xvm^ s. A.
1835); bipède (Buff. A. 1762); calcaire (A. 1762); carbone (G. de Morv. 1787,
A. 1835); cinéraire (A. 1762); cohésion {Enc. 1753, A. 1762); conspuer (Volt.
A. 1762); corolle (Trév. 1771, A, 1835); cosmogonie (1735, A. 1762); cosmo-
logie (Enc. 1754, A, 1762); cynisme (F. A. 1798); dénégateur (Linguet, F.);
dénuder {Enc. méth., A. 1878); déprécier (A. 1762); disserter (Mariv. 1723,
A. 176^}; effluve (Trév. 1771, A. 1878); énumérer (Mont. A. 1798); format
(Sav. A. 1762); gloriole (Abbé de St-P. A. 1798); hémoptyique (Trév. 1752,
A. 1762); herméneunqne (Enc. 1777, A. 1835); hypoglosse (Trév. 1752, A.
1762); inspecter (F. A. 1798); longévité (F.); natation (Enc. 1765, A. 1798);
naui^éohond (F.); phlogose (A. 1762); végéter (Marmont. L.); verbeux (Ling.
L.) ; vicinal (Necker, F.).
Dérivation latine et grecque : En a .' les botanistes adaptent ce suffixe
à des noms propres : Camelli, Dahl, Fuchs, Garden, Hortense (M'"«Lepaulc),
Magnol, d'où camélia, dahlia, fuchsia, gardénia, hoiUensia, magnolia. — En
ique : agronomique (Delille, A. 1835); anecdolique (F,); automatique (fin du
xviii" s. A. 1835); azotique (Guyton de Morv. 1787, A. 1835); biographique
(A. 1762); encyclopédique (A. 1762); minéralogique (1751). — En acée, âCé :
acanthacé {Enc. 1751);. crustacé (Trév. 1721, A. 1762); cucurbitacée (Trév.
1721, A. 1762); liliacée (A. 1702). — En a/ : buccal {Enc. 1751, A. 1762);
censorial (J.-J. A. 1835); confidentiel (Necker F.); cortical (Trév. 1721, A.
1762); différentiel {Trév. 1732, A. 1702); é^Mn/oriaf (fine. méth. 1784, A. 1878);
sentimental (de Fonlonai, F.). — En ien : collégien (Trév. I77I, A. 1835);
silurien (F, A. 1798); électricien (1704, NoUct, Mém. A. des se); mécanicien
(Trév. 1732, A. 1740); milicien {Kl^^, A. 1762). —En ihle : expansible (Trév.
1732, A. 1762); fermentescible (1764, Bonnet). —En aire : actionnaire {Sav.);
cellulaire {Enc. 1751, A. 1762); concessionnaire {k. iHQ) ; corpusculaire (Trév.
1732, A. 1762); dignitaire (Trév. 1752, A. 1702); folliculaire (Volt. A. 1798);
millionnaire (Trév. 1732, A. 1702). — En âtioD. .* aimantation (Buflbn); civi-
lisation (Trév. 1771, A. 1798); collaboration (Trév. 1771, A. 1878); concentra-
tion {Enc. 1753, A. 1762); dépréciation (Ling. A. 1835); élucubration (Pré-
vost, .Man. lex. A. 1762); fécondation (Trév. 1771, A. 1798); généralisation
854 LA LANGUE FRANÇAISE AU XVIir SIÈCLE
(1779. A. 1798); herborisation {Journ. d. Sav. 1720. A. 1762); identification
(Volt. A. 1878). — En âteUF .' collaborateur {An. litt. F, A. 1798); conden-
sateur (Trcv. 1771. A. IS.Io); désapprobateur (Mont. 1748, A. 1798); dévasta-
teur (Raynal, Linguet, F.); réclamateur (Beaumarch. Wey, R. I, 114); trans-
mutateur (Pluche, F.). — En âtoire '. giratoire (Condorcet, A. 1835); inflam-
matoire (1722. Journ. d. Sav. A. 1762). — En ature .' filature {Ordon. 1724,
A. 1762); cubature (Trév. 1752. A. 1835). — En at : commissariat (1771,
Trév. A. 1835) ; mandarinat (Trév. 1732). — En ité .' authenticité (Trév. 1752) ;
causticité (A 1762); comptabililé (Enc. 1753, A. 1798); élasticité (Trév. 1732,
A. 1740); électricité {Hist. de l'A. des se. 1733, A. 1740); éligibilité (Trév.
1732, A. 1740); fixité (Trév. 1732, A. {1Q2)\ frivolité (signalé par Des Fon-
taines, A. 1762); impartialité {Merc. de Fr. 1725, A. 1740); inniiwvibilité (Id.
A. 1798); intensité (1743. NoUet, A. 1762); intimité {Merc. de Fr. 1735, A.
1740); responsabilité (Pic. L. Necker F.); versatilité (Ling. F. A. 1835). —
En ence, escenoe : acescence (Enc. 1751, A. 1798); alcalescence {Irév. 1771,
A. 1835); incandescence (1781, A. 1798); intermittence (A. 1740); imminence
(Necker, F.). — En if : exécutif (J.-J. L. A. 1835). — En isme .' catholicisme
(Volt. A. 1762); charlatanisme (J.-B. Rousseau, A. 1762); éclectisme {Enc.
1755, A. 1798); égoisme {Enc. 1755, A. 1762j; fatalisme (1724, A. 1762);
idéalisme (1752. Trév. A. 1878); journalisme (ilSl. Mercier, Tab. de Par. A.
1878); magnétisme (1724, A. 1762); naturalisme (Trév. 1752, A. 1762) ;|)ro-
séhjtisme (Montesq. L.). — En îste .' capitaliste (Raynal, F.); encyclopédiste
(Trév. 1771, A. 1798); fataliste (Volt. A. 1762); idéaliste (Dider. A. 1762);
matérialiste (Volt. A. 1762); buraliste (1719, A. 1762); dentiste {Merc. de F.
1735. A. 1762); économiste (La Harpe, A. 1835); fumiste {Enc. 1765. A. 1798).
— En iser : élcctriscr {Hist. de l'A. d. se. 1733, A. 1762); épigrammatiser
(Ling. F.); généraliser (abbé de St-P. A. 1762); prosaiscr (J.-B. Rouss.
Ep. III, 6); rivaliser (La Harpe, Delille, L.).
Composition latine : antédiluvien (Bailly, F. A. 1835); circumpolaire
(Enc. méth. 1784-, A. 1835); coaccusé (Trév. 1771, A. 1835); coefficient (Trév.
1753, A. 1762); coordonner {Enc. 175i-, A. 1835); disgracieux (Trév. 1752,
A. 1762) ; immoral (Raynal, A. 1835); impartial (Trév. 1732, A. 1740), impasse
(Volt. Dict. phil., art. Langues. A. 1835); impersonnalité {Enc. met. 1784,
A. 1878); imprévoyant (Marmontel) ; inactif {Mém. Trév. 1771, A. 1798);
inamovibilité (Ling. 1787, A. 1798) ; inaperçu (Necker, 1769, A. 1798); incohé-
rence (Volt. A. 1798) ; inconduite (1737, A. 1762) ; inconsistance (1755, A. 1878) ;
nconsolé (La Harpe, A. 1878); insouciant (M'"« de Genl. L.); invendable
Volt. A. 1798); irréfléchi (A. 1798); irréformable (Trév. 1725, A. 1762);
intermaxillaire (Trév. 1732, A. 1878); préconçu (Dider. A. 1878); préexister
(Bonnet).
Composition grecque: anthropomorphisme (P. André, A. 1798); autochtone
A. 1762); autonome (Ib.) ; biographe (Trév. 1721, A. 1762); chronogramme
{Enc. 1753, A. 1762); chronomètre (Ib.); cryptogame (1783, A. 1835) ; c»T/p«o-
graphie (Trév. 1752); deutérocanonique (Trév. 1732); électromètre {ili9, A.
1798); électrophorc (1787, A. 1835); entomologie (1743, A. 1835); géocentrique
(Trév. 1732, A. 1762); hémalocéle (Trév. 1732, A. 1762); hélianthéme (Trév.
1752, A. 1762); hémisphéroïde (Trév. 1732); heptaèdre (1772, A. 1798); her-
pétologie (1789, A. 1835); hydrologie (1753, d'Holbach. A. 1833); hystérocèle
LE VOCABULAIRE 855
(Trév. 1752, A. 1762); hystérotomie (Ib. 1732, A. 1762); ichtyologie (1748, A.
1702); métachronvime (A. 1702); monôme (Furet. 1701, A. 1762); néologie
(A. 1762); orthopédie {\Qdry, 1741, A. l702);pa/éoflrrapA»e (Montfaucon, 1708,
A. 1798); philharmonique (de Bros. n.lO, A. 1835); polypétale (Trév. 1732,
A. 1762).
Oa reconnaît là les principaux éléments de la terminologie scientifique.
Plusieurs sont déjà tout français à cette époque : le latin in, le grec archi,
anti. Les mots hybrides, ni français, ni latins, ni grecs, commencent &
abonder.
Emprunts aux langues étrangères.
La seule inlluence étrangère sérieuse qui ait agi au wiii' siècle sur notre
langue est rinfluence anglaise, déjà assez forte pour révolter les puristes
— dont Voltaire — contre les « anglomanes » et leurs barbarismes : redin-
gote, vaux-hall, etc. Un certain nombre de ces mots n'ont pas vécu : abor-
tion, échapper de (= éviter de), homme de façon, hors nature, etc. Mais la
majorité a été naturalisée : budget (1783); cabine (1783); club (1789); coke
(1795); corporation (175t); croup (178i-); drawback (1755); excise (1771);
gentleman (1788); interlope (1723); /nr»/ (1798); jockey (1777). Ceux-ci sont
tirés du Dictionnaire général. Parmi ceux que cite Féraud on peut retenir:
libre penseur, obstruction, pamphlet, parceller, parloir, prohibitoire, toaster,
votes. Certains de ces mots, tels obstruction, coalition, parloir, vote, peuvent
avoir une origine latine ou même française, ils n'en paraissent pas moins
nous être venus d'outre-Manche, ou avoir été formés sur les modèles anglais.
L'italien fournit moins encore qu'au xvii*^ siècle; cependant un assez
grand nombre de lefmes de musique, employés par Rousseau, ou par
l'Encyclopédie, s'introduisent. Quelques-uns sont tout à fait naturalisés :
ariette, arpège, barcarolle, cantate, cavatine, etc. 11 y a aussi d'autres termes,
signifiant des choses de tout ordre : aquarelle, cantatrice, camée, campanile,
caricature, gouache, grandiose, maquette, mascuron, morbidcsse, banque,
bouffe, bravo! carnier, cicérone, discrédit, dito. fonte (d'une selle), gala, lave,
inarasquin, pittoresque.
De l'Espagne sont venus : alpaga, aubergine, aviso, camériste, carapace,
cigare, démarcation, duègne, eldorado, embarcadère, embarcation, embargo,
fandango, hidalgo, mantille, mérinos, nègre, sieste. Du Portugal : auto da fé,
albinos, caste, macaque, marabout. D'Allemagne : aurochs, chenapan, cra-
vache, feldspath, gneiss, harmonica, kirsch, loustic.
Les apports des autres langues étrangères sont négligeables.
Bref, pour donner une idée de l'augmentation du lexique français, je
dirai que, en comptant d'après le Dictionnaire général, ce seraient de a à
négrillon plus de 3000 de nos mots actuels qui auraient paru ou se seraient
répandus dans l'usage, et à cet énorme apport il faut ajouter tout ce qui
n'a pas vécu et les néologismes d'expression '.
1. Il y a des expressions qu'on croirait très anciennes, comme : défigurer
l'usage (Dùtc. de récejit. à l'A. de Girard): avoir trait (blâmé par Voltaire. Dict.
phil., art. Français); être sous le dtarme (Grosier, Ib.); faire de l'esprit (F.);
revenir au même (11)); soutenir lu conversation (Ib.).
Mais je renvoie pour les exemples a la polémique de Desfontaines, et au
dictionnaire d'Allelz. en recommandant de se servir avec précaution des deux
recueils.
«56 LA LANGUE FRANÇAISE AU XVIir SIÈCLE
111. — La Prononciation.
Coup d'oeil en arrière. — Les efforts faits depuis le
xvii® siècle pour fixer la langue, même parlée, tout en demeu-
rant souvent impuissants à contenir les transformations phoné-
tiques, ne pouvaient cependant manquer de les arrêter sur cer-
tains points, de les contrarier au moins sur d'autres, d'y amener
en somme beaucoup d'incohérence. Quand la prononciation de
Paris eut été universellement reconnue, au moins en théorie, il
se trouva que l'usage souffrait d'autres contradictions bien plus
graves, et de disparates plus choquantes. D'abord les règles de
la versification restant immuables, il fallut lire d'une façon
artificielle nombre de vers, qui sans cela eussent été faux, et
dire par exemple, en faisant sonner e :
Et mon trépas importe à votre sùreli'. (Corn., (Un., V, i.)
De là une prononciation artificielle, qui de la poésie s'éten-
dait au discours déclamé. D'autre part, soit par la simple con-
servation de l'orthographe étymologique, soit par des remar-
ques spéciales, on empêcha l'assimilation phonétique des mots
savants aux mots vulgaires, là oii ils eussent pu se corriger par
analogie. Comment adversatif (Nicot, 1606) fût-il passé à aver-
satif, quand adversaire, qui se prononçait encore souvent aver-
saire à l'époque, en reprenant le d dans l'écriture, a fini par le
prendre dans la prononciation? Dès lors, comme le dit Thurot
{II, 148), « il y eut en français trois prononciations, où l'on sui-
vait des analogies différentes, la prononciation des mots de la
langue savante, celle des mots de la langue vulgaire dans la
poésie et le discours public, celle des mots de la langue vul-
gaire dans la conversation ».
Changements au XVII" siècle. — A. Voyelles. Les
changements survenus au xvn® siècle dans la prononciation
furent très considérables. Par une transformation à laquelle
l'amuissement de Ye muet final n'avait sans doute pas été étran-
ger, e pénultième, devenu voyelle d'une syllabe terminée en
consonne, s'ouvrit, d'abord faiblement, au point de n'être consi-
LA PRONONCIATION 857
(1ère ni comme ouvert ni comme fermé, puis de plus en plus,
sauf dans les mots en ère, où il y avait encore doute à la (in du
-^wV". Achève, abi'ége y sonnaient désormais comme trompette, élève.
E féminin devint à peu près complètement sourd dans les mots
où il se trouvait entre r et /, et dans ceux où r, /, le précédaient
ou le suivaient : gaVrie, bourrlet^plolon, épron, plouse\
Dans les diphtongues, de gros changements se produisirent
en môme temps. La prononciation de oi par è fut reconnue offi-
ciellement par Vaugelas comme incomparablement plus douce
et plus délicate. Elle prévalut dans tous les imparfaits et les
conditionnels : je faisois, Je ferais, et dans beaucoup d'autres
mots : froid, soit, noyer, au moins quand on ne parlait pas en
public. La diphtongue eau laissait encore entendre e, particu-
lièrement dans les mots en ceau et en zeau, et cet e se maintint
jusqu'à la fin du siècle dans eau. Mais, dans la plupart des mots,
on n'entendit plus que o. le suivit la destinée de e, et l'e fermé
y devint ouvert dans les mêmes conditions : mienne, hier, pas-
sèrent à mienne, hier. 1er devint dissyllabique, après un groupe
dont la deuxième consonne est une 7* ou une /. L'Académie blâme
encore Corneifte^'avoir compté meurtrier pour trois syllabes.
Cette scansion fut de règle cinquante ans après le Cid. Inver-
sement, /, ou, M, cessèrent de faire une syllabe à part, dans la
conversation, à moins qu'ils ne suivissent un groupe fait de r,
I, après consonne, comme dans éblouir, trouer. Ailleurs ils
furent désormais consonnes, et le vers
J'ai tendresse pour toi, j'ai passion pour elle
se trouva faux, sinon pour la prononciation artificielle de la
déclamation.
Les voyelles nasales furent aussi affectées de changements
importants. Dans ain, ein, oin, in, i cessa tout à fait de se faire
sentir, et ces diphtongues prirent le son de en, oèn, sauf dans in
initial, où i continua encore à so faire entendre. L'o devant nn
et mm, après avoir un moment tendu à passer à ou (Roume),
cessa d'être nasal, et dire houme parut aux uns « picard », aux
autres « normand », en tout cas ridicule.
I. Notez que surplis, réglisse, ourler, ont aussi perdu e dans l'écriture.
838 LA LANGUE FRANÇAISE AU XVIIF SIÈCLE
B. Consonnes. Les consonnes furent moins atteintes. Cepen-
dant, dès l'époque de Louis XIII, la prononciation des finales
devint très différente de ce qu'elle était antérieurement. Pendant
qu'on conservait en vers l'habitude de faire des liaisons néces-
saires pour éviter les hiatus, dans la conversation ces liaisons
furent supprimées, sauf entre les mots unis par un rapport
grammatical très étroit. Devant une pause, les finales qui son-
naient eurent une tendance à devenir muettes, sans qu'il soit
possible, en présence de la diversité des cas particuliers, de
marquer des règles bien précises.
L mouillée commença à disparaître dans le parler de la bour-
geoisie au profit de ij, et on s'accoutuma à dire batayon, bouyon.
Mais c'est l'r surtout, dont la prononciation offre les change-
ments les plus remarquables. L'r double, si elle s'introduisit à
la fin du siècle dans les mots de langue savante, en môme temps
que / et d double, disparut en revanche des mots de la langue
vulgaire. R simple devint muette, dans le parler usuel, dans les
substantifs en oir (de orium), après e fermé, dans les noms en eur,
qui ont un féminin en euse, dans les infinitifs en ir. On dit donc
mouchoi, tiroi, aimé (= aimer), berge {■= berger), quoique la
vieille prononciation ait eu ici longtemps des partisans; on dit
aussi couri, fini, les « badauds seuls » disant jinir, courir.
De même porteu d'eau, coupeu de bourse, j)rocureu. La ten-
dance, sur ce point, remontait au xvf siècle.
La prononciation au XVIIF siècle. — Comparative-
ment à ce que nous venons de voir du xvu" siècle, au xvni", le
mouvement phonétique semble ralenti, et il est peu de grosses
modifications à signaler. La plus importante certainement est
celle qui change définitivement oé en oa dans les mots en oi.
D'abord populaire, et bornée à quelques monosyllabes, comme
trois, mois, noix, cette prononciation par oa s'introduisit au
début du siècle dans l'usage normal, et peu à peu s'étendit aux
infinitifs en oir, puis enfin à tous les mots où se trouve oi (vers
1780). Après la Révolution, la vieille prononciation par oè, si
longtemps réputée élégante, était définitivement abandonnée
aux paysans.
L'e changea aussi de nature dans un assez grand nombre de
cas. Et on peut dire qu'en général c'est l'è ouvert qui prend la
LA PRONONCIATION 859
place (le l't' fermé. D'abord dans les possessifs, les articles, où
depuis lonji^lemps il avait commencé de se faire entendre, il
triomphe complètement, et on prescrit de dire : Voi/ez ces livres,
donnez lès nous. En outre les finales en ère, en iére, qui s'étaient
maintenues, passent à èj-e, ière : père, manière. En 1740, l'Aca-
démie marquait les mots en iei'e d'un accent aij^u dans le pre-
mier volume de son dictionnaire, d'un accent grave dans le
second. En 1762, l'accent grave a été mis partout. Aire avait
dés le début du siècle complètement perdu l'ancienne prononcia-
tion en èi^e. Après Régnier-Desmarais on ne trouve plus per-
sonne pour recommander de dire : dictionnére , plèi-e.
È prend enfin la place de a dans la diphtongue ay, suivie
d'une voyelle. Au xvii" siècle, il était encore réputé provincial
de dire ayant comme nous le disons aujourd'hui. On prononçait
a, comme nous dans païen. Pour les grammairiens de 1750 au
contraire, a~yons paraissait du a vieux gaulois ».
Mais c'est surtout dans la quantité des voyelles que se marquent
de nouveaux usages. Les subjonctifs fit, aimât, voulût, malgré
l'accent circonflexe substitué à Vs qui allongeait la voyelle,
deviennent brefs>fie même as dans les futurs. Pour les noms,
on sait que c'était une règle générale que leur finale fût longue
au pluriel, quelle que fût la quantité au singulier. Et cet usage
demeure intact jusqu'au milieu du siècle. A la fin au contraire,
de grandes restrictions sont apportées par Domergue, qui pres-
crit de prononcer au pluriel comme au singulier les mots où la
voyelle est i, u, eur, ou, è, de dire défis, vertus, malheurs, tours,
bontés, comme défi, vertu, malheur, tour, bonté. Ainsi la flexion
du pluriel commençait à disparaître pour l'oreille, et le nombre
se marquait en dehors du substantif. C'était une nouvelle perte
morphologique et un nouveau pas vers l'analyse.
