Skip to main content

Full text of "Histoire de la langue et de la littérature française des origines à 1900"

See other formats


"^K 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2009  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/histoiredelalang06petiuoft 


/oc 


/ 


Histoire  de  la  Langue 


et  de  la 


Littérature  française 

des  Origines  à  1900 


COULOMMIERS 
Imprimerie  Paul  Bhodabd. 


Droits  do  traduction  et  de  reproduction  réservés  pour  tous  les  pays, 
y  compris  la  Hollande,  la  Suède  et  la  Norvège. 


Q9K- 


/., 


Histoire  de  la  Langue 


et  de  la 


Littérature  française 


des  Origines   à   1900 


PUBLIEE    SOUS    LA    DIRECTION    DE 


L.   PETIT   DE   JULLEVILLE 

Professeur  à  la  Faculté  des  lettres  de  TUniversilé  de  Parie. 


TOME    VI 


Dix-huitième    siècle 


_  r 

Armand  Colin    &    C%    Editeurs 

Paris,  5,  rue  de  Mézières 


1898 


Tous  droits  réservés. 


f6 


■J/ 


DIX-HUITIÈME   SIÈCLE 


CHAPITRE   I 
LES    PRÉCURSEURS* 

Fontenelle,  La  Motte,  Bayle,  l'abbé  de  Saint-Pierre. 


Avant  d'en  arriver  à  Voltaire  et  à  Montesquieu,  il  est  indis- 
pensable d'étudier  le  rôle  et  les  idées  de  ces  quatre  écrivains, 
que  l'on  peut  regarder  comme  formant  la  transition  d'un  siècle  i/ 
à  l'autre.  Quoique  nés  en  plein  xvn"  siècle,  ils  portent  en  eux 
quelques-unes  des  idées  du  siècle  suivant.  Par  eux  est  ébranlé 
le  principe  d'autorité  sur  lequel  reposait  le  siècle  de  Louis  XIV  ; 
par  eux  vont  être  discutées,  avec  une  audace  ironique  ou  tran- 
quille,   des    questions    redoutables    dont  se   détournaient  en 
général,  par  prudence,  leurs  prédécesseurs;  par  eux  le  domaine  " 
de  la  littérature  va  s'agrandir  de  provinces  nouvelles  :  science,'' 
politique,  économie  politique;  par  eux  enfin  l'esprit  critique,  à 
la  fois  instrument  de  destruction  et  de  progrès,  va  se  perfec- 
tionner. 

/.    —  Fontenelle  '. 

Il  y  a  deux  Fontenelle  :  un  littérateur  attardé  et  un  philo- 
sophe précurseur  du  xvni'  siècle.  Tous  les  deux  ont  le  même 

1.  Par  M.  Pierre  Robert,  docteur  es  lettres,  professeur  au  lycée  Condorcet. 

2.  Bernard  Le  Bovicr  de  Fontenelle  naquit  à  Rouen  le  U  février  1637  et 
mourut  à  Paris  le  9  janvier  17o".  Neveu  des  Corneille,  il  écrit  dans  le  Mercure, 
dont  son  oncle  Thomas  était  un  des  principaux  collaborateurs;  fait  représenter 

Histoire  de  la  langue.  VI,  » 


2  LES  PRECURSEURS 

esprit,  le  même  caractère,  le  même  tempérament.  Cependant  le 
premier  ne  paraît  avoir  que  des  défauts,  le  second  que  des 
qualités.  Suivant  les  sujets  auxquels  elles  s'appliquent,  les 
mêmes  facultés  peuvent  produire  des  œuvres  médiocres  ou  excel- 
lentes. 

L'homme.  —  Fontenelle  passe  pour  avoir  été  dans  sa 
longue  vie  indifférent,  froid,  égoïste.  Bien  des  témoignages 
et  des  aveux  semblent  nous  le  montrer  ainsi.  «  C'est  de  la 
cervelle  que  vous  avez  là  »,  lui  avait  dit  un  jour  M"'"  de  Tencin 
en  lui  mettant  la  main  sur  le  cœur.  Lui-même  a  laissé  échapper 
des  paroles  compromettantes.  «  Il  y  a  quatre-vingts  ans  que  j'ai 
relégué  le  sentiment  dans  l'églogue.  —  Si  j'avais  la  main  pleine 
de  vérités,  je  me  garderais  bien  de  l'ouvrir.  »  Il  voulait  vivre 
tranquille,  et  il  y  a  réussi.  Il  ne  se  faisait  pas  d'illusion  sur 
la  nature  humaine.  «  Les  hommes  sont  sots  et  méchants;  mais, 
tels  qu'ils  sont,  j'ai  à  vivre  avec  eux,  et  je  me  le  suis  dit  de  bonne 
heure.  »  Il  était  prudent  et  avisé,  ne  tenait  pas  à  se  faire  d'enne- 
mis. Il  répétait  souvent»  Tout  est  possible  »,  ce  qui  coupait  court 
à  la  discussion  ;  il  a  dû  à  ce  merveilleux  équilibre  de  vivre  cent  ans 
(du  41  février  1657  au  9  janvier  1757).  Cependant  je  crois  qu'on, 
a  beaucoup  exagéré  son  indifférence  et  son  égoïsme.  «  Son 
amitié  était  vraie  et  môme  active  »,  écrit  Concordet.  Nous  con- 
naissons de  lui  des  traits  charmants  et  délicats,  même  des  traits 
de  courage,  si,  comme  on  le  prétend,  lui  seul  refusa  de  voter  à 
l'Académie  française  l'exclusion  de  l'abbé  de  Saint-Pierre.  Ce 
n'était  certes  pas  un  passionné  ;  mais  que  de  gens  qui  n'ont,  pour 
ainsi  dire,  que  les  gestes  de  la  passion!  Les  critiques  sont  impi- 
toyables. Ils  en  veulent  aux  fanatiques  d'être  des  violents,  et 
aux  modérés  de  ne  pas  être  des  fanatiques.  Fontenelle  a  laissé 
un  petit  traité  sur  le  Bonheur  qui  le  montre  tel  qu'il  est.  «  Les 
gens  accoutumés  aux  mouvements  violents  des  ])asswns  trouve- 
ront sans  doute  fort  insipide  tout  le  bonheur  que  peuvent  produire 

entre  autres  tragédies  Aspar  (1680),  des  opéras  :  Psyché  (1678),  Bellérophon 
(1679),  Thélis  et  Pelée  (1689),  Énée  et  Lavinie  (1690).  Il  publie  des  Poésies  paslo- 
l'ales  (1688),  les  Lettres  du  chevalier  d'IIer"*.  Ses  meilleurs  ouvrages  sont  :  les 
Dialogues  des  morts  (1683),  les  Entretiens  sur  la  pluralité  des  mondes  (1686),  les 
Histoires  des  Oracles  (1687),  la  Diffression  sur  les  anciens  et  les  modernes  (1688), 
l'Histoire  de  l'Académie  des  sciences,  les  Éloges  des  Académiciens.  Il  entre  en  1691 
à  l'Académie  française,  en  1697  à  l'Académie  des  sciences,  dont  il  devient 
en  1699  le  secrétaire  perpétuel;  il  fit  aussi  partie  de  l'Académie  des  Inscriptions. 


r\ 


FONTBNELLE  3 

les  plaisirs  simples.  Ce  qu'ils  appellent  insipidité  Je  Vappelle 
tranquillité...  Mais  quelle  idée  a-t-on  de  la  condition  humaine ^ 
quand  on  se  plaint  de  nélre  que  tranquille?  Le  plus  grand  secret 
dit  bonheur  est  d'être  bien  avec  soi.  »  Mais,  dit-on,  il  manque 
d'enthousiasme,  il  n'a  pas  la  foi.  C'est  une  erreur.  Il  croit  au 
^progrès,  il  croit  à  la  science.  Et  il  a  plus  fait  pour  la  science 
et  le  progrès  que  beaucoup  de  déclamateurs.  Par  une  discrétion 
de  galant  homme  il  semble  se  contenir.  Il  comprend,  il  sent 
môme  la  beauté  des  lois  de  la  nature  plus  qu'il  ne  veut  l'avouer. 
«Un  peu  de  faiblesse  pour  ce  qui  est  beau,  voilà  mon  mal  », 
dit-il  avec  une  certaine  coquetterie.  Les  Entretiens  sur  la  plura- 
lité des  moîides  ne  sont  pas  d'un  auteur  froid  et  indifférent  en 
présence  du  spectacle  de  l'univers. 

Si  l'on  peut  discuter  sur  son  caractère,  tout  le  monde  est 
d'accord  pour  rendre  justice  à  la  netteté  de  son  intelligence  et 
à  la  vivacité  de  son  esprit.  Il  lui  en  fallait  beaucoup  pour 
soutenir  certaines  thèses,  défendre  certaines  opinions  sans  se 
compromettre  ni  trop  s'avancer.  Il  décoche  si  gentiment  et  si 
tranquillement  un  trait  de  satire  qu'on  en  est  à  peine  effleuré. 
Sans  doute  il  y  a  trop  souvent  chez  lui  du  faux  goût,  de  la 
manière  et  de  la  galanterie.  Cet  esprit  a  été  d'abord  surtout  du 
bel  esprit  :  c'est  ce  bel  esprit  qui  nous  choque  dans  les  œuvres 
purement  littéraires  de  Fontenelle. 

Le  littérateur.  —  Le  littérateur  est  médiocre  ;  il  est  même 
détestable  quand  il  écrit  en  vers.  L'intelligence  des  idées  et  la 
curiosité  scientifique  ne  suffisent  pas  pour  faire  une  tragédie 
ou  une  pastorale.  Il  manquait  à  Fontenelle  l'imagination,  la 
sensibilité  et  le  sentiment  de  l'art.  Comme  tous  les  hommes  de 
lettres  qui  n'ont  pas  de  vocation  déterminée,  il  se  crut,  et  on  le 
crut  universel.  Fils  d'un  avocat,  il  voulut  plaider;  mais  il  perdit 
sa  première  cause  et  s'en  tint  là.  Malheureusement  il  fut  plus 
persévérant  en  poésie.  Neveu  des  Corneille  par  sa  mère,  il 
devait  faire  des  vers  et  du  théâtre,  non  peut-ôtre  par  vocation, 
mais  par  intérêt  et  par  esprit  de  famille.  Il  inséra  quelques 
pièces  de  vers  dans  le  Mercure,  dont  son  oncle  Thomas  était  un 
des  principaux  rédacteurs;  il  fît  représenter  la  tragédie  à^Aspar 
(7  déc.  1680),  dont  la  chute  fut  complète  et  provoqua  la  mor- 
dante épigramme  de  Racine  sur  l'origine  des  sifflets.  L'auteur 


4  LES  PRECURSEURS 

jeta  au  feu  son  manuscrit,  mais  hélas!  ne  renonça  pas  au 
théâtre.  Laissons  dormir  ses  tragédies  et  ses  comédies.  Con- 
statons seulement  qu'il  réussit  mieux  dans  l'opéra  :  Psyché 
(4678),  Bellérophon  (1679),  Thétis  et  Pelée  (1689),  Énée  et 
Lavinie  (1690).  Ce  qu'il  y  a  de  curieux,  c'est  que  ce  goût  de 
Fontenelle  pour  le  théâtre  persista.  Je  trouve  dans  ses  œuvres 
six  comédies,  qui  n'ont  jamais  été  représentées,  mais  que  l'au-^ 
teur  s'est  amusé  à  écrire  dans  un  temps  oii  on  le  croyait  tout 
à  fait  raisonnable  (après  1720).  En  1688  il  publia  des  Poésies 
pastorales  qui  manquent  de  sentiment,  de  naturel  et  de  poésie. 
«  Il  avait  donné  à  ses  bergers  le  ton  de  la  bonne  compagnie  et 
leur  avait  appris  à  soupirer  avec  finesse.  »  Je  me  hâte  d'ajouter 
que  c'est  un  éloge  qu'on  a  prétendu  faire  de  ses  Eglogues  :  on 
pourrait  s'y  tromper.  Du  même  temps  sont  les  Lettres  du  che- 
valier d'Her***,  lettres  galantes,  un  peu.  moins  mauvaises  que 
les  Eglogues,  parce  qu'elles  sont  en  prose  et  que  Fontenelle  a 
toujours  été  plus  à  l'aise  dans  la  prose  que  dans  la  poésie.  En 
16^1  il  entra  à  l'Académie  française.  Son  élection  fut  labo- 
rieuse; il  essuya  quatre  refus.  C'est  qu'il  avait  contre  lui  le 
parti  des  anciens,  les  Racine,  les  Boileau,  les  La  Bruyère,  qui 
trouvaient  ce  bel  esprit  insupportable  et  ne  comprenaient  pas 
sa  valeur.  Il  avait  cependant  publié  à  cette  époque  les  Dialogues 
des  morts  (1683),  les  Entretiens  sur  la  pluralité  des  mondes 
(1686),  VHistoire  des  oracles  (1687).  Les  anciens  ne  voyaient 
en  lui  que  le  rédacteur  du  Mercure,  l'ami  de  Perrault,  le  détrac- 
teur de  l'antiquité.  Rappelez-vous  le  portrait  de  Cydias  par  La 
Bruyère  :  satire  injuste,  même  au  moment  oii  elle  fut  écrite. 

Le  critique.  —  Les  opinions  littéraires  de  Fontenelle  sont 
plus  intéressantes  que  ses  œuvres  galantes  ou  poétiques.  Elles 
nous  expliqueront  ses  poésies  et  nous  feront  connaître  quelque 
chose  du  vrai  Fontenelle.  Nous  verrons  qu'il  n'est  pas  du  tout 
artiste,  qu'il  ne  comprend  ni  la  beauté  de  la  grande  poésie  ni  la 
vérité  du  détail  simple;  que  c'est  en  partie  pour  cela  qu'il  a  été 
si  médiocre  poète,  que  c'est  surtout  pour  cela  qu'il  n'a  pas 
compris  l'antiquité. 

Dans  son  Discours  sur  la  nature  de  téglogue  il  nous  expose 
ainsi  sa  théorie.  «  Entre  la  grossièreté  ordinaire  des  bergers 
de  Théocrite  et  le  trop  d'esprit  de  la  plupart  de  nos  bergers 


FONTENELLE  5 

modernes  il  y  a  un  milieu  à  tenir.  Il  faut  que  les  bergers  aient 
de  l'esprit,  et  de  l'esprit  fin  et  galant;  ils  ne  plairaient  pas  sans 
cela.  Il  faut  qu'ils  n'en  aient  que  jusqu'à  un  certain  point; 
autrement  ce  ne  seraient  plus  des  bergers.  »  Nous  sommes 
avertis;  il  faut  quils  aient  de  Vesprit,  et  de  Ves'prit  fin  et  galant. 
L'amour  doit  être  leur  seule  préoccupation.  Ne  faut-il  pas 
qu'ils  plaisentt  Nous  pouvons  nous  croire  au  début  du  règne 
de  Louis  XIII,  quand  VAstrée  était  le  code  de  la  galanterie 
précieuse.  Il  ne  comprend  donc  rien  au  naturel  de  l'églogue. 
Ce  qui  est  plus  grave,  il  ne  comprend  rien  à  la  nature  de  la 
poésie. 

Dans  ses  Réflexions  sur  la  poétique,  il  établit  toute  une  hié- 
rarchie d'images,  assez  curieuse  et  très  caractéristique.  Il 
s'élève  avec  vivacité  contre  les  images  fabuleuses  de  la  mytho- 
logie. «  Aux  images  fabuleuses  sont  opposées  les  images  pure- 
ment réelles  d'une  tempête,  d'une  bataille,  etc.,  sans  l'interven- 
tion d'aucune  divinité.  »  Au-dessus  des  images  réelles  ou 
matérielles  il  place  «  les  images  spirituelles  »  ou  pensées,  qui 
s'adressent  uniquement  à  l'esprit.  Or  «  le  champ  de  la  pensée 
est  sans  comparaison  plus  vaste  que  celui  de  la  vue.  Les  spiri- 
tuelles peuvent  nous  instruire  utilement.  »  Il  y  en  a  d'autres 
plus  élevées  encore  qu'il  appelle  «  métaphysiques  ou  intellec- 
tuelles ».  Il  est  attiré  par  «  cette  poésie  purement  philoso- 
phique ».  Il  en  donne  comme  modèle  son  ami  La  Motte.  Il 
avait  en  effet  une  vive  admiration  pour  ce  poète  «  si  peu  fri- 
vole, si  fort  de  choses  ».  Voilà  un  poète  qui  n'était  pas  saisi 
par  «  un  enthousiasme  involontaire  ».  Son  inspiration  «  c'était 
seulement  une  volonté  de  faire  des  vers  qu'il  exécutait  parce 
qu'il  avait  beaucoup  d'esprit  ».  Ne  croyez  pas  qu'il  dise  cela  en 
passant,  par  occasion  :  c'est  une  théorie  qui  lui  est  chère.  Bien 
au-dessus  du  talent,  disposition  naturelle  ou  instinct,  il  met 
Vesprit,  c'est-à-dire  «  la  raison  éclairée  qui  examine  les  objets, 
les  compare,  fait  des  choix  à  son  gré.  L'esprit,  ajoute-t-il,  peut 
absolument  se  passer  du  talent  et  le  talent  ne  peut  pas  égale- 
ment se  passer  de  l'esprit.  »  En  somme  «  aux  ornements  »  il 
préfère  «  le  fond  des  choses  ».  Il  est  impossible  d'être  moins 
artiste  que  lui. 

Cependant,  par  un  reste  de  préjugé  d'éducation  ou  d'hérédité. 


6  LES  PRÉCURSEURS 

il  ne  va  pas,  comme  La  Motte,  jusqu'à  demander  qu'on  écrive  en 
prose.  Mais  il  est  le  premier  à  ne  voir  dans  la  poésie  que  le 
mérite  de  la  difficulté  vaincue,  opinion  absurbe*qui  sera  celle  de 
tout  le  xvm^  siècle.  «  La  seule  idée  de  la  difficulté  donne  de 
l'agrément  aux  rimes  qui  naturellement  n'en  ont  aucun.  »  Les 
rimes  et  les  mesures  deviennent  «  une  beauté  par  le  seul  caprice 
de  l'art  et  par  la  seule  raison  qu'elles  gêneront  le  poète  et  que 
l'on  sera  bien  aise  de  voir  comment  il  s'en  tirera  ».  Voilà  la 
rime  et  le  rythme  bien  défendus!  Franchement  j'aime  mieux 
la  solution  radicale  présentée  par  La  Motte.  Fontenelle  est  bien 
loin  de  cette  solution,  lui  qui  demande  au  contraire  qu'on  soit 
sévère  pour  la  rime.  «  Si  la  contrainte  lui  est  nécessaire  (à  la 
poésie)  pour  la  distinguer  de  la  prose  et  lui  donner  droit  de 
s'élever  au-dessus  d'elle,  n'est-ce  pas  la  dégrader  que  de  la  rap- 
procher de  ce  qu'elle  méprisait?  »  Sans  doute  Fontenelle  ne 
voulait  pas  avoir  écrit  pour  rien  tant  de  tragédies,  d'opéras  et 
de  pastorales. 

L'adversaire  des  anciens.  —  Le  mépris  de  l'antiquité  est  / 
comme  l'idée  maîtresse  de  notre  auteur  en  littérature;  il  appa- 
raît dans  tous  ses  ouvrages.  Mais  ce  mépris  n'est  pas  chez  lui 
'  stérile  :  il  conduit  à  l'idée  du  progrès  et  à  l'idée  de  la  stabilité 
i^des  lois  de  la  nature,  à  moins   qu'il   ne  provienne  lui-même  y 
de  ces  deux  idées. 

La  grosse  erreur  de  Perrault,  dans  la  querelle  des  anciens  et 
des  modernes,  avait  été  de  confondre  les  sciences,  qui  onlp 
besoin  du  temps  pour  se  perfectionner,  et  les  arts,  qui  peuvent, 
presque  au  début,  arriver  à  la  perfection.  Mais  il  avait  entrevu 
l'idée  du  progrès  de  l'esprit  humain,  considéré  comme  un 
seul  esprit,  et  l'idée  de  la  fixité  des  lois  de  la  nature.  Fon- 
tenelle verra  plus  clairement  la  portée  philosophique  de  la 
question. 

C'est  surtout  au  xvni"  siècle  que  l'idée  de  progrès  sera  chère  - 
aux  philosophes  :  c'est  avec  le  xvn*^  qu'elle  commence  à  appa- 
raître. «  C'est,  dit  Bacon  dans  le  Novum  Organum,  à  la  vieil- 
lesse du  monde  et  à  son  âge  mûr  qu'il  faut  attacher  ce  nom 
d'antiquité.  Or  la  vieillesse  du  monde  c'est  le  temps  où  nous 
vivons  et  non  celui  des  anciens  qui  était  sa  jeunesse.  »  Tous  les 
travaux  de  Descartes  supposent  cette  foi  au  progrès.  Pascal  donne 


FONTENELLE  7 

à  cette  idée  une  précision  remarquable  clans  son  Fragment  d'un 
traité  du  vide  *.  Fontenelle  reprendra  l'image  de  Pascal.. 

Suivant  son  habitude  il  ne  commence  pas  par  attaquer  de 
front  l'autorité  des  anciens  ;  il  se  contente  de  l'affaiblir.^Dès 
1683  dans  ses  Dialogues  il  ne  manque  pas  une  occasion  de  la 
tourner  en  ridicule  et  de  la  montrer  moins  vénérable  qu'elle  ne 
le  paraît  à  ses  admirateurs.  «  L'antiquité  est  un  objet  d'une 
espèce  particulière  :  l'éloignement  le  grossit.  Ce  qui  fait 
d'ordinaire  qu'on  est  si  prévenu  pour  l'antiquité,  c'est  qu'on 
a  du  chagrin  contre  son  siècle  ;  et  l'antiquité  en  profite.  On 
met  les  anciens  bien  haut  pour  abaisser  ses  contemporains. 
L  ordre  de  la  nature  a  Vair  bien  constant.  [Dialogue  entre 
Socrate  et  Montaigne.)  —  Les  anciens  étaient  jeunes  aupi'ès  de 
nous.  {Entretiens,  5"  soir.)  —  Tout  ce  qu'ont  dit  les  anciens 
soit  bon,  soit  mauvais  est  sujet  à  être  bien  répété;  et  ce  qu'ils 
n'ont  pu  eux-mêmes  prouver  par  des  raisons  suffisantes  se  prouve 
à  présent  par  leur  autorité  seule.  Sils  ont  prévu  cela,  ils  ont  bien 
fait  de  ne  pas  se  donner  la  peine  de  raisonner  si  exactement.  {His- 
toire des  oracles,  i"  dissertation,  au  début.) 

C'est    surtout  dans  sa  Digression  sur  les  anciens  et  sur  les        V 
modernes   (1688)  que  le  vrai  Fontenelle  apparaît;  c'est  nette- 
ment et  directement  qu'il  affirme  la  fixité  des  lois  de  la  nature 
et  sa  croyance  au  progrès.  «  Toute  la  question  de  la  prééminence  i 
entre  les  anciens  et  les  modernes  étant  une  fois  bien  entendue  v 
se  réduit  à  savoir  si  les  arbres  qui  étaient  autrefois  dans  nos     \ 
campagnes  étaient  plus  grands  que   ceux  d'aujourd'hui...    La 
nature  a  entre  les  mains  une  certaine  pâte  qui  est  toujours  la 
môme.  »  On  pourrait  lui  objecter  que  les  arbres  ne  se  déve- 
loppent pas  tous  également  dans  tous  les  climats.  Il    le  sait 
bien.  «  Si  les  arbres  de  tous  les  siècles  sont  également  grands, 
les  arbres  de  tous  les  pays  ne  le  sont  pas.    »  Oui,  mais  il  ne 
croit  pas  à  l'influence  du  climat  sur  l'esprit  humain.  «  La  diffé- 
rence des  climats  ne  doit  être  comptée  pour  rien,  pourvu  que 
les  esprits  soient  d'ailleurs  également  cultivés...  Nous  voilà  donc 
tous  parfaitement  égaux,    anciens  et    modernes.    »   Qu'on  ne 

1.  Publié  pour  la  première  fois  en  m9  par  Bossut  sous  le  titre  De  Vaulorilé 
en  matière  de  philosophie.  Fontenelle  n'a  donc  pas  pu  le  connaître,  à  moins  qu'il 
n'ait  lu  le  passage  en  manuscrit,  —  ce  qui  ne  me  parait  pas  vraisemblable. 


8  LES  PRECURSEURS 

réclame  pas  pour  les  anciens  le  mérite  de  l'invention.  «  C'est 
qu'ils  étaient  avant  nous.  »  Mais  Fontenelle  voit  fort  bien  qu'il 
faut  faire  une  distinction  entre  les  sciences  et  les  lettres.'' «  Afin 
que  les  modernes  puissent  toujours  renchérir  sur  les  anciens, 
il  faut  que  les  choses  soient  d'une  espèce  à  le  permettre.  Pour 
l'éloquence  et.  la  poésie,  qui  sont  le  sujet  de  la  principale 
contestation  entre  les  anciens  et  les  modernes,  quoiqu'elles  ne 
soient  pas  en  elles-mêmes  fort  importantes,  Je  crois  que  les 
anciens  en  ont  pu  atteindre  la  perfection.  »  Là  où  ils  ont  atteint  la 
perfection,  «  contentons-nous  de  dire  qu'ils  ne  peuvent  être 
surpassés,  mais  ne  disons  pas  quils  ne  'peuvent  être  égalés  ».  Ces 
idées  étaient  hardies  pour  l'époque  :  cela  ne  les  empêche  pas 

/  d'être  parfaitement  justes.  Je  laisse  de  côté  les  détails  qui 
pourraient  offrir  matière  à  discussion  :  ainsi  notre  auteur  pré- 
fère l'éloquence  des  anciens  à  leur  poésie,  met  les  Latins 
au-dessus  des  Grecs,  sauf  pour  la  tragédie.  Que  nous  importe? 

Vx  Ce  qui  est  certain,  c'est  qu'il  se  dégage  de  la  confusion  oii 
s'embarrassent  la  plupart  des  modernes,  et  qu'il  affirme  avec 
une  vigueur  surprenante  la  loi  du  progrès  intellectuel.  «  Un  bon 
esprit  est  pour  ainsi  dire  composé  de  tous  les  esprits 
des  siècles  précédents;  ce  n'est  qu'un  même  esprit  qui 
s'est  cultivé  pendant  tout  ce  temps-là.  Il  est  maintenant  dans 
l'âge  de  virilité  où  il  raisonne  avec  plus  de  forces  et  plus  de 
lumières  que  jamais.  Cet  homme-là  n'aura  point  de  vieillesse  : 
les  hommes  ne  dégénéreront  jamais,  et  les  vues  saines  de  tous 
les  bons  esprits  qui  se  succéderont,  s'ajouteront  toujours  les 
unes  aux  autres.  Nous  pouvons  espérer  qu'on  nous  admirera 
avec  excès  dans  les  siècles  avenir  pour  nous  payer  du  peu  de 
cas  que  l'on  fait  aujourd'hui  de  nous  dans  le  nôtre.  »  Dira-t-on 
qu'il  y  a  un  peu  d'illusion  dans  ce  rêve  de  maturité  éternelle? 
L'auteur  cependant  ne  déroule  pas  devant  nous,  comme  plus 
tard  Condorcet,  les  perspectives  indéfinies  d'un  progrès  sans 
limites  dans  toutes  les  branches  des  connaissances  humaines. 
Il  nous  dit  en  effet  que  l'éloquence  et  la  poésie  —  il  aurait  pu 
dire  les  lettres  et  les  arts  —  ont  pu  atteindre  la  perfection  chez 
les  Grecs  et  les  Romains;  que  nous  surpasserons  les  anciens  dans 
les  choses  «  qui  sont  d'une  espèce  à  le  permettre  ».  Le  progrès 
des  sciences  depuis  1688  donne  raison  à  Fontenelle. 


HIST.  DE  LA  LANGUE  &  DE  LA  LITT.   FR.  T.  VI,  CH.   I 


Armaiiil  Colin  A  C'*,  Editeurs,  Pans. 


PORTRAIT   DE   FONTENELLE 

GRAVÉ    PAR    M.    DOSSIER   D'APRÈS   H.    RIGAUD 
Bilil.  N;it.,  Caliinot  des  Estampes,  N  2 


FONTENELLE  9 

Le  philosophe.  — Cette  querelle  des  anciens  et  des  modernes 
nous  a  permis  do  voir  la  portée  de  l'esprit  de  Fontenelle.  Ce 
n'est  pas  simplement  un  homme  de  lettres  et  un  bel  esprit; 
c'est  un  philosophe  dans  le  sens  consacré  par  le  xvni®  siècle. 
Voyons  cet  esprit  philosophique  à  l'œuvre  ;  essayons  d'en  démêler 
les  différents  traits  et  d'en  marquer  le  principal  caractère. 

Fontenelle  est  un  sceptique  qui  ne  respecte  aucune  autorité  et 
qui  tout  doucement  les  ébranle  ou  les  renverse  toutes  ;  mais  cest 
un  sceptique  qui  croit  à  la  raison.  A  ce  point  de  vue  il  est  bien 
le  précurseur  du  xvni"  siècle  et  de  Voltaire.  Dans  tous  les  ordres 
de  connaissances  il  a  essayé  de  faire  triompher  la  vérité ^  mais 
il  l'a  fait  avec  son  tempérament  et  son  tour  d'esprit,  c'est-à-dire 
sans  emportement,  sans  même  avoir  l'air  de  livrer  bataille;  il  se 
contente  d'une  raillerie  fine  et  d'une  ironie  souvent  à  peine  per- 
ceptible. Tel  il  est  déjà  dès  1683  dans  ses  Dialogues  des  morts. 
S'il  croit  à  la  raison  et  à  ses  progrès,  il  ne  croit  certes  pas  que 
tous  les  hommes  soient  raisonnables.  «  Qui  veut  peindre  pour 
l'immortalité  doit  peindre  des  sots.  »  (Molière  et  Paracelse.) 
«  Les  hommes  veulent  bien  que  les  dieux  soient  aussi  fous 
qu'eux,  mais  ils  ne  veulent  pas  que  les  bêtes  soient  aussi  sages.  » 
(Homère  et  Esope.)  «  C'est  une  plaisante  condition  que  celle  de 
l'homme.  Il  est  né  pour  aspirer  à  tout  et  pour  ne  jouir  de  rien, 
pour  marcher  toujours  et  pour  n'arriver  nulle  part.  »  (Anselme 
et  Jeanne  de  Naples.)  Tous  les  sceptiques,  nous  le  savons,  se 
plaisent  à  étaler  la  sottise  humaine.  Fontenelle  va  plus  loin  :  il 
se  moque  même  de  la  philosophie.  «  Il  se  découvre  de  temps  en 
temps  quelques  petites  vérités  peu  importantes,  mais  qui  amu- 
sent. Pour  ce  qui  regarde  le  fond  de  la  philosophie,  j'avoue  que 
cela  n'avance  guère.  Je  crois  aussi  que  l'on  trouve  quelquefois 
la  vérité  sur  des  articles  considérables  ;  mais  le  malheur  est 
qu'on  ne  sait  pas  qu'on  l'ait  trouvée.  »  (Descartes  et  le  faux 
Démétrius.)  Gardons-nous  de  prendre  trop  à  la  lettre  cet  ingé- 
nieux badinage  :  c'est  sa  manière  à  lui  de  protester  contre  les 
affirmations  absolues  des  dogmatiques  et  des  sectaires. 

Quand  il  touche  à  la  métaphysique  ou  à  la  religion,  c'est  avec 
une  discrétion  ironique.  «  L'Académie  des  sciences,  dit-il  dans 
l'éloge  de  Malebranche,  passerait  témérairement  ses  bornes  en 
touchant  le  moins  du  monde  à  la  théologie  et  s'abstient  totale- 


fO  LES   PRECURSEURS 

ment  de  métaphysique,  imrce  quelle  est  ti'op  incertaine  et  trop 
contentieuse  ou  du  moins  d'une  utilité  trop  peu  sensible.  »  Il  ne  se 
permettra  pas  de  critiquer  directement  la  religion;  mais  il 
montrera  que  de  tout  temps  l'esprit  humain  a  été  enclin  à  se 
tromper,  à  mêler  le  faux  et  le  vrai,  les  préjugés  les  plus  ridi- 
cules et  les  sentiments  les  plus  respectables.  «  Ne  cherchons 
autre  chose  dans  les  fables  que  yhistoire  des  erreurs  de  l'esprit 
humain.  »  {De  l'origine  des  fables.)  Il  s'agit  bien  entendu  des 
fables  du  paganisme.  Mais  dans  V Introduction  de  V Histoire  des 
oracles  il  n'est  plus  question  des  païens.  «  Ces  préjugés  qui 
entrent  dans  la  vraie  religion  trouvent  pour  ainsi  dire  le  moyen 
de  se  confondre  avec  elle  et  de  s'attirer  un  respect  qui  n'est  dû 
qu'à  elle  seule.  On  n'ose  les  attaquer  de  peur  d'attaquer  en 
même  temps  quelque  chose  de  sacré...  On  ne  peut  disconvenir 
qu'il  ne  soit  plus  raisonnable  de  démêler  l'erreur  d'avec  la  vérité 
que  de  respecter  Vendeur  mêlée  avec  la  vérité.  »  Ce  n'est  plus 
le  sceptique  qui  s'amuse  à  inquiéter  les  convictions  trop 
absolues;  c'est  le  philosophe  qui  trouve  raisonnable  et  qui 
croit  possible  de  démêler  l'erreur  d'avec  la  vérité.  Mais  pour 
cela  il  faut  croire  à  la  vérité  'et  à  la  raison.  «  h' autorité  a  cessé 
d'avoir  plus  de  poids  que  la  raison  »,  disait-il  dans  la  Préface 
de  l'Histoire  de  l'Académie  des  sciences.  Dans  une  lettre  du 
16  octobre  1732  il  écrivait  :  «  Nous  sommes  dans  un  siècle  oii 
la  raison  commence  à  pi^endre  phis  d' empirer^' elle  n'en  avait  eu, 
du  moins  depuis  longtemps.  »  Voilà  bien  le  sentiment  de  Fon- 
tenelle  sur  son  siècle.  On  lui  a  reproché  plus  d'une  fois 
l'absence  d'opinions  arrêtées  ;  c'est  ce  qui  -arrive  souvent  à  ceux 
qui  recherchent  sincèrement  la  vérité.  En  tout  cas  il  n'avait  ni 
préjugés  ni  entêtement.  «  Tout"  l'avantage  que  je  puis  avoir, 
disait-il,  et  qui  ne  laisse  pourtant  pas  que  d'être  assez  rare,  c'est 
que  je  ne  suis  pi^évenu  pour  aucun  système,  et  que  je  ne  rejetterai 
aucune  opinion  pour  être  contraire  à  la  mienne.  »  Je  ne  con- 
nais pas  de  maxime  qui  soit  plus  digne  d'un  philosophe.  On  voit 
que,  si  Fontenelle  est  sceptique,  il  l'est  surtout  quand  il  s'agit 
d'ébranler  les  erreurs  ou  les  préjugés;  mais  il  croit  avec  une 
fermeté  tranquille  à  la  vérité  et  à  la  raison. 

Le   vulgarisateur   scientifique.  —    Fontenelle  doit  sa 
gloire  la  plus  solide  et  la  plus  durable  à  ses  travaux  de  vulga- 


PONTENELLE  11 

risation  scientifique.  Oui,  ce  bel  esprit  tant  décrié  eut  de  bonne 
heure  le  goût  de  la  science;  il  était  en  relations  avec  un  groupe 
dont  faisaient  partie  l'abbé  de  Saint-Pierre  et  le  mathématicien 
Varignon  :  ce  n'était  pas  tous  des  savants,  c'étaient  tous  des 
esprits  qu'attirait  la  science;  on  causait,  on  travaillait,  on  se 
tenait  au  courant.  Il  ne  faut  donc  pas  s'étonner  que  l'auteur 
à'Aspar  ait  écrit  en  1686  les  Entretiens  sur  la  pluralité  des 
mondes^  livre  agréable  et  instructif,  premier  et  parfait  modèle  ^ 
de  littérature  scientifique.  Ici  il  fut  servi  par  ses  qualités  et 
même  par  ses  défauts.  Il  y  a  encore  du  bel  esprit  et  du  galant, 
mais  il  y  a  de  l'esprit  et  de  la  clarté.  Il  intéresse,  il  amuse,  il 
instruit.  Il  se  rendait  parfaitement  compte  de  la  nouveauté  de 
son  entreprise  et  de  la  hardiesse  de  quelques-unes  de  ses  idées. 
«  Je  suis,  disait-il  dans  la  Préface,  dans  le  même  cas  où  se 
trouva  Cicéron  lorsqu'il  entreprit  de  mettre  en  sa  langue  des 
matières  de  philosophie  qui,  jusque-là,  n'avaient  été  traitées 
qu'en  grec...  J'ai  voulu  traiter  la  philosophie  d'une  manière  qui 
ne  fût  point  philosophique;  j'ai  tâché  de  l'amener  à  un  point  où 
elle  ne  fût  ni  trop  sèche  pour  les  gens  du  monde,  ni  trop  badine 
pour  les  savants...  J'avertis  ceux  à  qui  ces  matières  sont  nou- 
velles que  j'ai  cru  pouvoir  les  instruire  et  les  divertir  tout 
ensemble.  »  Il  y  a  pleinement  réussi. 

Il  fut  assez  estimé  du  monde  savant  pour  entrer  en  1697  à 
l'Académie  des  sciences,  dont  il  devint  en  1699  le  secrétaire 
perpétuel,  fonctions  qu'il  exerça  pendant  quarante  ans.  Le  voilà 
sur  son  véritable  terrain.  Sans  faire  lui-même  des  travaux  bien 
personnels,  il  est  au  courant  de  tout  :  nulle  science  ne  lui  est 
fermée,  nulle  découverte  ne  lui  échappe.  Il  connaît  toutes  les 
questions  scientifiques;  il  en  rend  compte  dans  les  Analyses  des 
travaux  de  l'Académie.  Il  publie  une  Histoire  de  l'Académie  des 
sciences  (de  1666  à  1699),  et  surtout  les  Éloges  des  académiciens. 
Les  Analyses  sont  inaccessibles  au  public;  Y  Histoire  est  un  peu 
abstraite  ;  les  Éloges  au  contraire  sont  d'une  lecture  en  général 
facile  et  intéressante;  un  lettré  peut  s'y  plaire.  Ce  que  nous 
voyons  c'est  plutôt  le  savant  dans  sa  vie  privée  que  la  science 
dans  son  aridité.  Là  encore  il  avait  innové  fort  heureusement. 
Peu  d'ouvrages  renferment  autant  de  pensées  fines  ou  profondes  ; 
c'est  là  que  cet  écrivain  ingénieux  est  devenu  un  excellent  écri- 


12  LES  PRECURSEURS 

vain  :  clarté,  finesse,  élégance,  esprit,  toutes  ces  qualités  rares  en 
font  un  chef-d'œuvre  d'éloquence  tempérée.  Il  est  à  remarquer 
que  Fontenelle  n'a  pas  eu  de  décadence  :  au  contraire  il  est 
toujours  en  prog-rès.  Jeune,  il  est  médiocre  ou  même  franche- 
ment mauvais;  à  mesure  qu'il  vieillit,  son  goût  devient  meil- 
leur, son  esprit  s'élève  ;  son  style  arrive  presque  à  la  perfection. 
Avec  l'âge  en  effet  l'imagination  se  refroidit,  la  sensibilité 
s'émousse  :  de  ce  côté  Fontenelle  n'avait  rien  à  perdre;  avec 
l'âge,  au  contraire,  la  raison  ne  peut  que  s'affermir. 

S'il  n'a  pas  fait  par  lui-même  de  grandes  découvertes,  il  a 
parfaitement  compris  et  montré  l'importance  des  sciences  et 
l'utilité  que  présentent  les  spéculations  de  géométrie  pure  ou 
d'algèbre  *.  Il  a  des  vues  non  seulement  ingénieuses,  mais  pro- 
fondes. «  Jusqu'à  présent  V Académie  ne  prend  la  nature  que 
par  petites  parcelles.  Le  temps  viendra  peut-être  que  Von  joindra 
en  un  corps  régulier  ces  membres  épars,  et,  s'ils  sont  tels  que  Von 
le  souhaite,  ils  s'assembleront  en  quelque  sorte  eux-mêmes.  »  Ne 
peut-on  pas  voir  dans  cette  espérance  de  Fontenelle  l'idée  de  la 
solidarité  des  sciences^?  Voilà  le  vrai  Fontenelle  :  et  j'avoue 
que  celui-là  me  paraît  presque  grand. 

Conclusion.  —  Aujourd'hui  les  lettrés  dédaignent  son 
œuvre  littéraire;  les  philosophes  n'apprécient  guère  sa  philo- 
sophie, et  les  savants  ne  trouvent  pas  une  seule  découverte 
précise  à  mettre  à  son  compte.  On  ne  le  jugeait  pas  ainsi  au 
xvni°  siècle  ^.  Si  ses  poésies  ont  cessé  bientôt  d'être  estimées, 
l'influence  du  savant  et  du  philosophe  a  été  considérable.  A  ce 
moment  il  fallait  surtout  donner  le  goût  de  la  science  et  secouer 
le  joug  de  l'autorité.  Fontenelle  y  réussit  pleinement.  La  foi, 
qu'il  n'attaqua  jamais  directement,  comprit  cependant  qu'elle 
avait  en  lui  un  adversaire.  A  propos  de  son  Histoire  des  oracles, 
le  P.  Pelletier,  confesseur  de  Louis  XIV,  le  peignit  au  roi 
comme  un  athée;  et  le  P.  Baltier,  jésuite,  attaqua  vivement  son 

1.  11  ne  l'a  jamais  fait  plus  nettement  que  dans  une  Préface  sur  rutilité  des 
mathémaliques  et  de  la  physique  et  sur  les  travaux  de  VAcadéynie. 

2.  «  C'est  à  cette  idée  de  la  solidarité  des  sciences  qu'il  semble  que  le  nom 
de  Fontenelle  doive  surtout  demeurer  attaché.  »  Brunetière,  Et.  crit.  sur  l'hist. 
de  la  lut.  fran.,  cinquième  série,  p.  241. 

3.  Pour  connaître  l'opinion  du  xviiie  siècle  sur  Fontenelle,  voir  Voltaire, 
Temple  du  goût,  surtout  Catalogue  des  écrivains  français  du  Siècle  de  Louis  XIV; 
Vauvenargues,  Œuvres  posthumes. 


FONTENELLE  13 

ouvrage  en  1707.  Le  prudent  Fontenelle  se  garda  bien  de 
répondre.  Il  ne  voulut  pas  s'engager  dans  une  querelle  théolo- 
gique dont  il  prévoyait  tous  les  dangers. 

Voici,  semhle-t-il,  le  jugement  que  l'équitable  postérité  doit 
porter  sur  lui. 

Il   est  un  de  ceux  qui    se   séparent  le   plus   nettement   du 
xvn*  siècle  et   qui  préparent  le  siècle  suivant.  Il  n'a  ni  sensi-   y_ 
bilité,  ni  imagination;  il  n'a  pas  le  sentiment  de  l'art,  il  ne  com- 
prend pas  la  grande  poésie,  il  méprise  l'antiquité  :  il  n'a  pas  le 
goût  sûr. 

Mais  il  est  intelligent  et  curieux.  Ses  défauts  littéraires 
deviennent  presque  des  qualités  scientifiques.  Il  n'est  pas  pour 
la  tradition,  mais  il  est  pour  le  progrès;  il  n'est  pas  pour  la 
foi,  mais  pour  la  science;  il  n'est  pas  pour  l'autorité,  mais  pour 
la  raison.  Par  là  il  est  éminemment  philosophe.  Il  n'a  pas  de 
préjugés.  Il  pose  ironiquement  des  questions  embarrassantes 
et  fait  discrètement  des  réQexions  troublantes.  En  méta- 
physique, en  théologie,  il  est  aussi  sceptique  qu'en  littérature. 
Mais  il  ne  l'est  pas  en  tout  :  il  croit  à  la  raison,  à  la  science,  au  ( 
progrès.  Ayant  dans  sa  longue  carrière  un  peu  touché  à  tout,  il 
a  déjà  cet  esprit  encyclopédique  qui  fut  la  marque  du  xvni^  siècle. 
«  C'est  l'esprit  le  plus  universel  que  le  siècle  de  Louis  XIV  ait 
produit.  »  (Voltaire.)  Pour  nous  il  nous  apparaît  surtout  comme 
un  intermédiaire  aimable  et  spirituel  entre  les  obscurités  de  la 
science  et  l'ignorance  du  public;  il  a  une  place  à  part,  mais  bien 
à  lui,  entre  le  monde,  les  lettres  et  les  sciences.  Il  rend  la 
science  populaire  en  la  mettant  à  la  portée  de  tous;  il  en  fait 
comprendre  la  grandeur  et  l'utilité,  en  même  temps  que  par  ses 
Éloges  il  fait  estimer  et  parfois  même  aimer  les  savants.  Enfin 
il  ne  s'est  pas  contenté  de  vulgariser  et  de  faire  apprécier  la 
science;  il  a  fait  lui-même  œuvre  de  savant  et  de  philosophe 
lorsqu'il  a,  je  ne  dis  pas  découvert,  mais  fait  entrer  dans  la 
science  l'idée  de  la  stabilité  des  lois  de  la  nature  et  celle  de  la 
solidarité  des  sciences. 


U  LES  PRÉCURSEURS 

//.  —  Houdar  de  La  Motte  \ 

L'homme  et  l'écrivain.  —  La  Motte  est  inséparable  de 
Fontenelle  :  c'est  un  Fontenelle  réduit  à  des  proportions  de  lit- 
térateur, malgré  des  prétentions  philosophiques  encouragées 
par  l'estime  qu'en  faisaient  ses  contemporains.  Il  eut  en  tant 
qu'écrivain  cette  universalité  un  peu  banale  qu'on  rencontre 
parfois  chez  des  hommes  de  génie  comme  Voltaire,  et  souvent 
chez  des  hommes  sans  génie  comme  La  Motte.  Il  a  laissé  des 
odes,  des  poésies  légères,  des  fables,  des  poésies  pastorales,  des 
comédies,  des  opéras,  des  tragédies,  des  comédies-ballets,  une 
traduction  de  VIliade.  S'il  n'a  pas  de  génie,  il  ne  manque  pas 
de  talent  :  il  en  faut  toujours  un  peu  pour  faire  illusion  à  son 
époque.  Il  a  eu  du  succès  dans  ses  opéras  et  ses  tragédies;  on  a 
fort  apprécié  ses  fables  et  ses  pastorales;  on  a  presque  admiré 
ses  odes.  Quoiqu'il  ait  écrit  des  milliers  de  vers,  il  n'est  pas 
poète  :  nous  aurons  plus  d'une  fois  l'occasion  de  nous  en  con- 
vaincre. Il  me  paraît  cependant  à  ce  point  de  vue  supérieur  à 
Fontenelle.  Quoiqu'il  s'agisse  d'un  homme  si  fertile  en  para- 
doxes, je  ne  voudrais  pas  à  mon  tour  en  soutenir  un.  Ayons  le 
courage  de  l'avouer  :  il  y  a  quelques  strophes  de  lui  qui  ne  sont 
vraiment  pas  mauvaises,  et  l'on  trouverait  dans  ses  odes  sur 
Y  Émulation,  sur  Y  Amour-propre'  ou  sur  la  Sagesse  du  roi,  des 
passages  qu'on  croirait,  j'en  suis  convaincu,  s'ils  n'étaient  pas 
signés,  d'un  plus  grand  poète  que  lui.  Ses  comédies  sont  médio- 
cres; ses  opéras  n'appartiennent  pour  ainsi  dire  pas  à  la  litté- 
rature; mais  nous  ne  devons  pas  oublier  qu'une  de  ses  tragé- 
dies, Inès  de  Castro,  jouée  en  1723,  obtint  un  immense  succès. 

1.  Antoine  Houdar  de  La  Motte  naquit  à  Paris  le  17  janvier  1672  et  mourut  le 
26  décembre  1731.  Il  fait  représenter  en  1693  aux  Italiens  une  comédie,  les  Ori- 
ginaux, qui  est  si  mal  reçue  que  l'auteur  découragé  court  s'enfermer  à  la  Trappe. 
11  n'y  reste  pas  longtemps  et  de  nouveau  travaille  pour  le  tliéàtre.  11  donne  des 
opéras  {Amadis,  Marthésie,  Omphale,  etc.);  des  ballets  {le  Triomphe  des  arts,  le 
Cairnaval  et  la  Folie,  etc.)  ;  des  comédies  [In  Matrone  d'Éphèse,  le  Talisman, 
Richard  Minutolo,  le  Magnifique,  l'Amant  difficile);  des  tragédies  {les  Macchaôées, 
Romulus,  Œdipe,  Inès  de  Castro,  qui  obtient  un  immense  succès,  1723).  11  écrit 
aussi  des  Fables,  des  Odes,  un  abrégé  de  l'Iliade  (1714),  et  de  nombreux  Discou7's 
ou  Reflexions  sur  la  poésie,  l'ode,  la  tragédie,  la  fable,  l'églogue,  la  critique.  Il 
est  reçu  à  l'Académie  en  1710.  A  quarante  ans  il  devient  aveugle;  il  était  aussi 
perclus  de  tous  ses  membres  :  infirmités  qui  n'altérèrent  en  rien  la  douceur  de 
son  caractère. 


HOUDAR  DE  LA  MOTTE  1^ 

La  pièce  est  en  effet  intéressante  et  touchante;  les  situations 
sont  dramatiques;  le  style  malheureusement. en  est  bien  faible  : 
l'auteur  de  Zaïre  est  un  très  grand  poète  à  côté  de  La  Motte. 
Sa  prose  en  revanche  est  excellente  :  elle  a  de  la  finesse,  de  la 
grâce  et  de  l'esprit,  qualités  naturelles  qu'il  apportait  dans  sa 
conversation,  qualités  qui  lui  firent  tant  d'amis  et  désarmèrent 
plus  d'une  fois  ses  adversaires.  Car  il  était,  malgré  tout  son 
esprit,  d'une  douceur  charmante  et  d'une  irréprochable  cour- 
toisie. S'il  appartient  à  notre  sujet,  s'il  peut  être  placé  parmi 
les  précurseurs  du  xvuf  siècle,  c'est  à  cause  de  la  guerre  qu'il 
fit  à  l'antiquité,  et  du  dédain  qu'il  afficha,  quoique  poète,  pour 
la  poésie. 

La  Motte  semble  avoir  été  poussé,  sinon  par  une  vocation 
irrésistible,  au  moins  par  un  goût  très  vif  vers  le  théâtre  et  la 
poésie,  puisque,  né  en  1672,  il  fit  représenter  en  1693  sa  pre- 
mière comédie.  Les  succès  qu'il  obtint  et  la  réputation  qu'il 
acquit  de  bonne  heure,  n'auraient  pas  dû  faire  de  lui  en  littéra- 
ture un  mécontent  et  un  révolté.  Pourquoi  donc  allons-nous 
bientôt  le  trouver  à  la  tête  du  parti  des  modernes?  Il  faut  natu- 
rellement en  chercher  la  raison  dans  son  tour  d'esprit,  dans  son 
médiocre  sens  artistique,  dans  son  ignorance  et  par  suite  dans 
son  inintelligence  de  l'antiquité,  mais  aussi  dans  le  temps  et  le 
milieu  oii  il  vécut.  Il  avait  quinze  ans  quand  Perrault  lut  à 
l'Académie  son  poème  sur  le  Siècle  de  Louis  le  Grand.  Toute 
son  adolescence  fut  bercée  par  le  bruit  de  cette  lutte,  et,  sans 
qu'il  s'en  doutât  peut-être,  les  arguments  de  Fontenelle  et  de 
Perrault  entraient  dans  son  esprit.  Non  pas  qu'il  ait  été  tout  de 
suite  un  moderne  bien  déterminé.  Nous  le  voyons  au  début  de 
sa  carrière  lire  des  vers  à  Boileau,  qui  accueille  bien  ce  jeune 
homme  si  poli,  comme  nous  le  verrons  plus  tard  échanger  des 
lettres  avec  Fénelon,  qui  est  non  seulement  désarmé,  mais 
charmé  par  sa  courtoisie.  Pendant  ce  temps,  autour  de  lui  les 
attaques  contre  les  anciens  continuaient  ;  de  nouvelles  théories 
littéraires  étaient  hardiment  soutenues  ou  discrètement  insi- 
nuées ;  le  beau  et  le  vrai  ne  paraissaient  plus  suffisants  ni  même 
nécessaires;  on  défendait  la  théorie  du  vrai  embelli  ou  du  vrai 
orné;  on  cherchait  le  nouveau,  on  avait  du  goût  pour  le  pensé. 
En  somme  c'était  à  la  fin  du  siècle  un  retour  à  cet  esprit  ^jre- 


16  LES  PRECURSEURS 

deux,  que  Molière  et  Boileau  avaient  combattu  et  vainement 
essayé  de  détruire.  Les  plus  grands  esprits,  comme  La  Bruyère, 
en  étaient  touchés;  les  plus  fins  critiques,  comme  le  P.  Bou- 
hours,  n'en  étaient  pas  exempts.  De  plus,  tout  en  travaillant 
pour  le  théâtre,  La  Motte  se  liait  avec  Fontenelle,  entrait  en 
relations  avec  M""^  de  Lambert  et  la  duchesse  du  Maine.  Dans 
le  salon  de  M""  de  Lambert  on  se  réunissait  pour  causer  litté- 
rature, science  et  morale;  on  y  était  philosophe;  on  y  était  sur- 
tout bel  esprit  et  précieux.  Quant  à  la  duchesse  du  Maine,  elle 
avait  installé  à  Sceaux  en  1700  une  véritable  cour  où  venaient 
les  dégoûtés  de  Versailles;  des  femmes  spirituelles  s'y  rencon- 
traient avec  des  lettrés  galants.  C'étaient  des  fêtes  continuelles, 
des  divertissements  littéraires  dirigés  par  Malezieu,  des  repré- 
sentations théâtrales  où  elle-même  jouait  un  rôle.  On  peut  dire 
que  tout  était  petit  et  menu  dans  cette  cour,  depuis  la  taille  de 
la  duchesse,  «  une  poupée  du  sang  »,  jusqu'au  goût  des  invités. 
La  Motte  fut  un  des  poètes  des  soirées  de  Sceaux;  il  fut  même 
autorisé  à  parler  dans  ses  œuvres  de  la  passion  toute  platonique 
qu'il  ressentait  pour  la  duchesse,  —  ce  dont  il  s'acquitta  délica- 
tement. En  niO,  il  entra  à  l'Académie  :  le  détracteur  des  anciens 
n'y  était  pas  déplacé.  Avant  de  raconter  sa  lutte  avec  M""  Dacier, 
passons  en  revue  ses  idées  littéraires  :  elles  nous  expliqueront 
le  peu  de  goût  qu'il  avait  pour  Homère. 

Ses  idées  littéraires.  —  La  Motte  a  laissé  un  grand 
nombre  de  discours  où  il  expose  ses  théories.  Ce  sont  de  très 
curieuses  pages  de  critique,  fines,  spirituelles,  souvent  justes  et 
profondes,  parfois  fausses  et  superficielles.  C'est  même  la  seule 
partie  de  son  œuvre  que  l'on  puisse  lire  aujourd'hui  avec  intérêt  *. 
Comme  il  est  universel  en  poésie,  il  a  à  peu  près  touché  à  toutes 
les,  questions.  Passer  *en  revue  les  idées  de  La  Motte  sur  la 
poésie,  ce  n'est  pas  seulement  connaître  les  idées  d'un  bel 
esprit  célèbre  au  début  du  xviii°  siècle,  c'est  connaître  les  idées 
de  la  plupart  des  hommes  de  lettres  de  cette  époque,  puisque, 
sauf  peut-être  sur  un  point  (la  versification),  presque  aucun  ne 
l'a  sérieusement  combattu  et  réfuté.  Du  reste  il  y  a  chez  lui, 

1.  Si  l'on  ne  veut  pas  aller  les  chercher  dans  ses  œuvres  complèles  où  elles 
sont  dispersées,  on  peut  les  trouver  dans  le  recueil  fait  par  M.  Jullien,  sous  ce 
titre  :  Paradoxes  littéraires  de  La  Motte,  Hachette,  1859. 


HOUDAR  DE  LA  MOTTE  47 

excepté  quand  il  critique  Homère  ou  la  versification  française, 
plus  d'idées  justes,  sinon  neuves,  que  de  paradoxes  proprement 
dits.  Je  ne  relèverai  que  ce  qui  me  paraîtra  significatif. 

Dans  son  Discours  sur  VEglogue  il  disserte  agréablement  sur 
l'amour  dans  l'antiquité  et  dans  les  temps  modernes  ;  il  défend 
certains  poètes  bucoliques  (Fontenelle  et  lui-même)  accusés 
d'avoir  mis  «  trop  d'esprit  »  dans  leurs  pastorales. 

Dans  son  Discours  sur  la  fable  il  se  fait  un  mérite  de  Yinven- 
tion  des  sujets.  Il  définit  l'apologue  «  une  philosophie  déguisée 
qui  ne  badine  que  pour  instruire  et  qui  instruit  toujours 
d'autant  mieux  qu'elle  amuse  ». 

Dans  son  Discours  préliminaire  sur  la  tragédie  et  dans  quatre 
autres  Discours  à  l'occasion  des  Macchabées,  de  Romulus,  d'Inès 
de  Castro  et  iï Œdipe,  il  s'en  prend  à  la  constitution  même  de 
la  tragédie  française;  il  attaque  unités,  expositions,  récits,  con- 
fidents, monologues,  versification.  «  Dans  le  premier,  dit-il,  je 
m'arrête  aux  choix  de  l'action,  à  Vamour  quon  trouve  trop  domi- 
nant dans  nos  tragédies,  aux  bornes  de  l'invention,  aux  grandes 
règles  des  unités,  quil  me  semble  qu'on  a  jugées  jusqu'ici  trop 
fondamentales...  Dans  le  quatrième  j'établis  que  la  versification 
n'est  pas  nécessaire  à  la  tragédie.  »  Je  laisse  de  côté  cette  der- 
nière question.  Sur  tous  les  autres  points  les  opinions  de  La 
Motte  sont  parfaitement  raisonnables,  et  bien  des  fois  depuis  on 
a  essayé  de  débarrasser  la  tragédie  de  certaines  règles  plutôt 
gênantes  que  fondamentales.  N'était-il  pas  dans  le  vrai  lorsqu'il 
disait  à  propos  de  Romulus  :  «  Je  désirerais  qu'on  tendît  à  donner 
à  la  tragédie  une  beauté  qui  semble  de  son  essence  et  que  pour- 
tant elle  n'a  guère  parmi  nous  :  je  veux  dire  ces  actions  frap- 
pantes qui  demandent  de  l'appareil  et  du  spectacle.  La  plupart  de 
nos  pièces  ne  sont  que  des  dialogues  et  des  récits.  Les  Anglais  ont 
un  goût  tout  opposé;  on  dit  qu'ils  le  portent  à  l'excès  :  cela 
pourrait  bien  être.  »  —  «  Je  ne  serais  pas  étonné,  dit-il  à  propos 
des  Macchabées,  qu'un  peuple  sensé,  moins  ami  des  règles^ 
s'accommodât  de  voir  l'histoire  de  Coriolan  distribuée  en  plu- 
sieurs actes.  »  (Nous  dirions  aujourd'hui  en  plusieurs  journées.) 
Je  ne  me  plains  pas  que  Corneille  et  Racine  (le  premier,  du  reste, 
malgré  lui)  aient  fait  autrement.  Mais  songez  que  dans  une  durée 
de  trois  siècles,  de  Jodelle  à  Ponsard,  ils  sont  les  seuls  qui  aient 

Histoire  de  la  langue.  M.  « 


18  LES  PRECURSEURS 

réalisé  l'idéal  de  la  tragédie  classique;  songez  aux  froides  et 
pâles  imitations  d'un  Campistron  ou  d'un  Brifaut;  songez  que 
Voltaire  lui-même  a  voulu  renouveler  la  tragédie  par  «  ces 
actions  frappantes  qui  demandent  de  l'appareil  et  du  spectacle  »  : 
et  vous  conclurez  que  La  Motte  n'avait  pas  tout  à  fait  tort  dans 
ses  critiques.  Son  tort  fut  d'être  hardi  seulement  en  théorie. 
Dans  la  pratique  il  conserve  pieusement  le  vieux  moule  de  la 
tragédie.  Il  respecte  les  unités;  il  donne  à  Misaël,  le  plus  jeune 
des  Macchabées,  un  amour  ridicule  pour  Antigone,  la  favorite 
d'Antiochus;  son  Romulus  est  aussi  froid  et  moins  bien  écrit 
qu'une  tragédie  de  Robert  Garnier;  il  est  tout  «  en  dialogues  et 
en  récits  ».  S'il  obtient  du  succès  avec  Inès  de  Castro,  c'est  à 
cause  du  pathétique  répandu  dans  une  pièce  parfaitement  con- 
forme d'un  bout  à  l'autre  aux  règles  de  la  tragédie. 

Dans  son  Discours  sur  la  poésie  en  général  et  sur  l'ode  en  par- 
ticulier, cet  écrivain,  si  peu  poète  et  si  peu  lyrique  lui-même, 
juge  mieux  qu'on  n'aurait  pu  s'y  attendre  Malherbe,  Horace  et 
Pindare  ;  montre  nettement  la  différence  entre  les  poètes  lyriques, 
épiques  et  dramatiques;  raisonne  presque  comme  Aristote  sur 
la  poésie  «  dont  le  but  n'a  été  que  de  plaire  par  imitation  ». 
Voici  où  le  paradoxe  apparaît  :  «  Le  but  du  discours  n'étant  que 
de  se  faire  entendre,  il  ne  paraît  pas  raisonnable  de  s'imposer  une 
contrainte  qui  nuit  souvent  à  ce  dessein.  »  Toujours  cette  idée  de 
contrainte  et  de  difficulté  vaincue  sans  aucune  utilité  pour  la 
pensée  !  «  La  fiction  est  encore  un  détour  quon  pourrait  croire 
inutile.  Pour  les  figures,  ceux  qui  ne  cherchent  que  la  vérité  ne 
leur  sont  pas  favorables.  »  Voilà  qui  va  diminuer  beaucoup  le 
bagage  des  poètes.  «  Je  crois  que  le  sublime  n'est  autre  chose 
que  le  vrai  et  le  nouveau  réunis  dans  une  grande  idée  exprimée 
avec  élégance  et  précision.  »  Le  seul  ornement  qu'il  recommande 
et  approuve  c'est  «  une  épithète  bien  choisie  ». 

Telles  sont  les  conclusions  auxquelles  arrive  notre  auteur  : 
Le  poète  doit  être  un  philosophe  amoureux  de  la  vérité  et  de  la 
nouveauté  ;  il  doit  rechercher  l'esprit,  fuir  la  fiction  et  les  images  ; 
se  contenter  d'écrire  avec  élégance  et  précision  ;  semer  dans  son 
œuvre  des  épithètes  bien  choisies  ;  ne  poursuivre  qu'un  but,  la 
clarté  de  la  pensée.  C'est  la  théorie  d'un  homme  d'esprit  qui  se 
pique  de  philosophie,  mais  qui  n'a  pas  le  sentiment  de  l'art  et 


HOUDAR  DE  LA  MOTTE  19 

de  la  poésie.  Il  ne  restait  plus  qu'un  pas  à   faire,  et  ce  pas  La 
Motte  le  franchit,  —  la  suppression  pure  et  simple  du  vers. 

Sa  théorie  de  la  versification.  —  A  quoi  bon  le  travail 
pénible  de  la  versification  si  une  clarté  élégante  et  précise  est 
tout  ce  qu'on  peut  demander  à  un  écrivain?  La  versification 
n'est  qu'une  entrave.  Cette  idée  ne  fut  pas  seulement  celle  de 
Trublet  et  de  Terrasson,  mais  aussi  celle  de  Montesquieu  et,  auf 
fond,  celle  de  Fénelon.  La  Motte  eut  la  franchise  de  dire  tout 
haut  ce  que  beaucoup  pensaient  tout  bas.  Fénelon  en  effet  sou- 
tient dans  sa  correspondance  la  même  thèse  que  dans  sa  Lettre 
à  V Académie.  Il  écrit  à  la  Motte  (26  janv.  4614)  :  «  La  rime 
gène  plus  qu'elle  n'orne  le  vers;  elle  rend  souvent  la  diction 
forcée  et  pleine  d'une  vaine  parure.  En  allongeant  les  discours, 
elle  les  affaiblit...  Les  grands  vers  sont  presque  toujours  ou  lan- 
guissants ou  raboteux.  »  11  va  si  loin  que  La  Motte  lui-même 
prend  la  défense  de  notre  versification.  Mais  notez  que  nous 
sommes  en  1714.  «  Je  défère  absolument  à  tout  ce  que  vous 
alléguez  contre  la  versification  française.  Le  malheur  est  qu'il 
n'y  a  point  de  remède,  et  qu'il  ne  nous  reste  plus  quà  vaincre  à 
force  de  travail  iobstacle  que  la  sévérité  de  nos  règles  met  à  la 
justesse  et  à  la  jjrécision.  Il  me  semble  cependant  que  de  cette 
difficulté  même,  quand  elle  est  surmontée,  naît  un  plaisir  très  sen- 
sible j)our  le  lecteur.  »  (Lettre  du  15  février.)  Voilà  tout  ce  qu'il 
trouve  dans  son  enthousiasme  modéré  pour  défendre  notre  ver- 
sification :  le  mérite  de  la  difficulté  vaincue,  argument  ridicule 
que  nous  retrouverons,  hélas!  d'autres  fois  sous  la  plume  des 
partisans  les  plus  déterminés  de  notre  versification.  La  Motte 
allait,  quelques  années  plus  tard,  se  montrer  plus  sévère  pour 
la  rime  et  pousser  la  théorie  de  Fénelon  jusqu'à  ses  consé 
quences  extrêmes. 

Il  fit  représenter  en  1726  un  Œdipe  en  vers  qui  n'eut  aucun 
succès.  En  le  publiant,  il  le  fit  suivre  d'un  Œdipe  en  prose. 
Naturellement  il  écrivit  un  Discours  à  l'occasion  de  cette 
tragédie.  Il  prétendait  établir  les  principes  suivants  :  «  La  versi- 
fication n'est  pas  nécessaire  à  la  tragédie  ;  il  y  aurait  à  gagner 
pour  le  public  d'en  dispenser  ceux  qui,  avec  une  belle  imagi- 
nation, n'auraient  ni  l'habitude,  ni  le  talent  des  vers  ».  Voici 
son  raisonnement  :  «  Il  serait  raisonnable  de  faire  des  tragé- 


20  LES  PRECURSEURS 

dies  en  prose.  On  y  trouverait  de  vrais  avantages.  Première- 
ment l'avantage  de  la  vraisemblance  qui  est  absolument  violée 
par  la  versification.  Par  le  langage  ordinaire  les  personnages  et 
les  sentiments  n'en  paraîtraient-ils  pas  plus  réels,  et  par  cela 
même  l'action  n'en  deviendrait-elle  pas  plus  vraiel  Rompez  la 
mesure  des  vers  de  Racine  ;  vous  n'y  perdrez  que  cet  agencement 
étudié  qui  vous  distrait  de  l'acteur  pour  admirer  le  poète.  On  en 
aurait  plus  de  facilité  à  perfectionner  les  choses.  Jamais  on  ne  serait 
forcé  d'adopter  wn  mot  impropre.  On  pourrait  toujours  donner  à 
un  raisonnement  sa  gradation  et  sa  force.  La  correction  serait 
infiniment  aisée...  Si  M.  de  Fénelon  ne  s'était  mis  au-dessus  du 
préjugé  qui  veut  que  les  poèmes  soient  envers,  nous  n'aurions  pas 
le  Télémaque.  »  Ainsi  donc,  au  nom  de  la  vraisemblance,  de  la 
vérité,  de  la  réalité,  de  la  correction,  abandonnons  ce  préjugé 
de  la  versification  ;  préférons  les  choses  à  cet  agencement 
étudié  qui  est  pour  La  Motte  toute  la  poésie.  Pour  prouver 
la  force  de  son  argumentation,  il  met  en  prose  la  première 
scène  de  Mithridate,  et  il  compare,  avec  une  tranquillité  qui 
désarme,  la  prose  de  La  Motte  et  la  poésie  de  Racine.  Il  en 
prend  occasion  pour  présenter  quelques  réflexions  sur  les  vers. 
«  Nous  n'estimons  pas  assez  ce  qui  est  réellement  estimable», 
c'est-à-dire  la  justesse  des  pensées  liées  entre  elles  par  le 
meilleur  arrangement,  la  convenance  des  tours,  le  choix  des 
expressions;  «  et  nous  estimons  excessivement  ce  qui  ne  l'est 
guère,  pour  ne  pas  dire  qui  ne  l'est  pas  du  tout  »,  c'est-à-dire 
la  versification.  Ce  n'est  pas  autre  chose  que  «  le  vain  mérite 
de  la  difficulté.  Les  poètes  pensent  d'ordinaire  en  vers  et  c'est 
alors  que  la  raison  a  beaucoup  à  souffrir.  Le  hasard  des 
rimes  détermine  une  grande  })artie  des  sens  que  nous  employons.  » 
Boileau,  qui  fit  si  bon  accueil  au  jeune  La  Motte,  aurait  été 
indigné  d'une  pareille  affirmation. 

Si  la  théorie  de  La  Motte  est  absurde,  on  peut  néanmoins 
admettre  le  drame  en  prose.  Mais  une  ode  en  prose  !  La  Motte  a 
été  jusque-là.  Il  a  écrit  en  prose  une  ode  intitulée  la  Libre 
éloquence,  pour  répondre  à  des  gens  qui  «  prétendaient  que  la 
prose  ne  pouvait  s'élever  aux  expressions  et  aux  idées 
poétiques  ».  Son  ami  La  Faye  ayant  protesté  en  vers  contre 
ses  théories,  il  répond  en  mettant  en  prose  l'ode  de  La  Faye.  A 


HOUDAR  DE  LA  MOTTE  21 

cette  occasion  il  essaie  de  préciser  ses  théories.  «  J'ai  dit  que 
la  rime  et  la  mesure  n'étaient  point  la  poésie.  La  rime  et  la 
mesure  peuvent  subsister  avec  les  idées  les  plus  triviales  et  le 
langage  le  plus  populaire;  et  la  poésie  qui  n'est  autre  chose 
que  /a  hardiesse  des  pensées,  la  vivacité  des  images  et  V énergie  de 
r expression,  demeurera  toujours  ce  qu'elle  est,  indépendamment 
de  toute  mesure.  »  Ainsi  donc  pour  La  Motte  la  forme  poétique 
n'est  rien  par  elle-même  :  elle  n'est  qu'une  entrave.  Il  n'est  pas 
étonnant  qu'il  demande  à  en  être  débarrassé. 

C'est  Voltaire  qui  répondit  à  La  Motte.  Oui,  Voltaire  aujour- 
d'hui si  durement  traité  par  les  poètes,  défendit  avec  vivacité  la 
cause  de  la  poésie.  Il  n'a  certes  pas  tout  dit  ;  et  quelques-uns 
de  ses  arguments  nous  paraissent  bien  faibles  ;  il  n'est  pas  assez 
artiste  dans  cette  défense  de  l'art;  peut-être  même  son  respect 
pour  la  poésie  vient-il  surtout  de  l'admiration  qu'il  professe  pour 
le  siècle  de  Louis  XIV.  N'importe  :  il  a  maintenu  par  son  exemple 
et  son  autorité  au  xviii"  siècle  le  goût  de  la  poésie,  ou  tout  au 
moins  de  la  versification.  Dans  la  Préface  de  son  Œdipe 
(édition  de  1730)  il  s'exprime  ainsi  :  «  Ce  ne  sont  point  seule- 
ment des  dactyles  et  des  spondées  qui  plaisent  dans  Homère  et 
Virgile  :  ce  qui  enchante  toute  la  terre  c'est  Vharmonie  char- 
mante qui  nait  de  cette  mesure  difficile.  Quiconque  se  borne  à 
vaincre  une  difficulté  pour  le  plaisir  seul  de  la  vaincre  est  un 
fou;  mais  celui  qui  tire  du  fond  de  ces  obstacles  mêmes  des 
beautés  qui  plaisent  à  tout  le  monde  est  un  homme  très  sage  et 
presque  unique.  »  J'approuve  fort  cette  harmonie  qui  naît  de  la 
mesure;  mais  pourquoi  ajouter  :  de  cette  mesure  difficile.  Tou- 
jours, môme  dans  Voltaire,  cette  idée  de  la  difficulté  vaincue  *. 
La  Motte  répondit  à  Voltaire  en  déclarant  «  qu'il  ne  voulait 
pas  proscrire  les  vers  »  ;  qu'il  demandait  seulement  «  la  liberté 
des  styles,  afin  de  contenter  tous  les  goûts  ».  Il  en  fait  donc  une 
simple  question  de  convenance  personnelle.  La  thèse  est  moins 
absolue;  mais  il  reste  bien  convaincu  que  l'on  peut  faire  des 
odes  en  prose.  Il  ne  proscrit  plus  les  vers,  d'accord,  mais 
il    continue    à    manquer   de    sens  artistique   et  de  sentiment 

1.  Vollaire  revient  sur  celte  question  en  particulier  dans  une  lettre  à  M.  de 
Cideville  du  13  août  1731.  Comme  on  lui  opposait  toujours  les  théories  et 
l'exemple  de  Fénelon,  il  prend  vivement  à  partie  l'auteur  du  Télémaque. 


22  LES  PRECURSEURS 

poétique.  Faut-il  s'étonner  après  cela  qu'il  n'ait  rien  compris  à 
l'antiquité  g-recque? 

Le  contempteur  d'Homère.  —  M""  Dacier  avait  publié 
en  1699  une  traduction  de  Y  Iliade.  La  Motte,  qui  ne  savait 
pas  le  grec,  en  donna  une  autre  en  vers,  en  1714.  Cette  traduc- 
tion, faite  d'après  celle  de  M""  Dacier,  était  d'autant  plus  ridi- 
cule que  La  Motte  avait  voulu  corriger  Homère  en  l'abrégeant. 
h' Iliade  était  réduite  à  douze  chants.  «  J'ai  suivi  de  V Iliade  ce 
qui  m'a  paru  devoir  en  être  conservé,  et  f  ai  pris  la  liberté  de 
changer  ce  que  fy  ai  cru  désagréable.  Je  suis  traducteur  en 
beaucoup  d'endroits  et  original  en  beaucoup  d'autres...  J'ai 
retranché  des  livres  entiers,  j'ai  changé  la  disposition  des 
choses,  j'ai  osé  même  inventer.  »  La  querelle  des  anciens 
et  des  modernes  renaissait  plus  vive  que  jamais  autour 
du  nom  d'Homère.  La  Motte,  devenu  le  chef  des  modernes,  se 
multipliait  :  Discours  sur  Homère,  ode  intitulée  VOmbre 
d'Homère.  M""  Dacier  défendit  très  mal  la  cause  des  anciens.  Son 
ouvrage  sur  les  Causes  de  la  corruption  du  goût  (1714)  était  un 
mélange  d'érudition  pédantesque  et  d'invectives  grossières. 
Fénelon,  sollicité  de  prendre  parti,  ne  voulut  blesser  ni  les 
uns  ni  les  autres.  Quoique  partisan  convaincu  des  anciens, 
il  ne  donna  en  apparence  raison  ni  aux  anciens,  ni  aux  mo- 
dernes. Toute  sa  Lettre  à  V Académie,  écrite  au  plus  fort  de 
la  querelle  entre  juin  et  octobre  1714,  est  une  apologie  enthou- 
siaste de  l'antiquité;  dans  le  dernier  chapitre,  l'auteur,  au 
moment  de  conclure,  se  dérobe.  Même  diplomatie  dans  ses 
lettres  à  La  Motte.  H  loue  les  anciens,  tout  en  faisant  certaines 
réserves;  il  donne  à  La  Motte  des  éloges  compromettants  et  des 
conseils  inutiles.  Malgré  tout  son  esprit  La  Motte  accepte  avec 
reconnaissance  les  paroles  trop  flatteuses  de  son  correspondant. 
«  On  vous  reproche,  lui  écrivait  Fénelon  après  avoir  reçu  son 
Iliade,  d'avoir  trop  d'esprit;  on  dit  qu'Homère  en  montrait  beau 
coup  moins  ;  on  vous  accuse  de  briller  sans  cesse  par"  des  traits 
vifs  et  ingénieux  :  voilà  un  défaut  qu'un  grand  nombre  d'au- 
teurs vous  envient  :  ne  l'a  pas  qui  veut.  Votre  parti  conclut  de 
cette  accusation  que  vous  avez  surpassé  le  poète  grec.  On  dit 
que  vous  avez  corrigé  les  endroits  où  il  sommeille,  etc.  » 
(Lettre  du  26  janvier   1714.)  La  Motte  crut   avoir   pour  lui 


HOUDAR  DE  LA  MOTTE  29 

l'autorité  de  Fénelon.  Du  reste  il  mit  dans  sa  réponse  à 
M""^  Dacier  une  grâce,  une  politesse,  une  urbanité,  qui  font 
de  ses  Réflexions  sur  la  critique  Ji^2iQ)  un  vrai  chef-d'œuvre  de 
discussion  courtoise  et  spirituelle. 

Dans  le  Discours  et  dans  les  Réflexions  de  La  Motte  sur 
Homère  il  y  a  trois  choses  à  distinguer  :  1°  une  inintelligence 
absolue  de  l'antiquité  grecque  et  de  la  poésie  d'Homère;  2"  l'idée 
de  la  perfectibilité  humaine,  idée  qui  ne  lui  appartient  pas  en 
propre  et  dont  il  ne  tire  pas  des  conséquences  nouvelles  ;  3°  enfin 
une  revendication  très  légitime,  faite  en  d'excellents  termes,  de 
la  liberté  de  la  critique. 

1"  Dans  son  Discours  sur  Homère  il  établit  les  principes  sui- 
vants, dont  le  premier  seul  nous  paraît  raisonnable.  «  Ne  pas 
admirer  le  poète  grec  outre  mesure;  choisir  dans  Y  Iliade  ce 
qu'il  y  a  de  bien  et  rejeter  le  reste;  l'abréger  assez  pour  ne  pas 
ennuyer;  ôter  à  ses  dieux  et  héros  les  vices  qui  les  rendent 
odieux;  abréger  ou  supprimer  plusieurs  de  ses  harangues; 
écarter  le  merveilleux  inutile  ou  déplaisant...  C'est  rendre  un 
mauvais  service  à  Homère  que  de  présenter  aux  lecteurs  du 
xvni*  siècle  son  Iliade  telle  qu'il  l'a  composée,  «  infectée  de  tous 
les  défauts  du  temps  ».  Voilà  donc  comment  un  bel  esprit  jugeait 
Homère  à  cette  époque!  voilà  comme  il  comprenait  «  l'aimable 
simplicité  du  monde  naissant  »!  En  tête  de  sa  traduction  de 
ïlliade  il  publiait  une  ode,  l'Ombre  d'Homère,  où  ces  mêmes 
idées  sont  encore  plus  naïvement  exprimées  :  c'est  Homère  lui- 
même  qui  parle  ainsi  au  poète  —  je  veux  dire  à  La  Motte  : 

«  Homme  j'eus  l'humaine  faiblesse  ; 

Un  encens  superstitieux,  • 

Au  lieu  de  m'honorer,  me  blesse  : 

Choisis,  tout  n'est  pas  précieux. 

A  quelque  piix  que  ce  puisse  être, 

Sauve-moi  l'affront  d'ennuyer.  » 

Homère  m'a  laissé  sa  Muse, 

Et  si  mon  orgueil  ne  m'abuse, 

Je  vais  faire  ce  qu'il  eût  fait. 

Les  quelques  rares  critiques  qui  ont  eu  le  courage  de  lire 
son  Iliade  trouvent  que  dans  cette  circonstance  «  son  oi^ueil 
l'a  abusé  ». 


24  LES  PRECURSEURS 

2°  Dans  ses  Réflexions  sur  la  critique  il  reprend  une  idée  que 
d'autres  avaient  développée  avant  lui.  «  Ne  pouvons-nous  pas 
soutenir  modestement  que  les  hommes  de  siècle  en  siècle  ont 
acquis  de  nouvelles  connaissances,  que  les  richesses  amassées 
par  nos  aïeux  ont  été  accrues  par  nos  pères,  et  qu'ayant  hérité 
de  leurs  lumières  et  de  leurs  travaux  nous  serions  en  état, 
même  avec  un  génie  inférieur  au  leur,  de  faire  mieux  qu'ils 
n'ont  fait?  »  C'est  dans  cette  question  du  progrès,  qui  est  posée 
ici,  la  confusion  souvent  signalée  entre  les  lettres  et  les  sciences. 

3"  J'arrive  enfin  à  la  partie  la  plus  originale  de  ces  Réflexions, 
celle  où  il  réclame  pour  la  critique  avec  beaucoup  de  force  et 
de  raison  la  liberté  du  jugement.  Il  faut  en  effet  reconnaître 
que  dans  cette  fameuse  querelle,  si  les  modernes  se  servaient 
souvent  de  pitoyables  arguments,  les  anciens  montraient  dans 
leurs  répliques  plus  d'enthousiasme  que  de  goût.  La  Motte  pro- 
teste contre  une  admiration  qui,  tout  en  étant  sincère,  avait 
l'air  d'un  parti  pris  et  d'un  préjugé.  Il  veut  que  l'on  puisse,  sans 
être  traité  de   fat  ou  d'imbécile,  discuter  les  titres  même  des 
plus  illustres  parmi  les  anciens.  «  Tous  les  égards  sont  dus  à 
ceux  avec  qui  nous  vivons,  et  nous  ne  devons  rien  aux  autres 
que  la  vérité...  Notre  jugement  est  libre;  et  si  la  raison  ne  nous 
a  pas  été  donnée  en  vain,  elle  doit  nous  servir  à  chercher  le  vrai 
en  toutes  choses,  à  nous  débarrasser  des  préjugés  qui  nous  le 
cachent,   et  à   nous  y   soumettre  avec  plaisir  dès  qu'il  nous 
éclaire.  »  Il  soutient  ces  mêmes  idées  dans  plusieurs  de  ses 
odes  : 

Dépouillons  ces  respects  serviles 
.  Que  Von  rend  aux  siècles  passés.  {L'Émulation.) 
C'est  le  beau  seul  que  je  respecte, 
Et  non  l'autorité  suspecte 
Ni  des  grands  noms  ni  des  vieux  temps.  {La  Nouveauté.) 

Je  ne  prétends  pas  que  La  Motte  ait  toujours  fait  de  son  juge- 
ment un  usage  bien  éclairé;  mais  il  était  bon  que  la  liberté  de 
la  critique  fût  nettement  posée  comme  un  principe  indiscutable. 

Conclusion.  —  Tel  fut  La  Motte  :  médiocre  poète,  malgré 
ses  nombreux  volumes  de  poésie  et  le  succès  d'Inès  de  Castro; 
médiocre  philosophe,  malgré  ses  prétentions  et  le  jugement  de 


BAYLE  23 

ses  contemporains  •  ;  mais  bon  écrivain  en  prose,  comme  son 
ami  Fontenelle,  dont  il  n'a  pas  la  valeur  scientifique.  Car  il  fut 
uniquement  un  littérateur,  ayant  le  désir  de  la  nouveauté,  plus 
épris  de  la  vérité  et  de  Yutile  beau  que  de  la  véritable  beauté. 
S'il  est  un  des  précurseurs  du  xviu®  siècle,  c'est  par  son  peu  de 
goût  pour  l'art  et  la  poésie,  par  son  inintelligence  complète  de 
l'antiquité.  A  une  époque  où  l'on  fait  la  guerre  à  tous  les  pré- 
jugés, il  se  charge,  lui,  de  secouer  les  préjugés  littéraires.  Il  fut 
comme  l'enfant  terrible  de  son  parti.  Son  tort  fut,  en  jugeant 
les  anciens,  de  trop  se  placer  au  point  de  vue  moderne,  philo- 
sophique, qui  ne  pouvait  pas  être  celui  d'Homère;  de  ne  rien 
comprendre  à  la  valeur  de  la  forme  poétique  prise  en  elle- 
même;  de  ne  voir  dans  une  œuvre  d'art  que  ce  qui  n'échappe 
pas  à  l'exacte  raison.  Son  mérite  fut  d'oser  dire  avec  franchise 
ce  qu'il  pensait  et  ce  que  beaucoup  pensaient  avec  lui;  de  com- 
battre l'opinion  générale  quand  elle  lui  paraissait  fausse;  de 
lutter  contre  les  préjugés  les  plus  enracinés;  d'apporter  dans  sa 
critique  non  seulement  plus  d'une  fois  du  bon  sens  et  de  la 
finesse,  mais  toujours  de  la  loyauté,  de  l'urbanité  et  de  la  cour- 
toisie ;  en  un  mot  d'avoir  appliqué  le  libre  examen  aux  théories 
littéraires,  comme  d'autres  l'avaient  appliqué  ou  allaient  l'ap- 
pliquer aux  théories  historiques,  philosophiques  ou  religieuses. 
C'est  par  là  qu'il  est,  si  l'on  veut,  vraiment  philosophe. 


///.  —  Bayle. 

L'homme.  —  Voici  le  véritable  précurseur  du  xvni°  siècle. 
L'homme  est  sympathique,  l'œuvre  est  colossale,  si  l'on  songe 
qu'elle  contient  en  germe  tout  le  siècle  suivant  et  que  ce 
contemporain  de  Bossuet  a  déjà  les  idées  de  Voltaire. 

Pierre  Bayle  naquit  en  1647  au  Cariât,  d'un  ministre  calviniste  ; 
en  1669,  à  Toulouse,  il  est  converti  au  catholicisme  par  les 
jésuites;  dix-sept  mois  après,  le  21  août  1670,  il  redevient  pro- 

1.  Voir  Voltaire,  Siècle  de  Louis  XIV,  chap.  xxxii,  et  le  Catalogue;  M""  de  Lam- 
bert; Trublet;  Fontenelle,  dans  le  discours  prononcé  en  recevant  l'évêque  de 
Luçon.  Voltaire  l'appelle  «  philosophe  et  poète  •  ;  W*  de  Lambert,  •  philosophe 
profond  •;  Trublet,  «  esprit  universel,  esprit  de  premier  ordre  •;  pour  Fontenelle, 
•  on  n'eût  pas  facilement  découvert  de  quoi  il  était  incapable  ». 


U  LES  PRÉCURSEURS 

testant.  Banni  comme  relaps  d'après  les  Déclarations  de  1663 
et  1665,  il  quitte  la  France  à  l'âge  de  ving-t-trois  ans.  Nous  le 
trouvons  à  Coppet,  précepteur  des  enfants  du  comte  de  Dhona, 
en  1674  à  Rouen,  en  1675  à  Sedan  comme  professeur  de  philo- 
sophie. L'académie  de  Sedan  étant  supprimée  en  1681,  il  va  à 
Rotterdam,  où  l'on  crée  pour  lui  une  chaire  de  philosophie  et 
d'histoire.  C'est  là  qu'il  séjournera  jusqu'à  sa  mort  (1706);  c'est 
là  qu'il  écrira  tous  ses  ouvrages'.  Il  est  hors  de  France;  il  est 
en  pays  protestant;  il  est  libre,  ou  tout  au  moins  plus  libre 
qu'en  pays  catholique.  Cependant  là  même  il  eut  des  démêlés 
avec  le  ministre  protestant  Jurieu.  Il  s'était  permis  de  le  railler 
pour  avoir  gravement  prédit  pour  1689  la  fin  des  persé- 
cutions religieuses  ^  Jurieu  le  dénonça  aux  magistrats  qui  le 
destituèrent  (1693)  et  lui  enlevèrent  même  le  droit  de  donner 
des  leçons  particulières.  Un  autre  aurait  été  désespéré  :  Bayle 
redoubla  d'ardeur  pour  le  travail. 

C'est  que  c'était  un  vrai  sage,  un  vrai  philosophe,  modeste, 
honnête,  sans  vanité,  sans  passion,  complètement  désintéressé, 
amoureux  de  l'étude,  prudent  dans  sa  conduite,  modéré  en 
tout,  conservateur  en  politique,  ne  cherchant  pas  le  bruit,  ne 
visant  pas  à  mener  le  monde  ni  à  exercer  une  influence  immé- 
diate. Il  nous  dit  lui-même  de  quelle  façon  il  a  vécu  :  «  Diver- 
tissements, parties  de  plaisir,  jeux,  collations,  voyages  à  la 
campagne,  visites  et  telles  autres  récréations,  nécessaires  à 
quantité  de  gens  d'étude,  ne  sont  pas  mon  fait;  je  n'y  perds 
point  de  temps.  Je  n'en  perds  point  aux  soins  domestiques,  ni 
à  briguer  quoi  que  ce  soit,  ni  à  des  sollicitations,  ni  à  telles 
autres  affaires.  J'ai  été  heureusement  délivré  de  plusieurs  occu- 
pations qui  ne  m'étaient  guère  agréables  ^  et  j'ai  eu  le  plus 
grand  et  le  plus  charmant  loisir  qu'un  homme  de  lettres  puisse 
souhaiter.  Avec  cela  un  homme  de  lettres  va  loin  en  peu  d'an- 

1.  1682,  Pensées  sur  les  comètes.  —  1682,  Critique  générale  de  l'hist.  du  calvinis. 
du  P.  Maimbourg.  —  1683,  Nouvelles  lettres  critiques.  —  1684-1687,  Nouvelles  de 
la  7'épublique  des  lettres.  —  1685,  France  toute  catholique  sous  Louis  le  Grand.  — 
1686,  Commentaire  philosophique  sur  le  «  Compelle  intrare  >•. —  1690,  Avis  aux  réfu- 
giés. (Bayle  a  déclaré  ne  pas  en  être  l'auteur.)  —  1696-1697,  Dictionnaire  histo- 
rique  et  critique.  —  1704,  Réponse  aux  questions  d'un  provincial. 

2.  Y  a-l-il  des  raisons  plus  inlimes  à  cette  inimitié?  Sainte-Beuve  a  écrit  dans 
une  note  :  «  Bayle  a-t-il  été  l'amant  de  M"""  Jurieu,  comme  l'ont  dit  les  malins? 
Grande  question  sur  laquelle  les  avis  sont  partagés.  • 

3.  Voilà  comment  il  se  plaint  de  sa  destitution. 


BAYLB  27 

nées;  son  ouvrage  peut  croître  notablement  de  jour  en  jour, 
sans  qu'on  s'y  comporte  négligemment'.  »  Ce  sage  était  à  la 
fois  érudit,  humaniste,  philosophe,  controversiste,  historien.  Ce 
philosophe  était  très  hardi  dans  ses  pensées  :  il  est  presque  le 
père  de  la  libre  pensée,  dans  le  sens  le  plus  élevé  du  mot;  il  a 
combattu  le  dogmatisme  et  V intolérance  ;  il  a  défendu  la  seule 
chose  peut-être  qui  vaille  la  peine  d'être  défendue  en  ce  monde, 
la  liberté  de  conscience. 

Li'érudit  et  l'homme  de  lettres.  —  H  y  a  deux  hommes 
dans  Bayle  :  l'érudit  du  xvi"  siècle  et  le  polémiste  du  xvin®. 
Bayle  se  serait  peut-être  contenté  d'être  un  érudit,  si  les  cir- 
constances n'avaient  éveillé  en  lui  le  polémiste  et  n'en  avaient 
fait  le  défenseur  d'une  grande  cause. 

Si  quelqu'un  n'appartient  pas  au  xvn"  siècle  (son  siècle  cepen- 
dant), c'est  bien  lui  :  il  ne  lui  appartient  ni  par  la  forme  ni  par 
les  idées.  Il  a  au  contraire,  du  xvi^  siècle,  l'abondance,  le  désordre, 
les  digressions  sans  fin,  l'abus  de  l'érudition,  le  goût  des  anec-' 
dotes  et  des  futilités  historiques.  Il  se  soucie  fort  peu  de  l'ordre,' 
de  l'harmonie  et  de  la  beauté.  11  s'occupe  peu  de  littérature  et  ' 
d'art.  Sur  ces  questions  il  n'aime  pas  à  se  prononcer;  il  emploie 
fréquemment  les  formules  07i  dit,  jjlusieurs  personnes  assurent.  ' 
Entre  les  contempteurs  et  les  admirateurs  d'Homère  il  hésite  : 
«  Je  me  garderai  bien  de  dire  qui  sont  ceux  qui  ont  le  goût 
dépravé.  »  Il  ne  croit  pas  qu'il  y  ait  une  beauté  une  et  absolue. 
«  La  beauté  n'est  qu'un  jeu  de  notre  imagination  qui  change 
selon  les  pays  et  selon  les  siècles.  »  Entre  Pradon  et  Racine  il 
ne  se  prononce  pas.  \J Hippolyle  de  Racine  et  celui  de  Pradon 
lui  paraissent  «  deux  tragédies  très  achevées  ».  —  «  Je  ne  voyais 
dans  les  livres,  dit-il  quelque  part,  que  ce  qui  pouvait  les  faire 
valoir  :  leurs  défauts  m'échappaient.  »  Aussi  lui-même  manque- 
t-il  d'art  dans  la  composition  de  ses  ouvrages  et  dans  son  style. 
On  trouve  tout  dans  son  Dictionnaire,  excepté  quelquefois  ce^' 
qu'on  y  cherche.  Son  style  est,  quoi  qu'on  en  ait  dit,  médiocre;  I 
il  manque  d'éclat  et  de  mouvement;  il  est  lent,  lourd,  embar-' 
rassé.  Il  le  reconnaît  lui-même.  Son  style,  dit- il,  «  est  assez 
négligé  ;  il  n'est  pas  exempt  de  termes  impropres  et  qui  vieillis- 

1.  Préface  de  la  i'*  édition  de  son  Dictionnaire. 


28  LES  PRECURSEURS 

sent,  ni  peut-être  même  de  barbarismes;  je  l'avoue,  je  suis  là- 
dessus  presque  sans  scrupules.  Mais  je  suis  scrupuleux  jusqu'à 
la  superstition  sur  d'autres  choses  plus  fatigantes.  »  Et  il  ajoute 
en  note  :  «  Comme  d'éviter  les  équivoques,  les  vers  et  l'emploi 
dans  la  même  période  d'un  on,  d'un  il,  de  pour,  de  dans,  etc., 
avec  difFérents  rapports...  »  Ces  scrupules  ne  rendent  pas  son 
style  plus  léger  ni  plus  aimable.  C'est  qu'en  effet  Bayle  n'est  » 
pas  un  écrivain,  c'est  avant  tout  un  érudit.  ' 

Sainte-Beuve,  préoccupé  de  se  chercher  un  ancêtre  —  et  certes 
il  n'en  avait  pas  besoin,  —  a  étrangement  diminué  Bayle,  en  lais- 
sant de  côté  son  importance  philosophique,  en  faisant  de  l'au- 
teur du  Dictionnaire  le  type  du  génie  critique  tel  qu'il  le  comprend 
«  dans  son  empressement  discursif,  dans  sa  curiosité  affamée, 
dans  sa  sagacité  pénétrante,  dans  sa  versatilité  perpétuelle  et 
son  appropriation  à  chaque  chose  :  ce  génie,  selon  nous,  ajoute- 
t-il,  domine  même  son  rôle  philosophique  et  cette  mission 
morale  qu'il  a  remplie.  Une  des  conditions  du  génie  critique 
dans  la  plénitude  où  Bayle  nous  le  représente,  c'est  de  n'avoir 
pas  d'art  à  soi,  de  style.  Voltaire  avait  de  plus  son  fanatisme 
philosophique,  sa  passion  qui  faussait  sa  critique.  Le  bon  Bayle 
n'avait  rien  de  semblable.  De  passion  aucune  :  l'équilibre  même; 
une  parfaite  idée  de  la  profonde  bizarrerie  du  cœur  et  de  l'esprit 
humain,  et  que  tout  est  possible  et  que  rien  n'est  sûr.  »  Sainte- 
Beuve  se  retrouvait  avec  plaisir  dans  lé  critique  qui  voulait 
«  connaître  jusqu'aux  moindres  particularités  des  grands 
hommes  »  ;  qui  aimait  «  à  faire  des  courses  sur  toutes  sortes 
d'auteurs  ».  Ce  portrait  n'est  pas  faux,  mais  il  est  incomplet  : 
et  pour  nous  le  vrai  Bayle  n'est  pas  dans  le  prédécesseur  de 
Sainte-Beuve. 

Scepticisme  et  esprit  critique.  —  A  ses  premières  études 

et  aussi  à  son  tour  d'esprit,  Bayle  dut  son  goût  prononcé  pour 

la  dialectique;  à  son  érudition  et  à  sa  probité  naturelle,  il  dut 

I  son  peu  de  respect  pour  la  tradition  et  les  préjugés,  son  absence 

/   de   parti  pris,  son    impartialité,  son  esprit  critique,  ce  qu'on 

i    appelle  quelquefois  son  scepticisme.  Ces  qualités  suffisent  pour 

faire  un  érudit,  un  historien  et,  sinon  un  philosophe,  du  moins 

un  historien  de  la  philosophie.  A  la  fin  de  sa  vie  (en  nov.  1706) 

il  se  déclare  «  dégoûté  de  ce  qui  n'est  pas  matière  de  raisonne- 


BAYLB  29 

ment  ».  C'est  qu'en  effet  il  a  toujours  excellé  dans  la  dialec- 
tique :  mais  il  n'a  jamais  été  le  sectateur  d'une  philosophie 
particulière.  «  Je  suis,  disait-il,  un  philosophe  sans  entêtement 
et  qui  regarde  Aristote,  Epicure,  Descartes  comme  des  inven- 
teurs de  conjectures,  que  l'on  suit  ou  que  l'on  quitte,  selon  que 
l'on  veut  chercher  plutôt  un  tel  qu'un  tel  amusement  d'esprit.  » 
De  plus  il  ne  détestait  pas  le  paradoxe  et  avait  le  goût  de  la 
contradiction.  «  Le  vrai  moyen  de  faire  écrire  utilement  M.  Bayle, 
disait  malignement  Leihnitz,  ce  serait  de  l'attaquer  lorsqu'il  dit 
des  choses  bonnes  et  vraies;  car  ce  serait  le  moyen  de  le  piquer 
pour  continuer.  Au  lieu  qu'il  ne  faudrait  pas  l'attaquer  quand 
il  en  dit  de  mauvaises;  car  cela  l'engagerait  à  en  dire  d'autres 
aussi  mauvaises  pour  soutenir  les  premières.  »  On  pourrait 
facilement  faire  de  lui  le  type  du  sceptique.  Il  n'a  pas  en  effet  ' 
de  système  arrêté  ;  il  s'efforce  de  séparer  la  foi  de  la  raison  ;  il  l  ' 
semble  ne  nous  laisser  le  choix  qu'entre  le  catholicisme  le  plus 
étroit  et  le  scepticisme  absolu;  il  montre  alternativement  le 
faible  de  la  théologie  et  le  faible  de  la  raison;  il  semble  douter 
non  seulement  de  la  théologie  et  de  la  religion,  mais  même  de  \ 
la  philosophie  et  de  l'histoire.  Il  ne  croit  pas  non  plus  à  la  ' 
bonté  de  l'homme.  «  L'homme  est  un  animal  incorrigible;  il 
est  aujourd'hui  aussi  méchant  qu'aux  premiers  siècles.  »  Aux 
prétendues  lois  historiques,  Providence  ou  Fatalité,  il  répond  : 
«  Il  tient  à  peu  de  chose  que  les  plus  grands  événements  ne 
soient  changés.  »  D'autre  part  il  écrit  à  un  ami  le  billet  suivant  : 
«  Je  meurs  en  philosophe  chrétien  persuadé  et  pénétré  de  la 
miséricorde  divine.  »  Ne  voyons  pas  dans  ces  opinions  diffé- 
rentes le  désir  de  s'amuser,  d'étonner,  de  contredire  :  voyons-y 
surtout  son  horreur  du  dogmatisme  et  son  amour  de  la  vérité. 

Car  Dayle  a  aimé  la  vérité,  et  non  pas  seulement  la  dialec-  L^ 
tique.  Il  l'a  aimée  dans  le  domaine  de  l'histoire.  Un  des  premiers 
il  a  fait  un  principe  de  l'impartialité  historique.  Il  est  défiant, 
il  respecte  peu  la  tradition,  nullement  les  préjugés.  Il  a  la  haine 
du  mensonge  et  de  l'injustice.  Lui,  un  protestant,  il  exprime 
des  doutes  sur  la  part  des  Jésuites  à  l'assassinat  de  Henri  IV. 
Car,  dit-il,  «  Un  y  a  point  de  documents  à  alléguer;  aussi  un  his- 
torien na  rien  à  dire;  car  il  doit  prouver  ce  quil  avance  ».  Ce 
n'est  pas  là  de  l'indifférence  ou  du  scepticisme  :  c'est  de  la  pro- 


30  LES  PRECURSEURS 

bité;  c'est  le  véritable  esprit  critique,  supérieur,  ce  qui  est 
presque  héroïque,  aux  rancunes  religieuses,  La  vérité  il  l'a 
aimée  dans  le  domaine  philosophique  et  religieux.  S'il  ne  l'at-  i 
teint  pas  (et  qui  peut  se  vanter  de  l'atteindre?),  il  fait  preuve  au 
moins  d'impartialité.  Dans  les  livres  qui  touchent  à  la  religion 
il  promet  de  faire  «  plutôt  le  métier  de  rapporteur  que  celui  de 
juge  ».  Il  déclare  à  plusieurs  reprises  qu'il  n'examinera  pas, 
pour  faire  l'éloge  de  quelqu'un,  à  quelle  religion  il  appartient.  "^ 

Il  y  a  bien,  il  est  vrai,  dans  sa  méthode  une  certaine  prudence 
pleine  d'adresse  et  de  sous-entendus.  Il  n'attaque  pas  les  hommes  '^ 
ni  même  les  idées  avec  une  franchise  brutale.  Il  aime  mieux 
procéder  par  allusion.  Il  expose  le  pour  et  le  contre,  ce  qui  con- 
vient fort  bien  à  son  érudition  et  à  son  tempérament  ;  il  laisse 
le  lecteur  juge  de  la  question  ;  il  n'essaie  pas  de  lui  faire  vio- 
lence et  de  le  séduire  par  son  esprit  ou  de  l'entraîner  par  son 
éloquence  ;  mais  il  le  laisse  dans  un  état  d'esprit  plus  enclin  au 
doute  qu'à  la  croyance.  «  Le  lecteur  saura,  s'il  lui  plaît,  qu'en 
rapportant  ou  les  raisons  ou  les  sentiments  de  M.  Van  Dale  % 
je  nai  pas  prétendu  déclarer  que  fen  étais  persuadé.  J'agis  en 
historien  et  non  pas  en  homme  qui  adopte  les  sentiments  des 
auteurs  dont  il  parle.  »  A  propos  des  païens,  il  n'hésite  pas 
cependant  à  faire  allusion  à  ce  qui  se  passe  chez  les  chrétiens. 
«  Je  m'étonne  que  M.  Van  Dale  n'ait  point  parlé  de  certains 
fanatiques  d'Angleterre  que  l'on  assure  écumer,  rouler  des  yeux, 
trembler,  et  faire  mille  postures  violentes,  lorsqu'ils  s'imaginent 
ou  veulent  quon  s'imagine  que  Vesprit  de  Dieu  descend  sur  eux.  » 
En  attaquant  la  tradition  il  a  même  l'air  de  prendre  les  intérêts 
de  l'Eglise.  «  Il  serait  indigne  du  nom  chrétien  d'appuyer  la  plus 
sainte  et  la  plus  auguste  de  toutes  les  vérités  sur  une  tradition 
erronée.  Cela  serait  aussi  d'une  dangereuse  conséquence...  . 
Ainsi  cest  rendre  plus  de  service  qu'on  ne  pense  à  la  religion  que  '^ 
de  réfuter  les  faussetés  qui  semblent  la  favoriser.  Les  Pères  de 
l'ancienne  Église  n'ont  pas  été  assez  délicats  sur  le  choix  des 
preuves...  C'est  à  nous  qui  vivons  dans  un  siècle  plus  éclairé  à 
séparer  le  bon  grain  d'avec  la  paille,  je  veux  dire  à  renoncer 
aux  fausses  raisons  pour  ne  nous  attacher  qu'aux  preuves  solides 

1.  Deux  dissertations  sur  les  oracles  des  païens.  {Nouvelles  de  la  République 
des  lettres,  i"  numéro,  mars  1684.) 


BAYLE  34 

de  la  religion  chrétienne  que  nous  avons  en  abondance.  »  Et  il 
a  peut-être  raison  :  mais  je  crois  bien  que  la  religion  se  passe- 
rait de  pareils  défenseurs.  N'oublions  pas  cependant  que  dans 
ce  même  article  Bayle  a  dit  excellemment  :  «  //  nij  a  point  de 
prescription  contre  la  vérité  :  les  eiTeurs  pour  être  vieilles  nen 
sont  pas  meilleures.  »  Ce  ne  sont  pas  là  paroles  d'un  sceptique, 
mais  d'un  esprit  honnête  et  libre,  qui  recherche  avant  tout  la 
vérité,  qui  est  conduit  au  doute  par  l'érudition  et  non  par  l'igno- 
rance, et  qui  sera  tout  prêt  à  attaquer  le  dogmatisme,  quand 
le  dogmatisme  se  fera  persécuteur. 

Tel  est  le  scepticisme  de  Bayle  ;  telles  sont,  pour  ainsi  dire, 
les  origines  psychologiques  de  sa  libre  pensée,  ou,  comme  on 
disait  alors,  de  son  libertinage;  nous  allons  en  rechercher  les 
origines  historiques. 

Origines  historiques  du  libertinage  de  Bayle.  —  Bayle 
n'est  pas,  comme  le  disait  Joseph  de  Maistre,  «  le  père  de 
l'incrédulité  moderne  ».  Il  l'a  plutôt  recueillie  des  mains  de  ses 
prédécesseurs  et  transmise  aux  philosophes  duxvm*'  siècle.  L'in- 
crédulité en  effet  ou  la  libre  pensée  apparaît  dans  les  temps 
modernes  avec  la  Renaissance,  en  Italie  au  xiv**  siècle,  en  France 
à  la  fin  du  xv";  elle  se  développe  au  xvi"  et  n'est  pas  étouflee  le 
moins  du  monde  par  le  despotisme  théologique  du  xvii".  Est-il 
besoin  de  citer  les  noms  de  tous  ces  libertins,  athées  ou  déistes,  qui 
vont  de  Vanini  et  Théophile  à  la  société  du  Temple?  Des  Yve- 
teaux.  Naudé,  Guy  Patin,  La  Motte  le  Vayer,  Bussy-Rabutin, 
Cyrano,  Gassendi,  Chapelle,  Bernier  sont  les  plus  connus.  Le 
Grand  Condé,  Anne  de  Gonzague,  Saint-Evremond,  de  Retz,  La 
Rochefoucauld  furent  atteints  eux  aussi  par  le  libertinage.  Molière 
et  La  Fontaine  en  ont  été  fortement  soupçonnés.  Certains  sont 
appelés  libertins  uniquement  à  cause  de  leurs  mœurs  relâchées  :  je 
les  laisse  de  côté.  D'autres  avec  des  apparences  de  foi  ont  favo- 
risé par  leurs  écrits  les  progrès  du  libertinage.  Montaigne  fait  pro- 
fession de  foi  catholique,  et  ses  Essais  deviennent  cependant  le 
livre  cabalistique  des  libertins.  Charron  a  des  tendances  épicu- 
riennes et  naturalistes  ;  Gassendi  est  à  la  fois  prêtre  ciirétien  et 
apologiste  d'Epicure.  Les  libertins  du  xwu"  siècle  admirent  en 
général  Montaigne  et  Epicure;  leur  philosophie  est  une  espèce 
de  naturalisme.  Ils  sont  une  minorité  sans  doute;  néanmoins 


32  LES  PRÉCURSEURS 

leur  nombre  paraît  redoutable  aux  prédicateurs  *  qui  en 
sont  alarmés,  aux  théologiens  qui  essaient  de  combattre  et  de 
renverser  leurs  théories.  Le  P.  Garasse  écrit  en  1623  la  Doctrine 
curieuse  des  beaux  esprits  de  ce  temps  ou  prétendus  tels,  contenant 
plusieurs  maximes  pernicieuses  à  CEtat,  à  la  religion  et  aux 
bonnes  mœurs,  combattue  et  renversée;  le  P.  Mersenne,  d'après 
lequel  il  y  avait  à  Paris  trente  mille  athées,  faisait  paraître 
l'année  suivante  Y  Impiété  des  déistes,  athées  et  libertins  de  ce 
temps  combattue  et  renversée  de  point  en  point  par  raisons 
tirées  de  la  philosophie  et  de  la  théologie. 

On  voit  que  les  philosophes  du  xvni°  siècle  ont  des  ancêtres 
non  seulement  au  xvi%  mais  plus  près  d'eux  au  xvn";  qu'il  n'y 
a  pas  à  proprement  parler  de  solution  de  continuité  entre 
l'incrédulité  du  xvi"  siècle  et  celle  du  xvni*.  Peut-être  «  les  liber- 
tins ont-ils  accompli  une  œuvre  dont  ils  n'avaient  pas  con- 
science ^  ».  Néanmoins  «  la  tâche  du  xvm"  siècle  eût  été  impos- 
sible si  toute  une  série  d'esprits,  libres  à  des  degrés  divers, 
n'eussent,  durant  tout  le  xvn**  siècle,  perpétué  en  le  modifiant 
le  génie  du  xvi"  ^  ». 

Bayle  novateur  et  précurseur  du  XVIir  siècle.  — 
Voici  maintenant  ce  qui  fait  la  grandeur  de  Bayle, ou  tout  au  moins 
de  l'œuvre  accomplie  par  lui.  Il  ne  doute  pas  uniquement  pour  le 
plaisir  de  douter;  il  poursuit  un  but  très  noble  et  très  élevé  :  la 
liberté  de  conscience.  Ses  arguments,  dit-on,  peuvent  mener  à 
l'impiété,  à  l'athéisme;  ce  n'est  pas  sûr;  mais  il  est  sûr  qu'ils 
nous  éloignent  du  dogmatisme  jjersécuteur  et  nous  rapprochent 
de  la  tolérance. 

Pourquoi  en  effet  «  ce  fâcheux  questionneur  »,  comme  il  s'ap- 
pelle lui-même,  montre-t-il  les  dissidences  des  théologiens  et  des 
papes?  Pourquoi  soutient-il*  que  beaucoup  d'athées  ont  été  de 
fort  honnêtes  gens;  qu'une  «  société  d'athées  pourrait  vivre  mora- 
lement »  ;  que  «  l'idolâtrie  est  pour  le  moins  aussi  abominable 
que  l'athéisme  »  ;  «  que  l'athéisme  ne  conduit  pas  nécessairement 
à  la  corruption  des  mœurs  »  ;  que  «  la  religion  n'est  pas  un  frein 

1.  Bossuel,  Sermon  pour  le  2"  dimanche  de  l'Avent,  6  déc.  16Go.  Oj'aison  funèbre 
de  la  Princesse  Palatine  (1(585).  —  Fénelon,  Sermon  pour  l'Epiphanie  (6  janv.  1685). 

2.  Perrons,  Les  libertins  au  xvii°  siècle,  p.  394. 

3.  Id.,  p.  393. 

4.  Pensées  diverses  sur  les  comètes  (1682). 


BAYLE  3Î 

capable  de  retenir  nos  passions  »  ;  qu'on  peut  ôire  à  la  fois  très 
dévot  et  très  scélérat;  qu'il  n'y  a  de  certitude  absolue  sur  aucun 
point;  que  la  morale  doit  être  séparée  de  la  philosophie  et  de  la 
théologie?  Pour  combattre  le  dogmatisme,  le  fanatisme,  l'into-  \ 
lérance.  Il  a  peut-être  tort,  au  point  de  vue  métaphysique,  de 
vouloir  rendre  la  morale  indépendante  de  la  philosophie  et  du    (^ 
dogme    religieux;  au  point  de  vue  moral,  de    ne  pas  voir  les 
bienfaits   de  la  religion'.  Songez    seulement   qu'il   écrivait   la 
veille  ou  le  lendemain  de  la   révocation  de  l'Edit    de  Nantes! 
Mais  il  a  certainement  raison  de  défendre  la  liberté  de  penser,^ 
la  liberté    de  conscience  pour    tous,   hérétiques,   musulmans, 
juifs,  païens,  athées,  même  de  revendiquer  le  droit  à  l'erreur. 

Pouvons-nous  aller  plus  loin  et  soutenir  que  Bayle  en  est 
arrivé  à  l'athéisme?  Je  ne  le  crois  pas.  Son  éloge  des  athées, 
ses  attaques  contre  la  religion,  sont  autant  d'arguments  en  faveur 
de  la  grande  cause  qu'il  défend.  Cependant  ijjiffirme  l'immuta-l  ^ 

bilité  des  lois  de  la  nature*, —  ce  qui  est  incompatible  avec^ — ?^. 
l'idée  de  la  Providence  chrétienne;  et  par  là  il  se  rapproche  dur .i^^ 
xvHi*  siècle.  (^ 

Son  influence.  —  Son  influence  a  été  immense;  et  certes 
ni  lui  ni  ses  contemporains  ne  se  doutaient  que,  de  tous  les 
écrivains  duxvn"  siècle,  c'était  l'auteur  des  Pensées  sur  la  comète 
<\m  annonçait  et  préparait  l'avenir^.  Voltaire,  Diderot,  d'Alem- 
bert,  La  Mettrie,  Helvétius,  d'Holbach  s'inspirent  de  lui. 
Voltaire  en  parle  avec  enthousiasme*.  Il  lui  doit  beaucoup  en 
«ffet  et  ne  se  montre  pas  ingrat.  U Encyclopédie  n'est  pas  autre  i 
chose  qu'une  édition  revue  et  augmentée  du  Dictionnaire  i 
de  Bayle.  Ce  fameux  Dictionnaire  est  l'arsenal  où  tous  les 
philosophes  du  siècle  viennent  chercher  leurs  armes  de  combat. 
On  y  puise  le  scepticisme,  le  déisme,  l'athéisme  même,  l'esprit 

1.  Dans  la  France  toute  catholique  sous  le  rèqne  de  Louis  XIV  (ICSC)  il  écrit  : 
-  Les  moines  et  les  prêtres  sont  une  gangrène  qui  ronge  toujours  et  qui  chasse 
du  fond  de  l'Ame  toute  sorte  d'équité  et  dhonnètelé  naturelle  pour  y  introduire, 
il  la  place  la  mauvaise  foi  et  la  cruauté  ».  11  soutient  que  les  religions  positives, 
sont  chose  pernicieuse. 

2.  •  Il  n'v  a  rien  de  plus  difjne  de  la  grandeur  de  Dieu  que  de  viaintenir  tes 
Jois  générales.  •  {Pensées  diverses  sur  les  comètes.) 

3.  C'est  bien  un  précurseur  :  son  premier  ouvrage  est  de  1682,  antérieur  d'un 
an  aux  Lettres  sur  la  Tolérance  de  Locke. 

4.  Siècle  de  LmuIs  XIV,  chap.  xxxu;  Catalogue  des  écricains  français;  Lettre  au 
P.  Tournemine,  1"35.  où  il  dit  de  llaylc  :  -  C'était  une  âme  divine  -. 

UlSTOIRK    DE    UA.   LA.tGUE.  VX.  w 


34  LES  PRECURSEURS 

critique  et  l'horreur  du  fanatisme  religieux.  On  continue,  avec 
plus  de  violence  et  de  passion,  la  guerre  qu'il  avait  engagée 
contre  le  principe  d'autorité  et  en  faveur  de  la  liberté  de  cons- 
cience. Il  n'y  a  pas  jusqu'à  certains  défauts  de  Bayle,  comme  un 
goût  fâcheux  pour  le  cynisme  de  l'expression  et  pour  l'obscé- 
nité, qui  ne  se  rencontrent  au  xvm*  siècle. 

Cependant  on  se  sépare  de  lui  sur  certaines  questions  très, 
importantes  qu'il  est  nécessaire  d'indiquer.  Bayle  n'acceptait 
L aucune  autorité,  pas  même  celle  de  la  raison;  il  ne  croyait  ni 
jau  progrès  nia  la  bonté  originelle  de  l'homme*;  il  avait  fort  peu  A 
de  connaissances  scientifiques.  Or  le  xvui®  siècle  fera  de  la  raison  '^  \ 
une  idole,  ne  doutera  ni  du  progrès,  ni  de  la  bonté  de  l'homme, 
remplacera  la  foi  religieuse  par  la  foi  scientifique.  Bayle,  si 
modeste,  si  pacifique,  si  ennemi  du  bruit  et  de  la  réclame,  ne  se 
serait  certainement  pas  reconnu  chez  ces  philosophes  superbes  et 
passionnés,  qui  croyaient  à  l'infaillibilité  de  la  raison  et  rempla- 
çaient le  dogmatisme  théologique  parle  dogmatisme  scientifique. 
Quoi  qu'il  en  soit,  il  a  fait  en  son  temps  son  œuvre,  et  une 
œuvre  que  je  crois  bonne.  On  ne  le  lit  plus  guère  aujourd'hui. 
Il  ne  faut  pas  s'en  plaindre  :  toutes  ses  idées  ont  été  reprises 
par  d'autres  qui  les  ont  défendues  avec  plus  d'éclat;  toutes 
celles  qui  étaient  justes  sont  entrées  grâce  à  eux  dans  la  cons- 
cience universelle.  Il  ne  faut  pas  s'en  étonner  :  Bayle  n'était 
pas  un  bon  écrivain;  «  sa  manière  d'écrire  est  trop  souvent 
diffuse,  lâche,  incorrecte  et  d'une  familiarité  qui  tombe  quel- 
quefois dans  la  bassesse*  »;  et  la  beauté  de  la  forme  fait  plus 
pour  l'immortalité  d'un  écrivain  que  l'originalité  des  idées. 
BufTon  a  dit  vrai;  et  son  observation  explique  pourquoi  on 
se  contente  de  feuilleter  Bayle,  pourquoi  on  ne  prend  même 
plus  la  peine  de  parcourir  les  nombreux  mémoires  de  l'abbé  dei 
Saint-Pierre. 

1.  >'  Celte  proposition  :  «  Uhomme  est  incomparablement  plus  porté  au  mal 
qu'au  bien...  »,  est  aussi  certaine  qu'aucun  principe  métai>hysique.  »  (Nouvelles 
lettres  critiques  sur  VHist.  du  calvinisme,  édit.  de  1727,  p,  248.)  —  «  \'a-t-il  pas 
fallu  que  les  lois  divines  et  humaines  refrénassent  la  nature?  Et  que  serait  devenu 
sans  cela  le  genre  humain?  La  nature  est  un  état  de  maladie.  »  (Héponse  aux 
questions  d'un  provincial,  éd.  de  1727,  p.  714.)  Citations  faites  par  M.  Brunetière 
dans  son  article  sur  Bayle.  Nous  voilà. plus  près  de  Pascal  que  de  Rousseau. 
C'est  que  Bayle  a  gardé,  malgré  la  hardiesse  de  ses  pensées,  une  forte  empreinte 
de  calvinisme. 

2.  Voltaire,  Catalogue  des  écrivains  français. 


LABUE  DE  SAINT-PIERUE  33 

IV.  —  L'abbé  de  Saint-Pierre  \ 

Sa  vie  et  son  caractère.  —  L'ahbé  de  Saint-Pierre 
est  une  des  physionomies  les  plus  originales  et  les  plus  sympa- 
thiques du  xvni*  siècle,  figure  de  doux  entêté  qui  passe  sa  vie 
à  faire  des  rêves,  oui,  mais  «  des  rêves  d'un  homme  de  bien  », 
comme  disait  Dubois. 

Né  en  1658  d'une  famille  noble  de  basse  Normandie, 
destiné  de  bonne  heure  à  l'Eglise,  élevé  à  Caen  chez  les 
Jésuites,  il  montre  peu  de  goût  pour  les  lettres,  mais  au  con- 
traire une  grande  ardeur  pour  la  philosophie  de  Descartes.  Dès 
1678  sa  vocation  non  pas  de  prêtre,  mais  d'apôtre,  le  pousse  à 
commencer  un  Projet  pour  diminuer  le  nombre  des  procès.  Les 
sciences  l'attirent  plus  que  la  théologie.  «  L'habitude  que 
j'avais  prise  de  raisonner  sur  des  idées  claires  ne  me  permit 
pas  de  raisonner  longtemps  sur  la  théologie.  »  C'est  assez 
irrévérencieux  :  mais  de  tout  temps  notre  abbé  a  été  le 
plus  sincère,  le  plus  naïf  des  hommes.  Riche  à  la  mort  de  son 
père  de  dix-huit  cents  livres  de  rente,  il  part  pour  Paris  (1686), 
emmène  avec  lui  son  ami  Varignon,  plus  tard  célèbre  géomètre, 
à  qui  il  cède  trois  cents  livres  de  rente  pour  l'avoir  près  de  lui. 
«  11  avait  ainsi  un  disputeur  de  profession  à  ses  gages.  »  Avide 
de  sciences,  il  suit  des  cours  d'anatomie,  de  physique.  «  Je  me 
plaisais  à  cette  étude,  nous  raconte-t-il  ;  mais  une  pensée  de 
Pascal  me  lit  estimer  davantage  l'étude  de  la  morale,  et  ensuite 
la  comparaison  de  l'utilité  des  bons  livres  de  morale  avec  l'uti- 
lité des  bons  règlements  et  des  bons  établissements  me  fit 
préférer  l'étude  de  la  science  du  gouvernement.  »  Remarquez  la 
marche  de  sa  pensée  :  ce  rêveur  s'éloigne  de  la  spéculation 
pour  travailler  au  bien  public.  Il  délaisse  la  théologie  pour  les 
sciences,  les  sciences  pour  la  morale,  la  morale  elle-même  pour 
l'étude  de  la  politique. 

I.  Charles-Irénée  Castel,  abbé  de  Saint-Pierre,  né  le  18  février  1658  à  Saûnt- 
Pierre-Église  en  Normandie,  pari  pour  Paris  (1686),  fréquente  chez  M"*  de  La 
Fayette,  puis  chez  la  marquise  de  Lambert,  entre  à  l'Académie  en  1693,  devient 
en  l"02  aumônier  de  Madame,  mère  du  futur  Régent,  et  par  elle  abbé  de  Tiron, 
publie  son  Projet  de  paix  perpétuelle  (I"13-ni7),  le  Viscoum  sur  la  Polysynodie 
(1"18),  qui  le  fait  expulser  «le  l'Académie,  devient  membre  du  club  de  VEntre- 
Sol  (1724)  qui  est  fermé  en  n31.  11  meurt  le  29  avril  1"43. 


36  LES  PRÉCURSEURS 

Pendant  ce  temps  «   il  court  après  les  hommes  célèbres  », 
se  lie  avec  Fontenelle,  est  présenté  par  Segrais  chez  M""  de  La 
Fayette,  cultive  Nicole,  va  consulter  Malebranche,  fréquente  le 
salon  de  M"*  de  Lambert,   «   qui  a  fait,  disait  d'Arg-enson,  la 
moitié  de  nos  académiciens  actuels  ».  Aussi  entre-t-il  à  l'Aca- 
démie en  1695,  quoiqu'il  n'eût  encore  rien  publié.  Nous  verrons 
qu'on  l'en  fera  sortir,  quand  il  aura  publié  quelque  chose.  Vers 
cette  même  année  il  devient  aumônier  de  Madame,  mère  du 
futur  Régent.   «  En  prenant  une  charge  à  la  cour,  je  n'ai  fait 
qu'acheter  une  petite  loge  pour  voir  de  plus  près  ces  acteurs 
qui  jouent  souvent  sans  le  savoir  sur  le  théâtre  du  monde  des 
rôles  très  importants  au  reste  des  sujets.  Je  vois  jouer  tout  à 
mon  aise  les  premiers  rôles  et  je  les  vois  d'autant  mieux  que  je 
n'en  joue  aucun,  que  je  vais  partout  et  que  l'on  ne  me  remarque 
nulle  part.  »  (Lettre  à  M""^  de  Lambert  du  4  janvier  1697.)  11 
ne  se  déplaît  pas  à  Versailles  :  il  observe  et  réfléchit.  De  ces 
réflexions  sortiront  la  plupart  de  ses  Projets.  Rappelons-nous 
qu'il  a  vécu  à  la  cour  à  la  fin  du  règne  de  Louis  XIV,  qu'il  a 
accompagné  l'abbé  de  Polignac  au  congrès  d'Utrecht  :  et  nous 
ne  nous  étonnerons  pas  qu'il  ait  cherché  les  moyens  d'assurer 
une  paix  perpétuelle  et  de  perfectionner  le  gouvernement.  De 
là  son  Projet  de  paix  perpétuelle  (1713-1717),  qui  fut   le  plus 
beau  de  ses  rêves,  et  le  Discours  sur  la  Polysynodie  (1718),  qui 
le  fit  expulser  de  l'Académie  française,  non  parce  qu'il  démon- 
trait «  que  la  pluralité  des  conseils  était  la  forme  de  ministère 
la  plus  avantageuse  pour  un  roi  et  pour  son  royaume  » ,  mais 
parce  qu'il  se  permettait  de  juger  sévèrement  Louis  XIV,  envers 
qui  déjà  il  s'était  montré   peu  respectueux  dans  un  précédent 
traité  *.  Il  refusait  d'appeler  Louis  le  Grand  le  roi  qui,  d'après 
lui,  méritait  seulement  le  surnom  de  Louis  le  Puissant  ou  le 
Redoutable.  L'abbé  ne  se  rendait  pas  compte  de  l'énormité  de 
son  crime  :  avec  un  courage  digne  d'éloge  il  persista  dans  son 
opinion  ;  aussi,  après  un  violent  réquisitoire  du  cardinal  de  Poli- 
gnac, fut-il  exclu  de  l'Académie;  il  n'eut  qu'une  voix  pour  lui, 
celle  de  Fontenelle.  Heureusement  vers  cette  époque  (1720)  s'ou- 
vrait le  club  de  Y  Entre-Sol  -,  sorte  d'Académie  politique  dont 

\.  Sur  Vélahlissement  d'une  taille  proporlionnelle. 

2.  Fondé  par  un  certain  abbé  Alary,  dans  un  enlre-sol  de  l'hôlel  du  président 


L'ABBÉ  DE  SAINT-PIERRB  37 

il  fut  le  membre  le  plus  actif.  On  s'y  réunissait  pour  discuter  ou 
pour  écouter  des  Mémoires.  Toutes  ces  discussions  politiques  ne 
plaisaient  pas  à  l'autorité.  L'ahhé  de  Saint-Pierre  compromet- 
tait XEnlre-Sol,  comme  il  avait  failli  compromettre  l'Académie 
française.  Il  était  traité  par  Fleury  de  «  politique  triste  et  désas- 
treux ».  Le  club  fut  fermé  en  1731. 

11  ne  faut  pas  croire  que  ce  politique  «  triste  et  désastreux  » 
ait  passé  dans  la  tristesse  les  dernières  années  de  sa  vie.  Loin  de 
là  ;  il  continua  à  écrire  des  mémoires,  à  rédiger  des  annales 
politiques,  à  défendre  ses  innombrables  projets;  mais  en  même 
temps  il  était  très  répandu  dans  le  monde,  quoiqu'il  ne  fut  pas 
un  causeur  bien  spirituel.  M'""  Dupin  l'attirait  chez  elle.  «  Elle 
était,  écrit  Rousseau  dans  ses  Confessions,  une  des  trois  ou 
quatre  jolies  femmes  de  Paris  dont  le  vieil  abbé  de  Saint-Pierre 
avait  été  l'enfant  gâté.  Elle  conservait  pour  la  mémoire  du 
bonhomme  un  respect  et  une  affection  qui  faisaient  honneur  à 
tous  deux  '.  »  Ce  sage  mourut  en  1743,  âgé  de  quatre-vingt-cinq 
ans.  Le  dernier  mot  qu'il  prononça  fut  :  «  Espérance  ».  Il  avait 
vécu  parfaitement  heureux,  ne  rêvant,  ne  désirant,  ne  poursui- 
vant que  le  bien  de  l'humanité. 

Religion,  philosophie,  morale.  —  Cet  abbé,  le  meilleur 
des  hommes,  n'est  pas  précisément  très  orthodoxe.  Sa  fin  calme 
et  stoïque  ne  fut  pas,  dit-on,  celle  d'un  croyant.  Non  seulement 
il  n'a  pas  l'esprit  ecclésiastique,  mais  il  n'a  pas  l'esprit  reli- 
gieux; il  n'a  pas  du  tout  le  sens  du  merveilleux.  On  n'a  pour 
s'en  assurer  qu'à  lire  son  Discours  contre  le  mahométisme.  Avec 
une  audace  tranquille,  il  regarde  la  naissance  d'une  religion 
nouvelle  comme  un  phénomène  naturel,  dont  il  analyse  avec 
pénétration  les  causes  purement  naturelles.  L'auteur  a-t-il  songé 
que  ces  mômes  arguments  pourraient  servir  contre  la  religion 
chrétienne?  Voltaire  en  est  persuadé;  il  regarde  ce  Discours 
comme  une  allégorie.  Ce  procédé  de  l'allégorie  ou  de  l'allusion 
est  cher  à  l'auteur  de  Mahomet  :  il  n'est  pas  dans  les  habitudes 


Hénault,  place  Vendôme;  on  s'y  réunissait  le  samedi  de  cinq  heures  à  huit 
heures. 

1.  Rousseau,  chargé  de  retoucher  et  de  populariser  les  œuvres  de  l'abbé  de 
Saint-Pierre,  y  renonça.  11  se  contenta  d'abréger  le  Traité  de  la  Paix  perpétuelle 
et  la  Polysynodie.  •  Après  quelque  essai  de  ce  travail,  dit-il,  je  vis  qu'il  ne 
m'était  pas  propre  et  que  je  n'y  réussirais  pas.  • 


^8  [;ES  PRÉCURSEURS 

(le  l'abbé,  le  plus  franc  et  le  plus  maladroit  des  publicistes. 
Quoi  qu'il  en  soit,  il  ne  croit  pas  plus  que  Voltaire  aux  miracles 
et  aux  prodiges.  C'est  ce  qu'il  nous  montre  encore  dans  Y  Expli- 
cation physique  d'une  apparition.  Avouons-le  :  même  quand  il 
parle  du  christianisme,  il  n'a  pas  l'air  d'en  considérer  la  vérité, 
mais  seulement  Vutilité.  Les  prêtres  devraient  s'occuper  non  du 
dogme,  mais  de  la  morale;  les  missionnaires  devraient  s'abste- 
nir de  prêcher  les  mystères,  ils  feraient  plus  sagement  de  s'en 
tenir  à  la  religion  naturelle.  Nous  avons  plutôt  affaire  à  un  phi- 
losophe qu'à  un  prêtre.  Ce  philosophe  est  un  cartésien.  Il 
admire  Descartes,  parce  qu'il  nous  a  appris  à  raisonner.  11  ne 
se  pique  pas  d'être  un  profond  métaphysicien.  Il  admet  Dieu  et 
ses  attributs  sans  discussion.  Il  apprécie  fort  le  dogme  de  l'im- 
mortalité de  l'àme  «  parce  qu'il  lui  paraît  de  tous  le  plus  utile  » 
a  II  est  bon  d'avoir  le  sentiment  agréable  que  produit  la  grande 
espérance  d'un  grand  bonheur  futur  et  peu  éloigné.  »  Il  faut  être 
n  un  espérant  passionné  ».  Nous  avons  déjà  vu  plusieurs  fois  le 
mot  d'utilité.  C'est  qu'en  effet  la  philosophie  de  notre  abbé  est 
la  philosophie  utilitaire.  «  Il  a  aperçu  et  exposé  avant  Bentham, 
dit  un  économiste  ',  cette  grande  vérité  qui  sert  de  base  à  la 
morale  utilitaire,  savoir  que  chacun  doit  pratiquer  la  justice, 
parce  que  c'est  non  seulement  son  devoir,  mais  son  intérêt.  » 
Cette  théorie,  peut-être  juste,  mais  en  tout  cas  froide  et  bru- 
tale, ne  lui  suffit  pas.  Aussi  à  la  justice  joint-il  la  bienfaisance. 
«  Ne  faites  point  contre  un  autre  ce  que  vous  ne  voudriez  pas 
qu'il  fît  contre  vous.  Faites  pour  un  autre  ce  que  vous  voudriez 
qu'il  fît  pour  vous.  Voilà  le  conseil  de  la  bienfaisance  religieuse, 
de  la  religion  naturelle  et  raisonnable  et  de  la  religion  chré- 
tienne. »  Le  bon  abbé  est  enchanté  lorsqu'il  peut  joindre  jus- 
tice, intérêt  et  bienfaisance,  lorsqu'il  peut  appuyer  ses  préceptes 
à  la  fois  sur  la  religion  naturelle  et  sur  la  religion  chrétienne. 
Un  seul  but  :  l'utilité  publique.  —  Il  est  très  facile  de 
ramener  à  l'unité  les  très  nombreux  projets  de  l'abbé  :  car  ils 
sont  tous  inspirés  uniquement  par  le  principe  de  l'utilité.  C'est 
de  là  que  viennent  les  plus  généreuses  de  ses  idées  et  aussi  les 
plus  chimériques  de  ses  rêves.  La  plupart  des  idées  qu'il  déve- 

1.  De  Molinari,  U abbé  de  Saint-Pierre,  p.  2i7. 


L  ABBE  DE  SAINT-PIERRE  39 

loppe  sont  justes;  elles  étaient  même  originales  il  y  a  cent 
cinquante  ans;  si  elles  nous  paraissent  banales  aujourd'hui, 
c'est  qu'elles  ont  été  réalisées.  Du  reste  le  titre  seul  de  ses  pro- 
jets ou  mémoires  est  le  plus  souvent  une  indication  suffisante 
du  but  poursuivi  par  l'auteur'.  Avant  de  nous  occuper  de  son 
Projet  de  paix  perpétuelle  et  de  son  Discours  sur  la  Polysynodie, 
examinons  ses  idées  sur  l'histoire,  l'éducation,  la  littérature  et 
les  beaux-arts.  Nous  verrons  que  quelques-unes  sont  fort  origi- 
nales, mais  que  toutes  sont  inspirées  par  l'utilité  publique. 

1°  Histoire.  —  L'abbé  s'est  beaucoup  occupé  d'histoire.  Lui- 
même  a  écrit  entre  autres  ouvrages  des  Annales  politiqiies,  où 
il  range  par  ordre  chronologique  les  faits  et  surtout  ses  obser- 
vations sur  les  faits  de  chaque  année  depuis  1658  jusqu'en  1739. 
C'est  le  plus  intéressant,  le  plus  facile  à  lire  de  ses  ouvrages, 
à  la  fois  critique  très  vive  du  gouvernement  de  Louis  XIV  et 
résumé  de  la  plupart  des  idées  développées  dans  ses  mémoires 
ou  projets.  Il  ne  pouvait  qu'être  très  dur  pour  Louis  XIV,  lui 
qui  étart  partisan  du  bien  public,  de  la  paix,  de  l'économie.  Il 
est  impitoyable  pour  les  fauteurs  de  guerres  civiles,  qu'ils 
s'appellent  Condé  ou  Turenne;  en  revanche  il  prodigue  les 
éloges  à  Colbert.  L'ouvrage  se  termine  par  le  mot  souvent  cité  : 
Paradis  aux  bienfaisants. 

Mais  ce  qu'il  y  a  de  plus  piquant  et  de  plus  paradoxal  dans 
son  œuvre  historique,  c'est  la  classification  des  grands  hommes 
suivant  son  principe  utilitaire.  Pour  être  un  grand  homme  il 
faut  être  ou  un  génie  spéculatif,  appliqué  soit  à  découvrir  soit  à 
démontrer  des  vérités  utiles  aux  hommes,  ou  un  génie  pratique 
occupé  du  bonheur  du  genre  humain.  En  dehors  de  ceux-là  il 
n'y  a  que  de  faux  grands  hommes,  des  hommes  simplement 
illustres.  Alexandre  n'est  qu'illustre;  César  est  un  scélérat 
illustre.  Henri  IV  est  a  un  grand  roi  »  ;  car  il  a  mis  fin  aux 
guerres,  aux  persécutions,  et  a  eu  l'idée  d'une  diète  européenne 
pour  assurer  la  paix.  Ces  réflexions  historiques  ne  sont  certes 

i.  Projet  pour  perfectionner  le  commerce  en  France.  Projet  jiour  rendre  les 
chemins  praticables  en  hiver.  Mémoire  pour  V établissement  d'une  taille  propor- 
tionnelle ou  taille  tarifée.  Projet  pour  rendre  les  litres  honorables  plus  utiles  au 
service  du  roi  et  de  l'État.  Projet  pour  perfectionner  la  médecine.  Projet  pour 
rendre  les  établissements  des  religieux  plus  parfaits.  Observations  politiques  sur 
le  célibat  des  prêtres.  Projet  pour  faite  cesser  les  disputes  séditieuses  des  théolo- 
giens. Projet  pour  perfectionner  l'éducation. 


40  " ■  .   LES  PRECURSEURS 

pas  un  modèle  pour  les  historiens,  mais  elles  contiennent  plus 
d'une  fois  d'excellentes  leçons. 

2"  Education.  —  L'abbé  est  partisan  de  l'éducation  publique, 
la  seule  bonne  ;  il  veut  la  donner  même  au  Dauphin.  Le  but  de  l'édu- 
cation doit  être  de  former  le  caractère,  de  faire  acquérir  les 
vertus  qui  doivent  procurer  le  bonheur  de  la  vie  et  les  sciences 
qui  peuvent  être  utiles  ;  il  faut  donc  laisser  de  côté  les  langues 
anciennes.  L'éducation  doit  être  une  institution  d'Etat  avec  un 
bureau  perpétuel  de  V éducation.  Un  des  premiers  il  songe  à 
développer  l'instruction  primaire  et  il  comprend  l'importance 
de  l'éducation  des  filles. 

Beaucoup  de  ces  idées  étaient  non  seulement  neuves,  mais 
excellentes;  ce  qui  ne  veut  pas  dire  que  tout  nous  plaise  dans 
ces  projets  :  trop  de  règlements  minutieux,  les  lettres  sacrifiées 
aux  sciences,  les  langues  mortes  supprimées  ou  à  peu  près, 
comme  inutiles  ;  autant  d'erreurs  que  nous  ne  nous  attarderons 
pas  à  discuter,  mais  erreurs  qui  sont  la  conséquence  nécessaire 
du  principe  posé  par  l'abbé.  Ce  principe  nous  paraît  excellent 
dans  tout  ce  qui  touche  à  l'administration  et  à  la  politique, 
contestable  dans  l'éducation,  presque  ridicule  dans  les  questions 
d'art  et  de  littérature. 

3°  Littérature  et  beaux-arts.  —  Pas  plus  que  le  surnaturel 
le  beau  n'existe  pour  notre  abbé.  Il  voit  chez  les  écrivains  et 
les  artistes  des  forces  perdues  qu'il  faut  utiliser.  Il  faut 
demander  aux  œuvres  la  plus  grande  utilité  publique.  Yoilà  la 
vraie  mesure  de  leur  valeur,  voilà  le  vrai  bibliomètre.  L'Aca- 
démie, pour  être  plus  utile  à  l'Etat,  devrait  écrire  des  biogra- 
phies morales  comme  Plutarque,  mieux  que  Plutarque.  Ai-je 
besoin  d'ajouter  qu'il  a  le  plus  complet  mépris  pour  la  spécula- 
tion, l'érudition,  les  livres  frivoles,  comme  romans,  poésies, 
pièces  de  théâtre?  A  quoi  tout  cela  sert-il?  Nos  auteurs  drama- 
tiques ne  lai  plaisent  guère;  il  voudrait  les  perfectionner,  «  les 
raccommoder  ». 

Quant  au  style,  il  n'y  a  pour  lui  que  deux  catégories  d'écri- 
vains :  les  discoureurs,  c^ux  qui  parlent  beaucoup  pour  ne  rien 
prouver,  et  les  démontreurs,  ceux  qui  ne  parlent  jamais  sans 
prouver.  «  Les  hommes  à  imagination  forte  persuadent  les 
ignorants  par  des  galimatias  bien  arrangés.  »  Yoilà  pour  l'élo- 


L'ABBÉ  DE  SAINT-PIERRE  41 

quence.  Il  est  naturellement  parmi  les  démontreurs.  Il  fuit  toute 
espèce  d'ornements.  11  s'en  tient  «  à  la  sorte  d'éloquence  qui 
est  propre  aux  géomètres  ».  Aussi  a-t-il  la  réputation  d'un 
détestable  écrivain  :  ce  qui  n'est  pas  tout  à  fait  exact.  On  pour- 
rait en  elVet  extraire  du  Discours  contre  le  mahométisme  ou  des 
Annales  politiques  bon  nombre  de  pages  qui  étonneraient  par 
leur  précision  et  leur  netteté.  Mais  en  général  il  est  sec  et  plat; 
surtout  il  est  fatigant  par  sa  prolixité,  ses  répétitions  conti- 
nuelles, ses  divisions  et  subdivisions  qui  n'ajoutent  pas  toujours 
à  la  clarté  de  la  pensée. 

Il  est  encore  plus  dur  pour  les  beaux-arts  que  pour  la  litté- 
rature :  car  le  moyen  d'utiliser  tableaux  et  statues?  Ce  sont  des 
«  bagatelles  coûteuses  comme  les  pyramides  d'Egypte  ».  A  quoi 
bon  «  dépenser  tant  d'esprit  pour  des  ouvrages  si  peu  utiles  au 
bonheur  de  la  société  »?  Le  développement  des  beaux-arts  ne 
prouve  qu'une  chose,  «  le  nombre  des  fainéants,  leur  goût  pour 
la  fainéantise,  qui  suffit  à  entretenir  et  à  nourrir  d'autres 
espèces  de  fainéants  ».  Il  serait  cruel  d'insister. 

«  Projet  de  paix  perpétuelle  »  et  «  Discours  sur  la 
Polysynodie  ».  — Voici  les  deux  plus  célèbres  écrits  de  l'abbé 
de  Saint-Pierre;  le  premier  surtout  a  fait  sa  réputation.  La 
guerre  étant  pour  l'humanité  le  plus  grand  des  fléaux,  il  cherche 
les  moyens  de  la  supprimer.  Avec  une  obstination  invincible  il 
édifia  son  Projet  de  paix  perpétuelle.  Pour  qu'il  eût  plus  de 
crédit  auprès  des  princes  et  des  rois,  il  le  mit  sous  le  patronage 
de  Henri  IV.  Deux  volumes  manuscrits  avaient  été  commu- 
niqués au  duc  de  Bourgogne;  et  l'élève  de  Fénelon  avait 
approuvé  le  projet.  Ils  furent  publiés  en  1713.  Un  troisième 
volume  parut  en  1717*.  Voici  le  titre  complet  de  l'ouvrage  : 
«  Projet  de  traité  pour  rendre  la  paix  perpétuelle  entre  les 
souverains  chrétiens,  pour  maintenir  toujours  le  commerce 
libre  entre  les  nations,  pour  affermir  beaucoup  davantage  les 
maisons  souveraines  sur  le  trône;  proposé  autrefois  par  Henri 
le  Grand,  roi  de  France,  agréé  par  la  reine  Elisabeth,  par 
Jacques  I",  roi  d'Angleterre,  son  successeur,  et  par  la  plu- 
part des  autres  potentats  d'Europe;  éclairci  par  M.   l'abbé  de 

1.  L'auteur  fit  lui-même  en  1729  un  abrégé  de  son  grand  ouvrage  resserré  en 
un  volume. 


42  LES  PRÉCURSEURS 

Saint-Pierre.  »  Quels  sont  les  moyens  que  l'abbé  nous  propose 
pour  établir  cet  «  arbitrage  permanent  »  dont  il  considère  l'in- 
vention comme  «  très  salutaire  »,  et  pour  remédier  à  ce  qu'il 
appelle  «  l'état  d'impolice  et  de  non-arbitrage  »?  Ces  moyens 
sont  renfermés  dans  cinq  articles  fondamentaux  dont  voici  les 
principales  clauses  :  «  Il  y  aura  désormais  entre  les  souverains 
d'Europe  qui  auront  signé  les  cinq  articles  une  alliance 
perpétuelle  :  1"  pour  se  procurer  mutuellement  durant  tous 
les  siècles  à  venir  sûreté  entière  contre  les  grands  malheurs 
des  guerres  étrangères;  2°  contre  les  grands  malheurs  des 
guerres  civiles.  Or,  pour  faciliter  la  formation  de  cette  alliance, 
ils  sont  convenus  de  prendre  pour  point  fondamental  la  posses- 
sion actuelle  et  l'exécution  des  derniers  traités.  »  L'Europe 
ne  sera  plus  qu'une  grande  confédération .  Les  confédérés 
renoncent  pour  jamais  à  la  voie  des  armes.  Des  plénipoten- 
tiaires envoyés  par  chaque  Etat  termineront  les  différends. 

Après  ce  Projet,  celui  auquel  l'abbé  tenait  le  plus  était  le 
projet  pour  perfectionner  le  gouvernement  par  la  pluralité  des 
conseils  ou  polysytiodie.  Il  était  bon  d'après  lui  (et  beaucoup  de 
ses  contemporains  étaient  de  son  avis)  qu'un  monarque  fît 
discuter  dans  des  assemblées  les  affaires  de  l'Etat  et  formât 
autant  de  conseils  qu'il  y  avait  d'affaires  à  traiter  K  Comment 
former  ces  conseils?  C'est  ici  qu'apparaît  l'esprit  original  ou 
chimérique  de  notre  auteur.  Il  faut  établir  une  Académie  j)oli~ 
tique  de  quarante  membres  qui  se  recrutent  dans  trois  compa- 
gnies «  d'étudiants  politiques»,  composées  à  leur  tour  de  trente 
membres  chacune.  Ces  compagnies  désignent  chacune  au  pou- 
voir un  candidat,  et  le  pouvoir  est  tenu  de  prendre  un  des  trois. 
Les  conseils  se  recrutent  dans  cette  académie.  Le  bon  abbé  était 
très  fier  de  ce  scrutin  perfectionné,  qu'il  voulait  appliquer  à 
toutes  les  fonctions.  C'était,  d'après  lui,  «  un  excellent  anthropo- 
mètre ».  Je  ne  suis  pas  aussi  sûr  que  lui  que  «  ce  système 
amènerait,  l'âge  d'or  »  ;  mais  on  comprend  qu'un  esprit  libre 
comme  le  sien,  dégagé  de  tout  préjugé,  passionné  pour  le  bien 
public,  ait  puisé  dans  le  règne  de  Louis  XIV  l'horreur  de  la 
guerre  et  du  despotisme*. 

1.  Cette  forme  de  ministère  est  à  peu  près  celle  que  le  Régent  avait  établie. 

2.  Et  il  n'est  pas  le  seul!  Ce  qui  donne  d'autant  plus  de  poids  aux  critiques 


L'ABBÉ  DE  SAINT-PIRRRE  43 

Conclusion.  —  Si  l'on  jugeait  les  écrivains  uniquement  sur 
leurs  intentions  l'abbé  de  Saint-Pierre  mériterait  d'occuper  le 
premier  rang.  Nul  ne  fut  plus  honnête,  plus  désintéressé;  nul 
ne  rechercha  plus  obstinément  le  bonheur  de  l'humanité.  Jamais 
il  n'écrivit  une  ligne  dans  un  intérêt  personnel.  Son  but  unique 
était  de  faire  triompher  le  bien  et  la  justice,  et  d'améliorer  Igi 
condition  humaine.  Par  sa  doctrine  utilitaire  il  est  l'ancêtre  des 
.économistes  modernes,  et  comme  eux  il  est  disposé  à  s'occuper 
surtout  du  progrès  matériel.  N'a-t-il  pas  une  excuse  (à  supposer 
qu'il  en  ait  besoin)  dans  les  effroyables  misères  de  son  temps? 
Nous  avons  vu  et  signalé  des  lacunes  dans  son  esprit;  nous 
n'avons  pu  en  trouver  dans  son  cœur.  C'est  de  lui,  plutôt  encore 
que  de  Bayle,  qu'on  aurait  pu  dire:  «  C'est  une  âme  divine  ». 
S'il  ne  fut  pas  toujours  très  orthodoxe,  nul  n'eut  jamais  une 
âme  plus  chrétienne.  Il  avait  horreur  de  l'intolérance  et  des 
persécutions  religieuses  ;  il  souhaitait  le  paradis  aux  bienfaisants  ; 
il  inventait  le  beau  mot  de  bienfaisance.  «  Depuis  que  j'ai  vu, 
disait-il,  que  parmi  les  chrétiens  on  abusait  du  terme  de  charité 
dans  la  persécution  que  l'on  faisait  à  ses  ennemis,...  j'ai 
cherché  un  terme  qui  ne  fût  point  encore  devenu  équivoque 
parmi  les  hommes;  or  j'espère  que  d'ici  à  longtemps  on  n'osera 
dire  que  c'est  pour  pratiquer  la  bienfaisance  que  l'on  fait  tout  le 
mal  que  l'on  peut  à  ceux  qui  ont  le  malheur  d'être  dans  des 
opinions  opposées  aux  nôtres.  J'ai  cherché  un  terme  qui  nous 
rappelât  précisément  l'idée  de  faire  du  bien  aux  autres,  et  je  n'en 
ai  point  trouvé  de  plus  propre  pour  me  faire  entendre  que  le 
terme  de  bienfaisance;  s'en  servira  qui  voudra;  mais  enfin  il  me 

de  notre  abbé,  c'est  que  nous  les  retrouvons  chez  beaucoup  de  ses  contempo- 
rains. Je  ne  puis  que  signaler  ici,  l'espace  me  manquant  pour  apporter  des 
preuves  :  Saint-Simon  {Mémoires);  Fénelon  {Télémaque,  Dialogues  des  morts. 
Plans  de  gouvei'nement,  Examen  de  la  conscience  d'un  roi.  Tables  de  Chaulnes); 
Boisguillebert  {le  Détail  de  la  France  sous  le  règne  de  Louis  XIV,  1695);  A'auban 
{Projet  d'une  dime  royale,  1701);  Boulainvilliers  {État  de  la  France,  1727,  Abrégé 
chronologique,  1733);  Duguet  {l'Institution  d'un  prince,  1739).  Tous  ces  écrivains 
cherchent  des  moyens  pour  détruire  la  centralisation  gouvernementale  et 
administrative;  s'élèvent  avec  vivacité  contre  la  lourdeur  des  impôts,  le  gaspil- 
lage de  la  cour,  la  longueur  des  guerres;  tous  demandent  plus  de  liberté,  de 
justice  et  d'humanité.  11  est  possible  que  leurs  plans  de  réforme  fussent  irréa- 
lisables; mais  ils  sont  l'indice  d'un  malaise  profond,  d'un  mécontentement 
général.  On  voit  que,  si  l'abbé  de  Saint-Pierre  est  un  rêveur,  il  est  en  bonne 
et  nombreuse  compagnie.  (Voir  sur  cette  question  J.  Denis,  Politique  de  Fénelon, 
Caen,  1868;  Politiques  (Fleuri,  Saint-Simon,  Boulainvilliers  et  Duguet),  Caen, 
1871;  Littérature  politique  de  la  Fronde,  Caen,  1892.) 


44  LES  PRECURSEURS 

fait  entendre  et   n'est  pas  encore  équivoque.   »    {Projet  pour 
rendre  les  sermons  plus  utiles.) 

Bienfaisance  et  progrès!  Ces  deux  mots  peuvent  résumer  la 
vie,  les  œuvres,  les  intentions  et  les  projets  de  l'abbé  de  Saint- 
Pierre.  11  n'appartenait  en  rien  au  xvn^  siècle:  il  en  répudie  les 
idées  littéraires,  politiques,  religieuses.  Il  ne  se  contente  pas 
d'annoncer  le  xvni^  siècle;  il  le  contient  presque  tout  entier 
dans  ce  qu'il  a  de  plus  noble  et  de  plus  généreux.  11  le  dépasse 
même  :  et  l'auteur  du  Projet  de  la  paix  perpétuelle  se  trouve  être 
le  précurseur  même  du  xx"  siècle. 


BIBLIOGRAPHIE 

Êflitions.  —  Fontenelle,  Œuvres,  l\  vol.,  Paris,  1758-1766.  —  La 
Motte,  Œuvres,  10  vol.  en  H  tomes,  Paris,  Prault,  1754;  Paradoxes  liltc- 
raires  de  La  Motte,  éd.  JuUien,  Paris,  1859.  —  Bayle,  Œuv7'es  diverses, 
4  vol.  in-fol.,  La  Haye,  1727-1731;  Dictionnaire  historique  et  critique,  5  vol. 
in-fol.,  Amsterdam,  1734;  Choix  de  la  correspondance  inc'dite  de  Bayle,  publ. 
par  Gigas,  Copenhague  et  Paris,  1890.  —  Abbé  de  Saint-Pierre,  Œuvres 
de  morale  et  de  politique,  14  vol.,  Amsterdam,  1738-1740  *;  Annales  politi- 
ques, 1™  éd.,  1757,  Londres,  1  vol.  en  2  tomes. 

OiivrajBres  à  conisnlter.  —  SuR  Fontenelle  :  Villemain,  Tableau 
de  la  litt.  franc,  au  XVIII''  siècle,  xm"  leçon.  —  Vinet,  Hist.  de  la  litt. 
franc,  au  XVIII"  siècle,  2  vol.,  1853.  —  P.  Albert,  La  litt.  franc,  au 
XVIIl"  siècle,  1874.  —  Faguet,  Dix-huitième  siècle,  1890.  —  Brunetière, 
Études  critiques,  5«  série  (la  Formation  de  l'idée  de  progrès),  1893. 

Sur  La  Motte  :  Villemain,  ouv.  cité,  2«  leçon.  —  Vinet,  ouv.  cité.  — 
Rigault,  Hist.  de  la  querelle  des  anciens  et  des  modernes.  1859.  —  P.  Albert, 
ouv.  cité. 

Sur  Bayle  :  Sainte-Beuve,  Portraits  littéraires,  I,  p.  364-388  (article 
daté  de  1835).  —  Lenient,  Étude  sur  Bayle,  thèse,  1855.  —  J.  Denis, 
Sceptiques  ou  libertins  de  la  première  moilié  du  XVII^  siècle,  Caen,  1884; 
Bayle  et  Jurieu,  Caen,  1886.  —  Faguet,  ouv.  cité.  —  Picavet,  article 
Bayle  dans  la  Grande  Encyclopédie.  —  Brunetière,  Études  critiques, 
5*  série  (la  Critique  de  Bayle).  —  Perrens,  Les  libertins  tu  France  au 
XV 11^  siècle,  1896. 

Sur  l'abbé  de  Saint-Pierre  :  Villemain,  ouv.  cité,  xv«  leçon.  —  Moli- 
nari,  Vabbé  de  Saint-Pierre,  1857.  —  Goumy,  Étude  sur  la  vie  et  les  écrits 
de  Vabbé  de  Saint-Pierre,  1859.  —  P.  Janet,  Hist.  de  la  ph.  morale  et  poli- 
tique dans  fantiquité  et  les  temps  modernes,  2  vol.,  1858.  —  J.  Barni,  Hist. 
des  idées  morales  et  politiques  en  France  au  XVIII^  siècle,  1865-1867, 
leçons  IV- VI.  —  P.  Albert,  Litt.  franç.lau  XVIIl^  siècle.  1874. 

1.  Cette  collection  de  projets,  mémoires  ou  observations  n'est  pas  cependant 
tout  à  fait  complète  :  voir  Quérard,  La  France  liltét'oire. 


CHAPITRE   II 
DAGUESSEAU,   ROLLIN    ET  VAUVENARGUES ' 


Daguesseau,  Rollin  et  Yauvenargues,  c'est  la  vertu  au  par- 
lement, dans  l'université  et  à  l'armée.  Ces  trois  hommes,  très 
différents  par  le  genre  de  leurs  travaux,  ont  cela  de  commun 
qu'ils  honorent  infiniment  leur  siècle  par  la  pureté  de  leurs 
mœurs  et  la  beauté  de  leur  vie.  Le  xviu"  siècle,  en  effet,  si  infé- 
rieur moralement  au  xvu%  compte  peu  de  caractères  aussi 
droits  que  Daguesseau,  aussi  ingénus  que  Rollin,  aussi  fiers  que 
Vauvenargues.  Des  trois,  le  premier,  Daguesseau,  est  le  plus 
rapproché  du  xvii"  siècle,  non  seulement  par  la  date  de  sa  nais- 
sance, mais  par  son  idéal,  à  la  fois  littéraire  et  moral,  obstiné- 
ment tourné  vers  le  passé;  tandis  que  Vauvenargues,  par  la 
hardiesse  de  certaines  maximes,  annonce  déjà  le  siècle  de 
Voltaire  :  il  est  donc  naturel  de  commencer  cette  étude  par 
le  magistrat,  de  la  continuer  par  le  professeur  et  de  la  finir  par 
le  moraliste. 


/.  —  Daguesseau  ^. 

Sa  famille  et  ses  débuts  dans  la  magistrature.  — 

Daguesseau  (c'est  ainsi  qu'il  signait  lui-môme,  bien  que  l'exer- 

\.  Par  M.  Louis  Ducros,  doyen  de  la  Faculté  des  leUrcs  d'Aix. 
•1.  Daguesseau,  né  à  Limoges  en   1668,  est  nommé,  à  vingt-deux  ans,  avocat 
général  au  Parlement  (1690),  puis  procureur  général  (1110).  Il  compose  de  1698  à 


46  DAGUESSEAU,  ROLLIN   ET  VAUVENARGUES 

cice  (le  la  magistrature  lui  eût  conféré  un  titre  de  noblesse) 
était  né  en  1668  à  Limoges.  Il  appartenait  à  une  famille  de 
parlementaires  :  son  grand-père  avait  été  président  du  Grand 
Conseil  et  premier  président  au  parlement  de  Bordeaux;  son 
père,  Henri  Aguesseau,  conseiller  au  parlement  de  Metz,  puis 
maître  des  requêtes  au  Conseil  du  Roi  et  enfin  intendant  du 
Limousin.  Elève  de  Port-Royal,  Henri  Aguesseau  avait  puisé 
dans  cette  maison  une  piété  profonde  et  une  solide  instruction 
qu'il  transmit  à  son  fils  ;  ce  savant  et  ce  sage  était  d'ailleurs  le 
plus  modeste  des  hommes  :  «  Tandis  que  les  magistrats,  dit 
Valincour,  se  faisaient  un  faux  honneur  de  surpasser  les  finan- 
ciers par  le  luxe  de  leurs  équipages  et  par  le  nombre  de  leurs 
valets,  il  venait  à  Versailles  avec  un  seul  laquais  et  dans  un  petit 
carrosse  gris,  traîné  par  deux  chevaux  qui  souvent  avaient 
assez  de  peine  à  se  traîner  eux-mêmes.  »  H  convient  d'ajouter 
a  ce  trait,  et  pour  mieux  comprendre  le  fils,  le  beau  portrait 
que  Saint-Simon  nous  a  laissé  de  l'intendant  Aguesseau  :  «  Ce 
modèle  de  vertu,  de  piété,  d'intégrité,  d'exactitude  dans  toutes 
les  grandes  commissions  de  son  état  par  où  il  avait  passé,  de 
douceur  et  de  modestie  qui  allait  jusqu'à  l'humilité,  représentait 
au  naturel  ces  vénérables  et  savants  magistrats  de  l'ancienne 
roche  qui  sont  disparus  avec  lui...  Sa  femme  était  de  la  même 
trempe,  avec  beaucoup  d'esprit.  Il  n'avait  aucune  pédanterie  :  la 
bonté  et  la  justice  semblaient  sortir  de  son  front.  Son  esprit 
était  si  juste  et  si  précis  que  les  lettres  qu'il  écrivait  des  lieux 
de  ses  différents  emplois  disaient  tout  sans  qu'on  ait  jamais  pu 
faire  d'extraits  de  pas  une.  » 

Dans  cette  noble  famille  de  magistrats  aimables  et  éclairés, 
il  y  eut,  du  grand-père  au  petit-fils,  comme  une  tradition  d'hon- 
nêteté et  de  piété  filiale,  et  l'on  peut  dire,  suivant  une  jolie 
expression  de  Gueneau  de  Mussy,  dans  sa  «  Vie  de  Rollin  »,  que 
le  jeune  Daguesseau  trouva  à  son  berceau  «  l'instruction,  les 
bons  exemples  et  ces  discours  de  la  maison  paternelle  qui 
disposent  l'enfant  aux  sentiments  vertueux  et  lui  mettent  »ur 
les  lèvres  un  sourire  qui  ne  s'efface  plus  ».  Il  s'instruisit  en 

1717  ses  célèbres  mercuriales.  Chancelier  en  1717,  puis  en  1720,  il  se  retourne 
contre  le  Parlement.  Retiré  à  Fresnes,  il  compose  ses  Instructions  sur  les  études 
propres  à  former  un  magistrat;  il  meurt  au  milieu  du  xviu"  siècle  (17ol),  dont  il 
a  combattu  les  idées  révolutionnaires.  ,  ;,• 


DAGUESSEAU  47 

causant  avec  son  père  et  môme  en  voyageant  dans  ce  modeste 
carrosse  que  nous  a  dépeint  Valincour  :  «  Après  la  prière  des 
voyageurs,  par  laquelle  ma  mère  commençait  toujours  la 
marche,  nous  expliquions  les  auteurs  grecs  et  latins.  »  On 
expliqua  plus  tard  les  auteurs  italiens,  espagnols,  portugais, 
liébreux  même,  on  expliqua  tout  :  la  physique,  les  mathéma- 
tiques et  naturellement,  au  premier  rang,  la  science  qui  était 
héréditaire  dans  la  famille,  la  jurisprudence  :  Daguesseau  sera 
un  des  plus  savants  hommes  de  son  temps.  On  sait  le  mot  de 
Fontenelle  à  cette  dame  qui  lui  demandait  pour  son  fils  un 
précepteur  qui  fût  une  encyclopédie  vivante  :  «  Madame,  il  n'y 
a  que  le  chancelier  Daguesseau  qui  soit  capable  d'être  le  pré- 
cepteur de  votre  fils.  »  De  savoir  tant  de  choses  l'empêcha  peut- 
être  d'être  un  esprit  original  et  il  est  certain  qu'il  laissera  le 
mérite  des  idées  neuves  aux  «  penseurs  »  qui  vont  venir.  Il  se 
contentera,  quant  à  lui,  d'être  un  magistrat  éloquent,  au  sens 
du  moins  où  l'on  entendait  alors  l'éloquence  judiciaire. 

Il  fui  nommé  à  vingt-deux  ans  avocat  général  au  Parlement 
et,  dès  son  premier  discours,  fut  salué  comme  un  maître  :  «  Je 
voudrais  finir,  s'écria  le  président  Denis  Talon,  comme  ce  jeune 
homme  commence  ».  Comme  avocat  général  en  1690  et  comme 
procureur  général  à  partir  de  4710,  il  fut,  par  son  caractère 
aussi  bien  que  par  son  talent,  l'honneur  de  la  magistrature 
française  :  «  Il  avait,  dit  Saint-Simon,  beaucoup  d'esprit,  de 
pénétration,  de  savoir  en  tous  genres,  de  gravité  de  magistra- 
ture, d'équité,  de  piété,  d'innocence  de  mœurs,  qui  firent  le  fond 
de  son  caractère.  Avec  cela,  il  fut  doux,  bon,  humain,  d'un 
accès  facile  et  agréable  dans  le  particulier,  avec  de  la  gaieté  et  de 
la  plaisanterie  salée,  mais  sans  blesser  personne,  extrêmement 
sobre,  poli,  sans  orgueil  et  noble  sans  la  moindre  avarice.  » 

Certains  traits  étonnent  au  premier  abord  dans  ce  jugement 
de  Saint-Simon  et  ne  semblent  guère  convenir  à  la  gravité  con- 
tinue qui  règne  dans  toutes  les  œuvres  de  Daguesseau.  S'il  avait 
de  l'esprit  et  parfois  .même  la  plaisanterie  salée,  c'était  sans 
doute  comme  il  avait  de  l'enjouement  et  de  la  gaieté,  «  dans  le 
particulier  »  ;  et,  en  eiïet,  on  rapporte  de  lui  des  mots  plaisants  et 
même  spirituels,  tels  que  celui-ci  à  un  ami  qui  faisait  de  la 
métaphysique  la  veille  de  son  mariage  :  «  Vous  êtes  peut-être  le 


48  DAGUESSEAU,  ROLLIN  ET  VAUVENARGUES 

premier  homme  qui,  à  la  veille  de  se  marier,  n'ait  été  occupé 
que  de  la  spiritualité  de  l'âme.  » 

Les  Mercuriales.  —  La  plume  à  la  main  ou  discourant  au 
palais,  Daguesseau  était  un  tout  autre  homme  :  il  s'était  fait  du 
style  oratoire  un  idéal  très  noble,  un  peu  limité,  qu'il  a  réalisé 
à  souhait  et  qu'il  nous  faut  caractériser.  Comme  orateur,  il  est 
surtout  célèbre  par  ses  Mercuriales;  mais  qu'était-ce  d'abord 
qu'une  mercuriale?  Pendant  longtemps,  dit  Pasquier,  «  le 
premier  avocat  du  Roy  ne  prit  la  parole,  à  la  séance  d'ouver- 
ture de  la  cour,  que  pour  signaler  aux  magistrats  quelque  faute 
commise  et  lorsqu'il  avait  remontré  sommairement  tout  ce 
qu'il  pensait  être  à  ce  sujet,  le  premier  président  se  levait, 
prenait  l'avis  de  la  cour  »...  et  l'on  plaidait  comme  à  l'ordinaire. 
Mais,  au  milieu  du  xvi"  siècle,  l'avocat  du  roi,  du  Mesnil,  ajouta 
le  premier  «  de  la  façon  »  à  ces  remontrances  qu'on  appela 
mercuriales  parce  qu'elles  étaient  prononcées  le  mercredi,  jour 
qui,  dit  Ménage,  «  dans  les  cours  du  Parlement,  n'était  pas  un 
jour  ordinaire  de  plaidoirie,  mais  le  jour  du  conseil.  C'est  dans 
ce  jour  que  le  procureur  général  devait  prendre  la  parole  sur 
les  abus  et  contraventions  aux  ordonnances.  » 

Dans  les  dix-neuf  mercuriales  qu'il  a  prononcées,  et  qui  vont 
de  1698  à  1713,  Daguesseau  a  dit  à  grands  traits  ce  que  doit 
être  celui  qui  est  investi  du  terrible  pouvoir  de  juger;  il  a  écrit, 
avec  toute  l'autorité  que  lui  donnaient  et  sa  haute  situation  et 
le  nom  qu'il  portait  si  dignement,  le  De  Officiis  de  l'ancienne 
magistrature.  Nul  ne  se  faisait  une  plus  haute  idée  que  lui  des 
devoirs  du  magistrat,  de  «  ses  mœurs,  de  sa  dignité,  de  sa 
science  et  du  respect  qu'il  doit  avoir  de  lui-même,  de  sa  gran- 
deur d'âme  enfin  »,  toutes  choses  qui  font  tour  à  tour  l'objet  de 
ses  mercuriales.  Même  chez  lui,  dans  sa  vie  privée,  ce  n'est  pas 
assez  qu'un  juge  soit  honnête  homme  et  que  «  la  conduite  du  père 
de  famille  ne  démente  jamais  en  lui  celle  du  magistrat  »  *.  Il  faut 
qu'il  se  choisisse  des  amis  «  dont  les  mœurs  sont  la  preuve  des 
siennes  »,  car  «  c'est  à  la  sagesse  des  mœurs  qu'il  est  réservé  de 
répandre  sur  toute  la  personne  du  magistrat  ce  charme  secret 
et  imperceptible  qui  se  sent,  mais  ne  peut  s'exprimer  *  ». 

1.  X'  Mercuriale. 

2.  F/*  Mercuriale.  - 


DAGUESSEAU  (4)) 

Telle  est  l'idée  que  se  faisait  du  vrai  magistrat  celui  qiii  ne 
craignait  pas  d'appliquer  à  ses  confrères  les  paroles  mêmes  de 
l'Écriture  :  «  Juges  de  la  terre,  vous  êtes  des  dieux...  ;  vous  êtes 
les  prêtres  de  la  justice.  »  Et  si  haut  placé  que  soit  cet  idéal, 
celui  qui  le  traçait  d'une  main  si  ferme  avait  le  droit  de  le 
prêcher  aux  autres,  car  il  l'avait  réalisé  lui-même  dans  sa  vie 
tout  entière,  dans  sa  vie  privée  aussi  bien  que  dans  sa  vie 
publique;  dans  les  recommandations  et  mercuriales  qu'il 
adressait  à  ses  confrères  il  avait  d'abord,  selon  le  mot  de 
Molière,  mis  le  poids  d'une  vie  exemplaire.  S'il  ne  saurait  plus 
être  aujourd'hui,  nous  allons  dire  pourquoi,  un  précepteur  d'élo- 
quence, même  judiciaire,  Daguesseau  est  resté  le  modèle  du  juge 
intègre  et  éclairé  et,  quand  il  essaie  de  montrer  ce  que  doit  être 
«  la  dignité  du  magistrat  »,  il  semble  faire  son  propre  portrait  : 
«  Accoutumé  à  porter  de  bonne  heure  le  joug  der  la  vertu,  élevé 
dès  son  enfance  dans  les  mœurs  rigides  de  ses  ancêtres,  le 
magistrat  comprend  bientôt  que  la  simplicité  doit  être  non 
seulement  la  compagne  inséparable,  mais  l'àme  de  sa  dignité. 
Une  égalité  parfaite,  une  heureuse  uniformité  sera  le  fruit  de 
la  simplicité  dont  il  fait  profession...;  chaque  jour  ajoute  un 
nouvel  éclat  à  sa  dignité;  on  la  voit  croître  avec  ses  années; 
elle  l'a  fait  estimer  dans  sa  jeunesse,  respecter  dans  un  âge  plus 
avancé,  elle  le  rend  vénérable  dans  sa  vieillesse.  » 

Éloquence  de  Daguesseau.  —  En  même  temps  que  son 
caractère  et  sa  vie,  les  paroles  que  nous  venons  de  citer  nous 
peignent  le  style  de  Daguesseau  :  ce  style  est  trop  solennel;  il 
est  majestueux  peut-être  comme  la  loi,  mais  il  rappelle  trop  le 
mot  de  Pascal  que  «  l'éloquence  continue  ennuie  ».  Tout  cela 
est  très  correct,  très  digne,  comme  doit  l'être  l'attitude  du  magis- 
trat sur  son  siège;  mais  cela  manque  de  souplesse  et  de  vie,  on 
ne  sent  pas  assez  battre  le  cœur  de  l'homme  sous  la  robe  de 
l'avocat  :  c'est  poli...  et  froid  comme  la  table  de  marbre  du 
Palais  de  justice.  11  y  a,  dans  ces  mercuriales,  plus  de  mots  que 
d'idées  et  même,  osons  le  dire,  plus  d'emphase  et  de  rhétorique 
apprise  que  de  véritable  et  naturelle  éloquence.  Le  parlement 
est  pour  Daguesseau  «  le  Sénat  »  ;  et  il  «  gémit  sur  les  désordres 
qui  font  rougir  le  front  de  la, justice  ».  11  y  a  là  comme  un 
nouveau  genre  du  précieux  et  des  plus  fatigants  à  la  lecture  :  le 

Histoire  de  la  langue.  VI.  4 


1>0  DAGUESSEAU,  ROLLIN  ET   VAUVENARGUES 

précieux  solennel.  L'une  de  ses  mercuriales  débute  ainsi  :  «  A 
la  vue  de  cet  auguste  Sénat,  au  milieu  de  ce  temple  sacré  où  le 
premier  ordre  de  la  magistrature  s'assemble  en  ce  jour  pour 
exercer  sur  lui,  non  le  jugement  de  l'homme,  mais  la  censure 
de  Dieu  même...  »,  et  les  périodes  sonores  se  déroulent  alter- 
nant avec  les  magnifiques  et  froides  prosopopées  déclamées, 
comme  auraient  dit  ses  chers  Latins,  ore  rotundo.  C'est  toujours 
et  partout,  comme  l'a  appelé  Saint-Simon,  «  l'aigle  du  parle- 
ment »  qui  plane  sur  les  sommets;  malheureusement  il  y  plane 
seul,  car  il  ne  sait  pas  nous  y  entraîner  avec  lui,  comme  le  fait, 
avec  quelques  paroles  seulement,  celui  qu'on  a  appelé  de  même 
l'aigle  de  Meaux.  L'emphase  lui  est  si  naturelle  qu'il  ne  peut  sen 
défaire  complètement,  même  dans  l'Eloge,  si  touchant  par 
endroits  et  si  délicat,  qu'il  a  fait  de  la  vie  et  de  la  mort  de 
M.  d'Aguesseau,  son  père. 

Quelque  grande  figure  que  fasse,  et  à  bon  droit,  Daguesseau 
dans  notre  histoire  judiciaire,  nous  n'avons  pas  cru  devoir 
dissimuler  les  défauts  de  ses  discours  que  son  père  lui-même 
trouvait  «  trop  beaux  et  trop  travaillés  ».  De  nos  jours,  on  les 
loue  plus  qu'on  ne  les  lit  :  il  nous  faudrait,  à  nous  autres 
modernes,  pour  être  en  état  de  les  admirer,  pouvoir  remonter 
au  delà  de  deux  siècles,  oublier  Voltaire  et  sa  phrase  légère, 
oublier  même  La  Fontaine  et  Molière  et  leur  parfait  naturel, 
assister  surtout  à  une  de  ces  rentrées  solennelles  de  nos  vieux 
parlements  et  là,  dans  la  grande  salle  du  palais,  au  milieu  des 
robes  rouges  et  des  hermines  des  «  gens  du  Roy  »,  entendre  la 
voix  grave  et  convaincue  de  celui  qui,  s'il  fût  toujours  resté 
dans  la  magistrature,  serait  devenu,  suivant  un  mot  de  Saint- 
Simon,  «  un  premier  Président  sublime  ». 

Sainte-Beuve  a  marqué,  avec  une  rare  finesse,  le  mérite  litté- 
raire et  moral  de  Daguesseau  en  ses  meilleurs  endroits  : 
«  Daguesseau  nous  ofTre,  avec  plus  de  distinction  et  d'élégance, 
ce  qu'a  Rollin  :  un  style  d'honnête  homme,  d'homme  de  bien  et 
qui,  si  on  ne  se  laisse  pas  rebuter  par  quelque  lieu  commun  appa- 
rent (?),  par  quelque  lenteur  de  pensée  et  de  phrase,  vous  paie 
à  la  longue  de  votre  patience  par  un  certain  efïbrt  moral  auquel 
on  n'était  pas  accoutumé.  On  y  voit  paraître  et  reluire,  après 
quelques  pages  de  lecture  continue,  l'image  de  la  vie  privée,  des 


DAGUESSEAU  51 

vertus  domestiques,  de  la  piété  et  de  la  pudeur  de  Técrivain,  ce 
({u'une  de  ses  petites-filles  a  si  excellemment  appelé  ses  charmes 
intérieurs.  » 

Et  enfin,  pour  lui  rendre  pleine  justice,  il  faudrait  le  comparer 
à  ses  prédécesseurs  dans  l'éloquence  judiciaire  et  l'on  constate- 
rait d'eux  à  lui  un  progrès  certain  que  Voltaire  avait  déjà  noté  : 
«  Il  fut  le  premier  au  barreau  qui  parla  avec  force  et  pureté  à 
la  fois;  avant  lui,  on  faisait  des  phrases  ».  Et  chez  lui  aussi,  on 
trouve  encore  «  des  phrases  »,  nous  l'avons  vu  :  seulement  ce 
sont  des  phrases  bien  faites,  trop  bien  même  et,  ce  qui  n'était  pas 
toujours  le  cas  chez  ses  prédécesseurs,  des  phrases  françaises. 

Daguesseau  chancelier.  —  Après  avoir  été  un  magistrat 
éminent,  Daguesseau  fut  un  homme  d'Etat  médiocre;  chance- 
lier à  deux  reprises,  en  1717  et  en  1720,  il  se  montra  hésitant 
et  fut  môme  assez  faible  pour  souscrire  à  l'exil  de  ce  parlement 
dont  il  avait  été  naguère  le  plus  ferme  appui  :  n'avait-il  pas 
refusé,  en  effet,  en  1715,  étant  procureur  général,  de  s'incliner 
devant  le  grand  roi  lui-même  et,  plutôt  que  d'enregistrer  la  bulle 
Unigenitus,  n'avait-il  pas  bravé  la  Bastille?  Et  maintenant  ce 
parlementaire  intraitable,  devenu  garde  des  sceaux,  non  content 
d'avoir  approuvé  la  translation  du  parlement  à  Pontoise  pour  sa 
résistance  dans  cette  même  affaire  de  la  bulle,  faisait  son  entrée 
dans  ce  parlement  exilé,  à  côté  du  Régent  escorté  des  ducs  et 
maréchaux,  et  demandait  impérieusement  l'enregistrement  de  ce 
«  corps  de  doctrine  »  que  l'infâme  Dubois  venait  de  rédiger 
pour  plaire  à  la  cour  de  Rome  et  acheter  le  chapeau  de  cardinal! 
Un  conseiller  ayant  parlé  contre  Daguesseau  :  «  Où  donc,  lui 
demande  celui-ci,  avez-vous  pris  ces  principes?  —  Dans  les  plai- 
doyers de  feu  M.  le  chancelier  Daguesseau  »,  lui  réplique  le 
conseiller,  et  pendant  ce  temps  on  fait,  à  Paris,  des  chansons 
et  des  libelles  contre  le  chancelier  qui  peut  lire  à  la  porte  de 
son  hôtel  ces  mots  à  son  adresse  :  Et  homo  factus  est. 

Il  est  vraisemblable  cependant  que,  pour  des  raisons  qu'il 
appartient  à  l'historien  de  démêler,  l'honnête  homme  que 
Daguesseau  n'avait  pas  cessé  d'être,  avait  cru,  en  agissant 
comme  il  venait  de  le  faire,  servir  les  intérêts  de  l'Etat  et  nulle- 
ment son  ambition  personnelle;  car  il  n'avait  pas  sollicité 
les  sceaux  et  il  les  remit  sans  regret  quand  il  dut  se  retirer. 


52  DAGUESSEAU,   UOLLIN  ET  VAUVENAUGUES 

Au  dire  de  Saint-Simon,  qui  paraît  ici  l'avoir  bien  jugé,  il  eut  le 
tort  de  porter  dans  la  politique  les  habitudes  d'esprit  du  magis- 
trat qui  pèse  le  pour  et  le  contre  et  «  qui  étale  si  bien  cette 
espèce  de  bilan  que  personne  ne  peut  augurer  de  quel  avis  sera 
l'avocat  général  avant  qu'il  ait  commencé  à  conclure  ».  Très 
consciencieux  de  nature  et,  par  devoir  professionnel,  raison- 
neur et  même,  comme  il  s'est  appelé  lui-même,  difficultueux 
(Saint-Simon  l'appelait  le  père  des  difficultés),  Daguesseau  fut 
un  ministre  irrésolu  et,  conséquemment,  obligé  de  suivre  ceux 
qui,  comme  Dubois,  avaient  plus  de  résolution  et  surtout  moins 
de  scrupules  que  lui. 

Un  exil  de  sept  ans  à  Fresnes,  en  l'affranchissant  des  affaires 
rVEtat  et  aussi  de  collègues  au  milieu  desquels  il  était  dépaysé, 
lui  permit  de  se  livrer  tout  entier  à  ses  goûts  favoris  :  la  vie  de 
famille,  l'étude  et  l'éducation  de  ses  enfants.  C'est  dans  cette 
tranquille  retraite  qu'il  écrivit,  pour  son  fils  aîné,  ses  graves  et 
aimables  «  Instructions   sur    les  études  propres   à  former  un 
magistrat  ».  Quand  son  fils  aura  terminé  ses  humanités  et  sa 
philosophie,  il  faut  qu'il  se  dise  que  «  toutes  ces  études  précé- 
dentes n'ont  servi  qu'à  le  rendre  capable  d'étudier  »  ;  et  il  devra 
alors  s'appliquer  à  l'étude  successive  de  la  religion,  de  la  juris- 
prudence,   de   l'histoire  et  des  belles-lettres.    Sur  toutes  ces 
études  Daguesseau  a  des  pages  pleines  d'agrément  et  de  candeur  : 
par  exemple,  contre  l'idéalisme  dédaigneux  de  métaphysiciens 
tels  que  Malebranche,  Daguesseau,  qui  a  été  mêlé  aux  affaires 
publiques,  défend  l'histoire  en  termes  charmants  :  «  Fuyez,  mon 
cher  fils,  comme  le  chant  des  sirènes,  les  discours  séducteurs 
de  ces  philosophes  abstraits  et  souvent  encore  plus  oisifs  qui, 
sensibles  au  bonheur  de  leur  indépendance  et  sourds  à  la  voix 
de  la  société,  vous  diront  que  l'homme  raisonnable  ne  doit  s'oc- 
cuper que  du  vrai  considéré  en  lui-même,  qui  peut  seul  perfec- 
tionner notre  intelligence  et  qui  suffit  seul  pour  la  remplir,... 
et  qu'enfin  il  y  a  plus  de  vérité  dans  un  seul  principe  de  méta- 
physique ou  de  morale,  bien  médité  et  bien   approfondi,  que 
dans  tous  les  livres  historiques  ».  Ce  n'est  pas  à  dire  qu'il  faille 
dédaigner  les  principes  rationnels  du  droit,  il  faut  même  s'atta- 
cher   «   à  la  métaphysique  de  la  jurisprudence  et  à  ces  lois- 
im^Tiuables  »  dont  a  parlé  si  éloquemment  Cicéron.  Daguesseau, 


DAGUESSEAU  53 

chrétien  fervent,  était  aussi  un  lecteur  assidu  des  anciens,  de 
Cicéron,  son  modèle  pour  l'éloquence,  de  Platon,  dont  il  admi- 
rait «  la  sublime  Jiépublique  ».  Il  tenait  aussi  pour  Descartes 
«  qui  a  inventé  l'art  de  faire  usage  de  la  raison  ».  Seulement 
cette  raison,  dont  les  écrivains  du  xvui^  siècle  avaient  fait, 
suivant  la  juste  expression  de  l'un  d'eux,  «  l'instrument  uni- 
versel »,  Daguesseau  ne  l'admettait  pas  à  discuter  les  choses  de 
la  religion  et  de  la  politique  :  il  resta  jusqu'à  sa  mort,  c'est-à-dire 
jusqii'au  moment  même  où  Montesquieu  publie  VEsprit  des 
Lois,  ButTon,  \  Histoire  naturelle,  Diderot  etD'Alembert,  Y  Ency- 
clopédie, absolument  fermé  et  hostile  aux  nouveautés  qui  agi- 
taient tous  les  esprits  autour  de  lui.  Dans  ses  Instructions,  il 
tient  son  fils  en  garde  contre  «  la  corruption  du  siècle  présent 
et  le  torrent  du  libertinage  ». 

Redevenu  chancelier  en  1727  et  ayant,  comme  tel,  la  haute 
main  sur  la  librairie,  il  fut,  pour  les  philosophes  novateurs  et 
même  pour  les  romanciers  licencieux,  un  censeur  très  gênant. 
Voltaire   disait  «  un  vrai  tyran  ».  Ce  fut  lui  pourtant  qui,  en 
i7i-6,  signa  le  privilège  pour  V Encyclopédie  et,  sans  s'en  douter, 
travailla,  comme  on  a  dit,  à  introduire  le  cheval  funeste  dans  les 
murs  de  Troie.  A  en   croire  Rœderer,  M.  de  Malesherbes  aurait 
persuadé  au  chancelier  Daguesseau  «  que   Y  Encyclopédie  aide- 
rait les  Jansénistes  à  écraser  les  Jésuites,  que  Daguesseau  n'ai- 
inait  pas  ».  La  vérité  est  que  Malesherbes  présenta  effectivement 
Diderot  à  Daguesseau,  que  «  celui-ci  fut  enchanté  de  quelques 
traits  de  génie  qui  éclatèrent  dans  la  conversation  ;  il  afTection- 
nait  particulièrement  cet  ouvrage  dont  il  avait  prévu  toute  l'uti- 
lité '  »;  entendez,  par  là,  l'utilité  exclusivement  scientifique, 
car  la  polémique  tenait  très  peu  de  place  et  se  dissimulait  même 
très  soigneusement  dans  les  premiers  \o\\i\ne?,  Ae\ Encyclopédie. 
Daguesseau  s'intéressa  à  l'œuvre   de  Diderot  comme  il  avait 
encouragé  Lelong   à  entreprendre  sa  Bibliothèque  historique, 
comme  il  trouva  des  éditeurs  à  Pothier  pour  ses  Pandectœ  jusli- 
nianse  et  à   Terrasson  pour  son  Histoire  de   la  jurisprudence 
romaine.  C'est  à  protéger  les  vrais  savants  qu'il  employa  en 
partie  sa  grande  autorité  de  chancelier,  comme  il  avait  employé 

1.  Malesherbes,  Mémoire  sur  la  liberté  de  la  pi-esse,  Paris,  1827,  p.  t9. 


54  DAGUESSEAU,  ROLLIN  ET  VAUVENARGUES 

ses  loisirs,  dans  sa  solitude  de  Fresnes,  à  cultiver  les  sciences 
et  plus  particulièrement,  ainsi  qu'on  les  appelait  alors,  les 
belles-lettres,  pour  lesquelles  il  se  reprochait,  avec  une  ing^énuité 
charmante,  «  d'avoir  eu  toujours  trop  de  passion  ».  Quand, 
dans  ses  Instructions  à  son  fils,  après  avoir  passé  en  revue  les 
principales  sciences,  il  arrive  au  chapitre  de  la  littérature,  il  lui 
semble  qu'  «  après  avoir  parcouru  avec  lui  divers  pays  très 
curieux,  il  rentre  enfin  dans  sa  patrie,  dans  cette  république  des 
lettres  où  il  a  passé  les  plus  belles  années  de  sa  vie  ». 

C'est  dans  cette  retraite  studieuse  de  Fresnes  qu'on  aime  à 
se  le  représenter,  loin,  comme  il  le  dit  lui-même  dans  sa  Mer- 
curiale sur  les  Mœurs  du  magistrat,  «  du  séjour  tumultueux 
des  passions  humaines,  entouré  d'amis  choisis  avec  discerne- 
ment, qu'il  préfère  à  lui-même,  non  à  la  justice  »,  au  milieu  des 
livres  les  plus  divers  :  sa  bibliothèque  comptait  5  000  volumes. 
Dans  ce  petit  village  de  Fresnes,  situé  à  trois  heures  de  Paris,  le 
château  des  Daguesseau,  entouré  d'un  grand  parc  planté  d'ormes 
et  de  peupliers,  réunissait  les  fidèles  amis  du  chancelier  pen- 
dant ses  disgrâces.  C'est  là  que  Louis  Racine  avait  achevé 
ses  poèmes  De  la  Grâce  et  De  la  Religion  et  il  le  rappelait  avec 
reconnaissance  dans  ses  vers  à  Valincour  : 

0  Fresnes!  lieu  charmant,  cher  à  mon  souvenir! 

On  connaît  les  vers  de  Boileau  à  son  jardinier  auquel  il 
explique  la  difficulté  de  faire  un  ouvrage  irréprochable, 

Un  ouvrage,  en  un  mot,  qui,  juste  en  tous  ses  termes, 
Sut  plaire  à  Daguesseau,  sut  satisfaire  Termes. 

Il  semble,  en  effet,  que  Daguesseau  ait  été,  comme  on  disait 
alors,  un  Aristarque  très  redouté,  parce  qu'il  était  savant  en 
toutes  choses  et  ne  ménageait  guère  ses  critiques,  comme  il 
ressort  de  ce  gentil  passage  à  Racine,  qui  lui  avait  envoyé  son 
poème  sur  la  Religion  :  «  L'application  que  vous  me  faites  de  ce 
que  Virgile  disait  à  Mécènes  est  trop  flatteuse;  mais  s'il  ne  faut 
que  des  critiques  pour  vous  donner  du  courage,  jamais  poète 
n'aura  plus  de  courage  que  vous  :  vous  savez  que  je  ne  suis  pas 
avare  de  critiques  et  comme  je  lirai  en  votre  absence  et  sans 
être  sur  le  bord  du  canal  (où  ils  se  promenaient  en  causant),  je 


ROLLIN  m 

serai  plus  hardi  que  je  ne  l'étais  à  Fresnes,  où  je  ne  pouvais 
faire  aucune  remarque  qu'au  péril  de  ma  vie  » . 

Ce  que  Fléchier  disait  d'un  autre  grand  magistrat,  de  Lamoi- 
g-non,  convient  admirablement  à  l'honnête  et  studieux  Dagues- 
seau  :  «  C'est  là  [à  Fresnes]  qu'il  se  déchargeait  du  poids  de  sa 
dignité  et  jouissait  d'un  noble  repos.  Vous  l'auriez  vu  tantôt 
élevant  son  esprit  aux  choses  invisibles  de  Dieu,  tantôt  médi- 
tant ces  éloquents  et  graves  discours  qui  enseignaient  et  inspi- 
raient tous  les  ans  la  justice  et  dans  lesquels,  formant  l'idée 
d'un  homme  de  bien,  il  se  décrivait  lui-même  sans  y  penser.  » 
Et  n'est-ce  pas  lui,  en  effet,  qu'il  a  peint  dans  toutes  ces  haran- 
gues où  il  fait  le  portrait  idéal  du  magistrat,  n'est-ce  pas  à  lui 
que  s'applique,  par  exemple,  ce  mot  de  sa  mercuriale  sur  la 
Censure  publique  :  a  Jaloux  de  sa  réputation,  attentif  à  con- 
server sa  dignité,  il  a  rendu  encore  plus  d'honneur  à  la  magis- 
trature qu'il  n'en  a  reçu  d'elle  ». 


//.   _  Rollïn  '. 

Sa  vie.  —  Quand  parut  le  Traité  des  Études^  Daguesseau 
écrivit  à  Rollin  :  a  J'envie  à  ceux  qui  étudient  à  présent  un 
bonheur  qui  nous  a  manqué  :  je  veux  dire  l'avantage  d'être  con- 
duit dans  les  belles-lettres  par  un  guide  dont  le  goût  est  si  sûr, 
si  propre  à  faire  sentir  le  vrai  et  le  beau  dans  tous  les  ouvrages 
anciens  et  modernes  ».  Daguesseau  avait  esquissé,  dans  ses 
Instructions  à  son  fils,  un  plan  d'études  supérieures;  c'est  le 
programme  de  l'enseignement  secondaire  qu'a  tracé  Rollin  dans 
son  Traité  des  Etudes.  Mais  ce  traité,  justement  célèbre,  Rollin 
l'a,  pour  ainsi  dire,  vécu  avant  de  le  rédiger,  car  c'est  le  résumé 
d'une  vie  tout  entière  consacrée  à  l'enseignement;  et,  de  même 
que  Daguesseau,  dans  ses  discours,  Rollin  s'est  peint  lui-même, 
et  sans  y  songer,  dans  son  livre  :  il  y  a  peint  une  âme  exquise; 
et,    après    le    parfait    magistrat  que   nous   venons   d'étudier, 

l.  Charles  Rollin  est  né  à  Paris  en  1661  ;  il  remplace  son  professeur  au  collège 
des  Dix-Huit,  puis  au  collège  Royal  où  il  professe  l'éloquence;  il  est  nommé 
deux  fois  de  suite  recteur,  puis  en  1699  principal  du  collège  de  Beauvais;  il 
publie  en  1726  et  1728  son  Traité  des  études,  commence  à  soixante-seize  ans  sa 
volumineuse  Histoire  ancienne,  et  meurt  en  1741. 


^9.  DAGUESSEAU,  ROLLIN  ET  VAUVENARGUES 

nbi^s  voici  en  présence  du  professeur  accompli.  Sa  vie,  très 
simple,  va  nous  expliquer  son  œuvre  qui  en  est  inséparable; 
car,  du  maître  ou  de  l'écrivain,  il  serait  difficile  de  dire  quel  est 
le  plus  intéressant  à  connaître  et  quel  aussi  a  été  le  plus  utile  à 
la  société. 

Il  naquit  à  Paris  en  1661  et  il  était  destiné  à  succéder  à  son 
père,  qui  était  maître  coutelier,  quand  un  bénédictin  des  Blancs- 
Manteaux,  dont  il  allait  entendre  ou  servir  la  messe  dans  le 
voisinag-e,  remarqua  en  lui  des  dispositions  pour  apprendre  ;  il 
lui  fît  avoir  une  bourse  au  collège  des  Dix-Huit,  dont  les  élèves 
suivaient  les  cours  publics  du  collège  du  Plessis,  et  dès  lors  la 
carrière  de  Rollin  fut  décidée  :  il  fut  le  modèle  des  élèves 
comme  il  sera  plus  tard  le  modèle  des  maîtres.  L'Université 
est  désormais  sa  vraie  famille  et  c'est  à  elle  qu'il  devra  les  pre- 
mières comme  les  dernières  joies  de  sa  vie  laborieuse.  Tou- 
jours le  premier  de  sa  classe,  on  dut  bientôt  lui  faire  violence 
pour  qu'il  consentît  à  remplacer  son  professeur,  M.  Hersan; 
encore  ne  voulut-il  pas  lui  succéder  directement  en  rhétorique 
avant  d'avoir  professé  quelques  années  en  seconde.  Il  le  rem- 
placerade  même  en  4688  au  Collège  Royal,  dans  la  chaire  d'Élo- 
quence qu'il  occupera  pendant  quarante-huit  ans.  Il  faut  lire, 
dans  le  Traité  des  Études,  le  touchant  témoignage  et  si  mérité 
que  la  reconnaissance  de  Rollin  a  rendu  à  son  ancien  maître  et 
qui  cômimence  ainsi  :  «  A  la  qualité  de  maître  il  avait  joint  à 
mon  égard  celle  de  père,  m'ayant  toujours  aimé  comme  son 
enfant  ^  » . 

Quel  professeur,  et  aussi  quel  éducateur  fut  Rollin,  car  il  ne 
séparait  pas  ces  deux  choses,  c'est  ce  que  nous  montrera 
l'examen  de  la  dernière  partie  de  son  traité,  où  il  ne  dit  et  con- 
seille aux  autres  que  ce  qu'il  a  pratiqué  lui-même.  Disons  dès 
maintenant  qu'il  avait,  et  au  plus  haut  degré,  la  première  qualité 
d'un  bon  maître,  l'amour  de  s,on  métier  :  «  Je  ne  sais  s'il  y  a, 
pour  un  homme  de  lettres,  une  joie  plus  pure  que  celle  d'avoir 
contribué  par  ses  soins  à  former  des  jeunes  gens  qui,  dans  la 
suite,  deviennent  d'habiles  professeurs  et  parleurs  rares  talents 
font  honneur  à  l'Université.   »  Après   avoir,  pendant  dix  ans, 

1.  Traité  des  Études  {l.  cit.),  chap.  m,  S  9- 


.'fe'^ 


HIST.  DE  LA  LANGUE  &  DE  LA   LITT.  FR. 


T.  VI,  CH.    II 


Armand  Colin  &  C»,  Éditeurs,  Pans 


PORTRAIT   DE   ROLLIN 

GRAVÉ    PAR    S.    E.    RAVENET    D'APRÈS    COYPEL 
Bibl.  Nat.,  Cabinet  des  Estampes,  N  2 


ROLLIN  57 

formé  lui-même  quantité  de  gens  de  lettres  et  de  professeurs, 
donné  à  toutes  les  conditions  de  la  société  des  gens  de  mérite, 
Rollin,  voulant  goûter  un  repos  bien  gagné,  quitta  le  collège  du 
Plessis  et  ne  garda  que  ses  fonctions  de  professeur  au  Collège 
Royal,  fonctions  qu'il  n'exerça  d'ailleurs  pendant  longtemps  qu'à 
titre  de  survivance  et  sans  aucun  émolument;  mais  il  était  riche 
ou  se  croyait  tel  :  n'avait-il  pas  jusqu'à  700  livres  de  rente! 
Nommé  Recteur  deux  fois  de  suite,  ce  qui  était  alors  une  grande 
distinction,  il  sut  défendre  contre  de  puissants  personnages  les 
privilèges  de  l'Université;  et,  par  exemple,  lui,  si  modeste  et 
si  doux,  il  ne  souffrait  pas  qu'à  une  thèse  de  droit  l'archevêque 
de  Sens  prît  le  pas  sur  le  recteur.  En  1699,  et  après  avoir 
longtemps  reculé  devant  une  tâche  pour  laquelle  il  ne  se  croyait 
point  fait,  il  fut  nommé  principal  du  collège  de  Beauvais  :  il  se 
fit  pendant  treize  ans  adorer  de  ses  élèves,  dont  quelques-uns 
étaient,  comme  on  disait  alors,  «  nourris  »  à  ses  frais;  tel  ce 
Crevier,  qui  continuera  son  Histoire  romaine  inachevée  et  lui 
rendra  ce  même  touchant  témoignage  que  Rollin  avait  rendu  à 
son  ancien  maître,  Hersan.  Son  temps  et  son  argent,  Rollin  les 
donnait  libéralement  à  l'Université,  recueillant  chez  lui  des 
enfants  pauvres  et  leur  expliquant  les  auteurs  difficiles  en 
dehors  des  classes  réglementaires.  Si  l'on  excepte  certaines  tra- 
casseries qu'il  s'attira  sous  le  ministère  Fleury  par  ses  opinions 
jansénistes  et  par  ses  «  assiduités  »  au  cimetière  Saint-Médard, 
Rollin  mena  jusqu'à  plus  de  quatre-vingts  ans  (il  mourut  en  1 741  ) 
une  vie  tranquille  et  honorée.  Il  avait  acquis,  dans  une  des  rues 
les  plus  ignorées  de  Paris,  la  rue  Neuve-Saint-Etienne,  une 
petite  maison  avec  jardin  d'où  il  écrivait  au  ministre  Le  Pele- 
tier  ces  lignes  charmantes  :  «  Je  commence  à  sentir  et  à  aimer 
plus  que  jamais  la  douceur  de  la  vie  rustique,  depuis  que  j'ai 
un  petit  jardin  qui  me  tient  lieu  de  maison  de  campagne  :  un 
petit  espalier,  couvert  de  cinq  abricotiers  et  de  dix  pêchers,  fait 
tout  mon  fruitier.  Je  n'ai  point  de  ruches  à  miel,  mais  j'ai  le 
plaisir  tous  les  jours  de  voir  les  abeilles  voltiger  sur  les  fleurs 
de  mes  arbres  et,  attachées  à  leur  proie,  s'enrichir  du  suc  qu'elles 
en  tirent  sans  me  faire  aucun  tort.  »  C'est  dans  cette  paisible 
retraite  qu'il  termina  ses  Histoires,  écartant,  écrivait-il  fière- 
ment au  cardinal  Fleury,  «  tout  ce  qui  pouvait  l'en  distraire. 


o8  DAGUESSEAU,  ROLLIN  ET  VAUVENARGUES 

Vous  le  savez,  Monseigneur,  il  n'y  a  point  de  place,  quelque 
lucrative  ou  honorable  qu'elle  puisse  être,  qui  soit  capable  de 
me  tenter;  il  n'est  pas  nécessaire  qu'on  m'en  ferme  la  porte,  je 
m'en  exclus  moi-même  pour  vaquer  sans  partage  à  un  travail 
qu'il  semble  que  la  Providence  m'a  imposé.  » 

Le  «  Traité  des  Études  ».  —  De  même  qu'il  n'avait 
recherché  ni  le  rectorat  ni  le  principalat  du  collège  de  Beauvais,  de 
même  il  ne  devint  auteur  que  pour  obéir  aux  sollicitations  de  ses 
collègues,  désireux  de  lui  voir  développer  par  écrit  des  vues  sur 
l'enseignement  qu'il  avait  esquissées  lorsqu'il  s'occupait,  comme 
recteur,  de  reviser  les  statuts  de  l'Université.  En  1726  il  publia 
les  deux  premiers  volumes,  en  1728  les  deux  derniers  de  son 
Traité  des  Etudes,  dont  le  premier  titre,  plus  significatif,  avait 
été  :  «  Traité  de  la  manière  d'étudier  et  d'enseigner  les  Belles- 
Lettres  ».  Rollin  y  passe  successivement  en  revue,  en  des  cha- 
pitres divers  et  de  longueur  très  inégale,  l'intelligence  des 
langues,  la  poésie,  la  rhétorique,  l'éloquence,  l'histoire,  la 
philosophie,  le  gouvernement  intérieur  des  classes  et  des  col- 
lèges. Ce  qu'il  ne  faut  pas  demander  à  tous  ces  chapitres,  c'est 
une  réorganisation  des  études  ou  même  une  profondeur  de  pensée 
dont  Rollin  ne  se  piquait  nullement.  Il  a  prétendu  uniquement, 
et  comme  il  le  dit  dans  sa  dédicace  latine  au  Recteur  de  l'Uni- 
versité, «  mettre  par  écrit  et  fixer  la  méthode  d'enseigner  depuis 
longtemps  usitée,  laquelle  n'était  connue  que  par  la  tradition 
orale  ».  Seulement  cette  méthode  d'enseigner,  qu'il  a  apprise  de 
ses  maîtres  et  qu'à  son  tour  il  transmet  aux  autres,  il  l'expose 
d'une  manière  qui  n'est  qu'à  lui  seul  et  c'est  là  l'originalité  de 
son  œuvre.  Ce  n'est  pas  ici  ou  là,  par  telle  vue  philosophique  ou 
telle  nouveauté  de  détail,  que  se  manifeste  cette  originalité  ;  c'est 
partout,  dans  le  ton  général,  dans  l'accent  personnel  que 
l'auteur  sait  donner  non  seulemet  à  ce  qu'il  pense,  mais,  chose 
singulière  !  à  ce  qu'ont  pensé  les  autres  et  qu'il  ne  fait  que  tra- 
duire. Ce  qui  aussi  était  nouveau  pour  le  temps,  c'est  la  langue 
même  dans  laquelle  est  écrit  le  traité,  j'entends  la  langue  fran- 
çaise, car  jusque-là  la  pédagogie  n'avait  su  que  parler  latin.  Si 
Rollin  a  le  premier,  et  d'ailleurs  après  bien  des  hésitations, 
parlé  en  français  des  choses  de  l'enseignement,  c'est  pour  une 
raison  qui  l'a  déterminé  ici,  comme  dans  presque  tout  ce  qu'il 


ROLLIN  5» 

a  fait,  c'est  pour  être  plus  utile  :  il  a  voulu  que  les  gens  eux- 
mêmes  qui  ne  savaient  pas  ou  ne  savaient  plus  le  latin  fussent 
tous  capables  de  s'intéresser  à  son  livre  et  d'en  faire  profiter 
leurs  enfants  ou  leurs  élèves.  Il  s'excuse  très  sincèrement  de 
n'avoir  point  fait,  en  cela,  comme  ses  prédécesseurs,  comme 
l'illustre  P.  Jouvency,  par  exemple,  dont  il  admire  profon- 
dément l'ouvrage,  qu'il  ne  se  flatte  pas  d'égaler.  De  Ratione 
discendi  et  docendi.  En  réalité,  il  y  avait  de  sa  part  plus  d'au- 
daoe  qu'il  ne  semble  à  écrire  son  livre  en  fran(^ais;  car  non 
seulement  il  rompait  avec  une  tradition  vénérable,  et  cela  à  une 
époque  et  dans  un  corps  oii  l'on  respectait  les  traditions;  mais- 
lui-même  il  rompait  avec  ses  anciennes  habitudes  d'écrire, 
puisque  c'était  pour  la  première  fois,  et  il  avait  soixante  ans, 
qu'il  écrivait  en  français.  Peut-être  l'ouvrage  serait-il  meilleur,, 
pense-t-il,  s'il  était  composé  en  latin,  c'est-à-dire  dans  une 
langue  «  à  l'étude  de  laquelle  il  a  employé  une  partie  de  sa  vie 
et  dont  il  a  beaucoup  plus  d'usage  que  de  la  langue  française  ». 
Le  latin  était  devenu,  en  eflet,  la  langue  usuelle  des  Univer- 
sitaires, de  ceux  qui  vivaient  dans  ce  qu'on  appelait  si  juste- 
ment alors  le  pays  latin  :  aussi  Da^uesseau  manifeste-t-il  son 
étonnement  de  voir  Rollin  parler  le  français  «  comme  si 
c'était,  dit-il,  sa  langue  maternelle  ».  Mais,  langue  et  pensée, 
tout  est  naturel  chez  Rollin  et  semble  couler  de  source  et  c'est 
là  le  plus  grand  charme  de  son  livre  :  il  a  beau  ne  parler  que 
des  Grecs  et  des  Latins,  il  n'en  parle  jamais  en  pédant,  à  peine 
en  professeur;  car,  ce  qu'il  dit,  il  l'insinue  plus  encore  qu'il  ne 
l'enseigne  et  c'est  pour  cela  que,  suivant  le  mot  célèbre  de  Vol- 
taire, quoique  en  robe,  il  se  fait  écouter. 

Sainte-Beuve  a  dit  avec  raison  que  Port-Royal  avait  pénétré 
dans  l'Université  par  Rollin.  On  sait  l'admiration  que  Rollin 
professait  pour  le  grand  Arnauld,  pour  ce  qu'il  appelait,  avec 
une  naïve  exagération,  «  le  génie  sublime  de  ce  grand  homme  ». 
Or  il  s'est  inspiré,  dans  son  Traité,  non  seulement  de  la  Gram- 
maire générale  d'Arnauld  et  de  la  fameuse  Logique  de  Port- 
Royal,  mais  encore  de  l'esprit  plus  moderne  qui  règne  dans  tout 
l'enseignement  de  ces  «  Messieurs  ».  Ce  que  voulaient  les  fon- 
dateurs des  Petites  Écoles,  c'était,  avant  tout,  «  rendre  l'étude 
même,  s'il  est  possible,  plus  agréable  que  le  jeu  et  les  divertis- 


60  DAGUESSEAU,  ROLLIN  ET  VAUVENARGUES 

sements  »  ;  conduire  les  enfants  par  des  chemins  riants  et  lumi- 
neux, tandis  que  jusqu'alors  «  tout  leur  déplaisait  dans  Despau- 
tère  »,  lequel  écrivait  ses  livres  d'étude  dans  la  langue  même 
qu'il  s'agissait  d'apprendre  :  «  Toutes  ses  règles  leur  étaient 
comme  une  noire  et  épineuse  forêt  où,  durant  cinq  ou  six 
années,  ils  n'allaient  qu'à  tâtons,  ne  sachant  quand  et  où  ces 
routes  finiraient,  heurtant,  se  piquant  et  chopant  contre  tout 
ce  qu'ils  rencontraient,  sans  espérer  de  jouir  jamais  de  la 
lumière  du  jour  ».  Au  lieu  du  latin,  que  le  maître  prenne  le 
français  même,  comme  langue  d'enseignement,  qu'il  s'adresse 
par-dessus  tout  au  hon  sens  de  son  élève,  qu'il  l'intéresse  et 
l'associe  à  la  leçon  par  des  interrogations  intelligentes  et  par  des 
devoirs  sagement  gradués,  car  «  il  faut  en  tout  suivre  le  génie 
des  écoliers  ». 

Tout  cela,  c'est  la  méthode  même,  si  sensée  et  surtout  si 
vivante,  de  notre  Rollin  :  «  Il  y  a,  dit-il,  une  manière  d'inter- 
roger qui  contribue  beaucoup  à  faire  paraître  le  répondant  et 
d'où  l'on  peut  dire  que  dépend  tout  le  succès  d'un  exercice.  Il 
ne  s'agit  pas  pour  lors  d'instruire  l'écolier,  encore  moins  de 
l'embarrasser  par  des  questions  recherchées  et  difficiles,  mais 
de  lui  donner  lieu  de  produire  au  dehors  ce  qu'il  sait.  Il  faut 
sonder  son  esprit  et  ses  forces,  ne  lui  rien  proposer  qui  soit 
au  delà  de  sa  portée  et  à  quoi  l'on  ne  doive  raisonnablement 
présumer  qu'il  pourra  répondre;  choisir  les  beaux  endroits  d'un 
auteur  sur  lesquels  on  peut  être  sûr  qu'il  est  mieux  préparé  que 
sur  tous  les  autres  ;  quand  il  fait  un  récit,  ne  l'interrompre 
point  mal  à  propos,  mais  le  lui  laisser  continuer  de  suite  jusqu'à 
ce  qu'il  soit  achevé;  proposer  alors  ses  difficultés  avec  tant  de 
netteté  et  tant  d'art  que  l'écolier,  s'il  a  un  peu  d'esprit,  y 
découvre  la  solution  qu'il  en  doit  donner;  avoir  pour  règle  de 
parler  peu,  mais  de  faire  parler  beaucoup  le  répondant;  enfin 
songer  uniquement  à  le  faire  paraître  en  s'oubliant  soi- 
même.  » 

A  coup  sûr,  si  l'on  excepte  la  dernière  partie,  dont  nous  par- 
lerons plus  loin,  son  livre  a  vieilli,  comme  il  fallait  s'y  attendre, 
depuis  que  la  société  s'est  transformée  et,  avec  elle,  l'enseigne- 
ment de  cette  société  cultivée  à  laquelle  s'adressait  Rollin.  Mais 
si  l'on  ne  peut  plus  l'étudier  et  le  prendre  pour  guide  dans  son 


ROLLIN  61 

ensemble,  on  a  encore  grand  plaisir  à  le  feuilleter  :  on  y  glane 
çà  et  là  des  vérités  d'expérience  et  de  fines  remarques  littéraires 
ou  pédagogiques,  dont  professeurs  et  élèves  peuvent  encore  faire 
leur  profit.  On  ne  peut  d'ailleurs  imaginer,  si  on  ne  l'a  lu, 
comme  il  sait  rendre  intéressantes,  amusantes  même  les  leçons, 
d'ordinaire  si  arides,  de  la  pédagogie;  et  cela,  qu'on  veuille  bien 
le  remarquer,  non  en  supprimant  dans  ses  leçons  à  lui  les 
détails  techniques,  mais  au  contraire  en  faisant  de  ceux-ci 
l'objet  de  certains  chapitres  aussi  utiles  à  méditer  qu'agréables 
à  lire.  S'il  explique  comment  il  faut  s'y  prendre  pour  montrer 
aux  enfants  les  beautés  d'un  auteur,  il  les  montre  en  faisant, 
pour  ainsi  dire,  la  classe  lui-même  la  plume  à  la  main,  comme 
dans  ses  ingénieux  commentaires  sur  le  Loup  et  la  Grue,  de 
Phèdre. 

Ailleurs  il  se  demande  s'il  est  permis  aux  poètes  chrétiens 
d'employer,  dans  leurs  poésies,  le  nom  des  divinités  païennes  : 
c'est  là,  dit-il,  une  coutume  très  ancienne,  suivie  par  des  gens 
de  talent  et  des  hommes  pieux,  mais  «  il  peut  y  avoir  des  erreurs 
fort  anciennes  qui  pour  cela  n'en  sont  pas  plus  recevables...  Or, 
les  plus  simples  lumières  du  bon  sens  nous  apprennent  que 
celui  qui  parle  doit  avoir  une  idée  nette  de  ce  qu'il  veut  dire  et 
se  servir  de  termes  qui  portent  dans  l'esprit  des  auditeurs  une 
notion  distincte  de  ce  qui  se  passe  dans  son  âme...  Les  païens, 
en  s'adressant  à  Neptune  et  à  Eole  dans  une  tempête,  entendaient 
par  ces  noms  des  êtres  véritables,  attentifs  aux  cris  des  malheu- 
reux, assez  puissants  pour  dissiper  l'orage...  Mais  le  poète  chré- 
tien qui,  dans  une  tempête,  invoque  ces  prétendus  dieux  de  la 
mer  et  des  vents,  croit-il  parler  à  quelqu'un?  Qui  ne  s'aperçoit 
qu'il  n'y  a  rien  de  plus  absurde  et  de  jdus  badin  que  d'apostro- 
pher d'un  ton  pathétique  des  noms  sans  vertu  et  même  sans  réa- 
lité? Et  d'ailleurs  toutes  les  professions,  tous  les  arts  et  toutes 
les  sciences  se  soumettent  à  la  règle  générale  de  n'employer, 
pour  s'énoncer,  que  des  termes  significatifs  ;  pourquoi  la  poésie 
serait-elle  la  seule  qui  s'en  dispenserait  et  qui  se  glorifierait 
aujourd'hui  du  privilège  singulier  et  nouveau  de  parler  sans 
savoir  ce  qu'elle  dit?  »  De  telles  paroles  ne  dénotent  pas  seule- 
ment un  ferme  bon  sens,  mais  encore  une  assez  grande  liberté 
d'esprit  si  l'on  veut  bien  songer  que  tout  cela  était  écrit  en  1726 


62  DAGUESSEAU,  ROLLIN  ET   VAUVENARGUES 

et  par  rami  et  le  correspondant  assidu  de  celui-là  même  qui, 
proclamé  le  plus  grand  poète  lyrique  du  siècle,  Jean-Baptiste 
Rousseau,  commençait  une  de  ses  odes  les  plus  célèbres  par  ces 
mots  : 

Tel  que  le  vieux  pasteur  des  troupeaux  de  Neptune, 
Prolée... 

Mais  les  poètes  païens  eux-mêmes,  en  permettra-t-on  la  lec- 
ture à  des  jeunes  gens  chrétiens,  et,  dans  ce  cas,  comment 
faudra-t-il  les  lire?  Le  pieux  Rollin  cite  scrupuleusement  ici  les 
Pères  de  l'Eglise  qui  condamnent  et  ceux  qui  autorisent  une 
telle  lecture,  et,  comme  il  est  de  l'avis  de  ces  derniers,  il  con- 
clut en  reproduisant  et  en  faisant  sienne,  comme  toujours,  une 
gracieuse  image  de  saint  Basile  :  «  comme  donc  les  abeilles 
savent  tirer  leur  miel  des  fleurs  qui  ne  semblent  propres  qu'à 
flatter  la  vue  et  l'odorat,  ainsi  nous  trouverons  de  quoi  nourrir 
nos  âmes  dans  ces  livres  profanes  oij  les  autres  ne  cherchent 
que  le  plaisir  et  l'agrément.  Mais,  ajoute  ce  Père,  les  abeilles 
ne  s'arrêtent  pas  à  toutes  sortes  de  fleurs,  et,  dans  celles  mêmes 
où  elles  s'attachent,  elles  n'en  tirent  que  ce  qui  leur  con- 
vient pour  la  composition  de  leur  précieuse  liqueur.  »  Dans 
ces  lignes  se  reflète  ingénument  la  double  inspiration  du 
Traité  :  celui  qui  l'a  écrit  est  à  la  fois  un  esprit  antique  et  une 
àme  chrétienne  et,  comme  il  se  propose  «  de  former  et  l'esprit 
et  le  cœur  de  ses  élèves  »,  il  puisera  dans  l'antiquité,  non  seu- 
lement des  règles  de  goût,  mais  des  exemjdes  de  courage  et  de 
grandeur  d'ùme  qu'il  mettra  à  leur  portée  et  proposera  à  leur 
émulation.  Que  s'il  rencontre  chez  eux  un  homme  cupide,  fût- 
il  un  grand  homme,  fût-il,  c'est  tout  dire,  un  classique,  il  lui 
fera  hardiment  son  procès  et  n'hésitera  pas  à  dire  que  Sénèque 
s'est  déshonoré  par  son  honteux  attachement  aux  richesses. 
Non  moins  sévère,  d'ailleurs,  pour  les  auteurs  chrétiens,  il 
regrettera  qu'Amyot  «  ait  terni  sa  gloire  par  cette  rouille  de 
l'avarice  ».  On  le  voit,  rien  n'est  plus  juste  que  le  mot  de 
Montesquieu  sur  Rollin  :  «  C'est  le  cœur  qui  parle  au  cœur; 
on  sent  une  secrète  satisfaction  d'entendre  parler  la  vertu  ». 

Le  pédagogue.  —  Mais  le  cœur  de  Rollin  ne  se  révèle 
nulle  part  aussi  bien  et  ne  parle  aussi  joliment  au  cœur  de 


ROLLIN  63 

ceux  qui  le  lisent  que  dans  le  dernier  livre  de  son  Traité,  où 
il  nous  apprend  comment  il  faut  faire  une  classe.  Ici,  en  effet, 
c'est  lui-même,  c'est  sa  vieille  expérience  qui  parle  aux  jeunes 
maîtres  et,  pour  nous  servir  d'une  image  qui  convient  à  cet 
adorateur  d'Homère,  des  lèvres  de  Nestor  tombent  en  abon- 
dance les  conseils  et  les  leçons,  un  peu  lentes  parfois,  mais 
douces  comme  le  miel.  Il  sait  que,  dans  l'éducation  d'un  jeune 
esprit  ou,  comme  il  le  dit  lui-même,  «  de  ces  jeunes  âmes 
que  la  divine  Providence  a  confiées  à  ses  soins  »,  les  détails 
les  plus  mesquins  et  les  plus  vulgaires  en  apparence  peuvent 
avoir  une  importance  capitale;  et  d'ailleurs  il  sait  jeter  sur 
tous  ces  détails,  non  des  fleurs  de  rhétorique,  mais  un  agré- 
ment naturel  qui  les  relève  et  que  lui  inspire  seul  l'amour  des 
élèves.  Yoici,  par  exemple,  l'entrée  du  nouveau  maître  dans 
sa  classe  :  «  Le  premier  souci  d'un  écolier  qui  a  un  nouveau 
maître,  c'est  de  l'étudier  et  de  le  sonder.  Il  n'y  a  rien  qu'il 
n'essaye,  point  d'industrie  et  d'artifice  qu'il  n'emploie  pour 
prendre,  s'il  se  peut,  le  dessus.  Quand  il  voit  toutes  ses  peines 
et  toutes  ses  ruses  inutiles,...  cette  espèce  de  petite  guerre,  ou 
plutôt  d'escarmouche,  où,  de  part  et  d'autre,  on  a  tàté  ses  forces, 
se  termine  heureusement  par  une  paix  et  une  bonne  intelli- 
gence qui  répandent  la  douceur  dans  le  reste  du  temps  qu'on  a 
à  vivre  ensemble.  »  Le  professeur  une  fois  maître  de  sa  classe, 
il  s'agit  pour  lui  de  la  connaître,  c'est-à-dire  de  savoir  quel  est 
le  caractère  des  enfants  qu'il  a  à  élever  ;  or,  si  l'éducation  est, 
de  toutes  les  sciences,  au  dire  de  Rollin  qui  s'y  connaissait,  la 
plus  difficile  et  la  plus  rare,  c'est  parce  qu'elle  est  «  l'art  de 
manier  et  de  façonner  les  esprits  »  et  que  les  esprits  des  enfants 
sont  très  divers  et  que  c'est  sur  la  connaissance  de  ces  esprits 
et  de  ces  caractères  que  le  maître  doit  régler  sa  conduite.  Cer- 
tains enfants  «  se  relâchent  et  languissent,  si  on  ne  les  presse; 
d'autres  ne  peuvent  souffrir  qu'on  les  traite  avec  hauteur.  Vou- 
loir les  mettre  tous  de  niveau,  et  les  assujettir  à  une  même 
règle,  c'est  vouloir  forcer  la  nature.  »  Mais,  quelque  différents 
que  soient  les  élèves  d'une  classe,  il  y  a  quelque  chose  qui  doit 
régner  dans  la  classe  entière  et,  pour  ainsi  dire,  incliner  dou- 
cement toutes  ces  jeunes  têtes  :  c'est  l'autorité  du  maître.  Or 
Rollin  a  dit,  avec  une  justesse  admirable,  ce  que  doit  être  cette 


64  DAGUESSEAU,  ROLLIN  ET   VAUVENARGUES 

autorité  :  «  J'appelle  autorité  un  certain  air  et  un  certain  ascen- 
dant qui  imprime  le  respect  et  se  fait  obéir.  Ce  n'est  ni  l'âge, 
ni  la  grandeur  de  la  taille,  ni  le  ton  de  la  voix,  ni  les  menaces, 
qui  donnent  cette  autorité  :  mais  un  caractère  d'esprit  égal, 
ferme,  modéré,  qui  se  possède  toujours,  qui  n'a  pour  guide 
que  la  raison,  et  qui  n'agit  jamais  par  caprice  ni  par  emporte- 
ment. » 

Et  quand  RoUin  intervient  lui-même  et  parle  en  son  nom,  il 
le  fait  toujours  avec  une  modestie,  nous  allions  dire  avec  une 
pudeur  charmante  :  «  Je  prie  le  lecteur  de  vouloir  bien  me  par- 
donner si  quelquefois  je  prends  la  liberté  de  citer  en  exemple 
ce  que  j'ai  pratiqué  moi-même  pendant  que  j'étais  chargé  de  la 
conduite  de  la  jeunesse.  Ce  n'est  point,  ce  me  semble,  par  un 
motif  de  vanité  que  je  le  fais,  mais  pour  mieux  faire  sentir 
l'utilité  des  avis  que  je  donne.  »  Après  cela,  on  ne  s'étonnera 
pas  qu'il  ait  réussi  dans  un  des  points  les  plus  importants,  à 
son  gré,  et  les  plus  difficiles  de  l'éducation,  à  savoir  :  rendre 
l'étude  aimable.  Un  de  ses  secrets  pour  y  parvenir  c'est,  après 
sa  douceur  naturelle,  l'art  qu'il  a  dans  son  livre,  et  qu'il  devait 
pratiquer  avec  plus  de  succès  encore  dans  ses  leçons,  de  citer  à 
propos,  et,  pour  ainsi  dire,  de  coudre  à  ses  préceptes  les 
paroles  des  anciens  qui  lui  venaient  tout  naturellement  aux 
lèvres  :  «  La  douceur  d'un  maître  ôte  au  commandement  ce 
qu'il  a  de  dur  et  d'austère  et  en  émousse  la  pointe;  hehetat 
aciem  imperii;  c'est  une  belle  pensée  de  Sénèque  ». 

Cet  excellent  maître,  qui  savait  louer  à  propos  (car,  de  tous 
les  motifs  propres  à  toucher  une  âme,  il  n'y  en  a  point,  dit-il,  de 
plus  puissant  que  l'honneur),  savait  aussi  punir  à  propos  et  à 
proportion  des  fautes  commises  et  ce  qu'il  punissait  le  plus 
sévèrement  et  avait  le  plus  en  horreur,  c'était  la  dissimulation 
et  le  mensonge  :  «  Il  faut  qu'un  enfant  sache  qu'on  lui  pardon- 
nera plutôt  vingt  fautes  qu'un  simple  déguisement  de  la 
vérité  ».  Il  n'aimait  pas  seulement,  il  respectait  l'enfant  à  qui 
il  ne  voulait  pas  qu'on  mentît  jamais,  même  sous  prétexte  d'agir 
dans  son  intérêt.  On  le  voit,  c'est  bien  le  cœur  tout  autant  que 
l'esprit  que  s'applique  à  «  former  »  le  bon  Rollin;  nul  n'a 
mieux  compris  et  mieux  dit  que  lui  tout  ce  que  peut  l'éduca- 
tion et  combien  redoutable  et  sacrée  est  la  tâche  de  l'éducà- 


ROLLIN  65 

teur.  «  L'éducation  est  une  maîtresse  douce,  insinuante,  qui 
s'applique  à  faire  goûter  ses  instructions,  en  parlant  toujours 
raison  et  vérité  et  qui  ne  tend  qu'à  rendre  la  vertu  plus  facile 
en  la  rendant  plus  aimable.  Les  leçons,  qui  commencent 
presque  avec  la  naissance  de  l'enfant,  jettent  avec  le  temps 
de  profondes  racines,  passent  de  la  mémoire  dans  l'esprit  et 
dans  le  cœur,  deviennent  pour  lui  une  seconde  nature  et  font, 
auprès  de  lui.  dans  toute  la  suite  de  la  vie,  la  fonction  d'un 
législateur  toujours  présent  qui,  dans  chaque  occasion,  lui 
montre  son  devoir  et  le  lui  fait  pratiquer.  »  Cet  instituteur 
idéal,  qui  montre  à  l'élève  et  lui  fait  aimer  le  beau  et  le  bien, 
qui  lui  inculque  pour  la  vie  entière  les  règles  du  bon  goût  et 
les  bonnes  mœurs,  c'est  exactement  l'instituteur  que  fut  Rollin 
pour  tous  ceux,  et  ils  furent  très  nombreux,  à  qui  il  donna 
tout  son  temps  et  tout  son  cœur. 

L'historien.  —  Dans  le  chapitre  de  son  Traité  qui  est  con- 
sacré à  l'étude  de  l'histoire,  Rollin  avait  dit  que  «  l'histoire  est 
une  école  de  morale  et  de  vertu  ».  Pour  le  montrer,  il  écrivit, 
à  soixante-sept  ans,  une  Histoire  ancienne  qui  devait  compter 
onze  volumes  in-folio;  puis,  il  commença,  à  soixante-seize  ans, 
une  Histoire  romaine,  dont  il  composa  de  sa  main  sept  gros 
volumes,  laissant  à  son  élève  Crevier  le  soin  de  mettre  la  der- 
nière main  aux  septième  et  huitième  volumes  qu'il  avait  fort 
avancés.  Après  avoir  enseigné  les  belles-lettres  à  plusieurs  géné- 
rations, continuant,  pour  ainsi  dire,  sa  classe  par  écrit  et  à 
distance,  comme  il  avait  fait  déjà  par  son  traité,  il  se  mettait,  sur 
la  fin  de  sa  vie,  à  enseigner  l'histoire  à  ses  contemporains  dont 
beaucoup  le  remercièrent  de  ses  «  éloquentes  leçons  ». 

Avant  d'apprécier  les  œuvres  historiques  de  Rollin,  il  con- 
vient de  rappeler  leur  éclatant  succès  et  les  très  grands  services 
qu'elles  ont  rendus  à  plusieurs  générations  d'étudiants  :  ces 
œuvres,  en  effet,  n'ont  pas  été  lues  seulement  en  France  ;  elles  ont 
encore  propagé  le  goût  de  l'histoire  dans  tous  les  pays  qui,  au 
xvn*  siècle  et  au  xvni",  lisaient  les  œuvres  françaises,  c'est-à-dire 
dans  l'Europe  civilisée. 

«  Il  est  hors  de  doute  que  les  œuvres  de  Rollin  ont  ins- 
piré aux  jeunes  gens  de  toutes  les  nations  le  goût  de  l'his- 
toire en  même  temps  qu'elles  leur  ont  donné  un  tableau  animé 

Histoire  de  la  lamque.  VI.  6 


66  DAGUESSEAU,  ROLLIN  ET   VAUVENARGUES 

des  différentes  époques  et  de  la  vie  des  différents  peuples  *.  » 
Il  serait  absurde  aujourd'hui  de  discuter  la  valeur  scienti- 
fique de  ces  Histoires  et  d'abuser  contre  Rollin  des  conquêtes 
de  la  critique  moderne.  Il  ne  serait  pas  moins  injuste  de  repro- 
cher à  l'auteur  de  n'être  ni  très  original,  ni  très  érudit,  car  il  ne 
s'est  jamais  donné  pour  savant  et  n'a  môme  pas  prétendu  au 
titre  d'historien.  Yoltaire,  qui  lui  rendit  plus  tard  justice  dans 
son  Siècle  de  Louis  XIV,  ne  l'aurait  pas  étonné  ni  blessé  le 
moins  du  monde  en  l'appelant,  comme  il  faisait  dans  sa  corres- 
pondance, un  compilateur.  Avec  une  parfaite  sincérité  et  une 
candeur  touchante  Rollin  disait  hautement  :  «  Je  n'ai  point  dis-; 
simulé  que  je  faisais  beaucoup  d'usage  du  travail  des  autres.  Je, 
ne  me  suis  jamais  cru  savant  et  je  ne  cherche  point  à  le  paraître. 
J'ai  môme  quelquefois  déclaré  que  je  n'ambitionne  pas  le  titre 
d'auteur.  Mon  ambition  est  de  me  rendre  utile  au  public,  si  je 
puis.  »  Ses  Histoires  sont  le  fruit  de  ses  lectures  et  il  a  pour 
collaborateurs,  qu'il  cite  d'ailleurs  et  loue  sans  cesse,  tous  les 
historiens  de  l'antiquité.  Déjà,  du  temps  où  il  était  principal  à 
Beauvais,  il  faisait  ses  délices  de  Xénophon  et  de  Tite-Live  et 
les  rares  loisirs  que  lui  laissaient  ses  multiples  occupations,  il 
les  employait  à  lire,  non  sans  remords  —  ne  devait-il  pas  tout 
son  temps  au  collège!  —  un  Plutarque  qu'il  emportait  furti- 
vement dans  ses  promenades.  Nourri  de  l'antiquité,  Rollin  va 
donc  redire  en  français  ce  qu'ont  déjà  dit  en  latin  ou  en  grec 
Hérodote,  Tite-Live  ou  Plutarque  ;  seulement  en  passant  par  sa 
bouche,  leurs  récits  n'auront  plus  du  tout  l'air  d'ôtre  traduits,  à 
moins  qu'il  ne  les  mette  entre  guillemets;  et,  même  alors,  il 
saura  si  bien  les  fondre  dans  sa  narration  que  son  livre,  fait 
de  pièces  et  de  morceaux,  conservera  pourtant  une  réelle  unité 
qu'il  devra  à  la  fois  au  style  très  reconnaissable  de  l'auteur  et  à 
l'inspiration  soutenue  qui  anime  tout.  Le  trait  saillant  de  ce 
style,  c'est  unç  aimable  naïveté  qui  est  on  ne  peut  plus  persuaT 
sive  et  même  captivante  malgré  la  lenteur  de  certaines  pages. 
Quant  à  ce  qui  l'inspire  partout,  c'est  l'ambition  manifeste 
d'enseigner  aux  jeunes  gens  comment  on  devient  un  bon  citoyen 
ou  un  grand  patriote,  un  héros  môme,  si  l'on  peut,  mais,  dans 

1.  D'  Volcker,  Rollin  als  Piidagoge,  Eiii  Ueitrari  zw  Geschichle  der  PUdadoqUé-^ 
Leipzig.  '     .    J 

ti  ....    H  1  \ir.,r,\,\\ 


ROLLIN  6T 

tous  les  cas,  un  honnête  homme.  Parfois  il  s'interrompt  pour 
dire  :  «  Voici  un  trait  auquel  je  prie  les  jeunes  gens  de  faire 
heaucoup  d'attention  ».  Et  souvent  le  trait  est  si  beau,  l'auteur 
en  a  été  si  vivement  saisi  lui-même  en  le  racontant,  qu'il  oublie 
que  le  héros  était  un  païen,  que  les  païens  n'ont  jamais  droit 
qu'à  des  demi-vertus  et  partant  à  des  demi-éloges,  et  le  bon 
Rollin  loue  sans  réserve  tous  les  grands  hommes  de  l'antiquité, 
lesquels  ont  pourtant  le  tort  d'être  nés  avant  Jésus-Christ.  Il  a 
beau  s'avertir  lui-même,  dans  sa  préface,  que  «  tous  ces  grands 
hommes,  si  vantés  dans  l'Histoire  profane,  ont  eu  le  malheur 
d'ignorer  le  vrai  Dieu  et  de  lui  déplaire;  il  faut  être  sobre  et. 
circonspect  dans  les  louanges  qu'on  leur  donne  ».  Ces  louan- 
ges, il  les  pousse  trop  loin  au  gré  de  certains  critiques  qui 
lui  en  ont  fait  un  reproche  et  auxquels  il  répond  de  son  mieux 
en  rappelant  a  qu'il  a  inséré  dans  ses  volumes  plusieurs  cor-, 
rectifs  »  et  qu'il  a  en  outre  déclaré  en  différents  endroits  de  son 
ouvrage,  et  avec  saint  Augustin,  que  «  sans  le  culte  du  vrai 
Dieu,  il  n'y  a  point  de  véritable  vertu  ».  Mais  tout  cela  ne 
l'empêchera  pas  d'admirer  tellement  Soc  rate  qu'il  reprochera 
sa  mort  aux  Athéniens  en  ces  termes  :  «  Ce  jugement  couvrira 
dans  tous  les  siècles  Athènes  d'une  honte  et  d'une  infamie  que. 
tout  l'éclat  des  belles  actions  qui  l'ont  rendue  d'ailleurs  si 
fameuse  ne  pourra  jamais  effacer  ».  Hàtons-nous  d'ajouter  que, 
dans  maint  passage,  tout  en  admirant  sincèrement  les  grandes 
actions  des  héros  de  l'antiquité,  Rollin  sait  les  commenter  en 
chrétien  éclairé,  c'est-à-dire  en  y  joignant  ce  qui  manque  sou- 
vent aux  anciens,  une  pointe  d'humilité  ou  un  accent  de  ten- 
dresse, un  mouvement  de  pitié  ou  de  charité.  Il  rappelle  le  cou- 
rage des  mères  Spartiates  à  qui  la  mort  de  leurs  enfants  tués 
dans  la  bataille  causait  une  joie  patriotique  et,  après  avoir 
regretté  que  «  l'amour  de  la  patrie  étouffât  les  sentiments  de 
tendresse  maternelle  »,  aux  mots  fameux  des  femmes  Spartiates 
il  préfère  cette  parole  d'un  général  moderne  qui,  dans  l'ardeur 
du  combat,  ayant  appris  que  son  fils  venait  d'être  tué  :  «  Son- 
geons maintenant,  dit-il,  à  vaincre  l'ennemi;  demain  je  pleu- 
rerai mon  fils  ».  Mais  ce  n'est  pas  uniquement  le  chrétien,  c'est 
très  souvent  et  tout  simplement  l'homme  sensé  qu'était  Rollin 
qui  blâme  la  conduite  de  tel  personnage  ou  contredit  tel  his-- 


68  DAGUESSEAU,   ROLLIN  ET  VAUVENARGUES 

torien,  s'appelàt-il  Tite-Live;  par  exemple,  dans  une  page  très 
judicieuse  il  réfute  très  bien  ce  qu'a  dit  cet  historien  des  suites 
funestes  qu'aurait  eues  pour  l'armée  d'Annibal  le  séjour  à  Capoue. 
En  voilà  assez  pour  montrer  que  Rollin  est  plus  et  mieux  que 
ce  qu'il  avouait  trop  modestement  vouloir  être,  un  simple  com- 
pilateur. C'est  un  narrateur  aimable  et  un  esprit  réfléchi  :  en  le 
lisant  on  réfléchit  après  lui,  on  admire  avec  lui  les  belles  actions 
qu'on  aimerait  avoir  faites  soi-même,  et  c'est  précisément 
ce  double  but  que  se  proposait  l'auteur;  mais,  de  plus,  et  ce 
dernier  but,  il  l'a  atteint  sans  le  poursuivre  :  on  l'aime  lui- 
même  d'avoir  pris  si  au  sérieux  et  si  à  cœur  le  plus  noble  et  le 
plus  absorbant  des  métiers,  celui  d'éducateur  de  la  jeunesse,  et 
de  n'avoir  pas  voulu  d'autre  récompense  de  son  infatigable 
labeur  que  la  satisfaction  de  servir,  pendant  toute  sa  vie,  cette 
Université  qu'il  aimait  et  qui  peut  être  fîère  de  lui. 


///.  —   Vauvenargues  \ 

Sa  vie.  —  Pour  bien  comprendre  et  goûter  pleinement  Vau- 
venargues, il  ne  faut  pas  se  contenter  de  rechercher,  comme 
on  le  fait  pour  tout  moraliste,  si  ses  maximes  sont  profondes 
et  neuves;  ou  bien  si,  à  défaut  de  profondeur  et  d'originalité, 
il  a  su  dire,  avec  finesse  et  esprit,  ce  que  d'autres  avaient  dit 
avant  lui  :  il  faut  encore,  derrière  toutes  ses  œuvres  et  presque 
derrière  chacune  de  ses  maximes,  découvrir  l'auteur  lui-même 
qui  se  cache  sous  la  forme  générale  dont  il  enveloppe  ses  pen- 
sées et  se  trahit  en  même  temps  par  l'accent  personnel  qu'on 
reconnaît  bien  vite  pour  peu  qu'on  l'ait  pratiqué  et  qu'on  sache 
comme  il  a  vécu.  Un  jeune  moraliste  (et  Vauvenargues  est  mort 
à  trente-deux  ans,  alors  que  La  Bruyère  donna  ses  Caractères 
à  quarante- trois  ans  et  La  Rochefoucauld  ses  Maximes  à  cin- 
quante-deux) se  peint  forcément   plus   qu'un    autre  dans   ses 

1.  Luc  de  Clapiers,  marquis  de  Vauvenargues,  est  né  à  Aix  en  Provence  en 
nio.  En  1"33  il  accompagne  le  maréchal  de  Villars  enLombardie;  puis,  dans  la 
guerre  de  la  succession  d'Autriche,  il  fait  la  campagne  de  Bohême;  rentré  en 
France  en  1743,  il  renonce  au  métier  des  armes  et  vient  vivre  à  Paris,  où  il 
publie  en  1746  une  Introduction  à  la  connaissance  de  l'esprit  humain,  suivie  de 
Réflexions  et  Maximes.  Après  de  cruelles  souffrances,  il  meurt  en  1747. 


VAUVENARGUES  69 

œuvres,  parce  qu'il  a  eu,  moins  qu'un  autre,  le  temps  de  géné- 
raliser ses  expériences  et  le  don  de  s'en  détacher  et  de  se 
déprendre  de  lui-môme.  Vauvenargues  nous  dira  donc  ce  qu'il 
a  peut-être  très  bien  vu  et  très  finement  senti,  puisqu'il  est  né 
sérieux  et  moraliste,  mais  ce  qu'il  a  vu  et  senti  avec  ses  yeux 
et  son  cœur  de  jeune  homme  :  ses  œuvres  seront,  en  même 
temps  que  le  portrait  de  ses  contemporains  et  de  l'humanité 
même,  la  confession  d'une  grande  àme,  et  beaucoup  de  ses 
maximes  auront  pour  nous  le  double  mérite  de  s'appliquer  à  la 
généralité  des  hommes,  qu'il  veut  dépeindre,  et  à  lui-même  qu'il 
dépeint  encore  mieux,  sans  le  vouloir;  ainsi,  selon  la  maxime 
si  connue,  les  grandes  pensées,  chez  Vauvenargues,  viennent 
du  cœur.  Il  est  donc  utile,  pour  mieux  apprécier  ces  pensées, 
de  montrer  ce  que  furent  le  cœur  et  la  vie  de  Vauvenargues. 
Il  était  né  à  Aix  en  Provence  en  1715.  Son  père,  Joseph  de 
Clapiers,  marquis  de  Vauvenargues,  étant  premier  consul  à  Aix, 
avait  fait  preuve  de  courage  en  restant  à  son  poste  lors  d'une 
épidémie  qui  avait  fait  fuir  de  la  ville  tous  les  autres  magistrats. 
Le  jeune  Vauvenargues  fit  des  études  très  irrégulières  au  collège 
d'Aix,  et  au  nombre  des  choses  qu'il  devait  toujours  ignorer,  il 
faut  citer  le  latin  et  le  grec;  en  revanche  il  apprit  l'héroïsme 
dans  une  traduction  de  Plutarque  qui  le  «  fit  pleurer  de  joie  ». 
Sous-lieutenant  au  régiment  du  roi,  il  suivit  le  vieux  et  encore 
brillant  maréchal  de  Villars  dans  son  expédition  contre  les 
Impériaux  en  Lombardie  (1733).  Après  avoir  pris  part  aux 
batailles  de  Parme  et  de  Guastalla  et,  avec  son  régiment,  passé 
bravement  le  Mincio,  Vauvenargues,  la  guerre  terminée,  fut 
envoyé  dans  les  places  de  Bourgogne  et  de  Franche-Comté  et, 
pour  tromper  les  mornes  ennuis  de  la  vie  de  garnison  en  pro- 
vince, il  commença  à  se  recueillir  et  à  méditer,  habitudes  qu'il 
gardera  même  dans  la  vie  des  camps  qu'il  va  reprendre.  Dans 
la  guerre  de  la  succession  d'Autriche  qui  venait  d'éclater,  Vau- 
venargues fit  la  campagne  de  Bohême  sous  le  maréchal  de  Belle- 
Isle  qui,  après  quelques  brillants  succès,  dut  abandonner  Prague 
et  la  Bohême  :  «  dans  la  nuit  du  16  au  17  décembre  1742,  par  un 
froid  terrible,  15  000  hommes  sortirent  de  Prague;  à  travers  un 
brouillard  intense,  sur  une  route  obstruée  de  neige  et  glissante 
de  verglas,  on  fit  huit  lieues  d'une  traite  pour  échapper  à  la 


70  DAGUESSEAU,   ROLLIN  ET  VAUVENARGUES 

cavalerie  de  Lobkowilz,  qui  tenait  la  campagne.  Le  troisième 
jour  on  arriva  devant  une  chaîne  escarpée  et  boisée  qui  con- 
tournait la  route  d'Egra.  11  fallut  s'ouvrir  un  chemin  à  la  hache; 
on  se  mettait  en  mouvement  bien  avant  l'aube,  au  lever  de  la 
lune,  et  l'on  marchait  jusqu'au  soir;  ceux  qui  tombaient  ne  se 
relevaient  plus.  Quand  on  atteignit  Egra,  le  26  décembre,  près 
de  la  moitié  de  l'effectif  était  resté  en  route,  enseveli  dans  les 
neiges;  mais  l'honneur  était  sauf.  Vauvenargues  avait  eu  les 
deux  jambes  gelées  *.  »  A  peine  remis  de  sa  maladie,  il  rejoignit 
son  régiment  et  assista  à  la  glorieuse  défaite  de  Dettingen.  Rentré 
en  France  en  1743,  il  alla  tenir  garnison  à  Arras  :  sa  carrière 
militaire  était  terminée.  Toutes  ces  fatigantes  campagnes  avaient 
achevé  de  ruiner  sa  santé;  mais  son  esprit  s'y  était  élargi  et 
assoupli  par  le  commerce  des  hommes,  le  spectacle  de  leurs 
intrigues  et  son  âme  singulièrement  agrandie  et  retrempée  par 
les  cruelles  épreuves  qu'il  avait  eues  à  traverser  et  dont  il  gar- 
dera d'ailleurs  un  souvenir  plein  de  regrets  :  «  Celui  qui  ne  risque 
rien,  à  qui  rien  ne  manque...  au  sein  du  repos  est  inquiet,  il 
cherche  les  lieux  solitaires,...  la  pensée  de  ce  qui  se  passe  en 
Moravie  occupe  ses  j  ours  et,  pendant  la  nuit,  il  rêve  des  com- 
bats et  des  batailles  qu'on  donne  sans  lui.  » 

Résistant  aux  pressantes  sollicilations  de  son  ami  le  marquis 
de  Mirabeau,  le  bizarre  auteur  de  VAmi  des  hommes,  qui  le  con- 
jurait de  ne  plus  enfouir  son  talent  et  son  génie  et  d'embrasser 
la  carrière  des  lettres,  Vauvenargues,  qui  se  croyait  né  pour 
l'action  et  rêvait  la  gloire  politique  à  défaut  de  la  gloire  mili- 
taire, sollicita  un  emploi  dans  la  diplomatie;  mais,  à  la  veille 
de  l'obtenir  par  la  protection  de  Voltaire,  il  dut  y  renoncer  : 
«  la  petite  vérole  venait  de  ruiner  à  jamais  sa  santé,  déjà  si 
délicate.  Défiguré  par  les  traces  de  la  maladie,  souffrant  de  la 
poitrine,  presque  privé  de  la  vue,  tout  le  corps  perclus  et 
épuisé*  »,  il  surmonta  les  préjugés  nobiliaires  de  sa  famille  et 
probablement  les  siens  propres  qui  interdisaient  à  un  gentil- 
homme de  se  faire  auteur,  et  aimant  mieux,  après  tout, 
«  déroger  à  sa  qualité  qu'à  son  génie  »,  il  vint  à  Paris  où  l'appe- 
lait l'amitié  de  Voltaire  :  il  y  publia,  en  1746,  et  sans  nom  d'au- 

1.  Vauvenargues,  par  Michel  Paléologue,  llachellc,  1890,  p.  41. 

2.  Ibid.,  p.  67. 


VAUVENÀliGUÊS  U 

leur,  son  Introduction  à  la  connaissance  de  l'esprit  humain,  avec 
quelques  autres  opuscules.  Seul  Voltaire  s'occujta  do  l'ouvrage 
et  les  sincères  éloges  qu'il  prodigua  à  cette  âme  «  si  éloquente  et 
si  vraie  »  adoucirent  à  celle-ci  l'amertume  de  ce  premier  échec. 
Vauvenargues,  retiré  et  vivant  en  sage  dans  sa  petite  chambre 
de  l'hôtel  de  Tours,  dans  la  rue  du  Paon,  ne  voyait  que  quelques 
amis,  tels  que  Marmontel  et  Voltaire,  qui  le  trouvait  toujours 
«  le  plus  infortuné  des  hommes  et  le  plus  tranquille  »  ;  persuadé 
que  «  le  désespoir  est  la  plus  grande  de  nos  erreurs  »,  il  don- 
nait à  ses  hôtes,  «  tandis  que  son  corps  tombait  en  dissolution», 
suivant  le  mot  de  Marmontel,  le  spectacle  d'un  jeune  stoïcien 
qui  se  sent  mourir  et  qui,  sans  doute,  regrette  la  vie,  mais  bien 
moins  pour  la  vie  elle-même  que  pour  la  gloire  que  la  vie 
aurait  pu  et,  c'était  bien  sa  fière  conviction,  qu'elle  aurait  dû  lui 
donner  :  «  Clazomène,  dit-il,  a  fait  l'expérience  de  toutes  les 
misères  humaines.  Les  maladies  l'ont  assiégé  dès  son  enfance 
et  l'ont  sevré,  dans  son  printemps,  de  tous  les  plaisirs  de  la 

jeunesse Quand  la  fortune  a  paru  se  lasser  de  le  poursuivre,... 

la  mort  s'est  offerte  à  sa  vue;...  si  l'on  cherche  la  raison  d'une 
destinée  si  cruelle,  on  aura,  je  crois,  de  la  peine  à  en  trouver. 
Faut-il  demander  la  raison  pourquoi  l'on  voit  des  années  qui 
n'ont  ni  printemps  ni  automne,  où  les  fruits  de  l'année  sèchent 
dans  leur  fleur?  Toutefois  qu'on  ne  pense  pas  que  Clazomène 
eût  voulu  changer  sa  misère  pour  la  prospérité  des  hommes 
faibles  :  la  fortune  peut  se  jouer  de  la  sagesse  des  gens  coura- 
geux, mais  il  ne  lui  appartient  pas  de  faire  fléchir  leur  cou- 
rage. »  Vauvenargues  mourut  en  i74'7,  laissant,  avec  l'ou- 
vrage dont  nous  avons  parlé,  des  notes  nombreuses  qui  ne 
devaient  être  publiées  que  plus  tard  et  par  fragments  successifs. 
Voltaire  lui  a  fait,  en  quelques  nobles  paroles  parties  du 
cœur,  une  touchante  oraison  funèbre  :  «  Tu  n'es  plus,  ô  douce 
espérance  du  reste  de  mes  jours.  Accablé  de  souffrances  au 
dedans  et  au  dehors,  privé  de  la  vue,  perdant  chaque 
jour  une  partie  de  toi-même,  ce  n'était  que  par  un  excès  de 
vertu  que  tu  n'étais  point  malheureux  et  que  cette  vertu  ne  te 
coûtait  point  d'effort...  Par  quel  prodige  avais-tu,  à  l'âge  de 
vingt-cinq  ans,  la  vraie  philosophie  et  la  vraie  éloquence,  sans 
autre  étude  que  le  secours  de  quelques  bons  livres?  Comment 


72  DAGUESSEAU,  ROLLIN  ET  VAUVENARGUES 

avais-tu  pris  un  essor  si  haut  dans  le  siècle  des  petitesses  ?  Et  com- 
ment la  simplicité  d'un  enfant  timide  couvrait-elle  cette  profon- 
deur et  cette  force  de  génie?  Je  sentirai  longtemps  avec  amertume 
le  prix  de  ton  amitié;  à  peine  en  ai-je  goûté  les  charmes'.  » 

Ses  œuvres.  —  Si  on  essaie  d'aller  au  fond  de  la  pensée  de 
Vauvenargues,  on  trouve  qu'il  aurait  pu  inscrire,  en  tête  de  ses 
œuvres,  les  mots  mêmes  par  lesquels  La  Bruyère  avait  com- 
mencé ses  Caractères  :  «  Tout  est  dit  ».  Seulement,  tandis  que 
La  Bruyère  en  concluait  qu'il  ne  lui  restait  plus  qu'à  glaner 
quelques  pensées  oubliées  ou  dédaignées  par  les  Anciens  et  les 
habiles  Modernes,  ou,  mieux  encore,  qu'à  renouveler,  par  les 
inventions  du  style,  ce  que  tant  d'autres  avaient  pensé  avant  lui, 
Vauvenargues,  plus  philosophe,  assignait  au  moraliste  tard  venu 
une  tâche  plus  difficile  et  plus  haute  :  concilier  et,  si  possible, 
systématiser  les  vérités  différentes  et  les  maximes  contradic- 
toires entre  lesquelles  se  partageaient  les  esprits.  C'est  si  bien 
là  ce  qu'il  aurait  voulu  faire  et  le  but  élevé  qu'il  eut  sans  cesse 
devant  les  yeux,  que  ses  deux  œuvres  les  plus  importantes, 
V Introduction  et  les  Réflexions  et  Maximes,  trahissent,  dès  le 
début,  cette  préoccupation  dominante  :  «  Les  maximes  courantes, 
dit-il  dès  les.,  premières  lignes  de  l'Introduction,  n'étant  pas 
l'ouvrage  d'un  seul  homme,  mais  d'une  infinité  d'hommes  difïé- 
rents  qui  envisageaient  les  choses  par  divers  côtés,  peu  de  gens 
ont  l'esprit  assez  profond  pour  concilier  tant  de  vérités;...  ils 
sont  trop  faibles  pour  rapprocher  ces  maximes  éparses  et  pour 
en  former  un  système  raisonnable.  »  Et  la  première  idée  qu'il 
exprime  dans  ses  Réflexions  et  Maximes  est  une  idée  analogue  : 
le  difficile,  c'est  de  «  concilier  les  choses  qui  ont  été  dites  et  de 
les  réunir  sous  un  point  de  vue  ».  Montrer  que  les  contrariétés 
qu'on  remarque  entre  des  maximes  également  vraies,  mais 
particulières,  se  ramènent  à  des  différences  fondamentales  entre 
les  esprits  divers  qui  les  ont  pensées  et,  par  conséquent,  classer 
les  différentes  familles  d'esprits  suivant  la  qualité  essentielle 
qui  les  distingue,  tel  est  l'objet  de  son  premier  travail,  Y  Intro- 
duction, 011  il  «  parcourt,  comme  il  dit,  toutes  les  qualités  de 
l'esprit  humain  ».  Malheureusement  ici  Vauvenargues,  comme 

1.  Éloge  lies  officiers  morts  dans  la  campagne  de  Bohême. 


VAUVENARGUES  73 

d'ailleurs  dans  tout  ce  qu'il  a  entrepris  ou  rêvé,  n'a  pu  se  satis- 
faire lui-même  et,  soit  qu'il  ait  été  empêché,  comme  il  nous 
l'apprend  par  «  des  infirmités  continuelles  »,  soit  qu'un  tel 
ouvrage  demandât  plus  de  maturité  d'esprit  qu'on  n'en  a  d'or- 
uaire  à  trente  ans,  il  n'a  posé,  il  l'avoue  dans  son  Discours  pré- 
liminaire, que  les  fondements  d'un  si  long  travail.  De  fait, 
V Introduction  est  moins  un  ouvrage  achevé  qu'une  intéressante 
ébauche  et  nous  avons  là  plutôt  la  promesse  d'un  talent  qu'un 
talent  vraiment  formé  et  sûr  de  lui.  L'inexpérience  de  l'auteur 
s'y  trahit  par  l'abus  des  divisions  et  le  vague  des  définitions  et 
aussi  par  une  manière  de  dire  trop  abstraite  et,  comme  le  lui 
reproche  Voltaire,  parfois  un  peu  confuse.  Vauvenargues  n'est 
pas  encore  maître  de  sa  pensée  ni  de  son  style.  Deux  auteurs 
manifestement  le  préoccupent,  ce  sont  ses  deux  illustres  prédé- 
cesseurs dans  le  genre  qu'il  a  choisi  :  La  Rochefoucauld,  qu'il 
s'essaie  à  contredire,  et  La  Bruyère,  dont  il  s'inspire  parfois 
heureusement,  comme  dans  ce  développement  pittoresque  : 
«  Vous  voyez  l'àme  d'un  pêcheur  qui  se  détache  en  quelque 
sorte  de  son  corps  pour  suivre  un  poisson  sous  les  eaux  et  le 
pousser  au  piège  que  sa  main  lui  tend  ».  D'autres  passages 
montrent  qu'il  sait  déjà  démêler  et  peindre  les  ^caractères  {Du 
sérieux.  De  la  présence  d'esprit).  Ce  qu'il  sait  dès  maintenant 
aussi  et  ce  qu'il  développera  plus  tard  avec  plus  de  pénétration, 
c'est  la  part  du  sentiment,  des  passions,  de  l'âme  enfin  dans 
les  jugements  de  l'esprit  :  n'écrit-il  pas  déjà  «  qu'il  faut  avoir 
de  l'âme  pour  avoir  du  goût  »?  Il  est  certain  qu'il  faut  avoir  de 
l'àme  pour  le  goûter  lui-même,  car  c'est  son  âme  tout  entière 
que  nous  allons  lire  dans  ces  œuvres  fragmentaires  que  nous 
devons  faire  connaître  en  essayant  de  les  résumer. 

Son  caractère.  —  Deux  nobles  passions  remplirent  la  vie 
trop  courte  de  Vauvenargues  :  la  gloire  et  la  vertu.  C'est  par  la 
vertu,  et  il  entendait  surtout,  par  là,  la  grandeur  d'âme,  qu'il 
aurait  voulu  aller  à  la  gloire;  et  c'est  encore  grâce  à  la  mâle  vertu 
qui  était  en  lui  que,  n'ayant  pu  conquérir  cette  gloire  si  ardem- 
ment désirée,  il  se  contenta  de  l'avoir  méritée.  «  Les  feux  de  l'au- 
rore ne  sont  pas  si  doux  que  les  premiers  regards  de  la  gloire.  » 
Il  faut  l'aimer  parce  qu'elle  «  nous  excite  au  travailetàla  ue^'/M  ». 

Vauvenargues   est  donc  ambitieux  et  il  le  proclame  haute- 


74  DAGUESSEAU,  ROLLIN  ET  VAUVENARGUES 

ment;  mais  il  n'est  pas  vaniteux,  la  vanité  n'étant  que  «  le 
sceau  de  la  médiocrité  ».  Pourquoi  faut-il  que  la  destinée  ait  été 
si  amère  à  celui  qu'elle  avait  doué  d'une  àme  si  haute  et  d'un  si 
beau  génie?  Pauvre,  malade  et  seul  dans  sa  petite  chambre 
d'hôtel,  Vauvenargues  se  disait  avec  amertume  que,  «  dans  les 
conditions  éminentes,  la  fortune  au  moins  nous  dispense  de  flé- 
chir devant  ses  idoles...  Mais  de  même  qu'on  ne  peut  jouir  d'une 
grande  fortune  avec  une  âme  basse  et  un  petit  génie,  on  ne  sau- 
rait jouir  d'un  grand  génie,  ni  d'une  grande  âme  avec  une  for- 
tune médiocre.  »  Et  ailleurs,  se  comparant  à  de  plus  heureux 
que  lui,  il  exhalait  et  voilait  à  la  fois  sa  plainte  dans  cette 
pensée  générale  :  «  Pendant  que  des  hommes  de  génie  épuisent 
leur  santé  et  leur  jeunesse  pour  élever  leur  fortune,  languis- 
sent dans  la  pauvreté  et  traînent  parmi  les  affronts  une  existence 
obscure,  des  gens  sans  aucun  mérite  s'enrichissent  en  peu 
d'années  par  l'invention  d'un  papier  vert  ou  d'une  nouvelle 
recette  pour  conserver  la  fraîcheur  du  teint  ».  Mais  de  tels 
accents  sont  rares  chez  lui  et,  bien  loin  de  se  laisser  abattre  par 
les  maux  qui  l'assaillent  et  les  déceptions  qui  lui  sont  venues  en 
foule,  il  a  à  peine  écrit  la  phrase  attristée  qu'on  vient  de  lire 
qu'aussitôt  apj'ès  il  relève  la  tête  et  se  console  de  tout  par  le 
sentiment  qu'il  valait  mieux  que  sa  destinée  :  «  La  vertu  est 
plus  chère  aux  grandes  âmes  que  ce  que  l'on  honore  du  nom  de 
bonheur.  Sentir,  sans  céder,  la  rigueur  de  ses  destinées,... 
garder,  dans  l'adversité,  un  esprit  inflexible  qui  brave  la  prospé- 
rité des  hommes  faibles,  défier  la  fortune  et  mépriser  le  vice 
heureux  :  voilà,  non  les  fleurs  du  plaisir,  non  l'enchantement 
du  bonheur,  mais  un  sort  plus  noble,  que  l'inconstante  bizar- 
rerie des  événements  ne  peut  ravir  aux  hommes  qui  sont  nés 
avec  quelque  courage.  »  Ainsi  sa  vertu  à  lui  est  faite  avant  tout 
de  courage,  d'indépendance  et  de  fierté;  les  hommes  dont  il  fait 
le  plus  de  cas  sont  les  hommes  d'action  et  ses  héros  préférés,  il 
le  dit  sans  ambages,  sont  César  et  Richelieu.  De  l'audace! 
s'écrierait-il  lui  aussi  volontiers,  car  «  les  espérances  les  plus 
hardies  et  les  plus  ridicules  n'ont-elles  pas  été  parfois  la  cause 
des  succès  extraordinaires?  »  Hardiesse,  générosité,  grandeur 
d'âme,  voilà  les  mots  qui  viennent  le  plus  souvent  sous  sa 
plume  ;  il  aime  tant  la  grandeur  qu'il  la  loue  même  chez  les 


VAUVENARGUES  73 

conquérants  el  qu'il  n'est  pas  éloigné  de  pardonner  à  Catilina 
en  faveur  de  son  courage.  Les  gens,  en  effet,  qu'il  méprise  le 
plus,  c'est  moins  encore  les  vicieux,  s'ils  rachètent  leurs  vices 
par  quelques  belles  qualités,  telles  que  la  libéralité  ou  la  vail- 
lance, que  les  hommes  sans  caractère  et  sans  «  passions  fortes  », 
ces  pusillanimes  qui,  «  par  crainte  de  se  découvrir  et  de  tom- 
ber, rasent  timidement  la  terre,  ne  font  rien,  n'osent  rien 
donner  au  hasard  »,  n'ayant  pas  plus  de  force  pour  le  mal  que 
pour  le  bien  :  «  gens  qu'on  mesure  d'un  regard  et  qui  fournissent 
aussi  peu  à  la  satire  qu'au  panégyrique  ».  Il  est  beau  d'en- 
tendre ce  jeune  stoïcien  donner  d'une  voix  ferme  des  Conseils  à 
un  jeune  homme  qui  avait  à  peu  près  son  âge  et  lui  souffler  son 
enthousiasme  pour  les  vertus  qu'il  estimait  le  plus  :  «  Vivez,  lui 
dit-il  en  substance,  non  pour  vous,  mais  pour  et  chez  les  autres; 
cachez-vous  d'ailleurs  des  esprits  timides  qui  se  plaisent  dans 
la  médiocrité  et  au  besoin  sachez  prendre  des  résolutions 
extrêmes;  mais  alors  ne  comptez  que  sur  vous-même  et,  en 
toute  occurrence,  préférez  la  vertu  à  tout  :  elle  vaut  mieux 
même  que  la  gloire.  Si  vous  avez  quelque  passion  qui  élève  vos 
sentiments  et  vous  rende  plus  généreux,  qu'elle  vous  soit 
chère.  Mais  surtout  osez,  ayez  de  grands  desseins.  Vous  échoue- 
rez? eh  bien!  qu'importe!  le  malheur  même  n'a-t-il  pas  ses 
charmes  dans  les  grandes  extrémités?  »  Et  ces  exhortations 
viriles,  qu'il  adresse  avec  une  si  ardente  éloquence  à  un  jeune 
homme,  il  voudrait  qu'on  s'en  inspirât  même  dans  l'éducation 
des  enfants  qu'on  instruit  trop  «  à  craindre  et  à  obéir  ; . . .  la  timi- 
dité des  pères  leur  enseigne  l'économie,  la  soumission.  Que  ne 
songe-t-on  à  les  rendre  originaux,  hardis  et  indépendants!  » 

Au  reste,  s'il  aime  par-dessus  tout,  étant  de  la  môme  famille, 
les  stoïques  et  les  vaillants,  Vauvenargues  n'est  nullement  pour 
cela  un  esj»rit  dur  ou  une  âme  hautaine.  Sa  vertu,  au  contraire, 
est  aimable,  indulgente  aux  faiblesses  humaines  qu'il  a  connues, 
dont  il  est  loin  de  se  prétendre  affranchi,  car  «  c'est  un  orgueil 
misérable  de  se  croire  sans  vices  ».  Aussi  a-t-il  «  la  sévérité  en 
horreur  »;  et  il  s'emporte  à  dire  que,  s'il  fallait  opter,  il  préfé- 
rerait le  vice  à  la  rigidité.  Il  est,  quant  à  lui,  ou  plutôt  il  veut 
être,  vertueux,  non  pas  réformateur  ni  censeur,  et  ce  qui  déplai- 
sait le  plus  à  cette  âme  pourtant  si  antique  par  tant  de  côtés, 


76  DAGUESSEAU,  ROLLIN  ET  VAUVENARGUES 

c'est  qu'on  lui  prêtât  l'austérité  farouche  d'un  Caton.  Dans  une 
lettre  à  son  ami,  le  marquis  de  Mirabeau,  il  se  peint  au  naturel 
par  l'espèce  de  haine  qu'il  ressent  pour  les  orgueilleux  et  les 
pédants  de  vertu  :  «  Nul  esprit  n'est  si  corrompu,  dit-il  hardi- 
ment, que  je  ne  le  préfère  avec  beaucoup  de  joie  au  mérite  dur 
et  rigide  » .  Puis,  énumérant  les  différents  caractères  des  hommes, 
il  leur  trouve  des  excuses  à  tous,  même  aux  violents  et  aux 
sots  :  «  Mais  l'homme  dur  et  rigide,  l'homme  tout  d'une  pièce, 
plein  de  maximes  sévères,  enivré  de  sa  vertu,...  je  le  fuis  et  je 
le  déteste  :  c'est  l'espèce  la  plus  partiale,  la  plus  aveugle  et  la 
plus  odieuse  que  l'on  trouve  sous  le  soleil  ». 

Si  nous  nous  efTorçons  de  faire  connaître  Vauvenargues  en 
le  citant  le  plus  souvent  possible,  c'est  parce  que,  et  c'est  encore 
lui  qui  l'a  dit  :  «  les  maximes  des  hommes  décèlent  leur  cœur  »  ; 
et  si,  dans  Vauvenargues,  c'est  le  cœur  et  le  caractère  que  nous 
avons  considérés  tout  d'abord,  c'est  parce  qu'il  fait  lui-même 
bien  plus  de  cas,  chez  les  autres,  du  caractère  que  du  talent  et 
place  les  qualités  de  l'âme  infiniment  au-dessus  des  qualités  de 
l'esprit  :  «  Il  sert  peu  d'avoir  de  l'esprit  lorsqu'on  n'a  point 
d'âme.  On  nous  vante  en  vain  les  lumières  d'une  belle  ima- 
gination ;  je  ne  puis  ni  estimer,  ni  aimer,  ni  haïr,  ni  craindre 
ceux  qui  n'ont  que  de  l'esprit.  »  Il  en  faut  cependant,  et  du  plus 
pénétrant,  pour  être  un  moraliste  ;  car,  en  dépit  de  sa  fameuse 
maxime  («  les  grandes  pensées  viennent  du  cœur  »),  qu'il  ne  faut, 
pas  plus  que  ne  faisait  l'auteur,  prendre  au  pied  de  la  lettre,  le 
plus  grand  cœur  du  monde,  si  l'esprit  ne  lui  suggère  rien,  ne 
trouvera  pas,  par  lui-même,  la  plus  petite  pensée.  Vauvenar- 
gues ne  l'ignorait  pas,  car  après  avoir  annoncé  que,  pour  avoir 
du  goût,  il  faut  avoir  de  l'âme,  il  se  hâte  d'ajouter  :  «  Il  faut 
avoir  aussi  de  la  pénétration  »,  et  «  ce  que  l'esprit  ne  pénètre 
qu'avec  peine  ne  va  pas  souvent  jusqu'au  cœur  ». 

Son  esprit  à  lui  (si  l'on  essaie  de  résumer  d'un  mot  l'impres- 
sion qui  se  dégage  de  ses  œuvres)  est  essentiellement  sérieux. 
La  frivolité  l'exaspère,  étant  la  nullité  et  le  pur  néant;  car 
«  qu'on  ne  dise  pas  que  c'est  être  quelque  chose  que  d'être  fri- 
vole :  c'est  n'être  ni  pour  la  vertu,  ni  pour  la  gloire,  ni  pour  la 
raison,  ni  pour  les  plaisirs  passionnés  ».  Très  jeune,  il  abonde 
en  réflexions  judicieuses  et  sages  pensées  qui  ne  viennent  d'ordi- 


VAUVENARGUES  77 

naire  qu'avec  la  maturité  de  l'âge;  par  là  l'on  s'explique  l'ascen- 
dant qu'il  exerçait  déjà  sur  ses  compagnons  d'armes  qui  l'appe- 
laient avec  un  sincère  respect  «  le  Père  » ,  et  sur  Voltaire  lui-môme 
qui,  avec  son  tact  merveilleux  pour  discerner  tout  de  suite  quel 
ton  il  faut  prendre  avec  chacun,  lui  écrit  des  lettres  graves, 
comme  il  ferait  à  un  correspondant  plus  âgé  et  plus  sage  que  lui. 

Son  genre  d'esprit.  —  Sérieux  et  élevé,  tel  est  l'esprit  de 
Vauvenargues  :  ne  pouvant  accomplir  les  grandes  actions  qu'il 
avait  rêvées,  il  se  rejette  vers  les  grandes  pensées,  dont  il  se 
nourrit  et  s'entretient  sans  cesse  dans  sa  solitude.  Les  plus 
grands  sujets  et  les  plus  difficiles  problèmes  l'attirent  et  font 
travailler  sa  pensée  soucieuse  d'aller  au  fond  des  choses  (sur 
Y  Economie  de  r  Univers,  sur  la  Justice,  sur  le  Bien  et  le  Mal  moral. 
Traité  sur  le  Libre  arbitre,  ce  dernier  vraiment  philosophique). 
Mais  ce  qui  l'intéresse  par-dessus  tout,  c'est  l'homme  et  la 
société  humaine  :  d'abord  parce  qu'il  est  né  moraliste,  ensuite 
parce  qu'il  a  remarqué,  dès  le  discours  préliminaire  de  son  pre- 
mier ouvrage,  que  tout  se  ramène  en  définitive  à  la  société,  «  la 
morale  n'étant  que  les  devoirs  des  hommes  en  société  et...  tout 
ce  qu'il  nous  importe  de  connaître  consistant  dans  les  rapports 
que  nous  avons  avec  les  autres  hommes,  lesquels  sont  l'unique 
fin  de  nos  actions  et  de  notre  vie.  »  Et  enfin,  dernière  et  très 
importante  raison  pour  Vauvenargues  :  l'art  de  connaître  les 
hommes,  c'est  aussi  l'art  de  les  gouverner;  et  Vauvenargues, 
écarté  de  la  scène  politique  où  il  aurait  tant  aimé  jouer  un  rôle, 
s'en  revanchait,  pour  ainsi  dire,  en  se  prouvant  à  lui-même,  et 
en  montrant  aux  autres,  qu'il  connaissait  bien  les  hommes  et 
qu'il  eût  été,  par  conséquent,  capable  d'agir  sur  eux  et  de  les 
conduire  :  voyez  ses  portraits,  sans  cesse  repris,  du  diplomate 
et  du  fin  politique,  et  cet  aveu  que,  de  toutes  les  sciences,  celle 
qu'il  aime  le  mieux  c'est  «  la  politique  qui,  par  le  commerce  des 
hommes,  apprend  le  secret  d'aller  à  ses  fins  ». 

Comme  moraliste,  on  peut  dire  que,  dans  sa  façon  d'observer 
et  de  peindre,  avant  tout  il  voit  juste  et  il  dit  juste  :  la  justesse 
est  sa  qualité  maîtresse  et  celle  qu'il  prise  le  plus  chez  les 
autres  ;  il  la  préfère  de  beaucoup  à  la  vivacité  d'esprit  :  «  On  ne 
demande  pas  à  une  pendule  d'aller  vite,  mais  d'être  réglée  ». 
Il  se  méfie,  tout  ingénieux  d'ailleurs  qu'il  se  montre  lui-même 


18  DAGUESSEAU,  ROLLIN  ET  VAUVENARGUES 

dans  certaines  maximes,  des  pensées  brillantes,  qui  ne  sont  le 
plus  souvent  que  de  captieuses  erreurs.  La  meilleure  preuve 
peut-être  qu'il  ait  donnée  de  la  parfaite  mesure  de  son  jugement 
est  la  suivante  :  le  mot  de  grand,  on  l'a  déjà  remarqué,  revient 
sans  cesse  et  presque  à  chaque  page  qu'ait  écrite  ce  noble  esprit 
et  pourtant  il  est  assez  maître  de  sa  pensée  et  de  sa  plume  pour 
ne  jamais  donner  dans  l'emphase,  qu'il  réprouve  du  reste  aussi 
bien  dans  les  actions  que  dans  le  style.  Il  faut  être  grand,  éner- 
gique, vertueux,  répète-t-il  sans  cesse,  mais  il  faut,  avec  cela, 
rester  simple;  il  faut  môme,  le  mot  se  trouve  souvent  sous  sa 
plume,  savoir  être  «  familier  ».  Et  lui,  l'apologiste  des  passions 
fortes  et  des  actions  héroïques,  quand  il  établit  un  parallèle 
entre  Corneille  et  Racine,  c'est,  chose  curieuse  !  à  Racine  qu'il 
assigne,  un  peu  trop  délibérément  même,  le  premier  rang,  et  ce 
qu'il  reproche  à  Corneille,  c'est  de  manquer  de  simplicité  et 
«  de  se  guinder  souvent  pour  élever  ses  personnages  ».  La 
grandeur  simple,  voilà  l'idéal  qu'il  avait  rêvé  de  réaliser  par 
des  actions  d'éclat  et  dont  il  s'inspira  du  moins  dans  ses  œuvres. 
S'il  s'en  est  écarté  quelquefois,  car  on  rencontre  chez  lui  quel- 
ques maximes  banales,  d'autres  obscures  et  qui  n'ont  pas  trouvé 
leur  expression  définitive,  il  faut  lui  tenir  compte,  en  le  jugeant, 
et  de  sa  jeunesse  et  de  la  noblesse  de  sa  tentative. 

Telle  est,  semble-t-il,  dans  ses  traits  essentiels,  la  physio- 
nomie de  Yauvenargues.  Si  l'on  essaie  maintenant  de  marquer 
sa  place  et  de  le  situer  dans  l'histoire  littéraire,  on  trouvera 
qu'il  tient  à  la  fois  du  xvn"  et  du  xvin"  siècle. 

La  pierre  de  touche  pour  classer  les  écrivains  de  son  époque 
étant  ce  qu'ils  pensent  de  la  religion,  la  tiédeur  religieuse*, 
pour  ne  pas  dire  plus,  de  Yauvenargues  montre  assez  que  tout 
en  admirant  passionnément  Bossuet,  il  eût,  s'il  avait  vécu  plus- 
longtemps,  marché,  comme  on  dit,  avec  le  siècle,  et  après 
avoir  été  l'ami,  il  fût  vraisemblablement  devenu  le  disciple  de 
Voltaire.  Ce  qui  l'eût,  il  est  vrai,  préservé  des  excès  des  Ency- 
clopédistes, c'est  le  peu  d'estime  où  il  tient  la  raison,  sachant 
bien  que  ce  n'est  pas  elle,  mais  la  passion,  qui  mène  le  monde: 
«  Qui  prime  chez  les  jeunes  gens,  chez  les  femmes,  chez  les 

1.  Voir,  par  exemple,  Œuvres  de  Yauvenargues,  édition  Gilbert,  II,  146. 


VAUVENARGUES  79' 

hommes  de  tous  les  états?  qui  nous  gouverne  nous-mômes? 
est-ce  l'esprit  ou  le  cœur?  » 

Et  ailleurs  ce  trait  qu'il  semble  lancer  par  avance  aux  adora- 
teurs de  la  raison  qui,  on  co  moment  môme,  préparent  VEnctj- 
clopi'die  :  «  Quand  jo  vois  riiomme  engoué  de  la  raison,  je  parie 
aussitôt  qu'il  n'est  pas  raisonnable  ».  Il  met  enfin  dans  ses  pen- 
sées ot  dans  sa  vie,  et  jusque  dans  ses  passions,  plus  de  sérieux 
que  n'en  ont  eu  généralement  les  hommes  de  son  temps.  Il 
goûte  peu  «  le  frivole  esprit  de  ce  siècle  »  et  cette  «  maladie  qui 
consiste  fi  vouloir  badiner  de  tout  ».  Il  est,  dans  le  siècle  de  la 
galanterie,  pour  l'amour  vrai  et  ingénu  et  quand  ses  amis  le 
raillent  de  «  cette  passion  qui  le  dévore  et  des  belles  idées  qu'il 
a  sur  l'amour  »,  il  les  plaint  «  d'avoir  vieilli  avant  le  temps, 
et  d'avoir  cherché,  hors  du  sentiment,  ce  que  ni  res])rit,  ni  la 
science  ne  peuvent  donner  »  '. 

Mais,  d'autre  part,  à  la  fois  par  l'insatiable  curiosité  de  son 
esprit  et  par  ses  sentiments  profondément  humains,  Vauve- 
nargues  est  bien  de  son  temps;  et  lui,  qui  avait,  on  l'a  vu, 
l'ambition  de  concilier  les  vérités  contraires,  il  semble  que, 
rien  qu'en  s'abandonnant  à  ses  généreux  instincts,  il  ait  réuni 
en  lui  ces  deux  siècles  si  opposés,  le  xvu"  siècle  et  le  xvni^,  en 
leur  prenant  à  chacun  ce  qu'ils  avaient  de  meilleur  et  de  plus 
élevé.  Après  avoir  été  un  bon  esprit,  comme  on  disait  au 
xvu°  siècle,  plutôt  qu'un  homme  d'esprit,  comme  on  sera  au 
xvm",  Vauvenargues  a  écrit  sur  la  vertu  qui  sera  le  plus  en 
honneur  au  siècle  de  Voltaire,  l'humanité,  non  pas  des  tirades 
sentimentales,  comme  il  en  retentit  alors  de  toutes  parts,  mais 
des  mois  touchants  qui  partaient  du  cœur.  Considérant  l'ex-; 
trôme  faiblesse  des  hommes,  leurs  malheurs,  toujours  plus 
grands  que  leurs  vices,  et  leurs  vertus,  toujours  moindres  que 
leurs  devoirs,  il  en  conclut  qu'il  n'y  a  de  juste  que  la  loi  de 
l'humanité  et  le  tempérament  de  l'indulgence.  Et  qu'on  lise, 
cette  phrase,  empreinte  d'une  si  mélancolique  pitié  qu'on  la 
croirait  écrite  de  nos  jours  :  «  La  vue  d'un  animal  malade,  le 
gémissement  d'un  cerf  poursuivi  dans  les  bois  parles  chasseurs,. 
la  pâleur  d'une  fleur  qui  tombe   et  se  flétrit,  enfin  toutes  les 

1.  Acesle  ou  l'amonr  imjénu.  . 


80  DAGUESSEAU,  ROLLIN  ET  VAUVENARGUES 

images  des  malheurs  des  hommes  contristent  le  cœur  et  plon- 
gent l'esprit  dans  une  rêverie  attendrissante  »  *. 

Sa  place  parmi  nos  grands  moralistes.  —  Comparé  à 
ses  deux  prédécesseurs  du  grand  siècle,  La  Rochefoucauld  et 
La  Bruyère,  Yauvenargues  n'a  pas  la  finesse  pénétrante  et 
l'élégante  concision  du  premier,  ni  tout  le  pittoresque  et  l'ima- 
gination dans  le  style  du  second.  Il  a  dessiné  pourtant,  à  l'imi- 
tation de  La  Bruyère,  de  jolis  portraits,  celui-ci,  par  exemple, 
dont  nous  citerons  quelques  traits,  pour  montrer  à  la  fois  sa 
façon  de  peindre  et  combien  la  fausse  singularité  (tout  autant 
que  la  fausse  grandeur)  choquait  sa  droite  raison  :  Phocas  est 
un  de  ces  hommes  qui  prennent  pour  de  l'originalité  une  singu- 
larité fausse  et  à  la  portée  de  tout  le  monde.  Si  vous  lui  parlez 
d'éloquence,  ne  lui  nommez  pas  Cicéron,  il  vous  ferait  l'éloge 
d'Abutaleb  :  «  Il  évite  de  se  rencontrer  avec  qui  que  ce  soit  et 
dédaigne  de  parler  juste,  pourvu  qu'il  parle  autrement  que  les 
autres;  il  se  fait  aussi  une  étude  puérile  de  n'être  point  suivi 
dans  ses  discours  comme  un  homme  qui  ne  pense  et  ne  parle 
que  par  soudaines  inspirations  et  par  saillies;  ses  discours,  ses 
manières,  son  ton,  son  silence  même,  tout  vous  avertit  que  vous 
n'avez  rien  à  dire  qui  ne  soit  usé  pour  un  homme  qui  pense  et 
qui  sent  comme  lui  ».  Il  trace  volontiers  des  portraits  antithé- 
tiques, qu'il  fait  ressortir  en  les  opposant  les  uns  aux  autres  ou 
encore  des  portraits  qui  sont  les  types  généraux  de  telle  qualité 
ou  de  tel  défaut  :  Erox  ou  le  Fat,  Varus  ou  la  Libéralité. 

Quant  à  Pascal,  Yauvenargues  hésita  longtemps  à  se  mesurer 
avec  lui  :  il  se  borne  d'abord  à  «  l'expliquer  »,  puis  il  le  défend 
contre  Voltaire  qui  ne  comprend  pas  et  a  ses  raisons  pour  ne 
pas  comprendre  «  l'homme  de  la  terre  qui  savait  mettre  la 
vérité  dans  son  plus  beau  jour  »  ;  il  l'admire,  malgré  ce  dernier, 
pour  «  sa  profondeur  incroyable  et  son  raisonnement  invin- 
cible »  et  il  exprime  d'un  mot  juste  son  enthousiasme,  très  dif- 
férent, pour  Bossuet  et  Pascal  en  disant  qu'il  voudrait  écrire 
comme  le  premier  et  penser  comme  le  second.  Mais  peu  à  peu 
il  s'enhardit  et  sous  couleur  de  «  l'imiter  »,  il  jette  hardiment, 
à  sa  façon,  des  questions  embarrassantes  pour  les  théologiens 

i.  De  la  compassion. 


VAUVENARGUES  81 

et  se  préoccupe  moins  de  les  résoudre  que  de  les  bien  formuler. 
Enfin  il  fait  un  pas  de  plus  et  le  combat,  sans  le  nommer 
d'abord,  puis  il  le  prend  directement  à  partie  :  aux  contradic- 
tions sans  nombre  où  se  complaît  et  se  joue  l'éloquente  ironie 
de  Pascal,  il  oppose  l'harmonie  de  l'univers,  attestée  par  les 
lois  de  la  nature,  dont  la  première  est  l'action;  refusant  ensuite 
de  confondre  l'action  avec  cette  inquiétude  sans  but  et  ce 
«  divertissement  »  qui  est  à  la  fois,  selon  Pascal,  le  besoin  et 
la  honte  de  l'homme,  il  affirme  qu'il  n'y  a  pas  ici-bas  de  noble 
et  pure  jouissance  sans  action,  car  «  notre  âme  ne  se  possède 
véritablement  que  lorsqu'elle  s'exerce  tout  entière  ».  Et  pour 
s'exercer  utilement,  l'àme  ne  manque  pas  de  bons  et  solides 
principes  d'action,  car  les  premiers  principes,  quoi  qu'en  ait 
dit  l'auteur  des  Pensées,  «  sont  l'évidence  même;  ils  portent  la 
marque  de  la  certitude  la  plus  invincible  ».  Mais  si  nous  allions 
prendre  pour  des  principes  premiers  et  naturels  des  principes 
acquis  par  l'expérience  et  fortifiés  par  l'habitude?  car  ce  que  nous 
prenons  pour  la  nature,  Pascal  l'a  dit  avec  force,  n'est  souvent 
qu'une  première  coutume.  A  quoi  Yauvenargues  réplique,  non 
sans  finesse,  que,  avant  qu'il  eût  aucune  coutume,  notre  àme 
existait  et  avait  déjà  ses  inclinations  qui  fondaient  sa  nature. 

Mais  beaucoup  plus  que  contre  Pascal,  dont  la  profondeur 
semble  l'effrayer,  c'est  contre  La  Rochefoucauld  que  Vauve- 
nargues  part  en  guerre  et  bataille  avec  acharnement  :  c'est  qu'il 
a  rencontré,  dans  l'auteur  des  Maximes,  le  plus  redoutable 
ennemi  de  sa  foi  en  la  vertu  et  de  son  enthousiasme  pour  les 
grandes  et  belles  actions.  Vauvenargues  a  fait  de  nobles  efforts 
pour  venger  l'humanité  du  plus  ingénieux  de  ses  détracteurs, 
de  La  Rochefoucauld,  et,  comme  il  l'a  dit  lui-même,  pour  «  lui 
estituer  ses  vertus  ». 

En  face  et  au-dessus  des  réflexions  et  des  habiletés  que  La 
Rochefoucauld  suggère  à  l'amour-propre,  il  met  très  habilement 
les  instincts  irréfléchis,  les  impulsions  naturelles  et  «  la  vigueur 
de  l'àme  ».  Le  mérite  de  Vauvenargues,  c'est,  après  avoir  très 
bien  vu  et  même  approfondi,  puisqu'il  est  moraliste,  les  défauts 
et  les  vices  de  l'homme,  d'avoir  quand  même  cru  à  la  bonté 
humaine,  de  s'être  évertué  et  d'avoir  peut-être  réussi  à  la 
démontrer.  Par  exemple,  il  compare  spirituellement  entre  eux 

Histoire  de  la  lamoub.  VI.  6 


82  DAGUESSEAU,   ROLLIN  ET   VAUVENARGUES 

le  corps,  l'esprit  et  l'âme  et  il  se  demande  pourquoi,  «  alors 
que  le  corps  a  ses  grâces  et  l'esprit  ses  talents,  le  cœur  n'au- 
rait, lui,  que  des  vices?  »  et  sentant  en  lui-même  autre  chose 
que  les  calculs  de  l'ég-oïsme,  il  s'écrie  (et  ce  cri  parti  du  cœur 
est  presque  déjà  une  preuve)  :  «  Nous  sommes  capables  d'amitié, 
de  compassion,  d'humanité.  0  mes  amis!  qu'est-ce  donc  que  la 
vertu?  »  Pourquoi  d'ailleurs  ne  jug-erait-on  pas  celle-ci  comme 
tant  d'autres  choses,  par  ses  effets?  «  Parce  que  je  me  plais  dans 
l'usage  de  ma  vertu,  en  est-elle  moins  profitable,  moins  pré- 
cieuse à  tout  l'univers  ou  moins  différente  du  vice,  qui  est  la 
ruine  du  genre  humain?  » 

Mais  il  suit  La  Rochefoucauld  jusque  dans  son  dernier 
retranchement  ;  non  content  d'avoir  montré  que  c'est  «  par  le 
cœur,  par  ses  instincts,  qu'on  se  relève  des  petitesses  de  l'amour 
propre  »,  il  fait  voir  l'amour-propre  s'immolant  lui-même  et 
disparaissant  enfin  dans  le  dévouement  à  un  objet  aimé.  La 
Rochefoucauld  a  beau  prétendre,  en  effet,  qu'on  s'approprie 
même  ce  qu'on  aime,  qu'on  n'y  cherche  que  son  plaisir  et  sa 
propre  satisfaction,  qu'on  se  met  soi-même  avant  tout,  jusque- 
là  qu'il  nie  que  celui  qui  donne  sa  vie  pour  un  autre  le  préfère 
à  soi.  La  Rochefoucauld  ici  a  passé  le  but;  car,  dit  très  finement 
Vauvenargues,  «  si  l'objet  de  notre  amour  nous  est  plus  cher 
sans  l'être  que  l'être  sans  l'objet  de  notre  amour,  il  paraît  que 
c'est  notre  amour  qui  est  notre  passion  dominante  et  non  notre 
individu  propre,  puisque  tout  nous  échappe  avec  la  vie,  le  bien 
que  nous  nous  étions  approprié  par  notre  amour,  comme  notre 
être  véritable.  Ils  répondent  que  la  passion  nous  fait  confondre 
dans  ce  sacrifice  notre  vie  et  celle  de  l'objet  aimé;  que  nous 
croyons  n'abandonner  qu'une  partie  de  nous-mêmes  pour  con- 
server l'autre  :  au  moins  ils  ne  peuvent  nier  que  celle  que  nous 
conservons  nous  paraît  plus  considérable  que  celle  que  nous 
abandonnons.  Or,  dès  que  nous  nous  regardons  comme  la 
moindre  partie  dans  le  tout,  c'est  une  préférence  manifeste  de 
l'objet  aimé.  »  En  lisant  cette  page  d'une  psychologie  si  péné- 
trante. Voltaire  écrivait  en  note  :  «  fin,  juste  et  profond  ».  Sans 
trancher  ici  le  débat  entre  ces  deux  moralistes  d'humeur  et  de 
vie  si  différentes,  on  ne  peut  s'empêcher  de  remarquer  que  le 
grand  seigneur  qui  a  sans  doute,  lui  aussi,  ses  infirmités  et  qui 


BIBLIOGRAPHIE  83 

a  eu  ses  déceptions,  mais  qui  vit  riche,  honoré  de  tous,  gâté  et 
choyé  par  de  délicates  amitiés,  est  précisément  celui  qui  prend 
plaisir  à  rabaisser  et  même,  par  son  outrance,  à  calomnier 
l'humanité;  tandis  que  c'est  le  philosophe  pauvre,  obscur  et 
mourant,  qui  croit  quand  même,  et  de  quelle  ardente  foi!  à 
l'héroïsme  et  à  la  vertu.  Cette  vertu,  il  l'a  glorifiée  par  toutes 
les  belles  pages  qu'il  a  écrites  sur  elle  et  plus  encore  par  son 
vaillant  optimisme  :  en  sorte  que,  si  La  Rochefoucauld  peut 
être  réfuté,  c'est  un  peu  par  les  vives  critiques,  mais  c'est,  bien 
plus  sûrement  encore,  par  la  vie  même  et  par  l'héroïsme  sou- 
riant de  Vauvenargues. 

BIBLIOGRAPHIE 

DairueMMeaii.  —  Éditions  :  Œuvres  de  M.  le  chancelier  d'Aguessean 
(13  vol.  in-4),  commencée  en  1759  par  son  fils  aine,  terminée  en  1789. 
—  Œuvres  complètes  (édit.  Pardessus),  1819,  16  vol.  —  Lettres  inédites 
fédit.  Rives,  1823). 

Ouvrages  relatifs  a  Daguesseau.  —  Thomas,  Éloge  de  Daguesseau.  — 
BouUée.  Histoire  de  la  vie  et  des  ouvrages  du  chancelier  Daguesseau,  1849, 
in-12.  —  Oscar  de  Vallée,  Le  duc  d'Orlt'ans  et  le  chancelier  Daguesseau, 
1860,  in-8.  —  Francis  Meunier,  Le  chancelier  dWguesseau,  sa  conduite  et 
ses  idées  politiques,  1860,  1  vol.  in-8.  —  Falconnet,  Notice  dans  l'édilion 
des  Œuvres  de  d'Aguesseau,  1865,  2  vol.  —  Sainte-Beuve,  Causeries  du 
Lundi,  III. 

RoUin.  —  Éditions  :  Traité  des  Études  (l""®  partie  publiée  en  1726, 
2®  partie  en  1728);  Histoire  ancienne  (1730-38,  12  vol.);  Histoire  romaine 
(1738,  9  vol.);  Œuvres  complètes  (édit.  Guizot,  1827,  30  vol.,  édit.  Le- 
tronne,  id.). 

Ouvrages  relatifs  a  Rollin.  —  De  Boze,  Éloge  de  liollin,  1741.  — 
Guéneau  de  Mussy,  Notice  sur  Rollin,  1805.  —  Saint-Alban  Berville, 
Éloge  de  Rollin,  1818.  —  Patin,  Éloge  de  Rollin  (dans  Mélanges  de  littér., 
1810).  —  Sainte-Beuve,  Causeries  du  Lundi,  VI.  —  D""  Volcker,  Rollin 
als  Pâdagog,  Leipzig,  1880.  —  J.  Parmentier.  L'éducation  en  Angleterre, 
1896  (chap.  sur  Locke  et  Rollin)»  — G.  Compayré,  Hist.  critique  de  Uédu- 
cation  en  France,  1879,  t.  I,  liv.  iv,  chap.  il).  —  Buisson,  Dictionnaire  de 
pédagogie  (art.  Rollin). 

VAiivenarycnef*.  —  Introduction  à  la  connaissance  de  Pesprit  humain, 
suivie  de  :  Réflexions  sur  divers  sujets.  Conseils  à  un  jeune  hommf,  Réflexions 
ciitiques  sur  quelques  poètes,  etc.,  Paris,  1746  (sans  nom  d'auteur).  — Œttvres 
de  Vauvenargues,  édition  Forlia,  Paris,  2  vol.  in-12,  1797;  édition 
Suard,  1806,  2  vol.  in-8;  édition  Brière,  1821,  3  vol.  in-8,  et  l'édition  défini- 
tive de  Gilbert,  Paris,  1857,  2  vol.  in-8. 

Ouvrages  relatifs  a  Vauvenargues.  —  Notices  de  Suard,  Gilbert,  dans 
leurs  éditions.' —  Sainte-Beuve,  Causeries  du  Lundi,  III  et  XIV. —  Vil- 
lemain.  Tableau  de  la  Littérature  française  au  XVIIl^  siècle.  —  Vinet,  Lit- 
térature française  ou  XVtll"  siècle.  —  Prévost-Paradol,  Les  Moralistes 
français.  —  M.  Paléologue,  Vauvenargues,  1890,  in-i2. 


CHAPITRE   III 
VOLTAIRE* 


/.  —  La  jeunesse  de    Voltaire 
(i6g4-iy26). 

L'œuvre  de  Voltaire  est  étroitement  mêlée  à  l'histoire  de  sa 
vie  ;  tous  ses  écrits  sont  des  actes ,  qu'il  faut  d'abord  replacer 
dans  les  circonstances  qui  les  ont  produits.  Le  cadre  biogra- 
phique est  donc  celui  qui  convient  le  mieux  pour  étudier  dans 
son  ensemble  une  telle  œuvre,  si  vaste  et  si  variée.  On  trou- 
vera dans  la  suite  de  ce  volume  d'autres  recherches  sur  divers 
écrits  particuliers  de  Voltaire  ^ 

Origine,  éducation  de  Voltaire.  —  François-Marie 
Arouet,  qui  s'est  forgé  à  lui-même  le  nom  de  Voltaire,  naquit 
vraisemblablement  à  Paris,  le  20  ou  le  21  novembre  1694,  sur 
la  paroisse  de  Saint-André-des-Arts  ^  Ni  le  lieu  ni  le  jour  de  sa 
naissance  ne  sont  bien  certains.  Condorcet*  le  dit  né  à  Châtenay, 
près  de  Sceaux;  mais  il  n'en  subsiste  aucun  témoignage  authen- 
tique ^  Voltaire  lui-même,  quand  il  parle  de  la  date  et  du  lieu 

1.  Par  M.  L.  Crouslé,  professeur  à  la  Faculté  des  lettres  de  l'Université  de  Paris. 

2.  Sur  les  relations  de  Voltaire  avec  l'Encyclopédie,  voir  chap.  vu.  Sur  Vol- 
taire romancier,  voir  chap.  ix.  Sur  Voltaire  historien,  voir  chap.  x.  Sur  Vol- 
taire auteur  dramatique,  voir  chap.  xi.  Sur  Voltaire  poète,  voir  chap.  xii. 

3.  Voir  G.  Desnoiresterres,  la  Jeunesse  de  Voltaire  (Paris,  Libr.  acad.  Didier» 
2"  édit.,  1871). 

4.  Vie  de  Voltaire. 

5.  Nous  nous  en  sommes  assure  en  vérifiant  à  Châtenay  le  registre  de  l'état 
civil  pour  l'année  1G94. 


SA  JEUNESSE  85 

précis  de  sa  naissance,  varie  souvent,  et  paraît  avoir  tout  autre 
souci,  plutôt  que  celui  de  l'exactitude. 

Son  père,  François  Arouet,  issu  d'une  famille  honorable  du 
Poitou,  devint  notaire  au  Châtelet  en  1675.  Sa  mère,  Margue- 
rite d'Aumard,  descendue  aussi  d'une  famille  noble  du  Poitou, 
fut  une  femme  des  plus  agréables ,  assez  courtisée  (sinon 
trop)  '  par  des  gens  de  lettres,  entre  lesquels  il  faut  nommer  en 
première  ligne  l'abbé  de  Chàteauneuf,  qui  fut  le  parrain  de 
François  Arouet.  Cette  femme,  de  mœurs  peut-être  un  peu 
légères,  eut  assurément  de  l'esprit,  de  la  grâce  et  des  moyens 
de  plaire.  C'est  d'elle  apparemment  que  son  fils  hérita*  les  dons 
qui  l'ont  rendu  le  plus  séduisant  des  hommes  et  des  écrivains; 
mais  elle  ne  lui  apprit  pas  plus  à  régler  ses  désirs  qu'à  res 
pecter  autrui. 

Son  parrain,  l'abbé  de  Chàteauneuf,  ne  négligea  pas  de  faire 
son  éducation  à  sa  manière.  C'était  une  sorte  de  poète  libertin, 
fort  répandu  dans  les  sociétés  épicuriennes.  Il  présenta  son 
filleul,  dès  l'âge  de  treize  ans,  à  la  fameuse  Ninon  de  Lenclos, 
dont  cet  abbé  fut  le  dernier  adorateur  ^  La  belle  était  âgée 
d'environ  quatre-vingt-cinq  ans  lorsque  cet  enfant  lui  fut  pré- 
senté. «  Sa  maison,  écrit  Voltaire,  était  une  espèce  de  petit 
hôtel  de  Rambouillet,  où  Ton  parlait  plus  naturellement,  et  où 
il  y  avait  un  peu  plus  de  philosophie  que  dans  l'autre.  Les 
mères  envoyaient  soigneusement  à  son  école  les  jeunes  gens 
qui  voulaient  entrer  avec  agrément  dans  le  monde.  Elle  se  plai- 
sait à  les  former...  On  lui  donna  le  nom  de  la  moderne  Léon- 
tium...  Sa  philosophie  était  véritable,  ferme,  invariable,  au- 
dessus  des  préjugés  et  des  vaines  recherches...  Elle  mérita  les 
quatre  vers  que  Saint-Evremond  mit  au  bas  de  son  portrait  : 

L'indulgente  et  sage  nature 
A  formé  l'âme  de  Ninon 
De  la  volupté  d'Epicure 
Et  de  la  vertu  de  Galon.  » 

C'est  donc  à  l'école  de  Ninon  que  Voltaire  adolescent  se  forma 
à  la  philosophie  et  à  la  vertu.  Nous  ne  serons  pas  surpris,  si 

1.  Desnoiresterres,  p.  11. 

2.  Voir  Voltaire,  Sur  M"'  de  Lenclos.  1771. 


86  VOLTAIRE 

nous  ne  trouvons  pas,  dans  la  suite,  sa  philosophie  très  austère 
ni  sa  vertu  très  rigide. 

A  dix  ans,  son  père  le  fit  entrer  au  collège  Louis-le-Grand, 
comptant  que  les  Jésuites,  si  renommés  pour  l'éducation,  sau- 
raient bien  réformer  son  caractère  en  môme  temps  que  déve- 
lopper les  facultés  d'esprit  extraordinaires  qui  éclataient  déjà 
dans  cet  enfant.  Il  gagna  ses  maîtres  par  tout  ce  qu'il  y  avait 
en  lui  de  gracieux  et  de  séduisant,  et  les  émerveilla  par  ses 
talents  précoces.  On  a  fait  une  légende  sur  ses  années  de  col- 
lège :  il  est  bon  de  n'en  retenir  que  le  sens  général.  La  vivacité 
de  ses  reparties  et  la  hardiesse  de  ses  propos  scandalisèrent 
probablement  parfois  les  bons  pères,  qui  ne  s'en  émurent  pas 
outre  mesure,  mais  qui  purent  bien  conjecturer  qu'il  ne  serait 
jamais  une  des  colonnes  de  leur  ordre.  En  revanche,  il  profita 
singulièrement  de  l'habileté  qu'il  leur  attribue  pour  l'enseigne- 
ment des  lettres  classiques  ;  et  ses  essais  dans  la  poésie  fran- 
çaise devancèrent  l'âge.  Il  a,  sans  aucun  doute,  aimé  sincère- 
ment ses  maîtres,  notamment  le  P.  Porée,  son  professeur  de 
rhétorique,  dont  il  fait  un  très  bel  éloge;  le  P.  Tournemine,  à 
qui  il  soumit  plus  tard  différentes  questions  de  théologie  et  de 
philosophie,  puis  sa  tragédie  de  iMérope;  le  P.  Brumoy,  qu'il 
considéra  d'abord  comme  un  oracle  sur  le  théâtre  antique;  le 
P.  Thoulié  (plus  tard  l'abbé  d'Olivet),  qu'il  cultiva  toujours  en 
tant  que  membre  de  l'Académie  française,  quoiqu'il  fût  un  des 
chefs  du  parti  opposé  au  parti  philosophique. 

Il  a  écrit,  en  1746,  au  P.  de  La  Tour,  une  très  belle  lettre  à 
la  louange  de  la  Compagnie  de  Jésus,  où  il  rend  un  plein 
hommage  aux  vertus  ainsi  qu'au  savoir  de  ses  anciens  profes- 
seurs. Condorcet  lui  reproche  cette  lettre  comme  un  acte  de 
faiblesse,  à  peine  excusé  par  l'intérêt  d'une  candidature  acadé- 
mique. On  aimerait  mieux  croire  que  c'est  le  cœur  seul  qui 
parle  dans  ce  témoignage  rendu  à  une  compagnie  que  Voltaire 
n'a  pas  toujours  traitée  si  favorablement;  mais  Voltaire,  dans 
tout  le  bien  et  le  mal  qu'il  dit  des  gens,  écoute  surtout  son 
intérêt  ou  sa  passion  du  moment.  Quant  aux  services  que  les 
Jésuites  ont  rendus  à  son  talent,  il  faut  distinguer.  Ils  lui  ont 
sans  doute  inspiré  le  goût  de  la  littérature  classique  ;  mais  peut- 
être  sont-ils  responsables  d'une   certaine    rhétorique    un   peu 


SA   JEUNESSE  87 

banale  dont  il  ne  s'est  jamais  tlépris  dans  la  haute  poésie.  Ce  sont 
eux  sans  doute  qui  lui  ont  fait  aimer  une  sorte  d'élégance  et  de 
g-entillesse  scolaire,  facile  à  transmettre,  mais  qui  sent  toujours 
son  collège.  Ses  meilleurs  écrits  sont  ceax  où  l'on  ne  trouve 
aucune  trace  de  leur  éducation  :  ce  qui  a  vieilli  chez  lui  est  ce 
qu'il  leur  doit,  c'est-à-dire  une  prétendue  noblesse  de  style  qui 
dénature  trop  souvent  la  pensée  en  lui  communiquant  une  élé- 
gance superficielle,  ce  qu'on  a,  en  un  mot,  appelé  le  style  jésuite, 
qui  paraît  assez  joli,  tant  qu'on  ne  le  compare  pas  au  style 
simple  et  naturel.  Ce  que  Voltaire  a  de  neuf  et  d'intéressant,  il 
ne  le  tient  que  de  son  génie  ;  ce  qu'il  a  de  suranné  est  l'epve- 
loppe  dont  ses  maîtres  ont  affublé  ce  génie  si  original. 

Le  jeune  Arouet  acquit  au  collège  Louis-le-Grand  des  amitiés 
précieuses,  dont  il  a  su  tirer  le  plus  grand  profit.  Parmi  les 
jeunes  gens  de  grande  famille  qui  furent. élevés  là  en  même 
temps  que  lui,  on  remarque  d'abord  les  deux  fils  du  chancelier 
Marc-René  d'Argenson,  qui  devinrent  tous  deux  secrétaires 
d'Etat,  l'un  des  affaires  étrangères,  ce  fut  le  marquis;  l'autre  de 
la  guerre,  ce  fut  le  comte  d'Argenson.  Ce  n'est  pas  au  collège 
qu'il  lia  connaissance  avec  le  futur  maréchal  duc  de  Richelieu, 
quoique  Condorcet  dise  qu'ils  furent  amis  dès  l'enfance.  Mais  de 
bons  rapports  unissaient  la  famille  Arouet  avec  la  maison  de 
Richelieu,  puisque  le  duc,  père  du  maréchal,  tint  sur  les  fonts 
baptismaux  le  frère  aîné  du  poète.  Ce  fut  une  étrange  amitié 
que  celle  de  ces  deux  illustres  représentants  du  xvui^  siècle, 
dont  l'un  résume  en  soi  le  génie,  et  l'autre  la  corruption.  Nés 
à  deux  années  de  distance,  et  paraissant  à  peine  nés  viables,  ils 
ont  poussé  leur  vie,  l'un  jusqu'à  l'âge  de  quatre-vingt-quatre 
ans,  l'autre,  de  quatre-vingt-douze;  et  ils  ont  rempli  presque 
tout  le  siècle  du  bruit  qu'ils  y  ont  fait,  l'un  par  ses  écrits,  l'autre 
par  ses  actions.  Richelieu  fut  (si  l'on  excepte  un  étranger,  le 
maréchal  de  Saxe)  presque  le  seul  homme  de  guerre  qui  ait 
honoré  les  armes  françaises  sous  le  règne  lamentable  de 
Louis  XV;  il  parut  un  héros  dans  cet  âge  de  mollesse,  tout  en 
donnant  l'exemple  de  toutes  les  licences  possibles  :  revêtu  de 
toutes  les  dignités,  maréchal  de  France,  gouverneur  et  presque 
satrape  de  la  grande  province  de  Guyenne,  membre  de  l'Aca- 
démie française,  premier  gentilhomme  de  la  chambre,  favori  du 


88  VOLTAIUE 

roi,  ministre  en  quelque  sorte  reconnu  de  ses  plaisirs;  il  fut  en 
position  de  gouverner  tout  ce  qu'il  est  possible  de  régenter, 
môme  le  théâtre  et  les  lettres.  Voltaire  lui  fit  une  cour  assidue 
pour  les  services  qu'il  avait  toujours  à  demander,  mais  aussi 
par  une  véritable  affection  et  une  sorte  d'idolâtrie.  Dans  ce  per- 
sonnage sans  scrupules,  sans  mœurs,  sans  pudeur,  mais  plein 
de  feu,  d'énergie,  d'audace,  et  même  de  talents,  il  vit  l'idéal  de 
perfection  qu'il  a  rêvé  toute  sa  vie  :  un  autre  Alcibiade,  un 
homme  capable  d'associer  les  plaisirs  avec  la  gloire,  la  licence 
effrontée  avec  les  grands  exploits,  le  mépris  pour  l'opinion  des 
hommes  avec  l'aptitude  à  les  éblouir  et  à  les  dominer.  Richelieu 
fut  S071  héros.  Mais  que  fut  Voltaire  pour  ce  grand  seigneur? 
Probablement  rien  de  plus  qu'un  adorateur  d'élite,  un  protégé 
amusant.  Mais  à  tout  prendre,  devant  la  postérité,  c'est  Riche- 
lieu qui  demeure  l'obligé  et,  s'il  est  permis  de  le  dire,  la  créa- 
ture de  Voltaire,  pour  le  soin  que  celui-ci  a  pris  de  sa  renommée. 

Dans  la  maison  du  notaire  Arouet  fréquentaient  également 
des  gens  de  lettres  et  des  personnages  d'une  plus  haute  condi- 
tion. Parmi  les  premiers,  il  faut  citer  des  poètes  voués  pour  la 
plupart  au  genre  badin  ou  épicurien,  les  Ghaulieu,  les  La  Fare, 
les  Courtin.  Nous  y  ajouterons,  quoique  moins  avant  dans  la 
familiarité,  un  poète  d'un  autre  genre,  Jean-Baptiste  Rousseau, 
dont  le  père,  dit  orgueilleusement  Voltaire',  était  cordonnier  du 
sien  :  c'est  un  genre  de  renseignements  qu'il  n'omet  jamais, 
pour  relever  sa  propre  naissance.  Parmi  les  seconds,  nous  men- 
tionnerons M.  de  Caumartin,  autrefois  intendant  des  finances, 
homme  fort  instruit  des  faits  et  mœurs  du  règne  de  Louis  XIV  ; 
l'abbé  Servien ,  fils  de  l'illustre  négociateur  des  traités  de 
Westphalie;  le  chevalier  de  Sully,  neveu  de  Servien  :  en  somme 
une  petite  société  fort  choisie  d'hommes  d'esprit  et  d'épicuriens. 
Le  centre  des  poètes  et  des  gens  du  monde  de  cette  secte  était 
l'hôtel  du  Temple,  oii  le  grand  prieur  de  Malte,  M.  de  Vendôme, 
tenait  une  cour  de  libertins,  présidée  en  son  absence  par  l'abbé 
de  Ghaulieu. 

Le  jeune  Arouet  fut  introduit  de  très  bonne  heure  dans  cette 
société  brillante  et  licencieuse,  sans    doute  par   son  parrain. 

,  1.  Vie  de  M^  J.-B.  Rousseau,  IIZS. 


SA  JEUNESSE  89 

C'était  vers  1706.  «  Son  père,  écrit-il  ',  le  crut  perdu  parce 
qu'il  voyait  bonne  compagnie  et  qu'il  faisait  des  vers.  »  Le 
jeune  homme  s'accoutumait  à  se  considérer  un  peu  comme  un 
homme  de  qualité,  parce  qu'il  ne  cherchait  son  plaisir  qu'avec 
des  gens  titrés.  Au  milieu  de  ces  dissipations,  il  prenait  de  plus 
en  plus  le  goût  de  la  poésie.  Son  père  voulait  lui  faire  étudier 
le  droit.  Mais  il  fut,  dit-il,  «  si  choqué  de  la  manière  dont  on 
enseignait  la  jurisprudence  dans  les  écoles  de  droit,  que  cela 
seul  lé  tourna  entièrement  du  côté  des  belles-lettres  ». 

En  1712,  l'Académie  française  proposa,  pour  sujet  de  con- 
cours poétique,  l'achèvement  du  chœur  de  Notre-Dame  de  Paris. 
Le  jeune  Arouet  se  hâta  de  composer  une  Ode.  Le  prix  fut 
donné  à  l'abbé  Du  Jarry,  par  l'influence  de  La  Motte,  à  qui  Vol- 
taire en  a  gardé  quelque  rancune.  Sa  déconvenue  lui  inspira  sa 
première  satire  {le  Bourbier),  suivie  d'une  Ode  sur  les  malheurs 
du  tetnps  (1713).  Cette  fois  le  philosophe  naissant  avait  imité 
presque  mot  pour  mot  l'ode  VI  du  livre  III  d'Horace ,  en 
déclamant  contre  les  mœurs  de  son  temps,  qu'il  trouvait,  au 
fond  de  son  cœur,  d'autant  meilleures  qu'elles  étaient  plus 
relâchées. 

Voltaire  en  Hollande.  —  Voltaire  avait  alors  dix-neuf  ans.  /  -© 
Son  père,  peu  charmé  de  ses  essais  poétiques,  voulut,  en  le 
dépaysant,  l'occuper  plus  sérieusement.  Il  le  fît  attacher,  en 
qualité  de  page,  au  marquis  de  Chàteauneuf,  envoyé  auprès 
des  Etats-Généraux.  Nous  le  voyons  donc  arriver  à  la  Haye  en 
septembre  1713.  C'était  un  lieu  à  souhait  pour  s'instruire  dans 
la  diplomatie.  Car  la  Hollande  était,  à  cette  époque,  le  centre 
de  toutes  les  négociations  relatives  à  la  paix  européenne.  Le 
jeune  homme  s'intéressa  probablement  beaucoup  plus  à  la 
guerre  d'écrits,  qui  s'y  faisait  aussi  contre  Louis  XIV  et  l'in- 
fluence française.  C'était,  au  fond,  une  grande  révolution  reli- 
gieuse et  morale  qui  se  préparait  sous  forme  d'articles  de  jour- 
naux et  de  brochures.  Tout  ce  qui  tenait  à  la  monarchie  et  à  la 
France,  et  surtout  le  catholicisme,  était  l'objet  d'une  critique  ù 
savante  et  implacable.  Le  souvenir  de  Pierre  Bayle  était  encore 
tout  récent  :  il  était  mort  en  1709.  Son  gra.nd  Dictionnaire  his- 

1.  Commentaire  historique  sur  les  Œuvres  de  hauteur  de  la  Henriade,  1176. 


90  VOLTAIRE 

torique  et  critique  renfermait  tout  un  arsenal  d'objections  éru-  ■ 
dites  et  malignes,  où  l'on  pouvait  puiser  un  scepticisme  qui  ne 
laissait  pas  subsister  beaucoup  des  opinions  établies.  Bayle  fît 
apparemment  dès  ce  temps-là  une  profonde  impression  sur  le 
jeune  philosophe,  qui  l'a  depuis  vanté  sans  réserve,  et  lui  a 
fréquemment  emprunté  sa  méthode,  ses  arguments  et  son  éru- 
dition; de  telle  sorte  qu'on  peut  se  demander  si  Voltaire,  sans 
Bayle,  serait  devenu  ce  qu'il  a  été,  l'antagoniste  le  plus  redou- 
table qu'aient  jamais  rencontré  les  croyances  religieuses. 

Mais  François  Arouet,  à  l'âge  de  dix-neuf  ans,  avait  encore 
en  tète  autre  chose  qu'une  grande  révolution  morale  à  pré- 
parer. Il  tomba  tout  simplement  amoureux  d'une  jeune  fille, 
Olympe  Dunoyer,  dite  Pimpette,  dont  la  mère  tenait  à  la  Haye 
une  agence  de  nouvelles.  Il  y  eut  là  un  petit  roman  d'amour, 
avec  travestissements,  projets  d'enlèvement,  et  complications 
de  diverses  sortes.  Mais  l'ambassadeur  renvoya  son  page; 
M.  Arouet  le  père  parla  de  lettre  de  cachet;  Pimpette  se  consola 
vite,  et  accepta  pour  galant  un  autre  homme  de  lettres  français. 
François  Arouet  pardonna  très  aisément,  et  devint  clerc  de 
procureur.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  intéressant  dans  cette  aventure, 
est  que  nous  lui  devons  la  seule  correspondance  d'amour  que 
nous  ayons  de  ce  merveilleux  écrivain.  Il  en  avait  déjà  fini 
avec  la  passion  sincère;  et  peu  d'années  après,  au  milieu  de  ses 
lettres  de  galanterie,  nous  lisons  qu'il  ne  se  croit  pas  «  fait  pour 
l'amour,  et  qu'il  trouverait  ridicule  une  femme  qui  l'aimerait  ». 
Il  ne  voudra  plus  jamais  que  du  plaisir  sans  gêne,  et  des  com- 
merces agréables  sans  aucun  attachement  qui  pourrait  nuire  à 
son  travail,  à  sa  bonne  humeur  et  à  sa  liberté.  Il  lui  restera 
toujours  le  don  de  la  séduction  et  l'art  de  déconcerter  la  vertu, 
quand,  par  hasard,  il  peut  la  rencontrer. 

Au  retour  de  son  escapade,  François  Arouet  se  vit  obligé 
d'entrer  comme  clerc  chez  maître  Alain,  procureur  au  Châtelet. 
Là,  il  apprit  au  moins  assez  de  chicane  pour  se  rendre,  dans  la 
suite,  fort  redoutable  à  quiconque  eut  le  malheur  de  se  trouver 
en  procès  avec  lui;  ce  qui  advint  à  plus  d'un  qui  n'y  pensait 
guère.  D'autre  part,  il  tenait  apparemment  de  son  père  une  rare 
aptitude  à  tout  ce  qu'on  appelle  des  affaires;  et  peut-être  jamais 
un  autre  poète  ne  se  trouva  aussi  capable  des  calculs  et  combi- 


SA  JEUNESSE  91 

naisons  nécessaires  à  l'acquisition  et  à  la  conservation  d'une 
grosse  fortune.  Il  n'était  pas  le  poète  dont  parle  Horace  :  Versus 
anmt,  hoc  stiidet  unum. 

Cependant,  au  milieu  des  écritures  d'une  étude  de  procureur, 
sa  première  tragédie  (Œdipe)  était  achevée,  au  moins  dans  sa 
première  forme;  les  comédiens  refusèrent  de  la  jouer,  parce  que 
la  pièce  ne  contenait  pas  d'intrigue  d'amour. 

11  lança  la  satire  du  Dourhiei\  qui  lui  fit  beaucoup  d'ennemis 
parmi  les  gens  de  lettres,  entre  autres  La  Motte,  qui  s'y  trouvait 
nommé,  et  Jean-Baptiste  Rousseau,  qui  put  s'y  croire  indiqué.  Il 
fit  paraître  encore  un  conte  licencieux,  VAnti-Giton,  adressée 
M""  Le  Couvreur  (1714).  D'autres  peccadilles  contribuaient  à  lui 
assurer  une  mauvaise  réputation,  en  attendant  qu'il  en  pût  con- 
quérir une  bonne.  Son  père  ne  savait  encore  que  faire  de  ce 
garçon  charmant  et  incommode ,  lorsque  M.  de  Caumartin 
demanda  à  l'emmener  à  Saint-Ange,  où  il  possédait  un  fort 
beau  domaine,  non  loin  de  Fontainebleau.  On  a  tout  lieu  de 
croire  que  c'est  ce  vieillard  instruit  et  aimable  qui  lui  suggéra 
l'idée  du  Siècle  de  Louis  XIV  (pour  lequel  il  le  munit  de  ren- 
seignements originaux),  et  aussi  la  pensée  de  choisir,  pour 
sujet  d'un  poème  épique,  la  A'ictoire  de  Henri  IV  sur  la  Ligue. 

Œdipe.  La  Henriade.  —  Le  règne  de  Louis  XIV  venait  de 
prendre  fin  (1®""  septembre  4713).  Le  gouvernement  du  Régent, 
tout  favorable  à  la  licence  des  mœurs  comme  au  relâchement  de 
l'autorité,  profita  sans  retard  au  grand  prieur  de  Vendôme,  qui 
revint  de  l'exil  pour  présider  à  la  société  du  Temple.  On  put  dès 
lors  afficher  la  débauche  avec  honneur.  C'est  l'expression  même 
du  jeune  Arouet  :  «  J'eus  l'honneur,  écrit-il,  de  prendre  part  à 
ces_orgies  »;  c'est-à-dire  qu'il  eut  la  joie  de  vivre  familièrement 
avec  des  grands  seigneurs  libertins  et  gens  de  goût,  par  consé- 
quent les  meilleurs  juges,  à  son  sens,  de  la  poésie.  Non  moins 
utiles,  à  l'entendre,  furent  les  avis  de  l'aréopage  de  Sceaux,  oii 
présidait  la  duchesse  du  Maine.  Celle-ci  et  les  gens  de  lettres  de 
sa  cour,  le  cardinal  de  Polignac,  M.  de  Malezieu,  avaient  blâmé 
l'emploi  de  l'amour  dans  le  sujet  d' Œdipe;  mais,  en  revanche, 
ils  approuvaient  la  «  Scène  de  Sophocle  ».  Car  Voltaire  était 
convaincu  qu'il  avait  reproduit  exactement  une  partie  essen- 
tielle de  la  tragédie  athénienne.  Fort  de  la  décision  de  ce  tri- 


z' 


92  VOLTAIRE 

bunal  suprême,  il  risqua  Œdipe,  tel  quel,  malgré  les  comé- 
diens, qui  voulaient  à  tout  prix  des  rôles  d'amoureux. 

La  pièce  fut  enfin  représentée  le  18  novembre  lldS,  avec  un 
succès  éclatant.  En  un  moment,  le  jeune  Arouet  devint  illustre. 
La  Motte  lui-même  le  salua  comme  le  successeur  et  l'émule  de 
Corneille  et  de  Racine.  Le  poète  n'était  âgé  que  de  vingt-quatre 
ans.  Malheureusement  ce  brillant  début  fut  traversé  par  une 
méchante  affaire,  due  à  la  mauvaise  réputation  que  l'auteur 
s'était  déjà  faite. 

Les  mœurs  du  Régent  Philippe  d'Orléans  sont  connues.  La 
satire  n'épargna  pas  un  prince  qui  semblait  la  défier  et  ne  dai- 
gnait pas  la  réprimer.  Deux  pièces  aussi  injurieuses  que  licen- 
cieuses coururent  sur  le  Régent  et  sa  fille  la  duchesse  de  Berry. 
Elles  furent  au  hasard  attribuées  au  jeune  Arouet,  qui  ne  les  a 
jamais  avouées;  et  elles  lui  attirèrent  un  ordre  d'exil.  Il  fut 
relégué  à  Tulle,  puis,  par  grâce,  à  Sully-sur-Loire,  où  son  père 
avait  des  parents  qui  devaient,  selon  l'ordre  du  Régent,  «  cor- 
riger son  imprudence  et  réprimer  sa  vivacité  ».  Il  préféra  l'hos- 
pitalité du  duc  de  Sully,  qui  l'accueillit  dans  son  magnifique 
domaine,  où  il  aurait  trouvé  «  délicieux  de  rester,  s'il  lui  eût  été 
permis  d'en  sortir  ». 

C'était,  pour  lui,  jouer  de  malheur  que  de  se  faire  mal  venir 
du  Régent,  qui  était  tout  à  fait  le  prince  selon  son  cœur,  par 
son  humanité,  par  la  licence  de  ses  mœurs  et  par  son  incré- 
dulité affichée.  Il  se  hâta  de  regagner  la  faveur  du  prince, 
en  lui  adressant  une  ÉjiUre  pleine  de  louanges,  où  il  le  com- 
parait magnifiquement  à  son  aïeul  Henri  IV.  Le  Régent  se  fit 
présenter  le  poète.  Mais  Voltaire,  que  sa  funeste  espièglerie  ren- 
dait toujours  suspect,  ne  tarda  pas  à  être  accusé  d'une  autre 
pièce  dont  il  était  également  innocent.  C'était  une  satire  connue 
sous  ce  titre  :  les  J'ai  vu,  satire  générale  du  règne  de  Louis  XIV, 
terminée  par  ce  vers  : 

J'ai  vu  ces  maux  et  je  n'ai  pas  vingt  ans. 

L'auteur  fut  connu  plus  tard;  c'était  un  certain  Le  Brun, 
lequel  en  fit  l'aveu.  Mais  Arouet  se  vit  un  matin  enlevé  chez  lui, 
et  conduit  à  la  Bastille  (16  mai  1717).  Cette  captivité  imméritée 
lui  inspira  une  des  plus  jolies  satires  qu'il  ait  écrites,  la  Bas- 


SA  JEUNESSE  93 

lille:  on  croirait  lire  un  des  meilleurs  morceaux  de  Marot.  Inno- 
cent du  fait  dont  il  était  accusé,  il  ne  l'était  pas  sur  d'autres. 
Il  eut  l'imprudence,  dans  un  accès  de  folle  colère,  de  se  vanter 
d'avoir  écrit  quelque  chose  contre  le  Régent  et  sa  fille,  et  il  fit 
cette  sottise  en  présence  d'un  espion  '.  Aussi  fut-il  traité  sévère- 
ment à  la  Bastille,  où  il  y  avait  des  régimes  fort  inégaux.  Il  pro- 
fita de  sa  captivité  de  onze  mois  pour  écrire  une  partie  de  son 
poème  de  la  Ligue  ou  la  Henriade.  Enfin  sa  prison  fut  convertie  / 
en  exil  :  il  dut  se  confiner  dans  la  propriété  de  son  père  à  Châ- 
tenay;  puis  on  lui  permit  de  venir  de  temps  en  temps  à  Paris. 
C'est  ainsi  qu'il  put  assister  à  la  première  représentation 
à' Œdipe,  et  jouir  de  sa  gloire. 

Mais  il  trouvait  qu'il  avait  été  assez  malheureux  sous  le  nom 
de  son  père  :  il  changea  ce  nom,  comme  pour  conjurer  un 
mauvais  sort.  En  retournant  les  lettres  (arovet  l  {é)  j.  {eune),  il 
en  fit  Voltaire,  qui  sonnait  mieux. 

L'année  suivante.  Voltaire,  un  moment  soupçonné  d'être  l'au- 
teur du  pamphlet  de  La  Grange-Chancel  contre  le  duc  d'Orléans, 
les  PhilippiqueSf  se  retira  par  prudence  à  Sully-sur-Loire.  Puis 
nous  le  voyons,  pendant  quelques  mois,  voyager  de  château  en 
château,  toujours  travaillant  à  sa  Henriade  et  à  une  nouvelle 
traigédie  à^Artémire,  qui  fut  jouée  le  15  février  1720.  Le  même 
jour  le  poète,  mal  content  du  puhlic,  et  peut-être  aussi  de  sa 
pièce,  la  retira  du  théâtre;  il  n'en  garda  que  des  fragments, 
qu'il  a  introduits  plus  tard  dans  Mariamne. 

Il  alla  jouir,  au  célèbre  château  de  Richelieu,  en  Touraine, 
de  l'amitié  de  ce  seigneur,  modèle  des  libertins,  qu'il  ne  craint 
pas  d'élever  fort  au-dessus  de  son  grand-oncle  le  cardinal, 
comme  étant  plus  aimable  que  lui  *.  Nous  le  verrons  plus  d'une 
fois  prononcer  des  jugements  de  ce  genre,  comme  s'il  se  faisait 
une  loi  de  n'apprécier  les  hommes  qu'avec  l'esprit  d'une  femme 
galante.  Il  est  toujours  le  disciple  de  Ninon  de  Lenclos.  Le 
jeune  duc  n'était  encore  connu  que  par  ses  bonnes  fortunes 
invraisemblables,  par  des  offenses  répétées  au  Régent,  et  par  un 
projet  de  trahison  dans  la  conspiration  de  Cellamare.  Mais 
quelque  délicieuse  que  son  amitié  parût  h  Voltaire,  sa  personne 

1.  Desnoireslerres,  la  Jeunesse  de  Voltaire,  p.  127-129. 

2.  ÉpilreàM.  le  duc  de  Richelieu,  1756. 


94  VOLTAIRE 

et  son  château  princier  ne  retinrent  pas  longtemps  le  jeune  poète, 
passionnément  appliqué  à  sa  grande  œuvre  de  la  Henriade 
(1720).  Il  communiquait  à  ses  hôtes  les  parties  déjà  écrites,  ou 
les  faisait  lire  dans  toutes  les  sociétés  qui  se  piquaient  de  goût 
pour  la  poésie.  La  réputation  de  son  poème  grandissait  avec 
l'œuvre  elle-même,  et  déjà  Ton  répétait  ce  qui  avait  été  dit  de 
VÉnéide  naissante  : 

Nescio  quid  majvs  nascitur  Iliade. 

En  ce  temps  mourut  Chaulieu  (27  juin  1720),  déjà  remplacé 
avec  avantage  dans  la  poésie  badine  par  le  jeune  Voltaire,  qui 
sut  unir,  sans  en  être  embarrassé,  ce  genre  de  mérite,  très 
goûté  des  petits  maîtres  et  des  femmes  légères,  avec  les  ambi- 
tions d'un  philosophe  qui  prétendait  réformer  l'esprit  humain 
par  la  philosophie.  D'ailleurs,  la  philosophie  et  la  vie  de  plaisir 
étaient-elles  pour  lui  deux  choses  séparées?  Son  premier  maître 
dans  ce  genre  de  sagesse  qu'il  a  professé  toute  sa  vie,  fut,  après 
Bayle,  le  fameux  lord  Boiingbroke  (Henri  Saint-John).  Cet 
homme  d'État,  que  les  crises  politiques  d'Angleterre  avaient 
porté  très  jeune  au  pouvoir,  puis  réduit  à  l'exil,  se  plaisait  à 
passer  le  temps  de  ses  disgrâces  en  France,  où  il  finit  par  s'ar- 
ranger une  résidence  favorite  en  Anjou,  au  château  de  la  Source. 

On  a  lieu  de  croire  que  Voltaire  y  fut  présenté  par  la  famille 
de  la  fameuse  M'""  de  Tencin,  dont  un  neveu,  le  comte  d'Argental, 
demeura  toute  sa  vie  l'ami  le  plus  dévoué  et  le  plus  considéré 
du  poète.  Cette  famille  très  spirituelle,  très  lettrée,  et  affran- 
chie de  toutes  croyances,  convenait  à  merveille  à  l'esprit  de 
Voltaire,  comme  à  celui  de  Boiingbroke. 

Le  poème  de  la  Ligne  avançait.  L'auteur  en  concevait  les  plus 
légitimes  espérances,  et  en  préparait  d'avance  le  succès  avec 
une  industrie  incomparable.  Il  faisait  sa  cour  à  tous  les  arbitres 
de  la  renommée.  Il  se  garda  bien  de  négliger  le  seul  poète 
éminent  qu'il  y  eût  encore  dans  la  langue  française,  Jean- 
Baptiste  Rousseau,  alors  en  exil.  Il  lui  adressa  en  Belgique  la 
lettre  la  plus  flatteuse,  la  plus  humble,  la  plus  obséquieuse',  lui 
soumettant  le  plan  de  son  poème,  lui  demandant  ses  avis,  et 

1.  Lettre  du  23  janvier  1722. 


SA  JEUNESSE  9S 

promettant  d'aller  lui- môme  «  consulter  son  oracle.  On  allait 
autrefois,  ajoute-t-il,  de  plus  loin  au  temple  d'Apollon,  et  sûre- 
ment on  n'en  revenait  point  si  content  que  je  le  serai  de  votre 
commerce.  »  Il  faisait  recommander,  par  J.-B.  Rousseau,  son 
poème  à  l'attention  du  prince  Eugène,  reg-ardé  alors  comme  le 
plus  grand  homme  de  l'Europe;  mais  pour  ne  point  rendre 
jaloux  son  autre  protecteur,  le  maréchal  de  Villars,  il  associait 
ingénieusement  ces  deux  noms  dans  un  éloge  inséré  en  son 
poème.  On  n'a  jamais  reproché  à  un  poète  épique  de  glorifier 
les  grands  hommes  de  son  temps;  mais  Voltaire  ne  devrait 
pas  traiter  aussi  durement  qu'il  le  fait  Horace  et  Virgile,  pour 
avoir  glorifié  l'empereur  Auguste,  et  Boileau  pour  avoir  loué 
Louis  XIV.  Surtout,  il  n'eût  pas  dû,  dans  une  Epître  à  Dubois, 
mettre  bien  au-dessus  du  cardinal  de  Richelieu  celui  qu'il 
appelle  ailleurs  (dans  V Histoire  du  Parlement  de  Paris,  chap.  lxh) 
«  l'abbé  Friponneau  ». 

Il  songea  d'abord  à  dédier  la  Henriade  k  lord  Bolingbroke; 
puis  il  pensa  au  roi  Louis  XV  en  personne.  Il  rédigea  dans 
cette  intention  une  épître  qui  ne  fut  pas  imprimée  *,  où  il  faisait 
au  jeune  roi  la  leçon  «  avec  la  fermeté  d'un  citoyen  »,  disent 
ses  panégyristes;  en  réalité,  avec  la  maladresse  d'un  étourdi, 
qui  met,  sans  nécessité,  le  doigt  sur  des  plaies  vives*.  Il  finit 
par  transporter  son  hommage  au  roi  et  à  la  reine  d'Angleterre. 
Faut-il  s'étonner  si  Louis 'XV  ne  goûta  jamais  un  esprit  qui  se 
mêlait  de  tout,  et  trouvait  moyen  de  blesser  partout? 

On  voit  presque  toujours  Voltaire,  à  cette  époque,  plus  ou 
moins  en  ménage  avec  quelque  dame,  dont  on  ne  saurait  dire  de 
quel  titre  elle  pouvait  l'appeler.  En  1722,  il  conduit,  ou  suit, 
en  Hollande,  M""  de  Rupelmonde,  fille  d'un  maréchal  de  France. 
Chemin  faisant,  on  causait  de  philosophie  :  le  poète  apprenait  à 
sa  belle  compagne  à  douter  de  toute  croyance  religieuse.  De  ces 
conversations  est  sortie  la  fameuse  Epître  à  Julie  [ou  à  Uranie), 
ou  le  Pour  et  le  Contre.  «  Cette  pièce  fut,  dit  Condorcet,  le 
premier  monument  de  sa  liberté  de  penser,  comme  de  son  talent 
pour  traiter  en  vers  et  rendre  populaires  les  questions  de  méta- 


1.  Elle  se  trouve  dans  Dftsnoireslerres, /a  Jeunesse  de  Voltaire,  p.  253. 

2.  Il  y  Taisait  une  allusion  peu  oi)ligcante  aux  démêlés  du  roi  avec  le  Parle- 
ment à  propos  de  la  bulle  Unigmitus. 


96  VOLTAIRE 

physique  et  de  morale.  »  Ce  fut,  en  effet,  sa  première  déclara- 
tion de  g-uerre  à  toute  religion  positive.  Sous  couleur  d'exa- 
miner le  pour  et  le  contre,  il  détruit,  par  une  argumentation 
tranchante  et  rapide,  toutes  les  croyances  fondées  sur  la  révéla- 
tion, et  conclut  en  s'adressant  à  son  Dieu,  le  Dieu  de  sa  religion 
naturelle  : 

Je  ne  suis  pas  chrétien,  mais  c'est  pour  t'aimer  mieux. 

Voilà  le  déisme  hautement  annoncé,  et  jamais  Voltaire  n'a 
rien  écrit  de  plus  net  ni  de  plus  vigoureux.  Mais,  pour  publier 
cet  audacieux  manifeste,  il  attendit  nombre  d'années,  et  alors  il 
le  donna  comme  un  ouvrage  posthume  de  Chaulieu,  qui  n'avait 
plus  rien  à  craindre  de  personne.  Ce  fut  son  premier  chef- 
d'œuvre  de  polémique  et  aussi  sa  première  imposture  intéressée. 
Il  avait  annoncé  àJ.-B.  Rousseau  sa  visite  à  Bruxelles.  En 
s'y  rencontrant,  les  deux  poètes  se  jetèrent  dans  les  bras  l'un  de 
l'autre,  mais  un  peu  précipitamment  :  car  de  la  première  ren- 
contre jaillirent  des  étincelles;  et  voilà  la  g-uerre  allumée.  Rous- 
seau, sincèrement  ou  non  (ce  que  nous  n'avons  pas  à  juger), 
avait  fait  une  conversion  éclatante.  Les  philosophes  du  siècle, 
qui  n'hésitent  jamais  sur  ce  point,  et  Voltaire  en  tête,  ne  voient 
là  que  de  l'hypocrisie  :  c'est  affaire  à  eux  de  connaître  le  fond 
des  consciences.  L'irréligion  affectée  de  son  jeune  confrère  dut 
choquer  Rousseau,  comme  la  piété  de  Rousseau  scandalisa  le 
nouveau  philosophe.  Tous  deux  se  communiquèrent  leurs  der- 
niers écrits,  et  se  critiquèrent  mutuellement,  peut-être  avec  un 
peu  d'aigreur.  Lequel  des  deux  eut  les  premiers  torts  ou  les 
plus  graves?  Cela  paraît  difficile  à  démêler  :  car  on  ne  peut 
s'en  rapporter  aveuglément  au  témoignage  ni  de  l'un  ni  de 
l'autre.  Condorcet,  qui  écrit  l'histoire  du  chef  de  la  secte  des 
philosophes  comme  un  moine  écrit  celle  du  saint  fondateur  de 
son  ordre,  fait  honneur  de  tout  à  Voltaire.  Il  affirme  que  celui- 
ci  ne  répondit  à  Rousseau  qu'  «  après  quinze  ans  de  patience  ». 
En  faisant,  par  dates,  le  relevé  des  écrits  qu'il  a  publiés  contre 
•  son  adversaire,  nous  ne  trouvons  pas  le  compte  juste.  Il  est  cer- 
tain qu'il  l'attaqua  au  moins  dès  1732,  dans  le  Temple  du  Goût; 
et,  après  l'avoir  déchiré  et  flétri  à  toute  occasion,  il  le  poursuivit 
encore  plus  de  vingt  ans  après  sa  mort,  dans  Y  Eloge  de  Crébillon 


<\^° 


HIST.   DE  LA   LANGUE  &  DE  LA  LITT.   FR. 


T.  VI,   CH.  III 


Armand  Colin  A  C',  Editeurs,  Paris. 


PORTRAIT  DE  VOLTAIRE 

GRAVÉ    PAR   P.-A.    TARDIEU    D'APRÈS   N.    DE   LARGÎLIÉRE 
Bibl.  Nat.,  Cabinet  des  Estampes,  N  2 


SA  JEUNESSE  97 

^1762).  Voltaire  n'a  jamais  pardonné  à  aucun  de  ses  ennemis. 

De  Bruxelles,  il  gag^na  La  Haye,  où  il  goûta  fort  les  plaisirs 
tlu  luxe  et  de  la  société;  puis  Amsterdam,  où  il  admira  l'acti- 
vité, la  simplicité,  le  sérieux  d'une  ville  de  cinq  cent  mille 
•âmes,  où  il  ne  vit  <t  pas  un  oisif,  pas  un  pauvre,  pas  un  petit 
maître,  pas  un  insolent  »,  mais  partout  le  spectacle  de  l'égalité 
républicaine.  Il  s'imagina  qu'il  était  fait  pour  vivre  au  milieu 
d'une  nation  plus  grave  et  plus  modeste  que  la  sienne,  ne 
songeant  pas  qu'il  y  serait  mort  d'ennui  parmi  tant  de  gens 
•flegmatiques;  la  frivolité  française,  qu'il  se  croyait  en  droit  de 
mépriser,  était  le  seul  élément  où  il  pût  respirer  à  son  aise. 
C'est  Alcibiade  s'imaginant  qu'il  ne  pourrait  vivre  qu'à  Sparte. 

De  retour  en  France,  à  la  fin  de  l'année  4722,  il  s'occupa 
!i|)resque  exclusivement  de  la  publication  de  son  poème.  Il  s'était 
ilatté  de  l'espoir  de  le  faire  paraître  en  France  avec  privilège, 
lorsqu'il  apprit  que  le  privilège  lui  serait  refusé.  Mais  aussitôt 
il  prit  ses  mesures  pour  faire  imprimer  l'ouvrage  à  Rouen,  en 
-secret,  avec  la  connivence  de  plusieurs  magistrats  du  parlement; 
et  ensuite  pour  l'introduire  subrepticement  à  Paris.  C'est  ainsi 
que  cette  épopée,  qui  fut  considérée  comme  le  chef-d'œuvre  du 
siècle,  ne  vit  le  jour  que  par  une  sorte  de  complot,  et  en 
dépit  de  la  mauvaise  volonté  du  gouvernement  (juin  1723). 

Le  succès  de  la  Henriade  dépassa  toute  espérance.  Ce  fut  de 
l'ivresse  :  la  France  avait  donc  enfin  son  poème  épique,  son 
Homère,  son  Virgile  !  Voilà  ce  qu'on  disait  partout,  en  lisant  ce 
poème  presque  interdit;  et  l'on  ne  se  doutait  pas  que  cette 
■épopée,  loin  de  devenir  jamais  un  vrai  poème  national,  tombe- 
rait dans  le  discrédit,  presque  dans  l'oubli,  moins  de  cent  ans 
après  avoir  été  saluée  comme  une  merveille  de  l'esprit  humain. 

L'envie  l'attaquait  déjà  par  tous  les  côtés.  Le  ton  de  la  cri- 
tique, dans  les  journaux  littéraires,  la  laissait  percer.  Le  théâtre 
lie  la  Foire  la  faisait  paraître  à  découvert.  La  tragédie  H'Artc- 
mire,  abandonnée  par  l'auteur,  était  parodiée  dans  la  farce  de 
Piron,  Arlequin- De ucal ion,  qui  fit  assez  grand  bruit.  Voltaire 
en  fut  très  piqué,  bien  qu'il  affectât  de  mépriser  ces  «  triveli- 
nades'  ».  La  vérité  est  qu'il  n'a  jamais  pu  supporter  la  moindre 

1.  Lettre  4  Threriol,  3  janvier  1723. 

Histoire  db'i.a  langue.  VI.  7 


98  VOLTAIRE 

piqûre  au  sujet  de  ses  œuvres,  et  pas  même  une  critique 
mesurée.  Il  essaya  d'écraser  Piron  dans  une  rencontre  chez  la 
marquise  de  Mimeure,  leur  commune  amie  :  ce  fut  la  première 
joute  d'esprit  entre  ces  deux  maîtres  moqueurs;  mais  le  poète 
bourguignon  gardait  son  sang-froid  et  sa  bonne  humeur  dans 
ce  genre  d'escrime,  et  Voltaire  n'a  jamais  réussi  à  le  désarmer. 

Les  succès  comme  les  échecs  ne  faisaient  que  stimuler  la 
prodigieuse  fécondité  du  génie  de  Voltaire.  La  tragédie  de 
Mariamne,  construite  en  partie  des  débris  A' Artémire,  fut  jouée 
à  la  Comédie-Française  le  6  mars  1724.  Quoique  cette  pièce  fût 
vraiment  tragique,  elle  tomba  sur  un  mauvais  jeu  de  mots  d'un 
plaisant  du  parterre,  qui  cria  :  «  La  reine  boit  »,  au  moment  oii 
Mariamne  est  obligée  de  prendre  le  poison  que  lui  fait  présenter 
son  époux  Hérode.  L'auteur  a  toujours  gardé  rancune  au  public 
de  cette  aventure.  Mais  il  mit  sa  tragédie  en  réserve  pour  la 
faire  reparaître  plus  tard. 

Ses  lettres  en  ce  temps  sont  remplies  de  plaintes  sur  sa 
mauvaise  fortune  et  sur  sa  mauvaise  santé.  Ni  l'une  ni  l'autre 
n'était  si  mauvaise.  Il  prolongea  sa  débilité  jusqu'à  quatre- 
vingt-quatre  ans.  Pour  la  fortune,  elle  lui  fut  toujours  com- 
plaisante; en  1724,  il  prétend  qu'  «  après  avoir  vécu  pour  tra- 
vailler, il  va  se  trouver  obligé  de  travailler  pour  vivre  ».  Or, 
de  compte  fait,  il  n'en  était  pas  réduit  à  gagner  son  pain  par  son 
travail.  Son  père  était  mort  le  l"'  janvier  1722,  avantageant, 
par  son  testament,  son  fils  aîné  Armand.  Voltaire  altaqua  ce 
testament  :  ce  fut  matière  à  des  procès  qui  durèrent  au  moins 
trois  ans,  et  dont  il  fut  mal  content.  En  somme,  il  a  déclaré  plus 
tard  qu'il  eut  «  quatre  mille  deux  cent  cinquante  livres  de  rente 
pour  patrimoine  ».  Après  sa  sortie  de  la  Bastille,  le  Régent  lui 
avait  accordé  une  pension  de  douze  cents  francs  ;  et  quelques 
jours  après  la  mort  de  son  père,  le  roi,  à  la  recommandation 
du  même  prince,  lui  en  accorda  une  de  deux  mille  livres.  Ce 
n'était  pas  l'opulence,  mais  il  sut  toujours  profiter  des  occasions 
de  s'enrichir.  Il  sut  éviter  les  mauvaises  affaires  et  saisir  les 
bonnes.  Il  ne  fut  pas  dupe  du  fameux  Système  de  Law*.  Eclairé 

1.  Lire  dans  le  Précis  du  Siècle  de  Louis  XV,  chap.  ii,  une  très  remarquable 
exposition  des  illusions  du  financier  écossais.  Voltaire,  surtout  dans  une  note, 
traite  en  homme  du  métier  la  matière  du  papier-monnaie. 


SA  JEUNESSE  99 

])ar  les  frères  Paris,  adversaires  Je  l'Ecossais,  il  se  moqua  de 
l'engouement  qui  portait  tout  le  monde  vers  les  valeurs  imagi- 
naires, et  s'attacha  au  solide.  En  revanche,  il  ne  manqua  pas 
les  occasions  de  spéculations  avantageuses.  Il  obtint  du  Régent 
un  privilège  pour  constituer  une  compagnie  financière,  où  il  y 
avait  gros  à  gagner.  Il  fit  un  beau  coup  de  bourse  en  Lorraine, 
au  moyen  d'une  petite  supercherie,  que  la  rudesse  de  langage 
de  notre  temps  appellerait  une  escroquerie;  et  il  tripla  sa  mise 
en  peu  de  jours.  Rassurons-nous  donc  sur  ses  moyens  d'exis- 
tence, comme  sur  sa  longévité,  et  ne  nous  laissons  pas  trop 
émouvoir  par  ses  plaintes.  Il  eut  toujours  bonne  tête,  gouverna 
bien  ses  affaires,  et  se  mit  en  état  de  mener  enfin  une  vie 
opulente,  tout  en  répandant  beaucoup  de  bienfaits,  qui  furent 
le  plus  souvent  fort  bien  placés,  disons-le  hautement  à  son 
honneur. 

Il  avait  des  amis,  c'est  un  bien  qu'il  apprécia  toujours  à 
son  véritable  prix.  Rien  n'est  plus  agréable  que  sa  corres- 
pondance avec  MM.  de  Cideville  et  de  Formont,  jeunes  magis- 
trats rouennais,  fort  amoureux  de  la  poésie,  qui  lui  rendirent 
de  grands  services  pour  l'impression  clandestine  de  la  Henriade. 
Le  jeune  Génonville  était  encore  un  des  favoris,  une  des  idoles 
de  la  société  charmante  dont  Voltaire  faisait  ses  délices.  La 
mort  de  cet  ami  frappa  cruellement  l'auteur  de  la  Henriade,  et 
lui  inspira,  dans  son  épître  aux  Mânes  de  M.  de  Génonville  (1729), 
deux  vers  dont  on  ne  trouverait  pas  aisément  l'équivalent  dans 
toute  son  œuvre  poétique  : 

Malheureux  dont  le  cœur  ne  sait  pas  comme  on  aime, 
Et  qui  n'ont  pas  connu  la  douceur  de  pleurer. 

Quoiqu'il  affectât  de  dédaigner  la  cour,  il  fut  très  flatté  de 
pouvoir  assister,  à  Fontainebleau,  aux  fêtes  du  mariage  du  roi 
(sept.  4725),  grâce  aux  avances  gracieuses  de  M™"  de  Prie,  qui 
lui  offrit  son  appartement.  Tout  en  se  donnant  des  airs  d'indé- 
pendance frondeuse,  il  fit  sa  cour  à  la  jeune  reine,  qui  l'appela 
«  son  pauvre  Voltaire  »,  et  lui  donna,  sur  sa  cassette,  une  pension 
de  quinze  cents  livres.  On  jouait  en  sa  présence  Œdipe,  Mariamne 
et  une  comédie  nouvelle  de  Voltaire,  V Indiscret,  pièce  sans  fond 
sérieux,  mais  pleine  de  vivacité  et  de  traits  plaisants.  Il  avait 


100  VOLTAIRE 

encore  composé,  pour  M""  de  Prie,  la  Fête  de  Beléhal,  petit 
divertissement  digne  de  la  Foire,  d'un  style  plus  que  leste,  mais 
relevé  par  la  condition  des  acteurs  qui  le  jouèrent,  à  savoir  des 
princes  du  sang,  et  par  l'honneur  d'être  destiné  à  l'amusement 
de  la  favorite  du  Premier  ministre. 

Voltaire  revenait  de  la  cour,  assez  content,  lorsqu'en 
décembre  1725,  il  se  rencontra,  à  l'Opéra,  avec  le  chevalier  de 
Rohan.  Ses  airs  avantageux  déplurent  à  ce  très  indigne  héritier 
d'un  grand  nom.  Le  chevalier  lui  demanda  son  nom  en  des 
termes  et  sur  un  ton  très  offensant.  Voltaire  lui  répondit  sur-le- 
champ  quelque  chose  comme  ceci  :  «  Mon  nom?  je  le  commence, 
et  vous  finissez  le  vôtre.  »  La  scène  se  renouvela,  dit-on,  à  la 
Comédie-Française,  dans  la  loge  de  M""  Le  Couvreur.  Quelques 
jours  après,  Voltaire  étant  à  dîner  chez  le  duc  de  Sully,  on  vint 
le  demander  pour  parler  à  quelqu'un  qui  l'attendait  dans  la  rue. 
A  peine  sorti,  il  fut  assailli  par  des  gens  qui  le  bàtonnèrent  :  le 
chevalier  de  Rohan  présidait  à  l'exécution.  Le  duc  de  Sully 
refusa  de  prendre  fait  et  cause  pour  son  hôte,  victime  d'un  guet- 
apens  qu'il  n'avait  peut-être  pas  ignoré.  Voltaire  le  punit  en 
retranchant  de  la  Henriade  le  nom  historique  de  Sully,  auquel 
il  substitua  celui  de  Duplessis-Mornay.  Voilà  comment  le  glo- 
rieux compagnon  et  serviteur  du  Béarnais  ne  figure  pas  dans  le' 
poème  de  la  Ligue.  C'était  une  assez  pauvre  vengeance,  mais 
une  vengeance  de  poète. 

Il  ne  fut  pas  aussi  aisé  d'atteindre  le  chevalier  de  Rohan.  Vol- 
taire eut  beau  faire  ce  qu'il  put  pour  le  rencontrer.  La  puissante 
famille  du  coupable  se  remua;  et  ce  fut  la  victime  que  l'on  mit 
à  la  Bastille,  par  mesure  de  prudence.  Exaspéré  d'un  tel  excès 
d'injustice.  Voltaire  conçut  aussitôt  le  dessein  de  renoncer  à  sa 
patrie.  Après  douze  jours  de  détention,  le  gouvernement  lui 
donna  satisfaction  en  le  faisant  transporter  à  Calais,  où  il  fut 
embarqué  pour  l'Angleterre  (mai  1726). 

A  peine  débarqué,  il  revint  à  Paris,  non  sans  péril,  pour  cher- 
cher son  ennemi,  mais  inutilement.  «  Voilà  qui  est  fait,  écrivit- 
il  à  Thiériot  *;  il  y  a  apparence  que  je  ne  vous  reverrai  de  ma 
vie...  Je  n'ai  plus  que  deux  choses  à  faire  dans  ma  vie  :  l'une, 

1.  12  août  1726. 


SÉJOUR  EN  ANGLETERRE  ET  RETOUR  EN  FRANCE  101 

de  la  hasarder  avec  honneur  dès  que  je  le  pourrai;  et  l'autre,  de 
la  finir  dans  l'obscurité  d'une  retraite  qui  convient  à  ma  façon 
de  penser,  à  mes  malheurs  et  à  la  connaissance  que  j'ai  des 
hommes.  »  Voltaire  abandonna  ses  pensions  du  roi  et  de  la 
reine  :  il  voulait  montrer  qu'il  se  considérait  comme  proscri  et 
qu'il  répudiait  sa  patrie. 


//.  —  Séjour  en  Angleterre  et  retour 
en  France  (iy26--i'/33). 

Voltaire  et  les  Anglais.  —  Montesquieu  et  Buffon  devaient 
visiter  l'Ang-leterre  après  Voltaire.  Le  premier  en  rapporta  la 
science  de  la  politique  ;  le  second  de  nouvelles  théories  dans  la 
physique.  Voltaire  y  puisa  non  seulement  des  idées  de  tout 
genre,  mais  l'esprit  même  qui  fait  les  hommes  libres,  à  savoir 
le  sentiment  des  droits  naturels  de  l'homme  et  la  volonté 
inflexible  de  les  faire  valoir. 

Il  a  résumé  ses  études  sur  l'Angleterre  dans  ses  Lettres 
anglaises  ou  Lettres  philosophiques,  ouvrage  où  l'on  a  pu  voir 
avec  raison  une  satire  indirecte  de  la  France,  sous  forme 
d'éloge  de  la  nation  rivale;  mais  qui,  pour  des  lecteurs  équi- 
tables, est  un  de  ses  écrits  les  mieux  inspirés,  les  plus  profi- 
tables et  les  plus  sages,  en  dépit  du  grain  de  malice  qui  s'y 
trouve  mêlé.  Si  le  gouvernement  français  n'en  a  tiré  aucune 
leçon  utile,  c'est  qu'il  était  condamné  à  1  impuissance  de  se 
réformer. 

La  vie  de  Voltaire,  en  Angleterre,  fut,  comme  partout,  labo- 
rieuse et  féconde,  sans  être  jamais  pénible.  Il  y  jouit  des  plaisirs 
de  la  société,  qui  ne  lui  étaient  pas  moins  nécessaires  que  ceux 
de  l'étude.  Le  comte  de  Bolingbroke  l'accueillit  à  bras  ouverts, 
l'hébergea  dans  son  domaine  de  Dawley  (Middlesex),  et  le  mit 
en  relation  avec  les  plus  beaux  esprits  de  la  Grande-Bretagne, 
Swift,  Pope  et  Gay.  Il  se  trouva  bientôt  comme  chez  lui  dans  la 
maison  de  Pope  à  Tvvickenham.  Il  se  lia  d'une  amitié  durable 
avec  un  riche  marchand  de  Londres,  Falkener,  qui  devint  par  la 
suite  un  personnage  important;  il  demeura  longtemps  son  hôte 
à  Wandsworth.  Tout  ce  qu'il  y  avait  de  plus  considérable  en 


102  VOLTAIRE 

Angleterre  par  le  rang  ou  par  l'esprit  lui  fit  le  meilleur  accueil. 
Le  roi  même  voulut  l'indemniser  d'une  perte  d'argent,  et  lui 
envoya  une  somme  de  cent  guinées.  On  reconnaît  à  ces  traits  la 
généreuse  hospitalité  dont  l'Angleterre  se  pique  à  l'égard  des 
étrangers  éminents  par  leur  mérite. 

Voltaire  se  vit  là  beaucoup  plus  considéré  et  plus  heureux 
qu'en  France,  et  d'autant  qu'il  s'y  sentait  à  tous  égards  plus 
libre.  Avec  Bolingbroke,  il  s'exerça  dans  l'incrédulité  historique 
et  sarcastique  ;  avec  Pope ,  dans  la  philosophie  religieuse  et 
morale.  Il  y  apprit  à  estimer  Locke  comme  le  philosophe  par 
excellence.  La  doctrine  à  la  fois  sceptique  et  modeste  de  l'auteur 
de  VEssai  svr  V Entendement  le  ravit.  Il  fut  enchanté  de  lire  un 
philosophe  qui  doutait  beaucoup,  et  qui  faisait  sortir  toute  con- 
naissance de  la  sensation.  Cela  lui  parut  la  vérité  et  la  raison 
même.  Il  eut  pourtant  de  grands  entretiens  avec  Samuel  Clarke, 
le  disciple  de  Newton  ;  mais  la  métaphysique  rebuta  bientôt  son 
esprit  clair  et  superficiel;  et  il  la  rejeta  pour  toujours.  Il  aurait 
bien  voulu  pouvoir  s'entretenir  avec  le  grand  réformateur  de  la 
physique,  l'auteur  du  nouveau  système  du  monde,  le  sublime 
Newton.  Mais  il  ne  put  le  voir  :  l'année  suivante,  il  assista 
aux  funérailles  royales  que  l'Angleterre  fit  à  son  grand 
homme  :  nouveau  sujet  de  comparaison  défavorable  pour  la 
France.  Ce  que  Voltaire  tira  d'abord  de  l'étude  de  la  philosophie 
anglaise  fut  une  vive  et  passionnée  aversion  pour  Descartes,  en 
qui,  dorénavant,  il  ne  voulut  plus  voir  qu'un  auteur  de  romans 
métaphysiques  et  autres.  Il  conçut  probablement  dès  lors  l'ambi- 
tion de  réformer  en  France  la  philosophie,  qui  embrassait 
encore  à  cette  époque  toutes  les  sciences  de  la  nature  avec  les 
sciences  morales. 

Son  imagination  s'agrandissait  avec  son  goût.  Le  génie  de  la 
liberté,  qui  est  celui  de  la  nation  anglaise,  s'étend  à  tout,  même 
aux  œuvres  des  muses.  Il  ne  subit  pas  le  joug  des  conventions 
et  des  habitudes,  et  ne  connaît  point  la  timidité  de  notre  goût. 
Voltaire  connut  le  théâtre  de  Shakespeare,  et  l'admira,  sauf  de 
nombreuses  réserves  *.  Il  ne  lui  pardonna  pas  toutes  les  libertés 
qu'il  prend,  et  releva  tout  de  suite  avec  une  extrême  hauteur 

1.  Lettres  philosophiques,  I.  XVIII. 


SÉJOUR  EN  ANGLETERRE  ET  RETOUR  EN  FRANCE  103 

les  défauts  qui  le  choquaient  dans  «  ces  farces  monstrueuses 
qu'on  appelle  tragédies  ».  Mais  s'il  ne  trouva  pas,  dans  les  chefs- 
d'œuvre  de  Shakespeare,  «  la  moindre  étincelle  de  bon  goût  », 
ni  «  la  moindre  connaissance  des  règles  »,  il  lui  envia  une  puis-  . 
sance  tragique   et  une  hardiesse   à  traiter  les  grands   intérêts  I 
d'État,  qu'il  se  promit  de  transporter  en  France,  autant  que. 
pouvait  le  permettre  Je  goût  de  notre  nation,  qu'il  juge  infini- 
ment plus  sûr  que  le  goût  anglais.  Il  entrevit  donc,  assez  vague- 
ment d'ailleurs,  l'idée  d'un  nouveau  genre  de  tragédie,  où  la 
politesse  de  cour  serait  remplacée  par  une  franchise  héroïque,  \ 
et  les  intrigues  d'amour  par  les  plus  hautes  affaires  politiques. 
Et  tout  d'abord  il  songea  à  faire  un  Brutus,  où  le  patriotisme 
républicain  devait  s'exprimer  avec  la  mâle  énergie  des  anciens 
Romains.  Il  oubliait  que  déjà  Corneille  avait  fait  quelque  chose 
en  ce  genre  dans  Horace^  dans  Cinna,  dans  Sertorius,  etc.  ;  mais 
les  réformateurs  croient  toujours  tout  inventer. 

Voltaire  était  parvenu  à  se  ser\'ir  de  la  langue  anglaise 
comme  de  la  sienne,  au  point  d'écrire  dans  cette  langue  sa 
correspondance,  et  jusqu'à  des  madrigaux.  Il  composa  ainsi 
son  Essai  sur  la  poésie  épique,  qu'il  dut  ensuite  traduire  en 
français.  Il  ne  perdait  cependant  pas  de  vue  sa  Henriade.  Il  en 
donna  une  édition  remaniée  et  corrigée,  imprimée  avec  luxe, 
et  fit  appel  aux  souscriptions.  Le  roi  et  la  reine  d'Angleterre 
s'inscrivirent  en  tête  :  tout  le  monde  voulut  suivre  ;  le  succès  fut 
prodigieux.  Le  poète  reconnaissant  dédia  son  poème  à  la  reine, 
en  lui  adressant  une  Epître  très  glorieuse  pour  les  souverains 
de  l'Angleterre,  dont  l'éloge  paraissait  facile  à  retourner  en 
épigrammes  contre  la  nation  française  et  son  roi. 

Toutefois  Voltaire  n'était  pas  résolu  à  devenir  citoyen  anglais. 
Il  se  vengeait  de  son  pays,  mais  il  songeait  à  y  rentrer.  Au 
mois  de  mars  1729,  il  fut  libre  de  revenir  en  France,  à  condition  \ 
de  demeurer  d'abord  à  quelque  distance  de  Paris.  L'autorité 
n'avait  rien  gagné  à  cet  exil;  mais  l'exilé  s'était  rendu  plus 
redoutable  par  sa  hardiesse  accrue,  et  par  la  gloire  dorénavant 
attachée  à  son  nom.  Il  était  devenu  une  puissance,  il  le  sentait, 
et  il  allait  éprouver  ses  forces. 

Brutus,  Charles  Xn,  Zaïre.  —  Voltaire  rapportait  d'An- 
gleterre une  Histoire  de  Charles  XII  et  sa  tragédie  de  Brutus. 


104  VOLTAIRE 

Il  s'agissait  de  faire  un  sort  à  ces  deux  derniers  enfants  de  son 
génie.  Brutus  (11  décembre  1730)  fut  représenté  avec  un  grand 
succès  le  premier  jour,  et  tomba  presque  le  lendemain.  Il  n'y 
eut  pas  de  cabale,  mais  le  public  sentit  la  froideur  de  cette  tra- 
gédie si  pompeusement  annoncée.  Il  ne  se  passionnait  pas- 
encore  pour  des  questions  politiques.  Voltaire  comprit  que  le 
républicanisme  ne  pouvait  pas  tenir  lieu  d'intérêt  dramatique, 
et  il  attendit  que  l'éducation  du  public  français  fût  plus  avancée 
et  que  ce  genre  de  passions  fût  éveillé.  Il  a  depuis  tâté  maintes- 
fois  le  public  sur  ce  point,  et  n'a  jamais  trouvé  dans  cette  voie 
les  triomphes  qu'il  avait  espérés.  Personne  ne  rêvait  encore  le. 
renversement  de  la  monarchie,  et  pas  même  Voltaire. 

IS Histoire  de  Charles  XII  révéla  le  génie  de  l'auteur  sous  uni 
jour  nouveau.  Qui  se  serait  attendu  à  ce  que  ce  poète  épique  et 
dramatique,  ce  philosophe  audacieux  ou  ce  jeune  badin,  fût  né 
pour  réformer  l'histoire?  Et  d'autre  part,  qui  pouvait  prévoir 
les  sévérités  du  gouvernement  à  l'égard  d'un  livre  si  sérieu- 
sement préparé,  si  consciencieux  au  fond,  en  même  temps, 
qu'écrit  d'une  main  si  légère  et  si  vive?  Evidemment  on  se 
défiait  de  lui,  plus  qu'on  n'examinait  ses  ouvrages.  On  venait 
de  prohiber  l'édition  anglaise  de  la  Henriade.  On  refusa  la  per- 
mission d'imprimer  Charles  XII,  après  avoir  laissé  passer  le  pre- 
mier volume.  Les  prétextes  allégués  semblent  bien  ridicules  :. 
l'historien  fut  accusé  de  n'avoir  pas  assez  ménagé  la  réputation 
de  l'électeur  de  Saxe,  détrôné  par  Charles  XII.  Voltaire  prit 
son  parti  avec  sa  résolution  et  son  adresse  ordinaires.  Il  se, 
transporta  de  sa  personne  avec  son  manuscrit  à  Rouen,  et  y  fit 
imprimer  Charles  XII  secrètement,  par  la  connivence  du  pre- 
mier président,  M.  de  Pontcarré.  C'est  ainsi  qu'on  pouvait 
déjouer  les  rigueurs  du  gouvernement  en  s'entendant  avec- 
quelque  puissance  locale,  qui  ne  consultait  pas  les  volontés  de 
la  police  ministérielle.  h'Histoire  de  Charles  XII  entra  ensuite, 
dans  Paris  sous  le  couvert  du  duc  de  Richelieu,  qui  prêta  sa. 
livrée  pour  introduire  cette  marchandise  de  contrebande. 

La  tragédie  à'Eriphjle,  maintes  fois  remaniée,  parut  enfin 
sur  la  scène  le  7  mars  1732.  Les  traits  satiriques  contre  les. 
grands,  les  princes  et  la  superstition  firent  le  succès  des  premiers 
actes;  mais  à  la  fin  de  la  pièce,  l'apparition  de  l'ombre  d'Am- 


SÉJOUR  EN  ANGLETERRE  ET  RETOUR  EN  FRANCE  105 

phiaraiis  étonna  le  public  et  ne  lui  plut  pas.  L'auteur  attachait  à. 
celte  innovation  une  grande  importance  :  il  mit  donc  en  réserve 
l'ombre  d'Amphiaraiis,  pour  la  faire  reparaître  plus  tard,  dans 
Sémiramis,  sous  le  nom  d'ombre  de  Ninus. 

Pour  se  «  donner  le  temps  »  de  corriger  les  défauts  qu'il 
reconnaissait  dans  sa  tragédie  d'Eriphyle,  il  en  avait  vite  com- 
mencé une  autre.  C'était  Zaïre.  Avoir  commencé  une  tragédie  / 
pour  lui,  c'était  déjà  presque  l'avoir  terminée.  Celle-ci,  dit-il, 
fut  achevée  en  vingt-deux  jours.  Nous  ne  comptons  pas  le  temps 
qu'il  mit  ensuite  à  la  retoucher.  Telle  était  sa  manière  de  tra- 
vailler. Il  a  exécuté  telle  tragédie  en  six  jours,  et  ensuite  il  l'a 
refaite  pendant  des  mois  et  des  années.  Quand  il  s'agissait  de 
corriger  ses  pièces,  aucune  application  ne  lui  coûtait;  mais 
d'abord  elles  étaient  nées  comme  dans  un  éclair. 

Le  poète  ne  s'était  pas  trompé  en  se  promettant  un  grand 
succès  de  cette  tragédie.  C'était  une  œuvre  d'un  genre  tout 
nouveau.  Le  sujet  était  pris  dans  le  monde  moderne;  les  noms 
des  personnages  étaient  tirés  de  notre  histoire.  On  y  parlait  «  de  ' 
la  Seine  et  du  Jourdain,  de  Paris  et  de  Jérusalem  »,  des  religions 
chrétienne  et  musulmane.  Enfin,  et  l'intérêt  tragique  se  trou- 
vait surtout  là,  l'auteur  était  revenu  au  principe  de  Racine  et  de-  / 
Boileau  : 

De  l'amour  la  sensible  peinture 
Est  pour  aller  au  cœur  la  route  la  plus  sûre. 

«  Zaïre,  dit-il,  est  la  première  pièce  de  théâtre  dans  laquelle- 
j'aie  osé  m'abandonner  à  toute  la  sensibilité  de  mon  cœur;, 
c'est  la  seule  tragédie  tendre  que  j'aie  faite.  » 

Il  se  trouva  bien  de  ce  retour  à  la  pratique  de  Racine.  La 
[première  représentation  de  Zaïre  eut  lieu  le  13  août  1732.  «  Je- 
voudrais,  écrit-il  à  ses  amis  Cideville  et  Formont,  que  vous 
pussiez  être  témoins  du  succès  de  Zaïre...  Je  vous  souhaitais 
bien  là  :  vous  auriez  vu  que  le  public  ne  hait  pas  votre  ami... 
Il  est  doux  de  n'être  pas  honni  dans  son  pays.  » 

Cette  tragédie  servit  donc  à  le  réconcilier  avec  ses  compa- 
triotes. Elle  le  grandit  môme  à  ses  propres  yeux.  C'était  \in 
succès  qui  ne  lui  laissait  plus  rien  à  envier.  «  Zaïre,  dit-il,  ne 
s'éloigne  pas  du  succès  d'/nès  de  Castro.  »  Il  trouve  d'autant 


\ 


106  VOLTAIRE 

plus  nécessaire  de  «  retravailler  sa  pièce,  comme  si  elle  était 
tombée  »  ;  ce  qui  ne  l'empêche  pas  de  refondre  Eriphyle  et  la 
Mort  de  César,  de  répondre  à  de  méchantes  critiques  de  La 
Motraye  sur  VHistoire  de  Charles  XII,  d'achever  ses  Lettres 
anglaises;  «  après  quoi,  dit-il,  il  faudra  bien  revenir  au  théâtre, 
et  finir  enfin  par  l'histoire  du  Siècle  de  Louis  XIV ^  ». 

La  malignité  des  critiques  ne  s'endormit  pas  après  le  succès 
éclatant  de  Zaïre;  elle  était  encore  exaspérée  par  les  traits 
malicieux  dont  beaucoup  de  gens  de  lettres  avaient  été  piqués 
dans  le  Temple  du  goiU,  qui  venait  de  paraître.  Dans  cet  écrit 
mêlé  de  prose  et  de  vers,  l'un  des  plus  agréables  qui  soient 
sortis  de  sa  plume,  il  partage  les  auteurs,  et  môme  tous  les 
hommes  en  deux  peuples,  dont  l'un  est  celui  des  esprits  délicats, 
fins  connaisseurs  en  tout  genre  de  mérite,  et  l'autre  qui  n'est 
que  la  foule  des  sots,  incapables  de  discerner  le  bon  goût  du 
mauvais.  Il  assigne  les  places  avec  une  autorité  tranchante, 
nomme  les  écrivains  et  les  caractérise  en  termes  rapides,  mais 
si  heureux  et  si  plaisants,  qu'ils  deviennent  inoubliables.  Mais 
d'après  quels  principes  prononce-t-il  ces  jugements  qui  vouent 
les  uns  à  la  gloire,  les  autres  au  ridicule?  D'après  les  décisions 
du  dieu  du  goût;  or,  ce  dieu,  c'est  Voltaire  lui-même  :  on  n'en 
peut  pas  douter.  C'est  donc  son  goût  qui  doit  servir  de  règle  à 
toutes  les  appréciations  sur  le  mérite  des  gens  de  lettres,  des 
artistes  et  même  des  gens  du  monde.  Mais  après  tout,  quel 
titre  a  donc  Voltaire  pour  se  constituer  le  juge  de  tous  ses  con- 
frères et  le  Minos  de  toute  la  littérature?  Qu'on  cherche  où  il 
a  lu  lui-même  le  code  du  goût.  On  trouvera  que,  dans  son  pèle- 
rinage au  temple  du  dieu  du  goût,  il  s'est  donné  pour  guides  le 
cardinal  de  Polignac  et  l'abbé  de  Rothelin,  deux  courtisans  de 
^  la  duchesse  du  Maine  :  il  n'est  donc  lui-même  qu'un  flatteur  de 
la  cour  de  Sceaux  ;  et  c'est  là  que  siège  l'aréopage  des  gens  de 
lettres.  Qu'on  y  joigne  encore,  si  l'on  veut,  les  épicuriens, 
anciens  habitués  du  Temple  :  on  voit  bien  auprès  de  qui  Vol- 
taire a  formé  son  goût  :  ce  n'est  pas  à  coup  sûr  dans  les  écoles 
des  pédants,  mais  seulement  chez  les  gens  de  plaisir.  Ceux-là 
savent  sans  doute  reconnaître  ce  qui  leur  plaît;  mais  ne  sont-ce 

1.  Lettre  à  Forniont,  septembre  1732. 


SEJOUR  EN   ANGLETERRE  ET  RETOUR  EN  FRANCE  107 

pas  aussi  des  esprits  trop  raffinés,  trop  dédaig-neiix  à  force  de 
délicatesse,  en  somme  des  juges  entichés  des  préjugés  de  leur 
coterie,  et  plus  difficiles  qu'équitables  à  l'égard  des  génies  indé- 
pendants? Tel  est  en  effet  le  goût  que  Voltaire  s'est  formé,  très 
complaisant  pour  tout  ce  qui  porte  l'enseigne  de  la  volupté, 
sévère  jusqu'à  l'injustice  à  l'égard  de  Corneille  et  de  Shake- 
speare; délicat  à  l'excès  sur  la  pureté  du  langage,  mais  intolé- 
rant sur  tous  les  élans  de  l'imagination;  et  ne  pouvant  par-  ) 
donner,  dans  le  style,  le  défaut  de  noblesse,  de  quelques  qualités 
qu'il  soit  racheté. 

Depuis  son  retour  d'Angleterre,  il  avait  élu  domicile  à  Paris, 
chez  la  comtesse  de  Fontaine-Martel,  «  la  déesse  de  l'hospitalité  » . 
Elle  l'hébergea  dans  son  appartement  voisin  du  Palais-Royal, 
et  lui  fournit  jusqu'à  un  théâtre  domestique,  où  Voltaire  jouait 
Eriphyle  avec  ses  amis.  Elle  mourut.  Voltaire  aida,  força  même 
un  peu  cette  philosophe  à  mourir  très  catholiquement,  par 
crainte  de  mauvaise  aventure.  Il  la  pleura  à  sa  façon.  «  J'ai 
perdu,  dit-il,  une  bonne  maison  dont  j'étais  le  maître  et  qua- 
rante mille  livres  de  rentes  qu'on  dépensait  à  me  divertir  *.  »  Il 
alla  s'établir  dans  une  laide  maison  de  la  très  laide  rue  du 
Long-Pont,  et  vécut  là  quelque  temps  retiré.  Mais  sa  solitude 
laborieuse  fut  quelquefois  interrompue  par  des  visiteurs  du 
grand  monde.  Les  dames  de  ce  temps-là  ne  s'interdisaient 
aucune  curiosité.  C'est  ainsi  qu'il  fut  surpris  chez  lui,  entre 
autres  aventures,  par  la  personne  qui  allait  devenir  son  associée 
d'études  et  la  compagne  de  sa  vie  pendant  quinze  années. 


///.  —    Voltaire  et  la  marquise  du  Châtelet 
(ij33-iy4g). 

Voltaire  à  Girey.  AIzire.  Le  Mondain.  —  Gabrielle- 
Émilie,  fille  du  baron  de  Breteuil,  née  le  17  décembre  1706, 
épouse  du  marquis  du  Châtelet,  n'en  était  pas  à  sa  première 
galanterie  lorsqu'elle  vint  surprendre  Voltaire  dans  son  domicile 
de  reclus,  rue  du  Long-Pont,  en  1733.  Elle  comptait  déjà  parmi 

1.  Lettre  à  M"*  la  duchesse  de  Saint-Pierre,  1733. 


108  VOLTAIRE 

les  innombrables  conquêtes  du  célèbre  duc  de  Richelieu.  C'était 
une  personne  fort  instruite  et  néanmoins  d'un  naturel  passionné, 
qui  prenait  tout  à  fait  au  sérieux  les  passions  qu'elle  cherchait 
à  inspirer  :  car  elle  n'était  pas  plus  désintéressée  des  succès  de 
son  sexe  que  des  autres,  et  elle  aurait  fait  volontiers'de  l'amour 
le  fond  de  sa  vie,  si  les  mathématiques  n'étaient  venues  la  par- 
tager. Mais,  par  une  activité  infatigable,  elle  trouvait  du  temps 
pour  tout.  Yoici  en  quels  termes,  six  semaines  après  sa  mort, 
Voltaire  lui-même  esquissait  son  caractère  :  «  Une  femme  qui 
a  traduit  et  éclairci  Newton,  et  qui  avait  fait  une  traduction  de 
Virgile,  sans  laisser  soupçonner  dans  sa  conversation  qu'elle 
avait  fait  ces  prodiges;  une  femme  qui  n'a  jamais  proféré  un 
mensonge;  une  amie  attentive  et  courageuse  dans  l'amitié;  en 
un  mot,  un  très  grand  homme,  que  les  femmes  ordinaires  ne 
connaissaient  que  par  ses  diamants  et  le  cavagnole*;  voilà  ce 
que  vous  ne  m'empêcherez  pas  de  pleurer  toute  ma  vie'  ». 

Que  l'amitié  et  un  deuil  récent  revendiquent  leur  part  dans 
cet  éloge,  soit;  que  l'expression  un  très  grand  homme  ait  quel- 
que chose  de  démesuré,  nous  l'accordons;  mais  certainement 
M"^  du  Châtelet  fut  une  de  ces  femmes  qui  donnent  un 
démenti  éclatant  aux  détracteurs  des  capacités  de  leur  sexe.  Elle 
était  née  pour  offrir  à  Voltaire  tout  ce  qu'il  pouvait  désirer 
dans  une  compagne  de  sa  vie,  à  la  fidélité  près,  dont  il  ne  fai- 
sait pas  plus  de  cas  que  les  gens  du  monde  de  son  temps.  Sa 
liaison  avec  Voltaire  demeura  d'abord  à  peu  près  secrète,  autant 
que  pouvait  l'être  une  chose  dont  personne  ne  daignait  se 
cacher,  et  dont  personne  n'était  scandalisé  dans  ce  temps-là. 

Un  concours  d'aventures  fâcheuses  força  bientôt  Voltaire  de 
s'éloigner.  La  tragédie  à' Adélaïde  Du  Guesclin  venait  de  tomber 
brusquement  (18  janvier  1734).  On  parodiait  le  Temple  du  goût 
aux  marionnettes  et  sur  le  Théâtre-Italien.  Enfin,  chose  plus 
grave,  les  Lettres  anglaises  étaient  brûlées  par  la  main  du  bour- 
reau au  pied  du  grand  escalier  du  Palais  de  Justice  ;  et  on  infor- 
mait contre  l'auteur.  Il  s'éloigna  prudemment,  traversa  le  camp 
devant  Philipsbourg,  où  toute  la  noblesse  de  France  lui  fit 
accueil;  et  de  là  gagna  Cirey,  en   Champagne;  il  résolut  de 

1.  Jeu  de  hasard  fort  à  la  mode  alors  dans  le  grand  monde. 

2.  Lettre  à  d'Arnaud,  14  octobre  1749. 


ET  LA  MARQUISE  DU  CHATELET  109 

s'installer  pour  longtemps  dans  le  château  de  M'"'  du  Châtelet. 
On  le  voit  donner  des  ordres  pour  la  réparation  de  cette  maison 
délabrée,  agir  presque  en  propriétaire.  Pendant  ce  temps,  la 
marquise  fait  des  démarches  pour  lui  à  Paris.  Voltaire  obtint  la 
permission  de  revenir  dans  la  capitale,  à  condition  de  ne  plus 
donner  de  sujet  de  plainte.  La  mercuriale  du  lieutenant  de 
police,  où  cette  grâce  était  enveloppée  (2  mars  1735),  trouva  le 
poète  occupé  d'une  œuvre  qui  n'était  pas  de  nature  à  lui  faire 
une.  réputation  de  maturité  digne  de  son  âge  (il  avait  en  eflet 
dépassé  quarante  ans).  Il  s'agit  du  poème  de  la  Pucelle,  dont  il 
avait  écrit  déjà  huit  chants.  Voltaire  se  proposait  apparemment, 
après  avoir  doté  son  pays  d'une  épopée  héroïque,  de  l'enrichir 
d'une  épopée  comique,  afin  d'être  appelé  à  la  fois  le  Virgile  et 
l'Arioste  de  la  France.  Il  a  prétendu  que  l'idée  de  ce  poème 
badin  était  née  d'une  sorte  de  provocation  ou  de  gageure,  dans 
un  souper  chez  le  duc  de  Richelieu,  vers  1730.  C'est  ainsi  que 
Jeanne  d'Arc,  cette  admirable  fille,  si  digne  d'inspirer  un  grand 
poème  national,  est  devenue  l'objet  des  railleries  indécentes 
<l'un  poète  et  d'un  siècle  sans  pudeur.  Voltaire  n'a,  pour  ainsi 
•dire,  jamais  cessé  de  travailler  à  ce  poème  favori,  lequel  ainsi 
est  devenu  un  cadre  élastique  où  il  a  inséré  successivement 
toutes  ses  fantaisies  bouffonnes,  licencieuses,  satiriques,  au  gré 
de  ses  inspirations  et  de  ses  ressentiments  de  chaque  jour. 
L'auteur  aurait  voulu  que  ce  poème  demeurât  secret,  mais  il 
l'avait  communiqué  à  tant  d'amis  avides  de  ce  divertissement 
grivois,  que  le  secret  devint  celui  de  tout  le  monde.  Le  public 
même,  au  moins  celui  des  gens  de  lettres,  se  servit  quelquefois 
de  ce  poème  comme  d'une  sorte  de  corbeille  où  chacun  pouvait 
jeter  ses  petits  papiers.  Tant  de  plumes,  en  fait  de  méchancetés 
€t  d'impertinences,  ont  collaboré  avec  Voltaire,  qu'il  s'est  vu 
souvent  en  danger  de  payer  autant  pour  les  sottises  des  autres 
que  pour  les  siennes.  Au  moins  c'est  ce  qu'il  prétend. 

Il  était  de  retour  à  Paris  le  30  mars  1735.  Mais  il  n'y  put  pas 
tenir  longtemps.  Soit  que  la  Pucelle  fît  parler  d'elle,  soit  par 
quelque  autre  raison,  il  crut  bon  d'aller  prendre  à  Lunéville  l'air 
de  la  cour  de  Lorraine,  où  n'était  pas  encore  établi  le  roi  déchu 
de  Pologne,  Stanislas  Leczinski,  père  de  la  reine  de  France.  Il 
s'y  occupa  de  travaux  de  physique.  Cette  science  commençait  à 


110  VOLTAIRE 

être  à  la  mode  :  de  grandes  dames,  entre  autres  la  nouvelle 
duchesse  de  Richelieu,  qui  le  traitait  en  ami,  se  piquaient  de 
soutenir  en  conversation  des  thèses  sur  la  Philosophie  de 
Newton  ^  La  marquise  du  Châtelet  tenait  la  tête  dans  ce  chœur 
d'adoratrices  du  grand  Anglais.  Elle  s'était  constituée  l'élève  de 
Maupertuis  et  de  Clairaut;  elle  étudiait  la  géométrie  et  la  phy- 
sique avec  ces  deux  savants  illustres,  et,  dans  un  commerce 
assidu  avec  le  premier,  elle  devenait,  ainsi  que  Voltaire,  un 
néophyte  fervent  du  newtonianisme.  Bientôt  les  deux  amants 
rivalisèrent  de  zèle  pour  l'attraction,  et  contre  les  tourbillons 
de  Descartes.  Quand  ils  se  trouvèrent  réunis,  et  comme  en 
ménage,  à  Cirey,  le  château  fut  en  partie  transformé  en  labora- 
toire de  physique,  et  chacun  des  deux  associés  se  mit  de  son 
côté  à  écrire  sur  cette  matière. 

Voltaire  en  fut  un  peu  distrait  par  sa  tragédie  de  la  Mort  de 
César,  et  par  les  polémiques  où  elle  l'engagea.  N'ayant  pu  plier 
les  comédiens  à  ses  idées  sur  la  manière  large  et  libre  de  Sha- 
kespeare, qu'il  se  flattait  d'avoir  imité  dans  cette  tragédie,  il 
obtint  du  proviseur  du  collège  d'Harcourt  qu'elle  fût  jouée  par 
les  élèves  à  la  distribution  des  prix,  le  11  août  1735.  Il  fut 
enchanté  de  ces  jeunes  acteurs,  et  il  eut  un  auditoire  à  souhait, 
même  de  gens  du  monde  et  de  la  cour. 

L'auteur  avait  en  même  temps  une  autre  tragédie  toute  prête  : 
c'était  Alzire,  laquelle,  représentée  le  27  janvier  1736,  obtint  le 
plus  grand  et  le  plus  légitime  succès.  Elle  fut  même  jouée  deux 
fois  à  la  cour.  La  même  année,  on  jouait  la  comédie  de  Y  Enfant 
prodigue  (10  octobre  1736).  Voltaire,  cependant,  se  présentait 
sans  succès  à  l'Académie  française.  Un  procès  scandaleux 
avec  son  libraire,  des  démêlés  bruyants  et  injurieux  entre  lui 
et  l'abbé  Desfontaines,  personnage  suspect,  que  Voltaire  pré- 
tendait avoir  autrefois  sauvé  du  bourreau,  et  qu'il  traînait  alors 
dans  la  boue  pour  punir  son  ingratitude  ;  tout  ce  bruit,  tout  cet 
éclat  déconsidérait  le  poète,  et  effrayait  l'Académie. 

Retiré  à  Cirey,  Voltaire  se  vantait  d'y  vivre  heureux.  Il  en 
avait  fait  avec  son  amie  une  résidence  enchantée,  sur  laquelle 
même  des  fables  commençaient  à  courir  le  monde.  La  publica- 

i.  Lettre  au  duc  de  Richelieu,  30  sept.  1734. 


ET  LA  MARQUISE  DU  CHATELET  Hl 

lion  (Je  la  petite  pièce  du  Mondain  troubla  ce  bonheur.  L'auteur  y 
soutenait,  comme  par  badinag^e,  une  morale  qui  était  bien  le  fond 
de  la  sienne.  Il  justifie  le  luxe  contre  les  moralistes  sévères, 
comme  l'origine  des  arts  utiles  à  la  prospérité  publique,  et  la 
source  des  plaisirs  pour  les  particuliers.  Cette  pièce  scandalisa 
les  dévots  par  certaines  railleries  irrévérencieuses,  et  par  des 
attaques  personnelles.  Il  aggrava  son  tort  par  une  Défense  du 
Mondain,  satire  plus  acre  que  la  précédente,  mais  publiée  sous 
l'anonyme.  On  cria  à  l'irréligion,  et  le  pouvoir  crut  devoir 
prendre  la  défense  des  mœurs  publiques.  Le  Mondain  fut  déféré 
au  garde  des  sceaux,  M.  de  Chauvelin.  L'auteur  fut  averti  qu'il 
avait  tout  à  craindre.  A  Cirey,  on  décida  qu'il  devait  s'enfuir. 

Premières  relations  avec  Frédéric  H.  Mahomet. 
Mérope.  —  Le  prince  royal  de  Prusse,  Frédéric,  lui  offrit  un 
asile  près  de  lui.  Ce  fut  sa  première  tentative  pour  s'emparer 
de  ce  brillant  esprit,  dont  il  était,  à  la  lettre,  amoureux.  Mais 
M°*  du  Chàtelet  craignit  les  dangers  de  la  cour  de  Prusse,  où 
le  jeune  prince  lui-même  n'était  guère  en  sûreté  sous  les  yeux 
de  son  terrible  père,  le  roi  Frédéric-Guillaume,  fort  ennemi  des 
sentiments  qui  formaient  le  lien  entre  son  fils  et  l'auteur  du 
Mondain.  D'autre  part,  on  préparait  à  Amsterdam  une  édition 
complète  des  œuvres  de  Voltaire.  Il  avait  à  y  surveiller  l'im- 
pression de  son  Essai  sui'  la  philosophie  de  Newton,  fruit  de  sa 
retraite  studieuse  auprès  de  M""  du  Chàtelet.  On  décida  qu'il 
irait  chercher  sa  sûreté  en  Hollande.  «  Je  fais,  écrit-il  à  Thié- 
riot,  par  une  nécessité  cruelle,  ce  que  Descartes  faisait  par  goût 
et  par  raison  ;  je  fuis  les  hommes  parce  qu'ils  sont  méchants.  » 

Mais  il  revint  bientôt,  ne  pouvant  plus  se  passer  de  Cirey,  où 
d'ailleurs  les  distractions  affluaient,  avec  les  visites  ;  on  héber- 
geait M"""  de  Graffigny,  l'auteur  de  Cénie;  des  savants  comme 
Bernouilli,  Maupertuis,  Clairaut.  On  avait  un  théâtre;  on  y 
jouait  les  pièces  de  Voltaire.  Le  poète  et  M""  du  Chàtelet  con- 
couraient séparément  à  l'Académie  des  Sciences  par  un  mémoire 
sur  la  -propagation  du  feu,  et  manquaient  le  prix  l'un  et  l'autre. 
Voltaire  entretenait  une  correspondance  assidue  avec  le  prince 
royal  de  Prusse,  et  corrigeait  patiemment  ses  vers  français. 
Devenu  roi  enfin  (31  mai  1740),  Frédéric  II  se  hâtait  d'écrire  à 
Voltaire  : 


4J2  VOLTAIRE 

«  Mon  cher  ami,  mon  sort  est  changé...  Ne  voyez  en  moi, 
je  vous  prie,  qu'un  citoyen  zélé,  un  philosophe  un  peu  scep- 
tique, mais  un  ami  véritablement  fidèle.  Pour  Dieu,  ne  m'écrivez 
qu'en  homme,  et  méprisez  avec  moi  les  titres,  les  noms  et  tout 
l'éclat  extérieur.  » 

On  peut  deviner  le  ravissement  de  Voltaire.  Le  roi  lui  assigna 
un  rendez-vous  dans  ses  Etats  de  Clèves,  et  c'est  là  que  se  ren- 
contrèrent, le  14  septembre  1740,  les  deux  plus  grands  hommes 
du  xvni°  siècle,  dans  toute  l'ardeur  quelque  peu  comique  de 
leurs  sentiments  réciproques.  L'entrevue  fut  courte,  et  inspira 
aux  deux  parties  le  désir  de  contracter  une  plus  durable  union. 
Ils  se  revirent  en  effet  deux  mois  plus  tard,  à  Rheinsberg, 
pendant  six  jours.  Voltaire  caressait  un  grand  dessein  :  celui 
de  négocier  une  étroite  amitié  entre  Louis  XV  et  Frédéric. 
Mais  celui-ci  demeura  impénétrable;  et  l'entrevue  se  passa 
toute  en  fêtes  et  en  compliments. 

A  son  retour.  Voltaire  fit  jouer  Mahomet.  Il  annonçait  depuis 
longtemps  à  ses  amis  cette  tragédie,  déjà  conçue  dans  le  temps 
où  l'acteur  La  Noue  jouissait  du  succès  de  son  Mahomet  II. 
<t  Que  diriez-vous,  écrit  Voltaire  à  son  confident  d'Argental  ',  si 
je  vous  envoyais  bientôt  Mahomet  /"?  » 

Cette  tragédie  eut  d'abord  pour  titre  le  Fanatisme  :  elle  devait 
inspirer  l'horreur  de  cette  épouvantable  passion,  et  surtout 
donner  à  entendre  qu'un  fondateur  de  religion,  fût-il  même  un 
grand  homme,  n'en  est  pas  moins,  pour  l'ordinaire,  un  fourbe, 
un  hypocrite,  un  scélérat  de  sang-froid.  Ce  fut  là  le  premier 
grand  manifeste  de  Voltaire  contre  le  fanatisme,  qu'il  savait  fort 
bien  distinguer  de  la  religion,  quand  il  le  voulait,  mais  qu'il  se 
plaisait  davantage  à  confondre  avec  elle.  La  longue  lettre 
adressée  au  roi  de  Prusse  (décembre  1740),  en  vue  de  justifier 
le  dessein  de  sa  pièce,  montre  bien  sur  ce  point  son  adresse  et 
sa  mauvaise  foi.  Mais  l'achèvement  de  Mahomet  fut  long.  Enfin 
cette  pièce  ayant  été  terminée  à  Bruxelles,  où  Voltaire  avait 
rejoint  M"**  du  Châtelet  (6  janvier  1741),  le  couple  se  transporta 
à  Lille,  pour  y  voir  la  nièce  du  poète,  M"'"  Denis,  qui  faisait, 
dans  cette  ville,  assez  grande  figure  avec  son  mari,  commissaire- 

i.  2  avril  1739. 


ET  LA  MARQUISE  DU  CHATELET  llj 

ordonnateur  des  g-uerres.  Là  se  trouvait  l'auteur  de  Mahomet  11^ 
La  Noue^  avec  une  bonne  troupe  dont  Voltaire  avait  voulu 
assurer  les  services  au  roi  de  Prusse,  qui  n'en  voulut  pas  faire 
les  frais.  Mécontent  des  acteurs  de  la  Comédie-Française,  Vol- 
taire s'avisa  de  confier  sa  tragédie  à  La  Noue,  dût-il,  à  son  tour, 
«  passer  pour  un  auteur  de  province  ».  Les  «  deux  Mahomet 
s'embrassèrent  »,  et  l'afYaire  fut  conclue.  Jamais  Voltaire  ne  fut 
plus  content  de  ses  acteurs,  ni  de  son  public.  Il  y  eut  une 
représentation  exprès  chez  l'intendant  «  en  faveur  du  clergé, 
qui  a  voulu,  dit-il,  absolument  voir  un  fondateur  de  religion  ». 
Mon  sort,  ajoute-t-il,  «  a  toujours  été  d'être  persécuté  à  Paris, 
et  de  trouver  ailleurs  plus  de  justice  ».  Dans  un  entr'acte, 
l'auteur  reçut  une  lettre  du  roi  de  Prusse,  qui  lui  faisait  part 
de  sa  victoire  de  Molwitz  :  il  en  donna  lecture  à  l'assemblée, 
qui  se  mit  à  battre  des  mains  avec  frénésie.  Ces  applaudisse- 
ments s'adressaient-ils  à  l'ami  de  Frédéric,  ou  à  Frédéric  lui- 
même?  Quoi  qu'il  en  soit,  le  nom  du  roi  de  Prusse  commençait 
à  devenir  étrangement  populaire  en  France,  et  certainement 
Voltaire  y  était  pour  beaucoup.  Pendant  bien  des  années,  les 
Français  se  firent  un  singulier  plaisir  d'exalter  cet  ennemi  de 
leur  pays,  pour  blesser  leur  propre  gouvernement  :  c'était,  nous 
voulons  le  croire,  le  roi  philosophe  qu'on  se  plaisait  à  opposer 
au  roi  Louis  XV;  mais  quel  sot  plaisir!  Cela  prouve  que  Voltaire 
menait  déjà  l'esprit  du  public. 

Au  mois  d'août  de  l'année  suivante  (il i2) ,  Mahomet  parut  sur 
la  scène  parisienne,  en  présence  «  des  premiers  magistrats  de 
la  ville,  de  ministres  même  »  ;  et  tous  jugèrent,  après  le  car- 
dinal de  Fleury,  «  que  la  pièce  était  écrite  avec  toute  la  circons- 
pection convenable,  et  qu'on  né  pouvait  éviter  plus  sagement 
les  écueils  du  sujet  ».  Néanmoins  bien  des  gens  trouvèrent  là 
€  des  traits  hardis  contre  la  religion,  le  gouvernement  et  la 
morale  établie  ».  Le  procureur  général.  Joli  de  Fleuri,  écrivit 
même  que,  pour  avoir  composé  une  pareille  pièce,  il  fallait 
«  être  un  scélérat  à  faire  brûler  ».  Le  premier  ministre,  intimide 
par  la  clameur  publique,  se  ravisa,  et  Voltaire  fut  invité  à  retirer 
sa  tragédie.  «  Puisque  me  voilà,  dit-il',  la  victime  des  jansénistes, 

1.  LcUre  du  22  aoAt  1742,  &  (l'Argenlal 

Histoire  de  la  lamoub.  VI.  S 


114  VOLTAIRE 

je  dédierai  Mahomet  au  pape,  et  je  compte  être  évêque  in  partions 
infidelium,  attendu  que  c'est  là  mon  véritable  diocèse  ».  En  effet, 
il  adressa  cette  tragédie  au  pape  Benoît  XIV,  qui  l'accueillit  avec 
la  courtoisie  ordinaire  de  la  cour  de  Rome.  Ainsi  Voltaire 
savait  se  jouer  de  tout  le  monde,  et  mettre,  au  moins  en  appa- 
rence, le  pape  même  dans  son  jeu. 

Le  cardinal  Fleury  mourut  (29  janvier  1743).  Voltaire,  qui  se 
vantait  à  tous  (plus  ou  moins  sincèrement)  d'avoir  été  son  pro- 
tég-é,  voulut  devenir  son  successeur  à  l'Académie.  L'occasion 
était  favorable.  Le  20  février,  les  comédiens  français  représentè- 
\  rent  Mérope,  cette  tragédie  sans  amour  que  Voltaire,  depuis 
longtemps,  rêvait  décomposer.  Ce  fut  un  triomphe  sans  égal,  et 
dont  lui-même  ne  peut  parler  sans  une  sorte  d'enivrement.  Il 
n'en  échoua  pas  moins  à  l'Académie  le  mois  suivant,  par  la  coa- 
lition du  haut  clergé  avec  le  ministre  Maurepas.  Vainement  il 
avait  protesté  de  ses  sentiments  religieux  dans  une  lettre  à  l'Aca- 
démie, et  renié  les  Lettres  philosophiques  dans  une  lettre  à  Boyer, 
ancien  évêque  de  Mirepoix,  très  influent  à  la  cour  et  dans  l'Aca- 
démie. Personne  ne  l'en  avait  cru. 

Pour  calmer  son  dépit,  le  comte  d'Argenson  et  le  duc  de 
Richelieu,  d'accord  avec  la  favorite  M"^  de  Châteauroux,  le 
firent  charger  d'une  sorte  de  mission  diplomatique  auprès  de 
Frédéric.  Le  30  août  4743,  il  arrivait  à  Berlin.  Le  Roi  l'ac- 
cueillit à  merveille,  l'emmena  chez  sa  sœur,  la  margrave  de 
Baireuth,  Wilhelmine,  qui  fut  bientôt  «  sœur  Guillemette  » 
pour  le  poète.  Elle  traita  Voltaire  comme  un  membre  de  sa 
famille,  ou  plutôt  de  sa  confrérie;  car  la  princesse  était  philo- 
sophe. Les  petits  princes  d'Allemagne  commencèrent  alors  à 
devenir  les  admirateurs  de  Voltaire  ou  plutôt  ses  courtisans.  Il 
jouissait  délicieusement  de  cet  encens. 

Voltaire  à  la  Cour  et  à  T Académie.  —  Rentrer  en  France, 
au  sortir  de  l'Allemagne,  c'était  pour  lui  retomber  de  bien  haut. 
Accoutumé,  pendant  quelques  semaines,  à  traiter  de  pair  avec 
des  têtes  couronnées,  il  se  voyait  réduit  à  faire  sa  cour  à  dea 
ministres.  Il  voulut  donc  avoir  des  titres  honorifiques,  qui  le 
missent  hors  de  la  condition  des  gens  de  lettres.  Mais  il  fallait 
pour  cela  trouver  moyen  de  plaire  au  monarque.  Le  duc  de 
Richelieu  lui  en  fournit  roccasion  en  le  chargeant  de  composer 


ET  LA  MARQUISE  DU  CHATELET  115 

un  «livertissement  pour  les  fêtes  du  mariage  de  l'infante  d'Es- 
pagne avec  le  Dauphin.  Voltaire  travailla  dix  mois  à  la  Princesse 
de  Nadarre.  «  J'aurais  mieux  aimé,  écrit-il',  faire  une  tragédie 
qu'un  ouvrage  dans  le  goût  de  celui-ci.  »  Mais  il  fallait  une 
pièce  où  tous  les  arts  eussent  l'occasion  de  s'exercer  pour  le 
plaisir  de  la  future  Dauphine.  Voilà  pourquoi  le  poète  philosophe 
ne  dédaigna  point  de  composer  un  opéra-comédie-Lallet.  La 
Princesse  de  Navarre  fut  représentée  aux  fêtes  du  mariage  à 
Versailles,  sur  un  théâtre  construit  exprès,  le  23  février  1743; 
■et  une  seconde  fois  deux  jours  après. 

Deux  mois  ne  s'étaient  pas  écoulés,  que  le  roi  accordait  au 
poète,  verhalement,  la  première  charge  vacante  de  gentilhomme 
ordinaire  de  sa  chambre,  et  par  brevet  du  1"  avril  1743,  celle 
d'historiographe  de  France,  avec  2  000  livres  d'appointements 
annuels.  Louis  XV  ayant  gagné,  à  quelques  semaines  de  là,  en 
personne,  la  bataille  de  Fontenoi,  l'historiographe  en  vers 
devance  tous  ses  concurrents  pour  lancer,  presque  au  lendemain 
de  la  victoire,  son  Poème  de  Fontenoij.  En  quinze  jours,  il  s'en 
fait  dix  éditions;  et  nuit  et  jour,  l'auteur  travaille,  sur  les 
renseignements  qui  lui  arrivent,  à  compléter  l'énumération  des 
personnages  qui  ont  joué  un  rôle  dans  cette  grande  journée; 
il  faut  bien  que  tout  le  monde  soit  content.  Le  duc  de  Richelieu 
reçoit  presque  tout  l'honneur  de  la  victoire,  aux  dépens  du 
maréchal  de  Saxe,  ainsi  que  le  remarque  Grimm*:  et  le  poème 
«st  dédié,  comme  il  convient,  au  Roi  :  «  C'est,  lui  dit  l'auteur, 
une  peinture  fidèle  d'une  partie  de  la  journée  la  plus  glorieuse 
<lepuis  la  bataille  de  Bouvines  ». 

L'année  suivante,  l'établissement  de  M""-  de  Pompadour  à  la 
■cour  mit  le  comble  à  la  bonne  fortune  de  Voltaire.  Il  avait  été 
de  ses  amis  bien  avant  qu'elle  devînt  la  maîtresse  du  Roi,  et 
«lie  n'était  point  oublieuse.  Elle  aimait  les  philosophes,  les 
artistes,  les  gens  de  mérite  en  tout  genre.  Voltaire  célébra 
son  avènement  avec  enthousiasme,  et  s'en  réjouit  très  haut 
«  comme  citoyen  ».  Il  devenait  enfin  un  sujet  académique,  aus- 
sitôt qu'on  sut  qu'il  était  bien  vu  de  la  maîtresse  du  Roi. 

Il  fut  élu  à  l'Académie  française  en  remplacement  du  pré- 

1.  LeUre  au  duc  de  Richelieu,  17  H. 

i.  Correspondance  littéraire,  année  17  io. 


116  VOLTAIRE 

sident  Bouhier  (23  avril  1746).  Ce  ne  fut  pas  sans  démarches- 
de  sa  part,  quoiqu'il  eût  affecté  de  n'y  point  tenir.  C'est  môme 
à  cette  occasion  qu'il  écrivit  au  P.  de  la  Tour,  principal  du 
collèg-e  Louis-le-Grand,  cette  fameuse  lettre  en  l'honneur  de» 
Jésuites,  que  Condorcet  lui  reproche  comme  une  faiblesse. 
Les  Jésuites  étaient  en  effet  une  puissance  qu'il  était  bon  de 
ménager.  Voltaire,  pour  assurer  son  élection,  se  para  de  la 
lettre  du  pape,  qu'il  avait  reçue  à  propos  de  Mahomet^  de 
l'estime  de  plusieurs  cardinaux  et  de  la  faveur  du  roi;  il  renia 
de  nouveau  les  Lettres  philosophiques,  et  se  montra  prêt  à  porter 
la  g^uerre  dans  le  camp  des  jansénistes.  Ce  (|ui  prouva  que  ces 
démarches  n'avaient  pas  été  superflues,  c'est  que  son  élection 
fut  vivement  attaquée,  comme  si  c'eût  été  un  scandale  que 
l'auteur  de  la  Henriade  et  de  Zaïre  fût  de  l'Académie. 

Le  discours  de  réception  de  Voltaire  à  l'Académie  (9  mai  1746) 
est  du  nombre  de  ceux  qui  comptent  dans  l'histoire  des  lettres. 
Il  y  chercha  les  titres  de  la  langue  française  pour  s'imposer  aux 
nations  étrangères.  Il  en  esquissa  rapidement  l'histoire  et  mit 
en  lumière  les  qualités  de  notre  langue  et  de  nos  principaux' 
écrivains.  C'était  un  discours  pour  les  étrangers  plus  que  pour 
les  Français.  Il  avait  des  raisons  personnelles  pour  rechercher 
l'approbation  des  étrangers  plus  que  celle  de  ses  compatriotes  ; 
mais  il  faut  reconnaître  que  si  la  langue  française  est  devenue 
en  ce  temps-là,  pour  ainsi  dire,  universelle,  c'est  un  éclatant 
service  dont  nous  lui  devons  tous  une  reconnaissance  inoubliable. 

Dans  ce  remarquable  discours,  il  n'oublia  pas  l'éloge  de  ses 
contemporains.  Sans  nous  arrêter  à  ceux  qu'il  fit  de  certains 
membres  présents,  tels  (|ue  Crébillon,  qu'il  traite  comme  «  son 
maître  »  dans  l'art  de  la  tragédie;  l'abbé  d'Olivet,  qui  fut  tou- 
jours son  ami;  le  président  Hénault,  dont  il  loue  Y  Abrégé  chro- 
nologique en  termes  des  plus  flatteurs;  son  héros,  le  duc  de 
Richelieu,  dont  il  associe  très  naturellement  la  gloire  à  celle  du 
roi;  sans  nous  arrêter,  dis-je,  à  tous  ces  compliments  qu'il  dis- 
tribue avec  autant  de  grâce  que  de  libéralité,  nous  devons 
signaler  la  mention  habilement  introduite  qu'il  fait  d'un  jeune 
ami,  d'un  écrivain  encore  inconnu,  dont  il  admire  le  caractère 
autant  que  le  talent,  et  qu'une  mort  prématurée  allait  faire 
disparaître  avant  qu'il  eût  joui  de  la  gloire  qu'il  avait  toujours 


ET  LA   MARQUISE  DU  CHATELET  117 

recherchée  en   vain.  L'amitié,  Teslime  de  Voltaire  pour  Vau- 
venargues  fait  honneur  à  l'un  cl  à  l'autre. 

La  jrrande  faveur  de  Voltaire  on  cour  no  devait  pas  durer 
longtemps.  Il  hlessa  le  Roi  par  un  madrig:al  impertinent  adressé 
à.  la  marquise  «le  Pompadour.  ]1  se  hlessa  lui-même  de  la  hien- 
veillance  que  Louis  XV  et  la  marquise  témoignaient  hautement 
à  Crébillon,  son  rival.  La  jiremière  représentation  de  Sétniramis 
■avait  été  donnée  à  la  Comédie-Frantjuise  le  29  août  1748. 

Sémiramts  occupe  une  place  importante  dans  le  théâtre  de 
Voltaire  et  dans  l'histoire  de  la  tragédie.  L'auteur  y  faisait 
reparaître  l'ombre  mal  accueillie  jadis  dans  Erifthyle.  Il  voulait 
introduire  sur  la  scène  française  des  spectacles  nouveaux  et 
une  variété  de  mouvements  dont  il  avait  vu  l'exemple  dans  le 
théâtre  de  Shakespeare.  Mais  il  fallait  changer  d'abord  les  habi- 
tudes et  la  décoration  de  notre  théâtre;  il  fallait  chasser  du 
plancher  de  la  scène  les  spectateurs  qui  l'encombraient.  Cette 
réforme  fut  commencée  par  la  libéralité  du  roi,  et  achevée  dix 
ans  plus  tard  par  des  constructions  nouvelles  que  fît  exécuter  le 
-comte  de  Lauraguais.  Ainsi,  nous  devons  à  la  ténacité  de  Vol- 
taire et  à  son  initiative  la  suppression  d'un  abus  qui  nuisait 
singulièrement  aux  progrès  de  la  poésie  dramatique. 

La  représentation  de  Sémiramis  ne  se  passa  d'ailleurs  pas 
sans  orages.  Crébillon  était  l'auteur  d'une  tragédie  de  même 
nom  (1711).  Les  partisans  du  vieux  poète  formèrent  une  cabale 
pour  faire  tomber  la  pièce  de  son  jeune  rival  :  ils  acquirent  en 
cette  journée  le  surnom  de  «  soldats  de  Corbulon  ».  Mais  Vol- 
taire opposa  cabale  à  cabale,  et  la  sienne  obtint  une  victoire 
fort  disputée.  Voltaire,  qui  ne  voyait  dans  Crébillon  qu'un  écri- 
vain «  gothique  et  barbare  »,  résolut  d'ensevelir  cette  renommée 
usurpée,  en  refaisant  une  à  une  toutes  les  tragédies  de  son 
rival,  et  d'abord  son  Catilina,  qu'il  avait  lui-même  qualifié  de 
divin  en  écrivant  à  l'auteur. 

Pendant  qu'il  défendait  à  Paris  Sémiramis,  M"*  du  Chàtelet, 
alors  à  Plombières,  et  à  bout  de  constance,  lui  donnait  un 
successeur  dans  la  personne  de  Saint-Lami)ert,  jeune  officier 
poète  qu'elle  avait  rencontré  à  la  cour  de  Lorraine.  Voltaire  se 
fâcha  d'abord,  voulut  se  séparer.  Mais  la  dame  lui  expliqua  les 
choses   si  franchement  et  par  de   si  bonnes  raisons,  qu'il  se 


118  VOLTAIRE 

radoucit  vite,  demanda  pardon  à  son  heureux  rival,  et  s'arrangea 
d'un  ménag-e  à  trois.  Il  recommanda  même  les  poésies  de  Saint- 
Lambert  à  Frédéric  II,  et  il  écrivit  des  vers  où  il  associait  de  la 
façon  la  plus  galante  les  noms  des  deux  nouveaux  amants. 

Mais  à  la  suite  de  sa  liaison  avec  Saint-Lambert,  M™®  du 
Châtelet  était  devenue  enceinte.  Le  bon  roi  Stanislas  lui  céda, 
au  château  de  Lunéville,  l'ancien  appartement  de  la  reine,  pour 
y  faire  ses  couches  plus  à  l'aise.  C'est  là  qu'elle  fut  surprise  le 
4  septembre  1749,  tandis  qu'elle  travaillait  à  un  grand  ouvrage 
qu'elle  avait  hâte  d'achever,  sur  les  Principes  mathématiques  de 
la  philosophie  naturelle.  Voltaire  annonça  gaiement  sa  délivrance 
à  tous  ses  amis.  Peu  de  jours  après,  elle  était  morte,  par  les 
suites  d'une  imprudence  (10  septembre  1749).  Le  désespoir  de 
Voltaire  fut  d'abord  aussi  grand  que  s'il  n'avait  pas  eu  à  se 
plaindre  d'elle.  «  Souffrez,  écrit-il  à  M"""  du  Deffand,  que  j'aie 
la  consolation  de  pleurer  à  vos  pieds  une  femme  qui,  avec  ses 
faiblesses,  avait  une  âme  respectable.  »  Mais  il  avait  sur  le 
métier  son  Catilina,  et  son  naturel  n'était  pas  fait  pour  suc- 
comber au  chagrin.  M*"'  du  Châtelet  ne  fut  pas  longtemps 
pleurée  :  les  femmes  ne  l'aimaient  guère,  et  personne,  en 
France,  ne  s'aperçut  qu'on  eût  perdu  «  un  très  grand  homme  ». 


IV.  —    Voltaire  et  Frédéric  IL 

Voltaire  à,  Potsdam.  —  La  mort  de  M""  du  Châtelet 
devait  livrer  la  personne  de  Voltaire  a  un  créancier  opiniâtre, 
qui  la  réclamait  depuis  longtemps.  Frédéric  II  paraissait  autorisé 
par  le  philosophe  lui-même  à  le  considérer  comme  sa  propriété, 
après  les  protestations  de  tendresse  que  celui-ci  lui  avait  tant 
de  fois  prodiguées. 