Deux voyelles nasales sont afliectées. In qui avait gardé le son
de i nasal dans la particule privative des mots savants infidèle,
ingrat, etc., passe à <?, malgré la faveur dont Yi nasal jouissait
non seulement en province, mais chez les musiciens. A suivi
de deux nasales cessa de se nasaliser et revint au son pur. A la
fin du siècle on cossa tout à fait de dire an-née, gran-maire,
comme nos méridionaux le disent encore.
Pour les consonnes, ce sont surtout des évolutions qui s'achè-
860 LA LANGUE FRANÇAISE AU XVIIP SIECLE
vent. L'amuissement de r dans ier, qui avait déjà atteint les noms,
s'étend aux abjectifs : altier, familier. Fier garde è ouvert et r
sonore, mais pour les autres, le changement était accepté par
les théoriciens dès la première moitié du siècle; y se substitue
de plus en plus à / mouillée. Entîn une nouvelle Iinale, la den-
tale, s'assourdit. Le t final se faisait encore entendre, môme hors
du cas où il fait liaison avec une voyelle, quand il suivait une
diphtongue : parfait, réduit] soit après une voyelle, au moins
dans un certain nombre de monosyllabes : mot, rat, lit. En 1718,
la règle de Desmarais, qui maintenait cet usage, est qualifiée
de rêverie. Déesse aussi de sonner à la fin d'une période comme
un t. On ne dit plus : // fait fixait.
Mais ce qu'il importe beaucoup plus de marquer que ces
faits spontanés, ce sont les troubles apportés par l'autorité
grammaticale dans le développement de certains usages. L'inter-
vention des grammairiens empêche le développement de Ys de
liaison : je leuz ai dit. Elle maintient en revanche le t des
verbes aux pluriels : ils disent-à leur fils. Il y a plus, elle fait
réapparaître dans la prononciation courante des lettres qui s'écri-
vaient et ne se prononçaient plus : 1' / de ils, il, quel, le c de
avec, Y r des mots qui l'avaient perdu au xvn" siècle : miroir,
chérir, menteur, leur. X qui tendait à passer à s dans le groupe
si difficilement prononçable : xc est ramené à es : excuser. P se
fait de nouveau entendre dans psautier, psaum?. On veut même
le faire sonner dans sculpteur, dompteur.
Ainsi, soit entre les mots, soit dans le corps même des mots,
la prononciation commence à restaurer artificiellement des sons
éteints, à contrarier la phonétique par l'orthographe. Cette
influence troublante de la langue écrite sur la langue parlée,
peu puissante, lorsqu'elle s'étendait seulement à une élite de
gens désireux de soigner leur langage, deviendra extrêmement
forte le jour où, à l'école, elle s'imposera comme un dogme à
des enfants dont la langue maternelle est un idiome étranger,
ou un patois, et qui ne sauront de français que ce qu'ils en
auront appris de leurs maîtres.
L'ORTHOGRAPHE 861
IV. — L'Orthographe.
L'orthographe phonétique ne trouve guère jusqu'à la Révo-
lution do partisans. Dans son enquête si serrée, Didot n'a relevé
que quelques noms, et ils sont obscurs, comme celui du
P. Gilles Vaudelin '. Nous ne savons môme pas qui est l'auteur
de YOrthographe des Dames, publiée à Nancy en 1706, et qui
défend le même système radical*.
En revanche, pres(|ue tous les grammairiens du temps ont
été plus ou moins novateurs. Il semble que le Dictionnaire de
V Académie et le Traité de Régnier Desmarais n'avaient satisfait
personne, et ne trouvaient point de défenseurs. De sorte que, les
conservateurs et les révolutionnaires faisant à peu près défaut,
il n'y eut guère qu'un parti, celui des réformateurs. Cela ne veut
pas dire du reste qu'il y eût accord entre eux.
Dès 1706, Frémont d'Ablancourt instituait, à la mode de
Lucien, un dialogue des lettres de l'alphabet, oii un des inter-
locuteurs, l'Usage, affirme déjà assez net la nécessité d'habiller
les lettres française* à la mode du pays. Mais l'auteur est assez
résigné, et le P. Buffier, dans sa Grammaire (1709), Grima-
rest, dans ses Eclaircissements sur les principes de la langue
française (1712), sont comme lui indécis, peu amoureux de la
règle, timides devant les changements. L'abbé Girard se
montra plus hardi dans son Orthographe française sans équivo-
ques et dans ses principes naturels^. Ses propositions étaient
compliquées, et en même temps peu systématiques, l'auteur
n'osant pas étendre une réforme à tous les mots d'une série,
gardant par exemple oi aux imparfaits, « par amour de la paix ».
Mais les observations de Girard sont souvent judicieuses, et ses
1. Nouvelle manière d'écrire comme on parle en France, Paris, Jean Col et
J.-IJ. Lamesle, l"13, in-12. Voir Didol, Obs.sur Vorlh., 260.
2. Cf. Didol. 288.
3. Paris, P. (lifTart, 1*16. Il supprime, au moins dans certains cas. les y, les
pA, les th qu'il remplace par i, f, t : sisti'me, orlfiof/rafe, téatre; il ôte des
lettres étymologiques, le p de temps, l's de connaislre. maistre; il rapproche l'écri-
ture de la prononciation, en substituant ai à oi dans les noms el rinTinilif
des verbes : Anf/iais, Français, paraistre, c h t dans creacion, inicier, etc. Il
invente aussi, pour la facilité de la lecture, divers signes diacritiques : un
accent grave sur les voyelles nasales : promplemànl, un trait sur û prononcé
après q : éqûateur, une cédille sous x quand elle sonne gz : exemple, etc.
862 LA LANGUE FRANÇAISE AU XVIIl" SIÈCLE
moyens ingénieux. Le philanthrope abbé de Saint-Pierre ne
pouvait manquer de comprendre l'élaboration d'un alphabet et
d'une orthographe applicables aux différentes langues parmi les
procédés destinés à un rapprochement intellectuel des peuples
de l'Europe. Il donna en février 4724 un Discours pour perfec-
tionner Vortografe publié dans les Mémoires de Trévoux et un
Projet pour perfectionner Vortografe des langues d'Europe, Paris,
Briasson, 1730, dont les propositions étaient inacceptables, mais
sa critique de l'usage et la recherche des causes qui l'ont rendu
si défectueux sont très éclairées. Dumarsais, dans son célèbre
livre des Tropes (1730), a traité avec un spirituel dédain les
tenants de la tradition, sans pro[)oser toutefois aucun système '.
En 1740, un premier résultat fut obtenu. Dans l'édition qu'elle
préparait de son dictionnaire, l'Académie était décidée à faire un
pas en avant. Après avoir passé six mois à essayer vainement
de se mettre d'accord, elle se détermina à nommer au commen-
cement de l'année 1736 l'abbé d'Olivet « plénipotentiaire ». Il
était décidé qu'on « travailleroit à ôter toutes les superfluités
qui pourroient être retranchées sans conséquence », et sans pré-
tendre rattraper le public, qui avait l'avance, d'Olivet fît des
modifications très .importantes. Les lettres parasites furent sacri-
fiées en masse : Y s, le d disparurent ({eapostre, tousjours, hesttise,
chrestien, isle, advocat, Yy fut remplacé par i dans cecy, toy,
moy, joye, le c de hienfaicteur , sçavant fut supprimé. De même
pour l'e de creu, deu, sceu et autres; le t final fut retranché
devant s du pluriel : enfans, parens. Bref, Didot a compté que
sur 18 000 mots environ, 5000 furent atteints par la réforme.
Cela n'était point pour suffire aux contemporains. On sait
l'acharnement que mit Voltaire à critiquer l'usage officiel. Dans
le Dictionnaire philosophique, à l'article Orthographe, il a énoncé
sa pensée fondamentale : « L'écriture est la peinture de la voix,
plus elle est ressemblante, meilleure elle est ». Et dans sa cor-
respondance, il simplifie avec une grande hardiesse. II écrit tése,
cristianisme, pardonoit, et jusqu'à fllosofe. Le grand service qu'il
a rendu a été de faire adopter ai pour oi, non seulement là où
Girard le proposait déjà, mais dans les formes verbales :f avais,
1. Voir surloul l'Errala de la 3' édit., Paris, Prault, 1775, in-12, dont parle
d'Alembert dans l'éloge de Dumarsais, au tome Vil de V Encyclopédie.
L ORTHOGRAPHE 863
/aurais. Parmi les théoriciens, le plus important novateur est
Duclos. Un an avant de devenir secrétaire perpétuel de l'Aca-
démie française (IToi), il posait la réforme comme une néces-
sité. Et en 1756, il joignit à la jrrammaire de Port-Royal des
remar(|ues très importantes, écrites dans une orthographe sim-
plifiée, dont les lettres grecques sont exclues'.
En 1762, la nouvelle édition du Dictionnaire de l'Académie
adopta encore quelques simplifications, que la Préface expose
ainsi : « Nous avons supprimé dans plusieurs mots les lettres
doubles qui ne se prononcent point {agrafe, argile pour agraff'e,
argille). Nous avons ôté les lettres h, d, h, s, qui étaient inutiles.
Nous avons encore mis, comme dans l'édition précédente, un i
simple à la place de Yy, partout oîi il ne tient pas la place d'un
double /, ou ne sert pas à conserver la trace de l'étymologie.
Ainsi nous écrivons foi, loi, roi, etc., avec un i simple; royaume,
moyen, voyez, etc., avec un y, qui tient la place du double i;
physique synode, etc., avec un // qui ne sert qu'à marquer
l'étymologie. » Cette dernière phrase montre déjà combien les
améliorations étaient peu systématiques. L'Académie en avait
conscience, et elle en demande pardon aussitôt, en invoquant
son excuse ordihïiire : à savoir que « l'usage le plus commun
ne permettait pas de supprimer partout la lettre superflue ».
Plus importante que ces modifications de détail, était l'adoption
définitive des caractères i et j, u et v pour distinguer les sons
voyelles des consonnes. Cette distinction était depuis longtemps
commune dans les impressions, elle devenait enfin officielle.
Les projets et les critiques continuèrent à cette époque à
se multiplier. Ce sont surtout celles de De Wailly, qui sont à
retenir. De Wailly s'est occupé à trois reprises de l'orthographe,
d'abord dans ses Principes généraux et particuliers de la langue
françoise avec les moyens de simplifier notre orthographe, Paris,
1754, puis dans un traité spécial : De l" orthographe, Paris, 1771,
et enfin dans un ouvrage anonyme : L" Orthographe des dames, ou
1. • Les écrivains, disait-il, ont le droit, ou plutôt sont dans l'obligation
de corriger ce qu'ils ont corrompu. L'orlhografe des famés, que les savans
trouvent si ridicule, est plus raisonable que la leur. Il vaudroil bien mieux que
les savants l'adoptassent, en y rorigeant ce qu'une demi éducation y a mis de
défectueux, c'est-à-dire de savant. » Voir sa Grammaire générale et raisonnée...
nouvelle édil. Paris, Prauit, 1736, 2 vol. petit in-8.
864 LA LANGUE FRANÇAISE AU XVlir SIECLE
C orthographe fondée sur la bonne prononciatioîi, démontrée la
seule raisonnable, par une société de dames {Paris, Mérig-ot le
jeune, 1782, in-12).
Jamais, depuis Meigret, les défauts de l'orthographe n'avaient
été critiqués avec autant de clairvoyance que dans les vingt-cinq
propositions établies par de Wailly : redoublement inutile des
consonnes, faux emploi des consonnes doubles ou parasites
pour marquer la quantité, contradictions entre l'écriture des
simples et celle des dérivés, incohérences dans l'usag-e des
lettres étymologiques, tantôt maintenues, tantôt supprimées,
accumulation rebutante de règles qui sont contredites, par des
exceptions, que restreignent à leur tour des exceptions aux
exceptions, l'auteur signale tous les vices bien connus du sys-
tème usuel avec une grande abondance d'exemples à l'appui de
ses dires. Dans une seconde partie, il met en scène chacune des
lettres qui vient exposer à son tour combien on l'utilise mal, en
la mettant à des emplois différents. Enfin, dans une troisième
partie, il applique son système, et s'adressant à l'Académie
il conclut : « Nous fuivrons furtout les lois de la bone pro-
nonciacion, come le feul guide rêsonable an cete matière, ou
ce qui revient au même, come le feul qui foit véritablement à la
portée de tout le monde. Infi nous suprimerons les lètres qui ne
fe prononcent gamês. Partout oîi nous antandrons le fon de Va,
nous anploîrons un a. Partout oii l'oreille nous indiquera le
son de \e, nous ferons usage de l'e, au lieu de oe, ae, ai, eai,
ei, 01, eoi qu'on anploie fouvant pour \e.
« Nous substitûrons Yi francês à Yij grec; le / au /?/*, le ci au //
qui sone come ci, y ponctué au j; rja, rjo, f/u aus gea, geo, geu.
Nous anploîrons le qu aA^ant Ve et ^^ seulemant; avant les autres
lètres nous ferons usage du c. La longue /aura toujours le son
sifflant, antre deux voièles : parafol, refantir. On anploiera
Ys courte dans les mots où èle a ou peut avoir le son du z. Le z
ne f'anploîra qu'au comancemant des mots, à la fin (Yaffez,
chez... é des segondes perfones dans les verbes, vous pointez,
lisez. Nous ne ponctûrons pas Yi qui, précédé d'une voièle,
marque un mouillé fort avec la lètre l, le travail, le conseil, ou
un mouillé fèble : camàieu, voiions. Nous substitûrons Ys à Yx
qui a le son de s : aus animaus, le chois étet douteus. »
L ORTHOGRAPHE 865
Les « dames », malgré une éloquente apostrophe, ne con-
vainquirent pas l'Académie, mais néanmoins leur porte-parole
avait obtenu un succès dont il avait le droit d'avoir quelque
orgueil, il avait convaincu Beauzéo. Celui-ci s'était d'abord
montré très hostile. Plus tard, dans VEncijclofédie méthodique
de Panckouke ( 1789), aux articles Orthographe, et surtout Néogra-
phisme, après avoir résumé la thèse des défenseurs de l'ortho-
graphe courante, il propose un système complet de réforme. Je
ne puis l'exposer ici. Outre des corrections souvent indiquées :
suppressions des consonnes doubles, substitution de s à x, etc.,
on y trouve des idées tout à fait nouvelles et très ingénieuses;
il fait un emploi judicieux de la cédille sous rh pour marquer
le son chuintant monarchie; au contraire archange sans // aspirée;
sous / sonnant comme s : nous portions des portions ; il demande
qu'on utilise d'une manière plus générale et plus habile les
divers accents. Ecrire è pour marquer que la consonne suivante
se prononce : Jérusalem, é en cas contraire Agén ; e si le son
nasal doit être égal à an : encore; enfin e nu, sil est muet : pres-
saient. Û voudrait en outre que è devant une consonne muette
fût remplacé par é : abcès. Mais ce n'est pas tout : les monosyl-
labes ces, des, le^ mes, etc., porteraient l'accent, pour qu'on pût
les distinguer des finales de actrices, mondes, mâles, victimes, etc.
L'accent grave se mettrait sur les mots Ècbalane, pectoral, cer-
veau, musète, cèle, etc., encore dans àgnat, igné, stagnant, tandis
qu'on laisserait a et o seuls dans agneau, cognée, ognon. Le
même accent indiquerait la sonorité de u dans lingual, gùise,
aiguiser, eqiiestre, eqiialeur. Si on ajoute que le tréma jouerait
aussi son rôle, on voit à quels inconvénients pratiques venait
se heurter le système de Beauzée : surabondance de signes dia-
critiques très gênants dans l'écriture, qui doit autant que possible
se poursuivre sans que la main quitte la ligne.
En outre Beauzée est trop bon grammairien. Il estime que
pour la facilité on devrait rapprocher les mots de leurs ana-
logues, écrire : rempar, nœu, absout, fais, impos, supos, nés,
court, puisqu'on en tire les dérivés remparei', nouer, absoute,
affaisser, imposition, suposition, courtisan, etc. Mais ces consi-
dérations le conduisent à admettre que, malgré l'identité de sons,
on doit conserver haut, maudire, et beauté, chapeau, parce que
tllSTOIRC DE LA LANGUE. VI. 55
866 LA LANGUE FRANÇAISE AU XVIIl" SIÈCLE
les premiers sont en rapport avec des mots en al : exaltation^
malédiction, les seconds avec des mots en el : bel, chapelet. Par
suite il faudrait avœu à cause à'avoner, comme vœu à cause de
vouer, cœuillir h cause de collecte, etc. C'était simplifier, si l'on
veut, qu'admettre une règ-le fondée sur les analogies réelles des
mots, mais c'était aussi s'écarter du principe fondamental de
toute écriture, qui est non de rendre saisissables des rapports
grammaticaux, mais de figurer la Aoix '.
V. — Histoire externe de la langue.
A l'intérieur un fait très important se produit : le français
s'infiltre peu à peu dans l'enseignement : non seulement on s'en
sert pour enseigner, mais on l'enseigne. Toutefois c'est la
Révolution qui assure et généralise ce progrès. J'étudierai donc
plus tard la question dans son ensemble, quand j'en viendrai à
cette époque.
Hors de France, le français a, au xvni" siècle, toute une his-
toire, qui est à faire. Il est sorti de ses frontières et a débordé
sur le monde; il est devenu, suivant une expression célèbre de
l'époque, langue universelle.
Tout le monde sait qu'en 1784 Rivarol partagea avec Schwab*
un prix de l'Académi^ de Berlin pour un discours sur cette uni-
versalité de la langue française. Les trois questions posées par
l'Académie étaient les suivantes : Qu'est-ce qui a rendu la
langue française universelle? Pourquoi mérite-t-elle cette préro-
gative? Est-il à présumer qu'elle la conserve? Si pareille matière
eût été proposée à Paris, on eût pu expliquer par les illusions
de la vanité nationale le choix de l'Académie. A Berlin, la
1. Rivarol critique aussi l'ortliofîrai)he dans les notes du eélèl)re Discours sitr
l'îcniversalilé de la lanf/ue française, édit. de Lescure, 1, p. 69. Il faudrait auss
citer Linguel et d'autres.
2. Schwab était professeur de philosophie à l'Académie Caroline de Stuttgart,
et devint conseiller de cour et secrétaire intime du duc de Wurtemberg. Son
mémoire, très étudié, très solide, a été traduit en français par Robelot, in-8", 1803.
Le Jugement est du 6 mai 178'*; il fut rendu public le 3 juin. Les membres
allemands préféraient, non sans raison, la dissertation allemande au discours
brillant, mais léger et mal composé de Rivarol, et celui-ci ne dut d'olitenir partie
du prix qu'à l'intervention du prince Henri. Un arrêté du 18 Juillet IISU le
nomma ensuite associé externe de la Compagnie.
HISTOIRE EXTERNE DE LA LANGUE 867
môme interprétation n'était pas possible, et le fait t[w, le sujet
avait été accepté, mal^^ré l'iiostilité latente «l'une partie «le la
jiopulation', montre quel rang notre langue tenait alors en
Europe.
Je voudrais, sans avoir la prétention de traiter si vaste matière,
et surtout dans l'intention de susciter les monographies qui
manquent, présenter les quelques indications que j'ai pu
recueillir sur la dilTusion de notre langue à travers l'Europe '.
Un mot d'abord sur une question à laquelle j'ai déjà touché.
Pas plus au xvnf siècle qu'au xvn*, le français ne devient la
langue officielle de la diplomatie, il n'est nullement reconnu ni
proclamé obligatoire entre Etats. La vérité est que la France
est parvenue en fait à faire atlmettre sa langue dans les négocia-
tions, et même dans les traités qu'elle conclut avec la plupart
des Etats : Suède, Prusse, Russie, Suisse, Sar«laigne, Espagne,
Pays-Bas. Souvent les deux parties contractent en français.
Quelquefois la France seule use du français, l'autre partie garde
le latin. Il en est ainsi avec l'Angleterre \
Ce qui est plus important encore, c'est (\ue plusieurs puis-
sances prennent l'habitude de négocier entre elles en français,
même quand la France n'entre pas dans les négociations. Les
Pays-Bas semblent avoir les premiers marché dans cette voie.