,  Voltaire  s'était  cependant  installé  à  Paris,  comme  s'il  ne  son- 
geait nullement  à  quitter  cette  ville.  Préoccupé  d'effacer  la 
gloire  de  Crébillon,  après  avoir  ébauché  en  huit  jours  un  nou- 
veau Catilina  ou  Rome  sauvée,  il  se  mit  à  composer  un  Oreste^ 
pour  l'opposer  à  YÉlectre  de  son  rival.  Oreste  n'obtint  pas 
un  succès  éclatant  à  la  première  représentation  (12  janvier  1750). 


ET  FRÉDÉRIC  II  H!» 

L'auteur  ne  s'épargna  pas  pour  faire  réussir  sa  tragédie.  Non 
content  des  applaudissements  qui  partaient  de  la  salle,  il  se  leva 
dans  sa  loge,  et  cria  au  parterre  :  «  Courage,  braves  Athéniens, 
c'est  du  Sophocle!  »  11  se  démena  même  si  bien  qu'il  fit  scan- 
dale, et  fut  obligé  de  s'esquiver  de  la  salle.  Il  mit  sa  pièce 
sous  le  patronage  de  la  duchesse  du  Maine,  qu'il  conjura  de 
défendre,  avec  cet  ouvrage,  la  véritable  simplicité  dont  les 
Athéniens  avaient  donné  le  modèle.  Se  faisait-il  lui-même  assez 
illusion  pour  croire  ce  qu'il  disait?  Du  moins  il  attaquait  fort 
bien  les  intrigues  romanesques  de  Crébillon  et  des  autres  tragi- 
ques français.  Il  donnait  aussi  d'excellents  conseils  sur  la 
déclamation  à  M"*  Clairon,  qu'il  appelait  la  «  divine  Electre  ». 
Mais  il  était  en  général  fort  mal  satisfait  du  personnel  de  la 
Comédie-Française,  et  cherchait  toujours  aie  remplacer  par  des 
actfeurs  de  sa  façon.  C'est  ainsi  qu'il  fit  jouer  chez  lui,  par  ses 
amis,  Mahomet  et  Rome  sauvée.  Dans  cette  dernière  pièce,  il 
crut  avoir  vengé  la  mémoire  de  Cicéron,  outrageusement  défi- 
gurée dans  le  Catilina  de  Crébillon. 

Frédéric  II,  las  des  retards  que  Voltaire  apportait  à  l'accom- 
plissement de  ses  désirs,  voulut  sans  doute  le  piquer,  en  appe- 
lant près  de  lui  le  jeune  d'Arnaud,  qui  lui  avait  été  déjà  recom- 
mandé par  Voltaire  lui-même.  Le  roi  se  donna  le  malin  plaisir 
d'adresser  à  ce  jeune  poète  une  épître  où  il  le  louait  sans  mesure 
aux  dépens  de  l'auteur  de  Zaïre  et  de  Mahomet.  Cette  pièce  fut 
colportée,  et  mit  Voltaire  en  fureur.  Il  se  résolut  aussitôt  à 
partir  pour  Berlin.  Il  demanda,  dit-il,  «  au  plus  grand  roi  du 
Midi  la  permission  d'aller  se  mettre  aux  pieds  du  plus  grand  roi 
du  Nord  ».  Louis  XV,  avec  sécheresse,  lui  répondit  «  qu'il  pou- 
vait partir  quand  il  voudrait  »,  et  lui  tourna  le  dos.  M"*  de 
Pompadour  le  chargea  de  ses  humbles  compliments  pour  le  roi 
de  Prusse.  Le  18  juin  1730,  il  partait  pour  le  royaume  de  Fré- 
déric II,  et  le  10  juillet  il  était  à  Potsdam. 

Qu'allait-il  faire  en  Prusse?  Il  ne  le  savait  pas  bien  lui- 
même.  Il  ne  voulait  pas  sans  doute  échanger  la  servitude  de  la 
cour  de  France  pour  celle  d'une  cour  étrangère.  Mais  il  se 
promettait  de  ne  s'attacher  qu'autant  qu'il  lui  plairait.  Frédéric 
ne  s'expliquait  pas  clairement  sur  ses  desseins.  Il  promettait  la 
plus  grande  liberté,  sans  autre  office  que  de  corriger  ses  ver?  ; 


120  VOLTAIRE 

et  il  donnait  une  pension  annuelle  de  20  000  livres,  le  cordon 
de  l'ordre  du  roi,  et  la  clef  de  chambellan.  Voltaire  avait  su 
bien  faire  ses  conditions. 

Néanmoins,  quand  il  quitta  ses  amis,  son  cœur  se  serra,  et 
ceux-ci  lui  remontraient  son  imprudence.  Mais  quoi?  Ne  trou- 
verait-il pas,  auprès  du  roi  philosophe,  l'amitié  la  plus  déli- 
cieuse et  la  liberté  de  donner  cours  à  toutes  ses  hardiesses  de 
parole  ou  de  plume?  Il  aurait  bien  voulu  encore  emmener  sa 
nièce  M'""  Denis  et  lui  faire  assurer  une  bonne  pension.  Mais 
Frédéric  répondit  qu'il  «  ne  demandait  pas  M'""  Denis  ». 

La  manière  dont  il  fut  reçu  en  Prusse  dissipa  d'abord  toutes 
ses  inquiétudes,  et  le  remplit  même  d'enthousiasme.  Il  fut 
accueilli  par  des  fêtes,  et  nous  savons  si  ce  philosophe  était 
insensible  aux  plaisirs  et  à  l'éclat  extérieur. 

«  Cent  cinquante  mille  soldats  victorieux,  point  de  procu- 
reurs, opéra,  comédie,  philosophie,  un  héros  philosophe  et 
poète,  grandeur  et  grâces,  grenadiers  et  muses,  trompettes  et 
violons,  repas  de  Platon,  société  et  liberté!  qui  le  croirait?  tout 
cela  est  pourtant  très  vrai'...  » 

Une  des  choses  qui  le  frappèrent  le  plus  vivement  fut  un 
carrousel,  «  digne  en  tout  de  celui  de  Louis  XIV  ».  Cette  magni- 
ficence l'émeut  plus  qu'on  ne  le  supposerait.  «  Qui  aurait  dit,  il 
y  a  vingt  ans,  que  Berlin  deviendrait  l'asile  des  arts,  de  la 
magnificence  et  du  goût*?  » 

Mais  ce  qui  le  charme  le  plus,  ce  sont  ces  «  banquets  de 
Platon  »,  où  l'on  peut  dire  tout  ce  qu'on  veut,  même  quelque- 
fois, paraît-il,  des  choses  sérieuses.  Entouré  de  gens  d'un 
esprit  vif  et  hardi,  la  plupart  Français,  dont  il  avait  voulu  se 
faire  un  cercle  d'amis,  Frédéric,  digne  de  présider  à  ce  cénacle, 
encourageait  la  gaieté  et  stimulait  l'incrédulité.  Malheureuse- 
ment une  société  de  gens  de  lettres  ne  vit  pas  longtemps  sans 
querelles,  surtout  quand  ils  en  viennent  à  exercer  leur  esprit 
aux  dépens  les  uns  des  autres.  Si  quelqu'un  pouvait  égaler 
Voltaire  en  malice,  c'était  Frédéric.  L'esprit  dut  pétiller  dans 
ce  cercle,  mais  l'amitié  n'y  pouvait  pas  durer  longtemps.  Le 
roi  ne  ménageait  pas  toujours  ses  convives,  et  le  poète  sentait 

1.  Lettre  à  d'Argenlal,  24  juillet  IISO. 
,2.  Lettre  au  marquis  de  Thibouville,  1"  août. 


ET  FREDERIC  II  4  21 

qu'il  n'est  pas  prudent  d'avoir  plus  d'esprit  qu'un  adversaire 
«  qui  commande  à  cent  cinquante  mille  hommes  ».  Pendant  les 
premiers  temps,  et  durant  la  lune  de  miel  de  leur  union,  Vol- 
taire ne  le  trouva  qu'aimable.  Mais  cela  devait  infailliblement 
se  brouiller. 

Frédéric  logea  tout  d'abord  Voltaire  dans  son  palais,  où  il 
lui  assigna  l'appartement  du  maréchal  de  Saxe.  «  On  avait 
voulu,  dit  celui-ci,  mettre  l'historien  dans  la  chambre  du  héros.  » 
Les  commodités,  pour  le  commerce  entre  les  deux  amis,  étaient 
extrêmes.  Voltaire  n'avait  qu'à  passer  de  son  appartement  dans 
celui  du  roi,  et  Frédéric  avait  banni  de  chez  lui  tous  les  offices 
et  tous  les  usages  de  cour.  Le  poète  avait  à  lui  tout  son  temps, 
hormis  les  moments  employés  à  redresser  les  fautes  de  versifi- 
cation ou  de  langue  française  que  le  prince  ne  pouvait  guère 
éviter  dans  ses  vers  improvisés  au  milieu  de  tant  d'affaires. 
Son  cœur  et  son  esprit  débordaient  de  joie.  Il  avait  en  Prusse 
ce  que  ni  lui  ni  personne  n'aurait  jamais  pu  trouver  en  France. 
Mais  tout  bonheur  est  exposé  à  se  gâter.  Les  caractères  ne  se 
trouvent  pas  toujours  compatibles  autant  qu'on  l'avait  cru 
il 'abord.  Frédéric  voulait  qu'on  le  traitât  en  homme,  mais  il  se 
retrouvait  bien  vite  roi.  Voltaire  lui  disait  Votre  Humanité,  au 
lieu  de  Votre  Majesté-,  mais  en  jouant  avec  lui  étourdiment,  il 
dut  sentir  quelquefois  la  grilîe  du  lion.  Lui-même,  Voltaire  était 
doué  de  l'esprit  le  plus  gracieux  du  monde;  mais  il  ne  suppor- 
tait aucune  résistance  à  ses  désirs,  et  voulait  toujours  demeurer 
le  maître,  ainsi  que  Frédéric.  Il  était  impossible  que  ces  deux 
caractères  ne  se  heurtassent  pas  un  jour  ou  l'autre. 

Les  gens  d'esprit  rassemblés  autour  de  la  table  du  roi  avaient 
^ussi  leurs  prétentions  et  leurs  jalousies.  La  faveur  éclatante 
que  le  roi  témoignait,  justement  d'ailleurs,  au  dernier  arrivé,  ne 
pouvait  manquer  de  piquer  quelques-uns  des  anciens.  Mauper- 
tuis,  comme  président  de  l'Académie  de  Berlin,  se  donnait 
certains  airs  d'importance,  et  passait  pour  quelque  peu  despote. 
Dans  ce  cercle,  il  y  avait  peu  de  sages,  quoique  tous  fissent  pro- 
fession d'être  philosophes.  Le  plus  fou  de  tous  était  La  Mettrie, 
matérialiste  affecté,  qui  réjouissait  la  société  par  ses  bouffon- 
neries d'une  impiété  extravagante.  «  Ses  idées,  écrit  Voltaire', 

1.  A  M"*  Denis,  6  novembre  1750. 


122  VOLTAIRE 

sont  un  feu  d'artifice  toujours  en  fusées  volantes.  Ce  fracas 
amuse  un  demi-quart  d'heure,  et  fatigue  mortellement  à  la 
longue.  »  L'émulation  d'esprit  brouilla  Voltaire  avec  Mauper- 
tuis,  et  les  bavardages  de  La  Mettrie  le  brouillèrent  avec  le  roi 
lui-même.  Mais  il  n'était  guère  possible  qu'il  n'arrivât  pas 
quelque  chose  de  ce  genre. 

Frédéric  adressa  au  roi  de  France  une  demande  en  forme 
pour  garder  Voltaire.  Louis  répondit  qu'il  «  en  était  fort  aise  », 
et  dit  à  ses  courtisans  que  «  c'était  un  fou  de  plus  à  la  cour  du 
roi  de  Prusse  et  un  fou  de  moins  à  la  sienne  ».  Voltaire  fut  très 
piqué  d'avoir  été  cédé  si  facilement.  C'est  alors  qu'il  contracta 
ce  qu'il  appelle  plaisamment  son  mariage  avec  le  roi  de  Prusse  : 
«  Je  n'ai  pas  pu  m'empêcher  de  dire  oui.  Il  fallait  bien  finir  par 
ce  mariage,  après  des  coquetteries  de  tant  d'années.  Le  cœur 
m'a  palpité  à  l'autel*.  »  Dans  une  longue  lettre  au  duc  de 
Richelieu,  il  essaie  de  prouver  qu'il  avait  été  trop  malheureux 
dans  sa  patrie  \  Mais  sera-t-il  heureux  dans  sa  nouvelle  union? 
Il  n'en  sait  rien.  Il  se  croit  sûr  au  moins  du  caractère  du  roi  de 
Prusse.  Mais  il  ne  se  défie  pas  assez  du  sien. 

Il  jouit  d'abord  d'une  importance  et  d'un  crédit  dont  il  était 
très  flatté.  Mais  comme  il  ne  pouvait  jamais  s'en  tenir  à  ce 
qu'il  avait,  il  voulut  s'enrichir  par  un  coup  de  bourse  et  se  mit 
en  relation  avec  un  banquier  juif,  nommé  Abraham  Hirsch  (ou 
Hirschell),  qui  dut  acheter  pour  lui  des  titres  dépréciés,  afin  de 
se  les  faire  rembourser  au  pair.  L'opération  sur  ces  titres  était 
interdite.  Voltaire  brava  les  défenses,  mais  ne  put  réaliser  son 
opération  :  le  Juif  lui  fit  défaut.  Un  procès  survint  entre  eux. 
Ils  s'accusèrent  mutuellement  de  friponnerie.  Voltaire  traduisit 
son  adversaire  en  justice;  et  il  ne  paraît  pas  que  les  juges  aient 
jamais  vu  bien  clair  dans  cette  affaire  très  embrouillée.  Le  juif 
fut  condamné  aux  frais  du  procès,  mais  Voltaire  ne  fut  loué  de 
personne  et  resta  compromis  dans  une  affaire  assez  louche,  qui 
excita  un  moment  contre  lui  l'indignation  du  Roi. 

Voltaire  commençait  peut-être  à  sentir  que,  pour  un  homme 
de  son  caractère,  la  paix  n'était  pas  plus  assurée  en  Prusse 
qu'en  France.  Une  confidence  d'un  fou  le  mit  dans  une  agitation 

1.  Lettre  à  M""  Denis,  13  octobre  1750. 

2.  Lettre  à  Richelieu,  août  1750. 


ET  PREDEIUC  II  123 

nouvelle.  La  Metlrio  qui,  à  titre  de  bouffon,  jouissait  de  la 
familiarité  du  roi,  rapporta  au  philosophe  que,  dans  un  entre- 
tien avec  ce  prince  sur  Voltaire  lui-môme,  il  avait  entendu  de 
sa  bouche  cette  parole  :  «  J'aurai  besoin  de  lui  encore  un  an  au 
plus  ;  on  presse  l'orang^e  et  on  en  jette  l'écorce.  »  Ce  mot  fit  sur 
Voltaire  l'effet  d'un  coup  de  foudre  ;  il  se  le  fit  répéter  plusieurs 
fois.  Quoi?  c'était  là  toute  l'amitié  de  ce  prince  qu'il  adorait?  Et 
son  Marc-Aurèle  n'était,  comme  un  homme  ordinaire,  qu'un 
trompeur?  Il  ne  s'en  était  jamais  douté  :  quelle  naïveté  de  la 
part  d'un  si  grand  sceptique!  Dans  son  bouleversement,  il  com- 
muniqua son  chagrin  à  sa  nièce,  qui  lui  envoya  le  conseil  de 
partir  de  Berlin  au  plus  vite.  Mais  il  était  retenu  '  par  deux  édi- 
tions en  train,  l'une  de  ses  Œuvres,  que  le  libraire  Welther 
publia  à  Dresde  en  1732;  l'autre,  de  son  Siècle  de  Louis  XiV, 
qu'il  faisait  imprimer  à  Berlin,  ne  croyant  pas  qu'on  souffrirait 
en  France  une  histoire  «  vraie  »  du  plus  grand  roi  de  la 
France*.  Il  était  toujours  inquiet  au  sujet  de  sa  Pucelle,  qu'il 
n'avait  pu  refuser  aux  instances  du  prince  Henri,  et  qui  par  suite 
courait  le  monde.  Il  pensait,  comme  beaucoup  de  personnes,  que 
cet  ouvrage  ne  s'accordait  guère  avec  «  ses  cheveux  gris  et  son 
Siècle  de  Louis  XIV  j>.  Il  se  croyait  donc  obligé  de  rester  encore 
quelques  mois  où  il  était. 

Cependant  la  société  des  amis  du  roi  de  Prusse  s'éclaircissait 
à  vue  d'oeil.  La  Mettrie  disparut  le  premier,  victime  de  sa  glou- 
tonnerie et  de  ses  bravades  en  médecine.  Voltaire  ne  le  regretta 
pas;  mais  il  fut  (qui  l'aurait  cru?)  un  peu  choqué  de  l'éloge 
public  que  le  roi  fit  de  ce  matérialiste  déclaré,  qui,  en  mourant 
d'indigestion,  demanda  qu'on  l'enterrât  dans  le  jardin  do  la 
maison  où  il  se  trouvait  à  ce  moment.  Frédéric,  se  plaisant  à 
braver  l'opinion  publique,  composa  lui-même  l'oraison  funèbre 
de  son  bouffon,  et  la  fit  lire  à  son  académie  par  son  secrétaire, 
Darget.  «  Tous  ceux  qui  sont  attachés  à  ce  maître,  dit  Voltaire, 
en  gémissent.  11  semble  que  la  folie  de  La  Mettrie  soit  une 
maladie  épidémique  qui  se  soit  communiquée  '.  » 

Un  autre  Français,  le  chevalier  de  Chazot,  insulté  publiquement 

1.  LeUre  à  M"*  Denis,  2  septembre  i751. 

2.  Lettre  au  maréchal  de  Richelieu,  31  août  1751. 

3.  Lettre  au  maréchal  de  Richelieu,  27  janvier  l~'62. 


124  VOLTAIRE 

par  Frédéric,  fit  le  malade  pour  obtenir  la  permission  d'aller  à 
Paris,  et  ne  revint  plus.  Voltaire  songeait  à  se  dérober  de  la  même 
façon.  Tout  en  cachant  au  roi  sa  pensée,  il  comptait  les  vides 
qui  se  faisaient  autour  de  lui.  Lord  Tyrconnel,  chez  qui  La  Mettrie 
était  mort,  ne  lui  survécut  pas  longtemps.  Le  comte  de  Rotheni- 
bourg,  intime  confident  de  Frédéric,  et  redouté  de  ses  amis, 
mourut  à  son  tour.  Le  secrétaire  du  roi,  Darget,  dont  Voltaire 
avait  souvent  employé  les  bons  offices  auprès  de  ce  Marc-Aurcle 
qu'il  commençait  à  craindre,  s'évada  sous  prétexte  de  maladie, 
s'en  alla  à  Paris,  et  ne  reparut  pas. 

Résolu  à  se  libérer,  Voltaire  évita  d'autant  moins  les  que- 
relles. Il  n'en  était  plus  aux  caresses  avec  Maupertuis,  dont  il 
avait  déclaré  «  les  ressorts  peu  liants  »,  et  dont  il  prétendait 
n'avoir  pu  «  apprivoiser  la  férocité  » .  Le  président  de  l'Académie 
de  Berlin  se  donna  un  soir  le  tort  de  montrer  plus  d'esprit  que 
lui,  et  d'en  laisser  paraître  sa  joie.  Voltaire  trouva  l'occasion  de 
sa  vengeance  dans  une  querelle  académique.  Maupertuis  avait 
fait  entrer  à  l'Académie  Kœnig,  qu'il  avait  autrefois  donné  pour 
répétiteur  de  physique  à  M""^  du  Chàtelet.  Mais  Kœnig  publia 
une  prétendue  lettre  inédite  de  Leibniz,  qui,  si  elle  était  authen- 
tique, enlevait  à  Maupertuis  la  gloire  de  la  découverte  de  son 
fameux  principe  de  «  la  moindre  quantité  d'action  ».  Le  prési- 
<:lent  déféra  Kœnig  au  jugement  de  son  Académie,  qui  déclara 
la  lettre  de  Leibniz  falsifiée.  La  sentence  parut  trop  précipitée, 
et  la  procédure  incorrecte.  Au  milieu  de  la  guerre  d'écrits 
auxquels  celte  affaire  donna  lieu  dans  le  monde  savant,  Voltaire 
€rut  devoir  prendre  parti  pour  Kœnig  contre  le  président,  Mais 
un  redoutable  antagoniste  se  mêla  alors  au  débat  :  ce  n'était 
pas  moins  que  le  roi  de  Prusse,  qui  lança  lui-même  dans  le 
monde  un  factum,  sous  le  titre  de  Réponse  d'un  académicien  de 
Berlin,  non  signé,  mais  revêtu  des  armes  du  roi.  Voltaire  s'y 
trouva  fort  maltraité.  Puisque  le  monarque  se  mêlait  de  faire  la 
guerre  littéraire,  l'homme  de  lettres  ne  se  crut  pas  obligé  au 
silence.  Mais  ce  fut  le  président  de  l'Académie  qui  paya  pour 
son  trop  puissant  défenseur.  La  fameuse  Diatribe  du  docteur 
Aka/da,  médecin  du  pape,  chef-d'œuvre  sans  égal  de  malice  et  de 
gaieté,  a  rendu  pour  toujours  Maupertuis  ridicule,  à  bon  droit 
ou  à  tort. 


ET  FREDEIIIC  II  12» 

Voltaire  n'ignorait  pas  qu'en  poursuivant  le  président  et 
l'Académie,  il  bravait  et  offensait  directement  le  roi.  Celui-ci 
interdit  en  effet  l'impression  de  la  satire  à" A /mkia.  Mais  Voltaire 
espéra  le  jouer  au  moyen  d'un  de  ses  tours  d'adresse;  et  Fré- 
déric vit  avec  indig-nation  l'ouvrage  paraître  à  Berlin,  malgré 
ses  défenses.  Alors  il  eut  recours  à  un  genre  de  châtiment  qui, 
n'étant  pas  en  usage  dans  ses  Etats,  parut  d'autant  plus  infa- 
mant. Tous  les  exemplaires  qu'on  put  saisir  furent  brûlés 
publi^|uement,  par  la  main  du  bourreau,  sous  les  yeux  de  l'au- 
teur. Celui-ci,  à  son  tour,  s'indigna  de  cet  affront,  comme  s'il 
n'avait  point  eu  de  torts.  Il  ne  croyait  jamais  en  avoir  aucun. 

Le  poète  offensé  alla  voir  le  roi  et,  «  pour  ses  étrennes  » 
(!""  janvier  1753),  lui  remit  sa  clef  de  chambellan,  son  cordon 
de  l'ordre,  et  sa  renonciation  aux  trimestres  arriérés  de  sa 
pension.  Sur  l'enveloppe  du  paquet  qui  contenait  ces  «  brimbo- 
rions »,  il  avait  écrit  ces  vers  : 

Je  les  reçus  avec  tendresse, 
Je  vous  les  rends  avec  douleur; 
C'est  ainsi  qu'un  amant,  dans  son  extrême  ardeur, 
Rend  le  portrait  de  sa  maîtresse. 

A  cette  brouillerie  d'amoureux  il  ne  manquait  qu'un  raccom- 
modement. Frédéric  en  fit  les  frais.  Il  renvoya  à  Voltaire  les 
insignes  de  ses  dignités  de  cour,  l'invita  à  souper,  et  promit 
qu'il  «  réparerait  tout  ».  Il  ne  pouvait  évidemment  se  passer 
de  ce  brillant  esprit,  et  de  plus  il  commençait  à  le  craindre;  car 
une  telle  plume  faisait  l'opinion  dans  l'Europe,  et  les  cent  cin- 
quante mille  soldats  de  Frédéric  ne  pouvaient  prévenir  ses 
blessures. 

Voltaire,  de  son  côté,  fit  quelque  chose.  Il  protesta  publique- 
ment qu'il  «  n'avait  jamais  fait  de  libelle  diffamatoire  contre 
M.  de  Maupertuis  ».  Mais  il  se  crut  ou  feignit  de  se  croire  en 
danger,  et  alla  se  mettre  sous  la  protection  de  l'envoyé  de 
France.  D'autre  part,  il  se  fit  dire  par  un  médecin  que  sa  santé 
exigeait  les  eaux  de  Plombières,  et  demanda  congé  au  roi  sous- 
ce  prétexte.  Frédéric  lui  répondit  par  une  lettre  assez  rude,  où 
il  montrait  clairement  qu'il  n'était  pas  dupe.  Le  26  mars  17 o3, 
le  roi  étant  à  la  parade,  on  lui  dit  que  M.  de  Voltaire  venait 
recevoir  ses  ordres.  Le    monarque    dit   seulement   au  poète  : 


h 


126  VOLTAIRE 

«  Vous  voulez  donc  absolument  partir?  »  Sur  sa  réponse  affir- 
mative, accompagnée  d'excuses,  «  Monsieur,  je  vous  souhaite 
un  bon  voyage  »,  lui  dit  Frédéric. 

C'était  un  congé  à  peu  près  semblable  à  celui  qu'il  avait  reçu 
de  Louis  XV,  trois  ans  auparavant.  Il  ne  se  le  fit  pas  répéter, 
craignant  sans  doute  un  revirement,  sur  lequel  il  se  faisait 
encore  illusion.  C'est  ainsi  que  le  Salomon  du  Nord  et  l'Apollon 
de  la  France  se  séparèrent  sans  se  dire  au  revoir. 

Retour  en  France.  Projets  d'établissement.  —  Vol- 
taire se  hâta  de  quitter  les  terres  du  roi  de  Prusse.  Il  ne  s'arrêta 
qu'à  Leipzig.  De  là,  il  lança  un  complément  de  la  diatribe 
à'Akakia.  Maupertuis  en  fut  tellement  exaspéré  qu'il  répondit  à 
l'auteur  par  des  menaces  qui  le  rendirent  encore  plus  ridicule, 
s'il  était  possible  ;  car  le  poète  ne  manqua  pas  de  les  publier  et 
de  se  mettre  avec  ostentation  sous  la  protection  du  magistrat  de 
Leipzig.  Il  n'osa  même  pas  passer  chez  son  adoratrice  la  mar- 
grave Wilhelmine,  craignant  avec  raison  qu'elle  n'eût  des  com- 
missions de  son  frère.  On  voulait,  en  effet,  lui  faire  restituer  le 
volume  des  poésies  du  roi,  dont  Voltaire  n'avait  garde  de  se 
dessaisir.  Il  a  fait  l'innocent  à  cet  égard,  mais  l'opiniâtreté  qu'il 
a  mise  à  garder  ce  gage  prouve  bien  qu'il  comptait  s'en  servir 
pour  rendre  ridicule  et  peut-être  odieux  aux  yeux  de  toute 
l'Europe  son  ancien  disciple.  Il  en  faisait  en  effet  des  gorges 
chaudes  à  toute  occasion. 

De  Leipzig,  il  se  rendit  à  Gotha,  oîi  il  fut  invité  par  le  duc  et 
la  duchesse  à  prendre  domicile  au  château  (18  avril  1753).  Il  y 
demeura  trente-trois  jours,  charmé  des  adorations  qu'il  y  rece- 
vait, et  lisant  sa  Pucelle  en  nombreuse  compagnie.  Il  dédia  à 
X  la  duchesse  son  poème  de  la  Loi  naturelle,  offert  d'abord  à 
Frédéric,  et  s'engagea  à  écrire  pour  la  même  princesse  un  abrégé 
de  l'histoire  de  l'empire  d'Allemagne,  qui  fut  en  effet  publié  sous 
le  titre  à' Annales  de  V empire. 

En  s'acheminant  vers  Strasbourg,  il  passa  par  Cassel,  oîi  il 
fut  très  bien  reçu  par  le  landgrave  et  sa  famille.  Mais  il  reçut 
des  nouvelles  qui  l'inquiétèrent.  Pollnitz,  confident  du  roi  de 
Prusse,  l'y  avait  devancé  :  Voltaire  comprit  que  ce  prince 
envoyait  à  ses  trousses.  A  peine  était-il  arrivé  à  Francfort 
(31  mai  1753),  qu'il  se  vit  arrêté  au  Lion  d'or  par  un   sieur 


ET  FREDERIC  II  127 

Freytag:,  agent  du  roi  de  Prusse  dans  cette  ville.  Ce  personnage 
lui  réclamait  divers  objets  appartenant  au  roi,  et  tout  particu- 
lièrement le  volume  des  poésies.  On  a  beaucoup  ri  et  Ton  rira 
longtemps  de  V Œuvre  de  poeshie  «  du  roi  son  maître  »,  que  ce 
grossier  personnage  redemandait  furieusement  avec  sa  pronon- 
ciation tudesque.  Voltaire  a  merveilleusement  raconté  cet  épi- 
sode burlesque,  mais  non  sans  variations,  ni  probablement  sans 
invention.  Toujours  est-il  que,  pendant  cinq  semaines.  Voltaire 
fut  retenu  captif  par  un  brutal,  ainsi  que  sa  nièce  et  son  secré- 
taire, par  une  odieuse  violation  du  droit  des  gens;  qu'il  fut 
rudoyé  par  des  soldats,  peut-être  pillé  et  détroussé,  sans  que  les 
magistrats  de  Francfort  osassent  le  défendre  contre  la  justice  du 
roi  de  Prusse.  Celui-ci  ne  voulut  jamais  désavouer  son  agent, 
ni  faire  aucune  réparation  à  sa  victime.  Voltaire  a  pris  le  ciel 
et  la  terre  à  témoin  de  l'injure  qu'il  avait  subie.  Mais  nous  savons 
aussi  pourquoi  il  voulait  garder  les  poésies  du  roi,  et  Frédéric 
avait  quelque  raison  de  se  défier  de  ses  artifices.  Voltaire  affecta 
toujours  d'être  surtout  blessé  des  offenses  faites  à  sa  nièce;  mais 
il  a  tant  parlé  là-dessus  qu'on  se  défie  un  peu  de  son  génie 
inventif;  et  Frédéric  n'avait  peut-être  pas  tort  de  rire  de  ses 
plaintes  éternelles  au  sujet  de  M""  Denis.  Songeons  à  l'étrange 
caractère  de  ce  philosophe  et  de  ce  prince,  qui  se  ressemblaient 
tant  pour  la  malice  :  il  n'est  pas  impossible  que  tous  deux  se 
soient  divertis  à  se  faire  une  guerre  de  niches.  Au  reste,  ils  étaient 
si  bien  faits  l'un  pour  l'autre,  qu'après  une  longue  bouderie,  leur 
penchant  mutuel  l'emporta  sur  les  rancunes,  et  que,  sans  oublier 
tout  à  fait  leurs  ressentiments,  ils  renouèrent  ensemble  la  cor- 
respondance, comme  de  vieux  amis.  Il  n'y  a  que  le  xvm"  siècle 
qui  ait  pu  mettre  en  vis-à-vis  deux  pareils  personnages  :  ce  sont 
deux  figures  de  la  même  famille  :  en  les  plaçant  en  pendants, 
on  a  l'expression  la  plus  complète  de  la  malice  humaine,  avec 
une  nuance  particulière  de  brutalité  chez  le  prince  et  de  finesse 
chez  le  poète. 

En  dépit  du  zèle  sauvage  des  agents  du  roi  de  Prusse,  Voltaire 
put  enfin  quitter  Francfort  le  7  juillet  1753.  Le  soir  même,  il 
arriva  à  Mayence,  où  il  retrouva  l'accueil  enthousiaste  auquel 
l'avaient  accoutumé  les  villes  capitales  de  l'Allemagne.  De  là 
il  se  rendit  à  Mannheim,  où  l'électeur  palatin,  Charles-Théodore, 


12»  VOLTAIRE 

Tattendait.  La  réception  qui  lui  fut  faite  au  château  de  Scliwet- 
zingen  compte  parmi  les  plus  brillantes  dont  il  ait  joui  dans  sa 
vie.  Enfin,  le  16  août,  il  arrivait  à  Strasbourg,  et  se  revoyait 
en  France.  .1  ^/ 


V.  —  Voltaire  en  Alsace,  en  Suisse  et  à  Ferney. 

Il  y  trouva  un  secours  précieux  pour  rédiger  ses  Annales 
de  CEmpire,  auprès  du  savant  professeur  Scliœpflin,  historien 
de  l'Alsace.  Il  travaillait  en  même  temps  à  sa  tragédie  de  VOr- 
phelin  de  la  Chine.  A  propos  de  cette  pièce,  il  écrivait  à  d'Ar- 
gental  '  :  «  Tout  mourant  que  je  suis,  je  me  suis  mis  à  des- 
siner le  plan  d'une  pièce  nouvelle,  toute  pleine  d'amour.  J'en 
suis  honteux  ;  c'est  la  rêverie  d'un  vieux  fou.  »  Mais  il  se 
trompait  :  l'intérêt  de  YOrphelin  n'est  pas  du  tout  dans  une 
intrigue  d'amour  :  il  réside  dans  des  sentiments  plus  élevés, 
ceux  de  deux  époux  qui  sacrifient  leurs  personnes  et  jusqu'à 
leur  enfant  au  salut  d'une  dynastie  et  à  l'avenir  d'un  empire. 
C'est  un  des  sujets  les  plus  tragiques  qu'il  ait  jamais  traités  r 
on  s'étonne  qu'il  ne  le  sente  pas  ou  ne  veuille  pas  le  dire^ 
ISOrphelin  de  la  Chine  fut  joué  à  Paris,  avec  un  grand  succès, 
le  20  août  1755.  M""  Clairon  s'y  surpassa. 

Voltaire  était  rentré  en  France,  mais  il  n'osait  reparaître  à 
Paris,  oii  ses  ennemis  étaient  nombreux,  et  la  cour  peu  favo- 
rable. Il  cherchait  un  établissement  convenable  à  son  plaisir  et 
à  sa  sûreté.  L'Alsace  l'attira  d'abord  ;  puis  il  songea  à  la  Suisse; 
il  arriva  à  Genève  le  11  décembre  1754,  jour  de  la  commé- 
moration de  YEscalade.  Il  était  attendu  :  car  les  portes  res- 
tèrent ouvertes  pour  le  recevoir  au  delà  de  l'heure  régulière 
de  la  clôture.  Il  dut  cette  marque  de  courtoisie  au  conseiller 
d'État  Tronchin;  et  tout  de  suite  on  le  voit  souper,  avec 
M""  Denis,  chez  le  médecin  Tronchin,  cousin  du  conseiller.  H 
alla  le  lendemain  prendre  son  domicile  au  château  de  Prangins, 
que  l'hospitalité  du  propriétaire  avait  mis  à  sa  disposition. 

Voltaire  trouva  qu'il  y  était  trop  solitaire,  avec  sa  nièce  et  son 

1.  19  août  1753. 


EN  ALSACB,  EN  SUISSE  ET  A  FERNEY  129 

secrétaire.  «  Je  cherche,  écrit-il  à  M.  de  Brenles  *,  des  philo- 
sophes plutôt  que  la  vue  du  lac  de  Lausanne,  et  je  préfère  votre 
société  à  toutes  vos  grosses  truites.  »  Il  avait  hâte  de  se  trouver 
chez  lui,  de  pouvoir  bâtir,  planter,  aménager  tout  à  sa  con- 
venance. Pendant  quelques  semaines,  on  débat  encore  des 
propositions.  Enfin,  il  se  décide  pour  Monrion,  entre  la  ville 
de  Lausanne  et  le  lac.  Mais  cette  habitation  ne  sera  bonne 
que  pour  l'hiver.  Pour  l'été,  il  lui  faut  la  belle  propriété 
de.  Saint-Jean,  aux  portes  de  Genève.  Il  y  a  là  de  magnifiques 
jardins  :  quand  il  y  sera  établi,  il  nommera  ce  domaine  les 
Délices. 

L'acquisition  de  Saint-Jean  ne  se  passa  pas  sans  quelques 
difficultés.  La  cité  de  Calvin  soulTrirait-elle  qu  un  papiste  tel  que 
Voltaire,  comme  il  dit,  s'établît  à  demeure  sur  son  territoire? 
Tout  fut  arrangé  par  l'entremise  du  conseiller  Tronchin,  cousin 
du  célèbre  Théodore  Tronchin,  qui  allait  devenir  le  médecin  et 
l'ami  de  Voltaire.  L'achat  des  Délices  fut  conclu  le  1 1  février  1755.  \ 
L'année  suivante,  Voltaire  se  défit  de  «  son  ermitage  »  de  Mon- 
rion, pour  acheter  une  maison  (Monrepos)  près  de  Lausanne. 
C'est  là  qu'il  écrivit  son  Epilre  au  lac  de  Genève.  Enfin  au  mois 
de  novembre  1758,  il  achetait  la  terre  de  Fernex  (ou  Ferney),  / 
voisine  de  Genève,  mais  dans  le  pays  de  Gex,  en  France.  II 
résolut  aussitôt  de  «  s'y  créer  un  chez-soi  digne  d'un  roi  et  où 
les  rois  ne  Tiraient  pas  troubler  ».  Il  y  ajouta  le  comté  de 
Tournay,  que  le  président  de  Brosses,  du  parlement  de  Dijon, 
lui  céda  par  bail  emphytéotique,  «  comté  à  faire  rire  »,  dit  Vol- 
taire lui-même,  mais  dont  il  sut  relever  les  droits,  et  dont  il 
fut  bien  aise  de  prendre  le  titre,  pour  signer  «  comte  de  Tour- 
nay »,  même  dans  une  lettre  à  Frédéric  II,  lequel  se  moqua 
rudement  de  cette  prétention  à  la  noblesse.  Ces  railleries  royales 
le  refroidirent  un  peu;  mais  il  trouvait  bon  de  faire  croire  à 
son  ancien  ami  qu'il  ne  pouvait  passer  pour  un  homme  de  rien, 
étant  décoré  des  titres  de  gentilhomme  ordinairp  du  roi  et  de 
comte.  Désormais  il  jouera  son  rôle  de  seigneur  en  homme  né  j 
pour  l'être,  et  qui  prend  ses  titres  fort  au  sérieux  ;  qui  aime  / 
la  magnificence,  qui  pratique  largement  l'hospitalité,  et  (ce  qui  I 

1.  14  décembre  1754. 

Histoire  de  la  langue.  VI.  » 


130  VOLTAIRE 

vaut  beaucoup  mieux  encore)  comble  de  bienfaits  une  popula- 
tion rustique  et  pauvre,  et  répand  autour  de  lui  l'aisance  et  la 
sécurité.  Il  ne  tarit  pas  de  louanges  sur  ses  acquisitions  :  «  Je 
me  suis  fait  un  assez  joli  royaume  dans  une  république  '.  » 
Toujours  préoccupé  de  fuir  la  persécution,  il  se  compare  à  un 
renard  qui  a  plusieurs  issues  à  son  terrier.  «  J'ai  quatre  pattes 
au  lieu  de  deux;  un  pied  à  Lausanne,  dans  une  très  belle 
maison  d'hiver;  un  pied  aux  Délices,  près  de  Genève,  où  la 
bonne  compagnie  vient  me  voir  :  voilà  pour  les  pieds  de 
devant.  Ceux  de  derrière  sont  à  Ferney  et  dans  le  comté  de 
Tournay  *.  » 

Voltaire  et  les  Genevois.  —  Voltaire  était  prudent,  quand 
il  se  ménageait  ainsi  plusieurs  asiles.  Car  il  se  préparait  à  sou- 
lever contre  lui  des  inimitiés  nouvelles.  Il  voulait  à  toute  force 
introduire  le  théâtre  chez  ses  voisins  les  Genevois.  Beaucoup 
étaient  complices  de  ce  dessein.  Mais  la  discipline  de  Calvin, 
chancelante,  mais  non  abolie,  s'y  opposait.  Voltaire  appela  Le 
Kain  aux  Délices,  et  fit  jouer  Zaïre  devant  presque  tout  le  Con- 
seil de  Genève.  «  Je  n'ai  jamais  vu  verser  plus  de  larmes,  écrit- 
il;  jamais  les  calvinistes  n'ont  été  aussi  tendres.  »  Les  pasteurs 
se  plaignirent.  Voltaire  s'obstina,  fit  jouer  la  comédie  à  Monrepos 
par  des  amateurs,  dressés  par  lui-même.  La  meilleure  société 
de  Lausanne  affluait  chez  lui.  Voltaire  triomphait.  A  ce  moment 
d'Alembert  se  fit  son  second  dans  cette  campagne  contre  les 
vieilles  mœurs  genevoises;  il  fit  paraître  l'article  Genève  dans 
yEnciiclo2:)édie. 

Voltaire  et  d'Alembert  étaient  intimement  liés  depuis  le  com- 
mencement de  cette  grande  entreprise.  Le  premier,  sans  diriger 
l'œuvre  en  chef,  n'avait  cessé  de  l'encourager,  et  s'intéressait 
passionnément  au  succès.  Tout  lui  plaisait  chez  d'Alembert, 
philosophe  plus  intrépide  peut-être,  et  plus  conséquent  qu'il 
n'était  lui-même  ;  à  la  fois  grand  géomètre  et  très  élégant  écri- 
vain. D'Alembert  n'eut  pas  moins  de  malice  que  Voltaire,  ni 
moins  d'adresse  pour  porter,  sans  s'exposer,  des  coups  mortels 
aux  doctrines  et  aux  partis  ennemis.  Voltaire  a  plus  de  feu  et  de 
sraieté.  D'Alembert  blesse  froidement,  mais  sûrement  :  si  l'on 

1.  Lettre  à  d'Argental,  19  décenil)re  1758. 

2.  Lettre  à  Thiériot,  2i  décembre  1758. 


EN   ALSACE,  EN   SUISSE  ET  A  FERNEY  131 

peut  s'exprimer  ainsi,  le  premier  est  plus  ferrailleur,  et  le  second 
plus  spadassin  :  l'un  s'emporte,  l'autre  enfonce  le  fer  à  la  place 
choisie,  et  à  la  profondeur  voulue.  Aussi  plaît-il  moins  que  son 
rival,  et  paraît-il  plus  méchant.  Dans  leur  correspondance 
intime,  ils  apparaissent  comme  deux  associés  qui  complotent 
entre  eux  de  bons  coups  à  faire  :  ils  se  comparent  eux-mêmes 
à  deux  héros  de  La  Fontaine,  Bertrand  et  Raton,  «  l'un  singe 
et  l'autre  chat  »  :  et  ils  se  délectent  entre  eux  à  soutenir  ces 
rôles  (le  premier  signalant  les  coups  à  faire,  et  l'autre  les  exécu- 
tant avec  une  gaieté  qui  ne  s'épuise  jamais),  comme  deux  com- 
pagnons et  rivaux  en  espièglerie  ;  ce  qui  ne  les  empêche  pas  de 
s'indigner  en  gens  de  bien  persécutés,  dès  qu'on  ne  les  favorise 
pas.  Leur  confiance  dans  leurs  opinions  est  telle  qu'ils  s'imagi- 
nent que  l'Etat  leur  devrait  une  profonde  reconnaissance  pour 
l'œuvre  qu'ils  accomplissent  :  car  ils  ne  balancent  pas  un  moment 
à  croire  qu'ils  sont  les  ministres  de  la  Raison,  et  que  la  parole 
et  toute  liberté  devraient  être  retranchées  à  quiconque  s'élève 
contre  eux.  Jamais  théologiens  n'ont  été  plus  intolérants  ni  plus 
arrogants  dans  leur  orthodoxie. 

Les  Encyclopédistes  avaient  adopté  entre  eux,  comme  mot 
d'ordre.  Ecrasons  V infâme;  mais  on  a  bien  de  la  peine  à  dire 
brièvement  ce  qu'ils  appellent  Y  infâme  :  en  somme,  ce  sont  les 
opinions  de  la  plupart  des  hommes;  et  quelle  que  soit  la  supé- 
riorité de  leur  esprit,  il  paraît  un  peu  dur  d'accorder  que,  hors 
leur  secte,  tout  le  genre  humain  n'est  qu'un  amas  de  supersti- 
tieux imbéciles  et  féroces.  Voltaire  prétend  quelque  part  que  le 
mot  d'infâme  ne  désigne  que  le  jansénisme,  mais  c'est  lorsqu'il 
cherche  à  donner  le  change. 

Voltaire  et  d'Alembert.  —  L'entente  parfaite  s'établit 
entre  d'Alembert  et  Voltaire  aux  Délices.  C'est  sans  doute  là 
que  les  deux  philosophes  firent  ensemble  leur  plan  de  cam- 
pagne contre  VInfâme,  et,  pour  commencer,  arrêtèrent  le 
dessein  de  l'article  Genève,  que  d'Alembert  devait  insérer  dans 
le  tome  VII  de  V Encyclopédie,  lequel  parut  à  la  fin  de  no- 
vembre 1757. 

Cet  article  célèbre  offre  deux  points  principaux.  Le  premier 
est  l'éloge  des  ministres  protestants  de  Genève,  le  second  a 
pour  objet  de  recommander  l'établissement  d'un  théâtre  perma- 


132  VOLTAIRE 

nent  dans  la  cité.  On  ne  peut  douter  que,  sur  ces  deux  points, 
d'Alembert  ne  soit  l'organe  de  Voltaire. 

j  Pour  le  premier  point,  il  loue  la  tolérance  des  ministres 
genevois,  afin  de  l'opposer  malicieusement  à  l'esprit  contraire 
qui  règne  dans  les  pays  catholiques,  notamment  en  France.  Mais 
l'explication  qu'il  en  donne  est  à  noter.  La  tolérance  des  minis- 
tres a  pour  cause  leur  incrédulité  en  fait  de  dogmes.  Ils  ne  per- 
sécutent pas  pour  leurs  croyances,  parce  qu'ils  n'en  ont  presque 
pas.  En  un  mot,  d'Alenibert  les  a  trouvés  à  peu  près  sociniens 
(il  le  dit  en  propres  termes). 

Sur  le  second  point,  il  entreprend  de  prouver  que  la  cité  de 
Calvin  n'aurait  rien  à  redouter  pour  ses  mœurs  de  l'établisse- 
ment d'un  théâtre,  attendu  qu'il  serait  aisé  au  gouverne- 
ment d'assujettir  les  comédiens  à  des  règlements  qui  prévien- 
draient tout  désordre  dans  leur  conduite.  Après  cela,  l'auteur 
n'a  plus  qu'à  vanter  les  bienfaits  des  représentations  drama- 
tiques. 

Voltaire  et  J.-J.  Rousseau.  —  On  sait  la  riposte  élo- 
quente et  paradoxale  que  fit  Jean-Jacques  Rousseau  à  l'écrit 
de  d'Alembert.  Rousseau  n'aimait  ni  Voltaire  ni  d'Alembert, 
et  il  en  était  haï  et  méprisé.  Trois  ans  auparavant,  il  avait 
adressé  à  Voltaire  son  discours  sur  V Origine  de  V inégalité.  Vol- 
taire avait  répondu  avec  autant  de  grâce  que  de  malice  :  «  J'ai 
reçu,  monsieur,  votre  nouveau  livre  contre  le  genre  humain... 
On  n'a  jamais  employé  tant  d'esprit  à  vouloir  nous  rendre 
bêtes;  il  prend  envie  de  marcher  à  quatre  pattes,  quand  on  lit 
votre  ouvrage.  »  Plus  loin  Voltaire  l'invitait  «  à  venir  rétablir 
sa  santé  dans  l'air  natal,  jouir  de  la  liberté,  boire  du  lait  de  ses 
vaches  et  brouter  ses  herbes  ».  Rousseau  se  garda  bien  de  ren- 
trer dans  sa  patrie,  où  un  homme  qu'il  craignait,  et  qu'il  n'aimait 
point,  voulait  régner  et  régnait  déjà. 

Le  premier  ouvrage  que  publia  Voltaire,  dans  ce  séjour  où  il 
se  trouvait  si  heureux,  fut  le  roman  de  Candide,  écrit  en  grande 
partie  à  Schwetzingen,  chez  l'électeur  palatin  (juillet  1758). 
Cette  merveille  de  bonne  humeur  désespérante  formait  avec  les 
poèmes  de  la  Loi  naturelle  et  du  Désastre  de  Lisbonne  une 
trilogie  dont  le  dessein  n'était  pas  apparemment  de  rendre  les 
hommes  contents  de  leur  condition  et  du  gouvernement  de  la 


EN  ALSACE,  EN  SUISSE  ET   A    FERNEY  133 

Providence,  ni  môme  de  leur  inspirer  du  respect  et  du  goût  pour 
leurs  semblables.  Jean-Jacques  Rousseau  se  souvint  alors  que 
Voltaire  lui  avait  reproché  d'avoir  composé,  dans  son  Discours 
SU7'  rinéf/alité,  un  livre  «  contre  le  genre  humain  ».  Il  écrivit' 
à  l'auteur  des  deux  poèmes  une  lettre  éloquente  où  il  s'étonnait 
du  pessimisme  de  Voltaire  : 

«  Rassasié  de  gloire,  et  désabusé  des  vaines  grandeurs,  vous 
vivez  libre  au  sein  de  l'abondance;  bien  sûr  de  votre  immor- 
talité, vous  philosophez  paisiblement  sur  la  nature  de  l'àme; 
et  si  le  corps  ou  le  cœur  souffre,  vous  avez  Tronchin  pour 
médecin  et  pour  ami  :  vous  ne  trouvez  pourtant  que  mal  sur  la 
terre.  » 

Que  dut  penser  Rousseau,  lorsqu'il  lut  cet  effrayant  badinage 
de  Candide'*.  Mais  déjà  Voltaire  lui  avait  répondu  assez  aigre- 
ment* :  «  Votre  lettre  est  très  belle;  mais  j'ai  chez  moi  une  de 
mes  nièces  qui,  depuis  trois  semaines,  est  dans  un  assez  grand 
danger  :  je  suis  garde-malade,  et  très  malade  moi-même.  J'at- 
tendrai que  je  me  porte  mieux,  et  que  ma  nièce  soit  guérie, 
pour  penser  avec  vous.  » 

Voltaire  avait  pris  la  précaution  de  publier  ce  chef-d'œuvre 
de  malice  comme  «  traduit  de  l'allemand  du  D*"  Ralph,  mort  à 
Minden,  l'an  de  grâce  1759  ».  Tout  en  le  répandant  à  profusion, 
il  affectait  de  ne  le  pas  connaître.  Mais  tout  le  monde  le  lut,  et 
personne  ne  s'y  trompa.  Le  2  mars  4759,  Candide  fut  dénoncé 
au  Conseil  de  Genève  par  la  Vénérable  compagnie,  et  aussitôt 
il  fut  arrêté  que  le  livre  serait  brûlé  par  la  main  du  bourreau  ^. 
L'auteur  se  vengea  de  cette  exécution  en  inondant  la  ville  de 
pamphlets  irréligieux,  mal  déguisés  sous  des  titres  édifiants.  Ce 
fut  bientôt  entre  lui  et  le  gouvernement  de  Genève  une  petite 
guerre  de  tous  les  jours. 

Voltaire  avait  dit  ironiquement  qu'il  ne  voulait  plus  faire  de 
tragédies,  «  après  ce  que  le  grand  Jean-Jacques  avait  écrit  sur 
les  spectacles  »  ;  mais,  enchanté  de  la  réforme  accomplie  à  la 
Comédie  Française  par  le  comte  de  Lauraguais  (23  avril  1759), 


1.  18  août  1"56. 

2.  12  septembre  1756. 

3.  La  Vie  intime  de  Voltaire,  elc.  (1154-1778),  p>ar  Lucien  Parez  et  Gaston  Mau- 
gras,  p.  244  (Caïman  n  Lévy,  1885). 


134  VOLTAIRE 

il  conçut  le  projet  d'une  tragédie  qui  devait,  dans  sa  pensée, 
renouveler  les  émotions  de  Zaïre,  et  offrir  aux  spectateurs  la 
surprise  d'un  tableau  des  temps  de  la  chevalerie*.  Cette  pièce 
s'appelait  Tancrède  :  l'auteur,  charmé  tout  le  premier  de  ce 
qu'elle  renfermait  de  nouveauté,  la  dédia  à  la  marquise  de  Pom- 
padour,  en  lui  faisant  modestement  sentir  l'heureuse  révolution 
dont  cet  ouvrage  était  le  commencement  *. 

Il  terminait  sa  tragédie,  lorsqu'il  reçut  aux  Délices  la  visite 
de  Marmontel,  le  plus  fervent  de  ses  admirateurs.  Il  lui  fît 
entendre  Tancrède,  et  il  jouit  du  plaisir  de  le  voir  pleurer.  Mais 
c'était  une  satisfaction  que  ses  amis  ne  lui  refusaient  jamais, 
surtout  M™*  Denis,  qui  avait  toujours  des  larmes  prêtes  pour  les 
tragédies  de  son  oncle.  Marmontel  garda  pour  la  postérité^  ses 
remarques  sur  la  «  décadence  du  style  de  Voltaire  »  et  sur  les 
vers  «  lâches  et  diffus  »  de  sa  tragédie.  En  revanche,  il  fut 
émerveillé  de  la  manière  dont  le  poète  lisait  les  vers  badins  : 
car  il  le  régala  de  quelques  parties  nouvelles  de  la  Pucelle. 

Pompignan  et  Fréron.  —  Si  le  poète  tragique  commen- 
çait à  vieillir,  jamais  sa  verve,  en  prose  et  dans  la  polémique, 
n'avait  paru  plus  entraînante.  Le  Franc  de  Pompignan  en  fit, 
en  ce  temps-là  (1760),  l'épreuve  à  ses  dépens.  Le  malheureux 
marquis  avait  eu   la  témérité  de    s'attaquer   aux  Encyclopé- 
distes dans  son  Discours  de  réception  à  l'Académie  française; 
et,  le  lendemain,  s'étant  vanté  avec  jactance  de  l'accueil  qu'il 
avait  reçu  du  roi  en  lui  présentant  ce  discours,  Voltaire  s'em- 
para de  lui  et  fit  de  ce  vaniteux  personnage  un  jouet  sur  lequel 
il  exerça  longtemps  tout  ce  qu'il  avait  de  plaisante  et  d'impi- 
toyable malice.  Il  venait  de  se  faire  la  main  aux  dépens  des 
rédacteurs   du  Journal  de  Trévoux ,   le  jésuite  Berthier  et  le 
frère  Garasse.  Pompignan  s'étant  jeté  si  mal  à  propos  dans  le 
jeu,  le  terrible  justicier  voulut  faire  un  exemple  pour  apprendre 
aux  gens  à  ne  point  toucher  à  la  secte  sacro-sainte  des  philo- 
sophes. 

L'exécution  commença  par  une  brochure  intitulée  Les  Quand. 


1.  «  Tancrède  a  été  fait,  comme  Zàire,  en  trois  semaines  »,  écrit-il  au  comte 
d'Argental,  18  juin  1759. 

2.  Lettre  au  comte  d'Argental,  23  JM^n  1739. 

3.  Voir  ses  Mémoires,  1.  XIL 


EN  ALSACE,  EN  SUISSE  ET  A   PERNEY  13o 

C'était  une  sorte  de  persécution  consistant  en  une  série  de 
phrases  malignes,  dont  chacune  commençait  par  quand.  Bientôt 
tous  les  philosophes  se  mirent  de  la  partie  et,  comme  une 
bande  d'espiègles,  s'acharnèrent  après  la  victime  en  faisant 
chacun  leur  série.  Pompignan  «  passa  par  toutes  les  particules  », 
comme  un  soldat  fustigé  passait  par  les  baguettes  de  tout  le 
bataillon.  Ce  furent  des  s/,  des  mais,  des  pourquoi,  etc.,  à 
étourdir  la  victime  la  plus  endurcie.  Le  pauvre  marquis  ne 
savait  plus  où  se  cacher.  Mais  Voltaire  ne  le  lâcha  pas,  et  lui 
associa  môme  son  frère,  l'évêque  du  Puy,  que  le  directeur  de 
l'Académie  avait  malencontreusement  uni  avec  lui  dans  l'éloge 
du  récipiendaire,  appelant  l'un  Moïse  et  l'autre  Aaron.  Les 
deux  frères  se  virent,  pendant  plusieurs  années,  raillés,  insultés, 
déchirés  dans  une  nuée  d'écrits  satiriques,  et  outrageusement 
logés  même  dans  des  pièces  qui  n'étaient  pas  faites  pour  eux  seuls. 
Nous  mentionnerons  seulement  la  satire  de  la  Vanité,  le  Pauvre 
Diable  (1758),  le  Russe  à  Paris  (1760).  Des  notes  ajoutées  à  ces 
pièces  aggravaient  encore  la  méchanceté  du  texte,  qui  était 
ordinairement  d'une  force  merveilleuse.  Voltaire  ne  se  lassa 
jamais  de  persécuter  ces  deux  malheureux  frères.  Ses  rancunes 
étaient  immortelles;  elles  poursuivirent  Maupertuis  au  delà  du 
tombeau.  Il  prêchait  la  tolérance  à  autrui,  mais  jamais  ne  parut 
songer  à  la  pratiquer  lui-même. 

Entre  les  divers  personnages  qu'on  a  nommés  «  les  ennemis 
de  Voltaire  »,  mais  qu'il  serait  peut-être  plus  juste  d'appeler  ses 
victimes,  celui  qu'il  poursuivit  le  plus  àprement  fut  Fréron.  Il 
s'appliquait  à  le  couvrir  non  seulement  de  ridicule,  mais  d'in- 
famie, selon  ses  procédés  habituels  :  car  la  calomnie  ne  lui 
répugnait  pas,  et  il  se  répétait  même  sans  pudeur  dans  ses 
accusations  souvent  gratuites  *.  La  guerre  entre  les  gens  de 
lettres  prenait  de  jour  en  jour  un  caractère  plus  personnel  et 
plus  odieux.  Le  théâtre  môme  commençait  à  imiter  les  allures 
de  l'ancienne  comédie  d'Athènes,  et  se  donnait  des  libertés 
arislophanesques.Le  2  mai  1760,  Palissot  fit  représenter  par  les 
comédiens  français  sa  comédie  des  Philosophes,  satire  burlesque 
et  grossière,  où  quelques-uns  des  encyclopédistes  étaient  mis  en 

1.  Voir  ce  qu'il  écrit  de  Fréron  dans  le  Pauvre  Diable. 


136  VOLTAIRE 

scène  nominativement,  ou  à  peu  près,  et  jouaient  des  rôles 
ridicules  ou  honteux.  Voltaire  se  montra  assez  clément  envers 
lui,  soit  parce  qu'il  le  voyait  ouvertement  protégé  par  de  grands 
personnages  et  surtout  par  le  duc  de  Choiseul;  soit  parce  qu'il 
était  bien  aise  des  plates  bouffonneries  dirigées  contre  l'objet 
de  sa  haine,  J.-J.  Rousseau.  Mais  il  profita  de  l'exemple;  et  le 
26  juillet  1760,  il  faisait  représenter  une  comédie  intitulée 
\ Écossaise,  contre  Fréron.  Il  avait  eu  soin  de  bien  préparer  le 
public  pour  la  représentation  de  cet  ouvrage,  qu'il  donnait 
comme  traduit  d'un  auteur  anglais,  M.  Hume.  Il  avait  lancé 
par  avance  une  adresse  à  ijiessietirs  les  Parisiens,  par  Jérôme 
Carré,  prétendu  traducteur  de  la  pièce  anglaise;  en  un  mot,  tout 
Iç  monde  savait  qui  serait  immolé  à  la  haine  publique  sous  le 
pseudonyme  de  Wasp,  traduction  anglaise  de  Frelon,  premier 
nom  qu'il  avait  donné  au  personnage. 

La  représentation  de  Y  Ecossaise  fut  un  jour  de  grande  bataille 
entre  le  parti  des  philosophes  et  celui  des  dévots.  Cette  soirée  a 
été  racontée  à  deux  points  de  vue  opposés  par  Fréron  lui-même, 
dans  son  Année  littéraire  ',  et  par  Voltaire,  dans  V Avertissement 
qu'il  fit  imprimer  en  tête  de  Y  Écossaise.  Les  philosophes  demeu- 
rèrent vainqueurs  par  leur  savante  organisation  et  par  la  force 
des  poumons.  Fréron  subit  en  personne  les  dernières  insultes. 
Voltaire  put  se  flatter  d'avoir  écrasé  son  ennemi;  mais  il  avait 
dégradé  la  comédie. 

Voltaire  et  Corneille.  —  Il  était  cependant  capable  d'être 
tenté  par  une  bonne  action  :  car  il  avait  le  cœur  naturellement 
généreux.  Tandis  qu'il  remaniait  sa  tragédie  de  Tancrède,  repré- 
sentée le  3  septembre  4760,  il  reçut  un  appel  adressé  à  sa  géné- 
rosité par  le  poète  Lebrun  en  faveur  d'une  jeune  personne  qui 
portait  le  nom  de  Corneille  ;  son  imagination  en  fit  tout  d'abord 
la  petite-fille  de  l'auteur  du  Cid,  quoiqu'elle  fût  seulement 
l'arrière-petite-fille  d'un  de  ses  oncles,  et  par  conséquent  sa 
parente  à  un  degré  déjà  éloigné.  Mais  Voltaire  ne  se  gêne  guère 
pour  plier  les  faits  à  sa  fantaisie. 

Quoi  qu'il  en  soit,  cette  jeune  fille,  âgée  d'environ  seize  ans, 
portait  un  nom  qui  intéressa  beaucoup  de  personnes  à  son  sort  : 

i.  27  juillet  1760.  —  Voir  Desnoiresterres,  Voltaire  aux  Délices,  p.  488;  — et 
Ch.  Nisard,  les  Ennemis  de  Voltaire,  p.  22C. 


EN  ALSACE,   EN  SUISSE  ET  A  FERNEY  137 

car  son  père  n'était  qu'un  très  chétif  employé  de  la  petite  poste 
de  Paris.  Fréron  fut  un  des  premiers  qui  se  mirent  en  campagne 
pour  venir  en  aide  à  la  parente  du  grand  Corneille.  Enfin  Lebrun 
s'avisa  d'adresser  à  l'auteur  de  Tancrède  une  ode  à  laquelle 
celui-ci  répondit  sans  retard'  :  «  Il  convient  assez  qu'un  vieux 
soldat  du  grand  Corneille  tâche  d'être  utile  à  la  petite-fille  de 
son  général...  » 

Il  fit  venir  chez  lui,  à  Ferney  (décembre  1760),  cette  héritière 
d'un  grand  nom,  et  fit  connaître  au  monde  entier  qu'il  voulait 
lui  servir  de  père,  tandis  que  M""*  Denis  lui  tiendrait  lieu  de 
mère.  Les  personnes  sujettes  à  des  scrupules  religieux  ne 
pensèrent  pas  que  l'éducation  que  pouvaient  donner  l'oncle 
et  la  nièce  fût  la  plus  souhaitable  pour  une  enfant  qui  sortait 
du  couvent,  et  Fréron  se  fit  malicieusement  l'écho  de  ces  inquié- 
tudes passablement  fondées.  Jamais  les  remarques  du  critique 
ne  mirent  le  poète  dans  une  plus  grande  fureur.  «  Il  est  bien 
honteux,  écrit-il*,  qu'on  laisse  aboyer  ce  chien.  Il  me  semble 
qu'en  bonne  police  on  devrait  étouffer  ceux  qui  sont  attaqués 
de  la  rage.  »  Il  essaya  d'intéresser,  au  nom  de  M"*  Corneille, 
toutes  les  puissances  à  châtier  Fréron.  Mais  le  ministère  était 
las  de  ses  éternelles  récriminations.  Le  lieutenant  de  police 
lava  la  tète  au  journaliste,  et  ce  fut  tout.  Voltaire  eut  recours  à 
sa  redoutable  plume,  et  il  lança  ses  Anecdotes  sur  Fréron  (1761), 
recueil  de  toutes  les  infamies  qu'il  put  ramasser  contre  lui,  avec 
l'aide  du  bon  D'Alembert.  Cependant  il  n'osa  prendre  la  respon- 
sabilité de  cet  abominable  libelle,  et  l'attribua  à  La  Harpe,  jeune 
auteur  encore  inconnu'. 

Le  10  avril  1761,  il  écrivait  au  philosophe  Duclos,  secrétaire 
perpétuel  de  l'Académie,  au  sujet  d'une  proposition  qui  avait  été 
faite  de  publier  «  un  recueil  de  nos  auteurs  classiques,  avec  des 
notes  qui  fixeront  la  langue  et  le  goût...  »  :  «  Il  me  semble  que 
M"'  Corneille  aurait  droit  de  me  bouder,  si  je  ne  retenais  pas  le 
grand  Corneille  pour  ma  part.  »  Personne  ne  lui  disputa  cette 
part,  et  il  se  mit,  avec  sa  promptitude  ordinaire,  à  rédiger  ce 
fameux   Commentaire   sur  Corneille^  qui  fut  regardé  dans  ce 

1.  "  novembre  1760. 

2.  Lettre  à  M.  Dumolard,  15  janvier  1"61. 

3.-  Desnoiresterres,  Voltaire  et  J.-J.  Rousseau,  p.  37. 


i38  VOLTAIRE 

temps-là  comme  un  grand  monument,  et  qui  ne  paraît  plus 
aujourd'hui  qu'une  chaîne  de  galérien  que  le  texte  de  Corneille 
traîne  à  ses  pieds,  dans  les  éditions  où  l'on  a  eu  le  malheur  de 
le  reproduire*. 

Voltaire  a-t-il  écrit  ce  commentaire  pour  ou  contre  Corneille? 
C'est  ce  qu'on  se  demande  toujours.  «  Je  traite,  dit-il  lui-même*, 
Corneille  tantôt  comme  un  dieu,  tantôt  comme  un  cheval  de 
carrosse.  »  Nous  aimons  à  croire  qu'il  n'a  fait  qu'obéir  à  son  ins- 
tinct de  puriste,  qui  ne  connaissait  d'autre  langue  française  que 
la  sienne,  ni  d'autre  goût  que  le  sien,  et  qui  voulait  imposer 
l'un  et  l'autre  aux  étrangers  d'abord,  et  ensuite  à  tous  les  Fran- 
çais, s'imaginant  très  naïvement  que,  hors  de  Voltaire,  il  ne 
peut  y  avoir  de  salut  pour  ceux  qui  écrivent,  et  que  tout  ce  qui 
est  en  dehors  de  sa  mode  est  entaché  de  barbarie.  C'est  ce  pré- 
jugé qui  a  fait  de  lui,  à  l'égard  de  Corneille,  un  critique  si  into- 
lérant qu'on  ne  peut  plus  le  supporter. 

Une  édition  magnifique  des  œuvres  de  Corneille,  accompa- 
gnées du  célèbre  Commentaire,  édition  à  laquelle  souscrivirent 
plusieurs  souverains,  produisit  une  dot  pour  M"*  Corneille.  Son 
père  adoptif  la  maria  très  honorablement  à  un  officier  du  nom 
de  Dupuits. 

En  relisant  le  théâtre  de  Corneille  pour  le  commenter,  le 
poète  fut  ressaisi  du  démon  tragique.  Avec  Tancrède^  il  avait 
remporté  sa  dernière  victoire  sur  une  scène  publique  ;  mais  il  ne 
le  croyait  pas  ainsi;  car  sa  muse  était  plus  alerte  que  jamais.  Il 
écrivit  un  drame  de  Socrate,  qui  ne  fut  jamais  joué  :  c'était 
encore  une  satire  personnelle,  où  ses  ennemis  Berthier,  Chau- 
meix  et  autres,  étaient  mis  en  scène  sous  leurs  noms  à  peine 
déguisés,  comme  dénonciateurs  du  philosophe  athénien  et  com- 
plices d'Anytus.  Bientôt  il  mit  sur  pied  une  nouvelle  tragédie 
de  Don  Pèdre,  qui  ne  fut  pas  jouée  non  plus,  mais  qui  fournit 
l'occasion  d'une  Ejjître  dédicatoire  à  d'Alembert,  où  Fauteur 
inséra  l'éloge  de  chacun  des  académiciens  qu'il  voulait  attacher 
à  son  parti.  Puis  vint  une  Olympie,  qu'il  acheva  en  «  six  jours  ». 


1.  «  Je  ne  comprends  môme  pas  que  dans  les  éditions  de  Corneille  on  con- 
damne le  vieux  poète  à  traîner  à  son  pied,  pour  ainsi  dire,  le  Commentaire  de 
Voltaire  tout  entier.  »  (Ern.  Havel,  Pensées  de  Pascal,  Intr.,  p.  xli,  note.) 

2.  Lettre  à  d'Argental,  31  aug.  1761. 


EN  ALSACE,  EN  SUISSE  ET  A  PERNEY  139 

Il  ne  se  préoccupait  plus  g-uère  que  de  donner  cours  à  ses  pas- 
sions, et  d'écraser  l'infâme  ;  à  quoi  d'Alembert  l'aiguillonnait 
sans  relâche.  Quant  à  l'intérôt  de  la  poésie  et  de  l'art,  il  s'éva- 
nouissait dans  cette  préoccupation  philosophique.  Une  tragédie 
ou  une  comédie  ne  se  présente  plus  à  l'esprit  de  Voltaire 
que  comme  une  satire  en  action  et  en  dialogues  contre  la  foi 
religieuse  en  général,  qu'il  a  entrepris  de  rendre  odieuse  par 
tous  les  moyens.  Aussi  écrit-il  un  ouvrage  de  ce  genre  aussi 
rapidement  qu'un  pamphlet,  et  d'autant  plus  qu'il  a  toujours 
des  plans  et  des  personnages  tout  prêts,  et  comme  en  provision. 
Le  principal  personnage  est  toujours  un  grand  prêtre  d'une 
religion  quelconque,  lequel  est  un  monstre  de  fourberie  et  de 
cruauté,  sans  autre  caractère.  Ce  monstre  est  appuyé  d'une 
bande  hurlante  de  prêtres  qui  sans  cesse  réclament  du  sang  et 
des  supplices.  Telle  est  l'idée  que  Voltaire  s'applique  à  donner 
de  la  religion;  tel  est  l'usage  auquel  le  théâtre  lui  paraît  émi- 
nemment propre  :  il  y  accommode  toute  sa  poétique  dramatique, 
en  recherchant  de  plus,  pour  frapper  les  sens,  des  effets  de 
spectacle  nouveaux.  Ainsi,  dans  Olympie,  un  bûcher  allumé  sur 
la  scène  tient  lieu  de  caractères  et  de  poésie. 

Voltaire  et  Galas.  —  Son  bon  destin  le  releva,  en  lui  four- 
nissant l'occasion  d'accomplir  une  œuvre  mémorable  et  glo- 
rieuse, qui  se  trouva  d'accord  avec  ses  passions  du  moment  : 
car  il  s'agissait  à  la  fois  de  défendre  des  innocents,  de  combattre 
le  fanatisme  et  de  déconsidérer  la  justice  des  parlements.  Un 
drame  affreux  s'accomplit  à  Toulouse  en  1761.  Une  honorable 
famille  protestante,  exerçant  le  négoce,  se  vitaccuséedu  meurtre 
d'un  fils,  dont  la  mort  ne  pouvait  paraître  naturelle.  Marc- Antoine 
Calas,  âgé  de  vingt-huit  ans,  fut  trouvé  mort  chez  ses  parents 
le  soir  du  13  octobre  1761.  Selon  toutes  les  apparences,  il 
s'était  pendu.  Mais  l'opinion  de  la  foule  fut  qu'il  avait  été  étranglé 
par  ses  parents,  mus  par  le  fanatisme  religieux.  Car  on  préten- 
dait, dans  le  grossier  public,  que  c'était  une  prescription  imposée 
à  toutes  les  familles  protestantes,  de  faire  périr  ceux  de  leurs 
enfants  qui  voudraient  passer  au  catholicisme.  Le  capitoul 
David  de  Beaudrigues,  sans  enquête,  sans  réflexion,  fit  tout 
d'abord  emprisonner  toute  la  famille  de  l'homme  mort.  L'affaire 
parut  claire  comme  le  jour  au  zélé  capitoul,  inspiré  par  la  mul- 


140  VOLTAIRE 

titude  :  toute  la  famille  s'était  réunie  pour  étrangler  ce  malheu- 
reux jeune  homme  qui,  au  dire  de  quelqu'un,  s'apprêtait  à 
embrasser  la  religion  catholique.  Le  tribunal  des  capitouls  n'en 
demanda  pas  plus,  et  le  18  novembre  un  arrêt  émané  d'eux 
décida  que  le  père  de  famille,  sa  femme  et  son  fils  Pierre  subi- 
raient la  torture.  Le  9  mars  1762,  le  Parlement  confirma,  à 
peu  de  chose  près,  la  sentence  des  capitouls,  et  l'exécution  eut 
lieu  en  conséquence  le  10  mars.  Jean  Calas,  après  avoir  subi  la 
question  ordinaire  et  extraordinaire,  et  tous  les  supplices  usités 
en  pareil  cas,  expira  sur  la  roue,  sans  avoir  eu  un  moment  de 
faiblesse  ni  d'emportement,  et  en  protestant  toujours  de  son 
innocence.  Le  fils  fut  condamné  au  bannissement  à  perpétuité, 
les  autres  accusés  furent  mis  hors  de  cour*. 

Voltaire  fut  vite  informé  de  ce  qui  s'était  passé  à  Toulouse  : 
il  avait  des  relations  en  tous  lieux.  Par  la  tournure  de  son  esprit, 
il  crut  d'abord  au  parricide  de  Jean  Calas,  et  ne  se  refusa  pas  à 
plaisanter  sur  ce  «  bon  huguenot  qui  avait  immolé  son  fils  à 
Dieu  pour  imiter  le  sacrifice  d'Abraham  ».  Mais  bientôt  il  entre- 
vit l'affreuse  vérité.  Dès  lors  il  ne  songea  plus  qu'à  la  répara- 
tion de  cette  iniquité  monstrueuse,  et  se  constitua  résolument 
l'avocat  d'une  famille  innocente,  contre  ses  juges,  quels  qu'ils 
fussent.  Il  y  voua  toutes  ses  forces,  tout  son  génie,  toutes  les 
influences  dont  il  disposait;  et  par  une  activité  merveilleuse,  qui 
se  soutint  durant  plus  de  trois  ans,  il  réussit  à  vaincre  des  obs- 
tacles qui  paraissaient  insurmontables,  et  à  faire  rendre  jus- 
tice à  des  opprimés.  Si  son  zèle  ne  fut  pas  d'abord  très  pur, 
étant  inspiré  surtout  par  ses  haines,  il  est  demeuré  enfin  au- 
dessus  de  tous  les  éloges  \ 

La  lutte  «  contre  l'infâme  ».  —  Enhardi  par  cette  vic- 
toire qui  lui  fit  justement  honneur,  Voltaire  ne  garda  plus  cette 
réserve  prudente  sous  laquelle  il  déguisait  auparavant  (assez  mal) 
ses  malicieuses,  intentions  contre  le  christianisme.  Il  l'attaqua 

i.  Toute  cette  horrible  affaire  est  parfaitement  analysée  par  Desnoiresterres, 
Voltaire  et  J.-J.  Rousseau,  p.  155-200,  397-425.  —  Athanase  Coquerel  fils,  Jean 
Calas  et  sa  famille,  Paris,  1858. 

2.  Une  autre  fois  Voltaire,  avec  la  plus  honorable  persévérance,  s'attacha  à 
démontrer  l'innocence  d'un  autre  prolestant,  Pierre  Sirven,  accusé  faussement 
du  meurtre  de  sa  fille  Elisabeth.  Pierre  Sirven  avait  pu  fuir  et  gagner  Lau- 
sanne. Grâce  à  Voltaire,  qui  prit  en  main  sa  cause,  après  neuf  ans  d'efforts 
et  de  démarches,  Sirven  fut  réhabilité  (25  nov.  1771).  Voir  Sirven,  par 
Camille  Rabaud;  Paris,  Fishbacher,  1891,  in-12. 


EN  ALSACE,  EN  SUISSE   ET  A  PERNEY  141 

dorénavant  en  face,  et  ne  dissimula  plus  rien.  Nous  sommes 
arrivés  au  moment  des  luttes  décisives  entre  les  deux  esprits  qui 
se  disputent  la  société  du  xviii'  siècle.  L'autorité  et  les  pouvoirs 
qui  la  maintiennent  sont  depuis  longtemps  minés,  ébranlés, 
compromis  de  toutes  façons.  Les  parlements,  inspirés  en  général 
de  l'esprit  janséniste,  se  discréditent  eux-mômes  par  des  affaires 
telles  que  celle  des  Calas,  et  persécutent  à  la  fois  les  philoso- 
phes, les  protestants  et  les  jésuites.  Les  premiers  vengent  tout 
le  reste,  et  la  complicité  qu'ils  trouvent  dans  certains  membres 
des  parlements  entraîne  tout  le  corps  à  des  actes  qui  le  perdront. 
Il  ne  restera  enfin  debout  que  les  philosophes,  à  savoir  les 
ennemis  plus  ou  moins  déclarés  de  la  religion. 

C'est  une  question  de  savoir  si  le  Parlement  de  Paris  ne  con- 
tribua pas,  sans  y  prendre  garde,  à  la  ruine  de  la  royauté  par  , 
la  dissolution  de  la  Société  de  Jésus,  décrétée  le  6  août  1762.      ' 

Voltaire  feint  de  n'en  être  qu'à  moitié  content,  11  savait  bien 
qu'il  y  avait  auparavant,  pour  les  philosophes,  des  avantages  à 
tirer  de  la  lutte  constante  des  loups  (jansénistes)  et  des  renards 
(jésuites),  a  Que  me  servirait,  dit-il,  d'être  délivré  des  renards, 
si  on  me  livrait  aux  loups  '?  »  Cependant  il  est  certain  qu'à 
partir  de  cette  victoire,  remportée  par  leur  influence,  les  philo- 
sophes respirèrent. 

Voltaire  se  hâta  de  mettre  à  profit  les  circonstances  favorables 
à  ses  desseins.  Tandis  que  Jean-Jacques,  dans  \a.  Profession  de 
foi  du  vicaire  savoyard,  tout  en  s'affranchissant  de  l'autorité 
ecclésiastique,  saluait  encore  l'Évangile  et  Jésus-Christ  avec  res- 
pect et  avec  une  sorte  d'amour.  Voltaire  affecta  d'estimer  beau- 
coup le  vicaire  savoyard  -;  mais  il  lui  opposa  le  curé  Meslier, 
qui,  en  mourant,  «  a  demandé  pardon  à  Dieu  d'avoir  été  chré- 
tien ».  Il  répandit  dans  le  public  (janvier  1762)  un  Extrait  des  I 
sentiments  de  Jean  Meslier,  expression  de  l'incrédulité  la  plus 
dure,  rédigée  par  Meslier,  et  corrigée  (pour  le  style  seulement) 
par  Voltaire.  Il  avait  déjà  publié,  avant  le  Testament  de  Meslier, 
Je  Sermon  des  cinquante,  dont  il  n'est,  bien  entendu,  pas  l'au- 
teur '.  «  C'est  apparemment  le  sermon  de  quelque  jésuite,  qui 

{.  Lettre  à  M.  de  la  Chalotais,  2  novembre  1762. 
2.  Lettre  au  marquis  d'Argence  de  Dirac,  23  avril  1763. 
-l    3.  Lettre  de  M""  de  Fonlaioe,  Il  juin  1701. 


.142  VOLTAIRE 

n'aura  eu  que  cinquante  auditeurs...  Si  quelque  fripon  osait  me 
l'imputer,  je  demanderais  justice  au  pape,  tout  net.  Je  n'entends 
point  raillerie  sur  cet  article...  et  je  ne  souffrirai  jamais  que  la 
pureté  de  ma  foi  soit  attaquée.  » 

Le  Sermon  des  cinquante  est  une  époque  dans  l'histoire  des 
j  opinions  humaines.  C'est  le  manifeste  ou  l'évangile  de  la  reli- 
gion nouvelle,  celle  de  Voltaire,  qu'il  appelle  «  religion  natu- 
i  relie  »,  quoiqu'elle  consiste  surtout  dans  la  négation  des  reli- 
gions positives.  C'est  comme  si  l'on  appelait  le  zéro  le  nombre 
«  naturel  ».  Si  l'on  retranche  de  ce  manifeste  les  reproches 
d'hypocrisie  contre  les  prêtres  en  général,  et  les  accusations 
violentes  et  arbitraires  contre  la  foi  et  les  mœurs  des  chrétiens, 
que  reste-t-il?  L'affirmation  d'un  Dieu  unique,  dont  on  ne 
définit  point  les  attributs  ;  et  l'éloge  d'un  culte  «  sage  et  simple, 
tel  qu'on  nous  dit  qu'Abraham  et  Noé  le  professaient,  tel  que 
tous  les  sages  de  l'antiquité  l'ont  professé,  tel  qu'il  est  reçu  à  la 
Chine  par  tous  les  lettrés  » .  Si  l'on  acceptait  une  bonne  fois  ce 
culte,  «  on  offrirait  à  Dieu,  en  paix,  les  prémices  de  ses  travaux 
(toujours  comme  à  la  Chine)  ;  «  il  y  aurait  certainement  plus  de 
probité  sur  la  terre;  Ions  les  hommes,  se  reconnaissant  pour 
frères,  comme  nés  de  ce  père  commun,  seraientbons  et  justes  ». 
Car  Dieu  «  étant  bon  et  juste,  doit  récompenser  les  vertus  et 
punir  les  crimes  ». 
/  Voilà  toute  la  religion  de  Voltaire  :  elle  n'est  pas  mauvaise, 
P/^  [  elle  n'est  que  vide.  Il  est  bien  vrai  que  si  tous  les  hommes  adop- 
taient d'un  commun  accord  cette  religion,  ils  ne  se  querelle- 
raient plus  pour  des  questions  de  dogmes.  Mais  est-on  bien  sûr 
qu'ils  ne  s'entre-détruiraient  plus  pour  la  possession  de  la  terre, 
de  ses  fruits,  de  l'argent,  pour  des  questions  de  puissance  ou  de 
vanité,  pour  des  rivalités  d'amour,  pour  des  dissentiments  d'opi- 
nions? Voltaire  écrivait  ces  belles  choses  pendant  que  la  guerre 
de  Sept  Ans  durait  encore.  Était-ce  pour  des  questions  de  dogmes 
que  Frédéric  II  et  ses  adversaires  inondaient  l'Europe  de  sang? 
Mais  rien  ne  peut  vaincre  l'obstination  de  ce  vieillard  infatué. 
Il  faut  que  tous  les  maux  dont  le  genre  humain  a  souffert  depuis 
des  siècles  soient  l'effet  des  controverses  théologiques  et  de  la 
fureur  de  persécution  éveillée  par  la  foi  chrétienne.  C'est  là  son 
dernier  mot  :  ôtez  de  la  terre  la  foi  des  chrétiens,  et  l'on  ne 


EN  ALSACE,   EN  SUISSE  ET  A  PERNEY  143 

verra  plus  dans  le  monde  que  de  bons  frères.  Prenez  exemple 
sur  les  Chinois,  qui  sont,  comme  on  sait,  les  meilleures  gens 
de  l'univers.  Voltaire  ne  tarira  jamais  d'éloges  sur  les  Chinois 
et  sur  le  sage  Confucius,  qui  n'a  pas  enseigné  une  religion,  mais 
une  morale. 

Pourquoi  Voltaire  oubliait-il  ses  principes  sur  la  tolérance 
religieuse  aussitôt  que  ses  préventions  et  ses  haines  s'en  trou- 
vaient incommodées?  Lorsque  Jean- Jacques-Rousseau,  menacé 
en  France,  dut  s'exiler  (après  la  publication  de  V Emile),  sa  ville 
natale,  Genève,  s'unit  à  ses  persécuteurs.  On  y  brûla  son  livre; 
on  l'y  décréta  de  prise  de  corps.  Mais  Rousseau  avait  aussi  ses 
partisans  dans  Genève;  et  une  petite  «  guerre  civile  »  s'y 
déchaîna  bientôt  entre  les  amis  et  les  ennemis  de  Jean-Jacques. 
Voltaire,  sans  se  montrer,  prêta  son  appui  aux  ennemis;  il 
écrivit  le  Sentiment  des  citoyens  (1764),  libelle  atroce  où  Rous-  \ 
seau  était  dépeint  comme  un  fou,  un  scélérat,  un  vil  séditieux  j 
«  qui  méritait  la  peine  capitale  ».  L'année  suivante  (1766),  il  i 
redoublait  ses  coups  dans  la  Gueii'e  civile  de  Genève  ',  poème  héroï- 
comique  où  Jean-Jacques  était  vilipendé.  Peu  de  temps  après, 
Voltaire  se  brouilla  tout  à  fait  avec  Genève  en  prenant  parti 
pour  les  natifs  (ou  fils  d'étrangers  nés  à  Genève)  qui  récla- 
maient d'y  jouir  des  droits  politiques.  Voltaire  attira  les  mécon- 
tents à  Ferney,  et  enrichit  son  village,  en  y  installant,  aux  dépens 
de   Genève,  un  grand  nombre  d'artisans  habiles   et  laborieux. 

L'horlogerie  surtout  y  fut  florissante.  Aussi  habile  au  com- 
merce qu'à  tout  le  reste.  Voltaire  sut  placer  ses  montres  en  bon 
lieu,  et  mit  le  ministère  et  les  agents  diplomatiques  en  demeure 
de  favoriser  l'écoulement  de  ses  produits.  Il  en  imposa  presque 
l'achat  au  roi,  à  la  cour,  à  toutes  les  cours.  Moustapha  lui- 
même  dut  lire  l'heure  aux  cadrans  de  Ferney.  Aux  fabriques 
d'horlogerie.  Voltaire  en  voulut  joindre  une  de  soieries  :  il  mit 
lui-môme  la  main  à  l'œuvre  et  tissa  une  paire  de  bas  pour  la 
duchesse  de  Choiseul. 

11  se  plaisait  de  plus  en  plus  à  ce  rôle  de  seigneur  bienfaisant; 
et  il  s'en  acquittait  fort   bien  en  rendant  prospère   un   canton 

\.  L'ouvrage  ne  devint  public  qu'en  1768,  par  l'indiscrétion  de  La  Harpe,  que 
Vollairc  irrité  chassa  de  Ferney,  avec  M"'  Denis  et  le  ménage  Dupuits,  complices 
de  cette  infidélité. 


144  VOLTAIRE 

jusque-là  très  misérable.  Il  fut  moins  sage  en  revendiquant  le 
droit  de  présider,  sur  ses  terres,  à  l'exercice  du  culte.  Il  avait 
fait  bâtir  une  église  avec  cette  inscription  :  Deo  erexit  Voltaire. 
Il  voulait  que  tout  lui  appartînt,  même  le  curé.  Comme  seigneur 
de  paroisse,  il  prêcha  même  un  jour,  dans  son  église,  à  ses 
paysans,  un  beau  sermon  contre  le  vol,  et  trouva  mauvais  que 
l'évêque  d'Annecy  eût  blâmé  cet  excès  de  zèle.  Il  fit  plus  :  en  1768 
et  1769,  il  afficha  son  zèle  à  recevoir  à  sa  paroisse  la  commu- 
nion pascale.  Mais  ces  simagrées  n'obtinrent  pas  le  succès  qu'il 
en  attendait.  Les  catholiques  n'y  virent  qu'un  sacrilège,  et  les 
philosophes  qu'une  «  capucinade  ». 

Le  récent  supplice  du  chevalier  de  La  Barre  avait  fort  ému 
Yoltaire.  Des  jeunes  gens,  à  Abbeville,  avaient  outragé  odieu- 
sement un  crucifix.  Le  châtiment  fut  atroce.  Le  principal  cou- 
pable fut  décapité,  son  corps  consumé  dans  les  flammes.  Avec 
lui  fut  brûlé  le  Dictionnaire  2)hUosophique  portatif  irouxé  parmi 
ses  livres.  Voltaire  se  crut  menacé,  parla  de  se  réfugier  hors  de 
France.  Mais  il  était  désormais  trop  puissant  pour  avoir  sérieu- 
sement à  craindre. 

L'idée  du  Dictionnaire  avait  été  conçue  par  Voltaire  dès  le 
temps  où  il  était  encore  auprès  de  Frédéric.  Il  voulait  y  mettre 
ce  qu'il  appelle  la  raison  en  alphabet,  c'est-à-dire  ramasser 
toutes  ses  railleries  sur  toutes  sortes  de  sujets,  et  surtout  contre 
les  croyances  religieuses,  en  articles  courts,  et  qui  produisissent 
plus  d'effet  que  les  gros  volumes  de  Y  Encyclopédie.  C'était  une 
sorte  de  satire  en  mitraille,  dont  il  attendait  merveille.  Ce  dessein 
exigeait  de  vastes  études.  Il  mit  à  contribution  tout  ce  qu'il  put 
consulter  d'hommes  instruits  en  diverses  matières;  et  enfin  il 
présenta  son  Portatif  comme  un  recueil  d'articles  composés 
par  une  multitude  de  savants,  entre  lesquels  il  ne  craint  pas  de 
désigner,  à  juste  titre  ou  autrement,  des  pasteurs  des  églises 
protestantes  de  Suisse*.  Cet  ouvrage  parut  en  1765,  avec  la 
mention  de  cinquième  édition.  Mais  il  s'était  déjà  répandu  clan- 
destinement. Plus  tard,  on  y  a  inséré  un  grand  nombre  d'arti- 
cles qui  avaient  paru  ailleurs. 

Voltaire  et  Catherine  H.  —  Cependant  Voltaire,  un  peu  en 
délicatesse  avec  le  roi  de  Prusse,  était  dans  les  meilleurs  termes 

1.  Voir,  dans  le  Dictionnaire  philosophique,  l'article  Messie,  attribué  à  Polier 
de  Bottens. 


la« 


o^ 


HIST.   DE   LA  LANGUE  &   DE   LA   LITT.   FR. 


T.  VI,  CH.  III 


Armand  Colin  A  C'«,  Kiliit-urs,  P;iris 


VOLTAIRE 

DESSIN    DE   J.    M.    MOREAU    LE   JEUNE    D'APRÈS  HOUDON 

GRAVÉ  PAR  P.   A.  TARDIEU 

Bibl.  Nat.,    Cabinet    des    Hslampes,    N    2 


EN  ALSACE,   EN  SUISSE  ET  A   FERNEY  U5 

avec  la  cour  de  Russie.  Il  s'était  pris  d'enthousiasme  pour  l'im- 
pératrice Elisabeth,  qui,  de  son  côté,  multipliait  les  cajoleries 
et  les  cadeaux.  Elle  lui  envoya  (1759)  le  comte  Schouwalof,  son 
chambellan,  qui  lui  communiqua  des  documents  authentiques 
sur  Pierre  le  Grand.  Voltaire  llatté  commem^a  aussitôt  d'écrire 
VHistoire  de  la  Russie,  pendant  qu'il  remaniait  sans  cesse  son 
Histoire  générale,  qui  est  devenue  Y  Essai  sur  les  mœurs.  Elisa- 
beth mourut  (9  janvier  1762).  Voltaire  fut  vraiment  touché  de 
sa  mort,  mais  bientôt  Catherine  II  la  lui  remplaça.  On  sait,  ou  du 
moins  l'on  croit  savoir,  comment  Catherine  s'éleva  au  pouvoir 
absolu  et  s'y  maintint.  Mais  Voltaire  n'en  voulut  rien  savoir;  ces 
a  affaires  de  famille  »  ne  le  regardaient  point.  «  Assurément  son 
vilain  mari  n'aurait  pas  fait  les  grandes  choses  que  ma  Cathe- 
rine fait  tous  les  jours.  »  II  la  salue  du  nom  de  Sémiramis  du 
Nord;  il  se  hâte  de  lui  dédier  la  Philosophie  de  l'histoire  (écrite 
d'abord  pour  la  marquise  du  Chàtelet,  et  publiée  en  1765  sous 
le  pseudonyme  de  Y  abbé  Bazin).  Il  lui  propose  sa  nouvelle  tra- 
gédie les  Lois  de  Minos,  pour  la  faire  jouer  dans  un  pensionnat 
de  jeunes  filles  que  l'impératrice  voulait  fonder.  Cette  prétendue 
tragédie  n'était  qu'une  déclamation  rimée  en  faveur  du  pouvoir 
royal  contre  l'autorité  des  prêtres;  Voltaire  y  avait  semé  des 
allusions    aux    événements    contemporains.    Mais    surtout    il 
applaudit  quand  Catherine  envoie  quarante  mille   hommes  en 
Pologne  pour  imposer  la  tolérance  aux  catholiques;  il  applaudit 
encore  plus    fort   quand   elle    envahit   la   Turquie.   A    la  fin 
Frédéric  fut  jaloux  de  cette  intimité  de  Voltaire  avec  Cathe- 
rine. Il  reprit  la  correspondance  et  envoya  les  compliments  les 
plus  flatteurs  à  Voltaire,  qui  eut  alors  quatre  rois  dans  son  jeu, 
et  put  écrire  :  <  J'ai  brelan  de  rois  quatrième  '.  »  Rassuré  dès  lors 
contre  toute  mésaventure,  sa  gaîté  devint  étincelante.  De  son 
fort  de  Ferney,  il  lance  à  tous  moments  «  des  fusées  qui  vont 
éclater  sur  la  tète  des  sots  ».  Il  avait  des  correspondants,  tels 
que  M'"*  du  Deffand,  les  Choiseul,  qui  attendaient  de  lui  seul  tout 
leur  amusement.  Il  les  servait  libéralement,  comme  si  le  der- 
nier emploi  auquel  il  voulût  se  consacrer  fût  celui  de  boufl'on 
de  la  bonne  société.  Mais  quel  bouffon!  Vingt  hommes  du  génie 

1.  LeUre  à  M-  du  DcfTand,  18  mai  1767. 

HiSTOinE   DB    LA    LANOUC.    VI  10 


U6  VOLTAIRE 

le  plus  plaisant  et  le  plus  fertile  ne  suffiraient  pas  à  ces  feux 
d'artifice  qu'il  entretient  sans  cesse.  C'est  dans  ce  genre  d'écrits 
qu'il  atteint  à  la  perfection  et  demeure  sans  rival.  Il  sait  marier 
le  bon  goût  avec  la  folie;  et  l'on  ne  pourrait  dire  si  c'est  la  folie 
qui  fait  passer  la  philosophie  avec  elle,  ou  si  c'est  le  contraire. 

Cependant  tout  le  monde  ne  rit  pas  encore  avec  ce  nouveau 
Démocrite.  h'Homme  aux  quarante  écus  (1768),  roman  philoso- 
phique, économique,  et  qui  traite  de  tout,  fut  condamné  au  feu 
(quoiqu'il  n'ofTrît  rien  de  scandaleux),  peut-être  parce  que  l'auteur 
affectait  trop  de  faire  la  leçon  à  tout  le  monde.  C'était  en  effet 
son  faible,  Voltaire  considérant  le  genre  humain  comme  partagé 
en  deux  classes,  les  philosophes  et  les  imbéciles,  se  constitue  le 
précepteur  universel,  et  donne  partout  de  sa  férule,  en  homme 
qui  possède  à  peu  près  seul  toutes  les  lumières.  Sa  présomption 
pouvait  offenser  bien  des  gens,  là  où  ses  opinions  ne  scanda- 
lisaient pas.  Mais  la  variété  de  ses  pamplets  étonne  toujours.  Ce 
sont  de  petits  romans,  des  épîtres  et  des  satires  en  vers,  des  let- 
tres sarcastiques  :  il  montre  au  moins  autant  de  génie  dans  l'in- 
vention des  titres  que  dans  le  fond  des  idées.  Nous  ne  pouvons 
tout  mentionner.  Citons  du  moins  le  Marseillais  et  le  Lion,  Les 
Trois  empereurs  en  Sorbonne,  parmi  les  contes  en  vers  ;  et  parmi 
les  romans  appelés  philosojjhiques,  la  Princesse  de  Dahylone,  les 
Lettres  (VAmabed,  etc.,  écrits  peu  agressifs,  si  ce  n'est  contre 
les  ordres  religieux,  et  par  occasion  contre  toute  espèce  de  per- 
sonnes à  qui  l'auteur  gardait  quelque  rancune  '. 

Mais  Voltaire  ne  pouvait  demeurer  longtemps  sans  revenir 
au  théâtre,  et  improviser  quelque  tragédie.  Le  26  mars  1767,  les 
Scythes  avaient  été  mal  accueillis  à  Paris  :  dans  cette  pièce 
(œuvre  de  dix  jours)  il  avait  opposé  la  peinture  des  mœurs 
agrestes  au  faste  des  cours  orientales;  c'était  l'éloge  des  pâtres 
suisses  et  la  satire  de  Versailles.  Les  Guèbres  furent  une  tra- 
gédie du  même  genre.  La  prétention  de  peindre  les  mœurs  d'une 
nation,  personnage  collectif,  le  dispensait  d'étudier  les  carac- 


1.  Voltaire  avait  besoin  de  querelles  pour  entretenir  sa  bonne  humeur.  11  s'en 
fil  une  avec  son  vendeur,  le  président  de  Brosses,  pour  quatorze  moules  de 
bois,  valant  281  livres,  qu'il  s'obstina  à  ne  point  payer.  II  n'eut  pas  l'avantage 
contre  le  président,  dans  la  correspondance;  M.  de  Brosses  était  homme  à  lui 
tenir  tête.  Mais  Voltaire  se  vengea  en  empêchant  ce  savant  écrivain  d'entrer 
à  l'Académie. 


DERNIÈRES  ANNÉES  DE  VOLTAIRE  147 

tères  et  les  passions  individuelles,  qui  sont  beaucoup  plus  diffi- 
ciles à  particulariser.  L'intention  de  la  pièce  était  nettement 
anti-chrétienne.  Depuis  longtemps  Voltaire  faisait  à  toute  occa- 
sion l'éloge  des  Guèbres,  de  ces  anciens  adorateurs  du  feu,  dont 
il  mettait  la  religion  presque  de  pair  avec  celle  des  Chinois  ;  c'est- 
à-dire  infiniment  au-dessus  du  christianisme  *.  Il  parsema  cette 
tragédie  d'allusions  aux  Polonais,  aux  Suédois,  à  l'archevêque 
de  Paris,  aux  Parlements,  etc.  Cette  pièce  ne  fut  jamais  jouée, 
et  ne  pouvait  l'être.  Mais  la  Préface  tint  lieu  d'une  représenta- 
tion. L'auteur  y  exprimait  ses  idées  sur  l'unité  du  pouvoir,  sur  le 
devoir  imposé  aux  princes  de  réprimer  les  entreprises  du  clergé 
et  de  régler  la  religion  selon  les  intérêts  de  leur  politique.  Le 
sous-titre  était  la  Tolérance  :  c'était  donc  encore  un  acte  de  la 
guerre  contre  Yinfâme. 


VI.  —  Dernières  années  de    Voltaire. 
(ijjo-iyy8). 

Derniers  écrits.  —  La  chute  du  ministère  Choiseul  amena 
par  contre-coup  celle  du  Parlement,  et  la  réforme  judiciaire 
du  chancelier  Maupeou.  Quoique  ami  des  Choiseul,  Voltaire 
applaudit  à  la  réforme,  et  défendit  le  chancelier,  en  lutte  à  une 
nuée  de  libelles  satiriques.  Dès  l'année  précédente  il  avait 
attaqué  violemment  l'ancienne  compagnie  dans  YHistoire  du 
Parlement  de  Paris  (1769).  Il  espérait  que  sa  nouvelle  tragédie 
des  Lois  de  Minos,  où  il  se  flattait  qu'on  verrait  l'apologie  du 
nouveau  régime,  lui  ouvrirait  l'accès  de  Paris.  Mais  Richelieu, 
inutilement  flatté  dans  la  dédicace,  n'en  fit  pas  moins  la  sourde 
oreille.  Comme  pour  consoler  Voltaire,  M°"  Necker,  avec  les 
Encyclopédistes,  venait  de  provoquer  une  souscription  pour  lui 
faire  faire  une  statue  par  le  grand  artiste  Pigalle  (avril  1770). 
Cette  souscription  fut  pour  Voltaire  l'occasion  d'un  nouvel 
affront  à  Jean-Jacques  Rousseau,  dont  il  refusa  outrageusement 
la  cotisation. 

Pigalle.vintàFerney,  quoique  le  modèle  eût  écrit  à  M""  Necker  : 

1.  Voir,  dans  son  Dictionnaire  philosophique,  l'article  Philosophie,  sect.  I. 


148  VOLTAIRE 

«  ...  Mais,  madame,  il  faudrait  que  j'eusse  un  visage;  on  en 
devinerait  à  peine  la  place.  Mes  yeux  sont  enfoncés  de  trois 
pouces,  mes  joues  sont  du  vieux  parchemin  mal  collé  sur  des  os 
qui  ne  tiennent  à  rien.  Le  peu  de  dents  que  j'avais  est  parti...  » 

Le  grand  sculpteur  sut  tirer  de  tout  cela  un  chef-d'œuvre, 
grâce  à  ces  yeux  dont  les  contemporains  ont  célébré  à  la  fois 
le  feu  et  la  douceur.  Malheureusement  il  eut  la  faiblesse  de  céder 
à  l'avis  de  Diderot,  qui  voulait  une  statue  selon  le  goût  antique, 
et  il  fît  la  statue  d'un  squelette,  qui  donna  matière  à  des  épi- 
grammes  trop  bien  fondées. 

La  guerre  contre  Yinfàme  paraissait  terminée  :  les  philoso- 
phes n'étaient  plus  persécutés,  mais  plutôt  persécuteurs.  Joyeux 
de  ses  victoires,  Voltaire  crut  que  la  cause  de  la  raison  était 
définitivement  gagnée.  Il  célébra  le  triomphe  de  cette  divinité 
nouvelle  dans  une  sorte  de  roman  philosophique,  intitulé  Élofje 
historique  de  la  Raison  (1774).  11  fait  prononcer  par  sa  déesse 
cette  conclusion  :  «  Dites-moi  quel  temps  vous  auriez  choisi  ou 
préféré  au  temps  où  nous  sommes  pour  vous  habituer  en 
France.  »  Et  cet  éloge  de  la  Raison  renferme  naturellement 
celui  de  Voltaire,  bien  désigné  sans  être  nommé. 

Il  se  tourne  alors  vers  les  questions  d'administration  et  de 
législation  :  car  il  faut  qu'il  réforme  tous  les  genres  d'abus.  Il 
aA'ait  écrit  déjà,  à  propos  des  procès  de  ses  clients,  les  Calas, 
les  Sirven  et  autres,  des  manifestes  pleins  d'intérêt,  éblouissants 
de  raison,  contre  les  vices  des  lois  et  de  la  procédure  qui  ont 
fait  tant  de  victimes.  Ce  fut  une  bonne  fortune  pour  lui  que 
l'apparition  du  traité  Des  délits  et  des  peines,  de  Beccaria, 
publié  à  Milan  (1764)  et  traduit  en  français  (1766)  par  l'abbé 
Morellet  sur  les  instances  de  Lamoignon  de  Malesherbes, 
l'excellent  magistrat  et  jurisconsulte.  Voltaire  avait  déjà  donné 
un  Commentaire  (très  sévère  d'ailleurs)  de  V Esprit  des  Lois  de 
Montesquieu.  Il  y  en  ajouta  un  plus  bienveillant,  et  utile,  sur  le 
livre  Des  délits  et  des  peines  (176G).  On  y  lit  avec  admiration 
l'indication  de  la  plupart  des  réformes  que  la  raison  demandait, 
au  nom  de  la  justice  et  de  l'humanité,  dans  l'administration  de 
la  justice,  et  qu'a  réalisées  pour  la  plupart  la  législation 
moderne.  Le  premier  honneur,  en  ces  matières,  appartient  à 
Beccaria.  Mais  Voltaire  y  a  mis  son  style  et  sa  merveilleuse 


SES  DEUNIÈUES  ANNÉES  149 

puissance  de  propagande  :  il  a  présenté  à  nos  législateurs  ces 
réformes  déjà  toutes  rédigées  et  autorisées  par  l'opinion 
publiipie.  Pour  l'administration  générale,  les  finances,  l'éco- 
nomie politique  et  privée,  il  est  au  courant  ou  en  avance  des 
théories  les  plus  louables  énoncées  par  des  écrivains  spécia- 
listes. Nous  n'oublions  pas  qu'il  est  le  contemporain  et  le  dis- 
ciple des  Malosherbes,  des  ïurgot,  des  ïrudaine  ;  mais  il  a  sans 
doute  contribué  plus  qu'eux  à  la  propagation  des  idées  qu'il  leur 
a  empruntées  :  car  on  trouve  chez  lui  le  plaisir  en  cherchant 
l'instruction. 

Le  nouveau  règne,  c'est-à-dire  les  premières  années  de 
Louis  XVI,  est  le  moment  béni  où  les  beaux  rèAes  commen- 
cent à  prendre  corps  et  semblent  sur  le  point  de  devenir  des 
réalités.  Voltaire  est  dans  l'enchantement  :  sa  voix,  qui  fut  si 
longtemps  railleuse,  ne  fait  plus  entendre  que  des  hymnes  à  la 
louange  du  monarque  réformateur,  de  ses  ministres  et  d'un 
siècle  qui  s'annonce  si  heureusement. 

11  jouissait  à  Ferney  de  la  gloire  acquise  par  tant  de  travaux. 
Les  visites  les  plus  flatteuses  et  les  plus  agréables  s'y  succé- 
daient :  princes,  hommes  célèbres,  grandes  dames  voulaient 
voir  celui  qui  remplissait  l'Europe  de  son  nom,  et  jouir  de 
l'hospitalité  princièrc  qu'il  donnait  dans  son  château  avec  toutes 
les  grâces  de  l'ancienne  société  française,  assaisonnées  d'un 
esprit  auquel  rien  ne  pouvait  être  comparé. 

Ces  dernières  années  de  Voltaire  ne  furent  pas  stériles  pour 
les  lettres.  Peut-être  même  n'a-t-il  jamais  écrit  avec  plus  de 
naturel  et  de  grâce,  au  moins  dans  le  genre  de  la  poésie  morale, 
ou  dans  les  bagatelles.  Dès  l'année  1769,  il  s'était  avisé  de  rimer 
son  Testament,  sous  le  titre  (ÏEpilre  à  BoUeau.  Le  grand  sati- 
rique du  xvn"  siècle  n'y  échappe  pas  lui-même  à  la  satire.  Mais 
ce  que  Voltaire  lui  reproche  est  surtout  son  humeur  sévère. 
Pour  lui,  il  demeure  un  épicurien  tout  à  fait  impénitent,  qui  se 
promet  d'aller  retrouver  dans  l'autre  monde  les  convives  de  sa 
jeunesse  : 

A  table  avec  Vendôme  et  Chapelle  et  Chaulieu,... 
J'adoucirais  les  traits  de  ton  humeur  austère. 

Il  y  continuera  ce  (ju'il  a  fait  dans  ce  monde  : 


J50  VOLTAIRE 

Tandis  que  j'ai  vécu,  l'on  m'a  vu  hautement 
Aux  badauds  effarés  dire  mon  sentiment; 
Je  veux  le  dire  encor  dans  les  royaumes  sombres  : 
S'ils  ont  des  préjugés,  j'en  guérirai  les  ombres. 

'VÉpîlre  à  Horace  (1772)  est  peut-être  le  plus  parfait  ouvrage 
de  Voltaire  dans  ce  genre  de  causerie  familière,  œuvre  tout  à 
fait  digne  du  poète  latin  à  qui  elle  est  adressée.  Jamais  l'auteur 
n'a  écrit  (et  c'est  beaucoup  dire)  d'un  style  plus  naturel  et  plus 
enchanteur.  Il  se  trouvait  en  veine  A'éjAtres.  Il  en  adressa  au 
roi  de  la  Chine,  au  roi  de  Danemark  (janvier  1771);  à  l'impé- 
ratrice de  Russie,  au  roi  de  Suède  Gustave  III  (1771  et  1772). 
Il  y  en  eut  aussi  pour  les  philosophes  simples  gens  de  lettres, 
pour  D'Alembert  (1771),  pour  Marmontel  (1773).  Il  y  en  eut 
une  encore  pour  le  ministre  disgracié  de  Louis  XVI,  Turgot, 
avec  ce  titre  fort  significatif  :  A  un  homme  (1776), 

Le  poète  qui  réglait  ainsi  ses  comptes  de  sympathie  avait-il 
oublié  la  tragédie?  Non  certes.  Mais  qui  se  souvient  aujour- 
d'hui que  Voltaire  a  écrit  une  Sophonisbe  (imprimée  en  1769), 
et  qu'il  a  voulu  ainsi  se  mettre  en  comparaison  avec  le  Trissin, 
Mairet,  Corneille  et  Lagrange-Chancel  dans  un  des  plus  beaux 
sujets  qu'il  y  ait  au  théâtre?  Qui  se  souvient  encore  qu'il  a  com- 
posé une  tragédie  des  Pélopides,  pour  soutenir  le  parallèle  avec 
YAtrée  et  Thyeste  de  Crébillon  :  rivalité  malheureuse,  car  les 
Pélopides  sont  bien  plus  oubliés  que  la  tragédie  de  Crébillon. 

Il  avait  encore  sur  le  chantier  deux  autres  tragédies,  dont 
l'une,  Agathocle,  ne  fut  représentée  qu'après  sa  mort  (31  mai 
1779);  et  l'autre,  Irène,  fut  l'occasion  de  son  dernier  triomphe, 
ou  pour  mieux  dire  de  son  apothéose. 

L'âge  ne  paraissait  avoir  aucune  prise  sur  ce  génie  toujours 
jeune.  Cependant  il  ne  cessait,  à  la  manière  des  vieillards,  de 
déplorer  la  décadence  des  beaux-arts  et  du  goût.  Il  éprouva  une 
étrange  colère  en  apprenant  que  le  théâtre  de  Shakespeare, 
grâce  à  la  traduction  nouvelle  de  Le  Tourneur  (1776),  commen- 
çait à  jouir  en  France  d'une  faveur  qui  lui  parut  monstrueuse. 
Voltaire  en  était  toujours  au  jugement  qu'il  avait  porté  dans 
sa  jeunesse,  lorsqu'il  fit  connaître  à  ses  compatriotes  le  grand 
tragique  de  l'Angleterre.  Il  ne  voyait  toujours  en  lui  qu'un 
histrion  barbare,  qui  avait  eu  des  éclairs  de  génie,  au  milieu 


SES  DERNIÈRES  ANNÉES  151 

de  bouffonneries  indécentes  et  grossières.  Faire  de  ce  far- 
ceur le  dieu  du  théâtre,  selon  l'expression  de  Le  Tourneur, 
immoler  à  sa  gloire  Corneille  et  Racine,  c'était  à  ses  yeux 
le  comble  de  la  démence  :  il  n'y  avait  pas  assez  de  camouflets, 
de  bonnets  d'àne,  etc.,  pour  saluer  Pierrot  Le  Tourneur  et  son 
idole  Gilles  Shakespeare  *.  Dans  sa  bouillante  colère,  il  écrivit 
«  l'Académie  française  une  lettre  où  il  protestait  contre  cette 
nouvelle  idolâtrie.  La  lettre,  lue  en  séance  par  le  secrétaire  per- 
pétuel D'Alembert,  qui  mit  dans  cette  lecture  toute  sa  malice 
(25  août  1776),  obtint  le  plus  vif  succès  et  fut  presque  un  évé- 
nement public.  Une  vive  polémique  s'engagea  dans  le  monde 
lettré  au  sujet  de  Shakespeare.  Voltaire  répondit  aux  parti- 
sans de  l'auteur  d'Hamlet  dans  sa  préface  d'Irène  (1778),  adres- 
sée encore  à  l'Académie  française.  Il  ne  s'aperçut  pas  qu'il  ne 
jugeait  ce  génie  extraordinaire  que  par  les  petits  côtés,  et  ne 
semblait  avoir  remarqué  dans  ses  œuvres  que  certaines  bouffon- 
neries qui  peuvent  en  effet  choquer.  Son  goût  si  fin,  mais  plein 
de  prévention,  ne  s'élevait  guère  au-dessus  d'une  critique  de 
salon,  qui  sacrifierait  tout  un  poème  à  cause  d'un  mot  malséant. 
Une  «  familiarité  basse  »  était  devenue  pour  lui  le  plus  inexcu- 
sable des  péchés;  quant  au  génie  de  Shakespeare,  il  n'a  jamais 
daigné  le  comprendre,  il  n'y  a  saisi  que  des  morceaux  brillants.  \ 
Et  cela  révèle  bien  sa  manière  d'entendre  le  théâtre.  Le  détail 
lui  cache  presque  toujours  l'ensemble. 

Voltaire  à  Paris.  Sa  mort.  —  Rien  ne  pouvait  faire 
perdre  à  Voltaire  le  désir  de  revoir  Paris.  Il  n'en  avait  pas  été 
exilé,  disait-il  toujours;  mais  il  ne  put  jamais  obtenir  l'autori- 
sation d'y  rentrer. 

Enfin  sa  tragédie  d'Irène  lui  parut  présenter  une  occasion 
favorable  d'essayer  ce  qu'il  pourrait  faire  à  la  faveur  du  nou- 
veau régne.  La  pièce  fut  acceptée  par  les  comédiens  le  2  jan- 
vier 1778  :  l'auteur  en  concevait  les  plus  belles  espérances. 
«  C'est,  écrit-il  à  ses  anges  ',  ce  que  j'ai  fait  de  moins  plat  et  de 
moins  indigne  de  vous.  »  Et  en  réalité,  nous  ne  A'oyons  pas 
que  cette  tragédie  soit  plus  faible  que  la  plupart  des  précédentes. 
Mais  le  grand  tragédien  Lekain  avait  refusé  de  se  charger  du 

l.  Lettre  à  d'Arçenlal,  19  juillet  1776. 
•2.  Lettre  à  d'Argental,  25  octobre  1777. 


152  VOLTAIRE 

rôle  (le  Léonce,  plus  déplaisant,  il  faut  l'avouer,  que  tragique. 
Ce  fut  pour  le  poète  un  cruel  mécompte.  Il  se  persuada  donc 
que  sa  présence  à  Paris  était  indispensable.  Plusieurs  de  ses 
amis  lui  conseillaient  ce  voyage;  d'autres  l'en  dissuadaient  en 
raison  de  son  âge.  Il  était  bien  plus  près  «  de  faire  le  petit 
voyage  de  l'éternité  »,  écrit-il  le  2  février  1778.  Deux  jours 
après,  il  était  en  route  pour  Paris,  après  avoir  promis  qu'il 
serait  de  retour  à  Ferney  dans  six  semaines  au  plus.  Il  est  évi- 
dent qu'à  force  de  parler  de  sa  fin  prochaine,  il  avait  cessé 
d'y  croire.  Le  10  février,  il  entrait  à  Paris  sans  rencontrer 
d'obstacle.  Il  descendit  à  l'hôtel  de  la  rue  de  Beaune,  où  il  avait 
autrefois  habité  avec  M"*  de  Dernières,  et  qui  était  devenu  la 
propriété  du  marquis  de  Yillette,  auquel  il  avait  fait  faire  à 
Ferney  un  heureux  mariage.  Presque  aussitôt  il  s'en  allait  à 
pied  rendre  visite  à  son  «  ange  gardien  »,  le  comte  d'Argental, 
au  quai  d'Orsay.  La  première  nouvelle  qu'il  apprit  fut  celle  de 
la  mort  de  Lekain,  dont  il  fut  très  affligé.  Mais  il  s'occupa 
d'arranger  la  distribution  des  rôles  d'/rène,  tout  en  remaniant 
et  polissant  son  ouvrage.  Il  rencontra  là  des  embarras.  Tout  le 
reste  ne  fut  qu'enchantement. 

La  nouvelle  de  son  arrivée  se  répandit  vite,  comme  celle  d'un 
événement  qui  faisait  oublier  tous  les  autres.  Tout  le  monde 
voulut  voir  le  grand  homme,  le  véritable  roi  du  jour.  L'hôtel  de 
Yillette  ne  désemplissait  pas.  L'Académie,  la  Comédie,  la  Loge 
des  francs-maçons  s'ingénièrent  à  inventer  des  honneurs  qui 
n'eussent  jamais  été  rendus  à  personne.  L'enivrement  était  uni- 
versel. Cet  homme  de  quatre-vingt-quatre  ans,  si  débile,  à  l'en 
croire,  n'en  faisait  pas  moins  face  à  tout,  et  recevait  tout  le 
monde  avec  une  aisance  et  une  grâce  inimaginables.  Cependant 
il  s'excéda  de  fatigues  et  d'émotions  jusques  à  épuiser  ce  qui  lui 
restait  de  forces  vitales.  Le  médecin  Tronchin,  établi  à  Paris 
depuis  plusieurs  années,  vint  le  voir,  et  ne  lui  dissimula  pas  à 
quels  dangers  il  s'exposait  en  vivant  ainsi  sur  son  «  capital  »  au 
lieu  de  vivre  sur  son  «  revenu  ».  Mais  il  n'était  guère  possible 
de  résister  à  l'entraînement  général.  On  vit  alors  de  quoi  Paris 
est  capable,  lorsque  l'ivresse  de  l'enthousiasme  monte  au  cer- 
veau de  tout  son  peuple. 

L'Académie  française,  menée  par  les  amis  et  les  disciples  dW 


SES  DERNIÈRES  ANNÉES  153 

patriarcho  flo  la  philosophie,  les  D'Alembert,  les  La  Harpe,  les 
Marmontel,  lui  envoya  trahonl  une  députation  à  son  domicile; 
puis,  quand  il  vint  lui  rendre  sa  visite,  elle  sortit  tout  entière 
au-devant  de  lui;  elle  le  nomma  directeur  par  acclamation,  se 
plaça  sous  son  autorité,  et  s'engagea,  séance  tenante,  sur  ses 
instances  irrésistibles,  à  entreprendre  un  nouveau  dictionnaire, 
un  dictionnaire  historique  de  la  langue  française;  elle  se  par- 
tagea aussitôt  le  travail,  Voltaire  prit  pour  lui  la  première  lettre. 

L'ordre  maçonnique  lui  envoya  une  députation  de  ses  princi- 
paux membres.  Quand  il  rendit  visite  à  la  loge  des  Neuf-Sœurs, 
il  y  fut  proclamé  maçon  sans  avoir  subi  les  épreuves,  et  reçut 
une  couronne  de  laurier. 

A  la  Comédie-Française,  où  il  se  rendit  le  30  mars,  pour  la 
sixième  représentation  d'Irène,  ce  fut  un  véritable  délire.  Au 
milieu  des  transports  d'un  public  frénétique  d'enthousiasme, 
l'acteur  Brizard  lui  posa  sur  la  tête  une  couronne  de  lauriers  : 
«  Vous  voulez  donc  me  faire  mourir  à  force  de  gloire  »,  dit 
l'heureux  vieillard  suffoqué  par  les  larmes.  On  le  força  de  garder 
sa  couronne,  qu'il  voulait  déposer.  La  représentation  d'Ii^ène 
eut  lieu  au  fracas  des  applaudissements,  sans  qu'on  pût  en 
entendre  un  mot.  Elle  fut  suivie  de  celle  de  Nanine,  qui  fut 
écoutée  et  applaudie  de  même.  Les  acteurs  lui  firent  une  apo- 
théose sur  la  scène  ;  et  au  dehors  la  foule  lui  prodigua  d'égales 
marques  d'idolâtrie  :  on  aurait  pu  lui  appliquer  ce  vers  de  son 
Jules  César  : 

Et  maiDteDant  cet  homme  est  un  dieu  parmi  nous  ! 

Il  aurait  bien  voulu  porter  sa  gloire  à  la  cour.  Mais  cette 
cour  un  peu  délaissée,  et  qui  entendait  de  loin  les  acclamations 
de  Paris,  ne  pouvait  décemment  s'exposer  à  une  comparaison 
peu  flatteuse  pour  elle,  en  recevant  un  sujet  qui  l'éclipsait  à  ce 
point  et  paraissait  bien  triompher  à  ses  dépens. 

Cependant,  même  à  la  cour,  tout  le  monde  ne  lui  était  pas 
hostile.  La  jeune  reine  Marie-Antoinette  serait  allée  le  soir 
à  la  représentation  d'/mte,  si  un  ordre  du  roi  ne  l'avait  arrêtée 
en  chemin.  Le  comte  d'Artois  assista  à  cette  représentation  et 
applaudit  fort  au  couronnement  du  poète.  Le  duc  d'Orléans,  sus- 
pect de  sympathie  pour   les  philosophes,  reçut  Voltaire  chez 


154-  VOLTAIRE 

M™'  de  Montesson,  qui  avait  son  théâtre  domestique,  et  lui  fit 
l'accueil  le  plus  gracieux. 

Le  public  fut  très  frappé  de  la  rencontre  du  philosophe 
français  avec  l'illustre  Franklin,  qui  venait  de  faire  signer  à  la 
France  un  traité  d'alliance  avec  les  insurgents  d'Amérique. 
Celui-ci,  venu  à  l'hôtel  de  Villette,  présenta  à  Voltaire  son  petit- 
fils,  que  le  philosophe  bénit  en  prononçant  ces  mots  :  God  and 
Liberty  (Dieu  et  Liberté).  Les  deux  vieillards  s'embrassèrent; 
les  témoins  fondirent  en  larmes  :  on  vit  là  un  embrassement  de 
l'Ancien  et  du  Nouveau  Monde  dans  la  personne  de  leurs  plus 
glorieux  représentants.  Ils  se  rencontrèrent  une  seconde  fois  à 
l'Académie  des  sciences,  et  la  scène  pathétique  se  renouvela. 

Nous  voudrions  pouvoir  terminer  sur  ce  noble  spectacle  le 
récit  de  la  vie  de  Voltaire.  Mais  il  lui  restait  à  subir  la  dernière 
épreuve,  celle  qui,  pour  chaque  homme,  tire  son  caractère  de 
l'ensemble  de  la  vie  et  des  convictions  qui  nous  ont  préparés  à 
ce  tragique  moment. 

Un  premier  avertissement  se  fit  sentir.  La  terrible  question 
de  la  manière  de  mourir  se  présenta  au  philosophe  sous  la 
figure  d'un  prêtre,  l'abbé  Gaultier,  qui  vint  de  lui-même 
(20  février)  offrir  ses  services  à  l'illustre  malade  avec  autant 
de  respect  que  de  zèle  charitable.  Voltaire  avait  toujours  été 
hanté  de  la  peur  d'être,  après  sa  mort,  «jeté  àla  voirie  »,  comme 
autrefois  Adrienne  Lecouvreur.  Il  crut  donc  prudent  d'accueillir 
l'abbé  Gaultier  avec  politesse,  et  à  titre  d'ami.  11  rusa  un  peu 
avec  lui,  et  ils  se  séparèrent  assez  contents  l'un  de  l'autre. 

Mais  le  retour  des  forces  du  malade  interrompit  ces  relations 
commencées.  Voltaire  se  crut  si  bien  en  sûreté  qu'il  s'occupa 
très  activement  de  l'acquisition  d'un  hôtel  à  Paris,  comme  s'il 
n'avait  plus  songé  qu'à  s'y  bien  installer. 

Cependant,  le  11  mai,  comme  il  comptait  se  rendre  à  l'Aca- 
démie, pour  presser  la  distribution  du  travail  du  nouveau  dic- 
tionnaire, il  se  sentit  trop  faible  pour  sortir,  prit  la  fièvre,  et  se 
mit  au  lit  pour  la  dernière  fois. 

Le  malade  ne  donnait  plus,  depuis  plusieurs  jours,  aucun 
signe  de  sensibilité,  lorsqu'on  apporta  la  nouvelle  que  le  conseil 
du  roi  venait  d'ordonner  la  revision  du  procès  du  général  Lally, 
exécuté  quinze  ans  auparavant.  On  sait  que  ce  procès  était  du 


SES  niîRNIERES  ANNEES  155 

nombre  de  ceux  que  Voltaire  avait  entrepris  de  faire  corriger, 
dans  l'intérôt  du  comte  de  Lally-Tollendal,  fils  de  la  victime.  A 
cette  nouvelle  le  malade  se  réveille,  et  dicte  aussitôt  ces  mots  à 
l'adresse  du  fils  du  général  :  «  Le  mourant  ressuscite  en  appre- 
nant cette  grande  nouvelle;  il  embrasse  bien  tendrement  M.  de 
Lally;  il  voit  que  le  roi  est  le  défenseur  de  la  justice  :  il  mourra 
content.  »  (26  mai  1778.) 

Tel  est  le  dernier  mot  de  Voltaire  qui  mérite  d'être  recueilli. 
Quatre  jours  après,  il  expirait,  le  30  mai  1778,  vers  onze 
heures  du  soir.  Ses  derniers  moments  ont  été  racontés  et  appré- 
ciés diversement.  Les  philosophes,  ses  amis,  prétendent  qu'il 
mourut  dans  lo  plus  grand  calme.  Des  écrivains  inspirés,  sans 
aucun  doute,  par  les  ressentiments  du  clergé,  ont  dit  et  imprimé 
qu'il  éprouva  des  terreurs  de  damné,  et  que,  possédé  d'une  sorte 
de  frénésie,  il  donna  les  spectacles  les  plus  hideux  et  les  plus 
rebutants.  Ce  qui  paraît  bien  établi  par  le  témoignage  de 
Tronchin,  qu'on  ne  peut  soupçonner  d'imposture,  est  qu'il  fut 
agité  jusqu'au  dernier  moment  par  l'effroi  de  la  mort,  quoiqu'il 
eût  conservé  toute  la  lucidité  de  son  esprit.  Au  reste  il  expira 
sans  secours  religieux.  Le  jour  même,  il  avait  reçu  l'abbé 
Gaultier,  introduit  par  l'abbé  Mignot,  neveu  du  moribond.  Le 
premier  voulut  lui  faire  signer  une  rétractation  préparée 
d'avance  et  plus  explicite  que  la  précédente,  déjà  signée  dans  le 
premier  accès  de  sa  maladie.  Le  curé  de  Saint-Sulpice,  mandé 
exprès,  vint  pour  appuyer  l'abbé  Gaultier.  Mais  le  malade  se 
trouva  hors  d'état  de  s'entretenir  avec  les  deux  ecclésiastiques, 
et  les  écarta  en  disant  :  «  Laissez-moi  mourir  en  paix  ».  On  lui 
attribue  d'autres  propos  qui  ne  sont  pas  bien  constatés,  mais 
d'une  signification  injurieuse  pour  la  religion  chrétienne.  Lais- 
sons aux  gens  passionnés  les  disputes  sur  un  sujet  pénible,  et  où 
il  est  impossible  d'atteindre  à  la  certitude.  La  seule  vérité  hors 
de  doute  est  que  le  clergé  ne  put  se  féliciter  de  lui  avoir  arraché 
une  déclaration  ni  un  acte  qui  démentît  nettement  sa  vie;  et  que 
les  philosophes,  d'autre  part,  n'ont  pas  pu  affirmer  qu'il  ait 
soutenu  jusqu'au  dernier  moment  le  caractère  qu'il  s'était  donné 
par  ses  écrits  anti-religieux.  Mais  s'il  ne  mourut  pas  en  incré- 
dule déclaré  et  hautain,  il  n'avait  pourtant  pas  satisfait  aux 
exigences  de  l'Église,  et  la  question  de  la  sépulture  ecclésias- 


io6  VOLTAIRE 

tique,  dont  il  avait  été  ai  fort  préoccupé,  no  se  trouvait  pas 
résolue  en  sa  faveur. 

En  dépit  des  démarches  que  firent  les  deux  neveux  de  Vol- 
taire, le  curé  de  Saint-Sulpice,  conformément  aux  instructions 
de  l'archevêché,  refusa  la  sépulture.  11  pouvait  s'ensuivre  un 
grand  scandale  et  des  mouvements  redoutables  dans  Paris.  La 
famille  adopta  sur-le-champ  un  expédient  qui  réussit.  Le  corps, 
hâtivement  embaumé  dans  la  nuit,  fut  transporté  le  lendemain 
(31  mai),  dans  un  carrosse  à  l'abbaye  de  Scellières  en  Cham- 
pagne, dont  l'abbé  Mignot  était  commendataire.  Là  il  reçut  une 
sépulture  provisoire,  en  attendant  qu'il  fût  transporté  dans  le 
caveau  préparé  à  Ferney,  ce  qui  n'eut  jamais  lieu. 

Treize  ans  après  la  mort  de  Voltaire  (1791),  en  vertu  d'un 
décret  de  l'Assemblée  nationale,  ses  restes  furent  ramenés  à 
Paris  pour  y  être  déposés  à  l'église  Sainte-Geneviève,  lieu  de 
sépulture  offert  aux  grands  hommes  par  la  pairie  ^reconnaissante. 
Le  cortège  entra  à  Paris  le  10  juillet  1791.  Louis  XVI,  en  ce 
moment,  venait  d'être  ramené  de  Varennes;  il  se  trouvait  aux 
Tuileries,  gardé  à  vue,  et  bien  près  d'assister  à  l'abolition  de  la 
royauté,  dont  Voltaire  paraissait  triompher  une  seconde  fois. 

La  cérémonie  du  11  juillet  1791  eut  le  caractère  d'une  grande 
fête  nationale.  Toutes  les  pompes  officielles  qu'on  put  imaginer 
y  furent  déployées.  Après  une  promenade  triomphale  dans  tout 
Paris,  la  dépouille  de  Voltaire  fut  descendue  dans  les  caveaux 
du  Panthéon,  où  elle  devait  reposer  sous  la  protection  d'une 
nation  idolâtre  de  son  grand  homme. 

On  raconta  plus  tard  et  tout  le  monde  crut,  sans  preuve^, 
que,  sous  la  Restauration,  le  tombeau  avait  été  violé,  les  restes 
de  Voltaire  dispersés,  ou  enfouis  ailleurs  obscurément.  Cette 
légende  a  été  démentie  par  une  vérification  solennelle.  Les 
ossements  de  Voltaire  sont,  paraît-il,  toujours  au  Panthéon. 


VIL  —  L'œuvre  de    Voltaire. 

Ce  qui  survit  de  l'œuvre.  —  Après  qu'on  a  vu,  pour 
ainsi  dire,  paraître  à  leur  date,  les  innombrables  ouvrages  de 
Voltaire,  on  est  porté  à  se  demander  ce  qui  survit  aujourd'hui 


SON  ŒUVRE  lb7 

de  cette  œuvre  colossale  qui,  par  sa  variété  seule,  est  une  des 
merveilles  de  la  littérature. 

Les  passions  que  Voltaire  a  remuées  sont  assez  vivaces  pour 
que  son  nom  soit  encore  prononcé  à  tout  moment,  même  par  des 
personnes  très  peu  familières  avec  ses  écrits.  Pour  les  uns,  cet 
homme  est  un  libérateur  à  jamais  admirable  de  l'esprit  humain; 
pour  les  autres,  c'est  un  odieux  destructeur  des  vérités  saintes 
et  un  détestable  corrupteur  de  la  morale.  Une  renommée  ainsi 
ballottée  entre  les  partis  n'est  pas  près  de  se  perdre  dans  l'oubli. 

Mais  si  l'on  cherche  quelles  sont  les  œuvres  de  ce  prodig^ieux 
écrivain  qui  sont  encore  lues,  étudiées,  goûtées,  sinon  par  la 
multitude,  au  moins  par  les  lettrés,  on  se  trouve  d'abord  dans 
l'embarras,  et  bientôt  l'on  tombe  dans  l'étonnement.  Le  silence, 
un  silence  mortel,  s'est  fait  sur  tant  de  poèmes,  d'ouvrages 
d'histoire,  de  manifestes  philosophiques.  Quelques  pièces  sur- 
nagent, parce  qu'elles  sont  prescrites  aux  études  de  la  première 
jeunesse;  mais  celle-ci  s'acquitte  de  sa  tâche  sans  enthousiasme, 
et  s'en  débarrasse  sans  regret. 

Du  théâtre  de  Voltaire,  que  reste-t-il?  Combien  de  fois  par  an 
le  public  est-il  convié  à  le  voir  se  ranimer  à  la  clarté  des  lustres  ? 
On  sait  en  général  qu'il  existe  une  Zaïre,  une  Mérope,  un 
Mahomet,  une  Alzire.  Mais  combien  rencontre-t-on  de  personnes 
qui  connaissent  seulement  les  titres  des  autres  tragédies?  Com- 
bien qui,  dans  ce  petit  nombre  de  chefs-d'œuvre  de  Voltaire, 
aient  assez  présents  les  personnages,  les  combinaisons  drama- 
tiques, les  vers  enfin,  pour  en  faire  des  objets  de  comparaison 
avec  d'autres  œuvres  du  même  genre?  Le  meilleur  de  ces  chefs- 
d'œuvre  (et  certes  il  s'y  rencontre  du  bon  et  de  l'excellent)  est 
effacé  dans  la  mémoire  môme  des  gens  de  lettres  et  des  critiques 
de  profession.  Que  dira-t  on  du  public?  Tout  le  théâtre  de  Vol- 
taire n'est-il  pas  pour  lui  à  peu  près  comme  s'il  n'avait  jamais 
existé,  et  plus  négligé  même  que  celui  de  Sophocle  ou  d'Eschyle  ? 

Ses  poèmes  épiques  sont-ils  plus  populaires,  ou  seulement 
plus  connus?  Récite-t-on  quelque  part  en  France  les  vers  de  la 
Henrinde,  comme  en  Italie  ceux  de  la  Jérusalem  délivrée^  Qn  est 
devenu  le  temps  où  quelques  professeurs  de  belles-lettres  char- 
geaient encore  leur  mémoire  ou  leurs  cahiers  de  fragments  de 
ce  poème,  pour  orner  leurs  enseignements  de  morceaux  bril- 


158  VOLTAIRE 

lants?  Combien  voit-on  même  de  personnes  actuellement 
vivantes  qui  puissent  dire  qu'elles  ont  lu  cette  Henriade,  qui 
valut  à  son  auteur  le  titre  d'Homère  et  de  Virgile  français? 

Voltaire  a  voulu  encore  être  l'Arioste  et  même  le  Tassoni  de 
la  France.  Il  a  écrit  une  épopée  héroï-comique  contre  la  libéra- 
trice d'Orléans  (admirable  choix  !)  ;  et  un  odieux  poème  burlesque 
contre  Jean-Jacques  Rousseau.  La  Guerre  civile  de  Genève  est  à 
peu  près  oubliée.  La  Pucelle  n'est  que  trop  connue  :  c'est  le 
régal  des  imaginations  libertines,  qui  se  cachent  pour  savourer 
ce  scandaleux  badinage,  où  les  grâces  se  rencontrent  trop  sou- 
vent en  mauvaise  société. 

On  emploierait  sans  doute  mieux  son  temps  à  lire  les  poèmes 
moraux  de  Voltaire,  le  Désastre  de  Lisbonne,  la  Loi  naturelle, 
les  Discours  en  vers  sur  VHomme,  si  l'on  était  encore  friand 
d'une  excellente  prose  facilement  enfermée  dans  des  vers  très 
corrects.  Mais  nos  poètes  du  xix"  siècle  nous  ont  fait  voir  qu'on 
peut  philosopher  très  poétiquement  en  vers  ;  et  leurs  pensées  sur 
des  sujets  de  même  genre  sont  plus  neuves  et  plus  émouvantes 
que  celles  du  philosophe  du  xvni"  siècle. 

Voltaire  ayant  recherché  et  trouvé  le  secret  de  parler  absolu- 
ment la  même  langue  en  vers  qu'en  prose,  il  a  pu  exposer  sa 
philosophie  dans  des  Épîlres,  et  même  dans  des  Odes,  avec 
autant  d'exactitude  qu'ill'aurait  fait  dans  des  écrits  non  versifîés- 
Quand  il  écrit  simplement  selon  l'inspiration  de  son  génie  très 
peu  poétique,  c'est  la  raison,  le  naturel,  l'esprit,  le  goût  le  plus 
sûr,  qui  font  l'intérêt  de  ses  vers  :  alors  il  peut  défier  toute  com- 
paraison; et  la  critique  ne  trouve  aucune  prise  sur  ce  qu'il  a 
véritablement  achevé.  Nous  y  pouvons  comprendre  en  général 
ses  Epîlres,  Odes,  Stances,  Contes  en  vers  ;  une  multitude  de 
pièces  qu'on  pourrait  appeler  fugitives,  des  compliments,  des 
madrigaux  en  nombre  infini,  qu'il  distribuait  sans  compter,  aux 
objets  de  ses  attachements  d'un  moment,  comme  un  homme 
riche  et  galant  prodigue  les  pierreries  et  les  perles. 

En  regard  de  ces  libéralités  d'opulent  financier  ou  de  grand 
seigneur,  il  faudrait  placer  des  satires  personnelles  ou  collec- 
tives, présentées  sous  mille  formes  diverses,  comme  le  Mondain, 
le  Pauvre  Diable,  le  Marseillais  et  le  Lion,  la  Vanité,  etc., 
dont  la  méchanceté  paraîtrait  souvent  atroce,  si  l'on  ne  se  sen- 


SON  ŒUVRE  159 

lait  plus  saisi  de  la  nouveauté  des  idées  bouffonnes,  de  la  vivacité 
du  tour,  de  la  légèreté  des  traits,  que  des  blessures  sanglantes, 
des  coups  de  fouet  tranchants  sous  lesquels  les  victimes  ont  dû 
crier  et  hurler. 

Toutes  les  fois  que  Voltaire  cajole,  et  toutes  les  fois  qu'il  satis- 
fait ses  ressentiments;  en  un  mot,  toutes  les  fois  qu'il- s'amuse, 
il  est  exquis,  ravissant  :  tout  en  lui  n'est  que  grâce,  bonne 
humeur,  originalité.  Ces  œuvres  légères  sont  assurées  de  l'im- 
mortalité, parce  qu'il  n'y  aura  vraisemblablement  jamais  un 
autre  Voltaire. 

Le  voltairianisme.  —  Est-ce  donc  là  le  seul  fruit  durable 
d'une  vie  si  laborieuse,  si  militante,  passée  tout  entière  sous 
les  enseignes  de  la  philosophie? 

En  parlant  de  l'œuvre  poétique  de  Voltaire,  nous  ne  nous 
sommes  pas  éloignés  de  sa  philosophie.  Ces  œuvres  légères, 
dont  nous  admirons  le  tour  heureux,  ce  sont  pour  lui  en  grande 
partie  des  œuvres  philosophiques.  Car  elles  sont,  en  général, 
la  récompense,  le  salaire  ou  le  mot  d'ordre  destiné  aux  recrues 
de  son  armée  de  philosophes,  hommes  et  femmes;  et  l'on  y 
peut  apprendre  à  peu  près  toute  sa  doctrine. 

Commençons  par  sa  morale  :  car  la  morale  d'un  homme, 
c'est  lui-même.  Qu'enseigne-t-elle?  Qu'il  faut  chercher,  de  pré- 
férence à  tout,  le  plaisir  : 

Le  plaisir  est  l'objet,  le  devoir  et  le  but 
De  tous  les  êtres  raisonnables  *. 

Mais  souviens-toi  que  la  solide  affaire, 
La  seule  ici  qu'on  doive  approfondir, 
C'est  d'être  heureux  et  d'avoir  du  plaisir  ^ 

Toute  la  philosophie  de  Voltaire  est  sortie  des  principes  de 
Ninon  de  Lenclos.  Si  quelqu'un  a  l'esprit  assez  morose  pour 
voir  dans  la  doctrine  de  la  célèbre  courtisane  un  acheminement 
à  la  corruption  des  mœurs,  Voltaire  répliquera  :  «  Ces  mœurs, 
que  vous  appelez  corrompues,  sont  les  bonnes  mœurs  ».  Pour 
lui,  il  s'est  donné  la  mission  de  rendre,  s'il  le  peut,  tous  les 
hommes  voluptueux  et  toutes  les  femmes  faciles.  Ennemi  par 
instinct  de  quiconque  professe  des  maximes  sévères,  ou  porte 

1.  Épilre  à  M™*  de  G*",  1716. 

2.  La  Prude,  acte  V,  gc.  u. 


160  VOLTAIRE 

un  air  de  gravité,  il  est  le  séducteur,  le  tentateur  par  excellence. 
Ses  pièges  sont  les  agréments  de  l'esprit  :  il  attire  par  la  flat- 
terie la  plus  ingénieuse,  par  le  rire  le  plus  fin  et  le  plus  malin; 
il  entraîne  par  l'appât  de  la  liberté  et  des  jouissances  les  plus 
I  exquises.  Enfin,  il  trouve  moyen  de  persuader  à  ses  disciples 
que,  par  le  chemin  des  plaisirs,  ils  vont  à  la  vertu. 

Ce  beau  mot  de  vertu  se  rencontre  souvent  chez  lui;  mais 
quand  on  voit  quelles  sont  les  personnes  qu'il  appelle  ver- 
tueuses, on  ne  sait  d'abord  ce  qu'on  doit  entendre  par  là.  Ver- 
tueux, philosophe,  aimable,  pour  lui  c'est  tout  un  :  c'est  la 
qualité  d'une  personne  qui  n'a  point  de  préjugés,  qui  pense  en 
toute  liberté,  agit  de  même,  et  enfin  se  rend  très  agréable  dans 
le  commerce  de  la  vie.  C'est,  en  un  mot,  le  contraire  du  jansé- 
nisme, qui  signifie  pour  lui  tout  ce  qui  lui  est  odieux,  l'austé- 
rité de  la  vie,  la  rigidité  des  croyances,  la  dureté  à  l'égard  des 
adversaires  de  la  foi  religieuse  et  de  la  morale  chrétienne.  On 
ne  reprocherait  pas  à  Voltaire  de  condamner  la  dureté,  s'il  ne 
qualifiait  ainsi  tout  ce  qui  résiste  à  ses  entreprises  pour  dis- 
soudre les  croyances  et  les  mœurs.  La  vertu  qu'il  goûte  n'est 
peut-être  bien  qu'un  entier  relâchement,  qui  lui  laisse  une 
liberté  illimitée.  Au  reste,  il  se  garde  bien  de  la  définir,  tant 
elle  lui  paraît  quelque  chose  de  rare.  Mais,  par  moments,  on 
peut  croire  que  cette  vertu,  qu'il  rend  quelque  peu  mystérieuse, 
est  la  môme  chose  qu'il  appelle  ailleurs  l'humanité. 

Ce  serait  alors  une  certaine  douceur  d'esprit,  qui  porte  à  l'in- 
dulgence à  l'égard  de  tous  les  hommes.  Elle  tiendrait  de  la  tolé- 
rance et  de  la  charité.  Mais  la  tolérance  n'est  que  la  patience  à 
l'égard  de  ce  qui  ne  nous  agrée  pas.  La  charité  est  un  zèle  pour  le 
biend'autrui,  qui  surmonte  toutes  les  répugnances  de  la  nature  : 
aussi  la  regarde-t-on  comme  une  vertu  surnaturelle.  Il  ne  faut 
,pas  parler  à  Voltaire  de  perfections  surnaturelles  :  on  s'exposerait 
à  son  mépris.  Ainsi  la  charité,  qui  vient  de  Dieu,  ne  fait  pas 
son  affaire,  et  il  se  contente  de  moins  que  cela.  Il  dit  cepen- 
dant en  maint  endroit  que  les  hommes  devraient  s'aimer 
comme  frères,  et  il  croit  en  avoir  trouvé  le  moyen  :  c'est  de 
supprimer  tous  les  dogmes  religieux.  Mais  on  ne  voit  pas  que, 
dans  la  pratique,  ni  lui  ni  ses  disciples  aient  jamais  beaucoup 
enseigné  par  l'exemple  un  amour  fraternel  entre  les  hommes, 


SdN  ŒUVRE  161 

si  co  n'est  dans  certaines  ligues  de  partis  contre  partis,  qui  n'ont 
pas  pour  objet  la  fraternité  universelle,  mais  le  triomphe  d'un 
parti  sur  un  autre.  Ce  n'est  pas  ce  que  nous  appelons  de  la 
<'harité. 

Quant  à  une  bienveillance  g-énérale  à  l'ég-ard  des  hommes, 
et  au  désir  de  leur  rendre  la  vie  douce  et  heureuse,  on  ne  peut 
douter  que  ce  genre  d'humanité  ne  se  soit  trouvé  au  fond  du 
cœur  de  Voltaire,  et  n'ait  inspiré  un  g-rand  nombre  de  ses 
écrits  et  de  ses  actes  les  plus  importants.  Cet  homme  avait 
réellement  des  instincts  généreux  et  humains,  avec  beaucoup 
d'autres. 

Mais  si  l'on  veut  remonter  à  la  vraie  source  de  la  charité  par- 
faite, qui  n'est  qu'en  Dieu,  il  faut  reconnaître  que  Voltaire  en 
était  bien  éloigné.  Il  est  vrai  qu'il  s'est  mis  en  opposition  avec 
beaucoup  de  philosophes  de  son  temps,  en  justifiant  avec  perse-, 
vérance  la  croyance   en  l'existence  de  Dieu.  Mais  quelle  idéej 
sèche  (on  peut  dire  stérile)  il    a  donnée  de   cette    puissance 
suprême  !  Il  réclame  un  Dieu  rémunérateur  et  vengeur,  c'est- 1 
à-dire  qu'il  a  besoin  d'une  justice  infaillible,  d'une  police  impec- 
cable, qui  le  rassure  contre  les  mauvais  desseins  de  ses  ennemis 
et  des   malfaiteurs.  Après  cela,  il  n'a  plus  que  faire  de  Dieu. 
Quant  au  commerce  intérieur  de  l'âme  avec  son  créateur,  quant 
à  la  recherche  de  la  perfection  morale,  quant  à  l'amour  mutuel 
des  hommes  en  Dieu,  ce  sont  des  idées  et  des  intérêts  qu'il  aban- 
donne volontiers  aux  théologiens. 

Nous  ne  parlons  même  pas  d'une  espérance  de  vie  future  :  il 
n'est  pas  assuré  de  l'existence  réelle  de  l'âme  *  ;  comment  se 
demanderait-il  si  elle  est  immortelle? 

De  même  qu'en  morale  il  n'est  point  allé  au  delà  de  Ninon 
de  Lenclos,  en  métaphysique  il  n'a  pas  dépassé  Locke;  il  a 
même  reculé  un  peu  sur  lui,  ou  plutôt  il  a  poussé  l'incrédulité 
encore  plus  loin  que  l'auteur  de  la  doctrine  de  la  sensation;  il 
ne  croit  guère  que  ce  qu'il  peut  toucher,  ou  à  peu  près.  Il 
exprime  ses  doutes  avec  un  air  de  modestie,  qui  paraît  souvent 
la  marque  d'un  vrai  philosophe,  mais  où  trop  souvent  aussi  l'on 
sent  percer  la  raillerie,  sous  une  affectation  de  réserve.  En  somme, 

1    Voir  Dicl.  phiL,  ail.  Amf. 

IIIATOIHE    I>E    LA    LANHCK.    VI.  'ï 


162  VOLTAIRE 

il  nous  Jonne  à  ontendre  très  clairement  que,  pour  croire  ce 
que  Voltaire  n'a  pas  cru,  il  faut  être  un  sot.  Le  résumé  de  son 
enseignement  philosophique  peut  être  contenu  en  deux  mots  : 
incertitude  et  dérision. 

Sa  vraie  philosophie  ne  réside  pas  dans  ses  méditations  trop 
souvent  superficielles  sur  les  grands  problèmes  agités  par  la 
raison  :  elle  est  dans  la  guerre  implacable  qu'il  a  conduite  avec 
un  art  infini  contre  les  croyances  religieuses.  C'est  dans  ce  duel 
étrange  {inexpiabile  bellum),  soutenu  contre  la  religion  chrétienne 
tout  entière,  qu'on  est  obligé  de  voir  en  lui  un  génie  extraor- 
dinaire, un  des  maîtres  de  l'esprit  humain;  car  il  a  façonné 
des  millions  d'intelligences  à  son  image.  Il  est  l'Adam  d'une 
race  innombrable  d'incrédules  ;  il  a  laissé  après  lui  une  œuvre 
qui  ne  s'efTacera  pas  de  sitôt,  le  voltairianisme,  étrange  composé 
de  raison  tranchante,  d'érudition  vraie  et  fausse,  d'incrédulité 
préconçue  et  de  critique  profonde  (souvent  empruntée)  ;  d'imper- 
tinence, *ei  d'indépendance  d'esprit  naturelle  et  légitime. 

Il  s'est  rendu  ce  témoignage  : 

J'ai  fait  plus  en  mon  temps  que  Luther  et  Calvin  '; 

et  il  a  dit  vrai,  s'il  faut  entendre  par  là  qu'il  n'a  pas  seulement, 
comme  ces  deux  grands  chefs  de  sectes,  enlevé  à  l'Eglise  de 
Rome  des  nations  entières,  mais  qu'il  a  détaché  de  toute 
religion  positive  une  grande  partie  du  monde  moderne,  sous 
couleur  de  faire  adorer  Dieu  seul  *. 

Est-ce  un  bienfait  pour  le  genre  humain?  Poser  cette  question, 
c'est  réveiller  des  controverses  interminables,  c'est  ranimer  des 
passions  éternellement  inconciliables,  c'est  par  conséquent 
faire  sentir  ce  qu'il  y  a  d'équivoque  dans  l'œuvre  capitale  de 
Voltaire,  et  dire  en  d'autres  termes  que  sa  renommée  sera  tou- 
jours discutée,  même  entre  les  esprits  les  plus  éclairés  des 
générations  à  venir. 

D'autres  philosophes,  d'autres  savants,  d'autres  célèbres 
écrivains  ont  attaqué  les  mêmes  croyances  que  Voltaire.  Pour- 
quoi leurs  noms  n'éveillent-ils  pas  les  mêmes  passions,  et  sur- 
tout les  mêmes  ressentiments?  Ce  n'est  pas   seulement  parce 

1.  Éi)ilre  à  l'auteur  du  livre  des  Trois  Imposteurs,  1771. 

2.  Jai  fait  adorer  Dieu,  quand  j'ai  vaincu  le  diable.  {Ibid.) 


SON  ŒUVRE  I6:r 

^juils  ont  obtenu  de  moindres  succj'^s  que  lui;  c'est  sans  doute 
parce  qu'ils  n'ont  pas,  comme  lui,  offensé  les  hommes  sous 
prétexte  de  les  éclairer;  c'est  qu'ils  n'ont  pas,  comme  lui,  fait 
îles  sentiments  les  plus  sérieux  et  les  plus  profonds  de  leurs 
semblables,  un  objet  perpétuel  de  sarcasme  et  de  dérision.  Vol- 
taire, il  est  vrai,  est  prodig-ieusement  plaisant,  gai,  ingénieux  :  ' 
•cependant  à  la  longue  il  blesse  môme  les  lecteurs  impartiaux  ( 
par  le  tour  insultant  qu'il  donne  à  sa  pensée.  On  se  lasse  de 
l'esprit  d'un  homme  qui  ne  paraît  jamais  prendre  la  plume  que 
pour  humilier  quelqu'un  qu'on  ne  voit  pas.  Serait-ce  donc  qu'il 
ne  se  trouve  pas  un  grain  de  bon  sens  chez  ceux  qui  ne  pensent 
pas  de  tout  point  comme  Voltaire?  L'abus  de  la  raillerie  dans  les 
matières  les  plus  graves  inspire  enfin  l'envie  de  se  redresser 
■contre  l'arrogance  de  ce  philosophe;  de  lui  demander  compte 
de  sa  science  et  de  l'usage  qu'il  a  fait  de  sa  raison  personnelle: 
•enfin  d'entreprendre  la  réfutation  du  voltairianisme. 

De  puissants  écrivains,  Joseph  de  Maistre,  le  vicomte  de  Bonald,       / 
Lamennais,  ont  déclaré  hautement  la  guerre  à  l'influence   de     / 
Voltaire.  D'autre  part,  la  critique  savante  de  notre  siècle  a  pris 
lin  autre  ton,  une  autre  méthode  que  lui.  Ainsi  son  autorité  ne 
îs'affermit   pas  par  l'efTet  du  temps.  Il   demeure  seulement  le 
prince,  le  héros,  l'Hercule  de  la  satire  anti-religieuse. 

Mais  nous  cherchons  quels  sont  ceux  de  ses  ouvrages  qu'on 
aimerait  à  rassembler  pour  en  composer  un  monument  indes- 
tructible. Ordinairement,  l'écrivain  de  génie,  et  surtout  le  poète, 
laisse  après  lui  des  œuvres  qui  paraissent  toujours  jeunes,  en 
ilépit  du  temps  et  de  l'évolution  des  idées,  comme  ces  marbres 
«t  ces  bronzes  antiques  dont  on  ne  connaît  pas  même  Fauteur,  et 
dont  le  sujet  peut  demeurer  incertain,  mais  que  l'art  a  consa- 
crés et  rendus  immortels.  Combien  Voltaire,  qui  a  tant  écrit, 
a-t-il  laissé  d'œuvres  de  ce  genre? 

Sa  facilité  inconcevable  n'a-t-elle  pas  été  le  fléau  de  son 
génie?  N'a-t-il  pas  sacrifié  au  plaisir  d'éblouir  ses  contemporains 
par  sa  fécondité,  la  gloire  plus  solide  de  faire  œuvre  durable? 
N'a-t-il  pas  été  l'homme  du  moment,  de  l'eflet  immédiat,  l'homme  '> 
<rartion  et  de  lutte  quotidienne,  plutôt  que  le  génie  puissant  qui  i 
mûrit  un  dessein  en  le  gardant  enfermé  dans  l'intimité  de  ses 
méditations,  jusqu'à  ce  qu'il  en  sorte  un  organisme  achevé  de 


164-  VOLTAIUE 

tout  point?  Pouvait-il  môme  songer  à  cette  lente  élaboration 
d'un  chef-d'œuvre?  La  nature  ne  donne  pas  tous  les  avantages 
au  même  homme.  En  dotant  celui-ci  d'une  promptitude  de  vue 
sans  pareille,  elle  lui  a  refusé  l'aptitude  à  voir  plus  par  un 
second  regard  que  par  le  premier.  Il  voit  soudainement  l'idée 
d'un  sujet  se  former  devant  lui,  comme  un  peintre  aperçoit 
d'abord  le  croquis  d'un  tableau  ;  il  se  met  aussitôt  à  l'exécution  ; 
mais  il  ne  verra  jamais  plus  avant  ;  il  ajoutera  sans  doute  à 
côté,  mais  point  au  fond  :  sa  première  pensée  ne  se  fécondera 
pas.  Aussi  demeure-t-il  toujours  superficiel,  quoi  qu'il  fasse,  dans 
les  maximes,  dans  les  caractères,  dans  les  mœurs,  dans  les  com- 
binaisons d'événements.  Il  est  né  pour  enchanter  les  intelli- 
gences vives,  qui  se  plaisent  aux  idées  nettes,  obtenues  sans 
application,  sans  efforts  ni  tâtonnements.  Véritable  oracle  des 
gens  du  monde,  il  leur  apprend  à  juger  de  tout  avec  un  air  de 
supériorité,  à  mépriser  les  esprits  lents  et  les  intelligences  pro- 
fondes, à  regarder  le  ton  tranchant  comme  la  marque  d'une 
capacité  transcendante.  Ses  œuvres  ont  donné  aux  mondains  des 
plaisirs  qui  ont  contribué  à  les  gâter  :  satisfactions  d'esprit  d'un 
moment,  connaissances  illusoires,  témérité  de  jugement,  arro- 
gance dans  l'incrédulité,  habitudes  de  raillerie  qui  effarouchent 
la  bonne  foi  :  en  un  mot  tout  ce  qui  a  fait  si  souvent  une  mau- 
vaise réputation  à  l'esprit  français  chez  les  étrangers,  jaloux  et 
offensés  de  ces  manières  brillantes  qu'ils  ne  pouvaient  imiter.  Ce- 
qu'on  a  pu  nommer  l'impertinence  française  est  bien  son  œuvre. 

Mais  aussi  la  passion  de  plaire  à  ces  esprits  raffinés  de  la 
société  contemporaine  a-t-elle  développé  en  lui  des  dons  singu- 
lièrement heureux,  qui  le  mettent  hors  de  pair,  non  pas  entre 
les  grands  hommes,  mais  entre  les  génies  séduisants.  C'est 
quand  il  se  tient  dans  son  naturel  qu'il  doit  servir  à  jamais  de 
modèle.  Nous  l'avons  déjà  dit  pour  ses  poésies.  Il  y  faudrait 
joindre,  pour  la  prose,  qui  vaut  beaucoup  plus  chez  lui  que  les 
vers,  une  multitude  d'écrits  qui  paraissent  tout  d'une  venue,, 
quoique  parfois  très  travaillés,  où  l'on  ne  trouve  que  plaisir  et 
sujets  d'admiration. 

Tels  sont  la  plupart  de  sesrowa«s  philosophiques,  des  ouvrages- 
d'histoire  pleins  d'un  enthousiasme  habilement  ménagé,  comme 
Charles  XII,  le  Siècle  de  Louis  XIV,  une   partie   de  celui  de 


SON  ŒUVRE  165 

Louis  W;  un  très  gnmd  nombre  de  pamphlets  exquis,  de  dis- 
cussions philosophiques  ou  littéraires,  d'articles  du  Dictionnaire 
philosophique,  de  petits  traités  sur  la  législation,  sur  l'adminis- 
tration, où  il  développe  avec  la  chaleur  d'un  néophyte,  sinon 
îles  idées  absolument  personnelles,  au  moins  les  vues  les  plus 
•spécieuses  des  réformateurs  contemporains.  Le  zèle  pour  la  jus- 
tice et  pour  le  bonheur  des  hommes,  peut-être  aussi  le  plaisir 
•«le  discréditer  des  puissances  dont  le  caractère  l'importune, 
^ont  pour  lui  des  passions  aussi  vives  et  plus  durables  que  les 
mouvements  mômes  de  ses  affections  personnelles.  En  y  obéis- 
sant, il  n'est  gouverné  que  par  son  instinct;  en  leur  donnant 
cours,  il  ne  fait  pas  d'effort  pour  s'élever  au-dessus  de  lui-même, 
comme  il  lui  arrive  quand  l'ambition  poétique  le  possède.  On 
pourrait  donc  dire  que  la  haute  poésie  fut  le  tyran  de  son  génie, 
•et  que  moins  il  cherche  à  être  poète,  plus  il  est  lui-même. 

Par  cela  même  que  son  génie  n'est  pas  propre  à  s'aliéner  de 
soi  en  quelque  sorte,  et  à  créer  des  êtres  en  dehors  du  sien,  son 
•«Euvre  maîtresse,  celle  qui  survivra  sans  doute  à  tous  ses  autres 
écrits,  est  celle  où  il  s'est  présenté  lui-même  tout  entier,  sans 
vouloir  s'exposer  aux  regards  du  public  :  c'est  l'énorme  recueil 
de  sa  correspondance,  part  considérable  du  trop  volumineux 
«issemblage  de  ses  œuvres  complètes. 

La  correspondance  de  Voltaire.  —  Si  l'on  avait  la  pré- 
tention d'assigner  des  rangs  aux  auteurs  des  correspondances  qui 
jouissent  d'un  grand  renom  dans  la  littérature,  on  ne  trouve- 
rait que  Cicéron  et  M""®  de  Sévigné  qui  pussent  disputer  la  pre- 
mière place  à  Voltaire.  Nous  ne  débattons  contre  personne  les 
raisons  d'un  choix  qui  ne  nous  paraît  pas  obligatoire  ;  mais 
■nous  avouons  que,  pour  le  plaisir  de  la  lecture,  notre  préfé- 
rence appartient  au  recueil  des  lettres  du  philosophe  français. 

S'agit-il  de  l'attrait  (\(}  l'intimité  avec  l'auteur  d'une  corres- 
pondance? Nul  n'a  jamais  écrit  des  lettres  plus  vraies  que 
Voltaire,  c'est-à-dire  qui  exprimassent  plus  fidèlement,  j'ose 
Klire  plus  naïvement  (si  ce  terme  peut  s'accorder  avec  son 
nom)  ses  idées  et  ses  sentiments  de  l'instant  où  il  écrit.  C'est 
bien  lui-même  qu'on  voit,  sinon  toujours  tel  qu'il  est  dans  son 
fond  multiple  et  mobile,  du  moins  tel  qu'il  se  sent  à  ce  moment- 
là.  Voltaire    n'est   peut-être    pas    toujours   de    très  bonne   foi 


^6B  VOLTAIRE 

envers  lui-même  :  on  s'en  aperçoit  bien  en  comparant  ses. 
lettres  entre  elles;  mais  l'ensemble  compose,  sans  qu'il  y  vise, 
sa  physionomie  réelle.  Il  s'ouvre  sans  déguisement  avec  ses- 
amis,  et  ne  cherche  point  à  se  donner  un  caractère  d'emprunt  : 
il  n'hésite  même  pas,  dans  certains  endroits,  à  plaisanter  sur 
sa  «  candeur  ordinaire  »,  c'est-à-dire  sur  ce  qu'il  y  a  de  plu s^ 
raffiné  dans  les  déguisements  qu'il  prend  lorsqu'il  veut  tromper. 
Ainsi  ses  vrais  confidents  peuvent  le  pénétrer,  aussi  bien  qu'il 
se  pénètre  lui-même;  et  le  lecteur,  qui  a  toutes  ses  lettres  entre 
les  mains,  se  trouve  admis  au  nombre  de  ces  confidents.  Jamais- 
d'ailleurs,  dans  de  telles  improvisations,  il  ne  fait  œuvre  d'au- 
teur, quoiqu'il  parle  à  toute  heure  de  ses  propres  ouvrages  et  de 
ceux  de  ses  contemporains.  Il  en  dit  tout  ce  qu'il  en  pense, 
le  bien  comme  le  mal,  de  la  façon  la  plus  nette,  la  plus  rapide 
et  la  plus  simple.  On  peut  donc  recueillir,  dans  ses  lettres,  une 
multitude  de  jugements  ou  de  renseignements  précieux;  mais 
ce  ne  sont  pas  des  exercices  de  plume  :  ce  sont  de  pures  et 
vives  conversations,  bien  souvent  de  franches  confidences,  qu'il 
se  serait  gardé  de  livrer  au  papier  s'il  avait  prévu  que  ses^ 
lettres  dussent  circuler  dans  le  public.  Il  lui  arrive  quelquefois 
d'écrire  des  choses  qu'il  veut  faire  répéter  pour  égarer  l'opinion  ; 
mais  en  pareil  cas  c'est  une  convention  faite  avec  le  corres- 
pondant. Pour  celui-ci.  Voltaire  ne  le  trompe  pas.  Il  est  d'ail- 
leurs assez  effronté,  ou  assez  content  de  sa  conduite  et  de  ses^ 
principes,  pour  ne  pas  viser  à  paraître  autre  qu'il  n'est.  Ainsi 
à  toute  heure,  sa  vie,  ses  actes,  ses  pensées  paraissent  dans  sa 
correspondance  à  peu  près  tels  qu'on  pourrait  les  voir,  s'il  exis- 
tait des  miroirs  qui  reproduisissent  l'intérieur  d'un  homme  et 
d'un  esprit.  Quant  à  l'intérêt  que  peut  offrir  ce  caractère  de 
Voltaire,  si  riche,  si  varié,  si  souple,  on  en-  peut  juger  par  la 
connaissance  des  actes  de  sa  vie  et  par  l'ensemble  de  ses  écrits. 
C'est,  nous  l'avons  déjà  dit,  la  nature  humaine  au  complet, 
avec  tout  son  mélange  de  bien  et  de  mal,  et  toutes  ses  contra- 
dictions, sans  parler  d'un  génie  dont  l'étendue  et  les  ressources 
confondent  l'imagination. 

Si,  dans  un  recueil  de  lettres,  on  cherche  des  lumières  sur  l'es- 
prit, les  mœurs  d'une  époque  et  de  quelques  personnages  qui 
se  détachent   du  fond  du  tableau,  qu'on   songe  que    Voltaire 


SON  ŒUVRE  16': 

s'est  trouvé  en  relation  avec  la  plupart  des  hommes  et  des 
femmes  qui  ont  le  plus  marqué  dans  le  xviii*  siècle;  courtisan 
de  tout  ce  qui  fut  puissant,  flatteur  de  tout  ce  qui  fut  aimable; 
écrivant  aux  uns  et  aux  autres  avec  une  liberté,  une  familiarité 
élégante  et  ingénieuse  qui  n'appartient  qu'à  lui,  il  les  met  tous 
en  lumière.  Ses  lettres  sont  comme  une  galerie  de  tableaux  de 
cette  époque  brillante  et  licencieuse  qui,  comparée  à  la  vie 
moderne,  ressemble  à  une  sorte  de  carnaval  de  gens  de  bonne 
condition  et  d'élite.  Veut-on  de  la  g-alanterie  spirituelle,  de  la 
licence  tempérée  par  le  bon  jroùt  :  on  a  les  lettres  de  Voltaire 
aux  dames  émancipées  qui  lui  faisaient  la  cour  plus  qu'il  ne  la 
leur  faisait.  Veut-on  voir  une  amitié  paradoxale  entre  deux 
grands  hommes  d'inégale  condition?  Qu'y  a-t-il  de  plus  surpre- 
nant, de  plus  extravagant  même  que  les  échanges  de  tendresses 
entre  ces  deux  philosophes.  Voltaire  et  Frédéric  II?  Si  l'on  est 
curieux  d'observer  dans  le  fond  de  leurs  desseins  les  deux 
meneurs  du  parti  de  Y  Encyclopédie,  les  deux  plus  ardents 
ennemis  des  derniers  défenseurs  de  la  religion  et  de  l'Eglise, 
qu'on  voie  D'Alembert  et  Voltaire  ourdir  leurs  complots  sous  les 
masques  de  Bertrand  et  de  Raton. 

Ce  qui  fait  en  définitive  l'attrait  principal  d'une  correspondance, 
comme  de  toute  œuvre  littéraire,  c'est  le  style  de  l'écrivain,  sa 
personnalité  marquée  par  un  genre  d'expression  qui  se  présente 
de  lui-même,  par  le  tour  naturel  de  son  esprit.  Que  Voltaire 
est  charmant,  lorsqu'il  écrit  comme  sans  doute  il  parlait  quand 
il  conversait  avec  des  personnes  dignes  de  lui  faire  vis-à-vis  ! 
Que  sa  plume  est  leste,  rapide  et  gaie  !  Que  de  façons  de  parler 
piquantes,  neuves  et  délicates!  Et  aussi  que  de  variété  dans  les 
compliments,  dans  les  assurances  d'amitié,  dans  les  épanche- 
ments  d'un  cœur  qui  paraît  le  plus  sensible  du  monde  au 
mérite,  à  l'aflection,  aux  anciens  souvenirs!  Nul  n'est  plus 
attaché  que  lui  à  ses  amis,  plus  incapable  de  se  passer  des 
absents,  quoique  en  réalité  il  change  aisément  de  séjour  et  qu'il 
écrive  à  chaque  personne  qu'elle  est  la  seule  loin  de  qui  il.  ne 
peut  vivre.  Des  amis  tels  que  les  d'Argental  croyaient-ils 
tout  ce  qu'il  leur  écrivait?  11  faut  supposer  qu'ils  n'en  croyaient 
qu'une  partie;  mais  c'était  toujours  délicieux  à  lire.  En  passant 
en  revue  tant  de  protestations  de  tendresse  d'un  homme  qui  sut 


168  VOLTAIRE 

toujours  se  passer  de  tout,  excepté  de  l'indépendance  et  de 
l'opulence,  on  ne  peut  s'empêcher  de  penser  que  lui  et  ses 
amis  ont  admirablement  joué  et  soutenu  la  comédie  de  l'amitié. 
Mais  quelle  école  d'élégance  et  de  grâce  dans  les  rapports  de  la 
société,  et,  pourvu  qu'on  mette  le  sérieux  à  part,  quels  modèles 
d'urbanité  !  Si  l'on  ne  devait  juger  des  gens  que  par  leurs  paroles, 
le  plus  aimable  des  hommes  aurait  assurément  été  Voltaire;  et 
il  a  façonné  à  son  image  l'élite  de  ses  contemporains.  Combien 
les  générations  suivantes  pourraient  gagner  à  se  former  sur  ses 
exemples!  Quelle  société  serait  celle  qui  saurait  lui  emprunter 
ses  moyens  de  séduction,  en  lui  laissant  une  bonne  partie  de 
son  humeur  satirique;  et  que  la  vie,  même  sans  confiance 
absolue,  serait  enchantée  par  de  telles  causeries! 

La  postérité  ne  voit  plus  Voltaire,  dans  ses  images,  qu'avec 
son  expression  sarcastique.  Ce  masque  de  railleur  est  le  sym- 
bole le  plus  vrai  de  son  œuvre  littéraire;  mais  il  est  juste  de 
se  rappeler,  en  lisant  sa  correspondance,  que  l'homme  lui-même 
fut  la  courtoisie  et  la  grâce  incarnée.  Qu'on  ne  s'y  fie  pas  trop 
cependant  :  ce  charmant  homme  renfermait  en  lui  le  démon  de 
la  séduction  et  du  libertinage.  Homme  plus  redoutable  encore 
que  charmant,  et  plus  fait  pour  égarer  l'esprit  de  la  jeunesse 
que  pour  l'éclairer  :  car  son  plus  grand  plaisir  fut  toujours  de  la 
détourner  des  voies  où  peut  l'engager  une  vaillante  et  sévère 
éducation.  Ce  n'est  pas  à  lui  qu'une  mère  courageuse  eût  confié 
un  fils  dont  elle  aurait  voulu  faire  un  homme  digne  de  ce  titre; 
que  dirions-nous  d'une  fille? 

En  morale.  Voltaire  n'a  jamais  visé  haut  :  il  se  contente 
d'écarter  les  vices  dégradants  et  qui  rendent  un  sujet  insociable; 
il  fait  bon  accueil  à  ceux  que  le  monde  tolère  ou  goûte.  Les 
passions  lui  paraissent  données  à  l'homme  pour  inspirer  sa 
conduite  :  il  se  garderait  donc  bien  de  leur  résister.  Quant  au 
bien  absolu,  qu'il  faut  préférer  à  tout,  ce  n'est  pour  lui  qu'une 
idée  chimérique,  une  invention  de  métaphysiciens,  dont  il  ne 
fait  pas  plus  de  cas  que  de  la  métaphysique  en  général.  Ses 
sens  ne  lui  en  parlent  jamais. 

Il  apprécie  de  la  même  façon  les  œuvres  de  l'esprit.  Il  ne 
parle  du  beau  absolu  que  pour  s'en  moquer  comme  d'une  rêverie 
platonicienne.  Pour  ses  propres  œuvres,  il  se  contenterait  bien 


SON  ŒUVllli:  160 

du  succès  (lu  moment,  qui  est  l'objet  de  tous  ses  calculs,  s'il  no 
craignait  d'assister  le  lendemain  à  un  revirement  de  l'opinion 
publique,  dont  la  terreur  l'oblige  à  retravailler  ses  ouvrages  :  il 
corrige,  polit,  ùte,  ajoute,  afin  de  prévenir  la  malice  du  lecteur, 
qu'il  connaît  mieux  que  personne,  ayant  toute  sa  vie  exercé  la 
critique  de  chicane  sur  les  œuvres  des  autres.  N'était  cette  crainte 
salutaire,  il  se  contenterait  de  surprendre  et  d'enlever  chaque 
fois  les  applaudissements  par  quelque  audace  nouvelle,  par  des 
combinaisons  prestigieuses,  par  une  rapidité  de  mouAcment 
étourdissante.  Il  n'a  pas  cette  sorte  de  désintéressement  qui  fait 
le  grand  artiste  ou  le  grand  poète,  ainsi  que  l'homme  vraiment 
vertueux,  qui  consiste  à  rechercher  la  perfection  pour  elle-même. 

C'est  ainsi  que  Voltaire  a  ravi,  étonné  son  siècle,  peu  enclin 
aux  méditations  profondes;  c'est  ainsi  qu'il  charme  encore  les 
esprits  qui  s'abandonnent  docilement  à  son  audace,  à  son  assu- 
rance, à  sa  vivacité  irrésistible.  Mais  quand  on  vit  longtemps 
avec  lui,  qu'on  le  discute,  qu'on  le  mesure  en  le  comparant  avec 
les  véritables  grands  hommes  dans  les  lettres  et  dans  les  arts, 
on  finit  par  se  détacher  d'un  génie  qui  n'excelle  qu'en  malice, 
mais  à  qui  manquent  la  conscience,  la  gravité  et  l'élévation.  On 
peut  revenir  à  lui  de  temps  en  temps  pour  se  divertir,  mais  non 
pas  pour  s'instruire  et  pour  savourer  la  moelle  des  chefs-d'œuvre, 
encore  moins  pour  élever  son  âme  :  il  la  rabaisserait  plutôt  et 
la  stériliserait  par  la  sécheresse  de  sa  raison  tranchante  et  par 
son  inépuisable  moquerie. 

Il  n'y  a  «rirréprochable  en  lui  que  la  pureté  du  style.  Encore 
ne  faudrait-il  pas,  comme  lui,  vouloir  réduire  toute  la  langue  à 
l'usage  qu'il  en  fait  :  on  en  ferait  bientôt  une  langne  morte.  En  fait 
de  doctrine  poétique,  comme  en  fait  de  vocabulaire  et  de  gram- 
maire. Voltaire  est  l'intolérance  même.  Il  a  fondé,  sur  ces  deux 
points,  une  orthodoxie  nouvelle.  Pour  rétablir,  contre  son  école, 
la  liberté  légitime  des  écrivains,  il  a  fallu  faire  une  révolution 
littéraire,  celle  du  romantisme  ;  celle-ci  a  définitivement  emporté 
l'autorité  usurpée  de  Voltaire,  en  replaçant  le  génie  des  écrivains 
en  face  de  la  nature,  qui  se  moque  de  certain  dogmatisme,  et  de 
celte  discipline  sous  laquelle  Voltaire  faillit  éteindre  la  poésie 
française.  On  s'est  habitué  enfinà  juger  Voltaire  aussi  librement 
qu'il  a  jugé  tout  le  monde,  et  l'on  a  secoué  la  tyrannie  de  son  goût. 


'170  VOLTAIRE 


BIBLIOGRAPHIE 


Les  meilleures  éditions  des  œuvres  de  Voltaire  sont  celle  de  Beuchot 
(Paris,  1828  et  suiv.,  70  vol.  in-8)  et  celle  de  Moland  (Paris,  1877-1883, 
o2  vol.  in-8). 

L'ouvrage  de  Beng-esco,  Bibliographie  des  œuvres  de  Voltaire,  Paris, 
1882-1890,  4  vol.  in-8,  est  à  consulter  avant  tout  autre.  Parmi  d'innom- 
brables écrits  dont  Voltaire  a  été  l'objet,  nous  signalerons  seulement  les 
plus  importants  : 

Condorcet,  Vie  de  Voltaire,  Genève,  1787,  in-8.  —  Villemain,  Tableau 
de  la  UUcraturc  au  XVIJI^  siècle,  et  D.  Nisard,  Histoire  de  la  littérature 
française,  t.  IV.  —  Ch.  Nisard,  Les  ennemis  de  Voltaire,  Paris,  1853.  — 
Maynard,  Voltaire,  sa  vie  et  ses  œuvres,  Paris,  1807,  2  vol.  in-8.  —  Sainte- 
Beuve,  Causeries  du  Lundi,  t.  II  et  XIII.  —  G.  Desnoireterres,  Voltaire  et 
la  société  française  au  XVIW^  siècle,  2'^  éd.,  Paris,  1871-1870,  8  vol.  in-12.  — 
John  Morley,  Voltaire,  Londres,  1874,  in-8.  —  J.-F.  Strauss,  Voltaire, 
trad.  de  l'allemand,  Paris,  1876,  in-8.  —  G.  Maugras,  Voltaire  et  Jean- 
Jacques  Rousseau,  Paris,  1880,  in-8.  —  Vernier,  Voltaire  grammairien, 
Paris,  1889,  in-8.  —  Brunetière,  Études  critiques  (t.  I,  III,  IV)  et  Manuel 
de  l'histoire  de  la  littérature  française,  pp.  204,  316  et  345.  —  E.  Faguet, 
Voltaire,  dans  Le  XVIII"  siècle.  Id.  dans  la  Collect.  des  classiq. populaires.  — 
E.  Campardon,  Documents  inédits  sur  Voltaire,  Paris,  1893,  in-4.  — 
H.  Lion,  Les  Tragédies  de  Voltaire,  Paris,  1896,  in-8. — Edme  Champion, 
Voltaire,  études  critiques,  Paris,  1897. 


CHAPITRE  IV 


MONTESQUIEU 


/.  —    Vie  de  Montesquieu. 

La  jeunesse  de  Montesquieu.  —  Montesquieu  écrit  ces 
mots  (dans  les  Pensées  diverses)  :  «  Quoique  mon  nom  ne  soit  ni 
bon  ni  mauvais,  n'ayant  guère  que  deux  cent  cinquante  ans  de. 
noblesse  prouvée,  cependant  j'y  suis  attaché;  et  je  serais 
homme  à  faire  des  substitutions.  »  Il  en  fît  une,  en  efîet,  en 
faveur  de  son  fils  aîné.  Le  nom  était  «  assez  bon  »,  il  en  parlait 
trop  modestement.  Jean  de  Secondât,  maître  d'hôtel  du  roi  de 
Navarre,  acquit  en  I06I  la  terre  de  Montesquieu;  son  fils,  Jacob, 
fut  fait  baron  par  Henri  IV;  son  petit-fils,  Jean-(iaston,  prési- 
dent à  mortier  au  parlement  de  Bordeaux,  est  le  grand-père  de 
Charles-Louis  de  Secondât,  baron  de  La  Brède  et  de  Montes- 
quieu, né  ;i  La  Brède,  près  Bordeaux,  le  18  janvier  1689.  Ces 
petits  faits  sont  à  recueillir;  ils  expliquent  comment  Montes- 
quieu, malgré  la  hardiesse  de  quelques-unes  de  ses  opinions, 
fut  toujours  très  loin  de  vouloir  faire  table  rase  des  institutions 
existantes,  et  ne  crut  pas  que  ce  soit  un  bonheur  pour  une 
société,  non  plus  que  pour  un  homme,  d'être  sans  passé,  sans  \ 
traditions,  sans  racines. 

Il  fut  élevé  à  Juilly,  chez  les  Oratoriens.  Son  père  était  d'épée; 

l.  Par  M.  Petit  de  Julleville,  professeur  à  la  Faciillé  des  Lettres  de  l'Univer- 
sité de  Paris. 


i72  .  MONTESQUIEU 

il  préféra  la  robe;  fut  conseiller  au  Parlement  de  Bordeaux 
le  24  février  1714;  président  à  mortier  le  20  juillet  1716,  à 
vingt-sept  ans.  Magistrat  médiocre,  de  son  propre  aveu,  il 
n'entendait  rien  à  la  procédure,  et  «  ce  qui  l'en  dégoûtait  le  plus, 
c'est  qu'il  voyait  à  des  bêtes  le  même  talent  qui  le  fuyait  ». 
{Pensées  diverses.)  Il  s'appliqua,  sans  succès,  patienta  douze  ans, 
et  finit  par  vendre  sa  charge  (en  1726). 

Une  curiosité  d'esprit  très  vive  l'avait  porté  d'abord  vers  des 
études  bien  différentes  :  nous  possédons  six  discours  prononcés 
par  Montesquieu  dans  l'Académie  de  Bordeaux  sur  des  matières 
scientifiques  (de  1717  à  1721).  En  1719,  il  méditait  d'écrire  une 
histoire  physique  de  la  terre  ancienne  et  moderne,  et  faisait 
appel  aux  savants  du  monde  entier  pour  se  faire  envoyer  des 
observations.  Deux  ans  plus  tard,  le  prodigieux  succès  des 
Lettres  jJ^rsanes,  qu'il  avait  faites  en  se  jouant,  le  détourna 
d'une  voie  où  il  allait  s'égarer  peut-être.  Car  Montesquieu 
avait  bien  assez  d'esprit  pour  faire  un  physicien  passable,  mais 
avait-il  bien  le  genre  d'esprit  qui  fait  un  grand  physicien?  On  en 
peut  douter. 

Paris,  TAcadémie.  —  L'accueil  fait  aux  Lettres  persanes 
ouvrit  Paris  à  Montesquieu;  jamais  une  société  ne  se  trouva  si 
ravie  d'être  jouée,  ou  plutôt  fustigée.  Il  est  vrai  que  le  président 
à  mortier  n'avouait  pas,  ne  pouvait  avouer  ces  lettres  irrévé- 
rencieuses ;  mais  il  ne  les  désavouait  pas  non  plus,  et  souriait 
aux  compliments,  sans  dire  oui  ni  non;  plus  normand  cette  fois 
que  gascon.  De  môme  il  n'avoua  ni  ne  désavoua  jamais  le 
Temple  de  Gnide,  publié  en  1725,  pour  l'amusement  de  cette 
société  frivole  et  libertine;  et  surtout  de  la  petite  cour  volup- 
tueuse oi!i  régnait  la  sœur  du  duc  de  Bourbon,  premier  ministre, 
mademoiselle  de  Clermont.  Jusqu'à  quel  point  Montesquieu  prit-il 
au  sérieux  ce  petit  roman  sensuel  et  fade?  J'ai  peine  à  dire 
qu'il  en  était  fort  content.  Ce  n'est  pas  seulement  par  façon  de 
raillerie  qu'il  écrivait  dans  la  préface  (jointe  à  l'édition  de  1742)  : 
«  Je  prie  les  savants  de  laisser  les  jeunes  gens  juger  d'un  livre 
qui  a  certainement  été  fait  pour  eux...  Il  n'y  a  que  les  têtes 
bien  frisées  et  bien  poudrées  qui  connaissent  tout  le  mérite  du 
Temple  de  Gnide.  » 

En  écrivant  les  Lettres  persanes,  Montesquieu  ne  songeait  pas 


} 


SA  VIE  473. 

encore  à  rAcatlémie;  car  il  s'y  moquait  très  haut  «  du  corps  à 
quarante  tètes,  qui  jasent  sans  cesse  et  débitent  des  panégyri- 
ques ».  L'Académie  se  vengea  en  le  faisant  académicien.  Le 
cardinal  Fleury  s'y  opposait,  inquiet  des  audaces  qu'on  lui  fit 
lirr  dans  les  Lettres  persanes.  Montesquieu  vit  le  cardinal,  et 
réussit  à  faire  lever  le  veto  mis  sur  son  nom.  Voltaire  prétend 
qu'il  avait  fait  imprimer  en  quelques  jours  une  édition 
expurjrée  des  Lettres;  qu'il  la  présenta  au  ministre,  et  se  jus- 
tifia par  ce  stratagème.  L'anecdote  est  invraisemblable;  elle 
suppose  Fleury  plus  naïf  et  Montesquieu  plus  astucieux  qu'ils 
n'étaient.  Cette  fameuse  édition  expurgée  ne  s'est  jamais 
retrouvée.  La  vérité  doit  être  plus  simple  :  aucune  édition 
n'étant  signée,  Montesquieu,  sans  désavouer  l'ouvrage,  dut 
désavouer  les  imprimeurs  étrangers  et,  sans  entrer  dans  les 
détails,  mettre  en  gros  sur  leur  compte  tout  ce  qui  avait  pu 
déplaire  au  cardinal.  Celui-ci,  qui  ne  demandait  peut-être  qu'à 
se  laisser  désarmer,  feignit  d'entrer  dans  ces  explications  plus 
ou  moins  confuses,  se  fit  promettre  par  Montesquieu  plus  de 
réserve  pour  l'avenir,  lui  enjoignit  de  ne  jamais  signer  le  livre 
suspect,  et  le  20  décembre  1727  Montesquieu  fut  de  l'Académie 
française.  Les  Registres  récemment  publiés  nous  ont  permis  de 
constater  qu'il  ne  fut  jamais  très  assidu  aux  séances. 

Les  voyages.  —  Fêté,  admiré  partout,  le  nouvel  acadé- 
micien ne  s'endormit  pas  dans  ces  faciles  succès.  Mais  résolu 
à  consacrer  sa  vie  au  grand  ouvrage  dont  le  plan  s'agitait  déjà 
confusément  dans  son  esprit,  Montesquieu  comprit  que  pour 
écrire  sur  les  lois  le  livre,  non  d'un  juriste,  mais  d'un  politique 
et  d'un  historien,  il  fallait  d'abord  avoir  vu  les  hommes  et  com- 
paré les  sociétés.  Il  quitta  la  France  au  printemps  de  1728  *,  et 
voyagea  trois  années  durant. 

Il  se  rendit  à  Vienne,  y  vit  le  prince  Eugène,  vieilli,  se  reposant 
dans  son  immense  renommée.  «  Ce  grand  homme  lui  fit  passer 
des  moments  délicieux  *.  »  Il  visita  la  Hongrie,  où  subsistaient 
encore  beaucoup  de  restes  de  ce  régime  féodal  qu'il  devait  étu- 
dier plus  tard  avec  tant  de  profondeur.  De  là  il  gagna  Venise, 

1.  Le  T)  avril,  avec  lonl  Waldcgrave,  ambassafleur  de  Georpe  II  auprès  de 
l'Empereur. 

2.  Lettre  à  Guasco,  1  octobre  1732. 


174  MONTESQUIEU 

OÙ  Law  vivait  obscurément.  Montesquieu  lui  demanda  pourquoi 
il  n'avait  pas  acheté,  comme  on  eût  essayé  de  faire  en  Angle- 
terre, les  parlements  qui  faisaient  opposition  au  fameux  sys- 
tème. «  Ils  sont,  répondit  Law,  moins  ardents,  moins  dangereux 
que  mes  compatriotes,  mais  beaucoup  plus  incorruptibles.  » 
Cette  réponse  dut  frapper  Montesquieu  ;  il  s'en  souvenait  peut- 
être  quand,  à  la  surprise  générale,  il  défendit  contre  tant 
d'attaques  l'organisation  judiciaire  de  la  France,  et  soutint  que 
la  vénalité  des  charges  est  favorable  à  l'incorruptibilité  des 
juges.  Ne  le  pressez  pas  :  il  la  soutiendrait  jusque  dans  l'Église. 
Il  reproche  à  Innocent  XII  de  l'avoir  retranchée  pour  donner  les 
places  «  aux  plus  dignes  ».  De  la  sorte  on  n'a  plus  pourvu  que 
des  cuistres.  Jadis  on  achetait  très  cher,  parmi  les  grandes 
familles  d'Italie,  les  charges  vénales  qui  menaient  au  cardinalat 
«  et,  comme  c'était  un  gros  argent,  on  n'avait  garde  de  le  mettre 
sur  la  tête  d'un  jeune  homme  qui  ne  promît  pas  beaucoup  ». 
Je  ne  juge  pas  ces  singulières  idées.  Mais  il  était  nécessaire  de 
les  rapporter  ici  '. 

Il  vit  ausi  le  fameux  comte  de  Bonneval,  très  noble  aventu- 
rier qui,  après  avoir  combattu  vingt  ans  contre  l'Autriche  au 
service  de  la  France,  avait  passé  vingt  autres  années  au  service 
de  l'Autriche,  en  combattant  contre  la  France  et  les  Turcs  : 
l'année  suivante  (1729),  il  devait  s'enfuir  en  Turquie,  où  il  se 
fit  musulman,  et  mourut,  pacha  à  deux  queues,  sous  le  nom 
d'Achmet-Pacha  *. 

Après  Venise,  Montesquieu  vit  Milan  ',  Turin;  il  séjourna 
longtemps  à  Florence,  charmé  des  arts  parce  qu'il  était  très 
intelligent,  sans  être  d'ailleurs,  à  vrai  dire,  en  aucune  façon, 
artiste;  charmé  aussi,  très  sincèrement,  de  la  simplicité  des 
mœurs;  plus  longtemps  à  Rome,  où  le  cardinal  de  Polignac, 
ambassadeur  de  France,  lui  ouvrit  sa  maison.  Partout  il  noua 

1.  Voir  t.  1,  Des  Voi/ar/es. 

2.  Montesquieu  paraît  n'avoir  connu  lortl  Gheslerlîeld  que  l'année  suivante, 
en  Hollande.  On  a  lu  partout  que  Cliesterfiekl  en  lui  faisant  peur  des  inquisi- 
teurs d'État,  avait  poussé  Montesquieu  à  détruire  ses  notes  sur  Venise.,  L'anec- 
dote paraît  controuvée,  et  les  Noies  sur  Venise  ne  furent  pas  détruites;  elles 
ont  même  été  récemment  publiées. 

3.  Il  était  en  septembre  à  Milan,  en  octobre  ii  Turin,  il  passa  décembre  et 
janvier  (1729)  à  Florence;  février,  mars  à  Rome:  avril  à  Naples;  il  revint  h 
Rome;  en  juillet  il  se  rendit  en  Allemagne.  Le  31  octobre,  il  passa  de  Hollande 
en  Angleterre  dans  le  yacht  de  ord  Chesterfield. 


SA   VIE  175 

•  It's  amitiés  qui  lui  furent  fidèles,  comme  Tatteste  sa  correspon- 
«lance.  Il  vit  Naples;  puis  revint  sur  ses  pas,  traversa  l'Italie  du 
nord  et  le  Tyrol  ;  médiocrement  sensible  aux  grandes  beautés 
naturelles,  il  chercbait  les  hommes  plus  que  les  glaciers.  Il 
suivit  les  bords  du  Rhin,  visita  les  Pays-Das,  enfin  gagna  l'An- 
gleterre, où  il  devait  séjourner  deux  ans,  sans  presque  quitter 
Londres,  captivé  par  ce  spectacle,  nouveau  pour  lui,  de  la  vie 
politique  d'un  pays  libre.  Ce  fut  lord  Chesterfield  qui  l'amena 
dans  son  yacht  d'Amsterdam  à  Londres. 

Au  premier  aspect,  il  ressentit  plutôt  de  la  stupeur  que  de 
l'admiration.  Il  ne  pouvait  se  figurer  qu'un  régime  attaqué  si  vio- 
lemment pût  résister;  qu'une  autorité  qu'on  discute  sans  cesse 
put  être  obéie  longtemps.  «  Les  choses  ne  peuvent  pas  rester 
comme  cela  »,  écrit-il.  Et  il  attend  la  république  en  Angleterre; 
il  s'inquiète  même  de  ce  voisinage  pour  la  France  monarchique, 
(^.e  jour-là,  il  fut  médiocre  prophète.  A  d'autres  heures,  il 
observe  plus  froidement,  il  comprend,  il  se  rassure,  il  admire. 
Il  écrit  :  «  L'Angleterre  est  à  présent  le  j)lus  libre  pays  qui  soit 
au  monde,  je  n'en  excepte  aucune  république;  parce  que  le 
prince  n'a  le  pouvoir  de  faire  aucun  tort  imaginable  à  qui  que 
ce  soit.  Quand  un  homme  en  Angleterre  aurait  autant  d'ennemis 
qu'il  a  de  cheveux  sur  la  tête,  il  ne  lui  en  arriverait  rien;  cest 
beaucoup.  »  A  la  fin,  il  a  tout  vu,  tout  percé;  il  sait  le  fort  et 
le  faible  du  système  :  «  Un  ministre  ne  songe  qu'à  triompher 
de  son  adversaire  dans  la  chambre  basse,  et  pourvu  qu'il  en 
vienne  à  bout,  il  vendrait  l'Angleterre  et  toutes  les  puissances 
du  monde.  » 

Montesquieu  avait  écrit  le  journal  très  complet  des  observa- 
tions recueillies  par  lui  durant  ses  voyages  '.  Il  voulait  le  publier 
quand  la  mort  le  surprit.  On  mit  au  jour  (en  1818)  quelques 
notes  éparses  qu'il  avait  écrites  pondant  son  séjour  en  Angle- 
terre. Récemment  le  baron  Albert  de  Montesquieu  a  publié  le 
reste  des  notes  de  voyage  de  son  illustre  ancêtre.  La  publication 
n'a  pas  déçu  les  espérances  des  admirateurs  de  Montesquieu  : 
cette  partie  de  son  œuvre  méritait  assurément  de  voir  le  jour. 
Toutefois  elle  n'ajoute  rien  à  la  gloire  de  l'écrivain,  et,  déci- 

1.  Lettre  à  Guasco,  !o  décembre  1734. 


4  76  MONTESQUIEU 

dément,  les  Notes  ne  valent  pas  Y  Esprit  des  Lois,  quoique  Sainte- 
Beuve  se  déclarât  prêt  à  sacrifier  YEsprit  des  Lois,  s'il  le  fallait, 
pour  acquérir  les  Notes.  «  Je  l'avouerai,  dit-il,  en  toute  humi- 
lité, dussé-je  faire  tort  à  mon  sentiment  de  l'idéal.  Si  l'on  pou- 
vait avoir  dans  toute  sa  suite  ce  journal  de  voyage  de  Mon- 
tesquieu, ces  Notes  toutes  simples,  toutes  naturelles,  dans  leur 
jet  sincère  et  primitif,  je  les  aimerais  mieux  lire  que  YEsprit 
des  Lois  lui-même,  et  je  les  croirais  plus  utiles.  »  11  y  a  là  un 
peu  de  paradoxe  et  d'exagération;  et  j'ajouterai  :  gardons-nous 
de  cette  tendance  aujourd'hui  si  répandue,  qui  nous  porte  à 
préférer  dans  l'œuvre  des  grands  écrivains  ce  qu'eux-mêmes 
ont  le  moins  estimé. 

Ce  n'est  pas  à  dire  qu'il  n'y  ait  dans  ce  journal,  très  inégal  et 
décousu,  parmi  un  peu  de  fatras  et  bien  des  choses  qui  n'avaient 
d'intérêt  que  pour  celui  qui  les  avait  notées,  afin  de  fixer  ses 
souvenirs,  nombre  de  remarques  fines  et  souvent  des  vues  très 
profondes.  Ayant  beaucoup  regardé,  beaucoup  écoulé,  beaucoup 
interrogé,  durant  ces  trois  ans  qu'il  passa  dans  la  fréquentation 
assidue  de  tant  d'hommes  considérables,  il  revint  bien  informé 
des  choses  d'Europe,  et  tout  à  fait  dégagé  de  plus  d'un  préjugé 
provincial  ou  national.  A  cette  époque,  il  semblait  qu'il  fût  assez 
bien  préparé  pour  servir  le  pays  utilement  dans  la  politique 
ou  la  diplomatie;  il  y  songea,  puis,  par  dédain,  négligence  ou 
timidité,  il  y  renonça,  sans  avoir  rien  demandé.  Il  le  regretta; 
plus  tard  il  écrivait'  :  «  Je  me  repentirai  toujours  de  n'avoir 
pas  sollicité  après  le  retour  de  mes  voyages  quelque  place  dans 
les  affaires  étrangères.  Il  est  sûr  que  pensant  comme  je  pensais, 
j'aurais  croisé  les  projets  de  ce  fou  de  Belle-Isle,  et  j'aurais 
rendu  par  là  le  plus  grand  service  qu'un  citoyen  pût  rendre  à 
sa  patrie.  »  En  effet  à  une  époque  où  toute  la  France  se  jetait 
dans  les  bras,  ou  môme  aux  genoux  de  Frédéric,  Montes- 
quieu presque  seul  inclinait  vers  l'alliance  autrichienne.  Pré- 
voyait-il l'avenir?  Nous  verrons  que  cela  lui  est  arrivé  quelque- 
fois. A  la  même  date,  il  écrivait  ironiquement  du  roi  de  Sar- 
daigne  '  :  «  Encore  un  coup  de  collier  ;  nous  le  rendrons  maître 
<le  l'Italie,  et  il  sera  notre  égal.  »  Le  coup  de  collier  a  été  donné. 

I.  Pensées  manuscriles,  citées  dans  Voyages,  p.  xxxvii. 
•2.   Voyagea,  p.  xxxvit. 


SA  VIB  177 

Montesquieu  à  La  Bréde  et  à  Paris.  —  Revenu  d'An- 
gleterre, en  1731,  Montesquieu  passa  trois  années  de  suite  au 
<"hAteaii  de  La  RnMlo;  le  fruit  de  cette  stuilieuse  retraite  fut  le 
livre  des  Considérations  sur  les  causes  de  la  fjrandeur  des  Romains 
et  de  leur  décadence  (iT^i).  Il  aimait  La  Brède,  sa  maison  natale; 
il  écrivait  à  un  ami  '  :  «  Je  me  fais  une  fête  de  vous  mener  à  ma 
<;ampagne,  où  vous  trouverez  un  château,  g'othique  à  la  vérité, 
mais  orné  de  dehors  charmants  dont  j'ai  pris  l'idée  en  Angle- 
terre. »  Il  aimait  sincèrement  la  vie  champêtre,  et  il  la  mena 
le  plus  longtemps  qu'il  put;  il  l'aimait,  non  comme  un  poète 
ou  comme  un  artiste;  mais  en  bon  propriétaire  foncier,  en  vrai 
seigneur  de  village.  Il  améliora  ses  domaines;  défricha  des 
landes,  sema  des  prairies;  planta  des  vignes,  et,  grâce  à  la 
renommée  de  ses  livres,  vendit  à  bon  prix  son  vin  aux  Anglais, 
Félicitons-nous  que  La  Brède  ait  tant  plu  à  son  maître,  car 
<*'est  là  que  Montesquieu  travailla.  S'il  eût  vécu  à  Paris,  il  eût 
dispersé  sa  vie  dans  la  conversation  des  gens  du  monde,  et  dans 
quelques  ouvrages  légers  ;  il  n'avait  que  trop  de  penchant  à  ce 
genre  d'écrits,  et  n'était  pas  de  ceux  qui  travaillent  sérieusement 
au  milieu  des  gens  frivoles.  Car  il  aimait  Paris  et  les  salons 
mondains,  tout  en  chérissant  La  Brède.  Il  disait  à  Maupertuis  : 
«  Mon  âme  se  prend  à  tout.  Je  me  trouvais  heureux  dans  mes 
terres,  où  je  ne  voyais  que  des  arbres,  et  je  me  trouve  heureux 
à  Paris,  au  milieu  de  ce  nombre  d'hommes  qui  égalent  les 
sables  de  la  mer  :  je  ne  demande  autre  chose  à  la  terre  que  de 
continuer  de  tourner  sur  son  centre.  »  Il  vint  à  Paris  dix  fois 
de  1731,  date  de  son  retour,  à  1755,  date  où  il  mourut;  il  y 
séjourna  souvent  plusieurs  mois  de  suite,  mais  ne  parut  jamais 
songer  à  s'y  établir  définitivement. 

Il  fut  un  jour  présenté  au  roi,  mais  hanta  peu  la  cour  et  les 
courtisans;  on  y  fit  peu  de  cas  de  ses  talents;  il  rendit  dédains 
pour  dédains,  résigné  (non  sans  un  peu  d'amertume  cachée) 
à  philosopher  toute  sa  vie  sur  la  politique,  sans  jamais  toucher 
aux  affaires.  Il  vit  surtout  à  Paris  les  gens  de  lettres  et  les 
grMîs  de  naissance  attachés  aux  gens  de  lettres.  Il  aimait  la 
•conversation,  mais  il  n'aimait  pas  la  peine.  Il  a  écrit  quelques 
pensées  qui  le  font  bien  voir  au  milieu  du  monde  : 

1.  A  Guasco,  1"  aoûl  1"44. 

Histoire  de  l\  languf..  VI.  '  ~ 


178  MONTESQUIEU 

«  J'aime  les  maisons  où  je  puis  me  tirer  d'affaire  avec  mon 
esprit  de  tous  les  jours...  Je  n'ai  pas  été  fâché  de  passer  pour 
distrait  :  cela  m'a  fait  hasarder  bien  des  nég-ligences  qui  m'au- 
raient embarrassé.  »  Il  écoutait  beaucoup  :  M"®  de  Chaulnes 
disait  de  lui  «  qu'il  venait  faire  son  livre  dans  la  société;...  il 
ne  parlait  qu'aux  étrangers  dont  il  croyait  tirer  quelque  chose  » . 
Il  écoutait  pour  s'instruire;  il  écoutait  aussi  pour  s'amuser  :  car 
«  il  n'y  a  rien  de  si  amusant  qu'un  homme  ridicule  ». 

D'Argenson  fait  un  joli  portrait  de  Montesquieu  à  Paris  : 
«  M.  de  Montesquieu  ne  se  tourmente  pour  personne.  Il  n'a 
point  pour  lui-même  d'ambition.  Il  lit,  il  voyage,  il  amasse  des 
connaissances;  il  écrit  enfin,  et  le  tout  uniquement  pour  son 
plaisir.  Comme  il  a  infiniment  d'esprit,  il  fait  un  usage  char- 
mant de  ce  qu'il  sait;  mais  il  met  plus  d'esprit  dans  ses  livres 
que  dans  sa  conversation,  parce  qu'il  ne  cherche  pas  à  briller 
et  ne  s'en  donne  pas  la  peine.  Il  a  conservé  l'accent  gascon  qu'il 
tient  de  son  pays,  et  trouve  en  quelque  façon  au-dessous  de  lui 
de  s'en  corriger.  » 

Tel  nous  le  voyons    chez  M'""  de   Tencin  (que  la  vieillesse 

i  avait  faite  respectable),  chez  M'""  GeofTrin,  qui  hérita  du  salon 
de  M"''  de  Tencin;  chez  M'""  du  Deffand,  où  il  connut  Hénault  et 
d'Alembert.  Tous  les  gens  de  lettres  en  renom  furent  ses  amis, 

I  hors  un  seul.  Voltaire,  qui  haïssait  Montesquieu,  et  que  Mon- 

\  tesquieu  n'aimait  guère.  Voltaire  enviait  à  Montesquieu  une  cer- 
taine considération  que  lui-même  ne  put  jamais  acquérir  qu'à 
la  fin  de  sa  longue  vie,  à  la  faveur  des  cheveux  blancs.  Mon- 
tesquieu admirait  chez  Voltaire  l'éclat  prestigieux  du  talent; 
mais  il  ne  prenait  pas  sa  science  au  sérieux;  il  disait  :  «  Vol- 
taire n'écrira  jamais  une  bonne  histoire.  Il  est  comme  les 
moines  qui  n'écrivent  pas  pour  le  sujet  qu'ils  traitent,  mais 
pour  la  gloire  de  leur  ordre.  Voltaire  écrit  pour  son  cou- 
vent. » 

Quoi  qu'en  ait  dit  M'""  de  Chaulnes,  Montesquieu  ne  fit  pas  ses 
livres  dans  les  salons  de  Paris  ;  il  les  fit  à  La  Brède,  par  une 
réflexion  solitaire,  nourrie  de  studieuses  lectures.  L'amitié  de 
M'""  de  Tencin,  de  M'""  GeofTrin,  de  M'""  du  Deffand  servit,  tout 
juste,  à  divertir  son  esprit,  et  peut-être  à  le  rafraîchir  après  la 

\  fatigue  d'un  labeur  trop  prolongé.  Mais  aucun  de  ses  contem. 


SA   VIE  170 

[loraiMs  n'a  ou  d'influence  sur  ses  idées.  Montesquieu  est  le  seul 
auteur  Je  ses  ouvrag^es. 

Paris  le  délassa,  l'amusa;  mais  c'est  à  La  Brède  qu'il  vécut 
vraiment.  C'ost  là  qu'il  pensa  ot  qu'il  travailla,  non  pas  sans 
eflort,  mais  toujours  dans  un  heureux  état  d'équilibre.  Il  écrit 
dans  ses  pensées  :  «  Je  m'éveille  le  matin  avec  une  joie  secrète 
de  voir  la  lumière...  et  tout  le  reste  du  jour  je  suis  content.  Je 
passe  la  nuit  sans  m'éveiller;  et  le  soir  quand  je  vais  au  lit,  une 
espèce  d'engourdissement  m'empêche  de  faire  des  réflexions.  » 

Publication  de  «  l'Esprit  des  Lois  ».  —  L'Esprit  des 
Lois  parut  en  1748.  La  première  idée  de  ce  livre  avait  dû  naître 
pendant  le  voyage  d'Angleterre,  vers  1729.  Montesquieu  écri- 
vait à  M.  de  Solar,  le  7  mars  1749  :  «  Il  est  vrai  que  le  sujet 
est  beau  et  grand...  je  puis  dire  que  j'y  ai  travaillé  toute  ma 
vie...  Il  y  vingt  ans  que  je  découvris  mes  principes;  ils  sont 
très  simples.  »  Pendant  ces  vingt  années  ce  livre  l'occupa  seul. 
Que  sont  en  elTet  les  Considérations,  sinon  un  fragment,  déve- 
loppé à  part,  de  Y  Esprit  des  Lois,  conçu  selon  la  même  méthode, 
écrit  dans  le  même  style;  et  que  Montesquieu,  sans  doute,  aurait 
fondu  dans  son  grand  ouvrage,  si  cet  essai,  offert  d'abord  au 
public,  n'avait  excité  bientôt  une  admiration  qui  fit  souhaiter  à 
tous  que  le  livre  vécût  sous  son  titre  propre,  et  conservât  une 
gloire  distincte? 

On  a  peine  à  croire  que  les  premiers  confidents  à  qui  Mon- 
tesquieu communiqua  son  manuscrit  aient  jugé  Y  Esprit  des  Lois 
bien  au-dessous  de  ce  qu'ils  attendaient.  D'Argenson  se  plaint  d'y 
trouver  «  plus  de  chapitres  agréables  à  lire,  plus  d'idées  ingé- 
nieuses et  séduisantes  que  de  véritables  et  utiles  instructions 
sur  la  façon  dont  on  devrait  rédiger  les  lois  ».  Comme  si  Mon- 
tesquieu était  homme  à  mettre  en  pages  des  rêveries,  et  des 
utopies  sur  la  Loi  idéale!  Mais  le  jeune  Helvétius  (il  avait  trente^ 
deux  ans)  se  montra  beaucoup  plus  sévère.  Celui-là  croyait  le 
monde  si  malade,  qu'on  ne  pouvait,  selon  lui,  le  guérir  qu'en 
jetant  à  bas  l'édifice  social  tout  entier.  Oubliant  qu'il  était 
fermier  général,  c'est-à-dire  un  abus  vivant,  il  appelait  le  fer  et 
le  feu  de  «  la  conquête  »  à  raser  tous  les  abus.  Montesquieu 
n'était  pas  son  homme;  il  le  lui  écrivit  à  lui-même,  et  l'écrivit 
à  Saurin,  leur  ami  commun;  il  disait  à  l'un  :  «  De  ce  fatras  de 


180  MONTESQUIEU 

lois  barbares,  quel  profit  pensez-vous  tirer  pour  l'instruction  et 
le  bonheur  des  hommes?  »  Il  disait  à  Saurin  :  «  Que  diable 
veut-il  nous  apprendre  par  son  traité  des  fiefs?  Est-ce  une 
matière  que  devrait  chercher  à  débrouiller  un  esprit  sage  et 
raisonnable?  » 

Heureusement  Montesquieu  n'en  crut  pas  ce  jeune  et  intem- 
pérant philosophe,  h' Esprit  des  Lois,  imprimé  à  Genève,  par  les 
soins  du  pasteur  Vernet,  parut  en  1748,  en  deux  volumes 
in-i"  formant  trente  et  un  livres.  Le  succès  en  fut  merveilleux; 
vingt  mois  après,  Montesquieu  écrivait  au  marquis  de  Stainville 
que  Y  Esprit  des  Lois  comptait  déjà  vingt-deux  éditions,  et  qu'il 
était  traduit  dans  toutes  les  langues.  Heureux  de  ce  succès,  il 
était  fier  surtout  de  n'avoir  eu  ni  maître  ni  modèles  :  Prolem 
sine  matre  creatam  \  lisait-on  en  épigraphe  à  la  première  page 
du  livre  :  enfant  né  sans  mère.  Mais  si  les  admirateurs  étaient 
de  beaucoup  les  plus  nombreux,  les  adversaires,  toutefois, 
n'avaient  pas  désarmé,  ni  les  critiques;  Montesquieu  en  ren- 
contrait quelques-uns,  même  parmi  ses  amis.  Le  mot  de 
M"'^  du  Deffand  est  célèbre  :  «  C'est  de  l'esprit  sur  les  lois  »  ; 
la  boutade  est  jolie,  et  porte  assez  bien  sur  certain  défaut 
dont  Montesquieu  ne  put  jamais  se  guérir  entièrement;  je 
veux  dire  le  désir  de  plaire  par  un  ton  sémillant,  pris  quel- 
quefois hors  de  propos.  Au  reste  nous  pensons,  avec  La 
Harpe,  que  M'"*  du  Deffand,  toute  femme  d'esprit  qu'elle  fût, 
était  parfaitement  incapable  de  lire  VEsprit  des  Lois  posé- 
ment et  de  le  juger  avec  compétence.  Une  attaque  plus  dan- 
gereuse parut  dans  les  Nouvelles  ecclésiastiques  ,  feuille  jan- 
séniste qui,  quoique  publiée  d'une  façon  clandestine,  jouissait 
d'une  assez  grande  notoriété.  Montesquieu  pouvait  craindre 
que,  dénoncé  ainsi  par  la  secte  persécutée,  il  ne  devînt  suspect 
au  pouvoir,  qui,  en  le  désavouant,  voudrait  affirmer  son  ortho- 
doxie. l\  écrivit ,  en  réponse  à  l'auteur  anonyme  (l'abbé 
Fontaine  de  La  Roche),  la  Défense  de  l'Esprit  des  Lois*,  un  chef- 
d'œuvre  de  polémique;  la  troisième  partie  {Réflexions  sur  la 
manière   dont    on  Va   critiqué)   renferme    des  pagesxqui  sont 

1.  On  a  voulu  donner  plusieurs  interprétations  bizarres  de  cette  épigraphe; 
celle-ci,  la  plus  simple,  doit  être  la  seule  vraie. 
%.  A  Genève,  chez  Barillot  et  flls,  1750,  in-12. 


SA  VIE  181 

parmi  les  plus  belles  qu'il  ait  écrites;  en  un  sens,  il  n'a  rien 
écrit  de  plus  beau.  Ailleurs  il  a  l'esprit,  la  clarté,  la  justesse,  le 
trait,  l'imagination  ;  rarement  l'émotion.  Plaidant  pour  sa 
propre  cause,  défendant  l'œuvre  de  toute  sa  vie,  il  estému,  cette 
fois;  vivement,  profondément  ému;  et  il  devient  très  éloquent, 
en  même  temps  qu'il  est  très  habile. 

h'Esprit  des  Lois  avait  été  dénoncé  à  Rome.  Montesquieu 
voulut  désarmer  l'Index  par  son  adroite  franchise  :  il  écrivit 
aussitôt  (le  2  juin  lloO)  au  Cardinal  Passionéi,  demandant  avec 
instances  de  n'être  pas  condamné  sans  avoir  été  entendu  ;  affir- 
mant qu'il  ne  devait  pas  être  hétérodoxe,  puisqu'il  ne  voulait  pas 
l'être.  Les  concessions,  les  précautions  sont  d'accord  avec  tout 
son  caractère  ;  il  croyait  qu'entre  honnêtes  gens  on  doit  d'abord 
s'expliquer,  que  peut-être  il  y  aura  moyen  de  s'entendre.  Qu'un 
tel  Montesquieu  ressemble  peu  à  celui  qu'ébauche  Michelet, 
avec  de  grosses  couleurs  :  à  ce  Montesquieu  «  qui  fait,  en 
riant,  voler,  briller  le  glaive...  Jamais  main  plus  légère. 
L'Orient  lui  apprit  à  jouer  du  damas.  En  badinant,  il  décapite  un 
monde...  il  accomplit  la  radicale  exécution,  l'extermination  du 
passé  *.  » 

La  Sorbonne  aussi,  saisie  de  l'examen  du  livre,  parut  le 
vouloir  condamner,  et  enfin  ne  condamna  rien.  L'Assemblée  du 
clergé,  à  qui  Languet  de  Gergy,  archevêque  de  Sens  et  con- 
frère de  Montesquieu  à  l'Académie  française,  avait  dénoncé 
VEsprit  des  Lois,  écarta  la  dénonciation.  Les  financiers,  mal- 
traités dans  le  livre,  essayèrent  de  le  réfuter.  Claude  Dupin, 
fermier  général,  gendre  de  Samuel  Bernard  (et  bisaïeul  de 
George  Sand),  écrivit  deux  gros  volumes,  avec  la  collaboration 
de  sa  femme,  pour  montrer  que  Montesquieu  n'entendait  rien  au 
commerce  et  à  la  finance.  L'ouvrage,  tiré  pour  quelques  amis  à 
un  nombre  infime  d'exemplaires,  passa  presque  inaperçu. 

Les  dernières  années  de  Montesquieu  furent  aussi  heureuses 
que  toute  sa  vie  l'avait  été.  Les  attaques  dirigées  contre  son 
livre  ne  troublaient  pas  longtemps  sa  sérénité.  Sa  renommée 
était  immense;  il  en  jouissait,  sans  vertige;  il  recevait  de  toute 

1.  VEsprit  des  Lois  fui  dénniliveinent  censuré  le  2  mars  1752;  mais  la  cen- 
sure ne  reçut  aucune  publicité,  cl  demeura  comme  non  avenue.  Le  pape 
Benoit  XIV  était  nettement  favorable  à  l'auteur. 


182  MONTESQUIEU 

l'Europe  les  témoignages  les  plus  honorables  de  l'estime  qu'on 
faisait  en  tous  lieux  de  sa  personne  et  de  ses  livres.  Son  temps  se 
partageait  assez  également  entre  Paris  et  La  Brède;  il  se  plai- 
sait à  l'un  comme  à  l'autre  ;  il  goûtait  à  Paris  le  plaisir  de  la 
gloire  et  le  commerce  de  ses  amis;  à  La  Brède,  il  jouissait  de 
son  jardin,  de  ses  bois,  de  ses  vignes  et  se  trouvait  heureux 
partout.  Sa  vue  avait  beaucoup  baissé;  le  travail  lui  devenait 
difficile;  mais  sa  santé  était  restée  bonne.  Elle  le  trahit  brus- 
quement, pendant  un  séjour  à  Paris,  au  mois  de  janvier  175S. 
11  fut  saisi  d'une  fièvre  maligne,  qui  tout  d'abord  ne  laissa  pas 
d'espoir.  Sa  famille  était  loin;  mais  ses  amis  accoururent  :  la 
duchesse  d'Aiguillon,  M"'"  Dupré  de  Saint-Maur,  le  chevalier  de 
Jaucourt;  ils  ne  le  quittèrent  plus.  Il  mourut  le  treizième  jour 
de  sa  maladie,  le  10  février  4755;  il  venait  d'achever  sa 
soixante-sixième  année. 

Ne  lui  reprochons  pas  d'avoir  été  heureux,  et  d'en  avoir 
convenu  :  il  écrit  (dans  les  Pensés  diverses)  :  «  L'étude  a  été  pour 
moi  le  souverain  remède  contre  les  dégoûts  de  la  vie,  n'ayant 
jamais  eu  de  chagrin  qu'une  heure  de  lecture  n'ait  dissipé.  » 
C'est  que  ses  chagrins  furent  légers  ;  c'est  que  la  vie  lui  fut  clé- 
mente. Mais  les  chagrins  des  autres  ne  pouvaient-ils  suffire  à 
troubler  cette  quiétude?  Il  dit  de  lui-même  :  «  Je  n'ai  jamais  vu 
couler  de  larmes  sans  être  attendri.  »  Et  les  témoignages  abon- 
dent qui  confirment  qu'il  était,  en  effet,  serviable,  obligeant  et 
même  charitable.  Mais  cet  homme  qui  aimait  à  faire  du  bien, 
discrètement,  ne  pouvait  souffrir  qu'on  lui  témoignât  de  la 
reconnaissance  avec  un  peu  trop  d'effusion.  Ces  traits  qui,  pour 
ainsi  dire,  s'entre-croisent  et  se  contredisent,  lui  composent  une 
physionomie  à  part  :  vive,  originale,  attrayante,  quoique  difficile 
à  pénétrer. 


//.  —  Les  Lettres 


persa 


nés. 


Le  roman.  La  satire.  —  On  ne  raconte  pas  les  Lettres 
persanes  ;  mais  on  peut  distinguer  les  éléments  très  divers  dont 
le  livre  est  composé.  Il  renferme  à  la  fois  un  roman  persan,  ou 
prétendu  tel;  une  satire  des  mœurs  françaises  sous  la  Régence 


LES  LETTRES  PERSANES  183 

et  force  digressions  très  graves  sur  toutes  sortes  de  questions 
politiques  et   religieuses.   La   partie    romanesque  a  beaucoup, 
vieilli;   les    soupçons,    les    craintes,    les   tortures,    la    fureurl 
d'Usbek  jaloux  et  trompé  laissent  très  froid  le  lecteur  moderne. 
En  1721,  ces  «turqueries»  parurent  charmantes.  «  Rien  n'a  plu 
davantage  dans  les  Lettres  pei^sanes,  écrit  Montesquieu  (dans  la 
p'éface  de  l'édition  de  1734),  que  d'y  trouver  sans  y  penser  une 
espèce  de  roman.  »  Il  faut  l'en  croire;  et  d'ailleurs  ce  goût  de 
son  temps  fut  le  sien  :  il  aimait  ce  cadre  voluptueux  oîi  il  avait 
enfermé  les  portraits   satiriques,  et  les  réflexions  profondes. 
Montesquieu  a  écrit  le  Temple  de  Gnide,  et  jusqu'à  la  fin  s'est 
complu  dans  cette  œuvre  sensuelle  et  légèrement  libertine.  Par 
ce  côté,  il  est  bien  de  son  temps,  qu'il  dépasse  par  tant  d'autres. 
La  peinture  satirique  des  mœurs  françaises,  ou  plutôt  pari- 
siennes, entre  1712  et  1720,  à  la  fin  du  règne  de  Louis  XIV,  et  ^ 
pendant  la  Régence,  est  ce  qui  nous  semble  aujourd'hui  le  plus 
vif  et  le  plus  amusant  dans  les  Lettres  :  il  n'est  presque  pas  une 
seule  de  ces  pages  malicieuses  qui  ait  perdu  de  sa  saveur;  toute- 
ifois  ce  n'est  pas  un  portrait,  c'est  une  satire,  et  souvent  une 
,' caricature  ;  mais  toujours  spirituelle,  alerte,  et  pleine  de  verve; 
l'image  est  fort  grossie,  mais  le  trait  reste  fin.  Mais  que  ces 
Persans  sont  sévères  pour  les  Français!  Louis  XIV  (à  qui  Mon- 
tesquieu n'a  jamais  rendu  justice)  n'est  pas  le  moins  durement 
traité  :  «  Il  préfère  un  homme  qui  le  déshabille  ou  qui  lui  donne 
la  serviette  lorsqu'il  se  met  à  table,  à  un  autre  qui  lui  prend  des 
villes  ou  lui  gagne  des  batailles  ».  Les  trois  états  privilégiés  : 
«  l'Eglise,  l'épée,  la  robe  »,  se  méprisent  l'un  l'autre  à  l'envi; 
mais  tel  «  qu'on  devrait  mépriser  parce  qu'il  est  un  sot  »  n'est 
en  butte  aux  dédains  des  nobles  «  que  parce  qu'il  est  homme 
de  robe  ».  Le  grand  seigneur  «  qui  caresse  ses  chiens,  d'une 
manière  si  offensante  pour  les  hommes  »,  a  peut-être  le  prix  de 
la  morgue  et  de  l'insolence.  Mais  l'Eglise  et  surtout  les  moines  _ 
sont-ils  plus  ménagés?  Le  supérieur  du  «  Grand  Couvent  »  que 
Rica   interroge   sur   sa  bibliothèque   lui   répond   gravement  : 
«  Monsieur,  j'entends  l'heure  du  réfectoire  qui  sonne;  ceux  qui, 
comme  moi,  sont  à  la  tête  d'une  communauté,  doivent  être  les 
premiers  à  tous  les  exercices  ».  Au  reste  l'ignorance  est  démise 
partout  ;  tel  parlementaire  a  bien  vendu  ses  livres  pour  acheter 


184  MONTESQUIEU 

sa  charge.  «  Nous  autres  juges  ne  nous  enflons  point  d'une 
vaine  science.  »  La  nation  n'est  plus  attachée  qu'à  une  seuh^ 
prééminence  ;  elle  veut  «  que  les  perruquiers  français  décident 
en  législateurs  sur  la  forme  des  perruques  étrangères  ».  Elle 
cède  aux  étrangers  tout  le  reste.  Un  étranger  est  venu  (Law) 
qui  a  retourné  la  France  «  comme  un  fripier  retourne  un  habit  », 
mis  «  dessus  ce  qui  était  dessous  »  et  l'écume  à  la  surface.  Aussi 
«  le  corps  des  laquais  est  plus  respectable  en  France  qu'ailleurs; 
c'est  un  séminaire  de  grands  seigneurs  ».  Les  laquais  anoblie 
remplacent  «  les  grands  malheureux,  les  magistrats  ruinés  ». 
/^  Ainsi  le  fond  est  amer;  mais  le  style  a   une  grâce  et  une 

légèreté  merveilleuse  qui  atténue  cette  amertume;  si  l'auteur 
enfonçait  un  peu  plus  le  trait,  la  blessure  deviendrait  cruelle  ;  il 
relève  à  temps  la  plume;  on  ne  se  sent  qu'égratigné.  La  Bruyère 
en  frappant  moins  fort,  nous  suggère  plus  souvent  des  réflexions 
douloureuses;  Montesquieu,  dans  les  Lettres,  du  moins  dans  la 
partie  satirique  des  Lettres,  content  de  nous  amuser,  nous  fait 
I  rarement  réfléchir  ;  peut-être  à  dessein;  le  conte  porterait  trop 
loin,  s'il  y  joignait  encore  la  morale.  Au  reste  il  a  visiblement 
étudié,  imité  La  Bruyère;  et  il  lui  doit  beaucoup;  c'est  là  qu'il  a 
trouvé  le  modèle  de  cette  phrase  courte,  sans  être  hachée,  vive, 
agile,  si  propre  à  l'œuvre  hardie  qu'il  voulait  faire.  Mais  faut-il 
le  louer,  faut-il  le  blâmer  de  donner  prise  lui-même  à  quelques- 
uns  des  reproches  qu'il  adresse  à  ses  contemporains?  «  Le  badi- 
nage,  dit-il,  semble  être  parvenu  à  former  le  caractère  général' 
de  la  nation  :  on  badine  au  conseil,  on  badine  à  la  tête  d'une 
armée,  on  badine  avec  un  ambassadeur.  »  Mais  lui-même,  dans- 
les  Lettres,  badine  quelquefois  hors  de  propos.  Quand  il  félicite 
ironiquement  Louis  XIV  à  son  déclin  d'avoir  encore  vaincu 
l'Europe  coalisée  grâce  à  l'inépuisable  vanité  de  ses  sujets,  dont 
il  a  tiré  à  lui  tout  l'argent,  en  leur  vendant  des  titres  en  échange, 
Montesquieu,  qui  fait  ainsi  parler  son  Persan,  au  lendemain  de 
Denain,  oublie  un  peu  trop  que  la  France  fut  sauvée  par  d'autres 
ressources  que  la  vanité  des  Français  ;  par  la  fermeté  presque 
héroïque  du  vieux  Roi,  par  les  talents  de  Villars,  par  le  courage 
de  l'armée,  par  le  dévouement  de  la  nation  '. 

I.  Opposons  Montesquieu  à  lui-même  :  il  a  écrit  dans  les  Consifiévalions  :  «  Je 
ne  sache  rien  de  si  magnanime  que  la  résolution  que  prit  un  monarque  qui  a 


LES  LETTRES  PERSANES  185 

Philosophie  des  Lettres  persanes.  —  II  y  a  autre  chose 
dans   les  Lettres  persanes  qu'un   roman   pseudo-oriental ,   peu 
décent  et  très  ennuyeux  ;  autre  chose  aussi  qu'une  satire  mor- 
dante, excessive,   mais  spirituelle,  des  mœurs  du  temps.  Il  y  a 
dans  les  Lettres  des  pages  d'histoire  et  de  jthilosophie,  de  poli-l 
tique  et  d'économie  sociale,  pensées  très  profondément,  écrites    0 
avec  gravité,  quelquefois  avec  éloquence,  sur  des  matières  'en 
grande  partie  neuves  à  la  date  où  parut  l'ouvrage.  'L'Esprit  des 
Lois,  les  Considérations  sont  en  germe  dans  les  Lettres.  Rica  et 
Usbek  ont  signé  ces  pages  comme  les  autres;  mais  ici  l'ana- 
chronisme s'accuse  encore  plus  vivement  que  dans  les  portraits 
satiriques.  Partout  c'est  bien  Montesquieu   qui  parle  à  noiis___ 
directement.  Le  voile  est  si  léger,  qu'il  se  déchire  :  «  J'ai  parlé 
à  des  inollaks,  dit  un  des  Persans  (lisez  des  prêtres),  qui  me 
désespèrent  avec  leurs  passages  de  l'Alcoran  (lisez  de  la  Bible)  ; 
car  je  ne  leur  parle  pas  comme  vrai  croyant  (lisez  comme  chré- 
tien), mais  comme  homme,  comme  citoyen,  comme  père  de 
famille  ».  Jamais  sentiment  ne  fut  plus  étranger  à  l'esprit  de 
l'Islam  que  cette  distinction  toute  moderne  et  tout  occidentale 
de  l'homme,  du  citoyen,  du  croyant.  Au  reste,  sur  les  choses 
religieuses,  Montesquieu  reste   léger  dans   les  Lettres,  même  \ 
quand  il  veut  parler  sérieusement.  L'ûge,  l'étude,  la  réflexion,  ' 
lui  insi)ireront  un  autre  ton  au  sujet  du  christianisme.  Sur  ce 
point,  le  xxiv"  livre  de  VEsprit  des  Lois  sera  comme  la  réfuta- 
lion  des  témérités  des  Lettres. 

En  revanche,  il  a  parlé  dignement,  dans  les  Lettres,  et  presque 
majestueusement,   de  la  sociétés  humaine,  du  respect  qu'elle    o 
mérite,  malgré  ses  défauts;  de  l'imprudence  de  ceux  qui  l'ébran- 
lent,  au  lieu  de  laméliorer.  C'est  dans  les  Lettres  qu'on  trouve 
ces  lignes,  qu'on  chercherait  plutôt  dans  VEsprit  des  Lois  : 

«  Il  est  quelquefois  nécessaire  de  changer  certaines  lois. 
Mais  le  cas  est  rare  :  et  lorsqu'il  arrive,  il  n'y  faut  toucher  que 
d'une  main  tremblante  :  on  y  doit  observer  tant  de  solennités 
et  apporter  tant  de  précautions,  que  le  peuple  en  conclue  natu- 
rellement que  les  lois  sont  bien  saintes,  puisqu'il  faut  tant  de 
formalités  pour  les  abroger.  Quelles  que  soient  les  lois,  il  faut 

régné  (le  nos  jours  (Louis  XIV)  de  s'ensevelir  plutôt  sous  les  débris  du  trône 
•  lue  d'accepter  des  propositions  qu'un  roi  ne  doit  pas  entendre.  • 


186  MONTESQUIEU 

toujours  les  suivre;  et  les  regarder  comme  la  conscience 
publique,  à  laquelle  celle  des  particuliers  doit  se  conformer  tou- 
jours. »  Même  solidité  de  prudence,  même  respect  des  faits  et 
des  choses  existantes,  même  défiance  d'une  logique  abstraite, 
dont  les  réalités  n'ont  point  affaire,  dans  ces  lignes,  qui  réfu- 
taient Rousseau  trente  ans  d'avance  :  «  Je  n'ai  jamais  ouï 
parler  du  droit  public  qu'on  n'ait  commencé  par  rechercher 
soigneusement  quelle  est  l'origine  des  sociétés;  ce  qui  me 
paraît  ridicule.  Si  les .  hommes  n'en  formaient  point,  s'ils 
se  quittaient  et  se  fuyaient  les  uns  les  autres,  il  faudrait  en 
demander  la  raison  et  chercher  pourquoi  ils  se  tiennent 
séparés;  mais  ils  naissent  tous  liés  les  uns  aux  autres;  un 
fils  est  né  auprès  de  son  père,  et  il  s'y  tient;  voilà  la  société, 
et  la  cause  de  la  société.  »  Ce  n'est  pas  qu'il  soit  insensible 
aux  abus  réels,  ni  persuadé  aveuglément  que  les  remèdes 
sont  toujours  pires  que  les  maux.  Quarante  ans  avant  Beccaria 

\  il  réclame  l'adoucissement  des  peines,  en  se  fondant  sur  cette 
observation  profonde  que  l'âme  humaine  n'est  capable  que  d'un 
certain  degré  de  crainte ,  et  qu'elle  peut  attacher  cette  crainte  à 
une  peine  légère  aussi  bien  qu'à  un  châtiment  terrible  :  «  L'ima- 
gination se  plie  d'elle-même  aux  mœurs  du  pays  où  l'on  est  : 
huit  jours  de  prison  ou  une  légère  amende  frappent  autant 
l'esprit  d'un  Européen  que  la  perte  d'un  bras  intimide  un  Asiati- 
que *.  »  C'est  que  l'absolu  n'existe  pas  dans  les  choses  humaines. 
Le  gouvernement  le  plus  parfait  n'est  pas  celui  qui  est  le  plus 
y  logiquement  construit;  c'est  celui  «  qui  va  à  son  but  à  moins  de 
frais  ;  celui  qui  conduit  les  hommes  de  la  manière  qui  convient 
le  plus  à  leur  penchant  et  à  leur  inclination  ».  Ainsi  le  gouver- 
nement est  fait  pour  les  gouvernés  ;  au  lieu  que  d'autres  veulent 
ajuster  de  force  les  gouvernés  aux  catégories  d'un  gouverne- 
ment idéal,  bâti  à  'priori. 

Dans  le  détail,  il  y  a  plusieurs  erreurs  historiques  ou  écono- 
miques semées  à  travers  les  Letlres.  Irrité  par  l'échec  de  Law, 

I  l'auteur  médit  un  peu  trop  du  crédit  et  de  la  colonisation.  II 
explique  longuement,  par  des  raisons  peu  solides,  une  prétendue 
dépopulation  de  la  terre,  qui  est  un  fait  controuvé.  Ces  erreurs 

1.  L'idée  est  déjà  dans  Thucydide,  III,  4o-4C. 


.     LES  LETTRES  PERSANES  187 

n'empêchent  pas  l'auteur  de  laisser  deviner,  dès  1721,  son  goût 
dominant,  qui  deviendra  plus  tard  exclusif,  pour  l'histoire  poli-  \ 
tique  :  on  visitant  la  l)ihlioth(»que  du  couvent  des  Dervis,  Rica 
se  plaît  à  railler  tour  à  tour  les  ouvrages  qui  sont  élalés  sous 
ses  yeux;  les  écrits  des  théologiens,  des  ascètes  et  des  casuistes; 
ceux  des  grammairiens,  des  glossateurs,  des  commentateurs; 
ceux  des  orateurs,  des  géomètres,  des  métaphysiciens  et  des 
l)hysicions;  les  livres  de  médecine,  d'anatomio  et  de  chimie; 
ceux  de  sciences  occultes  et  d'astrologie  judiciaire  ;  et  les 
ouvrages  des  poètes  que  le  xvni*  siècle  commence  dès  lors  à 
rabaisser,  comme  s'il  eût  prévu  que  les  grand*  poètes  devaient 
lui  manquer.  Comme  Montesquieu  aimait  le  théAtre,il  témoigne 
de  quelque  indulgence  pour  les  poètes  dramatiques  ;  mais  il 
traite  les  lyriques  à' extravagants.  Le  plus  grand  esprit  a  ses 
limites.  Dans  cette  revue  dédaigneuse,  une  seule  œuvre  est 
épargnée,  celle  des  historiens  qui  ont  traité  des  institutions  et 
des  lois  :  «  Là  ce  sont  ceux  qui  ont  écrit  de  la  décadence  du 
formidable  empire  romain...  Ce  sont  ici  les  historiens  d'Angle- 
terre où  l'on  voit  la  liberté  sortir  sans  cesse  des  feux  de  la  dis- 
corde et  de  la  sédition;  le  prince  toujours  chancelant  sur  un 
trône  inébranlable;  une  nation  impatiente,  sage  dans  sa  fureur 
même.  »  Ainsi  s'ébauchaient,  ou  du  moins  s'annonçaient  déjà, 
«lans  les  Lettres  persanes,  les  Considéi'ations  et  plus  d'une  partie 
de  V Esprit  des  Lois,  comme  ce  chapitre  fameux  sur  la  constitu- 
tion d'Angleterre. 

Le  4  octobre  1732,  Montesquieu,  âgé  de  soixante-trois  ans, 
en  pleine  possession  de  sa  gloire  et  de  son  génie,  écrivait  à 
l'abbé  de  Guasco  :  «  Huart  (c'est  le  nom  de  son  éditeur)  veut 
faire  une  nouvelle  édition  des  Lettres  persanes',  mais  il  y  a  quel- 
ques juvenilia  que  je  voudrais  retrancher.  »  C'est  encore 
honorer  un  grand  écrivain  (jue  d'approuver  les  réserves  qu'il 
fait  lui-même  sur  ses  propres  ouvrages.  Disons  donc  sans  scru- 
pule que  Montesquieu  jugeait  bien  de  son  coup  d'essai;  mais  si 
le  charme  des  Lettres  nous  semble  légèrement  diminué  par  ces 
juvenilia,  où  perce  un  peu  d'impertinence  et  de  présomption, 
quelles  qualités  brillantes  pour  compenser  ce  défaut  !  Quel 
style  neuf,  étincelant;  que  d'esprit;  que  de  bon  sens  même;  etçà 
et  là,  que  de  sagesse! 


188  MONTESQUIEU 

III.  —  Les   Considérations. 

Ce  petit  livre,  publié  à  Amsterdam  *  en  1734,  n'eut  pas 
d'abord  un  succès  brillant.  On  n'y  retrouvait  rien  des  hardiesses 
qui  avaient  fait  la  renommée  rapide  des  Lettres.  Mais  bientôt 
l'estime  s'attacha  aux  Considérations  ;  relues  à  loisir,  elles  sem- 
blèrent plus  importantes  et  plus  neuves  qu'on  n'avait  cm 
d'abord  ;  à  la  fin  le  livre  fut  mis  à  son  rang;  il  devint  classique^ 
et  il  l'est  resté. 

Le  choix  du  sujet  était  habile  ;  voulant  appliquer  sa  méthode 
à  la  fortune  particulière  d'un  empire,  Montesquieu  ne  pouvait 
mieux  choisir  qu'en  prenant  les  Romains;  de  tous  les  peuples 
celui  dont  la  puissance  s'est  formée  et  déformée  le  plus  log^ique- 
ment,  celui  qui  se  prête  le  mieux  à  nous  faire  croire  ou  nous 
laisser  croire  que  les  lois  de  l'histoire  existent  vraiment,  et  que 
nous  pouvons  espérer  de  les  pénétrer. 

Dans  cette  étude,  il  avait  eu  des  prédécesseurs  et  des  modèles. 
Chez  les  anciens,  Polybe;  chez  les  modernes,  Machiavel,  Saint- 
Evremond,  Bossuet.  Mais  Machiavel  cherche  moins  dans  les 
faits  du  passé,  les  lois  de  l'histoire,  qu'une  leçon  pratique,  appli- 
cable au  présent  et  à  l'avenir.  Montesquieu  lui  doit  peut-être  le 
germe  de  quelques  observations  profondes  (sur  l'indépendance 
laissée  aux  généraux  romains,  sur  la  souplesse  de  la  constitu- 
tion, sur  l'habileté  dont  usaient  les  Romains  à  diviser  leurs 
ennemis). 

Saint-Evremond  avait  écrit  en  1663  des  Réflexions  sur  les 
divers  génies  du  peuple  romain  ;  opuscule  incomplet,  inégal  ; 
sans  proportions  ;  toutefois  parmi  beaucoup  de  fadaises,  il  s'y 
trouve  quelques  traits  justes  et  forts,  que  Montesquieu  a  pu 
recueillir.  Mais  il  doit  surtout  beaucoup  à  Bossuet,  quoique  le 
\  rapprochement  de  ces  deux  noms  étonne  d'abord  :  Bossuet  ne 
rapporte-t-il  pas  tous  les  événements  à  une  cause  providen- 
tielle, tandis  que  Montesquieu,  sans  nier  la  Providence,  déclare 
ignorer  ses  desseins,  et  s'efforce  d'expliquer  les  faits,  sans  l'y 

1.  Du  moins  sous  la  rubri(jue  Amslei'dam.  Réellement  à  Paris,  chez  Des- 
bordes, in-12,  1734.  Le  litre  est  :  Considérations  sur  les  causes  de  la  r/randeur  des 
Romains  et  de  leur  décadence. 


LES  CONSIDÉRATIONS  189 

faire  intervenir.  Mais  on  oublie  que,  dans  la  III"  partie  du  Dis- 
cours sur  f histoire  universelle,  Bossuet,  laissant  de  côté  les 
<'auses  providontielles  (jusqu'à  no  pas  prononcer  le  nom  de 
Dieu  dans  cette  partie  du  livre),  y  explique  toute  la  succession 
des  empires  par  les  causes  qu'il  nomme  particulières,  et  qui 
sont  les  causes  purement  humaines.  Dans  celte  troisième  partie 
se  trouvent  les  deux  chapitres  sur  Rome  (le  VI"  et  le  VIP). 
Montesquieu  les  a  beaucoup  étudiés,  et  certainement  leur  doit 
beaucoup. 

Mais  Bossuet  n'a  ^uère  étudié  que  la  grandeur  de  Rome;  au 
lieu  que  Montesquieu  développe  au  moins  autant  l'histoire  de  la 
décadence.  Ni  Montesquieu,  ni  Bossuet  n'avaient  douté  de  Tau 
thenticité  de  l'histoire  des  premiers  siècles  de  Rome,  quoique 
Ïite-Live  lui-même  avoue  qu'elle  est  remplie  de  fables.  Quatre 
ans  après  les  Considérations,  un  modeste  érudit  français  qui 
vivait  en  Hollande,  Louis  de  Beaufort,  allait  faire  paraître  sa 
Dissertation  sur  V incertitude  des  cinq  jiremiers  siècles  de  Rome; 
mais  les  doutes  de  Beaufort  n'avaient  pas  même  effleuré  Mon- 
tesquieu. L'érudition  sans  génie  s'arrêtait  à  des  scrupules  que 
le  génie  impatient  ne  voulait  pas  même  envisager ,  comme 
s'il  eût  craint  de  voir  s'écrouler  tout  le  bel  édifice  qu'il  venait 
<le  construire  sur  une  base  ruineuse. 

Montesquieu  laisse  à  Bossuet  l'honneur  d'avoir  tracé  le  plus 
beau  portrait  du  Romain  idéal,  du  Romain  en  soi,  et  presque 
abstrait  :  mais  il  démêle  avec  plus  de  soin  les  causes  de  l'éton- 
nante fortune  que  fit  à  travers  les  siècles  cet  homme,  ce  soldat, 
ce  citoyen  ;  les  causes  politiques  sont  surtout  discernées  avec 
une  perspicacité  admirable;  Bossuet  avait  vu  plutôt  les  causes 
morales.  Une  seule  lacune  nous  choque  dans  Montesquieu  :  il 
n'ose  pas  parler  de  la  religion  qui  fut  assurément  l'un  des 
grands  ressorts  de  la  conduite  des  Romains.  Ce  fâcheux  «  res- 
pect humain  »  est  une  concession  aux  préjugés  du  siècle.  Dix- 
huit  années  auparavant,  il  avait  lu  devant  l'Académie  de  Bor- 
deaux (en  1716)  une  Dissertation  sur  la  politique  des  Romains  dans 
la  reiiffion,  où  il  présentait  la  religion  romaine  comme  une  pure 
invention  politique  de  la  caste  patricienne.  Dès  1734,  Montes- 
quieu devait  sentir  l'insuffisance  de  cette  explication;  mais 
l'époque  était  si  peu  favorable  à  une  intelligence  moins  super- 


f90  MONTESQUIEU 

ficielle  du  vrai  génie  des  forces  religieuses,  que  Montesquieu 
n'osa  ni  retirer  ni  affirmer  à  nouveau  les  opinions  émises  dans 
la  Dissertation',  il  s'abstint.  C'est  à  peine  s'il  touche  en  passant 
à  cette  chose  si  importante,  la  religion  romaine,  dans  les  Consi- 
dérations. 

C'est  peut-être  une  des  causes  pour  lesquelles  on  peut  regarder 
la  seconde  partie  du  livre  comme  supérieure  à  la  première;  au 
moins  plus  originale,  et  plus  profondément  étudiée.  Bossuet, 
dont  le  principal  objet  n'était  pas  d'expliquer  la  décadence  de 
Rome,  mais  sa  grandeur,  avait  rapidement  présenté  la  chute  de 
l'immense  empire  comme  le  résultat  suprême  des  divisions  inté- 
rieures dont  Rome  offrit  le  spectacle  dès  les  premiers  temps  de 
la  République.  Sur  ce  point,  Montesquieu  contredit  nettement 
Bossuet;  il  distingue  admirablement  les  luttes  des  partis,  néces- 
saires dans  un  pays  libre  et  même  fécondes;  des  guerres 
civiles,  toujours  funestes,  souvent  mortelles,  mais  qui  ne  furent 
pas  à  Rome  le  résultat  des  luttes  des  partis.  La  guerre  civile 
éclata  quand  l'élément  militaire  devint  dominant  ;  il  domina  par 
l'effet  naturel  des  conquêtes  poussées  trop  loin.  Rome  grandit 
par  la  conquête;  et,  par  l'excès  des  conquêtes,  Rome  se  perdit 
elle-même  :  voilà  ce  que  Montesquieu  a  démêlé  à  merveille. 
«  Les  gens  de  guerre  perdirent  peu  à  peu  l'esprit  de  citoyens  ; 
les  généraux  qui  disposèrent  des  armées  et  des  royaumes  sen- 
tirent leur  force  et  ne  purent  plus  obéir.  Les  soldats  commen- 
cèrent donc  à  ne  reconnaître  que  leur  général,  à  fonder  sur  lui 
toutes  leurs  espérances,  et  à  voir  de  plus  loin  la  ville.  » 

Montesquieu  est  le  premier  historien  qui  ait  su,  dans  la 
multiplicité  des  faits,  dégager  les  lois  qui  les  dominent  et 
expliquer,  sinon  avec  certitude  au  moins  avec  une  grande  vrai- 
semblance, l'enchaînement  nécessaire  des  choses.  Ces  vues 
supérieures,  d'où  sortira  YEsprit  des  Lois,  sont  affiirmées  déjà 
dans  les  Considérations  avec  une  autorité  vraiment  magistrale. 
Une  page  comme  celle-ci  peut  s'appeler  une  profession  de  foi 
historique  :  «  Ce  n'est  pas  la  fortune  qui  domine  le  monde  : 
on  peut  le  demander  aux  Romains,  qui  eurent  une  suite  conti- 
nuelle de  prospérités  quand  ils  gouvernèrent  sur  un  certain  plan, 
et  une  suite  non  interrompue  de  revers,  lorsqu'ils  se  condui- 
sirent sur  un  autre.  Il  y  a  des  causes  générales,  soit  morales, 


L'ESPRIT  DES  LOIS  19! 

soit  physiques,  qui  agissent  dans  chaque  monarchie,  Télèvent, 
la  maintiennent  ou  la  précipitent;  tous  les  accidents  sont 
soumis  à  ces  causes;  et  si  le  hasard  d'une  bataille,  c'est-à-dire 
une  cause  particulière,  a  ruiné  un  Etal,  il  y  avait  une  cause 
irénérale  qui  faisait  que  cet  Etat  devait  périr  par  une  seule 
bataille  :  en  un  mot  l'allure  principale  entraîne  avec  elle  tous 
les  accidents  particuliers.  » 

Le  monde  est  peut-être  bien  jeune,  et  notre  science  bien 
courte,  pour  qu'il  nous  soit  possible  de  discerner  et  d'affirmer 
les  lois  de  l'histoire;  mais  s'il  est  un  historien  capable  de  con- 
vaincre notre  esprit  que  tout  ce  que  nous  croyons  savoir  de  ces 
lois  n'est  pas  une  pure  illusion,  Montesquieu  est  cet  historien. 
Ne  lui  a-t-il  pas  été  donné  d'être  quelquefois  prophète?  Il  écri- 
vait dans  les  Considérations  :  «  L'empire  des  Turcs  est  à  pré- 
sent à  peu  près  dans  le  même  degré  de  faiblesse  où  était 
autrefois  celui  des  Grecs  (l'empire  Byzantin)  ;  mais  il  subsistera 
longtemps;  car  si  quelque  prince  que  ce  fiit  mettait  cet  empire 
en  péril  en  poursuivant  ses  conquêtes,  les  trois  puissances  com- 
merçantes de  l'Europe  connaissent  trop  leurs  afi'aires  pour  n'en 
pas  prendre  la  défense  sur-le-champ  ».  11  jetait  en  passant  ces 
lignes  (1730)  dans  ses  notes  sur  l'Angleterre  :  «  Je  ne  sais  pas  ce 
qui  arrivera  de  tant  d'habitants  que  l'on  envoie  d'Europe  et 
d'Afrique  dans  les  Indes  Occidentales;  mais  je  crois  que  si 
quelque  nation  est  abandonnée  de  ses  colonies,  cela  commen- 
cera par  la  nation  anglaise  ». 


IV.    —    [/Esprit  des  Lois. 

Objet  du  livre.  —  L'idée  du  livre  est  parfaitement  indiquée 
par  le  titre,  qui  est  fort  clair.  M""  du  DetTand  n'a  pas  réussi  à 
le  compromettre  par  ce  bon  mot  fameux  :  «  de  l'esprit  sur 
les  lois  ».  Et  pourquoi  non,  d'ailleurs,  si  esprit  signifie  aussi 
des  vues,  des  idées,  des  réflexions;  et  quelquefois  même  des 
saillies?  Jamais  Montesquieu  ne  prétendit  à  n'avoir  pas  d'esprit; 
il  aurait  perdu  sa  peine. 

L'esprit  des  lois,  c'est-à-dire  leur  sens  caché,  leur  origine  et     \ 


192  MONTESQUIEU 

leur  cause;  leur  portée,  directe  ou  indirecte;  leurs  conséquences 
prochaines  ou  éloignées.  Le  caractère  et  la  volonté  du  législa- 
teur font-ils  seuls  la  loi?  N'est-elle  pas  en  rapport  nécessaire 
avec  les  conditions  du  peuple  qui  la  subit?  Au  delà  de  ce  qu'elle 
édicté,  n'a-t-elle  pas  souvent  une  efficacité  imprévue,  lointaine 
et  presque  indéfinie? 

Mais  écoutons  Fauteur  lui-même.  La  préface  explique  le 
livre  :  «  J'ai  d'abord  examiné  les  hommes,  et  j'ai  cru  que  dans 
cette  infinie  diversité  de  lois  et  de  mœurs  ils  n'étaient  pas  uni- 
quement conduits  par  leurs  fantaisies.  J'ai  posé  les  principes,  et 
j'ai  vu  les  cas  particuliers  s'y  plier  comme  d'eux-mêmes;  les 
histoires  de  toutes  les  nations  n'en  être  que  les  suites;  et  chaque 
loi  particulière  liée  avec  une  autre  loi,  ou  dépendre  d'une  autre 
plus  générale.  Je  n'ai  pas  tiré  mes  principes  de  mes  préjugés, 
mais  de  la  nature  des  choses.  » 

Ainsi  Montesquieu  chassait  le  hasard  hors  de  l'histoire;  il  n'y 
substituait  pas  un  aveugle  déterminisme;  il  croyait  que  l'homme 
est  libre,  libre  d'agir  ainsi,  ou  autrement;  mais  non  pas  libre  de 
faire  que  tels  actes  n'aient  pas  telles  conséquences  nécessaires. 
La  volonté  humaine  peut  choisir  sa  conduite,  mais  non  les 
effets  de  la  conduite  choisie.  Car  il  y  a  des  lois  de  l'histoire. 

Remarquez  que  la  méthode  reste  vraie,  même  si  le  principe 
fondamental  demeure  douteux;  les  observations,  les  raisonne- 
ments et  les  inductions  de  Montesquieu  ne  sont  pas  moins 
bien  établis,  même  s'il  n'existe  pas  de  «  lois  de  l'histoire  »,  ou 
plutôt,  s'il  ne  nous  est  pas  possible  de  connaître  ces  lois  '. 
Elles  peuvent  nous  être  inaccessibles;  mais  il  n'en  est  pas  moins 
certain  que  Rome  s'est  élevée  par  telles  vertus  et  s'est  perdue 
par  tels  vices.  Sans  doute,  le  monde  est  trop  jeune  et  notre 
expérience  trop  courte,  pour  que  nous  puissions  reconnaître 
dans  les  faits  humains  dos  lois  fixes  comme  celles  du  monde 
physique;  mais,  toutefois,  nous  pouvons  observer,  comparer, 
rapprocher  les  faits  semblables;  coordonner  les  conséquences 
analogues  ;  enfin  raisonner  sur  l'histoire  avec  mesure  et  vrai- 
semblance. Montesquieu  fait-il  autre  chose? 

l.  Y  a-t-ii  des  lois  de  l'histoire?  Oui  et  non.  Théoriquement  les  mêmes  causes 
doivent  produire  les  mêmes  effets.  Mais  telle  est  la  complication  des  causes 
que,  dans  l'incertitude  où  nous  sommes  de  pouvoir  les  connaître  toutes,  nous 
ne  sommes  jamais  sûrs  de  pouvoir  prédire  les  effets. 


\<\')- 


HIST.   DE  LA  LANGUE  &  DE  LA  LITT.  FR.  T.  VI.  CH.  IV 


Armand  Colin  &  C",  Editeurs,  Pans. 

MONTESQUIEU 

D'APRÈS  LA   MÉDAILLE  EXÉCUTÉE  EN   1743   PAR  DASSIER  FILS 
Hilil.  Nat.,  Drparlcmcnl  des  Médailles 


L'ESPKIT  UES  LOIS  193 

On  a  dit  :  Est-ce  bien  neuf  ?  et  l'idée  de  réfléchir  et  de  rai- 
sonner sur  les  lois  est-elle  assez  originale  pour  justifier  l'épi- 
graphe andiivieuse.  pvolein  sine  maire  creatami  Ssius  doute,  avant 
Montesquieu,  l'étude  des  législations  comparées  avait  occupé 
plus  d'un  philosophe;  et  Montesquieu  lui-môme  savait  bien  tout 
ce  qu'il  doit  à  Aristote.  11  doit  bien  davantage  encore  à  Bodin, 
auteur  de  la  République,  et  même,  comme  il  l'a  beaucoup  lu  et 
mis  à  profit,  nous  pourrions  lui  reprocher  justement  de  ne 
l'avoir  pas  nommé.  On  a  excusé  finement  Montesquieu  *  en 
(lisant  «  qu'il  a  rendu  à  Bodin  le  meilleur  des  témoignages  en 
lui  empruntant  la  plupart  de  ses  idées  et  jusqu'à  ses  exemples  ». 
Mais  quoi  qu'il  doive  à  ses  prédécesseurs,  et  dût-on  môme  con- 
tester l'originalité  de  l'idée  première  du  livre,  il  reste  à  Montes- 
quieu l'honneur  d'avoir  rempli  cette  idée  avec  une  suite,  une 
ampleur,  une  profondeur,  une  autorité  qui  ne  se  trouvent  pas 
ailleurs;  ce  qui  était  en  fragments,  épars  chez  autrui,  est  devenu 
chez  lui  monument.  Il  a  fait  un  livre,  où  tout  se  tient,  se  suit, 
se  coordonne  et  s'enchaîne.  Il  y  a  un  plan  suivi  et  rigoureux 
dans  Y  Esprit  des  Lois;  ceux  qui  l'ont  nié  n'ont  pas  examiné 
d'assez  près  la  contexture  de  l'œuvre.  Ils  se  sont  laissé  tromper  i 
par  le  décousu  des  derniers  chapitres,  et  l'absence  de  conclusions. 
Kn  fait,  VLspi'it  des  Lois  se  termine  (sans  conclure)  avec  le 
livre  XXVI;  les  cinq  livres  suivants  sont  des  traités  isolés,  sans 
suite,  et  que  l'auteur  devait  laisser  en  appendice.  Et  c'est  à  tort 
qu'il  s'écrie,  à  la  dernière  ligne  :  Italiam,  Italiam...  Car  il 
n'aborde  à  aucun  rivage. 

Idées  fondamentales.  —  Les  lois  sont  les  rapports  néces- 
saires qui  dérivent  de  la  nature  des  choses.  De  l'esprit  des  lois, 
c'est-à-dire  de  leur  raison  d'être,  des  causes  dont  elles  dérivent,  ^ 
et  des  effets  qui  dérivent  d'elles.  Quoiqu'il  y  ait  encore  un  peu 
trop  de  métaphysique  ([»our  le  dessein  de  Montesquieu)  «lans  ces 
premières  pages  du  livre,  louons-le  toutefois  de  n'avoir  consacré 
que  deux  pages  sur  mille  à  examiner  l'état  de  l'homme  avant  1 
la  société.  Cette  sobriété  lui  fait  honneur.  Tout  le  siècle  fut 
moins  prudent,  et  divagua  longuement  sur  cet  état  hypothétique 
de  l'humanité  primitive. 

\.  Voir  ci-dessus,  t.  III,  p.  .H 76. 

Histoire  de  la  u^nocc.  VI.  iw 


4  94  MONTESQUIEU 

Lui  se  hâte  vers  les  réalités  et  les  faits  perceptibles  :  il  donne 
l    ea  une  page  le  plan  de  son  livre  :  «  La  loi  est  la  raison  humaine 
en  tant  qu'elle  gouverne  tous  les  peuples  de  la  terre  ;  et  les  lois 
politiques  et  civiles  de  chaque  nation  ne  doivent  être  que  les 
cas  particuliers  où  s'applique  cette  raison  humaine.  Elles  doivent 
être  tellement  propres  au  peuple  pour  lequel  elles  sont  faites, 
que  c'est  un  grand  hasard  si  celles  d'une  nation  peuvent  con- 
venir à  une  autre.  Il  faut  qu'elles  se  rapportent  à  la  nature  et 
au  principe  du  gouvernement...  Elles  doivent  être  relatives  au 
physique  du  pays,  au  climat,  glacé,  brûlant  ou  tempéré;  à  la 
qualité  du  terrain;  à  sa  situation,  à  sa  grandeur;  au  genre  de 
vie  des  peuples,  laboureurs,  chasseurs  ou  pasteurs;  elles  doivent 
se  rapporter  au  degré  de  liberté  que  la  constitution  peut  souf- 
frir, à  la  religion  des  habitants,  à  leurs  inclinations,  à  leurs 
richesses,  à  leur  nombre,  à  leur  commerce,  à  leurs  mœurs,  à 
leurs  manières  *,  Enfin  elles  ont  des  rapports  entre  elles;  elles 
en  ont  avec  leur  origine,  avec  l'objet  du  législateur,  avec  l'ordre 
des  choses  sur  lesquelles  elles  sont  établies.  C'est  dans  toutes 
ces  vues  qu'il  faut  les  considérer.  C'est  ce  que  j'entreprends  de 
faire   dans   cet  ouvrage.  J'examinerai  tous  ces   rapports   :  ils 
forment  tous  ensemble  ce  qu'on  appelle  Vesprit  des  lois.  » 

Il  était  bon  de  citer  cette  page  ;  on  a  tant  dit  :  «  'L'Esprit  des 
Lois  n'a  pas  de  plan  ».  Ce  plan,  qu'on  se  plaint  de  n'y  pas 
trouver,  le  voilà.  Mais  il  est  vrai  qu'il  n'a  pas  été  partout  égale- 
ment bien  suivi.  A  la  fin  du  livre  surtout,  l'auteur,  devenu  presque 
aveugle,  laissa  un  peu  vaciller  sa  plume;  un  travail  général  de 
revision  du  livre  et  d'adaptation  <]es  parties  au  plan  général 
était  nécessaire  et  ne  fut  pas  fait. 

On  sait  que  Montesquieu  distingue  trois  natures  de  gouverne- 
ment, et  dans  chaque  nature^  un  principe  dominant  :  le  gouver- 
nement républicain,  le  monarchique  et  le  despotique.  Ne  nous 
exagérons  pas  l'étendue  de  ses  connaissances,  et  des  compa- 
raisons qu'il  pouvait  faire;  en  parlant  du  républicain,  il  pense 
surtout  à  Rome,  et  aux  cités  grecques;  du  monarchique,  tem- 
péré par  les  mœurs  et  les  traditions,  il  pense  surtout  à  la  France  ; 
du  despotique  enfin,  il  pense  d'abord  à  la  Turquie. 

1.  Entre  tous  ces  éléments  dont  se  forme  une  nation,  il  est  à  remarquer  que 
Montesquieu  ne  nomme  pas  la  race,  dont  ses  successeurs  ont  peut-être  trop  parlé. 


i 


LESPHIT  DES  LOIS  19:î 

Or  il  coiivuMit  il'avouer  franchoment  rétroitosso  du  terrain 
où  Montosquiou  va  htltir  son  nionumont.  Il  y  a  bien  des  sortes 
lie  république,  et  de  monarchie,  et  d'absolutisme.  Nous  sommes 
»'n  république,  aussi  bien  que  les  .inciens  Romains;  mais  notre 
république  n'a  presque  aucune  ressemblance  avec  celle  des 
Scipions.  L'Angleterre  est  une  monarchie;  mais  la  monarchie 
de  la  reine  Victoria  n'a  rien  de  commun  que  le  nom  avec  la 
monarchie  de  Louis  XIV;  et  l'on  pourrait  soutenir  sans  para- 
doxe que  cette  prétendue  monarchie  ressemble  plus  h  la  répu- 
blique romaine  qu'à  l'Etat  français  du  xvii"  siècle.  Enfin  fa 
Turquie  et  la  Russie,  puissances  voisines,  sont  l'une  et  l'autre 
soumises  à  un  pouvoir  absolu.  Mais,  de.  l'une  à  l'autre,  quel 
rapport  y  a-t-il?  le  principe  même  de  l'un  et  l'autre  despotisme 
est  absolument  difTérent. 

Allons  plus  loin.  xV vouons  que  Montesquieu,  qui  s'est  piqué 
d'être  un  pur  historien  et  un  observateur  des  faits  plutôt  qu'un 
philosophe,  et  qui  nous  a  enseignés  à  ne  pas  confondre  la 
métaphysique  avec  la  politique  pratique,  et  la  théorie  des  idées 
abstraites  avec  les  réalités  du  gouvernement  des  peuples,  Mon- 
tesquieu, sans  le  vouloir  et  sans  le  savoir,  est  trop  souvent 
tombé  dans  le  défaut  de  raisonnement  qu'il  a  le  plus  combattu. 
Il  dit  :  «  Je  n'ai  pas  tiré  mes  principes  de  mes  préjugés,  mais 
de  la  nature  des  choses  ».  Mais  c'est  mépriser  les  faits  que  de 
négliger  les  dates;  et  combien  souvent  pour  lui  la  chronologie 
n'existe  pas!  Combien  de  fois  s'est-il  appuyé  indifféremment 
sur  la  légende  de  Romulus  ou  sur  l'histoire  de  Scipion  pour 
composer  la  figure  abstraite  du  Romain!  Ainsi,  d'une  partj  il 
•  onfond  souvent  les  époques  dans  l'image  qu'il  veut  tracer  des" 
liouvernements  qu'il  étudie;  de  l'autre,  il  établit  des  lois  trop| 
absolues  sur  un  trop  petit  nombre  de  types  '. 

1.  Kn  revanche,  je  ne  voudrais  pas  reprocher,  avec  Auguste  ComW^  [Opuscule.^. 
p.  139),  à  Montesquieu  «l'avoir  posé  d'abord  un  principe  très  solide  (en  affirmant 
l'existence  de  lois  qui  régissent  tous  les  ordres  de  phénomènes,  les  phéno- 
mènes politiques  et  sociaux  aussi  bien  que  les  |»hcnoniènes  physiques),  pour 
aboutir  enfin  misérablement  à  une  conséquence  tout  à  fait  étroite  et  particur 
lière,  «jui  est  l'apologie  de  la  constitution  anglaise.  Kln  elTet,  Montesquieu 
ne  présente  pas  cett*  constitution  comme  excellente  en  tous  temps  et  en  tous 
lieux;  mais  croit  (à  tort  ou  à  raison)  qu'en  vertu  même  -  des  rapports  natu- 
rels existants  »,  cette  constitution  est  la  meilleure  possible  pour  l'Angleterre 
en  1750  et  peut-tHre  pour  la  France  à  la  même  époque,  sans  rien  préjuger  pour 
d'autres  pays,  ni  même  pour  la  France  et  l'.Vngleterre  de  l'an  2000  ou  .3000.  Il 
n'y  a  là  nulle  contradiction. 


196  MONTESQUIEU 

De  sa  conception  restreinte  des  trois  natures  de  gouvernement 
naît  une  conception  plus  restreinte  encore  des  principes  qui  les 
animent;  c'est  la  vertu  dans  la  république;  \  honneur  <lans  la 
monarchie  :  la  crainte  dans  le  despotisme.  On  a  fort  attaqué  ces 
idées,  faute  de  bien  comprendre  les  mots.  La  ver/u  (Montesquieu 
lui-même  a  pris  soin  de  la  définir)  c'est  ici,  dans  une  république, 
«  l'amour  de  la  république  ».  h' honneur  implique  aussi  les  hon- 
neurs, les  titres,  les  dignités.  Et  qui  contestera  que  la  crainte 
est  le  grand  ressort  de  tout  dans  le  despotisme?  Quel  peuple 
d'Orient  s'est  avisé  d'aimer  son  despote?  Un  Xerxès  n'a  nul 
besoin  d'être  aimé;  il  lui  suffit  d'être  craint  pour  être  obéi. 

Assigner  à  la  monarchie,  pour  principe,  Vhonneur,  c'était 
affirmer  la  nécessité,  dans  une  monarchie,  de  pouvoirs  intermé- 
diaires; Montesquieu  l'affirma,  au  grand  scandale  des  philoso- 
phes qui,  méditant  déjà  la  Constitution  de  1791,  voulaient 
maintenir  un  roi  isolé  au-dessus  d'un  peuple  d'égaux.  L'avenir 
justifia  Montesquieu;  le  jour  oij  les  pouvoirs  intermédiaires 
eurent  totalement  disparu,  la  monarchie  démantelée  tint  seule- 
ment dix  mois  jusqu'à  sa  propre  chute. 

Analyse  de  l'Esprit  des  Lois.  —  Les  huit  premiers  livres 
sont  consacrés  à  étudier  les  lois  en  général  et  dans  leur  rapport 
avec  la  nature  et  le  principe  des  gouvernements.  Dans  les  sui- 
vants il  étudie  les  rapports  des  lois  avec  la  force  militaire,  la 
constitution  politique  et  l'état  civil,  les  impots,  le  climat,  les 
mœurs.  Les  livres  XX  à  XXVI  traitent  du  commerce,  de  la 
monnaie,  de  la  population,  enfin  de  la  religion  '.  C'est  assez  dire 
que  la  religion,  dans  cet  ouvrage,  n'est  pas  à  la  place  où  elle 
devait  être,  et  n'obtient  pas  l'attention  qu'un  philosophe,  moins 
prévenu  des  préjugés  de  son  temps,  n'eût  pas  man((ué  de  lui 
accorder.  Dans  notre  siècle,  des  historiens,  mieux  informés, 
nous  ont  expliqué  l'antiquité  tout  entière  par  l'idée  religieuse. 
De  telles  vues  auraient  bien  surpris  Montesquieu.  Non  pas  qu'il 
fût  précisément  irréligieux  ;  il  a  toujours  parlé  du  christia- 
nisme avec  un  respect  qui  semble  sincère;  il  était  lui-même 
plutôt  tiède  qu'incroyant;  et  il  mourut  chrétiennement,  non  par 

1.  Les  derniers  livres,  XXVil  ;ï  XXXI,  Irailcnt  des  lois  romaines  concernanl 
les  successions,  des  lois  civiles  françaises  et  des  lois  féoilales.  Ils  sont  hors 
du  plan  général. 


L'ESPniT   DES  LOIS  197 

ressert  luiinuiii,  mais  pour  linir,  comme  il  avait  dit  souvent, 
«  (lu  côté  (le  l'espérance  »  et  satisfaire  un  reste  de  foi.  Mais 
«Mifin,  sans  nier  la  relig"ion  par  rapport  au  ciel  et  à  l'autre  vie, 
jamais  il  n'en  comprit  l'importance  actuelle  et  terrestre;  malgré  \ 
la  fameuse  |)hrase  dont  Chateaubriand  s'est  empan'e  habile- 
ment pour  en  faire  l'épigraphe  du  Génie  du  Chriatianisme  '. 

En  revanche,  il  a  devancé  notre  temps  dans  une  conception 
singulièrement  nette  du  gouvernement  que  nous  appelons  par- 
lementaire; et  du  principe  essentiel,  sur  lequel  ce  gouverne- 
ment repose,  qui  est  l'équilibre  et  la  pondération  des  pouvoirs. 
Ces  idées,  aujourd'hui  banales,  étaient  tout  à  fait  neuves  au 
milieu  du  xvur  siècle,  et  si  l'on  ne  peut  pas  dire  que  Montes- 
quieu les  inventa  tout  à  fait,  c'est  lui  du  moins  qui  les  révéla 
à  l'Europe.  On  a  dit  qu'il  avait  expliqué  aux  Anglais  leur  cons-  , 
titution  qu'eux-mêmes  ne  comprenaient  pas.  Il  serait  plus 
juste  de  dire  qu'il  a  deviné,  dès  4730,  le  sens  que  cette  constitu- 
tion devait  prendre,  et  qu'elle  n'avait  pas  encore  ;  le  tableau  qu'il  , 
trace  du  régime  anglais  fut  surtout  exact,  cent  années  plus  tard.   ' 

Même  en  dehors  du  régime  parlementaire,  Montesquieu 
refuse  au  roi  la  plus  petite  parcelle  de  pouvoir  judiciaire.  S'il 
poursuit  au  nom  de  la  société,  dit-il,  peut-il  encore  juger,  peut- 
il  condamner?  Distinction  neuve  et  hardie  à  une  époque  où 
l'idée  poétique  du  roi  justicier  trouvait  encore  beaucoup  d'admi- 
rateurs. En  même  temps  il  prêche  hautement  l'adoucissement 
des  peines;  reprenant  une  idée,  qui  était  déjà  en  germe  dans  les 
Lettres  persanes,  il  montre  que  la  même  crainte  peut  être  atta- 
chée à  un  chAtiment  léger  comme  à  un  châtiment  barbare;  ce 
(jui  est  dangereux,  «  c'est  l'impunité  des  crimes,  non  pas  la 
moflération  des  peines  ».  Il  ose,  le  premier,  mettre  en  doute 
l'utilité  <lo  la  torture.  Tout  le  livre  fameux  de  Beccaria  {Tratlato 
dei  delitti  e  d elle  pêne),  publié  seize  ans  plus  tard,  en  1764,  est 
inspiré  de  ce  chapitre;  et  Beccaria  lui-même  a  déclaré  ingénu- 
ment tout  ce  qu'il  doit  à  Montesquieu. 

I.  •  Chose  ailmirable!  l.a  religion  clirélienno  qui  ne  sonil)le  avoir  «rohjel  que 
la  félicilé  de  l'autre  vie,  fail  encore  noire  bonheur  dans  celle-ci.  •  Celle  réflexion 
ne  semble  jws  sortir  très  naturellement  de  l'Esprit  des  Lois.  Toutefois  il  faut    , 
avouer  que  Montesquieu,  parmi  les  grands  écrivains  du  xvm"  siècle,  esta  peu    1 
près  le  seul  qui  ait,  en  partie  du  moins,  compris  lo  rhrislianisme.  et  qui  en  ail    | 
pari»';  avec  iTS|>ort,  quelquefois  avec  sympathie. 


k 


198  MONTESQUIEU 

Avec  la  même  décision,  avec  la  même  hardiesse,  Montesquieu 
a  osé  combattre  l'esclavage,  encore  admis  universellement,  à 
son  époque,  sinon  comme  une  chose  juste,  au  moins  comme 
une  injustice  nécessaire.  Bodin,  dans  sa  République,  avait  donné 
l'exemple  et  vivement  protesté  contre  l'esclavage  renaissant, 
avec  les  premiers  établissements  faits  en  Amérique.  Depuis  deux 
siècles,  il  s'était  beaucoup  développé  ;  tout  notre  système  colo- 
nial reposait  sur  cette  base  ;  et  combien  de  grandes  fortunes  en 
France  n'avaient  pas  eu  d'autre  instrument  que  le  travail  des 
noirs  ou  même  la  traite!  Il  y  avait  donc  un  vrai  courage  à  atta- 
quer, comme  il  fît,  de  front,  une  institution  que  soutenaient  tant 
d'intérêts  coalisés;  il  lit  plus  que  de  la  combattre;  il  la  désho- 
nora par  une  satire,  plus  forte  que  tous  les  raisonnements, 
pleine  d'esprit,  de  verve  et  d'indignation. 

Le  livre  XIV  (des  lois  dans  le  rapport  qu'elles  ont  avec  la 
nature  du  climat)  est  peut-être  dans  tout  l'ouvrage  ce  qui  fut  le 
plus  attaqué.  On  accusa  l'auteur  d'annuler  toute  liberté  humaine 
en  accordant  au  climat  une  si  grande  influence.  Rien  n'était 
plus  loin  de  sa  pensée  ;  Montesquieu  est  bien  éloigné  du  déter- 
minisme. Mais  il  faut  avouer  qu'il  a  manqué  quelquefois  de 
il  modération  dans  les  termes  en  écrivant  ce  livre.  C'est  le  défaut 
général  de  Y  Esprit  des  Lois,  que  les  parties  sont  trop  compo- 
sées une  à  une;  de  sorte  que  l'auteur  semble,  dans  chacune, 
accorder  une  importance  exclusive  aux  considérations  particu- 
lières qu'il  y  expose.  Chaque  face  de  la  question  paraît  ainsi, 
tour  à  tour,  la  question  tout  entière.  Mais  si  Montesquieu  avait 
voulu  expliquer  par  les  climats  toute  l'histoire  de  l'humanité,  ce 
n'est  pas  au  XIV  livre  qu'il  eût  parlé  des  climats,  c'est  au  pre- 
mier, pour  y  subordonner  tout  le  reste.  Il  a  eu  aussi  le  tort  de 
présenter  comme  nouvelles  des  idées  qui  étaient  déjà,  au  moins 
en  germe,  dans  Hippocrate  et  dans  Platon,  dans  Aristote  et 
dans  Polybe.  S'il  eût  nommé  ses  initiateurs  dans  la  théorie  de 
l'influence  des  climats,  il  eût  moins  vivement  surpris  et  choqué 
ses  contemporains.  D'ailleurs  Montesquieu  sait,  aussi  bien  que 
nous,  et  lui-même  dit  expressément  que  si  le  climat  peut  beau- 
coup sur  l'homme,  l'homme  aussi  peut  beaucoup  contre  le 
climat.  Tel  pays,  prospère  et  peuplé  jadis,  est  aujourd'hui  un 
désert;  telle  plaine,  qui  fut  un  marais  au  temps  de  César,  est 


L  ESPRIT  DES  LOIS  Ï9% 

devenue  une  province  florissante,  sans  que  le  climat  ait  changé. 
Si  le  climat  avait  mis  ja«Hs  le  centre  du  commerce  du  monde  à 
Tyr,  pourquoi  est-il  à  Londres  aujourd'hui?  Donc,  ce  livre,  étudié 
à  part,  est  en  grande  partie  ou  faux  ou  exagéré  :  mais  il  faut  le 
juger  de  plus  haut,  et  lui  attribuer  seulement  l'importance  res- 
treinte qu'il  a  dans  l'ouvrage.  Au  reste  ce  chapitre  est  un  de 
ceux  où  Montesquieu  doit  le  plus  à  Bodin,  comme  on  l'a  bien 
montré  dans  une  autre  partie  de  cette  histoire'. 

C'est  surtout  à  propos  de  ce  chapitre  qu'on  a  souvent  n^proché 
à  Montesquieu  l'importance  capitale  qu'il  afl'ecte  d'attribuer  à 
des  faits  lointains,  mal  connus,  mal  étudiés.  Le  «léfaut  est  réel. 
Montesquieu  lisait  beaucoup,  un  peu  rapidement,  et  surtout 
sans  critique.  Il  excellait  à  tirer  parti  des  textes,  mais  non  à 
démêler  leur  valeur.  Trop  souvent  il  prend  au  sérieux  des  his- 
toriens sans  crédit,  des  relations  de  voyages  plus  ou  moins 
fabuleuses. 

Il  faut  aussi  tenir  compte  d'un  trait  qui  est  de  l'homme  et 
du  temps;  le  xvnT  siècle  était  ravi  de  trouver  dans  les  livres 
les  plus  graves  quelque  chose  de  clandestin  et  de  déguisé  qui 
semblât  prévenir  les  lecteurs  que  l'auteur  en  savait  et  qu'il  en 
pensait  plus  qu'il  n'en  disait;  mais  qu'il  avait  compté  sur  leur 
finesse.  Montesquieu  avait  au  plus  haut  point  ce  goût  de  l'allu- 
sion dissimulée.  Combien  de  fois  arrive-l-il  qu'en  alléguant  un 
peu  au  hasard  l'empereur  de  Chine  ou  le  Grand  Mogol,  Montes- 
quieu pense  réellement  à  la  France  et  dissimule  sous  le  voile 
léger  d'une  sorte  d'allégorie  fort  claire  pour  ses  contemporains, 
des  intentions  très  modernes,  des  allusions  à  des  choses  du 
jour  :  «  Ce  qui  perdit  les  dynasties  de  Tsin  et  de  Souï,  dit  un 
auteur  chinois,  c'est  qu'au  lieu  de  se  borner,  comme  les  anciens, 
à  une  inspection  générale,  .seule  digne  du  souverain,  les  princes 
voulurent  gouverner  tout  immédiatement  par  eux-mêmes  ». 
Doutez- vous  que  Tsin  et  Souï  veulent  dire  ici  :  Louis  XIV?  L'au- 
teur ajoute,  avec  un  accent  passionné  que  le  sort  de  la  Chine, 
assurément,  ne  lui  aurait  pas  inspiré  :  «  La  monarchie  se  perd 
lorsque  le  prince,  rapportant  tout  uniquement  à  lui,  appelle 
l'état  à  sa  capitale,  la  capitale  à  sa  cour  et  sa  cour  à  sa  seule 

I.  Voir  t.  V.  p.  5:6. 


2010  MONTESQUIEU 

personne.  Le  principe  de  la  monarchie  se  corrompt  lorsque  les 
premières  dignités  sont  la  marque  de  la  première  servitude; 
lorsqu'on  ôte  aux  grands  le  respect  des  peuples,  et  qu'on  les 
rend  de  vils  instruments  du  pouvoir  arbitraire.  »  Aujourd'hui 
nous  sommes  tentés  de  sourire  d'une  telle  indignation  à  propos 
de  Souï  et  de  Tsin.  Mais  prenons  garde.  Si  nous  sourions,  nous 
n'avons  pas  compris;  il  nous  faut  deviner  que  l'auteur  ne  se 
soucie  pas  plus  que  nous  de  la  Chine  ;  mais  qu'il  est  gentilhomme, 
et  qu'il  n'a  jamais  pardonné  à  Richelieu  ni  à  Louis  XIV  d'avoir 
avili  l'aristocratie  française  '. 

h'Esprit  des  Lois,  œuvre  d'un  esprit  très  fin,  demande  un  peu 
de  finesse  pour  être  bien  compris;  la  clarté,  quelquefois,  n'y  est 
qu'apparente.  D'autres  écrivains  pèchent  par  l'absence  de  toute 
division  ;  ici  les  divisions  ne  sont  que  trop  nombreuses,  les 
chapitres  trop  multipliés  ;  le  développement  qui  leur  est  donné 
est,  jusqu'à  l'affectation,  inégal  :  tel  chapitre  n'a  que  trois  lignes; 
tel  autre  n'en  a  que  deux.  Légère  bizarrerie,  dont  Buffon  s'est 
montré  trop  vivement  choqué,  quand  il  dit  (dans  son  discours  de 
réception  à  l'Académie)  :  «  Le  grand  nombre  de  divisions,  loin 
de  rendre  un  ouvrage  plus  solide  en  détruit  l'assemblage;  le 
livre  paraît  plus  clair  aux  yeux,  mais  le  dessein  de  l'auteur 
demeure  obscur.  »  Obscur,  non,  s'il  s'agit  ici  de  Montesquieu  ; 
son  dessein  est  fort  clair;  mais  l'exécution  a  quelque  chose  d'un 
peu  scintillant,  ce  qui  est  un  moindre  défaut,  mais  ce  qui  est  tou- 
jours un  défaut,  surtout  dans  un  livre  grave.  De  même,  il  faut, 
si  fort  qu'on  l'admire,  oser  reprochera  Montesquieu  ce  fî  saillies , 
dont  il  a  beau  se  défendre  dans  la  Préface  de  VEspril  des  Lois  ; 
elles  abondent  dans  toutes  les  parties  du  livre.  Nous  avouons 
ne  pas  goûter  vivement  ces  gentillesses  d'un  génie  qui  se  divertit; 
et  trop  souvent  le  jeu  nous  a  paru  froid.  Mais  cette  affectation 
de  légèreté  n'est  que  l'excès  d'une  qualité  qui  fit  en  partie  l'ori- 
ginalité du  livre  et  son  succès.  Avant  Montesquieu,  les  auteurs 
qui  traitaient  de  ces  matières  étaient  secs,  décharnés,  diffus, 
techniques,  incolores.  Lui  le  premier  a  fait  entrer  les  choses  de 
la  politique  dans  le  domaine  agrandi  de  la  littérature.  Il  a  fait 
pour  la  science  sociale  une  œuvre  analogue  à  celle  que  Descartes 

1.  Dans  les  Pensées  diverses,  Montesquieu  nomme  Richelieu.  Louvois  el  Mau- 
repas  comme  les  pires  citoyens  que  la  France  ait  produits. 


LESPRIT  DES  LOIS  201 

avait  accomplie  au  siècle  précédent  pour  la  philosophie;  Pascal 
pour  la  théologie  et  la  morale.  Il  a  convié  tous  les  «  honnêtes 
gens  »  îi  pénétrer  dans  le  sanctuaire  des  lois,  jusque-là  fermé 
aux  profanes.  Mais  il  ne  suffisait  pas  d'appeler  la  foule;  il  fallait 
la  retenir  et  l'intéresser.  De  là  ce  désir  constant  de  plaire  et  de 
charmer  ;  et,  dans  cette  recherche,  un  peu  d'excès  ;  mais  qui  peut- 
être  a  servi  à  l'œuvre  plus  qu'il  n'y  a  nui.  Ceux  qui  ont  écrit 
sur  les  mêmes  sujets  après  Montesquieu,  sans  joindre  une  àme 
au  corps  énorme  de  leurs  recherches,  contents  d'ajouter  les  faits 
aux  faits  et  les  règles  aux  règles,  comme  le  géomètre  met  bout 
à  bout  ses  théorèmes,  n'ont  rien  vu  du  vrai  procédé  qui  convient 
dans  les  sciences  morales  et  qui  n'est  pas  du  tout  celui  des  mathé- 
matiques. Montesquieu ,  plus  habile ,  a  bien  senti  qu'il  faut 
apporter  le  mouvement  dans  l'exposé  historique;  et  qu'on  ne 
parle  pas  bien  des  choses  humaines  et  vivantes  dans  un  style 
mort. 


V.   —   Montesquieu  écrivain.    Montesquieu 
et    la  postérité. 

De  la  langue  et  du  style  de  Montesquieu.  —  Mon- 
tesquieu est  le  premier  des  écrivains  du  sec^id  ordre.  Pour 
s'élever  au  rang  des  plus  grands,  il  lui  a  manqué  seulement  un 
peu  plus  de  naturel  et  de  simplicité.  Pascal  aurait  dit  qu'on 
trouve  toujours  chez  lui  «  l'auteur  »,  d'ailleurs  excellent.  Il 
semble  quelquefois  écrire  comme  un  étranger,  qui  saurait 
admirablement  le  français,  mais  pour  l'avoir  appris  à  l'école, 
non  chez  sa  nourrice.  Il  a  plus  de  talent  que  d'aisance.  Il  se  pare 
de  la  langue,  au  lieu  de  s'en  revêtir.  Montesquieu  n'adressait 
qu'un  seul  reproche  à  Tite-Live,  son  modèle;  or,  par  une  ren- 
contre piquante  le  défaut  qu'il  reprend  dans  Tite-Live  est  peut- 
être  le  plus  marqué  qu'on  puisse  relever  chez  Montesquieu  lui- 
même.  Il  dit  :  «  J'ai  du  regret  de  voir  Tite-Live  jeter  ses  fleurs 
sur  ces  énormes  colosses  de  l'antiquité  ».  Lui  aussi  jette  un  peu 
trop  de  fleurs  dans  des  pages  où  un  style  plus  nu  siérait  mieux. 
Quand  il  écrit,  par  exemple  :  «  Tel  est  l'état  nécessaire  d'une 
monarchie  conquérante  :  un  luxe  affreux  dans  la  capitale;  la 


«02  MONTESQUIEU 

misère  dans  les  provinces  qui  s'en  éloignent;  l'abondance  aux 
extrémités.  Il  en  est  comme  de  notre  planète  :  le  feu  est  au 
centre  ;  la  verdure  à  la  surface;  une  terre  aride,  froide  et  stérile 
entre  les  deux.  »  Quoi  de  plus  froid  qu'une  telle  comparaison, 
qui  veut  être  pittoresque  et  qui  embrouille  l'idée  au  lieu  de  la 
rendre  sensible?  Ce  défaut  est  inné  chez  Montesquieu;  il  y  eut 
toujours  en  lui,  derrière  le  penseur,  le  politique  et  le  philo- 
sophe, un  mondain,  frivole  à  ses  heures,  et  qui  gardait  une 
tendresse  incorrigible  aux  gentillesses  du  Temple  deGnide\ 

Mais  par  quelles  admirables  qualités  ne  rachète-t-il  pas  ce 
léger  défaut?  Il  excelle  à  donner  du  trait  et  de  la  clarté  à  des 
pensées  profondes  ;  il  a  la  brièveté,  la  finesse,  la  précision, 
l'élégance.  Il  pense  beaucoup,  et  il  fait  penser,  non  seulement 
par  l'abondance  des  idées,  mais  par  la  plénitude  d'un  style  qui 
suggère  plus  de  choses  encore  qu'il  n'en  exprime.  «  Il  ne  faut 
pas,  disait-il,  tellement  épuiser  un  sujet  qu'on  ne  laisse  rien  à 
faire  au  lecteur.  Il  ne  s'agit  pas  de  faire  lire,  mais  de  faire 
penser.  »  Sa  langue  est  celle  du  xvn"  siècle,  dans  sa  seconde 
période;  avec  quelque  chose  de  moins,  mais  aussi  quelque 
chose  de  plus.  S'il  n'a  plus  tout  à  fait  «  l'atticisme  »  des  grands 
maîtres,  on  serait  bien  injuste  en  lui  refusant  la  gloire  d'avoir,  en 
revanche,  exprimé  beaucoup  d'idées  et  de  nuances  d'idées  que 
le  xvn''  siècle  n'avait  point  pensées,  et  d'avoir  trouvé,  pour  dire 
ces  choses  neuves,  d'heureuses  nouveautés  de  langue.  Il  les 
puise  aux  meilleures  sources;  mais  surtout  à  la  source  étymo- 
logique. Il  abonde  en  latinismes;  mais  les  sens  nouveaux  qu'il 
donne  aux  mots  n'ont  rien  qui  répugne  à  la  langue;  elle  les 
reconnaît  d'abord,  les  adopte  et  les  fait  siens  :  «  La  Grèce, 
étonnée  par  le  premier  Philippe  mais  non  subjuguée. —  Pendant 
que  les  armées  consternaient  tout,  le  Sénat  tenait  à  terre  ceux 
qu'il  trouvait  abattus.  —  Les  rois  n'osaient  jeter  des  regards  fixes 
sur  le  peuple  romain.  —  Les  soldats  commencèrent  à  ne  recon- 
naître que  leur  général,  à  voir  de  plus  loin  la  ville.  —  La  Suède 
était  comme  répandue  [diffusa)  dans  les  déserts  de  la  Pologne.  » 
Tous  ces  traits,  pris  dans  le  vif  do  la  phrase  latine,  sont  trans- 


1.  D'Argenson,  très  médiocre  écrivain,  mais  critique  assez  clairvoyant,  disait 
de  Montesquieu  :  ••  Son  style  est  bien  plus  spirituel  et  quelqueTois  mi^me  nerveux 
qu'il  n'est  pur.  • 


ET  LA   POSTERITE  203 

plantés  heureusemcnl '  ;  la  laii^e  française  y  reconnaît,  avec 
joie,  des  valeurs  qu'elle  possédait  virtuellement,  sans  en  user. 
Par  de  tels  procédés,  qui  enrichissent  l'idiome,  sans  ajouter  un 
seul  mot  au  vocabulaire;  qui,  au  lieu  d'élargir  le  domaine  hors 
de  ses  frontières,  se  contentent  de  fouiller  plus  profondément  le 
vieux  sol,  pour  le  rendre  plus  fructueux  et  rajeunir  les  fruits, 
Montesquieu  est  l'héritier  le  plus  direct  des  traditions  et  des 
exemples  de  Bossuet,  de  Racine  et  do  La  Bruyère. 
.  Mais  si  grand  qu'il  soit  par  la  forme  et  par  le  style,  sa  vraie 
gloire  est  ailleurs;  elle  est  dans  l'influence  qu'il  n'a  cessé 
d'exercer  depuis  un  siècle  et  demi,  sur  les  esprits  en  France  et 
dans  toute  l'Europe.  Si  quelque  chose  aujourd'hui  fait  encore 
rontre-poids  à  la  force  grandissante  de  la  démocratie  pure  et  de 
la  logique  à  outrance,  ce  sont  les  idées  de  Montesquieu.  Et  ces 
idées  se  résument  dans  ce  grand  principe  :  que  la  science  de 
gouverner  repose  sur  l'observation  des  faits,  non  sur  des 
théories  absolues,  formulées  a  priori  -.  D'autres  assimilent  la 
tâche  de  diriger  l'État  à  celle  de  résoudre  un  problème  de  géo- 
métrie :  elle  relève,  pour  eux,  de  la  raison  pure.  Montesquieu  y 
voit  un  problème  tout  différent,  que  l'histoire  et  l'expérience 
nous  apprennent  à  résoudre,  non  par  «  l'esprit  de  géométrie  », 
mais  par  «  l'esprit  de  finesse  ».  Suivant  que  la  direction  des 
affaires  passe,  en  Europe,  aux  mains  des  «  historiens  »  ou 
à  celles  des  «  logiciens  »,  le  crédit  de  Montesquieu  augmente  ou 
diminue. 

Toutefois,  si  son  intluence  efficace  a  subi  de  fréquentes 
éclipses,  le  respect  attaché  à  son  œuvre  et  à  son  génie  est 
demeuré  toujours  éclatant.  Son  nom  est  du  petit  nombre  de 
ceux  dont  toutes  les  opinions  aiment  à  se  couvrir,  et  même 
celles  qui  contredisent  parfois  son  esprit.  Une  épigraphe  de 
Montesquieu  à  la  première  page  d'un  livre,  c'est  comme  une 
promesse  que  fait  l'auteur  d'écrire  sérieusement.  L'auteur  de 
y  Esprit  des  Lois  avait  vivement  souhaité  cette  forme  distinguée 

\.  Il  passe  quelquerois  la  mesure  :  inetlre  une  nation  sous  un  meilleur  génie 
(Esprit,  liv.  X,  chap.  iv). 

2.  Autant  que  ses  contradicteurs.  Montesquieu  croit  à  la  justice  absolue  : 
•  Dire  qu'il  n'y  rien  <le  juste  ni  d'injuste,  que  ce  qu'ordonnent  ou  défendent  les 
lois  positives,  c'est  dire  qu'avant  qu'on  eût  tracé  des  cercles,  tous  les  rayons 
n'étaient  pas  égaux  •.  Mais  cette  justice  absolue,  l'homme  ne  peut  toujours  la 
voir,  encore  moins  l'appliquer. 


204  MONTESQUIEU 

(le  la  réputation,  qui  s'appelle  la  considération;  il  écrivait  : 
«  Un  honnête  homme  qui  est  considéré  dans  le  monde  est  dans 
l'état  le  plus  heureux  où  l'on  puisse  être.  La  considération  con- 
tribue bien  plus  à  notre  bonheur  que  la  naissance,  les  richesses, 
les  emplois,  les  honneurs...  La  considération  est  le  résultat  de 
toute  une  vie  ;  au  lieu  qu'il  ne  faut  souvent  qu'une  sottise 
pour  nous  donner  de  la  réputation'.  »  Montesquieu,  vivant  et 
mort,  a  joui  de  cette  considération,  la  fleur  de  la  renommée. 

Il  n'a  guère  été  attaqué  de  son  vivant  que  par  des  ennemis 
obscurs  ou  cachés  derrière  l'anonyme,  et  qui  risquaient  peu  des 
chose,  n'ayant  rien  à  perdre,  ni  réputation,  ni  crédit.  Voltaire  le 
louait  en  face  et  ne  le  dénigrait  que  sourdement,  avec  toutes 
sortes  de  précautions.  Quand  Montesquieu  fut  mort,  il  le  mal- 
traita violemment  dans  les  dialogues  A  B  C,  mais,  en  ayant 
soin,  selon  sa  tactique  ordinaire,  de  désavouer  son  propre 
ouvrage  *.  Jean-Jacques  Rousseau,  qu'un  abîme  séparait  de  Mon- 
tesquieu, ne  l'a  nommé  qu'avec  respect,  dans  le  Contrat  social 
et  ailleurs.  A  la  veille  de  la  Révolution,  tous  les  futurs  Consti- 
tuants se  vantaient  d'être  ses  disciples  ;  la  plupart  se  trompaient, 
mais  de  bonne  foi.  L'Assemblée  nationale  lui  décerna  une  statue 
et  le  Panthéon.  Il  est  vrai  que  ces  deux  décrets  ne  furent  pas 
exécutés  plus  que  bien  d'autres.  Mais,  sous  le  Consulat,  nos 
Codes  furent  rédigés  par  des  hommes  imbus  de  son  esprit. 
L'Empire  ne  pouvait  être  favorable  à  l'écrivain  qui,  sous 
Louis  XV,  roi  pacifique,  au  lendemain  d'une  paix  modérée,  écri- 
vait ces  mots  singuliers  :  «  La  France  périra  par  les  gens  de 
guerre  ^  ».  La  passion  des  conquêtes  et  la  fausse  gloire  qu'elle 

1.  Discours  SU7-  la  différence  entre  la  considération  et  la  réputation,  prononcé 
«levant  l'Académie  de  Bordeaux  (2o  août  1723). 

2.  Au  lendemain  de  la  mort  de  Montesquieu  (27  février  i75o),  Voltaire  écrivait 
à  Thiériot  :  «  M"""  la  duchesse  d'Aiguillon  aurait  bien  dû  fournir  à  l'auteur  de 
VËsprit  des  Lois  de  la  méthode  et  des  citations  justes...  Je  suis  un  peu  partisan 
de  la  méthode  et  je  tiens  que  sans  elle  aucun  grand  ouvrage  ne  passe  à  la 
j)ostérité.  » 

3.  Ailleurs  il  écrit  cette  page.  Puisse-t-elle  n'être  pas  prophétique! 

-  Que  peut-on  dire  de  cette  maladie  de  notre  siècle  qui  fait  qu'on  entrelient 
partout  un  nombre  désordonné  de  troupes?...  si  tôt  qu'un  État  augmente  ce 
qu'il  appelle  ses  forces,  les  autres,  soudain,  augmentent  les  leurs,  de  façon  qu'on 
ne  gagne  rien  par  là  que  la  ruine  commune.  Chaque  monarque  lient  sur  pied 
toutes  les  armées  qu'il  pourrait  avoir  si  les  peuples  étaient  en  danger  d'être 
exterminés,  et  on  nomme  paix  cet  état  d'elTorls  de  tous  contre  tous.  Aussi 
l'Europe  est-elle  si  ruinée  que  trois  particuliers  qui  seraient  dans  la  situation 
où  sont  les  trois  puissances  de  cette  partie  du  monde   les  plus  opulentes  n'au- 


ET   LA   POSTÉHITK  205 

apporte  étaient  aussi  froidement  con<lamnées  dans  VEsprif  des 
Lois,  non  par  des  raisons  de  seiitiment,  mais  au  nom  de  l'expé- 
rience historique.  NapokVjn  tint  Montesquieu  en  suspicion,  et 
presque  en  exil.  La  Restauration  remit  Tiiomme  et  l'œuvre  en 
lumière  et  en  honneur;  déjà  Chateauhriand,  dans  le  Génie  du 
Christianisme,  l'avait  appelé  :  le  véritable  grand  homme  du 
xvni'  siècle .  Les  débats  parlementaires,  conduits  par  des 
hommes  comme  le  comte  de  Serre  et  Royer-Collard,  furent  sou- 
vent un  éclatant  commentaire  de  YEspril  des  Lois.  Les  études 
historiques  s'inspirèrent  de  sa  méthode.  Guizot,  dans  son  admi- 
rable Histoire  de  la  Civilisation,  est  un  disciple  de  Montesquieu. 
Augustin  Thierry  disait  :  «  Avant  M.  Guizot,  Montesquieu  seul 
excepté,  il  n'y  avait  eu  que  des  systèmes  ».  Mais  il  exceptait 
Montesquieu.  Aujourd'hui  encore,  après  dix  révolutions,  et 
l'expérience  nouvelle  qu'elles  ont  dû  nous  apporter,  Y  Esprit  des 
Lois  reste  debout;  il  conserve  un  autre  intérêt  que  l'intérêt 
purement  historique;  c'est  plus  qu'un  document,  c'est  un  ensei- 
gnement. A  le  lire,  on  apprend  peu  ;  parce  qu'il  abonde  en  faits 
inexacts;  mais,  à  le  méditer,  on  apprend  beaucoup,  par  tout  ce 
qu'il  suggère.  Montesquieu  reste  le  maître  préféré  des  esprits 
réfléchis,  qui  ont,  comme  lui-même,  le  goîit  de  la  modération 
joint  au  goût  du  progrès:  l'amour  du  bien  public  et  l'aversion 
de  toute  injustice,  même  particulière  ;  la  haine  des  abus  et  le 
respect  des  droits  acquis  ;  l'horreur  du  désordre  et  la  passion  de 
la  liberté. 


BIBLIOGRAPHIE 

Les  premières  éditions  des  Lettres  persanes  parurent  (anonymes)  en  1721,. 
avec  la  rubrique  :  Amsterdam  (Brunel),  et  Cologne  (P.  Marteau),  2  vol.  in-12. 
—  Le  Temple  de  Gnide  parut  (anonyme)  en  1725,  Paris  (Simart),  in-12.  — 
Les  Con<ikUrations  sur  les  causes  de  la  yrandeur  des  Rorrtains  et  de  leur  déca- 
dence parurent  à  Paris  (sous  la  rubrique  Amsterdam)  chez  Desbordes,  in-12, 
1734.  —  Le  Dialogue  de  Sylla  et  d'Eucrate  fut  joint  aux  Considérations  dans 
l'édition  de  1748.  —  Le  livre  De  l'Esprit  des  Lois,  ou  du  rapport  que  les  lois 
doivent  avoir  avec  la  constitution  de  chaque  gouvernement,  mœurs,  climat, 

raient  pas  de  quoi  vivre...  Il  n'est  pas  inouï  de  voir  des  étals  hypothéquer  leurs 
fonds  pendant  la  paix  même,  et  employer  pour  se  ruiner  des  moyens  extraor- 
dinaires, et  qui  le  sont  si  fort  que  le  fils  de  famille  le  i»lus  dérangé  aurait  de  la 
peine  â  les  imaginer  pour  lui.  •  (Réflexions  sur  la  monarchie  universelle  en  Europe^ 
dans  Deux  opuscules  de  Montesquieu,  Bordeaux,  1801,  p.  40.) 


206  MONTESQUIEU 

religion,  commevce,  etc.,  parut  sans  date  (1748)  à  Genève,  chez  Barillot  et 
fils,  en  2  vol.  in-4.  —  La  Défense  de  l'Esprit  des  Lois  parut,  chez  les  mêmes, 
en  1750,  in-12.  —  Les  Lettres  familières  furent  publiées  en  1757  (sans  lieu), 
in-12,  par  l'abbé  de  Guasco.  Le  recueil  s'est  beaucoup  grossi  dans  les  édi- 
tions successives  des  Œuvres  complètes.  —  La  première  édition  des  Œuvres 
fut  donnée  à  Londres  (Nourse),  1757,  4  vol.  in-t2.  La  dernière  et  la  meilleure 
a  été  donnée  par  Laboulaye,  chez  Garnier,  en  7  volumes  in-8.  (1875-1879). 

La  famille  de  Montesquieu  a  entrepris  de  publier  les  œuvres  inédites  de 
son  illustre  ancêtre  *.  Ont  déjà  paru  (à  Bordeaux,  chez  Gounouilhou,  in-4)  : 
Deux  opuscules  de  Montesquieu,  1891,  vii-81  pages.  —  Mélanges  inédits  de 
Montesquieu,  1892,  viii-302  p.  —  Voyages  de  Montesquieu,  t.  I,  1894,  XLViii- 
376  pages.  —  Tome  II,  1896,  xx-518  pages. 

Les  Deux  opuscules  sont  :  1°  des  réflexions  sur  la  monarchie  universelle  en 
Europe;  2*^  un  morceau  sur  la  considération  et  la  réputation.  Les  Mélanges 
renferment  un  discours  sur  Cicéron,  un  éloge  de  la  sincérité,  divers  frag- 
ments romanesques,  des  réflexions  sur  la  politique  et  la  morale,  un  mémoire 
sur  la  constitution  Unigenitus;  un  autre  sur  les  dettes  de  l'État,  etc. 

En  1897,  on  compte  :  57  éditions  des  Lettres  persanes;  96  éditions  des 
Considérations  ;  ki\  éditions  de  VEsprif  des  Lois,  et  52  éditions  des  œuvres  de 
Montesquieu. 

A  consulter  :  Maupertuis,  Éloge  de  Montesquieu,  Berlin,  1755,  in-8.  — 
J.-P.  Marat,  Éloge  de  Montesquieu,  présenté  à  l'Académie  de  Bordeaux  le 
28  mars  1785,  publié  par  A.  de  Brézetz,  Libourne,  1883,  in-8.  —  Ph.-A.  Grou- 
velle,  De  l'autorité  de  Montesquieu  dans  la  révolution  j)résenle,  Paris,  1789, 
in-8.  —  L.-S.  Auger,  Vie  de  Montesquieu  (jointe  à  l'édition  des  OEuvres, 
1816).  —  Villemain,  Littérature  française  au  dix-hviiième  siècle.  —  Hen- 
nequin.  Étude  sur  Montesquieu,  Paris,  1840,  in-8.  —  Fr.  Riaux,  Notice 
sur  Montesquieu,  Paris,  1849,  in-8.  —  Sainte-Beuve,  Montesquieu,  Cause- 
ries du  Lundi,  t.  VII  (1852).  — Bersot,  Étude  sur  la  philosophie  du  XVIll'^  s., 
Paris,  1852,  in-12. —  Sclopis  (Fr.),  Recherches  historiques  et  critiques  sur 
l'Esprit  des  Lois,  Turin,  1867,  in-8.  —  L.  Raynal,  Le  président  de  Montes- 
quieu et  l'Esprit  des  Lois,  Paris,  1865,  in-8.  —  L.  V.  (Louis  Vian),  Montes- 
quieu, sa  réception  à  l'Académie  et  la  2^  édition  des  Lettres  persanes,  Paris, 
1872,  in-8.  —  Dangeau  (L.  Vian).  Bibliographie  de  Montesquieu,  Paris,  1874, 
in-12.  — L.  Vian,  Histoire  de  Montesquieu,  sa  vie  et  ses  œuvres,  Paris,  1878, 
in-8.  —  Brunetière,  Études  critiques,  1. 1  et  IV,  Paris,  1880  et  1891,  in-12. 
—  A.  Charauz,  L'esprit  de  Montesquieu,  sa  vie  et  ses  ouvrages,  Lille,  1885, 
in-16.  —  A.  Sorel,  Montesquieu,  Paris,  1887,  in-12.  —  E,  Faguet,  Dix- 
huitième  siècle,  Paris,  1890,  in-8.  --  Am.  Lefèvre-Pontalis,  Éloge  de  Mon- 
tesquieu, Châteaudun,  1891,  in-8.  —  Zévort,  Montesquieu  (dans  la  Collec- 
tion des  classiques  populaires).  —  Durckeim,  Quid  Secundatus  politicx 
scientiac  instituendie  contulerit,  Bordeaux,  1892,  in-8.  —  Paul  Bonnefon, 
Voyages  de  Montesquieu,  dans  Revue  d'histoire  littéraire  de  la  France.  Paris, 
1895,  in-8  (15  janvier  1895,  et  15  juillet  1897). 

1.  Le  nom  s'esL  prolongé  par  les  descendants  de  la  lillo  do  Montesquieu,  mariée 
à  un  cousin  du  même  nom. 


CHAPITRE  V 
BUFFON • 


BulTon  semble  d'abonl  en  liehors  de  son  temps  *.  La  sérénité 
«le  cette  vie  et  Tunité  de  cette  œuvre  que  le  savant  construit 
à  l'écart,  lentement,  pour  toujours,  contrastent  avec  l'agitation 
inquiète  de  ces  esprits  armés  en  guerre  contre  le  présent,  et  qui 
ne  se  reposent  des  luttes  de  l'intelligence  que  dans  la  paix, 
encore  active,  de  la  vie  de  société.  Le  généralisateur  audacieux 
qui  envie  aux  Aristote  et  aux  Pline  leur  facilité  de  penser  en 
grand,  et  qui  la  ressaisit,  semble  peu  fait  pour  vivre  à  l'époque 
où  règne,  selon  son  expression,  Voltaire  P'.  Mais  ceux-là  se 
trompaient,  au  xviii*  siècle,  qui,  le  voyant  demeurer,  de  parti 
pris,  étranger  aux  coteries  philosophiques,  le  croyaient  moins 
philosophe  qu'eux  :  il  l'était  plus  qu'eux  au  contraire.  Aujour- 
d'hui, de  même,  ce  serait  mal  mesurer  la  portée  de  son 
œuvre,  que  s'obstiner  à  le  fixer  dans  la  majesté  un  peu  dédai- 
gneuse de  son  isolement,  sans  le  replacer  dans  le  siècle  qu'il 
dépasse,  mais  dont  la  foi  est  bien  la  sienne.  «  Ce  que  nous 
ronnaissons  déjà,  écrit-il  \  doit  nous  faire  juger  de  ce  que  nous 
pourrions  connaître  :  l'esprit  humain  n'a  point  de  borne  ;  il 
s'étend  à  mesure  que  l'univers  se  déploie.  L'homme  peut  donc 
et  doit  tout  tenter;  il  ne  lui  faut  que  du  temps  pour  tout  savoir. 

1.  Par  M.  Félix  Hémon,  inspecleur  de  l'Acaflémie  de  Paris. 

2.  •  Il  n'a  pas  de  dale.  Il  vit  dans  le  temps  indéfini....  hors  de  son  siècle  « 
(Faguet,  Le  Dix-huitième  siècle). 

3.  Dégénération  det  espèces. 


208  BUFFON 

Il  pourrail  intMne,  en  multipliant  ses  observations,  voir  et  pré- 
voir tous  les  phénomènes,  tous  les  événements  de  la  nature 
avec  autant  de  vérité  et  de  certitude  que  s'il  les  déduisait  immé- 
diatement des  causes,  et  quel  enthousiasme  plus  pardonnable 
ou  même  plus  noble  que  celui  de  croire  l'homme  capable  de 
reconnaître  toutes  les  puissances  et  de  découvrir  par  ses  tra- 
vaux tous  les  secrets  de  la  nature?  » 

L'orgueil  de  la  raison  humaine  n'a  jamais  été  porté  plus 
haut.  Cet  enthousiasme  grave  a  soutenu  Buffon  dans  l'accom- 
plissement d'une  œuvre  de  haute  science  à  la  fois  et  de  haute 
philosophie,  qui  a  pour  base  la  Théorie  de  la  terre,  et  pour 
couronnement  les  Epoques  de  la  Nature.  Les  hypothèses  et  les 
découvertes  du  savant  ont  été  rejetées  ou  dépassées;  quelques- 
uns  de  ses  procédés  de  style  semblent  vieillis.  Mais  il  a  fait 
pour  la  science  ce  que  Descartes  avait  fait  pour  la  philosophie  : 
en  l'affranchissant  du  dogme,  il  lui  a  permis  d'être  vraiment 
scientifique  et,  d'autre  part,  en  la  dégageant  des  formes  scolas- 
tiques,  il  Fa  faite  humaine  et  vivante. 


/.  —  La   vie  de  Buffon, 

Avant  le  Jardin  du  roi.  —  La  vie  de  Buffon  pourrait  tenir 
tout  entière  en  quelques  dates,  celles  qui  marquent  la  publica- 
tion des  premiers  et  des  derniers  volumes  de  X Histoire  naturelle. 
L'histoire  de  l'homme  s'y  réduit  à  presque  rien,  et  c'est 
histoire  du  livre  qu'on  écrit  nécessairement  en  écrivant  la  vie 
(le  l'homme. 

D'où  vint  à  Buffon  ce  goût  si  vif  pour  les  sciences  natu- 
relles? Ce  que  nous  savons  de  sa  vie  ne  nous  donne  sur  ce 
point  que  des  lumières  incomplètes.  Georges-Louis  Leclerc,  fils 
de  Benjamin  Leclerc,  conseiller  au  Parlement  de  Bourgogne,' 
naquit  à  Montbard  le  7  septembre  1707.  Le  nom  de  Buffon  lui 
vint  d'une  terre  voisine,  dont  hérita  sa  famille,  et  que  Louis  XV 
érigea  plus  tard  en  comté.  Au  collège  de  Dijon,  que  dirigeaient 
les  Jésuites,  il  ne  révéla  d'aptitudes  marquées  que  pour  les 
mathématiques;  on   assure  qu'il  emportait,  même  au  jeu   de 


SA   VIE  200 

paume,  pour  les  lire  à  l'écart,  les  Éléments  d'Euclide.  Maïs  sur 
les  éludes  «le  sa  jeunesse,  qui  paraît  avoir  été  plus  ardente 
encore  au  plaisir  ([u'au  travail,  ses  biographes  ne  nous  appren- 
nent rien  et,  brusquement,  nous  le  voyons,  à  vingt-six  ans  (1733), 
élu  membre  de  rAcadémie  des  sciences.  Que  s'est-il  passé  dans 
l'intervalle?  nous  savons  seulement  qu'il  a  voyagé.  A  Dijon, 
il  s'était  lié  avec  un  Anglais,  le  jeune  duc  de  Kingston,  qui 
voyageait  avec  un  précepteur  allemand,  Hinckman,  presque 
aussi  passionné  pour  l'histoire  naturelle  que  pour  la  pipe. 
Celui-ci  lui  proposa  de  l'associer  à  leurs  voyages.  Le  3  no- 
vembre 1130,  Buflbn  part  avec  eux  pour  la  Suisse  et  l'Italie.  A 
Genève,  il  rencontre  le  gt^omètre  Gabriel  Cramer  :  jdus  tard, 
il  déclarera  lui  devoir  ses  premières  connaissances  solides 
dans  les  sciences  mathématiques.  En  1"32,  les  trois  amis  sont  à 
Home.  Après  ce  voyage,  ils  se  séparent,  mais  ne  se  perdent  pas 
de  vue  :  de  1736  à  1738,  Buffon  adresse  à  Hinckman  des 
insectes  pour  sa  collection.  Enfin,  dans  les  derniers  mois  de  1738, 
il  rejoint  le  duc  de  Kingston  en  Angleterre,  où  réside  d'ailleurs 
un  de  ses  condisciples,  l'abbé  Leblanc;  mais  il  n'y  fait  qu'un 
séjour  de  trois  mois.  Dans  l'intervalle,  il  avait  fait  son  «  aca- 
démie »  à  Angers,  et  reçu  les  conseils  d'un  savant  mathémati- 
cien, le  P.  Landreville,  de  l'Oratoire.  Sa  mère,  en  mourant,  lui 
avait  laissé  trois  cent  mille  livres;  il  pouvait  se  faire  à  lui-môme 
sa  vie. 

De  toute  manière,  il  paraît  certain  que  l'influence  anglaise 
contribua  pour  beaucoup  à  orienter  son  esprit,  déjà  réfléchi, 
dans  le  sens  des  recherches  précises  et  profondes.  Il  estimait 
le  génie  de  «  ce  peuple  si  sensé,  si  profondément  pensant  '  ». 
Ses  deux  premières  publications  sont  des  traductions  de  deux 
ouvrages  anglais,  la  Statique  des  végétaux,  de  Haies  (1735),  et 
la  Méthode  des  fluxions  de  Newton  (1740).  Dans  la  préface  de 
celle-ci,  il  dit  n'avoir  pu  se  refuser  le  plaisir  de  traduire  un 
ouvrage  qui  l'avait  vivement  frappé.  Mais  à  Newton  même  il 
préférait  Milton.  Il  goûtait  Richardson  «  à  cause  de  sa  grande 
vérité  et  parce  qu'il  avait  regardé  de  près  tous  les  objets  qu'il 
peignait  ».  L'admiration  qu'il  ressentait,  il  devait  l'inspirer  à 


I.  Époques  de  la  nature,  septième  époque. 

Histoire  de  la  langue.  VI.  14 


ti«  BUPPON 

son  tour  :  ce  fut  une  surprise  extraordinaire  pour  le  sceptique 
Hume,  quand  il  lut  la  Théorie  de  la  terre,  de  voir  que  le  génie 
de  Butïon  «  donnait  à  des  choses  que  personne  n'a  vues  une 
probabilité  presque  égale  à  l'évidence  ».  Gibbon  le  vit  et  l'aima, 
et  Needham  fut  un  de  ses  collaborateurs. 

Au  reste,  ces  publications,  contrairement  à  ce  que  disent  Yille- 
main  et  d'autres,  sont  postérieures  à  son  élection  à  l'Académie 
des  Sciences;  le  front  de  la  première  indique  son  nom  et  son 
titre.  Il  ne  semble  avoir  eu  à  son  actif  qu'un  mémoire  de 
géométrie  sur  le  jeu  du  franc  carreau  (1733),  loué  par  Mauper- 
tuis  et  Clairaut.  Ses  expériences  sur  la  force  de  résistance  des 
bois,  sur  la  génération,  sur  les  miroirs  d'Arcliimède  ne  vinrent 
que  beaucoup  après  *.  Presque  tout  lui  manquait,  une  occasion, 
des  instruments  de  travail,  la  sécurité  que  donne  une  situation 
publiquement  reconnue  et  honorée. 

Le  Jardin  du  roi.  L'Histoire  naturelle.  —  Il  n'y 
avait  à  Paris  qu'un  établissement  qui  lui  offrît  les  ressources 
dont  il  avait  besoin  pour  fixer  sa  vie  et  la  gouverner  méthodi- 
quement vers  un  but  unique  :  c'était  le  Jardin  du  roi,  fondé 
en  1626,  ouvert  au  public  en  1634.  Mais  l'intendance  du  Jardin 
était  depuis  cinq  ans  seulement  aux  mains  de  Charles-François 
Dufay,  marin  et  voyageur,  jeune  encore  :  il  était  né  en  1698. 
Quoique  la  place  semblât  prise  pour  longtemps,  Buffon  ne  lais- 
sait pas  de  la  convoiter.  «  Combien  nous  en  avons  parlé 
ensemble  !  écrit  son  ami  de  Brosses  *.  Combien  il  le  souhaitait, 
et  combien  il  était  peu  probable  qu'il  l'eût  jamais,  à  l'âge, 
qu'avait  Dufay!  »  Du  Hamel  du  Montceau  avait,  d'ailleurs,  la 
survivance  de  la  charge.  Soudain  Dufay  mourut;  avant  de 
mourir,  il  avait  désigné,  dit  Fontenelle,  Buffon  pour  son  suc- 
cesseur. Buffon  écrit  pourtant  qu'il  ne  fera  aucune  démarche 
près  de  M.  de  Maurepas,  dont  il  est  connu,  et  qu'il  priera  seule- 
ment ses  amis  de  dire  hautement  qu'il  convient  à  cette  place. 

\.  1737-1743,  trois  Mémoires  sur  la  Solidilc  des  bois,  sur  la  Conservation  et  le 
Rétablissement  des  forêts,  etc.;  —  1741,  Formules  sur  les  Échelles  arithmétiques; 
—  1743,  Mémoire  sur  les  couleurs  accidentelles;  —  1743,  Dissertations  sur  les 
causes  du  Strabisme,  et  Réflexions  sur  les  Lois  de  V Attraction;  —  1747,  expé- 
riences sur  le  Miroir  coinbiiranf  d'Arcliimède.  —  On  ne  devinait  pas  encore  en 
lui  le  naturaliste  :  en  1733  il  fut  élu  comme  membre  adjoint  de  la  classe  de 
mécanique,  d'où  il  passa,  en  1739.  dans  la  classe  de  botanique. 

2.  Lettre  écrite  d'Italie  à  M.  de  Nouillv,  8  octobre  1739. 


SA  VIE  211 

«  Il  y  a  des  choses  pour  moi,  ajoute-t-il,  mais  il  y  en  a  bien 
contre,  et  surtout  mon  àg-e;  et  cependant,  si  on  faisait  réflexion, 
on  sentirait  que  l'intendance  du  Jardin  du  roi  demande  un  jeune 
iiomme  actif,  qui  ])uisse  braver  lo  soleil,  qui  se  connaisse  en 
plantes  et  qui  sache  la  manière  de  les  multiplier,  qui  soit  un 
peu  connaisseur  dans  tous  les  genres  qu'on  y  demande,  et  par- 
dessus tout  qui  entende  les  bâtiments,  de  sorte  qu'en  moi- 
même  il  me  paraît  que  je  suis  bien  leur  fait  *.  »  Il  écrit  de 
Montbard,  il  est  vrai;  une  démarche  spontanée  de  quelque  ami 
influent  aura  prévenu  celle  qu'il  sollicite  indirectement,  et  il  ne 
fut  pas  trop  étonné,  sans  doute,  d'apprendre  qu'il  était  nommé 
à  l'intendance  du  Jardin,  du  Hamel  recevant,  par  compensation, 
l'inspection  générale  de  la  marine. 

Dès  ce  moment,  le  but  de  ses  efforts,  jusqu'alors  dispersés, 
lui  apparaît  en  pleine  lumière;  le  plan  de  Y  Histoire  naturelle 
est  bientôt  conçu.  Après  dix  ans  de  lectures,  d'expériences, 
de  méditations,  il  faisait  paraître  les  trois  premiers  volumes  de 
son  grand  ouvrage  ;  c'étaient  la  Théorie  de  la  terre  et  V Histoire 
naturelle  de  V homme  (4749).  En  six  semaines,  la  première  édi- 
tion fut  épuisée;  une  seconde,  une  troisième  le  furent  bientôt; 
en  Allemagne,  en  Angleterre,  en  Hollande,  des  traductions 
s'imprimèrent .  Quelques  attaques  sans  importance  ne  firent 
que  mieux  ressortir  tout  l'éclat  de  ce  triomphe.  «  Il  n'y  a  eu, 
dit-il  ',  que  quelques  glapissements  de  la  part  de  quelques  gens 
que  j'ai  cru  devoir  mépriser.  Je  savais  d'avance  que  mon 
ouvrage,  contenant  des  idées  neuves,  ne  pouvait  manquer 
d'effaroucher  les  faibles  et  de  révolter  les  orgueilleux;  aussi  je 
me  suis  très  peu  soucié  de  leurs  clabauderies.  »  Cinq  ans  après 
(1753),  il  était  élu  membre  de  l'Académie  Française,  sans  l'avoir 
demandé,  en  remplacement  de  Piron,  dont  Louis  XV,  pris  d'un 
scrupule  pudique,  avait  annulé  l'élection.  «  C'est  la  première 
fois  que  quelqu'un  a  été  élu  sans  avoir  fait  aucune  visite  ni 
aucune  démarche,  et  j'ai  été  plus  flatté  de  la  manière  agréable 
et  distinguée  dont  cela  s'est  fait  que  de  la  chose  même,  que  je 
ne  désirais  en  aucune  façon  '.  »  Dans  son  discours  de  réception, 

1.  Lettre  à  M.  HeUot,  de  l'Académie  des  sciences,  23  juillet  1731). 

2.  Lettre  a»  président  de  RiilTey,  16  février  1730. 

3.  Lettre  à  RulTej,  \  juillet  1733. 


212  BUPFON 

il  joignit  à  ses  remerciements  des  conseils  dont  quelques-mis 
de  ses  nouveaux  collègues  avaient  besoin.  Avant  même  que  la 
publication  de  Y  Histoire  naturelle  eni  commencé,  il  avait  été  élu, 
à  l'unanimité,  membre  de  l'Académie  de  Berlin  (1748);  après 
l'apparition  des  trois  premiers  volumes  (1751),  l'Académie  de 
Bologne  l'avait  élu  à  son  tour  ;  au  moment  oii  l'ouvrage  approcha 
de  sa  fin  (1777),  l'Académie  des  Arcades  de  Rome  tint  à  hon- 
neur de  compter  parmi  ses  membres  celui  qu'elle  appelait  le 
Pline  de  son  temps. 

Pendant  quarante  ans,  à  partir  de  1749,  36  volumes  se  succé- 
dèrent à  intervalles  presque  égaux  :  de  1749  à  1767,  15  volumes 
des  Quadrupèdes;  de  1770  à  1783,  9  volumes  des  Oiseaux;  de 
1783  à  1788,  5  volumes  des  Minéraux,  dont  le  cinquième  con- 
tient le  Traité  de  V aimant,  le  dernier  ouvrage  de  Buffon;  de 
1774  à  1789,  7  volumes  des  Suppléments,  où  paraissent,  en 
1778,  les  Epoques  de  la  Nature.  On  ne  peut  guère  signaler  que 
deux  moments  d'arrêt  dans  cette  production  si  féconde  :  en 
1769,  il  perditunefemme  tendrement  aimée.  M""  de  Saint-Belin, 
qu'il  avait  épousée  à  quarante-cinq  ans.  «  Ma  santé,  écrit-il,  en 
est  altérée,  et  j'ai  abandonné,  au  moins  })our  un  temps,  toutes 
mes  occupations  *.  »  Montesquieu  se  consolait  de  tous  ses  cha- 
grins par  la  lecture;  Buffon,  qu'on  s'imagine  volontiers  tout 
raisonnable,  ne  cherche  pas  même  une  diversion  à  cette  pre- 
mière grande  douleur;  c'est  après  de  longs  mois  d'abattement 
qu'il  put  se  remettre  au  travail  :  <  L'étude  a  été  ma  seule  con- 
solation, et,  comme  mon  cœur  et  ma  tète  étaient  trop  malades 
pour  pouvoir  m'appliquer  à  des  choses  difficiles,  je  me  suis 
amusé  à  caresser  des  oiseaux,  et  je  compte  faire  imprimer  cet 
hiver  le  premier  volume  de  leur  histoire  *  ».  Une  autre  crise, 
toute  physique,  marqua  l'année  1771  :  depuis  longtemps,  à  la 
suite  d'un  accident,  il  ressentait  les  douleurs  de  la  pierre;  cette 
fois,  sa  vie  fut  en  danger,  si  bien  que  Bachaumont,  à  la  date  du 
16  février  1771,  le  dit  à  toute  extrémité,  et  que  lui-même,  près 
d'une  année  après  ^,  renvoie  à  un  temps  lointain  les  travaux 
sérieux  et  continués. 


i.  LeUre  à  RufTey,  o  avril  1709.  Voir  aussi  la  lettre  au  même  du  29  juillet. 

2.  Lettre  à  de  Brosses,  29  septembre  1769. 

3.  Lettre  à  RufTey,  11  janvier  1772. 


L  ŒUVRE  ET  LES  COLLABOllATEUllS  213 

Il  (levait  vivre  seize  ans  encore  ;  mais  son  travail  ralenti  eut 
<lésormais  pour  compagne  la  souflrance.  Au  début  de  l'année 
1*788,  des  travaux  entrepris  au  Jardin  du  roi  lui  parurent  réclamer 
sa  présence  :  bien  que  le  mouvement  de  la  Aoiture  la  plus 
douce  lui  fût  pénible,  il  avança  l'époque  de  son  retour  de  Mont- 
bard  à  Paris.  Il  arriva  épuisé,  résista  pourtant  avec  vaillance» 
aux  atteintes  d'une  dernière  crise,  prit  avec  calme  ses  disposi- 
tions suprêmes,  recommanda  de  l'inhumer  à  Montbard  près  de 
sa  femme  et  de  son  père,  expira  enfin  le  16  avril  1788. 


//.  —  L'œuvre  et  les  collaborateurs. 

Le  travail  de  Buflfon  à  Montbard  et  au  Jardin.  — 
Pour  mener  à  bien  sa  vaste  entreprise  ,  Buffon  avait  besoin 
d'avoir,  selon  le  mot  de  Voltaire,  Tàme  d'un  sage  dans  le  corps 
d'un  athlète.  Pendant  trente  ans  il  travailla  seul,  car  l'œuvre 
de  Daubenton  est  distincte  de  la  sienne.  De  ce  grand  effort 
sortirent  les  quinze  premiers  volumes,  qui  traitaient  de  la  terre, 
de  l'homme,  des  quadrupèdes.  Puis,  la  fatigue,  la  souffrance, 
l'impossibilité  de  suffire  à  tout  par  soi-même,  le  contraignirent 
d'emprunter  la  plume  de  collaborateurs  comme  Guéneau  de 
Montbeillard,  Bexon,  Faujas  de  Saint-Fond.  La  vie  et  l'œuvre 
de  Buffon  offrent  donc  deux  aspects  assez  différents  selon  qu'on 
envisage  le  travail  solitaire  de  1739  à  1767,  ou  le  travail  par- 
tagé de  1767  à  1788. 

Sur  le  régime  de  travail,  sévèrement  discipliné,  que  Buffon 
s'est  imposé,  dans  sa  terre  et  dans  sa  tour  de  Montbard,  on  a 
tout  dit,  et  môme  on  a  trop  dit,  car,  sans  parler  de  la  légende 
ridicule  des  manchettes  «le  dentelles,  à  force  de  lo  peindre  sous 
les  traits  d'un  travailleur  dont  les  heures  même  d'inspiration 
sont  réglées,  on  le  rapetisse  à  la  taille  d'un  chef  de  bureau 
supérieur,  et  l'on  en  arrive  à  prendre  à  la  lettre  le  mot  qu'il 
aurait  dit  <à  Hérault  de  Séchelles  :  «  Le  génie  n'est  qu'une 
plus  grande  aptitude  à  la  patience  ».  S'il  l'a  dit,  il  l'a  dit  dans 
un  sens,  et  au  cours  d'un  entretien  qu'il  faudrait  connaître. 
Par  nature,  au  contraire,  il  aimait  peu  les  «  petits  objets  dont 


214  BUPFON 

rexamen  exige  la  plus  froide  patience  et  ne  permet  rien  au 
génie  »,  c'est-à-dire  à  «  la  vue  immédiate  de  l'esprit  '  ».  Ce  qui 
est  vrai,  c'est  qu'il  ne  concevait  point  le  génie  sans  la  patience^ 
qui  en  est  l'instrument  nécessaire.  L'amour  de  la  science  créait 
chez  lui  l'amour  du  travail;  et  l'amour  du  travail,  l'amour  de 
l'ordre.  Il  l'a  lui-même  expliqué  dans  une  lettre  adressée  de 
Montbard  à  une  amie  qu'il  venait  de  laisser  à  Paris  :  «  Je  suis 
bien  arrivé;  mais,  comme  les  grands  regrets  font  faire  des 
réflexions  profondes,  je  me  suis  demandé  pourquoi  je  quittais 
volontairement  tout  ce  que  j'aime  le  plus,  vous  que  j'adore, 
mon  fils  que  je  chéris.  En  examinant  les  motifs  de  ma  volonté, 
j'ai  reconnu  que  c'est  un  principe  dont  vous  faites  cas  qui  m'a 
toujours  déterminé  :  je  veux  dire  l'ordre  dans  la  conduite,  et 
le  désir  de  finir  les  ouvrages  que  j'ai  commencés  et  que  j'ai 
promis  au  public  *.  » 

Seulement,  l'ordre  qu'il  aime  n'est  pas  inerte  :  il  n'a  jamais 
«éparé  de  l'ordre  le  mouvement,  un  mouvement  sans  fièvre, 
mais  continu,  et  qui  ne  laissait  jamais  s'interrompre  la  vie 
intellectuelle.  Du  cabinet  de  Montbard,  ce  mouvement  se  com- 
munique non  seulement  aux  secrétaires  qui,  comme  Trécourt 
et  Humbert  Bazile,  dépouillent  pour  Buffon  les  récits  de  voyages, 
mais  à  la  petite  armée  d'agents  de  tout  ordre  qui,  au  Jardin  du 
Roi,  reçoivent  de  lui  leur  tâche  et  l'exécutent  :  aux  dessinateurs 
et  graveurs  Desève,  Lebas,  Benard  et  Martinet;  à  Mandonnet, 
qui  surveille  les  impressions  ;  aux  peintres  Van  Spaëndonck  et 
M"^  Basseporte;  au  jardinier  en  chef  André  Thouin,  moins 
subordonné  qu'ami;  à  Mertrude,  chirurgien  démonstrateur  en 
anatomie.  C'est  BufTon  qui  nommait  aux  chaires  du  Jardin,  et, 
grâce  aux  choix  qu'il  sut  faire,  le  Jardin,  déjà  agrandi,  enrichi 
par  ses  soins,  en  même  temps  qu'il  devenait  notre  Jardin  des 
Plantes,  devint  aussi  une  grande  école  de  science  appliquée. 
Les  deux  frères  Rouelle  y  professèrent,  l'un  après  l'autre,  la 
chimie;  le  chirurgien  Ant.  Petit,  l'anatomie.  Lamarck,  que  la 
maladie  avait  obligé  de  quitter  l'armée,  lui  dut  sa  place  de  con- 
servateur des  herbiers  et,  plus  tard,  sa  Philosophie  zoologique 

1.  Quadrupèdes,  Discours  générai.  —  La  girafe. 

2.  Lettre  à  M""  Necker,  25  juillet  1779.  Mallet  du  Pan  a  dit  de  lui  :  «  11  aime 
l'ordre,  il  en  met  partout  »  {Mémoires  et  correspondance,  1861,  t.  I,  p.  124). 


L  ŒUVRE  ET  LES  COLLABUllATEURS  ïl^S 

conlinnera  plus  d'une  idée  familière  à  BufTon,  par  exemple 
celle  de  la  mutabilité  des  espèces.  Quand  la  mort  de  Macquer 
laissa  vacante  la  chaire  do  chimie,  Fourcroy  y  fut  appelé.  11 
est  vrai  que  Bufl'on  hésita  entre  deux  candidats;  mais  l'autre 
était  Berthollet.  Lacépède,  qui  travailla  beaucoup  pour  Bulîon, 
mais  (|ui  composa  en  dehors  de  lui  son  Histoire  naturelle  des 
quadrupèdes  ovipares  et  des  serpents  (1788)  et  qui  usurpa  sa  suc- 
cession par  des  procédés  peu  délicats,  serait  demeuré  toujours 
peut-être  un  érudit  subalterne  s'il  n'avait  été  longtemps  attaché 
au  Jardin  avant  de  succéder  à  Daubenton  le  jeune. 

Buffon  et  Daubenton.  Les  Quadrupèdes.  —  Les  deux 
Daubenton  étaient  dos  compatriotes  de  Buffon.  Edme  Dau- 
benton, dit  Daubenton  le  jeune,  malgré  la  part  assez  active 
qu'il  prit  à  \  Histoire  naturelle,  surtout  à  celle  des  oiseaux, 
quand  son  cousin  g-ermain  Louis  Daubenton  (1716-1799) 
eut  rompu  avec  Buffon ,  n'a  été  pour  celui-ci  qu'un  colla- 
borateur de  second  plan.  Au  contraire,  la  collaboration  de 
Louis  Daubenton  est  de  valeur  si  originale  qu'on  s'est  habitué 
à  ne  pas  séparer  son  nom  du  nom  de  Buffon.  Il  était  fils  d'un 
notaire  de  Montbard,  où  lui-même  exerça  quelque  temps  là 
médecine.  En  1742,  quand  Buffon,  tout  récemment  établi  au 
Jardin  du  roi,  y  lit  venir  celui  qu'il  appelle  dans  ses  lettres  «  le 
docteur  »,  en  1745,  quand  il  le  nommait  au  poste  de  g^arde 
démonstrateur  du  cabinet  d'histoire  naturelle,  Daubenton  n'avait 
pas  trente  ans.  Son  mariage  avec  sa  cousine  germaine  Marg-ue- 
rite  Daubenton  créa  un  lien  de  plus  entre  lui  et  Buffon.  Le 
châtelain  do  Montbard  avait  vu  grandir  près  de  lui  cette  jeune 
femme  spirituelle  et  tendre,  en  qui  l'on  ne  devinait  pas  encore 
l'auteur  romanesque  de  Zélie  dans  le  désert. 

Comment  expliquer  la  brouille  qui  sépara  deux  amis  que 
tout  rapprochait?  Il  on  faut  cherclier  la  raison  dans  la  nature 
même  des  relations  qui  les  unirent.  Quand  Buffon,  plus  âgé 
que  Daubenton  de  neuf  ans,  associa  à  sa  fortune  le  médecin  de 
Montbard,  il  lui  ouvrait  l'avenir  et  avait  «h'oit  de  compter  .sur 
sa  reconnaissance.  Avec  cotte  perspicacité  dont  il  fit  toujours 
preuve  dans  la  distribution  des  divers  travaux  à  ses  divers  collà- 
l)orateurs,  il  avait  vu  par  où  Daubenton  pouvait  utilement  le 
seconder  dans  l'œuvre  <lont  il  concevait  le  plan  à  ce  moment 


216  BUFFON 

même.  Né  myope,  et,  d'ailleurs,  moins  curieux  des  petits  détails 
que  des  vues  générales,  il  (-omprenait  cependant  de  quelle 
importance  étaient  ces  détails  précis  dans  une  (puvre  de  science. 
Daubenton  fut  chargé  de  la  partie  de  description  anatomique, 
qui  forme  un  complément  si  considérable  de  Y  Histoire  des  Qua- 
drupèdes. Mais  ce  complément  prenait  la  valeur  d'une  œuvre 
personnelle.  Eclairer  l'histoire  naturelle  générale  par  l'ana- 
tomie  comparée,  c'était  une  idée  toute  nouvelle,  et,  s'il  faut 
faire  honneur  à  Buffon  de  l'avoir  conçue,  il  faut  faire  honneur 
à  Daubenton  de  l'avoir  exécutée  avec  une  précision  rigoureuse- 
ment scientifique.  Mais  Daubenton  a  pu  se  lasser  du  rôle  subor- 
donné que  lui  attribuait  l'opinion  du  public  plus  encore  que 
celle  de  Buffon,  et  croire  que  la  véritable  Histoire  naturelle, 
c'était  lui  qui  en  était  Fauteur.  Très  bon,  mais  d'humeur  très 
susceptible,  après  l'achèvement  des  Quadrupèdes,  il  cessa  de 
collaborer  à  V Histoire  naturelle.  Peu  après  cette  époque  (1774), 
Panckoucke  donna  une  édition  in-12  des  volumes  déjà  parus, 
et,  ne  songeant  qu'à  plaire  au  goût  public,  désireux  aussi  sans 
doute  de  ne  pas  alourdir  sa  publication,  négligea  d'y  ajouter 
les  notes  de  Daubenton  :  ce  fut  le  prétexte  de  la  rupture,  que 
:Buffon  n'avait  pas  désirée,  mais  qu'il  tint  pour  définitive  : 
dans  toute  sa  correspondance  il  n'y  a  pas  une  plainte  contre 
Daubenton,  qui  semble  dès  lors  disparaître  de  sa  vie.  Plus 
tard,  celui-ci  parlait  à  Lacépède,  avec  gratitude,  des  cinquante 
années  de  bonheur  dont  il  avait  joui  au  Jardin,  grâce  à  Buffon; 
mais,  dans  le  cours  qu'il  professa  à  la  première  Ecole  nor- 
male, on  vit  revivre  la  différence  des  esprits  et  des  méthodes, 
par  exemple  le  jour  oii,  commentant  le  portrait,  tracé  par 
Buffon,  du  lion,  roi  des  animaux,  il  s'écria  :  «  Il  n'y  a  pas  de 
roi  dans  la  nature!  »  Il  mourut  président  du  Sénat. 

Pour  tous  deux,  et  plus  encore  pour  la  science,  on  doit 
regretter  cette  rupture.  Se  complétant  l'un  l'autre,  ils  s'étaient 
rendus  l'un  à  l'autre  nécessaires.  Jusqu'en  1767,  YHistoire  natu- 
relle donne  l'impression  d'une  vaste  entreprise  désintéressée, 
qui  fait  honneur  au  savant  comme  au  philosophe.  Après  1767, 
elle  perd  quelque  chose  de  son  unité  sévère,  pour  se  relever 
bientôt,  il  est  vrai,  dans  ce  livre  des  Époques  de  la  Nature,  jus- 
qu'où tous  les  Daubenton  n'eussent  pu  suivre  leur  maître.  Du 


L  ŒUVRE  ET  LES  COLLABORATEURS  21*7 

reste,  même  avec  Daubenton,  BufTon  n'eût  pu  réaliser  le  pro- 
gramme que  publiait  le  Journal  des  savants  :  avant  les  oiseaux 
(lovaient  venir  les  poissons,  les  reptiles,  les  insectes;  après  les 
minéraux,  les  végétaux.  En  1766  encore  (5  février),  Buffon 
écrivait  au  président  de  Ruffey  :  «  Je  compte  bien,  mon  cher  ami, 
quoique  j'aie  cinquante-huit  ans  depuis  le  mois  de  septembre 
dernier,  finir  toute  Y  Histoire  nalurelle  avant  que  j'en  aie  soixante- 
huit,  c'est-à-dire  avant  que  je  ne  commence  à  radoter  ».  Et  il 
annonçait  qu'il  donnerait  encore  les  cétacés,  les  poissons  carti- 
lagineux, les  reptiles,  les  végétaux,  les  minéraux.  Mais,  peu 
après  avoir  perdu  la  collaboration  de  Daubenton,  il  est  frappé 
dans  son  bonheur  domestique,  dans  sa  santé  jusqu'alors  si 
robuste.  Il  doit  choisir  alors  entre  les  parties  de  l'œuvre  projetée, 
et,  pour  la  première  fois,  il  se  détermine  par  des  considéra- 
tions personnelles  :  les  oiseaux  se  prêtent  mieux  à  la  descrip- 
tion que  les  insectes,  déjà  étudiés  d'ailleurs  par  Réaumur  ; 
les  minéraux,  à  la  discussion  des  questions  générales.  Mais 
la  multitude  des  oiseaux ,  surtout  de  «  ces  tristes  oiseaux 
d'eau,  dont  on  ne  sait  que  dire  *  »,  est  accablante;  et  l'étude  des 
minéraux  exige  des  recherches  pénibles.  Des  deux  côtés,  des 
collaborateurs  lui  sont  indispensables,  mais  des  collaborateurs 
plus  dociles  que  ne  l'avait  été  Daubenton,  plus  capables  par  la 
médiocrité  même  de  leur  esprit  ou  par  la  modestie  de  leur 
humeur,  de  se  plier  à  une  tâche  toute  nouvelle,  car  il  ne  s'agis- 
sait plus  de  composer  une  œuvre  parallèle  et  relativement  indé- 
pendante, mais  d'entrer  dans  la  sienne  propre,  d'en  accepter 
l'esprit,  la  méthode  et  jusqu'aux  procédés.  Buflon  fut  assez  heu- 
reux et  malheureux  à  la  fois  pour  trouver  ce  qu'il  cherchait  :  ce 
que  sa  santé  y  gagna  en  forces  momentanées,  son  œuvre  le 
perdit  en  force  durable. 

Guéneau  de  Montbeillard  et  Bexon  :  les  Oiseaux.  — 
Comme  Daubenton,  Philibert  Guéneau  de  Montbeillard  (1720- 
1785),  né  à  Semur,  était  un  compatriote  de  BulTon  ;  mais 
ses  études,  toutes  littéraires  et  juridiques,  n'avaient  fait  de  lui 
qu'un  poète  agréable,  un  avocat  disert.  BufTon  aimait  pourtant 
ce   bel   esprit,  qui  était  un  excellent  homme,  et  il  allait  jus- 

\.  LeUre  à  l'abbé  Rcxon,  9  juillet  IISO. 


218  BUPFON 

qu'à  lui  écrire  :  «  J'aurais  besoin  de  vous  Aoir  tous  les  jours 
pour  être  heureux*  ».  Malgré  son  goût  pour  la  vie  de  pro- 
vince, Guéneau  se  résigna,  en  J774,  à  venir  habiter  Paris, 
pour  y  suivre  de  plus  près  les  travaux,  tout  nouveaux  pour  lui, 
dont  la  confiance  de  Buffon  l'avait  chargé.  11  avait  déjà  écrit 
plusieurs  portraits  d'oiseaux  non  signés,  dont  le  premier  fut 
celui  du  coq.  Mais  sa  collaboration  n'est  publiquement  reconnue 
qu'après  la  grave  maladie  (pii  éprouva  Bufibn  en  1771.  Dans 
ra«vertissement  du  tome  III  des  Oiseaux  (1775),  Guéneau  est 
loué  comme  l'homme  du  monde  dont  la  façon  de  voir,  de  juger 
et  d'écrire  a  le  plus  de  rapport  avecî  celle  de  Buffon. 

Est-il  vrai  que  le  public  ne  se  soit  pas  aperçu  du  changement 
de  main?  Bon  pour  les  lecteurs  naïfs  ou  pour  les  étrangers, 
comme  ce  prince  de  Gonzague  qui,  visitant  Montbard,  crut  spiri- 
tuel de  saluer  en  Bufibn  «  Fauteur  du  paon  et  le  paon  des 
auteurs  »  î  Bufibn  en  fut  quitte  pour  lui  présenter  Guéneau  en 
souriant.  Celui-ci  trouvait  des  traits  brillants,  mais  ne  savait 
pas  les  fondre  dans  un  ensemble  harmonieux.  Quoiqu'il  passât 
quelquefois  «  six  heures  d'horloge  ^  »  à  travailler  sur  des 
oiseaux,  il  n'avait  pas  la  touche  tantôt  large,  tantôt  légère  de 
Bufibn.  Gomment  ne  pas  lui  en  vouloir  d'avoir  tant  contribué, 
par  le  luxe  asiatique  de  ses  portraits  d'oiseaux  trop  longtemps 
admirés ,  à  attacher  un  renom  équivoque  à  la  mémoire  de 
Buffon?  Bufibn,  certes,  ne  dédaigne  pas  toujours  assez  l'éclat 
du  style;  mais  il  est  plus  discrètement  éclatant  que  Guéneau, 
et  il  l'est  surtout  dans  la  partie  de  son  ouvrage  où  Guéneau, 
en  exagérant  les  défauts  du  modèle,  contraignait  presque  celui 
qu'il  imitait  à  ne  pas  se  laisser  dépasser  par  son  imitateur. 

Bufibn,  d'ailleurs,  en  l'aimant  le  juge  :  il  revoit  tout  ce  qu'il 
écrit,  sabre  des  tirades  entières.  Indépendant,  Guéneau  ne 
voyait  pas  sans  regret  ses  plus  beaux  endroits  disparaître  sous 
une  rature  impitoyable;  indolent,  il  attirait  tous  les  jours  à 
Bufibn  «  des  espèces  d'imprécations  de  gens  qui  s'ennuient  de 
recevoir  deux  ou  trois  fois  par  an  des  planches  enluminées  et  de 
ne  rien  avoir  à  lire  ^  ».  En  1777,  il  annonça  l'intention  de  se 

1.  Lettres  à  RulTey,  du  13  février  1767;  à  Guéneau,  des  20  janvier  et  16  sep- 
tembre 1768. 

2.  Lettre  de  Guéneau  à  sa  femme,  22  janvier  1773. 

3.  Lettre  de  Guéneau  à  sa  femme,  6  novembre  1776. 


L  ŒUVRE  ET  LES  COLLABORATEURS  219 

retirer.  Le  3  mars  1778,  Bu  (l'on  écrit  que  Guéneau  fera  le  reste 
<lu  cinquième  volume  des  Oiseaux,  et  ne  fera  rien  de  plus. 
Cependant  une  autre  lettre  du  o  janvier  1779  prouve  que  Gué- 
neau n'a  pas  cessé  sa  collaboration.  Son  nom  figure  encore  dans 
le  tome  VI  des  Oiseaux  (1779),  mais  disparaît  du  tome  VII  (1780). 
En  même  temps,  il  est  vrai,  Bufîon  lui  confie  VHistoire  des 
Insectes,  moins  faite  encore  pour  lui  que  celle  des  Oiseaux, 
et  où  il  épuisa  ses  dernières  forces. 

Si  l'on  regrette  l'air  d'entreprise  hâtivement  poussée  que 
prend  alors  VHistoire  naturelle,  on  ne  lit  pas  sans  profit  les 
lettres  de  direction  où  Buffon  exprime  son  esprit  et  définit  sa 
méthode.  A  l'abbé  Bexon,  successeur  de  Guéneau,  il  repro- 
chait d'abord  l'abus  de  l'érudition  :  «  Tâchez,  lui  écrivait-il',  de 
faire  toutes  vos  descriptions  d'après  les  oiseaux  mêmes;  cela 
est  essentiel  pour  la  précision —  Toutes  les  fois  que  l'on  traite 
un  sujet  daTis  un  point  de  vue  général,  il  faut  tâcher  d'être 
court  et  précis  *.  » 

Mais,  dans  les  lettres  écrites  à  Bexon,  1  on  n'a  pas  de  peine 
à  sentir  que  Buffon  se  trouve  en  rapport  avec  un  collaborateur 
d'un  genre  nouveau,  collaborateur  «  professionnel  »,  que  l'on 
paie.  Non  seulement  il  se  réserve  d'écrire  les  préambules  géné- 
raux d'après  lesquels  Bexon  devra  diriger  ses  vues  particu- 
lières; mais  il  lui  impose  ses  classifications  et  change  la  dis- 
tribution de  ses  articles.  Peu  ami  des  nouveaux  visages,  il 
l'avait  accueilli  d'abord  assez  mal,  quand,  en  4772,  Bexon 
lui  apporta  timidement  des  minéraux.  Rien,  il  faut  l'avouer, 
ne  semblait  désigner  ce  jeune  abbé  à  une  aussi  loui^de 
succession;  rien  ne  révélait  l'homme  «  aimable  et  profond  », 
que  chanta  son  compagnon  de  collège,  François  de  Neuf- 
chàteau  '.  Mais  la  douce  ténacité  du  petit  bossu  lorrain  con- 
quit   lentement   le    grand    seigneur   bourguignon.   Buffon    ne 


1.  Lettre  du  27  juillet  '."77.  Gabriel  Bexon,  né  à  Remiremont  (1748-1784),  est  le 
frère  du  jurisconsulte.  Sa  mère,  qui  a  écrit  la  biographie  de  son  fils,  exagère 
quand  elle  lui  attribue  -  sept  volumes  in-4  de  VHistoire  des  Oiseaux  -:  mais  il 
a  été  très  jeune  le  collaborateur  anonyme  de  BufTon. 

2.  Lettres  à  Bexon  des  8  août  1779  et  9  juillet  1788. 

3.  Les  Vosges,  poème:  Saint-Dié,  Thomas.  Bexon  avait  composé  une  Oraison 
funèbre  d'Anne-Charlotle  de  Lorraine,  abbcsse  de  Remiremont,  un  Catéchisme 
d'agriculture,  et  le  Système  de  la  fertilisation.  En  1777,  il  publia  le  premier 
tome  d'une  Histoire  de  Lorraine,  demeurée  inachevée. 


220  BUFFON 

tarda  pas  à  estimer  en  lui  une  passion  pour  le  travail  telle, 
qu'il  était  obligé  de  modérer  son  zèle,  et  un  besoin  de  faire 
mieux,  qui  se  traduisait  par  d'incessants  progrès.  Peu  à  peu,  les 
corrections  du  maître  se  font  rares;  les  marques  de  satisfac- 
tion se  multiplient,  et  le  collaborateur  est  élevé  à  la  dignité 
d'ami.  Il  avait  dévoué  sa  vie  à  une  vieille  mère  infirme,  que 
Buflbn  n'oublie  pas  dans  ses  lettres,  et  à  une  jeune  sœur,  dont 
l'image  souvent  évoquée  anime  cette  correspondance  un  peu 
terne.  Buflbn  prend  part  à  sa  joie,  qu'il  a  délicatement  pré- 
parée, quand  Bexon  trouve  sous  sa  serviette  le  brevet  de  grand 
chantre  de  la  Sainte-Chapelle  avec  crosse  et  mitre  (ce  laborieux 
prélat  eût  désarmé  le  poète  du  Lutrin)  et  à  sa  douleur  quand 
il  perd  son  père.  Mais  il  est  curieux  de  voir  comment  Buflbn  s'y 
prend  pour  écrire  une  lettre  de  consolation  à  un  collaborateur  : 
«  Votre  lettre  m'a  touché  jusqu'aux  larmes,  et  je  voudrais  bien 
pouvoir  vous  donner  quelque  consolation.  La  distraction  vous 
serait  peut-être  nécessaire,  et  vous  pourriez,  mon  cher  ami, 
lorsque  les  Oiseaux  seront  finis,  venir  passer  quelque  temps 
auprès  de  moi.  »  Six  mois  après  son  père,  le  13  février  1784, 
Bexon  mourait  lui-même,  à  trente-six  ans.  Il  est  nommé  dans 
l'Avertissement  du  T  volume  des  Oiseaux,  mais  sa  collaboration 
a  commencé  beaucoup  avant;  il  mourut  l'année  qui  suivit  le 
9*  et  dernier  volume  :  les  Oiseaux  étaient  iinis. 

Humbert  Bazile,  secrétaire  de  BufTon,  donne  comme  point  de 
départ  à  cette  collaboration  la  date  de  1772,  et  veut  que  Bexon 
n'ait  été  comme  lui-même  qu'un  secrétaire.  S'il  le  fut  d'abord,  il 
ne  le  fut  pas  toujours.  En  1777,  quand  Guéneau  se  retira,  Bexon 
monta  en  grade.  Avec  un  sans-façon  qui  prouve  bien  Iq,  nature 
de  leurs  premiers  rapports,  Buflbn  s'était  déchargé  sur  lui  de 
toutes  les  descriptions  proprement  dites,  et,  dans  cette  partie  de 
sa  tâche,  ne  l'inquiétait  pas  de  ses  critiques.  Il  devint  plus 
sévère  pour  Bexon  justement  quand  Bexon  fut  associé  de  plus 
près  au  travail  de  rédaction,  surtout  à  partir  des  S®  et  6"  volumes 
des  Oiseaux.  Bexon  a  déjà  travaillé  au  cygne,  il  travaille 
alors  à  la  fauvette  et  à  l'oiseau-mouche;  mais  qui  distinguera, 
dans  ces  articles,  son  apport  de  celui  de  Buflbn?  11  faudï^ait 
avoir  partout  non  seulement  les  corrections  de  Buflbn,  qu'on 
a   en   partie,  mais    le   manuscrit  premier  de   Bexon,  qu'on  a 


L'ŒUVRE  ET   LES  COLLABORATEURS  221 

plus  rarement.  Est-on  assez  éclairé  là-dessus  pour  avoir  le 
droit  de  reprocher  à  BufTon  l'insuffisance  de  l'éloge  accordé, 
en  tête  du  T  volume  (1780),  à  Bexon,  à  ses  savantes  recher- 
ches, à  ses  idées  solides  et  ingénieuses?  Le  nom  de  Guéneau 
disparaît  du  titre  sans  que  le  nom  de  Bexon  le  remplace  :  c'est 
que  Guéneau  n'était  pas  un  mercenaire. 

Les  Minéraux.  Faujas  de  Saint-Fond.  La  correspon- 
dance. —  Scientifiquement,  Bexon  vaut  mieux  que  Guéneau, 
peut-être  parce  qu'il  fut  dirigé  de  plus  près  par  Buffon.  Mais  il 
serait  injuste  de  ne  pas  citer  auprès  de  lui  le  savant  Bâillon, 
correspondant  du  Cabinet  du  roi,  à  qui  Buffon  dut  un  si  grand 
nombre  d'oiseaux  vivants  et  empaillés,  et  d'observations,  parti- 
culièrement sur  les  oiseaux  de  rivage.  Au  reste,  YHistoire  des 
Oiseaux  n'était,  dans  l'esprit  de  Buffon,  qu'une  des  parties 
secondaires  de  YHistoire  naturelle.  Il  ne  pouvait  négliger  tout  à 
fait  les  oiseaux,  dont  beaucoup  sont  les  familiers  de  l'homme; 
mais  c'est  Ihomme  surtout  qu'il  ne  voulait  pas  perdre  de  vue, 
l'homme  et  l'histoire  du  monde  où  il  vit.  Aussi,  quand  ses 
collaborateurs,  qui  voyaient  de  moins  haut  que  lui  l'ensemble 
de  l'œuvre,  s'attardaient  à  caresser  des  oiseaux,  il  s'impatien- 
tait, se  hâtait  vers  cet  autre  sujet  si  fécond  en  belles  décou- 
vertes et  en  grandes  vues',  vers  ses  chers  minéraux  auxquels 
il  voudrait  travailler  uniquement.  Mais,  quand  enfin  il  y  arrive, 
il  n'est  plus  pressé  de  finir  :  le  23  juin  1783,  il  écrit  à  Bexon 
qui,  les  Oiseaux  parachevés,  ébauche  deux  volumes  des  Miné- 
raux :  «  Je  veux  donner  à  l'article  de  l'aimant  toute  la  perfec- 
tion dont  je  le  crois  susceptible,  et  cela  demande  du  temps  ». 

C'est  une  figure  un  peu  effacée,  mais  intéressante,  que  celle  de 
Faujas  de  Saint-Fond,  qui  fut  le  principal  collaborateur  de  Buffon 
pour  les  Minéraux,  après  qu'eurent  disparu  Bexon  et  Guyton 
de  Morveau,  ancien  membre  du  Parlement  de  Bourgogne.  Quand 
son  nom  paraît  pour  la  première  fois  dans  la  correspondance 
(28  mars  1777),  il  s'apprête  à  publier  ses  Recherches  sur  les 
volcans  éteints  du  Vivarais  et  du  Velay  (1778).  Lui  aussi,  comme 
Guéneau,  n'était  d'abord  qu'un  avocat  devenu  magistrat,  et  un 


I.  Avertissement  du  troisième  volume  des  Oiseaux.  Lettre  à  Guéneau,' jan- 
vier 1781. 


a22  BUPFON 

poète;  mais  il  connaissait,  aimait  les  montagnes';  et  Buffon 
n'était  pas  homme  à  l'écarter  parce  qu'à  son  œuvre  scientifique 
se  mêlait  un  peu  de  poésie.  Il  semble  n'avoir  d'abord  été  qu'un 
agent  intelligent,  chargé  de  recueillir  les  «  monuments  »  les  plus 
instructifs  sur  les  révolutions  du  globe.  Mais  les  services  qu'il 
rendit  ensuite  furent  d'un  ordre  plus  élevé,  et  Buffon  l'en 
récompensa  en  le  faisant  nommer  adjoint  au  Cabinet  du  roi. 
Ce  fut  le  familier  des  dernières  années  :  Buffon  l'invitait  fami- 
lièrement à  manger  sa  «  soupe  ».  C'est  à  lui  qu'il  voulut  léguer 
son  cœur. 

Au  Jardin,  il  était  surtout  chargé  de  diriger  le  service  de  la 
correspondance.  C'était  une  tâche  bien  lourde,  car  Buffon  lui- 
même  sentait  le  poids  de  sa  gloire  sans  cesse  accrue.  «  Elle 
finirait,  dit-il  %  par  me  tuer  pour  peu  qu'elle  augmentât.  Ce  sont 
des  lettres  sans  fin,  et  de  tout  l'univers,  des  questions  à 
répondre,  des  mémoires  à  examiner,  »  Ne  songeant  qu'aux 
intérêts  de  la  science,  il  avait  compliqué  sa  propre  besogne  et 
celle  de  ses  secrétaires  en  créant  des  brevets  de  correspondants 
du  Jardin  du  roi,  en  provoquant  les  communications,  les  dona- 
tions de  correspondants  bénévoles  et  de  bienfaiteurs  qui  se 
croyaient  honorés  de  leurs  bienfaits.  Il  y  avait  les  correspon- 
dants appointés,  comme  Arthur,  médecin  du  roi  à  Cayenne;  les 
voyageurs  comme  Sonnini,  ami  de  jeunesse  de  Buffon,  qui  lui 
fut  si  utile  pour  la  connaissance  des  oiseaux  étrangers;  comme 
Poivre,  Sonnerai  et  Commerson,  qui  connaissaient  à  fond  l'Ile 
de  France  et  dont  le  premier  avait  vu  la  Chine;  comme  Bou- 
gainville,  Adanson,  l'explorateur  du  Sénégal,  botaniste  érudit, 
mais  confus;  comme  Dombey,  Polony,  Gentil,  pour  qui  le  Pérou, 
le  Chili,  le  Mexique,  l'Inde  n'avaient  plus  de  secrets;  des  collec- 
tionneurs, au  courant  des  richesses  de  tous  les  cabinets  d'his- 
toire naturelle,  comme  le  marquis  d'Amezaga  et  le  médecin 
Mauduit;  des  médecins  chirurgiens  comme  Portai;  des  étrangers 
comme  Schouvalof,  qui  envoyait  de  Russie  au  Jardin  d'admi- 
rables morceaux  de  malachite,  comme  Camper,  l'anatomiste 
hollandais,  ou  comme  Forster,  le  second  de  Cook,  qui  trans- 

1.  Barthélémy  Faujas  d(;  Saint-Fond  (1741-1819),  né  à  Montélimar,  fut  aussi  un 
grand  voyageur  et  parcourut  presque  toute  l'Europe. 

2.  Lettre  à  M'""  Necker,  12  juillet  1782. 


POÈTE  ET  SAVANT  223 

mottaitle  journal  do  leur  dernier  et  funeste  voyag-e;  des  hommes 
du  monde,  amateurs  désintéressés,  mais  non  point  insensibles 
au  plaisir  do  voir  leur  nom  cité  dans  Y  Histoire  naturelle,  MM.  de 
Puymaurin,  de  Querhoënt,  de  Piolenc,  Le  Roi,  lieutenant  de 
chasses  à  Versailles,  du  Morey,  ingénieur  en  chef  de  la  Bour- 
gogne, Hébert,  receveur  général  des  gabelles  à  Dijon,  Potot  de 
Mcntbeillard,  beau-frère  de  Guéneau,  Nadault,  beau-frère  de 
Buffon,  des  parents,  des  amis,  des  compatriotes  en  foule. 

Vue  de  ce  biais,  Y  Histoire  naturelle  apparaît  comme  le  centre 
d'un  vaste  mouvement  des  esprits  qui  se  portent  avec  vaillance 
vers  la  conquête  de  l'univers  inconnu. 


///.  —  Buffon  poète  et  savant. 

Comment  Buffon  aime  la  nature.  —  Si  l'homme  primitif 
reste  insensible  «  au  grand  spectacle  de  la  nature  »,  le  privilège 
de  l'homme  civilisé  sera  de  la  comprendre  en  l'aimant,  car  il  y 
a  «  une  espèce  de  goût  à  l'aimer,  plus  grand  que  le  goût  qui 
n'a  pour  but  que  des  objets  particuliers  '  ».  Buffon  aime  la 
nature  en  philosophe,  en  savant,  en  poète  aussi,  mais  en  poète 
d'une  espèce  disparue.  Il  est  poète  à  force  d'être  philosophe  et 
savant.  Philosophie,  science,  poésie,  ce  n'étaient  pas  trois  chose.s 
distinctes  pour  les  anciens.  Kepler,  Pascal,  Newton,  chez  les 
modernes,  pour  avoir  été  des  hommes  de  grande  imagination, 
n'en  ont  pas  moins  été  de  grands  savants.  Mais  ce  qui  distingue 
d'eux  Bulfon,  c'est  une  sorte  de  naturalisme  tout  antique.  Il 
regrette  qu'on  ne  puisse  «  rétablir  toutes  les  belles  ruines  de 
l'antiquité  savante  et  rendre  à  la  nature  ces  images  brillantes  et 
ces  portraits  fidèles  dont  les  Grecs  l'avaient  peinte  et  toujours 
animée,  hommes  spirituels  et  sensibles  qu  avaient  touchés  les 
beautés  qu'elle  présente  et  la  vie  que  partout  elle  respire  ».  Il 
semble  prendre  plaisir  à  rabattre  l'orgueil  des  modernes  en  leur 
prouvant  que  les  anciens  sont  plus  philosophes  qu'eux.  «  Les 

1.  Préambule  des  Perroquets  et  Discours  sur  la  manière  d'étudier  et  de  traiter 
rtiisloire  nalurelte.  Gœthe,  qui  se  faisait  gloire  d'être  né  en  1749,  l'année  où 
parurent  les  premiers  volumes  de  VHistoire  naturelle,  loue  Buffon  d'aimer  la  vie 
et  la  nature  vivante. 


2.24  BUFPON 

anciens  qui  ont  écrit  sur  l'histoire  naturelle  étaient  de  grands 
hommes  et  qui  ne  s'étaient  pas  hornés  à  cette  seule  étude  :  ils 
avaient  l'esprit  élevé,  des  connaissances  variées,  approfondies, 
et  des  vues  générales'.  »  S'il  admire  entre  tous  Aristote,  c'est 
qu'Aristote  connaît  les  animaux  «  sous  des  vues  plus  générales 
qu'on  ne  les  connaît  aujourd'hui  ».  S'il  ne  voit  pas  assez  les 
défauts  de  Pline,  c'est  que  Pline  «  semble  avoir  mesuré  la  nature 
et  l'avoir  trouvée  trop  petite  encore  pour  l'étendue  de  son  esprit  »  ; 
c'est  qu'il  communique  à  ses  lecteurs  «  une  certaine  liberté 
d'esprit,  une  hardiesse  de,  penser,  qui  est  le  gerrne  de  la  philo- 
sophie ».  Il  ne  parle  pas  de  Lucrèce,  mais  il  est  impossible  de 
lire  la  septième  Époque  sans  se  souvenir  du  cinquième  chant 
du  De  nalura  reriim.  Lui-même,  à  bien  des  égards,  est  notre 
Aristote,  notre  Pline,  notre  Lucrèce,  mais  un  Aristote  qui  ne 
s'interdit  pas  la  poésie  des  hypothèses,  un  Pline  moins  crédule, 
un  Lucrèce  qui  regagne  en  vérité  ce  qu'il  perd  du  côté  de  la 
fougue  ou  de  la  grâce. 

Tout  ce  mélange  nous  inquiète.  La  Fontaine,  Rousseau  aiment 
la  nature  parce  qu'ils  la  sentent;  voilà  nos  poètes,  l'un  qui  a 
connu  la  rêverie  légère  à  l'ombre  des  arbres,  au  bord  d'un  clair 
ruisseau,  l'autre  que  le  rêve  a  hanté  au  bord  des  lacs  et  sur  les 
montagnes.  Il  est  restreint,  sans  doute,  l'horizon  qu'embrasse  le 
regard  de  La  Fontaine;  mais  nous  ne  sommes  pas  de  ces  ambi- 
tieux qui  ont  besoin  d'embrasser  «  également  tous  les  espaces, 
tous  les  temps ^  ».  Dans  la  paix  de  la  solitude  Rousseau  porte 
les  orages  d'un  cœur  passionné;  mais  ces  contrastes  ou  cette 
correspondance  entre  la  nature  et  nos  sentiments,  c'est  juste- 
ment ce  qui  nous  plaît.  Un  grand  savant  allemand,  qui  rend 
d'ailleurs  justice  à  Buffon  ^  est  peiné  de  ne  pas  trouver  dans 
ses  ouvrages  l'accord  harmonieux  entre  les  scènes  de  la  nature 
et  les  émotions  qu'elles  doivent  faire  naître.  Et  Stendhal 
estime  «  que,  pour  écrire  l'histoire  naturelle,  le  ton  doux, 
tendre,  touchant  d'un  bon  Allemand  vaudrait  mieux  que  celui 


1.  Discours  sur  la  manière  d'étudier  et  de  traiter  l'histoire  naturelle. 

2.  Début  des  Époques  de  la  nature. 

3.  Ilumboldt,  Cosmos.  <•  UiifTon,  écrivain  grave  et  élevé,  embrassant  à  la  Tois 
le  monde  et  l'organisme  animal,  a  été  dans  ses  expériences  physiques  plus  au 
fond  des  choses  que  ne  le  soupçonnaient  ses  contemporains.  » 


,.M' 


HIST.  DE   LA   LANGUE  &  DE  LA   LITT.  FR. 


T.  VI,  CH.  V 


PORTRAIT   DE  BUFFON 

GRAVÉ   PAR   CHEVILLET  D'aPRÈS  DROUAIS   LE   FILS 
Bibl.  Nat.,  Cabinet  des  Estampes,  N  2 


POETE  ET   SAVANT  225 

de  Buffon'  ».  Buflbn  n'est  point  Allemand,  il  en  faut  convenir  : 
les  effusions  de  l'àme  lui  sont  inconnues.  Quand  la  contemplation 
de  la  nature  l'émeut,  son  émotion  n'a  pas  ce  charme  de  l'im- 
pression individuelle  que  nos  poètes  font  passer  en  nous,  apai- 
sante ou  troublante.  C'est  qu'il  ne  se  cherche  point  lui-même 
dans  la  nature  et  croirait  la  profaner  en  mêlant  nos  petitesses  à 
sa  grandeur.  Elle  est  pour  lui  la  féconde  nourricière  des  êtres, 
Valma  Venus  antique,  source  intarissable  de  toute  vie  et  de  toute 
beauté,  non  la  confidente  de  plaisirs  et  de  peines  que  le  savant 
d'ailleurs  n'a  pas  le  loisir  de  savourer. 

La  méthode;  Biiffon  expérimentateur  et  générali- 
sateur.  —  Mais,  philosophiques  ou  poétiques,  les  vues  géné- 
rales n'ont  de  valeur  scientifique  que  si  elles  se  dégagent  de 
l'étude  patiente  des  faits.  Buffon  le  savait  et  le  disait  dès  1735, 
pour  pénétrer  le  système  de  la  nature,  l'imagination  ne  suffit 
pas  :  «  C'est  par  des  expériences  fines,  raisonnées  et  suivies, 
que  l'on  force  la  nature  à  découvrir  son  secret;  toutes  les  autres 
méthodes  n'ont  jamais  réussi....  Les  recueils  d'expériences  et 
d'observations  sont  donc  les  seuls  livres  qui  puissent  augmenter 
nos  connaissances^.  »  Il  le  répétait  quatorze  ans  après,  dans  le 
Discours  où  il  définit  la  manière  d'étudier  et  de  traiter  l'histoire 
naturelle  :  «  L'on  peut  dire  que  l'étude  de  la  nature  suppose 
dans  l'esprit  deux  qualités  qui  paraissent  opposées,  les  grandes 
vues  d'un  génie  ardent,  qui  embrasse  tout  d'un  coup  d'œil,  et 
les  petites  attentions  d'un  instinct  laborieux,  qui  ne  s'attache 
qu'à  un  seul  point  ».  Mais  ces  deux  qualités,  les  a-t-il  réunies, 
et  n'a-t-il  pas  abandonné  sans  regret  la  seconde  à  Daubenton? 

Oh  se  trouve  ici  en  présence  d'une  double  exagération  :  les 
uns  ne  veulent  voir  que  le  théoricien  systématique  et  aventu- 
reux; les  autres  vantent  le  «  grand  et  patient  et  humble  et 
soumis  observateur»,  l'expérimentateur  infatigable'.  Il  a  été 
ce  qu'il  devait  être  au  xvni"  siècle  pour  créer  la  science  à  la  fois 
et  pour  la  vulgariser  :  un  théoricien  plus  déterminé  que  ne  le 
disent  ceux  qui  se  plaisent  à  l'envisager  dans  son  laboratoire, 
penché,  et  la  loupe  à  son  œil  de  myope;  un  observateur  plus 

1.  Stendhal,  Racine  et  Shakespeare. 

2.  Préface  de  la  traduction  de  la  Statique  des  végétaux  de  Haies. 

3.  Faguet,  Le  dix-huitième  siècle. 

Histoire  de  i^  langue.  VI.  15 


226  BUPPON 

laborieux  que  ne  le  croient  ceux  qui  dédaignent  ce  rhéteur, 
perché  sur  les  cèdres  du  Liban  en  habit  d'académicien  '.  Ses 
contemporains  ignoraient  l'obscur  travail  d'élaboration  de  sa 
pensée.  Ce  sont  les  «  grandes  vues  »  du  «  philosophe  systéma- 
tique »,  du  «  peintre  philosophe  »,  du  généralisateur  d'idées  que 
vantent  Rousseau,  Diderot,  Condorcet,  Yicq  d'Azyr,  mais  que 
raille  aussi  Voltaire  :  «  L'extraordinaire,  le  vaste,  les  grandes 
mutations  sont  des  objets  qui  plaisent  quelquefois  à  l'imagina- 
tion des  plus  sages;  les  philosophes  veulent  de  grands  change- 
ments dans  la  scène  du  monde,  comme  le  peuple  en  veut  au 
spectacle^  ».  De  là  à  qualifier  Buffon  de  charlatan,  il  n'y  a  qu'un 
pas,  et  Voltaire  le  franchit  plus  d'une  fois. 

Ces  ironies  sont  loin,  et  c'est  aussi  par  des  éloges  plus  dignes 
d'un  savant  qu'on  rajeunit  aujourd'hui  la  gloire  de  Buffon. 
Diderot  prophétisait  que  la  statue  de  l'architecte  resterait 
debout  au  milieu  des  ruines  de  l'édifice.  Il  est  vrai  que  certaines 
parties  secondaires  de  cet  édifice  ont  fléchi,  mais  les  parties 
essentielles  «  nous  apparaissent  d'autant  plus  admirables  que  la 
science  en  progrès  les  éclaire  davantage  ».  C'est  le  dernier  édi- 
teur de  Buffon,  M.  de  Lanessan,  qui  l'atteste,  et,  dans  une 
longue  préface,  le  prouve.  Il  y  aura  cent  cinquante  ans  bientôt 
que  les  premiers  volumes  de  VHistoire  naturelle  ont  paru  : 
Lamarck,  Cuvier,  Blumenbach,  Etienne  et  Isidore  Geoffroy- 
Saint-Hilaire,  Laplace,  Darwin  ont  remplacé  Buffon  sans  le  faire 
oublier,  parce  qu'on  ne  peut  juger  leur  œuvre  sans  remonter  à 
l'œuvre  commune  d'où  la  leur  procède.  L'histoire  de  l'univers 
reconstituée,  une  même  origine  assignée  à  toutes  les  parties  de 
notre  système  solaire,  l'origine  du  globe  terrestre  éclairée, 
sinon  définitivement  expliquée,  ses  évolutions  successives  dérou- 
lées devant  nos  yeux,  la  théorie  moderne  de  l'unité  des  forces 
physiques  entrevue,  la  conception  de  l'unité  de  plan  du  règne 
animal  et  celle  de  l'unité  des  races  humaines  clairement  expo- 
sées pour  la  première  fois,  l'étude  de  l'homme,  envisagé  non 
plus  comme  individu,  mais  comme  espèce,  érigée  en  science 
particulière,  les  principes  de  la  variabilité  des  espèces,  de  la 
distribution  géographique  des  animaux  sur  la  surface  du  globe, 

1.  Lettre  de  Doudan  à  Albert  de  Broglie,  4  aoiH  1838. 

2.  Mémoire  anonyme  à  l'Académie  de  Bologne,  1746. 


POÈTE  ET  SAVANT  227 

«le  leur  fécondité,  de  leur  dégénérescence,  de  leurs  harmonies 
ou  de  leurs  contrastes  reconnus  comme  lois,  une  seule  de  ces 
vues  ne  suflirait-elle  pas  à  la  gloire  d'un  de  nos  savants? 

Plusieurs  sont  mêlées  de  vrai  et  de  faux;  mais  le  vrai  survit. 
Ainsi,  l'on  n'admot  plus,  avec  Whiston  et  Buflbn,  qu'une  sorte 
de  coup  de  queue  d'une  comète  ait  détaché  la  terre  du  soleil, 
mais  on  ne  nie  pas  les  analogies  qu'il  a  signalées  entre  le  soleil 
et  les  planètes,  soleils  refroidis.  Si  les  vues  de  Buflbn  sur  la 
disposition  des  couches  terrestres  manquent  souvent  de  justesse, 
il  n'en  est  pas  moins  le  premier  en  date  des  vrais  géologues.  Il 
a  deviné  que  certaines  espèces  avaient  disparu,  mais  sans  pré- 
ciser la  loi  qui  avait  présidé  à  leur  disparition.  Qu'importe  si, 
ce  que  Buflbn  avait  «leviné,  Cuvier  l'a  démontré?  Bien  qu'il  ait 
suivi  de  plus  près  (|u'on  n'imagine  les  dissections  d'animaux  qui 
se  faisaient  au  Jardin,  il  décrit  plus  volontiers  l'extérieur  que 
l'intérieur  des  êtres,  mais,  il  ne  l'ignore  pas,  «  l'intérieur,  dans 
les  êtres  vivants,  est  le  fond  du  dessin  de  la  nature  '  »,  et,  en 
exigeant  de  ses  collahorateurs,  quand  il  ne  se  l'imposait  pas  à 
lui-même,  l'étude  de  l'organisation  interne  des  êtres,  il  a  été 
l'un  des  fondateurs  de  l'anatomie  comparée.  Son  embryologie, 
tant  raillée  jadis,  revient  aujourd'hui  en  faveur.  Enfin,  sans 
attendre  le  triage  que  la  postérité  opère  entre  les  vérités  et  les 
erreurs,  lui-même  reprenait,  corrigeait  ses  premières  hypothèses, 
docile  aux  conseils  des  amis,  ou  même  aux  critiques  des  adver- 
saires :  la  terre  est  successivement  à  ses  yeux  l'ouvrage  des 
eaux,  du  feu,  des  eaux  et  du  feu  combinés.  «  C'est  que  j'ap- 
prends tous  les  jours  »,  écrit-il  l'année  des  Epoques  de  la 
nature  -,  après  cinquante  ans  de  travail,  et  ce  mot  n'est  sans 
doute  ni  d'un  charlatan  avide  de  gloire,  ni  d'un  théoricien  qui 
s'opiniâtro  dans  son  parti  pris. 

Seulement,  Buflbn  est-il  tout  à  fait  exempt  de  «  cette  ivresse 
des  esprits  systématiques  »  que  Grimm  lui  reproche  à  plusieurs 
reprises  ?  S'il  est  vrai  qu'il  se  fasse  une  loi  de  ne  présenter 
dans  ses  ouvrages  «  que  des  vérités  appuyées  sur  des  faits  *, 
il  ne  l'est  pas  moins  qu'il  lui  arrive  parfois  d'accommoder  les 

1.  Quadrupèdes  :  i'Unaii  et  l'Ai. 

1.  Lettre  à  Bexon,  3  août  1778.  I 

3.  Minéraux  :  Substances  calcaires. 


•228  BUFFON 

faits  à  ses  idées  préconçues.  Son  successeur  à  l'Académie,  Vicq 
d'Azyr,  n'est  pas  loin  de  lui  en  faire  un  mérite  :  «  Il  devançait 
l'observation  ;  il  arrivait  au  but  sans  avoir  passé  par  les  sentiers 
pénibles  de  l'expérience  :  c'est  qu'il  l'avait  vu  d'en  baut  ».  Le 
dire,  ce  n'est  pas  incriminer  la  sincérité  de  Jiudbn  savant,  car 
il  n'est  pas  d'exemple  qu'il  ait  torturé  volontairement  les  faits 
pour  les   asservir  à  son  système.  Mais  quand  il  écrit  :   «  La 
main  n'a  fait  ici  que  confirmer  ce  que  la  vue  de  l'esprit  avait 
aperçu  '  »,  j'ai  peur  que  l'esprit,  sans  trop  s'en  rendre  compte, 
ne  dirige  troj)  bien  la  main.  En  principe,  rien  n'est  à  craindre, 
tant  Buffon  connaît  et  définit  bien  la  vraie  méthode  d'observa- 
tion dans  les  sciences  naturelles  :  «  On  doit  commencer  par 
voir  beaucoup  et  revoir   souvent...  Il  faut  aussi  voir  presque 
sans  dessein...  -  »  Et  la  pratique  semble  confirmer  la  théorie  : 
jeune,  Bufibn  inaugure  ses  recherches  scientifiques  par  des  expé- 
riences sur  les  sujets  les  plus  divers;  homme  mûr,  il  tente  avant 
Franklin  l'expérience  du  paratonnerre;  plus  âgé,  il  poursuit  à 
loisir,  dans  ses   forges   de   Montbard,  des   expériences   sur  la 
chaleur  et  sur  les  fers.  Il  usa  ses  yeux,  déjà  faibles,  à  observer 
les  anguillules  au  microscope,  avecNeedham.  Mais,  précisément, 
la  nature,  en  le  faisant  myope,  et  le  travail,  en  ajoutant  aux 
effets  de  la  myopie,  lui  créaient  une  double  excuse  dont  il  serait 
bien  surprenant  qu'il  n'eût  jamais  voulu  bénéficier  ".  Il  faudrait 
distinguer  entre  les  divers  âges  de  sa  vie,  et  aussi  entre  les 
sujets  qui  lui  tenaient  plus  ou  moins  à  cœur.  D'ordinaire,  en 
savant  épris  de  la  vérité,  il  mettait,  du  mieux  qu'il  poujÈ^iÉf' 
l'expérience  au  service  de  l'intuition  :  ce  n'était  pas  sa  flmte  si 
l'intuition  parfois  ou  précédait  l'expérience,  que  d'avance  elle 
orientait  en  un  certain  sens,  ou  en  devançait  les  résultats.  Faire 
de  Buffon  l'homme  de  l'expérience  cent  fois  répétée,  c'est  peut- 
être  l'amoindrir,  car,  on  aura  beau  faire,  on  ne  le  transformera 
jamais  tout  à  fait  en  savautde  notre  temps,  et  on  courra  risque 
d'effacer  l'originalité  de  sa  physionomie  entre  les  savants  de 
tous  les  temps. 
*Ces  savants,  surtout  les  contemporains,  il  ne  les  traita  pas 

1.  Minifraux  :  le  Diamant. 

2.  De  la  manière  iVétudier  cl  de  Iraitev  l'histoire  natwelle. 

3.  «  Je  laisse  aux  gens   qui  s'occupent  d'anatomie  à  vérifier  exacteinenl  ce 
/ail  "  {Oiseaux  de  proie). 


POÈTE  ET  SAVANT  22» 

foiijours  avoc  assez  «rirulul^oncc.  Il  malmena  Linné  et  Réaumur, 
qui  le  lui  rendirent;  il  estimait  j»eu  Spallauzani  et  ces  ciiimistes 
qui  «  ne  voient  que  par  leurs  lunettes,  c'est-à-dire  par  leur  mé- 
thode '  »  ;  il  laissa  voir  aussi  quelque  dédain  pour  le  savant 
genevois  Bonnel,  qui  sut  j)Ourtanl  s'élever  de  l'étude  de  l'infi- 
niment  petit  à  celle  des  plus  hauts  prohlèmes  '.  Ami  de  Buffon 
et  de  Bonnet,  de  Brosses  écrivait  à  celui-ci  :  «  C'est  sans  pré- 
vention que  je  le  regarde  comme  le  plus  beau  génie...,  comme 
l'écrivain  le  plus  éloquent  et  le  plus  clair  qu'il  y  ait  aujourd'hui 
en  France;  mais  je  voudrais  (et  je  le  lui  ai  dit)  qu'il  se  livrât 
moins  à  sa  riche  imagination  et  qu'il  fût  moins  ambitieux  d'être 
chef  de  secte.  »  L'imagination  pourtant,  chez  Buffon,  n'a  pas 
toujours  été  une  maîtresse  d'erreur  :  elle  créait  aussi,  et  plus 
d'une  hypothèse  féconde  ou  d'une  véritable  découverte  lui  est 
due.  On  ne  lit  pas  un  livre  de  BulTon  comme  on  lirait  un 
ouvrage  d'un  savant  toujours  méthodique,  avec  une  pleine  sécu- 
rité d'intelligence;  mais  on  le  lit  moins  encore  comme  on  lirait 
un  roman  :  à  tout  instant  on  s'y  heurterait  à  des  observations 
précises,  à  des  discussions  serrées,  qui  attestent  le  long  effort 
d'un  chercheur  sincère,  (là  et  là,  on  sent  bien  que  l'imagina- 
tion, impatiente,  veut  avoir  son  tour,  mais  la  raison  ordonna- 
trice, sans  l'opprimer,  la  domine  et  la  ramène. 

Les  classifications.  —  Aussi  n'est-il  rien  dans  l'œuvre  de 
Buffon,  pas  même  les  erreurs,  dont  on  ne  puisse  rendre  raison. 
On  lui  a  beaucoup  reproché  sa  classification  ou  plutôt  son  défaut 
de  classification  des  quadrupèdes.  Comme  «  il  nous  est  plus 
facile,  plus  agréable  et  plus  utile  de  considérer  les  choses  par 
rapport  à  nous  que  sous  aucun  point  de  vue  »  ',  il  groupe  autour 
de  l'homme  les  animaux  domestiques,  et,  à  distance  raison- 
nable, les  animaux  sauvages;  et  comme,  fidèle  à  cette  méthode 
«  agréable  »,  il  embrasse  du  regard  à  la  fois  l'homme  et  l'animal, 
il  trace  du  type  de  chaque  espèce  animale  un  portrait  presque 
humain,  qui  est  d'un  moraliste  plus  que  d'un  savant.  Les  con- 
temporains ne  s'en  plaignaient  pas  :  répondant  au  discours  de 
réception  de  Vicq-d'Azyr,  Saint-Lambert  disait  de  ces  portraits 

1.  Lellre  à  Filippo  Pirri,  8  novembre  1776. 

2.  Bonnel  lui-niùnic  censure  en  BiilTon  •  l'esprit  de  système  qu'il  possède  au 
plus  haut  degré  ».  (If.  Grimni,  15  décembre  1759. 

3.  De  la  manière  d'étudier  cl  de  trailer  Vhisloire  naturelle. 


430  BUFFON 

de  bètes  :  «  Il  y  inèle  toujours  quelque  allusion  à  l'homme,  et 
l'homme,  qui  se  cherche  dans  tout,  lit  avec  plus  d'intérêt  l'his- 
toire de  ces  êtres  dans  lesquels  il  retrouve  ses  passions,  ses 
qualités  et  ses  faiblesses  ».  Une  condamnation  vaudrait  mieux 
qu'une  telle  apolog-ie, 

Buffon  n'aimait  pas  les  méthodes  de  classification  parce  qu'il 
n'y  croyait  pas.  Non  qu'il  en  méconnût  la  nécessité  en  certains 
cas  :  dans  la  seconde  partie  de  son  œuvre,  il  les  dédaigne  moins 
quand  il  se  trouve  aux  prises  avec  les  innombrables  espèces  des 
oiseaux.  Mais  son  dédain  n'était  pas  le  dédain  frivole  de  l'ar- 
tiste: c'était  le  dédain  raisonné  du  savant.  La  haute  idée  qu'il  se 
faisait  de  la  nature,  riche  infiniment  en  productions  harmoni- 
ques ou  contraires,  lui  interdisait  d'attribuer  aux  classifications 
les  meilleures  une  valeur  autre  que  celle  de  procédés,  momen- 
tanément commodes  pour  alléger  le  travail  du  savant  et  soulager 
la  mémoire  du  lecteur.  Comment  ne  seraient-elles  pas  toutes 
imparfaites,  puisque  toutes  ont  la  prétention  d'enfermer  la  nature 
dans  leur  réseau  et  que  la  nature  le  crève  toujours  par  quelque 
endroit?  «  La  nature  n'a  ni  classes,  ni  genres  :  elle  ne  comprend 
-que  des  individus.  Ces  genres  et  ces  classes  sont  l'ouvrage  de 
notre  esprit;  ce  ne  sont  que  des  idées  de  convention...  Dans  la 
nature  il  n'existe  que  des  individus  ou  des  suites  d'individus, 
c'est-à-dire  des  espèces  *.  »  Voyez  l'espèce  des  Tatous  :  ne  suffit- 
elle  pas  à  prouver  que  la  nature  contredit  nos  dénominations 
et  nous  étonne  encore  plus  par  ses  exceptions  que  par  ses  lois? 
Ce  sont  des  quadrupèdes,  mais  couverts  d'écaillés  comme  les 
crustacés.  Dans  quelle  classe  les  rangera-t-on  et  en  vertu  de  quel 
caractère?  «  Ce  n'est  que  par  la  réunion  de  tous  les  attributs  et 
par  rénumération  de  tous  les  caractères  qu'on  peut  juger  de  la 
forme  essentielle  des  productions  de  la  nature.  Une  bonne  des- 
cription et  jamais  de  définitions,  une  exposition  plus  scrupuleuse 
sur  les  différences  que  sur  les  ressemblances,  une  attention  par- 
ticulière aux  exceptions  et  aux  nuances  même  les  plus  légères, 
sont  les  vraies  règles,  et  j'ose  dire  les  seuls  moyens  que  nous 
ayons  de  connaître  la  nature  de  chaque  chose.  » 

La  description  exacte  et  détaillée  des  individus  apparaît  donc 

1.  Introduction  à  l'histoire  de  l'homme.  —  Quadrupèdes  :  le  Mouflon.  —  Voir 
aussi  le  Préambule  des  Singes. 


POETE  ET  SAVANT  231 

comme  la  seule  méthode  qui  ne  soit  pas  arbitraire.  Une  partie 
importante  du  Discours  sur  la  manière  d'étudier  et  de  traiter 
f histoire  naturelle  est  consacrée  à  donner  les  règles  de  la  vraie 
description.  Bien  des  éléments  y  entrent;  ils  se  ramènent  à  deux 
principaux,  description  proprement  dite,  extérieure,  et,  s'il  se 
peut,  intérieure  et  histoire.  «  L'histoire  comprend  le  nombre  des 
petits,  les  soins  des  pères  et  des  mères,  leur  espèce  d'éducation, 
leur  instinct,  les  lieux  de  leur  habitation,  leur  nourriture,  la 
manière  dont  ils  se  la  procurent,  leurs  mœurs,  leurs  ruses,  leur 
chasse,  ensuite  les  services  qu'ils  peuvent  nous  rendre...  »  On 
devine  comment,  le  système  une  fois  admis,  la  description 
physique  dégénère  en  histoire  morale  et  comment  Buiïbn  en 
vient  à  attribuer  aux  espèces  non  pas  seulement  des  caractères 
réels,  mais  un  caractère  idéal.  Si  pourtant  on  était  tenté  de  ne 
voir  en  lui  que  le  La  Bruyère  de  l'histoire  naturelle,  il  suffirait 
de  replacer  les  portraits  de  bêtes  dans  ces  vastes  cadres  des 
préambules  généraux  où  ils  apparaissent  sous  leur  vrai  jour. 

Mais  ce  génie  synthétique  ne  saurait  se  reposer  dans  l'analyse 
poussée  à  l'extrême  :  il  remonte  bientôt  à  l'unité.  Les  exceptions 
apparentes  de  la  nature  «  ne  sont  dans  le  réel  que  les  nuances 
qu'elle  emploie  pour  rapprocher  les  êtres  même  les  plus  éloi- 
gnés '  » ,  car  la  nature  marche  par  des  gradations  qui  nous  sont 
inconnues.  «  On  peut  descendre  par  des  degrés  presque  insensi- 
bles de  la  créature  la  plus  parfaite  jusqu'à  la  matière  la  plus 
informe,  de  l'animal  le  mieux  organisé  jusqu'au  minéral  le  plus 
brut...  Rien  n'est  vide,  tout  se  touche,  tout  se  tient  dans  la 
nature;  il  n'y  a  que  nos  méthodes  et  nos  systèmes  qui  soient 
incohérents,  lorsque  nous  prétendons  lui  marquer  des  sections 
ou  des  limites  qu'elle  ne  connaît  pas  *.  »  Voici  donc  qu'est  pro- 
clamée, avec  l'unité  du  dessein  primitif,  la  parenté  universelle 
de  toutes  les  générations  sorties  du  sein  de  la  mère  commune. 
Peut-être  Buffon  s'est-il  laissé  entraîner  par  le  désir  de  réfuter 
la  théorie  linnéenne  des  espèces  fixes,  indépendantes  les  unes 
des  autres?  Mais  il  revient  trop  souvent  à  cette  double  idée  de 
la  variété  accablante  des  productions  de  la  nature,  et  de  leur 

1.  Quadrupèdes  :  les  Tatous. 

2.  De  la  manière  d'étudier  et  de  traiter  l'histoire  naturelle.  —  Oiseaux  de  rivage  : 
le  Cariatna. 


232  BUFFON 

continuité,  de  leur  unité  cachée,  pour  qu'on  ne  prenne  pas  au 
sérieux  ce  grand  effort  de  synthèse.  Lui  aussi,  il  avait  cru  d'abord 
à  la  fixité  des  espèces;  mais,  justement  parce  qu'il  n'élevait  pas 
de  cloisons  opaques  entre  les  espèces,  parce  qu'il  décrivait  les 
individus  et  dans  ce  qu'ils  avaient  de  particulier,  et  dans  ce  qu'ils 
avaient  de  commun  avec  les  individus  des  espèces  voisines,  il 
n'avait  pas  tardé  à  saisir,  à  travers  la  diversité  apparente  des 
êtres,  l'harmonie  du  plan  général,  et  cette  idée  organique  suivie 
dont  l'unité  se  révélait  dans  la  variété  même  de  ses  manifesta- 
tions, innombrables  anneaux  d'une  chaîne  ininterrompue. 

Il  avait  vu  les  espèces  faibles  détruites  par  les  plus  fortes, 
celles  qui  ont  survécu  modifiées  par  les  influences  du  milieu,  du 
climat,  de  la  nourriture,  perfectionnées  ou  renouvelées,  de 
nouvelles  espèces  venant  prendre  la  place  des  espèces  anciennes, 
et  en  face  de  cette  «  perpétuité  de  destructions  et  de  renouvel- 
lements »,  il  avait  conçu  l'idée,  non  pas  sans  doute  aussi  précise 
qu'elle  a  pu  devenir  depuis,  des  grandes  lois  de  la  sélection 
naturelle,  du  combat  pour  la  vie,  de  l'évolution  graduelle  des 
êtres  et  de  leur  transformation  indéfinie.  Je  ne  sais  si  Buffon 
«  doit  être  considéré  comme  le  véritable  fondateur  de  la  doc- 
trine du  transformisme  et  de  l'évolution*  »,  car  il  excepte 
l'homme,  nous  le  verrons,  et  le  laisse  dans  son  isolement 
superbe.  Mais  d'autres  se  chargeront  d'aller  jusqu'au  bout  des 
vues  hardies  qu'il  laisse  incomplètes. 


IV.  —  La  philosophie  et  la  religion  de  Buffon. 

L'esprit  de  l'œuvre.  Premières  attaques.  —  Il  n'est 
pas  étonnant  que  cette  hardiesse  ait  semblé  impiété  à  ceux  de  ses 
contemporains  qui  lisaient  ÏHistoire  naturelle  à  la  lumière  des 
Écritures.  On  n'attache  guère  aujourd'hui  plus  d'importance  que 
Buffon  n'en  avait  accordé  lui-même  aux  querelles  que  lui  sus- 
cita le  parti  anti-philosophique.  Elles  éclairent  pourtant  son 
œuvre  d'une  lumière  singulièrement  vive. 

On  sait  assez  que,  malgré  son  amitié  pour  Helvétius,  malgré 

I.  De  Lanessan,  préface  de  l'édition  Abel  Pilon. 


L 


S.V   PHILOSOPHIE  ET  SA   RELIGION  233 

les  éloges  qu'il  accorde,  dans  sa  correspondance,  à  VEncyclo- 
pédie,  il  vécut  à  l'écart  du  parti  philosophique.  Voltaire  était 
trop  bavard,  à  son  gré;  d'Alembert  empêcha  plus  d'un  de  ses 
amis  «le  franchir  le  seuil  de  l'Académie;  Condillac,  qui  lui  en 
voulait  d'avoir  présenté  au  public,  d'une  main  plus  adroite  que 
la  sienne,  son  «  homme  statue  »  naissant  aux  premières  impres- 
sions de  la  vie,  et  qui  écrivit  contre  lui  son  Traité  des  animaux^ 
n'était,  à  ses  yeux,  qu'un  philosophe  sans  philosophie;  Mar- 
montel  dresse  contre  lui  un  réquisitoire  en  forme  '.  A  s'en  tenir 
donc  aux  apparences,  on  croirait  que  le  parti  hostile  aux  philo- 
sophes ne  saurait  être  hostile  à  Bufïbn.  Qu'on  y  réfléchisse 
pourtant  :  l'autorité  souveraine  de  la  raison  n'a  été,  chez  aucun 
écrivain  de  ce  temps,  plus  hautement  proclamée,  que  chez  le 
cartésien  Buflon.  Il  réclamait  pour  le  naturaliste  «  un  peu  de 
liberté  de  penser  -  »  et  il  en  usait.  Son  rationalisme,  moins 
agressif  que  celui  des  autres  philosophes,  n'en  était  que  plus 
redoutable.  Quand  on  allait  ensuite  au  fond  de  sa  religion,  c'est 
le  déisme  qu'on  trouvait  ' .  Son  Dieu  est  grand,  mais  comme 
ordonnateur  des  mondes.  Ce  n'est  pas  le  Dieu  de  Pascal,  le 
Dieu  sensible  au  cœur;  ce  n'est  pas  la  Providence  toujours 
active  de  Bossuet.  Il  semble  qu'après  avoir  fait  ce  grand  etTort 
de  créer  l'univers,  et  surtout  l'homme,  il  se  repose  dans  la  con- 
templation de  son  œuvre,  qui  désormais  se  suffit  à  elle-même. 
Est-ce  lui  qui  a  laissé  agir  ces  causes  lentes  qui  du  globe,  né 
d'un  accident  solaire,  incandescent  d'abord,  puis  graduellement 
refroidi  et  recouvert  par  les  eaux,  a  fait —  en  combien  de  milliers 
de  siècles!  —  le  séjour  des  animaux,  puis  de  l'homme?  Et 
quand  môme  on  dirait  que  les  «  jours  »  dont  parle  la  Genèse 
peuvent  être  assimilés  à  des  «  époques  »,  si  l'on  repousse  l'idée 
même  de  toute  brusque  révolution  dont  la  terre  aurait  été  le 
théâtre,  que  devient,  par  exemple,  la  tradition  du  déluge?  On 
se  posait  ces  questions  en  lisant  la  Théorie  de  la  terre  et  les  Epo- 
ques, ces  livres  tout  philosophiques  qui  ouvrent  et  qui  ferment 

1.  Mémoires  (Tun  père  pour  servir  à  Véducalion  de  ses  enfants. 

2.  Minéraux  :  Substances  mélalliques.  le  Fer. 

3.  Sur  la  religion  de  BulTon  mon  opinion  actuelle  esl  sensiblement  dilTérente 
de  celle  que  j'ai  exposée  dans  une  élude  précédente.  Kn  présentant  cette  étude 
à  l'Académie  des  Sciences  morales,  le  9  novembre  1818,  M.  Fnslel  de  Coulanges 
a  très  bien  dit  :  «  Chez  lui  le  caractère  était  resté  chrétien,  tandis  que  l'esprit 
était  libre  el  hardi.  Il  vécut  en  chrétien  et  travailla  en  philosophe.  » 


234  BUFFON 

VHistoire  naturelle,  car  Bulîon,  au  début  et  à  la  fin  de  sa  car- 
rière, a  voulu  mettre  dans  cette  déclaration  de  principes  et  dans 
cette  sorte  de  testament  intellectuel  ce  qu'il  y  a  de  plus  hardi- 
ment nouveau  dans  la  philosophie  scientifique  qu'il  créait  de 
toutes  pièces. 

En  4749,  quand  parurent  les  trois  premiers  volumes,  d'Ar- 
j^enson  écrivait  dans  ses  Mémoires  :  «  Le  sieur  Buffon,  auteur 
de  Y  Histoire  naturelle,  a  la  tête  tournée  du  chagrin  que  lui  donne 
le  succès  de  son  livre.  Les  dévots  sont  furieux,  et  veulent  le  faire 
brûler  par  la  main  du  bourreau.  Véritablement  il  contredit  la 
Genèse  en  tout.  »  Deux  mois  après,  les  6  et  13  février  1750,  les 
Nouvelles  ecclésiastiques,  journal  janséniste,  ouvraient  les  hos- 
tilités par  cette  dénonciation  formelle  :  «  On  est  inondé  d(^ 
livres  et  de  libelles  où  l'on  sape  les  fondements  du  christia- 
nisme... Le  livre  dont  nous  nous  croyons  obligés  de  faire  con- 
naître le  venin,  a  pour  titre  VHistoire  naturelle.  »  Prenant  à 
partie  les  jésuites  qui,  dans  le  Journal  de  Trévoux,  donnent  à 
leurs  lecteurs  une  haute  et  fausse  idée  de  l'ouvrage  nouveau, 
en  citant  les  endroits  où  l'auteur  proteste  de  son  respect  pour 
les  Ecritures,  le  gazetier  janséniste  se  refuse  à  être  dupe  de  ces 
précautions  habiles.  Il  n'a  pas  de  peine  à  démontrer  que  le  sys- 
tème de  Buffon  contredit  la  tradition  orthodoxe.  Il  se  demande 
si  on  laissera  sans  flétrissure  un  livre  aussi  pernicieux,  qui 
déshonore  le  nom  du  roi  auquel  il  est  dédié. 

Buffon  garda  le  silence,  résolu  à  ne  pas  imiter  Montesquieu, 
qui  venait  de  défendre  avec  succès  son  Esprit  des  lois  contre  le 
même  gazetier.  «  Cliacun  a  sa  délicatesse  d'amour-propre  :  la 
mienne  va  jusqu'à  croire  que  de  certaines  gens  ne  peuvent  pas 
même  m'offenser  \  »  Il  fut  plus  sensible  peut-être  à  un  pam- 
phlet où  il  entre  un  peu  plus  de  science.  D'Argenson  dit  nette- 
ment que  les  Lettres  à  un  Américain  '  sont  de  Réaumur,  collègue 
de  Buffon  à  l'Académie,  mais  son  grand  ennemi.  «  Réaumur 
s'est  adjoint  un  petit  père  de  l'Oratoire,  qui  a  rédigé  l'ouvrage.  » 
Cet  oratorien,  Le  Large  de  Lignac,  de  Poitiers,  métaphysicien 
et  mathématicien,  était  collaborateur  de  Réaumur,  et  il  vante 

1.  Lettre  à  l'abbé  Leblanc,  21  mars  1750. 

2.  Ce  litre  est  mal  justifié   par  la   donnée  assez  gauche  d'un  voyageur  qui 
attend  toujours  pour  partir  un  vaisseau  toujours  en  retard. 


SA  PHILOSOPHIE  ET  SA  RELIGION  235 

avec  complaisance  cette  histoire  inimitable  des  insectes,  où  la 
grandeur  de  Dieu  apparaît  si  éclatante  dans  les  petites  choses. 
Il  faut  le  dire,  ce  n'était  pas  seulement  une  question  de  méthode 
qui  séparait  BufTon  et  Réaumur,  e'étaif  une  question  de  croyance  : 
le  récit  mosaï(|ue  de  la  Création,  l'immutabilité  des  espèces  sor- 
ties des  mains  du  Créateur,  étaient  pour  Réaumur  des  dogmes 
religieux.  Aussi  les  auteurs  de  ces  Lettres  s'appliquent-ils  à 
montrer  que  «  nous  ne  pouvons  recevoir  en  même  temps  la 
révélation  de  Moïse  et  le  système  de  M.  de  Bulîon  »,  où  tout 
s'opère  fortuitement.  Mais  ils  se  défendent  de  l'accuser  d'irréli- 
gion, «  puisqu'il  fait  hautement  profession  de  reconnaître  la 
divinité  du  livre  de  Moïse  »,  et  ils  affectent  de  prendre  surtout 
les  intérêts  de  la  science,  dont  Buflon  travaille  à  anéantir  tous 
les  principes  par  son  mépris  pour  les  modernes  les  plus  accré- 
dités, par  son  goût  pour  les  obscurités  et  les  paradoxes.  Tout 
le  livre  est  plein  d'insinuations,  de  réticences,  d'éloges  perfides. 
C'est  un  pamphlet  doucereux  et  violent,  qui  finit  en  sermon  : 
«  Efforçons-nous  de  connaître  les  bornes  qui  ont  été  fixées  à  la 
nature  humaine,  et  ne  les  franchissons  jamais.  » 

Buffon  et  la  Sorbonne.  —  Bufîon  craignait  peu  les  criti- 
ques des  physiciens,  mais  beaucoup  les  «  tracasseries  théologi- 
ques »  et  il  croyait  avoir  tout  fait  pour  ne  pas  les  mériter  '.  Il 
se  trompait:  le  lo  janvier  Hol,  communication  lui  était  donnée 
par  la  Sorbonne  du  jugement  qui  condamnait  quatorze  propo- 
sitions extraites  de  ses  livres.  Il  n'hésita  pas  un  seul  instant; 
[>ar  une  lettre  du  12  mars,  il  remerciait  la  Faculté  de  théologie 
de  l'avoir  mis  à  même  d'expliquer  ses  propositions  d'une  façon 
qui  ne  laissât  prise  à  aucun  soupçon.  «  Je  déclare,  y  disait-il, 
que  je  n'ai  eu  aucune  intention  de  contredire  le  texte  de  l'Ecri- 
ture; que  je  crois  très  fermement  tout  ce  qui  est  rapporté  sur 
la  tradition,  soit  pour  l'ordre  des  temps,  soit  pour  les  circons- 
tances des  faits,  et  (|ue  j'abandonne  ce  qui,  dans  mon  livre, 
regarde  la  formation  de  la  terre,  et  en  général  tout  ce  qui  pour- 
rait être  contraire  à  la  narration  de  Moïse,  n'ayant  présenté  mon 
hypothèse  sur  la  formation  des  planètes  que  comme  une  pure 
supposition    philosophique...,  »  Celte    «léclaration    nécessaire, 

I.  Lettre  à  l'abbé  Leblanc.  23  juin  17sO. 


236  BUFFON 

mais  qui  n'est  pas  un  chef-d'œuvre  de  franchise,  lui  valut  les 
suffrages  et  môme  les  éloges  inattendus  de  cent  quinze  docteurs 
de  la  Sorbonne  sur  cent  vingt,  et  il  s'avouait  heureux  d'en  être 
quitte  à  si  peu  de  frais. 

Il  avait  offert  de  publier  cette  déclaration  en  tète  du  quatrième 
volume  de  VHistoire  naturelle,  et  la  Sorbonne  avait  pris  acte, 
avec  joie,  de  son  offre.  Mais,  entre  temps,  il  donnait  à  son  ami 
de  Brosses  la  clef  de  son  quatrième  volume,  sur  la  manière 
dont  doivent  être  entendues  les  choses  dites  pour  la  Sorbonne. 
Ce  volume  parut  en  1753,  avec  un  Discours  sur  la  nature  des 
animaux,  où  il  ne  semblait  pas  que  le  philosophe  rationa- 
liste se  fût  amendé.  Le  Journal  de  Trévoux  lui-même  com- 
mençait à  parler  de  paradoxe,  tout  en  se  déclarant  ravi  que 
Buffbn  donnât  aux  philosophes  l'exemple  de  la  soumission.  Mais 
les  farouches  Nouvelles  ecclésiastiques  rouvrirent  les  hostilités. 
Le  rédacteur  rappelle  que  sur  sa  déclaration  la  Sorbonne  a  cen- 
suré les  trois  premiers  volumes  ;  mais  elle  a  été  dupe  des 
vagues  protestations  d'un  homme  qui  devait  espérer  tout  au 
plus,  par  un  humble  aveu  de  ses  erreurs,  être  admis  «  au  nombre 
des  pénitents  »,  car  «  dans  les  principes  de  M.  de  Buflbn  on  ne 
voit  pas  comment  on  peut  prouver  qu'il  y  a  un  Dieu  ». 

La  Sorbonne  fut-elle  touchée  de  ces  reproches?  On  ne  sait. 
Quant  à  BufTon,  s'il  n'eut  plus  aussi  souvent,  au  cours  des 
volumes  qui  suivirent,  l'occasion  d'exposer  avec  ampleur  sa 
philosophie,  il  est  certain,  du  moins,  qu'il  n'y  changea  rien  *. 
Yingt-quatre  ans  après,  il  la  condensa,  sous  une  forme  défini- 
tive, dans  les  Epoques  de  la  Nature  (1778).  C'était  l'année  où 
mouraient  Voltaire  et  Rousseau.  La  Faculté  de  théologie  était 
plus  vigilante  que  jamais.  En  novembre  1779,  le  docteur  Riba- 
lier,  syndic  de  la  Faculté,  lui  dénonça  les  Epoques.  La  véritable 
dénonciation  avait  été  faite  par  l'abbé  Royou,  le  frère  de  l'his- 
torien, le  futur  rédacteur  de  l'Ami  du  roi.  11  professait  la  philo- 
■sophie  au  collège  Louis-le-Grand,  et,  depuis  la  mort  de  Fréron, 
son  beau-frère,  il  dirigeait  V Année  littéraire.  Des  commissaires 
furent  nommés  pour  examiner  le  livre.  Buffon  l'ignorait,  et,  de 

1.  Grimm  dit  pourtant,  lo  août  l'oO  :  «  L'alarme  que  le  livre  de  l'Esprit  a 
jeté  dans  le  camp  des  fidèles  a  obligé  M.  de  BufTon  de  mettre  à  ce  nouveau 
volume  (le  1")  plusieurs  cartons  avant  que  d'oser  le  faire  paraître  en  public  ». 


SA   PHILOSOPHIE  ET  SA   RELIGION  237 

MontbanJ,  écrivait  avec  sérénité  à  Guéneau,  le  15  novembre  : 
«  Il  n'y  a  pas  encore  de  dénonciation  en  forme  et  par  écrit,  et 
je  ne  pense  pas  que  cette  alTaire  ait  d'autre  suite  fâcheuse  que 
celle  d'en  entendre  parler  et  de  m  occuper  peut-être  d'une  expli- 
cation aussi  sotte  et  aussi  absurde  que  la  première  quart  me  fit 
signer  il  y  a  trente  ans  ».  Il  n'eut  même  pas  à  prendre  cette 
peine.  Le  roi  fit  prier  la  Faculté  do  ne  pas  se  prononcer  définiti- 
vement avant  d'avoir  entendu  Buffon,  et  ce  désir  royal  produisit 
son  efîet  sur  les  commissaires  :  «  Ils  étaient  d'avance,  dit  Bachau- 
mont,  ainsi  que  tous  les  théologiens,  bien  convaincus  des  erreurs 
répandues  dans  l'ouvrage  :  mais,  vu  la  vieillesse  de  l'auteur,  vu 
la  considération  dont  il  jouit,  vu  la  protection  de  la  cour,  vu 
l'espèce  d'hommage  qu'il  a  rendu  au  dogme  par  des  tournures 
dont  ils  ne  sont  j)oint  dupes,  ils  ont  cru  devoir  fermer  les  yeux 
sur  ce  nouvel  attentat  contre  la  foi,  et  regarder  le  système  du 
philosophe  comme  un  radotage  de  sa  vieillesse.  » 

Mais  Royou  avait  VAnnée  littéraire.  Sans  attendre  que  la 
Sorbonne  eût  statué,  il  développa  longuement,  dans  une  lettre 
qui  devint  un  livre,  les  motifs  de  la  condamnation  qu'il  souhai- 
tait. Lui-même  avoue  qu'une  dissertation  si  sérieuse  est  mal 
faite  pour  amuser  le  public  qui  lit  un  journal  ;  mais  il  ne  paraît 
pas  tous  les  jours  des  livres  aussi  importants  que  les  Époques, 
et  les  articles  suivants,  il  le  promet,  auront  plus  de  variété.  Il 
démontre  que  Bufibn  se  contredit  lui-même  ;  que  son  système 
contredit  à  la  fois  le  texte  sacré  et  les  principes  de  la  méca- 
nique et  de  l'astronomie;  que  son  succès  auprès  des  femmes 
et  des  jeunes  gens  ne  saurait  faire  adopter  par  les  «  logiciens  » 
tous  ses  rêves  philosophiques;  enfin,  qu'il  est  «  un  exemple 
à  jamais  mémorable  des  écarts  où  le  génie  même  peut  entraîner 
lorsque,  par  une  curiosité  indiscrète,  il  veut  sonder  les  secrets 
impénétrables  de  la  nature  ou  les  décrets  incompréhensibles 
de  son  auteur  '.  » 

L'orthodoxie  de  Buffon.  —  Quand  l'abbé  Royou  dressait 
contre  lui  ce  réquisitoire,  BulTon  avait  soixante-douze  ans.  «  Il 
respectait  la  religion,  dit  le  chevalier  de  Buffon,  son  frère,  et 
il  en  remplissait  toutes  les  pratiques,  dont  il  devait  l'exemple.  » 

1.  Année  littéraire,  t.  VIII,  1.  X,  Le  Monde  de  verre  de  M.  le  comte  de  Bu/fon 
réduit  en  poudre. 


238  BUPFON 

Le  châtelain  de  Ferney  communiait  aussi  bien  que  le  châtelain 
<le  Montbard;  il  avait  son  confesseur,  le  P.  Adam,  comme 
BufTon  avait  son  capucin  familier,  le  P.  Ignace.  En  était-il 
moins  Voltaire?  Très  peu  voltairien  de  tempérament  et  d'esprit*, 
ayant  gardé,  presque  seul  en  son  temps,  la  vertu  du  respect, 
Buffon  ne  déclare  la  guerre  à  aucune  croyance;  il  ne  tourne 
pas  en  ridicule  le  surnaturel,  mais  il  s'en  passe.  11  n'y  a  point 
<le  place  pour  le  miracle  dans  son  système  :  la  construction  du 
monde  y  est  si  simple,  observe  Fauteur  des  Lettres  à  un  Amé- 
ricain, qu'il  ne  semble  point  nécessaire  que  Dieu  y  intervienne. 
S'il  y  est  intervenu,  on  ne  voit  pas  qu'il  continue  à  y  intervenir, 
et  la  création  n'est  plus  un  miracle  continué  à  travers  les  siècles. 
Ce  Dieu  idée,  pourquoi  l'aimerait-on?  C'est  assez  de  le  com- 
prendre. Un  certain  sentiment  du  mystère  divin  manque  à  cette 
œuvre  oij  brille  seul  le  merveilleux  des  révolutions  naturelles. 
Est-ce  à  dire  que  Buffon  soit  un  pyrrhonien,  comme  le  veut 
M™"  Necker?  Non,  la  froideur  du  sentiment  religieux  n'équi- 
vaut point  à  l'incrédulité  qui  nie.  Plus  d'un  adversaire  l'accusait 
d'être  l'allié  inconscient  des  matérialistes,  et  c'est  un  hôte  de 
Montbard,  Hérault  de  Sécholles,  qui  prétend  faire  de  lui,  sur 
son  propre  aveu,  leur  complice  :  «  J'ai  toujours,  me  disait-il, 
nommé  le  Créateur;  mais  il  n'y  a  qu'à  ôter  ce  mot,  et  mettre 
à  la  place  la  puissance  de  la  Nature,  qui  résulte  de  deux  grandes 
lois,  l'impulsion  et  l'attraction  ».  Cette  confidence  est  bien 
invraisemblable  dans  la  forme,  et  le  fond,  pour  qui  a  pratiqué 
YHisloire  naturelle,  n'en  est  pas  vrai.  Les  matérialistes  ont  pu 
le  tirer  à  eux,  mais  ils  n'auraient  pas  besoin,  pour  se  désabuser, 
d'aller  plus  loin  que  Y  Introduction  à  Vhistoire  de  lliomtne,  où  est 
si  nettement  défini  l'un  des  deux  principes  opposés  qui  compo- 
sent notre  nature,  l'àme,  cette  lumière  divine,  sans  laquelle  il 
ne  reste  plus  dans  l'homme  que  l'animal.  «  L'existence  de  notre 
âme  nous  est  démontrée,  ou  plutôt  nous  ne  faisons  qn^nn,  cet  être 
est  nous,  être  et  penser  sont  pour  nous  la  même  chose;  cette  vérité 
est  intime  et  plus  qu'intuitive;  elle  est  indépendante  de  nos  sens, 
de  notre  imagination,  de  notre  mémoire  et  de  toutes  nos  autres 
facultés  relatives.  L'existence  de  notre  corps  et  des  autres  objets 

I.  Voir  pourtant  les  lettres  à  l'abbé  Leblanc,  22  octobre  1150,  et  à  de  Brosses, 
n  janvier  1167,  sur  les  «  prêtres  ». 


SA    PHILOSOPHI?:  ET  SA   RELIGION  239 

extérieurs  est  douteuse  pour  quiconque  raisonne  sans  jyi'éjvgès.  » 
Il  no  se  borne  pas  à  prouver  que  notre  Ame  est  d'une  nature 
différente  de  celle  de  la  matière.  :  pour  nous  démontrer  l'excel- 
lence de  notre  nature,  il  rétrécit  volontairement  une  de  ses  plus 
chères  théories,  et  dans  le  plan  irénéral  des  êtres,  où  tout  est 
suivi  malgré  les  exceptions  apparentes,  il  crée,  en  faveur  de 
l'homme,  une  solution  unique  de  continuité  :  «  11  y  a  une  dis- 
lance infinie  entre  les  facultés  de  l'homme  et  celles  du  plus 
parfait  animal;  preuve  évidente  que  l'homme  est  d'une  différente 
nature,  que  seul  il  fait  une  classe  à  part,  de  laquelle  il  faut 
descendre  en  parcourant  un  espace  infini  avant  que  d'arriver  à 
celle  des  animaux  ».  Il  n'est  donc  ni  un  matérialiste  d'intention, 
ni  un  transformiste  conséquent. 

Seulement,  son  spiritualisme  n'est  pas  le  spiritualisme  chré- 
tien, sa  conception  de  la  vie  n'est  pas  la  conception  chrétienne. 
Comme  son  principal  effort  a  pour  objet  de  dég-ager  l'homme 
de  la  matière,  il  se  garde  de  l'abaisser  après  l'avoir  élevé. 
Péché  originel,  chute,  rédemption,  il  veut  ignorer  tout  cela.  La 
misère  originelle  de  l'homme,  comment  la  comprendrait-il,  si 
l'homme  est  le  chef-d'œuvre  de  la  nature?  Sa  grandeur,  il 
l'exalte,  mais  sa  grandeur  du  côté  de  la  terre  que  l'homme 
dompte  et  des  êtres  vivants  auxquels  il  commande.  Le  problème 
de  la  nature  humaine  ne  le  tourmente  pas  :  l'homme  est  double, 
il  est  vrai,  àme  et  corps;  mais  l'harmonie  entre  le  corps  et 
l'àme  se  maintient  sans  peine  quand  la  raison  gouverne,  et 
l'idéal  du  sage,  ce  sera  de  vivre,  non  la  vie  d'angoisse  et  de 
renoncement  du  chrétien,  mais  une  vie  raisonnable  et  sereine, 
où  l'àme  ait  sa  large  part,  le  corps  ayant  aussi  la  sienne.  Le 
bonheur  sera  de  penser,  de  savoir,  ou  de  sentir,  mais  sans 
laisser  prendre  trop  d'intensité  au  sentiment  ou  à  la  sensation. 
Il  nous  peint  le  sage  maître  de  lui-même  et  des  événements, 
occupé  continuellement  à  exercer  les  facultés  de  son  âme,  à 
jouir  de  tout  l'univers  en  jouissant  de  lui-même.  «  Un  tel 
homme  est  sans  doute  Cêlre  le  plus  heureux  de  la  nature  :  il  joint 
aux  plaisirs  du  corps,  qui  lui  sont  communs  avec  les  animaux, 
les  joies  de  V esprit  qui  n  appartiennent  quà  lui  '.  »  Toute  la  phi- 

1 .  Discours  sur  la  nature  de»  animaux. 


240  BUPFON 

losophie  et  toute  la  morale  de  Buflbn  pourraient  se  réduire  à  ces 
principes  :  Je  pense,  donc  je  suis  un  homme;  je  suis  un  homme, 
donc  je  dois  être  un  sag-e;  je  suis  un  sage,  donc  je  suis  heu- 
reux; j'ai  été  heureux  en  être  pensant  et  sentant,  donc  je  puis 
mourir  sans  regret.  Il  suffit  de  lire  ses  réflexions  sur  la  mort, 
dont  il  combat  la  crainte  superstitieuse,  pour  comprendre  qu'il 
est  plus  près  d'un  Lucrèce  que  d'un  Bossuet,  avec  cette  diffé- 
rence qu'il  nous  a  prouvé  trop  fortement  l'imortalité  de  notre 
àme  pour  que  nous  perdions  tout  espoir  de  la  voir  survivre  au 
corps. 

Le  caractère  de  l'homme,  chez  Buffon,  fat  souvent  timoré; 
mais  l'esprit  du  philosophe  fut  toujours  libre.  Il  savait,  n'en 
doutons  pas,  mesurer  la  portée  de  son  œuvre.  Si  nous  voulons 
la  mesurer  à  notre  tour,  lisons,  après  l'avoir  lu,  les  livres  où  son 
contemporain  Bernardin  de  Saint-Pierre  a  essayé,  lui  aussi, 
d'interroger  et  d'approfondir  la  nature.  Un  moment,  le  clergé 
semble  avoir  songé  à  pensionner  ce  «  cause-fînalier  »  optimiste 
et  attendri  pour  l'opposer  à  Buffon,  grand  adversaire  des  causes 
finales.  Bernardin  n'eut  pas  la  pension  qu'il  s'apprêtait  à  rece- 
voir «  avec  reconnaissance  »,  et  que  la  Convention  lui  servit 
plus  tard  ;  mais  il  n'en  écrivit  pas  moins  les  Études  de  la  Nature^ 
les  Harmonies  de  la  Nature.  Le  lecteur  le  plus  orthodoxe  lira 
Bernardin  avec  un  sourire  qu'effacera  bientôt  l'ennui  ;  il  lira  les 
Époques  de  la  Nature  avec  un  respect  mêlé  d'inquiétude. 


V.   —  Buffon  écrivain  et  théoricien  du  style. 

Le  «  Discours  sur  le  style  ».  L'ordre  et  le  mouve- 
ment. —  Peu  de  temps  après  son  premier  démêlé  avec  la  Sor- 
bonne,  le  25  août  1753,  Buffon,  reçu  à  l'Académie  par  le  fri- 
vole Moncrif,  y  prononçait  le  discours  qu'on  a  eu  tort  d'inti- 
tuler «  Discours  sur  le  style  »,  car  le  lecteur  y  cherche  un  traité 
sur  la  manière  d'écrire,  et  n'y  trouve,  comme  Buffon  l'en  avertit, 
que  «  quelques  idées  sur  le  style  »  enveloppées  dans  un  compli- 
ment banal.  Élu  le  1""^  juillet,  sans  avoir  posé  de  candidature, 
pressé  par  le  temps,  Buffon  semble  avoir  cousu  quelques  lam- 
beaux de  discours  académique  à  une  dissertation,  déjà  écrite  ou 


ECRIVAIN  ET  THEORICIEN  DU  STYLE  2il 

facile  à  écrire,  sur  un  sujet  qui  était  l'objet  de  ses  médita- 
tions constantesr-Ce  morceau,  très  fort  en  quelques-unes  do  ses 
parties,  mais  systématique,  a  fait  à  son  auteur  presque  autant 
de  tort  que  les  portraits  de  bêtes  isolés  des  vues  générales  : 
le  public  n'a  plus  vu,  d'une  part,  que  l'art  d'un  écrivain 
qui  paraît  décrire  pour  le  plaisir  de  décrire  ;  d'autre  part,  que 
le  théoricien  d'une  certaine  manière  d'écrire,  qui  n'est  pas  la 
plus  vive.  C'est  un  grand  danger  de  devenir  classique  quand  on 
ne  peut  l'être  que  par  fragments.  Le  Discours  est  un  tout,  il  est 
vrai,  mais  un  tout  factice.  Pour  en  découvrir  le  fond  solide,  il 
faudrait  le  débarrasser  des  oripeaux  de  circonstance,  et  l'appli- 
quer à  l'œuvre  de  Buflbn  comme  une  sorte  de  Discours  prélimi- 
naire sur  la  manière  d'écrire  l'histoire  naturelle. 

On  s'est  accoutumé  à  n'y  voir,  après  Villemain,  que  la  confi- 
dence un  peu  apprêtée  d'un  grand  artiste.  Qu'il  donne  la  théorie 
de  l'art  dans  son  inépuisable  variété,  personne  ne  le  soutiendra, 
et  cependant  personne  ne  sentira  le  besoin  d'ajouter  quoi  que  ce 
soit  à  cette  définition  où  tout  est  contenu  :  «  Bien  écrire,  c'est 
tout  à  la  fois  bien  penser,  bien  sentir,  et  bien  rendre,  c'est  avoir 
en  même  temps  de  l'esprit,  de  l'àme  et  du  goût  ».  Mais  on  cite 
[»lus  souvent  cette  définition  plus  célèbre  :  «  Le  style  n'est 
que  l'ordre  et  le  mouvement  qu'on  met  dans  ses  pensées  ». 
Buffon  parle  tant  de  l'ordre,  et  si  peu  du  mouvement!  Voilà 
bien,  dit-on,  cette  tête  saine,  mais  froide,  pour  qui  penser  est 
presque  tout!  II  est  vrai  que  l'ordre  est  cher  à  BufTon,  l'ordre 
dans  la  vie,  dans  le  travail,  dans  la  composition,  dans  la 
phrase  même,  oii  les  idées  sont  groupées  suivant  les  lois  d'une 
savante  hiérarchie.  L'admirant  dans  la  nature,  il  voulait  le  réa- 
liser dans  le  style.  La  nature  travaille  sur  un  plan  éternel; 
l'unité  de  plan  sera  donc,  pour  qui  veut  écrire,  la  première 
des  conditions.  Mais  cette  unité,  dans  la  nature,  n'est  pas  uni- 
formité ;  ce  plan  général  est  formé  lui-même  de  plans  particu- 
liers et  successifs,  où  se  distribuent  les  êtres  et  les  choses;  de 
même,  dans  le  discours,  à  la  «  continuité  du  fil  »  doit  s'ajouter 
«  la  dépendance  harmonique  des  idées  »,  qui  est  comme  la 
perspective  du  style.  Ce  n'est  qu'en  embrassant  d'un  coup  d'œil 
tout  le  sujet  qu'on  détermine  les  idées  principales,  avec  les 
justes  intervalles  qui  les  séparent,  et  qu'on  trouve ,  pour  rem- 

HlSTOIRi:    DE    LA    LAHOUC.    VI.  lO 


242  BUFFON 

plir  ces  intervalles,  des  idées  accessoires  et  moyennes.  D'autre 
part,  la  nature  est  animée  d'un  mouvement  continu,  qui  donne 
à  l'ordre  l'impulsion  et  la  vie.  Sans  le  mouvement  donc  il  n'y 
aura  pas  de  style  vivant. 

Tout  irait  bien  si  l'on  s'entendait  sur  ce  que  c'est  au  juste  que 
le  mouvement  :  si  l'ordre  est  la  clarté  qui  vient  de  l'esprit,  si 
le  mouvement  est  la  chaleur  qui  vient  de  l'âme,  le  savant  et  le 
littérateur  doivent  se  tenir  pour  satisfaits.  Mais  on  reproche  à 
Buffon  de  parler  du  mouvement  avec  une  froideur  qui  dénote 
sa  préférence  pour  Tordre.  Cet  admirateur  de  la  nature  se 
défie  du  naturel,  ne  cache  pas  son  dédain  pour  l'éloquence  et 
pour  la  poésie.  Ne  nous  étonnons  pas  qu'il  fasse  l'écrivain 
à  son  image  et  qu'il  exige  de  lui  «  plus  de  chaleur  que  de 
raison  ».  A  quoi  aboutissent  ces  critiques,  sinon  à  constater 
que  nous  n'entendons  pas  le  mouvement  comme  l'entendait 
Buffon?  Le  mouvement,  chez  les  modernes,  consiste  le  plus 
souvent  à  suivre  l'élan,  plus  ou  moins  passionné,  de  notre 
nature.  Nous  sommes  curieux  d'exprimer  notre  «  moi  »  sous 
toutes  ses  formes,  et  de  celui  qui  l'exprime  avec  le  plus  d'in- 
tensité, nous  disons  qu'il  a  du  mouvement  dans  le  style.  C'est 
justement  pour  que  nous  ne  cédions  pas  à  ces  entraînements 
de  notre  nature  que  Buffon  nous  recommande  l'imitation  de 
la  nature.  Les  productions  de  la  nature  n'ont  rien  d'inégal  ni 
de  saccadé  :  on  y  admire  partout  «  une  gradation  soutenue,  un 
mouvement  uniforme  que  toute  interruption  détruit  ou  fait  lan- 
guir ».  Ces  interruptions,  dans  le  style,  ce  sont  ces  traits 
d'esprit,  d'imagination  ou  de  sentiment,  qui  peuvent  charmer 
l'oreille,  amuser  le  regard  ou  toucher  le  cœur,  mais  qui,  pour 
cela  même,  ralentissent  le  mouvement  du  style,  c'est-à-dire  de 
la  pensée  en  marche  vers  la  vérité. 

Car  le  mouvement,  tel  que  le  conçoit  Buffon,  s'épanche  de 
l'ordre,  comme  d'une  source  profonde  :  c'est  un  flot  ample 
dont  l'allure,  d'abord  lento,  s'accélère  peu  à  peu,  dans  un  pro- 
grès qui  n'est  jamais  une  course;  un  fleuve,  non  un  torrent. 
Sans  le  mouvement,  l'ordre  resterait  inanimé  :  dans  la  nature, 
la  matière  n'a  jamais  existé  sans  mouvement.  Sans  l'ordre, 
qui  lui  trace  son  cours  à  travers  la  chaîne  continue  des  idées 
qu'il  doit  parcourir,  le  mouvement  délierait  du  but.  L'ordre 


ÉCRIVAIN  ET  THÉORICIEN  DU  STYLE  243 

prend  vie,  grâce  au  mouvement,  mais  le  mouvement  est  en 
germe  dans  l'ordre.  Et  c'est  par  une  gradation  aussi  insensible 
qu'elle  est  nécessaire,  que  l'ordre  se  transforme  en  mouvement, 
la  clarté  en  chaleur,  qui  elle-même  reste  clarté  :  mouvement, 
chaleur,  lumière,  n'est-ce  pas  tout  un  dans  la  nature?  Pour  que 
l'écrivain  prenne  la  plume  avec  plaisir,  il  faut  que,  dans  la 
méditation,  il  ait  senti  mûrir  sa  pensée  et  soit  pressé  de  la  faire 
éclore;  alors  l'expression  naîtra  d'elle-même,  animée,  colorée, 
«  le  sentiment,  se  joignant  à  la  lumière,  l'augmentera,  la  por- 
tera plus  loin,  la  fera  passer  de  ce  que  l'on  a  dit  à  ce  que  l'on 
va  dire  »,  la  propagera  en  un  mot  de  proche  eu  proche  à  tra- 
vers le  discours,  comme  se  propagent  dans  la  nature  les  ondes 
lumineuses  ou  sonores.  Ainsi,  pour  que  le  mouvement  naisse 
de  Tordre,  il  faut  que  l'ordre  soit  aimé.  Le  plaisir  que  définit 
Buffon  et  que  lui-même  a  goûté  pleinement,  c'est  la  joie  de  la 
vérité  contemplée,  possédée,  communiquée.  Dans  un  morceau 
sur  VArt  d'écrire,  où  l'on  retrouve  la  même  définition  du  style, 
ordre  et  mouvement,  BufFon  disait  :  «  Pour  bien  écrire,  il  faut 
que  la  chaleur  du  cœur  se  réunisse  à  la  lumière  de  l'esprit. 
L'àme,  recevant  à  la  fois  ces  deux  impressions,  ne  peut  man- 
quer de  se  mouvoir  avec  plaisir  vers  l'objet  présenté.  »  Il  disait 
aussi  à  son  secrétaire  Humbert  Bazile  :  «  Les  idées  naissent, 
elles  forment  des  groupes  harmonieux  ;  vous  en  envisagez 
l'ensemble  et  les  détails;  puis,  un  jour,  vous  sentez  comme  un 
choc  électrique  :  c'est  l'heure  du  génie  ».  Ce  choc  n'imprime 
pas  à  l'àme  une  secousse  violente,  ne  crée  pas  un  état  de 
surexcitation  passagère,  mais,  tout  au  contraire,  d'inspiration 
durable.  Ici  encore,  c'est  la  nature  qui  est  le  modèle  :  l'attrac- 
tion y  produit  le  mouvement;  le  mouvement,  le  choc;  le  choc, 
la  chaleur;  la  chaleur,  l'électricité. 

On  ne  nie  pas  la  grandeur  de  cette  théorie  qui  assimile  les 
productions  de  l'esprit  humain  à  celles  de  la  nature.  Mais 
l'assimilation  est  plus  flatteuse  que  juste  pour  le  commun  des 
hommes.  La  nature  est  patiente  parce  qu'elle  est  éternelle  :  le 
mouvement  étant  aussi  ancien  que  la  matière,  elle  n'a  d'efTort 
à  faire  ni  pour  le  créer,  ni  pour  en  renouveler  l'énergie,  s'il  se 
ralentit,  ni  pour  le  régler,  s'il  s'emporte.  Mais  l'esprit  humain 
esta  la  merci  d'influences  qui  l'affectent  de  façons  bien  diverses, 


244  BUPPON 

et  le  sag-e  lui-même,  quand  il  ne  descendrait  pas  de  ses  hau- 
teurs sereines,  pourrait-il  espérer  de  faire  passer  dans  son 
œuvre  toute  l'unité,  toute  la  variété  qu'il  admire  dans  les 
œuvres  de  la  nature?  Si  peu  que  nous  soyons,  nous  valons  par 
ce  que  nous  sommes,  et  ce  que  nous  sommes,  nous  le  faisons 
sentir  précisément  aux  heures  où  quelque  inspiration  nous 
visite.  Il  y  a  des  orateurs  qui  ont  été  grands,  quoique  chez  eux 
la  persuasion  intérieure  se  soit  quelquefois  marquée  «  par  un 
enthousiasme  trop  fort  ».  Il  y  a  des  poètes  qui  se  sont  rendus 
immortels  par  une  imagination  créatrice  exubérante  ou  par  de 
beaux  cris  douloureux.  Il  y  a  des  livres  légers  et  charmants, 
dont  la  lecture  procure  un  plaisir  délicat,  quoiqu'ils  ne  soient 
pas  «  construits  »  pour  l'éternité.  Le  mouvement  qui  naît  de 
l'ordre  n'est  donc  pas  le  seul  mouvement  fécond. 

Mais  si  BufTon  ne  pouvait  deviner  le  xix"  siècle,  il  compre- 
nait à  merveille  l'œuvre  propre  que  le  xvuf  siècle  devait  accom- 
plir, et  sa  théorie  du  style  est  en  conformité  parfaite  avec  la 
nature  de  l'entreprise  intellectuelle  dont  lui  et  son  siècle  pour- 
suivaient la  réalisation.  Ce  siècle  avait  plus  que  l'amour,  le 
besoin  de  l'extrême  clarté,  car  c'est  la  clarté  qui  rend  la  vérité 
intelligible  à  tous,  et  c'est  la  vérité  que  le  xvm''  siècle  s'était 
donné  pour  tâche  de  propager  à  travers  le  monde.  Jusqu'alors 
cette  vérité  était  demeurée  le  patrimoine  d'une  élite  :  pour 
qu'elle  devînt  le  bien  commun  des  esprits  sans  distinction  <le 
pays  ni  de  temps,  il  fallait  qu'elle  n'empruntât  plus  le  langage 
de  l'école,  dont  les  initiés  seuls  ont  le  secret,  mais  que,  dédai- 
gneuse des  termes  pédantesques  ou  simplement  techniques,  elle 
se  fît  largement  humaine  par  un  style  qui  atteignît  le  plus 
haut  degré  de  généralité. 

Les  termes  généraux.  Le  style.  — La  théorie  des  termes 
généraux,  tant  reprochée  à  Buffon,  n'a  pas  d'autre  sens  ni 
d'autre  but.  On  n'y  veut  souvent  voir  que  le  dédain  du  grand 
seigneur  pour  le  mot  propre  et  le  goût  de  l'écrivain  pour  la 
périphrase.  Généraliser  les  expressions  après  avoir  généralisé 
les  idées,  c'est  s'exposer  assurément  à  être  vague,  et  Buffon 
l'a  été  parfois,  plus  rarement  que  ne  le  pensent  les  critiques 
trop  pressés  qui  l'ont  jugé  sur  quelque  morceau  pompeux.  Mais 
l'éloge  de  la  périphrase  viendrait  bien  mal  immédiatement  après 


ÉCRIVAIN  ET  THEORICIEN  DU  STYLE  2il\ 

les  règles  indiquées  pour  rendre  le  style  «  jwécis  et  simple,  égal 
et  clair  ».  Buffon  s'est  borné  à  dire  que  l'expression  généralisée 
donnera  au  style  «  de  la  noblesse  ».  Cette  noblesse  pourtant 
est  moins,  dans  sa  pensée,  la  magnificence  des  paroles,  que  le 
caractère  élevé  et  soutenu  du  style,  dégagé  des  formes  trop 
spéciales,  des  termes  de  laboratoire  et  de  métier.  Il  faut  enno- 
blir cette  langue  illibérale  des  spécialistes,  et  l'ennoblir  non 
pas  pour  l'élever  au-dessus  des  ignorants,  mais,  tout  au  con- 
traire, pour  élever  les  ignorants  jusqu'à  elle.  Sa  noblesse,  ce 
ne  sera  plus,  comme  autrefois,  de  se  rendre  inaccessible  au 
lecteur  vulgaire,  en  se  hérissant  des  broussailles  d'une  termi- 
nologie obscure  :  ce  sera  d'élargir  et  d'éclairer,  pour  tous  les 
hommes,  les  avenues  qui  mènent  à  la  science.  La  Harpe,  qui 
n'a  pas  toujours  bien  compris  Buffon,  lui  accorde  ce  juste  éloge  : 
«  Buffon  fut  le  premier  qui,  des  immenses  richesses  de  la  phy- 
sique, ait  fait  celles  de  la  langue  française,  sans  corrompre  ou 
dénaturer  ni  l'une  ni  l'autre  ».  Buffon  était  plus  ambitieux 
encore  :  ce  n'est  pas  des  seuls  Français  qu'il  voulait  être  com- 
pris, et  y  Histoire  naturelle  fit  vite  son  tour  d'Europe,  à  une 
époque  où  le  génie  de  notre  langue  s'exprimait  dans  le  mot  de 
Rivarol  :  «  Tout  ce  qui  n'est  pas  clair  n'est  pas  français  ». 

Nos  demi-lettrés  et  nos  demi-savants,  selon  l'expression 
de  M.  Brunetière,  affectent  une  indifférence  dédaigneuse  pour 
cette  forme  de  la  science,  comme  si  la  clarté  et  la  généralité 
des  idées  et  des  expressions  en  excluaient  la  précision  et  la  pro- 
fondeur. Ce  que  Cuvier,  au  contraire,  louait  chez  Buffon,  c'était 
son  exactitude.  «  Buffon,  disait-il  à  Flourens,  n'écrivait  pas 
ses  descriptions  en  termes  techniques,  et  c'est  ce  qui  a  trompé 
beaucoup  de  naturalistes,  qui  ne  se  reconnaissent  guère  en  ce 
genre  d'écrits  qu'autant  qu'ils  y  trouvent  un  langage  particulier, 
convenu,  le  langage  officiel  de  la  nomenclature.  »  Ce  langage 
officiel,  Buffon  eût  pu  le  parler  comme  un  autre,  il  le  parle 
quand  il  juge  nécessaire  de  le  parler  :  ceux  qui  font  de  lui  un 
proscripteur  du  mot  propre  n'ont  jamais  lu  les  pages  plus  par- 
ticulièrement scientifiques  de  son  œuvre,  qui  sont  nombreuses. 
Môme  dans  celles  qui  prêtent  au  développement,  si  le  mot  savant 
se  présente,  et  si  c'est  le  mot  juste,  il  ne  songe  pas  à  l'écarter  : 
le  grand  ennemi  de  la  clarté,  c'est   le  mot  impropre.  Il  est 


246  BUPPON 

curieux  de  voir  que  Grimm  lui  reproche  de  n'avoir  pas  daigné 
proportionner  son  érudition  et  son  style  au  commun  des  lec- 
teurs. De  loin  en  loin  même  il  semble  se  plaire  à  prouver  qu'il 
possède  tel  vocabulaire  à  part.  Il  importe  assez  peu,  si  le  lecteur 
n'en  est  pas  troublé  dans  son  intellig-ence  de  l'ensemble  et  sans 
effort  suit  le  courant  qui  des  principes  le  mène  aux  conclusions. 
Si  certains  savants  rejettent  aujourd'hui  Buffon  du  côté  des 
littérateurs,  c'est  que  le  langage  de  la  science  est  redevenu 
technique.  Mais  autre  chose  est  d'inventer  la  science,  autre 
chose  de  l'approfondir.  Avant  BufTon,  elle  n'existait  pas  vrai- 
ment, reléguée  qu'elle  était  dans  la  pénombre  des  officines 
savantes;  après  Buffon  elle  existe,  parce  qu'il  l'a  produite  au 
grand  jour,  en  lui  apprenant  à  parler  un  langage  moins  éloi- 
gné encore  du  langage  sévèrement  précis  de  nos  savants 
que  du  langage  faussement  élégant  de  Fontenelle.  Un  de  ces 
savants,  non  des  moindres  \  ne  comprend  pas  comment  on 
pourrait  séparer,  chez  Buffon,  la  grandeur  du  style  de  la  gran- 
deur des  conceptions,  et  se  refuse  à  distinguer  «  ses  qualités  de 
grand  écrivain  et  ses  qualités  de  grand  penseur  ».  D'autres  ont 
distingué  pourtant.  Selon  Buffon,  «  un  beau  style  n'est  tel  que 
par  le  nombre  infini  des  vérités  qu'il  présente  ».  Selon  eux,  il 
se  mêle  un  peu  de  rhétorique  à  son  éloquence;  s'il  a  cru  à  la 
puissance  de  la  vérité,  il  a  cru  aussi  à  celle  des  mots.  M"""  de 
Staël  déjà  reprochait  à  Buffon  de  s'être  complu  dans  l'art  d'écrire  : 
«  Il  ne  veut  faire,  avec  de  beaux  mots,  qu'un  bel  ouvrage,...  la 
parole  est  son  but  autant  que  son  instrument  »  ^  La  manière 
bien  équilibrée,  presque  impersonnelle,  de  Buffon,  devait  sem- 
bler froide  à  cette  élève  de  Rousseau.  Mais  il  a  le  souci,  presque 
le  culte  de  la  forme?  Il  ne  lui  déplaisait  pas,  sans  doute,  de 
paraître  ce  qu'il  était,  un  admirable  ouvrier  du  style,  et  il  lui 
est  arrivé  de  l'être  à  un  moindre  degré,  à  force  de  vouloir  le 
paraître.  Il  a  donné  le  plus  souvent  l'exemple  du  grand  art;  il 
n'a  pas  toujours  assez  dédaigné  les  petits  artifices.  Sachant  que 
les  connaissances  et  les  découvertes  sont  le  bien  commun  des 
hommes,  tandis  que  le  style  est  l'homme  même  et  demeure  sa 


1.  Etienne  Geoffroy-Saint-Hilaire,  dans  ses  Fragments  biographiques. 

2.  De  la  littérature  dans  sps  rapports  avec  les  institutions  sociales. 


ÉCRIVAIN  ET   THÉORICIEN  DU  STYLE  247 

propriété  inaltérable,  il  a  voulu  se  survivre  au  moins  dans  son 
style.  Mais,  s'il  n'avait  travaillé  son  style  que  pour  en  faire 
l'instrument  de  sa  i^^loire,  il  aurait  mérité  de  ne  se  survivre  que 
par  là  :  il  en  a  fait  aussi  et  surtout  l'instrument  de  la  science 
qu'il  créait  et  de  la  philosophie  qu'il  déjj^ageait  de  cette  science. 

Pourquoi,  môme  dans  sa  vieillesse,  comme  il  le  dit  à  Hérault 
de  Séchelles,  apprend-il  tous  les  jours  à  écrire?  Il  aimait,  nous 
affirme  son  secrétaire,  à  faire  lire  ses  ouvrages  devant  lui,  mais 
c'était  pour  s'assurer  qu'il  avait  bien  employé  l'expression 
claire;  il  se  corrigeait  «  si  sa  pensée  avait  été  mal  comprise  ». 
Seul  dans  son  cabinet,  il  était  sévère  pour  lui-même  :  dans  les 
deux  premières  rédactions  de  son  portrait  du  Jabiru,  il  avait 
appelé  les  reptiles  du  Nouveau  Monde  :  «  ces  productions  de  la 
première  fange  de  la  terre,...  cette  fange  vivante  »;  dans  la 
troisième,  il  écrit  simplement  :  «  ces  espèces  nuisibles  ».  Quand 
il  corrige  ses  collaborateurs,  c'est  presque  toujours  dans  le  sens 
de  la  précision  et  de  la  justesse  des  termes.  Bexon  écrivait  de 
l'oiseau-mouche,  amant  des  fleurs  :  «  11  vit  de  leur  nectar.  On 
a  dit  qu'il  mourait  avec  elles  :  plus  heureux,  il  habite  des  cli- 
mats oii  elles  ne  fleurissent  que  pour  renaître  et  parent  tour  à 
tour  le  cercle  entier  de  l'année.  »  Bufibn  abrège  et  simplifie  : 
«  11  vit  de  leur  nectar,  et  n'habite  que  les  climats  où  sans  cesse 
elles  se  renouvellent  » .  Quand  un  mot  expressif  vient  sous  sa 
plume,  c'est  pour  remplacer  un  mot  qui  rend  faiblement  l'idée. 
Bexon  écrivait  :  «  La  frégate  est  souvent  l'unique  objet  qui 
s'offre  entre  le  ciel  et  l'Océan  aux  regards  attentifs  des  voya- 
geurs ».  Bufibn  substitue  :  «  aux  regards  ennuyés  »,  et  ce  seul 
mot  rend  au  tableau  sa  vérité. 

Cet  eff"ort  incessant,  qui  donne  au  style,  sans  doute,  plus  de 
propriété  et  de  force  que  de  grâce  et  de  souplesse,  n'est  pas 
l'efl'ort  puéril  d'un  rhéteur.  Buffbn  ne  peine  pas  à  arrondir  des 
périodes  vides,  mais  à  faire  tenir  ses  idées  dans  le  cercle  d'une 
phrase  qui  s'étend  ou  se  resserre  selon  que  ces  idées  s'y  déploient 
ou  s'y  condensent.  S'il  emploie  de  préférence  la  phrase  pério- 
dique, c'est  qu'elle  se  prête  mieux  au  groupement  des  idées 
subalternes  autour  de  l'idée  maîtresse.  Un  long  travail  d'analyse 
et  de  synthèse  est  nécessaire  à  l'écrivain  pour  les  distribuer 
selon  leur  importance  relative;  mais  le  lecteur  bénéficie  de  ce 


248  BUFPON 

travail,  et  sait  gré  à  l'auteur,  qui  lui  permet  d'embrasser  d'un 
regard  sans  inquiétude  les  détails  et  Tensemble.  Çà  et  là,  trop 
chargée,  la  période  laisse  un  peu  traîner  sa  longue  robe  :  c'est 
que,  voulant  y  marquer  tous  les  rapports,  Buffon  n'y  a  pas  assez 
épargné  les  incidentes.  Quand  il  touche  à  des  sujets  plus  légers, 
on  trouve  un  peu  lente  cette  allure  d'une  phrase  qui  naît,  s'enfle 
et  meurt  avec  la  belle  monotonie  du  flot  qui  succède  au  flot. 
Mais  l'effet  est  grand  quand  l'unité  de  la  phrase  laisse  voir  à 
plein  l'unité  de  la  pensée.  L'ordre  alors  y  est  lumineux,  et  le 
lecteur  que  sa  clarté  attire,  un  mouvement  large  et  suivi  le  porte 
de  phrase  en  phrase,  de  vérité  en  vérité. 

Qu'on  ne  croie  pas,  d'ailleurs,  que  Buflbn  use  exclusivement 
de  la  période.  Malesherbes  jeune  lui  reprochait  même  de  trop 
employer  «  les  phrases  détachées  et  le  style  coupé  »  qui  étaient 
à  la  mode  vers  1750.  Et  Yinet  s'est  étonné  de  rencontrer  chez 
lui  plus  de  constructions  brisées  que  chez  tout  autre  écrivain 
de  son  époque,  tant  son  attention  portait  sur  le  seul  rapport  de 
l'expression  avec  l'idée.  «  Les  articulations  de  la  phrase  arrê- 
taient moins  son  regard  que  la  cohésion  logique  de  ses  par- 
ties »,  et  il  aimait  mieux,  quand  il  le  jugeait  nécessaire,  briser 
sa  phrase  que  sa  pensée.  Et  en  eff*et,  quand  on  étudie  de  près 
la  phrase  de  Buffon,  on  sent  qu'elle  a  été  construite  par  un  phi- 
losophe épris  de  clarté  logique  plutôt  que  par  un  grammairien 
respectueux  de  l'exacte  correction.  On  lui  reprochait  un  jour 
d'avoir  employé  activement  un  verbe  neutre;  mais  il  pensait 
«  qu'un  verbe  neutre  peut  quelquefois  devenir  actif,  surtout 
quand  il  sert  à  bien  exprimer  une  pensée.  Il  est  vrai,  ajoutait-il, 
que  cela  n'est  pas  du  ressort  de  la  grammaire,  qui  ne  s'est  jamais 
occupée  que  des  mots,  comme  on  le  voit  par  une  infinité  de  livres 
qui  n'expriment  rien,  quoique  très  correctement  écrits*.  »  Il 
voulait,  lui,  que  son  style  exprimât  quelque  chose.  Il  s'en  était 
donc  fait  un  à  son  usage  et  à  l'usage  de  ceux  qui  devaient  après 
lui  philosopher  sur  les  grands  sujets.  Ce  n'était  ni  le  style  court 
et  vif  de  Voltaire,  style  d'homme  d'action,  bon  pour  la  lutte 
présente,  insuffisant  pour  «  graver  des  pensées  »  ;  ni  le  style 
oratoire,  mais  trop  individuel  et  attendri  de  Rousseau,  style  de 

1.  Lettre  à  M.  Lambert,  mai  1787.  M°"  Necker  a  écrit  :  «  M.  de  BufTon  ne 
pouvait  rendre  raison  d'aucune  des  règles  de  la  langue  ». 


ÉCRIVAIN  ET  THÉORICIEN  DU  STYLE  249 

rêveur  qui  s'exalte  dans  sa  rêverie.  Voltaire,  c'est  la  raison  trop 
rarement  éloquente  ;  Rousseau,  c'est  l'éloquence  trop  rarement 
soutenue  par  la  raison.  Venu  après  Voltaire  et  avant  Rousseau, 
plus  philosophe  et  plus  orateur  que  l'un,  moins  douloureuse- 
ment sensible  que  l'autre,  dont  il  plaignait  les  malheurs,  s'étant 
placé  de  bonne  heure  en  face  de  la  nature,  qui  lui  donnait  une 
leçon  quotidienne  de  sérénité,  il  a  traité  les  choses  de  la  nature 
avec  un  tout  autre  ton  qu'on  ne  traite  une  querelle  ou  une  ques- 
tion personnelle,  avec  suite,  avec  calme,  avec  autorité.  C'est, 
dit  le  dédaigneux  Stendhal,  «  le  style  qui  conviendrait  à  un 
gouvernement  ».  Oui,  c'est  le  style  qui  convenait  alors  et  qui 
n'a  peut-être  pas  cessé  de  convenir  au  gouvernement  des  esprits 
vers  la  vérité,  comprise  d'abord,  aimée  ensuite,  exprimée  enfin 
et  propagée. 

Ne  «  gouverne  »  pas  ainsi  qui  veut  :  il  y  faut,  avec  une 
grande  hauteur  de  vues,  une  fermeté  soutenue  de  caractère  et  de 
style.  Grimm  assurait  que  la  beauté  harmonieuse  de  ce  style 
serait  totalement  perdue  pour  la  postérité,  qui,  négligeant  la 
forme,  ne  pourrait  juger  que  les  idées  et  le  fond.  La  postérité 
n'a  pas  trouvé  qu'il  fût  si  facile  de  séparer  le  fond  de  la  forme, 
et  comme  pour  ce  fond  d'idées  elle  n'a  pas  le  dédain  qu'avait 
Grimm,  elle  s'est  résignée  à  les  unir  dans  une  admiration 
raisonnée.  Dès  le  début  de  ce  siècle,  Etienne  Geoffroy-Saint- 
Hilaire  déclarait  que,  s'il  fallait  distinguer  entre  le  littérateur 
et  le  savant,  a  le  littérateur  ne  serait  plus  qu'à  la  seconde 
place  ».  Cela  eiit  étonné  Grimm.  Mais  il  serait  plus  surpris 
encore  s'il  pouvait  voir  quel  respect  ses  plus  dignes  successeurs 
dans  la  critique  témoignent  encore  à  ce  BulTon  dont  la  gloire 
devait  si  tôt  vieillir,  et,  comme  ils  lui  démontreraient  que  Buffon 
a  été  un  grand  savant,  il  lui  pardonnerait  d'avoir  été  un  grand 
écrivain. 

BIBLIOGRAPHIE 

Tcx.tvm.  —  Les  premières  ])ublications  de  BufTon  sont  La  statique  des 
végétaux  et  l'analyse  de  Cair,  par  Haies,  ouvrage  traduit  de  l'anglais  par 
M.  de  BulTon,  de  l'Académie  royale  des  sciences,  à  Paris,  chez  Debure  l'ainé, 
1735,  in-4;  et  La  Méthode  des  fluxions  et  des  suites  infinies,  par  M.  le  cheva- 
lier Newton,  à  Paris,  chez  Debure  l'aîné,  in-t,  1740.  Buffon  n'est  plus 
nommé;  la  préface  (38  pages),  qui  précède  la  traduction,  n'est  pas  signée 


2S0  BUFPON 

davantage.  —  Vllistoirc  naturelle  a  élé  publiée  par  rimprimerie  royale, 
de  1749  à  1788,  36  vol.  in-4  ;  les  3  premiers  volumes  ont  paru  en  1749 
(discours  généraux  sur  la  terre,  sur  l'homme,  sur  la  manière  d'étudier  et 
de  traiter  l'histoire  naturelle);  le  4«,  qui  inaugure  les  quadrupèdes,  en  1753; 
le  dernier  vol.  des  Quadrupèdes  en  1707.  De  1770  à  1783,  9  volumes  des 
Oiseaux  succèdent  aux  12  volumes  des  Quadrupèdes;  de  1783  à  1788,  5  vo- 
lumes des  Minéraux;  de  1774  à  1779,  7  volumes  de  Suppléments,  dont  le  5* 
conlieni  les  Époques  de  la  iVa^ttre.  Même  publication,  44  vol.  in-4,  imprimerie 
royale,  1749-1804,  avec  continuation  de  Lacépède, 1817-1819, 17  vol.  in-8.Une 
seconde  édition  in-12  de  ï Histoire  naturelle,  d'où  les  notes  anatomiques  de 
Daubenton  avaient  disparu,  fut  publiée  chez  Panckoucke,  à  partir  de  1774, 
28  volumes.  —  Du  vivant  même  de  BuITon,  Allamand,  professeur  à  l'Univer- 
sité de  Leyde,  donna  une  édition  de  l'Histoire  naturelle,  de  1776  à  1779,  21  vol. 
in-4.  L'édition  que  Sonnini  fit  paraître  de  1799  à  1808,  127  vol.in-8,  est  com- 
plétée et  continuée  par  ce  savant.  Depuis,  on  peut  citer  les  éditions  de 
P.  Bernard  d'IIéry,  M  vol.  in-8,  an  XII  (1804);  de  Fr.  Cuvier,  1825-1831, 
42  vol.  in-8;  de  Richard,  1825,  30  in-8;  de  Flourens,  1853-1853,  12  vol.  in-8; 
de  M.  de  Lanessan,  12  vol.  in-8,  1883.  —  M.  Henri  de  Nadault  de  Buffon  a 
donné,  en  1860,  la  Correspondance  inédite  de  Buffon,  2  vol.  in-8. 

Ai*tielcs  et  ]»aiiii)liletii»  du  XVIII"  .««ièclc  sut*  et  contre 
BufTon.  —  Lettres  à  un  Amériquain  sur  VHistoire  générale  et  particulière  de 
M.  de  Buffon,  Hambourg,  1751,  4  vol.  pet.  in-12.  L'auteur  est  l'oratorien  de 
Lignac,  inspiré,  croit-on,  par  Réaumur.  —  Année  littéraire,  1779,  t.  VIII, 
lettre  X,  le  Monde  de  verre  de  M.  le  comte  de  Buffon  réduit  en  poudre,  ou 
réfutation  de  sa  nouvelle  théorie  de  la  terre,  développée  dans  son  ouvrage 
des  Époques  de  la  nature,  par  M.  l'abbé  Royou,  chapelain  de  l'ordre  de 
Saint-Lazare  et  professeur  de  philosophie  au  collège  de  Louis-le-Grand. 
Voir  aussi  le  Monde  de  verre  réduit  en  poudre,  ou  analyse  et  réfutation  des 
Époques  de  la  Nature,  Mérigot  jeune,  pet.  in-18.  Le  livre  est  plus  complet 
que  la  lettre.  En  mars  80,  le  Journal  de  Grimm,  hostile  au  pamphlet,  n'en 
dit  pas  moins  qu'il  a  fait  «  une  sorte  de  sensation  ».  —  Journal  des  savants, 
1748,  p.  639;  on  y  trouve  le  programme  primitif  que  s'était  tracé  BuflFon. 

—  Nouvelles  ecclésiastiques,  6  et  13  février  1750,  26  juin,  3  et  10  juillet  1754. 
Le  10  juillet  1754,  ce  journal  mentionne  une  brochure,  Letti^e  d'un  philo- 
sophe à  un  docteur  de  la  Sorbonne  sur  les  explications  de  M.  de  Buffon,  et  il 
semble  bien  que  celte  brochure  soit  du  rédacteur  des  Nouvelles.  —  Journal 
de  littérature,  des  sciences  et  des  arts  (Journal  de  Trévoux),  1750;  décembre 
1753,  décembre  1778,  t.  IV,  1.  3,  t.  VI,  n»  24;  et  n»  13,  l.  17,  1779.  —  Vol- 
taire, OEuvres  complètes,  éd.  Beuchot,  in-8,  XXVI,  405-409;  XXVII,  140-155, 
220-222;  XXX,  510-519;  XLIX ,  117  et  suiv.  —  Grimm,  Journal,  in-8, 
Garnier,  I,  336-3i4;  H,  261,  275-279,  285-291;  IH,  112-113,  301-305;  IV,131- 
134,  136-130;  V,  55-59;  VI,  22-29;  XII,  237-241;  XV,  362-366.  —  Journal  de 
Paris,  0  et  8  mai  1788.  —  Mercure  de  France,  26  avril  1788.  —  Voir  aussi 
les  Mémoires  de  Bachaumont  et  de  d'Argenson,  passim. 

Liivrci»  et  élo^j^c»!  itiiltliés  \ta.v  les  eonteuiporalns  de  Buffon. 

—  Lamoignon-Malesherbes,  Observations  sur  l'Histoire  naturelle  générale 
et  particulière  de  Buffon  et  Daubenton,  1798,  2  vol.  in-4.  Ce  livre  posthume 
avait  été  écrit  en  1750.  Malesherbes  y  prend  la  défense  de  la  méthode  de 
Linné  contre  BufTon.  —  Mélanges  extraits  des  manuscrits  de  ili'""^  Necker, 
Paris,  an  VI  (1798),  3  vol.  —  Héraut  de  Séchelles,  Voyage  à  Montbard, 
Paris,  an  IX.  —  Marmontel,  Mémoire^  d'un  père  pour  servir  à  l'éduca- 
tion de  ses  enfants,  1804,  4  in-8.  —  Vicq  d'Azyr,  OEuvres,  édit.  Moreau 
de  la  Sarlhe,  6  vol.  in-8,  Paris,  an  XIII,  1805,  t.  I,  p.  6  à  107.  —  Con- 
dorcet,  OEuvres,  édit.  Arago,  1847-1849,  t.  III.  —  La  Harpe,  Cours  de 
littérature,  ch.  i,  section  3. 


BIBLIOGRAPHIE  251 

Savnnta  «lu  XIX»  «lèflt».  —  G.  Cuvier,  Hecueit  des  éloges  histo- 
riques, Strasbourg  et  Paris,  IHIO  et  1827,  3  vol.  in-8;  Éloges  historiques, 
éd.  Flourens,  in-8,  1800,  et  Biographie  universelle,  article  Buffon.  — 
Et.  GeofiFroy  Saint-Hilaire,  Fragments  biographiques,  précédés  d'une  étude 
sur  la  vie,  les  ouvraj^es  et  les  doctrines  de  Buffon,  Paris,  1838,  in-8, 
p.  1-102.  L'élude  est  réimprimée  d'après  l'édition  publiée  par  Et.  Geoffroy 
Saint- Ililaire.  —  Du  même,  Encyclopédie  nouvelle,  article  Buffon.  —  Isidore 
Geoffroy  Saint-Hilaire,  histoire  naturelle  générale  des  règnes  orga- 
niques, in-8,  1856,  t.  I,  Introduction  historique,  section  3.  —  Flourens, 
Buffon,  histoire  de  ses  travaux  et  de  ses  idées,  1844,  in-12;  2**  éd.,  1850,  in-12. 

—  Id.,  Dts  manuscrits  de  Buffon,  1800,  in-12.  —  Id.,  De  l'instinct  et  de 
l'intelligence  des  animaux,  4**  éd.,  1861,  in- 10,  p.  24-37.  —  De  Blainville, 
Histoire  des  sciences  de  f  organisation  et  de  leurs  progrès,  comme  base  de  la 
philosophie,  rédigée  d'après  ses  notes  et  ses  leçons  par  Maupied,  3  vol. 
in-8,  t.  II,  période  VII,  section  5,  p.  358-464.  —  Humboldt,  Cosmos,  trad. 
Galusky,  18i6-1848,  2  vol.  in-8,  t.  I,  l""»  partie,  ch.  i.  —Edmond  Perrier, 
La  philosophie  zoologique  avant  Daruin,  1884,  in-8,ch.  viii.  — De  Lanessan, 
Préface  de  l'édition  citée  ci-dessus. 

Crlti<|ucc«  et  écrivain»  «llvern»  «lu  XIX"  «lèele.  —  Villemain, 
Tableau  de  la  littérature  au  XVIII"  siècle,  in-8,  22°  leçon.  —  Nisard,  His- 
toire de  la  littérature  française,  t.  IV.  —  Vinet,  Histoire  de  la  littérature 
française  au  A'V'///"  siècle,  in-16,  l.  II.  —  Sainte-Beuve,  Causeries  du 
lundi,  IV,  367-368;  X,  55-73;  XIV,  320-337.  —  H.  Nadault  de  Buffon, 
Monlbard  et  Buffon,  1855,  in-8;  Buffon  et  Jean  yadault,  1850,  in- 18;  Buffon 
et  Frédéric  II,  186'»,  in-8;  Buffon,  sa  famille,  ses  collaborateurs  et  ses  fami- 
liers (Notes  de  son  secrétaire  Humbert  Bazile),  1863,  in-8;  V homme  physique 
chez  Buffon,  1868,  in-8.  —  Henri  Martin,  Histoire  de  France,  t.  18, 
p.  247-272,  1853.  —  Géruzez,  Mélanges  et  jnnsées,  in-12,  1866,  102-121. 

—  Montégut,  Revue  des  Deux  Mondes,  15  mars  1872.  —  F.  Hémon. 
Éloge  de  Buffon,  1878,  reproduit  dans  les  Études  littéraires  et  morales, 
1™  série,  1895.  —  Michaut,  Éloge  de  Buffon,  in-12,  1878.  —  Krantz, 
Essai  sur  l'esthétique  de  Descartes,  in-8,  1882,  1.  V,  ch.  v.  —  IS'ourrisson, 
Philosophie  de  lu  nature  :  Bacon,  Boyle,  Tolund,  Buffon,  in-12,  18S7.  — 
F.  Brunetière,  lîevuc  des  Deux  Mondes,  15  sept.  1888,  art.  reproduit  dans 
les  youvelles  questions  de  critique,  1890.  —  Lebasteur,  Buffon  {Classiques 
populaires,  1889,  in-8).  —  Faguet,  Le  dix-huitième  siècle,  in-12,  1890.  — 
Li.  Picard,  Préface  de  l'édit.  des  Époques  de  la  Nature. 


CHAPITRE    VI 
JEAN-JACQUES    ROUSSEAU' 

BERNARDIN    DE   SAINT-PIERRE 


/.  —  De  la  naissance  de  Rousseau  aux  Discours. 

Son  enfance;  ses  premières  œuvres.  —  Ce  monde-ci, 
étant  apathique,  appartient  aux  violences  de  doctrine  comme 
d'action  :  Rousseau  le  prouve  par  l'insuccès  de  sa  vie  et  le 
succès  de  ses  idées.  Il  fut,  autant  que  penseur,  un  maître  des 
passions  et  une  manière  de  conquérant.  Il  subjugua  ses  con- 
temporains avec  la  seule  véhémence  de  la  parole  écrite,  et 
prépara  leur  docilité  envers  les  prochains  agitateurs  de  l'époque 
révolutionnaire  ;  mais  il  les  courtisa  tout  en  paraissant  les 
rudoyer.  Il  les  enivra  d'absolu  et  leur  énuméra  de  nombreux 
titres  au  bonheur  qu'ils  n'avaient  pas  su  se  donner  et  que  lui- 
même  avait  laissé  échapper.  Quoique  croyant  aux  réparations 
d'une  vie  posthume,  il  proclama  que  la  terre  était  organisée 
pour  la  joie  de  tous,  individus  et  peuples.  Ces  nouveautés 
parurent  un  système  philosophique  :  elles  eurent  un  charme 
d'âpreté,  parce  qu'on  y  sentait  trop  les  aigreurs  d'un  malheu- 
reux auquel  la  naissance  avait  manqué,  comme  souvent  le 
pain,  et  qui,  à  cause  même  de  son  génie,  avait  méconnu  le 
lot  moyen  de  l'humanité. 

1.  Par  M.  F.  Maury,  professeur  à  la  Faculté  des  lettres  de  l'Universilé  de 
Montpellier. 


DK  LA  NAISSANCE  DE  ROUSSEAU  AUX  DISCOURS  253 

Mais  la  faute,  il  sied  d'en  convenir  tout  d'abord,  n'est  pas 
imputable  à  lui  seul  :  il  devient  presque  maître  de  lui-même  à 
un  Age  où  la  perfection  consiste  à  être  soumis  aux  autres.  Issu 
de  protestants  français  qui  avaient  émigré  en  1550,  il  naît  à 
Genève,  le  28  juin  1712.  Fils  cadet  d'une  femme  distinguée 
d'esprit  et  de  beauté,  mais  qui  ne  lui  pourra  pas  appliquer  la 
discipline  domestique  d'une  famille  de  pasteurs  dont  elle  des- 
cend, puisqu'il  la  perd  presque  en  venant  au  monde,  il  reste 
abandonné  à  la  direction  d'un  père  occupé  par  le  métier  d'hor- 
loger et,  d'ailleurs,  homme  de  plaisir.  Il  n'échappe  qu'à  moitié 
aux  dangers  d'une  surveillance  si  molle  que  son  frère  aîné 
s'esquive  un  jour  de  la  maison  paternelle  et  disparaît  pour 
jamais.  Lui,  il  vagabonde  surtout  par  l'imagination.  A  six 
ans,  il  a  déjà  la  curiosité  du  livre  et  prend  «  conscience  »  de 
lui-même;  à  huit,  il  ose  affronter  Ovide,  Bossuet,  La  Bruyère, 
Fénelon,  Fontenelle.  Il  s'éprend  surtout  de  Plutarque,  roman- 
cier bien  plus  qu'historien,  et  contracte  l'habitude  de  se  former 
une  image  idéale  des  hommes  et  des  choses  avant  que  l'expé- 
rience lui  ait  donné  le  sens  du  réel.  11  est  Athénien  et  Romain 
des  siècles  héroïques,  sans  avoir  cessé  d'être  enfant;  il  juge 
l'histoire  et  la  vie  avec  la  débile  critique  d'une  tête  qui  s'essaie 
à  penser  pendant  cette  phase  de  croissance  où  la  nature  ne  com- 
mande guère  que  de  sentir.  La  culture  trop  précoce  de  l'intel- 
ligence laisse,  par  compensation,  sa  volonté  inexercée.  C'est  en 
vain  qu'on  l'assujettit  à  des  tutelles  différentes.  Il  n'emporte, 
de  deux  années  passées  chez  un  ministre  de  l'Eglise  réformée, 
que  peu  de  latin,  mais  maintes  curiosités  prématurées.  Succes- 
sivement commis  de  greffe  et  apprenti  graveur,  il  prend  en 
dégoût  métiers  et  maîtres,  ne  se  sauve  de  la  basse  polissonnerie 
que  par  son  amour  de  la  lecture,  et,  un  beau  jour,  à  seize  ans, 
déserte  lui  aussi  le  foyer  pour  courir  le  monde  et  commencer 
une  série  d'aventures  qui  ne  finira  vraiment  qu'à  sa  mort. 

Il  parcourt  d'abord  la  Savoie  et  reçoit,  quebjue  temps,  l'hos- 
pitalité d'une  jeune  veuve,  M""  de  Warens.  Il  franchit  à  pied  les 
Alpes,  arrive  dans  un  couvent  de  catéchumènes  et  s'y  convertit 
au  catholicisme,  sans  conviction,  pour  le  simple  profit  des 
faveurs  accordées  aux  néophytes.  Privé  des  gains  espérés  et 
abandonné  à  lui-même,  il  vit  d'un  peu  de  gravure,  devient 


254  JEAN-JACQUES  ROUSSEAU 

laquais,  et  tout  à  coup,  renonçant  au  service  d'une  grande 
maison  qui  lui  prépare  un  honorable  établissement,  il  refait  la 
traversée  des  monts  en  compagnie  d'un  jeune  vagabond  et 
retourne  chez  M™"  de  Warens.  Puis,  toujours  entraîné  par  sa 
mobilité  d'humeur,  il  quitte  un  séminaire  où  il  étudie  pour  la 
prêtrise;  entre  en  pension  chez^'un  musicien  dont  il  devient 
l'élève;  enseigne  la  musique  à  Lausanne,  à  Neuchàtel;  accom- 
pagne un  archimandrite  à  Berne  en  qualité  de  secrétaire;  se 
rend  à  Paris  et  en  repart  pour  revenir  à  Annecy,  où,  ayant  pris 
et  rejeté  la  profession  d'arpenteur,  il  se  réinstalle  chez  M'"^  de 
Warens,  en  acceptant  d'elle  un  partage  de  cœur  et  une  promis- 
cuité de  sentiments  que  l'amant  a  eu  l'indélicatesse  de  révéler, 
et  perd  ainsi  nombre  de  mois  «  entre  la  musique,  les  magis- 
tères, les  projets,  les  voyages  ».  Sauvé  d'une  grave  maladie  par 
cette  femme,  il  passe  avec  elle  cinq  années  aux  Char- 
mettes  (1736-40),  cinq  années  de  délices  et  de  commerce 
exquis,  un  peu  attristées  par  la  faiblesse  d'une  longue  conva- 
lescence, mais  occupées,  pour  l'acquisition  d'un  «  magasin 
d'idées  »,  par  l'étude  de  la  philosophie,  de  la  géométrie,  de 
l'algèbre,  de  l'astronomie,  variées  par  un  voyage  à  Montpellier 
à  la  recherche  d'une  guérison  que  la  dissipation  seule  produit, 
et  aboutissant  à  une  rupture  avec  l'amie  trop  froide  ou  trop 
volage.  Enfin,  après  un  essai,  aussi  court  qu'infructueux,  de 
préceptorat  à  Lyon  dans  la  maison  de  M.  de  Mably,  père  de 
Condillac,  il  arrive  à  Paris,  vers  l'automne  de  1741,  avec  quinze 
louis,  une  comédie,  Narcisse,  et  un  projet  pour  noter  la  musique. 
Bientôt  il  présente,  mais  inutilement,  son  mémoire  à  l'Aca- 
démie; il  se  lie  avec  Marivaux,  l'abbé  de  Mably,  Fontenelle, 
Diderot,  Duclos;  il  fréquenté  le  salon  de  M'""  Dupin,  où  se 
rencontrent  les  beaux  esprits  de  la  finance  et  de  la  littérature,  et 
ne  gagne  à  ces  hautes  relations  qu'une  place  de  secrétaire  de 
l'ambassadeur  de  France  à  Venise.  Encore  est-il  obligé,  malgré 
un  apprentissage  consciencieux  de  la  carrière  diplomatique,  de 
quitter  bientôt  l'Italie,  mais  cette  fois  par  la  seule  faute  d'autrui, 
et  de  retourner  à  Paris  (1744).  C'est  là  que  de  nouveau  il  tente 
d'utiliser  son  talent  naissant.  Il  se  tourne  d'abord  vers  le 
théâtre.  Il  avait  écrit  Narcisse  en  1733;  il  compose  les  Prison- 
niers de  guerre  en  1743,  et  YEngagement  téméraire  en  1747. 


DE  LA  NAISSANCE  DE  ROUSSEAU  AUX  DISCOUKS  255 

Mais  il  manque  à  ces  productions  ce  (jui  est  l'àme  d'un  ouvrage 
fait  pour  être  représenté  :  la  fable.  On  n'y  saurait  découvrir 
d'intrigue,  puisque,  à  vrai  dire,  il  n'y  a  point  d'obstacles.  Les 
acteurs,  peu  nombreux  (de  jeunes  amoureux,  des  serviteurs  et 
deux  pères  composent  tout  le  personnel  de  ce  théâtre),  sont 
encore  uniformisés  par  un  commun  défaut  :  ils  ne  sont  point 
animés,  ils  n'ont  qu'un  cerveau  raisonneur;  celui-ci  personnifie 
une  diatribe  contre  les  mœurs  du  temps;  celui-là  incarne  une 
apologie  des  Français  et  surtout  des  vertus  de  Louis  XV.  Le 
comique  n'est  pas  dans  l'opposition  ou  le  choc  des  travers;  il 
est  tout  dans  les  termes  qui  simulent  la  raillerie  fine  et  ne 
deviennent  qu'amers.  On  sent  partout  l'auteur  sérieux  qui  se 
travaille  pour  être  plaisant.  Molière  fréquentait  des  hommes 
et  maniait  des  âmes;  Rousseau  remue  seulement  des  idées.  Il 
ne  montre  donc  que  des  qualités  de  style.  Nerveuse,  précise, 
énergique  et  brillante,  néanmoins  sans  chaleur  ni  aménité  com- 
municative,  sa  langue,  celle  du  pamphlet,  promet  un  polémiste. 
Premier  «  Discours  ».  —  Celui-ci  va  venir,  mais  après 
cinq  années  d'une  existence  besogneuse,  qui  aboutit  à  une  liaison 
fatale  avec  une  ouvrière  en  linge,  Thérèse  Levasseur.  Rousseau) 
n'a  encore  réussi  qu'à  collaborer  à  V Encyclopédie  et  à  faire 
répéter  à  l'Opéra  les  Mitses  galantes,  qu'il  retire  parce  que 
l'œuvre  n'est  pas  «  en  état  de  paraître  sans  de  grandes  correc- 
tions ».  Il  cherche  donc  partout  sa  voie  lorsque,  pendant  l'été 
de  1749,  un  petit  événement  de  province  vient  tout  à  coup 
décider  de  sa  destinée,  de  son  génie  et  de  sa  gloire.  Un  jour, 
en  allant  rendre  visite  à  Diderot,  enfermé  au  donjon  de  Vin- 
cennes  à  cause  des  hardiesses  de  sa  Lettre  sur  les  aveugles,  il 
lit,  dans  le  Mercure  fie  France,  que  l'Académie  de  Dijon  pro- 
pose, pour  le  prix  de  l'année  suivante,  cette  question  :  Si  le 
progrès  des  sciences  et  des  arts  a  contribué  à  corromjire  ou  à 
épurer  les  mœurs.  Aussitôt  il  voit,  à  travers  un  éclair  d'enthou- 
siasme dont  son  intelligence  est  longuement  illuminée,  un 
ensemble  de  souvenirs,  d'aperçus  et  de  réflexions  qui  s'orga- 
nisent en  un  système  cohérent,  du  centre  duquel  il  juge 
l'humanité  et  ses  œuvres.  Et  le  résultat  de  cette  intuition  si 
rapide,  c'est  qu'il  déclare  la  guerre  à  la  civilisation  ot  qu'il 
improvise  la  prosopopée  de  Fabricius,  brillant  morceau  d'attente 


256  JEAN-JACQUES  ROUSSEAU 

pour  le  prochain  discours.  On  a  révoqué  en  doute  cet  accès 
d'inspiration  raconté  par  Rousseau  dans  les  Confessions-,  on  lui 
a  même  contesté,  en  l'attribuant  à  Diderot,  l'initiative  de  la 
campagne  contre  le  siècle.  Graves  erreurs  assurément.  Outre 
que  Jean-Jacques  était  habitué,  dès  l'enfance,  à  une  puissante 
activité  d'esprit,  il  ne  pouvait  répondre  que  par  la  négative  à 
la  question  proposée.  Ce  qu'il  met  dans  son  ardente  méditation 
sous  le  chêne,  ce  n'est  point  un  paradoxe  de  rhétorique,  mais 
\  une  indignation  accumulée  contre  une  société  qu'il  s'était 
d'abord  représentée  sur  un  patron  utopique  des  grandeurs  de 
la  Grèce  et  de  la  Rome;  son  dépit  d'étranger  qui  n'est  pas 
même  un  parvenu;  ses  déboires  de  républicain  bourgeois 
accueilli,  mais  non  naturalisé  dans  un  monde  monarchique  et 
aristocratique  ;  ses  mécomptes  de  multiples  professions  essayées 
et  abandonnées  en  tant  de  villes  de  Suisse,  d'Italie,  de  Savoie  et 
de  France;  son  ressentiment  d'avoir,  à  Paris  même,  inutilement 
fait  appel  aux  hôtels,  aux  salons,  à  l'Académie,  à  l'Opéra,  à  la 
littérature,  aux  finances;  enfin  sa  fureur  d'avoir  appris  tout  ce 
que  l'on  honore,  lettres,  sciences  et  arts,  de  compter  trente-sept 
ans  et  de  se  voir,  malgré  toutes  ses  forces,  honteux  et  caché, 
ni  mari  ni  père,  admirateur  de  la  vertu  et  copiste  de  musique. 
Voilà  où  s'alimente  la  verve  du  Discours  sur  les  sciences  et  les 
arts.  Cette  diatribe,  qui  se  complète  par  les  lettres  à  l'abbé 
Raynal  et  à  Grimm,  et  par  les  réponses  au  roi  de  Pologne,  à 
Bordes  et  à  un  académicien  de  Dijon,  présente  la  connais- 
sance comme  une  altération  de  notre  pureté  originelle,  la  civili- 
sation comme  une  déviation  de  notre  vraie  voie.  Emulation  des 
individus  et  des  peuples  pour  accroître  le  trésor  de  la  tradition, 
doctrines  pour  expliquer  les  choses  ou  régler  la  conduite,  anato- 
mies  du  cœur,  établissements  où  l'antiquité  devient  l'institutrice 
de  l'avenir,  tout  cela  est  invention  diabolique  et  anti-humaine, 
appauvrissement  de  notre  capacité  pour  le  bonheur,  enrichisse- 
ment de  nos  misères.  Depuis  les  collèges,  où  on  apprend  tout 
«  excepté  ses  devoirs  »,  et  où,  si  l'on  ignore  sa  langue,  on  en 
sait  qui  «  ne  sont  en  usage  nulle  part  »,  jusqu'aux  laboratoires 
à  l'ombre  desquels  on  étudie  «  ce  profond  mystère  de  l'électri- 
cité qui  fera  peut-être  à  jamais  le  désespoir  des  vrais  philoso- 
phes »,  en  tous  lieux  règne  l'esprit  de  chimère  et  de  corruption. 


DE  LA  NAISSANCE  DE  ROUSSEAU  AUX  DISCOURS  257 

€  L'astronomie  est  née  de  la  haine,  de  la  flatterie,  du  men- 
songe; la  géométrie,  de  ravarice;  la  physique,  d'une  vaine 
curiosité;  toutes,  et  la  morale  môme,  de  l'orgueil  humain.  » 
Aussi,  puisque  l'homme  ne  peut  cultiver  toutes  les  sciences  à 
moins  d'être  Dieu,  il  serait  loi,nquo  d'ériger  au  rang  de  bienfai- 
teurs les  incendiaires  des  bibliothèques.  Cette  destruction  de  la 
bouquinerio  profitera  au  bien-être  de  tous,  car  «  tel  qui  sera 
toute  sa  vie  un  mauvais  versificateur,  un  géomètre  subalterne, 
serait  peut-être  devenu  un  grand  fabricateur  d'étoiles  ».  Il  n'y 
aura  plus,  pour  assurer  la  félicité  publique,  qu'à  enclore  de 
murs  chaque  nation  de  l'Europe,  comme  s'en  aviserait  Jean- 
Jacques  s'il  était  roi  de  Nigritie,  en  y  faisant  «  pendre  le  pre- 
mier Européen  qui  oserait  y  pénétrer  et  le  premier  citoyen  qui 
tenterait  d'en  sortir  ».  Ainsi  verrait-on  partout  activité  des  bras 
et  inactivité  des  têtes,  pauvreté  et  pureté,  puisque  l'ignorance 
habite  les  toits  de  chaume. 

C'est  proprement  du  pamphlet  bien  plus  que  de  la  philoso- 
phie. Rousseau  y  mêle  plusieurs  tons,  la  raillerie  de  La 
Rochefoucauld  sur  nos  morales,  et  le  scepticisme  violent  des 
douleurs  qui,  comme  Pascal,  furent  religieux.  Destructeur  de 
la  science,  mais  restaurateur  de  la  croyance,  «  il  n'y  a,  dit-il,  de 
livres  nécessaires  que  ceux  de  la  religion,  les  seuls  que  je  n'ai 
jamais  condamnés  ».  Il  accepte  ceux-là,  afin  de  suivre  Jésus  qui 
prêcha  pour  «  les  petits  et  les  simples  »,  et  convertit  le  monde 
sans  académiciens,  au  moyen  de  «  douze  pêcheurs  et  arti- 
sans ».  Il  regrette  les  temps  de  foi  illettrée,  surtout  le  x«  siècle, 
qui  fut  une  ère  de  bonheur  à  cause  de  l'ignorance  universelle. 

Rousseau  est  donc  une  manière  de  polémiste  chrétien,  mais  il 
laisse  percer,  dans  son  Discours^  le  réformé  de  Genève.  11  s'at-  i 
tache  au  protestantisme,  non  pas  pour  ses  origines  historiques, 
puisque  celui-ci  naquit  d'une  dispute  de  savants  «  après  la 
renaissance  des  lettres  »,  mais  parce  que  ces  savants  furent 
obligés,  à  force  de  connaissances,  de  retourner  à  la  simplicité  de 
la  primitive  Église  et  à  l'unique  autorité  des  lumières  naturelles 
et  de  l'Evangile.  Il  est  pour  l'étude  personnelle  de  ce  divin  livre, 
qui  •  n'a  besoin  que  d'être  médité  »,  contre  la  théologie  ortho- 
doxe et  la  polygraphie  des  exégèses  sacrées.  S'il  n'a  pas  de  sau- 
vages au  xvni*  siècle,  il  veut  des  hommes  qui  aient  touché  le 

Histoire  dc  la  lamgue.  VI.  i7 


238  JFAN-JACQUES  ROUSSEAU 

moins  possible  à  l'arbre  de  la  science.  C'est  pour  ceux-là  qu'il 
redemande  un  christianisme  très  peu  organisé,  délivré  surtout 
de  la  puissante  et  ancienne  hiérarchie  romaine;  un  christia- 
nisme où  l'individu  soit  tout,  sans  chef  spirituel,  maître  lui- 
môme  de  sa  conscience  et  de  ses  croyances,  sectateur  et  pasteur 
d'une  religion  fort  semblable  à  une  philosophie  sentimentale,  à 
la  fois  conviction  raisonnée  et  poésie. 

Cependant,  si  l'on  ne  voit  pas  bien  tout  d'abord  à  quelle  con- 
fession  il   se  rallie  le  plus,    on  comprend,  du  moins,  à  quel 
parti  il  s'oppose.  Malgré  sa  collaboration  à  Y  Encyclopédie  — 
et  c'est  une  des  contradictions  dont  sa  vie  surabonde,  —  il  ose 
déclarer  que  le  monument  élevé  par  Diderot,  D'Alembert  et 
leurs  acolytes,  marque  la  dégénérescence  et  non  l'affranchisse- 
ment insensible   des   hommes,    et    que   ceux-ci   trouveront  le 
bonheur   dans  une  conformité   avec  leurs  commencements  et 
dans  un  retour  décidé  en  arrière,  au  lieu  d'une  marche  impé- 
tueuse en  avant.  L'assertion  était  hardie  et  d'une  originalité  qui 
provoquait  l'attention  sur  l'écrivain.  Il  suscitait  contre  lui  les 
salons,  épris  de  la  civilisation;  les  académies,  coopératrices  et 
protectrices  du  progrès  scientifique  ;  les  philosophes,  amis  des 
incessantes  nouveautés;  jusqu'aux  prêtres  et  pasteurs  pour  qui 
la  faute  primitive  était  un  dogme.  Il  surgissait,  lui  inconnu,  pour 
être  l'adversaire  de  tous.  Mais,  pour  ruiner  sa  thèse,  il  n'y  a 
qu'à  le  citer  contre  lui-même.  Il  trahit  le  paradoxe,  d'abord 
quand  il  énonce  que  les  sciences  sont  dignes  de  Dieu  seul,  ou 
des  hommes  les  plus  grands,  ensuite  lorsqu'il  avoue  qu'on  ne 
peut  plus  les  supprimer,  parce  que  leur  suppression  ferait  plus 
de  mal  que  de  bien.  «  On  n'a  jamais  vu,  dit-il,  de  peuple  une 
fois  corrompu  revenir  à  la  vertu.  »  C'est  pourquoi  «  laissons  les 
sciences  et  les  arts  adoucir,  en  quelque  sorte,  la  férocité  des 
hommes  qu'ils  ont  corrompus  ».  Bien  plus,  le  seul  remède  à  la 
dépravation   générale    est   dans    l'institution   des    académies , 
«  chargées  à  la  fois  du  dangereux   dépôt  des   connaissances 
humaines  et  du  dépôt  sacré  des  mœurs  ».  L'anathème  se  termine 
par  une  politesse  de  candidat. 

La  diatribe  de  Jean-Jacques  pouvait  tout  d'abord  n'offrir  que 
la  singularité  dun  penseur  assez  hardi  pour  plaider  la  cause  de 
la  sauvagerie  au  seuil  même  des  académies,  mais  elle  avait 


DE  LA  NAISSANCE  DE  ROUSSEAU  AUX  DISCOURS  259 

surtout  la  gravité  d'un  manifeste.  Et  la  chose  se  conçoit.  Il 
comptait  déjà  trente-sept  ans.  L'esprit  mùr  et  la  tête  réfléchie, 
il  n'avait  pris  la  plume  qu'après  avoir  ramené  ses  idées  et  ses 
croyances  aux  principes  qu'il  expose.  Ce  premier  écrit,  bien  que 
l'auteur  doive  s'en  écarter  un  jour,  est  le  résumé  d'une  œuvre 
prochaine,  présenté  sous  la  forme  oratoire,  c'est-à-dire  celle  qui 
a  le  plus  de  prise  sur  la  moyenne  des  intelligences  et  qui  est  la 
plus  propre  à  la  vulgarisation.  Pour  ces  raisons  multiples,  l'ou- 
vrage eut  une  vogue  prodigieuse  :  il  révélait  mieux  qu'un 
système,  un  polémiste  d'une  vigueur  encore  inconnue,  un 
logicien  à  la  fois  véhément  et  retors,  capable  de  déguiser,  avecv^ 
les  prestiges  de  la  passion,  les  lacunes  ou  les  écarts  de  son 
argumentation;  habile  à  prendre  une  société  par  ses  préjugés, 
ses  enthousiasmes  et  ses  déceptions  ;  tournant  contre  les  savants 
les  désillusions  que  leur  causait  l'insuffisance  de  leurs  méthodes 
en  formation;  séduisant  les  lettrés  par  un  ardent  rappel  des  plus 
beaux  ressouvenirs  de  l'antiquité  classique;  enfin  relevant  sa 
diction  d'un  je  ne  sais  quoi  do  moins  élégant,  avec  une  rudesse 
toute  plébéienne  qui  devait  sonner  à  des  oreilles  aristocratiques 
comme  une  agréable  nouveauté.  On  entendait  le  précurseur 
éloquent  d'une  multitude  de  victimes  qui  jetaient  un  cri  de 
haine,  avant-coureur  de  1789. 

Second  «  Discours  ».  —  Rousseau  avait-il  conscience  d'être 
le  porte-parole  d'opprimés  qui  essayaient  de  se  formuler  à  eux- 
mêmes  tous  leurs  griefs  contre  le  monde  de  l'ancien  régime? 
On  serait  tenté  de  le  croire,  à  voir  combien  il  devient  bientôt 
plus  agressif.  Encouragé  par  son  succès,  il  compose,  en 
1754,  un  discours  pour  répondre  à  une  autre  question  posée 
par  l'Académie  de  Dijon  :  Ij  origine  et  les  fondements  de  l'inéga- 
lité parmi  les  hommes.  A  vrai  dire,  il  commençait  ce  nouvel 
ouvrage  quand  il  écrivait,  dans  sa  Réponse  au  roi  de  Pologne  : 
«  la  première  source  du  mal  est  l'inégalité  :  de  l'inégalité  sont 
venues  les  richesses....  des  richesses  sont  nés  le  luxe  et  l'oisi- 
veté; du  luxe  sont  venus  les  beaux-arts,  et  de  l'oisiveté,  les 
sciences  ».  Ainsi  donc  Rousseau  s'était  élevé  jusqu'ici  contre 
les  vices  sociaux;  maintenant  il  va  remonter  à  leur  cause, 
reprendre  les  principaux  motifs  de  sa  diatribe  et  les  condenser 
en  un  spécieux  corps  de  doctrine. 


260  JEAN-JACQUES  ROUSSEAU 

Il  ne  veut  pas  examiner  l'homme  dans  «  l'embryon  de  l'es- 
pèce »,  au  sein  de  l'animalité;  il  le  considère  comme  un  animal 
ayant  quelques  pensées  et  ne  différant,  sous  ce  rapport,  «  de  la 
bête  que  du  plus  au  moins  »  ;  tenant  sa  distinction  spécifique  de 
sa  «  qualité  d'agent  libre  »,  enfin  doué  d'une  faculté  propre,  la 
perfectibilité.  Cet  homme  sauvage  n'était  sujet  qu'à  trois  pas- 
sions :  «  la  nourriture,  une  femelle  et  le  repos  »,  tout  le  reste 
étant  dû  au  progrès  de  nos  connaissances  ;  il  n'a  donc  pu  arriver 
«  sans  le  secours  de  la  communication  et  sans  l'aiguillon  de  la 
nécessité  »,  et  encore  après  combien  de  siècles!  à  l'usage  du 
feu,  à  l'agriculture,  à  la  création  de  langues  substituées  au  «  cri 
de  la  nature  »  et  pourvues  de  grammaires  si  complexes,  à  la 
définition  des  notions  abstraites  et  métaphysiques.  Ni  bon  ni 
mauvais,  puisqu'il  vivait  isolé  et  n'avait  aucun  devoir  de  rela- 
tion, il  était  adouci  par  une  répugnance  instinctive  pour  la  dou- 
leur d'autrui,  et  cette  pitié  lui  tenait  lieu  «  de  lois,  de  mœurs  et 
de  vertu  ».  C'était  le  règne  de  l'égalité  parfaite;  l'inégalité  vint 
«  des  développemens  successifs  de  l'esprit  humain  ».  Et  d'abord, 
«  le  premier  qui  ayant  enclos  un  terrain  s'avisa  de  dire  ceci  est 
à  moi,  et  trouva  des  gens  assez  simples  pour  le  croire,  fut  le 
vrai  fondateur  de  la  société  civile  ».  En  construisant  des  mai- 
sons, on  s'achemina  vers  «  l'établissement  et  la  distinction  des 
familles  »,  la  vie  du  cœur,  les  plaisirs  de  la  compagnie  et  la 
recherche  de  la  considération,  qui  inspira  peu  à  peu  les  ven- 
geances et  la  cruauté.  Puis,  «  dès  qu'on  s'aperçut  qu'il  était  utile 
à  un  seul  d'avoir  des  provisions  pour  deux,  la  propriété  s'intro- 
duisit, le  travail  devint  nécessaire  »  ;  d'où  la  métallurgie,  la  cul- 
ture, et  le  partage  du  sol,  les  idées  de  justice,  «  l'invention 
successive  des  autres  arts,  le  progrès  des  langues,  l'épreuve  et 
l'emploi  des  talents,  l'inégalité  des  fortunes,  l'usage  et  l'abus  des 
richesses  ».  C'est  alors  que,  toutes  les  terres  se  touchant,  les 
faibles  ou  les  indolents  furent  obligés,  pour  vivre,  de  servir  les 
riches,  ce  qui  causa  des  conflits  et  suggéra  aux  forts  l'idée  de  se 
protéger  en  imaginant  les  lois  et  les  gouvernements.  Ainsi, 
«  pour  le  poète,  c'est  l'or  et  l'argent;  mais  pour  le  philosophe, 
ce  sont  le  fer  et  le  blé  qui  ont  civilisé  les  hommes  et  perdu  le 
genre  humain  ». 

Le  premier  Discours  était  fondé  sur  une  fausse  philosophie  de 


UE  LA  NAISSANCE  DE  ROUSSEAU  AUX  DISCOURS  26t 

riiistoire;  le  second  est  plein  de  subtilités  qui  ne  se  distinguent 
guère  du  sophisme.  L'auteur  sépare  tout  d'abord  le  point  de  vue 
profane  du  religieux.  Pour  se  mettre  en  règle  avec  les  autorités 
ecclésiastiques,  il  commence  par  déclarer  qu'il  n'y  a  pas  eu 
d'état  de  nature,  puisque  l'homme  a  reçu  immédiatement  «  de 
Dieu  des  lumières  et  des  préceptes  »  ;  que,  si  les  hommes  sont 
inégaux,  c'est  que  ce  Dieu  «  a  voulu  qu'ils  le  fussent  »,  et  que 
môme  la  société  actuelle  fournit  des  occasions  d'exercer  une 
haute  moralité.  Mais,  quoique  l'hypothèse  sur  notre  passé  soit 
interdite  au  croyant,  elle  demeure  permise  au  penseur  pour 
faire  «  des  conjectures  tirées  de  la  seule  nature  de  l'homme 
et  des  êtres  qui  l'environnent  sur  ce  qu'aurait  pu  devenir  le 
genre  humain,  s'il  fût  resté  abandonné  à  lui-même  ». 

Rousseau  n'a  point  attribué  à  l'esprit  humain  ce  qu'il  y  a  de 
fondamental  dans  la  civilisation,  pour  avoir  le  droit  de  le  charger 
(le  toutes  nos  misères.  Il  explique  par  un  secours  divin  l'usage 
du  feu,  de  l'agriculture,  des  langues,  etc.,  tout  ce  qui  a  permis 
à  notre  espèce  de  sortir  de  l'innocente  stupidité  de  l'état  de 
nature  ;  mais  puisqu'il  ne  reconnaît  pas  de  faute  première,  il  est  / 
obligé,  s'il  est  logique,  d'imputer  à  Dieu  tous  les  maux  de  la 
société.  Cette  conclusion  s'imposait  d'autant  plus  à  lui  qu'il 
joue  sur  le  mot  de  j^erfeclibilité.  Il  prend  ce  terme  comme 
indiquant  une  aptitude  latente  et  virtuelle  à  recevoir  une 
inspiration  supérieure  et  à  en  profiter.  Par  cet  attribut,  qui 
n'est  pas  un  agent  actif  d'amélioration  spécifique,  l'homme, 
incapable  de  rien  inventer  ni  de  se  perfectionner,  serait  resté 
insociable  et  n'aurait  même  pas  acquis  un  langage  aussi  pauvre 
que  celui  des  «  singes  ».  Si  l'on  considère  donc  une  évolution 
de  la  créature,  c'est  que,  ou  bien  l'homme  a  été  corrompu  par 
la  «  communication  »,  ou  il  a  évolué  sans  aucune  aide.  Et 
cette  dernière  explication,  si  éloignée  pourtant  des  principes 
établis  au  commencement,  est  bien  celle  de  Rousseau,  car  la 
révolution  qu'il  imagine,  encore  que  miraculeuse,  agit  à  la 
façon  des  choses  humaines,  très  lentement,  et,  dans  le  cours 
des  âges,  elle  ressemble  fort  à  l'effet  de  la  perfectibilité  ou  fait 
double  emploi  avec  elle  :  le  surnaturel  est  ramené  ici  à  l'allure 
tâtonnante,  successive  du  naturel.  L'écrivain  n'a  pas  osé  com- 
battre de  front  la  lettre  des  Écritures,  mais  il  la  rend  inutile.  Il 


262  JEAN-JACQUES  ROUSSEAU 

imite  Descartes  et  Buffon  :  après  un  préambule  de  déférence 
pour  la  foi  chrétienne,  il  traite  sa  question  à  la  manière  laïque, 
et  en  perdant  complètement  de  vue  la  restriction  qu'il  avait 
d'abord  posée.  Les  phrases  sur  l'inégalité  voulue  par  Dieu,  sur 
l'origine  divine  de  la  société  et  des  vertus  sociales,  n'ont  donc 
que  la  valeur  d'une  formule  de  précaution,  ou  l'œuvre  entière 
n'offre  aucun  sens. 

Et  même  son  fondamental  paradoxe  s'est  exagéré,  d'autant 
plus  redoutable  qu'il    s'appuie  sur  une  fiction.  C'est  bien  au 
roman,  en  effet,  qu'il  faut  renvoyer  cet  homme  naturel,  libre 
et  perfectible,  qui  ne  se  sert  ni  de  sa  liberté  ni  de  sa  perfec- 
tibilité; qui,  analogue  aux  bêtes,  a  néanmoins  plus  de  vertus 
qu'elles;  éprouve  la  pitié;  vit  seul,  ni  agresseur  ni  attaqué;  ne  se 
bat  pour  aucun  de  ses  besoins  essentiels;  a  une  femelle,  procrée 
des  enfants,  et  pourtant  ne  constitue  pas  la  famille,  etc.  Au 
reste,   cette  peinture  d'un  âge   d'or  entrevu  par  un  satirique 
plutôt  que  par  un  poète,  n'est  pas  de  Rousseau  autant  qu'on 
pourrait  le  croire.  Il  y  montre  les  goûts  du  xvni"  siècle,  si  peu 
propre  à  la  pastorale  et  pourtant  si  fertile  en  imitateurs  de 
Gessner.  Il  nous  présente  une  nature  sans  passions  ni  trou- 
bles, non  point  amorale,  mais  vraiment  pourvue  d'une  mora- 
lité  solide  et  qui  n'avait  besoin   d'aucune    divine    éducation, 
puisque,   depuis  lors,  elle   a  glissé  dans  la  décrépitude  et  la 
décadence.  C'est  qu'il   pouvait  compter  ainsi  sur  le  succès  de 
toutes  les   fglogues  aux  époques  de   civilisation  avancée.   Il 
amusait  une  société  spirituelle,  qui  avait  l'agrément  de  sortir  un 
moment  d'elle-même  par  le  commerce  inoffensif  de  sauvages 
très  fréquentables;  il  charmait  des  fatigués  en  leur  proposant  le 
rêve  facile  de  l'inertie  physique  et  cérébrale  des  Caraïbes  :  il  flat- 
tait les  pauvres,  heureux  de  se  reconnaître  de  nouveaux  titres  à  la 
charité  et  des  droits  inattendus  sur  ce  qu'ils  n'avaient  pas  gagné; 
il  lançait   la  protestation   d'un   orang-outang  objurguant    ses 
frères  en  animalité  supérieure,  et  leur  reprochant  leur  dégéné- 
rescence par  cet  aphorisme  que  «  l'état  de  réflexion  est  un  état 
contre  nature,  et  que  l'homme  qui  médite  est  un  animal  dé- 
pravé ». 

Mais,  qu'on  ne  s'y  trompe  pas,  le  philosophe  du  Discours  sur 
rinégalité  n'est  rien  moins  qu'un  bucolique;  c'est  un  penseur 


DE  LA  NAISSANCE  DE  ROUSSEAU  AUX  DISCOURS  263 

fori  avisé  qui  mêle  et  fausse  tous  les  problèmes  au  point  qu'il 
serait  difficile  de  soutenir,  en  moins  de  pages,  un  plus  grand 
nombre  de  retentissantes  erreurs.  Il  étale  surtout  ses  négations 
dans  l'examen  des  lois  et  des  gouvernements,  et  nous  n'avons 
plus    le   droit   de    considérer   son    système    avec   l'indulgence 
curieuse  qu'appelle  la  pastorale,  si  nous  nous  souvenons  que 
ce  théoricien  du  bonheur  dans  la  barbarie  est  devenu  l'inspira- 
teur de  maintes  écoles  politiques.  Non  seulement  il  a  suggéré 
aux  législateurs  de  1789  le  dogme  si  vague  de  l'Egalité,  mais  il 
a  causé  les  révoltes  de  ceux  qui  n'ont  pas  contre  ceux  qui  pos- 
sèdent. Il  a  invoqué  un  mythe  pour  populariser  ces  deux  erreurs  : 
que   la  nature   consacre    l'égalité   de    facultés    et  de   mérites 
et,   par  suite,   d'avoir;  et  que  la  richesse  est  nécessairement 
le  produit  du  vol,  comme  la  pauvreté  celui  d'une  spoliation. 
Il  s'est  servi  de  l'expression  ambiguë  de  droit  naturel  (en  con- 
fessant, d'ailleurs,  qu'on  peut  le  définir  de  plusieurs  manières) 
pour  faire  aux  uns  un  crime  de  leur  fortune;  aux  autres,  un 
mérite    de    leur   misère.    Socialistes,    communistes,    collecti- 
vistes, etc.,  procèdent  de  lui  et  n'ajoutent  rien  d'essentiel  à  son 
principe  :  ils  cherchent  pour  eux-mêmes,  ou  lèguent  à  l'avenir 
la  réalisation  de  sa  plus  ambitieuse  proposition  :  que  «  les  fruits 
sont  à  tous  »,  et  que  «  la  terre  n'est  à  personne  ».  Que  dis-je? 
ils  ne  se  contentent  pas  de  lois  agraires,  de  partage  des  rentes; 
mais,   élargissant    leur    philanthropie,   ils   pensent,   avec    lui 
encore,  que  la  commisération  naturelle  «  ne  réside  plus  que 
<Ians  quelques  grandes  âmes  cosmopolites  qui  franchissent  les 
barrières  imaginaires  qui  séparent  les  peuples,  et  qui,  à  l'exemple 
de  l'être  souverain  qui  les  a  créés,  embrassent  tout  le  genre 
humain  dans  leur  bienveillance  ».  Ainsi  donc  l'auteur  du  Dis- 
cours sur  riiiéf/alité  est  à  la  fois  l'apôtre  de  l'individualisme  à 
outrance  et  du  cosmopolitisme;  il  a  agité  des  opinions  dont  la 
dernière  conséquence  serait  l'anarchie,  et,  malgré  l'éternelle  loi 
du  cantonnement  et  de  la  spécialisation  des  races,  l'inextricable 
confusion  des  patries.  Son  idéal  ne  peut  être  réalisé  que  par  le 
retour  en  deçà  de  l'agriculture,  du  fer,  de  la  parole,  aux  mœurs 
des  Pongos. 

Mais  à  quoi  bon  discuter  cet  utopique  recul  de  l'humanité  par 
rapport  aux    oiseaux  et  aux  quadrupèdes?  Le  fait  seul  qu'elle 


264  JEAN-JACQUES  ROUSSEAU 

existe  prouve  qu'elle  n'a  jamais  eu  les  vices  que  l'écrivain  nous 
présente  sous  le  jour  de  vertus.  L'histoire  et  la  logique  démon- 
trent, avec  Hobbes  et  les  précurseurs  des  évolutionnistes,  que 
l'homme  a  eu,  dès  l'origine,  le  germe  de  toutes  les  facultés 
qu'il  montre  aujourd'hui.  Et  Rousseau  lui-même  en  convient 
quand  il  déclare  que  «  la  société  est  naturelle  à  l'espèce  humaine 
comme  la  décrépitude  à  l'individu  ».  Voilà  bien  un  adoucisse- 
ment des  premiers  postulats.  Associations,  lois,  arts,  etc., 
deviennent  ainsi  un  prolongement  de  l'état  de  nature,  qu'aucune 
lacune  ne  sépare  plus  de  l'état  de  société.  Or,  s'il  est  aussi 
impossible  aux  peuples  qu'aux  individus  d'éviter  la  vieillesse,  il 
n'y  a  plus  là  qu'une  évolution,  comme  dans  tous  les  orga- 
nismes, non  une  révolution  subite  ni  une  transformation. 

N'y  a-t-il  donc  que  des  erreurs  dans  cette  œuvre  de  Rousseau? 
Gardons-nous  de  le  croire.  S'il  est  redevable  à  son  faux  prin- 
cipe de  maintes  conclusions  inacceptables,  il  doit  à  son  génie  des 
divinations  inattendues.  Il  a  fait,  soit  dans  son  Discour  s,  ^oit 
dans  les  apologies  et  notes  qui  l'accompagnent,  d'heureuses 
conjectures  sur  des  temps  que  la  science  commence  à  peine  à 
débrouiller.  A  tout  prendre,  il  est  à  la  fois  plus  judicieux  et 
plus  hardi  que  personne  dans  sa  recherche  des  origines  de 
l'homme.  Il  n'accepte  pas  l'apparition  subite  et  simultanée  de 
tous  les  attributs  humains,  puisqu'il  convient  qu'il  a  fallu 
une  multitude  de  siècles  pour  se  servir  du  feu,  inventer  le 
labourage,  etc.  Il  est  avec  notre  temps  quant  au  progrès  de 
l'espèce;  il  ne  s'en  sépare  qu'en  ce  qu'il  place  l'idéal  du  bonheur 
dans  le  cœur  et  la  tête  d'un  ancêtre  innommable,  à  cette  période 
indécise  du  sauvage  encore  trop  animal  pour  être  homme.  Il  a 
donc  entrevu  ce  magnifique  spectacle  dont  les  anciens  avaient 
traduit  la  poésie  dans  le  mythe  de  Prométhée,  et  dont  les 
modernes  recomposent  l'ensemble  pour  représenter  la  labo- 
rieuse et  grandiose  épopée  de  la  civilisation  sortant  du  chaos. 


//.  —  Des  Discours  à  la  fuite. 

A  l'hôtel  du  Languedoc  et  à  l'Hermitage.  —  On  le 

voit,  si  le  premier  Discours  «  manque  absolument  d'ordre  et 


DBS  DISCOUllS  A  LA  FUITE  265 

de  logique  »,  comme  le  confesse  Rousseau  lui-môme,  le  second 
a  surtout  une  lojfique  tortueuse  et  portée  à  l'hyperbole.  L'écri- 
vain semble  déjà  subir  les  atteintes  du  mal  qui  fit  l'éclat  si 
mêlé  de  ses  œuvres  et  le  tourment  de  sa  vie.  Dans  son  petit 
logement  de  la  rue  de  Grenelle-Saint-Honoré,  à  l'hôtel  du  Lan- 
guedoc, où  il  demeure  sept  ans  (1749-56),  jusqu'à  son  démé- 
nagement pour  l'Hermitage,  il  est  tout  aux  opinions  extrêmes. 
Il  accomplit  d'abord  sa  «  réforme  personnelle  »,  qui  consiste  à 
quitter  l'épée,  «  la  dorure  et  les  bas  blancs  »,  à  prendre  une  per- 
ruque ronde,  à  laisser  croître  sa  barbe,  à  se  donner  un  extérieur 
qui  ne  démente  pas  le  censeur  vertueux  de  son  siècle.  Mais,  en 
même  temps,  il  commence  à  mettre  les  enfants  qu'il  a  de  Thé- 
rose  aux  Enfants-Trouvés,  ce  qu'il  appelle  les  livrer  «  à  l'éduca- 
tion publique  »,  comme  il  sied  à  «  un  membre  de  la  république 
de  Platon  ».  Après  la  vogue  de  son  Discours  sur  les  sciences,  qui, 
selon  le  mot  de  Diderot,  avait  «  pris  tout  par-dessus  les  nues  »  ; 
après  le  succès  du  Devin  du  village  à  l'Opéra  (4752),  de  Narcisse 
à  la  Comédie-Française,  et  de  la  Lettre  sur  la  musique,  dont 
l'effet  «  serait  digne  de  la  plume  de  Tacite  »,  car  elle  faitoublier 
l'exil  du  Parlement,  il  joint  aux  susceptibilités  de  son  caractère 
celles  d'un  homme  célèbre  ;  il  se  prête  malaisément  aux  rela- 
tions. Tous  ses  amis,  auteurs  et  susceptibles  eux  aussi,  il  les 
fatigue  par  l'inégalité  de  son  humeur.  Dans  chaque  salon  et 
hôtel  où  il  les  introduit,  tandis  qu'il  s'en  éconduit  peu  à  peu  par 
ses  bizarreries,  il  considère  leurs  succès  comme  une  intention 
arrêtée  de  l'expulser  de  toute  maison  hospitalière  ;  il  les  voit 
occupés,  jusque  dans  son  ménage,  à  ourdir  une  «  trame  » 
contre  lui.  Il  ressent,  par  intervalles,  des  accès  du  délire  de  la 
persécution  qui  déséquilibrent  et  noircissent  son  àme,  mais 
laissent  à  son  intelligence  sa  puissance  de  pénétration  et  de 
dialectique. 

Et  pourtant  il  pouvait  alors  avoir  tous  les  charmes  d'une 
amitié  de  femme  avec  la  sécurité  d'une  existence  de  son  choix. 
Logé,  sur  la  lisière  de  la  forêt  de  Montmorency,  dans  un  petit 
chalet  que  M"'  d'Epinay  lui  offre  en  disant  :  «  mon  ours,  voilà 
votre  asile  »,  il  a  tout  près  désormais  «  bos(|uets  »  et  «  ruis- 
seaux ».  Lui  qui  est  incapable  de  méditer  ailleurs  que  «  sub 
(lio  »,  ou  sous  les  arbres,  avec  son  carnet  et  son  crayon,  parce 


266  JEAN-JACQUES  ROUSSEAU 

que  son  imagination  languit  «  dans  la  chambre  et  sous  les  solives 
d'un  plancher  »,  il  trouve  maintenant  le  loisir  de  penser  et 
d'écrire.  Aussi,  bien  qu'occupé  le  matin  à  copier  de  la  musique, 
et  souvent  distrait,  pendant  les  après-dînées,  par  les  services 
qu'il  rend  à  M™"  d'Epinay,  il  commence  ou  achève  à  l'Hermitage 
la  plupart  de  ses  chefs-d'œuvre.  Il  fait  (1756)  ses  extraits  de 
l'abbé  de  Saint-Pierre,  avec  ses  essais  sur  la  Paix  perpétuelle 
et  sur  la  Polysynodie',  il  conçoit  le  plan  d'un  ouvrage  qu'il  ne 
finira  pas,  La  inorale  sensitive  ou  le  matérialisme  du  sage;  il 
attaque  ses  Institutions  politiques,  travail  important  qui  restera 
interrompu,  mais  dont  les  débris  serviront  plus  tard  à  la  com- 
position du  Contrat  social.  C'est  durant  cette  période  que, 
abstrait  de  la  société  des  hommes,  inoccupé  de  cœur  et  d'esprit 
dans  sa  vulgaire  union  avec  Thérèse,  il  se  met  à  peupler  sa 
solitude  avec  les  chimères  éclosesde  son  cerveau.  Il  se  complaît 
surtout  au  rappel  de  ses  souvenirs  romanesques  ou  amoureux. 
Il  combine  ainsi  des  rêves  pour  amuser  le  désœuvrement  de 
son  âme,  et  rédige  quelques-unes  des  lettres  de  la  Nouvelle 
Héloïse.  Et,  comme  en  ce  moment  même  il  cherche  son  héroïne, 
il  rencontre  la  belle^sœur  de  M"'"  d'Epinay,  M"'"  d'Houdetot, 
qu'il  aime  aussitôt  avec  la  brûlante  passion  que  celle-ci  éprouve, 
de  son  côté,  pour  Saint-Lambert,  le  futur  poète  des  Saisons.  Il 
irrite  son  amour  par  l'habitude  de  l'extase  et  par  l'impossibilité 
d'obtenir  du  retour;  il  incarne  sa  Julie  en  M"'"  d'Houdetot;  il 
embellit  ses  journées  par  la  magie  de  l'imaginaire  et  met,  dans 
la  fiction,  le  retentissement  du  réel;  il  fait  ainsi  à  la  fois  un 
roman  malheureux  pour  lui-même  et  un  chef-d'œuvre  pour  le 
public.  Mais  le  livre  n'est  pas  achevé  que  son  amitié  trop 
ardente  pour  M"''  d'Houdetot,  ses  relations  mêlées  de  malenten- 
dus, de  froideurs,  de  maladroites  réconciliations  avec  M""'  d'Epi- 
nay, comme  avec  ses  amis,  enfin  son  inaptitude  à  toute  corres- 
pondance qui  n'emploie  pas  les  soupçons  désobligeants  et  les 
sarcas tiques  boutades,  tout  cela  amène  une  brouille  définitive 
entre  lui  et  la  châtelaine  de  la  Chevrette,  et  il  quitte  l'Her- 
mitage, le  45  décembre  4757,  après  y  avoir  séjourné  environ 
deux  ans. 

La  «  Lettre  sur  les  spectacles».  —  Il  s'installe  ensuite 
dans  une  maison  qu'un  procureur  du  prince  de  Condé  possède 


DES  DISCOURS  A  LA  FUITE  267 

à  Saint-Louis,  prt^s  de  Montmorency,  et  rompt  avec  ce  qu'il 
appelle  «  la  coterie  holbachique  »,  et  Diderot  lui-même.  Mais 
ces  diverses  circonstances  renouvellent  sa  haine  de  la  société; 
il  se  retrouve  en  fonds  d'indignation  contre  le  siècle,  et,  dès 
que  paraît  dans  V Encyclopédie,  l'article  où  D'Alembert  conseille 
aux  habitants  de  Genève  d'élever  chez  eux  un  théâtre,  il  adresse 
au  philosophe  une  lettre  où  il  prétend  parler  tout  ensemble  en 
moraliste  et  en  Genevois.  Cette  lettre,  composée  «  dans  l'espace 
de  trois  semaines  »,  et  le  premier  de  ses  écrits  où  il  ait  trouvé 
«  des  charmes  dans  le  travail  »,  cache  des  allusions  à  tous 
ceux,  amis  ou  ennemis,  qui  ont  fait  le  bonheur  ou  le  tourment 
de  sa  pensée  pendant  les  derniers  mois  de  son  séjour  à  l'Her- 
mitage;  mais  elle  contient  surtout  une  nouvelle  protestation  . 
contre  la  corruption  de  son  temps.  Rousseau  y  dépose  ses  der- 
nières intentions  de  polémiste,  car  il  écrit  avec  l'attendrissement 
d'un  homme  qui,  accablé  de  maux  physiques,  malade  de  l'âme, 
se  résigne  à  une  fin  prochaine  et  s'estime  heureux  de  consacrer 
ses  forces  déclinantes  à  une  noble  cause. 

Et  c'est  bien,  en  effet,  son  testament,  celui  de  l'auteur  des 
Discours,  lequel  ne  reparaîtra  plus.  La  Lettre  sur  les  spectacles 
(ITSS)  nous  montre  combien  ce  sévère  censeur  gardait  l'habileté 
de  choisir  des  questions  le  plus  souvent  insolubles  ;  d'inquiéter 
le  sentiment,  sans  avoir  trop  nettement  contre  soi  le  jugement; 
de  satisfaire  les  austères  ;  d'amuser  les  hommes  d'esprit  et  de 
mettre  tant  de  chaleur  dans  ses  paradoxes  qu'ils  prennent  le 
charme  persuasif  de  la  vérité.  Il  traite  encore  ici  un  sujet 
spécieux,  car  le  théâtre  a  autant  d'adversaires  que  de  partisans, 
et  peut  fournir  au  blâme  autant  qu'à  l'éloge.  C'est  grâce  à  ce 
tempérament  du  mal  et  du  bien  que  Rousseau  triomphe,  car, 
se  jetant  d'un  côté  avec  toute  l'impétuosité  de  sa  faculté  oratoire,  . 
il  paraît  trouver  la  rectitude  où  il  n'apporte  que  la  véhémence. 
Il  développe  une  thèse  simple,  encore  que  dans  un  plan  sujet  à 
digressions,  reprises  et  obscurités.  Il  prétend  que  les  spectacles 
sont  nuisibles  par  l'emploi  des  passions  et  par  leurs  effets  sur 
les  spectateurs,  et  il  tente  de  le  prouver  en  examinant  le  théâtre 
français.  A  l'entendre,  la  tragédie  reçoit  l'opinion,  au  lieu  de  la 
faire;  elle  se  prive  de  toute  autorité  par  l'invraisemblance  de  ses 
fables  et  elle  déprave  malgré  ses  dénouements,  parce  qu'elle 


UB  JEAN-JACQUES  ROUSSEAU 

produit  la  sanction  morale  par  des  moyens  trop  peu  communs. 
Il  s'attaque  encore  plus  violemment  à  la  comédie,  dont  la 
séduction  est  fondée  «  sur  un  vice  du  cœur  humain  »,  et  il 
triomphe  avec  les  dérèglements  qu'entraîne  la  peinture  drama- 
tique de  l'amour.  Il  conclut  enfin  que  la  loi  est  impuissante 
contre  le  libertinage  des  comédiens,  et  que  l'introduction  d'un 
théâtre  et  des  gens  de  théâtre  à  Genève,  pour  y  amener  des 
divertissements  qu'il  serait  possible  de  se  procurer  par  des  jeux 
patriotiques  et  nationaux,  causerait  une  funeste  révolution  dans 
les  mœurs  genevoises. 

On  donnera  raison  ou  tort  à  l'écrivain,  selon  que  l'on  sera 
pour  les  mœurs  sévères  ou  pour  les  élégantes.  La  controverse 
que  soulève  sa  Lettre  se  confond  avec  celle  des  Discours  et 
revient  à  ceci  :  aurait-il  mieux  valu  vivre  à  Sparte  ou  à  Athènes? 
Toute  tête  un  peu  bien  faite  a  sa  réponse  prête.  De  quelle  utilité 
Sparte,  avec  ses  égoïstes  vertus,  a-t-elle  été  pour  la  civilisation 
générale?  Quel  principe  de  moralité  supérieure  ou  de  culture 
humaine  nous  a-t-elle  légué?  Quel  était  le  plus  homme,  le  par- 
fait Athénien  ouïe  parfait  Spartiate?  La  question  est  jugée  pour 
nous  :  elle  devait  l'être  aussi  pour  les  contemporains  de  Rous- 
seau. En  faisant  ainsi  cause  commune  avec  Bossuet,  les  Jansé- 
nistes et  les  plus  rudes  prédicateurs  de  l'austérité,  il  étonnait 
son  temps  plus  qu'il  ne  le  convertissait.  Cette  proscription  du 
théâtre  aurait  pu  se  comprendre  dès  les  premiers  succès  d'un 
art  dont  le  prestige  avait  dû  alarmer  les  consciences  rigides  ; 
mais,  après  la  régence,  les  scandales  du  règne  de  Louis  XV,  et 
la  diffusion  des  idées  philosophiques,  l'indignation  de  notre 
auteur  était  au  moins  hors  de  saison.  J'ajoute  qu'elle  lui  conve- 
nait moins  qu'à  personne.  Sans  voir,  dans  ses  invectives  contre 
le  théâtre,  le  dépit  d'un  homme  qui  n'y  a  pas  réussi  à  son  gré, 
quelle  étrange  contradiction  que  le  censeur  de  tous  les  ouvrages 
dramatiques  n'ait  pas  cessé  d'en  écrire  jusqu'en  1754,  c'est-à-dire 
jusqu'à  quarante-deux  ans  !  Il  avait  déjà  composé,  outre  les  trois 
pièces  dont  j'ai  parlé,  et  les  Muses  galantes  (1743),  dont  le  titre 
seul  est  une  ironie  contre  lui,  les  Fragments  d'Iphis  et  Anaxa- 
rette  (1738),  la  Découverte  du  îiouveau  monde  (1740),  le  Persifleur 
(1749),  et  pour  terminer  par  son  principal  succès,  le  Devin  du 
village    (1753),   qui  avait  fait  dire  aux  plus  élégantes  specta- 


DES  DISCOURS  A   LA   FUITE  269 

triées  :  «  cela  est  charmant;  cela  est  ravissant;  il  n'y  a  pas  un 
son  là  qui  ne  parle  au  cœur  ».  Enfin,  comment  ne  pas  rappeler 
qu'avant  de  terminer  sa  Lettre  à  DWlembert,  il  avait  déjà  com- 
mencé la  Nouvelle  Héloîsel  Dans  ses  comédies,  ses  essais  de 
tragédies  et  son  roman,  partout  il  n'y  a  d'autres  incidents  que 
ceux  qu'amène  le  rapprochement  ou  la  séparation  des  amants. 
SI  donc  l'immoralité  consiste  à  donner  à  l'amour  une  telle 
importance  parmi  les  passions,  je  ne  sais  comment  on  pourrait 
sauver  Rousseau  du  reproche  de  dépravateur. 

Mais  il  est  trop  aisé  de  lui  emprunter  des  armes  pour  le 
battre.  Aussi  bien  y  a-t-il,  jusque  dans  ses  plus  fières  indigna- 
tions, autant  d'apparat  que  de  conviction.  Nul,  à  y  regarder  de 
près,  n'a  mieux  su  manier  son  public  d'admirateurs,  car  il  l'a 
tenu  en  haleine  jusqu'à  sa  mort.  Par  sa  Lettre  à  D'Alembert, 
il  attaquait  la  littérature  dans  ses  plus  brillants  chefs-d'œuvre 
et  ses  contemporains  dans  leur  goût  le  plus  vif;  il  se  décer- 
nait le  mérite  d'une  apparente  conformité  avec  ses  deux  plus 
populaires  écrits;  il  soutenait  une  cause  qui  avait  été  celle  de 
saint  Augustin,  de  saint  Clément,  de  Pascal,  de  Bossuet,  de 
Nicole,  du  prince  de  Conti,  etc.,  et  qui  contenait  assez  de 
vérité  pour  donner  au  polémiste  l'avantage  d'un  beau  rôle  | 
et  de  l'éloquence;  peut-être  aussi,  car  il  était  fort  compliqué, 
jugeait-il  habile  de  montrer  de  l'orthodoxie  dans  la  morale  à 
la  veille  du  jour  où  il  allait  faire  preuve  de  relâchement  sur  le 
«logme  au  point  d'aboutir  à  la  religion  naturelle. 

La  cv  Nouvelle  Héloïse  ».  —  En  effet,  la  Nouvelle  HéloUe 
était  à  moitié  composée.  Achevée  dans  l'hiver  de  1759-60,  elle 
fut  imprimée  à  Amsterdam  et  parut  en  1761.  Cet  ouvrage,  qui     l 
ressemble  à  un  fragment  détaché  des  futures  Confessions,  mais 
afTranchi  de   la  chronologie,    inaugure   avec  éclat   un    genre   — . 
nouveau  :  il   raconte  une  des  alTaires  de  cœur  de  Rousseau. 
Celte  Julie  qui,  séduite  par  son  précepteur  Saint-Preux  et  forcée 
d'épouser  l'athée  Wolmar  pour  obéir  à  son  père,   se    refuse 
désormais  à  son  amant  et  ne  lui  avoue  sa  flamme  qu'à  l'agonie, 
cette  Julie,  c'est  M'""  d'Houdetot,  qui,  aimée  par  l'ancien  pré-   , 
cepteur  des  (ils  de  Mably,  resta  obstinément  fidèle  à  l'incrédule   ** 
Saint-Lambert.  L'héroïne  historique,  inconstante  pour  le  mari, 
avait  été  constante  envers  l'amant,  et  le  Saint-Preux  de  la  réa- 


270  JEAN-JACQUES  ROUSSEAU 

iité  n'avait  eu  que  les  vaines  insistances  d'un  admirateur  accepté 
pour  ami,  mais  éconduit  comme  amoureux.  A  ces  enjolive- 
ments près,  la  fiction    reste  vraie,   et  c'est  pourquoi  elle  est 

—  simple  et  bourgeoise,  malgré  la  qualité  de  presque  tous  les  per- 
sonnages, sans  ruelles,  ni  coups  d'épée,  ni  aventures  :  les  évé- 
nements  sont  ceux  du  foyer  et  constituent  l'histoire  d'une  famille 

I  ou  plutôt  d'une  femme  qui  est  fille,  amante,  épouse,  mère  et 
amie.  L'œuvre,  suivant  la  technique  de  nos  poètes  classiques, 
contient  seulement  des  analyses  fines  ou  puissantes  du  sentiment  ; 
une  intrigue  se  développant  presque  tout  entière  dans  les  con- 
sciences ou  les  intelligences  et  consistant  en  progrès  d'amour, 
faute,  repentir,  résignation  à  la  loi  du  monde^  satiété  du  bonheur 
permis  et  retour  aux  obligations  du  cœur,  à  l'heure  dernière  qui 
purifie  et  spiritualise.  Les  seuls  épisodes  dramatiques  sont  une 
faiblesse  et  un  trépas  :  entre  ces  deux  termes,  le  drame  s'arrête 
dans  la  tranquillité  des  vertus  conjugales  :  les  dangers  de  la 
passion  sont  supprimés  par  la  fermeté  de  Julie,  et  il  n'est  pas 
jusqu'au  respect,  au  voyage,  et  aux  hésitations  de  Saint-Preux 
qui  ne  refroidissent  cette  partie.  L'intérêt  passe  alors  des  acteurs 

I  à  la  controverse,  et  l'action  n'est  qu'un  conflit  de  doctrines  oppo- 
sées. Le  ton  paraît  oratoire  et  doctrinal  bien  plus  que  drama- 
tique, étant  celui  de  la  discussion,  même  de  l'in-folio;  il  convient 
à  des  érudits  qui  songent  plus  aux  fondements  de  leurs  convic- 
tions qu'aux  choses  d'amour.  Tous  les  correspondants,  ayant 
beaucoup  lu,  sont  des  façons  d'auteurs;  ils  personnifient  même 
trop  souvent  de  belles  abstractions  à  la  manière  de  ceux  qui  parais- 
sent dans  les  romans  du  xvu"  siècle.  On  ne  les  voit  guère  agir 
ni  marcher;  on  ne  saisit  ni  leur  physionomie,  ni  le  trait  carac- 
téristique de  leur  port  et  de  leur  tenue;  on  ne  connaît  rien 
d'eux  que  leur  sensibilité  générale,  leur  esprit,  et  encore  sont- 
ils  uniformisés  par  des  procédés  semblables  d'argumentation 
et  une  égale  curiosité  pour  tous  les  problèmes.  Jean-Jacques 
leur  donne  à  tous  un  air  de  parenté  intellectuelle.  Il  s'incarne 
aussi  (et  c'est  le  plus  grave  défaut  de  son  ouvrage)  dans  son 
protagoniste.  En  tout  ce  qui  touche  les  sentiments  intimes  de  la 
femme,  comme  on  voit  que  Julie  est  l'œuvre  d'un  homme  !  Elle 

I  est  même  trop  souvent  l'interprète  des  principes  les  plus  parti- 
culiers à  l'auteur,  des  réflexions  qui  fondent  le  système  :  elle 


DES  DISCOURS  A  LA  FUITE  271 

prépare,  par  ses  intuitions  sur  Dieu,  presque  toute  la  substance 
que  le  vicaire  savoyard  condensera  dans  sa  profession  de  foi,  ce 
morceau  capital  de  Y  Emile;  elle  a  une  tête  masculine,  un  enten- 
dement si  vif^oureux  qu'elle  fait  défiler  avec  aisance  de  cohé- 
rentes masses  d'argumentç  et  de  maximes  à  propos  de  tout  ;  elle 
paraît  ainsi  posséder  un  être  de  raison  et  de  critique  plutôt 
(|u'une  essence  poétique  et  morale;  elle  représente  la  calviniste,  ^ 
liseuse,  un  peu  théologienne  et  curieuse  de  toutes  les  contro- 
verses, mêlant  d'ailleurs  la  religion  à  l'amour,  et  faisant  mar- 
cher de  pair  les  intérêts  du  cœur  et  ceux  du  salut.  Calviniste 
indépendante,  j'en  conviens,  car,  grâce  au  dogme  de  notre  bonté 
native,  elle  repousse  à  la  fois  la  doctrine  de  Luther  sur  la  jus-  ^ 
tification  par  la  foi  seule,  et  celle  de  Calvin  sur  la  prédestination, 
et  elle  tient  que  les  athées  eux-mêmes  peuvent  se  sauver;  mais, 
ces  réserves  faites,  elle  n'en  montre  pas  moins  les  sentiments 
et  les  ardeurs  militantes  d'une  réformée.  Elle  s'élève  contre  le 
célibat  des  prêtres;  elle  fait  à  son  pasteur  une  confession  qui 
est  à  la  fois  un  éloge  du  protestantisme  et  une  critique  du  calho-  ^ 
licisme. 

L'inspiration  protestante  se  retrouve  encore  dans  la  manière 
dont  Rousseau  comprend  la  vie  domestique.  Certes,  il  n'a  pas 
beaucoup  poétisé  le  lien  conjugal,  ni  même  peut-être  la  femme, 
car  Claire,  amie  ardente,  montre  seulement,  comme  épouse, 
une  résignation  enjouée  à  ses  devoirs,  et  Julie,  si  fiévreusement 
heureuse  dans  la  faute,  n'apporte  guère,  dans  le  mariage,  que 
l'uniformité  d'une  amitié  raisonnable.  Mais,  s'il  n'a  pas  assez 
idéalisé  l'affection  des  époux,  parce  qu'il  n'en  avait  fait  qu'un 
douteux  apprentissage  auprès  de  Thérèse,  il  a  peint  les  dou-  ^ 
ceurs  de  l'intimité  familiale  avec  un  charme  inconnu  au 
xviu"  siècle.  Recueillement  de  l'àme  au  coin  du  feu,  économie 
de  la  sensibilité  grâce  au  cours  du  bonheur  ordonné  et  régula- 
risé, enfin  embellissement  de  tous  les  plaisirs  d'intérieur,  il  y 
eut  là  une  révélation  captivante  pour  une  société  aristocratique 
qui  aimait  surtout  le  toit  d'autrui,  et  pour  qui  le  mariage  n'était 
(ju'un  rapprochement  de  titres  et  (le  fortunes.  On  put  être  à  sa 
femme  et  à  ses  enfants  par  délicatesse  de  lettré  épris  d'un  livre 
récent,  par  superstition  pour  la  mode.  Rousseau  donnait  de  la 
vogue  à  ce  qui  est  universel  et  éternel,  à  la  cohabitation  de  deux 


272  •  JEAN-JACQUES  ROUSSEAU 

êtres    dont    les   lois   divines  et   humaines  légitiment  l'union. 

Mais,  qu'on  ne  s'y  trompe  pas,  si  l'action  se  passe  autour  de 
l'àtre  ou  du  verger,  et  si  elle  n'est  pas  agitée  par  de  grands  évé- 
nements, elle  laisse  libre  jeu  à  des  passions  qui  touchent  souvent 
au  tragique,  car  Julie  est  prête  aux  suprêmes  sacrifices,  à  la 
perte  de  sa  réputation,  de  son  honneur,  d'elle-même.  Ame  si 
puissante  que  Saint-Preux  pâlit  à  côté  d'elle  ;  égarée  d'imagina- 
tion, jamais  des  sens,  elle  est  une  des  plus  nobles  victimes  des 
entraînements  du  cœur.  Elle  montre,  par  ses  écarts  mêmes, 
ce  qu'elle  pouvait  apporter  de  dévouement  enthousiaste  à 
l'époux  qu'elle  aurait  choisi;  elle  laisse  cette  illusion  qu'elle 
aurait  trouvé  le  secret  de  mettre  le  délire  de  l'amour  coupable 
dans  le  train  continu  de  l'amour  domestique.  Du  reste,  Saint- 
Preux  partage  cette  ardeur  brûlante  :  les  deux  amants  montent 
ainsi  au  paroxysme  du  bonheur,  au  point  que  l'hyperbole 
devient  l'expression  naturelle  de  ce  qu'ils  sentent,  et  qu'ils 
seraient  les  pires  déclamateurs  s'ils  n'étaient  les  plus  sincères 
des  enflammés.  Aussi  le  livre  a-t-il  plu  pour  avoir  innové,  en 
quelque  sorte,  dans  la  science,  l'énergie  et  le  vocabulaire  de 
l'amour;  pour  avoir  fait  entrevoir  quelle  séduction  irrésistible 
il  y  avait  à  passer  des  liaisons  tranquilles  aux  liaisons  troublées. 
Jean-Jacques  a  élevé  l'âme  de  ses  contemporains  au  ton  de  la 
sienne;  il  a  donné  comme  un  assaisonnement  nouveau,  un 
goût  de  subtilité  aux  erreurs  des  sens,  car  il  sépare  ses  amants 
avant  qu'ils  aient  la  satiété  de  la  possession.  C'est  donc  une 
passion  portée  au  comble,  puis  subitement  interrompue,  qu'il 
dépeint;  il  semble  présenter,-  comme  le  terme  ordinaire  de 
l'amour,  un  apogée  d'enthousiasme  qui  est  causé  par  la  fugacité 
même  d'impressions  qu'on  ne  ressent  qu'une  fois  ;  il  prête  aux 
consciences  humaines  une  capacité  de  vibration  qu'elles  sont 
loin  de  comporter  toutes.  D'autre  part,  il  supplée  à  la  réalité, 
assez  souvent  grossière  et  repoussante,  par  les  artifices  de  l'ima- 
gination, prestigieuse  souveraine  :  le  roman  est  ainsi  plein  d'une 
poésie  concentrée,  parce  que  les  personnages  s'émeuvent  forte- 
ment, et  ensuite  parce  qu'ils  augmentent  la  fatalité  de  la  sensa- 
tion par  tout  ce  que  leur  réflexion  y  met  d'actif  et  de  volontaire. 

Il  est  vrai  aussi  que  cette  puissance  de  méditation  ils  la  tour- 
nent souvent  contre  eux-mêmes.  Julie  philosophe  sur  le  bonheur 


HIST.   DE  LA  LANGUE  &   DE  LA    LITT.    FR. 


T.  VI,  CH.   VI 


Armand  Colin  <fc  (;'",  hdilcurs,  Pans 


PORTRAIT   DE  J.-J.   ROUSSEAU 

GRAVÉ   PAR   AUG.    DE   S^  AUBIN,    D'APRÈS    LA  TOUR 
Bibl.  Nat.,  Cabinet  des  Estampes,  N  2 


DES  DISCOURS  A  LA   FUITE  273 

et  en  annihile  l'essence  en  le  plaçant  dans  la  seule  espérance, 
tandis  que  la  possession  de  ce  môme  bonheur  l'ennuie.  Elle  a 
tout,  fortune,  mari,  enfants,  amour,  estime,  santé,  et  pourtant 
elle  vit  «  inquiète  »;  elle  «  désire  sans  savoir  quoi  ».  C'est 
pourquoi  elle  cherche,  dans  la  prière,  une  allégresse  en  dehors 
de  la  matière  et  du  corps,  et  «  l'essai  d'un  état  plus  sublime, 
qu'elle  espère  d'être  un  jour  le  sien  ».  Elle  aboutit  alors  à 
«  l'état  d'oraison  »,  à  un  «  délire  »,  où  toutes  les  facultés 
«  sont  aliénées  »,  et  elle  glisse  ensuite  au  pessimisme,  parce 
qu'elle  ne  trouve  le  fond  de  rien,  et  qu'elle  a  le  mal  de  penser. 
Bien  que,  dans  ses  adieux  à  Saint-Preux,  elle  mélange  de  la 
piété  et  du  spiritualisme  à  l'amour  humain,  elle  meurt  en 
amoureuse  désenchantée,  passionnée  et  impénitente,  sans 
avoir  été  épouse  et  mère  assez  longtemps  pour  oublier  les 
erreurs  de  la  jeune  fille.  Et  c'est  en  quoi  le  roman  a  une  con-  " 
clusion  désolante,  car  il  prêche  le  néant  de  la  volonté,  l'impuis-  -^ 
sance  des  devoirs,  des  joies  et  des  occupations  ordinaires  à 
contenter  les  exigences  du  cœur.  La  vie  est  à  réformer  :  il  faut 
l'abandonner  de  bonne  heure,  puisque,  soit  par  l'entrave  des 
lois  sociales,  soit  par  notre  naturelle  débilité,  elle  ne  peut 
donner,  à  l'âge  mùr  ou  à  l'âge  avancé,  ce  qu'elle  dénie  dans 
l'adolescence  et  la  jeunesse,  et  que  l'existence  dans  le  sem  de 
Dieu  est  seule  capable  de  remplir  notre  besoin  d'aimer.  Quelle 
invitation  au  renoncement  des  choses  humaines,  et  quel  enlaidis- 
sement de  la  terre  par  l'embellissement  des  cieux!  Julie  est  satis- 
faite de  mourir,  parce  que,  au  fond,  les  années  ne  lui  ont  pas 
apporté  ce  que  son  imagination  lui  avait  fait  deviner  d'extase  et 
de  plénitude  amoureuses.  C'est  une  Manon  beaucoup  plus  pure, 
qui  s'est  livrée  fille  et  se  refuse  femme  ;  qui  a  senti  les  voluptés 
si  mêlées,  mais  si  violentes,  de  la  chute,  leur  compare,  malgré 
elle,  le  régime  un  peu  terne  du  cœur  dans  le  mariage,  et  retourne, 
grâce  à  une  sorte  de  suicide  moral,  à  l'espoir  de  la  première 
passion  transformée  par  les  intuitions  de  la  vie  bienheureuse. 
La  Nouvelle  Héloîse  ne  présente  donc  aucun  sens,  si  ce  n'est 
le  sens  religieux  de  la  vanité  de  nos  affections  et  de  l'excel-  ^ 
lence  du  sort  des  âmes  dans  l'au-delà.  Mais  la  thèse  y  est  fort 
subtile,  car  Saint-Preux  atténue  les  bonnes  prédications  de  Julie. 
Celui-ci  saupoudre  habilement  de  philosophie  ses  sophismes  de 

Histoire  w.  i.a  i.ANauE.  VI.  18 


274  JEAN-JACQUES  ROUSSEAU 

séducteur.  Il  recommande  la  faute  sous  couleur  de  conformité  ' 
aux  lois  naturelles.  Il  marque  çà  et  là  des  retours  à  l'a  morale 
des  «  savants  dont  Londres  et  Paris  sont  peuplés  »  ;  il  devance 
les  axiomes  des  romanciers  modernes  sur  les  titres,  la  puis- 
sance, l'éternité  de  la  passion.  Le  roman  peut  donc  tourner, 
pour  les  sceptiques,  à  la  justification  de  Tamour  coupable, 
puisque  Julie  meurt  presque  de  n'avoir  pas  été  infidèle  à  son 
époux. 

Situations,  personnages,  thèmes  philosophiques,  moraux  ou 
religieux,  tout  laisse  ainsi  une  impression  confuse  et  inquié- 
tante :  il  n'y  a  vraiment  que  la  représentation  du  monde  exté- 
rieur qui  cause  un  plaisir  sans  mélange.  La  description  des 
montagnes  du  Valais,  des  rochers  de  Meillerie,  du  verger  de 
Wolmar,  peuvent  passer  pour  de  hardies  nouveautés  à  l'époque 
où  elles  parurent.  Jean- Jacques  avait  compris,  en  traçant  les 
aventures  de  ses  héros,  qu'il  fallait  en  encadrer  l'existence, 
comme  la  sienne,  dans  divers  paysages,  puisque  sur  la  terre  les 
choses  tiennent  bien  plus  de  place  que  l'homme.  C'est  cette 
pensée  qui  lui  suggéra  de  donner  à  sa  fiction  le  décor  du  lac 
Léman  et  des  Alpes,  tout  ce  qu'il  y  avait  de  plus  inspirateur  en 
étendue  et  en  hauteur,  et  de  transporter,  à  son  gré,  le  lieu  de  la 
scène  dans  quelque  coin  qui  avait  charmé  en  lui  l'excursion-^ 
niste  ou  le  voyageur.  Cependant,  comme  toute  évolution  est 
une  lutte  de  ce  qui  éclôt  contre  ce  qui  a  vieilli,  Rousseau,  dans 
la  Nouvelle  Héloïse,  n'est  pas  encore,  en  tant  que  descriptif,  sûr 
de  son  idéal  ni  de  sa  manière  :  il  les  subordonne  à  des  préoc- 
cupations de  moraliste.  \ous  retrouvez  parfois  l'écrivain  des 
Discouru,  qui  poursuit  les  modes  et  les  plaisirs  d'une  société 
dégénérée  jusque  dans  la  forme  de  ses  arbres  et  l'alignement  de 
ses  bocages.  Aux  jardins  dessinés  par  les  élèves  de  Le  Nôtre  il 
oppose  les  jardins  anglais  ou  plutôt  les  naturels;  au  compassé, 
au  symétrique  et  à  l'artificiel,  la  façon  inconsciente  et  capri- 
cieuse dont  les  arbustes,  les  herbes  et  l'eau  forment  des  groupes 
de  verdure  pour  eux-mêmes  et  non  pour  nous.  Le  censeur  à 
système  parle  ici  encore  plus  que  le  j)oète;  la  nature,  ainsi 
dépeinte,  prend  des  airs  de  protestation  contre  les  humains,  et 
elle  a  elle-même  sa  doctrine  et  ses  haines. 

Mais  la  Nouvelle  Héloïse  ne  nous  offre  pas  que  ces  beautés 


DES  DlSCOrilS  A  LA  FUITE  275 

nouvellos;  olle  nous  présente  aussi  Rousseau  sVssayaut  enfin, 
comme  tout  son  siècle,  quoique  ililTéremment,  à  reconstruire, 
par  la  théorie,  l'idéal  de  l'homme  et  de  la  vie.  Si  l'écrivain  rend 
sa  Julie  victime  d'un   monde   mal  oi^anisé   pour   les  grands 
cœurs,  son  ton  n^est  plus  celui  d'un  ennemi  systématique  des 
faits  sociaux;  il  trouve,  contre  le  suicide  et  le  duel,  des  argu- 
ments empruntés  à  une   science  supérieure   des  groupements 
humains;  il  s'intéresse  aux  Etats,  non  point  comme  un  détrac- 
tour  qui  en  souhaite  la  perte,  mais  comme  un  économiste  qui 
voudrait  les  améliorer  j' il  cherche  à  supprimer  la  mendicité; 
il  proclame   le   rôle  moralisateur  de  la  société  par  les  règle- 
ments qu'elle  a  établis  pour  la  consécration  du  mariage  et  de  la 
famille.  En  outre,  tout  ce  qui  nous  reste  de  lui,  tous  les  pro- 
blèmes qu'il  a  traités  lui-même  ou  légués  à  l'avenir  sont  en 
germe  ou  en  ébauche  dans  la  Nouvelle  Hèlo'iae.  Les  idées  sur  l'es- 
sence et  la  portée  de  la  religion,  les  attributs  divins,  les  rapports 
mutuels  de  Dieu  et  de  l'homme,  les  sanctions  futures,  l'origine 
«lu  mal,  la  conscience  morale  qui  est  «  un  sentiment  et  non  pas 
nn  jugement  »,  tout  cela  est  discuté  dans  le  roman.  Enfin,  Julie 
esquisse,  dans  la  lettre  III  de  la  V  partie,  la  pédagogie  des  gar- 
çons, c'est-à-dire  VÉmile,  et,  de  son  côté,  Saint-Preux  émet  des 
aperçus  qui  dirigeront  bientôt  l'éducation  de  Sophie.  On  a  donc 
le  droit  de  considérer  la  Nouvelle  Héloïse  comme  un  ouvrage  où 
Rousseau,  abandonnant  un  paradoxe  riche  pour  la  réclame  mais 
vide  pour  la  philosophie,  acceptant  la  société  dont  il  dépeint 
avec  tant  d'éloquence  les  relations,  les  inventions  et  la  poésie, 
se  sert  de  toutes  les  forces  accumulées  par  le  passé,  sciences,' 
lettres  et  arts,  pour  façonner  l'individu  et  les  coiiecti^^tés  sur  le 
patron  qu'il  a  imaginé,  mais,  impatient  de  propager  les  concep- 
tions nouvelles  qui  fermentent  dans  son  esprit,  jette  épars  et  à 
peine  indiqués,  dans  une  fiction,  les  principaux  linéaments  dont 
VEmile  et  le  Contrat  social  seront  le  développement.  La  Nou- 
velle HéloUe  est  le  premier  écrit  de  la  trinité  capitale  à  laquelle 
s'attache  la  gloire  de  Rousseau  spéculatif  :  maintenant,  en  effet, 
il  enrichit  la  pensée  de  son  siècle,  tandis  que  jusqu'ici  il  n'avait 
iiuèrc  fait  que  le  malmener  et  le  scandaliser. 

L'  «  Emile  ».  —  A  vrai  dire,  la  Noftvelle  Ht-loiae  aurait  dû 
finir  l'o'uvre  proprement  dite  «le  Jean-Jacques,  au  lieu   de  la 


276  JEAN-JACQUES  ROUSSEAU 

commencer.  Si  cette  application  d'un  système  a  paru  avant  le 
système,  il  faut  l'expliquer  par  la  passion  de  l'auteur  pour 
M"^  d'Houdetot,  passion  qu'il  ne  put  s'empêcher  de  dépeindre 
tant  il  en  était  maîtrisé,  ou  qu'il  voulut  peut-être  atténuer  en 
l'exprimant.  Une  autre  cause  bien  plus  légère,  au  contraire, 
puisqu'elle  tient  à  des  accidents  de  publication,  a  fait  paraître 
y  Emile  deux  mois  seulement  après  le  Contrat  social  (1762); 
mais,  comme  le  premier  ouvrage  avait  été  achevé  avant  le 
second,  et  que  la  réforme  de  l'enfant  doit  précéder  celle  du 
citoyen,  je  suivrai  l'ordre  logique  autant  que  le  chronologique 
en  parlant  d'abord  de  YÉmile. 

La  thèse  de  la  perfection  de  l'état  de  nature,  mais  entendue 
en  un  sens  si  opposé  à  celui  des  Discours  que  la  similitude  est 
simplement  littérale,  reste  la  pensée  maîtresse  de  YÉmile.  De 
là  viennent  d'abord  le  postulat  que  «  tout  est  bien  sortant  de 
l'auteur  des  choses,  tout  dégénère  entre  les  mains  de  l'homme  », 
puis  les  corollaires  suivants,  qu'il  faut  faire  allaiter  l'enfant 
par  sa  mère  ;  le  transporter,  en  quelque  sorte,  hors  de  ses  sem- 
blables, grâce  à  une  éducation  négative  sans  idée  de  moralité 
ni  étude,  afin  qu'il  développe  uniquement  ses  organes  et  ses 
sens;  enfin,  le  façonner  au  seul  métier  de  vivre,  loin  des  col- 
lèges, «  établissements  risibles  ».  Aussi,  pour  se  conformer  à 
son  dogme  fondamental,  Rousseau  devient-il  gouverneur,  et 
non  précepteur.  Il  prend  un  riche  orphelin,  d'intelligence 
moyenne,  le  sauve  des  maux  du  bas  âge  par  la  simple  hygiène, 
et  l'abandonne  aux  impressions  des  objets  extérieurs,  pendant 
cette  première  époque  de  la  vie  où  l'on  «  apprend  à  parler,  à 
manger,  à  marcher  à  peu  près  dans  le  même  temps  ».  A  l'issue 
de  l'enfance  et  durant  la. seconde  période,  qui  se  prolonge 
jusqu'à  douze  ans,  il  dresse  son  élève  sans  raisonner  avec  lui, 
par  le  frein  «  des  obstacles  physiques  ou  des  punitions  qui  nais- 
sent des  actions  mêmes  »,  Au  reste,  pour  le  mieux  maintenir 
sous  la  contrainte  de  la  nature,  il  ne  lui  suggère  que  le  plus 
tard  possible  des  notions  sur  la  propriété;  il  rejette  les  sciences 
«  qu'on  paraît  savoir  quand  on  en  sait  les  termes  »  ;  supprime 
les  langues  mortes,  parce  qu'on  ne  peut  connaître  deux  langues  ; 
enseigne  le  dessin  pour  le  bon  emploi  de  la  main,  et  la  géomé- 
trie comme  un  art  de  voir  :  il  ne  se  propose  de  former,  à  Taide 


DES  DISCOIRS  A  LA  FUITE  277 

des  seules  impressions  externes,  qu'une  raison  sensitive.  De 
douze  à  quinze  ans,  au  contraire,  le  disciple  ne  s'occupe  que 
de  connaissances  utiles;  il  apprend  et,  au  besoin,  invente  les 
sciences;  il  trouve  la  géographie  et  la  pliysi(|ue  en  contractant 
l'habitude  de  s'orienter  autour  de  sa  maison;  il  a  quelques  idées 
de  la  réciproque  dépendance  des  hommes,  non  point  par  la 
morale,  mais  par  les  arts  mécaniques,  dont  il  étudie  la  hiérar- 
chie, la  solidarité  et  la  technique  en  les  pratiquant  lui-même. 
Dès  l'âge  nubile,  il  voit  commencer  ses  relations  avec  son 
espèce,  et  se  forme  à  l'amitié,  à  la  pitié,  à  l'amour  du  peuple, 
à  la  justice.  C'est  alors  seulement  qu'il  découvre  la  Divinité.  Il 
s'arrête  aux  doctrines  éloquemment  exposées  par  le  vicaire 
savoyard  sur  Dieu,  intelligent  et  bon,  moteur  du  monde,  rému- 
nérateur et  punisseur  ;  il  cesse  aussi  d'obéir  à  la  nécessité  ou  à 
l'utile,  pour  suivre  la  raison  et  le  sentiment,  et  s'abandonne  à 
l'amour  pur,  qu'il  cultive  par  l'entremise  de  livres  agréables  et 
l'étude  des  langues  des  poètes,  le  grec,  le  latin  et  l'italien. 
Il  est  ainsi  arrivé  à  la  veille  du  mariage  :  or  Rousseau  lui 
prépare,  pour  épouse,  une  jeune  fille  qu'il  a  formée  par  une 
méthode  différente.  A  celle-ci  il  enseigne  tout  ce  qui  peut 
accroître  le  charme  et  l'ordre  du  foyer  :  couture,  dentelle, 
dessin  appliqué  à  la  broderie,  écriture,  lecture,  arithmétique, 
chant,  danse,  musique,  économie  domestique,  et  même  ce  qu'il 
refusait  à  Emile  enfant,  à  savoir  la  morale  et  la  religion,  qu'elle 
connaîtra  par  la  pratique,  et  non  par  leurs  principes  philoso- 
phiques. Sophie  a  donc  une  éducation  toute  relative  à  l'homme, 
et  c'est  du  mari  qu'elle  recevra  le  complément  de  sa  culture 
scientifi([ue  et  littéraire.  Mais  Emile  doit  d'abord  voyager  pour 
étudier  les  divers  pays,  leurs  mœurs,  leurs  institutions,  leurs 
droits  publics,  afin  de  savoir  à  quelle  contrée  il  se  donnera 
comme  citoyen  par  un  libre  contrat.  Cette  élection  d'une  patrie 
une  fois  faite,  il  devient  époux  et  précepteur  de  sa  femme. 

C'est  en  s'inspirant  sans  doute  des  idées  que  BulTon  avait 
émises,  dès  1749,  sur  le  développement  progressif  de  nos  organes, 
que  Rousseau  a  proclamé  une  grande  nouveauté  :  il  a  i)Osé  le 
précepte  de  Y  éducation  négative,  qu'il  ne  faut  [)as  prendre  en  toute 
rigueur,  mais  avec  le  sens  d'une  subordination  de  nos  méthodes 
aux  nécessités  delà  croissance  physiologique.  Dans  son  système. 


278  JEAN-JACQUES  ROUSSEAU 

c'est  renfant  qui  commande,  parce  qu'il  convient  d'attendre  la 
révélation  de  ses  besoins  mentaux  ou  moraux  avant  de  lui 
appliquer  une  discipline  théorique.  Dos  lors,  le  [^récepteur  n'est 
plus  un  tuteur,  puisqu'il  ne  redresse  point  par  coercition  ni  par 
une  continuité  de  direction  imprimée  :  c'est  le  maître  socra- 
tique qui  provoque  l'éclosion  des  pensées.  Rousseau  a  souhaité 
de  nous  ramener  vers  cette  condition  d'originalité  qui  con- 
siste à  avoir  d'abord  des  impressions  pour  en  tirer  ensuite  des 
idées.  Il  s'éloigne  de  Rabelais,  puissant  cerveau  qui  ambition- 
nait d'engloutir  tout  le  connaissable,  et  il  se  rapproche  de 
Montaigne,  qui  savait  sans  étude  et  dont  le  savoir  consistait 
dans  l'activité  aisée  de  l'imagination  et  de  la  mémoire.  Avec 
ce  dernier,  si  peu  auteur  à  bibliothèques,  il  déclare  que  la 
grande  affaire  c'est  de  viAre,  et  que  la  jeunesse  doit  être  une 
préparation  non  point  à  l'étude  ni  à  l'érudition,  mais  à  la  vie. 
Au  reste,  il  entend  qu'Emile,  étant  né  bon,  ne  sache  pas  seule- 
ment pratiquer  de  lui-même  la  vertu,  mais  encore  inventer  la 
science  et  faire,  en  quelques  années,  ce  que  l'humanité,  avec 
sa  durée  mille  fois  séculaire  et  ses  millions  de  têtes,  a  eu  tant 
de  peine  à  créer.  Mais  ici  Rousseau  est  moins  éducateur  que 
satirique;  il  prend  la  contre-partie  de  V Encyclopédie,  puisque 
un  enfant  accomplit,  en  se  jouant,  le  travail  de  tout  le  passé 
et  des  collaborateurs  de  D'Alembert.  Il  est  vrai  qu'il  réduit  la 
science  à  si  peu  de  chose  !  Il  l'allège  de  tout  ce  que  contenaient 
les  manuscrits  d'Alexandrie;  il  la  borne  à  la  connaissance  qui 
vient  des  organes  et  qui  est  contrôlée  par  eux,  à  celle  qu'on 
acquiert  avec  l'œil,  la  main,  l'odorat  surtout. 

Que  d'intentions  dans  cette  doctrine!  Ainsi  ce  méditatif  qui 
était,  plus  que  personne,  travaillé  par  des  misères  de  décadence, 
a  été  le  porte-parole  de  la  foule  ouvrière,  si  insoucieuse  de  la 
rêverie  morbide;  il  a  égaré  une  époque  par  ses  livres  et  sou- 
haité de  préparer  la  paix  et  le  bonheur  de  l'avenir  en  donnant 
des  titres  de  noblesse  et  de  précellence  au  travail  manuel,  parce 
que  «  ce  qui  n'est  pas  peuple  est  si  peu  de  chose  que  ce  n'est 
pas  la  peine  de  le  compter  ».  Il  semble  avoir  craint  que  son 
élève  ne  lui  ressemblât  par  l'amour  de  l'étude  et  de  la  vie  aven- 
tureuse, et  par  l'inaptitude  à  toute  profession  déterminée  et 
nommée.  Il  dévoile  trop  tard  à  son  élève,  pour  l'en  imprégner, 


.     DES  DISCOUUS  A  LA.  FUITE  87» 

ridéal  entrevu  par  les  grands  érivains.  Or,  l'homme  ne  devient 
point  tout  ce  qu'il  doit  être,  s'il  n'hérite  pas  des  meilleures 
pensées,  comme  de  la  vie  de  ses  ancêtres.  Le  passé  demeure 
donc  aussi  indispensable,  pour  l'éducation,  que  l'éducateur  lui- 
même,  et  tous  deux  ne  manquent,  en  apparence,  dans  la  péda- 
gogie de  Rousseau  que  par  une  contradiction.  Sans  doute  il  a 
formé  son  disciple  sur  sa  propre  image.  Emile  s'élève,  lui 
aussi,  sur  les  chemins,  sans  langues  anciennes,  grâce  aux 
hasards  de  la  promenade  et  au  concours  effacé  du  gouverneur, 
dont  le  seul  rôle  consiste  à  mettre  un  peu  d'ordre  et  de  suite 
dans  les  circonstances  extérieures  destinées  à  servir  de  leçons  : 
c'est  un  mélange  du  voulu,  du  nécessaire  et  du  fortuit  dans  des 
proportions  telles  que  le  maître  paraisse  être  seulement  le  ser- 
viteur des  choses.  Mais  Emile  n'a  qu'un  isolement  fictif,  et  c'est 
par  une  pure  abstraction  qu'il  reste  dans  l'état  de  nature.  S'il 
est  orphelin,  il  a  auprès  de  lui  quelqu'un  qui  lui  tient  lieu  de 
société,  de  famille,  et  résume  la  sagesse  des  siècles.  Le  pré- 
cepteur, en  effet,  représente  l'humanité  de  tous  les  temps;  il 
connaît,  lui,  la  double  antiquité,  nos  auteurs  des  xvi^  et 
xvu"  siècles,  les  philosophes  anglais  et  français;  il  peut  donner 
le  meilleur  de  son  intelligence  et  de  son  àme  fécondées  par  un 
commerce  de  ses  semblables  comme  peu  de  personne  en  ont  eu. 
Comment  donc  se  faire  une  arme,  contre  la  civilisation,  d'une 
pédagogie  qui  n'est  possible  que  si  le  pédagogue  est  issu  de 
cette  civilisation?  De  sorte  que  la  difficulté  n'est  plus  l'institu- 
tion du  disciple,  mais  la  découverte  do  l'instituteur. 

Rousseau  aboutit  à  cet  excès  par  l'extension  de  ses  principes , 
et  cette  rigueur  de  conséquence,  il  l'a  poursuivie  dans  toutes 
les  parties  de  sa  pédagogie.  Emile  n'arrive  à  la  morale  que  pro- 
gressivement, non  point  selon  la  valeur  absolue  ni  le  rang  hié- 
rarchique de  cette  science,  mais  quand  le  comportent  son  âge 
et  sa  croissance.  Il  est  à  lui-même  centre  et  fin.  Il  se  fait  des 
règles  de  conduite,  lorsqu'il  ressent  les  premières  et  vagues 
émotions  du  besoin  d'aimer,  à  la  veille  d'être  époux  et  citoyen. 
Ces  règles,  il  les  choisit,  car,  né  bon,  il  ne  peut  se  tromper, 
qu'il  se  dirige  vers  le  juste  ou  vers  le  vrai.  Au  reste,  il  n'est 
même  pas  forcé  de  penser  pour  se  moraliser,  puisqu'il  a  des 
penchants  «  innés  relatifs  à  son  espèce  »,  que  «  les  actes  de  la 


280  JEAN-JACQUES  ROUSSEAU       . 

conscience  ne  sont  pas  des  jugements  mais  des  sentiments  », 
et  que,  enthousiasme  pour  la  vertu,  haine  des  méchants,  remords 
sont  aussi  universels  que  les  idées  d'équité  et  d'honnêteté.  Cette 
doctrine,  très  attaquable  en  soi,  ne  l'est  pas  quant  à  ses  rapports 
avec  le  système.  Rousseau  ne  pouvait  vouloir  d'une  morale 
dérivée  du  savoir,  puisque  Emile  lit  peu  et  que  son  précepteur 
déteste  les  livres.  Le  fatras  des  spéculations  écarté,  le  disciple 
n'a,  pour  être  moral,  qu'à  écouter  le  cri  de  ses  entrailles,  à 
dégager  tout  ce  qu'il  y  a  de  primitif  en  lui.  Mais  si  Rousseau 
supprime  les  théories  des  autres,  il  maintient  énergiquement 
la  sienne,  et  cherche  une  nouvelle  justification  de  notre  origi- 
nelle bonté.  C'est  pour  étayer  tout  son  édifice  qu'il  ôte  à  la 
raison  le  jugement  de  nos  actions.  11  prend  pour  règles  de  notre 
conduite,  au  lieu  de  l'acte  d'entendement  qui  la  qualifie,  les 
penchants  qui  nous  poussent  ou  nous  arrêtent.  Mais  il  nous 
assigne  ainsi  pour  modératrice  la  faculté  la  plus  mobile  de 
toutes,  sans  se  soucier  si  elle  n'a  pas  ses  préjugés,  ses  aveugle- 
ments, ses  tiédeurs,  ses  paroxysmes.  J'entends  bien  que,  d'après 
Jean-Jacques,  le  sentiment  ne  se  trompe  pas  :  mais  c'est  le 
métaphysicien  qui  le  dit.  L'être  humain  devient  alors  double- 
ment passif  :  il  doit  ses  idées  à  ses  sens,  c'est-à-dire  à  une 
nature  éternelle  et  invariablement  belle  dans  la  fatalité  de  sa 
magnificence;  il  est  redevable  de  ses  vertus  à  la  pureté  édé- 
nesque  de  son  âme,  docile  à  un  verbe  divin  qu'il  lui  suffit 
d'entendre  pour  ne  s'en  écarter  jamais.  Tête  et  cœur,  l'homme 
ne  relève  plus  de  soi;  il  est  la  chose  de  ses  organes,  du  plus 
élémentaire  et  du  plus  compliqué.  On  nous  affirme  que  cet 
homme,  enchaîné  par  deux  ordres  de  nécessités,  sera  parfait. 
Moi,  je  ne  vois  là  qu'une  spéculation  qui,  partant  d'un  a  priori 
indémontrable  et,  d'ailleurs,  contraire  à  l'expérience,  finit  par 
détruire  l'activité  du  sens  moral.  J'aperçois  même  une  disparate 
choquante,  celle  qui  éclate  entre  l'intelligence  d'Emile  et  sa 
conscience.  D'un  côté,  développement  personnel  et  incessant 
de  l'esprit  par  la  tension  de  toutes  les  facultés  individuelles  ;  de 
l'autre,  abandon  de  l'âme  à  ses  portions  innées  et  invariables, 
et,  de  peur  d'écart,  assoupissement  de  l'énergie.  Je  trouve,  avec 
deux  méthodes  opposées,  liberté  ici,  là  déterminisme.  A  choisir 
entre  deux]  théories,  je  préfère  celle  qui  nous  oblige  de  tirer  la 


DES  DISCOURS  A   LA   FUITE  28i 

science  de  nous-mêmes  à  celle  qui  nous  fait  chercher  le  bien 
dans  la  soumission  à  un  conducteur  surnaturel,  quoique  inté- 
rieur; il  me  reste  le  regret  que  Rousseau,  qui  le  pouvait,  n'ait 
pas  formé  le  sentiment  par  la  môme  culture  que  la  pensée,  et 
n'ait  pas  reconnu  dans  la  formation  île  la  moralité  une  dernière 
application  de  l'intelligence  et  de  la  volonté. 

Le  même  mélange  d'émancipation  et  de  contrainte  se  trouve 
dans  la  religion  d'Emile,  encore  qu'il  l'invente  comme  tout  le 
reste.  Il  se  fait  une  métaphysique  quand  il  a  assez  perçu  les 
objets  extérieurs  pour  avoir  le  désir  d'en  analyser  et  fixer  la 
cause  suprême.  Il  se  passe  de  livres  pour  trouver  Dieu,  autant 
que  pour  découvrir  la  vérité;  il  rencontre  le  grand  Etre  par  le 
progrès  ordonné  de  ses  idées,  après  que  la  nature  a  parfait 
l'édifice  organique  et  satisfait  aux  instincts  des  facultés  infé- 
rieures; il  s'élève  vers  le  ciel  quand  il  est  moins  forcé  de  songer 
à  soi  et  qu'il  se  répand  vers  les  hommes.  Je  n'ai  pas  besoin  de 
dire  que  cette  religion  n'est  ni  subtile  ni  abstruse.  Sous  prétexte 
que  la  meilleure  «  est  infailliblement  la  plus  claire  »,  Rousseau 
se  tire  de  péril  par  la  réserve  d'un  véritable  positiviste.  Il 
n'affranchit  guère  du  scepticisme  que  deux  propositions  :  la 
volonté  intelligente  en  Dieu,  et,  dans  l'homme,  la  liberté.  Le 
point  si  controversé  des  rapports  du  fini  et  de  l'infini,  il  le 
supprime  dédaigneusement  :  «  Ce  même  monde  est-il  éternel  ou 
créé?  Y  a-t-il  un  principe  unique  des  choses?  Y  en  a-t-il  deux 
ou  plusieurs?  Et  quelle  est  leur  nature?  Je  n'en  sais  rien  :  et 
que  m'importe!  »  Pareillement,  prétendre  que  le  mal  physique 
«  ne  serait  rien  sans  nos  vices  »  n'est  même  pas,  à  force  d'insuf- 
fisance, un  paradoxe;  soutenir,  d'autre  part,  que  le  mal  moral 
«  est  incontestablement  notre  ouvrage  »,  c'est  trancher,  en  une 
phrase,  un  des  problèmes  qui  ont  le  plus  occupé  les  penseurs- 
Toute  cette  partie  est  d'un  radicalisme  simpliste,  d'un  éclec. 
tisme  dont  la  netteté  tient  à  son  peu  de  profondeur  et  à  la 
témérité  des  affirmations.  C'est  que  Rousseau  ne  veut  faire  ici 
ni  de  la  philosophie  ni  de  la  théologie;  il  réunit  seulement  des 
postulats  capables  de  contenter  les  besoins  religieux  de  l'àme, 
et  il  les  proclame  avec  résolution,  pour  que  la  critique  n'es- 
père point  avoir  prise  sur  eux.  Il  arrête  la  curiosité  inquiète  de 
la  méditation,  car,  si  les  religions  positives  se  relâchent  quel- 


2S2  JEAN-JACQUES  ROUSSEAU 

quefois  de  maintes  exigences  de  leur  dogmatique,  lui  ne  peut 
rien  céder  de  son  programme  sans  anéantir  la  conscience,  la 
vie  future  ou  Dieu,  c'est-à-dire  tout  le  spiritualisme  rationaliste. 

Mais  ce  qu'il  a  pensé  avec  tant  d'indépendance,  il  l'impose  à 
son  élève;  encore  que  législateur  profane,  il  est,  en  un  sens, 
tout  aussi  intolérant  que  Calvin.  Il  prêche  à  la  fois  la  liberté 
d'examen  et  l'asservissement  à  son  système  :  il  est  exclusif  en 
attendant  qu'il  devienne  unitaire  et  centralisateur  avec  le  Conlral 
social.  Au  fond,  il  reste  une  manière  de  protestant  qui  a  réformé 
le  protestantisme,  comme  celui-ci  le  catholicisme,  et  qui  a  fait 
économie  de  surnaturel  sur  tous  les  deux,  mais  se  tient  d'autant 
plus  permanent  à  son  credo  qu'il  l'a  plus  circonscrit. 

Et  cette  théodicée  a  une  importance  considérable  :  non  seule- 
ment il  ne  l'a  jamais  modifiée,  lui  qui  s'est  corrigé  sans  cesse, 
mais  c'est  par  elle  qu'il  se  distingue  le  plus  des  écrivains  de  son 
temps.  Plusieurs  tendances  de  son  œuvre,  en  effet,  prouvent 
qu'il  fut  aussi  hardi  que  Locke  et  les  encyclopédistes,  puisque 
YEmile  n'est  autre  chose  qu'un  traité  de  l'éducation  de  l'homme 
par  les  sens.  L'enfant,  abstrait  de  la  famille  et  de  la  société,  réa- 
lise l'hypothèse  de  la  statue  de  Condillac,  mais  c'est  une  statue 
animée.  Nous  avons  ici  le  sensualisme  pur,  et  l'influence  de 
cette  première  institution  est  telle  qu'elle  remplit  tout  l'esprit 
et  crée  tout  l'homme.  Rousseau  a  donc  profité,  plus  que  per- 
sonne, des  recherches  et  des  conquêtes  de  la  science  à  son 
époque;  on  est  même  en  droit  d'affirmer  que,  sans  les  philo- 
sophes qu'il  combat,  son  livre  n'aurait  pas  été  possible.  La 
seule  diflérence  capitale  entre  eux  et  lui,  c'est  qu'il  a  cru  la 
commune  entreprise  de  renversement  achevée,  quand  elle  se 
continuait,  et  que  la  peur  des  ruines  l'a  saisi.  Il  reconstruit, 
mais  avec  des  décombres  seulement,  ou,  du  moins,  avec  des 
matériaux  irréguliers,  épars,  sans  dessin  ni  forme  d'adaptation, 
pour  mieux  réaliser  son  propre  plan.  Et  Ton  a  suivi  ce  spécu- 
latif, parce  qu'il  avait  foi  dans  la  vie  et  dans  l'être  humain,  et 
qu'il  allait  donner  les  moyens  de  recréer  les  consciences  et  les 
sociétés,  d'après  la  méthode  des  sensualistes  et  avec  le  libre 
examen  de  Descartes,  mais  sans  les  licences  métaphysiques  des 
uns,  ni  surtout  les  doctrines  scientifiques  de  l'autre. 

Aussi  Y  Emile  est-il  moins  un  roman  pédagogique  qu'un  essai 


DES  DISCOURS  A  LA  FUITE  283 

dr  refoule  du  corps  social  pris  dans  ses  plus  malléables  élé- 
ments, dans  les  nouveau-nés  qui  seront  un  jour  hommes  et 
citoyens.  Rousseau  corrige  tout  à  coté  et  à  cause  de  l'enfant  :  il 
réforme  la  mère,  qu'il  oblige  d\illaiter  elle-même  son  (ils  ;  il 
réforme  l'époux  et  le  père  qu'il  contraint  à  devenir  précepteur; 
il  réforme  le  passé  en  énumérant  les  effets  dépravateurs  de 
l'inég^alité  et  en  reprenant  l'histoire,  aussi  hardiment  que  Vol- 
taire, du  i>oint  de  vue  plébéien;  il  réforme  la  littérature  et  la 
science,  auxquelles  il  demande  de  fournir  des  notions  de  justice 
et  de  morale  et  d'avoir  une  vertu  éducative.  Et  c'est  par  où  sa 
pédagogie  n'est  point  scolaire,  puisqu'elle  s'empare  du  disciple 
dès  le  premier  vagissement,  et  ne  s'arrête  qu'au  lendemain  du 
mariage,  quand  le  mari  doit  s'estimer  élevé,  n'ayant  plus  qu'un 
seul  devoir  à  remplir,  celui  d'engendrer  à  son  tour. 

Car  Rousseau  a  préparé  une  femme  pour  Emile,  c'est  Sophie. 
11  ne  l'a  point  choisie  exceptionnelle  par  la  beauté,  l'âme  ou 
res[>rit,  et  ne  l'a  point  rendue  savante.  Il  lui  donne  une  éduca- 
tion toute  moyenne,  et  sa  théorie  a,  })ar  là  même,  une  lointaine 
portée.  Aussi  Sophie  touche-t-elle  plus  peut-être  à  l'idéal  de  son 
sexe  qu'Emile  à  celui  du  sien,  parce  que  Rousseau,  en  traçant 
cette  image,  a  moins  obéi  à  l'esprit  de  système.  Il  a  mal  esquissé 
son  propre  portrait  dans  Emile,  car  il  se  comprenait  insuffisam- 
ment, s'admirait  en  ses  portions  défectueuses  ou  douteuses,  et 
se  tenait  trop  pour  un  raccourci  de  l'humanité.  Mais  il  a  peint 
Sophie  sur  le  modèle  de  la  femme  telle  qu'il  l'a  vue,  ou  imaginée, 
ou  adorée,  dans  M""  d'Iloudetot,  sans  les  illusions  do  l'amour- 
propre  ni  les  écarts  du  paradoxe  ou  de  l'hostilité  philosophique. 
Aussi  bien  ne  saurait-elle,  dans  la  pensée  même  du  théoricien, 
rester  au-dessous  d'Emile,  puisqu'il  la  dresse  pour  en  être  la 
«  gouverneuse  ».  Elle  possédera  ce  qui  peut  influer  sur  un  mari 
|>eu  lettré,  laborieux,  raisonnable,  à  savoir  la  grâce,  la  puissance 
de  rasséréner,  l'entente  de  l'ordre  domestique,  l'action  du  dis- 
ciple sur  le  maître  qu'il  ne  faudrait  pas  croire  inférieure  à  celle 
du  maître  sur  le  disciple.  Mais  on  doit  confesser  qu'elle  bornera 
peut-être  troj»  sa  fonction  à  son  art  de  plaire.  Il  lui  manque, 
comme  à  Emile,  du  reste,  ce  qu'eût  trouvé  un  homme  qui  aurait 
cherché,  dans  l'union  conjugale,  l'intimité  j)arfaite  des  âmes. 
Rousseau  ne  s'est  pas  complété  par  cette  épreuve;  c'est  pour- 


284  JEAN-JACQUES  ROUSSEAU 

quoi  il  a  surtout  idéalisé  l'amante,  et  Sophie  trompera  Emile. 
Cet  éducateur  n'a  créé  que  des  héroïnes  qui  sont  séduites  avant 
le  mariage,  ou  succombent  après  :  il  a  compris  les  devoirs  de 
la  mère,  il  a  trop  altéré  la  pureté  de  l'épouse. 

Tel  est  ce  roman  de  pédag^ogie,  dont  il  est  plus  facile  d'es- 
sayer la  critique  que  de  définir  l'entière  portée.  Tout  ce  qui 
concerne  le  soin  des  premières  années  reste  à  la  fois  ingénieux 
et  vrai,  sans  rien  d'excessif  ni  de  chagrin,  car  ici  le  mérite  du 
précepteur  consiste  dans  une  intelligente  collaboration  avec  la 
nature,  cette  souveraine  maîtresse  et  éducatrice.  La  grande  nou- 
veauté de  Y  Emile,  c'est  le  respect  de  l'enfance.  Si  Rousseau  ne 
peut  nous  délivrer  de  la  loi  du  travail,  ni  de  la  spécialisation 
des  travailleurs;  s'il  ne  peut  faire  que  l'homme  soit  ici-bas  pour 
le  seul  bonheur  de  la  vie,  du  moins  aura-t-il  éloquemment  con- 
seillé d'accorder  à  l'enfant  le  droit  de  vivre  sans  autre  fatigue 
que  la  croissance.  Il  est  même  possible  d'appliquer  à  l'éducation 
collective  l'inspiration  générale  de  Y  Emile,  l'idée  maîtresse  qui 
valait  vraiment  qu'un  tel  ouvrage  fût  écrit,  savoir  :  n'anticiper 
point,  dans  la  marche  des  études,  sur  la  progression  des  organes 
et  des  goûts  qu'ils  provoquent;  fortifier  la  réflexion  plutôt  qu'am- 
plifier la  mémoire;  donner  une  activité  spontanée  et  indépen- 
dante à  l'intelligence;  inspirer  l'amour,  non  la  peur  des  recher- 
ches personnelles  ;  enseigner  par  tous  les  sens,  s'il  est  possible, 
et  non  point  seulement  par  la  vue  abstraite  du  jugement;  faire 
visiter  et  toucher  les  choses;  se  garder  de  la  métaphysique  pré- 
maturée, etc.  Voilà  par  où  VÉmile  reste  la  plus  française,  la 
plus  suggestive  des  œuvres  de  Rousseau.  Si  l'écrivain  n'a  pas 
exactement  suivi  son  précepte  de  l'éducation  négative,  du  moins 
en  a-t-il  trouvé  des  développements  très  variés  et  s'y  attache-t-il 
dans  toutes  les  branches  du  savoir.  Il  a  même  rendu  féconde  en 
heureuses  trouvailles  sa  donnée  de  notre  fondamentale  pureté. 
Certes,  il  ne  redonne  pas  l'Eden,  et  son  élève  n'est  pas  un  Adam 
du  xvui*  siècle,  mais  c'est  une  tête  assez  forte  pour  supporter  le 
poids  de  la  méditation.  La  volonté  dans  Dieu,  la  liberté  dans 
l'homme,  c'est-à-dire  la  volonté  partout,  voilà  ce  qu'il  découvre 
au  fond  de  sa  philosophie.  11  a  reconnu  ainsi  la  toute-puissance 
de  l'individu  divin  ou  humain,  et  voulu,  plus  que  personne  h 
son  époque,  l'afTranchissement  de  l'être  moral. 


DES  DISCOURS  A   LA  FUITE  28ft 

D'où  l'on  voit  que  ï Emile  est  la  meilleure  réfutation  des  prin- 
cipes contenus  dans  les  premiers  Discours.  Adversaire  des 
sciences,  Jean-Jacques  fait  maintenant  non  pas  apprendre,  mais 
deviner  à  son  élève  la  géométrie,  la  physique,  etc.  ;  admirateur 
de  Sparte  et  de  Rome,  il  proscrit  l'étude  du  grec  et  du  latin.  Là, 
il  qualifîait  l'homme  qui  pense  d'  «  animal  dépravé  »;  ici,  il 
l'oblige  de  penser  assez  profondément  et  constamment  pour 
trouver  à  lui  seul  tout  ce  qui  est  de  l'humanité,  tout  ce  qui  est 
de  Dieu.  Après  avoir  dit  que  le  comble  du  bonheur  était  la  tor- 
peur de  l'esprit,  il  finit  par  nous  montrer  que  le  tout  et  la 
noblesse  de  l'homme  sont  dans  une  suractivité,  une  puissance 
quasi  divine  de  ce  même  esprit.  Surtout  il  a[»plique  cette  loi  uni- 
verselle d'après  laquelle  le  perfectionnement  des  individus  est 
proportioimel  à  leurs  efforts.  Il  impose  à  son  disciple  une  cul- 
ture intensive  entre  toutes,  je  veux  dire  la  méthode  de  développe- 
ment par  soi-même,  sous  le  contrôle  bienveillant  mais  sans  l'aide 
incessante  du  précepteur.  Emile,  grâce  à  cette  discipline,  accroît 
prodigieusement  ses  facultés,  et  se  constitue  une  personnalité 
vigoureuse  :  Jean-Jacques  a  tout  mis  en  œuvre  afin  de  le  tirer 
hors  de  la  foule,  au  lieu  de  l'y  confondre  pour  le  bonheur  de 
l'état  de  nature  et  l'uniformité  générale.  Il  lui  a  fourni  les  moyens 
de  créer  l'énergie  et  les  talents,  ce  qui  est  précisément  la  plus 
active  cause  d'inégalité  dans  le  monde. 

Le  «  Contrat  social  » .  —  X^' Emile  avait  formé  l'enfant  et 
le  mari;  le  Contrat  social  inspire  l'homme  devenu  citoyen.  Ce 
dernier  ouvrage  traite,  dans  le  premier  livre,  des  origines  et  des 
conditions  de  la  société;  dans  le  second,  du  souverain,  des 
actes  de  souveraineté  ou  lois,  du  législateur  qui  les  porte,  du 
peuple  qui  les  reçoit,  et  des  divers  systèmes  de  législation;  dans 
le  troisième,  des  constitutions  et  de  leurs  principes,  de  l'exercice 
de  la  souveraineté  et  de  l'établissement  du  gouvernement  ;  dans 
le  quatrième  et  dernier,  des  formes  sous  lesquelles  s'exerce  la 
volonté  générale  (suffrages,  élections,  comices),  des  magistra- 
tures (tribunal,  dictature),  qui  font  «  une  liaison  entre  le  prince 
et  le  peuple  »,  enfin  de  la  religion  civile  C'est  donc  une  théorie 
du  droit  social  et  de  toutes  les  institutions  qu'il  légitime,  ou 
plutôt  c'est  la  théorie  de  l'état  social  succédant  à  l'état  de  nature. 
Celte  succession  a-t-elle  eu  lieu  réellement?  et  à  quelle  époque? 


286  JEAN-JACQUES  ROUSSEAU 

Rousseau  ne  le  recherche  pas,  n'étant  point  historien,  mais  il 
nous  montre,  en  philosophe,  comment  la  transition  a  pu  et  dû 
se  produire.  Tout  se  passe,  en  effet,  comme  si  jadis  les  hommes, 
las  d'une  dissémination  et  d'une  indépendance  absolues  qui  les 
faisaient  périr  victimes  de  leur  imprévoyance  et  de  mutuelles 
attaques,  s'étaient  un  jour  réunis  pour  se  garantir,  par  un 
pacte  commun,  la  tranquille  jouissance  de  leur  vie,  de  leur 
travail,  des  portions  de  terre  sur  lesquelles  s'exerçait  ce  tra- 
vail, etc.  ;  pour  convenir,  en  même  temps,  que  le  pacte,  une 
fois  ratifié  par  le  consentement  unanime  des  contractants,  serait 
désormais  le  fondement  du  droit  public  et  qu'ensuite  toutes 
applications  en  seraient  décidées  à  la  simple  pluralité  des 
suffrages. 

Rousseau  a  emprunté  à  Locke,  qui,  du  reste,  la  tenait  de  l'Al- 
lemand Althusen,  cette  idée  d'un  contrat,  mais  il  s'en  est  emparé 
volontiers,  parce  qu'il  a  cru  donner,  par  là,  une  sorte  de  réalité 
à  son  rêve  de  l'état  de  nature.  En  quoi  il  s'est  manifestement 
trompé.  Le  contrat  social  ne  ])eut  être  un  accident  historique 
sans  précédent,  ni  avoir  transflguré  l'humanité  :  ou  bien  les 
hommes  se  sont  montrés  un  beau  jour  ce  que  les  a  rendus  le 
pacte  et  celui-ci  a  une  origine  historique  qui  aurait  dû  être 
signalée  et  datée,  ou  ils  ont  toujours  été  tels  et  le  contractant 
n'est  que  l'homme  primitif  peu  à  peu  transformé.  Or,  cette 
dernière  conjecture  a  pour  elle  de  n'exiger  ni  soudaine  inter- 
ruption du  cours  des  choses,  ni  morveilleux;  et  Rousseau  s'y 
serait  tenu,  s'il  avait  pu  <léjà,  sans  crainte  d'apostasie  philo- 
sophique, déclarer,  comme  il  le  fit  plus  tard  dans  un  manuscrit 
qui  est  à  Genève,  que  l'état  de  nature,  cause  d'isolement  et 
d'égoïsme,  aurait  été  contraire  à  la  culture  de  l'entendement, 
de  la  bonté,  de  la  moralité,  et  nous  aurait  empêchés  de  goûter 
«  le  plus  délicieux  sentiment  de  l'àme  qui  est  l'amour  de  la 
vérité  » .  C'est  qu'en  effet  le  pacte  social  est  naturel  et  non  pas 
conventionnel,  parce  qu'il  provient  du  désir,  universel  parmi  les 
humains,  d'échapper  aux  maux  dont  ils  souffrent.  La  nature 
fournit  l'instinct  de  sociabilité,  celui  de  la  famille  et  celui  de  la 
conservation,  afin  que  le  besoin  de  sécurité  soit  employé  à  la 
consécration  de  l'ordre.  C'est  en  ce  sens  qu'elle  peut  être  dite 
l'inspiratrice  du  pacte  et  du  droit,  puisqu'elle  entre  pour  moitié 


DES  DISCOURS  A  LA    FUITE  287 

dans  la  constitution  de  la  société  par  l'importance  des  mobiles 
qu'elle  lui  donne  comme  moyens  de  durée. 

L'hypothJ^se  de  l'état  contractuel  a  «lonc  ce  défaut  qu'elle 
renonce  à  débrouiller  nos  origines;  mais,  outre  qu'elle  est 
contraire  au  niytlie  informe  que  l'écrivain  lui-même  a  rejeté 
louchant  le  berceau  de  notre  espèce,  elle  fournit  la  meilleure 
explication  du  droit  civil  et  politique.  Le  droit  est  vraiment, 
comme  le  dit  Jean-Jacques,  social  et  non  pas  naturel,  puisqu'il 
substitue  à  l'état  de  nature  qui  désole  les  règnes  inférieurs,  cette 
émulation  pacifique  des  volontés  qui  est  l'apanage  du  règne 
humain.  Il  n'a  pas  précédé  la  société;  il  est  plutôt  né  avec  elle; 
il  a  été  progressivement  entrevu  comme  résultant  du  jeu  et 
des  conditions  des  groupements  élémentaires,  et  le  peu  qu'on 
en  appliquait  instinctivement  a  fait  deviner  celui,  étendu  et 
précis,  vers  lequel  on  marche  avec  réflexion.  Le  droit  ren- 
ferme donc  une  implicite  protestation  contre  ce  qui  est;  il 
n'est  pas  un  terme  nécessaire,  mais  une  déviation  dans  l'évolu- 
tion du  monde;  la  nature  l'a  suggéré,  comme  les  maux  pro- 
voquent l'idée  des  remèdes,  mais  elle  ne  peut  le  fonder,  puisque, 
par  ses  mœurs  et  ses  lois  propres,  elle  le  viole  et  l'exclut. 

La  conséquence  de  cette  définition  c'est  que  le  droit,  même 
dans  sa  plus  haute  signification,  vient  du  souverain,  lequel  a  des 
préjugés,  des  aveuglements,  aperçoit  imparfaitement  un  idéal, 
s'amende  ou  se  déprave  et  surtout  se  transforme.  Rousseau 
s'accorde,  sur  ce  point,  avec  tous  les  penseurs  qui  ont  dominé  le 
xvni'  siècle,  notamment  avec  Hobbes  et  Spinosa.  Il  donne  aussi 
la  main  à  Voltaire  et  à  Helvétius,  pour  lesquels  la  vertu  et  le 
vice  ne  sont  jamais  que  ce  qui  est  utile  ou  nuisible  à  la  société. 
Il  est  donc,  dans  un  de  ses  principaux  ouvrages,  tout  à  fait 
imbu  de  l'esprit  des  encyclopédistes,  et,  s'il  ne  (va  pas  aussi]  loin 
que  d'Holbach,  ce  ne  peut  être  que  timidité  ou  inconséquence 
de  dogmatisant.  Il  ne  mêle  à  ses  principes  aucun  postulat  reli- 
gieux, philosophique  ou  simplement  moral  :  il  fait  la  théorie 
«le  l'Etat  laïque,  où  le  droit  n'est  plus  consacré,  mais  réellement 
créé  par  le  consentement  des  individus.  Et  cette  opinion  ne 
man<{ue  pas  de  grandeur.  Les  instincts  de  prévoyance  et  de 
j>itié  qui  ont  |>ermis  aux  hommes  de  sentir  l'insuffisance  le 
Tordre  physicpie  de  l'univers,  que  l'espèce  animale  ne  sent  pas 


288  JEAN-JACQUES  ROUSSEAU 

OU  se  trouve  incapable  de  corriger,  nous  sont  garants  que  le 
droit  ainsi  fondé  ira  sans  cesse  s'épurant,  qu'il  aura  la  flexibilité 
nécessaire  pour  incarner  une  idée  de  plus  en  plus  adéquate  de 
justice  et  de  douceur,  et  que  les  limites  de  cette  perfection  seront 
celles  de  l'àme  et  de  l'entendement  humains. 

Rousseau  a  donc  trouvé  une  assez  large  base  du  droit.  Mais  il 
a  oublié  que  les  contractants  n'auraient  pas  eu  l'idée  de  la  loi 
dans  le  pacte,  s'ils  n'y  en  avaient  pas  apporté  le  pressentiment; 
que  l'homme  est  un  être  ayant  des  besoins  de  moralité,  pro- 
priété, égalité,  liberté,  et  qu'il  entre  dans  l'état  social,  parce 
qu'il  ne  trouve  pas  la  satisfaction  de  ces  besoins  dans  l'état  de 
nature.  Rousseau  en  arrive  à  fonder  les  sauvegardes  de  l'éga- 
lité et  de  la  liberté  sur  les  délibérations  du  souverain;  il  n'a  pas 
distingué  les  lois  positives  de  lois  plus  hautes  et  plus  larges, 
dont  celles-ci  ne  devraient  être  que  l'émanation.  Il  ne  rattache 
pas  la  loi  aux  ressorts  essentiels  de  la  nature  humaine,  qui  ont 
comme  la  fatalité  des  phénomènes  physiques,  et  c'est  pour  cela 
qu'il  rencontre,  non  point  l'éternel  ou  l'universel,  mais  le 
particulier  et  le  transitoire  dans  les  mœurs  sociales;  il  substitue 
à  l'hérédité  do  sentiments  immuables  je  ne  sais  quoi  d'artificiel 
dans  les  habitudes  de  notre  âme  et  de  notre  vie,  et  jusque  dans 
la  constitution  de  la  société.  Ainsi  il  avance  que  «  la  famille 
elle-même  ne  se  maintient  que  par  convention  ».  N'est-ce  point 
là  une  méconnaissance  des  instincts  créateurs  et  conservateurs 
de  notre  espèce,  et  un  ressouvenir  de  cet  état  de  nature  où 
l'homme  ignorait  à  la  fois  son  épouse  et  ses  enfants? 

N'y  a-t-ii  pas  le  même  mépris  de  nos  plus  autiientiques  pen- 
chants au  fond  de  sa  théorie  de  la  propriété,  dans  laquelle  il  voit 
plutôt  une  prohibition  et  une  défense  contre  l'individu,  car 
«  l'acte  positif  qui  le  rend  propriétaire  de  quelque  bien  l'exclut 
de  tout  le  reste  »?  Si  la  propriété,  loin  de  tenir  à  la  personne, 
est  postérieure  au  pacte,  elle  est  donc  révocable,  modifiable  à 
l'infini  d'un  pays  à  l'autre,  comme  de  l'un  à  l'autre  souverain, 
parce  que  le  droit  se  réduit  à  un  acte  de  notre  volonté,  au 
lieu  d'être  un  principe  de  notre  raison.  Rousseau  ne  le  démontre 
que  trop  en  réglementant  la  propriété  avec  l'esprit  de  la  liberté  ; 
il  la  grève  d'impôts  qui  vont  jusqu'à  la  suppression  de  tout  le 
superflu;   il  prépare  cette  école   de   réformateurs   qui,  depuis 


DES  DISCOURS  A  LA   FUITE  289 

Brissot  de  Warwille,  Saint-Just,  Babeuf,  demandent  des  mesures 
pour  la  spoliation  des  riches  ou  l'enrichissement  des  pauvres  ; 
il  confond  le  désir  révolutionnaire  de  l'ég-alité  de  richesse  avec 
la  notion  éthique  de  l'égalité  devant  la  loi. 

Si  nous  passons  maintenant  au  droit  politique,  nous  voyons 
que  Rousseau  le  fait  créer,  comme  le  droit  civil,  par  la  multi- 
tude, qui  se  prononce  à  la  pluralité  des  suffrages.  Il  déclare  la 
nation  souveraine  absolue  :  «  Les  dépositaires  de  la  puissance 
executive  ne  sont  point  les  maîtres  du  peuple,  mais  ses  offi- 
ciers... Il  peut  les  établir  et  les  destituer  quand  il  lui  plaît.  » 
Le  peuple  a  bien  droit  de  se  défier  de  ses  officiers,  puisqu'il 
est  en  garde  contre  ses  propres  représentants  :  «  Le  pouvoir 
peut  bien  se  transmettre,  mais  non  pas  la  volonté  ».  C'est  pour- 
quoi les  députés  ont  un  mandat  impératif;  ils  sont  de  simples 
commissionnaires  qui  ne  peuvent  pas  s'inspirer  d'eux-mêmes 
ni  de  leur  sagesse,  suivant  les  circonstances  où  ils  sont  appelés 
à  voter,  mais  montrent  toujours  une  subordination  passive  aux 
termes  de  leurs  cahiers.  C'est,  par  là  même,  l'annihilation  des 
assemblées  et  la  prédominance  des  électeurs,  quelque  éloignés 
qu'ils  soient  du  siège  des  délibérations.  Rousseau  le  dit  formel- 
lement :  «  Toute  loi  que  le  peuple  en  personne  n'a  pas  ratifiée 
est  nulle;  ce  n'est  point  une  loi  ».  La  théorie  préfère  ainsi  les 
institutions  d'Athènes  ou  de  Rome,  avec  l'autorité  centralisée 
sur  une  place  publique,  Pnyx  ou  Forum,  où  les  citoyens  étaient 
assemblés;  elle  admire  surtout  leur  équivalent  moderne,  Genève 
avec  son  référendum;  elle  condamne  les  capitales,  foyers  de 
civilisations  corrompues,  déjà  fort  attaquées  par  les  philo- 
sophes du  xvni"  siècle;  elle  incline  vers  les  petites  villes  ou  les 
campagnes,  qui  gardent  quelque  chose  de  l'innocence  primi- 
tive, et  sont  une  sorte  d'étape  entre  la  dispersion  des  sauvages 
et  l'énorme  tassement  des  Londoniens  ou  des  Parisiens;  elle 
fonde  simplement  une  association  de  gens  qui  se  connaissent 
comme  habitant  le  même  sol  :  ce  sera  l'état  civil  à  plusieurs, 
ou  j)[iitôt  un  commencement  de  fédération  s'interdisant  l'unité 
politique. 

La  loi  n'étant  donc  que  l'exercice  de  la  volonté  générale, 
et  celle-ci  pouvant  être  mauvaise  aussi  bien  que  bonne,  les 
principes  de  Rousseau  justifient  tous  les  attentats  à  la  liberté  : 

Histoire  oc  la  langue.  VI.  19 


290  JEAN-JACQUES  ROUSSEAU 

on  en  a  une  dernière  preuve  dans  la  manière  dont  il  comprend 
le  rôle  public  de  la  religion.  Comme  l'autorité  de  l'Église  catho- 
lique, qui  a  sa  tête  à  Rome,  ne  procède  pas  d'une  convention 
ni  du  consentement  des  fidèles,  mais  est  de  droit  divin,  quand 
la  loi  est  de  droit  humain  et  démocratique,  il  n'a  pas  cherché  à 
juxtaposer,  dans  un  même  Etat,  ces  deux  éléments  inconcilia- 
bles. Toutefois,  désireux  d'utiliser  la  force  qui  nous  attire  vers 
le  surnaturel,  et  fidèle  aussi  à  son  axiome  fondamental,  il  fait  le 
peuple  prêtre,  comme  il  l'avait  fait  diplomate  et  législateur.  Il 
imagine  alors  un  credo  philosophique  qui  commande  la  foi  en 
Dieu,  à  l'immatérialité  de  l'âme,  à  la  vie  future.  Le  culte  inté- 
rieur se  prête  trop  à  la  variété  des  pratiques  individuelles,  et 
peut  devenir  tine  cause  de  désagrégation  nationale;  au  contraire, 
la  religion  laïcisée,  bornée  aux  simples  dogmes  de  la  religion 
naturelle,  reste  collective  ;  elle  réunit  les  hommes  par  des  formes 
toutes  conventionnelles  de  piété,  des  rites  extérieurs  qui  cen- 
tralisent, uniformisent  les  manifestations  des  croyances  et  met- 
tent, dans  l'expansion  des  âmes,  la  même  unité  que  dans  les 
divers  services  de  l'Etat  :  c'est  une  simple  institution  de  police. 
Et  l'on  est  tenu  de  se  conformer  à  la  loi  religieuse  comme  à  la 
loi  politique,  car  il  y  a  «  une  profession  de  foi  purement  civile 
dont  il  appartient  au  souverain  de  fixer  les  articles,  non  pas 
précisément  comme  dogmes  de  religion,  mais  comme  senti- 
ments de  sociabilité  sans  lesquels  il  est  impossible  d'être  bon 
citoyen  ou  sujet  fidèle...  Que  si  quelqu'un,  après  avoir  reconnu 
publiquement  ces  mêmes  dogmes,  se  conduit  comme  ne  les 
croyant  pas,  qu'il  soit  puni  de  mort  :  il  a  commis  le  plus 
grand  des  crimes,  il  a  menti  devant  la  loi.  »  On  ne  sait  vrai- 
ment ce  qui  nous  doit  le  plus  surprendre  ici,  la  rigueur  du  logi- 
cien ou  l'inconséquence  du  philosophe.  Rousseau  attribue  à 
l'Etat  la  place  et  la  puissance  de  Dieu  :  protestant,  il  con- 
damne la  liberté  d'examen  ;  auteur  de  la  profession  de  foi 
du  vicaire  savoyard,  il  interdit  toute  exploration  personnelle 
de  l'absolu;  il  immobilise  le  sentiment  de  l'infini  dans  un  caté- 
chisme public  et  dans  une  critique  fixée  par  règlements  offi- 
ciels. 

Voilà  la  substance  du  Contrat  social,  qui  retourne  le  point  de 
vue  du  Discours  sur  V inégalité.  L'écrivain  ne  présente  plus  la 


DE  LA   FUITE  A  LA  MORT  291 

sociabilité  et  lu  société  comiiu'  causes  de  la  corruption  univer- 
selle; il  tire,  au  contraire,  d'un  rapprochement  et  d'une  entente 
entre  les  humains,  la  moralité,  la  liberté,  l'égalité,  le  droit  de 
propriété,  tout  ce  qui  les  relève,  les  ordonne  et  les  pacifie. 
Encore  moins  soutient-il  que  l'inégalité  est  d'institution  divine. 
Au  lieu  d'une  forme  réaliste  et  barbare  du  mythe  de  l'ùge  d'or 
dans  le  paradis,  nous  possédons  maintenant  un  symbole  d'une 
sorte  de  rachat  de  l'homme  par  lui-même,  au  moyen  du  pacte. 
La  seule  tendance  commune  au  Discours  sui"  Vinégalité  et  au 
Contrat  social  c'est  l'individualisme.  Dans  le  premier  ouvrage, 
l'individu  vit  isolé,  sans  Dieu,  ni  maître,  ni  passions  qu'éphé- 
mères et  hasardeuses,  ni  famille,  ni  amis,  ni  langage  autre  que 
quelques  cris  inarticulés;  dans  le  second,  cet  animal  s'est  appri- 
voisé, mais  il  n'abdique  rien  de  sa  puissance  :  il  crée  le  droit 
civil  et  politique  par  un  accord  avec  d'autres  hommes  indé- 
pendants comme  lui;  il  croit  à  un  Dieu  auquel  il  reste  fidèle, 
parce  qu'il  a  eu  toute  liberté  de  le  nier;  il  n'est  lié  à  sa  famille 
que  par  une  convention  personnelle  et  révocable  à  tous  instants; 
il  détient  une  souveraineté  inaliénable  et  indélégable;  il  destitue 
le  gouvernement  à  son  bon  plaisir  ;  il  sort  même  de  l'état  social, 
s'il  en  est  las;  partout  il  exploite  les  avantages  du  contrat 
autant  que  le  lui  permettent  ses  obligations  envers  les  autres 
contractants;  il  ramène  mémo  à  soi  la  nature  entière  pour  en 
jouir,  parce  que  sa  propre  jouissance  ne  gêne  en  rien  celle 
des  autres.  Rousseau  aboutit  donc,  en  opposition  avec  ses  pre- 
mières tendances,  à  l'accroissement  de  la  volonté;  et,  par  là, 
il  se  conforme  à  l'ordre  général  du  monde,  qui  est  le  règne  de 
la  force,  physique  ou  morale. 


///.  —  De  la  fuite  à  la  mort. 

Nombreux  changements  de  résidence.  —  Il  avait  com- 
mencé le  Contrat  social  dès  1759,  aussitôt  après  avoir  achevé 
VHéloue,  Il  habitait  alors  provisoirement,  pendant  qu'on  répa- 
rait le  donjon  de  Mont-Louis,  un  petit  château  du  parc  de 
Montmorency    appartenant  au  maréchal    de  Luxembourg.  La 


292  JEAN-JACQUES  ROUSSEAU 

réparation  finie,  il  disposait  de  deux  bâtiments,  dont  l'un,  celui 
de  plaisance,  paraissant  environné  d'eau,  ressemblait,  au  milieu 
d'un  site  pittoresque,  à  «  une  île  enchantée  »  ;  il  se  trouvait 
ainsi  «  le  particulier  de  l'Europe  le  mieux  et  le  plus  agréa- 
blement logé  ».  D'ailleurs,  voisin  et  souvent  commensal  du 
maréchal  et  de  la  maréchale,  qui  étaient  d'assez  noble  race  et 
d'assez  grand  sens  pour  condescendre  aux  familiarités  d'un 
homme  de  génie;  assuré  du  bien-être  grâce  au  produit  de  ses 
œuvres;  recherché  et  visité  des  plus  hauts  personnages;  sou- 
lagé même  de  ses  idées  noires  qui  ne  se  trahissaient  plus  que 
par  des  bizarreries  de  conversation  et  de  correspondance,  il 
[touvait  espérer  jouir,  pendant  quelques  années  calmes,  de  la 
vie  et  de  sa  pensée.  Mais  ce  qui  avait  contribué  à  faire  le 
succès  de  ses  productions,  à  savoir  la  netteté  d'un  esprit  qui 
allait  sans  ménagements  jusqu'à  l'extrême  rigueur  de  ses  prin- 
cipes, fut  aussi  ce  qui  le  perdit.  Il  est  juste  d'ajouter  qu'on 
eut  pour  lui  des  sévérités  qu'on  avait  épargnées  à  d'autres, 
malgré  de  pires  audaces,  et  que  l'injustice  dont  on  frappa  le 
penseur,  eut  un  décisif  contre-coup  sur  le  malade,  qui  put  dès 
lors,  avec  quelque  apparence  de  raison,  croire  à  la  réalité  d'une 
persécution. 

h'Émile,  en  effet,  était  publié  en  France  par  Duchesne, 
alors  que  Rousseau  avait  projeté  de  le  faire  paraître  en  Hol- 
lande, parce  qu'il  comprenait  que,  malgré  la  bienveillance  de 
M.-  de  Malesherbes,  la  censure  n'en  pouvait  permettre  l'impres- 
sion à  Paris  sans  d'importants  changements,  «  Jamais  ouvrage, 
disent  les  Confessions,  n'eut  de  si  grands  éloges  particuliers, 
ni  si  peu  d'approbation  publique  »  :  il  parut  à  la  foule  des 
lecteurs,  comme  à  D'Alembert,  décider  de  la  supériorité  de  Rous- 
seau, mais  on  l'admira  sans  en  vouloir  faire  ni  signer  ouverte- 
tement  l'apologie,  tant  on  craignait  de  paraître  approuver  des 
nouveautés  aussi  hardies  que  la  profession  de  foi  du  vicaire 
savoyard.  L'auteur  eut  donc  pour  lui  les  têtes  qui  méditent, 
foule  peu  nombreuse  et  peu  portée  à  l'enthousiasme  :  c'est  ce  qui 
donna  sans  doute  au  Parlement,  alors  engagé  dans  sa  guerre 
contre  les  Jésuites,  l'idée  de  justifier  son  orthodoxie  religieuse 
compromise  peut-être  par  sa  politique,  et,  après  avoir  marqué 
tant  d'indifférence  pour  les  attaques  du  Contrat  social  contre  le 


DE  LA  FUITE  A  LA  MORT  293 

droit  divin  des  rois,  de  protéjïor  Dieu  en  décrétant  Rousseau  de 
prise  de  corps.  Mais  hi  sentence  ne  fut  exécutée  que  lorsque 
toutes  les  précautions  eurent  été  combinées  pour  que  le 
condamné  n'en  fût  pas  victime.  Averti  la  veille  du  décret,  le 
8  juin  17G2,  Rousseau  quitta  Montmorency  et  les  hôtes  dont 
raiîeclion  autant  que  le  crédit  avaient  été  impuissants  à  le 
défendre,  et  il  se  dirigea  vers  la  Suisse.  «  Ici  commence,  nous 
dit-il,  l'œuvre  de  ténèbres  dans  lequel,  depuis  huit  ans,  je  me 
trouve  enseveli  ;  sans  que,  de  quelque  façon  que  je  m'y  sois  pu 
prendre,  il  m'ait  été  possible  d'en  percer  l'effrayante  obscurité.  » 
Ici  commencent,  dirai-je  plutôt,  les  atteintes  certaines  du  mal  ^ 
qui  devait  rendre  ses  malheurs  aussi  célèbres  que  ses  livres, 
et  le  pousser  sur  toutes  les  routes  à  la  poursuite  d'une  paix 
introuvable,  puisqu'il  ne  l'avait  pas  en  lui-même.  Convaincu 
qu'il  mérite  des  statues  pour  avoir  tenté  de  moraliser  le  genre 
humain,  il  ne  s'explique  ni  le  décret  de  prise  de  corps,  ni 
les  brûlements  de  YÊmile  qui  sont  ordonnés  d'abord  à  Paris, 
puis  à  Genève  par  imitation  d'intolérance.  Il  croit  donc  qu'on 
en  veut  à  sa  personne  et  non  à  ses  écrits;  il  rapproche  ces 
persécutions  des  incompatibilités  d'humeur  qui  l'ont  séparé 
des  encyclopédistes,  et,  son  affection  cérébrale  aidant,  il  voit 
s'organiser  autour  de  lui  des  conspirations.  Il  cherche  alors 
refuge  un  peu  partout.  D'abord  il  obtient  du  roi  de  Prusse  la 
permission  de  résider  à  Moliers-Travers,  où  il  trouve  quelque 
allégement  à  ses  infortunes  dans  l'amitié  de  Georges  Keith, 
maréchal  héréditaire  d'Ecosse  :  il  y  demeure  deux  ans  et  demi,  -- 
troublé  par  des  menaces  d'excommunication  du  consistoire 
protestant,  ou  par  les  petites  tracasseries  qu'excite  la  singu- 
larité de  son  costume  d'Arménien,  et  enfin  chassé  par  l'nstuce 
de  Thérèse,  qui,  lasse  du  séjour,  organise  contre  lui,  pour 
l'effrayer,  le  simulacre  d'une  agression  nocturne.  Il  passe 
ensuite  quelques  mois  heureux  au  milieu  du  lac  de  Bienne, 
dans  l'île  de  Saint-Pierre,  dont  il  nous  a  laissé  une  si  ravissante 
description,  mais  il  en  est  bientôt  expulsé  par  l'ordre  du  gou- 
vernement de  Berne.  Dès  lors,  persuadé  plus  que  jamais  qu'il  y 
a  une  coalition  d'intrigues  contre  lui,  il  traverse  Paris  (fin  1765) 
et  va  en  Angleterre,  à  Wootton,  où  l'attirent  les  promesses  et 
l'amitié  de  Hume.  Amitié  bien  courte  et  bien  orageuse,  puisque 


tn  JEAN-JACQUES  ROUSSEAU 

Rousseau,  d'ailleurs  assombri  par  «  les  accès  de  mélancolie  et 
de  spleen  auxquels  il  est  sujet  »,  a  des  démêlés  retentissants 
avec  l'historien  anglais,  qu'il  accuse  de  faire  cause  commune 
avec  ses  ennemis,  et  quitte  l'Angleterre  où  il  n'a  séjourné  que 

/  six  mois.  Arrivé  en  France  en  mai  1767,  il  y  reçoit,  en  maints 
endroits,  un  chaleureux  accueil,  sur  lequel  l'autorité  ferme 
les  yeux,  et  reste  un  an,  sous  le  nom    de  Renou,  à  Trye  (de 

^  juin  4767  à  août  1768),  près  de  Gisors,  dans  un  château  que  lui 
offre  le  prince  de  Conti.  Mais,  toujours  poussé  par  une  inquié- 
tude croissante,  il  s'établit  non  loin  de  Grenoble,  à  Bourgoin, 
où  il  épouse  Thérèse,  puis  à  Monguîn,  et  enfin,  malgré  ses 
anciennes  préventions  contre  le  séjour  des  grandes  villes  et  ses 
solennelles  professions  de  vertu,  il  se  fixe  de  nouveau  à  Paris 
-^  (juillet  1770),  où  il  retrouve  ses  amis,  ses  occupations,  sa  gloire, 
et  demeure  huit  ans,  jusqu'en  mai  1778,  à  la  veille  de  sa  mort. 
Lettres  polémiques.  —  Cette  période  de  son  existence, 
à  la  juger  de  loin  par  les  péripéties  d'une  sorte  de  vagabondage 
à  travers  l'Europe  et  surtout  par  le  récit  des  Confessions,  paraît 
très  troublée,  mais,  examinée  de  près  avec  quelque  critique, 
elle  offre  bien  des  intervalles  de  repos,  la  sécurité  de  plusieurs 
résidences,  l'aisance  provenant  de  revenus  de  librairie,  plus  de 
sympathies,  de  santé  et  de  bonheur  que  n'en  avoue  l'écrivain, 
et,  entre  les  accès  de  son  mal,  toute  la  lucidité  et  toute  la  puis- 
sance du  génie.  Aussi  les  œuvres,  et  même  les  œuvres  maî- 
tresses, se  pressent-elles  durant  cette  époque  et  jusqu'à  la  fin; 
seulement,  comme  il  faut  s'y  attendre,  puisque  le  malheureux 
découvre  partout  des  ennemis,  réels  ou  supposés,  elles  con- 
tiennent surtout  son  apologie.  Telle  est,  en  1763,  cette  éloquente 
/  Lettre  à  Christophe  de  Beaumont,  archevêque  de  Paris,  qui  avait 
fait  un  mandement  pour  condamner  Y  Emile  «  comme  contenant 
une  doctrine  abominable,  propre  à  renverser  la  loi  naturelle  et 
à  détruire  les  fondements  de  la  religion  chrétienne  ».  Dans  cette 
lettre,  Rousseau  défend  surtout  la  profession  de  foi  de  son 
vicaire  savoyard,  où  il  reconnaît  deux  parties  :  la  première 

\  «  est  destinée  à  combattre  le  moderne  matérialisme,  à  établir 
l'existence  de  Dieu  et  la  religion  naturelle  avec  toute  la  force 
dont  l'auteur  est  capable  »  ;  la  seconde  «  propose  des  doutes  et 
des  difficultés  sur  les  révélations  en  général,  donnant  pourtant 


DE  LA  FUITE  A  LA  MORT  298 

à  la  nôtre  sa  véritable  certitude  dans  la  pureté,  la  sainteté  de 
sa  doctrine,  et  dans  la  sublimité  toute  divine  de  celui  qui  en 
fut  l'auteur  ».  Passages  sig^nificatifs  pour  classer  Rousseau 
parmi  ses  contemporains  :  il  est  chrétien  et  respectueux  même 
à  l'ég-ard  des  invraisemblances  qu'il  reproche  à  la  Révélation, 
tandis  que  les  encyclopédistes  ne  sont  ni  l'un  ni  l'autre.  Il  a 
pris  ce  qu'ont  de  commun  toutes  les  religions,  pour  en  former, 
avec  quelques  dogmes,  une  supérieure  aux  églises  particulières 
et  divisées,  théologique  à  la  fois  et  positive,  sorte  de  théisme 
d'érudition,  mais  imprégné  de  l'esprit  évangélique,  et  prétendant 
concilier  la  libre  pensée  avec  la  Bible. 

hes  Lettres  écrites  de  la  Montagne ^  publiées  en  1764,  pour 
soutenir  le  parti  des  citoyens  et  des  bourgeois  qui  désapprou- 
vaient, à  Genève,  la  transgression  des  lois  dans  le  décret  lancé 
contre  Rousseau,  ont,  au  début,  le  même  caractère  et  traitent  le 
même  sujet  que  la  Lettre  à  M.  de  Beaumont.  L'écrivain  prétend 
avoir  voulu  laisser  le  christianisme  «  dans  son  véritable  esprit  »  ; 
il  l'a  réduit  au  credo  de  la  religion  naturelle,  a  donné  le  pas  à 
la  morale  qui  rapproche  sur  la  théologie  qui  sépare,  et,  pour 
cette  œuvre,  s'il  a  encouru  les  condamnations  des  hommes,  il 
compte  sur  la  reconnaissance  de  Dieu,  auquel  il  pourra  dire,  en 
parlant  du  livre  qui  lui  a  valu  l'exil  hors  de  France  :  «  Daigne 
juger  dans  ta  clémence  un  homme  faible;  j'ai  fait  le  mal  sur  la 
terre,  mais  j'ai  publié  cet  écrit  ».  Il  est  donc  accusé  d'irréli- 
gion pour  avoir  cru  comme  le  clergé  de  sa  patrie,  et  l'avoir 
présenté,  sans  le  désigner,  «  en  exemple  aux  autres  théolo- 
giens »  ;  il  est  décrété,  parce  qu'il  a  essayé  de  redonner  le  sens 
religieux  à  un  siècle  incrédule.  Enfin,  comme  si  cette  impu- 
tation d'impiété  ne  suffisait  pas,  on  l'accuse  encore  d'avoir, 
dans  le  Contrat  social,  attaqué  tous  les  gouvernements,  lui  qui 
a  préféré  à  tout  autre  celui  de  son  pays.  Ainsi  on  lui  tourne  à 
crime  ce  qui  fait  son  orgueil  de  réformé  et  de  citoyen.  Et  il 
insiste  sur  cette  contradiction  avec  une  irrésistible  puissance 
d'argumentation  et  d'ironie;  il  montre  même  que  l'on  a  violé  la 
constitution  de  Genève  et  porté  atteinte  aux  privilèges  et  fonc- 
tions des  pouvoirs  de  l'État,  pour  arriver  à  ce  risible  résultat 
d'une  ville  entière  qui  signale  à  l'Europe  un  aveugle  esprit  d'in- 
conséquence et  de  persécution  contre  un  de  ses  propres  enfants. 


296  JEAN-JACQUES  ROUSSEAU 

Les  «  Confessions  ».  — Jusqu'ici  Rousseau  avait  mêlé  son 
intérêt  personnel  à  de  graves  sujets,  mais  sa  personne,  ses 
malheurs  mêmes  disparaissaient  dans  l'ampleur  des  débats  sou- 
levés. Il  va  maintenant,  dans  ses  Confessions,  qui  furent  écrites 

/  de  1761  à  1771,  mais  ne  parurent  qu'en  1781  et  1788,  se 
défendre  lui-même  et  sa  vie.  Car  c'est  bien  une  apologie  encore 
-  que  ces  attachants  mémoires  :  il  a  voulu  imposer  aux  autres  le 
sentiment  de  sa  supériorité  morale  ainsi  que  de  son  génie,  faire 
son  propre  portrait,  et  juger  un  peu,  lui  vivant,  de  son  renom 
posthume,  car  il  a  lu  ce  livre  dans  des  salons  de  Paris,  comme 
autrefois  la  Nouvelle  Héloïse  ou  des  pages  de  VEmile.  Et  pour- 
quoi n'aurait-il  pas  lu  son  œuvre,  puisqu'il  avait  eu  la  hardiesse 
de  la  composer?  Ne  fallait-il  pas,  d'ailleurs,  contre-miner  les 
souterraines  manœuvres  de  ses  ennemis?  Aussi  importe-t-il  de 
se  rappeler  son  état  mental  pour  comprendre  la  brutale  fran- 
chise de  ses  révélations.  Il  confesse  tout,  même  les  hontes 
d'autrui;  il  ménage  ceux-là  seuls  qui  n'ont  point  irrité  son 
humeur  ombrageuse,  les  femmes  surtout,  car,  pour  les  hommes, 
il  ne  les  voit  guère  bons  que  dans  les  lointains  souvenirs  de  sa 
jeunesse,  et  il  les  juge,  en  vieillissant,  avec  une  susceptibilité 
croissante,  au  point  de  porter  d'iniques  accusations  contre  ses 
meilleurs  amis,  tels  que  Duclos,  et,  à  la  fin,  de  ne  marquer 
de  sympathie  à  aucun  littérateur.  Il  convient  donc  de  n'accepter 
ses  témoignages  qu'avec  beaucoup  de  réserve.  On  s'aperçoit, 
à  le  lire  attentivement,  qu'il  a  commis  de   fréquentes  orais- 

^  sions  et  corrections  du  réel;  que,  trahi  par  l'insuffisance  de  sa 
mémoire  et  par  la  prestigieuse  puissance  de  son  imagination, 
/  il  arrange  et  se  trompe,  sans  avoir  peut-être  le  désir  de  tromper. 
Déjà  nombreuses  sont  les  erreurs  qu'on  a  relevées  sur  les 
points  principaux,  et  la  critique  en  découvrira  bien  d'autres. 
Mais,  si  le  lecteur  doit  rester  toujours  en  éveil  lorsqu'il  veut 
se  servir  des  Confessions  comme  de  pièces  biographiques  et 
de  documents  d'histoire  littéraire,  il  peut  s'abandonner  sans 
hésitation  aux  séductions  d'un  récit  fait  avec  un  art  achevé. 
Tout  s'y  trouve,  variété  des  acteurs,  des  âges,  des  situations, 
des  pays,  des  paysages;  charme  d'épisodes  ordinaires  qui 
s'élèvent  à  la  plus  haute  inspiration  par  la  limpidité  et  la  force 
de  l'émotion  ;  originalité  d'un    homme  qui  a   su  tour  à  tour 


DE  LA   FUITE  A   LA  MORT  297 

cacher  sa  vie  et  la  dissiper  en  recherches  de  positions,  d'idéal 
ou  de  paix.  On  l'admire  d'avoir  formé  seul  et  par  d'opiniâtres 
études  un  esprit  rénovateur;  enfin  on  trouve  la  clef  et  l'excuse 
de  ses  paradoxes  ou  de  ses  malheurs,  car  la  narration  nous 
montre  un  sensitif  chez  qui  l'infirmité  de  la  volonté  n'avait 
d'égale  que  la  vigueur  de  la  conception. 

Mais,  outre  son  intérêt  humain  et  dramatique,  cette  œuvre, 
bien  mieux  que  la  Nouvelle  Héloise,  révèle  à  la  littérature  un 
sens  nouveau.  Rousseau  a  connu  les  choses,  peut-on  dire,  avant 
de  connaître  ses  semblables,  et  il  a  recherché  les  unes  d'un 
amour  grandissant,  tandis  qu'il  poursuivait  les  autres  d'une 
haine  ou  d'une  méfiance  qui  s'accrut  jusqu'à  sa  mort.  Il  nous  I 
intéresse  ainsi  aux  bords  du  lac  Léman,  au  verger  des  Char- 
mettes,  aux  sites  de  l'Hermitage  et  de  Montmorency,  à  l'île  de 
Saint-Pierre,  même  à  un  cerisier.  En  peignant  les  divers  cadres 
de  son  existence  et  montrant  combien  il  avait  eu  ses  impres- 
sions de  joie  ou  de  tristesse  agrandies  par  la  sympathie  obscure 
des  objets  externes,  il  apprenait  à  un  siècle  amoureux  de  tradi- 
tions et  d'artifices,  quelle  poésie  pouvait  receler  une  vie  de  per- 
sonnage sans  nom  ni  héroïques  aventures.  Partout  il  montrait 
cet  être  humain  qui  devait  bientôt  encombrer  l'histoire  et  les 
lettres  de  ses  faits  et  de  ses  pensées,  et,  au-dessus  comme  à 
côté,  il  dévoilait  la  nature,  la  grande  dédaignée,  qui  allait  être 
émancipée  par  une  révolution  littéraire,  avant  même  que  les 
Français  le  fussent  par  une  révolution  politique.  D'autre  part, 
ce  récit  mêlé  de  descriptions  qui  sont  une  partie  de  la  biogra- 
phie, ne  captive  pas  moins  par  les  mérites  tout  nouveaux  du 
style.  Nous  n'avons  plus  la  phrase  tendue  et  aiguë,  nerveuse- 
ment condensée  pour  l'argumentation  et  symétrisée  pour  le 
trait,  qui  caractérise  Rousseau  polémiste  :  nous  découvrons  une 
diction  qui  prend  aisément  les  tons  les  plus  variés,  nous  pré- 
sente un  Jean-Jacques  inconnu,  souriant  et  apaisé,  se  trouve 
égale  au  conte,  à  l'anecdote,  aux  affaires,  à  la  satire,  s'enrichit 
de  nombreux  vocabulaires,  élève  à  la  dignité  littéraire  les  locu- 
tions de  chaque  jour,  et  môle  en  soi,  sans  disparates,  le  noble 
et  le  commun  et  jusqu'à  des  provincialismes.  Voilà  bien  la 
langue  du  genre  :  l'écrivain  y  a  prodigué  les  ressources  de  son 
art,  parce  qu'il  a  eu,  dans  sa  vie,  toutes  les  vicissitudes  de  haut 


298  JEAN-JACQUES  ROUSSEAU 

et  (le  bas,  et,  devant  l'unh'ers,  toutes  les  impressions  d'un 
sublime  contemplateur. 

Les  dernières  œuvres;  la  mort.  —  Rousseau  croyait, 
sans  doute,  en  rédigeant  ses  Confessions,  écrire  son  dernier 
ouvrage,  mais  il  avait  compté  sans  les  obligations  de  la  gloire. 
La  Pologne,  agitée  et  proche  de  son  démembrement,  lui  deman- 
dait une  Constitution  qui  la  sauvât  :  il  la  lui  donna,  quoique 
trop  tard  pour  arracher  les  Polonais  à  leurs  dissensions  et  à 
leur  ruine.  L'œuvre  vaut  qu'on  la  médite,  mais  comme  nous  y 
sommes  loin  du  Contrat  social  !  L'auteur  en  vient  à  la  philo- 
sophie de  YEsprit  des  Lois.  Il  est  éclectique,  empirique,  obser- 
vateur et  respectueux  des  faits,  convaincu  que  chaque  forme  de 
gouvernement  peut  avoir  sa  bonté  intrinsèque;  il  accepte  la 
coopération  du  temps,  parce  qu'il  veut  réformer,  non  l'exté- 
rieur, mais  l'esprit  même  d'une  nation  ;  il  épie  l'occasion  favo- 
rable, échelonne  les  changements,  se  préoccupe  de  la  race,  du 
passé,  de  l'étendue  des  territoires  à  gouverner,  des  intérêts 
acquis  même  contre  toute  équité;  il  est  enfin  pour  la  transac- 
tion plutôt  que  pour  la  lutte.  Les  auteurs  des  constitutions 
a  priori  se  sont  bien  gardés,  sous  la  Révolution  et  depuis, 
d'imiter  tant  de  réserve  et  de  méditer  cette  parole  :  «  Je  ne  dis 
pas  qu'il  faille  laisser  les  choses  dans  l'état  où  elles  sont  ;  mais 
je  dis  qu'il  n'y  faut  toucher  qu'avec  une  circonspection 
extrême  ». 

On  peut  donc  avancer  que  Rousseau  n'a  cessé  d'amender  ses 
idées  politiques.  Il  prend  d'abord  le  contre-pied  de  toute  orga- 
nisation sociale  avec  la  fable  de  l'état  de  nature,  où  il  reconnaît 
aux  humains  l'égalité  parfaite  et  tous  les  droits  sans  aucun 
devoir;  il  construit  ensuite  un  État  modèle  où  il  groupe  et 
ordonne  ces  mêmes  humains  en  consacrant  l'inégalité  par  l'ins- 
titution de  la  propriété,  et  en  faisant  correspondre  les  droits  aux 
devoirs;  enfin,  il  condescend  à  ces  déformations  de  la  théorie 
que  cause  la  relativité  des  choses,  donne  à  la  plupart  des  Polo- 
nais plus  de  devoirs  que  de  droits,  et  ne  leur  permet  d'espérer 
la  conquête  de  ces  quelques  droits  que  par  un  acheminement 
d'infinies  gradations  et  précautions.  Il  passe  la  seconde  partie 
de  sa  vie  à  faire  oublier  ses  débuts  de  publiciste;  il  commence 
on  négateur  révolutionnaire  et  finit  en  opportuniste  timoré;  à 


DE  LA   FUITE  A  LA   MORT  299 

mesure  qu'il  étudie  mieux  ses  semblables,  il  révoque  davantage 
en  doute  leur  capacité  d'idéal  et  d'absolu. 

Mais,  s'il  connaît  mieux  quelles  souples  conventions  doivent 
régir  les  rapports  des  hommes  entre  eux,  il  se  trompe  de  plus 
en  plus  sur  les  rapports  des  hommes  avec  lui-même.  Il  écrit, 
de  1173  à  1776,  les  trois  dialogues  intitulés  Rousseau  juge  de 
Jean-Jacques,  où  l'on  ne  sait  ce  qui  doit  le  plus  étonner,  le 
trouble  de  son  imagination  ou  la  force  de  sa  dialectique.  Il 
revient,  avec  la  monomanie  de  la  persécution,  sur  les  «  murs 
de  ténèbres  »  qu'on  élève  autour  de  lui,  sur  l'universelle  cons- 
piration des  passants,  des  ouvriers,  des  gens  de  lettres,  etc., 
contre  son  honneur  et  son  bonheur.  Cependant  tout  Rousseau  est 
encore  dans  ces  observations  d'un  malade.  On  ne  peut  s'empêcher 
d'admirer  par  quel  courant  pressé  d'idées  et  de  sentiments  le 
malheureux  auteur  a  su,  en  partant  de  l'imaginaire  ou  de 
l'hyperbole,  s'élever  à  la  plus  haute  éloquence  et  déguiser  le 
délire  sous  les  plus  belles  formes  de  l'art  oratoire.  Il  a  même 
donné  à  ses  plaintes  je  ne  sais  quoi  d'amèrement  et  irréguliè- 
rement douloureux,  semblable  à  une  harmonie  exécutée  sur  un 
instrument  dont  quelques  cordes  vibreraient  à  faux. 

Les  Révélées  d'un  promeneur  solitaire,  composées  en  1777  et 
1778,  peu  de  temps  avant  la  mort,  accusent  encore  davantage 
son  dérangement  d'esprit.  Il  croit  à  une  étroite  complicité  «  de  la 
fortune  et  des  décrets  éternels  »  pour  le  poursuivre  ;  il  n'a  plus 
qu'un  recours  dans  ses  souffrances,  c'est,  détesté  par  l'humanité, 
de  «  chercher  parmi  les  animaux  le  regard  de  la  bienveillance  ». 
Surtout  il  revient  avec  passion  à  la  botanique  qu'il  avait  aban- 
donnée, et  qu'il  cultive  en  savant  autant  qu'en  poète,  par  l'étude 
des  méthodes,  la  comparaison  des  nomenclatures,  la  confection 
des  herbiers,  l'échange  des  plantes.  Herboriste  et  rêveur,  il 
est  ainsi  tout  entier  au  commerce  du  monde  extérieur  :  «  Je 
sens  des  extases,  des  ravissements  inexprimables  à  me  fondre, 
pour  ainsi  dire,  dans  le  système  des  êtres,  à  m'identifier  avec 
la  nature  entière  ».  Et,  comme  le  monde  est  moins  une  immense 
composition  unifiée  et  concentrée  qu'une  mosaïque  de  décors 
juxtaposés,  un  groupement  d'existences  et  de  réalités  se  modi- 
fiant par  des  influences  mutuelles,  il  comprend  que  tout  est 
activité  autour  de  lui,  et  que  la  beauté,  grandiose  dans  les  pano- 


300  JEAN-JACQUES  ROUSSEAU 

ramas,  a  plus  do  charme  délicat  et  attendrissant  dans  les 
scènes  raccourcies  ou  fugitives.  Il  se  met  alors  à  «  détailler 
le  spectacle  de  là  nature  »  qu'il  n'avait  jusqu'ici  contemplé 
«  qu'en  masse  et  dans  son  ensemble  ».  De  ce  changement  de 
goût  proviennent  un  souci  différent  du  pittoresque  et  une  poé- 
tique de  plus  en  plus  affinée.  On  peut  y  rapporter,  dans  la 
cinquième  promenade,  la  magnifique  rêverie  sur  la  grève  de 
l'île  de  Saint-Pierre  :  «  Quand  le  soir  approchait...  etc.  »  Que 
l'on  compare  ceci  avec  la  page  de  Y  Emile  où  Rousseau  nous 
décrit  un  lever  de  soleil  :  cette  description  si  fameuse  forme  un 
tableau  qui,  malgré  bien  des  nouveautés  de  sentiment  et  de 
plume,  ne  démentirait  pas  la  signature  de  l'abbé  Delille  ou  de 
tout  autre  écrivain  un  peu  imaginatif  du  xvni*  siècle  ;  analysez- 
la,  et  vous  y  trouverez  des  procédés  qui  rappellent  les  préceptes 
de  Bufibn  dans  le  Discours  sur  le  style.  Elle  convient,  non  pas 
à  une  aube  déterminée,  mais  à  toutes  celles  qui  n'ont  pas  de 
nuages;  elle  contient  un  résumé,  une  synthèse  des  levers  du 
soleil,  un  lever  quasi  scientifique  et  idéal.  L'emploi  des  géné- 
ralités y  atténue  trop  le  concret  :  l'abstraction  y  prend  substance, 
forme  et  couleur  autant  qu'elle  le  peut  sans  cesser  d'être  elle- 
même.  C'est  donc  une  inspiration  classique  encore,  quoiqu'elle 
révèle  des  traces  de  transition  et  de  transformation.  Mais, 
comme  Rousseau  fut  aussi  évolutif  et  flexible  dans  sa  technique 
de  descriptif  que  dans  sa  politique,  il  ne  cessa  pas  de  travailler 
à  sa  découverte  essentielle,  qui  fut  de  particulariser  de  plus 
en  plus  les  motifs  de  peinture  littéraire.  Et  cet  art  supérieur,  il 
me  paraît  l'avoir  atteint  sur  le  tard,  avec  les  Rêveries.  Dans  ce 
dernier  ouvrage,  il  employait  son  suprême  secret  d'ouvrier, 
celui  d'interpréter  le  verbe  des  choses  à  force  de  se  désinté- 
resser de  son  âme  pour  entrer  dans  la  leur.  Il  n'avait  plus  rien 
à  trouver  pour  les  lettres,  et  tel  était  le  désordre  de  sa  sensibi- 
lité qu'il  ne  pouvait  plus  espérer  jouir  de  son  génie,  La  mort 
devait  donc  lui  être  un  bienfait.  Elle  survint,  en  une  terre 
du  marquis  de  Girardin,  à  Ermenonville,  où  il  s'était  réfugié 
pendant  une  nouvelle  crise  d'hypocondrie  qui  lui  rendait  impos- 
sible tout  séjour  prolongé  dans  un  même  lieu. 

Jugement  général  sur   Rousseau.  —  Et  maintenant 
quelle  a  été  l'influence  de   Rousseau?   Plus  grande  qu'on  ne 


DE  LA  FUITE  A  LA  MORT  301 

saurait  diro,  puisqu'elle  dure  encore.  C'est  de  lui  que  viennent 
une  bonne  partie  des  idées  dont  s'inspira  le  xYiii"  siècle  finis- 
sant et  que  le  nôtre  a  reçues.  On  peut  affirmer  qu'il  contribua 
plus  que  personne  à  opérer  la  Révolution  dans  les  esprits, 
avant  qu'elle  fût  dans  les  faits.  Voltaire  et  les  encyclopédistes 
avaient  abattu  traditions,  systèmes  et  croyances,  chacun  sui- 
vant son  tempérament  ou  ses  haines,  mais  un  peu  au  hasard 
d'une  mèléo  ronfuse  :  à  peine  avaient-ils,  qh  et  là,  indiqué 
quelques  principes  nouveaux,  trop  audacieux,  du  reste,  comme 
ceux  d'Helvetius,  d'Holbach  et  Diderot,  pour  servir  à  une 
reconstitution  des  cadres  de  la  vie  morale  et  politique.  Si 
l'on  excepte  la  notion  de  tolérance,  on  n'a  hérité  de  ces  philo- 
sophes aucune  doctrine  qui  soit  sans  dangereux  alliage  et 
réellement  positive  et  inspiratrice  dans  l'éducation  de  l'individu 
et  du  corps  social.  Les  doutes  sur  l'humanité  et  sur  le  vrai, 
présentés,  d'ailleurs,  avec  l'exagération  propre  aux  polémistes, 
n'ont  pas  d'efficacité  pédagogique  pour  l'enfant;  le  pessimisme 
boufibn  de  Candide  est  dénué  de  haute  moralité  pour  l'adulte;  la 
philosophie  de  l'intérêt,  le  bafouement  de  la  patrie  et  le  rêve 
d'un  Etat  international  ne  recèlent  aucune  vertu  organisatrice 
des  sociétés.  Contre  des  publicistes  trop  admirateurs  du  passé, 
malgré  ses  institutions  vermoulues,  ou  trop  hâtifs  avant-coureurs 
d'un  avenir  sans  doute  irréalisable,  Rousseau  se  dresse  avec 
un  idéal  pratique  qui  convient,  en  grande  partie,  à  l'enfant,  à 
l'homme  et  aux  peuples.  Encore  qu'il  doive  nous  laisser  entre 
deux  utopies  contradictoires,  rétrograde  avec  les  Discours^ 
chimériquement  radical  avec  une  portion  du  Contrat  social,  il 
construit  à  partir  de  VÉmile.  Il  reproduit  sa  fiction  satirique 
de  l'état  de  nature  sous  la  forme  adoucie  et  spéculativement 
discutable  d'une  pureté  primordiale  de  la  race  humaine.  Et 
cette  intégrité  native  de  l'esprit  il  l'augmente  ou  tout  au  moins 
la  sauvegarde  par  une  discipline  qui  contraint  la  raison  à  ne 
relever  que  de  soi  et  de  son  énergie.  Il  ruine  ainsi  la  routine 
et  popularise  des  méthodes  qui,  nées  françaises,  vont  bientôt 
conquérir  le  monde.  Il  tire  tout  ce  que  pouvait  comporter  d'uti- 
lité éducative  ce  principe  de  la  Réforme  que  chaque  créature 
humaine  ne  doit  demander  qu'à  elle-même  sa  lumière  intérieure, 
sa  moralité,  son  ouverture  sur  le  beau,  les  choses  et  l'infini. 


/^ 


302  JEAN-JACQUES  ROUSSEAU 

Mais  peut-être  Rousseau  se   distingue- t-il  parmi  ses  rivaux 

^  moins  encore  par  sa  pédagogie  que  par  sa  politique.  La  plupart 
d'entre  eux  n'avaient  pas  le  goût  d'en  bas  contre  les  prestiges 
d'en  haut  et  ne  cherchaient  guère  qu'un  affranchissement  phi- 
losophique de  l'humanité.  Jean-Jacques,  au  contraire,  malgré 
sa  résolution  de  n'attaquer  aucun  gouvernement,  ressentait 
toutes  les  impatiences  du  peuple,  dont  il  était  :  il  en  exprime 
les  révoltes,  les  désirs  légitimes  et  les  ambitieuses  espérances. 
Aussi,  après  avoir  revendiqué,  pour  l'enfant,  la  liberté  de  crois- 

/  sance  en  tous  sens,  fonde-t-il  la  société  sur  l'hypothèse  le  plus 
favorable  à  la  liberté  de  l'homme,  sur  un  contrat  mutuel,  qui 
fait  compatir  l'activité  de  chacun  et  la  sûreté  de  tous.  Il  amène 
ainsi  à  la  lumière  et  sur  la  scène  le  tiers-état,  justifie  d'avance 
la  brochure  de  Siéyès,  non  moins  que  le  vote  par  tête,  et  pré- 
pare les  esprits  à  ce  qui  n'existera  qu'après  4789.  A  la  distinc- 
tion traditionnelle  des  trois  ordres,  il  oppose  l'égalisation  de 
\  tous;  au  dogme  du  droit  divin  dos  rois,  celui  du  droit  laïque 
et  populaire.  Il  apporte  des  doctrines  constitutionnelles  et  éco- 
nomiques dont  la  hardiesse  effraiera  la  Constituante,  mais  qui 
seront  réalisées  par  la  Convention.  Il  transmet  aux  conven- 
"  tionnels  l'esprit  jacobin,  la  doctrine  de  la  souveraineté  absolue 
et    incommunicable  de  la    nation,   et  colle  du   salut  public;  il 

•  leur  lègue  aussi  l'idée  de  la  «  profession  de  foi  purement  civile  », 
qui  deviendra  la  religion  de  l'Etre  suprême  et  de  la  Raison, 
ou  celle  des  théophilanthropes,  c'est-à-dire  une  tentative  pour 
rejeter  dans  le  siècle  la  fonction  ot  l'influence  du  prêtre,  et  pour 
introduire  la  philosophie  jusqu'auprès  des  autels.  Pourtant, 
qu'on  y  prenne  bien  garde,  il  reste,  à  cause  de  son  commerce 
fréquent  avec  la  Bible,  une  imagination  pleine  d'aspirations 
évangéliques  :  c'est  même  dans  le  point  de  vue  de  penseur  sim- 
plement chrétien,  librement  protestant,  qu'il  faut  chercher  son 
unité  morale  et  l'explication  de  ses  œuvres  diverses.  Il  croit  à 
toutes  heureuses  ou  clémentes  manifestations  de  la  volonté 
divine;  à  une  félicité  paradisiaque  au  début  des  siècles;  à  la 

-  révélation  assidue  de  Dieu  au  fond  de  la  conscience  ;  à  l'action 
vigilante  d'une  Providence  qui  fait  triompher  sa  justice  par  la 
toute-puissance  des  sanctions  terrestres  et  des  posthumes. 

-^       C'est  qu'il  séduit  beaucoup  moins  par  ses  paradoxes  que  par 


DE  LA  FUITE  A  LA  MORT  303 

la  contagion  de  ses  passions.  Spéculatif,  il  respecte  Dieu,  l'àme, 
la  volonté,  l'enfant,  le  citoyen,  la  cité;  il  dompte  surtout  les 
têtes  lucides  qui  se  meuvent  à  l'aise  dans  le  monde  des  abstrac- 
tions, et  ne  domine  par  là  qu'une  portion  de  notre  histoire  et 
qu'une  école  politique.  Tout  au  contraire,  lorsque,  romancier, 
il  s'abandonne  à  sa  sensibilité,  il  a  une  bien  autre  influence. 
L'homme  abstrait  qu'il  avait  formé,  il  en  avait  régi  l'activité  par 
une  règle  de  foi,  d'équité  politique,  d'idéal  romain,  de  nobles 
instincts,  et  lui  avait  reconnu  de  multiples  titres  à  toutes  les 
satisfactions  d'ici-bas  ;  l'homme  réel  qu'il  peint  dans  son  roman, 
ses  Confessions^  ses  Rêveries,  est  un  être  affranchi  de  tout,  hors 
de  ses  désirs,  subordonnant  à  soi  les  obligations  domestiques  ou 
sociales,  incapable  de  fonder  la  famille  ou  «le  la  respecter  fondée 
par  un  autre,  concevant  l'amour  avec  un  tel  déséquilibre  mental 
qu'il  a  peur  de  la  volupté.  Par  là,  il  égare  presque  tous  ses 
contemporains,  car  tout  le  monde  comprend  la  morale  du 
droit  au  plaisir  et  personne  ne  redoute,  malgré  l'exemple  de 
Jean-Jacques,  les  désolantes  réactions  des  convoitises  exagé- 
rées. Il  fait  école  de  héros  aussi  inaptes  à  l'action  que  raison- 
neurs sur  tout,  parce  que,  placés  en  dehors  de  la  vie  régulière 
et  des  devoirs  qui  retiennent  et  apaisent,  ils  n'ont  que  l'occu- 
pation de  volatiliser  leurs  concepts  et  d'exacerber  leurs  sens 
à  force  d'analyser  à  vide.  Ce  sont  des  emportés  qui,  fils  d'un 
malade  et  même  d'un  dément,  concentrent  en  eux,  pour  d'inces- 
santes jouissances,  tous  les  mouvements  du  monde;  se  pardon- 
nent beaucoup,  car  ils  ont  la  superstition  des  vertus  antiques; 
représentent,  d'ailleurs,  la  foule  démocratique  qui  gronde  ou 
se  plaint,  étant  dépourvue  des  privilèges  du  sang  et  de  l'or; 
enfin  décèlent  la  folie  des  grandeurs  propre  aux  intelligences 
troublées,  et  une  incurable  tristesse,  subtile  distinction  de 
ceux  qui  regardent  de  haut  la  vanité  des  choses  et  la  fugacité  des 
plaisirs.  Saint-Preux  est  le  père  de  Werther,  de  René,  etc.  Le 
roman  et  la  poésie  de  nos  jours,  avec  leur  glorification  du  moi, 
mesure  et  juge  suprêmes,  supérieur  aux  entraves  des  éthiques 
humaines,  et  jamais  si  orgueilleux  que  dans  ses  fautes,  puisque, 
par  exception  ou  inspiration,  il  a  le  piquant  de  déroger  à  la 
vulgarité  et  à  l'uniformité  de  la  loi;  tout  cela,  avec  lyrisme, 
fureurs,  désenchantements  et  larmes,  vient  de  Rousseau. 


304  .lEAN-JAGQUES  ROUSSEAU 

Et  ce  n'est  pas  tout.  S'il  ne  tire  pas  assez  des  hommes  pour 
son  ambition,  de  la  femme  pour  son  cœur,  de  la  science  pour 
sa  tête,  vu  que  ce  sont  sources  empoisonnées  ou  desséchantes, 
il  demande  à  l'univers  une  indéfectible  fraîcheur  d'impres- 
sions. Or,  ici,  il  s'épanouit  parce  que,  pensant  et  sentant  à 
la  fois,  là  où  Buffon  n'avait  trouvé  que  la  nécessité  il  voit  la 

t  bonté,  il  touche  le  créateur  et  peut  enflammer  le  sens  pitto- 
resque par  le  sens  religieux.  Devant  les  prestig-es  du  ciel,  les 
consciences  n'ont  plus  de  castes,  et  la  primauté  échoit  à  la  plus 
vibrante;  elles  ne  craignent  pas  la  lassitude,  car  elles  per- 
çoivent l'éternel;  elles  éprouvent  l'allégresse  d'une  révélation, 
puisqu'elles  découvrent  les  titres  d'une  nature  trop  enroturée 
jusqu'alors,  et  qu'elles  se  désaltèrent  à  un  jet  de  poésie  aussi 
inconnu  qu'intarissable.  Rousseau  avait  fait  du  plébéien  l'émule 
théorique  du  noble;  il  fit  de  la  campagne  l'égale  des  villes  et  de 
la  cour  :  ou  plutôt  il  donna  le  premier  rang  à  la  campagne, 
parce  que  là  où  il  y  a  moins  de  l'homme,  il  y  a  plus  de  Dieu. 

Enfin  ce  renouveau  qui  enrichissait  les  âmes  et  les  lettres, 
fut  favorisé  par  une  langue  appropriée.  Elle  n'a  ni  la  distinction, 
ni  la  grâce,  dons  de  noble  origine,  d'alcôve  ou  de  salon;  ni 
l'esprit,  dont  on  surabonde  en  France  dans  le  commun;  ni  la 
gentillesse  qui  convient  aux  riens.  Mais  elle  possède  quelque 
chose  du  français  que  parlaient  les  ancêtres  de  Jean-Jacques; 
elle  garde  la  force  des  vieux  écrivains,  non  dégénérée  en  aris- 
tocratiques mièvreries.  Rousseau  la  signe  d'une  marque  propre  ; 
il  la  manie  avec  une  raison  robuste  qui  dédaigne  la  manière, 
en  penseur  qui  a  attendu  quarante  ans  pour  se  faire  un  style,  et 
s'est  nourri  du  suc  des  meilleurs  esprits;  il  la  rend  souple  et 
ferme,  nerveuse  et  agile,  moins  capable  de  période  que  d'un 
mouvement  impétueux  et  irrésistible  de  dialectique;  il  la  trempe 
et  la  colore,  lui  donne  le  tour  et  le  son  oratoires,  la  porte  à  l'élo- 
quence concentrée,  sévère  ou  ironique,  véhémente  ou  amère, 
dans  les  sujets  les  plus  abstraits;  il  en  augmente  la  puissance 
parce  qu'il  la  façonne  à  la  symétrie,  à  l'antithèse  des  idées,  et 
qu'il  l'appointe  en  lame  aiguë  et  pénétrante;  il  lui  ôte  un  peu  de 
sa  classique  gravité  par  un  mélange  de  familiarité  populaire;  il 
la  déshabitue  des  solennités  de  la  chaire,  afin  de  la  préparer  aux 
éclats  de  la  tribune;  il  en  grossit  les  couleurs  et  le  ton;  il  en 


BERNARDIN   DE  SAINT-PIERRE  30» 

ji^auchit  un  peu  la  façon,  s'il  n'en  altère  pas  la  qualité;  mais  il 
l'assouplit  par  tout  ce  qu'elle  a  maintenant  à  exprimer,  les 
revendications  du  citoyen,  les  tristesses  de  l'homme;  il  la  varie 
ot  l'étond  avec  le  langage  pittoresque,  et,  désireux  de  compenser 
les  pertes  qu'elle  a  subies,  il  l'habitue  à  la  contrainte  du  nombre; 
avec  ce  tempérament  musical  qui  fit  de  lui  un  grand  composi- 
teur pour  l'époque,  il  lui  découvre  une  harmonie  dont  on  ne  la 
croyait  pas  susceptible,  et  la  conduit,  sans  lui  permettre  d'excéder 
les  limites  ni  le  génie  de  la  prose,  jusqu'aux  confins  et  au 
pouvoir  expressif  de  la  poésie. 


IV,  —  Bernardin  de  Saint-Pierre, 

Biographie.  —  Avec  de  tels  moyens  pour  devenir  chef 
d'école,  Rousseau  ne  devait  pas  manquer  de  disciples.  Le  plus 
distingué  tout  ensemble  et  le  plus  docile  fut  Bernardin  de 
Saint-Pierre,  né  au  Havre  le  19  janvier  1737.  Celui-ci,  trop 
abandonné  aussi  à  lui-môme  pour  sa  propre  éducation,  trouve, 
dans  les  Vies  des  Sai7its  et  Rohinson  Crusoé,  l'aliment  d'idéal 
que  le  Genevois  avait  tiré  de  Plutarque;  il  y  puise  un  goût 
de  la  solitude  voisin  de  l'insociabilité,  et,  comme  il  soulTre 
d'une  inquiétude  mentale  qui  paraît  avoir  été  héréditaire, 
puisqu'après  l'avoir  approché  de  l'aliénation,  elle  y  fît  sombrer 
un  de  ses  frères  et  son  propre  fils,  il  se  montre,  dès  l'enfance, 
fantasque  et  maladivement  ambitieux.  Avant  même  l'adoles- 
cence, il  vagabonde,  comme  Jean-Jacques,  à  travers  la  terre, 
et  prélude,  par  une  équipée  en  Amérique,  à  l'instabilité  d'une 
existence  agitée.  D'abord  élève  des  Ponts  et  Chaussées,  puis 
officier  dans  le  corps  de  l'artillerie,  en  17G0,  pendant  la  cam- 
pagne d'Allemagne,  d'où  il  revient  disgracié,  et  à  Malte,  qu'il 
(|uitte  après  des  querelles  avec  les  ingénieurs  ordinaires,  il 
abandonne  tout  emploi  et  prend  le  parti  de  parcourir  l'Europe, 
pour  chercher  fortune.  11  séjourne  ainsi,  grâce  à  des  libéralités 
d'amis,  en  Hollande,  en  Russie,  où  il  est  nommé  sous-lieu- 
tenant du  génie;  en  Pologne,  dont  il  s'éloigne  malgré  une 
liaison   romanesque   avec   une  princesse,   Marie  Miesnik,   qui 

Histoire  de  la  lamcue.  VI.  2U 


306  ROUSSEAU  ET  B.   DE  SAINT-PIERRE 

sera  sa  Sophie  d'Houdetot.  Ensuite  il  visite  l'Autriche  et  l'Alle- 
magne.    Envoyé  enfin    à   l'Ile    de    France,    comme   capitaine 
ingénieur  du    roi,    il    se  brouille  encore  avec   ses   collègues, 
et  débarque  à  Lorient  en  1771.  A  Paris,   occupé    surtout  de 
réclamations  ou  pétitions,  et  vivant  de  gratifications,  il   se  lie 
avec   les    philosophes,  desquels  il    se  sépare   bientôt,  et  avec 
Rousseau,  vers  qui  le  pousse  une  affinité  d'humeur  et  de  pensée. 
Il  publie  tour  à  tour  le  Voyagea  file  de  France  (1773),  qui  fait 
peu  de  bruit;  les  Etudes  de  la  Nature  (1784),  qui  en  font  beau- 
coup; Paul  et  Virginie  (1787),  unanimement  populaire  dès  son 
apparition;  puis,  durant  la  Révolution,  les  Vœux  d'un  solitaire 
(1789),  livre  d'à-propos  politique,  et  la  Chaumière  indienne  (1790), 
conte  polémique  suivant  ses  propres  principes  et  la  manière  de 
Voltaire.  Devenu  célèbre,  ilobtient  de  nombreuses  faveurs   : 
de  la  Révolution,  l'intendance  du  Jardin  des  plantes,  des  cours 
à  l'Ecole  normale  et  une   place   à  l'Institut;   de  l'Empire,  la 
Légion  d'honneur  et  des  pensions.  Veuf  d'une  première  femme 
qui  était  de   la  famille   des   Didot,  il  se  remarie,   à  l'âge  de 
soixante-trois  ans,  a^ec  une  jeune  pensionnaire.  Il   passe  les 
dernières  années  de  sa  vie  choyé  dans  son  ménage,  mais  diffi- 
cile confrère  à  l'Académie,  où  il  demeure  le  chamj)ion  têtu  de 
grossières  erreurs  scientifiques.   Il  meurt  le  21  janvier  1814, 
plus  regretté  par  les  lecteurs  que  par  les  auteurs  de  son  temps. 
Les  «  Études  »  et  les  «  Harmonies  ».  —  A  vrai  dire,  ori- 
ginal comme  romancier,  il  est,  en  philosophie,  un  fort  médiocre 
1   continuateur  de  Rousseau.  Le   maître,  avec  autant  d'habileté 
que  de  véhémence,  s'était  servi  d'une  fiction  pour  étonner  et 
charmer  son  siècle,  mais,  la  guerre  une  fois  déclarée  à  la  civili- 
sation plutôt  qu'aux  principes  et  aux  méthodes  des  sciences,  il 
ne  s'était  pas  embarrassé  de  reconstituer  le  savoir,  sans  initia- 
tion préalable,   avec  des  procédés  de  profane  et  d'ignorant;  il 
avait  vite  transformé  sa  chimérique  donnée  et  en  avait  tiré  une 
doctrine  de  la  vie  individuelle  et  de  la  vie  sociale,  de  l'éduca- 
tion et  de  la  politique.  Le  disciple  a  de  bien   autres  préten- 
tions.  Et  d'abord  il   attaque,  dans  ses  Etudes,  les  savants  et 
^      les  philosophes,  suppôts  du  matérialisme,  puis,  après  ce  début 
maladroitement  inspiré  de  rancunes  personnelles,   il  reprend 
le  dogme   fondamental  de  Jean-Jacques,    et  il   l'amplifie   par 


BERNARDIN  DE  SAINT-PIERRE  307 

cette  assertion  que  toute  la  création  est  bonne  en  soi,  comme 
œuvre  et  témoig^nage  d'une  cause  intelligente  et  bienfaisante. 
Il  s'établit  le  défenseur  de  la  Divinité  avec  une  foi  qui  vient  de 
ses  premières  années,  et  qui  a  été  entretenue  en  lui  par  les 
heureux  dénouements  des  nombreux  actes  d'une  vie  aventu- 
reuse. Il  énumère  et  réfute  les  objections  empruntées,  contre 
la  Providence,  aux  désordres  du  globe,  du  règne  végétal,  du 
règne  animal,  du  genre  humain,  et  à  l'incompréhensibilité  de 
l'essence  et  des  attributs  divins  {Et.,  I-VII).  Toute  cette  partie 
de  son  livre,  qui  est  une  réplique  aux  libertins,  n'a  pas  plus  de 
profondeur  que  de  charité.  L'apologiste  traite  son  sujet,  non 
pas  en  métaphysicien  ni  en  théologien,  mais  en  voyageur  qui 
fait  servir  continents,  montagnes,  mers,  pôles,  marées, 
fleuves,  etc.,  à  une  réfutation  des  encyclopédistes.  Il  détaille 
une  ample  provision  de  souvenirs  sans  contrôle  et  sans  plan, 
pour  prouver  que  la  terre  a  été  minutieusement  adaptée  à  son 
rôle  de  bienfaitrice  des  êtres  vivants,  et  que,  dans  cette  immense 
fabrique  de  la  planète,  il  n'y  a  masse,  contour,  trait  ni  cou- 
leur r{ui  ne  soit  un  chef-d'œuvre  de  bonté  autant  que  de 
décoration.  Le  polémiste  retourne  l'axiome  de  la  finalité  avec 
une  inépuisable  complaisance^  et  met,  à  imaginer  des  fins 
cachées,  une  telle  ingéniosité  de  conjectures,  qu'il  peut  sem- 
bler, suivant  le  point  de  vue,  être  le  Gessner  ou  le  Scarron  de 
la  nature,  tant  son  éloge  est  près  de  la  fadeur  ou  de  la  parodie. 
Il  fait  de  la  philosophie  en  lauréat  de  mathématiques  qui  entend 
détourner  au  profit  de  sa  thèse  l'incalculable  quantité  de  maté- 
riaux amassés,  dans  un  autre  but,  par  les  géomètres  et  les  natu- 
ralistes. Il  veut  sanctifier  les  sciences  expérimentales  pour 
(ju'elles  deviennent  les  auxiliaires  d'une  théodicée  sentimen- 
talisée. 

Bien  plus,  il  tente  de  démontrer,  dans  son  Elude  IX,  que 
géométrie,  mécanique,  physique,  chimie,  sont  fondées  sur  de 
croulantes  bases,  étant  aussi  loin  du  vrai  que  de  la  vertu.  Il 
conteste  la  gravitation,  immobilise  la  Terre,  aplatit  l'équateur, 
renfle  le  pôle,  fait  tourner  le  soleil  d'un  méridien  à  l'autre, 
explique  les  marées  par  la  fusion  des  glaces  polaires,  conteste 
les  théorèmes  de  l'égalité  entre  l'action  et  la  réaction,  entre 
l'angle  d'incidence  et  celui  de  réflexion,  etc.,  bref,  veut  ramener, 


308  ROUSSEAU  ET   B.   DE  SAINT-PIERRE 

non  plus  seulement  les  savants,  mais  la  science  elle-même  à  sa 
simplicité  primitive  avant  l'attentat  contre  l'arbre  d'Éden. 

Enfin  il  reconstruit,  lui  aussi,  après  avoir  détruit.  D'un 
examen  des  choses  entrepris  par  un  homme  qui  recueille  la 
sagesse  des  anciens  jours,  et  qui  n'emploie  équations,  balances, 
ni  lentilles,  il  extrait  des  lois  nouvelles,  point  mécaniques  ni 
physiologiques,  point  mesurables  ni  calculables,  mais  esthé- 
tiques, peut-on  dire.  Il  proclame  que,  par  une  combinaison  de 
rapports  qui  s'appellent  convenance,  ordre,  harmonie,  conso- 
nance, progression  et  contraste,  la  cause  première  règle  formes, 
couleurs  et  mouvements,  crée  tout,  entretient  tout,  fait  œuvre 
solide  et  artistique,  explicable  pour  le  contemplateur,  admirable 
pour  l'ignorant.  Et  il  le  prouve  par  une  application  de  ses  prin- 
cipes au  règne  végétal.  Condamnant  l'exemple  de  Linné  et 
de  Tournefort,  qui  ordonnent  les  plantes  par  la  considération 
de  leurs  organes  essentiels,  il  les  classe,  par  leurs  relations 
harmoniques  avec  les  éléments,  avec  elles-mêmes,  avec  les  ani- 
maux et  l'homme.  Puis,  satisfait  de  cette  épreuve,  et  dédai- 
gnant de  révolutionner  la  géométrie  et  la  chimie,  il  cherche  les 
lois  morales  de  la  nature.  Il  affirme  que  tous  nos  sens,  le  goût, 
l'odorat,  la  vue,  l'ouïe,  le  tact,  nous  donnent  un  incessant  témoi- 
gnage de  nos  misères,  parce  que,  à  la  limite  extrême  de  nos 
sensations,  au  dernier  terme  de  l'exaltation  par  les  saveurs, 
l'ivresse,  les  parfums,  la  musique,  etc.,  nous  touchons  à  l'infini, 
à  Dieu.  Quand  il  a  ainsi  spiritualisé  le  corps  et  avancé  que 
cette  voie  des  sens,  tant  suivie  par  les  encyclopédistes  pour 
conduire  au  matérialisme  et  à  l'athéisme,  mène  tout  droit  à 
l'Être  suprême,  il  étudie  l'âme  et  y  démêle  des  sentiments  qui 
tous  ont  un  caractère  divin  ou  nous  élèvent  à  la  Divinité,  à 
savoir  les  sentiments  de  l'innocence,  de  la  piété,  de  l'amour 
de  la  patrie,  de  l'admiration,  du  merveilleux,  du  mystère,  de 
l'ignorance,  de  la  mélancolie,  des  ruines,  de  la  solitude,  etc. 
Ses  définitions  posées,  il  essaie  à  son  tour,  par  un  procédé 
d'investigation  opposé  à  celui  des  sensualistes  et  de  son  maître, 
d'employer  sa  découverte  à  la  réforme  de  son  siècle.  Il  étudie 
d'abord  Dieu  {Et.  XII),  puis  descend  vers  la  société  {Et.  XIII), 
qu'il  ne  refait  point  en  constituant  les  droits  politiques  et  la 
souveraineté  du  citoyen,  mais  qu'il  rend  heureuse  à  sa  manière, 


BERNARDIN  UE  SAINT-PIERRE  309 

car  il  crée  des  conseils  de  consolation,  construit  des  hôpitaux, 
plante  des  arbres,  fonde  un  Elysée,  où  seront  enterrés  les 
propagateurs  des  végétaux  utiles  et  les  personnes  vertueuses, 
établissement  placé  sous  la  protection  du  peuple  et  pourvu  du 
droit  d'asile,  comme  les  temples  antiques  ou  les  églises  du 
moyen  âge.  Enfin,  de  la  société  il  passe  à  l'enfant  {El.  XIV),  et 
donne  un  plan  d'éducation  collective  et  nationale.  Il  bâtit  des 
Écoles  de  la  patrie,  vastes  monuments  en  amphithéâtre,  où 
l'instruction,  surtout  morale  et  affranchie  des  langues  mortes, 
est  donnée  par  les  meilleurs  pères,  sous  la  surveillance  des 
magistrats;  il  assigne,  à  lencontre  de  Rousseau,  le  premier 
rang  à  la  religion,  et  fait  le  plus  souvent  distribuer  le  savoir 
pendant  des  promenades,  suivant  la  manière  des  péripatéti- 
ciens.  Il  regrette  même  de  ne  pouvoir  élever  ensemble  les 
Emiles  et  les  Sophies,  les  filles  et  les  garçons. 

La  doctrine  nouvelle  est-elle  ainsi  épuisée?  Non,  certes, 
puisque  la  force  en  consiste  à  dévoiler  le  rare  et  le  caché  de 
fins  surnaturelles  sans  nombre.  Bernardin  de  Saint-Pierre  s'était 
tenu,  dans  ses  Études,  sous  Louis  XVI,  au  dogme  poétique 
de  la  Providence  et  à  un  christianisme  sentimental,  ami 
des  simples;  mais,  après  la  dispersion  du  clergé  et  l'instaura- 
tion du  culte  de  l'Être  suprême,  il  croit  l'heure  venue  pour 
apporter  à  la  nation  les  convictions  et  les  croyances  dont  elle 
manque.  Chargé,  d'ailleurs,  d'un  cours  de  morale  à  l'Ecole 
normale,  il  compose  ses  Harmonies,  où,  reprenant  la  matière 
des  Études  X  et  XI,  il  affirme  qu'  «  il  doit  résulter,  sans  doute, 
des  harmonies  de  la  nature,  une  religion  et  une  morale  plus 
solidement  établies  que  celles  qui  ne  s'appuient  que  sur  des 
livres  ».  Il  entasse  alors  une  monstrueuse  encyclopédie;  il 
s'efforce,  cette  fois,  de  refaire  chaque  science,  et,  analyses  de 
l'air,  marées,  tremblements  de  terre,  physiologie  des  végétaux 
et  de  l'homme,  hypothèses  sur  l'âme,  astrologie,  mythologie, 
il  môle  tout  pour  la  justification  d'ambitieux  a  priori.  Il 
décompose  le  monde  en  formes  symétriques  ou  contrastées  ; 
dévoile,  dans  les  éléments,  une  conscience  et  des  vertus;  lie  le 
soleil  et  la  lune  par  une  affection  fraternelle;  impose  des  devoirs 
à  l'humanité  d'après  la  même  loi  qui  régit  les  astres  et  les 
arbres,  et  donne,  en  quelque  sorte,  à  l'éthique  un   universel 


3tO  ROUSSEAU  ET  B.  DE  SAINT-PIERRE 

domaine,  puisqu'elle  se  confond  avec  l'ordre  physique  et  même, 
peut-on  dire,  avec  l'ordre  mécanique  et  sidéral. 

«  Paul  et  Virginie  ».  —  Bernardin  de  Saint-Pierre  prête 
trop  à  la  critique  par  cette  incompréhensible  élucubration.  Mais 
cette  utopie  de  l'état  de  nature  qui  n'avait  d'abord  suggéré  à  Rous- 
seau que  l'idée  grossière  de  l'animal  humain  désintéressé  de  la 
cité,  de  la  famille  et  de  la  réflexion,  puis  un  idéal  d'amants 
luttant  en  pleine  Suisse,  au  cœur  du  vieux  continent,  contre 
les  conventions  sociales,  il  la  réalise,  lui,  avec  un  milieu  appro- 
prié, loin  des  capitales  et  de  l'Europe,  dans  une  île  tropicale 
depuis  peu  découverte,  sans  attache  avec  le  passé.  Il  prend, 
pour  Saint-Preux  et  pour  Julie,  deux  jeunes  illettrés  qui  ne 
savent  que  leur  cœur,  et  il  les  pousse  l'un  vers  l'autre  et  vers 
le  bonheur  par  l'indéracinable  instinct  de  l'amour  et  du  foyer. 
Le  gracieux  couple  a  une  beauté  de  monde  naissant  et 
d'églogue  ;  il  respire  la  candeur,  l'ignorance  et  la  félicité  sur 
un  sol  spontanément  fécond,  sous  un  soleil  qui  porte  rarement 
à  l'action  et  tourne  la  fatigue  de  jienser  en  mollesse  de  rêve. 
Mais  quoi!  La  théorie  n'est  pas  aussi  indulgente  que  ce  ciel 
africain,  et  à  peine  permet-elle  à  nos  deux  héros  de  parvenir 
à  l'adolescence.  Le  romancier  veut  montrer  la  haute  vertu  des 
mœurs  archaïques  antérieures  à  toute  civilisation,  et  il  fait 
mourir  Virginie  du  scrupule  le  plus  conventionnel,  mondain 
et  rafflné  ;  il  tue  la  vierge  avec  bien  plus  d'inconséquence  que 
Rousseau  la  femme  de  Wolmar,  car  la  créole  est  pure,  et  son 
âge,  ses  désirs,  ses  devoirs,  son  fiancé,  l'île  entière,  tout 
conspire  pour  la  sauver  :  c'est  qu'il  reproduit,  dans  son  petit 
roman,  le  dénouement  de  la  Nouvelle  Héloïse.  D'autre  part, 
ne  pouvant  pas  prêter  à  un  de  ses  personnages  si  simples  les 
considérations  élevées  que  Julie  développe  comme  son  testa- 
ment philosophique,  il  les  met  dans  la  bouche  d'un  vieillard 
d'Occident,  solitaire  et  un  peu  misanthrope,  et  il  conclut  sa 
courte  vision  d'âge  d'or  par  des  morts  prématurées.  Il  prête  à 
l'existence  primordiale  et  idyllique  la  même  signification  cha- 
grine qu'a  la  civilisée;  il  la  trouble  par  la  fragilité  de  joies 
subtiles  et  par  l'impossibilité  de  parvenir  à  l'union  conjugale  ;  il 
se  hâte  de  séparer  les  amants  avant  le  mariage,  sous  prétexte 
qu'une  immatérielle  réunion   d'outre-tombe  les  sauvera  seule 


BERNARDIN  DE  SAINT-PIERRE  311 

de  la  «louleur  et  même  de  leurs  propres  défaillances.  A  une 
société  que  tiennent  le  souci  du  plaisir  et  l'insouciance  de  l'àme, 
il  vient  déclarer,  quoique  théoricien  de  l'optimisme,  qu'il  n'est 
rien  de  digne  d'être  vécu,  excepté  la  vie  hors  des  sens,  rien  de 
stable  et  d'éternel  sur  la  terre,  même  brute,  que  la  souffrance. 

Mais,  s'il  tient  d'un  autre  sa  fondamentale  chimère  et  le 
dénouement  mélancolique  par  où  se  clôt  son  petit  conte,  il 
reste  original  dans  la  conception  et  la  pratique  du  pittoresque. 
11  a  voyagé  plus  que  Rousseau,  vu  plus  de  pays  contrastés,  plus 
de  soleils  différents  de  prestige  et  de  lumière  décoratrice. 
Aussi  a-t-il,  à  mon  avis,  un  sens  plus  exquis,  plus  érudit  de  la 
beauté  des  choses.  Plusieurs  de  ses  paysages  de  Russie,  du 
Cap,  de  l'Ile  de  France,  de  l'Ascension,  sont  d'un  genre  entiè- 
rement nouveau.  Dès  1763,  et  pendant  les  années  mêmes  où 
son  maître  en  était  encore  à  ne  voir  autour  de  soi,  à  la  manière 
du  Poussin,  que  les  grands  traits  d'architecture  du  sol  et  les 
masses  de  végétation,  il  dégage  la  physionomie  de  chaque 
tableau  ;  il  substitue  aux  scènes  étendues  et  compliquées  de  l'art 
classique  les  petites  vues  circonscrites,  et  il  en  renforce  l'expres- 
sion grâce  à  d'habiles  procédés  d'idéalisation  qui  ne  déforment 
pas  le  réel  par  la  superposition  de  l'idée.  De  plus,  il  découvre 
l'exotisme;  il  rehausse  et  simplifie  le  beau  de  la  nature  euro- 
péenne par  son  entente  du  beau  tropical;  il  peint  les  charmes 
du  globe  dans  plusieurs  climats,  et  initie  les  Français  à  la 
poésie  dont  ils  sont  entourés  par  la  révélation  de  celle  qui 
abonde  loin  d'eux.  11  ouvre  un  nouveau  monde,  une  partie 
inexplorée  de  la  planète  à  l'imagination  et  à  l'art  des  roman- 
ciers et  de»  voyageurs.  Enfin,  en  véritable  créateur,  il  apporte 
la  justification  de  sa  pratique.  Son  Étude  X  ne  contient  guère 
que  des  erreurs  scientifiques,  mais  quels  aperçus  féconds  pour 
les  chefsHl'a'uvre  de  la  plume  et  du  pinceau!  11  a  entrevu  le 
premier  l'importance  du  pittoresque,  et  il  en  a  formulé  quelques 
lois  pour  les  littérateurs  et  les  peintres.  Si  Rousseau  a,  pour 
ainsi  dire,  retrouvé  le  sentiment  de  la  nature.  Bernardin  de  Saint- 
Pierre  a  été  le  législateur  de  l'art  descriptif  ;  il  a  fait  la  théorie  de 
ce  qui  n'était  qu'intuition  de  génie  et  d'ûme  chez  son  maître. 

Conclusion  sur  le  maître  et  le  disciple.  —  C'est  par 
où  se  ressemblent  le  plus  ces  deux  écrivains  qui  ont,  d'ail- 


/ 


342  ROUSSEAU  ET   B.   DE  SAINT-PIERRE 

leurs,  tant  de  points  d'affinité.  Adversaires  du  dogme  biblique 
de  la  chute,  que  la  plupart  de  leurs  contemporains,  même 
sceptiques,  acceptaient,  ils  condamnent  la  culture  incessante 
par  les  sciences  et  les  arts,  qui  est  la  grande  inspiration  des 
encyclopédistes,  et  croient  que  la  société  est  une  déformation 
de  la  nature;  [ils  cherchent  également,  dans  la  peinture  d'un 
passé  imaginaire,  à  la  fois  paradis  et  barbarie,  le  salut  pour 
l'homme  et  les  corps  sociaux.  Mais  l'un,  vigoureux  penseur, 
refait  l'enfant  au  moyen  des  sens  et  de  la  raison,  faculté  la 
plus  virile,  à  laquelle  il  commande  de  trouver  l'idée  du  bien, 
et  de  couronner  son  œuvre  par  la  détermination  de  Dieu; 
l'autre,  rêveur  et  un  peu  féminin,  développe,  dans  ses  disciples, 
le  sentiment  seul,  les  élève  d'abord  à  l'être  inaccessible  pour 
s'arrêter  ensuite  à  la  créature,  et  réduit  la  connaissance  à  tout 
le  fatras  des  intuitions  personnelles,  à  quelque  chose  de  bien 
moins  acceptable  que  les  hypothèses  des  Ioniens  sur  le  réel. 
L'enfant  est-il  devenu  homme,  Rousseau  le  fait  entrer  dans 
une  organisation  politique  où  le  citoyen  a  les  droits  du  premier 
humain,  sorti  des  mains  de  Dieu,  et  ne  reconnaît  d'autre  auto- 
rité que  sa  volonté  d'accord  avec  celle  de  tous  ;  Bernardin  de  Saint- 
Pierre,  au  contraire,  pacifie  villes  et  royaumes  avec  le  précepte 
évangélique  de  l'amour  mutuel,  et  aboutit  à  un  socialisme 
humanitaire  qui  ouvre  la  France  aux  indigents  cosmopolites,  et 
transforme  Paris  en  caravansérail  des  deux  mondes. 

Ils  forment  ainsi  une  école,  la  plus  unie  de  leur  temps,  la 
plus  influente  sur  le  nôtre.  Le  maître  nous  domine  encore  par 
son  Emile  et  par  son  Contrat  social.  S'il  a  marqué  sa  théodicée 
d'une  empreinte  trop  particulière,  sa  prétention  de  connaître 
l'inconnaissable  a  trouvé  un  correctif  dans  la  sentimentalité  du 
disciple,  qui  a  fait,  avec  son  Etude  XII,  comme  un  pendant  à 
la  profession  de  foi  du  vicaire  savoyard,  et  nous  a  enseigné  le 
moyen  de  nous  hausser  au  divin,  sans  syllogismes,  théorèmes 
ni  formules,  par  les  seules  aspirations  de  la  mélancolie  et  de  la 
rêverie,  c'est-à-dire  par  tout  ce  qui  alimente  la  croyance  de 
notre  époque.  Ensemble  aussi,  après  avoir  déchiffré  le  sceau 
du  créateur  sur  l'œuvre  des  sept  jours,  ils  ont  ambitionné  de 
mettre,  dans  leur  littérature,  le  reflet  des  splendeurs  de  l'uni- 
vers entier.  Rousseau  a  frayé  la  voie  en  peignant  les  vastes 


BERNAIIDIN  DE  SAINT-PIERRE  313 

paysages  Je  Suisse  et  frappant  ses  contemporains  par  la  magie 
de  quelques  grandioses  aspects  de  la  terre;  mais,  le  public  une 
fois  conquis,  c'est  Bernardin  de  Saint-Pierre  qui  a  fixé  l'art  si 
subtil  de  chorcber,  on  quebjue  sorte,  la  psychologie  des  choses 
sous  la  multitude  do  leurs  manières  d'être,  d'imaginer  en  elles 
la  véhémence  et  la  qualité  de  nos  passions,  et  de  renforcer  la 
voix  si  frêle  de  notre  âme  par  la  sympathie  et  le  concert  sup- 
posés des  âmes  inférieures  du  (irand-ïout.  C'est  pourquoi, 
ayant  agrandi  leur  conscience  jusqu'à  être  le  miroir  et  l'écho 
de  r'Incompréhensible  et  de  l'Infini;  habitués,  du  reste,  par 
une  longue  lutte  contre  la  pauvreté  et  l'adversité,  à  une  ten- 
sion extraordinaire  de  leur  énergie,  et  sujets  à  des  troubles 
d'esprit  ou  d'orgueil,  tous  deux,  si  contents  de  la  Providence, 
si  convaincus  que  la  terre  ne  peut  être  qu'une  vallée  de 
joie,  ont  été  mécontents  d'eux-mêmes  et  des  hommes.  Ou 
plutôt  ils  onî  demandé  à  la  nature  la  paix  du  silence,  le  ras- 
sérénement  de  la  subordination  à  des  lois  nécessaires,  parce 
qu'ils  n'ont  trouvé,  dans  le  monde,  que  désenchantement  pour 
leurs  rêves,  discordance  avec  leurs  désirs  démesurés,  rapetis- 
sement et  humiliation  de  leur  personnalité,  empiétement 
continuel  des  difformités  du  réel  sur  la  rectitude  de  l'idéal. 
Trop  passionnés  et  sensitifs,  ils  finirent,  après  avoir  simplifié 
ou  supprimé  la  connaissance,  par  la  glorification  du  non-étre. 
Ils  ont  peint  l'au-delà  d'une  manière  troublante,  sans  avoir 
les  assurances  de  la  foi.  Ils  ont  surtout  cherché  la  poésie 
autour  de  ce  qui  tombe  ou  attriste.  Ils  sont  devenus  les  repré 
sentants  d'un  âge  qui  passait  do  l'orgie  des  sens  à  la  lassitude 
d'être,  et  qui  fut  bouleversé  par  la  Révolution,  que  l'un  avait 
pressentie  et  annoncée,  que  l'autre  traversa.  Ils  ont  été  les 
seuls  précurseurs  du  romantisme,  les  vrais  préparateurs  de  notre 
époque.  Us  ont  légué  à  Chateaubriand  ce  que  celui-ci  sut 
exploiter  avec  une  plus  prestigieuse  pensée  de  pessimiste  et  de 
désespéré,  tout  ce  qui  devait  être  le  poison  et  l'ivresse,  l'or  et 
les  scories  du  drame  et  des  romans  de  nos  jours  :  le  sentiment 
religieux,  qui  se  confondra  avec  celui  des  arts,  sincm  avec  le 
rêve,  après  le  Génie  du  christianisme  ;  le  sentiment  de  la  nature 
avec  l'exotisme,  auxquels  le  grand  disciple  n'ajoutera  que  de 
raffinement  littéraire  par  ses  peintures  de  sauvages;  enfin  le 


s-    I 


314  ROUSSEAU  ET  B.   DE  SAINT-PIERRE 

sentiment  du  moi,  avec  ses  enthousiasmes,  ses  dépressions  et 
ses  désolations,  sa  convoitise  de  tout  et  sa  satisfaction  de  rien, 
tel  qu'il  éclate  dans  René.  Ils  furent  les  premiers  atteints  de  ce 
qu'on  a  appelé  le  mal  du  siècle,  et  ils  nous  l'ont  rendu  cher. 
Ennemis  de  la  civilisation,  ils  ont  embelli  ce  que  la  civilisation 
a  de  plus  morbide  et  décourageant.  Peut-être  conviendrait-il 
que  cette  dernière  partie  de  leur  héritage  fût  caduque;  que 
l'homme  et  les  lettres  prissent  un  moyen  terme  entre  la 
recherche  de  l'âge  d'or  et  celle  du  progrès  indéfini  ;  et  que, 
sans  se  désintéresser  du  passé  et  de  l'avenir,  ils  reconnus- 
sent quelque  importance  au  présent,  puisque  le  seul  moyen 
et  même  la  seule  raison  qu'on  ait  encore  trouvés  de  vivre, 
sont  d'aimer  et  de  poétiser  la  vie. 

BIBLIOGRAPHIE 


J.-J.  Rou!!$sea.u.  —  Œuvres   complètes,   publiées  par   Du  Peyrou, 

Genève,  i  782-90  ;  Œuvres  inédiles  de  J.-J.  Rousseau,  suivies  d'un  Supplément 
à  rhistoire  de  sa  vie  et  de  ses  ouvrages,  par  V.-D.  Musset-Pathay,  Paris, 
1825.  —  Histoire  de  la  vie  et  des  ouvrages  de  J.-J.  Rousseau,  par  Musset 
Pathay,  Paris,  1827.  —2"  édition  de  VHistoire  de  J.-J.  Rousseau,  augmentée 
de  lettres  inédites  de  M"^e  d'Houdetot,  Paris,  1832.  —  Planches  lithogra- 
phiées  pour  servir  à  l'intelligence  des  Lettres  élémentaires  sur  la  botanique, 
par  P.  Oudard.  —  Vie  de  Rousseau,  par  Brokerhoff,  1863.  —  Vie  de 
Rousseau,  par  John  Morley,  1873.  —  J.-J.  Rousseau,  ses  amis  et  ses 
ennemis,  correspondance  publiée  par  Streckeinsen-Moultou,  Paris,  1865. 

—  J.-J.  Rousseau  et  ses  œuvres.  Biographie  et  fragments,  Anonyme,  1878.  — 
J.-J.  Rousseau,  Fragments  inédits,  par  Jansen,  Paris,  1882.  —  Relation  de 
la  maladie  qui  a  tourmenté  la  vie  et  déterminé  la  mort  de  J.-J.  Rousseau,  par 
le  D"^  Desruelles,  Paris,  1846.  —  Explication  de  la  maladie  de  J.-J.  Rous- 
seau, par  le  B'^  A.ug.  Mercier,  Paris,  1859.  —  La  vérité  sur  la  mort  de 
J.-J.  Rousseau,  par  Ach.  Chereau,  1866.  —  Étude  sur  l'état  mental  de  Rous- 
seau et  sa  mort  à  Ermenonville,  par  Alf.  Bougeault,  Paris,  1883.  —  La 
folie  de  J.-J.  Rousseau,  par  Châtelain,  Paris,  1890.  —  Rousseau  et  les  Gene- 
vois, par  J.-P.  Gaberel,  1858.  —  Sainte-Beuve,  Causeries,  t.  II,  111,  XV; 
Nouveaux  lundis,  t.  IX.  —  J.-J.  Rousseau  apologiste  de  la  religion  chrétienne, 
par  Martin  du  Theil,  18il.  —  Voltaire  et  fiousscrtu,  par  Lord Brougham, 
1845.  —  Kramer,  A. -H.  Franche,  J.-J.  Rousseau,  H.  Pestalozzi,  Halle,  1854. 

—  Essai  sur  les  œuvres  de  J.-J.  Rousseau,  par  Estienne,  1878.  —  Nouvelle 
réfutation  de  r Emile  de  J.-J.  Rousseau,  par  l'abbé  Carmagnole,  1860.  — 
Histoire  de  la  littérature  française,  par  Nisard,  Paris,  1844-61,  chapitre 
Rousseau.  —  J.-J.  Rousseau,  son  Contrat  social  et  le  vrai  contrat  social,  par 
Lamartine,  1866.  —  Tableau  de  la  littérature  au  XVHI"  siècle,  par  Ville- 
main,  Paris,  1868,  t.  II.  —  J.-J.  Rousseau  et  le  siècle  philosophe,  par 
L.  Moreau,  1870.  — Examen  a'itique  du  Contrat  social,  par  Ant.  Francou, 
1873.  —  J.  J.  Rousseau  et  V éducation,  par  A.  Grotz,  1874.  —  J.-J.  Rousseau, 
sa  vie  et  ses  œwires,  par  Saint- Marc  Girardin,  1875.  —  Desnoireterres, 


BIBLIOGRAPHIE  315 

Voltaire  et  la  société  au  A'V/f/*  siècle,  Paris,  187i-7G.  —  J.-J.  Rousseau, 
sa  vie  et  ses  œuvres,  par  A.  Meylan,  1878.  —  Calvin  et  Rousseau,  pui- 
J.  Gaberel,  1878.  —  Origine  des  idées  politiques  de  Rousseau,  par  Jules 
Vuy,  1878.  —  Histoire  de  la  littérature  française  au  AT///»  siècle,  par 
A.  Vinet,  Paris,  1881,  t.  II,  chap.  Rousseau.  —  Histoire  de  la  littérature 
française,  par  E.  Géruzez,  Paris,  1882,  t.  II,  chap.  Rousseau.  —  Classiques 
et  romantiques,  par  F.  Brunetière,  Paris,  1887,  t.  III.  —  Dix-huitième 
siècle,  par  E.  Faguet,  Paris,  1890,  chap.  J.-J.  Rousseau.  —  Supplément 
aux  études  littéraires  de  M.  G.  Merlet,  par  Eug.  Lintilhac,  Paris,  1892, 
pp.  87-199.  —  Précis  historique  et  critique  de  la  littérature  française,  par 
Eug.  Lintilhac,  Paris,  1894,  2'"  partie.  —  De  J.-J.  Russxo  utntm  misopolis 
ftierit  an  philopolis,  par  J.  Izoulet,  Paris,  1895.  —  Le  socialisme  du 
XVIII-  siècle,  par  André  Lichtenberger,  Paris,  189.3.  —  J.-J.  Rousseau  et 
les  origines  du  cosmopolitisme  littéraire,  par  J.  Texte,  Paris,  1895.  —  Trois 
ouvrages  de  M.  Eugène  Ritter  sont  à  consulter  particulièrement  sur  la 
biographie  de  Rousseau  :  La  famille  de  J.-J.  Rousseau,  1878;  Nouvelles  recher- 
ches sur  les  Confessions,  1880;  La  jeunesse  de  J.-J.  Rousseau,  1896. 

Bei'uartlln  de  Salnt-Plerre.  —  Œuvres  complètes  mises  en  ordre 
et  précédées  de  la  vie  de  l'auteur  par  Louis-Aimé  Martin,  Paris,  1818. 
—  Correspondance  de  B.  de  Saint-Pierre,  publiée  par  L.-A.  Martin,  Paris, 
1826.  —  Vie  de  B.  de  Saint-Pierre,  par  Ant.  Fleury,  1844.  —  Étude  sur 
la  vie  privée  de  B.  de  Saint-Pierre,  par  Ed.  Meaume,  1856.  —  D.  Nisard, 
op.  cit.  —  Villemain,  op.  cit.  —  E.  Géruzez,  op.  cit.,  t.  II.  —  B.  de  Saint- 
Pierre,  par  Arvède  Barine,  Paris,  1891.  —  Étude  sur  lu  vie  et  les  œuvres 
de  B.  de  Sainl-Pierrc,  par  Fernand  Maury,  Paris,  1892.  —  Brunetière, 
Les  amies  de  B.  de  Saint-Pierre  (Revue  des  Deux  Mondes,  1892).  —  Précis 
historique  et  critique  de  la  littérature  française,  par  Eug.  Lintilhac.  Paris, 
1894. 


CHAPITRE  Vil 
DIDEROT    ET    LES    ENCYCLOPÉDISTES 


/.  —  L'Encyclopédie. 

L'entreprise  et  les  éditeurs.  —  «  l^' Encyclopédie,  dit 
fort  justement  Nisard,  n'est  pas  un  livre,  c'est  un  acte.  »  Ce 
fut  d'abord  une  affaire  de  commerce,  la  plus  importante  qu'on 
eût  encore  vue  en  son  g-enre.  Le  capital  engagé  finit  par  dépasser 
un  million  et  le  bénéfice  par  monter  à  près  de  300  pour  100*. 
Elle  aurait  infailliblement  succombé  sans  cette  sauvegarde. 
L'intérêt  d'argent  assura  le  triomphe  de  l'idée. 

En  1743  un  Anglais  et  un  Allemand,  Mills  et  Sellius,  s'étaient 
offerts  à  l'un  des  principaux  libraires  de  Paris,  Le  Breton,  pour 
traduire  en  français  V Encyclopédie  des  sciences  et  des  arts, 
publiée  à  Londres  en  1727  par  Ephraïm  Chambers  et  parvenue 
à  sa  cinquième  édition.  Depuis  un  demi-siècle  la  mode  était,  en 
France,  aux  gros  dictionnaires  de  vulgarisation  ;  il  en  manquait 
un  pour  les  sciences,  et  rien  ne  pouvait  mieux  recommander  chez 
nous  un  pareil  livre  que  d'avoir  réussi  au  pays  de  Locke  et  de 
Newton.  Le  Breton  prit  un  privilège  en  174S,  ouvrit  une  souscrip- 
tion. Au  moment  d'imprimer  des  difficultés  survinrent  :  Sellius 
mourut,  Mills  et  Le  Breton  s'accusèrent  mutuellement  de  mau- 

1.  Par  M.  Lucien  Brunel,  docteur  es  lettres,  professeur  au  lycée  Henri  IV. 

2.  Luneau  de  Boisjermain  évalue  en  mi  la  dépense  totale  à  1  187  201  livres 
11  sols,  et  les  bénéfices  à  3  175  064  livres  9  sols. 


L'ENCYCLOPÉDIE  317 

vaise  foi  dans  l'exécution  du  traité  ;  de  là  voies  de  fait,  procès, 
enfin  révocation  du  privilège.  Rebuté,  Mills  retourna  en  Angle- 
terre; mais  le^manuscrit,  formant  la  matière  de  cinq  volumes 
in-folio,  n'stait  aux  mains  du  libraire;  il  s'agissait  d'en  tirer 
parti.  Le  Breton  eut  recours  à  l'abbé  Gua  de  Malves,  habile 
géomètre,  qui  possédait  de  la  langue  anglaise  une  connaissance 
éprouvée'.  Homme  d'initiative,  l'abbé  se  proposa  non  de  tra- 
duire l'œuvre  de  Chambers,  mais  de  la  renouveler,  et  c'est 
avec  lui  que  V Encyclopédie  française  commença  d'élargir  son 
cadre.  Il  «  entreprit,  dit  Condorcet,  de  réunir  dans  un  dépôt 
commun  tout  ce  qui  formait  alors  l'ensemble  de  nos  connais- 
sances ».  Il  fit  part  de  ses  intentions  à  plusieurs  hommes  dis- 
tingués dans  les  lettres  et  dans  les  sciences,  et  rechercha  leur 
concours  :  dans  le  nombre  étaient  Diderot  et  D'Alembert.  Mais 
il  manquait  à  l'abbé,  il  lui  manqua  toute  sa  vie,  les  qualités 
pratiques  '.  En  conflit  aigu  et  permanent  avec  Le  Breton,  ce 
fut  lui  qui  faussa  compagnie  au  libraire.  Celui-ci,  de  son  côté, 
ne  paraît  pas  avoir  reculé  devant  les  vastes  projets.  La  preuve, 
c'est  qu'aussitôt  après  la  retraite  de  l'abbé,  il  conclut  avec 
trois  de  ses  confrères  une  association  qui  lui  permit  d'aller  de 
l'avant.  Le  21  janvier  1746,  il  prit  un  nouveau  privilège  auquel 
participèrent  pour  moitié  Briasson,  Durand  et  David. 

Tout  se  passait  sous  le  contrôle,  par  suite  sous  la  protection 
de  l'autorité  publique.  Le  choix  du  nouvel  éditeur,  Diderot,  fut 
arrêté  de  concert  avec  le  pieux  chancelier  Daguesseau  '.  Diderot 
avait  trente-trois  ans  et,  comme  philosophe,  cherchait  sa  voie. 
Il  était  en  quête  d'un  gagne-pain  et  se  sentait  de  taille  à  fournir 
sans  défaillance  une  tâche  prolongée,  si  ingrate  qu'elle  fût. 
Jusqu'alors  il  n'en  avait  guère  fait  d'autres  :  en  1743  la  traduc- 
tion de  Y  Histoire  de  In  Grèce  par  Temple  Stanyan  (3  vol.  in-12)  ; 
en  1745  celle  de  Y  Essai  sur  le  mérite  et  la  vertu,  de  Shaftesbury, 
avec  un  commentaire  qui  était  son  premier  travail  original;  et 
tout  récemment,  encore  une  traduction,  en  six  in-folio,  le  Dic- 
tionnaire universel  de  médecine  de  James.  Diderot  fut  heureux 

1.  A  peu  de  temps  de  là,  deux  ouvrages  anglais  traduits  par  lui  furent  accueillis 
avec  beaucoup  de  faveur  :  en  1749,  les  Voyages  de  l'amiral  Anson,  et  en  1730 
les  célèbres  Dialogues  d'Hglas  et  de  Philonoils,  ymr  Berkeley. 

2.  Voir  le  iwrlrait  que  fait  de  lui  Diderot  dans  le  Salon  de  1767  (xi,  125). 

3.  Voir  ci-dessus,  p.  53. 


318  DIDEROT  ET  LES  ENCYCLOPEDISTES 

de  toucher  douze  cents  livres  par  an,  sans  prévoir  qu'il  se 
mettait  à  la  peine  pour  un  quart  de  siècle  :  «  Le  hasard  et  plus 
encore  les  besoins  de  la  vie  disposent  de  nous,  dfra-t-il  un  jour 
avec  amertume  :  qui  le  sait  mieux  que  moi?  »  D'humeur  liante, 
aisément  cordiale,  c'était  le  temps  où  il  dînait  chaque  semaine 
au  Panier  fleuri  avec  Rousseau,  Condillac,  Mably  et  d'autres. 
Nul  mieux  que  lui  n'était  en  état  de  recruter  des  collaborateurs, 
et  de  les  enflammer.  C'est  ainsi  que  Rousseau,  dès  la  première 
heure,  s'engagea  pour  les  articles  de  musique,  et  servit  VEncy- 
clopédie  pendant  dix  ans  avec  un  vrai^zèle./. 

Le  nom  de  Diderot  paraissait  biennm  peu  chétif  pour  recom- 
mander une  entreprise  qui  ne  pouvait  marcher  sans  crédit. 
C'est  ce  qui  lui  fit  adjoindre  D'Alembert  comme  collègue. 
D'Alembert  ne  se  chargeait  en  apparence  que  de  «  mettre  en 
ordre  la  partie  mathématique  »;  en  fait  sa  direction  s'étendit, 
comme  celle  de  Diderot,  à  l'ouvrage  entier. 

Diderot  avait  des  connaissances  plus  variées,  la  fougue, 
l'imagination;  mais  ni  ses  idées  ni  sa  conduite  n'étaient  réglées. 
Il  ne  tarda  pas  à  commettre  des  écarts  très  dommageables  pour 
les  intérêts  dont  il  avait  la  charge.  Pour  battre  monnaie,  pro- 
curer cinquante  louis  à  sa  maîtresse,  il  bâclait  les  Pensées  phi- 
losopluqïies,  que  le  Parlement  condamnait  au  feu,  ou  ce  mal- 
propre roman  des  Bijoux  indiscrets.  Bientôt  surveillé  par  la 
police  à  cause  de  ses  hardiesses  philosophiques  et  de  son  intem- 
pérance de  langage,  il  était  de  ceux  que  le  gouvernement  se 
réservait  de  frapper  pour  l'exemple.  En  juillet  1749,  il  fut 
incarcéré  à  Vincennes  à  l'occasion  de  sa  Lettre  sur  les  aveugles. 
Il  allait  grand  train.  Dans  les  Pensées  philosophiques,  il  parlait 
encore  vaguement  de  Dieu  ;  dans  la  Lettre  sur  les  aveugles, 
l'athéisme  était,  sinon  professé,  du  moins  suggéré  par  une  argu- 
mentation insidieuse.  Certains  motifs  d'ordre  privé  pouvaient 
bien  avoir  été  pour  quelque  clwse  dans  son  emprisonnement'; 

1.  Dans  les  premières  lignes  de  la  Lettre  sur  les  aveugles,  Diderot  parlait  de 
l'expérience  faite  par  Réaumur  sur  un  aveugle-né,  dont  il  avait  levé  le  premier 
appareil,  non  devant  des  philosophes  en  état  de  contrôler  les  résultats  do  l'opé- 
ration, mais  «  devant  quelques  yeux  sans  conséquence  ».  L'allusion  s'appliquait 
à  une  dame  Dupré  de  Saint-Maur.  ■«  Elle  trouva  la  phrase  injurieuse  pour  ses 
yeux  et  pour  ses  connaissances "anatomiques;  elle  avait  une  grande  prétention 
de  science.  Elle  paraissait  aimable  à  M.  [le  comtt]  d'Argenson  ;  elle  l'irrita,  et 
quelques  jours  après,  le  24  juillet  1749,  un  commissaire...  vint  à  neuf  heures 


HIST.    DELA  LANGUE  &  DK  LA    LIT  T.   FR 


T     VI,  CH.  VU 


^.  .-*ny- 


AnmnJ  i'olin  .<,  C*.  KJi-.curs.  P.in 


PORTRAIT  DE   DIDEROT 

GRAVÉ  PAR  AUG.   DE  S'-AU31N    D'APFLS  .1.   B.  CREUZE 
Bibl.  Nat.,  Cabinet  des  EsiamiK-?.  N  ; 


L BNCYCLOPEniE  3i9 

mais  ia  perquisition  pratiquée  dans  ses  papiers  donne  à  croire 
que  le  vrai  grief  était  d'ordre  philosophique,  et  le  but,  d'arrêter, 
comme  l'affirme  le  marquis  d'Ai^'onson,  une  «  licence  devenue 
trop  grande  ».  Pour  V Encyclopédie,  dont  le  premier  volume  était 
prêt  à  paraître  et  annoncé  depuis  six  mois,  cet  acte  de  rigueur  , 
pouvait  être  de  grave  conséquence,  donner  crédit  aux  bruits 
courants  sur  les  visées  antireligieuses  du  nouveau  dictionnaire. 
Les  libraires  sollicitèrent  la  mise  en  liberté  de  Diderot,  allé- 
guant leur  «  embarras  ruineux  »  et  la  nécessité  pour  le  gouver- 
nement de  «  s'intéresser  à  l'entreprise  la  plus  belle  et  la  plus 
utile  qui  eût  jamais  été  faite  dans  la  librairie  ».  Ils  furent 
écoutés,  et  le  prisonnier  relâché  au  bout  de  trois  mois.  / 

D'Alembert  était,  au  contraire,  d'une  tenue  parfaite.  Tout 
chez  lui  commandait  l'admiration  et  le  respect.  «  Ce  fut  en 
qualité  de  prodige  qu'il  parut  dans  le  monde  »,  dit  M"'^  du  Def- 
fant.  Le  malheur  de  sa  naissance',  la  modestie  de  sa  condition  % 
son  attachement  filial  à  la  pauvre  vitrière,  sa  mère  d'adoption, 
le  génie  qu'il  avait  montré  dès  l'âge  de  vingt-six  ans  par  la 
découverte  des  principes  delà  dynamique,  et  la  gloire  qu'il  avait 
répandue  sur  la  science  française  en  dépassant  les  bornes  où 
s'était  arrêté  Newton,  tout,  en  un  mot,  son  caractère  et  ses 
talents  étaient  d'un  vrai  grand  homme.  En  1746  il  remportait  à 
l'Académie  de  Berlin,  par  son  Mémoire  sui'  la  cause  générale  des 
vents,  un  prix  qui  faisait  de  lui  le  protégé  du  roi  de  Prusse. 
Enfin,  en  1749,  il  résolvait  le  problème  de  la  précession  des 
équinoxes.  «  De  V Encyclopédie  ange  conservateur  »,  son  nom 
était  pour  elle  un  honneur  et  une  défense.  La  science  n'y  pouvait 
être  placée  sous  une  autorité  plus  imposante.  Aussi  D'Alembert 
sera-t-il  toujours,  au  milieu  des  épreuves  infligées  à  VEncyclo- 

ilu  matin  chez  mon  père,  et  après  une  visite  exacte  de  son  cabinet  et  de  ses 
|>apiers,  le  commissaire  tira  de  sa  poche  un  ordre  de  l'arrêter  et  de  le  conduire 
à  Vincennes.  •  Mémoires  de  M"'  de  Vandeal  sur  Diderot. 

1.  Nul  n'ignorait  qu'il  était  le  fils  de  M"*  de  Tencin,  qu'il  avait  été  trouvé  sur 
les  marches  de  l'église  Saint-Jean-le-Rond  (d'où  son  nom,  Jean-Baptiste  Lerond), 
et  que,  recueilli  par  la  charité  publique  quelques  heures  après  sa  naissance 
(17  novembre  IT17),  il  avait  dû  à  la  sollicitude  discrète  de  son  père,  le  chevalier 
Destouches,  général  d'arlillerie,  une  instruction  distinguée. 

2.  Son  unique  revenu  jusqu'en  1754  consista  dans  les  1200  livres  que  lui  avait 
assurées  son  père.  A  cette  date  il  reçut  du  roi  de  Prusse  une  pension  de  même 
valeur.  De  l'iô  à  1758,  l'Encyclopédie  lui  rapporta  10  300  livres,  tant  pour  ses 
honoraires  (500  livres  par  volume),  que  sous  forme  de  gratification.  —  Voir 
Diderot,  Lett.  à  M"'  Volland,  H  oct.  17:i9(xviu,  iO  0). 


320  DIDEROT   ET  LES  ENCYCLOPEDISTES 

pédie,  traiié  avec  des  égards  auxquels  Diderot  ne  saurait  pré- 
tendre. Il  entre  à  l'Académie  française  en  4754.  Il  a  même 
part  «  aux  faveurs  de  Sa  Majesté  »,  et  reçoit  en  1756,  grâce 
au  comte  d'Argenson,  une  pension  de  1200  livres  sur  le  trésor 
royal  :  «  il  n'a  jamais  eu  d'affaires  ».  On  sait  qu'il  est  frondeur 
et  «  impie  »,  comme  dit  Louis  XV.  Mais  jusqu'à  l'article 
Genève,  en  1757,  il  n'a  rien  écrit  dont  on  puisse  arguer  contre 
lui  ni  contre  Y  Encyclopédie.  Il  obtient  môme  que  ses  détracteurs 
soient  réprimandés  et  punis,  et  Fréron  exaspéré  laisse  un  jour 
échapper  le  cri  du  cœur  :  «  Le  D'Alembert  est  plus  coquin  que 
les  autres  parce  qu'il  est  plus  adroit  '  ». 

Mais,  en  règle  pour  la  forme,  il  se  retranche  dans  son  droit 
avec  une  fierté  têtue.  C'est  Diderot,  c'est  le  philosophe  débridé 
qui  se  prête  aux  transactions  inévitables.  Pour  D'Alembert, 
plier  sous  l'orage,  c'est  trahir  la  philosophie  elle-même  :  Sint  ut 
siuît,  aut  non  sint.  Aussi  verrons-nous  1'  «  ange  conservateur  » 
de  Y  Encyclopédie  sur  le  point  de  la  perdre. 

Le  Prospectus  et  le  Discours  préliminaire.  —  Le 
Prospectus  et  le  Discours  prélimiiiaire  contiennent  les  déclara- 
tions faites  par  les  éditeurs  avec  l'agrément  du  magistrat,  et 
par  là  constituent  une  sorte  de  contrat  entre  eux  et  le  gouver- 
nement. Le  Prospectus  est  de  Diderot.  Il  parut  à  l'ouverture  de 
la  souscription,  en  octobre  1750  :  c'est  plutôt  une  annonce  qu'un 
manifeste".  Le  Discours  préliminaire,  en  tête  du  premier  volume, 
est  un  véritable  exposé  de  principes  philosophiques.  Il  passe 
pour  le  chef-d'œuvre  de  D'Alembert  écrivain.  Voltaire  le  met 
bravement  au-dessus  du  Discours  de  la  Méthode  et  à  côté  des 
grands  traités  de  Bacon.  C'est  beaucoup  trop.  Mais  si  la  portée 
philosophique  du  Discours  préliminaire  est,  à  tout  prendre, 
médiocre,  il  nous  fait  du  moins  connaître,  sur  la  nature  et  les 
principaux  objets  de  l'entendement,  la  doctrine  avouée  et  con- 
sentie comme  caractérisant  l'esprit  de  X Encyclopédie. 

1.  Lettre  à  Malesherbes,  31  juillet  1760  {fomis  fr.,  22,191). 

2.  «  L'ouvrage  que  nous  annonçons  n'est  plus  un  ouvrage  à  faire  -,  disait  le 
Prospectus.  Cette  afllrmalion  n'était  qu'un  moyen  de  réclame.  On  promettait  un 
minimum  de  dix  volumes,  dont  deux  pour  les  planches,  au  prix  de  280  livres, 
plus  18  livres  de  supplément  «  dans  le  cas  où  la  matière  produirait  un  volume 
de  plus  ».  11  en  coûta  finalement  PoG  livres  pour  dix-sept  volumes  de  texte  et 
huit  de  planches.  Cet  écart  fut  l'origine,  en  1769,  de  rinlcrminable  procès  entre 
Luneau  de  Boisjermaln  et  les  libraires. 


L  ENCYCLOPEDIE  381 

Elle  devait  être  d'abord  un  dictionnaire,  un  recueil  de  mono- 
graphies par  ordre  alphabétique.  Elle  promettait  à  cet  égard  de 
«  suppléer  aux  livres  élémentaires  »  et  de  «  tenir  lieu  d'une 
bibliothèque  dans  tous  les  genres,  excepté  le  sien,  à  un  savant 
de  profession  ».  De  Chambers  il  n'est  resté  qu'un  canevas,  une 
première  nomenclature;  tout  est  refait,  chaque  matière  par  un 
auteur  spécial.  Les  articles,  en  règle  générale,  seront  signés  et 
les  auteurs  responsables.  Les  éditeurs,  entre  ces  articles  de 
provenance  diverse,  se  sont  bornés  à  combler  quelques  lacunes, 
à  «  renouer  la  chaîne  ». 

Ils  ont  tenu  à  se  charger  de  certaines  matières  particuliè- 
rement importantes  ou  neuves.  A  D'Alembert  revenaient  de 
plein  droit  la  physique  générale  et  les  mathématiques.  Diderot 
traite  des  arts  mécaniques  qui  n'ont  encore  été  décrits  nulle 
part.  Ici  nul  secours  à  attendre  de  la  collaboration,  les  gens  de 
lettres  ignorant  les  métiers,  et  la  plupart  des  artisans  ne  sachant 
pas  rendre  compte  des  choses  mêmes  qu'ils  savent  faire. 
Diderot  a  donc  pris  le  parti  de  regarder  et  d'analyser  lui-même 
les  procédés  du  travail  manuel,  et  plusieurs  de  ses  descriptions, 
en  particulier  celle  du  métier  à  bas,  seront  extrêmement  remar- 
quables par  leur  précision  technique.  Il  se  fait  grand  honneur 
4e  ce  travail.  Assurément  son  exubérance  d'esprit  et  ses  habi- 
tudes d'improvisation  ne  l'y  disposaient  guère.  Mais  il  servait 
une  idée  qui  lui  tenait  au  cœur,  celle  de  l'importance  sociale 
réservée  dans  le  monde  moderne  aux  arts  mécaniques.  Ce  n'était 
pas  de  sa  part  ferveur  démocratique,  vénération  d'un  fils  d'arti- 
san pour  les  mains  calleuses,  mais  divination  du  développement 
qu'allaient  recevoir  les  applications  de  la  Science.  Il  voudrait 
voir  instituer  une  «  Académie  des  arts  mécaniques  ».  Nos  expo- 
sitions universelles  l'auraient  enthousiasmé.  Ses  descriptions  de 
métiers  et  la  série  de  planches  qui  les  éclaircissent  sont  déjà 
dans  leur  genre  comme  un  palais  de  l'Industrie. 

Quant  à  son  principal  titre,  en  quoi  V Encyclopédie  le  justilie- 
t-elle?  —  En  ce  qu'elle  présente  les  choses  connues  dans  une  vue 
d'ensemble,  dans  «  les  rapports  »  qui  les  relient  au  regard  de 
l'intelligence.  Le  titre  n'était  pas  nouveau,  l'ouvrage  restait  à 
faire  :  «  On  avait  des  Encyclopédies,  dit  le  Prospectus,  et  Leibnitz 
ne  l'ignorait  pas  lorsqu'il  en  demandait  une  » .  Le  moyen  âge  rêvait 

Histoire  de  la  lanode.  VI.  21 


/ 


322  DIDEROT  ET  LES  ENCYCLOPÉDISTES 

(le  réaliser  la  «  Somme  »  du  savoir;  mais  que  savait-il,  surtout 
dans  l'ordre  physique,  et  quelle  notion  avait-il  de  la  méthode? 
A  la  Renaissance,  l'abondance  des  faits  amassés  sans  critique 
devint  une  surcharge  écrasante  pour  la  mémoire,  et  c'est  à  la 
mémoire  seule  que  les  premières  Encyclopédies  étaient  venues 
en  aide  :  celle  dé  Ringelberg-  (Baie,  1541),  puis  celle  d'Alsted 
(Herborn,  1610-1630;  Lyon,  1649).  L'idée  d'une  Encyclopédie 
organique  appartient  à  François  Bacon,  et  c'est  au  De  dignitate 
et  augmentis  que  Diderot  et  D'Alembert  se  reconnaissent  rede- 
vables de  Yarhre  encyclopédique.  Cet  arbre  fournit  la  «  chaîne 
par  laquelle  on  peut  descendre  sans  interruption  des  premiers 
principes  d'une  science  ou  d'un  art  jusqu'à  ses  conséquences  les 
plus  éloignées,  et  remonter  de  ses  conséquences  les  plus  éloi- 
gnées jusqu'à  ses  premiers  principes;  passer  imperceptiblement 
de  cette  science  ou  de  cet  art  à  un  autre,  et,  s'il  est  permis  de 
s'exprimer  ainsi,  faire,  sans  s'égarer,  le  tour  du  monde  litté- 
raire » .  Un  renvoi  en  tête  de  chaque  article  doit  suffire  à  mar- 
quer la  liaison  entre  elles  des  diverses  parties  de  la  science  et 
de  ces  parties  avec  le  tout. 

Dans  le  tracé  de  Yarbre  encyclopédique,  Locke  et  Condillac 
servent  à  préciser,  à  rectifier  Bacon.  D'où  viennent  les  idées 
primitives  et  directes?  —  Des  sens  uniquement;  ce  sont  des 
perceptions.  L'esprit  les  conserve  {Mémoire),  les  combine  et 
les  développe  (Raison),  ou  les  imite  {Imagination)  :  d'où  trois 
branches  maîtresses  :  Histoire,  Philosophie,  Beaux-Arts.  Quels 
sont  d'autre  part  les  objets  de  la  connaissance?  —  Ils  se  ramè- 
nent à  trois  :  Dieu,  l'Homme  moral  et  la  Nature  :  d'où  trois 
ramifications  à  chacune  des  trois  branches  (ou  plus  exactement 
aux  deux  premières,  ce  qui  n'est  déjà  pas  très  rassurant  sur 
la  justesse  du  système),  h' Histoire  sera  sacrée,  civile,  ou  natu- 
relle; et  comme  les  métiers  sont  des  acquisitions  transmissibles 
par  la  mémoire,  ils  prendront  place  dans  l'histoire  naturelle 
{usages  de  la  nature).  La  Philosophie,  de  même,  envisage  Dieu 
(elle  est  alors  la  théologie  naturelle,  complétée  par  la  théologie 
révélée);  ou  l'homme  (auquel  s'applique  la  ;9A?7osop/t/e  proprement 
dite)  ;  ou  la  nature  (dont  l'étude  constitue  le  domaine  des  mathé- 
matiques et  de  la  physique).  Quant  aux  Beaux-Arts,  c'est  autre 
chose  :  ils  se  distingueront  d'après  le  moyen  d'imitation  propre 


^r-^-' 


HIST.   DE  LA   LANGUE  &   DE   LA   LITT.   FR. 


T.  VI      CH.  VII 


Armand  Clin  4  C",  Eilitcar»,  P»ris. 


FRONTISPICE  DE  LENCYCLOPÉDIE 
lt,l,L  NaL,  Ciibinet  des  Estampes,  Œuvre  do  C.-N.  Cochi.i  le  Jeune  (année  1764) 


L'ENCYCLOPÉDIE  323 

à  chacun  d'eux  (d'où  peinture,  sculpture,  poésie,  etc.).  Mais  du 
premier  coup  d'œil  on  s'aperçoit  que  cette  prétendue  «  mappe- 
monde »  réunit  les  extrêmes  et  disjoint  les  inséparables.  Ainsi 
les  métiers  et  l'histoire  civile  dépendant  delà  première  branche, 
on  trouve  rapprochées  Y  orfèvrerie  et  la  biographie.  Inversement 
Varchilecture  pratique,  donnée  comme  un  métier,  appartient  à  la 
première  branche  [Mémoire),  V architecture  d'art  nécessairement 
à  la  troisième  {Imagination)  ;  voilà  les  deux  sœurs  aux  antipodes. 
El  ces  extrémités  ne  se  rejoignent  que  par  le  tronc  commun 
{Perception,  Sensation)  ;  on  ne  va  de  l'une  à  l'autre  que  par  le 
grand  tour.  Mais  le  poète,  se  sert-il  de  l'imagination  sans  recourir 
à  la  mémoire?  Et  l'historien,  ne  fait-il  que  se  souvenir,  sans 
imaginer,  sans  raisonner?  Ainsi  des  autres.  Qu'est-ce  alors  que 
le  «  système  figuré  »,  sinon  le  procédé  de  classification  le  plus 
artificiel  et  le  plus  destructif  des  rapports  réels  qu'il  s'agirait  de 
mettre  en  évidence  '? 

Uarbre  généalogique,  qui  est  la  partie  originale  du  Discours 
préliminaire,  ne  doit  rien  à  Bacon;  il  est  bien  du  xvui"  siècle. 
—  Le  genre  humain  étant  considéré,  suivant  la  belle  parole  de 
Pascal,  comme  «  un  même  homme  qui  subsiste  toujours  et  qui 
apprend  continuellement  »,  par  quelles  étapes  cet  homme-là  est-il 
parvenu  de  sa  première  notion  jusqu'au  degré  de  science  où 
nous  le  voyons?  Le  xvni'  siècle  aime  ces  questions  d'origines  : 
témoin  Rousseau  et  Condillac,  —  et  les  traite  d'après  des  vrai- 
semblances érigées  en  vérités.  D'Alembert  imagine  un  «  homme 
métaphysique  »,  et  raconte  dans  quel  ordre  il  a  «  dû  »  faire  des 


1.  Et  c'est  encore  un  arbre  enajclopédique  que  représente  le  Frontispice  de 
l'Encyclopédie  (par  Cocliin),  dont  nous  donnons  ci-contre  la  reproduction,  et 
ci-dessous  1'  •  explication  »  : 

■  Sous  un  Temple  d'Architecture  Ionique,  Sanctuaire  de  la  Vérité,  on  voit  la 
Vérité  enveloppée  d'un  voile,  et  rayonnante  d'une  lumière  qui  écarte  les  nuages 
et  les  disperse.  —  A  droite  de  la  Vérité,  la  Raison  et  la  Philosophie  s'occupent 
l'une  a  lever,  l'autre  à  arracher  le  voile  de  la  Vérité.  —  A  ses  pies,  la  Théologie 
agenouillée  reçoit  sa  lumière  d'en-haut.  —  En  suivant  la  chaîne  des  ligures, 
on  trouve  du  même  côté  la  Mémoire,  niistoire  Ancienne  et  Moderne;  l'Histoire 
écrit  les  fastes,  et  le  Tems  lui  sert  d'appui.  —  Au-dessous  sont  grouppées  la 
Géométrie,  l'Astronomie  et  la  physique.  —  Les  figures  au-dessous  de  ce  grouppe, 
montrent  l'Optique,  la  Botanique,  la  Chymie  et  l'Agriculture.  En  bas  sont  plu- 
sieurs Arts  et  Professions  qui  émanent  des  Sciences.  —  X  gauche  de  la  Vérité, 
on  voit  l'Imagination,  qui  se  dispose  à  embellir  et  couronner  la  Vérité.  —  Au- 
dessous  de  l'Imagination,  le  Dessinateur  a  placé  les  différents  genres  de  Poésie, 
Epique,  Dramatique,  Satyrique,  Pastorale.  Ensuite  viennent  les  autres  Arts 
d'Imitation,  la  Musique,  la  Peinture,  la  Sculpture  et  l'Architecture.  » 


324  DIDEROT  ET  LES  ENCYCLOPEDISTES 

acquisitions  successives  :  c'est  de  l'histoire  par  déduction.  Les 
prémisses  sont  fournies  par  certains  dogmes  du  siècle.  D'abord 
le  sensualisme  psychologique  :  point  de  connaissance  directe 
qui  ne  vienne  des  sens,  «  d'où  il  s'ensuit  que  c'est  à  nos  sen- 
sations que  nous  devons  toutes  nos  idées  ».  Puis  l'utilitarisme  : 
le  besoin,  seul  principe  d'activité  ;  par  conséquent  le  progrès 
intellectuel  et  la  sociabilité  résultant  de  l'égoïsme  naturel,  et 
l'instinct  moral  de  la  sociabilité.  L'homme  métaphysique  selon 
D'Alembert  n'a  pas  d'idées  innées,  il  n'a  que  des  sens  et  des 
besoins;  mais  il  possède  la  méthode  innée,  l'aptitude  à  la 
science  intégrale.  Dès  ses  débuts  dans  la  connaissance,  d'une 
part  il  distingue  le  moi  du  non-moi  et  s'élève  à  la  notion  de 
l'Etre  suprême,  d'autre  part  il  abstrait  les  idées  d'étendue, 
d'impénétrabilité,  de  grandeur  :  il  bâtit  sur  ces  fondements. 
Il  passe  alors  du  physique  au  moral,  de  l'invention  des  arts 
à  celle  des  sciences,  à  mesure  que  ses  acquisitions  éveillent 
en  lui  des  besoins  nouveaux.  De  là  un  désordre  apparent,  sans 
doute,  mais  tout  «  philosophique  ».  L'homme  métaphysique 
progresse  donc  d'une  manière  continue,  nécessaire;  et  ce  dogme 
du  progrès  est  encore  un  de  ceux  oii  le  siècle  se  complaît  et  que 
Y  Encyclopédie  ^roipaLgera..  \j  arbre  généalogique  contient  ainsi  le 
roman  de  la  civilisation  telle  qu'elle  se  serait  effectuée  si  l'homme, 
pour  acquérir  ses  connaissances  et  développer  ses  facultés, 
n'avait  eu  qu'à  se  laisser  «  conduire  »  par  la  Nature. 

Mais  ce  roman  était  séduisant  :  «  C'est  une  chose  forte,  c'est 
une  chose  charmante  »,  dira  Montesquieu.  Dans  certaines  par- 
ties enfin  se  révèle  le  génie  mathématique,  propre  à  l'auteur. 
Son  but  était  d'examiner  «  la  généalogie  et  la  filiation  de  nos 
connaissances,  les  causes  qui  ont  dû  les  faire  naître,  et  les  carac- 
tères qui  les  distinguent  ».  Sur  ce  qu'il  connaît  mal,  et  seulement 
d'après  les  lieux  communs  du  temps,  —  histoire,  législation, 
politique,  —  il  énonce  avec  aplomb  des  aphorismes  déclama- 
toires. Dès  qu'il  en  vient  aux  sciences,  il  marque  d'une  main 
sûre  les  rapports  qui  les  unissent  et  le  degré  croissant  d'évi- 
dence, de  lumière  où  elles  s'élèvent  en  devenant  plus  abstraites, 
en  s'appliquant  aux  notions  d'impénétrabilité,  d'étendue,  de 
grandeur,  à  «  celles  que  le  commun  des  hommes  regarde 
comme  les  plus  inaccessibles  ».  Mais  qu'est-ce,  encore  une  fois, 


L'ENCYCLOPÉDIE  325 

que  cet  homme  métaphysique  qui  les  atteint  d'emblée,  dès  qu'il 
a  seulement  discerné  l'existence  du  monde  matériel? 

Le  Discours  préliminaire  se  termine  par  un  tableau  du  mou- 
vement intellectuel  pendant  les  trois  derniers  siècles,  en  réalité  \ 
par  un  panégyrique  du  xvni*  et  de  l'esprit  philosophique. 
D'Alembert,  suivant  l'opinion  alors  courante,  fait  fi  du  moyen 
âge,  époque  de  ténèbres,  et  par  là  prouve  qu'il  l'ignore;  il  l'exclut 
de  son  tableau,  et  cela  se  conçoit,  la  Renaissance  en  ayant 
effacé,  sauf  en  théologie,  jusqu'aux  derniers  vestiges.  La  Renais- 
sance est  donc  bien,  comme  son  nom  l'exprime,  un  recommen- 
cement; c'est  de  l'antiquité  qu'elle  hérite,  à  l'antiquité  qu'elle 
se  relie.  «  On  a  commencé  par  l'érudition  »,  dit  D'Alembert.  — 
Ni  Montaigne  pourtant,  au  xvi*  siècle,  ni  surtout  Copernic  (pour 
ne  parler  que  d'eux)  ne  peuvent  être  rangés  parmi  les  simples 
érudits.  —  «...  Continué  par  les  belles-lettres  »,  —  voilà  pour  le 
xvn*  siècle.  —  Et  Galilée,  et  Bacon,  et  Descartes,  et  Pascal? 
Tous  littérateurs,  rien  que  littérateurs?  —  «...  Et  terminé  par 
la  philosophie.  »  Tout  s'explique.  Il  en  voulait  venir  à  faire  dater 
la  €  vraie  philosophie  »  de  Locke  et  de  Newton  :  «  Newton... 
parut  enfin.  »  Le  xvi'  et  le  xvn'  siècle  n'ont  fait  que  préparer  le  \ 
xvni%  qui  est  le  grand.  Non  en  littérature,  a  il  est  difficile  de 
se  le  dissimuler  »,  —  quoique  Voltaire,  à  lui  seul,  ce  <  rare 
génie  »,  rétablisse  peut-être  l'équilibre.  Mais  n'insistons  pas  sur 
les  jugements  littéraires  de  D'Alembert. 

Sur  la  philosophie  son  langage  est  plus  réfléchi  et  signi- 
ficatif, h' Encyclopédie  salue  Bacon  comme  son  véritable  ancêtre. 
En  conséquence  d'Alembert  lui  donne  le  pas  sur  tous  les  philo- 
sophes modernes,  y  compris  Descartes.  La  gloire  de  Bacon, 
c'est  d'avoir  été  «  à  la  tête  de  ces  illustres  personnages...  qui, 
sans  avoir  l'ambition  dangereuse  d'arracher  le  bandeau  des 
yeux  de  leurs  contemporains,  préparaient  de  loin,  dans  l'ombre 
et  le  silence,  la  lumière  dont  le  monde  devait  être  éclairé  peu  à 
peu  et  par  degrés  insensibles  ».  C'est  lui  qui  fit  «  connaître  la 
nécessité  de  la  physique  expérimentale,  à  laquelle  on  ne  pensait 
point  encore  ».  (Pas  même  Galilée  apparemment.)  C'est  lui  enfin 
qui  a  borné  la  philosophie  <  à  la  science  des  choses  utiles  »  ; 
or  la  philosophie  encyclopédique  veut  n'être  que  cela. 

Et  la  métaphysique?  —  h' Encyclopédie  ne  fait  grâce  en  réalité 


326  DIDEROT  ET  LES  ENCYCLOPÉDISTES 

qu'à  celle  de  Locke,  à  la  «  physique  expérimentale  de  l'àme  ». 
Mais  connaître  les  opérations  de  l'àme,  c'est  ne  rien  savoir  des 
choses  en  soi,  et  c'est  à  quoi  l'humanité  ne  se  résigne  pas. 
D'Alembert,  sceptique  en  tout  ce  qui  ne  possède  pas  la  parfaite 
\  clarté  des  mathématiques,  se  retranche  dans  les  affirmations 
du  sens  commun,  et,  puisqu'il  faut  s'en  contenter,  s'y  enferme  : 
«  Le  caractère  de  la  vérité  est  d'être  simple  ».  Réclame- t-on 
davantage?  La  religion  «  sert  de  supplément  »,  et  par  là  elle  est 
«  utile  » ,  elle  a  un  rôle  social.  Il  s'incline  donc  devant  elle  avec  une 
gravité  pleine  d'ironie,  mais  il  lui  fait  sa  part  bien  circonscrite  : 
«  Quelques  vérités  à  croire,  un  petit  nombre  de  préceptes  à 
pratiquer,  voilà  à  quoi  la  religion  révélée  se  réduit.  »  Elle  est 
ainsi  reléguée  tout  à  l'extrémité  de  l'édifice,  sous  bonne  garde. 

D'Alembert  se  défend  de  vouloir  aller  plus  loin  :  «  Quelque 
absurde,  dit-il,  qu'une  religion  puisse  être  (reproche  que  l'im- 
piété seule  peut  faire  à  la  nôtre),  —  cela  s'entend,  ■ —  ce  ne  sont 
jamais  les  philosophes  qui  la  détruisent*.  »  Il  réclame  seulement 
la  protection  des  gouvernements  pour  «  cette  liberté  si  néces^- 
saire  à  la  vraie  philosophie  ».  Il  signifie  donc  à  l'Église,  par 
devant  l'autorité  publique,  une  sorte  de  concordat  :  à  l'Eglise, 
l'enseignement  de  la  morale  et  du  dogme,  et  l'administration  du 
sanctuaire;  à  la  philosophie,  pleine  indépendance  dans  tout  le 
champ  de  la  spéculation,  les  points  précis  de  dogme  exceptés. 
lu^ Encyclopédie  s'engage  à  respecter  les  «  quelques  vérités  » 
et  le  «  petit  nombre  de  préceptes  »  qui  sont  articles  de  foi,  et 
ne  s'engage  à  rien  de  plus;  et  si  l'Eglise  porte  la  guerre  sur 
le  terrain  que  la  philosophie  s'est  réservé,  c'est  l'Eglise  qui 
empiétera.  Quant  à  la  liberté  de  controverse,  égale  et  absolue, 
qui  est  le  droit  moderne,  personne  en  France  n'y  pensait  encore^ 
et  si  la  philosophie  l'avait  réclamée,  nul  attentat  n'eût  paru 
plus  intolérable. 

Les  auteurs  et  la  doctrine;  le  parti  encyclopédique. 
—  Les  travailleurs  de  Y  Encyclopédie  étaient  payés  fort  mal  ou 
pas  du  tout.  Quelques-uns  s'acquittaient  de  leur  tâche  en  con- 
science. D'autres  la  faisaient  faire  au  rabais  par  des  barbouil- 
leurs affamés.  Il  y  eut  de  tout  temps,  dans  V Encyclopédie,  de 

1.  Cf.  Condorcet,  Préface  des  Pensées  de  Pascal  {Œttvres,  éd.  Arago,  111,^74). 


L'ENCYCLOPÉDIE  327 

scandaleuses  malfaçons  '.  Parmi  les  ouvriers  les  plus  estimables 
de  la  première  heure,  une  place  d'honneur  appartient  à  ce 
pauvre  h«>re  de  Dumarsais,  ci-devant  janséniste,  depuis  athée 
résolu,  qui  réiiigea  jusqu'à  sa  mort,  dans  les  sept  premiers 
volumes,  la  partie  grammaticale.  Le  vieux  Lenglet-Dufresnoy 
se  chargea  de  l'Histoire.  Pour  la  théologie  et  bon  nombre 
d'articles  de  métaphysique  et  de  belles -lettres,  les  éditeurs 
étaient  allés  chercher  à  la  Sorbonne  quelques-uns  de  ces 
ecclésiastiques  libres  d'esprit,  à  qui  s'appliquait  le  mot  de 
Tui^ot  :  «  Il  n'y  a  que  nous,  qui  avons  fait  notre  licence,  qui 
sachions  raisonner  exactement.  »  Leur  principal  talent  consis- 
tait à  déguiser  le  pur  rationalisme  sous  un  appareil  d'ortho- 
doxie. Tels  étaient  les  abbés  Morellet,  Mallet,  de  Prades  et 
Yvon,  choisis  entre  une  foule  de  compétiteurs  jansénistes  ou 
molinistes,  au  risque  de  soulever  dans  l'un  et  l'autre  parti  bien 
des  rancunes.  Parmi  les  hommes  spéciaux  qui  collaborent  au 
premier  volume,  plusieurs  sont  des  «  utilités  »  distinguées  : 
Daubenton  pour  l'Histoire  Naturelle,  Louis  pour  la  Chirurgie, 
«  M.  Rousseau,  de  Genève  »,  pour  la  Musique.  Mais  ils  sont  pour 
peu  dans  la  vogue  de  l'Encyclopédie.  Diderot  écrira  au  libraire 
Le  Breton  :  «  Ce  n'est  pas  aux  choses  courantes,  sensées  et 
communes,  que  vous  devez  vos  premiers  succès;  il  n'y  a  peut- 
être  pas  deux  hommes  dans  le  monde  qui  se  soient  donné  la 
peine  de  lire  une  ligne  d'histoire,  de  géographie,  de  mathéma- 
tiques, et  même  d'arts;...  ce  qu'on  y  a  recherché,...  c'est  la  phi- 
losophie ferme  et  hardie  de  quelques-uns  de  vos  travailleurs.  » 
Dès  que  les  premiers  volumes  eurent  établi  dans  l'opinion 
l'esprit  de  la  publication,  à  l'importunité  des  ecclésiastiques  bien 
pensants  succéda  l'empressement  des  «  philosophes  ».  D'Alem- 
bert,  dans  son  Discours,  leur  avait  fait  appel.  BufTon  promit 
l'article  Nature,  qu'après  la  suspension  du  privilège  il  se  dis- 
pensa de  donner.  Montesquieu,  prié  de  contribuer  à  la  partie 
politique,  s'excusa  sur  sa  répugnance  à  se  répéter,  mais  offrit 
l'article  Goût,  qui,  en  effet,  parut  après  sa  mort.  Enfin  Voltaire,  à 

1.  D'après  Lun«.>au,  s'appuyant  sur  les  livres  de  Hriasson  {Supplément  aux 
Observaliom  pour  les  souscripteurs  de  ["Encyclopédie,  I"""),  les  frais  de  rédaction 
se  seraient  élevés  en  tout  à  158  091  livres.  Si  l'on  en  déduit  110  000  livres  environ, 
représentant  les  honoraires  payés  à  Diderot  et  à  D'Alemberl,  on  voit  ce  qu'il 
resterait  pour  les  autres  rédacteurs. 


328  DIDEROT  ET  LES  ENCYCLOPÉDISTES 

partir  du  quatrième  volume,  et  jusqu'à  la  retraite  de  D'Alembert, 
envoya  diverses  études  littéraires  {Elégance,  Eloquence,  Esprit, 
Imagination,  etc.),  pour  la  plupart  d'un  tour  charmant  :  il  pro- 
testait de  son  zèle,  multipliait  ses  avis,  et,  tout  en  jouant  la 
mouche  du  coche,  se  faisait  honneur  d'être  «  un  garçon  dans 
cette  grande  boutique  ».  Les  gens  de  lettres  les  plus  considérés 
se  piquèrent  d'en  être  les  «  bienfaiteurs  ».  Duclos  donne  Décla- 
mation des  Anciens;  de  Brosses  communique  des  Mémoires  de 
linguistique;  les  promoteurs  de  l'Économie  politique,  Quesnay, 
Turgot,  Mercier  de  la  Rivière,  utilisent  V Encyclopédie  pour  leur 
propagande  ;  Marmontel  s'y  produit  comme  théoricien  littéraire 
en  titre  d'office;  d'Holbach  y  travaille  à  la  Chimie,  Bordeu  à  la 
Médecine,  Watelet  aux  Beaux-Arts,  Saint-Lambert  et  Tressan  à 
l'Art  militaire.  Jusqu'au  septième  volume,  la  liste  des  collabora- 
teurs s'enrichit  de  noms  brillants  ou,  tout  au  moins,  décoratils. 

Le  chevalier  de  Jaucourt,  plus  modeste,  fut  pour  VEncyclo- 
pédie  d'un  dévouement  inestimable.  Cadet  d'une  famille  noble ,^ 
il  exerçait  la  médecine  en  pur  philanthrope.  Il  avait  étudié  à 
Genève,  Leyde  et  Cambridge,  promené  sa  curiosité  dans  tous 
les  sens,  et  donné  en  1734  une  Histoire  de  la  vie  et  des  écrits 
de  Leibnitz.  Il  était  fait  pour  aimer  V Encyclopédie  naïvement, 
«  pour  moudre  des  articles  »,  disait  Diderot.  Il  en  avait  donné 
d'abord  sur  les  sciences  physiques  et  naturelles;  à  partir  du 
quatrième  volume  (octobre  1754),  il  figura  parmi  les  «  colla- 
borateurs ordinaires  »,  et  prit  l'emploi  de  Maître  Jacques. 
Diderot,  en  1760,  nous  le  montre  «  depuis  six  à  sept  ans  au 
centre  de  six  à  sept  secrétaires  »  (qu'il  paie,  bien  entendu,  de 
ses  deniers),  «  lisant,  dictant,  travaillant  treize  à  quatorze  heures- 
par  jour  ».  A  la  science  près,  qui  chez  lui  n'avait  aucune  soli- 
dité,  ce   fut  un  vrai  bénédictin  in  partibus  infidelium. 

Avec  cette  division  du  travail  Y  Encyclopédie  pouvait-elle  avoir 
une  doctrine?  Ses  adversaires  l'affirmaient,  et  même  accusaient 
ses  rédacteurs  de  former  «  un  parti  dans  l'État,  lié  d'opinions  et 
d'intérêts  ».  A  quoi  ses  défenseurs  autorisés  répliquaient  :  «  De 
cinquante  auteurs  qui  concourent  à  cet  ouvrage  il  n'y  en  a  pas  trois 
qui  vivent  ensemble,  ou  qui  aient  la  moindre  liaison  entre  eux*.  » 

1.  Correspondance  de  Grimm,  III,  458. 


L ENCYCLOPEDIE  329 

C'était  jouer  sur  les  mots.  Vt" Encyclopédie  précisément  donna  la 
cohésion  au  groupe  philosophique,  et  le  parti  encyclopédique  ne 
se  borne  point  aux  écrivains  de  1  Encyclopédie.  Tous  ceux  sur 
qui  le  souffle  du  siècle  a  passé,  la  favorisent  et  la  soutiennent. 
Aussi  D'Alembert,  au  lendemain  du  premier  assaut  donné  contre 
elle,  peut-il  proclamer  qu'il  ne  se  trouve  parmi  les  assaillants 
aucun  des  «  écrivains  célèbres  qui  éclairent  la  nation  et  qui 
l'honorent  ».  En  fait  de  doctrine,  \ Encyclopédie  i^ouTraii  à  pre- 
mière vue  paraître  éclectique  ;  toutes  les  opinions  y  sont  repré- 
sentées. Qu'importe?  Les  hardiesses  seules  sont  à  considérer. 
Ainsi  le  théologien  de  profession  énonce  sur  le  libre  arbitre,  la 
nature  de  l'àme,  la  Providence,  les  maximes  consacrées;  mais 
le  philosophe  à  son  tour  développe  les  objections  de  l'esprit 
critique.  La  thèse  des  mécréants  aura  beau  être  donnée  pour 
telle,  si  elle  est  soutenue  d'une  logique  entraînante,  les  «  bons 
esprits  »  sauront  choisir  *.  Un  compte  rendu  des  systèmes,  un 
article  de  Diderot  sur  l'Epicuréisme,  sur  Hobbes,  sur  Spinoza, 
sans  un  mot  d'approbation,  est  conduit  de  manière  à  rendre 
vaines  toutes  les  restrictions  qui  l'accompagnent.  Grâce  à  ces 
ruses  de  guerre*,  les  disparates  n'ont  d'autre  effet  que  de  donner 
à  l'ouvrage  entier  un  faux  air  d'innocence.  Quant  au  but, 
Diderot  ne  le  cache  pas,  c'est  de  «  changer  la  façon  commune 
de  penser  ». 

«  Vous  nous  citez  sans  cesse  les  Anglais  »,  fait  dire  Voltaire 
à  un  théologien  de  sa  façon,  «  et  c'est  le  mot  de  ralliement 
des  philosophes  ^  ».  Voltaire  avait  donné  l'exemple,  Y  Encyclo- 
pédie le  suit.  Les  autorités  qu'elle  préfère,  ce  ne  sont  pas  ses 
précurseurs  français,  Montaigne,  Descartes  ou  Bayle,  mais  les 
maîtres  d'outre-Manche,  au  premier  rang  les  deux  apôtres  de 
l'empirisme,  Bacon  et  Locke.  L'utilitarisme  en  morale,  le  bien 

1.  Voir,  par  exemple,  Libertk  et  ProvidEiNCe  (par  Diderot). 

2.  Une  des  plus  subtiles  est  l'usage  des  renvois,  qui  permet  de  •  réfuter  •  un 
article  par  un  autre  sans  qu'une  censure  indulgente  doive  nécessairement  s'en 
apercevoir.  —  Comparer,  par  exemple,  Dieu  (par  Formey)  et  Démonstration  (par 
D'Alembert),  où  l'on  renvoie  expressément  le  lecteur.  --  \J Encyclopédie  recourt 
sans  cesse  à  cette  manière  de  •  <létromper  les  hommes  •,  et  ce  qu'il  y  a  de 
plus  surprenant,  c'est  que  Diderot  en  dévoile  tout  au  long  le  secret  dans  l'article 
E^CYCLOPÉOIE.  Aussi  ses  adversaires,  pour  réclamer  la  suppression  pure  et  simple 
de  l'ouvrage,  allègueront-ils  à  juste  litre  qu'on  ne  peut  se  fier  à  aucun  article, 
si  anodin  qu'il  paraisse,  un  «  renvoi  de  réfutation  •  pouvant  toujours,  un  peu 
plus  loin,  réduire  à  néant  les  affirmations  orthodoxes  et  approuvées. 

3.  1"  Dialogue  chrétien  (Moland,  XXIV,  132}. 


;^ 


330  DIDEROT  ET  LES  ENCYCLOPÉDISTES 

social  fondé  sur  le  conflit  et  l'équilibre  des  passions  égoïstes, 
la  justice  sur  l'intérêt  réciproque,  c'est  encore  un  principe  que 
Y  Encyclopédie  préconise,  et  c'est  celui  qu'a  vulgarisé  l'Anglais 
Mandeville  dans  sa  Fable  des  Abeilles.  Quant  aux  déistes  anglais, 
Toland,  Bolingbroke,  CoUins,  Shaftesbury,  V Encyclopédie  s'ap- 
provisionne chez  eux,  contre  la  tradition  sacrée,  d'arguments  à 
la  portée  du  commun.  Par-dessus  tout  l'Angleterre  est  pour 
les  philosophes  l'heureux  pays  en  possession  de  la  liberté  de 
penser  et  d'écrire,  qui  serait  en  France,  à  leur  gré,  la  plus 
urgente  des  réformes,  celle  qui  permettrait  de  donner  le  branle 
à  l'opinion,  et  par  là  d'imposer  les  autres. 

En  politique,  par  force  majeure,  Y  Encyclopédie  élude  les 
questions  primordiales  et  brûlantes.  Diderot  avait  écrit,  dans 
l'article  Autorité  :  «  Aucun  homme  n'a  reçu  de  la  nature  le 
droit  de  commander  aux  autres.  »  Aux  cris  que  souleva  cette 
phrase  il  se  rendit  compte  qu'il  jouait  gros  jeu.  Mais  les  abus 
nuisibles  au  corps  de  l'Etat,  oppressifs  pour  le  peuple,  surtout 
pour  le  paysan,  les  privilèges,  les  iniquités  fiscales,  la  législa- 
tion du  commerce  et  du  travail,  la  procédure  criminelle,  sont 
dans  l'ouvrage,  et  plus  particulièrement  dans  les  dix  derniers 
volumes  qui  ne  subissaient  pas  de  censure  préalable,  attaqués, 
ou  plutôt  censurés,  dans  un  esprit  de  réforme  pratique,  en  vue 
d'améliorations  que  la  monarchie  pourrait  et  devrait  réaliser. 

Contre  la  religion,  au  contraire,  la  polémique  de  VEncyclo- 
jjédie  est  violente  dans  le  fond,  astucieuse  dans  la  forme.  Ouver- 
tement elle  ne  combat  que  l'intolérance  civile  :  «  L'instruction, 
la  persuasion  et  la  prière,  voilà  les  seuls  moyens  légitimes 
d'étendre  la  religion.  »  Fort  bien.  Hors  de  l'Eglise  qui  main- 
tient opiniâtrement  son  droit  à  se  servir  du  bras  séculier,  c'est 
le  sentiment  que  les  mœurs  ont  fait  universellement  préva- 
loir et  dans  lequel  softt  unis  tous  les  écrivains,  tous  les  amis 
de  Y  Encyclopédie.  Mais  les  chefs  de  l'entreprise  se  proposent 
d'étouffer  jusq'ù'au  germe  de  cette  intolérance,  de  ruiner  la  reli- 
gion par  le  ridicule,  et  de  mettre  fin  à  cet  accord  entre  la  raison 
et  la  foi  qu'avaient  rêvé  les  grands  docteurs  chrétiens  du  siècle 
précédent.  Les  dogmes  fondamentaux  sont  énoncés  d'abord 
comme  «  révélés  dans  l'Ecriture  »  ;  après  quoi,  sous  forme  de 
prétérition,  mais  tout  au  long,  défilent  les  arguments  qu'y  pour- 


L  ENCYCLOPÉDIE  331 

rait  opposer  la  raison,  si  d'aventure  elle  était  ici  recevable,  et 
s'il  ne  fallait  pas  «  se  soumettre  à  l'autorité  des  livres  saints  et 
aux  décisions  de  l'Eglise  ».  C'est  proprement,  sous  une  étiquette 
ilérisoire,  le  catéchisme  de  l'incrédulité.  Reste  la  théologie,  dans 
laquelle  l'Eglise  donne  le  spectacle  de  ses  incertitudes  et  de 
ses  contradictions  dès  qu'elle  approfondit  ce  qu'il  faut  croire. 
h' Encyclopédie  les  étale  doctement,  sans  conclure,  et  prend  alors 
fait  et  cause  pour  la  foi  des  simples,  compromise  par  de  <  frivoles 
disputes  ».  Elle  n'épargne  pas  davantage  la  métaphysique.  Tout 
ce  qui  dépasse  l'expérience,  tout  ce  qui  n'est  pas  directement 
utile  au  progrès  des  sciences  et  du  bien-être,  est  présenté  non 
comme  l'objet  le  plus  élevé  de  la  raison,  mais  comme  un  pur 
néant  dont  la  méditation,  source  de  préjugés  funestes  pour  le 
vulgaire,  n'est  chez  les  savants  mêmes  que  débauche  d'esprit. 
Bref  la  «  saine  philosophie  »  ne  consiste  que  dans  les  connais- 
sances positives,  dans  l'étude  des  phénomènes  sensibles  et  de 
leurs  lois.  Répandue  sous  une  forme  à  demi  populaire,  acces- 
sible à  toute  intelligence  moyenne,  cette  philosophie  achève  de 
détruire  l'ancien  idéal  ascétique,  mais  en  faisant  le  vide  dans 
la  conscience  morale. 

«  Les  persécutions  ont  détaché  de  V Encycopédie  la  plupart 
des  auxiliaires  »,  disait  Diderot  après  l'avoir  achevée.  A  partir 
de  1759,  la  retraite  de  D'Alembert  en  entraîna  beaucoup  d'au- 
tres. C'est  lui  qui  devint  le  centre  du  parti,  et,  suivant  le  mot 
de  Grimm,  «  le  chef  visible  de  l'illustre  Eglise  dont  Voltaire  fut 
le  fondateur  et  le  soutien  ».  Les  philosophes  modérés,  comme 
BufFon  et  Duclos,  se  tinrent  à  l'écart  du  clan  comme  de  l'ate- 
lier. Quesnay,  Turgot,  les  chefs  de  l'école  «  économique  », 
cessèrent  également  de  concourir  à  une  entreprise  dont  ils 
regrettaient  la  tendance  irréligieuse.  Mais  de  toutes  les  déser- 
tions la  plus  éclatante  et  la  plus  nettement  motivée  fut  celle  de 
Rousseau  :  on  ne  pouvait  le  soupçonner  de  ménager  les  puis- 
sances de  Cour  ni  d'Église  ;  et  si  des  motifs  personnels  l'avaient 
brouillé  avec  Diderot,  il  protestait  dans  tous  ses  ouvrages, 
depuis  la  Lettre  sur  les  spectacles  jusqu'à  V Emile,  que  c'est  bien 
des  encyclopédistes  en  corps  qu'il  avait  voulu  se  séparer,  que 
c'était  de  sa  part  révolte  de  l'homme  sensible  et  moral  contre 
le  joug  déprimant  de  l'intellectualisme. 


332  DIDEROT  ET  LES  ENCYCLOPÉDISTES 

Protecteurs  et  adversaires  de  l'Encyclopédie  ;  inci- 
dents de  la  publication.  —  La  publication  de  V Encyclopédie, 
texte  et  planches  (sans  le  Supplément  et  la  Table  générale), 
s'échelonna  sur  plus  de  vingt  années,  de  1751  à  1772.  Elle  fut 
troublée  par  de  violents  orages,  et  à  deux  reprises,  en  1752 
après  le  second  volume,  et  en  1759  après  le  septième,  parut 
sur  le  point  d'être  arrêtée.  Ce  fut  un  bonheur  pour  V Encyclo- 
pédie d'être  attaquée  par  deux  factions,  jésuites  et  jansénistes, 
trop  divisées  pour  concerter  leurs  efforts;  elles  s'annulèrent 
mutuellement  par  leurs  dissensions,  compromirent  la  religion 
par  leurs  intrigues,  et  sauvèrent  ce  qu'elles  comptaient  détruire. 

\°  Dei75i  à  1757.  —  Les  chefs  de  \ Encyclopédie,  en  repous- 
sant, pour  rester  maîtres  chez  eux,  la  collaboration  d'ecclésias- 
tiques inféodés  aux  deux  partis  rivaux,  avaient  provoqué  de 
part  et  d'autre  les  mêmes  animosités.  Mais  en  jetant  le  mépris 
sur  les  jansénistes  et  leurs  «  convulsions  »,  l'odieux  sur  leurs 
menées  parlementaires,  ils  se  flattaient  d'obtenir  tout  au 
moins  la  neutralité  des  jésuites,  puissants  par  leurs  accoin- 
tances avec  la  famille  royale  et  réputés  favorables  au  système 
d'accommodement.  Voltaire  avait  trouvé  son  compte  à  leur 
faire  sa  cour,  et  l'on  sait  qu'après  s'être  escrimé  contre  les 
Pensées  de  Pascal,  il  se  serait  volontiers  chargé  d'écrire  une 
réfutation  des  Provinciales  *.  Que  l'organe  des  jansénistes,  les 
Nouvelles  ecclésiastiques,  se  déchaînât  contre  V Encyclopédie 
naissante,  rien  de  mieux;  les  attaques  du  Journal  de  Trévoux 
furent  un  mécompte.  Diderot  ne  pouvait  éviter  d'y  répondre, 
mais  il  prenait  à  témoin  le  P.  Castel  de  ses  intentions  mécon" 
nues  :  «  A  quoi  pense  le  P.  Berthier?  »  A-t-il  donc,  lui  Diderot, 
d'autres  ennemis  que  ceux  des  jésuites?  N'a-t-il  pas  repoussé 
les  avances  et,  s'il  faut  l'en  croire,  l'argent  des  jansénistes? 

Mais  voici.  —  1j' Encyclopédie  menaçait  d'une  concurrence 
ruineuse  le  Dictionnaire  de  Trévoux,  et  tout  porte  à  croire, 
comme  le  bruit  en  courut,  que  le  but  des  jésuites  n'était  pas 
de  la  détruire, mais  de  se  l'approprier.  Le  second  volume  venait 
de  paraître  (octobre  1751);  la  distribution  en  fut  brusquement 
interdite,  et  les  matériaux  de  l'ouvrage  confisqués.  Un  certain 

1.  Voir  d'Argenson,  Journal  et  Mémoires,  4  octobre  1739. 


L'ENCYCLOPÉDIE  333 

abbé  de  Prades,  embauché  par  Diderot,  avait  soutenu  en  Sor- 
bonne,  le  18  novembre,  sa  thèse  de  licence.  La  thèse  et  l'argu- 
mentation  avaient  fait  merveille.  Après  coup,  l'étendue  inusitée 
de  ce  travail,  les  connaissances  variées  dont  il  témoignait,  la 
pureté  même  de  sa  latinité,  surtout  la  conformité  qu'il  offrait 
avec  le  Discours  préliminaire  sur  des  questions  telles  que  la 
nature  des  idées  et  le  principe  de  la  morale  naturelle,  tout  cela 
fit  soupçonner  à  certains  critiques  perspicaces  que  l'abbé  de 
Prades  n'avait  été  devant  la  Sorbonne  que  le  prête-nom  de 
Diderot  et  de  D'Alembert,  et  que  le  but  du  complot  était  de 
faire  consacrer  les  principes  de  la  philosophie  encyclopédique 
par  le  corps  préposé  au  maintien  de  l'orthodoxie.  Le  prélat 
chargé  de  la  feuille  des  bénéfices,  Boyer,  connu  pour  son 
dévouement  aux  jésuites,  exigea  que  la  Sorbonne  revînt  sur  sa 
décision  et  censurât  la  thèse  qu'elle  venait  d'approuver.  Ce 
coup  d'autorité  mit  la  Sorbonne  en  émoi;  dans  Paris  même  il 
ne  fut  question  que  de  cela,  et  l'on  se  crut  revenu  au  tem})s  des 
Provinciales.  Mais  comme  dans  l'affaire  Arnauld,  la  majorité 
de  la  Sorbonne  se  laissa  gagner  au  parti  de  la  rigueur,  et,  le 
30  décembre,  releva  dans  la  thèse  de  l'abbé  de  Prades,  avec 
frémissement  [Horruit  sacra  facilitas...),  dix  propositions  héré- 
tiques dont  elle  n'avait  rien  vu  six  semaines  plus  tôt.  L'arche- 
vêque de  Paris,  M.  de  Beaumont,  moliniste  fougueux,  écrivit 
un  mandement  contre  VEncyclopédie  et  les  philosophes;  M.  de 
Caylus,  évêque  d'Auxerre  et  janséniste,  en  fit  un  autre  aussi  dur 
pour  les  juges  que  pour  le  candidat.  Le  Parlement  vint  à  la 
rescousse,  et  l'abbé  de  Prades  s'enfuit  pour  échapper  à  un  décret 
de  prise  de  corps  qui  fut  en  effet  rendu  le  11  février  1752  *. 
Il  s'occupait  en  Hollande  de  préparer  son  Apologie.  Diderot, 
sans  se  nommer,  se  chargea  de  la  troisième  partie,  et  la  fit 

1.  L'abbé  Yvon,  son  ami,  comme  lui  collaborateur  théologique  de  VEncyclo- 
pédie, avait  pris  également  la  fuite,  et  ne  crut  pas  devoir  reparaître  avant  dix 
ans  (Bachaumont,  4  février  1762).  —  Quanta  l'abbé  de  Prades,  recommande  par 
D'Alembert  à  Voltaire  et  au  roi  de  Prusse,  il  devint  un  moment  lecteur  de  ce 
souverain,  puis  chanoine  et  archidiacre  d'Oppeln  et  de  Glogau.  Il  lit  paraître  sa 
rétractation  le  5  avril  1754.  Il  réservait  encore  à  ses  amis  les  philosophes  une 
autre  déception.  Soupçonné,  pendant  la  guerre,  d'avoir  entretenu  des  intelli- 
gences avec  le  maréchal  de  Broglie,  il  fut  incarcéré  jusqu'à  la  paix  dans  la  cita- 
delle de  Magdebourg,  et,  sauf  Voltaire,  qui  avait  ses  raisons  pour  ne  pas  s'asso- 
cier de  gaité  de  cœur  aux  griefs  du  roi  de  Prusse,  les  encyclopédistes  Pinirenl 
par  répudier  un  confrère  qui,  de  toute  fagon,  répondait  si  mal  à  leur  attente. 


334  DIDEROT  ET  LES  ENCYCLOPEDISTES 

paraître  en  hâte  avant  les  deux  autres.  C'est  une  pièce  fort 
éloquente.  Or  sur  qui  frappe-t-elle?  Sur  les  jésuites  peut-être? 
—  Non  pas,  mais  sur  le  prélat  «  appelant  »,  et  sur  la  cabale 
janséniste  :  «  Son  inflexible  opposition  aux  décrets  de  l'Eg-lise, 
les  troubles  qu'il  a  fomentés  de  toutes  parts,  les  disputes  qu'il 
nourrit  depuis  quarante  ans  et  davantage,  ont  fait  plus  d'indiffé- 
rents, plus  d'incrédules  que  toutes  les  productions  de  la  philo- 
sophie. »  Le  parti  pris  est  manifeste  d'ignorer  l'ennemi  véritable. 

Cependant,  à  la  diligence  dé  Boyer,  un  arrêt  du  Conseil 
d'État,  le  1  février,  portait  suppression  des  deux  premiers 
volumes  avec  des  «  qualifications  épouvantables  ».  Mais  le  pri- 
vilège subsistait.  Les  jésuites  se  disposaient  à  faire  main  basse 
sur  les  papiers  de  Diderot.  La  difficulté  fut  pour  eux  de  se 
reconnaître  dans  ce  dédale  \  Cette  combinaison  ayant  échoué, 
les  protecteurs  de  ï Encyclopédie  purent  en  opérer  le  sauvetage. 

Les  trois  plus  précieux,  en  cette  circonstance,  furent  M"*  de 
Pompadour,  le  comte  d'Argenson,  et  Malesherbes. 

On  connaît  le  beau  pastel  de  La  Tour  où  M""'  de  Pompadour 
figure  avec  les  attributs  de  ses  goûts  et  de  ses  talents.  Sur  la 
table,  un  gros  in-folio;  c'est  un  volume  de  Y  Encyclopédie.  Dans 
le  petit  entresol  où  logeait,  au-dessous  d'elle,  son  médecin 
Quesnay,  elle  aimait  à  s'entretenir  avec  des  encyclopédistes  en 
renom,  D'Alembert,  Duclos,  Marmontel.  Elle  cherchait  à  se 
faire  bien  venir  des  gens  de  lettres,  à  user  dç  son  crédit  en 
leur  faveur,  à  tenir  en  échec  la  famille  royale  et  du  même  coup 
les  jésuites,  restés  sourds  à  ses  avances,  h' Encyclopédie,  dès 
ses  premiers  embarras,  la  trouva  prête  à  lui  venir  en  aide. 

Le  comte  d'Argenson,  ministre  de  la  guerre,  avait  accepté  la 
dédicace  de  VEncyclopédie  comme  un  «  monument  durable  de 
reconnaissance  ».  C'était  un  engagement,  auquel  il  fit  honneur. 

Mais  le  personnage  le  mieux  placé  pour  rendre  à  VEncyclo- 
2)édie  des  services  quotidiens,  et  le  plus  profondément  dévoué  à 
l'idée  dont  elle  était  le  symbole,  c'était  Malesherbes,  qui,  depuis 
1750,  suppléait  son  père,  le  chancelier  de  Lamoignon,  dans  la 
direction  de  la  librairie.  Intermédiaire  forcé  entre  le  gouver- 

1.  Voir  Barbier,  février  1752;  Voltaire,  Le  Tombeau  de  la  Sorbonne 
(Moland,  XXIV,  18);  Correspondance  de  Grimm,  IS  novembre  1153  et  janvier  mi 
(II,  298,  et  IX,  285). 


l'encyclopédie  335 

Moment  et  les  gens  de  lettres,  armé  de  règlements  cruels  ou 
tutélaiiTs,  suivant  l'esprit  de  celui  qui  les  appliquait,  Males- 
herbes  avait  à  cœur  de  favoriser  l'expansion  de  la  philosophie 
par  tous  les  expédients  en  son  pouvoir.  C'est  lui  qui,  chargé 
(le  saisir  à  bref  délai  les  papiers  personnels  de  Diderot,  lui 
disait  :  «  Faites-les  porter  chez  moi,  on  n'ira  pas  les  y  cher- 
cher. »  Souvent  il  était  en  butte  aux  récriminations  de  ses  pro- 
tégés, impatients  de  toute  gêne  même  salutaire.  Il  les  laissait 
crier.  \i' Encyclopédie  fut  le  grand  souci  de  son  administration, 
et  à  deux  reprises  sauvée  par  lui  de  la  catastrophe. 

Une  raison  d'ordre  tout  pratique,  mais  décisive,  en  faveur 
de  la  continuation,  c'était  la  garantie  implicitement  donnée  par 
le  gouvernement  au  contrat  qui  liait  libraires  et  souscripteurs. 
Assumer  l'odieux  d'une  banqueroute,  c'était  d'ailleurs  un  moyen 
sûr  pour  que  \ Encyclopédie  se  fît  à  l'étranger,  dans  des  condi- 
tions d'absolue  liberté  :  la  contrebande  l'introduirait  en  France, 
et  tout  le  dommage  serait  pour  notre  commerce.  Le  roi  de 
Prusse  appelait  D'Alembert  à  Berlin,  lui  offrait  la  survivance  de 
Maupertuis  comme  président  de  son  Académie,  et  lui  faisait 
dire  par  Voltaire  que  YEncyclopédie  trouverait  dans  sa  capitale 
toutes  les  facilités.  Les  éditeurs,  redevenus  indispensables,  se 
firent  prier.  D'Alembert  surtout,  qui  aimait  à  jouer  les  persé- 
cutés, se  vante  d'avoir  pendant  six  mois  crié  «  comme  les  dieux 
d'Homère  ».  Ce  n'était  plus  le  gouvernement,  c'étaient  les  édi- 
teurs qui  réclamaient  une  censure  plus  attentive,  mais  efficace, 
contre  toute  récrimination  de  la  cabale  dévote.  Ils  acceptaient 
trois  censeurs  pour  chaque  article,  assurés  d'ailleurs  par  Males- 
herbes  que  tout  se  passerait  dans  un  esprit  large  et  conciliant. 
Le  troisième  volume  parut  en  novembre  1753,  avec  un  retard 
de  di.x-huit  Inois.  Il  était  précédé  d'un  Avertissement  où  D'Alem- 
bert tirait  à  sa  façon  la  moralité  de  la  crise  :  Diderot  et  lui  ne 
s'étaient  remis  à  l'œuvre  que  pour  ne  pas  «  manquer  à  leur 
patrie  »;  il  invitait  donc  «,  la  nation  à  protéger  »,  «  tes  autres  à 
laisser  faire  »  V Encyclopédie  renaissante.  De  ces  autres  il  ajou- 
tait :  «  Ils  ont  été  maîtres  de  nous  succéder  et  le  sont  encore  ». 
En  attendant  V Encyclopédie  resterait  pénétrée  de  l'  «  esprit  phi- 
losophique »  et  respectueuse  de  la  religion  «  pour  l'essentiel  ». 

Pendant  quatre  ans  tout  alla  bien.  \j' Encyclopédie  prenait  à 


336  DIDEROT  ET  LES  ENCYCLOPEDISTES 

chaque  volume  un  nouvel  essor.  Quoique  le  prix  de  la  sous- 
cription fût  plus  élevé  qu'au  début  et  que  l'ouvrage  menaçât 
de  s'allonger  démesurément,  le  nombre  des  souscripteurs  allait 
croissant;  ils  étaient  3  500  après  le  septième  volume,  et  le  béné- 
fice atteignait  65  p.  100.  Cependant  les  conflits  religieux  et  par- 
lementaires issus  de  la  Bulle  étaient  au  paroxysme,  et  la  phi- 
losophie, en  toute  tranquillité,  se  donnait  carrière. 

2^*  De  1757  à  1759.  —  Deux  événements  graves,  au  cours  de 
l'année  1757,  changèrent  la  face  des  choses.  Au  mois  de  jan- 
vier, l'attentat  de  Damiens  mit  provisoirement  d'accord  moli- 
nistes  et  jansénistes,  et  les  réconcilia  dans  une  communauté 
de  lutte  contre  la  propagande  philosophique.  Au  mois  de 
novembre,  le  désastre  de  Rosbach  réveilla  le  sentiment  national, 
et  comme  les  philosophes  s'étaient  posés  devant  l'opinion  en 
panégyristes  de  la  libre  Angleterre  et  du  roi  de  Prusse,  le  gou- 
vernement crut  le  moment  venu  d'organiser  une  sorte  de  croi- 
sade à  l'intérieur  contre  une  faction  favorable  à  nos  vainqueurs. 
Le  septième  volume,  qui  parut  au  mois  d'octobre,  contenait 
l'article  Genève  (par  D'Alembert).  On  sait  à  quelle  brillante  con- 
troverse il  donna  lieu  et  quelle  part  y  prit  Rousseau.  Mais  avant 
que  Rousseau  portât  le  débat  sur  ce  point  accessoire,  du  théâtre 
et  des  mœurs,  il  s'en  était  élevé  un  autre,  beaucoup  plus  irri- 
tant. Quand  D'Alembert  représentait  les  prêtres  de  Genève 
«  ennemis  de  la  superstition  »,  simples  «  officiers  de  morale  », 
pour  qui  «  le  premier  principe  d'une  religion  véritable  était 
de  ne  rien  proposer  à  croire  qui  heurtât  la  raison  »,  il  traçait 
visiblement  le  portrait  du  bon  prêtre  tel  qu'un  encyclopédiste  le 
concevait  en  toute  religion  et  en  tout  pays.  On  ne  s'y  méprit 
pas,  et  le  docteur  Tronchin  était  bien  renseigné  quand  il  écri- 
vait à  un  pasteur  de  Genève  :  «  Je  ne  serais  pas  surpris  que  les 
RR.  PP.  de  Jésus  prissent  en  main  notre  défense.  Il  est  sûr  qu'ils 
aiment  mieux  notre  clergé  que  les  encyclopédistes.  »  Ces  pas- 
teurs réclamaient  une  rectification  que  D'Alembert,  intraitable 
à  son  ordinaire,  leur  refusait.  Mais  qu'ils  obtinssent  ou  non 
gain  de  cause,  le  soulèvement,  à  Versailles,  était  général.  Des 
ordres,  transmis  par  Bernis  à  Malesherbes,  mais  venus  de  plus 
haut,  lui  prescrivaient  un  redoublement  de  vigilance  :  qu'il 
appliquât  rigoureusement  la  règle  des  trois  censeurs  et  qu'un  des 


L ENCYCLOPÉDIE  337 

trois  fût  désigné  spécialement  en  qualité  de  théolog-ien.  D'Alem- 
bert  protesta  contre  ces  vexations  «  dignes  de  Goa  »,  éclata 
contre  Malesherbes;  mais  quand  il  vit,  en  vertu  des  mêmes 
ordres  supérieurs,  toute  licence  accordée  contre  Y  Encyclopédie , 
il  en  considéra  la  perte  comme  résolue,  et  se  le  tint  pour  dit. 

De  tous  ceux  qui  la  poursuivaient,  le  plus  connu,  le  plus 
acharné,  c'était  Fréron,  l'auteur  de  Y  Année  littéraire.  Cet  ancien 
collaborateur  de  Desfontaines,  devenu  son  successeur,  était 
l'Aristarque  vigilant  des  productions  petites  ou  grandes  qui  por- 
taient l'estampille  des  philosophes.  En  retour  ils  ne  l'appelaient, 
avec  Voltaire,  qu'  «  Ane  littéraire  »  ou  «  Aliboron  ».  Fréron 
n'était  pas,  il  est  vrai,  de  ces  critiques  qui  pénètrent  dans  le  vif 
des  ouvrages  et  des  doctrines,  mais  il  avait  du  goût,  du  mordant, 
et  surtout  du  courage.  Malesherbes  lui  rognait  les  ongles  de 
près.  En  1156,  V Année  littéraire  avait  failli  être  suspendue,  à  la 
requête  de  D'Alembert,  pour  avoir  traité  V Encyclopédie  de  «  scan- 
daleux ouvrage  ».  Après  l'article  Genève,  Fréron  eut  les  coudées 
franches.  Et  ce  qui  donnait  du  poids  à  ses  attaques,  c'était  sa 
clientèle  et  ses  relations.  Il  avait  été  régent  chez  les  jésuites;  la 
reine,  le  dauphin,  mesdames  de  France,  la  majeure  partie  du 
haut  clergé,  enfin  la  cohue  des  écrivains  obscurs  et  jaloux,  trou- 
vaient en  lui  l'homme  de  combat  toujours  prêt  à  frapper  sur  les 
chefs  comme  sur  les  disciples  de  la  secte  triomphante  et  maudite. 

Coup  sur  coup  parurent  les  Petites  Lettres  sur  de  grands 
philosophes,  de  Palissot,  puis  le  Nouveau  Mémoire  pour  servir 
à  Vhistoire  des  Cacouacs,  de  Nicolas  Moreau;  le  bruit  enfin  se 
répandit  d'un  «  tocsin  sonné  »  en  chaire,  à  Versailles,  par  le 
jésuite  Le  Chapelain,  prédicateur  de  la  cour.  Eas  odisse  viros, 
semblait  être  le  mot  d'ordre,  et  c'était  l'épigraphe  choisie  par 
Moreau.  Dans  les  Petites  Lettres  de  Palissot',  qui  n'étaient  pas 
sans  agrément,  et  que  Fréron  mettait  en  balance,  sans  plus  de 
gêne,  avec  celles  de  Pascal,  la  satire  contre  Diderot  et  consorts 
était  plutôt  littéraire  que  personnelle.  Le  sermon  du  père  Le 
Chapelain  '  et  les  Cacouacs  de  Moreau  s'élevaient  contre  la 
morale  des  philosophes  et  ses  ravages.  Les  Cacouacs,  c'étaient 

1.  Sur  Palissot,  voir  ci-dessous,  chap.  xi. 

2.  Sermons  du  P.  Le  Chapelain  (1768),  t.  IV,  p.  253  :  Sur  VincrédulUé  de» 
esprits  forts  du  siècle. 

HiSTOIHE    DK    LA    LANGUE.    VI.  *Z 


338  DIDEROT  ET  LES  ENCYCLOPÉDISTES 

les  pervers,  xaxot,  ceux  que  le  prédicateur  accusait  d'autoriser 
«  les  plus  grands  crimes  »  et  d'établir  le  règne  de  «  toutes  les 
passions  les  plus  déréglées...  sur  le  débris  de  toutes  les  lois 
civiles,  naturelles  et  révélées  ».  Les  philosophes  crurent  un 
moment  que  le  pamphlet,  comme  le  sermon,  venait  d'un 
jésuite  ^  Moreau,  avocat  de  finances,  attaché  au  contrôle  géné- 
ral et  gazetier  aux  gages  du  ministère  *,  était  fort  avant  dans 
les  bonnes  grâces  du  dauphin.  Des  jésuites  à  lui  la  distance, 
par  là,  n'était  donc  pas  longue.  Avec  une  verve  un  peu  grosse, 
mais  divertissante,  il  représentait  les  innocents  déniaisés  par  les 
sortilèges  des  philosophes  et  instruits  par  eux  à  justifier  tous 
les  méfaits,  y  compris  ceux  des  coupeurs  de  bourse.  Des  lam- 
beaux de  citations,  du  Diderot,  du  Voltaire,  du  Rousseau  et 
même  du  BufTon,  ne  laissaient  aucun  doute  sur  l'application  à 
faire,  et  le  surnom  de  Cacouacs  devint  aussitôt  celui  des 
philosophes. 

L'article  Genève  avait  servi  d'occasion  ou  de  prétexte  à  ces 
avanies  qui  s'étaient  succédé  en  deux  mois  de  temps.  D'Alem- 
bert  ulcéré  ne  consulta  que  son  amour-propre.  "L'Encyclo- 
pédie (il  l'avait  expressément  déclaré)  était  une  œuvre  natio- 
nale, à  laquelle  le  gouvernement  avait  promis  et  devait  son 
appui.  Difiamé  par  ordre  dans  l'exercice  d'un  service  public, 
il  ne  lui  convenait  pas,  quant  à  lui,  d'en  rester  chargé.  Quelle 
considération  pouvait  le  retenir?  Les  libraires?  —  Duperie,  de 
peiner  pour  les  enrichir  '!  Diderot,  ses  collègues,  le  public  qui 
les  avait  soutenus  et  comptait  sur  eux?  —  L'outrage  les  attei- 
gnait comme  lui,  et  c'est  l'honneur  de  tous  qu'il  défendait  en 

1.  Correspondance  de  Grimm.  III,  4S8. 

2.  Nicolas  Moreau  devint  bibliothécaire  de  la  reine,  puis  de  la  jeune  dauphine 
Marie-Antoinette,  fut  chargé  d'écrire  pour  le  futur  Louis  XVI  et  ses  frères  des 
ouvrages  d'éducation,  enfin  nommé  aux  fonctions  d'historiographe,  qui  lui  con- 
venaient excellemment.  Les  philosophes,  bien  entendu,  ne  lui  ont  pas  rendu 
cette  justice,  mais  l'érudition  lui  doit  des  services  de  premier  ordre.  —  Voir 
X.  Charmes,  le  Comité  des  Travaux  historiques  (1886),  I,  iv  et  suiv. 

3.  Voir  dans  les  Lettres  à  M""  Volland  (XVllI,  400)  l'entretien  de  Diderot  avec 
D'Alcmbert  au  mois  d'octobre  1759.  —  La  continuation  de  l'Encyclopédie  était  dès 
lors  assurée.  D'Alembert  subordonne  son  concours  à  une  question  d'argent.  Et 
Diderot  de  lui  répondre  :  •  Après  toute  cette  ostentation  de  fierté,  convenez  que 
le  rôle  que  vous  faites  à  présent  est  bien  misérable  •.  Chiffres  en  mains,  il  établit 
que  D'Alembert  a.  louché  5800  livres  de  plus  que  son  dû.  Le  désintéressement 
de  D'Alembert  n'est  pas  suspect.  S'il  ne  se  rend  pas,  c'est  qu'il  lui  répugne, 
depuis  que  l'Encyclopédie  est  devenue  une  merveilleuse  affaire,  de  consentir  à 
des  conditions  qui  seront  toujours  hors  de  proportion  avec  le  service  rendu. 
L'homme  de  pensée  et  de  science  s'indigne  d'être  exploité  par  des  marchands. 


L ENCYCLOPEDIE  339 

se  retirant.  Le  grand  point  n'était  pas  d'achever  V Encyclopédie, 
mais  de  ne  pas  l'avilir.  Voltaire,  après  l'avoir  grondé,  supplié, 
finit  par  se  joindre  à  lui  contre  Diderot  :  «  Allez  à  Lausanne 
ou  ailleurs  si  vous  voulez  finir;  ce  n'est  pas  30  000  livres,  c'est 
200  000  que  cela  vaut  et  qu'un  libraire  de  là-bas  vous  paiera.  » 
Mais  Diderot,  soutenu  par  Malesherbes,  n'abandonnait  pas  la 
partie.  Celui-ci  priait  Bernis  de  faire  agir  la  Pompadour,  de 
promettre  à  Diderot  que  sa  persévérance  lui  serait  un  titre 
aux  grâces  du  roi  *.  Les  libraires,  de  leur  côté,  revenaient  à  la 
charge  auprès  de  D'Alembert.  Toute  l'année  suivante  s'écoulait 
en  pourparlers.  Mais  les  ennemis  de  Y  Encyclopédie  en  pour- 
suivaient la  ruine  avec  une  persévérance  égale,  et  dès  le  début 
de  1759,  D'Alembert,  ravi  de  s'être  «  tiré  de  ce  bourbier  », 
annonçait  à  Voltaire  que  le  gouvernement  allait  «  donner  à 
Diderot  la  paix  malgré  lui  ». 

Une  aCTaire  analogue  à  celle  de  l'abbé  de  Prades  semblait 
devoir  porter  à  V Encyclopédie  le  coup  de  grâce.  \j'Esj)rit  d'Hel- 
vétius  avait  paru  au  mois  de  juillet  1758  *.  Le  dauphin  avait 
réclamé  la  démission  de  l'auteur,  maître  d'hôtel  de  la  reine,  la 
révocation  du  censeur  Tercier  qui  avait  donné  le  permis  d'im- 
primer, la  suppression  de  l'ouvrage  par  le  conseil  d'Etat;  à 
quoi  vint  s'ajouter  la  sentence  de  la  Sorbonne.  Tout  cet  appa- 
reil n'était  pas  dirigé  seulement  contre  Helvétius.  Ses  rela- 
tions avec  les  chefs  de  YEncyclopédie  permettaient  en  effet 
de  dénoncer  dans  VEsprit  «  l'intervention  de  mains  étran- 
gères ».  Voltaire  ne  met  pas  en  doute  que  les  jésuites  aient 
prémédité  d'  «  aller  par  Helvétius  à  Diderot  ».  Les  jansénistes, 
une  fois  de  plus,  se  piquèrent  d'émulation.  Un  de  leurs  prosé- 
lytes, Abraham  Chaumeix.  grossoyait  des  Préjugés  légitimes 
contre  r Encyclopédie,  qu'il  poussa  en  quelques  mois  jusqu'au 
huitième  volume.  Dans  le  troisième  et  le  quatrième,  il  s'attache 
au  livre  d'Helvétius,  en  quoi,  dit-il,  il  ne  sort  pas  de  son  sujet, 
ce  livre  étant  «  comme  l'abrégé  de  YEncyclopédie  ».  Or  les  Pré- 
jugés légitimes  ne  sont  pas,  comme  les  Cacouucs,  une  drôlerie 
pour  faire  rire  le  monde.  C'est  «  aux  magistrats  »  que  l'écri- 
vain  janséniste   «  défère   »    les    ennemis  de  la   religion.  Les 

1.  Voir  leUrc  de  Bernis  à  Maiesherbes,  déjà  citée  {Fonds  fr.,  22191). 

2.  Sur  l'auleur  et  le  livre,  voir  ci-dessous,  p.  378  et  p.  405. 


340  DIDEROT  ET  LES  ENCYCLOPEDISTES 

magistrats  accueillent  en  effet  sa  requête,  et  l'avocat  général 
Joly  de  Fleury  n'a  qu'à  découper  dans  Chaumeix  l'acte  d'accusa- 
tion sur  lequel  intervient  l'arrêt  du  6  février  1759.  En  compa- 
gnie d'autres  livres  notés  comme  impies,  tels  que  la  Religion 
naturelle  de  Voltaire,  Y  Esprit  est  condamné  au  feu.  L'Encyclo- 
pédie éidiit  à  la  place  d'honneur  dans  le  réquisitoire,  mais  comme 
il  s'agissait  en  l'espèce  d'un  ouvrage  couvert  par  un  privilège 
et  représentant  de  gros  intérêts,  le  Parlement  déploya  tout  un 
surcroît  de  formalités,  et  désigna  neuf  examinateurs,  théologiens, 
avocats  et  maîtres  en  philosophie,  pour  lui  faire  rapport  sur  les 
sept  volumes  en  vente.  Ce  qui  va  suivre  est  de  haute  comédie. 

3°  De  1759  ài772.  —  Une  administration  d'État,  la  direc- 
tion de  la  librairie,  allait  passer  sur  la  sellette.  Le  conseil  d'Etat 
évoqua  la  cause,  rendit  hommage  au  «  zèle  du  ministère  public  », 
et  par  arrêt  du  8  mars  supprima  les  volumes  parus  et  le  privi- 
lège. Dès  le  22,  Voltaire  écrit  :  «  Je  crois  que  V Encyclopédie 
se  continuera.  »  Oui,  sans  privilège,  et  d'autant  plus  à  l'aise. 
Les  libraires  obtiennent  en  septembre  un  nouveau  privilège 
qui  lèverait  tous  les  doutes,  s'il  en  restait;  privilège  pour  les 
planches,  non  pour  le  texte;  mais  à  quoi  bon  des  planches 
toutes  seules?  Evidemment  administration  et  libraires  sont  de 
connivence.  L'impression  se  poursuivra  sous  les  yeux  de  la 
police,  à  Paris,  chez  Le  Breton.  L'argent  français,  de  la  sorte, 
n'ira  pas  à  l'étranger.  Sur  le  titre  figurera  le  nom  de  Fauche, 
libraire  à  Neufchâtel  :  pure  fiction.  Nul  exemplaire,  il  est  vrai, 
ne  devra  passer  directement  de  chez  Le  Breton  ou  ses  associés 
aux  mains  des  souscripteurs.  La  livraison  se  fera  en  province, 
pour  que  la  marchandise  ait  l'air  d'être  entrée  en  contrebande  : 
c'est  la  contrebande  simulée  par  injonction  de  la  police  '.  Cela 
s'appelle  le  régime  de  1'  «  autorisation  verbale  ».  Rien  d'écrit; 
le  gouvernement  ignore  tout,  et  le  Parlement  a  les  mains  liées. 

On  en  était  à  la  lettre  //.  Pour  finir  il  fallut  à  Diderot  six  ans, 
ce  qui  est  peu,  et  dix  volumes,  ce  qui  est  trop.  Mais  il  n'avait 
pas  le  loisir  de  faire  court.  Cette  tolérance  était  révocable  à 
discrétion.  Il  fallait  donc  marcher  vite.  En  outre,  à  vingt  livres 

1.  La  livraison  directe  à  Paris  ne  fut  autorisée  que  pour  certains  per- 
sonnages nominalement  désignés,  tels  que  les  représentants  des  puissances 
étrangères.  Les  autres  acquéreurs  devaient  se  mettre  en  rapport  avec  Fauche, 
censément  vendeur  de  V Encyclopédie,  en  réalité  simple  commissionnaire. 


HIST.    DE   LA   LANGUE  ET  DE  LA   LITT.    FR. 


T.  VI,   CH.  VII 


&.  C',  Kdilcurs,  Paris 


PORTRAIT  DES   PRINCIPAUX   AUTEURS 

DES     DEUX     ENCYCLOPÉDIES     DU     DIX-HUITIÈME     SIÈCLE 

GRAVÉS   PAR   AUG.   DE  S^-AUBIN 

Bibl.    Nat.,    Cabinet    des    Estampes,     X     z 


L'ENCYCLOPÉDIE  341 

(le  supplément  par  volume,  les  libraires  ne  tenaient  pas  à  la 
concision.  En  dépit  du  remplissage,  Y  Encyclopédie  imposait 
par  sa  masse.  Quand  Panckoucke,  en  1768,  sollicitera  la  per- 
mission de  la  réimprimer,  il  fera  valoir  qu'  «  elle  est,  malg-ré 
les  fautes  et  les  omissions  qui  peuvent  s'y  trouver,  le  plus 
beau  monument  que  les  hommes,  dans  aucun  temps,  aient 
élevé  à  la  gloire  des  lettres  », 

Les  dix  derniers  volumes  de  texte  parurent  en  bloc  au  début 
de  4766';  les  planches  traînèrent  jusqu'en  1772.  Diderot  avait 
été  jusqu'au  bout  l'âme  de  l'entreprise;  sans  aucune  vue  de 
fortune  ni  de  gloire,  il  avait  assumé  toute  la  besogne  maté- 
rielle et  rebutante.  «  La  tôte  lasse  »,  il  se  sentait  à  la  fin  «  si 
bien  courbé,  qu'il  désespérait  de  se  redresser  ».  On  comprend 
qu'il  ait  éconduit  Panckoucke  et,  la  première  édition  terminée, 
s'en  soit  tenu  là*.  Le  Breton  l'avait  dégoûté  du  métier.  Pendant 
la  confection  des  derniers  volunies,  le  tirage  s'exécutait  gra- 
duellement; mais  Le  Breton,  de  son  chef,  faisait  édulcorer  les 
passages  sujets  à  caution.  Diderot  s'en  aperçut  par  hasard  et  se 
soulagea  le  cœur  par  lettre  '  :  «  Quand  on  est  sans  énergie, 
sans  A'ertu,  sans  courage,  il  faut  se  rendre  justice,  et  laisser  à 
d'autres  les  entreprises  périlleuses.  »  Envers  l'écrivain  secrète- 

1.  L'ouvrage  ainsi  complété  ne  tarda  pas  à  faire  prime  en  librairie.  Il  avait 
coûté  956  livres  aux  souscripteurs;  en  1"69  il  se  vendait  de  1300  à  1400  et  deux 
ans  plus  tard  environ  1100,  quoique  les  contrefaçons  se  multipliassent  rapi- 
dement :  Genève,  28  volumes  (reproduction  de  l'original  au  fur  et  à  mesure  de 
sa  publication);  Lucques,  28  vol.  (IToS-mi);  Livourne,  33  vol.  (1770).  C'est  en 
vue  de  faire  concurrence  à  ces  contrefaçons  étrangères  que  Panckoucke,  en  1768, 
avait  entrepris,  avec  une  permission  tacite,  la  2'  édition  française  qui  fut  inter- 
rompue par  ordre  supérieur  (1770).  En  1776-77,  les  cinq  volumes  de  Supplément 
(dont  un  de  planches)  marquent  une  nouvelle  époque.  Les  contrefaçons  de 
Genève  (1777),  Lausanne  (1778),  Yverdun  (1778-1780)  sont  des  refontes,  où  le 
Supplément  est  incorporé  au  texte.  Mentionnons  enfin  la  Table  des  deux  parties 
de  l'Encyclopédie  française  (2  vol.),  donnée  par  Panckoucke  et  Rey  en  1780. 
Quant  à  1  Encyclopédie-Panckoucke  {Encyclopédie  métliodique),  c'est  un  ouvrage 
sur  un  autre  plan,  par  ordre  de  matières,  non  plus  une  refonte,  mais  une 
réfection  de  la  première,  avec  le  concours  d'un  nouveau  groupe  de  collabo- 
rateurs (Vicq  d'Azyr,  Condorcet,  Roland  de  la  Platière,  etc.).  Elle  comprit 
166  volumes  in-i"  et  plus  de  6300  planches,  et  ne  fut  achevée  qu'en  1832. 

2.  Il  fut  cependant  sur  le  point  de  refaire  VEncyclopédie,  en  1774,  pour  le 
«ompte  de  Catherine  II.  —  Voir  la  lettre  qu'il  écrit  de  I^a  Haye  à  sa  femme,  le 
9  avril  1774  (XX,  31).  —  H  comptait  sur  une  douzaine  de  collaborateurs  éprouvés, 
parmi  lesquels  D'Alembert  :  -  Je  puis,  disait-il,...  porter  dans  un  intervalle  de 
temps  assez  court  cette  énorme  entreprise  à  un  tel  degré  de  perfection,  que  de 
plus  d'un  siècle  nos  successeurs  ne  trouveront  pas  matière  fi  un  supplément  de 
vingt  feuilles.  •  Si  le  projet  n'eut  pas  de  suite,  c'est  que  Catherine  H  connaissait 
alors  Diderot  et  n'avait  nulle  envie  de  lui  lâcher  la  bride. 

3.  12  novembre  1764  (XIX,  467). 


342  DIDEROT  ET  LES  ENCYCLOPEDISTES 

ment  «  dépecé,  mutilé,  mis  en  lambeaux  »,  le  procédé  certes 
laissait  à  dire,  mais  dénotait  un  sentiment  fort  juste  de  la 
situation.  Un  libraire  avait  encore  plus  qu'un  auteur  à  redouter 
les  surprises  du  pouvoir  absolu.  Le  Breton  lui-même  et  Pan- 
ckoucke  en  firent  l'épreuve,  quand  à  deux  reprises  le  gouver- 
nement crut  devoir  satisfaire  en  quelque  mesure  aux  réclama- 
tions de  l'assemblée  du  Clergé  '. 

Ces  alternatives  d'indulgence  et  de  sévérité  indignaient  écri- 
vains et  amis  de  V Encyclopédie  :  «  On  voulait  et  on  ne  voulait 
pas  à  la  fois,  dit  Grimm,  ou  plutôt  on  ne  savait  pas  ce  qu'on 
voulait  ».  La  vérité,  c'est  qu'au  sein  du  gouvernement,  on  était 
plusieurs  à  vouloir,  et  que  chacun  avait  son  tour.  Le  roi,  fort 
heureusement  pour  V Encyclopédie ,  n'était  en  ces  matières 
capable  que  de  préventions  et  de  demi-mesures.  A  ses  côtés 
les  influences  religieuses  dominaient,  et  c'est  toujours  de  là 
que  venait  le  signal  delà  «  persécution  ».  Dans  le  conseil,  la 
rigueur  n'était  jamais  qu'un  faux-semblant.  D'Argenson,  Bernis, 
Choiseul  ont  toujours  amorti  le  coup  qu'ils  frappaient  ;  tous  au 
fond  respiraient  l'esprit  du  siècle.  Malesherbes  fut  l'agent  ingé- 
nieux et  convaincu  de  cette  politique;  mais  qu'aurait-il  pu,  si  le 
gouvernement  ne  l'en  eût  avoué?  Il  faut  donc,  malgré  ceux  qui 
réclamaient  à  la  fois  deux  avantages  incompatibles,  protection 
et  liberté,  reconnaître  que  Y  Encyclopédie  doit  au  gouvernement 
d'avoir  échappé  à  ses  vrais  persécuteurs,  jésuites,  jansénistes, 
princes  et  princesses,  pamphlétaires  et  parlements. 

//.  —  Diderot, 

L'œuvre  de  Diderot  en  dehors  de  l'Encyclopédie.  — 

Les  contemporains  de  Diderot  ont  admiré  en  lui  un  puissant 
ouvrier  littéraire,  opiniâtre  au  travail,  riche  de  science,  parfois 
brillant,  original,  mais  paradoxal  et  confus  ;  à  peu  d'exceptions 
près,  ils  n'ont  pas  connu  ses  œuvres  les  plus  fortes,  celles  qui 
le  mettent  en  bon  rang  parmi  les  penseurs  du  siècle.  Le  Diderot 
vraiment  supérieur  est  presque  tout  entier  posthume. 

1.  Correspondance  de  Grimm.,  VII,  44;  IX,  215;  Bachaumont,  34  avril  1766, 
5  mars  1770. 


DIDEROT  3i8 

Ses  écrits  peuvent  se  diviser  en  trois  classes  : 

D'abord  ceux  qu'il  a  faits  sur  commande,  comme  ses  articles 
de  V Encyclopédie.  Mais  outre  cette  besogne  payée,  il  est  tou- 
jours à  la  disposition  de  qui  voudra.  Il  fait  cela  sans  rémuné- 
ration, pour  le  plaisir  de  compléter,  refondre  ou  rhabiller  des 
ouvrages  auxquels  il  s'intéresse,  ceux  d'Holbach,  d'Helvétius, 
de  Raynal,  les  Dialogues  de  Galiani,  ou  le  Traité  de  clavecin 
de  Bemetzrieder.  La  machine  est  sous  pression.  Il  en  sortira, 
le  cas  échéant,  un  sermon  pour  un  prédicateur  dans  l'em- 
barras, un  avis  au  public  sur  une  nouvelle  pommade. 

La  seconde  classe  comprendrait  les  écrits  véritablement 
personnels  en  divers  genres,  —  théâtre,  philosophie,  critique, 
romans  ou  contes,  —  que  Diderot  destinait  au  public  ou  qu'il 
a  cru  pouvoir  lui  exposer.  On  verra  que  son  théâtre  vaut  sur- 
tout comme  réfutation  par  l'exemple  de  ses  théories  drama- 
tiques. —  En  philosophie,  des  Pensées  philosophiques  à  Ylnter- 
prétation  de  la  Nature^  il  n'a  guère  divulgué  de  son  vivant 
que  les  premiers  essais  par  lesquels  il  s'acheminait  du  déisme 
au  naturalisme.  —  Il  aurait  pu  composer  un  joli  recueil 
d'études  critiques  :  les  deux  morceaux  insérés  en  1761  et 
1762,  dans  le  Journal  étranger,  —  Y  Éloge  de  Richardson  et  les 
Réflexions  sur  Térence,  —  auraient  bien  caractérisé  son  goût 
dans  les  deux  extrêmes  :  là  un  dithyrambe  hyperbolique; 
ici  des  réflexions  justes,  fines,  pénétrantes,  comme  le  poète 
auquel  elles  s'appliquent.  —  Diderot  romancier,  pour  ses  con- 
temporains, c'est  l'auteur  des  Bijoux  indiscrets,  un  Crébillon 
fils  qui  ne  serait  pas  incapable,  au  milieu  d'un  récit  ordurier, 
de  glisser  quelques  aperçus  intéressants  et  neufs  d'art  ou  de 
philosophie.  Passons.  —  Il  a  donné  de  çà  de  là,  par  aventure, 
sans  jamais  songer  à  les  réunir,  quelques  échantillons  de  ses 
contes  et  de  ses  dialogues,  merveilleux  de  verve,  d'entrain,  de 
vérité  :  les  Deux  Amis  de  Bourbonne,  VEntrelien  d'un  père 
avec  ses  enfants,  celui  d'un  philosophe  avec  la  maréchale  de  ***. 
Enfin  son  dernier  ouvrage  ostensible,  élucubration  indigeste 
et  fastidieuse,  est  cette  apologie  de  Senèque,  de  la  philosophie 
et  de  lui-même,  qu'il  intitule  Essai  sur  les  règnes  de  Claude 
et  de  Néron  (1778-1782).  Tout  cela,  fort  inégal,  montre 
l'esprit  de  Diderot,  ses  facultés  littéraires  dans  ce  qu  elles  ont 


344  DIDEROT  ET  LES. ENCYCLOPEDISTES 

tout  ensemble  de  puissant  et  de  désordonné,  mais  ne  nous 
livre  pas  le  fond  de  sa  pensée,  ni  de  sa  nature.  C'est  un  spec- 
tacle qu'il  réserve  pour  lui-même  et  pour  un  petit  nombre  d'in- 
times qu'il  lui  plaît  d'étonner,  mais  qu'il  est  assuré  de  ne  point 
effaroucher. 

De  tout  temps,  dès  la  Promenade  du  sceptique,  qui  est  de 
4747,  Diderot  a  écrit  dans  la  joie  des  ouvrages  voués  provisoi- 
rement à  l'inédit.  C'est  le  travail  exécuté  d'enthousiasme,  sous 
l'obsession  d'une  idée  qui  mûrit,  fermente,  puis  s'échappe  en 
bouillonnant.  Il  prend  son  élan  sans  le  calculer.  Pour  une 
page,  dix  pages,  un  volume?  Il  ne  le  saura  qu'en  finissant  : 
«  Adieu,  mon  ami,  bonsoir,  dit-il  au  terme  d'une  lettre  à  Fal- 
conet;  vous  m'avez  fait  écrire  un  jour  et  une  nuit  tout  de 
suite.  »  Dans  ces  moments-là,  le  souci  de  la  renommée  pré- 
sente n'existe  pas  pour  lui.  Quelques  lecteurs  lui  suffiront, 
mais  prêts  à  le  suivre  oii  il  lui  plaira  de  les  entraîner,  dans 
son  sujet  ou  au  dehors.  Il  y  a  pour  lui  deux  classes  d'écri- 
vains :  «  ceux  qui  ont  travaillé  pour  le  commun,  qui  se  sont 
assujettis  aux  idées  courantes,  et  qui  ont  perdu  de  leur  répu- 
tation à  mesure  que  l'esprit  humain  a  fait  des  progrès;  —  et 
ceux,  trop  forts  pour  le  temps  où  ils  ont  paru,  peu  lus,  peu 
entendus,  peu  goûtés,  demeurés  longtemps  obscurs,  jusqu'au 
moment  où  un  autre  siècle  leur  a  rendu  justice  ».  Dans  cette 
seconde  classe,  où  il  se  range,  on  «  meurt  oublié  et  tranquille, 
ou  comme  tout  le  monde,  ou  très  loin  de  tout  le  monde  ». 
C'est  «  sa  devise  ». 

Ses  manuscrits,  ou  les  copies  qu'il  en  laissait  prendre,  s'étaient 
égarés  un  peu  partout.  M""*  de  Vandeul,  sa  fille;  Naigeon, 
le  dernier  de  ses  disciples;  les  cours  d'Allemagne  et  de  Russie, 
nous  les  ont  rendus  peu  à  peu.  La  première  révélation  pos- 
thume fut  celle  du  critique  d'art.  Le  hasard  le  plus  imprévu 
avait  fait  découvrir  dans  l'armoire  de  fer  de  Louis  XYI  une 
copie  du  Salon  de  4765,  l'un  des  plus  remarquables  :  il  parut 
en  4795.  Les  huit  autres  (4759-4784)  se  succédèrent  à  longs 
intervalles,  et  les  derniers,  retrouvés  dans  la  Bibliothèque  de 
l'Ermitage,  ont  vu  le  jour  en  4857.  En  4796,  son  principal 
roman,  la  Religieuse^  fut  exhumé  par  le  libraire  Buisson  qui 
le   publia  sans  dire  d'où  il  le  tenait.  La  même  année,  parut 


DIDEROT  345 

Jacques  le  faialiste,  offert  à  Tlnstitut  de  France  par  le  prince 
Henri  de  Prusse.  L'édition  de  Naigeon  (1798)  fit  époque.  C'est 
d'elle  que  nous  vient,  outre  une  riche  moisson  d'opuscules 
philosophiques  et  de  nouvelles,  ce  livre  où  se  peint  si  crûment 
le  cynisme  attendri  de  l'auteur,  le  Supplément  au  Voyage  de 
Bougainville.  La  série  d'acquisitions  sans  comparaison  la  plus 
riche,  ce  furent  les  quatre  volumes  de  4830,  Mémoires,  cor- 
respondances et  ouvrages  inédits.  Les  manuscrits  n'en  avaient 
pas  été,  comme  l'annonçait  le  titre,  «•  confiés  par  l'auteur  à 
Grimm  »,  mais  copiés  à  Saint-Pétersbourg  par  un  Français, 
M.  Jeudy-Dugour,  qui  avait  ses  raisons  pour  cacher  l'origine 
de  ce  larcin.  Il  y  avait  là  les  Lettres  à  i/""  Volland  (1739-1774), 
les  quinze  années  les  plus  remplies  de  la  vie  de  Diderot  racon- 
tées par  lui-même  à  la  femme  qu'il  mettait  de  moitié  dans 
toutes  ses  pensées  :  document  inappréciable  sur  lui  et  sur 
son  entourage;  avec  cela,  la  perfection  de  la  narration  fami- 
lière, un  épanchement  d'une  abondance  intarissable  et  d'une 
vivacité  qui  jamais  ne  languit.  Il  y  avait  ce  dialogue  si  piquant, 
si  profond  par  endroits,  le  Paradoxe  sur  le  comédien,  où  Diderot 
recherche  si,  dans  la  création  de  l'œuvre  d'art,  l'artiste  doit 
être  ému  ou  de  sang-froid.  Il  y  avait  son  propre  portrait  en 
action,  la  comédie  Est-il  bon,  est-il  méchant?  Enfin  c'est  dans 
ce  recueil  qu'il  faut  chercher  l'expression  la  plus  complète 
à  la  fois  et  la  plus  brillante  de  sa  philosophie,  le  Rêve  de 
D'Alembert. 

Une  copie  du  Neveu  de  Rameau,  communiquée  sans  doute 
par  Grimm  à  une  cour  d'Allemagne,  on  ne  sait  laquelle,  était 
tombée  aux  mains  de  Schiller.  Schiller  ravi  la  prêta  à  Goethe, 
et  depuis  elle  se  perdit.  Mais  Gœthe,  par  plaisir,  en  avait  fait 
une  traduction  qui,  de  1806  à  1821,  remplaça  le  texte.  C'est 
d'après  cette  traduction  que  deux  audacieux  faussaires  s'avi- 
sèrent de  reconstituer  un  Neveu  de  Rameau  français,  présenté 
par  eux,  et  pendant  deux  ans  admis  comme  authentique, 
jusqu'au  jour  où  parut  la  copie  léguée  par  Diderot  à  sa  fille 
(1823).  En  1891,  M.  Mon  val  a  reproduit  l'autographe  original, 
trouvé  par  lui  dans  un  lot  de  bouquins.  Habent  sua  fata... 

La  dernière  édition  complète,  celle  de  MM.  Assézat  et  Tour- 
neux  (1873-1877),  contenait  encore  du  nouveau,  de  très  haut 


346  DIDEROT  ET  LES  ENCYCLOPEDISTES 

prix,  notamment  les  Elétnents  de  physiologie,  la  Réfutation  de 
r Homme  d'Helvétius  et  le  Plan  d'une  Université. 

Ainsi  s'est  dessinée,  avec  une  précision  croissante,  une  des 
physionomies  littéraires  les  plus  divertissantes  qui  existent.  Et 
au  risque  de  rabaisser  l'œuvre,  aux  yeux  de  Certains  juges, 
avouons  que  l'auteur  est  ce  qui  s'y  trouve  de  plus  captivant. 

Sa  vie.  —  A  part  la  grande  affaire  de  V Encyclopédie,  l'essen- 
tiel dans  la  vie  de  Diderot  se  borne  aux  coups  de  tête  et  aux 
aventures  de  sa  jeunesse,  à  deux  liaisons,  l'une  amoureuse  avec 
jyfiie  Yolland,  l'autre  amicale  avec  Grimm,  à  ses  rapports  avec 
Catherine  II  et  au  voyage  de  Russie  qui  en  fut  la  conséquence. 

Denis  Diderot  est  né  à  Langres,  en  1713,  d'un  maître  coute- 
lier qu'il  nous  a  fait  connaître,  avec  une  tendresse  mêlée  de 
fierté,  pour  un  homme  d'un  cœur  généreux  et  d'une  ferme 
raison  '.  Aîné  de  la  famille  %  il  fut  d'abord  destiné  à  l'état 
ecclésiastique,  mis  à  huit  ans  chez  les  jésuites  de  sa  ville  natale 
et  tonsuré  à  douze.  Il  allait  s'engager  comme  novice  chez  ses 
premiers  maîtres,  si  M.  Diderot,  averti  à  temps,  ne  le  leur 
avait  retiré  pour  le  conduire  au  collège  d'Harcourt.  Là  Denis 
ne  tarda  pas  à  se  détromper  sur  sa  prétendue  vocation  sacer- 
dotale. Mais  le  brave  coutelier  entendait  que  son  fils,  ses 
classes  finies,  prît  un  état,  et  le  mit  chez  un  procureur.  Le 
jeune  clerc  travaillait  beaucoup  plus  les  mathématiques  que  la 
procédure.  Le  père  intervint  :  «  Mais  alors  que  voulez-vous 
faire?  —  Rien;  j'aime  l'étude,  je  suis  fort  content,  je  ne 
demande  pas  autre  chose.  »  M.  Diderot  ferma  sa  bourse,  et  le 
jeune  homme,  qui  tenait  bon,  eut  la  vie  dure  pendant  dix  ans. 
Sa  mère  lui  envoyait  à  la  dérobée  ce  qu'elle  pouvait,  fort  peu 
de  chose.  Il  donna  quelques  leçons  de  la  science  qu'il  était 
en  train  d'apprendre.  Il  les  prolongeait  toute  la  journée  quand 
l'élève  y  prenait  goût,  sinon  y  renonçait.  Il  entra  comme  pré- 
cepteur chez  un  financier  qui  lui  promettait  de  faire  sa  for- 
tune :  au  bout  de  trois  mois,  il  dépérissait,  jaunissait  d'ennui, 

1.  Voir  principalement  Lettres  à  M'"  Volland  (Assézat,  XVIII,  357  et  369), 
Voyage  à  Bourhonne  (XVII,  334),  Entretien  d'un  père  avec  ses  enfants  (V,  281). 

2.  Voyage  à  Bourbonne,  ibid.,  33o  :  «  Mes  parents  ont  laissé  après  eux  un  fils 
aîné  qu'on  appelle  Diderot  le  philosophe,  c'est  moi;  une  fille  qui  a  gardé  le 
célibat,  et  un  dernier  enfant  qui  s'est  fait  ecclésiastique.  C'est  une  bonne  race.  » 
—  Cf.  les  portraits  hauts  en  couleur  de  son  frère,  1'  «  Heraclite  chrétien  -,  et 
de  sa  sœur,  le  •  Diogène  femelle  »,  dans  la  vui*  des  Lettres  à  M"»  Voltand. 


DIDEROT  347 

lâchait  pied.  Il  lui  arriva  de  commettre  des  escroqueries  à  la 
Panurg-e  *.  C'est  le  temps  où  on  le  rencontrait  au  Luxembourg 
«  en  redingote  de  peluche  grise  éreintée  par  un  des  côtés,  avec 
la  manchette  déchirée  et  les  bas  de  laine  noirs  et  recousus  par 
derrière  avec  du  fil  blanc.  »  C'est  lui,  et  non  pas  Rameau,  qui 
dit  :  «  La  voix  de  la  conscience  et  de  l'honneur  est  bien  faible 
quand  les  boyaux  crient  ».  Il  n'a  pas  oublié  sa  misère  de 
bohème;  le  Neveu  de  Rameau,  Jacques  le  fataliste  lui  rappel- 
lent quelqu'un  qu'il  a  bien  connu. 

A  trente  ans  il  se  marie  en  secret  avec  une  jolie  lingère, 
Anne-Toinette  Champion,  son  aînée  de  trois  ans.  Ce  fut  un  feu 
de  paille.  M"""  Diderot  n'était  pas  faite  assurément  pour  com- 
prendre son  grand  homme  de  mari,  mais  c'est  elle  dans  le 
ménage  qui  eut  le  beau  rôle,  le  rôle  ingrat  et  méritant.  Elle 
était  à  Langres  avec  sa  fille,  en  train  de  réconcilier  le  vieux 
père  avec  l'enfant  prodigue,  quand  Diderot  devint  l'amant  de 
M""  de  Puisieux,  un  peu  femme  de  lettres,  surtout  femme 
galante.  Leur  liaison  dura  quatre  ans.  Pendant  sa  détention  à 
Vincennes,  Diderot  fut  pris  de  soupçons  sur  la  fidélité  de  la 
dame,  s'échappa  pour  la  surprendre,  découvrit  ce  qu'il  cher- 
chait, et  revint  en  prison  après  rupture  faite. 

Sophie  Volland  fut  sa  grande  et  durable  passion.  Elle  avait 
environ  trente  ans,  en  1755,  quand  Diderot  entra  dans  son  inti- 
mité :  *  Nous  étions  seuls  ce  jour-là,  lui  écrit-il  bien  longtemps 
après,  tous  deux  appuyés  sur  la  petite  table  verte...  Oh!  l'heu- 
reux temps  que  celui  de  cette  table  verte!  »  Sophie,  fille  d'un 
*  préposé  pour  le  fournissement  des  sels  »,  habite  avec  sa  mère 
veuve,  une  moitié  de  l'année  à  Paris,  l'autre  à  Isles-sur-Mame, 
près  de  Vitrj'-le-François.  L'amant  a  part  à  leur  vie  de  famille  ; 
il  est  l'ami,  le  confident,  le  conseiller  des  sœurs,  comme  de 
Sophie  elle-même.  C'est  la  vie  patriarcale  tempérée  par  le 
mépris  des  préjugés.  Sophie  est  d'une  santé  frêle,  a  c  la 
menotte  sèche  »  et  porte  lunettes.  Diderot  l'aime  ainsi,  fidèle- 
ment, tendrement  :  «  Ni  le  temps,  ni  l'habitude,  ni  rien  de  ce 
qui  affaiblit  les  passions  ordinaires  n'a  rien  pu  sur  la  mienne  », 

i.  On  verra  dans  les  Mémoires  de  M"'  de  Vandeul  ce  qu'elle  appelle  la  •  petite 
espièglerie  •  de  son  père,  les  2000  livres  extorquées  à  un  carme  par  une  série 
de  mensonges  et  de  simagrées. 


348  DIDEROT   ET  LES  ENCYCLOPEDISTES 

écrit-il,  «  au  bout  de  dix  ans.  »  Mais  le  grand  charme  de  Sophie, 
c'est  d'être  philosophe,  et  de  la  bonne  école,  d'humeur  à  tout 
entendre  et  à  tout  comprendre;  elle  admet  ce  parfait  sans- 
gêne  qui  est  pour  Diderot  le  signe  et  la  condition  de  la  féli- 
cité. C'est  une  camarade;  ils  mettent  en  commun  les  menus 
incidents  de  leur  vie  quotidienne,  et  quand  Diderot,  gros  man- 
geur, a  des  indigestions,  il  ne  lui  en  épargne  aucun  détail.  Cela 
n'empêche  pas  le  sentiment  d'aller  son  train,  «  le  sentiment  le 
plus  fort  est  le  plus  doux  ». 

L'amitié  de  Diderot  pour  Grimm  n'est  pas  moins  douce  ni 
moins  forte.  Quant  ils  se  retrouvent  après  une  séparation  ou 
une  petite  querelle,  Diderot  en  est  ému  jusqu'à  défaillir  :  «  Je  ne 
pouvais  lui  parler,  ni  lui  non  plus.  Nous  nous  embrassions  sans 
mot  dire,  et  je  pleurais  !...  Je  ne  pus  desserrer  les  dents,  ni  pour 
manger,  ni  pour  parler...  Je  lui  serrais  la  main,  et  je  le  regar- 
dais. »  Dès  l'arrivée  de  Grimm  à  Paris,  vers  1750,  ils  avaient 
été  tout  de  suite  amis.  Rousseau,  qui  les  avait  rapprochés,  pres- 
sentit, à  l'en  croire,  qu'il  en  serait  victime.  Peut-être  éprou- 
vait-il déjà  quelque  velléité  de  révolte  contre  Grimm,  qui  aimait 
à  dominer.  Diderot  ne  résista  pas  à  cet  ascendant  :  «  Il  est 
aussi  supérieur  à  moi,  dit-il,  que  j'ose  me  croire  supérieur  à 
D'Alembert.  »  La  supériorité  de  Grimm  est  celle  du  jugement, 
du  sens  pratique,  que  Diderot  a  conscience  de  ne  posséder  à 
aucun  degré;  elle  n'exclut  pas,  mais  fait  plutôt  valoir  des  qua- 
lités estimables  de  goût.  Diderot,  écrivain,  se  met  au  ser- 
vice et  à  l'école  de  son  ami.  C'est  à  lui,  dit-il,  qu'il  doit  ses 
«  notions  réfléchies  »  sur  les  beaux-arts  :  «  C'est  la  tâche  que 
vous  m'avez  proposée  ',  qui  a  fixé  mes  yeux  sur  la  toile  et 
qui  m'a  fait  tourner  autour  du  marbre...  Seul,  j'ai  médité  ce 
que  j'ai  vu  et  entendu;  et  ces  termes  de  l'art,  unité,  A'ariété, 
contraste,  expression,  si  familiers  dans  ma  bouche,  si  vagues 
dans  mon  esprit,  se  sont  circonscrits  et  fixés.  »  Quand  Grimm 
courra  l'Europe,  Diderot  s'empressera  d'occuper  à  sa  place  «  la 
chaise  de  paille  »,  de  lui  confectionner  des  articles,  et  se  tiendra 
suffisamment  payé  par  les  éloges  d'un  juge  expert  et  exigeant. 
Ce  que  Grimm  veut,  Diderot  le  fait  :  il  se  lie  avec  M"**  d'Epinay, 

1.  Celle  de  faire,  pour  la  Correspondance,  le  compte  rendu  des  Salons. 


DIDEROT  349 

(l'abord  à  contre-cœur,  prend  parti  pour  elle  contre  Rousseau 
qu'il  pousse  à  l'exaspération,  et  par  là  sacrifie  une  amitié  de 
quinze  ans  (1758). 

Mais  si  Griram  est  despote  et  adroit,  il  a,  comme  ami,  du 
zèle  et  du  dévouement.  C'est  grâce  à  lui  que  Diderot  eut  part  aux 
libéralités  de  Catherine  II.  Grimm  n'était  pas  encore  (1765) 
l'homme  d'affaires  de  la  tzarine.  C'est  le  général  Betzki,  inter- 
médiaire qualifié  pour  ces  sortes  de  négociations  artistiques 
ou  littéraires,  qui  se  chargea,  sur  la  demande  de  Grimm,  de 
faire  appel  au  «  cœur  compatissant  »  de  sa  souveraine,  de  lui 
offrir,  pour  15  000  livres,  la  bibliothèque  de  Diderot.  Le  philo- 
sophe cherchait  de  quoi  subvenir,  à  l'éducation  et  à  la  dot  de 
sa  fille.  Catherine  déploya  sa  munificence,  accorda  le  prix 
demandé,  mais  refusa  d'enlever  à  Diderot  «  l'objet  de  ses 
délices,  la  source  de  ses  travaux  et  les  compagnons  de  ses  loi- 
sirs ».  Il  en  devait  rester  le  gardien  avec  1000  livres  de  traite- 
ment, et  Catherine  en  fit  d'un  coup  l'avance  pour  cinquante  ans. 

Diderot  commença  par  des  effusions  littéraires  de  reconnais- 
sance. Il  «  décrocha  la  vieille  lyre  dont  la  philosophie  avait 
coupé  les  cordes  ».  Il  «  se  prosterne  aux  pieds  »  de  la  «  grande 
princesse  »  ;  il  «  voudrait  parler,  mais  son  âme  se  serre,  sa  tête 
se  trouble,  il  s'attendrit  comme  un  enfant  ».  Il  se  représente, 
lui  et  les  siens,  en  groupe,  dans  des  attitudes  assorties  à  la  cir- 
constance :  la  «  mère  tendre  qui  verse  des  larmes  de  joie  »  et 
qui  <  tient  embrassée  »  sa  fille.  Ailleurs  il  décrit  à  Falconet 
toute  la  famille  en  train  de  faire  «  conjointement  »,  dans  la 
bibliothèque  et  devant  le  buste  de  l'auguste  bienfaitrice,  une 
oraison  matinale  :  «  Être  immortel,  tout-puissant,  éternel,... 
conserve  à  l'univers,  conserve  à  la  Russie,  etc.  »  Chez  l'auteur 
du  Père  de  famille  le  pathos  est  la  forme  inévitable  de  l'émotion. 

Mais  le  témoignage  de  sa  reconnaissance  ne  devait-il  consister 
qu'en  paroles  et  en  gestes?  On  le  réclamait,  on  l'attendait  à 
Pétersbourg.  Or  l'idée  seule  de  ce  voyage  l'épouvantait.  Il  pré- 
férait s'acquitter  à  Paris  même  en  y  exécutant  les  ordres  de  «  sa 
souveraine  »  :  achats  de  tableaux,  négociations  délicates  pour 
étouffer  les  révélations  de  Rulhière  *.  Il  envoyait  là-bas  des  réfor- 

1.  Voir  ci-dessous,  p.  423. 


350  DIDEROT  ET  LES  ENCYCLOPÉDISTES 

mateurs  politiques  garantis  et  certifiés  par  lui  *.  Mais  il  avait 
beau  se  prodiguer,  s'ingénier;  c'est  lui,  en  personne,  que  la 
tzarine  appelait.  Il  opposait  alors  à  ce  grand  devoir  d'autres 
devoirs  non  moins  impérieux  pour  un  homme  qui  s'était  fait 
«  respecter  par  sa  justice,  par  ses  mœurs  »,  devoirs  de  père, 
d'époux,  d'amant,  —  d'amant  surtout:  «  Parle,  mon  ami,  parle, 
écrivait-il  à  Falconet  devenu  pressant.  Veux-tu  que  je  mette  la 
mort  dans  le  sein  de  mon  amie?  » 

Au  bout  de  six  ans,  il  comprit  que  son  excuse  n'était  plus  de 
mise,  et  partit.  Son  absence  fut  d'un  an  et  demi,  avec  arrêt  en 
Hollande,  de  trois  mois  au  départ  et  de  six  au  retour.  La  tzarine, 
toujours  magnifique,  avait  mis  à  sa  disposition  une  bonne  voi- 
ture et  un  chambellan,  mais  il  n'avait  pas  l'humeur  voyageuse. 
En  Hollande  il  ne  s'était' encore  senti  dépaysé  qu'à  demi.  A  Saint- 
Pétersbourg  l'étonnement  lui  donna  la  berlue  :  «  Je  n'ai  guère 
vu  que  la  souveraine  »,  écrit-il  à  M"^  Necker.  H  éprouva  d'ail- 
leurs d'assez  vives  déconvenues,  choqua  la  cour  par  ses  façons 
hétéroclites,  trouva  partout  des  visages  de  glace,  et  Falconet 
lui-même  de  si  méchante  humeur  qu'ils  se  quittèrent  brouillés. 
Mais  sur  Catherine  il  garda  toutes  ses  illusions.  H  la  voyait 
tous  les  jours  en  tête  à  tête,  enthousiasmé  de  trouver  en  elle 
réunis  «  l'àme  de  Brutus  »  et  «  les  charmes  de  Cléopâtre  ». 
Elle  s'amusait  de  ces  longues  conférences  avec  le  plus  com- 
municatif  de  «  ces  messieurs  en  istes  »,  ses  protégés,  qu'elle 
abominait.  Elle  lançait  Diderot,  le  mettait  à  l'aise,  comme 
«c  entre  hommes  »,  faisait  1'  «  humble  écolière  »,  attentive 
et  docile  aux  leçons  de  son  «  sévère  pédagogue  ».  Et  Diderot 
pérorait,  gesticulait,  lui  pressait  la  main,  lui  «  meurtrissait  les 
cuisses  ».  La  politique  fut  l'écueil  :  —  «  Avec  tous  vos  grands 
principes...,  on  ferait  de  beaux  livres  et  de  mauvaise  beso- 
gne... Vous,  vous  ne  travaillez  que  sur  le  papier,  qui  souffre 
tout...;  moi,  pauvre  impératrice,  je  travaille  sur  la  peau 
humaine,  qui  est  bien  autrement  irritable  et  chatouilleuse.  »  H 
fallut  se  rabattre  sur  la  littérature.  Mais  Diderot  écrivait  ce  qu'il 
n'avait  pu  placer  de  vive  voix;  il  ne  doutait  pas  que  le  bon 

_i.  Par  exemple  Mercier  de  la  Rivière.  —  Voir  Ch.  de  Larivière,  Mercier  de  la 
Rivière  à  Saint-Pétersbourg  {Revue  d'histoire  littéraire  de  la  France,  15  octo- 
bre 1897). 


DIDEROT  351 

grain  ne  finît  par  lever.  Il  était  reparti  au  mois  d'avril  m4, 
charmé  de  «  sa  souveraine  »,  comblé  de  présents  ',  mais  en  proie 
au  mal  du  pays  et  la  santé  fort  délabrée. 

Après  son  retour  ce  fut  pour  lui  la  vieillesse.  Il  était  à  l'abri 
du  besoin  et  se  reposait.  La  vie  de  société  restait  son  plaisir 
favori  :  la  Merveille  du  Nord  le  mettait  en  veine  d'éloquence. 
M""  Volland,  «  son  autre  souveraine  »,  mourut  peu  de  mois 
avant  lui.  Il  avait  habité  pendant  trente  ans  son  quatrième 
étage,  rue  Taranne,  avec  sa  bibliothèque  au  cinquième.  Il  ne 
jouit  que  peu  de  semaines  du  «  superbe  »  appartement,  rue 
Richelieu,  dont  la  location  était  encore  une  libéralité  de  l'impé- 
ratrice, provoquée  par  l'officieux  Grimm.  C'est  là  qu'il  suc- 
comba, le  30  juillet  1784,  à  une  hydropisie  de  poitrine. 

Son  caractère  et  son  esprit.  —  Il  est  à  la  fois  commun 
et  singulier  :  commun  par  l'efFronterie,  l'outrance  déclamatoire 
dans  l'expression  des  sentiments,  l'impolitesse  des  manières  et 
une  bonté  de  cœur  toute  d'impulsion;  singulier  par  la  vigueur 
de  l'intelligence  et  la  surabondance  de  vie.  Son  caractère,  c'est 
son  tempérament. 

Tempérament  puissant,  tumultueux.  Il  n'est  pas  «  un  de 
ces  uniformes  et  plats  galets  qui  fourmillent  sur  toutes  les 
plages  ».  Aussi  prend-il  plaisir  à  se  regarder  vivre,  mais  par  suite 
surfait  constamment  son  vrai  naturel.  Jeune  et  gamin,  quand 
«  avec  son  air  vif,  ardent  et  fou  »,  il  entrait  chez  la  piquante 
libraire.  M""  Babuti,  —  qui  devint  M""^  Greuze,  —  il  s'amu- 
sait à  se  donner  la  comédie  autant  qu'à  lutiner  une  jolie  fille. 
Nul  peintre,  à  l'en  croire,  pas  même  Garand,  n'a  saisi  comme 
lui-même  sa  ressemblance,  ce  qu'il  y  avait  en  lui  de  mobile, 
de  fugitif,  ce  que  ne  peuvent  rendre  des  lignes  et  dos  cou- 
leurs. Mais  si  vif  et  spontané  que  soit  Diderot,  il  est  aussi 
trop  artiste,  trop  homme  de  lettres  et  de  théâtre,  il  distingue 
trop  bien  le  «  style  »  de  sa  figure  pour  n'en  pas  accuser 
l'expression.  «  J'avais,  dit-il,  un  grand  front,  des  yeux  très  vifs, 
d'assez  grands  traits,  la  tête  tout  à  fait  du  caractère  d'un  ancien 
orateur.  »  C'est  fort  bien  vu,  mais  adieu  l'attitude  naïve  et  vraie. 


I.  M.  Ducros  {Diderot,  p.  130)  a  fait  le  compte  des  sommes  données  par  Cathe- 
rine II  à  Diderot  et  à  si  veuve.  11  arrive  au  total  de  89  000  livres.     .     . 


352  DIDEROT  ET   LES  ENCYCLOPÉDISTES 

Le  voici  Jans  son  taudis  ',  courbé  sur  ses  livres,  les  cheveux  en 
désordre,  le  cou  libre  dans  la  chemise  entr'ouverte,  enveloppé 
de  sa  «  vieille  robe  de  chambre  »  sur  les  pans  de  laquelle  il 
essuie  sa  plume.  Vous  croyez  qu'il  s'est  mis  à  l'aise,  portes 
closes,  pour  avoir  l'esprit  dispos.  C'est  encore  autre  chose  : 
un  tableau  vivant,  qui  est  «  beau  »,  qui  a  de  «  l'ensemble  », 
de  «  l'unité  »,  qui  n'attend  que  le  peintre;  le  modèle  tient 
la  pose.  Son  dos  est  «  rond  et  bon  »,  sa  robe  de  chambre 
est  à  la  fois  «  lambeau  »  et  draperie;  rayée  d'encre,  elle 
«  annonce  le  littérateur,  l'écrivain,  l'homme  qui  travaille  », 
elle  «  moule  tous  les  plis  du  corps  sans  le  gêner  ».  Pourquoi 
M""  Geoffrin  s'est-elle  avisée  de  lui  en  donner  une  autre  propre 
et  cossue?  Elle  l'a  déguisé  en  Aristippe;  or  le  vrai  Diderot 
est  un  Diogène. 

Il  est  l'homme  primitif,  intact,  fougueux,  aux  sensations 
fortes,  et  qui  les  traduit  par  des  frissons,  des  pleurs,  des  cris. 
L'homme  sensible  ne  se  demande  pas  s'il  y  a  de  quoi;  la 
nature  toute  seule  en  décide.  Diderot,  en  train  d'écrire  les  mal- 
heurs imaginaires  de  sa  Religieuse,  est  baigné  de  larmes; 
le  spectacle  de  certaines  joies  imprévues  le  rend  «  presque 
malade  le  reste  de  la  journée  ».  Ce  pathétique  à  sanglots,  qui 
coupe  la  parole  et  l'appétit,  c'est  le  pathétique  en  soi,  que  Diderot 
répand  à  profusion  dans  ses  drames.  Ces  «  égarements  »,  chez 
lui,  sont  prévus,  préparés;  il  en  jouit  avant,  pendant  et  après. 
Il  avertit  son  partenaire  pour  que  la  scène  soit  jouée  d'en- 
semble ;  et  si  par  hasard  elle  n'a  pas  lieu,  elle  est  écrite  ;  c'est 
déjà  cela.  Il  n'a,  comme  on  l'a  vu,  nulle  impatience  d'aller 
rejoindre  Falconet  à  Pétersbourg;  il  anticipe  du  moins  sur  ce 
beau  jour,  qu'il  retarde  à  plaisir.  Il  y  est,  il  frappe  à  la  porte  : 
«  J'entrerai,..,  j'irai  me  précipiter  dans  vos  bras  et...  nous  nous 
écrierons  confusément  :  C'est  moi...  oui,  c'est  moi...  Vous  voilà 
donc  enfin!...  Enfin  me  voilà.  Comme  nous  balbutierons;  et 
malheur  à  celui  qui  a  perdu  ses  amis  pendant  longtemps,  qui  les 
revoit,  qui  a  la  force  de  parler,  et  qui  ne  balbutie  pas.  »  Diderot 
est  sûr  de  balbutier.  Il  connaît  la  sensibilité  de  ses  organes  ;  la 
pantomime  théâtrale,  le  geste  de  l'émotion  ne  lui  font  jamais 
défaut. 

1.  Voir  l.  IV,  p.  5,  Regrets  sur  ma  vieille  robe  de  chambre. 


DIDEROT  353 

Il  est  en  scène  au  moment  même  où  il  pense,  et  ne  pense 
jamais  si  bien  que  tout  haut  et  devant  témoins.  Il  a  besoin  de 
se  communiquer  pour  valoir  tout  son  prix.  «  C'est  pour  moi  et 
mes  amis,  dit-il,  que  je  lis,  que  je  réfléchis,  que  je  médite,  que 
j'entends,  que  je  regarde,  que  je  sens.  Dans  leur  absence  ma 
dévotion  rapporte  tout  à  eux.  »  Ainsi  se  déterminent  l'allure 
habituelle  de  son  esprit  et  la  forme  à  laquelle,  en  écrivant,  il 
revient  avec  prédilection,  celle  du  dialogue  entre  deux  person- 
nages, dont  l'un  n'est  là  que  pour  permettre  àl'aulre  (qui  est  lui- 
même)  de  s'animer,  de  parler  avec  la  fantaisie  et  le  désordre  de 
la  pensée  conçue  au  cours  même  de  la  discussion.  En  réalité  il 
n'est  jamais  seul  ;  il  pense  en  vue  de  la  parole  et  pour  étonner  : 
«  C'est  peut-être  la  raison,  dit-il,  pour  laquelle  tout  s'exagère, 
tout  s'enrichit  un  peu  dans  mon  imagination.  »  Peut-il  mieux 
dire  que  chez  lui  la  recherche  de  l'effet  nuit  à  la  sincérité? 

Faute  de  vie  intérieure,  ses  notions  morales  sont  étrangement 
troubles.  Les  nuances  fiiies  du  sentiment  lui  échappent;  il  ne  le 
connaît,  ne  le  conçoit  qu'atrparoxysme,  emphatique  et  convulsif. 
Dans  la  vie  courante  et  dans  la  pratique  des  hommes  il  détonne 
perpétuellement.  «  Est-il  bon,  est-il  méchant?...  »  Il  ne  lui  déplaît 
pas  de  se  dire  qu'il  aurait  été,  «  s'il  l'avait  voulu,  un  dangereux 
vaurien  »  ;  c'est  une  force.  Mais  il  a  sans  cesse  à  la  bouche  les 
mœurs,  la  vertu,  —  qu'il  «  pratique  trop  peu,  mais  dont  personne 
n'a  plus  haute  idée  que  lui  »  11  le  croit  si  bien,  qu'il  s'érige 
sans  cesse  en  donneur  d'avis  et  redresseur  de  torts  :  Rous- 
seau en  sut  quelque  chose.  Sa  morale,  au  reste,  loin  d'être  la 
morale  vulgaire,  en  est  généralement  le  contre-pied.  Arrière 
les  petits  devoirs  importuns,  devoirs  d'époux  et  de  père,  inventés 
pour  gêner  les  beaux  mouvements  du  cœur  !  Les  devoirs  d'amant, 
à  la  bonne  heure;  encore  ne  faut-il  pas  appeler  trahison  une 
fantaisie  passagère  qui  se  jette  à  la  traverse.  Il  adore  sa  fille, 
son  Angélique,  il  «  périrait  de  douleur  »  s'il  la  perdait;  mais  il 
ne  s'occupera  d'elle  qu'au  moment  de  lui  apprendre  à  penser.  Il 
tranche  alors  dans  le  vif  :  «  Dimanche  passé,  chargé  par  sa 
mère  d'aller  la  promener,  j'ai  pris  mon  parti  et  lui  ai  révélé  tout 
ce  qui  tient  à  l'état  de  la  femme...  »  Voilà  pour  une  première 
leçon.  Et  c'est  à  sa  maîtresse  qu'il  en  fait  part. 

Ce  moi  tumultueux,  extravagant,  envahissant,  n'est  cependant 

HlSTOIllK  DX  LA  LAROUE.  VI.  23 


354  DIDEROT  ET  LES  ENCYCLOPÉDISTES 

point  haïssable.  Il  se  trouvait  très  extraordinaire  ;  il  avait,  ma 
foi,  raison  ;  et  ceux  qui  l'ont  vu  de  près  ne  s'en  sont  pas  rebutés. 
Il  ne  charme  pas,  mais  force  l'attention  et  s'en  empare.  Il  se 
dépense  sans  mesure,  mais  il  se  renouvelle.  Il  possède  une  égale 
puissance  d'expression  et  d'impression.  Il  échauffe  tout  de  son 
propre  feu.  Enfin,  avec  cet  esprit  bouillonnant  et  déréglé,  il  est 
bien  celui  que  ses  amis  appellent  «  le  philosophe  ». 

Ses  idées.  —  Philosophie.  —  Diderot  est  sensualiste, 
matérialiste,  hostile  par-dessus  tout  et  avec  frénésie  à  1'  «  abo- 
minable christianisme  »,  d'ailleurs  très  différent  d'Holbach  ou 
d'Helvétius,  et  très  supérieur.  Au  xviu"  siècle,  les  philosophes 
modérés,  comme  Condillac  et  D'Alembert,  ou  violents,  comme 
IHelvétius  ou  d'Holbach,  s'accordent  à  penser  que  la  philoso- 
phie n'est  pas  à  faire  par  un  travail  progressif  et  indéfini,  mais 
qu'elle  est,  pour  ainsi  dire,  toute  faite  dans  l'esprit  du  premier 
homme  qui  réfléchit,  et  que  le  tout  est  de  la  dégager  des 
superfétations  qui  l'étouffent;  autant  dire  qu'il  faut  une  bonne 
fois  philosopher  pour  n'avoir  plus  à  y  revenir.  Diderot,  lui,  voit 
en  elle  une  étude  qui  s'étend  avec  la  science,  l'éclairé  et  s'en 
éclaire;  qui  vise  à  un  but  infiniment  reculé,  la  vérité  totale, 
car  «  sans  l'idée  du  tout,  plus  de  philosophie  »  ;  qui  se  trans- 
forme perpétuellement,  et  procure  ainsi  des  surprises,  des  émo- 
tions et  des  joies  profondes. 