Dans leurs rapports avec l'Angleterre, la Sardaigne, la Pologne,
l'Espagne, la Hongrie, Gènes, ils se servent du français. Dès
la première moitié du xviir siècle la Russie, la Pologne, la
Sardaigne, l'Espagne, la Hongrie, le Portugal en usent à peu
près de même, l'Angleterre emploie tantôt le latin, tantôt le
français. C'était incontestablement pour notre langue une situa-
tion exce[»tionnelle et privilégiée.
Mais il faut se garder de croire que cet usage fût absolument
universel. Si les ambassadeurs français tenaient à le généra-
liser et à l'affermir, et on voit à différentes reprises <|u"ils ne
1. Thiébault {Mes souvenirs de vingt ans de séjour à Berlin. 3' éd. 1813. IV, 93-95)
raconte qu'il était opposé à ce sujet; il craignait des déclamations contre la
littérature française et la nation elle-même. L'avis de .Vlérinn l'emporta.
2. Voir à ce sujet des recherches bien incomplètes, mais consciencieuses,
d'Allou : De l'univermlité de la langue française, Paris. 1825.
3. La i|uadruple alliance de 1718 est en latin, mais avec un article spécial qui
stipule qu'on ne pourra invoquer ce i)récédent contre Tusage qu'a le Roi très
Chrétien de traiter en français, l'Angleterre usant de son côté du latin.
868 LA LANGUE FRANÇAISE AU XVIIP SIÈCLE
manquaient pas au moins à conserver les positions acquises, les
adversaires tenaient bon encore, et espéraient toujours empê-
cher l'audacieuse nouvelle venue de « dresser sa crête » contre
la langue que la coutume avait introduite *.
Ce n'était pas seulement le Pape ou Venise, ni même le Dane-
mark, qui restaient fidèles au latin. C'était surtout l'Empire. La
question avait été posée au congrès de Munster, en 1644, elle
le fut encore à Nimègue, à Ryswick, et les instruments furent,
suivant l'usage, dressés en latin. Et il en fut longtemps ainsi;
dans le traité de Radstadt (17 14), dans les préliminaires de Vienne
(1735), dans le traité d'Aix-la-Chapelle (1748), qui étaient en
français, des articles séparés stipulèrent que cette dérogation à
l'usage ne pourrait être invoquée en précédent.
Dans ses relations avec le reste du monde, l'Empire mainte-
nait aussi systématiquement le latin, sauf quelques rares excep-.
tions. Ce ne fut que peu à peu que le français s'imposa. C'est
sans doute à la fois les circonstances politiques et la popularité
de notre langue qui amenèrent un changement dans le fait et
par suite dans le droit. Quand ce changement se fit-iP, et dans
quelle mesure ces deux ordres de causes y contribuèrent-ils?
C'est un point à éclaircir^
Le français en Allemagne. — Depuis le xvi® siècle on avait, en Alle-
magne, d'une manière ininterrompue, travaillé à apprendre notre langue,
qui y était même devenue objet d'enseignement public*. Mais c'est à partir
de la guerre de Trente Ans qu'un premier mouvement d'expansion véritable
s'est dessiné, de l'ouest à l'est; il a eu pour causes principales l'invasion
française, la suprématie politique de la France, un mouvement commercial
et migratoire important, enfin la splendeur extérieure de la vie sociale fran-
1. Treuer, Disserlatio de prudentia circa officium Pacificatoris inter gentes,
p. 102, ap. Moser.
2. En 1797, au congrès de Rastadt, les plénipotentiaires français, tout en
remettant leurs notes en français, acceptaient encore les notes de la députation
impériale en allemand, sans exiger de traduction officielle.
3. On trouvera de nombreux renseignements sur les usages reçus jusqu'en 1750
dans le livre de Moser (Fried. Karl): AbhandLung von den Europaischen Hof-
und Staatssprachen, nach deren Gebrauch im Reden und Schreiben. Francf.-s.-l.-M.,
Johann Benjamin Andréa, 1750. Ce volume ne se trouve pas à la Bib. nat., mais
il a été acquis par le ministère des Affaires étrangères dans le fonds C.-F. Pfeffel.
4. D'après Schwab, la première école fut celle de Gérard du Vivier, Gantois,
instituée à Cologne, en 1363. (Voir Stengel, Verz. fr. Gr., n" 21.) Le premier
professeur public dans l'Université de Witlemberg fut le Dauphinois Guillaume
Rabot de Salène, dont le discours d'ouverture a été réimprimé parM. Wahlund:
La philologie française au temps jadis, Stockholm, 1889.
HISTOIRE EXTERNE DE LA LANGUE 869-
çaise. Les agents principaux furent les princes et l'aristocratie'. La Sax&
en lut particulièrement pénétrée, Leipzig fut appelé un < petit Paris >, et
à Dresde, des troupes françaises purent, vers 1680, jouer du Molière et du
Racine. A Berlin même, qui fut toujours assez rebelle, le français s'accli-
mata, quoique les réfugiés fussent submergés assez vite dans la ville gallo-
phobe du Grand Électeur 2. A ce moment, on peut dire que la littérature
française trouve bon accueil de Hambourg à Vienne, mais il ne faudrait pas
croire pour cela que la langue française jouit du même succès. Une réac-
tion ne tarda pas du reste à se produire. Elle fut tentée, à Mayence et à
Brunswick, par Leibnitz. Si, en effet, il s'était servi de notre langue, — on
sait avec quelle sûreté, — c'était à contre-cœur, et uniquement parce que
le français était la langue la plus répandue. II se plaignait de l'usage du
français dans l'aristocratie, qui précédait et préparait les annexions. Ses
lettres au duc Jean-Frédéric de Brunswick-Lunebourg (1670-1671), sa pré-
face à VAntibarbarus de Nizolius sont des éloges éloquents de l'aJlemand
aux dépens du français et du latin. En 1697, il donne pour l'amélioration de
la langue indigène ses Unvorfjreifliche Gedanken. Un peu plus tard, Gottsched
reprend à Kœnigsberg et à Leipzig la protestation de Leibnitz. Croyant à la
supériorité littéraire des Français, et possédant très bien notre langue 3, il
traduit plusieurs de nos grandes œuvres, par exemple le Dictionnaire de
Bayle, en vulgarise une foule d'autres, mais pour civiliser son pays d'un
seul coup et l'émanciper. Il croit à la supériorité de l'allemand « langue
mère » et, vieilli, reproche aux Allemands de la négliger. La Société litté-
raire, fondée par lui à Kœnigsberg, la Deutsche Gesellschaft, qu'il réorganise
à Leipzig, doivent être dans sa pensée des sortes d'académies qui travaille-
ront à l'épuration de la langue *. A ces protestataires se joignent des Suisses,
Bodmer et Breitinger, en désaccord avec Gottsched sur plusieurs points
essentiels, mais unanimes à demander l'épuration de la langue allemande.
L'influence française eût donc faibli, si de nouveaux événements exté-
rieurs ne l'eussent fortifiée (1740-1813) : l'avènement en Autriche de la maison
de Lorraine, le passage sur le trône de Prusse du grand Frédéric. En 1740,
sur l'ordre du roi, Formey, prédicateur réfugié, fonde à Berlin le Journal de
Berlin, nouvelles politiques et littéraires^. L'essai ne réussit pas, et le journal
disparut en 1741. D'autres feuilles éphémères échouèrent également : le
Mercure de Berlin (1741), le Spectateur en Allemagne (1742), la Gazette de
Berlin (1743), l'Obseitateur hollandais (1744), et en 1748 parut la Berlinische
Biblioteh, très hoslilc aux tendances françaises. Mais le roi avait .son parti
t. Le Trançais était parmi les arts libéraux qu'on enseignait à la jeune noblesse.
Feuerlein de Nurnberg le considère comme indispensable. Les annonces des
gymnases le font figurer dans leur programme. Voir Wuh's, Histonsche Entwicke-
lung des Einflusses Frankreichs... anf Deutschland... Berlin, 1815.
2. Voir Pariset, l'État et les Églises en Prusse, 189", p. 215. La conclusion de
l'auteur, fondée sur une étude détaillée des archives, est qu'à la troisième
génération les réfugiés ruraux étaient complètement assimilés et les réfugiés
urbains ne savaient le français que s'ils avaient reçu une culture soignée.
•T. Nous avons de Gottsched six lettres françaises. (Voir Zeitschrift fur verglei-
chende Lilteraturgeschichle, I, 1886.)
i. Gottsched und FlolltceÛ, die Begriinder deutschen Gesellschaft in Kônigs-
herg, 1893.
5. Voir L. Geiger, Berlin, 1688-18i0 (1893-95, ch. xv). Formey a laissé 1317 ser-
mons en français, et les Souvenirs d'un citoyen, 2 vol., 1789.
870 LA LANGUE FRANÇAISE AU XVIII' SIÈCLE
pris. En 1737, il déclarait l'allemand inutilisable, à cause de l'indétermina-
lion des mois; vingt ans plus tard il avouait à Gottsched qu'il le parlait
comme un cocher. En 1780 dans son traité, en français, de littérature alle-
mande, mêmes reproches encore. L'allemand est diffus, dilficile à manier,
peu sonore, dépourvu de termes métaphoriques. Au contraire il reste fidèle
à son admiration pour le français, qu'il a appris étant enfant *. Toute sa vie
il garde un lecteur français, d'abord l'abbé de Prades, puis le Genevois
Henri de Catt. H écrit des poésies françaises -. Sa correspondance politique
est tout entière en français; sa correspondance militaire aussi, sauf de
courts billets échangés avec de vieux généraux qu'il ménageait^. On sait
le nombre de Français qu'il appela à sa cour, et comment Voltaire fut
son grammairien. Les divertissements de la cour étaient français. Et ces
goûts ne tardèrent pas à gagner la ville, d'abord réfractaire. En 1764 se
construit le théâtre d'André Berge, où se jouent des opérettes françaises.
Un an avant avait reparu une Gazette française. En 1761, Mendelssohn
choisit sa femme en considération de ce qu'elle sait le français, « qui est
presque devenu la langue maternelle des Berlinois ».
En même temps que le théâtre, la science et la philosophie apprennent
à parler français. L'Académie, restaurée sous le titre d'Académie royale des
sciences et belles-lettres de Prusse (1743), rédigea en français tous ses
mémoires, dont la majorité jusque-là étaient en latin. Euler, dans ses Let-
tres à une princesse d'Allemagne (1768), l'Alsacien Lambert, dans son Nouvel
Organon, se servent du français, et cet usage se conserva longtemps *. En
1803 encore, un descendant de réfugiés, Ancillon (1766-1837), publie en
français son Tableau des révolutions dans les systèmes politiques. Dans les
universités, les « Burschen », de leur côté, sacriOaient à la mode *.
Ainsi l'éducation française se faisait à la fois par les yeux et par l'oreille.
Cependant, à dire vrai, le théâtre français se jouait surtout en allemand, et
l'influence du théâtre classique fut faible. Mais la comédie, l'opérette, la
chanson grivoise, le conte léger, eurent une vogue et une action énormes,
et longtemps après que Lessing eut gagné sa cause contre la tragédie fran-
çaise, l'influence des genres légers subsista, vulgarisant une foule de
termes. Il n'y a point à s'y méprendre, les philosophes ont moins fait pour
la divulgation de notre langue que J.-B. Rousseau, Gresset, Crébillon fils.
Collé, et surtout Moncrif. Molière a moins agi que Sedaine, Marmontel et
Anseaume.
C'est autour de 1780 que l'influence française semble atteindre son apogée.
Aussitôt après, tout le monde reprend l'usage de l'allemand. En 1800 quel-
ques salons d'élite, ceux de la duchesse de Courlande, de RachelLevin et de
Henriette Herz gardaient seuls la tradition de la conversation française. La
Révolution eût peut-être amené au français une nouvelle popularité. Mais
le public berlinois, d'abord enthousiaste, ne tarda pas à se montrer très
hostile. Un Journal littéraire de Berlin, qui essaya de paraître en 1794,
échoua, et en 1806-1808, si on profita du passage des officiers français pour
1 . Lavisse, La jeunesse de Frédéric IL
2. Berlin, 1760, chez Voss.
3. 8 vol. in-i", publiés par les Archives de l'État prussien.
4. Wieland s'en sert souvent dans ses Lettres à Zimmermann {Ausgeir. Briefe,
J, 237 et 267).
5. Voir Fréd. Kluge, Die deutsche S/M<ien<enspmcAe, Strasbourg, Trûbner, 1895.
HISTOIRE EXTERNE DE LA LANGUE 871
apprendre leur langue, cet enthousiasme fut, comme l'occupation elle-même,
éphémère. Dans les autres pays, la défrancisation suit une marche paral-
lèle : Widand. lierder, fioetlie, écoliers à. l'époque frédéricienne, parlent le
français, quelquefois l'écrivent pour s'exercer. Schiller, né vingt ans plus
tard, ne le sait déjà presque plus que par la lecture, et redoute de se trouver
devant M""" de Staël, en 1S03. Il ne reste plus pour bien savoir le français
et le parler avec prédilection que les princes et les diplomates (Frrdéric de
Gentz, Jean de MùUer, Reinhart). auxquels se joignent quelques beaux
esprits romantiques ^A. W. Schlegel, Wenier, v. Kleist, Plalen).
Si on a soin de séparer ceux qui attaquent l'esprit français de ceux qui
font camp8igne contre la langue française, on ne trouve parmi ceux-ci que
des littérateurs, soucieux de conserver à la langue nationale sa pureté, soit
des critiques comme Lessing ', soit des grammairiens comme Adelung.
Celui-ci dans son Dictionnaire, paru de 177'f à 178G, et dans son Magazin
fur die deutache Sprache (1783-1784), s'efforce, sans se laisser gâter par son
immense érudition linguistique, d'éliminer les vocables étrangers. Un autre
est Campe, moins érudit qu'Adelung, mais moins exclusivement attaché au
hochdeulsch ; son traité sur la purification et l'enrichissement de la langue
allemande est de 179i. A Campe se joignit encore Kolbe.
Leur campagne servit, et plus d'un qui avait francisé s'observa. Jean-
Paul écrit la Préface à la S'' édition d'Hesperus pour se soumettre, ne
demandant plus aux puristes que de n'être pas trop exigeants ^. Au total,
Cœthe et tous les classiques furent de ce même avis, et ce qui subsiste de
français dans leur langue doit être considéré comme des vestiges, non
comme des innovations.
Quant à la langue française considérée comme instrument de culture, on
peut dire que toute l'Allemagne évolua à ce sujet dans son opinion comme
Herder. En 17r»y, dans son Tagebuch, il voulait qu'on enseignât le français
sitôt après la langue maternelle, et que le savant lui-même le sût mieux que
le latin. En 1793, dans ses Briefe iiber Humanitaet, il combat l'éducation
française, dit la langue française changeante, sujette à la mode, trop
nuancée, et l'accuse de laisser « le vide dans la pensée ». Ce sont les pré-
jugés sur l'allemand, langue traditionnelle, opposé au français, langue
mobile, préjugés juste inverses de ceux de Leibnitz, qui s'établissent. Ils
ont duré jusqu'à ce que la critique philologique moderne en eût fait jus-
tice.
Influence sur l'allemand. — Pendant la longue période dont nous venons
de parler, l'effet de l'influence française a été moins encore de substituer la
langue française à la langue allemande dans les écrits de quelques per-
sonnes que de faire pénétrer dans l'allemand littéraire ou courant un grand
i. Voir Lessing, 14' lettre sur la littérature avant lui.
2. - Je me suis souvent traduit du prec, du latin, du trançais cl de l'italien.
Je l'ai fait partout où réi>uraleur de la langue rexifieail, et quand cela était
compalible avec le respect des choses. Nous sommes bien obligt s, nous autres
écrivains, de nous résigner à Valienhill loxicographique de Campe, Kolbe et
consorts, à l'expulsion «les mots intrus, et notre cher Gœlhe lui-même, quoiqu'il
émine et émerge, à la fin sera oblige de jeter ces deux mois hors de ses livres...
Mais qu'en revanche Kolbe et les autres puristes soient gens équitables; el
qu'on n'exige pas de nous de traduire des termes techniques communs à toute
l'Kurope civilisée. »
872 LA LANGUE FRANÇAISE AU XVIir SIÈCLE
nombre d'éléments français, dont les uns ont disparu, dont les autres sont
restés jusqu'à nos jours. Ces éléments, d'importance inégale, sont de deux
sortes : des mots et des tours.
Les mots '. Sous leur vêtement d'emprunt, quoique rapprochés parfois
du type latin {résolut, project) il est facile de les reconnaître : on y dis-
tingue; a) des termes d'art militaire. Dès la guerre de Trente Ans, et dans
Grimmelshausen ctMoscherosch, on trouvait Garnison, Régiment, Compagnie,
Foiirier, Carnet, Schergiant, Convojj. Flotte, passieren, logieren, monticren.
Frédéric en sème les lettres allemandes adressées à ses généraux : Champ de
bataille, Fourage, Vivres, Kriegs-experience, etc. ; Lessing garde : Monlierung
(1748), blessiert {Minna, 1767), Métier, Bravour; Schiller : Fronte, Garde,
Revanche (Brigands, 1781), die Ordre -, die Parole ^ (Fiesco, 1783); b) des
termes de manège, d'escrime, de danse, Galopp, Courbette, chnngirt, pariert,
Menuet, Passepied, Rigodon, Conlretanz {Gœlhc, Werther); c) des termes d'art,
littérature, peinture, etc. : dcr Akteur, die Coulisscn, dcrCovp de théâtre, der
Contrast, das Détail, die Tirade, dcr Versificateur, articuiieren , accentuieren
(Lessing, Dramat.); d) des termes relatifs à l'orncmenlalion de la maison
et de la personne : Billard (Lessing, 1748), Habit (id., 1750), Moebeln, Karosse
(id., 17G7), Cassette, Brillant, Négligé (id., 1763), G arderobe. Surtout (Goethe,
Werther et Wilhelm Meister); e) des termes de diplomatie (Kanzleistil)
souvent assez difliciles à distinguer des mots latins, qui viennent cependant
sûrement en partie du français, tels chez Frédéric II : dcr Ambassadeur, das
Département der ausivaertigen Affairen, dcr Dcfensivallianztractat, das Mani-
feste, die Sauvera intact, die Etiquette (Lessing);/) des termes du langage des
salons, relatifs à des titres, des altitudes, des sentiments, des relations et
des manières d'être de l'homme : Madame (Lessing et Schiller), Demoiselle,
Mamsell, Marquis, Duc (Schiller), Domestique (Lessing, 1749). Canaille (id.),
Briinelte (id.). Soubrette (id.), Courtisanin (Dodmer), Maîtresse (partout),
Coterie (Bodmer), Petit maître (Lessing), Billet doux (Schiller), allamode (id.,
mode est plus ancien), Imagination, Courage, Complexion, Réputation {Grim-
melshausen), Considération, Estime, Conduite, Savoir-faire, Animosité (Fré-
déric II), Flatterie, Résolution, Caprice, Conversation (Bodmer), Rodomontade,
Grimasse, Carcssen, Persiflage, Contenance (Lessing), Désavantage, Appréhen-
sion (Gœlhe), Affinités, Visitenbillel (Schiller, Fiesque), etc., etc.
Tous ces mots sont souvent des négligences, Grimmelshausen n'avait
aucune raison de se servir de contentiren, persuadiren, exorbitant, perplex,
ni Frédéric II de recommandiren, destiniren, reserviren, considerabel, serieus
el tant d'autres. Lessing et Schiller, dans leurs ouvrages critiques, Wieland
et Gœthe dans leurs romans, commettent parfois de semblables fautes.
Goethe a laissé dans Goetz: désavantage et détail, qui y jurent. Mais souvent
les mots français servent à produire un effet burlesque, particulièrement
dans les opérettes de Christian Félix Weisse et de son école, el dans les
chansonniers de l'école de Moncrif. Biirger, dans sa première période, s'est
1. Le meilleur recut-il est celui de Sander.-; : Fremdwoer'terlexikon.
2. Les noms changent souvent de genre. Non seulement des masculins devien-
nent neutres : das Métier, mais féminins : die Tour.
3. Le sens est souvent inconnu au français, ou oublié. Ainsi parole veut dire
mot d'ordre, assemblée veut dire salon rempli de monde. Aujourd'hui encoro
coiffer se dit frisiren : édredons se dit plumeau ; rez-de-chaussée se dit parterre, etc.
HISTOIRE EXTERNE DE LA LANGUE 873
beaucoup servi de ce moyen ', Lessing dans sa Matrone d'Éphèsc et Goethe
dans des pièci;s satiriques ne l'ont pas dédaigné -, et il a encore paru bon
à Plalen et à Heine.