Il  ne  sera  donc  pas  dupe  d'une  clarté  superficielle.  «  Le  fil 
de  la  vérité,  dit-il,  sort  des  ténèbres  et  aboutit  à  des  ténèbres  », 
et  le  philosophe  devra  s'attacher  «  plutôt  à  former  des  nuages 
qu'à  les  dissiper,  et  à  suspendre  ses  jugements  qu'à  juger  ».  Il 
s'engagera  dans  toutes  les  voies  qui  s'ouvriront  devant  lui  :  ee 
n'est  pas  là  se  disperser,  mais  chercher  les  points  de  jonction  et 
conserver  la  vue  de  l'ensemble.  On  ne  parvient  à  la  découverte 
qu'à  force  de  tentatives,  et  la  tentative,  même  infructueuse,  a 
son  charme  :  «  J'abandonne  mon  esprit  à  tout  son  libertinage; 
je  le  laisse  maître  de  suivre  la  première  idée  sage  ou  folle  qui 
se  présente,  comme  on  voit,  dans  l'allée  de  Foi  [au  Palais- 
Royal]  nos  jeunes  dissolus  marcher  sur  les  pas  d'une  courti- 
sane*... »   Si  d'aventure  la  poursuite  réussit,  il  sait  bien  que 

•    l.  Le  Neveu  de  Rameau  (V,  387.). 


DIDEROT  355 

c'est  pour  un  temps,  et  qu'il  rencontrera  bientôt  un  autre 
«  vraisemblable  »,  plus  séduisant  ou  plus  fort;  mais  si  peu  que 
dure  la  rencontre,  il  est  en  état  de  fièvre,  comme  sur  le  point 
d'atteindre  le  mot  de  l'énig-me.  Ainsi  de  tentative  en  tentative 
et,  pour  parler  du  même  ton  que  lui,  de  passade  en  passade,  il 
s'oriente  dans  le  «  labyrinthe  »,  il  nous  donne,  il  se  donne 
d'abord  à  lui-même,  le  spectacle  de  «  l'intelligence  humaine 
s'orjîanisant  naturellement  en  pleine  liberté  '  ». 

Dans  ses  premiers  ouvrages  philosophiques,  depuis  VEssai 
sur  le  Mérite  et  la  Vertu  (1745)  jusqu'à  la  Lettre  sur  les  Aveugles 
(1749),  il  porte  sur  l'idée  de  Dieu  tout  l'efibrt  de  sa  pensée, 
pour  l'affirmer  d'abord,  puis  pour  s'en  alTranchir.  Dieu,  l'exis- 
tence et  la  survivance  de  l'àme  ont  commencé  par  s'imposer  à 
lui  comme  nécessaires  à  la  morale  :  «  l'athéisme,  dit-il  alors, 
laisse  la  probité  sans  appui  »,  il  ne  peut  donc  être  le  vrai. 
L'année  suivante,  autre  point  de  vue  :  au  lieu  de  l'ordre 
moral,  c'est  «  l'ordre  universel  des  choses  »  qui  l'obsède.  Dans 
les  Pensées  philosophiques,  il  rejette  dédaigneusement  toutes  les 
religions  positives,  et  avec  elles  «  toutes  les  billevesées  de  la 
métaphysique  ».  Il  s'intitule  encore  déiste;  panthéiste  serait 
plus  juste,  car  il  ne  conçoit  plus  Dieu  coexistant  avec  l'univers 
qu'en  divinisant  l'univers  lui-même.  D'où  le  mot  célèbre  : 
«  Elargissez  Dieu;  voyez-le  partout  où  il  est,  ou  dites  qu'il  n'est 
point.  »  Or  c'est  lui  qui  va  dire  qu'il  ne  le  voit  plus.  Dès  qu'il 
en  presse  l'idée,  elle  s'évanouit;  celle  de  l'être  corporel  au  con- 
traire tient  bon.  Dans  la  Lettre  sur  les  Aveugles  il  fait  parler  le 
mathématicien  Saunderson  qui,  n'ayant  jamais  vu  la  lumière, 
meurt  sans  comprendre  le  prêtre  qui  lui  parle  de  Dieu.  Diderot 
a  dès  lors  banni  Dieu  de  sa  philosophie,  sinon  de  sa  pensée. 
«  0  Dieu!  s'écrie-t-il  dans  l'Interprétation  de  la  Nature,  je  ne 
sais  si  tu  es.  »  L'argument  moral  ne  l'arrête  plus;  les  «  charmes 
de  l'ordre  »  suffisent  à  le  rassurer  :  «  Il  est  très  important  de 
ne  pas  prendre  de  la  ciguë  pour  du  persil,  mais  nullement  de 
croire  ou  de  ne  pas  croire  en  Dieu*.  »  L'  «  ordre  momentané  », 
la  «   symétrie  passagère  »  que  l'homme  croit  découvrir  dans 

1.  Bçrsol,  Éludes  sur  le  XVI If  siècle,  II,  149. 

2.  Voir  sa  lettre  a  Voltaire,  du  li  juin  1749,  où  il  donne  la  glose  de  la  Lettre 
sur  les  Aveugles. 


L 


356  DIDEROT  ET  LES  ENCYCLOPEDISTES 

l'univers  par  rapport  à  lui-même,  également  passager  et  éphé- 
mère, n'est  que  le  résultat  d'une  vue  courte  et  présomptueuse. 
Saunderson  (c'est  ici  Diderot)  aperçoit  dans  l'infini  du  temps 
et  de  l'espace  un  nombre  illimité  de  «  mondes  estropiés,  man- 
ques »,qui  «  se  sont  dissipés,  se  reforment  et  se  dissipent  peut-être 
à  chaque  instant  »  :  «  Promenez-vous  sur  ce  nouvel  océan,  et 
cherchez  à  travers  ses  agitations  irrégulières  quelques  vestiges 
de  cet  être  intelligent  dont  vous  admirez  ici  la  sagesse.  »  Ce 
qui  n'empêche  Diderot,  homme  de  sentiment,  de  soutenir  qu'  «  il 
croit  en  Dieu  »,  quand  il  voit  «  ce  spectacle  étonnant  de  la 
nature  ».  Philosophe,  il  traite  Dieu  comme  un  «  fétiche  », 
«  une  mauvaise  machine  dont  on  ne  peut  faire  rien  qui  vaille  »  ; 
redevenu  lui-même,  ému,  poète,  il  s'élève  jusqu'à  lui  et  croit 
qu'il  y  croit  *,  Il  sera  jusqu'à  sa  mort  «  athée  à  la  ville,  non  à 
la  campagne,...  athée  ou  déiste  par  semestre*  »,  déiste  par 
instinct  et  réminiscence,  athée  par  choix  et  raisonnement. 

C'est  dans  la  pratique  assidue  et  enthousiaste  de  la  méthode 
expérimentale  qu'il  a  puisé,  non  pas  les  principes',  mais  l'inspi- 
ration coutumière  de  sa  philosophie.  Sans  doute  il  ne  s'est  pas 
livré  pour  son  compte  (il  le  regrette)  aux  recherches  de  labora- 
toire; il  s'est  mis  seulement,  comme  auditeur  de  Rouelle  le  chi- 
miste et  de  Verdier  l'anatomiste,  par  ses  séances  dans  le  cabinet 
de  figures  de  M"®  Biberon,  en  mesure  de  lire  les  travaux  des  natu- 
ralistes, et  de  suivre  un  mouvement  scientifique  dont  il  prévoyait 
la  fécondité.  Vers  1747  ou  1748,  ce  n'est  plus  aux  purs  spécu- 
latifs qu'il  s'attache,  à  Bayle  ni  aux  déistes  anglais;  c'est  aux 
physiologistes,  aux  géologues,  de  Maillet,  Haller,  Needham, 
Robinet,  Buffon,  Linné.  C'est  d'eux  qu'il  tire,  avec  plus  de 
curiosité  que  de  critique,  la  matière  de  ses  nouvelles  réflexions. 
S'il  n'est  pas  un  «  manœuvre  »  de  la  science  (et  il  est  bien 
d'avis  que  cela  vaudrait  mieux),  il  y  porte  un  véritable  génie 
d'intuition.  Il  «  subodore  »  la  découverte  en  germe,  imagine 
l'hypothèse  qui  fraye  le  chemin  à  l'expérience.  Dès  1734  il  attire 


4.  Voir  VEntretien  d'un  philosophe  avec  la  maréchale  de'*'  et,  dans  la  leUre  à 
M"*  Volland,  du  1"  août  1765,  la  conversation  de  Diderot  avec  un  moine. 

2.  Ch.  de  Lacretelle,  Testament  philosophique  et  littéraire,  t.  I,  chap.  xiv. 

3.  «  Notre  véritable  sentiment  n'est  pas  celui  dans  lequel  nous  n'avons  jamais 
vacillé,  mais  celui  auquel  nous  sommes  le  plus  habituellement  revenus.  »  Entre- 
tien entre  D'Alem/jert  et  Diderot  (II,  121). 


DIDEROT  337 

rattention  des  physiciens  sur  rélectro-magnétisme  ;  il  indique, 
dans  quelques  lignes  de  la  Lettre  sur  les  aveugles^  il  développe 
dans  y  Interprétation  de  la  Nature,  dix  ans  avant  Robinet,  cin- 
quante avant  Lamarck,  le  transformisme  et  ses  conséquences, 
l'évolution  substituée  aux  causes  finales.  La  méthode  expé-| 
rimentale  s'impose  despotiquement  à  son  esprit.  Il  rejette 
toute  notion  qui  «  ne  se  lie  pas  aux  faits  extérieurs  »,  qui  n'est 
point  vérifiable  par  l'expérience.  Toute  sa  philosophie  passe 
dans  le  plan  de  la  science.  La  Nature  est  pour  lui  l'un  et  le 
tout.  Pour  le  vulgaire  elle  est  «  l'ouvrage  de  Dieu  »,  ce  qui 
n'est  qu'une  obscurité,  un  nuage  de  plus;  pour  le  savant,  «  le 
résultat  actuel  ou  les  résultats  généraux  successifs  de  la  com- 
binaison des  éléments  ».  Pour  relier  dans  son  esprit  les  don- 
nées de  l'expérience,  pour  anticiper  sur  elle,  le  philosophe 
«  interprétera  »  la  Nature,  sans  en  sortir;  il  en  fera  le  poème, 
comme  autrefois  les  Parménide,  les  Empédocle  et  les  Lucrèce. 
Le  sien  est  de  1759.  Entre  les  vieux  poètes-philosophes  et 
lui,  la  seule  ressemblance  est  dans  la  conception  de  la  nature 
éternellement  vivante  et  identique  à  elle-même  sous  la  diversité 
des  phénomènes  :  «  Il  n'y  a  qu'un  seul  grand  individu,  c'est  le 
tout  ».  Mais  Diderot,  à  la  lumière  crue  de  la  science  moderne, 
discerne-  trop  exactement  le  certain  de  l'imaginaire  pour  avoir 
le  frisson  sacré;  il  sait  à  quel  instant  précis  ses  fantaisies 
tournent  à  «  la  plus  haute  extravagance  »  ;  il  est  profond,  mais  il 
s'égaie,  ou  même  il  s'ébat  en  obscénités  énormes.  La  forme  du 
dialogue,  de  la  «  comédie  »,  sera  donc  celle  qui  conviendra  le 
mieux  à  son  dessein.  —  Trois  actes,  dont  un  prologue  et  un  épi- 
logue. Le  prologue,  c'est  V Entretien  entre  Diderot  et  D'Alembert. 
Diderot  étonne  son  sceptique  interlocuteur  en  lui  traçant  une 
esquisse  du  transformisme  :  le  marbre  se  modifie  en  humus, 
l'humus  en  plante,  la  plante  en  homme,  et  le  même  marbre  fait 
alors  partie  intégrante  de  l'être  qui  possède  la  propriété  de 
sentir  et  de  penser.  «  Vous  rêverez  sur  votre  oreiller  à  cet  entre- 
tien »,  dit  en  partant  Diderot.  D'Alembert  y  rêve  en  effet,  tout 
haut  et  toute  la  nuit  :  c'est  le  second  acte,  le  principal.  M""  de 
Lespi nasse  croit  qu'il  délire  et  envoie  chercher  le  médecin 
Bordeu.  Ils  sont  tous  deux  au  chevet  de  D'Alembert,  qui  tantôt 
endormi,   tantôt  éveillé,  continue  de  parcourir   tout  le  cycle 


358  DIDEROT  ET  LES  ENCYCLOPÉDISTES 

cosmogonique  et  physiologique  ouvert  à  son  imagination.  Bor- 
deu,  charmé,  s'y  engage  à  son  tour,  explique  tous  ces  secrets 
de  nature  avec  la  docte  impudeur  d'un  médecin  qui  ne  s'embar- 
rasse pas  de  ménager  la  délicatesse  du  sexe.  M""  de  Lespinasse, 
elle  aussi,  prend  goût  à  ces  mystères  horrifiques,  et  supplie 
Bordeu  de  revenir  dans  la  journée  pour  lui  dire  le  reste  :  c'est 
la  Suite  du  Rêve  et  le  troisième  acte  \ 

Voici  le  système  dans  ses  grandes  lignes.  —  Une  substance, 
la  matière,  une  mais  hétérogène.  Chaque  molécule  matérielle 
a  comme  attributs  essentiels  le  mouvement  et  la  sensibilité, 
sensibilité  inerte  ou  active,  suivant  la  combinaison  où  elle 
entre.  Un  animal,  une  plante,  c'est  un  agrégat  de  molécules 
unies  par  un  lien  de  continuité,  une  grappe  d'abeilles  qui  se 
rejoindraient  par  leurs  pattes  amollies.  Animaux  petits  ou 
grands,  éphémères  ou  séculaires,  espèces  ou  individus,  c'est 
tout  un,  et  l'histoire  du  monde  vivant  se  voit  dans  une  goutte 
d'eau  :  «  Suite  indéfinie  d'animalcules  dans  l'atome  qui  fer- 
mente, même  suite  indéfinie  d'animalcules  dans  l'autre  atome 
qu'on  appelle  la  Terre...  Tout  change,  tout  passe,  il  n'y  a  que  le 
tout  qui  reste.  »  Point  de  monstres  proprement  dits,  mais  des 
agencements  de  molécules  inégalement  capables  de  durer  et 
de  se  perpétuer.  Toute  vie  n'est  qu'action  et  réaction  du  milieu 
sur  l'organisme,  et  réciproquement  :  «  Pourquoi  suis-je  tel? 
C'est  qu'il  a  fallu  que  je  fusse  tel...  Ici,  oui,  mais  ailleurs?  au 
pôle?  mais  sous  la  ligne?  Changez  le  tout,  vous  me  changez 
nécessairement...  Tout  est  en  un  flux  perpétuel...  Tout  animal 
est  plus  ou  moins  homme;  tout  minéral  est  plus  ou  moins 
plante;  toute  plante  est  plus  ou  moins  animal.  Il  n'y  a  rien  de 
précis  en  nature.  »  Point  de  «  galimatias  métaphysique  »  ;  par- 
tout la  science,  celle  d'aujourd'hui  ou  celle  de  demain;  le 
comment,  non  le  pourquoi  des  phénomènes;  la  liaison  vérifiée, 
ou  l'hypothèse  vérifiable.  Ajoutons  :  rien  d'abstrait  ni  de  froid; 
la  Nature  toute  seule,  mais,  suivant  le  mot  de  Pascal,  «  dans 


1.  Le  tome  IX  des  Œuvres  complètes  (éd.  Assézat,  1875)  contient  les  Éléments 
de  physiologie,  jusqu'alors  inédits.  C'est  un  classement  des  notes  prises  par  Diderot 
pendant  dix  ou  quinze  ans,  au  cours  de  ses  lectures  sur  la  philosophie  natu- 
relle. Il  est  probable  qu'il  l'entreprit  au  moment  où  il  étudiait  les  Elementa 
phj/siologiae  de  Haller  (1166).  C'est  dans  ce  recueil  qu'on  trouve  éparses  les  obser- 
valioBs  et  réflexions  mises  en  œuvre  dans  l'Entretien  et  dans  le  Rêve. 


DIDEROT  359 

sa  haute  et  pleine  majesté  »  ;  la  vie  en  nous,  autour  de  nous 
et  «  au  delà  des  espaces  imaginables  »  ;  en  même  temps,  comme 
chez  Pascal,  l'impression  du  clair-obscur  qui  borne  de  toute  part 
l'horizon,  mais  sans  effroi,  sans  tristesse;  et  c'est  là  qu'entre 
Diderot  et  Pascal  la  ressemblance  n'existe  plus  du  tout. 

Diderot,  à  la  vérité,  n'a  pas  toujours  été  sans  inquiétude  sur 
les  conséquences  morales  de  son  naturalisme.  «  J'aime,  a-t-il  dit, 
la  philosophie  qui  relève  l'humanité.  La  dégrader,  c'est  encou- 
rager les  hommes  au  vice.  »  Le  plat  égoïsme  de  son  disciple 
Helvétius  le  révoltait.  Comment  y  échapper?  Il  a  croyait 
avoir  les  données  nécessaires  »,  mais  le  problème  l'intimidait. 
Il  se  disait  :  «  Si  je  ne  sors  pas  victorieux  de  cette  tentative,  je 
deviens  l'apologiste  de  la  méchanceté.  »  Tantôt  il  était  sur  le 
point  de  braver  le  préjugé,  sûr  que  le  vrai  ne  pouvait  tourner 
à  mal  ;  tantôt  il  tremblait  à  la  pensée  de  divulguer  une  morale 
«  spéculative  »,  dont  mésuserait  «  la  multitude  ».  Il  nous  a  du 
moins  livré  ses  «  données  ».  C'est  plus  qu'il  n'en  faut  pour  jus- 
tifier ses  scrupules. 

Une  morale  d'obligation  n'avait  pas  de  sens  pour  lui.  La 
pensée  n'étant  qu'un  produit  de  l'organisation  ,  —  la  sensibi- 
lité continuée  par  la  mémoire,  —  la  liberté  ne  saurait  être  : 
«  La  dernière  de  nos  actions  est  l'effet  nécessaire  d'une  cause 
une  :  nous,  très  compliquée,  mais  une.  »  La  vertu,  c'est  la 
«t  bienfaisance  »  :  on  est  bienfaisant  ou  malfaisant  de  naissance 
ou  par  suite  des  modifications  qu'on  a  reçues  de  l'exemple,  des 
mœurs,  des  lois,  toujours  «  irrésistiblement  ».  «  Estime  de 
soi,  honte,  remords  »,  autant  de  «  puérilités  fondées  sur  l'igno- 
rance et  la  vanité  ».  Tout  se  tient,  et  sur  le  déterminisme 
absolu  Diderot  n'a  pas  varié,  sauf  dans  V Encyclopédie  ;  on  sait 
pourquoi. 

Resterait  une  morale  de  discipline,  une  sorte  de  dressage  incli- 
nant à  la  «  bienfaisance  »,  développant  les  appétits  dans  le  sens 
de  l'intérêt  commun,  ou,  pour  parler  le  langage  du  temps,  de  la 
«  justice  ».  Justice,  bienfaisance,  ce  sont  encore  manières  «  de 
se  rendre  heureux  ».  «  Je  suis  homme,  dit-il  quelque  part  avec 
fierté;  il  me  faut  des  causes  propres  à  l'homme  »;  le  bonheur 
d'autrui,  c'est  le  nôtre.  «  La  nature  humaine  est  donc  bonne?  — 
Oui,  mon  ami,  et  très  bonne.  L'eau,  l'air,  la  terre,  le  feu,  tout 


360  DIDEROT  ET  LES  ENCYCLOPEDISTES 

est  bon  dans  la  nature  ».  Alors  qu'est-ce  donc  que  la  morale? 
Simplement  la  condescendance  à  la  bonne  nature.  L'homme  qu'il 
serait  nécessaire  de  discipliner  pour  le  rendre  bienfaisant  et 
juste,  est  un  monstre,  une  ébauche  humaine,  au  sens  précis  et 
physique  du  mot. 

Que  de  monstres!  —  Nullement.  C'est  votre  morale,  celle 
des  religions,  lois  et  bienséances,  qui  leur  en  donne  l'air;  c'est 
elle  qui,  par  ses  contraintes  et  ses  fausses  vertus,  soumis- 
sion, abstinence,  chasteté,  a  gâté  l'homme  naturel  :  «  On  a 
introduit  au  dedans  de  cet  homme  un  homme  artificiel;  et  il 
s'est  élevé  dans  la  caverne  une  guerre  civile  qui  dure  toute  la 
vie.  »  Dans  votre  maudite  société,  le  sage  est  un  révolté  qui  ne 
se  déclare  pas,  mais  qui  fraude  tant  qu'il  peut  la  loi  sociale  pour 
se  tenir  dans  la  loi  naturelle.  —  Donc  «  il  n'y  a  point  de  lois 
pour  le  sage?  »  —  Vous  y  êtes,  mais  ne  le  dites  pas.  «  Je  ne 
serais  pas  trop  fâché,  dit  à  son  fils  le  vieux  coutelier,  qu'il  y  eût 
dans  la  ville  un  ou  deux  citoyens  comme  toi;  mais  je  n'y  habi- 
terais pas  s'ils  pensaient  tous  de  même*.  » 

La  société  se  compose  donc  ainsi  :  —  D'abord  une  élite  de 
«  sages  »,  définis  comme  ci-dessus;  Diderot,  bien  entendu,  est 
de  cette  élite.  En  second  lieu,  une  foule  d'  «  âmes  abjectes  », 
la  majorité  :  «  un  ramas  d'hypocrites  »,  qui  exaltent  la  morale 
pour  l'exploiter,  et  la  violent  au  détriment  de  ceux  qui  l'obser- 
vent; «  ou  d'infortunés,  qui  sont  eux-mêmes  les  instruments 
de  leurs  supplices,  en  s'y  soumettant;  ou  d'imbéciles,  en  qui  le 
préjugé  a  tout  à  fait  étouffe  la  voix  de  la  nature  »  (les  dévots); 
«  ou  d'êtres  mal  organisés,  en  qui  la  nature  ne  réclame  pas  ses 
droits  ».  En  troisième  lieu  les  criminels,  qui  sont  simplement 
des  irréductibles  :  Diderot  «  ne  hait  pas  les  grands  crimes  »  ;  ils 
sont  la  revanche  de  la  nature  et  «  portent  le  même  caractère 
d'énergie  »  que  «  les  grandes  et  sublimes  actions  ».  Enfin  les 
cyniques,  les  affamés,  qui  n'ont  cure  de  la  morale  et  prétendent 
à  leur  part  du  butin,  à  être  «  richement  vêtus,  splendidement 
nourris,  chéris  des  hommes,  aimés  des  femmes  ».  Un  de  ces 
derniers,  c'est  le  Neveu  de  Rameau,  «  de  tant  de  sagacité  et  de 
tant  de  bassesse,  d'idées  si  justes  et  alternativement  si  fausses, 

1.  Entretien  (Tun  père  avec  ses  enfants  (V,  307);  cf.  De  P inconséquence  du  Juge- 
ment public  (V,  337). 


DIDEROT  361 

(l'une  perversité  si  générale  de  sentiments,  d'une  turpitude  si 
complète,  et  d'une  franchise  si  peu  commune  ».  Diderot  ne 
cache  pas  son  faible  pour  ce  «  sublime  »  coquin;  et  si  lui-même 
n'avait  pris  son  parti  d'être  un  «  sag^e  »,  c'est  encore  à  Rameau 
(ju'il  aimerait  le  mieux  ressembler.  Peu  s'en  est  fallu.  Rameau 
sait  ce  qu'il  fait  et  à  quelles  fins  il  sert;  il  connaît,  lui  aussi, 
la  «  fibre  »,  la  «  molécule  »,  le  «  besoin  »,  et  le  reste. 
Diderot  dit  :  «  Le  monde  est  la  maison  du  fort  »,  et  Rameau  : 
«  Dans  la  nature  toutes  les  espèces  se  dévorent;  toutes  les  condi- 
tions se  dévorent  dans  la  société.  Nous  faisons  justice  les  uns 
des  autres.  »  Diderot  a  beau  vanter  à  ce  «  vaurien  »  la  partie  du 
bonheur  «  qui  ne  s'émousse  pas  »  et  «  les  charmes  de  la  vertu  », 
Rameau,  qui  «  n'a  pas  le  tour  d'esprit  romanesque  »,  réplique 
par  des  arguments  péremptoires.  Diderot  n'a  plus  les  dents 
longues;  mais  son  idéal  n'était  ni  tendre  ni  héroïque,  du  temps 
où  il  vivait  en  bohème.  Il  s'est  rangé,  moralisé,  depuis  qu'il  est 
rassasié.  Au  tour  de  Rameau,  maintenant;  non  du  véritable, 
fantoche  inoffensif  et  bon  enfant*,  mais  de  celui  que  Diderot 
a  fait  à  sa  ressemblance  d'autrefois  (avec  une  philosophie  et 
une  turpitude  beaucoup  plus  marquées),  et  finalement  institué 
justicier  de  la  Société,  vengeur  de  la  Nature  et,  bon  gré  mal 
gré,  destructeur  de  la  morale  *.  Le  «  bon  »  Diderot  pourra 
retourner  les  «  données  »  du  problème  :  ainsi  posé,  c'est 
Rameau  qui  en  fournit  la  vraie  solution,  purement  négative. 

Littérature  et  Beaux- Arts.  —  Malgré  tout  son  mépris 
pour  «  les  siècles  pusillanimes  de  goût  »,  /'an/o/}Aî7e-Diderot 
était  passionné  de  littérature  et  d'art.  Il  a  fait  avec  amour  le 
métier  de  critique.  Son  objet  principal  et  sa  faculté  maîtresse 
en  ce  genre,  c'est  de  communiquer  son  plaisir  en  donnant, 
«  non  pas  une  leçon,  mais  une  fête  »  ^.  Par  malheur,  il  tient, 
avec  son  temps,  pour  l'art  utile,  didactique,  humanitaire.  C'est 
ce  qui  a  souvent  troublé  chez  lui  la  notion  de  la  beauté  propre- 
ment poétique,  plastique  ou  pittoresque. 

En  littérature  il  se  distingue  de  ses  contemporains  par  la 


1.  Voir  la  Notice  de  M.  Thoinan  à  la  suite  de  l'édition  Monval. 

2.  On  trouvera  cette  interprétation  du  Nereu  de  Rameau  soutenue  avec  force 
dans  le  Diderot  de  M.  L.  Ducros,  p.  325-331. 

3.  Voir  Sainte-Beuve,  Causeries  du  lundis  III,  301. 


362  DIDEROT   ET  LES  ENCYCLOPEDISTES 

chaleur  et  l'étendue  de  son  admiration.  Il  est  vrai  qu'il  la  porte 
d'emblée  au  superlatif  et  que  pour  lui  la  question  de  degré 
n'existe  pas  :  «  0  Richardson,  Richardson,  homme  unique  à 
mes  yeux...  Tu  me  resteras  sur  le  même  rayon  avec  Moïse, 
Homère,  Euripide  et  Sophocle.  »  En  revanche  il  est  entièrement 
affranchi  des  opinions  traditionnelles.  Cherche-t-il  des  modèles 
à  son  usage,  des  formes  d'art  bonnes  à  rajeunir  le  goût  français, 
il  puise  sans  hésiter  chez  les  modernes,  dans  le  théâtre  et  le 
roman  anglais  de  la  veille  :  Sterne,  Richardson,  Moore,  Lillo. 
Veut-il  «  boire  aux  sources  de  toute  beauté  et  de  toute  imita- 
tion sublime  »,  ce  sont  les  Romains  et  surtout  les  Grecs.  Il  est 
alors  classique,  et  de  la  façon  la  plus  haute.  Homère,  Virgile, 
Horace,  Térence,  Anacréon,  Platon,  Euripide,  sont  ceux  dont  il 
a  «  sucé  de  bonne  heure  le  lait,  coupé  avec  celui  de  Moïse  et 
des  prophètes  ».  Aussi  s'est-il  imprégné  de  leurs  perfections 
intimes  et  intraduisibles*.  Il  refuse  d'insérer  dans  Y  Encyclopédie 
l'article  de  Fontenelle  où  Eschyle  était  taxé  d'extravagance*. 
Quand  il  lit  Pindare,  il  sait  qu'il  doit  répudier  les  habitudes 
d'esprit  méthodiques  d'un  siècle  uniquement  raisonneur.  De 
même  pour  Shakspeare  :  en  détacher,  comme  Voltaire,  quelques 
traits  sublimes,  et  se  détourner  avec  dérision  de  ce  qui  paraît 
bizarre,  autant  vaudrait  tracer  des  allées  de  parc  à  travers  une 
forêt  sauvage.  Shakspeare  n'est  pas  l'Apollon  du  Belvédère  ni 
l'Antinoiis;  c'est  le  «  saint  Christophe  de  Notre-Dame,  colosse 
informe,  grossièrement  sculpté,  mais  entre  les  jambes  duquel 
nous  passerions  tous...  »  C'est  dommage  qu'à  ce  colosse  Diderot, 
sans  sourciller,  donne  pour  arrière-neveu,  le  bon  Sedaine.  Il  a 
l'intelligence  pénétrante  du  beau;  mais  quand  il  admire,  il  ne 
juge  plus,  ne  compare  plus;  il  s'épanouit  en  dithyrambes. 

Il  est  fort  discuté  comme  critique  d'art.  Le  fût-il  davantage 
encore,  il  lui  resterait  d'avoir  créé  le  rôle,  d'avoir  le  premier 
parlé  sculpture  et  peinture  pour  être  entendu  du  public,  autre- 
ment qu'en  pur  philosophe  ou  en  homme  du  métier;  d'avoir 
sinon  formé,  tout  au  moins  éveillé  le  goût  des  amateurs, 
dont  le  plaisir  était  et  demeure  la  raison  d'être  des  Salons . 
Diderot  est  l'un  de  ces  amateurs;  il  ne  réclame  que  sa  place  au 

1.  Voir  la  fin  des  Réflexions  sur  Térence. 

2.  Trul)let,  Mémoires  sur  Fontenelle  (1761),  p.  172. 


DIDEROT  363 

j)arterre.  Il  sait  du  moins,  mieux  que  personne,  tout  ce  qu'il 
gagnerait  à  «  avoir  eu  quelque  temps  le  pouce  passé  dans  la 
palette  »,  pour  venir  à  bout  de  certaines  résistances.  «  Je  ne 
me  connais  pas  en  dessin,  dit-il,  et  c'est  surtout  le  côté  par 
lequel  l'artiste  se  défend  contre  l'homme  «le  lettres.  » 

Homme  de  lettres,  c'est  par  là  qu'il  charme  et  entraîne;  mais 
c'est  aussi  par  là  qu'il  laisse  s'interposer  entre  l'œutre  d'art  et 
lui  un  critérium  préconçu  et  tout  intellectuel.  On  a  cru  com- 
prendre que,  par  dérogation  à  l'empirisme  de  sa  philosophie, 
il  était  idéaliste  en  art.  Il  parle  d'un  modèle  idéal,  qui  n'existe 
nulle  part  en  nature,  et  qui  donne  à  l'artiste  la  «  ligne  vraie  »  : 
«  Quand  vous  faites  beau,  vous  ne  faites  rien  de  ce  qui  est, 
rien  même  de  ce  qui  peut  être.  »  La  «  belle  nature  »,  c'est  donc 
la  nature  embellie.  Mais  cet  idéal,  pour  Diderot,  est  le  résultat 
direct  de  l'expérience.  Le  beau  est  ce  qui  éveille  l'idée  de  rap- 
ports ou  de  convenance  :  «  L'arbre  qui  est  beau  dans  l'avenue 
d'un  château,  n'est  pas  beau  à  l'entrée  d'une  chaumière,  et  réci- 
proquement '.  j>  Saisir  ces  rapports,  cette  convenance,  rien  de 
plus  personnel,  relatif  et  variable.  Plus  l'œuvre  d'art  exprime 
de  ces  rapports,  plus  elle  .est  belle  aux  yeux  et  aux  esprits  qui 
savent  les  reconnaître,  jusqu'à  une  limite  qui  est  la  somme  des 
rapports  perceptibles  dans  une  vue  d'ensemble.  L'œuvre  belle 
sera  l'œuvre  expressive.  Soit;  et  si  cette  définition  n'est  pas 
d'une  exactitude  rigoureuse,  universelle,  elle  est  bien  selon 
l'esprit  de  l'art  français,  de  celui  que  Diderot  connaît  et  aime  le 
mieux.  Mais,  en  fait  d'expression,  il  est  insatiable,  théâtral.  Il 
veut  en  peinture  des  actions  qui,  pendant  la  durée  «  d'un  coup 
d'œil  »,  lui  fassent  l'effet  d'un  coup  de  théâtre  :  «  Touche-moi, 
étonne-moi,  déchire-moi;  fais-moi  tressaillir,  pleurer,  frémir, 
m'indigner.  »  Expressif,  pour  lui,  c'est  suggestif;  il  demande  à 
la  peinture,  comme  à  la  littérature,  de  «  faire  penser  »,  d'ins- 
truire en  émouvant.  11  attache  une  importance  énorme  à 
certains  détails  de  mise  en  scène  :  il  lui  faut,  dans  un  Sacrifice 
d'Iphigénie,  «  le  victimaire  a\'ec  le  large  bassin  qui  doit  recevoir 
son  sang  »  ;  sur  un  temple  en  ruines,  l'inscription  Divo  Auguslo, 
Divo  Neroni.  Il  en  veut  à  Robert  de  n'y  avoir  pas  pensé. 

I.  Plan  fVune  université,  II,  i85.  —  Cf.  l'arl.  Beau  de  V Encyclopédie.  Voir  aussi 
quelques  pages  de  la  Lettre  sur  les  sourds  et  muets  (1751). 


k 


364  DIDEROT  ET  LES  ENCYCLOPÉDISTES 

Ainsi  comprise,  la  peinture  d'église  pourra  servira  deux  fins. 
Tantôt  elle  «  prêchera  »  mieux  que  «  le  curé  ou  son  vicaire  »  ; 
tantôt  elle  montrera  «  l'atrocité  de  l'intolérance...  depuis  le 
meurtre  d'Abel  jusqu'au  supplice  de  Calas  ».  Littéraire,  c'est 
encore  trop  peu;  que  la  peinture  soit  déclamatoire;  qu'elle 
s'approprie  les  moyens  du  drame  bourgeois.  Et  c'est  ainsi  que 
Diderot  ne  voit  rien,  de  son  temps,  au-dessus  de  Greuze,  «  pré- 
dicateur de  bonnes  mœurs  »  et  de  vertus  familiales.  «  Cela  est 
beau,  très  beau,  sublime;  tout,  tout.  »  Voilà,  chez  le  critique 
d'art,  l'aberration  impardonnable. 

Voici  la  contre-partie.  —  Diderot  a  fréquenté  les  ateliers,  les 
artistes;  il  connaît  du  métier  tout  ce  qu'on  en  peut  connaître 
sans  l'avoir  exercé;  il  a  la  vision  large,  précise,  voluptueuse  de 
la  ligne  et  du  coloris,  et,  s'il  est  littérateur  en  peinture,  nul  écri- 
vain de  son  temps  n'a  eu  plus  que  lui  le  don  du  pittoresque. 
Regardez  ce  portrait  :  «  L'hôtesse  n'était  pas  de  la  première 
jeunesse;  c'était  une  femme  grande  et  replète,  ingambe,  de 
bonne  mine,  pleine  d'embonpoint,  la  bouche  un  peu  grande, 
mais  de  belles  dents,  des  joues  larges,  des  yeux  à  fleur  de  tête, 
le  front  carré,  la  plus  belle  peau,  la  physionomie  ouverte,  vive 
et  gaie,  les  bras  un  peu  forts,  mais  des  mains  superbes,  des 
mains  à  feindre  ou  à  modeler  \  »  Observateur  à  ce  degré  de  la 
figure  humaine,  il  sent  du  premier  coup  le  convenu,  1'  «  aca- 
démisme »,  dont  il  a  horreur,  la  pose  substituée  au  mouve- 
ment. Si  réalisme  peut  s'entendre  de  l'imitation  intelligente 
et  expressive  de  la  nature,  il  le  pratique,  et  l'enseigne,  et  le 
prêche.  Il  est  «  rustre  »,  et  s'en  vante;  il  connaît  le  plein  air 
et  la  vraie  lumière  aux  «  diverses  heures  de  jour  »,  toutes 
les  nuances  du  vert,  et  «  la  rosée  qui  mouille  les  plantes  vers 
le  soir  ».  Il  dit  au  peintre  de  figures  :  «  Allez  à  la  guinguette,  et 
vous  verrez  l'action  vraie  de  l'homme  en  colère...  Regardez  vos 
deux  camarades  qui  disputent;  voyez  comme  c'est  la  dispute 
même  qui  dispose  à  leur  insu  de  la  position  de  leurs  membres  »  ; 
et  au  paysagiste  :   «   Habite  les  champs...   »  Devant  la  toile 


1.  Jacques  le  Fataliste  (VI,  124).  —  Voir  aussi  dans  la  Religieuse  (V,  137)  l'ad- 
mirable groupe  de  la  supérieure  entourée  de  ses  nonnes  en  train  de  coudre  : 
«  C'était  un  assez  agréable  tableau  »,  dit  encore  Diderot;  et  en  effet  c'est  de  la 
peinture  écnte. 


DIDEROT  365 

OU  le  marbre,  le  prestige  de  l'exécution,  qu'il  dédaigne  en 
théorie,  l'enchante  et  le  ravit.  Il  subit  la  «  magie  »  de  Boucher, 
dont  pourtant  il  trouve  le  style  bas  et  égrillard  (reproche 
qui,  de  sa  part,  semble  dur).  Chez  Chardin,  le  «  sublime  du 
technique  »  lui  tient  lieu  de  tout  :  «  C'est  la  substance  môme 
des  objets,  s'écrie-t-il,  c'est  l'air  et  la  lumière  que  tu  prends  à 
la  pointe  de  ton  pinceau  et  que  tu  attaches  sur  la  toile.  »  Il  a 
tort  sans  doute  de  faire  du  sentiment  sur  la  «  jolie  élégie  » 
de  Greuze  (la  Jeune  fille  qui  pleure  son  oiseau  mort),  qui  n'est 
qu'une  allégorie  sensuelle;  mais  si  son  imagination  se  fourvoie, 
ses  yeux  font  bien  leur  office  :  «  Elle  est  très  vraie,  cette  main, 
très  belle,  très  parfaitement  coloriée  et  dessinée...  La  tête  est 
bien  éclairée,  de  la  couleur  la  plus  agréable  qu'on  puisse  donner 
à  une  blonde.  » 

Des  mois,  un  an  après  le  salon,  il  reprend  son  carnet  et  son 
catalogue,  et  ses  impressions  se  réveillent  avec  toute  leur 
acuité,  les  bonnes  surtout,  car,  dit-il,  «  le  mal  au  premier 
moment  me  fait  sauter  aux  solives  ;  mais  c'est  un  transport  qui 
passe  ;  l'admiration  du  bien  me  dure  ».  Elle  passe  toute  vive  dans 
ses  descriptions;  il  donne  une  folle  envie  de  voir  les  ouvrages 
qu'il  a  vus;  et  quand  ce  serait  là  tout  le  fruit  de  sa  critique, 
serait-ce  peu  de  chose? 

Son  talent.  —  L'écrivain  de  génie  au  xvni"  siècle  (je  dis 
Vécrivain),  celui  qui  par  inspiration  soudaine  étonne,  éblouit, 
transporte,  et  trouve  sans  la  chercher  l'expression  neuve  et 
puissante,  c'est  Diderot.  Il  improvise  avec  une  fougue  qui  con- 
fond; mais  l'improvisation  le  tient  à  sa  merci  et  lui  interdit  la 
perfection  soutenue.  Il  le  sent,  se  le  reproche,  mais  n'y  peut 
rien.  Il  n'est  «  presque  jamais  content  de  ce  qu'il  fait  ».  Il 
écrit  en  pleine  allégresse,  mais  il  sait  que  «  ce  n'est  pas  au  cou- 
rant de  la  plume  qu'on  fait  une  belle  page  ».  Il  en  a  fait  cepen- 
dant quelques-unes;  mais  quelle  œuvre  de  lui,  sinon  de  très 
courte  haleine,  ne  trahit  cette  exécution  précipitée? 

Il  est  négligé,  quelquefois  même  franchement  incorrect.  Il 
accumule  les  mots  :  au  lecteur  de  choisir.  Il  y  a  chez  lui 
de  nombreux  et  splendides  éclairs,  mais  aussi  du  fatras  en 
abondance.  Il  écrit  avant  de  savoir  quoi  dire  :  «  Je  laisserai 
les  pensées   se  succéder  sous  ma  plume  dans  l'ordre  même 


366  DIDEUOT  ET  LES  ENCYCLOPÉDISTES 

selon  lequel  les  objets  se  sont  offerts  à  ma  réflexion,  parce 
qu'elles  n'en  représenteront  que  mieux  les  mouvements  et  la 
marche  de  mon  esprit.  »  S'il  fait  buisson  creux,  c'est  devant 
nous;  et  si  sa  conclusion  ne  le  satisfait  pas,  il  nous  avertit,  la 
laisse  telle  quelle,  et  se  dérobe  :  «  Ce  n'est  pas  qu'il  n'y  ait  peut- 
être  quelque  chose  à  rectifier  et  beaucoup  à  ajouter  à  ce  que  j'ai 
dit;  mais  il  est  onze  heures  et  demie  \  »  C'est  ainsi  que  l'on 
cause,  mais  le  lecteur  ne  se  résigne  pas  à  ces  ajournements 
qui  risquent  d'être  indéfinis.  Avec  Diderot,  la  clarté,  qu'on 
J  voyait  poindre,  se  dissipe  au  moment  final.  Il  aurait  encore 
des  idées  «  peut-être  fortes  »  ;  et  c'est  là  qu'il  reviendra,  s'il  y 
revient. 

Dans  la  conversation,  ce  jaillissement  copieux  plaît  par  lui- 
même.  Ainsi  dans  les  lettres  intimes.  Celles  de  Diderot  sont 
l'image  captivante  de  la  parole.  Elles  n'ont  pas,  comme  celles 
de  Voltaire,  la  netteté  parfaite,  la  fine  malice;  mais  on  n'en 
saurait  trouver  de  plus  vivantes.  C'est  Diderot  tout  entier, 
corps  et  âme  et  d'heure  en  heure,  l'homme  pour  qui  raconter 
sa  vie  c'est  vivre  une  seconde  fois,  afin  que  tout  lui  soit  commun 
avec  son  amie  absente  *. 

Il  y  a  de  tout  dans  les  Salons.  Il  y  a  surtout,  comme  dans  les 
Lettres  à  Jf  °  Volland,  les  épanchements  de  Diderot.  Ce  sont, 
dit  Scherer,  «  des  espèces  de  mémoires  ».  Lettres,  mémoires,  cela 
se  touche.  Destinés  à  la  Correspondance  littéraire,  ils  auront  pour 
lecteurs  les  Altesses  et  souverains  du  nord.  Diderot  s'en  sou- 
vient à  l'occasion  «  pour  leur  donner  quelques  leçons,...  écraser 
par-ci  par-là  le  fanatisme  et  les  préjugés  ».  Mais  Grimm  en 
fait  ce  qu'il  veut.  De  là  pour  Diderot  une  sécurité  qui  le  laisse 

1.  C'est  le  mot  sur  lequel  Bordeu,  porte-parole  de  Diderot,  prend  congé  dans 
le  Rêve  de  U'Alembert. 

2.  Signalons  encore,  dans  la  Correspondance  :  1"  les  Lettres  à  M"'  Jodin 
(1765-1709),  jeune  comédienne  qu'il  prend  à  tâche,  en  Mentor  vraiment 
pratique,  de  mettre  en  garde  contre  le  bas  cabotinage  et  contre  les  galanteries 
trop  multipliées,  qui  ne  valent  rien  pour  le  talent,  —  «  morale  facile  à  suivre  », 
comme  il  dit  à  sa  protégée;  —  2"  les  célèbres  Lettres  à  Falconet,  qui  sont  de 
deux  sortes.  Les  neuf  premières,  sous  forme  épistolaire,  sont  des  dissertations 
destinées  à  la  publicité,  sur  la  question  de  l'influence  que  doit  exercer,  sur  le 
talent  de  l'artiste,  le  souci  de  la  postérité.  Les  autres,  de  la  dixième  à  la  vingt- 
troisième,  se  rattacheraient  à  un  genre  plus  intime  :  mais  adressées  au  statuaire 
pendant  son  séjour  à  Pétersbourg,  Diderot  sait  qu'elles  seront  lues  par  d'autres, 
quelquefois  par  l'impératrice,  et  son  ton  s'élève  à  la  pensée  que,  de  la  rue  Taranne. 
sa  voix  portera  jusqu'à  l'extrémité  de  l'Europe.  De  là  un  caractère  déclamatoire 
très  marqué,  ce  qui  chez  Diderot  ne  signifie  pas  le  contraire  du  naturel. 


DIDEROT  367 

tout  à  fait  lui-même,  tel  qu'il  se  montrerait  à  son  ami  dans  le 
tôte-à-t^le.  Quinze  jours  durant,  il  écrit  sans  désemparer  : 
«  quelquefois  c'est  la  conversation  toute  pure  comme  on  la  fait 
au  coin  du  feu;  d'autres  fois,  c'est  tout  ce  qu'on  peut  imaginer 
d'éloquent  et  de  profond.  »  Un  souvenir,  une  anecdote  lui 
revient,  et  il  raconte;  une  rêverie  surgit,  et  il  s'y  abandonne;  un 
thème  à  disputer,  et  il  dispute.  Intervient  un  contradicteur 
imaginaire,  Grimm,  Naigeon,  ou  n'importe  qui;  et  tout  un  dia- 
logue s'intercale  au  milieu  de  la  promenade  artistique.  Diderot 
s'acharne  à  cette  prouesse  de  jeune  homme;  il  est  curieux  de 
voir  s'il  est  toujours  de  force;  et  quelle  joie  de  s'assurer 
qu'après  la  cinquantaine,  après  VEncijclopédie,  il  possède  encore 
«  pleinement,  entièrement,  toute  l'imagination  et  la  chaleur  de 
trente  ans  »  !  Grimm  est  «  resté  stupéfait  »  :  voilà  ce  qu'il  fallait. 
Nous  le  sommes  aussi,  pendant  vingt,  trente,  cinquante  pages. 
Mais  c'est  trop  de  plaisir.  Nous  finissons  par  l'étourdissenTent, 
l'ahurissement.  Nous  n'avons  plus  d'attention  que  pour  ce 
cicérone,  aussi  alerte  et  véhément  au  bout  de  deux  cents  pages 
qu'à  la  première.  Et  en  effet  la  merveille  des  Salons,  celle  dont 
le  souvenir  ne  s'efface  pas,  c'est  lui,  c'est  son  débordement  de 
pensée,  d'émotion  et  de  verbe. 

Il  n'aime  rien  tant  qu'à  raconter  :  «  Mes  amis,  faisons  toujours 
des  contes.  Tandis  qu'on  fait  un  conte,  on  est  gai  ;  on  ne  songe 
à  rien  de  fâcheux.  Le  temps  se  passe;  le  conte  de  la  vie 
s'achève,  sans  qu'on  s'en  aperçoive.  »  «  On  est  gai  »,  cela  veut 
dire  :  on  est  captivé,  on  se  passionne,  on  palpite,  ce  qui  est 
délicieux;  on  rit  aussi,  quand  la  chose  est  drôle.  Ici  encore  ses 
dons  d'improvisateur  se  déploient  en  toute  liberté,  car  il  raconte 
souvent  à  l'instant  môme  ce  qu'il  a  vu,  entendu,  et  l'animation 
de  son  récit  est  celle  dont  il  est  lui-même  rempli.  Au  Grand- 
Yal,  à  la  Chevrette,  ce  sont  les  folies  de  ses  hôtes,  les  his- 
toires grasses  rapportées  par  les  convives;  la  chronique  amou- 
reuse de  tout  ce  monde  ou  demi-monde.  Voici  une  demoiselle 
d'Ette,  dont  le  visage  est  «  comme  une  grande  jatte  de  lait  sur 
laquelle  on  a  jeté  des  feuilles  de  roses  ».  Qui  est-ce?  Enlevée  à 
quatorze  ans  par  le  marquis  de  Valory,  elle  a  été  «  plantée  là  » 
I     après   quinze    ans    de   vie    commune.    «    0  les  hommes!  les 


368  DIDEROT  ET  LES  ENCYCLOPÉDISTES 

de  ces  actions  par  devers  eux;  ils  s'en  souviennent,  on  le  sait, 
et  cependant  ils  vont  tête  levée...  Je  m'y  perds,  je  me  cacherais 
dans  un  trou  ;  je  ne  sortirais  plus...  Au  nom  de  l'honnêteté,  mon 
visage  se  décomposerait,  et  la  sueur  me  coulerait  le  long  du 
visage.  »  Tous  ses  contes  sont  ainsi  des  histoires  arrivées  qui 
ont  bouleversé  sa  machine  morale,  dont  il  a  jasé,  disserté,  dans 
lesquelles,  en  les  retraçant,  il  aura  son  rôle,  le  rôle  d'avocat  de 
la  vertu,  comme  au  moment  où  il  en  a  été  l'auditeur  ou  le 
témoin.  Presque  tous  sont  placés  dans  le  cadre  d'une  conversa- 
tion et  coupés  de  réflexions  banales,  mais  d'autant  plus  ressem- 
blantes, car  «  plutôt  que  d'écouter  ou  de  se  taire,  chacun  bavarde 
de  ce  qu'il  ignore  ».  Heureusement  Diderot  est  là  pour  poser 
les  questions,  sinon  toujours  pour  les  résoudre. 

Ce  verbiage  est  d'une  vérité  qui  aide  à  l'illusion.  Ce  n'est 
pas  de  trop.  Rarement  le  vrai  a  paru  moins  vraisemblable.  — 
Une  femme  passionnée  et  délaissée  fait  épouser  à  son  amant  une 
jeune  fille  d'apparence  honnête,  qu'elle  lui  dénonce  ensuite 
comme  une  courtisane  dont  sa  mère  fait  trafic  {Histoire  de 
M"^"  de  la  Pommeraye  et  du  marquis  des  Arcis,  dans  Jacques  le 
Fataliste).  —  Un  mari  infidèle  par  surprise  implore  en  vain  son 
pardon;  sa  femme  se  sépare  avec  éclat  et  meurt  de  désespoir 
{Sur  l'inconséquence  du  jugement  public) .  —  Dans  Ceci  nest  pas  un 
conte  (remarquez  le  titre),  une  lâcheté  d'homme  en  regard  d'une 
lâcheté  de  femme,  toutes  deux  inouïes,  monstrueuses.  Incroyable, 
mais  vrai,  authentique  :  «  On  n'invente  pas  ces  choses-là.  »  Pour 
que  vous  n'en  doutiez,  il  fera  le  portrait  des  peosonnages,  aussi 
individuel  que  leur  histoire  est  singulière.  Voyez  Gardeil,  dans 
Ceci  n'est  pas  un  conte  :  «  Un  petit  homme  bourru,  taci- 
turne et  caustique;  le  visage  sec,  le  teint  basané;  en  tout  une 
figure  mince  et  chétive;  laid,  si  un  homme  peut  l'être  avec  la 
physionomie  de  l'esprit.  »  Celui-là,  Diderot  l'a  vu;  mais  au 
besoin  il  imaginerait  «  la  cicatrice  légère,  la  verrue  à  l'une  des 
tempes,  la  coupure  imperceptible  à  l'une  des  lèvres  »,  le  trait 
particulier,  unique.  Bref  il  «  veut  être  cru,  intéresser,  toucher, 
entraîner,  émouvoir,  faire  frissonner  et  couler  les  larmes  ». 

Nous  fait-il  connaître  des  âmes?  —  Il  s'en  flatte  :  «  Racontez- 
moi  les  faits,  rendez-moi  fidèlement  les  propos,  et  je  saurai 
bientôt  à  quel  homme  j'ai  affaire.  »  —  Quels  propos?  Ceux, 


DIDEROT  369 

pensez-vous,  qui  éclairent  les  actes  et  les  ramènent,  pour  sin- 
guliers qu'ils  paraissent,  à  l'ordre  général.  Par  où  la  trahison  de 
Gardeil  nous  fait-elle  horreur,  à  nous  si  indulgents  pour  l'incon- 
stance commune  de  l'amour?  —  «  Ce  serait  une  dispute  à  ne 
finir  qu'au  jugement  dernier.  »  Et  M""  de  la  Carlière,  pourquoi 
a-t-elle  mieux  aimé  mourir  que  de  pardonner  à  un  mari  repen- 
tant? —  «  Ah!  pourquoi?  c'est  que  chacun  a  son  caractère.  » 
Nous  voilà  bien  instruits!  Les  contes  de  Diderot  ne  sont  donc 
que  des  anecdotes,  où  tout  est  juste,  vivant,  souvent  pathétique, 
mais  inexpliqué;  pathétique  comme  toute  scène  où  brusque- 
ment, sous  nos  yeux,  entre  les  premiers  venus,  se  déroule- 
rait le  conflit  dont  nous  saurions  que  dépend  leur  honneur  ou 
leur  vie. 

Parmi  ces  petits  contes  il  en  est  un,  les  Deux  amis  de  Bour- 
honne,  où  Diderot,  en  usant  de  moyens  très  limités,  ne  laisse 
rien  à  désirer.  Il  y  a  là  deux  paysans,  hommes  des  bois,  cousins 
■et  nourris  du  même  lait,  qui  «  s'aiment  comme  on  existe,  comme 
on  vit,  sans  s'en  douter  ».  Cette  passion  instinctive,  chez  des 
êtres  élémentaires,  agit  avec  une  énergie  sombre  et  poignante. 
Le  style  est  serré,  nerveux,  farouche,  comme  le  drame.  C'est 
la  destinée  de  trois  familles  ramassée  en  quelques  pages. 

Sans  composition  et  sans  psychologie,  Jacques  le  Fataliste  et 
la  Religieuse  sont  d'une  longueur  cruelle;  Jacques  surtout,  où 
le  parti  pris  de  mystifier  le  lecteur  réclamait  une  légèreté  d'exé- 
•cution  que  Diderot  n'a  pas  su  dérober  à  l'auteur  de  Tristram 
Sliandy.  Ce  Jacques  qui  chemine  avec  son  maître  et  qui,  pour 
tuer  le  temps,  ne  sait  rien  de  mieux  que  d'écouter  des  contes, 
ou  d'en  faire,  c'est  le  moins  humoristique  des  personnages,  car 
-c'est  Denis  en  chair  et  en  os.  Ces  contes  qui  s'enchevêtrent, 
burlesques,  graveleux,  sentimentaux,  ces  arrêts,  ces  reprises, 
ces  échappées  philosophiques,  tout  cela  est,  comme  les  Salons, 
un  tour  de  force  dépourvu  de  grâce.  La  matière  est  plantu- 
reuse, savoureuse,  mais  indigeste.  —  La  Fteligieuse  a  tous  les 
défauts  qu'on  voudra.  Sœur  Suzanne  traverse  tous  les  cercles 
de  l'enfer  à  l'état  purement  passif  :  nous  savons  ce  qu'elle 
soulTre,  non  qui  elle  est.  Pas  de  dénouement  :  Suzanne  meurt 
parce  que  cela  fait  une  fin.  Et  que  dire  de  certaines  peintures  à 
mettre  au  coin  le  plus  reculé  d'un  musée  pathologique?  Malgré 

HlSTOlKE    DK   LA   LANGUE.    VI.  S4 


370  DIDEROT  ET  LES  ENCYCLOPÉDISTES 

tout,  je  l'avoue,  la  Religieuse  me  touche.  Diderot  l'écrivait  en 
versant  de  vraies  larmes,  et  il  y  paraît.  Il  n'a  pas  soupçonné 
(cela  va  de  soi)  les  mystérieuses  douceurs  de  la  cellule.  Il  n'a  v» 
dans  le  cloître  qu'un  lieu  de  gène  et  de  flétrissure;  il  y  a  cru, 
s'en  est  indigné,  révolté.  Sa  peinture  est  violente,  mais  dou- 
loureuse; elle  a  pu  fournir  des  armes  aux  pamphlétaires;  elle 
n'est  pas  un  pamphlet. 

En  résumé  Diderot  n'a  guère  son  égal  à  donner  la  sensation  du 
mouvement,  du  coloris,  de  la  vie  physique.  Il  a  de  la  verve, 
peu  ou  point  d'esprit;  une  sensibilité  forte,  mais  un  peu  grosse; 
si  peu  de  goût  que  les  cris,  les  sanglots  et  le  galimatias  lui 
paraissent,  de  bonne  foi,  la  vraie  forme  du  sublime. 

Mais  par  moments  il  ouvre  ses  ailes  robustes,  il  est  poète  et, 
quoiqu'en  vile  prose,  très  grand  poète.  Sa  phrase  s'élargit  en 
strophe  d'un  rythme  souple  et  frémissant  :  «  Le  premier  serment 
que  se  firent  deux  êtres  de  chair,  ce  fut  au  pied  d'un  rocher  qui 
tombait  en  poussière;  ils  attestèrent  de  leur  constance  un  ciel 
qui  n'est  pas  un  instant  le  même  ;  tout  passait  en  eux  et  autour 
d'eux,  et  ils  croyaient  leurs  cœurs  affranchis  de  vicissitudes.  0 
enfants!  toujours  enfants!  »  On  sait  ce  qu'avec  la  rime  l'auteur 
du  Souvenir  en  a  su  faire  '.  Et  ces  lignes,  sur  la  Fête-Dieu  :  «  Je 
n'ai  jamais  entendu  ce  chant  grave  et  pathétique  donné  par  les 
prêtres,  et  répondu  aflectueusement  par  une  infinité  de  voix 
d'hommes,  de  femmes,  de  jeunes  filles  et  d'enfants,  sans  que 
mes  entrailles  s'en  soient  émues,  n'en  aient  tressailli  et  que  les 
larmes  m'en  soient  venues  aux  yeux.  Il  y  a  là  dedans  je  ne  sais 
quoi  de  grand,  de  sombre,  de  solennel,  de  mélancolique  *.  » 
Est-ce  du  Diderot  ou  du  Chateaubriand?  Une  sensibilité  com- 
mune, mais  franche,  soutenue  de  l'imagination,  cela  peut 
être  du  lyrisme;  et  Diderot,  seul  avec  Rousseau,  jusqu'à  l'avant- 
dernièro  heure  du  siècle,  annonce  le  romantisme.  Mieux  que 
Rousseau  même  il  a  connu  le  secret  du  génie  poétique  :  «  Le 
pinson,  l'alouette,  la  linotte,  le  serin,  jasent  et  babillent  tant 

1.  Voir  Jacques  le  Fataliste,  VI,  Hl.  —  Cf.  Supplément  au  vogage  de  Bougain- 
ville,  II,  224. 

2.  Salon  de  1765  (X,  391).  —  Cf.  les  paroles  que  M""  d'Épinay  pnMe  à  Saint- 
Lambert  (Mémoires,  éd.  Boiteaii,  1,  377).  11  ne  me  paraît  pas  (loiiteiix  qu'elle  a 
eu  communication  du  Salon  de  Diderot,  dont  elle  rejiroduit  presque  exactement 
les  termes. 


L ECOLE  BNCVCLOPÉDIQUE  371 

«jue  le  jour  dure.  Le  soleil  caché,  ils  fourrent  leur  tête  sous 
l'aîle,  et  les  voilà  endormis.  C'est  alors  que  le  génie  prend  sa 
lam|H'  et  rallume,  et  (jue  l'oiseau  solitaire,  sauvage,  inappri- 
voisahle,  hrun  et  triste  de  plumage,  ouvre  le  gosier,  commence 
son  chant,  fait  retentir  le  bocage,  et  rompt  mélodieusement  le 
silence  et  les  ténèbres  de  la  nuit  *.  »  Quoique  sociable  et  à  son 
aise  (trop  à  son  aise)  dans  tous  les  mondes,  il  était  demeuré 
plébéien,  «  rustre  »,  comme  il  dit,  bohème  sous  les  dehors 
bourgeois,  et  même  «  sauvage  et  inapprivoisable  »  dans  son 
fond  intime,  plus  près  de  la  nature  par  conséquent  et  plus  poète 
que  pas  un  des  beaux-esprits  et  des  grands  esprits  du  temps. 


///.   —  L'Ecole  encyclopédique. 

B'Alembert;  son  rôle  philosophique  et  littéraire.  — 
Que  Voltaire  ait  fait  ce  compliment  à  D'Alembert  :  «  Je  vous 
regarde  comme  le  premier  écrivain  du  siècle  »,  cela  paraît  fort, 
même  après  le  Discours  préliminaire.  Avec  sa  correction  froide, 
ses  épigrammes  sans  enjouement,  sa  raideur  géométrique,  son 
étroitesse  et  ses  bizarreries  de  goût,  D'Alembert  est  un  grand 
esprit  qui,  dans  les  lettres,  ne  compterait  plus,  si  ses  ouvrages 
n'étaient  défendus  par  l'importance  scientifique  et  personnelle 
de  leur  auteur.  L'autorité  qu'il  sut  prendre  fit  de  lui  le  repré- 
sentant, le  grand  pontife  des  philosophes.  C'est  lui,  dans 
V Encyclopédie,  qui  se  charge  des  manifestes.  Nous  le  verrons, 
académicien,  secrétaire  perpétuel,  revêtir  une  sorte  de  magis- 
trature. Dans  tous  ses  écrits,  c'est  comme  par  délégation  de  la 
philosophie  qu'il  s'adresse  aux  gens  de  lettres,  au  public,  au 
gouvernement.  Il  y  a  toujours  dans  son  langage  le  ton  dogma- 
tique et  tranchant  de  l'homme  officiel. 

Il  s'est  donné  un  rôle,  dans  lequel  il  a  d'ailleurs  fort  belle 
contenance.  Outre  sa  gloire  de  savant,  la  sévère  dignité  de  sa 
vie  contribue  à  son  prestige.  Il  réclame  pour  les  écrivains  des 
«Iroits  et  des  égards,  mais  il  leur  prescrit  d'abord  les  vertus 
<jui  les  feront  respecter,  «   liberté,  vérité,  pauvreté  »  ;  mieux 

J.  Salon  de  I76S  (X,  251). 


372  DIDEROT  ET  LES  ENCYCLOPÉDISTES 

encore,  il  en  donne  l'exemple.  Il  tend  au  même  but  que  Vol- 
taire, —  la  liberté  d'écrire,  —  par  des  voies  tout  opposées,  moins 
faciles,  mais  combien  plus  honorables  et  plus  dignes  des  lettres! 

Son  premier  recueil  de  Mélanges,  en  1753,  contenait  un  mor- 
ceau qui,  signé  de  lui,  avait  une  haute  portée,  VEssai  sur  la 
société  des  gens  de  lettres  et  des  grands,  sur  la  réputation,  sur  les 
Mécènes  et  sur  les  récompenses  littéraires.  Le  reste  de  ces  deux 
volumes  se  composait  de  réimpressions  {Discours  préliminaire, 
divers  éloges  de  savants  et  d'écrivains),  jointes  à  des  Anecdotes 
sur  Christine  de  Suède  et  à  la  traduction  de  quelques  passages 
de  Tacite.  Le  tout,  assurait-il,  pour  «  prouver  qu'on  peut  être 
géomètre  et  avoir  le  sens  commun  »  ;  entendez  :  savoir  écrire 
tout  aussi  bien  que  si  l'on  ne  savait  que  cela.  h'Essai  sur  les 
gens  de  lettres  était  une  bravade  préméditée,  D'Alembert  s'éle- 
vait avec  force  contre  la  vanité  des  «  Mécènes  »,  qui  se  posaient 
en  amateurs  et  bienfaiteurs  des  lettres,  et  contre  l'obséquiosité 
des  écrivains  qui,  par  intérêt  sordide  ou  par  intrigue,  s'atta- 
chaient à  ces  «  Mécènes  ».  Le  moment  était  venu  pour  les 
gens  de  lettres,  disait-il,  de  «  donner  la  loi  au  reste  de  la  nation 
sur  les  matières  de  goût  et  de  philosophie  ».  Il  ne  s'agissait  plus 
désormais  pour  eux  de  mendier  la  renommée,  chacun  de  son 
côté,  mais  de  conquérir  sur  l'opinion  une  puissance  effective, 
collective,  et  pour  cela  de  «  vivre  unis  »,  de  grandir  en  considé- 
ration, de  dédaigner  fortune  et  récompenses.  «  Les  gens  de 
lettres  du  moins,  ajoutait-il,  me  sauront  gré  de  mon  courage.  » 
Ce  ne  fut  pas  tout  de  suite.  Tandis  que  les  coteries  fulmi- 
naient, D'Alembert  tranchait  du  «  stoïcien  »,  du  «  quaker  », 
jurait  de  se  taire,  de  «  se  remettre  en  ménage  avec  la  géomé- 
trie »  et  de  «  lire  Tacite  ».  Mais  après  le  premier  émoi,  l'opi- 
nion des  gens  de  lettres  lui  revint  ;  il  avait  prononcé  le  mot 
attendu,  le  mot  de  ralliement.  L'année  suivante,  son  élection  à 
l'Académie  française  réveilla  chez  lui  l'ambition  de  briller  dans 
les  lettres  et  de  les  régenter.  Ses  infidélités  à  la  géométrie 
devinrent  chroniques,  et  le  faux  ménage  lui  fit  délaisser  le  vrai. 

Il  méritait  la  considération,  mais  sa  vertu  rigide  avait  trop 
l'air  d'une  attitude.  En  se  retirant  de  YEncyclopédie  il  avait 
voulu  faire  montre  d'inflexibilité.  En  1762,  quand  il  refusa  la 
charge  d"instruire  le  prince  héritier  de  Russie  —  et  cent  mille 


5l 


OT 


HIST.   DE  LA  LANGUE  &  DE  LA  LITT.   FR. 


T.  VI,  CH.   VII 


Aniiaiiil  &)lin  &  C",  EJikurs.  l'a.is. 


PORTRAIT   DE   D'ALEMBERT 

DAPRÈS    UN    PASTEL    DE    LA    TOUR 
Appartcn:inl  à  M.  Daniel  Daiijon 


l'école  encyclopédique  373 

francs  de  pension,  —  il  mit,  là  aussi,  beaucoup  d'ostentation. 
Il  avait  la  tôte  assez  solide  pour  fuir  la  servitude,  môme  dorée, 
et  des  raisons  de  cœur  le  retenaient  à  Paris.  Il  eut  soin  de 
donner  tout  le  retentissement  possible  à  l'offre  de  la  tzarine,  et 
fit  insérer  sa  lettre  dans  les  registres  de  l'Académie;  il  voulut 
(jue  la  philosophie  prît  part  à  l'honneur  dont  il  était  l'objet. 
Depuis  1754  il  avait  reçu,  même  pendant  la  guerre,  les  libéra- 
lités du  roi  de  Prusse.  En  1763,  après  la  paix,  il  alla  passer 
trois  mois  à  la  cour  et  dans  l'intimité  du  vainqueur  de  Ros- 
bach,  et  en  revint  avec  une  nouvelle  auréole  :  on  savait  qu'il 
n'aurait  tenu  qu'à  lui  de  recueillir  à  l'Académie  de  Berlin  la 
succession  de  Maupertuis,  et  que  Frédéric  la  laissait  vacante  à 
son  intention.  Mais  D'Alembert  protestait  de  sa  fidélité  à  ses 
amis  et  à  son  ingrate  patrie  ;  à  la  disgrâce  que  le  gouvernement 
royal  faisait  peser  en  France  sur  des  sujets  respectueux,  il 
opposait  les  prévenances  et  les  faveurs  dont  les  comblaient  les 
plus  grands  souverains  de  l'Europe.  Il  tournait  tout  dans  sa 
vie  et  dans  sa  conduite  à  l'honneur  de  la  philosophie. 

A  l'Académie,  où  il  se  prodiguait,  c'est  encore  comme  au 
nom  de  la  philosophie  qu'il  prenait  la  parole.  Il  dissertait  sur 
tous  les  genres,  —  poésie  en  général,  ode,  histoire,  —  et  dans 
tous  revendiquait  pour  la  philosophie  une  forte  part  d'influence. 
Il  avait  beau  se  défendre  d'exagérer,  c'était  aller  au-devant  du 
reproche,  et  dans  son  parti  même  cette  apologie  perpétuelle, 
à  tout  propos,  faisait  l'effet  d'une  gageure. 

Ses  Éléments  de  philosophie  (1759),  et  les  Eclaircissements 
qu'il  y  ajouta  (1765)  pour  répondre  au  vœu  du  roi  de  Prusse, 
sont  le  résumé  de  sa  doctrine  exotérique,  car  il  en  avait  deux. 
«  La  vraie  philosophie,  avait-il  dit  dans  \  Essai  sur  les  gens  de 
lettres^  est  de  ne  forcer  aucune  barrière.  »  Il  aime  à  répéter 
qu'on  ne  pourrait  «  tirer  aucune  proposition  répréhensible  de 
ses  ouvrages  *  ».  Sa  vraie  pensée,  c'est  dans  sa  correspon- 
ilance  avec  Voltaire  et  avec  le  roi  de  Prusse  qu'il  la  faut  cher- 
cher. Comme  Voltaire  il  crie  (mais  à  imis  clos)  :   «  Ecrasons 

1.  Servan,  le  célèbre  avocat  général  au  Parlemeril  de  Grenohle,  lui  écrivait  : 
-  Vous  n'avez  eu  de  persécution  que  ce  qu'il  en  faut  pour  relever  le  mérite; 
vous  avez  la  main  pleine  de  vérités  dont  parlait  Fontenelle,  mais  vous  savez 
ouvrir  les  doigts  l'un  après  l'autre.  -  II  avril  1765.  —  Ch.  Henry,  t'o/respon- 
dance  inédite  de  D'Alembert,  Rome,  1886,  p.  ti. 


374  DIDEROT  ET  LES  ENCYCLOPEDISTES 

l'infâme  »  ;  et  des  deux  c'est  D'Alembert  le  plus  violent  contre 
la  «  prêtraille  ».  En  métaphysique  il  se  réserve.  Il  incline  à 
regarder  la  pensée  «  comme  un  résultat  de  l'organisation  », 
Dieu  comme  un  «  être  matériel,  borné  et  dépendant  »,  à  n'ad- 
mettre d'autres  forces  que  «  la  nécessité  et  la  fatalité  absolues  ». 
Mais  il  tient  ces  opinions  aussi  peu  démontrables  que  leurs 
contraires,  et,  par  suite,  que  «  le  sage  »  serait  fou  de  s'exposer 
pour  elles  à  des  dangers  :  «  Faisons-nous  sceptiques,  conclut-il, 
et  répétons  avec  Montaigne  :  «  Que  sais-je?  »  Les  Éléments  de 
philosophie  sont  l'expression  tempérée  de  ce  scepticisme.  C'est, 
plus  en  détail,  ce  qu'il  a  exposé  dans  le  Discours  préliminaire  : 
certitude,  absolue  en  algèbre,  décroissante  à  mesure  que  les 
données  empiriques  se  mêlent  davantage  aux  notions  purement 
abstraites;  dans  l'ordre  de  la  sensation  et  de  la  conscience,  cer- 
titude encore,  invincible  en  fait  et  par  instinct,  inconsistante 
dès  qu'intervient  l'examen  de  la  raison;  en  ontologie,  rien  que 
questions  «  insolubles  et  frivoles  »,  chimères  «  des  esprits 
téméraires  ou  des  esprits  faux  ».  La  philosophie  se  ramène  donc 
à  savoir  ignorer  ce  qui  n'est  pas  matière  de  science  proprement 
dite  :  «  C'est  pour  satisfaire  nos  besoins,  et  non  pas  notre  curio- 
sité, que  nos  sensations  nous  sont  données  »,  et  «  tout  le  monde 
ignore  ce  que  tout  le  monde  ne  peut  savoir  ».  Il  fait  sa  révé- 
rence aux  dogmes  «  impénétrables,  dont  la  raison  ne  nous  permet 
pas  de  douter  »  :  le  voilà  en  règle.  Mais  sa  soumission  est  sous 
bénéfice  d'inventaire.  «  Plus  la  religion  aura  de  mystères  à  pro- 
poser, dit-il,  plus  elle  doit  éclairer  et  accabler  par  les  preuves  »; 
d'où  il  suit  que  la  philosophie  «  peut  et  doit  même  discuter  les 
motifs  de  notre  croyance  » .  La  bonne  discipline  pour  y  réussir, 
c'est  la  sienne,  celle  des  sciences  exactes  :  «  Bientôt  l'étude  de 
la  géométrie  conduira  d'elle-même  à  celle  de  la  saine  physique, 
et  celle-ci  à  la  vraie  philosophie,  qui  par  la  lumière  qu'elle 
répandra,  sera  bientôt  plus  puissante  que  tous  les  efforts  de  la 
superstition'.  »  Tel  est  bien  le  dessein  de  la  secte  qui,  pour 
éliminer  la  religion,  ne  trouvait  rien  de  mieux  qu'un  Diction- 
naire universel  des  sciences. 
Les  écrits,  les  «  Réflexions  »,  de  D'Alembert  ne  s'adressaient 

!.  Réflexions  sur  l'abus  de  la  critique  en  matière  de  religion. 


L'ÉCOLE  ENCYCLOPÉDIQUE  375 

ni  ne  parvenaient  à  la  foule.  Sa  Destruction  des  Jésuites  en 
France  (1765)  et  les  deux  Lettres  qu'il  y  ajouta  en  1767,  font 
exception'.  Il  put  se  fig-urer  qu'il  venait,  lui  aussi,  de  faire  ses 
Petites  Lettres,  ou  mieux  de  compléter  celles  de  Pascal.  Au  gré 
des  encyclopédistes,  les  Provinciales  avaient  eu  le  tort  de  ne 
déshonorer  que  les  jésuites,  au  grand  avantage  des  jansénistes. 
Les  jésuites  venaient  d'être  expulsés,  sacrifiés  à  la  faction  rivale. 
Ce  n'était  que  demi-justice.  D'Alembert  prétend  faire  justice 
entière  :  «  Beau  chapitre  à  ajouter  à  l'histoire  des  grands  évé- 
nements par  les  petites  causes.  »  Ce  qui  a  perdu  les  jésuites,  à 
l'en  croire,  ce  n'est  pas  l'hostilité  séculaire  du  jansénisme; 
«  c'est  proprement  la  philosophie  qui,  par  la  bouche  des  magis- 
trats, a  porté  l'arrêt  contre  les  jésuites;  le  jansénisme  n'en  a  été 
que  le  solliciteur  ».  La  «  petite  cause  »,  c'est  l'attaque  de  1752 
contre  VlLncyclopédie.  Il  ne  tenait  qu'aux  jésuites  de  trouver 
dans  les  philosophes  des  alliés  contre  «  la  tyrannie  jansénienne  ». 
Rebutés,  poussés  à  bout,  les  philosophes  n'avaient  plus  qu'à  être 
spectateurs  du  conflit,  «  avec  cette  curiosité  sans  intérêt  qu'on 
apporte  à  des  combats  d'animaux  ».  Ils  ont  sihiplement  éclairé 
l'opinion  sur  la  vanité  des  querelles  religieuses  et  sur  les  dan- 
gers dont  elles  menaçaient  l'autorité  royale  et  la  paix  publique  : 
«  Toute  société  relig^ieuse  et  remuante  mérite  que  l'état  en  soit 
purgé;  c'est  un  crime  pour  elle  que  d'être  redoutable.  »  Reste  à 
juger  les  juges.  Maupeou  va  s'en  charger. 

Le  moment  était  bon  pour  les  philosophes  à  soulager  leur 
rancune  contre  les  vaincus  de  la  veille,  et  surtout  contre  les 
vainqueurs.  Voltaire  l'eût  fait  avec  une  plus  fine  malice,  mais 
le  pamphlet  de  D'Alembert,  avec  sa  dialectique  âpre  et  nerveuse, 
bannit  toute  équivoque  et  fit  changer  les  rieurs  de  côté. 

Le  sensualisme  *  en  psychologie;  Gondillac.  —  Con- 
dillac  trouve-t-il  aujourd'hui  beaucoup  plus  de  lecteurs  que 
D'Alembert?  Pendant  le  premier  quart  de  ce  siècle  la  question 
lie  9e  serait  même  pas  posée.  Jusque  vers  1830,  la  philosophie 

i.  «  La  petite  brochure  in-12  de  D'Alembert  sur  la  Destruction  des  Jésuites, 
qui  n'est  rien,  a  fait  plus  de  sensation  à  Paris  que  les  trois  ou  quatre  volumes 
in-4'  d'opuscules  mathématiques  qu'il  avait  publiés  auparavant,  et  qui  mar- 
quent bien  une  autre  tète.  •  Diderot,  Notice  sur  Clairaut,  VI,  475. 

'1-  Je  me  sers  du  terme  usité,  dont  je  reconnais,  avec  Sainte-Beuve,  l'appa- 
rence équivoque  :  celui  de  sensationnisme  serait  plus  exact,  s'il  existait. 


376  DIDEROT  ET  LES  ENCYCLOPÉDISTES 

de  la  sensation,  issue  de  Condillac,  demeura  classique  en 
France.  C'est  par  lui  et  par  ses  continuateurs,  Cabanis,  Tracy, 
La  Romiguière,  que  l'esprit  du  xvni"  siècle  se  survécut  le  plus 
longtemps  en  celui-ci. 

Condillac  ^  n'est  pas,  à  la  lettre,  un  encyclopédiste.  Prêtre 
et  croyant,  homme  de  spéculation  pure,  il  ne  se  laissa  pas 
enrôler.  Il  soutenait  les  principes  spiritualistes,  le  libre  arbitre, 
la  loi  morale,  la  Providence,  et  les  ajustait  tant  bien  que 
mal  à  sa  théorie  de  la  connaissance.  Les  chefs  de  VEncyclo- 
pédie  la  firent  servir  à  un  tout  autre  usage.  Condillac  venait  de 
donner,  en  1746,  son  premier  ouvrage,  VEssai  sur  Vorigine  des 
connaissances  humaines.  Il  y  a  déjà  beaucoup  de  Condillac  dans 
les  deux  Lettres  (de  Diderot)  sur  les  aveugles  et  sur  les  sourds  et 
muets.  Dans  Y  Encyclopédie  également.  Cette  métaphysique, 
comme  on  l'appelait,  en  réduisant  l'étude  de  l'âme  à  celle  des 
phénomènes  de  pensée,  se  prêtait  mieux  à  combattre  le  spiri- 
tualisme qu'à  le  restaurer,  et  elle  passa  pendant  toute  la  seconde 
moitié  du  xvni^  siècle  pour  vérité  consacrée.  Condillac  fut  classé 
d'office  par  les  encyclopédistes  parmi  leurs  alliés.  Quand  il  fut 
appelé,  en  1757,  à  diriger  l'éducation  de  l'Infant  de  Parme,  petit- 
fils  de  Louis  XV,  la  secte  en  mena  grand  bruit,  et  dès  son 
retour  (1768)  il  entra,  sous  les  auspices  de  D'Alembert,  à  l'Aca- 
démie française.    ' 

Son  œuvre  à  cette  date  comprenait,  outre  VEssai  sur  les  ori- 
gines des  connaissances  humaines,  le  Traité  des  systèmes  (1749), 
celui  des  Sensations  et  celui  des  Animaux  (1754).  Elle  fut  com- 
plétée en  1775  par  son  Cours  d'études.  La  même  année  il  écrivit 
le  Commerce  et  le  Gouvernement  considérés  relativement  Vun  à 
Vautre,  puis  en  1780,  année  de  sa  mort,  la  Logique;  son  ouvrage 
posthume,  la  Langue  des  calculs,  ne  parut  qu'en  1798. 

Si  Condillac  fut  pendant  plusieurs  générations  le  maître  de 
la  philosophie  française,  il  le  dut  pour  une  bonne  part  à  ses 
qualités  littéraires.  Il  était  la  clarté  même,  et  la  clarté  faisait 
en  quelque    sorte  le  fond  de  sa  méthode.  Une  science,  pour 


1.  Né  en  1715  à  Grenoble,  mort  en  1780.  Il  était  d'une  famille  de  robe.  L'un 
de  ses  frères,  l'abbé  de  Mably,  est  le  célèbre  écrivain  politique;  l'autre,  grand- 
prévôt  de  Lyon,  nous  est  connu  par  J.-J.  Rousseau  qui  fut  en  i7i0  le  précepteur 
de  ses  enfants.  Cf.  Confessions,  part.  1,  livre  vi. 


l'école  encyclopédique  377 

lui,  n'est  «  qu'une  Ian«îuo  bien  faite  »  ;  le  pouvoir  de  créer 
(les  sig^nes  arbitraires,  la  dilTérence  primordiale  entre  l'intelli- 
g-ence  de  l'homme  et  celle  des  bêtes.  11  a  beaucoup  contribué 
à  répandre  cette  idée,  familière  au  xvni"  siècle,  que  les  opéra- 
tions de  l'esprit  sont  naturellement  justes,  et  que  les  mots,  sans 
lesquels  il  ne  pourrait  étendre  ses  acquisitions,  l'induisent, 
et  môme  l'induisent  seuls  à  mal  raisonner.  L'extrême  précision 
de  sa  langue  philosophique  forme  entre  les  idées  une  chaîne 
continue,  que  l'esprit  suit  sans  effort,  sans  défiance,  charmé  de 
trouver  simple  ce  qui  passait  pour  obscur.  C'était  en  ces  matières 
une  nouveauté  séduisante,  et  par  laquelle  Condillac  obtint 
autant  de  vogue  que  Rousseau  par  l'éloquence  de  la  passion. 

Il  venait  après  Locke,  dont  VEssai  sur  Tentendement  humain, 
traduit  en  français  depuis  1700,  passait  chez  nous,  comme  en 
son  pays  d'origine,  pour  le  modèle  d'une  métaphysique  afifran- 
chie  de  l'esprit  de  système  et  fidèle  à  l'observation.  Locke  est 
en  effet  un  observateur*,  qui  cherche  à  saisir  les  phénomènes 
dans  leur  complexité,  à  décrire  les  actes  sensitifs  et  intellec- 
tuels tels  qu'ils  apparaissent  chez  un  être  dont  le  corps  et  l'esprit 
sont  dans  une  dépendance  mutuelle.  Condillac  se  réclame  de 
l'observation,  mais  y  substitue  l'analyse.  Au  lieu  de  considérer 
l'être  qui  pense,  de  prendre  sur  le  fait,  autant  qu'il  le  pourra, 
le  mécanisme  de  ses  opérations,  il  isole,  il  abstrait,  comme 
existant  par  lui-même,  le  contenu  ou  le  produit  de  la  pensée, 
c'est-à-dire  les  idées.  Avec  lui  la  philosophie  devient  idéologie. 
L'esprit  n'est  plus  qu'un  récipient  oi^anisé  pour  sentir,  con- 
server les  impressions  qui  lui  viennent  du  dehors,  et  servir  de 
théâtre  aux  transformations  successives  de  la  sensation. 

Le  Traité  des  sensations,  l'ouvrage  le  plus  original  et  le  plus 
attrayant  de  Condillac,  est  le  développement  d'une  hypothèse, 
celle  de  l'IIomme-Statue,  dont  l'invention  lui  est  commune  avec 
son  ingénieuse  amie,  M"'Ferrand.  Il  suppose  «  une  statue  oi^a- 
nisée  intérieurement  comme  nous  et  animée  d'un  esprit  privé 
de  toute  espèce  d'idées  »;  puis,  il  lève  l'enveloppe  de  marbre 

1.  Et  d'abord  il  est  versé  dans  la  physiologie.  C'est  pour  lui,  sur  Condillac,  une 
supériorité  qui  n'échappe  pas  à  Diderot.  —  «Il  n'appartient  qu'à  celui  qui  a 
pratiqué  la  médecine  pendant  longtemps  d'écrire  de  la  métaphysique;  c'est 
lui  seul  qui  a  vu  les  phénomènes,  la  machine  tranquille  ou  Turieuse,  faible  ou 
vigoureuse,  etc.  •  Encyclopédie,  art.  Locke. 


378  DIDEROT  ET  LES  ENCYCLOPEDISTES 

qui  recouvrait  l'organe  de  l'odorat,  le  plus  rudimentaire  des 
sens;  et  ainsi  de  suite,  en  finissant  par  l'organe  du  toucher,  le 
plus  philosophique.  Les  expériences  se  produisent,  s'accu- 
mulent, douloureuses  ou  pénibles,  réagissent  les  unes  sur  les 
autres,  éveillent  la  statue  à  la  conscience,  l'enrichissent  de 
facultés  de  plus  en  plus  nombreuses  et  parfaites.  Elle  n'était 
qu'un  organisme  inerte,  un  simple  devenir;  elle  finit  par  être 
un  homme  capable  de  toutes  les  opérations  de  l'esprit;  la  sen- 
sation conservée,  transformée,  suffit  à  tout  :  «  Pout-on  ne  pas 
admirer  qu'il  n'ait  fallu  que  rendre  l'homme  sensible  au  plaisir 
et  à  la  douleur,  pour  faire  naître  en  lui  des  idées,  des  désirs, 
des  habitudes  et  des  talents  de  toute  espèce?  » 

Mais  l'esprit  ainsi  conçu  n'a  point  d'énergie  propre,  n'est 
qu'un  reflet  du  monde  matériel,  la  collection  de  l'expérience 
fournie  par  les  sens;  et  la  personnalité,  le  produit  des  influences 
extérieures.  Condillac  échappe  par  des  actes  de  foi  aux  consé- 
quences morales  de  sa  doctrine;  maniée  par  des  philosophes 
résolument  incrédules,  elle  recevra  sa  pleine  application. 

Le  sensualisme  en  morale  et  le  matérialisme;  Hel- 
vétius  et  d'Holbach.  —  Ilelvétius  dans  VEsprit  (lloS)  et 
d'Holbach  dans  le  Sijstème  de  la  Nature  (1770),  ne  s'arrêtent  pas 
à  mi-chemin.  Celui-là  ruine  la  morale,  celui-ci  en  élève  une  sur 
le  matérialisme.  Ils  développent  les  conséquences  extrêmes  que 
les  habiles  du  parti  évitaient  d'ébruiter.  Leur  audace  et  les 
clameurs  qu'elle  souleva  donnèrent  seuls  aux  deux  ouvrages 
une  importance  passagère,  très  supérieure  à  leur  valeur  philo- 
sophique. 

Chez  Helvétius,  au  début,  il  y  avait  beaucoup  de  candeur.  11 
était  de  ceux  qui  faisaient  dire  au  vieux  Fontenelle  :  «  Je  suis 
efTrayé  de  la  conviction  que  je  vois  régner  autour  de  moi  ».  Il 
n'aspirait  à  rien  de  moins  qu'à  éclipser  YEsprit  des  lois.  Il  était 
persuadé  de  ce  principe  simple,  «  qu'on  devait  traiter  la  morale 
comme  toutes  les  autres  sciences,  et  faire  une  morale  comme 
une  physique  expérimentale  ».  Ancien  fermier  général,  riche  à 
cent  mille  écus,  bien  traité  de  la  pieuse  reine  dont  il  était  maître 
d'hôtel  *,  il  s'était  déclaré  l'auteur  de  son  livre  et  l'avait  soumis 

1.  Sa  fortune  en  cour  avait  pour  oripine  les  services  rendus  à  Louis  XIV  et  à 
Louis  XV  enfant  par  son  père  et  son  aïeul,  tous  deux  médecins  très  distingués. 


L'ÉCOLE  ENCYCLOPÉDIQUE  379 

à  la  censure.  Le  censeur,  Torcier,  premier  commis  aux  affaires 
étrangères,  n'y  vit  pas  non  plus  malice.  Ils  furent  tous  deux 
enveloppés  dans  la  même  disgrâce.  L'imprudent  philosophe, 
étourdi  du  coup,  se  rétracta,  fit  appel  aux  jésuites  ses  maîtres, 
enfin  se  sauva  pour  éviter  un  décret  prohahle  de  prise  de  corps. 
C'est  à  son  retour  d'Angleterre  qu'il  se  jeta  dans  la  philosophie 
militante.  Il  ne  s'embarrassa  plus  de  ses  rétractations,  mais  au 
contraire  se  fit  le  prisonnier  de  ses  paradoxes  et  consacra  un 
second  ouvrage,  r Homme,  publié  après  sa  mort,  à  corroborer 
la  thèse  de  l'Esprit. 

On  dirait  qu'Helvétius  ait  voulu  réfuter  par  l'absurde  et 
l'odieux  les  lieux  communs  de  son  école.  Elle  admet  entre 
l'homme  et  l'animal  une  différence,  non  d'essence,  mais  de 
degré;  Helvétius  soutient  que  cette  différence  serait  nulle  «  si 
la  nature,  au  lieu  de  mains  et  de  doigts  flexibles,  eût  terminé 
nos  poignets  par  un  pied  de  cheval  ».  Elle  fonde  la  morale  sur 
l'intérêt  social;  Helvétius,  le  plus  excellent  des  hommes,  s'in- 
génie, comme  La  Rochefoucauld,  à  déceler  partout  l'égoïsme  (ce 
que  M"*  du  Deffand,  cette  mauvaise  langue,  appelle  «  dire  le 
secret  de  tout  le  monde  »)  ;  ou  mieux,  à  le  réduire  à  l'unique 
désir  des  jouissances  physiques.  Par  suite  la  morale  est  toute 
d'institution,  «  une  science  frivole  si  on  ne  la  confond  avec 
la  politique  »  :  l'art,  pour  les  gouvernants,  de  faire  servir 
l'égoïsme  surexcité,  l'amour  du  luxe  et  des  femmes,  à  l'intérêt 
de  l'Etat.  L'éducation,  voilà  par  excellence  l'œuvre  du  législa- 
teur (et  cela  encore  est  bien  du  siècle)  ;  mais  dans  l'éducation 
selon  Helvétius,  la  diffusion  de  la  vérité  n'est  que  l'accessoire; 
l'essentiel  est  de  tromper  les  hommes  pour  le  bien  commun, 
de  leur  faire  envisager  dans  l'estime  publique,  et  dans  les  efforts 
que  sa  conquête  exige,  le  sûr  moyen  «  d'atteindre  aux  avantages 
qu'elle  procure  »,  réputation,  fortune,  et  toujours,  en  fin  de 
compte,  plaisir  des  sens.  L'homme  est  bon  par  nature,  disent 
nos  philosophes;  Helvétius  :  «  Tous  portent  en  eux  le  germe 
productif  de  l'esprit  »  ;  c'est  par  l'effet  des  circonstances,  d'un 
hasard,  que  le  génie  et  l'héroïsme,  les  Newton  et  les  Curtius, 
sortent  de  la  sphère  commune.  Au  législateur  de  faire  en  sorte 
que  ces  hasards  deviennent  la  règle,  et  de  multiplier  indéfini- 
ment les  grands   hommes.   Diderot,   en  dépit  des  sophismes, 


380  DIDEROT  ET  LES  ENCYCLOPÉDISTES 

jug-e  V Esprit  «  un  des  grands  livres  du  siècle  ».  Les  «  histo- 
riettes agréables  »,  comprenez  licencieuses,  y  sont  le  grain 
de  sel. 

L'agrément  fait  totalement  défaut  au  Système  de  la  Nature. 
On  sait  ce  qu'en  pensait  Voltaire  : 

Que  dis-tu  de  ce  livre?  —  11  m'a  fort  ennuyé. 

D'Holbach  est  verbeux,  emphatique;  son  matérialisme  épais, 
son  ignorance  des  réalités  historiques  et  morales  profonde, 
môme  pour  son  temps.  L'  «  esprit  de  finesse  »  lui  manque  à  un 
degré  extraordinaire.  Mais  il  a  le  sentiment  de  la  dignité  que  le 
savoir  peut  donner  à  la  vie,  et  le  souci  de  fonder  sur  la  con- 
naissance des  lois  naturelles  une  règle  du  devoir. 
^i  D'abord  déiste  *,  il  avait  suivi  Diderot  dans  sa  marche  rapide 
vers  l'athéisme.  Bientôt  il  le  dépassa.  Toutes  les  religions,  et 
plus  que  toute  autre  le  christianisme,  qui  met  son  empreinte 
sur  la  vie  entière,  lui  parurent  les  fléaux  de  l'humanité.  Sa 
maison  devint  une  vraie  manufacture  de  publications  anti-reli- 
gieuses. Ce  sont,  avec  une  trentaine  d'autres,  le  Christianisme 
dévoilé,  Vlmjjosture  sacerdotale,  la  Contagion  sacrée,  les  Prêtres 
démasqués.  De  jeunes  athées  de  profession,  Naigeon,  Lagrange, 
travaillaient  sous  lui  à  cette  propagande;  Diderot  lui  donna  son 
coup  de  main.  D'Holbach  a  fait  aussi  de  gros  livres  :  le  Système 
Social  (1773),  lat.  Morale  de  r homme,  ou  les  dévoilas  de  Vhomme 
fondés  sur  la  Nature  (1776),  et  le  premier  en  date  comme  en 
notoriété,  le  Système  de  la  Nature  (1770).  C'eût  été  folie  à 
l'auteur  de  se  nommer  :  l'impression  était  confiée  à  Marc-Michel 
Rey,  d'Amsterdam,  et  la  vente  à  des  colporteurs  clandestins. 
Deux  fois,  en  1770  et  en  1776,  le  Parlement  condamna  au  feu 
divers  écrits  d'Holbach,  notamment  le  fameux  Système. 

De   la   sensation   d'Holbach  va  droit  au   matérialisme.   La 


i.  Né  à  Hildesheim  (Palalinat)  en  1723,  il  avait  été  amené  en  France  dès  sa 
douzième  année.  Il  était  riche.  Il  se  livra  à  l'étude  des  sciences  physiques  et  fit 
de  sa  maison,  vers  1750,  un  des  lieux  de  réunion  les  plus  goûtés  des  philosophes. 
(Voir  le  chap.  suiv.,  p.  40o.)  Sa  probité,  la  sûreté  de  son  commerce,  son  amour 
éclairé  des  arts  et  des  sciences,  le  noble  usage  qu'il  faisait  de  sa  fortune,  lui 
valurent  l'estime  même  de  ses  adversaires  philosophiques.  Après  leur  brouille, 
Rousseau  continua  de  rendre  hommage  à  son  caractère,  et  l'on  crut  qu'il 
l'avait  représenté  dans  Wolmar,  le  vertueux  athée  de  la  Nouvelle  Héloise. 


L'ÉCOLE  ENCYCLOPÉDIQUE  381 

pensée  dérive  de  la  sensibilité,  qui  n'est  elle-même  qu'une  pro- 
priété du  cerveau.  Le  mouvement  sous  toutes  ses  formes  est 
propriété  de  la  matière,  et  la  somme  des  combinaisons  et  pro- 
priétés de  la  matière,  c'est  la  Nature,  qui  seulo  peut  enseigner  à 
l'homme  le  secret  de  sa  condition  et  de  son  bonheur.  En  morale 
d'Holbach  est  d'accord  avec  Helvétius  sur  le  caractère  tout  phy- 
sique de  la  passion,  l'identité  du  Droit  avec  l'intérêt  social,  le 
pouvoir  du  léprislateur  —  et  par  suite  son  devoir  —  de  susciter 
le  talent  et  la  vertu.  L'éducation  est  «  l'agriculture  de  l'esprit  ». 
Mais  elle  doit  régler  les  passions,  non  les  exalter.  La  science, 
voilà  pour  l'homme  le  moyen  de  trouver  le  repos  intérieur  et 
de  mettre  ses  désirs  en  harmonie  avec  l'ordre  général  une 
fois  connu.  La  nécessité  comprise  et  acceptée,  c'est  la  loi  con- 
sacrée par  l'accord  des  intelligences  :  la  science,  la  morale,  la 
politique,  commandent  ou  assurent  la  soumission  raisonnée  à 
l'ordre  naturel.  Ainsi  le  Système,  en  partant  d'une  conception 
toute  physique  de  l'homme  et  de  l'univers,  aboutit  à  la  victoire 
de  l'esprit  sur  l'instinct.  Mais  c'est  une  morale  populaire  que 
d'Holbach  se  propose  d'établir  sur  les  ruines  des  traditions 
politiques  et  religieuses.  Jusqu'à  ce  que  la  foule  soit  devenue 
vertueuse  par  raison  et  raisonnable  par  science,  qu'est-ce  qui 
réprimera  la  férocité  des  appétits  individuels? 

Derniers  représentants  de  l'école  encyclopédique  : 
Raynal,  Volney,  Condorcet.  —  Après  l'avènement  de 
Louis  XVI,  l'école  encyclopédique  n'est  plus  combattue  et  vit 
sur  son  acquis.  Ses  dernières  productions  intéressent  peu 
l'histoire  des  idées,  mais  il  en  est  trois,  curieuses  à  divers 
titres,  dont  l'histoire  littéraire  doit  tenir  compte. 

D'abord  un  livre  dont  le  succès  de  vente  fît  événement  : 
V Histoire  philosophique  des  établissements  et  du  commerce  des 
Européens  dans  les  deux  Mondes,  par  l'abbé  Raynal  '. 

En  1772,  Raynal  faisait  depuis  vingt-cinq  ans  métier  d'homme 
de  lettres,  et  ne  s'était  encore  signalé  que  dans  les  salons 
philosophiques,  comme   causeur   disert   et   de    mémoire   bien 

1.  Né  à  Sainl-Geniès,  dans  le  Rouergue,  en  17 H,  niorl  en  1196.  —  nabord 
jésiiile,  puis  prôtre,  puis  homme  de  leltres  à  la  suite  du  parti  pliilosopliiquc  et 
complètement  détaché  de  son  premier  état  (mais  non  de  ses  revenus  ecclé- 
siastiques), il  travaille  au  Mercure  et  donne  l'Histoire  du  Stuthoudéral  (1745),  puis 
celle  du  Parlement  d'Angleterre  (175  i). 


382  DIDEROT  ET  LES  ENCYCLOPEDISTES 

garnie.  Son  Histoire  fui  une  compilation  de  tout  ce  qui  touchait 
à  la  colonisation  :  des  statistiques,  des  monographies  sur  les 
produits  et  les  industries  d'outre-mer,  porcelaine  de  Chine, 
pelleteries,  cacao,  canne  à  sucre,  etc.,  puis  des  anecdotes 
attendrissantes  sur  les  malheurs  et  les  vertus  des  nèg'res  ou 
des  Peaux-Rouges,  des  harangues  de  sauvages  bourrées  de 
rhétorique,  et  à  tout  propos  des  invectives  contre  la  cupidité, 
l'astuce  et  le  fanatisme  des  conquérants.  Malgré  l'impudence 
des  plagiats,  une  composition  informe,  une  phraséologie  ver- 
beuse, l'ouvrage  instruisait  et  se  faisait  lire.  En  1774,  dans 
la  seconde  édition,  un  onzième,  livre  énumérait  les  réformes 
politiques  urgentes  :  substitution  de  la  volonté  générale  à  celle 
des  souverains;  établissement  d'une  république  européenne 
où  les  écrivains,  maîtres  de  l'opinion,  le  seraient  par  là  même 
du  gouvernement  ;  suppression  du  célibat  et  des  biens  ecclésias- 
tiques, et  le  reste.  C'est  le  programme,  c'est  aussi  déjà  en  cer- 
taines pages,  tout  le  pathos  révolutionnaire;  c'en  fut  assuré- 
ment l'un  des  modèles  les  plus  répandus.  A  chaque  édition 
nouvelle  Raynal  et  ses  collaborateurs  forçaient  davantage  la 
voix.  En  1780,  il  se  nomma.  Le  ministère  public  releva  le  défi; 
l'avocat  général  Seguier,  le  même  qui  avait  requis  contre  le 
Syslème  de  la  Nature,  fit  décréter  Raynal  de  prise  de  corps  le 
21  mars  1781,  et  confisquer  ses  revenus.  Revenu  d'exil  en  1788, 
il  vit  éclater  la  Révolution,  perdit  aussitôt  son  optimisme,  et  fit 
sa  palinodie  dans  une  lettre  à  l'Assemblée,  son  dernier  écrit, 
dont  les  conclusions  furent  dédaigneusement  écartées  après  une 
virulente   réplique  de  Robespierre  (31  mai  1791). 

C'est  l'année  où  paraissent  les  Ruines,  de  Volney,  apoca- 
lypse de  la  philosophie  encyclopédique  par  un  disciple  de 
Condillac  et  d'Holbach  qui  a  vu  l'Orient  et  médité  dans  le 
désert'.  Sous  la  tente  de  l'Arabe,  Volney  s'est  grandement  per- 
fectionné comme  linguiste,  mais  n'a  point  élargi  sa  concep- 
tion de  l'homme.  Assis  sur  les  ruines  de  Palnfiyre,  il  a  eu  sa 
vision.  Il  a  entendu  «  les  graves  accents  d'une  voix  profonde  », 


1.  Né  en  1727,  mort  en  1820.  —  Il  avait  consacré  ses  premières  ressources, 
produit  de  l'héritage  paternel,  à  visiter  pendant  trois  ans  l'Egypte  et  la  Syrie. 
Son  Voi/age,  publié  en  1787,  contenait  des  descriptions  nettes  et  saisissantes, 
et  lui  fit  (i'emhlée  une  réputation  d'écrivain. 


l'école  ENCYCLOPÉDIOUE  989 

et  «  le  Génie  des  tombeaux  et  des  ruines  »  a  donné  la  paix  à 
son  àme.  Ce  a  Génie  »,  ce  «  Fantùnfe  »  imbu  de  sensualisme, 
parut  d'un  merveilleux  très  philosophique.  L'homme  n'a  que 
«  des  sens  pour  l'instruire  de  ses  devoirs,  qui  naissent  unique- 
ment de  ses  besoins  ».  La  corruption  s'est  introduite  dans  les 
sociétés  préhistoriques  par  l'ignorance  et  la  cupidité.  De  là  les 
tyrans,  la  superstition,  le  fanatisme,  et  le  rêve  décevant  d'une 
félicité  surnaturelle  :  «  Epris  d'un  monde  imaginaire,  l'homme 
méprisa  celui  de  la  nature;  par  des  espérances  chimériques,  il 
négligea  la  réalité.  »  Le  Fantôme  ajoute  que  depuis  l'impri- 
merie, «  art  sacré,  don  divin  du  génie,...  il  s'est  formé  une 
masse  progressive  d'instruction,  une  atmosphère  croissante  de 
lumières,  qui  désormais  assure  solidement  l'amélioration  ». 
L'ignorance  finira,  «  la  loi  de  la  sensibilité  »  reprendra  sa 
force  première,  l'homme  «  deviendra  sage  et  bon,  parce  qu'il 
est  de  son  intérêt  de  l'être  »  ;  et  les  peuples,  oubliant  leurs  res- 
sentiments, s'écrieront  :  «  Nous  ne  voulons  qu'être  libres,  et  la 
liberté  n'est  que  la  justice.  »  Resterait,  pour  fonder  la  fraternité 
universelle,  à  effacer  entre  les  peuples  une  dernière  différence, 
toute  factice,  celle  des  religions.  Ce  sera  l'affaire  d'un  congrès 
où,  de  bonne  foi,  les  sectateurs  de  Mahomet,  de  Moïse,  de 
Boudda  et  de  Jesous  reconnaîtront  que  leurs  dissentiments  ne 
portent  que  sur  l'incertain,  sur  ce  qui  échappe  au  contrôle  des 
sens,  seul  universel,  et  s'uniront  dans  «  la  religion  de  l'évi- 
dence et  de  la  vérité  » .  Telle  fut  la  visiçn  de  Volney  sur  ces 
illustres  ruines. 

Avançons  jusqu'en  1793,  en  pleine  Terreur.  Condorcet  pro- 
scrit trouve  asile  pendant  huit  mois  dans  une  maison  de  la 
rue  Servandoni.  Il  y  écrit  le  testament  de  la  foi  encyclopédique, 
VEsquisse  d'un  tableau  historique  des  progrès  de  f  esprit  humain^ 
plan  d'un  vaste  ouvrage  où  tous  les  rêves  humanitaires  du 
siècle  paraîtront  accomplis  ou  sur  le  point  de  l'être  :  «  Il  arri- 
vera donc,  ce  moment  où  le  soleil  n'éclairera  plus  que  des 
hommes  libres,...  où  les  tyrans  et  les  esclaves,  les  prêtres  et 
leurs  stupiiles  et  hypocrites  instruments  n'existeront  plus  que 
dans  l'histoire  et  sur  les  théâtres  »  ;  où  l'on  ne  supposera  même 
plus  «  un  intérêt  national  séparé  de  l'intérêt  commun  de  l'huma- 
nité ».  Grâce  à  V Encyclopédie,  la  voie  est  ouverte   au  progrès 


384  DIDEROT  ET  LES  ENCYCLOPÉDISTES 

sans  rétrogradation  possible.  «  Sans  doute  l'homme  ne  deviendra 
pas  immortel  »  ;  non,  safts  doute,  mais  Condorcet  n'aperçoit 
aucun  «  terme  assignable  »  à  la  prolongation  de  la  vie  moyenne. 
Enfin  «  la  bonté  morale  de  l'homme,  résultat  nécessaire  de  son 
organisation,  est,  comme  toutes  les  autres  facultés,  susceptible 
d'un  perfectionnement  indéfini,  et  la  nature  lie,  par  une  chaîne 
indissoluble,  la  vérité,  le  bonheur  et  la  vertu  ». 

La  philosophie  encyclopédique  ne  jurait  que  par  l'expé- 
rience; elle  bafouait  la  métaphysique  et  la  religion.  Elle  a 
outrageusement  méconnu  l'expérience,  et  elle  s'est  fait,  elle 
aussi,  sa  religion.  Savoir  n'a  été  pour  elle  qu'un  moyen  de 
croire,  de  prêcher  et  d'agir;  elle  a  eu  ses  fanatiques  et  ses  illu- 
minés; elle  a  lu  ses  catéchismes  ^  Elle  s'est  formé  de  l'homme 
vrai  et  primitif,  physiquement  organisé  pour  être,  par  besoin, 
raisonnable,  heureux  et  juste,  une  idée  que  nulle  expérience 
n'autorise  ni  ne  vérifie.  C'est  l'enfant  de  la  Nature  qu'elle  a 
aimé  dans  l'homme,  qu'elle  a  pris  à  tâche  de  rendre  à  lui-même, 
en  qui  elle  a  mis  toutes  ses  complaisances.  Le  livré  posthume  * 
de  Condorcet  est  le  témoignage  touchant  de  cette  croyance 
portée  jusqu'au  pied  de  l'échafaud. 

1.  D'Alembeit  avait  à  mainte  reprise  réclamé  «  un  catéchisme  de  morale  à 
l'usage  des  enfants,...  uniquement  fondé  sur  les  principes  de  la  loi  naturelle, 
et  qu'on  pût  apprendre  à  Pékin  comme  à  Paris,  à  Rome  comme  à  Genève  ». 
C'est  à  quoi  se  sont  appliqués  Saint-Lambert  et  Volney,  en  poussant  à  bout  le 
seul  principe  de  l'intérêt.  Le  Catéchisme  de  Volney  (La  loi  naturelle  ou  prin- 
cipes physiques  de  la  moral^  déduits  de  L'organisation  de  l'Iiomme  et  de  l'univers) 
est  daté  de  1793;  c'est,  par  questions  et  réponses,  la  doctrine  même  des  liuines. 
Celui  de  Saint-Lambert,  écrit  dès  1"88,  ne  parut  qu'en  1801;  il  fut  acclamé  par 
les  survivants  du  parti  encyclopédique,  et  récompensé  du  pri.v  décennal  par 
l'institut  où  ceux-ci  dominaient.  —  Pour  se  faire  une  idée  de  l'avilissement  infligé 
à  la  morale,  et  même  aux  sentiments  naturels,  dans  ces  catéchismes  utilitaires, 
qu'on  lise  seulement  cette  leçon  empruntée  à  Volney  :  D.  «  En  quoi  la  tendresse 
paternelle  est-elle  une  vertu  pour  les  parents?  —  R.  En  ce  que  les  parents 
qui  élèvent  leurs  enfants  dans  ces  habitudes,  se  procurent  pendant  le  cours  de 
leur  vie  des  jouissances  et  des  secours  qui  se  font  sentir  à  chaque  instant, 
et  qu'ils  assurent  à  leur  vieillesse  des  appuis  et  des  consolations  contre  les 
besoins  et  les  calamités  de  tout  genre  qui  assiègent  cet  âge.  » 

2.  Publié  en  1795  par  la  veuve  de  l'auteur. 


BlBLIOGRAPHIt:  385 


BIBLIOGRAPHIE 


Sur  le  inoiivcineiit  |>liil<»MO|>lii<|iic  pciiflant  la  iveeondc 
moitié  fin  XVil|o  Mlècle,  il  y  a  encore  beaucoup  à  apprendre  dans  le 
Tableau  delà  liltérnture  au  XVlll^ siècle  de  Villemain;  voir  principalement 
la  20°  leçon  cl  la  38*.  Consulter  aussi  (particulièrement  sur  Condillac  et  Hel- 
vétius)  :  Cousin,  Histoire  de  la  philosophie  moderne,  Paris,  18i6,  in-8,  le 
tome  111.  —  Damiron,  Mémoires  pour  servir  à  rhistoire  de  la  philosophie 
au  XVIW  siècle,  Paris,  1858  et  suiv.,  3  vol.  in-8.  Mais  l'ouvrage  le  plus 
complet  et  le  plus  au  courant  sur  l'ensemble  du  sujet  est  celui  de  John 
Morley,  Diderot  and  the  Encyclopsedisls,  Londres,  1891,  2  vol.  in-8. 

Siii'  rEiic^'clopédle  on  pourra  lire  avec  profit  la  Notice  préliminaire 
de  M.  Assézat,  t.  XIII  (p.  109-128)  des  Œuvres  complètes  de  Diderot. 
Voir  aussi  le  travail-  en  cours  de  M.  L.  Ducros,  L'Encyclopédie  du 
XVIU"  siècle,  dans  la  Reviie  des  Universités  du  Midi.  I.  La  science  (1895). 
n.  La  polémique  (1896);  Rocafort,  Les  doctrines  littéraires  de  l'Encyclo- 
pédie, Paris,  1890,  in-8.  —  Sur  diverses  questions  de  détail  se  rattachant  à 
l'histoire  de  V Encyclopédie  :  F.  Brunetière,  La  direction  de  la  librairie  sous 
Maleshcrbes  {Études  critiques  sur  f  Histoire  de  la  littérature  française,  2°  série). 

—  Sainte-Beuve,  M.  de  Malesherbes  {Causeries  du  lundi,  t.  II).  —  Fr.  Bouil- 
lier.  Une  thèse  en  Sorbonne  en  4154.  Labbé  de  Prades  {Revue  politique  et 
littéraire,  11  octobre  188i-);cf.  Gazier,  Revue  critique  (1885),  I,  146. —  Sur 
V Encyclopédie  considérée  comme  affaire  de  librairie,  la  source  principale 
est  le  recueil  de  pièces  relatives  au  procès  Luneau  de  Boisjerraain,  à  la 
Bibliothèque  nationale.  Imprimés,  4°F3  1,561  —  34,420. 

Sur  Diderot  :  1°  Sources  du  texte  :  M.  Tourneux,  Manuscrits  de  Diderot 
conseri'és  en  Russie  {Archives  des  Missions  scientifiques  et  littéraires,  3*=  série, 
t.  XII,  1885).  —  G.  Monval,  Introduction  au  Neveu  de  Rameau,  Paris,  1891, 
in-16.  —  2°  Études  biographiques  et  littéraires  :  Naigeon,  Mémoires  sur  la 
vie  et  les  ouvrages  de  D.  Diderot  (t.  XXII  des  Œuvres  de  Diderot,  éd.  Brière, 
Paris,  1821).  —  Carlyle,  Diderot  [Critical  and  miscellaneous  Essays,  t.  III, 
Londres,  18i7,  in-8),  à  l'occasion  des  Mémoires,  correspondances  et  ouvrages 
inédits  publiés  en  1830.  —  Rosenkranz,  Diderots  Leben  und  Werke, 
Leipzig,  1866,2  vol.  in-8.  —  Scherer,  Diderot,  Paris,  1880,in-12.  — Faguet, 
Diderot  {Dix-huitiéme  siècle,  Paris,  1890,  in- 12).  —  L.  Ducros,  Diderot, 
l'homme  et  Vécrivain,  Paris,  189i,  in-12.  —  Joseph  Reinach,  Diderot, 
Paris,  1894,  in-12.  —  Voir  aussi  d'excellentes  Notices  dans  les  Extraits  de 
Diderot  à   l'usage   des   classes,  par  M.  Parigot  et  par  M.  Joseph  Texte. 

—  3°  Diderot  philosophe  et  critique  :  Bersot,  Diderot  {Études  sur  le 
XVUf^  siècle,  Paris,  1855,  t.  II).  —  Sainte-Beuve,  Diderot  {Causeries  du 
lundi,  t.  111).  —  Caro,  La  fin  du  XVHl"  siècle,  Paris,  1880,  t.  I,  chap.  vi-xii. 

—  F.  Brunetière,  Diderot  (Etudes  critiques  sur  l'Histoire  de  la  littérature 
française,  2"  série). 

Sur  divers  éerivaiiiM  de  l'Erolc  eiicyelo|>édl<|ue  :  Condorcet. 
Éloge  deD'Alembcrt.  —  Joseph  Bertrand,  D'Alembert,  Paris,  1889,  in-12. — 
Sainte-Beuve,  Volncy  {Causeries  du  lundi,  t.  VII). 


k 


Histoire  de  la  LANr.uc.  VI. 


CHAPITRE    VIII 
LES   SALONS,   LA   SOCIÉTÉ,   L'ACADÉMIE' 


/.   —  Introduction, 

Au  xviii*  siècle  plus  encore  qu'au  xvu"  il  existe  d'étroites 
relations  entre  le  monde  littéraire  et  la  «  société  polie  »,  mais 
dans  des  conditions  très  différentes.  Au  xvui"  siècle,  le  sort  des 
gens  de  lettres  est  en  général  moins  précaire;  ils  n'ont  plus 
le  même  besoin  pour  vivre  de  se  faire  les  domestiques,  de 
quêter  les  largesses  des  grands.  Quant  aux  idées,  leur  carac- 
tère de  hardiesse,  de  «  philosophie  »,  dénote  chez  les  écrivains 
des  habitudes  d'esprit  autrement  libres  qu'à  l'âge  précédent.  Ce 
qui  ne  les  empêche  pas,  le  plus  souvent,  de  rechercher  d'abord 
des  lecteurs  et  des  approbateurs  en  dehors  et  au-dessus  du 
grand  public.  «  Point  de  livres,  dit  Taine,  qui  ne  soient  écrits 
pour  des  gens  du  monde,  et  même  pour  des  femmes  du  monde  »  : 
voyez  VEsprit  des  Lois,  Y  Emile,  le  Traité  des  sensations.  Leurs 
ouvrages  une  fois  élaborés  dans  le  silence  du  cabinet,  les  écri- 
vains les  revêtent  d'une  expression  apprise  ou  perfectionnée 
dans  la  société,  particulièrement  dans  celle  des  femmes.  «  Leure 
entretiens,  avoue  Marmontel,  étaient  une  école  pour  moi  non 
moins  utile  qu'agréable;  et,  autant  qu'il  m'était  possible,  je 
profitais  de  leurs  leçons.  »  C'est  là  qu'ils  prenaient  le  ton  parce 

1.  Par  M.  Lucien  Brunel,  docteur  es  lettres,  professeur  au  lycée  Henri  IV. 


INTIIOUUCTION  887 

que  là  «l'abord  ils  cherchaient  à  plaire.  Ceux  «l'entre  eux  qui 
ont  le  moins  sacrifié  aux  grâces  légères,  Bufibn,  Rousseau, 
Diderot,  ont  comme  les  autres  tenu  leur  place  dans  les  salons. 
Les  salons,  en  effet,  comme  aujourd'hui  la  presse,  passent  pour 
les  dispensateurs  des  succt's  et  des  réputations  littéraires.  Les 
exemples  à  l'appui  ne  manquent  pas.  La  Motte,  Marmontel, 
Delille,  et  tant  d'autres,  ont  été  poussés  et  soutenus  par  le 
monde,  grâce  à  leur  entregent  et  à  leur  complaisance  avérée 
pour  le  goût  des  sociétés  qu'ils  fré«|uentaient.  Rousseau  à  ses 
débuts  reçoit  du  père  Castel,  et  dans  les  mômes  termes,  la 
recommandation  faite  à  Marmontel  par  M""  de  Tencin  :  «  On 
ne  fait  rien  à  Paris  que  par  les  femmes  »  ;  —  non  par  leur 
amour,  qui  change,  mais  par  leur  vanité,  qui  leur  fait  adopter 
un  écrivain,  puis  entretenir  sa  réj>utation,  où  elles  se  regardent 
comme  de  moitié. 

En  outre  (et  cela  ne  s'était  pas  encore  vu  avant  le  xvin°  siècle), 
ce  n'est  pas  seulement  à  titre  personnel  et  par  des  vues  particu- 
lières que  les  gens  de  lettres  se  mêlent  au  monde;  ils  forment 
un  groupe  compact*,  une  «  république  »,  avec  un  esprit,  un 
fonds  d'idées  commun,  et  en  vue  d'une  action  collective. 

Dès  le  début  <lu  siècle  cette  tendance  des  gens  de  lettres  à 
vivre  d'une  vie  comnmne  les  amène  à  choisir  pour  lieux  de 
réunion  certains  cafés  où  les  jeunes  rencontrent  leurs  anciens, 
et  font  devant  la  galerie  assaut  de  verve  et  d'éloquence.  Il 
y  a  trois  principaux  cafés  littéraires  dans  le  voisinage  du 
pont  N«Mif,  les  cafés  JjMTJPnii^Gf^^lilt^-iitJizacape.  Fontenelle, 
La  Motte,  Maupertuis,  Fréret,  Danchet  les  fréquentent  assidû- 
ment. (Vest  là  que  Duclos  a  fait  ses  premières  armes.  II  avait 
choisi  Boindin,  l'athée,  pour  antagoniste,  et  «  partageait  avec 
lui  l'attention  de  l'auditoire  ».  Certaines  paroles  notables, 
comme  plus  tard  dans  les  salons,  étaient  recueillies  et  répétées. 
C'est  au  café  que  Fontenelle  a  dit  son  fameux  mot  :  «  J'aurais  la 
main  pleine  de  vérités,  que  je  ne  l'ouvrirais  pas  pour  le  peuple  ». 
L'auteur  de  Gil  Blas  représente  l'un  de  ces  cafés  littéraires, 
comme  une  des  curiosités  du  temps.  Le  ton  y  est  fort  peu  réglé. 
L«  Sage  introduit  deux   interlocuteurs  qui  ont  l'air  de  «  deux 

I.  VEssai  (le  D'Alenibarl  sur  les  gens  de  lettres,  les  fji.nids  et  let  iiécènes,  paru 
en  1152  (voir  plus  haut,  p.  372),  donna  le  lignai. 


388  LES  SALONS,  LA  SOCIETE,  L  ACADÉMIE 

possédés  » .  Ces  colloques  n'en  sont  pas  pour  cela  moins  récréatifs. 
Vieux  et  impotent,  La  Motte  se  fait  porter  chaque  jour  en  chaise 
chez  Gradot.  Collé  regrettera  toujours  les  cafés  littéraires,  et 
ne  se  consolera  pas  de  les  voir  déserter  pour  les  salons.  Le 
cabaret,  dit-il,  était  «  un  lieu  libre  où  les  gens  de  lettres  se 
disaient  la  vérité  ».  C'étaient  des  réunions  non  d'amis,  mais  de 
confrères.  Provisoirement  la  «  République  des  lettres  »  y  tient 
séance. 

Vers  1750,  au  moment  où  va  paraître  YEiicyclopédie,  cet 
esprit  de  corps  se  confond  avec  l'esprit  «  philosophique  »,  et 
«  la  République  des  lettres  »  est  accaparée  par  une  secte. 
C'est  alors  que  certains  salons  deviennent  pour  la  philosophie 
des  foyers  de  propagande.  Les  «  salons  philosophiques  »  sont 
une  des  institutions  du  xvni"  siècle.  Leur  histoire  et  leur  des- 
cription feront  le  principal  objet  de  ce  chapitre  (entre  1750  environ 
et  1776). 

Pendant  la  première  moitié  du  siècle  nous  voyons  naître  et 
grandir  les  bureaux  d'esprit,  ([ui  répandent  dans  le  monde  l'in- 
fluence des  gens  de  lettres,  et  dont  les  salons  philosophiques 
seront,  au  moment  propice,  la  suite  naturelle.  —  C'est  par  là 
que  nous  devrons  commencer. 

Enfin,  la  crise  philosophique  terminée,  bureaux  d'esprit  et 
salons  philosophiques  ont  fait  leur  temps  ;  mais  la  vie  intellec- 
tuelle s'est  étendue  à  l'élite  de  la  société,  et  lui  procure  le  genre 
de  plaisirs  qu'ellef  aime  le  plus  et  dont  elle  est  le  plus  fière. 
Jamais  elle  n'a  été  plus  éclairée,  pluS  spirituelle,  plus  vraiment 
aimable.  Cela  dure  une  douzaine  d'aimées.  Puis  les  approches 
de  la  Révolution,  les  passions  politiques,  troublent  cette  fête, 
dont  la  tragédie  révolutionnaire  brusquement  marque  la  fin. 


//.  —  La  cour  de  Sceaux,  les  premiers  bureaux 

d'esprit  (iyoo-iy5o). 

La  duchesse  du  Maine  et  la  cour  de  Sceaux  avant 
la  Régence;  Malezieu.  —  Simuler  —  ou  parodier  —  le 
culte  de  la  science,  des  arts,  des  lettres;  on    tirer  une  gloire 


LA  COUR  DE  SCEAUX,  LES  PREMIERS  BUREAUX  D'ESPRIT     389 

hyperbolique  et,  par  là,  dérisoiro  ;  mettre  en  mouvement  une 
pléiade  de  comparses  et  d'auxiliaires,  hommes  et  femmes, 
firands  seigneurs,  beaux  esprits  et  savants  :  c'est  à  quoi  la 
duchesse  du  Maine,  petite-tille  du  ffrand  Condé,  Louise-Béné- 
dicte de  Bourbon,  consacre  cinquante  ans  de  son  existence. 

Si  elle  «  avait  eu  le  sceptre  «lu  monde,  disait  une  de  ses  amies, 
elle  aurait  trouvé  le  moyen  de  s'en  faire  un  hochet  ».  En  1699, 
après  sept  ans  de  mariage  passés  dans  une  sorte  de  retraite  stu-  / 
dieuse,  elle  s'émancipa,  et  poiu*  un  million  se  fit  du  château  ' 
de  Sceaux  un  Versailles.  Elle  y  installa  la  scène  d'une  perpé- 
tuelle féerie,  et  de  cette  féerie  fut  la  reine.  Elle  résolut  de 
tenir  une  cour,  une  cour  nombreuse  (cinquante  personnes, 
disait-elle,  c'est  «  le  particulier  d'une  princesse  »),  une  cour 
joyeuse  et  qui,  par  conséquent,  fît  contraste  avec  celle  du  vieux 
roi;  mais  elle  entendait  que  chez  elle  «  la  joie  eût  de  l'esprit  », 
et  que  l'esprit  de  tout  le  monde  fît  valoir  le  sien.  Ce  furent  «  les 
galères  du  bel  esprit  »,  comme  dit  Malezieu,  le  coryphée  de  la 
petite  cour. 

Malozieu,  jusqu'à  cinquante  ans,  avait  eu  l'air  et  la  réputation 
d'un  homme  docte  et  grave.  Protégé  de  Bossuet,  de  Fénelon  et 
de  M™"  de  Maintenon,  humaniste,  géomètre,  notable  cartésien, 
membre  de  deux  Académies,  il  avâîT~eîe~cliargé  d'apprendre  les 
mathématiques  au  duc  de  Bourgogne,  puis  mis  comme  précep- 
teur auprès  du  duc  du  Maine,  qui  marié  l'avait  fait  le  secrétaire 
de  ses  commandements.  La  petite  duchesse,  «  avide  «le  savoir  » 
et,  disait-on,  «  propre  à  savoir  tout  »,  ap|)rit  de  Malezieu  le 
«'artésianisme  et,  en  littérature,  les  plus  pures  doctrines  clas- 
siques. Ces  leçons  du  maître  lui  fun^nt  toute  sa  vie  parole 
«l'évangile.  Est-ce  Malezieu  qui  lui  enseigna  le  bien  dire?  ou 
fut-ce  chez  elle,  comme  alors  ch«'z  tant  «le  grandes  dames,  ou 
même  de  moindres,  un  talent  «le  nature  développé  par  l'usage? 
r/est  en  tout  cas  une  supériorité  que  nul  ne  lui  conteste.  Fière 
«le  son  maître,  et  sans  doute  aussi  très  certaine  de  le  mener  à 
sa  guise,  c'est  lui  qu'elle  choisit  pour  «)rganisateur  et  pour- 
voyeur des  divertissements  ingénieux,  «lont  elle  avait  décidé  , 
«|ue  Sceaux  «levien<lrait  le  théùtr«'.  Malezieu  fut  au  gré  de  la  /v^"-^ 
princesse,  «  un  vrai  Protée,  Ihomme  «h»  tous  les  talents,  «le 
toutes  les  sociétés,  «le  toutes  les  heures  ». 


390  LES  SALONS,   LA   SOCIÉTÉ,   L'ACADÉMIK 

La  princesse  veut-elle  jouer  à  la  femme  savante,  Malezieu  lui 
fait  sa  leçon  devant  la  petite  cour  assemblée  et  se  produit  sous 
son  aspect  vénérable;  il  est  «  Platon  »,  il  est  «  Pythag-ore  », 
lé  «  grand  »  et  !'«  illustre  »  Malezieu.  Il  interprète  une  tragédie 
grecque,  une  comédie  de  Térence,  un  chant  de  Virgile;  huit 
jours  après,  il  dirige  une  controverse  sur  l'immortalité  de  l'âme 
et  l'automatisme  des  bêtes,  ou  fait  une  démonstration  d'astro- 
nomie ou  de  physique.  L'auguste  élève  confère  aux  paroles  du 
maître  une  autorité  sans  réplique.  Si  Fontenelle  contredit,  Fon- 
tenelle  a  tort.  Si  Malezieu,  consulté  sur  la  Henriade,  prononce 
que  «  les  Français  n'ont  pas  la  tête  épique  »,  Voltaire  s'incline, 
ou  fait  semblant.  Mais  le  plus  souvent  de  beaucoup,  Malezieu, 
comme  si  de  sa  vie  il  n'avait  fait  que  cela,  est  le  surintendant 
des  plaisirs  folâtres.  Impromptus,  allégories,  chansons  à  boire, 
comédies  d'après  l'antique  ou  comédies  poissardes,  avec  un 
éclectisme  parfait  et  au  premier  signe  de  la  princesse,  il  fait  le 
nécessaire,  et  n'est  jamais  à  court.  Dans  les  moments  de  presse, 
cela  devient  héroïque;  ses  compagnons  de  «  galère  »  lui  ren- 
dent bien  cette  justice.  Pendant  les  quinze  premières  années 
de  la  cour  de  Sceaux,  celui  par  qui  la  machine  fonctionne  sans 
arrêt,  sans  ralentissement,  c'est  Malezieu '. 

En  quête  de  divertissements  originaux,  la  }»rincesse  choisit, 
ordonne;  rien  ne  lui  résiste.  Dans  son  petit  corps  s'anime 
un  grand  courage.  Elle  a  pris  pour  emblème  une  mouche  à 
miel,  et  pour  devise  :  «  Petite,  mais  qui  pique  bien  »  {Piccola 
si,  ma  fa  pur  rjrave  le  ferite).  Elle  mène  premièrement  son 
mari,  «  fait  exprès,  dit  Lassay,  pour  être  gouverné  »,  le  con- 
traint, «  tout  sauvage,  timide,  dévot  »  qu'il  est,  à  tenir  maison 
ouverte,  à  ne  s'étonner  d'aucune  gaminerie.  Elle  est  sans 
reproche  pour  les  mœurs,  mais  ne  respecte  rien  dès  qu'il  s'agit 
de  rire.  Saint-Simon  trouve  la  société  de  Sceaux  «  fort  mêlée  ». 

\.  Après  Malezieu,  longo  sed  proximus  intervaUo,  l'abbé  Genest,  de  l'Académie 
française,  ancien  précepteur  du  comte  de  Toulouse,  jouit  à  Sceaux  d'une  faveur 
exceptionnelle,  et  y  rend  des  services  de  tout  ordre.  C'est  un  bon  vivant  et  un 
drôle  de  corps.  Son  nez,  démesurément  long,  un  nez  de  pitre,  fournit  une  copieuse 
matière  à  la  grosse  jilaisanterie.  Mais  Genest,  poète  trgigique,  est  un  ••  Euripide  », 
comme  Malezieu  philosophe  un  «  Descàrtes  ».  —  Sa  Pénélope,  mal  accueillie  par 
le  public  en  1684,  fut  réhabilitée  par  le  succès  qu'elle  obtint  en  fîO"»  dans  les 
représentations  données  à  Clagny  par  la  duchesse,  et  remise  ensuite  au  réper- 
toire. L'année  suivante,  son  Joseph,  où  l'unique  rôle  de  femme  était  tenu  par 
M""  du  Maine,  fit  couler  des  torrents  de  larmes. 


LA  COUR  DE  SCEAUX,  LES  PREMIERS  BUREAUX  D'ESPRIT     39t 

Elle  est  en  partie  la  mt^me  que  celle  du  Temple  et  de  Saint- 
Maur  :  Chauliou,  La  Fare,  ('ourtin,  Ferrand,  tout  le  troupeau 
d'Épicure.  Les  geus  de  lettres  aimables,  Fontenelle,  La  Motte,  le 
jeune  Voltaire,  y  sont  choyés,  et  *  la  naissance  y  marche  après 
les  talents  ».  On  les  flatte  pour  les  retenir  :  signe  des  temps 
nouveaux.  Parmi  les  gens  de  haut  paragc,  les  préférences 
vont  à  qui  contribue  le  mieux  au  plaisir  commun  :  au  vieux 
Saint-Aulaire,  dont  la  princesse  fait  son  «  berger  »  en  titre,  et 
qui  n'a  pas  son  pareil  dans  le  madrigal  ;  à  l'abbé  de  Polignac, 
V Anti-Lucrèce;  à  la  présidente  Dreuillet,  qui  excelle  dans  la 
poésie  de  circonstance;  à  l'abbé  de  Vaubrun,  «  le  sublime  du 
frivole  »,  l'inventeur  des  Grandes  Nuits.  Les  Grandes  A'uils 
furent  la  merveille  de  Sceaux  pendant  cette  folle  période  du 
début.  Tout  le  monde  à  l'œuvre  !  Chacun  à  son  tour  doit  ofîrir 
un  divertissement  nocturne  (faire  de  la  nuit  le  jour  est  la  grande 
alTaire),  une  pièce  allégorique,  avec  intermèdes  de  musique  et 
de  danse;  la  fête  a  lieu  dans  le  parc,  aux  flambeaux.  Il  y  en 
eut  seize.  La  princesse  donna  la  douzième,  afin  de  limiter  par 
son  exemple  des  prodigalités  devenues  trop  fastueuses  :  elle 
voulait  que  le  plaisir  put  durer.  La  mort  du  roi  fut  un  gros 
contretemps. 

La  cour  de  Sceaux  de  1720  à  1753;  M""^  Delaiinay- 
de  Staal;  Voltaire  et  la  duchesse  du  Maine.  —  De 
la  mort  du  roi  jusqu'  «  au  retour  de  la  prison  »,  pendant  les 
inenées,  la  conspiration  et  les  mauvais  jours  qui  suivirent,  les  /^^ 
plaisirs  de  Sceaux  chômèrent.  Au  printemps  de  1720,  les  «  doux 
zéphyrs  »  chassèrent  enfin  les  «  noirs  aquilons  »,  La  fête  reprit, 
mais  dans  un  autre  mouvement.  «  Les  temps  étaient  bien 
changés,  dit  Hénault.  Mais  si  la  cour  était  moins  brillante,  elle 
n'en  était  pas  moins  agréable  ;  des  personnes  de  considération 
et  (l'esprit  la  composaient.  »  Genest  et  Chaulieu  sont  morts; 
Malezieu,  sorti  de  prison,  n'est  plus  le  même  homme.  La  duchesse 
a  pris  de  l'âge  et  s'agite  un  peu  moins.  A  ses  anciennes  favorites 
d'autres  femmes  viennent  se  joindre,  qui  possèdent  une  nuance 
d'esprit  plus  délicate  :  M""*  de  Caylus,  M""  de  Charost  (la  future 
duchesse  de  Luynes),M'^  du  Delîand.  Enfin  celle  qui,  toujours  à 
demeure,  tâche  de  tenir  en  harmonie  la  petite  cour  à  demi  réfor- 
mée, est  une  personne  infiniment  judicieuse,  qui  tempère  autant 


392  LES  SALONS,   LA  SOCIETE,   L  ACADEMIE 

qu'il  se  peutla  folle  humeur  de  sa  maîtresse.  C'est  M""  Delaunay- 
(le  Staal. 

Elle  a  place  dans  notre  histoire  littéraire.  De  Staal,  c'est  le 
nom  du  vieux  baron,  capitaine  au  régiment  suisse,  que  la  prin- 
cesse lui  fît  épouser  sur  le  tard.  Delaunay,  c'est  celui  de  sa 
mère.  Son  père,  nommé  Cordier,  avait  dû  fuir  en  Angleterre 
sous  le  coup  de  quelque  poursuite  infamante,  et  elle  ne  le  connut 
pas.  Dans  les  deux  couvents  de  Normandie  où  elle  fut  élevée  par 
charité,  son  JnfplJjgAnpA  ravj>44— ^M>n^l^jAjQrAgf|nA  célèbre.  Les 
beaux  esprits  de  Rouen  venaient  au  prieuré  de  Saint-Louis 
pour  la  voir,  la  courtiser.  Quand  il  lui  fallut  chercher  de  quoi 
vivre,  elle  vint  à  Paris  et  après  bien  des  difficultés  entra  chez 
la  duchesse  du  Maine  en  qualité  de  femme  de  chambre.  C'est  le 
métier  auquel  elle  était  le  moins  préparée.  Myope,  maladroite, 
reléguée  parmi  la  valetaille,  un  incident  fortuit  la  fit  connaître 
pour  ce  qu'elle  était.  M™"  du  Maine  avait  envie  de  persifler  Fon- 
tenelle  par  lettre.  Elle  se  rappela  qu'elle  avait  à  son  service  une 
compatriote  du  vieux  «  berger  normand  »,  et  lui  en  donna  com- 
mission. L'obscure  servante  s'en  acquitta  si  spirituellement, 
que  Fontenelle,  enchanté,  la  porta  aux  nues.  Elle  fut  tirée  de 
l'ombre,  attachée  à  la  personne  de  sa  maîtresse,  associée  même 
aux  divertissements  de  la  petite  cour  et  chargée  de  la  quatorzième 
Grande  Nuit,  qui  réussit  à  souhait.  Les  gens  d'esprit  qui  venaient 
au  château  la  prirent  en  amitié.  Le  vieux  Chaulieu,  aveugle,  la 
supposa  jolie,  et  soupira  pour  elle  en  prose  et  en  vers.  Elle 
n'aurait  eu  qu'à  se  louer  du  sort,  n'eût  été  le  joug  de  la  princesse. 

Aussi,  quand  elle  fut  impliquée  dans  l'affaire  de  Cellamare  et 
mise  à  la  Bastille,  M"^  Delaunay  n'en  trouva  pas  le  séjour  trop 
pénible.  C'est  la  partie  la  plus  riante  de  ses  Mémoires.  «  Il  est 
vrai,  dit-elle,  qu'en  prison  l'on  ne  fait  pas  sa  volonté,  mais  aussi 
l'on  n'y  fait  pas  celle  d'autrui.  »  Elle  élevait  des  chats,  lisait, 
jouait,  causait  avec  sa  femme  de  chambre.  C'est  enfin  là  que  son 
cœur  eut  son  roman,  roman  tout  sentimental  et  décevant,  puis- 
qu'elle aima  son  compagnon  de  captivité,  le  chevalier  de'Menil, 
qui  l'oublia  aussitôt  sorti,  et  qu'elle  tint  rigueur  à  cet  excellent 
Maisonrouge,  son  gardien,  qui  l'adorait  et  le  lui  prouvait. 

Mais  la  pire  déception,  ce  fut,  après  cet  emprisonnement  de 
plus  d'un  an,  l'accueil  de  la  princesse  :  —  «  Ah!  voilà  made- 


LA  COUR  DE  SCEAUX,   LES  PREMIERS  BUREAUX  D'ESPRIT     393 

moiselle  Delaunay;  je  suis  bien  aise  de  vous  revoir.  »  Rien  de 
plus.  Elle  reprit  son  service,  et  ce  fut  la  vraie  captivité,  perpé- 
tuelle, resserrée  quatorze  ans  après  par  le  mariage  qu'on  a  vu. 

Pour  consolation  elle  eut  l'estime  de  la  petite  cour,  pour  ven- 
geance posthume  la  publication  des  Mémoires  qui  promptement 
la  firent  célèbre.  Ecrits  sur  le  ton  aisé  de  la  causerie,  mais  sans 
la  mollesse  de  l'improvisation,  cesjildm^irea  surHr-d'une  obser- 
vatrice  exacte,  impitovable.  Elle  a  un  demi-sourire,  plein  de 
réticence  et  d'amertume.  Elle  s'autorise  «  du  peu  de  complai- 
sance qu'elle  a  pour  elle-même  à  n'en  avoir  pour  personne  ». 
Ses  portraits  sont  des  silhouettes  un  peu  sèches,  mais  où  le  trait 
caractéristique  est  dessine  d'une  main  sûre.  Outre  la  duchesse 
du  Maine,  nous  avons  d'elle  un  Malezieu,  une  marquise  du  Chà- 
ielet,  qu'on  n'oublie  plus.  C'est  M"*  du  Deffand  qui  lui  avait 
appris  cet  art-là.  Enfin  par  l'aisance  du  style,  la  brièveté,  le 
«  rien  de  trop  »,  ses  Mémoires  nous  représentent  un  «  moment  »  I 
exquis  de  la  conversation  polie.  Voltaire  jeune  avait  fréquenté 
ce  monde-là;  il  en  fut  immunisé  pour  toujours  contre  l'emphase 
philosophique. 

On  parla  ce  langage  à  Sceaux  trente  ans  de  suite.  «  C'est  là, 
dit  l'abbé  de  Bernis,  que  j'ai  puisé  les  premières  leçons  de  goût 
et  d'usage  du  monde.  »  La  princesse  est  censée  en  avoir  tout  le 
mérite  et  jouit  sans  modestie  des  louanges  que  les  gens  de  let- 
tres lui  prodiguent.  Du  jour  oii  Voltaire  la  choisit  pour  protec-  / 
trice  et  l'oppose  à  M""  de  Pompadour,  vouée  à  Crébillon,  la  I 
princesse  est  «  Minerve  »,  et  Sceaux  «  le  temple  des  arts  ».  Là 
s'est  réfugié  le  goût  du  grand  siècle, 

...siècle  de  talents  accordé  par  les  dieux. 

Ce  qui  est  vrai,  c'est  que  M™"  du  Maine  s'exprime  «  avec  jus- 
tesse, netteté,  rapidité,  d'une  manière  noble  et  naturelle  ».  Mais 
elle  n'a  rien  appris  depuis  Malezieu.  De  nouvelles  idées  sur- 
gissent, elle  les  ignore  ou  d'avance  les  écarte.  Elle  n'a  pas  mis 
«  le  nez  à  la  fenêtre  ».  Quel  supplice  pour  M""  de  Staal,  de  vivre 
dans  la  dépendance  étroite  d'une  maîtresse  aussi  vaine  et  super- 
"ficiçUe!  «  Ces  grands,  dit-elle,  à  force  de  s'étendre,  deviennent 
•si  minces  qu'on  voit  le  jour  à  travers.  »  A  Sceaux,  «  les  ouvrages 


394  LES  SALONS,  LA  SOCIÉTÉ,  L'ACADÉMIE 

(l'esprit  n'arrivent  que  lorsqu'on  n'en  parle  plus  dans  le  monde  ». 
La  princesse  ne  s'attache  qu'aux  bagatelles. 

Voltaire  sut  la  prendre  par  son  faible  et  la  mettre  à  contribu- 
tion. Grâce  à  quoi,  la  cour  de  Sceaux,  près  de  son  déclin,  eut  de 
vraies  fôtes  littéraires.  En  1732,  M™"  du  Maine  avait  offert  vai-  J 
nement  à  l'auteur  de  Zaïre  d'être  son  écuyer^  En  1746,  acadé-  ft 
micien,  historiographe,  gentilhomme  ordinaire,  entouré  d'une 
faveur  qu'il  sentait  fugitive,  il  se  rappela  que  la  princesse  avait 
fait  bon  accueil  à  ses  débuts.  Il  lui  brûla  beaucoup  d'encens  et  lui 
ménagea  des  surprises.  En  1747  il  se  rend  avec  M""*  du  Chàtelet 
au  château  d'Anet,  y  régale  M"°  du  Maine  de  sa  comédie,  le  Comte 
de  Boursoufle,  assaisonnée  d'un  prologue  inédit.  Quelques  mois 
après,  pendant  une  de  ces  retraites  forcées  dont  il  était  coutu- 
mier,  il  va  se  cacher  à  Sceaux.  11  écrit  le  jour,  dans  la  chambre 
oTTîITog^rrTfctJ^mïôTdë  petits  contes  qu'il  lit  le  soir  à  sa  divinité 
tutélaire  :  Babouc,  le  Crocheteur  borgne,  Cosi  Santa  et  Zadig, 
ses  premiers  chefs-d'œuvre  en  ce  genre.  Il  sort  enfin  de  sa 
cachette,  et  toute  la  petite  cour  est  admise  à  les  entendre. 
M"""  du  Chàtelet  le  rejoint,  et  la  comédie  recommence  ;  on  joue 
les  Originaux,  la  Prude  en  sa  primeur.  Nouveau  prologue  oii 
M™"  du  Maine  est  instituée  chef  de  la  croisade  contre  la  comédie 
larmoyante  de  La  Chaussée.  Voltaire  ne  veut  plus  combattre 
que  sous  l'étendard  de  la  princesse.  C'est  elle  qui  vengera  la 
France  de  Crébillon  «  le  barbare  »  :  «  Oresie  et  Catilina  sont 
vos  enfants...  Protégez  donc  ce  que  vous  avez  créé.  »  Il  a  le 
diable  au  corps;  il  la  gronde  de  sa  mollesse,  la  compromet  pour 
la  bonne  cause.  Il  lui  dédie  Oreste,  précédé  d'une  belle  épître 
en  l'honneur  du  «  grand  »  Malezieu  et  de  ses  chers  Grecs. 
Enfin  voici  Catilina  représenté  une  première  fois  chez  l'auteur, 
rue  Traversière,  devant  un  aréopage  qui  savait  les  Catilinaires 
«  par  cœur  ».  De  haute  lutte  Voltaire  obtient  que  la  seconde 
représentation  ait  lieu  à  Sceaux  (22  juin  1750).  Lekain  y  fit  ses 
débuts.  Ce  fut  une  mémorable  séance  et  l'adieu  de  Voltaire  par- 
tant pour  la  Prusse. 

La  duchesse  du  Maine  mourut  trois  ans  après. 

Les  bureaux  d'esprit.  Le  salon  de  M'""  de  Lambert 
(1710-1733).  —  Sceaux,  après  1720,  tendait  à  devenir  uii 
salon   littéraire    sur  le   modèle   de  celui  que   la  marquise  de 


LA  COUR  DE  SCEAUX,   LES  PREMIERS  BUREAUX  D'ESPRIT     395 

Lambert  avait  institué  dix  ans  auparavant,  et  d'où  procèdent 
tous  ceux  du  siècle.  M"""  de  Lambert  et  la  duchesse  du  Maine 
étaient  liées  ensemble.  Elles  avaient  nombre  d'amis  communs, 
M"'  de  Staal,  Hénault,  Saint-Aulairo.  Mais  la  duchesse  du 
Maine  était  trop  fantasque  pour  diriger  un  vrai  salon.  La  rai- 
son l'ennuyait.  On  lui  attribue  ce  mot  qui  traduit  au  naturel 
son  intempérance  de  verbiage  :  «  J'aime  beaucoup  la  société; 
tout  le  monde  m'écoute  et  je  n'écoute  personne*.  » 

Dès  le  début  du  siècle,  bien  avant  que  la  philosophie  fût 
partie  en  guerre ,  la  littérature  était  déjà  pénétrée  d'esprit  1/ 
critique,  et  l'on  sentait  comme  une  fermentation  d'idées  nou- 
velles. La  vogue  était  aux  écrits  de  Bayle  et  de  Fontenelle. 
D'un  autre  côté,  nous  avons  vu  que  les  gens  de  lettres,  avec 
un  vague  pressentiment  de  leur  prochaine  importance  dans  la 
société,  cherchaient  à  se  grouper,  à  se  connaître,  à  disputer. 
Entre  le  monde  des  lettres  et  la  partie  la  plus  éclairée  de  la 
bonne  compagnie  il  existait  un  fonds  commun  de  pensées  et 
un  attrait  réciproque  ;  M"*  de  Lambert  prit  l'initiative  du  rap- 
prochement. Elle  était  fille  d'une  dame  de  Courcelles  qui  avait 
beaucoup  fait  parler  d'elle  par  sa  galanterie,  mais  par  les 
mœurs  fille  et  mère  ne  se  ressemblaient  en  rien.  Veuve  en  1686 
d'un  gentilhomme  mort  lieutenant  général,  elle  fit  preuve  d'une 
haute  raison  dans  l'éducation  de  son  fils  et  de  sa  fille,  non 
moins  que  de  sens  pratique  dans  la  défense  de  leur  patrimoine  . 
menacé  par  des  compétiteurs  déloyaux.  Très  considérée  dans 
le  grand  monde  qui  était  le  sien,  elle  ouvrit  sa  maison  *  à  l'élite 
des  gens  de  lettres,  leur  fit  sentir  l'agrément  et  les  avantages  , 
d'un  salon  pour  lieu  de  rendez-vous,  et  les  mit  en  mesure  de 
s'assurer  eux-mêmes  et  de  montrer  aux  profanes  que  les  idées 
pouvaient  être  traitées  sans  pédantisme  comme  sans  frivolité, 
sous  la  forme  d'un  entretien  courtois.  La  nouveauté  plut, 
prospéra,  devint  une  institution.  Cinq  ans  après  sa  fondation, 

i.  On  connaît  le  quatrain  de  Saint-Aulaire  : 

Jo  suis  las  (io  IVsprit,  il  ino  mot  en  courroux. 

Il  me  fait  tourner  la  cervelle. 
Lambert,  je  viens  chercher  un  asile  choz  vous. 

Entre  I<a  Motte  et  Fontenelle. 

2.  Elle  demeurait  rue  Richelieu,  à  l'angle  de  la  rueC.olbert,  dans  une  maison 
remplacée  par  les  conslniclions  neuves  de  la  Bibliothèque  nationale. 


/ 


396  LES  SALONS,  LA  SOCIÉTÉ,  L'ACADÉMIE 

le  salon  de  M"""  de  Lambert  est  en  plein  éclat;  il  est  «  hono- 
rable d'y  être  reçu  »  ;  il  a  même  des  envieux  et  des  détrac- 
teurs. Le  Sage,  dans  Gil  Blas,  raille  M™*  de  Lambert  sous  le 
pseudonyme  de  la  marquise  de  Chaves;  il  reconnaît  pourtant 
que  «  sa  maison  était  appelée  par  excellence  le  bureau  des 
ouvrages  de  l'esprit  ». 

—Elle  est  précieuse,  dans  l'acception  la  plus  flatteuse  et  la  plus 
exacte.  Elle  a  soixante-trois  ans  en  1710.  Très  cultivée,  formée 
par  Bachaumont,  le  spirituel  compagnon  de  Chapelle,  qui  avait 
eu  peut-être,  si  l'on  se  fie  aux  apparences,  d'excellents  motifs 
de  l'ékver  comme  sa  fille;  instruite  dans  les  lettres  latines, 
portée  par  groùt  à  l'étude,  à  la  méditation  et  même  à  écrire, 
elle  ne  prend  d'abord  pour  confidents  de  ses  essais  qu'«  un 
petit  nombre  d'amis  estimables  »,  elle  souffre,  elle  est  offensée 
du  discrédit  jeté  par  Molière  et  Boileau  sur  les  femmes  savantes. 
^  Elle  appartient  en  esprit  à  l'hôtel   de  Rambouillet;  elle  en  a 

i l'idéal  romanesque,  et,  avec  une  scrupuleuse  honnêteté  de 
mœurs,  le  goût  de  la  galanterie  noble  et  spirituelle.  Il  y  a 
donc  une  affinité  entre  elle  et  la  génération  d'écrivains  qui, 
sous  la  conduite  de  Fontenelle,  le  «  joli  pédant  »  cher  aux 
«  caillettes  »,  achève  en  ce  moment  même  de  tuer  le  prestige 
de  Boileau.  Elle  avait  quelques  relations  intimes  dans  le  monde 
académique  :  Saint-Aulaire,  dont  sa  fille  était  la  bru,  et  l'avocat 
Sacy.  Par  eux  lui  furent  amenés  les  hommes,  tous  plus  ou 
moins  célèbres,  qu'elle  se  proposait  d'attirer  dans  son  salon. 
On  l'accusa  de  «  briguer  »,  de  «  mendier  »  certaines  adhésions. 
Son  dessein  était  de  s'adresser  tout  de  suite  très  haut  et  de 
frapper  un  grand  coup  sur  l'opinion  publique,  particulièrement 
sur  celle  de  son  monde.  Elle  se  heurtait  de  ce  côte  à  des  pré- 
jugés ombrageux.  Son  vieil  ami  l'abbé  de  La  Rivière,  fils  de 
Bussy-Rabutin,  ne  nie  pas  qu'elle  ait  «  vécu  plus  de  soixante 
ans  dans  une  noble  et  lumineuse  simplicité  »,  mais  il  rompt 
avec  elle,  comme  pour  une  forfaiture,  quand  il  la  voit  en  proie 
à  la  «  maladie  du  bel  esprit  ».  Promptement  ce  furent  les  gens 
de  lettres  qui  sollicitèrent  la  faveur  d'être  admis.  Quand  on  vit 
chez  elle  La  Motte  et  Fontenelle,  des  savants  comme  Mairan  et 
l'abbé  Fraguier,  de  l'Académie  des  inscriptions,  l'un  des  anciens 
familiers  de  Ninon,  puis  les  politiques  du  club  de  l'Entresol, 


LA  COUR  DE  SCEAUX,   LES  PREMIERS  BUREAUX  U'ESPRIT      397 

les  abbés  Alary  et  de  Saint  Pierre,  le  marquis  d'Arg-enson,  puis 
encore  Montesquieu,  Marivaux,  Tabl)!'  Montgault,  l'abbé  de 
('hoisy,  elle  eut  cause  gagnée,  et  les  dédains  se  tournèrent  en 
dépit.  Quelques  femmes  de  goût  et  de  talent.  M"*  Delaunay, 
M'"*'  Dacier,  de  Fontaine,  de  Murât,  de  la  Force,  d'Aulnoy, 
Catherine  Bernard,  la  nièce  de  Fontenelle,  avaient  place  parmi 
«  les  esprits  divins  »  dont  se  composait  le  fameux  cercle;  et, 
comme  disait  l'une  d'elles,  M'""  Vatry  : 

.     .     .     Ed  ce  rare  séjour 
Sous  le  nom  de  Lambert  Minerve  lient  sa  cour. 

En  1726,  la  duchesse  du  Maine,  non  comme  altesse,  mais 
comme  poète,  eut  la  fantaisie  d'en  être,  et  pendant  quelques 
mois  mit  M'°^  de  Lambert  et  ses  amis  au  régime  des  jeux  d'es- 
prit *.  Ce  caprice  ne  dura  pas;  il  lui  suffisait  d'avoir  eu  ses 
entrées. 

M°"  de  Lambert  donnait  un  dîner  suivi  de  réception  le  mardi 
et  le  mercredi.  Le  jour  illustre,  celui  des  gens  de  lettres,  était 
le  mardi.  Elle  avait  tenu,  par  égard  pour  ses  nobles  amis,  à  ne 
pas  avoir  l'air  de  leur  fermer  sa  maison  et  de  leur  imposer  en 
masse  sa  nouvelle  société.  Le  mercredi  elle  recevait  en  femme 
du  grand  monde;  c'était  le  jour  réservé  aux  personnes  de 
qualité.  Mais  elle  ménageait  une  porte  de  communication  entre 
le  mercredi  et  le  mardi  :  libre  à  qui  voulait  de  la  franchir. 
Nous  rencontrons  aux  mardis  comme  aux  mercredis  le  prési- 
dent Hénault,  le  marquis  de  Lassay,  le  chevalier  d'Aydie.  Ils 
n'étaient  sans  doute  pas  les  seuls. 

Mardi  ou  mercredi,  la  grande  occupation  et  le  grand  plaisir, 
c'est  de  causer.  Le  jeu  est  banni,  comme  malséant;  et  par  là  le  / 
salon  deM*^  de  Lambert  tranche  sur  tous  ceux  du  temps.  Le  \ 
mercredi  toutefois  fait  une   part  aux  simples  divertissements. 
C'est  aux  mercredis  sans  doute  qu'Adrienne  Lecouvreur  se  fit 
entendre.  Hénault  nous  dit,  en  homme  sur  de  son  fait,  que  les 
propos  galants,  malgré    l'air   d'innocence,  y    menaient  parfois 
assez  loin,  mais  à  l'insu  de  M™"  de  Lambert.  C'était  en  somme,   . 
pour  l'époque,  un  cercle,  non  pas  dévot,  mais  moral  ;  l'esprit  de 
Fénelon,  «    de  Mentor   »,    (dit  finement  un  critique),  y  avait 

I.  Voir  le  lome  X  des  Œuvres  complètes  de  La  Motle-Houdar  (Paris,  l'oi,  in-l2). 


398  LES  SALONS,   LA  SOCIÉTÉ,  LAGAUÉMIE 

pénétré  profondément  et  laissé  son  empreinte.  Sous  la  Régence, 
un  pareil  ton  n'allait  pas  sans  un  air  marqué  de  protestation. 

Le  mardi,  au  point  de  vue  littéraire,  a  sa  physionomie 
propre.  Les  modernes  y  dominent.  Avec  Fontenelle,  La  Motte, 
Marivaux,  leur  parti  compte  encore,  comme  représentants 
déclarés,  Trublet,  Terrasson,  le  P.  Buffier,  Saint-Hyacintlie. 
M"""  de  Lambert,  à  la  façon  dont  elle  a  formé  son  salon,  l'a 
voué  par  là  même  à  la  doctrinii  régnante.  A  ce  point  de  vue, 
et  par  comparaison,  la  cour  de  Sceaux,  sous  la  discipline  de 
Malezieu,  paraît  vieillotte  et  retardataire.  Les  modernes,  qui 
pendant  toute  la  fameuse  «  querelle  »  ont  gardé  l'avantage  de 
l'urbanité,  ne  rendent  pas  le  salon  où  ils  dominent  inhabilabb' 
à  leurs  adversaires  :  Valincourt,  d'Olivet,  les  époux  Dacier 
y  sont  pas  traités  en  contradicteurs  savants  et  respectables. 
M"®  de  Lambert,  moderne  dans  l'àme,  confesse  plutôt  qu'elle 
ne  professe  son  «  sentiment  libre  et  mutin  »,  et  c'est  avec 
modestie,  erf  confidence,  qu'elle  écrit  à  un  autre  moderne  : 
«  Homère  n'est  pas  beau  pour  moi,  car  il  m'ennuie.  »  Mais 
si  elle  évite  de  blesser  personne,  elle  a  pour  ses  illustres  amis 
une  «  abondance  de  bonté  »,  une  complaisance,  qui  la  pous- 
sent à  servir  ardemment  leurs  intérêts  et  leur  ambition.  Aussi 
le  fameux  salon  est-il  le  siège  d'une  redoutable  cabale  litté- 
raire. Cette  excellente  femme  a  contre  elle  tous  les  écrivains 
mécontents  qui  ne  sont  ni  de  chez  elle  ni  les  protégés  de 
ses  amis. 

En  revanche  le  mardi  ne  lui  ménageait  pas  sa  reconnais- 
sance de  la  considération  et  des  plaisirs  d'esprit  qu'elle  lui  pro- 
curait. Elle  présidait  la  «  conférence  académique  ».  Chacun 
apportait,  comme  jadis  chez  Conrart,  ce  qu'il  venait  d'écrire. 
Elle  donnait  l'exemple.  Elle  osait,  là  seulement,  se  faire  honneur 
de  ses  pensées  et  se  laissait  même  engager  à  les  publier  '.  On 

1.  Elle  ne  commença  qu'en  1726.  Les  Avis  d'une  mère  à  son  fils  et  les  Avis 
d'une  mère  à  sa  fille,  composés  à  l'intention  de  '.-.es  enfants,  étaient  déjà  fort 
anciens.  Fénelon,  dont  elle  s'est  ouvertement  inspirée,  en  avait  eu  commu- 
nication, et  les  avait  approuvés  moyennant  quelques  réserves.  M""  de  Lam- 
bert est  chrétienne,  mais  sa  morale  s'aide  de  la  religion  plutôt  qu'elle  n'en 
découle.  La  piété  lui  parait  •<  décente  »  et  salutaire,  la  religion  «  raisonnable  •; 
et  elle  recommande  de  s'y  attacher  par  ••  amour  de  l'ordre  ».  Son  christianisme 
est  bien  du  temps  où  Massillon  est  le  maître  de  la  chaire.  Elle  parle  de  !'«  Être 
suprême  »,  comme  fera  le  vicaire  savoyard,  et  l'idée  directrice  de  sa  morale,  c'est 
l'honneur.  «  La  vraie  grandeur  de  l'homme,  dit-elle,  est  dans  le  cœur.  •  Vauve- 


LA  COUR  DE  SCEAUX,  LES  PREMIEUS  BUREAUX  D'ESPRIT     399 

discutait  avec  franchise,  opiniâtreté.  La  fille  de  M™"  «le  Lambert, 
M"**  de  Saint-Aiilaire,  n'a  pas  de  goût  à  contredire  :  «  Quelle 
ressource  pour  un  mardi  !  »  s'écrie  La  Motte.  Mairan,  au  con- 
traire, avec  son  «  exactitude  »,  sa  «t  précision  tyrannique  »,  «  ne 
vous  fait  pas  gn\ce  de  la  moindre  inconséquence  ».  L'abbé 
Montgault  ne  craint  pas  le  scandale  :  «  11  a  soutenu  cent 
fois  que  les  femmes  n'étaient  faites  que  pour  aimer  et  pour 
plaire.  »  M"""  de  Lambert  s'indigne  d'un  paradoxe  outrageant. 
Il  lui  arrive  d'être  seule  de  son  avis;  ses  amis  savent  qu'ils 
peuvent  lui  tenir  tête.  Un  jour  elle  se  mit  à  rire  et  s'écria  : 
«  Vous  êtes  tous  des  ignorants  et  des  imbéciles  ;  je  propose- 
rai la  question  à  mon  mercredi,  et  je  gage  qu'il  pensera  comme 
moi.  »  —  Mairan  lui  répondit  à  l'oreille  :  «  En  diriez-vous  bien 
autant  à  votre  mardi?  »  C'est  que  le  mercredi  est  plus  cérémo- 
nieux. Le  mardi,  la  vérité  avant  tout  :  on  y  parle,  dit  Fonte- 
nelle,  «  raisonnablement,  et  même  avec  esprit  selon  l'occa- 
sion ».  M'""  de  Lambert  estime  ses  gens  de  lettres  et  les  traite 
en  conséquence.  Elle  est  leur  amie  tendre,  dévouée  et  sincère. 
Aussi  La  Motte  dans  un  vers  passionné  (oui,  vraiment)  dira-t-il 
à  cette  octogénaire  : 

Tu  fis  pendant  vingt  ans  le  bonheur  de  ma  vie. 

Le  salon  de  M"'  de  Tencin  (1726-1749).  —  «  Après  \k 
mort  de  M'""  de  Lambert,  le  mardi  fut.  chez  M'"*  de  Tencin.  » 
Ces  mots  de  l'abbé  Trublet,  témoin  direct,  signifient  qu'en  173.3, 
parmi  tous  les  salons  littéraires  formés  depuis  vingt  ans,  un 
seul  parut  digne  de  faire  suite  à  celui  qui  venait  de  dispa- 
raître. Le  salon  de  M™*  de  Tencin  ne  datait  guère  que  de  cinq 
à  six  ans,  mais  les  principaux  habitués  «hi  «  mardi  »,  Fonte- 


nargiics  n'est  pas  loin,  et  les  libres  esprits  à  qui  elle  confie  ses  ouvrages  n'ont 
pas  d'effort  ii  faire  pour  les  louer.  Il  y  a  chez  elle  une  générosité  de  sentiment 
qui  l'honore  :  elle  parle  de  l'amitié  comme  elle  l'exerce.  Elle  juge  les  passions, 
l'ambition,  l'amour,  avec  un  optimisme  h  la  fois  romanesque  et  candide,  en 
précieuse  qu'elle  est.  —  Pes  Avis  avaient  paru  en  1726  et  en  1728,  par  suite  d'une 
•  indiscrétion  »,  nous  dit  Fonlenelle  :  do  telles  indiscrétions  sont  toujours  sus- 
pectes. Mais  quand  ses  Héflerions  sur  les  Femmes  eurent  vu  le  jour,  M''*<le  Lam- 
bert prit  peur  et  racheta  ce  qu'elle  i»ut  de  l'édilion.  Cet  écrit  était  une  sorte 
d'apologie  personnelle,  et  par  conséquent  une  critique  des  préjugés  qu'elle  avait 
écartés,  non  sans  scrupule,  en  essayant  ilc  relever  la  tradition  de  l'hôtel  de 
Rambouillet.  Elle  écrit  finement,  avec  une  grâce  un  pi*;i  molle  cl  quelque  affé- 
terie. Est-ce  auprès  de  I-i  .Motte  et  de  Fonlenelle  qu'elle  oui  appris  à  s'en  garder? 


400  LES  SALONS,  LA  SOCIÉTÉ,  L'ACADÉMIE 

uelie  à  leur  tête,  y  fréquentaient  déjà.  Il  n'y  a  pas  trace  de  rela- 
tions, et  l'on  ne  conçoit  guère  qu'il  ait  pu  y  en  avoir  entre 
M™*  de  Lambert,  si  respectable,  et  l'autre  marquise,  si  décriée. 
Quant  aux  gens  de  lettres,  M"^  de  Tencin  avait  su  leur  faire 
agréer  sa  maison  et  ses  bons  offices;  ils  la  tinrent  quitte  du 
reste.  Un  grand  bureau  d'esprit,  un  «  rendez-vous  des  hommes 
j  célèbres  »,  leur  était  devenu  un  besoin,  et  ils  en  assurèrent  la 
/  permanence  en  transférant  à  M'""  de  Tencin,  d'un  commun 
1  accord,  la  suprématie  qu'ils  avaient  reconnue  à  sa  devancière. 
A  seize  ans  de  là,  M""*  de  Tencin  dira  de  M"*  Geoffrin  :  «  Elle 
vient  voir  ce  qu'elle  pourra  recueillir  de  mon  inventaire.  »  Et 
la  tt  grande  dame  »,  avec  un  vague  dépit  de  voir  sa  succession 
échoir  à  une  «  bourgeoise  »,  fera  cependant  le  nécessaire  pour 
la  lui  transmettre  intégralement  :  elle  la  prendra  près  d'elle 
comme  une  sorte  de  coadjutrice   et  lui  donnera  ses  leçons. 

y.  ,   Ainsi  la  fondation  de  M""  de  Lambert  se  perpétue  pendant  près 
d'un  demi-siècle,  et  trois   salons  successivement  —  sans  plus 
—  constituent,  entretiennent  et  développent  la  grande  tradition 
^         des  bureaux  d'esprit. 

L'original  avait  suscité  des  imitations  nombreuses,  la  plupart 
très  inférieures.  Voltaire,  en  1732,  se  plaint  qu'il  y  ait  dans 
Paris  une  multitude  de  «  petits  royaumes  »,  où  quelque  femme 
«  sur  le  déclin  de  sa  beauté  fait  briller  l'aurore  de  son  esprit  », 
avec  le  concours  intéressé  d'un  homme  de  lettres  ou  deux  qui 
lui  servent  de  «  premiers  ministres  ».  Là  on  «  juge  son  siècle  », 
et  l'on  fabrique  à  huis  clos  des  réputations  auxquelles  on  essaie 
ensuite  de  donner  cours.  Ce  travers.  Voltaire  tout  le  premier 
a  tenté  de  l'utiliser  à  son  profit  quand  il  préparait,  dans  le 
salon  de  M'°®  de  Fontaine-Martel,  le  succès  de  ses  pièces  nou- 
velles, Eriphyle,  VIndiscret  et  Zaïre.  Mais  ces  petits  cénacles 
éphémères  pratiquent  la  réclame  avec  une  telle  audace,  que 
leurs  prétentions  semblent  impertinentes  aux  gens  de  lettres 
tant  soit  peu  jaloux  de  leur  dignité.  «  Tous  ces  bureaux  de  bel 
esprit,  écrira  Duclos  en  1742,  ne  servent  qu'à  dégoûter  le 
génie,  rétrécir  l'esprit,  encourager  les  médiocres,  donner  de 
l'orgueil  aux  sots  et  révolter  le  public.  » 

Grâce  à  l'étendue  et  au  mérite  de   sa  clientèle,  le    salon  de 
M""*  de  Tencin,  comme  celui  de  M"®  de  Lambert,  échappe  à  ce 


LA  COUR  DE  SCEAUX,  LES  PREMIERS  BUREAUX  D'ESPRIT     401 

ridicule,  et  rhonneur  de  présider  une  telle  réunion  est  si  relevé, 
que  M""*  de  Tencin,  dans  son  nouveau  rôle,  parvient  à  faire 
ouidier  l'infamie  de  sa  jeunesse  '.  Fontenelle,  d'ancienne  date 
à  sa  dévotion  ',  servit  d'intermédiaire  entre  elle  et  les  gens  de 
lettres  du  «  mardi  »,  Mairan,  Marivaux,  Montesquieu,  l'abbé 
Alary,  l'abbé  de  Saint-Pierre,  Saint-Hyacinthe,  La  Motte.  M""  de 
Tencin  ^graduellement  entr'ouvrit  la  porte,  mais  fit  son  choix.  Les 
académiciens  de  Boze  et  Mirabaud,  le  médecin  Astruc,  Piron, 
Duclos,Helvétius,  donnèrent  à  la  réunion  une  physionomie  nou- 
velle. Les  deux  neveux  de  M™°  de  Tencin,  d'Argental  et  Pont-de- 
Veyle,  en  étaient  par  droit  de  naissance.  Quelques  notabilités  de 
la  finance  et  de  la  bourgeoisie  lettrée,  les  Dupin  et  les  La  Pope- 
linière,  y  mettent  un  autre  élément  de  variété.  Enfin  c'est  chez 
M""  de  Tencin  que  certains  étrangers  firent  pour  la  première  \ 
fois  connaissance  avec  ces  salons  littéraires  qui  déjà  passaient, 
dans  les  capitales  de  l'Europe,  pour  une  des  grandes  curiosités 
de  Paris  '.  Bolingbroke  et  Chesterfield,  le  comte  de  Guasco,  le 
Genevois  François  Tronchin,  sont  admis  à  cette  faveur.  Tout  i 
grand  salon  parisien  sera  désormais  cosmopolite. 

M°*  de  Tencin  a  pris  l'extérieur  d'une  femme  qui  renonce  à 
passer  pour  belle.  Elle  est  mise  comme  la  ménagère  plutôt 
que  comme  la  maîtresse  de  la  maison  *.  Ceux  qui  la  voient  pour 
la  première  fois  disent  comme  Marmontel  :  «  La  bonne  femme  !  » 
Les  autres,  «  ceux  mêmes  qui  n'ignorent  rien  de  ses  aven- 
tures »,  lui  passent  sans  difficulté  son  ambition  impénitente,  et 


1.  Elle  esl  née  en  1680.  Elle  vint  à  Paris,  en  l"lt,  après  avoir  rompu  ses  vœux  reli- 
gieux et  commencé,  sous  le  voile,  à  Grenoble,  la  longue  série  de  ses  galanteries. 
Ses  attraits  lui  servirent  à  pousser  son  frère  l'abbé.  Elle  eut  un  nombre  inconnu 
d'amants.  ])armi  les(]uels  le  Régent,  dont  le  caprice  ne  dura  pas  (elle  lui  déplut 
en  lui  parlant  d'affaires),  et  Dubois  qui  prit  mieux  la  chose.  On  a  vu  que  de  sa 
liaison  avec  le  chevalier  Destouches  naquit  l'enfant,  abandonné  par  elle,  qui 
devait  illustrer  le  nom  de  D'Alemberl.  En  1726,  celle  vie  de  désordres  fut  tra- 
versée et  close  par  une  aventure  tragique.  Son  amant  d'alors,  La  Fresnaye,  se 
lua  chez  elle,  en  la  chargeant  dans  son  testament  d'imputations  atroces.  Elle  fut 
mise  à  la  Bastille,  puis,  faute  de  charges  précises,  rendue  à  la  liberté.  C'est 
presque  aussitôt  après  sa  sortie  de  prison  qu'elle  inaugura  sa  nouvelle  existence, 
ses  intrigues  mi-religieuses,  mi-politiques,  en  faveur  du  parti  de  la  Bulle,  et  son 
salon  littéraire. 

2.  Elle  l'avait  connu  chez  M""  de  Ferriol,  sa  sœur  (la  mère  de  d'Argental  et 
de  Ponl-do-Veyle\  et  s'était  fait  aider  par  lui  dans  ses  démarches  pour  obtenir 
à  Rome  l'annulation  île  ses  vœux.  —  C'est  aussi  chez  M"*  de  Ferriol  que  M"*  de 
Tencin  dut  faire  la  connaissance  du  jeune  Voltaire. 

3.  Voir  leUre  de  Montesquieu  à  labbé  d'Olivet  (Vienne,  10  mai  1728). 

4.  Elle  demeure  rue  et  porte  Saint-Honoré. 

Histoire  de  la  lanous.  VI.  *0 


402  LES  SALONS,  LA  SOCIÉTÉ,  L'ACADÉMIE 

la  prennent  telle  qu'elle  se  montre  dans  ce  salon  où  les  gens  de 
lettres  se  sentent  en  pays  ami.  Elle  est  elle-même  écrivain, 
mais  elle  s'en  cache  bien  plus  résolument  que  M°*  de  Lambert  : 
elle  laisse  attribuer  à  Pont-de-Veyle  ses  aimables  romans,  le 
Comte  de  Comminges,  le  Siège  de  Calais,  dont  Montesquieu 
seul  avec  Fontenelle  connaîtra,  tant  qu'elle  vivra,  le  véritable 
auteur.  C'est  par  sa  «  tête  bien  saine  »  qu'elle  gouverne  sa 
«  ménagerie  » .  Même  avec  ses  amis  les  plus  célèbres ,  ceux 
qu'elle  reçoit  à  sa  table  et  qu'on  appelle  les  «  sept  sages  »  *,  elle 
use  d'une  franchise  absolue .  On  connaît  son  mot  à  Ewiie^v.^ 
nelle  :  «  Ce  n'est  pas  un  cœur  que  vous  avez  là,  c'est  de  la  cer- 
velle comme  dans  la  tête.  »  Généreuse  à  l'occasion,  comme 
envers  Marivaux  qu'elle  sauvera  de  la  gêne,  elle  fait  de  petits 
cadeaux  à  toutes  «  ses  bêtes  »,  familièrement  :  deux  aunes  de 
velours  au  jour  de  l'an,  «  pour  une  culotte.  »  Elle  joue  un  per- 
sonnage très  complexe  :  chez  cette  bonne  camarade,  sur  qui  l'on 
compte  et  qu'on  aime,  on  sent  une  décision  et  une  expérience 
qui  ne  laissent  soupçonner  rien  de  naïf  ni  de  faible.  Il  y  a  presque 
de  l'intimidation  dans  le  respect  qu'elle  inspire  ^ 
Dans  son  salon  elle  «  préside  » 

En  déité  de  l'esprit  et  du  goût. 

C'est  grâce  à  son  autorité  que  la  paix  y  règne,  car  il  s'y 
trouve  en  présence  bien  des  rivalités.  Marmontel  fut  frappé  de 
voir  combien  y  était  vif  le  désir  de  briller  aux  dépens  d'autrui. 
Piron  signale  la  fatuité  de  Marivaux,  «  l'homme  du  monde  le 
plus  attentif  à  se  bien  exprimer  » ,  et  le  «  ton  de  maître  »  d'Astruc. 
Tous  conviennent  que  c'est  un  «  cercle  d'élite  »,  mais  il  n'y 
règne  pas  le  même  abandon  que  chez  M°"  de  Lambert  :  on  se 
préoccupe  davantage  de    se  montrer  en  beau,  d'étonner  son 

1.  Mirabaud  (le  traducteur  de  l'Arioste,  secrétaire  perpétuel  de  l'Académie 
française  de  1742  à  1755),Mairan,  de  Bozc,  Duclos,  Astruc,  Marivaux  et  Fontenelle. 

2.  Dans  une  pièce  d'ailleurs  peu  sérieuse  (Êpître  accompagnant  l'envoi  d'une 
chaise  percée),  Piron  traduit  bien  cette  impression  : 

Femme  au-dessus  do  bien  des  hommes 
Du  siècle  héroïque  où  nous  sommes, 


Femme  forte  que  rion  n'étonne, 
Ni  n'enorgueillit,  ni  n'abat. 
Femme  au  besoin  homme  d'État, 
Et,  s'il  le  fallait,  Âraazune... 


LA  COUR  DE  SCEAUX,  LES  PREMIERS  BUREAUX  D'ESPRIT     403 

juihlic.  Montesquieu  n'y  pourrait  pas,  comme  il  l'aime,  «  se  tirer 
d'aflaire  avec  son  esprit  de  tous  les  jours  ».  Marivaux  en  a  fait, 
dans  Marianne,  une  peinture  louangeuse,  mais  où  ce  trait  n'est 
pas  oublié  :  il  s'y  dit  d'«  excellentes  choses  »,  en  un  langage 
«  exquis  quoique  simple  »  ;  mais  cette  simplicité  ne  va  pas  sans 
«  finesse  »;  ce  sont  de  «  meilleurs  esprits  que  d'autres  »,  mais 
aussi  parlent-ils  «  mieux  qu'on  ne  parle  ordinairement  ».  Mar- 
montel  nous  montre  chacun  d'eux  impatient  de  «  placer  son 
mot,  son  conte,  son  anecdote,  sa  maxime  ou  son  trait  léger  et 
piquant  ».  Seul  Fonlenelle  attend  son  tour.  Sa  surdité  ne  lui 
permet  de  suivre  qu'à  distance  ;  il  se  fait  dire  à  son  cornet  «  le 
chapitre  dont  il  s'agit  »  ;  il  y  réfléchit  et  parle  le  dernier.  C'est 
alors  un  long  monologue,  à  voix  très  basse,  plein  d'idées  et  de 
souvenirs,  le  discours  de  Nestor,  doux  comme  miel.  Il  jouit  de 
sa  gloire,  les  autres  courent  après  le  succès. 

Ce  sont,  dit  M""  de  Tencin,  «  conversations  de  philosophes, 
où,  à  la  vérité,  la  morale  est  accompagnée  d'assez  de  gaîté  ».  En 
ce  qui  la  concerne,  quelques-unes  de  ses  lettres  témoignent 
d'une  bonne  humeur  malicieuse.  Elle  en  a  de  quoi  tenir  ses 
gens  en  haleine  et  les  ramener  sans  cesse  au  ton  léger  qui  con- 
vient, même  en  un  sujet  grave.  Tel  est  bien  le  rôle  d'une  femme 
au  milieu  de  ces  tètes  pensantes.  M"*"— da-Jencin  parajt  l'avoir 
compris  mieux  que  M™"  de  Lambè^rt.  Moins  entichée  de  beau 
.savoir,  spirituelle  et  sensée,  elle  a  l'esprit  plus  libre,  plus  alerte. 
Elle  se  tient  au-dessus  et  en  dehors  du  débat,  qu'elle  envisage 
au  seul  point  de  vue  de  l'agrément,  et  dont  elle  règle  la  marche, 
toujours  souriante,  sans  le  laisser  languir  ni  s'aigrir. 

On  parle  beaux-arts ,  science ,  littérature ,  politique  aussi 
«  parfois  ».  Point  de  mot  d'ordre  ni  d'opinion  de  commande. 
M°"  de  Tencin  n'est  assujettie  à  personne.  Quand  on  lit  chez 
elle  un  ouvrage  nouveau,  fùt-il  de  Fontenelle,  elle  le  juge  sans 
complaisance.  A  la  diflerence  des  petits  cénacles,  on  s'attache 
dans  son  salon  à  pressentir,  non  à  forcer  les  jugements  du  public. 
Aussi  le  succès  y  signifie  davantage,  etMarmontel,  par  exemple, 
lire  le  meilleur  augure  des  louanges  qu'y  a  reçues  sa  tragédie 
tVArislomène.  Par  de  bons  avis  comme  par  des  services  effectifs, 
M"^  de  Tencin  a  pour  unique  but  d'être  utile  à  ses  gens  de 
lettres.  Sans  pudeur  dans  l'intrigue,  elle  paraît,  dans  ses  rela- 


404  LES  SALONS,  LA   SOCIÉTÉ,  L'ACADÉMIE 

tions  littéraires,  avoir  mis  une  sorte  de  coquetterie  à  ne  réussir 
que  par  la  droiture.  Nul  n'ignore  qu'elle  est  «  sans  principes, 
capable  de  tout  exactement  »,  mais  dans  son  salon  elle  n'en  a 
que  plus  d'ascendant.  Il  semble  aux  g-ens  de  lettres  qu'ils  soient 
les  seuls  dont  elle  ait  cherché  l'estime,  et  cela  même  les  flatte 
au-dessus  de  tout. 

III.  —  Les  salons  au  temps  de  VEncyclopédie 
(lySo-iyjô). 

Le  parti  encyclopédique  et  les  salons  littéraires; 
discipline  exercée  par  M""^  Geoffrin.  —  Pendant  un  quart 
de  siècle,  après  1750,  tous  les  salons  littéraires  en  vue  servent 
de  rendez-vous  à  un  groupe  plus  ou  moins  considérable  d'ency- 
clopédistes. Le  premier  en  date  et  le  plus  important  des  salons 
encyclopédiques  fut  celui  de  M""  Geoff'rin.  Il  brillait  déjà  quand 
durait  encore  celui  de  M"*  deTencin,  auquel  en  1749  il  succéda, 
comme  nous  l'avons  vu,  dans  les  formes,  h" Enci/clopédie  allait 
paraître.  Ses  chefs,  ses  principaux  collaborateurs,  ses  partisans 
de  haute  volée  vinrent  prendre  place  à  côté  de  Fontenelle,  de 
Mairan,  de  Montesquieu,  de  tous  les  écrivains  alors  célèbres. 
D'Alembert,  Diderot,  Marmontel,  Morellet,  puis  successivement 
toute   la    clientèle    littéraire   de    VEiicyclopédie,   allèrent    chez 
M""  Geoffrin.  En  quelques  années,  au  moment  où  s'engagèrent 
les  grandes  batailles,  ce  salon  fut  la^jùtaijelle  des  philosophes, 
et  M"^  Geoffrin  la  «  mère  »  de  leur  église.  Son  dévouement  pour 
eux  est  incontesté;  mais  elle  ne  leur  abandonne  pas  la  con- 
duite de  l'entretien,  et  les  têtes   chaudes    trouvent    sa    tutelle 
pesante.  C'est  encore,  en  ceci,  de  leur  intérêt  qu'elle  s'insjtire, 
mais  elle  l'entend  autrement  qu'eux.  Elle  veut  que  son  salon 
reste  un  lieu  d'excellente  compagnie,  où  les  gens  de  qualité,  les 
gens  en  place,   les  étrangers,  puissent  se  rencontrer  avec  les 
philosophes,  sans  être  exposés  à  essuyer  des  propos  choquants. 
«Soyons  aimables  »,   dit-elle  quand    elle  attend  un   nouveau 
venu.  Voit-elle  la  discussion  prête  à  s'égarer  sur  la  politique  ou 
la  religion,  elle  l'arrête  par  son  fameux  mot  :   «  Voilà  qui  est 
bien.  »  Qu'on  se  le  tienne  pour  dit.  Elle  est  bien  en  cour  et 


LES  SALONS  AU  TEMPS  DE  L  ENCYCLOPEDIE  405 

tient  à  le  rester.  Elle  craint  qu'un  mot  téméraire,  dit  chez 
elle  et  répété,  ne  démente  le  respect  qu'elle  affiche  pour  les 
puissances  établies.  Mais  celte  retenue  a  son  correctif.  Elle 
excelle  à  renouer  le  fil,  à  faire  dire  par  chacun  ce  qu'il  dit  le 
mieux.  Ses  fauteuils,  d'après  Galiani,  «  sont  des  trépieds  d'Apol- 
lon »;  ils  inspirent  des  «  choses  sublimes  ».  Un  jour  qu'elle 
félicitait  l'abbé  de  Saint-Pierre  d'avoir  si  bien  parlé  :  «  Je  ne 
suis,  répondit-il,  qu'un  instrument  dont  vous  avez  bien  joué.  » 
Grâce  à  elle  les  philosophes,  bon  gré,  mal  gré,  se  sont  plies 
aux  bienséances  de  la  conversation  mondaine  ;  et  dans  tous  les 
salons  philosophiques  où  règne  le  savoir-vivre.  M""  Geoffrin 
fait  école.  Une"  assemblée  de  philosophes,  si  elle  n'était  pas 
tenue  en  respect,  aurait  vite  mis  les  profanes  en  déroute. 

Les   «   synagogues   philosophiques    »   :   les  salons 
d'Holbach  et  d'Helvétius.  —  Pour  se'  (îédk)m^a^  de  la 
contrainte  qu'ils  subissent  dans  les  salons  d'allure  réglée,  les 
«  penseurs  »  ont  ce  que  Grimm  appelle  les  «  synagogues  de> 
l'Eglise  philosophique  »,  des  réunions  oii  sont  convies  les  seuls' 
adepféê,  et  dans  lesquelles  ils  peuvent  se  doni^iW^carrière.  Il  se 
tient  là  des  propos  «  qui  feraient  tomber  cent  fois  le  tonnerre 
sur  la  maison,  dit  Morellet,  si  le  tonnerre  tombait  pour  cela  ». 
La  plus  ancienne  de  ces  «  synagogues  »,  la  plus  célèbre,  et  celle 
qui  disparut  le  plus  tard,  est  le  salon  du  baron  d'Holbach  ||  Il  i 
avait  déjà  ses  jeudis  en   1749.  Très  éclaircie  et  démodée  dans  ' 
les  derniers  temps,  la  réunion  survivra  tant  bien  que  mal  jus- 
qu'à la  veille  de  la  Révolution. 

Une  autre  se  tient,  le  mardi,  chez  Helvétius',  de  1751  à  1771.  / 


•1.  D'Holbach  est  mort  en  1789,  après  tous  ses  amis  de  la  première  heure. 
D'après  Grimm,  sa  forluiic  avait  élé  fort  entamée  et  son  train  de  maison  bien 
diminué  depuis  le  temps  où  il  était  le  «  cuisinier  de  l'Encyclopédie  ».  —  Il  demeu- 
rait rue  Royale.  L'été,  il  recevait  quelques  intimes  chez  sa  belle-mère  M""  d'Aine, 
au  Grand-Val  (dans  le  village  de  Boissy-Paint-Léger).  Les  lettres  de  Diderot  à 
M""  Volland  nous  initient  aux  extraordinaires  conversations  du  Grand-Val,  qui 
ne  devaient  guère  différer  que  par  un  degré  de  plus  dans  le  cynisme  de  celles 
qui  s'échangeaient  rue  Royale.  D'Holbach,  veuf  de  la  première  demoiselle  d'Aine, 
avait  épousé  la  seconde.  Toutes  deux  paraissent  avoir  élé  d'une  délicatesse 
supérieure  à  celle  de  leur  entourage,  —  la  parure  gracieuse  et  décente  de  cette 
maison. 

2.  Helvétius,  à  trente-six  ans  (I7;H),  avait  fait  un  mariage  d'amour  avec 
M'"  de  Ligniville,  nièce  de  M""'  de  Graffigny,  de  quatre  ans  plus  jeune  que  lui.  U 
résigna  sa  Ferme  et  ne  s'occupa  plus  que  de  philosophie.  Jusqu'à  la  publication 
de  V Esprit,  Fontenelle  et  Ruffon  figurèrent  dans  le  salon  d'Helvétius  à  côté  des 
purs  encyclopédistes.  C'est  en  1758,  après  la  condamnation  de  son  livre,  qu'il 


406  LES  SALONS,  LA  SOCIÉTÉ,  L'ACADÉMIE 

Au  moment  où  V Encyclopédie  est  en  train  d'éclore,  où  la 
fièvre  piiilosopliique  sévit,  les  chefs  et  les  ouvriers  de  la  g-rande 
entreprise  tiennent  partout  où  ils  peuvent  des  conciliabules,  où 
la  science,  les  vues  profondes  et  les  effronteries  s'entre-croi- 
sent  au  gré  de  chacun.  M™^  d'Épinay  nous  raconte  qu'elle  fut 
conduite  par  Duclos,  en  1749,  à  deux  soupers  de  la  comédienne 
Quinault,  chez  qui  se  tenait  la  société  du  Bout  du  banc.  Ce  ne 
sont  plus  alors,  comme  aux  premiers  temps  de  ces  frivoles 
agapes,  des  chansons  et  de  petits  contes  grivois.  Après  le  repas, 
et  les  gens  congédiés,  les  convives,  parmi  lesquels  Duclos, 
Saint-Lambert  et  Jean-Jacques,  sont  partis  en  g-uerre  contre 
ces  superstitions,  la  pudeur,  la  croyance  en  Dieu.  Jean-Jacques 
seul  a  protesté.  M^^  d'Epinay,  troublée  par  ce  cynisme,  mais  en 
même  temps  fort  intéressée  par  tant  d'entrain,  de  désinvolture, 
d'imagination,  se  retire  avec  l'impression  que  ces  gens-là 
«  s'estiment  entre  eux  et  comptent  les  uns  sur  les  autres  »  ; 
elle  s'avoue  qu'  «  une  heure  de  conversation  dans  cette  maison 
ouvre  les  idées  ». 

Naïvement  persuadés  que  la  raison  commence  à  poindre  et 
qu'ils  en  sont  les  précurseurs,  nos  philosophes,  dans  leurs  «  syna- 
gogues »,  se  regardent  comme  «  les  disciples  de  Pythagore  et 
de  Platon  ».  Chacun  expose  ses  recherches  et  les  soumet  à  la 
critique  :  Roux  ou  Darcet  une  nouvelle  théorie  de  la  Terre, 
Marmontel  les  principes  de  la  littérature,  Raynal  ses  vues  sur  le 
commerce,  Morellet  les  premiers  théorèmes  de  l'économie  poli- 
tique. Chez  Helvétius,  la  morale  est  toujours  sur  le  tapis. 
«  Attentif  et  discret  »,  nullement  expansif,  le  futur  auteur  de  l'^'s- 
pi^it  et  de  V Homme  pose  les  questions,  met  aux  prises  les  dispu- 
teurs,  se  recueille  en  écoutant,  et  «  ramène  tout  à  lui  et  à  son 
nouvel  ouvrage  ».  D'Holbach  a  des  connaissances  et  une  curio- 
sité moins  restreintes.  On  parle  chez  lui  de  tout  absolument. 
On  se  met  à  table  à  deux  heures  ;  à  sept  on  cause  encore.  Diderot, 
exubérant,  «  répand  sa  lumière  sur  tous  les  esprits,  sa  chaleur 
dans  toutes  les  âmes  ».  Aussi  quel  plaisir  n'éprouve-t-il  pas  à  se 
rappeler  ces  savoureux  dialogues  :  «  C'est  là  que  le  commerce 
est  sûr;...  c'est  là  qu'on  s'estime  assez  pour  se  contredire.  »  On 

restreignit  ses  relations,  par  nécessité  comme  par  goût,  aux   philosophes   les 
plps  compromis.  —  Son  hôtel  était  .rue  Sainte-Anne. 


LES  SALONS  AU  TEMPS  DE  L  ENCYCLOPEDIE  407 

y  admire  Jean-Jacques  lui-même  et  son  éloquence  tantôt 
«  folle  »,  tantôt  •  sublime  »;  on  y  applaudit  Galiani,  même 
quand  il  persifle  l'athéisme  et  renouvelle  par  l'argument 
imprévu  des  «  dés  pipés  »  le  lieu  commun  de  l'ordre  providen- 
tiel. Ils  sont  entre  eux;  ils  prennent  leurs  ébats. 

Chez  d'Holbach  et  Helvétius,  d'aimables  femmes  semblent 
désignées  pour  occuper  le  centre  du  cercle;  leur  présence  est  o 
comme  inaperçue.  «  On  est  chez  soi  et  non  chez  elle  »,  écrit 
Diderot  à  la  louange  de  la  baronne.  M"*  Helvétius,  dans  un 
coin  de  son  salon,  cause  gaiement  en  tout  petit  comité.  Par 
intervalles  seulement,  elle  interrompt,  en  jetant  à  la  traverse 
un  trait  piquant,  la  «  chasse  aux  idées  »  où  s'enfonce  son 
mari;  c'est  un  éclair;  aussitôt  les  deux  cercles,  le  grand  et  le 
petit,  se  reforment,  se  séparent,  et  dans  la  a  synagogue  phi- 
losophique »  installée  chez  elle,  cette  femme  gracieuse  et 
spirituelle  n'a  pas  même  part  à  l'entretien  principal.  Où  la  phi- 
losophie a  ses  coudées  franches,  c'est  entre  hommes,  qui  ne 
s'embarrassent  ni  d'urbanité,  ni  de  goût,  ni  d'autre  chose  que 
de  vérité  *. 

M°'  d'Épinay.  —  Grimm.  —  Parmi  ses  émules,  M"*^  d'Épi- 
nay  seule  paraît  avoir  plutôt  favorisé  que  gêné  la  parfaite  liberté  ^ 
de  parole.  Diderot  a  pour  le  salon  de  M'"®  d'Épinay  autant 
d'enthousiasme  que  pour  le  «  club  holbachique  »  :  «  C'est  1^  que 
demeurent  la  gaîté,  la  plaisanterie,  la  raison,  la  confiance, 
l'amitié,  l'honnêteté,  la  tendresse  et  la  liberté.  »  C'est  un  salon 
tout  intime,  surtout  au  début,  et  l'on  ne  saurait  dire  avec  préci- 
sion à  quelle  date,  entre  1762  et  1765,  il  a  pris  réellement  nais-  * 
sance  '.  Ruinée  à  la  suite  des  prodigalités  de  son  mari  et  de  sa 


^.  M"'  Helvétius,  veuve  en  1771,  vécut  dans  la  retraite  à  Auleuil  jusqu'en  1800. 
C'est  là  qu'elle  dit  à  Bonaparte,  à  la  veille  de  Brumaire  :  •  Vous  ne  savez  pas, 
général,  tout  le  bonheur  qu'on  peut  trouver  dans  trois  arpents  de  terre.  •  Recher- 
chée en  mariage  par  Turgot,  puis  par  Franklin,  elle  demeura  inviolablement 
attachée  au  souvenir  de  son  époux.  Accueillante  et  bonne,  elle  continua,  dans  sa 
maison  des  champs,  à  recevoir  les  amis  d'Helvétius,  et  resta  le  centre  d'une 
société  de  philosophes,  de  gens  chers  à  son  cœur,  qui  auprès  d'elle  s'abstenaient 
de  disserter.  Elle  devint  la  mère  adoplive  du  jeune  Cabanis.  Par  lui  la  société 
d'Auteuii  sert  de  trait  d'union  entre  les  encyclopédistes  et  les  idéologues  : 
Diderot,  Condillac,  Morellel,  Turgot,  Condorcel  y  donnent  la  main  à  Chamfort, 
Boucher,  Carat;  puis,  à  Volney,  Daunou.  Ginguené,  Destutt  de  Tracy.  Le  sou- 
venir et  le  nom  d'Helvétius,  mais  surtout  les  aimables  vertus  de  sa  veuve,  rai>- 
prochent  comme  en  un  foyer  de  famille  les  derniers  disciples  du  xvni«  siècle. 

2.  En  1*62,  après  la  déconQture  de  son  mari,  M""  d'Épinay  demeure  dans  une 


408  LES  SALONS,  LA  SOCIÉTÉ,  L'AGADÉMIE 

destitution  comme  fermier  général,  M""*  d'Épinay  ne  se  sépare 
presque  plus  de  Grimm.  Les  amis  de  Grimm  sont  devenus  peu 
à  peu  les  siens  :  le  baron,  Diderot,  Saurin,  Galiani,  enfin  Saint- 
Lambert,  dont  par  M™®  d'Houdetot  elle  était  un  peu  cousine. 
Dans  sa  situation  équivoque  et  précaire,  elle  vit  en  marge  de 
la  belle  société;  M""^  Geoffrin,  malgré  tant  de  relations  com- 
munes, la  tient  à  distance.  Quand  Grimm  court  l'Europe,  c'est 
elle,  avec  Diderot  et  Damilaville,  qui  tient  la  plume  pour  mettre 
à  jour  la  Correspondance  littéraire. 

J^di  Correspondance  est  le  grand  ouvrage,  ou  plutôt  la  grande 
affaire  de  cet  habile  homme.  D'autres  avant  lui,  en  même  temps 
que  lui,  se  sont  essayés  dans  le  même  genre  ;  aucun  —  ni 
Raynal,  ni  La  Harpe  —  n'y  a  réussi  comme  lui,  et  elle  est  en  plein 
rapport  quand  il  la  passe,  en  1774,  au  Zurichois  Meister.  Sa 
clientèle,  ce  sont  les  cours  étrangères,  surtout  celles  du  Nord. 
Il  leur  sert  à  point,  deux  fois  par  mois,  sous  l'enveloppe  de 
leurs  représentants,  le  recueil  qu'elles  réclament  d'informations, 
d'analyses  et  de  critiques.  Il  est  imparfaitement  francisé;  mais 
si  la  légèreté  de  touche  lui  manque,  il  a  la  probité,  la  véracité, 
l'indépendance,  même  quand  ses  amis  sont  en  jeu.  Il  est  hors 
ligne  comme  industriel  littéraire;  il  sait  placer  sa  marchandise, 
en  tirer  le  prix,  gros  ou  petit,  que  pourra  payer  l'acheteur  ', 
enrichir  sa  feuille  d'ouvrages  inédits,  comme  les  romans  de 
Diderot,  et,  suivant  le  mot  de  Scherer,  pratiquer  déjà  «  les 
procédés  du  feuilleton  moderne  ».  Il  sait  enfin,  la  machine  en 
train,  la  faire  marcher  sans  lui,  et  transformer  ses  amis  en 
collaborateurs  bénévoles. 

En  1770,  devenu  baron  et  ministre  à  Paris  d'une  cour  d'Alle- 
magne, Grimm  ouvrit  à  un  peu  plus  de  monde  la  maison  de 
M"^  d'Epinay,  et  d'abord  aux  diplomates  ses  confrères,  Creutz, 
Gleichen,  lord  Stormont,  le  marquis  de  Fuentes.  M"®  d'Epinay 
apprit  sur  le  tard  à  «  geoffriniser  ».  Elle  y  trouva  l'occupation 
de  sa  vieillesse  prématurée,  maladive  et  sédentaire.  «  Droiture 
de  sens,  pénétration,  tact  »,  elle  avait  certaines  qualités  essen- 

habitation  très  modeste  du  faubourg  Monceau:  Diderot  (Salon  de  1765,  t.  X, 
p.  379)  nous  apprend  qu'en  1765  elle  habile  rue  Neuve-des-Petits-Champs.  Dès 
lors  son  salon  est  en  pleine  activité. 

1.  Ainsi,  ce  que  la  tzarine  paie  1500  livres,  n'en  coûte  que  400  à  Stanislas- 
Auguste  de  Pologne. 


LES  SALONS  AU  TEMPS  DE  L'ENCYCLOPÉDIE  409 

tielles  (lu  rôle.  «  Sans  effort,  sans  indiscrétion  »,  elle  déliait  les 
langues;  «  rien  de  ce  qui  se  disait  en  sa  présence  n'était  perdu, 
et  souvent  il  lui  suffisait  d'un  seul  mot  pour  donner  à  la  con- 
versation le  tour  qui  pouvait  l'intéresser  davantage  ».  Son  salon 
la  releva  dans  l'opinion,  fit  honneur  à  son  esprit.  Elle  avait  plus 
de  penchant  à  la  rêverie  qu'à  l'action.  Elle  écrivait  pour  s'en- 
tretenir de  ses  propres  pensées  ou  réflexions.  Ce  fut  l'origine  de 
se&  Mémoires,  qu'elle  appelait  1'  «  ébauche  d'un  long  rohian  », 
et  de  ses  Conversations  d'Emilie,  ouvrage  d'une  grand'mère  qui 
de  son  commerce  d'esprit  avec  Jean-Jacques  avait  conservé  le  goût 
de  raisonner  sur  les  matières  d'éducation  '.  C'est  à  ce  livre  que 
l'Académie  décerna  pour  la  première  fois,  en  1783,  le  prix  Mon- 
tyon.  M"**  d'Epinay  mourut  trois  mois  après,  à  cinquante-sept  ans. 

Deux  salons  rivaux;  M""  Geoflfrin  et  M""^  du  Deffand. 
—  Revenons  à  «  mère  Geoffrin  »  et  à  son  salon,  terme  de  com- 
paraison nécessaire  pour  caractériser  ceux  qui,  pendant  la  crise 
philosophique,  se  sont  formés  à  l'ombre  du  sien,  ou  en  rivalité 
avec  lui. 

Fille  d'un  valet  de  chambre  de  la  dauphine,  mariée  à  un  admi- 
nistrateur de  la  Compagnie  des  glaces  *,  ne  se  flattant,  pour  tout 
savoir,  que  d'  «  une  profonde  connaissance  des  hommes  ^  »,  mais 
qu'elle  n'aurait  «  troquée  contre  rien  au  monde  »,  M'"*  Geoffrin 
allait  à  son  but  avec  une  apparente  bonhomie,  en  fait  avec  une 
habileté  consommée.  Avant  d'être  vieille,  elle  s'en  était  donné 
l'air;  elle  avait  adopté  un  costume  simple  et  sévère  qui  ennoblis- 

1.  Elle  avait  eu  de  bonne  heure  le  faible  d'écrire  et  de  se  faire  imprimer  (voir 
Mes  moments  heureux  et  Lettres  à  mon  fils,  à  Genève,  de  mon  imprimerie,  1158 
et  no9).  Ces  petits  volumes,  tirés  à  peu  d'exemplaires,  n'étaient  que  pour  ses 
amis;  mais  il  est  visible  que,  dès  sa  jeunesse,  le  métier  d'auteur  lui  sourit, 
et  que  l'idée  de  donner  une  forme  littéraire  à  ses  pensées  intimes  est  pour  elle 
un  stimulant  de  l'esprit. 

2.  M.  Geoffrin  mourut  en  1749,  et  ne  vit  ainsi  que  les  débuts  du  salon  où  sa 
femme  a  conquis  tant  de  célébrité.  Il  les  avait  vus,  à  la  vérité,  sans  plaisir;  et 
la  vengeance  des  gens  de  lettres,  vexés  de  cette  répugnance,  fut  de  donner  cours 
sur  son  compte  à  une  légende  d'imbécillité  burlesque.  Il  est  inadmissible,  par 
exemple,  que  ce  bourgeois,  habile  en  affaires  et  jusqu'à  sa  mort  occupé  d'entre- 
prises industrielles  considérables,  en  soit  venu  au  point  de  lire,  sans  tenir  compte 
de  la  séparation,  un  livre  imprimé  sur  deux  colonnes.  M.  Geoffrin  fut  la  victime 
posthume  des  amours-propres  irritables  qu'il  avait  froissés  en  défendant  des 
habitudes  de  vie  auxquelles,  octogénaire,  il  ne  renonçait  pas  de  bon  gré.  — Voir 
P.  de  Ségur,  Le  royaume  de  la  rue  Saint-Uonoré  (189"),  chap.  m. 

3.  Elle  les  sait  même  peindre.  •  Elle  n'a  jamais  manqué  un  portrait  •,  dit 
Walpole.  Elle  trouvait  des  expressions  neuves  et  hardies  pour  stigmatiser  les 
gens;  par  exemple,  à  propos  de  l'abbé  de  Voisenon  et  du  maréciial  de  Riche- 
lieu :  «  Des  épluchures  de  grands  vices  ». 


410  LES  SALONS,  LA  SOCIÉTÉ,  L'ACADÉMIE 

sait  sa  physionomie  *.  «  Ses  goûts  et  ses  années,  dit-elle  avec  la 
demi-trivialité  qui  reste  chez  elle  un  signe  d'origine,  sont  comme 
des  chevaux  bien  attelés.  »  Elle  use  de  sa  richesse  tout  autre- 
ment qu'une  parvenue.  Elle  a  «  l'humeur  donnante  »,  mais 
avec  un  à-propos,  une  bonne  grâce  qui  obligent  la  reconnais- 
sance. Elle  est  «  la  bonne  M"""  Geoffrin  ».  En  fait  de  littérature 
et  d'art,  elle  n'essaie  pas  de  tromper  sur  les  limites  de  son 
esprit.  Elle  dit  ce  qu'elle  pense,  en  toute  simplicité.  A  Fonte- 
nelle  qui  lui  reprochait  des  idées  de  femme  :  «  Je  juge  en 
femme,  répondit-elle,  parce  que  je  suis  une  femme  et  non  une 
licorne.  »  Sa  dévotion  n'est  qu'une  forme  de  son  respect  systé- 
matique pour  le  bon  ordre.  La  forfanterie  d'impiété  la  blesse 
dans  son  amour  de  la  règle.  Sous  main  elle  avance  300  000  livres 
à  V Encyclopédie ',  mais  si  Marmontel,  qu'elle  loge  dans  sa  mai- 
son, vient  à  encourir,  par  son  Bélisaire,  la  censure  de  la  Sor- 
bonne,  elle  lui  signifle  qu'elle  aimerait  autant  ne  l'avoir  plus 
pour  «  voisin  ».  Pour  des  mécréants  comme  la  plupart  de  ses 
amis,  c'est  un  pas  difficile  que  de  mourir  sans  s'exposer  au 
refus  de  funérailles  :  M'""  Geoffrin  y  a  pensé  pour  eux;  elle  sait 
un  religieux  discret  qu'elle  leur  dépêche  quand  il  en  est  temps. 
Elle  se  mêle  de  leur  vie  intime,  de  leur  ménage,  les  tance,  les 
amène  où  elle  veut  pour  leur  bien.  A  ce  degré  le  bon  sens 
s'appelle  «  raison  »,  et  c'est  en  effet  la  «  raison  »  qu'on  recon- 
naît à  M""  Geoffrin  pour  mérite  éminent,  comme  M"'"  du  Deffand 
a  pour  elle  «  le  piquant  ^  ». 

Par  l'usage  supérieur  de  qualités  moyennes  M"^  Geoffrin 
devint  unique  en  son  genre.  Son  salon  attira  toutes  les  illus- 
trations de  l'époque.  Le  lundi,  dîner  et  réception  étaient  pour 
les  artistes.  Lagrenée,  Vien,  Yanloo,  Vernet,  Boucher,  La 
Tour,  Soufflot,  Falconet,  Bouchardon,  Caylus  l'antiquaire, 
qui  lui  suggéra  cette  innovation,  ont  été  ses  hôtes,  quelques- 
uns  ses  protégés.  Elle  achetait  des  œuvres  d'art,  par  libéralité 
non   moins  que  par  véritable  goût.  Quelques  gens  de  lettres 

1.  Diderot,  médiocrement  disposé  pour  elle,  «  remarque  toujours  le  goût  noble 
et  simple  dont  cette  femme  s'habille...  Une  étoffe  simple,  d'une  couleur  austère, 
des  manches  larges,  le  linge  le  plus  uni  et  le  plus  fin,  et  puis  la  netteté  la  plus 
recherchée  de  tous  côtés.  »  —  «  La  vieillesse,  dit  La  Harpe,  dans  M""  GeolTrin 
semble  réconciliée  avec  les  grâces  :  c'est  la  figure  de  vieille  la  plus  revenante 
qu'il  soit  possible  de  voir.  » 

2.  Ce  sont  les  expressions  du  prince  de  Ligne. 


no^ 


HIST.   DE  LA  LANGUE  &  DE  LA  LITT.   FR. 


T.  VI,  CH.  VIII 


ArmauJ  Colin  *  C',  EJilfun,  Pan».  , 


PORTRAIT  DE  M"''  GEOFFRIN 

D'APRÈS     UNE     PEINTURE     DE     CHARDIN 
Musée  de  Montpellier 


LES  SALONS  AU  TEMPS  DE  L  ENCYCLOPEDIE  411 

prenaient  part  aux  lundis  :  tels  Marmontel  et  Diderot,  qui  les 
préférait  aux  mercredis,  trop  solennels  à  son  gré.  Mais  c'est 
aux  mercredis  que  l'affluence  était  grande  '.  Les  gens  de 
qualité  s'y  rendaient  pour  y  être  remarcjués  et  en  rapporter 
des  choses  «  bonnes  à  retenir  ».  Chez  M""  Geoffrin,  les  d'Hol- 
bach, les  Diderot,  les  Raynal,  n'inspiraient  pas  la  môme 
défiance  que  dans  leurs  «  synagogues  »,  et  de  fait  n'y  étaient  pas 
les  mêmes.  Quand  ils  ne  pouvaient  plus  se  tenir  do  passer  les 
bornes,  ils  quittaient  la  séance  et  s'en  allaient  aux  Tuileries 
M°"  Geoffrin  courait  après  eux,  feignant  de  vouloir  les  obliger 
à  être  sages.  C'est  aux  mercredis  que  se  font  présenter  les 
étrangers  de  marque  : 

Il  m'en  souvient  [dira  Delille],  j'ai  vu  l'Europe  entière 
D'un  triple  cercle  entourer  son  fauteuil... 

Aussi  dans  toute  l'Europe  M""  Geoffrin  est  autre  chose  qu'une 
particulière.  Son  voyage  de  Pologne,  en  1766  —  le  seul  qu'elle 
ait  fait  de  sa  vie,  —  prit  les  proportions  d'un  événement  inter- 
national. Outre  son  jeune  ami  Stanislas,  qu'elle  allait  voir  en 
«  maman  »  bien-aimée,  les  souverains,  princes  et  ministres  des 
Etats  qu'elle  traversait  la  comblèrent  d'assiduités.  «  Vous  seriez 
confondus,  écrivait-elle  de  Vienne  à  ses  gens  de  lettres,  si 
vous  voyiez  le  cas  qu'on  fait  de  moi  ici.  »  L'archiduchesse 
Marie-Antoinette  s'en  souvint,  devenue  reine  de  France.  Elle 
se  ménagea  une  entrevue  au  salon  de  peinture  avec  M"""  Geoffrin 
et  lui  «  présenta  »  la  nouvelle  comtesse  de  Provence.  Cette 
illustre  bourgeoise  n'eut  pas  moins  de  trois  oraisons  funèbres, 
par  D'Alembert,  Thomas  et  Morellet.  Sur  quoi  M""^  duDeffand  : 
«  Voilà  bien  du  bruit  pour  une  omelette  au  lard  *.  » 

1.  Elle  a  aussi,  le  soir,  de  petits  soupers  intimes  où  elle  reçoit  des  femmes 
de  très  grande  condition.  A  ces  soupers  prennent  part  certains  hommes  de  let- 
tres dont  l'entretien  ou  les  ouvrages  puissent  divertir  ces  tètes  légères,  BernanI 
par  exemple  et  Marmontel.  C'est  là  que  Marmontel  a  essayé  l'elTel  de  ses  Contes 
moraux,  devant  .M""  de  Brionne,  d'Egmont,  de  Duras.  Il  voyait  ces  beaux  yeux 
se  mouiller  de  larmes,  tandis  qu'il  faisait  «  gémir  la  nature  et  l'amour  ». 

2.  M^MieûITrin  mourut  le  6  octobre  l"'l.  Malade  depuis  plus  d'un  an,  à  la 
suite  d'un  refroidissement  pris  en  suivant  les  exercices  du  jubilé,  elle  avait  sus- 
pendu ses  réceptions.  Sa  tille,  M»«  de  la  Ferté-lnihault,  qui,  comme  son  père, 
détestait  les  philosophes,  les  écarta  de  leur  vieille  amie  pendant  les  derniers 
mois,  et  souleva  de  leur  part  les  protestations  les  plus  vives.  Les  trois  Éloges 
de  M"*  Geoffrin  ont  pour  but  principal  de  prouver  par  des  faits  la  sincérité  dv 
raflleclion  que  la  défunte  portait  à  ses  gens  de  lettres  et  de  jeter  l'odieux  sur 


412  LES  SALONS,  LA  SOCIÉTÉ,  L'ACADÉMIE 

M™®  du  Deffand  est  en  pendant  et  en  opposition  avec 
M"^  Geoffrin.  Sceptique  au  fond  de  l'âme,  mais  exaspérée  par 
le  dogmatisme  hautain  des  «  philosophes  in-folio  »,  ce  fut  de 
sa  part  une  lourde  erreur  que  de  leur  ouvrir  son  salon.  L'inci- 
dent romanesque  auquel  aboutit  cette  méprise  ne  fit  que  pré- 
cipiter un  dénouement  inévitable. 

Pendant  cinquante  ans,  M""  du  Deffand  a  fait  admirer,  «  au 
coin  du  feu  »,  un  esprit  que  ses  ennemis  mêmes  n'ont  pas 
tenté  de  déprécier.  «  C'est  bien  vous  qui  écrivez  comme  vous 
parlez  »,  lui  disait  un  de  ses  intimes.  Nous  retrouverons  donc 
quelque  chose  de  son  langage  dans  ses  lettres.  Montesquieu 
ne  croit  pas  «  possible  de  s'ennuyer  avec  elle  » .  C'est  elle  qui 
n'a  jamais  cessé  de  s'ennuyer  avec  les  autres  :  «  ...  Des  imbé- 
ciles qui  ne  débitent  que  des  lieux  communs,  qui  ne  savent 
rien,  qui  ne  sentent  rien;  quelques  gens  d'esprit  pleins  d'eux- 
mêmes,  jaloux,  envieux,  méchants,  qu'il  faut  haïr  ou  mépri- 
ser. »  Mais  quoi!  «  J'aime  mieux  cela  que  d'être  seule.  »  Sa 
misanthropie  est  plutôt  irritée  qu'apaisée  par  des  crises  d'affec- 
tion impétueuse,  inassouvie.  Elle  s'étourdit  par  l'activité  forcée 
que  la  conversation  donne  à  l'esprit.  C'est  une  incurable 
malade. 

En  sa  jeunesse,  entraînée  dans  le  tourbillon  de  la  Régence, 
galante  par  ambition,  «  sans  tempérament  ni  roman  »,  séparée 
de  son  mari  presque  au  lendemain  du  mariage,  elle  se  lia 
vers  1730  avec  le  président  Hénault  :  ce  dernier  amour  se 
changea  très  vite  en  une  amitié  languissante,  en  un  simple 
commerce  d'habitude.  Dans  son  petit  salon  de  la  rue  de  Beaune 
—  son  premier  salon,  —  elle  recevait  une  société  très  aristocra- 
tique. Quoique  Voltaire  et  M""^  de  Staal  en  aient  fait  partie,  ce 
n'était  pas  un  salon  littéraire.  Quand  Hénault  lui  amena  D'Alem- 
bert,  elle  ressentit  un  vif  attrait  pour  ce  jeune  homme  qui,  par 
sa  naissance,  son  génie,  sa  pauvreté,  ses  vertus,  sa  gaîté  d'en- 
fant ',  était  digne  en  effet  de  provoquer  un  tel  élan  de  sympathie. 


M^e  de  la  Ferté-lnibault.  Sa  mère  disait  d'elle  :  «  Je  suis  comme  une  poule  qui 
aurait  couvé  un  œuf  de  cane.  »  Il  parait  établi  que  dans  cette  querelle  elle 
n'eut  pas  tous  les  torts  et  que  D'Alembert  on  particulier  lui  fournit  des  motifs 
plausibles  de  lui  interdire  l'accès  de  la  mourante.  —  Voir  P.  de  Ségur,  Les  der- 
nières années  de  M"'  Geoffrin  {Revue  de  Paris,  15  avril  1896). 
1.  D'Alembert,  quand  il  se  sentait  libre,  était  le  plus  enjoué  des  hommes.  Sa 


LES  SALONS  AU  TEMPS  DE  L'ENCYCLOPÉDIE  413 

Elle  voulut  le  voir  tous  les  jours,  et  le  faire  voir.  C'est  ainsi  . 
qu'elle  fut  amenée  à  se  mettre  en  concurrence  avec  M""  Geoffrin.  ' 
Elle  ne  renonça  pas  à  la  société  toute  mondaine  qui  avait  chez  elle 
ses  habitudes,  mais  elle  y  adjoignit  quelques  écrivains  en  pleine 
renommée,  comme  Montesquieu  et  Fontenelle,  et  les  auxiliaires 
les  plus  en  vue  de  V Encyclopédie.  Dans  ce  cercle,  D'Alembert, 
le  «  prodigieux  »,  le  <  sublime  »  géomètre,  toujours  présent 
et  choyé,  jouissait  d'une  faveur  que  M™"  du  Deffand  ne  laissait 
pas  se  refroidir.  Ainsi  débuta  le  salon  de  Saint-Joseph  ',  aux 
tapisseries  «  couleur  de  feu  »,  dans  lequel  elle  a  passé  ses 
trente  dernières  années. 

En  1754,  quand  elle  fit  entrer  de  haute  lutte  D'Alembert  à 
l'Académie,  on  put  s'imaginer  qu'elle  tenait  pour  les  encyclo- 
pédistes. Elle  ne  tenait  en  réalité  que  pour  D'Alembert.  Il  a,  t> 
disait-elle,  «  le  cœur  bon,  un  excellent  esprit,  beaucoup  de  jus- 
tesse, du  goût  sur  bien  des  choses  »  ;  elle  ne  pouvait  se  faire  à 
la  secte.  Incapable  de  taire  ses  répugnances,  même  dans  son 
salon,  elle  «  humiliait  les  savants,  redressait  leurs  disciples  », 
lançait  de  mordantes  épigrammes  :  «  De  Vesprit  sur  les  lois  » 
(c'est  un  de  ses  mots).  Diderot  n'avait  paru  chez  elle  une  fois, 
que  pour  n'y  plus  revenir.  Elle  s'était  déclarée  pour  les  adver-  l 
sairès  à  mort  de  V Encyclopédie  et,  en  1760,  avait    applaudi  ' 
bruyamment  à  la  comédie  de  Palissot.  D'Alembert  aurait  pro- 
bablement donné  le  signal  de  la  retraite  à  ses  confrères  en 
philosophie,  s'il  n'avait  été  retenu  par  un  charme  tout-puissant. 

En  1752,  perdant  la  vue,  M°"  du  Deffand  avait  quitté  Paris, 
dans  la  pensée  de  se  fixer  en  Bourgogne  auprès  de  son  frère. 
Ses  amis  la  rappelaient,  et  elle-même  ne  se  sentait  pas  la 
force  de  changer  sa  vie.  Elle  revint.  Elle  ramenait,  pour  con- 
duire sa  maison,  une  personne  d'une  vingtaine  d'années,  sans 
beauté,  mais  pleine  d'esprit,  de  séduction,  et  faite  pour  «  ne 
demeurer  jamais  dans  la  foule  »,  suivant  le  mot  du  président 
Hénault,  qui  tout  de  suite  la  remarqua.  Enfant  de  l'amour  -; 


voix  aiguë  el  perçante  avait  des  inflexions  d'une  drôlerie  irrésistible,  surtout 
quand  il  contrefaisait  les  gens,  à  quoi  il  excellait. 

1.  Le  couvent  de  Saint-Joseph  était  rue  Saint-Dominique  (c'est  aujourd'hui  le 
ministère  de  la  guerre).  M""  du  DefTand  y  occupait  l'appartement  où  M"*  de  Mon- 
tespan  s'était  retirée  pendant  ses  vingt  dernières  années. 

2.  M"*  de  Lespinasse,  née  pendant  que  sa  mère.  M"*  d'Albon,  était  séparée  de 


414  LES  SALONS,   LA  SOCIÉTÉ,   L'ACADÉMIE 

réduite  dans  sa  propre  famille  à  une  cruelle  sujétion,  fière  et 
passionnée,  M"^  de  Lespinasse  avait  regardé  comme  une  déli- 
vrance la  condition  que  lui  offrait  M""  du  Deffand.  Celle-ci,  ravie 
de  sa  c(  conquête  »,  n'avait  rien  négligé  pour  la  rendre  défini- 
tive. M""  de  Lespinasse,  entre  autres  promesses,  avait  fait  celle 
de  «  vivre  avec  elle  avec  la  plus  grande  vérité  et  sincérité  ». 
Mais  bientôt  «  l'humble  servante  »,  par  sa  flamme  contenue  et 
par  les  grâces  de  sa  parole,  produisit  une  impression  capable  de 
rendre  M""*  du  Deffand  jalouse,  si  celle-ci  avait  pu  s'en  rendre 
un  compte  exact.  D'Alembert,  entre  tous,  subit  l'attrait  de  la 
nouvelle  venue  :  «  L'infortune,  nous  dit-on,  avait  mis  entre 
eux  un  rapport  qui  devait  rapprocher  leurs  âmes.  »  D'après  les 
témoins  les  mieux  renseignés,  voué  par  complexion  aux  ten- 
dresses platoniques,  il  n'aima  et  ne  se  fit  aimer  qu'  «  en  tout 
bien  et  tout  honneur  ».  Mais  son  cœur  fut  entièrement  pris.  Il 
ourdit  un  petit  complot  pour  faire  tenir  à  M"®  de  Lespinasse, 
une  heure  par  jour,  avant  que  M""  du  Deffand  parût  au  salon,  un 
cercle  où  la  jeune  femme  pût  jouir  en  toute  liberté  des  hom- 
mages dus  à  son  esprit.  Il  lui  conduisait  dans  sa  chambre  Chas- 
tellux,  Marmontel,  Turgot,  Condorcet,  tous  les  philosophes 
assidus  à  Saint-Joseph,  et  c'est  pendant  cette  heure  d'entretien 
clandestin  que  ces  brillants  causeurs  se  mettaient  en  frais;  il  ne 
restait  à  M"""  du  Deffand  que  les  miettes  du  festin/ Quand  elle 
eût  découvert  la  «  trahison  »,  nulle  expiation  ne  put  la  fléchir; 
M""  de  Lespinasse  se  retira,  mais  presque  tous  les  confidents 
de  cette  crise  lui  demeurèrent  fidèles,  et  tous  ensemble,  gens 
de  lettres  et  gens  du  monde,  se  réunirent  pour  la  mettre  en  état 
d'exercer  en  toute  indépendance  le  talent  qu'ils  admiraient  en 
elle.  M™^  Geoff'rin  la  reçut  à  son  mercredi,  ce  qu'elle  n'accordait 
à  aucune  femme,  et  lui  fit  .3  000  livres  de  pension.  M""'  du  Deffand 
en  conserva  contre  «  la  Geoffrin  »  un  ressentiment  implacable. 
Elle  vécut  jusqu'en  1780,  toujours  recherchée,  éblouissante 
d'esprit.  Mais  la  littérature  ne  fut  plus  dans  son  salon  qu'un 
intermède  d'exception.  Elle  ne  voyait  d'une  manière  suivie  que 
des  gens  du  grand  monde.  Ceux-ci  l'irritaient  moins  que  les 
«   beaux  esprits   »,  mais  lui  semblaient  insipides.  Elle  ne  se 

son  mari,  avait  pour  sœur  M"*  de  Vichy-Chamrond,  la  propre  belle-sœur  de 
M™*  du  DefTand. 


LES  SALONS  AU  TEMPS  DE  L'ENCYCLOPÉDIE  415 

consola  pas  d'avoir  perdu  D'Alembert  et  se  plaignit  toujours  do 
«  cette  fille  »  qui  le  lui  avait  enlevé.  La  Harpe,  Delille,  Dorât, 
Sedaine,  venaient  de  temps  à  autre  lire  chez  elle  quelque 
ouvrage  de  leur  façon.  Elle  n'y  trouvait  aucun  plaisir  :  «  Per- 
sonne aujourd'hui  n'écrit  hien  »  ;  c'est  son  dernier  mot.  Voltaire 
lui  plaît  de  moins  en  moins.  Elle  n'aime  que  les  chefs-d'œuvre 
du  grand  siècle;  elle  tolère  encore  Marivaux  et  La  Chaussée, 
comme  l'extrême  décadence,  avant  le  néant.  Son  cœur  est  occupé 
par  son  amitié  d'aïeule  passionnée  pour  la  duchesse  de  Choiseul 
et  par  cette  tendresse  exaltée  pour  Horace  Walpole,  dont  le  vrai 
nom  échappé,  tant  celui  d'amitié  serait  faible  et  celui  d'amour 
dérisoire.  Mais  la  duchesse,  après  la  disgrâce,  est  à  Chanteloup, 
Walpole  à  Strawberry-Hill.  Aussi  M"*  du  Deffand  passe-t-elle 
à  dicter  tout  le  temps  qu'elle  ne  donne  pas  au  monde.  De  cette 
époque  date  en  majeure  partie  la  correspondance  *  qui,  en  nous 
livrant  le  secret  de  son  âme  tourmentée,  fait  que  rien  de  sa  vie, 
si  stérile  qu'elle  soit,  ne  saurait  nous  laisser  indifférents. 

Nouveaux  salons  philosophiques  (  1 764)  ;  M"'  Necker 
et  M""  de  Lespinasse.  —  Les  philosophes,  individuellement, 
se  montrent  dans  les  divers  salons  de  plus  en  plus  nombreux,  où 
les  choses  de  l'esprit  sont  la  matière  courante  de  l'entretien*; 
mais  à  partir  de  1764  M"""  Necker  et  M"''  de  Lespinasse  par- 
tagent avec  M"*  Geoffrin  la  fonction  de  recevoir  la  philosophie 
en  corps  et  de  prêter  leur  salon  à  ses  assemblées^  :   «   Sœur 

1.  Sa  CojTespondance  la  range  parmi  les  meilleurs  écrivains  de  son  sexe  et  de 
son  siècle.  La  langue  en  est  excellente,  comme  celle  de  la  Régence  :  c'est  la  jus- 
tesse même,  la  précision,  la  simplicité;  mais  par  l'imagination  elle  est  loin  de 
M"**  de  Sévigné,  qu'elle  admire,  qu'elle  adore.  11  lui  manque  surtout  ce  bel 
épanouissement  de  santé  morale  qui  nous  sourit  dans  les  lettres  de  l'autre 
marquise.  Celles  de  M""  du  Deffand  à  Horace  Walpole,  quoique  certains 
accents  y  soient  réellement  douloureux,  laissent  une  impression  de  malaise. 
—  Elle  est  un  maître  en  l'art  du  portrait.  Elle  •  disséquait  •  ses  amis  tout  vifs, 
suivant  le  mot  «le  Thomas  qui  venait  de  lire  le  portrait  de  M""  du  Châlelet,  un 
cher-d'œgvre  impitoyable.  Si  M""  du  Deffand  a  formé  M""  de  Lespinasse  à  cet 
art,  c'est  à  son  grand  détriment,  car  son  portrait  par  M"'  de  Lespinasse  pour- 
rait servir  de  pendant  à  celui  de  M"*  du  Chàtelet.  Voir  L.  Perey,  Le  Président 
Hénault  et  M"  du  Deffand,  Paris,  1893,  ji.  387. 

2.  Nommons  ceux  (le  Trudaine  de  Montigny,  de  M""  Dupin,  de  M"*  du  Boc- 
cage.  —  C'est  h  celui  de  M""  Dupin  que  se  rapporte,  suivant  toute  apparence,  la 
peinture  que  fait  Rousseau,  dans  la  Nouvelle  llélotse  (part.  II,  lettre  14),  de  la 
conversation  chez  une  •  jolie  femme  de  Paris  ». 

3.  La  secte  des  économistes,  tantôt  amie,  tantôt  rivale,  de  la  secte  encyclo- 
pédique, avait  aussi  des  salons  à  son  service.  Les  mardis  du  marquis  de  Mira- 
beau, où  se  rencontraient  •  les  colonnes  de  la  société  •.  Quesnay,  Dupont  de 
Nemours,  l'abbé  Baudeau,  correspondent  à  ce  qu'étaient  pour  les  encyclopé- 


416  LES  SALONS,  LA  SOCIÉTÉ,  L'ACADÉMIE 

Necker,  dit  Grimm ,  fait  savoir  qu'elle  donnera  toujours  à 
dîner  les  vendredis  :  l" Eglise  s  y  rendra...  Sœur  de  Lespinasse 
fait  savoir  que  sa  fortune  ne  lui  permet  pas  d'offrir  ni  à  dîner  ni 
à  souper,  et  qu'elle  n'en  a  pas  moins  d'envie  de  recevoir  chez 
elle  les  frères  qui  voudraient  y  venir  digérer.  UEglise  m'ordonne 
de  lui  dire  quelle  s'//  rendra...  »  Elles  sont,  non  les  rivales, 
'    mais  les  pupilles  de  M""®  Geoffrin. 

Néanmoins  elles  appartiennent,  comme  M™*  d'Épinay,  à  cette 
nouvelle  génération  de  femmes  qui  ont  été  «  touchées  du  Rous- 
seau »,  comme  dit  Sainte-Beuve,  c'est-à-dire  chez  qui  se  sont 
ranimés  l'imagination  et  le  cœur,  au  souffle  de  la  Nouvelle 
Héloïse.  M^l^^ecker  a  grandi  dans  un  presbytère  de  campagne, 
au  pays  de  Vaud.  Comme  la  Claire  du  roman,  elle  a  un  fonds 
de  rêverie  sérieuse  qui  n'exclut  ni  le  jugement  ni  même  une 
humeur  souriante.  Elle  est  à  l'abri  de  la  passion  tumultueuse, 
mais  elle  n'en  méconnaît  pas  la  grandeur.  M""  de  Lespinasse 
ignore  les  délices  de  la  solitude  ;  l'univers  est  pour  elle  la  société  ; 
mais  par  les  troubles  du  cœur,  par  l'amour  «  rare,  grand, 
sublime  »,  elle  est  une  autre  JjjJie.  Pour  elle  aussi  l'amour  est 
une  «  vertu  »  ;  l'amour  «  seul  avec  la  bienfaisance  lui  paraît 
valoir  la  peine  de  vivre  ».  Elle  en  sera  torturée,  elle  en  mourra. 
Il  suffisait  de  l'approcher  pour  sentir  en  elle  une  «  âme 
ardente  » ,  pour  reconnaître  dans  ses  moindres  paroles  «  l'élo- 
quence du  sentiment  ».  Après  M"^  de  Tencin,  M""*  du  Deffand, 
M""  Geoffrin,  le  contraste  est  brusque  et  saisissant. 

Dès  que  M""  Curchod  fut  devenue  M'""  Necker,  elle  se  mit 
sans  préambule  à  recruter  le  salon  littéraire  sur  lequel  elle 
comptait  pour  fonder  la  célébrité  de  son  mari  :  elle  entreprenait, 

distes  les  réunions  chez  Helvélius  ou  chez  d'Holbach;  landis  que  les  salons  de 
la  duchesse  d'Iinville  el  de  M""  de  Marchais,  muses  en  titre  de  l'école,  sont  plus 
ouverts  et  font  pendant  à  ceux  des  GeolTrin,  des  Necker  et  des  Lespinasse.  —  Il 
faut  enfin  mentionner  un  salon  unique  en  son  genre  :  c'est  le  bureau  de  nou- 
velles qui  se  tint  pendant  une  trentaine  d'années,  jusqu'en  1771,  chez  M"""  Dou- 
blet de  Persan.  Tous  les  grands  salons,  à  vrai  dire,  étaient  en  une  certaine 
mesure  des  lieux  d'information.  Mais  M'°"  Doublet  et  son  inséparable  Bachau- 
mont  font  de  l'information  une  spécialité.  Les  principaux  habitués  de  la  maison, 
les  «  paroissiens  »,  sont  Mirabaud,  Mairan,  Voisenon  et  les  deux  Lacurne.  Chacun 
prend  place  dans  son  fauteuil,  au-dessous  de  son  propre  portrait.  11  y  a  deux 
registres  sur  la  table,  l'un  pour  les  nouvelles  authentiques,  l'autre  pour  les 
«  on  dit  x.  On  lit  et  on  complète  la  feuille  du  jour;  •  les  valets  copiaient  ensuite 
ces  bulletins  et  s'en  faisaient  un  revenu  ».  Le  fameux  recueil  dit  de  Bachau- 
mont,  pour  la  période  de  1762  à  1771,  el  la  suite  qu'en  donnèrent  Mairobert 
et  Mouffle  d'Angerville,  viennent  de  là. 


LES  SALONS  AU  TEMPS  DE  L'ENCYCLOPÉDIE  417 

par  reconnaissance,  de  lui  f?agner  les  hommes  qui  passaient 
pour  diriger  l'opinion.  Marmontel,  Thomas,  Raynal  et  Morellet 
furent  ses  premiers  invités.  Elle  allait  droit  au  but  :  «  Necker, 
venez  vous  joindre  à  moi  pour  engager  M.  Marmontel,  l'auteur 
des  Contes  moraux,  à  venir  nous  voir.  »  Elle  le  rencontrait  ce 
jour-là  pour  la  première  fois.  Taciturne  et  froid,  Necker  fut 
d'abord  très  effacé  dans  le  nouveau  salon.  Son  heure  vint  plus 
tard,  quand  il  arriva  aux  affaires.  «  Trop  ajustée  »  dans  sa 
mise  comme  dans  ses  manières.  M""  Necker  plut  cependant 
par  le  désir  qu'elle  en  montrait,  par  l'effet  imprévu  d'un  lan- 
gage original  en  somme  et  distingué,  surtout,  à  la  longue,  par  / 
sa  haute  valeur  morale. 

Il  y  avait  de  quoi  s'étonner  sur  cette  amitié  d'une  chrétienne  i 
fervente  avec  les   hommes  de  Y  Encyclopédie.  Elle  s'en  expli- 
quait en  termes  exquis  :  «  J'ai  des  amis  athées.  Pourquoi  non? 
Ce   sont   des   amis  malheureux.  »  Elle  les  admirait  tous,  un 
j)eu  de  confiance.  En  matière  littéraire,  ses  préférences  trahis- 
saient un  grave  manque.de  goût   :   l'emphase  de  Thomas  la 
ravissait.  Mais  elle  avait  surtout,  comme  il  est  naturel,   un 
faible  pour  ceux  qui  ne  lui  paraissaient  pas  obstinément  fermés 
aux  idées  religieuses.  Loin  de  cacher  ses  convictions,  la  sin- 
cérité qu'elle  mettait  à  les  défendre  lui  attirait  le  respect  et  la  1 
sympathie  des  plus  indévots'.  C'est  sans  ironie  qu'ils  appelaient 
son  salon   «   le  sanctuaire   ».   Grimm,   un  jour,    «   fondit   en 
larmes  »,  de  l'avoir  affligée  par  une  boutade  impie;  Diderot  la 
priait  de  lui  pardonner  une  effronterie  de  style,  qu'il  n'aurait 
pas  eue,  assurait-il,  s'il  l'avait  connue  plus  tôt.  Avec  Buffon, 
qui  répondait  en  tout  à  son  affection,  elle  fut  plus  pressante. 
Elle  aimait  à  penser  que  ce  beau  génie,  par  la  nature  même  de 
ses  travaux,  par  sa  haute  sérénité  d'esprit,  était  plus  qu'à  mi- 
chemin  de  la  foi;  elle  le  poussait  à  ne  s'y  point  arrêter.  Buffon 
ne  la  décourageait  pas   :    «   Je    vous  aimerai  toute    ma  vie, 
lui  disait-il,  et  même  dans  l'autre  et  pour  l'éternité,  si,  comme 

1.  Quand  Guizot,  façonné  lui  aussi  par  l'éducation  puritaine  de  Genève,  prit 
contact,  dans  les  salons  du  premier  Empire,  avec  des  hommes  qui  conservaient 
les  traditions  philosophiques  du  xviii'  siècle,  il  n'eut  pas  besoin,  pour  leur 
plaire,  de  cacher  ses  «  habitudes  austères  »  ni  ses  «  croyances  pieuses  •  :  ■  J'avais 
pour  eux,  dit-il,  quelque  chose  de  nouveau  et  d'indépendant  qui  leur  inspirait 
de  l'estime  et  de  l'attrait.  •  Mémoires  pour  servir  à  l'histoire  de  mon  temps,  1. 1,  p.  8. 
Histoire  ob  la  lanouk.  VI.  27 


418  LES  SALONS,  LA   SOCIÉTÉ,   L'AGADÉMIE 

je  le  désire,  votre  opinion  est  meilleure  que  la  mienne.  »  Elle 
recueillit  son  dernier  soupir  et  put  espérer  qu'elle  le  reverrait 
au  sein  de  Dieu. 

«  Le  sanctuaire  »  n'avait  rien  de  morose.  Si  M"*"  Necker 
g^ardait  toujours  une  certaine  réserve,  on  ne  laissait  pas  de 
s'amuser  chez  elle.  Galiani  (c'est  tout  dire)  y  soutenait  avec  sa 
pétulance  naturelle  des  paradoxes  étourdissants.  Aussi  de  son 
«  désert  »  (de  Naples,  où  il  mourait  d'ennui)  aimait-il  plus  tard 
à  repasser  en  esprit  «  les  délicieuses  journées  »  pendant  les- 
quelles il  avait  mis  à  rude  épreuve  l'ingénuité  de  M"°  Necker. 

Par  la  qualité  de  la  conversation,  le  salon  de  M''"  de  Lespi- 
nasse  nous  apparaît  comme  le  plus  parfait  de  tous.  L'admira- 
tion de  ceux  qui  l'ont  connu  n'a  pas  de  bornes.  Au  dehors,  par 
contre,  il  n'en  est  pas  de  plus  haï.  C'est  que  son  influence  litté- 
raire est  considérable  et  exclusive^':  D'Alembert  y  domine,  et  par 
D'Alembert  l'esprit  de  coterie  le  plus  étroit.  Les  circonstances 
dans  lesquelles  était  né  le  salon  de  M^'^  de  Lespinasse  faisaient 
d'elle  la  muse  de  V Encyclopédie,  de.  la  philosophie  militante. 
En  1765,  D'Alembert  vint  habiter  sous  le  même  toit  que  son 
amie.  Condorcet,  ïurgot,  Chastellux,  Morellet,  furent  avec  et 
après  lui  les  inspirateurs  de  la  politique  littéraire  que  M"°  de 
Lespinasse  faisait  sienne  avec  la  passion  qu'elle  portait  en  toute 
chose.  Elle  s'associait  avec  véhémence  aux  desseins  de  ses 
amis,  prônait  leurs  créatures  et  secondait  à  leurs  antipathies  K 
Elle  usa  et  abusa  de  son  crédit,  fit  des  prodiges  de  diplomatie^ 
mais  l'institution  des  bureaux  d'esprit  ne  s'en  releva  pas  *. 

En  tout  le  reste  D'Alembert  n'est  pour  elle  qu'un  ami  soumis 
et  sacrifié.  Il  ne  découvrit  qu'après  la  mort  de  M""  de  Lespi- 
nasse les  preuves  de  ce  double  amour  pour  le  jeune  marquis 
de  Mora  et  pour  M.  de  Guibert,  de  cette  orageuse  passion  qui 
pendant  dix  ans  avait  fait  son  supplice  sans  qu'il  sût  ou  voulût 

1.  Dorât,  qui  n'avait  pas  pu  triompher  de  cet  obstacle  et  forcer  les  portes  de 
l'Académie,  colportait  dans  le  monde,  depuis  1774,  une  comédie  qui  ne  fut 
jamais  jouée,  mais  qu'il  fit  imprimer  en  1777,  les  Prôneurs  ou  le  Tartuffe  litté- 
raire. C'était  la  satire  de  M"°  de  Lespinasse  (M""  de  Norville),  de  D'Alembert  (Cal- 
lidès)  et  de  sa  cabale.  Personne  ne  se  méprenait  sur  l'allusion.  On  appliquait  à 
M""  de  Lespinasse  ce  vers,  l'un  des  meilleurs  de  cette  chélive  comédie,  mais 
qui  en  réalité  ne  lui  convenait  que  très  imparfaitement  : 

Elle  parle,  elle  pense,  elle  liait  comme  un  homme. 

2.  Elle  mourut  le  22  mai  1776,  sept  mois  avant  M"=  GeofTrin. 


Ul 


<%" 


HISTiOE  LA  LANGUE  &   DE  LA  LITT.   FR.  T.  VI,   CH.  VIII 


Arniaml  Celui  A  t''«,  Kiiileurs,  Pans 


UNE  CABALE   LITTERAIRE 

DESSIN    DE    MARILLIER,    GRAVÉ    PAR    LE    BEAU    (l777) 
pour  illustrer  l'acte  II  des  «  Prôneurs  *  de  Dorât 

Bibl.  de  l'Arsenal,  10163  Bl. 


LES  SALONS  AU  TEMPS  DE  L'ENCYCLOPÉDIE  419 

comprendre.  Délire  des  sens  et  de  l'àme,  remords,  expiation 
consentie  et  poussée  jusqu'à  la  mort  :  ce  fut  un  drame  inté- 
rieur, dont  les  lettres  de  M""  de  Lespinasse  nous  retracent  les 
j>éripéties  avec  une  rare  puissance.  Du  monde  elle  était  tout 
ensemble  l'idole  et  la  proie.  Chaque  jour,  elle  «  montait  sa 
machine  morale  ».  Elle  mettait  en  harmonie  philosophes,  gens 
de  qualité,  prélats,  diplomates,  amis  anciens  ou  nouveaux. 
«  Combien  de  personnes,  dit  Guibert,  se  voyaient,  se  cher- 
chaient, se  convenaient  par  elle!  »  Greuze  voulait  un  jour 
peindre  M"®  Geoffrin  armée  d'une  férule;  c'est  «  la  baguette 
d'une  fée  »  que  tenait  M"*  de  Lespinasse.  Sa  devise  était  :  «  De 
la  modération  dans  le  ton  et  une  grande  force  dans  les  choses.  » 
Elle  «  donnait  le  mouvement  à  sa  société  »,  dit  M°"  Necker. 
«  Politique,  religion,  philosophie,  contes,  nouvelles  »,  tout 
était  bon  dans  ce  petit  cercle,  moins  imposant  que  celui  de 
M"""  Geoffrin,  mais  composé  de  gens  habitués  à  s'y  rencontrer 
presque  chaque  jour,  et  que  M"*  de  Lespinasse  considérait 
comme  «  les  plus  excellents  de  leur  siècle  ».  Sans  paraître  y 
songer,  elle  prévenait  les  heurts,  «  comme  ces  duvets  qu'on 
introduit  dans  les  caisses  de  porcelaine  »,  et  «  ramenait  sans 
cesse  les  intérêts  particuliers  vers  le  centre  commun  ».  Chez 
M°"  de  Lambert,  M*""  de  ïencin.  M""®  Geoffrin,  on  découvre 
quelque  chose  comme  l'exécution  d'un  plan  concerté.  M'"  de 
Lespinasse  ne  règne  que  par  «  l'art  de  plaire  et  de  n'y  penser 
pas  ».  Tout  en  elle  prend  la  nuance  du  sentiment  et  de  la  grâce 
féminine. 

La  vie  littéraire  dans  les  salons.  —  Conversation  et 
éloquence.  —  C'est  en  grande  partie  sous  la  forme  parlée 
que  la  pensée  du  xvni®  siècle  a  pénétré  dans  les  hautes  classes. 
Plus  que  dans  les  livres  les  plus  engageants,  les  matières 
abstraites  se  rendaient,  sous  cette  forme,  accessibles  aux  gens 
du  monde.  Ceux-ci  devenaient,  en  quelque  façon,  philosophes 
sans  s'en  douter.  Ils  s'intéressaient  avant  tout  à  la  manière  de 
dire,  mais  chemin  faisant  se  familiarfsaient  avec  les  idées.  Les 
écrivains  de  profession,  quand  ils  causaient,  avaient  souvent  un 
autre  agrément  que  dans  leurs  ouvrages.  Tel  D'Alembert,  si 
divertissant  en  société,  si  raide  et  pincé  la  plume  à  la  main. 
Les  gens  du  monde,  les  étrangers  diversifiaient  l'entretien  par 


420  LES  SALONS,   LA  SOCIÉTÉ,   L'ACADÉMIE 

leurs  réflexions,  leurs  saillies,  et  se  faisaient  quelquefois  remar- 
quer par  un  tour  d'esprit  tout  personnel.  M™*  de  Rochefort  est 
«  aussi  naturelle  dans  sa  conversation  que  dans  sa  parure  ». 
Le  chevalier  d'Aydie  traduit  ses  impressions  par  des  termes 
d'une  énergie  saisissante;  il  s'anime  dans  cet  effort  et  s'élève 
jusqu'à  la  «  passion  »,  jusqu'à  la  «  véritable  et  sublime  élo- 
quence ».  L'ambassadeur  de  Suède,  Creutz,  distrait  à  l'ordinaire, 
et  comme  indifférent,  a  de  superbes  réveils  et  «  lance  des  traits 
de  feu  ».  Celui  de  Naples,  Caraccioli,  est  «  savant,  bouflbn;  il  a 
des  traits,  du  raisonnement,  du  galimatias,  du  comique;...  c'est 
toute  la  comédie  italienne  ».  Les  gens  de  lettres  pareillement 
sont  jugés  dans  le  monde  d'après  l'effet  qu'ils  y  produisent  en 
personne.  Duclos,  l'homme  à  la  «  voix  de  gourdin  »,  est  celui 
qui  «  dans  un  temps  donné  »  peut  montrer  le  plus  d'esprit. 
Saint-Lambert  est  la  vivante  image  de  la  petite  cour  de  Luné- 
ville;  «  personne  ne  cause  avec  une  raison  plus  saine  et  un 
goût  plus  exquis  ».  Morellet  est  un  «  très  riche  magasin  de  con- 
naissances »  ;  Raynal,  de  même,  a  plus  de  savoir  que  d'élégance, 
est  tranchant,  universel,  et  «  répond  comme  un  livre  »  ;  Rulhière, 
subtil,  analyse  à  l'excès,  et  ne  voit  jamais  «  l'opéra  que  der- 
rière les  coulisses  ».  Et  la  suite...  Au  milieu  de  cette  exposition 
permanente  de  l'esprit,  le  plaisir  des  spectateurs  est  toujours 
assaisonné  de  critique.  Les  mots  ingénieux  ou  profonds  sont 
épiés,  soulignés,  notés,  et,  comme  le  dit  M""®  Necker  qui  nous  en 
a  transmis  une  collection,  «  on  cite  le  trait  avec  la  personne  ». 

C'est  une  grande  audace  de  garder  la  parole  longtemps  de 
suite.  Quelques-uns  y  ont  réussi  pleinement. 

Ainsi  Galiani,  le  «  gentil  abbé  »  *,  avec  sa  petite  taille,  son 
trémoussement,  sa  perruque  de  travers,  sa  «  tète  de  Machiavel  » 
sur  les  épaules  «  d'Arlequin  »,  est  le  plus  récréatif  et  celui  dont 
la  parole,  même  suivie,  s'éloigne  le  moins  du  ton  familier. 
Un  vrai  meuble  de  salon!  «  Si  l'on  en  faisait  chez  les  tableliers, 
dira  Diderot,  tout   le  monde  voudrait  en  avoir   un.    »   Chez 


1.  L'abbé  Galiani  est  secrétaire  de  l'ambassade  de  Naples  à  Paris  de  1759  à 
1769.  —  «  Oui,  écrivait-il  après  son  rappel,  Paris  est  ma  patrie.  On  aura  beau 
m'en  exiler,  j'y  retomberai.  •  —  C'est  son  compatriote  et  ami  Caraccioli,  quel- 
ques années  pins  tard,  qui,  félicité  par  Louis  XVI  d'être  rappelé  à  son  tour  pour 
occuper  la  place  de  vice-roi  de  Sicile,  répondit  tristement  :  «  Ah!  Sire,  la  plus 
belle  place  du  monde  est  la  place  Vendôme.  » 


LES  SALONS  AU  TEMPS  DE  L'ENCYCLOPÉDIE  421 

tlllolbach,  chez  M°"  Geoffrin  ou  M""  Necker,  il  est  l'enfant  gâté, 
de  qui  rien  ne  saurait  déplaire.  Son  chef-d'œuvre  est  l'apologue 
de  longue  haleine  :  les  «  dés  pipés  »,  pour  prouver  la  Providence  ; 
«  le  coucou,  l'àne  et  le  rossignol  »,  pour  comparer  le  «  génie 
qui  crée  »  à  «  la  méthode  qui  ordonne  *  ».  Il  ne  dit  pas,  il 
«  joue  »  son  conte,  il  est  «  pantomime  de  la  tête  aux  pieds  ». 
11  guette  le  moment  où  la  discussion  s'obscurcit;  il  la  débrouille, 
fait  «  rire  aux  larmes  »,  puis  s'esquive  et  se  garde  d'accepter 
la  controverse  sur  une  argumentation  aussi  fantaisiste.  Il  lui 
suffit  de  confondre  l'assurance  des  gens  à  systèmes  et  de  les 
amuser  à  leurs  dépens.  Il  soutient  les  opinions  antiphiloso- 
phiques, le  bon  Dieu,  la  tyrannie  dans  le  gouvernement,  la 
contrainte  dans  l'éducation.  Il  paraît  «  sublime  »  en  débitant 
des  «  folies  »  ;  mais  au  gré  de  Diderot,  «  ces  folies-là  marquent 
du  génie,  des  lumières  »,  et  sa  verve  est  irrésistible. 

Diderot,  qui  l'admire,  ne  lui  ressemble  pas.  Dans  un  vrai 
salon,  il  ne  peut  être,  dit-il  lui-même,  que  «  silencieux  ou  indis- 
cret ».  M°"  Necker  l'appelle  «  un  monstre  assez  beau  »  ;  M"^  de 
Lespinasse  le  trouve  «  extraordinaire  »,  et  lui  reproche  de  «  forcer 
l'attention  ».  C'est,  dit-elle  a  un  chef  de  secte  »  :  elle  ne  croit 
pas  si  bien  dire.  Quand  il  peut  s'espacer,  chez  d'Holbach,  chez 
Helvétius  ou  dans  l'atelier  de  Pigalle,  c'est  là  qu'on  voit  le 
Diderot  capable  d'entraîner  et  de  transporter  les  foules.  Diffus 
quand  il  écrit,  il  a  quand  il  parle  la  plénitude  de  l'éloquence  : 
«  abondance,  faconde,  air  inspiré,...  flot  de  l'orateur,...  expres- 
sions vivantes  et  pittoresques  »  ;  tout,  sauf  le  goût.  C'est  le 
«  déclamateur  »  accompli.  On  nous  le  montre  '  chez  Helvétius 
«  mettant  la  raison  sur  les  ailes  de  l'imagination  ».  Il  parle  jyro 
domo,  exalte  son  propre  génie.  «  Je  veux,  dit-il  pour  conclure, 
que  l'imagination  soit  un  peu  ébouriffée.  »  On  le  reconnaît, 
on  sourit,  puis  il  se  fait  un  grand  silence.  L'assemblée  est 
émue,  subjuguée,  et  Suard  en  un  pareil  moment  se  regarde 
comme  bien  audacieux  d'oser  reprendre  la  thèse  qui  tout  à 
l'heure  avait  pour  elle  toute  l'assistance. 

Morellet  se  souvenait  d'avoir  entendu  Buffon,  chez  M""  Necker, 

1.  Mémoires  de  Morellel,  II,  344  et  suiv.;  Diderot,  Lettres  à  If"*  Volland,  du 
Grand-Val,  20  octobre  1760  (XVIII,  509  et  suiv.). 

2.  Garât,  Mémoires  sur  M.  Suard,  I,  229  et  suiv. 


422  LES  SALONS,  LA.  SOCIÉTÉ,   L  ACADEMIE 

exposer  le  sujet  de  la  septième  Epoque  :  «  En  vérité,  dit-il,  cela 
était  beau  à  l'égal  du  livre.  »  Plus  beau  peut-être,  avec  quelque 
chose  de  plus  libre,  de  plus  ailé.  C'est  vraiment  dans  les  salons, 
en  ce  temps-là,  que  l'éloquence  a  donné  ses  grandes  fêtes. 
Lectures  de  société.  —  Les  salons  littéraires  font  tous 

^  une  place,  petite  ou  grande,  à  la  lecture  d'oeuvres  nouvelles. 
Les  gens  de  lettres  y  tiennent  beaucoup.  M™*  Necker  conseille 
de  ne  pas  trop  leur  céder  là-dessus  :  «  Celui  qui  lit  est  seul 
content,  le  reste  est  ennuyé.  »  Elle  exagère.  En  général  les 
auditeurs  sont  flattés  de  passer  avant  le  public.  L'accueil  est 
bienveillant,  chaleureux  même,  pour  peu  que  l'ouvrage  ait 
de  la  facture  et  rentre  dans  les  genres  en  usage.  La  poésie 
didactique  et  descriptive,  si  commode  à  débiter  par  tranches,  et 
dont  le  mérite  consiste  en  menues  gentillesses,  —  les  Saisons 
de  Saint-Lambert,  VA?^  d'aimer  de  Bernard,  les  Mois  de  Rou- 
cher,  surtout  les  Jardins  de  Delille,  —  voilà  ce  qui  réussit  inva- 
riablement auprès  d'  «  un  monde  d'élus  ».  Nous  avons  de 
Delille,  lecteur  de  société,  un  croquis  pris  sur  le  vif  par  Rivarol  : 
«  De  tirade  en  tirade  il  promène  ses  regards  sur  tous  les  visages, 
pour  recueillir  les  éloges  :  peu  à  peu,  l'enthousiasme  gagne;  et, 
dans  quelques  lectures,  la  réputation  d'un  homme  est  sur  les 
toits.  »  Le  public  l'en  fait  souvent  descendre;  ce  sont  des 
tt  retours  fâcheux  ».  Inversement  les  bureaux  d'esprit,  esclaves 

/fe|  de  l'habitude,  sont  de  glace  pour  l'œuvre  vraiment  neuve,  qui 
ferait  tressaillir  le  lecteur  non  prévenu.  Dans  nos  salons  philo- 
sophiques, le  plus  franc  échec  fut  celui  de  Paul  et  Virginie 
chez  M""  Necker,  vers  1781.  Ni  Buflbn,  ni  Thomas,  ni  aucun 
des  grands  juges,  ne  goûta  la  saveur  pénétrante  de  cette  idylle 
sous  les  tropiques.  Une  dame,  une  seule,  allait  pleurer;  Necker 
sourit,  elle  se  retint  :  elle  aurait  passé  pour  sotte. 

Ces  lectures  privées  ont  plus  de  raison  d'être  et  font  événe- 
ment, quand  il  s'agit  d'ouvrages  auxquels  la  police  barrerait 
infailliblement  la  route.  Les  salons  en  vue  ne  dédaignaient  pas 
le  plaisir  du  fruit  défendu.  En  1768,  les  Anecdotes  de  Rulhière 
sur  la  Révolution  de  Russie,  et  en  1770  la  Mélanie  de  La  Harpe, 
eurent  dans  les  salons  un  retentissement  prodigieux.  Rulhière, 
secrétaire  du  ministre  de  France  à  Saint-Pétersbourg,  avait  vu 
l'avènement  de   Catherine  II,  M"''  d'Egmont  lui  demanda  de 


LES  SALONS   AU  TEMPS  DE  L'ENCYCLOPÉDIE  423 

l'écrire.  On  connaissait  vaguement  les  faits,  mais  on  était 
d'autant  plus  curieux  du  détail,  que  par  raison  d'État  il  demeu- 
rait secret.  Ses  Anecdotes  communiquées  à  M.  de  Choiseul, 
Rulhière  consentit  à  les  lire  chez  M"'"  du  Deffand,  puis  chez 
M""'  GcolTrin.  Le  monde  diplomatique,  les  philosophes  dévoués 
à  la  tzarine,  comme  Diderot,  et  la  tzarine  elle-même,  s'émurent. 
Et  puis,  si  le  manuscrit  sortait  des  mains  de  l'auteur,  était 
imprimé  en  Hollande?...  Pressé  par  M""'  Geoffrin  en  personne, 
qui  avait  assumé  cette  mauvaise  commission,  Rulhière  refusa 
l'argent  offert,  garda  le  beau  rôle  et  défendit  les  droits  de  l'his- 
torien. Les  chancelleries  finirent  par  s'en  mêler,  et 'Choiseul 
termina  l'incident  en  réclamant  de  Rulhière  la  promesse  de 
garder  l'ouvrage  en  portefeuille  jusqu'à  la  mort  de  la  tzarine. 
Il  pouvait  attendre;  ses  révélations  étaient  devenues  le  secret 
de  la  comédie'.  —  Quant  à  Mélanie,  elle  eut  un  succès  plus 
bruyant,  mais  plus  court.  C'était  une  tragédie  (on  osa  la  com- 
parer à  Iphigénie)  sur  un  fait  divers  vraiment  parisien  :  «  Une 
jeune  fille,  forcée  par  d'injustes  parents  à  se  faire  religieuse 
contre  son  inclination,...  s'était  pendue  de  désespoir  dans  le 
couvent  de  la  Conception,  rue  Saint-Honoré,  le  jour  même 
qu'elle  devait  prononcer  ses  vœux.  »  Un  pareil  sujet  ne  pouvait 
être  porté  sur  le  théâtre.  Mais  La  Harpe  était  un  lecteur  excel- 
lent; il  promena  sa  pièce  de  salon  en  salon,  et  elle  devint,  avec 
les  édits  de  l'abbé  Terray,  «  l'affaire  la  plus  importante  du  jour  ». 
Le  curé  de  Mélanie,  humanitaire  et  philosophe,  toucha  les  âmes 
tendres  et  réjouit  les  mécréants.  La  Harpe,  traqué  par  ses 
confrères  en  littérature,  dont  il  était  la  bête  noire,  se  vit  pour 
un  moment  dans  le  monde  l'objet  d'une  faveur  qui  le  remit  à  flot. 
Les  salons  et  l'Académie  française.  —  Parmi  les  avan- 
tages  recherchés  par  un  grand  nombre  d'écrivains  dans  les  salons 
littéraires,  l'un  des  principaux  est  le  moyen  de  parvenir  à  l'Aca- 
démie française,  ou,  d'abord,  à  ces  prix  d'éloquence  ou  de  poésie 
qui  désignent  le  lauréat  pour  siéger  un  jour  ou  l'autre  parmi 
ceux  qui  les  décernent.  C'est  la  voie  suivie  par  Thomas,  Delille, 
La  Harpe,  Chamfort,  l'abbé  Maury.  C'est  ainsi  que  les  grands 
jalons,  quand  leur  influence  appartint  tout  entière  au  parti  des 

l.  Voir    Maurice   Tourneux,   les  Indisci'é lions  de   Rulhière  (Revue  de  Paris, 
\"  mai  1894). 


424  LES  SALONS,  LA   SOCIÉTÉ,   L'ACADÉMIE 

philosophes,  mirent  à  sa  merci  les  jeunes  ambitions  littéraires. 
De  là,  par  un  juste  retour,  des  ressentiments  implacables  de  la 
part  des  indépendants  irréductibles  ou  des  solliciteurs  éconduits. 

Ce  moyen  de  patronage,  les  philosophes  s'en  saisirent,  mais 
ne  l'avaient  pas  inventé.  Le  duc  de  Luynes  constate  sans  com- 
mentaire que  «  les  dames  sollicitent  beaucoup  dans  les  cas 
d'élections  ».  Ecoutons  Voltaire  une  vingtaine  d'années  aupa- 
ravant :  a  Dix  concurrents  se  présentent;...  on  fait  parler 
toutes  les  femmes;...  on  fait  mouvoir  tous  les  ressorts.  »  Il  ne 
tarda  pas,  bien  entendu,  à  faire  comme  les  autres.  En  1750, 
M""^  de  Boufflers,  devenue  maréchale  de  Luxembourg  et  son- 
geant à  se  bien  poser  dans  le  grand  monde,  juge  que  «  pour 
cela  il  faut  des  beaux  esprits  ».  Le  comte  de  Bissy  pourrait  en 
faire  figure  à  la  condition  d'en  avoir  le  brevet  :  or  donc  «  pour 
décorer  la  société,  dit  d'Argenson,  il  a  été  résolu  de  le  faire  de 
l'Académie  française  ».  M'""  de  Châteauroux  et  M"*  de  Pom- 
padour,  la  bonne  reine  à  mainte  reprise,  M""  de  Villars,  la 
duchesse  du  Maine,  introduisent  leurs  protégés.  En  1753, 
l'extravagante  duchesse  de  Chaulnes  fait  élire  l'abbé  de  Bois- 
mont,  son  amant  avéré.  C'est  alors  un  toile  universel,  une 
pluie  d'épigrammes  sur  le  «  ridicule  »  et  1'  «  avilissement  »  où 
est  tombée  l'Académie. 

M""^  de  Lambert  «  avait  bien  fait,  prétend  d'Argenson,  la 
moitié  des  académiciens  actuels  ».  Il  faut,  semble-t-il,  en 
rabattre.  Mais  les  académiciens  dirigeants  étant  les  oracles  de 
son  mardi,  les  élections  se  "préparaient  sous  ses  yeux,  avec  son 
concours,  et  le  plus  souvent  (on  le  pense)  en  faveur  de  ses  amis. 
Son  cher  Sacy  venant  de  mourir,  elle  désigne  Montesquieu 
pour  lui  succéder;  oui,  l'auteur  des  Lettres  persanes;  mais  ce 
n'est  pas  là  ce  qu'elle  met  en  avant  :  «  Nous  aurons  au  moins, 
dit-elle,  la  consolation  que  notre  ami  sera  bien  loué  par  lui.  » 
Cette  pente  mène  loin.  L'Académie  s'y  laisse  entraîner.  Mais 
par  d'heureux  hasards  sa  condescendance  pour  les  protectrices 
lui  fait  accueillir  tels  écrivains  de  valeur  qui,  sans  cela,  reste- 
raient dehors  :  elle  doit  à  M""  de  Tencin  Marivaux,  à  M""  de 
Forcalquier  Duclos,  à  M""^  du  Deffand  D'Alembert.  Duclos  et 
D'Alembert  vont  être  les  réformateurs  de  l'Académie,  mais  ils 
ne  supprimeront  pas  un  genre  de  brigue  dont  ils  ont  eux-mêmes 


LES  SALONS  AU  TEMPS  DE  L'ENCYCLOPÉDIE  425 

si  bien  usé.  Ils  concentreront  seulement  l'influence  académique 
dans  les  salons  où  la  leur  s'exerce.  De  plus  en  plus  l'Académie 
devient  (le  mot  est  de  Taine)  «  un  grand  salon  officiel  et  cen- 
tral ».  A  partir  de  1760,  M"""  Geoffrin  tient  à  la  fois  bureau 
d'esprit  et  bureau  d'élections.  En  1761,  elle  fait  trois  académi- 
ciens, Watelet,  Saurin  et  l'abbé  de  Roiian.  En  1763,  l'électron  de 
Marmontel,  son  «  voisin  »,  est  son  chef-d'œuvre.  Marmontel  avait 
en  cour  et  ailleurs  de  puissants  ennemis.  M"""  Geoffrin  conduisit 
la  campagne  avec  une  parfaite  dextérité.  Si  mince  que  fût  le 
personnage,  sa  victoire,  vivement  disputée,  prit  une  importance 
décisive  pour  tout  le  parti.  M""*  Necker,  et  surtout  M"*  de  Lespi- 
nasse,  partagent  ensuite  avec  M"^  Geoffrin,  et  d'accord  avec 
elle,  la  direction  officieuse  des  affaires  académiques.  En  1772, 
D'Alembert  parvenu  au  secrétariat,  M"°  de  Lespinasse  est  la 
grande  électrice.  Arnaud,  Suard,  le  duc  de  Duras,  Boisgelin  de 
Cicé,  La  Harpe,  Chastellux,  tous  les  nouveaux  académiciens 
d'alors,  ont  passé  par  le  salon  de  la  rue  Bellechasse.  M""  de 
Lespinasse  n'écoute  que  son  cœur  :  «  Cela  était  juste,  sans 
doute,  écrit-elle  après  l'élection  de  Chastellux,  mais  cela  n'était 
pas  sans  difficulté  :  l'intérêt,  le  plaisir,  le  désir  qu'il  mettait 
à  ce  triomphe  m'ont  animée.  »  Sa  domination  est  d'autant 
plus  irritante  qu'elle  est  plus  personnelle,  car  les  vieux  partis 
tendent  à  disparaître.  «  L'Académie  étant  un  établissement 
national,  écrivait  Linguet,  en  faire  un  club^  une  coterie  exclu- 
sive destinée  à  devenir  uniquement  le  théâtre  d'un  commérage 
obscur  et  tracassier,  c'est  l'avilir  et  la  dénaturer.  »  Tel  était  le 
sentiment  général,  et  personne  après  M""  de  Lespinasse  n'osa 
braver  le  «  ridicule  »  de  faire  comme  elle. 

L'Académie  française  et  le  parti  des  philosophes. 
—  Duclos.  —  Ces  intrigues  sont  dans  l'histoire  académique 
la  partie  frivole;  la  partie  sérieuse  est  le  contre-coup  produit 
dans  l'illustre  compagnie  par  l'expansion  de  l'esprit  philoso- 
phique. 

L'Académie  française,  sous  la  protection  directe  du  roi, 
rapprochait  dans  une  égalité  tout  au  moins  nominale  des 
princes,  des  seigneurs,  des  prélats  et  des  écrivains  sans  nais- 
sance. Elle  était  1'  «  Aréopage  littéraire  ».  Le  grand  cardinal 
lui  avait  donné  sa  constitution  dans  un  temps  où  rien  n'annonçait 


426  LES  SALONS,   LA   SOCIÉTÉ,   L'ACADÉMIE 

que  les  gens  de  lettres  dussent  jamais  s'en  prévaloir  contre  le 
pouvoir  absolu.  Voltaire  le  premier  se  rendit  compte  du  parti 
qu'un  académicien  pouvait  tirer  de  ce  titre  pour  se  rendre  «  res- 
pectable »,  c'est-à-dire  pour  intimider  la  répression.  Peu  de 
temps  après  avoir  bafoué  1'  «  inutile  »  Académie  française,  on 
le  vit  pendant  dix  ans  faire  d'obséquieuses  démarches  pour  pou- 
voir s'y  abriter.  Duclos  porta  ses  vues  plus  haut.  Il  entreprit  de 
restaurer  l'institution  académique  selon  la  lettre  de  sa  charte. 
«  Le  roi  s'étant  déclaré  votre  protecteur,  dit-il  dans  sa  harangue 
de  réception,  en  4747,  l'usage  de  votre  liberté  devient  le  pre- 
mier efîet  de  votre  reconnaissance.  Yotre  fondateur...  sentit... 
que  les  lettres  doivent  former  une  république  dont  la  liberté  est 
l'âme.  »  Ce  discours  eut  l'effet  d'un  manifeste. 

Le  rôle  académique  de  Duclos  et  sa  situation  dans  le  monde 
sont  fort  supérieurs  à  son  talent.  Esprit  facile  et  net,  on  lui 
reconnaît  les  mêmes  mérites  dans  ses  ouvrages  que  dans  sa 
conversation  :  du  trait,  de  la  désinvolture,  et  parfois  une  certaine 
force  de  pensée.  Dans  cette  mesure  c'est  un  philosophe,  mais 
les  «  raisonneurs  »  purs  le  rebutent.  Il  a  «  vécu  »  et  fait  des 
«  réflexions  sur  les  objets  qui  l'ont  frappé  dans  le  monde  », 
ainsi  qu'il  le  dit  au  début  de  ses  Considérations  sur  les  mœurs 
de  ce  siècle  (1730).  C'est  un  observateur  qui  parle  franc,  mais 
qui  ne  pousse  pas  l'attaque  à  fond  :  «  On  déclame  beaucoup 
depuis  un  temps,  dit-il,  contre  les  préjugés,  peut-être  en  a-t-on 
trop  détruit;  le  préjugé  est  la  loi  du  commun  des  hommes.  » 
Il  a  vu  le  monde  en  «  honnête  homme  »,  qui  s'éloigne  «  éga- 
lement de  la  licence  et  de  l'esprit  de  servitude  ».  C'est  d'après 
sa  propre  expérience  largement  traitée,  qu'il  a  peint  dans  ses 
romans  la  galanterie,  la  seule  forme  de  l'amour  qu'il  connût. 
Membre  de  l'Académie  des  Inscriptions  depuis  1739,  il  lui  paya 
sa  dette  par  quelques  mémoires  d'érudition  {Sur  les  Druides, 
Sur  les  révolutions  des  langues  celtique  et  française,  etc.).  De 
même,  comme  secrétaire  perpétuel  de  l'Académie  française,  il 
se  mit  en  devoir  d'étudier  un  projet  de  réforme  orthographique. 
Avec  plus  de  bon  vouloir  que  d'application  et  de  compétence,  il 
se  multiplie  pour  faire  face  à  tous  ses  devoirs.  Maire  de  Dinan, 
sa  ville  natale,  de  1744  à  1750,  député  du  Tiers  aux  Etats  de 
Bretagne,  cet  homme  de  lettres  qu'on  pourrait  croire  conquis 


LES  SALONS  AU  TEMPS  DE  L'ENCYCLOPÉDIE  427 

par  la  grande  ville,  le  monde,  les  Académies,  fait  une  part  de 
son  temps  à  sa  patrie  d'origine,  administre  tout  de  bon,  en 
réformateur,  prend  parti  dans  les  conflits  de  sa  province  et 
du  pouvoir  royal.  Ami  de  La  Chalotais,  il  embrasse  sa  querelle 
sans  ménagements,  par  civisme  autant  que  par  fidélité  person- 
nelle. Avec  un  fonds  de  vulgarité,  des  coups  de  boutoir,  un 
amour-propre  immodéré,  Duclos  est  bien  vu  chez  les  grands 
comme  parmi  les  gens  de  lettres.  A  défaut  de  génie,  il  a  de 
l'esprit,  du  tempérament,  du  caractère,  et  certaines  parties  du 
courtisan,  mais  avec  un  ton  libre  et  décidé.  Plein  de  son  impor- 
tancjB  et  portant  très  haut  la  dignité  de  sa  profession,  il  était 
de  ceux  (jui  savent  se  faire  estimer,  écouter  et  suivre.  Il  se 
rendit  populaire  à  l'Académie  comme  défenseur  de  l'esprit  de 
corps.  Il  tint  tète  au  maréchal  de  Belle-Isle  et  au  comte  de 
Clermont,  et,  le  règlement  en  main,  les  soumit  à  la  loi  de 
l'égalité  académique.  En  1"59,  il  laïcisa,  comme  nous  dirions, 
les  concours  d'éloquence,  en  les  faisant  porter  sur  l'éloge  d'un 
grand  homme,  et  non  plus  sur  une  amplification  de  séminaire. 
Il  avait  des  adversaires,  entre  autres  l'acariâtre  abbé  d'Olivet,  et 
le  prenait  avec  eux  de  très  haut;  mais  la  majorité  le  suivait; 
la  vieille  dame  se  sentait  rajeunir  et  savait  gré  à  cet  homme 
énergique  de  lui  avoir  fait  violence.  Aussi  fut-il  choisi  haut  la 
main  pour  secrétaire  perpétuel  (1735). 

L'Académie  fut  d'abord  plus  froide  pour  D'Alembert  qui  ten- 
tait de  la  compromettre  en  faveur  de  la  philosophie  persécutée. 
Duclos  résistait,  et  la  partie  la  plus  libérale  de  l'Académie  se 
tenait  comme  lui  à  distance  des  conflits  aigus.  Lefranc  de  Pom- 
pignan,  le  jour  de  sa  réception,  crut  faire  un  coup  de  maître 
en  invectivant,  comme  suppôts  de  «  cette  philosophie  altière  qui 
sapait  le  trône  et  l'autel  »,  non  seulement  Voltaire  et  D'Alem- 
bert, mais  Duclos  même  et  Buffon  (10  mars  1760).  Cette 
agression  incongrue  eut  pour  effet  immédiat  de  réunir  en  un 
seul  groupe  tous  les  académiciens  —  encyclopédistes  déclarés 
ou  simples  partisans  de  la  tolérance,  —  qui  sentaient  le  fana- 
tisme dévot  plus  menaçant  que  la  morgue  philosophique.  Les 
Philosophes  de  Palissot,  représentés  par  ordre,  confirmèrent 
leurs  appréhensions,  et  Voltaire,  par  ses  satires  et  facéties^ 
rendit  l'option  inévitable  entre  délateurs  et  difl*amés. 


428  LES  SALONS,  LA  SOCIÉTÉ,   L'aCADÉMIE 

Alors  commence  la  conquête  de  l'Académie  par  les  philoso- 
phes. Ils  sont  en  trois  ans  maîtres  de  la  place.  Avec  D'Alembert, 
qui  «  aime  l'Académie  comme  sa  maîtresse  »,  en  vrai  jaloux, 
les  sectaires  font  la  loi.  Duclos  est  débordé,  entraîné.  Dans  les 
discours  de  réception,  dans  les  pièces  couronnées,  dans  les  pané- 
gyriques annuels  de  saint  Louis,  le  philosophisme  s'étale.  Les 
dévots  enfin  réclament  main-forte.  Le  maréchal  de  Richelieu,  ce 
bon  apôtre,  conduit  la  croisade.  Pendant  deux  ans,  de  1770  à 
1772,  les  avanies  pleuvent  sur  les  académiciens  du  parti  domi- 
nant. La  dernière  est  l'exclusion  prononcée  par  le  roi  contre  la 
double  élection  de  Suard  et  de  Delille.  «  Est-ce  à  l'Académie 
qu'on  en  veut?  »  demandait  Voltaire.  C'était  à  elle.  Le  prince 
de  Beauvau  et  le  duc  de  Nivernais,  en  bons  confrères,  détour- 
nèrent le  coup.  Les  philosophes  furent  sauvés  par  des  gentils- 
hommes. D'Alembert  succéda  sans  encombre  à  Duclos  comme 
secrétaire  perpétuel  et,  pendant  les  premières  années  du  nouveau 
règne,  fit  de  son  mieux  pour  ranimer  autour  de  lui  la  haine  de 
c(  l'infâme  ».  Mais  il  n'y  avait  plus  trace  du  parti  contraire. 
L'antagonisme  n'était  plus  entre  philosophes  et  dévots,  mais 
entre  gluckistes  et  piccinnistes.  Quand  D'Alembert  mourut,  en 
1783,  Suard  et  Marmontel  se  disputèrent  le  secrétariat,  et  ce  fut 
le  piccinniste,  Marmontel,  qui  l'emporta. 

La  crise  philosophique  avait  tiré  l'Académie  de  sa  torpeur  et 
fixé  sur  elle  l'attention.  Ses  harangues,  ses  concours  étaient  des 
événements.  Pour  entendre  un  éloge  de  Thomas,  de  La  Harpe, 
celui  de  Colbert  par  Necker,  ou  l'une  de  ces  malicieuses  biogra- 
phies que  D'Alembert  lisait  dans  la  plupart  des  séances  publi- 
ques; pour  assister  à  l'une  de  ces  réceptions  où  les  passions 
politiques  promettaient  de  se  faire  jour,  à  celle  du  prince  de 
Beauvau,  l'ami  des  Choiseul  en  disgrâce,  ou  à  celle  de  Males- 
herbes  au  lendemain  du  rappel  des  Parlements,  le  beau 
monde  se  privait  de  dîner,  les  femmes  coiffées  de  «  panaches  » 
s'entassaient  dans  l'étroite  salle  du  Louvre,  où  D'Alembert 
«  ouvrait  les  tribunes,...  plaçait  les  dames,...  distribuait  les 
prospectus  ».  Les  princes  étrangers  de  passage  à  Paris  ne 
manquaient  pas  d'aller  se  faire  complimenter  par  les  quarante. 
L'Académie  est  devenue  le  grand  conseil,  non  plus  seulement 
des  lettres,  mais  de  l'esprit  public;  et  quand  elle  acceptera  de 


LA   SOCIÉTÉ  LETTRÉE  A  LA  FIN  DE  L  ANCIEN  RÉGIME       429 

M.  de  Montyon,  en  1782,  la  mission  de  décerner  des  prix  aux 
ouvrages  utiles  aux  mœurs  et  même  aux  actes  de  vertu,  seuls 
les  curés  de  Paris  seront  d'avis  qu'elle  sort  de  ses  attributions. 


IV.  —  La  société  lettrée  et  la  conversation 

pendant  les  dernières  années  de  l'ancien  régime 

(iyy6-iy8g). 

Le  goût  et  les  Idées  dans  la  haute  société.  —  Le 
Lycée.  —  Pendant  les  dernières  années  de  l'ancien  régime,  la 
littérature  languit.  Les  Époques  de  la  Nature  sont  de  1778.  C'est 
l'année  où  meurent  Voltaire  et  Rousseau.  Après  eux  que  reste- 
t-il?  Bernardin  de  Saint-Pierre,  Delille,  Florian,  enfin  le  grand 
poète  du  siècle,  Chénier,qui  ne  fut  révélé  qu'au  nôtre.  Ajoutons, 
au  théâtre,  Beaumarchais,  l'étincelant  promoteur  de  l'univer- 
selle dislocation.  Mais  dans  les  rangs  supérieurs  de  la  société 
les  plaisirs  de  l'esprit,  loin  de  faiblir,  donnent  à  la  «  douceur 
de  vivre  »  une  délicatesse  jusqu'alors  inconnue.  «  Jamais,  dit 
Ségur,  Paris  ne  fut  plus  semblable  à  la  célèbre  Athènes.  »  Les 
<  lumières  »  du  siècle  sont  l'objet  d'un  enthousiasme  général, 
et  nulle  grandeur  ne  paraît  comparable  à  la  science  et  au  talent. 

Les  bureaux  (Vesjmt  sont  en  pleine  décadence.  La  succession 
des  GeofTrin  et  des  Lespinasse  s'évanouit  aux  mains  de  «  quel- 
ques petites  femmes  d'académiciens  »  —  M""""  Suard  et  Saurin 
—  «  qui  ont  besoin  de  plâtrer  la  réputation  de  leurs  maris  ».  Le 
salon  de  Fanny  de  Beauharnais  n'est  qu'un  boudoir  de  lettres  : 

Églé,  belle  et  poète,  a  deux  petits  travers  : 
Elle  fait  son  visage  et  ne  fait  pas  ses  vers. 

En  4787,  il  devient  boudoir  politique  :  c'est  ce  «  petit  salon  bleu 
et  argent  »  qui  serait  devenu,  si  l'on  en  croyait  Cubières, 
«  l'œuf  de  l'Assemblée  nationale  ». 

Le  prince  de  Beauvau  et  le  duc  de  Nivernais,  pour  avoir,  les 
premiers  de  leur  caste,  accueilli  les  philosophes  dans  leur  inti- 
i»ité,  sont  portés  aux  nues  par  la  jeune  cour.  Chez  Pauline  de 
Beaumont,  chez  Vaudreuil,  dans  la  haute  finance,  chez  M""  du 


4 


430  LES  SALONS,  LA  SOCIÉTÉ,  L'AGADÉMIE 

Moley  et  Pourrat,  les  écrivains,  sans  distinction  de  genre  ni 
d'origine,  Chamfort  et  Deliile,  Beaumarchais  et  les  Chénier, 
sont  reçus,  non  comme  gens  célèbres  dont  on  fait  étalage,  mais 
en  amis.  L'abbé  de  ïalleyrand  tient  table  ouverte  pour  ses 
visiteurs  du  matin.  Les  voici  pêle-mêle,  comme  il  les  nomme  : 
le  duc  de  Lauzun,  Barthès,  l'abbé  Deliile,  Mirabeau,  Chamfort, 
Lauraguais,  Dupont  de  Nemours,  Rulhière,  Choiseul-Gouffier, 
Louis  de  Narbonne.  «  On  parlait  un  peu  de  tout,  et  avec  la  plus 
grande  liberté.  C'étaient  l'esprit  et  la  mode  du  temps.  »  Mêmes 
habitudes  chez  Choiseul-Gouffier,  au  Mont-Parnasse.  Enfin  dans 
les  «  déjeuners  philosophiques  »  de  cet  extravagant  Grimod  de 
La  Reynière,  «  on  converse...  jusque  vers  les  trois  heures  : 
ensuite  les  littérateurs  lisent  leurs  ouvrages,  et  chaque  admis  a 
le  droit  de  dire  son  sentiment...  La  communication  des  lumières, 
le  rapprochement  des  sensations,  la  différence  même  des  carac- 
tères, tout  cela  tourne  au  profit  du  génie.  »  Agréable  illusion! 

Ces  propos  de  table  ou  de  salon  ont  laissé  des  souvenirs 
délicieux  aux  jeunes  nobles  qui  entraient  alors  dans  le  monde. 
Plus  de  contention  ni  d'aigreur  :  «  On  discutait,  on  ne  disputait 
presque  jamais.  »  Confiance  sans  bornes  dans  l'avènement  de 
la  raison  :  «  Tout  ce  qui  était  antique  nous  paraissait  gênant 
et  ridicule.  »  Jamais  les  idées  ne  s'étaient  offertes  sous  un  aspect 
plus  engageant  que  dans  ces  entretiens  fantaisistes  :  «  On  y 
voyait,  dit  encore  Ségur,  un  mélange  indéfinissable  de  simplicité 
et  d'élévation,  de  grâce  et  de  raison,  de  critique  et  d'urbanité. 
On  y  apprenait  sans  s'en  douter...  On  y  évitait  l'ennui  en  ne 
s'appesantissant  sur  rien.  » 

Les  tendances  d'esprit  naguère  opposées  coexistent  alors  sans 
se  combattre.  Rousseau  est  maître  des  imaginations  et  des  cœurs. 
Les  femmes  surtout  ont  pour  sa  mémoire  un  culte  attendri. 
L'île  des  Peupliers,  où  il  repose,  est  un  lieu  de  pèlerinage;  la 
reine  s'y  rend,  comme  toute  grande  dame  au  cœur  sensible. 
Une  reprise  des  Philosophes,  où  l'apôtre  de  la  Nature  marchait 
à  quatre  pattes  en  mangeant  une  laitue,  soulève  «  l'indignation 
générale  ».  L'effronterie  dans  les  mœurs,  le  libertinage  dans  le 
roman  et  la  poésie,  ne  sont  plus  supportés  que  sous  le  couvert 
de  la  passion.  Restif  est  un  Rousseau,  lui  aussi,  le  «  Rousseau 
du  ruisseau  »,  et  Parny  repose  des  «  Apollons  de  l'oudoir  ». 


LA  SOCIÉTÉ  LETTRÉE  A  LA  FIN  DE  L'ANCIEN  RÉGIME       431 

L'idylle  ingénue  du  «  doux  »,  du  «  paisible  »  Gessner',  est  en 
pleine  faveur  :  elle  faisait  à  M""  de  Lespinasse  l'effet  d'un  baume. 
Les  Bergeries  «  sans  loups  »  de  Florian,  avec  un  décor  de  ver- 
dure, sont  l'image  où  se  reconnaît  la  société  décente,  et  Trianon 
est  un  jouet  royal  dans  ce  style.  L'Eden  de  Clarens,  les  préceptes 
sur  l'allaitement  maternel,  sur  l'apprentissage  d'un  métier,  toute 
la  partie  de  Rousseau  qui  peut  s'adapter  superficiellement  aux 
idées  et  aux  mœurs  d'une  société  raffinée,  reçoit  la  consécration 
de  la  mode. 

Quant  à  la  philosophie,  vaguement  envisagée  comme  ennemie 
des  principes  d'autorité,  ses  apôtres  les  plus  fervents  sont  des 
grands  seigneurs.  «  L'exaltation  chez  quelques-uns,  dit  la  petite- 
fille  des  Beauvau  (la  vicomtesse  de  Noailles),  allait  jusqu'à 
l'aveuglement.  »  Ségur  est  de  ceux  qui  «  préfèrent  un  mot 
d'éloge  de  D'Alembert,  de  Diderot,  à  la  faveur  la  plus  signalée 
d'un  prince  » .  Ce  que  ces  jeunes  nobles  admirent  dans  les  doc- 
trines nouvelles,  c'est  qu'  «  elles  sont  empreintes  de  courage  et 
de  résistance  au  pouvoir  arbitraire  ».  Erronées  ou  disparates, 
n'importe;  elles  sont  des  «  stimulants  pour  la  pensée  ».  Voltaire, 
qui  personnifie  la  lutte  contre  la  «  superstition  »  et  les  abus  de 
pouvoir,  est  acclamé  par  la  cour  comme  par  le  peuple,  et 
Louis  XVI,  quand  il  tient  rigueur  au  «  défenseur  des  Calas  », 
est  désavoué  par  la  famille  royale. 

\J Encyclopédie  n'est  pas  étrangère  à  un  retour  des  femmes 
vers  la  science  ou  son  simulacre.  M"*  de  Genlis,  le  fameux 
«  gouverneur  »  des  enfants  d'Orléans,  est  le  type  extrême,  cho- 
quant, de  cette  omniscience  brouillonne  et  tapageuse.  L'aimable 
comtesse  de  Sabran  déchiffre  les  poètes  latins,  y  compris  Martial, 
sous  la  direction  de  Delille;  et  ce  n'est  pas  sans  ironie  que  le 
chevalier  de  Bouffiers  lui  tourne  en  latin  des  billets  doux. 
\jAnacharsis  (de  Barthélémy)  et  les  Lettres  à  Emilie  sur  la 
Mythologie  (de  Demoustier)  veulent  plaire  aux  dames  en  leur 
apprenant  l'antiquité  sous  une  forme  qui  ne  sente  pas  son 
collège.  Les  découvertes  expérimentales  sont  en  plein  essor, 
et  les  reines  de  la  mode  vont  voir  opérer  dans  leurs  laboratoires 
Pilastre  de  Rozier  et  Rouelle.  Il  se  fonde  pour  elles  des  cours 

1.  Traduit  par  Turgot  (1161-62). 


432  LES  SALONS,  LA  SOCIÉTÉ,  L'ACADÉMIE 

de  physique  qui,  en  six  mois,  leur  donnent  la  clef  du  jargon 
technique.  Mais  toutes  ne  se  contentent  pas  de  si  peu,  et  la  com- 
tesse de  Coigny,  à  dix-huit  ans,  fait  de  l'anatomie  sur  le  cadavre. 

En  1782,  Pilastre  de  Rozier  avait  ouvert  aux  dames,  dans  le 
Musée  de  Monsieur  (le  Conservatoire  actuel  des  Arts  et  Métiers), 
des  cours  de  sciences  appliquées.  Cette  idée  élargie  donna  nais- 
sance au  Lycée  *.  On  y  fît  de  la  vulgarisation  élevée,  tout  au 
moins  brillante,  à  l'intention  des  mondains  des  deux  sexes,  et 
les  mondains  y  affluèrent.  On  sait  quelle  fortune  devait  faire 
chez  nous  cette  forme  d'enseignement  supérieur. 

Au  Lycée,  les  maîtres  sont  de  grand  talent  :  Condorcet, 
Lacroix,  Fourcroy,  Deparcieux  pour  les  sciences,  Marmontel  et 
Garât  pour  l'histoire,  La  Harpe  pour  la  littérature.  La  Harpe 
est  le  plus  admiré.  C'est  là  qu'il  a  donné  toute  sa  mesure.  Sa 
carrière  d'homme  de  lettres,  en  particulier  de  journaliste  et  de 
critique,  avait  été  rude.  Dans  le  camp  opposé  à  Fréron,  il  s'était 
fait  autant  d'ennemis.  «  Nous  aimons  infiniment  notre  confrère 
M.  de  La  Harpe,  disait  ce  railleur  d'abbé  de  Boismont,  mais  on 
souffre  en  vérité  de  le  voir  arriver  toujours  à  l'Académie  avec 
une  oreille  déchirée.  »  Comme  professeur,  ou,  dirions-nous, 
comme  conférencier,  il  devint  un  de  ces  hommes  en  vogue  sur 
lesquels  s'émoussent  pour  un  temps  les  traits  de  la  malveil- 
lance. Son  Cours  de  Littérature  est  bien  déchu.  Il  est  mal  con- 
struit, sans  proportion,  sans  équité,  terminé  par  de  violentes 
diatribes  contre  ce  siècle  que  La  Harpe,  prisonnier  sous  la  Ter- 
reur, avait  fini  par  prendre  en  aversion.  Nous  lui  en  voulons  de 
son  classicisme  outré,  borné,  et  de  l'abus  que  d'autres  en  ont 
fait  après  lui.  Au  temps  où  le -livre  parut,  les  juges  les  moins 
indulgents,  comme  M.-J.  Chénier,  y  louaient  au  contraire  «  la 
pureté  des  saines  doctrines  ».  Enfin  les  grands  tableaux  de  litté- 
rature ancienne  et  moderne,  avec  de  larges  citations  excellem- 
ment lues,  avaient  pour  l'auditoire  tout  l'attrait  de  la  nouveauté. 
«  On  ne  saurait,  dira  Daunou,  en  lisant  aujourd'hui  son  Cours 
tel  qu'il  est  imprimé,  se  former  une  idée  parfaite  du  charme  qui 
s'attachait  à  ses  leçons  originales.  » 

1.  Le  Lycée  était  rue  de  Valois,  au  coin  de  la  rue  Saint-Honoré.  —  Voir 
Dejob,  De  l'Établissement  connu  sous  le  nom  de  Lycée  et  d'Athénée,  etc.  {Bévue 
internationale  de  l'Enseignement,  15  juillet  1889). 


HIST.   DE  LA  LANGUE  &   DE  LA  LITT.   FR.         T.  VI,   CH.  VIII 


«il' 


C-U:,    V   C  -,    H.; 


PORTRAIT  DE   MARMONTEL 

GRAVÉ    PAR   AUG.    DE   S^-AUBIN   D'APRÈS   C.-N.    COCHIN 
Biltl.  X;it.,  Cabinet  des  Estampes,  N  2 


LA  SOCIETE  LETTREE  A  LA   FIN  DE  L'ANCIEN   RÉGIME       433 

La  Harpe  est  ainsi  devenu  le  critique  marquant  et,  pour  ainsi 
<lire,  unique,  du  siècle;  ce  qui  est  injuste,  notamment  pour 
Marniontel.  Les  Éléments  de  littérature,  recueil  d'articles  écrits 
pour  \  Encyclopédie  et  son  Supplément,  dénotent  une  curiosité 
plus  éveillée,  plus  vraiment  moderne  que  celle  de  La  Harpe, 
un  esprit  plus  libre  et  non  sans  hardiesse,  un  fonds  solide  de 
culture  classique,  où  toutefois  l'auteur  ne  s'enferme  pas,  enfin 
une  notion  éclairée  des  rapports  entre  la  littérature,  l'histoire  et 
la  morale.  C'est  de  la  honne  critique  de  transition,  élégante, 
lumineuse;  et  Sainte-Beuve  ne  craint  pas  de  ranger  ce  livre 
démodé  parmi  ceux  «  qu'on  parcourt  toujours  avec  plaisir,  et 
que  la  jeunesse  non  orgueilleuse  peut  lire  avec  fruit  ».  Le  monu- 
ment de  La  Harpe  est  plus  imposant,  mais  d'aspect  funéraire. 

Cette  charmante  société  d'avant  89  avait  donc  le  goût,  et 
croyait  avoir  tous  les  moyens  de  s'instruire.  Mais  YEncyclo- 
pédie  avait  aidé  à  propager  cette  idée  fausse,  que  le  dernier  état 
de  la  science  est  la  science  même,  et  que  la  vulgarisation 
«  n'en  suppose  aucune  connaissance  préliminaire  ».  La  vraie 
discipline  manquait.  Tant  de  hautes  connaissances,  simplement 
effleurées,  ne  fortifiaient  pas  la  raison,  et  la  laissaient  en  général 
incapable  de  sentir  à  quel  endroit  elle  perd  pied  et  va  diva- 
guer. «  Le  merveilleux,  a-t-on  dit  finement,  paraissait  alors  tout 
naturel  *.  »  L'illuminisme  de  Saint-Martin,  les  prestiges  de 
Mesmer  et  de  Cagliostro,  tournaient  toutes  les  têtes,  tandis  qu'on 
se  moquait  du  surnaturel  selon  la  tradition  et  la  foi.  «  Il  y  a 
vingt  ans,  écrivait  M™"  Necker  en  1785,  au  plus  fort  des  jon- 
gleries mesmériennes,...  que  me  trouvant  pour  la  première  fois 
au  milieu  des  plus  beaux  esprits  de  l'Europe,  j'entendis  traiter 
de  chimères  toutes  les  idées  sur  lesquelles  j'avais  fait  reposer 
mon  bonheur...  ;  je  gardai  chèrement  mes  opinions  au  milieu  de 
ce  torrent  d'incrédulité...  C'est  moi  cette  fois  qui  suis  l'incrédule.» 

Le  prince  de  Ligne,  Chamfort  et  Rivarol,  causeurs 
et  écrivains.  —  Le  prince  de  Ligne,  Chamfort  et  Rivarol 
doivent  le  nom  qu'ils  ont  dans  les  lettres  à  l'éclat  qu'ils  ont  jeté 
comme  causeurs.  Sainte-Beuve  l'a  dit  avec  raison  du  prince  de 
Ligne  :  il  ne  saurait  être  «  traité  comme  un  auteur  ».  A  soixante- 


I.  Bersot,  Mesmer  et  le  magnétisme  animal,  3*  éd.  (1864),  p.  10. 
Histoire  de  la  lanouc.  VI.  28 


434  LES  SALONS,  LA  SOCIÉTÉ,  L'ACADÉMIE 

quatorze  ans,  confiné  dans  la  retraite,  il  fit  imprimer  à  peu 
d'exemplaires  trente  volumes  de  Mélanges,  ce  qu'il  regardait, 
dans  son  vaste  «  chosier  »,  comme  le  plus  digne  de  survivre. 
M""^  de  Staël  y  fit  aussitôt  un  choix  succinct  et  exquis.  Dans 
ces  fragments  se  trouve  une  peinture  de  la  haute  société 
française  à  la  veille  de  la  Révolution,  et  la  figure  même  du 
peintre  est  la  représentation  la  plus  expressive  de  cette  société 
à  laquelle  il  s'était  si  bien  assimilé.  Chamfort  et  Rivarol  sont 
davantage  des  gens  de  lettres.  Ce  sont  aussi  des  écrivains  poli- 
tiques :  cette  partie  de  leur  œuvre  et  de  leur  vie  sort  du  cadre 
de  ce  chapitre.  Chamfort  moraliste,  Rivarol  littérateur  s'y  ratta- 
chent au  contraire  directement  :  c'est  en  effet  dans  les  salons 
qu'ils  ont  achevé  de  se  former;  leur  style  a  été  façonné  par  la 
conversation,  dont  ils  avaient  le  génie,  et  ce  que  M""  de  Staël  dit 
du  prince  de  Ligne  s'applique  également  à  eux  :  «  11  faut  les 
écouter  en  les  lisant.  » 

Né  en  1735,  le  prince  de  Ligne  avait  vingt-quatre  ans  quand 
il  parut  à  Versailles,  envoyé  par  Marie-Thérèse  pour  y  annoncer 
la  victoire  de  Maxen.  A  la  cour,  à  la  ville,  chez  M"*  du  Deffand, 
chez  M*""  Geoffrin,  il  fit  d'abord  sensation,  non  par  ses  qualités 
vraiment  éminentes,  qui  sont  l'étendue  de  son  intelligence  et 
ses  sentiments  chevaleresques,  mais  par  les  grâces  légères  qu'on 
n'avait  pas  encore  vues  à  ce  degré  chez  un  étranger  nouveau 
venu.  A  vrai  dire,  il  était  presque  Français  de  race  et  d'éduca- 
tion. Il  revint  souvent  à  Paris  et  à  Versailles  dans  les  années 
suivantes.  Ce  grand  voyageur  s'y  trouvait  chez  lui.  En  1776,  le 
comte  d'Artois  le  rencontra  sur  la  frontière  et  lui  donna  rendez- 
vous  à  ïrianon  de  la  part  de  la  reine.  «  Le  goût  pour  le  plaisir, 
dit-il,  m'avait  conduit  à  Versailles,  la  reconnaissance  m'y 
ramena.  »  Pendant  dix  ans  consécutifs  il  fut  le  courtisan  de  la 
jeune  souveraine,  dont  il  adorait  en  tout  respect  «  l'âme  et  la 
figure,  aussi  belles  et  aussi  blanches  l'une  que  l'autre  ».  De  tous 
les  succès  qu'il  ne  laissa  pas  de  cueillir,  ceux  de  l'esprit  réle- 
vèrent fort  au-dessus  de  ce  monde  qui  l'avait  si  chaleureusement 
adopté.  11  trouve  des  mots  vifs  et  surprenants;  mais  il  est  de 
plus  observateur  pénétrant,  et,  comme  il  l'a  dit  lui-même,  véri- 
tablement «  moraliste  ».  Quoiqu'il  fasse  ses  délices  des  petits 
vers  anacréontiques,  il  vaut  et  donne  bien  davantage.  Il  a  su, 


LA  SOCIÉTÉ  LETTllKE  A   LA   FIN   DE  L'ANCIEN  IIÉGIME       435 

dans  ses  voyages  en  tout  sens,  voir  et  peindre  les  cours,  les  pavs 
et  les  peuples.  Il  a  le  pittoresque  et  Témotion.  Il  a  parlé  de  la 
guerre  avec  l'accent  de  l'héroïsme.  Si,  comme  le  dit  M""  de  Staël, 
«  il  est  le  seul  étranger  qui,  <lans  le  genre  français,  soit  devenu 
un  modi^'le  au  lieu  d'être  un  imitateur  »,  c'est  que  le  «  genre  » 
procède  chez  lui  d'un  naturel  riche  et  original.  Éloigné  de  Ver- 
sailles, ses  lettres  étaient  le  régal  des  sociétés  où  l'on  gardait 
son  souvenir.  «  Il  faut  se  représenter  l'expression  de  sa  belle 
physionomie,  la  gaîté  caractéristique  de  ses  contes,  la  simpli- 
cité avec  laquelle  il  s'abandonnait  à  la  plaisanterie.  »  Et  voilà 
ce  qu'avec  M"'  de  Staël  pouvaient  encore  quelques-uns  de  ses 
premiers  lecteurs. 

Chamfort  ne  compte  plus  aujourd'hui  comme  écrivain  que  par 
ses  deux  ouvrages  posthumes,  les  Maximes  et  les  Anecdotes.  Les 
Maximes,  sous  la  forme  consacrée  par  La  Rochefoucauld,  pei- 
gnent dans  un  esprit  de  dénigrement  non  douteux  la  société 
dont  Chamfort,  devenu  révolutionnaire,  a  précipité  la  chute 
autant  qu'il  l'a  pu,  après  en  avoir  été  le  bel  esprit  favori.  C'est 
l'expression  fine,  affilée,  d'un  pessimisme  moins  douloureux 
que  cruel.  Les  Anecdotes  sont,  en  quelque  sorte,  les  pièces  de 
conviction;  un  recueil  de  mots  notés  au  vol,  par  lesquels  cette 
société  si  polie,  dénonce  elle-même  sa  corruption.  Réquisitoire 
et  dossier  produisent  une  impression  à  laquelle  le  lecteur  ne 
résiste  qu'au  prix  d'un  effort  d'équité  aussi  résolu  que  le  parti 
pris  de  l'accusateur. 

De  vingt-cinq  à  quarante  ans,  Chamfort  est  celui  que  Rivarol 
comparait  à  «  une  branche  de  muguet  »  :  léger,  gracieux,  fleuri, 
sans  force  et  sans  éclat.  De  «  jolie  figure  » ,  causeur  séduisant, 
ardent  au  plaisir  et  adulé  par  les  femmes,  c'est,  assure  l'une 
d'elles,  «  un  Hercule  qu'on  prend  pour  un  Adonis  ».  Il  a  de  l'entre- 
gent et  se  concilie  des  protecteurs  sans  se  faire  l'homme-lige 
d'aucun.  Ce  seront  D'Alembert,  Voltaire,  Thomas  et  Delille,  ses 
deux  frères  d'Auvei^ne,  surtout  Duclos,  le  plus  spontané  de  tous. 
Ses  premiers  essais  ressemblent  à  ceux  de  tous  les  débutants 
qui  cherchent  à  se  faire  un  nom  avant  de  s'être  découvert  aucun 
fonds  d'originalité.  Il  prend  les  deux  voies  frayées,  les  concours 
académiques  et  le  théâtre.  A  l'Académie  il  est  d'abord  lauréat 
pour  la  poésie.  Au  théâtre  ses  deux  premières  comédies,  la  Jeune 


436  LES  SALONS,  LA  SOCIÉTÉ,  L'ACADÉMIE 

Indienne  (1764)  et  le  Marchand  de  Smyrne  (1770),  obtinrent 
un  succès  honorable,  rien  de  plus.  Il  s'emploie ,  comme  tant 
d'autres  sans  fortune,  à  d'obscures  besognes  de  librairie.  Peu 
à  peu  sa  réputation  prend  corps.  Ses  Éloges  de  Molière  (1766) 
et  de  La  Fontaine  (1774),  fort  au-dessus  des  morceaux  ana- 
logues primés  par  les  Académies,  le  signalent  comme  cri- 
tique ingénieux,  et  déjà  comme  moraliste.  Le  pessimisme  n'y 
perce  pas  encore.  Il  n'y  en  a  pas  trace  surtout  dans  la  douce- 
reuse tragédie  de  Mustapha  et  Zéangir  (1776).  La  reine  (faveur 
très  rare)  admit  l'auteur  à  lui  lire  sa  pièce,  en  fut  émue  aux 
larmes,  la  fit  jouer  à  Fontainebleau,  où  le  triomphe  en  fut  écla- 
tant. Soit  déception,  soit  réaction,  le  public  parisien  l'accueillit 
froidement.  A  tout  prendre,  en  1781,  une  fois  Chamfort  à 
l'Académie,  sa  situation  est  aussi  belle  que  peut  l'espérer  un 
écrivain  dont  le  talent  fin  et  distingué  ne  s'est  pas  imposé 
par  un  de  ces  chefs-d'œuvre  où  l'on  sent  la  main  d'un  maître. 
C'est  dans  le  monde,  par  son  agrément  personnel,  qu'il  s'est 
fait  surtout  apprécier,  et  le  monde  l'a  comblé.  Secrétaire  du 
prince  de  Condé,  puis  de  M"*  Elisabeth;  pourvu  d'une  pension 
de  1200  livres  sur  les  Menus,  il  en  recevra  de  Galonné  2000 
autres.  Les  Choiseul,  Monsieur,  le  comte  de  Vaudreuil,  les 
Polignac,  la  reine  le  protègent.  En  voici  la  suite  :  en  1791 ,  cet 
académicien  réclamera  la  destruction  des  académies,  «  créées 
pour  la  servitude  »  ;  «  les  compagnies,  dira-t-il,  ne  se  rangent 
pas,  il  faut  les  anéantir  ».  Ce  favori  de  la  cour  sera  l'un  des 
théoriciens  les  plus  farouches  de  la  Révolution;  au  moment 
même  où  il  accepte  de  nouvelles  grâces^  il  a  déjà  condamné  le 
régime,  et  (soit  dit  à  l'honneur  de  sa  sincérité)  il  ne  s'en  cache 
pas  avec  ses  puissants  amis.  Pendant  les  dernières  années  de 
sa  vie  mondaine,  plus  spirituel,  plus  merveilleux  que  jamais, 
il  ne  cessera  de  répandre  dans  la  conversation  ses  Maximes 
«  acres  et  pleines  de  fiel  ».  Tel  est  le  second  Chamfort,  et  l'ache- 
minement de  l'un  à  l'autre  nous  révèle  chez  le  personnage  un 
vice  profond  de  caractère. 

Au  moment  même  où  tout  souriait  à  sa  jeunesse,  il  frappait 
déjà  par  son  humeur  et  sa  fatuité.  Sophie  Arnould  l'appelait 
«  dom  Brusquin  d'Algarade.»,  et  Diderot,  «  un  petit  ballon  dont 
une  piqûre  d'épingle  fait  sortir  un  vent  violent  ».  De- bonne 


LA  SOCIÉTÉ  LETTKÉE  A  LA   PIN  DE  L'ANCIEN  RÉGIME       437 

heure  le  plaisir  ruina  sa  santé;  ses  idées  sur  l'amour  devinrent 
celles,  non  d'un  désabusé,  mais  d'un  cynique  aigri.  Dans  1« 
grand  monde,  entouré  (c'est  lui  qui  le  dit)  d'affections  tendres  et 
prévenantes  comme  celle  de  Vaudreuil,  le  mensonge  des  faux 
attachements  lui  paraît  sans  compensation.  Comme  s'il  avait 
cédé,  en  devenant  homme  de  société,  à  un  élan  du  cœur,  non 
à  la  soif  du  plaisir  et  du  succès,  il  ne  s'en  veut  pas  à  lui-même 
d'avoir  bu  «  l'arsenic  »  avec  le  «  sucre  »,  mais  à  ses  empoison- 
neurs. Il  ne  dit  pas  qu'il  s'est  laissé  séduire,  mais  qu'on  n'a  pu 
le  corrompre  :  «  Pour  être  heureux  dans  le  monde,  il  y  a  des 
côtés  de  son  âme  qu'il  faut  entièrement  paralyser.  »  Il  alla 
chercher  le  bonheur  aux  champs,  dans  l'intimité  d'une  vie 
à  deux,  et  parut  l'y  avoir  trouvé.  Quand  il  reparut  après  deux 
ans,  sa  blessure  s'était  envenimée.  La  mort  de  son  amie,  les 
instances  de  Vaudreuil,  sans  doute  aussi  l'amour-propre,  plus 
fort  que  le  dégoût  du  monde,  et  la  certitude  de  s'imposer  par 
l'ascendant  de  l'esprit  dans  l'attitude  de  moraliste  hautain, 
toutes  ces  causes  ensemble  le  ramenèrent  sur  la  scène. 

En  appelant  de  ses  vœux  le  cataclysme,  il  accepta  tous  les 
avantages  que  lui  offraient  cette  société  et  ce  régime  honnis. 
«  Il  y  a,  dit-il,  une  reconnaissance  basse  »  ;  son  ingratitude 
fut  superbe  :  «  Ces  gens-là  doivent  me  procurer  vingt  mille 
livres  de  rentes;  je  ne  vaux  pas  moins  que  cela.  »  Ce  qui  lui 
ouvre  les  yeux  sur  les  iniquités  de  l'ancien  régime,  c'est  que 
lui,  homme  d'esprit  sans  naissance,  n'y  saurait  remplir  tout 
son  mérite,  servir  (ou  conduire)  la  chose  publique;  qu'un  nom, 
des  lauriers,  une  vaine  fumée,  sont  le  dernier  terme  de  ses 
espérances,  et  que  son  ambition  (ou  sa  convoitise)  passe  bien 
au  delà.  M'""  Helvétius  disait  :  «  Quand  j'ai  eu  le  matin  la  con- 
versation de  Chamfort,  elle  m'attriste  pour  toute  la  journée.  » 
On  ne  se  lassait  pourtant  pas  d'entendre  cette  conversation  «  où 
chaque  mot  était  une  sentence,  chaque  réplique  une  saillie  »  ; 
on  admirait  comme  un  jeu  de  l'art,  sans  s'irriter,  cette  sanglante 
satire.  «  ...Et  s'il  me  plaît,  à  moi,  d'être  battue? ...  »  Parla  aussi 
la  conscience  de  Chamfort  était  mise  à  l'aise.  L'insensibilité  de 
ceux  qu'il  déchirait  l'excitait  à  frapper  toujours  plus  fort,  avec 
une  sorte  de  furie  :  «  En  voyant  ce  qui  se  passe  dans  le  monde, 
l'homme  le  plus  misanthrope  finirait  par  s'égayer,  et  Heraclite 


438  LES  SALONS,  LA   SOCIÉTÉ,   L'ACADÉMIE 

par  mourir  de  rire  ».  L'impression  finale,  sur  son  compte,  est 
compliquée  et  douteuse. 

En  Rivarol,  au  contraire,  on  voit  clair,  comme  lui-même 
en  toute  chose.  Il  est  tout  cerveau  et  tout  nerfs.  11  n'a  de  pas- 
sion qu'à  comprendre,  saisir  le  vrai,  en  communiquer  la  sen- 
sation vive  et  perçante  et  bafouer  les  faux  semblants.  Et  non 
seulement  il  voit  clair,  mais  il  voit  loin,  en  étendue  et  en  pro- 
fondeur. Dans  la  fièvre  du  combat  il  g-arde  la  sérénité  de  l'esprit, 
et  son  escrime  la  plus  violente  est  d'un  jeu  libre  et  gracieux. 

Il  a  dans  le  sang  la  verve  méridionale,  la  finesse  italienne 
et  l'insolence  cavalière  du  gentilhomme.  Ses  ancêtres  étaient 
nobles  au  delà  des  monts.  La  branche  à  laquelle  il  appartient, 
tombée  à  la  condition  de  la  petite  bourgeoisie,  est  venue  se 
fixer  à  Bagnols  '.  Il  arrive  à  Paris  en  1777;  il  a  vingt-quatre 
ans,  des  lettres,  la  tournure,  le  visage,  les  manières,  la  parole 
surtout,  propres  à  le  faire  bien  venir.  Ce  fut  son  premier  soin. 
Aux  potentats  d'Académie,  comme  D'Alembert,  il  préfère  dans 
le  monde  des  lettres  les  irréguliers,  son  compatriote  Cubières, 
Dorât,  et  même  la  bohème  besogneuse  et  emprunteuse,  dont 
il  est.  Cela  ne  l'empêche  pas  de  s'insinuer  chez  les  Polignac, 
M"^  de  Créqui,  M™^  d'Angivilliers,  les  Beauvau  et  les  Ségur, 
M™^  de  La  Reynière,  M'"''  Fourrât,  M"'"  Lecoulteux  du  Moley. 
Ses  fautes  de  conduite,  dont  ses  envieux  mènent  grand  bruit, 
ne  sauraient  prévaloir  contre  la  séduction  de  son  esprit.  En  1780, 
il  se  marie  à  une  sotte  qui  jouait  le  sentiment.  Sa  méprise 
reconnue,  il  y  coupe  court  et  tire  de  son  côté  *.  Ce  fut  un 
beau  scandale.  C'en  fut  un  autre  que  ses  changements  de  nom 
successifs  et  les  désaveux  auxquels  ils  l'exposèrent.  Pour  braver 
la  médisance,  il  se  décide  à  reprendre  son  bien,  le  titre  de 
comte.  C'est  ainsi  qu'il  signe,  en  4784,  son  premier  ouvrage 

i.  Antoine  (no  en  jnin  1753)  est  l'aîné  des  seize  enfants  de  Jean  Rivarol.  Celui-ci 
parait  avoir  fait  dans  sa  vie  bien  des  métiers,  entre  autres  celui  d'aubergiste, 
ce  qui  fournit  aux  ennemis  de  notre  comte  de  Rivarol  une  riche  matière  à  épi- 
grammes.  Jean  Rivarol  était  d'ailleurs  un  homme  cultivé  :  ses  fils,  dont  il  fut  le 
premier  maître,  lui  font  honneur  sur  ce  point.  Pendant  vingt-neuf  ans,  il  fut 
receveur  des  droits  réunis  et  remplit  diverses  charges  d'édilité  sous  la  Répu- 
blique. 

2.  La  vie  commune  ne  dura  guère  plus  d'un  an  ;  il  y  en  avait  deux  que  la 
rupture  était  accomplie,  quand  l'Académie  française,  en  1783,  récompensa  du 
prix  Montyon  la  servante  fidèle  et  désintéressée  de  M"*  de  Rivarol.  La  satis- 
faction d'  «  humilier  la  vanité  de  M.  le  comte  de  Rivarol  »  ne  fut  pas,  comme 
on  le  pense,  le  motif  le  moins  puissant  pour  déterminer  les  suffrages. 


LA  SOCIÉTÉ  LETTRÉE  A   LA  FIN  DE  L'ANCIEN  RÉGIME       439 

important,  qui  demeure  en  bonne  place  parmi  les  petits  chefs- 
d'œuvre  de  notre  prose,  le  Discours  sur  V  Universalité  de  la  langue 
française. 

Ce  Discours,  dont  l'Académie  de  Berlin  avait  proposé  le  sujet 
en  1783,  et  qui  valut  le  prix  àRivarol  (partagé  avec  J.-C.  Schwab, 
professeur  de  philosophie  à  Stuttgard).  est  pour  nous  un  titre 
national.  L'auteur  a  débrouillé  ce  vaste  sujet  d'histoire  et  de 
littérature  européennes,  en  faisant  preuve  de  connaissances  éten- 
dues, d'une  aisance  remarquable  à  Saisir  le  lien  des  faits  et 
à  les  rassembler  sous  les  idées  générales  qui  les  éclairent.  La 
construction  n'est  .pas  suffisamment  organique  et  le»  tableaux 
se  succèdent  plutôt  qu'ils  ne  s'enchaînent.  Mais  l'ensemble  est 
vivant  :  il  y  règne  un  mouvement  à  demi  oratoire,  conforme 
à  la  loi  du  genre,  et  de  plus,  ici,  soutenu  par  le  sincère 
amour  de  l'auteur  pour  cette  langue  française,  sur  laquelle  à 
mainte  reprise  il  dit  le  mot  juste,  définitif  :  «  Elle  est...  faite 
pour  la  conversation,  lien  des  hommes  et  charme  de  tous  les 
âges;  et,  puisqu'il  faut  le  dire,  elle  est  de  toutes  les  langues  la 
seule  qui  ait  une  pj'ohité  attachée  à  son  génie.  Sûre,  sociable, 
raisonnable,  ce  n'est  plus  la  langue  française,  c'est  la  langue 
humaine.  » 

Peu  de  mois  après  il  donna  la  traduction  de  VEnfer,  que  Vol- 
taire prétendait  inexécutable,  et  qui  est  un  beau  tour  d'adresse, 
également  éloignée  de  la  fidélité  terre  à  terre,  et  de  la  mollesse 
qui,  dans  les  «  belles  infidèles  »,  efface  le  relief  de  l'original. 
Son  œuvre  la  plus  forte  est  le  Discours  préliminaire  du  nouveau 
dictionnaire  de  la  langue  française  (1797)  —  d'un  dictionnaire 
qui  ne  fut  jamais  fait.  C'est  un  jugement,  nourri  d'histoire,  sur 
l'action  dissolvante  de  la  «  philosophie  moderne  ».  De  Y  Ency- 
clopédie à  Chateaubriand,  que  Rivarol  semble  pressentir,  nous 
assistons  à  l'asphyxie  progressive  du  corps  social.  Ce  pur  intel- 
lectuel conçoit  des  besoins  de  sentiment  auxquels  il  est  étranger, 
aussi  clairement  qu'un  mathématicien,  par  le  calcul,  détermine 
l'action  d'astres  invisibles. 

Si  dispersée  que  fût  sa  vie,  il  se  ménageait  le  temps  de  se 
renouveler,  et  son  œuvre  en  porte  témoignage.  Encore  est-elle 
peu  de  chose  en  comparaison  de  ce  qu'il  aurait  pu;  mais  il  répu- 
gnait au  travail  de  la  plume,  «  triste  accoucheuse  de  l'esprit  ». 


440  LES  SALONS,  LA  SOCIÉTÉ,   L'ACADÉMIE 

Il  n'avait  rien  du  spéculatif,  tout  du  polémiste.  Aiguillonné  par 
V actualité,  il  écrivait  de  verve,  et  comme  pour  son  allégement. 
Une  exécution  publique  à  faire  pour  venger  le  bon  sens,  voilà  ce 
qui  lui  sourit  :  celle  de  Delille,  poète  rustique  pour  salons;  de 
M"""  de  Genlis,  le  «  gouverneur  »  en  jupons,  ambiguë  dans  sa 
condition,  son  esprit,  ses  mœurs,  son  sexe,  pédante,  moralisante 
et  médisante;  de  Necker,  l'ambitieux  inconsolé  qui  se  taille  une 
réclame  politique  dans  une  apologie  pour  «  l'Être  suprême  »  ; 
des  pygmées  qui  par  milliers  riment  malgré  Minerve  et  ridiculi- 
sent la  divine  poésie.  Il  venait  de  faire  paraître  son  Petit  Alma- 
nach  de  nos  grands  hommes,  année  1788,  quand  la  Révolution 
donna  naissance  au  journalisme  politique.  Par  sa  prestesse  et 
sa  crânerie  Rivarol  y  était  prédestiné.  La  lutte  quotidienne,  à 
l'avant-garde,  en  tirailleur,  convenait  par  excellence  à  son  talent 
et  à  ses  goûts.  Sur  le  choix  d'un  parti,  ce  raffiné,  cet  aristo- 
crate d'instincts  et  d'habitudes  ne  pouvait  hésiter  :  la  Révolu- 
tion était  pour  lui  la  barbarie  aggravée  par  la  déclamation,  la 
fin  de  la  société  polie,  de  la  fine  conversation,  de  ce  qui  était  le 
plaisir  et  l'emploi  de  sa  vie. 

Il  avait  pénétré  dans  les  salons,  connu  seulement  comme  un 
louche  intrigant.  Mais  il  n'avait  pas  laissé  le  loisir  de  le  discuter. 
«  Dès  qu'il  avait  pris  la  parole,  il  ne  tarissait  pas,  prenait  pos- 
session du  premier  rôle,  et  on  ne  faisait  plus  que  l'écouter  avec 
un  ravissement  que  personne  ne  dissimulait  *.  »  Il  a  défini  l'es- 
prit, d'après  le  sien,  «  la  faculté  qui  voit  vite,  brille  et  frappe  ». 
Ses  images,  rapides  et  lumineuses  comme  l'éclair,  se  suivaient 
avec  une  abondance  dont  l'auditeur  était  «  ébloui,  terrassé  *  ». 
Avec  cela  des  vues,  des  idées  en  tout  sens,  dans  chaque  trait 
une  réflexion  condensée.  Rivarol  donne  à  tout  ce  qu'il  dit  l'air 
d'une  création  directe  et  soudaine.  Mais  en  grand  improvisa- 
teur, pour  qui  le  premier  mouvement  est  le  bon,  il  lui  arrive 
de  fixer  sur  ses  Carnets,  telle  qu'elle  a  jailli  de  son  cerveau,  la 
pensée  qui  lui  est  venue  à  ses  heures  de  solitude,  et  son  feu 
d'artifice  (le  mot  est  inévitable)  n'est  pas  absolument  sans  apprêts. 
Faut-il  citer  quelques-uns  de  ses  mots,  comme    échantillons? 

1.  Mémoires  de  Thiébault,  t.  I,  p,  i03  (Paris,  1893). 

2.  C'est  le  mot  de  ChênedoUé,  après  la  journée  passée  avec  Rivarol,  en  1795, 
aux  environs  de  Hambourg. 


LA  SOCIÉTÉ  LETTRÉE  A  LA  PIN  DE  L  ANCIEN  REGIME       441 

Celui-ci,  sur  le  Tableau  de  Paris  par  Mercier  :  «  Ouvrage  pensé 
dans  la  rue  et  écrit  sur  la  borne  »  ;  ou  cet  autre  sur  l'académi- 
cien Beauzée  :  «  Un  bien  honnête  homme,  qui  a  passé  sa  vie 
entre  le  supin  et  le  gérondif.  »  Ses  impertinences  les  plus 
cruelles  ont  un  air  de  négligence  bon  enfant  qui  rend  la  riposte 
impossible  et  met  nécessairement  les  rieurs  de  son  côté.  A  Flo- 
rian  qui  laissait  sortir  un  manuscrit  de  sa  poche  :  «  Ah!  mon- 
sieur, si  l'on  ne  vous  connaissait  pas,  on  vous  volerait.  »  En 
virtuose  amoureux  de  son  art,  il  jouissait  tout  le  premier  de  sa 
dextérité  :  «  Pour  peu  que  cela  dure,  disait-il  à  son  compère 
Cham'pcenetz,  il  n'y  aura  plus  un  mot  innocent  dans  la  langue.  » 
La  Révolution  ne  permit  pas  que  «  cela  durât  »,  et  c'est  sur  les 
grandes  routes  de  l'émigration,  au  hasard  des  rencontres,  que 
Rivarol  continua,  pendant  dix  ans,  d'exercer  son  art,  l'art  de 
société  par  excellence,  et  qui  pour  cette  raison  lui  paraissait  la 
plus  noble  conquête  de  l'homme  civilisé. 

Les  salons  et  la  politique  à  la  fin  de  Tancien  régime  ; 
M"'  de  Staël.  —  «  Je  ne  puis  soutTrir  cette  Révolution,  elle 
m'a  gâté  mon  Paris  »,  disait  en  1789  le  vicomte  de  Ségur, 
exaspéré  de  voir  l'invasion  de  la  politique.  Déjà  plusieurs 
années  avant  la  Révolution,  qui  ne  fit  que  précipiter  la  crise, 
la  sociabilité  s'était  visiblement  altérée.  Vers  1783,  la  mode 
anglaise  des  clubs  commença  a  de  séparer  les  hommes  des 
femmes  ».  Comme  naguère  les  philosophes  dans  leurs  «  syna- 
gogues »,  les  esprits  tout  à  la  politique  n'étaient  à  l'aise  pour 
en  disserter,  pour  réformer  l'État,  qu'à  la  condition  de  n'être 
pas  détournés  de  leur  objet.  La  présence  des  femmes  les  gênait. 
«  Les  passions  douces,  dit  le  comte  de  Ségur,  conviennent  seules 
à  leur  grâce,  à  leur  délicatesse,  à  leur  voix  comme  à  leurs 
traits.  »  L'exemple  de  M°"  de  Staël  n'afîaiblit  pas,  bien  au  con- 
traire, la  valeur  de  cette  remarque.  On  reconnaissait  en  elle 
«  une  sorte  de  phénomène  »,  parmi  son  sexe.  Si  les  hommes 
paraissaient  négliger  la  société  des  femmes,  c'est  qu'ils  son- 
geaient moins,  sous  la  pression  des  événements,  à  briller  par 
les  agréments  de  l'esprit,  qu'à  suivre,  ou  même  à  déterminer 
les  courants  de  l'opinion.  Les  conférences  qui  suivaient  les 
déjeuners  de  Talleyrand,  les  réunions  instituées  dans  leur  hôtel 
par  les  frères  Trudaine,  et  d'où  sortit  la  Société  des  amis  de  89^ 


442  LES   SALONS,   LA   SOCIETE,  L  ACADÉMIE 

d'autres  encore  du  même  genre,  étaient  des  écoles  de  libre  dis- 
cussion, et  l'on  ne  craignait  pas  de  s'y  appesantir  sur  les  ques- 
tions brûlantes.  Mais  ceux  qui  les  fréquentaient  transportaient 
ensuite  dans  le  monde  le  ton  des  clubs. 

Quand  le  comte  de  Ségur,  aux  premiers  jours  de  1789,  revint 
de  Russie  après  six  ans  d'absence,  il  fut  frappé  du  changement 
survenu  dans  les  conversations  de  son  monde.  «  Plus  vives, 
plus  spirituelles,  plus  animées  que  jamais  »,  elles  avaient  perdu 
leur  «  atticisme  »,  leur  «  urbanité  ».  Les  salons  étaient  des 
«  arènes,  où  les  opinions  les  plus  opposées  se  choquaient  et  se 
heurtaient  sans  cesse...  Chacun  parlait  haut,  écoutait  peu; 
l'humeur  perçait  dans  le  ton  comme  dans  le  regard.  Souvent, 
dans  un  même  salon,  les  personnes  d'opinions  opposées  se  for- 
maient en  groupes  séparés.  Bientôt  une  animosité  toujours 
croissante  désunit  et  divisa  totalement  des  sociétés,  dont  l'amé- 
nité n'était  plus  le  doux  lien  '.  Dans  les  maisons  où  se  réunis- 
saient les  personnes  de  même  opinion,  la  chaleur  des  débats 
n'était  pas  moindre,  ni  les  sujets  de  conversation  plus  variés. 
On  y  voyait  seulement  moins  d'aigreur.  »  Il  régnait  dans  les 
âmes  des  passions  plus  fortes  que  les  lois  de  la  bienséance. 

M™"  Necker  dit  que  «  le  grand  art  de  la  conversation  est 
d'attirer  la  parole,  de  parler  peu  et  de  faire  beaucoup  parler  les 
autres  ».  C'est  ce  que  M"""  Geoffrin  lui  avait  appris,  ce  que  déjà 
La  Bruyère  aurait  pu  lui  apprendre,  et  ce  qu'elle  enseignait  à 
sa  fille.  Necker  remarque  combien  la  fille  et  la  mère  sont  peu 
de  la  même  école.  Dès  que  son  mariage,  à  vingt  ans,  lui  per- 
met de  sortir  de  la  pénombre  et  d'entrer  dans  le  rôle  dont 
son  imagination  est  remplie,  Germaine  Necker  laisse  sa  mère 
s'entretenir  paisiblement,  modestement,  à  l'écart,  avec  les 
derniers  fidèles  du  bureau  d'esprit,  accapare  l'attention  des 
hommes  groupés  autour  de  l'ancien  contrôleur  général,  les 
enflamme  de  son  éloquence,  «  étonne,  persuade,  entraîne  »  ; 
par  la  dialectique,  le  visage,  le  geste,  la  voix,  elle  est  orateur, 
grand  orateur  politique,  et  le  salon  de  la  rue  Bergère  devient  un 
club  où  tout  plie  au  souffle  de  sa  parole.  Elle  a  dans  son  cercle 

1.  A  la  fin  de  1788,  Chamforl  écrivait  h  Vaudreuil  une  lettre  éloquente  qu'il 
termine  ainsi  :  «  J'ai  voulu  vous  faire  ma  profession  de  foi,  afin  que  si  par 
hasard  nos  opinions  se  trouvaient  trop  différentes,  nous  ne  revinssions  plus 
sur  celte  conversation.  ■• 


LA  SOCIÉTÉ  LETTRÉE  A  LA  PIN  DE  L'ANCIEN  RÉGIME       443 

(les  «  adorateurs  »,  des  sujets,  au  dehors  des  ennemis  qui  la 
traitent  selon  les  lois  de  la  guerre,  outrageusement.  Dans  ce 
nouvel  état  de  la  société,  une  femme  ne  gouverne  plus  par  la 
déférence  due  à  son  sexe,  mais  par  la  véhémence  de  ses  senti- 
monts  ot  do  son  langaire. 

Conclusion.  —  De  ces  longues  relations  entre  le  monde  et 
les  gens  de  lettres,  quels  ont  été  les  résultats? 

D'abord  pour  les  gens  de  lettres  et  leur  «  république  »,  un 
surcroît  d'autorité  considérable.  Entre   eux  et  les  grands,  la   ^ 
familiarité,  le  commun  usage  des  plaisirs  de  l'esprit  suppriment, 
ou  peu  s'en  faut,  l'inégalité  de  condition.  De  là  en  faveur  des 
gens  do  lettres,  et  contre  le  pouvx)ir,  la  complicité  sourde  ou    i 
déclarée  de' l'opinion,  notamment  dans  les  hautes  classes. 

En  ce  siècle,  l'art  de  causer  agréablement  est  d'instinct  et 
de  tradition  chez  l'homme  de  qualité;  art  subtil  et  qui  suppose  l 
une  éducation  du  caractère  autant  que  de  l'intelligence.  «  Il  faut 
contenir  les  mouvements  de  l'esprit  comme  ceux  du  corps,  et 
observer  les  regards  de  ceux  devant  qui  l'on  parle,  pour  aflai- 
blir  dans  l'expression  de  son  sentiment  ou  de  sa  pensée  ce 
qui  pourrait  choquer  leurs  préjugés  et  embarrasser  leur  amour- 
propre  •.  »  Voilà  ce  que  les  gens  de  lettres  ont  appris  en  se  . 
réglant  sur  les  gens  de  qualité.  En  ce  genre  de  talent,  les  gens 
de  lettres  ne  font  nulle  difficulté  de  le  reconnaître,  ils  ne  sont 
que  des  disciples. 

Mais  ils  se  vantent  d'avoir  communiqué  aux  gens  du  monde 
«  leurs  connaissances  et  leurs  lumières  ».  Les  gens  du  monde 
ne  devinrent  pas  philosophes  :  ils  avaient  trop  à  faire;  mais 
ils  s'inoculèrent  au  moins  le  sens  général  de  la  doctrine,  le 
dédain  de  la  tradition  et  de  l'autorité,  et  la  croyance  au  pro-  • 
grès  par  le  rationalisme  universel. 

Dans  la  «  bonne  compagnie  »,  l'agrément  étant  le  mérite 
suprême,  nul  suffrage  n'avait  plus  de  prix  que  celui  des  femmes  : 
«  Dans  un  tel  état  de  choses,  dit  M"""  de  Staël,  elles  sont  une 
puissance  et  l'on  cultive  ce  qui  leur  plaît.  »  Le  danger  pour  les 
gens  de  lettres  était  un  retour  à  la  «  préciosité  ».  Ils  n'y  échap-  ' 
pèrent  pas.  Par  bonheur   M""  de  Lambert  et  M"*  de  Tencin 

l.  SuanI,  Discours  prononcé  à  l'Académie  française  en  réponse  «  M.  de  Monles- 
quiou  (8  juin  1784). 


444  LES  SALONS,  LA  SOCIÉTÉ,  L'ACADÉMIE 

étaient  des  «  précieuses  »  de  la  grande  école.  Leurs  salons  ne 
servirent  pas  de  rendez-vous,  comme  les  dernières  «  ruelles  y> 
du  xvii®  siècle,  aux  beaux  esprits  surannés,  mais  réunirent  la 
véritable  élite  des  gens  de  lettres,  et  discréditèrent  promptement 
les  cercles  infimes  qui  s'étaient  multipliés  autour  d'eux.  Les 
seuls  salons  littéraires  qui  exercent  une  influence  appréciable 
sont  bien  au  service  et  au  pouvoir  des  écrivains  en  renom. 
De  M"*  de  Lambert  à  M""  de  Lespinasse,  les  femmes  sont  les 
grands  diplomates  de  la  littérature.  Les  réunions  oii  les  philo- 
sophes sont  affranchis  de  leur  tutelle  remuent  plus  d'idées,  mais 
ne  les  font  pas  rayonner. 

Les  seuls  écrivains  de  ce  temps  qui  aient  du  souffle  et  de  la 
couleur,  Jean-Jacques  et  Diderot,  comptent  parmi  les  plus 
rebelles  à  la  discipline  des  salons.  Ceux  qui  s'y  sont  plies  (de 
beaucoup  le  plus  grand  nombre)  y  ont  contracté  des  habitudes 
de  goût  et  de  langage  qui  ont  éliminé  pour  un  temps  de  notre 
littérature  les  mérites  d'art  supérieurs.  Le  «  ton  du  monde  » 
exclut  l'épanchement  des  émotions  intimes.  La  convenance, 
en  société,  consiste  à  ne  pas  produire  de  dissonances;  le  talent, 
à  tout  faire  entendre  sans  appuyer.  Cette  discrétion  est  une 
habileté.  L'esprit,  maître  de  lui  et  souriant,  provoque  d'autant 
mieux  l'adhésion,  qu'il  a  moins  l'air  d'y  tenir.  Par  contre  la 
langue  de  la  conversation  réglée  n'est  oratoire  ni  poétique  à 
aucun  degré;  elle  est,  suivant  le  mot  de  Mercier,  «  élégante 
mais  inexpressive  et  sans  couleur  ».  Une  école  littéraire  qui 
n'a  en  vue  qu'un  public  de  mondains  blasés,  qui  ne  vit  que 
d'idées  et  n'admet  d'originalité  de  bon  aloi  que  la  finesse 
d'esprit,  une  telle  -é«ele--s'interdit  l'expression  de  la  vie  soit 
morale,  soit  physique;  elle  ne  connaît  qu'analyse  et  abstrac- 
^  tion,  et  sa  poésie  ne  saurait  être  que  prose  versifiée.  Bien 
disante,  non  éloquente;  spirituelle,  lumineuse,  instructive,  mais 
sèche  et  impersonnelle,  telle  est  notre  littérature  duxviii'  siècle, 
et  c'est  ce  que  signifie  littérature  de  salons. 

BIBLIOGRAPHIE 

Source».  —  La  liste  complète  en  serait  interminable.  Il  n'est  presque  pas 
de  Mémoires  et  de  Correspondances  du  xviii*  siècle  qui  n'y  dussent  figurer. 
Voici  les  principales  : 

I.  Sur  les  sociétés  littéraires  de  1710  a  1750  :  Hénault.  Mémoires, 


BIBLIOGRAPHIE  44» 

in- 12,  Paris,  1853.  —  Sur  la  cour  de  Sceaux  :  Mémoires  de  M"""  de  Staal, 
Divei'tissemens  de  Sceaux,  in- 12,  Paris  et  Trévoux,  1712;  Suite  des  Divei'tis- 
semens  de  Sceaux,  in-12,  Paris,  1725. —  Sur  les  premiers  bureaux  d'esprit  : 
Trublet,  Mémoires  sur  FontencUe,  in-12,  Paris,  17GI;  Œuvres  de  M™*  de 
Lambert,  in-12,  Paris,  1774-  (avec  une  Notice  de  Fontenelle);  Lettres  choisies 
de  M.  de  La  Rivière,  2  vol.  in-12,  Paris,  1731;  Mémoires  de  Marmontel 
(livre  IV,  sur  iM'"^'  de  Tenciu);  Piron,  Œuvres,  7  vol.  in-8,  Paris,  176G 
{Épitres  et  poésies  diverses,  aux  lomes  VI  et  VII);  Duclos,  Mémoires  secrets 
(année  1719). 

II  et  III.  Sur  les  salons  au  temps  de  l'Encyclopédie  et  la  Société  litté- 
raire sous  Louis  XVI,  voir  principalement  dans  les  Correspondances  de 
Grimm  et  de  La  Harpe:  en  second  lieu  le  Journal  de  Collé,  publié  par 
Honoré  Bonhomme,  3  vol.  in-8°,  Paris,  1868;  pour  la  période  de  1762  à  1787, 
dans  les  Mémoires  secrets  (dits  de  Bachaumont),  et  pour  les  années  1773 
et  suivantes  dans  la  Correspondance  secrète  (de  Métra).  —  Sur  les  salons 
encyclopédiques  en  général  :  M"*  Suard,  Essai  de  Mémoires  sur  M.  Suard, 
in-r2,  Paris,  1828.  —  Morellet,  Mémoires  sur  le  XVIII'^  siècle  et  sur  la  Révo- 
lution,-2  vol.  in-8",  Paris,  1822;  les^émoires  de  Marmontel  (voir  notam- 
ment au  livre  V,  M™«  de  Marchais  et  M™*'  Geoffrin,  et,  au  livre  X,  M™*  Necker)  ; 
Tahbé  F.  Galiani,  Correspondance,  publiée  par  Lucien  Perey  et  Gaston 
Maugras,  2  vol.  in-S»,  Paris,  1881;  M"'^  Necker,  Mélanges,  3  vol.  in-8°, 
Paris,  1798;  et  Nouveaux  Mélanges,  2  vol.  in-8°,  Paris,  1802.  —  Sur  M"""  Geof- 
frin :  Éloges  de  3/'"®  Geoffrin,  par  Morellet,  Thomas  et  d'Alembert, 
in-B',  Paris,  1812.  —  Sur  d'Holbach  et  Helvétius  :  Lettres  de  Diderot  à 
3f"^  Volland;  Garât,  Mémoires  sur  le  XVUI"  siècle  ainsi  que  sur  la  vie  et  les 
écrits  de  M.  Suard,  2  vol.  in-8",  Paris,  1829  (le  1. 1).  —  Sur  M"»»  du  Deffand  : 
sa  Correspondance  générale,  publiée  par  M.  de  Lescure  (Introduction  bio- 
graphique très  complète),  2  vol.  in-8°,  Paris,  1863;  Correspondance  de 
M°»*  du  Deffand  avec  la  duchesse  de  Choiseul,  etc.,  publiée  par  Saint- 
Aulaire,  3  vol.  in-S",  Paris,  1839.  —  Sur  M"^'  de  Lespinasse  :  ses  Lettres, 
publiées  par  Eug.  .\sse  (voir  l'Introduction  biographique  et  le  supplément), 
in-12,  Paris,  1876;  Lettres  inédites  de  M"*  de  Lespinasse,  publiées  par 
Charles  Henry  (voir  l'Étude  biographique),  2«  éd  ,  in-12,  Paris,  1887.  —  Sur 
M™®  Necker  :  nombreuses  lettres  inédites  dans  d'Haussonville,  Le  salon 
de  M™*  Necker,  2  vol.  in-12,  Paris,  1882.  —  Sur  la  société  au  temps  de 
Louis  XVI  :  Comte  de  Ségur,  Mémoires  ou  Souvenirs  et  Anecdotes,  S''  éd., 
3  vol.  in-8°,  Paris,  1827  Inolamment  I,  38;  II,  33;  III,  588);  Mercier, 
Tableau  de  Paris,  8  vol.  in-8'',  Paris,  1782  et  suiv.  ;  et  les  ouvrages  du  prince 
de  Ligne,  de  Ghamfort  et  de  Rivarol. 

Travaux  inocIeriicM.  —  GÉNÉRALITÉS  :  Bersot ,  Études  sur  le 
XVIIl^  siècle,  2  vol.  in-12,  Paris,  1833  (le  tome  1);  Goncourt,  La  femme  au 
XVII 1°  siècle,  in-12,  Paris,  1887  (cf.,  sur  cet  ouvrage,  Scherer,  Études  cri- 
tiques, t.  H,  p.  93).  —  I.  Desnoiresterres,  les  Cours  galantes,  4  vol.  in-I8, 
Paris,  1839-1864  (le  tome  IV);  Ad.  JuUien,  la  Comédie  à  la  Cour,  in-4, 
Paris,  18S3;  Sainte-Beuve,  Causeries  du  lundi,  III,  206  (la  duchesse  du 
Maine),  Portraits  littéraires,  III,  436  (M"'"  Delaunay  de  Staal);  Arvéde 
Barine,  Princesses  et  grandes  dames,  3"  éd.,  in-12,  Paris,  1893,  p.  215 
(la  duchesse  du  Maine).  —  Sainte-Beuve,  Causeries  du  lundi,  IV,  217 
(M'"«  de  Lambert)  ;  Ch.  Glraud,  Le  salon  de  .W""  de  Lambert  {Journal  des 
Savants,  1880);  Gréard,  L'éducation  des  femmes  pnr  les  femmes,  in-12, 
Paris,  1886  (p.  169,  M"'«  de  Lambert)  ;  Larroumet,  Marivaux,  2^  éd.,  in-12, 
Paris,  1894(1"  partie,  chap.  iv,  et  2"  partie,  chap.  m. — On  trouvera  dans  la 
l"""  édition.  in-8°,  1882,  p.  118,  une  bibliographie  des  Salons  littéraires.)  — 
H.  Scherer,  Melchior  Grimm,  Paris,  1887,  in-B";  Sainte  Beuve,  Causeries 
du  lundi,  H,  309  (M">e  Geoffrin)  ;  I,  412  (Lettres  de  M"'»  du  Deffand)  ;  II,  121 


446  LES  SALONS,  LA  SOCIÉTÉ,  L'ACADÉMIE 

(Lettres  de  M"«  de  Lespinasse)  ;  IV,  240  (M^^  Necker)  ;  IX,  162  fie  premier  et 
le  dernier  des  trois  articles  sur  Duclos);  Antoine  Guillois,  Le  salon  de 
M""^  Hetvctius,  in-12,  Paris,  1894;  Lucien  Perey,  Le  président  Hénault  et 
iM"»e  du  Deffand,  in-8°,  Paris,  1893  ;  Eug.  Asse,  M""  de  Lespinasse  et  M"»  du 
Deffand,  suivi  de  documents  inédits  sur  M"«  de  Lespinasse,  in-12,  Paris,  1877; 
Paul  Bonnefon,  M""  de  Lespinasse,  l'amoureuse  et  l'amie:  lettres  inédites 
{Revue  d'histoire  littéraire  de  la  France,  1897,  p.  321);  P.  de  Ségur,  Le 
royaume  de  In  rue  Saint-Honorè,  M'""  Geoffrin  et  sa  cour,  in-8",  Paris,  1897; 
Aubertin,  L'esprit  public  au  XVIII'^  siècle,  2°  éd.,  in-12,  Paris,  1873  (voir 
S'^époque,  chap.  ii  :  les  Salons  de  Paris  à  la  fin  du  règne,  Mémoires  de  Bachau- 
mont)  ;  L.  Brunel,  Les  philosophes  et  l'Académie  française  au  XVItl'^  siècle, 
in-8'',  Paris,  1884.  —  III.  Desnoiresterres,  Le  chevalier  Dorât  et  la  poésie 
légère  au  XVIII"  siècle,  in-12,  Paris,  1887  ;  Grimod  de  lu  Reynière  et  so7i  groupe, 
in-12,  Paris,  1877;  Daunou,  Discours  préliminaire  sur  la  vie  de  La  Harpe, 
sur  ses  ouvrages,  etc.  (en  tète  du  Cours  de  Littérature,  Paris,  1826); 
Sainte-Beuve,  Causeries  du  lundi,  VIII,  234  (le  prince  de  Ligne),  IV,  536 
(ChamIort),  V,  62  (Rivarol);  Du  Bled,  Le  prince  de  Ligne  et  ses  contempo- 
rains, in-12,  Paris,  1890;  Pellisson,  Chamfort,  étude  sur  sa  vie,  son  caractère 
et  ses  écrits,  in-8",  Paris,  189y;  Le  Breton,  Rivarol,  sa  vie,  ses  idées,  son 
talent,  in-8°,  Paris,  1893  ;  De  Lescure,  Rivarol  et  la  société  française  pen- 
dant la  Révolution  et  l'émigration,  in-8*%  Paris,  1883  (voir  à  la  fin  de  la  pre- 
mière partie  un  tableau  d'ensemble  des  Salons  littéraires). 


CHAPITRE  IX 
LE    ROMAN' 


/.  —  Le  Sage,  Marivaux,  Prévost. 

Le  Sage  (1668-1747).  —  Avec  Le  Sage  le  roman  reprend 
sa  marche  en  avant  et  entreprend  la  conquête  des  genres  clas- 
siques vieillis. 

Alain  René  Le  Sage  était  un  Breton  probe  et  tenace,  nulle- 
ment mystique,  point  du  tout  poète,  doué  d'un  sens  très  pratique,  \ 
juste  estimateur  des  hommes  et  des  choses.  Venu  à  Paris  pour 
faire  son  droit,  il  préféra  fréquenter  les  littérateurs  et  observer 
le  monde,  en  spectateur  curieux  et  désintéressé.  Il  ne  se  pressa 
pas  d'écrire,  et  passa  la  trentaine  avant  de  songer  à  devenir 
auteur.  Comédie  et  roman  le  tentaient  également  :  il  hésita  toute 
sa  vie  entre  les  deux  et  ne  fit  qu'aller  de  l'une  à  l'autre.  Peut- 
être  préférait-il  le  théâtre,  où  il  parut  deux  fois  avec  éclat,  quand 
il  fit  jouer  Crispin,  et  surtout  quand  il  donna  ce  Turcaret  qui 
semblait  annoncer  un  nouveau  Molière.  Mais  dégoûté  par  les 
cabales,  il  revint  bien  vite  aux  romans,  dont  la  forme  plus  souple 
convenait  mieux  à  son  indolence.  Il  en  écrivit  beaucoup  :  dans 
le  nombre  il  y  en  a  deux  ou  trois  qui  ne  valent  pas  grand'chose, 
trois  ou  quatre  assez  jolis,  un  vraiment  admirable.  Entre  temps 
il  retournait   encore,  non  pas   à  la  grande  comédie,   mais  au 


1.  Par  M.  Paul  Moriilot,  professeur  à  la  Faculté  des  lettres  de  rUniversité  de 
Grenoble. 


448  LE  ROMAN 

théâtre  populaire  de  la  foire,  où  il  déversait  le  trop  plein  de  sa 
verve  et  de  ses  observations  quotidiennes.  Nul  n'a  mieux 
démontré  par  son  exemple  l'étroite  parenté  de  ces  deux  genres, 
la  comédie  et  le  roman.  Il  vécut  ainsi  jusqu'à  près  de  quatre- 
vingts  ans,  subsistant  du  produit  de  sa  plume,  toujours  occupé 
à  projeter  de  nouvelles  œuvres.  Le  Sage  est  le  vrai  patron  des 
hommes  de  lettres. 

«  Le  Diable  boiteux.  *)>  —  Cette  fois  encore,  l'influence 
vint  de  cette  Espagne,  à  laquelle  nos  auteurs  avaient  déjà  fait 
tant  d'emprunts.  Le  début  du  xvin"  siècle  est  marqué  par  un 
renouveau  d'hispanisme,  qui,  sans  être  très  profond,  se  trans- 
mettra pourtant  jusqu'à  Florian  et  Beaumarchais.  Le  Sage 
traduit  des  comédies  espagnoles  :  il  lit  aussi  les  romanciers  et 
les  nouvellistes.  En  1704,  il  donne  une  adaptation  du  Don 
Quichotte  d'Avellaneda.  En  1707,  il  a  la  main  plus  heureuse  : 
d'ailleurs,  il  ne  se  contente  plus  de  traduire,  il  y  met  du  sien  : 
c'est  le  Diable  boiteux. 

Dans  un  petit  livre  paru  en  1641  et  intitulé  El  Diable  cojiœlo, 
Luis  Vêlez  de  Guevara  s'était  avisé  d'une  jolie  invention.  Il 
avait  représenté  un  démon,  Asmodée,  qui  transportait  sur  la 
tour  de  San  Salvador  à  Madrid  un  jeune  étudiant  castillan,  et 
qui,  sautant  de  là  par  vives  enjambées  sur  les  toits  de  la  capi- 
tale, et  les  entrouvrant  «  comme  on  enlève  la  croûte  d'un  pâté  » 
faisait  contempler  à  son  compagnon  les  vices,  les  ridicules,  les 
manies,  les  pensées  intimes,  les  occupations  secrètes  qui  com- 
posent la  vie  privée  des  gens  que  nous  coudoyons  chaque  jour, 
sans  les  connaître,  dans  la  rue.  L'idée  était  heureuse;  il  ne 
s'agissait  que  de  la  bien  remplir  :  ce  deuxième  mérite  fut  celui 
de  Le  Sage.  Dans  le  cadre  madrilène  que  lui  fournissait  Guevara, 
il  a  mis  un  tableau  bien  parisien.  Quelques  traits  de  couleur 
espagnole,  fort  clairsemés,  n'ôtent  à  peu  près  rien  au  caractère 
français  de  l'œuvre.  Ces  coquettes  fardées,  ces  bourgeois  avares, 
ces  auteurs  vaniteux,  ces  banquiers  qui  filent  en  Hollande,  cet 
histrion  homme  à  bonnes  fortunes,  ce  vieux  garçon  qui  a  épousé 
sa  blanchisseuse,  tous  ces  types  qui  défilent  devant  les  yeux 
étonnés  de  don  Cléophas  comme  les  verres  d'une  lanterne 
magique,  ne  sont  autre  chose  que  les  Français  et  les  Françaises 
de  1707.  Trente  ans  après  La  Bruyère,  Le  Sage  peignait  donc  à 


LE  SAGE,  MARIVAUX,   PRÉVOST  449 

son  tour  «  les  caractères  et  les  mœurs  de  son  temps  »  ;  il  les 
peignait  moins  généraux,  moins  abstraits,  plus  vivants  peut-être. 
On  sent  à  côté  du  moraliste  l'auteur  comique ,  toujours 
préoccupé  de  l'efTet  à  produire  et  de  la  scène  à  faire.  On  sent 
aussi,  ce  qui  vaut  mieux,  le  romancier,  qui  ne  se  livre  pas 
encore,  mais  qui  déjà  prélude  et  s'exerce.  Quelques  nouvelles 
habilement  intercalées  nous  reposent  du  sautillement  fatigant  de 
l'intrigue.  L'intrigue  même  a  bien  aussi  quelque  chose  de  roma- 
nesque :  ce  diable  qui,  une  fois  échappé  de  la  fiole  magique  où 
il  est  enfermé,  fait  accomplir  à  son  libérateur  un  si  curieux 
voyage,  et  qui,  après  l'avoir  promené,  instruit  et  finalement 
marié,  retourne  docilement  se  faire  mettre  en  bouteille  à  l'appel 
d'un  vieux  savant,  est  un  personnage  de  conte  fantastique. 
Quant  à  l'entreprenant  écolier  qu'une  escapade  amoureuse  con- 
duit sur  les  toits  de  la  ville,  et  qui  à  la  dernière  page  épouse 
la  belle  Séraphine,  il  est  déjà  presque  un  héros  de  roman,  tout 
semblable  à  nous.  A  qui  n'arrive-t-il  pas  de  se  promener  long- 
temps sur  les  toits  avant  de  rencontrer  le  bonheur?  Gil  Blas 
nous  le  redira  après  don  Cléophas. 

Le  public  fit  un  grand  succès  à  cette  amusante  rapsodie,  où 
abondaient  les  traits  de  mœurs,  les  jolies  anecdotes,  les  allusions 
piquantes,  mais  où  manquait  le  lien  d'une  action  vraiment  ori- 
ginale. Seul  le  vieux  Boileau  protestait,  et  gourmandait,  dit-on, 
son  jeune  laquais  coupable  d'avoir  lu  un  pareil  livre.  Le  Sage, 
en  efTet,  n'avait  pas  encore  donné  sa  mesure  :  il  devait  faire 
mieux.  Mais  cette  fois  il  n'imita  directement  personne  :  il  osa 
être  lui-même  et  composa  GU  Blas  de  SantUlane. 

«  Gil  Blas  »  :  le  romanesque.  —  C'est  une  œuvre  de 
longue  haleine  et  très  variée  d'aspects.  On  sent  que  la  con- 
valescence du  genre  est  terminée  et  que  l'ambition  lui  est 
revenue  avec  les  forces.  Roman  historique,  politique,  satirirjue, 
moral;  roman  de  mœurs  mondaines,  bourgeoises  et  même  villa- 
geoises, il  y  a  de  tout  cela  dans  cet  universel  Gil  Blas  sous  le 
couvert  d'une  épopée  picaresque.  Mais  l'originalité  de  Le  Sage 
consiste  à  avoir  su  accommoder  ces  éléments  divers  aux  deux 
principes  constitutifs  de  tout  véritable  roman,  à  l'imagination 
des  faits  et  à  l'observation  des  caractères.  On  trouve  dans  Gil 
Blas  beaucoup   d'aventures   et  beaucoup  de  mœurs  :   et  c'est 

HlSTOIRR    DE    LA  LAXOUE.    VI.  »9 


4Sa  LE  ROMAN 

bien  là,  si  je  ne  me  trompe,  de  la  pure  substance  de  roman. 
M.  F.  Brunetière,  dans  les  fortes  études  qu'il  a  consacrées 
aux  a  genres  »  principaux  de  notre  littérature,  est  revenu  à 
plusieurs  reprises  sur  ce  qu'on  pourrait  appeler  la  «  loi  de  pas- 
sivité »,  et  qu'il  considère  comme  la  loi  génératrice  du  roman  : 
tandis  qu'au  théâtre  «  l'action  est  conduite  par  des  volontés, 
sinon  toujours  libres,  toujours  au  moins  conscientes  d'elles- 
mêmes  »,  dans  un  roman  ce  sont  Jes  événements  qui  généra- 
lement mènent  les  hommes  :  les  personnages,  à  vrai  dire, 
n'agissent  pas,  ils  «  sont  agis  »,  et  le  principal  intérêt  d'une 
pareille  œuvre  consiste  précisément  à  mesurer  la  prise  que 
la  fortune  a  sur  leur  caractère  et  leur  volonté.  Si  cette  défi- 
nition est  juste,  est-il  possible  de  trouver  dans  toute  la  lit- 
térature un  plus  parfait  héros  de  roman  que  le  seigneur  Gil 
Blas  de  Santillane?  En  effet  quelle  destinée  a  été  la  sienne! 
Depuis  le  jour  où  il  est  parti  d'Oviedo,  possédant  pour  tout 
bien  la  vieille  mule  de  son  oncle  le  curé,  quarante  ducats  dans 
sa  bourse,  et  trois  ou  quatre  bons  conseils  dans  sa  mémoire, 
jusqu'à  celui  où  déjà  vieux,  assagi  par  l'expérience,  un  peu  las, 
il  rédige  son  «  histoire  »  pour  l'amusement  de  ses  enfants,  sa 
vie  n'a  été  qu'une  perpé tuellfi-javentu re .  A  peine  sorti  de  la 
maison  paternelle,  il  est  dépouillé  par  un  mendiant,  berné  par 
un  parasite,  capturé  au  coin  d'an  bois  par  des  voleurs  qui  le 
retiennent  plusieurs  semaines/au  fond  d'un  souterrain,  puis  le 
dressent  au  brigandage.  Il  s/évade,  mais  c'est  pour  retomber 
dans  les  cachots  d'AstorgaJ^où  il  expie  une  faute  qu'il  n'a  pas 
commise,  et  pour  se  laisser  encore  dévaliser  par  une  bande 
d'escrocs,  à  qui  il  accorde  généreusement  sa  confiance.  Voilà 
une  singulière  manière  de  se  rendre  à  Salamanque  pour  y 
devenir  précepteur!  Mais  Gil  Blas,  sur  les  conseils  d'un  ami  de 
rencontre,  fausse  compagnie  à  l'Université  et  se  résout  à 
embrasser  une  carrière  plus  brillante  :  celle  de  laquais.  Il  sert 
une  quinzaine  de  maîtres,  de  conditions  et  de  caractères  fort 
divers.  Le  hasard  le  chasse  de  toutes  ces  maisons,  comme  il 
l'y  avait  fait  entrer  :  il  y  est  tour  à  tour  cuisinier,  garde-malade, 
médecin,  confident,  intendant,  secrétaire,  chargé  tour  à  tour 
de  soigner  le  singe  d'un  marquis  ou  d'apprécier  les  homélies 
d'un  archevêque  ;  entre  temps  il  redeyient  picaro ,  reprend  sa  vie 


LE  SAGE,  MARIVAUX,  PRÉVOST  451 

orranfe  sur  los  grands  cliomins,  dans  la  promiscuité  de  tous  les 
c:<'ns  qui  passent,  dos  honnêtes  gens  comme  des  fripons.  Puis 
le  voilà  d'un  bond  parvenu  à  l'une  des  plus  fructueuses  chaînes 
du  royaume,  favori  du  premier  ministre,  distributeur  des  faveurs 
royales,  maquignon  des  consciences,  quasi  maître  de  toutes  les 
Espagnes;  mais  il  est  précipité  encore  une  fois  dans  l'infortune, 
disgracié,  ruiné,  emprisonné.  Un  château  en  Espagne  vient  le 
consoler  à  propos,  et  aussi  un  bon  mariage  avec  la  fille  d'un  de 
ses  fermiers.  Le  roman  pourrait  finir  là  :  mais  Le  Sage  n'aban- 
donne pas  encore  son  héros;  il  nous  le  montre  veuf,  ennuyé, 
piqué  une  seconde  fois  du  «lésir  de  jouer  un  rôle,  et  retournant 
encore  à  la  cour  en  qualité  de  secrétaire  du  comte-duc  d'Oli- 
varès  :  enfin,  après  dix-sept  ans  passés  dans  cette  dernière 
charge,  Gil  Blas  se  retire  définitivement  et  termine  dans  le  calme 
boui^eois  de  la  famille  sa  vie  d'aventures.  Voilà,  sans  parler 
des  maladies  qui  le  mettent  à  deux  reprises  aux  portes  du  tom- 
beau, quelques-uns  des  incidents  de  cette  longue  carrière.  Est- 
il  beaucoup  de  destinées  plus  fertiles  en  surprises  que  celle-là? 
Or  ce  perpétuel  recommencement  des  choses,  ce  flux  et  ce 
reflux  sans  cesse  renaissant,  ces  hasards  imprévus  et  toujours 
possibles,  tout  cela  est  le  roman  de  la  vie  humaine,  dont  Gil 
Blas  nous  oflre  en  sa  personne  un  admirable  exemplaire. 

Et  combien  d'aufres  destinées  viennent  traverser  celle  du 
héros  principal!  A  l'histoire  de  Gil  Blas  se  mêlent  celle  de  Sci- 
pion,  son  fidèle  valet  et  secrétaire;  celle  de  Fabrice  Nunez,  le 
poète  décadent  qui  passe  tour  à  tour  de  la  table  somptueuse  des 
grands  à  une  humble  couchette  d'hôpital  ;  celle  du  sentimental 
don  Alphonse;  celle  de  Raphaël  et  d'Ambroise,  sinistre  paire  de 
coquins;  celle  du  bon  docteur  Sangrado;  celle  de  tous  les 
maîtres  qu'a  servis  (iil  Blas;  celle  même  des  ministres  tout- 
puissants  de  la  monarchie  espagnole.  Tous  ces  personnages, 
grands  ou  petits,  bons  ou  méchants,  mènent  tous  l'existence  la 
plus  déconcertante.  Avec  la  matière  de  Gil  Blas  (comme  avec  \ 
celle  iVAstrée)  il  y  a  de  quoi  défrayer  vingt  romans. 

Le  réalisme.  —  Par  bonheur  il  s'y  trouve  encore  autre 
chose,  qui  est  d'un  prix  plus  relevé   :  l'exQcte  observation  des   y 
jïlfELurs.  Il  y  a  dans  Gil  Blas  une  immense  galerie  de  person- 
nages qui  vivent,  parlent,  agissent  devant  nous,  admirables  de 


452  LE  ROMAN 

vérité  et  de  relief  :  premiers  ministres  qui  mènent  de  front  les 
affaires  de  l'Etat   et  les   intrigues  privées,  intendants  avides, 
grandes  dames   frivoles    et    coquettes,    duègnes    énamourées, 
magistrats  importants  et  dédaigneux,  médecins  âpres  et  querel- 
leurs, poètes  crottés  et  superbes,  hommes  de  lettres  envieux, 
archevêques  vaniteux,  chanoines  gourmands  et  podagres,  comé- 
diens effrontés,    marchands,    laquais,   aubergistes,    muletiers, 
alguazils,   geôliers,   voleurs   de  grands  chemins,  etc.  Presque 
I   ^utesjjes   conditions  cle_la_société  humaine  sont  représentées^ 
!  dans  le  roman,  chacun  y  conservant  sa  physionomie  propre- 
Cette  vivante  cohue  de  types  fidèlement  copiés  s'agite  et  grouille 
à  nos  yeux;  tantôt  ils  se  profilent  les  uns  derrière  les  autres,  par 
un  procédé  de  composition  un  peu  monotone  :  tantôt  ils  sont 
groupés  de  manière  à  former  un  tableau  de  mœurs.  Car  Le  Sage 
ne  peint  pas  seulement  le  portrait,  il  sait  aussi  composer  des 
toiles  d'ensemble. 

Par  ce  fonds  d'observation   si  riche  et  si  varié,  l'œuvre  de 
Le  Sage  nous  apparaît  comme  une  véritable  comédje-limiiaine, 
qui  n'est  point  très  différente  de  celle  d'un  Balzac  :  scènes  de  la 
vie  bourgeoise  et  de  la  vie  littéraire,  de  la  vie  de  cour  et  de  la  vie 
de  campagne,  sans  compter  celles  de  la  vie  de  théâtre  et  de  la 
vie  de  voyages,  se  succèdent  et  s'entre-croisent  à  nos  yeux  :  il 
n'y    aurait    qu'à  les  isoler  et    à  les  développer  pour  en  faire 
autant  de  petits  romans  sortis  de  la  souche  du  roman  principal. 
L'auteur  de  Gil  Blas  peut  donc  être  considéré  comme  l'authen- 
tique ancêtre  du  réalisme.  On  le  voit  bien  d'ailleurs  à  la  manière 
dont  il  représente  ses  personnages  :  les  caractères  y  sont  d'une 
médj^çrjtéjjresque  générale.  Il  s'y  trouve  à  la  fois  peu  de  très 
honnêtes  gens  (sauf  Alphonse  et  Fernand  de  Leyva),  et  peu  de 
francs  coquins  (sauf  Ambroise  et  Raphaël).  La  grande  majorité 
se  compose  de  maniaijjJ.es  à  jdées  fixes  :  le  docteur  Sangrado 
ne  songe  qu'à  l'eau  claire,  l'archevêque  de  Grenade  n'a  en  tête 
que  ses  homélies,  le  duc  de  Lerme  est  hanté  par  le  désir  de  l'in- 
trigue, le  marquis  Galiano  n'aime  que  son  singe.  Ils  ne  sont  pas 
méchants  au  fond;  ils  sont  plutôt  bornés  de  cœur  et  d'esprit  : 
surtout  ils  sont  sots,  avec  délices,  et  font  un  peu  songer  par 
avance  à  tels  personnages  de  Flaubert,  à  ces  deux  ineffables 
ganaches  qui  s'appellent  Bouvard  et  Pécuchet. 


LE  SAGE,  MARIVAUX,  PRÉVOST  453 

Pourtant  le  réalisme  de  Le  Sage  est  d'une  essence  plus  douce 
que  celui  des  romanciers  du  xix"  siècle.  On  sent  que  l'auteur  de 
Gil  Blas  appartient  par  ses  origines  à  l'âge  classique  :  il  est 
resté  par  bien  des  côtés  un  disciple  de  l'école  de  1660,  qui 
avait  fondé  la  première  sur  la  raison,  et  sur  la  nature  ce 
réalisme,  qu'on  a  étrangement  rétréci  depuis.  Bien  £ujl  sache, 
à  l'occasion,  justement  noter  les  détails  extérieurs  où  j'on 
retrouve  l'empreinte  des  caractères,  il  le  fait  d'une  main  légère, 
safls_y  insister  plus  que  de  raison;  dans  chacun  des  portraits 
qu'il  trace,  il  va  droit  au  principal,  qui  est  de  nous  découvrir 
à  travers  un  individu  une  face  du  ridicule  universel.  Malgré  les 
allusions  aux  hommes  et  aux  choses  du  temps  dont  son  livre 
est  farci,  il  ne  se  perd  jamais  dans  l'observation  particulière, 
ou  plutôt  il  ne  s'en  sert  que  comme  d'un  moyen  pour  atteindre 
le  général  :  iljchei'cha  à  faire  une.  enquête  sur  l'homme,  et  non 
^.sjine  collection  d'histoire  naturelle.  Et  par  cela  même  qu'il 
enfonce  moins  avant  dans  l'analyse  des  individus,  son  réalisme 
n'a  pas  ce  goût  d'amertume  qui  distingue  celui  d'un  Balzac  ou 
d'un  Flaubert  :  à  peine  peut-on  surprendre  sur  la  lèvre  railleuse 
de  Le  Sage  certain  pli  dédaigneux.  Chez  lui  la  bonne  humeur, 
indice  de  santé  morale,  est  la  plus  forte  et  lui  suggère  malgré 
tout  une  vision  optimiste  des  choses. 

Voyez  Gil  Blas  :  peut-on  imaginer  un  personnage  de  roman 
plus  naturel,  plus  éloigné  de  toute  exagération,  plus  semblable 
J.  l'homme  mêmel  Ce  que  nous  connaissons  de  sa  personne 
se  réduit  à  peu  près  à  rien  :  nous  supposons  qu'il  est  joli  garçon  \ 
et  bien  fait,  puisqu'il  plaît  généralement;  mais  voilà  tout.  En 
revanche  nous  sommes  admirablement  renseignés  sur  son  carac- 
tère. Gil  Blas  a  des  qualités,  mais  il  n'a  pâs_de  vertus,;  il  a  des 
défauts,  mais  il  n'a  pas  de  vices.  Il  boit  avec  des  laquais,  mais 
il  n'est  pas  ivrogne  ;  il  expédie  les  malades  qu'il  soigne,  mais  il 
n'est  pas  cruel;  il  fait  sa  main  et  pille  sans  vergogne,  mais  il 
n'est  pas  avare;  il  s'amourache  d'une  comédienne,  mais  il  n'est 
pas  débauché.  De  même,  il  sauve  la  vie  à  une  belle  prisonnière, 
mais  il  n'est  pas  chevaleresque  ;  il  sert  honnêtement  plusieurs 
maîtres,  mais  il  n'est  pas  dévoué;  il  rend  des  services,  mais  il 
n'est  pas  généreux;  il  a  parfois  des  remords,  mais  il  n'a  pas 
de  sérieuse  repentance.  Qu'est-il  donc  ?  Il  est  bien  intentionné, 


454  LE  ROMAN 

et  faible.  Il  a  une  intelligence  vive,  mais  courte,  et  qui  ne  voit 
guère  au-delà  de  l'intérêt  présent.  Il  s'aime  trop  lui-même  :  il 
est  présomptueux,  vaniteux,  un  peu  fat  :  mais  il  est  «  bon 
garçon  »  et  il  a  des  amis.  En  dépit  des  incohérences  et  des  ava- 
tars de  sa  vie,  il  a  un  fond  bourgeois,  solide,  paisible,  un  peu 
pot  au  feu  :  on  le  voit  bien  à  la  fin  du  livre.  En  somme,  par  ce 
qu'il  y  a  de  bon  et  de  mauvais  en  lui,  il  correspond  assez  exac- 
tement à  la  moyenne  de  l'humanité.  Si  un  alchimiste,  comme 
celui  du  Diable  boiteux,  mettait  dans  un  creuset  les  vertus  et  les 
vices  des  humains,  leurs  défauts,  leurs  qualités,  leurs  ridicules, 
leurs  travers,  leurs  désirs  d'être  heureux,  leurs  joies  de  vivre, 
tout  cela  combiné,  fondu  et  amalgamé  donnerait  un  résidu  neutre 
qui  serait  assez  pareil  à  la  nature  de  Gil  Blas.  Or  n'est-ce  point 
là  le  triomphe  du  vrai  réalisme?  Ce  livre  pourrait  être  intitulé  : 
Histoire  d'un  homme  comme  tout  le  inonde,  qui  a  eu  de  la  chance. 
La  moralité.  —  Il  est  facile  de  prévoir  que  la  morale  d'une 
pareille  œuvre  ne  sera  pas  très  relevée.  Ce  n'est  guère,  a-t-on 
dit,  que  la  morale  du  succès.  Gil  Blas  est  assez  mal  récompensé 
de  ses  bonnes  actions  :  au  contraire  ses  fourberies  lui  profitent. 
L'histoire  de  ses  aventures  n'est  qu'un  vaste  jrecueil  des  diffé- 
rents  moyens  de  parvenir,  des  mauvais  plus  que jjes_Jmms. 
Panurge  est  un  chenapan,  mais  vraiment  épique,  symbolique 
même  et  irréel.  Figaro  est  un  intrigant,  mais  il  a  du  moins  une 
idée  :  détruire  la  Bastille,  et  un  sentiment  :  son  amour  pour 
Suzanne.  Gil  Blas  n'est  ni  popte,  ni  révolutionnaire,  ni  amou- 
reux :  c'est  un  ambitieux  médiocre  et  sans  scrupule.  Toute  la 
morale  de  son  histoire  ressemble  assez  à  l'àme  du  licencié  Gar- 
das, qui  était  enfouie  sous  la  pierre,  et  qui  se  trouva  être  un 
sac  d'écus.  Il  y  a  du  vrai  dans  cette  critique  :  mais  n'est-elle 
point  excessive?  A  ne  considérer  dans  Gil  Blas  que  la  morale 
des  résultats,  elle  n'est  point  aussi  .scandaleuse  qu'on  a  dit  :  la 
plupart  des  personnages  y  sont  punis  par  où  ils  ont  péché,  qui 
par  gourmandise,  qui  par  vanité,  qui  par  avarice;  Gil  Blas  lui- 
même  traverse  certaines  épreuves  (prison,  maladie)  qui  ressem- 
blent bien  aune  expiation.  Son  bonheur  final  n'est  point  le  fruit 
du  vol  ni  de  l'intrigue,  mais  la  simple  récompense  d'une  fidèle 
amitié.  Sans  doute  il  a  eu  de  la  chance,  et  pour  un  ancien /)2caro 
il  en  a  été  quitte  à  bon  marché.  Mais,  franchement,  aurions- 


LE  SAGE,  MARIVAUX,   PRÉVOST  ÏSS 

nous  préféré  qu'il  fût  pendu  au  dernier  chapitre?  Cela  n'eùt-il  pas 
été  plus  «  immoral  »  que  le  château  qui  lui  arrive  à  souhait? 
Non,  ce  livre  n'est  pas  mauvais  :  il  faut  seulement  savoir  le 
lire.  Le  Sage,  il  est  vrai,  n'a  pas  prêché  la  vertu  :  mais  il  a  déroulé 
à  nos  yeux  les  leçons  de  l'expérience;  il  nous  a  montré,  sans 
indignation  superflue,  les  petits  côtés  de  l'humaine  nature;  il  >^ 
nous  a  fait  rire  de  tout  ce  qui  est  ridicule  en  nous,  sans  nous 
faire  rougir  de  ce  qui  est  bon,  et  il  nous  a  donné  le  conseil  très 
peu  héroïque,  mais  en  somme  utile  et  sage,  de  prendre  la  vie 
çoinnie  elle  .est,  et  d'eu  tirer  le  moins  mauvais  parti  possible. 
Ainsi  fait  Gil  Blas,  et,  après  quarante  années  d'une  vie  agitée, 
il  se  retrouve  à  la  fin  meilleur  qu'il  n'était  au  commencement  : 
on  s'aperçoit  alors  que,  s'il  n'a  pas  eu  l'audace  de  lutter  contre 
certains  courants,  il  les  a  en  somme  habilement  dirigés  et 
tournés  du  côté  de  l'honnêteté  finale.  Une  pareille  morale  n'a 
rien  de  noble  assurément,  mais  rien  non  plus  de  pernicieux  : 
tout  ce  qu'on  peut  lui  reprocher,  c'est  d'être  insuffisante. 

Ce  qui  manque  à  «  Gil  Blas  ».  —  Ces  qualités  ne  doivent 
pas  nous  fermer  les  yeux  à  quelques  défauts  de  Gil  Blas,  qui 
choquaient  déjà  les  contemporains  et  qui  empêchent  encore 
aujourd'hui  de  mettre  l'œuvre  de  Le  Sage  au  tout  premier  rang. 

D'abord  il  aurait  beaucoup  mieux  valu  que  Gil  Blas  ne  fût 
pas  une  histoire  espagnole.  On  l'a  souvent  reproché  à  Le  Sage 
avec  malveillance  :  on  est  allé  jusqu'à  l'accuser  d'avoir  traî- 
treusement dépouillé  quelque  auteur  d'au  delà  des  Pyrénées. 
Voltaire  l'a  insinué  :  le  fougueux  P.  Isla,  le  trop  ingénieux 
Llorente  ont  renchéri  de  leur  mieux,  et  à  force  de  crier  très  haut 
Au  voleur!  ont  fini  par  émouvoir  bien  des  gens,  mais  sans  pouvoir 
ni  l'un  ni  l'autre  dire  qui  a  été  volé,  ni  montrer  les  preuves  du 
larcin.  Grâce  aux  efforts  de  la  critique  ',  il  est  bien  démontré 
aujourd'hui  que  si  Le  Sage  a  grappillé  de  droite  et  de  gauche, 
chez  les  Espagnols  comme  chez  les  Français,  il  n'a  certainement 
dépouillé  personne,  et  que  les  seuls  livres  qu'il  ait  suivis  d'un 
peu  près  sont  trois  petits  pamphlets  fort  obscurs,  imprimés  en 
français,  et  sur  lesquels  deux  sont  des  tra<luctions  de  l'italien. 

I.  Sur  la  querelle  de  Gil  Blas,  sans  remonter  à  François  de  Neufchàleau,  on 
peut  consulter  le  judicieux  résumé  de  la  question  qu'a  Tait  M.  Brunetière  {Hist. 
et  LUI.)  et  les  piquantes  indications  qu'a  récemment  données  \L  Lintilhac. 


\ 


456  LE  ROMAN 

Le  Sag-e,  quia  travaillé  à  son  livre  plus  de  vingt-cinq  ans,  a  fait 
une  œuvre  originale  d'esprit,  de  style  et  d'allure.  Nul  ne  songe 
plus  aujourd'hui  à  lui  contester  ce  mérite. 

Il  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'en  se  bornant  par  pure  noncha- 
lance à  jeter  le  fruit  de  ses  observations  dans  le  vieux  moule 
picaresque  dont  on  avait  tant  abusé  déjà,  il  a  manqué  l'occa- 
sion de  donner  au  roman  de  mœurs  une  forme  viable.  Si  le 
picarisme  avait  eu  jadis  en  Espagne  sa  raison  d'être,  si  même 
en  France,  au  moment  de  la  grande  fureur  de  l'héroïque  et  du 
burlesque,  les  haillons  de  Lazarille  avaient  formé  un  assez 
agréable  pendant  au  panache  du  Matamore,  il  n'en  était  plus  de 
même  en  plein  xvin"  siècle.  Ces  fourberies  complaisamment 
décrites,  ces  histoires  de  brigands  et  d'escrocs,  cet  étalage  de 
mauvaises  mœurs,  ce  décousu  de  l'intrigue,  où  les  chapitres  se 
courent  après  comme  des  scènes  de  comédie  détachées,  tout  cela 
n'ajoute  rien,  tant  s'en  faut,  au  mérite  de  Gil  Blas.  Il  est  vrai 
que  Le  Sage  a  cherché  à  mettre  autant  d'ordre,  de  vérité,  de 
moralité  et  d'esprit  qu'en  pouvait  comporter  un  pareil  sujet  : 
mais  il  n'a  pas  su  faire  que  ce  cadre  décidément  suranné  n'ait 
un  peu  nui  à  la  popularité  de  son  œuvre,  et  que  son  Gil  Blas, 
qui  est  en  un  sens  le  premier  des  romans  modernes,  ne  soit 
demeuré  par  la  forme  le  dernier  des  Aieux  romans. 

Il  n'a  pas  vu  non  plus  quel  élément  d'intérêt  pouvait  fournir 
l'emploi  judicieux  de  cette  psychologie  où  avaient  excellé 
Racine  et  Molière.  Dans  Gil  Blas  les  diverses  conditions 
humaines  sont  peintes  à  merveille  :  mais^au  Jondjde  tous  ces 
jiersonnages  qui  s'agitent  à  nos  yeux  de  si  plaisante  façon,  que 
se  passe-t-il?Nousjie  le  savons  guère,  ou  plutôt  Le  Sage  nous 
indique  d'un  mot  qu'on  n'y  trouve  que  des'  sentiments  très 
simples,  comme  la  vanité,  l'avarice,  l'ambition,  dont  il  se  borne 
à  décrire  les  effets.  La  psychologie  du  héros  principal  est  tout 
aussi  rudimentaire.  Nous  aimerions  voir  la  lutte  intérieure  qui 
se  livre  dans  cette  âme  faible,  exposée  aux  hasards  et  aux  ten- 
tations :  nous  voudrions  assister  à  la  formation  de  ce  caractère 
que  les  hommes  et  les  choses  ont  pétri  comme  une  pâte  molle, 
savoir  quelles  sont  les  secrètes  pensées  du  héros,  ses  joies,  ses 
souffrances  intimes.  Or  nous  nous  intéressons  bien  moins  à 
lui-même  qu'à  ses  aventures  :  nous  ne  sommes  pas  pour  lui 


LE  SAGE,  MARIVAUX,  PRÉVOST  457 

l'ami  secret,  que  nous  sommes  pour  Des  Grieux  ou  pour  Sainl- 
Preux  :  Gil  Blas  nous  amuse,  comme  ferait  un  comédien  qui 
saurait  habilement  jouer  les  personnages  les  plus  divers  :  mais 
il  finit  son  rôle  sans  avoir  relevé  son  masque  ni  montré  sa  figure. 

Ce  roman,  où  la  psychologie  est  courte,  est  aussi  un  roman  ^ 
d'où  la  tendresse  est  absente >  Sans  doute  on  peut  concevoir  un 
très  beau  roman  sans  effusions  sentimentales,  et  il  serait  fort 
injuste  de  reprocher  à  Le  Sage  de  n'avoir  point  inoculé  par 
avance  à  son  héros  le  «  werthérisme  »  ou  la  maladie  du  siècle. 
Mais  étant  donné  qu'il  l'a  pris  au  sortir  de  l'adolescence  pour 
le  conduire  aux  confins  de  la  vieillesse,  qu'il  l'a  promené  à  tra- 
vers toutes  les  conditions,  et  au  milieu  des  aventures  les  plus 
diverses,  il  était  presque  impossible  qu'il  ne  le  mît  pas  au 
détour  de  quelque  chemin  en  face  de  la  femme  et  de  l'amour. 
Or  combien  est  petite  la  place  qu'occupe  ce  sentiment  dans  les 
douze  livres jlu  roman!  Une  intrigue  vulgaire  avec  une  comé- 
dienne, une  galanterie  ridicule  avec  une  vieille  duègne,  de 
cyniques  fiançailles  avec  la  fille  d'un  riche  horloger,  un 
mariage  imprévu  avec  une  viljageoise  que  l'auteur  tue  à  la  page 
suivante,  un  second  mariage,  pour  finir,  avec  une  certaine 
Dorothée,  parfaitement  insignifiante,  qui  donne  à  son  époux 
«  des  enfants  dont  il  croit  pieusement  être  le  père  ».  Voilà  tout 
ce  qui  peut  ressembler  de  près  ou  de  loin  à  de  l'amour  dans 
Gil  Blas.  La  tendresse  filiale  et  l'amitié  n'y  sont  pas  mieux  / 
traitées_3ue_l'amaur.  Tout  cela  sans  doute  ne  faisait  point  partie 
du  mince  bagage  avec  lequel  Gil  Blas  s'était  embarqué  dans  la 
vie,  et  qui  tient  dans  ce  principe  :  Ne  pas  être  dupe.  Le  cœur 
de  Gil  Blas  n'est  jamais  dupe  d'aucun  bon  sentiment,  ni  son 
esprit  d'aucune  noble  pensée.  Voilà  pourquoi  ce  roman  si  plein 
de  vie,  si  riche  en  observations  et  en  enseignements,  si  savou- 
reux de  style,  ne  procure  qu'un  plaisir  incomplet,  et  pourquoi, 
au  sortir  de  cette  lecture,  on  comprend  un  peu,  sans  l'approuver 
jusqu'au  bout,  le  mot  si  sévère  de  Joubert  :  «  Ce  livre  semble 
avoir  été  écrit  par  un  joueur  de  dominos,  en  sortant  de  la 
comédie.  » 

Les  autres  romans  de  Le  Sage.  —  Les  limites  du  talent 
de  Le  Sage  apparaissent  plus  clairement  encore  dans  ses  autres 
romans. 


458  LE  ROMAN 

Le  plus  intéressant  de  tous,  le  plus  orig^inal,  et  en  même 
lemps  un  des  moins  connus,  est  à  coup  sûr  celui  qui  est  inti- 
tulé :  Les  aventures  de  M.  Robert  Chevalier,  dit  de  Beauchéne, 
capitaine  de  Flibustiers  dans  la  Nouvelle  France  (1732).  Cet 
ouvrage  inachevé,  mal  composé,  écrit  en  un  style  assez  médiocre, 
plaît  du  moins  par  la  nouveauté  du  sujet.  L'auteur  y  a  transcrit 
(en  les  arrangeant  un  peu,  j'imagine)  les  véridiques  mémoires 
d'un  vieux  loup  de  mer,  ancien  capitaine  de  flibustiers,  qui  avait 
bataillé  pendant  près  de  cinquante  ans  contre  les  Anglais,  au 
temps  des  guerres  de  Louis  XIV.  La  scène  se  passe  successiA^e- 
ment  au  Canada,  en  Acadie,  chez  les  Hurons,  chez  les  Iroquois, 
aux  Antilles,  en  Irlande.  On  y  trouve  des  détails  curieux  sur  les 
mœurs  de  ces  pays  reculés,  et  surtout  sur  la  vie  aventureuse  de 
ces  hardis  forbans  qui  firent  tant  de  mal  aux  Espagnols  et  aux 
Anglais  :  ce  ne  sont  qu'invraisemblables  coups  d'épée  et  héroï- 
ques abordages  :  çà  et  là  un  souffle  patriotique  vient  animer 
cette  œuvre  incohérente,  et  pittoresque,  où  le  Breton  Le  Sage 
a  mis  quelque  chose  de  son  amour  pour  les  voyages  et  pour 
la  mer.  On  dirait  une  première  ébauche  des  romans  de  Mayne 
Reid  ou  de  Cooper.  Par  malheur  Le  Sage,  resté  paresseusement 
fidèle  à  ses  vieilles  habitudes,  a  voulu  accommoder  ce  libre  récit 
à  la  mode  espagnole  :  il  a  tenu  à  faire  de  Beauchéne  un  mau- 
vais fils,  un  mauvais  frère,  menteur,  joueur,  querelleur,  brutal  : 
un  vrai  picaro.  C'était  manquer  une  belle  occasion  de  fonder  en 
France  le  roman  d'aventures. 

L'Histoire  de  Guzman  d'Alfarache  (1732),  celle  d'Estebanille 
Gonzalès,  surnominé  le  garçon  de  bonne  humeur  (1734),  et  le 
Bachelier  de  Salamanque,  ou  Mémoires  et  Aveiitures  de  don 
Chérubin  de  la  Ronda  (1736),  passeraient  aujourd'hui  à  nos 
yeux  pour  des  œuvres  assez  agréables,  si  nous  n'avions  plus 
Gil  Blas ,  d'où  elles  procèdent,  et  qu'elles  sont  loin  de 
valoir. 

A  part  quelques  jolies  pages,  Guzman  n'est  guère  qu'un 
recueil  de  fourberies  assez  triviales  et  médiocrement  réjouis- 
santes. Estebanille  est  ù' un  comique  moins  bas  :  mais  quel  besoin 
avait-on  de  ce  nouvel  aventurier  espagnol?  Le  Bachelier  est  un 
assez  heureux  décalque  de  Gil  Blas,  mais  qui  paraît  bien  pâle  et 
décoloré  auprès  du  modèle  :  il  va  sans  dire  que  Le  Sage  vieilli 


LE  SAGE,  MARIVAUX,  PRÉVOST  459 

le  préférait  à  toutes  ses  autres  œuvres,  comme  monseigneur 
de  Grenade  sa  dernière  homélie. 

Les  autres  romans  de  Le  Sage,  la  Journée  des  Parques  (i734) 
et  la  Valise  trouvée  (1740),  ne  sont  guère  que  des  scènes  déta- 
chées, à  la  façon  de  celles  du  Diable  boiteux.  Le  Mélange  amu- 
sant de  saillies  d'esprit  et  de  traits  historiques  les  plus  frap- 
pons (1743),  comme  le  titre  l'indique,  n'est  plus  un  roman  : 
c'est  un  simple  amas  de  provisions  inemployées,  bonnes  à  la 
fois  pour  la  comédie  et  pour  le  roman  :  Le  Sage,  qui  ne  voulait 
rien  perdre,  y  consignait  le  détail  journalier  de  ses  observations 
et  de  ses  lectures.  Ce  dernier  trait  achève  de  nous  le  faire  bien 
connaître.  A  pénétrer  ainsi  dans  les  dessous  de  son  travail  de 
romancier,  on  comprend  mieux  tout  ce  que  vaut  Gil  Blas,  et  on 
s'aperçoit  mieux  aussi  de  tout  ce  qui  lui  manque. 

Marivaux  et  ses  premiers  romans.  —  Comme  Le  Sage, 
Marivaux  a  mené  de  front  comédies  et  romans  :  mais,  cette  fois, 
quoi  qu'on  ait  pu  dire,  le  romancier  est  resté  au-dessous  de  "" 
l'auteur  comique  :  les  meilleurs  romans  de  Marivaux  ne  valent 
certainement  pas  cette  charmante  suite  de  comédies  qui  va  de 
la  Première  surprise  de  lamour  aux  Fausses  confidences  et  à 
V Epreuve.  Pourtant  la  Vie  de  Marianne  et  le  Paysan  parvenu^ 
romans  défectueux  et  inachevés,  n'en  sont  pas  moins  des  œuvres 
pleines  d'originalité  et  de  saveur. 

Marivaux,  très  différent  en  cela  de  Le  Sage,  est  franchement 
un  homme  du  xvni*  siècle.  Né  vingt  ans  après  l'auteur  de  Gil  BlaSy  ' 
en  1688,  il  n'a  connu  du  règne  du  grand  Roi  que  les  dernières 
années  silencieuses  et  moroses.  Aussi  est-il  tout  aux  goûts  et 
aux  modes  de  l'âge  nouveau.  Ce  Parisien,  à  l'esprit  aimable  et 
gai,  fin  jusqu'à  la  subtilité,  ne  s'est  pas  terré  comme  Le  Sage 
dans  son  cabinet  de  travail  pour  y  faire  sa  quotidienne  besogne 
d'homme  de  lettres  :  il  a  été  homme  du  monde,  très  répandu   . 
dans  les  salons  et  dans  les  cercles  du  temps;  il  a  souhaité  d'être 
de  l'Académie,  et  il  en  a  été.  Il  a  eu  beaucoup  d'amis,  et  d'en- 
nemis, comme  de  juste  :  mais,  chose  précieuse,  il  a  toujours  eu  . 
pour  lui  le  suffrage  des  femmes.  C'est  à  l'école  de  l'aimable  et 
sage  M™"  de  Lambert,  et  aussi  à  celle  de  la  vive,  mordante  et 
perverse  M™*  de  Tencin,  que  Marivaux,  honnête  mais  faible,  a 
formé  son  esprit  et  son  cœur.  A  vivre  dans  ces  milieux  trou- 


460  LE  ROMAN 

blants,  il  est  devenu  lui-même  un  peu  femme  par  la  grâce,  la  déli- 
catesse, la  perspicacité,  la  coquetterie,  le  charmant  bavardage. 
Son  style  même,  caressant,  insinuant,  toujours  soigné,  parfois 
même  poudré  et  musqué,  a  un  sexe  :  quand  Marivaux  écrit, 
c'est  presque  toujours  Marianne  qui  tient  la  plume. 

Qualités  et  défauts  se  retrouvent  dans  ses  romans  :  non  pas 
à  vrai  dire  dans  les  premiers,  car  il  fut  assez  long  à  trouver 
sa  voie.  En  1712,  il  avait  composé  Pharsamon  ou  les  Folies 
romanesques  (en  10  parties),  qu'il  ne  laissa  publier  que  vingt- 
cinq  ans  plus  tard,  avec  ce  sous-titre  ambitieux  :  le  Don  Qui- 
chotte moderne.  Ce  premier  essai  était  malheureux  :  Marivaux 
y  sacrifiait  à  la  parodie,  de  nouveau  à  la  mode.  Il  y  tournait 
en  ridicule  les  affectations  des  précieuses  et  les  romanesques 
langueurs  de  M''"  de  Scudéry  :  c'était  bien  perdre  son  temps,  après 
Sorel,  après  Scarron,  surtout  après  Molière  et  Boileau!  L'année 
suivante,  il  compose  un  autre  roman  qui  ne  vaut  pas  mieux, 
et  qu'il  publie  sans  le  signer  :  ce  sont  les  Aventures  de  ***  ou  les 
Effets  swyrenans  de  la  symjMthie  (1713-1714),  en  cinq  volumes. 
Est-ce  encore  une  parodie  trop  bien  déguisée  des  romans 
«  romanesques  »?  Ou  bien  est-ce  une  concession  passagère  à 
ce  genre  toujours  aimé  du  public?  On  se  l'est  demandé.  En 
tout  cas  ces  surprenants  effets  de  la  sympathie  amoureuse 
consistent  dans  un  invraisemblable  entassement  d'aventures  et 
de  sanglantes  catastrophes  qui  passent  l'imagination.  Avec 
cela,  point  de  psychologie  :  on  dirait  une  gageure  de  Marivaux 
de  n'y  être  point  Marivaux.  Un  troisième  roman,  paru  dans  le 
même  temps  (1714)  et  laissé  inachevé,  la  Voiture  embourbée,  est 
encore  une  parodie  assez  médiocre  du  genre  romanesque  et 
sentimental.  Le  cadre  seul  est  ingénieux  :  des  voyageurs,  réunis 
dans  une  salle  d'auberge  où  ils  sont  forcés  de  passer  la  nuit, 
se  distraient  en  racontant  une  histoire  :  il  y  six  conteurs  et 
une  seule  histoire  :  chacun  la  reprend  à  son  tour  au  point  où 
l'a  laissée  le  dernier  narrateur. 

C'étaient  là  de  mauvais  débuts  :  il  fallut  la  comédie,  celle  des 
Italiens,  pour  remettre  dans  la  bonne  voie  l'auteur  égaré  de 
Pharsamon.  Arlequin  poli  par  Vamour  ouvre  en  1720  la  série 
exquise  qui  se  continue  par  les  Surprises  et  le  Jeu  de  Vamour  et 
du  hasard  :  Lelio  et  Sylvia  révèlent  à  Marivaux  les  limites  et 


LE  SAGE,  MARIVAUX,  PRÉVOST  461 

les  ressources  de  son  propre  talent.  Désormais  il  ne  se  haussera 
plus  vers  l'héroïque,  il  ne  s'abaissera  pas  non  plus  au  burlesque  ; 
il  emploiera  les  précieuses  qualités  de  patience,  de  sagacité  et 
de  finesse  que  la  nature  lui  a  données,  à  analyser  les  plus  subtils 
ressorts  de  l'àme  humaine,  à  peindre  les  obscurs  commence- 
ments  de  l'amour,  à  isoler  et  à  décrire  tous  ces  infiniment  petits 
du  sentiment  qui  sont  en  réalité,  dans  l'élaboration  de  la  vie 
morale,  les  infiniment  puissants,  à  savoir  les  microbes  de  la 
coquetterie,  de  l'amour-propre,  et  de  la  vanité.  C'est  à  cela 
qu'il  excellera,  et  désormais,  malgré  les  insuccès  et  les  cabales, 
il  saura  s'y  tenir.  Deux  champs  d'analyse  s'offriront  à  lui,  la 
comédie  et  le  roman  :  la  première  a  pris  le  meilleur  de  son 
talent,  et  l'a  pour  ainsi  dire  contraint  à  donner  tous  ses  fruits  : 
mais  le  second,  d'allure  plus  libre  et  de  forme  plus  souple,  en 
a  aussi  recueilli  une  bonne  part.  Marianne  est  bien  de  la  même 
famille  qu'Araminte  et  Sylvia. 

La  «  Vie  de  Marianne  ».  —  La  comtesse  de  *",  qui  n'est 
plus  jeune,  raconte  aune  de  ses  amies  le  roman  de  sa  quinzième 
année  :  roman  d'amour  encadré  dans  un  roman  d'aventures. 
Marianne  est  une  enfant  trouvée  :  quand  elle  avait  deux  ans, 
le  carrosse  qui  la  menait  à  Bordeaux  avec  ses  parents  a  été 
attaqué  par  des  voleurs,  tous  les  voyageurs  tués,  sauf  elle, 
oubliée,  laissée  pour  morte.  Elle  a  été  recueillie  et  élevée  par 
la  sœur  d'un  brave  homme  de  curé.  Puis,  un  jour,  comme  elle 
avait  quinze  ans,  elle  s'est  trouvée  absolument  seule  dans  la 
vie,  ses  protecteurs  étant  morts,  seule  à  Paris,  perdue  dans  la 
ville  immense.  Ce  qu'elle  devient  alors,  à  quels  dangers  elle 
échappe,  quels  appuis  elle  trouve,  quelle  vaillance  elle  déploie  : 
tel  est  le  vrai  sujet  du  roman.  Tour  à  tour  demoiselle  de  magasin 
chez  une  lingère,  puis  pensionnaire  dans  un  couvent,  exposée 
aux  entreprises  d'un  vieux  monsieur  hypocrite,  patronnée  par 
une  grande  dame  charitable,  elle  rencontre  son  prince  char- 
mant, et  à  travers  mille  obstacles,  malgré  l'opinion  du  monde, 
l'attirance  du  couvent,  l'infidélité  du  fiancé,  elle  finit  par  con- 
«juérir  son  bonheur.  Nous  le  supposons  du  moins,  car  le  roman 
est  inachevé  :  mais  nous  savons,  par  le  titre  môme,  que  Marianne 
est  sortie  de  tous  ces  mauvais  pas,  qu'elle  est  devenue  comtesse 
de  *",  et  (ju'elle  a  retrouvé  des  preuves  authentiques  de  sa 


\ 


462  LE  ROMAN 

noble  origine.  Tout  devait  donc  se  terminer  par  un  mariage  et 
par  une  reconnaissance.  Voilà  bien  du  pur  roman. 

Mais  l'intérêt  véritable  est  ailleurs.  Une  femme  est  l'héroïne 
de  ce  livre,  et  c'est  elle-même  qui  nous  raconte  l'histoire  de  son 
cœur.  L'amour  faisait  avec  Marivaux  sa  rentrée  dans  le  roman, 
d'oii  il  avait  à  peu  près  disparu  avec  Le  Sage.  Il  rentrait  modes- 
tement, sans  cet  accompagnement  d'invraisemblable  héroïsme 
qui  avait  fait  verser  dans  le  ridicule  les  rapsodies  de  M'"  de 
Scudéry,  sans  ce  cortège  d'événements  historiques  qui  nous  gâte 
un  peu  aujourd'hui  l'œuvre  charmante  de  M™°  de  La  Fayette.  Il 
n'était  pas  non  plus  l'amour-passion  qui  va  causer  les  malheurs 
de  Des  Grieux  et  de  Saint-Preux;  il  était  simplement  la  joie  de 
vivre,  d'être  belle,  de  plaire,  et  d'aimer  :  et  c'est  au  cœur  d'une 
jeune  fille  de  quinze  ans  que  Marivaux  l'a  placé.  De  plus, 
comme  c'est  elle-même  qui  nous  fait,  après  quelque  vingt  ou 
trente  ans  écoulés,  les  honneurs  de  sa  personne  d'autrefois,  ce 
roman  acquiert  aussi  la  saveur  d'une  confession  intime.  Dès 
lors  la  qualité  essentielle  d'une  pareille  œuvre  consistera  dans 
la  finesse  d'analyse  des  sentiments  et  des  idées ,  c'est-à-dire 
dans  la  psychologie.  Tel  est  bien  en  effet  le  mérite  éminent 
de  cette  agréable  Vie  de  Marianne. 

Jamais  héroïne  de  roman  ne  s'est  étudiée  elle-même,  analysée, 
disséquée,  aussi  complaisamment  que  Marianne.  Avec  elle  nous 
faisons  mille  tours  dans  le  labyrinthe  de  ses  pensées  et  de  ses 
sentiments,  nous  pénétrons  dans  les  allées  les  plus  obscures  de 
son  «  jardin  secret  ».  Le  moindre  fait  de  .sa  vie  morale  devient 
sous  sa  plume  le  sujet  d'interminables  réflexions,  où  elle  nous 
entraîne  à  sa  suite.  Elle  se  regarde  perpétuellement  agir,  penser 
et  sentir  :  ce  qui  fait  qu'elle  sent,  pense  et  agit  assez  peu.  Qu'y 
a-t-il  au  fond  de  cette  petite  tête  si  ferme  et  de  ce  petit  cœur 
si  assuré?  De  la  coquetterie  :  un  immense  désir  de  plaire  aux 
autres  et  à  soi-même,  dans  les  moindres  choses  comme  dans  les 
plus  grandes.  A  sa  toilette  Marianne  est  naturellement  coquette  : 
il  lui  prend  «  des  palpitations  »  quand  elle  essaie  une  robe  neuve 
ou  qu'elle  ajuste  un  ruban.  Elle  l'est  à  l'église,  où  elle  surveille 
du  coin  de  l'œil  l'effet  que  produisent  ses  charmes  et  ses  atti- 
tudes sur  les  femmes,  ses  rivales,  et  sur  les  hommes,  ses 
adorateurs.  Elle  Test  avec  le  beau  Valville  qu'elle  aime,  et  à 


LB  SAGE,   MARIVAUX,  PRÉVOST  463 

qui  elle  montre  le  plus  joli  petit  pied  «lu  monde.  Elle  l'est  même 
avec  le  vieux  Climal  qu'elle  déteste,  mais  à  qui  elle  sait  inté- 
rieurement gré  de  l'avoir  distinguée.  Souvent  aussi  elle  place 
mieux  sa  coquetterie,  elle  la  met  à  être  franche,  généreuse, 
reconnaissante,  à  se  dévouer,  à  s'immoler  même.  Sans  doute 
elle  pèse  trop  ses  bons  sentiments,  elle  en  calcule  trop  juste- 
ment les  effets,  elle  s'en  félicite  trop  :  mais  qui  saura  jamais  de 
quels  alliages  sont  faites  les  vertus  humaines?  En  somme 
Marianne  est  une  honnête  fille,  qui  fait  mentir  la  maxime  de  La 
Rochefoucauld  :  «  Les  femmes  ne  connaissent  pas  toute  leur 
coquetterie.  »  Marianne  la  connaît  :  et  c'est  là  son  excuse. 
Ajoutez  qu'elle  est  jolie,  qu'elle  a  des  yeux  superbes,  une  mine 
futée,  de  l'esprit  à  revendre  (toutes  choses  qu'elle  sait  fort  bien), 
et  vous  conviendrez  qu'il  n'avait  pas  encore  paru  en  France 
d'héroïne  de  roman  aussi  charmante. 

Marianne  éclipse  un  peu  les  autres  personnages.  Pourtant 
quels  jolis  portraits  elle  nous  trace  de  ses  deux  protectrices,  de 
la  paisible  M"""  de  Miran,  «  si  bonne  qu'elle  en  paraissait  moins 
belle  »,  et  de  la  vive  M""  Dorsin,  dont  «  l'esprit  instruisait  le 
cœur,  réchauffait  de  ses  lumières,  et  lui  communiquait  tous 
les  degrés  de  bonté  imaginables!  »  De  la  même  touche  déli- 
cate elle  nous  peint  une  fausse  ingénue  et  je  ne  sais  com- 
bien d'abbesses  douceâtres  et  de  religieuses  mélancoliques. 
Ce  roman  est  une  mine  presque  inépuisable  de  psycholc^ie 
féminine. 

Les  hommes,  naturellement,  sont  un  peu  sacrifiés.  Deux 
seulement  y  jouent  un  rôle  de  quelque  importance.  Valville, 
le  fiancé,  n'est  qu'un  bellâtre  inoffensif  et  frivole,  dont  Marianne 
dit  pour  l'excuser,  non  sans  dédain  :  «  Il  est  homme,  Fran- 
çais, et  contemporain  des  amants  de  notre  temps.  »  M.  de 
Climal  est  un  caractère  plus  étudié.  Il  a  «  de  cinquante  à 
soixante  ans  »,  il  est  bien  fait,  d'un  visage  sérieux  et  doux;  il 
est  riche,  il  est  pieux,  et  jouit  d'une  grande  considération  dans 
le  monde  des  couvents  :  c'est  d'ailleurs  un  hypocrite.  Mais  il 
n'est  pas  un  héroïque  et  sinistre  malfaiteur  comme  Tartuffe  : 
il  n'est  qu'un  pauvre  homme,  torturé  par  le  démon  de  la  chair, 
et  qui  par  lâcheté  et  par  prudence  abrite  son  vice  sous  le  cou- 
vert de  la  religion  :   il  se  repent  à  son  lit  de  mort  et  finit  par 


464  LE  ROMAN 

inspirer  moins  de  haine  que  de  pitié.  M.  de  Climal  existe  :  nous 
l'avons  sûrement  rencontré  plus  d'une  fois. 

Marivaux  n'a  pas  seulement  observé  des  personnages  isolés, 
il  a  su  aussi  les  situer  dans  leur  milieu,  et  composer  ainsi  de 
jolis  tableaux  de  mœurs.  J'imagine  que  les  soupers  de  M™*  de 
Tencin  ou  ceux  de  M.  de  la  Popelinière  n'étaient  pas  très  diffé- 
rents de  celui  auquel  assiste  Marianne  chez  son  amie  M"""  Dorsin. 
11  y  a  aussi  dans  le  roman  tout  un  coin  de  mœurs  cléricales  que 
l'auteur  a  décrites  avec  beaucoup  de  soin  :  sans  être  libertin, 
il  n'aimait  pas  les  dévots  et  il  ne  devait  pas  se  consoler  d'avoir 
laissé  sa  fille  unique  entrer  au  couvent,  par  nécessité  de  for- 
tune :  aussi  ne  se  fait-il  pas  faute  de  railler  l'esprit  de  curiosité 
et  d'intrigue  qui  règne  souvent  dans  ces  demeures,  la  gour- 
mandise et  l'embonpoint  des  abbesses,  et  de  dénoncer,  avant 
Diderot,  le  scandale  des  vocations  imposées  :  Marivaux  est, 
avec  M'""  de  Tencin,  le  fondateur  du  roman  de  mœurs  reli- 
gieuses en  France.  Le  tableau  qu'il  a  tracé  des  mœurs  popu- 
laires n'est  pas  moins  original.  C'est  à  Paris  qu'il  a  placé  le 
sujet  de  ses  deux  grands  romans.  Bien  qu'il  fréquentât  les  mar- 
quises et  les  mît  à  la  scène,  Marivaux  était  pauvre,  il  allait 
souvent  à  pied  dans  les  rues  et  dans  les  carrefours,  se  mêlant 
à  la  foule  et  l'observant  :  il  a  quelque  part  essayé  de  faire  la 
psychologie  générale  du  badaud  de  Paris,  curieux,  romanesque, 
avide  de  sensations  nouvelles,  compatissant  et  cruel  à  la 
fois.  Ailleurs  il  a  tracé  quelques  jolies  silhouettes,  celle  de 
M'""  Dutour,  marchande  de  linge,  bonne  femme,  obligeante, 
expansive,  mais  bavarde  et  vulgaire  ;  et  celle  d'un  cocher,  d'un 
fiacre,  comme  on  disait  alors,  très  amusant  avec  ses  airs  gogue- 
nards et  gouailleurs  :  la  scène  oii  il  se  dispute  avec  la  lingère, 
pour  une  question  de  douze  sous,  et  où  les  deux  adversaires, 
après  avoir  épuisé  les  ressources  de  leur  rhétorique  et  de  leur 
vocabulaire,  en  viennent  à  se  menacer  de  l'aune  et  du  fouet, 
est  restée  justement  célèbre.  Mais  elle  fut  alors  blâmée  comme 
«  grossière  et  ignoble  ».  Marivaux  est  un  des  premiers  qui  aient 
fait  place  aux  petites  gens  dans  le  roman  français. 

C'étaient  là  des  innovations  heureuses  :  et  pourtant  ces 
rares  qualités  n'ont  pas  suffi  à  faire  de  la  Vie  de  Marianne  un 
chef-d'œuvre,  ou  plutôt  c'est  leur  abus  même  qui  a  nui  à  la 


LE  SAGE,  MARIVAUX,  PRÉVOST  465 

perfection  de  l'ensemble.  Le  ton  de  la  causerie  familière,  de  la 
confidence  intime,  qui  donnait  un  tour  si  piquant  au  livre, 
dégénère  souvent  sous  la  plume  de  Marivaux  en  un  fastidieux 
bavardage.  A  force  de  vouloir  nous  conduire  dans  les  innom- 
brables détours  de  son  cœur,  de  moraliser  longuement  à  propos 
de  tout  et  de  coudre  ses  réflexions  les  unes  aux  autres,  Marianne 
finit  par  s'y  perdre  elle-même  et  par  impatienter  le  lecteur. 
Voltaire,  qui  n'aimait  pas  Marivaux,  lui  a  reproché  d'être  sans 
cesse  occupé  à  peser  des  œufs  de  mouche  dans  des  balances  de 
toile  d'araignée  ;  et  Crébillon  fils  nous  représente  quelque  part 
l'auteur  de  Marianne  sous  la  forme  d'une  taupe  parlante,  qui 
n'y  voit  pas  plus  loin  que  le  bout  de  son  nez,  et  qui  disserte, 
moralise  sans  trêve.  Il  y  a  par  malheur  un  peu  de  vrai  dans  ces 
critiques.  De  plus,  la  forme  même  du  livre  est  rebutante.  Après 
avoir  mis  dix  années  (de  1731  à  1741)  à  publier  les  onze  parties 
de  son  roman,  l'auteur  laissa  l'œuvre  en  plan.  Dès  la  neuvième 
partie  il  avait  abandonné  l'histoire  de  son  héroïne  pour  nous 
conter  celle  d'une  religieuse  :  l'une  et  l'autre  sont  restées  inter- 
rompues. Quelques  bonnes  âmes.  M™'  Riccoboni  entre  autres, 
imaginèrent  une  fin  pour  contenter  la  curiosité  de  quelques 
lecteurs  restés  fidèles.  Au  fond,  il  faut  bien  le  dire,  Marivaux 
n'a  pas  voulu  composer  un  vrai  roman  :  il  a  borné  son  ambi- 
tion à  refaire  une  sorte  de  gazette  romanesque,  plus  soignée, 
mieux  suivie,  que  son  Spectateur  français.  La  Vie  de  Marianne 
n'était  guère  dans  sa  pensée  qu'un  feuilleton  moral.  C'est  dom- 
mage :  car,  en  dépit  de  l'auteur,  elle  est  mieux  que  cela  :  elle 
nous  apparaît  aujourd'hui  comme  un  charmant  et  aimable 
roman  qui  se  cherche,  et  qui  n'a  pas  réussi  tout  à  fait  à  se 
trouver. 

«  Le  Paysan  parvenu  ».  —  Cette  fois  encore  le  choix  du 
sujet  était  une  vraie  trouvaille.  Peindre  l'arrivée  à  Paris  d'un 
beau  gars  de  Champagne,  robuste,  entreprenant,  âpre  au  gain, 
bien  armé  pour  la  conquête  de  la  richesse,  décidé  à  parvenir  par 
tous  les  moyens,  et  finissant  en  efl'et  par  faire  son  chemin  et 
devenir  fermier  général  :  voilà  qui  est  plus  intéressant  que 
l'éternelle  odyssée  picaresque  d'un  Guzman  ou  même  d'un  Gil 
Blas!  Par  malheur,  cette  fois  aussi,  ce  beau  sujet  est  resté  à 
l'état  de  chef-d'œuvre  manqué.  Marivaux  commença  son  roman 

Histoire  de  la  languc.  VI.  30 


466  LE  ROMAN 

avant  d'avoir  fini  Marianne  dont  il  se  dégoûtait  déjà;  il  le 
publia,  comme  l'autre,  en  lambeaux  détachés  (1735-1736); 
arrivé  à  la  cinquième  partie,  ne  sachant  plus  que  faire  de  ses 
héros,  il  s'arrêta,  et  abandonna  tout  :  le  Paijsan  parvenu  n'est 
qu'un  tronçon  de  roman. 

Jamais  pourtant  Marivaux  n'avait  été  mieux  en  possession  de 
son  talent.  Tous  les  personnages  sont  dessinés  de  main  de 
maître  :  ils  se  détachent  encore  avec  plus  de  relief  que  ceux  de 
Marianne.  Quand  on  a  lu  une  fois  le  Paysan  parvenu,  on  n'ou- 
blie plus  les  silhouettes  des  deux  bigotes  M"'*  Habert,  de  leur 
cuisinière  Catherine  et  de  leur  directeur  de  conscience,  le 
papelard  M.  Doucin.  Et  M'"^  d'Alain,  propriétaire  bavarde  et 
curieuse,  et  sa  fille  Agathe,  dressée  à  la  chasse  au  mari!  Et 
M"""  Remy,  loueuse  de  garnis  interlopes!  Et  ces  deux  dames 
du  grand  monde.  M""'  de  Ferval  et  de  Fécourt,  qui  ressemblent 
si  fort  à  celles  du  demi-monde!  Et  M.  Bono,  financier!  Et  tant 
d'autres!  Tout  cela  est  du  meilleur  Marivaux. 

En  revanche,  nous  voyons  apparaître  dans  le  Paysan  parvenu 
un  symptôme  fâcheux  qu'avec  de  bons  yeux  on  pouvait  distin- 
guer déjà  dans  certaines  pages  de  Marianne.  Chez  presque  tous 
les  personnages  du  roman  on  découvre  un  fond  inquiétant,  une 
vilenie  cachée.  11  ne  s'agit  plus  de  la  joyeuse  et  inoflensive 
efTronterie  des  héros  picaresques,  mais  d'une  corruption  secrète, 
pour  laquelle  l'auteur  semble  professer  une  complaisance  ina- 
vouée. Ainsi  Jacob,  le  héros  de  l'histoire,  est  un  beau  garçon 
de  dix-neuf  ans  dont  la  seule  occupation  consiste  à  tirer  parti 
de  sa  figure  :  il  arrive  à  tout  parce  qu'il  plaît  aux  femmes  :  il 
séduit  une  soubrette  de  bonne  maison,  puis  une  dévote  de 
cinquante  ans  dont  il  se  laisse  épouser,  puis  deux  dames  du 
monde,  qui  le  poussent  dans  la  finance.  Venu  à  Paris  sans  un 
sou  vaillant,  il  reçoit  de  ses  protectrices  bons  soupers,  bons 
gîtes  et  des  écus  plein  ses  poches.  Avec  cela  ce  Bel-Ami  de  1735 
a  de  l'esprit,  il  a  môme  de  l'honnêteté  à  sa  façon;  il  est  brave, 
et  sauve  un  inconnu  attaqué  par  trois  spadassins  ;  il  est  géné- 
reux, et  renonce  à  une  bonne  place  en  faveur  d'un  candidat 
p.auvre.  Alors  nous  n'y  comprenons  plus  rien,  et  nous  nous 
demandons  ce  que  Marivaux  lui-même  en  a  pensé. 

Il  nous  l'a  dit  en  une  page  qui  Aoudrait  être  une  justification 


LE  SAGK,  MARIVAUX,   PRÉVOST  461 

et  qui  est  un  aveu.  Après  avoir  fait  une  vive  critique  des  romans 
(le  Crébillon  fils,  qui  s'adressent  aux  sens  plus  qu'à  l'esprit,  et 
qui  sont  remplis  d'indécences  «  sales  et  rebutantes  »,  il  ajoute  : 
«  Un  lecteur  veut  être  ménag-c  :  vous,  auteur,  voulez-vous 
mettre  sa  corruption  dans  a'os  intérêts?  allez-y  doucement,  du 
moins,  apprivoisez-la;  mais  ne  la  poussez  pas  à  bout*...  » 
Voilà  qui  est  clair  :  Marivaux,  qui  pour  le  talent  et  pour  la 
décence  est  infiniment  supérieur  à  l'auteur  du  Sopha,  a  pour- 
tant avec  lui  celte  fâcheuse  ressemblance,  qu'il  a  voulu  «  mettre 
dans  ses  intérêts  la  corruption  du  lecteur  ».  Seulement  il  s'est 
arrêté  à  temps  *.  Son  goût  délicat  l'a  préservé  de  toute  chute 
honteuse.  Il  n'en  a  pas  moins  montré  par  son  exemple  la 
fâcheuse  parenté  qu'il  y  a  entre  l'extrême  raffinement  de  l'es- 
prit et  la  corruption  du  cœur.  Son  paysan,  après  avoir  exalté 
les  charmes  de  ses  maîtresses  et  la  rapidité  de  ses  bonnes  for- 
tunes, fait  celte  réflexion  :  «  Voyez  quelle  école  de  mollesse,  de 
volupté,  de  corruption  et  par  conséquent  de  sentiment!  Car 
fâme  se  raffine  à  mesure  nu  elle  se  gâte.  »  Ajoutons  qu'à  mesure 
qu'elle  se  raffine,  elle  se  gale  aussi;  on  ne  s'en  aperçoit  pas 
d'abord  :  dans  Marianne  la  tache  est  à  peu  près  invisible,  dans 
le  Paysan  parvenu  elle  est  déjà  apparente  :  le  ver  est  dans  le 
fruit.  C'est  là  une  conséquence  imprévue,  et  pourtant  réelle, 
du  marivaudage. 

L'abbé  Prévost.  —  L'homme.  —  Chez  Le  Sage  et  Mari- 
vaux le  roman  n'est  guère  encore  que  l'envers  de  la  comédie  : 
l'un  et  l'autre  d'ailleurs  avaient  trop  d'esprit,  ils  étaient  trop 
peu  naïfs  pour  être  vraiment  romanesques.  Avec  Prévost  le 
roman  se  déchaîne  librement  :  on  le  trouve  partout,  dans  l'au- 
teur comme  dans  l'œuvre. 

Antoine  Prévost  d'Exilés  a  mené  une  vie  aventureuse  et 
agitée  :  mais  encore  faut-il  libérer  sa  mémoire  des  légendes  infa- 
mantes ou  absurdes  qu'ont  accumulées  à  son  sujet  la  malignité 
des  nouvellistes  et  la  crédulité  du  public.  Non,  Prévost  n'a  pas 
été  un  défroqué,  ni  un  apostat,  ni  un  déserteur,  ni  un  vil 
débauché  :  il  n'a  pas  tué  son  père  en  le  précipitant  dans  un  esca- 

1.  Pai/san  parvenu,  IV*  partie. 

2.  Sainte-Beuve  place  Marivaux  romancier  «  à  cAlé  et  un  peu  au-dessus  «le 
Crcliillon  •.  (Lundis,  IX.) 


468  LE  ROMAN 

lier,  il  n'a  pas  épousé  deux  femmes  à  la  fois,  il  n'a  pas  fabriqué 
de  fausses  lettres  de  change;  enfin  il  n'a  pas  péri  de  l'affreuse 
mort  qu'on  a  dit,  dépecé  tout  vif  par  le  scalpel  d'un  ignorant 
barbier  de  village.  La  réalité  est  moins  noire,  mais  elle  reste 
encore  suffisamment  romanesque.  Prévost  a  simplement  été 
le  plus  faible,  le  plus  inconstant  et  aussi  le  plus  inoffensif  des 
hommes.  Il  n'a  jamais  su  ce  qu'il  voulait  et  il  a  toujours 
regretté  ce  qu'il  faisait.  A  seize  ans  il  entre  au  noviciat  des 
Jésuites  à  Paris,  puis  à  la  Flèche,  et  il  en  sort  à  dix-neuf  pour 
être  soldat.  A  vingt-deux,  il  cherche  à  rentrer  au  couvent, 
mais,  de  fait,  il  rentre  au  régiment,  qu'il  quitte  encore  peu 
après,  se  retire  en  Hollande,  et  revient  en  France  pardonné  : 

Il  prit,  quitta,  reprit  la  cuirasse  et  la  haire. 

Alors  survient  dans  sa  vie  l'heure  décisive  qui  bouleverse  son 
être  moral  :  il  aime,  d'une  irrésistible  et  subite  passion,  une 
jeune  fille  entrevue  à  Amiens,  et  destinée  sans  vocation,  comme 
lui,  à  l'état  religieux.  A  la  première  ivresse  d'un  bonheur 
partagé  succèdent  les  inquiétudes,  l'impatience  des  privations, 
les  complaisances  inavouables,  et  jusqu'au  bout  l'illusion 
tenace.  Prévost  accompagne  sa  Manon  sur  le  chemin  de  l'exil 
infamant;  enfin,  parvenu  à  Yvetot,  à  bout  de  forces,  de  cou- 
rage, de  ressources,  il  tombe  et  se  réfugie  dans  la  religion,  con- 
solatrice des  grandes  douleurs.  Il  recommence  son  noviciat, 
cette  fois  chez  les  Bénédictins.  Mais  quel  novice!  Voici  le  signa- 
lement que  donneront  de  Prévost  les  supérieurs  de  l'ordre  : 
«  Cheveux  blonds,  yeux  bleus  bien  fendus,  teint  vermeil,  visage 
plein  ».  Voilà  pour  le  physique;  pour  le  moral  écoutons  Prévost 
lui-même  :  «  Qu'on  a  de  peine,  écrivait-il,  mon  cher  frère,  à 
reprendre  un  peu  de  vigueur,  quand  on  s'est  fait  une  habitude 
de  sa  faiblesse!  et  qu'il  en  coûte  à  combattre  pour  la  victoire, 
quand  on  a  trouvé  longtemps  de  la  douceur  à  se  laisser 
vaincre!  »  Il  cherche  à  se  dompter  par  l'étude  :  il  étudie  la 
théologie,  il  travaille  à  la  Gallia  christiana,  il  enseigne  dans 
les  collèges  :  mais,  par-dessous  main,  il  écrit  un  roman,  les 
Mémoires  d'un  homme  de  qualité,  et  le  fantôme  obsédant  revient 
toujours.  Il  aspire  à  une  vie  moins  sévère,  et  part  sans  permis- 


M^" 


HIST.    DE  LA    LANGUE  &  DE   LA  LITT.    FR. 


T.  VL  CH.  IX 


Armand  Colin  <jt  C»,  Éilileurs 


PORTRAIT  DE  L'ABBÉ  PRÉVOST 

DESSINÉ   DAPRÈS    NATURE   ET   GRAVÉ   PAR  G.    F.    SCHMIDT 
Bibl.  Nat.,  Cabinet  des  Estampes,  N  2 


LE  SAGE,   MARIVAUX,  PRÉVOST  469 

«ion...  Il  voyag^e  en  Angleterre,  en  Hollande,  où  il  écrit,  où 
il  publie  Manon,  et  où  son  cœur  se  laisse  prendre  à  d'autres 
Manons.  Il  revient  pourtant  absous  par  le  pape,  qui  lui  donne 
un  prieuré;  il  refait  son  noviciat  (pour  la  troisième  fois!), 
reprend  sa  place  dans  l'ordre,  et  reconquiert  en  même  temps 
son  indépendance  avec  le  titre  d'aumônier  du  prince  de  Conti. 
Il  vit  encore  vin^rt-huit  ans,  jusqu'en  1763,  religieux  profès  de 
l'ordre  do  Saint-Bonoît.  Mais  au  milieu  de  la  société  du  temps 
il  apparaît  comme  un  peu  déclassé,  entouré  d'une  réputation 
équivoque  :  il  est  toujours  agité,  besogneux,  et  se  dépense  en 
des  tâches  diverses.  Avec  cela,  il  reste  jusqu'au  bout  aimable 
et  charmant,  avec  un  nuage  de  mélancolie  sur  le  front,  et  l'air 
d'un  homme  qui  a  connu  l'orage  des  passions. 

Les  romans  de  Prévost.  —  Prévost  a  beaucoup  écrit  : 
on  lui  a  souvent  reproché  d'avoir  été  «  aux  gages  des  libraires  » . 
La  vérité  est  qu'il  a  publié  cent  douze  volumes  de  taille  et  de  , 
valeur  très  inégales,  sur  des  sujets  fort  divers.  Si  l'on  met  à 
part  une  gazette  littéraire  assez  curieuse,  le  Pour  et  le  Contre, 
une  monumentale  Histoire  générale  des  voyages  (en  quinze 
volumes  in-4  dont  sept  sont  traduits  de  l'anglais),  et  quelques 
autres  ouvrages  d'histoire  et  d'érudition,  il  reste  une  cin- 
<juantaine  de  volumes  qui  représentent  la  production  roma- 
nesque de  l'abbé  Prévost.  De  cette  masse  émergent  quelques 
œuvres  qui  comptent  dans  l'histoire  du  genre  :  les  traductions 
•de  Paméla,  de  Clarisse  et  de  Grandisson,  et  surtout  ces  trois 
grands  romans  souvent  réimprimés  au  xvni"  siècle,  les  Mémoires  , 
d'un  homme  de  qualité  (7  volumes,  1728-1731),  Cléveland  ou  . 
le  Philosophe  anglais  (8  volumes,  1731-1738),  le  Doyen  de  Kille- 
rine  (6  volumes,  1735-1740);  le  premier  des  trois  contient  un 
épisode  qui  fut  plus  tard  tiré  à  part,  et  qui  a  suffi  à  immor- 
laliser  le  nom  de  Prévost  :  c'est  VHistoire  du  chevalier  Des 
-Grieux  et  de  Manon  Lescaut. 

Prévost  historien  est  oublié  aujourd'hui  et  mérite  de  l'être  : 
Prévost  romancier  a  seul  survécu.  Et  pourtant  l'auteur  de  I 
Manon  attachait  assez  peu  de  prix  à  ses  romans.  Etait-ce  mécon- 
naissance de  son  véritable  talent?  Le  cas  est  fréquent  chez  les 
écrivains  et  les  artistes.  N'était-ce  pas  plutôt  une  concession 
-du  préjugé  qui,  encore  à  cette  époque,  reléguait  les  romans 


470  LE  ROMAN 

dans  les  basses  œuvres  de  la  littérature?  Prévost  du  moins 
semble  avoir  écrit  les  siens  à  contre-cœur,  pour  gagner  sa  vie. 
Il  dit  avec  amertume  :  «  Les  études  dont  je  me  suis  occupé 
toute  ma  vie  ne  devaient  pas  me  conduire  à  faire  des  Clévelandl  » 
Nous  ne  serons  pas  aussi  dédaigneux  que  lui  pour  ses  quinze 

x"    romans  :  si  nous  n'en  lisons  plus  qu'un  seul  pour  notre  plaisir, 
tous  sont  encore  intéressants  à  étudier  aujourd'hui. 

D'abord  leur  nombre  même  est  à  considérer.  Sans  doute  ce 
ce  n'est  ni  au  poids,  ni  à  la  toise  qu'on  estime  semblable  mar- 
chandise; pourtant,  en  cette  matière,  la  fécondité  de  l'inven- 
tion, la  facilité  de  l'expression  ne  sont  point  qualités  absolu- 
ment négligeables.  Un  roman,  par  définition  même,  doit  couler 
comme  la  vie,  dont  il  est  l'image;  il  doit  être  un  perpétuel 
recommencement  de  destinées  toujours  nouvelles;  pour  un  peu 
il  semblerait  ne  devoir  jamais  finir  :  aussi  le  genre  s'accommode- 
t-il  volontiers  d'un  peu  do  prolixité.  Prévost  sur  ce  point  n'a  guère 
à  envier  à  Alexandre  Dumas  ou  à  George  Sand  :  il  est  déjà  un 
vrai  romancier,  d'instinct  et  de  tempérament.  Il  possède  une 
fertilité  d'invention  merveilleuse  :  les  histoires  qu'il  raconte 
offrent  toutes  «  de  nouveaux  exemples  de  l'inconstance  ordi- 
naire de  la  fortune  »  ;  les  personnages  y  «  passent  successive- 
ment par  tous  les  degrés  du  bonheur  et  de  l'adversité,  ils 
sentent  les  extrémités  du  bien  et  du  mal,  de  la  douleur  et  de  la 
joie  ».  La  destinée  du  petit  chevalier  et  de  sa  Manon  est  assez 
connue  :  que  de  péripéties,  que  de  paradis  et  d'enfers,  dans  le 
court  intervalle  qui  sépare  l'arrivée  du  coche  d'Arras  de  la  fuite 
suprême  au  milieu  des  savanes  de  la  Nouvelle-Orléans!  Le  reste 
des  Mémoires  d'un  homme  de  qualité,  le  Doyen  de  Killerine,  les 
Mémoires  de  Montcal,  le  Journal  d'une  jeune  dame,  et  le  Cléve- 
land  débordent  de  la  même  sève  romanesque.  Il  y  a  notamment 
dans  ce  dernier  de  quoi  défrayer  dix  romans-feuilletons  du  Petit 
Journal.  Et  l'auteur  nous  garantit  gravement  l'authenticité  de 
toutes  ces  aventures,  si  absurdes  qu'elles  paraissent;  et,  par 
cotte  affectation  d'exactitude,  il  pique  à  fond  la  curiosité  du 
lecteur  qui  ne  demande  qu'à  être  abusé. 

Cette  forte  recrudescence  du  romanesque  pur  dans  le  roman 

^      mérite  d'être  signalée.  D'ailleurs  il  s'agit  là  d'un  élément  à  peu 
près  nouveau.  Prévost  n'en  reste  pas  à  cette  conception  étroite 


I 


LE  SAGE,  MARIVAUX,  PRÉVOST  471 

et  optimiste  de  la  vie  où  tout  finit  bien,  et  où  à  la  dernière  page 
(lu   livre   Céladon   épouse  sa  berg^ère  et   Gil   Blas    trouve   un 
t'hàteau  tout  meublé. Le  romanesque  de  Cléveland  et  de  Manon 
a  un  caractère  sombre  et  tourmenté  qu'on   n'avait  pas  encore  ' 
vu  :  les  catastrophes  l'emportent  sur  les  succès  et  les  douleurs! 
sur  les  joies.  La  vie  ne  fait  plus  l'efl'et  d'une   comédie  plus 
ou  moins  lente  qui  se  déroule  pour  aboutir  au  mariage  ;  elle 
ressemble  plutôt  à  un  drame  mouvementé  et  poignant,  plein  i 
d'humaine   souffrance.   Ainsi  le   roman    s'annexait  l'un   après  \ 
l'autre  tous  les  débris  de  l'héritage  classique  :  il  se  faisait  tra- 
gique avec  l'abbé  Prévost  vers  le  temps  où,  par  un  juste  retour, 
la  tragédie  exténuée  essayait  du  romanesque  avec   Crébillon 
père. 

«  Manon  Lescaut  »  et  la  peinture  de  l'amour.  —  Rien 
ne  contribue  davantage  à  donner  aux  romans  de  Prévost  cette 
teinte  sombre  et  tragique,  que  la  manière  dont  il  a  représenté  | 
l'amour.  Gil  Blas,  tête  saine  et  cœur  froid,  fait  passer  les  affaires 
avant  le  sentiment;  Marianne,  en  fille  avisée,  cherche  un  mari 
aimable  et  riche  :  mais  ce  n'est  point  là  de  l'amour,  de  cet  amour- 
passion,  dominateur,  fatal  et  triste,  qui  va  fondre,  comme  un 
souffle  d'orage,  sur  le  cœur  désemparé  du  pauvre  Des  Grieux, 
et  lui  faire  toucher  le  fond  des  joies  et  des  douleurs  humaines. 
Depuis  le  coup  de  foudre  initial  jusqu'à  l'inévitable  catastrophe, 
tous  les  symptômes  du  mal  sont  décrits  avec  une  admirable 
précision  :  —  d'abord  l'illusion  sans  cesse  grandissante  qui 
transfigure  aux  yeux  de  l'amant  l'objet  de  son  culte,  et  rend 
possibles  toutes  les  défaillances;  -/-  puis  cette  lamentable  série 
d'accidents  caractéristiques  où  scrmbrent  tour  à  tour  la  volonté, 
la  dignité  et  l'honneur  du  petit  chevalier  (entrevue  du  par- 
loir, séjour  à  Chaillot,  tricheries  au  jeu,  honteuses  aventures 
avec  M.  de  G.  M.);  —  enfin  les  scènes  violentes,  les  dernières 
convulsions  morales,  signes  d'un  prochain  dénouement  :  toutes 
les  faiblesses,  les  humiliations,  les  tortures  d'un  cœur  possédé 
par  la  plus  folle  des  passions  sont  peintes  en  quelques  pages, 
comme  elles  ne  l'avaient  jamais  été  dans  notre  littérature.  Des 
Grieux  est  le  premier  grand  amoureux  du  roman,  il  mène  direc-  ^ 
tement  à  Saint-Preux,  à  Werther,  à  René  :  moins  éloquent  et 
moins  lyrique,  il  est  plus  vivant,  car  il  aime  et  il  souffre  davan- 


/^ 


472  LE  ROMAN 

tage.  Il  est  le  vrai  héros  du  livre  :  Manon  n'y  figure  que 
comme  l'instrument  de  sa  souffrance.  Nous  ne  la  voyons  guère 
qu'à  travers  l'amour  du  pauvre  chevalier.  Qui  est-elle,  cette 
«  Cléopâtre  en  paniers  »,  funeste  et  charmante,  rouée,  cynique, 
luxurieuse,  d'un  égoïsme  et  d'une  coquetterie  insondables,  et 
pourtant  sincère,  inconsciente,  que  Des  Grieux  ne  se  lasse  pas 
d'appeler  une  divine  maîtresse  et  une  incomparable  amante  et 
qui  triomphe  de  nos  cœurs  même  par  l'éclat  souverain  de  sa 
jeunesse  et  de  sa  beauté?  Est-elle  capable  d'aimer  vraiment, 
ou  n'aime-t-elle  que  le  plaisir?  Est-elle  une  Sapho?  une  Mar- 
guerite Gautier?  ou  simplement  une  Mimi  Pinson  tragique?  ou 
même  une  Virginie  qui  a  mal  tourné?  Il  est  assez  malaisé  de 
le  démêler  :  il  semble  qu'elle  est  surtout  la  Femme,  la  grande 
tentatrice,  l'objet  de  félicités  et  de  souffrances  plus  qu'humaines, 
qui  hantait  l'imagination  ardente  du  jeune  bénédictin  de  1730. 
Des  Grieux  et  Manon  :  quel  chemin  parcouru  par  les  héros 
de  roman  en  moins  d'un  siècle!  Ils  n'aiment  plus  suivant  les 
lois  du  code  d'amour  :  ils  n'écrivent  ni  madrigaux  ni  bouts  rimes  ; 
ils  ignorent  «  Petits  soins  »  et  «  Billets  galants  ».  Mais  ils  se 
sont  enfoncés  hardiment  dans  ces  mystérieuses  Terres  inconnues 
devant  lesquelles  les  voyageurs  du  pays  de  Tendre  s'arrêtaient 
épouvantés.  Des  Grieux  est  le  premier  qui  ose  nous  faire  le 
récit  de  cette  terrible  aventure,  et  qui  nous  révèle  la  profondeur 
des  abîmes  où  il  est  tombé.  Mais  aussi  ces  élus  de  la  passion, 
victimes  expiatoires  du  dieu  d'amour,  reviennent  de  leur  loin- 
tain voyage  (quand  ils^en  reviennent)  presque  absous  et  par- 
donnés,  en  raison  même  des  exceptionnels  malheurs  qui  ont 
été  leur  lot.  Ils  en  conservent  une  sorte  d'auréole  qui  les  trans- 
figure aux  yeux  de  la  foule.  Car  une  grande  passion  n'est  pas 
seulement  un  phénomène  très  rare  (Prévost  l'a  dit  avant  Sten- 
dhal), elle  est  aussi  quelque  chose  de  divin.  Un  amant  comme 
Des  Grieux  porte  à  lui  seul  toutes  les  croix  des  vulgaires 
amants.  Peu  s'en  faut  que  le  pauvre  bénédictin,  par  le  plus 
inconscient  des  blasphèmes,  ne  compare  la  Passion  amoureuse 
du  petit  chevalier  à  celle  du  Sauveur,  et  le  chemin  du  Havre 
à  celui  du  Calvaire.  Parfois,  lorsqu'il  veut  décrire  l'ardeur  de 
sa  flamme,  les  termes  de  théologie  naissent  spontanément  sur 
ses  lèvres;  il  dit  à  Manon  :  «  Tu  es  trop  adorable  pour  une 


LE  SAGE,  MARIVAUX,  PRÉVOST  473 

créature.  Je  me  sens  le  cœur  emporté  par  une  délectation 
victorieuse.  »  Jamais  dans  un  roman  français  l'amour  n'avait 
encore  parlé  pareil  langag^e. 

La  naissance  du  roman  moral.  —  Ce  livre  brûlant  est-il 
un  mauvais  livre?  Il  ne  le  semble  pas.  Le  candide  Prévost  a 
bien  eu  soin  de  marquer  celte  moralité  latente  qu'il  faut  savoir 
découvrir  sous  cette  œuvre  de  passion.  Autpur  de  Des  Grieux 
il  a  placé  quelques  personnages  secondaires,  indispensables  à 
l'intelligence  de  l'œuvre.  C'est  d'abord  la  satanique  et  pitto- 
resque  silhouette  du  frère  Lescaut,  joueur,   bretteur,   entre- 
metteur, escroc  de  marque,  chenapan  presque  romantique,  qui 
finit  par  être^tué  corame  un  chien,  au  coin  d'une  rue,  sans  la 
moindre  oraison  funèbre.  Puis  voici  l'ami  grave  et  fidèle,  au 
cœur  tendre,  à  la  parole  consolante,  indulgent  aux  autres  et 
sévère  à  lui-même  :   Tiberge  est  le  bon   ange,   souvent   mal 
écouté,  mais  qui  veille  toujours,  et  sauvera  les  dernières  épaves 
du  naufrage  où   sombre  la  conscience  de  Des  Grieux.  Enfin 
voici  le  père  du  petit  chevalier,  charmant,  fringant,  spirituel, 
indulgent  aux  faiblesses  de  cœur,  intraitable  sur  la  dignité  du 
nom  et  le  respect  de  la  famille.  Ils  errent  tous  autour  de  Des 
Grieux  comme  des  fantômes  du  vice,  de  la  vertu  et  de  l'hon- 
neur. L'intention  morale  de  l'auteur  apparaît  d'une  façon  plus 
explicite  encore  dans  VAvis  au  lecteur.  :  «  Le  public  verra  dans 
la  conduite  de  M.  Des  Grieux  un  exemple  terrible  de  la  force 
des  passions  »,  et  Prévost  explique  comment,  tout  en  représen- 
tant le  vice,  il   ne  l'enseigne  point,  et  il  se  propose,  tout  au 
contraire,   de  découvrir  par  l'exemple  «  de  ce  jeune  homme 
faible  et  aveugle,  et  de  cette  jeune  fille  corrompue  »  tous  les 
dangers  du  dérèglement.  De  même  le  Doyen  de  KtUei'ine  pré- 
tendait être  une  œuvre  d'édification,  et  le  Cléveland  aspirait  à 
montrer  que  «  la  paix  du  cœur  et  la  véritable  sagesse  ne  se  trou- 
vent que  dans  la  parfaite  connaissance  de  la  religion  ».  Ainsi 
l'auteur  des  Mémoires  pour  servir  à  Vhistoire  de  la  vertu  a  tou- 
jours cru  et  proclamé  que  le  roman,  en  représentant  l'homme 
aux  prises   avec   d'extraordinaires   «  aventures  de  fortune  et 
d'amour  »,  avait  pour  mission  de  montrer  les  effets  salutaires 
ou  pernicieux  qui  peuvent  en  découler,  et  par  cela  même  de 
fortifier,    en    l'éclairant,  sa  conscience.    Cette  conception    du 


474  LE  ROMAN 

roman  à  la  fois  passionné  et  moral  va  causer  une  révolution 
dans  la  littérature.  A  ce  signe  on  sent  que  Rousseau  est  proche 
et  viendra  bientôt  avec  son  Héloïse  :  et  déjà,  vers  celte  époque, 
de  Tautre  côté  du  détroit,  Richardson  écrivait  sa  Paméla. 

L'anglomanie  de  Prévost.  —  C'est  un  fait  important 
dans  l'histoire  des  idées  au  xvni"  siècle,  que  la  croissance  à 
peu  près  simultanée  et  la  marche  parallèle  du  roman  anglais  et 
du  roman  français.  L'un  et  l'autre,  avec  certaines  différences 
de  race  bien  tranchées,  ont  eu  plusieurs  caractères  communs, 
et  portent  la  marque  évidente  d'une  pénétration  réciproque. 
D'une  part  il  est  certain  que  Gil  Blas,  Marianne,  le  Paysan 
parvenu,  Manon  Lescaut,  Cléveland,  le  Doyen  sont  antérieurs 
à  Paméla,  à  Clarisse,  à  Tom  Jones  :  il  y  a  trace  de  Le  Sage 
dans  Fielding,  et  de  Marivaux  dans  Richardson.  C'est  donc 
bien  sur  le  sol  français,  illustré  et  fécondé  par  les  chefs-d'œuvre 
__  classiques,  qu'il  faut  chercher  la  source  première  de  ce  goût 
\  pour  l'observation  de  la  réalité,  pour  l'analyse  psychologique, 
'^et  pour  la  moralité  de  l'art,  qui  sera  un  des  caractères  de 
notre  roman.  D'autre  part,  en  France,  beaucoup  d'esprits  se  pre- 
naient alors  d'une  vive  sympathie  pour  l'Angleterre,  dont  les 
institutions  politiques  paraissaient  à  Montesquieu  l'idéal  même 
V  du  gouvernement.  Du  même  coup  la  littérature  anglaise  com- 
\  mence  à  s'insinuer  avec  les  idées  anglaises.  Il  se  produit  insen- 
siblement un  changement  d'orientation  dans  les  intelligences. 
L'Espagne  de  Le  Sage  semble  déjà  démodée;  l'Italie  s'attarde 
dans  les  infructueux  essais  de  rénovation  de  la  tragédie  :  c'est 
vers  les  littératures  du  Nord  que  se  tournent  peu  à  peu  les 
esprits,  sinon  vers  l'Allemagne,  non  encore  émancipée  par 
Lessing,  du  moins  vers  l'Angleterre.  Le  Suisse  Béat  de  Murait 
a  montré  la  voie  :  Voltaire,  avec  ses  Lettres  philosophiques  y 
a  poussé  peut-être  un  peu  plus  qu'il  n'eut  souhaité  :  personne 
n'y  a  plus  volontairement  contribué  que  l'abbé  Prévost. 

Il  connaissait  l'Angleteri'e  pour  y  avoir  demeuré  deux  fois, 
au  cours  de  sa  vie  aventureuse,  et  il  l'aimait  à  la  fois  par  goût 
et  par  reconnaissance.  Il  paya  largement  sa  dette,  en  monnaie 
d'écrivain,  et  il  fît  l'éloge  des  Anglais  :  mieux  que  cela,  il  ima- 
gina dans  sçs  romans  (dans  Cléveland  et  dans  le  Doyen)  des 
aventures  qui  fussent  à  l'honneur  de  ses  hôtes.  Mais  c'était  là 


LE  SAGE,  MARIVAUX.   PRÉVOST  475 

une  coloration  de  surface,  plus  qu'une  imitation  véritable  :  car   i 
pour  le  font!  il  reste  fidèle  à  la  tradilion  française.  Après  i740  ' 
son   an^rlomanie   trouve  une  ample  occasion  de  s'exercer.  Au 
fur  et  à  mesure  que  paraissent  Pnméla,  Clarisse,  Grandissou, 
Prévost  les  traduit  en  français;  en  même  temps  il  les  arraujLje 
quelque  peu,  retranche  des  longueurs,  atténue  des  trivialités, 
et  leur  prête  ce  style  flexible,  infiniment  naturel,  dont  il  avait 
écrit  Manon.  Ce  fut  un  immense  succès,  où  sombra  l'originalité 
de  Prévost  :  il  ne  fit  plus  de  Manon,  ni  de  Cléveland,  mais  il  ■. 
resta  jusqu'à  la  fin  de  sa  vie  le  traducteur  de  Richardson.  Cette  ' 
importation  du  roman  anglais  en  France  est  une  date  impor- 
tante dans  l'histoire  du  genre.   Ce  sera  à  voir  quelles  consé- 
quences en  ont  résulté,  et  si  dans  ce  délire  d'enthousiasme  qui 
va  arracher   des  larmes  d'admiration  aux  contemporains   de 
Diderot,  il  n'y  eut  pas  un  peu  de  cet  éternel  snobisme  qui  nous 
rend  si  souvent  injustes  pour  nous-mêmes,  et  nous  fait  admirer 
nos  productions  seulement  quand  elles  reviennent  d'Angleterre 
ou  de  Norvège.  Quoi  qu'il  en  soit,  on  ne  saurait  mettre  en  doute 
l'antériorité  et  l'originalité  de  ces  trois  vrais  rénovateurs  du 
roman   au  xvui"  siècle,  qui  s'appellent  Le  Sage,  Marivaux  et 
Prévost  lui-même.  C'est  à  eux  qu'il  faudra  rattacher  Rousseau,  \ 
au  moins  autant  qu'à  Richardson. 

M"'  de  Tencin  et  M""'  de  Graffigny.  —  Au-dessous 
de  ces  trois  grands  noms,  les  talents  de  second  ordre  sont 
rares.  Car  les  contemporains  du  vieux  Fontenelle  et  du  jeune 
Arouet  sont  plutôt  attirés  par  la  liberté  du  conte.  Ce  sont  les 
femmes  qui  conservent  alors  la  tradition  romanesque  et  entre- 
tiennent le  goût  des  belles  aventures  dans  limagination  du 
public.  Parmi  elles,  deux  seulement  méritent  de  n'être  point 
oubliées  :  M""  de  Tencin  et  M'"^  de  Graffigny. 

Que  M'""  de  Tencin  ait  écrit  des  romans,  il  n'y  a  rien  là 
qui  doive  surprendre  ceux  qui  la  connaissent,  et  qui  savent 
quels  extraordinaires  personnages  elle  a  joués  pendant  toute 
sa  vie.  Elle  aurait  pu  nous  raconter  les  frasques  de  sœur  Clau- 
dine au  joli  couvent  de  Montfieury  j)rès  de  Grenoble,  puis  les 
louches  et  criminelles  intrigues  de  cette  aventurière  de  marque 
que  l'histoire  appelle  la  Tencin,  comme  on  dit  la  De  Prie  ou  la 
Du  Barry,  enfin  les  triomphes  mondains  de  la  reine  de  salon. 


476  LE  ROMAN 

qui  sut  si  brillamment  tenir  son  rang  au  milieu  des  grands 
écrivains  du  xvni"  siècle,  ses  hôtes  et  ses  amis.  Voilà,  semble- 
t-il,  de  beaux  sujets  de  roman  tout  trouvés,  et  auxquels  n'au- 
raient pas  manqué  le  sel  ni  le  piment.  Et  pourtant  les  trois 
petits  romans  qui  sont  sortis  de  la  plume  de  cette  femme  hardie 
et  cynique  (et  qu'elle  a  volontairement  laissé  attribuer  à  ses 
neveux  d'Argental  et  Pont  de  Yeyle)  se  contentent  d'être  doux, 
simples  et  charmants  :  ils  nous  feraient  estimer  et  presque 
chérir  M""'  de  Tencin,  si  nous  ne  la  connaissions  d'autre 
part.  Ce  sont  de  courtes  nouvelles,  qui  appartiennent  au  genre 
historique,  si  fort  à  la  mode  depuis  près  d'un  siècle.  L'une 
d'elles,  les  Mémoires  du  Comte  de  Comminges  (1735),  contient 
une  scène  admirable  :  deux  amants,  après  mainte  épreuve,  se 
retrouvent  au  fond  du  couvent  de  la  Trappe,  l'un  et  l'autre  liés 
par  des  vœux  éternels,  et  ils  se  reconnaissent  à  la  confession 
publique  qu'ils  font  de  leurs  péchés.  Le  Siège  de  Calais  (1739) 
renferme  un  mélange  très  artificiel  de  roman  et  d'histoire  :  le 
noble  dévouement  d'Eustache  de  Saint-Pierre  ne  gagne  pas  à 
passer  de  la  chronique  de  Froissart  dans  le  roman  de  M™*  de 
Tencin.  Dans  les  Malheurs  de  V amour  (1747)  l'auteur  nous 
conte  une  histoire  de  religieuse  au  cœur  tendre  et  d'enfant 
abandonné  :  et  elle  le  fait  avec  une  délicatesse  qu'on  n'aurait  pas 
attendu  de  la  mère  de  D'Alembert.  On  a  pu  comparer  ces  trois 
petits  romans  à  ceux  de  M™^  de  La  Fayette,  pour  le  charme  du 
style  et  la  mélancolie  de  l'inspiration.  Mais  on  y  chercherait 
vainement  ce  fond  de  noblesse  et  cette  haute  moralité  qui  font 
le  prix  inestimable  d'une  Princesse  de  Clèves. 

M"*  de  Graffigny  est  bien  loin  de  valoir  M™"  de  Tencin  :  mais, 
avec  des  dons  médiocres,  elle  a  laissé  une  trace  plus  profonde 
dans  l'histoire  du  genre.  Les  Lettres  péruviennes  sont  un  pauvre 
roman,  mais  elles  furent  lues,  admirées,  imitées  en  leur 
temps  (1747).  La  banale  histoire  d'amour  qui  y  était  contée  se 
trouvait  relevée  par  une  facile  satire  des  mœurs  parisiennes,  et 
par  un  ingénieux  bariolage  de  couleur  locale.  L'héroïne  Zeïla 
était  une  Péruvienne,  une  vierge  consacrée  au  soleil,  une  ado- 
ratrice du  sage  Mancocapac  et  du  grand  Pachamacac  :  et  cela 
ravissait  d'aise  les  contemporains  de  Voltaire  et  de  Montesquieu. 
L'œuvre  plut  encore  par  la  forme,  qui  parut  nouvelle.  De  cette 


VOLTAIRE  ET  LES  CONTEURS  477 

époque  date  vraiment  en  France  la  vogue  du  roman  épisto- 
laire  :  depuis  la  Religieuse  portugaise  on  n'avait  plus  revu  de 
ces  correspondances  passionnées.  Beaucoup  de  grands  romans 
de  la  seconde  moitié  du  xviii"  siècle,  la  Nouvelle  Héloïse,  les 
Liaisons  dangereuses,  le  Paysan  pei'vei'ti,  seront  des  romans  par 
lettres;  Delphine  aussi,  au  seuil  du  xix°  siècle.  A  M""*  de  Graf- 
figny  revient,  à  défaut  d'autre  mérite,  celui  d'avoir  pop  l.irisé 
ce  genre  en  France  dans  le  temps  où  Richardson  venait  de  l'illus- 
trer en  Angleterre. 


//.  —    Voltaire  et  les  conteurs. 

Les  deux  premiers  tiers  du  xviii^  siècle  sont  vraiment  l'âge 
d'or  du  conte.  Mais,  durant  cette  période  de  libre  épanouis- 
sement, le  conte  s'est  profondément  transformé.  D'abord  pure- 
ment merveilleux,  il  s'est  fait  licencieux  avec  Crébillon,  puis 
philosophique  avec  Voltaire,  pour  devenir  moral  avec  Mar- 
montel,  et  se  fondre  dans  le  grand  courant  du  roman  de 
Rousseau. 

Le  conte  licencieux  et  Crébillon  fils.  —  Ce  siècle,  qui 
devait  finir  de  si  tragique  façon,  avait  débuté  sous  les  auspices 
les  plus  heureux  :  les  Fées  ont  présidé  à  sa  naissance.  De  1697  / 
à  1702,  les  contes  de  Perrault,  de  M""*  d'Aulnoy,  de  M™"  de 
Murât,  et  de  beaucoup  d'autres,  firent  fureur.  «  La  cour,  disait 
en  1702  certain  abbé  de  Dellegarde,  s'est  laissée  infatuer  de 
ces  sottises;  la  ville  a  suivi  le  mauvais  exemple  de  la  cour  et 
a  lu  avec  avidité  ces  aventures  monstrueuses;  mais  enfin  on 
est  revenu  de  cette  frénésie...  »  Au  fond  on  n'en  revint  pas 
tant  que  cela,  comme  l'atteste  le  succès  du  Cabinet  des  fées  qui 
se  continua  pendant  quatre-vingts  ans.  Mais  cette  «  frénésie  » 
changea  im  peu  d'objet  et  reprit  de  plus  belle  quand  parut  en 
1704  la  traduction  des  Mille  et  une  Nuits  par  Galland.  Dès  ^ 
lors  la  Lampe  merveilleuse  et  Ali-Baba  firent  tort  à  Cendrillon  et 
au  Petit  Poucet,  que  les  petits  enfants  continuèrent  à  chérir, 
mais  que  les  personnes  «  sérieuses  »  commencèrent  à  dédai- 
gner. Il  n'y  en  eut  plus  que  pour  les  contes  orientaux,  persans, 


47g  LE  ROMAN 

turcs  et  arabes  :  en  1710,  Pétis  do  La  Croix  publie  les  Mille  et 
un  Jours,  en  1715  Gueulette  les  Mille  et  un  quarts  d'heure,  puis 
les  Contes  chinois,  les  Cont-es  mongols,  les  Contes  péruviens,  etc. 
Mais  à  tffavers  cette  débauche  de  merveilleux,  le  naturel  de 
l'époque  neuarda  pas  à  reparaître.  Le  persiflag-e  et  la  raillerie 
percèrent  vite  et  donnèrent  une  aigre  saveur  à  ces  fictions.  De 
simplement  féerique  le  conte  se  fit  satirique.  Il  devint  aussi 
licencieux.  Il  h'eut  pour  cela  qu'à  suivre  la  pente  funeste  où 
glissait  le  sièclevau  temps  de  la  Régence.  Mais  il  eut  bien  soin 
de  garder  ses  beaux  habits  reluisants,  pour  ne  pas  déplaire  aux 
gens  de  goût  et  à  M.  le  lieutenant  de  police.  Et  puis  ces  histoires 
de  sérail,  de  Grand  Seigneur,  de  sultanes  et  d'eunuques  se  prê- 
taient si  bien  aux  sous-entendus  indécents!  Dès  1721,  un  grave 
président  à  mortier  n'avait-il  pas  donné  l'exemple  dans  les 
Lettres  fiersanes'i  De  1730  à  1750  environ  ce  fut  un  vrai  débor- 
dement. C'est  à  cette  méchante  besogne  que  se  ravala  pendant 
trop  longtemps  l'art  de  nos  conteurs,  cet  art  exquis  qu'Hamilton 
venait  d'illustrer.  Ils  sont  là  une  vingtaine,  tous  élégants,  frin- 
gants, à  la  fois  corrompus  et  corrupteurs,  qui  écrivent  à  qui 
mieux  mieux  des  histoires  qui  seraient  à  dormir  debout,  si  l'on 
n'y  trouvait  le  triple  piment  de  la  satire,  de  l'incrédulité  et  de 
l'indécence.  De  nos  jours  on  ne  les  lit  plus  guère,  on  se  con- 
tente d'en  faire  de  jolies  rééditions  à  l'usage  des  bibliophiles. 
Ce  n'est  pas  qu'ils  n'aient  dépensé  beaucoup  d'esprit  dans  leur 
œuvre  :  mais  l'ensemble  est  vraiment  peu  intéressant,  mono- 
tone, d'un  dévergondage  subtil  et  obscur.  Citons  vite  le  chevalier 
de  Mouhy,  plus  connu  par  son  Histoire  du  théâtre;  l'aventurier 
de  lettres  La  Morlière  ;  l'académicien  Duclos,  auteur  à' Acajou 
et  Zirphile,  édité  aA^ec  des  estampes  de  Boucher  ';  Yoisenon, 
surnommé  Greluchon  par  Voltaire,  abbé  galant,  gourmand  et 
sceptique,  fort  admiré  en  son  temps  pour  son  Histoire  du  sultan 
Misapouf  et  de  la  princesse  Grisemine;  Diderot,  dont  le  talent 
chercha  à  s'élever  plus  haut,  mais  qui  commença  par  écrire 
cette  bizarre  et  cynique  rapsodie  des  Bijoux  indiscrets;  enfin 
le  plus  célèbre  de  tous,  celui  qui  a  donné  au  genre  tout  son  éclat, 

1.  Duclos  est  aussi  lautcur  d'une  nouvelle  «  historique  •  :  VHisloive  de  la 
Baronne  de  Luz,  et  d'un  roman  à  tiroirs  et  à  allusions,  qui  supporte  encore  la 
lecture  :  ce  sont  les  Confessions  du  Comte  de  '"  (1741). 


VOLTAIRE  ET  LES  CONTEURS  479 

et  qui  jadis  marchait  de  pair  avec  les  grands  écrivains,  Cré- 
billon  (1707-1777). 

Il  était  le  fils  du  romanesque  auteur  de  Rhadamisle.  Mais  au 
lieu  d'appliquer  à  des  inventions  trag-iques  la  vive  imagination 
qu'il  avait  héritée  de  son  père,  il  la  tourna  vers  des  sujets  plus 
doux  et  moins  nobles.  Il  se  fit  le  conteur  attitré  de  la  haute 
société  du  temps,  le  pourvoyeur  de  ses  instincts  d'élégante  per- 
versité. Le  conte  de  VEcumoire  ou  Tanzaî  et  Néadarmé  (1«732), 
où  sous  le  voile  d'une  longue  et  grossière  équivoque  se  trouvent 
quelques  allusions  à  la  bulle  Unigenitus,  au  cardinal  de  Rohan, 
et  à  la  duchesse  du  Maine  (sans  parler  de  pointes  méchantes  à 
l'adresse  de  Marivaux),  valut  à  son  auteur  un  court  séjour  h  la 
Bastille.  Crébillon  essaya  bien  dans  les  Égarements  du  cœur  et 
de  t  esprit  de  faire  œuvre  moins  frivole  ;  mais  il  revint  vite  au 
genre  où  il  était  assuré  de  plaire,  et  il  donna  en  1745  son  trop 
fameux  Sopha.  Ces  fastidieux  mémoires  d'une  chaise  longue, 
égayés  par  les  balourdises  du  sultan  Schabaham,  nous  intéres- 
sent aujourd'hui  aussi  peu  que  possible  :  tout  y  est  contourné, 
maniéré,  prétentieux,  et  nous  supportons  mal  cette  hypocrisie 
de  style  qui  jure  avec  l'obscénité  du  fond.  Le  Sopha  n'en  obtint 
pas  moins  un  énorme  succès  en  France  et  à  l'étranger.  L'auteur 
l'avait  bravement  intitulé  Conte  moral,  et  il  était  lui-même  à 
cette  époque  censeur  royal,  chargé  comme  tel  de  défendre  la 
moralité  publique  contre  les  hardiesses  des  écrivains.  Au  demeu- 
rant, Crébillon  était  un  homme  aimable,  un  bon  fils,  et  le  modèle 
des  maris.  11  avait  épousé  une  jeune  et  riche  Anglaise  qui, 
séduite  par  cet  irrésistible  Sopha,  avait  fait  le  voyage  de  Paris 
pour  voir  l'auteur  et  lui  offrir  sa  main.  Cette  vertu  conjugale 
de  VEcumoire  et  du  Sopha  n'est  pas  un  des  faits  les  moins 
curieux  de  l'histoire  morale  du  xvui®  siècle.  Crébillon  continua 
à  écrire,  mais  il  renonça  aux  fictions  orientales  :  il  se  borna  à 
peindre,  en  des  récits  ou  des  dialogues  fort  apprêtés,  l'élégante 
sensualité  de  la  société  du  temps  :  on  dirait  des  feuillets  déta- 
chés d'une  Me  parisienne  «le  17G0.  Un  délicat  moraliste  de  notre 
époque  a  bien  caractérisé  la  portée  de  l'œuvre  de  Crébillon  : 
«  Voyez- vous  cette  ligne  qui  sépare  le  bien  du  mal?  Ce  qui  est 
immoral  ce  n'est  pas  de  montrer  quelqu'un  qui  la  passe,  c'est 
d'insinuer  que  dans  l'habitude  du  monde  on   marche  dessus 


480  LE  ROMAN 

sans  y  prendre  garde,  et  qu'en  y  marchant,  on  l'efface.  C'est 
l'immoralité  des  romans  de  Grébillon  *.  »  Combien  d'autres 
après  Grébillon  vont  venir,  qui  à  leur  tour  piétineront  et  aboli- 
ront jusqu'aux  derniers  vestiges  de  cette  ligne  ! 

Le  conte  philosophique  et  Voltaire.  —  Par  bonheur, 
l'histoire  du  conte  au  xvni"  siècle  ne  lient  pas  tout  entière  dans 
ces  frivolités  et  dans  ces  vilenies.  Voltaire  va  fournir  au  genre 
l'aliment  qui  lui  manquait. 

On  a  montré  ailleurs  ce  que  fut  Voltaire  ^  C'est  bien,  semble- 
t-il,  l'homme  de  France  dont  on  a  dit  le  plus  de  bien  et  le  plus 
de  mal.  Mais  on  a,  je  crois,  rarement  mis  en  doute  l'agilité 
surprenante  de  l'écrivain,  les  ressources  prodigieuses  de  son 
esprit  :  qualités  qui  se  déploient  à  l'aise  dans  la  forme  du  conte. 
En  effet  les  Romans  de  Voltaire  partagent  avec  le  Siècle  de 
Louis  XIV,  le  Charles  XII,  quelques  petits  poèmes,  et  la  Corres- 
pondance, la  bonne  fortune  de  passer  pour  des  cliefs-d'œuvre  à 
peu  près  incontestés.  Fruits  de  la  vieillesse  de  l'auteur,  peut- 
être  portent-ils  la  marque  d'un  talent  encore  plus  exquis  et 
plus  fin. 

Mais  sont-ils  vraiment  des  romans,  ainsi  qu'ils  s'intitulent? 
Non.  La  destinée  du  vertueux  Zadig,  de  l'excellent  Candide,  ou 
de  la  belle  Saint- Yves  nous  laisse  absolument  froids  :  jamais  les 
infortunes  de  M"^  Cunégonde  n'ont,  j'en  suis  sûr,  arraché  la 
moindre  larme  aux  plus  sensibles  lecteurs  :  ce  sont  là  person- 
nages de  pure  fantaisie,  qui  ne  vivent  pas  de  notre  vie  et  ne 
servent  qu'à  nous  amuser.  Ces  petits  romans  sont  en  réalité  des 
contes,  non  point  à  l'usage  des  petits  enfants  comme  les  his- 
toires de  ma  mère  l'Oye,  mais  écrits  pour  ces  grands  enfants 
qui  s'appellent  les  hommes,  et  où  revit  la  verve  savoureuse  de 
nos  vieux  auteurs. 

Ces  vingt  ou  vingt-cinq  petits  contes,  très  inégaux  de  taille 
(aucun  n'est  très  long,  et  certains  n'ont  que  deux  ou  trois  pages) 
sont  extrêmement  bariolés  d'aspect.  On  y  trouve  encore  des 
sultans  et  des  sultanes,  de  bons  Turcs,  des  Persans,  des  Arabes, 
mais  aussi  des  Hurons,  des  Péruviens,  des  Grecs,  des  Anglais, 
des  Westphaliens,  des  Bulgares,  des  Portugais,  des  Bas-Bretons 

1.  E.  Bersol,  Études  sur  le  XVIII'  siècle,  p.  367. 

2.  Voir  ci-dessus,  chap.  m. 


VOLTAIHE  ET  LES  CONTEURS  481 

€t  môme  de  simples  Auvergnats,  natifs  d'Issoire,  et  fabricants 
de  chaudrons.  On  y  rencontre  également  des  géants,  qui  sem- 
blent empruntés  à  Swift,  et  des  habitants  de  Saturne  et  de  Sirius, 
qui  auraient  réjoui  l'àme  de  Cyrano  de  Bergerac.  Le  lieu  de  la 
scène  est  tout  aussi  varié  :  c'est  Paris  ou  Pontoise,  ou  des  pays 
très  lointains  comme  Babylone  et  Ninive,  parfois  même  des 
contrées  de  pure  imagination  comme  l'Eldorado,  où  il  nous  est 
loisible  de  supposer  que  tout  se  passe  à  l'envers  de  ce  que  nous 
voyons  chez  nous.  A  ne  les  considérer  que  par  le  dehors,  ces 
petits  contes  sont  déjà  tout  à  fait  divertissants  dans  leur  libre 
fantaisie. 

Leur  contenu  est  tout  aussi  charmant.  L'auteur  nous  y  donne, 
par  le  moyen  des  amusantes  marionnettes  dont  il  tient  les  fils,  /) 
le  plus  agréable  spectacle  de  comédie  humaine  qu'on  puisse 
■désirer.  Pangloss,  Martin,  Cgiidide,  Cacambo,  Cunégonde, 
IViemnon,  Hercule  de  Kerkabon,  Sainte-Yves,  Zadig,  Bacbouck, 
M.  de  la  Jeannotière  et  autres,  excellentes  gens  d'ailleurs,  se 
chargent  de  nous  démontrer  amplement  par  leurs  actes  et  par 
leurs  paroles  que  tout  marche  de  travers  ici-bas,  et  que,  suivant 
le  mot  du  bon  Boileau,  l'homme  est  bien  «  le  plus  sot  animal  » 
-qu'on  ait  jamais  inventé.  Le  thème  n'est  pas  neuf  :  mais  il  n'a 
jamais  été  traité  avec  pareil  brio,  pas  même  par  l'auteur  de  YAjio- 
logie  de  Raymond  de  Sebonde.  Voltaire  a  réuni  une  extraordi- 
naire collection  d'exemples  de  l'absurdité,  ae  l'ignorance  et  de 
la  sottise  humaines.  N'en  citons  aucun,  car  il  serait  impossible 
de  choisir,  et  tout  Zadig  y  passerait,  et  Candide,  et  V Ingénu,  et 
Memnon,  et  Micromégas,  et  les  autres.  Courons  plutôt  bien  vite 
•k  la  conclusion.  Si  le  monde  est  si  mal  fait,  faut-il  se  déses-  \ 
•pérer?  Point  du  tout.  Ces  formidables  prémisses,  qui  contien- 
nent dans  leurs  flancs  le  plus  noir  pessimisme,  aboutissent  à 
quoi?  A  une  conception  optimiste  des  choses!  Pessimiste,  Vol- 
taire ne  l'a  pas  été, /parce  qu'il  n'était  pas  poète  et  parce  qu'il 
n'était  pas  vraiment  philosophe/:  il  n'y  avait  pas  en  lui  le  plus 
léger  symptôme  de  Vigny  ou  de  Schopenhauer.  Mais  son  vieux 
fond  de  bourgeois  senstLet^j^fi. a  pris  le  dessus;  et  après  avoir 
pris  plaisir  à  nous  faire  mesurer  l'abîme  de  la  folie  humaine, 
l'auteur  exécute  une  jolie  pirouette  et  nous  prêche  la  résigna- 
lion  et  la  modération.  Si  ce  monde  est  mauvais,  nous  ne  pou-    . 

lll»TOIRE    DB    LA    LANnUE.    VI.  31 


482  LE  ROMAN 

vons  pas  le  changer;  et  puis  nous  ne  voyons  que  les  détails,  et 
ne  connaissons  pas  la  vraie  pensée  du  grand  Architecte  et  du 
Justicier  suprême;  et  puis  ce  même  hasard  qui  fait  mal  les 
choses  les  fait  quelquefois  bien  ;  et  puis  tout  cela  est  prodigieu- 
sement amusant  à  considérer,  à  condition  que  l'on  ne  s'y  mêle 
pas.  Cultivons  donc  notre  jardin,  mais  regardons  à  l'occasion 
par-dessus  le  mur,  pour  nous  divertir  des  gens  qui  passent  sur 
la  route.  Nous  pouvons  trouver  que  Voltaire  en  parle  un  peu  à 
son  aise,  que  son  jardin  lui  a  fourni  des  revenus  peu  ordinaires, 
et  qu'il  ne  s'est  pas  gêné  d'ailleurs  pour  jeter  parfois  des  pierres 
dans  ceux  de  ses  voisins.  Il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  ces 
Contes  sont  ingénieux  et  charmants,  remplis  d'une  sage  philo- 
sophie, et  que  nous  voilà  bien  loin  des  tristes  élégances  de 
Crébillon  fils. 

Diderot.  —  Il  n'y  a  pas  eu  deux  Voltaires.  Un  seul  écrivain 
eût  pu  rivaliser  avec  l'auteur  de  Candide  :  c'est  Diderot.  Or  il 
n'a  rien  publié  qu'un  médiocre  conte  licencieux.  Ses  ouvrages 
plus  sérieux,  la  Religieuse  et  Jacques  le  Fataliste,  ne  parurent 
qu'en  1796  :  le  Neveu  de  Rameau  ne  fut  connu  que  par  une  tra- 
duction allemande  de  Gœthe  en  1821,  retraduite  en  français,  et 
ne  nous  a  été  définitivement  restitué  qu'en  1891.  Tout  le 
Diderot  romancier  est  un  Diderot  posthume. 

Rarement  auteur  apporta  d'aussi  riches  dispositions  naturelles 
que  le  fils  du  coutelier  de  Langres.  Issu  de  vieille  souche  chajn- 
penoise,  et  conservant  la  marque  du  terroir  natal,  sorte  de 
paysan  de  génie,  laborieux  et  robuste,  enthousiaste  et  naïf, 
souvent  aussi  grossier  et  cynique,  Diderot  possédait  les  qualités 
éminentes  du  conteur,  la  verve,  la  fantaisie,  la  délicatesse  au 
besoin,  l'art  supérieur  de  mettre  en  relief  un  personnage,  de 
l'animer,  de  le  camper  à  nos  yeux,  et  surtout  un  talent  de  style 
vraiment  prodigieux  :  un  éblouissement  de  mots  et  d'images, 
un  déluge  d'harmonie  verbale,  véritable  style  orchestre,  oii  se 
fondaient  toutes  les  fougues  et  toutes  les  suavités  d'un  extraor- 
dinaire neveu  de  Rameau.  Malheureusement  tous  ces  dons 
furent  gaspillés  :  la  passion  les  gâta  souvent,  la  précipitation  et 
le  désordre  firent  le  reste. 

L'histoire,  à  moitié  réelle,  qui  fait  le  fond  de  la  Religieuse, 
était  un  vrai  sujet  de  roman,  dramatique  et  touchant.  Le  tableau 


VOLTAIRE  ET  LES  CONTEURS  483 

de  CCS  vocations  imposées  a  tenté  au  xviii"  siècle  plus  d'un 
auteur  :  aucun  n'a  fait  une  œuvre  aussi  hardie,  aussi  tragique, 
aussi  émouvante  que  Diderot  :  tant  est  grand  le  prestige  du 
style.  Mais  aussi,  la  violence  de  la  thèse,  les  partis  pris  révol- 
tants de  l'auteur,  nous  écœurent  bien  vite  :  le  roman  dégénère 
en  un  grossier  pamphlet.  Il  roule  même  plus  bas  encore. 

Le  Neveu  de  Rameau  est  une  œuvre  trop  trouble  et  trop  com- 
plexe pour  pouvoir  être  apprécié  ici.  On  sait  avec  quelle  éblouis- 
sante furie  l'auteur  y  a  entrechoqué  les  opinions  de  son  temps 
et  les  siennes  propres.  Notons  au  passage  ce  débordement  de 
pittoresque  qui  finit  par  aveugler,  et  surtout  cette  inoubliable 
silhouette  du  bohème  débraillé,  éhonté  et  génial.  De  splendides 
partiesromanesques  émergent  de  ce  chaos  de  philosophiesatirique. 

Jacques  le  Fataliste  et  son  maître  est  un  ouvrage  ironique, 
incohérent,  où  l'on  sent  passer  des  souffles  de  fantaisie  rabelai- 
sienne, etd'oii  se  détachent  quelques  pages  exquises,  notamment 
cette  délicieuse  Histoire  de  J/"*  la  marquise  de  la  Pommeraie 
et  M.  le  marquis  des  Arcis.  C'est  du  meilleur  Diderot,  pimpant, 
léger,  spirituel,  plein  de  grâce  et  de  bonne  humeur.  Dans  ce 
fougueux  et  violent  Champenois  il  y  avait  un  coin  charmant,  il 
y  avait  du  La  Fontaine. 

Ces  mêmes  mérites  se  retrouvent  dans  d'autres  petits  récits, 
dont  l'un,  les  Amis  de  Bourbonne,  est  resté  presque  populaire,  et 
aussi  dans  les  Lettres  à  jV/'"  Voland  où  l'auteur  conte  si  joliment 
à  son  amie  tant  d'amusantes  anecdotes.  Diderot  faisait  profes- 
sion d'admirer  passionnément  Richardson ,  dont  il  a  fait  un 
emphatique  éloge  :  il  n'a  pourtant  aucune  de  ces  qualités  de 
patiente  psychologie  qui  distinguent  l'auteur  de  Clarisse.  Il  est 
avant  tout  un  conteur,  de  bonne  et  pure  race  française,  égaré 
au  milieu  des  passions  de  l'époque.  'L'Encyclopédie  est  aujour- 
d'hui bien  oubliée,  mais  on  peut  souscrire  encore  au  jugement 
qu'a  porté  Villemain  sur  Diderot  :  «  Personne  n'a  mieux  conté 
au  xvui"  siècle,  non  pas  même  Voltaire.  » 

Le  conte  moral  et  Marmontel.  —  Pour  conserver  au 
conte  son  originalité  il  fallait  l'art  d'un  Voltaire  ou  d'un 
Diderot  :  on  le  vit  bien  avec  Marmontel.  Le  conte,  vers  la 
fin  du  xvni"  siècle,  verse  de  plus  en  plus  du  côté  du  roman, 
alors  dans  tout  son  éclat. 


•? 


/ 


484  LE  ROMAN 

En  effet  le  merveilleux,  dont  on  avait  tant  abusé,  finit  par 
lasser,  et  disparaît  presque  pour  un  temps  de  la  littérature.  Seul 
Thonnête  Cazotte  cherche  à  en  prolong-er  la  vogue  avec  ses 
Contes  arabes,  et  surtout  avec  son  Diable  amoureux  (1772), 
d'une  fantaisie  piquante  et  neuve.  Les  perpétuels  sarcasmes,  les 
airs  impertinents  et  sceptiques  commencent  à  passer  de  mode. 
Les  contes  licencieux  eux-mêmes  semblent  jouir  d'une  moindre 
faveur.  Tout  est  à  la  philosophie  naturelle  et  au  sentiment.  Le 
règ-ne  de  Rousseau  est  venu. 

Celui  qu'on  s'est  plu  à  appeler  le  bon  Marmontel  (fut-il  vrai- 
ment aussi  bon  que  cela?)  nous  fait  assister  à  cette  évolution 
du  conte.  Marmontel  était,  aux  environs  de  1760,  comme  un 
premier  exemplaire  de  Bernardin  de  Saint-Pierre,  un  Ber- 
(  nardin  sans  les  boucles  et  aussi  hélas!  sa,ns  Virginie,  un  Ber- 
nardin ami  de  Voltaire.  Il  avait  publié  un  à  un  dans  le  Mercure 
des  Contes  moraux,  qu'il  réunit  en  1761  et  qui  eurent  un  énorme 
succès.  Il  avait  tâché  d'y  peindre  «  les  mœurs  de  la  société  ou 
les  sentiments  de  la  nature  »;  il  voulait  y  rendre  «  la  vertu 
aimable  »,  et  se  flattait  d'y  arriver  par  une  extrême  simplicité 
de  moyens.  «  Un  petit  serin  me  sert  à  détromper  et  à  guérir 
une  femme  de  l'aveugle  passion  qui  l'obsède!  »  Ce  serin  mora- 
lisateur est  l'indice  d'un  art  nouveau.  D'ailleurs  ces  Contes  ne 
sont  point  ennuyeux,  certains  même  sont  jolis,  et  il  ne  s'y 
trouve  qu'une  seule  histoire  de  sérail. 

Bélisaire  (1767)  et  les  Incas  (1778)  ne  sont  guère  autre  chose 
que  de  longs  contes  moraux,  solennels  et  prétentieux.  Par  leur 
sujet,  ils  semblent  se  rattacher  plutôt  au  roman  historique, 
mais  par  leur  intention  ils  appartiennent  au  genre  prêcheur  du 
roman  pédagogique,  qui  ne  doit  pas  être  un  genre  faux  puisque 
nous  avons  Télémaque,  mais  qui  est  un  genre  parfois  cruel, 
puisque  nous  lui  devons  Bélisaire.  Le  «  chef-d'œuvre  »  de  Mar- 
montel est  franchement  insupportable  :  à  cet  interminable  cours 
de  philosophie  que  débite  le  vieux  Bélisaire  aveugle  il  n'y  a 
pas  l'ombre  d'intérêt  romanesque.  Les  Incas  valent  mieux  :  on 
y  trouve  un  peu  plus  d'action,  des  discours  moins  longs,  par- 
fois même  éloquents;  et  puis  ils  nous  donnent  l'envie  de  relire 
la  Chaumière  indienne  ou  les  Natchez. 

A  partir  de  Marmontel,  la  morale  déchaînée  sévit  impitoya- 


/ 


J.-J.   ROUSSEAU  ET  SA  DESCENDANCE  485 

blement  dans  le  conte.  Les  dernières  années  du  siècle  verront 
naître  à  foison  les  contes  d'éducation  à  l'usage  des  enfants.  Ce 
sera  une  avalanche  de  bons  conseils  sous  la  forme  d'historiettes 
morales.  Faut-il  rappeler  les  noms  de  Berquin,  de  M""  Le  Prince 
de  Beaumont,  de  M""  de  Genlis,  de  Bouiily?  Sous  ces  fades  et 
honnêtes  plumes  le  conte  badin  du  xvni'  siècle,  celui  de  Cré- 
billon,  celui  de  Voltaire,  faisait  ample  pénitence,  en  attendant 
que  Nodier  lui  redonne  un  peu  de  cette  fantaisie  dont  le  genre 
ne  peut  décidément  pas  se  passer. 


///.  —  J.-J.   Rousseau  et  sa  descendance. 

La  «  Nouvelle  Héloïse  »  :  résurrection  du  grand 
roman.  —  La  personne  et  l'œuvre  de  Rousseau  occupent  dans 
l'histoire  littéraire  et  morale  du  siècle"^une  trop  grande  place  pour 
pouvoir  être  appréciées  ici,  à  l'occasion  d'un  simple  roman  '. 
Pourtant  on  peut  dire  que  tous  les  divers  aspects  sous  lesquels 
on  peut  envisager  le  «  citoyen  de  Genève  »,  à  savoir  le  philo- 
sophe, le  calviniste',  le  politique!^  le  pédagogué7  le  revenir,  le 
promeneur,  et  jusqu'au  musicien,  se  trouvent  réunis  et  comme 
fondus  ensemble  dans  Rousseau  romancier,  et  que  l'œuvre  où 
il  s'est  mis  tout  entier  est  bien  moins  le  Contrat  social,  Y  Emile, 
ou  même  les  Confessions,  que  la  Nouvelle  Héloïse. 

En  effet,  tout  est  roman  dans  Rousseau,  et  tout  Rousseau  est 
dans  le  roman  qui  parut  en  1761  sous  ce  titre  :  Julie  ou  la  Nou- 
velle-Héloïse,  ou  Lettres  de  deux  amans  habitans  d'une  petite  ville 
au  pied  des  Alpes,  recueillies  et  publiées  par  J.-J.  Rousseau. 
Dans  quelles  circonstances  fut  composé  ce  livre  à  jamais  fameux, 
au  milieu  de  quels  poétiques  transports,  de  quelles  ivresses 
d'imagination  et  de  sentiment,  l'auteur  nous  l'a  dit  au  neuvième 
livre  de  ses  Confessions.  Quant  au  sujet,  il  est  trop  connu  pour 
qu'il  soit  besoin  de  l'analyser  ici.  Les  principaux  personnages 
du  livre  :  la  sensible  et  prêcheuse  Julie  d'Etanges,  le  rêveur  et 
fatal  Saint-Preux,  le  raisonnable  et  froid  Wolmar,  la  rieuse 
Claire  d'Orbe,  le  stoïque  Bomslon;  l'étrange  aventure  qui  rap- 

i.  Voir  ci-dessus,  chap.  vi. 


48Ô  LE  HOMAN 

proche  tous  ces  cœurs  vertueux,  et  jette  la  jeune  Vaudoise  dans 
les  bras  de  son  «  maître  d'études  »,  puis  qui,  après  avoir  séparé 
les  amants,  les  réunit  de  nouveau,  une  fois  Julie  mariée  à  un 
autre;  et  alors  cet  essai  héroïque  et  fou  de  vie  idéale  à  trois,  où 
femme,  mari  et  «  ami  »  rivalisent  ensemble  d'abnégation  et  de 
tendresse,  jusqu'au  jour  où  Julie,  à  bout  de  forces,  disparaît  et 
meurt;  les  scènes  les  plus  dramatiques  de  l'ouvrage,  celles  du 
bosquet,  du  cabinet  de  toilette,  de  la  promenade  en  barque;  les 
admirables  tableaux  des  mœurs  parisiennes  et  des  mœurs  valai- 
sannes,  des  vendanges  de  Clarens,  de  l'éducation  des  enfants, 
de  la  vie  patriarcale  à  la  campagne  ;  et,  çà  et  là,  ces  inoubliables 
échappées  sur  le  grand  lac  immobile,  mélancolique  comme  le 
souvenir,  et  sur  les  cimes  neigeuses,  hautes  comme  le  devoir  : 
tout  cela  est  devenu,  on  peut  dire,  classique,  et  fait  partie  du 
patrimoine  commun  de  la  littérature,  non  seulement  française, 
mais  européenne.  Bornons-nous  seulement  à  indiquer  ici  la 
nouveauté  d'une  pareille  œuvre,  l'influence  qu'elle  a  exercée 
sur  le  roman  en  France,  et  la  place  qu'elle  occupe  dans  l'his- 
toire du  genre. 

La    Nouvelle  Héloise    marque  la   complète   résurrection    du 
grand  roman  en  France.  Elle  est  à  la  limite  de  deux  époques. 
Elle  clôt  le  cycle  inauguré  cent  cinquante  ans  auparavant  par, 
VAstrée  :  elle  ouvre  aussi  une  ère  nouvelle. 

C'est  dans  notre  littérature  nationale  qu'il  faut  surtout  cher- 
cher les  origines  vraies  du  roman  de  Rousseau.  L'auteur  des 
Confessions  nous  a  raconté  comment  dès  sa  première  enfance  il 
s'était  nourri  de  la  forte  sève  de  VAstrée,  de  la  Cassandre,  du 
Cyrus,  et  plus  tard  du  Cléveland  qui  enchanta  sa  vingtième 
année.  Le  sujet  même  de  Julie  en  rappelle  d'autres,  traités  par 
nos  romanciers  et  par  nos  poètes.  Cette  femme  qui  lutte  pour 
rester  honnête  et  le  demeure  en  effet,  ne  ressemble-t-elle  pas 
un  peu  à  M"^  de  Clèves,  qui  elle  aussi  se  confie  loyalement  à 
son  époux,  ou  bien  à  Pauline,  qui  elle  aussi  voit  revenir  d'un 
lointain  voyage  un  «  malheureux  et  parfait  amant  »,  ou  bien 
encore  à  Cassandre,  qui  tout  en  aimant  Orondate,  conserve  à 
Alexandre  la  foi  jurée?  C'est  la  même  émulation  de  beaux  sen- 
timents, la  même  vaillance  dans  le  danger,  la  même  exaltation 
du  devoir,  et  aussi  (du  moins  chez  Corneille  et  chez  La  Calpre- 


J.-J.   ROUSSEAU  ET  SA  DESCENDANCE  487 

nèdo)  la  môme  vertu  emphatique  et  raisonneuse.  Et  Saint-Preux, 
lorsqu'il  erre  désespéré  dans  les  sauvages  montagnes  du  Valais, 
et  jusque  dans  les  déserts  du  nouveau  monde,  loin  de  celle  qu'il 
aime,  n'accomplit-il  pas  alors  la  classique  épreuve  des  Céladons 
et  des  Polexandres?  Et  cet  idéalisme  voluptueux,  qui  amnistie 
la  passion  en  l'épurant,  n'a-t-il  pas  du  rapport  avec  la  méta- 
physique amoureuse  de  D'Urfé?  Quant  aux  attitudes  mélanco- 
liques du  héros,  à  ses  velléités  de  suicide,  peut-être  n'est-il  pas 
nécessaire  d'en  chercher  l'origine  ailleurs  que  dans  nos  vieux 
romans  :  Céladon  se  jette  dans  le  Lignon,  et  Tiridate  meurt  de 
désespoir;  trente  ans  avant  Saint-Preux,  Cléveland  songe  à  se 
suicider  et  disserte  longuement  à  ce  sujet;  il  se  trouve  même 
formuler  par  avance  le  principe  de  Rousseau  :  «  Tous  les  mou- 
vements de  la  nature  sont  droits  et  appartiennent  à  l'ordre  ». 
Telles  sont  les  vraies  sources  littéraires  de  la  Nouvelle  Héloïse  : 
ou  du  moins  telles  sont  les  principales.  Si  quelques  traits  ont 
été  ajoutés  du  dehors,  le  fond  de  l'œuvre  est  bien  français. 

Mission  nouvelle  du  roman.  —  En  même  temps  Rous- 
seau élargissait  beaucoup  cette  conception  traditionnelle  du 
roman»  Aux  personnages  pseudo-historiques,  princes  ou  gens  de 
qualité,  si  fort  à  la  mode  depuis  plus  d'un  siècle,  il  substituait 
ces  héros  obscurs,  la  fille  d'un  gentilhomme  campagnard  du 
pays  de  Vaud,  et  un  simple  maître  d'études,  venu  on  ne  sait 
d'où.  Il  s'engageait  hardiment  dans  la  voie  nouvelle  ouverte  par 
les  auteurs  de  Gil  Blas,  de  Marianne  et  de  Manon,  et  où  l'avait 
devancé  Richardson,  qui  venait  de  raconter  l'histoire  d'une 
humble  serv^ante  de  ferme,  et  celle  d'une  petite  bourgeoise 
entêtée  de  «  respectabilité  ».  La  Nouvelle  Héloîse,  tout  en  res- 
tant la  plus  romanesque  des  œuvres,  est  aussi  la  plus  libre  de 
tout  préjugé  de  fortune  et  de  rang.  Dans  ce  héros  plébéien,  qui 
n'a  ni  nom  ni  ancêtres,  il  y  a  autant  de  souffrance  et  de  noblesse 
qu'en  peut  contenir  une  âme  humaine.  De  même  la  fille  du 
baron  et  son  aristocratique  époux  n'aspirent  qu'à  la  vie  simple, 
au  milieu  des  serviteurs  familiers  et  des  travaux  du  ménage. 
Tous  ne  désirent  qu'une  chose  :  revenir  à  la  nature,  devant 
laquelle  il  n'y  a  ni  nobles  ni  roturiers,  ni  pauvres  ni  riches. 
Par  là  Rousseau  ouvrait  à  ses  successeurs  un  champ  illimité  : 
la  Nouvelle  Hélohe  rendait  possibles  tous  les  romans. 


488  LE  ROMAN 

Le  roman  ainsi  élargi  va  gagner  aussi  en  profondeur  :  il 
devient  capable  d'exprimer  les  pensées  les  plus  hautes  et  les 
plus  fortes  moralités.  Et  il  ne  s'agit  point  là  d'une  morale  a 
j)osteriori,  comme  celle  que  nous  découvrons  après  coup  dans 
Gil  Blas.  Chez  Rousseau  elle  ne  se  dissimule  pas,  elle  préexiste 
à  l'œuvre,  elle  l'anime  et  la  vivifie  dans  toutes  ses  parties.  Il 
est  juste  de  rappeler  aussi  que  Prévost  avait  déjà  essayé  de 
tourner  au  perfectionnement  des  âmes  les  romanesques  inven- 
tions de  son  cerveau  :  tous  ses  romans  les  plus  passionnés  et  les 
plus  dramatiques,  Manon,  Cléveland,  ne  sont  d'après  lui  que  des 
plaidoyers  en  faveur  de  la  vertu.  Rousseau  avait  donc.de  qui 
tenir  :  mais  ce  fut  l'influence  des  romans  anglais,  mis  à  la  mode 
par  les  traductions  de  Prévost  lui-même,  qui  contribua  à  donner 
à  la  Nouveljk  Héloïse  cette  moralité  en  dehors,  prêcheuse  et 
même  un  peu  provocante,  que  l'on  ne  connaissait  pas  encore  en 
France  sous  cette  forme.  On  sait  quelle  place  tient  dans  les 
romans  de  Richardson  la  préoccupation  d'édifier  et  d'instruire  : 
le  titre  seul  de  Paméla  est  un  vrai  prospectus  moral  :  Paméla  ou 
la  vertu  récompensée,  suite  de  lettres  familières  écrites  par  une 
belle  jeune  personne  à  ses  -parens,  et  publiées  afin  de  cultiver  les 
principes  de  la  vertu  et  de  la  religion  dans  les  esprits  des  jeunes 
r/ens  des  deux  sexes,  etc.,  et  Dieu  sait  si  «  la  belle  jeune  per- 
sonne »  tient  parole  et  prodigue  les  exhortations  et  les  sermons  1 
Le  calviniste  Rousseau  devait  être  porté  à  imiter  cet  exemple. 
Par  bonheur,  son  génie  si  français  le  préserva  en  partie  de 
l'excès  où  était  tombé  le  libraire  anglican  :  bien  que  Julie  dis- 
serte et  prêche  un  peu  trop,  elle  reste  vraie  et  touchante  jusqu'à 
la  fin.  Dans  la  Nouvelle  Héloïse  la.  morale,  loin  de  gâter  l'œuvre, 
la  vivifie  et  l'embellit. 

Jamais  questions  plus  graves  et  plus  vraiment  humaines  ne 
furent  traitées  avec  plus  de  sérieux  sous  le  voile  d'une  fiction 
romanesque.  L'auteur  nous  a  confié  qu'il  poursuivait  à  la  fois 
/  un  objet  de  mœurs  et  d'honnêteté  conjugale  et  un  objet  de  con- 
corde et  de  paix  publique.  A  supposer  que  Rousseau  ait  mal 
présenté  sa  thèse,  elle  n'en  subsiste  pas  moins,  elle  remplit 
l'œuvre  entière,  et  elle  aboutit  à  cette  double  apologie  du 
mariage  fondé  sur  la  vertu  et  de  la  religion  fondée  sur  la  tolé- 
rance. Avoir  présenté  aux  contemporains  de  Grimm  et  de  Vol- 


J,-J.   ROUSSEAU  ET  SA  DESCENDANCE  48» 

taire  l'idéal  d'une  vie  calme  et  vertueuse,  à  la  campagne,  loin 
de  l'opéra,  des  boudoirs  et  des  soupers  à  la  mode;  avoir  osé 
montrer  une  Julie   prosternée    priant  pour  la  conversion   de 
Wolmar  et  de  Saint-Preux,  et  prouvant  par  son  exemple,  que  là 
^où  la  jeune  fille  philosophe  avait  failli,  la  femme  chrétienne, 
, humble  et  forte,  triomphe  :  quelle  matière  à  réflexion,  et  surtout 
quelle  morale  pour  un  roman  du  xvni*  siècle!  Et  songez  qu'au-    \ 
tour  de  ces  questions  essentielles  le   romancier  en   a  groupé 
beaucoup  d'autres,  qui  intéressent  les  mœurs  publiques  et  pri-     ! 
vées,   et  qui    concernent  le   duel,   le_suicide,_ l'éducation  des     I 
enfants,  l'économie  domestique,  le  jardinage,-Ja  musique,  etc.  ! 
En  un  mot,  sous   le  couvert   d'une   fiction   romanesque,  c'est 
Rousseau  tout  entier  que  nous   trouvons  :   c'est  tout  un  pro- 
gramme de  vie  niorale,  intellectuelle,  et  même  matérielle,  que 
nous  ofl'rent  Julie,  Wolmar  et  Saint-Preux. 

On  voit  le  chemin  parcouru  en  quelques  années.  Le  romancier 

s'est  investi  d'une   mission  toute  nouvelle    :   il    annonce    les 
grandes  vérités  morales,  il  dirige  les  âmes  dans  le  combat  de   '^ 
la  vie,  c'est-à-dire  il  joue  ce  rôle  jusque-là  dévolu  au  philo- 
sophCj.  à  l'orateuj^et  au  poète.  C'est  sans  doute  parce  qu'en  1760 
il  n'y  a  plus  de  Descartes,  de  Pascal,  de  Corneille  ni  de  Bour- 
daloue,  et  qu'il  n'y  a  pas  encore  de  Lamartine,  ni  de  Hugo,  que 
le  roman  s'avise  de  concevoir  une  pareille  ambition.  Profitant 
ce  jour-là  du  silence  de  la  chaire  chrétienne,  des  convulsions  ^ 
de  la  tragédie,  des  tâtonnements  de  la  comédie,  de  l'évanouis-- — ^ 
sèment  des  dernières  traces  de  lyrisme,  il  prend  simplement  la 
place  qui  était  apprendre,  il  passe  «  grand  genre  »  et  môme  le 

plus  grand  des  genres,  puisqu'à  cette  date  il  supplée  presquQ  à 

lui  seul  tous  les  autres,  et  fournit  à  la  littérature  ce  qu'ils 
étaient  incapables  de  donner.  Cette  quasi-^o^tv^raineté  n'était 
pas  sans  péril  :  car,  à  vouloir  embrasser  toute  la  pensée  et  toute 
la  morale  humaines,  le  roman  risquait  d'éclater  hors  de  ses 
limites  et  de  manquer  à  certaines  des  conditions  essentielles  du 
genre  :  après  Rousseau  d'autres  viendront  qui  ne  sauront  pas 
toujours  éviter  cet  écueil. 

Le  sentiment  de  la  nature  dans  le  roman.  —  Sur 
d'autres  points  encore  Rousseau  a  innové.  Il  est  bien  le  premier 
qui  ait  introduit  le  sentiment  de  la  nature  dans  le  roman,  comme    ^ 


490  LE  ROMAN 

il  venait  de  le  susciter  dans  toute  la  littérature.  Avant  lui  les 
romanciers  avaient  g^énéralement  ignoré  cette  source  d'intérêt 
et  d'émotion.  Il  y  a  bien  quelques  tempêtes  dans  Télémaque, 
une  allée  de  saules  dans  la  Princesse  de  Clèves,  et  une  caverne 
de  voleurs  dans  Gil  Blas  :  mais  tout  cela  tiendrait  en  quelques 
lignes  et  pourrait  être  retranché  sans  dommage.  La  coquette 
Marianne  ne  se  doute  pas  qu'il  existe  autre  chose  que  les  cou- 
vents et  les  salons  de  Paris;  et  des  Grieux,  qu'il  soit  à  Chaillot 
ou  sur  la  route  du  Havre  ou  dans  les  savanes  de  la  Nouvelle- 
Orléans,  n'a  d'yeux  que  pour  Manon.  Quant  à  l'honnête  libraire 
de  Londres,  à  l'auteur  de  Clarisse,  il  était  bien  l'homme  du 
monde  le  moins  ouvert  à  l'intelligence  de  ces  choses-là.  La 
Nouvelle  Héloïse  au  contraire  est  pénétrée  des  souffles  nouveaux. 
Elle  a  été  écrite,  pour  ainsi  dire,  en  plein  air,  dans  cet  admi- 
rable «  cabinet  d'études  »  qui  est  la  forêt  de  Montmorency,  en 
compagnie  «  d'un  chien  bien-aimé,  des  oiseaux  de  la  campagne 
et  des  biches  des  halliers  de  la  forêt  »,  en  communion  «  avec 
la  nature  entière  et  son  inconcevable  auteur  ».  On  y  sent  la 
présence  d'un  personnage  mystérieux,  qui  parle  au  cœur  des 
héros  aimants  et  soufi'rants  :  la  Nature  entière,  les  Alpes,  le 
Jura,  les  rochers  de  Meillerie,  lés  vignes  de  Clarens,  l'azur  du 
lac,  prêtent  leur  cadre  merveilleux  aux  joies  et  aux  angoisses 
de  Saint-Preux  :  et  du  coup  l'auteur  nous  fait  retrouver  cette 
/  secrète  harmonie  entre  les  âmes  et  les  choses,  que  Virgile  avait 
connue,  et  dont  nous  avions  perdu  le  secret.  D'autres,  mieux 
que  Rousseau,  sauront  exprimer  les  formes,  les  sons,  les  cou- 
leurs, et  nous  donneront  la  vive  sensation  des  objets  :  mais  c'est 
la  Nouvelle  Héloïse  qui  a  apporté  dans  le  roman  (et  dans  la  litté- 
rature) ce  sens  nouveau  de  la  Nature,  d'où  allait  jaillir  cin- 
quante ans  plus  tard  la  poésie. 

Le  style.  —  Nature  et  moralité  :  telles  sont  les  sources 
encore  presque  intactes  que  Rousseau  ouvrait  au  roman.  11  a 
su  en  même  temps,  pour  exprimer  ces  idées  nouvelles,  créer 
un  style  nouveau.  En  effet  il  n'avait  que  faire  du  joli  style, 
poudré  et  musqué,  plein  de  malicieux  sous-entendus  ou  do 
voluptueuses  élégances,  qui  convenait  à  Marivaux  ou  à  Cré- 
billon;  celui  de  Voltaire  était  trop  sec,  trop  lucide  et  trop  froid. 
D'ailleurs  c'étaient  là  des  styles  à  l'usage  des  gens  d'esprit,  et  la 


J.-J.   ROUSSKAU  ET  SA  DESCENDANCE  49i 

plus  grande  originalité  de  Rousseau  a  peut-être  consisté  à  ne 
point    avoir    d'esprit.    Pour    traiter    sérieusement   de    choses  ^ 
sérieuses,  pour  oser  être  grave,  ému,  sincère,  pour  parler  de 
Dieu,  de  la  Nature,  et  de  l'Amour  sans  raillerie,  sans  y  mêler 
l'histoire  du  grand  Turc  et  de  la  Sultane  favorite,  il  fallait  un 
autre  style  que  celui  de  Zadig,  duSopha,  ou  même  de  Marianne 
et  de  Gil  Blas.  Et  voilà  comment  ce  Genevois,  cet  ennemi  des 
salons,  ce  «  roi  des  ours  »,  comme  l'appelait  M""*  d'Épinay,  a 
mis  dans  son  roman  quelque  chose  qu'on  ne  connaissait  plus  en 
France  depuis  longtemps,  de  l'éloquence  et  du  lyrisme.  L'élo-  /" 
quence  sert  à  exprimer  toutes  les  vérités  d'ordre  intellectuel  et 
moral,  dont  la  connaissance  est  indispensable  au  bonheur  de 
l'homme^Julie  a  le  verbe  des  apôtres  ;  elle  est  notre  plus  grand  — 
orateur,  après  Bossuet.  Le  lyrisme  donne  une  forme  à  tous  les     | 
sentiments  les  plus  profonds  qui  oppressent  l'àme  humaine,  et 
qui  ont  pour  objet  l'amour,  la  nature  et  la  divinité  :  il  y  a  dans 
le  roman  de  Rousseau  bien  des  odes  ou  élégies,  ou  «  médita- 
tions »,  déjà  presque  à  demi  rythmées,  qui  ne  demandent  qu'à 
s'envoler  en  passant  par  les  lèvres  d'un  Lamartine. 

Importance  d'une  pareille  œuvre.  —  En  regard  de  ces 
beautés  si  neuves,  que  pèsent  les  défauts  bien  connus  de  la  Nou- 
velle Iléloïsel  On  sait  de  reste  que  la  thèse  éternelle  de  Rousseau 
sur  l'homme  naturel  et  sur  les  crimes  de  la  civilisation  est  outrée 
et  paradoxale,  que  le  ménage  à  trois  de  Julie,  Wolmaret  Saint- 
Preux  est  une  pure  folie,  que  la  sensibilité  de  ces  gens-là  revêt  " 
souvent  une  forme  d'exaltation  maladive,  et  que  les  très  beaux 
discours  qu'ils  tiennent  sont  gâtés  par  la  déclamation  et  l'em- 
phase. Oui,  bien  des  choses  ont  vieilli,  que  la  mode  a  depuis 
longtemps  fanées.  Et  puis,  après  Rousseau,  les  imitateurs  com- 
promettants sont  venus,  qui  ont  exagéré  les  défauts  du  maître, 
et  discrédité  quelques-unes  de  ses  plus  belles  qualités.  Il  est 
donc  très  facile  aujourd'hui  de  railler  la  Nouvelle  Héloîse,  et  les 
«  snobs  »  n'y  manquent  guère.  D'autre  part  il  reste  toujours  ceci  : 
c'est  que  ce  gros  livre  si  «  vieux  jeu  »  marque  l'épanouissement 
superbe  du  roman,  qui  à  partir  de  ce  moment  devient  vraiment 
français  et  humain,  qui  n'est  plus  un  amusement  frivole,  mais 
une  œuvre  de  passion,  d'imagination  et  de  raison,  ouverte  à 
tous  les  «  vents  de  l'esprit  »  et  à  tous  les  élans  du  cœur,  et  qui, 


492  LE  ROMAN 

tout  en  donnant  aux  âmes  la  plus  grande  somme  de  plaisir 
possible,  aspire  à  les  guider  vers  le  bonheur  et  la  vérité. 
En  4762,  le  roman  idéaliste  renaissait  plus  brillant  qu'au  temps 
deVAstrée,  plus  vigoureux  aussi  et  appelé  à  de  bien  autres  des- 
tinées :  car  il  portait  en  lui  toute  la  poésie  et  tout  le  roman  du 
xix"  siècle. 

Bernardin  de  Saint-Pierre  :  «Paul  et  Virginie  »  (1788). 
—  Le  successeur  immédiat  de  Rousseau,  son  ami,  son  disciple, 
c'est  l'auteur  de  Paul  et  Virginie.  Mêmes  dispositions  romanes- 
ques :  Bernardin  de  Saint-Pierre  ne  fut  pas  le  bonhomme 
souriant  que  l'on  croit,  mais  un  être  sensible  et  imaginatif, 
toujours  inquiet  et  vagabond,  épris  de  la  femme,  hanté  de  chi- 
mères, au  demeurant  mélancolique,  défiant,  hypocondriaque, 
presque  autant  que  son  maître  Rousseau,  encore  que  la  destinée 
lui  ait  été  plus  clémente. 

Il  a  bien  pris  soin  de  nous  rappeler,  en  tête  de  son  roman, 
qu'il  s'était  proposé  trois  «  grands  desseins  dans  ce  petit 
ouvrage  :  peindre  un  sol  et  des  végétaux  difTérents  de  ceux 
d'Europe;  réunir  à  la  beauté  de  la  nature  entre  les  tropi- 
ques la  beauté  morale  d'une  petite  société;  mettre  aussi  en 
évidence  plusieurs  grandes  vérités,  entre  autres  celle-ci,  que 
notre  bonheur  consiste  à  vivre  suivant  la  nature  et  la  vertu  ». 
Renversons,  du  moins  en  partie,  l'ordre  de  ces  trois  «  desseins  », 
et  le  plan  nous  apparaîtra  encore  plus  clair.  Dans  ce  «  petit 
ouvrage  »,  à  jamais  célèbre,  il  y  a  ce  qui  se  trouvait  déjà  dans 
le  gros  livre  de  Rousseau  :  une  thèse,  un  paysage  et  un  roman. 

La  thèse  est  puérile  et  charmante.  Elle  tient  dans  cette  ligne  : 
«  L'histoire  de  la  nature  n'offre  que  des  bienfaits,  et  celle  de 
l'homme  que  brigandage  et  fureur  ».  Rousseau  aurait  été 
content  de  son  élève.  Nous  voyons  deux  enfants  qui  naissent  et 
se  développent  loin  de  la  société  des  hommes,  dans  un  vallon 
solitaire  des  Tropiques,  c'est-à-dire  dans  un  «  champ  de  culture  » 
idéal,  où  la  bonne  nature  s'épanouit  à  l'aise  sans  être  gênée  ni 
déformée  par  la  civilisation.  Il  en  résulte  que  ces  deux  êtres, 
étant  naturels,  sont  parfaits.  Ils  sont  plus  beaux,  plus  grands 
que  les  autres  enfants  des  hommes.  Ils  sont  meilleurs  aussi  : 
ils  sont  pieux  sans  aller  à  la  messe,  honnêtes  sans  avoir  peur 
des  juges  et  des  gendarmes;  ils  connaissent  l'heure  sans  hor- 


J.-J.   ROUSSEAU  ET  SA  DESCENDANCE  493 

loge  et  la  succession  des  jours  sans  calendrier;  ils  n'ont  pas 
de  souliers,  ni  de  chapeaux,  ni  d'habits  h  la  mode;  ils  igno- 
rent la  cuisine,  les  lettres  et  les  arts<  et  ainsi  de  suite.  Mais 
ce  parfait  bonheur  va  s'écrouler,  au  plus  petit  contact  de  la 
nature  avec  la  sociétéji^Une  lettre  venue  d'Europe,  l'appel  d'une  . 
vieille  tante  acariâtre,  une  visite  que  font  le  gouverneur  et  un 
missionnaire  dans  l'humble  vallon  suffiront  à  causer  les  plus 
terribles  catastrophes  :  les  cœurs  aimants  seront  séparés,  ils 
s'aigriront  et  se  gâteront  un  peu  ;  la  nature  offensée  se  vengera, 
et  tout  se  terminera  par  un  ouragan  qui  sèmera  l'épouvante  et 
le  deuil.  Conclusion  :  hors  de  la  nature  il  n'y  a  pas  de  bonheur,  ^ 
D'autre  part,  la  mort  n'est  pas  un  mal,  étant  voulue  par  la  nature: 
elle  ouvre  aux  âmes  «  les  rivages  d'un  orient  éternel  »  où  elles 
goûteront  en  paix  le  véritable  amour.  Telle  est  la  thèse  du  roman  : 
irritante  et  amusante  à  la  fois/: délicieuse  en  somme.  Il  convient 
d'ajouter  que  toutes  les  âmes  tendres  qui  depuis  un  siècle  se 
nourrissent  de  Paul  et  Virginie,  les  femmes,  les  jeunes  filles, 
les  adolescents,  ne  font  guère  attention  à  cette  belle  philosophie. 
Le  paysage  est  admirable.  Pour  peindre  ce  Paradis  retrouvé, 
cet  Eden  des  Tropiques,  l'auteur  a  fait  des  prodiges.  Il  a  décou- 
vert, le  premier  en  France,  les  inépuisables  trésors  que  ren-/o 
ferme  la  nature.  Il  a  observé  les  formes,  les  sons  et  les  cou- 
leurs :  il  les  a  notés,  analysés,  classés,  comparés  :  il  a  découvert 
leur  «  expression  harmonique  »,  leurs  rapports  de  ressemblance 
ou  de  dissemblance,  la  part  que  chaque  phénomène  occupe  dans 
le  concert  providentiel  qui  règle  l'univers.  Pour  dire  ces  choses 
nouvelles  il  a  eu  recours  à  des  mots  nouveaux,  non  pas  à  ces 
termes  généraux  dont  se  servaiL  JBuflon,  mais  au"x  vocables 
précis  et  exacts.  En  un  mot  il  a  créé  le^vTttDresque^Jlt,  pour  1 
saisir  davantage  encore  notre  imagination,  il  a  reculé  tout  cela 
loin  de  nous,  dans  cette  luxuriante  Ile  de  France  qu'il  connais- 
sait un  peu,  et  que  ses  lecteurs  ne  connaissaient  pas  du  tout. 
Enfin,  par  un  suprême  triomphe  de  l'art,  il  a  mis  le  tout  en 
harmonie  avec  l'homme  méme*^  les  printemps  amoureux,  les 
étés  brûlants,  et  les  ouragans  dévastateurs  deviennent,  selon  un 
mot  fameux  dont  on  a  souvent  abusé,  des  états  d'âme  en  même 
temps  que  des  phénomènes  naturels  admirablement  décrits.  Ce 
que  Rousseau  avait  déjà  soupçonné  mais  n'avait  pas  eu  le  temps 


494  LE  ROMAN 

ni  les  moyens  de  réaliser,  Bernardin  de  Saint-Pierre  nous  le 
révèle,  et  c'est  au  roman,  à  l'heureux  roman  du  xvni*  siècle, 
qu'il  fait  ce  royal  cadeau.  Aussi  les  paysages  de  Paul  et  Virginie 
restent-ils  parés  d'une  g-râce  vraiment  unique,  même  à  côté  de 
ceux  de  Chateaubriand  et  de  George  Sand,  qui  en  procèdent  : 
couleurs,  formes  et  sons,  secrète  concordance  des  choses  entre 
elles  et  avec  l'âme,  tout  cela  était  insoupçonné  ou  bien  oublié 
depuis  des  siècles,  et  nous  y  apparaît  neuf ,  comme  au  jour  de  la 
création.  On  croirait  entrer  dans  le  château  de  la  Belle  au  bois 
dormant,  enseveli  sous  l'exubérante  poussée  des  rameaux  et 
des  fleurs. 

Sous  cette  double  enveloppe  de  la  thèse  et  du  paysage  se 
cache  le  roman,  et  quel  roman!  Il  n'y  en  a  pas  déplus  simple, 
ni  de  plus  touchant.  Cette  idylle  tragique  se  déroule  en  trois 
actes  distincts,  auxquels  correspondent  trois  paysages.   C'est 
d'abord  l'enfance  de  Paul  et  de  Virginie,  enfance  bénie  et  para- 
disiaque sous  l'œil  bienfaisant  de  la  nature,  leurs  jeux,  leurs 
ébats,  leurs  mutuels  témoignages  d'innocente  tendresse,  leur 
divine  félicité  au  matin  radieux  de  la  vie.  Puis  surviennent  les 
appels  inquiets  du  cœur,  le  trouble  obscur  des  sens,  la  sépara- 
tion imposée,   les  menaces  grandissantes  de  la  Nature  et  du 
Destin.  Voici  enfin  la  catastrophe,  les  éléments  déchaînés,  le 
sacrifice  inutile   et  sublime  de  la  vierge,  l'anéantissement  de 
toutes  les  existences  et  de  tous  les  bonheurs  terrestres.  Mais  il 
est  bien  superflu  de  rappeler  ici  des  beautés  qui  restent  gravées 
dans  tous  les  souvenirs  et  dans  tous  les  cœurs.  Remarquons 
seulement  qu'on  s'est  parfois  mépris  sur  le  caractère  essentiel 
d'une  pareille  œuvre.  Certains  critiques,  trop  sensibles  au  côté 
purement  sentimental  et  un  peu  mièvre  du  livre,  n'y  ont  vu 
qu'une  berquinade  de  génie,  propre  à  charmer  les  adolescents, 
en  un  mot  le  parfait  modèle  du  roman  ingénu.  Sans  doute  Paul 
et  Virginie  nous   paraîtront   toujours    d'une   fraîcheur,   d'une 
pureté,  d'une  innocence  adorables,  surtout  si  on  les  compare  à 
ce  Daphnis  et  à  cette  Chloé  trop  vantés  auxquels  la  traduction  de 
notre  vieil  Amyot  a  donné  une  naïveté  empruntée.  Il  n'en  est 
pas  moins  vrai  que  ce  roman  si  virginal  est  un  livre  d'amour, 
l'un  des  plus  troublants  qu'ait  enfantés  le  génie  de  nos  auteurs. 
La  pauvre  Virginie,  en  dépit  de  sa  chaste  réserve,  de  ses  luttes 


J.-J.   ROUSSEAU  ET   SA  DESCENDANCE  495 

secrètes,  de  sa  candeur  inviolée,  aime  avec  autant  d'emporte- 
ment que  n'importe  laquelle  des  grandes  héroïnes  chantées  par 
les  poètes  :  languissante,  ses  «  beaux  yeux  bleus  marbrés  de 
noir  »,  «  agitée  d'un  mal  inconnu  »,  elle  gravit  à  son  tour  la 
voie  douloureuse  où  l'ont  précédée  les  Didon  et  les  Julie,  Sans 
aller  jusqu'à  dire  avec  Théophile  Gautier  que  ce  roman  est  le 
plus  dangereux  qu'on  puisse  mettre  entre  les  mains  d'une  jeune 
fille,  on  peut  trouver  que  Lamartine  n'avait  point  trop  mal 
choisi  quand  il  lisait  Paul  et  Virginie  dans  la  cabane  du  pêcheur 
Andréa  pour  émouvoir  le  cœur  de  la  jolie  corailleuse.  D'ailleurs 
Bernardin  lui-même,  dans  son  Avant-Propos,  a  dédié  son  livre 
non  pas  aux  enfants,  mais  aux  femmes,  qui  civilisent  le  genre 
humain  par  l'amour  et  qu'il  appelle  galamment  «  les  fleurs  de 
la  vie  ».  De  môme  Rousseau  destinait  la  Nouvelle  Héloïse  non 
point  aux  jeunes  filles,  mais  à  «  quelque  couple  d'époux  fidèles  », 
qui  devaient  y  puiser  de  nouveaux  trésors  de  vertueuse  tendresse. 
Bernardin  de  Saint-Pierre  n'a  donc  fait  autre  chose  que  de 
continuer  l'œuvre  de  Rousseau.  Sa  Chaumière  indienne,  où  un 
pauvre  paria  fait  si  joliment  la  leçon  à  un  membre  de  la  Société 
Royale  de  Londres,  se  termine  par  ces  trois  préceptes,  qni  sont 
l'àme  même  de  tout  ce  petit  récit  :  «  Il  faut  chercher  la  vérité 
avec  un  cœur  simple  ;  on  ne  la  trouve  que  dans  la  nature  ;  on 
ne  doit  la  dire  qu'aux  gens  de  bien.  »  A  quoi  le  docteur  ajoutait, 
pour  faire  plaisir  à  Bernardin  et  à  Rousseau  :  «  On  n'est  heu- 
reux qu'avec  une  bonne  femme.  »  Tous  deux,  l'auteur  (ÏHéloîse 
et  celui  de  Paul  et  Virginie,  ils  ont  écrit  le  roman  de  l'homme 
naturel.  Julie  et  Saint-Preux  sont  des  civilisés  qui  souflrent  et 
voudraient  revenir  à  l'état  de  nature.  Les  personnages  de  Ber- 
nardin sont  deux  enfants,  qui  sortent  des  mains  mêmes  de  la 
nature  et  que  la  civilisation  n'a  point  gâtés  :  ils  sont  ce  que 
Julie  et  Saint-Preux  auraient  voulu  être  :  ils  sont  Emile  et 
Sophie  sous  les  Tropiques,  avec  la  Nature  comme  unique  pré- 
cepteur. Seulement  il  y  a  cette  différence  entre  l'œuvre  du 
maître  et  celle  de  l'élèv/,  que  la  première  a  une  saveur  acre 
et  paradoxale  qui  peut  déplaire,  tandis  que  la  seconde  est  beau-  / 
coup  plus  simple,  plus  douce  et  plus  pure,  et  qu'elle  possède  le 
charme  souverain  du  paysage.  Bernardin  de  Saint-Pierre  a 
réussi  à  être  le  Rousseau  des  familles. 


496  LE   ROMAN 

La  pastorale  et  Florian.  —  Ainsi  se  trouvait  confirmé  le 
mot  un  peu  cynique  de  Rousseau  :  «  C'est  dans  les  siècles  les 
plus  dépravés  qu'on  aime  les  leçons  de  la  morale  la  plus  par- 
faite. »  Le  roman  idéaliste,  tout  en  demeurant  une  œuvre  de 
passion  brûlante ,  inclinait  de  plus  en  plus  à  la  pastorale 
comme  par  une  pente  naturelle  :  car  si  l'on  se  plaît  à  ima- 
giner des  êtres  exceptionnellement  purs,  oii  les  situer,  sinon 
dans  le  seul  milieu  qui  leur  convienne,  loin  de  la  société,  en 
contact  avec  la  seule  nature?  C'est  un  curieux  phénomène  que 
ce  retour  apparent  du  roman  du  xvm"  siècle  à  ses  premières 
origines,  c'est-à-dire  à  cette  Astrée,  qui  est  chez  nous  la  source 
de  toute  la  littérature  romanesque.  Tout  au  fond  de  la  Nouvelle 
Héloïse  on  peut  entrevoir  comme  une  immense  bergerie  morale, 
à  laquelle  il  ne  manque  que  les  bergers  et  les  moutons.  Avec 
Paul  et  Virginie  apparaissent  les  petits  bergers,  qui  courent 
pieds  nus  à  travers  les  prairies  et  les  bois.  Et  il  va  venir  un 
auteur  naïf  (pour  ne  pas  dire  niais)  qui  y  mettra  les  moutons. 

Jean-Pierre  Claris  de  Florian,  méridional  pur  sang,  neveu  de 
Voltaire,  officier  de  cavalerie  en  demi-solde,  fut  le  plus  vertueux 
et  le  plus  sensible  des  hommes.  Cédant  aux  sages  conseils  du 
duc  de  Penthièvre,  son  protecteur,  ce  dragon  assagi  employa  les 
loisirs  de  sa  courte  existence,  troublée  un  moment  par  les  orages 
de  la  Révolution,  à  faire  fleurir  la  vertu  et  à  la  célébrer  en  prose 
comme  en  vers.  Il  écrivit  des  comédies,  où  il  représenta  l'ancien 
sacripant  du  théâtre  italien.  Arlequin,  sous  les  traits  d'un  brave 
homme,  bon  époux,  bon  père  et  bon  fils.  Il  écrivit  des  fables, 
qui  ne  prétendent  pas  rivaliser  avec  celles  de  La  Fontaine, 
mais  qui  sont  assez  jolies,  d'une  morale  fort  limpide,  et  oii  les 
agneaux  ne  sont  pas  mangés  parles  loups  :  des  fables  telles  que 
Rousseau  en  eût  permis  la  lecture  à  Emile.  Entre  ses  comédies 
et  ses  fables,  il  écrivit  aussi  des  romans.  Renchérissant  sur 
l'idéalisme  en  vogue,  il  composa  des  romans  historiques  et  des 
romans  pastoraux,  comme  on  faisait  au  beau  temps  de  Gom- 
bauld  et  de  Gomberviile. 

Numa  Pompilius  n'est  qu'une  froide  imitation  de  Téléjiiaque 
(sans  le  goût  de  l'antiquité,  sans  la  saveur  philosophique  ni  le 
mérite  du  style)  et  de  l'ennuyeux  Bélisaire.  Gonzalve  de  Cordoue 
vaut  un  peu  mieux  :  cette  romanesque  histoire  de  la  prise  de 


J.-J.  ROUSSEAU  ET  SA  DESCENDANCE  497 

Grenade  en  1492,  entremêlée  des  aventures  de  Gonzalve,  de 
Zuléma  et  de  Boabdil,  ne  manque  pas  d'un  certain  intérêt. 

Mais  Florian  était  plutôt  né  pour  la  pastorale.  D'ailleurs  les 
circonstances  l'y  poussaient.  Outre  l'influence  de  Rousseau, 
il  en  subissait  une  autre,  alors  toute  -  puissante ,  celle  de 
Gessner.  Cet  honnête  libraire  de  Zurich  troublait  les  têtes  en 
France  presque  autant  que  faisait,  vers  le  même  temps,  son  ver- 
tueux confrère  de  Londres.  Il  arrachait  à  Diderot  les  mêmes 
témoignages  d'admiration  que  Richardson,  mais  il  y  avait  moins 
de  droit.  Son  plus  clair  mérite  consistait  à  avoir  gâté  Longus 
et  Théocrite  :  dans  son  Daphnis  et  dans  ses  Idylles  il  avait 
mêlé  à  un  sentiment  de  la  nature  très  conventionnel  les  plus 
fades  protestations  d'innocence  et  de  vertu.  Mais  en  France  on 
le  sacra  grand  homme,  on  imita  cet  imitateur  :  ce  fut  un  débor- 
dement d'idylles  et  de  romances,  Berquin  écrivit  Y  Ami  des 
enfants,  et  Florian  accorda  ses  pipeaux.  Le  moment  était  bien 
choisi  :  car  c'est  toujours  aux  époques  troublées,  ou  sur  un 
sol  corrompu,  que  pousse  la  fragile  fleur  de  l'églogue.  En  1788 
paraît  Estelle,  la  même  année  que  Paul  et  Virginie,  pendant 
que  Fabre  d'Eglantine  se  prépare  à  chanter  :  //  pleut,  il  pleut, 
bergère. 

Cinq  ans  auparavant,  Florian  avait  déjà  composé  Galatée, 
médiocre  imitation  de  Cervantes.  Estelle  vaut  beaucoup  mieux, 
sans  valoir  grand'chose.  Le  sujet  est  des  plus  fades.  Inutile  de 
dire  par  suite  de  quelles  circonstances  Estelle,  qui  aime  Némorin, 
en  vient  à  épouser  d'abord  Méril  (simple  mariage  blanc!) 
et  finit  par  épouser  pour  tout  de  bon  son  cher  Némorin.  Tous 
ces  bergers,  les  jeunes  comme  les  vieux,  sont  également  ver- 
tueux et  larmoyants,  prompts  à  la  pâmoison;  en  vain  cherche- 
rait-on un  seul  loup  dans  cette  bergerie;  et  l'on  comprend  bien, 
au  sortir  d'une  pareille  lecture,  le  mot  malicieux  de  Sainte- 
Beuve  :  «  Il  faut  lire  Estelle  à  quatorze  ans  et  demi  :  à  quinze 
ans,  pour  peu  qu'on  soit  précoce,  il  est  déjà  trop  tard.  »  Le 
mérite,  du  reste  assez  court,  de  ce  petit  roman  est  surtout  dans 
le  paysage  :  Florian  nous  a  décrit  tout  uniment  son  pays,  un 
petit  coin  de  Languedoc  lumineux  et  parfumé,  entre  Anduze  et 
Massane,  sur  les  bords  du  Gardon  ;  il  l'a  fait  en  termes  secs, 
un   peu  dénués   de  pittoresque,  mais  en  somme  suffisamment 

Histoire  de  la  langue.  VI.  32 


49»  LE  ROMAN 

précis.  Il  nous  a  dit  aussi  avec  une  filiale  émotion  les  mœurs  de 
là-bas,  le  départ  des  moutons  pour  la  montagne,  la  tonte  dea 
brebis,  les  chansons  des  bergers,  et  les  doux  rendez-vous  sous 
les  bois  d'aliziers.  Cela  a  valu  de  nos  jours  à  la  mémoire  de 
Florian  un  doux  renouveau  :  chaque  année,  à  Sceaux,  devant  la 
maison  où  mourut  l'auteur  à'Estelle,  les  «  Félibres  »  se  réunissent 
pour  fêter  celui  qu'ils  considèrent  comme  le  premier  des  leurs. 
Et  de  tous  ces  poétiques  hommages  le  roman  du  xviii*  siècle, 
grâce  à  Florian,  prend  bien  un  peu  sa  part, 

Choderlos  de  Laclos  :  les  «  Liaisons  dangereuses  » .  — 
Rousseau  a  eu  une  autre  descendance,  moins  avouable  :  en  même 
temps  que  les  naïfs,  comme  Bernardin,  Florian  et  le  sensible 
Baculard  d'Arnaud,  les  cyniques  comme  Laclos,  Louvet  de  Cou- 
vray,  Restif,  ou  tel  autre  que  je  ne  nommerai  pas. 

Comment  Rousseau  a-t-il  pu  donner  naissance  à  cette  seconde 
postérité?  D'abord  par  l'exemple  fâcheux  de  sa  vie  et  par  le 
charme  troublant  de  ses  Confessions  où  il  étale  à  nu  toutes  ses 
faiblesses,  où  il  en  fait  l'aveu  presque  glorieux,  et  trouve  le 
moyen  de  séduire  malgré  tout  le  lecteur,  de  s'en  faire  aimer, 
sans  s'en  faire  estimer.  Et  puis  le  prodigieux  optimisme  de  sa 
doctrine ,  la  négation  du  péché  originel  ,  l'apologie  déter- 
minée de  tous  les  sentiments  et  de  tous  les  désirs  prêtaient 
à  de  périlleuses  interprétations.  Suivre  la  nature  :  passe  encore, 
quand  on  est  Sénèque,  ou  Epictète,  ou  bien  quand  on  est 
nourri  de  Plutarque  et  de  Platon  :  mais  quand  on  est  Restif! 
Il  est  juste  aussi  de  proclamer  que  dans  cet  avilissement  du 
roman  tout  n'est  pas  «  la  faute  à  Rousseau  »,  et  que  la  perverse 
effronterie  des  conteurs  tels  que  Crébillon  fils  y  a  bien  sa  part. 
Mais,  à  partir  de  Rousseau,  l'immoralité  apparaît  plus  redoutable 
parce  qu'au  lieu  de  se  présenter  comme  une  élégance  exception- 
nelle, elle  prend  volontiers  le  masque  de  la  vertu,  et  s'adresse 
aux  humbles,  aux  femmes,  plus  faciles  à  séduire  et  à  entraîner. 

Parmi  les  auteurs  qui  personnifient  le  mieux  ces  fâcheuses 
tendances,  il  suffira  d'en  signaler  deux,  Laclos  et  Restif,  le 
premier  d'ailleurs  bien  supérieur  au  second,  et,  ce  qui  vaut 
mieux,  supérieur  aussi  à  sa  mauvaise  réputation. 

Le  roman  que  fit  paraître  en  1782,  sans  nom  d'auteur,  le 
capitaine  d'artillerie  Choderlos  de  Laclos,  secrétaire  des  corn- 


J.-J.   ROUSSEAU  ET  SA  DESCENDANCE  49» 

mandements  de  M*""  le  duc  d'Orléans,  est  intitulé  :  Les  liaisons 
dangereuses,   avec  ce    sous-titre  :    Lettres  recueillies  dans   une 
société  et  publiées  pour  Vinslruction  de  quelques  autres.  Bien  que 
l'éditeur,  dans  Y  Avertissement,  ait  spirituellement  défendu  l'au- 
teur du  reprociie  d'avoir  peint  d'après  nature,  vu  que  «  dans  le 
siècle  de  philosophie  où  nous  sommes,  les  lumières  répandues 
de  toutes  parts  ont  rendu,  comme  chacun  sait,  tous  les  hommes 
honnêtes  et  toutes  les  femmes  modestes  »,  il  faut  plutôt  en  croire 
l'épigraphe  de   l'ouvrago,  empruntée  à  la   Nouvelle  Héloïse  : 
«  J'ai  vu  les  mœurs  de  mon  temps  et  j'ai  publié  ces  lettres  »,  et 
même  certaine  tradition  qui  veut  que  Laclos  ait  représenté  des 
mœurs  observées  de  visu  dans  la  ville  de  province  où  il  avait 
été  on  garnison.  L'intention  morale  du  roman  est  catégorique- 
ment proclamée  dans  la  Préface;  elle  contient  un  double  ensei- 
gnement :  a  Toute  femme  qui  consent  à  recevoir  dans  sa  société 
un  homme  sans  mœurs  finit  par  en  devenir  la  victime.  —  Toute 
mère  est  au  moins  imprudente  qui  souffre  qu'une  autre  qu'elle 
ait  la  confiance  de  sa  fille.  »  Lorsque  le  livre  parut,  certains 
affectèrent  d'y  voir  une  œuvre  virile,  destinée  à  «  faire  peur 
au  siècle  »,  une  protestation  vengeresse  contre  la  corruption 
générale.  Voilà  qui  est  parfait  :  mais  au  fond,  que  trouvons- 
nous?  Le  sujet  est  très  simple  :  deux  scélérats  du  grand  monde, 
la  marquise  de  Merteuil  et  le  vicomte  de  Valmont,  son  ancien 
amant,  opèrent  dans  une  petite  société  qui  devient  leur  proie. 
Valmont,  cédant  aux  suggestions  de  son  amie,  séduit  une  jeune 
fille  frivole  et  mal  gardée,  puis  une  présidente  prude  et  senti- 
mentale, dont  le  mari  est  absent,  et  il  sacrifie  lâchement  ces 
infortunées  à   sa  complice,  qui  ne  lui  en  sait  plus  d'ailleurs 
aucun  gré.  Les  deux  misérables  se  brouillent,  et  se  perdent  l'un 
l'autre  :  Valmont  est  tué  en  duel,  la  Merteuil  est  doublement 
démasquée,  puisqu'elle  est  chassée  du  monde  et  défigurée  par 
la  petite  vérole.  Tout  l'intérêt  est  dans  la  peinture  des  savants 
manèges  qu'emploie  Valmont  pour  triompher  de  ses  victimes  : 
marches,  contremarches,  attaques  de  front,  ruses  de  guerre, 
feintes  de  toute  sorte,  il  n'est  pas  de  moyen  auquel  il  ne  recoure 
en    stratégiste  consommé,   pour  envelopper  à  coup    sûr  son 
adversaire  et  le  rendre  à  merci.  Ses  ancêtres  sont  don  Juan  et 
Lovelace,   ses  descendants  Julien  Sorel   et   Robert  Greslou   : 


500  LE  ROMAN 

Valmont  est  le  pij-e  de  tous,  car  il  est  vil,  sans  motif,  il  n'est 
qu'un  instrument  aux  mains  de  laMerteuil,  vrai  démon  femelle. 
L'auteur  a  fait  preuve  durant  tout  l'ouvrage  d'une  psychologie 
fine  et  déliée,  les  caractères  sont  généralement  bien  soutenus, 
l'action  est  habilement  conduite,  l'intérêt  ne  languit  pas  un 
moment  (ce  qui  est  rare  dans  les  romans  épistolaires),  enfin  le 
style  est  d'une  fermeté  et  d'une  délicatesse  que  pourraient 
envier  parfois  les  meilleurs  écrivains  du  siècle.  Disons-le  donc 
très  vite  :  au  point  de  vue  de  l'art,  les  Liaisons  dangereuses  sont 
bien  près  d'être  un  chef-d'œuvre. 

Il  est  vrai  qu'on  va  répétant  (sans  l'avoir  lu,  j'imagine)  que 
c'est  un  livre  infâme.  Entendons-nous.  Il  s'y  trouve,  il  est  vrai, 
deux  ou  trois  tableaux  un  peu  risqués,  à  la  Boucher;  mais  on 
n'y  rencontre  ni  un  seul  mot  ordurier,  à  la  Diderot,  ni  une  seule 
équivoque,  à  la  Crébillon,  L'immoralité,  réelle  d'ailleurs,  d'une 
pareille  œuvre  gît  toute  dans  la  complaisance  que  met  l'auteur 
à  nous  décrire  les  dessous  ténébreux  d'âmes  exceptionnellement 
corrompues  :  il  est  certain  que  Laclos,  à  force  d'analyser  le 
vice,  oublie  de  le  haïr,  et  qu'il  l'admire  presque  :  on  surprend 
chez  lui  la  marque,  sinon  d'une  secrète  connivence,  du  moins 
d'un  scepticisme  fâcheux,  qui  tend  à  faire  croire  que  la  vertu 
est  inutile  puisqu'elle  est  exposée  à  d'aussi  inéluctables  défail- 
lances. D'autre  part  l'impression  dernière  que  laisse  un  pareil 
livre  n'est  point  si  pernicieuse  :  on  a  hâte  de  le  fermer,  malgré 
le  talent  de  l'auteur,  et  de  se  consoler  un  peu  en  relisant  Paul 
et  Virginie,  et  même,  pour  une  fois,  Estelle  et  Némorin. 

Restif.  —  De  Laclos  à  Restif  (1734-1806),  la  chute  s'ac- 
centue. C'est  un  étrange  personnage  que  Nicolas-Edme  Restif 
(qui  prit  d'une  terre  le  nom  de  La  Bretonne)  :  fils  d'un  gros 
cultivateur  bourguignon,  d'abord  apprenti  typographe  à  Auxerre, 
puis  ouvrier  à  Paris,  il  mène  une  vie  honteuse,  se  farcit  la  cer- 
velle de  romans,  et  il  se  met  à  en  écrire,  à  la  diable,  dans  un 
style  et  une  orthographe  impossibles,  sur  du  papier  à  chan- 
delles, ou  bien  même  il  les  imprime  directement  lui-même  sans 
les  avoir  écrits.  Et  cet  être  malpropre  et  laid,  dont  le  visage 
rappelait,  paraît-il,  les  traits  de  l'aigle  et  du  hibou,  et  dont  la 
vie  était  un  scandale  public,  se  faufile  parmi  les  hommes  de 
lettres,  soupe  chez  les  duchesses  et  chez  les  financiers,  devient 


J.-J.  ROUSSEAU  ET  SA  DESCENDANCE  501 

la  coqueluche  du  Tout-Paris  élégant  et  mondain,  comme  cent 
cinquante  ans  auparavant  le  pauvre  Scarron  ;  il  coudoie  Fon- 
tanes,  Sieyès,  André  Chénier,  l'évêque  d'Autun ,  Fanny  de 
Beauharnais  :  au  demeurant  il  est  à  moitié  fou,  fou  erotique, 
puis  fou  dangereux  pendant  la  Terreur,  en  attendant  qu'il  finisse 
policier  de  Napoléon. 

Il  a  écrit  deux  cent  cinquante  ou  trois  cents  volumes  : 
parmi  ces  élucubrations  souvent  extravagantes  il  y  a  de  nom- 
breux romans.  Citons  M.  Nicolas  ou  le  cœur  humain  dévoilé,  et 
la  Vie  de  mon  père,  qui  sont  les  «  Confessions  »  de  Restif,  combien 
cyniques  et  confuses;  —  les  Contemporaines,  en  42  volumes! 
immense  répertoire  (sous  forme  de  nouvelles)  des  divers  métiers 
et  conditions  du  peuple  parisien  en  1780,  —  enfin  cette  œuvre 
plus  connue,  et  vraiment  forte,  le  Paysan  perverti  (1775),  roman 
par  lettres,  où  l'auteur  met  en  action  une  idée  chère  à  Rous- 
seau :  il  nous  raconte  l'histoire  affreuse  d'un  jeune  paysan  venu 
•à  la  ville,  gâté  par  des  corrupteurs,  condamné  aux  galères  pour 
crime  d'empoisonnement,  puis  devenu,  après  son  évasion, 
assassin  de  sa  propre  sœur,  et  finissant  par  se  faire  écraser  sous 
les  roues  d'une  voiture.  Tout  ce  livre  est  à  la  façon  de  Restif, 
horriblement  embrouillé,  mal  écrit,  éhonté,  et  aussi  très  moral 
d'intention,  plus  moral  au  fond  que  le  Paysan  farvenu  de  Mari- 
vaux. Çà  et  là  quelques  échappées  sur  le  pays  natal  et  sur 
l'innocence  des  mœurs  champêtres  font  un  violent  contraste 
avec  le  tableau  de  cette  hideuse  corruption,  incarnée  dans  un 
être  sinistre  et  presque  symbolique,  Gaudet  d'Arras,  qui 
annonce  le  Vautrin  de  Balzac. 

Tout  cela,  par  malheur,  est  à  peine  de  la  littérature  :  il  est 
pourtant  impossible  de  passer  sous  silence  cet  amas  de  romans, 
où,  si  l'on  avait  le  courage  d'y  fouiller, -on  découvrirait  beaucoup 
des  matériaux  que  nos  romanciers  modernes,  réalistes,  natu- 
ralistes, socialistes,  ou  simples  feuilletonistes,  ont  exploités 
depuis.  Aussi  a-t-on  appelé  Restif  le  «  Rousseau  du  ruisseau  ». 
C'est  dur  pour  Rousseau  :  mais  l'auteur  de  Julie  va  bientôt  se 
retrouver  dans  une  descendance  plus  noble,  dans  M"*  de  Staël 
•et  dans  Chateaubriand. 


502  LE  ROMAN 


BIBLIOGRAPHIE 


Sur  Lesage,  Marivaux  et  Prévost  :  Éloges  de  Lesage,  par  Saint-Marc 
Girardin  et  Patin  (1822).  —  Sainte-Beuve,  Lundis,  II,  IX,  Portraits  litté- 
raires, I.  —  Notices  par  J.  Janin,  Francisque  Sarcey,  Anatole  France, 
en  tête  de  diverses  éditions  de  Gil  Blas  et  de  Manon  Lescaut.  —  Brunetière, 
Études  critiques  sur  l'histoire  de  la  Littérature  (3"  série).  —  Id.,  Histoire  et 
littérature  {La  question  de  Gil  Blas).  —  É.  Faguet,  XVIII'^  siècle.  —  Léo 
Claretie,  Lesage  romancier  (1890).  —  Lintilhac,  Lesage  (1893).  — Lar- 
roumet,  Thèse  sur  Marivaux.  —  Gaston  Deschamps,  Marivaux  (1893). 
—  Harrisse,  Bibliographie  et  notes  pour  servir  à  V histoire  de  Manon  Lescaut, 
1875.  —  Id.,  L'abbé  Prévost,  Histoire  de  sa  vie  et  ses  œuvres  (1896). 

Sur  Voltaire  et  Diderot,  voir  la  bibliographie  des  chapitres  m  et  viii 
du  présent  volume;  mais  consulter  spécialement  Faguet,  Voltaire,  et 
Ducros,  Diderot. 

Sur  les  Conteurs,  comme  Crébillon  fils  et  ses  émules,  consulter  les 
notices  en  tête  de  l'édition  Uzanne  des  Conteurs  du  XVHI'^  siècle . 

Sur  Rousseau  et  Bernardin  de  Saint-Pierre,  voir  la  bibliographie  du 
chapitre  vi;  mais  consulter  spécialement  :  Texte,  J.-J.  Rousseau  et  le  cos- 
mopolitisme littéraire  (Thèse,  1896).  —  Maury,  Bernardin  de  Saint-Pierre 
(Thèse,  1894).  —  Arvède  Barine,  Bernardin  de  Saint-Pierre  (1893).  — 
De  Lescure,  Bernardin  de  Saint-Pierre.  —  Morillot,  Revue  des  Cours  et 
Conférences  (1893). 

Sur  Florian.  —  Sainte-Beuve,  Lundis,  III.  —  Léo  Claretie,  Florian. 

Sur  Restif.  —  P.  Lacroix,  Bibliographie  et  iconographie  de  tous  les 
ouvrages  de  Restif  de  La  Bretonne,  avec  sa  vie  par  Cubières  Palmaizeaux 
(1875). 


CHAPITRE  X 
LES   MÉMOIRES   ET    L'HISTOIRE 


/.  —  Les  Mémoires. 

Un  critique  a  finement  noté  que  si  le  xvni"  siècle,  entre  ceux 
qui  l'encadrent,  a  paru  parfois  s'amincir,  par  les  défauts  de  ses 
œuvres  principales,  il  reprend  dans  les  lettres  intimes  qu'il  a  pro- 
duites sa  véritable  grandeur.  Les  Mémoires  de  ce  temps,  à 
condition  qu'on  les  rattache  aux  sociétés  dont  ils  sont,  à  la  façon 
des  Lettres  un  miroir  fidèle,  ont  la  même  valeur.  Tableaux 
réduits ,  mais  proportionnés,  comme  ceux  de  Lancret  et  de 
Saint-Aubin,  aussi  vivants,  qu'il  faut  remettre  dans  leur  cadre, 
et  juger  par  leur  milieu  :  la  vie  sociale  alors  se  détache  de  Ver- 
sailles, où  l'on  ne  va  plus  que  par  coutume,  par  devoir  et^par 
intérêt;  elle  reflue  à  Paris,  plus  librement  s'élance,  se  ramifie, 
circule  dans  les  hôtels  particuliers.  Alors  apparaît,  dans  son 
agrément  et  dans  sa  force,  au  plein  milieu  du  siècle,  varié, 
épanoui,  multiple,  ce  grand  pouvoir  du  temps,  qui  devait  finir 
par  annihiler  Versailles,  qu'on  a  pu  appeler  sous  le  sceptre 
de  M°"  GeofFrin,  un  royaume  :  le  Salon.  De  cette  évolution,  les 
Mémoires  ont  subi  l'effet  :  variés,  particuliers,  parisiens  comme 

1.  Par  M.  Emile  Bourgeois,  docteur  es  lettres,  maître  de  conférences  à  l'École 
normale  supérieure. 


S04  LES  MÉMOIRES  ET  L'HISTOIRE 

les  sociétés  où  ils  sont  nés,  utiles  à  les  faire  connaître  plus  que 
leurs  auteurs.  Tandis  que  les  regrets  et  la  mode  vont  à  l'Hôtel 
de  Rambouillet  transformé  par  la  licence  du  temps,  on  revient 
aussi  par  une  pente  naturelle  à  Tallemant  des  Réaux,  avec  une 
autre  langue  et  d'autres  mœurs.  C'est  le  public  qui  reprend  la 
plume  et  se  peint,  auteurs  et  sociétés  indistinctement,  emportés 
tous  d'un  même  élan  vers  la  recherche  de  la  vérité,  de  la  justice 
et  du  bonheur,  donnant  la  mesure  de  la  fécondité,  de  l'activité 
des  milieux  oii  ils  se  meuvent. 

Buvat.  —  Les  Mémoires  de  M™®  de  Staal  ont  été  étudiés  plus 
haut'  avec  la  cour  de  Sceaux  qu'ils  racontent.  A  la  même  société, 
à  cette  intrigue  politique  que  l'histoire  appelle  «  la  conspiration 
de  Cellamare  »   se  rattachent,  de  plus  bas  et  de  plus  loin,  les 
écrits  de    Buvat.    Comme  M""  de  Launay,  Buvat  aussi  fut  un 
déclassé,  non  de  la  noblesse,  mais  de  la  bourgeoisie,  où  il  était 
né.   Jean  Buvat,  après  de  bonnes  études  chez  les  jésuites  de 
Châlons-sur-Marne,  son  pays,  et  deux  voyages  en  Italie,  n'avait 
en  1 697  d'autre  ressource  qu'une  place  de  copiste  à  la  Bibliothèque 
nationale,  à  600  livres  d'appointement.  Ce  fut  pendant  trente 
années  la  lutte  contre  la  misère,  l'effort  soutenu  pour  être  logé 
gratuitement  à  la  Bibliothèque,  pour  de  maigres  gratifications 
que  confisquait  son  chef  l'abbé  de  Targny,  les  soufirances  endu- 
rées dans  les  salles  de  travail  qu'on  ne  chauffait  pas,  bref  la  vie 
d'un  homme  du  peuple,  précaire,  pénible  au  point  de  provo- 
quer à  la  fin,  après  une  longue  patience,  les  rancunes.  Buvat 
valait  mieux  pourtant,  comme  M"^  de  Staal,  que  son  emploi  et 
ne  méritait  pas   son   sort.  L'abbé    Bignon,  l'un  des  premiers 
hommes  de  lettres  de  l'Europe  au  dire  de  Saint-Simon  qui  le 
qualifie  en  bonne  part  de  «  bel  esprit  »,  avait  remarqué  le  mérite 
de  son  modeste  employé.  Il  «  lui  fit  l'honneur  de  le  souffrir  », 
de  l'admettre  à  ses  conversations.  Et,  comme  l'abbé  fréquentait 
le  grand  et  le  beau  monde,  Buvat  en  eut  et  en  recueillit  les  échos. 
Dans    la   conspiration  de  Cellamare,  on  lui  fit  une  part  du 
secret.  Un  des  agents  de  l'intrigue,  l'abbé  Brigault,  plus  étroi- 
tement attaché  à  la   cour  de    Sceaux  que  l'abbé  Bignon,  lui 
demanda  un   copiste.   Buvat  fut    choisi.  Mais  bientôt  il  prit 

1.  Voir  ci-dessus,  p.  388. 


LES  MEMOIRES  505 

peur,  n'ayant  pas  comme  Bignon  un  pied  dans  les  deux 
mondes,  au  Palais-Royal  et  à  l'Arsenal.  Quand  Dubois  lui 
fit  réclamer  ses  copies,  il  les  livra.  Il  s'attendait  à  une  récom- 
pense qu'il  n'eut  pas.  La  pauvreté  s'acharnait  après  lui. 

Fut-ce  pour  l'adoucir  qu'il  imagina  un  autre  emploi  de  ce 
qu'il  savait?  une  collection  de  faits  historiques,  «  utile  pour  les 
personnes  habiles  qui  voudraient  écrire  des  Mémoires  de  la 
Régence  ».  Toujours  modeste,  simple  collecteur,  comme  il  s'inti- 
tulait, il  n'avait  pas  de  hautes  prétentions  :  point  de  réflexions 
sur  les  faits,  point  de  drame,  un  simple  canevas,  et  des  notes 
précises.  Manœuvre  il  était,  et  manœuvre  il  restait,  avec  l'es- 
pérance sans  doute  de  quelque  profit.  Il  nous  apprend  qu'il 
négocia  avec  un  libraire  d'Amsterdam,  de  Hondt,  la  vente  de  ce 
journal  de  onze  ans  (1713-1724);  quatre  mille  livres  lui  paru- 
rent trop  peu,  au  moment  où  l'abbé  Bignon  le  proposait  au 
cardinal  de  Fleury.  Le  cardinal  prit  le  manuscrit,  le  garda, 
et,  décidément  économe,  ne  délia  point  sa  bourse.  Buvat  ne 
devait  être  imprimé  que  cent  cinquante  ans  après  sa  mort  (1865). 
Ce  dernier  coup  l'acheva  (1729).  Il  sentait  confusément  que 
son  œuvre,  après  tout,  comme  lui-même,  méritait  moins  de 
dédains.  Duclos,  qui  l'a  pillé  sans  le  nommer,  le  savait  bien  : 
c'était  un  hommage  sans  doute,  mais  qui  ne  vaut  pas  celui  de 
Michelet  :  «  Personne  n'a  plus  donné  que  Buvat  le  vrai  mou- 
vement de  Paris,  de  la  Banque,  la  vie  dans  les  conseils  et  dans 
les  sociétés  de  la  régence.  » 

Il  y  a  de  tout  dans  ce  journal  :  les  propos  mondains  et  les 
récits  qui  venaient  de  l'abbé  Bignon  et  de  son  entourage,  les 
événements  notés  chaque  jour,  avec  les  bruits  que  Buvat 
recueillait  dans  la  rue,  en  bon  curieux  qui  flâne.  Ce  qu'il  ajoute 
de  son  cru  ou  de  son  monde  n'est  pas  toujours  ce  qu'il  y  a  de 
mieux,  contes  à  dormir  debout,  comme  l'histoire  des  étincelles 
de  feu  autour  du  cercueil  de  l'abbé  Dubois,  aventures  de  Car- 
touche et  récits  de  brigands,  de  commères  aussi.  Tout  cela 
pourtant  se  sauve  par  la  naïveté.  Et  c'est  la  naïveté  encore  qui 
donne  aux  nouvelles  peu  sérieuses  que  Buvat  se  faisait 
conter  un  certain  charme  de  style.  Style  décousu  sans  doute, 
mais  que  le  contraste  anime,  où  i'événernent  paraît  avec  la 
fraîcheur  de  la  nouveauté.  On  dirait  un  de  nos  vieux  auteurs 


306  LES  MÉMOIRES  ET  L'HISTOIRE 

traduisant  en  une  langue  populaire  et  jeune  des  écrivains  très 
raffinés.  Pour  le  lecteur  curieux  de  l'agrément,  Buvat,  a  dit  un 
critique,  est  «  l'Amyot  de  la  Régence  ». 

Mathieu  Marais,  les  lettrés.  —  Avec  l'avocat  érudit,qui 
avait  au  barreau  la  réputation  de  plaider  pour  les  dames,  «  plus  lié 
avec  les  grands  qu'aucun  du  Palais  »,  nous  entrons  dans  une 
société  très  différente,  assez  à  part.  Quoiqu'il  fréquente  chez  la 
duchesse  de  Gesvres  et  chez  Samuel  Bernard,  Marais  est  le 
survivant  et  le  témoin  d'un  groupe  d'hommes  de  lettres  et 
d'esprits  libres  qui  ne  se  plient  point  au  rôle  de  beaux  esprits 
dans  les  salons  :  «  Fuyez  les  Fontenelle,  et  les  Lamotte,  et  tous 
les  poètes  et  gens  du  nouveau  style  »  —  dit-il  quelque  part  dans 
ses  Mémoires.  Il  a  déjà  trente-cinq  ans  lorsque  s'ouvre  le 
xvni*  siècle.  Et  de  bonne  heure,  comme  d'instinct,  il  s'est 
attaché  aux  écrivains  du  grand  siècle  qui,  hors  de  la  cour,  à 
Paris  ou  même  à  l'étranger,  gardent  avec  la  simplicité  de  la  forme 
la  tradition  du  bon  sens  et  leur  liberté  d'allures  et  de  juge- 
ment. Saint-Évremond  est  à  ses  yeux  le  plus  grand  homme  du 
monde.  Boileau,  qu'il  a  connu  de  près,  dont  il  a  recueilli  et 
transmis  à  Brossette  les  entretiens;  La  Fontaine,  dont  il  a  écrit 
la  vie  et  ramassé  des  pièces  rares  ou  inédites,  ont  séduit  et  fixé 
son  goût  très  sûr.  C'est  ainsi  qu'il  est  devenu  en  1698  le  con- 
fident et  le  collaborateur  de  Bayle  à  Paris.  Trop  prudent  pour 
faire  comme  lui,  dans  un  pays  où  la  liberté  manquait,  un  Dic- 
tionnaire historique  et  critique,  dévoué  sans  prétention  per- 
sonnelle, à  l'œuvre  qu'avait  entreprise  Bayle,  après  sa  mort  à 
sa  mémoire.  Marais  écoute,  note  en  sourdine,  furette  et  fait 
la  chasse  aux  anecdotes  pour  le  compte  de  son  ami  :  «  Que  j'ad- 
mire, lui  écrit  celui-ci  (2  octobre  1698),  l'abondance  des  faits 
curieux  que  vous  me  communiquez  touchant  un  Arnauld,  Santeul, 
La  Bruyère  et  sur  Rabelais  !  Vous  connaissez  mille  particula- 
rités, mille  personnalités  qui  sont  inconnues  à  la  plupart  des 
auteurs.  Vous  pourriez,  si  vous  vouliez,  leur  donner  la  meilleure 
forme  du  monde.  »  Cet  éloge  suffisait  à  payer  Marais  de  sa 
peine.  Comme  Bayle,  il  est  homme  de  lettres  sans  réserve. 
Rien  au  monde  ne  vaut  pour  lui  la  vie  de  labeurs  et  de 
recherches  désintéressées  qu'il  a  choisie.  Bayle  ne  voudrait  pas 
signer  son  livre  :  l'avocat  néglige  de  publier  les  siens. 


LES  MEMOIRES  507 

Cette  réserve  silencieuse  lui  ferma  les  portes  de  l'Académie. 
11  était  membre-né,  essentiel,  des  académies  que  les  rois  ne 
patronnent  pas.  Ce  lui  fut  un  grand  vide  lorsque  la  mort,  peu 
à  peu,  dispersa  la  société  d'écrivains  qui  appréciait  sa  valeur, 
surtout  lorsqu'elle  lui  prit  IJayle.  Pendant  quelques  années, 
il  fut  et  resta  bayliste,  s'employant  avec  M"'  de  Mérignac  à 
«  construire  le  temple,  le  monument  qu'ils  avaient  résolu 
d'élever  à  la  mémoire  du  maître  ».  Les  combats  qu'il  livra 
pour  arracher  à  l'oubli,  à  la  famille  de  Bayle,  aux  jésuites, 
toutes  les  œuvres  inédites  encore  de  l'auteur  du  Dictionnaire 
le  passionnèrent  assez  pour  occuper  dix  ans  durant  et  distraire 
sa  peine.  Il  eût  néanmoins  tristement  fini  sa  vie,  s'il  n'avait 
retrouvé  avec  qui  «  sentir  et  goûter  encore  le  plaisir  delà  société 
et  de  la  communication  ».  L'amitié  du  président  Bouhier  le 
rattacha  quinze  ans  encore  (1722-1737),  jusqu'à  sa  mort,  à  une 
compagnie  de  gens  de  goût  et  de  savants.  Ce  fut,  selon  ses 
propres  paroles,  le  sontien  de  sa  vie,  un  grand  honneur  de 
pouvoir  devenir  le  correspondant  et  le  confident  du  magistrat 
érudit  qui  de  son  hôtel  de  Dijon  exerça  une  véritable  dictature, 
acceptée  de  tous  les  savants  de  France  et  d'Europe,  dans  la 
république  des  Lettres.  Ils  se  voyaient  de  temps  à  autre;  dans 
l'intervalle,  Marais,  par  les  lettres  qu'il  adressait  à  son  ami,, 
venait  prendre  sa  place  dans  l'académie  familière,  caustique 
parfois,  toujours  lettrée,  qui  se  réunissait  auprès  de  lui. 

Tel  était  l'homme  qui  de  1715  à  1727  nota  sur  un  simple 
journal  les  événements  de  son  temps.  Le  fait  qu'il  s'y  appliqua 
surtout  avec  continuité  à  partir  de  1727,  prouve  qu'il  n'avait 
d'autre  ambition  que  de  s'instruire  pour  mieux  informer  ses  amis 
de  Dijon.  A  la  façon  de  Bayle  encore,  il  composait  un  diction- 
naire d'anecdotes  et  de  réflexions  :  articles  très  divers,  com- 
mentés ou  non,  finances,  parlements,  mariages,  nouvelles 
de  la  cour  et  des  lettres,  chansons  et  mots  d'esprit.  L'histoire 
aujourd'hui  fait  son  profit  de  ce  recueil  formé  comme  par 
hasard.  Mais  ce  qu'on  y  apprend  d'abord,  c'est  où  se  portait  la 
curiosité  de  Marais,  et  de  ses  amis,  gens  de  la  magistrature  et 
du  barreau,  personnes  prudentes,  légèrement  scepti(jues,  fron- 
deurs discrets  des  puissances,  attentifs  aux  querelles  du  parle- 
ment,  de  l'Eglise  et  des  jansénistes,   aux  œuvres   littéraires 


508  LES  MÉMOIRES  ET  L'HISTOIRE 

surtout.  Dans  le  langage  même  de  l'avocat,  on  retrouve  l'écho 
de  leurs  conversations,  de  leurs  critiques,  de  leurs  plaisanteries 
parfois  salées,  de  leur  gaieté  mêlée  de  larges  rasades  de  vieux 
bourgogne  et  de  souvenirs  d'Horace,  C'est,  à  l'époque  de  la 
Régence,  le  ton  d'une  compagnie  d'exception  restée  fidèle  à  une 
tradition  de  bon  goût  et  de  mesure  qui  n'excluait  pas  la  liberté 
(lu  jugement,  la  franchise  et  la  gaieté,  étrangère  aux  hardiesses 
ambitieuses  de  ce  temps,  de  cette  littérature  qui  autour  d'eux 
s'essaie  à  de  nouvelles  formes.  A  qui  veut  saisir  la  distance  de 
Bayle  à  Voltaire,  si  bien  marquée  par  M.  Faguet,  il  faut  recom- 
mander la  lecture  de  Marais.  Son  admiration  pour  l'auteur 
(YŒdipeetde  la  Henriade,  œuvres  classiques,  œuvres  de  génie, 
sa  sévérité  pour  l'ami  des  Anglais,  «  ce  déserteur  de  la  patrie  », 
philosophe  et  poète  qu'on  fait  bien  d'embastiller,  traduisent  les 
sentiments  de  cette  compagnie  pour  les  écrivains  «  qui  croient 
être  à  la  cour  et  se  font  donner  des  coups  de  bâton  » .  Ne  peut-on 
juger  sans  tant  de  bruit?  Quelques  vers  d'Ovide  pour  se  plaindre 
du  système  qui  vous  ruine,  ces  simples  mots  sur  les  mœurs  du 
temps,  après  le  récit  d'un  beau  mariage  :  «  voilà  comment  se 
font  les  mariages  aujourd'hui.  »  C'était  la  vieille  manière  des 
gens  d'esprit,  et  la  bonne.  «  N'ayons  affaire  ni  aux  dévotes,  ni 
aux  poètes.  L'amitié  n'est  pas  là,  elle  n'est  qu'entre  bonnes 
gens  comme  nous  »,  conclut  Marais.  Dans  le  siècle  qui  vient, 
il  est  l'un  des  derniers  de  ces  bonnes  gens,  fidèle  à  leur  souvenir, 
et  peut-être  leur  meilleur  ami  :  c'est  là  le  charme  et  l'intérêt 
de  son  journal. 

D'Arg^enson  :  le  club  de  l'Entresol.  —  A  la  première 
lecture  du  journal  de  d'Argenson,  il  semble  difficile  de  le  rat- 
tacher comme  les  précédents  à  aucun  groupe.  Rien  ne  rappelle 
moins  en  apparence  Marais  que  la  vie  de  ce  gentilhomme 
assidu  à  la  cour,  auprès  de  la  reine,  intendant,  ministre  des 
affaires  étrangères,  que  son  langage,  auquel  manque  surtout  la 
mesure.  Son  idéal  n'est  pas  V umbratilis  vita,  où  se  plaisaient 
Bayle  et  Doubler.  Et  ce  n'est  pas  davantage  le  commerce  des 
gens  du  monde,  la  bonne  compagnie  «  où  on  écrit  peu,  on  pense 
moins  encore,  on  perd  son  temps  ».  A  le  lire,  comme  à  le  voir 
agir,  on  se  sent  en  présence  d'une  personnalité  vigoureuse, 
faite  pour  la  pensée  et  pour  l'action,  d'un  tempérament  enfin, 


LES  MEMOIRES  509 

non  d'un  type  à  refléter  seulement  son  entourage.  «  Dans  ces 
mémoires,  a  dit  Sainte-Beuve,  Tinstinct  respire.  » 

René-Louis  Voyer  d'Argenson  était  de  forte  race  en  effet  et 
d'une  naissance  qui  l'appelait  presque  au  premier  rang-.  Son 
père,  le  fameux  lieutenant  de  police,  garde  des  sceaux  sous  la 
Rég^ence,  était  un  noble  de  vieille  souche  qui  avait  compris, 
mieux  que  les  gens  de  son  monde,  l'évolution  de  la  monarchie 
au  temps  de  Louis  XIV.  Il  avait  une  jrrande  puissance  de 
travail,  de  la  netteté  d'esprit,  et  l'ambition  de  s'employer  : 
pour  parvenir  aucune  fonction  ne  lui  parut  méprisable.  Tout 
le  contraire,  comme  on  voit,  des  Saint-Simon  égarés  dans  leurs 
souvenirs,  aveuglés  par  leurs  regrets.  Et  pourtant  d'Argenson 
était  de  leur  classe,  le  duc  et  pair  en  convient.  Il  conservait, 
au  témoignage  de  son  fils,  les  goûts  de  son  monde,  «  gail- 
lard, d'une  bonne  santé,  donnant  dans  les  plaisirs  sans  crapule, 
buvant  sec  sans  s'en  incommoder,  et  disant  force  bons  mots 
à  table  »  ;  le  modèle  du  gentilshomme,  sauf  qu'au  moment 
opportun,  il  avait  su  prendre  et  reprendre  la  robe,  la  perruque, 
et  «  des  sourcils  à  faire  trembler  la  populace  ».  La  race  et  les 
habitudes,  en  dehors  de  la  fonction,  reparaissaient.  Dans  son  fils 
cadet,  le  marquis,  né  le  i8  octobre  1694,  elles  éclatèrent  : 
«  J'aime  mieux  tout  bonnement  être,  disait-il,  que  de  me  donner 
«le  la  peine  pour  paraître  ce  que  je  ne  serais  pas.  »  L'éton- 
nement  des  mondains  surpris  par  ce  réveil  brutal  de  la  nature 
se  traduisit  par  l'épithète  qu'ils  donnèrent  au  marquis,  com- 
paré à  son  frère,  le  comte,  homme  de  cour  achevé.  Ils  l'ap- 
pelèrent d'Argenson  la  bêle,  le  balourd.  C'était  une  bête  en 
effet  pour  la  gaucherie,  la  maladresse  aux  politesses  de  cour, 
aux  intrigues,  rêvant  du  plaisir  plus  grand  qu'il  y  aurait  à  vivre 
dans  son  château,  en  prince  souverain,  largement,  librement, 
avec  la  nostalgie  du  terroir  primitif.  Mais  c'était  une  nature 
aussi  pleine  de  sève,  toute  d'instinct,  une  bêle  de  sang.  Il  n'y  a 
qu'à  l'entendre  dire  :  «  Mon  père  et  mes  aïeux  ont  toujours 
passé  dans  leur  temps  pour  gens  francs,  nobles  et  courageux. 
Rien  n'est  si  à  propos  que  de  s'attirer  la  même  considération 
par  où  la  race  est  connue.  Il  faut  y  conserver  la  qualité  comme 
le  nom  et  les  armes.  » 

Fils  de  ministre,  produit  dans  la  société  par  ses  parents,  à 


510  LES  MÉMOIRES  ET   L'HISTOIRE 

vingt  ans  conseiller  d'Etat,  le  marquis  d'Argenson  suit  par  tra- 
dition une  pente  facile  en  apparence,  où  il  n'y  a  cependant  pour 
sa  nature  que  contradictions  et  que  pièges.  Et  ce  qu'il  y  a  de 
plus  curieux,  c'est  qu'il  la  suit  avec  la  ténacité  et  l'amour- 
propre  d'un  véritable  ambitieux.  L'idée  et  l'espérance  du  pou- 
voir l'ont  hanté  sans  cesse,  déterminant  ses  blâmes  et  ses  éloges, 
ses  colères  et  ses  enthousiasmes.  Combien  de  fois  ne  lui  est-il 
pas  échappé  de  dire  :  «  si  j'étais  premier  ministre,  je  ferais 
ceci  »?  Le  premier  éditeur  de  ses  Mémoires,  René  d'Argenson, 
se  crut  obligé  en  1825  d'effacer  des  confessions  de  son  aïeul 
l'aveu  de  cette  ambition;  il  fallut  une  seconde  édition  sur  le 
texte  original,  celle  de  M.  Rathery,  pour  que  Sainte-Beuve 
«  avec  son  goût  pour  les  portraits  vrais  »  pût  restituer  à  d'Ar- 
genson sa  véritable  figure,  «  d'ambitieux  sans  le  savoir,  de 
bourru  philosophe,  qui  grille  d'envie  du  pouvoir  et  l'attend 
d'heure  en  heure  ». 

L'attente  du  pouvoir,  enfiévrée,  obstinée,  c'est  en  effet  toute 
la  vie  de  d'Argenson  jusqu'au  jour  où  il  le  recevra,  pour  le 
perdre  aussitôt  et  le  regretter  aussi  longuement  qu'il  l'avait 
cherché.  Intendant  du  Hainaut  en  1720,  il  compte  sur  M"^  de  Prie 
pour  être  intendant  de  Paris  et  se  fâche  contre  cette  dame  et 
lui  dit  son  fait,  si  elle  ne  l'a  pas,  servi.  Le  voilà  déçu  en  1723 
et  qui  s'éloigne.  L'amitié  de  M.  de  Chauvelin,  le  rapproche  de  la 
cour  et  du  pouvoir.  Tout  ce  que  le  ministre  lui  procure,  c'est 
une  ambassade  en  Portugal.  Il  refuse,  et  garde  rancune,  et  sol- 
licite la  place  de  Chauvelin  quand  Chauvelin  est  disgracié  :  il 
ne  l'aura  que  sept  ans  plus  tard,  après  avoir  pendant  ce  temps 
flairé  toute  sorte  d'autres  occasions,  présidence  du  Parlement, 
contrôle  général  ou  chancellerie  comme  son  père.  On  le  vit 
alors  trois  ans  ministre  et  brusquement  condamné  aune  retraite 
d'où  il  ne  sortira  plus  jusqu'à  sa  mort  (1757),  épanchant  sa 
colère  contre  son  frère  qui  a  réussi  mieux  que  lui,  «  par  les 
jésuites  »  ;  —  sur  son  propre  fils,  le  marquis  de  Paulmy,  dont 
les  succès  l'irritent.  «  Si  j'étais  ministre...,  »  dit-il  pendant 
vingt-cinq  ans...  —  «  si  je  le  redevenais  »,  répétait-il  silencieu- 
sement, après  une  trop  courte  satisfaction.  «  11  y  a  un  métier  à 
faire,  disait-il,  pour  réussir;  c'est  d'être  parfaitement  honnête 
homme.  »  La  disgrâce  lui  procura  une  autre  leçon  :  «  Il  faut 


LES  MÉMOIRES  511 

plaire  pour  réussir.  Les  hommes  sont  plus  difficiles  que  les 
affaires.  »  Trop  tard,  il  s'aperçut  qu'il  n'était  point  fait  pour 
réaliser  une  ambition  dont  sa  naissance  seule  et  la  prédestina- 
tion de  ses  parents,  selon  le  mot  de  Bolingrbrokc,  avaient  formé 
en  lui  et  soutenu  le  goût.  En  définitive,  il  demeura  pour  la  pos- 
térité une  figure  originale  sans  doute,  «  à  qui  nul  autre  ne 
ressemble  » ,  mais  incomplète,  contradictoire ,  une  ébauche 
seulement  d'homme  d'Etat  ou  d'homme  d'action,  d'intrigant  et 
de  travailleur. 

Ébauche  aussi  que  ses  Mémoires^  quoiqu'il  se  soit  donné  un 
modèle,  L'Estoile  :  ébauche  pour  le  fond,  où  les  jugements  les 
plus  opposés  se  heurtent  et  s'embrouillent,  par  la  forme  surtout, 
lourde,  négligée,  incorrecte.  Le  mérite  de  récrivain  est,  comme 
de  tout  l'homme,  la  personnalité.  Mais  vraiment  d'Argenson 
traite  trop  la  langue  en  gentilhomme  ;  on  lui  sait  gré  d'emprunter 
à  son  terroir  provincial  des  termes  vigoureux,  fleurant  le  bon 
vieux  temps,  imagés;  et  pourtant  il  abuse  du  droit  de  mal  écrire, 
pour  parler  franc  et  dire  net.  C'est  de  la  monnaie  de  Saint- 
Simon,  et  parfois  de  bien  mauvais  aloi.  Décidément,  si  l'homme 
et  l'œuvre  n'étaient  que  cela,  il  faudrait  passer  et  laisser  d'Ar- 
genson à  ses  maladresses  de  conduite  et  de  style. 

Nous  ne  le  ferons  pas,  car  il  y  a  eu  dans  sa  vie  un  moment 
décisif  où  sa  personnalité  s'est  dégagée  des  influences  de  famille 
et  de  classe  pour  se  mêler  à  un  monde  restreint  destiné  à  agir 
sur  lui  comme  sur  le  siècle  tout  entier.  Par  là  se  relèvent  ses 
Mémoires  qui  font  revivre  avec  une  intensité  singulière  les  idées, 
le  langage  de  ses  amis  oubliés.  En  172.3,  dans  un  premier 
accès  d'ambition  déçue,  d'Argenson  s'affiliait  à  une  petite  aca- 
démie libre,  comme  M.  Marais.  Mais  ce  n'était  pas  une  com- 
pagnie de  lettrés  résolus  à  se  tenir  à  l'écart  qui  pouvait  convenir 
à  un  jeune  ambitieux,  travaillé  de  l'envie  d'agir  et  de  se  signaler. 
Au  moment  où  l'abbé  de  Saint-Pierre  était  mis  à  la  porte  de 
l'Académie  pour  avoir  critiqué  Louis  XIV  et  l'institution  monar- 
chique, un  autre  abbé,  Alary,  tout  jeune,  vif  et  remuant,  fon- 
dait chez  lui  une  académie  politique.  C'était  le  club  de  CEn- 
tresol,  ainsi  appelé  du  petit  appartement  que  l'abbé  Alarv 
occupait  à  l'entresol  du  président  Hénault,  place  Vendôme.  On 
s'y  réunissait  le  samedi,  sous  le  patronage  et  la  direction  de 


■n 


512  LES  MÉMOIRES  ET  L'HISTOIRE 

l'abbé  de  Saint-Pierre,  qui  donnait  là  son  enseignement  à  une 
vingtaine  de  jeunes  gens,  épris  de  réformes,  animés  d'une  ambi- 
tion généreuse,  futurs  diplomates  ou  administrateurs  :  Coigny, 
Matignon,  Champeaux,  Plélo,  Fallu,  Saint-Contest  et  son  fils, 
Noirmoutiers,  l'abbé  de  Pomponne.  Autour  d'un  bon  feu  l'hiver, 
les  fenêtres  ouvertes  l'été,  sur  un  joli  jardin,  la  conversation 
s'engageait  sur  les  gazettes*  de  France,  de  Hollande,  les  papiers 
anglais,  et  durait  une  heure  :  on  prenait  le  thé,  des  limonades, 
comme  dans  un  café  d'honnêtes  gens.  On  discutait  de  toutes 
les  choses  du  jour  librement,  et,  pour  conclure,  des  mem- 
bres du  cercle,  l'abbé  de  Saint-Pierre  lisaient  des  mémoires 
sur  l'histoire  et  l'administration  des  pays  étrangers,  les  formes 
de  gouvernement,  les  procédés  de  justice,  de  finances,  de  com- 
merce. Et  chacun  alors,  en  hiver  «  de  s'en  retourner  chez  soi 
avec  une  nouvelle  curiosité  »,  ou  pendant  les  longues  soirées 
d'été  de  prolonger  avec  ses  confrères  la  causerie  sur  les  terrasses 
des  Tuileries.  Nouveau  Platon,  le  doyen  d'âge,  l'abbé  de  Saint- 
Pierre,  faisait  des  disciples,  servant  de  trait  d'union  entre  les 
réformateurs  du  dernier  règne  comme  Boulainvilliers,  Vauban, 
Boisguillebert,  Belesbat,  et  la  génération  nouvelle. 

D'Argenson  fut  de  bonne  heure,  à  ses  côtés,  le  secrétaire  de 
cette  république  de  Platon.  Neveu  de  l'abbé  de  Choisy,  qui  en 
1692  avait  constitué  un  groupe  du  même  genre,  son  héritier  et 
son  admirateur,  il  fut  l'un  des  membres  les  plus  actifs  de  la 
compagnie.  D'autres  se  contentaient  d'être  des  écouteurs;  lui 
se  chargeait  de  la  critique  des  gazettes,  étudiait  le  droit  public,  le 
droit  ecclésiastique,  apportait  des  objections  aux  mémoires  du 
maître,  ébauchait  ses  Considérations  sur  le  gouvernement  de  la 
France.  Dans  ce  travail  et  ce  commerce,  qui  lui  convenaient 
à  merveille,  d'Argenson  s'absorba  sept  ans  (1724-1731),  les 
sept  meilleures  années  de  sa  vie.  Point  de  contrainte  mon- 
daine, l'étude  du  présent  poussée  à  fond,  sans  ménagement 
fâcheux,  avec  l'espoir  de  réaliser  ses  idées  au  ministère,  le 
bonheur  était  là  pour  le  marquis.  Il  déplora  la  dissolution  du 
club  de  l'Entresol  ordonnée  par  Fleury  en  1732.  Il  voulut  le 
reconstituer  en  1734  et  ne  l'abandonna  que  sur  les  conseils  de 
Chauvelin,  opposé  «  à  ces  conférences  de  fanatiques  et  de 
mauvais   rovalistes  »     Comme  le    conseil    était   accompagné 


LES  MÉMOIRES  913 

(l'offres  aimables  de  collaboration ,  et  de  promesses  d'avenir, 
d'Argenson  se  résigna  provisoirement  :  «  Si  j'étais  premier 
ministre,  certainement  j'établirais  une  académie  politique.  »  Il 
ne  fut  que  ministre,  et  si  peu  que  le  temps  lui  manqua.  Il  ne 
garda  pour  sa  retraite  qu'un  remède,  «  la  fréquentation  des 
bons  esprits,  plus  que  des  beaux  esprits,  des  honnêtes  gens 
surtout  »,  et  salua  dans  Rousseau,  quoiqu'il  lui  enlevât  le  prix 
de  l'Académie  de  Dijon,  un  bon  politique,  fidèle  comme  lui-même 
aux  leçons  de  l'abbé  de  Saint-Pierre. 

On  publiait  en  4825  les  Mémoires  de  d'Argenson  dans  la 
collection  dés  Mémoires  de  la  Révolution,  et  l'on  faisait  bien. 
Leur  place  est  là,  à  la  source  d'un  grand  courant  de  sentiments 
et  d'idées  qui  par  des  canaux,  souterrains  d'abord,  féconde  le 
siècle  que  le  bel  esprit  risque  de  dessécher,  et  se  répand  large- 
ment au  grand  jour,  de  Rousseau  jusqu'à  la  Constituante. 
€  Je  vaux  peu,  a  dit  d'Argenson,  mais  ma  valeur  est  là  :  dans 
ma  famille,  le  cœur  excellent,  l'esprit  moins  bon  que  le  cœur.  » 
Cet  esprit  né  pesant,  raccourci  par  l'ambition,  est  dominé  par  une 
sorte  d'exaltation  morale  qu'il  a  puisée  dans  le  commerce  de 
l'abbé  de  Saint-Pierre,  au  club  de  l'Entresol,  que  les  desseins 
généreux  excitent,  et  qui  éclatera  à  la  nuit  du  4  août  chez  ses 
successeurs.  Par  là  d'Argenson  se  dégage,  s'élève  et  s'af- 
fermit. Un  souffle  étranger,  l'air  qu'il  a  respiré,  loin  de  la 
cour  et  de  son  monde,  l'anime,  l'emporte  à  des  hauteurs  qui 
surprennent.  Il  prophétise  le  progrès  de  la  raison  universelle, 
l'uniformité  des  poids  et  mesures,  l'enseignement  gratuit,  la 
justice  de  paix;  l'indépendance  des  colonies  américaines  et  leur 
prospérité;  «  l'art  de  voler  en  air  »,  et  par-dessus  tout  l'amour 
des  peuples  et  la  tolérance.  Imaginations,  envolées  de  l'esprit  et 
du  cœur,  prophéties  même  relèvent  singulièrement  le  ton  des 
Mémoires  ;  l'expression  jaillit  alors,  chaude,  colorée,  éloquente  : 
«  Les  princes  ont  des  ménageries  de  bêtes  curieuses,  s'écrie-l-il, 
que  ne  s'avisent-ils  d'avoir  dans  leurs  parcs  des  ménageries 
d'hommes  heureux!  »  ou  encore  :  «  Le  commerce  de  toutes 
choses  devrait  être  libre  comme  l'air  :  on  ne  manque  jamais 
d'air,  quoiqu'il  entre  ou  qu'il  sorte.  »  «  De  nos  jours  la  France 
s'est  métamorphosée  de  femme  en  araignée  :  grosse  tête  et  bras 
maigres.  Toute  graisse,   toute  substance  s'est  portée  à  Paris. 

Histoire  de  la  langue.  VI.  33 


314  LES  MEMOIRES  ET  L  HISTOIRE 

Pour  mieux  gouverner  il  faudrait  g-ouverner  moins.  Eh!  mor- 
bleu, laissez  faire!  Ah!  que  tout  irait  mieux,  si  on  laissait  faire 
la  fourmilière!  »  Voilà  les  échos  de  ces  conversations  hardies, 
g-énéreuses,  qui  de  la  terrasse  des  Tuileries  se  répétaient  à  tra- 
vers les  sociétés  parisiennes.  «  Nous  frondions  tout  notre  saoul  » , 
disait  d'Argenson,  et  l'on  se  demandait  :  «  Qu'est-ce  que  pense 
l'Entresol?  »  Par  ses  Mémoires  nous  le  savons  mieux  peut- 
être  que  ses  contemporains.  Et  nous  y  retrouvons  par  sur- 
croît, avec  le  plaisir  que  procure  la  vie  saisie  sur  le  vif  à  unç 
telle  distance,  l'âme  et  l'accent  d'un  groupe,  on  disait  alors 
«  d'une  coterie  »,  à  qui  Montesquieu  fît  les  premiers  honneurs  de 
son  génie,  où  Rousseau  sentit  s'éveiller  le  sien,  du  vrai  milieu 
en  somme  où  se  décida  le  siècle. 

Le  président  Hénault.  —  De  d'Argenson  au  président 
Hénault  le  contraste  est  complet  et  justement  instructif. 
Presque  contemporains  —  Charles-Jean-François  Hénault  est 
né  en  1685  et  mort  en  4770  —  et  tous  deux  Parisiens,  ils  se 
sont  connus,  rencontrés.  Pourtant  quelle  distance  de  l'un  à 
l'autre!  D'abord,  toute  celle  qui  devait  séparer,  dès  l'origine,  un 
gentilhomme  qualifié  et  désigné  pour  les  premiers  emplois, 
d'un  bourgeois,  petit-fils  de  libraire,  fils  de  traitant  résigné 
à  ne  jouer  aucun  rôle  :  Hénault  était  entré  à  l'Oratoire  de  1700  à 
1702,  puis,  président  des  Enquêtes  à  vingt-cinq  ans,  il  le  resta 
toute  sa  vie.  Mais  la  nature,  surtout  le  tempérament  et  les  goûts, 
voilà  entre  ces  deux  hommes  la  limite  infranchissable.  Il  suffit 
de  relire  dans  les  Mémoires  du  Président  son  portrait,  de  la 
main  de  sa  meilleure  amie  : 

«  Toutes  les  qualités  de  M.  le  Président  et  même  tous  ses 
défauts  sont  à  l'avantage  de  la  société.  Sa  vanité  lui  donne  un 
extrême  désir  de  plaire,  sa  facilité  lui  concilie  tous  les  carac- 
tères et  sa  faiblesse  semble  n'ôter  à  ses  vertus  que  ce  qu'elles 
ont  de  rude  et  de  sauvage  dans  les  autres.  Ses  sentiments  sont 
fins  et  délicats,  mais  son  esprit  vient  trop  souvent  à  leur 
secours  :  et  comme  rarement  le  cœur  a  besoin  d'interprète,  on 
serait  tenté  quelquefois  de  croire  qu'il  ne  ferait  que  penser  ce 
qu'il  s'imagine  sentir.  Il  ferait  peut-être  dire  aujourd'hui  que  le 
cœur  est  souvent  la  dupe  de  l'esprit. 

«  Il  est  exempt  des  passions  qui  troublent  le  plus  la  paix  de 


LES  MÉMOIRES  .545 

l'âme.  L'ambition,  l'intérêt,  l'envie  lui  sont  inconnus.  Ce  sont 
(les  passions  plus  douces  qui  l'agitent.  Il  joint  à  beaucoup  d'es- 
prit toute  la  grâce,  la  facilité,  et  la  finesse  imaginable.  Il  est  de 
la  meilleure  compagnie  du  monde;  sa  plaisanterie  est  vive  et 
douce,  sa  conversation  est  remplie  de  traits  ingénieux  et 
agréables.  Il  se  plaît  à  démêler  les  beautés  et  les  finesses  qui 
échappent  au  commun  du  monde.  Il  ne  manque  d'aucun  talent  : 
il  traite  également  bien  toutes  sortes  de  sujets.  » 

Ne  fût-ce  que  pour  cette  page,  dont  la  modestie  de  Hénault 
pouvait  reproduire  les  éloges  sucrés,  les  Mémoires  \3iudra.ieni  la 
peine  d'être  lus.  Quel  joli  pastel,  aux  tons  discrets,  à  la  touche 
légère  et  fait  pour  donner  l'idée  du  parfait  homme  du  monde 
qu'était  en  4750  le  président!  Et  combien  différent  de  ces  grands 
portraits  de  magistrats  du  siècle  précédent,  revêtus  de  la  toge  et 
de  l'hermine  auxquels  d'abord  ferait  penser  sa  charge;  plus  dif- 
férent encore  de  la  figure  qu'on  serait  tenté  de  donner  à  l'auteur  de 
Y  Abrégé  chronologique  de  C  histoire  de  France.  L'œuvre  est  signée 
de  M'"^  du  Deffand  :  le  peintre  et  le  modèle  ont  vécu  quarante  ans 
côte  à  côte,  unissant  leurs  goûts,  leur  talent,  leurs  relations, 
avec  une  horreur  commune  pour  ce  qu'ils  appelaient  «  Vinonc- 
tion  du  d'Argenson,  »  Sans  les  bienfaits  de  Hénault,  qu'eussent 
été  le  salon  et  la  situation  de  M""  du  Deffand,  après  la  dissi- 
pation de  ses  premières  années?  Sans  les  souvenirs  de  la  société 
qu'elle  forma,  que  vaudraient  aujourd'hui  les  Mémoires  du 
président? 

Hénault,  après  le  récit  de  sa  vie  pul)lique  très  courte  au  temps 
de  la  Régence,  consacre  un  long  chapitre  à  la  cour  de  Sceaux. 
«  J'y  ai  passé  plus  de  vingt  années.  J'espère  que  Dieu  me  par- 
donnera les  fadeurs  prodiguées  dans  des  médiocres  poésies.  Si 
j'étais  assez  malheureux  pour  que  ces  misères  me  survécussent, 
on  croirait  que  la  duchesse  du  Maine  était  la  beauté  même  :  la 
Vénus  flottant  sur  le  canal;  et  on  prendrait  pour  la  figure  ce  qui 
n'était  donné  (ju'aux  charmes  de  la  conversation.  »  Après  la 
cour  de  Sceaux,  le  salon  de  M""  du  Deffand,  voilà  toute  la 
vie  du  président  Hénault,  employée  à  causer.  Pour  prendre  le 
sceptre  mondain  qu'avait  tenu  la  duchesse  du  Maine,  à  défaut 
d'un  autre,  vraiment  royal,  M""  du  Deffand  eut  autrement  à 
lutter.  Sans  considération,  depuis  qu'elle  s'était  affichée  avec 


516  .  LES  MEMOIllES  ET  L  HISTOIRE 

le  Régent  et  beaucoup  d'autres,  sans  fortune,  elle  regagna,  à 
Sceaux  d'abord,  chez  les  Brancas  ensuite,  aidée  et  introduite 
par  Hénault,  à  force  d'art,  d'esprit  et  de  tenue,  plus  que  le  ter- 
rain perdu.  La  duchesse  qu'elle  imitait  avait  une  cour,  mais  par 
droit  de  naissance.  M'""  du  Deffand  fit  la  sienne,  et  la  régla, 
attirant,  gardant  autour  d'elle  des  ambassadeurs,  des  étrangers 
de  marque,  des  femmes  jolies  ou  spirituelles,  veillant  à  ce  que 
jamais  la  noblesse  de  son  entourage  ne  fût  écartée  par  les  gens 
de  lettres,  à  ce  que  la  politesse  du  grand  monde  donnât  le  ton  et 
une  règle  aux  plus  audacieuses  libertés  de  l'esprit.  Voilà  le 
salon  qui  servit  de  modèle  à  la  première  moitié  du  xvni^  siècle. 
Il  eut  sa  marque  et  l'imprima  aux  salons  voisins.  Point  de  fêtes, 
ni  de  comédies,  ni  d'hospitalité  princière  comme  à  Sceaux,  mais 
des  soupers  encore,  une  tenue  de  maison  noble,  que  la  maison 
d'en  face,  dans  la  rue  Saint-Dominique,  n'offre  point  aux  écri- 
vains qui  ont  suivi  M""  de  Lespinasse  exilée  par  la  jalousie  de 
M""  du  Deffand.  C'est  une  transition,  ou  plutôt  l'apogée,  du  pre- 
mier coup,  de  la  royauté  des  femmes.  Dans  la  suite,  et  les 
imitations,  on  sentira  déjà  la  décadence. 

De  cette  royauté,  Hénault  fut  le  servant  discret,  le  banquier 
plus  discret  encore.   C'était  un  délicat  de  toutes  manières  qui 
rechercha  les  femmes,  leur  fit  une  cour  plus  que  la  cour,  par 
plaisir  surtout  de  les  entendre  causer,  de  les  voir  agir,  gou- 
verner :  il  ne  voulut  être  que  le  témoin  de  leur  règne.  Il  y  a  dans 
ses  Mémoires,  publiés  incomplètement  encore,  des  parties  d'his- 
toire générale,  des  tableaux  intéressants  de  la  mort  de  Dubois, 
de  la  disgrâce  de  M.  le  Duc.  Des  couleurs  discrètes,  une  langue 
facile  et  polie,  une  certaine  philosophie,  peu  profonde,  mais 
délicate,  «  rien  d'élevé  ni  de  fort,  a  dit  d'Argenson,  mais  rien  non 
plus  de  plat,  ni  de  fade,  le  langage  d'un  gentilhomme  sans  la 
morgue  »,  telle  est  la  manière  du  Président.  «  Le  premier  moment 
du  malheur,  dit-il  à  propos  du  duc  de  Bourbon,  a  un  certain 
appareil  qui  soutient  contre  le  malheur  même.  On  est  encore 
grand  dans  le  moment  de  la  chute.  Bientôt  après  il  ne  reste  plus 
que  la  réalité  de  la  déroute,  les  réflexions  et  les  regrets  s'empa- 
rent de  l'âme  et  le  vide  que  laisse  la  privation  des  affaires  se  fait 
sentir.  Cela  ne  se  trouvera  que  trop  vrai  pour  M.  le  Duc.  »  Ce 
ton  convenait  à  l'écrivain  qui  nous  a  laissé  des  portraits  de 


LES  MEMOIRES  517 

femmes  surtout  et  les  échos  de  leur  conversation.  Fig^ures 
de  M""  de  Lespinasse,  de  M°"'  de  Siaal  et  de  Castelmoron, 
de  M""  du  Deffand,  de  leurs  milieux,  de  leurs  amis,  de  Cirey  et  des 
salons  de  la  rue  Saint-Dominique,  petits  tableaux  et  pastels 
forment  la  galerie  du  peintre  accompli  de  cette  société.  Regar- 
dons-en un  entre  autres  :  «  M"""  de  Rochefort  est  digne  de  l'amour 
et  de  l'estime  de  tous  les  honnêtes  gens.  Quand  les  poètes  ont 
voulu  égarer  leur  imagination  dans  des  fictions  agréables,  ils 
ont  imaginé  des  danses  oîi  les  grâces  riantes  du  printemps  se 
trouvaient  jointes  aux  fruits  de  l'été  et  de  l'automne,  où  l'on 
jouirait  de  ses  espérances  :  elle  était  de  ce  pays-là,  et  voilà  son 
portrait  d'alors.  Les  grâces  de  sa  personne  ont  passé  dans  son 
esprit.  Je  ne  sais  si  elle  a  des  défauts.  Il  ne  lui  manquait  que 
d'être  riche.  Elle  s'avisa  de  nous  donner  un  jour  à  souper.  Nous 
essayâmes  sa  cuisinière,  et  je  me  souviens  que  je  mandai  qu'il 
n'y  avait  de  différence  entre  cette  cuisinière  et  la  Brinvilliers, 
que  l'intention.  »  Voici  encore,  sur  M'""  de  Luynes,  un  juge- 
ment, d'une  touche  différente,  qui  a  son  prix  :  «  M""  la  duchesse 
de  Luynes  a  toutes  les  qualités  et  toutes  les  vertus  du  plus 
honnête  homme  :  noble,  généreuse,  fidèle,  discrète,  ennemie  de 
toute  ironie,  proscrivant  la  médisance  qui  n'approche  pas  de  sa 
maison,  aimant  la  cour  à  la  vérité,  mais  la  cour  devenue  sa 
patrie.  » 

Ces  derniers  traits  sont  à  retenir.  Pour  le  monde  que  fréquente 
Hénault,  aimer  la  cour  est  un  défaut.  A  la  façon  dont  le  prési- 
dent s'excuse,  «  la  cour  n'est  pas  pire  qu'un  autre  pays,  quand  on 
y  est  à  sa  place  »,  il  a  l'air  de  plaider  sa  propre  cause,  auprès  de 
M°"  du  Deffand  sa  souveraine.  En  habile  homme,  en  effet,  il  a 
su  servir  deux  reines  à  la  fois,  celle  de  l'esprit  à  Paris,  à 
Versailles  la  reine  de  France  Marie  Lesczinska,  qui  l'appréciait 
et  le  prenait  comme  surintendant  de  sa  maison.  Et  cela  lui  a 
permis  d'ajouter  à  sa  galerie  un  portrait,  celui  de  la  souveraine 
délaissée,  plus  intéressante  qu'on  ne  croit  d'ordinaire,  et  supé- 
rieure à  sa  réputation.  Mais  comme,  après  tout,  ce  fut  au  duc 
et  à  la  duchesse  de  Luynes,  les  témoins  renseignés  de  cette 
petite  cour  abritée  dans  la  grande,  que  le  président  dut  la  faveur 
d'y  être  introduit,  il  vaut  mieux  interroger  sur  la  reine  et  son 
cercle  le  duc  de  Luvnes  directement. 


518  LES  MÉMOIRES  ET  L'HISTOIRE 

Le  duc  de  Luynes;  le  cercle  de  la  Reine.  —  On  a  dit 

du  duc  de  Luynes,  pour  la  volumineuse  chronique  qu'il  a  tenue 
de  son  époque  :  c'est  le  Dangeau  du  règne  de  Louis  XV.  Petit-fils 
deDangeau  par  sa  more,  et  naturellement  désigné  pour  conserver 
au  château  de  Dampierre  l'ouvrage  de  son  grand-père,  il  n'a 
jamais  connu  que  la  cour,  et  semhle  né  en  effet  en  1695  pour 
continuer  l'histoire  de  cette  petite  patrie,  au  delà  de  laquelle  il 
aperçoit  un  an  seulement,  dans  une  campagne  aux  Pyrénées, 
les  frontières  delà  grande.  Cette  histoire,  à  ses  yeux,  a  de  l'im- 
portance :  c'est  le  guide  du  parfait  courtisan  qu'a  été  son  grand- 
père,  l'explication  détaillée  et  précise  des  règles  qui  constituent 
le  service  par  excellence  d'un  noble,  à  la  fin  du  règne  de 
Louis  XIV  :  le  service  royal.  Cette  science  de  l'étiquette,  dont 
le  duc  de  Luynes  a  longuement  disserté,  nous  paraît  puérile,  et 
semblait  telle  déjà  à  ses  contemporains,  qui  commençaient  à 
négliger  les  «  usages  de  respect».  Mais,  y  avait-il  jusqu'en  1789, 
pour  les  grandes  familles  du  royaume,  d'autre  certitude  de 
fortune,  d'autres  preuves  de  race  que  le  succès  ou  le  service 
auprès  du  roi?  Décidément,  un  duc  de  Luynes  ne  pouvait  oublier 
Dangeau  :  il  eût  fait  tort  au  passé,  à  l'avenir  des  siens.  Mais, 
avec  ce  préjugé,  il  a  certainement  fait  tort  à  sa  chronique,  qui 
n'est  point,  selon  l'éloge  d'Hénault,  «  des  annales  bien  curieuses 
de  son  temps  »,  encore  moins  l'œuvre  d'un  écrivain.  Quelle 
différence  avec  Saint-Simon,  son  contemporain,  et  son  ami! 

Pourtant  cette  différence  n'est  pas  aussi  grande  que  de  Saint- 
Simon  à  Dangeau.  Il  faut  noter,  avec  plus  de  soin  qu'on  ne  Ta 
fait,  cette  distinction.  Si  par  sa  mère,  par  certains  côtés  de  sa 
nature  et  de  son  esprit,  le  duc  se  rattache  à  Dangeau,  il  est  Che- 
vreuse  d'autre  part.  Orphelin  de  bonne  heure,  depuis  1704  il  a 
été  élevé  par  son  grand-père,  le  confident  du  duc  de  Bourgogne  : 
de  cette  éducation  et  de  ces  confidences,  il  a  reçu  parfois  des 
idées,  certaines  habitudes  de  juger  même  ce  qu'il  respecte,  ses 
amis  et  son  roi.  Sa  mémoire  est  ornée  de  jolies  anecdotes  qu'il 
conte  bien.  Elle  s'est  tournée  vers  l'histoire,  appliquée  à  réunir 
des  documents  qu'il  s'efforce  à  mettre  en  œuvre.  La  chronique 
toute  sèche,  au  hasard  des  journées,  ne  suffit  point  à  son  goût,  à 
son  amour  du  travail.  On  le  voit  composer,  rédiger  :  il  juge. 
Pour  être  discrète,  comme  il  sied  à  un  galant  homme  qui  parie 


LES  MEMOIRES  510 

«l'un  ami,  son  opinion  sur  Saint-Simon  n'en  est  pas  moins 
fondée  :  «  C'est  l'homme  du  monde  le  plus  incapable  d'entendre 
les  affaires  d'intérêt,  quoique  cependant  il  soit  extrêmement  ins- 
truit sur  toutes  autres  matières.  Il  a  beaucoup  d'esprit  et  est  très 
bon  ami.  Mais  comme  c'est  un  caractère  vif,  impétueux  et 
même  excessif,  il  est  aussi  excessif  dans  son  amitié.  »  Voilà 
pour  l'homme;  et  voici  l'écrivain,  «  extrêmement  énergique  dans 
ses  expressions,  sujet  à  préventions  ».  Le  duc  de  Luynes  a 
donné  ainsi  son  opinion  sur  les  personnes  et  les  choses,  presque 
toujours  équitable  et  juste.  Quand  V Encyclopédie  parut,  il  lui 
reconnut  le  mérite  d'avoir  <  une  utilité  infinie  pour  les  détails 
qu'elle  contenait  ».  Et  c'est  comme  à  regret  qu'il  ajouta  :  «  Il  est 
bien  malheureux  que  tant  de  perfections  soient  accompagnées 
de  principes  qui  tendent  au  déisme  et  même  au  matérialisme.  » 
D'un  dévot,  l'hommage  et  le  regret  ont  leur  valeur  :  ils  don- 
nent la  mesure  de  son  jugement  et  de  son  équité. 

Et  Dieu  sait  à  quel  point  le  duc  de  Luynes  poussait  la  dévo- 
tion. Saint-Simon,  qui  n'était  pas  un  esprit  fort,  le  félicitait  un 
jour  sur  l'énormité  de  ses  maigres  :  «  Je  vous  y  souhaite  un 
estomac.  »  L'estomac  tint  bon,  le  duc  vécut  jusqu'à  soixante- 
treize  ans.  Mais  ses  Mémoires  en  souffrirent  :  la  charité  chré- 
tienne et  la  crainte  de  la  médisance  les  ont,  selon  la  jolie  image 
que  Saint-Simon  appliquait  à  leur  auteur,  un  peu  trop  rasés. 
«  Je  ne  porte  aucun  jugement  »,  dit-il  fréquemment,  quand  il  a 
commencé  d'en  esquisser  un.  Voilà  par  où  il  différait  de  son  vieil 
ami,  qui  ne  retenait  pas  sa  langue,  confessait  son  péché  à  l'abbé 
de  Rancé,  et  finissait  par  trouver  dans  une  certaine  morale  à 
son  usage  des  arguments  pour  retirer  son  acte  de  contrition. 

C'est  par  là  d'ailleurs,  par  leur  discrétion,  leur  religion,  que 
le  duc  et  la  duchesse  de  Luynes  s'attachèrent  la  reine  de  France, 
Marie  Lesczinska.  On  a  gardé  de  cette  princesse,  qui  s'isola 
vingt  ans  volontairement,  comme  le  duc  sut  se  taire,  des  lettres 
au  président  Hénault,  à  ses  amis,  d'un  tour  aisé,  d'une  familia- 
rité enjouée.  Tous  les  jours  trois  heures  de  lecture  avant  le  jeu, 
qu'elle  aimait  d'ailleurs  franchement  :  il  y  avait  là  de  quoi  rem- 
placer la  médisance  qu'elle  délestait.  Très  cultivée,  Marie  Lesc- 
zinska était  digne  d'avoir  des  correspondants,  et  elle  eut  son 
salon  :  «  Mon  cher  Président,  venez  :  voilà  la  fin  de  mes  lettres  ; 


520  LES  MÉMOIRES  ET  L'HISTOIRE 

et  celle  de  ma  conversation  :  restez.  Vous  ne  faites  de  l'un  et  de 
l'autre  que  ce  qui  vous  plaît  »,  écrit-elle  un  jour  à  Hénault.  En 
dehors  des  heures  de  représentation,  où  la  reine  soutient  tou- 
jours son  rang,  du  temps  consacré  aux  lectures,  un  peu  à 
la  musique,  toute  sa  vie,  enfermée  à  Versailles  dans  un  cercle 
d'honnêtes  gens,  se  passait  en  entretiens  :  «  Le  dîner  et  le  souper 
finis,  on  la  suivait  dans  ses  cabinets.  C'était  un  autre  climat;  ce 
n'était  plus  une  reine,  c'était  une  particulière.  Des  conversa- 
tions d'où  la  médisance  est  bannie,  où  il  n'est  jamais  question 
des  intrigues  de  la  cour,  encore  moins  de  la  politique,  paraî- 
traient difficiles  à  remplir,  et  cependant  pour  l'ordinaire  elles 
sont  on  ne  peut  plus  gaies.  Personne  ne  sent  plus  les  ridicules 
que  la  reine,  et  bien  prend  à  ceux  qui  en  ont  que  la  charité  la 
retienne.  Ils  ne  s'en  relèveraient  pas.  »  Pour  qui  sait  la  fidélité 
de  la  reine  à  de  Luynes,  sa  coutume  de  prendre  tous  les 
soirs  le  souper  chez  lui,  il  n'y  a  aucune  surprise  à  retrouver  le 
ton  de  son  cercle  dans  les  Mémoires  du  duc  :  même  ironie, 
même  malice,  adoucies  par  une  indulgence  qui  souvent  sent  la 
contrainte  ;  des  portraits  dont  la  touche  est  juste,  mais  qui 
volontairement  ne  sont  point  poussés,  des  traces  de  lectures 
nombreuses,  et  d'auteurs  tout  contemporains,  Montesquieu,  Vol- 
taire, les  Encyclopédistes,  des  mentions  d'artistes  que  la  reine 
pratiquait,  Bouchardon,  Coustou,  Pigalle,  enfin  des  détails  fré- 
quents sur  la  famille  royale.  N'est-ce  pas  la  belle-mère  qui 
aurait  prononcé  à  son  cercle  ce  jugement  sur  la  dauphine  de 
Saxe  :  «  Elle  a  de  l'humeur;  on  prétend  qu'il  y  a  aussi  de  la 
hauteur;  je  trouve  toujours  à  plaindre  les  personnes  qui  ont  de 
l'humeur.  »  Voici  un  mot  de  la  reine  noté  aussitôt  :  «  Le  roi  lui  dit 
hier  :  M.  de  Mailly  est  mort.  —  Et  quel  Mailly?  dit  la  reine.  — 
Le  véritable,  répondit  le  Roi.  »  Enfin  ce  dernier  écho  des  entre- 
tiens de  la  Reine,  confidence  véritable  et  presque  douloureuse 
qui,  par  la  simplicité  même  de  la  forme,  touche  et  fait  sentir 
l'égoïsme  de  Louis  XV  :  «  Il  n'est  pas  certain  que  la  reine  soit 
aussi  détachée  de  son  amour  j)our  le  roi  qu'elle  le  croit  elle- 
même.  L'attitude  plus  aimable  du  roi  depuis  le  règne  de 
M""  de  Pompadour  adoucit  les  chagrins  de  la  reine,  mais  leur 
vie  demeure  entièrement  séparée.  »  L'histoire  en  quelques 
lignes  de  la  femme  délaissée,' et  qui  n'a  pas  cessé  d'aimer,  le 


LES  MÉMOIRES  S2't 

vide  que  l'amitié,  les  entretiens,  et  les  indigestions,  ce  remède 
imaginé  par  la  pauvre  reine  en  ses  heures  d'ennui  et  de 
détresse,  ne  remplissent  pas,  cette  plainte  échappée  à  Marie 
Lcsczinska,  «  l'univers  sans  mes  amis  serait  un  désert  pour 
moi  »,  et  en  face  le  triomphe,  le  règne  de  la  favorite,  toutes  ces 
misères,  profondément,  discrètement  traduites,  forment  le  fond 
vivant,  attachant  des  Mémoires  de  Luynes.  On  y  retrouve  peint 
par  celui  qui  en  était  l'âme,  ou  plutôt  dessiné,  le  tableau  intime 
d'un  salon  qui  aurait  pu  être  le  centre  du  royaume,  et  ne  fut 
qu'une  retraite,  adoucie  par  l'amitié. 

Le  cardinal  de  Bernis,  M""  du  Hausse!  et  M'"°  de  Pom- 
padour.  —  A  cette  époque  où  les  conditions  sont  déjà  boule- 
versées, quarante  ans  avant  la  Révolution,  la  reine  de  France  vit 
auprès  du  roi,  retirée  dans  sa  chambre  comme  dans  un  couvent. 
Et,  tandis  qu'un  grand  seigneur  de  sa  familiarité,  avec  des 
allures  et  l'esprit  d'un  bénédictin  égaré  à  la  cour,  note  ses 
entretiens  oubliés,  Jeanne-Antoinette  Poisson,  fille  d'un  commis 
aux  vivres,  tient  le  cercle  du  roi,  et  c'est  un  cardinal  qui  écrit  les 
Mémoires  de  ce  règne.  Le   contraste  est  piquant. 

On  n'aurait  en  effet  du  rôle  de  M""  de  Pompadour  qu'une  idée 
fort  incomplète  par  les  Mémoires  de  sa  femme  de  chambre, 
M""  du  Hausset,  le  témoin  en  apparence  le  mieux  renseigné  et 
le  plus  intime.  Elle  a  la  clef  de  l'appartement  de  Madame  et 
nous  y  introduit  à  toute  heure  :  Monsieur  ne  se  gêne  pas  pour 
elle.  Suivant  un  joli  mot  de  la  marquise,  «  elle  est  leur  chat,  leur 
chien  domestique  »,  honnête  à  sa  manière,  dévouée  et  fidèle.  Il 
y  a  des  moments  où,  n'étaient  certaines  commissions  dont  elle 
se  charge  pour  les  demoiselles  du  Parc  aux  Cerfs,  on  se  croirait 
dans  l'intérieur  d'un  ménage  bourgeois.  Le  roi  parle  de  sa 
chasse  plus  que  de  ses  affaires;  la  dame  fait  des  projets  pour 
l'établissement  de  sa  fille  Alexandrine.  Une  des  plus  jolies 
scènes  qu'ait  contées  l'honnête  du  Ilausset,  c'est  son  départ  pour 
l'avenue  de  Saint-Cloud  où  une  jeune  personne  va  mettre  au 
monde  un  fils  de  Louis  XV.  Le  roi  a  dicté  ses  volontés  :  Madame 
va  à  une  armoire  et  en  tire  pour  l'accouchée  une  aigrette  de 
diamants  :  «  Que  vous  êtes  bonne!  »  dit  Louis  XV.  La  Pom- 
padour pleure  d'attendrissement.  Les  larmes  viennent  aux  yeux 
du  roi.  Et  la  femme  de  chambre  de  pleurer  aussi,  «  sans  trop 


522  LES  MEMOIRES  ET  L  HISTOIRE 

savoir  pourquoi  ».  Dans  sa  naïveté,  elle  a  de  ces  trouvailles. 
C'est  un  tableau  de  Greuze,  du  Greuze-Pompadour,  comme 
disait  Sainte-Beuve.  Il  y  en  a  beaucoup  de  ce  genre  dans  les 
Mémoires  de  M""  du  Hausset  :  Louis  XV  est  un  bon  papa,  la 
Pompadour  l'adore,  le  duc  de  Grillon,  qui  se  pendrait  si  un  autre 
que  lui  attrapait  les  chauves-souris  dans  le  palais,  un  très 
brave  homme;  Quesnay,  le  bon  docteur  bourru  et  bienfaisant; 
M"""  de  Mirepoix  toujours  la  bonne  petite  maréchale,  et  toute  la 
société  des  petits  cabinets  à  l'avenant.  C'est  un  livre  bien  sin- 
gulier que  ces  cahiers  d'une  dame  noble  au  service  de  la  Pom- 
padour :  il  n'est  pas  à  comparer,  bien  entendu,  aux  souvenirs 
de  M""  de  Caylus  que  l'auteur  prétendait  se  donner  pour  modèle. 
C'est  par  l'ingénuité,  une  naïveté  faite  pour  surprendre  d'abord 
dans  ce  milieu,  qu'il  plaît.  Et  le  plus  étrange,  c'est  que  M"^  du 
Hausset  a  voulu  faire  œuvre  d'écrivain  pour  adapter  «  son  style  » 
à  ce  milieu  et  qu'elle  y  a  réussi  :  il  fallait  cette  touche  pour 
peindre  les  amours  et  l'amitié  de  M™*  Lenormant  d'Etiolés  et 
d'un  Louis  XV,  ce  roi  égoïste  attaché  à  ses  habitudes  et  à  ses 
goûts  bourgeois. 

Il  en  fallait  d'autres  pour  représenter  la  Pompadour  en  scène 
non  seulement  sur  le  théâtre  des  petits  cabinets  oii  elle  parut 
pour  fixer  sa  faveur,  comédienne  exquise,  ravissante  danseuse, 
et  cantatrice  applaudie,  mais  au  conseil  du  roi,  tenant  encore 
le  premier  rôle,  composant  la  troupe  des  ministres  et  des  géné- 
raux avec  ses  courtisans,  réglant  et  commençant  la  danse  des 
alliances  et  des  combats.  Les  Mémoires  de  l'abbé  de  Bernis, 
intendant  d'abord  préféré  de  cette  pièce  politique,  en  retracent 
les  actes  successifs  et  la  donnée  maîtresse,  peignent  les  acteurs 
et  l'actrice  principale,  leur  inexpérience,  leur  désarroi  et  leur 
chute,  au  milieu  des  sifflets  du  public. 

Quoiqu'il  ait  fait  des  eflbrts  louables  pour  devenir  un  homme 
d'État,  «  quand  il  troqua  son  panier  de  fleurs  contre  un  porte- 
feuille » ,  l'abbé  de  Bernis  était  plutôt  disposé  à  ordonner  des  comé- 
dies de  salon  que  des  plans  politiques.  Né  au  château  de  Saint- 
Marcel  en  Vivarais,  dans  une  famille  de  très  ancienne  noblesse, 
très  fier  de  son  origine,  mais  pauvre  et  obligé  comme  cadet  à 
chercher  fortune  dans  les  ordres,  il  attendit  le  succès  pendant 
trente  ans,  de  1715  à  1745.  Tandis  que  son  frère  aîné  entrait 


LES  MEMOIRES  523 

aux  pajres,  il  passait  par  les  jésuitos  de  Louis-le-Grand,  par 
Saint-Sulpice  et  n'y  prenait  que  l'instruction  nécessaire  à  l'homme 
de  lettres.  La  cour  de  Sceaux,  où  l'introduisit  son  cousin  de 
Polignac,  qui  fit  fête  à  ses  premiers  essais  et  lui  donna  ses  pre- 
mières leçons  de  goût  et  d'usage  du  monde,  l'a  marqué  au  con- 
traire d'une  empreinte  ineffaçable.  Ses  premières  amitiés  avec 
Fontenelle,  Mairan  se  formèrent  là  :  on  le  retrouve  dans  d'autres 
salons,  chez  M°"  GeofFrin,  poussé  par  la  mode  et  le  monde  à 
l'Académie  en  1744,  rimant  avec  quelque  poésie  des  madrigaux 
pour  les  dames  qui  paient  ses  dettes.  Mais  il  y  garde,  en  dépit 
du  tort  que  lui  font  ses  succès  mondains,  un  fond  de  conscience, 
d'honnêteté,  une  tenue  de  galant  homme  qui  rappellent  le  duc 
du  Maine.  Ses  poésies  de  même  ont  conservé  le  parfum  de 
l'atmosphère  où  elles  sont  nées,  grands  vers  en  l'honneur  de  la 
religion,  inspirés  par  le  P.  Tournemine,  accommodés,  comme 
le  style  des  Pères,  au  goût  du  temps,  avec  des  paradis  couleur 
de  rose,  et  des  peintures  délicates  sur  les  amours  d'Eve  et 
d'Adam,  petits  vers  doux  et  tranquilles,  trop  roses  parfois  aussi, 
trop  débordants  d'une  mythologie  enfantine,  de  celle  qui  faisait 
les  délices  de  la  cour  de  Sceaux. 

Telle  était  la  \ie  de  l'abbé  de  Bernis,  telle  sans  doute  elle  se 
fût  poursuivie,  facile  comme  son  talent,  douce  comme  celle  de 
Bussi,  l'évêque  de  Luçon,  «  le  dieu  de  la  bonne  compagnie  »,  si 
cet  évêque,  son  protecteur,  avait  eu  le  temps  de  lui  laisser  avant 
sa  mort  mieux  qu'un  conseil  suivi  trop  docilement  :  «  Souvenez- 
vous  que  rien  n'est  plus  humiliant  à  Paris  que  l'état  d'un  vieil 
abbé  qui  n'est  pas  riche.  »  Mal  pourvu,  chargé  d'une  famille, 
Bernis  ne  s'en  souvint  que  trop.  «  Douze  mille  livres  de  rente 
m'auraient  évité,  devait-il  dire,  le  risque  de  la  cour.  Il  ne  m'a 
pas  été  possible  de  les  avoir.  Il  a  fallu  s'embarquer.  »  Le  départ 
ressembla  d'abord  à  un  embarquement  pour  Cythère.  L'abbé, 
qui  connaissait  avant  sa  faveur  M"*  Lenormant  d'Étiolés, 
s'attacha  à  elle  pour  qu'elle  le  conduisît  à  la  cour.  «  Elle  avait 
besoin  d'un  ami  honnête  homme.  »  En  attendant  qu'elle  lui 
procurât  un  ministère,  il  lui  offrit  le  sien  pour  charmer  les  loi- 
sirs que  lui  donnaient  les  absences  du  roi,  et  rédiger  ses  lettres 
d'amour.  Le  voilà  établi,  logement  au  Louvre,  pension  sur  la 
cassette,  canonicat  de  Lyon,  légation  de  Venise  :  «  on  lui  jetait 


524  LES  MÉMOIRES  ET   L'HISTOIRE 

les  ambassades  à  la  tête  ».  La  traversée  était  risquée  et  le  pas- 
sage délicat  pour  un  honnête  homme.  Arrivé  au  port,  Bernis 
aurait  dû  s'y  tenir.  L'effort  qu'il  fît  pour  apprendre  son  métier, 
étudier  le  pays  où  il  était  envoyé,  la  politique,  était  une  preuve 
de  conscience.  Mais  la  tentation  fut  plus  grande  d'accroître  sa 
fortune,  comme  il  l'avait  fondée.  Il  n'y  résista  pas  :  au  bout 
de  quatre  ans,  il  revenait  à  Paris.  M™''  de  Pompadour,  décou- 
ragée alors  de  la  froideur  du  roi,  essayait  de  se  rendre  indispen- 
sable pour  les  affaires,  puisqu'elle  ne  l'était  plus  pour  les  plai- 
sirs. Bernis  lui  offrit  de  l'aider  à  devenir  premier  ministre. 
Quelque  excuse  qu'il  se  soit  donné,  le  désordre  du  royaume, 
l'affaiblissement  du  pouvoir  royal,  c'était  bien  de  l'audace,  après 
un  si  court  noviciat,  de  se  prétendre  prêt  pour  une  pareille 
tâche;  le  remède  était  plus  singulier  encore  de  relever  l'Etat 
par  une  intrigue  de  cour,  de  confondre  les  intérêts  de  la  patrie 
et  ceux  de  M""  de  Pompadour.  On  ne  peut  du  moins  refuser  à 
l'abbé  le  mérite  des  efforts  qu'il  dépensa  à  cette  œuvre  impos- 
sible :  et,  s'il  fut  responsable  des  malheurs  de  la  guerre  de  Sept 
ans,  on  lui  doit  cette  justice  qu'ils  eussent  été  évités  sans  les 
intrigues  de  cour,  la  diplomatie  de  M""'  de  Pompadour,  plus 
favorable  aux  plans  de  la  maison  d'Autriche  qu'aux  intérêts  de 
la  France.  Il  faut  lui  tenir  compte  enfin  des  cris  d'alarme  qu'il 
fit  entendre  au  roi,  et  à  la  favorite  après  Rosbach  :  ce  rôle  de 
Cassandre,  ces  jérémiades  jjerpétuelles  déplurent  à  M""  de  Pom- 
padour, qui  lui  substitua  Choiseul.  Bernis  alla  méditer  dans 
une  belle  retraite,  archevêque  d'Albi  et  cardinal,  «  sur  l'impos- 
sibilité de  servir  son  pays  et  son  roi,  avec  une  favorite  qui  trai- 
tait les  affaires  de  l'État  en  enfant  ». 

Il  y  écrivit  ses  Mémoires,  dont  le  principal  intérêt  est  dans  cet 
aveu.  Le  règne  de  M"'^  de  Pompadour  s'y  peint  au  naturel. 
L'artiste,  mieux  préparé  à  ce  rôle  de  témoin  qu'à  celui 
d'homme  d'Etat,  a  mis  sur  sa  palette  tous  les  tons  qu'il  fallait 
pour  ce  tableau  :  esprit,  grâce,  facilité  ingénue,  philosophie 
légère,  émotion.  «  Il  y  a  longtemps,  disait-il,  que  j'ai  renoncé 
à  toute  enluminure  académique.  Je  ne  méprise  pas  l'élo- 
quence; mais  je  ne  la  place  pas  dans  la  symétrie  des  mots.  Il 
faut  perdre  trop  de  temps  pour  écrire  avec  élégance.  Il  est 
plus  facile,  plus  court  et  peut-être  plus  agréable  d'écrire  plus 


LES  MÉMOIHBS  525 

simplement  ses  pensées.  »  En  cette  matière,  l'abbé  n'a  pas  été, 
comme  en  politique,  dupe  de  ses  illusions.  La  candeur  que 
respirait  toute  sa  personne,  et  qui  donne  encore  quelque 
charme  à  ses  poésies,  la  simplicité  font  la  valeur  de  ses 
Mémoires.  L'aveu  qu'il  y  fait  de  sa  misère  effacerait  presque 
la  gravité  des  moyens  qu'il  employa  pour  en  sortir.  Sa  dou- 
leur sincère,  sa  clairvoyance  patriotique,  au  milieu  des  maux 
d'une  guerre  ruineuse  et  honteuse,  disposent  à  l'indulgence,  et 
feraient  presque  oublier  sa  responsabilité  et  sa  part  dans  l'éta- 
blissement de  ce  régime  désastreux.  La  confession  du  cardinal, 
c'est  le  titre  qu'il  a  failli  donner  a  son  œuvre  historique,  ne 
mérite  cependant  pas  une  absolution  aussi  complète  :  elle 
demeure  seulement,  comme  il  l'avait  en  partie  voulu,  une  pein- 
ture singulièrement  vraie  et  agréable  de  son  esprit,  de  la 
société  politique  qu'il  a  inspirée,  faisant  du  gouvernement  un 
salon,  une  coterie  de  femmes,  de  gens  de  lettres  et  d'intrigants. 

Marmontel  et  les  Salons  de  l'Encyclopédie.  —  De  fait  il 
n'y  a  qu'un  pas  entre  le  cardinal  de  Bernis  et  Marmontel,  entre 
la  coterie  de  M"'  de  Pompadour  et  les  salons  de  M°®  Geoffrin, 
qui  rêvait  à  son  heure  de  devenir  premier  ministre,  le  SiiU[i  du  roi 
de  Pologne.  C'est  pour  ses  enfants  que  Marmontel  a  écrit  son  his- 
toire, comme  de  Bernis  la  sienne  pour  les  enfants  de  sa  nièce, 
la  marquise  de  Monbrun.  Bien  que  leur  vie  ne  fût  pas  un  modèle 
à  donner,  la  même  fierté  de  parvenus  les  poussait  à  rappeler 
avec  la  même  candeur  leurs  moyens  de  parvenir.  L'un  et  l'autre 
s'étaient  bien  employés  pour  la  famille.  Une  carrière  de  beau  gars 
limousin,  comme  on  l'a  dit,  une  fortune  de  gentilhomme  cam- 
pagnard nourri  de  potage  aux  choux,  de  lard,  au  fond  du  Viva- 
rais,  voilà  Marmontel  et  de  Bernis.  Même  pauvreté  à  l'origine, 
même  besoin  d'en  sortir,  et,  pour  y  réussir,  une  réelle  solidité  de 
corps  et  d'esprit  avec  un  même  fonds  robuste  de  moralité. 

Les  tableaux  que  Marmontel  nous  a  donnés  de  l'intérieur 
paternel  où  il  naquit,  à  Bort  en  1723,  sont  parmi  les  meilleures 
pages  qu'il  ait  écrites,  les  seuls  peut-être  qui  du  fatras  de  ses 
ouvrages  survivent  et  vivent.  Les  jolis  souvenirs  aussi  que 
ceux  de  «  ses  bisaïeules  au  coin  du  feu,  buvant  le  petit  coup  de 
vin  et  se  rappelant  le  vieux  temps  dont  elles  faisaient  des  contes 
merveilleux,  de  ces  soirées  à  la  métairie  de  Saint-Thomas,  où 


526  LES  MÉMOIRES  ET  L'HISTOIRE 

l'on  battait  le  chanvre,  où  à  l'entour  du  foyer  on  entendait 
bouillonner  l'eau  du  vase  aux  châtaig^nes  savoureuses  et  douces, 
et  griller  les  raves  ».  Tout  cela  est  d'un  art  supérieur  aux 
peintures  de  Greuze,  plus  juste,  plus  réellement  attendri,  sin- 
cère comme  des  scènes  de  Chardin. 

La  fidélité  de  l'auteur  à  ses  souvenirs  d'enfance  fait  qu'on  lui 
pardonne  le  contraste  parfois  agaçant  qui  se  marqua  plus  tard 
entre  ses  prétentions  de  moraliste,  ses  beaux  discours  vertueux 
et  ses  fréquentations  dans  un  monde  qui  n'était  rien  moins 
qu'honnête.  A  ceux  qui  reprochaient  à  Marmontel  d'avoir  eu 
tout  l'ennui  de  la  vertu,  sans  la  vertu,  Sainte-Beuve  a  pu  opposer 
avec  justice  ces  récits  de  ses  premières  amies,  témoignages 
authentiques  d'une  «  honnêteté  native  et  foncière  ». 

La  vérité  fut  encore  que,  fils  aîné  d'un  père  âgé  et  chargé  d'une 
famille  nombreuse,  Marmontel  se  vit  obligé  de  réussir  vite  et  à 
tout  prix.  La  vanité  de  sa  mère,  à  qui  ses  succès  au  collège  et 
ses  couronnes  aux  Jeux  floraux  avaient  tourné  la  tête,  l'engagea 
dans  la  carrière  des  lettres,  à  défaut  de  l'Eglise  pour  laquelle  il 
n'avait  point  de  vocation.  Il  vint  à  Paris  dans  l'espoir  d'être 
placé  par  Orry,  dont  la  disgrâce  coïncida  avec  son  arrivée  (1743). 
L'appui  de  Voltaire,  une  tragédie,  Denys  le  Tyran,  dont  nous 
avons  peine  à  comprendre  le  succès  presque  égal  à  celui  de  3/e>o;}e, 
firent  de  Marmontel  un  auteur  à  la  mode.  Les  actrices  se  le 
disputèrent.  M""  de  Navarre,  M""  Clairon,  M"''  Verrière.  Et  il 
ne  se  déroba  pas  à  sa  fortune.  De  l'alcôve  et  du  salon  de  ces 
demoiselles  aux  salons  de  plus  grande  allure  qui  s'ouvraient 
aux  gens  de  lettres,  l'accès  était  facile.  Marmontel,  protégé  par 
M.  de  La  Popelinière,  dont  la  femme,  fille  de  comédienne,  avait 
acquis  de  M""  de  Tencin  le  droit  et  l'art  de  tenir  un  salon,  fit 
son  entrée  et  son  chemin  dans  tous  les  salons  de  Paris. 

L'histoire  des  salons,  particulièrement  celle  du  «  royaume 
de  la  rue  Saint-Honoré  »  (le  salon  de  M*""  Geofîrin),  voilà  la 
partie  essentielle,  durable  des  Mémoires  de  Marmontel.  Logé 
chez  M'""  Geofîrin,  il  n'a  pas  manqué  un  de  ses  dîners  d'artistes 
ou  de  gens  de  lettres.  Et  combien  de  soupers  ailleurs,  partout 
où  Y  Encyclopédie  fut  reçue  !  Il  avait  «  les  douze  estomacs  »  qu'il 
fallait,  une  belle  santé,  une  bonne  humeur  imperturbable.. Et 
cela  se  sent  à  une  certaine  grâce  facile,  un  peu  édulcorée,  au 


LES  MEMOIRES  527 

parti  pris  d'indulgence;  façons  de  style  naturel  à  un  homme  qui 
digérait  bien,  dans  un  monde  où  l'on  dînait  tant.  «  J'en  con- 
viens, dit-il,  tout  m'était  bon  :  le  plaisir,  l'étude,  la  table,  la 
philosophie.  J'aurais  une  belle  galerie  de  portraits  à  peindre  si 
j'avais  pour  cela  d'assez  vives  couleurs;  je  vais  du  moins  essayer 
d'en  crayonner  les  traits.  »  Marmontel  s'est  rendu  justice  :  à 
défaut  de  tableaux  enlevés,  spirituels,  que  la  médiocrité  de  son 
génie  ne  comportait  pas,  il  a  constitué  un  portefeuille  de  cro- 
quis au  trait,  silhouettes  des  Encyclopédistes  et  de  leurs  amies, 
esquisses  d'intérieurs  et  de  salons ,  paysages  aperçus  dans 
leur  compagnie.  Le  trait  n'est  pas  fouillé,  mais  il  est  juste.  Ce 
n'est  pas  de  la  gravure,  c'est  plutôt  de  la  photographie  pour 
laquelle  les  modèles  ont  posé  en  bonne  lumière  devant  un  opé- 
rateur bienveillant  et  infatigable.  L'album  de  Marmontel  est 
comme  l'illustration  de  Y  Encyclopédie. 

Madame  d'Épinay.  —  Durfort  de  Gheverny.  —  Les 
couleurs  et  l'analyse  qui  ont  manqué  à  Marmontel.  pour  peindre 
et  juger  ce  monde  des  salons,  des  philosophes  et  des  femmes, 
une  femme  heureusement.  M""  d'Epinay,  les  a  maniées  en  véri- 
table écrivain.  Ses  Mémoires  n'ont  ni  la  sûreté  ni  la  richesse 
d'informations  des  précédents.  A  proprement  parler,  et  dans 
leur  origine,  ce  ne  furent  môme  pas  des  mémoires.  Au  moment 
où  la  Nouvelle  Héloise  remettait  le  roman  à  la  mode,  où  dans 
la  société  des  écrivains  les  femmes  se  faisaient  auteurs  par 
imitation,  presque  par  mégarde.  M™*  d'Epinay,  amie  de  Rous- 
seau et  digne  de  l'être,  ébauchait,  comme  beaucoup  d'autres, 
«  un  long  roman  »  dont  elle  légua  le  manuscrit  à  Grimm.  Le 
plan  n'était  pas  celui  d'un  journal,  mais  un  récit  prêté  au  tuteur 
de  la  dame,  entrecoupé  de  titres,  de  scènes  et  de  conversations; 
une  sorte  de  roman  vécu.  Roman  ou  histoire,  le  livre  de 
M"*  d'Epinay  doit  son  charme  et  sa  valeur  aux  conversations 
dont  il  a  été  l'écho  fidèle.  «  La  femme  du  xviii"  siècle,  a-t-on  dit, 
se  témoigne  avant  tout  par  la  conversation  qui  a  été  son  génie 
propre.  »  Par  là  tout  est  de  son  ressort,  événement  du  jour, 
affaires  politiques,  mœurs,  portraits,  économie  et  philosophie. 
Le  sourire  léger,  l'étourderie  délicieuse,  l'à-propos  et  le  don 
de  l'observation,  parfois  même  la  profondeur  du  sens  animent, 
éveillent   et   prolongent    les   entretiens    dans    ces    salons   qui 


52«  LES  MÉMOIRES  ET  L'HISTOIRE 

seraient  presque  des  paradis  si  les  orages  de  la  passion  et  les 
tourments  d'argent  n'en  avaient  troublé  cruellement  la  séré- 
nité. M"""  d'Epinay,  «  avec  sa  droiture  de  sens  fine  et  pro- 
fonde »,  la  grâce  qu'elle  avait  dans  l'esprit  et  le  langage, 
moins  d'imagination  en  somme  que  de  puissance  d'observer  et 
de  juger,  a  trouvé  dans  les  réunions  de  la  Chevrette,  dans  sa 
propre  histoire,  dans  celle  de  son  temps,  l'occasion  d'un  chef- 
d'œuvre.  Expérience  de  la  société  vraie  jusqu'à  la  douleur, 
étude  des  physionomies,  et  surtout  des  âmes,  des  instincts 
même  démêlés  sous  les  visages  familiers,  tableaux  de  mœurs, 
mariages,  ménages,  adultères,  c'est  la  confession  d'une  société 
qui  se  laisserait  surprendre  au  milieu  de  ses  entretiens  les 
plus  intimes. 

Eli  voici  les  archives  dans  un  tout  autre  livre,  qu'il  ne  faut 
signaler  que  pour  l'intérêt  du  rapprochement.  Un  petit-fils  de 
magistrat,  Jean  Durfort,  comte  de  Cheverny,  pourvu ,  à  vingt  ans, 
d'une  charge  d'introducteur  des  ambassadeurs  (1731),  et  par  là 
attaché  à  la  cour,  sourit  à  la  pensée  qu'un  duc  de  Luynes  puisse 
écrire  l'histoire  «  d'une  vie  de  visites,  de  tristes  brelans,  d'une 
existence  monotone  et  de  servitude  »,  et  noter  ces  misères 
d'étiquette.  Dès  qu'il  le  peut,  il  s'enfuit  de  Versailles  et  court 
à  la  Chevrette  jouer  la  comédie  dans  le  cercle  des  La  Live  et 
de  M"*  d'Epinay,  retrouver  sa  maîtresse,  fille  et  femme  de  fer- 
mier général,  ou  la  reçoit  et  lui  fait  fête  à  son  château  de  Saint- 
Leu.  Que  plus  tard  il  se  marie,  achète  Cheverny  en  Blaisois 
et  la  lieutenance  de  Blois,  pour  s'affranchir  tout  à  fait  de  la 
cour,  c'est  toujours  la  même  existence  de  plaisirs,  de  comédies 
et  de  fêtes  dont  Sedaine  est  le  héros  et  l'auteur  applaudi. 
Pour  son  plaisir  encore  le  vieux  comte  écrit,  comme  il  a  vécu, 
cette  histoire  qui  lui  paraît  très  supérieure  aux  fêtes  de  Ver- 
sailles ,  assez  sèchement  d'ailleurs .  La  race  des  Dangeau 
s'éteint  avec  le  duc  de  Luynes  :  Durfort  est  le  Dangeau  de  la 
cour  que  ses  pareils,  bourgeois,  magistrats  et  fermiers  généraux, 
ont  constituée  vers  le  milieu  du  siècle  aux  écrivains,  aux  femmes 
d'esprit. 

L'avocat  Barbier.  —  Bachaumont.  —  Paris  et  les 
journaux.  —  Et,  par  lui,  nous  arrivons  à  une  forme  de  Mémoires 
plus  impersonnelle  encore,   au  Journal,  expression  et  produit 


^r^ 


HIST.    DE  LA   LANGUE  &  DE  LA  LITT.   FR. 


T.  VL  CH.   X 


PORTRAIT  DE  M"*^^  DEPINAY 

D'APRÈS    UN    PASTEL    DE    LIOTARD 
Mus«}e  de  Genève 


LES  MEMOIRES  529 

-d'une  société  qui,  s'éloignant  chaque  jour  davantag-e  de  Ver- 
sailles, sous  l'action  des  écrivains,  se  multiplie  à  l'infini,  et  se 
confond  avec  la  masse  de  la  population  parisienne.  Cet  esprit 
de  Paris,  ces  sentiments  de  la  foule,  on  peut  les  recueillir  déjà 
dans  la  chronique  que  fit  pendant  près  de  cinquante  ans  l'avocat 
Barbier  (1718-1763).  Menues  nouvelles  du  jour,  rumeurs  des 
rues,  des  boutiques,  écho  de  ce  qui  se  dit  dans  le  commerce  et 
le  barreau,  querelles  du  Parlement  et  de  la  couronne,  disputes 
religieuses,  toute  l'étoffe  est  là  dont  on  fera  plus  tard  la  grande 
et  la  petite  presse,  étalée  d'ailleurs  sans  grâce,  sans  goût.  Ce 
furent  encore  les  salons  qui  donnèrent  la  façon,  ou  plutôt  une 
dernière  sorte  de  salon,  celui  où  l'on  ne  se  contente  plus  de 
-causer,  celui  où  l'on  écrit,  la  maison  de  M"""  Doublet  de  Persan, 
sa  paroisse,  dont  Bachaumont  fut  le  sacristain  et  l'archiviste.  Ces 
<leux  associés  unis  d'abord  par  une  collaboration  artistique,  puis 
plus   étroitement  rapprochés,  eurent  un  beau  jour  l'idée   que 
les  bureaux  d'esprit,  utiles  à  tant  de  gens,  pouvaient  bien  à  leur 
tour  payer  qui  les  tenaient.  Ils  firent  une  affaire,  qui  réussit. 
Recueillir  chaque  soir  les  propos  apportés,  les  faire  copier,  après 
leur  avoir  donné  quelques  agréments  de  forme,  et  vendre  les 
copies  à  des  abonnés  :  voilà  à  quoi  Bachaumont  s'employa  vingt 
ans.  Et  comme  il  était  né  anecdotier  par  excellence,  qu'il  avait 
l'esprit  vif,  orné,  ouvert  à  toutes  les  entreprises  de  l'esprit  phi- 
losophique, sensible  à  toutes  les  manifestations  de  la  pensée  et 
de  l'art,  ses  chroniques,  commencées  en  1762,  eurent  bientôt 
l'autorité  d'un  vrai  journal,  varié,  militant,  incessamment  actuel. 
«  Cela  sort-il  de  chez  M™"  Doublet?  »  demandait-on.  L'invention 
n'était  pas  d'avoir  fait  circuler  ces  Nouvelles  à  la  main  :  depuis 
le  début  du  xviii*  siècle  le  public  curieux  en  trouvait  d'analogues, 
en   cherchait  pour  suppléer  à  la  sécheresse  systématique  des 
journaux    autorisés  par   le   gouvernement,  le  Mercure  ou  la 
Gazette.  Ce  qui  lui  plut,  ce  qu'il  découvrit  de  nouveau  dans  l'ini- 
tiative de  Bachaumont,  ce  fut  la  source  abondante,  claire,  et 
vraiment  délicieuse  au  goût  de  ce  temps  qu'un  homme  d'esprit 
faisait  jaillir,  pour  l'agrément  de  tous,  d'un  salon  fréquenté  par 
les  académiciens,  les  g-ens  de  lettres  et  les  femmes.  Aussi  faut-il 
voir  la  colère  du  chroniqueur,  généralement  indulgent,  lorsqu'un 
libraire  s'avise  «  d'ouvrir  à  trois  sols  la  séance  une  salle  litté- 

HlgTOIRE    DE   LA    LANGUE.    VI.  0\ 


530  LES  MÉMOIRES  ET  L'HISTOIRE 

raire  ».  Avec  quel  dédain  elle  s'exprime!  «  le  ton  mercenaire 
me  g"âte  ce  bel  établissement.  »  La  concurrence  qui  l'inquiète 
marquait  simplement  la  puissance  de  son  idée,  une  époque,  la 
fin  des  salons,  la  naissance  du  journalisme  prochaine.  La  pre- 
mière feuille  quotidienne  va  paraître,  élaborée  encore  dans  le 
salon  d'un  fermier  général,  Corancez  :  le  Journal  de  Paris.  Et  la 
presse  politique  a  commencé,  avant  la  Révolution,  avec  le 
Journal  de  Bruxelles  (1764),  Panckouke,  Linguet  et  Mallet 
Dupan.  Du  salon,  nous  voici  arrivés  à  la  place  publique.  Linguet 
annonce  Camille  Desmoulins  et  le  Palais-Royal. 

Avec  Bachaumont,  nous  n'y  sommes  pas  encore.  Nous  y  tou- 
chons :  nul  n'a  été  en  effet  plus  profondément  Parisien.  Ce  fut 
une  des  raisons  de  son  succès  que  d'avoir  assuré  la  victoire  de 
Paris  sur  Versailles.  On  a  dit  vspirituellement  qu'ayant  refusé 
une  charge  de  premier  président,  il  s'en  était  fait  une,  à  ses 
yeux  supérieure,  d'édile  honoraire  de  la  ville  de  Paris.  S'il 
veillait  aux  édifices  à  restaurer,  rêvait  d'embellissements,  gour- 
mandait  les  autorités,  inspectait  les  travaux,  «  c'était  pour  sa 
patrie  ».  Son  patriotisme  était  infatigable  :  il  s'étendait  à  la 
mode  des  femmes,  au  théâtre,  à  tout  ce  qui  soutenait  auprès  de 
l'étranger  et  de  la  province  la  réputation  de  la  capitale.  Bachau- 
mont jugeait  la  valeur  de  ses  efforts,  lorsqu'il  disait  :  «  Un 
recueil  de  mes  feuilles  formera  proprement  l'histoire  de  notre 
temps.  La  vérité  paraîtra  toujours  avec  quelque  agrément  dans 
un  récit  dont  le  seul  dessein  est  d'instruire  et  de  plaire.  »  Le 
recueil  a  paru  à  Londres  en  1777  pour  la  première  fois  sous  le 
titre  :  Mémoires  secrets  de  la  République  des  lettres.  Il  a  justifié 
les  espérances  du  chroniqueur.  Ce  sont  «  les  mémoires,  a-t-on 
dit,  de  toute  la  république,  de  celle  qui  inspire  les  gens  d'esprit,, 
encourage  les  écrivains,  applaudit  à  leur  œuvre  de  raison  et  s'en 
nourrit  »  :  g'enre  libre,  d'un  tour  aisé,  à  la  fois  sérieux  et  plai- 
sant, où  l'on  sent  la  main  d'un  bon  ouvrier,  et  dont  l'auteur 
paraît  une  société  tout  entière,  quelque  chose  enfin  d'intermé- 
diaire entre  des  mémoires  et  un  journal,  aussi  difficile  à  définir 
que  le  salon  où  il  est  né,  bureau,  ou  boutique  d- esprit  —  le  mot 
est  de  Choiseul,  —  sur  les  jardins  du  couvent  des  filles  Saint- 
Thomas,  ou  sur  la  rue. 

De  là  à  la  cour  de  Sceaux  que  l'on  est  loin  !  Et  cependant,  si 


LES  MEMOIRES  531 

le  ton  à  travers  le  siècle  s'est  modifié,  c'est  le  même  intérêt  qui 
soutient  et  relie  ses  œuvres  si  variées,  successivement  adaptées 
à  des  milieux  de  plus  en  plus  larges,  plus  parisiens.  «  Qui  n'a 
pas  vécu  avant  1789,  disait  Talleyrand,  n'a  pas  connu  la  douceur 
de  vivre.  »  Les  Mémoires  qui  nous  permettent  d'y  revivre  un 
instant  ne  démentent  pas  ce  témoignage.  A  l'honneur  du  siècle 
dont  ils  donnent  l'image  fidèle,  ils  sont  d'un  naturel,  d'une 
aisance  où  se  trouve  surtout  l'influence  de  la  femme,  la  vraie 
reine  anonyme  de  cette  époque. 

Lauzun,  Bezenval,  Augeard  et  Marie-Antoinette.  — 
On  comprend    enfin    que  Marie-Antoinette,  au  seuil  de  cette 
Révolution  qui  fut-  un  si  grand  tournant  de  notre  histoire,  se 
soit  attardée  à  plaire,  à  gouverner  Paris  et  la  France,  en  s'as- 
sociant  à  leurs  plaisirs,  au  lieu  de  servir  leurs  vœux.  Elle  sui- 
vait le  courant  du  siècle  sans  voir  qu'il  avait  changé  de  direc- 
tion et  de  force.  Ce  n'est  pas  sans  doute  par  les  Mémoires  de 
Lauzun  qu'il  faut  la  juger.  Ce  lion  de  l'époque,  le  grand  héros 
des  courses  et  des  amours  faciles,  a  laissé  des  souvenirs  trop 
personnels.  On  les  lirait  encore  s'il  y  avait  mis  cette  ironie  et 
cet  esprit  auquel  M"*  du  Defland  prenait  plaisir.  «  Il  nous  fait, 
disait-elle,  d'excellentes  facéties.   »  Lauzun  a  peut-être  trouvé 
drôle  le    récit  monotone,   sans   passion,    sans  poésie,  de  ses 
bonnes  fortunes.  En  tout  cas,  s'il    en  a  compris  la  faiblesse 
comme  aujourd'hui  le  lecteur  en   ressent  l'ennui,  si,  pour  le 
relever,  il  a  voulu,  selon  le  mot  de  Chamfort,  établir  «  qu'un 
libertin,    en  ayant  des  filles,   se  donne    le  droit   d'avoir   des 
reines»,  il  n'a  pas  réussi.  On  ne  prend  ni  agrément  ni  confiance 
aux  scénarios  que  ce  grand  seigneur  léger  et  fat  a  forgés  par 
vanité  et  de  toutes  pièces  de  ses  conversations,  de  ses  entretiens 
avec  Marie-Antoinette.  C'est  auprès  de  plus  modestes  témoins, 
moins  fêtés,  plus  sérieux  qu'il  faut  se  renseigner  sur  la  vie  et 
le  cercle  de  la  reine  :  Bezenval,  le  confident  de  ses  secrets, 
l'ordonnateur  de  ses  plaisirs;  Augeard,   le   secrétaire  de   ses 
commandements,   M°"  Campan,   sa  femme   de   chambre.   Les 
tableaux  qu'ils  nous  ont  donnés  de  la  société  de  Trianon,  avec 
ses  conversations  décousues  et  sautillantes,  «  sa  haine  et  son 
mépris  de  M""  l'Étiquette  »,  concordent  entre  eux,  et  avec  le 
portrait   ressemblant   qu'ils  ont  tracé   par  des    traits   presque 


332  LES  MÉMOIRES  ET  L'HISTOIUE 

identiques  de  Marie- Antoinette,  superficielle,  ignorante  et  inca- 
pable d'application,  livrée  à  son  entourage  et  au  plaisir  jusqu'à 
se  compromettre.  Malheureusement  il  manque  à  ces  peintres 
fidèles,  au  soldat  de  fortune  qu'on  avait  surnommé  «  le  suisse 
de  Cythère  »,  à  l'honnête  Augeard,  à  la  trop  parfaite  M"^  Cam- 
pan,  le  talent  et  la  grâce  nécessaire,  pour  restituer  au  naturel  la 
figure  de  cette  reine,  les  goûts  de  cette  société  convertie  au 
culte  de  Rousseau,  aux  hardiesses  de  Beaumarchais,  éprise 
d'art,  de  théâtre  et  de  musique.  En  vain  Marie-Antoinette  a  cessé 
de  régner,  espérant  gouverner  par  la  grâce  et  l'intrigue.  «  Ses 
coquetteries,  comme  dit  le  prince  de  Ligne,  pour  plaire  à  tout 
le  monde  »,  ses  desseins  lui  ont  fait  moins  d'amis  que  d'en- 
nemis. Et  de  ses  amis  même  et  de  ses  familiers,  aucun  ne 
paraît  avoir  subi  et  su  rendre  l'effet  de  cette  séduction  qui  un 
moment  lui  avait  conquis  les  Français,  «  ses  charmants  vilains 
sujets  ».  Des  Mémoires  ({ne,  nous  venons  de  citer  l'histoire  retient 
des  jugements  utiles;  les  lettres  ont  grand'peine  à  recueillir  en 
fait  d'art  l'équivalent  des  détails  gracieux  et  spirituels,  frises, 
fresques,  et  rubans  de  fleurs  jetés  par  les  sculpteurs  et  les  pein- 
tres aux  portes  de  ces  salons  Louis  XVI,  dont  les  échos  ont  été 
étouffes  par  les  bruits  de  la  rue  et  le  murmure  des  nouvellistes. 


IL  —  L'Histoire. 

Voltaire  historien.  —  Ce  qui  manque  le  plus  aux  Mémoires 
du  xvm®  siècle,  l'étendue,  le  cadre  d'un  horizon  moins  étroit 
que  les  limites  d'un  cercle  particulier,  s'est  retrouvé  heureu- 
sement dans  l'histoire,  telle  qu'on  la  voit  alors  se  renouveler 
sous  la  main  de  Voltaire  et  par  l'esprit  du  siècle.  Dans  notre 
littérature,  la  publication,  la  composition  du  Charles  AT/ (1726- 
1731)  marque  une  date  décisive.  Cette  œuvre  a  pour  l'histoire 
on  France  la  valeur  d'une  charte  d'affranchissement. 

Pour  la  première  fois,  un  historien  écrivant  pour  le  public, 
non  pas  un  érudit,  ou  un  bénédictin  travaillant  dans  le  silence, 
se  met  au-dessus  des  préjugés  des  lecteurs  qui  avaient  jusque- 
là  exigé  des  historiens  comme  preuve  de  goût  l'imitation  ser- 
vilc  de  Tite-Live.  Lorsque  Voltaire  entreprit  d'écrire  en  1726 


L'HISTOIRE  533 

la  vie  de  Charles  XII,  que  tous  les  contemporains  comparaient 
à  Alexandre,  il  fut  encore  séduit  par  un  souvenir  classique  : 
Quinte-Curce,  sinon  Tite-Live.  Et  Frédéric  II  a  pu  dire  juste- 
ment dans  l'éloge  qu'il  fit  de  l'écrivain  à  l'Académie  de  Berlin  : 
«  Il  devint  le  Quinte-Curce  de  cet  Alexandre.  »  La  preuve  existe 
(dans  une  lettre  à  ïhiériot  de  1729)  d'un  commerce  fréquent 
de  Voltaire  avec  l'auteur  latin  tandis  qu'il  composait  son 
Charles  XII.  Mais  de  là  à  une  copie  il  y  a  bien  loin.  Voltaire 
avait  résolu  de  ne  pas  écrire  l'histoire  «  en  bel  esprit  »,  de 
l'affranchir  «  de  la  coutume  absurde  des  portraits,  des  haran- 
gues, des  légendes  inventées  et  créées  de  toutes  pièces  »,  rom- 
pant avec  la  tradition  de  Paul  Emile  à  Mézeray. 

Et,  du  même  coup,  l'histoire  se  trouva  affranchie  d'une  autre 
chaîne.  En  choisissant  un  sujet  tout  contemporain,  hors  de 
France,  Voltaire  rajeunissait,  élargissait  les  procédés  et  le  cadre 
de  la  connaissance.  Il  la  dégageait  d'un  joug  plus  ancien,  plus 
lourd  encore  que  celui  des  écrivains  de  la  Renaissance,  celui  des 
Grandes  Chroniques  de  France.  «  Pour  ne  plus  remonter  à  la 
tour  de  Babel  et  au  déluge  »,  Voltaire  a  pris  les  choses  comme 
elles  se  faisaient  sous  ses  yeux,  de  son  temps.  «  Il  faut  peindre 
les  princes  par  leurs  actions,  et  laisser  à  ceux  qui  ont  appro- 
ché d'eux  le  soin  de  dire  le  reste.  »  Lorsqu'on  voit  vingt  ans 
après  les  Français  faire  encore  un  succès  prodigieux,  en  1755, 
aux  histoires  puériles,  aux  grâces  rococo  de  l'abbé  Vély,  on 
comprend  mieux  la  valeur  de  l'effort  que  fit  Voltaire  contre  les 
habitudes  détestables  de  son  temps.  La  critique  que  faisait 
Mably  du  Charles  XII  en  1783  est  peut-être  le  plus  bel  hom- 
mage que,  sans  le  savoir,  un  homme  du  xvni*  siècle  ait  pu  lui 
rendre.  «  L'auteur,  disait-il,  court  comme  un  fou  à  la  suite  d'un 
fou.  »  Mably  regrettait  toujours  Tite-Live.  Il  le  regardait  encore 
comme  le  modèle  inimitable  à  proposer  aux  historiens.  Si  bien 
qu'au  début  de  ce  siècle,  Augustin  Thierry  dut  livrer  les  mêmes 
combats  que  Voltaire  pour  sauver  les  Français  du  mauvais  goût 
et  de  l'imitation  maladroite  des  anciens. 

Entre  le  Charles  XII  pourtant  et  les  liécits  des  temps  méro- 
vingiens, entre  le  poète  de  la  Henriade,  pour  qui  l'histoire  semble 
un  passe-temps,  et  le  savant  qui  consacre  sa  vie  à  relever  en 
bénédictin  les  vieux  monuments  de  notre  histoire  nationale, 


534  LES  MÉMOIRES  ET  L'HISTOIRE 

que  de  différence  d'autre  part!  Moins  grande  cependant  qu'il  ne 
paraît  au  premier  abord.  Ce  n'est  pas  seulement  la  forme  de 
l'histoire  que  Voltaire  a  retrouvée  :  c'est  la  méthode.  En  fai- 
sant table  rase  des  méthodes  anciennes,  il  a  eu  le  mérite  d'in- 
troduire et  de  pratiquer  des  habitudes  scientifiques  qui  devaient 
être  singulièrement  fécondes  :  la  recherche  et  la  critique  des 
sources.  C'est  une  bonne  fortune  qu'on  ait  conservé,  pour  son 
"premier  ouvrage  historique,  la  preuve  manifeste  de  ses  procédés 
de  travail.  Elle  est  à  la  Bibliothèque  nationale,  dans  le  recueil 
de  pièces  et  de  notes  qu'il  avait  formé  et  qu'il  y  déposa.  Ces 
matériaux  témoignent  de  son  zèle  à  faire,  selon  le  précepte 
de  Descartes,  des  dénombrements  entiers,  de  son  ardeur  à  se 
renseigner  auprès  des  contemporains,  à  comparer,  à  discuter 
leurs  récits.  Sa  bonne  foi  a  pu  être  établie  par  le  profit  qu'on 
l'a  vu  tirer,  même  après  la  publication  de  son  livre,  pour  le  cor- 
riger par  d'incessantes  retouches,  des  objections  et  des  criti- 
ques. La  valeur  de  ses  jugements,  enfin,  a  subi  victorieusement 
l'épreuve  à  laquelle  les  travaux  modernes  les  ont  soumis  en 
France  et  en  Suède.  «  En  principe,  disait-il,  douter  des  anec- 
dotes. »  Et  l'histoire  a  définitivement  rejeté  comme  lui  le  récit 
contemporain  qui  attribuait  la  mort  de  Charles  XII  à  la  main 
d'un  de  ses  officiers,  le  Français  Siguier.  Voltaire  ne  se  trom- 
pait pas  davantage  lorsque,  d'un  point  particulier  passant  aux 
règles  générales  de  cette  science  qu'il  renouvelait,  il  ajoutait  : 
«  Ce  qu'il  y  faut,  c'est  du  travail  et  du  jugement.  »  Son  mérite 
particulier  fut  d'avoir  su  employer  cette  méthode  au  récit  d'évé- 
nements contemporains.  Son  impartialité  devait  l'exposer,  lui 
et  son  livre,  à  plus  d'un  mécompte  «  pour  ce  qu'il  avait,  pour 
ce  qu'il  n'avait  pas  dit  ».  Dès  que  V Histoire  de  Charles  XII  fut 
sous  presse  (1730),  le  gouvernement  la  fit  saisir,  par  crainte 
qu'elle  ne  déplût  à  l'électeur  de  Saxe.  Un  libraire  de  Rouen  heu- 
reusement s'en  chargea  et  fit  paraître  en  1731  la  première  des 
cent  dix  éditions  que  méritait  ce  chef-d'œuvre  d'information  et 
de  narration  historiques.  Cela  ne  devait  pas  empêcher  Voltaire 
de  s'attacher  plus  encore  à  cette  étude  de  l'histoire  contempo- 
raine où  le  portaient  sa  curiosité,  ses  voyages  à  l'étranger,  ses 
relations  chaque  jour  plus  étendues  et  son  tempérament  nerveux, 
toujours  disposé  au  combat. 


L  HISTOIRE  535 

A  ce  point  de  vue,  le  séjour  de  Voltaire  en  Angleterre  a  eu 
sur  ce  qu'on  pourrait  appeler  sa  vocation  historique  une  impor- 
tance décisive.  On  ignore  à  quelle  date  fut  commencée  Y  Histoire 
de  Charles  XH  :  la  première  partie  était  achevée  en  1727  ;  peut- 
être  la  part  que  Stanislas  Lesczinski,  le  beau-père  du  roi,  avait 
eue  dans  les  révolutions  du  Nord,  l'intention  de  plaire  à  sa  fille, 
furent-elles  des  motifs  qui  déterminèrent  Voltaire,  vers  1726,  à 
ce  travail.  Ce  qui  est  certain,  c'est  qu'il  le  rédigea  avec  l'aide 
d'officiers  de  Charles  XII,  à  Londres,  devenu  depuis  1713  le 
centre  de  la  politique,  où  l'on  avait  le  moyen  et  le  droit  d'en 
parler,  des  livres,  des  témoins,  la  liberté  enfin.  Ainsi  ce  premier 
ouvrage  historique  de  Voltaire  était  une  œuvre  de  l'exil;  le 
second,  son  Essai  sur  le  siècle  de  Louis  XIV,  devait  en  porter 
plus  profondément  encore  la  marque.  Il  y  a  sa  source  et  son 
explication  :  Voltaire  voulait  se  venger  de  ses  persécuteurs.  A 
la  France  asservie,  il  opposa  le  tableau  de  la  libre  Angleterre  : 
■ce  furent  les  Lettres  philosophiques.  Au  roi  de  France  qui  chas- 
sait les  écrivains  «  comme  Ovide  »,  il  résolut  de  rappeler  les 
faveurs  de  son  aïeul  pour  les  gens  de  lettres,  les  savants  de  la 
France,  de  toute  l'Europe.  «  Dans  quel  siècle  vivons-nous!  on 
brûlerait  La  Fontaine  aujourd'hui.  »  Le  Tableau  du  siècle  de 
Louis  XIV  fut  ainsi  conçu  et  commencé  en  1732  comme  une 
vengeance  et  une  leçon  à  l'adresse  de  Louis  XV. 

Il  ne  fut  publié  qu'en  1751,  par  la  protection  de  Frédéric,  et 
encore  sous  le  nom  d'emprunt  de  M.  de  Francheville.  «  Je  no 
veux  pas  m'exposer  à  ce  qu'on  peut  essuyer  en  France  de  désa- 
gréable quand  on  dit  la  vérité.  »  L'essai  que  Voltaire  avait  fait 
de  publier  les  premiers  chapitres  en  1740,  aussitôt  supprimés 
par  arrêt  du  conseil ,  l'avertissait  que,  s'il  voulait  attaquer 
Louis  XV,  celui-ci  ne  se  laisserait  pas  impunément  attaquer. 
Ce  n'était  point  cependant  un  pamphlet  que  Voltaire  avait  fait, 
c'était  une  œuvre,  et  une  œuvre  d'histoire. 

Le  nombre  de  recherches  que  ce  livre  a  coûté  est  incalcu- 
lable. «  J'y  ai  travaillé,  écrivait-il  en  1751,  comme  un  béné- 
dictin. »  Souvenirs  des  contemporains,  témoignages  encore 
vivants  des  ministres  et  des  courtisans  de  Louis  XIV,  de 
La  Feuillade  et  de  Torcy,  de  ses  adversaires  à  l'étranger  et  en 
France,  mémoires  publiés  ou  manuscrits  qu'il  sollicitait  sans 


b36  LES  MÉMOIRES  ET  L  HISTOIRE 

trêve,  archives  d'État  que  sa  charge  d'historiographe  royal 
lui  ouvrit  un  instant,  il  n'est  pas  une  source  où  Voltaire  ait 
négligé  de  puiser,  sans  compter  celles  que  sa  curiosité  savait 
découvrir,  que  sa  patience  obstinée  a  fait  jaillir.  A  lui  seul,  le 
livre  en  ferait  foi  :  il  porte  à  chaque  page,  dans  chaque  note,  la 
trace  de  cette  enquête.  La  correspondance  de  l'historien  permet 
de  refaire  cette  enquête  avec  lui.  «  Les  témoins  des  événements 
peuvent  se  tromper.  J'ai  senti,  écrivait-il  en  4737  à  Frédéric, 
combien  il  est  difficile  d'écrire  l'histoire  contemporaine.  »  Dis- 
cussions ou  questions  sur  l'authenticité  des  pièces,  examen 
et  confrontation  des  témoins,  citations  de  témoins  nouveaux, 
enquête  supplémentaire  en  cas  de  doute,  méthode,  finesse  de 
jugement,  et  sûreté  de  critique,  tout  ce  qui  peut  conduire 
l'historien  «  à  l'extrême  probabilité,  la  seule  possible  dans  cette 
science  qui  n'attend  point  la  certitude  mathématique  »,  Voltaire 
l'a  pratiqué  en  conscience. 

Est-ce  à  dire  qu'il  ait  échappé  à  toute  cause  d'erreurs?  Lors- 
qu'un érudit  comme  Secousse  lui  affirmait  les  fiançailles  de 
Bossuet  et  de  M""  Dervieux,  lorsqu'une  femme  placée  si  près 
de  la  reine  que  lady  Malborough  lui  racontait  l'histoire  du  verre 
d'eau,  il  était  porté  à  les  croire.  Sa  critique  se  trouvait  en  défaut. 
Elle  était  impuissante  surtout  contre  ce  qu'on  pourrait  appeler,  en 
histoire  contemporaine,  Véquation  personnelle,  l'idée  enracinée 
qu'un  homme  de  son  époque  se  faisait  du  pouvoir  et  des  droits 
de  la  royauté ,  son  admiration  presque  instinctive  pour  les 
mœurs,  les  goûts,  les  modes  de  la  société  polie  et  de  la  classe 
bourgeoise  au  xvin"  siècle.  De  là  une  tendance  à  exagérer  le 
rôle  et  le  mérite  de  Louis  XIV,  à  prendre  pour  règle  de  ses 
opinions,  en  fait  d'art  et  de  lettres,  le  goût  français,  qui  lui  a 
fait  porter  parfois  d'étranges  jugements.  Par  le  fait  cependant 
que  ces  erreurs  sont  pour  ainsi  dire  inconscientes,  qu'elles 
viennent  non  d'un  parti  pris  individuel,  mais  d'opinions  alors 
très  répandues,  elles  ont  leur  prix.  Il  suffit  de  les  estimer,  de 
les  employer  à  leur  valeur,  comme  témoignages  de  l'état  et  des 
habitudes  d'esprit  d'un  certain  public  auquel  appartenait  l'au- 
teur, à  titre  non  plus  de  jugements  historiques,  mais  de 
mémoires.  En  définitive,  c'est  là  ce  qui  donne  à  ces  œuvres 
historiques  de  Voltaire  un  caractère  et  un  mérite  particuliers  : 


L'HISTOIRE  537 

par  son  goût  pour  les  questions  contemporaines,  par  les  moyens 
et  le  désir  d'information  exacte  qu'il  avait,  par  sa  méthode  et 
les  faiblesses  à  la  fois  dont  elle  ne  l'a  pas  toujours  préservé,  il  a 
écrit  pour  ainsi  dire  des  Mémoires  plus  larges  qu'aucun  de  ce 
temps,  et  une  histoire  solide  et  plus  vivante  qu'on  ne  l'eût 
faite  cent  ans  plus  tard. 

La  forme  même  du  Siècle  de  Louis  XIV  s'explique  ainsi. 
Si  on  la  compare  aux  Mémoires  de  Saint-Simon,  elle  paraît 
sèche,  abstraite;  elle  ne  donne  pas  cette  forte  impression  de 
réalité  prochaine,  vivante,  qui,  parla  sensation  et  la  couleur,  est 
comme  un  réveil  brusque  et  brutal  du  passé.  Mais,  en  revanche, 
c'est  le  style  qui  convient  à  une  histoire,  à  une  œuvre  d'analyse 
et  de  synthèse,  où  les  détails  sont  comme  ramenés,  après  une 
étude  minutieuse  dont  le  résultat  seul  apparaît,  à  leur  substance 
même,  où  l'ensemble  se  dégage  net,  lumineux,  complet  du 
chaos  des  faits  :  «  Je  saute  à  pieds  joints  sur  les  ministres  que 
je  trouve  en  mon  chemin  :  c'est  un  taillis  fourré  où  je  me 
fais  de  grandes  routes»,  s'écriait  Voltaire  en  écrivant  son  œuvre 
encore  animée  aujourd'hui  de  son  souffle.  Ce  qui  donne  en  effet 
la  vie  à  cet  Essai,  c'est  la  précision,  le  nombre  des  touches 
jetées,  fixées  comme  en  passant,  et  l'horizon  lumineux  qui  guide 
le  lecteur  au  centre  du  tableau.  Un  contemporain  seul  pouvait 
trouver  dans  un  commerce,  renouvelé  par  la  lecture  et  la  con- 
versation, avec  le  xvn"  siècle,  cette  intelligence  du  détail,  cet 
art  des  proportions  qui  fait  du  Siècle  de  Louis  XIV  «  le  précis 
le  plus  clair,  le  tableau  le  plus  vivant  de  ce  grand  règne  ». 

On  a  dit  et  répété  que  ce  tableau  du  moins  était  mal  com- 
posé; on  a  comparé  le  livre  à  un  meuble  île  collections  dont 
l'auteur  aurait  ouvert  et  vidé  successivement  les  tiroirs.  N'est-ce 
pas  en  tout  cas  pour  un  Essai  «  qui  devait  peindre  l'esprit  des 
hommes  dans  le  siècle  le  plus  éclairé  qui  fût  jamais  »,  une 
conclusion  étrange,  singulièrement  mesquine  qu'un  chapitre 
sur  les  Cérémonies  chinoises'î  Le  reproche  serait  fondé  si  le 
Siècle  de  Louis  XIV  avait  été  composé  et  conçu  comme  il  a 
été  publié.  Mais  il  y  a  eu  pour  ainsi  dire  deux  états  de  l'œuvre  : 
un  premier  état  que  nous  connaissons  par  une  lettre  de  l'abbé 
Dubos  à  V^oltaire.  Commencé  en  1732,  fiévreusement  composé, 
écrit  à  Cirey  en  t"3o,  abandonné  en  1736,  sur  les  conseils  de- 


338  LES  MEMOIRES   ET  L'HISTOIRE 

M™^  du  Chatelet  qui  redoutait  pour  son  ami  les  vengeances  du 
gouvernement,  repris  en  1737  et  1738,  à  la  prière  de  Frédéric  II 
qui  ramenait  Voltaire  à  l'histoire  contemporaine,  l'Essai  fut 
achevé  cette  année-là.  Sans  les  rigueurs  de  Louis  XV,  il  eût 
paru  dans  la  forme  qu'il  avait  alors,  d'un  tableau  historique 
où  la  politique  ne  formait  qu'un  cadre  aux  portraits  d'écrivains 
et  d'artistes  mis  avec  soin  au  premier  plan.  Le  début  était 
l'introduction  que  nous  avons,  la  conclusion,  une  vaste  pein- 
ture des  arts  au  xvn"  siècle,  «  à  commencer  par  Descartes,  à 
finir  par  Rousseau  »,  bien  proportionnée,  adaptée  au  plan  que 
s'était  fait  l'écrivain  de  tracer  l'histoire  de  l'esprit  humain  au 
xvn^  siècle.  «  L'histoire  des  arts,  voilà  mon  seul  objet  »,  écri- 
vait-il en  1738.  Il  croyait  si  bien  l'avoir  atteint  qu'il  abordait 
déjà  un  autre  travail.  Puisque  Frédéric  l'invitait  à  poursuivre 
ses  études  historiques,  regardées  à  Cirey  «  comme  des  caquets  », 
Voltaire  se  résolut  à  donner  une  suite  à  son  Charles  XII,  un 
Essai  sur  Pierre  le  Grand.  Il  commença  en  1737  ou  1738  à 
recueillir  les  matériaux  de  ce  travail,  qui  devait  être  le  germe 
de  son  Histoire  de  Russie. 

Le  Siècle  de  Louis  XIV  ne  parut  pas  alors,  et,  dans  l'intervalle 
des  dix  années  qui  retardèrent  sa  première  édition,  il  se  trans- 
forma :  il  devint  une  partie  seulement  de  l'œuvre  plus  géné- 
rale que  la  pensée  de  Voltaire,  toujours  en  mouvement,  paraît 
avoir  conçue  à  Cirey,  sous  l'influence  et  pour  l'instruction  de 
M"""  du  Chatelet,  de  son  Histoire  universelle,  de  son  Essai  sur  les 
mœurs  des  nations.  Désormais,  pour  être  juste  envers  ce  livre, 
il  faut  le  juger  en  le  rattachant  au  tout  dont  il  n'est  qu'une 
partie.  La  composition,  qui  paraît  défectueuse,  ne  s'explique 
et  ne  se  justifie  que  dans  cet  ensemble. 

h' Essai  sur  les  mœurs  est  assurément  postérieur  dans  sa  forme 
définitive  au  Siècle  de  Louis  XIV.  La  première  édition  complète 
en  sept  volumes  fut  donnée  aux  frères  Cramer  en  1756.  Mais 
combien  de  fragments,  de  chapitres  publiés  dans  le  Mercure 
de  1745  à  1750  :  «  plan  d'une  histoire  de  l'esjjrit  humain,  de 
la  Chine  et  du  mahométisme;  conquête  de  l'Angleterre,  histoire 
des  Croisades,  publiée  à  part  en  1752,  sans  parler  de  Y  Abrégé 
d'histoire  universelle,  qui  eut  l'honneur  de  trois  contrefaçons  ». 
Lorsqu'il  entreprenait  d'écrire  l'histoire   du  monde,  «  à  com- 


L  HISTOIRE  539 

mencer  par  les  révolutions  du  globe  »,  Voltaire  pnrut  s'éloigner 
tout  à  coup  du  xvn"  siècle,  et  plus  encore  de  l'étude  de  son 
temps.  De  l'histoire  contemporaine  à  la  philosophie  de  l'his- 
toire générale,  quelle  distance,  quel  saut  brusque?  En  réalité, 
VEssai  sur  les  mœurs  demeure,  malgré  les  apparences,  une 
œuvre  contemporaine.  C'est  par  l'histoire  une  apologie  du 
xvui'  siècle  qui  doit  se  substituer  à  l'apothéose  du  siècle  pré- 
cédent. L'intluence  de  Cirey,  l'enthousiasme  communicatif  de 
M""  du  Chàtelet  pour  la  science,  «  l'avènement  sur  le  trône 
de  Prusse  d'un  roi  philosophe  »,  la  conversion  enfin  presque 
générale  de  tous  les  esprits  éclairés  à  la  raison,  ramènent  Vol- 
taire, qui  commence  alors  son  règne  de  patriarche,  à  l'admira- 
tion de  son  temps.  Grand  siècle,  n'est-il  pas  vrai,  que  celui 
qu'on  peut  appeler  le  siècle  de  Frédéric  II  et  qui  deviendra 
celui  de  Voltaire?  l'époque  de  perfection,  auprès  de  laquelle 
toute  l'histoire  n'est  que  «  sottises  du  globe  et  butorderies  de 
l'universl  »  «  Frédéric,  écrit-il,  a  élargi  la  sphère  de  mes  idées 
et  la  sphère  du  monde  n'est  pas  trop  grande.  »  Prouver  l'excel- 
lence du  xvni"  siècle  par  l'étude  des  époques  antérieures,  et 
la  grandeur  d'une  société  qui  croit  à  la  raison  par  l'infériorité 
de  toutes  les  sociétés  asservies  dans  l'univers  aux  préjugés  des 
autres  cultes,  décrire  ces  erreurs,  juger  les  religions  à  travers 
l'histoire,  amener  le  monde  enfin,  jusque-là  gouverné  par  le 
hasard,  l'ignorance,  ou  la  mauvaise  foi,  aux  lumières  du  temps 
présent,  tel  fut  le  programme  de  VEssai  sur  les  mœurs. 

De  l'histoire  contemporaine,  avec  un  tel  programme.  Voltaire 
prenait  ce  qu'il  y  avait  de  pire,  ce  que  l'historien  doit  le  plus 
éviter,  les  passions,  les  préjugés.  S'il  avait  pu  se  tromper  en 
jugeant  Charles  XII,  au  moins  l'avait-il  peint  par  ses  actions 
surtout,  par  des  témoignages  critiqués  sans  parti  pris.  A  l'his- 
toire de  Louis  XIV,  il  avait,  à  l'excès  peut-être,  apporté  une 
sympathie  active  qui  demeure  malgré  tout  une  condition  de  la 
connaissance  historique  :  car  aimer,  c'est  comprendre.  Quand 
il  reprit  cette  histoire,  du  point  de  vue  où  il  s'était  placé  depuis 
1740,  il  la  déforma  pour  s'étendre  à  plaisir  sur  les  querelles 
religieuses  qui  avaient  retardé  les  progrès  de  la  raison,  pour  la 
terminer  parune  véritable  satire  àla  manïbre  des  Lettres  persanes 
sur  le  catholicisme  en  Chine  et  dans  le  monde  en  général.  Ce 


840  LES  MEMOIRES  ET  L  HISTOIRE 

point  de  vue  exclusif  et  faux  devait  offusquer  à  l'avenir  tous 
ses  jugements,  tous  ses  tableaux  historiques.  La  galerie  de 
Y  Essai  sur  les  mœurs  aurait  pu  être  une  sorte  de  chef-d'œuvre. 
Si  l'historien  en  effet  a  perdu  son  impartialité,  le  peintre  a 
conservé  les  qualités  indispensables  à  l'art  qu'il  a  renouvelé  et 
presque  créé.  Sacriflant  le  détail  résolument,  lorsqu'il  n'importe 
pas  à  son  dessein,  batailles,  mariages  des  princes,  discours  inu- 
tiles, l'appareil  usé  des  procédés  à  la  mode,  il  s'attache  aux  lois 
qui  révèlent  les  mœurs,  aux  découvertes,  aux  progrès  de  l'acti- 
vité humaine.  Dans  des  tableaux  d'une  vie  intense,  comme 
celui  de  l'Europe  au  xV  siècle,  il  marque  les  étapes  de  la 
civilisation,  élargit  les  perspectives  de  l'histoire  :  brisant  enfin 
le  cadre  étroit  où  la  tradition  enfermait  l'humanité,  il  la  fait 
apparaître  tout  entière  pour  la  première  fois  sur  la  scène.  D'un 
geste  expressif  il  domine  et  met  chacune  à  leur  place,  à  leur 
rang,  ces  foules  réunies  du  bout  du  monde,  évoquées  à  travers 
les  siècles.  Si,  passant  avec  lui  dans  la  coulisse,  on  examine 
les  détails  et  le  soin  scrupuleux  de  la  mise  en  scène,  l'effort 
qu'elle  représente  et  qu'on  peut  constater  fait  grand  honneur 
à  sa  conscience.  On  ne  se  douterait  pas,  à  voir  comme  Voltaire 
maltraite  le  moyen  âge  chrétien,  que  pour  le  connaître  il  allait 
et  demeurait  trois  semaines  à  Senones  auprès  de  Don  Calmet. 
Malheureusement,  ce  n'était  plus  la  vérité  seulement  qu'il  y 
allait  chercher.  «  C'est  une  assez  bonne  ruse  de  guerre  d'aller 
chez  ses  ennemis  se  pourvoir  d'artillerie  contre  eux.  »  Voilà 
comment  un  livre  qui  eût  pu  être  un  modèle,  demeure  pour 
le  fond,  dans  la  forme,  une  œuvre  de  combat. 

C'est  le  sort  des  œuvres  de  ce  genre  d'être  délaissées,  quand 
le  moment  de  la  lutte  est  passé.  Le  supplément  que  Voltaire 
donna  à  son  Essai  en  1763-1768  sous  le  litre  de  Précis  du  règne 
de  Louis  XV,  conclusion  véritable  de  cette  vaste  enquête  pré- 
cieuse par  la  valeur  des  témoignages  contemporains,  YHistoire 
de  Piéride  le  Grand,  achevée  en  1759  sur  une  foule  de  docu- 
ments authentiques  que  l'auteur  avait  sollicités  et  reçus  de 
Frédéric  II  et  des  ministres  russes,  furent,  après  la  Révolution 
française,  plus  oubliés  qu'ils  ne  méritaient  de  l'être.  Enfin 
comme  l'histoire,  au  début  du  xix^  siècle,  se  réveilla  au  souffle 
du  Génie  du  christianisme,  par  l'étude  même  de   ces   origines 


L'HISTOIRE  541 

chrétiennes  et  barbares  sacrifiées  par  Voltaire  comme  le  catho- 
licisme à  la  «  raison  »  du  xviii*  siècle,  à  leur  tour  les  œuvres 
historiques  de  l'écrivain,  celles  de  ses  élèves,  les  histoires  très 
distinguées,  très  documentées  de  la  Pologne  par  Rulhière,  de 
la  Régence  parLemontey  furent  sacrifiées.  La  mode  s'en  mêla  : 
les  couleurs,  les  costumes  si  chers  aux  romantiques,  la  brutalité 
même  parurent  des  garanties  de  vérité.  Dans  cette  réaction 
nécessaire,  aussi  féconde  qu'excessive,  les  services  que  l'esprit 
critique  du  xvni"  siècle,  le  jugement,  la  conscience,  la  curiosité 
et  la  grâce  de  Voltaire  avaient  rendus  furent  oubliés.  Voltaire 
avait  lui-même  contribué  à  diminuer  par  sa  philosophie  ses 
mérites  d'historien.  Le  romantisme  lui  fit  plus  de  tort  encore  : 
il  lui  fallait  avoir  dans  tous  les  genres  raison  de  l'esprit  clas- 
sique. Aujourd'hui  qu'il  nous  est  permis  et  possible  d'étudier  le 
xvm*  siècle  sans  passion,  nous  estimons  qu'avec  Voltaire  et  les 
bénédictins  ce  siècle  a  rendu  l'histoire  à  ses  destinées,  à  ses 
méthodes.  D'un  genre  faux,  condamné,  par  l'imitation  mala- 
droite des  anciens,  aux  puérilités  de  forme  et  de  fond,  il  a  fait  un 
art  vivant,  éminemment  français. 


BIBLIOGRAPHIE 


Buvat,  Journal  de  ce  qui  s'est  passé  de  plus  important  pendant  la 
régence  de  M.  le  duc  d'Orléans  (1715-1723),  V  édilion  par  M.  Emile  Cam- 
pardon:  Paris,  1865.  2  vol.  in-8.  —  Consulter  la  notice  de  M.  Campardon, 
et  Aubertin,  Lesprit  public  au  XVIII'  siècle,  p.  20-30. 

Marais  (Mathieu),  Journal  et  mémoires  sur  la  Régence  et  le  règne  de 
Louis  XV  (1715-1737,  1™  édition  (t.  II  et  III  seulement)  dans  la  Bévue 
Hélrospective  (Tascheroau),  2«  série,  t.  VII  à  X.  —  Édition  définitive  par 
M.  de  Lescure,  Paris,  1863-68,  4  vol.  in-8.  —  Consulter  la  préface  de  M.  de 
Lescure.  —  Aubertin,  L'esprit  public,  p.  31-47.  —  Charles  deGuerrois, 
Le  président  Boufner,  l8o5. 

D'Argenson  (René-Louis,  marquis),  Journal  et  mémoires  inédits  (1721- 
1755),  publiés  par  le  marquis  René  d'Argenson,  pour  la  première  fois  en 
1835  :  Collection  des  Mémoires  relatifs  à  la  liévolution  française,  Paris, 
1825,  in-8  (texte  tronqué  et  faux).  —  2«  édition,  Paris,  1857-1858,  5  vol.  in-12 
(Bibliolli.  elzévirienne),  texte  plus  complet,  mais  remanié  par  l'éditeur.  — 
3«  édilion  :  Société  de  rHistoire  de  France,  édit.  Rathery,  9  vol.  in-8,  Paris, 
1759-1863  (définitive  et  authentique).  —  Consulter  Sainte-Beuve,  Caus. 
du  Lundi,  t.  X  (à  propos  de  la  S*"  édition),  t.  XIV  (sur  le  texte  authentique). 
—  Aubertin,  L'esprit  public,  p.  193-233.  —  E.  Zévort,  Le  marquis 
d'Argenson,  Paris,  1880,  in-8. 

Hénault  (le  Président),  Mémoires,  édition  incomplète  par  le  baron  de 


542  LES  MÉMOIRES  ET  L'HISTOIRE 

Vigan,  Paris,  1855,  in-8.  Le  texte  complet  encore  manuscrit,  propriété 
du  comte  Gérard  de  Contades,  a  été  en  partie  utilisé  et  cité  par  Lucien 
Perey,  Le  président  Henault  et  madame  du  Deffand,  Paris,  in-8,  1893.  — 
Voir  Sainte-Beuve,  Causeries  du  Lundi. 

Luynes  (duc  de),  Journal  historique,  de  1715-1757,  in-12  (inédit); 
Mémoires  sur  la  cour  de  Louis  XV  (1735-1758),  édition  DussiEUX  et  Soulié, 
17  vol.,  Paris,  1800-1864.  —  Aubertin,  Vesprit  public,  p.  296-326. 

Du  Hausset,  Mémoires,  i''°  édition,  1809,  in-4,  dans  Graufurd,  Mélanges 
d'histoire  et  de  littérature,  t.  IV.  —  2"  édition,  1824,  Paris,  in-8  (Colleclion 
des  Mémoires  relatifs  à  la  Révolution  française,  t.  II).  —  Consulter  Sainte* 
Beuve,  Causeries  du  lundi,  t.  II,  p.  487. 

De  Bernis  (cardinal  de),  Mémoires,  1715-1758, 1'''  édition,  par  F.  M.\SS0N, 
Paris,  1878,  2  vol.  in-8.  —  Consulter  Aubertin,  p.  326-374. 

Marmontel,  Mémoires  d'un  père  pour  servir  à  l'instruction  de  ses  enfants, 
l"""  édition,  Paris,  1800-1805,  6  vol.  in-8;  Œuv.  complètes,  t.  I  à  VI,  Paris, 
1819,  in-8,  etc.  —  Consulter  Sainte-Beuve,  Causeries  du  Lundi,  IV,  515-538. 

—  P.  de  Ségur,  Le  royaume  de  la  rue  St-Uonoré;  M'""  G e o /f r in,  P&ris, 
1897,  in-8.  —  Mary  Summer,  Quelques  salons  de  Paris  au  XV IW  siècle, 
Paris,  in-8.  —  Goncourt,  La  femme  au  XVIIi-  siècle,  Paris,  in-12,  1896.  — 
Sainte-Beuve,  Causeries  du  Lundi,  t.  II,  p.  121-309.  —  D'Épinay  (M™*'), 
l'o  édition  (incomplète),  Paris,  1818,  in-8,  3  vol.  —  2'=  édition,  Boileau 
(encore  incomplète),  1863.  —  3"  édition,  complète  avec  notes,  2  vol.  in-18, 
Paris,  1865.  —  Consulter  Sainte-Beuve,  Causeries  du  Lundi,  t.  Il,  p.  187-207. 

—  Perey  et  Maugras,  Madame  d'Épinay,  2  vol.,  Paris,  in-8,  1881-1883. 
Barbier,  Journal  historique  et  anecdotique  du  régne  de  Louis  XV,  l'^  édit., 

Paris,  1857,  8  vol.,  in-12;  —  2^  édition  de  La  Villegille  (Société  de  rUis- 
toire  de  France),  Paris,  4  vol.  in-8.  —  Bachaumont,  Mémoires  secrets  de  la 
République  des  lettres,  l""^  édition,  Londres,  5  vol.,  1777.  —  Consulter 
Aubertin,  Uesprit  public,  p.  171;  p.  374.  —  Goncourt,  Portraits  intimes 
du  XVIII"  siècle,  1857,  in-16,  t.  I,  p.  7.  —  Hatin,  Histoire  de  la  Presse 
française,  Paris,  1859,  t.  III. 

Lauzun,  Mémoires,  f^édit.,  Barrois,  Paris,  1822,  2  vol.  (Collection  Bar- 
KiÈRE  et  Lescure,  t.  XXV). —  Consulter  Maugras,  Leduc  de  Lauzun,  2  vol., 
Paris,  in-8,  1894-1895.  —  Sainte-Beuve,  Causeries,  t.  IV,  p.  286.  — 
Augeard,  Mémoires  secrets,  Paris,  1866,  in-8.  —  Bezenval,  Mémoires, 
l"""  édit.,  Paris,  1805-1807.  —  Editions  Barrière  et  Lescure;  Barrière  et  Ber- 
ville,  t.  III.  —  Campan  (M'"f),  Mémoires,  3  vol.  in-8,  li-eédit.,  Paris,  1823. 

—  Consulter  Aubertin,  L'esprit  public,  p.  429-462. 

Voltaire.  —  Pour  le  détail  des  éditions,  consulter  Bengesco,  Voltaire, 
bibliogniphie  de  ses  œuvres  :  Histoire,  Paris,  1882,  t.  I,  p.  327  à  412.  —  Édi- 
tions à  consulter  de  préférence  :  Moland,  Œuvres  historiques  (dans  les 
ŒCuvres  complètes  publiées  par).  —  Rébelliau  et  Marion,  Le  Siècle  de 
Louis  XIV  (Introduction),  Paris,  1894.  —  Emile  Bourgeois,  Le  Siècle  de 
Louis  XIV  (Introduction),  Paris,  1890.  —  A.  Waddington,  Charles  XII 
(Introduction),  Paris,  1890.  —  A.  Wahl,  Charles  XII,  Paris,  1892.  — 
M.  Fallex,  Précis  du  siècle  de  Louis  XV,  Paris,  1893. —  E.  Champion, 
Études  critiques  sur  Voltaire,  Paris,  1897.  —  Barey,  Voltaire  historien  (dans 
la  Liberté  de  penser,  IV,  p.  325,  1849).  —  Geffroy,  Le  Charles  XII  de  Voltaire 
et  le  Charles  XII  de  l'histoire  (Revue  des  Deux  Mondes,  15  novembre  1869). 


CHAPITRE    XI 


LE    THEATRE 


C'était  un  héritage  compromettant  que  celui  de  Corneille,  de 
Racine  et  de  Molière.  La  succession  était  lourde.  On  pouvait 
facilement  prévoir  que  cette  admirable  éclosion  de  chefs-d'œuvre 
dramatiques  n'aurait  pas  de  lendemain  et  que  les  maîtres 
avaient  emporté  avec  eux  le  secret  de  ces  créations  qui  s'éle- 
vaient, pour  atteindre  l'humanité,  au-dessus  du  temps  dont  elles 
étaient  le  fidèle  miroir.  Elles  étaient  trop  pleines  à  la  fois  d'ob- 
servation et  de  vie  pour  pouvoir  être  imitées  avec  succès.  Avec 
elles  la  tragédie  et  la  comédie  de  caractère  avaient  pris  comme 
leur  expression  définitive.  Il  était  presque  nécessairement 
impossible  que  le  genre  se  maintînt  à  un  tel  degré  de  perfec- 
tion. Il  ne  pouvait  que  péricliter  par  la  suite.  Il  eût  fallu,  pour 
le  sauver,  un  autre  Racine  et  un  autre  Molière. 

Il  n'est  même  pas  sûr  qu'ils  eussent  suffi  à  cette  tâche  et  que 
les  circonstances  n'eussent  pas  été  plus  fortes  que  les  individus. 
Comment  résister  à  un  public  toujours  plus  nombreux  et  moins 
instruit,  depuis  l'installation  de  la  nouvelle  salle  de  la  rue  des 
Fossés-St-Germain  (1G88)  ;  que  gâtent  à  la  fois  les  licences  des 
théâtres  forains  et  la  sensibilité  des  romans;  qui  porte  au 
théâtre   ses.  impressions  et   veut   les  y    retrouver    coûte    que 

1.  Par  M.  Henri  Lion,  docteur  es  lettres,  professeur  au  lycée  Janson-de-Sailly. 


344  LE  THÉÂTRE  (1701-1748) 

coûte;  qui  fait  l)Oii  marché  enfin  de  ce  que,  peu  avant,  les  clercs 
et  les  lettrés  prisaient  avant  tout  :  le  mouvement  logique  des 
passions  et  l'étude  précise  des  caractères. 

Il  fallait  donc  fatalement  ou  faire  moins  bien  ou  faire  autre- 
ment. Le  tableau  de  la  littérature  dramatique  au  xvni®  siècle  — 
car  nous  ne  pouvons  présenter  ici  qu'un  tableau  —  sera  justement 
la  constatation  de  ce  fait.  Aussi  l'intérêt  en  est-il  moins  dans  les 
imitations  classiques,  quelque  brillantes  qu'elles  aient  été  par- 
fois, que  dans  les  essais  ou  tentatives  de  toutes  sortes  qui  virent 
le  jour,  déjà  même  dans  la  première  moitié  du  siècle. 


PREMIERE    PARTIE    (1701-1748) 

/.    —   La    Tragédie. 

La  tragédie  est  toujours  le  grand  œuvre.  Il  n'est  pas  de 
poète,  même  de  poète  comique,  qui  ne  rêve  de  faire  et  ne  fasse 
sa  tragédie.  Tous  furent  malheureusement,  dès  le  début,  le  jouet 
d'une  funeste  illusion.  En  croyant  imiter  Corneille  et  Racine 
ils  n'imitèrent  que  Thomas  Corneille  et  Quinault.  Ils  tombèrent 
avec  ceux-ci  dans  la  galanterie,  le  romanesque  et  les  procédés. 
C'est  toujours  et  partout  le  même  cadre,  les  mêmes  sujets,  le 
même  moule,  les  mêmes  sentiments;  c'est  à  coup  sûr  le  même 
style,  ou  une  apparente  et  plate  concision,  ou  une  fade  et  vide 
élégance,  une  sorte  de  ronron  tragique  qui  étonne  d'abord  et 
bientôt  énerve.  Les  meilleures  tragédies  ne  sont  encore  que  de 
pâles  copies.  Une  ou  deux  à  peine  (le  Manlius  de  La  Fosse,  par 
exemple,  et  VÉleclre  de  Longepierre)  font  songer  à  l'auteur  de 
Nicomède  ou  à  celui  de  Bérénice.  En  somme,  pas  une  œuvre 
originale  ou,  si  l'on  préfère,  pas  un  homme. 

Crébillon  (Prosper  Jolyot  de).  —  Crébillon  vint  qui  béné- 
ficia des  circonstances.  L'homme,  mélange  bizarre  de  qualités  et 
de  défauts,  à  la  fois  honnête  et  dépravé,  fier  et  humble,  actif  et 
paresseux,  toujours  en  proie  aux  rêves  d'une  imagination  exaltée, 
manquait  de  caractère.  Il  n'était  pas  de  taille  à  résister  à  un 
public  déjà  repris  par  une  mièvre  galanterie,  et  les  romans 
l'enchantaient  trop  pour  qu'il  écartât  le  romanesque.  Il  ne  l'écarté 


'UM' 


HIST.   DE  LA  LANGUE  &  DE  LA   LITT.   FR. 


''  H   X  r 


ArmaiiJ  Colin  A  €■•,  EJileun,  Paris. 


PORTRAIT  DE  CREBILLON 

GRAVÉ    PAR    BALECHOU    D'APRÈS    AVED 
nil.l.  Nat.,  Cjibinet  des  Estampes,  N  2 


LA  TRAGEDIE  545 

«lonc  pas,  mais  il  le  veut  terrible.  Tout  en  acceptant  les  régules 
et  les  unités,  en  admirant  Racine,  il  conçoit  la  tragédie  à  sa 
manière  («  trop  fortement  »,  dit-il),  comme  «  une  action  funeste 
qui  doit  être  présentée  aux  spectateurs  sous  des  images  intéres- 
santes, qui  doit  les  conduire  à  la  pitié  par  la  terreur  »  ;  il  ajoute 
vite  d'ailleurs  :  «  mais  avec  des  mouvements  et  des  traits  qui  ne 
blessent  ni  leur  délicatesse  ni  les  bienséances  »  (préf.  ^ Atrée 
et  Thyeste).  Le  dessein  était  louable.  D'autant  qu'il  pensait 
sincèrement  imiter  les  Grecs.  Mais  il  ne  les  connaissait  que 
par  les  traductions.  En  outre  il  crut  avoir  le  droit,  sous  prétexte 
d'être  de  son  temps,  de  mêler  l'amour  aux  sujets  antiques;  il 
embarrassa  la  simplicité  grecque  d'intrigues  inutiles,  il  s'eflorça 
moins  d'arriver  à  la  terreur,  et  de  là  à  la  pitié,  par  la  peinture 
des  passions  que  par  l'inattendu  et  l'invraisemblable  des  situa- 
tions. C'était  moins  augmenter  le  pathétique  que  l'affaiblir.  Du 
moins  la  tragédie  demeurait-elle  encore  tragique  dans  Ati-ée  et 
Thyeste,  dans  Electre  et  surtout  dans  Rhadamiste  et  ZénobieK 

Les  deux  premières  montrent  bien  ce  que  peut  devenir  un 
sujet  grec  entre  les  mains  de  Crébillon.  Il  encombre  la  pre- 
mière d'un  naufrage,  d'une  double  reconnaissance,  d'un  amour 
à  la  Quinault,  d'un  romanesque  à  la  Lagrange-Chancel  ;  il  y  joint 
un  raffinement  d'horreur  qui  fit  trouver  la  pièce  «  trop  tragique  ». 
L'antique  sujet  est  encore  assombri  à  plaisir  :  Atrée  est  repous- 
sant, avec  sa  froide  et  machiavélique  cruauté  ;  on  peut  dire  qu'il 
dégoûte  vraiment  de  l'horreur.  Toutefois,  grâce  au  caractère  de 
Thyeste,  qui  est  bien  soutenu,  à  de  chaudes  tirades,  surtout  à 
une  instinctive  sympathie  pour  Plisthène  et  Théodamie,  la  pièce 
fut  reçue  avec  grande  faveur.  Elle  paraît  médiocre  aujourd'hui. 
Electre  est  supérieure.  Il  y  a  deux  beaux  actes.  Cela  compte.  Si 
les  trois  premiers  ne  touchent  que  par  la  douleur  et  l'énergie 


i.  Les  autres  œuvres  valent  peu,  aussi  bien  Idoménée  (1705),  malgré  «leux 
belles  scènes,  que  Xerxès  (nii),  Sémiramis  (nn),  Pyrrhus  (1726)  cl  Culilinu, 
qui  ne  verra  le  jour  qu'en  1748  (où  Crébillon  avait  songé  un  instant  à  mettre 
en  action  les  scènes  du  serment  et  de  la  coupe  et  qu'il  avait  voulu  faire  en  sept 
actes).  Quant  au  Triumvirat  (1754),  ce  n'est  qu'une  œuvre  sénile.  Crébillon, 
arrache  à  sa  solitude  (il  vivait  dans  le  plus  complet  isolement,  aux  bétcs  près, 
forgeant  les  romans  les  plus  invraisemblables  au  milieu  d'une  intense  fumée), 
opposé  à  Voltaire  par  le  parti  dévot  et  M"*  de  Pompadour.  comblé  d'honneurs, 
eut  le  tort  de  la  laisser  jouer.  Il  n'en  fut  pas  moins  prôné,  encensé...  el  imprimé 
aux  frais  du  trésor  royal.  Quand  il  mourut  (1762)  on  lui  lit  de  magnifiques  funé- 
railles. Il  est  vrai  qu'il  avait  quatre-vingt-huit  ans! 

Histoire  de  la  langue.  VI.  35 


346  LE  THÉÂTRE  (1701-1748) 

d'Electre,  gâtés  qu'ils  sont  par  de  déclamatoires  récits,  de  péni- 
bles descriptions,  un  rêve  grotesque  et  les  obligatoires  galan- 
teries, la  pièce  s'anime  étrangement,  quand  Palamède,  «  sauvé 
des  eaux  »,  divulgue  à  Tydée  sa  véritable  naissance.  Une  recon- 
naissance émouvante  a  lieu  entre  Electre  et  son  frère;  celle-ci 
excite  d'abord  le  jeune  homme  à  la  vengeance;  puis  Palamède, 
par  la  peinture  poignante  et  pittoresque  de  la  mort  d'Aga- 
memnon,  lui  souffle  la  haine  d'Egisthe  et  en  fait  comme  un 
vengeur  sacré.  Suit  le  dénouement,  rapide,  violent,  vraiment 
tragique.  Et  les  fureurs  d'Oreste,  presque  dignes  de  celles  que 
Racine  lui  a  prêtées  dans  Andromaque,  terminent  une  pièce  qui, 
par  le  noble  caractère  de  Palamède,  la  mâle  énergie  d'Oreste 
et  ses  ardentes  imprécations,  la  piété  filiale  d'Electre,  même 
cette  «  partie  carrée  »  si  insipide  aujourd'hui,  séduisit  étrange- 
ment les  contemporains.  Le  succès  persista  tout  le  xvni=  siècle. 
Toutefois,  ce  n'était  guère  dans  un  sujet  grec  et  classique  que 
Crébillon  pouvait  donner  toute  sa  mesure.  D'un  passage  de  Tacite, 
ou  plutôt  d'un  roman  de  Segrais,  il  tire  Rhadamiste  et  Zénobie, 
dont  la  fortune  fut  si  prodigieuse,  que  les  drames  romantiques 
seuls  la  purent  écarter  de  la  scène.  C'est  son  chef-d'œuvre^  et 
c'est  fe chef-d'œuvre  du  romanesque.  Une  telle  pièce  défie  tout 
résumé  complet  et  exact ',  qui  est  une  série  d'étonnantes 
situations.  Mais  du  moins,  l'intrigue  une  fois  comprise,  la  con- 
duite en  est  habile,  l'action  bien  découpée,  les  péripéties  suscep- 
tibles d'émouvoir  et  d'oppresser  les  spectateurs;  l'horreur  y  est 
ménagée  avec  plus  d'art  que  dans  Atrée  et  Thyeste,  et,  malgré 
le  dénouement,  ne  dépasse  pas  l'endurance  d'un  public  qui, 
d'abord  menacé  de  l'inceste,  voit  la  vertu  l'emporter;  le  rondia- 
nesque  y  laisse  place  au  pathétique;  même  la  galanterie  n'exclut 
pas  la  passion.  De  plus,  la  tragédie  ne  laissait  pas  de  rappeler, 

1.  On  y  voit,  en  deux  mots,  un  fils  qu'on  croit  mort  et  qui  vient  en  qualité 
d'ambassadeur  romain  à  la  cour  de  son  propre  père  sans  se  faire  reconnaître; 
un  mari  qui,  pensant  avoir  tué  et  noyé  sa  femme  quelque  vingt  ans  auparavant 
(dans  la  bonne  intention  d'ailleurs  de  l'arracher  —  par  amour  —  aux  ennemis 
qui  la  poursuivent),  ne  la  revoit  captive  et  méconnue  à  la  cour  paternelle  que 
pour  en  devenir  jaloux  malgré  sa  générosité  et  sa  vertu,  l'enlever  à  un  père  et 
à  un  frère  qui  l'aiment  et  se  la  disputant,  et  périr  lui-même,  victime  de  son 
bizarre  incognito,  de  la  propre  main  de  son  père,  qui  apprend  trop  lard  la 
vérité;  une  femme  qui,  alors  qu'elle  aime  un  jeune  prince  aimable  et  généreux 
et  en  est  aimée,  retrouve  un  mari  violent  et  cruel,  lui  pardonne,  triomphe  de 
son  amour  et  en  face  d'insolentes  accusations  étale  une  sublime  vertu.  — Cela 
suffit  à  donner  une  idée  du  reste. 


LA  TRAGEDIE  547 

par  certaines  situations,  certaines  tirades  môme  et  certains  vers, 
et  Nicomède  et  Polyeucle.  Enfin,  les  fureurs  et  les  remords  de 
Rhadamiste  trouvaient  parfois  des  accents  capables  de  remuer 
les  cœurs.  Bref,  un  pêle-môle  de  sralanterie  et  de  rage  jalouse, 
d'amour,  de  vertu  et  d'héroïsme,  qui  donnait  à  la  tragédie, 
sinon  la  vie,  <lu  moins  l'apparence  de  la  vie,  et  prenait  le  public 
par  les  entrailles. 

Voilà  ce  qui  le  fit  appeler  par  beaucoup  «  Crébillon  le  Tra- 
gique ».  D'aucuns  par  contre  en  faisaient  «  un  Racine  ivre  » 
ou  «  avec  un  transport  au  cerveau  ».  Crébillon  ne  mérite  ni 
cet  excès  d'bonneur,  ni  cette  indignité.  De  belles  scènes,  de  fortes 
situations,  des  tirades  colorées,  quelques  très  beaux  vers,  un 
réel  tempérament  tragique  qui  se  sent  même  à  la  lecture,  suffi- 
sent à  sa  renommée.  Le  malheur  est  qu'en  gardant  le  cadre, 
les  procédés,  même  les  sujets  classiques,  il  a  fait  la  tragédie  la 
plus  anti-racinienne  possible,  pleine  d'àpreté  et  de  déclamation, 
accablée  sous  le  poids  des  imbroglios,  des  méprises,  des  recon- 
naissances, des  meurtres,  des  catastrophes,  tout  le  bagage  en 
un  mot  de  la  tragédie  d'alors  et  du  futur  mélodrame.  Et  c'est 
encore  un  miracle  qu'au  milieu  de  tout  cela  sa  personnalité 
n'ait  pas  complètement  sombré.  Mais  il  n'est,  en  somme,  avec 
ses  tragédies  sanglantes,  dont  les  personnages  sont  des  exaltés 
d'héroïsme  ou  de  crime  que  mènent,  pressent  et  oppressent  les 
événements,  qu'un  Lagrange-Chancel  plus  puissant,  plus  hardi, 
et  plus  poète  aussi.  Et,  si  ce  n'est  pas  suffisant,  c'est  déjà 
quelque  chose  en  vérité. 

La  Motte.  —  On  ne  pourrait  certes  pas,  à  beaucoup  près,  en 
dire  autant  de  La  Motte.  Si  ses  théories  dramatiques  sont  sou- 
vent intéressantes',  encore  que  parfois  étranges,  ses  pièces  sont 
médiocres  {Les  Macchabées,  1721  ;  Romulns,  \1'22)  et  ne  diftèrent 


i.  La  Motte  comltat  non  sans  esprit  les  unités  de  lieu  cl  de  temps,  remplacerait 
volontiers  l'unité  d'action  par  l'unilé  «l'intérêt,  déclare  nettement  qu'il  faut 
avant  tout  plaire  au  public,  réclame  le  droit  de  mettre  de  l'amour  dans  tous 
les  sujets,  de  modifier  les  événements  et  les  personnages  historiques  peu 
connus,  raille  les  récits  toujours  ou  trop  poétiques  ou  trop  exacts,  demande  des 
actions  d'aitpareil  et  de  spectacle  (cf.  ci-ilessiis,  p.  I"),  de  grands  tableaux 
comme  dans  Hodof/une  et  Alhalie,  veut  des  expositions  vives,  des  situations 
nouvelles,  etc.,  et  fait  enfin  leur  procès  à  la  versification  et  à  la  poésie,  soutenant 
4|u'il  faudrait  écrire  de  préférence  en  prose  les  tragédies.  Ce  à  quoi  il  s'essaie 
dans  un  Œdijte.  I^i  théorie  en  fut  tuée  du  coup,  heureusement. 


548  LE  THEATRE  (1701-1748) 

guère  des  œuvres  contemporaines*.  Inès  de  Castro,  seule  est  à 
part  (1723)  par  le  sujet...  et  par  le  succès  de  larmes  qu'elle 
obtint.  Bien  que  le  style  et  la  poésie  lui  nuisent  singulièrement  à 
la  lecture,  on  ne  peut,  en  conscience,  trop  en  vouloir  au  public 
de  s'être  laissé  toucher  par  l'exaltation  généreuse  et  coupable  à 
la  fois  d'un  cœur  passionné  qui  va  jusqu'à  se  révolter  contre  un 
père  aimé  et  respecté,  par  l'héroïsme  d'une  amante  désespérée 
qui  ne  recule  pas  pour  sauver  celui  qu'elle  aime  devant  les  aveux 
les  plus  dangereux,  même  par  les  muettes  supplications  de  tout 
jeunes  enfants  (dont  la  présence  sur  la  scène  fit  sensation)  et  la 
mort  impitoyable,  alors  même  que  le  roi  a  tout  pardonné,  de  la 
trop  malheureuse  Inès.  Peu  importait  que  La  Motte  fît  faux 
bond  à  ses  théories  et  qu'il  n'y  eût  là  ni  caractères,  ni  grands^ 
intérêts,  ni  tableaux  imposants.  Il  y  avait  de  la  passion  du  moins. 
La  pièce  alla  aux  nues.  Mais  il  semblait  que  la  tragédie  n'eût 
plus  et  ne  dût  plus  avoir  d'autre  but  que  d'exciter  la  curiosité 
et  la  sensibilité  du  public.  Et  par  là  elle  courait  un  réel  danger. 

Voltaire,  d'  «  Œdipe  »  à,  «  Mérope  ».  —  C'est  alors  qu'un 
homme  à  l'imagination  brillante,  au  talent  souple  et  fertile,^ 
Voltaire,  la  sauva  pour  quelques  années  par  d'heureuses  produc- 
tions et  la  fit  revivre  comme  d'une  vie  nouvelle.  Il  avait  déjà  su, 
avec  Œdipe  (1718),  traduire  ou  imiter  heureusement  Sophocle, 
rivaliser  en  certains  passages  de  concision  avec  Corneille  ou 
d'élégance  avec  Racine,  et  soit  en  limitant  habilement  —  sans^ 
l'étouffer  —  la  part  du  romanesque,  des  subtiles  déclamations 
et  des  fades  sentiments,  soit  en  prêtant  à  ses  personnages  des 
pensées  quelque  peu  modernes,  faire  une  œuvre  singulièrement 
attirante  pour  ses  contemporains  et  dont  une  scène  (IV,  i)  est 
parmi  les  plus  remarquables  de  notre  théâtre.  Malheureusement 
il  ne  soutint  sa  réputation  naissante  ni  dans  Artémire  (1720),  ni 
dans  Mariamne  (1724)  qui  n'en  est  que  la  contrefaçon,  mais 
avec  un  essai  nouveau  de  dénouement  en  action.  Il  reste  tou- 
jours l'auteur  à'Œdipe. 

Il  va  être  bientôt  celui  de  Zaïre.  Et,  chose  bizarre,  c'est  l'An- 


i.  Non  que  les  tragédies  de  l'abbé  Pellegrin,  de  Danchet,  de  De  Caux  ou  du 
président  Hcnault  soient  mauvaises,  où  l'on  rencontre  même  d'heureuses  situa- 
lions  et  de  belles  tirades  (dans  le  Marius  du  président  Hénault,  par  exemple),, 
mais  elles  sont  banales,  quelconques,  ce  qui  est  pis  encore. 


LÀ  TRAGEDIE  o49 

glcterre  qui  lui  inspirera  cette  si  française  tragédie;  après  trois 
-autres,  il  est  vrai.  11  subit,  coûte  que  coûte,  durant  son  séjour 
■en  Angleterre  l'inÛuence  de  Shakespeare.  Bien  que  rebuté  for- 
-cément  et  troublé  par  des  drames  si  peu  «  raisonnables  »,  «  rem- 
plis d'irrégularités  barbares  »,  et  qu'il  allait  même  jusqu'à 
-appeler  des  «  farces  monstrueuses  »,  il  les  admire.  11  en  traduit 
<;ertaines  scènes.  11  voit  jouer  Brulus  «  avec  ravissement  ».  On 
peut  dire  qu'il  a  senti,  sinon  compris,  le  génie  de  l'auteur 
iVHamlet.  Aussi  veut-il  transporter  sur  notre  théâtre  les  beautés 
•du  théâtre  anglais.  Seulement,  de  même  que  les  Anglais  avaient 
surtout  imité  les  formes  extérieures  de  notre  tragédie,  de  même 
il  s'égare  en  face  de  Shakespeare.  11  ne  pénètre  pas  jusqu'au 
fond  de  l'œuvre.  Ce  qui  le  séduit  surtout  c'est  la  puissance  de 
l'action,  la  grandeur  du  spectacle,  l'allure  républicaine  et  philo- 
sophique de  certains  passages.  Et  là-dessus  il  compose  Brutus 
(1730)  et,  dans  un  discours  en  tête  de  la  pièce,  se  moque  de  notre 
délicatesse  excessive  qui  ne  peut  supporter  certaines  situations 
et  multiplie  les  récits,  déclare  en  s'inspirant  de  La  Motte  que 
nos  tragédies  ne  sont  que  de  vides  «  conversations  »,  réclame 
^es  situations  fortes,  un  appareil  éclatant  (il  cite,  lui  aussi, 
Rodogune  et  Athalie),  de  grands  intérêts,  un  style  digne  du 
sujet  et  un  amour  véritablement  tragique  par  ses  conséquences. 
11  s'en  faut  qu'il  y  ait  tout  cela  dans  Brulus  \  Du  moins  y  a  t-il  et 
des  vers  passionnés,  ceux  où  Titus  s'abandonne  malgré  lui  à  la 
fatalité  qui  l'entraîne,  et  des  vers  héroïques,  presque  tous  ceux 
que  l'auteur  prête  au  républicain  et  au  patriote  Brutus,  et  des 
scènes  touchantes,  comme  celle  des  suprêmes  adieux  du  père  et 
du  fils.  C'est  dommage  que  Voltaire  ait  accablé  sous  le  poids 
d'une  intrigue  accessoire  le  vrai  sujet,  La  pièce  en  est  gâtée,  où 
il  y  a  des  beautés  de  premier  ordre  et  qui  a  trouvé,  même  en 
ce  siècle,  d'enthousiastes  admirateurs. 

La  Mort  de  César  n'a  pas  eu  ce  bonheur.  Séduit  par  les 
«  morceaux  admirables  »  de  la  tragédie  anglaise.  Voltaire  l'a 
corrigée  à  sa  façon;  il  a  émondé  l'intrigue,  supprimé  ou  modifié 
les  personnages,  changé  de  place  l'intérêt.  Plus  de  large  pein- 

I.  Pour  avoir  fait  paraître  les  sénateurs  en  robe  rouge,  pour  avoir  placé  de 
temps  à  autre  à  quelques  indications  de  mise  en  scène,  pour  avoir  emprunté 
aux  opéras  dramatiques  anglais  l'apparition  féerique  de  Brutus  au  quatrième 
acte,  etc.,  Voltaire  croyait  avoir  fait  une  sorte  de  révolution,  et  s'en  excusait. 


ooO  LE  THÉÂTRE  (1701-1748) 

ture  historique  avec  lui,  pas  d'évocation  d'une  époque.  La  pièce, 
c'est  la  crise  terrible  que  subit  Brufcus,  pris  entre  son  devoir  et 
son  affection  pour  César.  Et  ainsi  c'est  encore  Corneille,  à  tra- 
vers Shakespeare,  que  l'auteur  imitait.  Il  doit  toutefois  à  celui- 
ci  d'avoir  osé  revenir  à  de  «  grands  intérêts  »,  et  d'avoir  laissé 
de  côté  les  conversations  d'amour.  Il  a  fait  plus  encore.  Non 
content  de  présenter  une  tragédie  en  trois  actes,  d'offrir  aux 
yeux  du  parterre  le  corps  de  César  mort,  de  déployer  un  spectacle 
inusité,  de  faire  paraître  même  la  foule  sur  le  théâtre,  de  mettre 
enfin  en  action  la  scène  de  la  conjuration,  il  s'est  passé  de  tout 
personnage  féminin.  C'était  bien  travailler  sinon  «  dans  le  goût 
anglais  »,  comme  il  s'en  piquait,  du  moins  dans  un  goût  «  opposé 
à  celui  de  la  nation  ».  Aussi  n'osa-t-il  affronter  le  vrai  public 
qu'en  1743,  après  Mérope.  La  pièce  d'ailleurs  ne  réussit  que 
médiocrement.  Elle  parut  vraiment  trop  anglaise  à  beaucoup. 
Et  puis,  ni  l'importance  du  sujet,  ni  les  situations  émouvantes, 
ni  l'heureuse  peinture  du  caractère  de  César,  ni  le  spectacle  et 
l'appareil  ne  pouvaient  remédier  à  l'erreur  initiale  qui  était  de 
faire  de  Brutus  le  propre  fils  de  César.  Une  intrigue  galante  y 
eût  seule  suffi  à  cette  époque.  Sachons-lui  gré  de  nous  l'avoir 
épargnée.  La  tentative  au  moins  était  originale.  Elle  l'était  plus 
même  que  celle  de  la  tragédie  d'Eriphyle.  Hanté  par  la  scène 
du  spectre  dans  Hamlei,  Voltaire  a  cherché  le  sujet  classique 
capable  d'en  comporter  un  semblable.  De  là  cet  Ilamlet  roma- 
nesque à  façade  classique,  qui  n'est  qu'une  suite  de  coups  de 
théâtre  mal  amenés,  et  tomba  misérablement.  —  Cinq  mois 
après,  l'immense  succès  de  Zaïre  le  console  (13  août  1732). 

Là  encore,  Shakespeare  l'a  inspiré.  Il  dédie  la  pièce  à  un 
Anglais,  mais  sans  nommer  nulle  part  son  modèle.  11  croyait  en 
effet  ne  lui  rien  devoir.  Personne  en  France  ne  soupçonna  l'imi- 
tation ;  la  plupart  des  Anglais  mêmes  furent  dupes.  Et  la  chose 
se  comprend,  tant  les  deux  œuvres  sont  différentes  :  Othello, 
sauf  deux  passages  directement  inspirés,  n'a  été  que  l'occasion 
de  Zaïre.  En  effet,  tout  le  drame  de  Shakespeare  réside  dans  le 
développement  gradué  de  la  jalousie;  un  conflit  entre  la  religion 
\  et  l'amour,  voilà  tout  Zaïre.  Chez  Voltaire,  le  protagoniste  est 
une  malheureuse  jeune  fille  qui  meurt  victime  du  devoir  et  de 
l'amour  tout  ensemble  ;  chez  l'Anglais,  un  soldat  rude  et  grossier, 


LA  TRAGEDIE  551 

amant  sentimental  et  jaloux,  qui  devient  assassin  par  excès 
même  d'amour.  Le  dénouement  seul  est  le  même.  D'une  souche 
anglaise  est  sortie  une  plante  bien  française;  mais  cette  fois,  c'est 
Racine  que  Voltaire  imite  à  travers  Shakespeare.  Et  moins  sans 
doute  parce  que  nous  ne  retrouvons  pas  dans  Zaïre  les  décors 
multiples  et  magnifiques  {ÏOthello,  ses  personnages,  ses  épisodes, 
son  mélange  de  comique  et  de  tragique,  ses  grossièretés  de 
détail  enfin,  ou  parce  que  nous  y  retrouvons  au  contraire  l'ap- 
pareil —  encore  qu'un  peu  avarié  —  de  la  tragédie  classique 
et  ses  «o^/es  procédés,  que  parce  que  l'amour  remplit  toute  la 
pièce.  Il  est  partout.  Là  où  il  n'est  pas  avec  Zaïre,  il  est  avec 
Orosmane,  et  là  où  il  n'est  pas  avec  Orosmane  et  Zaïre,  il  est 
encore  avec  Nérestan,  dont  l'affection  fraternelle  conserve  toute 
l'ardeur  et  toutes  les  susceptibilités  de  l'amour.  Voltaire  avait 
raison  d'écrire  que  Zaïre  serait  faite  pour  le  cœur,  qu'il  y  met- 
trait tout  ce  que  l'amour  a  de  plus  touchant  et  de  plus  furieux. 
C'est  bien  là  la  première  ])ièce  où  il  a  «  osé  s'abandonner  à 
toute  la  sensibilité  de  son  cœur*  »,  il  eût  pu  dire,  d'un  cœur  amou- 
reux. Car  il  aimait  alors;  et  si  l'air  ambiant  était  comme  imbibé 
d'amour,  si  nuls  spectateurs  n'étaient  mieux  faits  pour  être 
séduits  ou  par  la  douce  Zaïre,  innocente  victime  de  déplorables 
circonstances,  ou  par  la  tendresse  délicate,  la  galanterie  pas- 
sionnée, la  rage  jalouse  enfin  d'un  soudan  enivré  d'amour,  nul 
plus  que  lui  n'était  aussi  capable  de  faire  agir  et  parler  ses  per- 
sonnages selon  les  convenances  de  l'époque  et  du  public.  Ici  la 
galanterie  n'étouffe  pas  l'amour,  qui  n'a  rien  ni  de  précieux  ni 
de  vulgaire.  Il  y  a  mieux  encore.  En  pleine  possession  de  ses 
forces  dramatiques,  Voltaire  s'élève  en  quelque  sorte  au-dessus 
de  son  sujet,  ea  saisit  et  en  pose  nettement  l'intérêt  véritable 
et  humain  :  une  femme  trahira-t-elle  par  amour  sa  naissance 
et  sa  religion,  voilà  toute  la  question,  et  qui  s'impose  à  tous. 
L'aventure  particulière  qui  est  la  base  de  la  tragédie  se  dépasse 
ainsi  en  quelque  sorte  elle-même,  et  revêt  un  caractère  de  géné- 
ralité qui  lui  donne  de  bien  autres  proportions.  Zaïre  devient 
l'incarnation  même  de  l'amour  aux  prises  avec  le  devoir.  Elle 

1.  Lettre  à  M.  de  La  Roque.  —  C'est  ce  qui  explique  que  Voltaire  ail  fait  la  pièce 
en  vingtKleux  jours.  Ce  qui  ne  l'empêcha  pas,  après  la  première  représentation, 
de  la  retoucher  •  comme  si  elle  était  tombée  •  {Corresp.,  sept.  1732). 


oo2  LE  THÉÂTRE  (1701-1748) 

regagne  sur  Desdemone  tout  ce  qu'Orosmane  perdait  sur  Othello. 
En  suivant  Racine,  Voltaire  atteignait  à  une  peinture  psycholo- 
gique qui  n'était  pas  indigne  d'un  Shakespeare. 

Et  voilà  pourquoi,  bien  qu'il  n'y  ait  dans  la  pièce  ni  la  logique 
intense,  ni  la  puissance  d'observation,  ni  la  sève  de  vie  qu'on 
retrouve  dans  le  poète  anglais  comme  dans  Racine,  bien  que 
Voltaire  abuse,  il  l'avoue  lui-même,  des  invraisemblances,  Zaïre 
conserve  encore  aujourd'hui  presque  tout  son  intérêt.  Il  s'y  trouve 
aussi  d'ailleurs  un  art  réel  à  amener  d'émouvantes  situations,  un 
admirable  épisode  (celui  de  Lusignan),  un  style  qui,  sans  avoir 
la  précision  de  celui  d'un  Racine,  en  avait  souvent  l'élégance  et 
l'harmonie,  des  personnages  sympathiques  enfin,  voire  des  per- 
sonnages et  français  et  chrétiens,  ce  qui,  sans  être  une  création, 
était  bien  alors  une  nouveauté.  Si  Voltaire  s'est  vanté  à  tort 
d'avoir  présenté  un  contraste  de  mœurs  et  de  peintures  histori- 
ques, il  a  du  moins  évoqué  devant  nos  yeux  les  croisés,  sinon 
les  croisades.  Ses  chevaliers  français  exhalent  cette  bravoure, 
cette  générosité,  cet  héroïque  dévouement  à  leur  roi  et  à  leur 
religion  qui  est  la  marque  du  caractère.  Par  là  la  tragédie  était 
presque  une  tragédie  nationale.  Et  elle  était  telle  encore  parce 
que  c'était,  malgré  quelques  vers  (dont  on  a  trop  abusé  depuis), 
une  tragédie  vraiment  chrétienne.  Voltaire  a  atteint  son  but  qui 
était  de  peindre  tout  ce  que  la  religion  chrétienne  a  de  plus 
imposant  et  de  plus  tendre;  il  a  très  heureusement  présenté 
d'une  part  la  foi  ardente  d'un  Nérestan  ou  d'un  Lusignan,  de 
l'autre  ou  l'amour  instinctif  et  l'admiration  de  Zaïre  pour  les 
chrétiens,  leurs  lois,  une  religion  qu'elle  ne  sait  pas  sienne,  ou 
son  respect  pour  elle  dès  qu'elle  la  connaît  et  le  sacrifice 
qu'elle  lui  fait  de  son  amour  et  de  son  bonheur. 

En  somme,  un  sujet  d'intérêt  général,  le  plus  délicat  à  la  fois 
et  le  plus  navrant,  une  œuvre  jeune,  pleine  de  sentiment,  de 
poésie,  d'héroïsme,  prenante,  attirante,  qui  fait  pleurer  et  qui 
fait  aimer  les  larmes  répandues,  voilà  Zaïre.  On  comprend 
l'enthousiasme  des  contemporains  pour  une  tragédie  où  la  pas- 
sion se  fondait  si  bien,  selon  le  mot  de  Geoffroy,  avec  la  galan- 
terie. Quant  à  Voltaire,  il  essaie,  comme  de  juste,  d'exploiter  cette 
heureuse  et  fertile  veine,  et  s'efforce  de  refaire  Zaïre  dans  trois 
pièces.  Dans  Adélaïde  dv  Guesclin  d'abord,  qui  échoue  (1734), 


LA  TRAGEDIE  533 

malgré  ses  personnages  français,  par  l'eflet  d'une  intrigue  mal- 
liabilc  et  delà  délicatesse  du  public',  puis  dans  ^/22Ve,qui  réussit 
dès  le  premier  jour  (1736),  et  avec  éclat.  Voltaire  avait  mis 
deux  ans  à  la  corriger.  Il  y  veut  à  la  fois  peindre  l'amour  et  ses 
fureurs,  montrer  à  la  scène  un  «  monde  nouveau  »,  un  contraste 
de  mœurs  européennes  et  américaines,  et  faire  une  pièce  chré- 
tienne, en  y  exaltant  ce  qu'il  y  a  de  plus  «  respectable  »  et  de 
plus  «  frappant  »  dans  la  religion,  à  savoir  le  pardon  des  injures. 
Il  a  tenu  ces  promesses,  ou  à  peu  près.  L'amour  est  bien  un 
maître  terrible  ici  encore,  puisque  chez  Zamore  il  va  jusqu'au 
meurtre,  puisqu'il  tient  tête  au  devoir  chez  Alzire  et  la  trouble 
jusqu'au  pied  des  autels.  Et  c'est  bien  aussi  le  «  véritable 
esprit  de  religion  »  que  Voltaire  a  produit  à  la  scène.  Si  Alzire 
peut  paraître  un  moment  ou  prêcher  le  suicide  ou  blasphémer 
même,  alors  qu'elle  ne  trouve  pas  dans  sa  nouvelle  religion  la 
paix  dont  son  pauvre  cœur  a  tant  besoin,  si  elle  a  plus  la  doci- 
lité que  le  zèle  empressé  des  jeunes  chrétiennes,  Montèze,  lui, 
a  la  fougue  d'un  néophyte  qui  a  compris  ses  longues  erreurs, 
Ousman  rachète  par  sa  mort  tout  ce  qu'il  y  avait  de  cruel  et 
d'impur  dans  sa  conception  de  la  religion,  Alvarez,  enfin,  est  par 
sa  bonté,  sa  raison,  sa  noble  et  pure  charité,  un  véritable  pro- 
phète. Par  contre  V^oltaire  n'a  pas  été  si  heureux  dans  la  pein- 
ture des  mœurs  exotiques.  Ni  Montèze,  ni  Alzire,  ni  Zamore 
même  ne  sont  réellement  américains.  La  couleur  locale  ne 
consiste  guère  que  dans  certains  passages  descriptifs  sur  la 
nature  du  pays  et  les  coutumes  de  ses  habitants.  Mais  quelques 
mots  exotiques,  mêlés  à  d'heureuses  images,  suffirent  alors  à 
séduire  des  spectateurs  qu'émouvaient  profondément  et  l'hé- 
roïsme angoissé  de  cette  nouvelle  Pauline,  et  l'éloquence  persua- 
sive d'Alvarez,  et  l'ardeur  généreuse  de  Zamore,  et  le  sublime 
sacrifice  de  Gusman  mourant.  Les  belles  scènes  du  début  qu'Al- 
varez remplit  de  sa  généreuse  autorité  permettaient  d'attendre 
•celles  où  les  protagonistes  sont  aux  prises,  et  là,  l'habileté  de 
Voltaire  à  opposer  les  personnages  et  les  sentiments,  son  entente 

1.  Le  coup  de  canon  qui  «levait  annoncer  à  Vendôme,  au  cinquième  acte,  la 
mort  de  Nemours,  s'il  ne  tuait  pas  le  jeune  homme,  tua  la  pièce  auprès  d'un 
public  déjà  dérouté  par  la  vue  de  Nemours  ensanglanté  et  s'évanouissant  sur  la 
scène.  Quelques  vers  malheureux  y  contribuèrent  aussi. 


554  LE  THÉÂTRE  (l70i-1748) 

de  l'émotion  scénique  se  chargeaient  du  reste.  Quand  on  réflé- 
chissait, il  était  trop  tard.  Et  qu'importait  qu'il  y  eût  là  comme 
un  composé  (ÏAiHémire,  de  Zaïre  et  d'Adélaïde'î  une  telle  succes- 
sion de  coups  de  théâtre  et  de  reconnaissances  que  Zaïre  paraît 
naturelle  à  côté?  L'intérêt  inhérent  au  sujet  emportait  tout,  et 
les  belles  tirades  et  les  beaux  vers.  Les  invraisemblances  n'ap- 
paraissaient qu'après  coup.  On  plaçait  Alzire  à  côté  de  Zaïre. 
Aussi  le  succès  enhardit  Voltaire.  Il  songe  à  une  tragédie  «  sin- 
gulière »,  Mahomet,  et  travaille  déjà  à  Mérope.  Mais,  poussé  par 
les  circonstances,  en  proie  à  mille  attaques,  ayant  besoin  d'un 
succès  au  théâtre,  il  revient  à  l'amour,  fait  Zulime  en  huit 
jours,  met  un  an  à  la  corriger,  et  la  voit  échouer,  ce  qui  n'était 
que  justice  (1740). 

Au  reste  Mahomet  est  prêt,  qui  a  une  importance  autrement 
considérable  et  est  sa  première  pièce  de  combat  :  il  s'y  attaque 
à  «  deux  monstres  »  en  efl'et,  la  superstition  et  le  fanatisme. 
Il  écrit  dans  l'intérêt  de  tous  et  dans  le  sien  propre,  à  un 
moment  où  il  se  voit  ou  se  croit  la  victime  de  fanatiques  peu 
scrupuleux.  Et  il  corrige,  lime,  rabote  la  pièce  qu'il  fait  jouer 
d'abord  à  Lille,  puis  à  Paris  (1742)  et  qui  est  interdite  après  la 
troisième  représentation.  On  l'accusait  d'avoir  mis  des  «  choses 
énormes  »  contre  la  religion.  En  vain  il  dédie  habilement  sa 
tragédie  au  pape,  les  attaques  ne  cessent  pas.  Il  fallut  tout  le 
zèle  de  ses  amis,  des  circonstances  favorables,  même  son  éloi- 
gnement  de  Paris  pour  que  la  pièce  pût  être  représentée  neuf 
ans  plus  tard  (1751).  Cette  fois  le  succès  dépassa  toute  attente. 
Ses  ennemis  n'en  soutenaient  pas  moins  qu'elle  était  une  satire 
sanglante  contre  la  religion  et  qu'en  Mahomet  il  avait  voulu 
peindre  Jésus-Christ.  Le  bon  sens  public  ne  s'émut  point  de  ces 
fantaisistes  accusations.  Il  comprit  que  Voltaire  n'avait  visé  que 
le  fanatisme.  Il  ne  fît  pas  un  crime  au  poète  d'avoir  conçu  son 
prophète  selon  les  données  de  l'histoire,  qui  était  donc  seule 
responsable,  même  de  s'être  laissé  égarer  par  ses  amis,  et 
d'avoir  fait  du  prophète  un  thaumaturge,  dans  l'espérance  sans 
doute  d'atteindre,  avec  le  mahométan,  le  surnaturel  chrétien.  Il 
faut  répéter  que  le  vrai  but  de  Voltaire  était  de  montrer  par  une 
action  forte  et  puissante  jusqu'où  le  fanatisme  peut  égarer  une 
âme.  Et  certes  elle  est  forte  et  puissante  cette  action,  malgré  de 


LA  TRAGEDIE  555 

criantes  maladresses,  et  pleine  de  pathétique  aussi,  voire  d'hor- 
reur, avec  le  «  grand  fracas  »  du  quatrième  acte  et  le  tableau 
pittoresque  du  cinquième;  oui,  certes,  elle  faisait  clairement, 
presque  visiblement  paraître,  en  bouleversant  les  cœurs,  les 
fatales  conséquences  d'un  aveugle  fanatisme.  Seulement  il  la 
faut  juger  en  la  replaçant  dans  son  cadre,  sans  fouler  aux  pieds- 
les  dates,  sans  prêter  à  Voltaire  des  intentions  qu'il  n'a  eues, 
qu'il  ne  pouvait  avoir  que  plus  tard.  La  meilleure  preuve  d'ail- 
leurs de  la  portée  réelle  de  la  tragédie,  l'hommage  le  plus  écla- 
tant aux  intentions  de  Voltaire,  est  que  le  nom  de  Séide  est 
demeuré  dans  notre  langue  comme  synonyme  de  fanatique.  Le 
vrai  dessein  de  Voltaire  n'a  donc  pas  échappé  à  la  foule,  qui,  de 
même  qu'elle  s'est  toujours  laissé  toucher  par  la  grâce  et  la 
douceur  de  Palmire,  la  piété  généreuse  et  l'héroïsme  de  Zopire, 
a  plaint  l'aveuglement  insensé  d'un  jeune  homme  ébloui,  et 
détesté  la  fourberie  et  la  cruauté  du  prophète.  Non  sans  l'admirer 
d'ailleurs,  ce  Mahomet,  en  qui  Voltaire  nous  a  donné  une  belle, 
et  large,  et  humaine  peinture  de  conquérant.  Ce  prophète  cons- 
cientde  soi,  audacieux  jusqu'au  crime,  ambitieux  dominateur  des 
âmes,  assez  grand  et  assez  fort  pour  dévoiler  ses  desseins  au 
plus  redoutable  de  ses  ennemis,  fourbe  et  cruel,  confiant  et 
orgueilleux,  fier  et  hautain,  amoureux  aussi,  et  tendre,  et  jaloux, 
étonne  parfois,  ne  séduit  jamais,  mais  intéresse  toujours.  La 
tragédie  par  là  n'est  plus  seulement  un  drame  touchant  par  des 
scènes  fortement  écrites,  par  des  tirades  où  la  nature  et  l'huma- 
nité semblent  faire  entendre  leur  voix,  mais  la  haute  conception 
d'un  penseur  et  d'un  philosophe.  C'est  pourquoi  sans  doute  nos^ 
pères  la  savaient  par  cœur.  On  ne  la  lit  même  plus  aujourd'hui. 
On  lit,  on  joue  même  encore  Mérojje,  qui  est,  avec  Zaire^  le^ 
chef-d'œuvre  de  Voltaire.  Commencée  en  1737,  quelque  peu 
sacrifiée  à  Zulime  et  à  Mahomet,  reprise,  corrigée,  refaite  pen- 
dant six  ans,  Mérope  paraît  en  174.3,  le  20  février,  et  triomphe- 
dès  le  premier  soir,  quoique  sans  romanesque,  sans  galanterie, 
même  sans  amour,  et  cela,  en  France,  à  Paris,  en  plein 
xvni®  siècle!  Non  qu'elle  soit  aussi  simple,  aussi  unie,  aussi 
grecque  que   se   l'imagine    Voltaire',  puisqu'il    s'y  trouve  en 

1.  La  Mérope  de  MafTei,  jouée  en  1713  et  acclamée  en  ILiIie,  traduite  depuis 
en  France,  l'a  d'abord  inspiré.  Puis  il  s'en  est  écarté  sensiblement  et  a  fait  une- 


So6  LE  THÉÂTRE  (1701-1748) 

réalité  trois  situations,  presque  trois  sujets  :  Mérope  reverra- 
/  t-elle  son  fils?  Pourra-t-elle  le  venger,  alors  qu'elle  le  croit 
'  mort?  Le  sauvera-t-elle  du  tyran,  alors  qu'elle  le  sait  vivant? 
Mais  ces  trois  situations  dépendent  si  étroitement  et  si  logique- 
ment l'une  de  l'autre,  qu'il  y  a  presque  unité  d'action.  En  tout 
«as,  il  y  a  unité  d'intérêt.  Comme  Voltaire  a  peint  partout  et 
toujours  l'amour  maternel  et  la  mère,  comme  il  a  vu  qu'il  y 
avait  dans  son  sujet  matière  non  seulement  à  la  plus  poi- 
gnante des  méprises  et  à  la  plus  pathétique  des  reconnaissances, 
mais  à  une  terrible  crise  d'âme,  celle  d'une  mère  placée  entre 
le  sacrifice  d'elle-même  et  le  salut  de  son  fils  (ce  qui  est  tout 
Andromaque),  on  lui  peut  pardonner  de  se  faire  illusion  et  de 
«roire  sincèrement  avoir  fait  une  pièce  à  l'antique.  C'est  du  moins 
chose  louable  que,  dans  ces  situations  successives,  Mérope  soit 
toujours  présente,  luttant  pour  son  fils  et  prête  à  tout  pour  le 
venger  ou  pour  le  sauver.  Il  y  a  bien  là  ces  scènes  de  combat 
qu'il  réclamait  dans  la  tragédie,  et  qui  ne  laissent  pas  reposer  le 
spectateur.  Les  libertés  ou  les  invraisemblances  ne  comptent 
plus  en  face  de  tant  d'intérêt,  de  tant  d'admirables  passages. 
/  Et  Mérope  paraît  l'incarnation  même  de  la  mère! 

Car  ce  rôle  est  toute  la  pièce.  Point  d'Hermione,  point 
d'Oreste  ou  de  Pyrrhus  ici,  rien  qu'une  mère,  une  mère  capable 
de  tout  pour  son  fils.  Du  début  à  la  fin,  et  sans  autre  préoccu- 
pation importante,  Voltaire  présente,  en  Mérope,  la  mère,  tou- 
jours la  mère,  étalant  et  exaltant  elle-même  ses  sentiments  de 
mère.  Et  ce  qu'il  y  a  en  elle  de  fidélité  conjugale,  d'orgueil, 
de  courage,  d'ambition  pour  son  fils,  comme  aussi  de  timidité, 
de  faiblesse,  d'indifférence  politique,  fait  encore  mieux  res- 
sortir la  passion  qui  la  possède  et  la  dirige  sans  cesse.  Là  d'ail- 
leurs était  aussi  le  danger.  Choisir  trois  situations  émouvantes, 
1  faire  éclater  dans  ces  trois  situations  toute  l'intensité  d'un 
1  amour  maternel  aux  abois,  était  chose  plus  que  délicate.  Ainsi 
le  sujet  se  faisait  tort  à  lui-même.  Je  ne  sais  quoi  de  monotone 
et  d'uniforme  dans  l'explosion  même  de  la  douleur  maternelle, 
portée,  au  paroxysme  dès  le  début,  amenait  forcément  de    la 

<cuvre  plus  personnelle,  non  sans  iniiler  Andromaque  et  sans  emprunter  quel- 
ques traits  à  VA^nasl'i  de  Lagrange-Chancel,  à  YÉlectre  de  Longepierre,  au  Télé- 
phonie de  La  Chapelle,  voire  à  Nicomède,  à  Alhalie  et  à  son  Èriphyle. 


LA  TRAGEDIE  oo7 

déclamation.  Mérope  élève  et  enfle  trop  la  voix  ;  elle  pleure 
ou  gémit  trop  haut  et  trop  fort;  sa  douleur  parait  parfois,  plutôt 
que  la  douleur  discrète  d'une  mère,  la  douleur  officielle  d'une 
reiiîe  qui  a  des  confidents  et  une  suite,  qui  veut  qii'on  la  sache 
malheureuse  dans  l'intérêt  môme  de  son  fils  et  fait  parade  de 
son  amour  maternel;  mais  il  n'empêche  qu'elle  nous  touche  pro- 
fondément par  la  noblesse  et  la  fierté  de  son  caractère,  par  sa 
tristesse,  sa  douleur,  son  désespoir,  l'égarement  où  la  jettent  les 
dangers  de  son  fils,  ses  éloquentes  prières  au  tyran,  sonafl'ection 
enfin  si  vive  qu'elle  en  est  maladroite.  Aussi  ce  qu'il  y  a  d'exa- 
géré et  comme  de  théâtral  dans  ses  paroles,  ses  gestes,  ses  cris 
et  jusque  dans  son  silence,  ne  nous  choque  pas  trop;  et  c'est 
pourquoi  elle  a  été,  elle  est  encore  la  personnification  même 
(le  l'amour  maternel,  violent  et  exaspéré.  Le  caractère  peut-être 
forcé,  il  reste  toutefois  vraiment  humain.  Mérope  est  une  mère 
de  théâtre,  soit;  mais  enfin  c'est  une  mère,  et  c'est  aussi  la  mère. 

Si  ce  caractère  était  bien  capable,  par  ses  excès  mêmes,  de 
plaire  au  public  du  temps,  la  pièce  ne  l'était  pas  moins,  avec  son  , 
cadre  antique,  son  respect  des  règles,  sa  poésie  simple,  élégante,  ' 
concise,  encore  que  parfois  un  peu  emphatique,  son  action  plus 
mouvementée,  non  dépourvue  d'une  certaine  mise  en  scène,  ses 
personnages  sympathiques,  déjà  plus  sensibles  et  plus  nerveux, 
sa  claire  psychologie.  Ce  public  était  encore  assez  classique  pour 
s'attacher  à  qui  lui  rappelait  les  modèles,  et  assez  curieux  de 
nouveau  pour  accepter  avec  ardeur  ce  qui  lui  semblait  tel  :  d'où 
son  enthousiasme.  La  pièce,  en  somme,  était  une  création  digne, 
sinon  de  Racine,  de  Corneille  du  moins.  Si  l'action  y  prime  le 
développement  des  caractères,  ceux-ci  ne  se  laissent  pas  étouffer 
par  elle.  Tragédie  pathétique,  quoique  sans  amour,  MérojJe  est 
à  la  fois  la  dernière  belle  tragédie  de  Voltaire,  et  la  dernière 
belle  tragédie  classique.  C'est  pourquoi  elle  marque  une  date, 
une  date  considérable  dans  l'histoire  de  notre  théâtre.  Sémi- 
ramis,  qui  suit,  sonnera  le  glas  de  la  tragédie  classique  (1748). 

On  peut  donc  clore  ici  tout  ensemble  la  première  partie  de 
l'histoire  de  la  tragédie  au  xvin"  siècle ,  comme  la  première 
partie  de  la  vie  dramatique  de  Voltaire.  On  voit  quelle  a  été  son 
œuvre.  Il  a  essayé  de  retenir  la  tragédie  sur  la  pente  de  la 
galanterie  et  du  romanesque  compliqué,  et  de  ramener  sur  la 


S58  LE  THÉÂTRE  (1701-1748) 

scène,  en  donnant  à  ses  pièces  une  action  plus  vive,  plus  inté- 
ressante, plus  poignante,  la  vérité  générale  des  sentiments  et 
lies  passions.  Il  faut  regretter  sans  doute  qu'il  ait,  au  détriment 
de  cette  peinture,  trop  accordé  à  l'action,  au  spectacle,  aux 
essais  de  contrastes  de  mœurs;  qu'il  ait  commis  dans  la  conduite 
de  ses  pièces,  par  une  funeste  méthode  de  composition  et  de 
correction,  d'étranges  maladresses,  et  souvent  abusé  des  méprises 
et  reconnaissances;  qu'il  n'ait  pas  enfin  toujours  donné  à  son 
style  et  à  sa  versification  tout  le  soin  désirable.  Mais  il  a  eu  du 
moins  un  réel  instinct,  et  rare,  du  théâtre,  l'art  d'amener  les 
situations  émouvantes  et  d'en  profiter;  il  a  su  faire  vivre  ses  per- 
sonnages, les  rendre  sympathiques,  et  même  créer  des  carac- 
tères :  Mahomet,  Zaïre,  Mérope  (sans  parler  ou  d'Alvarez,  ou 
de  Brutus,  ou  de  Lusignan,  ou  de  Séide,  ou  d'autres  encore)  ne 
sont  pas  des  figures  indignes  d'un  rival  de  Corneille  ;  il  a  prêté 
à  la  passion  un  langage  plein  de  sensibilité  et  de  naturel,  chose 
peu  banale  alors  ;  il  a  empreint  certains  rôles  d'une  émotion 
intense,  large,  humaine,  donnant  à  l'expression  des  sentiments 
une  portée  générale  qui  trouve  un  écho  dans  tous  les  cœurs  ; 
il  a  su  traiter  les  grands  intérêts,  et  non  sans  éloquence;  il  a 
été  souvent,  sinon  un  grand  poète,  un  poète  toutefois  élégant 
et  facile,  nerveux  et  coloré;  il  a  eu  l'honneur  enfin  de  faire 
connaître  Shakespeare  aux  Français,  de  composer  des  tragédies 
à  personnages  français  et  chrétiens,  et  de  laisser  —  seul  avec 
Racine  —  une  tragédie  sans  amour,  qui  est  un  chef-d'œuvre.  Il 
n'a  donc  pas,  en  somme,  iYŒdipe  à  Mérope,  démérité  de  l'art 
tragique. 

Les  rivaux  de  Voltaire.  — Et  cela  apparaît  mieux  encore 
quand  on  lit  les  pièces  de  ses  disciples  et  rivaux.  Celles  mêmes 
qui  réussirent  le  plus  alors  paraissent  bien  faibles  en  face  d'une 
Zaïre  ou  d'une  Mérope,  même  d'un  Œdipe  ou  d'un  Brvlus.  Ni 
le  Childéric  de  Morand  (1733),  ni  YAbensaïd  de  l'abbé  Leblanc 
(1736),  ni  même  le  Maximien  de  La  Chaussée  (1738),  trop  savant 
imbroglio,  ne  peuvent  entrer  en  ligne  de  compte.  Et  pas  davan- 
tage le  Gustave  Wasa  de  Piron  (1733),  malgré  une  ou  deux 
heureuses  situations  et  de  beaux  vers;  mais  le  romanesque, 
l'emphase,  l'obscurité  chassent  tout  intérêt.  La  Didon  de 
Lefranc  dePompignan  (1734)  et  Y  Edouard  Illde  Gresset  (1740), 


LA  COMEDIE  559 

toutes  deux  pleines  de  réminiscences  de  Corneille,  de  Racine  et 
de  Voltaire,  ne  sont  que  des  tragédies  de  collège  faites  par 
d'habiles  écoliers,  celle-là  avec  un  dénouement  adroit  et  d'heu- 
reuses imitations  de  Virgile,  celle-ci  avec  une  sage  conduite, 
une  situation  originale,  de  belles  tirades.  Le  Mahomet  Second 
de  La  Noue  enfin  (1739),  s'il  a  plus  d'élan  et  de  fougue,  s'il  est 
écrit  parfois  avec  une  sombre  énergie,  ne  fait  plus  que  nous 
étonner  par  l'horreur  du  dénouement.  Il  ne  reste  plus  de  la  pièce 
que  des  détails,  d'habiles  plaidoyers,  de  pompeux  récits.  Et  ceci 
est  la  denrée  habituelle.  Encore  un  coup,  Zaïre  et  Mérope, 
Alzire  ou  Mahomet  se  font  trop  regretter. 


//.  —  La  Comédie, 

Si  l'histoire  de  la  tragédie  se  pourrait  à  la  rigueur  résumer 
en  un  nom,  il  n'en  va  pas  ainsi  pour  la  Comédie.  Tour  à  tour 
gaie  et  simplement  comique  avec  Regnard  et  Dufresny,  agréable- 
ment piquante  avec  Dancourt,  résolument  agressive  avec  Lesage, 
morale  et  attendrissante  avec  Destouches,  romanesquement  lar- 
moyante avec  La  Chaussée,  délicatement  psychologique  avec 
Marivaux,  elle  affecte  les  formes  les  plus  diverses.  Elle  ne  se 
contente  pas  de  «  reculer  modestement  jusqu'à  \ Etourdi  ». 
(Nisard.)  Elle  va  au  delà  ou  elle  va  à  côté,  si  elle  n'atteint  pas, 
et  pour  cause,  au  Misanthrope  et  au  Tartufe.  Même  en  l'imitant 
et  en  le  suivant  de  près,  on  ne  marche  pas  toujours  sur  les 
talons  de  Molière....  Et  l'esprit  envahit  tout. 

A.  La  Comédie  de  Molière  après  Molière.  —  Les 
disciples  directs.  Regnard.  —  Le  premier  en  date  est  un 
aimable  épicurien,  né,  comme  Molière,  près  des  Halles,  grand 
voyageur  et  bon  vivant  :  Regnard,  qui  mourut  à  cinquante- 
cinq  ans  (1710).  Il  débuteau  théâtre  italien,  se  risque  au  théâtre 
français,  revient  au  premier  et  le  (juitte  enfin  tout  à  fait.  Ni  les 
pièces  qu'il  y  a  données  seul,  ni  celles  qu'il  a  composées  avec 
Dufresny  ne  méritent  de  nous  arrêter  :  la  verve  licencieuse  y 
déborde  et  les  banales  obscénités.  Le  théâtre  français  lui  fut, 
et  tout  de  suite,  plus  favorable.  Si  la  Sérénade  (1693),  puis  le 


560  LE  THEATRE 

Bal  (1696)  roulaient  sur  un  thème  banal,  que  rajeunissait  d'ail- 
leurs suffisamment  la  légère  fantaisie  du  jeune  auteur,  il  y 
avait  (\din^  Atlendez-moi  sous  Corme  (1694),  où  un  valet  se  venge 
de  son  maître  en  faisant  échouer  ses  projets  de  mariage,  avec 
non  moins  de  vivacité  et  d'adresse,  plus  d'originalité. 

Ces  petits  actes  toutefois,  quoique  charmants  en  partie,  ne 
laissaient  guère  présager  une  grande  comédie  en  cinq  actes, 
telle  que  le  Joueur  (1696)  qui,  comme  le  Bal,  est  en  vers.  C'est 
sinon  un  chef-d'œuvre,  en  tout  cas  une  pièce  excellente  par 
l'intrigue,  par  les  personnages  et  par  le  style.  Un  joueur,  doublé 
d'un  libertin,  Valère,  se  fait  aimer  de  deux  sœurs,  aime  celle- 
ci,  feint  d'aimer  celle-là,  et  en  réalité  les  trompe  toutes  deux, 
car  il  n'aime  que  le  jeu,  ne  vit  que  pour  le  jeu,  n'emprunte 
que  pour  jouer,  et  joue  malgré  ses  promesses  et  ses  serments. 
Gagne-t-il,  il  oublie  sa  maîtresse  pour  jouer  encore  et  toujours; 
perd-il,  il  se  désespère  et  revient  à  l'amour;  mais  il  est  trop 
tard.  Angélique  le  fuit.  La  comtesse  le  dédaigne....  Le  jeu  le 
consolera.  Jetez  maintenant  sur  cette  trame  une  verve  abon- 
dante, des  scènes  folles,  des  tirades  étincelantes,  des  person- 
nages épisodiques  amusants,  un  dialogue  rapide  d'où  jaillit  la 
gaieté,  l'esprit,  et  vous  aurez  le  Joueur.  Regnard  a  su  ne  pas. 
verser  un  moment  dans  le  drame  qui  effleurait  son  sujet.  Tout 
y  est  supérieurement  comique.  Comique,  le  constant  parallé- 
lisme des  sentiments  de  Valère  pour  son  père,  pour  la  comtesse 
et  pour  Angélique,  avec  l'état  de  sa  bourse;  comiques  ses  déses- 
poirs ou  de  jeu  ou  d'amour;  comiques  ses  triomphes  de  joueur,, 
sa  superbe  avec  ses  créanciers,  son  persiflage  avec  le  marquis; 
comiques  ces  scènes  où  le  valet  spirituel  et  raisonneur,  Hector,, 
commente  Sénèque  à  son  maître  ou  présente  à  Géronte  la  liste 
des  créanciers  de  son  fils;  comique  le  dénouement,  et  comiques 
enfin  toutes  ces  pittoresques  silhouettes  qui  défilent  en  courant 
devant  nous,  et  dont  la  plus  originale  et  la  plus  vivante  est  ce 
faux  marquis,  ancien  valet,  matamore  encombrant,  dont  le- 
«  allons,  saute  marquis!  »  est  demeuré  célèbre. 

L'honnête  et  malicieux  Géronte,  la  douce  et  crédule  Angé- 
lique, font  seuls  exception.  Et  le  plus  comique  peut-être  est 
encore  notre  jeune  homme  lui-même,  notre  joueur,  étourdi, 
désœuvré,  habile  aux  intrigues  d'amour,  quelque  peu  menteur 


LA  COMKDIE  56t 

vl  indélicat,  aimable  d'ailleurs,  spirituel  et  brave.  Le  portrait 
est  habilement  tracé  '.  Cela  frisait  la  comédie  de  caractère.  Et 
«'est  pourquoi  —  sans  parler  de  la  lang^ue  saine  et  drue,  du 
style  et  de  la  poésie  qui  ont  une  aisance  et  un  naturel  que  rien 
■n'égale  —  on  eût  pu  lui  crier  aussi,  à  lui,  Regnard  :  «  Courage, 
Regnard,  voilà  la  bonne  comédie  ». 

11  ne  sut  pas  se  maintenir  à  un  si  haut  degré,  ni  dans  le 
Distrait  (1697),  qui  est  une  erreur  de  sa  part,  ni  même  dans 
Démocrite  qui  suivit  (1700)*,  qui  ne  vaut  réellement  que  par  les 
scènes  oii  Cléanthis  et  Strabon,  époux  séparés,  s'aiment  tendre- 
ment tant  qu'ils  ne  se  reconnaissent  pas,  pour  se  détester 
ensuite  de  plus  belle.  Elles  sont  classiques.  Leur  succès  ouvrit 
les  yeux  à  Regnard.  Il  laisse  là  les  tentatives  de  haute  comédie; 
il  ne  vise  plus  qu'à  faire  rire.  La  série  de  ses  «  folies  amou- 
reuses »  commence.  D'abord  par  un  petit  acte  qui  n'est  qu'une 
imitation,  le  Retour  imprévu  (1700),  puis  par  les  Folies  Amou- 
reuses (170i),  où  la  verve  comique  bat  son  plein,  où  tout 
chante,  tout  danse,  tout  rit,  tout  vit.  Le  sujet  que  Molière  avait 
magistralement  amplifié  dans  Y  Ecole  des  Femmes,  ne  fournit  à 
Regnard  que  l'occasion  d'amuser,  mais  la  lui  fournit  largement. 
Le  tuteur  est  un  sot  qu'on  berne  aisément,  car  il  se  croit  de 
l'esprit.  Agathe  est  l'incarnation  même  de  la  folie;  elle  a  le 
diable  au  corps,  elle  entraîne  tous  les  personnages  dans  sa  ronde 
échevelée;  elle  se  grise  de  paroles,  prend  des  déguisements 
invraisemblables,  joue  tous  les  rôles  et  finit  par  s'enfuir  avec 
Éraste.  La  pièce  est  une  mascarade  qu'il  faut  jouer  en  brûlant 
les  planches.  Mais  c'est  aussi  une  pièce  qui  se  lit,  qui  se  relit 
même,  grâce  à  la  magie  des  détails  et  du  style.  Sur  ce  point 
encore  Molière  ne  renierait  pas  un  tel  héritier. 

Mais,  dit-on,  cette  exubérance  de  gaieté  entraîne  l'auteur  un 
peu  loin.  Passe  encore  pour  des  fils  dévergondés,  des  valets 
fripons,  des  marquis  débraillés,  des  soubrettes  insolentes,  des 
jeunes  filles  délurées,   même  pour  une  pupille  qui  berne  son 

1.  On  voit  que  Repnanl  connait  par  erpérience  le  jeu  et  les  joueurs.  —  Le 
sujet  (l'ailleui's  ne  lui  appartenait  pas  en  propre,  puisqu'il  devait  le  traiter  avec 
Dufresny.  Il  est  proliable  que  les  collaborateurs,  brouillés  ensemble,  se  sont 
emprunté  mutuellement,  consciemment  ou  non,  certains  traits.  Mais  il  ne  faut 
pas  oublier  que  le  Joueur  de  Regnard  a  précédé  te  Cfievalier  joueur  de  Dufresny, 
et  que  la  comparaison  écrase  ce  dernier. 

2.  Dans  celte  comédie  l'unité  de  lieu  est  violée  :  c'est  à  noter. 

Histoire  de  la  langue.  Vf.  36 


562  LE  THÉÂTRE  (1701-1748) 

tuteur  (la  tradition  fait  loi),  mais  une  jeune  fille  qui  s'en- 
vole avec  son  amoureux  !  Et  on  se  récrie  au  nom  de  la  morale, 
et  on  a  raison,  ou  plutôt  on  aurait  raison  si  nous  n'étions  ici 
dans  un  monde  à  part  et  en  présence  de  fantoches  dont  la 
charge  est  de  rire  et  de  nous  faire  rire.  Il  ne  faut  pas  les  prendre 
au  sérieux.  La  rigide  morale  perd  ses  droits.  Elle  les  perd 
moins  toutefois  avec  les  Ménechmes  et  le  Légataire  universel, 
oii  Regnard  force  la  note  peut-être.  Il  sait  trop  qu'il  y  a 
quelque  chose  d'autoritaire  dans  sa  gaieté.  Ainsi  dans  les 
Ménechmes  (1705),  qu'il  a  très  habilement  intrigués  et  francisés, 
il  s'est  trop  complu  à  faire  de  ses  deux  jumeaux  de  piètres  per- 
sonnages. Le  chevalier  qui  veut  profiter  de  sa  ressemblance 
avec  son  frère  pour  lui  enlever  un  héritage  et  une  femme,  est 
un  vrai  chevalier  d'industrie  qui  use  de  tous  les  stratagèmes,  un 
libertin  fieffé,  un  amoureux  sans  passion  et  intéressé;  du  moins 
est-il  aimable  et  spirituel,  et  a-t-il  un  certain  vernis.  L'étoffe 
cache  le  personnage;  les  femmes  s'y  peuvent  tromper.  L'autre 
Ménechme  est  un  rustre,  un  sot,  un  fat,  un  égoïste  et  un  lâche. 
Celui-là  ne  demande  qu'à  berner  ;  on  ne  demande  qu'à  voir 
berner  celui-ci.  Et  la  danse  commence.  Grâce  à  la  ressemblance 
des  deux  frères  et  au  contraste  des  personnages,  avec  une  dex- 
térité parfaite,  une  logique  implacable,  les  scènes  se  suivent, 
s'opposent,  se  complètent,  l'imbroglio  se  serre,  se  desserre,  se 
resserre  jusqu'au  dénouement,  sans  que  l'intérêt  faiblisse  un 
instant.  Rien  qu'à  voir  le  provincial  Ménechme  étonné,  étourdi, 
insulté,  volé,  puis,  par  une  gradation  savante,  de  plus  en  plus 
désorienté,  grognon,  colère,  ahuri,  le  rire  éclate,  franc,  com- 
municatif,  irrésistible.  Il  est  déjà  loin  de  Paris  que  nous  rions 
encore  de  lui  ! 

Et  Regnard  se  surpasse  encore  dans  le  Légataire  universel 
(1708).  La  pièce,  qui  repose,  paraît-il,  sur  un  fait  réel,  tient  à 
la  fois  du  Malade  imaginaire  et  des  Fourberies  de  Scapin,  et  ne 
laisse  pas  de  faire  penser  à  YAvai^e.  Mais  Regnard  se  préoc- 
cupe moins  de  peindre  des  caractères  que  de  porter  la  gaieté  à 
son  comble.  Là  encore  les  scènes  burlesques  et  les  situations 
comiques  abondent.  On  rit et  on  est  désarmé.  La  morale  récri- 
mine en  vain;  on  ne  songe  plus  qu'Eraste  est  le  complice  de 
Crispin.  Il  y  a  là  un  crescendo,  un   tourbillon  de   gaieté  qui 


LA  COMÉDIE  563 

emporte  tout.  (Test  «l'abord  un  ladre  vert,  un  égoïste,  un  vieil- 
lard cacochyme,  toujours  occupé  de  ses  médicaments  et  de  sa 
santé;  puis  un  valet  qui  se  déguise  en  g-entilhomme  campagnard 
et  en  veuve  provinciale  et  accumule  les  sottises  pour  dégoûter 
notre  homme  de  ridicules  collatéraux;  le  même  valet  prenant 
la  place  du  malade,  tombé  en  léthargie,  et  toujours  toussant, 
crachant  et  mourant,  dictant  au  milieu  des  protestations  et  des 
larmes  un  testament  où  il  n'a  garde  d'oublier  Lisette  ni  lui- 
même.  La  pièce  dès  lors  est  lancée  dans  un  courant  fou 
d'hilarité  débordante.  Le  bonhomme  à  peine  revenu  à  la  vie 
voit  surgir  les  notaires,  ne  comprend  goutte  à  ce  qu'on  lui  dit 
et  finit  par  sauver  la  situation  en  mettant  naïvement  la  chose 
sur  le  compte  de  sa  léthargie.  Tous  de  saisir  la  balle  au  bond, 
et  Eraste,  et  Crispin,  et  Lisette;  et  le  mot  revient  à  plusieurs 
reprises,  refrain  naturel  et  concluant,  glas  funèbre  à  la  fois  et 
ironique,  jusqu'à  l'explosion  finale, 

«  Je  suis  las  à  la  fin  de  tant  de  It'thargies  », 

et  jusqu'au  dénouement,  non  moins  vif  et  alerte,   où   Géronte 
finit  par  accepter  le  testament  qu'il  a  signé  sans  l'avoir  fait. 

~C'est  par  une  telle  puissance  et  une  telle  intensité  de  verve 
comique  que  Regnard  est  le  disciple  direct  de  Molière.  Il  ne  faut  ~- 
pas  lui  demander  un  système  de  philosophie  ou  une  étude 
pénétrante  des  ridicules  humains.  Ce  n'est  pas  un  contempla- 
j^ur:  et  il  n'est  moraliste  (je  ne  dis  pas  moral)  que  dans  ses 
récits  de  voyages.  Dans  ses  comédies  il  n'est  ni  l'un  ni  l'autre. 
On  l'excusera  si  on  songe  que  le  dérèglement  des  mœurs  est 
alors  chose  générale,  sinon  admise  encore.  Aussi  ne  faut-il  pas 
lui  en  vouloir  si  certains  de  ses  personnages  ne  valent  pas  cher, 
si  les  amoureux  —  même  les  amoureuses  —  abusent  trop  - 
parfois  des  privilèges  de  leur  Age.  Cela  sent  déjà  étrangement 
la  Régence.  L'important  est  qu'il  ait  composé  une  série  de 
comédies  pleines  d'une  verve  intarissable,  d'un  mouvement 
échevelé,  d'une  gaillarde  gaieté,  où  pétillent  les  traits  spirituels, 
les  mots  de  l'humour  le  plus  bouffon,  naïvement  ou  flegmati- 
quement  cocasses,  où  paraissent  de  nettes  et  vivantes  figures, 
où  s'étale  enfin,  avec  une  langue  souvent  excellente,  une  verdis- 
sante, et  chaude,  et  pittoresque  poésie.  Toujours  et  partout  jaillit 


/ 


564  LE  THÉATUK  (nOl-1748) 

une  infatig^able  fantaisie  qui  se  renouvelle  d'elle-même.  Aussi 
toutes  «  ces  folies  amoureuses  »,  que  déparent  seules  quelques 
maladresses  de  style  et  quelques  distractions  dans  l'intrigue, 
gardent-elles  une  éternelle  jeunesse.  Elles  n'ont  rien  perdu  à 
la  scène.  Leur  gaieté  est  de  bon  aloi  et  d'un  métal  résistant  : 
elle  est  plus  que  française,  elle  est  humaine. 

Dufresny.  —  Dufresny  n'a  pas  eu  cette  bonne  fortune  de 
rester  populaire  et  joué.  Son  nom  vit  encore;  les  titres  de  ses 
comédies  demeurent;  de  rares  lettrés  en  ont  lu  quelqu'une,  et 
c'est  tout;  c'est  peut-être  trop  peu.  Rien  que  sa  vie  est  une 
grande  comédie  intéressante  à  connaître  (1648-1724),  Il 
gaspilla  gaiement,  avec  l'argent,  les  dons  les  plus  heureux, 
lassa  tous  les  protecteurs,  Louis  XIV  en  tête,  et  vécut  assez 
follement,  à  la  vieillesse  près,  tout  en  composant  une  quaran- 
taine de  comédies,  les  unes  pour  la  Comédie  italienne,  les 
autres  pour  le  Théâtre  français.  Des  premières,  il  n'y  a  rien  à 
dire;  les  secondes,  où  l'on  sent  trop  encore  la  hâte  du  travail, 
font  regretter  qu'il  ne  s'en  soit  pas  tenu  à  de  petites  pièces 
en  un  acte  :  il  eût  pu  y  exceller. 

Il  a  généralement  échoué,  en  efîet,  faute  de  temps  ou  de 
moyens,  dans  les  grandes  comédies.  Elles  ne  valent  que  par 
des  rôles  à  côté,  des  situations  amusantes  et  de  l'esprit.  Il  ne 
sait  pas  les  composer;  il  étouffe  souvent  le  véritable  sujet  sous 
des  intrigues  accessoires;  sa  verve  ne  se  soutient  pas;  les 
scènes  sont  étriquées'.  Même  dans  la  Réconciliation  normande, 
qui  est  la  meilleure  (1709),  l'action  ne  laisse  pas  d'être  traînante 
et  pâteuse.  La  chose  est  regrettable,  car  il  y  a  de  jolis  couplets. 
(ceux  sur  la  haine  ou  sur  Procinville  «  le  père  des  procès  »), 
de  jolies  scènes  même  (comme  celle  où  le  frère  et  la  sœur,, 
venus  avec  l'intention  de  se  réconcilier  par  intérêt,  s'abordent 
avec  une  fausse  joie  et  se  quittent  en  se  haïssant  davantage, 
si  c'est  possible),  un  caractère  original  enfin,  celui  du  chevalier,, 
ami  dévoué,  spirituel,  et  adroit. 

Les  comédies  en  trois  actes  ont  une  allure  plus  facile.  Ainsi,. 

\,  II  n'y  a  à  noter  ici  que  le  rôle  d'un  marquis  léger,  fat,  fourbe,  et  déjà 
lâche,  dans  le  Nf^'Qlitjent  (1092),  que  l'idée  originale  du  Jaloux  /ton/eux  sans 
l'être  (nos),  que  les  types  amusants  et  assez  l)ien  venus  de  Francliard  el  de 
Rapin  dans  le  Faux  sincère  (joué  seulement  en  l"31).  La  Malade  sans  maladie 
(169'J},  la  Joueuse  (!708)  n'olTrenl  guère  que  quelques  tirades  ou  traits. 


LA  COMÉDIE  565 

sans  parler  du  Faux  Honnête  homme  (1703),  dont  l'intérêt  est 
médiocre,  ou  du  Faux  /ns/tnc/ (1707),  qui  est  plus  amusant,  avec 
un  type  original  de  père  nourricier,  franche  canaille  qui  fait  la 
bête...  et  a  trop  d'esprit,  Je  Double  Veuvage  (1702),  où  Dufresny 
met  à  la  scène  avec  adresse  la  fausse  douleur  ou  la  fausse 
joie  qu'éprouvent  un  mari  et  une  femme,  qui  aiment  chacun 
ailleurs,  d'abord  à  se  croire  veufs,  puis  à  se  retrouver  ',  la 
Coquette  du  Village  [il \^),  où  se  rencontre  une  silhouette  assez 
profondément  tracée  -,  et  surtout  le  Mariage  fait  et  rompu  (172o). 
Plus  de  vivacité,  plus  de  fantaisie,  et  c'eût  été  du  Reg^nard.  Il  y 
avait  là  d'ailleurs  un  rôle  nouveau  et  plaisant,  celui  du  «  froid 
gascon  »  Glacignac,  homme  habile,  honnête,  et  spirituel  lui  aussi. 
Mais  c'est  seulement  dans  les  pièces  en  un  acte  que  Dufresny 
est  réellement  à  son  aise.  La  Noce  interrompue  (1699),  petite 
farce  lestement  troussée,  et  le  Dédit  (1719),  qui,  malgré  le  fond 
banal  du  sujet  (un  valet  se  fait  aimer,  au  profit  de  son  maître, 
de  deux  vieilles  filles,  l'une  prude,  l'autre  étourdie  et  évaporée), 
se  lit  avec  plaisir,  le  prouvent  déjà.  L'Esprit  de  contradiction 
(1700)  le  prouve  mieux  encore,  qui  est  une  charmante  comédie, 
vivement  conduite,  à  laquelle  une  prose  rapide  etla  peinture  très 
heureuse  d'un  ridicule  ont  assuré  un  succès  continu.  Dufresny 
a  su  tirer  cette  fois  bon  parti  d'une  ingénieuse  idée.  Le  carac- 
tère de  M""*  Oronte,  cette  contredisante  à  outrance  qui  con- 
tredit d'autant  plus  qu'elle  croit  naïvement  que  ce  sont  les 
autres  qui  la  contredisent,  qui  prend  le  silence  et  jusqu'à  l'obéis- 
sance même  pour  une  contradiction,  est  habilement  présenté. 
Elle  est  bernée,  heureusement,  par  Angélique,  une  maîtresse 
petite  femme,  qui  conduit  sous  main  son  intrigue,  sans  avouer 
à  personne  qu'elle  aime  Valère.  Un  gros  paysan,  infatué  de 
ses  richesses,  un  jardinier  fin,  rusé,  au  langage  métaj»horique  et 
familier,  qui  est  et  se  sait  la  forte  tête  de  la  maison,  complè- 
tent le  tableau.  C'est  d'un  bon  ouvrier. 


1.  Il  y  faut  rcmart|uer  aussi  le  caraclère  mélancolique  et  passionné  du  jeune 
Valère,  »iui  aime  comme  aimera  le  Dorante  du  Jeu  de  V Amour  et  tlu  Hasard. 

i.  Celle  du  paysan  Lucas,  qui  ne  rêve  que  la  fortune,  las  qu'il  est  de  «  labourer  » 
sa  vie,  et  de  labourer  pour  les  autres.  Il  devient  prave,  mystérieux,  insolent, 
bouffi,  quand  il  croit  avoir  gagné  le  gros  lot;  il  salue  de  haut,  crie,  parle,  fait 
des  plans,  veut  acheter  le  château  du  baron  (pour  le  jelcr  à  bas  et  en  bàlir 
un  superbe),  et  arrive  dans  sa  folie  à  proposer  presque  à  son  ancien  maître  do 
devenir  son  fermier.  Voilà  qui  est  bien  observe. 


566  LE  THEATRE  (1701-1748) 

Mais  cela  ne  suffît  point  pour  égaler  Dufresny  à  Regnard, 
dont  l'élégance  aisée,  l'envolée  fantaisiste,  la  laclea  ubertas, 
lui  font  trop  souvent  défaut.  Il  a  fait  trop  vite  de  trop  longues 
pièces.  11  n'a  point  donné  toute  sa  mesure.  Son  théâtre,  pris  en 
quelque  sorte  entre  celui  de  Regnard  et  celui  de  Dancourt, 
semble  à  la  fois  manquer  de  gaieté  et  de  relief. 

Les  rivaux  de  Regnard  et  de  Dufresny.  —  A  côté 
de  lui  les  poètes  comiques  foisonnent.  On  se  trouve  en 
présence  d'une  foule  d'auteurs  qui  ont  fait,  tant  au  théâtre 
français  qu'aux  théâtres  de  la  foire  ou  à  la  Comédie  italienne» 
une  foule  de  pièces,  et  parfois  nullement  méprisables.  La 
nomenclature  à  elle  seule  en  serait  considérable.  Le  choix  est 
délicat.  Il  est  impossible  de  ne  point  commettre  quelque  erreur 
ou  quelque  injustice.  Si  Ton  se  contente,  faute  de  place,  de 
citer  le  Grondeur,  de  Brueys  et  Palaprat  (1691),  qui,  avec  un 
excellent  premier  acte,  est  une  pièce  très  amusante  en  partie, 
et  V Avocat  Pathelin  de  Brueys  seul  (1706),  vieille  farce  gauloise 
rajeunie  non  sans  habileté  (qui  elle  aussi  fut  jouée  presque 
jusqu'à  nos  jours),  c'est  assez  sans  doute  que  de  mentionner  et 
les  Trois  Frères  rivaux  (1713)  et  le  Naufrage  de  Crispin  (1710) 
de  Lafont,  qui  ne  manque  ni  d'aisance  ni  de  verve,  et  les  aima- 
bles comédies  de  Boindin,  comme  les  Trois  Gascons  (1701),  et 
le  Port  de  Mer  (1704)  [auxquelles  collabora,  dit-on,  Lamotte, 
auteur  agréable  lui-même  de  la  Matrone  d'Ephèse  et  du  Magni- 
fique (1731),  qui  aura  un  succès  considérable  sans  le  mériter 
réellement],  et  les  essais  de  Rousseau  avec  le  Flatteur  (1607), 
le  Capricieux  (1701),  d'autres  encore;  enfin  le  Jaloux  désabusé 
de  Campistron  (1709),  dont  certaines  scènes  bien  menées,  plai- 
santes à  la  fois  et  quelque  peu  attendrissantes,  font  une  œuvre 
à  part,  qui  ne  manque  ni  d'intérêt  ni  d'originalité. 

Mais  il  convient  de  s'arrêter  un  peu  plus  sur  le  comédien 
Legrand,  dont  la  veine  a  été  inépuisable.  On  a  de  lui  une 
trentaine  de  pièces,  et  il  en  a  fait  bien  davantage.  Sa  vive  gaieté, 
sa  facilité  spirituelle  se  retrouvent  partout,  dans  ses  comédies 
pour  les  théâtres  de  la  foire  comme  dans  les  autres,  dans  le 
dialogue  comme  dans  les  divertissements.  Il  a  parfois  la  fantaisie 
de  Regnard  et  il  sait,  comme  Dancourt,  noter  les  modes  et  les 
travers  du  jour  ou  profiter  des  événements.  Son  Cartouche  ou  les 


LA  COMÉDIE  567 

Voteurs{\12\)  le  montre  bien,  qui  fît  fureur.  C'est  un  homme  de 
théâtre  qui  a  du  mouvement,  une  entente  réelle  de  la  scène,  et 
donne  parfois  des  silhouettes  bien  venues,  comme  celle  du  faux 
finsincier  dans  TE  preuve  réciproque  (1711).  Malheureusement  il 
a  gaspillé  son  talent  sans  compter.  Il  a  laissé  un  théâtre,  et, 
en  somme,  pas  une  comédie.  C'est  à  peine  si  on  pourrait  faire 
un  sort  à  son  Galant  Cowrewr  (1722),  jolie  petite  pièce  qui,  sans 
parler  de  scènes  épisodiques  amusantes,  fait  songer  parfois,  par 
un  esprit  |)lus  fin  et  plus  subtil,  à  du  Marivaux  jeune. 
•  Les  disciples  originaux.  —  Dancourt.  —  Si  Dancourt 
(1661-1725)  est,  comme  Molière,  un  Parisien  de  bonne  famille,  si, 
comme  lui,  il  a  épousé  une  comédienne  et  a  été  aussi  acteur, 
directeur  et  orateur  de  la  troupe  (il  avait  commencé  par  être 
avocat),  il  ne  s'est  pas  contenté  de  l'imiter  servilement.  A  part 
un  sujet  qui  l'a  tenté,  où  il  est  revenu  par  trois  fois  et  où  il 
semble  plutôt  rivaliser  avec  lui,  il  a  su  exploiter  habilement  sa 
petite  veine,  qui  n'était  pas  sans  originalité. 

Le  sujet  qui  l'a  séduit  et  qu'il  a  repris  avec  complaisance  est 
celui  des  bourgeoises  de  qualité.  D'abord  dans  le  Chevaliei'  à  la 
mode  (1687).  Car  c'est  surtout  par  le  portrait  de  M"*  Patin  que 
vaut  la  pièce  '.  Dès  la  première  scène  la  figure  est  nette  et  pitto- 
resque de  cette  riche  bourgeoise  infatuée  d'elle-même,  qui  rêve 
d'être  de  qualité,  préférerait  être  «  la  marquise  la  plus  endettée 
de  France  »  que  la  veuve  du  plus  riche  financier,  ne  se  laisse 
nullement  troubler  par  le  bon  sens  brutal  de  son  beau-frère, 
M.  Serrefort,  et  veut  rompre  avec  sa  famille,  qui  ne  la  considère 
pas  assez  à  son  gré.  Bref,  c'est  une  dupe  toute  prête  pour  un 
jeune  et  habile  chevalier,  que  cette  fastueuse  personne  qui  se 
croit  honorée,  comme  M.  Jourdain,  de  prêter  son  argent  à  un 
gentilhomme.  Elle  est  bien  «  une  peste  dans  une  famille  bour- 
geoise j>,  que  troublent  et  désorganisent  ses  travers.  Ils  font 
tache  d'huile. 

La  pièce  eut  un  prodigieux  succès.  Au  relief  des  peintures 

1.  Non  que  celui  du  chevalier  de  Villefontaine,  le  héros  de  la  comédie,  sorte 
de  petit  monstre,  chevalier  galant,  fat,  égoïste,  fourbe,  cynique  et  débauché, 
qui  courtise  et  dupe  à  la  fois  une  baronne  qui  le  couvre  de  cadeaux  et  une 
•  bourgeoise  gentilhomme  •  qui  ne  demande  qu'à  réi)ouser,  ne  soitQdèlement  et 
spirituellement  tracé,  avec  ses  manèges  intéressés,  son  sang-froid  et  son  imper- 
tinence spirituelle.  Mais  VUomme  à  bonnes  fortunes  de  Baron  avait  singulière- 
ment facilité  les  choses. 


568  LE  THÉÂTRE  (1701-1748) 

s'ajoutait  une  conduite  habile,  un  dialogue  vif  et  piquant,  beau- 
coup d'esprit.  On  ne  saurait  surtout  trop  louer  Dancourt  d'avoir 
su,  dans  deux  de  ses  personnages,  ramasser  une  série  de  traits 
particuliers  dont  l'ensemble,  harmonieusement  fondu,  forme  un 
caractère  réel  et  vivant.  Il  y  a  là  une  puissance  de  concentration 
qu'il  ne  retrouvera  plus.  Il  n'est  pas  sûr  d'ailleurs  qu'il  l'ait 
voulu.  Il  remet  au  théâtre  les  mêmes  travers  avec  les  Bourgeoises 
à  la  mode  (1692)  et  les  Bourgeoises  de  qualité^  (1700),  mais  cette 
fois  il  disperse  sur  plusieurs  individus  les  traits  notés.  Là  nous 
avons  deux  femmes,  ici  nous  en  avons  quatre,  entêtées  de  qua- 
lité. Nos  deux  «  bourgeoises  à  la  mode  »  vivent  comme  des 
femmes  de  qualité  ;  nos  quatre  «  bourgeoises  de  qualité  »  ren- 
chérissent l'une  sur  l'autre  de  folie,  et,  crevant  de  jalousie 
réciproque,  ne  rêvent  que  laquais,  suisses,  titres  et  équipages.  En 
somme,  ce  n'est  que  la  monnaie  de  M°°  Patin. 

Par  là,  la  manière  de  Dancourt  se  laisse  facilement  pénétrer. 
Et  d'abord,  il  procède  d'une  façon  particulière,  sans  nous  donner 
de  portraits  en  pied  des  personnages  au  début  ou  dans  le  cours 
de  la  pièce,  et  en  les  laissant  se  peindre  eux-mêmes  peu  à  peu 
par  leurs  actes  et  leurs  paroles.  Puis,  comme  il  n'a  le  temps  ni 
d'observer  profondément  en  une  fois,  ni  de  brosser  un  large 
tableau,  ni  de  lécher  un  portrait,  si  nous  avons  des  silhouettes 
saisissantes  de  relief,  nous  n'avons  forcément  que  des  silhouettes. 
C'est  pourquoi,  bien  que  quelques  traits  lui  suffisent  en  général 
pour  mettre  debout  un  personnage,  il  sent  le  besoin  de  retou- 
cher souvent  le  premier  crayon.  Nous  avons  donc  une  série  de 
croquis  pittoresques  et  spirituels,  qui  se  rappellent  mutuelle- 
ment, mais  sans  se  nuire,  parce  qu'ils  se  complètent.  Dancourt 
est  moins  un  caricaturiste  qu'une  sorte  de  revuiste  supérieur,  qui 
marque  au  vol  les  travers  et  les  scandales  du  jour,  et  fait  défiler 
devant  nous  des  originaux,  souvent  les  mêmes,  mais  toujours 
différents  par  quelque  côté. 

Il  ne  faut  pas  s'étonner  après  cela  si  les  intrigues  de  ces  pièces 
sont  banales  parfois  et  souvent  semblables.  Dancourt  s'en 
préoccupe  médiocrement.  Le  principal  est  d'amuser  par  une 
vive  et  fidèle  peinture  de  la  société.  Ses  grandes  pièces  même, 

1.  En  collaboration  aussi,  comme  le  Chevalier  à  la  mode,  avec  Sainl-Yon, 
d'après  certains.  Les  preuves  manquent. 


LA  COMEDIE  5C9 

comme  la  Femme  d'intrigues  (1G92)  et  les  Agioteurs  (1710),  ne 
sont  rien  autre  que  des  pièces  à  tiroirs,  des  sortes  de  stéréos- 
copes où  se  détachent  avec  précision  des  coins  de  sociétés.  Avec 
la  première  nous  sommes  chez  une  receleuse,  à  la  fois  agent 
matrimonial,  prêteuse,   et   revendeuse   à  la  toilette.  C'est  un 
défilé  d'étranges   originaux.  Et  de  même   dans  les  Agioteurs^ 
le  plus  actuel  des  sujets  après  le  succès  de  Turcaret,  et  qui  sont 
comme  les  coulisses  de  la  liante  banque  d'alors,  de  l'agiotage 
et  de  l'usure'.  Et  ainsi  dans  la  foule  de  ses  petites  pièces  en  un 
acte,  où  il    se    ménage   adroitement  le    moyen  d'exhiber  ses 
types .    Même    celles    où    cette   préoccupation   n'apparaît  pas 
aussi  nettement,  comme  le  Tuteur  (1693),  V Impromptu  de  gar- 
nison (1692),  le  Charivari  (1697),  la  Parisienne  (1691),  le  Mari 
retrouvé  (1698),   le  Colin-Maillard  (1701),  le  Galant  Jardinier 
enfin  (1703)  sont  surtout  intéressantes  par  là.  Son  théâtre  est 
une  galerie  d'une  richesse  incomparable.  Car  s'il  tourne  souvent 
«  sur  un  même  pivot  »,  comme  on  le  lui  reprochait  déjà  de  son 
temps,  il  n'y  a  pas  chez    lui   que  des  procureurs,   des  bour- 
geoises ridicules  et  des  meuniers.  C'est  une  presse  de  gens  de 
toutes  sortes,  tous  différents  d'âge,   de  mœurs,  de  manières, 
qui  se  coudoient,  se  démènent,  se  malmènent,  et  vont  un  train 
d'enfer.  Il  y  a  là  tout  le  personnel  ordinaire  de  la  comédie  :  valets 
et  soubrettes,  pères  et  tuteurs,  jeunes  et  vieilles  coquettes,  mar- 
quis et  bourgeois,  paysans  et  tabellions,  mais  il  y  a  aussi  des 
comparses  moins  habituels  et  dont  quelques-uns  montent  pour  la 
première  fois  sur  les  phinches.  Outre  des  bourgeois  jouisseurs, 
des  pères  égoïstes,  des  maris  grossiers,  des  femmes  indifférentes 
ou  haineuses,  des  ingénues  dépravées,  des  hommes  de  loi  igno- 
rants et  sots,  des  veuves  faciles,  des  chevaliers  sans  scrupules, 
voici,  dans  un  pêle-mêle  pittoresque,  joueurs  et  joueuses,  soldats, 
officiers,  hobereaux,  petits  collets,  maîtres  à  danser  ou  à  chanter, 
ivrognes,  fiacres,   marchands,   charlatans,   agioteurs,    opéra- 
teurs,  entremetteuses,   etc.  ;  voici  surtout  des  paysans  et  des 
hommes  d'affaires,  dont  Dancourt  s'est  complu  à  peindre  ou  la 

J.  Trapolin,  Durillon,  Croquinel,  Cangrènc,  sont  tous  lilous,  mais  tous  nelle- 
menl  silhouettés  et  «lilTérenciés.  Trapolin  est  hautain,  caustique  et  tîer;  le  pro- 
cureur Durillon  est  un  fripon  -  officiel  »  qu'on  prendrait  presque  pour  un 
honnête  homme;  Croquinet  est  un  novice  que  n'a  pas  encore  tout  à  fait  gàlé  le 
métier;  Cangrènc  est  un  gredin  qui  se  permet  d'avoir  des  remords. 


570  LE  THÉÂTRE  (1701-1748) 

malicieuse  naïveté  et  le  lang^age  imagé,  ou  la  sottise,  la  vanité  et 
l'indélicatesse.  Le  Lucas  du  Galant  Jardinier  et  le  Thibaut  du 
Charivari  suffisent  à  mettre  en  vedette  la  nature  et  les  aspirations 
du  paysan  d'alors  ;  le  Rapineau  du  Retour  des  officiers,  le  Patin 
de  VEté  des  coquettes,  le  Trapolin  des  Agioteurs  résument  en 
eux  l'ambition,  la  sottise  et  l'àpreté  au  gain  et  aux  plaisirs  des 
financiers  du  temps.  —  C'est  que  Dancourt  ne  peint  que  ce 
qjjjTvoit  et  ceux  qu'il  voit.  Nous  avons  partout  de  petits  tableaux 
d'un  réalisme  piquant,  d'une  vérité  implacable.  Comme  il  est 
directeur  de  troupe  et  n'a  pas  le  droit  d'attendre  le  succès,  il  le 
presse  avec  habileté,  exploitant  les  événements  et  les  modes  '. 
L'actualité,  et  encore  l'actualité,  telle  semble  être  sa  devise.  Et 
les  pièces  se  suivent  sans  interruption,  alertes  satires  des  mœurs, 
où  il  trouve  parfois  le  moyen  même  d'être  plus  actuel  que  l'ac- 
tualité, en  la  devançant. 

On  peut  comprendre  maintenant  le  succès  qu'ont  eu,  et 
conservé  longtemps,  que  mériteraient  encore  toutes  ces  petites 
pièces,  ou  à  peu  près.  Si  le  vers  ne  va  pas  toujours  très  bien  à 
Dancourt,  sa  prose  est  drue,  alerte,  imagée.  Le  ton  est  le  ton 
même  de  la  conversation.  Rien  de  plus  varié  et  de  plus  naturel 
que  ce  dialogue  où  l'on  aime  jusqu'aux  négligences.  Puis  l'esprit 
abonde  :  un  esprit  aisé,  facile,  qu'aiguillonne  souvent  une 
pointe  d'observation,  qui  choque  plutôt  les  idées  que  les  mots 
et  jaillit  si  naturellement  qu'il  paraît  naturel  alors  même  qu'il  ne 
l'est  pas.  Même  ce  monde  interlope  que  nous  voyons  grouiller 
partout  n'est  ni  pour  étonner  ni  pour  déplaire^.  Les  classes  se 
mêlent  étrangement.  L'intérêt  et  le  plaisir  mènent  tout.  On  est 
las  de  toute  discipline.  La  bourgeoisie  se  gâte  de  plus  en  plus; 
les  nobles  n'ont  plus  à  se  gâter.  Le  libertinage  paraît.  C'est  en 
somme  la  Régence  avant  la  Régence,  la  chose  avant  le  mot,  et 
c'est  cependant,  et  cela  reste  l'actualité. 

1.  Un  arrêt  du  roi  contre  le  jeu  du  lansquenet  lui  inspire  la  Désolation  des 
joueuses  (1687);  le  départ  des  galants  pour  l'armée,  VÈlé  des  coquettes  (1690); 
une  aventure  du  temps,  la  Gazelle  de  Hollande  (1692);  les  privilèges  abusifs  de 
l'Opéra,  VOpéra  de  village  (1092).  De  même  le  fait  du  jour  donne  naissance  à 
la  Loterie  (1697),  au  Retour  des  officiers  (1697).  à  l'Opérateur  Barry  (1702),  aux 
Curieux  de  Compiègne  (1698).  Le  succès  du  Diable  boiteux  de  Le  Sage  amène  deux 
petites  comédies  du  même  nom,  comme  Turcaret  avait  fait  naître  les  Agioteurs. 
Dancourt  profite  de  tout,  d'une  ville  d'eaux,  d'une  fêle  foraine,  d'une  promenade 
ou  d'un  restaurant  à  la  mode;  tout  lui  est  bon. 

2.  Les  mémoires  du  temps  prouvent  la  vérité  et  la  justesse  d'observation  des 
comédies  de  Dancourt,  qui  sont  d'un  intérêt  réel  pour  les  historiens. 


LA  COMÉDIE  b71 

Le  Sage.  —  Dancourt  mène  droit  à  Le  Sage.  Les  deux  théâtres 
se  complètent  et  s'exjdiquent.  Le  Sage  est  un  Dancourt,  plus  puis- 
sant et  plus  âpre.  L'un  n'a  laissé  que  des  croquis,  l'autre  a  su 
créer  un  type.  C'est  le  père  de  ïurcaret.  EtTurcaret  (1709)  suffit 
à  sa  gloire  d'auteur  dramatique  '. 

Chose  étrange,  il  se  trouve  que  ce  paisible  bourgeois,  né 
Breton,  mais  Champenois  par  la  bonhomie  et  la  finesse,  a  fait 
une  œuvre  d'un  réalisme  amer,  violente,  brutale,  presque  cruelle, 
où  l'on  sent  une  de  ces  haines  vigoureuses  qu'inspire,  même  aux 
âmes  timides,  la  vue  d'un  fléau  public-.  C'était  d'ailleurs  une 
heureuse  audace  que  de  convier  des  spectateurs  que  venaient 
d'éclabousser  les  superbes  carrosses  de  hautains  financiers,  à  la 
curée  d'un  traitant.  Car  c'est  bien  là  une  curée.  Une  meute  féroce 
pourchasse  sans  répit  Turcaret.  C'est  une  guerre  à  mort  contre 
lui  ou  plutôt  contre  son  coffre-fort.  On  veut  sa  ruine,  à  laquelle 
tous  participent,  même  sa  sœur  et  sa  femme  involontairement. 
On  le  ruinerait  complètement  si  l'homme  n'était  arrêté  à  la 
requête  de  ses  associés  mêmes  qu'il  volait.  Et  le  parterre  d'ap- 
plaudir. Et  il  pouvait  applaudir  «  sans  pitié  indiscrète  »  {IV,  9), 
puisque  le  personnage  est  pire  encore  que  ceux  qui  l'entourent 
et  qu'il  devient  de  plus  en  plus  ridicule  et  odieux  à  mesure  que 
ses  ennemis  s'enhardissent.  N'était-ce  pas  faire  œuvre  pie  que 
de  désirer  la  ruine  d'un  tel  homme,  agioteur  indélicat,  rapace 
usurier,  viveur  débauché,  mauvais  frère  et  piètre   mari?  d'ap- 


1.  II  a  presque  fait  oublier  les  autres  œuvres  :  et  les  comédies  empruntées  à 
l'Espagne,  ce  qui  n'est  que  justice,  et  les  comédies-vaudevilles  ou  parodies,  ce 
qui  l'est  beaucoup  moins.  Là,  en  efTet,  la  gailé  et  l'imprévu  permettent  de 
reconnaître  l'auteur  de  ce  Ci-ispin  rival  île  son  mailre,  qui  précède  Turcaret,  et  qui 
malgré  l'audace  de  certains  traits  n'est  qu'une  comédie  amusante  (l"0").  Le  Sage 
a  surenchéri  sur  le  Jodelet  de  Scarron  et  les  Précieuses  ridicules  de  Molière.  Un 
coquin  cynique  de  valet  tente  de  ravir  à  son  maître  et  sa  fiancée  et  la  dot.  Car 
ce  valet  est  las  d'être  valet,  il  réplique  rageusement  à  son  maître,  presque  en 
égal;  il  se  sent  fait  pour  la  finance,  où  il  brillera.  Le  Sage  lui  en  donnera  lui- 
même  les  moyens.  L'acte,  vivement  mené,  Unit  en  laissant  prévoir  les  valets 
traitants,  c'est-à-dire  les  Turcarets. 

2.  Or  la  sottise,  la  rapacité,  In  puissance  enfin  des  traitants,  au  milieu  d'une 
société  fascinée  et  déjà  gangrenée  par  l'argent,  d'un  pouvoir  ruiné,  d'une 
noblesse  aux  abois,  d'une  bourgeoisie  ambitieuse,  d'un  peuple  misérable,  étaient 

bien  un  fléau  public,  il  était  temps  qu'un  homme  courageux  clouât  au  pilori  de  /  J 
la  scène  ces  voleurs  oITrontés  et  vengeAl.  autrement  que  par  des  pamphlets,  des 
croquis  à  la  Dancourt  ou  des  chansons,  les  honnêtes  gens.  Ce  que  fit  Le  Sage.  En 
vain  les  traitants  firent-ils  ajourner  la  représentation  de  la  pièce,  en  vain  oITri- 
renl-ils  à  l'auteur  une  somme  énorme  pour  la  retirer,  elle  fut  jouée:  en  vain  par- 
vinrent-ils à  en  arrêter  le  succès  :  Tuixarel  fut  bientôt  dans  toutes  les  mains. 


572  LE  THEATRE  (1701-1748) 

plaudir  à  son  déshonneur?  Et  peu  lui  importait  au  profit  de  qui 
il  se  ruinait!  C'était  sa  revanche,  que  cette  déconfiture  de  Tur- 
caret,  «  mang^é  »  par  une  baronne,  que  «  pille  »  elle-même  un 
chevalier,  lequel  est  volé  par  son  laquais.  C'était  le  but  dont 
l'auteur  ne  s'écartait  pas  un  instant.  Nulle  fantaisie,  ici;  nulle 
gaieté  même,  j'entends  de  cette  gaieté,  franche,  radieuse,  qui 
s'épanouit;  plus  de  ces  scènes  épisodiques  qui  reposent  et  font 
diversion  ;  pas  une  réplique,  pas  un  mot  presque  qui  ne  serve  à 
la  poussée  en  avant  de  l'action.  Le  réseau  des  fourberies  qui 
emprisonne  Turcaret  se  rétrécit  à  chaque  instant.  La  pièce  est 
un  chef-d'œuvre  de  concentration  et  d'habileté  dramatiques. 

C'est  nussi  un  chef-d'œuvre  de  vérité  et  de  vie.  Nous  avons 
un  tableau  saisissant  de  l'entourage  ordinaire  d'un  traitant, 
avec  ces  personnages  avides  de  plaisirs  et  d'argent,  qui  ne  cher- 
chent l'un  que  pour  avoir  les  autres,  et  se  volent  à  qui  mieux 
mieux.  Tout  en  procédant  comme  Dancourt,  rejetant  les  tirades 
et  les  portraits,  sachant  ingénieusement  situer  ses  personnages 
par  des  renseignements  précis  et  précieux.  Le  Sage  le  dépasse 
de  beaucoup  par  l'art  de  fondre  en  un  seul  individu  un  certain 
nombre  de  ridicules,  et  par  le  relief  même  de  la  peinture.  Lais- 
sons les  personnages  secondaires,  quelque  intéressants  qu'ils 
soient.  Serait-il  injuste  de  dire  que  la  baronne  vaut  à  elle  seule 
toutes  les  coquettes  etFrontin  tous  les  valets  de  Dancourt?  Cette 
soi-disant  «  veuve  d'un  colonel  étranger  » ,  qui  veut  se  faire  enri- 
chir et  épouser,  assez  habile  d'une  part  pour  tromper  un  Turcaret, 
assez  crédule  de  l'autre  pour  se  laisser  tromper  par  le  chevalier, 
à  la  fois  spirituelle  et  naïve,  point  méchante  au  fond,  cajtable 
de  scrupules  à  ses  heures,  ayant  parfois  une  inconscience  qui 
désarme,  est  prise  sur  le  vif  et  vit,  au  point...  qu'elle  vit  encore. 
Et  de  môme  le  fourbe,  le  voleur  et  le  spirituel  Frontin,  qui 
salue  avec  enthousiasme  sa  nouvelle  dignité  de  laquais  d'un 
traitant,  s'imagine  que  tout  va  se  convertir  en  or  sous  sa  main, 
dépouille  ses  deux  maîtres,  et  ne  peine  que  dans  le  secret  espoir 
de  vivre  plus  tard  en  paisible  bourgeois  ou  de  devenir  un 
traitant.  De  toute  façon  sa  conscience  ne  le  gênera  guère. 

Mais  le  coup  de  maître  c'est  la  peinture  de  Turcaret.  A  coté  les 
autres  figures  de  financiers  pâlissent.  Comme  Molière,  Le  Sage  a 
fait  une  synthèse,  mais  une  synthèse  des  vices  communs  à  une 


LA  COMEDIE  573 

classe  d'hommes,  alTectés  et  déprimés  par  une  même  condition. 
Si  d'ailleurs  le  caractère  n'est  pas  presque  exclusivement  cons- 
titué par  une  passion  ou  un  ridicule  qui  prime  les  autres, 
déforme  les  qualités  et  tient  tout  l'être,  mais  par  plusieurs  vices 
ou  travers  qui  se  montrent  successivement  à  nos  yeux,  il  a  eu 
soin  toutefois  de  donner  à  son  personnag^e  un  trait  domi- 
nant, qui  est  celui  de  la  caste,  et  autour  duquel  se  groupent  les 
autres.  Né  d'un  grand-père  laquais,  d'un  père  artisan,  Turcaret 
est  avant  tout  un  vaniteux  qui  se  croit  réellement  quelqu'un  de 
par  son  argent,  singe  les  gens  du  grand  monde,  et  exhibe  avec 
amour  sa  personne.  Passe  encore  s'il  n'était  que  vaniteux.  Mais 
il  est  sot,  tour  à  tour  hautain  ou  bas,  avare  par  nature  et  pro- 
digue par  amour-propre;  sans  éducation,  il  passe  d'une  galan- 
terie familière  à  l'éclat  et  à  la  grossièreté;  il  donne  en  faisant 
valoir  ses  présents;  il  est  impudent;  rapace,  cruel  dans  les 
alTaires,  il  manie  l'argent,  le  prête,  et  le  vole.  C'est  un  traitant. 
Son  langage  le  peint  bien  ;  il  a  des  mots  terribles  qui  font  péné- 
trer l'homme  jusqu'en  plein  cœur.  Encore  un  coup,  c'est  un  trai- 
tant. 

La  peJDliire  esta  la__fûis  particulière  et  générale.  D'où  la 
popularité  dont  jouit  encore  le  type  de  nos  jours.  Il  a  survécu  à 
sa  postérité,  qui  ne  le  vaut  pas.  La  pièce  n'a  rien  perdu  à  la 
lecture,  sinon  à  la  scène.  Avec  son  dialogue  net  et  vigoureux,  son 
allure  franche,  ses  procédés  précis,  son  réalisme  sincère,  làpreté 
de  la  satire,  cet  esprit  enfin,  cinglant  et  vibrant,  qui  est  ou  se 
cache  partout,  elle  conserve  un  caractère  tel  de  modernité  qu'on 
la  croirait  faite  d'hier,  pour  ne  pas  dire  d'aujourd'hui. 

Delisle.  — Ce  qui  ajoute  à  son  prix  c'est  qu'elle  est,  entre  le 
Tarlnjfe  et  le  Mariaçie  de  Figaro,  la  seule  grande  satire  comico- 
sociale.  Elle  est  même,  dans  la  première  moitié  duxvin^  siècle, 
la  seule  pièce,  ou  peu  s'en  faut,  qui  se  soit  attaquée,  non  plus  à 
des  travers  généraux,  mais  à  une  caste  d'hommes  puissants,  et 
par  là  à  la  société  même.  Après  elle  la  satire  sociale  se  réfugie 
aux  théâtres  irréguliers,  plus  malicieuse  d'ailleurs  que  violente. 
L'Arlequin  Traitant {\~\ij)  de  D'Orneval  le  prouve  à  lui  seul,  et 
aussi  YArlequiii  Deucalion  (1722)  de  Piron,  malgré  quelques 
traits  d'une  hardiesse  originale.  Une  seule  œuvre  fait  exception; 
V Arlequin  Sauvage  de  Delisle  de  La  Drévetière(i"21).  Dans  une 


574  LE  THÉÂTRE  (1701-1748) 

donnée  ingénieuse,  celle  d'un  sauvage  transplanté  dans  un  pays 
civilisé,  la  satire  de  nos  lois  et  de  nos  mœurs,  opposées  aux 
lois  et  mœurs  naturelles  par  le  bon  sens  aiguisé  de  notre  Arle- 
quin, prend  un  ton  amer  et  âpre  qui  étonne  au  premier  abord. 
Il  n'est  pas  jusqu'à  certains  traits  qui  ne  fassent  prévoir  les 
théories  de  Rousseau.  Mais  nous  sommes  au  théâtre  italien,  et 
le  rire  emporte  tout. 

Un  disciple  dissident  :  Destouches.  —  Le  Légataire  et 
Turcarel  venaient  d'être  joués,  et  Dufresny  et  Dancourt  occu- 
paient encore  la  scène  quand  Néricault-Destouches,  bourgeois 
de  bonne  famille,  tour  à  tour  comédien  et  soldat,  hasarda  ses 
premières  comédies  (4710-1717).  Puis  le  jeune  auteur  se  trans- 
forme en  un  habile  secrétaire  d'ambassade,  à  l'âge  de  trente- 
sept  ans,  et  vit  en  Angleterre,  où  il  se  marie.  Quand  il  rentre 
en  France  (1723),  il  reçoit  de  belles  gratifications,  est  admis  à 
l'Académie;  et,  le  Régent  mort,  se  retire  dans  ses  terres,  où  il 
compose  paisiblement  des  comédies  jusqu'à  sa  mort  (17o4). 

Il  a  presque  toujours  visé  au  même  idéal,  à  peu  de  chose 
près.  Il  rêve  une  comédie  de  caractère,  à  la  fois  morale  et  plai- 
sante, capable  et  d'amuser  et  d'instruire.  Tout  en  se  réclamant 
de  Molière,  il  se  vantera  même  plus  tard  d'avoir  pris  un  «  ton 
nouveau  »  (préface  du  Glorieux).  Au  début,  il  s'essaie  surtout  à 
la  comédie  de  caractère,  sans  y  atteindre  malheureusement  :  il 
ne  fait  qu'y  rencontrer  des  scènes  agréables  et  des  tirades 
bien  venues'.  Une  fois  du  moins,  en  courant  après  la  grande 
comédie,  en  attrape-t-il  une  charmante  :  VLrrésolu  (1713),  qui 
est  bien  conduite.  Les  irrésolutions  de  Dorante,  qui  se  décide, 
après  bien  des  tergiversations,  à  se  marier,  puis  ne  sait  qui 
épouser  de  Julie  et  de  Célimène,  penchant  tantôt  pour  l'une, 
tantôt  pour  l'autre,  sont  vraiment  amusantes.  Le  succès  fut  très 
vif.  Quatre  ans  après,  Destouches  quittait  le  théâtre  pour  la 
diplomatie. 

Il  y  revint  (en  1727)  avec  la  prétention  plus  accentuée  encore 
(grâce  à  l'influence  des  romanciers  et  des  publicistes  anglais) 
d'instruire  et  de  corriger  les  spectateurs.  Il  va  travailler  vingt 

i.  Dans  le  Curieux  impertinent  (1710),  l'Ingrat  (1712),  même  le  Médisant  (171.j), 
qui  réussit  beaucoup  pourtant,  moins  sans  doute  par  le  caractère  répugnant  de 
Danion,  que  par  les  types  amusants  du  baron,  de  la  baronne  et  île  Richesource. 


LA   COMEDIE  57 :î 

années  durant,  à  quel«|ues  pièces  près,  à  la  réforme  morale  de  ses 
contemporains.  C'était  à  craindre.  Déjà  les  premières  comédies 
inquiétaient  par  certains  côtés.  Maintenant  il  veut  faire  une 
sorte  de  prêche  en  action;  il  veut  «  prouver  »  quelque  vérité. 
A  ce  point  que  plusieurs  pièces  se  terminent  par  des  mora- 
lités. En  restant  toujours  de  bon  ton,  de  ton  diplomatique,  la 
comédie  instruit  par  la  tirade,  la  maxime,  le  dénouement,  et 
jusque  par  lattendrissement  mouillé  de  larmes,  puisqu'il  faut, 
vu  le  but,  que  nous  plaignions  les  personnages  ou  leur  pardon- 
nions. Et  de  cette  comédie  —  qui  pourtant  doit  rester  comique,  — 
un  an  avant  les  Fils  ingrats  de  Piron,  il  a  donné  les  modèles  avec 
le  Philosophe  ïnarié  {il21)  et  surtout,  après  la  médiocre  tenta- 
tive des  Philosophes  amoureux  (1730),  avec  le  Glorieux  (1732).     - 

Les  scènes  excellentes  et  les  couplets  heureux  ne  manquent 
pas  dans  le  Philosophe  marié,  qu'on  joua  souvent  encore  dans 
ce  siècle.  L'œuvre  plaît.  Notre  philosophe,  pour  triom- 
pher de  mesquins  préjugés,  a  beau  nous  dérouter  parfois  par 
ses  allures,  même  nous  faire  rire  par  le  continuel  contraste 
entre  son  caractère  et  ses  actes,  comme  il  parle  excellemment, 
comme  aussi,  ce  qui  vaut  mieux  encore,  il  est  entouré  de  per- 
sonnages très  intéressants  ',  nous  sommes  séduits  à  la  fin.  Même 
la  résignation  de  Mélite,  la  plus  vertueuse  et  la  plus  raison- 
nable des  épouses,  nous  touche  au  quatrième  acte. 

Mais  c'est  surtout  dans  le  Glorieux  que  Destouches  a  su  mêler 
heureusement  le  comique  et  l'attendrissant,  et  c'est  là  seulement  o 
qu'il  a  eu  la  bonne  fortune  de  créer  presque  un  caractère. 
Toutes  les  qualités  du  comte  de  ïufière  sont  déprimées,  tous 
ses  défauts  sont  dominés  par  un  travers  particulier.  C'est  un 
glorieux,  glorieux  de  son  nom,  glorieux  de  sa  personne,  et 
glorieux  en  face  de  tous,  même  en  face  do  son  valet  et  de  sa 
maîtresse  -;  sa  hauteur  éclate  toujours  et  partout,  et  croît  avec 


1.  Un  ami  prudent,  calme,  discret,  philosophe  qui  enrage  d'aimer  une  coquette; 
une  l»elle-sa'ur  capricieuse,  vive,  bavarde,  moqueuse,  —  c'est  notre  coquette  (le 
jK)rtrait  est  peint  d'après  nature,  Destouches  ayant  mis  <à  la  scène,  avec  sa  propre 
histoire,  sa  propre  belle-sœur);  cnQn,  un  financier  brutal  et  grondeur,  et  un 
homme  de  cour  fin  et  spirituel. 

2.  Il  arrive  furieux  de  ce  qu'un  petit  campagnard  a  osé  s'emporter  devant  lui; 
il  méprise  sottement  un  honnête,  mais  timide  rival;  il  s'indigne  de  ce  que  le 
bourgeois  Lisimon,  son  futur  beau-père,  lui  parle  familièrement  et  ose  s'asseoir 

Ifvant  lui,  le  tutoyer  et  opposer  son  argent  à  la  noblesse,  etc. 


576  LE  THÉÂTRE  (J701-1748) 

les  respects;  il  se  fait  passer  pour  riche;  il  semble  condescendre 
seulement  à  épouser  et  à  aimer;  il  a  des  sourires  dédaigneux,  un 
air  moqueur,  des  silences  affectés.  Son  orgueil  d'ailleurs  est  mis 
bientôt  à  une  rude  épreuve.  Son  père  survient,  pauvre  et  misé- 
rable. Il  le  fait  passer  pour  son  intendant  auprès  de  Lisimon, 
son  beau-père  futur,  mais  est  au  supplice  de  s'entendre  parler 
net  et  franc  devant  le  bourgeois  étonné.  Pour  comble  de  malheur, 
il  lui  faut  aller  «  respectueusement  »  demander  la  main  dlsa- 
belle  à  sa  mère,  et  enfin,  après  avoir  encore  laissé  éclater  toute 
sa  vanité  dans  la  scène  du  contrat,  ou  reconnaître  son  père,  ou 
être  maudit.  Le  cœur  l'emporte.  Au  risque  de  perdre  Isabelle, 
il  tombe  aux  pieds  de  Lycandre,  qui  reprend  son  vrai  nom,  ses 
titres...  et  se  dévoile  riche. 

Ainsi  le  glorieux  n'est  pas  puni,  ce  qui  est  une  exception  chez 
Destouches.  La  faute  en  est  au  comédien  Quinault-Dufresne, 
qui,  fort  glorieux  lui-même,  réclama  un  honorable  dénouement. 
Le  serait-il  d'ailleurs  que  la  leçon  de  morale  n'eût  pas  été  plus 
forte  que  celle  qui  sort,  avec  le  rire,  de  la  peinture  du  person- 
nage dont  l'orgueil  est  constamment  à  la  torture.  Mais  sans 
morale  moralisante,  il  n'y  a  pas  de  Araie  leçon  pour  Destou- 
ches. Il  lui  faut  toujours  un  porte-parole  qui  essaie  de  corriger 
le  personnage.  L'idée  était  habile  de  faire  jouer  ce  rôle  par  un 
père,  et  d'amener  ainsi  une  lutte  entre  la  vanité  du  comte  aux 
abois  et  ses  devoirs  filiaux.  S'il  a  mêlé  à  l'intrigue  un  peu  trop 
de  romanesque,  le  cas  n'est  pas  pendable.  D'autant  que  les  per- 
sonnages sont  tous  sympathiques  ou  amusants  '.  Le  tableau  est 
complet.  La  langue  et  la  poésie  le  relèvent  encore,  une  langue 
correcte  et  élégante,  une  poésie  aisée  et  pittoresque,  avec  des 
vers  à  la  Boileau,  nés  pour  devenir  proverbes.  Une  centaine  de 
ces  vers-là,  et  la  pièce  serait  demeurée  classique.  Telle  qu'elle 
est,  elle  fait  grand  honneur  à  Destouches. 

C'est  malheureusement  une  exception  dans  son  théâtre.  Il  ne 
sut  plus  divertir  en  instruisant,  ou  ne  le  sut  plus  que  par  échap- 


1.  Le  bonhomme  Lycandre  est  une  (loul)lure  adroite  du  Géronte  du  Menteur; 
la  jeune  Lisette,  pleine  de  grâce,  de  réserve,  de  franchise  et  de  finesse,  qui 
garde  dans  une  demi-domesticité  sa  supériorité  native,  est  une  charmante  créa- 
tion; Pasquin  est  un  valet  gascon,  fripon  par  habitude  et  glorieux  par  ricochet; 
le  vieux  Lisimon,  un  bourgeois  commun,  vaniteux  et  libertin;  Philinte,  un  amou- 
reux balbutiant,  honnête  et  brave  au  demeurant. 


LA  COMÉDIE  577 

pées.  On  ne  fait  pas  en  effet  sa  part  à  la  morale.  Une  fois  dans 
la  place,  elle  envahit  tout.  Qui  veut  corriger  les  hommes  et  ne 
laisse  pas  ce  soin  à  la  peinture  franche  et  naïve  des  ridicules 
humains  en  arrive  nécessairemont  à  les  vouloir  toucher  pour  les 
corriger  plus  sûrement.  C'est  une  pente  fatale.  Le  succès  des 
comédies  larmoyantes  de  La  Chaussée  n'était  pas  pour  empêcher  1 
Destouches  d'y  glisser.  La  comédie  finit  par  perdre  en  quelque 
sorte  sa  raison  d'être,  n'élantplus  comique  que  par  accident.  Elle 
est  morale  jusque  dans  ses  rôles  de  valets  et  de  soubrettes.  Il  y 
a  abus  de  vertu  et  de  gens  vertueux.  Et  si  l'on  ne  préfère  pas  à 
toutes  ces  comédies  ambitieuses  '  le  Tambour  nocturne  (traduit 
librement  d'Addison),  ou  V Amour  usé,  avec  l'originalité  de  son 
sujet,  ou  le  Trésor  caché,  ingénieuse  adaptation  du  Trinummus 
de  Plaute,  on  peut  leur  préférer  à  coup  sur  la  Fausse  Agnès,  qui 
est  une  très  agréable  petite  pièce  (jouée  seulement  en  1750), 
pleine  de  mouvement  et  d'esprit,  aux  silhouettes  précises,  qui 
eut  un  grand  succès,  l'a  conservé  très  longtemps,  et  est,  avec 
moins  de  fantaisie  et  plus  de  satire,  comme  le  pendant  des  Folies 
amoureuses.  Il  y  a  là  une  veine  qu'on  peut  regretter  que  Des- 
touches n'ait  pas  exploitée  davantage. 

Il  a  voulu  plus  et  mieux.  Il  a  rêvé  d'être  le  successeur  véri- 
table de  Molière  en  faisant  revivre  la  comédie  de  caractère,  et  de  , 
le  compléter  par  une  morale  plus  directe  et  plus  visible.  C'était 
certes  une  noble  ambition.  Sachons-lui  gré  de  l'intention.  D'au- 
tres, avec  moins  de  talent,  ont  eu  plus  de  bonheur.  Il  faut  se 
souvenir  que  presque  toutes  ces  comédies  supportent  la  lecture 
grâce  à  leur  style  —  et  la  louange  n'est  pas  commune;  que 
dans  toutes  il  est  des  scènes  excellentes;  qu'il  a  fait  le  Glorieux 
enfin,  avec  qui  la  comédie,  à  la  fois  plaisante  et  attendrissante, 
morale  par  suite,  vit  et  vit  bien.  Personne,  pas  même  Voltaire, 
ne  le  surpassera.  On  no  saura  guère  que  le  dénaturer. 

Les  imitateurs  de  Destouches.  —  Car  Voltaire  est,  à 
ses  heures,  un  disciple  de  Destouches.  Il  rejette  avec  horreur 
la  comédie  larmoyante  de  La  Chaussée  et  n'admet,  pour  l'ins- 

1.  Les  titres  parlent  d'eux-mêmes  :  c'est  l'Enfant  fjàté  (llil),  où  se  trouve  un 
premier  crayon  de  la  Phfliberte  d'Augier,  VHomme  sinquliev  (ITil),  la  force  du 
naturel  (i'oO),  l'Ambitieux  et  l'Indiscrète  (173"),  le  Dissipateur  ou  l'Honnête  fri- 
ponne (id.),  d'autres  encore.  L'habilelé  du  «Iramalurge,  le  talent  du  moraliste, 
les  qualités  de  l'écrivain  ne  tendent  plus  qu'à  des  leçons  de  vertu. 

Histoire  de  la  langue.  VI.  «>7 


578  LE  THEATRE  (1701-1748) 

tant,  que  la  comédie  attendrissante,  dont  il  donne  des  exemples 
habiles  dans  les  deux  derniers  actes  de  V Enfant  pt'odig ne  {ild&), 
et  dans  Nanine  ou  le  Préjugé  vaincu  (1749),  où  il  met  sur  la 
scène  le  sujet  même  de  Paméla  et  nous  touche  par  la  grâce,  par 
la  douceur  de  Fhéroïne  et  par  le  caractère  généreux  et  humain 
du  comte,  homme  sans  préjugés  et  sans  morgue.  Mais  déjà  la 
comédie  attendrissante  a  ses  grandes  entrées  à  la  Comédie, 
grâce  à  Guyot  de  Merville  et  à  son  Consenlement  forcé  (1738)  : 
un  fils  qui  s'est  marié  sans  le  consentement  de  son  père  par- 
vient à  obtenir  le  pardon  du  vieillard,  grâce  à  d'heureux  subter- 
fuges, grâce  surtout  aux  charmes  et  à  la  vertu  de  sa  femme  dont 
celui-ci  s'éprend,  puis,  la  sachant  mariée  en  secret,  se  fait  le 
protecteur.  Rien  de  plus  touchant  que  la  confiance  et  la  tendresse 
mutuelle  des  deux  époux.  La  pièce  semble  trop  courte.  C'est 
qu'elle  est  aussi  plaisante  et  ne  laisse  pas  de  faire  rire. 

Les  petits-neveux  de  Molière.  —  D'Allainval.  —  La 
comédie...  comique  n'abdique  pas  en  effet,  qui  n'abdiquera  même 
pas  en  face  des  comédies  larmoyantes  de  La  Chaussée.  Les 
héritiers  de  Molière  ne  chôment  pas.  Et  d'abord  D'Allainval,  dont 
V École  des  Bourgeois  (1728)  est  une  des  meilleures  contrefaçons 
du  Bourgeois  gentilhomme,  en  petit.  S'il  n'est  pas  le  premier 
qui  ait  mis  à  la  scène  un  marquis  à  laffût  d'une  dot  bourgeoise, 
chez  lui  le  portrait  est  plus  fouillé  que  d'habitude.  En  face  d'une 
riche  bourgeoise,  hypnotisée  par  les  titres  et  qui  gagne  sa  fille  à 
sa  folie,  et  d'autres  comparses  amusants,  se  détache  la  figure  du 
marquis  de  Moncade,  le  plus  aimable,  le  plus  badin,  le  plus  fat, 
le  plus  spirituel  et  le  plus  insolent  des  marquis,  comme  aussi  le 
plus  dédaigneux  des  gendres,  même  des  fiancés  \  Démasqué,  joué 
à  son  tour  à  la  fin,  il  s'en  va,  riant,  l'air  vainqueur,  remerciant 
ceux  qu'il  n'a  pu  duper  de  l'empêcher  de  «  ternir  sa  gloire  ».  Il 
est  bien  régence.  Le  portrait  est  fait  de  main  de  maître.  11  faut 
attendre  maintenant  jusqu'à  Piron  et  Gresset  pour  trouver  des 
œuvres  dignes  d'une  étude  attentive. 


1.  11  se  laisse  admirer,  aduler,  sans  s'en  étonner;  on  lui  donne  de  l'argent,  et 
il  le  reçoit  comme  faisant  une  grâce;  il  raille  sa  belle-mère  en  la  flatlant,  fait  la 
leçon  à  s<a  fiancée  sur  les  sentiments  bourgeois,  et  lui  prêche  la  vraie  Ihéorie  du 
mariage,  qui  est  celle  de  la  séparation  des  époux.  —  La  pièce  a  été  jouée,  et 
souvent,  jusqu'en  1848. 


LA  COMEDIE  579 

Boissy  et  Fagan.  —  Les  autres  comédies  d\i  temps  ne  sont 
pas  toutefois,  à  beaucoup  près,  méprisables;  et,  entre  autres, 
celles  de  Boissy  et  de  Fagan.  Le  premier  a  fait  représenter,  tant 
à  la  Comédie  française  qu'à  la  Comédie  italienne,  une  cinquan- 
taine de  pièces,  dont  deux,  deux  petites  en  un  acte,  sont  à  part  : 
le  Babillard  (1725),  badinage  aimable  et  alerte,  et  le  Français  à 
Ijindres^  (l'727),  qui  eut  un  succès  non  moins  persistant,  et  le 
méritait.  Boissy  a  de  l'aisance,  de  la  fantaisie  et  de  la  finesse. 
Et  Fagan  aussi.  Ses  comédies  sont  presque  toujours  intéres- 
santes, même  celles  qui  ne  réussirent  que  médiocrement.  Avec 
les  Caractères  de  Thalie  (1737),  le  Rendez-vous  (1733),  char- 
mante petite  intrigue  où  les  valets  amoureux  poussent  leurs 
maîtres  à  s'épouser  en  leur  faisant  croire  qu'ils  s'aiment  réelle- 
ment, la  meilleure,  la  plus  originale,  en  tout  cas,  est  la  Pupille 
(1734).  Une  jeune  fille  se  voit  forcée  par  les  circonstances,  par 
l'aveugle  modestie  d'un  tuteur  qui  se  croit  indigne  d'être  aimé, 
de  lui  faire  comprendre  elle-même  (et  elle  s'y  applique  avec  une 
grâce  et  une  pudeur  toutes  virginales)  qu'il  ne  lui  déplaît  pas, 
que  c'est  lui  qu'elle  aime,  et  de  l'amener  ainsi  à  se  déclarer 
ouvertement.  Fagan  a  traité  à  deux  ou  trois  reprises  avec  une 
habileté  délicate  cette  scabreuse  situation.  La  pièce  obtint  jus- 
tement un  très  vif  succès.  Peut-être  le  retrouverait-elle  même 
aujourd'hui  à  la  scène .  C'est  une  de  ces  comédies  où  on 
regrette  de  ne  pouvoir  s'attarder  quelque  peu. 

Voltaire,  etc.  —  Par  contre,  ni  le  Faux  Savant  de  Du  Vaur, 
bien  qu'il  soit  resté  au  répertoire  tout  le  siècle  et  contienne, 
avec  quelques  scènes  amusantes,  une  vive  satire  du  pédantisme, 
ni  le  Complaisant  (1732),  ou  le  Fat  puni  (1739),  ou  le  Somnam- 
bule (id.)  de  Pont  de  Veyle,  quoique  assez  adroitement  agencés  et 
spirituellement  tournés,  ni  les  Grâces  (1744)  ou  même  V Oracle 
(1740)  de  Sainte-Foix,  dont  la  vogue  fut  considérable,  fantaisiste 
et  précieuse  bagatelle  où  l'auteur  a  peint,  non  sans  une  déli- 

4.  Boissy  y  peint  avec  esprit  un  petit-maître  français,  qui  dédaigne  les  Anglais 
et  leurs  rudes  manières,  et  perdra  celle  qu'il  aime  par  sa  sotte  fatuité  et  sa 
vide  politesse.  On  trouverait  encore  beaucoup  à  glaner  dans  l'Époux  par  super- 
cherie (1744),  le  Sage  étourdi  (1744),  le  Triomphe  de  l'inlérél  (1730),  l'Homme  indé- 
pendant (1741),  etc.,  et  surtout  dans  les  De/iors  trompeurs  ou  l'Homme  du  jour 
(1740),  la  meilleure  de  ses  grandes  comédies.  Le  portrait  du  baron,  Thomme 
mondain,  esclave  de  la  société  par  laquelle  et  pour  laquelle  il  vit,  est  fort  plai- 
sant. 


580  LE  THEATRE  (1701-1748J 

cate  gradation  et  une  pudique  sensualité,  l'éveil  des  sens  chez 
une  jeune  fille,  ni  Y  Impromptu  de  campagne  (1733),  bluette 
amusante,  ou  le  Procureur  arbitre  (1728)  de  Ph.  Poisson,  qui 
offre  de  jolies  scènes  et,  chose  originale,  un  caractère  de  pro- 
cureur honnête  homme,  ni  les  aimables  comédies  du  président 
Hénault,  ne  méritent  réellement  de  nous  arrêter.  Il  en  va  de 
même  des  comédies  de  Voltaire,  sauf  deux.  La  première,  et 
peut-être  la  meilleure,  est  l'Indiscret  (1725),  qui  eut  du  succès, 
et  011  le  portrait  de  Damis,  jeune  fat  qui  met  le  monde  au  cou- 
rant de  ses  bonnes  fortunes,  vraies  ou  fausses,  est  lestement 
poussé.  La  pièce  abonde  en  tirades  qui  sont  d'admirables  petites 
satires  mondaines.  Et  de  même  elles  ne  manquent  pas,  et  non 
plus  les  silhouettes  amusantes,  dans  les  Originaux  ou  M.  du  Cap 
Vert  (1732),  plaisante  comédie  où  une  jeune  femme  vertueuse 
et  sensible  finit,  par  une  ruse  habile,  à  ramener  à  elle  un  mari 
dédaigneux  dont  la  naissance  bourgeoise  ne  se  trouve  que  trop 
dévoilée  au  dénouement.  Les  autres  pièces  ne  comptent  pas  '. 
Le  grand  tort  de  Voltaire  —  tort  peu  commun  —  est  d'avoir 
trop  d'esprit,  et  d'en  trop  prêter  à  ses  personnages. 

Piron  et  Gresset.  —  Piron  et  Gresset,  l'un  Picard,  l'autre 
Bourguignon,  ont  su  n'en  point  trop  mettre  dans  leurs  comédies. 
L'esprit  cependant  ne  leur  manquait  pas,  plus  piquant  et  plus 
salé  chez  le  premier  (1689-1773),  fils  d'un  apothicaire  chanson- 
nier, chansonnier  lui-même,  auteur  tragique  à  ses  heures, 
homme  gai,  honnête,  franc,  malicieux  sans  méchanceté,  sym- 
pathique encore  qu'un  peu  vaniteux,  dont  les  malheurs  n'altérè- 
rent pas  la  bonne  humeur;  plus  fin  et  plus  discret  chez  le  second 
(1709-1777),  de  jésuite  devenu  homme  du  monde,  poète  aimable, 
lui  aussi  auteur  tragique  à  l'occasion,  observateur  délicat  des 
mœurs,  provincial  que  troublent  les  Parisiens,  et  qui  retourne 
désabusé  dans  son  Amiens  où  il  brille  jusqu'au  jour  où  la  dévo- 
tion le  prend  et  ne  le  quitte  plus.  On  ne  saurait  donc  s'étonner 
s'il  y  a  plus  de  verve  et  de  gaieté  dans  la  Métromanie^  plus  de 
délicate  psychologie  dans  le  Méchant. 

1.  L'Échange  (1734),  qui  n'est  qu'une  pochade;  la  Prude  (1740),  la  Femme  qui  a 
raison  (1749),  trop  peu  amusantes.  Quant  à  V Envieux  (1738),  ce  n'est  qu'une 
satire  (contre  Desfontaines)  qui  ne  fut,  heureusement,  représentée  nulle  part.  — 
Nous  avons  déjà  parlé  (voir  ci-dessus,  p.  577)  de  l'Enfant  prodigue  et  de  Nanine. 


LA   COMEDIE  SSf 

On  sent,  en  elTet,  par  toute  la  Métromanie  cette  verve  bour- 
guignonne que  Piron  a  répandue  sans  compter  dans  ses 
diverses  productions  pour  la  Foire,  à  commencer  par  le  fameux 
Arlequin  Devcalion,  et  qu'il  n'avait  abandonnée  qu'un  instant 
avec  ses  Fils  uigrats  (1728).  Et  pour  cause,  puisqu'il  s'est 
peint  quelque  peu  dans  Damis,  et  que  le  rôle  est  le  tout  de 
la  pièce.  Il  lie  entre  elles  les  difîérentes  parties  (car  l'intrigue  est 
double),  il  en  est  le  centre,  et,  à  peu  de  chose  près,  tout  l'in- 
térêt. Non  qu'on  reste  indifîérent  à  l'habile  agencement  des 
scènes,  à  leur  adroit  ricochet,  ou  encore  aux  autres  personnages  : 
le  passionné  Dorante,  la  nonchalante  Lucile  que  transforme 
l'amour,  l'oncle  Baliveau,  le  capitoul  infatué  de  soi  et  de  ses 
fonctions,  le  bourgeois  pratique,  qui  n'entend  rien  à  la  poésie, 
et  que  sa  bonté  seule  et  un  bon  sens  natif  sauvent  du  ridicule, 
le  métromane  Francaleu  enfin,  «  bon  ami,  bon  mari,  bon  citoyen, 
bon  père  »,  que  la  manie  de  rimer  a  pris  sur  la  cinquantaine, 
qui  rime  malgré  Minerve,  joue  la  modestie,  rit  de  lui-même  et 
lit  ses  vers  à  tout  venant  ;  mais  Damis  attire  tous  les  regards, 
qui  a,  avec  les  défauts  du  métromane,  les  réelles  qualités  du 
poète.  Malheureusement  Piron  a  eu  le  tort  de  nous  le  présenter 
presque  tout  le  temps  ridicule  dans  la  première  partie  et  presque 
toujours,  à  la  vanité  près,  sympathique  dans  la  seconde.  Du  plus 
distrait,  du  plus  fat,  du  plus  insupportable  des  métromanes,  il 
fait  aussi  un  vrai  poète,  plein  d'enthousiasme  pour  son  art, 
amoureux  de  solitude,  désintéressé,  généreux,  courageux  et 
énergique.  Il  y  a  là  une  transformation  qu'on  ne  s'explique  pas 
très  bien  tout  d'abord.  Mais  la  verve  emporte  tout,  et  ces  scènes 
plaisent  étrangement  où  tour  à  tour  Damis  exalte  devant  son 
valet  sa  propre  personne  et  son  talent,  escompte  par  avance  son 
avenir  en  termes  magnifiques  et  vante  en  vers  ardents  une  maî- 
tresse qu'il  ne  connaît  pas  '  ;  où,  en  face  de  son  oncle,  bourgeois 
poncif  et  officiel,  il  défend  la  poésie  et  les  poètes  avec  une  élo- 
quence chaleureuse,  où  il  tient  tête  avec  un  calme  et  un  courage 
tranquilles  à  Dorante  qui  l'insulte  et  le  menace,  se  croyant  trahi 

1.  Cette  Muse  bretonne  qu'il  adore  se  trouvera  être...  M.  Francaleu  même.  (Piron 
a  mis  au  théâtre  l'histoire  piquante  de  M.  Desforges-Maillard,  qui  se  fit  passer 
dans  ses  vers  pour  M"*  de  Malerais  de  la  Vigne,  et,  sous  ce  nom  et  ce  sexe,  se 
fit  admirer  comme  poète  et  trom|>n  son  monde.  Quand  la  ruse  fut  dévoilée,  le 
monde  le  lui  rendit  bien....  en  ne  l'admimnl  plus.) 


582  LE  THEATRE  (1701-1748) 

par  lui,  où  enfin,  après  avoir  attendu  dans  la  fièvre  le  résultat 
de  la  représentation  de  sa  comédie,  il  apprend  son  échec  sans 
faiblesse  et  se  venge  de  Dorante,  qui  a  mené  la  cabale,  en  ren- 
dant possible  son  mariage.  Elles  font  et  feront  vivre  un  ouvrage, 
bien  écrit  d'ailleurs,  auquel  on  n'a  fait  tort  de  nos  jours  qu'en 
le  voulant  porter  trop  haut.  Le  succès  en  fut  considérable  (1738). 

Celui  du  Méchant  (4747)  ne  fut  pas  moindre,  où  Gresset, 
après  son  Sidney,  s'attaque  à  un  mal  plus  sérieux  qui  sévissait 
alors  dans  toutes  les  sociétés  à  la  mode.  C'était  une  manière 
spéciale  de  méchanceté,  une  méchanceté  à  froid,  par  système 
et  dilettantisme,  et  dont  la  base  était  l'égoïsme  et  la  vanité. 
Gresset  a  su  excellemment,  en  s'inspirant  quelque  peu  du 
reste  du  Flatteur  de  J.-B.  Rousseau  ou  du  Médisant  de  Destou- 
ches, nous  présenter  et  nous  peindre  un  de  ces  «  paralytiques 
du  cœur  »,  selon  le  joli  mot  de  D'Argenson,  qu'il  voyait  et  cou- 
doyait sans  cesse.  Si  le  Méchant  nous  étonne  un  peu  aujour- 
d'hui, si  même  ses  menées,  son  manègç  savant  et  sa  louche 
diplomatie  nous  irritent,  la  faute  n'en  retombe  pas  à  coup  sûr 
sur  Gresset,  qui  a  si  bien  réussi  à  ne  le  rendre  ni  tout  de  suite 
ni  tout  à  fait  odieux  que  les  contemporains  l'accusaient  d'être 
demeuré  en  deçà  de  la  vérité.  La  chose  fait  frémir.  Car  ce 
Cléon  qui  domine  en  maître  dans  la  maison  de  Géronte,  prêt  à 
épouser  ou  la  sœur  Florise  ou  la  nièce  Chloé,  selon  les  circons- 
tances, qui  ne  reculera  devant  rien  pour  arriver  à  ses  fins,  flat- 
tant les  uns  et  trompant  les  autres,  est  en  somme,  malgré  son 
esprit,  un  triste  personnage.  C'est  un  fourbe,  une  âme  noire,  qui 
use  de  tout,  des  mines,  des  airs,  des  demi-mots,  des  ricanements, 
des  insinuations  perfides,  même  des  silences  pour  semer  l'ai- 
greur, la  haine,  la  division,  et  y  joint,  s'il  est  nécessaire,  lettres 
et  brochures  infâmes.  Il  n'a  aucun  scrupule.  Par  plaisir  et  par 
habitude  il  torture  les  cœurs.  Une  imprudence  le  perd,  heureuse- 
ment. Il  est  chassé.  Mais  il  sort  en  maître,  et  menaçant.  Et  il  a 
raison,  car  il  sait  les  secrets  de  la  maison  et  est  homme  à  en 
abuser. 

Voilà  lehéros  de  la  pièce,  un  marquis  de  Sade  en  son  genre, 
dont  la  figure  étonne  singulièrement  aujourd'hui.  S'intéresser 
à  cette  sorte  de  libertinage  moral,  sinon  à  la  lecture,  n'est  plus 
guère  possible. Et  comme  d'autre  part  les  amours  de  Valère  et 


LA   COMliniE  ;i83 

i]o  Cliloi',  (jui  pas  une  fois  îic.  sont  on  |»résenco,  nous  loncliriit 
méiliot. renient,  la  jtiôcc  paraît  froiilc,  «lu  moins  à  la  scono.  Los 
rar;u't«!rros  «les  persoiniai5r;.s  seoondairos  ne  parvionncnl  pas  à 
raninî«ir  suflisamnient,  «|uclf]u«'  bion  venus  qu'ils  soient*.  On 
le  déploie  iraulanl  plus  «juo  l'esprit  y  abonde,  <|ue  la  îoniruc  on 
est  renKir(|ual>lo  do  précision  éléi^anle  et  pittoresque.  ^lais  quoi, 
il  y  a  trop  de  linessc,  une  gaieté  trop  décente.  La  comédie  est 
tropJjttéraireT  trop  faite  pour  unpublic  spécial  :  ellccst^jc  chrf- 
d'n^uvre  des  comédies  de  salon.  Avec  une  intrigue  plus  vivante, 
une  verve  plus  abondante,  «  lie  n'eût  [>as  été  indique  de  ]Vloliére. 
En  tout  cas,  c'e;>t  la  dernière  grande  comédie  de  caractt-re  l'aife 
d'après  les  procédés  rlas-siques.  Et  par  cela,  (piand  ce  ne  s<^i  ait 
pas  par  son  intérêt  historique,  le  Mi-chanl  marque  une  dote  coa- 
sidérable  dans  l'histoire  de  la  coniéiiie,  comme  Mérope  daiîs 
celle  de  la  lr;îgédie. 

H.  Les  Indép*;nclants.  --.  Tous  ces  auteurs  cosniques,  de 
Hegnard  à  Piron,  ont  été,  avec  plus  ou  moins  d'originalité, 
«'e  verve  et  d'esprit,  les  héritiers  de  Molière.  Avec  mx,  en 
somme,  même  avec  De>touches,  la  comédie  n'a  pas  brisé  ses 
altacbo'i  avec  le  Maltri'.  H  n'en  \a  plus  ainsi  ni  av<'C  Marivaux 
ni  avec  La  Chaussée. 