Le vocabulaire français sert aussi à noter des traits de mœurs qui distin-
guent les classes sociales. C'est pour prouver ses manières aristocratiques
que l'entourage de Fiesque parle beaucoup le français. Kabnle und Licbe
de Schiller en oflre un très bel exemple. Dans la famille du musicien Miller
on entend dire Music, Mdtress, BliUir; le président, diplomate fourbe, mais
non ridicule, dira Attachemcnl, Flaticrien, DintincUon, Assembléi:, — le maré-
chal de la cour représenté comme un grotesque, sèmera toutes ses phrases
d'exclamations et de jurons français : Mort de ma vie! en passant! Mon Dieu!
Au contraire il n'y a jamais un mot de français dans les scènes tendres
entre Ferdinand et Louise Miller.
La Syntaxe. Elle a pénétré la syntaxe allemande, soit directement par
l'intermédiaire d'écrivains, grands lecteurs de français, comme Lessing et
Schiller, soit par des écrivains qui ont fréquenté les Suisses, dans l'allemand
desquels ont passé nombre de constructions françaises. On peut citer
dans ce dernier groupe Wieland, Goethe, Kleist. Voici un certain nombre
d'exemples.
A. Syntaxe des cas. A remarquer le génitif français de qualité : Lies Werk
ist der Gigantcn (Kleist, Pcnlhesilea, 1879); le double accusatif avec omis-
sion de als et de zu : Er machte sich Meister von Rothweil (Schiller, G. de
30ans)\ le datif après des verbes qui ne l'ont qu'en français : Die Gemahlin
don Garzias ist Grossmuiter mir (Herder, Cid).
B. Syntaxe du verbe. On trouve sein employé comme il est : Du weizt, dass
ein Gesetz der Eke ist und eine P/licht. (Kleist, Amph.); le réfléchi pour le
passif: Wem winden jene Kraenze sich? (Id., Pcnthes., H85).
G. Syntaxe de la proposition. A signaler des participes construits abso-
lument : Dies Geschaeft berichtigt, cilen aile Stalthaller... (Schil. G. des P.-Bas.)
Die Cfiefs iiun gemessen inslruirt, uirf't er erschoepfl sich aufdas Stj^oh (Kleist,
Prinz V. Homb., i 106). Dans l'ordre des mots mêmes influences. On trouve le
complément circonstanciel de temps, de mode, avec ou sans préposition
placé devant le verbe : Krieyesstùrme allcnlhalben schallen in Castilien laut
(Herd., Cid, 23); les mots cria-t-il, dit-il, rejetés après les paroles du sujet
comme en français : Ganz mit ihrem Blut bespritzt : « Schickt ihr den Bestand
zur Hôlle nach! » rief er (Erdbeben von Chili), etc.
Ces emprunts à la syntaxe française sont naturellement inconscients ^.
Le français en Angleterre. — Après que le français eut cessé d'être
la langue officielle de l'Angleterre, on n'en continua pas moins à l'y cul-
tiver. Il y avait des carrières qu'il était impossible de suivre sans le con-
naître, comme le droit et la diplomatie. En outre, posséder cette langue
1. Dans Europa (mo) on lit : Comme ça, mit ihr charmierte (v. 2b2). Ma foi,
das ahnte mir (262). In solchen cUoseii (309).
2. Par exemple dans Jahrmarlitsfest zu Plundersweilen, 1773, on trouve : para-
diren, trolliren, schikaniven, scharmanl, et le refrain « Avecgue la mannolte •.
Malgré son laisser-aller, Gœthe n'eût pas risqué cela ailledrs.
3. Voir les éludes très importantes de IJrandslaeler, (Jallicismen in der deul-
schen Schriftsprache, 18"6; Schanzenhacli, l'ranzoesische Einfluesse bei Schiller,
I88i; Weissenfels, i'eber franzoesische und anlike Elemenie im Stil Heinrich von
Kleists (Ilerr. Archiv, t. L.\.\.\. 1888).
874 LA LANGUE FRANÇAISE AU XVIIF SIÈCLE
restait, dans une partie au moins de la population, une élégance b^ition-
nelle. Au xvii« siècle, on l'exclut des tribunaux, et c'est à cette époque
cependant qu'il reprend, par suite des circonstances politiques, une nouvelle
faveur. Déjà le mariage d'Henriette de France avec Charles I^'- avait amené
à Londres une jeune reine dont l'entourage resta français, au point de
donner des ennuis au roi, qui se plaignait à Buckingham des c Monsers ».
La Révolution, en chassant en France pour un temps assez long, la cour
du roi, acheva de la franciser. A cette cour se trouvaient Montagne, Mon-
trose, le chevalier Digby, Buckingham, Waller, le poète Cowley, Denham,
Davenant, etc. A force de vivre au Louvre, au Palais-Royal, ou à Saint-
Germain, le prince de Galles Charles II en vint au point que M'^" de Mont-
pensier disait spirituellement de lui : « Quand le roi parle ma langue, il
oublie la sienne ». Lorsqu'on ixpassa la mer (KiGO), tout en redevenant
bons Anglais, l'impression resta 1res forte; Ilamillon, qui a été le chroni-
queur de cette époque, et qui, comme tout le monde sait, a écrit en fran-
çais, cite des échanges de plaisanteries qui n'ont pu avoir lieu qu'en fran-
çais et qui indiquent que la conversation se tenait souvent en cette langue.
« Cracher du grec et du latin, dit Butler, était considéré comme un travers
de pédant vaniteux, mais baragouiner du français était chose méritoire *. »
Saint-Evremond, vivant de l'autre côté du détroit, n'éprouva jamais le
besoin d'apprendre la langue anglaise.
Th. Nilson, auteur d'un Traite de rht'totique, écrit que le? gentilshommes
voyageurs, de même qu'ils affectionnent un costume étranger, aiment à
assaisonner leur conversation d'un jargon d'outre-mer, à compter par size
souldet caderdeners. 3. Ea.\lîa.il des plaintes analogues 2. Sans prendre leurs
regrets à la lettre, il ne faut pas négliger l'influence des voyageurs. Tout au
commencement du siècle, lord Herbert de Cherbury (ambassadeur en 1618),
s'était laissé séduire par notre vie et nos mœurs. Plus tard, James Howell,
« gentilhomme breton-anglais », l'auteur d'un dictionnaire des deux langues,
s'éprit de la nôtre jusqu'à donner en français sa Dendrologie. Millon remercie
quelque part son père de lui avoir fait apprendre notre idiome :
Afldere suasisti quos jactat Gallia floi'es.
D'autres vinrent en France ; sir William Temple, qui souleva en Angle-
terre la querelle des anciens et des modernes; Burnet, Prior, Addison.
Enfin l'influence des réfugiés, qui furent nombreux à Londres (Grosley
dit 30 000), dut agir, au moins quelque temps, dans le même sens. Quoique
leurs églises de The Savoy, de Marylebone, de Spitalfields, de Longacre, soient
restées longtemps fidèles à l'idiome maternel, on admet, avec raison,
semble-t-il, qu'ils se sont naturalisés assez vile. Texte en donne comme
preuve que Boyer, l'auteur du Dictionnaire français-anglais, fonda une revue,
The Postboy, écrite en anglais, que Motteux fit jouer en anglais le Gentle-
man, etc. Évidemment beaucoup de ces réfugiés devinrent bihngues. Mais
n'était-ce pas là une condition meilleure pour l'action? Tout en se recher-
chant entre eux, et en se voyant comme ils le faisaient dans leur taverne
1. Mrs Gore, dans son roman : The Courtier of the liays of Charles il. (Paris,
Galignani, 1839), n'a pas manqué d'émailler la conversation de mots français,
pour garder la couleur du le)ni)s.
2. Rathery, lielat. soc. et intellect, entre la Fr. et VAnglelerre.
HISTOIRE EXTERNE DE LA LANGl'E 875
de rArc-en-Ciel, ils se mêlaient à la société anglaise, et par là avaient
plus de chance d'y faire pénétrer quelque chose de leurs idées, de leurs
mœurs et aussi de leur langue.
Ces diverses causes, jointes à l'expansion de notre littérature, qui marque
alors la littérature anglaise d'une si forte empreinte, amenèrent ce résultat
que l'anglais se chargea d'une nouvelle couche de mots français, qu'il
semble n'avoir pas possédés auparavant.
Dryden a raillé ce langage bigarré dans Le Mariage à la mode, où Melantha
apprend près de sa soubrette les mots français nécessaires pour paraître
dans le goût du jour, et renouveler sa provision. Quel bonheur, quand elle
croit en avoir trouvé un nouveau, destiné à faire son effet : « Et ce regard,
comment me sied-il? — Piiilotis : tis so languissant. — Melantha : langui>i-
sant! ce mot je le fais mien aussi, et à toi ma dernière robe d'indienne pour
t'en payer! (III, 1). » D'autres ont amusé le public de semblables moqueries,
ainsi Ravenscroft, dans son Bourgeois gentilhomm'e. Comme le dit M. Bel-
jame, ce que veut apprendre le Jourdain de l'autre côté du détroit, ce n'est
plus la grammaire ou la philosophie, mais bien le langage français :
« Ah! what a pretty bellu mains bas this lady... Hai, allons; the hat! chap-
peaux bas... I intend boldly to déclare my Amour... »
Cela n'empêche pas qu'on a relevé dans Dryden (voir Beljame, Quae
€ gallicis verbis in anglicam linguam J. Dryden inlroduxerit, Paris, 1881) :
Agressour; to agonize; à la mode; amour; amnesty; antecliamber ; attack,
ou attacque; bagatelle; billet-doux; brunette; burlesque ; cadel ; calèche ; capot
(t. de jeu) ; carte-blanche ; chagrin ; commandant ; complaisance ; coquette ;
corps de guard; couchée; cravat; cuirassier; débauchée; dessert; to detach;
double-entendre; dupe; éclaircissement; fanfaron; festoon; flageolet; fougue;
fraischeur; fricassée; gazette; grotesque; impromptu; juslàcorps; levée;
miniature; minuet; naïveté; parteri'e; profile; quatrain; ragou; repartec;
ruelle ; salve ; saraband; tendre; valet; verve; volunteer (etc., etc.).
Et on pourrait faire le même travail sur nombre des contemporains :
Shadwell, Mrs Behn, Olway, Buckingham, etc. Skeat cite déjà comme appar-
tenant à cette époque :
Adolescence (J. Howell, Lett.), adroit (Evelyn, St. ofFr), affable (Milton,
P. L.), antediluvian (T. Brown), architect (Milt., P. L.), arsenal (id.), astrin-
gant (Hoiland.), avenue (id.), batoon (Herbert, Travels, 1665), battalion
(Milt., P. L.), biais (Hoiland.), bifurcated (T. Brown), campaign (Burnet),
cartilage (Boyle), casemate (Blount, Glossogr.), charnel (Milt., P. L.), chica-
nery (Burnet), dentition (Blount, GL), cbullition (T. Brown), fissure (Blount,
GL), to flagellale (S. Butler, Ilud.), fugue (t. de mus. Milt., P. L., XI, 563),
génuflexion (Howell, Lett.), opaque (Milt., P. L.), palanquin (Herbert, Trav.],
pantaloons (Butler, Hud.), parade (Milt., P. L.), postillon (Howell, Lett.),
quintessence {Uoll&nd.), to rebuff {yUll., P. L.), tontine, travcsty (trad. de Scar-
ron, 1664), virulent (Hoiland.), vogue (HoweU, Lett.).
Les guerres de la fin du siècle ne rompirent pas les liens intellectuels
entre les deux nations. Marlborough, qui avait fait de brillantes campagnes
sous Turenne, savait bien le français, et ses soldats l'apprenaient en battant
ceux du roi très chrétien. Il arriva de ces rencontres un peu ce qui était
arrivé des guerres entre la France et l'Italie, le vocabulaire militaire anglais
s'emplit des mots des adversaires.
876 LA LANGUE FRANÇAISE AU XVIIF SIECLE
Mais d'autres causes amenèrent un retour presque complet. D'abord l'in-
fluence d'une cour francisée avait cessé, les réfugiés se naturalisaient; la
littérature, au lieu de subir l'ascendant de la nôtre, commença au contraire
à l'influencer. Une réaction très forte se manifeste dès les premières années
du xviii' siècle contre la manie de galliciser. Le Tatler du 28 septembre 1710
se plaint de la corruption de l'anglais, où s'introduisent nombre de polysyl-
labes d'origine française, en particulier de nombreux termes militaires :
spéculations, ojierations, preliminaries, pallisadoes, battalions, et souhaite
qu'il paraisse chaque année un index expurgatorius. En 1699, il avait déjà
été parlé de fonder une Académie pour veiller à la conservation de la langue
(Bentley, Dissertation iipon the Epistles of Phalaris). En 1711, le n" 165 du
Spectator, daté du 8 septembre, reprend longuement la même idée : « J'ai
souvent souhaité, dit l'auteur, que, de même qu'en notre Constitution il y a
des préposés à la surveillance des lois, de nos libertés, du commerce, de
même certaines gens possent être placés à la surintendance du langage,
pour empêcher les mots de frappe étrangère de passer chez nous. La
guerre actuelle a adultéré notre langue avec tant de mots étrangers, qu'il
serait impossible à un de nos grands-pères de savoir ce qu'ont fait ses
descendants, s'il lui fallait lire leurs exploits dans un journal moderne... »
Et l'auteur, reprenant le thème développé chez nous autrefois par Henri
Estienne, proteste contre cette manie de cacher sous des termes impé-
nétrables au public des exploits qui font tant d'honneur à l'Angleterre.
Suit une dissertation plus enthousiaste que juste, où l'auteur évoque les
souvenirs d'Edouard 111 et du Prince Noir, oubliant qu'ils parlaient français,
et il termine par une lettre plaisante d'un jeune homme de l'armée de
Blenheim, où le style étranger est caricaturé. En 1712, Swift reprend le
projet d'une académie qu'il soumet au comte d'Oxford'. Et ses motifs sont
faciles à deviner, quand on se reporte à la protestation qu'il fait entendre
contre l'habitude que gardent les grandes familles de faire enseigner le
français à leurs enfants.
A partir de ce moment l'opposition ne cessa plus, et il advint de la gal-
lomanie en Angleterrre ce qui advient depuis cent ans en France : on pro-
teste, on raille, quelquefois cruellement et haineusement, suivant les cir-
constances; la mode ne cesse guère un instant que pour reprendre bientôt.
Grosley a donné nombre de témoignages de l'hosliliié qu'il rencontra. Dans
la rue, au théâtre, les « antigallicans » se donnaient carrière. Mais le même
Grosley nous montre combien il rencontrait facilement des interprètes. Des
acteurs français, au dire de Gibbon {Lct. à Holroijd, 18 janv. 1776, trad.
Marignié, (Euv., II, 285), faisaient, avec succès, des lectures françaises. Et
la connaissance de notre langue s'étendait même plus loin que dans les
hautes classes, car, au dire de Grosley, les petites écoles de Londres l'ensei-
gnaient.
Dans ces conditions, le français avait cessé de régner, il n'avait pas cessé
d'être cultivé. 11 semble même juste de croire qu'on y attachait un peu
plus d'importance qu'à une autre langue étrangère, et que, sans admettre
sa suprématie, on acceptait ce fait « qu'il était devenu en quelque sorte le
1. Swifl's Works. London, 1803, VIll, 42-14. Cf. encore les protestations du
Connaisseur, n" du 14 nov. 1151.
HISTOIRE EXTERNE DE LA LANGUE 877
langage de l'Europe • ». Presque tous les écrivains l'ont possédé : Gray,
Thomson, Hume, Sterne. Smollctl. Goldsmilh, Young, Johnson, Chester-
fleld, Gibbon. El ce dernier Ta même écrit, sans rien publier en sa propre
langue jusqu'en 1770. Il en a donné les motifs dans ses Mémoires - : s'il
a commencé par commodité, le français ayant été la langue de ses études,
il a continué par ambition, voulant un rang parmi les écrivains fran-
çais, comme on voulait au .wi*^ siècle un rang parmi les écrivains latins.
Toutefois les clameurs anli françaises qui l'accueillirent, et dont il parle
lui-même, prouvent assez que cet honneur n'était pas recherché par beau-
coup '. Le mol de Rivarol est en somme assez juste : c Quand les peuples
du Nord ont aimé la nation française, imité ses manières, exailé ses
ouvrages, les Anglais se sont tus, et ce concert de toutes les voix n'a été
troublé que par leur silence » {Disc. s. runiv.. éd. de Lesc, 4.3).
Même en faisant abslraclion des écrivains qui, comme Chesterfield ou
Walpole, de parti pris ou par obsession, farcissent leur anglais de mots
français, il est possible de faire voir que toutes les protestations furent
impuissantes à empêcher l'introduction des locutions françaises.
On retrouve au xviii" siècle répandus dans l'usage commun une foule de
mots introduits antérieurement. En outre il eu arrive de nouveaux.
1. Th. Deletaiiville, New French Dictionary, London, mo. Dédicace à lord
Viscount Weymouth.
2. « J'aurais évité quelques clameurs antifrançaises si je m'étais tenu au carac-
tère plus naturel d'auteur anglais Mon vrai motif était plutôt l'ambition
de la réputation nouvelle et irrégulière d'Anglais réclamant un rang parmi
les écrivains français Dans les temps modernes le mérite des écrivains,
les mœurs sociales des naturels, rinfluence de la monarchie et l'exil des-
protestants, ont contribué à répandre l'usage de la langue française. Plusieurs
étrangers ont saisi l'occasion de parler à l'Europe dans ce dialecte commun.
.... Un juste orgueil et un louable préjugé anglais ont mis opposition à cette
communication d'idiomes; et de toutes les nations de ce côté des Alpes, mes
concitoyens sont ceux qui ont le moins d'usage du français, et qui s'y perfec-
tionnent le moins. Sir William Temple et lord Chesterfield ne s'en servaient
qu'en affaires ou par politesse; et leurs lettres imprimées ne seront pas citées
comme des modèles de composition. Lord Bolingbroke a bien publié en français
YEsquisse de ses rf'flerions sur Vexil, mais sa réputation n'a plus pour fonde-
ment que cette galanterie de Voltaire : docti sermones utriusque linguae.... Le
comte Hamilton fait une exception sur laquelle on ne saurait insister de bonne
foi : quoique Irlandais de naissance, il avait été élevé en France dès son bas
.Ige.... Je puis donc prétendre au Primas ego in patriam, etc. Mais avec quel
succès ai-je tenté ce sentier non encore frayé, c'est ce que je dois laisser à
décider à mes lecteurs français. •
3. On a souvent rappelé qu'au xvm* siècle plusieurs écrivains d'origine anglaise
se servirent du français, comme l'avaient fait au xvii* siècle James Howell, et
le célèbre Hamilton. En effet Sherlock (16T8-l"<ii) donna ses Lettres sur Shake-
speare, et ses Conseils à un jeune poète; Hume, outre <|uelqucs lettres, discuta
avec Rousseau (Expose' succinct de la contestation qui s'est élevée entre M. Hume
et M, flouasea«); Walpole nous a laissé une vaste correspondance aujourd'hui
publiée. On cite encore Bolingbroke (1676-17olj, Towneley (I737-I80oj. .Mais, en
général, l'existence de ces lettres ou même de ces écrits en français n'implique
nullement que leurs auteurs eussent reconnu la supériorité du français. Ce sont
les circonstances qui les amènent à se servir, quelques-uns passagèrement,
d'une langue qu'ils savent, et qu'il leur est utile d'employer, soit parce que
leurs correspondants n'en savent pas d'autre, soit parce qu'ils sont, comme
Towneley, en France, soit enfin pour toute cause accidentelle du même genre.
La note de fjibbon citée ci-dessus le montre suffisamment.
878 LA LANGUE FRANÇAISE AU XVIIF SIECLE
1° Termes d'arts : arcade (Pope); bistre (Bailey, Dict. Ed. ^731); caco-
phonie (Pope, Lett. to Swift, 1733); carnation (Garth. Dispensary) ; gavot
(Pope); jonquil, couleur (Thoms. Seas.) ; plastic (Pope, Dune. 1,101).
2° Termes de lettres : anachronism (H. Walp.); anecdote (Sterne); ano-
nymous (Pope, Dune); hadinage (Chesterf.); dénouement (Warton, Essay on
Pope) ; épisode {Spectnt., n" 267); pasquin {Tatler).
3° Termes de guerre : brigand {Tatler); to caracol (Bailey, Dict. 1733);
circumvallation {Tatler, n° 175); to decamp (Tatler. 17); dragoon {Spécial.,
281); epaulet (Burke, 1774); fascine {Spectat., 165); gasconade {Tatler,
115); invaiid {ib., 16); pontoon {Spectat.); reconnoilre {Spect., Young.); etc.