La  comédie  «  métaphysique  >  de  Marivaux.  —  Mari- 
vaux (Pierre  Cadet  du  Chamblain  de)  a  créé  un  genre  spécioi, 
dont  il  est  le  seul  représentant,  et  qrj  a  fait  sa  gloire.  Ce 
genre  est  si  particulifr  qu'il  faut  pour  le  bien  comprendre  une 
éducation  ]»réalable,  une  sort*,  d'initiation.  Tl  est  bon  de  lire  les 
mémoires  du  temps  et  de  pénétrer  quelques  instants  au  moins 
tlans  les  salons  de  la  ir.;,rquise  de  Lambert  et  de  M'"^  de  Tencin, 
centres  du  bon  ton  cl  de  la  délicatesse,  certes,  mais  aussi  4lc  la 
subtilité  et  du  raffinem«»nt.  C'est  là  qu'après  avoir  a  écu  vingt  ;ins 
en  province,  noire  Parisien,  tils  d'un  financier  honnête,  quoique 

I.  Ni  le  Itoiirru  el  iii<liilgei)l  G<;ri)n1<!,  Iionniio  »lo  sons,  oi-rl»?.  nuis  ov.iuïe, 
nilrlé,  vaniloiix,  proj>rièlairc  •'.iithoiisiaslc  ri  implactblc,  no  bnflil  à  l;i  »-\cli«*,  ni 
la  luléle  cl  Iial)ile  LisoUo,  ni  i'I»<..nn<îte  cl  senHc*  Viisle,  ni  W.  nu>liil«'  V.-.l.'^re.  «}iii 
du  .  f.il  >nlii>lleriie  •  ivilovi.T.t  amouronx  «H  honmlc  homino.  ni  l.i  l-mlf  ;ira- 
cieus.;  ol  tonte  charnianlc  CIiKm;,  une  dos  y\u9.  aL'rc.iblt»s  in.iri'inws  qni  _-i'ionl, 
ni  laroquellc  «-l  ^onlinicnlalc  Floritse,  tèle  folio,  «MMir  ?àl'«,  fcinuK'  «uti  «-nniiie 
<!(•  vieillir,  fuil  le  monde  qui  la  fuit,  î^o  pire  <le  IV-^juJI  •le>  aulrt»s.  el  f.';,rde  des 
aii-s  sur  la- vertu  sans  avoir  cVS  vertueuse,  ni  enlin  le  j>lai>anl  cl  «crupulciix 
l'ronlin,  lypo  origin.nljle  valet  qui  a  souri  de  son  •  iKinneur  -.  ne  quoi  va-l-il  se 
mêler  là? 


■)8i  LE  THÉATUK  (1701-1748) 

Norman»],  déjà  rendu  sceptique  [tar  une  misérable  histoire 
d'amour,  épura  et  affina  son  goût,  et  scruta  le  cœur  féminin. 
Aucune  société  n'était  plus  propre  à  lui  plaire,  à  faire  éelore  el 
valoir  les  qualités  natives  de  sou  esprit.  La  misanthropie  ne 
résista  pas,  si  le  mauvais  goût  fut  plus  tenace.  Mais  avec  la 
féerie  (Y Arlequin  poli  par  l" amour  (1120),  il  entre  déjà  dans  son 
élément.  A  trente-quatre  ans,  tout  en  fondant  un  journal  :  le 
Speclaleur  frcmçais,  il  mettait  brillamment  au  jour,  avec  la 
Double  Inconstance  et  la  Première  Surprise  de  Vanioiir  (1722) 
ses  qualités  d'analyste  pénétrant  des  mystères  du  cœur  humain 
et  jetait  dans  ses  œuvres,  outre  la  délicatesse  juquantc  de  son 
monde,  une  très  ingénieuse  subtilité,  un  langage  singulier,  un 
esprit  continu  qui  lui  appartenaient  bien  en  propre.  Une  ado- 
rable artiste,  Sylvia,  qui  devint  son  artiste,  fit  le  reste  :  elle 
attendrit  sensiblement  le  jeune  psychologue,  et  donna  à  son 
talent  je  ne  sais  quoi  de  plus  léger  et  de  plus  capricieux.  Ce  fut 
un  bonheur  j)Our  Marivaux  d'avoir  débuté  au  théâtre  italien.  Il 
yrosti'.  11  eut  raison.  Car  là  seulement  il  pouvait  trouver  les 
artistes  qu'il  lui  fallait.  Au  théâtre  français  de  telles  pièces  cou- 
raient le  risque  — ^ce  qui  arriva  —  de  dérouter  le  public.  II  y  avait 
trop  loin  d'elles  à  celles  qui  occupaient  alors  la  scène.  Ici  le  but 
n'est  plus  le  lire,  mais  l'analyse  des  sentiments;  ici,  pour  toute 
intrigue  ou  un  conflit  d'amoui-propre,  ou  un  amour  qui 
i  s'ignore  el  prend  con.?cience  de  soi;  ici  des  marquis,  des  cheva- 
liers, des  comtesses,  non  plus  ridiculisés  et  comme  maltraité;? 
;  à  plaisir,  mais  peints  avec  sympathie  par  l'auteur,  et  qui  rivali- 
sent do  senliment  et  d'esprit;  ici  enfin  un  langage  original,  et 

î.  SiT  M'?  29  coiiK-'Uc?,  il  f'ii  <lonn;i  10  aux  It-Uions  ù  savoir,  oniro  celles 
noiiiiiiKC-  j/ius  l).iiit,  i'Ainotir  et  la  1V/(7r' (17:20),  le  Pri/ice  travesti  (1724),  la  Fausse 
suiionto  (id.),  Vllérit'ei-  de  vilUti/e  (l"2o),  le  Tr/'ornjihe  de  Plutus  (1728),  la  Nou- 
velle Colonie  (n2û),  le  Jeu  de  V Amour  et  du  lla-iai-d  (1730),  le  Triomphe  de 
Vaiitow'  (1732),  Vh'.cole  dea  mères  (id.),  l'tl'Vtreux  Stralof/ihne  (1733),  la  Méprise 
(1731),  la  Mire  confidente  (17.!r)).  /(•>■  Fausses  Confidences  (1737),  la  Joie  impri'riie 
(173S\  les  Sincères  (173'.)),  VEpreuei^  (I7>0),  «nii  réussirent  ))i>aucou|t  pour  la  pl»i- 
part,  et  10  seulement  au  Théâtre  français  :  /'•  Dénouement  imprévu  {{li\),  l'Ile  d^s 
Esclaves  (I7:i";),  les  Petits  Hommes  et  la  Seconde  Surprise  (le  l'amour  (1727),  la 
Réunion  des  amours  (1731),  les  Serments  indiscrefs  (1732),  le  Petit  Maître  corrif/é 
(173'k),  le  Ler/s  (173G),  la  Dispute  (17'» l),  le  Préjugé  vaincu  (1740),  qui,  en  {;én.jjal, 
furent,  à  1  cauroup  près,  moins  heureuses.  Ce  ne  sera  «jue  peu  à  peu  qu'tîllf* 
forceront  le  puMic.  lin  même  temps  que  ces  comédies,  il  composait  ses  n.mans, 
ré;li{ieait  ses  feuilles,  (léi«ensail  dans  Ja  société  des  trésors  d'esprit,  fnisail  des 
leclures  à  l'Aeadémie.  Né  en  lOSS,  à  Paris,  il  y  mourut  en  17G3,  njirès  uu« 
vieillesse  {.'é née,  où  il  était  demeuré  toutefois  et  Iton,  et  généreux,  el  charitable. 


HIST.   DE  LA   LANGUE  &  DE  LA  LITT.   FR. 


T.  VI,  CH.  XI 


ArmaiiJ  Culiii  Jt  C",  EJilouis,  Paris. 


PORTRAIT  DE  MARIVAUX 

D'APRÈS   LA    PEINTURE   DE    L.-M.    VANLOO 
Conservée  à  la  Comédie-Française 


LA  COMEDIE      -  'JSr, 

élranj^epoui*  le  jii'os  îles  spoclul'.'urs  loul  au  moins,  lîref,  ••'éluit 
lîi  présentation  à  la  scrne,  a\ec  m\  réalisme  voulu,  «l'un  milieu 
particulier.  Marivaux,  en  prenant  comme  domaine  le  co'ur 
htnnain,  e.\[»loilait  un  (ilon  nouveau.  11  fiû.sail  clans  la  eoiné<11c, 
comme  on  Ta  «lit  — et  toutes  proportions  gantées,  —  une 
révolution  semMable  à  celle  qu'avait  faite  llacinc  dans  'a 
tra.qédie.  Mais  au  lieu  de  la  jteinture  des  passions  et  de  la  pas- 
sion, ^^larivaux  s'en  tenait  à.  celle  des  man«>ges  amoureux,  «le 
ces  amours  nées  dans  les  salons,  de  ces  sent imenls  qui,  i^ènés  par 
mille  préjugés  et  par  mille  bienséances  mondaines,  honteux  de  se 
montrer,  sinon  d"ètre,  se  défient  de  tous,  surtout  d'eux-mêmes, 
et  ne  s'avouent  vaincus  qu'après  une  série  de  défaites.  Il  se  con- 
t«^nlaitdonc —  le  plus  souvent  —  de  vouloir  pénétrer  les  mys- 
tères (les  amours  naissantes,  d'autant  jdus  compliquées  qu'elles 
sont  parfois  plus  naïves,  toute  celte  fine  diplomatie  des  coeurs 
qui  se  trouvent  sans  avoir  Tair  de  se  chercher  ou  se  fuient 
pour  se  mieux  donner.  Il  y  avait  là  de  quoi  étonner  le  puîdic,  à 
coup  sur.  Ktait-ce  assez  en  etrel  pour  le  jiréparer  à  une  telle 
coujédic  qu'une  ou  deux  scènes  du  Giflant  Coureur  ou  do 
r Épreuve  réciproque  de  Lej^rand? 

Quoi  qu'il  en  soit,  de  cette  comédie  l'amour  est  la  hase  et  le 
centre,  l'ymour  avec  ses  acolytes  luil>ituels,  parfois  la  nuïvelé, 
le  plus  souvent  la  coquetterie  et  l'amour-jjropre.  Tous  les  per- 
scnnages  de  Marivaux  finissent,  tôt  ou  tard,  par  être  sensibles 
à  l'amour.  Ils  semblent  avoir  tous  un  «  penchant  incognito  »  en 
^ux.  Ils  n'ont  pas  le  droit  de  ne  jias  aimer,  car  sans  l'amour  le 
cœur  est  un  «  paralylique  »  et  les  honmies  demeurent  comme 
des  o  eaux  stagnantes  ».  L'amour  est  un  «  devoir  y>'.  L'amour 
est  donc  partout.  11  n'y  a  pas  toutefois  monotonie.  Marivaux  n"a 
pas  constimmenl  refait,  quoi  qu'on  en  ait  dit,  la  Première  Sur- 
pn's'j  lie  C amour  ^.  Et  d'abord,  la  Seconde  Surprise  île  Cainovr  est 
déj:i  bien  diirérente.  Si  la  Double  Incnnslaiice  est  encore  une  sur- 
prise de  l'amour,  le  cadre  ici  est  tout  autre.  11  y  a  loin  aussi  de 

I.  Cf.  la  Double  Incohstunce  (I,  2:  III,  I)  et  la  Première  Surprise  de    tantûtir. 

•2.  Li:i-ri;<*mc  disait,  »r.if.rès  D'Aleihbort  :  -  Dans  nios  i>ièc«.-<.  c'osl  lantôt  iin 
amour  iynorc  de  iJ<:ux  ainanl»,  laiilôl  un  amour  qu'ils  sonlenl  el  <|u'ils  veulent 
se  cacher  i'un  à  l'autre,  tantôt  un  amour  liinide  et  qui  nosc  ?e  déclarer;  t.int«")l 
enfin  un  aniour  incertain  et  comme  iu«i(?cis,  un  amour  à  demi  n<*  pour  ainsi 
«lire  el  qu'ils  épienl  ati  <Iedans  d'eux-mêmes  avant  de  lui  laisser  prendre  I  essor  -. 


586  LE  THEATRE  (1701-1748) 

la  Fausse  Suivante  et  i\\\  Dénouement  iniprèim  an  Jeu  de  r Amour 
et  du  Hasard,  où  la  volonté  d'une  part,  et  la  passion,  la  véri- 
table passion  «le  l'autre,  trouvent  leur  place.  Les  Fausses  Confi- 
dences sont  le  Jeu  de  V Amour  et  du,  Hasard  renversé,  sans  parlie 
curice  en  quelque  sorte  :  il  y  a  encore  méprise,  surprise,  et 
même  passion,  mais  les  conditions  et  r«%e  des  personnes  chan- 
gent considérablement  les  choses.  Dans  VEcole  des  mères  il  n'y 
a  rien  de  tout  cela;  le  Legs  n'a  ni  mé})rise,  ni  surprise,  non  plus  : 
il  ne  s'agit  que  de  pousser  un  amoureux  timide  à  déclarer  net- 
tement son  amour;  les  Siticères  sont  une  tout  autre  pièce  et  très 
originale  où  deux  amants,  qui  croient  s'aimer,  se  tournent  le 
dos  dès  que  leur  franchise  s'attaque,  non  plus  aux  autres,  mais 
à  eux-mêmes.  Et  f Épreuve  est  un  délicieux  bijou,  où  il  n'y  a 
qu'un  quiproquo  amoureux  dénoué  habilement.  I^à  encore  ni 
méprise  ni  surj)rise,  ou  alors  il  y  en  a  dans  toutes  les  comédies 
où  entre  l'amour.  Il  est  vrai  qu'il  y  a  toujours  triomj)he  de 
l'amour. 

C'est  vers  ce  triomi>he  de  l'amour  que,  dans  presque  toutes 
les  j)ièces  (même  dans  les  comédies  héroïques),  nutrche  constam- 
ment l'action.  Car  il  y  a  réellement  une  action,  et  qui  marche. 
Seulement  elle  se  luUe  lentement,  d'un  mouvement  continu  qui 
va  sûrement  à  son  buf,  tour  à  tour  poussée  ou  retardée,  soit  par 
des  incidents  extérieurs,  soit  par  le  simple  choc  des  personnes 
iiitéiessées,  et  leur  stratégie  savante  de  regards,  de  réticences 
et  de  sous-entendus.  Et  iî  arrive  ce  qui  devait  arrivée  nécessai- 
lenient,  à  savoir  qu'elle  va  en  quelque  sorte  en  s'é}>urant  elle- 
même,  et  que  les  incidents  extéri^'urs  finissent  par  n'avoir  plus 
de  place  dans  les  œuvres  de  la  niaturité,  les  modèles  du  genre, 
le  Jeu  de  V Amour  et  du  Hasard  et  les  Fausses  Confidences.  Les 
seuls  incidents  sont  ici,  ou  peu  s'en  faut,  des  états  d'àme  qui, 
«  ou  se  contrarient  jusqu'à  ce  qu'ils  finissent  par  se  concilier, 
ou  se  succèdent  en  se  précisant  jusqu'à  ce  qu'ils  se  connaissent 
eux-mêmes  »  (IJrunetièje). 

Ce  théâtre  est  donc  un  théâtre  essentiellement  psychologique; 
il  est  comme  le  bréviaire  des  amours  naissantes.  Aussi  est-ce 
im  théâtre  particulièrement  féministe.  (Vjmme  dans  les  trag-édies 
de  Racine,  les  femmes  ont  ici  U^  premiers  rôles.  ]\îarivaux  a 
mis  dans  leur  peinture,  avec  une  minutieuse  exactitude,  unepoé- 


LA  COMKF)IB  -Jg: 

ii(|iic  fanlîiisie.  Kilos  siMluisont  «lès  l'ahoid  (juaml  rllcs  .ipita- 
ralssoiil  (telles  (ju<î  «iaiis  les  aimables  taMeaux  <lc  Walleau  ou 
«le  Tjaneret,  ou  «lans  les>^»astels  «le  Laloiir  et  les  «lessins  île 
Saiiil-Aul)in)  tlélicieuseinenl  poudrées,  mouchetées,  enruban- 
nées, dans  ces  toilettes  claires  et  amples  où  se  jouent  festons, 
mij^nonnettes  et  dentelles,  ini:énieijsement  parées  de  ces  niill:î 
riens  qui  rehaussent  le  teint,  avivent  la  physionomie,  font  saillir 
les  charmes,  toutes  gracieuses,  toutes  aiinahles,  et  fines,  et  déli- 
cates, attirantes  déjà  et  «lésirables  liiMi  qu'à  les  voir  dans  Icuj's 
coquets  ajustements.  Klles  forcent  les  regards,  et  avec  les 
regards  la  sympathie.  C'est  pis  encore  si  on  examine  de  près  la 
juohilité  des  traits,  l'esprit  du  sourire,  le  feu  discret  des  pru- 
nelles, l'innocence  habile  du  maintien  de  ces  féeriques  poupées. 
C'est  en  elles  un  luélange  irrésistible  de  naïveté  et  de  coquet- 
terie, de  réserve  et  de  hardiesse,  de  fierté  et  d'abandon,  de  bon 
sens  spirituel  et  de  fantaisie.  Klles  tiennent  toutes  de  la  délicieuse 
créature  qui  les  incainait  au  théîVtre,  et  sont  sœurs  par  le  carac- 
tère couîme  par  le  costume,  celles-ci  plus  malicieuses  et  plus 
mutines,  cePes-Ià  jdus  retenues  et  plus  graves, 'celles-ci  plus 
adroites,  celles-là  plus  tendres.  Le  type  idéal  c'est  la  toute  cjiar- 
jnante  Silvia  du  J>;u  de  V Amour  et  du  Hasard,  jeune,  alerte, 
vh'e^  mais  souple,  mais  habile  déjà,  et  raisonnable,  et  énèr- 
giquOj  sans  que  la  raison,  même  raisonnante,  exclue  nn  seul 
instnnt  l'esprit,  renjouement  et  le  charme.  Donnez-lui  pins  <le 
rctemie  encore,  plus  de  dignité,  plus  de  l.onté  sensible,  et  aussi 
plus  d'expérience  indulgente,  et  vous  aurez,  à  peine  plus  âgée  et 
déjà  veuve,  rArairjinfe  des  Fanages  Confidenres.  C'est  tout  dire. 
T'îlles  sont  les  héroïnes  de  Marivaux,  ingénues  ou  veuves, 
qu'<dles  s'nppellent  Silvia,  Angélique,  llortense,  cm  plus  siinplc- 
n^ent  :  la  comtesse,  la  marquise.  Les  hommes,  leurs  vi.s-à-vis, 
ne  les  valent  point,  quelque  aimahles  qu'ils  soient'.  Mais  ce  sont 
des  honnnes,  et  bien  qu'ils  aient  souvent  une  exquise  dêlica- 

1.  Dos  v.ilels  el  soubroUcs,  un  j»cu  élrani/cs  ;i  jncmirrc  vue.  cciix-lii,  Ji^lèlos, 
honnôles.  «Icroiiés,  adi'oils,  encore  que  raisonneurs,  iiitéresHô»»  cl  imj>erlinents 
(parfois  du  reste  hardis  el  cynique^»,  comme  le  Trivclin  de  la  Fuusst'.  Suivante), 
celles-»:!  honnêtes  aussi  pour  la  plupart  el  fidèles,  prc^■«luc  des  -  amies  <le  con- 
di(io:i  inférieure  »,  selon  le  mol  de  M.  Larçoumcl;  des  pny^aus  halourds  et 
linaudc,  des  pères  tendres,  des  mères  grondeuses,  deçà  cl  delà  quelque  Gascon, 
quoique  pédant  bouffi,  quelque  procureur,  quelque  ])lal  courtisan,  etc.,  coniplô- 
lenl  la  galerie  des  personnages  de  Marivaux. 


588  LE  TFIKATRE  (l 701-1748) 

tessc  et  parfois  même  de  la  passion,  un  égoïsme  inconscient, 
une  indiscrète  sensualité,  voire  un  soupçon   d'intérêt,  percent 
toujours  à  travers  leur  subtile  adresse,  leur  politesse  émue  et 
leur  tendresse  respectueuse.  Au  demeurant  ils  paraissent  encore 
séduisants  en  face  de  leurs  irrésistibles  antagonistes.  Et  la  petite 
guerre  s'engage,  une  guerre  d'escarmouches,  une  sorte  de  duel 
de  diplomates  où  les  intéressés  restent  d'abord  sur  une  pru- 
dente exspectative.  Puis  c'est  une  série  de  menues,  et  douces,  et 
attirantes  attaques  où  l'on  n'avance  (pie  pour  reculer.  D'escar- 
mouches en  escamourches,  de  ripostes  en_ ripostes,  à  force  d'in- 
sinuations, de  réticences,  de  sous-enlendus   et  de   regards,  à 
force   de   chaude   indiiïérence   et  de  froideur  sympathique,   le 
suprême  assaut  et  lo  dernière  défense  amènent  un  dernier  choc, 
le  bon,  où  les  méprises  s'éclaircissent,  les  surprises  s^  dévoilent, 
les  défaites  et  les  victoires  s'avouent  en  s'excusant,  et  où  l'amour 
triomphe  dans  le  mariage.  Et  c'est  cela  même  qui  est  ce  mari- 
vaudage,   si   difficile   a   définir.  Il   semble  que  ce   soit  comme 
un  jeu   d'^ajnour,  une  past>e  amoureuse,  où   les   jtersoiuiage», 
l'œil  fixé  sur  leur.-,   adveisaircs  et  sur  eux-mêmes,   observant 
tout,  voyant  tout,  décrivant  tout,  notant  tous  les  degrés  de  ces 
;  multiples  inclinations  qui  ne  cessent  d'agir  et  de  réagir  les  unes 
1  sur  les  autres,  rivalisent  entre  eux  à  coups  danalyses  péné- 
j  trantos,  de  pejspjcuces  exaineiv^,de  chicones  de  sentiment  — et 
,  cela  daas  un  langage  dont  la  souplesse,  la  ténuité,  la  Aivacité 
j  pittoresque  <l  imagée,  la  naïvelé  fine  et  subtile  s'unissent  pour 
I peindre  cc3  infiniment  petits   qui,  sans   échapper  à  l'analyse, 
|échaj>paient  jusqu  alors  a  l'expression  '. 

I  Mais  le  mari\au(lag(\  c'est-à-dire  le  uialogue_psNxhoJogiquei_ 
et,  comme  on  diroit,  .(  métaphysique  >»,  n'est  pas  tout  Marivaux. 

II  a  fait  des  féeiies,  et  aussi  des  comédies  héroïques,  mytholo- 
giques, philosophiipjes,  lesquelles,  niêmo  (juand  elles  portent 
la  marque  de  ce  marivaudage,  y   échappent  toutefois  le  plus 


1.  Le  maiivaii(l;ige  est  bien,  selon  un  mot  de  ilarivaux  lui-inème,  une  expres- 
sion simple  des  inouvemenls  du  ca-ur,  car  il  croyait  sineèremenl  copier  la 
nature.  La  {>rcu\e  de  sa  sincérité  est  dans  rexubérance  bouffonne  cl  le  burlesnue 
raflinement  de  i)ensée  et  de  langaye  qu'il  prèle  parfois  ù  ses  valets  et  soubrettes, 
et  qui  rap|)ellent  par  plus  d'un  trait  le  jargon  des  jirécieuses.  Ce  n'esi  plus  ici 
que  la  coiiie  du  marivaudage.  Le  vrai  marivaudage  est  parfois  guindé,  et  sec,  et 
fatigant;  il  n"est  jamais  ridicule. 


'    ■  L\  COMKUIE  :;«Vj 

souvent  '.  Car,  à  vrai  dire,  il  est  lUnijoiirs  origûial.  11  l'est 
quand,  brisant  les  cadres  du  n'îel,  il  évo«|uo  do  féeriques  intri- 
gues qui  rappellent  eertaines  comédies  de  Shakespeare;  il  l'est 
quand  son  iniaginalion  infaligalde  l'enlraîno  à  faire  <lans  des 
cadres  nouveaux  et  plaisants,  sans  àprelé  d'ai'leurs,  avfc  une 
verve  facile  qui  se  jonc  sans  elTorfs  et  fait  irionipher  par  l'es- 
prit la  saine  raison,  le  procès  de  cerlains  ridicules  et  de  cer- 
taines utopies;  il  lest  quand  il  donne  avec  If.  Prince  (ravrsti 
une  coniédic  vraiment  héroïque,  une  comédie  à  la  Nicomèdc  ou 
à  la  Don  Souche,  une  pièce  à  panache  pour  ainsi  dire,  et  déjà 
romantique  par  la  violence  des  sentiments  et  le  romanesque,  il 
l'est  encore  enfin  dans  sa  Mère  coufidf.nle,  en  montrant  en  face 
de  La  Chaussée  qu'on  peut  tirer  les  larmes  sans  accumuler  les 
situations  bizarres,  qu'il  y  suftit  d'une  délicatesse  atterulrie  et 
d'une  éloquence  émue.  De  sorte  que,  même  s'il  n'avait  pus  créé 
un  genre  spécial  par  sesj;!pjnédiç.ij[îia]Lijaiji(ia,.4)s.\xh(^^ 
J3 cisk)çnitiqiici,  qui  lui  assurent  un  des  premiers  ran^s  parmi 
nos  auteurs  comiques,  il  y  tiendrait  encore  une  place  honoiahle 
par  les  autres,  qui  n'ont  que  le  tort  d"«'tre  éclipsées  par  les  pre- 
mières, de  plus  en  plus  admirées  chaque  jour,  et  à  juste  titre. 

La  comédie  larmoyante  et  La  Chaussée.  —  Ce  que 
la  postérité  a  rendu  à  ^îarivaii.v  en  gloire,  elle  l'a  presque  com- 
plètement enlevé  à  La  Chaussée  (1092-1154).  Ses  comédies, 
après  avoir  tant  fait  pb;urer  jadis,  nous  touchent  si  peu  aujour- 
d'hui que  nous  avons  peine  à  jious  expliquer  leur  succès. 

On  comprend  t«^utefois  que  la  comédie  altendrissante  devait 
nécessairement  dcîîuer  naissance  à  la  comédie  larmoyaiîte.  Il 
n'y  avait  qu'à  forcer  la  dose  du  romanesque.  On  sait  iU\  reste 
qu'il  conduit  droit  à  la  grosse  pitié.  Les  choses  allèrent  !jon 
train,  le  moment  étant  favorable.  Xjne  vive  sensibilité  pénétrait 
tous  les  cœurs.  On  commençait  déjà  à  naître  sensible.  La  faute 

I.  S'il  y  en  a  des  U'.ices  dans  li  cMarmaiitc  féerie  qui  lui  <(*rvil  do  dthiil  : 
Arleifuin  poli  par  l'Amour,  «lans  la  pièce  niylholoî-'iquc  qui  -x  nom  Ai  liéuni'jn  i.'cs 
Amours,  dans  des  comédit*s  liéroïqiies  «'oniinu  le  l'rinc:'  fruvfiti  el  le  Tricoiph/; 
de  r Amour,  il  n'y  esl  plus  le  ]»rincipal.  Il  n'y  en  a  pas  dans  ses  den\  dornicTes 
comédies  :  /<•<  Acteurs  de  bonne  foi  cl.  Félicie;  il  n'y  en  a  pas  dans  »a  seconde 
corné. lie  mythologique  et  sa  seconde  féeri»*  :  le  Triomphe  de  Plutus  el  Féfleiei 
il  n'y  en  a  jvis  non  plu.>  dans  ces  sjitiies  pitpianlcs  que  Marivaux  écrivit  de  1726 
à  1120  :  l'Héritier  de  village,  et  surtout  Vile  des  Esclaves  el  la  Sourelle  ■Colonie 
ou  la  Liffue  des  femmes.  A  plus  forte  rnison,  n'y  eu  a-l-il  pas  dans  ces  comédies 
|)atliéliques  qu'il  composa  plus  tard  :  la  Femme  fidèle  cl  la  Mère  ronfidente. 


o90  LE  TIlKATllE  (1701-1748) 

en  ét.iif  siuiuiit  aux  roiiuiiis.  Lo  Tclêniaque  était  dans  toutes 
les  mains.  La  tragédie  avait  suivi  l»ienlot  la  voie  onveiie. 
Emprunter  à  la  tragédie  et  au  roman  ce  qui  en  avail  assuré  le 
succès,  la  sensibilité  exagérée  naissant  du  romanes(jue,  telle 
fut,  après  Vlnès  de  Castro  de  La  Motte,  après  Zfrire,  après  Manon 
Lescaut  et  les  Mémoires  ci'ua  Homme  de  qualité,  après  la 
Marianne  i\{i  jMarivaux  qui  se  puMie  depuis  1731,  après  le  Jeu 
de  V Amour  et  du  Ilnsard,  après  le  Glorieux  enfin,  l'ouvre  de  lia 
Chaussée.  lia  comédie,  tout  comme  la  tragédie,  va  viser  au 
pathétique.  Les  genres  vont  se  confondre.  11  ne  s'agit  jdus 
maintenant  de  faire  rire  les  honnêtes  gens  par  le  spectacle  des 
ridicules  de  riiumanité,  il  faut  les  émouvoir,  et  par  suite  les 
instruire,  par  létalage  constant  de  la  vertu  malheureuse. 

Voilà  ce  qu'a  fait  La  Cliaiissée,  et  sans  doute  ce  qu'il  a  voulu 
faire.  Cav  chez  lui,  pas  de  règles,  pas  de  Ihéoiies.  Il  n'a  guère 
conscience,  dès  le  début,  que  de  mettre  ilu  ronianesquo  dans  la 
comédie.  11  sait  plutôt  ce  qu'il  ne  veut  pas  (à  savoir  une  «  fai-ce 
sarcluirgée  »  ou  un  ci  badinage  absirait  et  clair-obscur  )>  (pro- 
logue de  1*1  Fausse  An tipaf lue),  (.[ne  ce  qu'il  veut  au  juste,  et  s'ck- 
ca?e  d'avoir  man<|ué  de  couiique.  Il  ne  semble  pas  avoir  été  un 
novatem-  de  parti  pjis.  Le  préci»  de  sa  vie  dramatique  teiidi*ait  à 
le  prouver.  Si  l'on  ne  peut  aller  jusqu'à  dire  qu'il  a  fait  des 
comédies  pathétiques  pai-  inj puissance  de  faire  des  tragédies, 
voire  n)éme  des  comédies,  il  fiuil  avouer  qu'il  n'a  pas  e«i  de 
système  rigide  uuquel  il  a  tuut  sacrifié.  On  peut  trop  croire 
qu'il  n'a  fait  qu'exploiter  le  goût  public,  qu'il  s'est  Inibsé  aller 
au  g-ré  des  évcnen.erits,  ce  qui  était  son  droit,  après  tout.  Il  a  été 
un  iiabile,  au  llair  suldil,  avide  de  succès;  il  n'a  été  sans  doute 
le  père  de  la  coméiiie  larinoyante  que  par  occasion. 

En  tout  cas  ses  comédies  larmoyantes  comptent  seules,  et 
moins  encore  îtnr  elles-mêmes  que  par  leur  succès  et  les  discus- 
sions qu'elles  firent  naître  (en  summe  la  questi<)n  de  la  fusion 
des  genres  él-it  en  jeu).  Aucun  homme  ceites  ne  paraissait 
moins  propre  h  de  telles  comédies  que  ce  bourgeois  aisé,  qui 
fréquentait  tous  les  mondes,  généi-eux  et  bon  à  coup  sur,  mais 
froid,  mais  caustique,  et  ne  chcrchaiit  qu'à  jouir  de  la  vie.  Ce 
spirituel  débauché  devint  dans  ses  comédies,  comme  rappelaient 
IMron  et  Collé,  le  «  Uévérend  Père  j>  La  Chaussée.  Et  déjà  dans 


LA  COMKDIE  5tf{ 

la  Fausse  Antipathie.  Plus  encore  avec  le  Préjugé  à  la  mode  où, 
exploitant  sur  les  conseils  Je  M""  Quinauit  une  scène  de  M.  du 
Cap  Vert  de  Voltaire,  s'inspirunt  du  Jaloux  désabuse  de  Cam- 
pisiron,  du  Philosophe  marié  et  des  Philosophes  amoureux  de 
Destouches,  il  montre,  par  les  malheurs  de  Constance,  épouse 
aimable,  vertueuse,  mais  délaissée,  trahie,  bientôt  même  accusée 
sur  de  fausses  apparences  par  un  mari  qui  l'adore  pourtant  mais 
craint  l'aveu  public  de  son  amour,  les  conséquences  tantôt 
comiques,  tantôt  émouvantes  du  préjugé  absurde  qui  régnait 
alors.  C'était  chose  malséante  et  bourgeoise,  que  d'aimer  ou  de 
paraître  aimer  sa  femme.  La  Chaussée  attaque  par  l'émotion 
un  ridicule  que  n'avaient  pas  alTaibli  les  traits  fréquents  des 
poètes  comiques  et  l'éloquence  d'un  Destouches.  Il  réussit.  On 
passa  sur  les  invraisemblances  de  l'intrigue,  l'encombrante  sen-  \ 
timentalité  de  la  pièce,  sur  le  style  vague,  prétentieux  et  humide, 
sur  une  pâle  et  terne  poésie,  et  on  pleura.  Et  de  même  à  f  Ecole 
des  maris.  Et  plus  encore  à  Mélanide  (1741),  qui  fut  un  triomphe, 
et  kla  Gouvernante  (1741)  dont  le  succès  fut  très  vif.  Ce  sont  les 
pièces  types  de  la  comédie  larmoyante  '. 

Quand  on  les  lit,  la  méthode  de  La  Chaussée  apparaît  nette- 
ment. Il  a  emprunté  à  un  roman  d'une  part,  à  la  réalité  de 
TautrCj^eux  faits  intéressants  :  celui  d'un  fils  qui  demande  répa- 
ration à  son  père  du  tort  qu'il  veut  faire  à  sa  mère  par  un  secoîïH 
mariage;  celui  d'un  juge  ca[)able  de  payer  de  sa  fortune  une  erreur 
involontaire.  En  les  dénaturant  du  reste  quelque  peu,  il  les  a 
étoufTés  sous  une  foule  d'incidents  étrangers  et  étranges.  Certes 
il  en  a  tiré  de  belles  scènes  qu'on  a  louées  avec  raison,  mais  ils 
sont  devenus  chez  lui  l'accessoire.  Il  y  avait  là  pourtant  matière 
à  des  peintures  intéressantes  de  caractères  et  d'états  d'àme.  La 
Chaussée  a  passé  à  côté;  il  a  seulement  voulu  gagner  les  spec- 
tateurs —  surtout  les  spectatrices  —  en  leur  présentant  un  per- 
sonnage féminin  sur  lequel  il  accumulait  les  malheurs.  Et  com- 
ment résister,  dans  Mélanide  par  exemple,  à  la  pitié  qu'inspire 
une  pau\Te  femme  qui,  mariée  secrètement,  séparée  de  son  mari, 
séquestrée  par  des    parents  barbares  qui    ont  fait  annuler  le 

l.  Les  autres  comédies  larmoyantes  de  La  Chaussée,  sauf  l'École  des  rnères  (['ii)., 
échouèrent  :  ainsi  Paméla  (1743),  VÉcole  de  la  Jeunesse  (1149),  et  l'Homme  de 
fortune  (1751). 


592  LE  THEATRE   (1701-1748) 

mariage,  puis  libre  au  bout  de  vingt  ans,  mais  déshéritée,  élève  son 
fils  Darviane  comme  s'il  n'était  que  son  neveu,  et  ne  retrouve  son 
époux,  le  comte  d'Ormancé  (aujourd'hui  marquis  d'Orvigny),  que 
pour  le  voir  rival  du  jeune  homme  et  pour  être  sacrifiée  elle- 
même  à  un  nouvel  amour?  Comment  ne  pas  la  plaindre  d'être 
forcée,  après  que  l'impétueux  Darviane  a  insulté  le  marquis,  son 
rival  (qu'il  ignore  être  son  père),  chez  son  amante  même,  de  lui 
découvrir  le  secret  de  sa  naissance,  de  lui  laisser  entrevoir 
qu'elle  est  sa  mère,...  et  de  lui  enjoindre  comme  telle  de  res- 
pecter le  marquis?  C'est  plus  qu'il  n'en  faut,  heureusement, 
pour  que  Darviane  comprenne  tout.  Il  va  trouver  le  marquis 
et  par  une  habile  manœuvre  le  force  à  avouer  sa  paternité. 
Mélanide  survient.  Sa  grâce  et  sa  beauté  l'emportent.  Et  les 
larmes  de  couler.  Et  quel  sujet  était  plus  capable,  sinon  celui 
de  la  Gouvernante,  de  les  tirer  inévitablement?  Il  suffisait 
d'acteurs  passables.  Ils  ne  manquent  jamais  à  des  pièces  où 
il  entre  peu  ou  pas  de  psychologie,  où  le  style  procède  par 
saccades,  qui  abondent  en  personnages  prècheurYct  sensibles 
et  où  tout  se  résume  en  quelques  situations  à  effet.  Or  si, 
presque  dans  toutes  les  comédies  de  La  Chaussée,  il  y  a  une 
véritable  entente  du  théâtre,  des  scènes  bien  filées,  des  situa- 
tions émouvantes  ,  d'aimables  ingénues  ,  voire  même  des 
types  originaux  et  des  vers  heureux,  il  n'y  a  le  plus  souvent 
qu'un  encombrant  romanesque,  une  enfantine  psychologie,  une 
morale  prétentieuse,  et  tout  cela  noyé  dans  un  déluge  de 
sensibilité  déclamatoire. 

Il  reste  que  La  Chaussée,  après  Campistron,  après  Piron, 
après  Destouches,  a  substitué  d'une  façon  plus  large  et  plus 

'  nette  l'émotion  au  rire  dans  la  comédie.  L'attendrissement  ne 
lui  suffit  pas,  il  lui  faut  les  larmes.  Aussi  n'y  a-l-il  presque 
plus  (s'il  y  en  a  encore)  de  place  pour  le  comique  dans  des 
pièces  comme  Mélanide  et  la  Gouvernante.  Nous  sommes  donc 
en  présence  de  comédies  romanesques  et  sentimentales,  où 
les  personnages,  de  condition  noble  ou  de  condition  au-dessus 

^  de  la  moyenne,  toujours  vertueux  et  toujours  guindés  sur  la 
vertu,  comblent  par  suite  d'accidents  peu  ordinaires  la  mesure 
des  malheurs  humains.  Rien  de  plus  propre  à  attendrir  un 
public  prêt  aux  larmes,  qui  aime,  qui  s'amuse  presque  à  pleurer, 


LA  COMÉDIE  593 

et  rien  de  plus  propre  aussi  à  lasser,  à  la  lecture,  des  gens  ver- 
tueux, et  de  la  vertu  même. 

D'ailleurs  l'influence  qu'ont  eue  ces  pièces  suffirait  à  leur 
conserver  aujourd'hui  une  certaine  importance.  Destouches, 
Marivaux,  Gresset  dans  son  Sidneij  (sombre  pièce  imitée  de 
l'anglais,  pleine  de  tirades  fastidieuses  et  emphatiques,  qu'égayé 
d'ailleurs  de  temps  en  temps  l'humour  raisonneur  d'un  fidèle 
valet  (173o),  M""  de  Graffigny  dans  sa  Cénie,  Diderot  enfin, 
d'autres  encore,  leur  doivent  quelque  chose  à  coup  sûr.  En  fait, 
La  Chaussée  a  eu  l'originalité,  sinon  le  mérite,  de  traiter  plus 
sérieusement  la  comédie  et  de  la  croire  capable  de  donner  plus 
qu'elle  n'avait  donné,  et  pour  cause.  Et  si  le  drame  bourgeois, 
le  drame  domestique  qui  met  aux  prises  les  divers  membres 
d'une  même  famille,  déprime  ou  exalte  les  passions  par  les 
préjugés,  les  relations,  les  professions,  les  institutions,  est  à 
peine  ici  effleuré,  et  combien  pauvrement!  c'est  encore  quelque 
chose  qu'on  puisse  l'y  apercevoir  quelquefois.  Sedaine  fera  le 
reste. 


DEUXIEME    PARTIE  (1748-1789) 

L'apparition  et  la  publication  de  ï Encyclopédie  (1751-1772), 
la  lutte  philosophique,  les  transformations  sociales  qui  en 
découlent,  dominent  l'histoire  de  la  littérature  dramatique  dans 
la  seconde  moitié  du  xviu"  siècle  comme  elles  dominent  l'his- 
toire générale.  Cela  était  inévitable.  C'est  par  le  théâtre  seule- 
ment que  les  philosophes  pouvaient  espérer  conquérir  la  foule. 
Us  ne  manquèrent  point  à  leur  tâche.  Le  drame  lui-même, 
presque  aussitôt  né,  tout  en  se  développant  et  en  pénétrant  de 
plus  en  plus  les  deux  autres  genres  qu'il  corrompt,  puisera  dans 
les  nouvelles  idées  de  périlleuses  ambitions.  Il  ne  faut  donc 
pas  s'étonner  si  la  tragédie  et  la  comédie  vont  se  modifiant 
chaque  jour.  Sur  elles  d'ailleurs,  comme  sur  le  drame,  agis- 
sent en  outre  deux  influences  considérables  :  celles  de  la  lit- 
térature anglaise  d'une  part,  de  l'autre  celle  de  Rousseau.  La 
terreur  et  l'horreur  anglaise  sont  à  la  mode;  un  courant  de 
sensibilité,  voire  de  nervosité,  entraîne  et  emporte  tout.  C'en 

HiSTOINC  DK   LA   LAMOUC.    VI.  o8 


594  LE  THÉÂTRE  (1748-1789) 

est  fait  dès  lors  presque  complètement  des  œuvres  générales, 
impersonnelles,  artistiques  :  Mér ope  {il ^if2)  et  le  Méchant  (1147) 
ont  été  comme  les  dernières  grandes  manifestations  de  l'esprit 
classique. 


/.  —  La   Tragédie, 

On  peut  dire  que  l'histoire  de  la  tragédie  n'est  plus  main- 
tenant que  l'histoire  d'un  genre  destiné  fatalement  ou  à  se 
transformer  ou  à  périr.  En  face  des  exigences  d'un  public  tou- 
jours plus  nombreux  et  moins  instruit,  de  la  vogue  croissante 
de  l'opéra-comique,  de  la  tyrannie  ou  de  la  médiocrité  des 
acteurs,  l'œuvre  simple,  psychologique,  désintéressée  de  Racine, 
n'était  plus  de  mise.  Pour  vivre,  la  tragédie  emprunte  donc  à 
l'opéra,  au  théâtre  anglais,  même  au  drame,  ce  qui  plaît  en  eux. 
Elle  devient  une  pièce  à  spectacle,  présente  des  actions  terri- 
bles, brise  ses  cadres,  admet  des  personnages  inusités,  délaisse 
pour  la  pantomime  les  grands  intérêts  et  la  peinture  des  senti- 
ments, se  fait  tour  à  tour  antique  ou  moderne,  nationale  ou 
exotique,  chevaleresque  ou  bourgeoise  (même  champêtre),  et 
ainsi  c'est  une  tragédie-opéra  ou  une  tragédie  pittoresque,  mais 
toujours  une  tragédie  militante,  à  quelques  exceptions  près, 
jusqu'au  jour  où,  la  lutte  sociale  envahissant  tout,  elle  n'est 
réellement  qu'une  pièce  de  combat.  Et  de  tout  cela.  Voltaire, 
toujours  Voltaire,  ou  par  lui-même  ou  par  ses  disciples,  sera 
l'ardent  promoteur  ou  l'infatigable  ouvrier. 

Voltaire,  de  «  Sémiramis  »  à  «  Agathocle  » .  —  Ses 
tragédies  sont  plus  intéressantes  maintenant  par  leur  histoire 
ou  leur  but  qu'en  elles-mêmes.  Et  déjà  Sémiramis  (1748),  où 
Voltaire  faiseur  d'opéras  et  admirateur  sincère  de  Quinault, 
courtisan  bien  en  cour,  n'a  voulu  composer  d'abord  qu'une 
pièce  à  spectacle.  Mais  bientôt  il  veut  davantage  ;  il  s'agit  de 
faire  pleurer  et  frissonner,  de  parler  à  la  fois  aux  yeux,  à  l'oreille 
et  à  l'âme.  La  pièce  d'ailleurs  n'est  qu'une  nouvelle  Eriphyle  avec 
la  fameuse  ombre  encore  maladroitement  présentée,  mais  une 
Eriphijle  supérieure,  que  deux  rôles  sympathiques  et  la  pein- 


LA  TRAGEDIE  n9S 

lure  énergique  d'un  caracU'^re  énergique  mettent  bien  au-dessus 
de  la  Sémiramis  de  Crébillon  avec  lequel  Voltaire  se  trouvait 
ainsi  rivaliser.  Il  l'emporte  moins  aisément,  s'il  l'emporte  même 
(c'est  maintenant  moins  une  simple  rivalité  qu'une  véritable 
lutte),  avec  son  Oreste,  bien  qu'il  n'y  ait  ni  romanesque,  ni 
amour  et  qu'il  ait  su,  parfois  avec  bonheur,  modifier  à  la  moderne 
les  caractères,  faire  d'ingénieux  changements  et  trouver,  outre 
une  habile  gradation  de  périls  pour  le  vengeur  d'Agamemnon, 
d'originales  dernières  scènes  (1730).  Mais  il  l'emporte  sûrement 
avec  Rome  sauvée  (i7o2),  son  Catilina  à  lui,  qui  est  la  grande 
œuvre  travaillée  et  retravaillée  jusqu'en  Prusse,  où  il  veut 
joindre  à  une  action  puissante  un  tableau  historique.  Ses  forces 
ne  l'ont  pas  trop  trahi.  Il  a  su  habilement  peindre  les  Romains 
et  la  Rome  d'alors  (cette  Rome,  toute  meurtrie,  tout  inquiète, 
et  déjà  tout  ingrate!),  et  si  la  tragédie  est  loin  d'être  aussi  ter- 
rible qu'il  le  pensait,  confondant  le  terrible  avec  la  succession 
rapide  des  coups  de  théâtre  (il  y  en  a  sept  ici),  l'émotion  n'y 
manque  pas  toutefois.  Même  l'apparition  d'Aurélie  au  Sénat,  où 
elle  confond  l'époux  traître  à  la  patrie,  ses  aveux,  sa  mort  enfin, 
ne  laissent  pas,  malgré  l'étrangeté  historique  de  la  conception, 
de  nous  toucher  vivement. 

Voltaire  ne  pouvait  jouir  de  sa  victoire,  étant  en  Prusse.  Il 
s'enfuit,  on  sait  comment,  pour  s'installer  définitivement  en 
Suisse,  toujours  soufTrant  et  toujours  travaillant.  Au  milieu 
des  plus  graves  soucis,  il  ne  délaisse  pas  pourtant  la  Muse  tra- 
gique. Il  corrige  certaines  de  ses  pièces,  puis  se  met  à  VOrjjhelin 
de  la  Chine,  qu'il  fait  et  refait.  Il  veut  gagner  les  cœurs  par  une 
intrigue  amoureuse,  susciter  l'intérêt  par  la  peinture  contrastée 
des  mœurs  chinoises  et  tartares,  donner  enfin  une  éclatante 
leçon  de  vertu.  Ces  trois  préoccupations,  hélas!  se  nuisent  l'une 
à  l'autre.  La  pièce  n'est  si  morale  que  parce  qu'elle  n'est  plus 
vraie  historiquement.  Ce  vainqueur  troublé  dès  les  premiers  pas 
par  une  civilisation  nouvelle,  et  dompté  bientôt  par  l'amour, 
ce  conquérant  doux,  clément,  presque  respectueux,  comme 
dégoûté  du  pouvoir,  ce  psychologue  galant,  n'a  plus  du  Tartare 
que  le  nom.  De  même  les  autres  personnages  ne  sont  ni  tar- 
tares, ni  chinois.  Mais  les  contemporains  se  laissèrent  facilement 
prendre  aux  tirades  savantes  de  l'auteur,  et  grâce  à  la  nouveauté 


596  LE  THÉÂTRE  (l748-1780) 

du  sujet,  au  rôle  d'Idamé,  au  jeu  admirable  de  la  Clairon  (qui 
inaugurait  la  réforme  du  costume),  firent  à  la  pièce,  malgré 
l'indécision  maladroite  de  l'intrigue  et  la  médiocrité  du  style,  un 
éclatant  succès  (1755). 

Ce  succès  encourage  le  «  patriarche  de  Ferney  » ,  et  surtout  la 
transformation  matérielle  de  la  scène  française.  Il  la  voit  avec 
enthousiasme  débarrassée    des    banquettes   et  des  spectateurs 
(avril  1759).  Aussi  fait-il  avec  ardeur,  et  dans  un   goût  nou- 
veau (c'est  le  refrain  ordinaire),   Tancrède,  y  mettant  bien  de 
l'action,  bien   du  fracas,   bien  du  spectacle.  Il  l'écrit  en  vers 
croisés.  Il  appelle  à  son  aide  pour  voir  et  revoir  l'œuvre  tous 
ses  amis.  Et  Tancrède  paraît!  Et  Tancrède  est  acclamé  (1760)! 
Quel  sujet  moins  banal  en  effet?  Quoi  de  plus  susceptible  de  tirer 
les  larmes  qu'un  héros  qui  combat  en  champ  clos  pour  son  amante 
alors  même  qu'il  s'en  croit  trahi,  puis  cherche  dans  la  mêlée 
une  mort  ardemment  désirée,  meurt  enfin  en  apprenant  qu'il 
est  aimé  et  n'a  jamais  cessé  de  l'être?  Et  que  sera-ce  si  les  mœurs 
sont  modernes,  si  le  héros  est  français,  si  c'est  l'amour  enfin  qui 
est  la  base  de  toute  la  pièce,  encore  qu'il  n'y  ait  ni  paroles,  ni 
déclarations  amoureuses?  Comment  résister  à  cette  suite  rapide 
d'événements,  à  cet  éclatant  spectacle,  et,  à  la  fin,  à  cette  pan- 
tomime effrénée?  L'action  a  beau  être  romanesque,  avoir  des 
vides  sans  nombre,  on  sent  qu'on  serait  pris  à  la  représentation, 
les  acteurs  aidant,  par  l'art  avec  lequel  Voltaire  a  opposé  les 
scènes  aux  scènes,  a  rendu  ses  personnages  sympathiques,  et 
a  su  parfois,  malgré   d'étranges  faiblesses   de   style,  les   faire 
parler.  Il  y  a  là  de  ces  vers  et  de  ces  tirades  qui  sonnent  allè- 
grement aux  oreilles;  il  y  a  de  ces  cris,  comme  le  :  «  Eh  bien, 
mon  père?  »  qui  résument  toute  une  situation  et  un  caractère;  il 
y  a  surtout  deux  touchants  protagonistes,  victimes  tous  deux  de 
l'amour,  du  devoir  et  d'une  trop  généreuse  fierté,  à  qui  on  ne 
peut  pas  ne  point  accorder  une  admiration  attendrie.  Dans  tout 
cela  on  sent  que  Voltaire  a  mis  un  peu  de  son  cœur,  comme  pour 
Zaïre.  Car  Tancrède  est  une  Zaïre  plus  romanesque  et  plus  mou- 
vementée. Et  c'était  bien  ce  qu'il  fallait  à  des  spectateurs  blasés 
et  nerveux,  que  ce  drame    sombre,    empreint  de    mélancolie, 
d'héroïsme  et  d'humanité,  rapide  et  coloré,  qui  paraît  une  sorte 
de  drame  romantique  —  avant  le  romantisme. 


LA  TRAGÉDIE  R9? 

Les  autres  tragédies  n'offrent  plus  guère  d'intérêt  que  par 
l'intention.  Les  théories  se  croisent  et  s'entre-croisent.  Celle 
des  Commentaires  est  vite  sacrifiée  au  profit  des  autres.  Le 
grand  point  maintenant  pour  Voltaire  est  de  «  déchirer  »  les  \ 
cœurs  et  de  les  instruire.  De  là  naît,  et  des  circonstances,  et  de  ses 
débats  de  toutes  sortes  avec  les  prêtres,  et  de  sa  rivalité  avec 
llousseau,  et  des  audaces  de  ses  disciples,  et  de  son  désir  insa-  p 
tiable  du  succès  et  du  nouveau,  cet  idéal  d'une  tragédie  pleine 
d'action  «  agissante  »,  de  tableaux  et  de  «  peintures  vivantes  », 
d'allusions,  de  propagande  morale  :  drame,  opéra,  pantomime, 
satire  et  sermon  tout  ensemble.  C'est  la  tragédie  pittoresque  et 
philosophique.  Telle  est  Olijmpie,  pièce  encore  plus  courte  que 
Tanorde,  qui  réclame  une  foule  d'acteurs,  qui  est  une  suite 
de  tableaux  animés,  où  l'enseignement  se  fait  jour  par  des 
vers,  des  tirades,  des  notes  même,  et  qui  réussit.  Pensez  donc  : 
on  y  voyait  successivement  un  mariage,  trois  reconnaissances, 
un  enlèvement  ou  à  peu  près,  divers  combats,  les  funérailles  de 
la  veuve  d'Alexandre,  et  jusqu'au  bûcher  où  se  jette  l'héroïne, 
sa  fille,  par  honte  d'aimer  celui-là  même  qui  est  cause  de  la 
mort  de  sa  mère!  (1764.)  Mais,  hélas!  en  voulant  parler  aux 
yeux,  à  l'oreille  et  à  Tàme,  Voltaire  ne  parlait  plus  à  l'àme.  Et 
les  Scythes  suivent,  tragédie  champêlre,  un  peu  française,  un  peu 
suisse,  un  peu  républicaine,  où  exaltant  à  dessein  le  sentiment 
de  la  nature,  il  fait  dominer,  avec  l'amour,  les  tableaux  vivants, 
les  contrastes  de  mœurs  et  les  allusions  contemporaines.  Et  là 
encore  il  étouffe  comme  à  plaisir  l'analyse  des  sentiments.  Mais 
cette  fois  la  pièce  échoue  presque  (1767). 

Le  philosophe  prend  maintenant  le  pas  sur  le  poète  et   le    \ 
dramaturge  pittoresque.  Voici  en  effet,  sans  parler  des  pièces 
de  combat  littéraire  (le  Triumvirat  fait  auparavant  pour  lutter 
encore  avec  Crébillon  (1764),  les  Pélopides,  non  joués,  nouvel 
et  dernier  assaut  contre  Crébillon  (1771),  et  Sophonisbe,  où  il 
rivalise  avec  Corneille  (1774),  voici  les  tragédies  militantes,  les 
pièces  de  combat  philosophique.  C'est  d'abord,  au  moment  de  ' 
ses  démêlés  avec  l'évêque  d'Annecy,  alors  qu'il  est  occupé,  après 
l'affaire  de  Calas,  par  celles  de  Sirven,  du  chevalier  de  La  Barre 
et  de  d'Etallondc,  la  tragédie  des  Guèbres  (1769),  qui  ne  sera  pas    - 
représentée,  où  il  s'agit  moins  pour  lui  de  mettre  de  la  passion, 


598  LE  THÉÂTRE  (1748-1789) 

de  l'action  et  du  spectacle,  «  d'arracher  »,  comme  il  dit,  «  avec 
le  secours  d'une  actrice  quelques  larmes  bientôt  oubliées  »,  que 
d'attaquer  corps  à  corps  le  fanatisme,  de  prêcher  la  tolérance, 
l'humanité,  et  non  plus  seulement  dans  des  vers,  des  tirades, 
des  notes,  ou  encore  par  les  personnages  et  par  la  conclusion, 
mais  dans  la  tragédie  tout  entière  qui  n'est  plus  qu'un  cadre  pour 
les  idées  de  l'auteur.  Puis  ce  sont  les  Lois  de  Minos,  qui  ne  sont 
presque  que  le  même  sujet  (avec  des  notes  «  chatouilleuses  »  qui 
visent  les  juges  de  d'Etallonde  et  de  La  Barre)  et  qui  ne  pour- 
ront pas  paraître  à  la  scène  (1773).  Il  y  met  aux  prises  en  effet, 
non  sans  allusions  contemporaines,  non  sans  un  grand  spec- 
tacle, l'Eglise  et  la  royauté,  s'attaquant  cette  fois  et  à  l'intolé- 
rance religieuse  des  prêtres  et  à  leur  intolérance  politique.  Don 
Pèdre  (1774)  ne  peut  pas  non  plus  affronter  le  parterre  :  il  y 
oppose  la  royauté  et  les  parlementaires,  ces  parlementaires  qu'il 
hait  à  cette  heure  autant  que  les  prêtres.  Mais  bientôt,  malade 
de  la  nostalgie  de  Paris,  espérant  qu'une  nouvelle  tragédie, 
celle-ci  jouable,  lui  en  rouvrirait  les  portes,  désireux  de  répondre 
aux  partisans  enthousiastes  de  Shakespeare  par  une  pièce  bien 
française,  il  revient  à  un  sujet  antique  et  tout  d'amour  avec 
Irène,  sans  autre  intention.  Irène  lui  rouvre  en  effet  les  portes 
de  Paris,  et  réussit  au  delà  de  toutes  ses  espérances  (1778). 
Voltaire  assiste  même,  un  soir,  à  la  Comédie,  à  sa  propre  apo- 
théose. Et  Agathocle  est  sur  le  chantier,  quand  il  meurt,  alors 
qu'il  s'efforçait  encore,  à  quatre-vingt-quatre  ans,  de  peindre 
les  fureurs  de  la  passion  et  de  donner  de  belles  leçons  à  ses 
contemporains  ! 

Soixante  ans  durant  il  avait  occupé  de  ses  -productions  la 
scène  tragique.  Bien  qu'accablé  de  travaux  de  toutes  sortes,  ses 
tragédies  ont  été  sa  constante  préoccupation.  Il  a  toujours  et 
tout  le  temps  lutté  pour  un  genre  qu'il  croyait  sincèrement  supé- 
"  rieur,  faisant  des  tragédies,  en  faisant  faire,  en  faisant  jouer, 
en  jouant  lui-même.  Ce  que  le  genre  est  devenu  entre  ses 
mains,  on  le  voit  maintenant.  S'il  l'avait  réellement  sauvé  de 
l'imbroglio  romanesque  et  de  la  galanterie  dans  la  première 
moitié  de  sa  carrière,  s'il  a  su  encore  par  la  suite  être  un  dra- 
maturge habile  et  pathétique,  peindre  avec  feu  l'amour,  mettre 
dans  l'expression  des  sentiments  une  émotion  attendrissante,  leur 


LA  TRAGEDIE  59» 

«lonner  souvent  aussi  une  portée  générale  qui  établit  un  courant 
(le  sympathie  entre  le  public  et  l'auteur,  on  peut  dire  qu'il  a 
contribué  autant,  sinon  plus  que  personne,  à  la  transformation 
ou,  si  Ton  préfère,  à  la  décadence  du  g^enre'.  En  croyant  rajeunir 
et  renouveler  la  tragédie  racinienne  en  y  faisant  largement  ren- 
trer «les  éléments  secondaires  ou  étrangers,  en  étalant  dans  des 
œuvres  composées,  écrites  et  corrigées  trop  fébrilement,  un 
magnifique  spectacle,  des  tableaux  pittoresques,  une  pantomime 
désordonnée,  en  excitant  la  nervosité  de  son  auditoire,  en  s'ef- 
forçant  de  mêler  toujours  et  partout  les  allusions  contempo- 
raines, en  voulant  rendre  la  tragédie  de  plus  en  plus  morale  et 
philosophique  et  en  faire  comme  une  arme  entre  ses  mains,  il  la 
conduisit  par  une  suite  nécessaire  et  logique  à  se  modifier, 
sinon  à  se  suicider.  Elle  ne  pouvait  subsister  à  de  telles  condi- 
tions. Et  si  elle  ne  cesse  pas  de  vivre  avec  ses  disciples,  elle 
perd  vite  du  moins  tout  ce  qui  faisait  son  éclatante  grandeur  et 
sa  valeur  propre,  ce  qui  faisait  d'elle  à  la  fois  une  œuvre  de 
théâtre  et  une  œuvre  littéraire. 

Les  disciples  de  Voltaire.  —  Ces  disciples  sont  légion. 
C'est  presque  tous  les  poètes  tragiques  du  temps.  Tous  l'imitent 
en  quelque  point  ;  quelques-uns  le  dépassent  même.  Les  tragé- 
dies se  succèdent,  qui  rivalisent  entre  elles  d'action,  de  spectacle, 
de  pantomime  et  d'horreur,  ou  exploitent  soit  la  curiosité,  soit 
le  patriotisme  du  public,  ou  exaltent  les  sentiments  philosophi- 
ques, humanitaires  et  républicains,  qui  sont  de  mode  alors,  ou 
abusent  enfin  les  spectateurs  par  une  apparence  de  simplicité  et 
de  beauté  antiques.  Voilà  par  quoi,  sans  compter  les  cabales  et 
les  acteurs,  réussirent  une  foule  de  tragédies  dont  le  succès  nous 
étonne  aujourd'hui.  Et  toutes,  cette  fois  encore,  font  étrange- 
ment valoir  celles  de  Voltaire. 

Marmontel.  —  Celles  de  Marmontel  tout  d'abord,  et  même 
sa  première,  Denys  le  Tyran,  qui  est  sa  meilleure  et  qui  le 
rendit  célèbre  à  vingt-cinq  ans  (1748).  C'était  payer  trop  libéra- 
lement des  promesses  de  talent,  car  il  n'y  a  là,  comme  dans 
Aristomène  (1749),  que  des  promesses.  Du  moins  s'y  rencon- 


l.  Il  l'a  avoue  lui-même  :  «  HtMas!  j'ai  moi-môme  amené  la  décadence  en  intro- 
duisant l'appareil  et  le  spectacle.  Les  pantomimes  l'emportent  aujourd'hui  sur  la 
raison  et  la  poésie.  •  (Corr.,  23  nov.  m2.) 


\ 


600  LE  THÉÂTRE  (1748-1789) 

trait-il  un  ou  deux  caractères  nettement  tracés,  des  situations 
intéressantes,  un  style  correct  et  élégant.  Et  cela  suffisait  pour 
faire  espérer  un  Voltaire.  Marmontel  n'en  fut  jamais  que  l'ombre 
dans  ses  autres  tragédies,  filandreuses  et  pâles  compositions  *. 
Guimond  de  La  Touche.  —  Si  les  Troyennes  de  Château- 
brun  (1754)  et  la  Briséis  de  Poinsinet  de  Sivry  (1759)  ne  valent 
guère  mieux,  si  même  elles  ne  valent  pas  moins,  n'étant  qu'une 
suite  essoufflée  de  coups  de  théâtre,  de  tableaux,  de  situations 
larmoyantes  et  pitoyables,  et  ne  servent  qu'à  montrer  comment 
on  entendait  alors  l'imitation  de  l'antiquité  et  commentle  public 
était  dupe  ou  complice,  Vlphigénie  en  Tatiride  est  supérieure 
(1757).  Non  que  la  pièce  ait  rien  de  grec.  Guimond  de  La  Touche 
est  un  jésuite  défroqué  qu'a  touché  la  grâce,  je  veux  dire  la 
philosophie,  et  qui  fait  toujours  valoir  contre  la  tyrannie  et  le 
despotisme  les  droits  de  la  nature  et  de  l'humanité.  Du  moins  lui 
faut-il  savoir  gré  de  l'avoir  faite  assez  simple  et  sans  amour. 
Des  scènes  touchantes  et  un  beau  tableau  excusent  suffisam- 
ment à  nos  yeux  l'enthousiasme  d'un  public  que  ne  choquèrent 
tout  d'abord  ni  les  maladresses  de  l'intrigue,  ni  les  contradic- 
tions dans  les  caractères,  ni  la  rudesse  du  style. 

Saurin.  —  C'est  plutôt  la  force  et  la  vigueur  qui  séduisent 
dans  Spartacus  (1760),  où  il  y  a  comme  un  écho  de  Brutus. 
Saurin  y  a  peint,  en  philosophe  convaincu,  un  héros  philan- 
thrope. Spartacus  rêvant  la  liberté  du  monde,  refusant  pour  elle 
les  offres  du  consul  Crassus  et  jusqu'à  la  main  d'Emilie  qu'il 
aime,  mourant  enfin  pour  cette  liberté  même,  et  toujours  agis- 
sant ou  déclamant  au  nom  de  l'humanité,  voilà  certes  qui  n'est 
pas  historique,  mais  qui  est  bien  fait  pour  le  public  de  Voltaire! 
Et  aussi,  dans  un  autre  genre,  cette  Blanche  et  Guiscard  (1763), 
qui,  avec  ses  situations  violentes,  ses  tirades  heurtées,  sa  psy- 
chologie à  fleur  de  peau,  eut  un  si  vif  succès!  Ce  qui  n'étonne 
pas  quand  on  sait  que  la  Caliste  de  Colardeau  (1760)  de  source 
anglaise  comme  celle-ci,  et  qui  est  le  comble  de  l'obscur  et  du 
frénétique,  avait  réussi  et  demeurait  même  au  répertoire  *! 

1.  Dans  Cléopâlre  (1750),  les  HéracUdes  (1752),  EgypUis  (1753),  qui  échouèrent 
successivement.  En  homme  habile,  Marmontel  renonça  aux  tragédies.  Les  opéras- 
comiques,  les  opéras,  les  contes  lui  furent  plus  favorables. 

2.  Il  n'est  pas  inutile  de  donner  un  aperçu  de  la  pièce.  Caliste  déshonorée 
par  Lothario  qu'elle  déteste  et  aime  tour  à  tour  doit,  sous  peine  de  voir  sa  honte 


LA  TRAGÉniE  «       601 

De  Belloy.  —  De  Belloy  lui  aussi,  dès  ses  premières  tragé- 
dies, accumule  les  événements  et  les  coups  de  théâtre  (  Titus,  1758  ; 
Zelmire,  1762).  Et  de  môme  quand,  invoquant  l'auteur  de  Zaïre 
et  voulant  «  exciter  la  vénération  »  des  Français  pour  leurs 
grands  hommes,  il  cherche  à  «  inspirer  à  la  nation  une  estime 
et  un  respect  pour  elle-mômo  qui  seuls  peuvent  la  rendre  ce  qu'elle 
a  été  autrefois  ».  C'est  du  moins  ce  qu'il  dit  dans  la  préface  de 
ce  fameux  Siège  de  Calais  (1765),  tragédie  nationale  ',  qui, 
représentée  partout,  à  la  cour,  à  la  ville,  en  province,  dans  tous 
les  régiments,  excita  des  applaudissements  si  enthousiastes  que 
l'écho  en  est  venu  jusqu'à  nous.  D'heureuses  situations,  sans 
cesse  les  noms  de  France  et  de  Valois,  une  rivalité,  comme  un 
assaut  de  dévouements  et  de  sacrifices  entre  les  personnages, 
de  l'héroïsme,  encore  de  l'héroïsme,  et  toujours  de  l'héroïsme 
patriotique,  voilà  sans  doute  plus  qu'il  n'en  fallait  pour  enlever 
les  cœurs.  Il  y  avait  là  certes,  une  exploitation  habile  des  sen- 
timents nationaux.  On  ne  s'aperçut  que  plus  tard  de  la  com- 
plexité et  de  la  monotonie  du  sujet,  de  la  platitude  incorrecte 
du  style.  On  s'en  voulut  d'avoir  tant  pleuré...  et  on  pleura 
encore  toutefois.  De  Belloy  resta  le  «  célèbre  auteur  du  Siège 
de  Calais  ».  Ce  ne  fut  pas  pourtant  son  seul  succès.  Si  Pierre 
le  Cruel  tomba  (1772),  Gaston  et  Baijard  (1770)  réussit,  oii 
c'était  encore  un  sujet  français,  des  personnages  français,  des 
héroïsmes  à  la  française,  sans  parler  des  coups  de  théâtre  et 
du  spectacle;  et  de  même  Gabrielle  de  Vergy,  qui  ne  fut  jouée 
(1777)  qu'après  la  mort  de  l'auteur.  Là  De  Belloy  poussait  l'hor- 
reur tragique,  la  déclamation,  et  la  pantomime  aux  extrêmes 
limites  ^ 


devenir  publique,  épouser  Allamont;  l'amant  désespéré  pénètre  dans  l'église, 
enlève  la  femme  à  qui  il  a  ravi  l'honneur  et  qu'il  veut  épouser  malgré  tous. 
Aux  drames  les  plus  intimes  se  mêlent  les  conspirations  politiques.  Menaces, 
provocations,  duels,  évanouissements  se  succèdent,  jusqu'à  l'acte  de  la  pri- 
son, où,  dans  un  décor  funèbre,  la  trop  malheureuse  Caliste  s'empoisonne  sur 
le  corps  même  de  Lolhario...  C'est  ce  qu'elle  avait  de  mieux  à  faire.  —  El 
ainsi  pour  se  faire  applaudir  la  tragédie  perdait  jusqu'aux  raisons  mêmes  de 
vivre. 

1.  Le  président  Hénault  avait  déjà  entrevu,  à  la  suite  de  Shakespeare,  la  tra- 
gédie nationale  et  historique.  Mais  son  François  II  (1"40),  de  son  aveu  même, 
ne  peut  être  considéré  comme  une  tragédie. 

2.  Barulard  d'Arnaud  lit  imprimer,  aussi  en  ll'O,  un  Fnyel,  qui  est  le  même 
sujet,  plus  horrible  encore.  Il  ne  restait  plus,  après  de  Belloy,  qu'à  faire  manger 
à  Gabrielle  de  Vergy  le  cœur  même  de  son  amant.  Il  n'y  a  pas  manqué. 


602       ■  LE  THEATRE  (1748-1789) 

Lemierre  et  Leblanc.  —  Il  semble  que  la  tragédie  philo- 
sophique, vu  ses  nobles  ambitions,  soit  préférable  à  de  telles 
œuvres.  De  tirades  philosophiques,  il  y  en  avait  peu,  et  pour 
cause,  dans  De  Belloy.  Il  y  en  a  bien  davantage  même  dans  les 
premières  tragédies  de  Lemierre  {Hypermneslre  (1758),  Térée 
(1761),  Idoménée  (1764),  Ai'taxerxe  (1766).  Lemierre  n'est  pas 
le  premier  venu,  à  coup  sûr.  Il  mérite  mieux  que  d'être  seule- 
ment connu  par  quelques  vers,  excellents  d'ailleurs.  Déjà  dans 
ces  tragédies  ne  manquent  ni  la  rapidité  de  l'action,  ni  les 
tableaux  pathétiques,  ni  les  couplets  nerveux.  Mais  il  est  surtout 
ï auteur  de  Guillaume  Te// (1766)  et  de  la  Veuve  de  Malabar  {illO). 
Toutes  deux  ne  réussirent,  quoique  tragédies  philosophiques, 
que  lorsque  l'auteur  présenta  en  action,  dans  la  première,  la 
scène  du  bûcher  {il  ^0),  dans  la  seconde  celle  delà  joomwie  (1786). 
Il  fallait  bien  cela  d'ailleurs  pour  faire  passer  les  audaces  des 
sujets.  Dans  Guillaume  Tell,  Lemierre,  comme  de  juste,  a  sau- 
poudré ses  tableaux  de  tirades  déclamatoires  et  libertaires.  Dans 
la  Veuve  de  Malabar,  il  y  a  place  à  la  fois  pour  les  sentiments 
humanitaires  et  les  discours  violents  contre  les  prêtres.  Ceux-ci 
sont  représentés  comme  des  fourbes,  des  cruels,  des  assoiffés 
d'honneurs  et  d'argent,  des  barbares  sanguinaires.  Voltaire 
pouvait  être  content.  Les  Guèbres  avaient  porté  leurs  fruits. 

Les  Druides  de  Leblanc  du  Guillet  visent  au  même  but  (1772). 
Mais  ici,  chose  curieuse,  les  sacrifices  humains  sont  abolis, 
non  plus  par  un  général,  ennemi  vainqueur,  mais  par  un  grand- 
prêtre  même  (nous  sommes  en  Gaule),  symbole  de  toutes  les 
vertus,  et  qui  combat,  au  nom  de  l'humanité  et  du  bon  sens, 
contre  les  autres  prêtres  et  contre  son  peuple.  La  pièce  avait  eu 
déjà  douze  représentations  quand  on  l'arrêta  par  ordre  du  roi. 

La  Harpe  et  Ducis.  —  La  tragédie  avait  donc  toutes  les 
audaces.  Mais  elle  va  maintenant  céder,  en  partie,  au  «Irame  et 
à  la  comédie,  le  soin  de  la  lutte  philosophique.  La  Harpe  et 
Ducis  ont  d'autres  préoccupations. 

Les  tragédies  de  La  Harpe  (1739-1803)  sont  supérieures  à  leur 
renommée,  bien  qu'il  n'ait  pas  su  réaliser  dans  ses  pièces  l'idéal 
qu'il  avait  en  tête.  Et  d'ailleurs  risquer  devant  le  public  qui 
venait  d'applaudir  Caliste  une  tragédie  d'une  allure  tranquille, 
en  ne  cherchant  à  animer  son  sujet  que  par  la  seule  éloquence, 


LA  TRAGEDIE  603 

n'allait  pas  sans  une  certaine  hardiesse.  C'était  vraiment  un 
début  honorable  que  Warwick  (1763).  On  y  sentait  un  poète 
imbu  «les  bons  modèles.  La  trag^édie  réussit,  encore  qu'un  peu 
froide.  Mais  Timoléon  (17G4),  Pharamond  (ITGo),  Gustave  Wasa 
(1766)  échouèrent,  où  ne  manquaient  pourtant  ni  les  belles 
scènes  ni  les  beaux  vers.  La  Harpe  découragé,  <léjà  accablé 
d'ennemis,  passa  au  drame  pour  ne  revenir  à  la  tragédie  qu'en 
1775,  avec  Menzicoff^  pièce  russe  qui  n'est  intéressante  que  parce 
que  l'auteur  met  dans  la  bouche  de  son  héros,  à  qui  il  prête 
d'ailleurs  une  noble  fermeté,  les  desseins  que  venait  d'exécuter 
Catherine  II.  Ici  déjà,  comme  dans  les  Barmécides  (1778),  les 
Brames  et  Jeanne  de  Naples  (1783),  le  romanesque  et  les  tirades 
philosophiques  gâtent  les  choses.  La  Harpe  paie  son  tribut  au 
goût  du  jour.  Et  en  faisant  son  tour  du  monde  à  la  Voltaire,  il 
s'efforce  lui  aussi  de  présenter  de  beaux,  même  d'étranges  spec- 
tacles. Le  succès  ne  fut  que  médiocre.  Il  revint  plus  heureuse- 
ment à  des  sujets  antiques.  Il  semble  avoir  plus  de  nerf  et  de 
chaleur  avec  l'âge.  Il  y  a  dans  Coriolan  (178i-)  et  dans  Virginie 
(1786)  des  situations  émouvantes,  <le  vigoureuses  tirades,  d'élo- 
quents plaidoyers.  Mais  déjà  Philoctète  avait  paru  (1783),  qui 
avait  emporté  tous  les  suffrages.  Les  libertés  prises  par  La 
Harpe  avec  le  texte,  ses  habiles  compromis,  l'élégance  pompeuse 
du  style,  le  fa<le  anoblissement  lies  détails  et  leur  «iécence  voulue, 
tout  cela,  loin  de  choquer,  attira  des  louanges  à  l'auteur  qui 
put  croire  même  s'être  élevé  parfois  au-dessus  «le  son  modèle. 
Aujourd'hui  le  Philoctète  ne  nous  paraît  ni  assez  fidèle  pour  une 
tra«luction,  ni  assez  libre  pour  une  adaptation.  Nous  y  cherchons 
en  vain  le  dramati«[ue  intense  et  le  souffle  poétique  de  Sophocle. 
Mais  c'est  déjà  beaucoup  que  La  Harpe  n'ait  pas,  comme  Châ- 
teaubrun,  dénaturé  le  sujet  par  une  intrigue  amoureuse,  qu'il  ait 
suivi  en  général  le  plan  du  poète  grec,  que  sa  tragédie  enfin,  là 
même  où  elle  s'écarte  de  l'original,  laisse  l'impression  d'une 
pièce  qui  n'est  pas  moderne  et  échappe  à  l'influence  de  Voltaire. 
Pour  Ducis  (1733-1816),  qu'il  s'essaie  à  «les  tragé«lies  antiques, 
qu'il  adapte  Shakespeare  à  la  scène  fran«jaise,  qu'il  cherche  à 
donner  dans  des  tragédies  exotiques  de  hautes  leçons  morales,  il 
en  reste  toujours  le  disciple,  conscient  ou  inconscient.  Ses  pièces, 
sur  lesquelles  on  vou<lrait  reporter  en  partie  l'admiration  qu'ins- 


«04  LE  THÉÂTRE  (1748-1789) 

pirent  les  vertus  <le  l'homme  privé,  n'intéressent  plus  aujour- 
d'hui, malgré  de  vives  beautés,  que  par  les  comparaisons  qu'elles 
suscitent,  et  qui  abondent.  Pour  les  aimer  en  elles-mêmes,  il 
faudrait  ne  bien  connaître  ni  les  Anciens,  ni  Shakespeare. 

Ainsi,  il  faut  oublier  et  l'admirable  Œdipe  à  Colone  de 
Sophocle  et  l'émouvante  Alceste  d'Euripide  pour  pouvoir  se 
laisser  toucher  par  cet  Œdipe  chez  Admète  où  Ducis  a  fondu  les 
deux  œuvres,  pensant  doubler  l'intérêt,  et  où  par  les  tableaux 
éclatants,  les  habiles  coups  de  théâtre,  l'éloquence  vigoureuse 
des  plaintes  et  des  imprécations  d'Qidipe,  les  remords  violents  de 
Polynice,  les  prières  émues  d'Antigone,  il  ne  laisse  pas  de  nous 
attendrir.  Mais  rien  d'antique  ici  ;  rien  qu'une  tragédie  à  la  Vol- 
taire avec  son  décor,  son  horreur  à  l'anglaise,  ses  personnages 
sensibles,  sententieux,  philosophes  même  (1778). 

Et  telles  étaient  aussi  ces  adaptations  de  Shakespeare  que 
Ducis  avec  un  enthousiasme  toujours  grandissant  (enthousiasme 
un  peu  étrange  chez  un  homme  qui  ne  connaissait  son  modèle 
que  par  des  traductions)  donna  successivement,  aux  applaudisse- 
ments de  ses  contemporains.  Ses  procédés  restent  les  mêmes 
après  comme  avant  la  fameuse  traduction  de  Letourneur  (1776). 
Il  conserve  le  cadre,  la  forme,  les  moyens,  les  comparses  de  la 
tragédie,  relève  le  sujet  et  les  personnages  du  drame  shakespea- 
rien, hausse  le  style  et  donne  ainsi  des  pièces  d'un  mouvement 
plus  rapide,  comme  Voltaire,  et,  comme  Voltaire  encore,  mul- 
tiplie les  changements  de  lieux  et  les  tableaux  pittoresques,  tout 
cela  mêlé  d'imitations  et  de  souvenirs  classiques.  Il  a  plus  admiré 
certes  que  compris  le  poète  anglais.  Pour  le  faire  connaître  et 
aimer,  il  le  dénature  comme  à  plaisir.  Il  taille,  émonde,  tronque, 
étriqué  et  finit  par  étouffer  le  drame  shakespearien;  les  passions 
n'ont  plus  le  temps  de  se  développer.  Il  n'y  a  plus  cette  grada- 
tion savante  des  caractères,  éternel  honneur  de  l'auteur  à' Othello, 
mais  une  série  d'événements  plus  ou  moins  habilement  agencés, 
de  spectacles  et  de  scènes  plus  ou  moins  tragiques.  Il  s'est  trop 
défié  de  son  public.  Ses  timides  audaces  irritent.  On  sent  trop 
l'homme  qui  veut  à  la  fois  ménager  et  exciter  la  sensibilité  des 
spectateurs.  De  là  une  disparate  continuelle.  Ici  il  adoucit  cer- 
tains caractères,  là  il  en  assombrit  d'autres;  ici  il  atténue  cer- 
tains traits,  là  il  les  exagère  par  contre;  parfois  c'est  un  raffî- 


LA  TRAGEDIE  605 

nement  Je  pathétique,  une  recherche  de  l'extraordinaire  qui 
étonnent,  et  parfois  une  affectation  de  calme  et  de  simplicité  qui 
déroute.  Pour  contenter  son  monde,  il  fait  de  doubles  dénoue- 
ments; s'il  accunmle,  comme  il  arrive,  les  horreurs,  c'est  en 
récit.  Et  il  se  croit  sincèrement  un  puissant  et  terrible  drama- 
turj^e  pour  avoir  osé  faire  paraître  sur  la  scène  la  folie  du  roi 
Lear  et  le  somnambulisme  de  lady  Macbeth  ! 

Voilà  pourquoi  du  drame  sombre,  psychologique,  vibrant, 
qu'était  XHamlet  de  Shakespeare,  il  a  fait  une  grande  pièce 
languissante,  doublure  del'Ores/e  de  Voltaire,  qui  n'a  été  conçue 
que  pour  le  cinquième  acte,  celui  où  Hamlet,  poussé  par  le 
spectre  paternel  à  tuer  sa  mère,  hésite,  tremble,  la  menace, 
tombe  à  ses  genoux,  et  fuit  devant  les  nouvelles  excitations  de 
l'Ombre  (1769).  De  même  Roméo  et  Juliette  n'a  été  composé 
(1772)  que  pour  le  dénouement  :  de  la  pièce,  hélas!  ont  dis- 
paru toute  la  fraîcheur  et  toute  l'émotion  shakespeariennes. 
Etrange  adaptation  en  vérité!  Et  non  moins  étrange  celle  du 
Roi  Lear,  où  l'important  pour  Ducis  a  été  de  montrer  un  pauvre 
roi,  fou,  chassé  par  les  siens,  errant  sans  guide  pendant  une 
nuit  orageuse  dans  une  foret  (nous  avons  le  tonnerre,  les 
éclairs,  etc.)  et  y  retrouvant  une  fille,  une  fille  jadis  injustement 
chassée,  qui  à  force  de  tendresse  et  d'amour  rappelle  la  raison 
égarée  du  vieillard  (1783)!  Non  moins  étrange  également  celle 
<le  Macbeth  (1784  et  1790)  où  il  biaise  avec  son  sujet,  donne 
des  remords  à  son  héros  (lequel  se  punit  lui-même),  laisse  la 
première  place  à  Frédégonde,  qui  mène  tout,  et  qui  devient, 
grâce  au  somnambulisme,  infanticide  par  surprise  et  derrière  la 
coulisse!  Et  plus  étrange  encore,  si  c'est  possible,  celle  d'Othello 
(1792),  où  là  aussi  l'ampleur  du  sujet  accable  le  cadre  classique, 
qui  cède  et  crève;  et  la  pièce,  hybride  et  romanesquement  mala- 
droite, avec  ses  personnages  obscurs  et  louches,  ses  hardiesses 
comme  honteuses  d'elles-mêmes,  un  dénouement  puéril,  paraît 
aussi  loin  de  la  Zaïre  de  Voltaire  que  du  modèle  anglais.  Rien 
ici  n'intéresse  ou  n'émeut.  Ducis  est  inférieur  à  lui-même  comme 
dans  Jean  sans  Terre  (1791).  Et  peut-être,  à  voir  la  réelle  beauté 
de  certaines  scènes,  la  sensibilité  et  la  chaleur  éloquente  de 
certaines  tirades,  l'élégance  ou  la  concision  de  certains  vers 
(encore  qu'il  y  en  ait  de  bien  pâles,  et  ternes,  et  bizarres),  pour 


606  LE  THÉÂTRE  (1748-1789) 

avoir  voulu  par  une  conception  malheureuse  transplanter  sur  un 
terrain  peu  propice  des  œuvres  aussi  pleines,  aussi  complexes, 
aussi  orig^inales  et  aussi  vivantes  que  celles  d'un  Shakespeare, 
a-t-il  toujours  été  inférieur  à  lui-même.  Il  semble  bien  qu'il  eût 
mieux  fait  et  plus  complètement  réussi,  s'il  eût  suivi  une  autre 
route.  Malheureusement  le  pli  était  pris  quand  il  se  piquera  de 
produire  au  théâtre  «  quelques-unes  de  ces  grandes  vérités  morales 
qui  peuvent  rendre  les  hommes  meilleurs  ».  Ce  seront  toujours, 
soit  que  dans  Abufar  (1795,  en  quatre  actes)  il  mette  sur  la 
scène  «  une  famille  avec  les  mœurs  du  désert  »  et  veuille  peindre 
«  les  impressions  de  la  zone  torride  »,  soit  qu'avec  Fédor  et 
Vladimir  (1798)  il  nous  conduise  en  Sibérie  et  nous  donne  les 
impressions  de  la  zone  glaciale,  des  sujets  et  des  tableaux  extra- 
ordinaires, des  personnages  vertueux  et  sensibles,  des  contrastes 
de  mœurs,  de  longs  récits,  des  tirades  sentencieuses  enfin  où 
s'étale,  avec  l'enthousiasme  pour  la  nature  et  la  simplicité, 
l'amour  de  l'humanité....  Mais  de  telles  œuvres,  malgré  la  nou- 
veauté des  sujets  et  de  belles  scènes,  devaient  paraître  bien  fades 
après  les  terribles  tragédies  de  la  Révolution  !  Et  c'était  encore, 
et  toujours,  du  Voltaire. 


//.  - —  Le  Drame. 

Diderot.  —  Les  noms  de  Diderot  et  du  drame  sont  indisso- 
lublement liés  ensemble.  C'est  à  lui  que  revient  communément 
l'honneur  d'avoir  créé  une  forme  dramatique  nouvelle.  C'est  de 
lui  que  se  réclament  les  dramaturges  qui  ont  suivi.  Il  a  des 
disciples  enthousiastes  jusqu'à  l'étranger  :  ainsi  Lessing,  sans 
parler  des  autres.  Ceux-là  même  le  regardent  comme  un  maître, 
qui  critiquent  ses  pièces.  Pour  tous  il  est  le  grand  législateur 
du  genre  naissant,  un  législateur  impatiemment  attendu  en 
Angleterre,  en  Allemagne  et  en  France.  Car  partout,  la  bour- 
geoisie étant  devenue  plus  riche  et  plus  puissante,  la  philoso- 
phie plus  pratique  et  plus  humanitaire,  le  terrain  était  prêt  pour 
un  drame  bourgeois  et  sentimental.  Or  comme  c'est  lui  qui, 
le  premier,  a  réuni  en  un  tout  compact,  en  un  corps  de  sys- 


LE  DRAME  607 

tème,  les  idées  émises  jusqu'alors,  comme  de  plus,  par  Tétude 
«les  oîuvres  et  la  réflexion  personnelle,  il  les  a  singulièrement 
agrandies,  et  est  arrivé  même  à  proposer  un  genre,  sinon  tout 
neuf,  à  beaucoup  près,  du  moins  original,  il  est  donc  bien,  quoi 
qu'on  en  ait  dit,  le  véritable  père  du  drame,  son  père  conscient  ^ 
et  légitime.  Le  malheur  est  qu'en  croyant  donner  des  exemples 
perfectionnés  du  drame  anglais',  il  n'a  pas  su  faire  de  ces  / 
œuvres  maîtresses  qui  s'imposent  non  seulement  aux  contem- 
porains, mais  encore  à  la  postérité. 

La  Poétique  d'ailleurs  leur  est  bien  supérieure,  et  les  dépasse.  . 
D'où  son  intérêt  et  son  importance.  Elle  les  précède  aussi.  Si 
elle  semble  en  eflet  n'avoir  été  écrite  que  pour  expliquer  et  jus- 
tifier les  drames,  depuis  longtemps  elle  germait  en  Diderot. 
Elle  avait  déjà  percé  deçà  et  delà,  surtout  dans  les  Bijoux  indis- 
crets, quand  parurent,  en  même  temps  que  les  pièces,  les 
Entretiens  sur  le  Fils  naturel  (1757)  et  la  Dissertation  sur  le 
Poème  dramatique  (1738).  C'est  celle-ci,  œuvre  moins  brillante, 
moins  éblouissante,  mais  plus  régulière  et  plus  solide,  qui  doit 
servir  de  base.  Du  reste,  il  faut  l'avouer,  ici  comme  là,  les  idées, 
les  impressions,  les  intuitions  se  mêlent,  se  poussent  et  s'étouf- 
fent au  point  qu'il  est  difficile  parfois  de  s'y  reconnaître.  Le 
principal  disparaît  sous  l'accessoire;  les  incohérences  et  les 
digressions  abondent  ;  les  préceptes  se  suivent  «  en  style 
d'oracle  »,  selon  le  mot  de  Fréron,  tantôt  excellents,  tantôt 
bizarres  ou  obscurs;  bref  il  y  a  là  comme  un  chaos  où  bouillon- 
nent au  hasard  et  au  petit  bonheur  une  multitude  disparate 
«ridées.  Les  classer,  ce  ne  sera  donc  pas  trahir  Diderot,  ce  sera 
lui  rendre  service,  encore  qu'il  soit  difficile  de  le  résumer  sans 
le  compromettre. 

Deu.x  grands  principes  dominent  cette  poétique,  à  savoir  que 
la  nature  est  la  source  féconde  de  toute  vérité  et  que  la  seule  1 
raison  d'être  de  l'œuvre  dramatique  est  d'inspirer,  avec  l'hor- 
reur du  vice,  l'amour  de  la  vertu.  L'imitation  de  la  nature  sera 
le  moyen;  l'instruction  morale  des  spectateurs,  le  but.  C'est  au 
nom  de  la  nature  et  de  la  vérité  qu'il  fait  leur  procès,  je  ne 
dis  pas    à  la  tragédie,  qu'il   respecte  fort,  ou  à  la  comédie, 

1.  Il  a  surtout  vanté  les  deux  pièces  les  plus  en  vogue  alors  :  le  Bamvoell  (ou 
le  Marchand  de  I^ondre»)  de  Lillo  (1731),  et  le  Beverlei  de  Moore  (1153). 


608  LE  THEATRE  (1748-1789) 

mais  aux  tragédies  et  comédies  du  temps.  Et  c'est  en  leur 
nom  aussi  que,  tout  en  admirant  beaucoup  Corneille,  Racine  et 
Molière,  il  affirme  (2"  Enlr.  sur  le  Fils  nat.)  qu'un  «  homme 
de  génie  »  «  dans  l'impossibilité  d'atteindre  ceux  qui  l'ont  pré- 
cédé dans  une  route  battue  »  se  doit  jeter  «  de  dépit  »  dans  une 
autre  plus  facile  et  plus  utile.  C'est  pourquoi  il  imagine,  sur  les 
traces  des  Anglais  et  de  ses  prédécesseurs  français,  un  genre 
intermédiaire  entre  la  comédie  et  la  tragédie,  lequel  peut  revêtir 
deux  formes  :  la  comédie  sérieuse,  qui  a  pour  domaine  la  vertu 
et  les  devoirs  de  l'homme,  et  cette  sorte  de  tragédie  dont  l'objet 
est  nos  malheurs  domestiques  '.  Ce  genre,  qu'il  appelle  tantôt 
«  genre  sérieux  »,  tantôt  «  tragédie  domestique  ou  bourgeoise  », 
n'est  pas  du  tout  un  compromis  entre  la  tragédie  et  la  comédie; 
il  ne  «  confond  »  pas  «  deux  genres  éloignés  »,  qui  sont  les 
«  bornes  réelles  »  de  la  composition  dramatique,  et  qui,  placés 
aux  extrémités,  sont  les  plus  «  frappants  »  et  les  plus  «  diffi- 
ciles ».  Diderot  sait  bien  «  quel  serait  le  danger  de  franchir  la 
barrière  que  la  nature  a  mise  entre  les  genres  »  {S"  Entr...).  Le 
genre  sérieux,  oii  il  n'y  a  pas  le  mot  pour  rire,  n'a  rien  à  voir 
avec  la  comédie,  et,  n'inspirant  pas  la  terreur,  il  n'est  pas  non 
plus  la  tragédie.  C'est  un  genre  à  part,  qui  a  sa  raison  d'être 
particulière.  Il  n'a  pas  pour  but  de  présenter  à  la  scène  les  ridi- 
cules, les  vices,  ou  les  grandes  passions,  mais  —  ce  qui  est  un 
fonds  non  moins  riche  —  les  devoirs  des  hommes,  les  actions  ou 
affaires  sérieuses,  qui,  étant  les  plus  communes,  augmenteront 
tout  ensemble  et  l'étendue  et  l'utilité  du  genre.  Or  les  devoirs 
des  hommes,  c'est-à-dire   d'hommes  bourgeois^  sont  à  la  fois 

(  sociaux  et  domestiques.  Il  faut  donc  présenter  sur  la  scène  les 
«  conditions  »  des  hommes  et  leurs  «  relations  de  famille  ».  Et 

I  même,  comme  il  n'y  a  guère  selon  lui  qu'une  douzaine  de  carac- 
tères «  marqués  de  grands  traits  »  et  par  suite  vraiment  tran- 
chés, que  les  «  autres  petites  différences  qui  se  remarquent  dans 
le  caractère  des  hommes  ne  peuvent  être  maniées  aussi  heureu- 
sement, »  il  s'ensuit  qu'il  faut  exposer  au  théâtre  non  plus,  «  à 

;   proprement  parler,  les  caractères,  mais  les  conditions  ».  C'est 

1.  Les  deux  formes  d'ailleurs  peuvent  se  confondre,  et  ne  laissent  pas  en 
réalité  de  se  confondre  souvent  dans  l'esprit  de  Diderot.  Il  imagine  d'ailleurs 
de  multiples  subdivisions  qu'il  serait  trop  long  d'énumérer. 


LE  DHAME  609 

la  condition  sociale  ou  domestique  qui  doit  devenir  l'objet  prin- 
cipal et,  avec  ses  obligations  les  plus  importantes,  ses  charges 
et  ses  embarras,  la  base  de  l'œuvre.  Si  l'homme  en  effet  n'a  le 
plus  souvent  que  le  caractère  de  sa  condition  (Diderot  ne  le  dit 
f)as  nettement,  mais  c'est  la  conséquence  logique  de  ce  qui  pré- 
cède), il  est  bon  de  lui  proposer  cette  condition,  et  par  suite  ses 
devoirs,  de  la  façon  la  plus  complète  et  la  plus  élevée  possible. 
Rien  de  plus  fécond,  ni  de  plus  utile.  «  Pour  peu  que  le  carac- 
tère fût  chargé,  un  spectateur  pouvait  se  dire  à  lui-même  :  ce  n'est 
pas  moi.  Mais  il  ne  peut  se  cacher  que  l'état  qu'on  joue  devant 
lui  ne  soit  le  sien;  il  ne  peut  méconnaître  ses  devoirs.  » 
{3"  Entr.)  Et  il  propose  comme  sujets  le  financier,  le  philosophe, 
l'homme  de  lettres,  le  commerçant,  le  père  de  famille,  l'époux, 
la  sœur,  le  juge  enfin.  «  Que  le  juge,  dit-il,  soit  forcé  par  les 
fonctions  de  son  état  ou  de  manquer  à  la  dignité  ou  à  la  sain- 
teté de  son  ministère  et  de  se  déshonorer  aux  yeux  des  autres 
et  aux  siens,  ou  de  s'immoler  lui-même  dans  ses  passions,  ses 
goûts,  sa  fortune,  sa  naissance,  sa  femme  et  ses  enfants,  et  l'on 
prononcera  après,  si  l'on  veut,  que  le  drame  honnête  et  sérieux 
est  sans  chaleur,  sans  couleur  et  sans  force.  »  (Diss.  sur  le  Poème 
dramat.)  Il  n'est  donc  nullement  question  de  substituer*  la  con- 
dition au  caractère,  mais  de  subordonner  celui-ci  à  celle-là,  et 
non  plus  la  première  au  second.  C'était  du  caractère,  jusqu'alors, 
qu'on  tirait  toute  l'intrigue  :  «  On  cherchait  en  général  les  cir- 
constances qui  le  faisaient  sortir  et  on  enchaînait  ces  circon- 
stances. »  {S"  Entr.)  Il  faut  agir  autrement.  Il  faut  choisir  la 
situation  la  plus  propre  à  faire  valoir  les  obligations  de  la  condi- 
tion que  l'on  joue,  puis  les  caractères  les  plus  propres  à  faire 
valoir  cette  situation.  Et  ainsi  Diderot  est  amené  à  dire  que  c'est 
aux  situations  à  décider  des  caractères,  que  ceux-ci  ne  peuvent 
être  arrêtés  qu'après  que  l'esquisse  est  faite,  que  l'auteur  aura 
4lonné  les  caractères  les  plus  convenables  à  ses  personnages 
quand  il  leur  aura  donné  les  plus  opposés  aux  situations.  Plus 
de  contrastes  de  caractères  :  c'est  un  moyen  usé  et  peu  naturel  ; 
des    caractères   opposés  aux  situations.   Celles-ci  contiennent 

1.  Le  mol  subslUuer  ne  se  trouve  qu'une  fois,  à  la  fin  du  3*  Entrelien,  et  n'a 
pas  la  valeur  qu'on  lui  attribue  généralement.  Il  signifie  •  substituer  dans  la  pre- 
mière place  >.  Le  mot,  et  cela  arrive  souvent  avec  Diderot,  fait  tort  à  la  chose. 

HlSTOIKB  DE    LA    LANGDE.   VI.  39 


010  LE  THEATRE  (1748-1789) 

ceux-là,  qui  seront  «  bien  pris  »  si  «  les  situations  en  devien- 
nent plus  embarrassantes  et  plus  fâcheuses  ».  {Diss.  sur  le 
Poème  dramat.)  Il  y  a  donc  là  une  sorte  de  réciprocité  de 
services.  Si  la  situation,  et  par  suite  la  condition,  est  la  source 
d'où  découlent  les  caractères,  si  elle  les  fait  naître,  si  elle  les 
prime  même,  à  la  rigueur,  elle  ne  les  annihile  pas.  Et  la  preuve 
encore,  c'est  que  Diderot  ne  laisse  pas,  à  plusieurs  reprises, 
de  donner  de  judicieux  préceptes  sur  le  choix  et  le  développe- 
ment des  caractères.  Le  genre  sérieux  comporte  donc  une  situa- 
tion importante,  tirée  des  relations  sociales  ou  domestiques,  en 
conflit  soit  avec  les  obligations  de  la  condition,  soit  avec  le 
caractère  même  de  l'homme,  et,  pour  mieux  dire,  avec  les 
deux.  De  ce  conflit  naîtra  nécessairement  une  morale  généreuse, 
et  forte,  et  générale  aussi,  à  laquelle  n'échappera  personne. 
D'autant  que  l'action  sera  simple,  aussi  voisine  que  possible 
de  la  vie  réelle  et  bourgeoise  par  elle-même  et  par  ses  person- 
nages, grâce  à  la  suppression  des  rôles  de  valets,  des  coups 
de  théâtre,  du  romanesque  :  le  relief  des  tableaux,  l'exacti- 
tude des  costumes,  la  vérité  du  jeu,  la  pantomime  enfin  feront 
le  reste.  Diderot  y  attache  une  importance  considérable.  Car 
c'est  toujours  l'imitation  de  la  nature  qu'il  a  en  vue,  et  c'est 
encore  en  son  nom  qu'il  écarte  la  poésie  au  profit  de  la 
prose. 

Voilà  le  gros  de  la  théorie.  On  ne  peut  suivre  Diderot  dans  le 
détail.  Car  il  parle  de  tout,  ou  à  peu  près.  Il  entre  parfois  dans 
les  recommandations  les  plus  minutieuses.  Ainsi  pour  le  dia- 
logue, le  plan,  les  incidents,  la  division  de  l'action,  les  actes,  les 
entr'actes,  le  ton,  les  mœurs.  Les  idées  tourbillonnent  en  quelque 
sorte.  A  voir  les  unes,  ambitieuses,  puériles,  fausses,  burles- 
ques, il  semble  qu'il  n'entende  rien  au  théâtre;  les  autres  au 
contraire  dénotent  une  vive  intuition  des  choses  dramatiques. 
Leur  seul  tort  est  d'avoir  été  démarquées  depuis.  A  force  de  les 
admirer  chez  d'autres,  on  les  dédaigne  chez  Diderot,  d'où  elles 
viennent.  Il  n'y  a  qu'à  lire  ce  qu'il  dit  de  la  simplicité  de  l'action 
et  de  sa  marche  progressive,  de  la  crise  dramatique,  delà  liaison 
des  événements,  de  la  connaissance  par  les  spectateurs  du  réel 
état  des  personnages,  de  la  séjîaration  des  genres,  des  tableaux, 
de  la  décoration,  etc.,  pour  être  convaincu  qu'il  y  a  là  autre 


LR  DRAME  61t 

chose  que  des  banalités  emphatiques.  Il  faut  songer  enfin 
qu'il  avait  en  tète  un  noble  et  généreux  idéal,  qu'il  a  donné  une 
esquisse  intéressante  du  drame  moral  et  philosophique,  qu'il  a 
entrevu  enfin,  non  sans  netteté,  la  comédie  à  thèse  d'un/ 
Dumas  fils  '.  Tout  cela  prouve  qu'il  a  plus  connu  qu'il  ne  l'avoue 
les  œuvres  dramatiques  et  a  beaucoup  réfléchi  sur  le  théâtre. 
En  tout  cas,  malgré  de  sérieuses  objections,  la  théorie  reste 
debout*.  Il  y  a  là  plus  qu'un  plaidoyer  éloquent.  Diderot  sonne 
le  rappel  du  drame  moral  et  moralisateur,  où  les  personnages 
bourçeois«  sont  honorés  »  d'aventures  tragiques.  Sur  les  ruines 
des  comédies  de  La  Chaussée  il  étaie  une  tragédie  domestique 
en  prose  d'où  il  chasse  sans  pitié  le  romanesque,  où  il  met 
aux  prises  les  situations,  les  conditions  et  leurs  devoirs,  les 
caractères  familiaux  ou  professionnels  des  personnages,  et  fait 
naître  ainsi  une  généreuse  et  morale  émotion  qui  elle  aussi 
purge  nos  âmes.  En  vérité  ces  théories  étaient  bien  d'un  philo- 
sophe. 

Les  drames  sont,  par  contre,  d'un  bourgeois  emphatique  et 
larmoyant.  Ils  demeurent  inférieurs  aux  modèles  anglais  et 
médiocrement  supérieurs  à  la  Cénie  de  M""*  de  Graffigny  (1750), 
drame  en  prose,  dont  le  succès  fut  considérable,  qui  fit  oublier 
la  Gouveiviante  de  La  Chaussée  et  qui  annonçait  déjà  les  pièces 
de  Diderot,  d'abord  par  le  style  (les  périphrases  attendries,  les 
banalités  sentencieuses,  les  hautaines  maximes,  les  exclama- 
tions, les  points  de  suspension),  puis  par  le  respect  ému  qu'ont 
tous  les  personnages  pour  le  malheur  et  les  malheureux.  Il 
serait  cruel  d'insister  sur  le  Fils  naturel,  qui  ne  retrouva  pas  à 

1.  Cf.  Dissert,  sur  le  poème  dram.  •  Quelquefois,  j'ai  pensé  qu'on  discuterait 
au  théâtre  des  points  de  morale  les  plus  importants,  et  cela  sans  nuire  à  la 
marche  rapide  et  violente  de  l'action.  Si  une  telle  scène  est  nécessaire,  si  elle 
tient  au  fond,  si  elle  est  annoncée  et  que  le  spectateur  la  désire,  il  y  donnera 
toute  son  attention,  et  il  en  sera  bien  autrement  alTecté  que  de  ces  petites  sen- 
tences alambiquées.  • 

2.  On  aura  beau  dire  que  les  conditions  avaient  déjà  paru  sur  la  scène,  que 
les  spectateurs  refuseront  tout  autant  de  se  reconnaître  dans  la  condition  que 
dans  le  caractère  raillé,  que  l'imitation  exacte  de  la  nature  |>ar  le  théâtre  est  une 
chimère,  et  que  le  meilleur  moyen  d'y  paraître  naturel  est  de  savoir  ne  paa 
trop  l'être,  que  c'est  une  étrange  logique  que  de  faire  parler  éloquemment  les 
personnages  et  de  ne  leur  point  permettre  de  parler  en  vers,  que  Diderot  ne 
repousse  l'abstraction  de»  caractères  que  pour  tomber  fatalement  dans  celle  des 
conditions  et  ne  peut  éviter  ce  danger  qu'en  redonnant  (comme  le  remarquait 
déjà  Palissot  dans  ses  Petites  Lettres  sut'  de  Grands  Philosophes)  la  première 
place  aux  caractères,  tout  cela  infirme  la  théorie,  mais  ne  la  détruit  pas. 


612  LE  THÉÂTRE  (1748-1789) 

/      la  scène,  en  1771,  le  succès  de  lecture  qu'il  avait  eu  en  4757  '. 
Le  Père  de  famille  a   plus  d'intérêt,    parfois  même  quelque 
pathétique.  Encore  n'est-ce  pas  par  où  le  pensait  Diderot,  c'est- 
à-dire  par  la  peinture  des  douceurs  et  amertumes  de  la  condi- 
tion de  père  de  famille.  Seuls  les  amours  de  l'impétueux  Saint- 
Albin  et  de  la  vertueuse  Sophie,  victimes  des  préjug-és  sociaux, 
de  la   méchanceté  de  l'un  et  de   l'indécision  de  l'autre,   sont 
capables  de  nous  toucher.  La  pièce  manque  par  la  base,  qui  est 
le  caractère  même  du  Père  de  famille  *.  Ce  n'est  plus  qu'une 
médiocre  tragédie  bourgeoise,  sans  romanesque  certes,  ni  coups 
de  théâtre,  ni  comique,  et  où  tout,  action,  tableaux,  pantomime, 
concourt  bien    à  la    prédication    morale,   mais  où    l'auteur  a 
redoublé  d'inexpérience  dans  la  conduite  de  l'action  et  dans  la 
peinture  des  personnages,  les  transformant  tous  en  lui-même 
en  quelque  sorte  et  remplaçant  la  psychologie  par  l'acuité  des 
sentiments,  les  mouvements  désordonnés,  une  emphase  doctri- 
nale et  gonflée.  Elle  devait  nécessairement  sombrer  bientôt,  en 
France  du  moins.  Et  avec  elle  eût  fatalement  aussi  sombré  la 
poétique,  si,  alors  même  qu'elle  triomphait  avec  ce  drame  bâtard, 
il  ne  s'était  trouvé  fort  heureusement  un  homme  pour  en  donner 
une  plus  vivante  et  plus  durable  manifestation. 

Sedaine.  —  Cet   homme   fut   Sedaine  (1719-1797).   On  le 

connaissait  déjà  par  quelques  poésies,  surtout  VÉpUre  à  mon 

habit,  quelques  comédies  et  quelques  opéras-comiques,  quand  il 

I    hasarda  le  Philosophe  sans  le  savoir  (1765),  ou  pour  mieux  dire 


i.  Les  personnages  y  déclament  en  s'étudiant,  et  exaltent  la  vertu,  longuement, 
pompeusement,  implacablement.  —  La  pièce,  où  Diderot  ne  discute  aucun 
point  de  morale,  ne  mérite  même  pas  son  titre. 

2.  Bien  qu'il  ait  les  pires  ennuis  et  les  pires  chagrins,  il  n'émeut  pas,  tant 
sa  nature  est  complexe  et  bizarre!  Il  prône  la  sensibilité  et  se  défie  de  sa  sensi- 
bilité, il  fait  profession  de  i)hilosophie  et,  s'il  sait  s'élever  au-dessus  des  pré- 
jugés de  la  fortune,  il  ne  s'élève  pas  au-dessus  de  ceux  de  la  naissance;  il  est 
bien  fasciné  par  son  titre  et  ses  devoirs  de  père  de  famille,  mais  surtout  par 
les  devoirs  qu'on  a  envers  lui;  timide  en  face  de  son  beau-frère,  désarçonné, 
pour  ainsi  dire,  par  les  événements,  à  la  fois  bon,  sentimental,  philanthrope, 
délicat,  entêté,  naïf,  indulgent  et  égoïste,  il  est  le  plus  autoritaire,  le  plus 
changeant  et  le  plus  faible  des  pères.  Par  ses  emportements,  ses  elfusions,  ses 
prédications,  il  attire  tout  ensemble  et  repousse  ses  enfants  qui  le  respectent... 
et  le  craignent.  Nous,  il  nous  énerve.  D'ailleurs  il  entraîne  à  sa  suite  les 
autres  personnages.  C'est  une  famille  de  nerveux,  de  surchauffés,  d'hallucinés, 
d'emphatiques,  (\m  veulent,  jusque  dans  l'expression  des  détails  domestiques 
les  plus  puérils,  nous  émouvoir  par  l'exagération  de  leurs  sentiments  et  leurs 
apostrophes  véhémentes,  et  qui  tous,  ou  se  démènent  sur  la  scène,  ou  y  demeu- 
rent en  des  poses  étudiées  -    pour  faire  tableau  ! 


LH:  DUâME  613 

(car  ni  ce  titre,  ni  le  premier,  le  Duel,  que  n'autorisa  pas  la 
censure,  ne  sont  les  bons),  le  Père  de  famille.  Le  Philosophe 
sans  le  savoir,  en  effet,  qui  enthousiasma  Grimm,  Diderot,  Collé 
même,  n'est  rien  autre  en  réalité  que  le  Pèi'e  de  famille  de 
Diderot  refait  par  un  homme  qui  a  su  mettre  en  pratique,  en 
les  corrigeant,  les  théories  de  l'auteur  du  Fils  naturel.  C'est  bien 
la  condition  de  père  de  famille  que  Sedaine  nous  a  présentée  à 
la  scène.  D'une  part  nous  avons  les  soucis  habituels,  les  heu- 
reuses préoccupations  d'un  père  qui  règle  et  dispose  tout  la 
veille  du  mariage  d'une  fille  chérie,  de  l'autre  ses  angoisses  et 
sa  douleur  quand,  le  matin  même  du  grand  jour,  son  fils  part 
pour  se  battre  en  duel.  D'abord  accablé,  il  reprend  vite  cons- 
cience de  son  devoir,  de  ses  devoirs;  car  il  en  a  de  multiples  : 
père,  époux,  frère,  chef  de  maison,  il  fait  face  à  tous  avec  une 
rare  énergie,  un  complet  dévouement,  une  ingénieuse  délica- 
tesse, une  scrupuleuse  honnêteté,  soucieux  qu'il  est  du  bonheur, 
de  la  tranquillité, de  la  dignité  même  des  siens.  Et  parla  certes, 
ainsi  que  par  sa  bonté  et  par  son  humanité,  c'est  un  philo- 
sophe, comme  il  l'est  aussi  au  sens  moderne  du  mot  par  son 
naturalisme,  sa  raison  perspicace,  son  dédain  des  préjugés;  mais 
il  demeure  avant  tout  un  père  de  famille.  C'est  cette  qualité, 
cette  condition  qui  affirme  et  précise  son  caractère.  Ce  Vanderck 
est  bien  le  chef  de  famille  respecté  et  aimé  tout  ensemble, 
protecteur-né  des  siens,  qui  leur  donne  à  chaque  instant  par  sa 
vie  et  par  ses  paroles  l'exemple  de  la  vertu.  Et  ainsi  Sedaine 
faisait  vivre  à  la  fois  et  le  type  rêvé  par  Diderot  et  la  tragédie 
domestique. 

Car  nous  sommes  vraimenten  présence  d'une  tragédie  domes- 
tique. Si  le  comique  y  trouve  place  grâce  au  rôle  de  la  mar- 
quise, sœur  de  Vanderck,  si  parfois  il  s'y  glisse  un  rire  discret, 
la  pièce  est  bien  un  drame  à  la  Diderot  (Diderot  des  théories, 
bien  entendu.  Nulle  déclamation,  ou  à  peu  près  ;  peu  de  roma- 
nesque, mais  un  naturel  presque  constant;  des  personnages  qui 
ne  se  contentent  point  de  faire  parade  de  leurs  sentiments,  maia 
qui  agissent;  une  mise  en  scène,  des  détails  familiers,  une  pan- 
tomime qui  expliquent  l'action  et  ajoutent  à  l'effet;  des  discus- 
sions de  quelques  points  de  morale  assez  bien  présentées  pour 
qu'elles  paraissent  nécessaires;  enfin  un  intérieur  bourgeois,  un 


\ 


614  LE  THÉÂTRE  (1748-1789) 

foyer  familial  autour  duquel  sont  groupés,  unis  par  une  vive 
affection,  parents  et  enfants,  maîtres  et  serviteurs.  Le  malheur 
qui  plane  sur  ce  «  home  »  si  paisible  et  si  heureux  ne  peut 
que  nous  faire  trembler. 

D'ailleurs,  comme  nous  avons  affaire  à  un  adroit  dramaturge, 
tout  intéresse  et  tout  émeut.    D'habiles    préparations   et   une 
habile  gradation  dans  l'action,  un   contraste  heureux  de  per- 
sonnages, des  caractères  sobrement,  mais  nettement  dessinés, 
un  dialogue  rapide,  clair,  encore  qu'un  peu  sec,  voilà  ce  qui  fait 
la  valeur  de  la  pièce,  qui  touche  jusqu'aux  larmes,  et  vit.  Nous 
ne  sommes  plus  en  présence  de  fantoches,  mais  de  personnages 
qui  ont  leur  individualité,  que  dis-je?  leur  originalité  propre. 
Sans  parler  de  la  sèche,  ingrate,  et  criarde  marquise,  de  l'ai- 
mable Sophie,  du  jeune  et  impétueux  Yanderck,  ne  sont-ce  pas 
des  figures  nouvelles,  un  peu  étranges  même  alors,  que  celles 
et   du  vieil  Antoine,  ancien  marin,  fidèle  et  dévoué  caissier, 
serviteur  à  la  fois   familier  et  respectueux,   père    bourru  et 
attendri,  qui  a  sinon  la  finesse  de  l'esprit,  du  moins  celle  du 
cœur,  et  de  la  toute  naïve,  toute  sensible,  toute  pure  Victorine, 
une  amoureuse  sans  le  savoir,  ingénue  aimable  et  tendre,  qu'un 
rien  fait    sourire  ou  pleurer,   et  qui  ne  comprend   son   cœur 
qu'alors  qu'il  est  près  d'éclater?  Et  nouvelle  aussi  et  originale 
était  la  figure  de  ce  philosophe  qui  s'ignore  soi-même  et  non 
seulement  en  tant  que  philosophe  par  sa  sereine  et  discrète  tran- 
quillité, mais  encore  en  tant  que  I)ourgeois,  en  tant  que  com- 
merçant, en  tant  que  financier  même.  Il  y  avait  là  plus  qu'il 
n'en  fallait  pour  étonner  tout  d'abord,  puis  charmer  le  public. 
Non  que  l'auteur  fût  un  puissant  psychologue  ou  un  écrivain 
chaud  et  éloquent,  mais  l'œuvre  était  simple,  sincère.  Elle  plaît 
encore  et  fait  regretter  que  Sedaine  ait  laissé  se  perdre  dans  de 
simples  comédies  et  opéras-comiques  ses  qualités  de  dramaturge. 
En  tout  cas  une  seule  œuvre  lui  a  suffi  pour  créer  en  fait  la  tra- 
gédie domestique,  créée  en  théorie  par  Diderot.  Grâce  à  lui  le 
drame  moral,  le  drame  qu'enveloppe  une  chaude  atmosphère 
familiale,  existe  maintenant.  On  peut  dire  d'un  tel  drame  qu'il 
atteint    un   maximum  d'effet    avec  le  minimum   de   moyens, 
et    qu'il   instruit    en    émouvant.   Il    n'aura  pas   de    postérité 
immédiate. 


LE  DRAME  615 

La  Harpe  et  Baculard  d'Arnaud.  —  C'est  que  Diderot 
reste  le  g^rand  maître  ;  ce  sont  ses  drames  qu'on  imite,  en  les 
exafférant  encore  grâce  à  l'influence  anglaise.  Exciter  les 
larmes  par  l'horreur  des  sujets  et  le  pathétique  des  tableaux,  ou 
profiter  du  drame  pour  en  faire,  comme  de  la  tragédie,  une  tri- 
bune ou  une  chaire,  voilà  dès  lors  l'idéal.  Il  y  a  comme  deux 
courants  qui  ne  laissent  pas  du  reste  de  confondre  leurs  eaux. 
Les  sujets  les  plus  scabreux  tentent  les  auteurs.  Ainsi  La  Harpe 
donne  en  1""0  une  Mélanie  que  lui  suggère  un  événement  con- 
temporain :  une  jeune  fille  que  ses  parents  voulaient  consacrer 
à  Dieu  malgré  elle  préféra  mourir  plutôt  que  de  prononcer  ses 
vœux.  Le  contraste  entre  un  curé  paternel,  tolérant,  philosophe 
et  d'autres  prêtres  durs  et  inflexibles  (qu'on  ne  voit  pas,  mais 
dont  l'influence  ne  se  fait  que  trop  sentir)  est  le  tout  d'une  pièce 
qui,  malgré  de  beaux  vers,  d'éloquents  passages,  des  scènes 
touchantes,  ne  put  être  jouée  qu'en  1791,  sans  grand  succès 
d'ailleurs,  après  avoir  fait  pleurer  à  sa  naissance  tous  les  lec- 
teurs. Mais  déjà  même  Baculard  d'Arnaud,  également  dans  des 
drames  en  vers,  avait  été  plus  loin.  Dans  son  Euphémie  (1768) 
et  dans  son  Comrmnges  (1765),  en  trois  actes,  il  nous  fait 
pénétrer,  ici  dans  un  couvent  d'hommes,  là  dans  un  couvent 
de  femmes,  et  nous  montre  non  seulement  l'amour  poursuivant 
jusque  (hms  la  solitude  du  cloître  et  jusqu'au  pied  des  autels 
ses  malheureuses  victimes,  mais  aussi  triomphant  presque  de  la 
religion  là  même  où  il  paraissait  devoir  être  facilement  dominé 
et  vaincu.  De  telles  pièces  à  coup  sûr,  et  de  même  J/érmua/ (1774), 
n'étaient  pas  pour  être  représentées  [Comminges  le  sera  cepen- 
dant, mais  en  1790).  D'autant  qu'à  la  hardiesse  des  sujets, 
Baculard  d'Arnaud  ajoute  le  sombre  et  l'horrible,  quoiqu'il  les 
repousse  en  théorie,  et  un  réalisme  dans  le  décor  et  la  panto- 
mime bien  capable  d'étonner  et  d'elTrayer  les  spectateurs.  Cer- 
tains de  ses  tableaux  font  frissonner.  Et  puis  tout  cela  est  gâté 
par  un  romanesque  incroyable,  une  recherche  bizarre  d'effets, 
un  débordement  inouï  de  sentimentalité,  une  ennuyeuse  et 
incorrecte  déclamation,  une  fastidieuse  accumulation  de  points 
suspensifs  dont  l'auteur  a  même  jugé  bon  de  faire  une  minu- 
tieuse théorie.  Il  est  rare  qu'il  ait  conservé  (bien  qu'il  l'ait  su 
parfois,  dans  Euphémie  par  exemple)  un  peu  de  cet  intérêt  psy 


616  LE  THEATRE  (1748-1789) 

chologique  qu'il  admirait  tant  dans  la  tragédie  racinienne.  Ses 
drames,  publiés  avec  ses  tragédies  (1782),  furent  loin  d'avoir  la 
vo^'^ue  de  ses  romans. 

Saurin  et  Beaumarchais.  —  Le  Beverlei  de  Saurin  (1768) 
et  V Eugénie  de  Beaumarchais  (1767)  leur  sont  supérieurs. 
Beverlei,  que  Saurin  a  imité  de  Lillo,  ne  manque  pas  d'intérêt, 
dans  la  première  partie  du  moins.  Comment  une  malheureuse 
passion  pour  le  jeu,  excitée  par  un  faux  ami,  entraîne  peu  à  peu 
Beverlei  à  la  ruine,  puis  au  déshonneur  et  à  la  prison,  voilà  le 
sujet.  Nous  sommes  loin  du  Joueur  de  Regnard.  Ici,  il  n'y  a  pas 
une  scène  où  la  seule  vue  des  personnages  ne  puisse  tirer  les 
larmes  aux  personnes  sensibles.  Sauf  Stukély  —  le  traître  auquel 
vont  être  voués  tous  les  drames  —  et  Beverlei,  sympathique 
d'ailleurs,  tous  les  personnages  sont  des  modèles  de  vertu.  Du 
moins  la  passion  fatale  du  joueur  n'est  pas  sèchement  rendue, 
l'intrigue  n'est  pas  maladroitement  conduite ,  le  style,  avec 
quelques  couplets  heureux,  a  je  ne  sais  quoi  de  facile;  c'est  la 
fin,  la  folie  furieuse  de  Beverlei  sur  le  point  de  tuer  son  petit 
enfant  endormi,  qui  compromet  tout.  A  Saurin  aussi  le  pathé- 
tique ne  suffit  plus,  il  lui  faut  l'horreur  anglaise. 

Beaumarchais,  ce  Beaumarchais  que  deux  fameuses  comé- 
dies ont  à  jamais  illustré,  ne  la  cherche  point.  Il  ne  tient  pas  à 
faire  frémir.  S'il  rêve  un  drame  pathétique,  d'où  découle  une 
touchante  moralité,  l'horreur  n'est  pas  son  fait.  Il  n'a  d'ailleurs 
que  médiocrement  réussi  dans  ses  tentatives.  La  première, 
Eugénie,  est  la  meilleure  (1767).  C'est  l'histoire,  si  à  la  mode 
alors,  d'une  jeune  fille  abusée  par  un  grand  seigneur  amou- 
reux, qui  sur  le  point  d'être  abandonnée  parvient  à  retenir  l'in- 
fidèle par  son  charme  et  par  ses  vertus,  et  à  se  faire  épouser. 
Une  intrigue  bien  menée,  des  personnages  sympathiques,  des 
tirades  parfois  éloquentes,  un  valet  raisonneur  avec  des  mots 
àl'emporte-pièce,  voilà,  avec  les  retouches  successives  que  Beau- 
marchais fit  à  son  drame,  ce  qui  explique  le  succès  qu'il  finit 
par  obtenir,  malgré  la  sensiblerie  déclamatoire  et  l'invraisem- 
blance romanesque  qui  en  diminuent  singulièrement  l'inté- 
rêt. Du  moins  elles  ne  l'étoufTent  pas,  comme  dans  les  Deux 
Amis  (1770).  A  force  de  vouloir  toujours  faire  triompher  la 
vertu,   Beaumarchais   en  vient   à  nous  donner   une    suite  de 


LE  DRAME  617 

tlévouemenls  bizarrement  héroïques;  ses  personnages,  «  philo- 
sophes sensibles  »,  ne  nous  touchent  pas,  car  ils  s'emportent 
ou  prêchent;  un  seul,  Aurelly,  retient  l'attention;  et  toujours 
(le  la  mise  en  scène,  «les  tableaux,  de  la  pantomime,  des  points 
suspensifs,  et  la  moralité  finale  !  Le  vrai  sujet,  l'angoisse  poi- 
gnante et  les  tortures  morales  d'une  famille  sur  laquelle  plane 
l'imminence  d'une  faillite,  n'est  nullement  traité.  La  pièce  devait 
donc  échouer.  Elle  échoua.  Elle  poussa  du  moins  Beaumar- 
chais vers  une  autre  voie  ;  il  triomphe  avec  le  Barbier  de  Séville 
et  le  Mariage  de  Figaro.  Mais  leur  succès  ne  le  contente  pas. 
L'idée  d'un  drame  qui  soit  «  une  moralité  en  action  »  le  hante 
toujours.  Il  a  en  tête  depuis  longtemps  Vautre  Tartuffe  ou  la 
Mère  coupable,  «  ouvrage  terrible  qui  lui  consume  la  poitrine  », 
pour  lequel  il  garde  «  toutes  les  idées,  une  foule,  qui  le  pres- 
sent »,  et  qui  doit  former  avec  le  Barbier  de  Séville  et  le 
Mariage  de  Figaro  une  sorte  de  trilogie.  L'œuvre  est  méditée, 
mûrie,  comme  un  «  grand  travail  »,  «  une  des  conceptions  les 
plus  fortes  qui  puissent  sortir  de  sa  tète  et  qui  donnât  l'idée 
d'une  route  nouvelle  à  parcourir  »,  où  il  unira  le  pathétique  et 
l'intrigue,  c'est-à-dire  la  sensibilité  et  la  gaieté  '.  Il  a  échoué  ici 
encore,  par  malheur.  La  pièce  n'est  ni  gaie  ni  pathétique.  Il  a 
gâté  son  Figaro  en  en  faisant  un  représentant  attitré,  raisonnant 
et  raisonnable  de  la  vertu;  Begearss  est  odieux  et  mal  conçu; 
la  comtesse  est  peu  intéressante,  malgré  ses  vingt  ans  de  remords 
pour  une  faute  qu'elle  a  subie  plutôt  qu'acceptée,  sa  douceur  et  sa 
pieuse  vertu;  le  comte  est  tantôt  aussi  cruel  qu'il  est  parfois  ou 
naïf  ou  sensible  à  contretemps;  le  dialogue  même  a  perdu  cette 
vivacité  qu'on  retrouve  jusque  dans  les  Deux  Amis.  Beaumar- 
chais n'a  pas  atteint  son  but  :  il  ne  fait  ni  rire  ni  pleurer.  Lui 
aussi,  à  force  de  sensibilité  et  de  morale,  il  tue  le  drame. 

Sébastien  Mercier.  —  Et  de  même  le  plus  souvent  Sébas- 
tien Mercier  (1740-1814)  -.  Il  semble  qu'il  soit  venu  trop  tôt, 
avec'  son  idéal  complexe  et  obscur,  ses  théories  étranges,  ses 
vues  originales.  C'était  un  homme  universel  que  cet  exalté,  ce 

i.  Cf.  la  préface  de  la  Mère  coupable.  —  La  pièce  ne  fut  jouce  qu'en  1192. 

2.  Il  vaut  mieux  ne  i>as  parler,  malgré  la  vogue  qu'ils  ont  eue  à  l'étranger,  de* 
«Irames  de  Fennuillot  do  Fallmire  (le  plus  connu  est  Vlionnéte  criminel,  1168)  et 
de  la  trop  médiocre  iniilalion  de  la  Minna  de  Harnhelm  de  Lessing.  par  Rochon 
de  Chaliannes  dans  ses  Amants  généivux  (l""4). 


èl8  LE  THEATRE  (1748-1789) 

paradoxal  à  outrance,  qui  ne  manquait  ni  de  connaissances,  ni 
de  verve,  ni  de  talent,  mais  qui,  faute  de  goût,  de  patience,  de 
modestie,  ne  fît  que  des  choses  médiocres  que  d'heureux  traits 
ne  peuvent  sauver  du  naufrage.  Publiciste,  historien,  traduc- 
teur, gazetier,  théoricien  dramatique,  il  a  été  en  outre  un 
fécond  producteur  de  drames.  L'œuvre  est  considérable,  sinon 
importante. 

Chez  lui  aussi,  d'ailleurs,  il  y  a  presque  antinomie  entre  ce 
qu'il  a  voulu  faire  *  et  ce  qu'il  a  fait,  si  tant  est  qu'on  puisse 
dans  cet  ambigu  bizarre  d'idées  hirsutes  et  de  théories  emprun- 
tées à  Diderot,  à  Voltaire,  à  Rousseau,  à  Beaumarchais,  aux 
modèles  anglais,  et  déformées  et  exagérées  par  un  cerveau  tou- 
jours en  ébullition,  discerner  nettement  le  principal.  Ce  qui  est 
certain,  c'est  qu'il  réclamait  pour  l'auteur  dramatique  le  noble 
rôle  de  législateur,  de  «  flagelleur  des  vices  »,  de  «  chantre  de 
la  vertu  »,  et  voulait  qu'il  fût  une  sorte  de  peintre  de  toutes 
les  conditions  et  de  toutes  les  personnes,  et,  combattant  les 
vices,  peignant  les  infortunes  réelles  de  ses  semblables  et  les 
suites  funestes  des  passions,  enseignât  la  vertu  et  «  exerçât  »  la 
sensibilité.  Même  le  drame  devait  être,  pour  lui,  le  reflet  des 
intérêts  de  la  nation  :  il  l'appelait  à  former  des  citoyens.  Il  en 
faisait  une  tribune  pour  éclairer  le  peuple,  discuter  des  aflaires 
de  l'Etat,  nous  faire  connaître  «  la  mesure  et  l'étendue  de  nos 
obligations  mutuelles  »  et  nous  instruire  de  nos  devoirs  en  pro- 
duisant sur  la  scène  «  les  monstres  de  la  société  punis  ».  Et 
voilà  en  somme  ce  qu'il  a  tenté  de  réaliser  dans  une  soixantaine 
de  drames,  dont  la  plupart  ne  furent  pas  joués,  et  dont  les  autres 
ne  le  furent  que  sur  des  théâtres  spéciaux,  ou  en  province. 

Il  est  Loin  d'y  avoir  réussi.  Non  que  ces  pièces,  où  il  prend 
d'ailleurs  toutes  les  libertés,  soient  méprisables  ou  ennuyeuses; 
mais  il  s'en  faut  qu'elles  fassent  l'effet  qu'il  en  espérait.  Dans 
les  drames  historiques  comme  Jean  Hennuyer  (1772)  ou  la 
Destruction  de  la  Ligue  (1782),  dans  les  drames  bourgeois  et 
populaires  comme  Jenneval  (1769),  le  Déserteur  (1770),  l'Indi- 
gent (1772),  le  Juge  (1774),  Natalie  (1775),  la  Brouette  du  Vinai- 
grier  (1775),  tout  est  gâté  par  une  sensiblerie  et  une  prédi- 

1.  Cf.  les  préfaces  des  drames,  et  VEssai  sur  Vart  dramatique  (1173). 


LA   COMÉDIE  «W« 

cation  continuelles,  des  elTorts  constants  pour  exciter  une 
intense  émotion,  un  triomphe  perpétuel  de  la  vertu,  des 
parades  ronflantes  de  sentiments  généreux,  des  tableaux  d'un 
réalisme  puéril,  une  pantomime  exagérée,  un  style  enfin  aussi 
incorrect  que  vulgaire,  aussi  vague  que  prétentieux,  où  pullu- 
lent les  apostrophes,  les  périphrases,  les  antithèses.  Et  voilà 
pourquoi  nous  restons  froids  à  la  lecture  de  Jennevaly  du 
Déserteur  ou  de  CIndigent,  malgré  quelques  scènes  touchante*; 
pourquoi  aussi  et  Jean  Hennuyer,  malgré  la  belle  leçon  de 
tolérance  qu'il  contient,  et  la  Destruction  de  la  Ligue,  malgré 
la  hardiesse  des  tableaux,  et  le  Faux  Ami,  malgré  une  situation 
piquante  par  son  modernisme,  et  le  Juge,  malgré  des  plaidoyers 
habiles  et  un  aimable  caractère  déjeune  fille,  et  même  la  Brouette 
du  Vinaigrier,  le  plus  simple  et  le  mieux  conduit  des  drames 
de  Mercier,  apologie  en  action  du  travail  et  de  l'épargne,  qui 
eut  un  succès  colossal  (qu'on  s'explique  encore  aujourd'hui  par 
le  choix  du  sujet  et  d'heureuses  trouvailles  scéniques),  ne  peu- 
vent pas  toujours,  sinon  nous  émouvoir,  du  moins  nous  inté- 
resser *.  Ces  drames  étonnent  surtout,  comme  l'homme.  On  lui 
en  veut,  en  les  lisant,  d'avoir  laissé  se  perdre  comme  à  plaisir 
de  réelles  qualités.  Car  on  sent  qu'avec  plus  de  mesure  et  de  tra- 
vail, il  eût  pu  servir  utilement  la  cause  du  drame.  Peut-être 
n'a-t-il  fait  au  contraire,  sans  arriver  à  mettre  au  monde  un 
drame  historique  ou  populaire  vraiment  viable,  que  compro- 
mettre le  drame  domestique  créé  par  Sedaine. 


///.  —  La  Comédie. 

La  comédie  va  suivre  une  route  identique  à  celle  de  la  tra- 
gédie et  aboutir  au  môme  terme.  Elle  visera  moins  les  travers 
généraux  de  l'humanité  et  l'homme  même,  que  des  ridicules 
ou  des  hommes  particuliers,  jusqu'au  jour  oilelle  sera,  elle 
aussi,  une  véritable  pièce  de  combat. 

Il  apparaît  vite  d'ailleurs  que  la  tâche  lui  était  assez  facile. 

1.  Parmi  les  autres  drames  de  Mercier,  citons  :  Childéric  t";  Molière;  rHabi- 
tant  de  la  Guadeloupe  ;  Zoé;  les  Tombeaux  de  Vérone,  adaptation  bizarre  il'Hamlet  ; 
Montesquieu  à  Marseille;  le  Nouveau  doyen  de  Killerine,  Timon  d'Athènes. 


620  LE  THEATRE  (1748-J789) 

Elle  s'y  était  préparée  de  longue  date.  Les  traits  cinglants  ne 
manquaient  pas  dans  les  comédies  de  la  Foire,  bien  qu'on  ne 
continuât  pas,  et  pour  cause,  la  tradition  de  Delisle.  Il  est 
vrai  qu'on  ne  prenait  pas  au  sérieux  les  tréteaux  de  ïabarin. 

Ce  qui  eut  plus  d'importance  ce  furent  ces  attaques,  isolées 
d'ailleurs,  qui  se  rencontrent  avant  1730,  dans  un  certain 
nombre  de  pièces  régulières.  L'École  des  Mères,  le  Préjugé 
vaincu j  Nanine  avaient  soutenu,  directement  ou  indirectement, 
la  cause  du  bon  sens  contre  la  sottise  du  préjugé  courant  qui 
appelait  mésalliance  tout  mariage  en  dehors  de  sa  caste.  D'autre 
part,  en  peignant  les  grands  seigneurs  corrompus  ou  cyniques, 
en  ne  montrant  plus  aussi  constamment  les  bourgeois  ridicules, 
en  accentuant  encore  après  Regnard  et  Le  Sage  la  hardiesse 
insolente  des  valets,  la  comédie,  avec  les  Dancourt,  les  D'Al- 
lainval  et  autres,  avait  subi  l'influence  des  idées  nouvelles. 

Desmahis  et  Lanoue.  —  Les  choses,  dès  1750,  s'ac- 
centuent plus  nettement  encore.  La  pure  comédie  d'intrigue  ne 
reparaît  un  instant  avec  la  Double  Extravagance  (1750)  de  Bret, 
la  meilleure  de  ses  pièces,  que  pour  céder  presque  définitive- 
ment la  place  aux  comédies  de  mœurs.  Et  cela  même  est  un 
signe.  Voici  d'abord,  avec  Clmjyertiîient  Ae  Desmahis  (1750),  une 
charmante  pièce,  pleine  d'esprit,  de  grâce  légère,  de  faciles  cou- 
plets, de  portraits  délicats,  de  vers  précis  et  alertes,  qui  rappelle 
le  Méchant  de  Gresset.  Damis  est  bien  un  Cléon  plus  impertinent 
et  plus  cynique,  qui  va  jusqu'à  exposer  devant  une  jeune  fille 
ses  idées  —  et  quelles  idées!  —  sur  le  mariage,  et  éclate  en 
quelque  sorte  de  fausseté,  d'égoïsme  et  d'impudence.  La  pein- 
ture paraît  brutale,  ou  plutôt  elle  le  paraîtrait  s'il  n'y  avait  dans  la 
Coquette  corrigée  de  Lanoue  (1756)  un  marquis  précepteur  de  cor- 
ruption et  de  libertinage.  Voilà  qui  était  peu  banal  à  coup  sûr,  et 
peu  fait  aussi  pour  relever  la  noblesse  dans  l'esprit  des  bourgeois! 

Saurin  et  Poinsinet.  —  Ni  l§s  MœursduJ'emps  de  Saurin 
(1760)  ni  le  Cercle  (1764)  de  Poinsinet,  Poinsinet  le  petit,  ne  la 
relèvent  davantage.  Là  un  marquis  avoue  hautement  qu'il 
échange  contre  une  dot  un  nom  et  une  livrée,  qu'il  ruinera  son 
futur  beau-père  sans  crier  gare,  enfin  qu'il  n'épouse  sa  femme 
que  pour  vivre  avec  une  autre  et  n'aimer  que  soi.  Ici,  pour  notre 
grande  joie,  une  série  d'originaux  défilent  dans  la  maison  de  la 


LA  COMEDIE  621 

changeante  et  capricieuse  Araminte  :  un  vieux  baron,  entêté  des 
théories  de  Rousseau  et  fanatique  de  la  nature,  un  abbé  sémil- 
lant et  chantant,  un  médecin  galant,  aux  remèdes  sympathi- 
ques, qui  gradue  sa  politesse  et  ses  saints  selon  les  rangs 
des  personnes,  des  femmes  légères,  bavardes  et  joueuses,  un 
marquis-colonel  enfin,  fat,  petit-maître,  qui  jase,  courtise,  se 
montre,  se  contemple....  et  fait  de  la  tapisserie.  Rien  de  plus 
ridicule.  Encore  fallait-il  une  certaine  hardiesse  pour  mettre  la 
chose  à  la  scène. 

Palissot  et  Voltaire.  —  Mais  déjà  la  comédie  semblait 
prête  à  tout.  On  le  vit  bien  avec  les  Philosophes  de  Palissot  ' 
(joués  au  Théâtre-Français  même  (1760),  grâce  à  la  connivence 
du  pouvoir),  qui  ne  sont  pas  seulement  une  mauvaise  copie  des 
Femmes  Savantes,  et  des  Académiciens  de  Saint-Évremond, 
mais  une  «  cruelle  »  et  «  sanglante  »  satire.  L'auteur  s'est  tout 
permis  contre  les  philosophes,  une  attaque  générale  et  une 
attaque  particulière.  Il  les  représente  comme  des  hommes 
fourbes,  intéressés,  vaniteux,  sans  convictions  sincères,  voire 
sans  patrie,  sans  honnêteté  même.  Il  fallait  certes  avoir  un  bon 
vouloir  haineux  pour  reconnaître  en  de  tels  personnages,  malgré 
des  allusions  significatives,  un  Helvétius,  un  Diderot,  un  D'Alem- 
bert  ou  un  Duclos!  Les  clameurs  que  fit  naître  la  représentation 
de  la  comédie  —  trop  de  satire  nuit  —  eurent  du  moins  ce 
résultat  pour  le  parti  philosophique  de  permettre  la  représenta- 
tion de  l'Écossaise  de  Voltaire,  deux  mois  après.  Quoique  com- 
posée avant  l'apparition  des  Philosophes,  elle  fut  considérée 
comme  une  revanche,  l'auteur  attaquant  Fréron,  qui  avait 
patronné  auprès  des  comédiens  Palissot.  Ainsi  en  mettant  à  la 
scène  sous  les  traits  d'un  gazetier  famélique  et  ambitieux,  tantôt 
humble,  tantôt  insolent,  lAche  calomniateur  et  dénonciateur,  son 
ennemi  acharné,  Voltaire  servait  à  la  fois  sa  propre  cause  et 
celle  de  la  philosophie.  D'où  le  succès  de  la  pièce,  auquel  con- 
tribua d'ailleurs,  parla  suite  du  moins,  le  drame  larmoyant  qui 
escorte  et  encadre  cette  médiocre  satire,  et  qui  la  sauva,  le  pre- 
mier moment  de  curiosité  passé*. 

i.  Il  avait  «lonné,  en  l"")."),  à  Nancy,  une  petite  comédie,  le  Cercle,  où  il  parait 
bien  qu'il  avait  attaqué  Voltaire,  Rousseau,  même  M""  du  Chàtelel. 
2.  Dès  lors  on  alla,  ou  pleurer  sur  les  malheurs  de  Lindane,  ou  rire  aux 


622  LE  THEATRE   1748-1789 

Collé.  — -  Ces  pièces,  heureusement,  ne  firent  pas  souche  au 
théâtre.  D'une  part,  les  philosophes  veillaient,  qui  empêchèrent  la 
représentation  de  V Homme  dangereux AeVaXisfèoi  et  purent  laisser 
jouer  impunément  ses  Courtisanes  (1782);  de  l'autre,  la  censure 
se  fit  plus  défiante.  Aussi  la  Partie  de  chasse  de  Henri  IV,  que 
€ollé  avait  imitée  de  l'anglais  sans  songer  à  mal,  ne  put  d'abord 
être  représentée  à  Paris.  C'était  bien  la  peine  d'avoir  quitté  la 
parade,  où  notre  homme  excellait,  d'avoir  versé  dans  la  comédie, 
d'avoir  même  donné  au  Théâtre-Français  une  pièce  à  la  fois 
gaie  et  attendrissante  qui  avait  été  assez  bien  accueillie  (Dupuis 
et  Desronais,  1763)!  Il  lui  fallut  attendre  dix  ans.  Et  de  fait 
l'œuvre  avait  bien,  sous  son  apparence  inofîensive,  quelque 
chose  de  légèrement  frondeur.  Voir  étaler  sur  la  scène  les 
vertus  du  roi  Henri,  y  entendre  vanter  son  amour  du  peuple, 
sa  bonté  et  son  esprit,  n'était  pas  pour  plaire  au  pouvoir. 
Quand  après  avoir  couru  la  province  et  les  salons  avec  un  succès 
prodigieux  grâce  à  ses  tableaux  Avariés  et  à  ses  personnages 
sympathiques,  cette  comédie  bon-enfant,  mi-historique,  mi- 
familière',  serajouée  à  Paris  (1774),  elle  sera  reçue  avec  trans- 
port, les  uns  espérant  en  Louis  XVI  un  nouvel  Henri  IV,  les 
autres,  plus  sceptiques,  applaudissant  leur  héros  idéal,  le  sou- 
verain tolérant,  le  roi  philosophe  ! 

Favart,  Goldoni,  Barthe,  Sedaine,  Florian,  etc.  — 
Ainsi,  ou  la  satire  a  la  place  prépondérante  dans  la  plupart  des 
comédies,  ou  on  la  lui  fait^  Tandis  que  la  tragédie  monte  à  l'as- 
saut des  grandes  questions  sociales  et  que  le  drame  étale  avec 
une  complaisance  inépuisable  les  vertus  des  humbles,  il  semble 
que  la  comédie  ne  puisse  plus  avoir  pour  seule  mission  de  faire 
rire,  ou  même  de  mêler  la  gaieté  et  l'attendrissement.  Elle 
n'abdique  pas  toutefois  complètement  ses  anciens  droits  :  dans 

excentricités   d'un   type  original  d'Anglais,  Freeport,  le  plus  grossier,  le  plus 
bourru,  mais  le  plus  généreux  des  hommes. 

1.  Elle  débute  en  comédie  historique  et  finit  en  comédie  familière.  Si  le  pre- 
mier acte  est  le  plus  original  où  la  cour,  les  seigneurs,  Sully,  le  roi  sont  pitto- 
resquement  saisis,  le  reste,  à  savoir  Henri  égaré  dans  une  forêt,  reçu  incognito 
chez  un  de  ses  gardes,  causant  alTablement  avec  ses  hôtes,  toujours  simple, 
aimable,  spirituel,  faisant  enfin  le  bonheur  du  fils  Michau  en  sauvant  sa  fiancée 
de  la  griffe  d'un  grand  seigneur  débauché,  devait  plaire  davantage  encore. 

2.  D'où  l'agrément  du  Droit  du  seigneur  de  Voltaire  (1762),  de  sa  Mort  de 
Socrate,  «  ouvrage  dramatique  »  (1760),  et  de  la  Jeune  Indienne  (i"64)  ou  du 
Marchand  de  Smyrne  (1770)  de  Chamfort. 


LA  COMEDIE  623 

les  Trois  SiiUanes  de  Favart,  par  exemple  (1761),  pièce  vive  et 
aimable  comme  la  Française  qui  en  est  l'héroïne,  ou  son  Anglais 
à  Bordeaux  (1763),  «lans/e  Bourru  bienfaisant  (1771)  de  l'Italien 
Goldoni,  qui  resta  aussi  au  répertoire,  dans  les  Fausses  In/ide- 
lités  de  Barthe  enfin  et  la  Gageure  imprévue  de  Sedaine  (1768). 
Kien  de  plus  vif,  de  plus  léger  et  parfois  de  plus  touchant  que 
les  Fausses  Infidélités^  rien  de  plus  charmant,  de  plus  délicat 
que  la  Gageure  imprévue.  Barthe  réussira  moins  dans  de  grandes 
comédies  {la  Mère  jalouse  (1771)  ou  CHomme  personnel  (1778), 
encore  qu'elles  soient  intéressantes  et  supérieures  aux  essais 
médiocres  d'un  Rochon  de  Chabannes,  voire  d'un  Dorât,  d'un 
Imbert  *.  Mais  la  comédie  y  frôle  un  peu  trop  le  drame.  Ce 
qu'elle  fait  encore  dans  les  piécettes  agréables  et  modestes  de 
Florian,  les  Deux  Billets  (1779),  le  Bon  Ménage  (1782),  le  Bon 
Père  (1790),  ces  arlequinades  où  le  héros  apparaît  sous  un  jour 
nouveau,  et  original.  Arlequin  tirant  les  larmes!...  Mais  déjà 
le  Mariage  de  Figaro,  impatiemment  attendu  de  tous,  détourne 
à  son  profit  l'attention  d'un  public  que  le  Barbier  de  Séville  a 
singulièrement  séduit  et  excité.  Place  donc  à  Beaumarchais  ^ 

Beaumarchais.  —  L'œuvre  et  l'homme  se  tiennent  étroi- 
tement. Pour  bien  comprendre  celle-là,  il  faut  bien  connaître 
celui-ci.  Il  est  né  en  pleine  rue  Saint-Denis,  d'un  honnête  hor 
loger  (1732).  Gâté  par  un  père  et  des  sœurs  à  la  fois  gais  et  sen- 
sibles, le  jeune  Pierre-Augustin  Caron,  après  une  enfance  facile, 
travailla  tout  d'abord  dans  la  boutique  paternelle.  L'horlogerie 
le  mène  à  Versailles,  lui  procure  une  charge,  une  femme  et  un 
nom.  Grâce  à  la  musique,  il  est  de  l'intimité  de  Mesdames  de 
France,  fréquente  la  cour,  y  joue  de  l'épée  et  de  l'esprit,  se  lie 
avec  Pàris-Duverney,  qui  l'enrichit  dans  ses  affaires.  Vite  il 
achète  la  charge  de  secrétaire  du  roi.  Le  voici  noble  :  c'est 
M.  «le  Beaumarchais  (1761).  Bientôt  lieutenant  aux  bailliage  et 
capitainerie  de  la  Varenne  du  Louvre,  il  a  deux  comtes  sous  ses 
ordres!  C'en  est  fini  maintenant  avec  l'horlogerie. 

Il  vole  à  Madrid,  où  il  a  à  venger  une  de  ses  sœurs,  abandon- 

1.  Un  pelil  acte,  Heureusement,  est  la  meilleure  des  pièces  de  Rochon  de 
Chabannes.  Parmi  celles  de  Dorât,  la  Feinte  par  Amour  (1773)  et  le  Célibataire 
(1775),  sont  les  moins  médiocres.  11  faut  noter  dans  le  Jaloux  sans  amour  (1781), 
diml)ert,.un  caractère  de  femme  qui  fait  songer  par  quelques  traits  à  la  com- 
tesse Almaviva. 


624  •  LE  THÉÂTRE  (1748-1789) 

née  par  son  fiancé,  l'écrivain  Clavijo,  et  à  ménager  mille  intri- 
gues secrètes.  Quand  il  revient,  c'est  le  moment  pour  lui  de 
montrer  que  «  l'amour  des  lettres  n'est  pas  incompatible  avec 
les  affaires.  »  Depuis  longtemps  le  théâtre  l'attire.  Il  fait  Eugénie 
(1767),  puis  les  Deux  Amis  (1770).  Ce  dernier  drame  échoue. 
En  même  temps  il  perd  sa  femme,  puis  son  ami  Pâris-Duverney, 
et  voit  l'héritier  de  celui-ci,  le  comte  de  La  Blache,  lui  intenter 
un  procès  malgré  le  règlement  de  comptes  qu'il  produit.  Il 
gagne  en  première  instance,  mais  non  en  appel.  Et  tandis  que 
son  fils  meurt,  qu'il  voit  la  représentation  de  son  Barbier  de 
Séville  retardée,  l'affaire  Goezman  surgit.  Il  est  accusé  habile- 
ment, par  son  juge,  de  tentative  de  corruption  sur  lui  et  sa 
femme  '.  C'en  était  trop.  Cet  excès  de  malheur  exalte  son 
courage  et  son  esprit.  Quatre  mémoires  successifs  pleins  de 
comique,  de  verve  et  d'éloquence,  en  appellent  à  l'opinion 
contre  le  conseiller  du  parlement  Maupeou.  Tout  le  monde  le 
lit,  même  le  roi.  Le  procès  n'en  a  pas  moins  un  mauvais 
dénouement  pour  lui.  M™^  Goezman  est  bien  condamnée,  le 
conseiller  obligé  de  vendre  sa  charge,  mais  Beaumarchais  est 
blâmé,  peine  infamante  qui  le  privait  de  ses  droits  civils.  Ses 
Mémoires  sont  livrés  au  feu.  Cela  mit  le  comble  à  sa  popularité. 
Rien  ne  lui  coûtera  maintenant  pour  obtenir  sa  réhabilitation. 
Il  devient  l'agent  secret  de  Louis  XV,  puis  de  Louis  XVI,  joue 
tous  les  rôles,  prend  tous  les  masques,  obtient  entre  temps  la 
représentation  du  Barbier  de  Séville,  dont  le  succès  est  très  vif, 
et  l'a  enfin,  en  septembre  1776,  cette  réhabilitation  tant  désirée  ! 
Et  maintenant,  avec  la  complicité  deMaurepas  et  de  Vergennes, 
il  est  agent  secret  des  colonies  d'Amérique  en  France,  il  approvi- 
sionne les  insurgés  de  munitions  et  de  fusils,  tout  en  reprenant 
et  en  gagnant  cette  fois  définitivement  son  procès  avec  le  comte 
de  La  Blache.  Et  les  affaires  succèdent  sans  interruption  aux 
affaires  de  1778  à  1784  %  c'est-à-dire  de  la  réception  du  Mariage 

\.  Selon  la  coutume,  il  avait  comblé  d'argent  et  de  présents  le  rapporteur 
«le  son  procès,  le  conseiller  Goezman,  et  sa  femme.  Le  procès  perdu,  il  réclame 
son  argent.  Une  différence  <le  quinze  louis  met  le  feu  aux  poudres. 

2.  Il  fonde  la  société  des  auteurs  dramatiques,  devient  l'éditeur  de  Voltaire, 
s'occupe  avec  Vergennes  de  la  réorganisation  de  la  Ferme  générale,  avec  Joly 
de  Fleury  d'un  projet  d'emprunt,  soutient  ceux-ci  de  sa  plume,  et  ceux-là  de 
sa  bourse.  Plus  tard,  de  1784  à  1789,  Beaumarchais  organisera  la  Compagnie  des 
Eaux  de  Paris,  composera  son  opéra  philosophique  de  Tarare  et  trouvera  même 
le  temps  de  défendre  à  ses  risques  et  périls  l'infortune  malheureuse. 


HIST.   DE  LA  LANGUE  &  DE  LA   LITT.  FR. 


t>^' 


T.  VI,  CH.   XI 


Armand  Colin  &  C'«,  Éditeurs,  Pans 


PORTRAIT  DE  BEAUMARCHAIS 

GRAVÉ  PAR   AUG.   DE    S^^  AUBIN,    D'APRÈS  C.   N.  COCHIN 
Bibl.    Xat.,    Cabinet    des    P'stampes,     N     2 


LA  COMÉDIE  C25 

de  Figaro  par  les  comédiens  à  sa  représentation  !  Ce  fut  un 
triomphe.  Mais  ses  ennemis  ne  désarment  point.  Il  est  accablé 
peu  à  peu  sous  le  poids  de  perfules  accusations.  Sa  popularité 
décroît.  Elle  sombre  presque  avec  la  Révolution,  car  il  n'est 
rien  moins  qu'un  révolutionnaire  à  outrance.  Constamment 
soupçonné,  arrêté  môme  quelques  jours  à  propos  de  l'affaire  des 
fusils  de  Hollande,  (|ui  le  ruine  à  moitié,  courant  après  ces 
fusils  par  toute  l'Europe,  il  ne  se  voit  sauvé  que  par  le  9  ther- 
midor. Il  retrouve  alors  un  peu  de  popularité  et  de  bonheur,  et 
meurt  en  1799. 

Telle  est  sa  vie,  en  raccourci.  On  voit  quel  fut  l'homme  '.  La 
marque  de  ce  tempérament  c'est  l'activité,  l'ambition,  et  l'esprit. 
Et  par  suite  il  semble  bien  né  pour  le  théâtre,  pour  forger 
des  intrigues,  aiguiser  des  ripostes,  amuser  et  même  attendrir, 
éblouir  par  une  verve  étincelante.  Malheureusement  le  théâtre 
n'a  été  chez  lui  que  l'accessoire,  d'abord  un  «  délassement 
honnête  »,  puis  un  moyen;  il  n'a  jamais  été  le  but  de  sa  vie. 
L'homme  d'affaires  prime  l'auteur.  C'est  un  prodige  même  qu'il 
ait  trouvé  le  temps  de  composer  (et  de  souvent  retoucher)  ses 
deux  comédies,  son  opéra,  et  ses  trois  drames.  Mais  de  la  vie 
au  théâtre  il  n'y  avait  presque  pas  changement  pour  lui. 

Il  y  débuta,  nous  le  savons,  par  des  drames.  Puis  d'une 
parade  devenue  opéra-comique,  il  fait  le  Barbier  de  Séville  qui, 
reçu  en  4712,  ne  sera  joué  que  le  27  février  1775.  Entre  temps 
Beaumarchais  est  devenu  célèbre  grâce  aux  Mémoires  contre 
Goezman.  Il  s'avise  d'allonger  la  pièce  et  d'y  semer  de  mor- 
dantes allusions  :  elle  tombe  le  premier  soir.  Il  a  vite  fait  d'éla- 
guer. Elle  va  aux  nues.  Le  sujet,  sorte  de  défroque  de  la  comédie 
italienne  qu'avaient  déjà  illustrée  Molière  et  Regnard  dans  r École 
des  femmes  et  les  Folies  amoureuses,  n'était  pas  neuf  pourtant. 
Beaumarchais  le  rajeunit  en  le  transportant  en  Espagne,  pays  de 

1.  On  pourrait  dire  qu'il  y  a  comme  deux  hommes  en  lui.  Dans  son  intérieur, 
fils,  frère,  père  ou  mari,  il  est  doux,  tendre,  affectueux,  libéral,  aimable  et 
sensible.  Au  dehors,  quoique  rarement  égoïste  et  toujours  honnête,  fouetté  par 
les  circonstances,  aigri  et  choqué  par  les  personnes,  rarement  lui-même,  il  se 
guindé  ou  il  se  tléhraille;  son  activité  verse  dans  l'intrigue,  son  intelligence 
dans  le  savoir-faire,  son  esprit  dans  l'impertinence.  H  gâte  ses  plus  généreuses 
tentatives  |«r  des  procédés  d'homme  d'affaires;  il  confond  la  fierté  avec  l'inso- 
lence, le  succès  avec  la  réputation.  S'il  est  de  la  famille  de  Grandisson  (son 
père  et  ses  sœurs  le  comparaient  constamment  à  ce  dernier),  il  est  aussi  de 
celle  de  Voltaire. 

Histoire  de  la  langue.  VI.  40 


626  LE  THEATRE  (1748-1789) 

fantaisie  et  de  travestis,  puis  en  l'intrig^uant  avec  soin.  Pour  ce, 
il  modifie  le  caractère  des  personnages.  Bartholo,  s'il  est  encore 
un  sot,  est  aussi  un  rusé.  Sa  défiance,  née  de  son  avarice  et 
de  son  amour,  lui  donne  du  flair,  sinon  de  Tintelligence.  Ce  ne 
sera  pas  tro[»  pour  l'emporter  sur  lui  des  efforts  combinés  de 
Lindor  et  de  Figaro.  D'ailleurs  sa  pupille,  Rosine,  n'est  plus 
une  ingénue  comme  Agnès  ou  une  jeune  folle  comme  Agathe, 
elle  a,  sans   manquer  de  réserve,   quelque  peu  d'expérience; 
elle  oppose  la  ruse  à  la  ruse.  Amoureuse  et  femme,  on  lui  par- 
donne aisément.  D'autant  qu'elle  paraît  affectueuse,  qu'elle  a  un 
grand  charme,  qu'elle  sait  enfin  se  faire  respecter.  Elle  est  de 
ces  petites  bourgeoises  qui  deviennent  comtesses  sans  qu'on  s'en 
étonne,  sans  presque  s'en  étonner  elles-mêmes.  Elle  sera  tout 
naturellement  la  comtesse  Almaviva.    Car  Lindor  est  comte. 
C'est  de  plus,  pour  le  moment,  une  sorte  de  prince  charmant, 
qui  diftère  des  autres  amoureux  par  un  grand  air  naturel  et  une 
distinction  particulière.  Seuls  les  amoureux  des  comédies   de 
Marivaux  ont  quelque  rapport  avec  lui. 

Le  valet,  lui,  est  méconnaissable.  Car  Figaro,  malgré  sa 
casaque  de  barbier,  joue  le  rôle  de  valet.  Valet  original  certes, 
et  qui  a  trop  de  pères  pour  ressembler  complètement  à  aucun  *. 
Le  seul  vrai,  en  somme,  c'est  Beaumarchais.  Comme  lui  «  par- 
tout supérieur  aux  événements,  loué  par  ceux-ci,  blâmé  par 
ceux-là,  aidant  au  bon  temps,  supportant  le  mauvais  »,  il  se 
moque  des  sots,  brave  les  méchants,  rit  de  tout  pour  ne  pas  en 
pleurer,  et  se  trouve  la  victime  des  circonstances,  de  sa  nais- 
sance et  de  la  calomnie.  Il  a  fait  d'ailleurs  tous  les  métiers  et  il 
a  conscience  de  sa  valeur.  Ne  pouvant  être  autre  chose,  faute 
d'argent  et  de  protecteurs,  il  est  philosophe,  et  philosophe 
cvnique,  gouailleur,  familier  et  insolent,  dont  la  provision  est 
ample  de  traits  et  d'observations.  Son  arme  est  l'esprit,  un 
esprit  vif  et  acéré,  qui  pique  tout  et  blesse  tout.  Il  se  venge 
ainsi  en  riant  de  n'avoir  ni  situation,  ni  considération.  Il  nargue 

\.  Il  n'a  plus  que  quelque  vague  ressemblance  avec  les  valets  de  la  comédie 
antique,  voire  même  avec  les  Mascarille  et  les  Scapin;  il  tient  plus  des  Sgana- 
relle  et  des  Cliton,  surtout  des  Fronlin.  Crispin,  Labranche  et  autres,  plus 
hardis,  plus  ambitieux  surtout.  Ses  ancêtres  directs,  sans  oublier  Panurge  et 
Gil  Blas,  semblent  être  le  Crispin  de  Le  Sage,  le  La  Ramée  de  Dancourt,  et  le 
frivelin.de  Marivaux:  mais  il  les  dépasse  de  beaucoup. 


LA   COMEDIE  627 

les  ju'éju^'és,  démasque  les  hypocrisies,  fronde  les  ridicules  et 
les  lois,  sans  que  sa  gaîté  s'émousse.  Il  a  le  parler  libre,  la 
réponse  hardie,  sifflante,  déconcertante;  peut-être  un  brin 
d'amertume,  mais  pas  de  fiel  ;  ajoutez  enfin  un  bon  sens  aigu  et 
une  morale  complaisante,  et  vous  aurez  tout  l'homme,  qui  ne 
déplaît  pas.  On  hait  Basile,  au  contraire.  Celui-là  paraît  et  parle 
peu.  C'est  aussi  un  intrig-ant  habile,  mais  affilié  à  une  secte  puis- 
sante qui  le  mène.  Au  contraire  du  gascon  franc  et  déluré  qu'est 
Figaro,  il  affecte  des  dehors  graves,  se  couvre  d'un  costume 
sévère,  presque  sacré,  et  pour  mieux  tromper  s'avance  lente- 
ment, sourdement,  mystérieusement  vers  son  but.  Il  sert  tous 
les  maîtres,  reçoit  de  toutes  mains,  et  se  fait  craindre  sans  se 
faire  respecter.  Lui  aussi  il  possède  une  arme  terrible,  et  juste- 
ment la  seule  qui  puisse  lutter  avec  l'esprit,  la  seule  contre 
laquelle  échoua  souvent  l'esprit  de  Beaumarchais  :  la  calomnie. 
Il  en  joue  comme  Figaro  de  son  esprit,  mais  non  plus  face  à 
face  et  loyalement.  Il  frappe  de  nuit  et  par  derrière. 

Voilà  les  personnages.  Et  la  pièce  va  d'une  allure  rapide,  très 
amusante  avec  son  dialogue,  le  plus  vif  et  le  plus  plein  tout 
ensemble  des  dialogues,  le  plus  sobre  et  le  plus  pittoresque. 
C'est  une  cascade  éblouissante  de  répliques  ou  de  tirades;  un 
jaillissement  continuel  de  réflexions  ironiques,  de  mots  serrés 
et  profonds.  On  est  étonné,  ébloui,  ravi,  et  on  ne  se  lasse  pas, 
tant  tout  cela  paraît  naturel.  Car  si  tous  les  personnages  ont  de 
l'esprit,  chacun  a  le  sien  propre,  ce  qui  est  le  combl«  de  l'art. 

Il  n'y  en  a  pas  moins  dans  le  Mariar/e  de  Figaro,  et  de  toute 
façon.  Car  la  satire  sociale  s'y  fait  une  large  place.  C'est  que 
Beaumarchais  a  souffert  depuis  1772  dans  sa  réputation  et  dans 
son  honneur.  Il  a  soif  de  vengeance.  Une  fois  réhabilité,  il  n'a 
qu'à  prendre  la  plume  pour  voir  la  pièce  éclore  d'elle-même.  On 
l'attend  et  on  la  redoute.  A  peine  née  elle  court  le  monde  (1778). 
Le  difficile  est  de  la  faire  jouer.  Le  censeur,  le  garde  des  sceaux, 
le  roi  même  '  s'y  opposent.  Beaumarchais  a  pour  lui  l'entourage 
royal,  de  puissants  protecteurs,  la  curiosité  publique,  sa  tenace 
activité;  il  a  pour  et  contre  lui  son  esprit.  Enfin,  après  force 

1.  Le  roi  dit,  selon  M"*  Campan,  après  avoir  entendu  lire  la  tirade  sur  les 
prisons,  «  qu'il  faudrait  détruire  la  Bastille  pour  que  la  représentation  de  la 
pièce  ne  fût  pas  une  inconséquence  dangereuse  •. 


l 


/ 


C28  LE  THÉATllE  (1748-1789) 

lectures  dans  les  salons,  après  force  plaintes,  après  force  désillu- 
sions, après  la  représentation  de  la  pièce  chez  le  comte  de  Vau- 
dreuil,  il  parvient  à  obtenir  d'abord  de  nouveaux  censeurs,  puis, 
sous  la  pression  publique,  l'autorisation  royale.  La  comédie 
est  annoncée  pour  le  27  avril  1784.  On  s'écrase  aux  portes  du 
théâtre;  on  enfonce  tout;  les  rangs  sont  confondus;  une  foule 
fiévreuse,  qui  comprend  tout,  voit  partout  de  l'esprit,  applaudit 
tout,  fait  à  l'œuvre  un  succès  sans  précédent.  Ce  succès  persiste 
obstinément,  efîrontément,  auquel  les  loges  contribuent  autant 
que  le  parterre  et  que  nourrit  habilement  l'auteur,  tout  en  s'en 
étonnant  lui-même.  «  Il  y  a  quelque  chose  de  plus  fou  que  ma 
pièce,  disait-il,  c'est  son  succès.  » 

Il  disait  plus  vrai  qu'il  ne  pensait.  Il  n'a  pas  vu  en  effet  toute 
la  portée  de  son  Mariage.  La  préface  dont  il  l'illustra  plus  tard 
le  prouve  bien.  S'il  y  reconnaît  qu'il  a  fait  entrer  dans  son  plan 
«  la  critique  d'une  foule  d'abus  »,  il  déclare  nettement  que  le 
vrai  sujet  —  celui  qui  donne  à  la  pièce  cette  «  directe  moralité  » 
«  sans  laquelle  il  n'y  a  pas  d'art  véritable  »,  —  c'est  la  défaite 
de  l'époux  suborneur  «  contrarié,  lassé,  harassé,  toujours  arrêté 
dans  ses  vues  »,  et  «  obligé  trois  fois  dans  cette  journée  de 
tomber  aux  pieds  de  sa  femme,  qui  finit  par  lui  pardonner  ». 
Soit;  mais  les  événements,  une  verve  étincelante,  et  le  public, 
et  les  ennemis  de  l'auteur,  et  enfin  ses  paroles  mêmes,  jetées  à 
l'étourdie,  ont  tout  modifié.  Si  la  comédie  est  un  drame  moral, 
qui  donc  le  voit  ou  s'en  préoccupe?  La  moralité  n'a  que  faire 
ici.  Le  sujet  n'est  pas,  quoi  que  pense  Beaumarchais,  l'époux 
suborneur,  mais  le  valet  maître.  Thème  banal,  encore,  mais  qu'il 
a  complètement  renouvelé.  La  comédie,  malgré  certaines  imita- 
tions', est  toute  à  lui  :  elle  ne  pouvait  être  faite  que  par  un 
Beaumarchais. 

Car  le  tout  ici,  c'est  Figaro.  Il  attire  à  lui  tout  l'intérêt.  Même 
invisible  il  est  présent.  La  pièce  est  menée  pour  lui  et  par  lui. 
Il  ne  travaille  plus  pour  le  compte  d'un  Lindor,  n'intrigue  plus 
pour  le  simple  plaisir  d'intriguer,  mais  à  son  profit.  Et  voilà 
la  grande  nouveauté,  justement.  Il  s'agit  bien  toujours  d'un 

1.  Il  a  fait  quelques  emprunts  d'abord  à  Molière  {Georges  Dandin),  à  Scarron 
{la  Précaution  inutile),  à  Sedaine  {la  Gageure  imprévue),  à  Vadé  [Il  était  temps), 
puis  à  Antoine  de  La  Salle  {Plaisante  chronique  du  petit  Jehan  de  Saintré). 


LA  COMEDIE  629 

mariage,  mais  c'est  le  mariage  d'un  valet.  C'est  le  valet  qui  est 
l'amoureux,  c'est  à  lui  que  va  la  sympathie,  puisqu'il  aime  et 
est  aimé.  Nous  applaudissons  au  vilain  qui  défend  son  bien, 
même  contre  son  maître.  Le  jaloux  à  cette  heure,  le  Bartholo, 
c'est  le  Lindor  d'autrefois,  c'est  ce  comte,  si  dangereux  par  son 
or,  par  sa  puissance,  par  la  séduction  de  ses  manières,  qu'il 
faut  un  Figaro  pour  oser  et  pour  pouvoir  lui  résister! 

Lui  seul  est  capable  de  conduire  pareille  intrigue,  car  il  a 
contre  lui  non  seulement  le  comte,  mais  une  Marceline  «  qui 
est  friande  de  lui  en  diable  »  et  à  qui  il  a  signé  jadis  une  promesse 
de  mariage,  le  rusé  Bartholo  qui  le  déteste,  le  faux  Basile  qui 
cherche  une  vengeance.  11  lui  faut  compter  avec  l'espièglerie 
imprudente  et  le  juvénile  amour  de  Chérubin,  la  sottise  des  uns, 
le  bavardage  des  autres,  le  trouble  et  l'émotion  de  la  comtesse. 
Rien  n'y  fait;  il  l'emporte,  il  se  marie.  Il  était  temps  toutefois. 
Sa  patience  et  sa  gaieté  étaient  à  bout.  Son  esprit  tournait  à 
l'aigre.  Ce  n'était  plus  déjà  le  Figaro  du  Barbier.  Et  c'est  moins 
lui  encore,  quand  marié,  se  croyant  trahi,  lassé  et  dégoûté  de 
tout,  perdant  cette  gaieté  —  parfois  factice  —  qui  l'a  soutenu 
jusqu'alors,  il  exhale  ses  plaintes  dans  un  long  réquisitoire.  Il 
est  vaincu.  Le  grand  seigneur  l'a  emporté,  comme  toujours!  Et 
sa  vie  repasse  devant  ses  yeux;  il  se  rappelle  ses  espérances, 
compte  ses  déboires,  déplore  avec  rage  ses  malheurs  :  partout 
son  activité,  son  intelligence,  son  habileté  ont  échoué  contre  les 
iniquités,  les  privilèges,  la  fortune  et  la  naissance.  Il  aurait  pu, 
il  aurait  dû  tout  être,  et  il  n'est  rien.  Et  les  mots  partent,  les 
traits  volent,  la  tirade  s'enlle  ;  le  duel  s'élargit  et  prend  des 
proportions  énormes,  dédaigne  l'homme  pour  s'attaquer  à  la 
société  entière.  Rien  ne  résiste  à  cet  assaut.  Une  raison  acérée 
perce  tout,  dégonfle  tout,  montre  le  vide.  Sous  le  poids  de  cette 
chaîne,  tout  sombre,  comme  la  gaieté  de  Figaro.  Il  la  reprend 
bientôt  d'ailleurs.  Le  déguisement  de  la  comtesse  en  Suzanne,  qui 
l'a  trompé,  amène  sa  victoire  définitive.  Le  comte  berné  n'a  qu'à 
avouer  ses  torts.  Pour  lui  il  va  faire  souche  d'honnêtes  gens. 

Et  ainsi  Beaumarchais  ne  s'est  pas  contenté  de  répondre  au 
défi  du  prince  de  Conti  de  mettre  à  la  scène  la  préface  du  Bar- 
bier. Nous  n'avons  guère  «  la  plus  badine  des  intrigues  ».  La 
Folle  Journée  n'est  qu'un   sous-titre,  et  vraiment  secondaire. 


630  LE  THÉÂTRE  (1748-1789) 

Car  s'il  y  a  vraiment  une  «  folle  journée  »,  un  véritable  imbro- 
glio 011  se  mêlent  les  travestis,  les  quiproquos,  les  courses  folles, 
s'il  y  a  même  là  une  sorte  de  jeu  de  cache-cache  perpétuel  qui 
se  termine  par  une  «  ronde  en  couplets  »,  et,  Figaro  menant  la 
danse,  un  mouvement  si  endiablé  qu'à  peine  a-t-on  le  temps  de 
respirer,  si  enfin  l'auteur  y  a  mêlé  le  pathétique  par  la  triple 
reconnaissance  de  Figaro,  de  Marceline  et  de  Bartholo,  tout  en 
riant  de  cet  admirable  enchevêtrement  d'incidents,  il  ne  faut 
pas  se  laisser  détourner  du  principal.  Et  le  principal,  c'est  Figaro 
luttant  pour  ses  propres  amours,  ferraillant  avec  audace,  et 
lançant  enfin  contre  ses  ennemis,  et  ils  sont  légion,  une  fîère  et 
éloquente  diatribe.  D'où  l'importance  de  ce  monologue  (qu'on 
juge  aujourd'hui  emphatique  et  inutile),  qui  est  la  conséquence 
nécessaire  de  l'œuvre.  C'est  bien  lui,  en  tout  cas,  qui  donnait 
en  1784  une  portée  générale  à  la  pièce  et  faisait  qu'elle  allait  si 
loin  au  delà  de  la  rampe.  Le  procédé  qui  lui  avait  si  bien  réussi 
dans  ses  Mémoires,  Beaumarchais  l'appliquait  ici  encore  excel- 
lemment. Comme  il  en  avait  appelé  à  l'opinion,  Figaro  en  appelle 
au  parterre. 

Il  arriva  vite  d'ailleurs  ce  qui  arrive  toujours.  On  vit  dans  la 
pièce  beaucoup  plus  qu'il  n'y  avait  réellement.  Elle  devint  pour 
beaucoup  une  œuvre  subversive  qui  détruisait  toute  autorité. 
Par  suite  on  fit  de  Figaro  une  sorte  de  héros  populaire,  le  porte- 
voix  des  revendications  bourgeoises,  et  même  une  des  plus  bril- 
lantes incarnations  de  l'esprit  français.  On  exalta  ses  qualités. 
On  oublia  ses  défauts  et  ses  vices.  Sa  vie  passée  rentra  dans 
l'ombre.  On  ne  se  souvint  plus  que  de  son  courage  habile,  de  sa 
raison  spirituelle  et  de  sa  mordante  ironie.  On  lui  emprunta  de 
ses  mots  pour  le  définir*.  Ses  impertinences,  son  cynisme,  ses 
ambitions,  ses  fautes,  ses  indélicatesses,  tout  cela  disparut,  et 
jusqu'à  sa  domesticité.  Il  devint,  comme  on  l'a  dit,  le  héros 
théâtral  de  la  Révolution.  C'est  le  triomphe  de  l'esprit.  Et  c'est 
aussi  le  triomphe  de  Beaumarchais,  quia  soigné  son  personnage 
d'un  amour  vraiment  paternel  et  a  fait  briller  pour  lui  toutes 
les  facettes  de  son  merveilleux  talent  ^ 

1.  On  vit  en  lui  la  revanche  de  l'iionnêle  homme  qui  ne  veut  pas  être  dupe, 
de  l'homme  qui  pense  contre  ceux  qui  ne  pensent  pas,  de  ceux  qui  peinent 
contre  ceux  qui  ne  se  donnent  que  la  peine  de  naître. 

2.  Cette  peinture  si  originale  et  si  vivante  profite  singulièrement  à  toute  la 


LA  COMEDIE  631 

11  n'avait  d'ailleurs  visé  ni  si  loin  ni  si  haut.  Lo  drame  de 
la  Mère  coupable,  qui  fait  suite  au  Mariarje  de  Figaro,  le  prouve 
bien.  Il  suffisait  à  Beaumarchais  que  le  valet  hardi  et  intéressé 
du  liarbier  de  Scville  s'y  élevât  à  la  difrnité  d'honnôte  homme  et 
d'homme  d'honneur,  étrangement  supérieur  à  son  maître.  C'était 
là  sa  façon  de  s'emparer  de  la  Bastille.  Il  ne  songea  jamais 
à  la  prendre  réellement  et  à  tout  boulevei'îîer  '.  Mais  voilà,  de 
telles  pièces,  déjà  meurtri«^res  par  elles-mêmes,  le  sont  encore 
plus  par  leurs  conséquences.  Elles  mettent  le  feu  aux  poudres. 
De  fait,  le  Mariage  de  Figaro,  porta  un  coup  terrible  à  la 
noblesse,  sans  qu'on  s'en  doutât,  sans  qu'elle  s'en  doutât  elle- 
même.  C'est  toujours  par  de  folles  journées  que  commencent 
les  révolutions. 

Même  parfois  les  révolutions  littéraires  et  dramatiques.  Car 
c'était  en  réalité  une  comédie  toute  nouvelle  et  d'une  impor- 
tance capitale,  étant  tout  ensemble  imbroglio  rapide  et  puissante 
comédie  sociale,  que  cette  Folle  Journée.  On  peut  dire  que  toute 
la  comédie  moderne,  dans  ses  diverses  grandes  manifestations, 
s'y  rattache.  Scribe  et  Dumas,  sans  parler  de  M.  Sardou,  n'ont 
fait  que  se  partager  l'héritage  de  Beaumarchais. 

comédie.  Les  autres  personnages  recueillent  tous  quelque  chose  de  cette  «'xuhé- 
rance  «le  vie.  Ce  sont  pour  la  plupart  d'anciennes  connaissances  du  Barbier.  Et 
d'abord  la  comtesse,  qui  est  toujours  l'aimable,  la  tendre,  un  instant  même 
l'espiègle  Rosine,  mais  plus  -  imposante  »,  plus  mélancolique  aussi,  voire  même 
triste,  car  elle  est  délaissée  et  s'ennuie,  et  est  troublée  plus  qu'elle  ne  le  dit, 
plus  qu'elle  n'en  a  conscience  par  l'amour  de  son  jeune  filleul.  Puis  le  comte, 
(|ui,  lui  (à  l'esprit  et  au  charme  près),  n'a  plus  rien  du  Lindor  d'autrefois  :  c'est 
maintenant  un  de  ces  grands  seigneurs  qui  se  croient  tout  permis  parce  que 
tout  leur  a  réussi,  galants  sceptiques,  friands  du  fruit  défendu  par  désœuvre- 
ment, ruriosité  et  amour-propre.  Il  est  de  plus  jaloux  et  colère,  quoique  diplo- 
mate. Voici  maintenant  Bartholo,  toujours  sévère  et  toujours  ennuyeux,  Basile 
toujours  fourbe,  et,  sans  parler  de  la  sensible  Marceline  ou  de  l'ivrogne  Antonio, 
la  •  toujours  riante,  verdissante,  pleine  de  gaieté,  desprit,  d'amour  et  de  délices  », 
Suzanne,  et  sage  aussi  par  surcroit.  Et  voici  enlîn  le  petit  page,  l'adorable  el 
diabolique  Chérubin,  l'enfant  terrible  qui  aime  en  ignorant  l'amour,  <lit  naïve- 
ment les  pires  choses,  émeut  par  une  idolâtre  admiration,  distrait  par  des 
regards  qui  caressent  et  qui  brûlent,  el  mourrait  pour  un  baiser,  même  un  ruban! 
1.  Même  «lans  son  opéra  philosophique  de  Tarare,  où  il  louche  cependant  à 
les  questions  iiliilosophiques  el  sociales,  comme  la  souveraineté  nationale,  le 
règne  des  lois,  le  divorce,  le  mariage  des  prèlres,  la  liberté  des  nègres,  etc. 


632  LE  THEATRE 

APPENDICE 
La  comédie-vaudeville  ou  opéra-comique. 

L'histoire  de  la  comédie-vaudeville  ou  opéra-comique,  trop  peu  littéraire  en 
général  pour  nous  retenir  longuement,  ne  doit  pas  toutefois  être  entièrement 
passée  sous  silence.  Quand  les  comédiens  italiens  accusés  d'avoir  joué  M""  de 
Maintenon  dans  la  Fausse  Prude  (1697)  furent  expulsés,  les  acteurs  forains, 
jusque-là  danseurs  de  corde  et  acrobates,  voulurent  s'emparer  de  leur  réper- 
toire et  construisirent  de  véritables  salles  de  spectacle.  C'était  compter  sans  la 
jalousie  des  comédiens  du  Théâtre-Français.  Des  procès  commencèrent  qui 
devaient  durer  près  de  dix  ans.  Nos  pauvres  forains  se  voient  interdire  succes- 
sivement comédies,  farces,  dialogues,  colloques,  monologues  même  (1709),  et 
cela  à  l'heure  où  l'Opéra,  après  avoir  usé  envers  eux  d'une  indulgence  inté- 
ressée, leur  retirait  la  permission  de  faire  usage  de  machines,  de  danseurs  et  de 
chanteurs.  Ils  en  vinrent,  par  un  adroit  subterfuge,  à  jouer  des  pièces  —  bien 
misérables,  hélas!  —  dites  «  à  la  muette  »,  avec  cartons  et  écriteaux  qui  expli- 
quaient au  parterre  la  mimique  des  acteurs.  Puis  des  couplets  sur  des  airs 
connus,  ou  vaudevilles,  remplacèrent  en  partie  la  prose.  L'orchestre  jouait  l'air 
les  spectateurs  chantaient.  Le  succès  fut  énorme.  Nos  forains  étaient  sauvés. 
D'heureuses  circonstances  leur  permirent  bientôt  de  traiter  avec  l'Opéra  pour 
chanter  eux-mêmes  leurs  vaudevilles.  Ils  composent  dès  lors,  déjà  sous  le  nom 
d'opéras-comiques,  des  comédies  ou  tout  en  vaudevilles  ou  mêlées  d'un  peu  de 
prose  pour  relier  les  couplets  :  farces  grossières,  lestes  parades,  parodies  mali- 
cieuses ou  pimpantes  revues.  Et  la  brouille  de  Le  Sage  avec  les  comédiens 
français  vint  à  point  servir  leurs  intérêts.  Seul  ou  avec  ses  collaborateurs  Fuze- 
lier  et  d'Orneval,  dont  le  mérite  n'est  pas  à  dédaigner,  Le  Sage  donna  de  1712 
à  1728  un  nombre  incalculable  de  pièces,  d'inégale  valeur  certes,  mais  où  il  a 
presque  toujours  prodigué  la  verve,  l'esprit,  la  fantaisie,  les  traits  d'observa- 
tion, et  transporté  à  la  scène  les  travers  et  les  modes  en  des  cadres  pittoresques 
et  amusants.  Les  meilleures  sont  Achmet  et  Almanzine,  les  Amours  déguisés,  ta 
Boîte  de  Pandore,  la  Princesse  de  Carizme. 

Ainsi  la  comédie-vaudeville  avait  son  public  (les  comédiens  italiens  rappelés 
(1716)  l'avaient  même  jointe  à  leur  ré)>ertoire)  quand  le  jeune  Piron  y  débuta 
en  sauvant  le  théâtre  forain  de  Francisque,  auquel  les  comé<liens  français  ne 
permettaient  alors  qu'un  seul  acteur  sur  \a  <,ccne,  par  son  Arlequin  Deuca lion  (I722), 
œuvre  d'un  esprit  endiablé,  satire  vivante  des  mœurs  du  temps,  et  tour  de 
force  vraiment  étonnant,  car  la  pièce  n'est  qu'un  long  monologue,  où  l'intérêt 
ne  faiblit  pas  un  moment  grâce  à  une  verve  jaillissante  et  infatigable.  Il  ne  fera 
pas  mieux  dans  ses  véritables  comédies-vaudevilles  et  parodies,  bien  que  les- 
tement troussées  et  réellement  amusantes,  comme  par  exemple  le  Claperman, 
les  Chimères,  Colombine-Xitélis  et  surtout  le  Caprice,  où  les  jolies  choses  abon- 
dent. Gomme  les  autres  fournisseurs  des  théâtres  de  la  Foire  et  de  la  Comédie 
italienne,  il  mêle  la  mythologie  à  la  peinture  des  ridicules  du  jour,  et  dans  des 
couplets  et  une  prose  alertes,  il  abuse  des  allusions,  quelquefois  même  du 
débraillé  et  de  la  grivoiserie  ;  mais  ce  n'était  point  pour  déplaire  aux  spectateurs. 

S'il  y  a  moins  de  verve  et  d'esprit,  il  y  a  aussi  moins  de  licence  dans  les  opéras- 
comiques  de  Boissy,  comme  dans  ceux  de  Fagan  auxquels  Pannard  collabora 
souvent,  dit-on,  pour  les  vaudevilles,  Pannard,  le  «  dieu  du  vaudeville  »,  comme 
l'appelle  Collé,  dès  son  début  (1729),  inimitable  en  elTet  dans  l'art  de  tourner 
le  couplet,  par  son  élégance  aisée,  sa  gaieté  saine  et  originale.  Car  il  se  donna 
pour  mission  de  captiver  le  public  tout  en  respectant  la  morale  et  en  n'atta- 
quant que  les  ridicules,  sans  toucher  aux  personnes.  Il  y  réussit  grâce  à  l'heu- 
reux choix  des  sujets  et  à  son  adresse  à  manier  l'allégorie.  La  pièce  type  est  le 
Fossé  du  Scrupule  (1738).  Mais  un  de  ses  collaborateurs  devait  le  faire  oublier, 
et  porter  à  son  apogée  la  comédie-vaudeville  :  Favart,  qui  débute  en  1739.  Il 
trouve  sa  voie  avec  la  Chercheuse  d'esprit  (1741),  qui  eut  deux  cents  représenta- 
tions, pièce  charmante,  fort  bien  conduite,  aux  couplets  agréables  quoique 
décents,  au  dialogue  à  la  fois  naïf  et  spirituel.  Dès  lors  les  comédies  se  suivent 


APPENDICE  633 

sans  inlerruplHMi.  Il  rfpivml  d'ailleurs  souvent,  avec  variantes,  le  même  thème. 
Kt  partout  cl  toujours  il  excelle  dans  la  peinture  des  inpténus  et  ingénues  et 
sait  dans  celle  de  l'éveil  des  sens  allier  la  réserve  à  un  piquant  réalisme.  Ses 
personnages  (dos  paysans  le  plus  souvent),  à  la  fois  naïfs  et  curieux,  gauches  et 
aimables,  ignorants  mais  sincères,  sollicitent  et  forcent  la  sympathie.  A  cela 
s'ajoute  une  conduite  hahile.  des  nuances  «lélicates  de  sentiment,  un  pathétique 
discret,  une  pointe  de  malice,  une  fantaisie  plaisante,  un  langage  pittoresque  et 
savoureux,  un  choix  remarquable  des  airs  et  un  talent  non  moindre  dans  la 
facture  du  couplet.  Kniin  il  avait  en  sa  propre  femme  la  plus  gracieuse,  la 
plus  intelligente  des  interprètes. 

La  comédie-vaudeville  ou  opéra-comique  était  donc  en  pleine  vogue  grâce  à 
Pannard  et  à  Favart  en  1152.  C'est  alors  que  la  venue  en  France  de  la  troupe  ita- 
lienne de  Bambini  mil  les  buffi  &  la  mode.  On  les  traduisit;  puis  on  les  imita. 
Favarl  le  premier,  qui  mêle  aux  vaudevilles  des  ariettes  parodiées,  c'est-à-dire 
des  airs  nouveaux  empruntés  aux  pièces  italiennes.  Le  modèle  du  genre  est  le 
Caprice  amoureux  ou  Ninelte  à  la  cour  :  le  ton  s'y  élève,  l'esprit  al  tonde  avec  la 
satire  piquante  de  la  cour,  et  une  aimable  fantaisie,  et  les  couplets  légers  et 
frétillants  (1753).  Tandis  que  Vadé,  non  sans  verve  d'ailleurs,  faisait  retomber 
la  cométlie-vaudeville  dans  l'indécence  et  la  grossièreté  et  que  le  genre  pois- 
sard s'établissait  un  moment  avec  lui  sur  la  scène,  Favarl,  soitau  théâtre  d'opéra- 
comique  de  Monnet,  soit  au  théâtre  italien,  prodigue  dans  des  pièces  purement 
en  vaudevilles  comme  dans  des  pièces  mêlées  d'ariettes,  sa  grâce  facile,  ses 
peintures  nuancées  de  sentiments,  l'aisance  attirante  de  ses  couplets. 

La  comédie-vaudeville  subit  bientôt  une  nouvelle  transformation,  qui  en  fait 
véritablement  un  opéra-comique  au  sens  moderne  du  mot.  On  ne  se  contente 
plus  de  joindre  aux  vaudevilles  des  ariettes  empruntées  ou  parodiées,  on  y  mêle 
des  airs  originaux,  toujours  il  est  vrai  sous  le  nom  tl'arieltcs.  H  n'y  aura  plus 
qu'à  supprimer  les  vaudevilles  pour  qu'existe  notre  opéra-comique.  De  cette 
comédie-vaudeville  avec  ariettes  (ou  airs  originaux)  le  modèle  est  encore  une 
pièce  de  Favart.  qui  a|»rès avoir  donné  ses  Trois  Sultanes,  iil  représenter  Annette 
et  Lubin  (1762).  Bientôt  les  vaudevilles  cèdent  de  plus  en  plus  la  place  aux 
ariettes.  Le  compositeur  devient  un  collaborateur  indispensable,  jusqu'au  jour, 
qui  ne  tardera  pas,  où  il  reléguera  au  second  plan  le  librettiste.  L'opéra-comique 
est  le  spectacle  favori  de  la  nation,  si  bien  que  les  comédiens  italiens  deman- 
dent et  obtiennent  le  droit  exclusif  de  le  jouer.  Et  Favart  compose  ses  derniers 
opéras-comiques,  avec  les  musiciens  Duni,  Philidor  ou  Grétry.  Mais  en  abandon- 
nant les  vaudevilles  il  a  perdu  toutes  les  grâces  de  sa  jeunesse.  L'âge  est  venu 
d'ailleurs  qui  a  apporté  avec  soi,  <lans  une  société  qui  prône  d'autant  plus  la 
morale  qu'elle  tombe  davantage  dans  le  libertinage,  la  manie  prêcheuse.  En 
des  livrets  larmoyants  Favart  nous  présente  des  ingénues  sensibles,  des  person- 
nages aussi  raisonneurs  qu'honnêtes,  (jui  déclament  au  nom  de  la  nature  et  de 
la  vertu  contre  le  luxe  et  la  civilisation.  Par  la  fdière  de  Rousseau  l'opéra- 
comique  subissait  l'influence  indirecte  de  Va  Chaussée. 

Il  courait  de  grands  risques  malgré  le  succès  persistant  de  quelques  œuvres 
aimables  et  gaies,  quand  Sedaine  contribua  pour  une  bonne  part  à  sauver  le 
genre  de  l'invasion  de  la  sentimentalité  et  à  lui  imposer  en  quelque  sorte  son 
caractère  national.  Dans  tous  ses  opéras-comiques,  quels  qu'ils  soient,  il  excelle 
à  choisir  les  sujets,  à  mêler  la  gaieté  et  l'attendrissement,  à  amener  les  scènes 
où  la  musique  en  s'étendant  à  loisir  peut  souligner  l'effet,  à  conduire  un  dia- 
logue toujours  vif  et  naturel,  à  prêter  à  ses  personnages  amoureux,  villageois 
et  autres,  des  sentiments  pleins  de  naïveté  ou  de  fraîcheur,  de  passion  même. 
Des  piécettes  agréables,  comme  Biaise  le  savetier  {1159),  le  Uni  et  le  Fermier  {il&2). 
Rose  et  Colas  (1764),  les  Sabots  (1768).  d'autres  encore  où  il  peint  des  artisans  ou 
des  paysans  pleins  de  candeur  ou  d'innocence,  suffiraient  déjà  à  sa  réputation» 
j'allais  dire  à  sa  gloire,  malgré  la  faiblesse  de  sa  versification  et  parfois  de  son 
style.  On  lui  doit  plus  encore.  Il  a  agrandi  sans  le  compromettre  le  domaine  de 
l'opéra-comique.  Il  a  fait  des  livrets  pathétiques,  mais  sans  trop  de  nunanesque 
ou  de  sensiblerie.  Le  Déserteur  (176tt),  Félix  ou  l'Enfant  trouvé  (1777),  Aucassin 
et  Nicotette  (1782),  enfin  Richard  Co'ur  de  Lion  (1784),  le  modèle  du  genre, 
haussaient  le  ton  de  r«q»éra-<'omique,  et  sans  en  exclure  toute  gaieté  lui  donnaient 
une  allure  héroï4|ue,  comme  ils  en  faisaient,  par  les  <lélails  et  les  tableaux  pitto- 
resques, le  mouvement  de  l'action,  la  collaboration  opportune  et  habile  d'un 


634  LE  THEATRE 

Monsigny  ou  d'un  (irétry,  un  spectacle  à  la  fois  délicieux  cl  éniouvant.  L'opéra- 
comique  est  hors  de  page  maintenant.  Tandis  (jue  Marmontel,  dans  des  livrets 
corrects  et  élégants,  comme  celui  de  lémire  et  Azov  (1771),  le  plus  célèbre,  ne 
faisait  que  refroidir  ou  affadir  le  genre,  Sedaine,  comme  il  avait  créé  la  tragédie 
domestique,  créait  notre  opéra-comique  national. 

Les  imitateurs  ne  manquèrent  point,  surtout  ceux  qui  étalèrent  à  la  scène,  de 
1770  à  1790,  en  des  décors  rustiques,  familiers  et  familiaux,  l'honnêteté  paisible 
et  les  qualités  natives  des  artisans  et  des  paysans.  Et  par  là,  par  le  contraste 
des  mœurs  représentées  avec  celles  des  spectateurs,  par  cette  exaltation  conti- 
nuelle de  la  simplicité  et  des  vertus  champélres,  par  certains  traits  enfin  plus 
satiriques,  l'opéra-comique  contribuait  à  sa  façon,  encore  (lu'innocerament,  à  la 
campagne  philosophique  et  se  faisait  l'inconscient  auxiliaire  du  drame,  de  la 
comédie,  et  de  la  tragédie. 


BIBLIOGRAPHIE 

É<litions«  '.  —  Crébillon,  t  voL  in-8,  1812.  —  La  Motte,  t.  IV  à  VU 
de  redit,  in-12,  1754.  —  Danchet,  4  vol.  in-12,  1734.  —  Voltaire,  t.  II 
à  VU  de  l'édit.  Moland,  in-8,  1883.  —  Morand,  3  vol.,  in-12,  1751.  — 
Piron  et  Gresset,  cf.  plus  bas.  —  Le  Franc  de  Pompignan,  t.  III  de  l'édit. 
in-8,  1784.  —  La  Noue,  in-12.  I7G5.  —  Marmontel,  t.  IX  de  l'édit.  in-8, 
1818.  —  Châteaubrun  et  Guimond  de  La  Touche,  in-18,  1814.  —  Sau- 
rin,  2  vol.  in-8,  1783.  —  Colardeau,  2  vol.  in-8,  1779.  —  De  Belloy, 
6  vol.  in-8,  1779.—  Lemierre,  3  vol.  in-S,  1810.  —  La  Harpe,  6  vol.  in-8, 
1821».  —  Ducis,  G  vol.  in-18,  1827. 

Regnard,  6  vol.  in-8,  1822.  —  Dufresny,  G  vol.  in-12,  1731.  —  Brueys 
et  Palaprat,  3  vol.  in-12, 1755.  —  Lafont,  in-12, 174G.  —  J.-B.  Rousseau, 
t.  III  et  IV  de  l'édit.  in-8,  1820.  —  Boindin,  2  vol.  in-12,  1753.  —  Campis- 
tron,  2  vol.  in-12,  1791.  —  Legrand,  4  vol.  in-12,  1770.  —  Dancourt, 
12  vol.  in-12,  1760.  —  Lesage.  t.  XI  et  XII  de  l'édit.  in-8,  1821.  —  Des- 
touches, 6  vol.  in-8,  1811.  —Poisson,  2  vol.  in-12,  1743.  —  Boissy,  9  vol. 
in-8,  1788.  —  Fagan,  4  vol.  in-12,  1760.  —  Voltaire,  Op.  dt.  —  Hénault, 
in-8,  1770.  —  Piron,  8  vol.  in-12,  1778.  —  Gresset,  3  vol.  in-8,  1811.  — 
Marivaux,  Thcûtre,  édit.  Fournier,  1878.  —  La  Chaussée,  5  vol.  in-12, 
17G2.  —  Bret,  2  vol.  in-8,  1778.  —  Desmahis,  2  vol.  iu-12,  1778.  — 
La  Noue,  Op.  cit.  —  Sauriu,  Op.  cit.  —  Palissot,  t.  I  et  II  de  TédiL 
in-12,  1779.  —  Collé,  3  vol.  in-8,  1777.  —  Barthe,  in-12,  1811.  —  Gol- 
doni,  3  vol.  in-8,  1801.  —  Dorât,  t.  VIII  de  redit,  in-8,  1764-1780.  — 
Rochon  de  Chabannes,  2  vol.  in-8,  1775.  —  Florian,  t.  VIII  à  X  de 
l'édit.  in-8,  1784-1807.  —  Imbert,  4  vol.  in-8,  1797.  —  Sedaine,  3  vol. 
in-18,  1813.  —  Beaumarchais,  édit.  Moland,  in-8,  1874. 

Diderot,  t.  VII  et  AlII  de  l'édit,  Assezat  et  Tourneux,  in-8,  1875-1879.  — 
M'"«  de  Graflflgny,  4  vol.  in-12,  1788.  —  Sedaine,  Op.  cit.  —  Beaumar- 

1.  Nous  nous  contentons,  faute  de  place,  de  donner  les  éditions  les  plus  com- 
plètes, —  qui  ne  le  sont  souvent  que  médiocrement.  Nous  ne  pouvons,  à  plus 
forte  raison,  entrer  dans  le  détail  des  impressions  et  réimpressions  des  pièces 
en  particulier.  —  Pour  les  auteurs  dont  les  œuvres  n'ont  pas  été  réunies,  nous 
renvoyons  aux  répertoires  du  théâtre  français,  où  on  trouvera  les  meilleures. 
Le  plus  souvent  d'ailleurs  les  pièces  ont  paru  imprimées  l'année  même  de  leur 
représentation.  (Cf.  Quérard,  La  France  lillér.,  12  vol.,  1827,  et  les  Dictionnaires 
et  Bibliothèques  des  théâtres,  dont  les  principaux  sont  :  le  Dict.  portatif  du 
théâtre  (de  Léris),  in-8,  17G3:  le  Dict.  dramat.  (De  la  Porte  et  Champfort),  3  vol. 
iii-S,  1776;  Biblioth.  du  th.  fr.  (duc  de  la  Vallière),  3  vol.  in-8,  1768:  Dict.  des 
théâtres,  7  vol.  in-8,  1767;  Anecd.  dram.  (Clément),  3  vol.  in-8,  177o;  Tablettes 
dramat.  (chev.  de  Mouhy),  3  vol.  in-8,  1780),  etc. 


BIBLIOGRAPHIE  635 

chais,  Op.  cit.  —  Baculard  d'Arnaud,  t.  XI  et  XII  de  Tédit.  V"*  Duchesne. 
—  S.  Mercier,  \  vol.  iii-S,  ITT'k  —  Fenouillot  de  Falbaire,  3  vol.  in-8, 
1787.  —  Rochon  de  Chabannes,  0/>.  rit. 

Le  ThMtre  de  la  Faire,  par  Lesage,  etc.,  H»  vol.  iii-I2,  1721-17.37.  — 
Piron,  Op.  cit.  —  Pannard,  4  vol.  in- 12,  1763.  —  Favart,  10  vol.  in-8, 
1763-1772.  —  Sedaine.  Op.  cit.  —  Marmontel,  Op.  cit. 

Friiiei|»nux  oiivi>»ffrcM  «le  orlti(|iie.  —  Outre  la  Correspondance 
littc'r.  do  Grimm  icdit.  Tourneu.v),  le  Lycre  ou  Cour^  de  littérature  de 
La  Harj-e,  le  Cours  de  liltcrat.  dramat.  de  Geoffroy,  le  Tableau  de  la 
littér.  au  XVIll'  s.  de  Villemain,  V Histoire  de  la  littcrat.  au  XVIll'  s.  de 
Vinet,  le  Cours  de  littéral,  dramat.  de  Saint-Marc  Girardin,  les  Cause- 
ries du  Lundi  (t.  IX  :  Marivaux),  et  les  Nouveaux  Lundis  (t.  VII  :  Piron),  de 
Sainte-Beuve,  les  Histoires  de  la  littérature  française  (Nisard,  Brune- 
tière.  Lanson,  etc.),  consulter  : 

Lucas.  Ili^t.  jyhilos.  et  littéraire  du  th.  fr.,  2  vol.  in-12,  1843.  —  Petit  de 
Julleville,  Le  Théâtre  en  France,  in-12,  1889.  —  Brunetière,  Les  Époques 
du  théâtre  franc.,  in-lâ,  1802;  Études  crit.  (t.  I,  III,  IV  :  Voltaire,  Lesage, 
Marivaux),  in-16,  1880-1891;  Nouv.  études  crit.,  in  16,  1886  (Marivaux).  — 
J.  Lemaitre,  Impressions  de  théâtre  (t.  II  :  Voltairo),  III  :  Beaumarchais, 
Poinsinet,  Favart,  IV  :  Marivaux,  V  :  Florian,  in-18,  1888-1892.  —  Lenient, 
La  Comédie  au  XVIII'^  s.,  2  vol.  in-12,  1888.  —  Lanson,  La  Comédie  au 
XVUI°  s.  (Revue  des  Deux  Mondes,  15  sept.  1889).  —  Fontaine,  Le  théâtre 
et  la  philosophie  au  XVIIF^  s.,  in-8,  1879.  —  Lacroix,  Hist.  de  Vinfluence  de 
Shakespeare,  in-12,  1856.  —  Jusserand,  Shal;cspeare  en  France  (Cosmopolis, 
nov.  1896,  sqq.).  —  Recueil  des  conféi^cnces  de  l'Odéon  (t.  I,  III,  VI,  VII,  VIII, 
et  sqq.)  (Conférences  de  MM.  Chantavoine,  Doiimic.  Larroumet,  Lemaitre, 
Lintilhac  et  Sarcey). 

Dutrait,  Étude  sur  Crébillon,  in-8,  1895.  —  E.  Deschanel,  Le  théâtre  de 
Voltaire,  in-8,  1886.  —  H.  Lion,  Les  tragédies  et  les  théories  dramat.  de 
Voltaire,  in-S,  1896.  —  V.  Fournel,  La  Comédie  au  XVIT  s.,  chap.  V,  in-8, 
1892.  —  Gilbert,  Regnard  (R.  des  Deux  Mondes,  l'''  sept.  1859).  — 
J.-J.  Weiss,  Essais  sur  l'hist.  de  la  littér.  fr.  (art.  sur  Regnard),  in-12, 
1891.  —  J.  Lemaître,  Le  théâtre  de  Duncourt,  in-18,  1882.  —  Léo  Cla- 
retie,  Lesage.  in-8,  1892.  —  Lintilhac,  Lesage,  in-18,  1893.  —  E.  Wog-ue, 
Essai  sur  la  vie  et  les  ouvr.  de  Gresset,  in-8,  1894.  —  LavoUée.  Marivaux 
inconnu,  in-12,  1880.  —  Gossot,  Maritaux  moraliste,  in-12,  1881.  —  Lar- 
roumet, Marivaux,  sa  vie.  ses  œuvres,  in-8,  1882.  —  G.  Deschamps,  Mari- 
vaux. in-18,  1897.  —  G.  Lanson,  Nivelle  de  la  Chaussée  et  la  Comédie  lar- 
moyante. in-8,  1887.  —  Léo  Claretie,  Florian,  in-12,  1891.  —  L.  de 
Loménie,  Beaumarchais  et  son  temps,  2  vol.  in  12,  1856.  — Gudin  delà 
Brenellerie,  Hist.  de  Braumarchais,  édit.  Tourneux,  in-12,  1886.  —  Les- 
cure,  Éloge  de  Beaumarchais,  in-8, 1887.  —  Bonnefon,  Étude  sur  Beaumar-  • 
chais,  in-8,  1887.  —  Lintilhac,  Beaumarchais  et  ses  œuvres,  in-8,  1887.  — 
Larroumet,  Beaumarchais,  l'homme  et  l'œuvre  (R.  des  Deux  Mondes, 
l»""  avril  1890).  —  A.  Hallays.  Beaumarchais,  in-18,  1897.  —  Scherer, 
Diderot,  in-8,  1880.  —  Ducros,  Diderot,  in-18,  1894.  —  Reinach,  Ducros, 
in-18, 1890.  —  Campardon,  Les  spectacles  de  la  Foire,  in-8, 1877.  —  Drack. 
Le  théâtre  de  la  Foire,  in-8,  1889.  —  Barberet,  Lesage  et  le  théâtre  de  In 
Foire,  in-8,  1887.  —  Font,  Favart  {VOpéra  Comique  aux  XVIh  et  XVIH^  s.), 
in-8,  1894. 


CHAPITRE  XII 
LES    POÈTES 

ANDRÉ    CHÉNIERi 


/.   —  Les  poètes  du  XVII P  siècle. 

Jamais  on  n'écrivit  plus  de  vers  en  France,  jamais  on  ne  fut 
moins  poète.  Laissons  à  part  les  œuvres  dramatiques,  étudiées 
plus  haut;  réservons  Voltaire,  qui  mérite,  au  moins,  qu'on  le 
distingue;  ne  prenons  pas  au  xvn"  siècle,  Chaulieu,  son  ami 
La  Fare,  Senecé,  tous  trois  nés  presque  en  même  temps  que 
Louis  XIV  ;  bornons-nous  aux  rimeurs  qui  n'avaient  rien  écrit, 
ou  même  n'étaient  pas  nés,  quand  commença  le  xvni*  siècle; 
nous  les  voyons  s'avancer,  nombreux  comme  une  légion;  ils 
s'appellent  Jean-Baptiste  Rousseau,  Houdar  de  La  Motte,  La 
Grange-Chancel,  Grécourt,  Piron,  Louis  Racine,  Voisenon,  Le 
Franc  de  Pompignan,  Gresset,  Gentil-Bernard,  Bernis,  Saint- 
Lambert,  Écouchard  Le  Brun,  Malfilàtre,  Lemierre,  Ducis, 
Colardeau,  Dorât,  Boufflers,  Delille,  La  Harpe,  Léonard,  Rou- 
cher,  Gilbert,  Bertin,  Parny,  Florian.  Enfin  naquit  Chénier  *. 

1.  Par  M.  Petit  de  Jiilleville,  professeur  à  la  Faculté  des  Lettres  de  TUniver- 
silé  de  Paris. 

2.  L'abbé  de  Chaulieu  (1639-1720),  «  l'Anacréon  du  Temple  ».  11  vécut  dans 
la  société  libertine  des  Vemlôme.  11  n'était  pas  prêtre,  mais  touchait  nOOOO  livres 
par  an  sur  plusieurs  abbayes.  —  Le  marquis  de  La  Fare  (1644-1712),  son  Qdèle 
ami;  tous  deux  épicuriens  pratiques;  le  premier  a  quebiuefois  pensé.  —  Senecé 
(1643-1737),  sorte  de  Voiture  en  retard;  relégué  en  province,  il  y  rima  agréable- 
ment jusqu'à  quatre-vingt-quatorze  ans.  (Voir,  sur  ces  trois  petits  poètes.  Sainte- 


LES  POÈTES  DU  XVIII*  SIÈCLE  637 

Toute  cette  poésie  est  à  peu  près  morte.  Mais  non,  comme 
on  Ta  dit,  mort-née.  Elle  a  vécu,  et  brillamment;  elle  a 
charmé  mémo  des  connaisseurs.  Voltaire  (ijui  aurait  eu  des 
raisons  pour  on  vouloir  à  Saint-Lambert)  trouvait  son  poème 
des  Saisons  «  fort  au-dessus  du  siècle  ».  La  poésie  du  xvm*  siècle 
n'a  pas  rebuté  tout  d'abord  Chateaubriand,  ni  nos  premiers 
romantiques;  ils  ont  commencé  par  l'admirer,  et  Déranger,  qui 
la  prolong:ea  jusqu'au  milieu  du  xix*'  siècle,  a  été  longtemps 
pris  pour  un  poète  par  une  foule  d'hommes  d'esprit.  L'école 
de  la  périphrase  et  de  la  prose  rimée  (pauvrement  rimée)  régna 
pendant  longtemps  ;  et  le  secret  de  sa  durée  n'est  pas  difficile 
à  démêler;  comme  la  grande  majorité  des  esprits  est  incapable 


Beuve,  Causenes  du  lundi,  1. 1,  X,  XII.)—  La  Grange-Chancel  (1677-1758),  auteur 
tragique  oublié;  satires  contre  le  Régent,  les  Philippiques  (1720).  —  Grécourt 
(1684-i"l3),  erotique  grossier.  —  Piron  (1689-1773);  pour  son  théâtre,  voir  ch.  xi; 
il  excella  dans  l'épigramme,  dans  la  chanson.  —  Racine  (Louis),  fils  de  Jean 
Racine,  né  en  1692,  mourut  en  1763;  versificateur  un  peu  froid,  mais  correct  et 
élégant,  il  donna  deux  poèmes  didactiques  religieux,  La  Grâce  (1720),  La  Reli- 
gion (1742)  et  d'intéressants  Mémoires  sur  la  vie  de  son  père  (1747).  —  Voisenon 
(1708-1775),  que  ses  chansons  grivoises  firent  entrer  à  l'Académie  (1763).  — 
J.-J.  Le  Franc,  marquis  de  Pompignan  (1709-1784),  trop  raillé  par  Voltaire  pour 
ses  poèmes  sacrés  (sacrés  ils  sont,  car  personw  n'y  touche),  avait  au  moins  d'un 
vraii  poète,  les  aspirations,  au  défaut  de  la  langue  et  du  génie;  presque  seul  en 
son  temps,  il  sentit  le  sublime  de  la  Bible.  —  Sur  Gresset,  voir  ci-dessous,  p.  646. 

—  P.-J.  Bernard  (17IO-n75),  dit  par  Voltaire  Gentil-Bernard,  auteur  de  VArt 
d'aimer,  et  de  beaucoup  de  petits  vers  libertins.  —  Bernis  (1715-1794),  d'abord 
poète  badin,  et  bientôt  académicien  (1744),  plus  tard  ministre  des  affaires 
étrangères,  et  cardinal.  —  Saint-Lambert  (1716-1803),  auteur  de?,  Saisons  (1769), 
et  de  Poésies  fiiqitices;  académicien  en  1770.  —  Sur  Écouchard-Lebrun,  voir 
ci-dessous,  p.  648.  —  Malfilàtre  i^l"32-176"),  fade  auteur  de  Narcisse  dans  Vile 
de  Vénus;  connu  surtout  parce  que  Gilbert  a  dit  que  la  faim  mit  au  tom- 
beau Malfilàtre  ignoré.  (Il  mourut  d'un  phlegmon,  non  de  faim.)  —  Lemierre 
(1733-1793)  chanta  le  Commerce,  puis  la  Peinture  (1769),  puis  les  Fastes  ou  les 
Usages  de  Cannée  (1"79),  qui  ont  quelque  intérêt  historique;  il  eut  des  succès 
au  théâtre.  —  Ducis  (1733-1816^,  connu  surtout  comme  auteur  dramatique  (voir 
chap.  XI),  a  laissé  quelques  jolies  épitres,  où  il  y  a  de  la  grâce  et  du  sentiment. 

—  Colardeau  (1732-17*6),  froid  auteur  d'élégies  brûlantes  :  Héloïse  à  Abailard, 
Armide  à  Renaud;  élu  à  l'Académie,  il  mourut  avant  d'y  entrer.  —  Dorât  (1734- 
1780),  poète  intarissable  (20  vol.  in-8),  liberlin,  fade  et  ennuyeux.  —  BoufOers 
(1737-1815)  eut  plus  d'esprit  et  moins  d'abondance;  académicien  (1787),  poète 
erotique,  et  conteur  en  vers  et  en  prose.  —  Sur  Delille  (1738-1813),  voir  t.  Vil, 
chap.  ni.  —  La  Harpe  (1739-1803)  fit  des  Héroïdes  (1759),  des  Épitres  philoso- 
phiques (1765);  mais  son  mérite,  qui  fut  réel,  est  ailleurs.  —  Léonard  (1744- 
1793),  né  à  la  Guadeloupe,  créole,  comme  Berlin  et  Parny,  fit  les  Saisons, 
poème,  et  des  Idi/lles.  —  Roucher  (1745-1793)  fit  les  Mois  (1779).  —  Sur  Gilbert, 
voir  ci-dessous,  p.  647.  —  Berlin  (n52-l"90),  né  à  Saint-Domingue,  poète  ero- 
tique: les  Amours,  élégies  (1780).  —  Parny  (1753-1814),  né  à  l'île  Bourbon,  Poésies 
erotiques  (1778);  plus  tard  il  assaisonna  les  vers  sensuels  par  les  vers  impies; 
La  guerre  des  Dieux  (1799).  —  Florian  (1755-1794);  idylles  bibliques,  Ruth,  Tobie; 
contes  en  vers.  On  goùt-a  ses  romans  poétiques  en  prose,  mais  on  n'a  retenu 
que  ses  Fables  (publiées  en  1792),  dont  plusieurs  sont  très  agréables.  Il  est  le 
seul,  depuis  La  F'ontainc,  qui  se  laisse  lire  dans  ce  genre,  désormais  fermé. 


638  LES'  POETES 

de  poésie,  cette  poésie  prosaïque  eut  pour  admirateurs  la  foule 
de  ceux  qui  lui  devaient  Tillusion  flatteuse  d'aimer  les  vers  et 
de  s'y  connaître. 
•  Or  le  xYin"^  siècle  est  un  siècle  absolument  prosaïque.  Il  s'est 
I  lui-même  vanté  cent  et  cent  fois  d'être  le  «  siècle  de  la  raison  ». 
Cette  «  raison  »  n'est  pas  celle  dont  Boileau  voulait,  au  siècle 
précédent,  que  toute  œuvre  littéraire  (et  même  la  chanson) 
tirât  «  et  son  lustre  et  son  prix  ».  Cette  raison,  c'est  le  raison- 
nement (chose  fort  différente  du  bon  sens,  appuyé  sur  la  nature 
et  sur  l'observation).  Réduit  à  raisonner  sur  tout,  par  goût 
d'abord,  et  plus  encore  par  incapacité  de  sentir  naïvement,  le 
siècle  se  prit  bientôt  à  penser  que  la  prose  est  le  vrai  langrag-e 
du  raisonnement.  Dès  lors  pourquoi  parler  en  vers?  Vraiment 
on  ne  savait  quoi  répondre.  Dès  le  début  du  siècle  La  Motte 
avait,  en  vers,  donné  congé  à  la  poésie  : 

Loin  cet  harmonieux  langage 
Né  jadis  de  l'oisivelé; 
Que  la  raison  hors  d'esclavage 
Brille  de  sa  seule  beauté. 
Pourquoi  s'imposer  la  torture 
D'une  scrupuleuse  mesure 
Et  du  retour  des  mêmes  sons? 

Tous  n'osaient  pas  le  dire,  mais  tous  pensaient  ainsi.  Toute- 
fois, par  pudeur,  par  tradition,  on  garda  le  vers,  en  donnant  de 
mauvaises  excuses  :  le  vers  était  difficile,  partant  plus  noble 
et  plus  distingué.  ïl  se  gravait  mieux  dans  l'esprit;  il  avait 
une  haute  valeur  didactique  et  mnémotechnique  ;  et  le  siècle 
avait  la  rage  à' enseigner,  d'enseigner  tous  les  arts,  depuis 
YArt  d^iimer  (dévolu  à  Gentil-Bernard)  jusqu'à  l'art  de  navi- 
guer, dont  Esménard  dut  se  contenter  '.  Puis,  pourquoi  cesser 
de  faire  des  vers,  puisqu'on  en  avait  toujours  fait?  Voltaire  en 
rafîolait  d'ailleurs  et  prouvait  avec  éclat  qu'on  peut  aimer  sin- 
cèrement les  vers  sans  être  poète.  Mais  à  vrai  dire  il  est  le  seul 
grand  écrivain  de  son  siècle  qui  ait  ressenti  cette  faiblesse;  les 

1.  Lebrun  débuta  par  une  Ode  sur  les  causes  pUysiques  des  tremblements  de 
terre;  Malfilâtre  par  une  Ode  sur  le  soleil  fixe  au  milieu  des  planètes;  Lemierre 
célèbre  VUtilite'  des  découvertes  faites  da}is  les  sciences  et  dans  les  arts;  Delille 
écrit  une  Êpitre  à  M.  Laurent  à  Voccasion  d'un  bras  artificiel  qu'il  a  fait  pour  un 
soldat  invalide.  Voir  Bertrand,  La  Fin  du  classicisme,  Paris,  1897,  in-8,  p.  110. 


LES  POETES  DU  XVIir  SIECLE  639 

autres,  Montesquieu,  BufTon  et  môme  Jean-Jarques  Housseau 
(<|uoique  celui-ci  fut  porte  en  prose)  méprisent  au  fond  le  vers, 
au  moins  ils  le  dédaignent,  et  ne  s'en  caclient  guère. 

(Ju'à  la  fin  de  ce  siècle  antipoétique  un  grand  poète  ait  surgi, 
qu'André  Chénier  ait  écrit  ses  premiers  vers  en  1780,  et  la 
Jeune  Tarentine  à  peu  près  en  même  temps  que  Beaumarchais 
faisait  Figaro,  c'est  presque  un  miracle  de  l'histoire  littéraire, 
bien  propre  à  dérouter  toutes  les  théories  et  à  désarçonner 
toutes  les  «  lois  »  '. 

Jean-Baptiste  Rousseau.  —  Dans  cette  ère  des  médio- 
crités, Jean-Baptiste  Rousseau  parut  un  grand  homme,  et  il 
reste  un  grand  nom  ;  mais  ce  grand  nom  est  vide.  Il  était  né 
à  Paris,  le  6  avril  1671,  fils  d'un  cordonnier;  mais,  dès  l'enfance, 
sa  vive  intelligence  le  tira  de  cette  obscurité;  il  fit  de  brillantes 
études,  et  presque  aussitôt  de  brillants  débuts  dans  le  monde. 
Il  imposa  aux  gens  graves  par  le  caractère  religieux  de  ses 
poésies  sacrées;  en  môme  temps,  il  amusait  les  libertins  par 
d'autres  vers,  tout  différents.  C'était  un  cœur  sec,  où  l'ambition 
dominait  tout.  Il  désavoua  son  humble  famille,  et  cette  lâcheté 


1.  L'irrémédiable  défaut  des  poètes  du  xvui"  siècle,  c'est  <le  n'avoir  pas  été 
poètes.  Plusieurs  furent  d'ailleurs  des  hommes  de  grand  talent,  et  de  beaucoup 
d'esprit.  Quelques-uns  sentirent  bien  l'appauvrissenient  de  la  langue  poétique, 
cl  voulurent  y  remédier.  Ainsi  tout  n'est  pas  mauvais  ni  même  insignifiant  dans 
Roucher.  Il  a  eu  des  velléités  d'invention  verbale  qui  méritent  qu'on  les  relève 
avec  éloge.  11  écrit  à  propos  d'un  mot  qu'il  a  risqué  :  «  Le  mot  s'avise  révoltera 
sans  doute,  mais  je  prie  ceux  qui  le  proscrivent  d'observer  qu'il  manque  à 
notre  langue  depuis  qu'on  a  cherché  à  l'épurer...  Quelle  raison  avons-nous  eue 
de  le  laisser  tomber  en  désuétude?  Ce  n'est  pas  le  seul  mot  ancien  que  j'aie 
cherché  à  rajeunir.  On  en  trouvera  dans  ce  poème  un  grand  nombre  d'autres, 
comme  bleuir,  tempétueux,  ravageur,  fallacieux,  et  même  punisseur,  qui  souvent 
m'ont  épargné  la  longueur  d'une  périphrase.  Les  iK)ètcs  anglais  et  allemands 
n'ont  pas  besoin  de  demander  grâce  comme  je  le  fais  ici  pour  les  mots  anciens 
ou  étrangers  qu'ils  emploient...  Je  suis  bien  loin  de  vouloir  qu'on  mêle  un 
idiome  étranger  au  nôtre;  mais  je  ne  puis  m'empècher  de  souhaiter  (jue  nous 
nous  emparions  de  nos  propres  richesses  trop  négligées.  Si  nous  sommes  pauvres, 
c'est  notre  faute,  Montaigne  ne  l'était  pas.  •  (Les  Mois.  1,  p.  48).  Croirait-on  que 
les  lignes  qui  suivent  furent  écrites  en  1769:  «  Parmi  nous  la  barrière  qui  sépare 
les  grands  du  peuple  a  séparé  leur  langage;  les  préjugés  ont  avili  les  mots 
comme  les  hommes,  et  il  y  a  eu  pour  ainsi  dire  des  termes  nobles  et  des  termes 
roturiers.  Une  délicatesse  superbe  a  donc  rejeté  une  foule  d'expressions  et 
d'images.  I>a  langue  cndevenant  plus  décente  est  devenue  plus  pauvre;  et,  comme 
les  grands  ont  abandonné  au  peuple  l'exercice  des  arts  ils  lui  ont  aussi  aban- 
donné les  termes  qui  peignent  leurs  opérations.  De  là  la  nécessité  d'employer 
des  circonlocutions  timides,  d'avoir  recours  à  la  lenteur  des  périphrases,  enfin 
d'être  long,  de  peur  d'être  bas  :  de  sorte  que  le  destin  de  notre  langue  res- 
semble assez  à  celui  de  ces  gentilshommes  ruinés  qui  se  condamnent  à  l'indi- 
gence  plutôt  que  de  déroger.  »  Qui  a  écrit  cette  page  excellente?  Victor  Hugo 
en  1827?  Non.  mais  Delille,  en  tête  de  sa  traduction  des  Géorgiques  (1769). 


()40  LES  POETES 

lui  fit  (lu  tort.  Accusé  d'avoir  écrit  des  couplets  diffamatoires, 
d'une  violence  abominable,  il  se  défendit  mal,  en  accusant,  à 
son  tour,  Saurin,  qui  prouva  son  innocence.  La  voix  publique 
était  hostile  à  Rousseau.  Il  s'enfuit.  Le  Parlement  le  bannit  par 
arrêt  du  7  avril  1712.  Depuis  lors,  il  erra  misérablement  en 
Suisse  (où  l'ambassadeur  de  France,  le  comte  du  Luc,  lui  donna 
l'hospitalité),  à  Vienne,  à  Bruxelles;  partout  pauvre,  et  sus- 
pecté. Voltaire,  devenu  son  ennemi  mortel  pour  des  piques 
d'amour-propre,  ne  cessa  de  le  poursuivre,  tandis  que  l'amitié 
fidèle  du  vertueux  Rollin  plaidait  en  sa  faveur.  La  postérité 
n'ose  prononcer.  Il  rentra  secrètement  en  France  en  1738;  mais 
n'ayant  pu  obtenir  des  lettres  de  rappel,  il  reg^agna  la  terre 
d'exil,  et  mourut  peu  après,  le  14  mars  1741,  à  Bruxelles,  en 
protestant  de  son  innocence.  S'il  n'était  pas  coupable,  il  faut  le 
plaindre  comme  une  grande  victime.  Mais  il  y  a  quelque  chose 
en  lui  qui  décourage  la  sympathie.  Parce  que  la  sincérité  a 
manqué  dans  son  œuvre,  on  craint  qu'elle  n'ait  manqué  aussi 
dans  sa  vie  :  et,  pour  avoir  menti  comme  poète,  il  est  (peut- 
être  injustement)  soupçonné  d'avoir  pu  mentir  en  prose. 

Jean-Baptiste  Rousseau  gardera  toujours  une  place  dans 
l'histoire  de  la  poésie  française,  quoiqu'on  ait  cessé  d'admirer 
ses  vers  et  même  de  les  lire.  Mais  il  a  été  long"temps  regardé 
comme  un  très  grand  poète,  comme  le  premier  de  nos  lyriques; 
enfin  comme  un  classique  en  ce  genre;  au  siècle  dernier,  alors 
que  si  peu  de  poètes  français  pénétraient  dans  les  collèges, 
Rousseau  y  était  érigé  en  modèle;  et  les  écoliers  apprenaient 
par  cœur  YOde  à  la  Fortune.  Ce  bruyant  succès  peut  s'expliquer  : 
Jean-Baptiste  Rousseau  a  possédé  par  excellence  les  qualités 
que  le  xvni^  siècle  estimait  propres  à  faire  un  poète  :  il  avait  une 
lecture  étendue,  un  sentiment  juste  de  ce  que  pouvait  supporter, 
en  fait  de  poésie,  le  goût  contemporain;  une  science  peu  déli- 
cate, mais  très  exercée,  du  mécanisme  poétique;  l'usage  de  la 
rhétorique  et  des  figures  accoutumées;  un  nombre  sonore  qu'on 
prend  d'abord  pour  de  l'harmonie;  une  emphase  soutenue, 
qu'on  prend  pour  de  la  grandeur;  nulle  imagination,  mais  un 
don  ingénieux  pour  détourner  celle  des  autres  à  son  profit; 
nulle  sincérité  poétique,  mais  de  toutes  les  vertus  du  poète, 
c'est  celle  que  ce  siècle  exigeait  le  moins.  Jean-Baptiste  Rous- 


LES  POETES  DU  XVIir  SIÈCLE  641 

seau  n'a  aucun  génie,  c'est  un  pur  mosaïste,  qui  juxtapose 
habilement  les  idées  qu'il  emprunte,  comme  d'autres  font  les 
fragments  de  verre  coloré.  Voici  VOde  sur  la  naissance  du 
Duc  de  Bretagne,  datée  du  28  février  1707.  Une  note  précieuse 
l'accompagne  :  «  A  mon  gré,  je  n'ai  point  fait  d'ouvrage  où 
j'aie  mis  tant  d'art  que  dans  celui-là.  Car  ayant  dessein  de 
donner  une  idée  des  fougues  de  l'ode,  que  je  puis  dire  qu  aucun 
Français  n  a  connues...  il  fallait  m'appuyer  d'autorités  dans  les 
endroits  où  mon  enthousiasme  paraissait  le  plus  violent;  c'est 
ce  qMe  j'ai  fait  en  prenant  mes  plus  hautes  idées  dans  la 
IV'  Eglogue  de  Virgile,  dans  le  prophète  Isaïe,  ou  dans  la 
seconde  épître  de  saint  Pierre.  »  Dans  cette  ode  sur  la  naissance 
de  l'arrière-petit-fils  de  Louis  XIV,  la  France  n'est  pas  nommée, 
ni  Louis  XIV  !  Il  n'est  question  que  de  Saturne  et  de  Janus. 

Je  ne  dis  point  qu'il  n'ait  pas  fait  mieux.  Il  y  a  certainement 
quelques  beaux  vers  dans  VOde  sur  la  mort  de  Conti,  dans  VOde 
au  comte  du  Luc;  même  dans  cette  Ode  à  la  Fortune,  quoi- 
qu'on l'ait  trop  vantée.  La  Harpe  sentait  déjà  ce  qu'il  y  avait  de 
faible  et  de  creux  dans  cette  poésie  sonore  mais  vide.  Il  en 
trouvait  «  la  marche  trop  didactique  ».  Il  disait  :  «  Le  fond 
n'est  qu'un  lieu  commun  chargé  de  déclamations  et  même 
d'idées  fausses.  »  Il  ajoutait  :  «  On  la  fait  apprendre  aux 
jeunes  gens  dans  presque  toutes  les  maisons  d'éducation  ;  elle 
est  très  propre  à  leur  former  l'oreille  à  l'harmonie...  Mais  on 
ne  ferait  pas  mal  de  prémunir  leur  jugement  contre  ce  qu'il  y 
a  de  mal  pensé  dans  cette  ode,  et  même  d'avertir  leur  goût  sur 
ce  que  la  versification  a  de  défectueux.  »  Cette  harmonie  tant 
louée  est  même,  le  plus  souvent,  lourde  et  uniforme;  elle  n'est 
jamais  exquise,  ni  variée,  ni  délicate,  ni  caressante.  C'est  un 
ronron  monotone.  Ah!  La  Fontaine  entendait  autrement  l'har- 
monie. H  ne  faut  pas  non  plus,  parce  que  Jean-Baptiste  Rous- 
seau pense  d'une  façon  banale  et  creuse,  laisser  croire  qu'il 
écrit  du  moins  d'une  façon  rare,  ni  môme  correcte.  On  lui 
passerait  mieux  d'être  à  court  d'idées  s'il  avait  un  style.  Mais 
lisez  la  première  strophe  de  la  plus  connue  de  ses  Odes  : 

Les  cieux  instruisent  la  terre 
A  révérer  leur  auteur. 
Tout  ce  que  leur  globe  enserre 
Célèbre  un  Dieu  créateur. 

Histoire  db  la  la!«gue.  VI.  41 


642  LES  POÈTES 

Quel  plus  sublime  cantique 
Que  ce  concert  magnifique 
De  tous  les  célestes  corps? 
Quelle  grandeur  infinie, 
Quelle  divine  harmonie 
Résulte  de  leurs  accords! 

Ces  vers  sont  très  mal  écrits.  Révérer  est  faible;  globe 
impropre  ;  enserre  archaïque  et  impropre  ;  concert  înagnifiqne 
est  faible;  célestes  corps  est  dur;  grandeur  infinie,  sublime  har- 
monie sentent  la  cheville;  résulte  est  affreusement  prosaïque. 
Malherbe  écrit  cent  fois  mieux  que  Jean- Baptiste  Rousseau. 
Celui-ci  descend  parfois  au  galimatias  tout  pur  : 

Sans  une  âme  légitimée 
Par  la  pratique  confirmée 
De  mes  préceptes  immortels, 
Votre  encens  n'est  qu'une  fumée 
Qui  déshonore  mes  autels. 

C'est  Dieu  qui  parle.  Lui  seul  sait  ce  que  Rousseau  veut  dire! 
Trop  souvent,  pour  imiter  le  «  délire  pindarique  »  (qu'il 
faut  en  vouloir  à  Boileau  d'avoir  enjoint  à  l'ode  un  «  beau 
désordre*  »!),  Jean-Baptiste  Rousseau  s'applaudit  d'une  com- 
position incohérente,  qui  montre  seulement  le  décousu  d'une 
inspiration  essoufflée.  De  plus,  chez  lui  l'abus  de  la  mythologie 
touche  à  la  manie,  et  surtout  l'abus  de  la  périphrase  mytho- 
logique. Avec  Rousseau  nous  sommes  venus  au  temps  oii  la 
poésie  consiste  essentiellement  à  écrire  au  lieu  de  ces  quatre 
mots  :  voici  le  premier  octobre,  dix  vers  dans  le  goût  de  ceux-ci  :' 

Déjà  le  départ  des  Pléiades 
A  fait  retirer  les  nochers. 
Et  déjà  les  tristes  Hyades 
Forcent  les  frileuses  Dryades 
De  chercher  l'abri  des  rochers. 

Le  volage  amant  de  Clytie 
Ne  caresse  plus  nos  climats, 
Et  bientôt  des  monts  de  Scythie 
Le  fougueux  époux  d'Orithye 
Va  nous  ramener  les  frimas. 
Ainsi  dès  que  le  Sagittaire,  etc.,  etc. 


1.  Tous,  après  le  maître,  ressassaient  la  même  sottise.  La  Motte,  au  bas  de 
VOdeà  Proserpine,  écrit  gravement  :  «  J'y  aiïecte  quelque  désordre.  » 


LES  POÈTES  DU  XVIIF  SIECLE  643 

On  loue  encore  (un  peu  sur  parole)  l'harmonie  des  Cantates  et 
surtout  de  la  fameuse  Circé;  il  y  eut  là  sans  doute  un  effort 
assez  heureux  vers  la  poésie  musicale.  La  cantate,  à  l'origine, 
était  un  poème  exclusivement  destiné  à  être  mis  en  musique, 
Rousseau  imagina  de  lui  donner  une  valeur  musicale  assez  sen- 
sible pour  qu'elle  pût  se  passer  des  instruments,  et  toutefois 
produire  une  impression  analogue.  Il  y  réussit  en  partie;  mais 
ce  genre  un  peu  froid  devait  s'épuiser  vite;  il  plut  seulement 
dans  sa  nouveauté.  L'idée  d'éveiller  au  moyen  d'un  art  les 
impressions  que  produit  naturellement  un  autre  art,  est  une 
idée  fausse,  au  fond,  ou  du  moins,  n'est  praticable  que  par 
accident,  non  d'une  façon  continue,  exclusive  et  systématique. 
Au  reste  Rousseau  ne  parut  grand  clerc  en  cet  art  de  faire  de  la 
musique  avec  des  mots  que  parce  que  ses  contemporains  avaient 
totalement  perdu  la  science  du  nombre  et  de  l'harmonie.  Aujour- 
d'hui nous  avons  cent  habiles  versificateurs,  qui  pourraient  écrire 
en  se  jouant  des  cantates  plus  savantes  que  celle  de  Circé. 

Jean -Baptiste  Rousseau  avait  beaucoup  d'esprit;  il  en  a 
mis  un  peu  dans  ses  Épitres,  où  l'on  trouve  des  traits  fins,  dans 
un  ensemble  long  et  diffus.  Il  en  a  mis  davantage  dans  ses 
Épigrammes,  où  son  humeur  caustique  l'a  merveilleusement 
servi.  Je  crois  qu'il  s'est  trompé  sur  sa  vraie  vocation.  Il  était 
fait  pour  être  leMarotdeson  siècle.  Il  aurait  dû  mieux  consulter 
ses  forces,  rester  dans  les  «  petits  genres  »,  où  il  eût  excellé,  et 
ne  se  servir  de  la  rime  que  pour  aiguiser  la  prose.  Tel  «  billet 
à  Chaulieu  »  vaut  bien  mieux  qu'une  ode  amphigourique. 

Voltaire.  —  Voltaire  poète  est  infiniment  supérieur  à  tous 
ses  contemporains;  et  toutefois  Voltaire  aimait  passionnément 
les  vers,  sans  être  tout  à  fait  poète.  Car  enfin  poésie  dit  autre 
chose  qu'éloquence  et  bon  sens,  finesse,  urbanité,  précision, 
grâce,  esprit,  malice;  toutes  qualités  qu'avait  bien  Voltaire;  mais 
qui,  fussent-elles  ornées  de  rimes  et  ajustées  à  des  lignes  égales, 
ne  sont  pas  encore  la  poésie.  Mais  peut-être  Voltaire  n'a-t-il 
jamais  bien  su  ni  senti  ce  qu'est  la  poésie!  il  a  dit  plusieurs  fois 
que  pour  juger  si  des  vers  sont  bons,  il  faut  d'abord  les  remettre 
en  prose.  Une  telle  idée  n'est  pas  d'un  poète!  Mais  Voltaire  est 
du  moins  un  versificateur  très  distingué.  On  ne  lit  plus  la  Hen- 
riade;on  ne  la  relira  jamais.  Les  contemporains,  toutefois,  s'y 


644  LES  POETES 

étaient  trompés,  et  criaient  au  chef-d'œuvre.  Mathieu  Marais, 
qui  n'est  pas  un  sot,  loue  ainsi  le  poème  :  «  On  ne  sait  où 
Arouet,  qui  est  jeune,  en  a  pu  tant  apprendre...  Tout  y  est  sage, 
réglé,  plein  de  mœurs;  ce  n'est  partout  qu'élégance,  correction, 
tours  ingénieux;  et  déclamations  simples  et  grandes.  »  On*  ne 
saurait  mieux  dire;  et  ces  éloges  sont  devenus,  à  nos  yeux, 
autant  de  reproches.  Nous  avouons  que  le  poème  a  quelque 
valeur  historique;  et  offre  des  portraits  brillants,  à  défaut  de 
caractères  fortement  étudiés.  Mais  nous  aimerions  mieux  lire 
cela  en  prose,  comme  Charles  XII.  Le  choix  de  ce  fin  gascon, 
le  plus  politique  des  rois,  pour  héros  d'épopée,  dénonce  un  auteur 
qui  ne  sait  pas  ce  qu'est  l'épopée  (quoiqu'il  ait  écrit  la  poétique 
du  genre,  un  Essai  sur  le  poème  épique,  tout  exprès  pour  appuyer 
son  œuvre).  Mais  ce  placage  d'épisodes  merveilleux,  calqués  sur 
V Enéide,  et  mal  recollés  à  ce  fond  tout  historique,  nous  rebute 
absolument;  ce  merveilleux  lui-même  purement  allégorique  et 
philosophique,  nous  ennuie  et  nous  glace.  Le  poème  est  rempli 
de  beaux  vers,  au  moins  de  vers  bien  faits;  mais  il  n'a  pas  de 
style.  Ces  vers  ne  sont  pas  plus  à  Voltaire  qu'à  d'autres;  ils 
sont  de  pure  facture,  comme  les  bons  vers  latins  modernes;  ils 
sont  impersonnels.  Voltaire  est  lui-même  dans  telle  épigramme 
ou  dans  tel  quatrain  plus  que  dans  tous  les  vers  de  sa  Henriade. 
On  me  dispensera  de  parler  longuement  d'un  autre  grand 
poème  de  Voltaire.  Il  est  impossible  aux  lecteurs  doués  de  sens 
moral,  de  lui  pardonner  la  P^ceZ/e,  qui  est  d'ailleurs  une  parodie 
aussi  lourde  que  grossière  et  plus  ennuyeuse  encore  qu'obscène. 
Si  l'on  veut  absolument  trouver  quelque  excuse  à  Voltaire,  on 
pourra  dire  que  tout  son  siècle  fut  complice  de  cette  mauvaise 
action;  et  que  vers  1760  plus  d'un  homme  grave,  en  France  et 
hors  de  France,  trouvait  galant  de  réciter  par  cœur  (en  petit 
comité)  un  chant  de  cette  œuvre  immonde.  Mais  l'excuse  est 
médiocre;  car  ce  n'est  pas  la  peine  d'être  appelé  le  roi  de  son 
siècle  pour  en  flatter  les  goûts  les. plus  bas. 
;,.  Voltaire  s'est  fait  plus  d'honneur  par  ses  poésies  didactiques, 
telles  que  les  Discours  sur  l Homme,  sur  le  Tremblement  de  terre 
de  Lisbonne  (examen  de  la  question  :  pourquoi  y  a-t-il  du  mal 
sur  la  terre?),  le  poème  de  \di  Loi  Naturelle.  Nous  avons  perdu 
le  secret,  et  aussi  le  goût  de  cette  forme  poétique,  qui  côtoie  la 


LES  POETES  DU  XVIIP  SIECLE  645 

prose  sans  y  tomber;  qui,  dans  un  style  sobre  et  ferme,  exprime, 
en  vers  précis,  élégants,  lumineux,  des  vérités  philosophiques 
et  morales.  Nous  aimons  mieux  aujourd'hui  traiter  la  philoso- 
phie en  prose;  et  ce  que  nous  demandons  au  vers  c'est  surtout 
de  nous  émouvoir,  non  de  nous  instruire.  Peut-être  aurions-nous 
tort  de  trop  rétrécir  le  champ  de  la  poésie;  craignons,  à  la  fin, 
d'en  extirper  toute  idée  pour  n'y  laisser  que  le  son,  la  couleur 
et  la  sensation.  J'avoue  que  la  philosophie  de  Voltaire  réduite  à 
un  déisme  assez  pâle,  et  à  une  morale  pratique  vulgaire  et  un 
peu  flottante,  n'est  ni  très  profonde  ni  très  originale;  mais  Vol- 
taire demeure  toutefois  un  poète  philosophique  remarquable,  et 
son  influence  est  demeurée  sensible,  tant  que  cette  forme  de 
poésie  a  fleuri  ;  jusque  dans  plusieurs  des  Méditations  de  Lamar- 
tine (par  exemple  \  Homme  et  Dieu). 

Nous  le  goûtons  bien  davantage  aujourd'hui  dans  ses  Epîtres, 
qui  sont  parmi  ses  œuvres  en  vers  ce  qui  a  le  moins  vieilli  | 
(Epîlre  à  Boileau,  à  Horace,  etc.).  11  y  est  plein  d'esprit,  de 
bonne  grâce,  d'urbanité,  de  malice  sans  fiel;  l'âge  avancé  où  il 
écrit  ces  pièces  a  rendu  seulement  sa  veine  plus  indulgente,  mais 
ne  l'a  pas  refroidie.  Les  Epîtres  sont,  en  somme,  préférables  aux 
Contes,  où  il  manque  de  bonhomie,  et  intervient  trop  de  sa  per- 
sonne, ce  qui  les  fait  trop  ressembler  aux  Satires;  et  aux  Satires 
elles-mêmes,  où  il  y  a  des  traits  excellents,  des  méchancetés 
exquises,  une  verve  merveilleuse  ;  mais  le  souffle  y  est  saccadé,  la 
composition  malhabile;  et  telle  satire  excellente  (comme  celle 
du  Pauvre  Diable)  n'est  guère  autre  chose  qu'un  chapelet  d'épi- 
grammes,  dont  chacune  à  part  pourrait  se  détacher  des  autres 
sans  rien  perdre  à  cet  isolement.  Une  satire  d'Horace  estautrement 
bâtie,  même  en  son  apparent  désordre.  Au  reste  on  ne  diminue  pas 
Voltaire  en  remarquant  que  chez  lui,  quand  l'édifice  est  manqué, 
du  moins  les  morceaux  en  sont  bons;  il  est  supérieur  à  tout 
dans  cette  poésie  en  fragments  qu'on  appelle  poésie  fugitive.  Il  y 
excelle  absolument;  nul  n'a  mieux  su  que  lui  coudre  une  rime  1 
piquante  à  une  pensée  légère, et  fine;  et  lancer,  comme  un  trait  1 
ailé,  le  compliment  flatteur  ou  l'épigramme  mordante;  par  la 
grâce  exquise  de  la  forme,  il  donne  une  valeur  d'art  au  moindre 
billet.  Tel  madrigal  sera  cité  encore  et  admiré,  quand  personne 
ne  se  souviendra  plus  que  Voltaire  a  voulu  faire  même  des  odes  ! 


646  LES  POETES 

Gresset.  —  Jean-Baptiste-Louis  Gresset,  moins  oublié  que 
beaucoup  d'autres  poètes  de  son  temps,  n'est  toutefois,  lui 
aussi,  qu'un  homme  d'esprit  qui  rimait  joliment.  Né  à  Amiens, 
en  1709,  il  fut  d'abord  novice  chez  les  Jésuites,  et  professeur; 
il  était  au  collège  Louis-le-Grand,  qui  appartenait  à  la  Société 
de  Jésus,  lorsqu'il  publia  ces  petits  poèmes  badins,  dont  le 
succès  fut  extraordinaire  :  VeiH-Vert,  poème  héroï-comique  sur 
un  perroquet  de  couvent;  le  Carême  impromptu,  le  Lutrin 
vivant,  la  Chartreuse.  Sans  doute,  il  y  a  beaucoup  d'agrément 
dans  ces  bagatelles;  mais  leur  mérite  est  fort  au-dessous  de 
leur  célébrité.  Gresset  tourne  aisément  le  vers  de  dix  syllabes; 
mais  qu'on  prenne  une  page  de  Vei^t-Vert,  et  qu'on  la  com- 
pare à  quelqu'une  des  Épitres  de  Marot  au  Roi;  on  sentira  bien 
la  différence  qui  sépare  ces  deux  manières;  Marot  a  un  style, 
Gresset  n'a  qu'un  procédé.  Quant  à  ses  petits  poèmes  en  vers 
de  huit  syllabes,  librement  accouplés,  si  l'on  est  d'abord  ébloui 
de  l'extraordinaire  facilité  avec  laquelle  le  poète  se  joue  et 
jongle  avec  ses  rimes  croisées,  triplées,  quadruplées,  l'émer- 
veillement se  change  en  fatigue  lorsqu'on  s'aperçoit  du  peu 
d'idées  qui  surnage  dans  cette  pluie  de  mots.  Cet  esprit,  tout  en 
paillettes,  sent  un  peu  le  bel-esprit  de  collège,  qui  tremble  tou- 
jours de  n'être  pas  assez  mondain,  assez  léger,  assez  chatoyant, 
et  qui  finit  par  l'être  trop,  avec  un  grain  de  pédantisme.  C'est 
ce  que  la  malice  de  Voltaire  avait  senti  à  merveille  : 

Gresset  doué  du  double  privilège 
D'être  au  collège  un  bel  esprit  mondain, 
Et  dans  le  monde  un  homme  de  collège. 

Gresset  rentra  dans  le  monde,  eut  des  succès  de  théâtre,  fut 
reçu  à  l'Académie;  puis,  dégoûté  de  cette  vie  littéraire  où  sa 
jeunesse  clôturée  avait  si  passionnément  aspiré,  il  retourna 
vieillir  à  Amiens,  et  faire  pénitence,  un  peu  trop  bruyamment; 
l'éclat  de  son  repentir  dépassait  celui  de  ses  fautes,  je  veux  dire 
de  ses  petits  vers,  et  de  sa  comédie.  Voltaire  ne  manqua  pas  de 
l'en  avertir,  avec  une  charité  cruelle  : 

Gresset  se  trompe  ;  il  n'est  pas  si  coupable. 
Un  vers  heureux  et  d'un  tour  agréable 


LES  POÈTES  DU  XVIII"  SIÈCLE  647 

Ne  sufllt  pas;  il  faut  une  aclion, 
De  rinlérét,  du  comique,  une  fable, 
Des  mœurs  du  temps  un  portrait  véritable, 
Pour  consommer  cette  œuvre  du  démon. 


Gresset  mourut  à  Amiens,  le  16  juin  1777,  laissant  le  sou- 
venir d'un  homme  d'esprit,  mais  d'un  esprit  un  peu  pincé,  où 
manque  souvent  le  naturel.  Entre  les  poètes  de  son  siècle,  c'est 
une  (îg-ure  assez  aimable,  et  honnête;  mais  il  ne  dépasse  pas 
son  époque  :  et  sa  seule  originalité  fut  d'avoir  fini  en  faisant  le 
procès  de  ses  contemporains,  quoiqu'il  eût  lui-même  au  moins 
les  germes  de  presque  tous  leurs  défauts. 

Gilbert.  —  Nicolas-Joseph-Laurent  Gilbert,  né  en  Lorraine, 
à  Fontenay-le-Chàteau,  en  1751,  mort  à  Paris,  le  12  no- 
vembre 1780,  à  l'âge  de  vingt-neuf  ans,  ne  fut  mêlé  que  cinq 
ou  six  années  à  la  vie  littéraire;  mais  ce  lui  fut  assez  de  ce 
court  passage  pour  exciter  des  admirations  passionnées,  et  des 
haines  furieuses.  En  arrivant  à  Paris  (1774)  il  avait  presque 
aussitôt  pris  position,  lui  jeune,  inconnu,  et  pauvre,  contre  les 
chefs  triomphants  et  tout-puissants  du  parti  philosophique.  Là- 
dessus,  ceux-ci  le  traitèrent  de  bas  et  vil  coquin;  leurs  adver- 
saires, en  même  temps,  l'érigeaient  en  grand  homme.  Ni  si  haut 
ni  si  bas,  ce  serait  sa  vraie  place.  On  n'a  aucune  raison  de 
révoquer  en  doute  la  sincérité  de  ses  sentiments  religieux;  mais 
il  est  possible  aussi  qu'il  y  ait  eu,  dans  la  fougue  de  ses  attaques, 
un  peu  d'insolence  juvénile,  et  d'impatient  désir  d'arriver.  Il 
mourut  d'une  fièvre  cérébrale  déterminée  par  une  chute  de 
cheval;  ses  ennemis  racontèrent  qu'il  était  mort  fou;  ses  parti- 
sans qu'il  était  mort  de  misère;  en  fait,  il  touchait  diverses 
pensions  qui  le  mettaient  à  l'abri  du  besoin.  A  la  suite  de  l'acci- 
dent qui  causa  sa  mort,  on  l'avait  porté  à  l'Hotel-Dieu;  de  là 
cette  légende  qu'accrédita  encore  le  récit  romanesque  d'Alfred 
de  Vigny  dans  Stello. 

Pour  être  un  poète,  il  n'a  manqué  à  Gilbert  que  l'instrument; 
car  il  en  eut  l'âme.  Dans  la  satire  du  Dix-huitième  siècle  (1775), 
dans  celle  qu'il  intitula  Mon  apologie,  il  y  a  une  verve,  un  mou- 
vement, une  éloquence  dont  la  poésie  de  son  temps  s'était  entiè- 
rement déshabituée.  Cet  homme  qui  pense  et  qui  sent,  qui  aime 
et  qui  hait,  avec  franchise,  émotion  et  sincérité,  fait  un  frappant 


648  LES  POÈTES 

contraste  avec  tous  les  diseurs  Je  fadaises,  les  énumérateurs  et 
les  descripteurs  de  l'époque;  et  il  nous  paraît  d'autant  plus 
vif,  plus  animé,  plus  intéressant,  qu'ils  sont  eux-mêmes  plus 
froidement  et  continûment  ennuyeux.  Mais,  par  malheur,  la 
langue  et  le  style  sont,  chez  lui,  bien  inférieurs  à  la  verve;  il 
est  trop  souvent  sec  et  dur  dans  l'expression  ;  son  vers  est 
souvent  martelé;  sa  syntaxe  est  quelquefois  raboteuse.  Enfin, 
si  les  idées  sont  personnelles,  le  style  n'est  pas  original  ;  c'est 
du  Boileau  moins  correct,  et  d'une  langue  moins  fine. 

Mais  Gilbert,  mort  avant  trente  ans,  n'a  pas  donné  la  mesure 
de  son  génie;  quelques  années  de  travail  allaient  dénouer  son 
style,  et  dégager  son  inspiration;  j'en  atteste  ces  vers  qu'il  fit, 
peu  de  temps  avant  sa  mort,  et  qui  sont  restés  si  justement 
fameux  sous  le  nom  d'Adieux  à  la  vie;  mais  ce  n'est  pas  le  nom. 
qu'il  avait  donné  à  cette  pièce,  intitulée  simplement  par  lui  : 
Ode  imitée  de  plusieurs  psaumes.  ]N 'est-ce  rien  que  toutes  les 
mémoires  aient  retenu  fidèlement  et  sans  effort  ces  admirables 
strophes  : 

Au  banquet  de  la  vie,  iulorluné  convive,  etc. 

Cette  langue  n'a  rien  de  rare,  cette  harmonie  n'a  rien  de 
savant,  et  toutefois  ce  n'est  ni  par  hasard,  ni  par  erreur  de  goût 
que  tout  le  monde  sait  par  cœur  ces  vers.  Ils  sont  sincères;  ils 
sont  émus;ils  sont  touchants.  Pour  des  vers  écrits  en  1780,  voilà, 
une  rare  merveille  ;  et  pour  ces  vingt-quatre  vers,  Gilbert  mérite 
d'être  nommé  un  précurseur  et  un  initiateur.  Je  ne  prétends  pas 
dire  que  tout  le  lyrisme  du  xix"  siècle  soit  sorti  des  Adieux  à  la 
vie;  mais  il  est  vrai,  du  moins,  que  Gilbert  a  fait  résonner  le  pre- 
mier cette  note  intime,  profonde  et  mélancolique,  dont  l'accent 
est  demeuré  le  plus  grand  charme  et  la  principale  originalité 
de  la  poésie  romantique.  Il  est  singulier  que  le  même  poète 
imite  avec  beaucoup  de  verve  Boileau  dans  ses  satires,  et 
fasse  pressentir  Lamartine  dans  ses  vers  lyriques.  Ce  qu'un 
talent  si  souple  eût  pu  donner  enfin,  la  mort  n'a  pas  voulu  nous 
laisser  le  savoir. 

Ecouchard-Lebrun.  —  Ponce-Denis  Ecouchard-Lebrun,, 
que  ses  admirateurs  ont  compromis  en  l'appelant  Lebrun-Pindare,, 
né  à  Paris  le  11  août  1729,  y  mourut  en  1807,  âgé  de  soixante- 


LES  POETES  DU  XVIIF  SIECLE  64ft 

(iix-huit  ans,  ayant  versifié  pendant  toute  sa  longue  carrière. 
Il  eût  mieux  valu  pour  sa  réputation  future  que  sa  vie  fût  un. 
peu  plus  brtHe  ;  mort  avant  la  Révolution,  il  se  confondrait 
parmi  tant  de  petits  poètes  lyriques  ou  élégiaques,  et  survivrait,, 
comme  eux,  dans  quelque  anlholog'ie,  pour  trois  ou  quatre 
strophes  assez  fermes,  quoique  dures  et  sèches.  Mais  il  n'est 
mort  qu'en  plein  Empire;  et  il  a  eu  le  temps  de  voir  et  de  célé- 
l»rer,  après  Louis  XV  et  Louis  XVI,  la  Révolution,  la  Conven- 
tion, Robespierre,  Bonaparte  général,  consul,  empereur;  sa 
muse,  franchement  vénale,  fut  au  service  de  toutes  les  puis- 
sances; et  chaque  fois  qu'il  changea  de  maître,  il  oublia  ou  il 
insulta  le  maître  précédent.  Mais  à  lire  tour  à  tour  ces  brûlants 
panégyriques,  on  croirait  que  le  dieu  du  jour  fut  toujours  son 
dieu  unique  : 

Si  j'osaâ  quand  le  sceptre  arma  la  tyrannie 

D'un  vers  républicain  épouvanter  les  rois  ; 

Si  de  la  liberté  l'indomptable  génie 

Sut  toujours  enflammer  et  mon  cœur  et  ma  voix,  etc. 

On  n'a  jamais  menti  avec  plus  d'assurance.  Lebrun  en  1757. 
appelait  Louis  XV  «  monarque  adoré  »  ;  en  1763,  il  admirait 
le  traité  de  Paris  ;  plus  tard  Louis  XVI  avait  son  tour,  et  Marie- 
Antoinette.  Il  n'est  pas  jusqu'à  Galonné,  ce  ministre  impudent 
et  peu  sérieux,  qui  n'ait  humé  l'encens  banal  de  Lebrun,  et  ne 
se  soit  ouï  traiter  en  vers  de  Sully  : 

Ose  du  grand  Sully  nous  retracer  quelque  ombre. 
Prête  les  yeux  perçants  à  l'aveugle  Plutus... 

Jamais  poète  n'eut  moins  de  génie,  je  veux  dire  d'inspiration 
naturelle,  et  d'émotion  poétique  sincère;  mais  il  eut  beaucoup 
de  talent,  une  remarquable  dextérité  dans  l'art  d'assembler  les 
mots  et  les  images;  une  sorte  de  fermeté  dans  la  syntaxe,  qui 
imite  la  grandeur  à  des  yeux  inexpérimentés;  une  assurance, 
qui  donne  de  l'autorité  à  son  vers,  et  qu'on  prendrait  pour  une 
conviction,  si  on  ne  connaissait  l'homme.  Mais  il  se  trahit  lui- 
môme  au  cours  de  ses  pièces  trop  longues;  un  vers,  ou  même 
une  strophe  peut  faire  illusion  par  cette  allure  hautaine,  qui 
semble  de  la  vraie  fierté;  mais  la  fatigue  d'un  travail  que  l'ins- 
piration ne  soutient  pas,  s'accuse  vite  par  la  succession  pénible 


650  LES  POETES 

de  strophes  mal  enchaînées,  faites. une  à  une,  sans  lien,  sans 
souffle,  sans  l'entraînement  du  génie.  Surtout  l'abus  des  souve- 
nirs mythologiques  est  poussé  jusqu'à  la  manie  la  plus  fasti- 
dieuse. Cette  ode  fameuse  sw  le  Veiifjeur  qui  s'achève  par  trente- 
six  vers  d'une  assez  belle  allure,  commence  par  une  évocation 
<le  noms  antiques,  exhumés  bien  mal  à  propos  : 

Au  sommet  glacé  du  Rhodope 
Qu'il  soumit  tant  de  fois  à  ses  accords  touchants, 
Par  de  timides  sons  le  fils  de  Calliope.... 

Quel  début  pour  célébrer  le  Vengeur  l  Et  comment  croirions- 
nous  à  la  sincérité  d'un  poète  qui  pense  d'abord  au  Rhodope  en 
voyant  s'abîmer  dans  les  flots  le  navire  héroïque? 

Et  toutefois  Lebrun  ne  sera  jamais  oublié  tout  à  fait.  Il  vivra 
par  ses  épig-rammes,  genre  où  il  excella;  son  esprit  caustique  et 
méchant  l'y  servit  à  merveille  ;  et  là,  vraiment,  il  fut  quelque- 
fois inspiré.  Souvent  il  attaqua  joliment  les  travers  littéraires 
du  temps;  il  faisait  preuve  alors  d'un  bon  sens  très  juste;  et  sa 
critique  est  d'un  poète,  plus  que  ses  vers.  11  raille  fort  bien  l'in- 
croyable précepte  de  Voltaire  qui  veut  que  pour  juger  des  vers 
on  commence  par  les  mettre  en  prose.  Il  se  moque  agréablement 
de  la  manie  prédicante  de  son  époque;  on  ne  parle  que  de 
morale,  et  la  corruption  est  partout.  Son  bon  sens  un  peu  sec, 
et  facilement  grognon,  ne  l'inspirait  pas  moins  heureusement 
lorsqu'il  protestait,  presque  seul,  contre  la  vogue  insensée  des 
élucubrations  ossianesques,  et, ^d'instinct,  restait  en  défiance 
devant  les  romans  de  Macpherson  : 

Mes  amis,  qu'Apollon  nous  garde 
Et  des  Fingals  et  des  Oscars, 
Et  du  sublime  ennui  d'un  barde 
Qui  chante  au  milieu  des  brouillards! 

//.  —  André  Chénier. 

La  jeunesse  d'André  Chénier.  —  André  Chénier  naquit 
à  Constantinople,  le  30  octobre  1762.  Son  père,  Louis  Chénier, 
originaire   du  Languedoc  ',   établi  depuis  vingt   ans    dans    le 

l.  La  famille  n'était  pas  noble.  Ils  signaient  indifTéremment  Chénier  ou  dr. 
Chénier.  Dans  l'ancien  régime  on  n'attachait  aucune  importance  à  la  particule. 


ANDRE  CHÉNIER  6ol 

Levant,  y  faisait  le  trafic  des  draps;  par  son  activité,  son  intel- 
lig-enco  et  sa  probité,  il  mérita  d'être  élu  «  premier  député  »  de 
la  «  nation  française  »  à  Constantinople;  et  cet  honneur  le  mit 
en  fréquents  rapports  avec  l'ambassadeur  de  France,  auquel  il 
présentait  officiellement  les  vœux  de  ses  concitoyens.  Il  avait 
épousé  une  Grecque,  Elisabeth  Santi-Lomaca  *.  Il  en  eut  une 
fille  et  quatre  fils;  André  fut  le  troisième,  et  Marie- Joseph, 
plus  jeune  de  quinze  mois,  le  quatrième.  Louis  Chénier, 
dég-oûté  du  Levant,  oîi  il  n'avait  pas  fait  fortune,  se  résolut  à 
rentrer  en  France,  en  avril  4766.  André  avait  deux  ans  et  demi. 
On  voit  s'il  est  sensé  d'expliquer  son  intelligence  du  génie  grec 
par  le  souvenir  enchanteur  qu'avaient  pu  laisser  dans  ses  yeux 
et  dans  sa  mémoire  les  horizons  du  pays  natal  *.  Deux  ans  plus 
tard,  le  père  obtint  le  consulat  général  do  France  au  Maroc;  il 
y  résida  seul  dix-sept  ans;  la  mère  était  demeurée  à  Paris  pour 
élever  sa  jeune  famille.  André  mis  au  collège  de  Navarre,  y  fit 
d'excellentes  études,  qu'atteste  un  «  premier  prix  »  des  «  nou- 
veaux »  en  discours  français,  obtenu  au  concours  général, 
en  1778,  avant  la  seizième  année  accomplie.  A  cet  âge,  il  rimait 
déjà;  et  ses  premiers  vers,  imités  de  ï Iliade,  offrent  déjà  (même 
avec  un  peu  d'exagération)  les  procédés  de  son  style  et  de  sa 
versification  : 

Faible,  à  peine  allumé,  le  flambeau  de  ses  jours 
S'éteint  :  dompté  d'Ajax,  le  guerrier  sans  secours 
Tombe,  un  sommeil  de  fer  accable  sa  paupière; 
Et  son  corps  palpitant  roule  sur  la  poussière. 

Ce  n'est  pas  excellent;  mais  en  1778,  nul  n'écrivait  ainsi  en 
vers;  et  c'est  chose  rare  qu'un  jeune  poète  original  à  seize  ans! 
A  dix-neuf  ans,  sa  méthode  était  trouvée  et  fixée  ;  je  veux  dire 
cet  art  de  rester  personnel  dans  une  imitation  continue;  et  de 
ne  ressembler  qu'à  soi-même  en  empruntant  de  toutes  parts,  et 
surtout  aux  anciens.  Une  élégie,  datée  du  23  avril  1782,  est 
accompagnée,  dans  le  manuscrit,  de  notes  qui  la  commentent 

1.  De  qui  la  sœur,  mariée  à  M.  Amie  (de  Marseille),  fut  la  grand'mère  de 
Thiers. 

2.  Et  comme  Constantinople  n'est  pas  en  Grèce,  il  se  trouve  qu'André  ne  vit 
jamais  la  Grèce.  11  est  vrai  qu'il  passa  sa  petite  enfance  en  Languedoc,  h 
Limoux,  chez  une  tante  de  son  père,  et  put  contempler  dans  ce  beau  pays  un  ciel 
et  (les  montagnes  qui  rappelaient  un  peu  l'Orient. 


65a  LES  POÈTES 

curieusement.  André  déclare  qu'il  en  doit  le  fond  à  Properce 
(livre  III;  élégie  III).  «  Mais,  dit-il,  je  ne  me  suis  point  asservi 
à  le  copier.  Je  l'ai  souvent  abandonné  pour  y  mêler,  selon  ma 
Coutume,  tout  ce  qui  me  tombait  sous  la  main,  des  morceaux  de 
Virgile,  et  d'Horace  et  d'Ovide  —  Et  quels  vers!  (s'écrie-t-il,  en 
citant  Virgile)  et  comment  ose-t-on  en  faire  après  ceux-là  !  * 

Cependant  le  père,  devenu  vieux,  était  rentré  en  France,  avec 
une  pension  médiocre;  les  quatre  fils  eurent  besoin  de  chercher 
une  carrière  qui  les  fît  vivre;  l'aîné,  Constantin,  entra  dans  les 
consulats;  les  trois  autres.  Sauveur,  André,  Marie-Joseph,  s'en- 
gagèrent dans  les  «  cadets  »,  les  titres  de  bonne  bourgeoisie 
pouvant,  à  la  rigueur,  suppléer  aux  preuves  de  noblesse.  André 
fut  envoyé  (1783)  en  résidence  à  Strasbourg.  Lebrun',  qui  s'in- 
téressait au  jeune  poète,  salua  son  départ  d'une  épître  empha- 
tique : 

...  Les  Muses  te  suivront  sous  les  tentes  de  Mars; 
J'aime  à  voir  une  lyre  aux  mains  du  jeune  Achille. 

André  ne  prit  pas  à  Strasbourg  le  goût  du  métier  militaire,  où 
il  était  entré  par  hasard  :  mais  il  est  possible  qu'il  s'y  soit  con- 
firmé dans  l'étude  et  l'amour  du  grec,  en  liant  commerce  avec 
le  savant  helléniste  Brunck,  éditeur  de  YAntJiologie,  d'Ana- 
créon,  de  Sophocle,  d'Aristophane,  et  d'Apollonius  de  Rhodes. 
Au  reste  il  ne  resta  que  six  mois  en  Alsace.  Vers  le  milieu  de 
1783,  malade,  et  dégoûté  du  service,  il  revint  à  Paris.  La 
famille  indulgente  ne  lui  fit  pas  mauvais  accueil,  et  pendant 
quelques  années,  il  put  librement  ne  penser  qu'à  la  poésie. 
Deux  amis  de  son  âge,  deux  condisciples  de  Navarre,  les  frères 
Trudaine,  destinés  à  mourir  sur  l'échafaud,  comme  lui  (vingt- 
quatre  heures  après  lui),  mais  alors  jeunes,  insouciants  et 
riches,  lui  offrir^t  de  l'emmener  avec  eux  en  Italie  et  jusqu'en 
Orient.  Il  accepta  leur  offre  avec  transport;  et  prêt  à  partir,  il 
écrivait  fièrement  dans  ses  notes  :  «  Que  la  fortune  en  agisse 
avec  nous  comme  il  lui  plaira  :  nous  sommes  trois  contre  elle  ». 
On  n'alla  pas  plus  loin  que  Naples.  Mais  ce  voyage  ne  fut  pas 

1.  Sans  nier  l'influence  que  Lebrun,  ami  de  la  famille,  put  exercer  sur  André, 
je  ne  la  trouve  pas  fort  sensible,  à  comparer  les  deux  œuvres.  Ce  que  Chénier 
doit  de  plus  net  à  Lebrun,  c'est  l'amour  de  la  périphrase,  déplorable  chez  l'un 
et  l'autre   poète. 


ANDRE  GHENIER  653 

sans  fruit  :  la  nior,  les  grandes  montagnes,  que  jusque-là  les 
poètes  français  n'avaient  guère  regardées  qu'avec  indifférence,- 
éblouirent  les  yeux  d'André  Chénier,  ouvrirent  à  son  imagina- 
tion de  plus  larges  horizons.  On  le  vit  quelquefois 

Ne  pensant  à  rien,  libre  et  serein,  comme  l'air, 
Rêver  seul  en  silence,  en  regardant  la  mer. 

De  tels  vers,  aujourd'hui  communs,  étaient  en  1784  très  neufs 
de  facture  et  de  sentiment.  Rome  chrétienne  parla  peu  au  cœur 
de  ce  fils  incroyant  du  xvni®  siècle.  Mais  Rome  antique  l'émer- 
veilla. 11  revint  à  Paris,  l'^prit  bouillonnant  d'idées  et  d'images. 
Trois  années  durant,  il  put  travailler  avec  ardeur,  sans  que  sa 
famille  le  pressât  trop  vivement  de  choisir  une  carrière  plus 
lucrative  que  la  poésie.  Mais  à  la  fin  de  1787,  comme  l'ambas- 
sadeur de  France  à  Londres,  M.  de  La  Luzerne,  offrait  de  le 
prendre  avec  lui  en  qualité  de  secrétaire,  il  accepta,  pour  n'être 
pas  plus  longtemps  à  la  charge  d'un  père  déjà  vieux  et  mai- 
grement retraité.  Il  s'ennuya  profondément  en  Angleterre,  où 
tout  répugnait  à  ses  goûts  et  à  son  caractère;  il  aimait  le  soleil, 
la  poésie,  les  loisirs  studieux,  les  amis  souriants;  et  Londres 
lui  offrait  ses  brouillards,  son  peuple  affairé,  ses  marchands 
laborieux,  et  la  raideur  flegmatique  des  mœurs  anglaises.  Sévère 
jusqu'à  l'injustice,  il  ne  vit  même  pas  ce  qu'il  y  avait  de  bon 
dans  les  mœurs  libres  de  l'Angleterre;  il  l'appela  très  faussement 

Nation  toute  à  vendre  à  qui  peut  la  payer. 

Il  sut  mal  l'anglais,  n'étudia  pas  les  poètes  dans  leur  langue  : 
et,  tout  en  reconnaissant  qu'ils  avaient  «  de  la  force  »  et  des 
«  beautés  »,  trop  fidèle  aux  dédains  intéressés  de  Voltaire,  il 
vit  toujours  en  eux  des  barbares. 

Tristes  comme  leur  ciel  toujours  ceint  de  nuages, 
Enflés  comme  la  mer  qui  frappe  leurs  rivages, 
Et  sombres  et  pesants  comme  Tair  nébuleux 
Que  leur  ile  farouche  épaissit  autour  d'eux. 

Pendant  ce  temps,  les  succès  de  son  jeune  frère  Marie-Joseph 
lui  rendaient  l'exil  encore  plus  odieux.  Il  était  incapable  de 
jalousie  et  il  aimait  sincèrement  cet  heureux  cadet;  mais  enfin. 


Uiè  LES  POETES 

quand  le  4  novembre  1789  on  joua  Charles  IX  au  Théâtre- 
Français,  et  que,  d'un  seul  coup,  Marie-Joseph  passa  grand 
homme,  il  ne  se  peut  qu'André  n'en  ait  un  peu  souffert,  par 
comparaison.  C'est  ce  jour-là,  non  sur  l'échafaud,  qu'il  dut  se 
frapper  le  front  en  disant  :  «  Et  moi  aussi,  j'ai  quelque  chose- 
là!  »  A  cette  date  la  Révolution  était  commencée  depuis  six  mois. 
On  ne  parlait  pas  d'autre  chose  en  Angleterre  que  des  événe- 
ments de  France.  Au  printemps  de  1790,  André  Chénier  ne  put 
tenir  à  Londres  plus  longtemps;  il  donna  sa  démission  et  rentra 
à  Paris. 

L'œuvre.  —  A  cette  date,  Andipé  avait  vingt-huit  ans  et 
depuis  dix  années  déjà  poétisait  avec  ardeur.  Le  temps  eût  pu 
suffire  pour  faire  quelque  œuvre  achevée.  Malheureusement  tout 
était  encore  en  ébauche  et  en  fragments  par  l'effet  d'une  fâcheuse 
méthode  dont  il  ne  put  ou  ne  voulut  jamais  se  départir. 

André  Chénier  commençait  tout  à  la  fois;  et  même  il  éri- 
geait en  principe  ce  mode  singulier  de  travail.  Dans  VÉjiUre  à 
Lebrun,  i\  se  compare  lui-même  au  fondeur  de  cloches,  qui  pré- 
pare ensemble  trente  cloches  d'airain  de  toutes  tailles  : 

Moi  je  suis  ce  fondeur  :  de  mes  écrits  en  foule 
Je  prépare  longtemps  et  la  forme  el  le  moule, 
Puis  sur  tous  à  la  fois  je  fais  couler  l'airain. 
Rien  n'est  fait  aujourd'hui;  tout  sera  fait  demain. 

Hélas  !  demain  lui  manqua,  mais  il  était  à  l'âge  oii  l'on  a  foi 
dans  l'avenir,  oii  la  vie  semble  longue  et  la  verve  inépuisable. 
Mille  projets  ensemble  lui  sourient;  il  les  caresse  ensemble  et 
n'en  veut  rebuter  aucun. 

Mon  ciseau  vagabond 
Achève  à  ce  poème  ou  les  pieds  ou  le  front, 
Creuse  à  l'autre  les  flancs,  puis  l'abandonne  et  vole 
Travailler  à  cet  autre  ou  la  jambe  ou  l'épaule. 
Tous,  boiteux,  suspendus,  traînent;  mais  je  les  vois 
Tous  bientôt  sur  leurs  pieds  se  tenir  à  la  fois. 
Peut-être  il  vaudrait  mieux,  plus  constant  et  plus  sage, 
Commencer,  travailler,  finir  un  seul  ouvrage. 
Mais  quoi!  cette  constance  est  un  pénible  ennui. 

Sans  doute  «  il  eût  mieux  valu  »,  car  enfin  l'échafaud  n'est  pas 
seul  coupable  de  l'état  mutilé  dii  l'œuvre  de  Chénier  est  venue 


ANDRÉ  CUÉNIER  655 

jusqu'à  nous.  «  Plus  constant  et  plus  sage  »,  il  aurait  eu  le 
temps,  si  courte  que  fut  sa  vie,  d'achever  dix  poèmes,  s'il  n'en  eût 
commencé  vingt  ou  davantage  à  la  fois. 

Telle  qu'elle  est,  à  l'état  d'ébauche  ou  d'oeuvre  achevée,  elle 
peut  se  répartir  en  un  certain  nombre  de  cadres  ou  de  genres 
distincts.  Fidèle  au  goût  classique,  André  Chénier  ne  mêle  pas 
les  genres  :  il  en  cultive  plusieurs  avec  un  égal  plaisir,  mais  sans 
chercher  à  les  confondre.  Il  a  fait  des  Bucoliques  (j'y  comprends 
les  Idylles),  des  Elégies  (j'y  fais  rentrer  les  Epîtres),  des  Poèmes 
didactiques^  des  OdLes  ;  des  Satires  sous  le  nom  à' ïambes  :  quel- 
ques ébauches  de  Comédies  n'ont  pas  assez  d'importance  pour 
nous  permettre  de  juger  si  André  Chénier  pouvait  devenir  un 
poète  dramatique. 

Idylles  et  Bucoliques.  —  Les  Bucoliques  et  les  Idylles 
sont  de  petits  récits  d'un  caractère  pathétique  et  touchant,  quel- 
ques-uns dialogues,  tous  enfermés  dans  un  cadre  antique.  Sept 
pièces  sont  achevées,  et  justement  célèbres  :  V Aveugle,  le  Men- 
diant, rOaristys,  le  Malade,  la  Liberté,  etc.  11  y  faut  joindre  une 
trentaine  d'ébauches  plus  ou  moins  développées.  La  Liberté 
s'inspire  des  passions  de  la  révolution  déjà  prochaine  (la  pièce 
fut  écrite  en  1787).  Les  autres  Idylles,  inspirées  d'Homère, 
de  Théocrite  ou  de  V Anthologie,  sont  des  œuvres  plus  sereines, 
où  l'auteur  s'efforce  de  réveiller  dans  leur  fraîcheur  les  sen- 
timents de  la  Grèce  antique  en  leur  prêtant  une  expression 
assez  générale  pour  les  rendre  accessibles  à  toute  âme  ouverte 
aux  émotions  de  la  poésie,  même  en  dehors  d'une  érudition 
spéciale.  Ce  goût  passionné  pour  l'art  grec  n'est  pas  propre  àl 
Chénier  dans  cette  fin  du  xvui' siècle,  où  Barthélémy  se  ren-^ 
dait  populaire  en  écrivant  le  Voyage  du  jeune  Anacharsis 
(1788);  où  Winckelmann  et  Caylus  fondaient  l'histoire  de  l'art; 
où  David  restaurait  le  culte  du  modèle  antique.  Tous  les  con- 
temporains de  Chénier  croyaient  de  bonne  foi  chérir  la  beauté 
grecque  ;  il  n'a  nullement  créé  ce  retour  à  l'hellénisme  ;  mais 
dans  cet  entraînement  général,  lui  seul  apporta  un  sens  infi- 
niment délicat,  sinon  tout  à  fait  pur,  de  la  belle  antiquité.  Ce 
qui  fut  mode  et,  comme  on  dit  aujourd'hui,  snobisme  chez  la 
plupart,  fut  vraiment  sentiment  chez  lui.  Lui  seul  fit  (quel- 
quefois au  moins)  revivre  le  naturel  exquis,  l'aimable  simpli- 


Oo6  LES  POÈTES 

-tîité  de  la  poésie  antique.  Son  Idylle  est  bien  cette  jeune  fille, 
>à  laquelle  il  l'a  comparée  : 

L'eau  pure  a  ranime  son  front,  ses  yeux  brillants; 
D'une  étroite  ceinture  elle  a  pressé  ses  flancs; 
Et  des  fleurs  sur  son  sein  et  des  fleurs  sur  sa  tête, 
Et  sa  flûte  à  la  main.... 

Encore  faut-il  avouer  que  le  goût  antique  chez  lui  n'est  pas 
absolument  pur;  qu'il  est  un  Grec  de  décadence,  né  bien  long- 
temps après  Périclès,  alexandrin  plutôt  qu'attique;  un  Grec  tou- 
tefois; et  quel  poète  avant  lui  (même  parmi  les  grands  artistes 
de  la  Pléiade),  quel  poète  avait  su  évoquer  dans  le  vers  français 
•la  divine  harmonie  du  rythme  grec;  en  dessiner  les  lignes  élé- 
gantes, en  faire  flotter  la  noble  draperie  : 

0  coteaux  d'Erymanthe  !  ô  vallons  !  ô  bocage  ! 

0  vent  sonore  et  frais  qui  troublais  le  feuillage, 

Et  faisais  frémir  l'onde,  et  sur  leur  jeune  sein 

Agitais  les  replis  de  leur  robe  de  lin... 

Dieux!  ces  bras  et  ces  flancs,  ces  cheveux,  ces  pieds  nus, 

Si  blancs,  si  délicats,  je  ne  les  verrais  plus.... 

Oh!  portez,  portez-moi,  sur  les  bords  d'Erymanthe, 

Que  je  la  voie  encor  cette  nymphe  dansante! 

Oh!  que  je  voie  au  loin  la  fumée  à  longs  flots 

S'élever  de  ce  toit  au  bord  de  cet  enclos  ! 

Certes  l'art  est  grand  dans  ces  admirables  peintures;  mais  il 
■y  a  là  plus  que  du  talent,  plus  qu'un  prestigieux  talent;  il  y  a 
une  inspiration  sincère,  une  âme  émue  profondément.  Les 
noms,  les  lieux,  le  décor  est  antique;  les  sentiments  sont  de 
tous  les  âges;  et  le  poète  apporte  à  les  exprimer  plus  qu'une 
imagination  heureuse.  Qu'on  ne  dise  pas  qu'il  n'est  pas  une 
page  où  la  critique  attentive  n'ait  relevé  dix  imitations.  Nous  le 
savons.  Et  même,  il  n'imite  pas  seulement  les  anciens,  il  prend 
son  bien  partout.  Une  médiocre  estampe  de  Bartolozzi  (les 
Enfants  dans  les  bois)  lui  inspire  des  vers  charmants,  nés  de  cette 
invention  banale.  Il  extrait  de  Shakespeare  {Henri  IV  et  Mesure 
jpour  mesure)  une  brûlante  chanson  d'amour  : 

.  ,  Viens  ;  là  sur  des  joncs  Irais  ta  place  est  toute  prête. 

,  Viens,  viens,  sur  mes  genoux  viens  reposer  la  tête. 

Les  yeux  levés  sur  moi  tu  resteras  muet, 
Et  je  te  chanterai  la  chanson  qui  te  plaît. 


ANDRÉ  GHÉNIER  657 

11  imite  ensemble  Shakespeare  (dans  Hamlet)  et  une  épi- 
gramme  de  Callimaque  : 

Ne  reviendra-t-il  pas?  Il  reviendra  sans  doute. 
Non,  il  est  sous  la  tombe.  Il  attend.  Il  écoute. 
Va,  belle  de  Scio.  Meurs.  II  te  tend  les  bras. 
Va  trouver  ton  amant.  Il  ne  reviendra  pas. 

La  Jeune  Tarenline,  ce  pur  chef-d'œuvre,  renferme,  en  trente 
vers,  au  moins  dix  imitations.  Le  gracieux  mouvement  du 
début  {Pleurez,  doux  Alcyons)  est  imité  de  Catulle,  et  la  répéti- 
tion de  cette  invocation  {Doux  Alcyons,  pleurez)  est  un  procédé 
fréquent  dans  les  Églogues  de  Virgile.  Elle  a  vécu,  Myrto,  est  un 
souvenir  de  Bion  (//  est  mort,  le  bel  Adonis).  Tous  les  traits  qui 
peignent  le  voyage  nuptial  et  les  ornements  préparés  pour  la 
fête  sont  puisés  dans  Homère,  dans  Euripide,  et  dans  les  Epi- 
thalames  antiques.  L'infortune  de  cette  jeune  vierge  noyée  la 
veille  de  ses  noces  avait  inspiré  une  épigramme  de  V Anthologie, 
attribuée  à  Démocrite  de  Rhodes.  Cette  belle  image  : 

Mais  seule  sur  la  proue  invoquant  les  étoiles, 

est  un  souvenir  de  Virgile  et  de  la  mort  de  Palinure  au  \°  livre 
de  Y  Enéide.  La  répétition  si  touchante  : 

Elle  est  au  sein  des  flots, 

Elle  est  au  sein  des  flots,  la  jeune  Tarentine, 

est  d'un  mouvement  tout  antique  : 

Icare,  dixit, 

Icare,  dixit,  ubi  es?  (Ovide.) 

La  pitié  des  Néréides  pour  la  viei^e  infortunée  est  un  sou- 
venir de  Properce  (III,  vu,  67)  et  surtout  de  Y  Anthologie  {Wll,  i). 
L'énumération  des  Nymphes  «  des  bois,  des  sources,  des  mon- 
tagnes »  est  fréquente  chez  les  lyriques  anciens  ou  les  élégia- 
ques;  la  lamentation  finale  formée  par  la  reprise  des  mêmes 
traits  et  des  mêmes  vers  qui  avaient  servi  au  début  à  peindre  le 
bonheur  faussement  promis  à  la  jeune  victime,  est  un  procédé 
constant  de  l'élégie  antique. 

Certes  nous  ne  prétendons  pas  que  Chénier  ait  eu  lui-même 
conscience  de  toutes  ces  imitations;  ni  qu'il  ait  écrit  la  Jeune 
Tarentine  les  yeux  fixés  sur  tous  ces  textes  gréco-latins,  ouverts 

Histoire  de  la  lanoub.  VI.  42 


I 


6S8  LES  POETES 

à  la  bonne  page.  Mais  tout  rempli  de  ses  lectures  antiques,  tout 
imprégné  de  l'esprit  et  des  souvenirs  de  Rome  et  de  la  Grèce,  il 
en  reproduit  les  traits,  les  tours,  les  images,  naturellement,  sans 
recherche  et  sans  effort.  Et  cette  merveilleuse  érudition  n'enlève 
rien  à  l'originalité  du  poète.  La  Jeune  Tarentine  est  une  œuvre 
inspirée,  absolument  personnelle,  que  seul  il  pouvait  écrire. 
D'autres  ont  su  mieux  que  lui  le  grec  et  le  latin;  et  même  ont 
su  l'art  des  vers.  Mais  Chénier  seul  pouvait  faire  la  Jeune 
Tarentine.  Il  faut  en  revenir  à  la  vieille  comparaison  :  les  fleurs 
des  champs  sont  à  tout  le  monde;  mais  la  seule  abeille  en  sait 
tirer  le  miel. 

Au  reste,  Chénier  ne  puise  pas  seulement  dans  ses  livres, 
dans  ses  souvenirs,  dans  son  imagination.  Il  observe  aussi,  et  il 
note  ses  observations.  Il  voit  la  nature  avec  ses  yeux,  non  à  tra- 
vers Théocrite.  Une  courte  description  d'une  petite  scène  cham- 
pêtre se  trouve  ainsi  notée  dans  ses  manuscrits  :  a  Vu  et  fait  à 
Catillon,  près  Forges,  le  4  août  1792,  et  écrit  à  Gournay,  le 
lendemain».  En  partant  pour  l'Italie,  il  projetait  vaguement  dix 
poèmes  à  la  fois,  selon  sa  coutume;  mais  à  ce  canevas  confus, 
il  ajoutait  ces  mots  :  «  Tout  cela  doit  être  fait  de  verve  et  sur  les 
lieux  ».  Cet  infatigable  liseur,  cet  ingénieux  scoliaste  est  ainsi 
tout  le  contraire  d'un  versificateur  livresque;  et  son  inspiration, 
quoique  servie  par  ses  souvenirs,  vient  d'abord  de  son  âme  et  de 
la  nature.  J'y  insiste;  parce  qu'on  a,  depuis  quelque  temps, 
semblé  réduire  Chénier  au  rang  de  «  maître  mosaïste  »,  ce  qui 
me  paraît  d'une  suprême  injustice. 

Si  nous  voulons  être  justes  envers  André  Chénier,  n'oublions 
pas  en  le  lisant  que  son  œuvre  nous  est  parvenue  dans  les  con- 
ditions les  plus  défavorables  à  l'admiration  ;  ïion  pas  seulement 
parce  qu'elle  est  inachevée,  tronquée,  mutilée,  toute  en  frag- 
ments épars  (Pascal  aussi,  du  moins  le  Pascal  des  Pensées,  nous 
est  A^enu  en  cet  état)  ;  mais  surtout  parce  que  cette  œuvre  nous 
est  livrée  dans  la  surprise  et  le  désordre  de  la  préparation,  du 
travail  poétique  ;  parce  qu'on  jette  ainsi  devant  nos  yeux  d'une 
façon  brutale,  indiscrète  et  grossière  les  secrets  de  l'atelier  où 
cette  œuvre   s'élaborait  '.   Quel  poète  voudrait  affronter    une 

1.  De  là  le  reproche  fait  souvent  à  Chénier  que  chez  lui   le  style  est    un 


ANDRE  CHENIER  639 

publicité  de  ce  genre  et,  au  lieu  d'un  poème,  nous  montrer  d'in- 
formes ébauches,  des  plans  interrompus,  des  notes  écourtées, 
quelques  pages  de  premier  jet?  Ils  ont  bien  soin  de  nous  dérober 
ces  mystères;  ils  étalent  leur  œuvre  dégagée,  sereine,  achevée; 
ils  cachent  leur  travail. 

Les  Élégies.  —  L'Elégie,  chez  André  Chénier,  est  presque 
exclusivement  la  confidence  d'un  récit  d'amour. 

Abel  •,  doux  confident  de  mes  jeunes  mystères, 
Vois;  mai  nous  a  rendu  nos  courses  solitaires. 
Viens,  à  l'ombre,  écouter  mes  nquvelles  amours. 

Les  deux  vers  de  Boileau  semblent  avoir  inspiré  l'idée 
qu'André  se  fait  du  genre  élégiaque  : 

Elle  peint  des  amants  la  joie  et  la  tristesse, 
Flatte,  menace,  irrite,  apaise  une  maùtresse. 

Et  Boileau  ajoutait  : 

Mais  pour  bien  exprimer  ces  caprices  heureux 
C'est  peu  d'être  poète  ;  il  faut  être  amoureux, 

vers  dont  André  Chénier  s'est  peut-être  souvenu  en  écrivant  : 

L'art,  des  transports  de  l'âme  est  un  faible  interprète; 
L'art  ne  fait  que  des  vers;  le  coeur  seul  est  poète. 

Toutefois  ne  vantons  pas  outre  mesure  la  «  sincérité  »  de 
Chénier  dans  l'élégie;  les  amours  qu'il  y  chante  furent,  en 
somme,  assez  vulgaires  ;  et  l'on  aurait  tort  de  médire  de  1'  «  art  » 
ingénieux,  exquis,  par  où  il  releva  la  médiocrité  du  fonds,  en 
puisant  à  pleines  mains  dans  le  trésor  antique  et  surtout  chez 
les  Latins,  Tibulle,  Ovide  et  Properce.  La  XXIIP  élégie  {Animé 
/)ar  r amour,  etc.)  est  accompagnée  d'un  commentaire  précieux 
où  l'auteur  se  plaît  à  dénoncer  avec  une  sorte  de  complaisance, 
une  foule  d'imitations  :  «  J'ai  imité  autant  que  j'ai  pu  ces  vers 
divins  d'Ovide  ».  Plus  loin  :  «  Je  n'ose  pas  écrire  mes  vers 
après  ceux-là.  Le  premier  des  miens  est  mal  fait.  »  Dans 
l'épître  II  il  se  moque  agréablement  des  critiques  malveillants 

placage  qui  du  dehors  s'adapte  à  la  pensée.  Il  a  protesté  d'avance  en  déclarant 
dans  YInvention  que  chez  tout  vrai  poète  le  langage 

Naît  avec  la  jionsée  et  l'embrasse  ot  la  suit. 

1.  Dédiée  à  Abel  «le  Malarlie,  chevalier  de  Fondât, 


l 


660  LES  POETES 

qui  croient  lui  faire  pièce  en  décelant  un  emprunt  :  «  Je  leur  en 
montrerai  bien  d'autres  »,  dit-il;  et  qu'ils  prennent  garde,  en 
déchirant  mes  vers,  «  de  donner  sur  ma  joue  un  soufflet  à  Vir- 
gile ». 

Quoiqu'un  amour  tout  sensuel,  d'essence  peu  délicate,  ait  ins- 
piré la  plupart  des  élégies  de  Chénier,  d'autres  sentiments  plus 
nobles  et  plus  purs  y  sont  exprimés  aussi,  avec  grâce  ou  avec 
force;  le  tendre  attachement  aux  amitiés  de  jeunesse,  le  goût 
de  l'étude  et  des  arts ,  le  culte  pieux  des  Muses  : 

0  mes  Muses,  c'est  vous*  vous,  mon  premier  amour, 
Vous  qui  m'avez  aimé  dès  que  j'ai  vu  le  jour! 
Leurs  bras  à  mon  berceau  dérobant  mon  enfance, 
Me  portaient  sous  la  grotte  où  Virgile  eut  naissance; 
Où  j'entendais  le  bois  murmurer  et  frémir, 
Où  leurs  yeux  dans  les  fleurs  me  regardaient  dormir. 

Chateaubriand,  qui,  dès  son  retour  en  France,  en  1800,  put 
jeter  les  yeux  sur  les  manuscrits  de  Chénier,  devina  sans  hési- 
tation le  mérite  d'une  poésie  si  neuve.  En  même  temps  qu'il 
écrivait  René,  il  reconnut  chez  Chénier  la  première  expression 
poétique  de  cette  «  mélancolie  »  que  lui-même  allait  peindre 
avec  d'inelTaçables  traits.  Une  note  du  Génie  du  Christianisme 
nomma  André  Chénier  à  la  France,  qui  l'ignorait,  et  cita  ces 
vers  inédits  si  pleins  d'un  souffle  amer  et  pénétrant  : 

Souvent  las  d'être  esclave  et  de  boire  la  lie 

De  ce  calice  amer  que  l'on  nomme  la  vie; 

Las  du  mépris  des  sols  qui  suit  la  pauvreté, 

Je  regarde  la  tombe,  asile  souhaité  ; 

Je  souris  à  la  mort  volontaire  et  prochaine; 

Je  me  prie,  en  pleurant,  d'oser  rompre  ma  chaîne... 

Le  fer  libérateur  qui  percerait  mon  sein 

Déjà  frappe  mes  yeux  et  frémit  sous  ma  main... 

Et  puis,  mon  cœur  s'écoute  et  s'ouvre  à  la  faiblesse. 

Mes  parents,-  mes  amis,  l'avenir,  ma  jeunesse. 

Mes  écrits  imparfaits  :  car  à  ses  propres  yeux 

L'homme  sait  se  cacher  d'un  voile  spécieux. 

A  quelque  noir  destin  qu'elle  soit  asservie 

D'une  étreinte  invincible  il  embrasse  la  vie; 

Et  va  chercher  bien  loin,  plutôt  que  de  mourir, 

Quelque  prétexte  ami  de  vivre  et  de  souffrir. 

N'est-ce  pas  déjà  René  qui  parle  ici?  René  au  front  chaîné 
d'ennuis,   au  cœur  vide,   mais  non   détaché;  René,   le  grand 


ÂNDHË  CHëNIER  d6t 

mélancolique,  dont  le  xix"  siècle  a  multiplié  les  images  dans 
le  drame  ou  dans  le  roman.  Ainsi  André  Chénier,  qui  tient  à 
l'antiquité  par  la  sève  de  son  talent;  et  qui  est  pleinement  de 
son  siècle  par  l'esprit  et  le  raisonnement,  Chénior  semble 
annoncer  le  nôtre,  et  le  romantisme  prochain,  par  cette  note 
mélancolique  et  désabusée  qu'il  mêle  au  cri  de  triomphe  d'une 
science  orgueilleuse,  et  au  cri  de  passion  d'une  jeunesse  sen- 
suelle. 

Poèmes  scientifiques  et  didactiques.  —  Mais  ce  sont 
là  traits  épars  et  lignes  presque  indistinctes.  Chénier  (surtout 
avant  la  Révolution),  loin  d'être  un  mélancolique  et  un  désabusé, 
nous  apparaît  comme  imprégné  profondément  de  l'esprit  opti- 
miste de  son  temps  :  il  a  une  foi  enthousiaste  dans  la  «  raison  », 
dans  la  science  ;  il  croit  au  progrès  indéfini  par  la  science  et 
par  la  raison;  elle  poète,  à  ses  yeux,  ne  peut  se  proposer  un 
plus  grand  objet  que  de  célébrer  l'humanité,  ses  œuvres  dans 
le  passé,   ses  triomphes  dans  l'avenir.  Ainsi  naquit  chez  lui 
l'ambition   d'enfermer  Y  Encyclopédie  dans    un   grand   poème. 
Cette   idée   nous  paraît  étrange  aujourd'hui.   On    n'écrit  plus 
de  poèmes  scientifiques.  La  science  est  devenue  trop  précise 
et  trop  rigoureuse;  son  domaine,  trop  complexe  et  trop  étendu, 
pour  qu'un    poème  encyclopédique   nous   paraisse    désormais 
possible.   Au  xvui°  siècle,   on   se    flattait   encore   de    pouvoir 
mettre  en  beaux  vers  la  physique  et  l'astronomie,  André  Ché- 
nier, en  1783,  commença  ce  poème  ambitieux,  V Hermès,  où  il 
voulait,  en  reprenant  l'œuvre  de  Lucrèce,  à  la  lumière  de  la 
science  moderne,  expliquer  l'origine  du  monde  et  des  sociétés 
humaines.  \j' Hermès  eût  formé  trois  chants  :  le  monde,  l'homme 
isolé;   l'homme  en  société;  tels  en  étaient  les  sujets.  Mais  le 
plan  n'est  pas  achevé  :  on  n'a  que  de  belles  pages,  de  beaux 
vers  épars,  quelques  fragments  de  haute  mine.  Nous  admirons 
la   grande   allure  de   cette  versification,  plus  que  nous   n'en 
sommes  touchés.  Notre  âge  est  peu  sensible  à  cette  poésie  phi- 
losophique dont  nos   pères  étaient  charmés;  admettons-nous 
.seulement  qu'on  enseigne  en  vers?  La  prose  .seule,  à  notre  goût, 
peut-être  trop  exclusif,  peut  s'appeler  didactique.  Il  y  a  toute- 
fois quelques  admirables  fragments  dans  cette  partie  de  \  Hermès 
où  Chénier  devait  exposer  les  grandes  découvertes  astronorai- 


662-  LES  POÈTES 

ques.  De  toutes  les  sciences,  Tastrononiie  est  peut-être  celle  qui 
se  prête  encore  le  mieux  au  langag-e  des  vers;  sans  doute 
parce  que,  malgré  la  rigueur  de  ses  calculs,  elle  offre  un  vaste 
champ  à  l'imagination  par  l'infinité  des  hypothèses  qu'elle 
permet  ou  suggère. 

Salut,  ô  belle  nuit,  étincelante  et  sombre, 

Consacrée  au  repos  !  0  silence  de  l'ombre, 

Qui  n'entends  que  la  voix  de  mes  vers  et  les  cris 

De  la  rive  aréneuse  où  se  brise  Téthys...., 

Terre,  fuis  sous  mes  pas.  L'éther,  où  le  ciel  nage, 

M'aspire.  Je  parcours  l'océan  sans  rivage. 

Plus  de  nuit.  Je  n'ai  plus  d'un  globe  opaque  et  dur 

Entre  le  jour  et  moi  l'impénétrable  mur  : 

Plus  de  nuit,  et  mon  œil  et  se  perd  et  se  mêle 

Dans  les  torrents  profonds  de  lumière  éternelle. 

Sans  doute  Lamartine  planera  d'un  plus  haut  vol  dans  les 
pages  les  plus  sublimes  des  Méditations  ou  des  Harmonies. 
Mais,  même  en  préférant  dans  l'œuvre  de  Chénier,  la  Jeune 
Captive,  ou  VOde  à  Charlotte  Cordan;  le  dernier  ïambe,  ou  la 
Jeune  Tarentine;  enfin  tout  ce  qui  émeut  notre  sensibilité  plus 
qu'il  n'éclaire  notre  raison;  il  faudrait  plaindre  toutefois  le 
rétrécissement  de  notre  goût  poétique,  s'il  allait  jusqu'à  dédai- 
gner ces  vers  lumineux,  éloquents.  Il  est  permis  de  douter 
si  la  science  peut  désormais  s'exprimer  en  vers;  mais  pourtant 
ne  réduisons  pas  tout  le  domaine  de  la  poésie  aux  sensations 
et  aux  images.  En  vers  comme  en  prose,  l'Idée  peut  trouver  son 
langage.  L'erreur  d'André  Chénier  fut  non  de  vouloir  toucher, 
lui  poète,  à  la  philosophie,  mais  de  croire  qu'une  science  com- 
plète pût  encore,  auxvni""  siècle,  être  traitée  poétiquement.  Nous 
ne  défendons  pas  au  poète  d'être  un  savant  et  un  penseur;  mais 
désormais,  VEnci/clopédie  est  trop  vaste  et  la  science  est  trop 
précise  pour  être  exposée  didactiquement  dans  une  autre  langue 
que  la  prose. 

Outre  Y  Hermès,  André  Chénier,  dans  l'espace  des  cinq  ou  six 
ans  qui  précédèrent  la  Révolution,  entreprit  (sans  les  achever 
plus  qu'il  n'acheva  X Hermès)  au  moins  cinq  poèmes  distincts  : 
V Invention  ;  —  Suzanne,  poème  biblique  ; — fArt  d'aimer,  fâcheux 
tribut  au  goût  libertin  du  siècle,  heureusement  à  peine  ébauché; 
—  un  poème  sur  Y  Amérique;  —  un  poème  satirique  et  moral 


ANDRÉ  GHENIER  663 

sur  les  défauts  des  gens  de  lettres,  en  particulier  des  critiques. 
Entre  ces  fragments,  l'Invention  (près  de  quatre  cents  vers) 
me  paraît  le  plus  précieux.  L'œuvre  abonde  en  vers  heureux 
qui  se  gravent  d'eux-mêmes  dans  l'esprit,  comme  font  les  meil- 
leurs vers-maximes  de  Boileau;  mais  ici  brille  toujours  un 
rayon  de  poésie,  plus  rare  dans  VArt  poétique.  Tantôt  Chénier 
compare  entre  elles  les  plus  fameuses  parmi  les  langues  litté- 
raires; c'est  là  qu'il  nomme  le  grec 

Un  langage  sonore  aux  douceurs  souveraines; 
Le  plus  beau  qui  soit  né  sur  les  lèvres  humaines. 

Tantôt  il  venge  le  vers  français  de  l'injuste  mépris  d'un  siècle 
prosaïque  : 

0  langue  des  Français  !  est-il  vrai  que  ton  sort 

Est  de  ranriper  toujours,  et  que  toi  seule  as  tort?  etc. 

Il  en  appelle  à  tant  de  grands  écrivains,  qui  en  prose,  en  vers, 
ont  trouvé  notre  langue  suffisante  à  leur  génie.  Ailleurs  il 
explique  admirablement  ce  qu'il  demande  à  l'imitation  :  des 
mots,  des  formes,  des  couleurs,  non  des  idées  et  des  sentiments; 
disciple  des  anciens  pour  le  style,  mais  qui  pense  avec  son  siècle 
et  par  lui-même,  non  d'après  Démosthène  ou  d'après  Cicéron  : 

Changeons  en  notre  miel  leurs  plus  antiques  fleurs; 
Pour  peindre  notre  idée  empruntons  leurs  couleurs; 
Allumons  nos  flambeaux  à  leurs  feux  poétiques. 
Sur  des  pensers  nouveaux,  faisons  des  vers  antiques. 

Quoi  qu'on  en  ait  dit,  la  poétique  de  l'auteur  est  bien  dans 
ce  vers  fameux  :  c'est  par  là  que  son  entreprise  se  distingue 
nettement  de  celle  de  la  Pléiade,  et  de  Ronsard,  qui  disait  (en 
tète  de  la  Franciade)  : 

Les  Français  qui  ces  vers  liront, 
S'ils  ne  sont  et  Grecs  et  Romains, 
Au  lieu  de  ce  livre,  ils  n'auront 
Qu'un  pesant  faix  entre  les  mains. 

Mais  un  Français,  même  ignorant  du  grec,  lit /a  Jeune  Tarentine 
avec  un  charme  infini.  Au  reste  il  ne  faut  pas  citer  ce  vers  iso- 
lément; il  faut  l'interpréter  par  ceux-ci,  qui  sont  aussi  dans 
r Invention  : 

Pourquoi  donc  nous  faut-il  par  un  pénible  soin. 

Sans  rien  voir  près  de  nous,  voyant  toujours  bien  loin, 


66*  LES  POÈTES 

Vivant  dans  le  passé,  laissant  ceux  qui  commencent, 
Sans  penser  écrivant  après  d'autres  qui  pensent, 
Retraçant  un  tableau  que  nos  yeux  n'ont  point  vu, 
Dire  et  dire  cent  fois  ce  que  nous  avons  lu? 
.  .  .  Tous  les  arts  sont  unis;  les  sciences  humaines* 
N'ont  pu  de  leur  empire  étendre  les  domaines 
Sans  agrandir  aussi  la  carrière  des  ver?. 

Ainsi,  tout  épris  qu'il  fût  des  anciens,  Chénier  était  loin  de 
croire  que  les  anciens  «  aient  tout  dit  »  ;  la  poésie  se  renouvelle 
de  siècle  en  siècle  ;  et  tout  reste  à  chanter  à  la  Muse  éternelle- 
ment jeune  : 

Aux  lieux  les  plus  déserts  ses  pas,  ses  jeunes  pas, 
Trouvent  mille  trésors  qu'on  ne  soupçonnait  pas  ; 
Sur  l'aride  buisson  que  son  regard  se  pose  : 
Le  buisson  à  ses  yeux  rit,  et  jette  une  rose. 

Dans  cette  partie  de  l'œuvre  de  Chénier  antérieure  à  la  Révo- 
lution, quelle  est  en  somme  la  part  de  l'originalité,  quelle  est 
celle  des  emprunts?  Question  vivement  disputée!  Sur  l'imitation 
telle  qu'André  Chénier  la  pratique,  on  écrirait  des  volumes, 
sans  épuiser  la  matière,  tant  lui-même  varie  à  l'infini  ses  pro- 
cédés. Entre  la  traduction  pure  et  simple,  et  l'essor  lihre  et  per- 
sonnel qui  n'emprunte  rien  des  modèles  qu'une  discipline  géné- 
rale, et  un  goût  plus  sévère  de  la  perfection,  André  Chénier 
a  connu  et  pratiqué  tous  les  degrés  d'imitation  *.  Mais  ajoutons 
qu'il  tendit  toujours  à  se  dégager  de  plus  en  plus  de  ses  maîtres; 
et,  s'il  eût  vécu,  sans  se  croire  quitte  envers  eux,  il  aurait  pro- 
bablement avant  la  fin  du  siècle,  tout  à  fait  cessé  d'imiter.  Les 
«  pensers  »  qu'il  eût  exprimés  fussent  devenus  de  plus  en  plus 
des  pensers  nouveaux;  et  des  deux  sens  qu'on  peut  trouver  à 
cette  expression  un  peu  mystérieuse,  vers  antiques,  soit  qu'elle 
signifie  des  vers  écrits  dans  les  procédés  de  style  grec  ou  latin; 
soit  qu'elle  désigne  simplement  des  vers  «  beaux  comme  l'an- 
tique »,purs  et  corrects  comme  ceux  des  grands  classiques,  mais 


Souvent  des  vieux  auteurs ^"eHrn/ii«  les  richesses; 

Plus  souvent  leurs  écrits,  aiguillons  généreux, 

M'enil)rasent  do  leur  flamme,  et  je  cri'c  arec  eux.  (bpitre  HI.) 

Tantôt  chez  un  auteur  j'adopte  une  pensée. 

.   .   .  Tantôt  je  ne  retiens  que  les  mots  seulement, 

J'en  détourne  le  sens [Id.) 

L'esclave  imitateur  naSt  et  s'évanouit, 

Ce  n'est  qu'aux  inventeurs  que  la  vie  est  promise.  [Invention.) 


ANDRE  CHENIER  665 

non  calqués  sur  leurs  vers,  c'est  probablement  la  seconde  inter- 
prétation qui  eiit  prévalu  de  plus  en  plus  dans  l'œuvre  de  Ché- 
nier  mûri,  tout  i\  fait  maître  de  lui-même  et  de  son  génie. 

La  Révolution.  —  André  Chénier  n'était  pas  fait  pour  jouer 
un  rôle  actif  dans  la  politique,  surtout  en  un  temps  de  révolu- 
tion. Modéré,  ennemi  par  nature  et  par  réflexion  de  toutes  les 
solutions  violentes,  en  même  temps,  épris  de  la  liberté,  très 
dégajjré  de  tout  préjugé  traditionnel;  il  avait  tout  ce  qu'il  faut 
pour  déplaire  à  tous  les  partis,  et  devenir  suspect  à  droite  et  à 
gauche.  On  se  prend  à  regretter  que  cet  artiste  délicat  se  soit  jeté 
dans  la  mêlée  furieuse;  on  est  tenté  de  se  dire  :  qu'il  eût  peut- 
être  mieux  servi  la  France  en  se  réservant  pour  la  gloire  de  sa 
langue  et  de  sa  poésie.  Mais  écartons  ces  faibles  pensées.  Le 
rôle  qu'André  Chénier  a  joué  dans  la  Révolution  nous  paraît  si 
honorable  qu'on  ne  voudrait  à  aucun  prix  le  retrancher  de  sa 
courte  histoire. 

Depuis  longtemps  ses  principes  étaient  fixés;  il  voulait  la 
liberté  politique  et  l'égalité  civile,  garanties  par  une  constitu- 
tion; plus  libéral  que  démocrate,  il  croyait  que  la  révolution 
devait  être  faite  au  profit  de  tous,  mais  seulement  par  la  classe 
éclairée.  Surtout  il  haïssait  également  le  désordre  et  la  tyrannie  ; 
de  quelque  nom  qu'ils  se  décorassent,  il  trouvait  odieux  le  des- 
potisme qui  vient  d'en  bas,  comme  celui  qui  vient  d'en  haut.  Il 
avait  plus  que  le  respect  de  la  légalité  ;  il  en  avait  le  culte.  Son 
patriotisme  était  pur,  absolument  désintéressé.  Tandis  que  la 
plupart,  autour  de  lui,  emportés  d'une  ambition  quelquefois 
légitime,  s'étaient  promis,  dès  le  premier  jour  de  la  Révolution, 
de  travailler  à  leur  fortune  personnelle  en  même  temps  qu'à 
l'amélioration  de  la  chose  publique,  André,  seul  ou  presque 
seul,  ne  demandait  rien,  ne  désirait  rien,  n'acceptait  rien  pour 
lui  '.  Détachement  beau  et  rare  en  tout  temps,  surtout  à  une 
époque  où  le  bouleversement  général  éveillait,  autorisait  même 
toutes  les  ambitions. 

Ce  sont  les  sentiments  qui  inspirèrent  son  premier  écrit  poli- 
tique: V  Avis  au  Peuple  français,  publié  à  Paris  (le  24  août  1790). 
11  y  soutenait  que,  toutes  les  conquêtes  utiles  étant  faites  sur  le 

'•  Une  pauvreté  màle  est  mon  unique  bien; 

Jo  ne  suis  rien,  n'ai  rien,  n'attends  rien,  ne  veux  rien.  [Cyelopet,  III.] 


066  LES  POETES 

pouvoir  arbitraire;  la  liberté,  l'égalité,  la  justice  étant  fondées, 
la  Révolution  était  finie  ;  il  était  temps  d'en  cueillir  les  fruits, 
sous  le  règne  paisible  et  fécond  des  lois.  A  toute  heure  de  la 
Révolution  il  se  trouva  des  gens  pour  dire  ainsi  :  la  Révolution 
est  finie.  Seulement  Mirabeau  le  disait  quand  il  devint  con- 
seiller privé  de  Louis  XVI,  richement  appointé;  Roland  le  dit 
quand  il  fut  ministre;  Bonaparte  le  dit  quand  il  fut  premier 
consul.  Seul  André  Chénier  tint  le  langage  des  satisfaits,  par 
pur  amour  de  l'ordre  et  par  respect  des  lois,  sans  que  la  Révolu- 
tion eût  rien  fait  pour  lui,  et  sans  qu'il  lui  eût  rien  demandé. 

Un  tel  homme  ne  pouvait  entrer  dans  la  politique  à  un  plus 
mauvais  moment,  sous  de  plus  fâcheux  auspices.  L'anarchie 
régnait  seule  en  France,  et  tout  pouvoir  passait  peu  à  peu  aux 
mains  d'obscurs  démagogues.  André  Chénier  trace  un  merveil- 
leux portrait  de  ces  chefs  anonymes  qui  soulevaient  la  faveur 
populaire  contre  tout  ce  qui  était  noble  ou  prêtre,  ou  riche,  ou 
seulement  considéré  : 

Ainsi,  tout  yeux,  tout  oreilles,  hardis,  entreprenants,  avertis  à  temps, 
préparés  à  tout,  ils  pressent,  ils  s'élancent  à  tout  propos;  ils  se  tiennent, 
ils  se  partagent;  leur  doctrine  est  versatile,  parce  qu'il  faut  suivre  les  cir- 
constances; et  qu'avec  un  peu  d'effronterie,  les  mêmes  mots  s'adaptent  faci- 
lement à  des  choses  diverses;  ils  saisissent  l'occasion,  ils  la  font  naître,  etc. 
Race  sans  pudeur  qui  sous  des  titres  fastueux  et  des  démonstrations 
convulsives  d'amour  pour  le  peuple  et  pour  la  patrie  cherchent  cà  s'attirer 
la  confiance  populaire  :  gens  pour  qui  toute  loi  est  onéreuse,  tout  frein 
insupportable;  tout  gouvernement  odieux;  gens  pour  qui  l'honnêteté  est  de 
lous  les  jougs  le  plus  pénible.  Ils  haïssent  l'ancien  régime,  non  parce  qu'il 
était  mauvais,  mais  parce  que  c'était  un  régime  :  ils  haïront  le  nouveau; 
ils  les  haïraient  tous  quels  qu'ils  fussent. 

La  Terreur  était  loin  encore,  mais  on  pouvait  la  prévoir;  et 
attaquer  en  face  un  Marat  demandait  déjà  du  courage  et  presque 
de  l'héroïsme.  André  Chénier  savait  bien  qu'il  soulevait  contre 
lui  d'impérissables  rancunes;  il  prévit  et  brava  l'échafaud  avec 
une  sorte  d'amère  gaîté,  une  belle  et  dédaigneuse  ironie. 

J'ai  goûté  quelque  joie  à  mériter  l'estime  des  gens  de  bien  en  m'offrant 
à  la  haine  et  aux  injures  de  cet  amas  de  brouillons  corrupteurs  que  j'ai 
démasqués.  J'ai  cru  servir  la  liberté  en  la  vengeant  de  leurs  louanges.  Si, 
comme  je  l'espère  encore,  ils  succombent  sous  le  poids  de  la  raison,  il  sera 
honorable  d'avoir  contribué  à  leur  chute.  S'ils  triomphent,  ce  sont  gens  par 
qui  il  vaut  mieux  être  pendu  que  regardé  comme  ami. 


ANDRE  CHENIER  607 

C'est  le  sort  des  vrais  modérés,  qui  ne  relèvent  que  de  leur 
conscience,  de  marcher  presque  seuls  dans  la  voie  qu'ils  se  sont 
tracée.  André  Ciiénier  combattait  en  face  les  violents  qui  désho- 
noraient la  révolution  par  leurs  excès  sanglants;  mais  il  dédai- 
grnait  de  plaire  aux  royalistes  purs  qui  voulaient  détruire  la 
révolution  elle-même  et  ramener  la  France  au  gouvernement 
arbitraire.  Il  regardait,  quant  à  lui,  l'œuvre  de  89,  comme  légi- 
time et  nécessaire;  il  publiait,  au  commencement  de  1791,  son 
poème  du  Jeu  de  Paume  à  la  gloire  des  députés  du  Tiers,  qui, 
rebelles  à  l'injonction  de  la  Cour,  avaient  juré  de  ne  pas  se 
séparer  sans  donner  à  la  France  une  constitution  libre.  Toute- 
fois, dans  cet  hymne  enthousiaste  à  la  liberté  reconquise,  il 
laissait  deviner  les  craintes  que  lui  inspirait  déjà  la  démagogie 
menaçante  : 

Peuple,  ne  croyons  pas  que  tout  nous  soit  permis. 

Craignez  vos  courtisans  avides, 
0  peuple  souverain!... 

Le  Jeu  de  Paume  est  écrit  avec  force,  mais  dans  un  procédé 
de  style  un  peu  artificiel  où  l'on  sent  l'effort  et  même  une  sorte 
de  tension;  il  ressemble  ainsi  à  telle  peinture  théâtrale  de  ce 
David,  à  qui  le  poème  était  dédié.  Le  Jeu  del^aume,  à  vrai  dire, 
est  ce  que  nous  aimons  le  moins  dans  l'œuvre  d'André  Chénier. 
Avec  du  travail,  Marie-Joseph  eût  fait  presque  aussi  bien. 

Le  1"  octobre  1791,  la  nouvelle  constitution  commença  d'être 
appliquée.  Elle  eut  peu  de  défenseurs  :  André  Chénier  fut  peut- 
être  le  plus  sincère  et  le  plus  désintéressé.  Royalistes  et  Jaco- 
bins, les  uns  pour  rétablir  le  pouvoir  arbitraire,  les  autres  pour 
renverser  la  royauté,  conspiraient  séparément  contre  le  nou- 
veau régime.  L'anarchie  était  partout  et  même  dans  les  familles  : 
le  24  décembre  1791,  Chénier  le  père  écrivait  à  sa  fille  (mariée 
à  Saint-Domingue)  : 

Votre  mère  a  renoncé  à  toute  son  aristocratie  et  est  entièrement  déma- 
gogue ainsi  que  Joseph  '.  Saint-André  et  moi,  nous  sommes  ce  qu'on 
appelle  modérés,  amis  de  l'ordre  et  des  lois.  Sauveur-  est  employé  dans 

1.  Jadis  elle  avait  prétendu  descendre  des  Lusignan;  et  Marie-Joseph,  de  sa 
part,  avait  signé,  pendant  quelque  temps  :  •  Le  chevalier  de  Chénier.  • 

2.  Il  était  devenu  gendarme  à  litre  d'ancien  insurgé;  il  avait  travaillé  en 
juillet  89  au  soulèvement  des  Gardes  françaises.  Voir  Cabinet  historique,  mai  1862, 
p.  14i. 


•668  LES  POETES 

la  gendarmerie  nationale,  mais  je  ne  sais  ce  qu'il  pense  ni  s'il  pense. 
•Constantin  trouve  qu'on  n'a  rien  changé...  Il  a  raison,  car  on  marche,  on 
va,  on  vient,  on  boit,  on  mange,  et  par  conséquent  il  n'y  a  rien  de  changé. 

André  Chénier  se  jeta  vivement  clans  le  parti  constitutionnel. 
Il  parla  souvent  au  club  des  Feuillants  (ses  discours  n'ont  pas 
■été  recueillis).  Il  écrivit  au  Journal  de  Paris  pendant  huit  mois 
(du  12  novembre  1791  au  26  juillet  1792).  Le  10  août  renversa  la 
Royauté,  les  Feuillants,  la  Constitution,  et  mit  fin  ensemble  au 
Journal  de  Paris  et  à  la  carrière  politique  d'André  Chénier. 
Le  mois  suivant  Marie-Joseph  entra  à  la  Convention.  Entre  les 
deux  frères,  l'abîme  s'élargissait.  Déjà  la  fête  offerte  par  la 
municipalité  de  Paris  aux  Suisses  du  régiment  de  Chateauvieux 
(amnistiés  des  galères,  qu'ils  méritaient  si  bien  pour  avoir  pillé 
la  caisse  militaire  et  tué  des  soldats  français),  cette  fête  indé- 
cente avait  fait  cruellement  ressortir  les  divergences  d'opinion 
qui  séparaient  Marie-Joseph  et  André.  Marie-Joseph  avait  rimé 
l'hymne  aux  amnistiés,  que  des  jeunes  filles,  vêtues  de  blanc, 
chantèrent  sur  leur  passage  au  Champ  de  Mars  : 

L'Innocence  est  de  retour. 
Elle  triomphe  à  son  tour; 
Liberté,  dans  ce  beau  jour 
Viens  remplir  mon  âme. 

Le  même  jour,  le  Journal  de  Paris  avait  publié  un  autre  hymne, 
ironique  et  vengeur,  qu'André  Chénier  dédiait  aux  Suisses  de 
Chateauvieux,  dans  le  rythme  cinglant  des  futurs  ïambes. 

Salut  divin,  triomphe  !  Entre  dans  nos  murailles, 

Rends -nous  ces  guerriers  illustrés 
Par  le  sang  de  Desille  et  par  les  funérailles 

De  tant  de  Français  massacrés 

Ces  héros  que  jadis  sur  les  bancs  des  galères 

Assit  un  arrêt  outrageant, 
Et  qui  n'ont  égorgé  que  très  peu  de  nos  frères, 

Et  volé  que  très  peu  d'argent. 

Pendant  un  mois,  André  Chénier  avait  lutté  (dans  le  Journal 
de  Paris)  pour  empêcher  cette  fête  infâme;  il  avait  été  merveil- 
leux d'éloquence  et  d'indignation,  d'esprit,  de  bon  sens  et  de 
patriotisme;  il  avait  trouvé  des  accents  aussi  beaux,  dans  cette 
prose  enflammée,  que  ses  plus  beaux  vers.  Le  programme  de 


ANDRE  CHÉNIER  069- 

la  fôte  annonçait  que  «  les  statues  des  despotes  (Louis  XIV  sur 
la  place  des  Victoires;  Louis  XV  sur  la  place  Royale)  seraient 
voilées  »  sur  le  passage  du  cortège.  Là-dessus  André  s'écriait  : 

«  On  dit  que  dans  toutes  les  places  publiques  où  passera  celte  pompe^ 
'  es  statues  seront  voilées.  Sans  m'arrêter  à  demander  de  quels  droits  de& 
particuliers  qui  donnent  une  fête  à  leurs  amis  •  s'avisent  de  voiler  les 
monuments  publics,  je  dirai  que  si  en  effet  cette  misérable  orgie  a  lieu, 
ce  ne  sont  point  les  images  des  despotes  qui  doivent  être  couvertes  d'un 
crêpe  funèbre;  c'est  le  visage  de  tous  les  hommes  de  bien,  de  tous  le* 
Français  soumis  aux  lois,  insultés  par  le  succès  de  soldats  qui  s'arment 
contre  les  décrets  et  pillent  leur  caisse  militaire;  que  c'est  à  toute  la  jeu- 
nesse du  royaume,  à  toutes  les  gardes  nationales  de  prendre  les  couleurs 
du  deuil  lorsque  l'assassinat  de  leurs  frères  est  parmi  nous  un  titre  de- 
gloire  pour  des  étrangers.  C'est  l'armée  dont  il  faut  voiler  les  yeux  pour 
qu'elle  ne  voie  point  quel  prix  obtiennent  l'indiscipline  et  la  révolte.  C'est 
à  l'Assemblée  nationale,  c'est  au  roi,  c'est  à  tous  les  administrateurs,  c'est 
à  la  patrie  entière  de  s'envelopper  la  tête  pour  n'être  pas  de  complaisants 
ou  de  silencieux  témoins  d'un  outrage  fait  à  toutes  les- autorités  et  à  la 
patrie  entière.  C'est  le  livre  de  la  loi  qu'il  faut  couvrir  lorsque  ceux  qui  ea 
ont  déchiré  les  pages  à  coups  de  fusil  reçoivent  les  honneurs  civiques.  » 

Au  lendemain  du  10  août,  André  Chénier  suspect  quitta  Paris 
durant  quelques  semaines.  Il  était  au  Havre,  le  24  septembre; 
à  Rouen,  le  29.  Il  échappa  ainsi  à  la  prison,  et  aux  massacres 
de  septembre.  Il  rentra  au  mois  d'octobre  à  Paris.  Le  procès 
du  Roi  commença:  Malesherbes  lui  fit  demander  des  mémoires 
sur  les  moyens  de  défense  propres  à  sauver  Louis  XVI.  Les 
pages  qu'il  écrivit  pour  répondre  à  ce  vœu,  se  sont  retrouvées 
dans  les  papiers  d'André  Chénier;  il  ne  semble  pas  que 
Malesherbes  en  ait  tiré  parti.  Après  l'exécution  du  Roi,  le  poète 
renonçant  à  se  mêler  davantage  à  la  politique,  se  retira  à  Ver- 
sailles et  y  vécut  plusieurs  mois,  caché  dans  une  petite  maison 
de  la  rue  de  Satory,  tout  entier  au  travail,  à  la  poésie,  et  à  ses 
douloureuses  pensées.  Le  il  novembre  1793,  il  signait  ainsi 
une  note  en  latin  écrite  sur  un  exemplaire  des  Phénomènes 
d'Aratus  :  «  Ecrit  à  Versailles,  malade  de  corps  et  d'esprit^ 
triste,  affligé.  André  Chénier  de  Byzance  '.  »  Quelques  mois, 
auparavant,  il  avait  composé  VOde  à  Charlotte  Cordaij,  meur- 

1.  Les  Jacobins  prétendaient  que  la  fête  n'étant  pas  officielle  ne  pouvait  être 
interdite. 

2.  Scribebam   Versaliae  animo  et  corpoi'e  seger,  mœrens,  dolens,  die  novembvis 
undecima  i79S. 


670  LES  POETES 

trière  de  Marat.  Dans  son  désespoir,  il  eût  voulu  mourir  avec 
elle.  Il  écrivait,  parlant  de  lui-même  : 

Il  est  las  de  partager  la  honte  de  cette  foule  immense  qui  en  secret 
abhorre,  autant  que  lui,  mais  qui  approuve  et  encourage,  au  moins  par 
son  silence,  des  hommes  atroces  et  des  actions  abominables.  La  vie  no, 
vaut  pas  tant  d'opprobre. 

Et  cependant,  sur  cette  année  douloureuse  et  presque  déses- 
pérée, un  dernier  amour,  chaste  amour,  que  nul  soupçon  n'a 
osé  flétrir,  jetait  quelques  rayons  de  joie!  A  Luciennes,  à  deux 
lieues  de  Versailles,  deux  jeunes  femmes  habitaient,  deux  sœurs, 
filles  de  M"^  Pourrai,  qui  avait  été  célèbre  à  la  fin  du  règne  de 
Louis  XV  par  son  esprit  et  sa  beauté.  L'une  se  nommait  la 
comtesse  Hocquart;  l'autre  M""  Laurent  Lecoulteux.  L'une  avait 
un  esprit  plus  brillant;  l'autre  une  beauté  touchante  et  remplie 
de  charme.  André,  qui  la  connaissait  depuis  plusieurs  années, 
la  visita  fréquemment  pendant  les  loisirs  de  sa  vie  solitaire,  et 
ne  put  la  voir  assidûment  sans  l'aimer.  C'est  elle  qu'il  a  chantée 
sous  le  nom  de  Fanny  dans  plusieurs  odes  qui  sont  parmi  ses 
oeuvres  les  plus  exquises.  Le  seul  nom  de  Fanny,  la  vue  de 
ces  beaux  yeux  et  de  ce  doux  sourire  faisait  couler  à  flots  sur 
ses  lèvres  les  vers  harmonieux.  Jamais  son  imagination  n'avait 
été  plus  fraîche,  sa  langue  plus  riche,  sa  lyre  plus  sonore  : 

Mai  de  moins  de  roses,  l'Automne 
De  moins  de  pampres  se  couronne, 
Moins  d'épis  flottent  en  moissons. 
Que  sur  mes  lèvres,  sur  ma  lyre, 
Fanny,  tes  regards,  ton  sourire 
Ne  font  éclore  de  chansons. 

Fanny,  l'heureux  mortel  qui  près  de  toi  soupire 
Sait  à  te  voir  parler,  et  rougir,  et  sourire. 
De  quels  hôtes  divins  le  Ciel  est  habité... 

Mais  la  perle  de  ce  recueil,  c'est  VOde  à  Versailles,  dont 
Fanny  fut  encore  l'inspiratrice.  Il  n'y  a  rien  de  plus  achevé 
dans  l'œuvre  de  Chénier.  La  langue  est  riche  et  précise,  abon- 
dante en  images,  en  tours  personnels  et  neufs.  La  pensée  est 
tour  à  tour  grandiose,  émue,  gracieuse,  pathétique.  En  dix 
courtes  strophes,  quel  flot  pressé  de  sentiments  et  d'idées  :  la 
fragilité  des  trônes,  la  tristesse  du  désenchantement  patriotique  j 


ANDRÉ  CHENIER  071 

la  douceur  d'une  dernière  illusion  d'amour;  enfin  la  pitié  pro- 
fonde pour  les  innocentes  victimes  qu'il  voit  périr  tous  les  jours. 

Ainsi  la  grandeur  des  événements,  l'intensité  des  émotions 
publiques,  la  solennité  trac^ique  de  l'heure,  loin  d'étonner  et 
(l'abattre  son  àme,  semblaient  la  soulever  plus  haut  par  une 
inspiration  plus  neuve  et  plus  personnelle.  Nous  avons  loué  tout 
à  l'heure  cette  originalité  dans  l'imitation,  cette  souplesse  de 
talent  qui  sut  ravir  aux  Grecs,  aux  Latins,  le  suc  le  plus  exquis 
«lo  la  plus  belle  antiquité.  Mais  osons  dire  que  le  poète  nous 
paraît  plus  grand  encore,  maintenant  qu'il  n'imite  plus  personne. 
Il  a  fermé  ses  livres  ;  il  n'écoute  plus  que  son  cœur,  et  les  émo- 
tions de  ce  cœur  passionné,  l'indignation,  la  tendresse,  le  déses- 
poir. Et  c'est  au  moment  où  l'àme  du  poète,  entièrement  affranchie 
de  tout  artifice  d'école,  s'élance  vive  et  légère,  à  la  conquête 
d'un  idéal  nouveau,  plus  vrai,  plus  élevé,  plus  pur;  c'est  à  ce 
moment  qu'un  lamentable  hasard,  le  caprice  d'un  valet  de  prison, 
vint  couper  court  à  cet  admirable  essor  et  jeter  André  Chénier 
à  Saint-Lazare,  antichambre  de  l'échafaud. 

La  prison,  les  «ïambes  »,  l'échafaud.  —  Si  les  événe- 
ments avaient  quelque  logique,  André  Chénier,  constitutionnel  et 
feuillant,  aurait  dû  être  emprisonné  le  lendemain  du  10  août,  et 
massacré  dans  sa  prison  le  2  septembre.  Sauvé  par  hasard  alors, 
il  pouvait  échapper  :  on  en  était  à  guillotiner  Hébert  et  Danton. 
Il  était  oublié.  Une  inexplicable  fatalité  le  perdit. 

Le  7  mars  1794,  deux  obscurs  agents  du  comité  de  sûreté 
générale  faisaient  une  perquisition  à  Passy  chez  M'"*  Piscatory, 
mère  de  la  marquise  de  Pastoret,  qu'ils  avaient  mandat  de 
saisir.  La  marquise  avait  fui;  mais  un  inconnu  se  trouvait  en 
visite  dans  la  maison.  Il  parut  suspect;  on  l'interrogea;  c'était 
André  Chénier.  On  le  ramena  à  Paris;  d'abord  à  la  prison  du 
Luxembourg,  puis  à  celle  de  Saint-Lazare.  Il  en  sortit  au  bout 
de  cent  quarante  jours  pour  aller  à  l'échafaud. 

Un  geôlier  soudoyé  servit  d'intermédiaire  entre  le  prisonnier 
et  sa  famille.  Ainsi  furent  conservés  les  ïambes.  On  ne  peut 
contempler  sans  émotion  ces  feuilles  étroites,  où  les  vers  s'en- 
tassent d'une  écriture  imperceptible,  hérissés  d'abréviations,  de 
mots  latins  et  grecs,  d'initiales  mystérieuses,  pour  dérouter  les 
espions  qui  les  pourraient  saisir  au  passage. 


672  LES  POETES 

Dans  cette  sombre  prison,  il  avait  retrouvé  quelques  amis  : 
-le  peintre  Suvée,  qui  fit  son  portrait  (daté  du  29  messidor 
an  II,  dix  jours  avant  l'échafaud),  Ginguené,  Roucher,  l'auteur 
des  Mois,  qui  devait  périr  avec  lui;  les  deux  Trudaine,  ses  chers 
compagnons  du  voyage  d'Italie.  Ils  lui  survécurent  vingt-quatre 
heures.  Enfin,  celle  à  qui  son  génie  allait  donner  l'immortalité  : 
la  jeune  captive.  0  prestige  de  la  poésie!  enchantement  des 
beaux  vers!  Nous  avons  beau  savoir  que  M""  de  Coigny,  femme 
divorcée  du  duc  de  Fleury,  future  épouse  de  M.  de  Montrond,  et 
destinée  à  un  second  divorce,  et  à  d'autres  aventures,  n'était  pas 
tout  à  fait  l'ange  radieux  qu'évoquent  les  admirables  vers  de 
Chénier;  pour  tous,  elle  restera  «  la  jeune  captive  »  ;  pour  tous, 
elle  est  belle,  elle  est  pure,  elle  a  seize  ans  ';  elle  est  la  grâce, 
elle  est  l'innocence,  elle  est  la  jeunesse. 

L'épi  naissant  mûrit  de  la  faux  respecté; 
Sans  crainte  du  pressoir  le  pampre  tout  l'été 

Boit  les  doux  présents  de  l'aurore; 
Et  moi,  comme  lui  belle,  et  jeune  comme  lui, 
Quoi  que  l'heure  présente  ait  de  trouble  et  d'ennui, 

Je  ne  veux  point  mourir  encore. 

Dans  sa  prison,  la  plus  amère  douleur  d'André  Chénier  fut 
qu'il  douta  des  siens,  de  ses  amis,  de  son  frère  même.  Injuste- 
ment, sans  doute;  car  Marie-Joseph  eût  voulu  le  sauver*;  mais 
il  savait  trop  bien  que  nommer  André  aux  puissants  du  jour, 
c'était  le  désigner  à  la  mort.  L'oubli  seul  pouvait  le  sauver. 
Mais  la  prison,  la  solitude  aigrit  les  cœurs  les  plus  fermes.  Et 
quel  contraste  amer  entre  le  sort  des  deux  frères  !  Tout  suspect 
qu'il  fût  déjà  à  Robespierre,  Marie-Joseph  demeurait  le  poète 
attitré  de  la  Terreur.  On  chantait  ses  vers  officiels  en  présence 
de  la  Convention  à  la  fête  de  l'Être  Suprême  : 

Source  de  vérité  qu'outrage  l'Imposture, 
De  tout  ce  qui  respire  Éternel  Protecteur, 
Dieu  de  la  Liberté,  Père  de  la  Nature, 
Créateur  et  Conservateur. 


1.  Née  en  1169,  elle  avait  vingt-cinq  ans  en  1794. 

2.  Quoi  qu'en  aient  dit  les  ennemis  de  Marie-Joseph,  il  est  cerlain  qu'il  eût 
sauvé  André,  s'il  eût  pu  le  sauver.  Mais  ce  que  nous  avons  peine  à  lui  par- 
donner, c'est  qu'ayant  hérité  de  tous  les  papiers  de  son  frère,  il  n'en  ait  rien 
publié.  Fut-ce  par  jalousie?  Non  certes;  jaloux,  il  les  eut  détruits.  C'est  simple- 
ment qu'il  ne  sentit  rien  du  mérite  de  cette  œuvre,  si  différente  de  la  sienne. 


i>1^' 


HIST.  DE  LA  LANGUE  &  DE  LA  LITT.  FR.  T.  VI,  CH.  XII 


ArnianJ  Cjiliii  A  C",  KJili-ur?,  l'art?. 


PORTRAIT  D'ANDRÉ  CHENIER 

GRAVÉ  PAR  HENRIQUEL-DUPONT  D'APRÈS  J.-B.  SUVÉE 
Hibl.  Nat.,  Cabinet  des  Estampes,  N  2 


ANDRÉ  CHÉNIER  673 

Le  môme  jour,  dans  l'ombre  de  Saint-Lazare,  éclatait  cet 
ïambe  vengeur,  inachevé,  mutilé,  mais  étincelant  de  beautés 
sublimes  :  «  Mais  si  Dieu  est  avec  eux,  qui  donc  vengera  la 
vertu,  qui  donc  les  frappera  du  foudre?  » 

Eli  bien!  fais-moi  donc  vivre,  et  cette  horde  impure 

Sentira  quels  traits  sont  les  miens  ! 
Ils  ne  sont  point  cachés  dans  leur  bassesse  obscure  : 

Je  les  vois,  j'accours,  je  les  tiens! 

Le  même  homme  a  fait  dans  les  mêmes  mois  la  Jeune  Captive 
et  les  lamhes  ;  les  ïambes,  le  plus  sublime  cri  d'indignation, 
d'ironie,  de  colère  et  de  pitié  qu'ait  poussé  la  poésie  française. 

André  Chénier  n'était  point  né  méchant.  Son  œuvre,  avant  les 
ïambes,  offre  à  peine  deux  ou  trois  épigrammes  insignifiantes, 
et  quelques  ébauches  de  satires  sans  beaucoup  de  verve  mali- 
cieuse. Lui-même,  dans  les  ïambes,  s'est  vanté  à  bon  droit 
d'avoir  été  longtemps  doux  et  inoffensif. 

Dans  tous  mes  vers  on  pourra  voir 
Si  ma  muse  naquit  haineuse  et  meurtrière. 

Mais  puisqu'aujourd'hui  le  crime  est  roi,  puisque  la  vertu 
gémit,  puisque  la  France  agonise,  le  poète  devient  un  vengeur  ; 
il  n'est  plus  cet  artiste  silencieux 

Qui,  douze  ans,  en  secret,  dans  les  doctes  vallées 
Cueillit  le  poétique  miel. 

Il  se  redresse,  farouche  citoyen,  pour  maudire  et  déshonorer 
les  tyrans,  avant  de  leur  abandonner  sa  vie;  et  pour  pleurer  sur 
les  victimes,  avant  d'aller  les  rejoindre  :  il  vit  encore  pour  cette 
tâche  suprême.  Et  certes,  il  est  las  de  vivre;  mais,  s'il  mourait 
trop  tôt,  s'il  mourait 

Sans  vider  son  carquois, 
Sans  percer,  sans  fouler,  sans  pétrir  dans  leur  fange 

Ces  bourreaux  barbouilleurs  de  lois. 
Ces  vers  cadavéreux  de  la  France  asservie. 

Egorgée!... 
Nul  ne  resterait  donc  pour  attendrir  l'histoire 

Sur  tant  de  justes  massacrés  ! 
Pour  consoler  leurs  fils,  leurs  veuves,  leur  mémoire! 

Pour  que  des  brigands  abhorrés 
Frémissent  aux  portraits  noirs  de  leur  ressemblance; 

Pour  descendre  jusqu'aux  enfers 

Histoire  de  la  lamouk.  VI.  43 


674  .  LES  POETES 

Nouer  le  triple  fouet,  le  fouet  de  la  vengeance, 

Déjà  levé  sur  ces  pervers; 
Pour  cracher  sur  leurs  noms,  pour  chanter  leur  supplice! 

—  Allons,  étouffe  tes  clameurs, 
Souffre,  ô  cœur  gros  de  haine,  affamé  de  justice; 

Toi,  vertu,  pleure  si  je  meurs. 

C'est  cette  admirable  pièce  (complète  en  quatre-vingt-huit 
vers)  que  le  premier  éditeur  de  Chénier,  H.  de  Latouche,  osa 
couper  en  deux,  après  le  quinzième  vers,  pour  feindre  que  la 
voix  du  geôlier  avait  interrompu  le  poète,  en  l'appelant  au  tri- 
bunal révolutionnaire,  c'est-à-dire  à  la  guillotine.  La  gloire  de 
Chénier  peut  se  passer  de  cette  mise  en  scène  mélodramatique; 
la  pièce  fut  achevée.  Dieu  merci,  et  probablement  quelques  jours 
avant  la  mort  d'André,  puisqu'il  eut  le  temps  de  la  transmettre 
à  sa  famille.  Si  l'expression  n'en  est  pas  parfaite,  s'il  y  a  des 
duretés,  des  négligences,  des  redites,  marques  d'un  travail  hâtif 
oii  manqua  la  dernière  main,  l'inspiration  de  cet  ïambe  suprême 
est  absolument  sublime  ;  et  je  ne  sais  rien,  dans  notre  poésie,  de 
plus  émouvant  que  ce  long  cri  de  désespoir.  Nul  n'a  plus  souffert 
dans  la  prison  qu'André  Chénier.  Beaucoup  de  ses  compagnons, 
hommes  ou  femmes,  allégeaient  leurs  maux  par  une  insou- 
ciance, une  gaieté  à  demi  feinte,  à  demi  sincère.  Ils  jouaient 
avec  la  mort*.  L'âme  du  poète,  rendue  grave  par  l'horreur  des 
événements,  se  refusa  jusqu'au  bout  à  s'étourdir  en  prenant  sa 
part  de  cette  légèreté.  Elle  l'indignait,  au  contraire.  Il  ne  sentit 
pas  ce  qu'il  pouvait  y  avoir,  après  tout,  d'héroïque,  dans  l'insou- 
ciance de  cette  société  vieillie  qui  descendait  au  tombeau  avec  un 
sourire.  Il  n'était  pas,  lui,  un  homme  du  passé,  comme  beaucoup 
de  ses  compagnons.  Il  avait  appelé,  souhaité,  célébré  la  Révo- 
lution, chanté  le  serment  du  Jeu  de  Paume;  il  avait  cru  à  la 
liberté.  Il  ne  ressentait  pas,  comme  quelques-uns,  une  joie 
amère  à  voir  que  tout  s'abîmait  avec  lui  :  son  désespoir  était 
profond,  inconsolable;  non  par  crainte  de  la  mort,  qu'il  avait 


1.  Un  des  Ïambes,  longtemps  inédit,  peint  en  traits  vigoureux  cette  disposition 
d'esprit  singulière  : 

.....  Quelle  sera  la  proie 

Que  la  liaciie  appelle  aujourd'hui  ? 
Chacun  frissonne,  écoute;  et  chacun  avec  joie 

Voit  que  ce  n'est  pas  encor  lui. 
Ce  sera  toi  demain,  insensible  imbécile! 


ANDRÉ  CHÉNIER  675 

volontairement  bravée;  mais  par  l'horreur  d'un  tlésencliante- 
ment  absolu. 

Vers  le  commencement  de  juin,  le  père  d'André  Chénier, 
malp-ré  les  objurjrations  de  Marie-Joseph,  commit  l'imprudence 
d'intervenir  en  faveur  de  son  fils  oublié.  Robespierre  se  rappela 
alors  la  collaboration  d'André  au  Journal  de  Paris  et  toute  son 
attitude  politique  j)endant  l'année  1792.  Ordre  fut  donné  de 
l'impliquer  dans  la  fameuse  «  conspiration  des  prisons  ».  Le 
i\  thermidor,  il  fut  transporté  à  la  Conciergerie;  le  7  au  matin, 
jugé  et  condamné  sur  le  vu  d'un  dossier  qui  s'appliquait  à  son 
frère  Sauveur.  Qu'importait-il?  L'exécution  eut  lieu  le  soir 
môme.  Nous  ne  savons  rien  sur  les  dernières  heures  du  poète; 
tout  ce  qu'en  a  conté  Latouche  est  romanesque  et  pauvrement 
inventé.  Cette  mort  passa  presque  inaperçue.  Le  bruit  s'en 
[)erdit  dans  celui  que  fit  le  lendemain  la  chute  de  Robespierre. 
Lentement,  bien  lentement,  comme  à  regret,  page  par  page,  et 
presque  vers  par  vers,  cette  œuvre  et  cette  gloire  sont  ensuite 
sorties  de  la  nuit  du  tombeau.  Maintenant  elles  rayonnent.  Mais 
que  cette  résurrection  fut  tardive  '  ! 

Osera-t-on  dire  que  malgré  la  célébrité,  malgré  l'admiration 
qui  entourent  l'œuvre  de  Chénier,  la  place  du  poète  et  son  vrai 
rang  ne  semblent  pas  encore  définitivement  fixés  dans  l'histoire 
de  notre  poésie?  Les  plus  charmés  n'osent  encore  le  mettre  tout 
à  fait  parmi  les  plus  grands,  l'asseoir  entre  Racine  et  Lamar- 
tine. Nul  ne  pense  à  le  réduire  au  rang  des  hommes  de  talent, 
à  qui  le  génie  a  manqué.  Ce  qui  gêne,  à  notre  avis,  le  plein  essor 
de  l'admiration,  c'est  l'étonnante  complexité  de  l'œuvre  d'André 
Chénier;  toutes  les  parties  de  cette  œuvre  ne  peuvent  être  goû- 
tées ni  louées  de  la  même  façon,  ni  pour  les  mêmes  raisons. 
André  Chénier  nous  offre  au  moins  trois  poètes  différents  dans 
un  seul  homme.  Il  y  eut  chez  lui  d'abord  un  imitateur  délicat, 
exquis,  laborieux,  des  anciens,  surtout  des  Grecs;  particuliè- 
rement d'une  grécité  de  décadence,  mais  charmante  encore;  de 
la  Grèce  alexandrine  ou  même  pompéienne.  Le  poète  qui  fit 
V Aveugle,  et  le  Mendiant,  et  VOaristifs  est  un  «  styliste  »  excel- 
lent, un  «  artiste  »  raffiné;  un  joaillier  enchàsseur  de  perles; 

I.  Voir  ci-dessous,  \t.  677,  Bibliographie. 


G76  LES  POÈTES 

un    mosaïste  éblouissant,    plutôt  qu'un  grand  poète,  au  sens 
suprême  où  nous  aimons  à  prendre  ce  mot.  Il  y  a  ensuite  en 
Chénier  le  philosophe,  le   savant,   l'encyclopédiste,  qui  avait 
rêvé  d'enfermer  dans  la  mesure  du  vers  la  science  et  la  philo- 
sophie, et  les  grands  espoirs  et  les  vastes  ambitions  de   son 
siècle.  L'idée  était  grandiose,  mais  chimérique;  l'œuvre  devait 
avorter,  même  si  Chénier  eût  vécu.  Désormais  s'il  est  toujours 
permis  au  poète  de  s'inspirer  de  la  science,  de  l'aimer,  de  la 
comprendre;  il  lui  est  interdit  de  la  mettre  en  vers.  D'une  part, 
elle  est  devenue  trop  vaste;  de  l'autre,  trop  précise.  \J Hermès 
fût  resté  un  chantier,    où  quelques   pierres  éparses   forment 
aujourd'hui  de  belles  ruines.  Enfin  il  n'y  a  pas  seulement  chez 
André  Chénier  un  disciple  des  Grecs  et  un  élève  des  Encyclopé- 
distes. Je  trouve  encore  en  lui  un  homme,  un  citoyen,  moderne, 
actuel,  vivant,  frémissant,  passionné;  c'est  celui  qui  a  fait  les 
odes  à  Fanny,   l'ode  à  Charlotte  Corday,  et  les  ïambes.  Des 
trois  poètes  qui  sont  en  lui,  celui-là  est  le  plus  grand  peut-être, 
au  goût  de  ceux  qui  pensent  que  l'émotion  sincère,  quand  elle 
trouve  des  mots   suffisants  pour  s'exprimer,  passe   encore  en 
beauté  les  plus  rares  habiletés  du   style,  et  la  plus  heureuse 
invention  verbale.  Mais  surtout  n'essayons  pas  d'enfermer  ces 
trois  André  Chénier  dans  une  formule  unique.  Car  ils  se  sont 
réellement  succédé  dans  le  temps.  La  mort,  l'abominable  écha- 
faud  ont  tranché  le  reste  d'une  vie  qui  peut-être  nous  réservait 
la  fusion  harmonieuse  et  incomparablement  belle  de  ces  trois 
sources  d'inspiration;  la  tradition  antique;  la  science  moderne; 
l'émotion   intime   et  personnelle.  Si  André  Chénier  eût  vécu 
aux  côtés  de  Chateaubriand,  il  eût  accompli,  avant  les  roman- 
tiques, la  révolution  qu'ils  ont  faite  trente  ans  après  sa  mort; 
il  eût  conduit  lui-même,  non  certes  avec  plus  de  bonheur,  mais 
peut-être  avec  plus  de  mesure,  de  suite  et  d'habileté,  la  renais- 
sance ou  le  rajeunissement  de  la  poésie  française  dès  l'aurore 
du  xix"  siècle'. 

1.  On  veut   aujourd'hui  que  son  influence  sur  les  romantiques  ail  été  nulle, 
en  dépit  du  fameux  vers  de  Baour-Lormian,  porto-voix  des  classiques  : 
Nous,  nous  datons  d'Homore;  et  vous,  d'André  Chénier. 

Sans  entamer  sur  ce  point  une  discussion  assez  vaine,  je  rappelle  que  l'un  des 
premiers  écrits  de  Victor  Hugo,  ce  sont  des  pages,  remplies  d'admiration,  écrites 
à  l'apparition  de  l'édition  Latouche,  en  1820,  où  le  critique,  âgé  de  dix-huit  ans. 


BIBLIOGRAPHIE  f.77 


BIBLIOGRAPHIE 


Sur  Jean-Bai'TISTE  Roisseau,  voir  Auger,  Essai  sur  J.-B.  Rousseau.  — 
Amar,  Noucel  essai  sur  J.B.  Uousscau.  —  Sainte-Beuve,  Portraits  Uttii- 
laires,  t.  I.  —  Sur  CiiAiLiEU,  voir  Sainte-Beuve,  Causeries,  t.  I.  —  Sur 
La  Fahe,  id.,  l.  X.  —  Sur  Sexecé,  id.,  t.  \II.  —  Sur  La  Grange-Ciiancel, 
voir  Villemain,  Dix-huitième  siècle.  —  Sur  PmoN,  voir  Sainte-Beuve, 
?touveaux  UinUis,  t.  VU.  —  Sur  Louis  Racine,  voir  Villemain,  Dix-huitième 
siècle.  —  Sur  Pompignan,  id.,  ibid.  —  Sur  Gresset,  voir  Cayrol,  Essai  sur 
la  vie  et  tes  awriit/es  de  Gresset,  Paris,  184i>,  in-8;  Villemain,  Div-huitièmc 
siècle;  Sainte-Beuve,  Portraits  contemporains,  t.  V;  J.  Wcgue,  Gresset, 
Paris,  !894,  in-8.  —  Sur  Bernis,  Sainte-Beuve,  Causeries  du  Lundi,  t.  VIII. 
—  Sur  Saint-Lambert,  id.,  ibid.,  t.  XI.  —  Sur  Ecouchard-Lebrun,  id.,  ibid., 
l.  V.  —  Sur  Drcis.  O.  Leroy,  Étude  sur  Ducis,  Paris,  1832,  in-8;  Ville- 
main, Dix-huitième  siècle;  Sainte-Beuve,  Causeries,  t.  VI,  et  Nouveaux 
Lundis,  l.  IV.  —  Sur  Boufflers,  voir  Taschereau,  y'olice  sur  Boufflcrs, 
Paris,  1827,  in-8.  —  Sur  Delili.e.  voir  Sainte-Beuve,  Portraits  littéraires, 
t.  H.  —  Sur  La  Harpe,  voir  Sainte  Beuve,  Causeries,  t.  V.  —  Sur  Léo 
.N.uii),  id..  Portraits  littéraires,  t.  II.  —  Sur  Rol'ciier,  id.,  Causeries,  t.  XL  — 
Sur  Parnv,  voir  Sainte-Beuve,  Portraits  littéraires,  t.  IIL  —  Sur  Tlo- 
Ri.\N,  id..  Causeries,  t.  III.  —  Sur  ces  petits  poètes  du  .wiii®  siècle,  on 
peut  consulter  la  Correspondance  de  Grimm,  le  Lycée  de  La  Harpe;  Poi- 
tevin a  publié  une  Chrestomalhie  dont  le  xvm''  siècle  fournil  la  plus  grande 
partie,  sous  ce  titre  :  Petits  Poètes  français,  Paris,  1838,  2  vol.  in-4. 

André  Chénier.  De  son  vivant,  le  Jt'u  de  Paume  (1791)  et  VHymne  aux 
Suisses  de  Chateauvieux  (1702)  avaient  seuls  vu  le  jour  (de  l'œuvre  en  vers). 
Lu  Jeune  captive  parut  dans  la  Décade  philosophique  du  20  nivôse  au  II 
(9  janvier  l'y.ij,  La  Jeune  Tarcntine  dans  le  Mercure  du  1<''"  germinal  an  IX 
(22  mars  18(11);  Chateaubriand  cita  trois  courts  fragments  (Accours,  jeune 
€hromis.  —  Néèrc,  ne  va  point...  —  Souvent,  las  d'être  esclave)  dans  le  Génie 
du  Christianisme  [notes  de  la  2»  partie,  livre  III,  chap.  vi)  ;  Fayolle  donna 
■des  Fragments  du  Mendiant  dans  les  Mclamjes  littéraires  inédits  (Paris,  Pou- 
plin,  1816).  —  Eu  1819  parurent  les  Œuvres  complètes  d'André  Chénier,  Paris, 
Beaudoin  frères,  Foulon  et  C'" ,  édition  donnée  par  H.  de  Latouche.  —  D.  Ch. 
Robert  publia  les  Œuvres  posthumes  d'André  Chénier  (à  la  suite  des  œuvres 
<le  Marie-Joseph),  Paris,  Guillaume,  1826.  Latouche  fit  paraître  divers 
fragments  inédits  dans  la  Revue  de  Paris,  décembre  1829,  et  mars  1830.  Il 
publia,  en  1833,  André  Chénier,  poésies  posthumes  et  inédites,  2  vol.  in-8, 
Paris,  Charpentier  et  Renduel;  nouvelle  édition  en  1839,  souvent  réimprimée 
depuis,  quoique  très  incomplète  et  bien  imparfaite.  Vœuvre  en  prose 
d'André  Chénier,  avec  les  pièces  du  procès,  parut  en  1810,  Paris,  Go?selin, 
in- 12.  —  Les  éditions  suivantes  rendent  inutiles  celles  qui  précèdent.  I*oésies 
■d'André  Chénier,  édition  critique  par  Becq  de  Fouquières,  Paris,  1862, 
in-l2  (2'"  édition,  1872).  —  Œuvres  en  prose  d'.^ndré  Chénier,  édition  cri- 
tique, par  Becq  de  Fouquières,  Paris,  1872,  in- 12.  —  Œuvres  poétiques 
d'André  de  Chénier,  publiées  par  Gabriel  de  Chénier.  Paris,  1874,  3  vol. 
in-18.  —  Poésies  (CAndré  Chenicr,  nouvelle  édition,  par  Becq  de  Fouquières, 
Paris,  1881,  in-32.  —  Œuvres  poétiques  d'André  Chénier,  par  L.  Moland, 
Paris,  1889, 2  vol.  in-12. —  Œuvres  en  prose  d'André  Chénier,  par  L.  Moland, 
Paris,  1879,  in  12. 

savait  déjà  reconnaitrc  et  louer  celte  forine  de  vers  toute  nouvelle,  -  celle  variété 
de  coupes,  la  vivacité  des  tournures,  la  nexibililé  du  style:  là  des  images  gra- 
<;ieuses,  ici  des  détails  rendus  avec  la  plus  énergique  trivialité.  • 


678  LES  POETES 

Sur  André  Ciiénier  consulter  en  outre  :  —  Sainte-Beuve,  Portraits 
littéraires,  t.  I  ;  —  Tableau  de  la  poésie  au  XVl°  siècle;  —  Portraits  contem- 
porains, t.  II  et  V;  —  Causeries  du  lundi,  t.  IV;  —  Nouveaux  lundis,  t.  III; 

—  E.  Egger,  Élude  sur  l'Hermès  (Uevue  des  cours  littéraires,  7  déc.  1867); 

—  Despois,  André  Chénier  {Revue  politique  et  littéraire,  28  nov.  1874);  — 
Becq  de  Fouquières,  Documents  nouveaux  sur  André  Chénier,  1875;  — 
E.  Fallex,  Étude  sur  les  sources  antiques  d'André  Chénier,  dans  V Instruction 
publique;  —  Dezeimeris,  Leçons  nouvelles  et  remarques  sur  le  texte  de 
divers  auteurs,  Bordeaux,  1876,  in-8  (Id.  dans  Annales  de  la  Faculté  des 
Lettres  de  Bordeaux,  juillet  1879);  —  R.  de  Bonnières,  Lettres  grecques 
de  Madame  Chénier,  précédées  d'une  étude  sur  sa  vie,  Paris,  1879,  in-8;  — 
Becq  de  Fouquières,  Lettres  critiques  sur  la  vie,  les  œuvres,  les  manus- 
crits d'André  Chénier,  Paris,  1881  ;  —  Caro,  La  fin  du  XVIII^  siècle,  Paris, 
2  vol.  in-12,  1881;  —  O.  de  Vallée,  André  Chénier  et  les  Jacobins,  Paris, 
1881  ;  —  H.  Wallon,  Histoire  de  la  Terreur,  t.  V  (procès  de  Chénier), 
1881;  —  E.  Faguet,  Dix-huitième  siècle,  André  Chénier,  Paris,  in-18;  — 
Jules  Haraszti,  La  poésie  d'André  Chénier,  Paris,  1892,  in-12;  — Paul 
Morillot,  André  Chénier,  Paris,  1894,  in-8  {Classiques  populaires);  — 
L.  Bertrand,  La  fin  du  classicisme  et  le  retour  à  l'antique,  Paris,  1897, 
in-8;  —  Zyromski,  De  A.  Chenerio  poeta,  quomodo  graecos  poetas  sit  imi- 
tatus  et  recentiorum  affectus  expresserit,  Paris,  1897,  in-8. 

La  plus  grande  partie  des  manuscrits  confiés  à  Latouche  a  malheureu- 
sement péri,  ou  disparu.  Tous  les  papiers  conservés  d'André  Chénier  ont 
été  déposés  par  son  neveu,  Gabriel  de  Chénier,  à  la  Bibliothèque  nationale; 
ils  ne  sont  pas  encore  communiqués.  La  bibliothèque  de  Carcassonne 
possède  aussi  quelques  manuscrits  du  poète. 


CHAPITRE  XIII 
LA  LITTÉRATURE  SOUS   LA   RÉVOLUTION 


La  littérature  Je  la  Révolution,  de  même  que  la  Révolution, 
n'a  pu  se  détacher  des  traditions  de  l'ancien  régime.  La  plupart 
des  écrivains  qui  se  produisirent  de  1789  à  1800  n'appartien- 
uent-ils  pas  à  l'âge  précédent?  Les  Fables  de  Florian  ne  paru- 
rent-elles pas  en  1792?  Les  contemporains  ont  beau  dire  que  la 
littérature  se  dégage  de  l'esclavage  :  elle  obéit  aux  idées  reçues, 
suit  les  mêmes  exemples  qu'auparavant,  et  les  hommes  qui 
détruisent  le  trône  et  bouleversent  la  société,  craignent  de  violer 
les  bienséances  théâtrales  et  la  règle  des  trois  unités. 

Voltaire  et  Rousseau  gardent  l'autorité  qu'ils  exerçaient.  La 
France  révolutionnaire  les  allie  tous  deux  dans  le  même  culte 
d'admiration  reconnaissante.  On  les  met  sur  la  scène.  Willemain 
d'Ablancourt  célèbre  la  bienfaisance  de  Voltaire  et  la  translation 
de  ses  restes  au  Panthéon.  Andrieux  représente  Rousseau 
comme  un  enfant  sublime  et  Bouilly  le  montre  prophétisant  à 
ses  derniers  moments  que  les  Français  deviendront  le  premier 
peuple  du  monde.  «  Nous  voyons  Voltaire  et  Rousseau,  dit 
Flins,  régir  l'opinion  du  fond  de  leur  tombeau.  »  Brissot  nomme 
l'un  le  plus  bel  esprit  et  l'autre  le  plus  grand  philosophe  du 
siècle.  Ginguené  propose  d'écrire  sur  la  statue  de  Voltaire  au 
destructeur  de  la  superstition  et  sur  celle  de  Jean-Jacques  au 
fondateur  de  la  liberté. 

1.  Par  M.  Arthur  Chuquet,  professeur  au  Collège  de  France. 


680  LA  LITTERATURE  SOUS  LA  REVOLUTION 

Voltaire  demeure  le  maître  de  la  scène  trag-ique.  Bufîardin 
donne  une  suite  à  sa  Mort  de  César  ei  Collot  d'Herbois  l'invoque 
comme  le  plus  illustre  des  écrivains  dramatiques  dans  la  préface 
du  Procès  de  Socrate.  Il  avait  dit  qu'un  temps  viendrait  où  la 
Saint-Barthélémy  serait  un  sujet  de  tragédie,  et  Joseph  Chénier 
compose  Charles  IX,  proclame  Voltaire  un  génie,  assure  qu'il 
abonde  en  beautés  de  toute  espèce  et  que  personne  n'a  mieux 
«  conçu  l'électricité  du  théâtre  ».  Comme  Voltaire,  les  tragiques 
de  la  Révolution  visent  à  un  but  moral  et  politique.  Comme  lui, 
ils  veulent  faire  de  la  scène  une  école.  Comme  lui,  ils  représen- 
tent non  seulement  des  Grecs  et  des  Romains,  mais  des  Fran- 
çais. Comme  lui,  ils  se  piquent  de  décrire  la  vérité  historique, 
de  bannir  les  intrigues  d'amour,  de  faire  des  tragédies  en  trois 
actes.  Ils  imitent  son  style,  comme  il  avait  imité  le  style  de 
Corneille  et  de  Racine,  et  ils  outrent  ses  défauts  :  trop  souvent 
leur  vers  est  monotone;  leur  rime,  pauvre;  leur  épithète,  banale; 
leur  langue,  incolore. 

Cette  influence  s'étend  sur  la  poésie,  même  sur  le  journalisme. 
Le  plus  brillant  pamphlétaire  de  la  Révolution,  Camille  Desmou- 
lins, est  un  élève  de  l'auteur  de  Candide,  et  Joseph  Chénier  dans 
ses  épîtres  et  ses  satires,  comme  Andrieux  dans  ses  contes, 
essaie  d'attraper  la  manière  des  poésies  légères  et  des  poèmes 
philosophiques  de  Voltaire,  nette,  simple,  élégante,  spirituelle, 
pleine  de  grâce,  de  goût  et  de  bon  sens. 

L'action  de  Rousseau  n'est  pas  moins  évidente.  Non  seulement 
son  Contrat  social  est  lu,  cité,  commenté  sans  cesse  parles  révolu- 
tionnaires qui  en  font  leur  Coran  et  en  tirent  leur  programme  et 
la  justification  de  leurs  coups  de  force.  Mais  c'est  de  lui,  de  l'auteur 
le  plus  éloquent  du  siècle,  que  procèdent  la  plupart  des  orateurs. 
Il  distinguait  deux  façons  d'écrire  et  de  parler  :  l'une  où  il  y  avait 
beaucoup  d'images  et  où  les  sons  faisaient  l'effet  des  couleurs,  un 
effet  vif  et  momentané  ;  l'autre  qui  pénétrait  dans  l'âme  et  produi- 
sait une  impression  ineffaçable  par  un  raisonnement  froid  et  aigu  ; 
la  première  est  celle  de  la  Nouvelle  Héloïse  et  la  seconde,  celle  du 
Contrat  social;  Saint-Just  imite  celle-ci,  et  Robespierre  celle-là. 

Et  n'est-ce  pas  de  Rousseau  que  vient  cette  sensibilité  qui 
s'exalte  au  plus  fort  de  la  Révolution,  cet  attendrissement  qui 
saisit  ou  semble  saisir  les  plus  forcenés  terroristes,  cette  manie 


LA  LITTERATURE  SOUS  LA  REVOLUTION  681 

lie  se  «lire  vertueux  et  «le  faire  appel  aux  âmes  vertueuses, 
<rélaler  son  cœur,  de  vanter  les  douces  affections  de  la  nature, 
d'aflicher  pour  les  bons  et  les  opprimés  une  touchante  pitié  qui 
s'allie  très  bien  à  la  haine  contre  les  méchants  et  les  traîtres? 
La  plupart  des  personnajres  du  théûtre  révolutionnaire  sont 
sensibles,  htre  sensible,  c'est  être  parfait,  c'est  aimer  sa  patrie, 
combattre  et  mourir  pour  elle.  «  Servez  votre  pays,  allez,  guer- 
riers sensibles!  »  C'est  être  religieux  et  croire  en  Dieu.  «  Etes- 
vous  chrétien?  »  demande  une  veuve  hindoue  au  Français  qui 
l'épouse.  —  «  Je  suis  un  homme  sensible,  répond  le  Français, 
qui  reçoit  les  bienfaits  de  l'Être  suprême  avec  reconnaissance.  » 
hitre  sensible,  c'est  posséder  toutes  les  vertus;  c'est  être  marié, 
c'est  donner  à  la  République  de  nombreux  soutiens  et  de  nou- 
veaux soldats,  car  le  célibat  «  répugne  à  l'homme  sensible!  » 

La  littérature  révolutionnaire  est  donc  la  suite  de  la  littéra- 
ture dite  du  xvni'  siècle.  Le  théâtre  reste  fidèle  aux  traditions 
d'antan.  Certaines  comédies  semblent  datées  de  la  fin  du  règne 
de  Louis  XV.  C'est  en  décembre  1792  que  Vigée  fait  représenter 
la  Matinée  d'une  jolie  femme  où  il  n'y  a  que  caquets  de  dames  et 
propos  d'amour.  C'est  en  avril  1793  que  Dumoustier  donne 
cette  fade  comédie  en  trois  actes  et  en  vers  Les  Femmes  où  un 
jeune  malade  voit,  comme  dit  l'auteur,  sept  femmes  l'entourer 
du  matin  jusqu'au  soir.  Les  drames  sont  conformes  aux  théories 
de  Diderot  :  on  v  trouve,  outre  la  sensiblerie  et  un  ridicule 
enthousiasme  pour  la  vertu,  le  décousu  du  dialogue  et  des 
tirades  coupées  par  des  soupirs  et  des  «  cris  de  nature  ».  Dans 
la  tragédie,  les  Grecs  et  les  Romains  régnent  comme  naguère  :  on 
les  cite  partout,  on  les  copie,  et  David  répète,  après  1789  ainsi 
qu'avant  1789,  que  les  modernes  doivent  se  modeler  sur  les 
anciens  et  que  la  France  ne  brillera  dans  les  arts  que  si  ses 
institutions  se  rapprochent  de  celles  d'Athènes  et  de  Rome. 

La  poésie  ne  change  et  ne  ]>rogresse  pas.  Que  de  rimeurs, 
disciples  de  Dorât  et  de  Delille,  font  de  petits  vers  mièvres, 
musqués,  galants  ou  de  longues  et  vagues  descriptions!  Castel 
publie  en  1797  un  poème  sur  les  Plantes  où  il  nomme  le 
fumier  «  ces  feux  que  la  paille  a  reçus  des  coursiers  ». 

A  la  vérité,  la  langue  s'accroît  à  la  fois  de  nouveaux  mots 
et  de  locutions  vicieuses  ou  barbares.  Mais  avant  1789  Beau- 


682  LA  LITTERATURE  SOUS  LA  REVOLUTION 

marchais,  Mercier  et  d'autres  avaient  donné  l'exemple  des  néo- 
logismes,  des  incorrections  et  des  expressions  bizarres  ou  vul- 
gaires. D'ailleurs  les  péroreurs  de  clubs  et  les  journalistes  de  la 
populace  se  servent  seuls  d'un  style  bas  et  débraillé.  Les 
écrivains  dignes  de  ce  nom  ont  une  langue  pure  et  décente.  Les 
grands  orateurs  des  assemblées  observent  les  règles  de  la  rhéto- 
rique classique;  ils  ont  le  goût  académique;  ils  usent  d'une  péri- 
phrase plutôt  que  d'un  terme  précis  mais  récent,  et  la  Législative 
accueille  par  des  rires  le  mot  encore  peu  connu  de  publiciste. 

Et  pourtant,  bien  qu'elle  n'ait  pas  répudié  l'héritage  de  l'an- 
cien régime,  la  littérature  de  la  Révolution  existe  et  a  sa  valeur 
propre,  son  originalité.  Deux  genres  nouveaux  se  sont  produits 
avec  éclat  :  l'éloquence  parlementaire  et  le  journalisme  politique. 
Les  poètes  n'ont  pas  manqué  :  Lebrun,  Joseph  Chénier,  Rouget 
de  Liste.  La  tragédie  grecque  et  romaine,  malgré  ses  faiblesses 
et  ses  langueurs,  a  parfois  l'accent  plus  ferme,  l'allure  plus 
libre  qu'avant  1789. 


/.    —  L'éloq 


uence. 


«  La  liberté  est  bonne  à  tout,  disait  Camille  Desmoulins 
en  1789,  et  notre  Plutarque  français,  le  dictionnaire  de  nos 
grands  orateurs  va  s'accroître  prodigieusement.  »  Le  pamphlé- 
taire ne  se  trompait  pas.  L'éloquence  politique  que  la  France 
ne  connaissait  pas  encore,  naît  sous  la  Révolution.  Une  foule 
de  noms  la  représentent.  Les  principaux,  les  seuls  qu'il  faut 
citer,  sont,  à  la  Constituante,  Mirabeau,  Barnave,  Maury  et 
Cazalès;  à  la  Législative  et  à  la  Convention,  les  Girondins, 
Danton,  Robespierre,  Saint-Just  et  Barère. 

Mirabeau  \  —  Mirabeau  était  né  orateur.  Dans  tous  ses 
écrits  il  semble  être  à  la  tribune.  Ses  lettres  même  aux  périodes 
arrondies  prennent  la  forme  de  plaidoyers,  et  il  paraissait,  dit 
un  journaliste  du  temps,  toujours  être  au  forum,  au  milieu 
d'une  multitude  orageuse  qu'il  voulait  séduire  et  entraîner. 

1.  La  vie  de  Mirabeau  est  assez  connue;  né  au  Bignon,  près  de  Nemours,  le 
9  mars  1749,  Gabriel-Honoré  de  RiqueUi,  comle  de  Mirabeau,  meurt  à  Paris  le 
2  avril  1791. 


L'ÉLOQUENCE  683 

A  ce  tour  oratoire  de  son  esprit  se  joignaient  le  coup  d'œil 
de  riionime  d'Etat,  une  profonde  expérience,  un  savoir  presque 
universel.  Grâce  à  d'immenses  lectures  et  à  une  merveilleuse 
intelligence  qui  s'assimilait  toutes  choses  sans  effort,  il  possé- 
dait les  connaissances  les  plus  variées. 

Mais  le  temps  lui  manquait.  Il  menait  do  front  les  plaisirs  et 
les  affaires;  il  entretenait  une  vaste  correspondance;  il  était  le 
conseiller  occulte  de  la  cour;  il  parlait  non  seulement  à  l'Assem- 
Idée,  mais  aux  Jacobins;  il  éparpillait,  gaspillait  ses  forces,  et 
il  avoue  qu'il  est  écrasé  de  travail,  ravi  sans  cesse  au  recueil- 
lement et  à  la  méditation. 

Il  eut  donc  des  collaborateurs.  C'était  sa  coutume,  et  son  père 
le  nommait  avec  assez  de  raison  un  pillard.  Il  prenait  de  toutes 
mains  et  en  taisant  ses  auteurs.  Dans  son  second  mémoire 
«•outre  le  marquis  de  Monnier  il  insère  une  tirade  d'Hamlel  et 
il  jette  dans  ses  Lettres  à  Sophie,  comme  s'ils  étaient  de  lui,  des 
passages  de  Rousseau,  de  Raynal,  de  Klopstock  et  des  pages 
entières  empruntées  à  des  romans,  à  des  brochures,  à  des 
articles  du  jour.  Yt' Histoire  secrète  de  la  cour  de  Berlin  oîi  il  tire 
l'horoscope  du  nouveau  règne  qui  ne  sera  que  «  faiblesse  et 
incohérence  »  et  où  il  fait  une  peinture  si  crue  et  si  vraie  des 
principaux  personnages  du  «  noble  tripot  »  est  peut-être  sa 
seule  œuvre  originale.  Dans  tous  ses  autres  ouvrages  il  eut  des 
coopérateurs,  gens  capables  et  instruits  qu'il  savait  exploiter. 
Eût-il  composé  l'écrit  swyV Ordre  de  Cincinnatus sans  Chamfort, 
les  Doutes  sur  la  liberté  de  l'Escaut  sans  Benjamin  Vaughan, 
VEssai  sur  la  monarchie  prussienne  sans  Mauvillon,  V Adresse 
aux  Bataves  sans  le  pasteur  Marron  et  Debourge,  et  ce  qu'il 
publia  sur  l'agiotage  et  les  finances  sans  l'aide  de  Clavière?  Son 
livre  De  la  caisse  d'escompte  appartient  à  plusieurs  :  un  chapitre 
a  été  rédigé  par  Dupont  de  Nemours,  deux  autres  par  Brissot, 
le  reste  par  Clavière,  et  lorsqu'on  accusa  Mirabeau  de  se  parer 
des  plumes  du  paon,  il  répondit  dans  la  préface  de  la  Banque 
de  Saint- Charles  qu'il  prétait  son  talent  à  ses  amis,  mais  ne 
prêtait  pas  son  nom,  et  celte  belle  phrase,  ainsi  que  toute  la 
préface,  était  de  Clavière! 

Ses  «  faiseurs  »  à  la  Constituante  furent  Clavière,  Dumont, 
Du  Roveray  et  surtout  Pellenc  et  Reybaz.  Personne  n'ignorait 


684  LA  LITTERATURE  SOUS  LA  RÉVOLUTION 

alors  qu'il  avait  ses  fournisseurs  oratoires  et  qu'au  milieu  de 
ses  secrétaires  il  était  comme  un  chef  environné  de  ses  ouvriers. 
Lui-^même  parle  de  cet  atelier  qu'il  avait  monté,  et  une  foule  de 
témoins  attestent  que  la  plupart  de  ses  harangues  sont  l'œuvre 
d'autrui.  Celui-ci  le  compare  à  un  tronc  où  de  nombreuses  per- 
sonnes déposent  leur  opinion.  Celui-là  déclare  qu'on  lui  glisse 
ses  discours  tout  faits  dans  la  poche  ou  bien  qu'il  touche  l'orgue 
pendant  que  Pellènc  ou  Reybaz  gouverne  le  soufflet.  Desmou- 
lins assure  que  «  ce  grand  luminaire  de  l'Assemblée  brille 
encore  plus  de  rayons  empruntés  qui  lui  viennent  hors  des 
murs  que  de  sa  propre  lumière  »  et  rappelle  à  son  propos  que 
les  acteurs  romains  se  mettaient  à  deux  pour  jouer  un  rôle, 
l'un  déclamant,  l'autre  faisant  les  gestes,  et,  ajoute  Camille, 
Mirabeau  ne  se  réserve  que  le  geste.  «  C'est  le  briquet,  disait 
Chamfort,  qu'il  faut  à  mon  fusil.  »  Il  arriva  même,  très  rare- 
ment sans  doute,  que  Mirabeau,  pressé  par  le  temps,  ne  con- 
naissait du  discours  de  son  faiseur  que  la  conclusion,  et  qu'il  en 
prenait  connaissance  à  la  tribune.  Le  30  octobre  1789,  il  ne 
pouvait  parer  une  réponse  imprévue  de  Maury  et  il  enfermait 
Pellenc  durant  toute  la  nuit  afin  d'avoir  une  réplique  pour  le 
lendemain. 

Mais  il  lisait  parfaitement.  L'acteur  Mole  disait  qu'il  avait 
manqué  sa  vocation  et  aurait  dû  monter  sur  les  planches.  Bar- 
nave  comparait  sa  diction  à  celle  de  M""  Sainval  l'aînée.  Tal- 
leyrand  parut  froid  et  languissant  lorsqu'il  lut  à  l'Assemblée  le 
discours  sur  les  successions  et  pourtant,  ce  même  discours,  lu 
par  Mirabeau  aux  Jacobins,  avait  produit  l'impression  la  plus 
profonde. 

Presque  aucun  des  objets  qu'il  traitait,  ne  lui  était  étranger. 
Par  de  feintes  objections,  par  des  flatteries,  par  des  promesses 
il  tirait  d'autrui  les  arguments  dont  il  avait  besoin.  Gi^attez-moi 
fours,  disait-il  à  ceux  qu'il  chargeait  d'interroger  adroitement 
Sieyès.  Lorsqu'il  voulait  s'éclairer  complètement  sur  une  ques- 
tion, il  invitait  à  dîner  les  hommes  compétents,  les  provoquait, 
les  poussait,  leur  faisait  exposer  leurs  idées,  les  approuvait  ou 
les  désapprouvait,  et  ses  secrétaires,  présents  à  la  scène,  allaient 
aussitôt  rédiger  ce  qu'ils  avaient  entendu. 

Il  revoyait  presque  toujours  les  discours  qu'il  lisait,  et  il  les 


L'ÉLOQUENCE  685 

vivifiait  par  des  retouches,  introduisant  ^  et  là  un  mot,  une 
comparaison  ou  un  développement,  refondant  des  morceaux- 
entiers,  remaniant  l'ensemble,  colorant  l'esquisse,  comme  il  dit, 
ou,  selon  l'expression  de  ses  admirateurs,  ajoutant  aux  raison- 
nements d'un  autre  ses  propres  tours  et  ses  saillies,  répandant 
la  chaleur  et  le  mouvement  dans  le  discours,  y  mettant  le  trait. 

A  la  tribune,  il  ne  s'attachait  pas  strictement  au  texte  qu'il 
avait  sous  les  yeux  :  il  y  insérait  des  phrases  sug-gérées  par  un 
incident,  par  un  propos  qu'il  recueillait  en  passant,  par  un  billet 
qu'il  recevait  à  l'instant  même.  Souvent  un  ami  lui  donnait  des 
notes  écrites  au  crayon;  il  les  parcourait  du  rejrard,  sans  cesser 
de  parler,  et  les  enchâssait  dans  sa  harang^ue  le  plus  naturelle- 
ment du  monde,  semblable,  disait-on,  au  charlatan  qui  déchire 
un  papier  en  vingt  morceaux  et  après  l'avoir  avalé,  le  tire  de  sa 
bouche  tout  entier.  «  Je  vois  d'ici,  s'écriait-il  une  fois,  la  fenêtre 
d'oii  Charles  IX  donna  le  signal  de  la  Saint-Barthélémy  »  ;  il 
venait  de  lire  cette  phrase  dans  un  manuscrit  que  Volney  tenait 
à  la  main.  Au  milieu  d'un  discours  prononcé  aux  Jacobins  sur 
la  traite  des  noirs  et  préparé  par  plusieurs  faiseurs,  il  impro- 
visait cette  belle  image  :  «  Suivons  sur  l'Atlantique  ce  vaisseau 
chargé  de  captifs  ou  plutôt  cette  longue  bière  ».  Il  augmentait 
de  quelques  pages  le  travail  de  Reybaz  sur  les  assignats  et  y 
modifiait  deux  ou  trois  passages  où  la  Constituante  était  cava- 
lièrement traitée. 

En  certaines  circonstances,  il  a,  de  son  aveu,  autant  parlé 
que  lu.  En  d'autres,  il  renonce  à  lire.  Sitôt  qu'il  voyait  le  peu 
d'effet  que  produisait  un  discours  fait  d'avance,  il  rejetait  ses 
notes  et  se  livrait  à  la  vivacité  de  sa  parole.  Le  15  juin  1789, 
lorsque  l'Assemblée  discutait  le  nom  qu'elle  devait  prendre,  il 
parla  d'abondance,  durant  une  heure,  sans  recourir  au  manuscrit 
de  Dumont.  Le  29  novembre  1790,  à  propos  du  serment  ecclé- 
siastique, il  négligea  le  mémoire  de  l'abbé  Lamourette  et  fit  à 
la  tribune  même  une  partie  de  ce  discours  que  ses  contempo- 
rains qualifièrent  de  sermon  et  qui  tira  des  larmes  à  plusieurs 
curés.  Aussi  Mirabeau  est-il  éloquent  dans  ce  qu'on  nommait 
alors  la  «  riposte  improviste  »  et  dans  les  harangues  qui  sont 
vraiment  siennes,  dans  les  plus  courtes,  car,  a  dit  justement  un 
gazetier  de  l'époque,  «  au  delà  de  quelques  minutes,  c'était  un 


686  LA   LITTERATURE  SOUS  LA  REVOLUTION 

volcan  qui,  au  lieu  de  lave  enflammée,  ne  vomissait  que  des 
cendres  ». 

Quelle  qu'ait  été  la  part  de  ses  coopérateurs  dans  son  œuvre 
oratoire,  il  faut  donc  répéter  avec  Goethe  que  Mirabeau,  comme 
Hercule,  ne  perd  rien  de  sa  grandeur  s'il  a  eu,  de  même  que  le 
héros  antique,  des  compagnons  qui  l'aidaient.  C'est  le  sculpteur, 
disait  La  Marck,  qui  se  sert  des  praticiens  ou  le  peintre  qui 
emploie  ses  élèves.  C'est  l'architecte,  lit-on  dans  la  Galerie  des 
Etats  Généraux,  qui  fait  un  palais;  il  n'a  pas  sculpté  les  colonnes 
ni  peint  les  plafonds  ni  exécuté  les  ornements;  mais  il  a  dessiné 
le  plan,  distribué  les  appartements,  choisi  le  genre  de  décora- 
tion, et  c'est  lui  qui  reçoit  l'éloge  ou  mérite  la  critique. 

Et  c'est  ainsi  que  dans  tous  les  ouvrages  qu'il  fit  avant  la 
Révolution,  Mirabeau  a  dégrossi  les  matériaux  et,  selon  lé  mot 
de  Brissot,  poli  les  diamants  bruts  que  d'autres  lui  livraient.  Si 
considérable  que  soit  la  part  de  Mauvillon  dans  la  Monarchie 
'prussienne,  Mirabeau  a  étudié  de  près  cette  «  belle  machine  à 
laquelle  des  artistes  supérieurs  ont  travaillé  pendant  des  siècles  », 
et  bien  des  réflexions  et  considérations  —  dont  plusieurs  sont 
vraiment  géniales  —  lui  appartiennent  sans  conteste.  C'est  lui 
qui  dit  que  Frédéric,  en  ne  faisant  rien  pour  les  lettres  alle- 
mandes, a  tout  fait  pour  elles.  C'est  lui  qui  discerne  ce  qu'il  y  a 
de  durable  et  d'éphémère  dans  l'œuvre  du  grand  roi.  C'est  lui 
qui  prévoit  que  la  monarchie  prussienne  peut  s'écrouler  soudain 
à  cause  du  mauvais  système  d'économie  politique  et  de  la  mau- 
vaise cojnposition  de  l'armée.  C'est  lui  qui  pronostique  une 
«  crise  »  où  la  Prusse  vaincra  l'Autriche  dans  des  batailles  déci- 
sives qui  termineront  la  guerre.  C'est  lui  qui  prophétise  que 
l'Allemagne,  réunie  sous  un  même  sceptre,  l'emportera  sur  la 
France  parce  que  notre  nation  est  moins  militaire  que  la  nation 
allemande,  «  moins  susceptible  de  calme,  de  soumission,  d'ordre, 
de  discipline  ». 

Ses  discours  offrent  sans  doute  en  certains  endroits  les  mêmes 
défauts  que  ses  écrits.  Rivarol  compare  ses  ouvrages  à  des  brû- 
lots qui  se  consument  au  milieu  de  la  flotte  qu'ils  incendient,  et 
assure  qu'ils  ne  doivent  leur  succès  qu'à  l'à-propos  du  sujet  : 
«  son  style  était  mort  ou  corrompu,  mais  son  sujet  était  plein  de 
vie,  et  voilà  ce  qui  l'a  soutenu  ».  Il  tombe  quelquefois  dans  l'ara- 


L'ÉLOQUENCE  687 

phase  et  le  jargon'.  Par  instants  il  est  diffus,  filandreux;  son 
cxorde  se  traîne  en  phrases  lourdes,  et  on  lui  reprochait  d'avoir, 
au  commencement  de  ses  discours,  un  peu  do  prétention  et 
d'apprêt.  Il  hésitait  d'abord,  cherchait  ses  expressions,  pesait 
ses  termes;  il  semblait  embarrassé;  avant  de  s'animer  et  de 
s'étendre,  il  lui  fallait,  pour  ainsi  dire,  se  dépêtrer;  il  ne  s'élevait 
qu'en  jetant  du  lest. 

Mais  dès  qu'il  est  en  train  et  que,  suivant  le  mot  de  Dumont, 
fonctionnent  les  soufflets  de  la  forge,  il  atteint  la  perfection  ora- 
toire. Sa  phrase,  tantôt  courte,  nerveuse,  composée  d'excla- 
mations ou  d'interrogations  rapides  et  pressantes,  a  l'élan  de  la 
passion  ;  tantôt  longue  et  ample,  se  développe  avec  une  noble 
aisance  et  un  rythme  parfait.  Rien  de  guindé,  de  tourmenté; 
rien  qui  marque  l'effort;  tout  paraît  naturel,  facile,  et,  d'un 
bout  à  l'autre  de  l'improvisation,  circule  un  grand  souffle. 

Il  a  la  force  et  la  véhémence.  Mercier,  proposant  un  de  ses 
néologismes,  dit  qu'impétuoser  un  discours  était  le  talent  de 
Mirabeau,  et  ses  amis  assurent  qu'il  lançait  la  foudre  et  les 
éclairs,  qu'il  avait,  comme  l'orateur  que  décrit  Cicéron,  cette  sorte 
(le  chaleur  divine  qui  élève  l'àme  des  auditeurs,  qu'il  excellait 
surtout  dans  les  morceaux  d'indignation  et  que  l'orgueil,  la 
colère  lui  inspiraient  des  mouvements  admirables. 

Son  apostrophe  à  Dreux-Brézé  est  restée  célèbre.  Mais  quelle 
flamme  dans  les  paroles  qu'il  fait  porter  au  roi  le  15  juillet  1789 
par  la  députation  de  l'Assemblée  :  «  Dites-lui  que  les  hordes 
étrangères,  etc.  »  ! 

Quelle  vigueur  dans  la  péroraison  du  discours  du  26  septembre 
lorsqu'il  montre  le  «  gouffre  effroyable  »  où  l'on  voudrait  pré- 
cipiter deux  mille  notables  et  lorsqu'il  engage  ses  collègues,  ses 
amis,  à  voler  le  subside  extraordinaire,  sans  aucun  délai,  parce 
que  la  banqueroute,  la  hideuse  banqueroute  est  là  qui  menace 
de  les  consumer!  L'effet  de  cette  harangue  fut  prodigieux.  Les 
contemporains  rapportent  que  Mirabeau  s'était  surpassé  lui- 
même,  qu'il  fallait  entendre  le  monstre,  qu'il  parlait  avec  cet 
enthousiasme  qui  maîtrise  les  jugements  et  les  volontés.  Sur  les 
bancs  s'était  fait  un  silence  de  terreur  et  de  mort.  Les  députés 

1.  Bouillons  du  patriulisme;  fermentation  contentieuse;  hideuses  contentions; 
vaines  irascibilités;  impraticabilité;  anarchiser,  etc. 


688  LA   LITTERATURE  SOUS  LA  RÉVOLUTION 

se  voyaient  entraînés  dans  la  ruine  universelle,  se  croyaient 
poussés  vers  l'abîme  que  l'orateur  ouvrait  devant  leurs  yeux. 

Six  mois  plus  tard,  les  aristocrates  prétendent  que  l'Assemblée 
a  terminé  sa  tâche  et  Maury  demande  depuis  quand  elle  est  une 
convention  nationale.  Depuis  quand?  dit  Mirabeau  :  —  «  depuis 
le  jour  011  trouvant  l'entrée  de  leur  salle  environnée  de  soldats, 
les  députés  du  peuple  allèrent  se  réunir  dans  le  premier  endroit  oii 
ils  purent  se  rassembler,  pour  jurer  de  plutôt  périr  que  de  trahir 
et  d'abandonner  les  droits  de  la  nation  ».  Et  il  ajoute  que  les 
pouvoirs  de  l'Assemblée  ont  été  légitimés  par  ses  travaux  et 
sanctifiés  par  l'adhésion  de  la  France  ;  il  cite  le  mot  de  cet 
ancien  qui  avait  néglig-é  les  formes  légales,  mais  qui  jurait 
d'avoir  sauvé  la  patrie  :  «  Messieurs,  je  jure  que  vous  avez 
sauvé  la  France  !»  et  l'Assemblée  décide  de  ne  se  séparer 
qu'après  avoir  accompli  son  œuvre. 

Le  22  mai  1790,  il  répond  à  Barnave  dans  la  discussion  sur  le 
droit  de  paix  et  de  guerre.  Quoi  de  plus  imposant  que  l'exorde 
011  il  se  met  en  scène  et,  après  un  retour  sur  l'instabilité  de  la 
faveur  des  hommes  et  le  peu  de  distance  entre  le  Capitole  et  la 
roche  Tarpéienne,  rappelle  sa  lutte  contre  le  despotisme,  oppose 
son  passé  de  combat  et  de  résistance  à  la  carrière  des  Lameth 
qui  «  suçaient  le  lait  des  cours!  »  Quoi  de  plus  net,  de  plus 
rapide,  déplus  pressant  que  la  suite  du  discours  où  il  s'attache 
à  réfuter  les  arguments  de  Barnave  l'un  après  l'autre!  Et  de 
quel  ton  victorieux  il  s'écrie  à  plusieurs  reprises  :  «  Où  est  le 
piège?  » 

Faut-il  citer  aussi  le  discours  du  2  octobre  1790  dans  lequel 
il  déchire  en  lambeaux  la  procédure  du  Chàtelet  et  d'accusé 
devient  accusateur?  «  Il  a  déployé,  disait  un  journaliste,  toutes 
les  forces  qu'on  attendait  de  cet  athlète  vigoureux.  » 

Faut-il  citer  le  discours  du  21  octobre  1790  où  il  foudroie,  selon 
sa  propre  expression,  ces  messieurs  du  rétrograde  en  répliquant 
aux  partisans  du  pavillon  blanc  que  le  drapeau  tricolore  est  le 
signe  de  ralliement  de  tous  les  enfants  de  la  liberté  et  de  tous 
les  défenseurs  de  la  constitution  et  que  ces  couleurs  nationales 
vogueront  sur  les  mers  pour  obtenir  le  respect  du  monde? 
Camille  Desmoulins  fut  transporté  :  «  On  a  nommé  son  frère 
Mirabeau  Tonneau;  lui,  c'est  Mirabeau  Tonnerre  ». 


k<i' 


HIST.    DE   LA    LANGUE   &    DE   LA    LITT.    FR. 


T.   VI,    CH.    XIII 


H.  G   MIRABEAU 


Armand  Colin  &  C»,  Rdiieur»,  Pans 


PORTRAIT  DE  MIRABEAU 

GRAVÉ    PAR    G.    FIESINGER,    D'APRÈS    J.    GUÉRIN 
Bibl.   Nat.,    Cabinet    des    Kstanipes,    N    2 


L'KLOOUENCE  68* 

Faut-il  citer  le  discours  du  28  février  4791  où  il  combat  la  loi 
contre  l'émigration?  Par  trois  fois,  il  prit  la  parole  pour  démon- 
trer que  la  loi  était  barbare,  impraticable,  et  il  jura  de  ne  lui 
obéir  en  aucun  cas,  déclara  qu'il  refusait  de  se  déshonorer, 
qu'il  ambitionnait  une  popularité  qui  fût,  non  un  faible  roseau, 
mais  le  chêne  aux  racines  enfoncées  dans  la  terre.  «  Comme  il 
fut  grand  ce  jour-là,  dit  Suard,  comme  toutes  ses  répliques 
furent  vives  et  brillantes,  de  quel  ton  supérieur  il  imposa  silence 
aux  trente  voix  !  » 

Le  même  soir,  il  se  rendait  aux  Jacobins.  Du  Port  l'accusa 
de  trahison.  Mirabeau  se  défendit  avec  embarras  et  lorsqu'il 
descendit  de  la  tribune,  il  ne  fut  pas  applaudi.  Alexandre  Lameth 
l'attaqua  de  nouveau  et  avec  une  telle  énergie  que  Mirabeau 
suait  à  grosses  gouttes.  Mais  il  se  leva  lorsque  Lameth  eut  ter- 
miné sa  philippique,  il  se  maîtrisa  et,  sans  parler  de  lui-même, 
exposa  ses  vues  politiques.  «  Il  n'eut  jamais,  dit  Oelsner,  un 
moment  plus  puissant  dans  l'Assemblée  nationale  ;  il  employa 
toutes  les  ressources  de  son  génie;  il  empoigna  Lameth  et  ses 
compagnons  d'une  main  de  fer  et  de  feu,  leur  arracha  leur 
fausse  armure,  leur  fit  d'inguérissables  blessures;  sa  colère 
bouillonnait  et  rejaillissait  sur  tous  ceux  qui  s'étaient  déchaînés 
contre  lui,  et  devant  sa  hardiesse,  sa  sublime  allure,  l'auditoire 
restait  étonné,  pétrifié.  »  Desmoulins  et  Gorani  sont  d'accord 
avec  Oelsner  :  Gorani  déclare  que  la  belle  défense  de  Mirabeau 
convertit  tous  les  cris  d'indignation  en  cris  d'aihniration  ;  Des- 
moulins reconnaît  que  Mirabeau  eut  un  art  infini,  qu'il  saisit 
adroitement  le  côté  faible  de  Lameth,  qu'il  loua  très  habilement 
les  jacobins,  qu'H  enleva  les  applaudissements. 

Mirabeau  joignait  à  sa  vigueur  une  verve  railleuse  et  une 
amère  ironie  qui  rappellent  l'esprit  mordant,  sarcastique  de  sa 
famille.  Si  l'on  parle  le  18  mai  1789  d'une  conciliation  avec  les 
membres  de  la  noblesse  qui  se  disent  légalement  constitués  : 
«  N'est-ce  pas,  s'écrie  Mirabeau,  ajouter  la  dérision  au  despo- 
tisme? Laissez-les  faire;  ils  vont  nous  donner  une  constitution, 
régler  l'Etat,  arranger  les  finances,  et  l'on  vous  apportera  solen- 
nellement l'extrait  de  leurs  registres  pour  servir  désormais  de 
code  national,  p 

Lorsque  l'Assemblée   interdit  le   ministère    aux   députés,   il 


Histoire  de  la  langue.  VI.  4i 


L 


690  LA  LITTERATURE  SOUS  LA  REVOLUTION 

objecte  que  deux  d'entre  eux  sont  évidemment  visés,  lui-même 
et  l'auteur  de  la  motion  qui  sans  doute  est  modeste  et  veut  se 
soustraire  à  quelque  grande  marque  de  confiance  en  demandant 
une  exclusion  générale. 

On  l'accusait  d'avoir  parcouru  au  5  octobre  les  rangs  du  régi- 
ment de  Flandre  le  sabre  à  la  main;  d'autres  nommaient  toute- 
fois le  comte  de  Gamache.  «  On  m'accuse,  répond-il,  d'un  grand 
ridicule.  Quelle  caricature  qu'un  député  en  habit  noir,  en  cha- 
peau rond,  en  cravate  et  en  manteau,  se  promenant  à  cinq  heures 
du  soir,  un  sabre  nu  à  la  main,  dans  un  régiment!  Néanmoins 
on  peut  être  ridicule  sans  cesser  d'être  innocent.  Porter  un 
sabre  à  la  main  ne  serait  ni  un  crime  de  lèse-majesté  ni  un 
crime  de  lèse-nation.  L'accusation  n'a  rien  de  vraiment  fâcheux 
que  pour  M.  Gamache  qui  se  trouve  légalement  et  véhémente- 
ment soupçonné  d'être  fort  laid,  puisqu'il  me  ressemble.  » 

Dans  la  discussion  sur  le  droit  de  paix  et  de  guerre  il  se 
moque  spirituellement  de  Barnave.  Son  jeune  rival  avait  dit 
que  les  gouvernements  font  la  guerre  pour  sauver  leur  responsa- 
bilité et  que  Périclès  entreprit  la  guerre  du  Péloponèse  parce 
qu'il  ne  pouvait  rendre  de  comptes.  Mirabeau  réplique  que  Bar- 
nave a  le  talent  d'un  parleur  et  non  les  connaissances  d'un 
homme  d'Etat;  que  le  roi,  lié  par  la  constitution,  ne  peut 
rompre  la  paix  arbitrairement;  que  Périclès  n'a  été  ni  un  roi  ni 
un  ministre  despotique,  mais  un  homme  qui  savait  flatter  les 
passions  populaires,  se  faire  applaudir,  comme  Barnave  et  ses 
amis,  au  sortir  de  la  tribune,  et  qui  entraîna  à  la  guerre  du 
Péloponèse...  qui?  l'assemblée  nationale  d'Athènes. 

Enfin  Mirabeau  avait  là-propos,  la  vivacité,  le  mot  qui 
frappe  l'esprit  et  fait  image.  Il  repousse  une  motion  parce  qu'elle 
«  donne  aux  communes  l'attitude  de  la  clientèle  suppliante  »  et 
que  les  Communes  ne  sont  pas  un  «  bureau  de  subdélégués  ». 
Il  résume  ainsi  la  conduite  du  tiers  en  face  de  la  noblesse  et  du 
clergé  :  «  Envoyez  au  clergé,  et  n'envoyez  point  à  la  noblesse, 
caria  noblesse  ordonne  et  le  clergé  négocie  ».  Il  réfute  d'une 
phrase  ceux  qui  pensent  qu'opiner  par  ordre,  c'est  causer  une 
scission  :  «  Cela  revient  à  dire  :  séparons-nous,  de  peur  de  nous 
séparer  ».  Il  prie  l'Assemblée  d'inspirer  à  ses  adversaires  «  la 
terreur  du  respect  ».  Il  dit  que  «  ce  n'est  pjis  l'indignation,  mais 


L'ELOOLENCE  601 

la  réflexion  qui  doit  faire  les  lois  »,  que  le  signal  de  la  résis- 
tance juste  et  nationale  ne  peut  être  donné  que  par  «  le  tocsin  de 
la  nécessité  ».  En  proposant  à  ses  collègues  de  porter  le  deuil  de 
Franklin,  il  paraphrase  adroitement  le  vers  de  Turgot  :  «  L'an- 
tiquité eût  élevé  des  autels  au  vaste  et  puissant  génie  qui,  au 
profit  des  mortels,  embrassant  «lans  sa  pensée  le  ciel  et  la  terre, 
sut  dompter  la  foudre  et  les  tyrans  ».  Lorsqu'il  est  au  fauteuil 
et  qu'il  agite  constamment  sa  sonnette  au  cours  d'un  débat  : 
«  Vous  m'avez,  s'écrie  Mirabeau,  nommé  votre  président  et  non 
votre  sonneur  banal  ».  Regnaud  et  Charles  Lameth  se  disputent 
la  tribune  :  «  A  qui  avez-vous  donné  la  parole?  —  J'ai  donné  la 
parole  au  silence  »,  réplique  Mirabeau.  Si  Chasset,  rapporteur 
d'un  comité,  revendique  le  droit  de  rouvrir  une  discussion  close  : 
«  Service  pour  service,  lui  répond  Mirabeau,  vous  avez  voulu 
m'apprendre  mon  métier,  je  vais  vous  apprendre  le  vôtre  »,  et 
il  le  force  à  s'asseoir.  Dans  une  séance  du  soir,  Babey  ne  cesse 
d'interrompre  Maury  :  «  Au  nom  de  l'Assemblée,  lui  dit  Mira- 
beau, je  vous  ordonne  de  vous  taire,  on  doit  être  aussi  sage  le 
soir  que  le  matin.  »  Despatys  de  Courteille  raconte  sottement  et 
en  style  équivoque  au  milieu  de  grands  éclats  de  rire  qu'il  a  fait 
fermer  des  couvents  de  religieuses  et  que  les  dames  ont  tantôt 
refusé  l'entrée  de  leur  chœur,  tantôt  accepté  ses  propositions 
avec  complaisance  :  «  La  gaieté  française,  remarque  Mirabeau, 
est  extrêmement   aimable,    pourvu  qu'elle  ne  dure  pas  trop 
longtemps  »,  et  il  ajoute  qu'il  serait  fâché  de  mettre  aux  voix 
la  proposition  de  ne  plus  rire.  Régnier  veut  répondre  à  des 
calomnies;  Mirabeau  l'arrête  :   «  Ne  nous  ôtez  pas  le  plaisir 
d'avoir  rendu  justice  à  votre  droiture  sans  vous  avoir  entendu  », 
et  le  lendemain,  lorsqu'on  distribue  un  libelle  contre  Régnier  : 
«c  Vous  devez  regarder   comme  au-dessous  de  vous,   comme 
impossible  d'atteindre  à  votre  hauteur,  ces  restes  des  cris  expi- 
rants d'une  faction  dont  on  connaît  l'impuissance.  » 

Le  prestige  de  l'éloquence  de  Mirabeau  était  rehaussé  par  une 
tête  impérieuse  de  tribun,  par  la  superbe  sérénité  de  l'attitude,  par 
la  noblesse  du  débit,  par  «  la  séduction  de  la  déclamation  ».  Toute 
sa  personne  imposait.  Il  avait  une  chevelure  énorme,  immense, 
qu'il  arrangeait  avec  art  comme  pour  rendre  sa  grosse  tête  plus 
volumineuse  :  «  Quand  je  secoue  ma  hure,  di.sait-il,  il  n'est  per- 


692  LA  LITTÉRATURE  SOUS  LA  RÉVOLUTION 

sonne  qui  ose  m'interrompre  »,  et  Ton  répétait  que  sa  force, 
comme  celle  de  Samson,  dépendait  de  cette  abondante  crinière.  Il 
avait  le  front  vaste,  les  tempes  évasées,  les  yeux  étincelants,  les 
traits  viii^oureusement  marqués,  la  figure  ravagée  par  la  petite 
vérole,   une  laijleur  grandiose,  vraiment  belle,  dont  lui-même 
affirmait  la  puissance.  Il  avait  les  membres  musclés,  les  épaules 
larges  et  qu'il  équarrissait  encore,    la  robuste  apparence  d'un 
athlète.  A  la  tribune,  il  relevait  la  tête  avec  orgueil  et  la  portait 
en  arrière,  défiant  ses  adversaires  du  regard,  fixant  les  Lameth 
avec  fierté,  toisant  d'Eprémesnil  avec  mépris.  Mais  son  corps 
était  immobile,  et  Chateaubriand,  le  voyant  impassible  dans  le 
désordre   effroyable   d'une   séance,   le  comparait  au  chaos  de 
Milton.    Au    milieu    des   murmures,   des   interruptions    et  des 
outrages,  Mirabeau  restait  imperturbable,  toujours   maître  de 
lui.  Même  lorsque  l'orage  grondait  dans  son  cœur,  ij  demeurait 
tranquille  et  ne  parlait  jamais  avec  rapidité  :  il  méprisait  la 
volubilité  française  et  se  moquait  des  grands  gestes,  des  impé- 
tueux transports  et  de  la  fausse  ardeur  qu'il  nommait  une  tem- 
pête d'opéra.  Ni  précipitation,  ni  brusquerie.  Il  appuyait  sur  les 
mots.  Aussi  lui  reprochait-on  de  garder  d'un  bout  à  l'autre  de 
ses  harangues  la  gravité  d'un  sénateur.  Mais  la  lenteur  de  sa 
parole  et  le  sérieux   de  ses  manières  ne  refroidissaient  pas,  ne 
glaçaient  pas  son  discours,  et  ses  contemporains  s'accordent  à 
dire  que  sa  chaleur,  bien  que  concentrée,  était  pourtant  visible, 
presque  palpable,  et  que  son  air  de  calme  et  de  dignité  semblait 
être  le  témoignage  d'une  bonne  conscience.  Sa  voix  d'ailleurs 
n'avait  rien  de  terrible   :  elle   était  argentine  lorsqu'elle    pro- 
nonça la  rude  apostrophe  à  Dreux-Brézé,  et  mielleuse  lorsque 
dans    son  rapport  sur  la  ville  de  Marseille,  il   répondit  aux 
injures  de  la  droite  qii'il  attendait  patiemment  la  fin  de  ces  amé- 
nités. Pleine,  sonore,  toujours  soutenue,  elle  flattait  l'oreille  et 
qu'il  vînt  à  l'élever  ou  à  l'abaisser,  elle  était  tellement  flexible 
et  apte  à  tous  les  tons  que  l'auditoire  entendait  très  distinctement 
les  finales  et  les  bouts  de  phrase. 
Barnave  \  —  Barnave  fit  à  ses  débuts  une  impression  pro- 

\.  Barnave  (Anioine-Pierre-Joseph-Marie),  né  le  22  octobre  1761  à  Grenoble, 
avocat  an  harrean  de  sa  ville  natale,  élw  (lé|)nlé  du  Tiers-État  du  Dau|)liiné  aux 
États  frént^ranx.  mort  sur  l'échafaud  le  29  novenil)re  17'.t3. 


L'ÉLOOUENCE  693 

fonde.  On  vit  avec  surprise  <|u'il  parlait  sans  notes,  et  que, 
malf^ré  ses  vjngt-huit  ans,  il  parlait  à  merveille,  méthodique- 
mont,  solidement.  On  l'accueillit  avec  faveur  :  il  ne  portait 
ombra;;».'  à  personne;  il  était  trop  jeune  encore  pour  diriger 
l'Assemblée,  et  nul  ne  craignait  sa  rivalité.  Après  l'assassinat  de 
Foulon  et  de  Berthier,  il  lui  échappa  de  s'écrier  :  le  sang  qui 
coule  était-il  donc  d  pur"^  Et  ses  adversaires  rappel»''rent  aussitôt 
Barnave-Néronet,  hyène  du  Dauphiné,  boucher,  bourreau. 
Pourtant  Barnave  n'avait  pas  fait  l'apologie  du  meurtre  :  il 
avait  dit  que  toute  révolution  entraînait  des  malheurs,  mais 
qu'on  ne  devait  pas  renoncer  à  la  Révolution,  qu'il  fallait  au  lieu 
de  gémir  ou  de  lancer  une  proclamation,  prendre  de  vigoureuses 
mesures,  armer  les  propriétaires  contre  les  brigands,  étendre  les 
pouvoirs  des  municipalités.  Pareillement  on  lui  reprocha  d'avoir 
dit  que  les  monarchies  distribuent  au  peuple  un  pain  empoi- 
sonné \  ce  mot  n'était  dans  sa  bouche  qu'une  métaphore. 

11  sut  le  24  juin  i"89  rendre  l'indignation  de  ses  collègues 
qui  voyaient  la  salle  de  leurs  séances  environnée  de  gardes  : 
n'était-ce  pas  manquer  à  la  nation,  l'insulter  dans  ses  représen- 
tants, et  pouvait-on  délibérer  au  milieu  des  armes? 

A  diverses  reprises  il  osa  lutter  contre  Mirabeau,  affronter 
ses  «  prestiges  »,  ses  «  traits  élégants  »,  et  dans  la  discussion 
sur  le  droit  de  paix  et  de  guerre,  il  le  combattit  vigoureusement. 

Barnave  fut  bientôt  impopulaire.  Il  s'opposait  à  l'affranchis- 
sement des  nègres,  non  parce  que  les  Lameth,  ses  intimes  amis, 
avaient  de  gran<les  propriétés  à  Saint-Domingue,  mais  parce 
qu'il  croyait  que  la  liberté  des  noirs  causerait  la  perte  des  colo- 
nies. Nommé  commissaire,  avec  Petion  et  La  Tour-Maubourg, 
pour  ramener  à  Paris  les  fugitifs  de  Varennes,  il  eut  pitié  de  la 
reine  et  se  fit  son  conseiller.  Aussi  défendait-il  le  15  juillet  1791 
l'inviolabilité  royale.  Ce  discours  est  son  chef-d'œuvre.  Avec 
une  rare  fermeté  d'accent  Barnave  déclare  qu'il  est  temps  de 
terminer  la  Révolution  ;  il  prophétise  le  destin  de  la  future  répu- 
blique; il  prêche  la  modération  et  la  sagesse. 

C'est,  disait  Mirabeau,  «  un  jeune  arbre  qui  croît  pour  devenir 
màt  de  vaisseau,  et  l'on  n'a  jamais  parlé  si  bien  et  si  longtemps». 
Toutefois,  ajoutait  Mirabeau,  il  n'y  a  pas  de  divinité  en  lui. 
Barnave  avait  en  effet  un  talent  précoce,  heureux,  facile.  Mais 


694  LA  LITTERATURE  SOUS  LA  REVOLUTION 

la  précision  et  l'énergie  lui  faisaient  défaut.  Il  est  verbeux,  et 
vainement  il  s'exhortait  à  la  netteté,  à  la  brièveté.  Il  resta  pro- 
lixe, et  Maury  l'appelait  un  robinet  d'eau  tiède.  Il  n'a  pas  le 
nerf  oratoire  ;  il  n'a  pas  de  mots  hardis  et  d'expressions  saisis- 
santes, d'illuminations  soudaines  et  de  grands  mouvements. 
Elevé  dans  la  religion  protestante,  prenant  dès  l'enfance  un  ton 
sérieux  et  grave,  visant,  dit-il,  à  l'utilité  positive  du  pays,  rail- 
lant les  gens  de  cabinet  qui  ne  s'entendent  pas  aux  affaires, 
répétant  qu'on  n'entraîne  la  multitude  que  par  des  réalités  et 
qu'on  ne  la  touche  que  par  des  avantages  palpables,  Barnave 
rejette  les  ornements  de  l'imagination  et  ne  donne  pas  dans  le 
sentiment,  ne  désire  exprimer  que  le  bon  sens.  Il  est  donc  froid 
et  il  nous  laisse  froids.  Sa  langue,  un  peu  terne,  parfois  obscure, 
toujours  diffuse,  manque  de  relief  et  d'éclat.  Ses  contemporains 
crurent  qu'il  était  l'Eschine  de  Démosthène-Mirabeau,  mais  ils 
reconnaissaient  qu'il  n'était  pas  le  premier  orateur  de  l'Assem- 
blée. Néanmoins  par  le  genre  de  son  éloquence  comme  par  ses 
idées  libérales,  par  ses  défauts  comme  par  ses  qualités,  c'est 
peut-être  Barnave  qui  représente  le  mieux  et  le  plus  fidèlement 
la  Constituante. 

Sieyès  '.  —  Sieyès  a  peu  parlé  dans  les  Assemblées,  bien  que 
Mirabeau  l'eût  appelé  son  maître  et  son  guide,  et  déclaré  que 
son  silence  était  une  calamité  publique.  Mais  ses  deux  bro- 
chures, Y  Essai  sur  les  privilèges  et  surtout  Qu'est-ce  que  le  tiers 
étal?  ont  annoncé,  préparé  la  Révolution.  Il  montre  dans  la  pre- 
mière que  les  privilégiés  se  regardent  comme  une  autre  espèce 
d'hommes  et  comme  un  besoin  des  peuples,  qu'ils  excellent 
dans  le  double  talent  de  l'intrigue  et  de  la  mendicité,  que  pour 
eux  la  malheureuse  France  travaille  et  s'appauvrit  sans  cesse. 

1.  Sieyès  (Einiiianviel-Joseph^  né  le  3  mai  1748  à  Fréjiis,  élève  des  jésuites  de 
sa  ville  natale,  des  doctrinaires  de  Draguignan  et  du  séminaire  de  Saint-Su Ipice, 
reçoit  la  ])rêtrise,  s'attache  comme  chanoine  à  la  personne  de  M.  de  Subersac, 
évéque  de  Tréguier  (nio),  qu'il  suit  en  1780  dans  le  diocèse  de  Chartres  comme 
vicaire  général  et  chancelier  du  chapitre  de  la  cathédrale,  entre  aux  Etats  géné- 
raux, comme  (léi)uté  du  Clergé  de  la  généralité  de  Paris,  et  à  la  Convention 
comme  député  de  la  Sarthe  (après  avoir  été  élu  également  par  l'Orne  et  la 
Gironde),  remet  à  la  Convention  ses  lettres  de  prêtrise  (10  novembre  1793)  en 
déclarant  (|u'il  ne  reconnaît  d'autre  religion  (pie  celle  de  l'humanité  et  de  la 
jiatrie,  devient  membre  du  Comité  de  Salut  public  et  du  Conseil  des  Cinq-Cents, 
ministre  i»lénipotentiaire  à  Rcrlin.  membre  du  Directoire,  et,  après  avoir  con- 
tribué au  18  brumaire,  i)résidcnt  du  Sénat  et  comte  de  l'Empire.  Proscrit  comme 
régicide  par  la  Restauration,  il  vit  à  Bruxelles,  regagne  la  France  en  1830  ef 
meurt  à  Paris  le  20  juin  1830. 


L'ÉLOQUENCE  695 

Dans  la  seconde  —  que  l'Académie  française,  disait  un  journa- 
liste, aurait  dû  couronner  en  1189  comme  l'ouvrage  le  plus 
utile  —  il  développe  les  trois  questions  qu'il  pose  au  début  : 
qu'est-co  que  le  tiers  état?  Tout;  qu'a-t-il  été  jusqu'à  présent: 
Rien;  que  demande-t-il?  A  devenir  quelque  chose,  et  ces  trois 
questions,  il  les  développe  clairement,  fortement,  d'une  façon 
un  peu  sèche,  et  raide,  fière  toutefois  et  provocante,  sur  ce  ton 
affirmatif  et  avec  cet  air  de  dogmatisme  qui  réussissent  toujours 
en  notre  pays.  Il  dira,  par  exemple,  que  le  clergé  est,  non  un 
ordre,  mais  une  profession  ;  que  la  noblesse  est  étrangère  à  la 
nation  par  sa  fainéantise;  que,  si  la  noblesse  descend  des 
anciens  conquérants,  le  tiers  redeviendra  noble  en  redevenant 
conquérant  à  son  tour.  Sieyès  a  d'ailleurs  marqué  par  un  mot 
décisif,  par  une  formule  brève  et  vigoureuse  les  principales 
situations  de  la  Révolution.  Ce  fut  lui  qui  fit  donner  aux  Com- 
munes le  nom  à' assemblée  nationale  et  qui  le  premier  cria  :  Vive 
la  nation  !  Lorsqu'il  vit  la  Constituante  dévier  et  s'égarer,  «  ils 
veulent  être  libres,  dit-il,  et  ils  ne  savent  pas  être  justes  ».  Sous 
la  Terreur,  il  se  tut,  et  il  résumait  ainsi  sa  conduite  :  «  J'ai 
vécu  ».  On  lui  prête  cette  parole  à  la  fin  du  Directoire  :  «  Il  me 
faut  une  épée  »,  et  au  lendemain  du  18  brumaire  :  «  Nous  avons 
un  maître  ». 

Maury  '.  —  Maury  voulait  et  crut  être  le  premier  orateur  de 
l'Assemblée.  Ne  disait-il  pas  qu'«  on  peut  tout  ce  qu'on  veut  » 
et  n'avait-il  pas  esquissé  les  principes  de  l'éloquence  dans  un 
essai  où  il  montre  assez  de  goût  pour  critiquer  Massillon  et 
louer  les  sermons  de  Bossuet?  Mais  il  fut  dans  ses  discours  ce 

1.  Maury  (Jean-SilTrein),  né  à  Valréas,  dans  le  Comtat-Venaissin,  le  26  juin  1746, 
élève  du  séminaire  de  Sainl-Charles  à  Avignon,  vient  chercher  fortune  à  Paris, 
publie  des  Éloges  funèbres  du  Dauphin  et  de  Stanislas  (1766),  concourt  au  prix 
de  l'Académie  française,  obtient  des  félicitations  pour  son  Éloge  de  Charles  Tel 
son  Discours  sur  les  avantages  de  lu  paix  (1767),  et  un  accessit  pour  son  Éloge  de 
Fénelon  (1771),  prononce  devant  l'Académie  le  panégyrique  de  saint  Louis (1772) et 
devant  l'Assemblée  du  clergé  de  France  le  panégyrique  de  saint  Augustin  (1775), 
publie  en  1777  ses  Discours  choisis  sur  divers  sujets  de  religion  et  de  littérature, 
entre  à  l'Académie  en  1785  et,  comme  député  du  Clergé  du  gouvernement  de 
Péronne,  aux  États  généraux  en  1789,  émigré  iiprès  la  session,  se  rend  à  Coblenlz, 
l)uis  à  Rome,  devient  archevêque  de  Nicée  m  parlibus  {["  mai  1792),  évè(|ue  de 
Monlefiascone  et  de  ('orneto,  cardinal  (1794),  se  rallie  à  l'Empire,  accepte  eu  1810, 
malgré  la  défense  du  pape,  l'archevêché  de  Paris,  meurt  à  Rome  le  10  mai  1817, 
après  avoir  été  exclu  <le  l'Académie  par  la  Restauration.  Son  Essai  sur  Véloquenee 
de  la  chaire,  tel  qu'il  jiarut  en  1810,  après  avoir  été  longuement  corrigé  et  étendu, 
est,  dit  Sainte-Beuve,  un  des  bons  livres  de  la  langue;  on  y  trouve  quantité  de 
remarques  fines  et  justes  qui  sont  d'un  homme  du  métier. 


696  LA   LITTERATURE  SOUS  LA  RÉVOLUTION 

qu'il  était  dans  sa  personne  et  sa  tenue.  A  voir  ses  yeux  pleins 
d'une  audace  effrontée,  sa  corpulence  athlétique,  ses  épaules 
larg-es,  ses  mollets  carrés,  on  l'aurait  pris  pour  un  g-renadier 
qui  s'habille  en  abbé,  un  spadassin  en  culotte,  dit  un  gazetier 
—  et  il  n'eut  pas  de  peine  à  se  déguiser  en  charretier  lorsqu'il 
s'enfuit  en  1798  de  son  diocèse  italien.  Il  avait  dans  un  salon 
le  ton  impérieux  et  débitait  sans  souci  des  convenances  tout  ce 
qui  lui  passait  par  la  tête.  A  table,  en  mangeant  et  en  buvant 
comme  quatre,  il  contait  des  anecdotes  graveleuses  dont  rou- 
gissaient les  dames  de  la  cour.  Il  vantait  le  flegme  qu'il  opposait 
aux  huées  de  la  foule,  et  il  narrait  avec  complaisance  qu'il  avait 
empoigné  et  conduit  au  poste  un  colporteur  qui  vendait  un  pam- 
phlet contre  lui.  A  la  Constituante,  il  étalait  sa  vigueur  physique, 
montrait  le  poing,  gesticulait,  envoyait  rouler  sur  le  parquet 
un  député  qui  lui  disputait  la  tribune,  et  s'il  quittait  la  salle  en 
forme  de  protestation,  il  saluait  ses  collègues  d'un  air  railleur 
ou  levait  la  cuisse  comme  s'il  faisait  passer  l'Assemblée  entière 
sous  sa  jambe.  Il  s'exprimait  aisément  sous  l'aiguillon  de  la 
contradiction,  recherchait  les  interruptions,  aimait  à  répliquer, 
à  riposter,  et  il  eut  un  accès  de  rage  lorsqu'à  la  séance  du 
27  novembre  1790  Alexandre  de  Lameth  lui  maintint  mali- 
cieusement la  parole  et  ne  souffrit  pas  qu'on  l'interrompît.  A 
chaque  instant  il  se  jetait  dans  la  mêlée,  parlait  de  tout,  des 
affaires  religieuses,  des  finances,  de  la  justice,  de  l'armée  avec 
un  merveilleux  aplomb.  «  Il  a,  écrit  Desmoulins,  la  science 
universelle  et  infuse  du  journaliste.  »  Il  savait  enchaîner  ses 
idées  et  les  exposer  clairement.  Il  usait  avec  adresse  de  certains 
procédés  :  interruption,  exclamation,  citation.  Il  employait 
assez  bien  l'ironie  et  lorsqu'on  lui  disait  que  la  force  prime  le 
droit,  il  répondait  que  cette  théorie  avait  été  dans  ce  siècle 
même  appliquée  par  Mandrin.  Mais  c'était  un  rhéteur,  et,  sui- 
vant le  mot  d'une  femme  d'esprit,  un  sophiste.  Avec  quelle 
emphase  il  dépeint  la  douleur  des  vieux  soldats  lorsqu'il  combat 
la  suppression  des  Invalides!  Et  s'il  nomme  Saint-Germain,  quel 
long  et  impatientant  portrait  il  trace  de  ce  ministre!  On  sent 
que  la  conviction  lui  manque,  que  sa  faconde  ne  vient  pas  du 
cœur,  qu'il  s'emporte  à  froid.  Toutefois  il  avait  de  la  vigueur, 
et  une  vigueur  qu'il  doit  à  ses  origines  :  c'est  sa  sève  roturière 


L'ÉLOQUENCE  697 

qui  fait  (hi  lils  d'un  cordonnier  de  Vairéas  le  défenseur  le  jdus 
énerg^ique  de  l'aristocratie. 

Gazalès  '.  —  Cazalès,  fils  d'un  conseiller  au  parlement  de 
Toulouse  et  capitaine  de  cavalerie,  est  une  des  figures  les  plus 
originales  de  la  riOnstiluante.  Nonchalant,  dissipé,  préférant  le 
jeu  à  tout  autre  plaisir,  il  n'avait  aucun  souci  de  la  renommée, 
et  ses  camarades  de  régiment  ne  remarquaient  en  lui  qu'un 
esprit  juste,  un  caractère  doux  et  ce  goût  de  la  lecture  qui 
s'allie  très  bien  à  la  paresse.  Malgré  la  petite  vérole  qui  criblait 
son  visage,  malgré  son  encolure  épaisse,  malgré  son  costume 
négligé,  son  feutre  percé,  sa  culotte  qui  lui  tombait  sur  les 
genoux,  il  avait,  grâce  à  son  regard  plein  de  feu,  à  son  air  franc 
et  résolu,  à  son  geste  animé,  quelque  chose  de  noble  et  d'impo- 
sant. Il  improvisait  facilement  avec  une  fermeté,  une  netteté, 
une  pureté  de  parole  que  n'atteignaient  pas  toujours  ses  rivaux. 
S'il  abuse  de  la  prétermission,  il  ne  cesse  jamais  d'être  chaleu- 
reux, ne  dit  que  ce  qui  lui  paraît  juste,  n'exprime  que  sa  con- 
viction et  l'émotion  qui  l'agite.  De  quel  superbe  dédain  il  écrase 
Necker  qui  s'est  «  constamment  tenu  derrière  la  toile  »  et  laisse 
l'Assemblée  «  s'embarrasser  dans  sa  propre  ignorance  »  !  Avec 
quelle  vigueur  entraînante  il  compare  le  fidèle  StratTord  au 
ministre  des  finances  qui  «  déserte  la  cause  publique  »  et  «  ne 
se  sent  pas  le  courage  de  périr  ou  de  rétablir  la  monarchie 
ébranlée  »  !  Avec  quel  accent  de  loyalisme  héroïque  il  jure  de 
combattre  1'  «  ivresse  du  pouvoir  »  qui  égare  la  Constituante,  et 
de  défendre  jusqu'au  bout,  en  dépit  des  décrets  et  des  événe- 
ments, la  légitime  autorité  de  son  roi!  Aussi,  par  la  sincérité 
de  son  àme  autant  que  par  la  véhémence  et  la  précision  de  son 
langage,  s'était-il  attiré  l'estime  de  tous  les  partis.  Plus  d'une 
fois  il  dit  à  ses  adversaires  des  vérités  utiles,  soit  en  leur  mon- 
trant les  catholiques  réduits  au  même  état  de  misère  et  de  per- 
sécution que  les  protestants,  soit  en  leur  citant  l'exemple  du 
parlement  anglais  qui  casse  ou  diminue  l'armée  selon  l'intérêt 

I.  Cazalès  (Jacqiies-Anloine-Marie  «le),  né  le  1"  février  l"o8  à  Grenade-sur- 
(ianmne,  seipneiir  de  Lastoiir  et  Saint-Martin  «l'Anlejar,  entré  au  service  à  l'âge 
•  le  quinze  ans,  capitaine  au  régiment  «les  chasseurs  à  cheval  «le  Flan«lre,  envoyé 
aux  Étals  généraux  par  la  Xohiesse  «lu  pays  «le  Rivièr«*-Verflun,  tente  «l'émigrer 
après  la  prise  «le  la  bastille,  et,  arrêté  à  Caussade,  revient  siégera  l'Assemblée, 
donne  sa  «lémission  après  la  fuite  de  Varennes,  gagne  l'étranger  au  10  août  1192; 
mort  le  24  novembre  1805. 


698  LA  LITTERATURE  SOUS  LA  REVOLUTION 

(le  la  nation,  soit  en  les  engageant  à  décréter  la  réélection  par 
laquelle  le  peuple  exerce  réellement  sa  souveraineté.  Son  élo- 
quence nous  touche  plus  que  celle  de  Maury;  elle  a  sans  doute 
le  ton  belliqueux  et  agressif;  mais  elle  proclame  les  principes 
de  justice  et  de  liberté  dont  s'inspiraient  les  législateurs  de  1789; 
elle  reconnaît  le  désintéressement  et  la  grandeur  de  la  Consti- 
tuante; elle  s'empreint  par  instants  d'une  grave  et  pénétrante 
mélancolie.  Cazalès  prévoit  le  despotisme  des  assemblées  et  fait, 
suivant  son  expression,  l'oraison  funèbre  de  la  monarchie. 

Volney '.  —  On  cite  ici  Volney,  quoiqu'il  ne  fût  pas  orateur, 
mais  il  siégea  dans  la  Constituante. 

Le  Tableau  du  climat  et  dit  soldes  Etats-Unis d' Amérique,  qu'il 
publia  en  1803,  répond  à  son  titre  :  c'est  un  traité  de  géographie 
physique,  un  ouvrage  scientifique  et  nullement  littéraire. 

La  plus  marquante  de  ses  productions,  la  description  de 
l'Egypte  et  de  la  Syrie,  qui  date  de  1787,  est  précise  et  concise. 
Il  veut  faire  œuvre  d'historien,  non  d'artiste.  Pas  d'ornement. 
Rien  ou  presque  rien  de  pittoresque.  Mais,  à  force  d'exactitude 
et  de  rigueur,  et  si  bref  qu'il  soit,  il  rend  l'aspect  des  contrées 
qu'il  a  vues,  et  de  bons  juges  préfèrent  cette  manière  sobre  et 
sèche  à  la  manière  colorée  et  exubérante  de  ceux  qui  sont  venus 
après  lui.  Son  livre  guida  les  Français  en  Egypte  et  fut  le  seul 
qui  ne  les  trompa  jamais.  Berthier  et  Bonaparte  vantent  la 
vérité,  la  profondeur  de  Volney. 

Les  Ruines  qui  parurent  en  1791  eurent  un  succès  plus  grand 
et  moins  mérité  que  le  Voyage  d'Egypte.  Tout  plaisait  aux  con- 
temporains; la  rêverie  mélancolique  de  l'écrivain  assis  sur  les 
ruines  de  Palmyre  et  déplorant  le  sort  des  mortels,  l'apparition 
du  génie  des  tombeaux  qui  transporte  le  voyageur  dans  les  airs 
et  de  là  lui  montre  la  terre  et  lui  révèle  les  causes  de  la  chute 

I.  Conslantin-François  Chassebœuf,  né  à  Craon,  dans  l'Anjou,  le  3  février  1757, 
reçut  de  son  père  le  nom  de  Boispirais,  et  de  sèn  oncle  celui  de  Volney.  Il  fait 
ses  études  au  collège,  d'Anccnis  et  d'Angers.  De  bonne  heure  indépendant  et  livré 
à  lui-même,  il  se  rendit  à  Paris,  où  il  passa  trois  ans  dans  les  bibliothèques 
publiques,  et  dans  la  société  du  baron  (l'Holbach  et  de  M'"*"  Helvétius.  De  178o 
à  1787,  il  parcourut  l'Egypte  c(  la  Syrie.  Une  brochure,  Considérations  sur  la 
guerre  des  Turcs  et  de  la  liussie  (1788^,  et  un  journal  qu'il  publiait  à  Rennes, 
la  Sentinelle,  lui  valurent  les  suffrages  du  Tiers-État  de  la  sénéchaussée  d'An- 
gers. Ce  fut  pendant  (pi'il  siégeait  à  la  Constituante  (pie  parurent  les  Ruines  ou 
méditations  sur  les  révolutions  des  Empires.  Emprisonné  sous  la  Terreur  et, 
après  un  voyage  aux  Élals-Unis,  sénateur  et  comte  de  l'Empire,  il  ne  cessa  de 
se  livrer  à  l'étude  des  langues.  Il  est  niort  à  Paris  le  25  avril  1820. 


L'ÉLOQUENCE  699 

des  États,  les  tirades  de  ce  ffénie  sur  le  perfectionnement  de 
rhommo  et  ses  invectives  contre  les  monarques  et  les  ministres 
qui  se  jouent  de  la  vie  et  des  biens  de  leurs  semblables,  les 
spectacles  qu'il  présente  successivement  à  Volney,  la  Consti- 
tuante consacrant  les  droits  des  peuples,  les  tyrans  demeurant 
confondus,  et  les  nations  réunies  en  un  congrès  immense  où 
les  théologiens  exposent  leurs  systèmes  et  où  les  prêtres  avouent 
leur  imposture.  L'ouvrage  nous  ennuie  aujourd'hui;  il  nous 
paraît  froid,  bizarre,  et  le  style  nous  rebute  par  ses  mots  abs- 
traits, par  ses  phrases  qui  se  suivent  comme  dans  la  Bible  sous 
forme  de  versets,  par  une  emphase  qui  rappelle  Raynal. 

La  Gironde.  —  L'éloquence  des  Constituants  dont  l'esprit 
était  porté  à  la  métaphysique,  avait  naturellement  quelque  chose 
d'abstrait,  de  raide,  et,  malgré  les  orages  de  l'Assemblée,  le  ton 
des  orateurs  était  presque  toujours  grave  et  sévère  :  ils  disser- 
taient et  maniaient  surtout  l'arme  du  raisonnement.  La  passion 
éclate  et  déborde  dans  les  discours  de  la  Législative  et  de  la 
Convention  :  la  France  se  défend  alors  contre  l'émigration  et 
contre  l'étranger  ;  les  partis  sont  aux  prises  ;  les  harangues  sen- 
tent la  poudre;  elles  ont  plus  d'émotion  et  de  mouvement;  elles 
frappent  les  imaginations  et  expriment  avec  force  tout  ce  qui 
remue  et  agite  les  Ames  :  l'enthousiasme,  la  colère,  la  défiance, 
la  haine,  le  fanatisme. 

La  Gironde  compte  le  plus  grand  nombre  d'orateurs  :  Ver- 
gniaud,  Guadet,  Gensonné,  Buzot,  La  Source,  Isnard,  Lanjui- 
nais,  Condorcet,  Brissot.  La  Montagne  a  Danton,  Robespierre, 
Saint-Just  et  Barère. 

'Vergniaud  '.  —  Vergniaud  ne  descendait  pas  dans  le  détail 
des  faits;  il  ne  traitait  que  des  questions  élevées  et  n'exposait 
que  des  idées  générales.  Il  sut  embraser  les  âmes  de  l'amour  de 


1.  Vergniau»!  (Pierre-Viclorien),  né  à  Limoges  le  31  mai  l"o3,  élève  du  collège  de 
Limoges  et  du  collège  du  Plessis,  où  Turgot  lui  avait  procuré  une  iKJurse,  étudie 
au  séminaire  de  la  Sorlwnne  la  philosophie  et  la  théologie,  entre  comme  surnu- 
méraire dans  les  bureaux  de  M.  Bailly,  directeur  des  vingtièmes,  se  donne  à 
l'étude  du  droit  en  1780,  à  Bordeaux,  nù  il  est  secrétaire  du  président  Du|>aty, 
passe  bachelier  (i  mai  4181)  el  prête  serment  le  2o  aortl  suivant  en  qualité 
d'avocat  près  le  ftarlement  de  Bordeaux.  Atlministrateiir  du  département  de  la 
Gironde  en  1790,  élu  quatrième  dé|>uté  à  l'Assemblée  Législative  (31  août  1791) 
el  premier  «lépulé  à  la  Convention  (2  septembre  1792),  arrêté  et  transféré  au 
LuxemlRturg  (26  juillet  1793).  puis  à  la  Force  (31  juillet),  puis  à  la  Conciergerie 
(6  octobre),  exécuté  le  31  octobre  1793. 


700  LA  LITTERATURE  SOUS  LA  REVOLUTION 

la  patrie  et  Je  la  liberté,  passion  sublime,  dit-il,  qui  double  la 
force,  exalte  le  courage  et  enfante  les  actions  héroïques.  Que  de 
pathétique  dans  son  discours  sur  l'amnistie  d'Avignon  !  Quelle 
vigueur  dans  sa  harangue  contre  les  émigrés!  Quelle  véhémence 
dans  ses  attaques  contre  le  ministre  Delessart  et  les  conseillers 
de  ces  Tuileries  où  l'épouvante  qui  jadis  en  sortait  au  nom  du 
despotisme,  rentre  maintenant  au  nom  de  la  loi!  Avec  quelle 
tragique  éloquence  il  décrit,  le  3  juillet  1792,  la  situation  de  la 
France  trahie  par  son  roi  !  Avec  quelle  vivacité  il  anime  l'As- 
semblée à  la  guerre  immédiate  contre  l'Autriche  et  de  quelle 
voix  vibrante  il  flétrit  en  septembre  les  discussions  intestines 
qui  se  mêlent  aux  violences  de  l'invasion  étrangère  !  Quel 
superbe  morceau  que  cet  appel  aux  armes  que  la  Législative, 
électrisée,  charge  Vergniaud  de  rédiger  sous  forme  d'adresse  au 
peuple!  Son  plus  beau  discours  est  peut  être  sa  réplique  du 
10  avril  1793  à  Robespierre  :  avec  un  éclat  incomparable  il  réfute 
les  accusations  de  la  Montagne  contre  les  Girondins  et  se 
glorifie,  avec  eux.  d'être  un  modéré.  Mais  à  mesure  qu'il 
approche  de  sa  fin,  se  succèdent  des  allocutions  qui  sont,  sui- 
vant l'expression  d'un  contemporain,  brûlantes  de  chaleur, 
pleines  de  choses  et  étincelantes  de  beautés.  Il  menace  Paris  si 
Paris  viole  la  représentation  nationale.  Il  demande  qu'on 
«  purge  »  les  tribunes  et  punisse  la  horde  de  brigands  qu'il  faut 
distinguer  soigneusement  des  citoyens  de  Paris.  Il  conjure  ses 
collègues  de  sauver  par  leur  fermeté  l'unité  de  la  République  et 
de  frapper  les  coupables  sans  faiblesse  ni  pusillanimité;  il  les 
supplie  d'attaquer  de  front  les  assassins.  Durant  les  mois  d'avril 
et  de  mai  1793,  ce  Vergniaud  que  ses  amis  traitaient  de  pares- 
seux, est  toujours  sur  la  brèche,  et  lorsqu'il  succombe,  il  par- 
donne à  ses  bourreaux  pourvu  qu'ils  assurent  le  triomphe  de  la 
liberté. 

Vergniaud  était  classique.  Il  abonde  en  réminiscences  des 
anciens  et  il  a  la  période  longue,  cicéronieniie.  Par  suite,  il  se 
sert  quelquefois  de  mots  vagues  et  de  périphrases  élégantes.  Il 
abuse  des  épithètes,  des  synonymes,  de  l'apostrophe.  A  certains 
instants  il  tombe  dans  l'enflure,  et  l'avocat  bordelais  perce  encore. 
Mais  il  avait  la  riposte  vive,  et  les  interruptions  lui  fournirent 
souvent  l'occasion  d'un  trait  nouveau,  imprévu,  saisissant.  S'il 


L'ÉLOQUENCE  701 

eut  des  procédés,  il  lit  un  très  heureux  emploi  de  la  répétition. 
A  la  chaleur  et  à  la  force  il  joi«i:nait  une  logique  remarquahle. 
Ses  discours  longtemps  médités  oITrent  un  plan  clair  et  des 
divisions  nettes.  Ce  qui  le  caractérise,  c'est  l'imagination,  c'e.st 
la  grandeur,  la  noblesse,  une  ampleur  majestueuse,  et,  comme 
a  dit  Baudin  des  Ardennes,  une  teinte  de  mélancolie  qui  se  môle 
à  tout  cola.  Do  nos  orateurs,  c'est  lui  qui  rappelle  le  mieux 
l'oratour  antique. 

Guadet  '.  —  Parmi  les  Girondins,  Guadet  improvisait  le  plus 
facilement  et  il  l'emportait  sur  Vergniaud  et  Gensonné  par  la 
verve  et  la  vivacité.  Il  était  de  tempérament  impétueux,  bouil- 
lant. Son  discours  du  14  janvier  1792  où  il  mit  tout  ce  qu'il 
avait  de  chaud,  de  spontané,  excita  les  applaudissements  una- 
nimes de  l'Assemblée  et  des  tribunes.  Il  s'élevait  contre  le  con- 
grès que  les  étrangers  voulaient  former  pour  modifier  la  consti- 
tution française,  dénonçait  comme  traîtres  les  Français  qui 
prendraient  part  à  ce  congrès  et  leur  marquait  d'avance  leur 
place  qui  était  l'échafaud.  Les  assistants,  entraînés  par  la  parole 
ardente  de  Guadet,  adhérèrent  à  sa  déclaration  par  des  cris 
réitérés  et  jurèrent  avec  lui  de  maintenir  la  constitution. 

Il  avait  une  ironie  amère  et  mordante  dont  il  usa  durant  la 
Législative  contre  les  ministres  et  contre  Lafayette.  Il  demandait 
lorsque  ce  dernier  parut  à  la  barre  pour  réclamer  au  nom  de  son 
armée  et  des  honnêtes  gens  la  punition  des  auteurs  du  20  juin, 
s'il  n'y  avait  plus  d'ennemis  extérieurs,  si  les  Autrichiens  étaient 
vaincus,  et  il  s'étonnait  que  le  général  eût  quitté  son  poste 
sans  l'ordre  du  ministre,  comme  si  l'Assemblée  n'avait  pas 
assez  de  puissance  pour  réprimer  les  troubles  intérieurs,  comme 
si  l'armée  pouvait  délibérer,  comme  si  le  vœu  de  l'état-major 
était  celui  des  soldats,  comme  si  les  honnêtes  gens  avaient  donné 
mission  à  Lafayette  de  se  rendre  leur  organe. 

A  la  Convention,  il  montra  le  même  courage  que  Vergniaud 
et  combattit  la  Montagne  avec  une  héroïque  obstination.  Dans 

1.  Guadet  (Marpueritc-Klie),  né  le  20  jiiillel  l"5o  fi  Saint-Kmilion,  l^ruiine  ses^ 
études  au  rollège  «le  Guyenne  et  fait  son  droit  à  l'Université  do  Hordeaux;  inscrit 
au  barreau  en  1181,  presque  en  même  temps  (|ue  Verpniaud,  nienihrodu  Conseil 
Kénéral  du  département,  élu  député  «le  la  Gironde  à  l'Assemblée  léj.'islative,  le 
sixième  sur  douze,  nommé  à  la  Convention  par  5"0  voix  sur  (171  votants,  proscrit 
l»ar  la  Montajine,  arrêté  le  i~  juin  l"9t  dans  une  cache  de  la  maison  paternelle 
à  Saint-Émilion,  exécuté  le  lendemain. 


702  LA  LITTERATURE  SOUS  LA  RÉVOLUTION 

la  séance  du  42  mars  1793  il  écrasa  Robespierre  sous  cette  âpre 
ironie  qu'il  employait  volontiers  et  sous  une  grêle  de  vives  et 
frémissantes  exclamations,  se  vantant,  comme  Robespierre  l'en 
accusait,  d'avoir  cherché  à  faire  rétrograder  la  Révolution,  assu- 
rant qu'il  n'avait  pu  calomnier  Paris  et  n'avait  avancé  que  des 
choses  exactes  et  vraies,  citant  les  massacres  de  septembre  : 
peux-tu  les  nierf  les  pillages  de  février  :  peux-tu  les  nier?  le  sac 
de  l'imprimerie  de  Gorsas  :  peux-tu  le  nier?  les  arrêtés  insolents 
des  sections  :  peux-tu  les  nier?  les  usurpations  de  la  Commune  : 
peux-tu  les  nier?  l'anarchie  qui  règne  à  Paris  :  peux- tu  la  nier? 
l'oppression  que  subit  l'Assemblée  :  peux-tu  la  nier?  s'indignant 
de  cette  doctrine  du  silence  que  prêchent  les  Montagnards,  sou- 
tenant qu'il  faut  non  })as  jeter  un  voile  sur  les  crimes,  mais  les 
poursuivre  et  les  châtier  pour  réconcilier  les  bons  citoyens  avec 
la  Révolution  et  gagner  les  peuples  à  la  liberté,  protestant  qu'il 
n'est  pas  un  des  meneurs  de  la  Convention  puisqu'il  n'a  pu 
faire  adopter  les  mesures  qu'il  proposait  et  qu'il  est  insulté, 
menacé,  et  n'a  le  10  mars  échappé  que  par  hasard  au  fer  des 
assassins,  prouvant  enfin  à  Robespierre  qui  lui  reprochait  de 
s'être  laissé  corrompre,  qu'il  vit  dans  la  médiocrité,  dans  la 
pratique  des  vertus  privées,  puisqu'il  n'est  pas  de  ceux  qui  parlent 
de  la  misère  du  peuple  au  milieu  de  l'abondance,  de  la  sans- 
culotterie  au  sein  des  jouissances  et  du  bonnet  rouge  dans  un 
boudoir. 

Il  est  parfois  tendu  et  exagéré.  Mais  d'ordinaire  il  a  le  style 
sain,  correct,  et  il  joint  à  la  pureté  du  langage  de  la  rapidité, 
du  trait.  Cet  homme,  plein  de  feu,  prompt  à  prendre  la  parole, 
sait  garder  presque  toujours  son  sang-froid  et  rester  maître  de 
lui-même. 

Gensonné  '.  —  Si  Guadet  a  la  véhémence  et  la  fougue,  Gen- 
sonné  a  la  solidité.   Il  était  méditatif,  pesait  chacune  de  ses 

1.  Gensonné  (Armand),  fils  d'un  chirurpien  en  chef  des  troupes  du  voi  en 
Guyenne,  né  à  lîordeaiix,  le  'J  août  IT.iS,  élevé  au  collège  de  Guyenne,  avocat, 
refuse  les  fonctions  de  secrétaire  ffénéral  de  la  ville  (1187),  devient  procureur 
de  la  commune  de  Bordeaux  au  mois  de  juillet  171)0,  puis,  «lurant  sept  mois, 
juge  au  tribunal  de  cassation  (19  janvier  1791)  et,  après  avoir  rempli,  comme 
commissaire  civil  de  la  ('.onstiluantc,  unti  uussion  en  Ven<léc,  membre  de  l'As- 
semblée législative.  L'assemblée  électorale  du  département  de  la  Gironde  le 
nomme  à  la  Convention  par  o70  voix  sur  071.  Il  meurt  sur  Téchafaud  le 
30  octobre  1793. 


l'éloquence  703 

paroles  et  ne  cessait  de  recommander  la  sagesse  à  ses  collègues, 
(le  les  mettre  en  garde  contre  les  «t  mouvements  tumultueux  et 
précipités  ».  Aussi  lui  reprochait-on  de  perdre  le  temps  à  rcflé- 
cliir  et  à  délibérer  au  lieu  d'agir.  11  fut  le  juriste  des  Girondins 
et  se  montra  grand  travailleur  au  Comité  diplomatique  de  la 
Législative  et  au  comité  de  constitution  de  la  Convention.  Le 
discours  qu'il  prononça  le  2"  octobre  1792  pour  obtenir  que  les 
conventionnels  ne  pourraient  accepter  une  fonction  publique  que 
six  ans  après  l'établissement  de  la  nouvelle  constitution,  carac- 
térise assez  bien  sa  manière  :  il  avait  évidemment  la  gravité, 
l'autorité,  quelque  chose  d'imposant  et  d'impérieux,  et,  en  outre, 
des  mots  qui  pénétraient  les  cœurs.  Sa  meilleure  harangue  est 
celle  du  2  janvier  1793  où,  sur  un  ton  calme  et  pourtant  vigou- 
reux et  ferme,  il  fait  la  leçon  à  la  Convention,  la  somme  de 
punir  non  seulement  Louis  XVI,  mais  les  brigands  qui  le  2  et 
le  3  septembre  ont  «  ajouté  lodieux  chapitre  des  prisons  à  l'his- 
toire de  la  Révolution  ».  Dans  ce  beau  discours,  le  logicien 
s'anime,  s'échaufîe,  et  lance  de  cruels  sarcasmes  que  Robes- 
pierre ne  lui  pardonna  pas  :  «  L'amour  de  la  liberté  a  aussi  son 
hypocrisie  et  son  culte,  ses  cafards  et  ses  cagots...  Je  crois 
que  vous  ne  ferez  égoi^er  personne,  mais  la  bonhomie  avec 
laquelle  vous  reproduisez  sans  cesse  cette  doucereuse  invo- 
cation, me  fait  craindre  que  ce  ne  soit  là  le  plus  cuisant  de  vos 
regrets,  » 

Buzot  '.  —  Buzot,  incorrect,  négligé,  n'a  pas  l'éloquence  des 
trois  grands  Girondins.  Il  est  dilTus,  emphatique,  et  parle  trop 
de  lui-même.  Mais  en  toute  occasion  il  attaque  courageusement 
les  «  anarchistes  »  et  annonce  hautement  le  dessein  de  les  punir. 
S'il  a  parfois  l'indignation  ampoulée  du  provincial  contre  la 
corruption  de  Paris  et  de  la  cour,  il  défend  la  cause  des 
départements  avec  une  infatigable  énergie.  L'amour  que  lui 
voua  M"*  Roland  a  plus  fait  pour  son  renom  que  tous  ses  dis- 
cours. 

I.  Buzol  (François-Nicolas-Léonanl),  né  à  Évreux  le  i""'  mars  1760,  élu  à  ras- 
semblée «les  Élals  (.'énéraiix  (27  mars  1789),  installé  Krand  juge  criminel  dans  la 
cathédrale  d'Évrenx  où  le  tribunal  tenait  ses  séances  (7  février  1792),  député  à 
la  Convention,  décrété  d'accusation  (2  juin  1793)  et  fugitiT,  caché  dans  les  grolles 
de  Saint-Kniilion,  puis  dans  la  maison  Troquart  avec  Pétion  et  Uarbaroux,  s«>rt 
de  sa  retraite  le  18  juin  1794  et  se  tue  d'un  coup  de  pistolet,  non  loin  de  Saint- 
Ëmilion,  dans  un  champ  nommé  depuis  le  Champ  des  émigrés. 


704  LA  LITTERATURE  SOUS  LA  REVOLUTION 

La  Source  ^  —  La  Source  avait  de  l'esprit  et  de  la  chaleur. 
Comme  Vergniaudetavec  autant  de  force,  il  demanda  l'amnistie 
d'Avignon.  Comme  Guadet,  mais  avec  moins  d'ironie  et  de  verve, 
il  accusa  Lafayette.  Il  eut  parfois  de  généreux  mouvements 
d'éloquence,  notamment  dans  les  assauts  qu'il  livrait  à  la  Mon- 
tagne et  à  la  Commune.  S'il  fui  imprudent  lorsqu'il  attaqua 
Danton  dans  la  séance  du  1'' avril  1793,  son  argumentation  était 
habile  et  pressante.  Il  rédigea  le  rapport  sur  la  conduite  que 
les  généraux  français  devaient  tenir  dans  les  pays  étrangers. 
Après  le  10  août,  il  annonçait  à  l'armée  du  Nord  la  chute  de 
Louis  XVI  et  lorsque  éclata  la  trahison  de  Dumouriez,  il  fit 
entendre  aux  soldats  la  voix  sacrée  de  la  patrie  en  péril.  Mais 
trop  souvent  il  déclame. 

Isnard  ".  —  Isnard  est  surtout  connu  par  l'anathème  qu'il 
lançait  contre  Paris  lorsqu'il  présidait  la  Convention  :  «  On 
cherchera  sur  les  rives  de  la  Seine  si  Paris  a  existé  ».  Mais  à  la 
Législative  son  énergique  emphase,  rehaussée  par  ses  gestes  et 
son  accent,  lui  avait  obtenu  de  grands  succès.  Sur  le  ton  enthou- 
siaste d'un  voyant  et  avec  une  sorte  de  fureur  prophétique,  il 
célébrait  les  guerres  des  peuples  contre  les  rois,  la  liberté  triom- 
phante et  la  nation  française  imposant  sa  volonté  qui  n'a  de 
supérieure  que  la  volonté  de  Dieu.  Il  s'est  caractérisé  lui-même 
en  disant  qu'il  avait  l'imagination  très  méridionale  et  que 
l'hyperbole  lui  était  familière. 

Lanjuinais   ^.  —  Lanjuinais    a  été   sublime   un  jour,   le 

1.  Alha  (Marc-David),  dit  La  Source,  né  le  22  janvier  1763  à  Angles  dans  le 
Tarn,  «  étudiant  de  la  i)rovince  »  et  élève,  à  Castres,  du  pasteur  Bonifas-Laroque, 
envoyé  i)ar  le  synode  provincial  du  Haut-Languedoc  à  la  Faculté  protestante  de 
théologie  de  Lausanne  (3  mai  1781),  consacré  ministre  du  Saint-Évangile  à  Lau- 
sanne (18  juin  1784)  et  alTecté  jiar  le  Synode  au  service  de  l'église  de  Lacaune 
(o  mai  178o),  puis  au  service  des  églises  de  Roquecourbe  et  de  Réalmont  (3  mai 
1787),  élu  député  du  Tarn  à  l'Assemblée  législative  et  à  la  Convention,  incarcéré 
au  Luxembourg  (19  août  1793)  et  à  la  Conciergerie  (30  octobre),  exécuté  le 
31  octobre  1793. 

2.  Isnard  (Maximin),  né  à  Grasse  le  16  février  1731,  riche  parfumeur  en  gros, 
député  du  Var  à  l'Assemblée  législative  et  à  la  Convention,  échappe  à  la  pros- 
cription, rentre  à  la  Convention  pour  organiser  en  Provence  la  réaction  contre 
les  terroristes,  devient  membre  du  Conseil  des  Cinq-Cents,  se  retire  après  le 
18  brumaire  à  Saint-Raphaël,  publie  en  180i  une  brochure  qui  jtasse  inaperçue. 
Réflexions  relatives  au  se'natus-constiUe  du  Hii  florial  an  XII  et  en  l'an  X  un  Traité 
de  Vimmortalité  de  l'âme;  excepté  de  la  loi  du  12  janvier  1816  par  la  Restaura- 
tion, bien  qu'il  eût  volé  la  mort  de  Louis  XVI,  il  meurt  vers  1830,  en  odeur  de 
dévotion. 

3.  Lanjuinais  (Jean-Denis),  né  à  Rennes  le  12  mars  1773,  avocat  au  parlement 
et  professeur  de  droit  dans  sa  ville  nat^ile,  envoyé  aux  Étals  généraux  par  le  Tiers- 


L'ÉLOQUENCE  705 

2  juin  1793,  où  il  ditau  boucher  Legendre  qui  menaçait  de  l'as- 
sommer :  «  Fais  décréter  que  je  suis  bœuf  »,  au  prêtre  Chabot  qui 
l'insultait  :  «  On  a  vu  orner  les  victimes  de  fleurs  et  de  bande- 
lettes, mais  le  prêtre  qui  les  immolait  ne  les  insultait  pas  »,  et  à 
ceux  qui  lui  j)arlaient  du  sacrilice  de  ses  pouvoirs.  :  «  Les  sacri- 
fices doivent  être  libres,  et  vous  ne  l'êtes  pas  ». 

Louvet'.  —  Louvef,  l'auteur  du  roman  de  Fauhlas,  est  le 
seul  orateur  qui  ait  brillé  à  la  fois  au  commencement  et  à  la  fin 
de  la  Convention.  Il  a  fait  cette  fameuse  diatribe  contre  Robes- 
pierre, cette  Robespierride,  d'ailleurs  élégamment  écrite,  qui 
honore  son  courage  et  son  talent,  mais  non  sa  prudence.  Échappé 
à  la  proscription,  il  demeura  républicain  sans  incliner  au  roya- 
lisme, et  par  son  beau  discours  du  13  floréal  obtint,  en  plaidant 
la  cause  des  enfants  «  innocents  et  malheureux  »,  la  restitution 
des  biens  des  condamnés.  Ses  Mémoires  valent  mieux  que  ses 
harangues.  Il  a  de  l'emphase  et  par  instants  le  pathos  senti- 
mental. Son  imagination,  sa  vanité  l'égarent  :  il  assure  que 
l'étranger  soudoyait  Marat,  que  les  dantonistes  s'alliaient  secrè- 
tement aux  Vendéens,  que  les  principaux  montagnards  étaient 
de  connivence  avec  l'Autriche,  que,  s'il  avait  eu  le  ministère  de 
la  justice,  les  destins  de  la  France  auraient  changé.  Mais  son 
récit  est  émouvant,  et  il  retrace  de  la  façon  la  plus  vive,  la  plus 
dramatique  les  aventures  et  les  périls  de  sa  fuite  en  Bretagne 
et  dans  le  Bordelais,  la  résolution  désespérée  qui  le  jette  sur  la 
route  de  la  capitale,  les  terribles  péripéties  de  son  voyage  à  tra- 

Étal  de  la  sénéchaussée  de  Rennes,  élu  premier  député  à  la  Convention  par  le 
département  d'Ule-et-Vilaine,  décrété  d'arrestation  avec  les  Girondins,  s'évade, 
se  rend  à  Caen  sous  iin  déguisement,  mais  n'y  reste  qu'un  jour,  se  cache  à 
Rennes  dans  sa  propre  maison  el  y  déjoue  toutes  les  recherches  pendant  dix- 
huit  mois;  rappelé  à  la  Convention  qui  l'accueille  par  une  ovation,  président 
de  l'Assemblée,  rapporteur  du  Comité  de  législation,  envoyé  au  Conseil  des 
Anciens  par  soixante-treize  déparlements,  professeur  de  législation  et  de  gram- 
maire générale  à  l'École  centrale  «le  Rennes,  membre  du  Sénat  (22  mars  1800) 
et  comte  de  l'Empire  (1808),  jiair  de  France  (i  juin  181  i).  président  de  la 
Chambre  des  représentants  pendant  les  Cenl-Jours,  mort  à  Paris  le  13  janvier  182". 
1.  Louvet  de  Couvrai  (Jean-Baptiste),  né  à  Paris  le  12  juin  1*60.  secrétaire  du 
minéralogiste  P.  F.  de  Dietrich,  commis  chez  le  libraire  Prault,  membre  des 
Jacobins  de  Paris,  rédacteur  de  la.  Sentinelle,  qui  le  fit  connaître  dans  toute  la 
France,  nommé  à  la  Convention  en  septembre  1792  |mr  les  électeurs  du  Loiret 
sur  la  recommandation  de  Brissot,  échappe  à  la  proscription,  rentre  dans  l'as- 
semblée (8  mars  nOa)  el  y  devient  membre  du  Comité  de  salut  |)ublic,  siège  au 
Conseil  des  Cin<|-Cents  oii  l'envoie  le  déparlement  de  la  llaule-Vienne,  el,  exclu 
par  le  renouvellement  partiel  de  mai  l'Ol,  continue  a  lenir  le  magasin  de 
librairie  qu'il  avait  ouvert  avec  sa  Temme  Lodoïska  au  Palais-Royal;  le  gouver- 
nement l'avait  nommé  consul  à  Palerme  lorsqu'il  mourut  le  23  août  1701. 
Histoire  dk  i-v  i.anuck.  VI.  45 


706  LA  LITTÉRATURE  SOUS  LA  RÉVOLUTION 

vers  la  France,  la  vie  qu'il  mène  à  Paris  deux  mois  au  fond 
d'une  cache,  l'asile  qu'il  trouve  ensuite  au  milieu  des  montagnes 
du  Jura,  tout  près  de  la  frontière,  dans  les  roches  et  les  bois 
où  le  rejoint  sa  chère  Lodoïska.  Le  touchant  amour  deLodoïska 
fait  le  charme  des  mémoires  du  proscrit.  C'est  avec  Lodoïska 
que  Louvet  se  console  de  ses  misères  dans  la  petite  maison 
solitaire  de  Penhars.  C'est  pour  revoir  Lodoïska  qu'il  a  quitté 
les   Girondins  et  regagné   Paris.  Dans   les   sites    romantiques 
d'Elinans,  Lodoïska  lui  apparaît  comme  une  autre  et  délicieuse 
Julie;  c'est  <i  l'unique  bien  »  qui  l'attache  désormais  à  l'existence. 
Brissot  *.  —  Brissot  au  caractère  léger,  crédule  et  impré- 
voyant, mais  à  l'esprit  délié,  à  l'intelligence  ouverte,  à  l'àme 
honnête  et  désintéressée,  montra  dans  les  assemblées  sa  pro- 
fonde connaissance  des  affaires  étrangères.  Il   traça  plusieurs 
fois  à  la  tribune  le  tableau  de  l'Europe  et  ce  fut  lui   qui  fit 
déclarer  la  guerre  à  l'Autriche  et  à  l'Angleterre.  Personne  n'a 
plus  fortement,  plus  souvent  que  lui  prêché  la  nécessité  de  la 
lutte  contre  l'Europe  et  prédit  la  victoire.  Suivant  lui,  la  guerre 
consoliderait  la  liberté  et  la  purgerait  des  vices  du  despotisme; 
elle  seule  pouvait  régénérer  la  nation  et  briser  à  jamais  les 
vieilles  habitudes  d'esclavage  ;  les  Français  étaient  innombrables 
et  seraient  instruits,  irrités  par  leurs  défaites;  les  soldats  des 
tyrans  entendraient  les  «  saints  cantiques  »  et  secoueraient  leurs 
chaînes.  Mais  ces  discours  de  Brissot  sont  gris  et  ternes,  sans 
images  ni  couleur.  Ils  n'étaient  pas  improvisés  et  Brissot,  bien 
que  judicieux,  est  un  écrivain  verbeux  et  froid  qui  ne  se  pique 
pas  de  style.  Ses  Mémoires  retracent  l'existence  d'un  bohème  de 
lettres  au  xvni"  siècle  :  il  y  donne  de  curieux  renseignements  sur 
ses  voyages,  sur  son  métier  de  journaliste  international,  sur  ses 
liaisons  avec  des  aventuriers  qui  subsistaient  de  libelles,  sur 
ses  rapports  avec  les  principaux  auteurs  de  l'époque,  et  l'on 

1.  Brissol  (Jacques-Pierre),  né  à  Chartres  le  15  janvier  1754,  était  le  fils  fl'nn 
restaurateur  ou  traiteur-rôtisseur  et  le  treizième  enfant  de  sa  famille.  11  prit  <le 
bonne  heure,  pour  se  (listinf,'uer  de  ses  frères,  le  nom  d'un  village  de  la  Beauce 
où  son  père  possédait  quelques  terres,  Ouarville,  au(|uel  il  donna  un  air  anglais 
en  substituant  un  w  à  la  diphtongue  ou.  Elève  du  collège  de  Chartres,  où  il  eut 
pour  camarades  Sergent,  Chasles  et  Pétion,  clerc  de  procureur  à  Paris,  lié  avec 
ies  littérateurs  de  l'époque,  rédacteur  du  Courrier  de  l'Europe  (|ui  se  publiait 
à  Londres,  auteur  d'une  Théorie  des  lois  criminelles,  fonde  en  1789  le  Patriote 
français,  entre  à  l'Assemblée  législative  où  il  est  l'âme  du  Comité  diplomatique, 
puis  à  la  Convention;  proscril,  fugitif,  arrêté  à  Moulins,  exécuté  le  31  octobre  1793. 


I 


L'ÉLOQUENCE  707 

se  prend  de  sympathie  pour  cet  homme  probe,  injustement 
calomnié,  qui  faisait  des  ministres  et  n'avait  que  trois  chemises. 
Le  Patriote  français  qu'il  rédiireait,  est  une  des  gazettes  les 
plus  sérieuses  de  la  Révolution.  Brissot  désire  rendre  le  pouvoir 
exécutif  plus  fort,  organiser  une  administration  «  vigoureuse 
et  coercitive  »,  graduer  et  non  précipiter  le  ])assage  de  l'esclavage 
à  la  liberté.  11  se  défie  des  «  plans  si  réguliers  »  de  Sieyès  et 
reproche  à  la  Constituante  de  «  se  jeter  dans  un  dédale  géomé- 
trique et  métaphysique  ».  Il  redoute  la  multitude  :  «  lui  mettre 
une  épée  dans  la  main,  c'est  armer  un  enfant  ».  Il  blâme  le  des- 
potisme des  municipalités  qui  croient  qu'attaquer  l'écharpe  tri- 
colore, c'est  attaquer  le  Saint-Esprit.  Il  propose  à  la  France 
l'exemple  de  l'Angleterre  et  des  États-Unis. 

Condorcet  '.  —  Condorcet  n'était  flegmatique  que  d'appa- 
rence et  il  savait  être  amer,  acrimonieux,  donner,  dit  André 
Chénier,  de  petits  coups  de  stylet  empoisonné  :  D'Alemberl  le 
comparait  à  un  volcan  couvert  de  neige,  et  les  aristocrates  le" 
nommaient  un  mouton  enragé.  Il  n'a  pas  seulement,  comme 
secrétaire  perpétuel  de  l'Académie  des  sciences,  écrit  avec  compé- 
tence, souvent  avec  profondeur  des  Eloges  consciencieusement 
développés  en  une  langue,  il  est  vrai,  lourde,  parfois  déclamatoire 
et  qui  manque  d'agrément.  Il  a  publié  des  pamphlets  qui  prépa- 
rèrent les  esprits  à  la  Révolution  et  dans  ses  articles  de  la  Chro- 
nique de  Paris  il  raconte  dignement  les  succès  de  la  liberté  et; 
ainsi  qu'il  s'exprime,  nos  philosophes  et  nos  soldats  répandant 
les  vérités  éternelles  chez  les  peuples  étrangers  et  la  tyrannie 
tremblant  devant  nos  armées  et  nos  maximes.  Il  fut  membre  de 
la  Législative  et  de  la  Convention.  Mais  il  n'était  pas  orateur,  et 
les  discours  qu'il  lisait  sont  froids  :  il  voulait,  disait-il,  éclairer 
et  non  émouvoir.  Pourtant,  l'amitié  dont  D'Alembert,  Voltaire 
et  Tui^ot  l'avaient  honoré,  sa  renommée,  ses  vastes  connais- 
sances lui  valurent  un  grand  rôle.  Il  rédigea  la  plupart  des 

i.  Condorcel  (Marie-Jean-Anloine-Nicoias  Carital,  marquis  <le),  né  le  17  sep- 
tembre 1743  h.  Riliemonl  en  Picardie,  élève  du  collège  des  Jésuites  à  Reims  et 
du  collège  de  Navarre  à  Paris,  voué  à  l'étude  «les  mathématiques  après  une  thèse 
qu'il  soutient  à  l'âge  île  seize  ans  devant  D'Alemberl  et  Clairaut,  admis  à 
l'Académie  des  sciences  en  1769,  secrétaire  perpétuel  en  survivance  (1770)  et  en 
litre  (1788)  tie  celle  Académie,  reçu  en  1782  à  l'Académie  Trançaise,  membre  de 
la  Législative  et  de  la  Convention,  décrété  d'arrestation,  caché  dans  la  rue  Ser- 
vandoni,  chez  M"*  Vernel,  quille  cet  asile  le  5  avril  1794,  et,  arrêté  le  lendemain 
dans  une  auberge  de  Clamart,  emprisonné  à  Bourg-la-Reine,  s'empoisonne. 


708  LA   LITTÉRATURE  SOUS  LA   RÉVOLUTION 

adresses  de  l'Assemblée  à  la  nation  en  un  style  grave  sans  éclat 
et  non  sans  longueurs.  Son  rapport  sur  l'instruction  publique 
contient,  avec  des  vues  fausses  et  chimériques,  de  nobles  pen- 
sées et  des  inspirations  généreuses.  Condorcet  a  bien  mérité  de 
l'espèce  humaine  dont  il  célèbre  et  proclame  la  marche  ascen- 
dante. Dans  son  Esquisse  d'un  tableau  historique  des  progrès  de 
l'esprit  humain,  composée  sous  le  coup  de  la  proscription  et  sans 
le  secours  d'aucun  livre,  il  ne  se  borne  pas  à  montrer  comment 
l'homme  a  pu  à  force  de  temps  et  dé  labeur  perfectionner  son 
intelligence  et  étendre  ses  facultés;  il  assure  que  l'homme, 
délivré  de  la  superstition  et  régénéré  par  la  philosophie,  ne 
trouvera  plus  d'obstacles  et  que  son  progrès  est  indéfini.  Sans 
doute,  là  encore,  il  pousse  ses  idées  jusqu'à  leur  extrême  consé- 
quence :  il  s'imagine  qu'on  change  l'esprit  et  le  caractère  en 
changeant  les  institutions.  Mais  ce  beau  rêve  pacifique  et  serein 
est  le  rêve  d'un  proscrit.  Jusqu'au  dernier  instant  de  sa  vie 
Condorcet  croit  au  progrès.  Il  en  a  la  fièvre  et  la  passion,  la 
religion  et  le  fanatisme,  et  c'est  au  nom  de  cette  évolution  du 
genre  humain  qu'il  conseille  le  travail,  puisque  travailler  pour 
soi,  c'est  travailler  pour  l'avenir  :  «  L'homme,  dit-il  en  termes 
admirables,  est  une  partie  active  du  grand  tout  et  le  coopéra- 
teur  d'un  ouvrage  éternel;  dans  une  existence  d'un  moment, 
sur  un  point  de  l'espace,  il  peut,  par  ses  travaux,  embrasser 
tous  les  lieux,  se  lier  à  tous  les  siècles,  et  agir  encore  longtemps 
après  que  sa  mémoire  a  disparu  de  la  terre.  » 

Danton  '.  —  Danton  avait  la  figure  laide  et  criblée  de  petite 
vérole,  des  yeux  enfoncés  sous  un  front  énorme,  une  voix 
«  stentoriale  »,  des  façons  brusques  et  familières.  On  lui  trou- 
vait l'air  d'un  boudelogae  et  il  avait  été  surnommé  le  Tartare, 
le  Cyclope,  le  Mirabeau  de  la  populace,  le  grand  seigneur  de  la 
sans-culotterie.  Mercier  le  jugeait  né  pour  tonner  sur  la  borne 

l.  Danton  (Georges-Jacques),  né  à  Arcis-sur-Aube  le  26  octobre  1759,  fils  du 
procureur  au  bailliage,  élève  au  collège  de  Troyes  (alors  tenu  par  les  Orato- 
riens),  clerc  chez  un  procureur  au  Parlement,  reçu  avocat  à  Reims,  achète 
une  charge  d'avocat  aux  Conseils  du  roi  (29  mars  1787)  dont  il  reçoit  le  rem- 
boursement en  1791,  administrateur  du  déi»artement  de  Paris  (21  janvier  1791), 
substitut  adjoint  du  procureur  de  la  Commune  (8  décembre  1791),  ministre 
de  la  Justice  au  10  août,  député  de  Paris  à  la  Convention,  commissaire  de 
l'assemblée  en  Belgique,  membre  «lu  Comité  de  défense  générale  et  du  Comité 
de  salut  public,  arrêté  dans  la  nuit  du  30  mars  1794  et  guillotiné  le  5  avril 
suivant, 


L'ÉLOQUENCE  709 

d'un  carrefour  et  lui  attribuait  l'éloquence  d'un  démagogue, 
voire  d'un  portefaix.  Mais  il  avait  fait  d'excellentes  études;  il 
citait  Corneille;  il  voulait,  assurait-il,  asseoir  le  temple  de  la 
liberté,  le  décorer,  l'embellir  :  après  le  pain,  l'éducation  était  le 
premier  besoin  du  peuple  et  la  Révolution  fondée  sur  la  justice 
devait  être  affermie  par  les  lumières.  A  ces  connaissances 
solides  il  joignait  un  esprit  clair,  le  coup  d'œil  rapide  et  juste, 
une  décision  prompte^t  vigoureuse.  Toutefois,  après  avoir  fait 
preuve  d'une  volonté  puissante,  il  semblait  épuisé  par  cet  effort 
et  saisi  d'un  irrésistible  désir  de  repos  et  de  jouissance.  Il  man- 
quait de  ténacité,  et  un  journaliste  disait  qu'il  ne  serait  jamais 
dictateur  faute  de  longs  calculs  et  d'une  continuelle  tension.  Il 
lisait  peu,  et  ses  amis  craignaient  même  qu'il  ne  prît  pas  la 
peine  de  parcourir  leurs  lettres  jusqu'au  bout.  Il  n'écrivait  pas, 
autant  par  paresse  que  par  prudence. 

Un  pareil  homme  ne  prépare  donc  guère  ses  discours,  il 
improvise,  et  dans  ses  improvisations  il  se  livre  et  s'abandonne; 
ce  qu'il  dit  jaillit  spontanément  de  son  àme.  Et  voilà  ce  qui 
déroutait,  déconcertait  les  lettrés  comme  Mercier  et  Daunou.  Il 
répudiait  la  rhétorique  du  temps  et  parlait  sans  méthode  ni 
apprêt,  non  sur  une  seule  question,  mais  sur  une  foule  d'objets, 
comme  dans  sa  harangue  du  10  mars  1793  où  il  mêle  l'organi- 
sation du  tribunal  révolutionnaire,  le  remplacement  de  Monge, 
le  départ  des  commissaires  de  la  Convention.  Rien  de  classique, 
rien  de  vague;  pas  d'exorde  et  de  péroraison;  pas  de  périodes. 
Il  ne  développe  ni  ne  délaie,  il  procède  par  bonds  et  soubresauts, 
il  n'a  qu'une  seule  et  commode  formule  de  transition  :  «  je  passe 
à  un  autre  fait  »,  et  c'est  pourquoi  Roederer  lui  reproche  de 
n'avoir  ni  logique  ni  dialectique  et  d'enlever  tout  par  un  mouve- 
ment. Très  peu  de  citations  des  anciens;  des  métaphores  emprun- 
tées à  la  vie  d'alentour;  des  mots  simples,  familiers,  vigoureux 
qui  le  peignent  lui-même,  force,  énergie,  action,  audace,  cha- 
leur, mouvement^  impulsion,  marcher,  faire  marcher,  déborder; 
une  concision  forte,  parfois  brutale,  toujours  saisissante;  des 
exclamations,  des  interrogations  pressantes,  de  vives  apos- 
trophes. Il  se  vante,  «  se  cite  »  ridiculement,  rappelle  ses  formes 
robustes,  son  tempérament  chaud,  sa  tête  de  méduse.  Il  fait  des 
plaisanteries  de   mauvais    goût   et   il   a    des    images   fausses, 


U}9  LA  LITTÉRATURE  SOUS  LA  RÉVOLUTION 

obscures,  emphatiques.  Mais  il  a  la  franchise  et  la  sincérité  de 
l'accent,  le  ton  ardent  de  la  vérité,  de  cette  vérité  qui  doit,  dit- 
il,  colorer  le  civisme  et  le  courage.  Sa  passion  du  bien  public 
s'exprime  dans  tous  ses  discours,  et  qui  les  a  lus,  le  comprend 
et  le  voit  plein  du  sentiment  de  sa  force,  écoutant  volontiers  la 
voix  de  l'humanité,  désireux  d'être  utile  à  la  patrie,  convaincu 
qu'il  a  fait  son  devoir  et  sauvé  la  République,  prêt  à  mourir 
pour  son  pays. 

Porté  le  10  août  par  un  boulet  de  canon  au  ministère  de  la 
Justice,  il  tient  le  langage  qui  sied  au  pouvoir  et  il  parle  au  nom 
de  ses  collègues  en  homme  d'État,  sur  un  ton  ferme  et  résolu,- 
avec  ce  calme  et  cette  mâle  concision  qui  réconforte  les  cœurs. 
En  termes  inoubliables,  il  retrace  les  apprêts  de  la  résistance  et 
assure  que  la  France  sera  sauvée  :  «  Le  tocsin  qu'on  va  sonner 
n'est  point  un  signal  d'alarme,  c'est  la  charge  sur  les  ennemis 
de  la  patrie  :  pour  les  Aaincre,  il  nous  faut  de  l audace,  encore 
de  V audace,  toujours  de  l'audace  ».  L'audace  a  triomphé.  Mais 
bien  que  sorti  du  ministère,  Danton  reste  l'orateur  de  la  défense 
nationale,  et  très  souvent  il  s'élève  au-dessus  des  querelles  de 
parti,  tourne  son  énergie,  son  «  agitation  »  vers  la  guerre  et 
prêche  le  déploiement  de  tous  les  moyens  de  la  puissance  fran- 
çaise contre  l'ennemi  du  dehors,  prêche  les  mesures  les  plus 
promptes,  prêche  l'unité  d'action.  Il  a  dans  ses  discours  contre 
les  Girondins  la  même  fougue,  la  même  brièveté  entraînante. 
D'abord  il  les  avait  ménagés  et  leur  tendait  la  main;  après  la 
séance  du  l*""  avril  où  ils  l'accusèrent  de  connivence  avec 
Dumouriez,  il  les  attaqua  sans  trêve  ni  pitié. 

Son  chef-d'œuvre  oratoire,  c'est  son  plaidoyer  au  tribunal 
révolutionnaire.  On  n'en  possède  que  des  lambeaux  et  des 
phrases  écourtées,  mutilées;  mais  on  croit  l'entendre,  et  le 
public  admira  la  fierté  de  son  attitude,  la  hauteur  de  ses 
réponses,  la  lutte  qu'il  soutint  contre  ses  accusateurs,  ironique, 
poignant,  assénant  des  coups  rapides  et  rudes,  jetant  des  cris 
sauvages  et  comme  des  rugissements.  Sa  voix  terrible  faisait 
trembler  le  tribunal,  elle  étouflait  le  bruit  de  la  sonnette  du 
président,  elle  traversait  les  fenêtres  et  parvenait  à  la  foule 
amassée  sur  le  quai.  On  le  mit  hors  des  débats  sans  lui  permettre 
de  parler  davantage. 


L'ÉLOQUENCE  7il 

Robespierre  '.  —  Robespierre,  boursier  du  collège  Louis-le- 
firand  et  fort  en  tlième,  qualifié  de  Romain  par  son  professeur 
de  rhétorique  et  chargé  de  haranguer  le  roi  au  nom  de  ses  con- 
tlisciples,  avocat,  membre  de  la  société  des  Rosati  et  président 
do  l'Académie  d'Arras,  lauréat  de  l'Académie  de  Metz,  s'imagi- 
nait, lorsqu'il  fut  envoyé  par  le  Tiers-Etat  d'Artois  aux  Etats 
généraux,  qu'il  allait  de  prime  saut  conquérir  la  gloire.  On  se 
moqua  de  lui;  on  dauba  sur  son  habit  olive,  sur  ses  façons 
gauches,  sur  son  style,  sur  tout  ce  qui  sentait  en  lui  le  bel  esprit 
de  province.  Sans  se  rebuter,  il  étudia  Rousseau,  ne  cessa 
d'aborder  la  tribune  et  de  s'aguerrir,  de  défendre  la  cause  popu- 
laire :  il  acquit  ainsi  la  réputation  d'un  homme  rectiligne  et 
absolument  intègre  —  l'intégrité,  dit  un  policier  du  temps,  est 
le  dieu  du  peuple;  —  il  fut  l'idole  des  jacobins;  il  arracha  les 
applaudissements  de  ceux  qui  l'avaient  sifflé.  Lorsque  la  droite 
fit  lire  la  remontrance  de  l'abbé  Raynal,  il  répondit  au  nom  de 
la  gauche  que  la  constitution  était  bien  favorable  au  peuple  puis- 
qu'on se  servait  pour  la  décrier  d'un  homme  connu  jusqu'alors 
en  Europe  pour  son  amour  de  la  liberté  et  aujourd'hui  devenu 
l'apôtre  et  le  héros  de  ceux  qui  l'accusaient  jadis  de  licence.  11 
parla  contre  l'inviolaltilité  royale  et  ce  fut  lui  qui,  par  une  série 
d'arguments  spécieux  mais  habilement  exposés  et  ordonnés  avec 
art,  décida  les  Constituants  à  voter  contre  leur  réélection.  Des- 
moulins l'appela  l'ornement  de  la  députation  septentrionale, 
l'exalta  comme  le  primus  ante  omnes  en  fait  de  principes, 
comme  l'homme  incorruptible,  inflexible,  immuable,  le  pur  des 
purs,  le  «  nec  plus  ultra  »  du  patriotisme,  comme  le  livre  de  la 
loi,  le  commentaire  vivant  de  la  déclaration  des  droits  et  le  bon 
sens  en  personne. 

Ses  discours  aux  Jacobins  et  à  la  Convention  sont  plus  connus 


1.  Robespierre  (Maxiinilien-Marie-Isidorc),  né  à  Arras  le  6  mai  1758,  fils  d'un 
avocat  au  conseil  d'Artois,  boursier  au  collège  Louis-le-Grand,  où  il  eut  pour 
condisciples  Desmoulins  et  Fréron,  avocat  à  Arras,  membre  de  l'Académie  de 
cette  ville,  concourt  pour  des  prix  académiques,  obtient  en  1"85  une  mention 
honorable  de  l'Académie  d'Amiens  pour  un  Éloge  de  Gresset.  et  un  prix  de  l'Aca- 
démie de  .Metz  pour  un  «liscours  sur  «  l'oripine  de  l'opinion  qui  étend  sur  tous 
les  individus  d'une  même  famille  une  partie  de  la  honte  attachée  aux  peines 
infamantes  que  subit  un  coupable  -,  publie  en  1188  un  mémoire  sur  la  nécessité 
de  réformer  les  États  d'Artois,  entre  aux  États  généraux  comme  «léputé  du  Tiers- 
État  de  la  gouvernance  d'Arras,  et  à  la  Convention  comme  premier  député  de 
Paris;  exécuté  le  10  thermidor  an  II  ou  le  28  juillet  1794. 


712  LA  LITTERATURE  SOUS  LA  RÉVOLUTION 

que  ses  discours  à  la  Constituante  où,  selon  ses  propres  termes 
qui  révèlent  son  ambition  profonde,  il  était  «  à  peine  aperçu  » 
et  «  n'était  vu  que  de  sa  conscience  ».  Ils  se  distinguent  par  de 
sérieuses  qualités.  Robespierre  a  de  la  vigueur.  A  diverses 
reprises,  en  s'opposant  au  mois  de  janvier  1792  à  la  guerre,  il 
emploie  le  sarcasme  avec  succès  et  démontre  dans  une  suite 
d'interrogations  vives  et  pressées  que  les  véritables  ennemis  de 
la  France  sont  en  France.  Lorsqu'il  demande  que  Louis  XVI 
soit  décapité  et  non  jugé,  lorsqu'il  déclare  aux  Jacobins  qu'il  se 
met  en  insurrection  contre  les  députés  corrompus,  lorsqu'il 
conclut  au  31  mai  contre  la  Gironde  ou  qu'il  obtient  de  la  Con- 
vention qu'elle  n'entende  pas  Danton,  il  s'exprime  avec  une 
brièveté  nerveuse  et  saisissante,  avec  cette  énergie  âpre,  terrible 
qui  le  faisait  comparer  à  un  chat-tigre. 

Mais  il  recourt  trop  souvent  à  des  procédés  de  rhétorique.  Il 
cite  à  satiété  les  Grecs  et  les  Romains.  Il  abuse  de  l'apostrophe 
et  de  ces  développements  compassés,  de  ces  longues  phrases 
balancées  qu'il  aime  à  débiter  lentement  du  haut  de  la  tribune, 
tout  en  regardant  ses  auditeurs  avec  le  binocle  qu'il  applique  sur 
ses  lunettes.  Il  vise  trop  à  l'élégance  et  à  la  noblesse  du  style. 
N'était-il  pas  soigné  dans  sa  mise,  toujours  poudré,  même 
quand  personne  ne  se  poudrait  plus,  vêtu  en  1793  avec  la 
recherche  d'un  petit  maître  de  1789? 

C'est  sur  tout  l'élève  de  Rousseau  —  qu'il  nommait  le  pré- 
cepteur du  genre  humain  et  le  seul  des  grands  hommes  du 
siècle  qui  fût  digne  des  honneurs  de  l'apothéose  —  et  ce  qu'il 
imite  de  Rousseau,  c'est  la  période  qui  se  déroule  avec  nombre 
et  harmonie.  Qui  ne  reconnaît  dans  certains  passages  de  son 
volumineux  rapport  sur  l'Etre  suprême,  le  mouvement,  le  tour, 
l'expression  même  de  Jean-Jacques?  Qui  ne  croit  entendre  le 
Genevois  dans  la  dernière  harangue  de  Robespierre  à  cet  endroit 
où  il  parle  de  ceux  qui,  comme  lui,  «  trouvent  une  volupté  céleste 
dans  le  calme  d'une  conscience  pure  et  le  spectacle  ravissant  du 
bonheur  public  »?  Les  deux  discours  qu'il  prononce  à  la  fin  du 
20  prairial  ne  sont-ils  pas  dans  le  goût  et  la  manière  de  Rous- 
seau? Roissy  d'Anglas,  disant  alors  que  l'orateur  lui  rappelait 
Orphée  enseignant  aux  hommes  les  progrès  de  la  morale, 
empruntait  sa  comparaison  au  modèle  de  Robespierre  :  le  vicaire 


L'ÉLOQUENCE  713 

savoyard,  écrit  Rousseau,  semblait  «  le  divin  Orphée  qui 
apprend  aux  hommes  le  culte  des  dieux  ». 

Un  grand  mérite  des  discours  de  Robespierre  consiste  dans  la 
composition.  Ses  manuscrits  étaient  chargés  de  ratures;  mais 
ce  qu'il  supprime,  ce  sont  des  paragraphes  et  des  tirades 
entières,  non  des  phrases  ou  des  mots.  Il  a  l'habitude  d'écrire 
et  un  de  ses  secrétaires  rapporte  qu'il  écrit  vite  ;  il  change  donc 
non  pas  la  forme,  mais  le  fond;  il  modifie  le  plan,  ajoute  des 
développements,  transpose  des  arguments  pour  les  mettre  en 
meilleure  lumière.  De  là  ces  harangues  qui  contiennent  tant  de 
choses,  souvenirs  de  l'antiquité  et  de  la  Révolution  française, 
haine  des  rois  et  de  l'Europe  qui  ne  peut  vivre  sans  les  rois, 
éloge  de  la  République,  éloge  de  la  vertu  qui  est  l'essence  de  la 
République,  éloge  de  la  Convention,  éloge  de  Robespierre  qui  ne 
craint  pas  le  danger  et  n'existe  que  pour  la  patrie.  De  là  des  lon- 
gueurs, de  la  dilTusion,  parfois  du  rabâchage.  Mais  de  là  aussi, 
à  force  de  tourner  et  de  retourner  les  idées  soit  à  la  promenade, 
soit  dans  la  chambre  des  Duplay  le  soir  et  jusque  bien  avant  dans 
la  nuit,  ^des  effets  oratoires  et  souvent  de  grandes  beautés.  Le 
discours  du  8  thermidor,  le  dernier  que  Robespierre  ait  lu  à  la 
Convention  et  aux  Jacobins,  si  interminable  qu'il  paraisse 
aujourd'hui,  n'a  sûrement  pas  lassé  la  patience  des  auditeurs, 
et  l'écrivain  y  a  pris  tous  les  tons,  tantôt  vif  et  vigoureux, 
tantôt  aigre,  ironique,  menaçant,  tantôt  mélancolique  et  fier, 
tantôt  doucereux  et  insinuant,  se  plaignant  d'abord,  attaquant 
ensuite  ses  ennemis,  les  réfutant  avec  hauteur,  les  couvrant 
d'exclamations  indignées,  attestant  son  patriotisme  en  termes 
touchants  et  se  représentant  comme  un  de  ces  défenseurs  de  la 
liberté  que  les  calomnies  ont  toujours  accablés,  flattant  la 
Convention  et  les  «  gens  de  bien  »  qui  la  composent,  reve- 
nant à  ses  adversaires,  à  Barère,  à  Carnot,  à  Cambon,  à  ceux 
qu'il  nomme  méchants  et  fripons,  conspirateurs  et  traîtres,^ 
dénonçant  une  coalition  formée  dans  les  Comités  contre  les 
patriotes  et  la  patrie,  demandant  l'épuration  des  Comités  à  la 
Convention  a  qui  est  le  centre  et  le  juge  ».* 

Saint-Just*.  —  Le  style  de  Saint-Just,  froid,  sec,  tranchant, 

1.  Saint-Jusl  (Louis-Antoine  de),  né  le  25  août  1767  à  Decize,  dans  la  Nièvre, 
fils  d'un  capitaine  (\o  cavalerie  el  chevalier  de  Saint-Louis  qui   vint  se  fixer  à 


714  LA  LITTERATURE  SOUS  LA  REVOLUTION 

rappelle  assez  ce  que  sa  personne  avait  de  raide  et  d'impassible. 
Il  procède  par  phrases  courtes  et  nerveuses,  tâche  de  donner  à 
ses  idées  la  forme  d'une  maxime  ou  d'une  sentence,  et  Collot 
d'Herbois  le  nommait  une  boîte  à  apophtegmes.  Parfois  ce  désir 
de  sembler  profond  le  rend  obscur,  et  l'on  sent  qu'il  veut  faire 
effet,  frapper  les  esprits  et  leur  imposer  par  un  langage  rapide, 
dense,  impérieux.  «  Il  est  impossible,  assurait-il,  que  l'on  gou- 
verne sans  laconisme  »,  et  il  maudissait  la  bureaucratie  et  le 
«  monde  de  papier  »  des  ministères.  Mais  ses  images  ont  une 
énergique  brièveté.  Il  dit  de  la  liberté  qui  sort  du  sein  des  orages 
que  «  cette  origine  lui  est  commune  avec  le  monde  sorti  du 
chaos  et  avec  l'homme  qui  pleure  en  naissant  »,  et  des  factions 
que,  «  nées  avec  la  Révolution,  elles  l'ont  suivie  dans  son  cours 
comme  les  reptiles  suivent  le  cours  des  torrents  ».  S'il  recom- 
mande la  violence  contre  la  ruse  britannique,  il  s'exprime 
ainsi  :  «  Un  jour  de  révolution  parmi  nous  renverse  les  projets 
de  l'ennemi  comme  le  pied  d'un  voyageur  détruit  les  longs  tra- 
vaux d'un  insecte  laborieux  ».  S'il  prêche  les  grands  coups,  il 
déclare  qu'il  préfère  les  lois  fortes  qui  «  pénètrent,  comme 
l'éclair  inextinguible  »  aux  mesures  de  détail  qui  ne  sont  que 
des  piqûres.  Il  a  des  mots  saisissants  dans  leur  concision  et  qui 
valent  de  longues  proclamations.  «  La  République  française, 
répondait-il  à  un  parlementaire,  ne  reçoit  de  ses  ennemis  et  ne 
leur  envoie  que  du  plomb»,  ou  encore  :  «  J'ai  oublié  ma  plume 
et  n'ai  apporté  que  mon  épée  ».  L'éloquence  de  Saint-Just  a 
néanmoins  quelque  chose  de  sinistre  et  de  funèbre.  Il  a  beau 
parler  de  justice,  de  probité,  de  vertu;  il  emploie  d'autres 
termes  effrayants  :  inflexibilité,  impitoyable  rigidité,  rigueur 
farouche,  venger,  immoler,  foudroyer.  Il  aime  à  représenter  les 
suspects  hantés  par  la  peur  du  supplice,  leur  front  qui  se  couvre 
de  nuages,  leurs  convulsions,  l'échafaud  qui  les  attend,  leur 
tombe  qui  sera  creusée  à  côté  de  la  tombe  des  conspirateurs 

Blérancourt,  près  de  Noyon,  élève  du  collège  de  Soissons,  commence  à  Reims 
ses  éludes  de  droit  et  revient  bientôt  à  Blérancourt  où  il  compose  son  poème 
d'07'gant,  qui  parait  à  la*  (in  de  1789.  Électeur  du  département  de  l'Aisne  et 
sigrtalé  à  l'attention  de  ses  concitoyens  |)ar  un  livre  intitulé  Espi-it  de  la 
Révolution  et  de  la  Constitution  tie  France  (17"J1),  il  est  nommé  le  3  septembre  1792 
député  à  la  Convention.  Ciiargé  de  missions  en  Alsace  et  à  l'armée  du  Nord, 
membre  du  Comité  de  saint  public,  il  succombe  avec  Robespierre  et  meurt  le 
28  juillet  1794. 


L'ÉLOQUENCE  715 

d'hier  et  de  la  tombe  du  dernier  roi.  Vagues  à  dessein,  ses 
menaces,  comme  celles  de  Robespierre,  sont  d'autant  plus  ter- 
ribles. 

Barère  '.  —  Lo  versatile  Barère  n'appartient  pas  proprement 
à  la  Montagne,  Girondin,  puis  terroriste,  il  combat  le  vaincu 
quel  qu'il  soit,  et  au  9  thermidor,  selon  que  la  chance  tourne, 
il  efface  ou  rétablit  certains  traits  de  sa  harangue.  Il  fut  le  pané- 
gyriste officiel  du  gouvernement  révolutionnaire  et  l'orateur  des 
deux  Comités  dans  les  grandes  circonstances.  S'il  a  tous  les 
défauts  de  son  temps,  il  sait  être  bref,  rapide,  animé.  Il  frappe 
l'imagination  en  répétant  avec  force  le  mot  essentiel.  Dans  dif- 
férents discours  il  a  parlé  dignement  de  l'importance  de  Paris, 
des  souffrances  du  peuple,  des  dépenses  nécessaires  à  la  défense 
de  la  liberté  et  à  l'enseignement  de  la  langue  nationale.  Il  avait 
un  talent  merveilleusement  souple  :  dans  l'intérieur  du  Comité, 
il  résumait  comme  en  se  jouant  les  discussions  les  plus  ardues. 
Aussi  fut-il  chargé  de  retracer  à  la  Convention  les  progrès  des 
armées,  et  ses  bulletins  clairs,  entraînants,  coupés  à  propos  par 
des  lettres  de  représentants  et  de  généraux,  eurent  bientôt  un 
tel  renom  que  les  soldats  marchant  au  combat  criaient  Barère 
à  la  tribune.  Il  ne  faut  pas  chercher  la  vérité  dans  ses  «  carma- 
gnoles »,  et  Saint-Just  reprochait  avec  raison  à  Barère  de  trop 
faire  mousser  les  victoires.  Son  rapport  sur  le  naufrage  du  Ven- 
geur n'est  qu'un  long  mensonge,  gâté  d'ailleurs  par  de  malheu- 
reuses expressions.  Mais  ses  autres  rapports  n'offrent  pas  les 
mêmes  traces  de  mauvais  goût  et  d'enflure,  Barère  sait  agré- 
menter le  sujet,  et,  comme  il  dit,  le  «  brillauter  »,  montrer  à  la 
Convention,  sans  jamais  la  lasser,  les  drapeaux  que  nos  soldats 
enlevaient  au  despotisme  et  qui  «  formaient  le  garde  meuble  de  la 
liberté  ».  Son  chef-d'œuvre,  c'est  le  rapport  sur  la  reprise  de 
Toulon  et  le  déblocus  de  Landau,  véritable  tour  de  force,  admi- 


1.  Barère  de  Vieuzac  (Bertrand),  né  à  Tarbes  le  10  septembre  1755,  était 
avocat  au  parlement  de  Toulouse  et  conseiller  en  la  sénéchaussée  de  Bigorre 
lorsqu'il  fut  élu  aux  Étals  généraux  par  le  Tiers-État  de  ceUe  sénéchaussée. 
Premier  député  des  Hautes-Pyrénées  à  la  Convention,  membre  du  Comité  de 
salut  public,  con<lamné  à  la  déportation  et  enfermé  dan»  la  prison  de  Saintes 
d'où  il  s'échappe,  amnistié,  il  se  consacre  à  la  littérature  sous  l'Empire,  siège  à 
la  Chambre  des  représentants  sous  les  Cent-Jours,  habite  la  Belgique  durant 
toute  la  Restauration,  devient  sous  le  gouvernement  do  Juillet  conseiller  général 
des  Hautes-Pyrénées,  et  meurt  le  14  janvier  1811. 


716  LA   LITTERATURE  SOUS  LA  REVOLUTION 

rable  discours  de  rhétorique  où  se  déploie  tout  ce  qu'il  avait  de 
facilité,  d'agilité,  de  virtuosité.  Au  lieu  de  narrer  les  victoires,  il 
les  compare,  les  assimile  au  pays  et  au  terrain  où  elles  sont  nées, 
l'une  spontanément  et  comme  une  production  du  climat,  l'autre 
comme  une  «  élaboration  lente  mais  vigoureuse  de  la  nature  », 
et  il  fait  un  joli  et  ingénieux  parallèle  entre  les  armées  du  Nord  et 
celles  du  Midi  qui  prennent  pour  ainsi  dire  leur  caractère  à  la 
région  où  elles  combattent  :  au  Nord,  parmi  les  neiges  et  les 
glaces,  courage  froid  et  imperturbable,  constance  et  intrépidité 
soutenue,  patience  infatigable  et  cette  persévérance  militaire 
qui  semble  l'apanage  des  Germains,  les  soldats  surpassant  tout 
l'art  des  généraux  et  s'élevant  au-dessus  de  toutes  les  tactiques  ; 
au  Midi,  exaltation,  enthousiasme  sans  bornes,  de  la  furie,  la 
foudre  frappant  les  palais,  un  grand  coup  qui  rend  les  Fran- 
çais soudainement  vainqueurs  et  met  de  la  poésie  dans  leur 
triomphe  ! 


//.  —  Le  journal. 

En  même  temps  que  l'éloquence  parlementaire,  naît  alors 
la  presse  politique  que  Brissot  nomme  la  tribune  du  peuple  et 
la  grande  manufacture  des  révolutions.  Le  nombre  des  journaux 
fut  infini;  ils  pleuvaient  tous  les  matins,  disait-on,  comme  la 
manne  du  ciel.  On  ne  mentionne  ici  que  les  journalistes  de  talent, 
et  non  les  vils  escrimeurs  de  plume,  les  journaillons  ou  jour- 
naliers. C'étaient  André  Chénier,  Rivarol,  Mallet  du  Pan,  Cham- 
fort,  Loustallot,  Brissot,  Condorcet,  Camille  Desmoulins. 

André  Chénier.  —  André  Chénier  fait  dans  son  Avis  aux 
Français  une  énergique  peinture  des  dangers  que  court  la  liberté 
nouvelle,  et  durant  l'année  1792,  dans  les  suppléments  du  Journal 
de  Paris,  il  démasque  avec  autant  de  force  que  de  courage  ceux 
qu'il  nomme  les  brouillons  et  les  factieux,  décrit  en  traits 
vigoureux  les  sociétés  jacobines  qui  se  tiennent  par  la  main  et 
forment  une  chaîne  électrique  autour  de  la  France,  déplore  élo- 
quemment  la  faiblesse  des  honnêtes  gens,  le  culte  que  Paris 
rend  à  la  Peur  et  les  outrages  impunis  que  subissent  les  lois.  La 
noblesse  et  la  mâle  fermeté  du  ton,  une  ironie  perçante,  une 


LE  JOURNAL  7i7 

tristesse  hautaine,  voilà  ce  qui  distingue  ces  articles  d'André 
Chénier. 

Rivarol.  —  Rivarol  aimait  l'ancien  régime  :  il  se  croyait 
fait  pour  être  la  parure  d'une  monarchie  et  il  voyait  dans  le 
parti  contraire  ceux  qu'avait  bafoués  son  Petit  Almanach  des 
ifvands  hommes.  Il  collabora  d'abord  au  Journal  politique  national, 
puis  aux  Actes  des  Apôtres. 

Ses  articles  ûu.fournal politique  national,  recueillis  en  volume 
sous  le  titre  de  Mémoires,  sont  remarquables.  Il  y  raconte  les 
événements  depuis  la  réunion  des  Etats  généraux  jusqu'au 
retour  de  Louis  XVI  à  Paris.  Le  récit  dés  journées  d'octobre 
est  dramatique  par  sa  grave  et  sombre  simplicité,  par  des  trslits 
concis  et  saisissants  :  l'attente  de  Paris  et  sa  «  curiosité  bar- 
bare »,  l'Assemblée  «  anéantie  devant  quelques  poissardes  »,  la 
stupeur  de  l'entourage  royal  et  «  la  défection  de  toutes  les  idées 
grandes  et  petites  »,  l'avilissement  du  roi  traîné  lentement  à 
Paris  au  milieu  de  la  populace  sous  les  yeux  de  Mirabeau  «  abu- 
sant de  son  visage  »  et  du  duc  d'Orléans  «  se  réservant  pour 
dernier  outrage  ».  Rivarol  voit  dans  Louis  XV^I  un  homme 
«  toujours  irrésolu,  toujours  malheureux  dans  ses  irrésolu- 
tions »,  et  il  lui  souhaite  le  courage  de  la  reine.  Non  qu'il  loue 
Marie-Antoinette  sans  réserve  :  il  reconnaît  qu'elle  a  régné  sur 
le  roi  «  comme  une  maîtresse  »,  qu'elle  a  fait  des  dons  exces- 
sifs à  ses  amis,  affaibli  l'étiquette.  Mais  seule,  la  fille  de  Marie- 
Thérèse  garde  «  une  contenance  noble  et  ferme  parmi  tant 
d'hommes  éperdus  et  une  présence  d'esprit  extraordinaire  quand 
tout  n'est  que  vertige  autour  d'elle  ». 

II  se  pique  d'  «  impartialité  »,  d'  «  austérité  ».  La  Révolu- 
tion, dit-il,  ne  pouvait,  s'éviter.  Les  griefs  de  la]|nation  étaient  à 
leur  comble  :  impôts,  lettres  de  cachet,  abus  de  l'autorité,  vexa- 
tions des  intendants,  longueurs  ruineuses  de  la  justice.  Des  phi- 
losophes de  génie  avaient  écrit  pour  corriger  le  gouvernement  et 
les  petits  esprits  qui  les  commentaient  avaient  mis  leur  œuvre 
à  la  portée  du  peuple;  l'imprimerie  n'est-elle  pas  l'artillerie  de 
la  pensée?  Mais  de  tous  les  griefs,  le  plus  terrible  était  le  pré- 
jugé delà  noblesse  :  ceux  qui  n'étaient  pas  nobles  trouvaient  la 
noblesse  insupportable  et  ceux  qui  l'achetaient,  ne  la  détestaient 
pas  moins,  puisqu'ils  n'étaient  qu'anoblis  et  que  le  roi  guérit 


718  LA  LITTÉRATURE  SOUS  LA   RÉVOLUTION 

ses  sujets  de  la  roture  comme  des  écrouelles,  à  condition  qu'il 
en  reste  des  traces. 

Il  insiste  sur  la  défection  des  troupes.  Qu'étaient  les  g^ardes 
françaises,  sinon  des  bourgeois  armés?  Ne  furent-ils  pas  fêtés  et 
caressés  à  Paris  comme  jadis  à  Rome  les  gardes  prétoriennes? 
Et  devait-on  compter  sur  des  soldats  indignés  contre  les  faiseurs 
qui  remplaçaient  l'honneur  par  le  bâton,  désespérés  par  les 
coups  de  plat  de  sabre  et  la  discipline  du  Nord,  mécontents  d'un 
roi  qui  ne  montait  pas  à  cheval,  manquant  de  tout  et  nourris 
par  ceux  mêmes  qu'ils  venaient  réprimer? 

Mais  le  grand  coupable  aux  yeux  de  Rivarol,  c'est  la  cour, 
c'e^t  le  ministère  qui  n'a  fait  que  des  sottises,  c'est  le  conseil  où 
il  y  eut  un  concert  de  bêtises.  Pourquoi  entourer  l'Assemblée 
d'un  appareil  menaçant  comme  pour  réduire  tout  le  règne  actuel 
à  quinze  ans  de  faiblesse  et  à  un  jour  de  force  mal  employée? 
Pourquoi  n'avoir  ni  prévu  ni  compris  ce  que  devaient  être  les 
Etats  généraux?  Pourquoi  renvoyer  Necker?  N'était-ce  pas  agir 
aussi  imprudemment  que  si  la  cour  de  Naples  jetait  à  la  mer 
l'ampoule  de  saint  Janvier?  Pourquoi  le  roi  se  mettait-il  à  la 
tête  de  la  milice  bourgeoise?  Henri  III,  se  déclarant  chef  de  la 
Ligue,  en  était-il  le  maître? 

L'Assemblée  n'est  pas  moins  sévèrement  traitée.  Qu'elle 
prenne  garde.  Le  peuple  ne  goûte  de  la  liberté  comme  des 
liqueurs  violentes  que  pour  s'enivrer  et  devenir  furieux.  Malheur 
à  ceux  qui  remuent  le  fond  d'une  nation!  Le  Palais-Royal  qui  joint 
les  exécutions  aux  motions,  qui  transforme  ses  galeries  en 
chambres  ardentes  oii  se  prononcent  des  sentences  de  mort  et 
ses  arcades  en  gémonies  où  s'étalent  les  têtes  des  proscrits,  le 
Palais-Royal  est  une  seconde  assemblée  qui  l'emporte  sur  là 
première  par  la  vivacité  de  ses  délibérations,  par  la  perpétuité 
de  ses  séances,  par  le  nombre  de  ses  membres.  La  Révolution 
est  déjà  toute  populaire.  La  lie  de  Paris  entre  dans  l'armée 
démocratique,  et  les  constituants  tremblent  devant  cette  armée. 
Pour  la  satisfaire,  ils  entassent  décrets  sur  décrets  et  ruines  sur 
ruines,  et  dans  la  nuit  du  4  août,  cette  Sainl-Barthélemy  des  pro- 
priétés, les  députés  de  la  noblesse  «  frappaient  à  l'envi  sur  eux- 
mêmes,  comme  les  Japonais  chez  qui  le  point  d'honneur  est  de 
s'égorger  en  présence  les  uns  des  autres  » . 


LE  JOURNAL  719 

Les  jugemoiits  de  Rivarol  ne  sont  pas  toujours  justes.  L'esprit 
de  parti  l'entraîne,  et  il  nomme  M'"*  de  Staël  la  Bacchante  de  la 
Révolution  et  Necker  un  impudent  charlatan.  Mais  le  style  de 
ces  Mémoires  est  énergique,  vigoureux,  plein  de  mots  qui  font 
penser. 

Les  conseils  qu'il  donnait  au  roi  par  l'entremise  de  La  Porte 
témoignent  d'une  grande  sagacité.  Que  le  roi,  dit-il,  sache  bien 
que  les  aristocrates  restés  à  Paris  passent  leur  vie  autour  des 
tapis  verts,  et  ceux  qui  sont  mieux  chez  eux  que  dans  la  rue, 
doivent  être  battus  par  ceux  qui  sont  mieux  dans  la  rue  que  chez 
eux.  Il  recommande  de  travailler  le  peuple,  de  fonder  un  club 
des  ouvriers.  Selon  lui,  il  faut  se  conserver  par  la  partie  forte, 
par  les  maximes  populaires,  par  le  corps  législatif,  et  non  par 
l'appui  pourri  des  nobles  et  des  prêtres;  que  le  roi  ne  compte 
pas  sur  ces  émigrés  qu'il  devra  «  remplumer  »  après  la  victoire; 
qu'il  ne  soit  pas  le  roi  des  gentilshommes;  qu'il  soit  roi. 

Lui  aussi  émigra.  Mais  dans  sa  Lettre  à  la  noblesse  française 
il  donna,  sous  une  forme  oratoire  et  par  instants  trop  pompeuse, 
les  mêmes  conseils  de  prudence  et  de  modération.  Pas  de 
triomphe  impitoyable.  Pas  de  cruelle  vengeance.  On  devra  con- 
solider par  la  sagesse  le  nouvel  ordre  des  choses,  et,  après 
avoir  usé  de  la  force,  user  de  la  persuasion.  On  devra  laisser 
faire  le  roi  qui  a  vu  le  mal  et  le  danger  plus  longtemps  et  de 
plus  près  :  le  roi,  seul  juge  et  médiateur,  n'oubliera  pas  qu'il  est 
père  et  que  le  peuple  est  enfant. 

Mallet  du  Pan  *.  —  Mallet  garde  la  rouille  de  sa  patrie 
genevoise;  il  manque  d'agrément  et  d'éclat;  son  style  rude, 
heurté,  chargé  de  mots,  plein  de  répétitions  et  de  longueurs,  est 
le  style  du  journaliste  pressé  qui  laisse  courir  sa  plume.  Il 
s'imagine  que  la  Révolution  aboutira  à  la  destruction  totale  des 
propriétés;  il  attribue  l'enthousiasme  des  soldats  à  la  vanité 
franraise  et  assure  que  le  Comité  projette  de  massacrer  les  pri- 

1.  Mallet  ilu  Pan  (Jacques),  né  en  1719  dans  le  prosbylère  «le  Céligny,  élève 
«lu  collège  et  «le  l'Acndéinie  «le  Genève,  nommé  par  l'interniéiliaire  «le  Voltaire 
proresseur  d'histoire  et  de  belles-lettres  du  landgrave  «le  Hesse-<lassel  (1712), 
rollaborateur  des  Annales  politiques  et  littéraires  «le  Linguet,  rédacteur  de  la 
partie  p«)litique  du  Mercure  de  France  de  1784  à  1792,  «juiltc  la  France  après  le 
10  août  et  séjourne  en  Suisse,  en  Belgique,  puis,  à  partir  de  1798,  en  Angleterre, 
où  il  publie  le  Mercure  britannique  ;  mort  le  10  mai  1800  à  Riclimond,  chez  son 
ami  le  comte  de  I^llv-Tollendal. 


720  LA   LITTERATURE  SOUS  LA  REVOLUTION 

sonniers  pour  diminuer  la  consommation  des  vivres.  De  parti 
pris  et  avec  un  implacable  acharnement  il  attaque  toutes  les 
nouveautés  gallicanes.  Il  déblatère  sottement  contre  les  conven- 
tionnels et  les  membres  du  (Comité,  «  dont  Catilina  eût  à  peine 
voulu  pour  ses  crieurs  publics  »  ;  contre  les  Parisiens,  qui  ont 
«  la  poltronnerie  et  la  simplicité  des  lapins  »  ;  contre  Paris, 
«  bande  d'escrocs  et  de  dupes  »  ;  contre  les  cinq  Directeurs, 
«  cinq  gredins  jouant  les  Césars  et  les  Gengis-Khan  ».  S'il  finit 
par  s'incliner  devant  le  génie  de  Bonaparte,  il  l'a  nommé  d'abord 
un  «  petit  bamboche  à  cheveux  éparpillés  »  et  un  «  bâtard  de 
Mandrin  qui  n'a  fait  la  guerre  que  dans  les  tripots  et  les  lieux 
de  débauche  ». 

Mais  soit  dans  le  Mercure  de  France  et  le  Mercure  britan- 
nique, soit  dans  ses  mémoires,  ses  brochures  et  ses  notes,  il 
crayonne,  comme  il  dit,  la  carte  politique  de  la  France.  Dès  le 
début,  il  combat  Rousseau  et  les  maximes  que  les  révolution- 
naires lui  empruntent  pour  les  travestir,  combat  tous  ceux  qui 
«  voguent  à  la  République  avec  le  pavillon  monarchique  », 
combatle  fanatisme  démocratique  et  Va  athéisme  persécuteur  »  : 
les  gouvernements  mixtes  comme  le  gouvernement  anglais 
sont  les  seuls  qui  lui  semblent  concilier  la  liberté  et  l'autorité. 
Puis  il  dévoile  les  conquêtes  grandissantes  des  Jacobins  qui, 
seuls,  ont  «  montré  de  la  conduite  »  et  «  marché  impétueu- 
sement à  leur  but  »,  dénonce  l'anarchie  et  la  future  domination 
des  «  indigents  hardis  et  armés  »,  montre  comment  le  pouvoir 
est  «  tombé  de  cascade  en  cascade  »  dans  les  mains  de  la  mul- 
titude. Il  conseille  aux  alliés  d'appeler  l'opinion  à  leur  secours  et 
d'opposer  aux  droits  de  l'homme  une  charte  des  peuples.  Il  pro- 
phétise que  leur  tactique  échouera  contre  un  «  ramas  immense 
de  troupes  flottantes  et  irrégulières  »,  contre  des  armées  indes- 
tructibles qui  se  recrutent  aisément  et  réparent  aussitôt  leurs 
pertes,  contre  un  gouvernement  de  terreur  qui  met  la  France 
en  état  de  siège  et  par  des  violences  passagères,  mais  nécessaires 
et  inévitables  dispose  de  toutes  les  volontés  et  de  tous  les  cou- 
rages, contre  un  Comité  qui  «  agit  avec  la  rapidité  de  l'éclair 
pendant  que  ses  ennemis  délibèrent  ». 

Mallet  excelle  dans  ce  qu'il  nomme  les  exposés  de  situation 
elles  recensements.  Il  sait  retracer  à  grands  traits  la  lutte  des 


LE  JOURNAL  721 

partis,  l'état  moral  de  Paris,  le  caractère  des  insurrections  et  le 
«  génie  permanent  de  la  multitude  ».  Les  progrès  de  la  doctrine 
révolutionnaire,  l'expansion  prodigieuse  de  l'esprit  de  républi- 
canisme, la  Convention  obtenant  jusqu'au  bout  une  obéissance 
d'habitude  et  de  nécessité,  mais  n'inspirant  plus  le  moindre 
respect,  la  capitale  devenue  sous  le  Directoire  une  cité  de  bro- 
canteurs, la  fusillade  et  la  déportation  substituées  à  la  guillo- 
tine, le  gouvernement  rétablissant  la  Terreur  et  de  peur  d'être 
tué  par  la  paix,  continuant  la  guerre,  rêvant  invasions  et  rapines, 
et  ne  doutant  pas  de  «  tenir  l'Europe  dans  ses  serres  »,  l'avè- 
nement prochain  d'une  République  monarchique  et  dictatoriale, 
tel  est  le  vaste  tableau  qui  se  déroule  à  nos  yeux  dans  la  cor- 
respondance de  Mallet  avec  la  cour  de  Vienne. 

Chamfort.  —  André  Chénier,  Rivarol,  Mallet  défendent  la 
royauté;  Chamfort,  Loustallot,  Brissot,  Condorcet,  Desmoulins 
furent  les  porte-voix  du  parti  démocratique  ou  républicain. 

Chamfort  garda  sous  la  Révolution  son  esprit  amer  et  caus- 
tique. Aigri  contre  l'ancien  régime  dont  les  bienfaits  humi- 
liaient son  orgueil,  il  applaudit  avec  fureur  aux  victoires  popu- 
laires. Il  donna  à  Sieyès  le  titre  de  la  brochure  sur  le  tiers  état, 
composa  le  discours  de  Mirabeau  contre  les  académies,  trouva 
le  fameux  mot  d'ordre  guerre  aux  châteaux,  paix  aux  chau- 
mières. Lorsqu'il  vit  la  Bastille  démolie,  «  elle  ne  fait,  dit-il, 
que  décroître  et  embellir  ».  En  apprenant  le  réveil  politique  de 
la  Pologne,  il  admira  cette  «  enjambée  de  la  liberté  par-dessus 
l'Allemagne  ».  Il  répétait  que  le  peuple  encore  neuf  ne  savait 
organiser  que  l'insurrection,  mais  que  cela  valait  mieux  que 
rien,  qu'il  ne  croirait  pas  à  la  Révolution  tant  qu'il  verrait  les 
cabriolets  écraser  les  passants,  et  qu'il  n'y  a  pas  de  Révolution  à 
l'eau  de  rose.  Mais  bientôt  vinrent  les  excès.  «  Ces  gens-là,  disait- 
il,  ne  feront  pas  rétrograder  les  lumières  de  dix-huit  siècles.  » 
Ces  gens-là  furent  les  maîtres,  et  Chamfort  traduisit  leur  devise 
fraternité  ou  la  mort  par  celle-ci  :  sois  mon  frère  ou  je  le  lue,  déclara 
que  leur  fraternité  était  celle  de  Caïn  et  d'Abel,  qu'un  honnête 
homme  ne  pouvait  mettre  le  pied  dans  les  sections,  qu'il  fallait 
avoir  lapidé  et  assassiné  pour  obtenir  un  certificat  de  civisme. 
Menacé,  il  essaya  de  se  tuer,  se  manqua,  et  après  avoir  longtemps 
souffert,  mourut  sans  avoir  vu  la  chute  de  Robespierre. 

Histoire  de  la  lanoue.  VI.  46 


722  LA  LITTERATURE  SOUS  LA  REVOLUTION 

Loustallot  '.  —  Loustallot  rédigeait  les  Révolutions  de  Paris. 
Il  a,  non  pas  de  l'éclat,  mais  de  la  chaleur,  de  l'énergie,  et  sous 
sa  gravité  perce  l'émotion.  Il  oppose  aux  menaces  de  l'étranger 
les  peuples  delà  Gaule,  les  Flamands,  les  Normands,  les  Cham- 
penois, «  les  Lorrains  et  les  Alsaciens  qui  sont  nos  frères  et  se 
glorifient  aujourd'hui  d'être  Français  ».  Il  proteste  contre  les 
meurtres  commis  par  le  peuple  :  exercer  ainsi  le  droit  de  punir 
et  usurper  la  fonction  du  magistrat,  c'est  renverser  tout  l'ordre 
de  la  société.  Il  s'élève  éloquemment  contre  le  décret  du  marc 
d'argent  et  contre  le  livre  rouge.  Il  raille  avec  verve  Necker, 
le  ministre  adoré. 

Desmoulins  -.  —  Camille  Desmoulins  avait  fait  de  bonnes 
études  et  il  farcit  de  citations  tout  ce  qu'il  écrit.  Ces  rappro- 
chements lui  semblaient  des  estampes  dont  il  ornait  son 
journal,  et  puisque  les  Muses,  disait-il,  étaient  filles  de  Mné- 
mosyne,  ne  pouvait-il  recourir  à  la  mémoire  autant  qu'à  l'ima- 
gination? Mais  il  sait  amener  ces  citations,  les  enchâsser  dans 
son  texte,  et  il  les  traduit  joliment,  drôlement,  sur  un  ton  leste 
et  badin,  comme  avec  un  sourire  :  il  faut,  pour  goûter  le  sel  de 
ses  plaisanteries  et  saisir  le  piquant  de  ses  anachronismes 
voulus,  avoir  reçu  la  culture  antique  et  pouvoir  dire  ainsi  que 
lui  :  «  Yoilà  les  traces  des  pas  de  la  déesse  ». 

Il  se  fait  donc,  selon  sa  propre  expression,  l'écho  des  écrivains 
anciens  et  des  clubs  parisiens  tout  ensemble.  Le  Palais-Royal 
est  pour  lui  un  lycée,  un  portique  ou  un  forum,  et  le  journa- 
liste français,  un  homme  qui  tient  les  tablettes,  l'album  du  cen- 


1.  Loustallot  (Elysée),  né  en  décembre  1761  à  Saint-Jean  d'Anfïély,  fait  ses 
humanités  au  collège  de  Saintes,  étudie  le  droit  à  Bordeaux,  est  reçu  avocat; 
mais,  frappé  d'une  suspension  de  six  mois  par  le  conseil  de  discipline  à  c^use 
d'un  mémoire  violent  contre  la  sénéchaussée  de  sa  ville  natale,  il  vient,  au 
commencement  de  1789,  se  faire  inscrire  au  barreau  de  Paris.  Cest  alors  que 
l'imprimeur  Louis  Prudhomme  le  charge  de  rédiger  les  Révolutions  de  Paris, 
journal  qui  paraissait  en  une  brochure  de  quarante  à  soixante  pages  tous  les 
dimanches  et  qui  eut  un  prodigieux  succès  (certains  numéros  furent  tirés  à 
deux  cent  mille  exemplaires).  Loustallot  rédigea  le  journal  du  14  juillet  1789  au 
20  septembre  1790,  jour  de  sa  mort. 

2.  Desmoulins  (Lucien-Simplice-lJenoit-Camille),  né  à  Guise  le  2  mars  1760, 
fils  du  lieutenant  général  au  bailliage  <le  celte  ville,  élève  du  collège  Louis-le- 
Grand,  où  il  obtient  une  bourse  par  l'influence  d'un  cousin  (M.  Viefville  des 
Essarts),  étudiant  en  droit,  bachelier  au  mois  de  scplenibre  1781,  licencié  au 
mois  de  mars  178.Ï,  avocat  au  parlement  de  Paris,  secrétaire  général  de  Danton 
au  ministère  «le  la  Justice  après  le  10  août,  député  de  Paris  à  la  Convention 
(2  septembre  1793),  mort  sur  l'échafaud  le  3  avril  1794. 


LE  JOURNAL  723 

seur,  et  passe  en  revue  le  Sénat,  les  consuls  et  le  dictateur 
lui-môme.  Deux  députés  obscurs  sont  choisis  pour  former  le 
comité  des  recherches;  l'Assemblée,  écrit  Desmoulins,  veut 
imiter  la  sagesse  de  Solon  et  choisir  les  juges  parmi  les  citoyens 
inconnus.  Il  dit  que,  lorsque  le  jacobin  Gra<xhus  faisait  une 
motion,  le  ci-devant  feuillant  Drusus  proposait  une  motion 
plus  populaire  encore;  aussi  finit-on  par  trouver  que  Grac- 
chus  n'était  pas  à  la  hauteur  et  que  c'était  Drusus  qui  allait 
au  pas. 

Il  mêle  volontiers  les  réminiscences  de  la  Bible  à  celles  de 
l'antiquité.  S'il  demande  qu'on  aide  les  religieuses  à  quitter  le 
couvent  et  qu'on  leur  fasse  une  sorte  de  violence  :  «  Vierges 
saintes,  s'écrie  Camille,  on  veut  que  vous  ôtiez  vous-miêmes 
votre  voile  comme  des  Ménades  en  plein  jour;  vous  regrettez 
sans  doute  que  l'Assemblée  ne  se  soit  pas  souvenue  du  mot  de 
l'Evangile  :  forcez-les  d'entrer  dans  la  salle  des  noces,  compeUe 
intrare.  »  S'il  déplore  ses  eCforts  inutiles  et  l'ingratitude  du 
peuple,  il  cite  et  Curtius  qui  pouvait  se  précipiter  dans  un  gouffre 
parce  qu'il  croyait  sauver  la  patrie,  et  Jésus  qui  marchait  à  la 
croix  parce  qu'il  était  sûr  d'opérer  la  rédemption  du  genre 
humain  :  encore  Jésus  eut-il  une  sueur  de  sang  «  aux  approches 
de  M.  Sanson  ». 

Nourri  de  la  Bible,  des  classiques,  de  Cicéron  dont  il  regarde 
les  Offices  comme  un  modèle  de  sens  commun,  de  Tite-Live, 
de  Tacite,  il  est  en  même  temps  un  écrivain;  il  vise  au  trait,  il 
aiguise  sa  pensée,  il  balance  élégamment  la  période,  emploie 
de  savants  artifices  de  style. 

Si  rapide  et  «  haletante  »  que  soit  sa  plume,  il  trouve  des 
images  saisissantes .  Décrit-il  les  progrès  du  patriotisme ,  il 
montre  la  jeimesse  qui  s'enflamme  et  les  vieillards  qui,  pour  la 
|)remière  fois,  rougissent  du  temps  passé  et  ne  le  regrettent 
jdus.  Veut-il  faire  voir  que  les  écrivains  patriotes  redoublent  de 
zèle  sous  le  feu  et  le  nombre  des  brochures  du  parti  contraire  et 
entraînent  les  citoyens  sur  leurs  pas,  il  narre  l'anerdote  du  soldat 
qui  s'étonnait  au  lendemain  de  l'assaut  d'avoir  pu  grimper  jus- 
qu'au haut  des  murailles  ;  «  c'est,  lui  répondait  un  camarade, 
«|u'on  tirait  sur  nous  à  balles  ».  S'il  parle  des  pensions  que  le 
roi  fait  à  la  noblesse  :  «  On  croit  voir,  écrit-il,  de  grands  enfants 


\ 


724  LA.  LITTÉRATURE  SOUS  LA  REVOLUTION 

s'attacher  au  sein   d'une  mère  épuisée  tandis  qu'une  foule  de 
petits  languissent  de  besoin  à  ses  pieds.  » 

Nul,  sous  la  Révolution,  n'écrit  avec  la  même  vivacité,  la 
même  malice,  pétillante,  scintillante.  Quel  charmant  portrait 
de  Mirabeau  qui  noue  des  intelligences  avec  tous  les  partis! 
Desmoulins  le  compare  à  une  coquette  :  «  attentive  à  la  fois  à 
tenir  son  jeu  et  à  occuper  ses  amants,  elle  a  ses  deux  pieds  sous 
la  table  posés  sur  ceux  de  ses  voisins  et  tourne  ses  regards  lan- 
guissamment  vers  le  troisième,  ce  qui  n'empêche  pas  la  belle  de 
prendre  du  tabac  d'un  quatrième  et  de  serrer  la  main  d'un  cin- 
quième sous  prétexte  de  voir  sa  manchette  de  point  ». 
<  Il  excelle  dans  la  satire,  dans  les  causticités.  «  C'est  mon  élé- 
ment, disait-il,  que  le  genre  polémique.  »  De  la  manière  la  plus 
gaie,  la  plus  goguenarde,  la  plus  piquante  il  nargue  ses  ennemis  et 
fait  la  charge  de  Malouet,  de  Maury,  de  Mirabeau-Tonneau,  qui 
croit  avoir  ravi  la  toison  d'or  en  emportant  les  cravates  de  son 
régiment,  de  Cerutti  qui  ceint  la  tiare  et  prend  l'ostensoir  pour 
adorer  Necker,  de  Bergasse  qu'il  gratifie  d'un  certificat  de 
démence  et  qu'il  représente  comme  un  nouveau  Narcisse  ido- 
lâtre de  lui-même,  de  son  génie  e^  de  ses  projets  de  loi.  Il  châtie 
l'orgueil  de  Mounier,  cet  aigle  du  Dauphiné,  qui  se  croyait  un 
Lycurgue  et  le  futur  restaurateur  de  la  France  :  «  Ce  que  vous 
pleurez,  c'est  la  perte  de  vos  ambitieuses  espérances;  vous  res- 
semblez à  ces  femmes  esclaves  dont  Homère  disait  :  en  appa- 
rence, elles  pleuraient  la  mort  de  Patrocle,  mais  ce  qu'elles 
lamentaient,  c'était  leur  propre  condition  »,  Il  nomme  le  duc 
d'Orléans  qui  vote  silencieusement  avec  la  Montagne  un  Robes- 
pierre par  assis  et  levé  et  en  quelques  lignes  il  dépeint  cet  impuis- 
sant blasé  :  «  Aimable  en  société,  nul  en  politique,  aussi  libertin 
mais  plus  paresseux  que  le  régent,  il  aura  pu  être  embarqué  un 
moment  par  Sillery,  son  cardinal  Dubois,  dans  une  intrigue 
d'ambassade,  comme  il  s'était  embarqué  dans  un  aérostat;  mais 
dans  cette  intrigue  comme  dans  son  ballon,  il  me  semble  voir 
Philippe,  à  peine  ayant  perdu  la  terre  et  au  sein  des  nuages 
tourner  le  bouton  pour  se  faire  descendre  bien  vite,  et  rapporter 
du  voisinage  de  la  lune  le  bon  sens  de  préférer  M'"*  Buflon  ». 
Il  cingle  d'importance  l'équivoque  Barère  qui  dit  blanc  et  noir  à 
la  fois. 


LE  JOURNAL  725 

Avec  quelle  fine  ironie  il  se  moque  de  Marat,  ce  dramaturge 
des  journalistes,  cet  hypertragiqne  qui  demande  vingt  mille  têtes 
et  qui  voudrait  égorger  tous  les  personnages  de  la  pièce  et  jus- 
qu'au souffleur!  Mais  Marat,  le  sylphe  Marat,  n'esl-il  pas  invi- 
sible comme  les  premiers  chrétiens  dans  des  catacombes  où 
Lafayette  n'a  pu  le  découvrir  encore,  bien  que  le  général  ait 
fouillé  les  maisons  de  Paris,  du  parterre  au  paradis,  et  proposé  un 
prix  aux  taupiers  pour  le  déterrer?  «  Marat,  tu  as  raison  de  m'ap- 
peler  jeune  homme  puisqu'il  y  a  vingt-quatre  ans  que  Voltaire 
s'est  moqué  de  toi,  de  m'appeler  malveillant  puisque  je  suis  le 
seul  écrivain  qui  ait  osé  te  louer.  Tu  auras  beau  me  dire  des 
injures;  tant  que  je  te  verrai  extravaguer  dans  le  sens  de  la 
Révolution,  je  persisterai  à  te  louer  parce  que  je  pense  que  nous 
devons  défendre  la  liberté  comme  la  ville  de  Saint-Malo  non 
seulement  avec  des  hommes,  mais  avec  des  chiens.  » 

Quelle  verve  comique  dans  le  récit  de  la  motion  proposée  par 
l'abbé  de  Cournand  sur  le  mariage  des  prêtres  !  «  Il  fit  des  mer- 
veilles. 11  cita  saint  Paul,  le  patriarche  Judas,  la  tribu  de  Lévi 
et  trouva,  comme  dans  l'Ecriture,  que  les  filles  étaient  jolies, 
que  sous  le  ciel  nest  un  plus  bel  animal,  et  qu'il  fallait  aller  au- 
devant  d'elles;  et  viderunt  quod  essent  pulchrœ  et  obviam  exie- 
runl.  Il  promit  à  la  nation  que  si  la  motion  passait,  il  sortirait 
de  lui  une  postérité  plus  nombreuse  que  celle  d'Abraham.  Il  se 
courrouça  contre  ses  contradicteurs  en  leur  disant  qu'ils  en  par- 
laient fort  à  leur  aise.  Il  insulta  la  partie  adverse.  M.  le  pré- 
sident, sous  prétexte  qu'il  était  minuit,  leva  la  séance  et,  par  un 
«  il  n'y  a  pas  lieu  à  délibérer  )>,tua  d'un  seul  coup  la  race  innom- 
brable du  professeur  royal.  » 

Que  d'esprit  incisif  dans  ce  passage  des  Révolutions  de  France 
et  de  Drabant  où  il  se  plaint  qu'on  parle  sans  cesse  de  la  loi  et 
ne  la  pratique  jamais!  «  Tous  ont  à  la  bouche  le  nom  de  loi. 
30  clubs,  i8  sections  épuisent  leurs  poumons  pour  la  loi.  L'As- 
semblée nationale,  la  cour  de  cassation,  6  tribunaux,  2  direc- 
toires et  des  municipaux  par  centaines  veillent  pour  la  loi, 
Railly  a  73  000  livres  de  rente  pour  tenir  son  télescope  toujours 
bra(jué  sur  la  loi.  Lafayette  mange  100  000  écus  par  an  à  sa 
table  pour  faire  observer  la  loi.  Les  passants  semblent  avoir  ce 
mot  pour  devise.  200  000  hommes,  juges,  épauletiers,  citoyens 


726  LA  LITTERATURE  SOUS  LA  REVOLUTION 

font  lire  à  tout  le  monde  sur  leurs  chapeaux,  à  leur  hausse-col, 
à  la  boutonnière  de  leur  basque  le  mot  loi.  Qui  ne  croira  qu'un 
soupir  (le  l'innocence  opprimée  va  remuer,  sinon  tout  le  monde, 
comme  dit  Sadi,  au  moins  toutes  les  sonnettes  des  clubs  et  sec- 
tions? Hélas!  ce  mot  de  loi  ressemble  beaucoup  à  l'inscription 
que  le  loup  devenu  berger  avait  mise  sur  son  chapeau  pour 
mieux  gober  les  moutons  :  «  C'est  moi  qui  suis  Guillot,  bei^er 
de  ce  troupeau.  » 

Quel  amusant  persiflage  de  ces  badauds  qui  «  ne  savent  ni 
sauver,  ni  prévenir  »  et  que  notre  pamphlétaire  compare  à  des 
athlètes  portant  la  main  a  l'endroit  où  on  les  frappe  et  ne  pen- 
sant qu'aux  coups  qu'ils  viennent  de  recevoir!  «  Ils  commencent 
à  se  douter  que  Louis  XVI  pourrait  bien  être  un  parjure  quand 
il  est  à  Yarennes.  Il  me  semble  les  regarder  de  même,  grands 
yeux  ouverts,  bouche  béante,  quand  ils  retrouveront  le  déficit 
aussi  profond  qu'en  89,  quand  ils  verront  maints  départements 
indignés  se  détacher  de  la  métropole  et  abandonner  Paris  à 
l'esprit  mercantile  de  ses  boutiquiers  qui  aiment  la  liberté  et 
ne  reconnaissent  pour  le  meilleur  gouvernement  que  celui  qui 
entoure  leur  comptoir  d'un  plus  grand  nombre  d'acheteurs.  » 

Lui  dit-on  que  les  riches  ont  quitté  Paris,  il  expose  plaisam- 
ment le  résultat  de  cette  désertion  :  l'herbe  cachant  le  pavé  de 
la  place  Maubert,  Turcaret  renvoyant  son  suisse  et  mangeant 
du  pain  sec,  l'armée  des  filles  du  Palais-Royal  licenciée  faute 
de  paye. 

Que  l'Assemblée  exige  de  chaque  électeur  ou  citoyen  actif  une 
contribution  égale  à  un  marc  d'argent,  il  s'écrie  que  Rousseau, 
Mably,  Corneille  n'auraient  pas  été  éligibles  :  «  Ne  voyez-vous 
pas  que  votre  Dieu  n'aurait  pas  été  éligible?  Jésus-Christ  dont 
vous  faites  un  dieu,  vous  venez  de  le  reléguer  parmi  la  canaille! 
Et  vous  voulez  que  je  vous  respecte,  vous,  prêtres  d'un  Dieu 
prolétaire  et  qui  n'était  pas  môme  un  citoyen  actif?  » 

Mais  à  force  de  singeries  il  est  parfois  grotesque.  Ce  ton 
gouailleur,  cet  étalage  de  bouflbnnerie,  ce  système  de  ricane- 
ment, cette  manie  de  faire  des  calembours  et  de  travestir  l'anti- 
quité finissent  par  fatiguer  le  lecteur.  Il  propose  à  Bailly,  maire 
de  Paris,  l'exemple  d'Epaminondas,  maire  de  Thèbes.  Il  montre 
les  Germains  de  Tacite  jouant  leur  liberté  au  trente-et-un  ou  au 


LE  JOURNAL  727 

hirihi  et  compare  le  café  Procope  à  la  maison  de  Pindare  et  les 
hrissotins  aux  «  vases  impurs  d'Amasis  avec  lesquels  a  été 
fondue  dans  la  matrice  des  jacobins  la  statue  d'or  de  la  Répu- 
blique ».  11  dira  que  Léonidas  promet  à  ses  trois  cents  Spartiates 
la  salade  et  le  fromage  chez  Plu  ton,  et  que  le  peuple  romain, 
après  le  meurtre  de  Vii^inie,  cassa  le  Directoire,  que  le  prési- 
dent Appius  allait  à  la  lanterne,  s'il  ne  se  fût  sauvé  à  toutes 
jambes.  Il  qualilie  Desilles  d'  «  aristocrate  splendide  »  en  rappe- 
lant que  saint  Augustin  qualifiait  de  péchés  splendides  les  belles 
actions  des  païens  et  qu'Horace  qualifie  Hypermnestre  de  par- 
jure splendide.  Il  emploie  des  mots  comme  colaphiser,  cavilla- 
tions,  dehortatoire ,  effigier,  obalacler,  ','espuer.  Enfin,  il  vilipende 
ses  adversaires,  les  déchire  et  les  traîne  dans  la  boue,  les  désigne 
gaillardement  au  «  rasoir  national  ». 

Ce  qui  nous  rend  indulgents  envers  lui,  c'est  son  Vieux  Corde- 
lier  où  il  [souhaite  la  fin  d'un  sanglant  régime.  Non  que  Ca- 
mille ait  eu  l'héroïsme  de  s'élever  hautement,  sans  réserve  ni 
réticence,  contre  la  tyrannie;  à  la  fois  timide  et  hardi,  il  mêle  à 
ses  protestations  des  flatteries  et  des  assurances  de  soumission  ; 
il  attaque  Hébert  et  n'ose  attaquer  Robespierre  ;  il  s'en  prend 
non  à  la  Terreur,  mais  à  ses  «  goujats  »  ;  s'il  est  un  instant 
audacieux,  il  se  repent  aussitôt  de  son  audace  et  la  désavoue;  il 
désire  qu'on  ouvre  un  guichet  des  prisons,  et  non  les  deux  bat- 
tants; dès  qu'il  se  voit  menacé,  il  bat  sa  coulpe,  affirme  sa  con- 
trition parfaite,  s'humilie,  se  condamne,  s'abaisse  à  dire  qu'il 
s'est  livré  à  une  débauche  d'esprit.  Mais  il  pressent  et  présage 
Thermidor.  Les  contemporains  louèrent  tout  bas  son  talent  et 
son  courage;  ils  crurent  à  sa  voix  que  la  Terreur  prenait  fin,  et 
lorsqu'il  fut  emprisonné,  son  arrestation  fut  presque  une  cala- 
mité [tublique.  Dans  le  troisième  numéro  du  Vieux  Cordelier, 
tout  en  assurant  qu'il  se  borne  à  traduire  Tacite  et  à  retracer  le 
règne  des  Césars,  il  dénonçait  en  allusions  vigoureuses  et  mor- 
dantes les  excès  de  là  Montagne  et  comparait  les  crimes  que 
punissaient  les  empereurs  aux  crimes  de  contre-révolution.  Le 
quatrième  numéro  est  dans  quelques  passages  plus  franc,  plus 
téméraire  encore  :  Camille  ne  procède  plus  par  voie  d'allusions; 
il  réclame  la  douceur  des  mœurs  républicaines;  il  déclare  qu'il 
adore   dans  la   Liberté,  non  pas    une  nymphe  de  l'Opéra  au 


728  LA  LITTÉRATURE  SOUS  LA  RÉVOLUTION 

bonnet  rouge  et  en  haillons,  mais  le  bonheur,  la  raison,  la  jus- 
tice, et,  au  risque  d'être  traité  de  modéré,  il  demande  la  créa- 
tion d'un  Comité  de  clémence  qui  termine  la  Révolution;  il 
rappelle  que  les  Athéniens  élevaient  un  autel  à  la  Miséricorde; 
il  implore  le  tout-puissant  Robespierre  :  «  Souviens-toi  que 
l'amour  est  plus  fort,  plus  durable  que  la  crainte!  » 

Il  était  trop  tard.  Camille  abandonnait  la  Terreur  après  l'avoir 
déchaînée.  C'est  ainsi  que  nag-uère  il  donnait  sa  démission- de 
procureur  général  de  la  Lanterne  pour  n'être  pas  complice  de 
meurtres  injustifiables,  ainsi  qu'il  reprochait  au  peuple  d'en- 
voyer le  cordon  avec  autant  de  facilité  que  Sa  Hautesse  à  ceux 
qu'elle  disgracie.  Mais  n'avait-il  pas  été  le  boutefeu  du  peuple? 
Il  eut  le  sort  qu'un  jour,  en  gambadant,  comme  à  son  ordinaire, 
il  avait  entrevu  :  «  Un  journaliste  tel  que  lui  devait  avoir  un 
bout  de  rôle  dans  la  pièce  et  un  intérêt  si  fort  qu'il  pourrait  bien 
figurer  tragiquement  à  la  catastrophe.  » 

Il  est  le  prosateur  le  plus  original  de  la  Révolution,  et  rien  en 
ce  temps-là  n'est  supérieur  à  la  France  libre  où  il  y  a,  malgré 
le  manque  de  suite  et  quelques  incohérences,  tant  de  verve  et 
de  juvénile  ardeur,  au  Discours  de  la  Lanterne  où  il  y  a,  malgré 
de  sinistres  souvenirs,  tant  de  couleur  et  de  gaieté,  aux  Révolu- 
tions de  France  et  de  Bradant  où  il  y  a  tant  de  variété,  tant  de 
mouvement  et  d'entrain,  tant  de  vives  et  brillantes  saillies,  à 
V Histoire  des  brissotins  où  l'ironie  est  si  méchante,  à  la  Ré^ionse 
à  Arthur  Dillon  où  la  raillerie  est  si  fine,  au  Vieux  Cordelier  oh 
il  y  a,  malgré  la  bigarrure  du  style,  tant  de  vigueur  éloquente 
et  un  généreux  appel  à  l'humanité. 


///.  —  Le  théâtre. 

Le  théâtre  de  la  Révolution  n'a  guère  d'autre  valeur  que  celle 
d'un  document  historique,  et  son  seul  mérite,  c'est  d'exprimer  les 
idées  et  les  sentiments  de  l'époque.  Le  Directoire  n'exigeait-il 
pas  que  les  spectacles  fussent  des  «  écoles  de  républicanisme  », 
et  la  Convention  ne  décrétait-elle  pas  que  s'ils  étaient  contraires 
à  l'esprit  de  la  Révolution,  le  théâtre  qui  les  représentait  serait 
fermé? 


LE  THEATRE  729 

Reprises.  —  On  reprit  donc  les  pièces  qui,  selon  le  mot  «lu 
temps,  étaient  bonnes  politiquement  parlant.  Des  tragédies  tom- 
bées avant  la  Révolution  eurent  alors,  grâce  aux  circonstances, 
un  succès  imprévu.  La  Harpe  reconnut  Virginie  qu'il  n'avait  osé 
avouer  et  le  dialogue  d'Appius  et  dicilius  reçut  des  spectateurs 
l'applaudissement  qu'ils  lui  refusaient  jadis.  Lemierre  remit  à 
la  scène  son  Guillaume  Tell,  et  le  public,  exaspéré  contre 
Gesslor,  cria  «  à  la  lanterne  »  à  l'acteur  qui  jouait  le  rôle  du 
tyran. 

Pièces  d'actualité.  —  Les  pièces  d'actualité  furent  innom- 
brables. Elles  ont  toutes  le  même  style  banal  et  offrent  toutes 
les  mêmes  caractères.  On  y  loue  le  nouveau  régime.  Patriotes, 
républicains,  sans-culottes,  y  sont  représentés  comme  des  gens 
simples  et  bons.  On  leur  prête  toutes  les  vertus  et  tous  les 
héroïsmes.  On  vante  leur  désintéressement,  leur  esprit  d'ordre 
et  d'économie,  leur  goût  pour  la  vie  de  famille. 

On  raille  les  préjugés  de  la  noblesse  :  des  marquises  se  don- 
nent à  de  vaillants  roturiers  et  des  baronnes,  aux  vainqueurs  de 
la  Bastille;  des  ducs  arborent  la  cocarde  et  boivent  à  la  liberté; 
des  aristocrates  déposent  leurs  titres  sur  l'autel  de  la  patrie. 

On  se  moque  du  clergé.  Le  pape  épouse  M"*  de  Polignac.  La 
papesse  Jeanne  prescrit  le  mariage  aux  ecclésiastiques,  et 
accouche  d'un  poupon.  Les  curés  jettent  leur  robe  aux  orties,  se 
coiffent  du  bonnet  rouge,  montent  la  garde  et  renoncent  au 
célibat  contraire  aux  lois  de  la  nature.  Plus  de  victimes  cloîtrées; 
les  nonnes  sortent  du  couvent  pour  rentrer  dans  le  monde;  les 
bénédictines  tombent  dans  les  bras  des  dragons. 

On  insulte  les  monarques.  Dans  sa  Folie  de  Georges,  Lebrun- 
Tossa  représente  le  peuple  de  Londres  qui  proclame  la  répu- 
blique, massacre  Pitt  et  conduit  George  III  à  Bedlam.  Dans  son 
Jugement  dernier  des  7'ois  — :  dont  le  Conseil  exécutif  fit  acheter 
trois  mille  exemplaires,  —  Syhain  Maréchal  déclare  que  les 
rois  sont  ici-bas  pour  nos  menus  plaisirs  et  les  livre  à  la  risée. 
La  tsarine,  le  pape,  l'empereur,  les  rois  d'Espagne,  de  Sar- 
daigne,  de  Prusse,  d'Angleterre  et  la  plupart  des  «  brigands 
couronnés  »,  dé|)ortés  dans  une  île  par  ordre  de  la  Convention 
européenne  qui  se  réunit  à  Paris  et  se  compose  de  députés  de 
toutes  les  républiques,  offrent  au  monde  le  spectacle  de  ses  tyrans 


730  LA  LITTERATURE  SOUS  LA  REVOLUTION 

détenus  dans  une  ménagerie  et  se  dévorant  les  uns  les  autres  : 
pour  un  morceau  de  biscuit,  ils  se  disputent  à  coups  de  sceptre; 
un  volcan  les  met  d'accord  en  les  recouvrant  de  sa  lave  . 

On  célèbre  les  jrrandes  journées,  les  «  traits  historiques  »,  la 
prise  de  la  Bastille,  le  triomphe  des  Suisses  de  Châteauvieux, 
la  mort  de  Gouvion,  de  Desilles,  de  Beaurepaire,  de  Dampierre, 
de  Viala,  de  Barra,  de  Marat  et  de  Robespierre,  le  camp  de 
Grandpré,  les  exploits  des  demoiselles  Fernig  et  du  valet  de 
chambre  Baptiste,  les  batailles  de  Spire  et  de  Jemappes,  l'entrée 
des  Français  à  Bruxelles  et  à  Chambéry,  les  sièg-es  de  ïhionville, 
de  Lille  et  de  Toulon,  le  naufrage  du  Vengeur. 

C'était  le  spectacle  à  grand  fracas.  Le  public  entendait  avec 
joie  les  bruits  do  la  guerre  et  le  son  du  tocsin;  il  voyait  avec 
émotion  des  citoyens,  pioche  en  main,  fabriquant  du  salpêtre, 
les  représentants  du  peuple  haranguant  les  troupes,  des  soldats 
faisant  l'exercice  et  plantant  l'arbre  de  la  liberté,  des  volon- 
taires se  rendant  à  la  frontière  et  portant  au  bout  de  leur  fusil 
une  branche  de  laurier  donnée  par  les  citoyennes  —  car  les  volon- 
taires étaient  amants  et  guerriers  tout  ensemble  et  ces  favoris 
de  Mars  et  de  Vénus  se  couvraient  d'une  double  gloire  :  Amour 
et  valeur  et  Au  ])lus  brave  la  plus  belle  sont  les  titres  de  deux 
comédies  du  temps. 

Après  le  9  thermidor,  éclate  la  réaction.  Les  terroristes  sont  à 
leur  tour  mis  sur  la  scène  et  cruellement  fustigés.  Le  Réveil  du 
peuple,  ce  chant  thermidorien  de  Souriguières,  qualifie  les 
jacobins  de  «  monstres  destructeurs  »  ;  Ducancel,  dans  flnlê- 
rieur  des  comités  révolutionnaires,  compare  ces  «  Aristides 
modernes  »  aux  cannibales;  Charlemagne,  dans  le  Souper  des 
Jacobins,  les  flétrit  comme  «  francs  coquins  »  et  «  buveurs  de 
sang  »,  etMartainville,  dans  le  Concert  de  la  rue  Feydeau,  comme 
des  scélérats  à  qui  n'agrée  que  «  l'art  afîreux  d'enfanter  des 
crimes  ».  Laya  avait  eu  plus  d'audace  lorsqu'il  donnait  en  1793 
son  Ami  des  lois  qui  bafoue  les  «  fanfarons  de  patriotisme  »  et 
«  faiseurs  d'anarchie  »  ;  son  œuvre,  il  est  vrai,  a  été  trop  rapi- 
dement composée;  c'est  un  acte  de  courage* plutôt  qu'une  bonne 
pièce. 

Tragédies.  —  A  côté  de  ces  à-propos  patriotiques  et  révolu- 
tionnaires naissent  alors  des  tragédies  qui,  sans  doute,  renferment 


LE  THEATRE  73i 

des  allusions  ou,  comme  on  disait,  des  applications,  mais  qui 
sont  de  vraies  tragédies  classiques  selon  la  formule. 

Le  boa  Ducis  se  tut  sous  la  Terreur;  il  disait  que  la  tragédie 
courait  les  rues  et  qu'il  voyait  autour  do  lui  trop  d'Atrées  en 
sabots;  mais  au  printemps  de  179o  il  fit  représenter  Abnfar,  qui 
plut  par  sa  couleur  orientale. 

Legouvé  composa  Quintus  Fabius,  Ejncharis  et  Néron  et 
Étéocle. 

Arnault  donna  trois  tragédies  correctes  et  froides  :  Marins  à 
Miniurnes,  Cincinnatus,  Lucrèce,  les  deux  premières  en  trois 
actes.  Dans  Oscar,  où  il  met  aux  prises  l'amour  et  l'amitié,  il 
s'efforce  gauchement  de  mêler  à  l'action  la  nature  d'Ossian  et, 
comme  il  s'exprime,  sa  mythologie  sentimentale,  les  tombeaux, 
les  nuages  sombres  et  «  les  hurlements  plaintifs  des  fantômes 
errants  ».  Sa  pièce  Blanche  et  Montcassin  ou  les  Vénitiens  rap- 
pelle le  Tancrèdc  de  Voltaire.  Mais  il  y  a,  outre  la  couleur  his- 
torique, du  pathétique  et  du  mouvement.  Elle  est  dédiée  à  Bona- 
parte. Le  général  avait  pleuré  lorsque  Arnault  lui  lut  son  œuvre  ; 
mais  il  avait  regretté  ses  larmes  parce  que  le  dénouement 
n'était  pas  terrible  ni  le  malheur  des  deux  amants  irréparable. 
«  Il  faut,  disait-il.  que  le  héros  meure.  »  Le  héros  mourut  et  la 
tragédie  réussit.  Un  conseil  de  Bonaparte,  remarque  Arnault, 
devait  produire  une  victoire. 

Joseph  Chénier  *.  —  Mais  le  poète  tragique  de  la  Révolu- 
tion, c'est  Joseph  Chénier  qui,  selon  le  mot  de  Desmoulins, 
attachait  à  Melpomène  la  cocarde  nationale. 

Son  Charles  IX  excita  le  délire  de  Paris.  On  applaudissait  aux 
tirades  de  Henri  et  de  Coligny  contre  la  cour  et  l'on  frémissait 


4.  Chénier  (Marie-Joseph  de),  né  le  28  aoOl  4*tU  à  Constanlinople,  élève  du 
collèpe  «le  Navarre  à  Paris,  soiis-lieiitenant  dans  un  régiment  de  «Iragons  en  gar- 
nison à  Niort,  abandonne  le  métier  des  armes  au  bout  de  deux  ans  et  donne  au 
Théàlre-Français  un  drame  en  deux  actes,  Edgar  ou  le  paffe  supposé  (1185),  ainsi 
«|u'une  tragédie  d'Azémire.  qui  tombent  à  plat.  Mais  vient  Charles  IX  (iT89); 
puis  Henri  Vlll  et  Calas  (1191);  Gains  Gracchus  (1792),  Fénelon  (l"93);  Timoléon 
(1794).  Membre  de  la  Convention,  du  Conseil  des  Cinq-Cents,  du  Tribunal,  de 
rinslitui,  inspecteur  général  des  études  de  l'Université  (de  1803  l»  180Cj,  chargé 
d'un  cours  de  littérature  Trançaisc  à  l'Athénée  de  Paris  en  1806  et  en  180",  il  a 
composé  en  outre  Philippe  il,  lirutus  et  Cassius  ou  les  derniers  Romains,  Tibère, 
et  deux  comédies,  Ninon  et  Les  portraits  de  famille.  Le  plus  important  <le  ses 
écrits  en  prose,  le  Tableau  de  la  littérature  française  depuis  17S9  jusiju'à  1808, 
hostile  à  Chateaubriand,  peu  original,  trop  superficiel  et  sommaire,  oITre  quel- 
quefois des  idées  justes.  Il  mourut  à  Paris  le  10  janvier  1811. 


732  LA  LITTERATURE  SOUS  LA  RÉVOLUTION 

(l'horreur  aux  maximes  de  Lorraine  qui  commandait  la  ven- 
geance. Une  scène  fait  encore  une  impression  de  terreur,  et 
Schiller  ne  l'eût  pas  désavouée  :  c'est  la  scène  du  IV'  acte  où, 
pendant  que  sonne  la  cloche,  le  cardinal  bénit  lesépéesque  croi- 
sent les  courtisans  agenouillés.  Mais  la  pièce  n'est  qu'une  suite 
de  harangues.  Les  personnages  n'agissent  pas;  ils  discourent. 
Et  ils  discourent,  non  pas  comme  au  xvi*"  siècle,  mais  comme  à 
la  fin  du  xvin^  siècle.  L'Hôpital  dit  qu'il  est  citoyen  autant  que 
sujet  et  il  annonce  que  les  affreuses  bastilles,  tombeaux  des 
vivants,  s'écrouleront  un  jour. 

Henri  VIII  est  plus  dramatique  que  Charles  IX.  Anne  de 
Boulen  s'exprime  avec  une  émotion  touchante  et  l'épisode  de 
Norris,  qui  proclame  l'innocence  de  la  reine,  ofîre  quelque 
intérêt;  mais  la  langue  du  poète  est  lâche,  banale,  dénuée  de 
toute  vigueur. 

Dans  Calas,  dirigé  contre  les  parlements,  l'action  se  traîne  et 
le  langage  des  personnages  manque  de  simplicité  comme  la 
pièce  de  mouvement. 

Gracchus  renferme  une  scène  qui  fit  un  effet  inexprimable 
et  qu'on  a  nommée  la  scène  des  harangues.  Comme  Charles  IX, 
la  pièce  n'a  pas  d'action;  mais  elle  respire  d'un  bout  à  l'autre 
l'amour  de  la  liberté,  et  le  style  de  l'auteur  est  plus  ferme,  plus 
châtié. 

Fénelon  représente  l'archevêque  de  Cambrai  comme  un 
patriarche  des  temps  antiques,  vivant  en  paix  avec  les  calvi- 
nistes, déplorant  les  misères  du  peuple,  flétrissant  les  crimes 
des  rois,  et,  avant  de  servir  Dieu,  servant  l'humanité.  Un  jour- 
naliste de  la  Montagne  disait  que  Fénelon  fait  à  l'abbesse  un 
plat  et  larmoyant  sermon  :  le  mot  s'applique  à  toute  la  pièce. 

Joseph  Chénier  n'est  qu'un  élève  de  Voltaire  et  non  le  meil- 
leur; mais  il  eut  parfois  de  la  vigueur,  et  il  a  fait  Charles  IX. 

Comédies.  —  La  comédie  de  la  Révolution  n'a  rien  créé 
d'original.  Des  financiers,  anciens  valets,  et  des  Crispins  qui 
prennent  le  nom  expressif  de  Harpon  ou  de  Crusophile,  furent 
mis  sur  la  scène.  Charlemagne  composa  V Agioteur,  et  Pujoulx, 
les  Modernes  enrichis.  Mais  personne  ne  peignit  en  traits 
immortels  le  fournisseur,  le  spéculateur,  le  Turcaret  de  l'époque. 

Deux  types,  créés,  l'un  par  Maillot,  l'autre  par  le  cousin 


LE  THEATRE  733 

Jacques  ou  Beffroy  de  Reig:ny,  furent  populaires  :  le  type  de 
M'°"  Angol,  1.1  poissarde  [jarvenue  qui  veut  suivre  le  bel  usage 
ot  se  donner  des  grâces,  et  le  type  de  Nicodème,  paysan  naïf  et 
franc  qui  a  de  l'esprit  dans  sa  naïveté  et  de  la  (inesse  dans  sa 
franchise. 

Fabre  d'Églantine  '.  —  Fabre  d'Églantine  est  le  seul  qui 
mérite  d'être  tiré  de  la  foule  des  poètes  comiques.  On  sait  qu'il 
a  fait  la  chanson  II  pleut,  bergère,  et  que  le  calendrier  réjmbli- 
cain  lui  doit  un  grand  nombre  de  ses  dénominations  :  il  se  van- 
tait d'avoir  mis  à  profit  l'harmonie  imitative  de  la  langue  et 
donné  aux  noms  des  mois,  selon  la  saison,  un  son  gai  ou  grave. 

Le  succès  de  son  Philinle  qui  parut  en  1790  fut  éclatant. 
Fabre  représentait  Philinte  tel  que  Jean-Jacques  l'avait  compris  : 
égoïste,  ne  se  souciant  de  personne,  indifférent  aux  malheurs 
d'autrui,  et  parce  qu'il  a  fait  bonne  chère,  soutenant  que  le 
peuple  n'a  pas  faim.  Lorsque  Alceste  accourt  de  ses  terres  pour 
sauver  un  inconnu  que  menace  un  fripon,  Philinte  lui  refuse 
son  crédit.  Soudain,  et  tout  naturellement,  la  scène  change. 
L'inconnu,  c'est  Philinte,  et  le  voilà  hors  de  lui;  mais  Alceste 
vient  à  son  secours  et  Philinte  confesse  son  tort.  Fabre  ne 
devait  donc  pas  intituler  sa  pièce  la' suite  du  Misanthrope  :  son 
Philinte  n'est  pas  du  tout  le  Philinte  de  Molière.  L'œuvre  est  du 
reste  trop  sérieuse,  trop  sombre  et  dépourvue  de  gaieté;  elle 
tient  plus  du  drame  que  de  la  comédie.  Mais  l'idée  était  heu- 
reuse de  punir  l'égoïste  par  son  égoïsme  même. 

Dans  le  Convalescent  de  qualité  ou  f  Aristocrate,  Fabre  suppose 
qu'un  marquis,  confiné  par  la  goutte  dans  son  hôtel,  ignore  la 
chute  de  l'ancien  régime.  La  situation  est  divertissante.  Traité 
d'égal  par  son  laquais,  menacé  des  recors  par  son  créancier, 
obligé  de  donner  sa  fille  au  fils  d'un  propriétaire  campagnard, 
le  marquis  reconnaît  avec  surprise  qu'il  a  perdu  ses  privilèges  : 
les  droits  de  l'homme,  voilà  ce  qui  lui  reste. 

L'Intrigue  épistolaire  a  de  grands  défauts.  Mais  c'est  encore 
une  pièce  amusante  qui  se  distingue  par  la  rapidité  du  dialogue 


1.  Fabre  d'Églantine  (Philippe-François-Nazaire),  né  le  28  juillet  1730  à  (larcas- 
sonne,  lonptemps  acteur  en  province  et  à  l'étranger,  secrétaire  du  ministère  de 
la  Justice  après  le  10  août,  député  de  Paris  à  la  Convention,  membre  du  Comité 
«le  dérense  générale,  guillotiné  le  5  avril  1"94. 


734  LA  LITTÉRATURE  SOUS  LA  RÉVOLUTION 

et  parle  caractère  à  la  fois  plaisant  et  vrai  d'un  des  personnag-es, 
le  peintre  Fougères,  qui  ne  serait  autre  que  Greuze. 

La  pièce  les  Précepteurs  renferme  des  scènes  originales,  des 
traits  heureux,  et  l'on  remarquera  le  contraste  que  Fabre  pré- 
tend établir  entre  les  deux  précepteurs,  l'un,  philosophe,  et 
Tautre,  homme  du  monde,  ainsi  qu'entre  les  deux  enfants,  l'un, 
mauvais  sujet,  gâté  par  l'éducation  de  la  ville,  l'autre,  élevé  à 
la  campagne  d'après  la  méthode  de  Rousseau,  retrouvant  son 
maître  à  l'aide  de  la  boussole,  méprisant  les  convenances 
sociales  et,  selon  le  mot  de  l'auteur,  plein  des  grâces  que  donne 
la  nature. 

Toutes  les  œuvres  do  Fabre  pèchent  par  le  style  qui  foisonne 
de  négligences,  d'incorrections,  de  bizarreries,  et  c'est  grand 
dommage  :  il  savait  mettre  de  la  vigueur  dans  ses  j)eintures  et 
il  avait  la  vis  comica,  l'imagination  fertile,  l'esprit  d'observation 
aiguisé  par  une  vie  aventureuse.  Partout  il  voyait  la  comédie. 
«  Entre  le  moment  où  je  vous  donne  cette  tabatière,  disait-il  à 
Arnault,  et  celui  où  vous  me  la  remettrez,  il  y  a  une  comédie.  » 

IV.  —  La  poésie. 

La  Révolution  n'a  que  trois  poètes  :  Lebrun-Pindare,  Joseph 
Chénier  et  Rouget  de  Lisle. 

Lebrun  *.  —  Lebrun  avait  le  caractère  irritable,  jaloux,  hai- 
neux, et  il  a  décoché  des  traits  cruels  à  ses  contemporains, 
ennemis  et  amis.  Nombre  de  ses  épigrammes  sont  piquantes  et 
quelques-unes,  vraiment  belles.  On  a  pu  dire  qu'il  porte  de  la 
grandeur  jusque  dans  ce  genre. 

Ses  odes  à  Louis  Racine,  à  Voltaire,  à  Buffon,  le  firent 
nommer  Lebrun-Pindare.  Celles  qu'il  composa  sous  la  Révolu, 
tion  témoignent  de  son  exaltation.  Après  avoir  chanté  les  bien- 
faits de  Louis  XVI,  il  lui  promit  l'échafaud  ;  «  le  ciel,  disait-il, 
veut  plus  que  des  remords  »,  et  il  représentait  l'ombre  de 
Charles  I'  '  appelant  le  prisonnier  du  Temple  : 

Thémis  dut  l'immoler  à  ses  peuples  trahis. 

i.  Lchrun  (Ponce-Denis  b>onchar<l),  dit  Lel)riin-Pin(lare,  fils  d'un  valet  de 
chambre  du  prince  de  (>)nti;  né  le  n  aoiH  1*29  à  F'aris,  o«i  il  est  mort  Je  2  sep- 
tembre 1807. 


LA  POÉSIE  735 

Il  avait  vanté  les  grâces  de  Marie-Antoinette;  il  la  «jualilia  de 
femme  horrible  et  de  reine  barbare  qui  méritait  d'expier  sous 
le  glaive  sa  cruauté.  Il  voulait 

D'un  vers  républicaiD  épouvanter  les  rois, 

jurait  d'abattre  les  trônes  et  d'écraser  les  despotes  : 

Pour  cent  Caligula  s'offre  à  peine  un  Titus, 

et  il  conseillait  de  briser  les  cercueils  de  Saint-Denis,  de  jeter 
aux  vents  les  os  des  «  monstres  divinisés  ». 

Pourtant,  certaines  de  ses  odes  ont  en  elles  plus  de  véritable 
poésie  que  les  hymnes  et  dithyrambes  des  Trouvé  et  des  Desor- 
gues. Dans  Tode  sur  l'année  I'Î92,  il  a  trouvé  de  belles  com- 
paraisons et  des  expressions  hardies  pour  chanter  Valmy, 
Jemappes,  la  conquête  de  la  Belgique,  les  soldats  morts  pour  la 
patrie  et,  d'une  façon  fière  et  touchante,  il  souhaite  d'être  un 
jour  placé  dans  le  Panthéon  français  à  côté  de  ces  généreuses 
victimes.  Sa  meilleure  ode,  celle  qui  conservera  son  nom,  est 
l'ode  au  Veii'jeur.  Peu  importe  que  les  historiens  contredisent 
Lebrun.  Ses  vers  feront  toujours  vivre  dans  la  mémoire  des 
hommes  ce  <  naufrage  victorieux  ». 

Incorrect,  obscur,  rocailleux,  Lebrun  a  de  vigoureux  élans. 
S'il  n'a  pas  l'harmonie  et  l'habileté  do  Jean-Baptiste  Rousseau, 
il  a  plus  de  précision  et  de  force.  Pas  d'agrément  ;  peu  de  naturel 
et  de  naïveté;  mais  de  l'élévation,  et,  pour  parler  comme  lui, 
des  accents  énergiques.  C'est  un  poète  de  mots,  a-t-on  dit,  et  ce 
n'est  pas  peu. 

Joseph  Chénier.  —  Joseph  Chénier  a  été,  avec  Lebrun, 
le  chantre  officiel  de  la  République.  Ses  odes  et  ses  hymnes  rap- 
pellent trop  Jean-Baptiste  Rousseau.  Mais  il  excelle  dans  la 
satire  et  l'épître  où  il  s'est  fait  comme  une  seconde  manière, 
bien  «lifférente  de  sa  manière  dramatique.  Le  style  de  ses  tragé- 
dies était  emphatique,  verbeux,  flasque;  le  style  de  ses  discours 
poétiques  est  sobre,  mâle,  vigoureux.  Le  temps,  de  rudes 
épreuves,  les  conseils  de  Daunou  avaient  mûri  le  talent  de  Ché- 
nier. II  n'écrivait  plus  seulement  pour  son  époque;  il  avait  «  les 
yeux  sur  l'avenir  »,  et  Tibère,  sa  dernière  tragédie,  et  la  meil- 


736  LA  LITTERATURE  SOUS  LA  REVOLUTION 

leure,  qui  fut  jouée  en  1844,  offre  par  instants  des  vers  concis, 
des  peintures  énergiques  et  d'heureuses  imitations  de  Tacite, 

Ses  satires  où,  de  traits  acérés  et  perçants,  il  blesse  à  l'endroit 
sensible  plus  d'un  contemporain,  M""^  de  Genlis,  La  Harpe  et 
Delille,  ont,  à  défaut  de  couleurs  et  d'images,  beaucoup  d'agré- 
ment et  de  clarté;  elles  sont  mordantes,  spirituelles,  sensées,  et 
la  langue  a  le  ton  ferme  et  franc. 

Son  ÉpUre  à  Voltaire  marque,  comme  dit  Suard,  un  pro- 
grès étonnant.  Chénier,  en  ses  dernières  années,  était  maître 
dans  le  genre  orné,  tempéré,  classique,  où  il  faut  du  goût,  de  la 
délicatesse,  une  raison  fine  et  la  pureté  d'un  style  élégant  dans 
sa  précision  et  correct  dans  sa  verve. 

L'épître  Sur  la  calomnie  est  le  plus  connu  de  ses  petits 
poèmes  :  il  y  dépeint  avec  une  émotion  poignante  les  regrets 
que  lui  inspire  la  mort  de  son  frère  André,  et  sa  douleur  pro- 
fonde, sa  fière  indignation  s'élèvent  jusqu'à  l'éloquence. 

Tout  compte  fait,  Joseph  Chénier  est  le  poète  de  la  Révolu- 
tion. Il  l'a  non  seulement  célébrée,  glorifiée;  ill'a  conduite  à  la 
victoire.  Le  Chant  du  départ  qui  date  de  1794  est  moins  étince- 
lant,  moins  enflammé  que  la  Marseillaise;  il  n'a  pas  l'énergie 
quelquefois  farouche  de  l'œuvre  de  Rouget;  sévère  et  contenu, 
grave  et  imposant,  propre  à  la  musique  de  Méhul,  il  tient  plus 
de  l'hymne  que  du  chant.  Mais  un  homme  d'esprit,  qui  l'enten- 
dait pour  la  première  fois,  s'écriait  qu'il  ferait  le  tour  du  monde, 
qu'il  était  noble  et  populaire  tout  ensemble  et  conciliait  ainsi 
les  deux  extrêmes,  qu'on  n'avait  jamais  si  bien  fait  et  qu'on  ne 
ferait  jamais  mieux. 

Rouget  de  Lisle  '.  —  La  Marseillaise  est  néanmoins  et  res- 
tera dans  les  imaginations  ce  que  la  poésie  révolutionnaire  a 

1.  Rouget  (le  Lisle  (Claude-Joseph),  *ié  le  18  mai  1760  à  Lons-le-Saulnier,  élève 
du  collège  de  sa  ville  natale,  reçu  à  l'École  du  génie  de  Mézières  en  1782,  lieute- 
nant en  second  (i^r  avril  1784)  et  attaché  au  fort  de  Mont-Dauphin,  lieutenant  en 
premier  (7  septembre  1789)  et  employé  au  fort  deJoux,  capitaine  (1"  avril  1791), 
suspendu  après  le  10  août  1792  par  les  commissaires  de  la  Législative  pour  roya- 
lisme, réintégré  au  mois  d'octobre  suivant,  suspenilu  de  nouveau  en  août  1793 
et  derechef  réintégré  (20  mars  1795),  chef  de  bataillon  (2  mars  1796),  donne  sa 
démission  le  29  mars  179;  sous  prétexte  de  ■•  passe-droits  »  cl  de  «  dégoûts  -, 
et  mène  dès  lors  une  existence  in<jniète,  misérable  :  composant  des  poésies  et 
des  œuvres  musicales  (jui  n'ont  pas  de  succès,  demandant  en  vain  un  emploi, 
contraint  pour  vivre  de  copier  de  la  musique,  comme  Jean-Jac(jues.  Il  aurait 
fini  dans  l'aljandon  et  le  dénùment,  sans  Héranger  et  le  général  Blein,  seà  amis; 
il  mourut  à  Choisy-le-Roi,  le  27  juin  1830. 


LA  POESIE  737 

produit  de  plus  beau.  Ce  chant,  dont  le  capitaine  du  génie 
Rouget  de  Lisle  composa  les  paroles  et  la  musique  à  Strasbourg 
dans  la  nuit  du  2"»  au  26  avril  1702  après  un  dîner  chez  le  maire 
Dietrich,  s'intitulait  d'abord  Chant  de  yuen'e  de  L'armée  du  Rhin 
et  devait  s'intituler  la  Strasbourgeoise.  Mais  les  fédérés  de  Mar- 
seille en  firent  leur  chant  de  marche  et  de  combat.  Il  devint 
bientôt  le  chant  national  et,  selon  le  mot  de  Valence,  le  cri 
général  de  la  République.  Sans  doute  une  des  meilleures 
strophes,  la  dernière.  Nous  entrerons  dans  la  carrière^  est  de 
Du  Rois,  et  non  de  Rouget.  Sans  doute  les  images,  les  élans  de 
la  Marseillaise  se  retrouvent  dans  l'adresse  du  club  de  Strasbourg 
dont  Rouget  était  membre  :  «  Aux  armes,  concitoyens,  l'éten- 
dard de  la  guerre  est  déployé!  Il  faut  combattre,  vaincre  ou 
mourir!  Qu'ils  tremblent  ces  despotes  coui^onnés!  Dissipez  leurs 
armées;  immolez  sans  remords  les  traîtres,  les  rebelles,  qui, 
armés  contre  la  patrie,  ne  veulent  y  rentrer  que  pour  faire 
couler  le  sang  de  leurs  compatriotes!  »  Mais  Rouget  exprime  les 
sentiments  des  patriotes  d'alors,  leur  exaltation,  leur  amour  de 
la  liberté  et  de  la  France,  leur  horreur  des  émigrés;  son  hymne 
était  déjà  dans  les  cœurs  et  flottait,  vague,  indistinct,  sur  les 
lèvres;  ce  que  le  club  de  Strasbourg  dit  en  prose,  Rouget,  dans 
un  instant  unique  de  verve  et  de  sublime  inspiration,  le  saisit  et 
le  fixe.  Et  de  là  ces  six  couplets  où  il  y  a  des  vers  faibles  et 
pauvrement  rimes,  mais  oij  il  y  a  tant  de  mouvement  et  de  cha- 
leur; delà,  tout  ce  que  ce  chant  a  d'efl"ervescent  et  de  spontané; 
de  là,  son  allure  fière  et  mâle;  de  là,  ce  refrain  ou  mieux  ce 
cri  d'une  superbe  et  irrésistible  puissance  ;  de  là,  cette  musique 
simple,  naturelle,  et  en  même  temps  si  ardente  et  martiale,  si 
vigoureuse  et  entraînante,  pleine  de  fougue  et  de  la  fièvre  qui 
transportait  les  âmes.  On  a  proposé  d'appeler  ce  poème  le  pas 
décharge,  et  le  22  septembre  1796  la  nation  proclamait  le  Tyrtée 
français  digne  de  sa  reconnaissance.  «  La  Marseillaise^  disait 
Napoléon,  a  été  le  plus  grand  général  de  la  République,  et  les 
miracles  qu'elle  a  faits  sont  une  chose  inouïe.  » 


HlSTOlBE  DE   LA    L\IIOUE.    VI.  47 


738  LA  LITTÉRATURE  SOUS  LA   RÉVOLUTION 

BIBLIOGRAPHIE 

La  Harpe.  —  Joseph  Chénier,  Tableau  de  la  littcralure  française.  — 
Goncourt,  Histoire  de  la  société  française  pendant  la  Bévolution  et  pendant 
le  Directoire.  —  Sainte-Beuve,  Droz,  Lanfrey,  et  toutes  les  histoires 
ainsi  que  les  journaux  et  les  mémoires  de  la  Révolution.  —  Maron,  His- 
toire littéraire  de  la  Révolution,  2  vol.,  1856  et  1860.  —  Prat,  Études  litté- 
raires, 1868.  —  Caro,  La  fin  du  XVIII'^  siècle,  1880.  —  Compayré,  Histoire 
critique  des  doctrines  de  l'éducation  en  France,  1880.  —  Maurice  Albert, 
La  littérature  française  sous  la  hévolulion,  l'Empire  et  la  Restauration,  1891. 

—  Merlet,  Tableau  de  la  littérature  française,  1878-1883.  —  Picavet,  Les 
idéologues,  1891  ;  etc.  —  Aulard,  Les  orateurs  de  l'Assemblée  constituante, 
1882,  et  Les  orateurs  de  la  Législative  et  de  la  Constituante,  I,  1885:  II,  1886 
(ouvrage  capital).  —  Stephens,  Orators  of  the  French  Révolution,  2  vol., 
1882.  —  Loménie,  Les  Mirabeau,  5  vol.,  1870-1891.  —M.  Pellet,  Mirabeau 
au  fauteuil  [Variétés  révolutionnaires,  1887,  2"  série).  —  Rousse,  Mirabeau, 
1891.  —  Mézières,  Vie  de  Mirabeau,  1892.  —  Alfred  Stem,  La  vie  de 
Mirabeau  (en  allemand),  2  vol.,  1889;  (en  français),  2  vol.,  1895.  —  Méjanes, 
Collection  complète  des  travaux  de  Mirabeau  à  V Assemblée  nationale,  4.  vol., 
1791.  —  Barthe,  Discours  et  opinions  de  Mirabeau,  3  vol.,  1820.  —  Bar- 
nave,  Discours,  éd.  Berenger,  1843.  —  Beauverger,  Étude  sur  Sieyès, 
1831.  —  Sieyès,  Qu'est-ce  que  le  tiers  état?  éd.  Champion,  1888.  —  Maury, 
Œuvres  choisies,  5  vol.,  1827.  —  L.-S.  Maury,  Vie  du  cardinal  Maury, 
1827.  —  Poujoulat,  Maury,  1855.  —  Cazalès,  Discours  et  opinions,  avec 
notice  de  Chare,  1821.  —  Volney,  Œuvres  complètes,  8  vol.,  1820-1826; 
Œuvres  choisies,  6  vol.,  1827;  1  vol.,  18'f6  (avec  notice  de  Bossange).  — 
Eug.  Berger,  Étude  sur  Volney,  1852.  —  Barthe,  Orateurs  français, 
4  vol.,  1820.  —  Vermorel,  Œuvres  de  Vergniaud,  Guadel  et  Gcnsonné,  1866. 

—  Vatel,  Vergniaud,  2  vol.,  1873.  —  Ouadet,  Les  Girondins,  2  vol.,  1861. 

—  Mémoires  de  Pétion,  Buzot  et  Barbaroux,  éd.  Dauban,  1866.  —  Mémoires 
de  Brissot,  éd.  Lescure,  1877.  —  Mémoires  de  Louvet,  éd.  Aulard,  1889.  — 
Condorcet,  Œuvres  complètes,  12  vol.,  éd.  Arago,  1847-1849.  —  Robinet, 
Condorcet,  sa  vie,  son  œuvre  (sans  date).  —  C.  Rabaud,  La  Source,  1880. 

,  —  M""'  Roland,  Mémoires,  éd.  Faugère,  2  vol.,  186'*.  —  Robinet,  Le 
procès  des  Dantonistes,  1879.  —  Chardoillet,  Notes  de  Topino-Lebrun  sur 
le  procès  de  Danton,  1875.  —  Hamel,  Histoire  de  Robespierre,  3  vol.,  1865- 
1867,  et  Histoire  de  Saint-Just,  2''  éd.,  2  vol.,  1800.  —  Tourneux,  Biblio- 
graphie de  l'histoire  de  Paris  pendant  la  Révolution  française,  t.  II,  1894.  — 
Curnier,  Rivarol,  1858.  —  Lescure,  Rirarol,  1883.  — Le  Breton,  Rivarol. 
1895. — Mallet  du  "Psin, Mémoires  et  correspondance,  éd.  Sayous,2  vol.,  1851  ; 
Correspondance  avec  la  cour  de  Vienne,  éd.  A.  Michel.  2  vol.,  1884.  — 
M.  Peîlet,  Elysée  Loustallot,  1872.  —  Ed.  Fleury,  Cam.  Desmoulins  et 
Roch  Marcandier,  2  vol.,  1852.  —  Cuvillier-Fleury,  Portraits  politiques  et 
révolutionnaires,  2vol.,  1852.  —  J.  Claretie,  Camille  Iksmoulins,  Lucile  Des- 
moulins, étude  sur  les  Dantonistes,  1875.  —  Œuvres  de  Camille  Desmoulins. 
p.  Despois  (coll.  de  la  Bibliothèque  nationale,  3  vol.,  1886).  —  Etienne  et 
Martainville,  Histoire  du  théâtre  français,  4  vol.,  1804.  —  Muret,  L'his- 
toire par  le  théâtre,  3  vol.,  1865.  —  Desnoiresterres,  La  comédie  satirique 
au  XVni°  siècle,  1885.  —  Welschlnger,  Le  théâtre  de  la  Révolution,  1881. 

—  A.  Chuquet,  Paris  en  1790,  voyage  de  Halem,  1896.  —  Théâtre  de 
M.-J.  Chénier,  éd.  Daunou,  3  vol.,  1818.  —  Œuvres  complètes  de  M.-.I.  Ché- 
nier, avec  notice  d'Arnault,  8  vol.,  1823-1826.  —  Labitte,  Études  littéraires, 
1846.  —  Fabre  d'Églantine,  Œuvres  mêlées  et  posthumes,  2  vol.,  1802.  — 
Lebrun,  Œuvres,  éd.  Ginguené,  4  vol.,  1811.  —  Œuvres  choisies,  2  vol., 
1821-1828.  —  Tiersot,  Rouget  de  Liste,  1892. 


CHAPITRE    XIV 

LES  RELATIONS   LITTÉRAIRES   DE  LA    FRANCE 
AVEC    L'ÉTRANGER    AU    XVIIh   SIÈCLE* 


La  littérature  française  du  xviif  siècle,  bien  plus  que  celle 
des  deux  siècles  précédents,  est  entrée  dans  des  rapports  étroits 
avec  l'étrang-er.  Tout  d'abord,  elle  a  exercé  une  influence  consi- 
dérable sur  la  plupart  des  littératures  européennes  :  même,  c'est 
au  xvni*  siècle  que  l'influence  de  la  littérature  classique  de 
l'âge  précédent  s'est  surtout  fait  sentir  au  delà  de  nos  frontières. 
D'autre  part  —  et  ce  phénomène  est  encore  plus  frappant  que 
le  précédent,  —  la  France  de  ce  temps  a  fait  effort  pour  se 
mettre  en  contact,  non  pas  avec  une  ou  deux  nations  de  même 
culture  que  la  sienne,  avec  l'Italie  ou  avec  l'Espagne,  comme 
les  générations  précédentes,  mais  avec  l'Europe  et  plus  parti- 
culièrement avec  les  nations  du  Nord,  différentes  sans  doute  par 
la  race  et  certainement  par  le  génie.  D'un  mot,  elle  a  eu, 
comme  le  disait  d'elle-même  M""  Roland,  «  l'àme  cosmopolite  », 
et  c'est  à  la  fois  une  supériorité  et  une  faiblesse. 

Au  xvm°  siècle,  malgré  la  situation  privilégiée  qu'elle  occupe 
en  Europe,  la  France  reçoit  en  même  temps  qu'elle  donne.  Dans 
la  première  période  du  siècle,  et  surtout  avant  les  grandes 
œuvres  de  Rousseau  (1761),  si  notre  pays  fournit  à  l'univers 

1.  Par  M.  Joseph  Texte,  professeur  à  la  Faculté  des  Lettres  de  l'Université  de 
Lyon,  mailre  de  conférences  suppléant  à  l'École  normale  supérieure. 


740  LES  RELATIONS  LITTÉRAIRES  AVEC  L'ÉTRANGER 

entier  des  modèles  de  l'art  de  penser  et  d'écrire,  si  nos  classiques 
exercent  une  influence  incontestée  et  générale,  il  n'en  est  pas 
moins  vrai  que,  créanciers  en  littérature,  nous  sommes  débi- 
teurs en  philosophie  :  c'est  la  période  où  l'influence  anglaise 
envahit  nos  méthodes  scientifiques,  pénètre  nos  théories  politi- 
ques et  commence  à  modifier  notre  société.  Si  l'on  admet  que 
l'Angleterre  et  la  France  mènent  la  civilisation  de  ce  temps,  on 
peut  dire  que  l'une  domine  alors  la  pensée,  l'autre  l'art  euro- 
péen. —  Dans  la  seconde  moitié  du  siècle,  au  contraire,  nos 
philosophes  et  nos  écrivains  politiques,  héritiers,  mais  héritiers 
de  génie  des  Anglais,  imposent  à  l'Europe  l'idéal  social  du 
«  philosophisme  »  français;  en  revanche,  le  prestige  de  notre 
littérature  classique  va  diminuant;  un  écrivain  de  langue 
française,  mais  de  génie  essentiellement  «  européen  »,  Jean- 
Jacques  Rousseau,  renouvelle,  au  profit  des  nations  étrangères 
en  même  temps  que  de  la  France,  les  sources  d'inspiration. 
S'il  travaille,  lui  aussi,  à  la  diffusion  de  la  langue  et  des  idées 
françaises  dans  le  monde,  il  travaille  également  à  la  formation 
d'une  littérature  européenne  dont  la  France  ne  sera  plus  la 
grande  inspiratrice.  —  La  Révolution  enfin,  dans  les  dix  der- 
nières années  du  siècle,  marque  un  eff'ort  gigantesque  de  la 
France  pour  imposer  au  monde  son  idéal  philosophique  et 
politique;  mais  elle  marque,  en  même  temps,  une  éclipse  — 
d'ailleurs  passagère  —  de  l'influence  littéraire  de  notre  pays. 


-  /.  —  La  première  période  du  X  VII I^  siècle 
(ijiS-i'jôi), 

L'Europe  française/.  —  Le  xvni'  siècle  s'ouvre  sur  le 
triomphe  incontesté  de  la  littérature  française  en  Europe. 
Presque  partout,  notre  art  classique  est  accepté,  admiré,  imité. 
La  place  que  l'Italie  de  la  Renaissance  avait  tenue  jadis  en 
Europe,  nous  l'occupons  pendant  le  xvn''  et  pendant  une  bonne 
partie  du  xvni^  siècle  :  comme  jadis  l'Italie,  la  France  repré- 
sente la  culture  antique,  mais  élargie,  mais  renouvelée,  mais 
accommodée  aux  besoins  du  monde  moderne,  qui,  pendant  cent 


LA  PREMIÈRE  PÉRIODE  DU  XVIII»  SIÈCLE  741 

cinquante  ans,  a  vécu  de  nos  grands  écrivains,  de  nos  philoso- 
phes et  de  nos  artistes.  Le  xvni"  siècle  a  hénéficié  de  ce  rayon- 
nement du  «  siècle  de  Louis  le  Grand  »,  et,  comme  l'a  dit  Vol- 
taire, «  dans  l'éloquence,  dans  la  poésie,  dans  la  littérature,  dans 
les  livres  de  morale  et  d'agrément,  les  Français  furent  les  légis- 
lateurs de  l'Europe  ».  Goethe  exprimait  un  jour  à  Eckermann 
le  regret  de  n'avoir  pas  suffisamment  montré,  dans  ses  Mémoires, 
tout  00  que  son  génie  a  dû  à  la  culture  française.  Combien  d'écri- 
vains du  xvii"  et  du  xvm"  siècle  ont  dû  à  cette  même  culture  la 
formation  de  leur  talent  ! 

C'est  dans  l'époque  précédente  qu'il  faut  chercher  les  ori- 
gines de  cette  hégémonie.  En  Angleterre,  dès  le  xvi*  siècle, 
Shakespeare  et  ses  contemporains  étaient  remplis,  à  un  degré 
qui  n'a  pas  encore  été  suffisamment  déterminé,  de  la  lecture  de 
certains  livres  français,  notamment  de  Montaigne.  En  Alle- 
magne, Opitz  avait,  au  début  du  siècle  suivant,  réformé  la  poésie 
allemande  en  s'inspirant  delà  nôtre. En  Hollande,  Vondel  s'était 
formé  à  l'école  de  Du  Bartas  et  de  Robert  Garnier.  Dans  toute 
l'Europe,  le  roman  de  D'Urfé  avait  porté  comme  une  première 
image  de  la  «  politesse  »  française.  Mais,  au  xvni"  siècle,  l'Eu- 
rope se  souvenait  surtout  de  nos  grands  classiques  de  la  seconde 
moitié  du  siècle  précédent,  —  non  pas,  il  est  vrai,  de  tous  égale- 
ment :  car  ni  Bossuet  ni  Pascal,  par  exemple,  n'ont  jamais  été 
très  lus  hors  de  France  (Bourdaloue  ou  La  Bruyère  ont  eu,  en 
Angleterre,  une  fortune  bien  supérieure),  —  mais  principale- 
ment des  poètes,  et,  entre  les  poètes,  des  poètes  dramatiques. 

Pendant  cent  cinquante  ans,  l'influence  sociale  de  la  France 
sur  l'Europe  a  été  intimement  liée  à  celle  de  son  théâtre  clas- 
sique, considéré  comme  l'expression  parfaite  de  son  génie. 
Faut-il  rappeler  que,  dès  1699,  Charles  XII,  qui  afi'ectait  de  ne 
pas  parler  français  à  sa  cour,  appelle  Rosidor  et  sa  troupe 
en  Suède?  que  des  troupes  françaises  passent  la  Manche  sous 
Louis  XIV?  que  les  cours  d'Allemagne  ralTolent  du  théâtre 
français?  que,  dans  sa  jeunesse,  le  futur  Frédéric  II  s'amusera 
à  jouer  les  tragédies  de  Racine?  qu'Elisabeth  de  Russie  attirera 
à  Saint-Pétersbourg  Sérigny  et  lui  confiera  la  direction  d'un 
théâtre  français?  qu'Aufresne  fera  les  délices  de  Naples?  et 
enfin  qu'en  pleine  Révolution,  une  troupe  française  établie  à 


742  LES  RELATIONS  LITTÉRAIRES  AVEC  L'ÉTRANGER 

Hambourg-  remportera  encore,  auprès  du  public  allemand,  les 
plus  incroyables  succès?  Ces  faits,  entre  cent,  prouvent  la 
long^ue  fortune  de  notre  littérature  dramatique  pendant  tout  le 
cours  du  siècle.  «  Ces  hommes,  disait  Voltaire  de  Corneille  et 
de  Racine,  enseignèrent  à  la  nation  à  penser,  à  sentir,  à 
s'exprimer.  »  Ils  ont  donné  le  même  enseignement  à  l'Europe. 
Chose  remarquable  :  de  nos  deux  grands  tragiques,  le  plus 
goûté  peut-être  a  été  Racine'.  A  vrai  dire,  Corneille  fut,  de 
son  vivant,  traduit  dans  plusieurs  langues  et  il  a  puissamment 
contribué,  en  Allemagne,  aux  tentatives  dramatiques  de  Gott- 
sched,  en  Angleterre,  à  celles  de  Dryden.  Mais  Racine  a  eu  une 
fortune  plus  durable,  semble-t-il,  et  on  lui  a  su  gré  de  donner 
une  idée  plus  complète  de  son  siècle  et  de  son  pays.  Les  tragi- 
ques anglais  de  la  Restauration,  à  commencer  par  Otway,  l'ont 
adapté,  tout  en  le  défigurant.  En  Allemagne,  on  l'a  joué  dès  la 
fin  du  xvn"  siècle,  à  la  cour  de  Brunswick;  Gottsched  a  traduit 
Alexandre  le  Grand,  quand  il  a  voulu,  comme  il  disait,  «  mettre 
le  théâtre  allemand  sur  le  pied  du  théâtre  français  »,  et  Schiller 
lui-même  a  traduit  Phèdre.  Sa  fortune  n'a  pas  été  moindre  dans 
les  pays  du  Nord  :  Charles  XII  se  faisait  lire  Racine  dans  les 
camps  et  Gustave  III  lui  sacrifiait  Shakespeare.  Les  premiers 
tragiques  russes,  Lomonosov  et  Soumarokov,  s'inspireront  de 
nos  classiques  dans  leurs  tragédies,  et  Karamzine  lui-même  ne 
critiquera  le  théâtre  français  qu'en  demandant  pardon  «  aux 
ombres  sacrées  de  Racine  et  de  Corneille  ».  Il  suffit  de  rappeler 
l'influence,  souvent  malheureuse,  que  nos  tragiques  ont  exercée 
en  Italie  sur  Conti,  sur  Jacopo  Martelli,  même  sur  Apostolo 
Zeno  et  sur  Métastase,  dont  le  génie  est  cependant  bien  difîérent 
du  leur.  Mais  Alfieri  lui-même,  le  misogallo,  ne  rendra-t-il  pas 
hommage  à  la  tragédie  française  quand  il  affirmera  à  Calsabigi 
«  que  les  hommes  doivent  apprendre  au  théâtre  à  être  libres, 
forts,  généreux,  passionnés  pour  la  véritable  vertu,  impatients  de 
toute  violence,  amoureux  de  la  patrie,  connaissant  leurs  droits, 
et,  dans  toutes  leurs  passions,  ardents,  droits  et  magnanimes  »? 
Cette  fois,  c'est  l'idéal  cornélien  qui  reprend  le  dessus  et  qui, 

1.  Sur  les  traductions  étrangères  de  Corneille  et  de  Racine,  voir  les  Biblio- 
graphies de  l'édition  des  Grands  Écrivains.  M.  Cli.  Dejob  a  étudie  de  près  l'in- 
fluence de  la  tragédie  française  en  Italie.  [Etudes  sur  la  tragédie,  p.  101-291.) 


LA  PREMIEUE  PEIUODE  DU  XVIII"  SIECLE  743 

après  la  longue  fortune  tle  Racine,  permet  de  présager,  à  la  lin 
(lu  siècle,  le  drame  romantique.  La  tragédie  française  a  fait 
écrire,  en  toute  langue,  bien  des  œuvres  médiocres,  et  les  criti- 
ques étrangers,  Lessing  en  tête,  le  lui  ont  durement  reproché. 
Il  n'est  que  juste  de  rappeler  qu'elle  a  inspiré  aussi  des  œuvres 
vraiment  grandes  et  qu'elle  a  été,  en  tout  pays,  une  école  de 
nobles  sentiments. 

Si  le  plagiat  est  la  mesure  de  l'influence  exercée  par  un  écri- 
vain, aucun  poète  français  n'a  eu  plus  d'influence  que  Molière  '. 
De  son  vivant,  en  1670,  il  a  été  traduit  en  Allemagne,  et  VHis- 
Irio  gallicus  comicus  sine  exemplo  a  donné,  en  1695,  le  signal 
d'une  longue  série  d'imitations.  On  lui  a  su  gré,  avec  Gottsched, 
de  conserver,  dans  quelques-unes  de  ses  pièces,  «  des  manières 
dignes  de  l'aristocratie  et  de  peindre  ses  héros  sans  la  moindre 
platitude  »  ;  on  lui  en  a  voulu  d'avoir  rappelé,  dans  quelques 
autres,  «  les  farces  triviales  de  la  comédie  italienne  ».  On  a 
tenu  à  voir  surtout  en  lui  le  fondateur  de  la  grande  comédie, 
et,  comme  disait  Voltaire,  «  un  législateur  des  bienséances  du 
monde  ».  Ainsi  l'ont  compris  les  Elie  Schlegel,  les  Gellert,  les 
Krijger,  les  Mylius  et  même  le  jeune  Lessing.  A  son  école,  ils 
ont  ap[»ris  à  respecter  et  à  grandir  la  comédie.  En  fait,  chaque 
peuple  lui  a  pris  ce  qui  convenait  le  mieux  à  ses  besoins  présents  : 
en  Danemark,  il  a  fourni  à  Holberg  le  cadre  et  la  matière  d'un 
théâtre  vraiment  national;  en  Italie,  Girolamo  Gigli  l'a  imité 
avec  toute  la  fantaisie  de  sa  race  et  Goldoni  avec  un  respect 
ingénu;  en  Angleterre,  les  comiques  de  la  Restauration,  les 
Dryden,  les  Shadwell,  les  Vanbrugh  ou  les  Congreve,  qui  l'ont 
pillé  outrageusement,  lui  ont  pris  surtout  ce  qu'il  avait  de  plus 
libre,  de  plus  bas  et  de  plus  grossier,  et,  quand  Hogarth  l'a 
illustré,  il  a  commis  un  long  contresens.  Si  l'on  excepte 
l'Angleterre,  —  et  encore  faut-il  nommer  ici  Fielding,  — 
on   peut   admettre    avec   Herder   que,   ))our  la   culture   euro- 

1.  Voir  la  Bibliographie  de  Molière  par  A.  Desfeuilles  (éd.  des  Grands  Écri- 
vains), pour  les  traductions.  —  Sur  Molière  en  Allemagne,  P.  Slapfer  :  Molière, 
Shakespeare  et  la  critique  allemande  (Paris,  1882\  et  A.  Ehrhard  :  Les  comédies 
de  Molière  en  Allemagne  (Paris,  1888);  en  An^'leterre,  C.  Humberl,  England'a 
Cvtheil  aber  Molière  (Oppein,  1883);  en  Italie.  Cli.  Ilahany,  Goldoni  (Paris,  18%); 
en  Russie,  .Mikliaël  Achkinasi,  Les  influences  françaises  en  liussie  :  Molière  (Le 
Livre,  10  novembre  1884);  en  Danemark,  Legrelle,  Holberg  considéré  comme  imi- 
tateur de  Molière  (Paris,  1864),  etc. 


744  LES  RELATIONS  LITTERAIRES  AVEC  L  ETRANGER 

péenne,  «  Molière,  à  lui  seul,  a  plus  fait  qu'une  académie  ». 

Les  fables  de  La  Fontaine  ont  été  presque  aussi  imitées  que 
les  comédies  de  Molière,  depuis  l'Allemand  Hagedorn  jusqu'au 
Russe  Kriloff  ou  jusqu'à  l'Espagnol  Iriarte'.  Mais,  plus  encore 
que  La  Fontaine  et  presque  autant  que  Molière,  toute  l'Europe 
a  traduit,  commenté,  imité  Boileau;  et  je  ne  dis  rien  ici  des 
imitations  innombrables  du  Lutrin  ou  des  Satires,  mais  com- 
ment ne  pas  rappeler  que  la  poétique  de  Boileau  fait  partie  inté- 
grante de  l'histoire  de  toutes  —  ou  de  presque  toutes  —  les  litté- 
ratures? Gottsched  et  Addison  se  sont  nourris  de  Y  Art  poétique. 
Le  marquis  de  Luzan  l'a  traduit  en  espagnol  et  Trediakovsky 
en  russe.  Et  l'œuvre  même  de  Boileau  n'a  pas  suffi  à  ce  besoin 
de  théories  littéraires  qu'il  avait  éveillé.  L'Europe  nous  a 
emprunté  la  Lettre  à  V Académie  deFénelon  et  \g^ Réflexions  cri- 
tiques sur  la  poésie  et  la  peinture  de  l'abbé  Dubos,  ce  qui  se 
comprend,  et  même  le  P.  Le  Bossu  ou  Batteux,  ce  qui  se  com- 
prend moins.  «  L'imitation  de  la  belle  nature  »,  déformation 
fâcheuse  de  la  théorie  classique,  a  fait  fureur  en  Europe  pen- 
dant près  d'un  siècle.  Il  a  fallu  la  critique  acerbe  d'un  Lessing, 
la  philosophie  profonde  d'un  Herder  pour  mettre  fin  à  la  domi- 
nation tyrannique  des  prétendus  disciples  de  Boileau. 

Si  l'on  cherche  à  déterminer  le  caractère  général  de  cette 
influence  de  notre  littérature  classique,  on  constate  que,  de 
l'aveu  des  étrangers,  elle  a  partout  contribué  à  élever  le  niveau 
général  de  la  civilisation.  C'est  en  lisant  nos  classiques  que, 
pour  la  première  fois,  d'un  bout  à  l'autre  de  l'Europe,  le  public 
lettré  a  eu  le  sentiment  d'une  littérature  vraiment  humaine, 
vraiment  sociale,  et  reflétant,  dans  sa  majestueuse  et  tranquille 
harmonie,  ce  besoin  d'ordre  et  d'unité  qui  a  été  longtemps  le 
besoin  dominant  de  la  pensée  européenne. 

Fin  des  influences  méridionales  en  France.  —  La 
littérature  française  du  commencement  du  xvm®  siècle  conserve 
plusieurs  des  caractères  de  l'âge  précédent,  et,  par  exemple, 
elle  continue  à  subir,  dans  un  domaine  restreint,  il  est  vrai, 
l'influence  des  littératures  du  Midi.  Seulement,  à  mesure  que  le 


1.  Voir  Bibliographie  de  La  Fontaine  (éd.  H.  Régnier),  et  F.  Stein,  La  fontaines 
Einfluss  auf  die  deutsche  Fabeldichtung  des  XVIII.  Jahrhunderts  (Aix-la-Ciia- 
peile,  1889). 


LA  PREMIÈIlhl  PÉRIODE  DU  XVIIF  SIECLE  745 

siècle  marche,  celte  inQuence  diminue,  et  finalement,  à  l'admi- 
ration séculaire  pour  l'Italie  ou  l'Espagne,  on  voit  succéder 
l'indifférence  ou  même  le  mépris. 

La  connaissance  de  la  langue  italienne  continue  à  être  assez 
répandue  au  xvui"  siècle  :  en  1737,  Voltaire  l'estime  encore 
aussi  nécessaire  que  l'anglaise  à  un  journaliste  et  Rousseau 
l'opposera  aux  langues  du  Nord,  «  tristes  filles  de  la  nécessité  », 
qui  «  se  sentent  de  leur  dure  origine  ».  La  comédie  italienne 
garde,  grâce  à  Riccoboni,  un  peu  de  son  prestige.  La  Bibliothèque 
italique  (1728-1734),  fondée  par  des  réfugiés,  s'efforce,  sans 
grand  succès  d'ailleurs,  de  faire  connaître  la  pensée  italienne  à 
l'Europe.  Métastase,  Zeno,  Maffei,  quelques  autres  dramaturges, 
sont  traduits.  Goldoni  s'établit  à  Paris,  et  Diderot  lui  emprunte 
la  matière,  sinon  l'inspiration,  de  son  Fils  naturels  Mais,  en 
fait,  les  contemporains  sont  peu  connus  chez  nous,  et,  à  vrai 
dire,  méritent  pour  la  plupart  ce  dédain.  Ce  sont  les  classiques, 
Boïardo,  Pétrarque,  l'Arioste,  Machiavel  qui  sont  très  fréquem- 
ment traduits  et  commentés*.  Le  Tasse  surtout  préoccupe  la 
critique  :  Voltaire  lui  emprunte,  bien  plus  qu'à  Malmignati,  la 
substance  épique  de  la  Henriade,  comme  il  emprunte  sa  Mérope 
à  Maffei,  et  Rousseau,  vieilli  et  malheureux,  se  console  à  Bour- 
goin  en  chantant,  d'une  voix  tremblante,  des  strophes  du  Tasse. 

Mais,  s'il  goûtait  encore  le  Tasse,  notre  xvni^  siècle  mécon- 
naissait Dante.  «  Poème  bizarre,  mais  rempli  de  beautés  natu- 
relles »,  écrivait  Voltaire  de  la  Divine  Comédie  en  1756.  Quatre 
ans  après,  il  félicitait  le  P.  Bettinelli  d'avoir  osé  dire  «  que 
Dante  était  un  fou,  et  son  ouvrage  un  monstre...  »  L'émoi  fut 
grand  en  Italie  :  Gozzi,  Bettinelli,  Torelli  bataillèrent  autour  du 
«  divin  Dante  ».  En  France  même,  il  y  eut  des  protestations, 
et  Rivarol  publia  sa  fameuse  traduction,  infidèle,  mais  écrite 
avec  amour  et  avec  une  intelligence  du  siècle  de  Dante  qui  fait, 
par  endroits,  pressentir  la  critique  d'un  Chateaubriand  ^. 

1.  Ch.  Ralmny,  Carlo  Goldoni  (Paris,  1896),  et  P.  Toldo  :  Se  il  Diderot  abbia 
imilato  il  Goldoni  (Giorn.  slor.  d.  ielt.  ital.,  !89o,  l.  XXVI). 

2.  G.-J.  Ferrazzi,  L'Arioslo  pressa  i  Francesi  (dans  sa  Bi/jliografia  Ariostesca, 
Bassano,  1881).  —  Leone  Donati,  L'Ariosto  e  il  Tasso  giudicati  dal  Voltaire 
(Halle,  1889).  —  M.  Puglisi  Pico  :  //  Tasso  nella  critica  francese  (Acireale,  18%). 
—  E.  Bouvy,  Voltaire  et  l'Italie  (Paris,  1898). 

3.  Sur  Dante  en  France  au  xviu*  siècle,  voir  un  article  de  Sainte-Beuve  {Cau- 
series, t.  XI),  les  livres  de  Lescure  et  .V.  Lebreton  sur  Rivarol,  et  surtout  le  livre 
cité  de  E.  Bouvy,  Voltaire  et  l'Italie. 


/ 


746  LES  RELATIONS  LITTÉRAIRES  AVEC  L'ÉTRANGER 

Au  fond,  la  littérature  italienne  souffrait  du  mépris  où,  de  plus 
en  plus,  tombait  l'Italie  elle-même.  On  y  allait  beaucoup,  mais 
en  archéologues  ou  en  touristes,  comme  Dupaty  ou  de  Brosses, 
pour  y  chercher  des  souvenirs  ou  des  aventures.  Ce  pays,  disait 
Rivarol,  «  ne  fournit  plus  que  des  baladins  à  l'Europe  ». 
«  Nation  autrefois  maîtresse  du  monde,  écrivait  Montesquieu, 
aujourd'hui  l'esclave  de  toutes  les  nations.  » 

L'esprit  philosophique  du  xvni"  siècle  n'était  guère  plus  indul- 
gent à  l'Espagne.  Il  y  eut  bien,  au  début,  une  recrudescence 
très  sensible  de  l'inQuence  espagnole  dans  le  roman  et  dans 
le  théâtre*.  Quevedo,  Dona  Maria  de  Zayas,  Montalban,  le 
«  sublime  Gracian  »  furent  traduits.  En  1700,  Le  Sage  publie 
son  Théâtre  espagnol;  en  1702,  il  emprunte  à  Francisco  de  Rojas 
le  sujet  de  son  Point  dlwnneur;  en  1707,  à  Calderon,  celui  de 
Don  César  Ursin.  Il  puise  dans  Luiz  de  Guevara  pour  son  Diable 
boiteux,  dans  Francisco  de  Rojas  pour  Crispin  rival,  dans  tous 
les  picaresques  espagnols,  de  Mendoza  à  Vincent  Espinel,  pour 
certains  procédés  de  son  Gil  Blas.A.  vrai  dire,  il  est  acquis  désor- 
mais qu'il  a  puisé  le  sujet  même  de  son  chef-d'œuvre  dans  trois 
livres  dont  aucun  n'est  espagnol,  et,  si  le  décor  est  espagnol  dans 
Gil  Blas,  l'auteur  songe  bien  plus  à  Paris  qu'à  Madrid,  qu'au 
surplus  il  ne  connaissait  pas.  Mais  il  a  dû  incontestablement  — 
lui  et  quelques-uns  de  ses  contemporains  —  aux  novellistes  espa- 
gnols, certaines  habitudes  de  composition,  le  goût  des  épisodes 
parasites,  si  fréquents  dans  Gil  Blas,  et  des  dissertations  philo- 
sophiques ou  morales;  ensuite,  et  surtout,  le  réalisme  un  peu 
cru  et  le  sentiment  de  la  vérité  matérielle,  qui  faisait  parfois 
défaut  à  nos  romanciers  du  siècle  précédent  :  Le  Sage,  on  l'a  dit 
excellemment,  «  a  dépouillé  de  ses  scories  le  roman  picaresque; 
il  lui  a  enlevé  ses  loques  sordides  pour  le  revêtir  d'un  galant 
habit  à  la  française^  ».  Le  Sage  est  le  principal,  en  même 
temps  que  le  dernier,  représentant  de  l'influence  espagnole 
au  xvni"  siècle  :  car  Beaumarchais  ne  doit  rien,  de  son  propre 
aveu,  à  l'Espagne  que  le  décor  de  ses  pièces  et  les  noms  des 


1.  Léo  Claretie,  Essai  sur  F^exage  7'omancier  (1890,  in-8).  —  Sur  les  origines  de 
l'influence  espagnole,  P.  Morillol,  Scari'on,  et  G.  Reynier,  Thomas  Corneille.  — 
Sur  les  sources  de  Lcsage,  E.  Linlilliac,  Lesage  (Paris,  1893). 

2.  A.  Morel-Falio,  Études  sur  l'Espagne,  l"  série,  p.  30. 


LA  PREMIERE  PÉRIODE  DU  XVIIF  SIECLE  747 

personnages,  et  Florian,en  adaptant  Cervantes  comme  il  l'a  fait, 
ne  prouvera  (|uo  l'ignorance  de  ses  lecteurs  et  la  sienne.  Déjà 
J,-J.  Rousseau  avait  écrit  de  Don  Quichotte  que  «  les  longues 
folies  n'amusent  guère  »  ;  et  Montesquieu,  sur  les  compatriotes 
de  l'auteur  :  «  Le  seul  de  leurs  livres  qui  soit  bon  est  celui  qui 
a  fait  voir  le  ridicule  de  tous  les  autres  ». 

Plus  encore  que  l'Italie,  l'Espagne  eut  à  soulîrir  des  progrès 
du  philosophisme  chez  nous.  L'auteur  des  Lettres  persanes  rail- 
lait la  paresse  et  l'ignorance  de  la  péninsule  en  des  pages  qui 
eurent  un  long  retentissement.  Il  bafouait  les  Espagnols  pour 
leur  morgue,  leurs  bizarreries,  leur  mépris  du  progrès.  Il  les 
montrait  «  si  attachés  à  l'Inquisition  qu'il  y  aurait  de  la  mau- 
vaise grâce  de  la  leur  ôter  ».  On  le  crut  sur  parole,  et  c'est  à 
peine  si  les  lecteurs  de  Y  Essai  sur  les  mœurs  eurent  un  sourire 
quand  on  leur  apprit  que,  depuis  des  siècles,  «  tout  le  monde  », 
au  delà  des  Pyrénées,  «  jouait  de  la  guitare  »,  et  que  «  la  tris- 
tesse n'en  était  pas  moins  répandue  sur  la  face  de  l'Espagne  ». 
En  vain,  des  écrivains  des  deux  nations  lancèrent,  en  4774, 
V Espagne  littéraire,  qui  ne  vécut  pas.  En  vain,  l'abbé  de  Vayrac, 
au  commencement  du  siècle,  J.-Fr.  Bourgoing  vers  la  fin, 
publiaient  des  livres  solides  et  informés  sur  nos  voisins.  L'opi- 
nion s'était  décidément  détournée  d'un  pays  qui  l'avait  jadis 
séduite  par  sa  grandeur,  qui  lavait  plus  récemment  amusée  par 
sa  littérature  picaresque,  mais  qui  avait  désormais  le  tort  de 
rester  en  dehors  du  mouvement  de  la  pensée  française. 

Origines  du  cosmopolitisme  philosophique.  —  C'est 
qu'en  elTcl,  tandis  que  l'Europe  restait  encore  sous  le  charme 
de  notre  littérature  du  xvn®  siècle,  il  se  faisait,  chez  nous  et 
au  dehors,  un  travail  dans  les  esprits  qui  allait  transformer 
profondément  l'attitude  de  la  France  pensante  à  l'endroit  de 
l'Europe.  Par  suite  de  circonstances  très  diverses,  l'idéal  du 
xvnr  siècle  a  été  moins  national  et  plus  humain  que  celui  du 
xvn°,  moins  attaché  à  la  tradition  et  plus  curieux  du  progrès, 
moins  soucieux  de  l'unité  de  l'inspiration  que  de  sa  variété  :  à 
la  théorie  classique,  lo  xvui"  siècle  substitue,  en  philosophie 
d'abord  et  bientôt  en  art,  le  cosmopolitisme. 

La  querelle  des  anciens  et  des  modernes  avait  profondément   - 
remué  les  esprits  et  répandu  cette  idée,  chère  à  Fontenelle,  que 


748  LES  RELATIONS  LITTERAIRES  AVEC  L  ÉTRANGER 

«  les  différentes  idées  sont  comme  des  plantes  et  des  fleurs  qui 
ne  viennent  pas  également  bien  en  toute  sorte  de  climats  ».  De 
là  à  cette  curiosité  inquiète  de  l'univers  qui  est  l'un  des  carac- 
tères saillants  des  Lettres  persanes,  de  X Essai  sur  les  mœurs  ou 
des  Epoques  de  la  nature,  il  n'y  a  qu'un  pas.  De  fait,  la  plupart 
des  œuvres  du  xvnf  siècle  donneront  de  plus  en  plus  de  place  à 
une  enquête  intellectuelle  et  morale  sur  les  pays  voisins  ou 
même  lointains.  C'est  une  prétendue  enquête  sur  l'Orient  que 
les  Lettres  persanes,  et  c'est  une  enquête  réelle  sur  l'Angleterre 
que  les  Lettres  philosophiques.  h'Esprit  des  lois  n'est  qu'un 
essai  de  synthèse  des  constitutions  de  tous  les  peuples,  et  le 
titre  seul  de  Y  Essai  sur  les  mœurs  et  V  esprit  des  nations  suffit 
à  en  indiquer  l'objet.  «  Vos  Romains,  dit  un  personnage  de 
Voltaire,  qui  se  vantaient  d'être  les  maîtres  de  l'univers,  n'en 
avaient  pas  conquis  la  vingtième  partie.  »  Ce  monde  romain 
avait  cependant  suffi  au  xvn"  siècle.  Mais  voilà  que  les  roman- 
ciers même  étendent  le  cercle  de  leurs  observations  :  après 
avoir  longtemps  transporté  dans  l'antiquité  des  sujets  modernes, 
ils  empruntent  maintenant  à  la  peinture  des  nations  contem- 
poraines de  nouveaux  éléments  d'intérêt  :  Le  Sage  nous  con- 
duit en  Espagne;  l'auteur  des  Mémoires  du  chevalier  de  Gra- 
mont  (1713),  qui  est  presque  un  romancier,  en  Angleterre;  le 
traducteur  des  Mille  et  une  nuits  (1704-1708),  en  Orient;  l'au- 
teur du  Doyen  de  Killerine  ou  de  Cléveland,  dans  tous  les  pays 
du  monde.  C'est  Prévost  surtout  qui  imagine  de  soutenir  l'in- 
térêt de  ses  fictions  par  la  peinture  des  mœurs  exotiques,  de 
nous  peindre  l'intérieur  d'un  harem  et  de  nous  donner  «  une 
idée  des  plaisirs  allemands  et  de  la  galanterie  germanique  ». 
C'est  lui  qui  compare  le  caractère  espagnol  au  caractère  anglais, 
et  qui  travaille,  comme  il  s'en  vante,  à  dissiper  «  certains 
préjugés  puérils,  qui  sont  ordinaires  à  la  plupart  des  hommes, 
mais  surtout  aux  Français,  et  qui  les  portent  à  se  donner  fière- 
ment la  préférence  sur  tous  les  autres  peuples  de  l'univers  ». 
Mais,  en  dehors  même  du  roman,  le  journalisme  et  la  littéra- 
ture d'information  développent  de  plus  en  plus  cette  tournure 
d'esprit,  principalement  sous  la  plume  des  critiques  protestants. 
Voltaire,  se  demandant  un  jour  comment  notre  littérature 
avait  conquis    l'Europe,  n'hésitait  pas    à   signaler,   parmi  les 


LA   PREMIÈRE  PÉRIODE  DU  XVII1«  SIÈCLE  749 

hommes  qui  avaient  le  plus  travaillé  à  cette  conquête,  «  les 
pasteurs  calvinistes  réfugiés,  qui  ont  porté  l'éloquence,  la 
méthode  dans  les  pays  étrangers  »,  et,  parmi  les  réfugiés, 
«  un  Bayle  surtout,  qui,  écrivant  en  Hollande,  s'est  fait  lire  de 
toutes  les  nations  »  :  ce  sont  les  revues  ou,  comme  on  disait, 
les  «  bibliothèques  »  protestantes  '  qui  ont  tenu  l'Europe  au 
courant  des  œuvres  françaises,  avant  que  ce  rôle  fût  assumé 
par  les  encyclopédistes,  c'est-à-dire  pendant  toute  la  première 
moitié  du  siècle.  Mais  il  faut  noter  qu'inversement  les  mêmes 
écrivains  nous  ont  initiés,  pour  une  bonne  part,  à  la  connais- 
sance des  pays  étrangers,  et  qu'entre  l'Europe  et  nous  ils  ont 
servi  de  truchements  industrieux  et  consciencieux,  sinon  bril- 
lants. Déjà  Bayle  et  ses  successeurs,  dans  les  Nouvelles  de  la 
république  des  lettres  (1684-1718),  avaient  fait  une  certaine  part 
aux  œuvres  étrangères.  Le  Clerc  dans  sa  Bibliothèque  univer- 
selle et  Basnage  de  Beauval  dans  son  Histoire  des  ouvrages  des 
savants  s'intéressent  aux  livres  italiens,  anglais  ou  allemands. 
Ce  sont  des  critiques  protestants  qui  ont  fondé  et  soutenu  la 
Bibliothèque  raisonnée  des  ouvrages  des  savants  de  l'Europe  ou 
\  Europe  savante  ou  encore  Y  Histoire  littéraire  de  V  Europe,  dont 
les  titres  seuls  parlent  assez  haut.  Ce  sont  eux  qui  ont  eu 
successivement  l'idée  d'une  Bibliothèque  anglaise,  d'un  Journal 
biutannique,  d'une  Bibliothèque  italique  ou  germanique. 

Les  commencements  de  l'influence  anglaise.  —  Entre 
toutes  les  nations  européennes,  il  y  en  avait  une  qui,  par  sa 
politique,  sa  philosophie,  sa  littérature  et  sa  méthode  scienti- 
fique, allait  s'imposer  à  l'attention  des  Français.  Politique- 
ment, l'Angleterre  avait  singulièrement  grandi  en  Europe 
depuis  la  révolution  de  1688  et  depuis  les  défaites  de  la  France, 
dans  les  dernières  années  de  Louis  XIV.  En  science,  elle  avait 
pris,  depuis  la  fondation  de  la  Société  royale  (1662),  un  incom- 
parable essor  et,  après  les  Boyle  ou  les  Halley,  Newton  venait 
de  réaliser  les  promesses  de  la  méthode  prônée  jadis  par  Bacon. 


1.  p.  A.  Sayous,  Le  XVIII'  siècle  à  Vëtranger  (Paris,  1861),  et  Y.  Rossel,  La 
lUléralure  française  hors  de  France  (Paris,  1895).  —  Pour  les  réfugiés  d'.\lle- 
magne,  Chr.  Barlholméss,  Hùl.  philos,  de  l'Acad.  de  Prusse  (1831,  2  vol.),  et 
G.  Parisel,  L'Èlat  et  les  églises  en  Prusse  sous  Frédéric-Guillaume  /•'  (Paris, 
1897).  —  Pour  ceux  d'Angleterre,  Joseph  Texte,  J.-J.  Rousseau  et  les  orig.  du  cos- 
mopol.  litl.,  liv.  I,  chap.  i  (Paris,  1893). 


750  LES  RELATIONS  LITTÉRAIRES  AVEC  L'ÉTRANGER 

En  philosophie,  outre  Locke,  elle  offrait  à  l'Europe  une  pléiade 
de  polémistes  ardents  et  de  sceptiques  hardis,  comme  ïoland 
{Christianity  not  mysterious,  1696),  CoUins  {Discourse  on  free 
Thinking,  1713),  Tindal  {Christianity  as  old  as  the  Création,  1730), 
ou  de  philosophes  éloquents  et  enthousiastes,  comme  Shaftes- 
bury  {Characterislics,  1713).  En  littérature  enfin,  avec  les  écri- 
vains du  règne  de  la  reine  Anne,  avec  Pope,  Swift,  Addison, 
de  Foe,  elle  présentait  à  l'admiration  du  monde  un  ensemble 
d'œuvres  à  la  fois  traditionnelles  et  neuves,  dans  lesquelles 
l'influence  manifeste  du  classicisme  français  n'avait  pas  réussi 
à  faire  disparaître  les  qualités  natives  de  la  race. 

Les  premiers  intermédiaires  entre  les  deux  pays  furent  les 
réfugiés.  De  1688  à  1730  environ,  la  colonie  de  Londres,  qui 
compte  soixante-dix  ou  quatre-vingt  mille  membres,  est  un 
centre  actif  de  propagande  anglaise.  On  y  répète  ce  que  d'Ar- 
geuson  appelle  «  les  raisonnements  anglais  sur  la  politique  et 
la  liberté  ».  On  y  exalte  la  liberté  de  penser,  la  constitution 
anglaise,  le  baconisme  et  Locke.  C'est  un  réfugié,  Pierre  Coste, 
qui,  en  1700,  traduit  V Essai  sur  l Entendement.  C'en  est  un  autre, 
Rapin  de  Thoyras,  qui  publie  la  première  histoire  d'Angleterre 
(1724).  Ce  sont  des  réfugiés  qui  donnent  les  premières  traduc- 
tions de  Shaftesbury,  de  Bernard  de  Mandeville,  d'Addison, 
de  Pope,  de  Swift  et  de  Daniel  de  Foe.  Enfin  c'est  un  de  leurs 
coreligionnaires.  Béat  de  Murait,  qui  publie  des  Lettres  sur  les 
Anglais  et  les  Français  (1725)  oii  il  essaie  de  démontrer  que 
«  parmi  les  Anglais  il  y  a  des  gens  qui  pensent  plus  fortement 
que  les  gens  d'esprit  des  autres  nations  ». 

Les  critiques  français  continuent  le  mouvement.  Prévost 
exalte,  dans  ses  romans,  «  un  des  premiers  peuples  de  l'uni- 
vers »,  et  fonde  son  Pour  et  Contre  (1733-1740)  pour  donner 
les  preuves  de  son  jugement.  Surtout  Voltaire,  avec  ses  Lettres 
philosophiques  ou  anglaises  (1733-1734),  saisit  l'opinion  de  la 
question  anglaise  avec  son  génie  d'écrivain  et  avec  l'autorité 
que  lui  donnent  trois  années  d'un  exil  studieux  à  Londres',  et 
peut-être  n'est-ce  pas  trop  de  dire  avec  Condorcet  que  «   cet 

l.  Sur  Voltaire  en  Angleterre,  Churton  Collins  :  Bolingbroke  and  Voltaire  in 
England  (Londres,  1886);  A.  Ballantyne,  VoUaire's  Visil  to  Em/land  (Londres, 
IS'h).  —  Voir  Rev.  d'/mt.  lilt.  de  la  Fr.,  5  avril  189i,  et  ci-dcssiis,  p.  101. 


LA  PREMIÈRE  PÉRIODE  DU  XVIir  SIÈCLE  751 

ouvrafie  fut  parmi  nous  l'époque  d'une  révolution  »,  sinon  dans 
le  j^oùt,  du  moins  dans  les  idées.  Non  pas,  à  vrai  dire,  que  la 
liherté  do  penser  des  Anjrlais  fût  absolument  une  nouveauté  en 
France  :  leurs  déistes  eux-mêmes  connaissaient  fort  bien  Bayle 
et  son  «  incomparable  dictionnaire  »,  comme  l'appelait  Locke, 
et  ils  avaient  pu  puiser  plus  d'une  idée  dans  les  deux  traductions 
anglaises  qui  en  parurent  successivement.  Mais  il  ne  semble  pas 
qu'on  eût  encore  attaqué  si  ouvertement,  ni  d'une  manière  aussi 
systématique,  les  bases  surnaturelles  du  christianisme.  D'ail- 
leurs la  psychologie  ou  la  pédagogie  de  Locke,  ou  encore  ses  \ 
idées  sur  le  gouvernement  civil,  ne  se  trouvaient  pas  dans  Bayle, 
et  ce  n'est  pas  non  plus  dans  Bayle  que  Voltaire  avait  pu  trouver 
un  exposé  du  newtonianisme,  qui  le  frappa  pour  le  moins 
autant  que  le  lockisme.  Enfin  le  livre  de  Voltaire  apportait  aux 
lecteurs  français  ce  que  ni  les  réfugiés  ni  Murait  ni  Prévost 
n'étaient  capables  de  donner  :  un  tableau,  sinon  complet  ou  de 
tout  point  exact,  du  moins  vivant  et  singulièrement  attachant  de 
l'Angleterre  contemporaine.  Les  quinze  années  qui  suivirent 
la  publication  des  Lettres  philosophiques  virent  l'influence 
anglaise  s'implanter  solidement  chez  nous. 

X  Elle  s'exerce  à  la  fois  en  politique,  en  philosophie,  en  science.  ,. 
Montesquieu,  dans  Y  Esprit  des  Lois,  fait  un  magnifique  éloge  de 
la  constitution  anglaise  et  montre  comment  elle  réagit  sur  le 
tempérament  de  la  nation,  comment  «  les  coutumes  d'un  peuple 
esclave  sont  une  partie  de  sa  servitude,  celles  d'un  peuple  libre 
sont  une  partie  de  sa  liberté  »,  comment  l'Angleterre  est  «  le 
peuple  du  monde  qui  a  le  mieux  su  se  prévaloir  à  la  fois  de  ces 
trois  grandes  choses  :  la  religion,  le  commerce  et  la  liberté  ». 
Le  livre  du  Genevois  Delolme  {La  Constitution  de  ^Angleterre, 
1771),  tant  lu  de  nos  révolutionnaires,  ne  fera  que  développer 
et  justifier  les  idées  de  Montesquieu.  En  science,  Voltaire  publie 
ses  Eléments  de  la  philosophie  de  Newton  (1738)  et  met  le  newto- 
nianisme  en  vers  ;  Fontenelle  célèbre  le  grand  homme  à  l'Aca- 
démie des  sciences;  les  encyclopédistes  se  réclament  de  lui.  «  Nous 
avons  pris  des  Anglais,  écrivait  un  jour  Voltaire  à  Helvétius, 
les  annuités,  les  rentes  tournantes,  les  fonds  d'amortissement, 
la  construction  et  la  manœuvre  des  vaisseaux,  l'attraction,  le 
calcul  difTérentiel,   les  sept  couleurs  primitives,    l'inoculation. 


752  LES  RELATIONS  LITTÉRAIRES  AVEC  L'ÉTRANGER 

Nous  prendrons  insensiblement  leur  noble  liberté  de  penser  et 
leur  profond  mépris  des  fadaises  de  l'école.  »  Ce  «  mépris  », 
on  le  professait  ouvertement  à  V Encyclopédie ,  et  Diderot  se 
faisait  la  main  en  imitant,  dans  les  Pensées  sur  V interprélalion 
de  la  nature  (1754),  celui  que  D'Alembert  appelait  «  le  plus 
grand,  le  plus  universel  et  le  plus  éloquent  des  philosophes  », 
Bacon. 

Ce  que  l'Angleterre  représente,  c'est  la  diffusion  de  l'esprit 
I  scientifique,  l'utilitarisme  en  morale  et  en  art,  la  substitution 
du  jugement  individuel  au  respect  de  la  tradition.  «  Je  crois, 
écrivait  Le  Clerc,  que  le  monde  commence  à  revenir  de  cet  air 
décisif  que  Descartes  avait  introduit  en  débitant  des  conjectures 
pour  des  démonstrations...  Les  Anglais  surtout  sont  ceux  qui  en 
sont  le  plus  éloignés.  »  En  exaltant  Bacon  ou  Newton,  ce  que 
veulent  les  disciples  de  Voltaire  ou  de  Maupertuis,  c'est  battre 
en  brèche  la  méthode  cartésienne,  ce  qui  veut  dire,  pour  eux,  la 
métaphysique.  C'est  ramener  l'esprit  humain  à  l'observation  des 
phénomènes  qui  lui  sont  accessibles  et  qui,  seuls,  méritent  de 
nous  intéresser.  C'est  condamner  la  recherche  de  ces  vérités  qui 
avaient  passionné  la  génération  précédente  et  qu'un  Voltaire 
compare  maintenant  à  des  étoiles  «  qui,  placées  trop  loin  de 
nous,  ne  nous  donnent  point  de  clarté  ».  C'est  chercher  à  fonder, 
avec  Locke  ou  avec  d'Alembert,  «  la  physique  expérimentale 
de  l'âme  ».  C'est  aussi  condamner,  comme  autant  de  «  niaise- 
ries ingénieuses  »  —  le  mot  est  de  Newton,  —  l'art,  la  poésie,  le 
culte  de  la  forme.  C'est  enfin  avoir  pleinement  conscience  de 
ce  fait  que  le  passé  de  l'humanité  n'est  à  peu  près  d'aucun 
intérêt  au  prix  de  son  présent  et  de  son  avenir. 

Shakespeare  et  le  roman  anglais  en  France.  —  Les 
premières  conséquences  littéraires  de  l'influence  anglaise  furent 
de  battre  en  brèche,  surtout  au  théâtre,  la  tradition  clas- 
sique. 

«  Le  génie  poétique  des  Anglais,  avait  écrit  Voltaire,  res- 
semble jusqu'à  présent  à  un  arbre  touffu  planté  par  la  nature, 
jetant  au  hasard  ses  mille  rameaux,  et  croissant  inégalement 
avec  force...  »  En  écrivant  ces  lignes,  il  songeait  surtout  à  ce 
Shakespeare  qui  avait  bien  été  mentionné  par  quelques  critiques 
antérieurs,  mais  dont  l'œuvre  était  encore,  en  1734,  profondé- 


LA  PREMIÈRE  PÉRIODE  DU  XYIII"  SIÈCLE  753 

ment  inconnue  des  lecteurs  français'.  Elle  le  restera,  à  vrai  «lire, 
longtemps  encore.  On  peut  étudier,  à  titre  de  curiosités,  les 
imitations,  le  plus  souvent  inavouées,  que  Voltaire  fit  de  Sha- 
kespeare dans  Brut  us,  dans  Eriphiflc,  dans  Jules  César  ou  dans 
Zaïre.  On  prouvera  difficilement  que  ces  prétendues  audaces 
aient  jamais  été  au  delà  d'une  mise  en  scène  plus  compliquée 
et  d'une  certaine  affectation  de  «  républicanisme  »  dans  le  dia- 
logue. Comment  oublier  que,  dans  la  mieux  réussie  de  ces  adap- 
tations, dans  Zaïre  (1"32),  une  obscure  intrigue  de  garnisonse 
transforme  en  une  «  action  éclatante  »,  à  laquelle  sont  mêlés 
les  plus  grands  noms  des  croisades?  que  l'humble  et  obéissante 
Desdemona  devient  la  fille  du  roi  de  Jérusalem,  «  la  jeune  et  belle 
Zaïre  »  1  que  cet  officier  de  fortune  maure  qui  s'appelle  Othello 
se  transforme  en  un  brillant  «  soudan  d'Asie  »?  Et  vraiment 
Voltaire  ne  fait-il  pas  un  peu  tort  à  ses  précurseurs  français 
en  affirmant  que  c'est  au  théâtre  anglais  qu'il  doit  la  hardiesse 
qu'il  a  eue  «  de  mettre  sur  la  scène  les  noms  de  nos  rois  et  des 
anciennes  familles  du  royaume  »  ?  Aucune  de  ces  innovations 
n'était  vraiment  neuve,  non  pas  même  les  timides  fantômes 
A'Eriphijlc  ou  de  Sêmiramis,  si  vite  effrayés  par  les  feux  de  la 
rampe.  Les  continuelles  doléances  de  Voltaire,  dans  sa  corres- 
pondance ou  dans  ses  préfaces,  sur  notre  «  délicatesse  exces- 
sive »,  ne  doivent  pas  non  plus  nous  faire  illusion  :  il  s'agissait, 
au  fond,  de  tourner  les  unités  en  les  respectant,  et  ni  Destouches  * 
ni  le  président  Hénault  ni  les  autres  adaptateurs  contemporains 
du  théâtre  anglais  qu'on  pourrait  citer  n'ont  jamais  poussé  l'au- 
dace plus  loin.  Accordons  à  Voltaire  que  a  le  soleil  des  Anglais, 
c'est  le  feu  du  génie  »,  et  que  le  Nord  «  n'en  éteint  point  les 
flammes  immortelles  ».  Ce  qu'il  y  a  de  plus  shakespearien  chez 
Voltaire,  ce  sont  les  magnifiques  spectacles  de  Sémiramis,  — 
que  Shakespeare  n'a  d'ailleurs  jamais  connus ,  —  et  qu'au 
surplus   leur  inventeur  désavouait  lestement  en  écrivant  que 

1.  Sur  Shakespeare  en  France,  Louis  P.  Betz  a  donné  une  bibliograpliie 
étendue  (Rev.  de  philol.  franc.,  l"  trimestre  189").  On  consultera  surtout 
A.  Lacroix,  De  Vinfluence  de  Shakespeare  sur  le  thénlre  françai$  jusqu'à  nos  jours 
(Bruxelles,  1856,  —  sujet  à  caution),  J.-J.  Jusserand,  Shakespeare  en  France  sous 
Vancien  régime  {Cosmopolis,  nov.  et  déc.  1896,  janv.  et  fév.  1897),  et  H.  Lion, 
Les  théories  dramatiques  de  Voltaire  (Paris,  1806). 

2.  Noter  qu'on  cite  toujours  à  tort  Destouches  parmi  les  imitateurs  de  Shake. 
speare.  Dans  ses  Scènes  anglaises,  c'est  la  Tempête  de  Dryden  et  Davenant,  non 
celle  de  Shakespeare,  qu'il  adapte. 

Histoire  de  la  langue.  VI.  48 


754  LES  RELATIONS  LITTÉRAIRES  AVEC  L'ÉTRANGER 

«  quatre  beaux  vers  valent  mieux  dans  une  pièce  qu'un  régi- 
ment de  cavalerie  ». 

Quand,  enfin,  en  1745,  parut  le  premier  volume  de  la  tra- 
duction de  La  Place,  le  public  français  fut-il  mieux  édifié  sur  le 
génie  de  Shakespeare?  Cela  est  fort  douteux.  Cette  pitoyable 
version,  moitié  prose,  moitié  vers,  ne  put  que  confirmer  les 
lecteurs  dans  l'idée  que  Shakespeare  était  un  chaos  de  mons- 
truosités et  de  trivialités  et  que  son  génie  «  âpre  et  peu  réglé  » 
n'avait  rien  à  apprendre  aux  lecteurs  de  Corneille.  De  ce  pseudo- 
Shakespeare, oui,  Voltaire  aurait  eu  raison  d'écrire  à  M™*  du 
DefTand  qu'il  est  «  irrémédiablement  au-dessous  de  Gille  ».  Mais 
a-t-on  suffisamment  songé  que  notre  xvui"  siècle  n'a  presque 
connu  que  Gille  Shakespeare?  et  peut-on  dès  lors  lui  savoir  mau- 
vais gré  d'avoir  méconnu  un  homme  de  génie  dont  ne  le  sépa- 
rait pas  seulement  la  différence  des  races,  mais  encore  la  distance 
d'une  époque  à  une  autre?  On  ne  comprenait  plus  Rabelais  ni 
Ronsard  chez  nous.  Comment  donc  eût-on  compris  Shakespeare? 

Bien  plus  réelle  et  plus  profonde  fut  l'influence  de  la  littéra- 
/  ture  bourgeoise  des  Anglais,  qui,  moins  difTérente,  malgré  son 
originalité,   de  la   nôtre,  et  d'ailleurs  contemporaine,   pénétra 
plus  aisément  les  esprits. 

Un  premier  groupe  d'écrivains  est  celui  des  moralistes,  Pope, 
Swift,  Addison,  Steele.  Ceux-là,  traduits  abondamment,  et 
beaucoup  mieux  traduits  —  notons  ce  point  —  que  Shake- 
speare, entraient  en  France  de  plain-pied.  \J Essai  sur  Vhomme, 
traduit  en  1736,  parut  l'évangile  poétique  du  déisme  anglais. 
Gulliver,  traduit  en  1727,  offrit  un  modèle  de  satire  pénétrante 
et  hardie.  Addison  et  Steele,  enfin,  moralistes  bourgeois  et 
familiers,  charmèrent  par  la  vérité  des  peintures,  le  souci  de 
la  modernité,  le  bon  sens  fortifiant  et  un  peu  terre  à  terre  :  le 
Spectateur,  mainte  fois  réimprimé,  fut  un  des  arsenaux  de  la 
littérature  bourgeoise  du  siècle. 

Parmi  les  romans,  celui  de  Foe,  traduit  presque  dès  son 
apparition  en  1720  et  1721,  et  souvent  réimprimé,  engendra 
toute  une  littérature  de  «  Robinsonades  »  et  bientôt  Rousseau 
mettra  Robinson,  déjà  fameux  comme  roman,  au  rang  des  grands 
livres  de  morale  de  l'humanité.  Quant  à  Fielding,  la  hauteur  de 
son  robuste  génie  échappa  à  la  majorité  des  lecteurs,  qui  virent 


LA  PREMIERE  PERIODE  DU  XVIir  SIECLE  755 

surtout  en  lui  un  picaresque  à  la  façon  de  Le  Sage; cependant  on 
fut  frappé  de  sa  puissance  d'observation  et  M"*  du  Defland  ne 
fut  pas  seule  à  en  goûter  «  la  vérité  iiifinie  ».  Mais  le  maître  du 
chœur,  ce  fut  «  l'immortel  auteur  de  Pamela,  de  Clarisse,  de 
Grandison  »,  Samuel  Richardson.  Celui-là  est  vraiment  des 
nôtres,  tant  nos  pères  l'ont  goûté,  tant  ils  l'ont  adapté  et  imité,  et 
son  œuvre  fait  partie  intégrante  de  l'histoire  du  roman  français. 

Prévost  traduisit  Pamela  en  1741-42,  Clarisse  en  1751, 
Grandison  en  1754.  Il  traduisit  ces  romans  en  admirateur 
enthousiaste  qui  préfère  les  œuvres  de  Richardson  aux  siennes 
propres,  mais  aussi  en  Français  du  xvm*  siècle  qui  avait,  nous 
dit  son  biographe  «  le  goût  trop  sûr  pour  se  borner  à  traduire 
son  original  ».  Et  ce  fut,  pour  Richardson,  une  bonne  fortune 
que  cette  trahison  dont  il  se  plaignait  à  ses  amis*.  Plus  tard,  on 
eut  en  français  Richardson  tout  entier.  Tout  d'abord,  on  goûta 
mieux  les  adaptations  trop  élégantes,  mais  dramatiques  et  pas- 
sionnées, de  l'auteur  de  Manon  Lescaut. 

Dans  l'Europe  entière,  les  romans  de  Richardson  soulevèrent 
un  enthousiasme  profond.  Ils  apportaient,  dans  un  cadre  fictif, 
une  certaine  conception,  étroite,  mais  puissante,  de  la  morale. 
Ils  visaient  à  être  des  tableaux  sincères  de  la  vie,  et  de  la  vie 
contemporaine.  Ils  étaient  audacieusement  bourgeois.  Enfin,  ils 
débordaient  de  pathétique  et  de  sensibilité.  Toutes  ces  qualités 
leur  assurèrent  en  France  un  succès  peut-être  supérieur  à  celui 
qu'ils  avaient  remporté  en  Angleterre.  A  vrai  dire,  Marivaux, 
que  d'ailleurs  Richardson  ne  paraît  pas  avoir  connu,  avait  déjà 
réalisé  chez  nous  une  part  de  cette  révolution.  Mais  le  roman- 
cier anglais  était  singulièrement  plus  puissant  que  son  précur- 
seur français.  A  coup  sûr,  l'opinion  le  mit  fort  au-dessus.  Quand 
il  mourut,  Diderot  publia  son  éloge  (1761)  :  «  0  Richardson, 
s'écria-t-il,  homme  unique  à  mes  yeux,  tu  seras  ma  lecture 
dans  tous  les  temps!  Forcé  par  des  besoins  pressants,  je  ven- 
drai mes  livres  :  mais  tu  me  resteras;  tu  me  resteras  sur  le 
même  rayon  avec  Moïse,  Homère,  Euripide  et  Sophocle...  » 

1.  Voir  la  correspondance  de  Richardson  publiée  par  M"  Barhauld,  lettre  du 
24  février  1753  ^t.  VI,  p.  244)  :  Richardson  y  reproche  à  Prévost  d'avoir  diminué 
la  part  de  la  morale  dans  son  œuvre,  c'est-à-dire  •  de  l'objet  même  en  vue 
duquel  l'histoire  a  été  écrite  >,  et  aussi  d'avoir  supprimé  quelques-unes  des  par- 
ties •  les  plus  pathétiques  ». 


756  LES  RELATIONS  LITTÉRAIRES  AVEC  L'ÉTRANGER 

Si  maintenant  Ton  ajoute  à  ces  œuvres  le  drame  incomplet, 
mais  puissant  de  Lillo,  le  Marchand  de  Londres  (traduit  en  1748), 
et  le  Joueur  d'Edouard  Moore,  on  aura  l'ensemble  des  œuvres 
qui  ont  le  plus  agi  en  France  à  cette  époque.  Diderot  traduisit 
lui-même  le  Joueur,  et  J.-J.  Rousseau  qualifiait  le  Marchand  de 
Londres  de  «  pièce  admirable,  et  dont  la  morale  va  plus  direc- 
tement au  but  qu'aucune  pièce  française  que  je  connaisse  ».  On 
considérait  généralement  Moore  et  Lillo,  auxquels  on  joignait, 
sans  beaucoup  le  connaître  ni  le  comprendre,  Shakespeare, 
comme  des  modèles  d'un  art  nouveau,  plus  hardi  dans  la  forme 
et  plus  profond  par  les  idées. 

Le  moment  approchait  oii,  dans  notre  littérature  d'imagina- 
tion, un  homme  de  génie  allait  reprendre  et  parfaire  l'œuvre  des 
grands  écrivains  anglais,  et  par  là  consacrer  leur  influence,  non 
seulement  en  France,  mais  en  Europe. 


//.  —  La  seconde  période  du  XVI 11^  siècle 
(iy6i-i8oo). 

Rôle  européen  de  J.-J.  Rousseau.  —  Cette  immense 
influence  exercée  par  Rousseau  dans  le  monde  s'explique  d'abord 
par  ses  origines  :  Rousseau  est  un  étranger  adopté  par  la  France. 
Suivant  une  excellente  remarque  de  M.  Lanson,  le  fond  fran- 
çais que  ses  ascendants  ont  pu  lui  transmettre,  «  c'est  celui  qui 
n'avait  pas  été  travaillé  encore  par  la  culture  classique  »,  et  cela 
déjà  le  distingue  profondément  de  nos  écrivains  nationaux.  De 
même,  il  a  échappé  à  l'influence  monarchique  et  à  l'influence 
catholique;  fils  de  bourgeois  de  Genève,  il  croit  d'instinct  à  la 
liberté  et  à  l'égalité  naturelles;  il  est  un  admirateur-né  des 
républiques  antiques  et  aussi,  comme  il  le  dit,  de  ces  «  fiers 
insulaires  »,  de  ces  Anglais  qu'on  ne  voit  pas  «  ramper  lâche- 
ment »  dans  les  cours  d'Europe.  En  religion,  il  est  né  protes- 
tant et  le  restera  malgré  ses  conversions;  son  déisme  aura,  au 
regard  celui  de  Voltaire,  un  caractère  presque  confessionnel; 
sa  perpétuelle  révolte  contre  la  société  de  son  temps  ne  sera 
que  la  révolte  de  cet  individualisme,  qui  est  le  fond  du  protes- 


LA  SECONDE  PÉRIODE  DU  XVIir  SIÈCLE  757 

lantisme;  enfin,  ce  souci  de  la  moralité  qu'il  a  porté  en  toutes 
choses,  et  jusque  dans  l'art,  prouvera  une  fois  de  plus  que 
«  Jean-Jacques  est  l'héritier  de  cent  cinquante  ans  de  cal- 
vinisme ».  D'autre  part,  cet  étranger  a  beaucoup  aimé  notre 
patrie  ;  il  a  vécu  longtemps  dans  cette  «  France  tendrement 
aimée  »,  qui  l'a  persécuté,  il  est  vrai,  mais  qu'il  a  conquise  et 
dont  son  génie  est  devenu  l'une  des  gloires.  Au  surplus,  un  grand 
nombre  des  idées  politiques  ou  philosophiques  de  Rousseau 
sont  d'origine  française  ou  antique  :  Tacite  et  Plutarque  ont  été 
ses  maîtres,  et  aussi  Montaigne  ou  Montesquieu.  Et  tout  cela 
explique  la  situation  unique  de  Rousseau,  dans  l'histoire  de  la 
littérature  moderne.  Entre  l'Europe  et  la  France  il  a  servi  de 
lien.  Personne,  d'une  part,  n'a  plus  fait  pour  la  diffusion  de 
l'influence  française  dans  le  monde,  mais  personne  aussi  n'a  plus  / 
contribué  à  répandre  les  influences  étrangères  en  France.  Fran- 
çais parla  langue,  Rousseau  a  le  génie  essentiellement  européen. 

C'est  pourquoi  dans  l'histoire  des  relations  intellectuelles  de 
la  France  avec  les  pays  étrangers  pendant  la  seconde  période  du 
siècle,  son  nom  est  le  premier,  et  il  n'y  a  pas  une  seule  littéra- 
ture où  il  ne  tienne  sa  place.  Si  l'on  écrit  l'histoire  des  théories 
politiques  ou  sociales,  Rousseau  doit  être  rattaché  avant  tout  au 
groupe  des  philosophes  français;  il  a  été  l'ami  de  Diderot,  il  est 
le  disciple  de  Montesquieu,  il  a  une  sorte  de  culte  pour  Buffon; 
cependant  il  est  aussi  le  disciple  de  Locke,  il  a  lu  Addison  et 
Pope,  et,  surtout,  il  diffère  de  ceux-là  justement  par  ce  qui  le 
rapproche  de  ceux-ci,  par  le  caractère  protestant  de  son  œuvre. 
Si,  d'autre  part,  on  étudie  le  mouvement  littéraire  du  siècle,  on 
voit  bien  ce  qu'il  emprunte,  ne  fût-ce  que  pour  la  combattre,  à 
la  culture  française,  mais  on  voit  encore  mieux  par  où  il  s'en 
sépare.  Plus  généralement,  dans  l'histoire  de  la  littérature  euro- 
péenne, c'est  l'œuvre  des  Anglais,  de  Pope,  d'Addison,  de  Gray,  " 
de  Richardson,  de  Macpherson  qu'il  reprend  et  continue.  Ses 
affinités  sentimentales  le  portent  vers  les  écrivains  septentrio- 
naux. Faut-il  s'étonner  que  son  succès  leur  ait  profité  et  que 
l'Europe  ait  vu  en  lui  ce  qu'il  est  en  effet,  leur  continuateur, 
mais  un  continuateur  de  génie? 

Influence  des  lettres  françaises  dans  le  monde.  — 
L'influence  de    la   littérature    française   au  dehors  a   été  sur- 


758  LES  RELATIONS  LITTÉRAIRES  AVEC  L'ÉTRANGER 

tout  littéraire,  avec  nos  classiques,  jusqu'au  milieu  du  siècle; 
elle  a  été  principalement  politique  et  philosophique,  après.  Seul, 
J.-J.  Rousseau  a  révolutionné  à  la  fois  les  idées  et  l'art. 

A  vrai  dire,  on  a  beaucoup  lu  dans  la  seconde  période  du 
siècle  la  plupart  de  nos  écrivains;  mais,  si  l'on  excepte  Rousseau, 
ils  n'ont  pas  exercé  d'action  profonde  sur  l'orientation  du 
mouvement  européen.  Ce  qu'on  goûtait,  par  exemple,  de  notre 
littérature  légère,  si  abondante  pendant  cette  période,  c'était, 
avec  la  polissonnerie,  la  hardiesse  de  certaines  idées  :  si  Brockes, 
Hagedorn  ou  Wieland  font,  en  Allemagne,  une  certaine  fortune 
à  Chapelle  ou  à  Chaulieu,  c'est  comme  à  des  «  libertins  »  de  bon 
goût  et  d'esprit;  si  Catherine  II  jeune  fait  ses  délices  de  la  Pwc<?//e, 
ce  n'est  pas  surtout  pour  le  mérite  littéraire  de  l'œuvre  ;  si  on 
réimprime  un  peu  partout  Crébillon  fils  ou  même  Grécourt,  ce 
n'est  pas  enfin  pour  leur  originalité.  L'un  des  rares  livres 
français  de  ce  temps  qu'on  a  lus  à  l'étranger  sans  y  chercher  un 
système  de  morale  et  de  politique,  c'est  Gil  Blas  ;  celui-là  a  été 
traduit  presque  dans  toutes  les  langues,  et  il  a  exercé  une  pro- 
fonde influence  sur  les  romanciers  anglais,  notamment  sur 
Fielding  ou  sur  ce  Smollett  qui  en  louait  «  l'humour  et  la  saga- 
cité infinie  ».  Et,  si  c'est  un  livre  français  que  les  Mille  et  une 
Nuits,  peut-être  sera-t-il  permis  de  noter  tout  ce  que  lui  a  dû  un 
groupe  d'écrivains  allemands,  dont  le  plus  grand  est  Wieland. 
Mais  ce  sont  là  des  exceptions.  Même  la  comédie  légère  porte 
avec  elle,  ou  paraît  porter,  des  idées  nouvelles  et  hardies. 
Quand,  par  exemple,  en  1781,  Monvel  va  à  Stockholm  jouer 
du  Dallainval,  du  Carmontelle  ou  du  Collé,  le  public  suédois 
applaudit  la  philosophie  française  jusque  dans  Dupuis  et  Desron- 
nais,  jusque  dans  la  Partie  de  chasse  de  Henri  IV.  —  Et  c'est  le 
portrait  du  roi-philosophe  encore  que  toute  l'Europe  admire 
dans  l'épopée  voltairienne  de  la  Henriade. 

C'est,  à  vrai  dire,  par  là  seulement  que  s'explique  l'incroyable 
succès  européen  de  quelques  œuvres  médiocres,  comme  les 
livres  de  Marmontel  :  Gustave  III  fait  de  Bélisaire  un  de  ses 
livres  de  chevet;  Catherine  II  le  fait  traduire  par  ses  intimes, 
traduit  elle-même  un  chapitre  et  proteste  contre  les  condamna- 
tions de  la  Sorbonne;  les  Contes  moraux  inspirent  quelques- 
unes  des  œuvres  marquantes  de  la  littérature  hongroise. 


LA  SECONDE  PERIODE  DU  XVIII«  SIECLE  759 

Si  ce  n'est  pas  la  philosophie,  c'est  «hi  moins  hi  morale  qui 
séduit  surtout  les  lecteurs  étrangers  dans  les  rf)mans  de  Pré-  — " 
vost  et  de  Marivaux.  Le  premier  passe  en  Allemagne  pour  un 
émule  «le  Richardson  et  Pfeil  le  loue  d'avoir  «  travaillé  avec  hon- 
heur  et  génie  en  vue  des  plaisirs  et  des  hesoins  de  ce  monde  si 
^oïste  »  ;  et  si  le  second  est,  au  témoignage  de  Diderot,  «  de 
tous  les  auteurs  français  celui  qui  plaît  le  plus  aux  Anglais  », 
c'est  à  des  motifs  analogues  qu'il  le  doit.  Il  est  curieux  de  con- 
stater (|u'en  dépit  du  succès  incontestahle  du  théâtre  de  Destou- 
ches, de  La  Chaussée  ou  de  Marivaux,  notamment  en  Allemagne, 
on  leur  reproche  cependant  d'emprunter  leurs  personnages  à 
une  société  «  vide  de  vérité  et  de  vie  intérieure  »,  ce  qui  veut 
dire,  dans  la  pensée  de  leurs  critiques,  qu'on  leur  reproche  d'être 
français  :  Destouches  n'en  paraît  pas  moins  supérieur,  aux  yeux 
de  M""  Gottsched,  à  Molière  lui-même;  Goethe  enfant,  à  Franc- 
fort, voit  jouer  avec  délices  Destouches  ou  La  Chaussée;  Gellert 
s'inspire  de  ce  dernier;  en  Espagne,  des  écrivains  afrancesados 
se  réclament  de  Destouches,  et  le  marquis  de  Luzan  traduit  le 
Préjugé  à  la  mode.  La  fortune  du  drame  larmoyant  et  de  la  tra-  i 
gédie  bourgeoise  s'explique  de  même  :  on  en  goûte  la  morale 
indiscrète  et  la  sensibilité  débordante  :  V Eugénie  de  Beaumar- 
ihais  obtient  en  Russie  un  succès  de  larmes.  Diderot,  en  Alle- 
magne, voit  ses  drames  traduits  par  Lessing,  ses  Entretiens  et 
son  Discours  sur  la  poésie  dramatique  abondamment  commentés, 
comme  l'œuvre  de  la  «  tête  la  plus  philosophique  »  qui,  depuis 
Aristote,  se  soit  occupée  du  théâtre  ^  Mais  Diderot  lui-même  n'est 
qu'un  prétexte  à  se  réclamer  de  cette  influence  anglaise,  dont  il 
dérive,  et  d'ailleurs  si  Iffland  ou  Schrœder  se  disent  ses  disci- 
ples, ils  imitent  également  Goldoni,  comme  d'autres  imitent 
Holberç-.  Assurément  l'influence  de  Diderot  à  l'étranger  n'a  été 
ni  purement  littéraire,  ni  surtout  purement  française  et,  d'une 
façon  générale,  elle  a  été  subordonnée  à  celle  des  auteurs  anglais. 

Ce  qui  est  vrai  de  nos  poètes  dramatiques  l'est  aussi  de  nos 
historiens.  C'est  leur  philosophie,  plus  encore  que  leur  mérite     \ 
littéraire,  qui  a  fait  leur  succès.  Il  est  bien  vrai  que  l'Europe  a, 
pendant  de  longues  années,  jugé  le  monde  à  travers  la  critique 

1.  L.  Croiislé,  Leasing  et  le  f/oùl  français  en  Alli;ma(jnc  (1863),  et  E.  Gandar, 
Diderot  et  la  critique  allemande  (dans  ses  Souvenirs  d'enseignement). 


760  LES  RELATIONS  LITTÉRAIRES  AVEC  L'ÉTRANGER 

et  l'érudition  françaises  :  c'est  à  l'école  de  Rollin,  traduit  jus- 
qu'en Russie,  qu'elle  a  connu  l'antiquité  classique,  et  c'est  dans 
le  P.  Brumoy  que  Schiller  a  lu  d'abord  les  tragiques  grecs. 
Mais  c'est  surtout  à  la  lumière  des  idées  philosophiques  et  poli- 
tiques de  Montesquieu,  de  Voltaire,  voire  même  de  Raynal,  que 
le  public  européen  a  étudié  l'histoire  des  temps  modernes,  et, 
pour  ne  citer  que  des  auteurs  anglais.  Hume,  Gibbon  ou 
Robertson  s'inspirent  autant  des  idées  politiques  de  Montes- 
quieu que  de  la  critique  historique  de  Voltaire. 

A  peine,  enfin,  est-il  besoin  de  signaler  le  même  genre  d'in- 
fluence dans  le  succès  du  journalisme  à  la  française.  C'est  l'in- 
fluence de  Bayle  qu'on  retrouve  à  la  base  de  toutes  les  tenta- 
tives faites  en  Europe  à  l'imitation  des  Nouvelles  de  la  républi- 
que des  lettres,  et  c'est  le  Dictionnaire  critique  qui  se  débite  en 
morceaux  dans  la  plupart  des  revues,  «  bibliothèques  »  ou  jour- 
naux. Gottsched  traduit  le  Dictionnaire;  Frédéric  II  en  fait  faire 
un  Extrait,  dont  il  écrit  la  préface;  Feyjoo,  en  Espagne,  s'ins- 
pire de  son  esprit  dans  son  Théâtre  critique  ou  dans  ses  Lettres. 
Ce  n'est  pas  seulement  le  scepticisme,  c'est  la  méthode  de 
Bayle,  c'est  son  érudition  discursive,  agressive  et  irrévérente, 
qui  a  fait  sa  fortune  dans  le  monde  des  lettres  et  qui  a  imposé, 
pendant  un  siècle,  sa  forme  à  la  critique. 

Influence  de  la  philosophie  française.  —  Le  meilleur 
de  notre  influence,  pendant  cette  période,  est  donc  et  devait  être 
dans  le  succès  de  nos  philosophes. 

Celui  de  Montesquieu  a  été  peut-être  le  plus  durable.  On  a  goûté 
en  lui  d'abord  l'historien  des  civilisations,  et  l'école  de  Bodmer 
à  Zurich  l'admirait  pour  son  art  de  peindre  les  époques  et  les 
nations.  Mais  on  a  goûté  plus  encore  le  pamphlétaire  des  Lettres 
persanes  et  le  philosophe  de  V Esprit  des  lois.  Les  Lettres  firent 
révolution  en  Toscane  :  Beccaria  avouait  à  Morellet  s'être 
converti,  en  les  lisant,  à  l'idée  de  progrès.  h'Esprit  devint  très 
rapidement  un  livre  européen.  Les  gouvernements  avaient  beau 
interdire  et  les  Lettres  persanes  et  VEsprit  des  lois  :  Hume  et 
Gibbon  s'en  inspiraient;  Filangieri  en  Italie,  Don  José  Cadalso  en 
Espagne,  se  proclamaient  les  disciples  de  l'auteur;  Catherine  II 
citait,  dans  les  préambules  de  ses  lois,  des  maximes  de  Mon- 
tesquieu; Kantemir  présentait  les  Lettres  au  public  russe,  et 


LA  SECONDE  PËniODE  DU  XVIIP  SIECLE  761 

Mcndolssohn,  en  Allemagne,  faisait  à  Montesquieu  l'honneur, 
insig-ne  à  ses  yeux,  de  le  rapprocher  de  Shaftesbury  et  de  Boling- 
broke.  Écrire  l'histoire  des  idées  de  Montesquieu,  ce  serait 
passer  en  revue  toute  l'histoire  des  idées  politiques,  parfois 
môme  do  la  politique  active,  du  xvnf  si€>cle. 

Une  histoire  plus  agitée  serait  celle  de  la  gloire  de  Vol- 
taire. Elle  comprendrait  au  moins  deux  chapitres  :  le  poète 
et  le  philosophe.  L'action  du  premier  n'apparaîtrait  peut-être 
pas  très  profonde  :  il  est  vrai  qu'on  a  imité  un  peu  partout  ses 
tragédies,  ses  poèmes  philosophiques,  sa  Henriade  :  celle-ci  a 
même  été  mise  en  vers  latins  par  le  cardinal  Quirini,  c'est-à- 
dire  presque  consacrée  par  l'Eglise,  et  Goethe  a  traduit  Mahomet 
et  Tancrède;  mais,  si  l'on  cherche  les  noms  des  disciples  directs 
de  Voltaire  en  poésie,  on  trouve  ceux  d'Algarotti  ou  de  Betti- 
nelli  en  Italie,  de  Nicolai  ou  de  Wieland  en  Allemagne  :  ce  n'est 
guère.  De  bonne  heure,  la  sécheresse  de  son  génie  a  inquiété 
l'Europe  du  Nord  :  «  N'allez  pas  rendre  visite  à  Voltaire,  disait 
le  poète  Gray  à  un  de  ses  amis  qui  partait  pour  la  France  :  per- 
sonne ne  sait  le  mal  que  fera  cet  homme  ».  Mais  on  goûtait  le 
«  sublime  »  Voltaire,  le  «  premier-né  des  êtres  »,  comme  l'appe- 
lait Frédéric  II,  l'auteur  de  Y  Essai  sur  les  mœurs  ou  du  Diction- 
naire philosophique.  Celui-là  était  en  coquetterie  avec  tout  l'uni- 
vers :  il  avait  charmé  Potsdaui,  et  sa  pensée  fuyante  et  hardie 
pénétrait  jusqu'à  la  cour  de  Catherine  II  ou  de  Louise  Ulrique  de 
Suède.  Même  Benoît  XIV  était  sous  le  charme.  «  M.  de  Voltaire, 
disait  malicieusement  Lessing,  fait  de  temps  en  temps  l'historien 
dans  la  poésie,  le  philosophe  dans  l'histoire,  et  dans  la  philoso- 
phie, l'homme  d'esprit.  »  C'est  précisément  cette  universalité  de 
l'esprit  voltairien  qui  a  fait  son  succès,  comme  il  en  a  préparé 
le  déclin.  Le  voltairianisme  a  été  une  influence  sociale  autant 
qu'une  influence  philosophique.  Mais  il  y  aurait  injustice  à 
oublier  qu'il  a  été  l'une  aussi  bien  que  l'autre,  et  l'auteur  de  la 
Critique  de  la  raison  pratique  lui  rendait  un  solennel  hommage 
quand  il  parlait  du  respect  que  «  tout  vrai  savant  »  doit  à  sa 
mémoire,  parce  qu'il  n'y  a  pas  un  philosophe  qui  ne  soit  tenu, 
même  en  le  combattant,  «  d'imiter  son  exemple  ». 

Buflbn  a  eu,  lui  aussi,  sa  part  des  hommages  du  monde 
pensant  :  Catherine  II,  après  une  lecture  des  Époques  de  la 


V 


762  LES  RELATIONS  LITTÉRAIRES  AVEC  L'ÉTBANGER 

nature,  lui  envoyait  des  présents,  et  Beccaria  nomme  son  livre 
parmi  ceux  qui  ont  le  plus  agi  sur  lui.  Mais  sa  gloire  n'a  pas  été 
comparable  à  celle  de  Rousseau  —  et  je  n'entends  parler  ici  que 
de  Rousseau  politique  et  philosophe.  —  Celui-là  a  eu  pour  lui 
d'être  suspect  à  tous  les  souverains  d'Europe  :  bien  plus  que 
Voltaire  ou  môme  que  Montesquieu,  il  a  incarné  les  aspirations 
nouvelles  en  politique,  en  pédagogie,  en  religion.  Faut-il  rap- 
peler qu'il  a  fourni  des  constitutions  à  la  Pologne  ou  à  la 
Corse?  A  vrai  dire,  il  faudra  la  Révolution  pour  que  son  œuvre 
porte  ici  tous  ses  fruits.  Mais,  dans  l'histoire  de  l'éducation,  sa 
place  est  considérable  dès  avant  89  :  la  plupart  des  réformes 
tentées  en  pédagogie,  dans  les  divers  pays  d'Europe,  relèvent  de 
Locke  et  de  Rousseau.  Nombreux  sont  les  «  pédagogues  »  qui 
pourraient,  comme  l'Allemand  Campe,  placer  dans  leur  maison 
un  buste  de  Rousseau  avec  cette  inscription  :  «  A  mon  saint!  » 
L'éducation  d'Emile  a  hanté  et  troublé  plus  d'un  cerveau.  Dans 
un  roman  d'Elisabeth  Simpson,  Nature  and  Art,  on  voit  deux 
cousins,  dont  l'un  a  été  élevé  dans  les  villes,  l'autre  parmi  les 
sauvages  :  l'un  a  tous  les  vices,  l'autre  toutes  les  vertus.  Que  de 
livres,  en  toutes  les  langues,  ont  été  écrits  pour  soutenir  cette 
thèse,  qui  est  celle  de  Rousseau!  La  pédagogie  de  Rousseau, 
romanesque  à  souhait,  a  sa  place  dans  l'histoire  du  roman  euro- 
péen. Enfin,  sa  «  religion  naturelle  »,  si  voisine  et  si  différente 
à  la  fois  du  déisme  voltairien,  a  droit  à  une  place  d'honneur 
dans  l'histoire  du  philosophisme.  Même  dans  les  pays  italiens, 
elle  exerça  une  action  profonde  :  témoin  cette  traduction  de  la 
Profession  de  foi  du  vicaire  savoyard  qui,  sous  le  titre  de  Caté- 
chisme des  dames  de  Florence,  remua  toute  la  Toscane  en  1765. 
Que  dirons-nous  donc  dé  son  influence  sur  l'Allemagne?  Toute 
la  pensée  allemande  de  ce  temps  est  pleine  de  Jean-Jacques, 
depuis  Schiller  jusqu'à  Kant.  «  Viens,  Rousseau,  et  sois  mon 
guide  !  »  s'écriait  Herder,  interprète  de  toute  une  génération  '. 
Depuis  YÉmile  et  le  Contrat  social  jusqu'à  la  Révolution,  la 
philosophie  française  se  répand  dans  tout  l'univers.  Non  sans 
obstacles,  il  est  vrai  :  en  Autriche,  la  censure  fait  brûler  V Emile 

1.  Sur  l'influence  de  Rousseau,  voir  Marc-Monnier  dans  Jean-Jacques  Rousseau 
jugé  par  les  Genevois  d'aujourd'hui  (1878);  Ericli  Schmiilt,  Richardson,  Rousseau 
und  Gœlhe  (1875),  et  Lévy  Bruhl,  L'influence  de  Rousseau  en  Allemagne  (dans  les 
Annales  de  l'École  libiv  des  sciences  politiques). 


LA  SECONDE  PÉRIODE  DU  XVIII»  SIÈCLE  763 

et  les  Lettres  persanes;  en  Portug-ai,  Pombal  fait  détruire  les 
œuvres  de  Raynal  et  interdit  les  livres  étrangers.  Mais  l'élan 
est  donné,  h' Encyclopédie  se  répand  dans  les  pays  voisins  '. 
On  la  réimprime  jusqu'à  trois  fois  en  Suisse,  et  deux  fois  en 
Italie;  on  la  lit  en  Allemagne  ou  en  Russie.  Même  en  Espagne, 
sous  Charles  III,  des  nobles,  le  duc  d'Albe,  Aranda,  entrent 
en  relations  avec  nos  philosophes*.  En  Italie,  Condillac  élève 
l'infant  de  Parme;  les  idées  françaises  inspirent  Pierre-Léopold 
de  Toscane,  Paoli  en  Corse,  même  Benoît  XIV.  Beccaria  écrit  : 
«  Je  dois  tout  aux  Français...  D'Alembert,  Diderot,  Helvétius, 
BulTon,  Hume,  noms  illustres  et  qu'on  ne  peut  entendre  pro- 
noncer sans  être  ému,  vos  ouvrages  immortels  sont  ma  lecture 
continuelle,  l'objet  de  mes  occupations,  pendant  mes  jours  et 
de  mes  méditations  pendant  les  nuits!  »  En  Allemagne,  Fré- 
déric II  écrit  d'après  Helvétius  et  d'Alembert  son  Essai  sur 
C amour-propre,  sorte  de  catéchisme  de  morale  à  l'usage  de 
son  corps  de  cadets.  Catherine  II  de  Russie  appelle  à  sa  cour 
des  philosophes  ou  des  économistes,  Diderot,  Grimm,  Mercier 
de  La  Rivière,  Senac  de  Meilhan;  prie  D'Alembert  de  faire 
l'éducation  de  son  fils,  souscrit  pour  les  Calas  et  les  Sirven, 
demande  à  Diderot  un  plan  d'université,  et  recueille,  après  sa 
mort,  ses  papiers;  dans  la  haute  société  russe,  les  précepteurs 
français  sont  à  la  mode,  et  les  rares  écrivains  russes  de  ce 
temps  qui  osent,  comme  Alexandre  Radistchev,  s'attaquer  aux 
institutions  de  leur  pays,  s'inspirent  de  nos  écrivains,  et,  par 
exemple,  de  Raynal.  En  Pologne,  les  écoles  se  servent  d'un  traité 
de  logique  rédigé  pour  elles  par  Condillac,  et  Cabanis  jeune 
enseigne  à  Varsovie.  En  Danemark,  La  Beaumelle,  Mallet 
enseignent  la  littérature  française  ^  En  Suède  Gustave  III,  en 
Allemagne  Joseph  II,  se  réclament  de  nos  philosophes.  Les  idées 
françaises  franchissent  les  mers  :  elles  agitent  les  colons  anglais 
ou    espagnols    de  l'Amérique;   elles   inspirent   la   déclaration 


1.  FrancoUe,  La  propagande  des  enc'/clope'disles  français  au  fyays  de  Liège 
(Bruxelles,  1880).  —  J.  Ktinlziger,  La  propagande  des  enajclopédistes  français  en 
Belgique  (Paris,    1879). 

2.  Parmi  les  écrivains  espagnols  de  ce  temps,  don  Ignacio  de  Luzan  résida  à 
Paris,  comme  secrétaire  d'ambassade,  et  Iriartc,  le  fabuliste.  Qt  ses  études  au 
lycée   Louis-le-Grand,   sous  le  P.   Porée. 

3.  Voir  A.  Taplianel,  La  Beaumelle  à  Copenhague  {Revue  d'hist.  liti.  de  la 
France,  1895)  et  la  notice  de  Pismondi  sur  Mallel. 


764  LES  RELATIONS  LITTÉRAIRES  AVEC  L'ÉTRANGER 

de  Philadelphie,  qui  fut  l'acte  d'indépendance  des  États-Unis. 

Mais  ce  ne  sont  pas  seulement  nos  livres  qu'on  lit;  c'est  notre 
société  qu'on  imite  ou  dont  on  recherche  la  peinture  dans  nos 
livres.  Un  historien  a  pu  dire  de  la  Hongrie  sous  Marie-Thé- 
rèse :  «  Le  français  joua  dans  ce  pays  le  rôle  qu'avaient  joué  le 
grec  et  le  latin  dans  la  France  du  xvi*  siècle*  ».  On  en  dirait 
autant  de  beaucoup  de  pays  d'Europe.  La  langue  et  la  littéra- 
ture françaises  y  servirent  de  véhicules  à  la  culture  française. 
Nos  artistes,  peintres,  sculpteurs,  architectes,  se  répandaient 
partout.  On  nous  empruntait  nos  institutions  littéraires  :  une 
Académie  de  peinture  ou  de  sculpture  se  créait-elle  à  Stock- 
holm, on  appelait  un  Français,  Bouchardon,  pour  la  diriger. 
Nos  académies  littéraires  et  savantes  étaient  imitées  partout  : 
telles  l'Académie  espagnole  ou  celle  des  Dix-huit  en  Suède.  Le 
voyage  de  France  faisait  partie  de  toute  éducation  libérale  : 
Paris  était,  suivant  le  mot  de  Galiani,  le  «  café  de  l'Europe  », 
on  y  voyait  Gustave  III,  Stedingk,  Hume,  Gibbon,  le  prince 
de  Ligne,  combien  d'autres^!  Quelques-uns  y  devenaient  de 
véritables  écrivains  français  :  tels  le  prince  de  Ligne  ou  Galiani. 
D'autres  le  devenaient  à  distance  :  tel  Frédéric  II.  Les  corres- 
pondances de  Grimm  ou  de  Métra  mettaient  l'Europe  entière 
au  courant  des  menus  événements  de  la  vie  française  :  «  Le 
temps,  disait  Rivarol,  semble  être  venu  de  dire  le  monde 
français,  comme  autrefois  le  monde  romain...  » 

Et  pourtant  cette  hégémonie  n'est  pas  incontestée.  L'Italie 
n'a  jamais  subi  le  joug  sans  révolte.  La  nationalité  allemande 
se  réveille.  La  nationalité  anglaise  ne  s'est  jamais  laissé 
entamer.  Aux  premières  nouvelles  de  la  Révolution,  toute 
la  Russie,  si  française  en  apparence,  se  soulèvera  contre  nous. 
Un  assaut  se  prépare  contre  la  conception  française  de  l'art, 


1.  Ed.  Savons,  dans  Hw/oire  (/enera/e,  l.  Vil,  p.  955.  Bessenyei  et  ses  camarades 
de  la  Nobilium  turba  étudient  le  français,  lisent  Voltaire,  Montesquieu,  Molière, 
Racine  :  «  Une  tragédie  de  Ladislas  Hunyade  s'écrivait  dans  des  vers  pareils  à 
l'alexandrin  français.  La  Henriade  servait  de  modèle  à  un  poème  sur  Malhias 
Corvin.  Anyos  traduisait  Marmontel;  Péczely,  les  tragédies  de  Voltaire:  de 
modestes  étudiants  transylvains,  Molière.  » 

2.  Il  y  eut,  au  xvni'  siècle,  un  assez  grand  nombre  d'étudiants  russes  à  Paris 
pour  qu'on  élevât  une  chapelle  orthodoxe  (Rambaud,  Histoire  de  Russie,  p.  450). 
—  Voir  Babeau,  Les  voyageurs  en  France,  Grand-Carteret,  La  France  jugée  par 
l'Allemagne,  les  articles  de  Rathery  cités  plus  loin  et  le  livre  de  L.  Dussieux, 
Les  artistes  français  à  l'étranger. 


I 


LA  SECONDE  PÉRIODE  DU  XVIIF  SIÈCLE  765 

et  ce  seront  les  nations  germaniques  qui,  prenant  conscience, 
à  la  voix  de  Rousseau,  de  leur  génie  propre,  opposeront  à  la 
littérature  do  la  France,  la  littérature  de  l'Europe  du  Nord. 

Progrès  du  cosmopolitisme  littéraire.  —  Pendant  que 
notre  idéal  social  conquérait  le  monde  et  que  nos  philosophes 
se  flattaient  de  voir,  suivant  le  mot  de  Rivarol,  les  hommes 
«  d'un  bout  de  la  terre,  à  l'autre  se  former  en  république  sous 
la  domination  d'une  même  langue  »,  la  France,  de  son  côté, 
faisait  accueil,  principalement  sous  l'influence  de  Rousseau,  aux 
œuvres  anglaises  et  allemandes. 

Rousseau  a  puissamment  aidé  à  la  diffusion  des  littératures 
du  Nord  en  France.  Et  d'abord  il  procède  directement,  dans  la 
Nouvelle  Héloîse,  d'un  des  chefs-d'œuvre  Ju  roman  anglais,  de 
Clarisse,  et  par  là  consacre  d'une  façon  éclatante  l'influence 
anglaise  parmi  nous.  Assurément,  c'est  surtout  lui-même 
que  Rousseau  a  peint  dans  son  roman.  Niera-t-on  cepen- 
dant la  profonde  influence  que  Richardson  a  exercée  sur  lui? 
Ecrit  au  moment  où  Prévost  venait  de  révéler  Clarisse  à  la 
France,  son  livre  trahit,  en  plus  d'un  sens,  cet  «  enthousiasme  » 
qu'au  dire  de  Bernardin  de  Saint-Pierre,  il  professait  pour 
Richardson.  Peut-être  même  trahit-il  une  certaine  inquiétude  à 
l'endroit  du  succès  de  son  rival  anglais  :  littérature  réaliste, 
bourgeoise,  protestante  d'inspiration,  Clarisse  et  XHéloïse  ont 
ces  caractères  communs,  et  personne  ne  dira  qu'ils  soient 
d'importance  secondaire. 

D'autres  traits  encore  du  génie  de  Rousseau  le  rapprochent 
des  Anglais,  et  au  premier  rang  le  lyrisme  :  il  y  a  dans  Richard- 
son des  pages  d'une  mélancolie  comparable  à  celle  de  Jean- 
Jacques,  et  il  y  en  a  plus  encore  dans  les  Nuits  d'Young,  qui 
paraissent  de  1742  à  1746,  dans  les  poèmes  d'Ossian,  que 
Macpherson  commence  à  publier  en  d760,  dans  les  poésies  de 
Gray,  enfin,  qui  sont  toutes  antérieures  aux  grandes  œuvres  de 
Rousseau;  il  y  en  a,  et  de  plus  belles  encore,  dans  Shake- 
speare et  dans  Milton.  L'influence  directe  de  tous  ces  écrivains 
sur  Jean-Jacques  se  réduit  à  peu  de  chose,  et,  sans  doute,  on 
en  dirait  autant  de  Gessner  ou  de  Thomson.  Au  fond,  sa  puis- 
sante originalité  se  passe  de  modèles.  Il  n'en  est  pas  moins 
vrai  que,  dans  l'histoire  de  la  littérature  européenne,  si  l'on 


r 


766  LES  RELATIONS  LITÏÉRAIHES  AVEC  L'ÉTRANGER 

veut  chercher  des  ancêtres  à  Rousseau,  c'est  dans  les  littéra- 
tures du  Nord  qu'on  les  trouvera  :  je  veux  dire  que  certains 
écrivains  anglais,  par  exemple,  avaient  exprimé  avec  une  rare 
intensité  des  sentiments  à  tout  le  moins  exceptionnels  parmi 
nous  avant  qu'il  eût  écrit. 

Et,  en  effet,  du  premier  jour,  son  œuvre  est,  sans  effort, 
entrée  dans  la  trame  de  la  littérature  anglaise  ou  allemande. 
Tout  naturellement,  il  devient  le  maître  de  Cowper,  de  Shelley, 
de  Byron,  des  lakistes.  Schiller  et  Goethe  se  reconnaissent  en 
lui;  Lessing-  éprouve  pour  lui  un  «  respect  secret  »;  Herder  voit 
en  lui  «  un  saint  »  et  «  un  prophète  ».  On  n'imag-ine  pas  une 
histoire  de  la  poésie  anglaise,  du  roman  ou  même  du  théâtre 
allemand  où  son  nom  ne  serait  pas  prononcé.  En  France,  au 
xviu*  siècle,  Bernardin  de  Saint-Pierre  sera  presque  son  seul 
disciple,  et  il  faudra  attendre  qu'après  une  longue  réaction  du 
classicisme.  Chateaubriand  surgisse,  pour  que  notre  littérature 
ne  soit  transformée  dans  ses  profondeurs.  En  Allemagne,  au 
contraire,  toute  une  floraison  d'œuvres  sort  immédiatement  de 
Rousseau  entre  1760  et  1800  :  suivant  la  remarque  de  M.  Georç- 
Brandes,  «  à  la  fin  du  dernier  siècle,  ce  sont  les  Français  qui 
réforment  les  idées  politiques,  mais  ce  sont  les  Allemands  — 
et,  ajouterons-nous,  les  Anglais  —  qui  réforment  les  idées  litté- 
raires ».  Nous  avons  aussitôt  été  les  disciples  de  Rousseau 
en  philosophie  et  en  politique  ;  nous  avons  mis  plus  de  temps  à 
être  ses  disciples  dans  l'art. 

Cependant  il  a,  tout  au  moins,  ébranlé  nos  habitudes  d'esprit 
traditionnelles  dans  la  critique.  La  poétique  classique  vivait  du 
respect  des  règles.  Rousseau  pensa  et  sentit  contre  les  règles. 
Il  proclama  hautement  qu'il  ne  se  croyait  fait  «  comme  aucun  de 
ceux  qui  existent  ».  11  affirma  les  droits  de  «  son  tempérament  » 
et  estima  que  le  goût  «  n'est  que  la  faculté  de  juger  ce  qui  plaît 
ou  déplaît  au  plus  grand  nombre  ».  Il  exalta  l'homme  sauvage, 
l'habitant  primitif  des  «  forêts  immenses  que  la  cognée  ne 
mutila  jamais  ».  11  donna  à  ses  lecteurs  le  sentiment  de  la  diver- 
sité infinie  des  climats,  des  races  et  des  hommes.  Comment  la 
critique  des  œuvres  littéraires  ne  se  serait-elle  pas  ressentie  de 
cette  révolution?  Et  elle  s'en  ressent,  en  effet,  de  4760  à  la 
Révolution.  La  France  se  laisse  envahir  par  les  mœurs  anglaises. 


LA  SECONDE  PÉRIODE  DU  XVIir  SIÈCLE  767 

Des  voyageurs  de  marque,  Ilunie,  Wilkes,  Garrick,  Gibbon, 
Franklin,  viennent  en  France.  La  plupart  des  Français  illustres 
de  ce  teinj)s,  de  Montesquieu  à  Mirabeau,  passent  la  Manche, 
(Irimm  parle  des  «  progrès  elTrayants  »  de  langlomanie.  La 
connaissance  de  l'anglais  se  répand,  les  traductions  se  multi- 
plient. Les  revues  font  une  place  de  plus  en  plus  grande  aux 
œuvres  étrangères  :  ainsi  V Année  littchyiire,  le  Journal  encyclopé- 
dique, Y  Esprit  des  journaux.  Des  recueils  se  fondent,  qui  n'ont 
pas  d'autre  objet  que  l'étude  des  livres  étrangers  :  par  exemple 
ce  Journal  étranger  (1754-1762),  que  dirigea  l'abbé  Prévost, 
et  qui  se  proposait  d'apprendre  aux  Français  «  à  ne  plus  mar- 
quer ce  mépris  offensant  pour  des  nations  estimables,  qui  n'est 
qu'un  reste  des  préjugés  barbares  de  l'ancienne  ignorance  ». 
On  y  lisait  encore  :  «  Nous  devons  à  tout  ce  qui  est  étranger  la 
même  justice.  Il  faut  nous  mettre  au  point  de  vue  où  ils  sont, 
pour  juger  de  la  manière  dont  ils  vivent.  »  Assurément,  le 
principe  n'était  pas  neuf  :  Fontenelle  ou  Perrault  ou  Voltaire 
lui-même  l'avaient  affirmé.  Mais  c'est  peu  de  chose  qu'une 
théorie  en  critique,  si  elle  ne  s'appuie  sur  des  œuvres.  Mieux 
que  tous  les  critiques,  Rousseau  avait  fait  comprendre  à  chacun 
la  vérité  de  cette  pensée  de  l'Anglais  Young,  que  «  la  nature  ne 
crée  point  deux  âmes  semblables  en  tout,  comme  elle  ne  fait 
point  deux  visages  qui  se  ressemblent  parfaitement  ». 

Les  littératures  du  Nord  en  France.  —  La  plupart  des 
écrivains  anglais  traduits  pendant  cette  période  sont  des  poètes  ^ 
dramatiques,  des  romanciers,  des  poètes  lyriques. 

A-t-on  suffisamment  noté  que  les  plus  furieuses  attaques  de 
Voltaire  contre  ce  Shakespeare  que  nous  avons  vu  traduit  par 
La  Place  coïncident  avec  les  grands  succès  littéraires  de  Rous- 
seau? «  Il  s'est  mis  dans  un  tonneau  qu'il  a  cru  être  celui  de 
Diogène,  et  pense  de  là  être  en  droit  de  faire  le  cynique  ;  il  crie 
de  son  tonneau  aux  passants  :  «  Admirez  mes  haillons!  »...  Cet 
homme  se  met  noblement  au-dessus  des  règles  de  la  langue  et 
<les  bienséances.  »  Ce  que  Voltaire  reproche  à  Jean-Jacques 
dans  les  Lettres  sur  la  Nouvelle  Héloïse  (1761),  c'est  à  peu  près 
ce  qu'il  va  reprocher,  avec  une  amertume  croissante,  à  Shake- 
speare. Il  est  visible  que  le  succès  de  la  littérature  anglaise,  à 
laquelle  Rousseau  prête  son  concours,  lui  semble  une  menace 


I 


768  LES  RELATIONS  LITTÉRAIRES  AVEC  L'ÉTRANGER 

pour  les  qualités  séculaires  de  l'esprit  national  '.  Soit  dans 
VAppel  à  toutes  les  nations,  soit  dans  le  Commentaire  sur  Cor- 
neille, soit  dans  \q  Dictionnaire  philosophique,  on  voit  se  dessiner 
la  campagne  anti-shakespearienne  qui  suivra.  Cependant  en 
Angleterre,  de  1741  à  1776,  Garrick  réhabilite  Shakespeare,  en 
l'émondant,  mais  en  le  jouant.  En  France  même,  des  traduc- 
tions partielles  le  font  un  peu  mieux  connaître.  Ducis  adapte 
Hamlet  (1769)  et  Roméo  (1772)  et  agite  l'opinion  avec  ces  pâles 
et  timides  adaptations.  Voltaire  lui-même  avoue  que  «  les  pièces 
wisigothes  sont  courues  ».  Enfin  Letourneur  met  le  comble  au 
scandale  en  publiant,  avec  des  souscriptions  de  la  famille  royale, 
une  traduction  complète  (1776-1783).  Il  importe  assez  peu  que 
cette  version  nouvelle,  supérieure  à  celle  de  La  Place,  fût 
cependant  encore  bien  insuffisante.  Il  suffit  que  Letourneur  se 
soit  proposé  de  faire  connaître  Shakespeare,  comme  disait  Vol- 
taire, «  dans  toute  son  horreur  et  dans  son  incroyable  bassesse  » 
et  qu'il  ait  affirmé  son  intention  dans  une  préface  audacieuse. 
«  L'abomination  de  la  désolation  est  dans  le  temple  du  Sei- 
gneur »,  écrit  Voltaire  à  d'Argental.  Il  est  grand  temps 
de  combattre  «  la  canaille  anglaise  »  :  faute  de  quoi,  nous 
serons  mangés  «  par  des  sauvages  et  des  monstres  ».  On  con- 
naît de  reste  les  deux  fameuses  lettres  de  Voltaire  à  l'Académie 
(1776),  son  appel  au  patriotisme  de  tous  les  Français,  aux  cours 
de  l'Europe,  aux  «  hommes  de  goût  de  tous  les  Etats  ».  Shake- 
speare avait  de  jour  en  jour  des  amis  plus  nombreux  chez 
nous  :  pour  la  première  fois,  on  avait  quelque  chose  d'appro- 
chant des  pièces  du  procès  :  Elisabeth  Montague  ou  IJaretti 
portaient  le  débat  devant  le  public  européen.  Quand,  en  1778, 
Voltaire  mourut,  la  cause  qu'il  soutenait  semblait  perdue,  et, 
par  une  ironie  du  sort,  l'Académie  lui  donnait  Ducis  pour 
successeur.  Mais  au  fond  Shakespeare  avait  fait  peu  de  progrès 
chez  nous.  Qu'on  lise,  si  on  en  doute,  le  Roi  Léar  de  Ducis 
(1783),  son  Macbeth  (1784),  son  Roi  Jean  (1791)  ou  son  Othello 
(1792),  ou  les  Tombeaux  de  Vérone  de  Sébastien  Mercier,  ou 
même    V Amant   Loup-Garou   de   Collot  d'Herbois.    On  verra 

1.  On  notera  que  Voltaire  reproche  constamment  à  Rousseau  ses  origines  et 
ses  opinions  étrangères.  Il  ne  lui  pardonne  pas  de  trouver  le  catholicisme 
«  très  ridicule  et  très  vénal  ».  Il  lui  reproche  son  français  suisse  et  son  -  pro- 
fond mépris  pour  notre  nation  »,  etc.  [Lettres  sur  la  Nouvelle  Hélo'ise.) 


LA  SECONDE  PÉRIODE  DU  XVIll»  SIÈCLE  769 

combien  Torif^inal  a  été  peu  compris  et  on  s'expliquera  pour- 
(juoi  en  1823,  quand  Stemllial  reprendra  le  procès  Kacine- 
Shakosj)eare,  il  posera  le  proldèmo  dans  les  termes  mômes  où 
l'avait  posé  Voltaire.  Superficielle  dans  la  littérature  drama- 
tique, rinduencc  de  Shakespeare  au  xviu"  siècle  ne  s'est  exercée 
réellement  que  dans  la  critique  :  elle  a  contribué  à  élargir  le 
goût  et  à  fairo  pressentir  des  beautés  nouvelles. 

On  a  beaucoup  mieux  compris  les  romanciers  et  les  poètes. 
Sterne,  l'étrange  auteur  de  Tristram  Shandy,  ne  fut  pas  seule- 
ment fêté  et  choyé  à  Paris  '  ;  il  charma  toute  la  France  par  son 
impudeur  à  parler  de  lui,  par  son  humour,  par  son  art  de  noter, 
dans  une  langue  inquiète,  de  menues  sensations.  Voltaire  le 
comparait  «  à  ces  petits  satires  de  l'antiquité  qui  renferment 
des  essences  précieuses  ».  Il  sembla  délicieusement  personnel, 
comme  Rousseau  :  est-ce  que,  bien  avant  lui,  il  n'offrait  pas  au 
monde  ses  Confessions'}  Diderot  se  reconnut  en  lui  et  s'en 
inspira  dans  Jacques  le  fataliste,  et  le  Voyageur  sentimeiital 
eut  toute  une  lignée  d'imitateurs,  qui  aboutira  un  jour  à  Xavier 
de  Maistce  et  à  Charles  Nodier. 

La  traduction  des  Saisons  de  Thomson  (17o9),  celle  des  Nuits 
d'Young  (1769),  celle  d'Ossian  (1177)*  marquent  chacune  un 
progrès  de  l'influence  anglaise  et  correspondent  à  un  progrès 
de  l'influence  de  Rousseau.  C'est  la  nature  que  Thomson  nous 
apprend  à  aimer  et  à  peindre.  C'est  le  sentiment  de  la  mort  et 
c'est  la  mélancolie  des  tombeaux  qu'exprime  éloquemment 
Young.  Enfin,  la  querelle  ossianique  n'intéresse  pas  seulement 
les  historiens  et  les  érudits  :  elle  ramène,  dans  toute  l'Europe, 
l'attention  vers  cette  civilisation  celtique  ou,  comme  on  disait, 
«  calédonienne  »,  qui  passait  pour  avoir  produit  le  seul  poète 
comparable  à  Homère.  Là,  dans  des  régions  lointaines  et  mal 
explorées,  la  critique  voudra  découvrir  les  origines  d'une  litté- 
rature qu'elle  opposera  à  la  littérature  classique  :  le  Celte  et  le 
Germain  détrôneront  le  Grec  et  le  Romain.  Si  l'on  joint  à  ces 
noms  celui  de  l'évoque  Percy,  l'éditeur  des  vieilles  «  ballades  » 
anglaises',  on   aura  l'essentiel  de    ce  qu'ont    fourni  à  notre 

1.  Voir  Garât,  Mém.  aur  Suard,  t.  H. 

2.  Celle  des  Saisons  est  de  M"*  Bontemps,  celles  d'Young  et  d'Ossian,  de 
Le  tourneur. 

3.  Reliques  ofenglish  Poelnj  (l"6o).  —  Voir  Bonet-Maury,  Barger  et  les  origines 

Histoire  de  la  langue.  VI.  49 


770  LES  RELATIONS  LITTERAIRES  AVEC  L  ETRANGER 

XVIII*  siècle  ces  poètes  anglais  que  Chénier,  qui  ne  les  aimait 
pas,  dira  «  tristes  comme  leur  ciel  toujours  ceint  de  nuages  », 
mais  qui  ont  préparé  de  loin  la  poésie  romantique.  «  Je  ne  crois 
plus,  écrira  un  jour  Chateaubriand,  à  l'authenticité  des  ouvrages 
d'Ossian...  J'écoute  cependant  encore  la  harpe  du  barde,  comme 
on  écouterait  une  voix,  monotone,  il  est  vrai,  mais  douce  et 
plaintive.  »  De  même,  nous  ne  lisons  plus  guère  ni  Young  ni 
Ossian.  Mais  nous  ne  pouvons  méconnaître  sans  injustice  ce 
qu'ils  ont  apporté  de  neuf  à  la  poésie  européenne.  «  Ossian  a 
chassé  Homère  de  mon  cœur  »,  dit  Werther.  Il  a  contribué  à 
détrôner  Homère,  dans  l'esprit  de  tout  le  xviii"  siècle,  de  la  place 
où  l'avait  mis  la  critique  classique. 

Par  Ossian  la  critique  française  entre  en  contact  avec  les 
littératures  de  l'extrême  Nord.  Pelloutier,  Mallet,  en  des  livres 
très  lus,  révèlent  la  civilisation  celtique  au  public  français.  Plus 
exactement,  ils  lui  apprennent  à  révérer  ce  que  M"'"  de  Staël 
appellera  «  les  fables  islandaises  »,  les  «  poésies  Scandinaves  » 
ou  encore  «  les  poésies  erses  »  :  car  c'est  tout  un  pour  elle  et 
pour  son  temps.  A  l'exception  de  quelques  érudits,  les  hommes 
du  xviii"  siècle  ont  confondu  les  Celtes,  les  Germains,  les  Scan- 
dinaves*. Ils  ont  placé  Ossian  au  début  des  littératures  du  Nord, 
et  M"^  de  Staël  l'a  pris  naïvement  pour  un  Germain,  comme 
ont  fait  Klopstock  ou  Chateaubriand.  Une  ethnographie  rudimen- 
taire  permettait  de  noyer  dans  une  même  brume  septentrionale 
l'Amérique,  l'Ecosse,  l'Islande  et  la  Scandinavie.  «  Les  poèmes 
du  Nord,  écrivait  Suard,  abondent  en  images  fortes  et  terribles, 
mais  n'en  offrent  que  rarement  de  douces  et  jamais  de  riantes... 
Tout  y  peint  un  ciel  triste,  une  nature  sauvage,  des  mœurs 
féroces.  »  La  poésie  de  ces  races  ressemble  au  «  sifflement  des 
vents  orageux  ».  Le  temps  n'est  pas  loin  où  Chateaubriand, 
exilé  en  Angleterre,  rêvera,  nouveau  disciple  d'Ossian,  de  tracer 
le  tableau  de  ces  nations  barbares  dont  le  génie  «  offre  je  ne 
sais  quoi  de  romantique  qui  nous  attire  ». 

Des  littératures  Scandinaves  et  slaves,  le  xvni"  siècle  n'a  su 

anglaises  de  la  ballade  en  Allemagne  (1889),  et  Wiischer,  Der  Einfluss  dcr  englis- 
chen  Balladenpoesie  au f  die  franzôsische  Lilteralur  (Zurich,  1891). 

1.  On  notera  les  titres  des  livres,  alors  classiques,  de  Pelloutier,  Histoire  des 
Celtes  et  particulièrement  des  Gaulois  et  des  Germains  (1740-50),  et  de  Mallet, 
Monuments  de  la  mythologie  et  de  la  poésie  des  Celtes,  et  particulièrement  des 
anciens  Scindinaves  (1756). 


LA  SECONDE  PÉRIODE  DU  XVIIl»  SIÈCLE  771 

(jue  peu  (le  chose*.  En  revanche,  il  s'est  intéressé  à  cette  Alle- 
magne si  méprisée  du  xvii"  siècle  que  le  P.  Bouhours  lui  refu- 
sait «  cette  belle  science  dont  la  jtolitesse  fait  la  principale 
partie  ».  Vers  le  milieu  du  siècle,  l'Allemagne  commence  à 
prendre  conscience  de  son  génie  littéraire  et  Grimm  affirme  que 
l'Allemagne  est  «  une  volière  de  petits  oiseaux  qui  n'attendent 
que  la  saison  pour  chanter  »  -.  Bientôt  la  critique  s'occupe  de 
Winckelmann,  de  Kleist,  de  Klopstock,  de  Lessing,  et  plus 
encore  de  Gellert,  qui  fut  correspondant  de  notre  Journal 
étranger  et  qu'on  traduit  presque  entièrement;  de  Haller,  l'au- 
teur des  AlpeSy  poète  et  philosophe,  dont  Condorcet  prononcera 
l'éloge,  et  dont  Roucher  s'inspirera  directement  dans  ses  Mois  ;  de 
Salomon  Gessner  enfin,  le  «  Théocrite  helvétique  »,  qui  a  eu  le 
tort  d'inspirer  Berquin  ou  Florian,  mais  qui  a  eu  des  imitateurs 
plus  glorieux  en  J.-J.  Rousseau  et  André  Chénier.  Nous  avons 
connu  d'abord  l'Allemagne  par  ces  poètes  idylliques  et  fades. 
C'est  dans  un  accès  d'admiration  pour  Gessner  qu'un  Dorât 
pouvait  s'écrier,  dès  1769  :  «  0  Germanie,  nos  beaux  jours 
sont  évanouis,  les  tiens  commencent!...  »  Klopstock,  traduit 
en  1769,  vanté  et  traduit  par  Turgot,  n'est  resté,  pour  la 
masse  du  public  français,  qu'un  bon  disciple  de  celui  que  Rous- 
seau appelait  «  le  divin  Milton  ».  Lessing  scandalisa  le  Mercure 
par  ses  attaques  contre  le  théâtre  classique,  et  son  propre 
théâtre  intéressa  peu.  Wieland,  qui  doit  beaucoup  à  la  France, 
fut  travesti  par  Dorât,  et  Diderot  lui  reprocha  sa  «  naïveté  »,  ce 
qui  est  fait  pour  surprendre. 

Aux  approches  de  la  Révolution,  le  théâtre  de  Goethe  et  de 
Schiller  nous  arrive  en  partie  dans  le  recueil  du  Nouveau  théâtre 
allemand  de  Friedel  et  Bonneville  (1782).  Goetz  de  Berlichingen, 
déjà  imité  par  Ramond,  y  était  traduit  et  fit  d'ailleurs  peu  de 
bruit.  La  seule  pièce  de  Goethe  qui  ait  obtenu  chez  nous, 
au  siècle  dernier,  un  certain  succès,  est  une  de  ses  moindres 
œuvres,  Stella,  lonèe  sous  la  Révolution  (1791),  sans  que  l'au- 


1.  Le  grand  poète  danois  Holl)erg  vint  à  Paris  en  1725  et  y  connut  Fonle- 
nelle  et  Lamolte.  Il  offrit  inrine  à  Iliccoboni  île  jouer  son  Potier  d'élain,  mais 
sans  succès.  On  a,  au  xviii'"  siècle,  traduit  en  français  une  partie  de  son  théâtre. 
On  a  traduit  aussi  en  notre  langue  quelques  livres  russes.  Mais  ces  tentatives 
eurent  peu  d'écho. 

2.  Voir  le  livre  d'E.  Scherer,  Melchior  Grimm  (Paris,  1885). 


k 


772  LES  RELATIONS  LITTÉRAIRES  AVEC  L'ÉTRANGER 

teur  en  fût  nommé.  Schiller  fut  plus  heureux  avec  ses,  BrigandSj 
traduits  en  1783  et  dont  La  Martelière  tira  en  1792  un  gros 
succès  avec  son  Robert  et  Maurice  ou  les  Brigands.  Sous  la 
Révolution,  tout  le  théâtre  de  Schiller,  ou  peu  s'en  faut,  a  passé 
dans  notre  langue.  Mais  il  faudra  attendre  le  siècle  suivant 
pour  que  cette  imitation  porte  ses  fruits. 

De  tous  les  ouvrages  allemands,  le  plus  lu  au  siècle  dernier, 
«  le  livre  par  excellence  des  Allemands  »,  dira  M"*  de  Staël,  a  été 
Werther^  On  en  fit  chez  nous,  dès  son  apparition,  des  traductions, 
des  suites  et  des  parodies  très  nombreuses.  Il  y  eut  des  «  cha- 
peaux à  la  Charlotte  »  et  des  «  fracs  à  la  Werther  ».  On  parla  de 
iverthérisme  et  de  werthériser.  Mais  on  ne  comprit,  semble-t-il, 
que  le  roman  d'amour  :  Werther  ou  le  délire  de  Vamour,  tel  est  le 
titre  d'une  comédie  française  de  ce  temps.  La  portée  de  la  con- 
fession poétique  que  renferme  Werther  échappa  à  la  majorité 
des  lecteurs,  et  il  faudra  attendre  le  livre  De  la  littérature  pour 
voir  enfin  Goethe  mis  à  son  rang-,  c'est-à-dire  à  la  suite  et  tout 
près  de  Rousseau,  comme  un  peintre  profond  des  crises  du  cœur. 

En  fait,  l'influence  anglaise  a  éclipsé,  au  xvni"  siècle, 
l'influence  allemande.  Les  traducteurs  mêmes  du  Théâtre  alle- 
mand reprochaient  à  Lessing  son  pays  d'origine  :  «  Il  n'y  a  que 
Londres,  écrivaient-ils,  qui  soit  au  pair  avec  la  France  [en 
matière  de  théâtre]  ;  Berlin  y  aspire,  le  reste  de  l'Europe  n'y 
pense  pas  ».  Et  en  1799  encore,  La  Martelière,  traduisant 
Schiller,  se  plaignait  qu'on  continuât  à  préférer  les  productions 
d'outre-Manche  à  celles  d'outre-Rhin.  C'est  bien,  en  effet,  à 
l'Angleterre  que  revenait  l'honneur  d'avoir  commencé  la  révo- 
lution littéraire  qui  agitait  l'Europe  :  originaire  d'Angleterre, 
continué  par  Rousseau,  le  mouvement  ne  faisait  qu'aboutir  en 
Allemagne.  C'est  à  l'influence  anglaise  que  les  Allemands  eux- 
mêmes  avaient  dû  d'abord  de  s'émanciper  de  l'imitation  de  la 
France.  C'est  le  nom  de  Shakespeare  ou  celui  de  Richardson 
qu'avaient  invoqué,  d'un  bout  à  l'autre  de  l'Europe,  les  poètes  dra- 
matiques et  les  romanciers.  C'est  celui  d'Ossian  qu'invoquaient 
Klopstock  en  xillemagne,  Ozerov  en  Russie,  Cesarotti  en  Italie, 
Thorild  en  Suède,  tous  les   novateurs   d'intention  ou  de  fait. 

1.  F.  Gross,  Werther  in  Frankreich  (1888). 


LA  SECONDE  PÉRIODE  DU  XVIII»  SIECLE  773 

Lessing  lui-même  ne  proclamait-il  pas  bien  haut  les  affinités  du 
génie  allemand  avec  le  génie  anglais?  Faut-il  s'étonner  que 
l'Europe  l'ait  cru  sur  parole?  —  Le  tour  de  l'Allemagne  viendra 
au  xix'  siècle.  Au  xviir,  la  grande  influence  européenne  appar- 
tient à  l'Angleterre  et  à  la  France. 

La  réaction  classique  et  la  Révolution.  —  Mais  en 
France  même  l'influence  anglaise  rencontrait,  aux  approches 
(le  la  Révolution,  des  adversaires  acharnés.  Plus  on  allait,  plus 
se  répandait  cette  idée  que  le  culte  des  modèles  étrangers  était 
une  menace  pour  la  tradition  classique,  c'est-à-dire  pour  le  vieil 
idéal  d'universalité  et  d'humanité  que  nous  avaient  légué  les 
littératures  anciennes.  «  J'avoue,  disait  Voltaire  en  parlant  de 
Shakespeare,  qu'on  ne  doit  pas  condamner  un  artiste  qui  a  saisi 
le  goût  de  sa  nation,  mais  on  peut  le"  plaindre  de  n'avoir  con- 
tenté qu'elle.  »  De  plus,  les  écrivains  étrangers  manquaient 
d'art  :  au  respect  des  règles,  ils  substituaient,  comme  Rousseau, 
le  culte  «  de  leur  seul  tempérament  »  et  se  vantaient  d'être  «  ce 
que  les  avait  faits  la  nature  ».  Ils  faisaient  un  livre,  au  témoi- 
gnage de  Rivarol,  «  avec  une  ou  deux  sensations  »,  et  par  là 
—  ainsi  en  jugeait  Vauvenargues  parlant  de  Shakespeare  —  ils 
«  choquaient  essentiellement  le  sens  commun  ».  Quelques-uns 
des  meilleurs  esprits  de  ce  temps,  se  refusant  à  voir  qu'au  fond 
le  cosmopolitisme  littéraire  dérivait  tout  naturellement  du  cos- 
mopolitisme philosophique  qu'ils  professaient  sans  scrupule, 
croyaient  l'esprit  français  menacé  dans  son  existence  par 
l'Angleterre  ou  par  l'Allemagne.  Par  là  s'explique  la  violence 
des  attaques  dirigées,  non  seulement  par  Voltaire,  mais  encore 
par  La  Harpe,  Condorcet  ou  Marie-Joseph  Chénier,  contre 
Shakespeare  qui,  disait  l'un  d'eux,  «  porte  le  délire  et  l'indécence 
à  un  degré  humiliant  pour  l'humanité  ».  Par  là  aussi  se  jus- 
tifie cette  renaissance  de  l'antiquité  classique  qui  s'oppose,  dans 
la  seconde  moitié  du  siècle,  à  l'invasion  des  modèles  étrangers. 
n  semble  que  revenir  aux  anciens,  ce  soit  revenir  à  la  France. 
Les  érudits  font  un  grand  eflbrt  pour  mieux  comprendre  la  vie 
antique  :  Villoison,  Caylus,  Choiseul-Gouffier,  l'abbé  Barthé- 
lémy collaborent  avec  éclat  à  la  renaissance  de  l'érudition'. 

I.  G.  Renard,  De  Pinfl.  de  l'antiquité  classique  sur  In  lilt.  franc,  du  XVIII*  siècle. 


774'  LES  RELATIONS  LITTÉRAIRES  AVEC  L'ÉTRANGER 

Mably,  Rollin,  Montesquieu  exaltent  l'idéal  politique  des  anciens. 
Rousseau  lui-môme,  qui  savait  peu  de  latin  et  point  de  grec, 
recommande  à  Emile  de  lire  de  préférence  leurs  ouvrages, 
«  par  cela  seul  qu'étant  les  premiers,  les  anciens  sont  le  plus 
près  de  la  nature  et  que  leur  génie  est  plus  à  eux  ».  Diderot 
exalte,  sans  toujours  bien  les  comprendre,  Sophocle,  Homère 
ou  Eschyle  et  essaie  de  rattacher  ses  réformes  dramatiques  au 
théâtre  grec.  Chénier  enfin, 

Dévot  adorateur  de  ces  maîtres  antiques, 

tente,  dans  quelques  fragments  admirables,  de  marier  l'esprit  du 
xviii"  siècle  à  la  poésie  hellénique. 

Mais,  à  part  Chénier,  dont  l'œuvre  resta  inédite  et,  par  con- 
séquent sans  influence,  il  ne  paraît  pas  que  tout  ce  mouvement 
ait  exercé  une  action  appréciable  dans  la  littérature  d'imagina- 
tion. Tout  au  plus  a-t-il  retardé  en  France  l'avènement  de  la 
littérature  romantique,  dont  l'œuvre  de  Rousseau  renfermait 
tous  les  germes.  C'est  sur  les  théories  politiques  que  la  pensée 
antique  a  vraiment  agi  au  siècle  dernier.  Ce  n'est  pas  Homère 
ou  Pindare,  Euripide  ou  Sophocle  qu'on  lisait  ou  qu'on  compre- 
nait :  c'était  Tacite,  Plutarque,  Polybe,  Salluste,  les  politiques 
et  les  historiens.  C'est  d'eux  que  Montesquieu  écrivait  : 
«  J'avoue  mon  goût  pour  les  anciens;  cette  antiquité  m'en- 
chante... »  Il  aimait  la  liberté  grecque,  la  vertu  romaine, 
les  exercices  du  Champ  de  Mars  ou  la  politique  du  Sénat, 
l'héroïsme  de  Gaton  et  la  grandeur  morale  de  Marc-Aurèle. 
C'est  en  songeant  à  Carthage  et  à  Rome  qu'il  proclamait  —  et 
Jean-Jacques  l'a  redit  après  lui  —  que  «  l'or  et  l'argent  s'épui- 
sent »,  mais  que  «  la  vertu,  la  constance,  la  force  et  la  pauvreté 
ne  s'épuisent  jamais  ». 

Faut-il  s'étonner  que,  quand  les  préoccupations  politiques 
l'emportèrent  décidément  sur  toutes  les  autres,  l'antiquité  ait 
repris  faveur  en  France?  La  littérature  révolutionnaire  est  un 
retourau  pseudo-classicisme  du  xvni"  siècle,  mais  elle  est  antique 
par  les  idées.  Pleine  de  Rousseau  si  on  ne  regarde  qu'aux  doc- 
trines, elle  marque  l'abandon  de  la  tradition  poétique  de  Rous- 

(Lausanne,  d875).  —  L.  Bertrand,  La  fin  du  classicisme  et  la  renaissance  deVanti- 
quilé  (Paris,  1891).  —  S.  Rocheblave,  Essai  sur  le  comte  de  Caylus  (1887). 


LA  SECONDE  PÉRIODE  DU  XVIIP  SIECLE  775 

seau  et,  par  là  môme,  de  ces  littératures  du  Nord  qui  mainte- 
nant nous  renvoyaient  des  œuvres  inspirées  par  lui.  Partout  en 
Europe,  la  littérature  romantique  se  développait.  En  France 
seulement,  on  voyait  renaître,  sous  le  Directoire,  puis  sous  le 
Consulat  ou  l'Empire,  une  littérature  qui  se  disait  classique,  mais 
qui  n'était  qu'une  maladroite  contrefaçon  de  cette  antiquité 
dont  elle  se  réclamait.  Sauf  dans  l'éloquence,  qui  produisit 
do  grandes  œuvres,  la  période  qui  va  de  4789  à  1815  est 
une  période  de  recul  et  de  réaction.  Elle  compromet  l'hégé- 
monie littéraire  de  la  France  en  Europe,  et,  au  lendemain  de 
l'Empire,  quand  notre  pays  reprendra  contact  avec  la  pensée 
de  l'Europe,  il  trouvera  l'Angleterre  et  l'Allemagne  en  posses- 
sion de  cette  influence  qui  avait  été  la  sienne. 

Par  bonheur,  tandis  que  l'esprit  national  se  renfermait  jalouse- 
ment en  lui-même,  deux  très  grands  écrivains  se  développaient 
hors  de  France,  et,  tout  en  restant  très  Français  et  singulière- 
ment originaux,  sauvaient,  avec  l'héritage  littéraire  de  Rous- 
seau, ce  qu'il  y  avait  de  vraiment  fécond  dans  la  tradition  du 
xviu"  siècle.  L'un,  Chateaubriand,  pendant  un  exil  de  huit  années 
en  Angleterre,  étudiait  profondément,  en  même  temps  que  nos 
classiques,  quelques  écrivains  anglais,  Shakespeare,  Ossian  ou 
Milton.  L'autre,  M""  de  Staël,  victime  également  de  la  politique 
révolutionnaire,  publiait  en  1800,  pour  clore  le  siècle,  un  livre 
aventureux,  mais  généreux,  pour  demander  qu'on  fît  entrer 
dans  notre  littérature  «  tout  ce  qu'il  y  a  de  beau,  de  sublime, 
de  touchant,  dans  la  nature  sombre  que  les  écrivains  du  Nord 
ont  su  peindre  ». 

Le  XIX*  siècle  devait  donner  raison  à  Chateaubriand  et  à 
M""  de  Staël.  Si  l'influence  des  nations  germaniques  est  restée 
plus  active  chez  nous  dans  la  première  moitié  de  ce  siècle,  celle 
des  nations  méridionales  ne  sera  pas  cependant  négligeable,  et, 
dans  l'œuvre  de  l'auteur  des  Martyrs,  l'antiquité  mieux  comprise 
aura  également  sa  grande  place,  La  génération  romantique  ne 
fera  au  fond  qu'élargir,  en  faisant  appel  à  toutes  les  littératures 
étrangères,  anciennes  ou  modernes,  une  idée  de  la  France  du 
xvni'  siècle,  de  cette  «  douce  et  bienveillante  »  France  qu'avait 
aimée  J-J.  Rousseau. 


776  LES  RELATIONS  LITTERAIRES  AVEC  L'ETRANGER 

BIBLIOGRAPHIE 

Il  n'existe  pas  de  livre  d'ensemble  sur  le  sujet.  —  On  trouvera  l'indica- 
tion de  beaucoup  de  travaux  de  détail  dans  un  Essai  de  bibliographie  des 
questions  de  littérature  comparée  publié  par  Louis  P.  Betz  dans  la  Revue  de 
philologie  française  et  de  littérature  (années  1896,  1897  et  1898).  —  Sur  l'in- 
fluence française  en  Europe,  J.-J.  Honegger  a  écrit  un  livre  insuffisant, 
Kritische  Gesch.  der  franz.  Cultureinfliisse  in  den  letzten  Johr h.,  Berlin,  1873. 

—  Le  sujet  est  exposé,  dans  ses  grandes  lignes,  dans  Villemain,  Tableau 
de  la  littér.  au  XYIII"  siècle  (1828),  et  surtout  dans  H.  Hettner,  Litteratur- 
gesch.  des  achtzehnten  Jahrh.,  4"  éd.,  Brunswick,  1893-95.  (Il  a  paru  une 
5**  éd.,  revue  par  H.  Morf,  du  volume  sur  la  France.)  —  Le  livre  de  Sayous, 
Le  XV/I/e  siècle  à  l'étranger,  1861,  2  vol.,  est  l'histoire  des  colonies  littéraires 
de  la  France.  —  Le  même  sujet  a  été  repris  par  Virgile  Rossel,  dans  son 
Hist.  de  la  littérature  française  hors  de  Finance,  1895. 

J'ai  cité  dans  les  notes  quelques  travaux  de  détail.  J'ajouterai  seulement 
les  ouvrages  qui  me  paraissent  les  plus  accessibles  aux  lecteurs  français. 

Italie.  —  Goujet,  Biblioth.  franc.,  t.  VII,  p.  288-407,  t.  VIII,  p.  1-HO 
(trad.  franc,  des  poètes  italiens),  et  t.  VIII,  p.  110-152  (traductions  du  théâtre 
italien).  —  J.  Blanc,  Blbliogr.  italico- française,  1887,  2  vol.  —  Sur  les  voya- 
geurs fr.  en  Italie,  l'appendice  de  l'édition  du  Voyage  de  Montaigne  donnée 
par  Al.  d'Ancona  (Città  di  Castello,  1889).  —  Sur  les  influences  littéraires, 
outre  les  travaux  déjà  cités,  Ch.  Dejob,  Études  sur  la  tragédie,  s.  d.; 
Ch.  Rabany,  Carlo  Goldoni,  1896,  et  E.  Bouvy,  Voltaire  et  l'Italie,  1898. 

E!^l>ag;iic  et  Poi*tii|i^al.  —  Goujet,  Biblioth.  franc.,  t.  VllI,  p.  152- 
193  (trad.  fr.  des  poètes  espagnols  et  portugais).  — A.  Morel-Fatio,  Études 
sur  l'Espagne  (1™  série,  1888).  —  LéoClaretie,  Essai  sur  Lesage  romancier, 
1890.  —  E.  Lintilhac,  Lesage,  1893.  —  F.  Brunetière,  L'influence  de 
l'Espagne  dans  la  littérature  française  {Études  critiques,  t.  IV).  —  M.  Me- 
nendez  y  Pelayo,  Historia  de  las  ideas  estéticas  en.  Espana,  1883-86,  3  vol. 

—  F.  Michel,  Les  Portugais  en  France,  les  Français  en  Portugal,  1882. 
Angleterre.  —  Goujet,  Biblioth.  franc.,  t.  VIII.  —  B.  de  Murait, 

Lettres  sur  les  Anglais  et  les  Français  (éd.  E.  Ritter,  Paris  et  Berne,  1897).  — 
Tabaraud,  Hist.  du  philosophisme  anglais,  1806,  2  vol.  —  Garât,  Mémoires 
sur  Suard  et  sur  le  XVllP  s.,  1820,  2  vol.  —  Parmi  les  ouvr.  mod-,  on  con- 
sultera surtout,  sur  les  relations  sociales,  Rathery,  Des  relations  soc.  et 
intell,  entre  la  France  et  l'Angleterre  depuis  la  conquête  des  Normands  Jusqu'à 
la  Bév.  fr.  (Revue  contemp.,  1855);  —  sur  les  idées  polit.,  Buckle,  Hist.  de 
la  civilisation  (trad.  franc.,  2«  éd.,  1881);  —  sur  les  idées  philos.,  Leslie 
Stephen,  Hist.  ofenglish  Thought  in  the  M"'  Cent.,  Londres,  2®  éd.,  1881, 
2  vol.;  —  sur  le  mouvement  litt.,  A.  Lacroix,  De  l'influence  de  Shakes- 
peare sur  le  théâtre  fr.,  Bruxelles,  1856;  —  J.-J.  Jusserand,  Shakespeare  en 
France  sous  l'ancien  régime  (voir  ci-dessus,  p.  753,  n.  1).  —  Erich  Schmidt, 
Richardson,  Rousseau  und  Goethe,  lena,  1875.  —  L.  Ducros,  Diderot,  1895, 
in-12.  —  Sur  l'ensemble  de  l'influence  anglaise,  J.  Texte,  J.-J.  Rousseau  et 
les  origines  du  cosmop.  litt.,  1893. 

AUemasrne.  —  Voir  Th.  Sûpfle,  Gesch.  des  d.  Kultureinflusses  auf  Fran- 
kreich.  Gotha,  1886-1890, 3  vol.,  et  Virgile  Rossel,  Hist.  desrelat.  litt.  entre 
la  France  et  l'Allemagne,  1897.  —  A.  Ehrhard,  Les  comédies  de  Molière  en 
Allemagne,  1888.  —  L.  Crouslé,  Lessing  et  le  goût  fr.  en  Allemagne,  1863. 

Pays  ScaMclinaveiii  et  Slaves-  —  Legrelle,  Holberg  considéré 
comme  imitateur  de  Molière,  1864,  in-8.  —  A.  Geffroy,  Gustave  IH  et  la 
cour  de  France,  1867,  2  vol.  —  Ch.  de  La  Rivière,  Catherine  11  et  la 
Rév.  fr.,  1895.  —  Alex.  Veselovsky, /n^wences  occident,  dans  la  litt.  russe 
(en  russe),  Moscou,  1896,  2°  éd. 


CHAPITRE  XV 

L'ART   FRANÇAIS   AU  XVIir   SIÈCLE 
DANS  SES  RAPPORTS  AVEC   LA  LITTÉRATURE' 


/.  —  L'époque  de    Watteau  et  sa  suite.  —  L'art 
régence  et  le  «  rococo  »  (iyio-iy45  environ). 

Nouvelles  tendances.  —  Le  Brun  avait  à  peine  fermé  les 
yeux,  presque  aussitôt  suivi  dans  la  tombe  par  Mignard,  devenu 
son  successeur  à  l'Académie,  que  des  symptômes  généraux 
annonçaient  dans  l'art  français  une  modification  prochaine. 

Les  institutions  pourtant  demeuraient  en  place  ;  la  doctrine 
était  consacrée,  ou  plutôt  sacrée  :  bientôt  personne  n'y  touchera. 
Qu'y  avait-il  donc  de  changé?  Rien  et  tout.  Un  homme  de  moins 
dans  l'art,  et  le  principe  d'autorité  semblait  avoir  disparu.  On 
n'avait  plus  la  foi.  Tous  les  liens  allaient  d'ailleurs,  à  la  fin 
du  règne,  se  relâcher  en  même  temps.  A  l'ombre  de  la  royauté 
vieillie  et  appauvrie,  les  artistes  se  détendaient.  Ils  ne  se  refu- 
saient pas  les  distractions.  Au  lieu  de  s'enfermer  dans  leur 
Académie  comme  dans  le  lieu  très  saint,  ils  mettaient  parfois 
le  nez  à  la  fenêtre,  laissaient  les  portes  entre-bàillées.  Et  les 
bruits  de  la  rue,  en  attendant  les  échos  des  salons  et  les  rires 
des  boudoirs,  montaient  jusqu'à  eux.  Comment  auraient-ils  pra- 

!.  Par  M.  Samuel  Rocheblave,  docteur  es  leUres,  professeur  à  l'École  des 
Beaux-Arts. 


778     l'art   français  AU  XVIir  SIÈCLE  ET  LA  LITTÉRATURE 

tiqué  avec  une  conviction  immuable  les  exercices  traditionnels 
de  l'Académie,  sollicités  qu'ils  étaient  par  les  choses  du  dehors? 
Les  «  conférences  »  se  font  dès  lors  rares  et  insignifiantes; 
l'enseignement  est  donné  avec  mollesse.  La  réorganisation  de 
1704,  opérée  par  Bignon  sur  l'ordre  de  Pontchartrain,  ne  donne 
pas  au  corps  une  véritable  cohésion  ;  ses  travaux  cependant,  ses 
pratiques  ne  changent  guère,  car  rien  ne  tend  plus  naturelle- 
ment à  la  perpétuité  qu'une  certaine  manœuvre  du  pinceau  et 
de  l'ébauchoir.  Durant  toute  une  génération  encore  il  se  trou- 
vera des  artistes  «  imbus  d'assez  bonnes  études  »  sinon  pour 
tenter  les  prouesses  d'un  Le  Brun  sur  les  murailles  de  Versailles, 
du  moins  pour  suspendre  à  la  voûte  aérienne  d'un  plafond  une 
vaste  composition  mythologique  selon  la  formule  :  telle,  dans  le 
Salon  d'Hercule,  la  grande  page  deLemoine,  qui  possède  en  outre 
vigueur  et  couleur.  Et  pourtant,  si  l'on  peut  ainsi  parler,  l'art 
académique  de  la  fin  de  Louis  XIV  ne  vit  guère  que  de  survi- 
vances. Il  peint  une  chose,  et  il  pense  à  une  autre.  Il  conserve 
ses  habitudes,  au  surplus  commodes,  en  attendant  qu'il  en 
puisse  changer.  Car  il  est  atteint,  lui  aussi,  de  l'esprit  du  siècle; 
il  est  déjà,  comme  la  littérature,  «  tout  Régence  en  dessous  ». 

La  vie  propre  au  xviu®  siècle,  cette  vie  qui  frémit  avant  1715 
pour  frétiller  après,  se  traduit  en  art  par  un  assouplissement 
général  des  formes,  tout  à  fait  analogue  à  celui  qui  se  produit 
dans  le  style.  C'est  ici  l'effet  d'un  courant  bien  plus  que  d'une 
volonté.  En  littérature,  il  est  vrai,  La  Bruyère  brise  plutôt  qu'il 
n'assouplit  le  style;  ce  n'est  pas  le  temps  qui  a  voulu  son  livre, 
mais  l'auteur.  Mais  le  style  de  Voltaire  n'eût  probablement  pas 
été  retardé  par  l'absence  de  cette  laborieuse  et  géniale  gageure  ; 
dès  La  Fontaine,  dèsFénelon  etFontenelle,  on  allait  au  dépouillé, 
au  rapide,  au  gracieux,  parfois  à  l'exquis.  En  art,  à  dater  de  la 
chapelle  de  Versailles  (achevée  en  1710),  on  pouvait  pressentir 
l'évolution  prochaine.  Un  homme  la  précipitera,  la  fera  sienne 
en  quelque  sorte,  Watteau.  Mais,  entre  Mignard  et  lui,  quinze 
ou  vingt  années  s'écoulent  où  l'architecture,  la  sculpture  et 
la  peinture  s'humanisent  d'un  commun  accord,  réduisent  leurs 
ambitions  comme  leurs  proportions,  tendent,  en  un  mot,  à 
s'adapter  à  la  taille,  aux  inspirations,  aux  goûts  directs  d'une 
génération  nouvelle.  Moins  d'emphase  et  plus  d'agrément;  moins 


L'ÉPOQUE  DE  WATTEAU  ET  SA  SUITE  779 

d'  a  héroïsme  »  et  plus  de  vérité  observée  ;  moins  de  force  ou 
de  noblesse,  mais  par  contre  plus  de  ressemblance  avec  la  vie, 
plus  de  nerf  et  d'ag^ilité,  voilà  les  caractères  généraux  d'un  art 
à  la  veille  de  Watteau,  d'un  art  qui  n'est  plus  «  Louis  XIV  » 
sans  être  encore  «  Louis  XV  ». 

Pendant  que  l'art  se  rapprochait  |)eu  à  peu  de  l'homme,  le 
fossé  se  comblait  entre  l'artiste  et  la  société  mondaine.  Le 
siècle  précédent  avait  vu  le  poète  crotté  de  l'époque  Henri  IV, 
l'écrivain  besogneux  de  l'époque  Louis  XIII,  transformés  en 
boui^eois,  voire  en  courtisans,  sous  Louis  XIV.  Quelle  dis- 
tance de  Régnier  à  Racine!  et  quel  intéressant  chapitre  de 
mœurs  que  le  sermon  sur  l'éminente  dignité  du  poète,  adressé 
par  Boileau  à  ses  confrères,  au  quatrième  chant  de  VArt 
poéti(/ue\  Le  siècle  suivant  verra,  tout  pareillement,  l'ascen- 
sion sociale  des  artistes.  Les  grands  seigneurs  les  coudoient 
d'abord  par  désœuvrement  ;  puis  ils  cherchent  à  leur  emprunter 
de  menus  talents,  propres  à  divertir  leur  «  société  »  ;  puis  ils 
les  acceptent  eux-mêmes  dans  leurs  salons,  pendant  qu'ils 
leur  contient  la  décoration  de  leurs  cabinets  secrets. 

Ainsi  non  seulement  l'art  incline  peu  à  peu  vers  la  mode, 
mais  il  crée  une  mode  à  son  tour.  Il  devient  de  bon  goiit  de 
connaître  le  métier  d'artiste,  de  le  pratiquer.  L'exemple  part 
de  haut.  Il  est  probable  qu'il  remonte  à  l'élève  de  Fénelon.  De 
gentilles  compositions,  scènes  de  guerre  ou  de  chasse  que  Caylus 
s'est  amusé  plus  tard  à  graver,  prouvent  qu'en  art  le  duc  de 
Bourgogne  pouvait  quelque  chose.  Le  Régent,  en  des  esquisses 
moins  anodines  et  volontiers  grivoises,  montrait  cette  facilité 
qui  était  chez  lui  un  don  universel.  A  côté  de  ces  amateurs 
royaux,  que  les  salons  et  les  femmes  vont  bientôt  imiter,  il  y 
a  le  financier,  déjà  collectionneur,  souvent  pourvu  de  goût 
pour  son  compte,  eu  tout  cas  nanti  de  curiosités  d'art  que 
lui  procurent  marchands  ou  rabatteurs.  Car  il  y  a  finance  et 
finance.  A  côté  des  Turcaret  flanqués  de  leur  M.  Rafle,  il  y  a 
des  Pierre  Crozat,  des  La  Live  de  Jully,  vrais  bienfaiteurs  de 
l'art,  dignes  successeurs  des  Marolles  et  des  Jabach.  Ceux-ci 
ouvrent  leurs  cabinets  aux  «  curieux  »,  aux  artistes,  aux  gens 
du  monde.  Et  dès  lors  on  dessine,  on  copie,  on  grave,  et  cette 
occupation  va  nuire  à  celle  des  nouvelles  à  la  main.  Tout  ce  qui 


780     L  ART  FRANÇAIS  AU  XVIir  SIECLE  ET  LA  LITTÉRATURE 

est  d'une  pratique  longue  et  appliquée  se  voit  délaissé;  on  ne 
veut  que  la  fleur  des  choses  et  l'instantané  de  l'exécution.  Aussi 
les  amateurs-graveurs  vont-ils  droit  à  l'eau-forte,  et  les  peintres 
mondains  s'en  tiennent-ils  au  croquis  ou  à  la  «  croquade  ».  La 
comédie  de  société,  qui  fait  subitement  fureur,  alimente  ce  goût 
nouveau.  Il  faut  dessiner  décors  et  costumes,  donner  un  air 
galant  à  ces  tréteaux  qui  se  dressent  un  peu  partout.  Bals  mas- 
qués, fêtes  nautiques,  embrasements  de  parcs,  tous  ces  menus 
districts  de  l'art  mondain  (qui  pour  le  roi  deviendront  bientôt 
une  administration  entière,  celle  des  «  Menus-Plaisirs  »)  ont 
désormais  leurs  spécialistes.  Il  faut  que  de  toute  part  «  la  fête 
soit  exquise  et  fort  bien  ordonnée  ».  Et  elle  nous  paraîtra  telle, 
grâce  à  la  baguette  d'un  enchanteur,  Watteau. 

Watteau  (1684-1721).  —  Le  fils  d'un  pauvre  couvreur 
de  Valenciennes,  venu  à  dix-huit  ans  à  Paris  pour  y  vivre  de 
ses  pinceaux,  longtemps  tourmenté  par  la  gêne,  et  mort  de  la 
poitrine  à  trente-sept  ans,  est  l'évocateur  de  l'époque  de  la 
Régence,  et  le  créateur  d'un  art  nouveau.  L'évocateur  plutôt 
que  le  peintre,  car  Watteau  est  poète  encore  plus  qu'observa- 
teur. Quant  au  créateur  d'un  art  nouveau,  il  pourrait  s'appeler 
révolutionnaire  (car  il  a  fait  révolution),  si  Watteau  n'avait 
innové  sans  y  songer.  Il  a  inventé  son  art  comme  l'oiseau 
des  bois  invente  sa  chanson.  Il  n'était  lui-même  qu'un  enfant 
delà  nature,  avec  un  peu  de  métier,  et  aucun  savoir.  En  débar- 
quant à  Paris,  Watteau  n'apportait  que  l'adresse  de  sa  main, 
un  œil  de  coloriste  encore  inconscient,  et  son  àme  maladive 
et  profonde.  Il  fut  préservé  de  l'enseignement  académique  par 
un  heureux  échec  au  concours  pour  le  prix  de  Rome  (1709). 
Trois  ans  après,  son  originalité,  sa  célébrité  naissante,  le  fai- 
saient entrer  presque  sans  bagage  à  l'Académie  (1712),  et,  cinq 
ans  après,  il  donnait  son  chef-d'œuvre,  Y  Embarquement  pour 
Cythère  (1717).  Rubens  entrevu  dans  la  galerie  de  Marie  de 
Médicis,  la  nature  étudiée  sous  les  arbres  du  Luxembourg  et 
de  Montmorency,  le  costume  observé  au  théâtre,  et  les  phy- 
sionomies prises  sur  le  vif  dans  le  monde  élégant,  tels  furent 
les  maîtres  de  Watteau,  tels  furent  ses  modèles.  Celui  qu'on  a 
appelé  «  le  petit-fils  de  Rubens  »  était  surtout  le  fils  de  son 
époque,  un  fils  qui  a  idéalisé  sa  mère  en  la  peignant.  Les  regards 


L'ÉPOQUE  DE  WATTEAU  ET  SA  SUITE  781 

d'artiste,  les  regards  d'amoureux  qu'il  promène  sur  son  temps 
ont  la  chasteté  de  ces  engagements  muets  dont  un  malade 
n'espère  rien,  la  grave  coquetterie  des  fiançailles  éternelles.  Il 
peint  ce  temps  comme  il  le  voit,  comme  il  le  sent.  Chez  lui  le 
désir  se  voile,  le  plaisir  se  spiritualise.  Ses  toiles  disent  partout 
la  caresse,  nulle  part  la  possession.  A  quelle  distance  n'est-il 
pas  de  la  petite  poésie  sèche  d'un  Lafare  et  d'un  Cliaulieu  !  Com- 
bien plus  éloigné  encore  de  la  molle  peinture  de  Boucher,  et  de 
ses  grâces  qui  sentent  le  mauvais  lieu!  Watteaii  a  mêlé  son  âme 
pensive  à  ces  joies,  à  ces  fêtes  dont  le  chatoyant  spectacle  était 
le  régal  de  ses  yeux  d'artiste.  Sans  les  attrister,  il  les  a  poéti- 
sées :  à  travers  ces  amusements  qui  passent,  il  a  saisi  le  rêve 
qui  demeure,  son  rêve,  —  et  il  l'a  fixé. 

C'est  assez  dire  que  son  art  ne  ressemble  à  aucun  de  ceux 
qui  l'avaient  précédé.  Tout  y  est  neuf,  frais,  et  spontané.  Wat- 
teau  n'a  rien  cherché,  il  a  rencontré;  et  la  rencontre  est  unique 
dans  l'histoire  de  l'art  français.  Ce  Flamand  apporte  de  son 
Hainaut  l'amour  inné  de  la  nature  forestière;  et  ces  bois,  ces 
clairières,  ces  gazons,  ces  parcs  roussis  par  l'automne,  ces  ciels 
d'opale  ou  de  turquoise,  tout  son  «  plein  air  »  enfin,  bien  qu'il 
sente  un  peu  le  décor  et  l'opéra,  infusait  à  l'art  vieilli  un  sang 
tout  jeune.  Aux  praticiens  d'une  doctrine  surannée,  il  appre- 
nait que  sans  «  fabrique  »,  sans  «  mythologie  »,  sans  arrange- 
ments poussinesques,  on  pouvait,  avec  de  la  couleur  et  du  sen- 
timent, faire  vibrer,  parler  un  paysage.  Aux  défenseurs  de  la 
hiérarchie  des  «  genres  »  en  peinture,  il  prouvait  en  se  jouant 
que  l'art  peut  être  grand  à  tous  ses  degrés,  s'il  est  ému  et  sin- 
cère. A  la  fausse  «  noblesse  »  des  sujets  il  opposait,  parmi  tant 
de  scènes  d'une  élégance  raffinée,  des  choses  humbles,  jamais 
triviales  sous  son  pinceau,  une  ferme,  un  abreuvoir,  des  enfants 
qui  jouent  sous  l'œil  de  la  mère  et  de  l'aïeule,  de  petits  soldats 
en  campagne,  un  artisan  à  son  métier.  Aux  peintres  épris  du 
coloris  romain,  si  dur,  et  de  ces  fonds  bolonais  trop  pareils  à 
des  sauces,  il  montrait  des  lumières  caressantes,  des  horizons 
transparents  et  légers,  une  harmonie  de  couleurs  soyeuses  et 
savamment  avivées,  qui  accroche  un  rayon  d'or  aux  cassures 
satinées  des  corsages  et  des  pourpoints.  Et  quels  costumes,  et 
quelles  «  études  »  !  Là  surtout  cet  essayiste  universel  était  sans 


782     L'ART  FRANÇAIS  AU  XVIir  SIÈCLE  ET   LA  LITTÉRATURE 

rival.  Le  vestiaire  italien,  qu'il  avait  rencontré  dans  l'atelier  de 
son  maître  et  de  son  demi-précurseur  Gillot,  prend  sous  sa 
touche  un  prestige  de  féerie.  La  Comédie-Italienne,  de  retour 
d'exil,  fait  luire  à  ses  yeux  tant  de  grâces  et  miroiter  tant  de 
fuyantes  perspectives,  qu'il  en  tire  comme  une  symbolique  peinte, 
et  une  image  transposée  de  la  vie.  Ses  ébauches,  ses  croquis, 
dont  beaucoup  sont  perdus  dans  des  recueils  rarissimes,  forment 
le  kaléidoscope  le  plus  varié,  le  plus  pétillant  :  pierrots  et  pier- 
rettes,  soubrettes  et  grandes  dames,  minois  mutins,  nuques 
penchées  ou  relevées,  nez  retroussés  ou  grands  yeux  songeurs, 
postures  accroupies,  couchées,  plis  d'un  manteau,  manches 
traînantes  ou  relevées,  jambes  coquettes  posées  sur  de  hauts 
talons,  tailles  cambrées,  jeunes  garçons,  petits  marquis  ou  gens 
de  la  rue,  têtes  crépues  de  négrillons,  tous  les  cent  aspects  delà 
vie  qui  marche,  trotte,  cause,  salue,  sourit,  sont  enregistrés  là, 
d'un  coup  de  crayon  large,  net,  décisif.  Tout  y  a  la  finesse,  la 
légèreté,  la  prestesse,  marques  de  la  race  et  du  temps. 

Ce  qui  domine  dans  cette  œuvre,  comme  dans  l'époque  elle- 
même,  c'est  l'esprit.  Nul  n'a  été  plus  spirituel,  nul  n'a  été  plus 
français  du  xyuf  siècle  que  le  peintre  Watteau  ;  nul,  sinon  l'écri- 
vain qui  semble  le  traduire  et  le  continuer  dans  un  autre  art, 
c'est  à  savoir  ce  charmant  Marivaux,  auquel  on  l'a  si  souvent 
et  si  justement  comparé*.  Aussi  ne  peut-on  craindre  de  le  faire 
trop  grand.  L'influence  directe  de  son  œuvre  se  fait  sentir  durant 
presque  tout  le  siècle,  jusqu'à  la  Révolution;  la  portée  de  son 
exemple  dépasse  le  siècle  et  arrive  jusqu'à  nous.  Non  seulement 
il  prépare  Lancret,  Pater,  Boucher  et  Fragonard,  —  ce  qui  n'est 
pas  toujours  le  meilleur  de  ses  titres  ;  —  mais,  par  son  amour 
des  sujets  simples,  il  prépare  Chardin  et  Lépicié.  Ses  bois  et  sa 
campagne  mettent  du  vert  dans  notre  art  bien  avant  que  Rous- 
seau n'en  mît  dans  notre  littérature  :  les  fonds  de  paysage  d'un 
Boucher  (parfois  préférables  aux  figures),  ou  ceux  d'un  Greuze, 
les  scènes  rustiques  de  Lantara,  puis  Loutherbourg,  les  Huet, 
Demarne,  prolongent  l'action  pittoresque  de  Watteau  jusqu'aux 
environs  du  romantisme  ;  tandis  que  Chardin,  qui  a  renouvelé  la 
palette  classique  en  se  guidant  ^ur  celle  de  Watteau,  a  fait  chez 

1.  Voir  notamment  G.  Larroumet,  Marivaux,  sa  vie  et  ses  œuvres.  — Marivaux 
débute  au  théâtre  en  1720;  Watteau  meurt  en  1721. 


L'ÉPOQUE  DE  WATTEAU  ET  SA   SUITE  783 

nous  école  tle  coloris.  Son  «  sentiment  »,  par  contre,  nul  ne  le 
lui  a  dérob»'.  Voilà  pourquoi,  aujourd'hui  encore,  Watteau  est  à 
niéiliter.  II  est  l'artiste  par  excellence,  celui  qui  peint  son  temps 
en  y  ajoutant  une  àme  qui  dépasse  ce  temps.  Ce  Polyphile  de  la 
peinture  nous  est  bien  figuré  par  une  toile  où  il  s'est  représenté 
avec  M.  de  Julienne.  Sous  les  ombrages  d'un  vieux  parc,  entre 
la  verduro  et  l'eau,  Watteau  s'est  arrêté  de  peindre  ;  et,  debout, 
la  palette  au  pouce  gauche,  la  tète  penchée  sur  son  long  cou 
tlexible,  il  écoute,  l'œil  plein  de  rêverie,  son  ami  qui  joue  de  la 
basse  de  viole,  tandis  que,  derrière  eux,  la  blancheur  d'une 
statue  se  profile  sur  le  ciel  pur. 

La  suite  de  'Watteau.  —  L'art  Régence.  —  Watteau 
avait  été  le  poète  de  son  époque;  d'autres  s'en  firent  les  chroni- 
queurs. L'art  nouveau  avait  trop  réussi,  pour  ne  pas  déterminer 
un  fort  courant  de  la  mode.  Les  «  fêtes  galantes  »  deviennent  un 
«  genre  »,  et  môme  un  genre  académique,  depuis  qu'il  a  fallu 
créer  cette  rubrique  pour  faire  entrer  Watteau  à  l'Académie. 
Les  peintres  vont  dès  lors  imiter  Watteau,  ou  plutôt  le  contre- 
faire. Après  le  maître,  voici  les  petits  maîtres. 

Ce  que  Watteau  a  d'inimitable  lui  est  laissé.  Mais  on  s'appro- 
prie son  cadre  et  ses  personnages,  tandis  que  l'action  change 
de  caractère.  Ce  n'est  plus  de  rêverie  ou  de  causerie  vaguement 
énamourée  qu'il  s'agit  sous  ces  charmilles.  Chez  Lancret  et 
Pater,  le  soulier  à  talon  rouge  ne  chausse  guère  que  des  pieds 
fourchus.  Le  coloris  se  refroidit,  la  scène  devient  réelle,  sen- 
suelle; on  n'échange  que  propos  égrillards.  Bientôt  viendra 
Boucher,  plus  réellement  peintre  que  les  petits  maîtres  Lancret 
et  Pater,  et  qui  a  même  des  parties  de  maître.  Mais  la  mollesse 
abandonnée  de  ses  corps,  la  parfaite  insignifiance  de  ses  visages, 
où  ne  respire  que  l'animalité  satisfaite,  nous  montrent  un  art 
en  pleine  décomposition.  Ce  n'est  pas  le  talent  qui  manque 
alors,  ni  en  peinture,  ni  en  littérature,  c'est  l'àme.  Cette  denrée 
se  fait  rare  partout;  la  dissolution  des  mœurs  a  eu  raison  des 
plus  beaux  tempéraments.  Peindre  «  le  morceau  »,  écrire  une 
page  piquante,  beaucoup  en  sont  alors  capables;  jamais  on  n'eut 
plus  de  légèreté  au  bout  de  l'outil.  Mais  créer,  mais  soutenir 
TeiTort  d'une  composition  méditée,  voilà  ce  qu'il  ne  faut  pas 
demander  à  cette  génération.  Le  plaisir  est  sa  loi,  et  la  débauche 


784     LART  FRANÇAIS   AU  XVIir  SIECLE  ET  LA   LITTÉRATURE 

sa  règle.  Le  grand  xviif  siècle  ne  s'est  pas  encore  levé.  Il 
s'oublie  encore  dans  ses  folies  de  jeunesse,  qu'il  prolongera 
presque  jusqu'à  son  âge  mûr. 

En  art,  c'est  le  temps  des  «  surprises  »,  des  «  escarpolettes  », 
et  des  nudités  sans  prétexte.  Le  «  fouillis  »  triomphe,  et  s'élève 
à  la  hauteur  d'une  esthétique.  La  haine  du  symétrique  et 
l'amour  du  sans-gêne  amènent  ces  entassements,  ces  écroule- 
ments d'objets,  qui  donnent  à  certains  tableaux  l'aspect  de 
bazars  renversés.  Le  laisser-aller  est  dans  l'art  comme  dans 
les  mœurs.  Le  chiffon  est  roi.  Le  règne  du  bibelot  commence. 
En  même  temps,  l'audace  du  pinceau  croissant  avec  celle  de 
la  plume,  on  ose  tout  peindre  comme  on  ose  tout  écrire.  L'art 
de  Boucher  a,  lui  aussi,  ses  Mémoires  secrets. 

Faut-il  s'attarder  à  montrer  qu'à  cette  peinture  correspond 
une  littérature  toute  pareille?  et  qu'à  partir  des  persiflages  du 
Chevalier  à  la  inode  et  du  cynisme  de  Turcaret  jusqu'à  la,  Piicelle 
de  Voltaire,  en  passant  par  les  Lettres  persanes  et  par  certains 
petits  écrits  du  grand  Montesquieu,  une  veine  d'impureté  coule 
sans  interruption  dans  les  œuvres  de  tous  nos  écrivains,  dont 
elle  salit  jusqu'aux  meilleures  pages?  Ainsi,  après  une  très  courte 
période  de  liberté  égayée,  mais  encore  décente,  représentée  par 
Watteau  dans  l'art  et  dans  les  lettres  par  la  presque  totalité 
des  Lettres  persanes,  le  dévergondage  s'empare  d'un  siècle  affamé 
de  plaisir,  et  tout  se  noie  dans  l'impudeur.  La  crise  fut  longue 
et  grave.  Pourtant  ni  l'art  ni  la  littérature  ne  risquaient  d'y 
périr.  On  a  vu  déjà  pourquoi,  en  ce  qui  concerne  nos  écrivains. 
On  verra  ci-après  comment,  en  ce  qui  concerne  nos  artistes. 

Ija  sculpture  et  l'architecture.  L'art  rocaille.  — 
L'assouplissement  général  des  formes  continuait  cependant  à 
la  faveur  de  ces  excès  mêmes.  Puisque  le  siècle  faisait  la  nique 
à  la  majesté,  à  la  gravité,  il  fallait  que  les  arts  eussent  avant 
tout  le  mouvement  et  le  piquant.  Le  goût  du  jour  allait  au 
leste,  au  fringant,  au  fouetté.  Peu  importait  que  la  grâce  fût 
minaudière  ou  que  le  déhanchement  frisât  la  contorsion.  Tous 
les  genres  étaient  bons,  «  hors  le  genre  ennuyeux  ».  La  peinture, 
la  première,  avait  jeté  ses  pinceaux  très  haut  par-dessus  les 
règles.  Mais  a-t-elle  été  suivie  avec  la  même  frénésie  par  les  arts 
graves,  la  sculpture  et  l'architecture?  C'est  une  autre  question. 


L'ÉPOQUE  DE  WATTEAU  ET  SA  SUITE  78o 

On  remarquera  d'abord  que  toute  la  peinture  ne  tient  pas 
«lans  l'atelier  des  petits  maîtres,  et  de  Boucher.  Leur  tapage 
fait  illusion  sur  leur  nombre.  Beaucoup  de  peintres  tiennent 
oncore  pour  les  anciens  jrenres,  pour  le  sérieux  et  pour  la  tra- 
dition; et,  avec  quelque  froideur  que  nous  jugions  aujourd'hui 
leurs  œuvres  poncives,  nous  devons  reconnaître,  pourtant, 
qu'ils  avaient  du  mérite  à  persévérer  dans  leur  résistance, 
d'ailleurs  entretenue  par  les  commandes  officielles.  Tels  sont 
les  peintres  d'histoire  Dulin,  Restout,  et  ce  Lemoine  dont  nous 
avons  déjà  parlé  (qui  fut  d'ailleurs  si  mal  récompensé  de  sa 
peine  qu'il  se  tua).  A  côté  d'eux,  le  correct  de  Troy,  déjà  teinté 
de  Régence,  mais  qui  reste  ordonné  et  comme  classique  en  ses 
modernités;  les  deux  Coypel,  Antoine,  faible  rimeur  de  la  péda- 
gogie académique,  et  son  fils  Charles,  peintre  facile,  écrivain 
disert,  qui  devait  finir  dans  les  honneurs  ;  enfin  l'élégant 
Natoire,  qui  couvrit  de  peintures  la  chapelle  des  Enfants- 
Trouvés,  et  devait  succéder  à  de  Troy  comme  directeur  de 
l'Ecole  de  Rome  en  1751.  Plusieurs  de  ces  artistes  sont  encore 
des  «  maniéristes  »  puisque  la«  manière  »  atteint  alors  jusqu'aux 
partisans  du  «  grand  art  »  :  mais  leurs  principes  comme  leurs 
sujets  sont  classiques.  Par  l'ordonnance,  la  composition,  le  style, 
ils  continuent  en  l'alTaiblissant  l'académisme  de  l'âge  précé- 
dent, à  peu  près  comme  Rhadamiste  et  Zénobie  continue  Cor- 
neille, comme  YŒdipe  de  Voltaire  continue  Racine,  comme  la 
Henriade  applique  VArt  poétique.  Les  qualités  et  les  défauts  de 
la  peinture  religieuse,  enfin,  sont  exactement  ceux  des  poèmes 
de  Racine  le  fils;  et  la  fougue  apprise  de  Rivais  et  de  Subleyras 
rappelle  de  très  près  le  lyrisme  voulu  d'un  J.-B.  Rousseau. 

Pareillement  on  trouverait,  entre  1710  et  1745  environ, 
comme  deux  sortes  de  sculpture  :  l'une  traditionnelle  et  assez 
effacée,  qui  continue  à  peu  près  les  figures  allégoriques  de 
Versailles  ou  l'académisme  des  groupes  et  des  tombeaux  de 
Girardon;  l'autre  beaucoup  plus  vivante,  très  participante  à 
l'esprit  général  du  siècle,  mais  plus  surveillée  dans  ses  audaces 
que  la  peinture,  et  plus  serrée  dans  son  exécution,  comme  il 
convient  à  un  art  si  concentré.  Là,  pas  d'interruption  brusque, 
mais  un  développement  graduel.  Coysevox,  qui  vit  jusqu'en  1720, 
lègue  à  ses  continuateurs  une  sculpture  déjà  très  assouplie  et 

Histoire  de  la  langue.  VI.  <>v 


786     l'art  français  AU  XVIir  SIÈCLE  ET  LA  LITTÉRATURE 

pas  mal  modernisée  en  certains  de  ses  sujets.  Les  deux  pre- 
miers Coustou,  Le  Lorrain  et  Lemoyne  vont  cambrer  encore 
les  attitudes,  lancer  les  corps  en  une  «  crânerie  »  plutôt  fran- 
çaise que  berninesque  :  ils  accuseront  enfin  cette  élégance  affinée, 
nerveuse,  qui  se  lie  fort  bien  à  un  certain  emportement  de 
l'action.  Rien  de  mièvre  en  effet  dans  ce  style  :  il  a,  comme 
la  meilleure  littérature  d'alors,  la  finesse  et  la  précision,  mais 
non  moins  le  nerf,  la  verve,  la  saillie.  Non  seulement  il  est  plein 
d'esprit  et  d'imprévu,  mais  il  frémit  de  vérité;  le  sang  court 
dans  ces  jolis  muscles.  Celui  qui  caractérise  le  mieux  ce  moment 
curieux  de  la  sculpture  française,  n'est  peut-être  pas  Lemoyne  S 
encore  très  académique  par  accès  (comme  dans  le  Christ  deSaint- 
Roch,  un  peu  cousin  de  celui  de  Bouchardon  à  Saint-Sulpice)  ; 
c'est  Le  Lorrain,  avec  cet  éblouissant  bas-relief  des  Chevaux 
du  Soleil,  si  pétulant,  si  coloré  et  si  gracieux  tout  ensemble. 
L'œuvre  est  de  la  meilleure  veine  du  xvni^  siècle  français. 
L'exemple  n'en  sera  pas  perdu  pour  Pigalle,  l'illustre  élève  du 
trop  peu  connu  Le  Lorrain. 

Voilà  donc  un  art  qui,  sans  répugner  à  la  vivacité  expressive, 
se  gardait  avec  soin  de  tout  écart  équivoque,  et  ne  suivait  que 
de  loin  les  bacchanales  de  la  peinture.  On  pouvait  déjà  compter 
sur  lui  pour  ramener  dans  l'art,  au  lendemain  des  entraînements 
suspects,  le  sens  du  vrai  et  le  goût  de  la  mesure.  Mais  il  v  a 
plus.  L'architecture  de  ce  temps,  quoi  qu'on  en  ait  dit,  a  la  sagesse 
relative  de  la  sculpture.  Sans  doute  il  y  a  le  «  rococo  »,  source 
inépuisable  d'anathèmes  classiques.  Nous  ne  nions  pas  ici  les 
effets  funestes  de  «  l'art  rocaille  »,  quoiqu'il  soit  plutôt  perni- 
cieux dans  son  abus  que  dans  son  usage.  Mais,  d'abord,  c'est  écrire 
étrangement  l'histoire  que  de  réduire  à  la  rocaille  l'architecture 
tout  entière  de  ce  temps;  et  ensuite,  avant  de  juger  trop  sévère- 
ment le  rococo  en  France,  il  faut  savoir  ce  qu'il  a  pu  commettre 
dans  son  pays  d'origine,  en  Italie,  ou  dans  la  patrie  de  toutes  les 
contrefaçons  architecturales,  en  Allemagne.  C'est  la  distance  de 
la  fantaisie  à  la  folie,  et  des  propos  interrompus  au  déliré. 

En  réalité,  si  l'architecture,  entre  Robert  de  Cotte  et  Blondel, 
a  subi,  elle  aussi,  des  modifications  et  des  assouplissements  très 

,  1.  Le  sculpteur  Lemoyne  (qu'il  ne  faut  pas  confondre  avec  le  peintre  Lemoinç 
cité  plus  haut)  est  né  en  1704,  mort  en  1778.  ' 


L'ÉPOQUE  DE  WATTEAU  ET  SA  SUITE  787 

notables;  si  l'on  a. cherché  à  rompre  la  monotonie  des  lignes,  à 
combattre  la  froideur  du  style  Louis  XIV,  à  réduire  à  des  .pro- 
portions plus  habitables  les  pièces  glaciales  de  l'époque  précé- 
dente, l'aspect  extérieur  de  la  construction  nouvelle  a  eu  fort  rare- 
ment cet  air  d'architecture  «  dansante  »  ou  «  plaisante  »  qu'on 
lui  a  tant  reproché.  Certes,  Oppenort  et  Meissonnier  ont  hasardé 
des  saillies,  arrondi  des  baies  que  la  logique  d'une  façade  ne 
comporte  guère  :  mais  ces  excès,  à  tout  prendre,  furent  rares, 
et  s'attaquèrent  surtout  à  la  décoration  et  à  l'aménagement  inté- 
rieurs. Le  palais  épiscopal  de  Strasbourg,  construit  sur  les  desr 
sins  de  Robert  de  Cotte,  est  d'une  pureté  de  lignes  irréprochable. 
Le  fameux  hôtel  de  Soubise,  à  l'intérieur  duquel  Boffrand.  pro- 
digua les  plus  séduisants  ornements  de  la  rocaille  naissante, 
nolTre  au  dehors  rien  de  tortu  ni  de  bombé;  et  la  double  galerife 
cintrée  qui  de  l'entrée  s'arrondit  jusqu'à  la  construction  centrale 
se  défend  sans  peine.  On  pourrait  multiplier  ces  exemples.  Si 
donc  Oppenort  et  surtout  Meissonnier  (lequel  est  Italien)  risquent 
d'accélérer  le  mouvement  qui  allège  notre  architecture  depuis 
Hardouin-Mansart,  il  ne  faut  point  croire  qu'ils  aient  facilement 
fait  école;  il  faut  surtout  se  rappeler  qu'ils  étaient  beaucoup 
plus  décorateurs  et  dessinateurs  qu'architectes. 

Le  rococo  a  surtout  affecté  l'ornement,  le  travail  du  bois, 
l'ameublement  et  l'orfèvrerie.  Les  orfèvres,  ces  sculpteurs  en 
petit,  ont  voulu  renchérir  sur  leurs  grands  confrères.  Les  «  ara- 
besques »  de  Gillot  et  de  Watteau  venaient  d'ouvrir  aux  ébénistes 
et  aux,  (loreurs  des  horizons  nouveaux.  Entre  leurs  doigts,  le 
bois  devint  de  cire  :  moulures  et  corniches,  bon  gré  mal' gré, 
durent  plier.  Tout  s'arrondit.  Les  trumeaux  se- chantournèrent, 
l'angle  devint  une  rareté.  Un  esprit  de  logique  présidait  d'ailleurs 
à  cette  absurdité,  car  rien  n'était  plus  propre  à  faire  valoir  la 
peinture  du  temps  qu'un  tel  cadre.  Témoin  le  salon  octogone 
de  Ihùtel  Sbubise,  et  certaines  chambres  de  Potsdam,  vrais 
bijoux  exécutés  par  des  mains  françaises.  Lancé  dans  cette 
voie,  l'art  décoratif,  si  prompt  à  se  compliquer,  défia  bientôt 
le  bon  sens  :  ce  ne  fut  que  déchiqu^tures,  spirales  recroque- 
villées, pirouettes  de  la  forme.  L'époque  des  caillettes  se  comr 
plbt  un  instant  à  ce  papotage  de  lignes.  Mais  la  mo^e  en  fut 
passagère.  Tout   ce  clinquant   fatigua  vite.  Lei  rococo  bulfé 


788     l'art  français  AU  XVIir  SIÈCLE  ET  LA  LITTÉRATURE 

dura-t-il  quinze  ou  vingt  ans?  Tout  au  plus.  La  préoccupation 
d'un  changement  est  visible,  entre  1740  et  1750.  Lorsque, 
en  4752,  Cochin,  dans  ses  pamphlets  d'art,  houspillera  de  si 
spirituelle  façon  les  architectes  et  les  décorateurs,  on  pourra 
sentir  que  la  mode  du  rococo  est  tombée  depuis  quelque  temps; 
l'attention  est  déjà  ailleurs.  Le  siècle  a  maintenant  jeté  sa 
gourme.  L'art  va  suivre,  à  sa  manière,  cette  évolution  si  remar- 
quable du  siècle  vers  les  idées  générales  et  vers  l'action,  évolu- 
tion qui  s'accuse  nettement  avec  YEsprit  des  Lois  et  Y  Ency- 
clopédie. Qu'aurait-il  fallu  pour  que  le  changement  fût  naturel 
et  bienfaisant,  comme  devraient  être  toutes  les  révolutions  de 
l'art?  Simplement  qu'on  abandonnât  l'art  à  son  instinct;  et  que 
celui-ci,  débarrassé  des  lourdes  chaînes  doctrinales  qu'avait 
forgées  le  siècle  précédent,  ne  fût  point  sollicité  par  des  amis 
trop  zélés  d'en  prendre  de  nouvelles.  Alors  il  est  possible,  que 
dis-je?  il  est  probable  que  nous  eussions  eu  un  art  vraiment 
français,  national  et  populaire.  En  tout  cas,  rien  ne  s'opposait 
à  cette  transformation  aux  environs  de  4750.  Le  peu  de  rou- 
tine académique  qui  subsistait  pouvait  disparaître,  et  le  grand 
xvm*  siècle,  qui  commençait  alors,  pouvait  avoir  son  art,  un  grand 
art  même,  à  condition  de  ne  point  faire  du  neuf  avec  du  vieux. 
L'occasion  était  belle.  L'art  sut-il  la  saisir? 


//.  —  L'époque  de  Caylus  et  de  Diderot.  —  A/'"^  de 

Pompadour,   l'archéologie  et  la  philosophie 

(de  ij45  a   ij'j4  environ). 

L'art  à  la  recherche  d'une  nouvelle  voie.  —  L'année 
4745  ne  représente  rien  par  elle-même.  Pourtant  c'est  autour  de 
cette  date  qu'on  peut  grouper  un  certain  nombre  de  faits  signi- 
ficatifs, symptômes  d'une  rénovation  artistique.  A  ce  moment 
la  direction  des  Beaux-Arts  échoit  à  un  homme  actif,  Lenor- 
mant  de  Tournehem  ;  le  comte  de  Caylus  prend  à  l'Académie 
royale  posture  de  réformateur;  les  Salons,  interrompus  de  4704 
à  4737,  puis  devenus  .annuels  entre  4739  et  4755,  mettent  les 
questions  d'art  à  la' mode  et  favorisent  Téclosiôn  de  la  critique 


L'ÉPOQUE  DE  CAYLUS  ET  DE  DIDEROT  789 

(l'art;  enfin,  à  ces  diverses  influences,  vient  s'ajouter  l'action 
personnelle  d'une  femme  dont  le  goût  sera  d'autant  plus  suivi 
qu'elle  est  la  nièce  (sinon  la  fille)  de  M.  de  Tournehem,  et  la 
maîtresse  «  déclarée  »  du  roi. 

On  s'est  souvent  mépris  sur  le  rôle  qu'a  joué  M"*  de  Pom- 
padour  dans  l'art  du  wui"  siècle.  C'est  improprement  qu'on  a 
désigné  sous  le  nom  d'  «  art  Pompadour  »  les  dernières  exagé- 
rations de  la  rocaille.  Le  contraire  est  beaucoup  plus  près  de  la 
vérité.  L'avènement  de  cette  femme  de  goût  a  marqué  aussitôt 
le  déclin  d'une  mode  qui  d'ailleurs  avait  épuisé  ses  formules. 
Le  mot  d'ordre  de  l'art,  qui  s'est  pris  durant  une  dizaine 
d'années  dans  la  chambre  oii  elle  dessinait,  peignait,  gravait 
et  même  imprimait,  était  favorable  aux  nouveautés,  et  à  des 
nouveautés  d'une  nature  plus  tranquille,  plus  ordonnée,  j'allais 
dire  plus  «  classique  ».  Sans  doute  il  n'y  eut  point  brusque 
rupture  :  ce  ne  sont  point  là  façons  de  femme,  et  plus  qu'au- 
cune autre  la  Pompadour  savait  l'art  des  accommodements. 
D'ailleurs,  Boucher  n'était-il  pas  son  professeur  de  peinture? 
Cependant  l'hommage  officiel  d'une  telle  écolière  allait  plutôt 
au  peintre  préféré  du  roi  qu'au  genre  de  peinture  dont  Boucher 
était  le  représentant.  Depuis  dix  ans  déjà,  sinon  davantage. 
Boucher,  qui  avait  tout  ce  qu'il  fallait  pour  plaire  à  Louis  XV  \ 
était  encouragé,  poussé  au  premier  plan  par  le  roi.  Sous  la  favo- 
rite, il  conserve  bien  ou  mal  ses  positions;  tandis  qu'à  côté, 
d'autres  artistes,  plus  directement  inspirés  d'elle,  verront  grandir 
les  leurs.  Cochin  le  fils,  par  exemple,  celui  qu'on  appelait  naguère 
le  a  petit  Cochin  »,  ne  guidera  pas  seulement  la  main  de  la  jeune 
femme,  dans  les  jolis  gribouillis  d'eau-forte  que  conserve  notre 
Cabinet  des  Estampes;  il  est  probable  qu'il  lui  soufflera  plus 
d'une  idée  ambitieuse,  pendant  qu'un  troisième  précepteur, 
Guay,  lui  enseignera  l'usage  du  touret,  pour  qu'elle  puisse  graver 
sur  pierre  dure  les  victoires  de  Fontenoy,  de  Raucoux  et  de 
Lawfeld.  Dès  lors  la  marquise  ne  se  contentera  plus  des  leçons 
de  pastel  d'un  La  Tour;  elle  visera  plus  haut,  elle  se  préoccu- 
pera de  grand  style  et  d'antique  ;  elle  ne  sera  pas  ignorante  des 
dissertations  d'un  corps  savant;  elle  attirera,  encouragera  un 

1.  Boucher,  né  en  1704,  ne  meurt  qu'en  1770.  Mais,  passé  1753  environ,  on  peut 
dire  qu'il  se  survit.  > 


790-     L'ART  FRANÇAIS  AU  XVIII"  SIÈCLE  ET  LA  LITTÉRATURE 

artiste  froid  et  correct,  mais  d'un  goût  relativement  sévère,  le 
sageYien  ;  enfin,  elle  fera  exécuter  ce  qui  paraît  être  la  grande 
pensée  de  son  règne  éphémère  (à  moins  que  ce  ne  soit  celle  de 
Cochin),  le  voyage  de  son  frère  en  Italie  (1749-1751). 

Il  s'agissait  de  faire  l'éducation  artistique  du  marquis  de 
Vandières,  très  jeune  alors  et  récemment  pourvu  d'un  titre 
{le  marquis  d' avant-hier,  disaient  les  malicieux).  Un  voyage  en 
Italie  devait  lui  préparer  les  voies  à  la  succession  de  M.  de 
Tournehem.  Après  l'oncle  et  la  sœur,  le  «  frérot  »  ;  les  Poisson 
devaient  détenir  le  fief  de  l'art  jusqu'à  la  fin  du  règne  '.  C'est 
d'ailleurs  ce  qu'ils  détinrent  le  mieux.  M.  de  Vandières  partit^ 
vers  la  fin  de  1749,  pour  la  terre  classique  du  beau,  en 
compagnie  de  sa  maison  artistique  :  le  dessinateur  Cochin, 
esprit  vif,  observateur  avisé,  pétri  de  bon  sens  sous  sa  pétu- 
lance ;  l'architecte  Soufflot,  excellent  géomètre,  en  qui  l'on  voyait 
l'archilecte  de  l'avenir;  enfin  Fabbé  Le  Blanc,  lettré,  vague- 
ment teinté  de  beaux-arts,  commentateur  d'un -Salon  récent,  et 
'«  qui  ne  passait  pas  pour  une  tête  folle  ».  Ce  choix  indique 
nettement  le  but  de  la  mission.  Il  fallait  déterminer  un  courant 
officiel  d'art  sérieux  :  le  Directeur  de  demain,  avec  les  artistes 
et  les  critiques  de  démain,  allait  se  retremper  aux  sources,  en 
Italie.  L'art  serait  ensuite  «  dirigé  »  dans  la  bonne  voie,  et  ce 
voyage  ferait  époque. 

,  A-t-il  vraiment  fait  époque?  Il  marque  en  tout  cas  une  date. 
C'est  la  première  caravane  d'artistes  qui  parcourent  l'Italie 
autrement  qu'en  élèves  pressés  d'achever  leurs  études.  Cochin, 
Soufflot  et  Le  Blanc  sont  venus,  sans  doute,  avec  le  dessein 
de  s'affermir  dans  certains  principes  qu'ils  croient  les  bons  : 
toutefois  ils  comparent,  ils  discutent,  ils  ne  se  défendent  point 
d'impressions  contradictoires,  et,  surtout,  ils  voient  beaucoup 
d'autres  villes  que  Rome  et  Bologne.  Leurs  yeux  —  les  yeux 
de  Cochin  en  tout  cas  —  se  dessillent  sur  bien  des  points. 
En  peinture,  la  petite  troupe  découvre  Florence  et  surtout 
Yenise,  chose  capitale.  En  architecture,  elle  croit  découArir  la 
vraie  antiquité  en  étudiant  les  beaux  monuments  de  l'époque 
rôtnaine;  elle  est  en  tout  cas  plus  près  d'elle  qu'on  ne  l'a  été 

i;i.  Exactement  1773.  Celle  annëe-là,  le  frère  de  l'ancienne  favorite  n'est  pius 
qu'adjoint  au   nouveau  Directeur,  le  comte  d'Angivillers;  eji.  1774,il  se  relicç. 


-7^0 


HIST.    DE  LA  LANGUE  &  DE  LA  LITT.   FR.      T.  VI,  CH. 


XV 


Armand  Colin  >S:  C'«,  KUileurs,  Paris 


I^ME   Q£  POMPADOUR 

EN    FEMME    SAVANTE    QUI    S'OCCUPE    DE    L'ÉTUDE 
(Légende  du  temps) 

FRONTISPICE     DE     NATOIRE,      GRAVÉ     PAR     C.      N.      COCHIN      LE      FILS 

pour  une  traduction  en  italien  de  «  la  pluralité  des  Mondes  * 
Bibl.  Nat.,  Cabinet  des  Estampes,  Œuvre  de  C.  N.  Cochin  le  fils,  t.  Il 


L  ÉPOQUE  DE  CAYLUS  ET  DE  DIDEROT  791 

jusque-là  en  France;  sans  compter  qu'elle  pousse  une  pointe 
vers  Herculanum,  où  elle  entrevoit  les  arts  industriels  anciens 
et  la  civilisation  à  moitié  grecque  de  l'empire.  Soufûot  rappor- 
tait d'Italie  le  projet  ambitieux  et  froid,  mais  grandiose  après 
tout,  du  Panthéon;  Cochin  en  rapportait  le  sens  de  la  cou- 
leur et  prêchait  pour  les  Vénitiens ,  dans  cet  intelligent 
Voyage  d'Italie,  dont  plusieurs  chapitres  sont  à  retenir*.  Dès 
leur  retour,  nos  artistes  étaient  fêtés.  Cochin  était  reçu  par 
acclamation  avec  dispense  de  produire  son  morceau  de  récep- 
tion ;  Soufflot,  devenu  l'architecte  de  l'ex-marquis  de  Vandières, 
aujourd'hui  marquis  de  Marigny,  pouvait  vaquer  à  la  prépara- 
tion de  ses  grands  travaux;  et  Gabriel,  le  plus  bel  architecte 
du  xvin'  siècle,  d'une  inspiration  française  et  classique  à  la  fois, 
allait  pousser  la  construction  de  cette  admirable  Ecole  militaire, 
que  Louis  XV  lui  avait  commandée  dès  1751,  en  attendant 
Trianon  et  le  Garde-Meuble.  Pendant  ce  temps,  la  sculpture 
regardait  vers  Bouchardon,  qui  passait  (à  tort  d'ailleurs)  pour 
avoir  rapporté  de  Rome  un  style  plus  «  antique  »,  ou  moins 
entaché  de  manière. 

Le  branle  était  donné.  Il  fallait  maintenant  en  finir  avec  le 
rojcoco.  Cochin  se  chargera  de  l'achever.  Il  le  cribla  d'épi- 
grammes,  dans  une  série  de  petits  factums  qui  sont  des  mer- 
veilles d'esprit  et  d'à-propos.  L'art  de  Meissonnier  et  de  Bor- 
romini  ne  se  releva  pas  de  ces  cruelles  petites  blessures.  Cochin, 
par  ses  manifestes  aussi  solides  de  fond  que  légers  d'apparence, 
coopérait  à  l'effort  général,  qui  tendait  alors  au  logique,  au 
sensé,  au  sérieux.  L'art  s'assagit  et  se  recueille,  pendant  qu'ail- 
leurs on  se  prépare  pour  la  bataille  des  idées.  L'indication  artis- 
tique part  de  haut  :  mais  le  joug  est  encore  léger.  C'est  moins 
le  sceptre  d'un  tyran  que  la  baguette  enrubannée  d'une  femme, 
la  houlette  d'une  «  Belle  Jardinière  »  de  Van  Loo.  Que  réclame 
Cochin?  L'obéissance  «  aux  lois  du  bon  sens  et  de  la  conve- 
nance »  ;  il  souhaitait  «  que  le  goût  qui  est  reçu  de  tous  les 
temps  et  de  toutes  les  nations  fut  regardé  comme  le  vrai  bon 
goût.  »  C'était  peu  et  c'était  assez.  A  l'inspiration  de  faire  le 
reste.  Mais  le  temps  est  venu  où  d'autres  influences  pèseront 

1.  Voir  Les  Cochin,  p.  120-122. 


792     L'ART   FRANÇAIS  AU  XVIIF  SIÈCLE  ET   LA  LITTÉRATURE 

d'un  poids  bien  plus  lourd  sur  les  artistes  et  les  mèneront  peut- 
être  un  peu  plus  loin  qu'ils  ne  voudraient. 

Influences  scientifiques  :  l'arcliéologie.  —  La  pre- 
mière de  ces  influences,  et  de  beaucoup  la  plus  forte,  entre  1750 
et  1760,  est  la  renaissance  du  culte  de  l'antiquité  sous  une  forme 
nouvelle  :  l'archéologie.  Le  comte  de  Caylus  est  le  grand  nom 
de  cette  période.  Il  clôt  l'ère  des  antiquaires,  et  il  ouvre  celle  des 
savants.  Ce  serait  peu,  et  ce  ne  serait  en  tout  cas  rien  pour 
l'art,  si  ce  savant  n'était  doublé  d'un  artiste,  cet  artiste  d'un 
praticien  consommé  dans  la  gravure,  et  si  l'homme  n'avait 
exercé  un  ascendant  considérable  sur  beaucoup  d'artistes,  et  sur 
le  corps  entier  de  l'Académie  Royale.  L'influence  de  Caylus  est 
antérieure  au  voyage  d'Italie;  et  sa  prédication,  pour  être  moins 
officielle  que  celle  des  porte-voix  de  M.  de  Vandières,  est  singu- 
lièrement plus  précise,  plus  appuyée  d'écrits,  de  fondations  de 
toute  sorte.  L'antique  est  son  but  principal  et  son  instrument 
d'enseignement  presque  universel.  Or  cette  antiquité  n  est  pas 
seulement  l'antiquité  connue  de  tous,  les  vingt  ou  trente  beaux 
morceaux  devenus  banals  par  l'usage,  que  dix  générations 
d'artistes  ont  copiés  et  recopiés  ;  c'est  l'antiquité  fraîchement 
exhumée  à  Portici,  c'est  le  détail  vivant,  nouveau,  exact, 
qu'apporte  un  petit  bronze  ou  un  torse  entamé  par  la  pioche. 
Cette  antiquité-là  vient  rajeunir  l'histoire,  ouvrir  des  champs 
nouveaux  à  la  science,  établir  dans  les  œuvres  de  l'art 
ancien  une  perspective  qui  permettra  bientôt  d'en  reconstituer 
l'histoire.  C'est  la  vie  qui  sort  de  la  mort.  Ces  pierres,  interro- 
gées, répondent.  Le  plus  grand  art  que  les  hommes  aient  connu 
va  révéler  ses  secrets  :  écoutons-le,  et  que  tous  les  artistes 
se  penchent  sur  les  fouilles...  C'est  ainsi  que  le  comte  de  Caylus 
est  au  centre  du  grand  mouvement  qui  prépare,  non  pas  encore 
David,  mais  l'école  d'où  jaillira  David. 

L'art  va-t-il  donc,  par  une  volte-face  imprévue,  tourner  le  dos  à 
son  temps?  Au  contraire,  et  c'est  ne  rien  comprendre  ni  à  Caylus 
ni  à  David  que  de  les  prendre  pour  des  phénomènes.  Rien 
n'est  plus  «  xvni"  siècle  »  que  la  passion  de  curiosité  de  l'un,  que 
la  fureur  de  rénovation  de  l'autre.  Ce  que  représente  éminem- 
ment Caylus,  c'est  une  fièvre  de  science  et  un  goût  de  généra- 
lisation qui  se  rattachent  par  plus  d'un  point  à  l'esprit  de  l'En- 


L'ÉPOQUE  DE  CAYLUS  ET  DE  DIDEROT  793 

cyclopédie  :  c'est,  encore,  une  philosophie  (car  cet  ennemi  «les 
philosophes  était  philosophe  à  sa  manière)  qui  croit  à  l'éternel 
recommencement  des  choses,  et  qui  suit  à  la  piste,  dans  les 
œuvres  des  civilisations  abolies,  des  idées,  des  croyances  ou 
simplement  des  procédés  techniques  dont  nous  nous  étions  crus 
les  inventeurs  :  c'est,  aussi,  une  pédagogie  utilitaire  et  utopique 
à  la  fois,  qui  veut  à  chaque  instant  appliquer  ce  qu'elle  décou- 
vre, et  qui  caresse  ce  rêve  essentiellement  français  :  l'alliance 
de  la  forme  antique  à  la  pensée  moderne.  Sous  quelque  aspect 
qu'on  l'envisage,  Caylus  porte  la  marque  de  son  temps  profon- 
dément empreinte  dans  un  esprit  chercheur  et  oseur,  sinon  dans 
sa  personne  rébarbative  et  bourrue.  En  lui,  enfin,  aboutissent 
et  s'éclairent  d'une  lumière  imprévue  les  efforts  de  trois  géné- 
rations d'érudits,  jusqu'à  lui  demeurés  sans  conclusion. 

Car  c'est  mal  envisager  le  xvni°  siècle  que  de  le  regarder  tou- 
jours par  le  côté  de  la  littérature  pure.  C'est  ne  le  voir  que  de 
profil.  L'érudition  moderne,  dont  nous  sommes  justement  si 
fiers,  a  chez  lui  ses  racines  profondes.  Si  Mabillon,  par  les 
dates  comme  par  l'esprit,  est  encore  un  homme  du  xvii"  siècle, 
Montfaucon,  par  le  seul  dessein  de  V Antiquité  expliquée,  est  un 
homme  du  xvni'.  Il  ouvre  la  série  des  grands  travaux  qui  se 
continuent  chez  les  bénédictins,  et  ailleurs.  L'ancienne  Académie 
des  Inscriptions,  très  dépassée  par  la  nôtre,  est  aujourd'hui 
injustement  oubliée.  Sa  transformation,  depuis  le  temps  où  elle 
composait  des  devises  pour  Louis  XIV,  est  surprenante.  Elle 
constitue  vraiment,  dès  le  premier  tiers  du  siècle,  un  corps 
savant  dans  toute  la  rigueur  du  terme,  et  même,  peut-on  affir- 
mer, le  seul  corps  littéraire  savant  de  l'Europe.  Très  considérée, 
très  enviée  au  dehors,  modeste  et  presque  obscure  chez  nous, 
elle  fait  la  somme  des  connaissances  relatives  au  passé.  Le 
recueil  de  ses  Mémoires  est  l'Encyclopédie  des  civilisations 
mortes.  Elle  compte  encore  quelques  simples  littérateurs, 
comme  l'abbé  Gedoyn,  traducteur  de  Quintilien,  ou  Louis 
Racine;  mais  le  nombre  en  diminue  tous  les  jours.  Ses  chefs  de 
travaux  sont  un  Gros  de  Boze,  un  Le  Beau,  un  Sallier,  un  Fra- 
guier,  un  d'Anville,  un  Barthélémy.  Ses  correspondants  pro- 
vinciaux sont  un  marquis  de  Caumont,  l'ami  de  Bouhier  et  du 
cardinal    Passionei;  l'épigraphiste   Séguier;    le   numismatiste 


794      l'art  français  AU  XVIir  SIÈCLE  Eï  LA  LITTÉRATURE 

Câry,  qui  forma  Barthélémy;  Calvet,  qui  revit  dans  le  Muséum 
d'Avignon,  etc.  Elle  envoie  des  missions  scientifiques  jusqu'au 
Pérou,  avec  La  Condamine;  et  ses  voyageurs  officiels,  Sévin  et 
Fourmont,  qui  font  par  tout  le  monde  antique  la  chasse  aux 
inscriptions,  risquent  de  rencontrer  en  Anatolie  ou  dans  les 
îles  g-réco-turques  quelques  volontaires  partis  comme  Spon, 
Wehler,  Lucas  ou  Caylus,  uniquement  pour  le  plaisir  et  le 
danger  de  la  découverte,  sans  trop  savoir  ce  qu'ils  décou- 
vriraient. 

Tout  cela  est  d'une  grande  conséquence  pour  l'art.  Ce 
sérieux,  cette  opiniâtreté  dans  la  recherche,  accrus  bientôt  du 
dilettantisme  des  amateurs  et  de  la  passion  des  collectionneurs, 
vont  mettre  l'antique  à  la  mode.  N'est-ce  pas  un  sujet  de  con- 
versation nouveau,  et  qui  repose  de  la  philosophie,  que  ces 
villes  anciennes  secouant  leur  linceul,  hier  Balbek  et  Palmyre, 
aujourd'hui  Herculanum  et  Véleia,  demain  Pœstum  etSpalatro? 
Sont-ils  indignes  d'attention,  ces  pionniers  français  qui  conquiè- 
rent à  la  science  des  terres  inexplorées,  Granger,  Giraud,  Sautel, 
et  ce  Le  Roy  qui  le  premier  relevait  les  monuments  de  la  Grèce 
propre,  et  cet  Anquetil-Duperron  qui  s'en  allait  aux  Indes  cher- 
cher chez  les  Guèbres  autre  chose  qu'un  sujet  de  méchante 
tragédie?  Une  antiquité  qui  se  révèle  attachante,  familière,  qui 
pique  par  cent  détails  inédits,  devient  du  coup  «  exotique  »  et 
réveille  une  curiosité  blasée,  comme  naguère  ces  sujets  orien- 
taux, voire  chinois,  qui  ragaillardissaient  la  forme  usée  du  conte 
et  permettaient  à  la  comédie  de  changer  d'oripeaux.  Par  sur- 
croît, le  goût  y  trouvera  son  compte;  car  un  classique  som- 
meille au  fond  de  chaque  Français,  ce  Français  fût-il  Diderot.  Le 
frivole  Maurepas  n'était-il  pas  homme  à  courir  en  chaise  de 
poste  de  Paris  à  Fréjus,  en  compagnie  d'un  seul  ami,  unique- 
ment pour  étudier  des  ruines  romaines  et  en  rapporter  le  dessin? 
A  Rome,  c'est  encore  mieux  :  la  principale  occupation  d'un 
grave  savant,  l'abbé  'Venuti,  n'est-elle  pas  de  mener  le  soir  à 
son  cours  d'  «  antiquités  »  la  jeune  ambassadrice  de  France,  la 
gracieuse  comtesse  de  Stainville?  C'est  l'âge  d'or  des  «  anti- 
quaires ».  Un  instant,  l'archéologie  naissante  nuit  aux  Contes 
moraux.  Aussi,  avec  quel  dédain  l'empesé  Marmontel  ne  parle- 
t-ilpas  de  ces   «  breloques  »  d'antiquailles!  Et  quelle  fureur 


L'ÉPOQUE  DE  CAYLUS  ET  DE  DIDEROT  795 

contre  ces  «  prétenflus  savants  qui  se  fourraient  dans  les  .Aca- 
démies sans  savoir  ni  grec  ni  latin!  » 

Ce  dernier  reproche  n'était  pas,  du  reste,  dénué  de  tout  fonde- 
ment. Le  mouvement  archéologique  se  poursuit  parmi  la  déca- 
dence des  études  grecques  et  latines.  Tout  ce  que  les  lettres 
perdent,  l'archéologie  le  gagne.  A  cela  encore  on  reconnaît  le 
siècle.  Ce  que  l'âge  précédent  demandait  aux  auteurs  anciens, 
c'était  le  secret  d'une  façon  simple  ou  grande  de  penser  ou  de 
s'exprimer.  On  leur  demande  aujourd'hui  non  pas  ce  qu'ils  ont 
pensé,  mais  comment  ils  ont  vécu,  avec  quelles  mœurs,  dans 
quel  cadre  pittoresque.  La  curiosité  n'est  plus  morale,  mais 
matérielle;  elle  néglige  l'àme  pour  le  corps.  On  n'étudie  plus 
l'antiquité,  mais  «  les  antiquités  ».  Et  ainsi,  plus  l'on  connaît 
les  objets  d'art  ancien,  plus  on  méconnaît  l'art  même  en  son 
essence.  Du  reste,  les  grandes  œuvres  que  l'on  attendait  ne  sor- 
tent pas  de  terre.  Si  d'imposantes  ruines  se  découvrent  un  peu 
partout,  la  peinture  est  rare,  et  de  mauvaise  qualité;  la  sculp- 
ture abonde,  mais  réduite  au  bibelot  d'art.  Le  tout,  plutôt 
romain,  ou  tout  au  plus  gréco-romain,  sera  baptisé  «  grec  », 
intrépidement.  Et  l'on  peut  pressentir  désormais  comment  la 
science  nouvelle,  malgré  la  multitude  de  ses  matériaux,  ne 
pourra  jamais  inspirer  qu'un  art  qui  lui  ressemble,  c'est-à-dire 
sans  chaleur,  sec,  et  d'autant  plus  faux  qu'il  se  croira  exact  et 
prétendra  nous  émouvoir  sur  documents. 

Désormais  c'en  est  fini  du  laisser-aller  général  dans  les 
arts,  de  la  peinture  lâchée,  du  fouillis  érigé  en  système,  des 
figures  dessinées  de  chic,  de  l'absence  totale  de  doctrine.  Bou- 
cher, dans  cette  Académie  qu'il  «  dirigeait  »  un  peu  comme  ses 
bergères  dirigent  leurs  moutons,  avec  des  rubans,  '  sentit  tout  à 
coup  que  le  troupeau  rompait  sa  fragile  attache  pour  se  donner 
un  vrai  collier.  L'Académie  éprouvait  de  nouveau  le  besoin 
d'être  gouvernée.  Caylus  était  homme  d'autorité.  Elle  le  laissa 
faire,  et  le  suivit.  Un  à  un,  Caylus  remonta  les  ressorts  de 
l'enseignement.  En  1750  —  date  exacte,  —  l'étude  de  l'antique 
est-  a  recommandée  »;  peu  après,  elle  est  imposée.  Le  «  grand 
goût  de  l'antique  »  est  exigé  pour  les  concours.  Des  prix  nou- 
veaux sont  institués  :  un  prix  d'ostéologie,  pour  que  les  élèves 
ne  puissent  plus  «  casser  élégamment  une  jambe  »,  comme  fai-» 


796      L  ART  FRANÇAIS  AU  XVIIP  SIECLE  ET  LA  LITTERATURE 

sait  Boucher;  un  prix  de  perspective  pour  qu'ils  apprennent  à 
composer  les  fonds  de  leurs  tableaux,  enfin  un  «  prix  d'expres- 
sion »,  terme  fâcheux  qui  fait  tort  à  l'intention  du  fondateur, 
bonne  en  soi,  de  proscrire  la  peinture  sans  «  modèle  ».  En 
même  temps,  pour  remonter  le  courant  de  la  mode,  Caylus  gra- 
vait et  faisait  graver  des  milliers  de  petites  pièces  d'après  l'an- 
tique, et  les  plaçait  sous  les  yeux  des  élèves  :  médailles,  vases, 
cornalines,  tout  lui  était  bon.  S'il  quittait  un  instant  son  énorme 
Recueil  d'antiquités,  c'était  pour  écrire  à  l'usage  des  élèves  de 
Nouveaux  sujets  de  peinture  et  de  sculpture,  des  Tableaux  tiré& 
d'Homère  et  de  Virgile,  une  Histoire  d'Hercule  le  Thébain,  afin 
de  permettre  à  l'art  de  renouveler  ses  scènes  sans  quitter  le 
cycle  antique.  Il  voulait  des  tableaux  si  exactement  archéolo- 
giques, qu'on  pût  inscrire  «  sans  afîectation  »,  dans  un  coin  du 
tableau,  le  passage  de  l'auteur  ainsi  illustré.  Poussant  enfin  à 
bout  cette  pédagogie  systématique  et  inféconde,  il  allait  jusqu'à 
concevoir  un  costume  absolu,  le  costume  en  soi,  seul  digne  de  l'art, 
que  les  Grecs  auraient  inventé  pour  leurs  œuvres  de  peinture 
et  de  sculpture,  et  qui,  distinct  chez  eux  du  costume  de  tous  les 
jours,  aurait  été  consacré  par  les  traditions  de  l'art  et  immuable 
comme  un  dogme.  Ainsi  la  découverte  d'Herculanum  amenait 
en  France  la  refonte  totale  du  style  académique,  et  le  rétablisse: 
ment  d'une  doctrine  plus  roide  que  celle  de  Le  Brun  lui-même. 
Pendant  ce  temps,  les  artistes  hors  de  page  modifiaient  leur 
manière,  et  traduisaient,  chacun  suivant  son  tempérament,  la 
mode  nouvelle.  Dans  l'architecture  privée,  les  ornements  anti- 
ques vont  apparaître  :  rosaces,  palmettes,  guirlandes,  bucrânes, 
denticules,  modillons,  tout  va  être  «  à  la  grecque  ».  C'est  le 
style  Louis  XVI  qui  se  dessine  déjà  sous  Louis  XV.  En  pein- 
ture et  en  gravure,  le  Pannini  fait  école.  Piranesi,  avec  ses 
prestigieux  albums  sur  la  Rome  antique,  jette  dans  la  circu- 
lation un  formidable  torrent  de  motifs  pittoresques.  Ce  ne  sont 
partout  que  «  ruines  »,  que  «  monuments  antiques  »,  égayés 
par  la  végétation  qui  s'échappe  de  leurs  mille  blessures.  Le 
portique  écroulé  devient  le  motif  préféré  des  paysagistes.  Les 
uns,  purs  observateurs,  étudient  la  valeur  et  la  couleur  de  ces 
nobles  pierres  ébréchées,  dans  une  campagne  plantureuse.  Sans 
le  savoir,  ils  collaborent  d'avance  à  ces  poètes  en  prose,  pré- 


L'ÉPOQUE  DE  CAYLUS  ET  DE  DIDEROT  797 

curseurs  des  romantiques,  qui  découvriront  après  eux  la  poésie 
des  ruines,  un  Bernardin  de  Saint-Pierre,  un  Volney,  un  Cha- 
teaubriand. Les  autres,  fantaisistes,  laissent  leur  pinceau  gam- 
bader, comme  l'amusant  Hubert-Robert,  qui  tantôt  place  côte  à 
côte  dans  la  même  toile  des  monuments  dispersés  dans  toute 
une  région,  tantôt  fait  servir  la  Vénus  Callipyge  de  repoussoir  à 
une  scène  égrillarde.  Quant  aux  graveurs,  ils  prennent  tout,  le 
vrai,  le  faux,  comme  l'abbé  de  Saint-Non,  qui  inscrit  au  bas 
d'une  planche  d'  «  antiques  »  :  inventé  de  Robert. 

Voilà  donc  l'antique  sérieux,  le  «  grand  antique  »,  entraîné 
dans  la  farandole.  Caylus,  qui  meurt  en  1763,  a  vécu  assez  pour 
voir  dégénérer  sa  réforme  ;  il  est  descendu  en  grommelant,  non 
pas  dans  cette  «  cruche  étrusque  »  que  le  narquois  Diderot  lui 
assignait  pour  tombeau,  mais  dans  son  beau  mausolée  de  Saint- 
Germain  l'Auxerrois.  Aussitôt,  on  ne  parle  plus  de  lui.  Cette 
première  offensive  de  l'antiquité  n'avait  donc  qu'à  moitié  réussi. 
Elle  n'en  avait  pas  moins  préparé  les  voies  à  une  seconde  et  très 
prochaine  attaque,  qui  brisera  tous  les  obstacles. 

Influences  mondaines  et  artistiques.  —  La  résistance 
était  venue  des  gens  du  monde  et  des  artistes.  L'Académie  des 
Inscriptions  et  l'Académie  Royale  avaient  fait  la  fortune  de 
l'antique;  les  conversations  de  certains  salons  et  l'opposition 
des  artistes  mondains  la  défirent.  Cela  n'a  rien  pour  surprendre. 
M'"  Clairon  pouvait,  par  condescendance  pour  Caylus  —  un 
grand  seigneur,  après  tout,  —  consentir  à  «  poser  »  devant  les 
élèves,  et  à  fournir  le  premier  «  modèle  »  pour  le  prix  d'expres- 
sion. La  tète  couronnée  de  laurier,  assise  et  drapée  en  vague 
princesse  de  tragédie,  dominant  de  son  estrade  les  trois  «  pro- 
fesseurs »  qu'on  voit  dans  la  curieuse  estampe  de  Cochin,  et 
les  élèves  penchés  sur  leur  esquisse,  elle  peut  symboliser  la 
muse  vivante  de  l'art;  et  ce  rôle  ajouté  à  tant  d'autres  n'est 
point  pour  lui  déplaire.  Mais  rentrée  chez  elle,  l'actrice  n'en 
reprendra  pas  moins  le  corsage  en  pointe,  les  mouches  et 
l'éventail.  La  grande  dame,  la  bourgeoise  à  salon,  fùt-elle  férue 
d'antique,  n'en  continuera  pas  moins  à  vivre  dans  un  cadre 
sans  rapport  avec  les  villas  d'Herculanum,  à  causer  avec  des 
invités  dont  la  toge  est  un  habit  à  la  française,  et  la  tunique 
une  culotte  gorge-de-pigeon*  «Sur  ces  panneaux,  sur  ces  tru- 


798     l'art  français  AU  XVIIP  SIÈCLE  ET  LA  LITTÉRATURE 

meaux,  à  peine  corrig-és  des  récents  écarts  de  leurs  formes, 
va-t-on  peindre,  de  but  en  blanc,  des  campagnes  plantées  d'obé- 
lisques ou  des  scènes  de  l'Orestie?  La  femme  renoncera-t-elle  à 
ses  élégances?  Et  l'artiste  qui  décore  les  parois  de  sa  cage  va-t-il 
désapprendre  ses  grâces,  se  refuser  à  peindre  ses  modèles  tels 
qu'ils  sont?  Quel  accommodement  possible  entre  l'antique  et 
un  pastelliste  comme  La  Tour,  des  portraitistes  comme  Nattier 
et  Tocqué,  des  maniéristes  comme  Carie  Van  Loo,  des  fan- 
taisistes comme  Fragonard,  tous  exactement  doués  du  genre 
d'observation  et  de  la  nuance  d'exécution  que  comportent  des 
originaux  poudrés,  fardés,  musqués?  On  résistait  donc  avec  le 
pinceau;  on  résistait  aussi  avec  la  langue. 

Car  la  discussion  a  maintenant  tout  envahi.  Pour  une  grande 
dame  comme  M'"^  du  Defïand,  qui  a  horreur  du  «  parlage  des 
auteurs  »,  dix  recherchent  ce  parlage,  et  font  leur  délice  de  ces 
dissertations  verveuses,  excitées,  hyperboliques,  où  se  dépense 
alors  le  meilleur  de  l'esprit  français.  C'est  de  la  parole  au 
Champagne,  évaporée  comme  mousse  en  un  clin  d'oeil,  à  moins 
qu'il  ne  se  trouve  un  Diderot  pour  la  faire  pétiller  le  lende- 
main dans  une  petite  œuvre,  ou  un  Grimm  pour  l'analyser  gra- 
vement à  son  lourd  alambic.  L'art  a  passé  par  là,  avec  tout  le 
reste;  avec  la  poésie  et  la  philosophie,  et  le  froid,  et  le  chaud, 
et  la  religion,  et  la  morale,  et  le  commerce  des  grains,  et  là 
nouvelle  porcelaine,  et  les  romans  anglais,  le  whist,  les  jockeys 
et  le  parfîlage.  L'art  a  été,  lui  aussi,  parfilé,  parfilé,  parfilé.  Le 
salon  le  plus  célèbre  dé  Paris  s'est  largement  ouvert  aux 
artistes;  et,  pour  marquer  mieux  son  intention,  M'"'  Geofl'rin  a 
institué  pour  eux  un  dîner  spécial,  celui  du  lundi,  les  mettant 
sur  le  même  pied  que  les  philosophes,  ses  hôtes  du  m^rcredi^ 
et  les  traitant  aussi  comme  une  puissance.  Quelques  hommes 
de  lettres  ou  quelques  amateurs  de  marque  s'asseyaient  pour- 
tant parmi  les  artistes,  pour  soutenir  la  conversation  ou  1^ 
varier.  Mais  le  fond  de  l'entretien,  par  décision  expresse  de  la 
«  forte  dame  du  lundi  »,  était  toujours  fourni  par  l'art, 

InégTiles  d'ailleurs  étaient  ces  conversations.  Marmontiel  les 
a  racontées  dans  la  partie  la  plus  vivante  de  ses  Mémoires^  On 
liil.mi,'.  ,  ,  .  '    '    ■ 

~''t.  lÀ  livré- Yï,  et  partie  dii  "V"  et  dti  VII*.   -•  -  zi^'iT^^ 


L'ÉPOQUE  DE  CAYLUS  KT  DE  DIDEROT  799 

y  voit  Carie  Van  Loo,  l'endormi,  discutant  avec  la  maîtresse  de 
la  maison,  la  même  qui  trouvait  le  huste  de  Diderot  nu-tête 
indécent,  et  le  faisait  habiller  d'une  perruque.  Soufflot,  dont  la 
pensée  «  était  inscrite  dans  le  cercle  de  son  compas  »,  faisait 
vis-à-vis  à  Boucher,  «  qui  n'avait  pas  vu  les  Grâces  en  bon 
lieu  ».  La  Tour  y  coudoyait  le  sémillant  Cochih,  et  la  gaîté  un 
peu  commune  du  peintre  des  Ports  de  France,  Joseph  Vernet, 
s'attaquait  à  la  mélancolie  du  sculpteur  Lemoyne.  Nulle  éti- 
quette. Des  discussions  tantôt  suivies  et  tantôt  vagabondes;  des 
improvisades  de  Diderot,  d'où  ses  fameux  Salons  sont  sortis;  ou 
encore  des  disputes  comiques  entre  M'"^  Geoffrin  et  ses  artistes, 
auxquels  elle  commandait  et  même  dictait  des  tableaux.  C'est 
sur  canevas  que  Van  Loo  exécute  la  célèbre  Conversation  espa- 
gnole, et  la  Lecture.  Ceux  qui  transportaient  ainsi  l'atelier  dans 
le  salon  ne  travaillaient  évidemment  pas  à  l'avancement  de 
l'antique.  D'autres  sapaient  tout  doucement  la  nouvelle  doc- 
trine, artistes  en  place  que  leurs  goûts  portaient  d'un  autre  côté, 
ou  qui,  chose  plus  grave,  a[)rès  avoir  prôné  l'antique  et  avoir 
contribué  à  sa  vogue,  se  retournaient  maintenant  contre  lui,  en 
prévision  de  certains  abus-.  Cochin  est  au  premier  rang  de  ces 
derniers.  Lui  qui  revendique  hautement  l'honneur  d'avoir  «  cou- 
vert les  partisans  du  rococo  d'une  assez  bonne  dose  de  ridicule  », 
tient  cependant  un  parti  mixte  qui  pourrait  se  définir  ainsi  :  pour 
V antique,  jusqu  à  un  certain  point;  mais  contre  V archéologie  en 
art,  tout  à  fait.  Et  qu'on  ne  dise  point  que  l'autorité  de  Cochin 
est  peu  de  chose  :  jusqu'en  mO,  il  est  puissant  en  haut  lieu. 
Jusqu'à  la  fin  Cochin  protestera  nettement,  avec  un  bon  sens 
inaltérable,  contre  l'abus  de  l'antique,  sans  renier  d'ailleurs  sa 
première  propagande.  Son  dernier  écrit,  sur  le  Salon  de  1789, 
noils  le  montre  résistant  encore  dans  une  lutte  désormais 
inégale,  seul  critique  vraiment  clairvoyant,  dernier  artiste 
vraiment  français.  Bref,  Caylus  souhaitait  un  David,  et  il  est 
mort  sans  le  voir,  mais  pouvant  à  la  rigueur  le  pressentir; 
Cochin  redoutait  un  David,  il  l'a  vu,  et  il  s'en  est  mal  consolé. 
Influences  littéraires  et  philosophiques.  Greuze  et 
Diderot.  —  A  ces  influences  mondaines  et  artistiques  s'ajou- 
tent encore,  pour  retarder  le  triomphe  définitif  de  l'antiquité, 
des    influences    de  l'ordre  littéraire   ou  philosophique.  Aussi 


800     L  ART  FRANÇAIS  AU  XVIir  SIECLE  ET  LA  LITTÉRATURE 

fortes,  sinon  plus  fortes  que  les  précédentes,  elles  accusent, 
entre  l'art  et  les  lettres,  les  rapports  les  plus  étroits.  Entre 
une  notable  partie  de  la  littérature  et  une  notable  partie  de 
l'art,  c'est  un  parallélisme  d'une  étrange  signification. 

Et  d'abord,  cette  veine  réaliste  qui  court  chez  presque  tous  les 
écrivains  du  siècle  ne  court  pas  moins  chez  ses  artistes.  Lesag-e, 
Dancourt,  Marivaux  lui-même  ont  su  faire  des  tableaux  de 
mœurs,  les  toucher  avec  justesse,  réalité,  précision.  A  une 
époque  où  il  y  a  du  tréteau  un  peu  partout,  où  le  théâtre  de  la 
Foire  est  aussi  fréquenté  que  le  Théâtre-Français,  où  l'opéra- 
comique  vient  à  la  rescousse  des  autres  pour  traduire  aux  yeux 
la  peinture  ou  la  satire  de  tous  les  originaux  dont  Paris  est  cha- 
marré, le  théâtre,  dis-je,  agit  directement  sur  les  artistes,  aux- 
quels il  suggère  une  infinité  de  traits  de  mœurs  et  de  scènes 
toutes  faites.  Gillot  et  Watteau  ont  tiré  de  là  leur  principal  fonds. 
Le  théâtre  encore,  vers  le  milieu  du  siècle,  sera  seul  capable  de 
donner  vie  à  des  idées  abstraites,  qui  semblent  à  première  vue 
ne  pouvoir  supporter  une  traduction  artistique  :  s'il  ne  suffit  à 
cette  tâche,  le  roman,  qui  va  le  renforcer,  achèvera  l'impression, 
et  donnera  à  l'artiste  ce  tour  particulier  d'imagination  qui 
incarne  en  des  personnages  un  sentiment  populaire.  Qu'y  a-t-il 
de  plastique  dans  l'idée  d'égalité?  quoi  de  pictural  dans  ce  nouvel 
aphorisme,  que  la  sensibilité  est  une  vertu?  Quel  thème  pour 
un  coloriste  que  celui-ci  :  le  bonheur  est  dans  la  médiocrité? 
Autant  de  sujets  non  avenus  pour  l'art,  semble-t-il  a  priori. 
Mais  attendez  un  peu.  Que  la  comédie  larmoyante,  le  drame  bour- 
geois, la  tragédie  philosophique  elle-même,  ou  le  conte  à  thèse 
s'en  emparent;  que  La  Chaussée  ruine  le  droit  d'aînesse  au  nom 
du  sentiment  («  l'égalité.  Madame,  est  la  loi  de  nature!  »);  que 
Favart  proclame  «  qu'un  citoyen  est  roi  sous  un  roi  citoyen  »; 
que  les  larmes  du  Père  de  famille  coulent  devant  nous;  que  la 
vertu  du  Philosophe  sans  le  savoir  éclate  avec  sa  sensibilité;  que 
les  scènes  de  la  vie  bourgeoise,  les  humbles  joies  du  foyer  éma- 
nent d'une  page  émue  de  Jean-Jacques,  et  voilà  le  Benedicite  de 
Chardin,  voilà  la  Mère  bien-aimée  de  Greuze,  les  «  ménages  » 
de  Lépicié,  l'ouvrier  et  le  commerçant  devenus  symboles  artisti- 
ques et  recevant  les  honneurs  du  marbre  ou  du  bronze,  au  socle: 
d'un  grand  monument.  Une  phrase  de  Diderot  sur  ces  «  conditionis 


L'ÉPOQUE  DE  CAYLUS  ET  DE  DIDEROT  801 

subalternes,...  (jui  forment  le  troupeau  et  la  nation  »,  ne  contient, 
semble-t-il,  qu'une  vague  aspiration  «lémocratique.  Elle  prend 
une  singulière  valeur  si  l'on  s'aj)ert:oit,  au  contexte,  qu'elle 
est  écrite  à  propos  (lu  niagnili(jue  uionn  nient  de  Reims  où  Pigalle 
a  représenté,  au-dessous  de  Louis  XV  en  pied,  quoi?  une  allé- 
gorique Industrie?  un  Commerce  à  caducée?  Non,  mais  un 
ouvrier  presque  nu,  à  demi  couché  sur  des  ballots  de  marchan- 
dises, un  «  travailleur  »  que  l'artiste  a,  pour  comble  d'  «  égalité  », 
sculpté  à  sa  propre  ressemblance.  Nous  voilà  loin  de  Girardon. 

Ainsi  l'art  du  xvui'  siècle  devient,  comme  la  littérature  elle- 
même,  un  art  «  à  tendances  ».  C'est  là  sa  marque  la  plus  ori- 
ginale, à  l'époque  de  YEncjjclopédie.  L'art  pur  n'est  nulle  part  le 
but  final  que  se  proposent  des  auteurs  désintéressés.  De  toutes 
les  traditions  du  xvn'  siècle,  celle-là  est  la  plus  abandonnée.  La 
prédication  est  partout.  On  veut  du  théâtre  utile,  de  la  philoso- 
phie utile,  de  la  peinture  et  de  la  sculpture  utiles.  Le  témoi- 
gnage le  plus  frappant  de  cet  esprit  est  fourni  par  les  fameux 
Salons  de  Diderot  :  «  Fais-nous  de  la  morale,  mon  ami  !  »  crie- 
t-il  à  Greuze,  et  en  marge  des  sujets  du  peintre,  il  brode  les 
variations  les  plus  brillantes  que  lui  fournit  sa  «  morale  »  et  sa 
«  sensibilité  ».  La  Mère  hien-aimée  émeut  ses  entrailles  plé- 
béiennes. La  marmaille,  le  chien,  la  maman  pliant  sous  les 
caresses  de  ses  enfants  suspendus  en  grappe  autour  d'elle,  tout 
«  cela  est  excellent,  et  pour  le  talent,  et  pour  les  mœurs.  Cela 
prêche  la  population,  et  peint  très  pathétiquement  le  bonheur 
et  le  prix  inestimable  de  la  paix  domestique'.  » 

Cette  morale,  un  peu  trop  bien  intentionnée,  eût  paru  faible 
si  elle  n'eût  été  relevée  d'agrément.  Peintres  et  littérateurs  y  ont 
pourvu,  en  assaisonnant  l'œuvre  «  morale  »  de  la  dose  exacte 
de  sensualité  qu'il  fallait  pour  amorcer  le  public.  Voyez  les 
gloses  «le  Diderot  sur  C Oiseau  mort,  sur  la  Cruche  casséel  Voyez 
les  savantes  indiscrétions  du  vêtement  jusque  dans  la  Prière  du 
matin,  de  Greuze;  la  langueur  morbide  de  ce  Tendre  désir,  la 
volupté  muette  de  ce  portrait  <ie  M""  Greuze  {la  Philosophie 
endormie),  soi-disant  chaste  parce  qu'il  est  vêtu!  C'e.st  peu  d'at- 
tendrir les  bonnes  âmes  si  l'on  ne  pique  aussi  les  sens.  L'im- 

1.  Salon  de  176.5. 

Histoire  de  la  langue.  VI.  •>! 


802     l'art  français  AU  XVIIF  SIECLE  ET   LA  LITTÉRATURE 

pression  totale  doit,  paraît-il,  nous  rendre  meilleurs.  Utopie  que 
l'artiste  et  le  littérateur  poursuivent  de  concert,  heureux  encore 
quand  c'est  a\ec  des  moyens  inconsciemment  douteux,  et  non, 
comme  chez  d'autres,  par  des  voies  ouvertement  malsaines. 
L'œuvre  de  Greuze,  comme  celle  de  son  illustre  prôneur,  brille 
de  qualités  et  souffre  de  tares  analogues.  Si  l'Accordée  du  village  y 
la  Malédiction  paternelle,  la  Lecture  de  la  Bible,  le  Gâteau  des 
Rois,  et  d'autres  charmantes  toiles  sont  d'un  Hog^arth  français, 
plus  doux,  non  moins  moral,  et  plus  persuasif  grâce  à  sa  ten- 
dresse, beaucoup  d'autres  tableaux  ne  sont  que  d'adroits  subor- 
neurs et  peuvent  presque  être  rangés  dans  la  catégorie  du  Verrou 
deFragonard,  au  cynisme  près. 

Après  tout,  cette  moiale  «  voulue  »  en  pointure  offre  son 
intérêt,  a  son  originalité.  Pourquoi  les  classes  moyennes  n'eus- 
sent-elles pas  fourni  à  l'art  le  renouveau  que  la  bourgeoisie  procu- 
rait alors  au  théâtre?  Si  l'étude  des  conditions  transportée  dans 
le  (h*ame,  y  produisait  l'effet  d'une  découverte,  n'était-ce  pas  une 
découverte  aussi  que  cette  peinture  populaire  du  père,  de  la 
mère  heureuse,  de  l'accordée,  de  la  paix  <Iu  ménage,  du  fils 
ingrat,  et  n'y  avait-il  pas  dans  ces  petits  cadres  beaucoup  de 
poésie  populaire,  de  quoi  toucher  la  foule,  et  l'élever  au  besoin? 
Faut-il  s'étonner  que  Greuze  ait  fait  accourir  le  peuple  et  pro- 
voqué un  attenth'issement  universel,  quand  on  songe  à  quelle 
distance  l'art  s'était  tenu  sous  Louis  XIV  de  l'âme  populaire? 
Notez  que  son  art  ne  cesse  point  d'être  un  art.  Le  connaisseur 
trouve  toujours  chez  lui  son  compte;  et,  si  le  moraliste  trop 
délicat  s'apprête  à  sourire,  je  ne  sais  quelle  pudeur,  plus  délicate 
encore,  l'empêche  de  sourire  trop  ouvertement.  Il  y  aurait  donc 
matière  à  longue  discussion  sur  le  bien  fondé  d'une  conception 
de  l'art  «  moral  ».  Bien  dirigée,  qui  sait  quelle  action  une  telle 
entreprise  aurait  eue  sur  un  peuple  dont  on  n'avait  jusque-là 
jamais  tenté  l'éducation? 

Ce  mot  d'éducation  ne  semble  point  ici  hors  de  sa  place, 
quand  on  voit  quel  est  le  but  avéré  des  Salons  de  Diderot. 
Apprendre  à  voir,  apprendre  à  sentir,  faciliter  la  perception  des 
couleurs  et  de  la  lumière,  provoquer  les  impressions  et  les 
émotions  qui  y  correspondent,  établir  enfin  une  relation  intime 
entre  l'œuvre  de  l'artiste  et  l'esprit,  le  cœur  du  spectateur,  voilà 


L'ÉPOQUE  DE  CAYLUS  ET  DE  DIDEROT  803 

bien  la  tâche  que  s'était  imposée  Diderot,  tâche  d'éducateur  s'il 
en  fut.  Tandis  que  l'art  descendait  vers  le  public,  Diderot  s'ef- 
for(rait  d'élever  le  public  jusqu'à  l'art.  En  même  temps,  il  inté- 
ressait à  la  vie  des  artisans  toute  la  lég-ion  des  oisifs.  A-t-on 
assez  remarqué  avec  quelle  précision  de  contremaître,  et  non 
moins  avec  quelle  verve  pittoresque  de  peintre,  Diderot  s'attache 
à  décrire  dans  VEncyclopédie  les  moindres  occupations  d'un 
gag-ne-petit?  Et  n'est-ce  point,  en  art,  une  entreprise  de  longue 
portée  que  ces  luxueuses  planches,  presque  aussi  belles  que 
«elles  où  le  feu  roi  faisait  graver  ses  glorieuses  conquêtes,  con- 
sacrées tout  entières  à  détailler  le  polissage  d'un  métal,  le  tour- 
nage d'un  meuble,  le  décatissage  d'un  tissu?  L'établi,  la  navette 
et  le  poinçon  s'ennoblissaient  de  façon  singulière  à  être  aussi 
richement  portraiturés  par  les  maîtres  du  burin.  Ils  révélaient  à 
des  lecteurs  frivoles  ce  qu'il  y  a  d'adresse,  d'ingéniosité,  d'in- 
telligence, dans  l'invention  et  le  maniement  de  ces  cent  outils, 
ouvriers  obscurs  de  leur  luxe.  Tls  réapprenaient  enfin  à  l'artiste 
le  chemin  de  ces  études  pratiques,  précises,  si  conformes  à  notre 
tempérament  jusqu'à  l'époque  des  Clouet,  et  qui  avaient  pré- 
sei*vé  les  artistes  d'autrefois  de  l'emphase  étrangère  par  une 
exacte  et  précieuse  sécheresse.  Tant  de  documents  vrais,  tant 
d'objets  réels  mis  sous  les  yeux  du  peintre  et  du  sculpteur  avec 
cette  rigueur  acharnée,  c'était  à  dégoûter  les  décorateurs  attardés 
de  leurs  «  attributs  »  sans  exactitude,  de  leurs  «  accessoires  » 
sans  vérité,  et  de  leurs  «  allégories  »  sans  consistance. 

Il  n'.en  fut  pourtant  rien.  L'œuvre  de  VEnci/clopédie,  en  art 
comme  ailleurs,  fut  mêlée  au  possible  :  le  bon  y  coudoie  le 
mauvais,  et  l'excellent  le  pire.  A  côté  d'un  réalisme  de  bon  aloi, 
on  y  rencontre  les  déclamations  les  plus  propres  à  égarer  un 
artiste.  Les  «  philosophes  »,  qui  connaissaient  le  pouvoir 
magique  de  certains  mots,  en  ont  étrangement  abusé  pour  les 
besoins  de  leur  cause.  Les  imaginations  se  sont  remplies  grâce 
à  eux  d'entités  vagues,  créées  par  un  certain  charlatanisme  lit- 
téraire, et  les  artistes  se  sont  chargés  de  transporter  cette 
langue  inexacte  et  boursouflée  sur  la  toile.  Ils  ont  voulu  donner 
un  contour  à  des  chimères,  un  corps  à  du  vide,  une  expression  à 
des  métaphores  en  l'air.  L'allégorie,  qui  avait  déjà  sévi  dans 
nos  arts,  mais   sous  une  forme  plutôt    banale   et  inoffensive, 


«04    l'art  français  au  xviip  siècle  et  la  littérature 

affiche  maintenant  des  prétentions  philosophiques,  et  donne  des 
leçons.  Il  suffit  de  rappeler  ici  le  célèbre  Frontispice  de  V Ency- 
clopédie *.  Ainsi  la  Philosophie  du  temps  patronne  officielle- 
ment l'Allégorie.  Celle-ci  devient,  de  bonne  heure,  une  sorte 
de  Déesse  Raison  des  Beaux-Arts.  Il  faut  que  le  tableau,  que  la 
vignette  même  démontrent  quelque  chose.  L'art  du  dessin 
devient  didactique  et  libre-pensant.  C'est  le  temps  des  Lemierre, 
des  Roucher  et  des  Saint-Lambert  de  la  forme.  Si  l'artiste 
ne  s'est  pas  exprimé  clairement,  qu'il  se  rassure!  Grimm  et 
Diderot  sont  là  pour  le  commenter. 

C'est  assez  dire  que  Diderot  n'est  pas  en  art  un  guide  très 
sûr.  Il  n'en  a  pas  moins  été,  dans  le  domaine  artistique,  un 
initiateur  de  génie.  Dans  le  domaine  littéraire,  il  est  le  créateur 
d'un  genre,  la  critique  d'art,  j'entends  la  critique  d'art  destinée 
au  grand  public.  Trop  exaltée  peut-être  par  quelques-uns,  la 
valeur  de  cette  critique  a  été  trop  niée  par  d'autres  ;  il  est  visible, 
par  exemple,  que  le  dernier  adversaire  des  Salons  n'a  point 
malmené  Diderot  sans  quelque  parti  pris-.  Il  est  pourtant  incon- 
testable que  Diderot  a  su  l'art  de  son  temps  aussi  bien  qu'on  le 
peut  savoir  sans  peindre  ou  sculpter  soi-même,  et  qu'il  en  a 
parlé  avec  une  éloquence,  une  persuasion,  une  clairvoyance 
même  que  ni  artiste  ni  amateur  n'avait  jusqu'à  lui  déployées. 
Il  a  révélé  l'art  à  bien  des  ignorants,  et  à  beaucoup  d'autres  qui 
croyaient  le  connaître.  Quand  bien  même  on  lui  tiendrait 
rigueur  des  erreurs  qui  lui  sont  propres,  voire  de  celles  qu'il 
partage  avec  son  temps,  il  n'en  resterait  pas  moins  à  son  compte 
tant  d'explications  ou  ingénieuses  ou  profondes,  tant  d'intui- 
tions d'artiste  véritable,  de  cris  éloquents  et  (ce  qui  est  plus 
méritoire)  de  remarques  sensées,  de  conseils  judicieux,  que 
cette  partie  de  son  œuvre  conservera  toujours  une  physionomie 
unique.  Qui  donc  mieux  que  lui  a  dénoncé  la  faiblesse  de  la 
composition  chez  nos  artistes?  protesté  contre  l'abus  du  modèle 
et  du  mannequin?  ramené  le  peintre  à  une  observation  de  la 
nature  plus  «  naturelle  »?  Qui  donc  a  mieux  médit  de  la 
«  manière  »,  signalé  ses  dangers,  ses  remèdes?  Qui  donc  a 
mieux  goûté,  senti  et  fait  sentir  le  mérite  de  la  couleur?  encou- 

1.  Voir  ci-dessus,  p.  322-323. 

2.  F.  Brunetière,  Nouvelles  études  cntiqties  sur  l'fiistoii'e  de  la  littérature  franc. 


l'époque  de  CAYLUS  et  de  DIDEUOT  805 

ragé  de  son  admiration  et  imposé  à  l'admiration  du  public  le 
meilleur  peintre  d'alors,  Chardin?  Qui  donc  a  plus  fortement 
prolesté  contre  les  ridicules  pastorales,  les  bergeries  niaises? 
mieux  parlé  de  l'atmosphère,  des  nuages,  des  jeux  de  la  lumière, 
des  rochers  et  de  la  verdure,  qui  donc,  sinon  le  défenseur,  et 
à  l'occasion  le  critique  très  avisé  de  Joseph  Vernet?  Demander  à 
Diderot  une  esthétique  rigoureuse  alors  que  le  mot  existait  à 
peine,  et  que  la  chose  devait  si  mal  réussir  à  ceux  qui  allaient 
l'inventer,  c'est  ne  vouloir  comprendre  ni  Diderot  ni  son  temps. 
C'est  beaucoup  pour  sa  gloire,  et  ce  n'est  pas  peu  pour  notre 
profit,  qu'il  ait  écrit  sur  l'art  français  nombre  de  pages  étince- 
lantes,  les  premières  où  notre  prose  alerte  parle  d'mspiration 
le  langage  de  l'art,  et  où  des  vérités  toutes  neuves  partent  en 
tous  sens  comme  autant  d'éclairs. 

Résumé  de  l'art  entre  1750  et  1774.  —  Où  en  est 
l'art,  vers  la  fin  du  règne  de  Louis  XV? 

Parti  de  l'antiquité  avec  une  sorte  de  résolution,  vers  1750, 
il  n'avait  pas  tardé  à  biaiser,  à  se  ramifier.  L'influence  de  Caylus 
fut  forte,  mais  courte;  l'action  personnelle  de  M'"^  de  Pompa- 
dour  disparut  avec  elle.  Le  marquis  de  Marigny,  dont  le  goût 
élégant,  sérieux,  fut  longtemps  un  facteur  de  la  production  artis- 
tique, dirigeait  moins  l'art  vers  la  fin  qu'il  ne  se  garait  d'em- 
barras croissants,  et  ne  protégeait  sa  retraite.  Le  roi  était  tombé 
de  Pompadour  à  Du  Barry.  Rien  ne  tenait  dans  les  sphères  offi- 
cielles que  par  la  force  de  l'habitude,  elle-même  devenue  sans 
force;  et  le  vau-l'eau  s'annonçait  partout.  Trop  de  ressorts 
relâchés  à  la  fois  dans  les  arts,  surtout  après  le  tour  de  clé 
vigoureux  qu'avait  imprimé  Caylus,  firent  qu'un  élan  naguère 
encore  possible  se  tourna  en  délente  universelle.  Chacun  prit 
son  aise  où  il  la  trouva,  et  le  bon  plaisir  régna  aussi  dans  les 
arts.  Le  monde  tira  à  soi  les  artistes;  les  littérateurs,  les  philo- 
sophes en  firent  autant.  L'art  y  gagna  de  refléter  de  très  près  les 
idées,  les  goûts  de  ceux  qui  menaient  le  train;  cela  vaut  tou- 
jours mieux  que  l'académisme  à  outrance.  Mais  il  y  perdit  le 
recueillement,  le  sérieux.  Il  se  dispersa,  s'émietta,  vécut  au  jour 
le  jour,  se  laissant  porter  à  la  dérive  par  les  courants,  répugnant 
à  l'efTorl,  redoutant  par-dessus  tout  la  pensée,  content  de  cette 
vie  à  la  suite,  à  la  remorque,  qu'il  vivait  tous  les  jours;  parasite 


806     L  ART   FRANÇAIS  AU  XVIir  SIECLE  ET  LA   LITTÉRATURE 

charmant  qui  payait  son  écot  en  servage,  et  qui  aimait  d'autant 
plus  son  joug,  qu'il  lui  rapportait.  Ce  n'était  plus  l'art  grave  et 
concentré  du  solitaire  du  Monte-Pincio  ;  non  plus  l'art  légèrement 
mondain,  mais  planant  au-dessus  du  monde,  et  plein  de  rêve 
intérieur,  d'un  Watteau;  c'est  l'art  qui  dîne  en  ville,  écoute  les 
causeurs,  leur  trouve  de  l'esprit,  et  traduit  cet  esprit  pour  se 
montrer  bien  appris  à  son  tour.  Aussi,  en  peinture  du  moins, 
ne  peut-on  signaler  aucune  œuvre  vraiment  grande  en  vingt- 
cinq  ans.  La  conviction  manque  trop  chez  les  artistes.  Un  seul 
est  entièrement  sincère,  Chardin.  Greuze  lui-même  ne  paraît 
souvent  qu'à  demi  convaincu. 

Avec  cela  cet  art  est  divers,  ondoyant,  séduisant.  Il  a  des 
grâces  de  sirène  qui  lui  ont  fait  des  preneurs  passionnés,  lesquels 
ne  sont  certes  point  sans  excuse.  Il  a  parfois  tant  d'esprit,  qu'on 
lui  pardonne  volontiers  de  n'avoir  pas  autre  chose;  et  il  fait 
revivre  si  fidèlement  une  société  qui  devait  tragiquement  finir, 
qu'il  nous  intéresse  partout  ce  qu'il  sous- entend.  Notre  dilettan- 
tisme lui  ajoute  volontiers  ce  qui  lui  manque.  Si  par  hasard  on 
le  querelle,  c'est  comme  Alceste  querellait  Célimène  :  «  En 
dépit  qu'on  en  ait,  elle  se  fait  aimer.  » 

Regardons-le  une  dernière  fois,  avant  le  nouveau  règne  qui  le 
verra  disparaître.  Sachons  goûter  la  variété  qui  en  fait  le 
charme.  Les  barrières  des  genres  sont  chez  lui  partout  abattues. 
L'artiste  peut  parcourir  le  champ  en  toute  liberté.  L'allégorie,  le 
tableau  de  mœurs,  la  vie  des  salons,  celle  du  peuple,  la  mise 
en  scène  d'une  vérité  morale,  Cythère  et  Vénus,  et  même  Rome 
et  Pompéi,  tout  lui  est  offert  à  la  fois  :  ei,  si  tout  le  tente,  il 
peut  amalgamer  à  sa  guise  l'antique  et  le  moderne,  l'erotique 
et  l'héroïque,  le  réel  et  la  fiction.  Voyez  la  sculpture.  Se 
peut-il  rien  de  plus  composite  que  l'art  d'un  ï3ouchardon  ou 
d'un  Pigalle?  Bouchardon  dessine  à  Rome  quelque  huit  cents 
antiques,  et  à  Paris  il  croque  d'un  crayon  d'ailleurs  magistral 
les  originaux  de  la  rue,  le  colleur  d'affiches,  le  marchand  de 
talmouses.  Pour  la  fontaine  de  Grenelle,  il  sculpte  deux  figures 
bouffies,  et  il  fait  venir  le  modèle  pour  donner  un  accent  de 
chair  à  sa  copie  du  Faune  Barberini!  Et  de  même  Pigalle,  poncif 
quelquefois,  quand  il  veut  «  allégoriser  »  un  monument  :  avec  cela 
auteur  de  bustes  qui  crient  la  vie,  d'un  Voltaire  qui  est  presque 


L'EPOQUE  DE  DAVID  807 

une  pièce  aiuilomique,  et  caj>aljle  «l'exquis  dans  le  Mercure, 
dans  C Amour  et  l Amitié,  et  je  dirais  volontiers  de  sublime  dans 
la  statue  du  Maréchal  de  Saxe.  Il  est  vrai  que  Bouchardon  et 
Pigalle  sont  les  deux  grands  noms  de  la  sculpture  française  au 
xvni*  siècle,  avant  Houdon.  Mais,  à  un  degré  moindre,  on 
retrouverait  cette  harmonieuse  absence  dunité  dans  les  deux 
Guillaume  Coustou,  la  tribu  des  Adam  et  des  Slodtz,  et  même 
chez  Allegrain,  Vassé,  Saly,  ou  Falconet. 

Toute  cette  souplesse  donne  à  l'art  d'alors  une  physionomie 
aussi  changeante  qu'attachante.  Il  en  est  de  lui  comme  de  ces 
grands  parcs  Louis  XIV  que  la  mode  avait  transformés  en 
parcs  anglais.  Plus  d'ifs  taillés,  de  quinconces,  d'allées  droites, 
de  parterres  rasés  :  mais  des  «  allées  de  Sylvie  »,  de  la  futaie, 
des  éclaircies,  du  sinueux  et  de  l'onduleux  partout.  C'est  plus 
nature,  c'est  surtout  plus  varié,  moins  ennuyeux.  Cette  allée 
tournante  vous  mène  à  une  grotte;  ce  petit  chemin,  vers  un 
temple  grec  niché  sous  un  écroulement  de  rochers.  Plus  loin, 
un  pavillon  chinois,  ou  quelque  rotonde  galante,. nous  offre  une 
Vénus  de  Pajou,  assise  sur  une  conque  et  guidant  de  petits 
dauphins  :  entre  ces  quatre  peupliers,  là-bas,  un  sarcophage 
antique  vous  parlera  de  recueillement,  à  moins  qu'un  souter- 
rain ne  vmis^  invite  à  quelque  frais  détour.  Voici  le  canal,  «l'où 
l'eau  fuit  en  méandres  calculés,  qui  appellent  çà  et  là  l'arche 
d'un  pont  rustique.  Telle  est  la  promenade  sentimentale,  guille- 
/rette,  naturelle  et  artilîcielle  à  la  fois,  où  s'attarde  l'art  de  la 
fin  de  Louis  XV,  peu  pressé  d'arriver,  satisfait  de  sa  béatitude, 
vl  semblant  dire  à  sa  façon  :  «  Ceci  durera  bien  autant  que  moi  ». 

///.  —  U époque  de  David.   L'art  Louis  XVI 
et   l'art  révolutionnaire   ( iyy4-i8oo). 

L'art  sous  Louis  XVI.  —  Ainsi,  vers  la  liu  du  règne  de 
Louis  XV,  aucun  art  n'était  orienté  que  l'architecture.  Celle-ci, 
de  plus  en  plus,  mettait  le  cap  sur  l'antiquité.  La  tradition 
s'affermit,  de  Blon<Iel,  l'architecte  écrivain,  à  Servandoni,  l'au- 
teur de  la  façade  de  Saint-Sulpice;  de  Gabriel,  à  Soufflot  et  à 
l'auteur  de  notre  bel  hôtel  des  Monnaies,  Antoine.  Les  autres 


808     l'art   français  AU  XYIIF  SIÈCLE  ET  LA   LITTÉRATURE 

arts  tourbillonnent  un  peu,  comme  tourbillonnent  les  idées  de 
Diderot;  et  Diderot  est  la  grande  puissance  de  cette  fin  de  règne. 
Le  changement  est  sensible  à  l'avènement  de  Louis  XVL 
C'est  Rousseau,  alors  exilé,  demi-fou,  quasi  mort,  dont  l'in- 
fluence grandit  chaque  jour,  et  grandira  jusqu'à  la  fin  du  siècle. 
Si  radical  a  été  le  bouleversement  opéré  par  le  citoyen  de 
Genève,  que  non  seulement  la  Révolution  entière  s'est  inspirée 
de  son  esprit,  mais  que  les  beaux-arts  s'en  étaient  pénétrés 
avant  elle,  car  il  n'est  presque  pas  un  aspect  du  nouveau 
mouvement  artistique  qui  ne  reflète  une  face  de  son  œuvre. 

D'abord    l'idylle.  Non   pas  la    berquinade  ou  la  florianerie, 
quoique  Berquin  et  Florian  aient  inspiré  des    tableaux  aussi 
fades  que  leurs  descriptions.  Il  s'agit  ici  de  cette  soif  sincère 
de  paix,    de  quiétude,    de    ce  retour  ingénu    à  la   nature  qui, 
devenu  passe-temps  chez  une  jeune  reine  jouant  à  la  bergère 
dans  son  «  Hameau  »,  était  une  secrète  aspiration  du  cœur  chez 
maint   artiste  comme  chez  maint  écrivain.  On  sait  d'ailleurs 
quel   apaisement  marqua  le  début  du  nouveau  règne,  quelles 
douces  espérances  il  suscita.  Ce  fut,  dans  la  marche  fiévreuse 
du  siècle,  comme  une  halte  :  arts  et  lettres  exhalèrent  un  instant 
une  fraîcheur  d'oasis.  Pendant  que  Marie-Antoinette  réduit  à 
Versailles  ses  appartements  royaux  aux  dimensions   de  cabi- 
nets intimes;  tandis  qu'elle  dépouille  l'étiquette  à  Trianon;  que 
son  époux  s'exerce  à  une  royauté  patriarcale;  qu'on  elîace  <les 
alcôves  de  Louis  XY  les  dernières  indécences  <1e  Boucher,  pen- 
dant  ce  temps  les  campagnes  et  les  troupeaux    reparaissent 
dans  Huet  et  Demarne,  les  nudités  de  la  sculpture  deviennent 
tanagréennes  avec   Clodion,  et  le  peintre  de   la  reine  est  une 
femme.  M"®  Vigée-Lebrun,  une  jeune  mère  de  famille,   qui 
consacre  toutes  les  grâces  de  son  pinceau  à  représenter  Marie- 
Antoinette  comme  une  simple  dame  entourée  de  ses  enfants. 
Tout    cela,    c'est    du    Rousseau    tamisé,    allégé,   aristocratisé. 
A  cette  aimable  accalmie,  à  cette  suavité  légèrement  fondante, 
peut  se  reconnaître  ce  que  certains  critiques  ont  appelé  non 
sans  finesse  la  «  littérature  Louis  XVI  »,  et  certains  écrivains 
d'art,  peut-être  plus  improprement,  l'  «  art  Marie-Antoinette  ». 
C'est  alors  qu'on  traduit  pour  la  première  fois  chez  nous  les 
idylles  de  Gessner,  à  moitié  sorties  elles-mêmes  de  Rousseau, 


€*8' 


HIST.  DE  LA    LANGUE  4  DE  LA   LITT.    FR. 


T.  VI,   CH.    XV 


HOMMAGE  DES  ARTS  A  LA   REINE  MARIE-ANTOINETTE 

GRAVÉ  PAR  B.   L.  PRÉVOST,  D'APRÈS  C.  N.  COCHIN  LE  FILS 
Bibl.   Nat.,  Cabinet  des  Estampes,  Œuvre  de  C.   N.   Cochin  le  fils,  t.  II 


L'ÉPOQUE  DE  DAVID  809 

tandis  qu'un  disciple  <le  Rousse.iu  va  faire  verser  des  ruisseaux 
de  larmes  dans  le  salon  Necker  avec  Paul  et  Virginie.  L'idylle 
alors  prélude  au  drame.  Bien  plus,  l'idylle  fleurira  toujours  au 
cœur  du  drame  :  jusque  chez  le  farouche  Davi«l,  elle  mêlera 
son  attendrissement  quelque  peu  niais  aux  brutalités  sanglantes 
de  la  tragédie. 