4" Termes de modes et de toilette : cosmelick {Tatler, 34); cotillon (Gray);
eau de carme, eau de luce {cit. dans. Wright. Hist. of Engl.); panniers (id.),
— cabriolet (H. Walp.; ce fut aussi une coiffure de femmes).
5" Constructions, Ameublement : Barrack (Swift, Lett.); buffet (Pope, Mor.
Ess.); corridor (Addis.); sofa {Guardian, 167).
6° Société : cœnobit (Gibbon); (id.), charlatan (Tatler); créole (Johns.);
devotee {Spect. et Tatler) ; excursion (Pope, Ess. on Critic.) ; exubérant (Thoms.
Seas.); imperturbable (Ash's Dict. 17 53); inadmissible (Burke); nonsense
{Spect.); pirouette (Bail. Dict. 17oi); prude (Pope, Spect., Tatler); prudei'ie
{Spect.); suicide (1749, tr. de Monlesq. Spir. of Laios).
1° Philosophie; sciences, etc. : adéquate (Johns. 's Rambler); to aggrandize
(Young.); to appreciate (Gibb.); arid (Swift. Baille of Books); avalanche {fin
du XVHl°); configuration (Locke, H. Und.); to convoke (W. Temple); déca-
dence (Goldsm. Citiz. of W.); to décompose (Bail. dict. 17 oi); to dérange
/1795 ; condamné comme gallic.) ; elasticity (Pope. Dune.) ; inadvertance
(Bail. Dict. 1761); junction (Addis.); nonplus (Locke); resvery (id.j; timid
(Pope. Prol. to Sat.); torsion (Johns.); vague (Locke) (etc.).
8° Cuisine : chocolaté (Pope, Addis.) ; condiment {Spect.) ; haricot (de mouton),
cervelas (Phill. Kersey. 1706-1713).
Le français en Russie. — On sait comment le tsar Pierre a pour ainsi
dire précipité son empire vers la culture occidentale; Elisabeth et Catherine
continuèrent, avec celte différence que leurs modèles furent plus exclusi-
vement français. L'importation brusque qui introduisait en Russie non
seulement des œuvres d'art, mais des artistes, non seulement la science et
les lettres, mais des savants et des écrivains, voire des médecins, des
industriels, n'était possible qu'à condition d'importer la langue elle-même.
Éhsabeth l'avait apprise dès lenfance et la possédait; on vit bientôt qu'elle
l'aimait. Aux représentations des pièces traduites du français succédèrent
des représentations en français de la troupe de Sérigny, qui, choyée, par-
tageait avec les acteurs italiens la jouissance d'un théâtre dont les acteurs
russes, misérables, étaient exclus. Les courtisans reçurent l'ordre d'assister
aux spectacles, sous peine d'amende (1742). Il n'en fallait pas tant pour
que leurs inclinations fussent déterminées et qu'ils se missent, eux, ou du
moins leurs enfants, en état de comprendre. Dès lors on voit affluer à
Paris de jeunes Russes, pour qui on est obligé de bâtir une chapelle ortho-
doxe. Catherine II, élevée par une dame réfugiée, ^I'"" Gardel, loin de réagir
contre ces tendances, les accentua, étendant aux femmes mêmes dont elle
organisait l'éducation, l'influence française. L'institut Smolnyi, où 480 jeunes
filles nobles étaient élevées, fut mis sous la direction d'une Française,
HISTOIRE EXTERNE DE LA LANGUE 879
M"' Lafond. L'impératrice elle-môme donna l'exemple d'écrire en français
des lettres (sans parler des mémoires qu'elle a laissés).
On eût pu s'attendre à ce que, dans cet entraînement vers les choses de
France, la langue russe elle-même fût abandonnée quelque temps par les
écrivains. Mais c'eût été évidemment aller contre la volonté et les désirs
des gouvernants. Catherine, quoiqu'elle ne fût pas Russe, savait la langue
du pays, et la savait bien. Elle n'a jamais ni projeté ni essayé la substitution
d'un idiome à l'autre, comme en Prusse; tout au contraire : elle a fondé
une Académie exclusivement réservée aux écrivains russes (178.'1). Aussi les
meilleurs auteurs russes du siècle savent-ils le français; ils le parlent, l'écri-
vent même correctement, se servent de cette connaissance pour faire passer
en russe Boileau, Rollin, Fénelon, Fontenelle. Montesquieu, etc.; von Vizine
s'inspire directement des Confessions de Rousseau. Mais aucun d'eux ne
compose en français, et dans la liste que M. Ghénnady ' a dressée de
Russes qui ont écrit en français, on trouve des savants, des grands sei-
gneurs, pas un écrivain véritable.
En revanche la langue russe est de toutes parts pénétrée par des élé-
ments français, qui y font, comme eût dit Du Bellay, l'effet d'une pièce
de velours vert sur une robe de velours rouge. Presque dès le début on
s'en scandalisa, et ce fut un des lieux communs de railler la gallomanie
non seulement dans les modes, mais dans le langage. Soumarokov, con-
temporain de Lomonosov et son rival dans ses fables -, dans son Plaidoyer
en faveur de la langue russe, regrette « qu'elle aille sans cesse s'altérant
sous l'influence des vocables étrangers », et il demande la « création d'une
réunion savante et littéraire dans laquelle des écrivains de talent s'occupe-
raient delà pureté de la langue russe ». Catherine I!, tout en correspondant
avec Voltaire et en aidant Diderot, a raillé elle aussi les petits-maitres qui
par snobisme parsemaient leur conversation d'e.xpressions françaises.'
Dans la Fête de M. Vortschalkine c'est Firliouflouchkov qui joue ce rôle
ridicule. L'impératrice est du reste revenue à ce sujet dans les revues
auxquelles elle collaborait. Après s'être moquée du jeune homme qui, pom*
avoir été en France, estropie mots et syllabes, prenant en dégoût sa langue
maternelle, elle conseille non seulement de ne plus rien emprunter, mais de
substituer aux mots étrangers des mots russes. Von Vizine ne manqua pas
de poser la question quand, dans le Brigadier, il mit en présence « jeunes
et vieux Russes ». Ivan, ayant • tout son esprit attaché à la couronne de
1. Dresde, 1874. Dans ce catalogue, je relève, nu xvin" siècle, BelonseLsky-
Be/ojersfcy (1732-1809), qui, après des traités de musique et de philosophie, piildie
les Poésies françaises d'un prince élranf/er, Dresde. 1789. Mais il est à noter que
l'aiileiir vil à Dresde, où il représente le gouvernement russe; Domaschnef, de
l'Académie russe des sciences : Discours sur Vimpor lance de V histoire (29 déc. 1776) ;
Koiirakine (prince Alex. Borissovilch (1731-1818) : Souvenirs d'un voyage en Hol-
lande et en Angleterre, 1770-1772 ; Narischkine (Alex. Vassilievitch) : Qwe/çuei
idées (lu passe-temps, 1792; Ressouvenirs sur la Russie, écrits entre Aix-la-Chapelle
et Spa, 1792; Grég. Orlov, Lettre à J.-J. Rousseau, publiée dans les Mémoires de
Rarhaumont, Londres. 1777; Repnine (prince Nicolas Vassilievitch, 1734-1801) :
Le fruit de la grâce, 1799; Schoiivalor (comte André Petrovitch), Êpitre à Sinon,
1774. Razoumovsky (comte Grég., 1738-1830) établi en Suisse, qui a laissé divers
ouvrages de sciences naturelles.
2. Voir les extraits dans Louis Léger, La littéralure russe, Paris, Armand Colin
et G". Ce livre m'a beaucoup servi dans toute la rédaction de ce paragraphe.
880 LA LANGUE FRANÇAISE AU XVIir SIÈCLE
France », quoique son corps appartienne à la Russie, ne peut pas manquer
de semer ses répliques de « je m'en moque », de t galant homme », et
d'une foule de mots dont les équivalents existent en russe : respecter,
parier, etc., mais dont il a contracté l'habitude en compagnie d'un cocher
français qui a été son instituteur.
Novikov, le créateur de la librairie, dans les journau-t qu'il dirigea, le
Bourdon et le Peintre, exploita la même veine, et railla la manie imprudente
de confier ses enl'anls à des « outchitels », débarqués par masses, la plupart
gueux dans leur pays, dont on ne sait rien. Mais tant que Tinfluence de la
littérature classique resta prépondérante en Russie, aucune réaction sérieuse
ne pouvait se marquer. Cette inlluence baisse sensiblement dans les der-
nières années du wiiP siècle, au profit d'autres influences étrangères. En
même temps l'émancipation se prépare. Karamzine (1760-1820), lui, écrit
deux langues bien distinctes ; il commence comme ses prédécesseurs par gal-
liciser. Dans la seconde période de sa vie, il épure, au contraire, sa langue
des éléments étrangers, en même temps qu'il la débarrasse d'une surabon-
dance de mots slavons. Encore Chichkov et le célèbre Krylov (1768-1844)
ont-ils raillé sa manière d'écrire. Ce dernier, dans la Leçon à mes filles, a
donné une édition russe des Précieuses ridicules. Un des travers de ces
jeunes filles reste toujours l'amour du gallicisme, et leur père en est réduit
à les enfermer en leur défendant de prononcer un mot de leur cher fran-
çais. Ces satires, un changement de goût, les événements politiques alTran-
chirenl au commencement du xix® siècle la langue russe littéraire de la
pénétration française. Rien ne détruisit dans la société l'habitude de consi-
dérer notre idiome comme un instrument unique de culture, d'études et de
relations, et de le cultiver comme tel.
Je donne ci-dessous, à titre d'exemples, quelques mots français qui
avaient été exportés en Russie :
1° Mots qui ont paru au xviii° siècle et qui n'existent plus : Abdikouyet
(il abdique. Cant. 1741. Lef. à Vemp. Iv. Antonovitch) : approbovat (approu-
ver, Cant. Let. de Londres à Vimp. Anna, 1735); arestovaniye (arrestation,
Cant. Let. de Par. 1741); assembleya (1718, Vedomosli de P. le Grand);
attentsione (attention, Cant. Let. de Lond.); avantage (Cant. Let. de L. 1738);
bonne sanc (bon sens, cité par Soumar. Sup. des mots ctr.]; balaliya {Vedo-
mosti, 1728); distraktsiya (distraction, Cath. II. Let. au comte Orl. 1770);
devotsiya (dévotion, Cant. Let. à Vemper. Ivan Antonovitch, nil); exer-
cilsii [Vedom. de Moscou, 1756); expressiya (expression, Vedom. St-Pétersb.,
1748); electorskiye (électorales, Cant. Let. à Vemp. Iv. Anton.); /esteine
(festin, Rescr. de l'impér. Elisabeth au pr. Cantemir, 1742); impressiya
(impression. Cant. Let. à Ostermann, 1735); indiferenlvo (indifférent, Cant.
Let. à Vimp. In. Antonovitch, 1741); pensi/" (Soumarok., Suppr d. mots étr.);
passiya (passion, Ib.)
2° Mots qui ont été importés au xviii" siècle et qui sont encore en usage :
akte (Imp. Cath. 11. Rescrit au comte Orlov, 1770); anfilada (enfilade, Sou-
mar. Prot. Ab. labor.) ; appartainent (appartement élégant, Cant. Let. de Paris
à Vimp. Anna Ivanovna, 1739); attakouyet (il attaque, Orlov. Let. à Cath. II,
1777), blohirovat (bloquer, Cath. II, Rescr. au comte Greg. Orlov, 1770),
brochure (Cath. II. Instr.au pr. Soltikov, 13 mars 1784); commertsiya (com-
merce, 1" n° du Vedom. de Moscou, 1756); copiya (copie; Lomonosov, Let.
HISTOIRE EXTERNE DE LA LANGUE 881
au comte Schouvat. 1753); contserte (concert, Trediakovsky, trad. de Tulle-
mont, Voy. à file d'amour, ou la clef des cœurs, 1730); curiosnyi (curieux,
Vedom. de Petcrsb., 1748), delicatno (délicatement, Soumarok. Suppr. d.
m. ctr., 1759); déaerteur (Ib.), descente (Cath. Let. à Orlov de 1770); déta-
chement (Cath. Il, Ri.'ser. au c. Greg. Orlov, 1770); dispositsiya (disposition,
Ib.); dokumcnt (document, /6.); exempliare (exemplaire. Feuilles volantes
manuscritts, 1703j; équipage (Gant. Let. de Lond., 1732), familiarno (Tre^
diakovsky, trad. de Tallemont, il^(i); garantiya (garantie, Gant. Let. à
Vcmp. Iv. Anton., 1741); gouvernantka (gouvernante, blâmé par Soumap.
Sup. d. mots étr.).
11 faut ajouter enfin qu'on trouverait, dans les auteurs russes duxvni" siècle,
des traces marquées de Tinlluence de la syntaxe française. Gantemir écrit :
Tchto one vesma neterpelivo ogidaet menia vidiet = qu'il attend avec beaucoup
d'impatience de me voir. Les mots menia vidiet, me voir, sont dans l'ordre
français; le russe dirait vidiet menia {Let. à Elis., Paris, 1742). Assez sou-
vent on voit le participe employé à la française. Lomonosov commence en
1753 une phrase par : Ne khotia vas oscorbit : ne voulnnt pas vous offenser...
il faudrait une phrase conjonclionnelle, etc. ; Matvcef, dans une lettre écrite
de Paris, 1705, use de être là où le russe ne le met pas : Carol iest vélikago
rosta : le roi est grand de taille, etc.
Le français en Espagne. — Jusqu'à l'établissement de la dynastie fran-
çaise en Espagne, pour des raisons politiques et littéraires très claires, les
Français ont beaucoup plus appris l'espagnol que les Espagnols le français;
le nombre seul des livres dont ces derniers eussent pu s'aider le dit assez.
Point de grammaire française avant 15G5', et les livres qui paraissent
jusqu'à la lin du xvii® siècle sont insignifiants, comme nombre et comme
valeur.
Vers 1700 tout est renversé. La monarchie espagnole est en pleine déca-
dence, le mouvement littéraire y est plus que médiocre, pendant que la
France atteint à son apogée. L'arrivée d'une cour en partie française vint
ajouter à cet ascendant. Tout, dit Quintana, concourait alors à nous amener
à suivre la trace des Français : notre cour, en quelque façon française, le
gouvernement, qui suivait les maximes et la conduite reçues en France;
les connaissances scientifiques, les arts utiles, les grands établi-ssements de
civilisation, les collèges littéraires, tout s'importait, s'imitait de là. De là
venait le goût dans les modes, le luxe dans les maisons, le raffinement
dans les repas; nous nous vêtions, nous dansions, nous pensions à la fran-
çaise, et nous nous étonnons que les muses aient pris aussi quelque chose
de cet air et de cet idiome? Je ne déciderai pas ici si c'est un bien ou un
mal; il suffit que c'est un fait incontestable-.
1. A cette date on trouve le livre de Baltazar de Sutomayor : Gramatica en
reglas muy provecho.tas y nece.<sarias para aprender a leer y excrivir la iengua
francesa confcrida con la castellana. Inipr. à Alcalâ de Henares chez Pedro Robley
y Francisco de Cornellas, in-8. Le nom de l'auteur est dans le privilège. J'ai
trouvé ce Manuel, insigniTiant d'ailleurs, à la Bib. royale de Madrid. R. 9599.
Stengel ne donne pas de grammaire française en espagnol avant 162i.
2. Introduccion Uislorica a iina coteccion de poexias caslellanas (coll. Ribade-
neira, XIX, 1 i6). Cf. un texte de D. Pr. fiulierrcz de los Rios, troisième comte de
Fernan Nufiez, publié par .M. Morel-Falio, El. sur t'Esp., 2* série, 19, où il dit
pu'il faut savoir le frani;ais en perfection, tant à cause des livres excellents
Histoire de la i.anuue. VI. 56
882 LA LANGUE FRANÇAISE AU XVIir SIÈCLE
Il ne faudrait pas toutefois s'imaginer que la langue devint pour cela
familière à une portion plus ou moins grande de la nation. Sans doute la
princesse des Ursins put faire donner des représentations françaises dans
un petit cercle. Mais en admettant qu'un assez grand nombre de Castil-
lans surent assez le français pour les entendre, il parait y en avoir eu bien
peu à qui il fût comme une seconde langue maternelle, « Jorge Pitillas »
l'a dit plaisamment de lui-même : « Je parle français ce qu'il m'en faut
pour qu'on ne me comprenne pas, ni moi non plus, et pour faire fermenter
la pâte castillane ».
Dès 1726, Feijoo posait la question dans son Théâtre critique. Pro-
testant contre les amoureux passionnés de la langue française qui la pré-
fèrent à la leur, il établit un parallèle en forme, et discute successivement,
avec beaucoup de modération, du reste, laquelle des deux a plus de pro-
priété, d'harmonie et de richesse. Dans la masse des petits pamphlets que
souleva cette œuvre, il s'en trouva un pour faire valoir les avantages
du français, qui est universel, et également propre à l'art oratoire, à l'his-
toire et à la poésie*. Mais à aucun moment, l'orgueil castillan ne lui
reconnut une primauté quelconque. A la fin du siècle, Capmany, avec
beaucoup plus de fougue, a recommencé le procès dans les observations
critiques sur la langue castillane qu'il a mises en tête de son Théâtre histo-
rico-critique de l'éloquence espagnole (1786). Malgré les travaux de ses
grammairiens, de Vaugclas à Condillac, dit-il (Capmany met parmi eux La
Bruyère), à quoi se réduit la supériorité de la langue française? Elle a la
correction, la pureté, l'ordre (qu'on pourrait appeler plutôt un esclavage
grammatical), elle n'a rien du caractère épique, rien du nombre oratoire à
cause de ses sons sourds, de ses terminaisons aigres, de ses monosyllabes
durs, de sa construction rigide. Ni harmonie imitative, ni mots composés,
ni augmentatifs, ni diminutifs, ni fréquentatifs, ni inchoatifs. Les nuances
(le mot est en français) manquent là où elles abondent en espagnol. Si les
mots des sciences et des arts y existent en grand nombre, ce n'est pas sur
ces éléments étrangers d'origine gréco-latine qu'il faut la juger. Elle les doit
à un développement de la culture, et c'est sur leur fonds propre, non sur le
vocabulaire astronomique, physique, hydraulique, métallurgique, chimique,
qu'il faut comparer les langues; ce qui est leur, c'est le langage qu'emploie-
ront deux hommes du peuple. Or là la supériorité de l'espagnol est visible.
Môme en matière philosophique, les écrivains français se tirent d'affaire
avec une douzaine de mots vagues qui leur permettent d'esquiver les diffi-
cultés métaphysiques : justesse, nuance, touchant, frapper, marche, rapport,
sentiment, trait (qui équivaut à action, acto, rasgo, golpe) et surtout esprit
{aima, animo, talento, ingénia, agudeza, viveza, entendimiento, capacidad,
penetrncion, mente, esencia, espirilu). « La multitude des livres français qui,
depuis trente ans, ont inondé nos provinces ont réussi surtout par la nou-
écrits dans cet idiome que parce qu'il se trouverait difficilement une capitale de
monarchie ou de république où le français ne se parlât, sinon mieux, au moins
aussi bien que la langue indigène. Ledit seigneur l'écrit du reste fort mal.
1. Annotaciunes al teatro critico... del R""' Padre Fray Benilo Geronimo de
Feijoo que da a luz don Domingo Pargas Zuendia y Gozan, 1727 (Bib. Nat., Z.
2408B— 2), p. 20 : • Que expressiones no- tiene (la lengua francesa) para la Ora-
toria, que naturalidad de vozes para la Historia, que suavidad para la Poesia ».
2. Madrid, Ant. de Sancha, in-S, S vol., cxxui et suiv.
HISTOIRE EXTERNE DE LA LANGUE 883
veaulé, la méthode, le goût, et le style des auteurs; ce ne sont pas des
mérites de l'idiome'. »
Si le français ne semble jamais avoir été naturalisé en Espagne, il y a
cependant été considéré, au moins en fait, depuis le xviii® siècle, d'une
manière à peu près constante, comme un instrument indispensable de cul-
ture. Il a été, comme toutes les choses de France, de mode, et devenu par
là plus ou moins familier à une foule de gens, il a profondément agi sur
l'idiome indigène. Ce serait toute une histoire à faire que celle de la guerre
contre les franciseurs. Feijoô commence, raisonnablement comme toujours ^.