Après  l'idylle,  le  culte  des  grands  hommes.  La  religion  du 
grand  homme,  due  en  partie  au  patriarche  de  Ferney,  est  con- 
solidée, étendue,  fortifiée  de  républicanisme  et  de  civisme  par 
J.-J.  Rousseau,  le  grand  admirateur  de  Plutarque.  Bientôt  cette 
religion  est  la  seule  d'une  nation  qui  n'a  déjà  plus  de  foi,  et 
presque  plus  de  roi.  Mais  tandis  que  Rousseau  allait  aux  anciens 
et  aux  morts,  les  artistes  allaient  aux  vivants.  Pour  la  sta- 
tuaire, il  est  sorti  de  là  un  art  iconique  du  plus  haut  intérêt;  et 
le  puissant  physionomiste  Houdon,  qui  fit  rayonner  l'étincelle 
sur  tous  ces  masques,  suffirait  à  caractériser  toute  une  époque. 
Que  n'évoque  point  à  nos  yeux  cet  étonnant  pétrisseur  de  vie, 
dans  cette  galerie  de  bustes  que  sa  fécondité  multipliait  avec 
une  égale  perfection?  Diderot  aux  lèvres  ouvertes,  Buflbn  olym- 
pien, Franklin  chenu  et  paternel.  Voltaire  surtout,  dix  hommes 
et  dix  vi^ges,  tous  saisis,  croqués,  avec  le  détail  spécial  qui 
fait  la  ressemblance,  et  la  pensée  dominante  qui  élève  l'homme 
à  la  hauteur  du  symbole.  Cette  déification,  la  Révolution  la 
/poursuivra,  non  seulement  en  la  personne  de  Mirabeau, 
qu'Houdon  a  glorifié  en  quelques  portraits  admirables,  mais 
en  Robespierre  et  en  Marat,  un  peu  moins  sculpturaux  ;  puis  le 
peuple,  passant  héros  et  grand  homme  à  son  tour,  fournira  aux 
gâcheurs  attitrés  des  fêtes  républicaines  un  nouveau  type  d'Her- 
cule forain,  qui  n'a  plus  avec  l'art  que  de  lointains  rapports. 

Avant  de  se  perdre  dans  le  fétichisme,  ce  culte  des  grands 
hommes  avait  rajeuni  notre  statuaire  et  provoqué  l'enthou- 
siasme universel.  Louis  XVI,  marchant  avec  son  siècle,  l'avait 
adopté.  L'idée  germe  déjà  d'une  sorte  de  musée  sculptural  en 
plein  air  qui  serait  un  encouragement  à  l'art,  une  récompense 
du  génie  et  un  enseignement  pour  les  masses.  La  nation 
entière,  révolutionnaire  d'instinct  avant  la  Révolution,  adore 
déjà  l'homme  «  utile  »,  qu'elle  confond  volontiers  avec  l'homme 
«  vertueux  ».  Utile   et  vertueux,  homme  de  génie  ou  grand 


«10     l'art   français  au  XVIIP  siècle  et  la   LITTERATURE 

homme,  tout  cela  au  fond  signifie  républicain.  Et  nous  voilà, 
par  un  détour,  rejetés  sur  Rousseau  et  son  Plutarque.  De  Vol- 
taire à  Brutus  il  n'y  a  qu'un  pas;  ce  pas,  les  tragédies  du 
temps  aident  à  le  franchir,  si  Rousseau  n'y  suffit  point.  D'ail- 
leurs il  y  suffit. 

A  leur  tour  Brutus,  Décius,  Coriolan,  Spartacus  et  Léonidas 
vont  raviver  un  goût  qui  s'était  perdu  grâce  aux  railleries  des 
philosophes,  celui  de  l'érudition  et  de  l'archéologie.  Et  voilà 
renoués  tous  les  fils  que  la  mort  de  Caylus  avait  rompus.  Ils 
sont  bien  oubliés,  les  brocards  dont  Voltaire,  Diderot  et  Montes- 
quieu avaient  criblé  les  antiquaires.  Vingt-trois  ans  après  la 
mort  de  Caylus,  un  de  ses  anciens  amis,  devenu  le  plus  savant 
helléniste  de  son  temps,  achève  l'éducation  du  siècle  par  un 
roman  d'érudition  dont  tous  vont  raffoler,  artistes,  gens  de 
lettres  et  gros  public.  L'abbé  Barthélémy  publie  le  Voyage  du 
Jeune  Anacharsis  en  Grèce,  à  la  veille  de  la  Révolution  (1788); 
et  la  Révolution  en  décuplera  l'effet,  qui  s'était  d'abord  annoncé 
considérable. 

Est-ce  tout  cette  fois?  Pas  encore.  Cette  antiquité,  dont 
le  triomphe  s'annonce  maintenant  irrésistible,  une  auréole 
nouvelle  va  la  parer  et  pour  ainsi  dire  la  sacrer,  de  telle  sorte 
qu'elle  aura  ses  oracles,  ses  lévites  et  ses  pontifes.  Un  dernier 
culte  est  né,  celui  de  la  Beauté.  «  L'esthétique  »,  science  nou- 
velle, épelée  par  Winckelmann,  syllabe  après  syllabe,  sur  les 
marbres  du  Vatican,  s'anime  aux  feux  naissants  du  génie  ger- 
manique. Une  éloquence,  une  philosophie,  une  critique  en  sor- 
tent, presque  aussitôt  armées  de  pied  en  cap.  Lessing  fait  chez 
l'artiste  l'éducation  du  raisonnement;  Mengs,  dissertant  le  pin- 
ceau en  main,  élè\e  le  peintre  à  des  considérations  platoni- 
ciennes ;  Sulzer,  théoricien  <le  l'allégorie  ancienne,  renchérit 
sur  son  maître  Winckelmann  et  voit  du  mythique  ou  du  mys- 
tique un  peu  partout;  un  Italien  enfin,  Canova,  proclame  la 
découverte  «lu  style  de  Phidias  et  enseigne  une  sculpture  con- 
forme au  vrai  canon  grec,  jusqu'alors  insoupçonné.  Les  tètes 
se  montent;  la  contagion  passe  d'Italie  en  France.  Nos  artistes, 
déjà  frémissants  de  passions  démocratiques  mal  couvées, 
se  jettent  à  leur  tour  tête  baissée  dans  une  passion  nouvelle, 
l'enthousiasme.    L'enthousiasme     esthétique,    soutenu     d'une 


L'ÉPOQUE  DE  DAVID  811 

gramle  volonté,  enivré  «lo  grandes  phrases,  qui  vont  «licter  (te 
grandes  oeuvres,  voilà  où  en  est  l'art  à  la  veille  «le  la  Révolu- 
tion. Il  est  temps  pour  un  David  de  paraître.  Au  fait  il  a  déjà 
paru  :  le  Serment  des  Uoraces  est  de  i"84,  et  le  Brut  us  rentrant 
dans  ses  foyers  après  avoir  condamné  ses  fils  (tableau  commandé 
par  Louis  XVI  comme  le  précédent)  est  de  1789. 

David  et  la  Révolution.  —  Nature  fruste,  mais  forte; 
vigoureux  tempérament  de  peintre,  qui  ne  savait  pas  tout  de 
la  peinture,  mais  p<»ssédait  à  fond  le  dessin,  la  composition,  et 
une  certiùne  mimique  théâtrale  d'un  effet  sur;  artiste  «l'un 
goût  borné,  praticien  d'une  conscience  scrupuleuse,  et  même 
excessive;  volonté  indomptable,  cœur  froid  et  tête  exaltée,  ne 
trouvant  jamais  de  sujets  assez  hauts  pour  satisfaire  une  hautaine 
ambition  ;  esprit  énergique,  étroit,  têtu,  où  l'idée  ne  pénétrait 
qu'avec  peine,  mais,  une  fois  entrée,  enfonçait  toujours;  carac- 
tère insatiable  d'autorité;  allure  de  chef,  épris  d'affirmation, 
ivre  d'action,  auquel  il  fallait  toujours  un  ennemi  qu'il  put 
charger  de  toute  sa  vigueur;  peintre-né  du  héros,  et  si  sim- 
pliste, —  ou  si  artiste,  qui  sait?  —  dans  sa  conception  de 
l'héroïsme^  qu'il  aligna  dans  la  même  perspective  Brutus, 
Marat,  oonaparte  et  Léonidas,  peignant  comme  le  taureau 
fonce  devant  lui,  sans  s'apercevoir  d'une  substitution  de  per- 
sonnes, tête  baissée  :  tel  fut  Louis  David,  non  pas  le  plus  grand 
peintre,  ni  surtout  l'artiste  le  plus  complet,  mais  l'esprit  le  plus 
dominateur,  l'autorité  la  plus  despotique  de  l'école  française, 
le  promoteur  d'une  réforme  salutaire  peut-être  en  son  prin- 
cipe, néfaste  par  son  <léveloppement  et  ses  longues  consé- 
quences; tel  fut  l'ex-académicien  qui  renversa  d'un  coup 
d'épaule  la  «  bastille  académique  »  pour  la  réincarner,  autre- 
ment intolérante,  en  sa  personne,  et  pour  régner  sur  l'art  à  la 
façon  de  ses  héros,  en  Robespierre,  en  Napoléon. 

En  lui,  en  ce  petit-neveu  de  Boucher,  qui  est  en  même  temps 
le  filleul  de  Sedaine,  toutes  les  forces  latentes  de  l'art  nouveau 
se  condensent,  puis  éclatent.  Né  en  1748,  il  a  d'abord  travaillé 
sous  Boucher,  puis  aux  cotés  de  Fragonard,  très  «  ancien 
régime  »  l'un  et  l'autre.  Mais  il  ne  respire  pas  impunément  l'air 
de  son  temps;  Rome  l'entête,  et,  quand  il  part  enfin  pour  Rome 
en  mS,  c'est  en  compagnie  du  nouveau  directeur  de  l'École, 


812     L'ART  FRANÇAIS  AU  XVIIP  SIÈCLE  ET  LA   LITTÉRATURE 

(le    son    maître   Vien,    l'ancien    disciple  de   Caylus.   Tl  passe 
cinq  années  à  Rome,  travaillant  comme  lui  seul  savait  travailler. 
Il   en  rapporte  un  Bélisaire,  œuvre  médiocrement  davidienne 
encore,  et  pourtant  assez  significative  de  l'esthétique  nouvelle 
pour  que  la  foule  le  porte  en  triomphe  devant  son  tableau.  Tel 
est  déjà  le  public,  telles  ses  passions  en  1780.  Avec  les  toiles 
républicaines  qui  suivirent,  les  Horaces,  le  Bnitus,  David  jetait 
dans  la  foule  l'étincelle  galvanique.  C'était  désormais  entre  elle 
et  lui  un  courant  électrique  continu.  Le  Serment  des  Horaces, 
d'une  crudité  si  romaine,  se  trouvant  suspendu  au-dessus  du 
Marie-Antoinette  et  ses  enfants  de  M™*  Vig"ée-Lebrun  (antithèse 
dangereuse  et  maladroite),  faisait  huer  la  reine  par  les  specta- 
teurs au  Salon  de  1785.  La  Mort  de  Socrate,   le  Briitiis,  ne 
produisaient   pas   une   sensation   moindre  parmi  les  artistes. 
On   crut  retrouver   la  pensée  de    Poussin    et    son  style  avec 
une    exactitude    d'archéologie,    une  sobriété,  que  le    Poussin 
n'avait  pas.  A  peine  s'avisa-t-on  que  les  figures  féminines  de 
David,    et    même    les    autres,    dans    YAndromaque    pleurant 
Hector,  dans  le  Paris  et  Hélène,  étaient  d'une  afféterie  de  pose, 
d'un  léché  et  d'un  précieux  de  couleur  aussi  éloignés  du  grand 
style  que  la  facture  noble   des   académiciens  contre   laquelle 
David  s'insurgeait.  Le  mot  d'antique  aveugla  tout  le   monde. 
La  fameuse  conception  du  «  beau  idéal  »,  partout  prôné,  auto- 
risa ce  mariage  hétéroclite  du  fond  dramatique  avec  une  forme 
vernissée,  qui  fait  songer  à  une  pensée  de  Lucain  revêtue  des 
couleurs  de  la  porcelaine.  Dès  lors  David  faisait  école,  et  non 
pas  seulement  dans  son  art.  C'est  à  foison  que  le  catalogue  du 
Salon  de  4789  compte  les  sujets  antiques  et  en  peinture  et  en 
sculpture  :  Mort  de  Sénèque;  Darès  et  Entellus;  Ulysse  et  Péné- 
lope; Mort  d'Agis  ;  Mort  d'Antoine;  etc.  Jusqu'à  Carie  Vernet 
(celui-là  devait  se  corriger)  qui  expose  un  Triomphe  de  Paul- 
Émile,  de  quatorze  pieds  de  large  sur  cinq  pieds  de  haut!  Le 
théâtre,  se  piquant  d'émulation,  réforme  aussitôt  ses  costumes; 
Talma  paraît  en  scène  sans  poudre,  drapé  dans  la  toge,  jambes 
et  bras  nus.  Les  amateurs  copient  les  meubles,  les  escabeaux 
antiques  qui  emplissent  l'atelier  du  peintre   des  Horaces.  On 
connaît  l'histoire  du  souper  pseudo-antique  qui  fut  servi  un  soir 
par  M""  "Vigée-Lebrun  à  ses  invités,  et  que  l'aimable  femme 


L'ÉPOQUE  DE  DAVID  813 

raconte  flans  ses  Mémoires.  Après  le  théâtre  et  la  mode,  les 
mœurs  :  lorsque  la  vie  mondaine  se  réveillera  au  lendemain 
lies  années  terribles,  sous  le  Directoire,  les  femmes,  rassurées, 
demanderont  au  modèle  antique  l'art  de  nouer  plus  mollement 
leur  ceinture.  L'on  sait  jusqu'où  fut  poussé  l'amour  du  grec 
chez  M™*  Tallien.  David  triomphait  là  encore,  et  sans  doute 
plus  qu'il  n'eût  voulu. 

Quel  ne  devait  pas  être,  à  plus  forte  raison,  son  succès  dans 
une  assemblée  révolutionnaire?  Député  de  Paris,  membre  de  la 
Convention,  du  comité  d'Instruction  publique  et  du  comité  de 
Sftrelé  générale,  un  instant  président  de  la  Convention,  David 
est  le  grand  prêtre  et  le  grand  maître  de  l'art  jacobin.  A  lui 
seul  il  est  un  instant  tout  l'art  révolutionnaire,  avec  ses  haines, 
ses  enthousiasmes,  ses  ostracismes,  sa  solennité  oraculaire  et 
son  enfantillage  sentimental.  A  son  exemple,  tous  les  artistes, 
môme  les  «  ci-devant  »,  un  Greuze,  un  Moreau  le  Jeune,  un 
Pajou,  un  Clodion,  mettent  une  cocarde  à  leur  chapeau  et  un 
casque  à  leurs  personnages.  Cela  leur  réussit  iPailleurs  comme 
les  grandes  pensées  à  Bernardin  de  Saint-Pierre.  Les  immortels 
principes  tra^ïsportés  par  David  dans  les  arts  lui  suggèrent  des 
conception/  analogues  à  celles  des  orateurs  de  club.  Ce  qui  se 
peint,  ce  qui  se  sculpte,  ce  qui  s'ébauche  alors  de  monuments 
ou  ;de  «  fêtes  »  patriotiques,  a  le  mouvement,  le  tour,  l'emphase 
des  orateurs  révolutionnaires,  voire  «les  écrivains  académiques 
qui  tâchent,  eux  aussi,  de  se  mettre  au  ton.  Même  style  partout, 
mêmes  images,  traduites  par  des  moyens  analogues.  Entre  une 
tirade  de  Joseph  Chénier,  une  scène  de  Fabre,  un  discours  de 
Danton,  et  les  créations  artistiques  de  David,  organisateur  de 
<ortèges  symboliques,  l'identité  est  saisissante.  Quand  David, 
ex-membre  de  l'Académie  de  peinture,  ex-premier  peintre  du 
roi,  demandait  à  la  Convention  de  détruire  cette  institution 
«  féodale  »,  il  n'en  usait  pas  d'autre  sorte  que  Chamfort,  de 
l'Académie  française,  quand  il  dénonçait  cette  compagnie  à 
l'Assemblée  nationale,  comme  «  inutile,  ridicule,  méprisée, 
<légradée  jusqu'au  plus  coupable  avilissement,  créée  pour  la 
servitude,  école  de  flatterie,  de  servilité,  d'abjection,  prolon- 
geant les  espérances  insensées  du  despotisme!...  »  Quand 
David  proposait  l'érection  d'une  statue  gigantesque  au  peuple, 


814     L'ART  FRANÇAIS  AU  XVIir  SIÈCLE  ET   LA  LITTÉRATURE 

et  qu'il  lui  donnait  pour  piédestal  «  les  effigies  des  rois  et  les 
débris  de  leurs  vils  attributs  »,  quand  il  voulait  que  les  traits 
d'héroïsme,  de  vertus  civiques,  offerts  à  la  nation,  vinssent, 
grâce  aux  œuvres  de  l'art,  «  électriser  son  âme  et  faire  germer 
toutes  les  passions  de  la  gloire,  de  dévouement  pour  la  patrie  », 
il  ne  faisait  que  sculpter  des  métaphores  et  peindre  des  lieux 
communs  de  littérature  révolutionnaire.  Faut-il  toucher  du  doigt 
ce  que  l'art  de  David  emprunte  au  Contrat  social,  à  VÈmile, 
aux  Incas,  et  à  l'iildigeste  fatras  des  gazettes,  il  suffira  d'un 
échantillon,  le  «  projet  »  rédigé  par  David  pour  a  la  fête  de 
l'unité  et  de  l'indivisibilité*  ».  On  y  verra  les  Français  «  levés 
avant  l'aurore  »  et  la  «  scène  touchante  de  leur  réunion  éclairée 
par  les  premiers  rayons  de  soleil  ».  On  trouvera,  au  lieu  du 
rassemblement,  une  fontaine  de  la  Régénération  représentée 
par  la  Nature,  «  qui,  pressant  de  la  main  ses  fécondes  ma- 
melles »,  fera  jaillir  avec  abondance  «  une  eau  pure  et  salu- 
taire ».  Dans  le  cortège,  on  rencontrera  les  commissaires  des 
86  départements  «  unis  les  uns  aux  autres  par  le  lien  léger  et 
indissoluble  de  l'unité  et  de  l'indivisibilité  que  doit  former  un 
cordon  tricolore.  »  Plus  loin,  on  remarquera  le  juge,  avec  «  son 
chapeau  à  plume  »,  auprès  du  tisserand  et  du  cordonnier;  «  le 
noir  Africain,  qui  ne  diffère  que  par  la  couleur  »,  précédera  de 
peu  les  «  intéressants  élèves  de  l'Institution  des  aveugles, 
traînés  sur  un  plateau  roulant  »,  symbole  du  «  malheur 
honoré  ».  Après  les  infirmes,  les  citoyens  au  maillot  :  «  Vous  y 
serez  aussi,  tendres  nourrissons  de  la  maison  des  Enfnnts- 
Trouvés,  portés  dans  de  blanches  barcelonnettes;  vous  com- 
mencerez à  jouir  de  vos  droits  civils  trop  justement  recouvrés!  » 
Enfin,  le  CléoI»is  et  Biton  du  Selectœ  fournira  cette  dernière 
scène  :  «  un  char  vraiment  triomphal  que  formera  une  simple 
charrue,  sur  laquelle  seront  assis  un  vieillard  et  sa  vieille  épouse, 
traînés  par  leurs  propres  enfants,  exemple  touchant  de  la  piété 
filiale  et  de  vénération  pour  la  vieillesse  *.  »  Le  David  qui  res- 
pire en  cette  page  est  celui  que  nous  représente  un  dessin  de 
son   élève   Gros   :   David,   tête  nue,   redingote  sévère,  culotte 


1.  Fête  de  la  Réunion,  ou  «le  la  Fraternité,  célébrée  le  10  aoiU  1702. 

2.  Le    texte    aulograpiiié    «le    cette    très   curieuse   |»ièco   a  été    donné    par 
M.  Ch.  Normand,  dans  l'Art  du  la  avril  1894. 


«"■" 


< 

< 

W 
Û 

00 

.  s 

Q 

C/3 
c/3 

:z: 

o 

h 
< 

ce 

2 

•W 
O 

< 

UJ 
Q 

W 
H 
<UJ 

< 


LKPOOLE  UE  DAVID  815 

collante,  bottes  à  revers,  «lehout,  l'œil  au  ciel,  la  main  droite 
levée  et  armée  d'un  crayon;  il  écoule  l'inspiration,  tandis  qu'à 
sa  j^auche  un  liusle  antique  dressé  sur  un  haut  socle  porte 
l'inscription  IIHIMKAHÏ,  et  au-dessous  :  Béllsaire,  les  HoraceSy 
Sucrale,  lirnlus,  les  Snbines,  Léonidas. 

Toutefois,  il  serait  profondément  injuste  de  ne  voir  en  David, 
ou  dans  la  Révolution  envisagée  comme  source  d'art,  que  préju- 
jrés  antiques,  contrefaçon  des  républiques  anciennes,  et  trans- 
cription caricaturale  de  figures  littéraires.  Ni  David  n'est  tout 
entier,  heureusement  pour  lui,  dans  les  Sabines;  ni  l'art  révolu- 
tionnaire n'est  tout  entier  dans  des  fêtes  qu'il  fallut  improviser. 
Cet  art  lui-même  n'eut  pas  le  temps  de  se  former.  Les  pro- 
messes qu'il  pouvait  donner,  comment  les  aurait-il  tenues?  Et 
pourtant  de  grandes  œuvres  furent  alors  projetées.  On  aime- 
rail  à  juger,  autrement  que  par  les  programmes,  d'une  statue 
de  Rousseau,  d'un  projet  de  bas-relief  pour  le  fronton  du 
Panthéon,  mis  alors  au  concours.  C'est  sur  des  essais  hâtifs, 
parfois  monstrueux,  qu'on  juge  volontiers  de  l'influence  de  la 
Révolution  survies  arts.  Or  il  s'en  faut  que  tout  se  réduise  à  des 
processions  Tidicules  menées  sur  des  ruines  de  monuments  et 
des  débris  de  chefs-d'œuvre.  L'accès  d'iconoclastie  fut  terrible, 
il  est  vrai,  mais  il  fut  relativement  court'.  Ce  que  la  Révolution 
a  conservé,  ce  qu'elle  a  créé  en  art  doit  être  mis  en  regard  de 
ce  qui  s'est  détruit,  souvent  en  dépit  de  ses  principes.  Car  s'il  y 
eut  chez  elle  proscription,  il  y  eut  aussi  protection;  nulle  part  le 
pouvoir,  maître  et  responsable  de  ses  actes,  ne  se  montra  van- 
dale. Bien  au  contraire,  dans  la  conservation  des  œuvres  d'art 
anciennes,  la  Révolution  fut  autrement  libérale  que  ne  l'avait 
été  la  monarchie.  Si  bien  que  son  influence  dans  l'art,  au  total, 
peut  se  caractériser  par  cette  antithèse  :  un  rétrécissement  de 
l'art  dans  les  œuvres  actuelles,  dû  à  une  doctrine  farouchement 
jacobine,  et  un  élarç-issement  dans  l'intelligence  de  l'art  en 
général,  joint  à  une  puissante  diffusion  de  l'instruction  artis- 
tique, source  première  et  profonde  de  notre  art  moderne.  Ici, 
comme  ailleurs,  il  faut  distinguer  entre  la  doctrine  ou  la  péda- 
gogie de  la  Révolution,  et  la  nature  intime  de  la  Révolution  : 

!.  Voir  ce  qu'en  dit  excellenimcnl  M.  André  .Micliol,  Uisloire  générale  publiée 
sous  la  direction  de  E.  Lavisse  et  A.  Kambaud.  t.  VIll,  p.  596  et  suiv. 


816     L'ART  FRANÇAIS  AU  XVIIF  SIÈCLE  ET  LA  LITTÉRATURE 
l'une  jalouse,  mesquine,  lyrannique,  n'ayant  guère  fait  que  du 
mal;  l'autre  généreuse,  conquérante,  prodigue  de  ses  trésors, 
par  laquelle  s'est  accompli  tant  de  Lien. 

Le  Musée  d'Alexandre  Lenoir.  —  Conclusion.  — 
C'est  à  celle-ci  que  l'on  doit  la  suppression  des  privilèges  aca- 
démiques qui  faisaient  de  l'art  un  monopole.  Les  Salons  libre- 
ment ouverts  aux,  artistes  non  académiciens,  et  même  aux 
étrangers;  les  appels  adressés  à  l'initiative  des  provinces;  les 
créations  innombrables  de  sociétés  privées  et  gratuites  pour 
l'enseignement  de  l'art;  l'organisation  constante  de  concours, 
méthode  abusive  en  certains  cas,  mais  puissant  correctif  de  la 
«  faveur  »  et  stimulant  énergique  du  talent  obscur;  la  création 
centrale  de  la  Commune  des  Arls,  en  attendant  la  fameuse  «  troi- 
sième classe  »  de  l'Institut,  où  la  littérature  et  les  beaux-arts 
devaient  fraterniser,  suivant  une  clairvoyante  logique;  tant 
d'autres  entreprises,  privées  ou  publiques,  écloses  en  si  peu 
d'années,  prouvent  que  le  «  Génie  des  arts  »  fut  «  pleinement 
mis  en  liberté  »  '.  En  même  temps,  de  généreux  éducateurs 
prévenaient  les  ravages  de  l'ignorance  et  tentaient  d'éclairer  les 
masses.  Un  simple  capitaine  de  chasseurs,  Puthod  de  Maison- 
Rouge,  expliquait  aux  illettrés  notre  ancien  art  national 
dans  un  journal  périodique  {Les  monuments  ou  le  Pèlerinage 
historique),  et  déchiiTrait  de  son  mieux  «  ces  pierres  qui,  pour 
cesser  d'être  muettes,  n'attendent  qu'un  Vaucanson  qui  les 
anime  ». 

Pendant  ce  temps  s'ouvraient  nos  premiers  muséums.  L'idée 
du  musée  du  Louvre,  depuis  longtemps  dans  l'air,  compromise 
un  instant  par  la  sauvagerie  populaire,  allait  aboutir  grâce  au 
dévouement  d'Alexandre  Lenoir,  l'un  des  plus  grands  bienfai- 
teurs de  l'art  français.  La  tourmente  passée,  tout  Paris  défila 
dans  son  musée  des  Petits-Augustins,  moitié  jardin  et  moitié 
cloître,  où  les  trésors  de  notre  ancienne  statuaire  s'abritaien^ 
et  s'encadraient  dans  une  mise  en  scène  pittoresque.  La  simple 
foule  avait  des  larmes  pour  les  soi-disant  tombeaux  d'IIéloïse 

1.  Pétilion  de  la  Commune  des  Arts  à  l'Assemblée  nationale  :  «  Génie  des 
arts,  sois  pleinement  libre.  La  nature  le  veut,  la  raison  le  déclare,  la  loi  le 
prononce;  plane  donc  au-dessus  de  la  France;  il  n'est  plus  pour  loi  d'obstacles; 
il  n'est  plus  de  corps,  de  privilèges,  de  conditions...  Génie,  prends  ton 
vol...  »,  etc. 


L'ÉPOQUE  DE  DAVID  817 

et  d'AbélarJ.  Mais  aux  artistes,  aux  lettrés,  la  révélation  de 
notre  moyen  i\ge  et  de  notre  première  Renaissance  fut  d'une 
extrême  conséquence.  Michelet  n'oublia  jamais  ses  impressions 
d'enfant  parmi  toute  cette  histoire  d'autrefois  qui  ressuscitait 
là  dans  la  pierre  et  le  bronze.  Chassés  des  cloîtres  où,  deux 
fois  morts  pour  les  vivants,  ils  dormaient  leur  sommeil  sécu 
laire,  ces  témoins  d'un  autre  âge  ramenaient  au  grand  jour, 
dans  les  plis  de  leurs  linceuls  sculpturaux,  la  légende  et  la  poésie 
éteintes,  la  couleur  et  jusqu'à  l'àme  des  temps  jadis.  Et  les  fils 
de  la  Révolution,  découvrant  tout  à  coup  la  vieille  France, 
s'éprenaient  de  sympathie  pour  elle.  Ils  étaient  maintenant  assez 
libres  pour  ne  plus  la  craindre;  et  ils  avaient  assez  peiné,  assez 
souffert,  pour  la  comprendre  et  pour  l'aimer. 

Ces   sentiments  nouveaux,    précurseurs    d'un  art   nouveau, 
louchaient  les  spectateurs  de  ces  débris  pieusement  récoltés  :  et 
parmi  ceux-là  se  trouvait  sans  doute  plus  d'un  élève  de  David, 
quelqu'un  de  ces  primitifs,  de  ces  penseurs  dont  le  groupe  s'était 
formé  dans  son  atelier  même.  Telle  était  d'ailleurs  la  force,  la 
vertu  propre  delà  Révolution,  que  David  lui  cédait  comme  un 
autre  :  sans  s'en  apercevoir,  il  inflig^eait  à  sa  doctrine  le  plus 
complet  démenti.  Le  même  homme  qui  prônait  la  nudité  comme 
plus  héroïque,  et  l'antique  comme  le  vrai  idéal;  celui  qui  dessi- 
nait des  académies  pour  son  Serment  du  Jeu  de  paume,  et  pré- 
venait soigneusement  le  spectateur  qu'il  n'avait  point  cherché 
une  vulgaire  ressemblance;  le  même  homme,  fasciné  par  un 
spectacle  tragique  dont  il  veut  émouvoir  à  son  tour  la  postérité,, 
brossera,   d'inspiration,  ce   Le  Pelletier  sur   son   lit  de  mort, 
une  épée  suspendue  au-dessus  de  la  plaie  béante,  et  ce  Marat 
sanglant  dans  sa  baignoire,  alTreux  de  vérité  et  presque  sublime 
d'horreur.  Ainsi,  cette  vie  que  David  chassait  de  son  art  à  force 
de  doctrine,  y  rentrait  à  l'instant  par  la  puissance  de  la  vérité. 
En  face  de  certaines  scènes,  le  tempérament  du  peintre  parlait 
plus  haut  que  le  reste;  et,  comme  naguère  il  peignait  du  romain 
«  tout  cru  »,  il  peignait  maintenant  du  réel  tout  cru.  Ce  sera 
bien  autre  chose,  quand  il  aura  rencontré  le  triomphateur  de 
l'Egypte,  son  héros,  comme  il  l'appelle.  A  sa  suite  il  fera  grand, 
et  vivant,   et   vrai,  sans   soupçon  d'archéologie.   A  quoi  bon 
l'antique  dans  une  histoire  plus  grande  que  l'antiquité?  Faut-il 

Histoire  dc  la  lanous.  V(.  52 


818     L'ART  FRANÇAIS  AU  XVIIF  SIÈCLE  ET  LA   LITTÉRATURE 

un  corps  d' Antinous  à  ce  petit  général  pâle,  d'autant  plus  grand 
qu'il  paraît  plus  chétif?  C'est  ainsi  que  le  maître  du  Sacre  et 
des  Aigles,  qui  peignit  néanmoins  jusqu'au  bout  des  Léonidas 
avec  sérénité,  devait  fournir  plus  tard,  sans  s'en  douter,  les 
meilleurs  arguments  à  ceux  qui .  crieraient  aux  gens  de  sa 
suite  :  «  Qui  nous  délivrera  des  Grecs  et  des  Romains?  » 

Quoi  qu'il  en  soit  désormais  de  la  lutte  qu'on  peut  prévoir 
entre  l'antiquité  de  David  et  le  modernisme  de  l'époque  qui  va 
suivre,  une  chose  apparaît  clairement  :  la  Révolution,  en  assu- 
rant momentanément  le  triomphe  de  l'idéal  nouveau,  n'en  avait 
pas  moins  mis  à  côté  du  mal  le  remède.  Dans  ce  bouleversement 
du  vieux  sol  national,  toutes  les  semences  du  passé,  grosses 
d'avenir,  avaient  été  jetées  aux  quatre  vents.  Plus  d'une  germera, 
et  les  lettres  comme  les  arts  nous  offriront  cet  attachant  spec- 
tacle :  Chateaubriand  formé  parla  Révolution,  et  le  romantisme 
né  dans  l'atelier  de  David. 


BIBLIOGRAPHIE 

E.  de  Goncourt,  Vart  au  XVIII"  siècle,  1880-1882.  —  Paul  Mantz, 
Antoine  Watteau,  1892;  François  Boucher,  Lemaine  et  Natnire,  1880.  — 
André  Michel,  François  Boucher,  1886;  études  dans  l'Histoire  générale  de 
Lavisse  et  Rambaud,  t.  VII  et  VIII.  —  J.  Dumesnil,  Histoire  des  plus  célèbres 
amateurs  français  et  de  leurs  relations  avec  les  artistes,  1833.  —  Samuel 
Rocheblave,  Essai  sur  le  comte  de  Caijlus,  1889;  Les  Cochin.  1893.  — 
Nie.  Cochin,  Voyage  d'Italie,  1758;  Œuvres  diverses,  1771.  —  Diderot, 
Salons.  —  Louis  Ducros,  Diderot,  l'homme  et  l'écrivain,  1894.  —  L.  Gonse, 
La  sculpture  française  depuis  le  XIV"  siècle,  1893.  —  Dans  la  collection  des 
Artistes  célèbres  :  Greuze,  par  Ch.  Normand;  Les  Huet,  Hubert-Robert,  par 
C.  Gabillot;  H.  Fragonard,  par  P.  Gauthiez;  M""^  Vigéc- Lebrun,  par 
Ch.  Pillet;  La  Tour,  par  Champfleury,  etc.  —  S-J.  Delécluse,  Loiii 
David,  son  école  et  son  temps,  1853.  —  S.-L.  David,  Le  peintre  Louis  David, 
1879.  —  François  Benoît,  L'art  français  sous  la  Révolution  et  l'Empire, 
1897.  —  Louis  Courajod,  Alexandre  Lenoir,  son  journal  et  le  musée  des 
monuments  français,  1878.  —  Jules  Renouvier,  Hist.  de  l'art  pendant  la 
Révolution,  considéré  principalement  dans  les  estampes,  1863.  — Louis  Ber- 
trand, La  fin  du  classicisme  et  le  retour  à  l'antique,  1897.  —  Les  monuments, 
ou  le  pèlerinage  historique,  par  François-Marie  Puthod  (de  Maison- 
Rouge),  1790.  —  Adresse  et  projet  de  statuts,  règlements  pour  l'Académie 
centrale  de  peinture,  sculpture,  etc.,  présentés  à  l'Assemblée  nationale  par  la 
majorité  des  membres  de  l'Académie  royale...,  en  assemblée  délibérante,  1790. 
—  Considérations  sur  les  Académies,  et  particulièrement  sur  celles  de  pein- 
ture, sculpture  et  architecture,  présentées  à  l'Assemblée  -nationale,  par 
M.  Deseine,  sculpteur  du  roi,  1791. 


CHAPITRE  XVI 
LA    LANGUE    FRANÇAISE    AU    XVIIP    SIÈCLE 


Aperçu  général-.  —  A  première  vue,  la  lang^ue  du  xvui'siècle 
semble  à  peu  près  identique  à  celle  des  derniers  classiques,  de 
La  Bruyère  par  exemple,  et  du  commencement  à  la  fin  de  cette 
période,  elle  paraît-aA'oir  moins  varié  encore.  Il  est  incontestable 
qu'il  n'y  a  pas  si  loin  de  J.-B.  Rousseau  à  (Iresset  que  de  Cor- 
neille-à  Racine.  Point  de  Vaugelas  entre  eux.  Aucune  promul- 
gation d'un  code  nouveau,  aucune  rupture. 

Mais  ce  calme  est  loin  d'être  la  stagnation.  Cela  est  si  vrai 
que  les  contemporains  se  plaignaient,  étant  presque  tous  parti- 
sans de  maintenir  telle  quelle  la  langue  classique,  de  l'incon- 
stance de  l'usage  et  des  fantaisies  des  novateurs. 

D'abord  la  prononciation,  sur  laquelle  on  avait  peu  d'empire, 
subit  encore  des  altérations  assez  graves.  La  grammaire^4)artie 
sous  Tinfluence  de  l'usage,  partie  par  la  faute  des  puristes  et  des 
logiciens,  s'enricbit  d'exigences  nouvelles;  la  syntaxe  s'appaû^ 
vrit  encore;  l'orthographe  officielle  de  l'Académie,  qui  n'avait 
satisfait  presque  personne,  fut  attaquée  et  considérablement 
transformée,   enfin  et   surtout   le    vocabulaire   s'ouvrit  à  bien 

1.  Par  M.  Ferdinand  Hriinol,  niaitre  de  conférences  à  la  Faculté  des  Lettres 
de  l'Université  de  Paris. 

2.  L'histoire  de  la  lanpue  an  xvin*  siècle  n'est  ni  faite,  ni  faisahle  à  l'heure 
artnelle,  fanle  de  travaux  et  de  dépouillements  parliels  qui  l'aient  préparée.  Je 
n'ai  pas  cru  néanmoins  devoir  m'arrêtera  IIOO,  et  je  présente  aux  lecteurs  qui 
ont  hien  voulu  me  suivre  jusqu'ici  qucli]ues  idi  es  et  quelques  faits,  en  le;ï 
priant  de  se  souvenir  que  je  considère  moi-même  les  uns  et  les  autres  comme 
insuffisamment  contrôlés. 


820  LA   LANGUE  FRANÇAISE  AU  XVIir  SIÈCLE 

(les  nouveautés.  Dès  les  premières  années  du  siècle,  un  cer- 
tain nombre  de  lettrés  se  hasardèrent  à  l'enrichir,  sinon  de 
mots,  au  moins  de  nouvelles  expressions,  et  malgré  l'opposition 
et  les  railleries,  ces  tentatives,  un  moment  réprimées,  recom- 
mencèrent bientôt.  En  outre,  le  mouvement  scientifique  et  phi- 
losophique eut  pour  effet  non  seulement  d'augmenter  le  lexique 
scientifique,  mais  de  mêler  ce  vocabulaire  spécial  à  l'autre,  et, 
la  presse  périodique  rendant  familiers  à  tous  des  termes  jusque-là 
réservés  à  un  petit  nombre  d'initiés,  le  caractère  de  la  langue 
écrite,  et  bientôt  de  la  langue  parlée,  s'en  trouva  bien  changé. 

L'étude  de  ces  divers  faits  constitue  déjà  toute  une  histoire.  Il 
m'a  paru  en  outre  nécessaire  de  donner  ici  les  quelques  rensei- 
gnements que  j'ai  pu  recueillir  sur  la  diffusion  du  français  en 
Europe.  Au  xviii®  siècle,  notre  langue  acquiert  une  situation 
à  part  dans  l'estime  du  monde,  situation  qu'aucune  langue 
vivante,  même  l'italien  au  xvi°  siècle,  n'avait  jamais  possédée. 
Vivante,  elle  monte  au  rang  que  seules  les  langues  mortes 
avaient  tenu,  de  langue  internationale  de  la  culture  et  de  la 
société.  L'étude  des  causes  qui  dans  chaque  pays  avait  amené 
cet  état  de  choses,  celle  des  causes  qui  ont  contribué  à  le  dé- 
ruire,  mériterait  de  faire  l'objet  d'autant  de  monographies. 


/.  —  La   Grammaire. 

Nouveau    développement    de    la    grammaire  ' .    — 

«  Point  de  vrai  succès  aujourd'hui,  a  dit  Voltaire-,  sans  cette 
correction,  sans  cette  pureté  qui  seule  met  le  génie  dans  tout 
son  jour.  »  Et  tout  le  siècle  à  peu  près  acceptant  cet  axiome, 
rien  d'étonnant  que  le  public,  les  dames  même  accordent  toute 
leur  attention  aux  travaux  des  grammairiens.  On  suit  les  confé- 
rences de  l'avocat  grammairien  Douchet^  et  quand,  dans  la 
presse*,  quelque  temps  se  passe  sans  qu'un  livre  sur  la  langue 

1.  Voir  sur  ce  point  Vernier,  Voltaire  grammairien,  p.  4-9. 

2.  Let.  à  l'Acad.,  en  tête  d'Irène. 

3.  Voir  Année  litlérnire,  Hôi,  I,  286,  et  VIII.  214. 

4.  Vernier  cite  en  ce  sens  une  lettre  de  i'abhé  Fronianl  à  Fréron  (1174). 
Peut-être  Frouiant  prenait-il  un  |)eu  ses  propres  goùls  pour  ceux  dos  lecteurs- 
Mais  la  vogue  de  ces  sortes  d'articles  est  prouvée  par  leur  nombre  même.  Ou'oa 
voie  VAnnée  lilléraire  ou  les  Mémoires  de  Trévoux. 


LA  GRAMMAIRE  821 

soit  analysé  et  critiqué,  les  lecteurs  friands  de  discussions 
subtiles  attendent  avec  impatience.  Le  1"  septembre  1784, 
Domergue  commence  à  Lyon  la  première  série  de  son  «  Journal 
de  la  langue  française,  soit  exacte,  soit  ornée  »  '.  A  l'Académie, 
sans  se  décider  à  faire  la  grammaire  attendue,  dont  celle  de 
RégniiM'  ne  pouvait  tenir  lieu,  et  tout  en  se  déchargeant  sur  des 
particuliers  :  l'abbé  Gédoyn,  l'abbé  Rothelin,  d'Olivet*,  on  fait  ày 
la  grammaire  l'honneur  de  recevoir  des  hommes  comme  Girard,^ 
qui  n'ont  pas  d'autre  titre  qu'un  livre  de  synonymique,  du  reste 
bon.  Ghez  les  écrivains,  même  respect  pour  les  éludes  de  langue; 
il  suffit  de  rappeler  les  travaux  de  Voltaire,  et  ceux,  moins  connus, 
de  Rivarol.  Au  milieu  des  plus  tragiques  événements,  celui-ci 
n'abandonne  pas  ses  soucis  de  puriste,  et  note  les  barbarismes 
de  Dubois-Crancé  et  les  tours  louches  des  proclamations  de 
Kléber  ou  de  Bonaparte.  Les  philosophes  ne  sont  pas  moins 
férus  de  ces  études;  D'Alembert  les  défend  dans  l'Encyclopédie  ^ 
et  Diderot  regrette  les  railleries  de  Molière  à  l'égard  du  zèle  de 
M.  Jourdain  à  s'initier  à  la  science. 

Soutenus  parjut^Tpareille  faveur,  les  grammairiens  ne  pou- 
vaient que  se  multiplier,  et  en  effet  leurs  œuvres,  trop  souvent 
médiocres,  ou  quelquefois  ridicules,  sont  innombrables  *.  Les 
deux  plus  importantes,  parmi  celles  qui  n'ont  point  d'autre 
prétention  que  d'être  des  exposés  méthodiques  de  règles  connues, 
sont  celles  de  Restaut*  et  de  Wailly  ",  qui  devinrent  classiques, 
quand  le  français  entra  dans  les  classes,  et  qui  ont  par  là  une 
importance  historique. 

Je  n'ai  pas  à  examiner  ici  la  valeur  pédagogique  des  gram- 
mairiens. J'observerai  seulement  que  la  langue  dont  ils  veu- 


1.  Il  paraissait  vinsl-quatrc  cahiers  par  an,  i\c  36  pages.  La  première  série 
se  termine  en  1790  (le  1"  octobre?). 

2.  l„o  premier  devait  traiter  des  verbes,  le  second  des  particules.  D'Olivet 
seul  publia  son  travail  sur  les  mots  déclinables. 

3.  Discours  préliminaire,  et  art.  Érudition. 

4.  On  en  trouvera  une  liste  très  étendue  dans  le  livre  de  Slengcl  que  j'ai 
déjà  cité. 

5.  Principes  généraux  et  raisonnes  de  la  grammaire  française,  Paris,  in-8,  1730, 
réimprimé  partout  au  xviii*  siècle.  L'auteur  en  donna  lui-même  un  abrégé. 
Slengel  a  raison  de  douter  de  la  date  de  1745  pour  la  première  édition  de 
l'abrégé,  puisque  en  eiïet  l'abbé  Goujet  en  parle  en  1740  (Bibl.  fr.,  I,  73)  et  qu'il 
«si  de  1732. 

6.  Grammaire  française  ou  la  manière  dont  les  personnes  polies  et  les  bons 
auteurs  ont  coutume  de  parler  et  d'écrire,  Paris,  in-i2,  1754. 


822  LA   LANGUE  FRANÇAISE  AU  XVIH'   SIÈCLE 

lent  donner  la  théorie  n'est  pas,  comme  on  eût  pu  l'espérer 
encore,  si  un  retour  de  jugement  les  avait  éclairés,  la  langue 
commune  des  grands  classiques,  admettant  au  moins  ce  qu'ils 
avaient  osé;  non,  c'est  la  langue  des  grands  grammairiens.  On 
recueille  leurs  observations,  on  les  accorde,  quand  il  le  faut, 
on  choisit  entre  eux,  quand  cela  est  indispensable;  on  ne  les 
abandonne  que  quand  l'usage  moderne  s'est  prononcé  dans  un 
autre  sens,  et  jamais  on  ne  leur  oppose  résolument  l'autorité  des 
hommes  de  génie. 

Boileau  voulait  qu'on  fit  une  catégorie  d'auteurs  «  exempts  de 
fautes  de  style  »,  ou  du  moins  qu'on  fît  des  éditions  des  meilleurs, 
où  serait  corrigé  tout  ce  qui  dans  leurs  œuvres  pourrait  donner 
occasion  de  pécher  contre  la  langue.  C'est  à  cette  dernière  pro- 
position, qui  pouvait  convenir  à  la  modestie  des  écrivains, 
mais  qu'il  eût  été  d'une  hardiesse  de  bon  goût  de  ne  pas  accepter, 
que  s'en  tiennent  les  théoriciens.  Sans  traiter  Racine,  leur  poète, 
comme  Voltaire  avait  traité  Corneille,  ils  le  regrattent  sans 
honte,  et,  «  pour  servir  la  langue  »,  d'Olivet,  Desfontaines, 
Luneau  de  Boisgermain,  Voltaire,  l'Académie  accompagnent 
Phèdre  et  Athalie  d'un  commentaire  préservatif.  Si  les  remar- 
ques qu'on  fait  sur  les  textes  témoignent  de  cette  indépendance 
orgueilleuse*,  à  plus  forte  raison,  dans  les  traités  dogmatiques 
—  et  ils  sont  beaucoup  plus  nombreux  à  cette  époque  que  les 
modestes  «  Observations  »  —  se  sent-on  autorisé  à  prémunir 
contre  les  fautes.  Je  ne  veux  pas  dire  que  les  grammairiens  du 
xviii"  siècle  le  prennent  de  plus  haut  que  leurs  prédécesseurs, 


1.  Voir  tous  les  commentaires  de  Racinedansie  Recueil  qu'en  a  donné  Fonlaniet, 

Études  du  la  langue  française  sur  Racine...  pour  servir  comme  de  cours  de  langue 

frani^alse  et  suppléer  à  V insuffisance  des  r/ramwaires,  Paris,  Le  Prieur,  1818,  in-8. 

Les    vers    les    plus    simples  donnent    lieu   à    d'interminables   contestations. 

Ainsi  : 

Avec  quels  yeux  cruels  sa  rigueur  obstinée 

Vous  laissait  à  ses  pieds,  peu  s'ea  faut,  prostornoe. 

L'un  trouve  peu  s'en  faut  populaiie.  —  Point  du  tout.  réi)ond  l'autre. Mais  peut-il 
s'accorder  avec  un    temps  passé?  Voilà  «jui  est  grave.   Esl-on  en  droit  de  le 
consitlérer  comme  une  locution  adverbiale  toute  faite? 
El  ailleurs  : 

Dans  mes  lâclies  soupirs  d'autaut  plus  méprisable.  " 

(ju'un  long  amas  d'honneurs  rend  Thésée  excusable. 
(Qu'aucuns  monstres  par  moi  domptés  jusqu'aujourd'hui.... 

Aucuns  au  pluriel  est-il  possible?  L'Académie  semble  dire  que  oui.  Wailly  et 
La  Harpe  disent  non.  11  va  des  exemples  de  Boileau,  de  La  Fontaine.  Suffi- 
rent-ils? 


LA  GRAMMAIRE  823 

mais  ils  sont  moins  excusables,  l'éloignement  leur  permettant 
déjà  (le  faire  la  comparaison  entre  Bouhours  et  Bossuet.  Malgré 
cela  le  second  leur  apparaît  toujours,  sinon  comme  inférieur 
au  premier,  du  moins  comme  devant  lui  être  soumis,  en  tant 
que  celui-là  est  le  représentant  autorisé  d'une  loi  supérieure.  Et 
ce  n'est  pas  Voltaire,  qui  a  combattu  tant  de  préjugés,  qui  eût 
aidé  à  débarrasser  la  France  de  celui-ci. 

La  grammaire  générale.  —  Ce  qui  a  contribué  à 
afl'ermir  les  grammairiens  dans  la  croyance  à  leur  mission, 
c'est  qu'ils  se  sont  sentis,  eux  aussi,  «  philosophes'  ».  Le 
sviii"  siècle  est,  avec  le  commencement  du  xix",  l'époque  de 
l'épanouissement  de  la  «  grammaire  générale  et  raisonnée  »  que 
Port-Royal  avait  créée.  Régnier-Desmarais  s'était  déjà  inspiré 
de  la  méthode  d'Arnauld;  Buffîer,  tout  en  le  critiquant,  s'en 
inspire  également,  et  aussi  Dangeau.  En  même  temps  Dumar- 
sais  s'annonce  par  son  célèbre  Traité  des  Iropes  (1730),  sa 
Méthode  raisonnée  (1722)  et  divers  opuscules. 

Mais  c'est  à  partir  de  1750  surtout  que  se  succèdent  les  publi- 
cations principaleS'M)'abord,  en  1751,  un  an  avant  que  parût  en 
Angleterre  Y  Hermès  de  Harris,  du  Marsais  publie  la  préface  de 
son  traité  de  grammaire  générale,  bientôt  suivi  de  nombreux 
articles  dans  l'Encyclopédie.  S'il  mourut,  en  1756,  avant  de  pou- 
voir terminer  et  réunir  son  œuvre,  il  avait  eu  le  temps  de  donner 
un  plan  et  de  proposer  des  idées  neuves  qui  furent  le  point  de 
départ  de   nouvelles   spéculations'.   En    même   temps   Duclos 


1.  On  Iroiivera  sur  ce  mouvement  aujourd'hui  terminé,  et  dont  il  serait  temps 
de  faire  l'hisloire.  des  renseignements  dans  le  chapitre  m  de  la  thèse  de 
M.  Vernier,  dans  le  chapili-e  faible  et  confus  de  Vllisloire  de  la  langue  française 
de  Henry  (3"  partie),  dans  le  discours  préliminaire  que  Fr.  Thurot  a  mis  en  tête 
de  sa  traduction  de  VHermès  de  Harris,  Paris,  imp.  de  la  Rcp.,  messidor  an  IV, 
et  surtout  dans  la  revue  sommaire,  mais  assez  comi)lèle,  dont  Lanjuinais  a  fait 
précéder  son  édition  de  Y  Histoire  naturelle  de  la  parole  de  Court  de  Gébelin; 
Paris,  Plancher,  Eymery  et  Delaunay.  1816. 

2.  C'est  la  date  <lc  la  Théorie  nouvelle  de  la  parole  et  des  langues  de  Le  Blanc, 
I>on  résumé  des  travaux  antérieurs. 

Le  livre  de  Girard.  Le.t  vrais  principes  de  la  langue  française,  est  de  1747.  La 
méthode  pliilosophi»jue  n'a  guère  servi  à  l'auteur  qu'il  lui  inspirer  des  divisions 
et  sous-divisions  el  des  classiFications,  qui  sentent  surtout  la  scolastique,  bien 
plus  que  la  philosophie. 

3.  Son  plan  est  dans  le  Traité  des  Iropes  {Averl.,  p.  iv).  Voici  en  outre,  deux 
de  ses  principales  idées  philosophiques  :  Au  lieu  de  diviser  les  mots  en  deux 
catégories,  suivant  qu'ils  représentent  les  uns  les  objets,  les  autres  la  forme  de 
nos  idées.  Du  Marsais  distingue  les  objets  et  les  difTérentes  vues  sous  lesquelles 
l'esprit  considère    ces  objets.  De  la  sorte  tous  les  mots  qui  ne  marquent  point 


824  LA  LANGUE  FRANÇAISE  AU  XVIIF  SIECLE 

(1754)  et  l'abbé  Fromant  (17o6)  revisaient  et  complétaient 
l'œuvre  de  Port-Royal.  Bientôt  après,  Beauzée,  qui  avait  continué 
Dumarsais  à  l'Encyclopédie,  publiait  sa  Grammaire  générale  pour 
servir  de  fondement  à  Vétude  de  toutes  les  langues.  Ce  n'est  pas 
l'œuvre  la  plus  profonde  du  genre,  c'est  une  des  plus  célèbres. 
Elle  séduisit  non  seulement  Voltaire,  qui  la  loua,  l'Académie, 
qui  donna  à  Beauzée  le  fauteuil  de  Duclos,  mais  Marie-Thérèse, 
qui'lui  envoya  une  médaille  d'or,  et  Frédéric,  qui  appela  à  lui 
le  modeste  professeur  de  l'Ecole  militaire.  Jamais  les  langues 
n'avaient  été  considérées  do  si  haut.  Le  livre  de  Beauzée  est  une 
exposition  du  système  des  langues  en  soi,  préalable  à  toutes  les 
contingences  arbitraires  et  usuelles  des  langues  mortes  et 
vivantes.  Il  a  été  déduit  des  remarques  faites  sur  une  foule 
d'entre  elles  (Préf.,  xv),  mais  il  les  domine  toutes,  et  ses  prin- 
cipes ne  sont  autres  que  ceux  de  la  raison  humaine,  considérée 
dans  les  nécessités  de  l'analyse  de  ses  idées'.  Sans  atteindre  à 
cette  métaphysique,  les  œuvres  de  Changeux,  d'Açarq,  d'Olivet 
même,  une  foule  d'autres,  plus  obscures,  sont  imprégnées  de  cet 
esprit  nouveau.  Court  de  Gébelin  se  partage  entre  la  méthode  de 
de  Brosses  et  la  méthode  purement  philosophique.  Son  Histoire 
naturelle  de  la  parole^  tient  à.  la  fois  des  deux  ordres  de  recher- 
ches. C'est  à  ce  moment  (l""o)  que  Condillac  donna  sa  gram- 
maire française.  On  sait  comment  les  considérations  qui  avaient 
inspiré  à  Locke  d'insérer  dans  le  troisième  livre  de  YEntende- 
ment  humain  des  réflexions  sur  les  mots  signes  de  nos  idées 
avaient  amené  son  disciple  à  considérer  que  l'art  de  parler,  l'art 
d'écrire,  l'art  de  penser  et  Fart  de  raisonner  ne  faisaient  qu'un, 
et  se  ramenaient  tous  au  seul  art  de  parler.  C'est  en  le  dévelop- 
pant que  l'esprit  de  l'enfant,  prenant  possession  d'un  moyen 
meilleur,  développe  ses  qualités  et  ses  connaissances.  Les  lan- 
gues  ne  sont  que  des  méthodes,  et  les  méthodes  ne  sont  que 

de  choses,  y  compris  l'arLicle  et  la  i)réposilion,  mais  qui  fonl  connaître  «  les 
divers  regards  de  notre  esprit  sur  les  choses  »,  sont  de  la  seconde  catégorie. 

Une  autre  de  ses  «  découvertes  »,  c'est  d'avoir  fondé  l'accord  ou  concordance 
sur  le  rapport  d'identité,  et  le  régime  sur  le  rapport  de  détermination,  et  d'en 
avoir  déduit  toute  la  syntaxe,  tant  celle  des  langues  à  conslruction  fixe  comme 
le  français,  que  celle  des  langues  flexionnelles. 

1.  Parmi  des  rêveries,  on  trouve  des  idées  utiles  dans  les  analyses  de  Beauzée, 
particulièrement  dans  sa  théorie  des  temps. 

2.  me.  Son  Monde  primitif,  inachevé,  renferme  aussi,  à  côté  des  théories  sur 
l'origine  du  langage,  une  grammaire  universelle  et  raisonnée  (II). 


«*^ 


HIST.   DE  LA  LANGUE  &  DE  LA    LITT.   FR. 


T.  VI,   CH.   XVI 


Armand  Colin  <Si  C',  Kililtrurs,  Paris 


PORTRAIT   DE   CONDILLAC 

GRAVÉ   PAR    IS.  VOLPATO,    d'aPRÈS    BALDRICHI 
Bibl.  Nat.,  Cabinet  des  Estampes,  N  2 


LA  GRAMMAIRE  825 

des  langues.  Par  suite  un  peuple  qui  perfectionne  la  sienne, 
recule  les  bornes  que  l'imperfection  de  la  mélhode  met  à  la 
justesse  de  ses  jugements.  C'est  dans  ces  vues  que  Condillac 
écrit  sa  grammaire  française,  qu'il  divise  en  deux  parties,  l'une 
générale,  l'autre  particulière  à  notre  langue,  ouvrage  simple, 
bref,  relativement  très  clair,  qu'on  peut  considérer,  malgré  quel- 
ques erreurs,  comme  le  point  d'aboutissement  de  tout  ce  pre- 
mier travail  grammatico-philosophique. 

Je  n'ai  pas  à  chercher  dans  quelle  mesure  l'esprit  de  raisonne- 
ment j)rofita  de  cette  éducation  et  de  ces  habitudes  d'analyse.  II 
est  certain  que  nombre  des  penseurs  et  des  hommes  de  la  Révolu- 
tion ont  appris  à  sentir  avec  Jean- Jacques,  mais  à  raisonner  avec 
Condillac,  etque  la  grammaire  a  été  pour  eux  une  philosophie, 
à  laquelle  ils  ont  voulu  former  à  leur  tour  les  élèves  des  écoles 
normales  et  des  écoles  centrales'. 

Je  n'ai  à  considérer  ici  que  l'inûuence  que  cette  grammaire 
nouvelle  a  eue  sur  la  langue.  En  théorie  elle  n'en  devait  pas  avoir. 
La  science  grammaticale,  préexistante  aux  langages  particuliers, 
se  séparait  nettentent,  d'après  Beauzée,  de  l'art  grammatical, 
qui  leur  est  postérieur,  celui-ci  ne  pouvant  être  que  le  résultat 
des  observations  faites  sur  l'usage*.  En  fait  grammaire  géné- 
rale et  grammaire  pratique  avaient,  depuis  Régnier,  commencé 
à  se  côtoyer  dans  les  livres,  et  par  suite  à  se  pénétrer. 

Cette  introduction  de  la  raison  dans  des  œuvres  de  pure  obser- 
vation eut  pour  conséquence  d'abord  de  rendre  plus  dogmatique 
encore  la  grammaire  d'usage,  là  où  elle  parut  fondée  sur  la 
nature.  Le  moyen  de  contester  une  règle  déduite  par  la  méthode 
géométrique  bien  appliquée  et  conforme  à  la  raison  universelle? 
Voltaire  lui-même  ne  déclare-t-il  pas  la  syntaxe  fondée  sur 
celte  logique  naturelle  avec  laquelle  naissent  tous  les  hommes 
bien  organisés  '?  Si  un  souvenir  historique  venait  rappeler  que 

i.  On  doutait  si  peu,  même  après  expérience,  de  l'efficacilé  de  la  méthode 
que  Lnnjuinais,  après  avoir  été  professeur  de  droit,  puis  nieml)re  des  assem- 
blées révolutionnaires,  revenu  à  Rennes  pour  y  ensoipner  le  droit,  et  ne  jugeant 
pas  ses  élèves  préparés,  commença  par  leur  faire  un  cours  de  grammaire 
générale,  pour  suppléer  aux  notions  de  métaphysique  et  de  logique  qu'ils 
n'avaient  pas  reçues;  il  estimait  nu'me  qu'on  y  pouvait  trouver  les  fondements 
d'une  morale  naturelle  (llisl.  nal.  de  la  parole,  de  C.  de  Geb.,  Disc.  prél.). 

2.  Préf.,  x-xi. 

3.  C.  Menteur,  I,  iv,  i2. 


826  LA  LANGUE  FRANÇAISE  AU  XVIir  SIÈCLE 

telle  règle  n'avait  pas  toujours  existé,  la  remarque  prouvait 
simplement  que  le  perfectionnement  s'était  fait  peu  à  peu.  Mais 
une  fois  acquis,  il  n'en  devenait  pas  moins  inaliénable,  si  histo- 
riquement contingent,  il  était  considéré  comme  philosophique- 
ment nécessaire. 

Par  une  autre  conséquence  contraire,  une  fois  qu'on  se  fut 
fait  a  priori,  suivant  un  mot  de  Bacon  qui  obséda  les  esprits, 
le  modèle  d'un  langage  parfait,  la  tentation  de  le  réaliser  dut 
s'emparer  des  plus  hardis. 

Les  uns,  à  l'exemple  deWilkins  et  deLeibnitz,  rêvèrent  d'une 
langue  universelle  et  absolue.  Je  n'ai  pas  ici  à  m'occuper  de 
Meimieux,  ni  de  ses  conférences  de  «  pasigraphie  ».  Encore 
faut-il  observer  que  cette  chimère  se  réalisa  en  partie  par  l'éta- 
blissement de  momenclatures  scientifiques  internationales,  qui 
sont,  comme  Condorcet  l'a  très  bien  vu,  des  portions  de  langue 
universelle.  Ce  bienfait  scientifique  résulta  de  besoins  pratiques, 
c'est  vrai,  mais  ce  sont  sans  doute  les  recherches  de  la  gram- 
maire spéculative  qui  permirent  de  trouver  et  d'oser  le  moyen 
de  leur  donner  satisfaction. 

Si  la  majorité  des  philosophes  se  montra  hostile  à  l'idée  de  la 
création  d'une  langue  de  toutes  pièces,  du  moins  se  laissa-t-on 
aller  bien  souvent  à  l'idée  d'un  perfectionnement  partiel  de 
l'idiome  en  usage.  Au  moment  de  la  Révolution,  nous  le  verrons, 
l'idée  de  «  révolutionner  »  la  langue,  pour  en  faire  un  instru- 
ment de  raisonnement  plus  sûr,  fut  plusieurs  fois  mise  en  avant. 
Mais  bien  avant  qu'elle  fût  présentée  sous  forme  de  projet 
de  loi  aux  assemblées,  elle  hanta  les  esprits.  Assurément  on 
affiche  pour  les  idiotismes,  même  «  irréguliers  »,  un  respect 
peut-être  sincère,  mais  Diderot  affirme  que  «  les  combinaisons 
des  idées  et  des  signes  sont  soumises  au  joug  de  la  syntaxe 
universelle,  et  qu'on  les  y  assujettit  tôt  ou  tard,  pour  peu  qu'il 
y  ait  d'inconvénient  à  les  en  affranchir  *  »?  De  là  à  aider  à 
la  transformation,  il  n'y  a  qu'un  pas.  Voltaire  a  songé  un 
jour  à  un  conseil  d'hommes  qui  eussent  l'esprit  et  l'oreille 
juste  pour  ôter  ce  qu'il  y  a  de  rude  dans  certains  termes  et 
donner  de  l'embonpoint  à  d'autres.  Combien,  en  synonymique, 

1.  Encycl.  métfi.,  art.  Langues. 


LA  GRAMMAIRE  827 

de  distinctions  artificielles  inspirées  par  l'axiome  de  Dumarsais 
qu'il  ne  pouvait  y  avoir  deux  mots  strictement  équivalents,  ce 
qui  eût  fait  deux  langues  dans  une  !  Si  Domergue  imagine  que 
f  aurais  fait  devrait  être  le  conditionnel  dey'a*  fait  eif  eusse  fait 
celui  de  je  fis,  n'est-ce  pas  pour  réaliser  la  symétrie  logique'? 
Souvent,  sans  aller  jusqu'à  l'invention  d'une  règle  nouvelle, 
on  prend  l'habitude  de  se  garder  de  certains  tours  insuffisam- 
ment rationnels,  ainsi  pour  la  construction  des  phrases,  où  on 
tâche  le  plus  possible  de  rester  fidèle  à  l'ordre  direct  «  naturel 
aux  langues  analogues  ».  Et  la  syntaxe  y  prend  une  raideur  et 
une  monotonie,  parfois  une  lourdeur,  que  la  clarté  ne  rachète 
pas  suffisamment  ^ 

Changements  dans  les  formes  et  la  syntaxe  des  diverses 
parties  du  discours. 

Article.  —  Depuis  Malherbe,  Vaugelas  et  Port-Royal,  la  syntaxe  de  l'ar- 
ticle était  à  peu  près  réglée,  et  telle  que  nous  l'avons  encore.  Le  xviii*  siècle 
s'accorde  à  confirmer  rigoureusement  la  doctrine  qu'un  relatif  ne  peut  se 
rapporter  à  un  nom  sans  article,  comme  dans  cette  phrase  de  la  Nouvelle 
Héloise  (VI,  l»)  :  Elle  resta  mns  conuahsancp :  à  peine  l'eut-'  lie  reprise  (Belleg., 
149-150;  Vol»..,  C.  A'tc,  I,  1  ;  Du  Marsais,  11,39;  de  Wailly,2i6).  Mais  on  cor- 
rige utilement  la  formule  fausse  de  Vaugelas.  Aux  noms  i>ans  article  d'Olivet 
ajoute  :  ou  sans  équivalent  de  Vartkle  (C.  Mithr.,  Ill,  5,  18)  et  Féraud  y 
substitue  (v"  Article)  :  à  un  nom  pris  indéfiniment  et  sans  article,  de  façon 
qu'on  puisse  dire  légitimemeut  :  Il  n'y  a  point  d'injustice  qu'il  ne  commette  ■■. 

Une  autre  règle,  toute  voisine,  défendait  de  qualifier  par  une  épithèlc  les 
substantifs  sans  article  faisant  avec  un  verbe  une  locution  juxtaposée.  Elle 
se  confirme  également,  et  d'Olivet  reprend  Racine  d'avoir  dit  donner  en 

i.  Du  Marsais,  Traité  des  tropes,  XII;  Domergue,  5o/.  gram.,  18-19. 

2.  Je  n'en  citerai  que  quelques  exemples.  Voici  un  vers  excellent  de  Racine  : 

NuUo  paix  pour  l'impie,  il  la  cherche,  elle  fuit. 

D'Olivet  conteste  la  conslruclion.  et  l'abbé  Fronianl  explique  qu'en  cfTet  «  la 
première  pru|)osition  étant  universelle  négative,  la  ne  doit  pas  rappeler  dans 
un  sens  individuel  et  aflirmatif  un  mot  qui  a  été  pris  dans  un  sens  négatif 
universel  •.  (Suppt.  à  P.-fi..  p.  150.)  On  évitera  donc  le  tour,  mais  à  (|uel  prix? 
Comparez  celle  règle  de  Voltaire  :  Encens  ne  souffre  point  de  pluriel.  Pour- 
quoi? C'est  qu'en  aucune  langue,  les  métaux,  les  minéraux,  les  aromates  n'ont 
jamais  de  pluriel.  (C.  Pomp.,  I,  1.) 

3.  Pour  Voltaire.  C.  représente  le  commentaire  sur  Corneille;  les  lettres  qui 
suivent  le  C  sont  l'abrévialion  du  nom  de  la  pièce.  On  reconnaîtra  facilement 
la  valeur  des  autres  abréviations  dans  les  pages  qui  suivent.  Quand  je  cite 
Dom.,  il  s'agit  de  la  Grammaire  simplifiée  de  Domergue.  Sol.  ce  sont  les  Solu- 
tions grammaticales.  Je  cite  Levizac  Art  de  parler,  d'après  la  3'  édition,  Paris, 
1801;  Ouflier  d'après  l'édition  de  Paris,  Bordelet,  l^iii;  Reslaut  d'après  la 
H*  édition,  de  1174;  le  Traité  du  stite  d'après  l'édition  d'Amsterdam,  P.  Mortier, 
1751;  Beilegarde,  Réflexions  sur  le  style,  d'après  l'édition  d'Amsterdam,  1706. 


828  LA  LANGUE  FRANÇAISE  AU  XVIir  SIÈCLE 

spectacle  funeste  (Esth.,  III,  8,  3.  Cf.  From.,  Supp.  à  P.-R.,  iiO),  C'est  sans 
doute  par  suite  de  celte  prohibition  qui  fait  de  ces  sortes  de  locutions 
des  juxtaposés  tout  faits  et  invariables  que  l'emploi  de  ce  procédé  si  utile  à  la 
langue  se  restreint.  Il  y  a  plus  :  nombre  de  ceux  qui  existent  commencent 
à  paraître  vieux;  gagner  temps  {C.  Pol.,  V,  2),  trouver  appui  [C.  Nie  ,  111,  2), 
paraissent  à  Voltaire  du  style  comique.  La  suppression  même  de  l'article, 
là  où  elle  reste  possible,  comme  dans  espérer  autre  issue  (C.  Pomp.,  I,  2), 
devoir  même  peine  [C.  Pol.,  III,  3),  «  sent  le  style  de  la  comédie  ». 

Adjectif.  —  Un  certain  nombre  d'adjectifs  cessent  de  se  construire  avec 
un  régime,  particulièrement  ceux  qui  se  faisaient  suivre  de  à  :  immobile  à 
(v.  C.  Pomp.,  II,  2);  ingrat  à  (Id.  C.  Rod.,  IV,  1;  Pomp.,  II,  2;  d'Ol.  Ber.,  I, 
3,  39)  ',  juste  à  (—z  juste,  venant  de,  V.  C.  Pomp.,  V.  2).  Voltaire  eût  même 
voulu  supprimer  :  salutaire  à  {C.  lier.,  V,  G),  tendre  à  {C.  Pomp.,  V,  i).  En 
revanche,  Beaumarchais  risque  moqueur  de  :  assemblée  moqueuse  des  talents 
{Let.,  XLVII). 

L'accord  n'est  toujours  pas  fixé  dans  certains  cas  difficiles.  Pour  tout 
Girard  propose  une  solution  absurde  :  faire  seulement  l'accord  en  genre, 
toute  surprises  (II,  lu2);  Restant  voudrait  :  toute  belle,  toute  agréable,  toutes 
surprises,  tout  affligées  (462).  La  règle  moderne  semble  de  Sicard  (V.  Au- 
bertin,  Gr.  d.  écr.  mod.,  114). 

Quand  il  y  a  plusieurs  substantifs  de  même  genre,  Restaut  (64)  et  Wailly 
(178)  admettent  encore  le  singulier.  Si  les  genres  diffèrent,  le  dernier  nom 
l'emporte  par  l'avantage  de  la  situation  :  Cet  acteur  joue  avec  un  goût  et 
une  noblesse  charmante. 

Substantif.  —  A  noter  quelques  formes  nouvelles  de  féminins  en  ice  :  dans 
Voltaire,  pacificatrice  (L)  ;  dans  J.-J.  :  amatrice  {Em.,  III),  qui  fut  défendu 
par  Linguet,  Boniface  et  Dornergue,  et  entra  dans  le  Dictionnaire  de  l'Aca- 
démie en  1798  (Cf.  dans  Féraud  :  déceptrice,  locatrice,  créatrice.  L'abbé 
Royou  a  dit  une  seigneure  (Fer.). 

Divers  noms  féminins  passent  au  masculin  :  ordre  (les  saints  ordres), 
risque,  sauf  dans  la  locution  à  «  toute  risque  »  (il  était  encore  considéré 
comme  féminin  par  Bellegarde,  2()8);  évangile  (même  désignant  l'extrait 
lu  à  la  messe,  où  Buffier  (420),  de  Wailly  (4'i)  le  tenaient  pour  féminin.  Cf. 
au  contraire  Domergue  {Gr.,  75);  platine  (fém.  dans  Rayn. ,J/«sL  phil.,  VII, 
30),  Voltaire  a  écrit  dans  Zadig  :  un  outre,  et  beaucoup  d'autres  avec  lui  un 
sentinelle  (v.  Fér.). 

Deviennent  féminins  :  équivoque,  sur  lequel  Boileau  hésitait  encore, 
insulte  qu'il  faisait  masculin,  offre,  encore  masculin  dans  Racine  {Baj.,  III, 
7,  28),  vipère,  encore  souvent  masculin  au  commencement  du  xvni°  siècle. 
Rousseau  a  fait  aussi  féminins  intervalle  {Souv.  Hél.,  III),  elpleurs{\.  Dom., 
Sol.,  46).  Les  grammairiens  prescrivent  encore  de  distinguer  de  exemple 
masculin,  exemple  signifiant  :  modèle  d'écriture.  Malgré  de  Wailly,  l'Aca- 
démie (1762),  Féraud,  on  commence  à  rencontrer  le  masculin  en  ce  sens  *. 

On  continue  aussi  à  former  et  à  allonger  la  liste  des  noms  qui  n'ont 
qu'un  nombre.  Suivant  Restaut  (55),  les  noms  des  vertus  habituelles  (pudeur, 
exactitude)  n'ont   pas   de   pluriel.   Et  Voltaire,  tout   en  craignant   qu'on 

i.  Voltaire  a  dit  lui-même  dans  la  Mort  de  César  :  ■•  inj-Tat  à  vos  bontés  ». 
2.  Sur  orge  le  désaccord  est  complet,  les  uns  le  faisant  masculin,  les  autres, 
avec  l'Académie,  féminin,  sauf  dans  orge  mondé. 


LA  GRAMMAIRE  829 

n'appauvrisse  la  langue,  et  en  constatant  qu'on  peut  aussi  bien  parler  de 
ses  désespoirs  que  de  ses  espérances  (C.  Hor.,  2),  condamne  successive- 
ment :  cotèrcs,  ragea,  hontes,  éternités,  dont  plusieurs  cependant  e  faisaient 
bel  eiïet  »  (C.  Aiidrom.,  I,  1;  Pomp.,  I,  i;  PoL,  I,  i;  Pomp.,  V,  3;  Hor., 
III,  2;  Hér.,  III,  2)  (Comparez  pour  les  noms  de  matières,  p.  827,  n.  3). 

Noms  de  nombre.  —  La  substitution  des  cardinaux  aux  ordinaux  con- 
tinue. Quoique  les  grammairiens  maintiennent  jusqu'au  xix'  siècle  qu'il 
faut  dire  François  second,  l'usage  dit  deux,  ils  le  constatent  eux-mêmes 
(Lévizac,  I,  291).  De  même  l'Académie  maintient  encore  en  ll'JS,  six  vingts, 
sept  vingts.  En  fait,  ces  façons  de  compter  étaient  tombées  en  désuétude. 

La  même  époque  voit  aussi  disparaître  deux  vieux  tours  :  d'abord  les 
expressions  telles  que  lui  troisième,  moi  quatrième,  pour  dire  lui,  avec 
deux  autres,  moi,  avec  trois  autres;  en  second  lieu  la  manière  de  traduire 
une  portion  d'un  nombre  total,  qui  consistait  à  énoncer  le  nombre  total 
précédé  de  des  et  le  nombre  partiel  précédé  de  les.  On  dit  encore  Fun  des 
deux,  l'un  des  trois,  parce  que  il  s'agit  de  un.  On  ne  dit  plus  les  trois  des 
cinq,  les  vingt  des  trente,  tandis  que  Corneille  écrivait  encore  :  Des  trois  les 
deux  sont  morts,  son  époux  seul  vous  reste. 

Pronoms.  A.  Personnels.  —  Parler  à  moi,  à  lui.  cèdent  définitivement  à 
me  parhr,  lui  parler  (V.  C.  Hér.,  II,  6).  Régnier  Desmarais  acceptait  encore 
les  deux  tours  (248).  Disparaissent  aussi  deux  vieilles  formes  commodes 
pour  l'expression  d'idées  générales  :  Il  ne  l'est  pas  qui  veut  (V.  C.  Cin.,  II,  1).' 
Qui  vowlrnit  épuiser  ces  matières,  il  compteroit  plutôt,  etc.  (Dom.,  Sol.,  14). 

On  avait  essayé,  dans  les  relatifs,  de  distinguer  ceux  qui  pouvaient 
représenter  des  choses^e  ceux  qui  ne  le  pouvaient  pas.  Au  xviii'  siècle, 
des  exclusions  du  même  genre  atteignirent  les  personnels  de  la  3'  personne. 
Buffier  traite  la  question  (283).  Dès  le  milieu  du  siècle,  il  fut  acquis  que 
elle,  lui,  eux,  leur  ne  devaient  jamais  désigner  que  des  personnes,  lorsqu'ils 
étaient  *  régis  et  particules  ».  Aiusi  on  ne  peut  pas  dire  :  la  moisson  est 
belle,  le  paysan  compte  beaucoup  sur  elle  (d'Ol.,  Ess.  de  gr.,  165);  et  Voltaire 
blâma  Corneille  d'avoir  écrit  :  Qui  vous  aima  sans  sceptre  et  se  fit  votre  appui, 
Quand  vous  le  recouvrez,  est  bien  digne  de  lui.  t  Lia  ne  se  dit  jamais  des 
choses  inanimées  à  la  fin  d'un  vers.  »  Cela  parait  une  bizarrerie  de  la 
langue,  mais  c'est  une  règle  (V.  C.  D.  Sanche,  I,  1  ;  cf.  Rod.,  111,  o).  » 

B.  RÉFLÉCHIS.  —  L'analogie  devait  fatalement,  tôt  ou  tard,  amener  à  dire 
il  pense  à  lui,  comme  je  pense  à  moi,  tu  penses  d  toi.  Déjà  au  xvu*^  siècle,  on 
voit  que  soi  est  très  menacé.  Écarté  d'abord  quand  il  devait  représenter  un 
pluriel,  il  en  vint  à  ne  plus  pouvoir  représenter  indifféremment  tous  les 
singuliers.  En  parlant  de  choses,  il  fallut  qu'il  fût  «  précédé  d'une  parti- 
cule »  :  la  vertu  porte  sa  récompense  avec  soi.  En  parlant  de  personnes,  on 
exigea  qu'il  représentât  un  nom  indéterminé  :  on,  chacun,  etc.  On  se  fait 
tort  quand  on  parle  trop  de  soi  (d'Ol.,  Ess.  de  gr.,  166),  d'Olivet  conseille  de 
ne  pas  imiter  le  vers  d'Andromaquc  :  Mais  il  se  craint,  dit-il,  soi-même  plus 
que  tous  (V,  2,  39),  et  Voltaire  reprit  Corneille  d'avoir  écrit  :  Qu'il  fasse 
autant  pour  soi  comme  je  fabi  pour  lui.  Mais  comment  traduire  le  vers?  C'est 
une  des  grosses  pertes  que  la  langue  moderne  a  faites. 

Se  commence  à  se  maintenir  devant  les  infinitifs  des  verbes  réfléchis, 
même  quand  le  verbe  principal  est  un  des  verbes  faire,  laisser,  menerj. 
regarder,  sentir,  voir,  entendre.  Nous  ne  nous  accommoderions  plus  d'une 


830  LA  LANGUE  FIIANÇAISB  AU  XVIir  SIÈCLE 

phrase  comme  :  il  a  fait  arrêter  le  courrier.  S'est-il  arrêlé?  L'a-t-on  arrêté? 
De  semblables  équivoques  sont  fréquentes  au  xvii*  siècle.  Ex.  :  Porir  moi, 
je  suis  d'avis  que  vous  les  laissiez  battre  (Corn.,  ///.,  690j.  En  introduisant  le 
pronom,  la  langue  du  xviii"  siècle  a  gagné  en  clarté. 

A  noter  enfin  que  pronoms  personnels  et  réfléchis  se  rapprochent  du 
terme  dont  ils  dépendent  directement  :  //  veut  le  voir,  il  veut  s'amuser,  et 
non  plus  il  le  veut  voir,  il  se  veut  amuser,  sinon  dans  l'usage  poétique. 

C.  DÉMONSTRATIFS.  —  //  cesse  de  s'employer  au  neutre  comme  équiva- 
lent de  cela,  sauf  avec  les  verbes  impersonnels.  On  ne  dit  plus  :  Rien  n'est 
contemptible  quand  il  est  rare  (Malh  ,  II,  20).  Des  vieux  tours  :  comme  celui 
qui,  il  n'y  a  celui  qui,  Andry  admettait  encore  le  dernier  en  1689  (p.  106); 
De  la  Touche  le  déclara  barbare,  et  tous  les  grammairiens  suivirent.  On 
condamne  aussi  ce  que  pour  si,  malgré  Vaugelas  (II,  417).  Ce  que  pour 
autant  que,  tel  qu'on  le  lit  dans  Pomp.,  Y,  i  :  Et  Pompée  est  vemjA  ce 
qu'il  j)cut  l'être  ici,  inspire  à  Voltaire  des  regrets,  mais  tout  platoniques. 

En  revanche,  on  voit  le  pronom  démonstratif  devenir  de  plus  en  plus, 
malgré  les  grammairiens,  un  substitut  d'un  nom  antérieurement  exprimé, 
et  recevoir  en  cette  qualité  une  épithète  :  Féraud,  v°  ce,  celui,  cite  avec 
regret  des  phrases  comme  :  Sa  faute  est  ensuite  couverte  par  celle  beaucoup 
plus  grande  que  commit  le  Pape.  Ce  tour  est  dans  Voltaire  :  cette  remarque, 
ainsi  que  toutes  ct'lles  purement  grammaticales  {C.  Nie,  IV,  5).  Vient-il  du 
'Palais,  comme  le  dit  Féraud"?  En  tout  cas,  malgré  des  critiques  acerbes,  il 
s'est  maintenu. 

Une  autre  nouveauté,  c'est  le  développement  de  la  locution  c'est,  là  où 
on  employait  autrefois  de  préférence  il  est,  elle  est,  cela  est  :  Féraud  (v° 
ce,  I,  378)  cite  comme  du  langage  des  petits-maitres  de  son  temps  :  La 
chasse,  pour  laquelle  il  conçut  tant  de  goût,  que  c'est  devenu  chez  lui  une 
passion.  Ah!  c'est  de  son  âge,  pour  cela  est  de  son  âge.  Le  peuple,  observe-t-il, 
ajoute  même  ce  à  cela  :  Ah!  c'est  joli,  cela!  C'est  vrai,  cela!  Dire  c'est 
inconcevable,  c'est  d'une  témérité,  étaient  vers  1780  à  la  mode  et  précieux; 
ces  façons  de  parler  sont  complètement  entrées  dans  la  langue.  Revanche 
de  ce  sur  cela,  qui  lui  a  pris  tant  de  ses  emplois. 

Enfin,  il  est  à  remarquer  que  les  démonstratifs  sont  réputés  nécessaires 
dans  plusieurs  cas  où  ils  ne  l'étaient  pas  :  Racine  avait  pu  dire  {Drit., 
V.  1G88)  :  J'espère  que  le  ciel  Ajoutera  ta  perte  à  tant  d'autres  victimes.  La 
construction,  malgré  sa  légèreté,  fut  regardée  comme  irrégulière. 

Aubert,  dans  la  réimpression  de  Richelet,  semble  avoir  clé  le  premier  à 
condamner  un  qui,  sans  démonstratif,  so  rapportant  à  toute  une  phrase  : 
«  Quand  Henri  IV  commença  à  régner,  qui  fut  en  1589.  »  De  Wailly  (215) 
reprit  à  son  tour  :  Les  Gaulois  se  dis  ni  descendus  de  Pluton,  qui  est  une 
tradition  des  druides.  La  perfection  chrétienne  consiste  à  s'humilier,  qui  est  la 
chose  du  inonde  la  plus  difficile  à  rhomme.  Dites  :  et  c'est  la  chose. 

D.  Relatifs.  —  La  langue,  abandonnée  à  elle-même,  eût  sans  doute  mis 
quelque  ordre  dans  le  chaos  des  formes  relatives,  les  unes  invariables, 
dont,  où,  les  autres  variables  seulement  en  cas,  qui,  que,  les  autres  enfin 
variables  en  genre,  ei>  nombre  et  en  cas  :  lequel,  laquelle,  desquels.  Les  gram- 
mairiens du  xvii"  siècle,  en  voulant  déterminer  les  fonctions  de  ces  mots 
qui  faisaient  double  emploi,  avaient  tout  embrouillé.  On  distingue  cepen- 
dant qu'ils  avaient  ébauché  une  classilicalion  des  pronoms  fondée  sur  la 


LA   (iRAMMAIRR  831 

distinction  des  pronoms  de  choses  et  de  personnes,  mais  tout  cela  suivant 
des  caprices,  dont  le  pire  était  la  haine  du  pronom  l'quel,  qu'on  disait 
di'pourvu  d'élégance.  Le  xviii«  siècle  marque  sur  ce  point  un  retour  en 
arrière,  et  les  formes  de  lequel  regagnent  le  terrain  perdu.  On  les  admet 
à  représenter  personnes  et  choses.  Au  contraire,  l'emploi  de  tous  les  autres 
pronoms  se  restreint.  Y  est  considéré  comme  rarement  propre  pour  les 
personnes  (Bufller,  178).  Pour  où  de  même.  Voltaire  feint  de  ne  pas  com- 
prendre ces  vers  du  Menteur,  I,  1  :  Aussi  que  vous  cherchiez  de  ces  sages 
coquelles,  Où  peuvent  touA  venants  débiter  leurs  fleurettes.  Bien  entendu,  il 
n'est  plus  question  de  quoi,  sauf  pour  les  choses  absolument  inanimées. 

D'autre  part,  qui  est  réservé  aux  personnes  (en  dehors  du  nominatif). 
La  phrase  de  Molière  :  donner  est  un  mot  pour  qui  il  a  tant  d\iversion,  est 
corrigée  en  :  pour  lequel  (de  Wail.,  2!4-). 

Mais  même  comme  représentant  les  choses,  les  pronoms  où,  quoi,  dont, 
restreignent  leur  usage.  D'Allais  (166)  demande  déjà  que  quoi  ne  se  rap- 
porte qu'à  des  choses  au  singulier.  11  se  conserve  toujours  1res  bien  au 
datif  :  l'objet  à  quoi  on  s'attache,  avec  des  prépositions  :  le  princifie  sur  quoi 
je  me  fonde.  Mais  Restant  pose  en  règle  qu'au  génitif  et  à  l'ablatif  il  n'est 
d'usage  qu'après  l'antécédent  ce  :  C'est  de  quoi  je  vous  rtndrai  compte  (131). 
Voilà  pourquoi  Voltaire  jugeait  inexcusable  le  vers  de  Corneille  (Androm., 
I,  2)  :  Ce  blasphème,  seigneur,  de  quoi  vous  m'accusez.  Où  pour  remplacer 
auquel  choque  d'Olivet  (Ber.,  5,  1,  3)  :  Un  bonheur  où  je  pense  ne  se  dit 
point.  «  Pourquoi?  Vous  le  demanderez  à  l'usage.  » 

Auprès  de  ces  changements  considérables,  quelques  détails  comptent 
peu.  A  noter  cependant  la  disparition  du  pléonasme  qu'on  trouve  dans 
Boileau  '.c'est  à  vous,  mon  esprit,  à  qui  je  veux  parler.  Depuis  Bégnier-Des- 
marais,  tous  les  grammairiens  n'ont  pas  manqué  de  le  relever  {Trait,  du 
style,  113;  de  Wailly,  218,  Dom.,  Sol.,  33). 

E.  1nterrog.\tifs.  —  Qn^l  pour  lequel  n'est  plus  souffert  par  Régnier  que 
dans  le  cas  où  on  dit  :  J'ai  une  grâce  à  vous  demander.  On  peut  répondre 
quelle?  au  lieu  de  quelle  grâce?  C'est  encore  l'avis  de  Féraud. 

Le  composé  qu'est-ce  qui  tend  de  plus  en  plus  à  supplanter  le  simple 
qui.  Rousseau  ayant  écrit  :  Donc,  qui  met  Vhomme  en  estime  et  crédit,  le 
tour  est  déclaré  bon  pour  le  style  marolique. 

F.  Indéfinis.  —  Aucuns,  au  pluriel,  quoique  employé  par  les  classiques, 
et  encore  par  Montesquieu,  Daubcnton,  etc.,  est  condamné  après  toute  une 
querelle  (v.  Fér.  et  Fonlan.,  Et.  de  l.  l.  fr.,  517).  Cha'un  donne  lieu  à  la 
même  observation.  Un  chacun,  que  La  Touche  déclarait  seulement  c  moins 
bon  »,  est  rejeté.  Andry  l'avait  déjà  proscrit  au  nominatif.  Chaque  continue 
à  gagner  du  terrain  et,  malgré  l'opposition,  on  commence  à  trouver  écrites 
ces  phrases  mercantiles  :  ils  coûtent  un  écu  chaque.  Enlin  le  même  cesse  de 
se  dire  au  neutre,  dans  le  sens  de  la  même  chose,  sauf  dans  la  locution  : 
cela  revient  au  même,  que  nous  avons  encore. 

Verbes.  Formes.  —  La  conjugaison  inchoalivc  fait  de  nouveaux  progrès. 
Elle  attire  les  verbes  iV/jr(Delille.  Par.  perd..  Vil  :  De  leurs  molles  toisons  les 
brebis  se  nHissent);  tressaillir  {J.-J.  Rouss.,  Pi/ijinul,  ap.  Féraud  :  Il  tressaillit, 
prend  cette  main,  la  porte  à  son  cœur). 

La  question  des  auxiliaires  acoir  et  rire,  au  passé  des  verbes  intransitifs, 
achève  de  s'embrouiller.  Dans  les  Opuscules  (p.  192,  19o)  on  trouve  encore 


832  LA  LANGUE  FRANÇAISE  AU  XVIir  SIÈCLE 

une  doctrine  assez  libérale.  Mais  chacun  s'ingénie  à  trouver  des  diiïérences 
de  sens  entre  les  formes  en  avoir  et  les  formes  en  être.  Ex.  :  Avec  périr, 
dit-on,  il  y  a  lieu  de  croire  que  l'auxiliaire  avoir  convient  mieux,  quand  le 
verbe  a  une  signification  générale  et  indéterminée  :  les  cnfanU  du  grand- 
prêtre  Héli  ont  péri  misérablement  ;  au  contraire,  l'auxiliaire  être  est  préfé- 
rable, lorsque  le  verbe  est  accompagné  de  circonstances  particulières  :  les 
habitants  de  Jérusalem  so7it  péris  par  le  fer  et  par  le  feu  (Restaut,  206).  Avec 
jMsser,  c'est  le  contraire.  On  dira  il  a  passé  par  le  logis,  et  il  est  passé,  parce 
que  dans  le  second  cas  il  n'a  point  de  régime  exprimé  ni  sous-entendu 
(Buff.,  247;  cf.  d'Ol.,  Rem.  s.  Rac,  211).  Avec  demeurer,  i\  faut  considérer 
si  la  signification  est  celle  de  faire  quelque  séjour,  ou  celle  de  rester.  Dans 
le  premier  cas,  l'au.xiliaire  est  avoir,  dans  le  second  être  (d'Ol.,  260,  Com. 
Bér.,  11,  2,  138).  Mêmes  observations  sur  sortir,  accoucher,  etc. 

Les  temps  du  verbe  être,  employés  pour  les  temps  de  aller,  commencent 
à  paraftre  familiers.  Voltaire  les  condamne  {C.  Pomp.,  I,  3.  Cf.  Dom.,  Gr., 
234  et  244).  Mais  comme /ai  été  se  maintient,  on  imagine  qu'il  dit  autre 
chose  que  je  suis  allé,  le  second  marquant  seul  qu'on  est  non  seulement 
allé,  mais  revenu  (Dom.,  234,  et  Sul.,  429). 

Les  deux  futurs  composés  avec  aller  disparaissent.  Voltaire  traite  sim- 
plement de  barbarisme  :  votre  haine  s'en  allait  trompée;  il  ne  semble  pas 
comprendre  que  cela  signifie  :  allait  être  trompée  (C,  Cin.,  III,  4).  Il  admet 
l'autre  forme  :  Avec  la  liberté  Rome  s'en  va  renaître  (Id.,  I,  3)  qui  signifiait 
au  XYii*^  siècle  la  même  chose  que  varenuitre.  Mais  il  a  eu  beau  l'accepter 
en  poésie  :  ce  tour  ne  s'est  maintenu  qu'à  la  première  personne  d'un  seul 
temps  et  d'un  seul  mode  :  le  présent  de  l'indicatif  :  Je  m'en  vais  lui  dire. 

Voix.  —  On  considère  désormais  comme  inlransilifs  :  consentir  (V.  C.  Rod., 
m,  3,  Pomp.,  V,  3,  Ment.,  V,  3);  croître  (Id.  C.  Cid,  II,  7,  d'Ol.,  Baj.,  III,  3, 
25);  douter  {C.  Her.,  111,  1);  obstiner  (qui  est  encore  actif  dans  Furetière), 
quelquefois  encenser  (Fér.).  Inversement  on  trouve  quelques  intransitifs 
hardiment  employés  comme  transitifs  par  Beaumarchais,  ex.  :  répondre 
une  lettre,  rivaliser  (voyez  ces  mots  dans  Wey,  Rem.  s.  l.  l.  fr.,  I,  307). 
Voltaire  poursuit  dans  Corneille  des  constructions  encore  fréquentes  au 
xvii'5  siècle,  qui  consistaient  à  employer  sans  régime  des  verbes  transitifs  : 
entreprendre  [C.  Hér.,  IV,  -t)  ;  prétendre  {ib.,  1,2);  succéder  (C.  Pomp.,  111,  3); 
traiter  (C.  Pomp.,  III,  1);  braver  {C.  Hor.,  IV,  2);  débattre  (C.  Me,  V,  5).  Il 
prétend  aussi  interdire  l'emploi  de  certains  verbes  transitifs  avec  deux 
régimes  :  nous  empêcher  l'accès  (C.  Nie,  II,  4),  vous  a  feint  (C.  Cinna,  V,  3; 
le  tour  était  aussi  dans  Athalie,  I,  I);  lui  trahir  mes  ordres  (Nie,  I,  5).  Et 
on  voit  que  sur  plusieurs  points  la  langue  a  perdu  ces  anciennes  façons  de 
parler.  Toulelois  l'instinct  était  plus  fort,  et  d'autres  verbes  apparaissent, 
ainsi  construits,  par  exemple  éviter  qqc.  à  qqn,  contre  lequel  les  grammai- 
riens ont  tant  protesté.  11  est  dans  BulTon,  au  dire  de  Féraud. 

J'ai  signalé  dans  des  chapitres  antérieurs  le  développement  du  réfléchi 
pour  le  passif  :  ceci  se  dit.  Au  xviii"  siècle,  la  construction,  bien  qu'affermie, 
souffre  une  restriction  importante.  On  cesse  de  donner  un  régime  au  verbe. 
Buffier  écrivait  encore  (p.  25)  :  Si  l'un  et  l'autre  se  dit  par  diverses  pei'sonnes 
de  la  cour  et  par  d'habiles  auteurs,  on  cesse  peu  à  peu  de  parler  ainsi. 

Accord  du  verbe.  —  C'est  une  question  des  plus  agitées.  On  tombe  à  peu 
près  d'accord  pour  le  cas  où  plusieurs  sujets  sont  unis  par  et.  S'ils  pré- 


LA  GRAMMAIilE  833 

cèdent  le  yerbe,  celui-ci  est  au  pluriel.  S'ils  le  suivent,  ou  si  le  verbe  est 
intercalé  entre  eux,  on  peut  garder  le  singulier  (BulT.,  290;d'01iv.,  C.  Estli., 
1,  1,  82;  V.  C.  Vol.,  II,  1).  Par  suite  se  montre  une  tendance  à  imposer  le 
pluriel  au  verbe  qui  suit  fun  et  l'autre  (de  Wail.,  176;  Dom.,  il3).  Quand 
les  sujets  sont  liés  par  mais,  le  verbe  s'accorde  avec  le  dernier,  non  seule- 
ment sex  richesses,  mais  aiL-isison  repos  fut  sacrifié  (Huff.,  290).  Quand  ils  sont 
liés  par  ni,  la  tendance  ost  de  mettre  le  pluriel.  Cependant  le  singulier 
après  ni  l'un  ni  l'autre  est  au  moins  toléré  (Buff.,  290;  Girard,  II,  Ho). 
S'il  y  a  plusieurs  ni  répétés,  Girard  (ib.)  recommande  même  de  garder  le 
verbe  au  singulier.  Il  est  désapprouvé  par  Féraud  (v"  ni). 

Après  un  des  plus  quel  doit  être  le  nombre?  un  des  plus  beaux  qui  soit  ou 
ijui  soient?  Restant  (138)  pose  la  distinction  du  cas  où  un  est  t  distinctif  »  : 
il  exclut  toute  idée  d'égalité.  C'est  un  des  hommes  de  la  cour  qui  est  le  mieux 
fait.  Un  est  au  contraire  <  énumératif  >,  quand  la  chose  à  laquelle  il  se  rap- 
porte est  confondue  sans  distinction  avec  d'autres,  ou  s'il  y  a  une  distinc- 
tion exprimée,  quand  celte  distinction  tombe  également  sur  plusieurs 
objets  :  Cicéron  fut  un  de  ceux  qui  furent  sacrifiés  à  la  haine  des  triumvirs.  De 
môme  :  le  D'ieu  Mercure  est  un  </c  ceux  que  les  ancien'^  ont  le  plus  multipliés. 
De  Wailly,  lui,  veut  le  pluriel  (183,  274).  Domergue,  Lévizac,  la  plupart 
des  grammairiens  ne  suivirent  pas  Restaut. 

Des  temps.  —  La  syntaxe  des  temps  se  modifie  considérablement  au 
.\vin«  siècle.  D'abord  on  abandonne  l'usage  de  mettre  au  passé  les  subor- 
données qui  dépendent  d'un  présent  historique.  Celui-ci  entraine  le  présent 
partout;  de  Wailly  (276)  blâme  :  Ils  vinrent  en  diligence,  et  de  grand  matin, 
avant  que  le  jour  fût  Men^  décidé,  ils  entrent  avec  violence  dmis  le  paluLi  de 
Pison.  C'est  ainsi  que  Racine  écrivait  encore  (voir  VI,  58,  103,  112,  121). 

On  perd  l'habitude  de  construire  le  passé  du  subjonctif  en  relation  avec 
un  passé  :  i7  a  fallu  que  faie  parlé,  alors  que  cet  accord  était  encore  tout 
à  fait  régulier  à  la  fin  du  siècle  précédent  (Verit.princ,  1685,  172). 

On  perd  le  sentiment  du  subjonctif  imparfait  en  relation  avec  un  présent, 
tel  qu'on  le  trouve  dans  le  célèbre  vers  de  Racine  :  On  craint  qu''d  n'essuyât 
les  larmes  de  sa  mère  (Androm.,  v.  278). 

Au  reste  l'imparfait  du  subjonctif,  même  avec  un  passé  dans  la  princi- 
pale, tend  à  être  remplacé  par  un  présent.  Oudin  signalait  cette  faute  en 
1632  (p.  202),  comme  propre  aux  gens  de  l'Est,  particulièrement  aux  Lor- 
rains; Féraud  constate,  un  siècle  et  demi  plus  tard  (v°  que),  qu'on  dit  en 
parlant  :  je  voulais  qu'il  vienne. 

Avec  un  infinitif  il  était  usuel  et  régulier  (Mén.,  0.,  I,  484),  au  xvii»  siècle, 
d'exprimer  le  passé  au  moyen  de  l'infinitif,  en  laissant  le  verbe  principal 
à  un  temps  présent,  ainsi  au  conditionnel  présent.  Au  xviii^  siècle,  on  fait 
passer  l'expression  du  passé  dans  la  principale.  L'ancien  tour,  souvent  plus 
logique,  se  conserve  pourtant,  et  Voltaire  dit  encore  dans  Zaduj  :  Ne  vau- 
drait-il pas  mieux  avoir  corrigé  cet  enfant,  et  l'avoir  rendu  vertueux,  que  de 
Je  noyer? 

En  outre,  on  substitue  très  souvent  le  présent  au  passé  de  l'infinitif.  Au 
lieu  de  la  phrase  de  Vaugelas  :  on  n'oseroit  l'avoir  dit  en  prose,  on  écrit  :  on 
noseroit  le  dire  en  prose. 

Des  modes.  —  On  voit  disparaître  croire  suivi  du  subjonctif,  sur  lequel 
Th.  Corneille  hésitait  encore.  Coinme  cesse  de  se  construire  avec  le  même 

Histoire  de  la  languk.  VI.  «*" 


834  LA  LANGUE  FRANÇAISE  AU  XVIir  SIÈCLE 

mode,  au  sens  de  lorsque  :  comme  quelques-uns  le  priassent.  Quand  conces- 
sif,  signifiant  alors  même  que,  cesse  de  se  construire  avec  l'indicatif  futur. 
Dans  ce  vers  :  Et  quand  je  le  croirai,  dois-jc  m'en  réjouir,  le  XYiii^  siècle 
corrigerait  croirai  en  croiraùi.  Admirer  que  ne  se  dit  plus  qu'avec  le  sub- 
jonctif, et  M™«  de  Sévigné  est  blâmée  d'avoir  écrit  :  J'admire  que  de  deux 
cent  lieues  loin,  c'est  vous  qui  me  gouvernez  (Fér.,  cf.  V.,  C.  Hér.,  V,  7). 

Enfin  l'attraction  des  conditionnels,  qui  faisait  dire  à  Molière  :  je  dirai» 
hardiment  que  tu  en  aurais  menti  {D.  Juan,  I,  1),  et  à  Bossuet  :  Si  Babylone 
eût  pu  croire  qu'elle  eût  été  périssable,  cesse  à  peu  près  de  s'exercer. 

La  construction  de  l'infinitif  continue  à  donner  lieu  à  des  contradictions. 
De  est  considéré  comme  nécessaire  après  c'est  que.  On  traite  de  poétique  le 
tour  de  Racine  {Iph.,  III,  4,  29)  :  Mais  c'est  pousser  trop  loin  ses  droits  inju- 
rieux, Quy  joindre  le  tourment  que  je  souffre  en  ces  lieux  (d'Ol.,  cf.  C.  Her., 
II,  1).  Après  essayer,  comme  l'usage  de  mettre  de  se  répand  de  plus  en  plus. 
Voltaire  condamne  d  {C.  Hor.,  I,  1).  Mais  d'autres,  dontFéraud,  veulent  que 
essayer  de  signifie  tenter,  essayer  à  faire  des  essais.  Se  résoudre  de,  tout  à 
fait  commun  au  xviF  siècle  (La  Br.,  II,  240.  Rac,  Andr.,  1584),  est  remplacé, 
en  prose  au  moins,  par  se  résoudre  à  (V.  C.  Rod.,  I,  4,  Hér.,  I,  4,  cf.  Féraud). 
Se  piaille  de  est  de  même  relevé  dans  Racine  (d'Ol.,  267).  Toutefois  des 
grammairiens  considérables  veulent  bien  encore  permettre  d'employer 
engager,  exhorter,  commencer,  continuer,  contraindre,  forcer...  avec  à  ou  avec 
de,  suivant  les  convenances  de  l'oreille  (de  Wail.,  257,  Dom.,  236). 

■  Plusieurs  constructions  de  l'infinitif  tombent  en  désuétude,  en  particulier 
les  suivantes  :  L'infinitif  avec  à  servant  de  régime  au  verbe  se  laisser,  se 
laisser  conduire  à,  se  laisser  séduire  au  premier  imposteur,  se  laisser  flatter  à 
quelque  espoir,  qu'Andry  considérait  comme  des  tours  élégants,  sont  des 
solécismes  aux  yeux  de  Voltaire  [C.  Hér.,  V,  30,  I,  1,  II,  6).  En  outre  il 
déclare  que  à  et  l'infinitif,  dans  le  sens  de  si  plus  un  imparfait,  n'est  pas 
français  :  J'en  ferois  autant  qu'elle  à  vous  connaître  moins  {C.  Rod.,  V.  4). 

Des  participes. — Vaugelas  avait  résolu  presque  tous  les  cas.  Il  en  restait 
deux  cependant  qui  donnèrent  lieu  à  des  raisonnements  sans  fin. 

1"  Le  substantif  sujet  du  verbe  suit  le  participe  :  les  peines  que  m'a  donné 
cette  affaire.  Régnier-Desmarais  (483),  Buffier  (218)  sont  pour  donné.  Restant 
éviterait  le  tour,  tout  en  l'acceptant  (255  et  361);  de  Wailly  ne  veut  pas  non 
plus  le  traiter  de  faute  (273).  Mais  d'Olivet  le  combat  {Ess.  de  gr.,  203,  215) 
ainsi  que  Lévizac  (IL  133). 

2"  «  Le  participe  étend  son  régime,  ou  à  un  autre  accusatif  que  le  premier 
terme  de  la  relation  :  le  commerce  l'a  rendu  jouissante,  ou  à  un  verbe  qui 
suit:jfe  les  ai  vu  partir.  »  Régnier  en  ce  cas  est  pour  l'invariabilité  (486). 
ainsi  que  d'AUais  (281,  246)  et  Restant  (355  et  361).  D'Olivet  veut  l'accord 
(Ess.  de  gr.,  194-196-210).  Il  a  de  son  côté  Girard  (II,  122),  mais  seulement 
quand  il  n'y  a  pas  d'infinitif.  Celui-ci  a  écrit  :  Ces  dames  que  vous  avez  vu 
passer  ;  de  Wailly  demande  l'accord  partout. 

Des  adverbes.  —  Un  certain  nombre  vieillissent  et  sortent  d'usage  : 
Aussi,  dans  le  sens  de  non  plus.  Desgrouais  considère  cet  emploi  tout  clas- 
sique (Voir  Godef.,  Lex.  de  Corn.,  I,  73)  comme  un  gasconisme.  Comme  pour 
comment,  dans  des  phrases  positives,  se  rencontre  encore.  Et  cependant  Vol- 
taire l'a  condamné  (C.  Hor.,  V,  2). 
Dés  là,  encore  très  usité  à  l'époque  classique,  est  éliminé.  Incontinent, 


LA  GRAMMAIRE  835 

défeDclu  encore  par  Andry,  un  petit j  sont  réputés  vieux.  Tout-à-Vheure  perd 
le  sens  de  sur-le-champ,  pour  ne  garder  que  celui  de  dans  un  instant.  Du 
tout  devient  tout  à  fait  négatif,  vraisemblablement  pour  avoir  été  employé 
fréquemment  avec  pas,  point.  Sans  doute  lui-même  cesse  d'avoir  sa  valeur 
propre  de  sine  dubio  =  assurément,  et  s'alTaiblit  au  sens  de  probablement. 

Les  puristes  voudraient  sacrifier  d'autres  adverbes  encore  :  tout  d'abord, 
si,  dans  des  constructions  comme  :  Si  parfaite  quelle  soit  (Féraud),  depuvi 
lors  (Domergue,  221,  etc.). 

De  la  négation.  —  L'ellipse  de  ne  dans  les  phrases  interrogatives  (suis- 
je  pas),  reconnue  par  Vaugelas,  blâmée  par  l'Académie,  était  encore  pos- 
sible en  vers.  Elle  disparait  (d'Ol.,  Alex.,l,  3,  33).  Dans  les  phrases  subor- 
données, la  particule  ne,  qui  était  de  règle  après  empêcher  (l'Académie  ne 
connaît  que  ce  tour  en  1762),  devient  facultative  en  poésie,  jusqu'au  moment 
où  elle  sera  retranchée  (Léviz.,  U,  189). 

Au  contraire  on  est  définitivement  obligé  d'employer  ne  après  craindre, 
construit  sans  négation  (C.  ^ic.,  I,  1  et  2;  d'Ol.,  Bér.,  V,  5,  46),  après  avant 
que  (Dom.,  Sol.,  90),  dans  le  complément  du  comparatif.  Féraud  voit  un 
solécisme  dans  ces  vers  de  Voltaire  :  En  ces  lieux  plus  cruels  et  plus  remplis 
de  crimesQue  vos  gouffres  pi'ofonds  regorgent  de  victimes  (Cf.  Dom.,  So/.,  213). 
Beanzée  avait  déjà  remarqué  cette  faute  dans  Bouhours.  Ne  point  que,  ne 
pas  que,  déjà  blâmé  par  Ménage  (Voir  Godef.,  Lex.  Corn.)  dans  les  tours 
comme  :  Les  dames  ne  sortent  point  que  pour  aller  en  visite,  se  rencontre 
encore  au  .wiii'^  siècle,  par  exemple  dans  Girard,  Princ.  d.  la  l.  fr.,  8«  dise, 
et  dans  Bachaumont,  Mém.  secr.,  l®""  oct.  1763,  I,  281.  Voltaire  l'appelle  un 
solécisme  (C.  Hor.,  Hfr»;  Pol.,  IV,  3;  Pomp.,  I,  1  ;  III,  2;  Nie,  IV,  2). 

Enfin  tu  cède  toujours  du  terrain  devant  et.  Au  xvu"  siècle,  même  dans 
une  phraise  positive,  on  l'employait  très  bien.  Boileau  avait  dit  :  Pelletier 
écrit  mieux  qu' Ablancourt  ni  Patru,  et  ailleurs  :  Défendit  qu'un  vers  faible  y 
pût  jamais  entrer,  Ni  qu'un  mot  déjà  mis  n'ostît  s'y  rencontrer.  L'idée  étant 
implicitement  négative,  ni  y  venait  tout  naturellement.  D'Açarq  releva  la 
€  faute  »,  et  de  Wailly  (315),  Dumarsais  dans  Domergue  (223),  Domergue 
(ià.),  Lévizac  approuvèrent. 

Prépositions.  —  Ici  les  changements  sont  encore  très  considérables 
et  très  nombreux.  A  commence  à  paraître,  au  lieu  de  avec,  près  du  verbe 
causer.  Corneille  avait  déjà  dit  :  Lysis  m'aborde  et  tu  me  veu.x  causer  {PI. 
Roy.,  496).  Rousseau  écrit  de  même,  Con^.,  VII:  Elle  me  causa  longtemps  avec 
cette  familiarité  charmante... 

D'autre  part,  à  est  chassé  d'une  foule  d'emplois.  On  cesse  de  dire  espérer 
à,  et  l'Académie,  en  1762,  ne  connaît  plus  que  espérer  en.  A  est  remplacé 
par  dans,  là  où  il  avait  tenu  longtemps  la  place  de  en  :  Abandonner  mon 
camp  en  est  un  capital,  Inexcusable  en  tous  et  plus  au  général  (Corn.,  Kic. 
II,  2.  Voir  d'autres  ex.  dans  Godef.,  Lex.  de  C.,p.  11).  Voltaire  y  voit  un  solé- 
cisme. A  n'est  plus  possible  avec  excuser  (excuser  à  ta  patrie,  C.  Hor.,  Il,  5), 
s'engager,  s'accuser,  se  justifier,  qui  s'en  faisaient  très  bien  suivre.  Il  faut 
partout  aujyrès  de.  Dans  tous  ces  cas,  le  langage  courant, au  lieu  de  à,  intro- 
duit vis-à-vis  de,  au  grand  désespoir  de  Voltaire  (C.  Pomp.,  II,  2).  Inverse- 
ment, changer  se  construit  avec  en,  non  plus  avec  à  (d'Ol.,  C.  Bér.,  1,3,  9). 

Avec  dominer,  s'assurer,  on  met  sur  et  non  plus  à,  comme  faisaient 
encore  Racine,  Baj.,  Il,  1,  ou  Molière,  Don  Gare,  IV,  7.  £nfln  Voltaire  ne.se 


836  LA  LANGUE  FRANÇAISE  AU  XVIIF  SIÈCLE 

lasse  pas  de  blâmer  dans  Corneille  le  beau  et  léger  tour,  où  à  se  faisait 
suivre  d'un  infinitif  pour  marquer  le  but  auquel  visait  une  action,  le  résul- 
tat qu'on  pouvait  en  attendre,  etc.  Cherche  la  solitude  à  cacher  ses  soupirs 
(C.  Hor.,  l,  2;  cf.  Nie,  1,  1;  Sert.,  I,  3;  He>.,  V,  3;  liod.,  III,  4). 

Aussitôt  devient  préposition.  Pluche  écrit  :  aussitôt  le  partage  fait.  Avant 
que  de,  tout  en  restant  la  forme  préférée  des  grammairiens  (V.  d'Ol.,  Mithr., 
III,  1,  233),  qui  suivent  Vaugelas,  est  remplacé  presque  partout  par  avant 
de,  et  l'abbé  Desfontaines  {Racine  vengé,  74),  de  Wailly  (295),  Domergue 
(221),  reconnaissent  cette  forme.  Dessus,  dessous,  dedans,  achevant  leur  évo- 
lution, cessent  d'être  prépositions,  même  dans  les  cas  où  Vaugelas  avait 
voulu  les  maintenir  dans  cette  fonction. 

De  souffre  une  grosse  restriction.  Le  xvii*'  siècle  en  usait  souvent,  près 
des  verbes  actifs,  au  lieu  de  par,  pour  marquer  l'instrument,  la  manière. 
Corneille  est  blâmé  d'avoir  écrit  :  Ce  qu'il  ne  peut  de  force,  il  l'entre- 
prend de  ruse  (Pol.,  I,  1),  et  d'Olivet,  à  propos  de  ces  vers  de  Racine  (Iph., 
III,  2,  1)  :  D'où  vient  que  d'un  soin  si  cruel  L'injuste  Agamcmnon  m'arrache 
de  l'autel?  note  le  changement  de  l'usage  :  «  Rien  n'est  si  familier  à  Racine... 
Il  y  a  cependant  des  endroits  où  cela  paraît,  aujourd'hui  du  moins,  avoir 
quelque  chose  de  sauvage.  » 

Devant,  déjà  proscrit  comme  préposition  temporelle,  disparait  tout  à  fait 
(Restaut,  386;  Dom.,  Sol.,  14).  De  même  pour  en  devant  les  noms  de  villes, 
même  commençant  par  un  a  :  en  Argos  est  repris  (d'Ol.,  Com.  Iph.,  1, 1,  94). 
En  recule  du  reste  toujours.  On  ne  dit  pas  réduire  en  (V.  C.  Nie,  II,  1),  ni 
confier  en  (d'Ol.,  C.  Mith.,  I,  i,  64),  ni  en  tête  d'une  armée  (Belleg.,  251). 
Cependant  en  long  et  en  large  remplace  au  long  et  au  large  (Fér.).  Lors  de, 
condamné  au  XYii"  siècle,  se  relève;  il  est  accepté  par  Féraud  dans  le  style 
familier.  Parmi  n'est  plus  permis  devant  un  nom  singulier  :  Parmi  ce  grand 
amour  {Corn.,  Pol.,  I,  3).  Environ  est  réduit  au  rôle  d'adverbe.  Diverses  locu- 
tions, avec  pour,  sortent  d'usage  :  n'avoir  pas  pour  (n'est  plus  dans 
Féraud),  n'être  pas  pour,  faire  pour,  en  pour  (en  récompense).  Mais  surtout 
la  construction  si  commune  :  pour  grands  que  soient  les  rois,  ils  sont  ce  que 
nous  sommes,  est  déclarée  vieillie  (de  la  Touche,  II,  449,  éd.  1747;  Volt.,  €. 
l'omp.,  V,  1).  Près  de  est  remplacé  par  auprès  de,  dans  le  sens  de  au  prix 
(d'Ol.,  Esth.,  11,  5,  17).  Vers  est  remplacé  par  envers,  quand  le  terme  régi  est 
un  nom  de  personne  (d'Ol.,  C.  Baj.,  111,  2,  37).  Voici  venir  est  restreint  à 
l'usage  familier  (V.  C.  Hor.,  II,  3.  Cf.  Féraud). 

Des  conjonctions.  —  Depuis  que  ne  peut  plus  s'employer  pour  dès  que, 
comme  au  xvii"  siècle  :  depuis  qu'une  fois  elle  nous  inquiète,  La  nature  est 
aveugle  et  la  vertu  muette.  (V.  C.  Nie,  II,  2.)  Devant  que  suit  le  sort  de 
devant,  et  cesse  de  pouvoir  s'appliquer  au  temps  (d'Ol.,  Androm.,  V,  1,  37). 
D'Olivet,  pour  ne  pas  transformer  des  propositions  corrélatives  en  copu- 
lalives,  voudrait  supprimer  et  cnlve  plus  je,  moins  je  :  Plus  je  vous  envisage 
.Et  moins  je  7'econnais,  Monsieur,  votre  visage.  A  raison  que,  encore  accepté 
par  Andry  (Sui.,  4),  disparaît.  Pour  que,  au  contraire,  achève  de  s'établir. 
Attendu  que,  après  avoir  été  sacrifié  par  l'Académie,  reparaît  dans  le  DiC' 
■lionnaire.  On  peut  considérer  comme  disparus  avec  ce  g«e(qu'Andry  trouvait 
très  élégant,  Smi.,  13),  dés  /à  que,  qui  est  si  souvent  chez  les  orateurs  sacrés. 
Enfin  durant  que  se  maintient'  à  peine.  On  le  trouve  vieux  (Féraud). 

De  la  période.  *—  C'est  un  lieu  commun  do  répéter  qu'au  .wni*  siècle  la 


LA  GRAMMAIRE  837 

petite  phrase  incisive  se  substitue  à  la  période.  Il  y  aurait  bien  des  réserves 
à  faire  contre  cette  formule.  Mais  ce  qui  est  sûr,  c'est  que,  depuis 
Bouhours,  on  a  appris  à  mesurer  les  périodes,  et  qu'on  s'étudie  à  les 
alléger.  D'abord  il  faut  en  retrancher  toute  parlicule,  que  le  sens  ne  de- 
mande pas  absolument,  les  m«ï.s-,  les  parce  que,  les  car,  les  en  effet  (Buffier. 
316).  «  La  langue  française  est  conforme  à  l'humeur  de  la  nation  qui  la 
parle,  elle  ne  souffre  aucun  embarras,  rien  qui  puisse  retarder  sa  vivacité 
naturelle.  »  Non  seulement  nous  évitons  les  particules  chères  aux  Grecs, 
mais  même  les  conjonctions  copulalives,  qui  lient  deux  phrases  ou  marquent 
le  rapport  de  l'une  à  l'autre,  comme  puisque,  car,  vu  que,  après  que,  c'est 
pourquoi  [Trait,  du  style,  99).  Ex.  :  Il  y  a  de  l'art  à  paraître  indiscret  ;  les 
apparences  de  l'indiscrétion  servent  à  nous  dérober  à  la  curiosité  du  public: 
on  ne  songe  point  à  nous  devimr  quand  on  croit  nous  conrmilre.  Ces  phrases 
n'auraient  nulle  grâce,  si  pour  les  lier  je  disais  :  Il  y  a  de  l'art  à  paraître 
indiscret,  car  les  apparences  de  l'indiscrétion  servent  à  nous  dérober  à  la 
curiosité  du  public,  parce  qu'on  ne  songe  point  à  nous  deviner  quand  on  croit 
nous  connaître  (Gamaches,  82-84). 

Les  théoriciens  enseignent  à  détacher  les  propositions  incidentes  «  qui 
circonstancient  les  choses  ».  Son  char  semblait  voler  sur  les  eaux,  une  troupe 
de  Nymphes  nageaient  à  l'entour,  est  beaucoup  mieux  dit  que  :  Son  char, 
autour  duquel  volait  une  troupe  de  Xymphes...  (Id.,  45-47). 

Eviter  les  qui.  La  ville,  petite  et  pauvre,  fut  condamnée  à  payer  40  000  écus 
vaut  mieux  que  :  Lu  ville,  qui  était  petite  et  pauvre  [Tr.  du  style,  102). 

Une  proposition  *  imparfaite,  qui  n'est  point  relative,  et  qui  sert  de  régime 
au  verbe,  peut  fort  bieirêtre  présentée  de  front  ».  Au  lieu  de  :  //  ne  serait 
pas  difficile  de  prouver  que  sans  le  secours  du  vice  nous  n'aurions  jamais  de 
vertu,  couper  la  phrase,  et  dire  :  Sans  le  secours  du  vice,  nous  n'aurions 
jamais  de  vertu,  il  ne  serait  pas  difficile  de  le  prouver.  (Gam.,  64-65.) 

Ordre  des  mots.  —  Ce  n'était  pas  au  moment  où  la  régularité  de  la 
construction  française  était  signalée  comme  une  marque  de-  supériorité  de 
la  langue,  que  la  tendance  qui  poussait  à  une  rigueur  de  plus  en  plus 
grande,  allait  pouvoir  se  démentir.  D'Olivet  voit  bien  où  l'on  va,  et  que  la 
poésie  elle-même  sera  astreinte  à  une  marche  toujours  semblable  de  la 
phrase  :  *  Pour  peu,  dit-il,  que  les  poètes  continuent  à  ne  vouloir  que  des 
tours  prosaïques,  à  la  fin  nous  n'aurons  plus  de  vers,  c'est-à-dire  que  nous 
ne  conserverons  entre  la  prose  et  les  vers  aucune  différence  qui  soit  pure- 
ment grammaticale.  »  (C.  Baj.,  V,  5,  8.)  Ailleurs  il  voit  bien  aussi  ce  qu'on 
perd  à  ne  pouvoir  plus  dire  avec  Malherbe  :  0  Dieu,  dont  les  bontés  de  nos 
larmes  touchées  Ont  aux  vaines  fureurs  les  armes  arrachées.  {Rem.  s.  Rac, 
242.)  Mais  ni  lui,  ni  Voltaire,  qui  fait  une  remarque  analogue  sur  un  vers 
d'Horace,  III,  6,  ne  vont  plus  loin  qu'à  conseiller  aux  poètes  de  maintenir 
leurs  privilèges.  Aucun  d'eux  ne  songerait  à  autoriser  cette  liberté  en  prose. 
Et  c'est  la  prose  qui  commande  à  celle  époque. 

Voici  quelques  exemples  d'exigences  nouvelles.  On  ne  veut  plus  qu'on 
sépare  :  a)  le  verbe  du  substantif  sans  article,  avec  lequel  il  fait  locution 
composée  :  j'auroU  compte  à  vous  rendre  (d'Ol.,  C.  Brit.,  III,  7,  63);  b)  la 
préposition  de  son  verbe  '.pour  en  quelque  sorte  obéir  (V.,  C.  D.  Sanche,  I,  3; 
cf.  Pomp.,  IV,  1);  c)  l'adverbe  de  son  verbe  :  Du  fruit  de  tant  de  soins  à  peine 
jouissant,  En  avez-vom  six  mois  paru  reconnaissant  (d'Ol.,  C.  Brit.,  IV,  2,  83); 


838  LA  LANGUE  FRANÇAISE  AU  XVIIF  SIÈCLE 

(1)  l'adjectif  de  son  substantif  :  Ou  lassés  ou  soumis.  Ma  funeste  amitié  pèse 
à  mes  ennemis  (Léviz.,  II,  256). 

La  transposition  de  que,  si  souvent  commode  :  Hé!  pourrai-je  empêcher, 
malgré  ma  diligence,  Que  Roxane  d'un  coup  n'assure  sa  vengeance  {Baj.,  II,  3, 
64)  est  blâmée,  même  en  vers  (d'Ol.,  cf.  V.,  C.  Ht'v.,  V,  6). 

De  la  clarté.  —  Il  semblait  qu'il  n'y  eût  plus  ici  rien  à  chercher,  ni  à 
proposer  de  nouveau.  Aussi  ne  fait-on  que  s'attacher  avec  plus  de  rigueur 
que  jamais  aux  règles  anciennes.  (Voir  Gam.,  2-3,  Dom.,  213-215.) 

Ne  pas  séparer  les  relatifs  de  leurs  antécédents,  éviter  surtout  à  tout  prix 
qu'on  puisse  les  rapporter  à  d'autres  mots  (Buffier,  302,  Traité  du  style, 
1)3;  d'Ol.,  C.Andr.,  I,  1,  109;  V,  2,  26;  Iph.,  III,  4,  5;  V.  C.  Nie,  II,  4,  I,  4; 
Hèr.,ll,S,Rod.,l,i,Nic.,  1,2,  etc.;  deWailly,  248;  Lévizac,II,  286).Même  pré- 
caution avec  les  adjectifs  possessifs  {V.  C.  Rod.,  I,  1  ;  Hér.,  II,  1  ;  Pomp.,  I,  2). 

Restreindre  la  liberté  de  construction  de  l'infinitif,  dans  la  mesure  où  elle 
ne  pourra  créer  d'équivoques  (d'Ol.,  Alex.,  IV,  2,  75.  V.  C.  PoL,  I,  1,  Res- 
laut,  410,  etc.).  On  évitera  l'infinitif  à  sujet  indéterminé,  qui  a  l'air  de  se 
rapporter  au  sujet  :  Qu'ai-je  fait,  pour  venir  accabler  en  ces  lieux  Un  héros 
sur  qui  seul  f  ai  pu  tourner  les  yeux?  (d'Ol.  end.  cité). 

Le  participe  absolu  doit  de  même  disparaître.  Girard,  tout  grammairien 
qu'il  étadt,  en  usait  encore  librement  :  règles  qu'il  est  inutile  de  répéter, 
venant  de  les  exposer  dans  le  moment  (I,  324).  Il  est  vivement  repris  de  ces 
hardiesses  parRestaut  (346-347;  cf.  Opuscules,  222;  de  Wailly,  261).  A  plus 
forte  raison  faut-il  éviter  plusieurs  gérondifs  se  rapportant  à  des  sujets  dif- 
férents (d'Ol.,  Cmn.  AL,  II,  2,  143).  Racine  a  fait  les  deux  fautes  à  la  fois 
dans  Britannicus  :  Mes  soins,  en  apparence  épargnant  ses  douleurs,  De  son 
fils  en  mourant  lui  cachèrent  les  pleurs  (IV,  2,  67).  Il  en  est  tancé  par  d'Olivel 
(cf.  AL,  IV,  2,  27). 

«  Revenons-en  toujours,  dit  d'Olivet  {Com.  s.  Baj.,  1,  4,  495)  à  ce  grand 
principe  de  Quintilien  et  de  Vaugelas,  qu'il  faut  sacrifier  tout  à  la  justesse 
et  à  la  clarté!  »  Parmi  les  sacrifices  que  l'on  consent  et  que  l'on  conseille, 
est  celui  qui  consiste  à  alourdir  la  phrase,  si  cela  est  nécessaire,  par  des 
répétitions,  mais  à  éviter  toute  équivoque,  Bouhours  donnait  déjà  des  pré- 
ceptes du  même  genre.  On  renchérit.  Il  faut  répéter  : 

a)  L'article,  si  le  substantif  est  accompagné  de  plusieurs  adjectifs  non 
rigoureusement  synonymes  :  le  pieux  et  l'illustre  personnage  (BuCf.,  277,  33; 
Lévizac,  I,  266)  ; 

b)  Le  substantif.  11  ne  faut  pas  le  mettre  au  pluriel  avec  deux  adjectifs  au 
singulier.  Vaugelas  avait  déjà  donné  la  règle;  on  la  répèle,  ce  qui  n'em- 
pêche pas  Duclos  d'écrire  :  les  syntaxes  grecque  et  latine  (Lévizac,  I,  263); 

c)  Les  pronoms  sujets,  si  des  deux  verbes  l'un  est  au  positif,  l'autre  au 
négatif,  si  le  temps,  la  personne,  le  nombre  change  d'une  proposition  à 
l'autre  (Bellegarde,  219,  68, 101, 103, 104, 106,  109,  110,  113;  d'OL,  Baj.,  1, 1, 
33;  V.  C.  Cin.,  111,  4,  V,  1  ;  Hér.,  III,  1;  Sert.,  II,  4). 

d)  Le.  verbe,  à  peu  près  dans  les  mêmes  cas,  si  l'une  des  propositions  est 
positive,  l'autre  négative;  si  le  temps,  le  mode,  la  voix,  le  régime  change. 
(Belleg.,  406,  237,  238, 107;  Lévizac,  II,  271,  et  Tr.  du  style,  90;  Volt.,  C.  Nie., 
l,  1;  Pomp.,  III;  3;  Hor.,  IV,  4). 

e)  Enfin  les  prépositions  et  les  conjonctions  (V.  C  Cin.,  lll,  4;  Pomp.,  l, 
1;  Ment.,  I,  6;  Nie,  I.  1  ;  Dom.,  SoL,  313) 


LE  VOCABULAIRE  83» 


//.  —  Le  Vocabulaire  *. 

Dès  les  premières  années  du  xvni*  siècle,  le  dogme,  tant 
affirmé  depuis  Vaugelas,  qu'il  n'est  jamais  permis  de  faire  des 
mots,  est  mis  en  doute  par  plusieurs.  J'ai  déjà  jmrlé  des  proposi- 
tions de  Fénelon,  j'aurais  dû  ajouter  qu'avant  lui,  dès  1703,  il 
s'était  trouvé  un  grammairien,  Frain  du  Tremblay,  non  pour 
jeter  seulement  en  passant  un  mot  de  protestation  contre  la 
«  mauvaise  crainte  »  du  néologisme,  si  préjudiciable  au  progrès 
des  sciences  et  des  langues,  mais  pourconsacrer  à  cette  question 
tout  un  chapitre  très  judicieux,  où  il  se  montre  dégagé  de  tout 
préjugé  '.  Ces  idées  se  retrouvent  à  divers  endroits  :  «  Les  scru- 
pules des  puristes,  lit-on  en  mars  4 "10,  dans  les  Nouvelles  de 
Jn  République  des  lettres,  ont  gàlé  nos  meilleurs  écrivains  ». 
Les  deux  hommes  qui  dominent  la  littérature,  c'est  Fontenelle 
€t  La  Motte  :  tous  deux  prennent  avec  le  lexique  de  grandes 
libertés.  Et  dans  l'Académie,  dont  ils  font  partie,  des  deux 
représentants  du  "grand  siècle  qui  survivent,  l'un,  Boileau,  se 
tient  à  l'écart;  l'autre,  Fénelon,  est  avec  les  novateurs.  Aussi  la 
■compagnie  elle-même  se  laisse-t-elle  gagner  et  entraîner  cà 
•quelques  nouveautés'.  En  dehors  d'elle  un  audacieux,  qu'elle 
.avait  exclu,  l'abbé  de  Saint-Pierre,  met  la  liberté  du  langage, 
au  nombre  de  ses  hardiesses,  et  à  deux  reprises  défend  les  droits 
<les  écrivains,  d'abord  dans  les  Mémoires  de  Trévoux,  en  4724, 
puis  en  1730,  dans  son  Projet  pour  perfectionner  Vorthographe 
des  langues  cf Europe  '".  On  pourrait  citer  d'autres  textes  encore; 

1.  Voir  sur  la  question  des  indications  bibliographiques,  souvent  très  utiles, 
•dans  l'ouvrage  de  M.  Paul  Dupont,  Houclar  de  la  Molle,  Paris,  1898,  p.  315. 

2.  CVst  le  13"  du  Traité  des  lanques.  L'auteur  commence  par  poser  la  question 
en  général,  puis  applique  ses  réflexions  au  français.  Je  relèverai  seulement  le 
«onseil  pratique,  curieux  h  cette  époque,  de  créer  autant  que  possible  sur  des 
primitifs  français,  et  de  prendre,  s'il  est  possible,  aux  provinces,  qui  fourniront 
des  éléments  plus  assimilables  que  les  langues  anciennes. 

3.  «  L'Académie  n'a  pas  crû  devoir  exclure  certains  mots,  à  qui  la  bizarrerie 
de  Tusage,  et  peut-estre  celle  de  nos  mœurs,  a  donné  cours  depuis  quelques 
années,  comme  par  exemple  :  falbala,  fichu,  ballant  Fœil,  ralafia,  sabler,  et  un 
grand  nombre  d'autres.  i)ès  qu'un  mol  s'est  une  fois  introduit  dans  nostrc 
Langue,  il  a  sa  place  acquise  dans  le  Dictionnaire,  et  il  seroit  souvent  plus  aisé 
de  se  passer  de  la  chose  qu'il  signiQe,  que  du  mot  qu'on  a  invente  pour  la 
signifier,  quelque  bizarre  qu'il  paroisse.  • 

4.  Voir  art.  X.  p.  222  des  Mémoires.  L'autre  passage  est  cité  par  Didol,  Obs. 
sur  Furlh.,  lii.  L'abbé  de  Saint-Pierre  appuie  sa  thèse   non  seulement  sur  des 


840  LA  LANGUE  FRANÇAISE  AU  XVIir  SIÈCLE 

ils  sont  moins  probants  que  ceux  des  adversaires.  En  effet,  vers 
1720,  commence  à  s'engager  contre  les  néologues  une  furieuse 
campagne  de  railleries  \  Dès  1722,  Mathieu  Marais  notait  dans 
ses  Mémoires  les  expressions  précieuses  du  style  d'Houteville  *. 
En  1724,  Bel,  dans  cette  œuvre  d'une  ironie  perfectionnée  qui 
s'intitule  Apologie  de  M.  de  La  Motte,  s'en  prend  à  diverses 
reprises  «  aux  sublimes  expressions  »  de  son  adversaire',  et 
imagine  d'en  dresser  un  court  catalogue  *. 

C'est  de  là  sans  doute  que  vint  l'idée,  réalisée  deux  ans  après» 
de  jouer  les  Somaize  à  défaut  des  Molière  et  de  réunir  en  dic- 
tionnaire ces  nouvelles  formes  de  préciosité.  L'œuvre  parut  en 
1725,  c'est  le  Dictionnaire  néologique  de  Pantalon  Phœbus. 

De  qui  est-il  l'œuvre,  de  Bel  ou  de  Desfontaines?  il  est  pro- 
bablement le  fruit  de  la  collaboration  de  leurs  méchancetés  ^. 
La  préface  est  une  apologie  plaisante  des  néologues.  C'est  en 
vain  qu'on  interdit  aux  particuliers  de  s'ériger  en  créateurs  de 
termes.  Cette  maxime  n'est  fondée  que  sur  un  préjugé  mépri- 
sable. Notre  langue  s'est  bien  enrichie  depuis  cent  ans.  Dira- 
t-on  qu'elle  est  parfaite  à  présent?  Mais  ce  dictionnaire  fera  voir 
que  ses  besoins  naguère  étaient  extrêmes,  avant  que  d'illustres 
auteurs  l'eussent  soulagée.  A  qui  appartient-il  de  faire  la  cha- 
rité à  son  indigence?  Evidemment  aux  savants.  C'est  aujour- 
d'hui non  seulement  un  mérite,  mais  un  mérite  académique,  de 


raisonnements,  mais  sur  le  développement  même  du  lexique  pendant  le  siècle 
antérieur.  De  béant  à  bézoard  il  a  compté  110  mots  dans  Nicot  et  330  dans 
Trévoux.  Il  cite  aussi  des  expressions  attaquées  à  leur  naissance,  complètement 
reçues  de  son  temps  :  renversement;  c'est  une  affaire  infaisable,  c'est  pure  inat- 
tention, etc. 

1.  Voir  Gacon,  Les  Fables  de  la  Motte  mises  en  vers,  p.  40  et  sq.  Il  relève  sur 
Ventre  fuite,  tor-dre  le  gosier,  marchand  de  ramages,  un  vice  inné,  écouter  un  goût, 
frais  banni,  un  voyage  sédentaire,  prédiseur,  renarder,  phénomène  potager,  Louvr» 
enmiellé  {ruche),  etc. 

2.  II,  243,  éd.  de  Lescure. 

3.  Voir  page  4  et  surtout  12b  :  «  Si  l'on  avoit  recours  à  ces  trois  expediens, 
inventer  des  mots,  en  rappeler  de  vieux,  en  prendre  à  l'étranger,  nous  verrions 
bientôt  notre  langue  replongée  dans  la  barbarie.  Semblable  à  un  pays  ouvert 
de  tous  cotez  et  sans  aucune  défense,  elle  recevroit  insensiblement  dans  son 
sein  une  infinité  d'ennemis,  qui  peu  à  peu  formeroient  un  parti  considérable 

et  la  subjugueroient  absolument M.  de  la  Motte  a  compris  qu'on  ne  tiroit 

pas  de  la  masse  infinie  des  mots  un  parti  suffisant,  il  bazarda  donc  un  grand 
nombre  de  combinaisons  nouvelles.  » 

4.  Je  relève  :  le  suisse  du  Jardin  :  une  haie  (fab.  9);  la  servante  de  Jupiter  :  la 
race  humaine  (fab.  14);  suivre  la  nature  à  la  piste  :  être  naturel;  l'oracle  rou- 
lant du  destin  :  les  dés  (Odes),  etc. 

5.  La  question  est  discutée  par  M.  Paul  Dupont,  Houdar  de  la  Motte  (172). 


LE  VOCABULAIRE  841 

parler  comme  on  ne  parlait  pas  du  temps  de  La  Fontaine,  de 
La  Bruyère  et  de  Despréaux. 

Au  reste,  sans  créer  des  mots,  il  y  a  d'autres  moyens  de  sub- 
venir à  la  pauvreté  de  notre  langue.  Séparez  des  mots  qu'on 
joint,  unissez-en  qu'on  n'a  jamais  rapprochés,  comme  l'a  fait  un 
poète  : 

Grand  marieur  de  mots  Tun  de  l'autre  étonnés. 

Faites  rencontrer  un  mot  noble  et  un  trivial  :  phénomène polaget'  ; 
transportez  au  style  élégant  et  à  la  poésie  les  termes  de  la  gram- 
maire et  du  palais,  employez  des  figures  hardies  :  marchand  de 
ramages  pour  dire  marchand  d'oiseaux,  «  métathèse  »  admirable 
qu'on  pourrait  imiter  en  appelant  les  libraires  des  marchands 
de  science,  ou  dans  un  autre  sens  des  marchands  d'ennui. 
Inventez  des  métaphores  surprenantes,  comme  le  sénat  plané- 
taire ])our  les  seize  planètes,  le  greffier  solaire  pour  un  cadran. 
Notre  langue  peut  ainsi  s'enrichir  à  l'infini  sous  la  plume  déli- 
cate d'un  bel  esprit. 

Quant  au  dictionnaire  néologique  lui-même,  il  ne  faudrait 
pas  le  prendre  pour  un  répertoire  de  mots  nouveaux.  On  a 
glané  dans  La  Motte,  Fontenelle,  l'abbé  de  Saint-Pierre,  le 
P.  Catrou,  Houteville,  Marivaux,  autant  d'expressions  que  de 
mots.  Parmi  les  premières  il  en  est  certainement  de  très  ridi- 
cules comme  les  périphrases  à  la  Cathos,  si  souvent  citées  : 
une  haie  :  le  suisse  du  jardin  \  les  dés  :  l'oracle  roulant  du  destin^ 
ou  ces  antithèses  forcées  :  refus  attirants,  plaisamment  formi- 
dable. 11  y  a  aussi  nombre  de  figures  peu  heureuses  :  un  coup 
de  langue  bien  asséné,  découdre  les  affaires  de  la  République, 
remettre  dans  leur  emboîture  les  membres  de  l'histoire  romaine. 
Mais  combien  d'autres,  raillées  comme  vulgaires,  qui  se  sont 
fait  accepter  sans  peine  :  faire  bourse  commune,  coutumier  du 
fait,  façon  de  faire,  rentrer  dans  ses  foyers,  ainsi  donc,  esprit 
ingénieux,  réputation  posthume,  raison  prépondérante,  tomber 
amoureux,  mettre  en  valeur,  versé  dans  les  belles-lettres.  L'àpreté 
railleuse  avec  laquelle  on  les  souligne  marque  mieux  que  tout 
autre  document  ce  que  les  partisans  de  la  fixité  de  la  langue 
appelaient  des  hardiesses,  et  comment  ils  avaient  rêvé  de  l'en- 
fermer dans  son  passé,  ainsi  qu'une  langue  morte. 


842  LA  LANGUE  FRANÇAISE  AU  XVlir  SIECLE 

Pour  les  mots,  on  prétend  les  confiner  dans  le  sens  acquis, 
et  on  condamne  :  comporter.,  dans  cette  phrase  :  le  temps  ne  le 
comportait  pas;  conséquent,  pour  dire  qui  a  de  la  suite  dans  les 
idées;  démérite,  employé  en  dehors  des  choses  théologiques; 
fréquenté,  appliqué  à  un  terrain  ;  peiné,  en  parlant  d'un  homme; 
piété  fraternelle,  fait  sur  le  modèle  de  piété  filiale;  tranchant, 
qualifiant  une  réponse.  Amplitude,  pour  étendue,  est  déclaré  trop 
savant.  De  même  dol,  insolite,  mi  parti.  Assouplir  est  un  terme 
technique  de  manège.  Moissonner,  mordre  la  poudre  appartien- 
nent exclusivement  à  la  poésie  ;  affairé,  aviser,  coûteux,  désemplir  y 
douceâtre,  équipée,  étréner,  gringoter,  mégère,  picoterie,  coupter 
pié,  pousser  sa  pointe,  prompt  à  la  main,  revaloir,  à  ses  talons, 
sont  bas.  Enfin  ont  été  créés  sans  raison  et  sans  besoin  :  *  à 
V avenant  de  ce  qu'il  lui  disoit  (Sjject.   fr.,  4723,  4"f.,  p.  5); 

*  bienfaisance,  *  déclarateur ,  *  déplanteur,  *  érudit  (inusité  au 
xvn*  siècle),  *  généraliser,  *  gratiable  (Furet.,  4690),  *  gratieuser 
(de   Gail.,  4692),    *  inattaquable,  *  inexécutable ,   "intraduisible, 

*  naturalisme ,   *  négligement ,    *  perfectionnement,    *  popularité, 

*  uniformiser^' 

Le  succès  du  Dictionnaire  fut  tel  que  pendant  de  longues 
années  il  se  réimprima*,  et  que  peu  s'en  fallut  qu'il  ne  devînt, 
suivant  le  vœu  d'Irailh,  un  recueil  périodique'.  Je  passe  sur 
les  pièces  qu'on  y  ajouta,  parodies  du  style  néologique,  dont  le 
modèle  est  l'oraison  funèbre  de  Torsac,  un  des  fondateurs  de 
la  Calotte.  Dans  ce  plaisant  régiment,  on  ne  tarit  pas  de  railleries 
contre  les  inventeurs  du  nouveau  langage;  parodies,  apologies 
ironiques,  arrêts  burlesques,  tout  est  bon  aux  «  calottins  »,  pour 
attaquer  ce  genre  d'excentricité  \ 


1.  Les  mots  marqués  d'un  astérisque  sont  alors  nouveaux.  Beaucoup  d'autres 
mots  cités  se  trouvent  auparavant  :  avantageux,  célériLé,  contempteur,  discipU- 
nable,  héroïcité,  improbable,  improductible,  inclémence,  indiscipliné,  politiquer, 
scélératesse,  traduisible,  vocation. 

2.  La  première  édition  est  sans  lieu  (Bib.  Nat.,  Z.,  339);  la  deuxième  de  mi^me, 
ïlil  (Bib.  Nat.,  Z.,  340);  la  troisième  est  d'Amsterdam,  Mich.,  Ch.  le  Cène,  1*28 
(Bib.  Nat.,  Z.,  341).  Il  en  parut  une  foule  d'autres.  La  première  contient,  outre  le 
Dictionnaire,  l'éloge  de  Pantalon  Phœbus.  La  deuxième  renferme  en  plus  la 
relation  de  ce  qui  s'est  passé  h  l'Académie  lors  de  la  réception  de  Mathanasius, 
la  troisième  a  le  Pantalo-Phebeana,  et  d'autres  pièces  sans  importance. 

3.  Querell.  littér.,  II,  168. 

4.  Dans  l'oraison  funèbre  de  Torsac  on  s'amuse  d'abord  à  inventer  des  barba- 
rismes comme  insoin  (éd.  1"32,  p.  8.  En  note:  mot  nouveau  créé  par  les  orateur» 
du  régiment,  à  l'imitation  d'inexact,  insoluble,  indémontrable,  —  et  autres  mots 


LE  VOCABULAIRE  843 

On  dirait,  à  entendre  tant  de  plaintes,  que  le  libertinage 
régnait  en  maître  dans  le  langage,  et  que  tout  l'édifice  de 
règles  du  xvn*  siècle  s'était  écroulé.  En  réalité,  le  désordre  ne 
j)0uvait  paraître  si  grand  qu'à  des  gens  habitués  à  une  disci- 
|dine  très  sévère,  et  qui  confondaient  stabilité  et  immobilité. 

Il  ne  semble  pas  que,  du  côté  des  néologues,  le  débat  théo- 
rique ait  été  soutenu  avec  quelque  vigueur.  A  part  le  morceau 
de  l'abbé  de  Saint-Pierre,  dont  j'ai  déjà  parlé,  reproduction 
d'idées  antérieurement  exprimées,  c'est  à  peine  si  j'ai  pu  relever 
quelques  opuscules  insignifiants'.  Le  «  ridicule  utile  »  jeté  sur 
la  néologie  avait  pour  un  temps  ramené  l'ordre,  au  moins  en 
apparence. 

Voltaire,  quoiqu'il  ait,  dans  sa  correspondance  et  ailleurs, 
employé  nombre  de  néologismes,  n'a  jamais  varié  dans  son 
opinion  sur  ce  point.  Et  dans  son  discours  de  réception,  qui 
est  de  1746,  dans  le  Dictionnaire  philosophique^  qui  est  de  1768, 
c'est  la  même  doctrine  qui  est  affirmée,  partout  avec  la  même 
force.  Elle  se  résume  en  ceci  :  «  L'essentiel  est  de  savoir  se 
servir  avec  art  des  mots  qui  sont  en  usage.  »  [Siècle  de  L.  XV ^ 
xun,  fin).  Un  mot  nouveau  n'est  pardonnable  que  quand  il  est 


inventez  dans  le  livre  de  la  R.  P.  P.  L.  F.  de  l'abbé  Ilouteville),  astronommt- 
f;alans{p.  16).  Puis  on  affecte  les  termes  réellement  nouveaux,  qui  se  rencontrent 
dans  les  textes  :  prédiseur,  singulariser,  '  équivaloir,  génie,  *  transcendalairc, 
monolonisme,  fatigant,  '  décideur,  *  indétermination.  Tout  cela  y  est  souligne 
avec  renvoi  en  note  aux  textes.  Les  expressions,  comme  dans  le  Dictionnaire, 
y  sont  choisies  pour  produire  des  effets  plaisants  :  sage  téméraire  [IS),  orgueilleuse 
naïveté  (33),  avare  prodigalité  (38),  aller  à  la  fortune  par  le  chemin  d'une  assi- 
duité muette  {ii),  joindre  aux  libéralités  excilatives  les  exemples  émulatifs(5B).  Des 
phrases  rappellent  à  chaque  instant  les  meilleurs  morceaux  de  Vadius(v.  p.  60). 
Ailleurs,  c'est  un  éloge  de  Torsac  et  des  mesures  qu'il  prit  pour  conserver  aux 
calottins  le  précieux  privilège  de  donner  crédit  aux  phrases  hétéroclites  (p.  4o). 
On  le  félicite  d'en  avoir  fait  dresser  le  cadastre,  •  utile  registre  à  ceux  qui, 
ne  pouvant  être  sublimes,  font  profession  d'être  délicats  et  se  dédommagent 
par  les  mots  de  la  disette  des  pensées  ». 

Comparez  à  la  page  91  un  arrêt  ridicule  du  même  genre  autorisant  La  Motte, 
Houteville,  et  Fontenelle  à  venir  «  sur  ànesses  endoctriner  les  précieuses  de 
leur  jargon,  à  faire  en  iroquois  une  grammaire,  et  à  publier  leur  traité  d'inin- 
telligibilité  -. 

1.  Voir  une  lettre  (anonyme)  de  l'abbé  N.  à  M.  le  chevalier'  C,  relative  à  la 
troisième  édition  du  Dictionnaire  (p.  6),  et  un  opuscule,  également  anonyme,  de 
Guyot  «le  Pilaval  :  Le  faux  Aristarque  reconnu  (Amsterdam,  1133).  Guyot  de 
Pilaval  défend  en  particulier  les  expressions  :  boire  à  sa  soif  (10),  célérité  (H), 
dialoguer  une  scène  (15),  un  homme  peiné  (25).  Il  estime  que  dans  le  Diction- 
naire, pour  une  critique  vraie,  il  y  en  a  dix  de  fausses  de  compte  fait  (40).  Seu- 
lement lil  est  lui-même  un  puriste,  et  reproche  à  Desfontaines  non  seulement 
des  solécismes  :  qu'il  refusa  pour  refusât,  mais  des  néologismes  :  papillotage, 
ultérieur  (qui  est  un  terme  de  géographie),  etc. 


844r  LA   LANGUE  FRANÇAISE  AU  XVIir  SIÈCLE 

absolument  nécessaire,  intelligible  et  sonore.  On  est  obligé  d'en 
créer  en  physique;  une  nouvelle  découverte...  exige  un  nou- 
veau mot.  Mais  fait-on  de  nouvelles  découvertes  dans  le  cœur 
humain?...  Y  a-t-il  d'autres  passions  que  celles  qui  ont  été 
maniées  par  Racine,  effleurées  par  Quinault?  »  {Dict.  phil., 
art.  Esprit\)  Il  faut  se  garder  de  croire,  parce  qu'une  langue  est 
imparfaite,  qu'on  doive  la  changer.  «  Il  faut  absolument  s'en 
tenir  à  la  manière  dont  les  bons  auteurs  l'ont  parlée;  et  quand 
on  a  un  nombre  suffisant  d'auteurs  approuvés,  la  langue  est 
fixée.  Ainsi  on  ne  peut  plus  rien  changer  à  l'italien,  à  l'espagnol, • 
à  l'anglais,  au  français,  sans  les  corrompre;  la  raison  en  est 
claire  :  c'est  qu'on  rendrait  bientôt  inintelligibles  les  livres  qui 
font  l'instruction  et  le  plaisir  des  nations  [Ib.,  art.  Langue). 

On  pense  bien  de  quel  poids  étaient,  venant  de  lui,  des  con- 
seils si  souvent  et  si  fortement  répétés,  et  à  quel  point  le 
respect  de  la  langue  s'en  trouvait  fortifié.  Vers  le  milieu  du 
siècle,  ce  sont  les  idées  conservatrices  qui  l'emportent.  Mais 
bientôt  elles  paraissent  de  nouveau  ébranlées,  et  Gresset,  rece- 
vant Suard  à  l'Académie  (1774),  renouvelle  les  plaintes  des 
puristes  contre  les  «  tristes  richesses  »  et  la  ridicule  bigarrure 
dont  la  langue  s'est  surchargée.  D'où  ce  nouveau  mouve- 
ment était-il  parti?  Rousseau  doit  être  un  de  ceux  qui  ont 
le  plus  contribué  à  lever  les  scrupules.  «  Ma  première  règle, 
à  moi,  a-t-il  dit,  qui  ne  me  soucie  nullement  de  ce  qu'on  pen- 
sera de  mon  style,  est  de  me  faire  entendre.  Toutes  les  fois 
qu'à  l'aide  de  dix  solécismes  je  pourrai  m'expliquer  plus  forte- 
ment ou  plus  clairement,  je  ne  balancerai  jamais;  pourvu  que 
je  sois  bien  compris  des  philosophes,  je  laisse  volontiers  les 
puristes  courir  après  les  mots.  »  {Let.  sur  une  nouv.  réfutation.) 
Et  de  fait  il  n'épargne  ni  les  néologismes,  ni  —  peut-être  à  son 
insu  —  les  tours  étrangers.  Il  serait  intéressant  de  savoir  dans 
quelle  mesure  ses  disciples,  comme  Bernardin  de  Saint-Pierre, 
assez  hardi  aussi  en  fait  de  langue,  ont  imité  cette  indépendance. 


1.  Dans  ses  lettres,  comme  dans  ses  articles,  il  a  relevé  nombre  de  nou- 
veautés :  éduquer,  suspecter,  sent  imenter,  éloç/ier,  égaliser,  mystifier,  obtempérer, 
bons  pour  des  Aliobroges  qui  ont  écrit  en  français  (Dict.  phil.,  art.  Français), 
amabiiité  (Let.  à  d'Oi.,  5  janv.  1767),  errement  (ib.),  persiflage  (Let.  sur  la  Nouv. 
HeL,  XXI,  207),  prospectus  (Let.  à  d'OL,  12  janv.  1770),  provocation,  portière, 
redingote,  vaux-hall  (V.  Vernier,  .87). . 


LE  VOCABULAIRE  84$ 

En  tout  cas,  à  partir  de  1770,  le  néologisme  s'introduit  partout. 
En  mO  paraît  un  Dictionnaire  des  richesses  de  la  langue  fran- 
çaise et  du  néologisme  qui  s'y  est  introduit  \  où  tout  n'est  pas 
présenté  comme  devant  être  imité,  dont  l'esprit  général  néan- 
moins est  directement  opposé  à  celui  de  l'œuvre  de  Desfon- 
taines. Dans  VEncyclopédie  méthodique,  à  l'article  Langue  de 
Diderot,  dont  la  tendance  était  très  conservatrice,  on  ajoute  un 
complément  du  chevalier  de  Jaucourt,  qui  parle  sans  aucune 
superstition  des  lacunes  de  notre  langue,  et  qui  ose  conclure 
ainsi  :  «  Avouons  la  vérité,  la  langue  des  Français  polis  n'est 
qu'un  ramage  faible  et  gentil;,  disons  tout,  notre  langue  n'a 
point  une  étendue  fort  considérable ^  »  Un  des  grands  grammai- 
riens du  temps,  Marmontel,  est  aussi  hardi.  Il  semble  bien 
mettre  une  foule  de  conditions  à  la  liberté  de  créer,  mais  le  fond 
de  sa  pensée  est  très  net,  il  regrette  le  temps  où  «  la  langue 
était  conquérante'  ».  Dans  le  Journal  de  la  langue  française  de 
Domergue,  à  la  date  du  15  mai  et  du  15  septembre  1786,  se 
trouve  un  long  plaidoyer  sur  la  «  nécessité  de  créer  des  mots, 
par  M.  Tournon,  de  la  société  des  philadelphes  »,  qui  avait  été 
lu  dans  une  assemblée  du  Musée  de  Paris.  On  le  voit,  Pougens 
et  Mercier  s'annoncent. 

Parmi  les  auteurs,  il  y  a  toujours  deux  écoles,  et  celle  des 
conservateurs,  de  beaucoup  la  plus  nombreuse,  a  la  possession 
exclusive  de  la  plupart  des  «  grands  genres  ».  Ainsi  il  est  très 


1.  Paris,  Saugrain.  L'ouvrage  est  anonyme,  mais  il  est  de  Pons  Alletz. 

2.  De  Jaucourt  regrette  la  rareté  des  composés,  des  diminutifs,  la  fausse  déli- 
catesse qui  empêchent  de  nommer  un  veau  ou  un  gardeur  de  bœufs.  Il  déclare 
tout  simplement  •  honteux  qu'on  n'ose  confondre  le  François  proprement  dit 
avec  les  termes  des  arts  et  des  sciences,  et  qu'un  homme  de  la  cour  se  défende 
de  connoitre  ce  qui  lui  seroit  utile  et  honorable.  On  ne  peut  exprimer  une 
découverte  dans  un  art,  dans  une  science,  que  par  un  mot  nouveau  bien 
trouvé;  on  ne  peut  être  ému  que  par  une  action  :  ainsi,  tout  terme  (jui  porleroit 
avec  soi  une  image,  seroit  toujours  digne  d'être  applaudi  :  de  là  quelles  richesses 
ne  lireroit-on  pas  des  arts,  s'ils  étoient  plus  familiers?  » 

3.  «  Si  l'expression  nouvelle  et  rijeunie  est  <loucc  à  l'oreille,  claire  à  l'esprit, 
sensible  à  l'imagination,  si  la  pensée  la  sollicite,  et  le  besoin  l'autorise,  si  le 
tour  est  animé,  précis,  naturel,  énergique,  si  elle  est  conforme  à  la  syntaxe  et 
au  génie  de  la  langue,  si  elle  ajoute  à  la  richesse;  si  par  elle  on  évite  une  péri- 
phrase Iraimnte,  une  épithète  lâche  et  diffuse,  si  elle  n'a  pas  d'équivalent  pour 
exprimer  une  nuance  intéressante  ou  dans  le  sentiment,  ou  dans  l'idée,  ou  dans 
l'image,  où  est  la  raison  de  ne  pas  l'employer?  •  Mais  ailleurs,  il  reproche  aux 
langues  modernes  de  s'être  enorgueillies  chacune  de  leurs  propriétés.  C'était  aux 
grands. écrivains  à  jtrévaloir  là-conlrc.  Ainsi  tirent  Amyot,  Montaigne^  La  Fon- 
taine, et  même  Racine.  •  Leur  langue  est  conquérante,  elle  prend  les  formes  et 
les  tours  îles  langues  éloquentes  et  poétiques  <iu'elle  a  pour  adversaires.  » 


846  LA  LANGUE  FRANÇAISE  AU  XVIir  SIÈCLE 

remarquable  que  toute  l'école  descriptive  qui  a  empoisonné  de 
ses  descriptions  la  fin  du  siècle  n'ait  pas  osé  chercher  le 
pittoresque  dans  les  mots.  Elle  s'en  tient  aux  alliances  nou- 
velles des  anciens  termes.  On  ne  cite  guère  que  Roucher  qui  ait 
protesté  '  contre  la  pauvreté  du  lexique,  et  osé  quelques  archaïs- 
mes :  s'avive,  bleuir,  tempétueux,  ravageur,  fallacieux,  punisseur. 
Mais  Chénier  lui-même  a  suivi  la  foule.  On  ne  rapporte  que 
quelques  néologismes  de  lui  :  aréneuse,  matineuse,  et  il  ne 
prend  pas  moins  de  détours  que  Delille  pour  désigner  le  beurre 
et  le  fromage  : 

Le  lait,  enfant  des  sels  de  ma  prairie  humide, 
Tantôt  breuvage  pur  et  tantôt  mets  solide, 
En  un  globe  fondant  sous  ses  mains  épaissi, 
En  disque  savoureux  à  la  longue  durci. 

En  revanche  il  est  des  publicistes  qui  donnent  déjà  bien  libre- 
ment dans  le  barbarisme  :  par  exemple  Linguet  et  Beaumar- 
chais. Celui-ci  a  été  longtemps  le  scandale  des  puristes,  qui 
avaient  relevé  dans  une  même  phrase  de  lui  :  églisier,  rager, 
rétablisseur^.  En  fait,  on  voit  se  répandre  avec  eux  cette  langue 
fortement  mélangée  qui  deviendra  peu  à  peu  celle  du  journa- 
lisme actuel. 

Le  vocabulaire  technique.  Il  pénètre  la  langue  lit- 
téraire. —  Le  xv!!!'"  siècle  est  l'époque  où  se  développe  avec 
ampleur  le  lexique  scientifique.  On  en  trouvera  la  preuve  dans 
les  exemples  donnés  plus  loin.  Et  c'est  à  tort  qu'on  a  reproché 
à  quelques  écrivains,  comme  Buffon,  de  s'être  opposés  à  l'emploi 
du  terme  technique,  sous  prétexte  de  noblesse'.  Laharpe  n'a 
guère  flatté,  quand  il  a  dit  que  Buffon  est  le  premier  qui,  des 
immenses  richesses  de  la  physique,  ait  fait  celles  de  la  langue 
française,  sans  corrompre  ou  dénaturer  ni  l'une  ni  l'autre.  Les 
savants  de  cette  époque  savent  écrire  scientifiquement  des  choses 
scientifiques;  ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  le  démontrer.  L'accrois- 
sement du  vocabulaire  technique  a  été  particulièrement  brusque, 
comme   il  fallait   s'y  attendre,   dans  les  sciences,   comme    la 

i.  Voir  Bertrand,  La  fin  du  classicisme,  p.  199,  qui  cite  les  Mois,  I,  48. 

2.  Voir  Wey,  Rem.  sur  la  l.  fr.,  I,  418. 

3.  Le  reproche  se  fonde  surtout  sur  le  passage  du  Discours  sur  le  style, 
éd.  Lanessan,  XI,  565. 


LE  VOCABULAIRE  847 

zoologie,  la  botanique,^  la  g-éologie,  qui  allaient  ou  naître  ou 
prendre  un  nouvel  aspect.  La  physique,  encore  bien  en  retard, 
la  chimie  aussi  entraient  dans  des  voies  nouvelles;  Diderot  créait 
la  critique  d'art.  Toutefois  le  développement  de  l'esprit  scien- 
titique  a  été  tel  que  des  matières  depuis  longtemps  étudiées  se 
sont  éclairées  d'un  jour  tout  nouveau  :  par  exemple  les  études 
antiques,  renouvelées  par  l'archéologie  (le  mot  apparaît  autour 
de  1780).  En  politique,  il  se  fait  un  tel  mouvement  d'idées  que, 
outre  une  foule  de  mots,  qui  se  créent,  d'autres  s'emplissent  de 
sens,  jusqu'à  devenir  des  forces  en  soi,  au  lieu  qu'ils  étaient 
attachés  jusque-là  à  des  souvenirs  historiques  lointains  et  sans 
réalité  {démocratie,  égaliser,  délibérant,  etc.). 

Dans  les  créations,  on  ne  suivit  en  général,  et  les  techniciens 
s'en  sont  souvent  plaints,  aucun  plan  rigoureux.  Il  faut  cependant 
rappeler  qu'en  chimie,  suivant  un  exemple  plusieurs  fois  imité 
depuis,  on  créa  de  toutes  pièces  une  terminologie  exacte  et 
harmonique,  après  entente.  J'ai  dit  les  causes  qui  avaient  rendu 
possible  cette  création.  L'honneur  en  revient  à  Guyton  de 
Morveau,  qui  donna  un  mémoire  sur  les  dénominations  chi- 
miques, la  nécessité  de  perfectionner  le  système,  et  les  règles 
pour  y  parvenir  '.  Les  termes  de  cette  nomenclature,  scientifi- 
quement satisfaisants,  puisqu'ils  ne  représentent  qu'un  objet, 
et  que  leur  forme  même  est  en  relation  directe  et  constante 
avec  la  nature  de  l'objet  représenté,  n'en  sont  pas  moins  lin- 
guistiquement  regrettables.  S'ils  devaient  rester  dans  les  traités 
spéciaux,  soit  encore.  Mais  un  grand  nombre  d'entre  eux  passent, 
nécessairement,  quelques-uns  presque  aussitôt,  dans  l'usage 
courant,  et  ils  y  apportent,  par  leurs  formes  latines  et  grecques, 
un  trouble  profond  dans  l'analogie  de  la  langue. 

Je  touche  là  à  un  point  essentiel,  sur  lequel  j'aurai  à  revenir 
à  propos  du  xix"  siècle  :  les  rapports  de  la.  langue  scientifique 
et  de  la  langue  littéraire.  C'est,  à  vrai  dire,  au  xvm"  siècle 
qu'elles  ont  commencé  à  se  rapprocher,  par  l'efFet  de  ce  rap- 
prochement qui  s'opéra  entre  lettres  et  sciences,  dès  l'époque  de 


i.  En  séance  publique  de  l'Académie,  le  18  avril  1787,  Lavoisier  lut  un  mémoire 
a  ce  sujet.  Guyton  de  Morveau  lut  le  sien  le  2  mai,  et  peu  après  Fourcroy  en  fil 
l'application.  Sauf  l'addition  de  quelques  particules  :  hyper,  per,  hypo,  rien 
d'essentiel  n'a  été  changé  au  système  adopté  alors. 


848  LA  LANGUE  FRANÇAISE  AU  XVIIF  SIÈCLE 

Fontenelle  ;  le  vocabulaire  littéraire  s'en  trouva  considérable- 
ment élargi.  Voltaire  fait  en  vain  opposition',  le  courant 
emporte  tout  le  siècle,  et  il  serait  curieux  de  relever  jusque 
dans  les  œuvres  de  purs  hommes  de  lettres,  philosophes  sans 
doute,  tout  le  monde  l'est,  étrangers  pourtant  aux  recherches 
scientifiques,  les  expressions  de  science  et  de  métier. 

L'Académie  elle-même  leur  ouvre  le  Dictionnaire,  et  la  préface 
de  4762  dit  :  «  Les  sciences  et  les  arts  ayant  été  cultivés  et  plus 
répandus  depuis  un  siècle  qu'ils  ne  l'étaient  auparavant,  il  est 
ordinaire  d'écrire  en  français  sur  ces  matières.  En  conséquence 
plusieurs  termes  qui  leur  sont  propres,  et  qui  n'étaient  autrefois 
connus  que  d'un  petit  nombre  de  personnes  ont  passé  dans  la 
langue  commune.  Aurait-il  été  raisonnable  de  refuser  place  dans 
notre  Dictionnaire  à  des  mots  qui  sont  aujourd'hui  d'un  usage 
presque  général?  Nous  avons  donc  cru  devoir  admettre  dans 
cette  nouvelle  édition  les  termes  élémentaires  des  sciences,  des 
arts  et  même  de  ceux  des  métiers  qu'un  homme  de  lettres  est 
«  dans  le  cas  de  trouver  dans  des  ouvrages  où  on  ne  traite  pas 
expressément  des  matières  auxquelles  ces  termes  appartien- 
nent* ».  C'est  le  premier  coup  porté  à  la  classification  des  mots, 
telle  que  le  xvii"  siècle  l'avait  établie.  Le  reste  subsistera  jus- 
qu'au XIX*  siècle. 

Chang-ements  dans  le  lexique. 

1^  Changements  dans  le  sens  des  mots  ou  des  expressions  qui  sub- 
sistent. 

A.  Un  très  grand  nombre  de  mois  perdent  un  sens  ancien.  Ex.  :  affiner 
(=  tromper);  artisan  {=  artiste);  brigade  (=:  compagnie,  bande);  décrire 
(^  copier,  transcrire);  défaillir  (=  manquer);  douter  {=  soupçonner); 
douteux  (:=  irrésolu) ;  émouvoir  (=i  mouvoir);  étonner  {■=  stupéfaire);  ennui 

1.  Voir  Utile  examen  des  trois  dernières  épitres  du  sieur  Rousseau  (XXXVII,  350), 
Conseils   à  un  journaliste  (Mél.,  l'H,  XXXVIi,  p.  378). 

2.  Et  en  effet  on  trouve  dans  cette  édition  une  niasse  de  mots,  qui  ont  tous 
été  relevés  avant  la  fin  du  xvn'  siècle,  qu'on  avait  exclus  jusque-là  :  assonance, 
bijouterie,  boulonner,  bubonocèle,  calTatage,  capricanl,  capsulaire,  carotide, 
cétacé,  cinglage,  colorant,  composteur,  contractuel,  contre-mine,  corporifier, 
corrodant,  cratère,  cribralien,  cidùtal,  curviligne,  décantation,  déglutition, 
dysurie,  ébauchoir,  efflorescence,  faïencier,  flottaison,  fusibilité,  gabarit,  gan- 
glion, gangreneux,  gastrique,  généthliaque,  gentiane,  géodésie,  germination, 
gibbosité,  globulaire,  gypse,  halo,  hématose,  hémoptysie,  hexaèdre,  horographie, 
ictère,'  idiopathie,  interpolateur,  juxtaposition,  laminoir,  larguer,  lavis,  muco» 
site,  myope,  narcotique,  etc. 


LE  VOCABULAIRE  849- 

(=  tourment  de  l'àme,  malheur)  ;  gôner  {=  torturer)  ;  hostie  (=  victime)  ; 
imbccillUé  {=  faiblesse);  wfhinité  (id.);  intériH  (=  dommage,  blessure); 
intempérie  (=  manque  de  juste  tempérament);  licence  (=  permission, 
liberté);  louange  (=  gloire,  mérite);  meurtrir  (:=  tuer);  nourriture  (=:  édu- 
cation) ;  offices  {z=z  devoirs)  ;  olive  (=  olivier)  ;  outrageux  {=  qui  fait  outrage, 
en  parlant  des  personnes);  tournci'  (=  traduire)  '. 

B.  Un  grand  nombre  prennent  des  sens  inconnus  jusque-là  :  aberration 
{-:=  erreur);  cachet  (=:  marque  caraclérislique);  débit  (=  manière  de  réciter,, 
de  parler);  énergique  (appliqué  aux  personnes);  engrener  (au  figuré,  en 
parlant  d'idées)  ;  filiation  (=  rapport  entre  des  choses  qui  naissent  les  unes 
des  autres);  fixer  {=  regarder  fixement);  fortuné  (=  riche);  frappant 
(=  saisissant,  déjà  dans  Massillon,  mais  à  la  mode  vers  1780);  futile 
{=  léger,  en  parlant  des  personnes);  hiérarchie  {=  subordination  de  gens 
ou  de  choses  quelconques)  ;  merveilleux  {=  petit-maitre)  ;  nullité  (=  inca- 
pacité, défaut  de  talent);  observer  (=  faire  observer);  onctueux  {=  rempli 
d'onction,  en  parlant  d'un  homme);  orthodoxe  (•=  qui  est  conforme  à  la 
saine  opinion,  hors  des  matières  religieuses);  petite  oie  (=  prélude,  hors 
des  choses  d'amour);  soudain  (=:  appliqué  aux  hommes);  soupçon  de 
(=  petit  commencement);  tragédien  {=  auteur  de  tragédies);  vampire 
{^=  qui  s'enrichit  par  des  moyens  illicites,  aux  dépens  du  peuple)  *. 

2°  Disparition  et  apparition  de  nouveaux  mots. 

A.  Sont  réputés  bas  :  abandonne  ment,  abuseur,  à  tout  bout  de  champr 
bénévole,  chercheur,  éconduire,  par  exemple  (placé  après  la  chose  désignée)  ; 
franc  de  {=  libre  de,  qui  est  en  même  temps  poétique);  guerroyer,  se  mouler 
sur  (remplacé  par  sejusdder  sur)  ;  original  (r=  modèle  :  original  de  sagesse)\ 
se  ravaler,  serviable,  styler  à,  trépasser. 

B.  Sont  considérés  comme  hors  d'usage  :  abrègement,  angoissé,  aucune- 
ment (même  avec  la  négation);  beffler,  bouger  (dans  les  phrases  positives), 
chalemie,  conversable,  courtement,  dévorateur,  efficace  (subst.),  fâcherie, 
galantiser,  hantise,  insidiateur,  intellect,  jolivetés  (=  gentillesses  d'enfants); 
liminaire,  maltalent,  mugueter,  obtempérer,  s'outrer,  pactionner,  paradoxe 
{a.ày),  punisseur,  remémorer,  etc.  A  ajouter  une  foule  de  locutions  :  à  faute 
de,  prendre  à  garant,  mettre  à  fin,  bride  à  veau,  faire  état,  etc. 

Assurément  le  lexique  s'appauvrit  par  là,  peut-être  cependant  moins  qu'on 
ne  l'a  cru  par  la  faute  des  grammairiens.  Ce  qu'ils  ont  regardé  comme 
vieux  ou  comme  bas,  même  quand  la  condamnation  était  de  Voltaire,  et 
non  de  Marin,  de  Geoffroy,  ou  de  Féraud,  n'a  pas  toujours  été  perdu,  tant 
s'en  faut.  Nous  n'avons  pas  été  privés  de  :  tout  d'abord,  ni  de  ardu,  ni  de 


1.  Il  est  à  noter  que  plusieurs  mots  ont  gardé  un  sens  qui  avait  semblé  un 
moment  perdu.  C'est  ainsi  que  quintessence  a  continué  à  se  dire  au  figuré, 
que  héroïque  s'applique  toujours  aux  personnes,  que  torturer  veut  toujours  dire 
tourmenter,  etc. 

2.  U  serait  facile  de  grossir  beaucoup  ces  listes  d'exemples.  Bien  entendu,  les 
puristes  étaient  aussi  hostiles  à  ces  changements-là  qu'à  l'introduction  de 
nouveaux  termes.  Voir  Volt.,  Dict.  phil.,  art.  Lanr/ues:  •  Lorsqu'on  a  dans  un 
siècle  un  nomt)re  suffisant  de  bons  écrivains  qui  sont  devenus  classiques,  il 
n'est  plus  permis  d'employer  d'autres  expressions  que  les  leurs,  et  il  faut  leur 
donner  le  même  sens.  •  Ce  serait  toute  une  histoire  que  celle  du  style  figuré 
au  xviu'  siècle,  et  très  importante.  Mais  elle  appartient  autant  à  l'histoire  de 
la  littérature  qu'à  celle  de  la  langue. 

Histoire  de  la  langue.  VI.  54 


850  LA  LANGUE  FRANÇAISE  AU  XVIir  SIÈCLE 

s'ébattre,  ni  de  irascible,  ni  de  mésaventure,  ni  de  relater,  ni  de  verdoyer,  ni 
de  vocable,  parce  qu'ils  avaient  semblé  surannés  aux  arbitres  de  la  langue. 
Au  reste,  il  semble  qu'ils  aient  eu,  dans  une  certaine  mesure,  conscience 
qu'on  était  allé  assez  loin,  peut-être  trop  loin.  Les  vieux  mots,  depuis 
Fénelon,  ne  causaient  plus  le  même  dégoût.  Ce  n'est  pas  seulement  RoUin, 
libéral  en  tout,  qui  s'y  montre  favorable*,  c'est  Voltaire  lui-même,  qui  en 
eût  volontiers  repris  un  très  grand  nombre  ^  :  appointer,  forclos,  portraire 
{C.  Medée,  Ep.  ded.),  faire  état  de,  hostie,  discord,  pour  mon  regard  (C.  Hor., 
II,  IV,  1;  III,  2,  4;  III,  2,  50;  IV,  1,  H);  épandre,  fallacieux  (C.  Rod.,  V,  4, 
112);  nourriture  (C.  Her.,  IV,  5,  47);  rebeller,  invaincu,  exorablc,  outrageux 
évitable,  punisseur,  assassine  (C.  Vol.,  III,  5,  77;  Cid,  II,  2,  22;  Hor.,  III,  6' 
22;  Cin.,  III,  3,  38;  PoL,  V,  2,  51;  Pomp.,  IV,  1,  37;  IV,  4,  44;  iVic,  III,  8* 
29),  repentie  {Rod.,  \,  7). 

Aussi  voit-on  renaître  des  termes  autrefois  condamnés  :  affres  (Volt.,  Let, 
à  d'OL,  3  aug.  1761  j,  angoisse  (ib.);  navré  (Volt.  Ib.  Cf.  Millevoye,  EL,  I,  2), 
emmêler  (Pluche,  F.),  obséquieux  (J.-J.,  ib.),  souvenance  (Marmont.,  OEuv., 
X,  434);  vénérer  (F.). 

C.  Néologismes.  Ils  sont  extrêmement  nombreux.  Je  commence  par  en 
donner  quelques-uns,  que  nous  n'avons  pas  conservés'  :  abrutisseur  (Volt., 
W.,  I,  66);  académifié  (Ling.,  M.);  admiromane  (Rétif,  Ib.);  aginer  (s'agiter 
en  vain,  Journ.  de  la  1.  fr..  M.);  apocryphité  (Volney,  M.);  botanophile  (J.-J.); 
barbouillon  (Id.,  M.);  bluetter  (L.,  M.);  cabalant  (Ling.,  F.);  cajolablc  (J.-J., 
Conf.,  V,  L.);  comédisme  (Rétif.,  M.);  couronnable  (Ling.,  M.);  débarbarisé 
(Volt.,  à  d'Argent.,  18  août  1762,  L.);  dépersécuter  (Id.,  Laveaux);  ébauché- 
ment  (F.);  écriveur  (F.);  égo'istique  (abbé  Guénée,  F.);  égologie  (Sabat.,  Ib.); 
électricisme  (Ann.  litt.,  Ib.);  encagé  (Ling.,  Ib.);  éqinpondérant  (J.-J.,  Lett. 
d.  l.  mont.,  VIII,  L.)  ;  essence  (Pluche,  F.);  exorbiter  (F.);  fange  (Rétif,  M.); 
finalité  (Roucher,  Ib.);  gazctin  (Merc.  de  F.,  1725);  gothisme  (F.);  gramma- 
tication  (de  la  Touche  dans  Gouj.  B.  fr.,  I,  62);  guenilleux  (Dider.  L.);  his- 
trionique  (Volt.,  Let.  à  Th.,  28  av.   1769,  L);  huail le  (Ling.  F.);  impolice 
(J.-J.,  Proj.  de  paix  perpet.  L.);  inabondance,  inabstinence,  inassorti  (préco- 
nisés par  Laharpe,  M.);  inaniser  (M.);  inextirpable  (Ling.  F.);  inhabitude 
(J.-J.,  Em.,  II);  insccouable  (Volt.,  Dict.phil.,  adultère);  instruisable  (J.-J., 
Em.,  III,  L.);  lacune  (F.);  Uvricr  (J.-J.  M.);  lucifuge  (M.);  méplacei' (Lahdirpe, 
M.);  musiquer  (J.-J.,  Conf.,  VIII,  L.);  nombrable  (d'Alemb.  L.);  oiseusement 
(Beaum.,  Préf.  Mar.  Fig.);  opérant  (Pluche,   F.);  pamphletier  (Volt.,  M.); 
paperasseur  (Ling.  F.);  patrimonialement  (Moreau,  F.);  plagiarisme  (Gouget, 
B.  fr.,  I,  58);  platise  (J.-J.,  Conf.,  XI,  2^  p.);  promiscuement  (F.);  propriétai- 
rement  (Ib.);  raccourcisseur  (Ling.  F.);   relate  (Grosley,  F.);  ressautement 
(Tissot,  Ib.);  resurrecteur  {F .) ;  scélératisme  (Dider,  M.);  séréniser  (Coyer,  P.); 
stagner  (Ling.  F.);  superficiel lité  (Rétif,  F.);  tourmcnteur  (abbé  Prév.  M.); 
thuribidairc  (Sabatier,  F.);  typomanie  (F.);  uberté  (Id.);  vastitude  (Id.). 


1.  llist.  «ne,  XI,  2°  part.,  dans  Frornant,  siippl.  à  Port-Royal,  préf.,  xli. 

2.  Rivarol  non  plus  ne  leur  est  pas  hostile.  Lebrcton,  Rivar.,  293. 

3.  Dans  les  listes  qui  suivent,  les  lettres  majuscules  placées  après  les  noms 
des  auteurs  indiquent  les  recueils  où  ces  mots  ont  été  relevés  :  F.  =  Féraud, 
Dictionnaire  critique  de  la  langue  française,  Marseille,  l"87;  L.  =  Liltré; 
M.  =  Mercier,  Néologie,  P&v'ii,  An  IX;  W.  =:  Wey,  Remarques  sur  la  langue 
française  aie  XIX"  siècle,  Paris,  1843. 


LE  VOCABULAIRE  881 

Voici  une  foule  d'autres  mots  nouveaux,  qui  ont  été  créés  et  mis  en  cir- 
culation au  xviii"  siècle.  Je  les  classe  d'après  le  procédé  de  formation,  afin 
qu'on  aperçoive  mieux  comment  la  langue  prend  dès  lors  de  plus  en  plus 
un  caractère  «  savant  ».  Encore  faut-il  observer  que  nombre  des  mots  mis 
ici  parmi  les  mois  de  formation  populaire,  parce  que  le  sulfixo  qui  y  entre 
est  un  sullixe  populaire,  ont  un  radical  savant  :  tels  luxuciu\  parcimonieux, 
producteur,  évoluer.  Us  sont  donc  en  réalité  à  demi  savants  '. 

Formation  populaire. 

Dérivation  impropre.  —  Substantifs  :  mentor  (St-Sim.,  A.  1762); 
nankin  (176G.  A.  1835);  6flis.se  (Trév.  1752,  A.  1762);  cumul  (Enc.  A.  1835); 
débours  (Trév.  1752,  A.  1835);  mésa^time  (J.-J.  A.  1878);  débitant  {Trév. 
1752,  A.  1762);  débutant  (F.  A.  1836);  desservant  (Trév.  1752,  A.  1798); 
émigrant  (M""^  du  DefF.,  1778,  A.  1798);  exécutant  (J.-J.  A.  1835);  aperçu 
(F.);  débouché  (Sav.  A.   1835);  (laquée  (k.  1740). 

Adjectifs  :  alarmant  (Bern.  de  S. -P.);  amusant  (St-Sim.);  assujettissant 
(A.  1740);  attendrissant  (A.  1718);  attristant  (Ib.);  compatissant  (Fénel.  A. 
1718);  conciliant  (A.  1762);  décourageant  (Ccrutti,  1763,  A.  1835);  désho- 
norant (d'Argenson,  Mém.,  A.  1835);  écrasant  (Garn.,  Hist.  de  F.,  1771, 
A.  1835);  encourageant  (F.  A.  1835j;  enseignant  (J.-J.);  envahissant  (F.  A. 
1878);  grossissant  (Targe,  Hist.  d'Angl.,  1763,  A.  1878);  imposant  (Volt. 
Zaïre t  A.  1740);  intéressant  {X.  1718);  marquant  (Trév.  1732,  A.  1762);  méri- 
tant (F.  A.  1835);  provoquant  {Réliî,  F.);  rassurant  (Portails  F.);  repoussant 
(J.-J.  F.);  étriqué  (Voitr-à  d'Argental,  18  nov.  1760);  brillante  (F.)  ^. 

Dérivation  propre.  —  Suhstantifs.  —  En  âde  .'  arlequinade  (Volt.  A. 
1835);  capucinade  (J.  J.  A.,  1798).  —  En  âge  .'  blindage  (Trcv.  1771);  cafar- 
dage  (J.-J.);  cailletage  (Id.);  colportage  (Sav.  A.  1762);  dévergondage  (Ling. 
A.  1835);  entourage  (M"'<=  de  Genlis,  A.  1835);  espionnage  (Monlesq.  A.  1798); 
gaspillage  (A.  1740)  ;  gribouillage  (Trév.  1752,  A.  1798)  ;  marivaudage  (La  Harpe, 
A.  1835) ;m/ra3e  {Hist.  Ac.  des  Se,  1753,  A.  1835).  —  En  aille  :  f rocaille 
(Piron)  ;  fcrumai'We  (Enc.  méth.,  1783).  —  En  aisOfl  ;  efftuillaison  {Enc.  méth. 
1786,  A.  \.%^o);  feuillaison  {Enc.  méth.  1796.  A.  1835).  Ce  suffi.xe  est  déjà  très 
rarement  employé.  —  En  8,1106  ."  bienfaisance  (abbé  de  St.  Pierre.  A.  1762); 
malfaisance  (Volney,  1791,  A.  1798).  —  En  ard  :  frocard  (Trév.  A.  1836).  — 

En  as,  asse,  Sice,  acbe,  is,  isse,  icbe,  ocbe,  ucbe  :  ferrasse  {Enc.  1765); 

1.  Le  dépouillement  (jui  suit  étant,  jusqu'à  la  lettre  M,  presque  tout  entier 
fonilé  sur  le  Dictionnaire  général  de  Oarmestoter,  Hatzfeldl  et  Thomas,  où  on 
trouvera  les  références  complètes,  je  me  itorne,  pour  épargner  de  la  place,  à 
donner  le  nom  de  l'auteur  ou  de  l'ouvrage  •où  le  mol  a  été  rencontré  pour  la 
première  fois.  A,  suivi  fl'une  date,  indique  la  date  de  l'entrée  dans  le  Diction- 
naire de  l'Académie.  —  Trév.  =  Dictionnaire  de  Trévoux;  Enc.=  Encyclopédie; 
Enc.  méth.  =  Encyclopédie  méthodique;  Sav.  =  Savary,  Dictionnaire  du  com- 
merce, 1123. 

2.  On  trouvera,  en  outre,  des  substantifs  devenus  adjectifs  ;  échappatoire, 
écolier  (p.).  D'Olivet  {Hss.  de  gr.,  149)  se  montre  assez  favorable  aux  infinitifs 
subslantivés.  J.-J.  Ilousscau  en  fait  (|uelquefois  usage  :  un  pen»er  mâle  (expression 
critiquée  par  Voltaire,  dans  Vernier,  o.  c,  8")  un  mcu'cher  doux  =  un  endroit 
où  il  fait  bon  marcher  {Lelt.  chois.,  édit.  de  RochebL,  215),  etc. 


852  LA  LANGUE  FRANÇAISE  AU  XVIir  SIÈCLE 

croquis  (A.  1754);  éboulis  (Furet.  170!,  A.  17G2);  locatis  (Trév.  17o2,  A. 
1798);  godiche  (Trév.  1752,  A.  1878).  —  En  aud  '.finaud  (A.  1762).  —En 
el,  eSLU  :  citemcau  (A.  1702);  jambonneau  (A,  1718)  —  En  ement  :  acca- 
parement {Enc.  1751,  A.  1762);  approvisionnement  {Merc.  de  F.,  oct.  1736); 
balbutiement  (Enc.  1751,  A.  lSd'6)  ;  déroulement  (Trév.  1771,  A.  1835);  désœu- 
vrement (A.  1762);  encadrement  (A.  1762);  essouflement  (1772,  A.  1835);  tri- 
plement (Moreau,  F.).  —  En  j'e  .'  confiserie  {Enc.  1753,  A.  1878);  cristallerie 
(1791,  Enc.  mêth.  A.  1835);  distillerie  (A.  1798);  escobarderie  {A' Wemb.  A. 
1835);  gaucherie  (A.  1762);  maiissaderie  (A.  1740).  —  En  et,  ette,  Ot,  Otte  .' 
clarinette  {Enc.  1753,  A.  1762);  gilet  {Merc.  de  F.  1736,  A.  1762);  lorgnette 
(Dufresny,  1710,  A.  1718).  —  En  eUF  (=::  orem)  :  ampleur  (BuITon,  Chien); 
lourdeur  (Condorc.  Vie  de  Volt.);  minceur  {Encijcl.  mcth.).  —  En  eUF 
(atorem)  :  accapareur  (A.  1762);  craxjonneur  (Trév.  1771,  A.  1798);  dévali- 
seur  (Volt.  Let.  2  nov.  1764);  dupeur  (Trév.  1752,  A.  il9S);  producteur 
(Volt.  J.-J.  L.).  —  En  îeF  :  anecdotier  (Volt.  1736,  A.  1798);  cantinier  {A. 
1762);  conférencier  (Trév.  1752);  crémier  {A.  1762);  ccrivassier  (Fontenay); 
négrier  (Trév.  1752,  A.  1798)  ;  cartouchier  (1771,  Trév.)  ;  casier  (Trév.  A.  1835)  ; 
chiffonicre  (Bern.  de  St-P.)  ;  huilier  (A.  1718)  ;  mcdaillier  {Ib.).  —  En  in,  ine  : 
ballotin  (Trév.  1721);  ignorantin  (Trév.  1752,  A.  1835).  —  En  oÎF  :  boudoir 
(P.  Du  Cerceau,  A.  1740);  évidoir  {Enc.  1756,  A.  1835).  —  En  on  :  barillon 
{Enc.  méth.  1684);  carafon  (A.  1762);  feuilleton  {Enc.  méth.  1790,  A.  1835); 
négrillon  (texte  de  1714,  A.  1762).  —  En  UFG  .'  écornure  (Trév.  1752,  A. 
1762);  gravelure  (Le  Sage,  Diab.  boit.,  A,  1718). 

Adjectip'S  en  âble  :  calculable  (A.  1762);  critiquable  (Merc.  de  F.  1727, 
A.  1762);  impressionnable  (Thouvenel,  1780,  A.  ilQ2);  jouable  (Volt.  A.  1878)  ; 
présumable  (Grétry,  1796,  A.  1835);  taxable  (Ling.  F.).  —  En  al,  el  :  addi- 
tionnel (Buiron,  A.  1798);  ascensionnel  (Trév.  1752,  A.  1762);  azimutal  {Enc. 
1751);  bancal  (Trév.,  1752,  A.  1762);  constitutionnel  (Ling.  F.  A,  1778); 
exceptionnel  (d'Argens,  A.  1835).  —  En  e  ;  carabiné  {Enc.  méth.  1783,  A. 
1835);  carboné  (Guyt.  de  Morv.);  casqué  (Volt.);  fleuronné  (A.  4762);  jambe 
(Ling,  F.  A,  1762);  musclé  (Trév.  1732,  A.  1762);  nacré  (Trév.  1752,  A.  1835). 
—  En  eux,  euse  :  acrimonieux  (Trév.  1771);  cancéreux  {Enc.  1751:  A, 
1835);  filandreux  (Trév.  1752,  A.  1762);  minutieux  (Trév.  1752,  A,  1762); 
rocailleux  (Dider.  L.);  séveux  (Legendre,  F.);  voluptueux  (L.  Racine,  F.). 

Verbes  en  eF  ',  analyser  (Condil.  1746);  breveter  (A,  1762);  cascrner  {Ib., 
1740);  classer  (Tr(''v.  1771,  A.  1798);  compléter  {Tr6v.  1752,  A.  1762);  cos- 
tumer {Merc.  de  F.  F.);  créditer  (Sav.  A.  1798);  discréditer  (Mont.  A.  1798); 
éduquer  (Trév.  1771);  folichonner  (Le  Roux,  Dict.  corn.  1786);  fusiller  (Trév. 
1732,  A.  1740);  motiver  (Trév.  1732,  A.  1740);  récolter  (A.  1762);  victimer 
(F.).  —  En  ÎF  :  assainir  (Bulï.,  A.  1835);  doucir  {Enc.  méth.  1755,  A,  1835); 
faiblir  (Trév.  Mém.,  1720,  A.  1740;  le  mot  avait  existé  en  v.  fr.). 

Adverbes  :  amicalement  (Trév.  1752,  A.  Il ù2);  complètement  {V^'aûly,  Dict., 
1775,  A.  1798);  coquettement  (J.-J.);  décidément  (A.  1762);  défavorablement 
(Trév.  1752,  A.  1798);  empiriquement  (J.-J.  L.);  évasivement  (F.);  gauche- 
ment {[b.  A.  1835);  lumineusement  (Volt.);  machinalement  (Réaumur,  A. 
1740);  passagèrement  (St.-Sim.  L.  A.  1798);  simultanément  (F.). 

Composition.  1°  Par  particules  :  acclimutcr  (Rayn.,  F.  A.  1798);  amincir 
(Trév.  1752,  A.  1762);  arrière-goût  (A.  1798);  avant-dernier  (Restaut  dans 


LE  VOCABULAIRE  8»3 

Trév.  A.  1*40);  avant-veille  (Trév.);  contre  enquête  (Trév.  1771,  A.  1798); 
contre  indication  (Col.  de  Villars,  Dict.  1741,  A.  1798);  désaffection  (F.  A. 
1878)  ;  désapprobateur  (Monlesq.  A,  1798)  ;  émietter  (A.  1718)  ;  épilcr  (A.  1702)  ; 
endolori  (J.-J.  L.);  emmagasiner  (A.  1702);  enrégimenter  (Trév.  Mém.  1722, 
A.  1740);  s'entr  égorger  {X.  1718);  recomposer  (Marmont.)  ;  recrcpir  (Du- 
fresny);  rembrunir  (M"'*  de  Geni.);  reposséder  (Volt.);  sous-tyran  (Id.  1774); 
surimposé  (Dider.  1707). 

2°  Par  divers  procédés  :  embrouillamini  (Volt.  1700);  femme  de  lettres 
(Fréron,  F.);  mieuxétre  (Id.,  ib.);  pelitemaitresse  (F.);  attrape-nigaud 
(A.  1798);  brise-glace  (Ib.):  chauffe-linge  {Enc.  1753).  Cf.  coupe-gazon,  — 
paille,  —  pdte,  couvre-pied,  garde-vue,  gâte-enfant,  etc. 

Formation  savante. 

Emprunts  au  latin  et  au  grec  :  ablég'it  (Trév.  1752,  A.  1833);  abrupt 
(Dider.);  affabulation  (La  Harpe);  agglomération  (Trév.  1771,  A.  1798);  agi- 
tateur (Volt.  A.  1835);  autocéphah  (Trév.  1732);  baryton  (fia  xvm^  s.  A. 
1835);  bipède  (Buff.  A.  1762);  calcaire  (A.  1762);  carbone  (G.  de  Morv.  1787, 
A.  1835);  cinéraire  (A.  1762);  cohésion  {Enc.  1753,  A.  1762);  conspuer  (Volt. 
A.  1762);  corolle  (Trév.  1771,  A,  1835);  cosmogonie  (1735,  A.  1762);  cosmo- 
logie (Enc.  1754,  A,  1762);  cynisme  (F.  A.  1798);  dénégateur  (Linguet,  F.); 
dénuder  {Enc.  méth.,  A.  1878);  déprécier  (A.  1762);  disserter  (Mariv.  1723, 
A.  176^};  effluve  (Trév.  1771,  A.  1878);  énumérer  (Mont.  A.  1798);  format 
(Sav.  A.  1762);  gloriole  (Abbé  de  St-P.  A.  1798);  hémoptyique  (Trév.  1752, 
A.  1762);  herméneunqne  (Enc.  1777,  A.  1835);  hypoglosse  (Trév.  1752,  A. 
1762);  inspecter  (F.  A.  1798);  longévité  (F.);  natation  (Enc.  1765,  A.  1798); 
naui^éohond  (F.);  phlogose  (A.  1762);  végéter  (Marmont.  L.);  verbeux  (Ling. 
L.)  ;  vicinal  (Necker,  F.). 

Dérivation  latine  et  grecque  :  En  a  .'  les  botanistes  adaptent  ce  suffixe 
à  des  noms  propres  :  Camelli,  Dahl,  Fuchs,  Garden,  Hortense  (M'"«Lepaulc), 
Magnol,  d'où  camélia,  dahlia,  fuchsia,  gardénia,  hoiUensia,  magnolia.  —  En 
ique  :  agronomique  (Delille,  A.  1835);  anecdolique  (F,);  automatique  (fin  du 
xviii"  s.  A.  1835);  azotique  (Guyton  de  Morv.  1787,  A.  1835);  biographique 
(A.  1762);  encyclopédique  (A.  1762);  minéralogique  (1751).  —  En  acée,  âCé  : 
acanthacé  {Enc.  1751);.  crustacé  (Trév.  1721,  A.  1762);  cucurbitacée  (Trév. 
1721,  A.  1762);  liliacée  (A.  1702).  —  En  a/  :  buccal  {Enc.  1751,  A.  1762); 
censorial  (J.-J.  A.  1835);  confidentiel  (Necker  F.);  cortical  (Trév.  1721,  A. 
1762);  différentiel  {Trév.  1732,  A.  1702);  é^Mn/oriaf  (fine.  méth.  1784,  A.  1878); 
sentimental  (de  Fonlonai,  F.).  —  En  ien  :  collégien  (Trév.  I77I,  A.  1835); 
silurien  (F,  A.  1798);  électricien  (1704,  NoUct,  Mém.  A.  des  se);  mécanicien 
(Trév.  1732,  A.  1740);  milicien  {Kl^^,  A.  1762).  —En  ihle  :  expansible  (Trév. 
1732,  A.  1762);  fermentescible  (1764,  Bonnet).  —En  aire  :  actionnaire  {Sav.); 
cellulaire  {Enc.  1751,  A.  1762);  concessionnaire  {k.  iHQ)  ;  corpusculaire  (Trév. 
1732,  A.  1762);  dignitaire  (Trév.  1752,  A.  1702);  folliculaire  (Volt.  A.  1798); 
millionnaire  (Trév.  1732,  A.  1702).  —  En  âtioD.  .*  aimantation  (Buflbn);  civi- 
lisation (Trév.  1771,  A.  1798);  collaboration  (Trév.  1771,  A.  1878);  concentra- 
tion {Enc.  1753,  A.  1762);  dépréciation  (Ling.  A.  1835);  élucubration  (Pré- 
vost, .Man.  lex.  A.  1762);  fécondation  (Trév.  1771,  A.  1798);  généralisation 


854  LA  LANGUE  FRANÇAISE  AU  XVIir  SIÈCLE 

(1779.  A.  1798);  herborisation  {Journ.  d.  Sav.  1720.  A.  1762);  identification 
(Volt.  A.  1878).  —  En  âteUF  .'  collaborateur  {An.  litt.  F,  A.  1798);  conden- 
sateur (Trcv.  1771.  A.  IS.Io);  désapprobateur  (Mont.  1748,  A.  1798);  dévasta- 
teur (Raynal,  Linguet,  F.);  réclamateur  (Beaumarch.  Wey,  R.  I,  114);  trans- 
mutateur  (Pluche,  F.).  —  En  âtoire  '.  giratoire  (Condorcet,  A.  1835);  inflam- 
matoire (1722.  Journ.  d.  Sav.  A.  1762).  —  En  ature  .'  filature  {Ordon.  1724, 
A.  1762);  cubature  (Trév.  1752.  A.  1835).  —  En  at  :  commissariat  (1771, 
Trév.  A.  1835)  ;  mandarinat  (Trév.  1732).  —  En  ité  .'  authenticité  (Trév.  1752)  ; 
causticité  (A  1762);  comptabililé  (Enc.  1753,  A.  1798);  élasticité  (Trév.  1732, 
A.  1740);  électricité  {Hist.  de  l'A.  des  se.  1733,  A.  1740);  éligibilité  (Trév. 
1732,  A.  1740);  fixité  (Trév.  1732,  A.  {1Q2)\  frivolité  (signalé  par  Des  Fon- 
taines, A.  1762);  impartialité  {Merc.  de  Fr.  1725,  A.  1740);  inniiwvibilité  (Id. 
A.  1798);  intensité  (1743.  NoUet,  A.  1762);  intimité  {Merc.  de  Fr.  1735,  A. 
1740);  responsabilité  (Pic.  L.  Necker  F.);  versatilité  (Ling.  F.  A.  1835).  — 
En  ence,  escenoe  :  acescence  (Enc.  1751,  A.  1798);  alcalescence  {Irév.  1771, 
A.  1835);  incandescence  (1781,  A.  1798);  intermittence  (A.  1740);  imminence 
(Necker,  F.).  —  En  if  :  exécutif  (J.-J.  L.  A.  1835).  —  En  isme  .'  catholicisme 
(Volt.  A.  1762);  charlatanisme  (J.-B.  Rousseau,  A.  1762);  éclectisme  {Enc. 
1755,  A.  1798);  égoisme  {Enc.  1755,  A.  1762j;  fatalisme  (1724,  A.  1762); 
idéalisme  (1752.  Trév.  A.  1878);  journalisme  (ilSl.  Mercier,  Tab.  de  Par.  A. 
1878);  magnétisme  (1724,  A.  1762);  naturalisme  (Trév.  1752,  A.  1762)  ;|)ro- 
séhjtisme  (Montesq.  L.).  —  En  îste  .'  capitaliste  (Raynal,  F.);  encyclopédiste 
(Trév.  1771,  A.  1798);  fataliste  (Volt.  A.  1762);  idéaliste  (Dider.  A.  1762); 
matérialiste  (Volt.  A.  1762);  buraliste  (1719,  A.  1762);  dentiste  {Merc.  de  F. 
1735.  A.  1762);  économiste  (La  Harpe,  A.  1835);  fumiste  {Enc.  1765.  A.  1798). 
—  En  iser  :  élcctriscr  {Hist.  de  l'A.  d.  se.  1733,  A.  1762);  épigrammatiser 
(Ling.  F.);  généraliser  (abbé  de  St-P.  A.  1762);  prosaiscr  (J.-B.  Rouss. 
Ep.  III,  6);  rivaliser  (La  Harpe,  Delille,  L.). 

Composition  latine  :  antédiluvien  (Bailly,  F.  A.  1835);  circumpolaire 
(Enc.  méth.  1784-,  A.  1835);  coaccusé  (Trév.  1771,  A.  1835);  coefficient  (Trév. 
1753,  A.  1762);  coordonner  {Enc.  175i-,  A.  1835);  disgracieux  (Trév.  1752, 
A.  1762)  ;  immoral  (Raynal,  A.  1835);  impartial  (Trév.  1732,  A.  1740),  impasse 
(Volt.  Dict.  phil.,  art.  Langues.  A.  1835);  impersonnalité  {Enc.  met.  1784, 
A.  1878);  imprévoyant  (Marmontel)  ;  inactif  {Mém.  Trév.  1771,  A.  1798); 
inamovibilité  (Ling.  1787,  A.  1798)  ;  inaperçu  (Necker,  1769,  A.  1798);  incohé- 
rence (Volt.  A.  1798)  ;  inconduite  (1737,  A.  1762)  ;  inconsistance  (1755,  A.  1878)  ; 
nconsolé  (La  Harpe,  A.  1878);  insouciant  (M'"«  de  Genl.  L.);  invendable 
Volt.  A.  1798);  irréfléchi  (A.  1798);  irréformable  (Trév.  1725,  A.  1762); 
intermaxillaire  (Trév.  1732,  A.  1878);  préconçu  (Dider.  A.  1878);  préexister 
(Bonnet). 

Composition  grecque:  anthropomorphisme  (P.  André,  A.  1798);  autochtone 
A.  1762);  autonome  (Ib.)  ;  biographe  (Trév.  1721,  A.  1762);  chronogramme 
{Enc.  1753,  A.  1762);  chronomètre  (Ib.);  cryptogame  (1783,  A.  1835)  ;  c»T/p«o- 
graphie  (Trév.  1752);  deutérocanonique  (Trév.  1732);  électromètre  {ili9,  A. 
1798);  électrophorc  (1787,  A.  1835);  entomologie  (1743,  A.  1835);  géocentrique 
(Trév.  1732,  A.  1762);  hémalocéle  (Trév.  1732,  A.  1762);  hélianthéme  (Trév. 
1752,  A.  1762);  hémisphéroïde  (Trév.  1732);  heptaèdre  (1772,  A.  1798);  her- 
pétologie  (1789,  A.  1835);  hydrologie  (1753,  d'Holbach.  A.  1833);  hystérocèle 


LE  VOCABULAIRE  855 

(Trév.  1752,  A.  1762);  hystérotomie  (Ib.  1732,  A.  1762);  ichtyologie  (1748,  A. 
1702);  métachronvime  (A.  1702);  monôme  (Furet.  1701,  A.  1762);  néologie 
(A.  1762);  orthopédie  {\Qdry,  1741,  A.  l702);pa/éoflrrapA»e  (Montfaucon,  1708, 
A.  1798);  philharmonique  (de  Bros.  n.lO,  A.  1835);  polypétale  (Trév.  1732, 
A.  1762). 

Oa  reconnaît  là  les  principaux  éléments  de  la  terminologie  scientifique. 
Plusieurs  sont  déjà  tout  français  à  cette  époque  :  le  latin  in,  le  grec  archi, 
anti.  Les  mots  hybrides,  ni  français,  ni  latins,  ni  grecs,  commencent  & 
abonder. 

Emprunts  aux  langues  étrangères. 

La  seule  inlluence  étrangère  sérieuse  qui  ait  agi  au  wiii'  siècle  sur  notre 
langue  est  rinfluence  anglaise,  déjà  assez  forte  pour  révolter  les  puristes 
—  dont  Voltaire  —  contre  les  «  anglomanes  »  et  leurs  barbarismes  :  redin- 
gote, vaux-hall,  etc.  Un  certain  nombre  de  ces  mots  n'ont  pas  vécu  :  abor- 
tion,  échapper  de  (=  éviter  de),  homme  de  façon,  hors  nature,  etc.  Mais  la 
majorité  a  été  naturalisée  :  budget  (1783);  cabine  (1783);  club  (1789);  coke 
(1795);  corporation  (175t);  croup  (178i-);  drawback  (1755);  excise  (1771); 
gentleman  (1788);  interlope  (1723);  /nr»/  (1798);  jockey  (1777).  Ceux-ci  sont 
tirés  du  Dictionnaire  général.  Parmi  ceux  que  cite  Féraud  on  peut  retenir: 
libre  penseur,  obstruction,  pamphlet,  parceller,  parloir,  prohibitoire,  toaster, 
votes.  Certains  de  ces  mots,  tels  obstruction,  coalition,  parloir,  vote,  peuvent 
avoir  une  origine  latine  ou  même  française,  ils  n'en  paraissent  pas  moins 
nous  être  venus  d'outre-Manche,  ou  avoir  été  formés  sur  les  modèles  anglais. 
L'italien  fournit  moins  encore  qu'au  xvii*^  siècle;  cependant  un  assez 
grand  nombre  de  lefmes  de  musique,  employés  par  Rousseau,  ou  par 
l'Encyclopédie,  s'introduisent.  Quelques-uns  sont  tout  à  fait  naturalisés  : 
ariette,  arpège,  barcarolle,  cantate,  cavatine,  etc.  11  y  a  aussi  d'autres  termes, 
signifiant  des  choses  de  tout  ordre  :  aquarelle,  cantatrice,  camée,  campanile, 
caricature,  gouache,  grandiose,  maquette,  mascuron,  morbidcsse,  banque, 
bouffe,  bravo!  carnier,  cicérone,  discrédit,  dito.  fonte  (d'une  selle),  gala,  lave, 
inarasquin,  pittoresque. 

De  l'Espagne  sont  venus  :  alpaga,  aubergine,  aviso,  camériste,  carapace, 
cigare,  démarcation,  duègne,  eldorado,  embarcadère,  embarcation,  embargo, 
fandango,  hidalgo,  mantille,  mérinos,  nègre,  sieste.  Du  Portugal  :  auto  da  fé, 
albinos,  caste,  macaque,  marabout.  D'Allemagne  :  aurochs,  chenapan,  cra- 
vache, feldspath,  gneiss,  harmonica,  kirsch,  loustic. 

Les  apports  des  autres  langues  étrangères  sont  négligeables. 
Bref,  pour  donner  une  idée  de  l'augmentation  du  lexique  français,  je 
dirai  que,  en  comptant  d'après  le  Dictionnaire  général,  ce  seraient  de  a  à 
négrillon  plus  de  3000  de  nos  mots  actuels  qui  auraient  paru  ou  se  seraient 
répandus  dans  l'usage,  et  à  cet  énorme  apport  il  faut  ajouter  tout  ce  qui 
n'a  pas  vécu  et  les  néologismes  d'expression  '. 

1.  Il  y  a  des  expressions  qu'on  croirait  très  anciennes,  comme  :  défigurer 
l'usage  (Dùtc.  de  récejit.  à  l'A.  de  Girard):  avoir  trait  (blâmé  par  Voltaire.  Dict. 
phil.,  art.  Français);  être  sous  le  dtarme  (Grosier,  Ib.);  faire  de  l'esprit  (F.); 
revenir  au  même  (11));  soutenir  lu  conversation  (Ib.). 

Mais  je  renvoie  pour  les  exemples  a  la  polémique  de  Desfontaines,  et  au 
dictionnaire  d'Allelz.  en  recommandant  de  se  servir  avec  précaution  des  deux 
recueils. 


«56  LA   LANGUE  FRANÇAISE  AU  XVIir  SIÈCLE 


111.  —  La  Prononciation. 

Coup  d'oeil  en  arrière.  —  Les  efforts  faits  depuis  le 
xvii®  siècle  pour  fixer  la  langue,  même  parlée,  tout  en  demeu- 
rant souvent  impuissants  à  contenir  les  transformations  phoné- 
tiques, ne  pouvaient  cependant  manquer  de  les  arrêter  sur  cer- 
tains points,  de  les  contrarier  au  moins  sur  d'autres,  d'y  amener 
en  somme  beaucoup  d'incohérence.  Quand  la  prononciation  de 
Paris  eut  été  universellement  reconnue,  au  moins  en  théorie,  il 
se  trouva  que  l'usage  souffrait  d'autres  contradictions  bien  plus 
graves,  et  de  disparates  plus  choquantes.  D'abord  les  règles  de 
la  versification  restant  immuables,  il  fallut  lire  d'une  façon 
artificielle  nombre  de  vers,  qui  sans  cela  eussent  été  faux,  et 
dire  par  exemple,  en  faisant  sonner  e  : 

Et  mon  trépas  importe  à  votre  sùreli'.  (Corn.,  (Un.,  V,  i.) 

De  là  une  prononciation  artificielle,  qui  de  la  poésie  s'éten- 
dait au  discours  déclamé.  D'autre  part,  soit  par  la  simple  con- 
servation de  l'orthographe  étymologique,  soit  par  des  remar- 
ques spéciales,  on  empêcha  l'assimilation  phonétique  des  mots 
savants  aux  mots  vulgaires,  là  oii  ils  eussent  pu  se  corriger  par 
analogie.  Comment  adversatif  (Nicot,  1606)  fût-il  passé  à  aver- 
satif,  quand  adversaire,  qui  se  prononçait  encore  souvent  aver- 
saire  à  l'époque,  en  reprenant  le  d  dans  l'écriture,  a  fini  par  le 
prendre  dans  la  prononciation?  Dès  lors,  comme  le  dit  Thurot 
{II,  148),  «  il  y  eut  en  français  trois  prononciations,  où  l'on  sui- 
vait des  analogies  différentes,  la  prononciation  des  mots  de  la 
langue  savante,  celle  des  mots  de  la  langue  vulgaire  dans  la 
poésie  et  le  discours  public,  celle  des  mots  de  la  langue  vul- 
gaire dans  la  conversation  ». 

Changements  au  XVII"  siècle.  —  A.  Voyelles.  Les 
changements  survenus  au  xvn®  siècle  dans  la  prononciation 
furent  très  considérables.  Par  une  transformation  à  laquelle 
l'amuissement  de  Ye  muet  final  n'avait  sans  doute  pas  été  étran- 
ger, e  pénultième,  devenu  voyelle  d'une  syllabe  terminée  en 
consonne,  s'ouvrit,  d'abord  faiblement,  au  point  de  n'être  consi- 


LA   PRONONCIATION  857 

(1ère  ni  comme  ouvert  ni  comme  fermé,  puis  de  plus  en  plus, 
sauf  dans  les  mots  en  ère,  où  il  y  avait  encore  doute  à  la  (in  du 
-^wV".  Achève, abi'ége  y  sonnaient  désormais  comme  trompette,  élève. 
E  féminin  devint  à  peu  près  complètement  sourd  dans  les  mots 
où  il  se  trouvait  entre  r  et  /,  et  dans  ceux  où  r,  /,  le  précédaient 
ou  le  suivaient  :  gaVrie,  bourrlet^plolon,  épron,  plouse\ 

Dans  les  diphtongues,  de  gros  changements  se  produisirent 
en  môme  temps.  La  prononciation  de  oi  par  è  fut  reconnue  offi- 
ciellement par  Vaugelas  comme  incomparablement  plus  douce 
et  plus  délicate.  Elle  prévalut  dans  tous  les  imparfaits  et  les 
conditionnels  :  je  faisois,  Je  ferais,  et  dans  beaucoup  d'autres 
mots  :  froid,  soit,  noyer,  au  moins  quand  on  ne  parlait  pas  en 
public.  La  diphtongue  eau  laissait  encore  entendre  e,  particu- 
lièrement dans  les  mots  en  ceau  et  en  zeau,  et  cet  e  se  maintint 
jusqu'à  la  fin  du  siècle  dans  eau.  Mais,  dans  la  plupart  des  mots, 
on  n'entendit  plus  que  o.  le  suivit  la  destinée  de  e,  et  l'e  fermé 
y  devint  ouvert  dans  les  mêmes  conditions  :  mienne,  hier,  pas- 
sèrent à  mienne,  hier.  1er  devint  dissyllabique,  après  un  groupe 
dont  la  deuxième  consonne  est  une  7*  ou  une  /.  L'Académie  blâme 
encore  Corneifte^'avoir  compté  meurtrier  pour  trois  syllabes. 
Cette  scansion  fut  de  règle  cinquante  ans  après  le  Cid.  Inver- 
sement, /,  ou,  M,  cessèrent  de  faire  une  syllabe  à  part,  dans  la 
conversation,  à  moins  qu'ils  ne  suivissent  un  groupe  fait  de  r, 
I,  après  consonne,  comme  dans  éblouir,  trouer.  Ailleurs  ils 
furent  désormais  consonnes,  et  le  vers 


J'ai  tendresse  pour  toi,  j'ai  passion  pour  elle 


se  trouva  faux,  sinon  pour  la  prononciation  artificielle  de  la 
déclamation. 

Les  voyelles  nasales  furent  aussi  affectées  de  changements 
importants.  Dans  ain,  ein,  oin,  in,  i  cessa  tout  à  fait  de  se  faire 
sentir,  et  ces  diphtongues  prirent  le  son  de  en,  oèn,  sauf  dans  in 
initial,  où  i  continua  encore  à  so  faire  entendre.  L'o  devant  nn 
et  mm,  après  avoir  un  moment  tendu  à  passer  à  ou  (Roume), 
cessa  d'être  nasal,  et  dire  houme  parut  aux  uns  «  picard  »,  aux 
autres  «  normand  »,  en  tout  cas  ridicule. 

I.   Notez    que    surplis,  réglisse,  ourler,   ont   aussi   perdu   e   dans  l'écriture. 


838  LA  LANGUE  FRANÇAISE  AU  XVIIF  SIÈCLE 

B.  Consonnes.  Les  consonnes  furent  moins  atteintes.  Cepen- 
dant, dès  l'époque  de  Louis  XIII,  la  prononciation  des  finales 
devint  très  différente  de  ce  qu'elle  était  antérieurement.  Pendant 
qu'on  conservait  en  vers  l'habitude  de  faire  des  liaisons  néces- 
saires pour  éviter  les  hiatus,  dans  la  conversation  ces  liaisons 
furent  supprimées,  sauf  entre  les  mots  unis  par  un  rapport 
grammatical  très  étroit.  Devant  une  pause,  les  finales  qui  son- 
naient eurent  une  tendance  à  devenir  muettes,  sans  qu'il  soit 
possible,  en  présence  de  la  diversité  des  cas  particuliers,  de 
marquer  des  règles  bien  précises. 

L  mouillée  commença  à  disparaître  dans  le  parler  de  la  bour- 
geoisie au  profit  de  ij,  et  on  s'accoutuma  à  dire  batayon,  bouyon. 
Mais  c'est  l'r  surtout,  dont  la  prononciation  offre  les  change- 
ments les  plus  remarquables.  L'r  double,  si  elle  s'introduisit  à 
la  fin  du  siècle  dans  les  mots  de  langue  savante,  en  môme  temps 
que  /  et  d  double,  disparut  en  revanche  des  mots  de  la  langue 
vulgaire.  R  simple  devint  muette,  dans  le  parler  usuel,  dans  les 
substantifs  en  oir  (de  orium),  après  e  fermé,  dans  les  noms  en  eur, 
qui  ont  un  féminin  en  euse,  dans  les  infinitifs  en  ir.  On  dit  donc 
mouchoi,  tiroi,  aimé  (=  aimer),  berge  {■=  berger),  quoique  la 
vieille  prononciation  ait  eu  ici  longtemps  des  partisans;  on  dit 
aussi  couri,  fini,  les  «  badauds  seuls  »  disant  jinir,  courir. 
De  même  porteu  d'eau,  coupeu  de  bourse,  j)rocureu.  La  ten- 
dance, sur  ce  point,  remontait  au  xvf  siècle. 

La  prononciation  au  XVIIF  siècle.  —  Comparative- 
ment à  ce  que  nous  venons  de  voir  du  xvu"  siècle,  au  xvni",  le 
mouvement  phonétique  semble  ralenti,  et  il  est  peu  de  grosses 
modifications  à  signaler.  La  plus  importante  certainement  est 
celle  qui  change  définitivement  oé  en  oa  dans  les  mots  en  oi. 
D'abord  populaire,  et  bornée  à  quelques  monosyllabes,  comme 
trois,  mois,  noix,  cette  prononciation  par  oa  s'introduisit  au 
début  du  siècle  dans  l'usage  normal,  et  peu  à  peu  s'étendit  aux 
infinitifs  en  oir,  puis  enfin  à  tous  les  mots  où  se  trouve  oi  (vers 
1780).  Après  la  Révolution,  la  vieille  prononciation  par  oè,  si 
longtemps  réputée  élégante,  était  définitivement  abandonnée 
aux  paysans. 

L'e  changea  aussi  de  nature  dans  un  assez  grand  nombre  de 
cas.  Et  on  peut  dire  qu'en  général  c'est  l'è  ouvert  qui  prend  la 


LA  PRONONCIATION  859 

place  (le  l't'  fermé.  D'abord  dans  les  possessifs,  les  articles,  où 
depuis  lonji^lemps  il  avait  commencé  de  se  faire  entendre,  il 
triomphe  complètement,  et  on  prescrit  de  dire  :  Voi/ez  ces  livres, 
donnez  lès  nous.  En  outre  les  finales  en  ère,  en  iére,  qui  s'étaient 
maintenues,  passent  à  èj-e,  ière  :  père,  manière.  En  1740,  l'Aca- 
démie marquait  les  mots  en  iei'e  d'un  accent  aij^u  dans  le  pre- 
mier volume  de  son  dictionnaire,  d'un  accent  grave  dans  le 
second.  En  1762,  l'accent  grave  a  été  mis  partout.  Aire  avait 
dés  le  début  du  siècle  complètement  perdu  l'ancienne  prononcia- 
tion en  èi^e.  Après  Régnier-Desmarais  on  ne  trouve  plus  per- 
sonne pour  recommander  de  dire  :  dictionnére ,  plèi-e. 

È  prend  enfin  la  place  de  a  dans  la  diphtongue  ay,  suivie 
d'une  voyelle.  Au  xvii"  siècle,  il  était  encore  réputé  provincial 
de  dire  ayant  comme  nous  le  disons  aujourd'hui.  On  prononçait 
a,  comme  nous  dans  païen.  Pour  les  grammairiens  de  1750  au 
contraire,  a~yons  paraissait  du  a  vieux  gaulois  ». 

Mais  c'est  surtout  dans  la  quantité  des  voyelles  que  se  marquent 
de  nouveaux  usages.  Les  subjonctifs  fit,  aimât,  voulût,  malgré 
l'accent  circonflexe  substitué  à  Vs  qui  allongeait  la  voyelle, 
deviennent  brefs>fie  même  as  dans  les  futurs.  Pour  les  noms, 
on  sait  que  c'était  une  règle  générale  que  leur  finale  fût  longue 
au  pluriel,  quelle  que  fût  la  quantité  au  singulier.  Et  cet  usage 
demeure  intact  jusqu'au  milieu  du  siècle.  A  la  fin  au  contraire, 
de  grandes  restrictions  sont  apportées  par  Domergue,  qui  pres- 
crit de  prononcer  au  pluriel  comme  au  singulier  les  mots  où  la 
voyelle  est  i,  u,  eur,  ou,  è,  de  dire  défis,  vertus,  malheurs,  tours, 
bontés,  comme  défi,  vertu,  malheur,  tour,  bonté.  Ainsi  la  flexion 
du  pluriel  commençait  à  disparaître  pour  l'oreille,  et  le  nombre 
se  marquait  en  dehors  du  substantif.  C'était  une  nouvelle  perte 
morphologique  et  un  nouveau  pas  vers  l'analyse. 

Deux  voyelles  nasales  sont  afliectées.  In  qui  avait  gardé  le  son 
de  i  nasal  dans  la  particule  privative  des  mots  savants  infidèle, 
ingrat,  etc.,  passe  à  <?,  malgré  la  faveur  dont  Yi  nasal  jouissait 
non  seulement  en  province,  mais  chez  les  musiciens.  A  suivi 
de  deux  nasales  cessa  de  se  nasaliser  et  revint  au  son  pur.  A  la 
fin  du  siècle  on  cossa  tout  à  fait  de  dire  an-née,  gran-maire, 
comme  nos  méridionaux  le  disent  encore. 

Pour  les  consonnes,  ce  sont  surtout  des  évolutions  qui  s'achè- 


860  LA  LANGUE  FRANÇAISE  AU  XVIIP  SIECLE 

vent.  L'amuissement  de  r  dans  ier,  qui  avait  déjà  atteint  les  noms, 
s'étend  aux  abjectifs  :  altier,  familier.  Fier  garde  è  ouvert  et  r 
sonore,  mais  pour  les  autres,  le  changement  était  accepté  par 
les  théoriciens  dès  la  première  moitié  du  siècle;  y  se  substitue 
de  plus  en  plus  à  /  mouillée.  Entîn  une  nouvelle  Iinale,  la  den- 
tale, s'assourdit.  Le  t  final  se  faisait  encore  entendre,  môme  hors 
du  cas  où  il  fait  liaison  avec  une  voyelle,  quand  il  suivait  une 
diphtongue  :  parfait,  réduit]  soit  après  une  voyelle,  au  moins 
dans  un  certain  nombre  de  monosyllabes  :  mot,  rat,  lit.  En  1718, 
la  règle  de  Desmarais,  qui  maintenait  cet  usage,  est  qualifiée 
de  rêverie.  Déesse  aussi  de  sonner  à  la  fin  d'une  période  comme 
un  t.  On  ne  dit  plus  :  //  fait  fixait. 

Mais  ce  qu'il  importe  beaucoup  plus  de  marquer  que  ces 
faits  spontanés,  ce  sont  les  troubles  apportés  par  l'autorité 
grammaticale  dans  le  développement  de  certains  usages.  L'inter- 
vention des  grammairiens  empêche  le  développement  de  Ys  de 
liaison  :  je  leuz  ai  dit.  Elle  maintient  en  revanche  le  t  des 
verbes  aux  pluriels  :  ils  disent-à  leur  fils.  Il  y  a  plus,  elle  fait 
réapparaître  dans  la  prononciation  courante  des  lettres  qui  s'écri- 
vaient et  ne  se  prononçaient  plus  :  1'  /  de  ils,  il,  quel,  le  c  de 
avec,  Y  r  des  mots  qui  l'avaient  perdu  au  xvn"  siècle  :  miroir, 
chérir,  menteur,  leur.  X  qui  tendait  à  passer  à  s  dans  le  groupe 
si  difficilement  prononçable  :  xc  est  ramené  à  es  :  excuser.  P  se 
fait  de  nouveau  entendre  dans  psautier,  psaum?.  On  veut  même 
le  faire  sonner  dans  sculpteur,  dompteur. 

Ainsi,  soit  entre  les  mots,  soit  dans  le  corps  même  des  mots, 
la  prononciation  commence  à  restaurer  artificiellement  des  sons 
éteints,  à  contrarier  la  phonétique  par  l'orthographe.  Cette 
influence  troublante  de  la  langue  écrite  sur  la  langue  parlée, 
peu  puissante,  lorsqu'elle  s'étendait  seulement  à  une  élite  de 
gens  désireux  de  soigner  leur  langage,  deviendra  extrêmement 
forte  le  jour  où,  à  l'école,  elle  s'imposera  comme  un  dogme  à 
des  enfants  dont  la  langue  maternelle  est  un  idiome  étranger, 
ou  un  patois,  et  qui  ne  sauront  de  français  que  ce  qu'ils  en 
auront  appris  de  leurs  maîtres. 


L'ORTHOGRAPHE  861 


IV.  —  L'Orthographe. 

L'orthographe  phonétique  ne  trouve  guère  jusqu'à  la  Révo- 
lution do  partisans.  Dans  son  enquête  si  serrée,  Didot  n'a  relevé 
que  quelques  noms,  et  ils  sont  obscurs,  comme  celui  du 
P.  Gilles  Vaudelin  '.  Nous  ne  savons  môme  pas  qui  est  l'auteur 
de  YOrthographe  des  Dames,  publiée  à  Nancy  en  1706,  et  qui 
défend  le  même  système  radical*. 

En  revanche,  pres(|ue  tous  les  grammairiens  du  temps  ont 
été  plus  ou  moins  novateurs.  Il  semble  que  le  Dictionnaire  de 
V Académie  et  le  Traité  de  Régnier  Desmarais  n'avaient  satisfait 
personne,  et  ne  trouvaient  point  de  défenseurs.  De  sorte  que,  les 
conservateurs  et  les  révolutionnaires  faisant  à  peu  près  défaut, 
il  n'y  eut  guère  qu'un  parti,  celui  des  réformateurs.  Cela  ne  veut 
pas  dire  du  reste  qu'il  y  eût  accord  entre  eux. 

Dès  1706,  Frémont  d'Ablancourt  instituait,  à  la  mode  de 
Lucien,  un  dialogue  des  lettres  de  l'alphabet,  oii  un  des  inter- 
locuteurs, l'Usage,  affirme  déjà  assez  net  la  nécessité  d'habiller 
les  lettres  française*  à  la  mode  du  pays.  Mais  l'auteur  est  assez 
résigné,  et  le  P.  Buffier,  dans  sa  Grammaire  (1709),  Grima- 
rest,  dans  ses  Eclaircissements  sur  les  principes  de  la  langue 
française  (1712),  sont  comme  lui  indécis,  peu  amoureux  de  la 
règle,  timides  devant  les  changements.  L'abbé  Girard  se 
montra  plus  hardi  dans  son  Orthographe  française  sans  équivo- 
ques et  dans  ses  principes  naturels^.  Ses  propositions  étaient 
compliquées,  et  en  même  temps  peu  systématiques,  l'auteur 
n'osant  pas  étendre  une  réforme  à  tous  les  mots  d'une  série, 
gardant  par  exemple  oi  aux  imparfaits,  «  par  amour  de  la  paix  ». 
Mais  les  observations  de  Girard  sont  souvent  judicieuses,  et  ses 

1.  Nouvelle  manière  d'écrire  comme  on  parle  en  France,  Paris,  Jean  Col  et 
J.-IJ.  Lamesle,  l"13,  in-12.  Voir  Didol,  Obs.sur  Vorlh.,  260. 

2.  Cf.  Didol.  288. 

3.  Paris,  P.  (lifTart,  1*16.  Il  supprime,  au  moins  dans  certains  cas.  les  y,  les 
pA,  les  th  qu'il  remplace  par  i,  f,  t  :  sisti'me,  orlfiof/rafe,  téatre;  il  ôte  des 
lettres  étymologiques,  le  p  de  temps,  l's  de  connaislre.  maistre;  il  rapproche  l'écri- 
ture de  la  prononciation,  en  substituant  ai  à  oi  dans  les  noms  el  rinTinilif 
des  verbes  :  Anf/iais,  Français,  paraistre,  c  h  t  dans  creacion,  inicier,  etc.  Il 
invente  aussi,  pour  la  facilité  de  la  lecture,  divers  signes  diacritiques  :  un 
accent  grave  sur  les  voyelles  nasales  :  promplemànl,  un  trait  sur  û  prononcé 
après  q  :  éqûateur,  une  cédille  sous  x  quand  elle  sonne  gz  :  exemple,  etc. 


862  LA  LANGUE  FRANÇAISE  AU  XVIIl"  SIÈCLE 

moyens   ingénieux.    Le  philanthrope  abbé  de  Saint-Pierre  ne 
pouvait  manquer  de  comprendre  l'élaboration  d'un  alphabet  et 
d'une  orthographe  applicables  aux  différentes  langues  parmi  les 
procédés  destinés  à  un  rapprochement  intellectuel  des  peuples 
de  l'Europe.  Il  donna  en  février  4724  un  Discours  pour  perfec- 
tionner Vortografe  publié  dans  les  Mémoires  de  Trévoux  et  un 
Projet  pour  perfectionner  Vortografe  des  langues  d'Europe,  Paris, 
Briasson,  1730,  dont  les  propositions  étaient  inacceptables,  mais 
sa  critique  de  l'usage  et  la  recherche  des  causes  qui  l'ont  rendu 
si  défectueux  sont  très  éclairées.  Dumarsais,  dans  son  célèbre 
livre  des  Tropes   (1730),  a  traité  avec  un  spirituel  dédain  les 
tenants  de  la  tradition,  sans  pro[)oser  toutefois  aucun  système  '. 
En  1740,  un  premier  résultat  fut  obtenu.  Dans  l'édition  qu'elle 
préparait  de  son  dictionnaire,  l'Académie  était  décidée  à  faire  un 
pas  en  avant.  Après  avoir  passé  six  mois  à  essayer  vainement 
de  se  mettre  d'accord,  elle  se  détermina  à  nommer  au  commen- 
cement de  l'année  1736  l'abbé  d'Olivet  «  plénipotentiaire  ».  Il 
était  décidé  qu'on  «  travailleroit  à  ôter  toutes  les  superfluités 
qui  pourroient  être  retranchées  sans  conséquence  »,  et  sans  pré- 
tendre rattraper  le  public,  qui  avait  l'avance,  d'Olivet  fît  des 
modifications  très  .importantes.  Les  lettres  parasites  furent  sacri- 
fiées en  masse  :  Y  s,  le  d  disparurent  ({eapostre,  tousjours,  hesttise, 
chrestien,  isle,  advocat,  Yy  fut  remplacé  par  i  dans  cecy,  toy, 
moy,  joye,  le  c  de  hienfaicteur ,  sçavant  fut  supprimé.  De  même 
pour  l'e  de  creu,   deu,  sceu  et   autres;  le  t  final  fut  retranché 
devant  s  du  pluriel  :  enfans,  parens.  Bref,  Didot  a  compté  que 
sur  18  000  mots  environ,  5000  furent  atteints  par  la  réforme. 
Cela  n'était  point  pour  suffire   aux  contemporains.  On  sait 
l'acharnement  que  mit  Voltaire  à  critiquer  l'usage  officiel.  Dans 
le  Dictionnaire  philosophique,  à  l'article  Orthographe,  il  a  énoncé 
sa  pensée  fondamentale  :  «  L'écriture  est  la  peinture  de  la  voix, 
plus  elle  est  ressemblante,  meilleure  elle  est  ».  Et  dans  sa  cor- 
respondance, il  simplifie  avec  une  grande  hardiesse.  II  écrit  tése, 
cristianisme,  pardonoit,  et  jusqu'à  fllosofe.  Le  grand  service  qu'il 
a  rendu  a  été  de  faire  adopter  ai  pour  oi,  non  seulement  là  où 
Girard  le  proposait  déjà,  mais  dans  les  formes  verbales  :f  avais, 

1.  Voir  surloul  l'Errala  de  la  3'  édit.,  Paris,  Prault,  1775,  in-12,  dont  parle 
d'Alembert  dans  l'éloge  de  Dumarsais,  au  tome  Vil  de  V Encyclopédie. 


L ORTHOGRAPHE  863 

/aurais.  Parmi  les  théoriciens,  le  plus  important  novateur  est 
Duclos.  Un  an  avant  de  devenir  secrétaire  perpétuel  de  l'Aca- 
démie française  (IToi),  il  posait  la  réforme  comme  une  néces- 
sité. Et  en  1756,  il  joignit  à  la  jrrammaire  de  Port-Royal  des 
remar(|ues  très  importantes,  écrites  dans  une  orthographe  sim- 
plifiée, dont  les  lettres  grecques  sont  exclues'. 

En  1762,  la  nouvelle  édition  du  Dictionnaire  de  l'Académie 
adopta  encore  quelques  simplifications,  que  la  Préface  expose 
ainsi  :  «  Nous  avons  supprimé  dans  plusieurs  mots  les  lettres 
doubles  qui  ne  se  prononcent  point  {agrafe,  argile  pour  agraff'e, 
argille).  Nous  avons  ôté  les  lettres  h,  d,  h,  s,  qui  étaient  inutiles. 
Nous  avons  encore  mis,  comme  dans  l'édition  précédente,  un  i 
simple  à  la  place  de  Yy,  partout  oîi  il  ne  tient  pas  la  place  d'un 
double  /,  ou  ne  sert  pas  à  conserver  la  trace  de  l'étymologie. 
Ainsi  nous  écrivons  foi,  loi, roi,  etc.,  avec  un  i  simple;  royaume, 
moyen,  voyez,  etc.,  avec  un  y,  qui  tient  la  place  du  double  i; 
physique  synode,  etc.,  avec  un  //  qui  ne  sert  qu'à  marquer 
l'étymologie.  »  Cette  dernière  phrase  montre  déjà  combien  les 
améliorations  étaient  peu  systématiques.  L'Académie  en  avait 
conscience,  et  elle  en  demande  pardon  aussitôt,  en  invoquant 
son  excuse  ordihïiire  :  à  savoir  que  «  l'usage  le  plus  commun 
ne  permettait  pas  de  supprimer  partout  la  lettre  superflue  ». 
Plus  importante  que  ces  modifications  de  détail,  était  l'adoption 
définitive  des  caractères  i  et  j,  u  et  v  pour  distinguer  les  sons 
voyelles  des  consonnes.  Cette  distinction  était  depuis  longtemps 
commune  dans  les  impressions,  elle  devenait  enfin  officielle. 

Les  projets  et  les  critiques  continuèrent  à  cette  époque  à 
se  multiplier.  Ce  sont  surtout  celles  de  De  Wailly,  qui  sont  à 
retenir.  De  Wailly  s'est  occupé  à  trois  reprises  de  l'orthographe, 
d'abord  dans  ses  Principes  généraux  et  particuliers  de  la  langue 
françoise  avec  les  moyens  de  simplifier  notre  orthographe,  Paris, 
1754,  puis  dans  un  traité  spécial  :  De  l" orthographe,  Paris,  1771, 
et  enfin  dans  un  ouvrage  anonyme  :  L" Orthographe  des  dames,  ou 


1.  •  Les  écrivains,  disait-il,  ont  le  droit,  ou  plutôt  sont  dans  l'obligation 
de  corriger  ce  qu'ils  ont  corrompu.  L'orlhografe  des  famés,  que  les  savans 
trouvent  si  ridicule,  est  plus  raisonable  que  la  leur.  Il  vaudroil  bien  mieux  que 
les  savants  l'adoptassent,  en  y  rorigeant  ce  qu'une  demi  éducation  y  a  mis  de 
défectueux,  c'est-à-dire  de  savant.  »  Voir  sa  Grammaire  générale  et  raisonnée... 
nouvelle  édil.  Paris,  Prauit,  1736,  2  vol.  petit  in-8. 


864  LA  LANGUE  FRANÇAISE   AU   XVlir  SIECLE 

C orthographe  fondée  sur  la  bonne  prononciatioîi,  démontrée  la 
seule  raisonnable,  par  une  société  de  dames  {Paris,  Mérig-ot  le 
jeune,  1782,  in-12). 

Jamais,  depuis  Meigret,  les  défauts  de  l'orthographe  n'avaient 
été  critiqués  avec  autant  de  clairvoyance  que  dans  les  vingt-cinq 
propositions  établies  par  de  Wailly  :  redoublement  inutile  des 
consonnes,  faux  emploi  des  consonnes  doubles  ou  parasites 
pour  marquer  la  quantité,  contradictions  entre  l'écriture  des 
simples  et  celle  des  dérivés,  incohérences  dans  l'usag-e  des 
lettres  étymologiques,  tantôt  maintenues,  tantôt  supprimées, 
accumulation  rebutante  de  règles  qui  sont  contredites,  par  des 
exceptions,  que  restreignent  à  leur  tour  des  exceptions  aux 
exceptions,  l'auteur  signale  tous  les  vices  bien  connus  du  sys- 
tème usuel  avec  une  grande  abondance  d'exemples  à  l'appui  de 
ses  dires.  Dans  une  seconde  partie,  il  met  en  scène  chacune  des 
lettres  qui  vient  exposer  à  son  tour  combien  on  l'utilise  mal,  en 
la  mettant  à  des  emplois  différents.  Enfin,  dans  une  troisième 
partie,  il  applique  son  système,  et  s'adressant  à  l'Académie 
il  conclut  :  «  Nous  fuivrons  furtout  les  lois  de  la  bone  pro- 
nonciacion,  come  le  feul  guide  rêsonable  an  cete  matière,  ou 
ce  qui  revient  au  même,  come  le  feul  qui  foit  véritablement  à  la 
portée  de  tout  le  monde.  Infi  nous  suprimerons  les  lètres  qui  ne 
fe  prononcent  gamês.  Partout  oîi  nous  antandrons  le  fon  de  Va, 
nous  anploîrons  un  a.  Partout  oii  l'oreille  nous  indiquera  le 
son  de  \e,  nous  ferons  usage  de  l'e,  au  lieu  de  oe,  ae,  ai,  eai, 
ei,  01,  eoi  qu'on  anploie  fouvant  pour  \e. 

«  Nous  substitûrons  Yi francês  à  Yij  grec;  le  /  au  /?/*,  le  ci  au  // 
qui  sone  come  ci,  y  ponctué  au  j;  rja,  rjo,  f/u  aus  gea,  geo,  geu. 
Nous  anploîrons  le  qu  aA^ant  Ve  et  ^^  seulemant;  avant  les  autres 
lètres  nous  ferons  usage  du  c.  La  longue  /aura  toujours  le  son 
sifflant,  antre  deux  voièles  :  parafol,  refantir.  On  anploiera 
Ys  courte  dans  les  mots  où  èle  a  ou  peut  avoir  le  son  du  z.  Le  z 
ne  f'anploîra  qu'au  comancemant  des  mots,  à  la  fin  (Yaffez, 
chez...  é  des  segondes  perfones  dans  les  verbes,  vous  pointez, 
lisez.  Nous  ne  ponctûrons  pas  Yi  qui,  précédé  d'une  voièle, 
marque  un  mouillé  fort  avec  la  lètre  l,  le  travail,  le  conseil,  ou 
un  mouillé  fèble  :  camàieu,  voiions.  Nous  substitûrons  Ys  à  Yx 
qui  a  le  son  de  s  :  aus  animaus,  le  chois  étet  douteus.  » 


L  ORTHOGRAPHE  865 

Les  «  dames  »,  malgré  une  éloquente  apostrophe,  ne  con- 
vainquirent pas  l'Académie,  mais  néanmoins  leur  porte-parole 
avait  obtenu  un  succès  dont  il  avait  le  droit  d'avoir  quelque 
orgueil,  il  avait  convaincu  Beauzéo.  Celui-ci  s'était  d'abord 
montré  très  hostile.  Plus  tard,  dans  VEncijclofédie  méthodique 
de  Panckouke  (  1789),  aux  articles  Orthographe,  et  surtout  Néogra- 
phisme, après  avoir  résumé  la  thèse  des  défenseurs  de  l'ortho- 
graphe courante,  il  propose  un  système  complet  de  réforme.  Je 
ne  puis  l'exposer  ici.  Outre  des  corrections  souvent  indiquées  : 
suppressions  des  consonnes  doubles,  substitution  de  s  à  x,  etc., 
on  y  trouve  des  idées  tout  à  fait  nouvelles  et  très  ingénieuses; 
il  fait  un  emploi  judicieux  de  la  cédille  sous  rh  pour  marquer 
le  son  chuintant  monarchie;  au  contraire  archange  sans  //  aspirée; 
sous  /  sonnant  comme  s  :  nous  portions  des  portions  ;  il  demande 
qu'on  utilise  d'une  manière  plus  générale  et  plus  habile  les 
divers  accents.  Ecrire  è  pour  marquer  que  la  consonne  suivante 
se  prononce  :  Jérusalem,  é  en  cas  contraire  Agén  ;  e  si  le  son 
nasal  doit  être  égal  à  an  :  encore;  enfin  e  nu,  sil  est  muet  :  pres- 
saient.  Û  voudrait  en  outre  que  è  devant  une  consonne  muette 
fût  remplacé  par  é  :  abcès.  Mais  ce  n'est  pas  tout  :  les  monosyl- 
labes ces,  des,  le^  mes,  etc.,  porteraient  l'accent,  pour  qu'on  pût 
les  distinguer  des  finales  de  actrices,  mondes,  mâles,  victimes,  etc. 
L'accent  grave  se  mettrait  sur  les  mots  Ècbalane,  pectoral,  cer- 
veau, musète,  cèle,  etc.,  encore  dans  àgnat,  igné,  stagnant,  tandis 
qu'on  laisserait  a  et  o  seuls  dans  agneau,  cognée,  ognon.  Le 
même  accent  indiquerait  la  sonorité  de  u  dans  lingual,  gùise, 
aiguiser,  eqiiestre,  eqiialeur.  Si  on  ajoute  que  le  tréma  jouerait 
aussi  son  rôle,  on  voit  à  quels  inconvénients  pratiques  venait 
se  heurter  le  système  de  Beauzée  :  surabondance  de  signes  dia- 
critiques très  gênants  dans  l'écriture,  qui  doit  autant  que  possible 
se  poursuivre  sans  que  la  main  quitte  la  ligne. 

En  outre  Beauzée  est  trop  bon  grammairien.  Il  estime  que 
pour  la  facilité  on  devrait  rapprocher  les  mots  de  leurs  ana- 
logues, écrire  :  rempar,  nœu,  absout,  fais,  impos,  supos,  nés, 
court,  puisqu'on  en  tire  les  dérivés  remparei',  nouer,  absoute, 
affaisser,  imposition,  suposition,  courtisan,  etc.  Mais  ces  consi- 
dérations le  conduisent  à  admettre  que,  malgré  l'identité  de  sons, 
on  doit  conserver  haut,  maudire,  et  beauté,  chapeau,  parce  que 

tllSTOIRC   DE    LA    LANGUE.    VI.  55 


866  LA  LANGUE  FRANÇAISE  AU   XVIIl"  SIÈCLE 

les  premiers  sont  en  rapport  avec  des  mots  en  al  :  exaltation^ 
malédiction,  les  seconds  avec  des  mots  en  el  :  bel,  chapelet.  Par 
suite  il  faudrait  avœu  à  cause  à'avoner,  comme  vœu  à  cause  de 
vouer,  cœuillir  h  cause  de  collecte,  etc.  C'était  simplifier,  si  l'on 
veut,  qu'admettre  une  règ-le  fondée  sur  les  analogies  réelles  des 
mots,  mais  c'était  aussi  s'écarter  du  principe  fondamental  de 
toute  écriture,  qui  est  non  de  rendre  saisissables  des  rapports 
grammaticaux,  mais  de  figurer  la  Aoix  '. 


V.   —  Histoire  externe  de  la  langue. 

A  l'intérieur  un  fait  très  important  se  produit  :  le  français 
s'infiltre  peu  à  peu  dans  l'enseignement  :  non  seulement  on  s'en 
sert  pour  enseigner,  mais  on  l'enseigne.  Toutefois  c'est  la 
Révolution  qui  assure  et  généralise  ce  progrès.  J'étudierai  donc 
plus  tard  la  question  dans  son  ensemble,  quand  j'en  viendrai  à 
cette  époque. 

Hors  de  France,  le  français  a,  au  xvni"  siècle,  toute  une  his- 
toire, qui  est  à  faire.  Il  est  sorti  de  ses  frontières  et  a  débordé 
sur  le  monde;  il  est  devenu,  suivant  une  expression  célèbre  de 
l'époque,  langue  universelle. 

Tout  le  monde  sait  qu'en  1784  Rivarol  partagea  avec  Schwab* 
un  prix  de  l'Académi^  de  Berlin  pour  un  discours  sur  cette  uni- 
versalité de  la  langue  française.  Les  trois  questions  posées  par 
l'Académie  étaient  les  suivantes  :  Qu'est-ce  qui  a  rendu  la 
langue  française  universelle?  Pourquoi  mérite-t-elle  cette  préro- 
gative? Est-il  à  présumer  qu'elle  la  conserve?  Si  pareille  matière 
eût  été  proposée  à  Paris,  on  eût  pu  expliquer  par  les  illusions 
de  la  vanité  nationale   le  choix  de  l'Académie.  A  Berlin,  la 

1.  Rivarol  critique  aussi  l'ortliofîrai)he  dans  les  notes  du  eélèl)re  Discours  sitr 
l'îcniversalilé  de  la  lanf/ue  française,  édit.  de  Lescure,  1,  p.  69.  Il  faudrait  auss 
citer  Linguel  et  d'autres. 

2.  Schwab  était  professeur  de  philosophie  à  l'Académie  Caroline  de  Stuttgart, 
et  devint  conseiller  de  cour  et  secrétaire  intime  du  duc  de  Wurtemberg.  Son 
mémoire,  très  étudié,  très  solide,  a  été  traduit  en  français  par  Robelot,  in-8",  1803. 

Le  Jugement  est  du  6  mai  178'*;  il  fut  rendu  public  le  3  juin.  Les  membres 
allemands  préféraient,  non  sans  raison,  la  dissertation  allemande  au  discours 
brillant,  mais  léger  et  mal  composé  de  Rivarol,  et  celui-ci  ne  dut  d'olitenir  partie 
du  prix  qu'à  l'intervention  du  prince  Henri.  Un  arrêté  du  18  Juillet  IISU  le 
nomma  ensuite  associé  externe  de  la  Compagnie. 


HISTOIRE  EXTERNE  DE  LA   LANGUE  867 

môme  interprétation  n'était  pas  possible,  et  le  fait  t[w,  le  sujet 
avait  été  accepté,  mal^^ré  l'iiostilité  latente  «l'une  partie  «le  la 
jiopulation',  montre  quel  rang  notre  langue  tenait  alors  en 
Europe. 

Je  voudrais,  sans  avoir  la  prétention  de  traiter  si  vaste  matière, 
et  surtout  dans  l'intention  de  susciter  les  monographies  qui 
manquent,  présenter  les  quelques  indications  que  j'ai  pu 
recueillir  sur  la  dilTusion  de  notre  langue  à  travers  l'Europe  '. 

Un  mot  d'abord  sur  une  question  à  laquelle  j'ai  déjà  touché. 
Pas  plus  au  xvnf  siècle  qu'au  xvn*,  le  français  ne  devient  la 
langue  officielle  de  la  diplomatie,  il  n'est  nullement  reconnu  ni 
proclamé  obligatoire  entre  Etats.  La  vérité  est  que  la  France 
est  parvenue  en  fait  à  faire  atlmettre  sa  langue  dans  les  négocia- 
tions, et  même  dans  les  traités  qu'elle  conclut  avec  la  plupart 
des  Etats  :  Suède,  Prusse,  Russie,  Suisse,  Sar«laigne,  Espagne, 
Pays-Bas.  Souvent  les  deux  parties  contractent  en  français. 
Quelquefois  la  France  seule  use  du  français,  l'autre  partie  garde 
le  latin.  Il  en  est  ainsi  avec  l'Angleterre  \ 

Ce  qui  est  plus  important  encore,  c'est  (\ue  plusieurs  puis- 
sances prennent  l'habitude  de  négocier  entre  elles  en  français, 
même  quand  la  France  n'entre  pas  dans  les  négociations.  Les 
Pays-Bas  semblent  avoir  les  premiers  marché  dans  cette  voie. 
Dans  leurs  rapports  avec  l'Angleterre,  la  Sardaigne,  la  Pologne, 
l'Espagne,  la  Hongrie,  Gènes,  ils  se  servent  du  français.  Dès 
la  première  moitié  du  xviir  siècle  la  Russie,  la  Pologne,  la 
Sardaigne,  l'Espagne,  la  Hongrie,  le  Portugal  en  usent  à  peu 
près  de  même,  l'Angleterre  emploie  tantôt  le  latin,  tantôt  le 
français.  C'était  incontestablement  pour  notre  langue  une  situa- 
tion exce[»tionnelle  et  privilégiée. 

Mais  il  faut  se  garder  de  croire  que  cet  usage  fût  absolument 
universel.  Si  les  ambassadeurs  français  tenaient  à  le  généra- 
liser et  à  l'affermir,  et  on  voit  à  différentes  reprises  <|u"ils  ne 

1.  Thiébault  {Mes  souvenirs  de  vingt  ans  de  séjour  à  Berlin.  3'  éd.  1813.  IV,  93-95) 
raconte  qu'il  était  opposé  à  ce  sujet;  il  craignait  des  déclamations  contre  la 
littérature  française  et  la  nation  elle-même.  L'avis  de  .Vlérinn  l'emporta. 

2.  Voir  à  ce  sujet  des  recherches  bien  incomplètes,  mais  consciencieuses, 
d'Allou  :  De  l'univermlité  de  la  langue  française,  Paris.  1825. 

3.  La  i|uadruple  alliance  de  1718  est  en  latin,  mais  avec  un  article  spécial  qui 
stipule  qu'on  ne  pourra  invoquer  ce  i)récédent  contre  Tusage  qu'a  le  Roi  très 
Chrétien  de  traiter  en  français,  l'Angleterre  usant  de  son  côté  du  latin. 


868  LA  LANGUE  FRANÇAISE  AU  XVIIP  SIÈCLE 

manquaient  pas  au  moins  à  conserver  les  positions  acquises,  les 
adversaires  tenaient  bon  encore,  et  espéraient  toujours  empê- 
cher l'audacieuse  nouvelle  venue  de  «  dresser  sa  crête  »  contre 
la  langue  que  la  coutume  avait  introduite  *. 

Ce  n'était  pas  seulement  le  Pape  ou  Venise,  ni  même  le  Dane- 
mark, qui  restaient  fidèles  au  latin.  C'était  surtout  l'Empire.  La 
question  avait  été  posée  au  congrès  de  Munster,  en  1644,  elle 
le  fut  encore  à  Nimègue,  à  Ryswick,  et  les  instruments  furent, 
suivant  l'usage,  dressés  en  latin.  Et  il  en  fut  longtemps  ainsi; 
dans  le  traité  de  Radstadt  (17 14),  dans  les  préliminaires  de  Vienne 
(1735),  dans  le  traité  d'Aix-la-Chapelle  (1748),  qui  étaient  en 
français,  des  articles  séparés  stipulèrent  que  cette  dérogation  à 
l'usage  ne  pourrait  être  invoquée  en  précédent. 

Dans  ses  relations  avec  le  reste  du  monde,  l'Empire  mainte- 
nait aussi  systématiquement  le  latin,  sauf  quelques  rares  excep-. 
tions.  Ce  ne  fut  que  peu  à  peu  que  le  français  s'imposa.  C'est 
sans  doute  à  la  fois  les  circonstances  politiques  et  la  popularité 
de  notre  langue  qui  amenèrent  un  changement  dans  le  fait  et 
par  suite  dans  le  droit.  Quand  ce  changement  se  fit-iP,  et  dans 
quelle  mesure  ces  deux  ordres  de  causes  y  contribuèrent-ils? 
C'est  un  point  à  éclaircir^ 

Le  français  en  Allemagne.  —  Depuis  le  xvi®  siècle  on  avait,  en  Alle- 
magne, d'une  manière  ininterrompue,  travaillé  à  apprendre  notre  langue, 
qui  y  était  même  devenue  objet  d'enseignement  public*.  Mais  c'est  à  partir 
de  la  guerre  de  Trente  Ans  qu'un  premier  mouvement  d'expansion  véritable 
s'est  dessiné,  de  l'ouest  à  l'est;  il  a  eu  pour  causes  principales  l'invasion 
française,  la  suprématie  politique  de  la  France,  un  mouvement  commercial 
et  migratoire  important,  enfin  la  splendeur  extérieure  de  la  vie  sociale  fran- 


1.  Treuer,  Disserlatio  de  prudentia  circa  officium  Pacificatoris  inter  gentes, 
p.  102,  ap.  Moser. 

2.  En  1797,  au  congrès  de  Rastadt,  les  plénipotentiaires  français,  tout  en 
remettant  leurs  notes  en  français,  acceptaient  encore  les  notes  de  la  députation 
impériale  en  allemand,  sans  exiger  de  traduction  officielle. 

3.  On  trouvera  de  nombreux  renseignements  sur  les  usages  reçus  jusqu'en  1750 
dans  le  livre  de  Moser  (Fried.  Karl):  AbhandLung  von  den  Europaischen  Hof- 
und  Staatssprachen,  nach  deren  Gebrauch  im  Reden  und  Schreiben.  Francf.-s.-l.-M., 
Johann  Benjamin  Andréa,  1750.  Ce  volume  ne  se  trouve  pas  à  la  Bib.  nat.,  mais 
il  a  été  acquis  par  le  ministère  des  Affaires  étrangères  dans  le  fonds  C.-F.  Pfeffel. 

4.  D'après  Schwab,  la  première  école  fut  celle  de  Gérard  du  Vivier,  Gantois, 
instituée  à  Cologne,  en  1363.  (Voir  Stengel,  Verz.  fr.  Gr.,  n"  21.)  Le  premier 
professeur  public  dans  l'Université  de  Witlemberg  fut  le  Dauphinois  Guillaume 
Rabot  de  Salène,  dont  le  discours  d'ouverture  a  été  réimprimé  parM.  Wahlund: 
La  philologie  française  au  temps  jadis,  Stockholm,  1889. 


HISTOIRE  EXTERNE  DE  LA  LANGUE  869- 

çaise.  Les  agents  principaux  furent  les  princes  et  l'aristocratie'.  La  Sax& 
en  lut  particulièrement  pénétrée,  Leipzig  fut  appelé  un  <  petit  Paris  >,  et 
à  Dresde,  des  troupes  françaises  purent,  vers  1680,  jouer  du  Molière  et  du 
Racine.  A  Berlin  même,  qui  fut  toujours  assez  rebelle,  le  français  s'accli- 
mata, quoique  les  réfugiés  fussent  submergés  assez  vite  dans  la  ville  gallo- 
phobe  du  Grand  Électeur  2.  A  ce  moment,  on  peut  dire  que  la  littérature 
française  trouve  bon  accueil  de  Hambourg  à  Vienne,  mais  il  ne  faudrait  pas 
croire  pour  cela  que  la  langue  française  jouit  du  même  succès.  Une  réac- 
tion ne  tarda  pas  du  reste  à  se  produire.  Elle  fut  tentée,  à  Mayence  et  à 
Brunswick,  par  Leibnitz.  Si,  en  effet,  il  s'était  servi  de  notre  langue,  —  on 
sait  avec  quelle  sûreté,  —  c'était  à  contre-cœur,  et  uniquement  parce  que 
le  français  était  la  langue  la  plus  répandue.  II  se  plaignait  de  l'usage  du 
français  dans  l'aristocratie,  qui  précédait  et  préparait  les  annexions.  Ses 
lettres  au  duc  Jean-Frédéric  de  Brunswick-Lunebourg  (1670-1671),  sa  pré- 
face à  VAntibarbarus  de  Nizolius  sont  des  éloges  éloquents  de  l'aJlemand 
aux  dépens  du  français  et  du  latin.  En  1697,  il  donne  pour  l'amélioration  de 
la  langue  indigène  ses  Unvorfjreifliche  Gedanken.  Un  peu  plus  tard,  Gottsched 
reprend  à  Kœnigsberg  et  à  Leipzig  la  protestation  de  Leibnitz.  Croyant  à  la 
supériorité  littéraire  des  Français,  et  possédant  très  bien  notre  langue  3,  il 
traduit  plusieurs  de  nos  grandes  œuvres,  par  exemple  le  Dictionnaire  de 
Bayle,  en  vulgarise  une  foule  d'autres,  mais  pour  civiliser  son  pays  d'un 
seul  coup  et  l'émanciper.  Il  croit  à  la  supériorité  de  l'allemand  «  langue 
mère  »  et,  vieilli,  reproche  aux  Allemands  de  la  négliger.  La  Société  litté- 
raire, fondée  par  lui  à  Kœnigsberg,  la  Deutsche  Gesellschaft,  qu'il  réorganise 
à  Leipzig,  doivent  être  dans  sa  pensée  des  sortes  d'académies  qui  travaille- 
ront à  l'épuration  de  la  langue  *.  A  ces  protestataires  se  joignent  des  Suisses, 
Bodmer  et  Breitinger,  en  désaccord  avec  Gottsched  sur  plusieurs  points 
essentiels,  mais  unanimes  à  demander  l'épuration  de  la  langue  allemande. 
L'influence  française  eût  donc  faibli,  si  de  nouveaux  événements  exté- 
rieurs ne  l'eussent  fortifiée  (1740-1813)  :  l'avènement  en  Autriche  de  la  maison 
de  Lorraine,  le  passage  sur  le  trône  de  Prusse  du  grand  Frédéric.  En  1740, 
sur  l'ordre  du  roi,  Formey,  prédicateur  réfugié,  fonde  à  Berlin  le  Journal  de 
Berlin,  nouvelles  politiques  et  littéraires^.  L'essai  ne  réussit  pas,  et  le  journal 
disparut  en  1741.  D'autres  feuilles  éphémères  échouèrent  également  :  le 
Mercure  de  Berlin  (1741),  le  Spectateur  en  Allemagne  (1742),  la  Gazette  de 
Berlin  (1743),  l'Obseitateur  hollandais  (1744),  et  en  1748  parut  la  Berlinische 
Biblioteh,  très  hoslilc  aux  tendances  françaises.  Mais  le  roi  avait  .son  parti 

t.  Le  Trançais  était  parmi  les  arts  libéraux  qu'on  enseignait  à  la  jeune  noblesse. 
Feuerlein  de  Nurnberg  le  considère  comme  indispensable.  Les  annonces  des 
gymnases  le  font  figurer  dans  leur  programme.  Voir  Wuh's,  Histonsche  Entwicke- 
lung  des  Einflusses  Frankreichs...  anf  Deutschland...  Berlin,  1815. 

2.  Voir  Pariset,  l'État  et  les  Églises  en  Prusse,  189",  p.  215.  La  conclusion  de 
l'auteur,  fondée  sur  une  étude  détaillée  des  archives,  est  qu'à  la  troisième 
génération  les  réfugiés  ruraux  étaient  complètement  assimilés  et  les  réfugiés 
urbains  ne  savaient  le  français  que  s'ils  avaient  reçu  une  culture  soignée. 

•T.  Nous  avons  de  Gottsched  six  lettres  françaises.  (Voir  Zeitschrift  fur  verglei- 
chende  Lilteraturgeschichle,  I,  1886.) 

i.  Gottsched  und  FlolltceÛ,  die  Begriinder  deutschen  Gesellschaft  in  Kônigs- 
herg,  1893. 

5.  Voir  L.  Geiger,  Berlin,  1688-18i0  (1893-95,  ch.  xv).  Formey  a  laissé  1317  ser- 
mons en  français,  et  les  Souvenirs  d'un  citoyen,  2  vol.,  1789. 


870  LA  LANGUE  FRANÇAISE  AU  XVIII'    SIÈCLE 

pris.  En  1737,  il  déclarait  l'allemand  inutilisable,  à  cause  de  l'indétermina- 
lion  des  mois;  vingt  ans  plus  tard  il  avouait  à  Gottsched  qu'il  le  parlait 
comme  un  cocher.  En  1780  dans  son  traité,  en  français,  de  littérature  alle- 
mande, mêmes  reproches  encore.  L'allemand  est  diffus,  dilficile  à  manier, 
peu  sonore,  dépourvu  de  termes  métaphoriques.  Au  contraire  il  reste  fidèle 
à  son  admiration  pour  le  français,  qu'il  a  appris  étant  enfant  *.  Toute  sa  vie 
il  garde  un  lecteur  français,  d'abord  l'abbé  de  Prades,  puis  le  Genevois 
Henri  de  Catt.  H  écrit  des  poésies  françaises  -.  Sa  correspondance  politique 
est  tout  entière  en  français;  sa  correspondance  militaire  aussi,  sauf  de 
courts  billets  échangés  avec  de  vieux  généraux  qu'il  ménageait^.  On  sait 
le  nombre  de  Français  qu'il  appela  à  sa  cour,  et  comment  Voltaire  fut 
son  grammairien.  Les  divertissements  de  la  cour  étaient  français.  Et  ces 
goûts  ne  tardèrent  pas  à  gagner  la  ville,  d'abord  réfractaire.  En  1764  se 
construit  le  théâtre  d'André  Berge,  où  se  jouent  des  opérettes  françaises. 
Un  an  avant  avait  reparu  une  Gazette  française.  En  1761,  Mendelssohn 
choisit  sa  femme  en  considération  de  ce  qu'elle  sait  le  français,  «  qui  est 
presque  devenu  la  langue  maternelle  des  Berlinois  ». 

En  même  temps  que  le  théâtre,  la  science  et  la  philosophie  apprennent 
à  parler  français.  L'Académie,  restaurée  sous  le  titre  d'Académie  royale  des 
sciences  et  belles-lettres  de  Prusse  (1743),  rédigea  en  français  tous  ses 
mémoires,  dont  la  majorité  jusque-là  étaient  en  latin.  Euler,  dans  ses  Let- 
tres à  une  princesse  d'Allemagne  (1768),  l'Alsacien  Lambert,  dans  son  Nouvel 
Organon,  se  servent  du  français,  et  cet  usage  se  conserva  longtemps  *.  En 
1803  encore,  un  descendant  de  réfugiés,  Ancillon  (1766-1837),  publie  en 
français  son  Tableau  des  révolutions  dans  les  systèmes  politiques.  Dans  les 
universités,  les  «  Burschen  »,  de  leur  côté,  sacriOaient  à  la  mode  *. 

Ainsi  l'éducation  française  se  faisait  à  la  fois  par  les  yeux  et  par  l'oreille. 
Cependant,  à  dire  vrai,  le  théâtre  français  se  jouait  surtout  en  allemand,  et 
l'influence  du  théâtre  classique  fut  faible.  Mais  la  comédie,  l'opérette,  la 
chanson  grivoise,  le  conte  léger,  eurent  une  vogue  et  une  action  énormes, 
et  longtemps  après  que  Lessing  eut  gagné  sa  cause  contre  la  tragédie  fran- 
çaise, l'influence  des  genres  légers  subsista,  vulgarisant  une  foule  de 
termes.  Il  n'y  a  point  à  s'y  méprendre,  les  philosophes  ont  moins  fait  pour 
la  divulgation  de  notre  langue  que  J.-B.  Rousseau,  Gresset,  Crébillon  fils. 
Collé,  et  surtout  Moncrif.  Molière  a  moins  agi  que  Sedaine,  Marmontel  et 
Anseaume. 

C'est  autour  de  1780  que  l'influence  française  semble  atteindre  son  apogée. 
Aussitôt  après,  tout  le  monde  reprend  l'usage  de  l'allemand.  En  1800  quel- 
ques salons  d'élite,  ceux  de  la  duchesse  de  Courlande,  de  RachelLevin  et  de 
Henriette  Herz  gardaient  seuls  la  tradition  de  la  conversation  française.  La 
Révolution  eût  peut-être  amené  au  français  une  nouvelle  popularité.  Mais 
le  public  berlinois,  d'abord  enthousiaste,  ne  tarda  pas  à  se  montrer  très 
hostile.  Un  Journal  littéraire  de  Berlin,  qui  essaya  de  paraître  en  1794, 
échoua,  et  en  1806-1808,  si  on  profita  du  passage  des  officiers  français  pour 

1 .  Lavisse,  La  jeunesse  de  Frédéric  IL 

2.  Berlin,  1760,  chez  Voss. 

3.  8  vol.  in-i",  publiés  par  les  Archives  de  l'État  prussien. 

4.  Wieland  s'en  sert  souvent  dans  ses  Lettres  à  Zimmermann  {Ausgeir.  Briefe, 
J,  237  et  267). 

5.  Voir  Fréd.  Kluge,  Die  deutsche  S/M<ien<enspmcAe,  Strasbourg, Trûbner,  1895. 


HISTOIRE   EXTERNE  DE  LA  LANGUE  871 

apprendre  leur  langue,  cet  enthousiasme  fut,  comme  l'occupation  elle-même, 
éphémère.  Dans  les  autres  pays,  la  défrancisation  suit  une  marche  paral- 
lèle :  Widand.  lierder,  fioetlie,  écoliers  à.  l'époque  frédéricienne,  parlent  le 
français,  quelquefois  l'écrivent  pour  s'exercer.  Schiller,  né  vingt  ans  plus 
tard,  ne  le  sait  déjà  presque  plus  que  par  la  lecture,  et  redoute  de  se  trouver 
devant  M"""  de  Staël,  en  1S03.  Il  ne  reste  plus  pour  bien  savoir  le  français 
et  le  parler  avec  prédilection  que  les  princes  et  les  diplomates  (Frrdéric  de 
Gentz,  Jean  de  MùUer,  Reinhart).  auxquels  se  joignent  quelques  beaux 
esprits  romantiques  ^A.  W.  Schlegel,  Wenier,  v.  Kleist,  Plalen). 

Si  on  a  soin  de  séparer  ceux  qui  attaquent  l'esprit  français  de  ceux  qui 
font  camp8igne  contre  la  langue  française,  on  ne  trouve  parmi  ceux-ci  que 
des  littérateurs,  soucieux  de  conserver  à  la  langue  nationale  sa  pureté,  soit 
des  critiques  comme  Lessing  ',  soit  des  grammairiens  comme  Adelung. 
Celui-ci  dans  son  Dictionnaire,  paru  de  177'f  à  178G,  et  dans  son  Magazin 
fur  die  deutache  Sprache  (1783-1784),  s'efforce,  sans  se  laisser  gâter  par  son 
immense  érudition  linguistique,  d'éliminer  les  vocables  étrangers.  Un  autre 
est  Campe,  moins  érudit  qu'Adelung,  mais  moins  exclusivement  attaché  au 
hochdeulsch ;  son  traité  sur  la  purification  et  l'enrichissement  de  la  langue 
allemande  est  de  179i.  A  Campe  se  joignit  encore  Kolbe. 

Leur  campagne  servit,  et  plus  d'un  qui  avait  francisé  s'observa.  Jean- 
Paul  écrit  la  Préface  à  la  S''  édition  d'Hesperus  pour  se  soumettre,  ne 
demandant  plus  aux  puristes  que  de  n'être  pas  trop  exigeants  ^.  Au  total, 
Cœthe  et  tous  les  classiques  furent  de  ce  même  avis,  et  ce  qui  subsiste  de 
français  dans  leur  langue  doit  être  considéré  comme  des  vestiges,  non 
comme  des  innovations. 

Quant  à  la  langue  française  considérée  comme  instrument  de  culture,  on 
peut  dire  que  toute  l'Allemagne  évolua  à  ce  sujet  dans  son  opinion  comme 
Herder.  En  17r»y,  dans  son  Tagebuch,  il  voulait  qu'on  enseignât  le  français 
sitôt  après  la  langue  maternelle,  et  que  le  savant  lui-même  le  sût  mieux  que 
le  latin.  En  1793,  dans  ses  Briefe  iiber  Humanitaet,  il  combat  l'éducation 
française,  dit  la  langue  française  changeante,  sujette  à  la  mode,  trop 
nuancée,  et  l'accuse  de  laisser  «  le  vide  dans  la  pensée  ».  Ce  sont  les  pré- 
jugés sur  l'allemand,  langue  traditionnelle,  opposé  au  français,  langue 
mobile,  préjugés  juste  inverses  de  ceux  de  Leibnitz,  qui  s'établissent.  Ils 
ont  duré  jusqu'à  ce  que  la  critique  philologique  moderne  en  eût  fait  jus- 
tice. 

Influence  sur  l'allemand.  —  Pendant  la  longue  période  dont  nous  venons 
de  parler,  l'effet  de  l'influence  française  a  été  moins  encore  de  substituer  la 
langue  française  à  la  langue  allemande  dans  les  écrits  de  quelques  per- 
sonnes que  de  faire  pénétrer  dans  l'allemand  littéraire  ou  courant  un  grand 

i.  Voir  Lessing,  14'  lettre  sur  la  littérature  avant  lui. 

2.  -  Je  me  suis  souvent  traduit  du  prec,  du  latin,  du  trançais  cl  de  l'italien. 
Je  l'ai  fait  partout  où  réi>uraleur  de  la  langue  rexifieail,  et  quand  cela  était 
compalible  avec  le  respect  des  choses.  Nous  sommes  bien  obligt  s,  nous  autres 
écrivains,  de  nous  résigner  à  Valienhill  loxicographique  de  Campe,  Kolbe  et 
consorts,  à  l'expulsion  «les  mots  intrus,  et  notre  cher  Gœlhe  lui-même,  quoiqu'il 
émine  et  émerge,  à  la  fin  sera  oblige  de  jeter  ces  deux  mois  hors  de  ses  livres... 
Mais  qu'en  revanche  Kolbe  et  les  autres  puristes  soient  gens  équitables;  el 
qu'on  n'exige  pas  de  nous  de  traduire  des  termes  techniques  communs  à  toute 
l'Kurope  civilisée.  » 


872  LA  LANGUE  FRANÇAISE  AU  XVIir  SIÈCLE 

nombre  d'éléments  français,  dont  les  uns  ont  disparu,  dont  les  autres  sont 
restés  jusqu'à  nos  jours.  Ces  éléments,  d'importance  inégale,  sont  de  deux 
sortes  :  des  mots  et  des  tours. 

Les  mots  '.  Sous  leur  vêtement  d'emprunt,  quoique  rapprochés  parfois 
du  type  latin  {résolut,  project)  il  est  facile  de  les  reconnaître  :  on  y  dis- 
tingue; a)  des  termes  d'art  militaire.  Dès  la  guerre  de  Trente  Ans,  et  dans 
Grimmelshausen  ctMoscherosch,  on  trouvait  Garnison,  Régiment,  Compagnie, 
Foiirier,  Carnet,  Schergiant,  Convojj.  Flotte,  passieren,  logieren,  monticren. 
Frédéric  en  sème  les  lettres  allemandes  adressées  à  ses  généraux  :  Champ  de 
bataille,  Fourage,  Vivres,  Kriegs-experience,  etc.  ;  Lessing  garde  :  Monlierung 
(1748),  blessiert  {Minna,  1767),  Métier,  Bravour;  Schiller  :  Fronte,  Garde, 
Revanche  (Brigands,  1781),  die  Ordre  -,  die  Parole  ^  (Fiesco,  1783);  b)  des 
termes  de  manège,  d'escrime,  de  danse,  Galopp,  Courbette,  chnngirt,  pariert, 
Menuet,  Passepied,  Rigodon,  Conlretanz {Gœlhc,  Werther);  c)  des  termes  d'art, 
littérature,  peinture,  etc.  :  dcr  Akteur,  die  Coulisscn,  dcrCovp  de  théâtre,  der 
Contrast,  das  Détail,  die  Tirade,  dcr  Versificateur,  articuiieren ,  accentuieren 
(Lessing,  Dramat.);  d)  des  termes  relatifs  à  l'orncmenlalion  de  la  maison 
et  de  la  personne  :  Billard  (Lessing,  1748),  Habit  (id.,  1750),  Moebeln,  Karosse 
(id.,  17G7),  Cassette,  Brillant,  Négligé  (id.,  1763),  G arderobe.  Surtout  (Goethe, 
Werther  et  Wilhelm  Meister);  e)  des  termes  de  diplomatie  (Kanzleistil) 
souvent  assez  difliciles  à  distinguer  des  mots  latins,  qui  viennent  cependant 
sûrement  en  partie  du  français,  tels  chez  Frédéric  II  :  dcr  Ambassadeur,  das 
Département  der  ausivaertigen  Affairen,  dcr  Dcfensivallianztractat,  das  Mani- 
feste, die  Sauvera  intact,  die  Etiquette  (Lessing);/)  des  termes  du  langage  des 
salons,  relatifs  à  des  titres,  des  altitudes,  des  sentiments,  des  relations  et 
des  manières  d'être  de  l'homme  :  Madame  (Lessing  et  Schiller),  Demoiselle, 
Mamsell,  Marquis,  Duc  (Schiller),  Domestique  (Lessing,  1749).  Canaille  (id.), 
Briinelte  (id.).  Soubrette  (id.),  Courtisanin  (Dodmer),  Maîtresse  (partout), 
Coterie  (Bodmer),  Petit  maître  (Lessing),  Billet  doux  (Schiller),  allamode  (id., 
mode  est  plus  ancien),  Imagination,  Courage,  Complexion,  Réputation  {Grim- 
melshausen),  Considération,  Estime,  Conduite,  Savoir-faire,  Animosité  (Fré- 
déric II),  Flatterie,  Résolution,  Caprice,  Conversation  (Bodmer),  Rodomontade, 
Grimasse,  Carcssen,  Persiflage,  Contenance  (Lessing),  Désavantage,  Appréhen- 
sion (Gœlhe),  Affinités,  Visitenbillel  (Schiller,  Fiesque),  etc.,  etc. 

Tous  ces  mots  sont  souvent  des  négligences,  Grimmelshausen  n'avait 
aucune  raison  de  se  servir  de  contentiren,  persuadiren,  exorbitant,  perplex, 
ni  Frédéric  II  de  recommandiren,  destiniren,  reserviren,  considerabel,  serieus 
el  tant  d'autres.  Lessing  et  Schiller,  dans  leurs  ouvrages  critiques,  Wieland 
et  Gœthe  dans  leurs  romans,  commettent  parfois  de  semblables  fautes. 
Goethe  a  laissé  dans  Goetz:  désavantage  et  détail,  qui  y  jurent.  Mais  souvent 
les  mots  français  servent  à  produire  un  effet  burlesque,  particulièrement 
dans  les  opérettes  de  Christian  Félix  Weisse  et  de  son  école,  el  dans  les 
chansonniers  de  l'école  de  Moncrif.  Biirger,  dans  sa  première  période,  s'est 


1.  Le  meilleur  recut-il  est  celui  de  Sander.-;  :  Fremdwoer'terlexikon. 

2.  Les  noms  changent  souvent  de  genre.  Non  seulement  des  masculins  devien- 
nent neutres  :  das  Métier,  mais  féminins  :  die  Tour. 

3.  Le  sens  est  souvent  inconnu  au  français,  ou  oublié.  Ainsi  parole  veut  dire 
mot  d'ordre,  assemblée  veut  dire  salon  rempli  de  monde.  Aujourd'hui  encoro 
coiffer  se  dit  frisiren  :  édredons  se  dit  plumeau  ;  rez-de-chaussée  se  dit  parterre,  etc. 


HISTOIRE  EXTERNE  DE  LA   LANGUE  873 

beaucoup  servi  de  ce  moyen  ',  Lessing  dans  sa  Matrone  d'Éphèsc  et  Goethe 
dans  des  pièci;s  satiriques  ne  l'ont  pas  dédaigné  -,  et  il  a  encore  paru  bon 
à  Plalen  et  à  Heine. 

Le  vocabulaire  français  sert  aussi  à  noter  des  traits  de  mœurs  qui  distin- 
guent les  classes  sociales.  C'est  pour  prouver  ses  manières  aristocratiques 
que  l'entourage  de  Fiesque  parle  beaucoup  le  français.  Kabnle  und  Licbe 
de  Schiller  en  oflre  un  très  bel  exemple.  Dans  la  famille  du  musicien  Miller 
on  entend  dire  Music,  Mdtress,  BliUir;  le  président,  diplomate  fourbe,  mais 
non  ridicule,  dira  Attachemcnl,  Flaticrien,  DintincUon,  Assembléi:,  — le  maré- 
chal de  la  cour  représenté  comme  un  grotesque,  sèmera  toutes  ses  phrases 
d'exclamations  et  de  jurons  français  :  Mort  de  ma  vie!  en  passant!  Mon  Dieu! 
Au  contraire  il  n'y  a  jamais  un  mot  de  français  dans  les  scènes  tendres 
entre  Ferdinand  et  Louise  Miller. 

La  Syntaxe.  Elle  a  pénétré  la  syntaxe  allemande,  soit  directement  par 
l'intermédiaire  d'écrivains,  grands  lecteurs  de  français,  comme  Lessing  et 
Schiller,  soit  par  des  écrivains  qui  ont  fréquenté  les  Suisses,  dans  l'allemand 
desquels  ont  passé  nombre  de  constructions  françaises.  On  peut  citer 
dans  ce  dernier  groupe  Wieland,  Goethe,  Kleist.  Voici  un  certain  nombre 
d'exemples. 

A.  Syntaxe  des  cas.  A  remarquer  le  génitif  français  de  qualité  :  Lies  Werk 
ist  der  Gigantcn  (Kleist,  Pcnlhesilea,  1879);  le  double  accusatif  avec  omis- 
sion de  als  et  de  zu  :  Er  machte  sich  Meister  von  Rothweil  (Schiller,  G.  de 
30ans)\  le  datif  après  des  verbes  qui  ne  l'ont  qu'en  français  :  Die  Gemahlin 
don  Garzias  ist  Grossmuiter  mir  (Herder,  Cid). 

B.  Syntaxe  du  verbe.  On  trouve  sein  employé  comme  il  est  :  Du  weizt,  dass 
ein  Gesetz  der  Eke  ist  und  eine  P/licht.  (Kleist,  Amph.);  le  réfléchi  pour  le 
passif:  Wem  winden  jene  Kraenze  sich?  (Id.,  Pcnthes.,  H85). 

G.  Syntaxe  de  la  proposition.  A  signaler  des  participes  construits  abso- 
lument :  Dies  Geschaeft  berichtigt,  cilen  aile  Stalthaller...  (Schil.  G.  des  P.-Bas.) 
Die  Cfiefs  iiun  gemessen  inslruirt,  uirf't  er  erschoepfl  sich  aufdas  Stj^oh  (Kleist, 
Prinz  V.  Homb.,  i  106).  Dans  l'ordre  des  mots  mêmes  influences.  On  trouve  le 
complément  circonstanciel  de  temps,  de  mode,  avec  ou  sans  préposition 
placé  devant  le  verbe  :  Krieyesstùrme  allcnlhalben  schallen  in  Castilien  laut 
(Herd.,  Cid,  23);  les  mots  cria-t-il,  dit-il,  rejetés  après  les  paroles  du  sujet 
comme  en  français  :  Ganz  mit  ihrem  Blut  bespritzt  :  «  Schickt  ihr  den  Bestand 
zur  Hôlle  nach!  »  rief  er  (Erdbeben  von  Chili),  etc. 

Ces  emprunts  à  la  syntaxe  française  sont  naturellement  inconscients  ^. 

Le  français  en  Angleterre.  —  Après  que  le  français  eut  cessé  d'être 
la  langue  officielle  de  l'Angleterre,  on  n'en  continua  pas  moins  à  l'y  cul- 
tiver. Il  y  avait  des  carrières  qu'il  était  impossible  de  suivre  sans  le  con- 
naître, comme  le  droit  et  la  diplomatie.  En  outre,  posséder  cette  langue 

1.  Dans  Europa  (mo)  on  lit  :  Comme  ça,  mit  ihr  charmierte  (v.  2b2).  Ma  foi, 
das  ahnte  mir  (262).  In  solchen  cUoseii  (309). 

2.  Par  exemple  dans  Jahrmarlitsfest  zu  Plundersweilen,  1773,  on  trouve  :  para- 
diren,  trolliren,  schikaniven,  scharmanl,  et  le  refrain  «  Avecgue  la  mannolte  •. 
Malgré  son  laisser-aller,  Gœthe  n'eût  pas  risqué  cela  ailledrs. 

3.  Voir  les  éludes  très  importantes  de  IJrandslaeler,  (Jallicismen  in  der  deul- 
schen  Schriftsprache,  18"6;  Schanzenhacli,  l'ranzoesische  Einfluesse  bei  Schiller, 
I88i;  Weissenfels,  i'eber  franzoesische  und  anlike  Elemenie  im  Stil  Heinrich  von 
Kleists  (Ilerr.  Archiv,  t.  L.\.\.\.  1888). 


874  LA  LANGUE  FRANÇAISE  AU  XVIIF  SIÈCLE 

restait,  dans  une  partie  au  moins  de  la  population,  une  élégance  b^ition- 
nelle.  Au  xvii«  siècle,  on  l'exclut  des  tribunaux,  et  c'est  à  cette  époque 
cependant  qu'il  reprend,  par  suite  des  circonstances  politiques,  une  nouvelle 
faveur.  Déjà  le  mariage  d'Henriette  de  France  avec  Charles  I^'-  avait  amené 
à  Londres  une  jeune  reine  dont  l'entourage  resta  français,  au  point  de 
donner  des  ennuis  au  roi,  qui  se  plaignait  à  Buckingham  des  c  Monsers  ». 
La  Révolution,  en  chassant  en  France  pour  un  temps  assez  long,  la  cour 
du  roi,  acheva  de  la  franciser.  A  cette  cour  se  trouvaient  Montagne,  Mon- 
trose,  le  chevalier  Digby,  Buckingham,  Waller,  le  poète  Cowley,  Denham, 
Davenant,  etc.  A  force  de  vivre  au  Louvre,  au  Palais-Royal,  ou  à  Saint- 
Germain,  le  prince  de  Galles  Charles  II  en  vint  au  point  que  M'^"  de  Mont- 
pensier  disait  spirituellement  de  lui  :  «  Quand  le  roi  parle  ma  langue,  il 
oublie  la  sienne  ».  Lorsqu'on  ixpassa  la  mer  (KiGO),  tout  en  redevenant 
bons  Anglais,  l'impression  resta  1res  forte;  Ilamillon,  qui  a  été  le  chroni- 
queur de  cette  époque,  et  qui,  comme  tout  le  monde  sait,  a  écrit  en  fran- 
çais, cite  des  échanges  de  plaisanteries  qui  n'ont  pu  avoir  lieu  qu'en  fran- 
çais et  qui  indiquent  que  la  conversation  se  tenait  souvent  en  cette  langue. 
«  Cracher  du  grec  et  du  latin,  dit  Butler,  était  considéré  comme  un  travers 
de  pédant  vaniteux,  mais  baragouiner  du  français  était  chose  méritoire  *.  » 
Saint-Evremond,  vivant  de  l'autre  côté  du  détroit,  n'éprouva  jamais  le 
besoin  d'apprendre  la  langue  anglaise. 

Th.  Nilson,  auteur  d'un  Traite  de  rht'totique,  écrit  que  le?  gentilshommes 
voyageurs,  de  même  qu'ils  affectionnent  un  costume  étranger,  aiment  à 
assaisonner  leur  conversation  d'un  jargon  d'outre-mer,  à  compter  par  size 
souldet  caderdeners.  3.  Ea.\lîa.il  des  plaintes  analogues  2.  Sans  prendre  leurs 
regrets  à  la  lettre,  il  ne  faut  pas  négliger  l'influence  des  voyageurs.  Tout  au 
commencement  du  siècle,  lord  Herbert  de  Cherbury  (ambassadeur  en  1618), 
s'était  laissé  séduire  par  notre  vie  et  nos  mœurs.  Plus  tard,  James  Howell, 
«  gentilhomme  breton-anglais  »,  l'auteur  d'un  dictionnaire  des  deux  langues, 
s'éprit  de  la  nôtre  jusqu'à  donner  en  français  sa  Dendrologie.  Millon  remercie 
quelque  part  son  père  de  lui  avoir  fait  apprendre  notre  idiome  : 

Afldere  suasisti  quos  jactat  Gallia  floi'es. 

D'autres  vinrent  en  France  ;  sir  William  Temple,  qui  souleva  en  Angle- 
terre la  querelle  des  anciens  et  des  modernes;  Burnet,  Prior,  Addison. 

Enfin  l'influence  des  réfugiés,  qui  furent  nombreux  à  Londres  (Grosley 
dit  30  000),  dut  agir,  au  moins  quelque  temps,  dans  le  même  sens.  Quoique 
leurs  églises  de  The  Savoy,  de  Marylebone,  de  Spitalfields,  de  Longacre,  soient 
restées  longtemps  fidèles  à  l'idiome  maternel,  on  admet,  avec  raison, 
semble-t-il,  qu'ils  se  sont  naturalisés  assez  vile.  Texte  en  donne  comme 
preuve  que  Boyer,  l'auteur  du  Dictionnaire  français-anglais,  fonda  une  revue, 
The  Postboy,  écrite  en  anglais,  que  Motteux  fit  jouer  en  anglais  le  Gentle- 
man, etc.  Évidemment  beaucoup  de  ces  réfugiés  devinrent  bihngues.  Mais 
n'était-ce  pas  là  une  condition  meilleure  pour  l'action?  Tout  en  se  recher- 
chant entre  eux,  et  en  se  voyant  comme  ils  le  faisaient  dans  leur  taverne 

1.  Mrs  Gore,  dans  son  roman  :  The  Courtier  of  the  liays  of  Charles  il.  (Paris, 
Galignani,  1839),  n'a  pas  manqué  d'émailler  la  conversation  de  mots  français, 
pour  garder  la  couleur  du  le)ni)s. 

2.  Rathery,  lielat.  soc.  et  intellect,  entre  la  Fr.  et  VAnglelerre. 


HISTOIRE  EXTERNE  DE  LA  LANGl'E  875 

de  rArc-en-Ciel,  ils  se  mêlaient  à  la  société  anglaise,  et  par  là  avaient 
plus  de  chance  d'y  faire  pénétrer  quelque  chose  de  leurs  idées,  de  leurs 
mœurs  et  aussi  de  leur  langue. 

Ces  diverses  causes,  jointes  à  l'expansion  de  notre  littérature,  qui  marque 
alors  la  littérature  anglaise  d'une  si  forte  empreinte,  amenèrent  ce  résultat 
que  l'anglais  se  chargea  d'une  nouvelle  couche  de  mots  français,  qu'il 
semble  n'avoir  pas  possédés  auparavant. 

Dryden  a  raillé  ce  langage  bigarré  dans  Le  Mariage  à  la  mode,  où  Melantha 
apprend  près  de  sa  soubrette  les  mots  français  nécessaires  pour  paraître 
dans  le  goût  du  jour,  et  renouveler  sa  provision.  Quel  bonheur,  quand  elle 
croit  en  avoir  trouvé  un  nouveau,  destiné  à  faire  son  effet  :  «  Et  ce  regard, 
comment  me  sied-il? —  Piiilotis  :  tis  so  languissant.  —  Melantha  :  langui>i- 
sant!  ce  mot  je  le  fais  mien  aussi,  et  à  toi  ma  dernière  robe  d'indienne  pour 
t'en  payer!  (III,  1).  »  D'autres  ont  amusé  le  public  de  semblables  moqueries, 
ainsi  Ravenscroft,  dans  son  Bourgeois  gentilhomm'e.  Comme  le  dit  M.  Bel- 
jame,  ce  que  veut  apprendre  le  Jourdain  de  l'autre  côté  du  détroit,  ce  n'est 
plus  la  grammaire  ou  la  philosophie,  mais  bien  le  langage  français  : 
«  Ah!  what  a  pretty  bellu  mains  bas  this  lady...  Hai,  allons;  the  hat!  chap- 
peaux  bas...  I  intend  boldly  to  déclare  my  Amour...  » 

Cela  n'empêche  pas  qu'on  a  relevé  dans  Dryden  (voir  Beljame,  Quae 
€  gallicis  verbis  in  anglicam  linguam  J.  Dryden  inlroduxerit,  Paris,  1881)  : 
Agressour;  to  agonize;  à  la  mode;  amour;  amnesty;  antecliamber ;  attack, 
ou  attacque;  bagatelle;  billet-doux;  brunette;  burlesque  ;  cadel  ;  calèche  ;  capot 
(t.  de  jeu)  ;  carte-blanche  ;  chagrin  ;  commandant  ;  complaisance  ;  coquette  ; 
corps  de  guard;  couchée;  cravat;  cuirassier;  débauchée;  dessert;  to  detach; 
double-entendre;  dupe;  éclaircissement;  fanfaron;  festoon;  flageolet;  fougue; 
fraischeur;  fricassée;  gazette;  grotesque;  impromptu;  juslàcorps;  levée; 
miniature;  minuet;  naïveté;  parteri'e;  profile;  quatrain;  ragou;  repartec; 
ruelle  ;  salve  ;  saraband;  tendre;  valet;  verve;  volunteer  (etc.,  etc.). 

Et  on  pourrait  faire  le  même  travail  sur  nombre  des  contemporains  : 
Shadwell,  Mrs  Behn,  Olway,  Buckingham,  etc.  Skeat  cite  déjà  comme  appar- 
tenant à  cette  époque  : 

Adolescence  (J.  Howell,  Lett.),  adroit  (Evelyn,  St.  ofFr),  affable  (Milton, 
P.  L.),  antediluvian  (T.  Brown),  architect  (Milt.,  P.  L.),  arsenal  (id.),  astrin- 
gant  (Hoiland.),  avenue  (id.),  batoon  (Herbert,  Travels,  1665),  battalion 
(Milt.,  P.  L.),  biais  (Hoiland.),  bifurcated  (T.  Brown),  campaign  (Burnet), 
cartilage  (Boyle),  casemate  (Blount,  Glossogr.),  charnel  (Milt.,  P.  L.),  chica- 
nery  (Burnet),  dentition  (Blount,  GL),  cbullition  (T.  Brown),  fissure  (Blount, 
GL),  to  flagellale  (S.  Butler,  Ilud.),  fugue  (t.  de  mus.  Milt.,  P.  L.,  XI,  563), 
génuflexion  (Howell,  Lett.),  opaque  (Milt.,  P.  L.),  palanquin  (Herbert,  Trav.], 
pantaloons  (Butler,  Hud.),  parade  (Milt.,  P.  L.),  postillon  (Howell,  Lett.), 
quintessence  {Uoll&nd.),  to  rebuff  {yUll.,  P.  L.),  tontine,  travcsty  (trad.  de  Scar- 
ron,  1664),  virulent  (Hoiland.),  vogue  (HoweU,  Lett.). 

Les  guerres  de  la  fin  du  siècle  ne  rompirent  pas  les  liens  intellectuels 
entre  les  deux  nations.  Marlborough,  qui  avait  fait  de  brillantes  campagnes 
sous  Turenne,  savait  bien  le  français,  et  ses  soldats  l'apprenaient  en  battant 
ceux  du  roi  très  chrétien.  Il  arriva  de  ces  rencontres  un  peu  ce  qui  était 
arrivé  des  guerres  entre  la  France  et  l'Italie,  le  vocabulaire  militaire  anglais 
s'emplit  des  mots  des  adversaires. 


876  LA   LANGUE  FRANÇAISE  AU  XVIIF  SIECLE 

Mais  d'autres  causes  amenèrent  un  retour  presque  complet.  D'abord  l'in- 
fluence d'une  cour  francisée  avait  cessé,  les  réfugiés  se  naturalisaient;  la 
littérature,  au  lieu  de  subir  l'ascendant  de  la  nôtre,  commença  au  contraire 
à  l'influencer.  Une  réaction  très  forte  se  manifeste  dès  les  premières  années 
du  xviii' siècle  contre  la  manie  de  galliciser.  Le  Tatler  du  28  septembre  1710 
se  plaint  de  la  corruption  de  l'anglais,  où  s'introduisent  nombre  de  polysyl- 
labes d'origine  française,  en  particulier  de  nombreux  termes  militaires  : 
spéculations,  ojierations,  preliminaries,  pallisadoes,  battalions,  et  souhaite 
qu'il  paraisse  chaque  année  un  index  expurgatorius.  En  1699,  il  avait  déjà 
été  parlé  de  fonder  une  Académie  pour  veiller  à  la  conservation  de  la  langue 
(Bentley,  Dissertation  iipon  the  Epistles  of  Phalaris).  En  1711,  le  n"  165  du 
Spectator,  daté  du  8  septembre,  reprend  longuement  la  même  idée  :  «  J'ai 
souvent  souhaité,  dit  l'auteur,  que,  de  même  qu'en  notre  Constitution  il  y  a 
des  préposés  à  la  surveillance  des  lois,  de  nos  libertés,  du  commerce,  de 
même  certaines  gens  possent  être  placés  à  la  surintendance  du  langage, 
pour  empêcher  les  mots  de  frappe  étrangère  de  passer  chez  nous.  La 
guerre  actuelle  a  adultéré  notre  langue  avec  tant  de  mots  étrangers,  qu'il 
serait  impossible  à  un  de  nos  grands-pères  de  savoir  ce  qu'ont  fait  ses 
descendants,  s'il  lui  fallait  lire  leurs  exploits  dans  un  journal  moderne...  » 
Et  l'auteur,  reprenant  le  thème  développé  chez  nous  autrefois  par  Henri 
Estienne,  proteste  contre  cette  manie  de  cacher  sous  des  termes  impé- 
nétrables au  public  des  exploits  qui  font  tant  d'honneur  à  l'Angleterre. 
Suit  une  dissertation  plus  enthousiaste  que  juste,  où  l'auteur  évoque  les 
souvenirs  d'Edouard  111  et  du  Prince  Noir,  oubliant  qu'ils  parlaient  français, 
et  il  termine  par  une  lettre  plaisante  d'un  jeune  homme  de  l'armée  de 
Blenheim,  où  le  style  étranger  est  caricaturé.  En  1712,  Swift  reprend  le 
projet  d'une  académie  qu'il  soumet  au  comte  d'Oxford'.  Et  ses  motifs  sont 
faciles  à  deviner,  quand  on  se  reporte  à  la  protestation  qu'il  fait  entendre 
contre  l'habitude  que  gardent  les  grandes  familles  de  faire  enseigner  le 
français  à  leurs  enfants. 

A  partir  de  ce  moment  l'opposition  ne  cessa  plus,  et  il  advint  de  la  gal- 
lomanie  en  Angleterrre  ce  qui  advient  depuis  cent  ans  en  France  :  on  pro- 
teste, on  raille,  quelquefois  cruellement  et  haineusement,  suivant  les  cir- 
constances; la  mode  ne  cesse  guère  un  instant  que  pour  reprendre  bientôt. 
Grosley  a  donné  nombre  de  témoignages  de  l'hosliliié  qu'il  rencontra.  Dans 
la  rue,  au  théâtre,  les  «  antigallicans  »  se  donnaient  carrière.  Mais  le  même 
Grosley  nous  montre  combien  il  rencontrait  facilement  des  interprètes.  Des 
acteurs  français,  au  dire  de  Gibbon  {Lct.  à  Holroijd,  18  janv.  1776,  trad. 
Marignié,  (Euv.,  II,  285),  faisaient,  avec  succès,  des  lectures  françaises.  Et 
la  connaissance  de  notre  langue  s'étendait  même  plus  loin  que  dans  les 
hautes  classes,  car,  au  dire  de  Grosley,  les  petites  écoles  de  Londres  l'ensei- 
gnaient. 

Dans  ces  conditions,  le  français  avait  cessé  de  régner,  il  n'avait  pas  cessé 
d'être  cultivé.  11  semble  même  juste  de  croire  qu'on  y  attachait  un  peu 
plus  d'importance  qu'à  une  autre  langue  étrangère,  et  que,  sans  admettre 
sa  suprématie,  on  acceptait  ce  fait  «  qu'il  était  devenu  en  quelque  sorte  le 

1.  Swifl's  Works.  London,  1803,  VIll,  42-14.  Cf.  encore  les  protestations  du 
Connaisseur,  n"  du  14  nov.  1151. 


HISTOIRE  EXTERNE  DE  LA  LANGUE  877 

langage  de  l'Europe  •  ».  Presque  tous  les  écrivains  l'ont  possédé  :  Gray, 
Thomson,  Hume,  Sterne.  Smollctl.  Goldsmilh,  Young,  Johnson,  Chester- 
fleld,  Gibbon.  El  ce  dernier  Ta  même  écrit,  sans  rien  publier  en  sa  propre 
langue  jusqu'en  1770.  Il  en  a  donné  les  motifs  dans  ses  Mémoires  -  :  s'il 
a  commencé  par  commodité,  le  français  ayant  été  la  langue  de  ses  études, 
il  a  continué  par  ambition,  voulant  un  rang  parmi  les  écrivains  fran- 
çais, comme  on  voulait  au  .wi*^  siècle  un  rang  parmi  les  écrivains  latins. 
Toutefois  les  clameurs  anli françaises  qui  l'accueillirent,  et  dont  il  parle 
lui-même,  prouvent  assez  que  cet  honneur  n'était  pas  recherché  par  beau- 
coup '.  Le  mol  de  Rivarol  est  en  somme  assez  juste  :  c  Quand  les  peuples 
du  Nord  ont  aimé  la  nation  française,  imité  ses  manières,  exailé  ses 
ouvrages,  les  Anglais  se  sont  tus,  et  ce  concert  de  toutes  les  voix  n'a  été 
troublé  que  par  leur  silence  »  {Disc.  s.  runiv..  éd.  de  Lesc,  4.3). 

Même  en  faisant  abslraclion  des  écrivains  qui,  comme  Chesterfield  ou 
Walpole,  de  parti  pris  ou  par  obsession,  farcissent  leur  anglais  de  mots 
français,  il  est  possible  de  faire  voir  que  toutes  les  protestations  furent 
impuissantes  à  empêcher  l'introduction  des  locutions  françaises. 

On  retrouve  au  xviii"  siècle  répandus  dans  l'usage  commun  une  foule  de 
mots  introduits  antérieurement.  En  outre  il  eu  arrive  de  nouveaux. 

1.  Th.  Deletaiiville,  New  French  Dictionary,  London,  mo.  Dédicace  à  lord 
Viscount  Weymouth. 

2.  «  J'aurais  évité  quelques  clameurs  antifrançaises  si  je  m'étais  tenu  au  carac- 
tère plus  naturel  d'auteur  anglais Mon   vrai   motif  était  plutôt  l'ambition 

de   la  réputation   nouvelle  et  irrégulière  d'Anglais  réclamant  un   rang  parmi 

les  écrivains  français Dans  les  temps  modernes  le  mérite   des  écrivains, 

les  mœurs  sociales  des  naturels,  rinfluence  de  la  monarchie  et  l'exil  des- 
protestants,  ont  contribué  à  répandre  l'usage  de  la  langue  française.  Plusieurs 
étrangers  ont  saisi  l'occasion  de  parler  à  l'Europe  dans  ce  dialecte  commun. 
....  Un  juste  orgueil  et  un  louable  préjugé  anglais  ont  mis  opposition  à  cette 
communication  d'idiomes;  et  de  toutes  les  nations  de  ce  côté  des  Alpes,  mes 
concitoyens  sont  ceux  qui  ont  le  moins  d'usage  du  français,  et  qui  s'y  perfec- 
tionnent le  moins.  Sir  William  Temple  et  lord  Chesterfield  ne  s'en  servaient 
qu'en  affaires  ou  par  politesse;  et  leurs  lettres  imprimées  ne  seront  pas  citées 
comme  des  modèles  de  composition.  Lord  Bolingbroke  a  bien  publié  en  français 
YEsquisse  de  ses  rf'flerions  sur  Vexil,  mais  sa  réputation  n'a  plus  pour  fonde- 
ment que  cette  galanterie  de  Voltaire  :  docti  sermones  utriusque  linguae....  Le 
comte  Hamilton  fait  une  exception  sur  laquelle  on  ne  saurait  insister  de  bonne 
foi  :  quoique  Irlandais  de  naissance,  il  avait  été  élevé  en  France  dès  son  bas 
.Ige....  Je  puis  donc  prétendre  au  Primas  ego  in  patriam,  etc.  Mais  avec  quel 
succès  ai-je  tenté  ce  sentier  non  encore  frayé,  c'est  ce  que  je  dois  laisser  à 
décider  à  mes  lecteurs  français.  • 

3.  On  a  souvent  rappelé  qu'au  xvm*  siècle  plusieurs  écrivains  d'origine  anglaise 
se  servirent  du  français,  comme  l'avaient  fait  au  xvii*  siècle  James  Howell,  et 
le  célèbre  Hamilton.  En  effet  Sherlock  (16T8-l"<ii)  donna  ses  Lettres  sur  Shake- 
speare, et  ses  Conseils  à  un  jeune  poète;  Hume,  outre  <|uelqucs  lettres,  discuta 
avec  Rousseau  (Expose'  succinct  de  la  contestation  qui  s'est  élevée  entre  M.  Hume 
et  M,  flouasea«);  Walpole  nous  a  laissé  une  vaste  correspondance  aujourd'hui 
publiée.  On  cite  encore  Bolingbroke  (1676-17olj,  Towneley  (I737-I80oj.  .Mais,  en 
général,  l'existence  de  ces  lettres  ou  même  de  ces  écrits  en  français  n'implique 
nullement  que  leurs  auteurs  eussent  reconnu  la  supériorité  du  français.  Ce  sont 
les  circonstances  qui  les  amènent  à  se  servir,  quelques-uns  passagèrement, 
d'une  langue  qu'ils  savent,  et  qu'il  leur  est  utile  d'employer,  soit  parce  que 
leurs  correspondants  n'en  savent  pas  d'autre,  soit  parce  qu'ils  sont,  comme 
Towneley,  en  France,  soit  enfin  pour  toute  cause  accidentelle  du  même  genre. 
La  note  de  fjibbon  citée  ci-dessus  le  montre  suffisamment. 


878  LA   LANGUE  FRANÇAISE  AU  XVIIF  SIECLE 

1°  Termes  d'arts  :  arcade  (Pope);  bistre  (Bailey,  Dict.  Ed.  ^731);  caco- 
phonie (Pope,  Lett.  to  Swift,  1733);  carnation  (Garth.  Dispensary)  ;  gavot 
(Pope);  jonquil,   couleur   (Thoms.    Seas.)  ;   plastic    (Pope,    Dune.  1,101). 

2°  Termes  de  lettres  :  anachronism  (H.  Walp.);  anecdote  (Sterne);  ano- 
nymous  (Pope,  Dune);  hadinage  (Chesterf.);  dénouement  (Warton,  Essay  on 
Pope)  ;  épisode  {Spectnt.,  n"  267);  pasquin  {Tatler). 

3°  Termes  de  guerre  :  brigand  {Tatler);  to  caracol  (Bailey,  Dict.  1733); 
circumvallation  {Tatler,  n°  175);  to  decamp  (Tatler.  17);  dragoon  {Spécial., 
281);  epaulet  (Burke,  1774);  fascine  {Spectat.,  165);  gasconade  {Tatler, 
115);  invaiid  {ib.,  16);  pontoon  {Spectat.);  reconnoilre  {Spect.,  Young.);  etc. 

4"  Termes  de  modes  et  de  toilette  :  cosmelick  {Tatler,  34);  cotillon  (Gray); 
eau  de  carme,  eau  de  luce  {cit.  dans.  Wright.  Hist.  of  Engl.);  panniers  (id.), 
—  cabriolet  (H.  Walp.;  ce  fut  aussi  une  coiffure  de  femmes). 

5"  Constructions,  Ameublement  :  Barrack  (Swift,  Lett.);  buffet  (Pope,  Mor. 
Ess.);  corridor  (Addis.);  sofa  {Guardian,  167). 

6°  Société  :  cœnobit  (Gibbon);  (id.),  charlatan  (Tatler);  créole  (Johns.); 
devotee  {Spect.  et  Tatler)  ;  excursion  (Pope,  Ess.  on  Critic.)  ;  exubérant  (Thoms. 
Seas.);  imperturbable  (Ash's  Dict.  17 53);  inadmissible  (Burke);  nonsense 
{Spect.);  pirouette  (Bail.  Dict.  17oi);  prude  (Pope,  Spect.,  Tatler);  prudei'ie 
{Spect.);  suicide  (1749,  tr.  de  Monlesq.  Spir.  of  Laios). 

1°  Philosophie;  sciences,  etc.  :  adéquate  (Johns. 's  Rambler);  to  aggrandize 
(Young.);  to  appreciate  (Gibb.);  arid  (Swift.  Baille  of  Books);  avalanche  {fin 
du  XVHl°);  configuration  (Locke,  H.  Und.);  to  convoke  (W.  Temple);  déca- 
dence (Goldsm.  Citiz.  of  W.);  to  décompose  (Bail.  dict.  17 oi);  to  dérange 
/1795  ;  condamné  comme  gallic.)  ;  elasticity  (Pope.  Dune.)  ;  inadvertance 
(Bail.  Dict.  1761);  junction  (Addis.);  nonplus  (Locke);  resvery  (id.j;  timid 
(Pope.  Prol.  to  Sat.);  torsion  (Johns.);  vague  (Locke)  (etc.). 

8°  Cuisine  :  chocolaté  (Pope,  Addis.)  ;  condiment  {Spect.)  ;  haricot  (de  mouton), 
cervelas  (Phill.  Kersey.  1706-1713). 

Le  français  en  Russie.  —  On  sait  comment  le  tsar  Pierre  a  pour  ainsi 
dire  précipité  son  empire  vers  la  culture  occidentale;  Elisabeth  et  Catherine 
continuèrent,  avec  celte  différence  que  leurs  modèles  furent  plus  exclusi- 
vement français.  L'importation  brusque  qui  introduisait  en  Russie  non 
seulement  des  œuvres  d'art,  mais  des  artistes,  non  seulement  la  science  et 
les  lettres,  mais  des  savants  et  des  écrivains,  voire  des  médecins,  des 
industriels,  n'était  possible  qu'à  condition  d'importer  la  langue  elle-même. 
Éhsabeth  l'avait  apprise  dès  lenfance  et  la  possédait;  on  vit  bientôt  qu'elle 
l'aimait.  Aux  représentations  des  pièces  traduites  du  français  succédèrent 
des  représentations  en  français  de  la  troupe  de  Sérigny,  qui,  choyée,  par- 
tageait avec  les  acteurs  italiens  la  jouissance  d'un  théâtre  dont  les  acteurs 
russes,  misérables,  étaient  exclus.  Les  courtisans  reçurent  l'ordre  d'assister 
aux  spectacles,  sous  peine  d'amende  (1742).  Il  n'en  fallait  pas  tant  pour 
que  leurs  inclinations  fussent  déterminées  et  qu'ils  se  missent,  eux,  ou  du 
moins  leurs  enfants,  en  état  de  comprendre.  Dès  lors  on  voit  affluer  à 
Paris  de  jeunes  Russes,  pour  qui  on  est  obligé  de  bâtir  une  chapelle  ortho- 
doxe. Catherine  II,  élevée  par  une  dame  réfugiée,  ^I'""  Gardel,  loin  de  réagir 
contre  ces  tendances,  les  accentua,  étendant  aux  femmes  mêmes  dont  elle 
organisait  l'éducation,  l'influence  française.  L'institut  Smolnyi,  où  480  jeunes 
filles  nobles  étaient  élevées,  fut  mis  sous  la  direction  d'une   Française, 


HISTOIRE  EXTERNE  DE  LA  LANGUE  879 

M"'  Lafond.  L'impératrice  elle-môme  donna  l'exemple  d'écrire  en  français 
des  lettres  (sans  parler  des  mémoires  qu'elle  a  laissés). 

On  eût  pu  s'attendre  à  ce  que,  dans  cet  entraînement  vers  les  choses  de 
France,  la  langue  russe  elle-même  fût  abandonnée  quelque  temps  par  les 
écrivains.  Mais  c'eût  été  évidemment  aller  contre  la  volonté  et  les  désirs 
des  gouvernants.  Catherine,  quoiqu'elle  ne  fût  pas  Russe,  savait  la  langue 
du  pays,  et  la  savait  bien.  Elle  n'a  jamais  ni  projeté  ni  essayé  la  substitution 
d'un  idiome  à  l'autre,  comme  en  Prusse;  tout  au  contraire  :  elle  a  fondé 
une  Académie  exclusivement  réservée  aux  écrivains  russes  (178.'1).  Aussi  les 
meilleurs  auteurs  russes  du  siècle  savent-ils  le  français;  ils  le  parlent,  l'écri- 
vent même  correctement,  se  servent  de  cette  connaissance  pour  faire  passer 
en  russe  Boileau,  Rollin,  Fénelon,  Fontenelle.  Montesquieu,  etc.;  von  Vizine 
s'inspire  directement  des  Confessions  de  Rousseau.  Mais  aucun  d'eux  ne 
compose  en  français,  et  dans  la  liste  que  M.  Ghénnady  '  a  dressée  de 
Russes  qui  ont  écrit  en  français,  on  trouve  des  savants,  des  grands  sei- 
gneurs, pas  un  écrivain  véritable. 

En  revanche  la  langue  russe  est  de  toutes  parts  pénétrée  par  des  élé- 
ments français,  qui  y  font,  comme  eût  dit  Du  Bellay,  l'effet  d'une  pièce 
de  velours  vert  sur  une  robe  de  velours  rouge.  Presque  dès  le  début  on 
s'en  scandalisa,  et  ce  fut  un  des  lieux  communs  de  railler  la  gallomanie 
non  seulement  dans  les  modes,  mais  dans  le  langage.  Soumarokov,  con- 
temporain de  Lomonosov  et  son  rival  dans  ses  fables  -,  dans  son  Plaidoyer 
en  faveur  de  la  langue  russe,  regrette  «  qu'elle  aille  sans  cesse  s'altérant 
sous  l'influence  des  vocables  étrangers  »,  et  il  demande  la  «  création  d'une 
réunion  savante  et  littéraire  dans  laquelle  des  écrivains  de  talent  s'occupe- 
raient delà  pureté  de  la  langue  russe  ».  Catherine  I!,  tout  en  correspondant 
avec  Voltaire  et  en  aidant  Diderot,  a  raillé  elle  aussi  les  petits-maitres  qui 
par  snobisme  parsemaient  leur  conversation  d'e.xpressions  françaises.' 
Dans  la  Fête  de  M.  Vortschalkine  c'est  Firliouflouchkov  qui  joue  ce  rôle 
ridicule.  L'impératrice  est  du  reste  revenue  à  ce  sujet  dans  les  revues 
auxquelles  elle  collaborait.  Après  s'être  moquée  du  jeune  homme  qui,  pom* 
avoir  été  en  France,  estropie  mots  et  syllabes,  prenant  en  dégoût  sa  langue 
maternelle,  elle  conseille  non  seulement  de  ne  plus  rien  emprunter,  mais  de 
substituer  aux  mots  étrangers  des  mots  russes.  Von  Vizine  ne  manqua  pas 
de  poser  la  question  quand,  dans  le  Brigadier,  il  mit  en  présence  «  jeunes 
et  vieux  Russes  ».  Ivan,  ayant  •  tout  son  esprit  attaché  à  la  couronne  de 

1.  Dresde,  1874.  Dans  ce  catalogue,  je  relève,  nu  xvin"  siècle,  BelonseLsky- 
Be/ojersfcy  (1732-1809),  qui,  après  des  traités  de  musique  et  de  philosophie,  piildie 
les  Poésies  françaises  d'un  prince  élranf/er,  Dresde.  1789.  Mais  il  est  à  noter  que 
l'aiileiir  vil  à  Dresde,  où  il  représente  le  gouvernement  russe;  Domaschnef,  de 
l'Académie  russe  des  sciences  :  Discours  sur  Vimpor lance  de  V histoire  (29  déc.  1776)  ; 
Koiirakine  (prince  Alex.  Borissovilch  (1731-1818)  :  Souvenirs  d'un  voyage  en  Hol- 
lande et  en  Angleterre,  1770-1772  ;  Narischkine  (Alex.  Vassilievitch)  :  Qwe/çuei 
idées  (lu  passe-temps,  1792;  Ressouvenirs  sur  la  Russie,  écrits  entre  Aix-la-Chapelle 
et  Spa,  1792;  Grég.  Orlov,  Lettre  à  J.-J.  Rousseau,  publiée  dans  les  Mémoires  de 
Rarhaumont,  Londres.  1777;  Repnine  (prince  Nicolas  Vassilievitch,  1734-1801)  : 
Le  fruit  de  la  grâce,  1799;  Schoiivalor  (comte  André  Petrovitch),  Êpitre  à  Sinon, 
1774.  Razoumovsky  (comte  Grég.,  1738-1830)  établi  en  Suisse,  qui  a  laissé  divers 
ouvrages  de  sciences  naturelles. 

2.  Voir  les  extraits  dans  Louis  Léger,  La  littéralure  russe,  Paris,  Armand  Colin 
et  G".  Ce  livre  m'a  beaucoup  servi  dans  toute  la  rédaction  de  ce  paragraphe. 


880  LA  LANGUE  FRANÇAISE  AU  XVIir  SIÈCLE 

France  »,  quoique  son  corps  appartienne  à  la  Russie,  ne  peut  pas  manquer 
de  semer  ses  répliques  de  «  je  m'en  moque  »,  de  t  galant  homme  »,  et 
d'une  foule  de  mots  dont  les  équivalents  existent  en  russe  :  respecter, 
parier,  etc.,  mais  dont  il  a  contracté  l'habitude  en  compagnie  d'un  cocher 
français  qui  a  été  son  instituteur. 

Novikov,  le  créateur  de  la  librairie,  dans  les  journau-t  qu'il  dirigea,  le 
Bourdon  et  le  Peintre,  exploita  la  même  veine,  et  railla  la  manie  imprudente 
de  confier  ses  enl'anls  à  des  «  outchitels  »,  débarqués  par  masses,  la  plupart 
gueux  dans  leur  pays,  dont  on  ne  sait  rien.  Mais  tant  que  Tinfluence  de  la 
littérature  classique  resta  prépondérante  en  Russie,  aucune  réaction  sérieuse 
ne  pouvait  se  marquer.  Cette  inlluence  baisse  sensiblement  dans  les  der- 
nières années  du  wiiP  siècle,  au  profit  d'autres  influences  étrangères.  En 
même  temps  l'émancipation  se  prépare.  Karamzine  (1760-1820),  lui,  écrit 
deux  langues  bien  distinctes  ;  il  commence  comme  ses  prédécesseurs  par  gal- 
liciser.  Dans  la  seconde  période  de  sa  vie,  il  épure,  au  contraire,  sa  langue 
des  éléments  étrangers,  en  même  temps  qu'il  la  débarrasse  d'une  surabon- 
dance de  mots  slavons.  Encore  Chichkov  et  le  célèbre  Krylov  (1768-1844) 
ont-ils  raillé  sa  manière  d'écrire.  Ce  dernier,  dans  la  Leçon  à  mes  filles,  a 
donné  une  édition  russe  des  Précieuses  ridicules.  Un  des  travers  de  ces 
jeunes  filles  reste  toujours  l'amour  du  gallicisme,  et  leur  père  en  est  réduit 
à  les  enfermer  en  leur  défendant  de  prononcer  un  mot  de  leur  cher  fran- 
çais. Ces  satires,  un  changement  de  goût,  les  événements  politiques  alTran- 
chirenl  au  commencement  du  xix®  siècle  la  langue  russe  littéraire  de  la 
pénétration  française.  Rien  ne  détruisit  dans  la  société  l'habitude  de  consi- 
dérer notre  idiome  comme  un  instrument  unique  de  culture,  d'études  et  de 
relations,  et  de  le  cultiver  comme  tel. 

Je  donne  ci-dessous,  à  titre  d'exemples,  quelques  mots  français  qui 
avaient  été  exportés  en  Russie  : 

1°  Mots  qui  ont  paru  au  xviii°  siècle  et  qui  n'existent  plus  :  Abdikouyet 
(il  abdique.  Cant.  1741.  Lef.  à  Vemp.  Iv.  Antonovitch)  :  approbovat  (approu- 
ver, Cant.  Let.  de  Londres  à  Vimp.  Anna,  1735);  arestovaniye  (arrestation, 
Cant.  Let.  de  Par.  1741);  assembleya  (1718,  Vedomosli  de  P.  le  Grand); 
attentsione  (attention,  Cant.  Let.  de  Lond.);  avantage  (Cant.  Let.  de  L.  1738); 
bonne  sanc  (bon  sens,  cité  par  Soumar.  Sup.  des  mots  ctr.];  balaliya  {Vedo- 
mosti,  1728);  distraktsiya  (distraction,  Cath.  II.  Let.  au  comte  Orl.  1770); 
devotsiya  (dévotion,  Cant.  Let.  à  Vemper.  Ivan  Antonovitch,  nil);  exer- 
cilsii  [Vedom.  de  Moscou,  1756);  expressiya  (expression,  Vedom.  St-Pétersb., 
1748);  electorskiye  (électorales,  Cant.  Let.  à  Vemp.  Iv.  Anton.);  /esteine 
(festin,  Rescr.  de  l'impér.  Elisabeth  au  pr.  Cantemir,  1742);  impressiya 
(impression.  Cant.  Let.  à  Ostermann,  1735);  indiferenlvo  (indifférent,  Cant. 
Let.  à  Vimp.  In.  Antonovitch,  1741);  pensi/"  (Soumarok.,  Suppr  d.  mots  étr.); 
passiya  (passion,  Ib.) 

2°  Mots  qui  ont  été  importés  au  xviii"  siècle  et  qui  sont  encore  en  usage  : 
akte  (Imp.  Cath.  11.  Rescrit  au  comte  Orlov,  1770);  anfilada  (enfilade,  Sou- 
mar. Prot.  Ab.  labor.)  ;  appartainent  (appartement  élégant,  Cant.  Let.  de  Paris 
à  Vimp.  Anna  Ivanovna,  1739);  attakouyet  (il  attaque,  Orlov.  Let.  à  Cath.  II, 
1777),  blohirovat  (bloquer,  Cath.  II,  Rescr.  au  comte  Greg.  Orlov,  1770), 
brochure  (Cath.  II.  Instr.au  pr.  Soltikov,  13  mars  1784);  commertsiya  (com- 
merce, 1"  n°  du  Vedom.  de  Moscou,  1756);  copiya  (copie;  Lomonosov,  Let. 


HISTOIRE   EXTERNE  DE  LA  LANGUE  881 

au  comte  Schouvat.  1753);  contserte  (concert,  Trediakovsky,  trad.  de  Tulle- 
mont,  Voy.  à  file  d'amour,  ou  la  clef  des  cœurs,  1730);  curiosnyi  (curieux, 
Vedom.  de  Petcrsb.,  1748),  delicatno  (délicatement,  Soumarok.  Suppr.  d. 
m.  ctr.,  1759);  déaerteur  (Ib.),  descente  (Cath.  Let.  à  Orlov  de  1770);  déta- 
chement (Cath.  Il,  Ri.'ser.  au  c.  Greg.  Orlov,  1770);  dispositsiya  (disposition, 
Ib.);  dokumcnt  (document,  /6.);  exempliare  (exemplaire.  Feuilles  volantes 
manuscritts,  1703j;  équipage  (Gant.  Let.  de  Lond.,  1732),  familiarno  (Tre^ 
diakovsky,  trad.  de  Tallemont,  il^(i);  garantiya  (garantie,  Gant.  Let.  à 
Vcmp.  Iv.  Anton.,  1741);  gouvernantka  (gouvernante,  blâmé  par  Soumap. 
Sup.  d.  mots  étr.). 

11  faut  ajouter  enfin  qu'on  trouverait,  dans  les  auteurs  russes  duxvni"  siècle, 
des  traces  marquées  de  Tinlluence  de  la  syntaxe  française.  Gantemir  écrit  : 
Tchto  one  vesma  neterpelivo  ogidaet  menia  vidiet  =  qu'il  attend  avec  beaucoup 
d'impatience  de  me  voir.  Les  mots  menia  vidiet,  me  voir,  sont  dans  l'ordre 
français;  le  russe  dirait  vidiet  menia  {Let.  à  Elis.,  Paris,  1742).  Assez  sou- 
vent on  voit  le  participe  employé  à  la  française.  Lomonosov  commence  en 
1753  une  phrase  par  :  Ne  khotia  vas  oscorbit  :  ne  voulnnt  pas  vous  offenser... 
il  faudrait  une  phrase  conjonclionnelle,  etc.  ;  Matvcef,  dans  une  lettre  écrite 
de  Paris,  1705,  use  de  être  là  où  le  russe  ne  le  met  pas  :  Carol  iest  vélikago 
rosta  :  le  roi  est  grand  de  taille,  etc. 

Le  français  en  Espagne.  —  Jusqu'à  l'établissement  de  la  dynastie  fran- 
çaise en  Espagne,  pour  des  raisons  politiques  et  littéraires  très  claires,  les 
Français  ont  beaucoup  plus  appris  l'espagnol  que  les  Espagnols  le  français; 
le  nombre  seul  des  livres  dont  ces  derniers  eussent  pu  s'aider  le  dit  assez. 
Point  de  grammaire  française  avant  15G5',  et  les  livres  qui  paraissent 
jusqu'à  la  lin  du  xvii®  siècle  sont  insignifiants,  comme  nombre  et  comme 
valeur. 

Vers  1700  tout  est  renversé.  La  monarchie  espagnole  est  en  pleine  déca- 
dence, le  mouvement  littéraire  y  est  plus  que  médiocre,  pendant  que  la 
France  atteint  à  son  apogée.  L'arrivée  d'une  cour  en  partie  française  vint 
ajouter  à  cet  ascendant.  Tout,  dit  Quintana,  concourait  alors  à  nous  amener 
à  suivre  la  trace  des  Français  :  notre  cour,  en  quelque  façon  française,  le 
gouvernement,  qui  suivait  les  maximes  et  la  conduite  reçues  en  France; 
les  connaissances  scientifiques,  les  arts  utiles,  les  grands  établi-ssements  de 
civilisation,  les  collèges  littéraires,  tout  s'importait,  s'imitait  de  là.  De  là 
venait  le  goût  dans  les  modes,  le  luxe  dans  les  maisons,  le  raffinement 
dans  les  repas;  nous  nous  vêtions,  nous  dansions,  nous  pensions  à  la  fran- 
çaise, et  nous  nous  étonnons  que  les  muses  aient  pris  aussi  quelque  chose 
de  cet  air  et  de  cet  idiome?  Je  ne  déciderai  pas  ici  si  c'est  un  bien  ou  un 
mal;  il  suffit  que  c'est  un  fait  incontestable-. 

1.  A  cette  date  on  trouve  le  livre  de  Baltazar  de  Sutomayor  :  Gramatica  en 
reglas  muy  provecho.tas  y  nece.<sarias  para  aprender  a  leer  y  excrivir  la  iengua 
francesa  confcrida  con  la  castellana.  Inipr.  à  Alcalâ  de  Henares  chez  Pedro  Robley 
y  Francisco  de  Cornellas,  in-8.  Le  nom  de  l'auteur  est  dans  le  privilège.  J'ai 
trouvé  ce  Manuel,  insigniTiant  d'ailleurs,  à  la  Bib.  royale  de  Madrid.  R.  9599. 
Stengel  ne  donne  pas  de  grammaire  française  en  espagnol  avant  162i. 

2.  Introduccion  Uislorica  a  iina  coteccion  de  poexias  caslellanas  (coll.  Ribade- 
neira,  XIX,  1  i6).  Cf.  un  texte  de  D.  Pr.  fiulierrcz  de  los  Rios,  troisième  comte  de 
Fernan  Nufiez,  publié  par  .M.  Morel-Falio,  El.  sur  t'Esp.,  2*  série,  19,  où  il  dit 
pu'il    faut   savoir  le  frani;ais  en  perfection,  tant  à  cause  des  livres  excellents 

Histoire  de  la  i.anuue.  VI.  56 


882  LA  LANGUE  FRANÇAISE  AU  XVIir  SIÈCLE 

Il  ne  faudrait  pas  toutefois  s'imaginer  que  la  langue  devint  pour  cela 
familière  à  une  portion  plus  ou  moins  grande  de  la  nation.  Sans  doute  la 
princesse  des  Ursins  put  faire  donner  des  représentations  françaises  dans 
un  petit  cercle.  Mais  en  admettant  qu'un  assez  grand  nombre  de  Castil- 
lans surent  assez  le  français  pour  les  entendre,  il  parait  y  en  avoir  eu  bien 
peu  à  qui  il  fût  comme  une  seconde  langue  maternelle,  «  Jorge  Pitillas  » 
l'a  dit  plaisamment  de  lui-même  :  «  Je  parle  français  ce  qu'il  m'en  faut 
pour  qu'on  ne  me  comprenne  pas,  ni  moi  non  plus,  et  pour  faire  fermenter 
la  pâte  castillane  ». 

Dès  1726,  Feijoo  posait  la  question  dans  son  Théâtre  critique.  Pro- 
testant contre  les  amoureux  passionnés  de  la  langue  française  qui  la  pré- 
fèrent à  la  leur,  il  établit  un  parallèle  en  forme,  et  discute  successivement, 
avec  beaucoup  de  modération,  du  reste,  laquelle  des  deux  a  plus  de  pro- 
priété, d'harmonie  et  de  richesse.  Dans  la  masse  des  petits  pamphlets  que 
souleva  cette  œuvre,  il  s'en  trouva  un  pour  faire  valoir  les  avantages 
du  français,  qui  est  universel,  et  également  propre  à  l'art  oratoire,  à  l'his- 
toire et  à  la  poésie*.  Mais  à  aucun  moment,  l'orgueil  castillan  ne  lui 
reconnut  une  primauté  quelconque.  A  la  fin  du  siècle,  Capmany,  avec 
beaucoup  plus  de  fougue,  a  recommencé  le  procès  dans  les  observations 
critiques  sur  la  langue  castillane  qu'il  a  mises  en  tête  de  son  Théâtre  histo- 
rico-critique  de  l'éloquence  espagnole  (1786).  Malgré  les  travaux  de  ses 
grammairiens,  de  Vaugclas  à  Condillac,  dit-il  (Capmany  met  parmi  eux  La 
Bruyère),  à  quoi  se  réduit  la  supériorité  de  la  langue  française?  Elle  a  la 
correction,  la  pureté,  l'ordre  (qu'on  pourrait  appeler  plutôt  un  esclavage 
grammatical),  elle  n'a  rien  du  caractère  épique,  rien  du  nombre  oratoire  à 
cause  de  ses  sons  sourds,  de  ses  terminaisons  aigres,  de  ses  monosyllabes 
durs,  de  sa  construction  rigide.  Ni  harmonie  imitative,  ni  mots  composés, 
ni  augmentatifs,  ni  diminutifs,  ni  fréquentatifs,  ni  inchoatifs.  Les  nuances 
(le  mot  est  en  français)  manquent  là  où  elles  abondent  en  espagnol.  Si  les 
mots  des  sciences  et  des  arts  y  existent  en  grand  nombre,  ce  n'est  pas  sur 
ces  éléments  étrangers  d'origine  gréco-latine  qu'il  faut  la  juger.  Elle  les  doit 
à  un  développement  de  la  culture,  et  c'est  sur  leur  fonds  propre,  non  sur  le 
vocabulaire  astronomique,  physique,  hydraulique,  métallurgique,  chimique, 
qu'il  faut  comparer  les  langues;  ce  qui  est  leur,  c'est  le  langage  qu'emploie- 
ront deux  hommes  du  peuple.  Or  là  la  supériorité  de  l'espagnol  est  visible. 
Môme  en  matière  philosophique,  les  écrivains  français  se  tirent  d'affaire 
avec  une  douzaine  de  mots  vagues  qui  leur  permettent  d'esquiver  les  diffi- 
cultés métaphysiques  :  justesse,  nuance,  touchant,  frapper,  marche,  rapport, 
sentiment,  trait  (qui  équivaut  à  action,  acto,  rasgo,  golpe)  et  surtout  esprit 
{aima,  animo,  talento,  ingénia,  agudeza,  viveza,  entendimiento,  capacidad, 
penetrncion,  mente,  esencia,  espirilu).  «  La  multitude  des  livres  français  qui, 
depuis  trente  ans,  ont  inondé  nos  provinces  ont  réussi  surtout  par  la  nou- 

écrits  dans  cet  idiome  que  parce  qu'il  se  trouverait  difficilement  une  capitale  de 
monarchie  ou  de  république  où  le  français  ne  se  parlât,  sinon  mieux,  au  moins 
aussi  bien  que  la  langue  indigène.  Ledit  seigneur  l'écrit  du  reste  fort  mal. 

1.  Annotaciunes  al  teatro  critico...  del  R""'  Padre  Fray  Benilo  Geronimo  de 
Feijoo  que  da  a  luz  don  Domingo  Pargas  Zuendia  y  Gozan,  1727  (Bib.  Nat.,  Z. 
2408B— 2),  p.  20  :  •  Que  expressiones  no-  tiene  (la  lengua  francesa)  para  la  Ora- 
toria,  que  naturalidad  de  vozes  para  la  Historia,  que  suavidad  para  la  Poesia  ». 

2.  Madrid,  Ant.  de  Sancha,  in-S,  S  vol.,  cxxui  et  suiv. 


HISTOIRE  EXTERNE  DE  LA  LANGUE  883 

veaulé,  la  méthode,  le  goût,  et  le  style  des  auteurs;  ce  ne  sont  pas  des 
mérites  de  l'idiome'.  » 

Si  le  français  ne  semble  jamais  avoir  été  naturalisé  en  Espagne,  il  y  a 
cependant  été  considéré,  au  moins  en  fait,  depuis  le  xviii®  siècle,  d'une 
manière  à  peu  près  constante,  comme  un  instrument  indispensable  de  cul- 
ture. Il  a  été,  comme  toutes  les  choses  de  France,  de  mode,  et  devenu  par 
là  plus  ou  moins  familier  à  une  foule  de  gens,  il  a  profondément  agi  sur 
l'idiome  indigène.  Ce  serait  toute  une  histoire  à  faire  que  celle  de  la  guerre 
contre  les  franciseurs.  Feijoô  commence,  raisonnablement  comme  toujours  ^. 
Jorge  Pitillas  en  plaisante  dans  sa  «  Satire  »,  le  Diario  de  los  literatos  ren- 
ferme une  attaque  très  vive  contre  le  traducteur  du  Mercure  historique  et 
poHlique,  qui,  faute  de  comprendre  le  français  et  de  savoir  le  castillan, 
écrit  des  choses  comme  un  desierto  de  cristal  {=:  un  désert  de  cristal!), 
segun  el  grado  de  su  consciencia  (selon  le  degré  au  lieu  de  selon  le  gré)  (VII, 
234  et  s.). 

Mais  c'est  surtout  dans  la  deuxième  moitié  du  siècle  que  les  gallicisants 
deviennent  l'objet  des  railleries.  Le  P.  Isla  dans  le  Praij  Gerundio  (part.  II, 
8),  qui  rappelle  par  quelque  endroit  Rabelais,  introduit  son  écolier  limou- 
sin. C'est  Don  Carlos,  originaire  d'une  ville  près  de  Campazas  et  qui,  arri- 
vant de  la  cour,  écorche  non  plus  le  latin,  mais  le  français.  Cadalso  a  fait 
de  la  même  manie  le  sujet  de  la  trente-cinquième  de  ses  Letlns  maro- 
caines^. Une  lettre  de  la  sœur  de  Nuno  arrivée  à  Burgos,  à  une  de  ses 
amies,  est  demeurée  incompréhensible  pour  lui,  quoiqu'il  soit  espagnol 
«  sur  toutes  les  coutures*».  Si  ces  changements  continuent,  tous  les 
aveugles  pourront  vendre,  avec  l'almanach  un  annuaire  du  langage  :  Voca- 
bulaire nouveau  à  l'usage  de  ceux  qui  veulent  se  comprendre  et  s'expliquer 
avec  les  gens  de  mode,  pour  Vannée  1700  et  tant,  et  les  suivantes...  Iriarte, 
dans  ses  fables  littéraires  '.  en  a  consacré  une  à  la  gallomanie  :  Les  deux 
perroquets  et  la  pen'uche,  avec  cet  argument  :  «  Ceux  qui  corrompent  leur 

1.  Toutes  ces  idées  sont  reprises  dans  le  Nuevo  Diccionavio  francés-espanol, 
Madrid.  Sancha,  1805.  Prologue. 

2.  Pass.  cité.  Cf.  dans  les  OEuv.  chou.,  coll.  Ribaden.,  36,  p.  507,  une  dissertation 
sur  le  néologisme,  où  il  indique  lui-même  ce  qu'on  peut  prendre  au  français: 
certains  mots  abstraits  et  des  participes. 

3.  Écrites  vers  llôS,  |)ubliées  en  1793.  Cf.  Los  Erudilos  a  ta  Violeta,  78,  82. 
Bibl.  Nal.  Z.  44  691,  in-12". 

4.  Elle  commence  :  Iloy  no  ha  sido  dia  en  mi  apartamento,  hasta  mediodia  y 
mcdio.  Tome  dos  tazas  de  lé;  puseme  mi  désabillé  y  bonele  de  noche;  hice  un 
tour  en  mi  jardin;  lei  cerca  de  ocho  versos  del  segundo  acto  de  la  Zaira.  Vino 
Mr.  Labauda;  empecé  mi  toeleta,  no  estuvo  el  abate.  Mandé  pagar  mi  modista,  etc. 
Tout  est  barbare  là  dedans,  le  tour  el  les  mots.  —  Ce  mediodia  y  medio,  ce  no  ha 
sido  dia  me  rendait  fou,  dit  Nuno.  Pour  le  fjonete,}e  n'ai  jamais  pu  comprendre 
quel  usage  il  pouvait  avoir  sur  la  tête  d'une  femme  {Bonele  en  espagnol  se  dit 
uniquement  du  bonnet  des  dDcteiirs.  prôlivs,  elc). 

Isla  a  fait  (passage  cité)  une  parodie  du  même  genre.  Voici  le  jargon  d'une 
dame  :  •  Un  hombre  de  caràcler  luvo  la  bondad  de  venirme  à  buscar  à  mi  casa 
de  campafia,  y  por  cierlo  que  à  la  liora  me  hallaba  yo  en  uno  de  los  aparla- 
mienlos  que  esUin  à  nivel  con  el  parterre.  -  El  elle  ne  sait  pas  parler  le  français! 
Ce  sont  des  bribes  qu'elle  a  ramassées  dans  des  livres. 

3.  Coll.  Ribaden.,  63,  p.  6.  Cf.  la  fab.  39,  p.  13,  qui  commence  : 

De  fraso  pxtranjora  ol  mal  pcgadizo 
Iloy  a  nuostro  idioina  ffravompnto  aqaeja 

et  aussi  la  Sehorila  mal  criada  (\,  se.  10). 


884  LA  LANGUIE  FRANÇAISE   AU  XVIir  SIECLE 

langue  n'ont  point  d'autre  revanche  que  d'appeler  puristes  ceux  qui  la 
parlent  avec  propriété,  comme  si  cette  qualité  était  une  tache  >.  Forner,  en 
parlant  des  vices  de  la  poésie  de  son  temps,  dans  une  satire  qui  fut  cou- 
ronnée par  l'Académie,  ne  manque  pas  de  déplorer  «  le  temps  où  le  dia- 
lecte de  Tolède  s'étudie  dans  des  lectures  françaises  ».  Et  dans  la  €  Satire 
Ménippée  »  posthume  qui  porte  le  titre  de  Obsèques  de  la  tangue  castil- 
lane, il  déplore  que,  sous  le  torrent  de  la  littérature  qui  vient  de  France, 
«  les  Espagnols,  comme  les  autres  peuples,  au  lieu  d'apprendre  seulement 
les  choses,  la  méthode  et  les  procédés,  changent  les  locutions  françaises 
en  castillanes  ». 

Villaroel  fait  déjà  un  pas  de  plus,  et  écrivant  à  un  ministre  de  Ferdi- 
nand Vi,  il  sent  que  la  domination  de  la  muse  française  en  prépare  une 
autre  :  «  Quand  viendra-t-il,  le  jour,  imprudente  Espagne,  où  tu  compren- 
dras qu'on  affile  contre  toi  le  couteau  sur  tes  propres  pierres'?  »  Ce  patrio- 
tisme a  trouvé  un  représentant  des  plus  ardents  dans  le  même  Capmany 
dont  j'ai  déjà  parlé.  Dès  1801,  s"il  faut  en  croire  ce  qu'il  a  dit  lui-même 
dans  sa  brochure  Centinela  contra  Franceses,  il  aurait  déjà  posé  dans  les 
journaux  de  Madrid  (16,  17  et  18  septembre)  cet  axiome  :  «  Toute  nation  qui 
vit  énamourée  d'une  autre  est  déjà  à  demi  vaincue...  Ce  qui  fait  une  nation, 
c'est  l'unité  des  volontés,  des  lois,  des  mœurs,  de  l'idiome  qui  les  unit  et 
qui  les  maintient  de  génération  en  génération.  C'est  dans  cette  considéra- 
tion, ajoute-t-il,  que...  j'ai  prêché  tant  de  l'ois  dans  tous  mes  écrits  et  mes 
conversations  contre  ceux  qui  corrompent  la  langue.  Mon  objet  était  plus 
politique  que  grammatical.  •^  » 

En  tout  cas  dans  l'ardente  phiUppique  qu'il  a  intitulée  Centinela  (sept.- 
oct.  1808),  et  dont  il  eut  le  courage  de  faire  porter  une  traduction  au  camp 
impérial,  il  revient  à  l'idée  de  régénérer  l'Espagne  en  purifiant  les  lèvres 
aussi  bien  que  le  cœur.  Quiconque  a  lu  des  livres  espagnols  de  ce  siècle 
sait  que  si  l'Espagne  a  recouvré  à  ce  moment  son  indépendance  poli- 
tique, elle  n'est  pas  parvenue  à  la  restauration  du  «  castillan  légitime  » 
que  rêvaient  les  Capmany  et  les  Garces.  Il  n'y  a  pas  lieu  d'étudier  ici  les 
causes  de  la  décadence  de  l'influence  française.  Cette  influence  n'a  jamais 
cessé  ^. 

Ainsi,  si  au  delà  des  Pyrénées  les  avis  ont  été  partagés  sur  la  valeur  de 
la  littérature  française  et  sur  l'utilité  qu'il  y  avait  à  s'en  inspirer,  tout  le 
monde  à  peu  près,  de  Luzan  à  Huerta,  a  été  unanime  à  se  plaindre,  sui- 
vant une  expression  un  peu  imprévue  du  P.  Isla,  que  la  langue  fût  atteinte 
du  «  mal  français  »  au  point  que  «  le  mercure  du  discret  pharmacien  ne 
l'en  pût  guérir  ».  Tous  aussi  sont  unanimes  à  désigner  les  coupables,  savoir 
les  traducteurs  et  les  journalistes.  Sans  doute,  il  y  a  de  la  faute  des  petits- 
maîtres  et  des  petites-maîtresses.  Mais  qui  leur  a  gâté  le  goût?  Les  gazettes 
et  l'armée  des  faméliques  et  des  charlatans  attaches  à  faire  passer  au 

i.  Coll.  Ribad.,  vol.  63,  p.  394.  CI',  p.  389. 

2.  P.  76  et  72,  110,  119  de  l'édition  de  Séville,  Imprenla  real,  1810. 

3.  Capmany  a  laissé  un  Art  de,  traduire,  et  un  Dictionnaire  fr.-espagnol  dont 
j'ai  déjà  parlé.  Le  jésuite  don  Gregorio  Garces  a  écrit  deux  volumes  :  Fundamenlo 
del  vigor  y  elegancia  de  la  lenguo  castellana  qm  a  été  imprimé  aux  frais  de 
l'Académie.  Madrid,  V"  de  Ibarra,  1791.  C'est  un  recueil  du  langage  châtié.  Dans 
le  prologue  (I,  xui)  l'auteur  se  plaint  aussi  des  gallicismes. 


HISTOIHE  EXTERNE  DE  LA  LANGUE  88S 

hasard  en  méchant  espagnol  les  œuvres  françaises,  mauvaises  ou  bonnes. 

Néanmoins  tout  le  monde  a  été  pris  de  la  contagion.  Le  contradicteur  de 
Feijoô  lui  fait  déjà  remarquer  qu'il  dit  cspectro  pour  fantasma,  et  tablo  pour 
mesa.  Melende/.,  qui  archaïse,  mêle  inconsciemment  des  mots  étrangers  <à 
ses  vieux  mots.  Kl  le  farouche  Capmany  lui-même,  qui  voit  un  peu  partout 
des  gallicismes,  même  dans  des  expressions  comme  à  la  redonda,  qui  est 
dans  Cervantes,  se  laisse  aller  à  signaler  le  besoin  qu'on  aurait  de  certains 
mots,  parmi  lesquels  il  s'en  trouve  de  tout  français  :  patriôtico,  patriolismo 
protcstantismo,  /)«rjsfrt,  purismo,  rigorista,  suprcmacia,  territorial  '. 

Il  y  a  en  espagnol  des  gallicismes  très  anciens  :  forja  (Lope  de  Vega), 
assemblen  (Baren  de]  Soto,  A.).  On  en  peut  citer  toute  une  catégorie.  Ce 
sont  les  termes  d'étiquette,  venus  avec  la  maison  de  Bourgogne  :  varlct- 
servant,  contralor,  grcficr,  sumillcr,  fritticr,  saitsirr,  guardamanxier,  gcnfilcs- 
hombres  de  la  boca  '-.  Mais  ils  ne  semblent  jamais  être  sortis  du  petit  cercle 
de  la  cour.  Il  y  a  aussi  nombre  de  ternies  militaires  :  bagage,  bai/oncta, 
brocha,  convoij,  derrota,  equipar,  fortin,  qui  sont  dans  la  première  édition  du 
Dictionnaire  de  l'Académie  (1T2G)  et  qui  appartiennent  déjà  au  xvn«  siècle. 

Au  xviii''  siècle  on  trouve  : 

A.  Des  mots  français  :  el  arribo  (l'arrivée.  G.  de  M.  ^,  15  juin  1706),  arma- 
mento  (A.),  azelerada  marcha  (G.  de  M.,  p.  13.3,  non  dans  A.),  complexidad 
(Capmany),  rfe<a//«r  (non  dans  A.),eqiiipaje  (A.  :  mot  récemment  introduit), 
petimetra  (blâmé  par  A.,  litre  d'une  comédie),  piqueté  (G.  d.  M.,  4  mai 
1706,  A.),  resorte  (non  dans  A.),  villaje,  (blâmé  par  Isla),  libertinaje,  libertin, 
satisfaction,  niaximas  *. 

B.  Des  mots  espagnols  à  qui  on  donne  un  sens  français  :  d  favor,  qui 
signifie  à  l'utilité,  à  l'avantage  de,  devient  équivalent  de  à  la  faveur  :  d  favor 
de  la  noche  (Cap.);  hatallones,  qui  signifiait  escadron  de  cavalerie,  passe  au 
sens  de  bataillons  (xvii^  s.),  etc. 

C.  Des  expressions  faites  de  mots  espagnols,  mais  qui  sont  assemblés  sur 
le  modèle  d'une  expression  française  :  ahorrar  la  sangre  (ménager  le  sang. 
Cap-,  non  dans  A.);  hombre  de  facil  aceso  (homme  d'accès  facile;  ib.,  non 
dans  A.);  dones  de  forlunn  {ib.);  en  todos  los  sentidos  (en  tous  les  sens,  ib.); 
a  su  turno  (à  son  tour);  hacer  alusion  (G  d.  Mad..  Felizy  deseado  arribo..., 
sept.-oct.  1706,  p.  \);segun  todas  las  apariencias  {ib.,\l  août  1706,  p.  105); 
ilesalterarse  en  la  corriente  (se  désaltérer  au  courant,  Jdilios  de  Gessner, 
trad.  Madr.,  1727,  p.  llii);  elcvar  la  juventiid  (élever  la  jeunesse.  Ramsay, 

1.  Theatro  hist.  crit.  Obs.  crilic.  ci.xvi. 

2.  Voir  Rodrigue/.  Villa,  Etiquetas  de  la  casa  de  Austtia.  .Madrid,  Mcdina  y 
Navarre. 

3.  G.  de  M. =  Gazelle  de  Madrid;  A.  =  l'Académie,  i"  éd.  du  Dictionnaire;  Ca)». 
signinc  que  le  mol  est  signalé  par  (>apmany  [Arte  île  traduàr).  Il  existe  un  recueil 
de  gallicismes,  mallieureusement  sans  références  historiques  :  Diccionario  de 
yalicismos...,  par  D.  Hafael-.Maria  Barall,  2"  édil.  .Madrid,  Leocadio  Lopez,  1890. 

4.  Dans  sa  Sentinelle  (p.  119),  Cajimany  promcllail  un  recueil  général  des 
termes  empruntés.  Il  ne  l'a  pas  fait,  et  les  mois  auxquels  il  s'en  prend  là  sont 
surtout  ceux  de  la  Hévolution,  ceux  de  ces  gens  (]ui  lui  étaient  odieux  el  (ju'il 
appelle  saôihondos,  ideoloqos  —  filosofos  —  humanislaa  —  polilecnicos  :  réquisition, 
section,  résultat,  autorités  constituées,  ar/enls  du  gouvernement,  fonctionnaires 
publics.  Même  le  mol  cintrai,  ajoule-t-il,  ijuoique  castillan,  m'incommode, 
uniquement  imur  le  voir  employé  on  France  d'établissements  politiques  el  lillé- 
raires  de  leur  folle  Révolution. 


886  LA  LANGUE  FRANÇAISE  AU  XVIH'"  SIÈCLE 

Nueva  Ciropedia,  page  3,  Barcelona,  1739);  a  fondo  (Tertulia  hislorka,  por 
el  D""  Don  Jayme  Ardanaz)  ;  valer  la  pena,  canlar,  tocar,  bailar  a  la  perfec- 
cion,  ejcrcer  el  ministerio  de  la  parola  de  Dios,  darse  la  pena,  las  bellas  letras 
(autant  d'expressions  blâmées  par  Isia). 
D.  Des  tours  syntaxiques  français. 

Déjà  au  XYii"  siècle  jies  écrivains  aussi  purs  que  Quevedo  se  laissent 
aller  à  introduire  des  gallicismes.  Dans  Y  Introduction  à  la  vie  d&vote,  on 
trouve  des  phrases  toutes  françaises  :  Oh  Bios  mio!  por  vos  es  que  yo  he 
sufrido  el  oprobio  y  que  la  confusion  ha  cubierto  mi  rostro  (part.  III,  cap.  7)  : 
C'est  pour  vous  que  j'ai  soullert,  etc. 

Capmany  a  relevé  nombre  de  semblables  imitations.  Il  blâme  le  déplace- 
ment de  l'épilhète  :  El  concuno  utonito  se  quedô  en  sitencio  pour  atônito  et 
concurso...  '  ;  l'emploi  de  l'article  avec  les  noms  propres  de  pays  :  inundan 
la  Espana  de  traducciones  ;  la  substitution  des  nombres  cardinaux  aux  ordi- 
naux :  El  papa  Juan  veintidos,  le  développement  du  participe  présent  en 
guise  d'adjectif,  si  commode  en  français  :  fatigante,  edificante,  etc. 

Il  y  aurait  beaucoup  à  chercher  dans  ce  sens.  La  phrase  espagnole  se 
transforme  au  xviii"  siècle  et  Cadalso,  dans  le  passage  cité  plus  haut,  se 
moque  visiblement  de  ce  style  coupé,  à  la  française  :  Tome  dos  tazasde  té; 
puseme  mi  desubillé  y  honete  de  noche;  hice  un  tour  en  mi  jardin.  C'est 
autant  l'allure  que  les  mots  qui  sont  choquants.  Mais  même  là  où  elle  reste 
périodique,  la  phrase  perd  son  caractère  propre,  elle  devient  plus  ordonnée, 
plus  régulière,  rejette  la  surabondance  des  que  et  des  y,  des  conjonctions, 
des  gérondifs  greffés  les  uns  sur  les  autres,  se  rapproche  en  somme  de  la 
période  française  des  classiques.  Est-ce  entièrement  par  une  évolution 
spontanée'?  Cela  parait  très  douteux-. 

Le  français  en  Italie.  —  Dans  un  écrit  polémique  publié  à  la  fln  du 
siècle  dernier  par  un  Allemand,  Frédéric  Haupt^,  et  destiné  à  guérir  l'Italie 
de  la  gallomanie,  se  trouvent  déjà  observées  les  principales  causes  qui 
avaient  amené  l'Italie  à  subir  une  influence  qu'elle  avait  jusque-là  exercée. 
Il  est  facile  d'apercevoir  les  causes  politiques  :  ascendant  de  la  puissance 
française,  morcellement  complet  de  l'Italie,  domination  des  Bourbons  à 
Naples  et  à  Parme,  des  princes  lorrains  en  Toscane.  En  liltérature,  infério- 
rité visible  :  pendant  que  les  modèles  français  brillent  de  tout  leur  éclat,  le 
bon  goût  s'est  perdu  en  Italie  avec  les  Guarini  et  les  Marini*;  la  science 
italienne  est  tombée  à  rien.  Les  modèles  italiens  sont  très  grands,  mais  ils 
sont  lointains  et  archaïques;  tandis  que  les  idées  modernes,  si  chères  aux 
Italiens,  ont  les   Français  pour  organes.  Comment  dès  lors  les  Italiens, 


1.  Isla  raille  ceux  qui  disent  el  santo  padve,  pour  padre  santu. 

2.  L'étude  sur  ces  gallicismes  devrait  être  poursuivie  surtout  daus  les  jour- 
naux du  siècle  dernier.  Je  n'ai  pu  les  avoir  à  ma  disposition.  J'aiirais'voulu 
également  consulter  Capmany  :  Comnien/arw  con  f/losas  criticas  y  joco-serias 
sobre  la  nucva  traduccion  castellana  de  las  Aventuras  de  Teléniaco  publicada  en 
la  GazeLa  de  Madrid  da  do  de  mayo  de  1"'J8. 

3.  Letlera  di  un  Tedesco  suit'  infranclosamenlo  délia  linrjua  italiana  con  note 
di  Pietro  Fanfani.  Firenze,  1871.  Elle  avait  paru  en  1798,  à  Lausanne. 

4.  Algarotti  a  très  bien  démêlé  ces  causes  d'infériorité  linguistique,  dans  sa 
Préface  du  Dialogue  sur  l'optique  de  Newton.  ■■  Nous  avons,  dit-il,  des  auteurs 
d'un  siècle  fort  reculé  que  nous  regardons  comme  classiques;  mais  ces  auteurs 
sont  parsemés  de  tours  alTeclés  et  de  mots  hors  d'usage.  Nous  avons  un  pays 


HISTOIRE  EXTERNE  DE  LA  LANGUE  887 

sans  nationalité,  sans  unité  de  langue  par  la  faute  de  la  concurrence  des 
dialectes,  portés  du  reste  par  caractère  à  se  dénationaliser  à  l'étranger, 
résisteraient-ils  à  se  laisser  envahir  par  une  langue  facile  pour  eux,  et  dont 
la  connaissance  est  si  avantageuse?  Une  foule  de  faits  montrent  que,  même 
en  dehors  des  villes  gouvernées  par  des  Français,  où  naturellement  nos 
compatriotes  abondaient',  notre  langue  était  familière  à  beaucoup  d'Ita- 
liens. En  Piémont,  dit  une  lettre  de  1780,  l'introduction  de  l'exercice  et  des 
manœuvres  à  la  française  le  rend  avec  d'autres  causes  familier  aux 
hommes  *.  Suivant  de  Brosses,  les  dames  de  Bologne  parlaient  français 
presque  toutes,  et  citaient  couramment  Racine  s.  A  Rome,  dit  Voltaire, 
peut-être  ce  jour-là  quelque  peu  intéressé  à  flatter  un  pape  qui  agréait  ses 
dédicaces,  non  seulement  Benoit  XIV,  mais  des  cardinaux,  l'écrivent  comme 
s'ils  étaient  nés  à  Versailles  *.  A  Naples,  vers  1770,  des  troupes  françaises 
commencent  à  passer.  On  les  suit  livre  en  main,  et  le  théâtre  ressemble  à 
une  école.  En  1787,  l'habitude  est  prise,  et  une  troupe  permanente,  dirigée 
par  Delorme,  joue  en  français,  là  où  vingt  ans  auparavant,  suivant  Grimm, 
elle  serait  morte  de  faim  ^. 

Au  reste,  il  n'est  peut-être  aucun  pays,  dont  autant  de  nationaux  aient 
quitté  la  langue  pour  écrire  en  français.  Je  ne  veux  pas  parler  de  ceux  qui  à 
vrai  dire  sont  devenus  tout  français,  comme  Lagrange  (né  à  Turin,  1736),  ou 
à  moitié  français,  comme  Louis  Riccoboni  et  sa  femme,  Cerutli,  Visconli,  les 
Cassini,  etc.  Mais  les  autres  sont  encore  très  nombreux;  je  citerai  les  éco- 
nomistes et  les  politiques  :  P.  Verri  et  plus  tard  Gorani,  le  célèbre  abbé 
Galiani,  dont  la  prose  a  mérité  les  éloges  de  Diderot  et  depuis  de  Sainte- 
Beuve,  l'astronome  Piazzi,  le  médecin  Paolo  Mascagni,  le  diplomate  Domi- 
nique Caraccioli,  le  célèbre  Golden i,  enfin  Casanova,  dont  les  Mémoires  ne 
sont  que  trop  connus. 

Quelques  cas  sont  particulièrement  intéressants.  Ce  sont  ceux  des 
hommes  comme  Barelti,  qui  combat  les  gallomanes,  et  écrit  pourtant  en 
français  aussi  bien  qu'en  anglais  *.  Alfieri  cédait  aussi  à  une  sorte  de 
force  supérieure.  Il  avoue  qu'en  177G  il  fut  obligé,  pour  se  défaire  de 
l'obsession  du  français,  de  s'interdire  toute  lecture  française  et  de  partir  en 
Toscane  (Vie,  p.  223  et  s.).  Jusque-là  il  se  traduisait  en  itaUen. 

D'autres,  qui  n'avaient  pas  les  mêmes  raisons  que  lui  de  résister,  suivirent 
la  tendance.  Alberto  Forlis  de  Vicence,  pour  mériter  «  l'attention  d'un  plus 
vaste  public  »,  refondit  en  français  ses  Mémoires  pour  senir  à  V histoire 
naturelle  (Paris,  Fuchs,  1802).  Et  on  pourrait  citer  d'autres  exemples  où 

où  la  langue  est  plus  pure  que  dans  aucune  autre  contrée  de  l'Italie,  mais  ce 
pays  ne  sayrait  donner  le  ton  aux  autres  qui  prétendent  à  l'égalité  et  même  à 
la  supériorité  à  bien  des  égards.  » 

1.  A  Parme  on  vit  Condillac,  l'historien  Millot,  le  mathématicien  Jacquier, 
l'ornithologiste  Fourcaull. 

2.  Lettres  de  Suisse  et  (Vitale  de  M'",  avocat  en  Parlement,  à  M"'  *"  à  Paris, 
Amsterdam,  1780. 

3.  Voir  Dejob,  Études  sur  la  tragédie.  Armand  Colin  et  C".  p.  174. 

4.  Oise,  de  récepl.,  9  mai  t"56. 

5.  Dejob.  Ib..  185  et  suiv. 

6.  Projet  pour  avoir  un  opéra  italien  à  Londres  (Londres,  1753,  in-8);  La  pour 
de  la  discorde,  ou  la  Bataille  d^s  u/o/ons  (Londres,  nss.  in-8>.  Discours  sur  Sha- 
kespeare et  M.  de  Voltaire.  Il  parle  dans  une  lettre  du  ."i  mai  1777  d'un  petit 
livre  qu'il  a  fait  en  français  pour  acquérir  do  la  renommée. 


888  LA   LANGUE  FRANÇAISE  AU  XVIir  SIÈCLE 

furent  prises  de  semblables  précautions,  témoin  les  Lettere  originali...  di 
Clémente XIV  (Parigi,  1777),  d'abord  traduites  en  français,  et  dont  l'édition 
italienne  est  précédée  d'un  Avvertimento  al  lettore  où  on  lit  :  «  Voici  donc 
ces  lettres  précieuses...  La  langue  française  étant  devenue  universelle,  il 
fallait  que  la  traduction,  en  précédant  l'original,  fournira  chacun  la  con- 
naissance de  celte  œuvre  excellente  et  protégeât  la  présente  édition.  » 

Ce  n'est  pas  à  dire  que,  s'inclinant  devant  la  primauté  de  fait,  les  écri- 
vains italiens  aient  reconnu  au  français  cette  précellence  qu'Henri  Eslienne, 
et  d'après  lui  Bouhours,  dans  ses  Entretiens,  avaient  revendiquée.  Des 
Français  même,  de  Brosses  *  et  Roland  ^,  eurent  le  bon  goût  de  mettre  en 
lumière  les  mérites  de  l'idiome  italien.  Deodati  de  Tovazzi  consacra  à  mon- 
trer sa  supériorité  sa  Dissertaiion  sur  l'excellence  de  la  poésie  italienne 
(Paris,  Bauche,  Leclerc  et  Lambert,  1761).  Voltaire  essaya  de  le  réfuter, 
mais  sans  convaincre  personne  {Let.  du  24  janv.  1761)  et  de  telle  façon  que 
Tovazzi  put  répliquer  et  maintenir  sa  thèse.  Il  est  certain  que  pareille 
querelle  était  sans  issue  ^. 

Bien  plus  intéressante  que  cette  controverse  purement  théorique  est  la 
discussion  qui  s'éleva  entre  Italiens  sur  la  question  de  savoir  s'il  était  loi- 
sible et  utile  de  laisser  l'italien  se  pénétrer  d'éléments  français.  Chose 
curieuse,  et  qui  ne  semble  pas  s'être  produite  ailleurs,  môme  en  Alle- 
magne, il  se  trouva  des  partisans  et  des  défenseurs  avérés  du  gallicisme. 
Dans  le  groupe  littéraire  et  philosophique  du  Caffé  ce  fut  une  vraie  fanfaron- 
nade, et  dans  le  manifeste  révolutionnaire  qui  porte  le  titi^e  de  llenonciation 
par-devant  notaire  au  vocabulaire  de  la  Crusca  *,  Pietro  Verri  et  les  siens 
affichèrent  le  droit  non  seulement  de  faire  des  mots,  mais  d'en  emprunter 
au  français,  comme  à  l'allemand,  à  l'esclavon  et  au  turc,  si  bon  leur  sem- 
blait. En  fait  j'ignore  s'ils  en  ont  pris  au  turc,  mais  ils  ont  fortement  fran- 
cisé. Néanmoins  il  y  a  des  textes  d'une  tout  autre  importance  que  leur 
plaisanterie.  Cesarotti,  accusé  par  ses  adversaires  de  pratiquer  en  matière 
de  langues  le  relâchement,  «  il  lassismo  »,  donna  son  Saggio  sulla  filosofia 
délie  lingue  (Padoue,  1785).  Du  coup  il  s'en  attira  une  querelle  avec  un  abbé 
Vélo,  de  Vicence  ^,  et  avec  le  comte  Galeani  Napione,  ce  qui  nous  valut  une 
réplique  importante  où  le  premier  grammairien  philosophe  de  l'Italie  a  eu 
l'occasion  d'affirmer  encore  et  d'éclaircir  ses  idées.  Bien  entendu,  Cesarotti 
est  hostile  au  francésisme  des  snobs,  multiplié  sans  nécessité;  il  ne  se  lasse 
pas  de  le  redire  *,  mais  il  se  refuse  à  donner  dans  les  *   pédantesques 

i.  Lettres  de  Rome  à  M.  de  Neuilly  sur  son  voyage,  l"37-l"40.  Un  volume  publié 
par  R.  Colomb,  Paris,  1836,  sous  le  titre  de  Vllalie  il  y  ci  cent  ans. 

2.  Lettres  de  Stiisse  et  d'Italie.  Réflexions  sur  la  musique,  adressées  par  un 
amateur  vénitien  à  un  voyageur  français.  11  y  a  là  une  vraie  discussion  en  règle 
sur  la  valeur  phonétique,  significative,  etc.,  des  deux  idiomes  comparés. 

3.  Cf.  le  bon  livre  de  E.  Bouvy,  Voltaire  et  l'Italie,  Paris,  Hachette,  1898. 

4.  Il  Ca/fé,  p.  il. 

5.  Qui  prit  le  pseudonyme  de  Garducci. 

6.  Le  passage  essentiel  est  à  la  page  125  du  IV  vol.  dès  Œuvres.  Milan,  1821. 
Cesarotti  y  dit  en  substance  :  La  quatrième  source  de  nouveautés,  ce  sont  les 
langues  étrangères,  qui  à  notre  époque,  pour  nous.  Italiens,  se  réduisent  à  la 
française,  seule  universalement  connue  et  acclimatée  en  Italie.  C'est  elle  qui 
est  la  pierre  de  scandale,  la  pomme  de  discorde,  l'Hélène  de  nos  lliades,  le  sujet 
éternel  des  lamentations  pathétiques  des  «  zélateurs  -.  Je  condamne  bien 
entendu  la  manie  de  franciser  sans  raison,  n'y  eût-il  d'autre  motif  de  s'abstenir 


HISTOIRE  EXTERNE  DE   LA  LANGUE  889 

vanilés  »  de  l'amour-propre  linguistique.  Il  s'obstine  à  ne  pas  voir  le 
danger  pour  les  lettres  et  le  caractère  national  de  ce  tolérantisme,  et  craint 
la  nouveauté  d'une  inquisition  pour  la  langue. 

Si  le  français  a  des  défauts,  et  Cesarotti  les  connaît, il  les  doit  surtout  aux 
grammairiens,  ces  eunuques  littéraires,  à  jamais  incapables  de  féconder 
une  langue.  Mais  il  a  de  quoi  nous  prêter,  comme  nous  lui  avons  prêté 
nous-mêmes.  Quelle  est  la  science,  quel  est  l'art  qui  n'ait  pas  été  supérieu- 
rement cultivé  en  France?  Une  traduction  du  «  Dictionnaire  encyclopédique  » 
montrerait  comment  le  vocabulaire  français  a  profité  de  ce  développement, 
et  ce  qui  manque  au  nôtre  pour  y  correspondre.  Même  chose  en  métaphy- 
sique, dont  les  Français  ont  incorporé  la  phraséologie  à  leur  langue,  en 
l'introduisant  jusque  dans  les  œuvres  d'esprit  et  de  société.  Enfin  l'élo- 
quence, l'imagination,  le  sentiment  n'ont-ils  pas  aussi  leurs  droits  particu- 
liers, et  un  terme  italien,  obscur,  rouillé,  est-il  préférable,  en  raison  de 
son  origine  à  un  terme  connu,  et  propre,  qui  n'a  que  le  petit  défaut  d'être 
français?  Junon,  pour  recommencer  à  plaire,  mettait  la  ceinture  d'une 
rivale;  ce  n'est  pas  là  cesser  d'être  soi-même  *.  Et  Cesarotti  cite  le  mot 
de  Mérian  :  «  Je  voudrais  pouvoir  m'approprier  toutes  les  langues  et 
réunir  autour  de  moi  les  richesses  littéraires  et  classiques  des  nations  et 
des  siècles,  me  faire  successivement  grec,  latin,  italien,  espagnol,  anglais, 
allemand,  savourer  avec  le  môme  délice  les  fruits  les  plus  exquis  de  tous 
les  climats.  En  agissant  ainsi,  je  croirais  faire  mon  devoir  de  philosophe, 
d'académicien,  de  lettré,  d'homme.  »  Pareil  cosmopolitisme  linguistique 
était  peu  commun.  L'idée  première  s'en  trouvait,  si  l'on  veut,  dans  Bacon, 
et  plus  récemment,  dans  Marmontel,  mais  peu  l'ont  professé  d'une  manière 
aussi  ouverte  et  aussi  large.  En  face  de  ces  idées  si  libérales,  les  attaques 
des  gallophobes  paraissent  bien  banales,  et  bien  étroites.  On  serait  même, 
je  crois,  en  peine  de  citer  quelques  pamphlets  ou  curieux  ou  spirituels. 
La  comédie  de  Scipione  Maffei  :  Il  Raguet,  est  insipide.  Je  nommerai  seu- 
lement quelques-uns  des  protestataires  :  Barelti,  qui  reproche  aux  écrivains 
du  Caffë  de  barbariser  {Fouet  littéraire,  1<""  août  1764)  *  ;  Alessandro  Verri, 


que  celui  de  ne  pas  froisser  la  vanité  nationale,  très  susceptible  dans  ces 
petites  choses.  Mais  quand  le  français  a  des  termes  propres  qui  nous  manquent, 
par  quelle  ridicule  répugnance  refuser  de  les  accepter?  La  langue  française 
est,  d'après  Voltaire,  une  gueuse  fière,  et  l'italien  aussi,  par  la  faute  d'écrivains 
Irop  timides  qui  flattent  les  préjugés  des  pédants.  Les  Latins,  les  Anglais,  les 
Français  eux-mêmes  ont  emprunté  sans  penser  s'avilir.  La  langue  française 
est  maintenant  très  commune  à  l'Italie,  il  n'y  a  pas  une  personne  un  peu  cul- 
tivée h  (jui  elle  ne  soit  familière  et  comme  naturelle;  la  bibliothèque  des  femmes 
et  des  hommes  du  monde  est  exclusivement  française.  Les  mots  de  cette  langue 
ont  la  plupart  grande  affinité  avec  les  nôtres...  Un  grand  nombre  d'écrivains 
illustres,  et  des  ouvrages  de  génie,  pleins  de  toute  la  fleur  du  goût,  lui  ont 
donné  l'autorité,  et  en  outre  il  y  a  longtemps  que  le  français  nous  prête.  •  Il  cite 
des  locutions  toutes  françaises  :  l'annea  fu  trisla,  coiliii  è  conooitoso,  io  sono 
invironnato  da  nemici,  tout  cela  aurait  l'air  d'une  parodie,  et  cependant  on  les 
lit,  avec  bien  d'autres,  dans  Boccace,  Fra  Giordano  et  autres  écrivains  de  l'âge 
d'or.  Ne  pas  donc  devenir  trop  sévères  pour  des  mots  imposés  par  le  besoin 
et  non  rejelés  par  le  goût. 

1.  Voir  Eclaircissement,  p.  213.  214,  218,  224-225, 23T.  Cf.  la  spirituelle  lettre  à 
Galeani  Napione.  /A.,  239. 

2.  Cependant  il  y  a  des  gallicismes  dans  ses  Lettres  :  Corne  dicono  i  Francesi, 
sarebbc  tanto  di  guadagnaio  sut  nemico  (1,  44);  ib.,339,  e  la  pcrsuasi  quasi  che 


890  LA   LANGUE  FRANÇAISE  AU  XVIIF  SIÈCLE 

qui  fit  pénitence  de  ses  premières  erreurs  et  se  plaignit  qu'un  étrange  dia- 
lecte, amalgamé  de  deux  langues,  se  parlât  et  s'écrivît*;  le  poète  Parini, 
qui  railla  les  mêmes  travers  dans  sa  pièce  du  Matin  (217-220),  Gasparo 
Gozzi,  converti  comme  Verri  sur  le  tard,  Morelli  qui  tint  toujours  Cesarotti 
pour  un  schisniatique  en  matière  de  langue,  quelques  théoriciens  comme 
Fontanini  dans  la  Préface  de  son  Eloquenza  italiana,  enfin  et  surtout 
AUieri,  qui  n'arriva  à  aimer  l'Italie  et  l'italien  qu'en  se  dégoûtant  succes- 
sivement des  autres  nations. 

L'influence  française  se  marque  dans  l'italien  du  xviii*  siècle  : 

r  Par  des  reformations  de  mots  italiens  sur  le  type  français  (comparez 
ce  qui  s'est  passé  en  France  au  xvi°  siècle)  ;  on  écrit  ainsi  intraprcso  pour 
impreso  (Becc.  -);  lutta  pour  lotta  (P.  Verr.);  ruinare  pour  rovinare  (Becc). 

2°  Par  l'introduction  de  mots  français  : 

Je  passe  sur  ceux  qui  ne  sont  pas  môme  italianisés  et  qui  se  rencontrent 
dans  le  Caffê  :  beau,  bon  ton,  cabriole,  madamigella ,  mateloli,  monsiè, 
toilette.  D'autres  sont  contestés  comme  gallicismes  :  abordagio  (Gold.); 
appresiazione  (Ces.);  capo  d'opéra  (Gold  :  Bot.  d.  c);  dettaglio  (partout); 
galanteria  (Gold.  Bot.  d.  c.)  ;  etc. 

En  voici  toute  une  série,  qui  se  sont  incorporés  à  la  langue  italienne  : 

Substantifs  :  amnistia  (Becc);  appartamento  (Gold.);  assemblea  (Il  C); 
arresto  (P.  V.  Let.);  bigotteria  {Il  C);  buonomia [Gold.);  cadette  (P.  V.  S.  F.); 
caffetiere  (Gold.  Bott.  d.  C);  capitazione  {Il  C);  chicane  (P.  V.  Let.)\  con- 
discendenza  {Il  C);  cotteria  (P.  V.);  decadenza  (Id.);  fanatismo  {Il  C.  Ces.); 
finezzn  (Gold.);  finanze  (P.  V.);  flaccone  {Il  C);  foga,  fricassea  {Ib.);  incon- 
veniente  (P.  V.);  irritabilitù  (P.  V.);  imparzialità  (Id.);  isolamento  (Gold.); 
libertlnaggio  {Il  C.];  livrea  (P.  V.);  naturalizzazione  {U  C);  ogetto  (=  cosa. 
//  C);  occasione  (=  cagione);  organizazione  (Ib.);  pamvità  (P.  V.);  raffina- 
mento  {Il  C);  rappresaglia  (Ganganel.  Lct.  i3);rimorso  (P.  V.  S.  Fel.); 
spontanéité  (Id.);  suicidio  {Il  C);  tariffa  (P.  V.  E.  pol.):  trincea,  tracasseria 
(P.  V.  Let.);  urgenza  (Id.). 

Adjectifs  :  attuale  (Ces.  //  C);  bigotto  {Il  C):  desinteressato  (Gold.  Bott. 

non  ero  la  personne  en  question.  —  De  nos  cent  littérateurs,  dit-il,  il  n'y  en  a 
pas  trois  qui  sachent  leur  langue  (il,  217);  cf.  lettre  135  (II,  277)  où  il  se  moque 
du  D'  Vincenzo  Malacarne,  et  surtout  p.  201  (15  août  1764)  où  il  plaisante  les 
locutions  barbares  des  inf'ranciosali  : 

«  E  lu  che  risponderesti,  filosofo  mio,  alla  tua  dilelta  Pamela,  se  le  sentissi 
fare  délie  esclamazioni  sul  guslo  di  queste  faite  dalla  Pamela  del  Goldoni?  Che 
le  risponderesti  tu,  che  ti  lieni  (vedi  il  Ca/fè,  p.  23)  un  flaccone  sotlo  il  «aso?  Tu 
che  conosci  le  résine  di  pnco  valore'i  Tu  che  inlendi  la  medicina  ptic  brillante  o 
meno  brillanle'i  Tu  che  inlendi  il  linguaggio  degli  odori  che  parlano  ail'  animât 
Tu  che  temi  Vincontinenza  del  nasol  Tu,  io  lo  so,  tu  faresti  (vedi  il  Caffe,  30) 
rinunzia  avanti  nodaro  al  vocaholario  délia  Crusca  e  alla  pretesa  purezza  délia 
toscana  favella,  perche  hai  una  testa  corne  Petrarca,  Dante,  Boccacio  e  Casa; 
perché  sei  alto  ad  arrichire  e  a  inigliorare  quella  favella:  e  perché  hai  intenzione 
e  modo  d'iialianizzare  parole  francesi,  tedesche,  inglesi,  turche,  greche,  arabe  c 
sclavone,  per  rendere  le  lue  idée  meglio.  » 

1.  A'^oir  Préf.  italienne  des  Dits  mémorables  de  Xénophon,  traduits  par  Giaco- 
melli  (ap.  Bouvy,  Thèsp,  33). 

2.  Becc.  =  Beccaria  ;  Ces.  =  (Cesarotti  ;  S.  =  Saggio  :  d.  G.  =  del  Gnsto  ;  S.  dil.  d. 
t.  =  sul  dilelto  delta  tragedia  ;  H  C.  =  U  Caffé;  Gold.  =  Goldoni  ;  Bott.  d.  C.  = 
Bollega  del  Ca/fe;  P.  V.  =  Pietro  Verri;  S.  f.  =  Sulla  félicita;  L.  =  Lettere; 
Kc.  pol.  =  Economin  politica;  Gangan.  =  Ganganelli. 


HISTOIRE  EXTERNE  DE  LA  LANGUE  891 

d.  C);  imbarazzato  (P.  V.);  impoUto  [H  C);  pomposo  (Gangan.  L.);  precario 
(P.  V.);  salariato  (Id.  Ec.  pol.);  visionario  (Gangan.  Let.). 

Verbes  :  accompagnare  (P.  V.  s.  fel.);  accordare  (Gold.  B.  d.  c);  affrontar 
(Ces.  rf.  G.);  appreziare  (//  C);  avvisarsi  di  (Gold.  B.  d.  c);  autorizzare 
(P.  V.  S.  fel);  caralterizare  (Gold.  Bo^  d.  c);  complicare  (Il  C);  depei-ire 
(P.  V.);  felicitursi  (Il  C.)  ;  ^/<r'ire  (P.  V.)  ;  immischiarsi  (Id.)  ;  profitture  di  (Id.) , 
tna^menare  (Gold.);  naturalizare  (Becc);  obliare  (Gangan.  Let.):  ollraggiare 
(Id.);  oUrepassare  (Id.);  orgnnizare  (Becc);  realizzare  (P.  V.);  sorpassare 
(Il  C);  sorvegliare  (P.  V.);  /assare  (P.  V.  Ec.  po/.). 

3>*  Par  la  création  d'une  foule  d'expressions  sur  le  modèle  d'expressions 
françaises  :  affari  di  stnto  (=  au  fig.  Il  C);  dare  Vattuco  {lb.)\  colpo  d'occhio 
{Il  C.)  ;  avanzar  un"  opinionc  (Ces.  L.)  ;  csser  d'aviso  (Gold.)  ;  a  meno  che  (Il  C.)  ; 
lasciare  qualche  cosa  a  desiderare  (Ces.);  forzare  a  far  (P.  Verr.);  rapporta  a 
(Becc);  rimontar  a  principj  (Id.);  esser  soggetto  ad  aier  bisogno  (Gold.  Bot. 
d.  c);  mettersi  in  cape  {Id.);  tanlo  di  guadagnato  siil  nemico  (Baret.  Let.]., 
prendere  la  risoluzione (Gang. ),  tirar  le  conseguenze  {id.),percl€re  divista  (id.)  *. 

Le  français  dans  le  reste  de  l'Europe.  —  Il  resterait  à  étudier  la  diffu- 
sion du  français  dans  divers  pays,  où  il  a  eu  une  assez  belle  destinée,  par- 
ticulièrement aux  Pays-Bas  *,  où  il  a  reçu  de  notables  améliorations  gra- 
phiques; dans  les  pays  Scandinaves  ',  —  il  y  a  des  lettres  de  Christine  en 


i.  Cesarotti  en  signale  beaucoup  d'autres  comme  étant  d'usage  (Sa^gio  P.,  III, 
p.  13o  :  esser  presto,  avvisai'si  d'una  cosa,  conoscersi  d'una  maleria,  troppo  bene, 
amar  meglio,  temer  forte,  stare  il  mei/lio  del  mondo. 

2.  L'histoire  de  la  langue  néerlandaise  de  M.  Verdara  (Leeuwarden,  Hugo 
Suringar,  1800),  p.  96,  donne  quelques  renseignements  sur  l'élément  français  en 
hollandais,  mais  la  période  que  j'étudie  n'y  est  pas  particulièrement  visée. 

3.  M.  Erik  Staaf  a  bien  voulu  m'écrire  à  ce  sujet  une  lettre  dont  j'extrais  les 
indications  qui  suivent  :  L'influence  française  était  si  grande  pendant  la  lin  du 
xvu"  siècle  qu'une  lettre  suédoise  de  ce  temps  était  presque  compréhensible  à 
un  Français.  Strindberg  dans  son  livre  «  Les  relations  de  la  France  avec  la 
Suède  -,  Paris.  1891,  en  donne  page  158  un  échantillon.  C'est  une  lettre 
d'Oxenstiern  datée  de  1682  :  «  Jag  urgerar  pro  posse  pâ  begge  desse  essentielle 
«  punkter,  ônska  kunna  deri  reilssira.  Frankike  temoignerar  en  stôrre  ardeur  an 
■  nâgonsin  tillf«>rene,  o/fererar  allt  det  som  plausilelt,  âr  och  tager  sig  Sveriges 

•  maintien  an  à  souhait,  bâde  i  Wien  och  Haag...  Delta  allt  sker  pour  se  venger 
«  de  t'Angleterr'i,  och  del  med  râtta  efter  det  genom  sin  blâmable  conduite  cau- 

•  serar  Nederlands  undergâng  och  Christenhetens   olâgenhet  och  trouble.  Utan 

•  dissimulation  Des  trogne  och  ergifne  tjânare.  -  B.  0. 

Le  français  était  étudié;  des  poètes  suédois  écrivaient  en  français.  La  littéra- 
ture française  exerçait,  comme  partout,  son  ascendant,  et  elle  continua  jusqu'à 
la  lin  du  xviu»  siècle,  ;i  servir  de  modèle.  Cette  influence  de  la  France  atteint 
son  apogée  sous  le  règne  de  Gustave  III  (1771-1792).  Ce  roi  était  français  de  goût 
et  de  tendances  générales,  et  il  mit  sur  son  époque  une  empreinte  franraise.La 
langue  française  fut  alors  la  langue  de  prédilection  «le  la  cour  et  de  la  haute 
société.  Après  les  victoires  de  Charles  XII,  la  comtesse  de  Kœnigsmarck  alla 
négocier  au  nom  du  roi  Auguste,  en  français.  (Volt.,  Hist.  de  Ch.  XII,  livre  2). 
VHisloire  de  la  Russie  sous  Pierre  le  Grand,  IV.  raconte  «léjà  que  le  roi  Stanislas 
réunit  les  généraux  suédois  «jiii  défendaient  la  Poméranie  contre  le  roi  Auguste 
et  leur  parla  français.  C'est  néanmoins  de  son  temps  que  commence  à  se  mar- 
quer la  réaction,  faible  au  début,contre  les  gallicismes,  et  l'Académie,  instituée 
en  1786,  s'attacha  à  purifier  la  langue,  tout  en  gardant  l'esprit  français. 

Un  grand  nombre  de  mots  français  avaient  passé  en  suédois  :  affaire,  char- 
mant, respect,  talent,  dctalj,  parti,  tnouftac/ie.  kompani,  société.  lUen  entendu  c'est 
toujours  par  la  haute  société  qu'ils  se  sont  introduits.  De  nos  jours,  du  reste 
l'inQltration  a  continué,  et  il  y  a  même  un  suffixe  français  qui  a  passé,  et  sert  à 


892  LA   LANGUE  FRANÇAISE  AU  XVIIF  SIECLE 

français;  surtout  en  Suède,  où  il  s'est  répandu  depuis  la  guerre  de  Trente 
Ans;  en  Pologne,  où  il  s'est  parlé  au  moins  à  la  cour;  en  Roumanie  enfin, 
où  il  commence  à  se  répandre  par  l'action  des  hospodars  et  des  Russes  '. 

Le  temps ,  la  compétence  et  l'aide  de  collaborateurs  instruits  de  ces 
diverses  langues  m'ont  manqué  pour  poursuivre  mon  enquête  sur  ces 
divers  points. 

BIBLIOGRAPHIE 

J'ai  cité,  dans  la  première  partie  de  cette  étude,  le  livre  deM.  Vernier  sur 
Voltaire  grammairien.  C'est,  avec  deux  articles  signés  Fergus  et  publiés  dans 
la  Noicvelle  Revue  le  lo  mars  et  le  l*^""  avril  1888,  où  le  philologue  ne  peut 
rien  trouver  d'utile,  tout  ce  qui,  à  ma  connaissance,  a  été  publié  de  spécial 
sur  la  langue  française  au  xviii"  siècle. 

Il  esta  souhaiter  que  nous  ayons  bientôt  quelques  bonnes  monographies. 
En  attendant,  j'ai  eu  la  bonne  fortune  de  pouvoir  ajouter  à  mes  propres 
notes  un  cours  que  M.  Huguet,  professeur  adjoint  à  l'Université  de  Caen,  a 
professé  en  1896-97,  et  qu'il  a  bien  voulu  mettre  à  ma  disposition.  J'y  ai 
trouvé,  avec  le  résultat  de  lectures  personnelles,  un  dépouillement  très  pré- 
cieux des  travaux  de  Didot  et  de  Thurot  sur  l'orthographe  et  la  pronon- 
ciation, et  du  Dictionnaire  général.  Je  remercie  ici  publiquement  mon 
collègue  et  ami  de  sa  complaisance  désintéressée. 

Pour  l'histoire  externe  de  la  langue,  j'ai  renvoyé,  au  cours  de  mon  article, 
aux  éludes  déjà  faites,  quand  il  y  en  avait.  Je  souhaite  que  le  désir  de 
corriger  mes  erreurs  et  de  suppléer  à  mon  ignorance  inspire  un  peu  partout 
l'idée  de  traiter  cette  question  de  l'influence  française,  qui  a  dans  l'histoire 
de  chaque  langue  une  importance  indiscutable.  Les  renseignements  que 
j'apporte  seraient  bien  plus  défectueux  encore,  si  je  n'avais  eu,  pour  me 
guider  sur  un  terrain  si  varié  et  si  inexploré,  le  secours  de  quelques  amis, 
parmi  lesquels  M.  Andler,  maître  de  conférences  d'allemand  à  l'Ecole  nor- 
male supérieure,  et  M""^  de  Goldberg,  professeur  émérite  des  Instituts  de 
St-Pétersbourg.  Mes  collègues,  MM.  Beljame  et  Dejob  m'ont  aussi  fourni 
des  indications  ou  signalé  des  fautes.  C'était  un  devoir  pour  moi  de  dire  ici 
à  tous  ma  gratitude. 

former  des  mots,  c'est  ar/e.  De  lasta  (charger)  on  fait  las  loge  «le  bygga  (bâtir), 
byggerage,  etc. 

L'histoire  de  la  pénétration  dans  le  danois  (qui  était  alors  la  langue  littéraire 
de  la  Norvège)  est  à  peu  près  la  même,  et  au  xviii*  siècle  le  plus  grand  écrivain, 
le  Norvégien  Ludvig  Holberg  (1683-1754),  est  infecté  de  gallicisme. 

1.  On  trouvera  à  ce  sujet  des  renseignements  dans  l'ouvrage  dont  M.  Pompiliu 
Eliade  n'a  encore  donné  que  le  sommaire  :  De  Vinfluence  française  sur  l'esprit 
public  en  Roumanie  {1750-/848),  Compiègne,  1897. 


ONT  COLLABORÉ  A  CE  VOLUME 


MM.  BOURGEOIS  (Emile),  docteur  es  leltres,  maître  de  conférences  à  l'École 
normale  supérieure. 

BRUNEL  (Lucien),  docteur  es  lettres,  professeur  au  lycée  Henri  IV. 
BRUNOT   (Ferdinand),   docteur   ^s  leltres,   maître   de   conférences  à  la 
Faculté  des  lettres  de  l'Université  de  Paris. 

CHUQUET  (Arthur),  professeur  au  Collège  de  France. 

CROUSLÈ  (L.),  professeur  à  la  Faculté  des  lettres  de  l'Université  de  Paris. 

DUCROS  (Louis),  doyen  de  la  Faculté  des  leltres  de  l'Université  d'.\ix. 

HÉMON  (Félix),  inspecteur  de  l'Académie  de  Paris. 

LION  (Henri),  docteur  es  lettres,  professeur  au  lycée  Janson-de-Sailly. 

MAURY  (F.),  professeur  à  la  Faculté  des  leltres  de  l'Université  de  Mont- 
pellier. 

MORILLOT  (Paul),  professeur  à  la  Faculté  des  lettres  de  l'Université  de 
Grenoble. 

PETIT  DE  JULLEVILLE.  professeur  à  la  Faculté  des  lettres  de  l'Uni- 
versité de  Paris. 

ROBERT  (Pierre),  docteur  es  lettres,  professeur  au  lycée  Condorcet. 

ROCHEBLAVE  (Samuel),   docteur   es   lettres,   professeur   à    l'École   des 
Beaux-Arts. 

TEXTE  (Joseph),  professeur  à  la  Faculté  des  lettres  de  l'Université  de  Lyon, 
maître  de  conférences  suppléant  à  l'École  normale  supérieure. 


TABLE  DES  MATIERES 


CHAPITRE  T 
LES  PRÉCURSEURS 

Fontenelle,  La  Motte,  Bayle,  l'abbè  de  Saint-Pierre. 

Par  M.  Pierre  Robert. 

/.  —  Fontenelle. 
L'honiine,  2.  —  Le  littérateur,  3.  —  Le  critique,  4.  —  L'adversaire  des 
anciens,  6.  —  Le  philosophe,  9.  —  Le   vulgarisateur  scientifique,  10.  — 
Conclusion,  12. 

//.  —  Houdar  de  La  Motte. 
L'homme  et  l'écrivain,  14.  —  Ses  idées  littéraires,  16.  —  Sa  théorie  de 
la  versification,  19.  —  Le  contempteur  d'Homère,  22.  —  Conclusion,  24. 

///.  —  Bayle. 
L'homme,  25.  —  L'érudit  et  l'homme  de  leltres,  27.  —  Scepticisme  et 
esprit  critique,  28.  — Origines  historiques  du  libertinage  de  Bayle,  31.  — 
Bayle  novateur  et  précurseur  du  xviu"  siècle,  32.  —  Son  influence,  33. 


894  TABLE  DES  MATIERES 

IV.  —  L'abbé  de  Saint-Pierre. 

Sa  vie  et  son  caractère,  35.  —  Religion,  philosophie,  morale,  37.  —  Un 
seul  but  :  l'utilité  publique,  38.  —  Projet  de  paix  perpétuelle  et  Discours  sur 
la  Polysynodie,  41.  —  Conclusion,  43. 

Bibliographie.  44. 

CHAPITRE  II 
DAGUESSEAU,   ROLLIN   ET  VAUVENARGUES 

Par  M.  Louis  Dlchos. 

I.  —  Daguesseau, 
Sa  famille  et  ses  débuts  dans  la  magistrature,  43.  —  Les  Mercuriales,  48. 

—  Éloquence  de  Daguesseau,  49.  —  Daguesseau  chancelier,  ol. 

//.  —  Rollin. 
Sa  vie,  oo.  —  Le  Traité  des  Études,  S8.  —  Le  pédagogue,  62.  —  L'histo- 
rien, 63. 

m.  —  Vauve  nargues. 
Sa  vie,  68.  —  Ses  œuvres,  72.  —  Son  caractère,  73.  —  Son  genre  d'es- 
prit, 77.  —  Sa  place  parmi  nos  grands  moralistes,  80. 
Bibliographie,  83. 

CHAPITRE  III 
VOLTAIRE 

Par  M.  L.  Crouslé. 

I.  —  La  jeunesse  de  Voltaire  {i6()4-i  J26). 
Origine,  éducation  de  Voltaire,  84.  —   Voltaii'e   en    Holl,ande,  89.  — 
Œdipe.  La  Henriade,  91. 

JJ.  —  Séjour  en  Angleterre  et  retour  en  France  {i y 26-1  j33). 
Voltaire  et  les  Anglais,  101.  —  Brutus,  Charles  XII,  Zaïre,  103. 

///.  —  Voltaire  et  la  marquise  du  Chdtelet  {i  -jSS-i  ~4g). 
Voltaire  à  Cirey.  Alzire.  Le  Mondain,  107.  —  Premières  relations  avec 
Frédéric  II.  Mahomet.  M&rope,  111.  — Voltaire  à  la  Cour  et  à  l'Académie,  114. 

IV.  —  Voltaire  et  Frédéric  IL 
Voltaire  à  Potsdam,  118.  —  Retouren  France.  Projets  d'établissement,  126. 

V.  —   Voltaire  en  Alsace,  en  Suisse  et  à  Ferney. 
Voltaire  et  les  Genevois,  130.  —  Voltiiire  et  d'Alembert,  131.  —  Voltaire 
et  J.-J.  Rousseau,  132.  —  Pompignan  et  Fréron,  134.  —  VolUiire  et  Cor- 
neille, 136.  —  Voltaire  et  Calas,  139.  —  La  lutte  «  contre  l'infâme  »,  140. 

—  Voltaire  et  Catherine  II,  144. 

VI.  —  Dernières  années  de  Voltaire  {i  j'jo-i  ■jyS). 
Derniers  écrits,  147.  —  Voltaire  à  Paris.  Sa  mort,  131. 

VII.  —  Vœuvre  de  Voltaire. 
Ce  qui  survit  de  l'œuvre,  156;^ —  Le  voltairianisme,(lH^ —  La  correspon- 
dance de  Voltaire,  163. 

Bibliographie,  170. 


TABLE  DES  MATIERES  893 

CHAPITRE  IV 

MONTESQUIEU 

Par  M.  Petit  dk  Julleville. 

/.  —  Vie  de  Montesquieu. 

XjQ.  jeunesse  de  Montesquieu,  171.  —  Paris,  l'Académie,  172.  —  Los 
voyages,  173.  —  Montesquieu  à  l.a  Brt'do  ol  à  Paris,  177.  —  Publication 
de  V Esprit  des  Lois,  179. 

//.  —  Les  Lettres  persanes. 
Le  roman.  La  satire,  182.  —  Philosophie  des  Lettres  persanes,  185.  — 

///.  —  Les  Considérations,  188. 
IV.  —  L'Esprit  des  Lois. 
Objet  du  livre,  191.  —  idées  fondamentales, ^9^  —  Analyse  de  VEsprit 
des  Lois,  196. 

V.  —  Montesquieu  écrivain.  Montesquieu  et  la  postérité. 
De  la  langue  et  du  style  de  Montesquieu,  201. 
Bibliographie,  205. 

CHAPITRE  V 

BUFFON 

Par  M.  Félix  Hémon. 

i.  —  La  vie  de  Euffon. 
Avant  le  Jardin  du  roi,  208.  —  Le  Jardin  du  roi.  L'Htsfotre  naturelle,  210. 

//.  —  L'œuvre  et  les  collaborateurs. 

Le  travail  de  Buffon  à  Montbard  et  au  Jardin,  213.  —  BufFon  et  Dau- 
benton.  Les  Quadrupèdes,  215.  —  Guéneau  de  Montbeillard  et  Bexon  : 
les  Oiseaux,  217.  —  Les  minéraux.  Faujas  de  Saint-Fond.  La  correspon- 
dance, 221. 

///.  —  Buffon  poète  et  savant. 

Comment  Buffon  aime  la  miture,  223.  —  La  méthode;  Buffon  expéri- 
mentateur et  généralisateur,  E25)  —  Les  classifications,  229. 

IV.  —  La  philosophie  et  la  religion  de  Buffon. 

L'esprit  de  l'œuvre.  Premières  attacjues,  232.  —  Buffon  et  la  Sorbonne, 
235.  —  L'orthodoxie  de  Buffon,  237. 

V.  —  Buffon  écrivain  et  théoricien  du  style. 

Le  Discours  sur  le  style.  L'ordre  et  le  mouvement,  240.  —  Les  termes 
généraux.  Le  style,  244. 
Bibliographie,  249. 


890  TABLE  DES  MATIERES 

CHAPITRE  VI 
JEAN-JACQUES  ROUSSEAU 

Bernardin  de  Saint-Pierre. 
Par  M.  F.  Maury. 

/.  —  De  la  naissance  de  Rousseau  aux  Discours. 
Son  enfance,  ses  premières  œuvres,  252.  —  Premier  Discours,  255.  — 
Second  Discoitrs,  259. 

//.  —  Des  Discours  à  la  fuite. 
A  l'hôtel  du  Languedoc  et  à  l'Hermitage,  264.  —  La  Lettre  sur  les  spec- 
tacles, 266.  —  La  ISouvelle  Héloïse,  269.  —  VÉmile,  275.   —  Le  Contrat 
social,  283. 

///.  —  De  la  fuite  à  la  mort. 
Nombreux  changements  de  résidence,  291.  —  Lettres  polémiques,  294. 
Les  Confessions,  296.  —  Les  dernières  œuvres;  la  mort,  298.  —  Jugement 
général  sur  Rousseau,  300. 

IV.  —  Bernardin  de  Saint-Pierre. 
Biographie,  305.  —  Les  Études  et  les  Harmonies,  306.  —  Paul  et  Virginie, 
310.  —  Conclusion  sur  le  maître  et  le  disciple,  311. 

Bibliographie.  314. 

CHAPITRE  VII 
DIDEROT  ET  LES  ENCYCLOPÉDISTES 

Par  M.  Lucien  Bkuxel. 

/.  —  L'Encyclopédie. 
L'entreprise  et  les  éditeurs,  316.  —  Le  Prospectus  et  le  Discours  préli- 
minaire, 320.  —  Les  auteurs  et  la  doctrine;  le  parti  encyclopédique,  326. 
—  Protecteurs  et  adversaires  de  l'Encyclopédie;  incidents  de  la  publica- 
tion, 332. 

//.  —  Diderot. 
L'œuvre  de  Diderot  en  dehors  de  l'Encyclopédie,  342.  —  Sa  vjii,  346.  — 
Son  caractère  et  son  esprit,  331.  —  Ses  idées.  Philosophie,  Q^Jk —  Lit- 
térature et  Beaux-Ax^ts,  361.  —  Son  talent,  365. 

///.  —  L'école  encyclopédique. 
D'Alembert;  son  rôle  philosophique  et  littéraire,  371.  — Le  sensualisme 
en  psychologie;  Condillac,  373.  —  Le  sensualisme  en  morale  et  le  maté- 
rialisme ;  Helvélius  et  d'Holbach,  378.  —  Derniers  représentants  de  l'école 
encyclopédique  :  Raynal,  Volney,  Condorcet,  381. 

Bibliographie,  383. 

CHAPITRE  VIII 
LES  SALONS,   LA  SOCIÉTÉ,  L'ACADÉMIE 

Par  M.  Lucien  Brunel. 

/.    -r-    Introduction,    ',]SC>. 
IL  —  La  cour  de  Sceaux,  les  premiers  bureaux  d'esprit  {ijoo-ij5o). 
La  duchesse  du  Maine  et  la  cour  de  Sceaux  avant  la  Régence;  Malezieu, 


TABLE  DES  MATIERES  897 

:J88.  —  La  cour  do  Sc«^jmx  df  1720  à  i7:i:);  M""=  Dclaunny-de  Slaal  ;  Voltaire 
et  la  duclu'ss»'  du  Maln«î,  31)1. —  Les  bureaux  d'ospril.  I,c  salou  de  M""-'  de 
Lauibert  (1710-1733),  394.  —  Le  salon  de  M'"«  de  Tencin  (1726-1749),  399. 

///.  —  Les  salons  au  temps  de  V Encyclopédie  (r/5o-i-j0). 
Le  parti  encyclopédique  et  les  salons  littéraires;  discipline  exercée  par 
M'""  GeofTrin,  i04.  —  Les  aynngo'jiies  philosophiques  :  les  salons  d'Holbach 
et  d'Helvétius,  40'».  —  M'""  d'Épinay.  Grinuu,  407.  —  Deux  salons  rivaux; 
.M'oo  (leolTrin  et  M"'"  du  DefTand,  409.  —  Nouveaux  salons  pliilosophicjues 
(1764);  M""-  Necker  et  M"'"  de  Lespina.sse,  41.ï.  —  La  vie  littéraire  dans  les 
salons;  conversation  et  éloquence,  419.  —  Lectures  dt*  société,  422.  — 
Les  salons  et  r.^cadéraie  française,  423.  —  L'Académie  française  et  le 
parti  des  philosophes.  Duclos,  42;j. 

IV.  —  La  société  lettrée  et  la  conversation  pendant  les  dernières  années 
de  Vancien  régime  { [j-6-i  -Hq). 

Le  goût  et  les  idées  dans  la  haute  société.  Le  Lycce,  429.  —  Le  prince 
de  Ligne,  Chamfort  et  Rivarol,  cau.seurs  et  écrivains,  433.  —  Les  salons 
et  la  politique  à  la  fin  de  l'ancien  régime;  .M™»  de  St<iël,  4il.  —  Conclu- 
sion, 443. 

Bibliographie,  4 H. 

CHAPITRE  IX 
LE  ROMAN 

Par  M.  Paul  Mohillot. 
•  /.  —  Le  Sage,  Marivaux,  Prévost. 

Le  Sage  (1668-1747),  447.  —  Le  Diable  boiteux,  448.  —  G  il  Blas  :  le 
romanesque,  449.  —  Le  réalisme,  451.  —  La  moralité,  454.  —  Ce  qui 
manque  à  Gil  Blas,  455.  —  Les  auR-es  romans  de  Le  Sage,  457.  —  Marivaux 
et  ses  premiers  romans,  459.  —  La  Vie  <tc  Marianne,  461. —  Le  Paysan 
parvenu,  465.  —  L'abbé  Prévost.  L'homme,  467.  —  Les  romans  de 
Prévost,  469.  —  Mntinn,  l.^srnut  et  la  peinture  de  l'amour,  471.  —  La 
naissance  du  roman  moral,  473.  --  L'anglomanie  de  Prévost,  474.  — 
^me  de  Tencin  et  M""  de  Grafftgny,  475. 

//.  —  Voltaire  et  les  conteurs. 
Le  conte  licencieux  et  Crébillon  fils,  477.  —  Le  conte  philosophique  et 
Voltaire,  480.  —  Diderot,  482.  —  Le  conte  moral  et  Marmontel,  483. 

///.  —  J.-J.  Rousseau  et  sa  descendance. 

La  HouvpUe  Hélo'ise  :  résurrection  ilu  grand  roman,  485.  —  Mission 
nouvelle  du  roman,  487.  —  Le  sentiment  de  la  nature  dans  le  roman,  489. 
—  Le  style,  490.  —  Importance  d'une  pareille  œuvre,  491.  —  Bernardin 
de  Saint-Pierre  :  Paul  etj^irijinie  (1788),  492.  —  La  pastorale  et  Florian, 
496.  —  Choderlos  lîèXaclos  :  les  Liaisons  dangereuses,  498.  —  Restif,  300. 

Bibliographie,  502. 

CHAPITRE  X 

LES  MÉMOIRES  ET  L'HISTOIRE 

Par  M.  Emile  Uourgeois. 

/.  —  Les  Mémoires. 

Buvat,  504.  —  Mathieu  Marais,  les  lettrés,  506.  —  D'Argenson  :  le  club 

de  l'Entresol,  508.  —  Le  président  Hénault,  514.  —  Le  duc  de  Luynes;  le 

Histoire  de  i_\  lakoue.  VK  57 


898  TABLE  DES  MATIÈHES 

cercle  de  la  Reine,  'J18.  —  Le  cardinal  de  Bernis,  M""'  du  Haussel  et  M'"^'  de 
Poinpadour,  1)21.  —  Marmontel  et  les  Salons  de  l'Encyclopédie,  52i).  — 
Madame  d'Épinay  ;  Durfort  de  Glieverny,  ;i27.  —  L'avocat  Barbier.  Bachau- 
mont.  Paris  et  les  journaux,  528.  —  Lauzun,  Bezenval.  Augeard  et  Marie- 
Antoinette,  531. 

//.  —  L'Histoire. 
Voltaire  historien,  532. 

Bibliographie,  541 . 

CHAPITRE  XI 
LE    THÉÂTRE 

Par    M.   Henri    Lion. 

PREMIÈRE  PARTIE  (1701-1748). 
/.  —  La  Tragédie. 
Crébillon  (Prosper  .folyot  de),  544.  —  La  Motte,  547.  —  Voltaire,  àOEdhpc 
à  Mérope,  548.  —  Les  rivaux  de  Voltaire,  55S. 

//.  —  La  Comédie. 

A.  La  Comédie  de  Molière  après  Molière.  Les  disciples  directs.  Regnard, 
559.  —  Dufresny,  564.  —  Les  rivaux  de  Regnard  et  de  Dufresny,  566.  — 
Les  disciples  originaux.  Dancourt,  567.  —  Le  Sage,  571.  —  Delisle,  573. 

—  Un  disciple  dissident  :  Destouches,  574.  —  Les  imitateurs  de  Destou- 
ches, 577.  —  Les  petits-neveux  de  Molière.  D'Allainval,  578.  —  Boissy  et 
Fagan,  579.  —  Voltaire,  etc.,  579.  —  Piron  et  Gresset,  580. 

B.  Les  Indépendants,  583.  —  La  comédie  «  métaphysique  »  de  Marivaux, 
583   —  Laxj:^nédie  larmoyante  et  La  Chaussée,  589. 

DEUXIÈME  PARTIE  (1748-1789). 
/.  —  La  Tragédie. 

Voltaire,  de  Sémiramis  à  Agathocle,  594.  —  Les  disciples  de  Voltaire,  599. 

—  Marmontel,  599.  —  Guimond  de  La  Touche,  600.  —  Saurin,  600.  — De 
Belloy,  601.  —  Lemierre  et  Leblanc,  602.  —  La  Harpe  et  Ducis,  602. 

//.  —  Le  Drame. 
Diderot,  606.  —  Sedaine,  612.  —  La  Harpe  et  Baculard  d'Arnaud,  615. 

—  Saurin  et  Beaumarchais,  616.  —  Sébastien  Mercier,  617. 

///.  —  La  Comédie. 
Desmahis  et  Lanoue,  620.  —  Saurin  et  Poinsinet,  620.  —  Palissot  et  Vol- 
taire, 621.  —  Collé,  622.  —  Favart,  Goldoni,  Barthe,  Sedaine,  Florian,  etc., 
622.  —  Beaumarchais,  623. 

Appendice  :  la  comédie-vaudeville  ou  opéra-comique,  632. 

Bibliographie,  634. 

CHAPITRE  XII 
LES  POÈTES 

André  Chénier. 

Par  M.  Pktit  uk  Julleville. 

/.  —  Les  poètes  du  XVIII"  siècle. 
Jean-Baptiste  Rousseau,  639.  —  Voltaire,  643.  —  Gresset,  646.  —  Gil- 
bert, 647.  —  Ecouchard-Lebrun,  648. 


TABLE  DES  MATIERES  899 

II.  —  André  Chénier. 
La  j<Hin*?ss»'  il'André  Chénier,  ôoO.  —  L'œuvre,  0!ji.  —  Idylles  et  Buco- 
liques, 63;>.  —  Los  Élégies,  6a9.  —  Poèmes  scientifiques  et  didactiques,  661 . 

—  La  Révolution,  66;i.  —  La  prison,  les  laïuhes,  récliafaud,671. 

Bibliographie.  (iTT. 

CHAPITRE  XIII 
LA   LITTÉRATURE  SOUS  LA   RÉVOLUTION 

l'ar  M.   Ahtiick   Ciiuqoet. 

7.  —  L'éloquence. 
Mirabeau,  682.  —  Barnave,  6y2.  —  Sieyès,  694.  —  Maury,  69;).  —  Cazalès, 
697.  —  Volney,  698.  —  La  Gironde,  699.  —  Vergniaud,  699.  — Guadet,  701. 

—  Gensonué,  702.  —  Buzot,  70.3.  —  La  Source,  704.  —  Isnard,  704.  —  Lan- 
Juinais,  704.  —  Louvct,  703. — Brissot,  706.  —  Condorcet,  707.  —  Danton, 
708.  —  Uohespiorre,  711.  —  Saint-Just,  71.3.  —  Barèro,  715. 

//.  —  Le  journal. 
André  Chénier,  716.  —  Rivarol,  717.  —  Mallet  du  Pan,  719.  —  Cham- 
fort,  721.  —  Loustallot,  722.  —  Desmoulins,  722. 

///.  —  Le  théâtre. 
Reprises,  729.  —  Pièces  d'actualité,  729.  —  Tragédies,  7.30.  —  Joseph 
Chénier,  731.  —  Comédies,  732.  —  Fabre  d'Églantine,  733. 

IV.  —  La  poésie. 
Lebrun,  734.  —  Joseph  Chénier,  733.  —  Rouget  de  Lisle,  736. 
Bibliographie,  738. 

CHAPITRE  XIV 

LES  RELATIONS  LITTÉRAIRES  DE  LA  FRANCE 

AVEC  L'ÉTRANGER  AU  XVIII    SIÈCLE 

Par  M.  JosEPU  Textb. 

/.  —  La  première  période  du  XV IW  siècle  [ijiS-ijôi). 
L'Europe  française,  740.  —  Fin  des  influences  méridionales  en  France, 
744.  —  Origines  du  cosmopolitisme  philosophique,  747.  —  Les  commen- 
«cmentsde  rinfluencc  anglaise,  749.  —  Shakespeare  et  le  roman  anglais 
en  France,  732. 

//.  —  La  seconde  période  du  XVI H"  siècle  (lyôi-iSoo). 

Rôle  européen  de  J.-J. Rousseau,  736.  —  Influence  des  lettres  françaises 
dans  le  monde,  737.  —  Influence  de  la  philosophie  française,  700.  —  Pro- 
grès du  cosmopolitisme  littéraire,  763.  —  Les  littératures  du  Nord  en 
France,  767.  —  La  réaction  classique  et  la  Révolution,  773. 

Bibliographie,  776. 


000  TABLE  DES  MATIERES 


CHAPITRE  XV 


L'ART  FRANÇAIS  AU  XVIII'^  SIÈCLE 
DANS  SES  RAPPORTS  AVEC  LA  LITTÉRATURE 

Par  M.  Samuel  Rociieblavk. 

/.  —  L'époque  de  Watteau  et  sa  suite.  —  L'art  régence  et  le  «  rococo  » 
{i j I o-i  j45  environ). 

Nouvelles  tendances,  777.  —  Walteau  (1084-1721),  780.  —  La  suite  de 
Watteau.  L'ait  Régence,  78:(.  —  La  sculptuie  et  rarchitecture.  L'art 
rocaille,  78i-. 

//.  —  L'époque  de  Cayhts  et  de  Diderot.   -  M"*'  de  Pompadour, 
Varchéologie  et  la  philosophie  (de  jy45  à  IJ74  environ). 

L'art  à  la  recherche  d'une  nouvelle  voie,  788.  —  Influences  scienti- 
fiques :  l'archéologie,  702.  —  Influences  mondaines  et  artistiques,  797.  — 
Influences  littéraires  et  philosophiques.  Greuze  et  Diderot,  790.  —  Résumé 
de  l'art  entre  1750  et  1774,  80i). 

///.  —  L'époque  de  David.  L'art  Louis  XVI 
et  l'art  révolutionnaire  [i '/J4-1 800). 
L'art  sous  Louis  XVL  807.  —  David  et  la  Révolution,  811.  —  Le  Musée 
d'Alexandre  Lenoir,  81  G.  —  Conclusion,  810. 
Bibliographie,  818. 


CHAPITRE  XVI 
LA  LANGUE  FRANÇAISE  AU  XVIII    SIÈCLE 

Par  M.  Ferdinand  Bkuxot. 

Aperçu  général,  810. 

/.  —  La  Grammaire. 
Nouveau  développement  de  la  grammaire,  820.  —  La  grammaire  géné- 
rale, 823.  —  Changements  dans  les  formes  et  la  syntaxe  des  diverses 
parties  du  discours,  827. 

//.  —  Le  Vocabulaire. 
Le  vocabulaire,  830.  —  Le  vocabulaire  technique.  Il  pénètre  la  languf 
littéraire,  840.  —  Changements  dans  le  lexique,  848.  —  Formation  popu- 
laire, 851.  —  Formation  savante,  853.  —  Emprunts  aux  langues  étran- 
gères. 8">5. 

///.  —  La  Prononciation. 
Coup   da'il   en   arrière,  850.  —  Cliangemcnts  au  xvil''  siècle,  850.    — 
La  prononciation  au  xvni^  siècle,  858. 

IV.  —  L'Orthographe,  861. 
V.  —  Histoire  externe  de  la  langue. 
Le  français  en  Allemagne,  868.  —  Influence  sur  l'allemand,  871.  —  Le 
français  en  Angleterre,  873.  —  Le  français  en  Russie,  878.  —  Le  français 
en  Espagne,  881.  —  Le  fiançais  en  Italie,  880.  —  Le  français  dans  le 
reste  de  l'Europe,  891. 
Bibliographie,  892. 


\ 


PI. 

I. 

PI. 

11. 

PI. 

III. 

PI. 

IV. 

PI. 

V. 

PI. 

VI. 

PI. 

VII. 

PI. 

VIII. 

PI. 

IX. 

PI. 

X. 

PI. 

XI. 

PI. 

XII. 

PI. 

XIII. 

PI. 

XIV. 

PI. 

XV. 

PI. 

XVI. 

PI. 

XVII. 

PI. 

XVlll. 

PI. 

XIX. 

PL 

XX. 

PI. 

XXI. 

PI. 

XXII. 

PI. 

XXIII. 

PI. 

XXIV. 

PI. 

XXV. 

TABLE   DES   PLANCHES 

CONTENUES    DANS    LE   TOME    VI 
(Dix-huiUème  siècle.) 


Portrait  de  Fo.ntknelle 8-9 

Portrait  de  Roi.ll\ 56-51  ' 

Portrait  de  Voltaire  (jeune) 96-97   •" 

Portrait  de  Voltaire  (vieux) 144-145  " 

Portrait  de  Montesquieu 192-193  '-^ 

Portrait  de  Bufko.n 224-225  " 

Portrait  de  J.-J.  Rousseau 273-274  "- 

Portrait  DE  Diderot 3IX-319  " 

Fro.ntisimce   de  l'Enctclopédie 322-323 

Portraits  des  principaux  auteurs  des  deux  Encyclopédies.  340-341 

Portrait  de  D'ALE.>iBERT 372-373 

Portrait  de  M™"  Geoffrin 410-411 

U.\E  CABALE  littéraire , .  418-419 

Portrait  de  Mak  «ontel 432-433 

Portrait  de  l'abbé  Prévost 468-469 

Portrait  de  M'~'  d'Épisay 528-529 

Portrait  de  Crkbillo.n ; . . .  544-^45 

Portrait  de  Marivaux 584-585 

Portrait  de  Beaumarchais 624-625 

Portrait  d'André  Chënier 672-673 

Portrait  de  Mirabeau 688-689 

■  M"'  de  Poupadour  eh  femme  savante 790-791 

-  Ho.M.MAGE    DES    ARTS    A    MaHIK.-AnTOINETTE    808-809 

-  La    fête  DK  la  RftGÉNÉRATIO.N 814-815 

•  PORTRAn  DE  CONDILLAC 824-825 


COULOMMIERS 
Imprimerie  Paul  BRODARD. 


4, 


^,«  -i-t; 


r 


PLEASE  DO  NOT  REMOVE 
CARDS  OR  SLIPS  FROM  THIS  POCKET 


UNIVERSITY  OF  TORONTO  LIBRARY 


PQ  Petit  de  Julie ville,  Louis 
101         Histoire  de  la  langue  et 

P5  de  la  littérature  française 
t.6 


'^bJtc;;-' 


1^