Jorge Pitillas en plaisante dans sa « Satire », le Diario de los literatos ren-
ferme une attaque très vive contre le traducteur du Mercure historique et
poHlique, qui, faute de comprendre le français et de savoir le castillan,
écrit des choses comme un desierto de cristal {=: un désert de cristal!),
segun el grado de su consciencia (selon le degré au lieu de selon le gré) (VII,
234 et s.).
Mais c'est surtout dans la deuxième moitié du siècle que les gallicisants
deviennent l'objet des railleries. Le P. Isla dans le Praij Gerundio (part. II,
8), qui rappelle par quelque endroit Rabelais, introduit son écolier limou-
sin. C'est Don Carlos, originaire d'une ville près de Campazas et qui, arri-
vant de la cour, écorche non plus le latin, mais le français. Cadalso a fait
de la même manie le sujet de la trente-cinquième de ses Letlns maro-
caines^. Une lettre de la sœur de Nuno arrivée à Burgos, à une de ses
amies, est demeurée incompréhensible pour lui, quoiqu'il soit espagnol
« sur toutes les coutures*». Si ces changements continuent, tous les
aveugles pourront vendre, avec l'almanach un annuaire du langage : Voca-
bulaire nouveau à l'usage de ceux qui veulent se comprendre et s'expliquer
avec les gens de mode, pour Vannée 1700 et tant, et les suivantes... Iriarte,
dans ses fables littéraires '. en a consacré une à la gallomanie : Les deux
perroquets et la pen'uche, avec cet argument : « Ceux qui corrompent leur
1. Toutes ces idées sont reprises dans le Nuevo Diccionavio francés-espanol,
Madrid. Sancha, 1805. Prologue.
2. Pass. cité. Cf. dans les OEuv. chou., coll. Ribaden., 36, p. 507, une dissertation
sur le néologisme, où il indique lui-même ce qu'on peut prendre au français:
certains mots abstraits et des participes.
3. Écrites vers llôS, |)ubliées en 1793. Cf. Los Erudilos a ta Violeta, 78, 82.
Bibl. Nal. Z. 44 691, in-12".
4. Elle commence : Iloy no ha sido dia en mi apartamento, hasta mediodia y
mcdio. Tome dos tazas de lé; puseme mi désabillé y bonele de noche; hice un
tour en mi jardin; lei cerca de ocho versos del segundo acto de la Zaira. Vino
Mr. Labauda; empecé mi toeleta, no estuvo el abate. Mandé pagar mi modista, etc.
Tout est barbare là dedans, le tour el les mots. — Ce mediodia y medio, ce no ha
sido dia me rendait fou, dit Nuno. Pour le fjonete,}e n'ai jamais pu comprendre
quel usage il pouvait avoir sur la tête d'une femme {Bonele en espagnol se dit
uniquement du bonnet des dDcteiirs. prôlivs, elc).
Isla a fait (passage cité) une parodie du même genre. Voici le jargon d'une
dame : • Un hombre de caràcler luvo la bondad de venirme à buscar à mi casa
de campafia, y por cierlo que à la liora me hallaba yo en uno de los aparla-
mienlos que esUin à nivel con el parterre. - El elle ne sait pas parler le français!
Ce sont des bribes qu'elle a ramassées dans des livres.
3. Coll. Ribaden., 63, p. 6. Cf. la fab. 39, p. 13, qui commence :
De fraso pxtranjora ol mal pcgadizo
Iloy a nuostro idioina ffravompnto aqaeja
et aussi la Sehorila mal criada (\, se. 10).
884 LA LANGUIE FRANÇAISE AU XVIir SIECLE
langue n'ont point d'autre revanche que d'appeler puristes ceux qui la
parlent avec propriété, comme si cette qualité était une tache >. Forner, en
parlant des vices de la poésie de son temps, dans une satire qui fut cou-
ronnée par l'Académie, ne manque pas de déplorer « le temps où le dia-
lecte de Tolède s'étudie dans des lectures françaises ». Et dans la € Satire
Ménippée » posthume qui porte le titre de Obsèques de la tangue castil-
lane, il déplore que, sous le torrent de la littérature qui vient de France,
« les Espagnols, comme les autres peuples, au lieu d'apprendre seulement
les choses, la méthode et les procédés, changent les locutions françaises
en castillanes ».
Villaroel fait déjà un pas de plus, et écrivant à un ministre de Ferdi-
nand Vi, il sent que la domination de la muse française en prépare une
autre : « Quand viendra-t-il, le jour, imprudente Espagne, où tu compren-
dras qu'on affile contre toi le couteau sur tes propres pierres'? » Ce patrio-
tisme a trouvé un représentant des plus ardents dans le même Capmany
dont j'ai déjà parlé. Dès 1801, s"il faut en croire ce qu'il a dit lui-même
dans sa brochure Centinela contra Franceses, il aurait déjà posé dans les
journaux de Madrid (16, 17 et 18 septembre) cet axiome : « Toute nation qui
vit énamourée d'une autre est déjà à demi vaincue... Ce qui fait une nation,
c'est l'unité des volontés, des lois, des mœurs, de l'idiome qui les unit et
qui les maintient de génération en génération. C'est dans cette considéra-
tion, ajoute-t-il, que... j'ai prêché tant de l'ois dans tous mes écrits et mes
conversations contre ceux qui corrompent la langue. Mon objet était plus
politique que grammatical. •^ »
En tout cas dans l'ardente phiUppique qu'il a intitulée Centinela (sept.-
oct. 1808), et dont il eut le courage de faire porter une traduction au camp
impérial, il revient à l'idée de régénérer l'Espagne en purifiant les lèvres
aussi bien que le cœur. Quiconque a lu des livres espagnols de ce siècle
sait que si l'Espagne a recouvré à ce moment son indépendance poli-
tique, elle n'est pas parvenue à la restauration du « castillan légitime »
que rêvaient les Capmany et les Garces. Il n'y a pas lieu d'étudier ici les
causes de la décadence de l'influence française. Cette influence n'a jamais
cessé ^.
Ainsi, si au delà des Pyrénées les avis ont été partagés sur la valeur de
la littérature française et sur l'utilité qu'il y avait à s'en inspirer, tout le
monde à peu près, de Luzan à Huerta, a été unanime à se plaindre, sui-
vant une expression un peu imprévue du P. Isla, que la langue fût atteinte
du « mal français » au point que « le mercure du discret pharmacien ne
l'en pût guérir ». Tous aussi sont unanimes à désigner les coupables, savoir
les traducteurs et les journalistes. Sans doute, il y a de la faute des petits-
maîtres et des petites-maîtresses. Mais qui leur a gâté le goût? Les gazettes
et l'armée des faméliques et des charlatans attaches à faire passer au
i. Coll. Ribad., vol. 63, p. 394. CI', p. 389.
2. P. 76 et 72, 110, 119 de l'édition de Séville, Imprenla real, 1810.
3. Capmany a laissé un Art de, traduire, et un Dictionnaire fr.-espagnol dont
j'ai déjà parlé. Le jésuite don Gregorio Garces a écrit deux volumes : Fundamenlo
del vigor y elegancia de la lenguo castellana qm a été imprimé aux frais de
l'Académie. Madrid, V" de Ibarra, 1791. C'est un recueil du langage châtié. Dans
le prologue (I, xui) l'auteur se plaint aussi des gallicismes.
HISTOIHE EXTERNE DE LA LANGUE 88S
hasard en méchant espagnol les œuvres françaises, mauvaises ou bonnes.
Néanmoins tout le monde a été pris de la contagion. Le contradicteur de
Feijoô lui fait déjà remarquer qu'il dit cspectro pour fantasma, et tablo pour
mesa. Melende/., qui archaïse, mêle inconsciemment des mots étrangers <à
ses vieux mots. Kl le farouche Capmany lui-même, qui voit un peu partout
des gallicismes, même dans des expressions comme à la redonda, qui est
dans Cervantes, se laisse aller à signaler le besoin qu'on aurait de certains
mots, parmi lesquels il s'en trouve de tout français : patriôtico, patriolismo
protcstantismo, /)«rjsfrt, purismo, rigorista, suprcmacia, territorial '.
Il y a en espagnol des gallicismes très anciens : forja (Lope de Vega),
assemblen (Baren de] Soto, A.). On en peut citer toute une catégorie. Ce
sont les termes d'étiquette, venus avec la maison de Bourgogne : varlct-
servant, contralor, grcficr, sumillcr, fritticr, saitsirr, guardamanxier, gcnfilcs-
hombres de la boca '-. Mais ils ne semblent jamais être sortis du petit cercle
de la cour. Il y a aussi nombre de ternies militaires : bagage, bai/oncta,
brocha, convoij, derrota, equipar, fortin, qui sont dans la première édition du
Dictionnaire de l'Académie (1T2G) et qui appartiennent déjà au xvn« siècle.
Au xviii'' siècle on trouve :
A. Des mots français : el arribo (l'arrivée. G. de M. ^, 15 juin 1706), arma-
mento (A.), azelerada marcha (G. de M., p. 13.3, non dans A.), complexidad
(Capmany), rfe<a//«r (non dans A.),eqiiipaje (A. : mot récemment introduit),
petimetra (blâmé par A., litre d'une comédie), piqueté (G. d. M., 4 mai
1706, A.), resorte (non dans A.), villaje, (blâmé par Isla), libertinaje, libertin,
satisfaction, niaximas *.
B. Des mots espagnols à qui on donne un sens français : d favor, qui
signifie à l'utilité, à l'avantage de, devient équivalent de à la faveur : d favor
de la noche (Cap.); hatallones, qui signifiait escadron de cavalerie, passe au
sens de bataillons (xvii^ s.), etc.
C. Des expressions faites de mots espagnols, mais qui sont assemblés sur
le modèle d'une expression française : ahorrar la sangre (ménager le sang.
Cap-, non dans A.); hombre de facil aceso (homme d'accès facile; ib., non
dans A.); dones de forlunn {ib.); en todos los sentidos (en tous les sens, ib.);
a su turno (à son tour); hacer alusion (G d. Mad.. Felizy deseado arribo...,
sept.-oct. 1706, p. \);segun todas las apariencias {ib.,\l août 1706, p. 105);
ilesalterarse en la corriente (se désaltérer au courant, Jdilios de Gessner,
trad. Madr., 1727, p. llii); elcvar la juventiid (élever la jeunesse. Ramsay,
1. Theatro hist. crit. Obs. crilic. ci.xvi.
2. Voir Rodrigue/. Villa, Etiquetas de la casa de Austtia. .Madrid, Mcdina y
Navarre.
3. G. de M. = Gazelle de Madrid; A. = l'Académie, i" éd. du Dictionnaire; Ca)».
signinc que le mol est signalé par (>apmany [Arte île traduàr). Il existe un recueil
de gallicismes, mallieureusement sans références historiques : Diccionario de
yalicismos..., par D. Hafael-.Maria Barall, 2" édil. .Madrid, Leocadio Lopez, 1890.
4. Dans sa Sentinelle (p. 119), Cajimany promcllail un recueil général des
termes empruntés. Il ne l'a pas fait, et les mois auxquels il s'en prend là sont
surtout ceux de la Hévolution, ceux de ces gens (]ui lui étaient odieux el (ju'il
appelle saôihondos, ideoloqos — filosofos — humanislaa — polilecnicos : réquisition,
section, résultat, autorités constituées, ar/enls du gouvernement, fonctionnaires
publics. Même le mol cintrai, ajoule-t-il, ijuoique castillan, m'incommode,
uniquement imur le voir employé on France d'établissements politiques el lillé-
raires de leur folle Révolution.
886 LA LANGUE FRANÇAISE AU XVIH'" SIÈCLE
Nueva Ciropedia, page 3, Barcelona, 1739); a fondo (Tertulia hislorka, por
el D"" Don Jayme Ardanaz) ; valer la pena, canlar, tocar, bailar a la perfec-
cion, ejcrcer el ministerio de la parola de Dios, darse la pena, las bellas letras
(autant d'expressions blâmées par Isia).
D. Des tours syntaxiques français.
Déjà au XYii" siècle jies écrivains aussi purs que Quevedo se laissent
aller à introduire des gallicismes. Dans Y Introduction à la vie d&vote, on
trouve des phrases toutes françaises : Oh Bios mio! por vos es que yo he
sufrido el oprobio y que la confusion ha cubierto mi rostro (part. III, cap. 7) :
C'est pour vous que j'ai soullert, etc.
Capmany a relevé nombre de semblables imitations. Il blâme le déplace-
ment de l'épilhète : El concuno utonito se quedô en sitencio pour atônito et
concurso... ' ; l'emploi de l'article avec les noms propres de pays : inundan
la Espana de traducciones ; la substitution des nombres cardinaux aux ordi-
naux : El papa Juan veintidos, le développement du participe présent en
guise d'adjectif, si commode en français : fatigante, edificante, etc.
Il y aurait beaucoup à chercher dans ce sens. La phrase espagnole se
transforme au xviii" siècle et Cadalso, dans le passage cité plus haut, se
moque visiblement de ce style coupé, à la française : Tome dos tazasde té;
puseme mi desubillé y honete de noche; hice un tour en mi jardin. C'est
autant l'allure que les mots qui sont choquants. Mais même là où elle reste
périodique, la phrase perd son caractère propre, elle devient plus ordonnée,
plus régulière, rejette la surabondance des que et des y, des conjonctions,
des gérondifs greffés les uns sur les autres, se rapproche en somme de la
période française des classiques. Est-ce entièrement par une évolution
spontanée'? Cela parait très douteux-.
Le français en Italie. — Dans un écrit polémique publié à la fln du
siècle dernier par un Allemand, Frédéric Haupt^, et destiné à guérir l'Italie
de la gallomanie, se trouvent déjà observées les principales causes qui
avaient amené l'Italie à subir une influence qu'elle avait jusque-là exercée.
Il est facile d'apercevoir les causes politiques : ascendant de la puissance
française, morcellement complet de l'Italie, domination des Bourbons à
Naples et à Parme, des princes lorrains en Toscane. En liltérature, infério-
rité visible : pendant que les modèles français brillent de tout leur éclat, le
bon goût s'est perdu en Italie avec les Guarini et les Marini*; la science
italienne est tombée à rien. Les modèles italiens sont très grands, mais ils
sont lointains et archaïques; tandis que les idées modernes, si chères aux
Italiens, ont les Français pour organes. Comment dès lors les Italiens,
1. Isla raille ceux qui disent el santo padve, pour padre santu.
2. L'étude sur ces gallicismes devrait être poursuivie surtout daus les jour-
naux du siècle dernier. Je n'ai pu les avoir à ma disposition. J'aiirais'voulu
également consulter Capmany : Comnien/arw con f/losas criticas y joco-serias
sobre la nucva traduccion castellana de las Aventuras de Teléniaco publicada en
la GazeLa de Madrid da do de mayo de 1"'J8.
3. Letlera di un Tedesco suit' infranclosamenlo délia linrjua italiana con note
di Pietro Fanfani. Firenze, 1871. Elle avait paru en 1798, à Lausanne.
4. Algarotti a très bien démêlé ces causes d'infériorité linguistique, dans sa
Préface du Dialogue sur l'optique de Newton. ■■ Nous avons, dit-il, des auteurs
d'un siècle fort reculé que nous regardons comme classiques; mais ces auteurs
sont parsemés de tours alTeclés et de mots hors d'usage. Nous avons un pays
HISTOIRE EXTERNE DE LA LANGUE 887
sans nationalité, sans unité de langue par la faute de la concurrence des
dialectes, portés du reste par caractère à se dénationaliser à l'étranger,
résisteraient-ils à se laisser envahir par une langue facile pour eux, et dont
la connaissance est si avantageuse? Une foule de faits montrent que, même
en dehors des villes gouvernées par des Français, où naturellement nos
compatriotes abondaient', notre langue était familière à beaucoup d'Ita-
liens. En Piémont, dit une lettre de 1780, l'introduction de l'exercice et des
manœuvres à la française le rend avec d'autres causes familier aux
hommes *. Suivant de Brosses, les dames de Bologne parlaient français
presque toutes, et citaient couramment Racine s. A Rome, dit Voltaire,
peut-être ce jour-là quelque peu intéressé à flatter un pape qui agréait ses
dédicaces, non seulement Benoit XIV, mais des cardinaux, l'écrivent comme
s'ils étaient nés à Versailles *. A Naples, vers 1770, des troupes françaises
commencent à passer. On les suit livre en main, et le théâtre ressemble à
une école. En 1787, l'habitude est prise, et une troupe permanente, dirigée
par Delorme, joue en français, là où vingt ans auparavant, suivant Grimm,
elle serait morte de faim ^.
Au reste, il n'est peut-être aucun pays, dont autant de nationaux aient
quitté la langue pour écrire en français. Je ne veux pas parler de ceux qui à
vrai dire sont devenus tout français, comme Lagrange (né à Turin, 1736), ou
à moitié français, comme Louis Riccoboni et sa femme, Cerutli, Visconli, les
Cassini, etc. Mais les autres sont encore très nombreux; je citerai les éco-
nomistes et les politiques : P. Verri et plus tard Gorani, le célèbre abbé
Galiani, dont la prose a mérité les éloges de Diderot et depuis de Sainte-
Beuve, l'astronome Piazzi, le médecin Paolo Mascagni, le diplomate Domi-
nique Caraccioli, le célèbre Golden i, enfin Casanova, dont les Mémoires ne
sont que trop connus.
Quelques cas sont particulièrement intéressants. Ce sont ceux des
hommes comme Barelti, qui combat les gallomanes, et écrit pourtant en
français aussi bien qu'en anglais *. Alfieri cédait aussi à une sorte de
force supérieure. Il avoue qu'en 177G il fut obligé, pour se défaire de
l'obsession du français, de s'interdire toute lecture française et de partir en
Toscane (Vie, p. 223 et s.). Jusque-là il se traduisait en itaUen.
D'autres, qui n'avaient pas les mêmes raisons que lui de résister, suivirent
la tendance. Alberto Forlis de Vicence, pour mériter « l'attention d'un plus
vaste public », refondit en français ses Mémoires pour senir à V histoire
naturelle (Paris, Fuchs, 1802). Et on pourrait citer d'autres exemples où
où la langue est plus pure que dans aucune autre contrée de l'Italie, mais ce
pays ne sayrait donner le ton aux autres qui prétendent à l'égalité et même à
la supériorité à bien des égards. »
1. A Parme on vit Condillac, l'historien Millot, le mathématicien Jacquier,
l'ornithologiste Fourcaull.
2. Lettres de Suisse et (Vitale de M'", avocat en Parlement, à M"' *" à Paris,
Amsterdam, 1780.
3. Voir Dejob, Études sur la tragédie. Armand Colin et C". p. 174.
4. Oise, de récepl., 9 mai t"56.
5. Dejob. Ib.. 185 et suiv.
6. Projet pour avoir un opéra italien à Londres (Londres, 1753, in-8); La pour
de la discorde, ou la Bataille d^s u/o/ons (Londres, nss. in-8>. Discours sur Sha-
kespeare et M. de Voltaire. Il parle dans une lettre du ."i mai 1777 d'un petit
livre qu'il a fait en français pour acquérir do la renommée.
888 LA LANGUE FRANÇAISE AU XVIir SIÈCLE
furent prises de semblables précautions, témoin les Lettere originali... di
Clémente XIV (Parigi, 1777), d'abord traduites en français, et dont l'édition
italienne est précédée d'un Avvertimento al lettore où on lit : « Voici donc
ces lettres précieuses... La langue française étant devenue universelle, il
fallait que la traduction, en précédant l'original, fournira chacun la con-
naissance de celte œuvre excellente et protégeât la présente édition. »
Ce n'est pas à dire que, s'inclinant devant la primauté de fait, les écri-
vains italiens aient reconnu au français cette précellence qu'Henri Eslienne,
et d'après lui Bouhours, dans ses Entretiens, avaient revendiquée. Des
Français même, de Brosses * et Roland ^, eurent le bon goût de mettre en
lumière les mérites de l'idiome italien. Deodati de Tovazzi consacra à mon-
trer sa supériorité sa Dissertaiion sur l'excellence de la poésie italienne
(Paris, Bauche, Leclerc et Lambert, 1761). Voltaire essaya de le réfuter,
mais sans convaincre personne {Let. du 24 janv. 1761) et de telle façon que
Tovazzi put répliquer et maintenir sa thèse. Il est certain que pareille
querelle était sans issue ^.
Bien plus intéressante que cette controverse purement théorique est la
discussion qui s'éleva entre Italiens sur la question de savoir s'il était loi-
sible et utile de laisser l'italien se pénétrer d'éléments français. Chose
curieuse, et qui ne semble pas s'être produite ailleurs, môme en Alle-
magne, il se trouva des partisans et des défenseurs avérés du gallicisme.
Dans le groupe littéraire et philosophique du Caffé ce fut une vraie fanfaron-
nade, et dans le manifeste révolutionnaire qui porte le titi^e de llenonciation
par-devant notaire au vocabulaire de la Crusca *, Pietro Verri et les siens
affichèrent le droit non seulement de faire des mots, mais d'en emprunter
au français, comme à l'allemand, à l'esclavon et au turc, si bon leur sem-
blait. En fait j'ignore s'ils en ont pris au turc, mais ils ont fortement fran-
cisé. Néanmoins il y a des textes d'une tout autre importance que leur
plaisanterie. Cesarotti, accusé par ses adversaires de pratiquer en matière
de langues le relâchement, « il lassismo », donna son Saggio sulla filosofia
délie lingue (Padoue, 1785). Du coup il s'en attira une querelle avec un abbé
Vélo, de Vicence ^, et avec le comte Galeani Napione, ce qui nous valut une
réplique importante où le premier grammairien philosophe de l'Italie a eu
l'occasion d'affirmer encore et d'éclaircir ses idées. Bien entendu, Cesarotti
est hostile au francésisme des snobs, multiplié sans nécessité; il ne se lasse
pas de le redire *, mais il se refuse à donner dans les * pédantesques
i. Lettres de Rome à M. de Neuilly sur son voyage, l"37-l"40. Un volume publié
par R. Colomb, Paris, 1836, sous le titre de Vllalie il y ci cent ans.
2. Lettres de Stiisse et d'Italie. Réflexions sur la musique, adressées par un
amateur vénitien à un voyageur français. 11 y a là une vraie discussion en règle
sur la valeur phonétique, significative, etc., des deux idiomes comparés.
3. Cf. le bon livre de E. Bouvy, Voltaire et l'Italie, Paris, Hachette, 1898.
4. Il Ca/fé, p. il.
5. Qui prit le pseudonyme de Garducci.
6. Le passage essentiel est à la page 125 du IV vol. dès Œuvres. Milan, 1821.
Cesarotti y dit en substance : La quatrième source de nouveautés, ce sont les
langues étrangères, qui à notre époque, pour nous. Italiens, se réduisent à la
française, seule universalement connue et acclimatée en Italie. C'est elle qui
est la pierre de scandale, la pomme de discorde, l'Hélène de nos lliades, le sujet
éternel des lamentations pathétiques des « zélateurs -. Je condamne bien
entendu la manie de franciser sans raison, n'y eût-il d'autre motif de s'abstenir
HISTOIRE EXTERNE DE LA LANGUE 889
vanilés » de l'amour-propre linguistique. Il s'obstine à ne pas voir le
danger pour les lettres et le caractère national de ce tolérantisme, et craint
la nouveauté d'une inquisition pour la langue.
Si le français a des défauts, et Cesarotti les connaît, il les doit surtout aux
grammairiens, ces eunuques littéraires, à jamais incapables de féconder
une langue. Mais il a de quoi nous prêter, comme nous lui avons prêté
nous-mêmes. Quelle est la science, quel est l'art qui n'ait pas été supérieu-
rement cultivé en France? Une traduction du « Dictionnaire encyclopédique »
montrerait comment le vocabulaire français a profité de ce développement,
et ce qui manque au nôtre pour y correspondre. Même chose en métaphy-
sique, dont les Français ont incorporé la phraséologie à leur langue, en
l'introduisant jusque dans les œuvres d'esprit et de société. Enfin l'élo-
quence, l'imagination, le sentiment n'ont-ils pas aussi leurs droits particu-
liers, et un terme italien, obscur, rouillé, est-il préférable, en raison de
son origine à un terme connu, et propre, qui n'a que le petit défaut d'être
français? Junon, pour recommencer à plaire, mettait la ceinture d'une
rivale; ce n'est pas là cesser d'être soi-même *. Et Cesarotti cite le mot
de Mérian : « Je voudrais pouvoir m'approprier toutes les langues et
réunir autour de moi les richesses littéraires et classiques des nations et
des siècles, me faire successivement grec, latin, italien, espagnol, anglais,
allemand, savourer avec le môme délice les fruits les plus exquis de tous
les climats. En agissant ainsi, je croirais faire mon devoir de philosophe,
d'académicien, de lettré, d'homme. » Pareil cosmopolitisme linguistique
était peu commun. L'idée première s'en trouvait, si l'on veut, dans Bacon,
et plus récemment, dans Marmontel, mais peu l'ont professé d'une manière
aussi ouverte et aussi large. En face de ces idées si libérales, les attaques
des gallophobes paraissent bien banales, et bien étroites. On serait même,
je crois, en peine de citer quelques pamphlets ou curieux ou spirituels.
La comédie de Scipione Maffei : Il Raguet, est insipide. Je nommerai seu-
lement quelques-uns des protestataires : Barelti, qui reproche aux écrivains
du Caffë de barbariser {Fouet littéraire, 1<"" août 1764) * ; Alessandro Verri,
que celui de ne pas froisser la vanité nationale, très susceptible dans ces
petites choses. Mais quand le français a des termes propres qui nous manquent,
par quelle ridicule répugnance refuser de les accepter? La langue française
est, d'après Voltaire, une gueuse fière, et l'italien aussi, par la faute d'écrivains
Irop timides qui flattent les préjugés des pédants. Les Latins, les Anglais, les
Français eux-mêmes ont emprunté sans penser s'avilir. La langue française
est maintenant très commune à l'Italie, il n'y a pas une personne un peu cul-
tivée h (jui elle ne soit familière et comme naturelle; la bibliothèque des femmes
et des hommes du monde est exclusivement française. Les mots de cette langue
ont la plupart grande affinité avec les nôtres... Un grand nombre d'écrivains
illustres, et des ouvrages de génie, pleins de toute la fleur du goût, lui ont
donné l'autorité, et en outre il y a longtemps que le français nous prête. • Il cite
des locutions toutes françaises : l'annea fu trisla, coiliii è conooitoso, io sono
invironnato da nemici, tout cela aurait l'air d'une parodie, et cependant on les
lit, avec bien d'autres, dans Boccace, Fra Giordano et autres écrivains de l'âge
d'or. Ne pas donc devenir trop sévères pour des mots imposés par le besoin
et non rejelés par le goût.
1. Voir Eclaircissement, p. 213. 214, 218, 224-225, 23T. Cf. la spirituelle lettre à
Galeani Napione. /A., 239.
2. Cependant il y a des gallicismes dans ses Lettres : Corne dicono i Francesi,
sarebbc tanto di guadagnaio sut nemico (1, 44); ib.,339, e la pcrsuasi quasi che
890 LA LANGUE FRANÇAISE AU XVIIF SIÈCLE
qui fit pénitence de ses premières erreurs et se plaignit qu'un étrange dia-
lecte, amalgamé de deux langues, se parlât et s'écrivît*; le poète Parini,
qui railla les mêmes travers dans sa pièce du Matin (217-220), Gasparo
Gozzi, converti comme Verri sur le tard, Morelli qui tint toujours Cesarotti
pour un schisniatique en matière de langue, quelques théoriciens comme
Fontanini dans la Préface de son Eloquenza italiana, enfin et surtout
AUieri, qui n'arriva à aimer l'Italie et l'italien qu'en se dégoûtant succes-
sivement des autres nations.
L'influence française se marque dans l'italien du xviii* siècle :
r Par des reformations de mots italiens sur le type français (comparez
ce qui s'est passé en France au xvi° siècle) ; on écrit ainsi intraprcso pour
impreso (Becc. -); lutta pour lotta (P. Verr.); ruinare pour rovinare (Becc).
2° Par l'introduction de mots français :
Je passe sur ceux qui ne sont pas môme italianisés et qui se rencontrent
dans le Caffê : beau, bon ton, cabriole, madamigella , mateloli, monsiè,
toilette. D'autres sont contestés comme gallicismes : abordagio (Gold.);
appresiazione (Ces.); capo d'opéra (Gold : Bot. d. c); dettaglio (partout);
galanteria (Gold. Bot. d. c.) ; etc.
En voici toute une série, qui se sont incorporés à la langue italienne :
Substantifs : amnistia (Becc); appartamento (Gold.); assemblea (Il C);
arresto (P. V. Let.); bigotteria {Il C); buonomia [Gold.); cadette (P. V. S. F.);
caffetiere (Gold. Bott. d. C); capitazione {Il C); chicane (P. V. Let.)\ con-
discendenza {Il C); cotteria (P. V.); decadenza (Id.); fanatismo {Il C. Ces.);
finezzn (Gold.); finanze (P. V.); flaccone {Il C); foga, fricassea {Ib.); incon-
veniente (P. V.); irritabilitù (P. V.); imparzialità (Id.); isolamento (Gold.);
libertlnaggio {Il C.]; livrea (P. V.); naturalizzazione {U C); ogetto (= cosa.
// C); occasione (= cagione); organizazione (Ib.); pamvità (P. V.); raffina-
mento {Il C); rappresaglia (Ganganel. Lct. i3);rimorso (P. V. S. Fel.);
spontanéité (Id.); suicidio {Il C); tariffa (P. V. E. pol.): trincea, tracasseria
(P. V. Let.); urgenza (Id.).
Adjectifs : attuale (Ces. // C); bigotto {Il C): desinteressato (Gold. Bott.
non ero la personne en question. — De nos cent littérateurs, dit-il, il n'y en a
pas trois qui sachent leur langue (il, 217); cf. lettre 135 (II, 277) où il se moque
du D' Vincenzo Malacarne, et surtout p. 201 (15 août 1764) où il plaisante les
locutions barbares des inf'ranciosali :
« E lu che risponderesti, filosofo mio, alla tua dilelta Pamela, se le sentissi
fare délie esclamazioni sul guslo di queste faite dalla Pamela del Goldoni? Che
le risponderesti tu, che ti lieni (vedi il Ca/fè, p. 23) un flaccone sotlo il «aso? Tu
che conosci le résine di pnco valore'i Tu che inlendi la medicina ptic brillante o
meno brillanle'i Tu che inlendi il linguaggio degli odori che parlano ail' animât
Tu che temi Vincontinenza del nasol Tu, io lo so, tu faresti (vedi il Caffe, 30)
rinunzia avanti nodaro al vocaholario délia Crusca e alla pretesa purezza délia
toscana favella, perche hai una testa corne Petrarca, Dante, Boccacio e Casa;
perché sei alto ad arrichire e a inigliorare quella favella: e perché hai intenzione
e modo d'iialianizzare parole francesi, tedesche, inglesi, turche, greche, arabe c
sclavone, per rendere le lue idée meglio. »
1. A'^oir Préf. italienne des Dits mémorables de Xénophon, traduits par Giaco-
melli (ap. Bouvy, Thèsp, 33).
2. Becc. = Beccaria ; Ces. = (Cesarotti ; S. = Saggio : d. G. = del Gnsto ; S. dil. d.
t. = sul dilelto delta tragedia ; H C. = U Caffé; Gold. = Goldoni ; Bott. d. C. =
Bollega del Ca/fe; P. V. = Pietro Verri; S. f. = Sulla félicita; L. = Lettere;
Kc. pol. = Economin politica; Gangan. = Ganganelli.
HISTOIRE EXTERNE DE LA LANGUE 891
d. C); imbarazzato (P. V.); impoUto [H C); pomposo (Gangan. L.); precario
(P. V.); salariato (Id. Ec. pol.); visionario (Gangan. Let.).
Verbes : accompagnare (P. V. s. fel.); accordare (Gold. B. d. c); affrontar
(Ces. rf. G.); appreziare (// C); avvisarsi di (Gold. B. d. c); autorizzare
(P. V. S. fel); caralterizare (Gold. Bo^ d. c); complicare (Il C); depei-ire
(P. V.); felicitursi (Il C.) ; ^/<r'ire (P. V.) ; immischiarsi (Id.) ; profitture di (Id.) ,
tna^menare (Gold.); naturalizare (Becc); obliare (Gangan. Let.): ollraggiare
(Id.); oUrepassare (Id.); orgnnizare (Becc); realizzare (P. V.); sorpassare
(Il C); sorvegliare (P. V.); /assare (P. V. Ec. po/.).
3>* Par la création d'une foule d'expressions sur le modèle d'expressions
françaises : affari di stnto (= au fig. Il C); dare Vattuco {lb.)\ colpo d'occhio
{Il C.) ; avanzar un" opinionc (Ces. L.) ; csser d'aviso (Gold.) ; a meno che (Il C.) ;
lasciare qualche cosa a desiderare (Ces.); forzare a far (P. Verr.); rapporta a
(Becc); rimontar a principj (Id.); esser soggetto ad aier bisogno (Gold. Bot.
d. c); mettersi in cape {Id.); tanlo di guadagnato siil nemico (Baret. Let.].,
prendere la risoluzione (Gang. ), tirar le conseguenze {id.),percl€re divista (id.) *.
Le français dans le reste de l'Europe. — Il resterait à étudier la diffu-
sion du français dans divers pays, où il a eu une assez belle destinée, par-
ticulièrement aux Pays-Bas *, où il a reçu de notables améliorations gra-
phiques; dans les pays Scandinaves ', — il y a des lettres de Christine en
i. Cesarotti en signale beaucoup d'autres comme étant d'usage (Sa^gio P., III,
p. 13o : esser presto, avvisai'si d'una cosa, conoscersi d'una maleria, troppo bene,
amar meglio, temer forte, stare il mei/lio del mondo.
2. L'histoire de la langue néerlandaise de M. Verdara (Leeuwarden, Hugo
Suringar, 1800), p. 96, donne quelques renseignements sur l'élément français en
hollandais, mais la période que j'étudie n'y est pas particulièrement visée.
3. M. Erik Staaf a bien voulu m'écrire à ce sujet une lettre dont j'extrais les
indications qui suivent : L'influence française était si grande pendant la lin du
xvu" siècle qu'une lettre suédoise de ce temps était presque compréhensible à
un Français. Strindberg dans son livre « Les relations de la France avec la
Suède -, Paris. 1891, en donne page 158 un échantillon. C'est une lettre
d'Oxenstiern datée de 1682 : « Jag urgerar pro posse pâ begge desse essentielle
« punkter, ônska kunna deri reilssira. Frankike temoignerar en stôrre ardeur an
■ nâgonsin tillf«>rene, o/fererar allt det som plausilelt, âr och tager sig Sveriges
• maintien an à souhait, bâde i Wien och Haag... Delta allt sker pour se venger
« de t'Angleterr'i, och del med râtta efter det genom sin blâmable conduite cau-
• serar Nederlands undergâng och Christenhetens olâgenhet och trouble. Utan
• dissimulation Des trogne och ergifne tjânare. - B. 0.
Le français était étudié; des poètes suédois écrivaient en français. La littéra-
ture française exerçait, comme partout, son ascendant, et elle continua jusqu'à
la lin du xviu» siècle, ;i servir de modèle. Cette influence de la France atteint
son apogée sous le règne de Gustave III (1771-1792). Ce roi était français de goût
et de tendances générales, et il mit sur son époque une empreinte franraise.La
langue française fut alors la langue de prédilection «le la cour et de la haute
société. Après les victoires de Charles XII, la comtesse de Kœnigsmarck alla
négocier au nom du roi Auguste, en français. (Volt., Hist. de Ch. XII, livre 2).
VHisloire de la Russie sous Pierre le Grand, IV. raconte «léjà que le roi Stanislas
réunit les généraux suédois «jiii défendaient la Poméranie contre le roi Auguste
et leur parla français. C'est néanmoins de son temps que commence à se mar-
quer la réaction, faible au début,contre les gallicismes, et l'Académie, instituée
en 1786, s'attacha à purifier la langue, tout en gardant l'esprit français.
Un grand nombre de mots français avaient passé en suédois : affaire, char-
mant, respect, talent, dctalj, parti, tnouftac/ie. kompani, société. lUen entendu c'est
toujours par la haute société qu'ils se sont introduits. De nos jours, du reste
l'inQltration a continué, et il y a même un suffixe français qui a passé, et sert à
892 LA LANGUE FRANÇAISE AU XVIIF SIECLE
français; surtout en Suède, où il s'est répandu depuis la guerre de Trente
Ans; en Pologne, où il s'est parlé au moins à la cour; en Roumanie enfin,
où il commence à se répandre par l'action des hospodars et des Russes '.
Le temps , la compétence et l'aide de collaborateurs instruits de ces
diverses langues m'ont manqué pour poursuivre mon enquête sur ces
divers points.
BIBLIOGRAPHIE
J'ai cité, dans la première partie de cette étude, le livre deM. Vernier sur
Voltaire grammairien. C'est, avec deux articles signés Fergus et publiés dans
la Noicvelle Revue le lo mars et le l*^"" avril 1888, où le philologue ne peut
rien trouver d'utile, tout ce qui, à ma connaissance, a été publié de spécial
sur la langue française au xviii" siècle.
Il esta souhaiter que nous ayons bientôt quelques bonnes monographies.
En attendant, j'ai eu la bonne fortune de pouvoir ajouter à mes propres
notes un cours que M. Huguet, professeur adjoint à l'Université de Caen, a
professé en 1896-97, et qu'il a bien voulu mettre à ma disposition. J'y ai
trouvé, avec le résultat de lectures personnelles, un dépouillement très pré-
cieux des travaux de Didot et de Thurot sur l'orthographe et la pronon-
ciation, et du Dictionnaire général. Je remercie ici publiquement mon
collègue et ami de sa complaisance désintéressée.
Pour l'histoire externe de la langue, j'ai renvoyé, au cours de mon article,
aux éludes déjà faites, quand il y en avait. Je souhaite que le désir de
corriger mes erreurs et de suppléer à mon ignorance inspire un peu partout
l'idée de traiter cette question de l'influence française, qui a dans l'histoire
de chaque langue une importance indiscutable. Les renseignements que
j'apporte seraient bien plus défectueux encore, si je n'avais eu, pour me
guider sur un terrain si varié et si inexploré, le secours de quelques amis,
parmi lesquels M. Andler, maître de conférences d'allemand à l'Ecole nor-
male supérieure, et M""^ de Goldberg, professeur émérite des Instituts de
St-Pétersbourg. Mes collègues, MM. Beljame et Dejob m'ont aussi fourni
des indications ou signalé des fautes. C'était un devoir pour moi de dire ici
à tous ma gratitude.
former des mots, c'est ar/e. De lasta (charger) on fait las loge «le bygga (bâtir),
byggerage, etc.
L'histoire de la pénétration dans le danois (qui était alors la langue littéraire
de la Norvège) est à peu près la même, et au xviii* siècle le plus grand écrivain,
le Norvégien Ludvig Holberg (1683-1754), est infecté de gallicisme.
1. On trouvera à ce sujet des renseignements dans l'ouvrage dont M. Pompiliu
Eliade n'a encore donné que le sommaire : De Vinfluence française sur l'esprit
public en Roumanie {1750-/848), Compiègne, 1897.
ONT COLLABORÉ A CE VOLUME
MM. BOURGEOIS (Emile), docteur es leltres, maître de conférences à l'École
normale supérieure.
BRUNEL (Lucien), docteur es lettres, professeur au lycée Henri IV.
BRUNOT (Ferdinand), docteur ^s leltres, maître de conférences à la
Faculté des lettres de l'Université de Paris.
CHUQUET (Arthur), professeur au Collège de France.
CROUSLÈ (L.), professeur à la Faculté des lettres de l'Université de Paris.
DUCROS (Louis), doyen de la Faculté des leltres de l'Université d'.\ix.
HÉMON (Félix), inspecteur de l'Académie de Paris.
LION (Henri), docteur es lettres, professeur au lycée Janson-de-Sailly.
MAURY (F.), professeur à la Faculté des leltres de l'Université de Mont-
pellier.
MORILLOT (Paul), professeur à la Faculté des lettres de l'Université de
Grenoble.
PETIT DE JULLEVILLE. professeur à la Faculté des lettres de l'Uni-
versité de Paris.
ROBERT (Pierre), docteur es lettres, professeur au lycée Condorcet.
ROCHEBLAVE (Samuel), docteur es lettres, professeur à l'École des
Beaux-Arts.
TEXTE (Joseph), professeur à la Faculté des lettres de l'Université de Lyon,
maître de conférences suppléant à l'École normale supérieure.
TABLE DES MATIERES
CHAPITRE T
LES PRÉCURSEURS
Fontenelle, La Motte, Bayle, l'abbè de Saint-Pierre.
Par M. Pierre Robert.
/. — Fontenelle.
L'honiine, 2. — Le littérateur, 3. — Le critique, 4. — L'adversaire des
anciens, 6. — Le philosophe, 9. — Le vulgarisateur scientifique, 10. —
Conclusion, 12.
//. — Houdar de La Motte.
L'homme et l'écrivain, 14. — Ses idées littéraires, 16. — Sa théorie de
la versification, 19. — Le contempteur d'Homère, 22. — Conclusion, 24.
///. — Bayle.
L'homme, 25. — L'érudit et l'homme de leltres, 27. — Scepticisme et
esprit critique, 28. — Origines historiques du libertinage de Bayle, 31. —
Bayle novateur et précurseur du xviu" siècle, 32. — Son influence, 33.
894 TABLE DES MATIERES
IV. — L'abbé de Saint-Pierre.
Sa vie et son caractère, 35. — Religion, philosophie, morale, 37. — Un
seul but : l'utilité publique, 38. — Projet de paix perpétuelle et Discours sur
la Polysynodie, 41. — Conclusion, 43.
Bibliographie. 44.
CHAPITRE II
DAGUESSEAU, ROLLIN ET VAUVENARGUES
Par M. Louis Dlchos.
I. — Daguesseau,
Sa famille et ses débuts dans la magistrature, 43. — Les Mercuriales, 48.
— Éloquence de Daguesseau, 49. — Daguesseau chancelier, ol.
//. — Rollin.
Sa vie, oo. — Le Traité des Études, S8. — Le pédagogue, 62. — L'histo-
rien, 63.
m. — Vauve nargues.
Sa vie, 68. — Ses œuvres, 72. — Son caractère, 73. — Son genre d'es-
prit, 77. — Sa place parmi nos grands moralistes, 80.
Bibliographie, 83.
CHAPITRE III
VOLTAIRE
Par M. L. Crouslé.
I. — La jeunesse de Voltaire {i6()4-i J26).
Origine, éducation de Voltaire, 84. — Voltaii'e en Holl,ande, 89. —
Œdipe. La Henriade, 91.
JJ. — Séjour en Angleterre et retour en France {i y 26-1 j33).
Voltaire et les Anglais, 101. — Brutus, Charles XII, Zaïre, 103.
///. — Voltaire et la marquise du Chdtelet {i -jSS-i ~4g).
Voltaire à Cirey. Alzire. Le Mondain, 107. — Premières relations avec
Frédéric II. Mahomet. M&rope, 111. — Voltaire à la Cour et à l'Académie, 114.
IV. — Voltaire et Frédéric IL
Voltaire à Potsdam, 118. — Retouren France. Projets d'établissement, 126.
V. — Voltaire en Alsace, en Suisse et à Ferney.
Voltaire et les Genevois, 130. — Voltiiire et d'Alembert, 131. — Voltaire
et J.-J. Rousseau, 132. — Pompignan et Fréron, 134. — VolUiire et Cor-
neille, 136. — Voltaire et Calas, 139. — La lutte « contre l'infâme », 140.
— Voltaire et Catherine II, 144.
VI. — Dernières années de Voltaire {i j'jo-i ■jyS).
Derniers écrits, 147. — Voltaire à Paris. Sa mort, 131.
VII. — Vœuvre de Voltaire.
Ce qui survit de l'œuvre, 156;^ — Le voltairianisme,(lH^ — La correspon-
dance de Voltaire, 163.
Bibliographie, 170.
TABLE DES MATIERES 893
CHAPITRE IV
MONTESQUIEU
Par M. Petit dk Julleville.
/. — Vie de Montesquieu.
XjQ. jeunesse de Montesquieu, 171. — Paris, l'Académie, 172. — Los
voyages, 173. — Montesquieu à l.a Brt'do ol à Paris, 177. — Publication
de V Esprit des Lois, 179.
//. — Les Lettres persanes.
Le roman. La satire, 182. — Philosophie des Lettres persanes, 185. —
///. — Les Considérations, 188.
IV. — L'Esprit des Lois.
Objet du livre, 191. — idées fondamentales, ^9^ — Analyse de VEsprit
des Lois, 196.
V. — Montesquieu écrivain. Montesquieu et la postérité.
De la langue et du style de Montesquieu, 201.
Bibliographie, 205.
CHAPITRE V
BUFFON
Par M. Félix Hémon.
i. — La vie de Euffon.
Avant le Jardin du roi, 208. — Le Jardin du roi. L'Htsfotre naturelle, 210.
//. — L'œuvre et les collaborateurs.
Le travail de Buffon à Montbard et au Jardin, 213. — BufFon et Dau-
benton. Les Quadrupèdes, 215. — Guéneau de Montbeillard et Bexon :
les Oiseaux, 217. — Les minéraux. Faujas de Saint-Fond. La correspon-
dance, 221.
///. — Buffon poète et savant.
Comment Buffon aime la miture, 223. — La méthode; Buffon expéri-
mentateur et généralisateur, E25) — Les classifications, 229.
IV. — La philosophie et la religion de Buffon.
L'esprit de l'œuvre. Premières attacjues, 232. — Buffon et la Sorbonne,
235. — L'orthodoxie de Buffon, 237.
V. — Buffon écrivain et théoricien du style.
Le Discours sur le style. L'ordre et le mouvement, 240. — Les termes
généraux. Le style, 244.
Bibliographie, 249.
890 TABLE DES MATIERES
CHAPITRE VI
JEAN-JACQUES ROUSSEAU
Bernardin de Saint-Pierre.
Par M. F. Maury.
/. — De la naissance de Rousseau aux Discours.
Son enfance, ses premières œuvres, 252. — Premier Discours, 255. —
Second Discoitrs, 259.
//. — Des Discours à la fuite.
A l'hôtel du Languedoc et à l'Hermitage, 264. — La Lettre sur les spec-
tacles, 266. — La ISouvelle Héloïse, 269. — VÉmile, 275. — Le Contrat
social, 283.
///. — De la fuite à la mort.
Nombreux changements de résidence, 291. — Lettres polémiques, 294.
Les Confessions, 296. — Les dernières œuvres; la mort, 298. — Jugement
général sur Rousseau, 300.
IV. — Bernardin de Saint-Pierre.
Biographie, 305. — Les Études et les Harmonies, 306. — Paul et Virginie,
310. — Conclusion sur le maître et le disciple, 311.
Bibliographie. 314.
CHAPITRE VII
DIDEROT ET LES ENCYCLOPÉDISTES
Par M. Lucien Bkuxel.
/. — L'Encyclopédie.
L'entreprise et les éditeurs, 316. — Le Prospectus et le Discours préli-
minaire, 320. — Les auteurs et la doctrine; le parti encyclopédique, 326.
— Protecteurs et adversaires de l'Encyclopédie; incidents de la publica-
tion, 332.
//. — Diderot.
L'œuvre de Diderot en dehors de l'Encyclopédie, 342. — Sa vjii, 346. —
Son caractère et son esprit, 331. — Ses idées. Philosophie, Q^Jk — Lit-
térature et Beaux-Ax^ts, 361. — Son talent, 365.
///. — L'école encyclopédique.
D'Alembert; son rôle philosophique et littéraire, 371. — Le sensualisme
en psychologie; Condillac, 373. — Le sensualisme en morale et le maté-
rialisme ; Helvélius et d'Holbach, 378. — Derniers représentants de l'école
encyclopédique : Raynal, Volney, Condorcet, 381.
Bibliographie, 383.
CHAPITRE VIII
LES SALONS, LA SOCIÉTÉ, L'ACADÉMIE
Par M. Lucien Brunel.
/. -r- Introduction, ',]SC>.
IL — La cour de Sceaux, les premiers bureaux d'esprit {ijoo-ij5o).
La duchesse du Maine et la cour de Sceaux avant la Régence; Malezieu,
TABLE DES MATIERES 897
:J88. — La cour do Sc«^jmx df 1720 à i7:i:); M""= Dclaunny-de Slaal ; Voltaire
et la duclu'ss»' du Maln«î, 31)1. — Les bureaux d'ospril. I,c salou de M""-' de
Lauibert (1710-1733), 394. — Le salon de M'"« de Tencin (1726-1749), 399.
///. — Les salons au temps de V Encyclopédie (r/5o-i-j0).
Le parti encyclopédique et les salons littéraires; discipline exercée par
M'"" GeofTrin, i04. — Les aynngo'jiies philosophiques : les salons d'Holbach
et d'Helvétius, 40'». — M'"" d'Épinay. Grinuu, 407. — Deux salons rivaux;
.M'oo (leolTrin et M"'" du DefTand, 409. — Nouveaux salons pliilosophicjues
(1764); M""- Necker et M"'" de Lespina.sse, 41.ï. — La vie littéraire dans les
salons; conversation et éloquence, 419. — Lectures dt* société, 422. —
Les salons et r.^cadéraie française, 423. — L'Académie française et le
parti des philosophes. Duclos, 42;j.
IV. — La société lettrée et la conversation pendant les dernières années
de Vancien régime { [j-6-i -Hq).
Le goût et les idées dans la haute société. Le Lycce, 429. — Le prince
de Ligne, Chamfort et Rivarol, cau.seurs et écrivains, 433. — Les salons
et la politique à la fin de l'ancien régime; .M™» de St<iël, 4il. — Conclu-
sion, 443.
Bibliographie, 4 H.
CHAPITRE IX
LE ROMAN
Par M. Paul Mohillot.
• /. — Le Sage, Marivaux, Prévost.
Le Sage (1668-1747), 447. — Le Diable boiteux, 448. — G il Blas : le
romanesque, 449. — Le réalisme, 451. — La moralité, 454. — Ce qui
manque à Gil Blas, 455. — Les auR-es romans de Le Sage, 457. — Marivaux
et ses premiers romans, 459. — La Vie <tc Marianne, 461. — Le Paysan
parvenu, 465. — L'abbé Prévost. L'homme, 467. — Les romans de
Prévost, 469. — Mntinn, l.^srnut et la peinture de l'amour, 471. — La
naissance du roman moral, 473. -- L'anglomanie de Prévost, 474. —
^me de Tencin et M"" de Grafftgny, 475.
//. — Voltaire et les conteurs.
Le conte licencieux et Crébillon fils, 477. — Le conte philosophique et
Voltaire, 480. — Diderot, 482. — Le conte moral et Marmontel, 483.
///. — J.-J. Rousseau et sa descendance.
La HouvpUe Hélo'ise : résurrection ilu grand roman, 485. — Mission
nouvelle du roman, 487. — Le sentiment de la nature dans le roman, 489.
— Le style, 490. — Importance d'une pareille œuvre, 491. — Bernardin
de Saint-Pierre : Paul etj^irijinie (1788), 492. — La pastorale et Florian,
496. — Choderlos lîèXaclos : les Liaisons dangereuses, 498. — Restif, 300.
Bibliographie, 502.
CHAPITRE X
LES MÉMOIRES ET L'HISTOIRE
Par M. Emile Uourgeois.
/. — Les Mémoires.
Buvat, 504. — Mathieu Marais, les lettrés, 506. — D'Argenson : le club
de l'Entresol, 508. — Le président Hénault, 514. — Le duc de Luynes; le
Histoire de i_\ lakoue. VK 57
898 TABLE DES MATIÈHES
cercle de la Reine, 'J18. — Le cardinal de Bernis, M""' du Haussel et M'"^' de
Poinpadour, 1)21. — Marmontel et les Salons de l'Encyclopédie, 52i). —
Madame d'Épinay ; Durfort de Glieverny, ;i27. — L'avocat Barbier. Bachau-
mont. Paris et les journaux, 528. — Lauzun, Bezenval. Augeard et Marie-
Antoinette, 531.
//. — L'Histoire.
Voltaire historien, 532.
Bibliographie, 541 .
CHAPITRE XI
LE THÉÂTRE
Par M. Henri Lion.
PREMIÈRE PARTIE (1701-1748).
/. — La Tragédie.
Crébillon (Prosper .folyot de), 544. — La Motte, 547. — Voltaire, àOEdhpc
à Mérope, 548. — Les rivaux de Voltaire, 55S.
//. — La Comédie.
A. La Comédie de Molière après Molière. Les disciples directs. Regnard,
559. — Dufresny, 564. — Les rivaux de Regnard et de Dufresny, 566. —
Les disciples originaux. Dancourt, 567. — Le Sage, 571. — Delisle, 573.
— Un disciple dissident : Destouches, 574. — Les imitateurs de Destou-
ches, 577. — Les petits-neveux de Molière. D'Allainval, 578. — Boissy et
Fagan, 579. — Voltaire, etc., 579. — Piron et Gresset, 580.
B. Les Indépendants, 583. — La comédie « métaphysique » de Marivaux,
583 — Laxj:^nédie larmoyante et La Chaussée, 589.
DEUXIÈME PARTIE (1748-1789).
/. — La Tragédie.
Voltaire, de Sémiramis à Agathocle, 594. — Les disciples de Voltaire, 599.
— Marmontel, 599. — Guimond de La Touche, 600. — Saurin, 600. — De
Belloy, 601. — Lemierre et Leblanc, 602. — La Harpe et Ducis, 602.
//. — Le Drame.
Diderot, 606. — Sedaine, 612. — La Harpe et Baculard d'Arnaud, 615.
— Saurin et Beaumarchais, 616. — Sébastien Mercier, 617.
///. — La Comédie.
Desmahis et Lanoue, 620. — Saurin et Poinsinet, 620. — Palissot et Vol-
taire, 621. — Collé, 622. — Favart, Goldoni, Barthe, Sedaine, Florian, etc.,
622. — Beaumarchais, 623.
Appendice : la comédie-vaudeville ou opéra-comique, 632.
Bibliographie, 634.
CHAPITRE XII
LES POÈTES
André Chénier.
Par M. Pktit uk Julleville.
/. — Les poètes du XVIII" siècle.
Jean-Baptiste Rousseau, 639. — Voltaire, 643. — Gresset, 646. — Gil-
bert, 647. — Ecouchard-Lebrun, 648.
TABLE DES MATIERES 899
II. — André Chénier.
La j<Hin*?ss»' il'André Chénier, ôoO. — L'œuvre, 0!ji. — Idylles et Buco-
liques, 63;>. — Los Élégies, 6a9. — Poèmes scientifiques et didactiques, 661 .
— La Révolution, 66;i. — La prison, les laïuhes, récliafaud,671.
Bibliographie. (iTT.
CHAPITRE XIII
LA LITTÉRATURE SOUS LA RÉVOLUTION
l'ar M. Ahtiick Ciiuqoet.
7. — L'éloquence.
Mirabeau, 682. — Barnave, 6y2. — Sieyès, 694. — Maury, 69;). — Cazalès,
697. — Volney, 698. — La Gironde, 699. — Vergniaud, 699. — Guadet, 701.
— Gensonué, 702. — Buzot, 70.3. — La Source, 704. — Isnard, 704. — Lan-
Juinais, 704. — Louvct, 703. — Brissot, 706. — Condorcet, 707. — Danton,
708. — Uohespiorre, 711. — Saint-Just, 71.3. — Barèro, 715.
//. — Le journal.
André Chénier, 716. — Rivarol, 717. — Mallet du Pan, 719. — Cham-
fort, 721. — Loustallot, 722. — Desmoulins, 722.
///. — Le théâtre.
Reprises, 729. — Pièces d'actualité, 729. — Tragédies, 7.30. — Joseph
Chénier, 731. — Comédies, 732. — Fabre d'Églantine, 733.
IV. — La poésie.
Lebrun, 734. — Joseph Chénier, 733. — Rouget de Lisle, 736.
Bibliographie, 738.
CHAPITRE XIV
LES RELATIONS LITTÉRAIRES DE LA FRANCE
AVEC L'ÉTRANGER AU XVIII SIÈCLE
Par M. JosEPU Textb.
/. — La première période du XV IW siècle [ijiS-ijôi).
L'Europe française, 740. — Fin des influences méridionales en France,
744. — Origines du cosmopolitisme philosophique, 747. — Les commen-
«cmentsde rinfluencc anglaise, 749. — Shakespeare et le roman anglais
en France, 732.
//. — La seconde période du XVI H" siècle (lyôi-iSoo).
Rôle européen de J.-J. Rousseau, 736. — Influence des lettres françaises
dans le monde, 737. — Influence de la philosophie française, 700. — Pro-
grès du cosmopolitisme littéraire, 763. — Les littératures du Nord en
France, 767. — La réaction classique et la Révolution, 773.
Bibliographie, 776.
000 TABLE DES MATIERES
CHAPITRE XV
L'ART FRANÇAIS AU XVIII'^ SIÈCLE
DANS SES RAPPORTS AVEC LA LITTÉRATURE
Par M. Samuel Rociieblavk.
/. — L'époque de Watteau et sa suite. — L'art régence et le « rococo »
{i j I o-i j45 environ).
Nouvelles tendances, 777. — Walteau (1084-1721), 780. — La suite de
Watteau. L'ait Régence, 78:(. — La sculptuie et rarchitecture. L'art
rocaille, 78i-.
//. — L'époque de Cayhts et de Diderot. - M"*' de Pompadour,
Varchéologie et la philosophie (de jy45 à IJ74 environ).
L'art à la recherche d'une nouvelle voie, 788. — Influences scienti-
fiques : l'archéologie, 702. — Influences mondaines et artistiques, 797. —
Influences littéraires et philosophiques. Greuze et Diderot, 790. — Résumé
de l'art entre 1750 et 1774, 80i).
///. — L'époque de David. L'art Louis XVI
et l'art révolutionnaire [i '/J4-1 800).
L'art sous Louis XVL 807. — David et la Révolution, 811. — Le Musée
d'Alexandre Lenoir, 81 G. — Conclusion, 810.
Bibliographie, 818.
CHAPITRE XVI
LA LANGUE FRANÇAISE AU XVIII SIÈCLE
Par M. Ferdinand Bkuxot.
Aperçu général, 810.
/. — La Grammaire.
Nouveau développement de la grammaire, 820. — La grammaire géné-
rale, 823. — Changements dans les formes et la syntaxe des diverses
parties du discours, 827.
//. — Le Vocabulaire.
Le vocabulaire, 830. — Le vocabulaire technique. Il pénètre la languf
littéraire, 840. — Changements dans le lexique, 848. — Formation popu-
laire, 851. — Formation savante, 853. — Emprunts aux langues étran-
gères. 8">5.
///. — La Prononciation.
Coup da'il en arrière, 850. — Cliangemcnts au xvil'' siècle, 850. —
La prononciation au xvni^ siècle, 858.
IV. — L'Orthographe, 861.
V. — Histoire externe de la langue.
Le français en Allemagne, 868. — Influence sur l'allemand, 871. — Le
français en Angleterre, 873. — Le français en Russie, 878. — Le français
en Espagne, 881. — Le fiançais en Italie, 880. — Le français dans le
reste de l'Europe, 891.
Bibliographie, 892.
\
PI.
I.
PI.
11.
PI.
III.
PI.
IV.
PI.
V.
PI.
VI.
PI.
VII.
PI.
VIII.
PI.
IX.
PI.
X.
PI.
XI.
PI.
XII.
PI.
XIII.
PI.
XIV.
PI.
XV.
PI.
XVI.
PI.
XVII.
PI.
XVlll.
PI.
XIX.
PL
XX.
PI.
XXI.
PI.
XXII.
PI.
XXIII.
PI.
XXIV.
PI.
XXV.
TABLE DES PLANCHES
CONTENUES DANS LE TOME VI
(Dix-huiUème siècle.)
Portrait de Fo.ntknelle 8-9
Portrait de Roi.ll\ 56-51 '
Portrait de Voltaire (jeune) 96-97 •"
Portrait de Voltaire (vieux) 144-145 "
Portrait de Montesquieu 192-193 '-^
Portrait de Bufko.n 224-225 "
Portrait de J.-J. Rousseau 273-274 "-
Portrait DE Diderot 3IX-319 "
Fro.ntisimce de l'Enctclopédie 322-323
Portraits des principaux auteurs des deux Encyclopédies. 340-341
Portrait de D'ALE.>iBERT 372-373
Portrait de M™" Geoffrin 410-411
U.\E CABALE littéraire , . 418-419
Portrait de Mak «ontel 432-433
Portrait de l'abbé Prévost 468-469
Portrait de M'~' d'Épisay 528-529
Portrait de Crkbillo.n ; . . . 544-^45
Portrait de Marivaux 584-585
Portrait de Beaumarchais 624-625
Portrait d'André Chënier 672-673
Portrait de Mirabeau 688-689
■ M"' de Poupadour eh femme savante 790-791
- Ho.M.MAGE DES ARTS A MaHIK.-AnTOINETTE 808-809
- La fête DK la RftGÉNÉRATIO.N 814-815
• PORTRAn DE CONDILLAC 824-825
COULOMMIERS
Imprimerie Paul BRODARD.
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PQ Petit de Julie ville, Louis
101 Histoire de la langue et
P5 de la littérature française
t.6
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